diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 17557-8.txt | 15245 | ||||
| -rw-r--r-- | 17557-8.zip | bin | 0 -> 308506 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 17557-h.zip | bin | 0 -> 327517 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 17557-h/17557-h.htm | 15332 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
7 files changed, 30593 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17557-8.txt b/17557-8.txt new file mode 100644 index 0000000..7d52088 --- /dev/null +++ b/17557-8.txt @@ -0,0 +1,15245 @@ +The Project Gutenberg EBook of Son Excellence Eugène Rougon, by Émile Zola + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Son Excellence Eugène Rougon + +Author: Émile Zola + +Release Date: January 20, 2006 [EBook #17557] +[This file last updated January 14, 2011] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON *** + + + + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + + + + +Émile Zola + +SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON + +(1876) + + + + +I + + +Le président était encore debout, au milieu du léger tumulte que son +entrée venait de produire. Il s'assit, en disant à demi-voix, +négligemment: + +«La séance est ouverte.» Et il classa les projets de loi, placés devant +lui, sur le bureau. A sa gauche, un secrétaire, myope, le nez sur le +papier, lisait le procès-verbal de la dernière séance, d'un balbutiement +rapide que pas un député n'écoutait. + +Dans le brouhaha de la salle, cette lecture n'arrivait qu'aux oreilles +des huissiers, très dignes, très corrects, en face des poses abandonnées +des membres de la Chambre. + +Il n'y avait pas cent députés présents. Les uns se renversaient à demi +sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues, sommeillant déjà. +D'autres, pliés au bord de leurs pupitres comme sous l'ennui de cette +corvée d'une séance publique, battaient doucement l'acajou du bout de +leurs doigts. Par la baie vitrée qui taillait dans le ciel une demi-lune +grise, tout le pluvieux après-midi de mai entrait, tombant d'aplomb, +éclairant régulièrement la sévérité pompeuse de la salle. La lumière +descendait les gradins en une large nappe rougie, d'un éclat sombre, +allumée çà et là d'un reflet rose, aux encoignures des bancs vides; +tandis que, derrière le président, la nudité des statues et des +sculptures arrêtait des pans de clarté blanche. + +Un député, au troisième banc, à droite, était resté debout, dans +l'étroit passage. Il frottait de la main son rude collier de barbe +grisonnante, l'air préoccupé. Et, comme un huissier montait, il l'arrêta +et lui adressa une question à demi-voix. + +«Non, monsieur Kahn, répondit l'huissier, M. le président du conseil +d'État n'est pas encore arrivé.» Alors, M. Kahn s'assit. Puis, se +tournant brusquement vers son voisin de gauche: + +«Dites donc, Béjuin, demanda-t-il, est-ce que vous avez vu Rougon, ce +matin?» + +M. Béjuin, un petit homme maigre, noir, de mine silencieuse, leva la +tête, les paupières battantes, la tête ailleurs. Il avait tiré la +planchette de son pupitre. Il faisait sa correspondance, sur du papier +bleu à en-tête commercial, portant ces mots: Béjuin et Ce, cristallerie +de Saint-Florent. + +«Rougon? répéta-t-il. Non, je ne l'ai pas vu. Je n'ai pas eu le temps de +passer au Conseil d'état.» Et il se remit posément à sa besogne. Il +consultait un carnet, il écrivait sa deuxième lettre, sous le +bourdonnement confus du secrétaire, qui achevait la lecture du +procès-verbal. + +M. Kahn se renversa, les bras croisés. Sa figure aux traits forts, dont +le grand nez bien fait trahissait une origine juive, restait maussade. +Il regarda les rosaces d'or du plafond, s'arrêta au ruissellement d'une +averse qui crevait en ce moment sur les vitres de la baie; puis, les +yeux perdus, il parut examiner attentivement l'ornementation compliquée +du grand mur qu'il avait en face de lui. Aux deux bouts, il fut retenu +un instant par les panneaux tendus de velours vert, chargés d'attributs +et d'encadrements dorés. Puis, après avoir mesuré d'un regard les paires +de colonnes, entre lesquelles les statues allégoriques de la Liberté et +de l'Ordre public mettaient leur face de marbre aux prunelles vides, il +finit par s'absorber dans le spectacle du rideau de soie verte, qui +cachait la fresque représentant Louis-Philippe prêtant serment à la +Charte. + +Cependant, le secrétaire s'était assis. Le brouhaha continuait dans la +salle. Le président, sans se presser, feuilletait toujours des papiers. +Il appuya machinalement la main sur la pédale de la sonnette, dont la +grosse sonnerie ne dérangea pas une seule des conversations +particulières. Et, debout au milieu du bruit, il resta là un moment, à +attendre. + +«Messieurs, commença-t-il, j'ai reçu une lettre...» Il s'interrompit +pour donner un nouveau coup de sonnette, attendant encore, dominant de +sa figure grave et ennuyée le bureau monumental, qui étageait au-dessous +de lui ses panneaux de marbre rouge encadrés de marbre blanc. Sa +redingote boutonnée se détachait sur le bas-relief placé derrière le +bureau, où elle coupait d'une ligne noire les péplums de l'Agriculture +et de l'Industrie, aux profils antiques. + +«Messieurs, reprit-il, lorsqu'il eut obtenu un peu de silence, j'ai reçu +une lettre de M. de Lamberthon, dans laquelle il s'excuse de ne pouvoir +assister à la séance d'aujourd'hui.» Il y eut un léger rire sur un banc, +le sixième en face du bureau. C'était un député tout jeune, vingt-huit +ans au plus, blond et adorable, qui étouffait dans ses mains blanches +une gaieté de jolie femme. Un de ses collègues, énorme, se rapprocha de +trois places, pour lui demander à l'oreille: + +«Est-ce que Lamberthon a vraiment trouvé sa femme...? Contez-moi donc +ça, La Rouquette.» Le président avait pris une poignée de papiers. Il +parlait d'une voix monotone; des lambeaux de phrase arrivaient jusqu'au +fond de la salle. + +«Il y a des demandes de congé... M. Blachet, M. Buquin-Lecomte, M. de la +Villardière...» Et, pendant que la Chambre consultée accordait les +congés, M. Kahn, las sans doute de considérer la soie verte tendue +devant l'image séditieuse de Louis-Philippe, s'était tourné à demi pour +regarder les tribunes. + +Au-dessus du soubassement de marbre jaune veiné de laque, un seul rang +de tribunes mettait, d'une colonne à l'autre, des bouts de rampe de +velours amarante; tandis que, tout en haut, un lambrequin de cuir gaufré +n'arrivait pas à dissimuler le vide laissé par la suppression du second +rang, réservé aux journalistes et au public, avant l'Empire. Entre les +grosses colonnes, jaunies, développant leur pompe un peu lourde autour +de l'hémicycle, les étroites loges s'enfonçaient, pleines d'ombre, +presque vides, égayées par trois ou quatre toilettes claires de femme. +«Tiens! le colonel Jobelin est venu», murmura M. Kahn. + +Il sourit au colonel, qui l'avait aperçu. Le colonel Jobelin portait la +redingote bleu foncé qu'il avait adoptée comme uniforme civil, depuis sa +retraite. Il était tout seul dans la tribune des questeurs, avec sa +rosette d'officier, si grande qu'elle semblait le noeud d'un foulard. + +Plus loin, à gauche, les yeux de M. Kahn venaient de se fixer sur un +jeune homme et une jeune femme, serrés tendrement l'un contre l'autre, +dans un coin de la tribune du Conseil d'État. Le jeune homme se penchait +à tous moments, parlait dans le cou de la jeune femme, qui souriait d'un +air doux, sans le regarder, les yeux fixés sur la figure allégorique de +l'Ordre public. + +«Dites donc, Béjuin?» murmura le député en poussant son collègue du +genou. + +M. Béjuin était à sa cinquième lettre. Il leva la tête, effaré. + +«Là-haut, tenez, vous ne voyez pas le petit d'Escoraillés et la jolie +Mme Bouchard. Je parie qu'il lui pince les hanches. Elle a des yeux +mourants.... Tous les amis de Rougon se sont donc donné rendez-vous. Il +y a encore là, dans la tribune du public, Mme Correur et le ménage +Charbonnel.» + +Un coup de sonnette plus prolongé retentit. Un huissier lança d'une +belle voix de basse: «Silence, messieurs!» On écouta. Et le président +dit cette phrase, dont pas un mot ne fut perdu: «M. Kahn demande +l'autorisation de faire imprimer le discours qu'il a prononcé dans la +discussion du projet de loi relatif à l'établissement d'une taxe +municipale sur les voitures et les chevaux circulant dans Paris.» Un +murmure courut sur les bancs, et les conversations reprirent. M. La +Rouquette était venu s'asseoir près de M. Kahn. + +«Vous travaillez donc pour les populations, vous?» lui dit-il en +plaisantant. + +Puis, sans le laisser répondre, il ajouta: + +«Vous n'avez pas vu Rougon? vous n'avez rien appris?... Tout le monde +parle de la chose. Il paraît qu'il n'y a encore rien de certain.» Il se +tourna, il regarda l'horloge. + +«Déjà deux heures vingt! C'est moi qui filerais, s'il n'y avait pas la +lecture de ce diable de rapport!... Est-ce vraiment pour aujourd'hui? + +--On nous a tous prévenus, répondit M. Kahn. Je n'ai pas entendu dire +qu'il y eût contrordre. Vous ferez bien de rester. On votera les quatre +cent mille francs du baptême tout de suite. + +--Sans doute, reprit M. La Rouquette. Le vieux général Legrain, qui se +trouve en ce moment perclus des deux jambes, s'est fait apporter par son +domestique; il est dans la salle des conférences, à attendre le vote.... +L'empereur a raison de compter sur le dévouement du Corps législatif +tout entier. Pas une de nos voix ne doit lui manquer, dans cette +occasion solennelle.» Le jeune député avait fait un grand effort pour se +donner la mine sérieuse d'un homme politique. Sa figure poupine, égayée +de quelques poils blonds, se rengorgeait sur sa cravate, avec un léger +balancement. Il parut goûter un instant les deux dernières phrases +d'orateur qu'il avait trouvées. Puis, brusquement, il partit d'un éclat +de rire. + +«Mon Dieu! dit-il; que ces Charbonnel ont une bonne tête!» Alors, M. +Kahn et lui plaisantèrent aux dépens des Charbonnel. La femme avait un +châle jaune extravagant; le mari portait une de ces redingotes de +province, qui semblent taillées à coups de hache; et tous deux, larges, +rouges, écrasés, appuyaient presque le menton sur le velours de la +rampe, pour mieux suivre la séance, à laquelle leurs yeux écarquillés ne +paraissaient rien comprendre. + +«Si Rougon saute, murmura M. La Rouquette, je ne donne pas deux sous du +procès des Charbonnel.... C'est comme Mme Correur...» Il se pencha à +l'oreille de M. Kahn, et continua très bas: + +«En somme, vous qui connaissez Rougon, dites-moi au juste ce que c'est +que Mme Correur. Elle a tenu un hôtel, n'est-ce pas? Autrefois, elle +logeait Rougon. On raconte même qu'elle lui prêtait de l'argent.... Et +maintenant, quel métier fait-elle?» + +M. Kahn était devenu très grave. Il frottait son collier de barbe, d'une +main lente. «Mme Correur est une dame fort respectable», dit-il +nettement. + +Ce mot coupa court à la curiosité de M. La Rouquette. Il pinça les +lèvres, de l'air d'un écolier qui vient de recevoir une leçon. Tous deux +regardèrent un instant en silence Mme Correur, assise près des +Charbonnel. + +Elle avait une robe de soie mauve, très voyante, avec beaucoup de +dentelles et de bijoux; la face trop rose, le front couvert de petits +frisons de poupée blonde, elle montrait son cou gras, encore très beau +malgré ses quarante-huit ans. + +Mais, au fond de la salle, il y eut tout d'un coup un bruit de porte, un +tapage de jupes, qui fit tourner les têtes. Une grande fille, d'une +admirable beauté, mise très étrangement, avec une robe de satin vert +d'eau mal faite, venait d'entrer dans la loge du Corps diplomatique, +suivie d'une dame âgée, vêtue de noir. + +«Tiens! la belle Clorinde!» murmura M. La Rouquette, qui se leva pour +saluer à tout hasard. + +M. Kahn s'était levé également. Il se pencha vers M. Béjuin, occupé à +mettre ses lettres sous enveloppe. + +«Dites donc, Béjuin, murmura-t-il, la comtesse Balbi et sa fille sont +là... Je monte leur demander si elles n'ont pas vu Rougon.» + +Au bureau, le président avait pris une nouvelle poignée de papiers. Il +donna, sans cesser de lire, un regard à la belle Clorinde Balbi, dont +l'arrivée soulevait un chuchotement dans la salle. Et, tout en passant +les feuilles une à une à un secrétaire, il disait sans points ni +virgules, d'une façon interminable: + +«Présentation d'un projet de loi tendant à proroger la perception d'une +surtaxe à l'octroi de la ville de Lille.... Présentation d'un projet de +loi relatif à la réunion en une seule commune des communes de +Doulevant-le-Petit et de Ville-en-Blaisois (Haute-Marne).» Quand M. Kahn +redescendit, il était désolé. + +«Décidément, personne ne l'a vu, dit-il à ses collègues Béjuin et La +Rouquette, qu'il rencontra au bas de l'hémicycle. On m'a assuré que +l'empereur l'avait fait demander hier soir, mais j'ignore ce qu'il est +résulté de l'entretien.... Rien n'est ennuyeux comme de ne pas savoir à +quoi s'en tenir.» + +M. La Rouquette, pendant qu'il tournait le dos, murmura à l'oreille de +M. Béjuin: + +«Ce pauvre Kahn a joliment peur que Rougon ne se fâche avec les +Tuileries. Il pourrait courir après son chemin de fer.» Alors, M. +Béjuin, qui parlait peu, lâcha gravement cette phrase: + +«Le jour où Rougon quittera le Conseil d'État, ce sera une perte pour +tout le monde.» Et il appela du geste un huissier, pour le prier d'aller +jeter à la boîte les lettres qu'il venait d'écrire. + +Les trois députés restèrent au pied du bureau, à gauche. Ils causèrent +prudemment de la disgrâce qui menaçait Rougon. C'était une histoire +compliquée. Un parent éloigné de l'impératrice, un sieur Rodriguez, +réclamait au gouvernement français une somme de deux millions, depuis +1808. Pendant la guerre d'Espagne, ce Rodriguez, qui était armateur, eut +un navire chargé de sucre et de café capturé dans le golfe de Gascogne +et mené à Brest par une de nos frégates, la Vitilante. A la suite de +l'instruction que fit la commission locale, l'officier d'administration +conclut à la validité de la capture, sans en référer au Conseil des +prises. + +Cependant, le sieur Rodriguez s'était empressé de se pourvoir au Conseil +d'État. Puis, il était mort, et son fils, sous tous les gouvernements, +avait tenté vainement d'évoquer l'affaire, jusqu'au jour où un mot de +son arrière-petite-cousine, devenue toute-puissante, finit par faire +mettre le procès au rôle. + +Au-dessus de leurs têtes, les trois députés entendaient la voix monotone +du président, qui continuait: + +«Présentation d'un projet de loi autorisant le département du Calvados +à ouvrir un emprunt de trois cent mille francs.... Présentation d'un +projet de loi autorisant la ville d'Amiens à ouvrir un emprunt de deux +cent mille francs pour la création de nouvelles promenades.... +Présentation d'un projet de loi autorisant le département des +Côtes-du-Nord à ouvrir un emprunt de trois cent quarante-cinq mille +francs, destiné à couvrir les déficits des cinq dernières années...» «La +vérité est, dit M. Kahn en baissant encore la voix, que le Rodriguez en +question avait eu une invention fort ingénieuse. Il possédait avec un de +ses gendres, fixé à New York, des navires jumeaux voyageant à volonté +sous le pavillon américain ou sous le pavillon espagnol, selon les +dangers de la traversée.... Rougon m'a affirmé que le navire capturé +était bien à lui, et qu'il n'y avait aucunement lieu de faire droit à +ses réclamations. + +--D'autant plus, ajouta M. Béjuin, que la procédure est inattaquable. +L'officier d'administration de Brest avait parfaitement le droit de +conclure à la validation, selon la coutume du port, sans en référer au +Conseil des prises.» Il y eut un silence. M. La Rouquette, adossé contre +le soubassement de marbre, levait le nez, tâchait de fixer l'attention +de la belle Clorinde. + +«Mais, demanda-t-il naïvement, pourquoi Rougon ne veut-il pas qu'on +rende les deux millions au Rodriguez? + +Qu'est-ce que ça lui fait? + +--Il y a là une question de conscience», dit gravement M. Kahn. + +M. La Rouquette regarda ses deux collègues l'un après l'autre; mais, les +voyant solennels, il ne sourit même pas. + +«Puis, continua M. Kahn comme répondant aux choses qu'il ne disait pas +tout haut, Rougon a des ennuis, depuis que Marsy est ministre de +l'intérieur. Ils n'ont jamais pu se souffrir.... Rougon me disait que, +sans son attachement à l'empereur, auquel il a déjà rendu tant de +services, il serait depuis longtemps rentré dans la vie privée.... +Enfin, il n'est plus bien aux Tuileries, il sent la nécessité de faire +peau neuve. + +--Il agit en honnête homme, répéta M. Béjuin. + +--Oui, dit M. La Rouquette d'un air fin, s'il veut se retirer, +l'occasion est bonne.... N'importe, ses amis seront désolés. Voyez donc +le colonel là-haut, avec sa mine inquiète; lui qui comptait si bien +s'attacher son ruban rouge au cou, le 15 août prochain!... Et la jolie +Mme Bouchard qui avait juré que le digne M. Bouchard serait chef de +division à l'Intérieur avant six mois! Le petit d'Escorailles, l'enfant +gâté de Rougon, devait mettre la nomination sous la serviette de M. +Bouchard, le jour de la fête de madame.... Tiens! où sont-ils donc, le +petit d'Escorailles et la jolie Mme Bouchard?» Ces messieurs les +cherchèrent. Enfin ils les découvrirent au fond de la tribune, dont ils +occupaient le premier banc, à l'ouverture de la séance. Ils s'étaient +réfugiés là, dans l'ombre, derrière un vieux monsieur chauve; et ils +restaient bien tranquilles tous les deux, très rouges. + +A ce moment, le président achevait sa lecture. Il jeta ces derniers mots +d'une voix un peu tombée, qui s'embarrassait dans la rudesse barbare de +la phrase: + +«Présentation d'un projet de loi ayant pour objet d'autoriser +l'élévation du taux d'intérêt d'un emprunt autorisé par la loi du 9 juin +1853, et une imposition extraordinaire par le département de la Manche.» + +M. Kahn venait de courir à la rencontre d'un député qui entrait dans la +salle. Il l'amena, en disant: + +«Voici M. de Combelot.... Il va nous donner des nouvelles.» + +M. de Combelot, un chambellan que le département des Landes avait nommé +député sur un désir formel exprimé par l'empereur, s'inclina d'un air +discret, en attendant qu'on le questionnât. C'était un grand bel homme, +très blanc de peau, avec une barbe d'un noir d'encre qui lui valait de +vifs succès parmi les femmes. + +«Eh bien, interrogea M. Kahn, qu'est-ce qu'on dit au château? Qu'est-ce +que l'empereur a décidé? + +--Mon Dieu, répondit M. de Combelot en grasseyant, on dit bien des +choses.... L'empereur a la plus grande amitié pour M. le président du +Conseil d'État. Il est certain que l'entrevue a été très amicale.... +Oui, elle a été très amicale.» Et il s'arrêta, après avoir pesé le mot, +pour savoir s'il ne s'était pas trop avancé. + +«Alors, la démission est retirée? reprit M. Kahn, dont les yeux +brillèrent. + +--Je n'ai pas dit cela, reprit le chambellan très inquiet. Je ne sais +rien. Vous comprenez, ma situation est particulière...» Il n'acheva pas, +il se contenta de sourire, et se hâta de monter à son banc. M. Kahn +haussa les épaules, et s'adressant à M. La Rouquette: + +«Mais, j'y songe, vous devriez être au courant, vous! Mme de Llorentz, +votre soeur, ne vous raconte donc rien? + +--Oh! ma soeur est plus muette encore que M. de Combelot, dit le jeune +député en riant. Depuis qu'elle est dame du palais, elle a une gravité +de ministre.... Pourtant hier, elle m'assurait que la démission serait +acceptée.... A ce propos, une bonne histoire. On a envoyé, paraît-il, +une dame pour fléchir Rougon. Vous ne savez pas ce qu'il a fait, Rougon? +Il a mis la dame à la porte; notez qu'elle était délicieuse. + +--Rougon est chaste», déclara solennellement M. Béjuin. + +M. La Rouquette fut pris d'un fou rire. Il protestait; il aurait cité +des faits, s'il avait voulu. + +«Ainsi, murmura-t-il, Mme Correur... + +--Jamais! dit M. Kahn, vous ne connaissez pas cette histoire. + +--Eh bien, la belle Clorinde alors! + +--Allons donc! Rougon est trop fort pour s'oublier avec cette grande +diablesse de fille.» Et ces messieurs se rapprochèrent, s'enfonçant dans +une conversation risquée, à mots très crus. Ils dirent les anecdotes qui +circulaient sur ces deux Italiennes, la mère et la fille, moitié +aventurières et moitié grandes dames, qu'on rencontrait partout, au +milieu de toutes les cohues: chez les ministres, dans les avant-scènes +des petits théâtres, sur les plages à la mode, au fond des auberges +perdues. La mère, assurait-on, sortait d'un lit royal; la fille, avec +une ignorance de nos conventions françaises qui faisait d'elle «une +grande diablesse» originale et fort mal élevée, crevait des chevaux à la +course, montrait ses bas sales et ses bottines éculées sur les trottoirs +les jours de pluie, cherchait un mari avec des sourires hardis de femme +faite. M. La Rouquette raconta que, chez le chevalier Rusconi, le légat +d'Italie, elle était arrivée, un soir de bal, en Diane chasseresse, si +nue, qu'elle avait failli être demandée en mariage, le lendemain, par le +vieux M. de Nougarède, un sénateur très friand. Et, pendant cette +histoire, les trois députés jetaient des regards sur la belle Clorinde, +qui, malgré le règlement, regardait les membres de la Chambre les uns +après les autres, à l'aide d'une grosse jumelle de théâtre. + +«Non, non, répéta M. Kahn, jamais Rougon ne serait assez fou!... Il la +dit très intelligente, et il la nomme en riant "mademoiselle Machiavel." +Elle l'amuse, voilà tout. + +--N'importe, conclut M. Béjuin, Rougon a tort de ne pas se marier.... Ça +assoit un homme.» Alors, tous trois tombèrent d'accord sur la femme +qu'il faudrait à Rougon: une femme d'un certain âge, trente-cinq ans au +moins, riche, et qui tînt sa maison sur un pied de haute honnêteté. + +Cependant le brouhaha grandissait. Ils s'oubliaient à ce point dans +leurs anecdotes scabreuses, qu'ils ne s'apercevaient plus de ce qui se +passait autour d'eux. Au loin, au fond des couloirs, on entendait la +voix perdue des huissiers qui criaient: «En séance, messieurs, en +séance!» Et des députés arrivaient de tous les côtés, par les portes +d'acajou massif, ouvertes à deux battants, montrant les étoiles d'or de +leurs panneaux. La salle, jusque-là à moitié vide, s'emplissait peu à +peu. Des petits groupes, causant d'un air d'ennui d'un banc à l'autre, +les dormeurs, étouffant leurs bâillements, étaient noyés dans le flot +montant, au milieu d'une distribution considérable de poignées de main. +En s'asseyant à leurs places, à droite comme à gauche, les membres se +souriaient; ils avaient un air de famille, des visages également +pénétrés du pouvoir qu'ils venaient remplir là. Un gros homme, sur le +dernier banc, à gauche, qui s'était assoupi trop profondément, fut +réveillé par son voisin; et, quand celui-ci qui eut dit quelques mots à +l'oreille, il se hâta de se frotter les yeux, il prit une pose +convenable. La séance, après s'être traînée dans des questions +d'affaires fort ennuyeuses pour ces messieurs, allait prendre un intérêt +capital. + +Poussés par la foule, M. Kahn et ses deux collègues montèrent jusqu'à +leurs bancs, sans en avoir conscience. Ils continuaient à causer, en +étouffant des rires. M. La Rouquette racontait une nouvelle histoire sur +la belle Clorinde. Elle avait eu, un jour, l'étonnante fantaisie de +faire tendre sa chambre de draperies noires semées de larmes d'argent, +et de recevoir là ses intimes, couchée sur son lit, ensevelie dans des +couvertures également noires, qui ne laissaient passer que le bout de +son nez. + +M. Kahn s'asseyait, lorsqu'il revint brusquement à lui. + +«Ce La Rouquette est idiot avec ses commérages! murmura-t-il. Voilà que +j'ai manqué Rougon, maintenant!» Et, se tournant vers son voisin d'un +air furieux: + +«Dites donc, Béjuin, vous auriez bien pu m'avertir!» Rougon, qui venait +d'être introduit avec le cérémonie d'usage, était déjà assis entre deux +conseillers d'État, au banc des commissaires du gouvernement, une sorte +de caisse d'acajou énorme, installée au bas du bureau, à la place même +de la tribune supprimée. Il crevait de ses larges épaules son uniforme +de drap vert, chargé d'or au collet et aux manches. La face tournée vers +la salle, avec sa grosse chevelure grisonnante plantée sur son front +carré, il éteignait ses yeux sous d'épaisses paupières toujours à demi +baissées; et son grand nez, ses lèvres taillées en pleine chair, ses +joues longues où ses quarante-six ans ne mettaient pas une ride, +avaient une vulgarité rude, que transfigurait par éclairs la beauté de +la force. Il resta adossé, tranquillement, le menton dans le collet de +son habit, sans paraître voir personne, l'air indifférent et un peu las. + +«Il a son air de tous les jours», murmura M. Béjuin. + +Sur les bancs, les députés se penchaient, pour voir la mine qu'il +faisait. Un chuchotement de remarques discrètes courait d'oreille à +oreille. Mais l'entrée de Rougon produisait surtout une vive impression +dans les tribunes. Les Charbonnel, pour montrer qu'ils étaient là, +allongeaient leur paire de faces ravies, au risque de tomber. Mme +Correur avait eu une légère toux, sortant un mouchoir qu'elle agita +légèrement, sous le prétexte de le porter à ses lèvres. Le colonel +Jobelin s'était redressé, et la jolie Mme Bouchard, redescendue vivement +au premier banc, soufflait un peu, en refaisant le noeud de son chapeau, +pendant que M. d'Escorailles, derrière elle, restait muet, très +contrarié. Quant à la belle Clorinde, elle ne se gêna point. Voyant que +Rougon ne levait pas les yeux, elle tapa à petits coups très distincts +sa jumelle sur le marbre de la colonne contre laquelle elle s'appuyait; +et, comme il ne la regardait toujours pas, elle dit à sa mère, d'une +voix si claire, que toute la salle l'entendit: + +«Il boude donc, le gros sournois!» Des députés se tournèrent, avec des +sourires. Rougon se décida à donner un regard à la belle Clorinde. +Alors, pendant qu'il lui adressait un imperceptible signe de tête, elle, +toute triomphante, battit des mains, se renversa en riant, en parlant +haut à sa mère, sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en +bas, qui la dévisageaient. + +Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupières, avait fait +le tour des tribunes, où son large regard enveloppa à la fois Mme +Bouchard, le colonel Jobelin, Mme Correur et les Charbonnel. Son visage +demeura muet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux +à demi refermés, en étouffant un léger bâillement. + +«Je vais toujours lui dire un mot», souffla M. Kahn à l'oreille de M. +Béjuin. + +Mais, comme il se levait, le président qui, depuis un instant, +s'assurait que tous les députés étaient bien à leur poste, donna un coup +de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profond régna. + +Un monsieur blond était debout au premier banc, un banc de marbre blanc. +Il tenait à la main un grand papier, qu'il couvait des yeux, tout en +parlant. + +«J'ai l'honneur, dit-il d'une voix chantante, de déposer un rapport sur +le projet de loi portant ouverture au ministère d'État, sur l'exercice +1856, d'un crédit de quatre cent mille francs, pour les dépenses de la +cérémonie et des fêtes du baptême du prince impérial.» Et il faisait +mine d'aller déposer le rapport, d'un pas ralenti, lorsque tous les +députés, avec un ensemble parfait, crièrent: + +«La lecture! la lecture!» Le rapporteur attendit que le président eût +décidé que la lecture aurait lieu. Et il commença, d'un ton presque +attendri: + +«Messieurs, le projet de loi qui nous est présenté est de ceux qui font +paraître trop lentes les formes ordinaires du vote, en ce qu'elles +retardent l'élan spontané du Corps législatif.»--Très bien! lancèrent +plusieurs membres. + +«Dans les familles les plus humbles, continua le rapporteur en modulant +chaque mot, la naissance d'un fils, d'un héritier, avec toutes les idées +de transmission qui se rattachent à ce titre, est un sujet de si douce +allégresse, que les épreuves du passé s'oublient et que l'espoir seul +plane sur le berceau du nouveau-né. Mais que dire de cette fête du +foyer, quand elle est en même temps celle d'une grande nation, et +qu'elle est aussi un événement européen!» Alors, ce fut un ravissement. +Ce morceau de rhétorique fit pâmer la Chambre. Rougon, qui semblait +dormir, ne voyait, devant lui, sur les gradins, que des visages +épanouis. Certains députés exagéraient leur attention, les mains aux +oreilles, pour ne rien perdre de cette prose soignée. Le rapporteur, +après une courte pause, haussait la voix. + +«Ici, messieurs, c'est en effet, la grande famille française qui convie +tous ses membres à exprimer leur joie; et quelle pompe ne faudrait-il +pas, s'il était possible que les manifestations extérieures pussent +répondre à la grandeur de ses légitimes espérances!» Et il ménagea une +nouvelle pause. + +«Très bien! crièrent les mêmes voix. + +--C'est délicatement dit, fit remarquer M. Kahn, n'est-ce pas, Béjuin?» + +M. Béjuin dodelinait de la tête, les yeux sur le lustre qui pendait de +la baie vitrée, devant le bureau. Il jouissait. + +Dans les tribunes, la belle Clorinde, la jumelle braquée, ne perdait pas +un jeu de physionomie du rapporteur; les Charbonnel avaient les yeux +humides; Mme Correur prenait une pose attentive de femme comme il faut; +tandis que le colonel approuvait de la tête, et que la jolie Mme +Bouchard s'abandonnait sur les genoux de M. d'Escorailles. Cependant, au +bureau, le président, les secrétaires, jusqu'aux huissiers, écoutaient, +sans un geste, solennellement. + +«Le berceau du prince impérial, reprit le rapporteur, est désormais la +sécurité pour l'avenir; car, en perpétuant la dynastie que nous avons +tous acclamée, il assure la prospérité du pays, son repos dans la +stabilité, et, par là même, celui du reste de l'Europe.» Quelques chut! +durent empêcher l'enthousiasme d'éclater, à cette image touchante du +berceau. + +«A une autre époque, un rejeton de ce sang illustre semblait aussi +promis à de grandes destinées, mais les temps n'ont aucune similitude. +La paix est le résultat du règne sage et profond dont nous recueillons +les fruits, de même que le génie de la guerre dicta ce poème épique qui +constitue le premier Empire. + +«Salué à sa naissance par le canon, qui, du Nord au Midi, proclamait le +succès de nos armes, le Roi de Rome n'eut pas même la fortune de servir +sa patrie: tels furent alors les enseignements de la Providence.» + +--Qu'est-ce qu'il dit donc? il s'enfonce, murmura le sceptique M. La +Rouquette. C'est maladroit, tout ce passage. Il va gâter son morceau.». + +A la vérité, les députés devenaient inquiets. Pourquoi ce souvenir +historique qui gênait leur zèle? Certains se mouchèrent. Mais le +rapporteur, sentant le froid jeté par sa dernière phrase, eut un +sourire. Il haussa la voix. + +Il poursuivit son antithèse, en balançant les mots, certain de son +effet. + +«Mais venu dans un de ces jours solennels où la naissance d'un seul doit +être regardée comme le salut de tous, l'Enfant de France semble +aujourd'hui nous donner, à nous, comme aux générations futures, le droit +de vivre et de mourir au foyer paternel. Tel est désormais le gage de la +clémence divine.» Ce fut une chute de phrase exquise. Tous les députés +comprirent, et un murmure d'aise passa dans la salle. + +L'assurance d'une paix éternelle était vraiment douce. + +Ces messieurs, rassurés, reprirent leurs poses charmées d'hommes +politiques faisant une débauche de littérature. Ils avaient des loisirs. +L'Europe était à leur maître. + +«L'empereur, devenu l'arbitre de l'Europe, continuait le rapporteur avec +une ampleur nouvelle, allait signer cette paix généreuse, qui, +réunissant les forces productives des nations, est alliance des peuples +autant que celle des rois, lorsqu'il plut à Dieu de mettre le comble à +son bonheur en même temps qu'à sa gloire. N'est-il pas permis de penser +que, dès cet instant, il entrevit de nombreuses années prospères, en +regardant ce berceau où repose, encore si petit, le continuateur de sa +grande politique?» Très jolie encore, cette image. Et cela était +certainement permis: des députés l'affirmaient, en hochant doucement la +tête. Mais le rapport commençait à paraître un peu long. Beaucoup de +membres redevenaient graves; plusieurs même regardaient les tribunes du +coin de l'oeil, en gens pratiques qui éprouvaient quelque ennui à se +montrer ainsi, dans le déshabillé de leur politique. D'autres +s'oubliaient, la face terreuse, songeant à leurs affaires, battant de +nouveau du bout des doigts l'acajou de leurs pupitres; et, vaguement, +dans leur mémoire, passaient d'anciennes séances, d'anciens dévouements, +qui acclamaient des pouvoirs au berceau. + +M. La Rouquette se tournait fréquemment pour voir l'heure; quand +l'aiguille marqua trois heures moins un quart, il eut un geste +désespéré; il manquait un rendez-vous. Côte à côte, M. Kahn et M. Béjuin +restaient immobiles, les bras croisés, les paupières clignotantes, +passant des grands panneaux de velours vert au bas relief de marbre +blanc, que la redingote du président tachait de noir. Et, dans la +tribune diplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braquée, +s'était remise à examiner longuement Rougon, qui gardait à son banc une +attitude superbe de taureau assoupi. + +Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui, avec un +mouvement rythmé et béat des épaules. + +«Ayons donc pleine et entière confiance, et que le Corps législatif, +dans cette grande et sérieuse occasion, se souvienne de sa parité +d'origine avec l'empereur, laquelle lui donne presque un droit de +famille de plus qu'aux autres corps de l'État de s'associer aux joies du +souverain. + +«Fils, comme lui, du libre voeu du peuple, le Corps législatif devient +donc à cette heure la voix même de la nation pour offrir à l'auguste +Enfant l'hommage d'un respect inaltérable, d'un dévouement à toute +épreuve, et de cet amour sans bornes qui fait de la Foi politique une +religion dont on bénit les devoirs.» Cela devait approcher de la fin, du +moment où il était question d'hommage, de religion et de devoirs. Les +Charbonnel se risquèrent à échanger leurs impressions à voix basse, +tandis que Mme Correur étouffait une légère toux dans son mouchoir. Mme +Bouchard remonta discrètement au fond de la tribune du Conseil d'État, +auprès de M. Jules d'Escorailles. + +En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix, descendant du +ton solennel au ton familier, bredouilla rapidement: + +«Nous vous proposons, messieurs, l'adoption pure et simple du projet de +loi tel qu'il a été présenté par le Conseil d'État.» Et il s'assit, au +milieu d'une grande rumeur. + +«Très bien! très bien!» criait toute la salle. + +Des bravos éclatèrent. M. de Combelot, dont l'attention souriante ne +s'était pas démentie une minute, lança même un: «Vive l'empereur!» qui +se perdit dans le bruit. Et l'on fit presque une ovation au colonel +Jobelin, debout au bord de la tribune où il était seul, s'oubliant à +applaudir de ses mains sèches, malgré le règlement. Toute l'extase des +premières phrases reparaissait avec un débordement nouveau de +congratulations. + +C'était la fin de la corvée. D'un banc à l'autre, on échangeait des mots +aimables, pendant qu'un flot d'amis se précipitaient vers le rapporteur, +pour lui serrer énergiquement les deux mains. + +Puis, dans le brouhaha, un mot domina bientôt. + +«La délibération! la délibération!» Le président, debout au bureau, +semblait attendre ce cri. Il donna un coup de sonnette, et dans la salle +subitement respectueuse, il dit: + +«Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu'on passe +immédiatement à la délibération. + +--Oui, oui», appuya d'une seule clameur la Chambre entière. + +Et il n'y eut pas de délibération. On vota tout de suite. + +Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent +adoptés par assis et levé. A peine le président achevait-il la lecture +de l'article, que, du haut en bas des gradins, tous les députés se +levaient d'un bloc, avec un grand remuement de pieds, comme soulevés par +un élan d'enthousiasme. Puis, les urnes circulèrent, des huissiers +passèrent entre les bancs, recueillant les votes dans les boîtes de +zinc. Le crédit de quatre cent mille francs était accordé à l'unanimité +de deux cent trente-neuf voix. + +«Voilà de la bonne besogne, dit naïvement M. Béjuin, qui se mit à rire +ensuite, croyant avoir lâché un mot spirituel... + +--Il est trois heures passées, moi je file», murmura M. La Rouquette, en +passant devant M. Kahn. + +La salle se vidait. Des députés, doucement, gagnaient les portes, +semblaient disparaître dans les murs. + +L'ordre du jour appelait des lois d'intérêt local. Bientôt, il n'y eut +plus, sur les bancs, que les membres de bonne volonté, ceux qui +n'avaient sans doute ce jour-là aucune affaire au-dehors; ils +continuèrent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie au point +où ils l'avaient laissée; et la séance s'acheva, ainsi qu'elle avait +commencé, au milieu d'une tranquille indifférence. + +Même le brouhaha tombait peu à peu, comme si le Corps législatif se fût +complètement endormi, dans un coin de Paris muet. + +«Dites donc, Béjuin, demanda M. Kahn, tâchez à la sortie de faire causer +Delestang. Il est venu avec Rougon, il doit savoir quelque chose. + +--Tiens! vous avez raison, c'est Delestang, murmura M. Béjuin, en +regardant le conseiller d'État assis à la gauche de Rougon. Je ne les +reconnais jamais avec ces diables d'uniformes. + +--Moi, je ne m'en vais pas, pour pincer notre grand homme, ajouta M. +Kahn. Il faut que nous sachions.» Le président mettait aux voix un +défilé interminable de projets de loi, que l'on votait par assis et +levé. Les députés, machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans +cesser de causer, sans même cesser de dormir. + +L'ennui devenait tel, que les quelques curieux des tribunes s'en +allèrent. Seuls, les amis de Rougon restaient. + +Ils espéraient encore qu'il parlerait. + +Tout d'un coup, un député, avec des favoris corrects d'avoué de +province, se leva. Cela arrêta net le fonctionnement monotone de la +machine à voter. Une vive surprise fit tourner les têtes. + +«Messieurs, dit le député, debout à son banc, je demande à m'expliquer +sur les motifs qui m'ont forcé à me séparer, bien malgré moi, de la +majorité de la commission.» La voix état si aigre, si drôle, que la +belle Clorinde étouffa un rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces +messieurs, l'étonnement grandissait. Qu'était-ce donc? pourquoi +parlait-il? Alors, en interrogeant, on finit par savoir que le président +venait de mettre en discussion un projet de loi autorisant le +département des Pyrénées-Orientales à emprunter deux cent cinquante +mille francs, pour la construction d'un palais de justice, à Perpignan. +L'orateur, un conseiller général du département, parlait contre le +projet de loi. Cela parut intéressant. On écouta. + +Cependant, le député aux favoris corrects procédait avec une prudence +extrême. Il avait des phrases pleines de réticences, le long desquelles +il envoyait, des coups de chapeau à toutes les autorités imaginables. +Mais les charges du département étaient lourdes; et il fit un tableau +complet de la situation financière des Pyrénées Orientales. Puis, la +nécessité d'un nouveau palais de justice ne lui semblait pas bien +démontrée. Il parla ainsi près d'un quart d'heure. Quand il s'assit, il +était très ému. Rougon, qui avait haussé les paupières, les laissa +retomber lentement. + +Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux très vif, qui parla +d'une voix nette, en homme sûr de son terrain. D'abord, il eut un mot de +politesse pour son honorable collègue, avec lequel il avait le regret de +n'être pas d'accord. Seulement, le département des Pyrénées Orientales +était loin d'être aussi obéré qu'on voulait bien le dire; et il refit, +avec d'autres chiffres, le tableau complet de la situation financière du +département. + +D'ailleurs, la nécessité d'un nouveau palais de justice ne pouvait être +niée. Il donna des détails. L'ancien palais se trouvait situé dans un +quartier si populeux, que le bruit des rues empêchait les juges +d'entendre les avocats. En outre, il était trop petit: ainsi, lorsque +les témoins, dans les procès de cour d'assises, étaient très nombreux, +ils devaient se tenir sur un palier de l'escalier, ce qui les laissait +en butte à des obsessions dangereuses. Le rapporteur termina, en lançant +comme argument irrésistible que c'était le garde des sceaux lui-même qui +avait provoqué la présentation du projet de loi. + +Rougon ne bougeait pas, les mains nouées sur les cuisses, la nuque +appuyée contre le banc d'acajou. + +Depuis que la discussion était ouverte, sa carrure semblait s'alourdir +encore. Et, lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloir +répliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout à +fait, disant d'une voix pâteuse cette seule phrase: + +«Monsieur le rapporteur a oublié d'ajouter que le ministre de +l'Intérieur et le ministre des Finances ont approuvé le projet de loi.» +Il se laissa retomber, il s'abandonna de nouveau, dans son attitude de +taureau assoupi. Parmi les députés, il y avait eu un petit frémissement. +L'orateur se rassit, en saluant du buste. Et la loi fut votée. Les +quelques membres qui suivaient curieusement le débat, prirent des mines +indifférentes. + +Rougon avait parlé. D'une tribune à l'autre, le colonel Jobelin échangea +un clignement d'yeux avec le ménage Charbonnel; pendant que Mme Correur +s'apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre +avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa +dernière tirade. Déjà M. d'Escorailles et Mme Bouchard s'en étaient +allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de +sa taille superbe, se drapait lentement dans un châle de dentelle, en +promenant un regard autour de l'hémicycle. La pluie ne battait plus les +vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage. +Sous la lumière salie, l'acajou des pupitres semblait noir; une buée +d'ombre montait le long des gradins, où des crânes chauves de députés +gardaient seuls une tache blanche; et, sur les marbres des +soubassements, au-dessous de la pâleur vague des figures allégoriques, +le président, les secrétaires et les huissiers, rangés en ligne, +mettaient des silhouettes raidies d'ombres chinoises. La séance, dans ce +jour brusquement tombé, se noyait. «Bon Dieu! on meurt là-dedans», dit +Clorinde, en poussant sa mère hors de la tribune. + +Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la façon +étrange dont elle avait roulé son châle autour de ses reins. + +En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonel Jobelin et +Mme Correur. + +«Nous l'attendons, dit le colonel; peut-être sortira-t-il par ici.... En +tout cas, j'ai fait signe à Kahn et à Béjuin, pour qu'ils viennent me +donner des nouvelles.» Mme Correur s'était approchée de la comtesse +Balbi. + +Puis, d'une voix désolée: + +«Ah! ce serait un grand malheur!» dit-elle, sans s'expliquer davantage. + +Le colonel leva les yeux au ciel. + +«Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays, reprit-il, après un +silence. L'empereur commettrait une faute.» Et le silence recommença. +Clorinde voulut allonger la tête dans la salle des pas perdus; mais un +huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint auprès de sa +mère, muette sous sa voilette noire. Elle murmura: + +«C'est crevant d'attendre.» Des soldats arrivaient. Le colonel annonça +que la séance était finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de +l'escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l'un +derrière l'autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il lui cria: + +«Il n'en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué le bec! + +--Les occasions lui manquent, répondit le colonel à l'oreille du +bonhomme, lorsque celui-ci fut près de lui; autrement vous l'entendriez! +Il faut qu'il s'échauffe.» Cependant, les soldats avaient formé une +double haie, de la salle des séances à la galerie de la présidence, +ouverte sur le vestibule. Et un cortège parut, pendant que les tambours +battaient aux champs. En tête marchaient deux huissiers, vêtus de noir, +portant le chapeau à claque sous le bras, la chaîne au cou, l'épée à +pommeau d'acier au côté. Puis, venait le président, qu'escortaient deux +officiers. Les secrétaires du bureau et le secrétaire général de la +présidence suivaient. + +Quand le président passa devant la belle Clorinde, il lui sourit en +homme du monde, malgré la pompe du cortège. + +«Ah! vous êtes là», dit M. Kahn qui accourait effaré. + +Et bien que la salle des pas perdus fût alors interdite au public, il +les fit tous entrer, il les mena dans l'embrasure d'une des grandes +portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin. Il paraissait furibond. + +«Je l'ai encore manqué! reprit-il. Il a filé par la rue de Bourgogne, +pendant que je le guettais dans la salle du général Foy.... Mais ça ne +fait rien, nous allons tout de même savoir. J'ai lancé Béjuin aux +trousses de Delestang.» Et il y eut là une nouvelle attente, pendant dix +bonnes minutes. Les députés sortaient d'un air nonchalant, par les deux +grands tambours de drap vert qui masquaient les portes. Certains +s'attardaient à allumer un cigare. + +D'autres, en petits groupes, stationnaient, riant, échangeant des +poignées de main. Cependant, Mme Correur était allée contempler le +groupe du Laocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en +amère pour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avait +peinte sur le cadre d'une fresque, comme envolée du tableau, la belle +Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze, s'intéressait à ses +bras et à sa gorge de déesse géante. Dans l'embrasure de la +porte-fenêtre, le colonel Jobelin et M. Kahn causaient vivement, à voix +basse. + +«Ah! voici Béjuin!» s'écria ce dernier. + +Tous se rapprochèrent, la face tendue. M. Béjuin respirait fortement. + +«Eh bien? lui demanda-t-on. + +--Eh bien, la démission est acceptée. Rougon se retire.» Ce fut un coup +de massue. Un gros silence régna. Clorinde, qui nouait nerveusement un +coin de son châle pour occuper ses doigts irrités, vit alors au fond du +jardin la jolie Mme Bouchard qui marchait doucement au bras de M. +d'Escorailles, la tête un peu penchée sur son épaule. Ils étaient +descendus avant les autres, ils avaient profité d'une porte ouverte; et, +dans ces allées réservées aux méditations graves, sous la dentelle des +feuilles nouvelles, ils promenaient leur tendresse. Clorinde les appela +de la main. + +«Le grand homme se retire», dit-elle à la jeune femme qui soudait. + +Mme Bouchard lâcha brusquement le bras de son cavalier, toute pâle et +sérieuse; pendant que M. Kahn, au milieu du groupe consterné des amis de +Rougon, protestait, en levant désespérément les bras au ciel, sans +trouver un mot. + + + + +II + + +Le matin, au Moniteur, avait paru la démission de Rougon, qui se +retirait pour «des raisons de santé». Il était venu après son déjeuner +au conseil d'État, voulant dès le soir laisser la place nette à son +successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or réservé au président, +assis devant l'immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il +classait des papiers, qu'il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle +rose. Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi +dans la cavalerie. + +«Donnez-moi une bougie allumée», demanda Rougon. + +Et, comme l'huissier se retirait, après avoir posé sur le bureau un des +petits flambeaux de la cheminée, il le rappela. + +«Merle, écoutez!... Ne laissez entrer personne. + +Entendez-vous, personne. + +--Oui, monsieur le président», répondit l'huissier qui referma la porte +sans bruit. + +Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout à +l'autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dont il visitait +soigneusement les cartons. + +«Ce brave Merle n'a pas lu le Moniteur, ce matin», murmura-t-il. + +Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait une tête +magnifique, très chauve, mais d'une de ces calvities précoces qui +plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurément son +front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée, un peu +carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives +que les peintres d'imagination aiment à prêter aux grands hommes +politiques. + +«Merle vous est très dévoué», finit-il par dire. + +Et il replongea la tête dans le carton qu'il fouillait. + +Rougon, qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie, +puis les jeta dans une large coupe de bronze, posée sur un coin du +bureau. Il les regarda brûler. + +«Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas, reprit-il. Il y a +là des dossiers dans lesquels je puis seul me reconnaître.» Tous deux, +alors, continuèrent leur besogne en silence, pendant un gros quart +d'heure. Il faisait très beau, le soleil entrait par les trois grandes +fenêtres donnant sur le quai. Une de ces fenêtres, entrouverte, laissait +passer les petits souffles frais de la Seine, qui soulevaient par +moments la frange de soie des rideaux. Des papiers froissés, jetés sur +le tapis, s'envolaient avec un léger bruit. + +«Tenez, voyez donc ça», dit Delestang, en remettant à Rougon une lettre +qu'il venait de trouver. + +Rougon lut la lettre et l'alluma tranquillement à la bougie. C'était +une lettre délicate. Et ils causèrent, par phrases coupées, +s'interrompant à toutes les minutes, le nez dans des paperasses. Rougon +remerciait Delestang d'être venu l'aider. Ce «bon ami» était le seul +avec lequel il pût à l'aise laver le linge sale de ses cinq années de +présidence. Il l'avait connu à l'Assemblée législative, où ils +siégeaient tous les deux sur le même banc, côte à côte. C'était là qu'il +avait éprouvé un véritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant +adorablement sot, creux et superbe. Il disait d'ordinaire, d'un air +convaincu, «que ce diable de Delestang irait loin». Et il le poussait, +se l'attachait par la reconnaissance, l'utilisait comme un meuble dans +lequel il enfermait tout ce qu'il ne pouvait garder sur lui. + +«Est-on bête, garde-t-on des papiers! murmura Rougon, en ouvrant un +nouveau tiroir qui débordait. + +--Voilà une lettre de femme», dit Delestang, avec un clignement d'yeux. + +Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée. Il prit +la lettre, en protestant. Dès qu'il eut parcouru les premières lignes, +il cria: + +«C'est le petit d'Escorailles qui a égaré ça ici!... De jolis chiffons +encore, ces billets-là! On va loin, avec trois lignes de femme.» Et, +pendant qu'il brûlait la lettre, il ajouta: + +«Vous savez, Delestang, méfiez-vous des femmes!» Delestang baissa le +nez. Toujours il se trouvait embarqué dans quelque passion scabreuse. En +1851, il avait même failli compromettre son avenir politique; il adorait +alors la femme d'un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire +au mari, il votait avec l'opposition, contre l'Élysée. Aussi, au 2 +Décembre, reçut-il un véritable coup de massue. Il s'enferma pendant +deux jours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu'on ne vînt l'arrêter +d'une minute à l'autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas, en +le décidant à ne point se présenter aux élections, et en le menant à +l'Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseiller d'État. +Delestang, fils d'un marchand de vin de Bercy, ancien avoué, +propriétaire d'une ferme modèle près de Sainte-Menehould, était riche à +plusieurs millions et habitait rue du Colisée un hôtel fort élégant. + +«Oui, méfiez-vous des femmes, répétait Rougon, qui faisait une pause à +chaque mot, pour jeter des coups d'oeil dans les dossiers. Quand les +femmes ne vous mettent pas une couronne sur la tête, elles vous passent +une corde au cou.... A notre âge, voyez-vous, il faut soigner son coeur +autant que son estomac.» A ce moment, un grand bruit s'éleva dans +l'anti-chambre. On entendait la voix de Merle qui défendait la porte. +Et, brusquement, un petit homme entra, en disant: + +«Il faut que je lui serre la main, que diable! à ce cher ami. + +--Tiens! Du Poizat!» s'écria Rougon sans se lever. + +Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s'excuser, il lui ordonna +de fermer la porte. Puis, tranquillement: + +«Je vous croyais à Bressuire, vous.... On lâche donc sa sous-préfecture +comme une vieille maîtresse.» Du Poizat, mince, là mine chafouine, avec +des dents très blanches, mal rangées, haussa légèrement les épaules. + +«Je suis à Paris de ce matin, pour des affaires, et je ne comptais aller +que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Je vous aurais demandé à +dîner.... Mais quand j'ai lu le Moniteur...» Il traîna un fauteuil +devant le bureau, s'installa carrément en face de Rougon. + +«Ah! çà! que se passe-t-il, voyons! Moi, j'arrive du fond des +Deux-Sèvres.... J'ai bien eu vent de quelque chose, là-bas. Mais j'étais +loin de me douter.... Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit?» Rougon, à son +tour, haussa les épaules. Il était clair que Du Poizat avait appris +là-bas sa disgrâce, et qu'il accourait, pour voir s'il n'y aurait pas +moyen de se raccrocher aux branches. Il le regarda jusqu'à l'âme, en +disant: + +«Je vous aurais écrit ce soir.... Donnez votre démission, mon brave. + +--C'est tout ce que je voulais savoir, on donnera sa démission», +répondit simplement Du Poizat. + +Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait à petits pas, il +aperçut Delestang, à genoux sur le tapis, au milieu d'une débâcle de +cartons. Il alla en silence lui donner une poignée de main. Puis il tira +de sa poche un cigare qu'il alluma à la bougie. + +«On peut fumer, puisqu'on déménage, dit-il en s'installant de nouveau +dans le fauteuil. C'est gai, de déménager!» Rougon s'absorbait dans une +liasse de papiers, qu'il lisait avec une attention profonde. Il les +triait soigneusement, brûlant les uns, conservant les autres. Du Poizat, +la tête renversée, soufflant du coin des lèvres de légers filets de +fumée, le regardait faire. Ils s'étaient connus quelques mois avant la +révolution de Février. Ils logeaient alors tous les deux chez Mme +Mélanie Correur, hôtel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait là en +compatriote; il était né, ainsi que Mme Correur, à Coulonges, une petite +ville de l'arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l'avait +envoyé faire son droit à Paris, où il lui servait une pension de cent +francs par mois, bien qu'il eût gagné des sommes fort rondes en prêtant +à la petite semaine; la fortune du bonhomme restait même si inexplicable +dans le pays, qu'on l'accusait d'avoir trouvé un trésor, au fond d'une +vieille armoire, dont il avait opéré la saisie. Dès les premiers temps +de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce garçon maigre qui +mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires +inquiétants; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus +délicates. Plus tard lorsque Rougon voulut entrer à l'Assemblée +législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute +lutte dans les Deux-Sèvres. + +Puis, après le coup d'État, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat, +en le faisant nommer sous-préfet à Bressuire. Le jeune homme, âgé à +peine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, à quelques +lieues de son père, dont l'avarice le torturait depuis sa sortie du +collège. + +«Et le papa Du Poizat, comment va-t-il? demanda Rougon, sans lever les +yeux. + +--Trop bien, répondit l'autre carrément. Il a chassé sa dernière +domestique, parce qu'elle mangeait trois livres de pain. Maintenant, il +a deux fusils chargés derrière sa porte, et quand je vais le voir, il +faut que je parlemente par-dessus le mur de la cour.» + +Tout en causant, Du Poizat s'était penché, et il fouillait du bout des +doigts dans la coupe de bronze, où traînaient des fragments de papier à +demi consumés. Rougon s'étant aperçu de ce jeu, leva vivement la tête. +Il avait toujours eu une légère peur de son ancien lieutenant dont les +dents blanches mal rangées ressemblaient à celles d'un jeune loup. Sa +grande préoccupation, autrefois, lorsqu'ils travaillaient ensemble, +était de ne pas lui laisser entre les mains la moindre pièce +compromettante. Aussi, en voyant qu'il cherchait à lire les mots restés +intacts, jeta-t-il dans la coupe une poignée de lettres enflammées. Du +Poizat comprit parfaitement. + +Mais il eut un sourire, il plaisanta. + +«C'est le grand nettoyage», murmura-t-il. + +Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s'en servit comme d'une paire +de pincettes. Il rallumait à la bougie les lettres qui s'éteignaient; il +faisait brûler en l'air les boules de papier trop serrées; il remuait +les débris embrasés, comme s'il avait agité l'alcool flambant d'un bol +de punch. Dans la coupe, des étincelles vives couraient; tandis qu'une +fumée bleuâtre montait, roulait doucement jusqu'à la fenêtre ouverte. La +bougie s'effarait par instants, puis brûlait avec une flamme toute +droite, très haute. + +«Votre bougie a l'air d'un cierge, dit encore Du Poizat en ricanant. +Hein! quel enterrement, mon pauvre ami! comme on a des morts à coucher +dans la cendre!» Rougon allait répondre, lorsqu'un nouveau bruit vint de +l'anti-chambre. Merle, une seconde fois, défendait la porte. Et, comme +les voix grandissaient: «Delestang, ayez donc l'obligeance de voir ce +qui se passe, dit Rougon. Si je me montre, nous allons être envahis.» +Delestang ouvrit prudemment la porte, qu'il referma derrière lui. Mais +il passa presque aussitôt la tête, en murmurant: + +«C'est Kahn qui est là. + +--Eh bien, qu'il entre, dit Rougon. Mais lui seulement, entendez-vous!» +Et il appela Merle pour lui renouveler ses ordres. + +«Je vous demande pardon, mon cher ami, reprit-il en se tournant vers M. +Kahn, quand l'huissier fut sorti. + +Mais je suis si occupé... Asseyez-vous à côté de Du Poizat, et ne bougez +plus; autrement, je vous flanque à la porte tous les deux.» Le député ne +parut pas ému le moins du monde de cet accueil brutal. Il était fait au +caractère de Rougon. Il prit un fauteuil, s'assit à côté de Du Poizat, +qui allumait un second cigare. Puis, après avoir soufflé: + +«Il fait déjà chaud.... Je viens de la rue Marbeuf, je croyais vous +trouver encore chez vous.» Rougon ne répondit rien, il y eut un +silence. Il froissait des papiers, les jetait dans une corbeille, qu'il +avait attirée près de lui. + +«J'ai à causer avec vous, reprit M. Kahn. + +--Causez, causez, dit Rougon. Je vous écoute.» Mais le député sembla +tout d'un coup s'apercevoir du désordre qui régnait dans la pièce. + +«Que faites-vous donc? demanda-t-il, avec une surprise parfaitement +jouée. Vous changez de cabinet?» La voix était si juste, que Delestang +eut la complaisance de se déranger pour mettre un Moniteur sous les yeux +de M. Kahn. + +«Ah! mon Dieu! cria ce dernier, dès qu'il eut jeté un regard sur le +journal. Je croyais la chose arrangée d'hier soir. C'est un vrai coup +de foudre.... Mon cher ami...» Il s'était levé, il serrait les mains de +Rougon. Celui-ci se taisait, en le regardant; sur sa grosse face, deux +grands plis moqueurs coupaient les coins des lèvres. Et, comme Du Poizat +prenait des airs indifférents, il les soupçonna de s'être vus le matin; +d'autant plus que M. Kahn avait négligé de paraître étonné en apercevant +le sous-préfet. L'un devait être venu au Conseil d'État, tandis que +l'autre courait rue Marbeuf. De cette façon, ils étaient certains de ne +pas le manquer. + +«Alors, vous aviez quelque chose à me dire? reprit Rougon de son air +paisible. + +--Ne parlons plus de ça, mon cher ami! s'écria le député. Vous avez +assez de tracas. Je n'irai bien sûr pas, dans un jour pareil, vous +tourmenter encore avec mes misères. + +--Non, ne vous gênez pas, dites toujours. + +--Eh bien, c'est pour mon affaire, vous savez, pour cette maudite +concession.... Je suis même content que Du Poizat soit là. Il pourra +nous fournir certains renseignements.» Et, longuement, il exposa le +point où en était son affaire. Il s'agissait d'un chemin de fer de Niort +à Angers, dont il caressait le projet depuis trois ans. La vérité était +que cette voie ferrée passait à Bressuire, où il possédait des hauts +fourneaux, dont elle devait décupler la valeur; jusque-là, les +transports restaient difficiles, l'entreprise végétait. Puis, il y avait +dans la mise en action du projet tout un espoir de pêche en eau trouble +des plus productives. Aussi M. Kahn déployait-il une activité +prodigieuse pour obtenir la concession; Rougon l'appuyait énergiquement, +et la concession allait être accordée, lorsque M. de Marsy, ministre de +l'Intérieur, fâché de n'être pas dans l'affaire, où il flairait des +tripotages superbes, très désireux d'autre part d'être désagréable à +Rougon, avait employé toute sa haute influence à combattre le projet. Il +venait même, avec l'audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir +la concession par le ministre des Travaux Publics au directeur de la +Compagnie de l'Ouest; et il répandait le bruit que la Compagnie seule +pouvait mener à bien un embranchement dont les travaux demandaient des +garanties sérieuses. M. Kahn allait être dépouillé. La chute de Rougon +consommait sa ruine. + +«J'ai appris hier, dit-il, qu'un ingénieur de la Compagnie était chargé +d'étudier un nouveau tracé... Avez-vous eu vent de la chose, Du Poizat? + +--Parfaitement, répondit le sous-préfet. Les études sont même +commencées.... On cherche à éviter le coude que vous faisiez, pour venir +passer à Bressuire. La ligne filerait droit par Parthenay et par +Thouars.» Le député eut un geste de découragement. + +«C'est de la persécution, murmura-t-il. Qu'est-ce que ça leur ferait de +passer devant mon usine?... Mais je protesterai; j'écrirai un mémoire +contre leur tracé... Je retourne à Bressuire avec vous. + +--Non, ne m'attendez pas, dit Du Poizat en souriant. + +Il paraît que je vais donner ma démission.» + +M. Kahn se laissa aller dans un fauteuil, comme sous le coup d'une +dernière catastrophe. Il frottait son collier de barbe à deux mains, il +regardait Rougon d'un air suppliant. Celui-ci avait lâché ses dossiers. +Les coudes sur le bureau, il écoutait. + +«Vous voulez un conseil, n'est-ce pas? dit-il enfin d'une voix rude. Eh +bien, faites les morts, mes bons amis; tâchez que les choses restent en +l'état, et attendez que nous soyons les maîtres.... Du Poizat va donner +sa démission, parce que, s'il ne la donnait pas, il la recevrait avant +quinze jours. Quant à vous, Kahn, écrivez à l'empereur, empêchez par +tous les moyens que la concession ne soit accordée à la Compagnie de +l'Ouest. + +Vous ne l'obtiendrez certes pas, mais tant qu'elle ne sera à personne, +elle pourra être à vous, plus tard.» Et, comme les deux hommes hochaient +la tête: + +«C'est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plus brutalement. Je +suis par terre, laissez-moi le temps de me relever. Est-ce que j'ai la +mine triste? Non, n'est-ce pas? Eh bien, faites-moi le plaisir de ne +plus avoir l'air de suivre mon convoi.... Moi, je suis ravi de rentrer +dans la vie privée. Enfin, je vais donc pouvoir me reposer un peu!» Il +respira fortement, croisant les bras, berçant son grand corps. Et M. +Kahn ne parla plus de son affaire. Il affecta l'air dégagé de Du Poizat, +tenant à montrer une liberté d'esprit complète. Delestang avait attaqué +un autre cartonnier; il faisait, derrière les fauteuils, un si petit +bruit, qu'on eût dit, par instants; le bruit discret d'une bande de +souris lâchées au milieu des dossiers. + +Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge, écornait le bureau d'un +angle de lumière blonde, dans lequel la bougie continuait à brûler, +toute pâle. + +Cependant, une causerie intime s'était engagée. Rougon, qui ficelait de +nouveau ses paquets, assurait que la politique n'était pas son affaire. +Il souriait, d'un air bonhomme, tandis que ses paupières, comme lasses, +retombaient sur la flamme de ses yeux. Lui, aurait voulu avoir +d'immenses terres à cultiver, avec des champs qu'il creuserait à sa +guise, avec des troupeaux de bêtes, des chevaux, des boeufs, des +moutons, des chiens, dont il serait le roi absolu. Et il racontait +qu'autrefois, à Plassans, lorsqu'il n'était encore qu'un petit avocat de +province, sa grande joie consistait à partir en blouse, à chasser +pendant des journées dans les gorges de la Seille, où il abattait des +aigles. Il se disait paysan, son grand-père avait pioché la terre. Puis, +il en vint à faire l'homme dégoûté du monde. Le pouvoir l'ennuyait. Il +allait passer l'été à la campagne. Jamais il ne s'était senti plus léger +que depuis le matin; et il imprimait à ses fortes épaules un haussement +formidable, comme s'il avait jeté bas un fardeau. + +«Qu'aviez-vous ici comme président? quatre-vingt mille francs?» demanda +M. Kahn. + +Il dit oui, d'un signe de tête. + +«Et il ne va vous rester que vos trente mille francs de sénateur.» Que +lui importait! Il vivait de rien, il ne se connaissait pas de vice, ce +qui était vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand. Il rêvait d'être le +maître chez lui, voilà tout. Et, fatalement, il revint à son idée d'une +ferme, dans laquelle toutes les bêtes lui obéiraient. C'était son idéal, +avoir un fouet et commander, être supérieur, plus intelligent et plus +fort. Peu à peu, il s'anima, il parla des bêtes comme il aurait parlé +des hommes, disant que les foules aiment le bâton, que les bergers ne +conduisent leurs troupeaux qu'à coups de pierres. Il se transfigurait, +ses grosses lèvres gonflées de mépris, sa face entière suant la force. +Dans son poing fermé, il agitait un dossier, qu'il semblait près de +jeter à la tête de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et gênés devant ce +brusque accès de fureur. + +«L'empereur a bien mal agi», murmura Du Poizat. + +Alors, tout d'un coup, Rougon se calma. Sa face devint grise, son corps +s'avachit dans une lourdeur d'homme obèse. Il se mit à faire l'éloge de +l'empereur, d'une façon outrée: c'était une puissante intelligence, un +esprit d'une profondeur incroyable. Du Poizat et M. Kahn échangèrent un +coup d'oeil. Mais Rougon renchérissait encore, en parlant de son +dévouement, en disant avec une grande humilité qu'il avait toujours été +fier d'être un simple instrument aux mains de Napoléon III. Il finit +même par impatienter Du Poizat, garçon d'une vivacité fâcheuse. Et une +querelle s'engagea. + +Du Poizat parlait amèrement de tout ce que Rougon et lui avaient fait +pour l'empire, de 1848 à 1851, lorsqu'ils crevaient la faim chez Mme +Mélanie Correur. Il racontait des journées terribles, pendant la +première année surtout, des journées passées à patauger dans la boue de +Paris, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risqué leur +peau vingt fois. N'était-ce pas Rougon qui, le matin du 2 Décembre, +s'était emparé du Palais-Bourbon, à la tête d'un régiment de ligne? A ce +jeu, on jouait sa tête. Et, aujourd'hui, on le sacrifiait, victime d'une +intrigue de cour. Mais Rougon protestait; il n'était pas sacrifié; il se +retirait pour des raisons personnelles. Puis, comme Du Poizat, tout à +fait lancé, traitait les gens des Tuileries de «cochons», il finit par +le faire taire, en assenant un coup de poing sur le bureau de +palissandre, qui craqua. + +«C'est bête, tout ça! dit-il simplement. + +--Vous allez un peu loin», murmura M. Kahn. + +Delestang, très pâle, s'était mis debout, derrière les fauteuils. Il +ouvrit doucement la porte pour voir si personne n'écoutait. Mais il +n'aperçut, dans l'anti-chambre, que la haute silhouette de Merle, dont +le dos tourné avait un grand air de discrétion. Le mot de Rougon avait +fait rougir Du Poizat, qui se tut, dégrisé, mâchant son cigare d'un air +mécontent. + +«Sans doute, l'empereur est mal entouré, reprit Rougon après un silence. +Je me suis permis de le lui dire, et il a souri. Il a même daigné +plaisanter, en ajoutant que mon entourage ne valait pas mieux que le +sien.» Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ils trouvèrent le +mot très joli. + +«Mais, je le répète, continua Rougon d'une voix particulière, je me +retire de mon plein gré. Si l'on vous interroge, vous qui êtes de mes +amis, affirmez qu'hier soir encore j'étais libre de reprendre ma +démission.... Démentez aussi les commérages qui circulent à propos de +cette affaire Rodriguez, dont on fait, paraît-il, tout un roman. J'ai pu +me trouver, sur cette affaire, en désaccord avec la majorité du conseil +d'État, et il y a eu certainement là des froissements qui ont hâté ma +retraite. Mais j'avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses. +J'étais résolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que je +devais à la bienveillance de l'empereur.» Il dit toute cette tirade en +l'accompagnant d'un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu'il +parlait à la chambre ces explications étaient évidemment destinées au +public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent +par des phrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, comme +ils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeu +formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général. +Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu'il appelait «le fumier +des médiocrités». + +La Chambre, selon lui, jouissait encore d'une liberté absurde. On y +parlait beaucoup trop. La France devait être gouvernée par une machine +bien montée, l'empereur au sommet, les grands corps et les +fonctionnaires au-dessous, réduits à l'état de rouages. Il riait, sa +poitrine sautait, pendant qu'il outrait son système, avec une rage de +mépris contre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts. + +«Mais, interrompit M. Kahn, l'empereur en haut, tous les autres en bas, +ce n'est gai que pour l'empereur, cela! + +--Quand on s'ennuie, on s'en va», dit tranquillement Rougon. + +Il sourit, puis il ajouta: + +«On attend que cela soit amusant, et l'on revient.» Il y eut un long +silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait, +sachant ce qu'il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait +deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé +aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d'une disgrâce, pour +faire peau neuve; l'affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion +de tomber en honnête homme. + +«Et que dit-on? demanda Rougon pour rompre le silence. + +--Moi, j'arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l'heure, dans un +café, j'ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre +retraite. + +--Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tour M. Kahn; Béjuin +vous aime beaucoup. C'est un garçon un peu éteint, mais d'une grande +solidité... Le petit La Rouquette lui-même m'a paru très convenable. Il +parle de vous en excellents termes.» Et la conversation continua sur les +uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des +questions, se faisait faire un rapport exact par le député, qui lui +donna complaisamment les notes les plus précises sur l'attitude du Corps +législatif à son égard. + +«Cet après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n'avoir aucun +renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris, et demain matin, +au saut du lit, j'en aurai long à vous conter. + +--A propos, s'écria M. Kahn en riant, j'oubliais de vous parler de +Combelot!... Non, jamais je n'ai vu un homme plus gêné...» Mais il +s'arrêta devant un clignement d'yeux de Rougon, qui lui montrait le dos +de Delestang, en ce moment monté sur une chaise et occupé à débarrasser +le dessus d'une bibliothèque où des journaux s'entassaient. M. de +Combelot avait épousé une soeur de Delestang. Ce dernier, depuis la +disgrâce de Rougon, souffrait un peu de sa parenté avec un chambellan; +aussi voulut-il montrer quelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un +sourire: + +«Pourquoi ne continuez-vous pas?... Combelot est un sot. Hein? voilà le +mot lâché!» Cette exécution aisée d'un beau-frère égaya beaucoup ces +messieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu'à se +moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si célèbre +parmi les dames. + +Puis, sans transition, il prononça gravement ces paroles, en jetant un +paquet de journaux sur le tapis: + +«Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres.» Cette vérité +ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez +baissé, comme perdu au fond d'un portefeuille dont il examinait chaque +poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un +emportement d'hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots +grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exagérées +jusqu'au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy +autrefois, avant l'empire, affirmait qu'il était alors entretenu par sa +maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants en trois mois. +M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse ne traînait sur la place +de Paris, sans qu'on trouvât dedans la main de Marsy. Et ils +s'échauffaient l'un l'autre, ils se renvoyaient des faits de plus en +plus forts: dans une entreprise de mine, Marsy avait touché un +pot-de-vin de quinze cent mille francs; il venait d'offrir, le mois +dernier, un hôtel, à la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de +six cent mille francs, sa part d'un trafic sur les actions des chemins +de fer du Maroc; il n'y avait pas huit jours enfin, la grande affaire +des canaux égyptiens, lancée par des créatures à lui, s'était écroulée +avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de +pioche n'avait été donné, depuis deux ans qu'ils opéraient des +versements. Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s'efforçant +de rapetisser sa haute mine d'aventurier élégant, parlant de maladies +anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu'à +attaquer la galerie de tableaux qu'il réunissait alors. + +«C'est un bandit tombé dans la peau d'un vaudevilliste», finit par dire +Du Poizat. + +Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes de ses gros +yeux. + +«Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu! +comme vous voulez faire les vôtres.... Nous ne nous entendons guère. Si +je puis même lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai +volontiers. + +Mais tout ce que vous racontez là n'empêche pas que Marsy soit d'une +jolie force. Si la fantaisie l'en prenait, il ne ferait qu'une bouchée +de vous deux, je vous en préviens.». + +Et il quitta son fauteuil, las d'être assis, étirant ses membres. Puis, +il ajouta, dans un gros bâillement: + +«D'autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me +mettre en travers. + +--Oh! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec un sourire mince, vous +mèneriez Marsy fort loin. Vous avez bien ici quelques papiers qu'il +achèterait cher. + +Tenez, là-bas, le dossier Lardenois, cette aventure dans laquelle il a +joué un singulier rôle. Je reconnais une lettre de lui, très curieuse, +que je vous ai apportée moi-même, dans le temps.» Rougon était allé +jeter dans la cheminée les papiers dont il avait peu à peu empli la +corbeille. La coupe de bronze ne suffisait plus. + +«On s'assomme, on ne s'égratigne pas, dit-il en haussant +dédaigneusement les épaules. Tout le monde a de ces lettres bêtes qui +traînent chez les autres.» Et il prit la lettre, l'enflamma à la bougie, +s'en servit comme d'une allumette pour mettre le feu au tas de papiers, +dans la cheminée. Il resta là un instant, accroupi, énorme, à surveiller +les feuilles embrasées qui roulaient jusque sur le tapis. Certains gros +papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme des lames de +plomb; des billets, des chiffons salis de vilaines écritures, brûlaient +avec des petites langues bleues; tandis que, dans le brasier ardent, au +milieu d'un pullulement d'étincelles, des fragments consumés restaient +intacts, lisibles encore. + +A ce moment, la porte s'ouvrit, toute grande. Une voix disait en riant: + +«Bien, bien, je vous excuserai, Merle.... Je suis de la maison. Si vous +m'empêchiez d'entrer par ici, je ferais le tour par la salle des +séances, parbleu!» C'était M. d'Escorailles, que Rougon, depuis six +mois, avait fait nommer auditeur au Conseil d'État. Il amenait à son +bras la jolie Mme Bouchard, toute fraîche dans une toilette claire de +printemps. «Allons, bon! des femmes, maintenant!» murmura Rougon. + +Il ne quitta pas la cheminée tout de suite. Il demeura par terre, tenant +la pelle, sous laquelle il étouffait la flamme, de peur d'incendie. Et +il levait sa large face, l'air maussade. M. d'Escorailles ne se +déconcerta pas. + +Lui et la jeune femme, dès le seuil, avaient cessé de se sourire, pour +prendre une figure de circonstance. + +«Cher maître, dit-il, je vous amène une de vos amies qui tenait +absolument à vous apporter ses regrets.... Nous avons lu le Moniteur ce +matin... + +--Vous avez lu le Moniteur, vous autres», gronda Rougon qui se décida +enfin à se mettre debout. + +Mais il aperçut une personne qu'il n'avait pas encore vue. Il murmura, +après avoir cligné les yeux: + +«Ah! monsieur Bouchard.» C'était le mari, en effet. Il venait d'entrer, +derrière les jupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avait +soixante ans, la tête toute blanche, l'oeil éteint, la face comme usée +par ses vingt-cinq années de service administratif. Lui, ne prononça pas +une parole. Il prit d'un air pénétré la main de Rougon, qu'il secoua +trois fois, de haut en bas, énergiquement. + +«Eh bien, dit ce dernier, vous êtes très gentils d'être tous venus me +voir; seulement, vous allez diablement me gêner.... Enfin, mettez-vous +de ce côté-là... Du Poizat, donnez votre fauteuil à madame.» Il se +tournait, lorsqu'il se trouva en face du colonel Jobelin. + +«Vous aussi, colonel!» cria-t-il. + +La porte était restée ouverte, Merle n'avait pu s'opposer à l'entrée du +colonel, qui montait l'escalier derrière les talons des Bouchard. Il +tenait son fils par la main, un grand galopin de quinze ans, alors élève +de troisième au lycée Louis-le-Grand. + +«J'ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C'est dans le malheur que se +révèlent les vrais amis.... Auguste, donne une poignée de main.» Mais +Rougon s'élançait vers l'anti-chambre, en criant: + +«Fermez donc la porte, Merle! A quoi pensez-vous! Tout Paris va entrer.» +L'huissier montra sa face calme, en disant: + +«C'est qu'ils vous ont vu, monsieur le président.» Et il dut s'effacer +pour laisser passer les Charbonnel. + +Ils arrivaient sur une même ligne, sans se donner le bras, soufflant, +désolés, ahuris. Ils parlèrent en même temps. + +«Nous venons de voir le Moniteur.... Ah! quelle nouvelle! comme votre +pauvre mère va être désolée! Et nous, dans quelle triste position cela +nous met!» Ceux-là, plus naïfs que les autres, allaient tout de suite +exposer leurs petites affaires. Rougon les fit taire. + +Il poussa un verrou caché sous la serrure de la porte, en murmurant +qu'on pouvait l'enfoncer, maintenant. Puis, voyant que pas un de ses +amis ne semblait décidé à quitter la place, il se résigna, il tâcha +d'achever sa besogne, au milieu des neuf personnes qui emplissaient le +cabinet. Le déménagement des papiers avait fini par bouleverser la +pièce. Sur le tapis, une débandade de dossiers traînait, si bien que le +colonel et M. Bouchard, qui voulurent gagner l'embrasure d'une fenêtre, +durent prendre les plus grandes précautions pour ne pas écraser en +chemin quelque affaire importante. Tous les sièges étaient encombrés de +paquets ficelés; Mme Bouchard seule avait pu s'asseoir sur un fauteuil +resté libre; et elle souriait aux galanteries de Du Poizat et de M. +Kahn, pendant que, M. d'Escorailles, ne trouvant plus de tabouret, lui +glissait sous les pieds une épaisse chemise bleue bourrée de lettres. +Les tiroirs du bureau, culbutés dans un coin, permirent aux Charbonnel +de s'accroupir un instant, pour reprendre haleine; tandis que le jeune +Auguste, ravi de tomber dans ce remue ménage, furetait, disparaissait +derrière la montagne de cartons, au milieu de laquelle Delestang +semblait se retrancher. Ce dernier faisait beaucoup de poussière, en +jetant de haut les journaux de la bibliothèque. + +Mme Bouchard eut une légère toux. + +«Vous avez tort de rester dans cette saleté», dit Rougon, occupé à vider +les cartons qu'il avait prié Delestang de ne point toucher. + +Mais la jeune femme, toute rose d'avoir toussé, lui assura qu'elle était +très bien, que son chapeau ne craignait pas la poussière. Et la bande se +lança dans les condoléances. L'empereur, vraiment, ne se souciait guère +des intérêts du pays, pour se laisser circonvenir par des personnages si +peu dignes de sa confiance. La France faisait une perte. D'ailleurs, +c'était toujours ainsi: une grande intelligence devait liguer contre +elle toutes les médiocrités. + +«Les gouvernements sont ingrats, déclara M. Kahn. + +--Tant pis pour eux! dit le colonel. Ils se frappent en frappant leurs +serviteurs.» Mais M. Kahn voulut avoir le dernier mot. Il se tourna vers +Rougon. + +«Quand un homme comme vous tombe, c'est un deuil public.» La bande +approuva: + +«Oui, oui, un deuil public!» Sous la brutalité de ces éloges, Rougon +leva la tête. + +Ses joues grises s'allumaient d'une lueur, sa face entière avait un +sourire contenu de jouissance. Il était coquet de sa force, comme une +femme l'est de sa grâce; et il aimait recevoir les flatteries à bout +portant, dans sa large poitrine, assez solide pour n'être écrasée par +aucun pavé. Cependant, il devenait évident que ses amis se gênaient les +uns les autres; ils se guettaient du regard, cherchant à s'évincer, ne +voulant pas parler haut. A présent que le grand homme paraissait dompté, +l'heure pressait d'en arracher une bonne parole. Et ce fut le colonel +qui prit un parti le premier. Il emmena dans une embrasure Rougon, qui +le suivit docilement, un carton sous le bras. + +«Avez-vous songé à moi? lui demanda-t-il tout bas, avec un sourire +aimable. + +--Parfaitement. Votre nomination de commandeur m'a encore été promise il +y a quatre jours. Seulement, vous sentez qu'aujourd'hui, il m'est +impossible de rien affirmer.... Je crains, je vous l'avoue, que mes amis +ne reçoivent le contrecoup de ma disgrâce.» Les lèvres du colonel +tremblèrent d'émotion. Il balbutia qu'il fallait lutter, qu'il lutterait +lui-même. Puis, brusquement, il se tourna, il appela: + +«Auguste!» Le galopin était à quatre pattes sous le bureau, en train de +lire les titres des dossiers, ce qui lui permettait de jeter des coups +d'oeil luisants sur les petites bottines de Mme Bouchard. Il accourut. + +«Voilà mon gaillard! reprit le colonel à demi-voix. + +Vous savez qu'il faudra me caser cette vermine-là, un de ces jours. Je +compte sur vous. J'hésite encore entre la magistrature et +l'administration.... Donne une poignée de main, Auguste, pour que ton +bon ami se souvienne de toi.» Pendant ce temps, Mme Bouchard, qui +mordillait son gant d'impatience, s'était levée et avait gagné la +fenêtre de gauche, en ordonnant d'un regard à M. d'Escorailles de la +suivre. Le mari se trouvait déjà là, les coudes sur la barre d'appui, à +regarder le paysage. En face, les grands marronniers des Tuileries +avaient un frisson de feuilles, dans le soleil chaud; tandis que la +Seine, du pont Royal au pont de la Concorde, roulait des eaux bleues, +toutes pailletées de lumière. + +Mme Bouchard se tourna tout d'un coup, en criant: + +«Oh! monsieur Rougon, venez donc voir!» Et, comme Rougon se hâtait de +quitter le colonel pour obéir, Du Poizat, qui avait suivi la jeune +femme, se retira discrètement, alla rejoindre M. Kahn à la fenêtre du +milieu. + +«Tenez, ce bateau chargé de briques, qui a failli sombrer», racontait +Mme Bouchard. + +Rougon resta là complaisamment, au soleil, jusqu'à ce que M. +d'Escorailles, sur un nouveau regard de la jeune femme, lui dît: + +«M. Bouchard veut donner sa démission. Nous l'avons amené pour que vous +le raisonniez.» Alors, M. Bouchard expliqua que les injustices le +révoltaient. + +«Oui, monsieur Rougon, j'ai commencé par être expéditionnaire à +l'Intérieur, et je suis arrivé au poste de chef de bureau, sans rien +devoir à la faveur ni à l'intrigue.... Je suis chef de bureau depuis 47. +Eh bien, le poste de chef de division a déjà été cinq fois vacant, +quatre fois sous la république, et une fois sous l'empire, sans que le +ministre ait songé à moi, qui avais des droits hiérarchiques.... +Maintenant vous n'allez plus être là pour tenir la promesse que vous +m'aviez faite, et j'aime mieux me retirer.» Rougon dut le calmer. La +place n'était toujours pas donnée à un autre; si elle lui échappait +cette fois encore, ce ne serait qu'une occasion perdue, une occasion qui +se retrouverait certainement. Puis, il prit les mains de Mme Bouchard, +en la complimentant d'un air paternel. La maison du chef de bureau était +la première qui l'eût accueilli, lors de son arrivée à Paris. C'était là +qu'il avait rencontré le colonel, cousin germain du chef de bureau. Plus +tard, lorsque M. Bouchard hérita de son père, à cinquante-quatre ans, et +se trouva tout d'un coup mordu du désir de se marier, Rougon servit de +témoin à Mme Bouchard, née Adèle Desvignes, une demoiselle très bien +élevée, d'une honorable famille de Rambouillet. Le chef de bureau avait +voulu une jeune fille de province, parce qu'il tenait à l'honnêteté. +Adèle, blonde, petite, adorable, avec la naïveté un peu fade de ses yeux +bleus, en était à son troisième amant, au bout de quatre ans de mariage. + +«Là, ne vous tourmentez pas, dit Rougon qui lui serrait toujours les +poignets dans ses grosses mains. Vous savez bien qu'on fait tout ce que +vous voulez.... Jules vous dira ces jours-ci où nous en sommes.» Et il +prit à part M. d'Escorailles, pour lui annoncer qu'il avait écrit le +matin à son père, afin de le tranquilliser. Le jeune auditeur devait +conserver tranquillement sa situation. La famille d'Escorailles était +une des plus anciennes familles de Plassans, où elle jouissait de la +vénération publique. Aussi Rougon, qui autrefois avait traîné des +souliers éculés devant l'hôtel du vieux marquis, père de Jules, +mettait-il son orgueil à protéger le jeune homme. La famille gardait un +culte dévot pour Henri V, tout en permettant que l'enfant se ralliât à +l'empire. C'était un résultat de l'abomination des temps. + +A la fenêtre du milieu, qu'ils avaient ouverte pour mieux s'isoler, M. +Kahn et Du Poizat causaient, en regardant au loin les toits des +Tuileries, qui bleuissaient dans une poussière de soleil. Ils se +tâtaient, ils lâchaient des mots coupés par de grands silences. Rougon +était trop vif. Il n'aurait pas dû se fâcher, à propos de cette affaire +Rodriguez, si facile à arranger. Puis, les yeux perdus, M. Kahn murmura, +comme se parlant à lui-même: + +«On sait que l'on tombe, on ne sait jamais si l'on se relèvera.» Du +Poizat feignit de n'avoir pas entendu. Et, longtemps après, il dit: + +«Oh! c'est un garçon très fort.» Alors, le député se tourna brusquement, +lui parla très vite, dans la figure. + +«Là, entre nous, j'ai peur pour lui. Il joue avec le feu.... Certes, +nous sommes ses amis, et il n'est pas question de l'abandonner. Je tiens +à constater seulement qu'il n'a guère songé à nous, dans tout ceci.... +Ainsi moi, par exemple, j'ai entre les mains des intérêts énormes qu'il +vient de compromettre par son coup de tête. Il n'aurait pas le droit de +m'en vouloir, n'est-ce pas? si j'allais maintenant frapper à une autre +porte: car, enfin, ce n'est pas seulement moi qui souffre, ce sont aussi +les populations. + +--Il faut frapper à une autre porte», répéta Du Poizat avec un sourire. + +Mais l'autre, pris d'une colère subite, lâcha la vérité. + +«Est-ce que c'est possible!... Ce diable d'homme vous fâche avec tout le +monde. Quand on est de sa bande, on a une affiche dans le dos.» Il se +calma, soupirant, regardant du côté de l'Arc de Triomphe, dont le bloc +de pierre grisâtre émergeait de la nappe verte des Champs-Élysées. Il +reprit doucement: + +«Que voulez-vous? moi, je suis d'une fidélité bête.» Le colonel, depuis +un instant, se tenait debout derrière ces messieurs. + +«La fidélité est le chemin de l'honneur», dit-il de sa voix militaire. + +Du Poizat et M. Kahn s'écartèrent pour faire place au colonel, qui +continua: + +«Rougon contracte aujourd'hui une dette envers nous. Rougon ne +s'appartient plus.» Ce mot eut un succès énorme. Non, certes, Rougon ne +s'appartenait plus. Et il fallait le lui dire nettement, pour qu'il +comprît ses devoirs. Tous trois baissèrent la voix, complotant, se +distribuant des espérances. Parfois, ils se retournaient, ils jetaient +un coup d'oeil dans la vaste pièce, pour voir si quelque ami +n'accaparait pas trop longtemps le grand homme. + +Maintenant, le grand homme ramassait les dossiers, tout en continuant de +causer avec Mme Bouchard. + +Cependant, dans le coin où ils étaient restés silencieux et gênés +jusque-là, les Charbonnel se disputaient. A deux reprises, ils avaient +tenté de s'emparer de Rougon, qui s'était laissé enlever par le colonel +et la jeune femme. M. Charbonnel finit par pousser Mme Charbonnel vers +lui. + +«Ce matin, balbutia-t-elle, nous avons reçu une lettre de votre mère...» +Il ne la laissa pas achever. Il emmena lui-même les Charbonnel dans +l'embrasure de droite, lâchant une fois encore les dossiers, sans trop +d'impatience. + +«Nous avons reçu une lettre de votre mère», répéta Mme Charbonnel. + +Et elle allait lire la lettre, lorsqu'il la lui prit pour la parcourir +d'un regard. Les Charbonnel, anciens marchands d'huile de Plassans, +étaient les protégés de Mme Félicité, comme on nommait dans sa petite +ville la mère de Rougon. Elle les lui avait adressés à l'occasion d'une +requête qu'ils présentaient au conseil d'État. + +Un de leurs petits-cousins, un sieur Chevassu, avoué à Faverolles, le +chef-lieu d'un département voisin, était mort en laissant une fortune de +cinq cent mille francs aux soeurs de la Sainte-Famille. Les Charbonnel, +qui n'avaient jamais compté sur l'héritage, devenus brusquement +héritiers par la mort d'un frère du défunt, crièrent alors à la +captation; et comme la communauté demandait au conseil d'État d'être +autorisée à accepter le legs, ils quittèrent leur vieille demeure de +Plassans, ils accoururent à Paris se loger rue Jacob, hôtel du Périgord, +pour suivre leur affaire de près. Et l'affaire traînait depuis six mois. + +«Nous sommes bien tristes, soupirait Mme Charbonnel, pendant que Rougon +lisait la lettre. Moi, je ne voulais pas entendre parler de ce procès, +mais M. Charbonnel répétait qu'avec vous c'était tout argent gagné, que +vous n'aviez qu'un mot à dire pour nous mettre les cinq cent mille +francs dans la poche.... N'est-ce pas, monsieur Charbonnel?» L'ancien +marchand d'huile branla désespérément la tête. + +«C'était un chiffre, continua la femme, ça valait la peine de +bouleverser son existence.... Ah! oui, elle est bouleversée, notre +existence! Savez-vous, monsieur Rougon qu'hier encore la bonne de +l'hôtel a refusé de changer nos serviettes sales! Moi qui, à Plassans, +ai cinq armoires de linge!» Et elle continua à se plaindre amèrement de +Paris qu'elle abominait. Ils y étaient venus pour huit jours. + +Puis, espérant partir toutes les semaines, ils ne s'étaient rien fait +envoyer. Maintenant que cela n'en finissait plus, ils s'entêtaient dans +leur chambre garnie, mangeant ce que la bonne voulait bien leur servir, +sans linge, presque sans vêtements. Ils n'avaient pas même une brosse, +et Mme Charbonnel faisait sa toilette avec un peigne cassé. Parfois, ils +s'asseyaient sur leur petite malle, ils y pleuraient de lassitude et de +rage. + +«Et cet hôtel est si mal fréquenté! murmura M. Charbonnel avec de gros +yeux pudibonds. Il y a un jeune homme à côté de nous. On entend des +choses...» Rougon repliait la lettre. + +«Ma mère, dit-il, vous donne l'excellent conseil de patienter. Je ne +puis que vous engager à faire une nouvelle provision de courage.... +Votre affaire me paraît bonne; mais me voilà parti et je n'ose plus rien +vous promettre. + +--Nous quittons Paris demain!» cria Mme Charbonnel dans un élan de +désespoir. + +Mais, ce cri à peine lâché, elle devint toute pâle. + +M. Charbonnel dut la soutenir. Et ils restèrent un moment sans voix, les +lèvres tremblantes, à se regarder, avec une grosse envie de pleurer. Ils +faiblissaient, ils avaient une douleur, comme si, brusquement, les cinq +cent mille francs se fussent écroulés devant eux. + +Rougon continuait affectueusement: + +«Vous avez affaire à forte partie. Mgr Rochart, l'évêque de Faverolles, +est venu en personne à Paris pour appuyer la demande des soeurs de la +Sainte Famille. Sans son intervention, il y a longtemps que vous auriez +gain de cause. Le clergé est malheureusement très puissant +aujourd'hui.... Mais je laisse ici des amis, j'espère pouvoir agir sans +me mettre en avant. + +Vous avez attendu si longtemps que, si vous partez demain.... «Nous +resterons, nous resterons, se hâta de balbutier Mme Charbonnel. Ah! +monsieur Rougon, voilà un héritage qui nous aura coûté bien cher!» +Rougon revint vivement à ses papiers. Il promena un regard de +satisfaction autour de la pièce, soulagé, ne voyant plus personne qui +pût l'emmener encore dans une embrasure de fenêtre; toute la bande était +repue. + +En quelques minutes, il avança fort sa besogne. Il avait une gaieté à +lui, brutale, se moquant des gens, se vengeant des ennuis qu'on lui +imposait. Pendant un quart d'heure, il fut terrible pour ses amis, dont +il venait d'écouter les histoires avec tant de complaisance. Il alla si +loin, il se montra si dur pour la jolie Mme Bouchard, que les yeux de la +jeune femme s'emplirent de larmes, sans qu'elle cessât de sourire. Les +amis riaient, accoutumés à ces coups de massue. Jamais leurs affaires +n'allaient mieux qu'aux heures où Rougon s'exerçait les poings sur leur +nuque. + +A ce moment, on frappa un coup discret à la porte. + +«Non, non, n'ouvrez pas, cria-t-il à Delestang qui se dérangeait. Est-ce +qu'on se moque de moi! J'ai déjà la tête cassée.» Et, comme on +ébranlait la porte plus violemment: + +«Ah! si je restais, dit-il entre ses dents, comme je flanquerais ce +Merle dehors!» On ne frappa plus. Mais, tout d'un coup, dans un angle du +cabinet, une petite porte s'ouvrit, donnant passage à une énorme jupe +de soie bleue, qui entra à reculons. Et cette jupe, très claire, très +ornée de noeuds de ruban, demeura là un instant, à moitié dans la pièce, +sans qu'on vît autre chose. Une voix de femme, toute fluette, parlait +vivement au-dehors. + +«Monsieur Rougon!» appela la dame, en montrant enfin son visage. + +C'était Mme Correur, avec un chapeau garni d'une botte de roses. Rougon, +qui s'avançait, les poings fermés, furieux, plia les épaules et vint +serrer la main de la nouvelle venue, en faisant le gros dos. + +«Je demandais à Merle comment il se trouvait ici, dit Mme Correur, en +couvant d'un regard tendre le grand diable d'huissier, debout et +souriant devant elle. Et vous, monsieur Rougon, êtes-vous content de +lui? + +--Mais oui, certainement», répondit Rougon d'une façon aimable. + +Merle gardait son sourire béat, les yeux fixés sur le cou gras de Mme +Correur. Elle se rengorgeait, elle ramenait de la main les frisures de +ses tempes. + +«Voilà qui va bien, mon garçon, reprit-elle. Quand je place quelqu'un, +j'aime que tout le monde soit satisfait.... Et si vous aviez besoin de +quelque conseil, venez me voir le matin, vous savez, de huit à neuf. +Allons, soyez sage.» Et elle entra dans le cabinet, en disant à Rougon: + +«Il n'y a rien qui vaille les anciens militaires.» Puis, elle ne le +lâcha pas, elle lui fit traverser toute la pièce, le menant à petits pas +devant la fenêtre, à l'autre bout. Elle le grondait de n'avoir point +ouvert. Si Merle n'avait pas consenti à l'introduire par la petite +porte, elle serait donc restée dehors? Dieu savait pourtant si elle +avait besoin de le voir! car, enfin, il ne pouvait pas s'en aller ainsi, +sans lui dire où en étaient ses pétitions. + +Elle sortit de sa poche un petit carnet, très riche, recouvert de moire +rose. + +«Je n'ai vu le Moniteur qu'après mon déjeuner, dit-elle. J'ai pris tout +de suite un fiacre... voyons, où en est l'affaire de Mme Leturc, la +veuve du capitaine, qui demande un bureau de tabac. Je lui ai promis un +résultat pour la semaine prochaine.... Et l'affaire de cette demoiselle, +vous savez, Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que +son séducteur, un officier, consent à épouser, si quelque âme honnête +veut bien avancer la dot réglementaire. Nous avions pensé à +l'impératrice.... Et toutes ces dames, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme +Jalaguier, qui attendent depuis des mois?» Rougon, paisiblement, donnait +des réponses, expliquant les retards, descendait dans les détails les +plus minutieux. Il fit pourtant comprendre à Mme Correur qu'elle devait +à présent compter beaucoup moins sur lui. Alors, elle se désola. Elle +était si heureuse de rendre service! Qu'allait-elle devenir, avec toutes +ces dames? + +Et elle en arriva à parler de ses affaires personnelles, que Rougon +connaissait bien. Elle répétait qu'elle était une Martineau, des +Martineau de Coulonges, une bonne famille de Vendée, où l'on pouvait +citer jusqu'à sept notaires de père en fils. Jamais elle ne s'expliquait +nettement sur son nom de Correur. A l'âge de vingt-quatre ans, elle +s'était enfuie avec un garçon boucher, à la suite de tout un été de +rendez-vous, sous un hangar. + +Son père avait agonisé pendant six mois sous le coup de ce scandale, une +monstruosité dont le pays s'entretenait toujours. Depuis ce temps, elle +vivait à Paris, comme morte pour sa famille. Dix fois, elle avait écrit +à son frère, maintenant à la tête de l'étude, sans pouvoir obtenir de +lui une réponse; et elle accusait de ce silence sa belle-soeur, «une +femme à curés, qui menait par le bout du nez cet imbécile de Martineau», +disait-elle. Une de ses idées fixes était de retourner là-bas, comme Du +Poizat, pour s'y montrer en femme cossue et respectée. + +«J'ai encore écrit, il y a huit jours, murmura-t-elle; je parie qu'elle +jette mes lettres au feu.... Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait +bien qu'elle m'ouvrît la maison toute grande. Ils n'ont pas d'enfant, +j'aurais des affaires d'intérêt à régler.... Martineau a quinze ans de +plus que moi, et il est goutteux, m'a-t-on dit.» Puis, elle changea +brusquement de voix, elle reprit: + +«Enfin, ne pensons pas à tout cela.... C'est pour vous qu'il s'agit de +travailler à cette heure, n'est-ce pas, Eugène? On travaillera, vous +verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pour que nous soyons quelque +chose... vous vous souvenez, en 51?» Rougon sourit. Et, comme elle lui +serrait maternellement les deux mains, il se pencha à son oreille et +murmura: + +«Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d'être raisonnable. Est-ce qu'il +ne s'est pas avisé, l'autre semaine, après s'être fait mettre au poste, +de donner mon nom pour que j'aille le réclamer!» Mme Correur promit de +parler à Gilquin, un de ses anciens locataires, du temps où Rougon +logeait à l'hôtel Vaneau, garçon précieux à l'occasion, mais d'un +débraillé très compromettant. + +«J'ai un fiacre en bas, je me sauve», dit-elle avec un sourire, tout +haut, en gagnant le milieu du cabinet. + +Et elle resta pourtant quelques minutes encore, désireuse de voir la +bande s'en aller en même temps qu'elle. + +Pour décider le mouvement de retraite, elle offrit même de prendre +quelqu'un avec elle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et +il fut convenu que le petit Auguste monterait à côté du cocher. Alors, +commença une grande distribution de poignées de main. Rougon s'était mis +près de la porte, ouverte toute grande. En passant devant lui, chacun +avait une dernière phrase de condoléance. M. Kahn, Du Poizat et le +colonel allongèrent le cou, lui lâchèrent tout bas un mot dans +l'oreille, pour qu'il ne les oubliât pas. Les Charbonnel étaient déjà +sur la première marche de l'escalier, et Mme Correur causait avec Merle, +au fond de l'anti-chambre, pendant que Mme Bouchard, attendue à quelques +pas par son mari et par M. d'Escorailles, s'attardait encore devant +Rougon, très gracieuse, très douce, lui demandant à quelle heure elle +pourrait le voir, rue Marbeuf, tout seul, parce qu'elle était trop bête +quand il y avait du monde. Mais le colonel, en l'entendant demander +cela, revint brusquement; les autres le suivirent, il y eut une rentrée +générale. + +«Nous irons tous vous voir, criait le colonel. + +--Il ne faut pas que vous vous enterriez», disaient plusieurs voix. + +M. Kahn réclama du geste le silence. Puis, il lança la fameuse phrase: + +«Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à vos amis et à la +France.» Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut un +gros soupir de soulagement. Delestang, qu'il avait oublié, sortit alors +de derrière le tas de cartons, à l'abri duquel il venait d'achever le +classement des papiers, en ami consciencieux. Il était un peu fier de sa +besogne. Lui, agissait, pendant que les autres parlaient. + +Aussi reçut-il avec une véritable jouissance les remerciements très vifs +du grand homme. Il n'y avait que lui pour rendre service; il possédait +un esprit d'ordre, une méthode de travail qui le mèneraient loin; et +Rougon trouva encore plusieurs autres choses flatteuses, sans qu'on pût +savoir s'il ne se moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d'oeil +dans tous les coins: + +«Mais voilà qui est fini, je crois, grâce à vous.... Il n'y a plus qu'à +donner l'ordre à Merle de me faire porter ces paquets-là chez moi.» Il +appela l'huissier, lui indiqua ses papiers personnels. A toutes les +recommandations, l'huissier répondait: + +«Oui, monsieur le président. + +--Eh! animal, finit par crier Rougon agacé, ne m'appelez donc plus +président, puisque je ne le suis plus.» Merle s'inclina, fit un pas vers +la porte, et resta là, à hésiter. Il revint, disant: + +«Il y a en bas une dame à cheval qui demande monsieur.... Elle a dit en +riant qu'elle monterait bien avec le cheval, si l'escalier était assez +large.... C'est seulement pour serrer la main à monsieur.» Rougon +fermait déjà les poings, croyant à une plaisanterie. Mais Delestang, qui +était allé regarder par une fenêtre du palier, accourut en murmurant, +l'air très ému: + +«Mademoiselle Clorinde!» Alors, Rougon fit répondre qu'il descendait. +Puis, comme Delestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda, +les sourcils froncés, d'un air soupçonneux, frappé de son émotion. +«Méfiez-vous des femmes», répéta-t-il. + +Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet. + +Par les trois fenêtres, laissées ouvertes, le plein jour entrait, +éclairant crûment les cartonniers éventrés, les tiroirs épars, les +paquets ficelés et entassés au milieu du tapis. Le cabinet semblait tout +grand, tout triste. Au fond de la cheminée, les tas de papiers brûlés, à +poignées, ne laissaient qu'une petite pelletée de cendre noire. Comme il +fermait la porte, la bougie, oubliée sur un coin du bureau, s'éteignit +en faisant éclater la bobèche de cristal, dans le silence de la pièce +vide. + + + + +III + + +C'était l'après-midi, vers quatre heures, que Rougon allait parfois +passer un instant chez la comtesse Balbi. + +Il s'y rendait en voisin, à pied. La comtesse habitait un petit hôtel, à +quelques pas de la rue Marbeuf, sur l'avenue des Champs-Elysées. +D'ailleurs, elle était rarement chez elle; et, quand elle s'y trouvait +par hasard, elle était couchée, elle se faisait excuser. Cela +n'empêchait pas l'escalier du petit hôtel d'être plein d'un vacarme de +visiteurs bruyants, ni les portes des salons de battre à toute volée. Sa +fille Clorinde recevait dans une galerie, une sorte d'atelier de +peintre, donnant sur l'avenue par de larges baies vitrées. + +Pendant près de trois mois, Rougon, avec sa brutalité d'homme chaste, +avait fort mal répondu aux avances de ces dames, qui s'étaient fait +présenter à lui, dans un bal, au ministère des Affaires étrangères. Il +les rencontrait partout, souriant l'une et l'autre du même sourire +engageant, la mère toujours muette, la fille parlant haut, lui plantant +son regard droit dans les yeux. Et il tenait bon, il les évitait, +battait des paupières pour ne pas les voir, refusait les invitations +qu'elles lui adressaient. Puis, obsédé, poursuivi jusque dans sa maison, +devant laquelle Clorinde affectait de passer à cheval, il prit des +renseignements avant de se risquer chez elles. + +A la légation d'Italie, on lui parla de ces dames en termes très +favorables: le comte Balbi avait réellement existé; la comtesse +conservait de grandes relations à Turin; la fille, enfin, était encore +sur le point, l'année précédente, d'épouser un petit prince allemand. +Mais, chez la duchesse Sanquirino, à laquelle il s'adressa ensuite, les +histoires changèrent. Là, on lui affirma que Clorinde était née deux ans +après la mort du comte; d'ailleurs, il courait une légende très +compliquée sur le ménage Balbi, le mari et la femme ayant passé par une +foule d'aventures, des débordements mutuels, un divorce prononcé en +France, un raccommodement survenu en Italie, qui les avait fait vivre +dans une sorte de concubinage. Un jeune attaché d'ambassade, très au +courant de ce qui se passait à la cour du roi Emmanuel-Victor, fut plus +net encore: selon lui, si la comtesse gardait là-bas de l'influence, +elle la devait à une ancienne liaison avec un très haut personnage; et +il laissait entendre qu'elle serait restée à Turin, sans certain +scandale énorme, sur lequel il ne put s'expliquer. Rougon, gagné peu à +peu par l'intérêt de cette enquête, alla jusqu'à la préfecture de +police, où il ne trouva rien de précis; les dossiers des deux étrangères +les donnaient simplement comme des femmes menant un grand train, sans +qu'on leur connût une fortune solide. Elles disaient posséder des biens +en Piémont. La vérité était qu'il se produisait parfois des trous +brusques dans leur luxe; alors, elles disparaissaient tout d'un coup, +pour reparaître bientôt avec une splendeur nouvelle. En somme, on ne +savait rien sur leur compte, on préférait ne rien savoir. Elles +fréquentaient le meilleur monde, leur maison était acceptée comme un +terrain neutre, où l'on tolérait l'excentricité de Clorinde, à titre de +fleur étrangère. Rougon se décida à voir ces dames. + +A la troisième visite, la curiosité du grand homme avait grandi. Il +était de sens épais, très longs à s'éveiller. + +Ce qui l'attira d'abord dans Clorinde, ce fut cette pointe d'inconnu, +toute une vie passée, toute une idée fixe d'avenir, qu'il croyait lire +au fond de ses larges yeux de jeune déesse. On lui avait conté bien des +anecdotes abominables, une première faiblesse pour un cocher, et plus +tard un marché passé avec un banquier, qui aurait payé la fausse +virginité de la demoiselle du petit hôtel des Champs-Élysées. Mais, à +certaines heures, elle lui semblait si enfant, qu'il doutait, se +promettant de la confesser, revenant pour avoir le mot de cette étrange +fille, dont l'énigme vivante finissait par l'occuper autant qu'un +problème délicat de haute politique. Il avait vécu jusque-là dans le +dédain des femmes, et la première sur laquelle il tombait, était certes +la machine la plus compliquée qu'on pût imaginer. + +Le lendemain du jour où Clorinde était allée, au trot de son cheval de +louage, lui porter une poignée de main de condoléance, à la porte du +Conseil d'État, Rougon lui rendit une visite, qu'elle avait d'ailleurs +exigée solennellement. Elle devait, disait-elle, lui montrer quelque +chose qui le tirerait de ses humeurs noires. Il l'appelait en riant +«son vice»; il s'oubliait volontiers chez elle, amusé, chatouillé, +l'esprit en éveil, d'autant plus qu'il l'épelait encore, aussi peu +avancé que le premier jour. + +Comme il tournait le coin de la rue Marbeuf, il jeta un coup d'oeil dans +la rue du Colisée, sur l'hôtel habité par Delestang, qu'il croyait avoir +déjà surpris plusieurs fois le visage entre les persiennes entrebâillées +de son cabinet, à guetter, de l'autre côté de l'avenue, les fenêtres de +Clorinde; mais les persiennes étaient closes, Delestang devait être +parti le matin pour sa ferme-modèle de la Chamade. + +La porte de l'hôtel Balbi était toujours grande ouverte. Rougon, au bas +de l'escalier, rencontra une petite femme noire, mal coiffée, traînant +une robe jaune en loques, qui mordait dans une orange comme dans une +pomme. + +«Antonia, est-ce que votre maîtresse est chez elle?» lui demanda-t-il. + +Elle ne répondit pas, la bouche pleine, agitant la tête violemment, avec +un rire. Elle avait les lèvres toutes barbouillées du jus de l'orange; +elle rapetissait ses petits yeux, pareils à deux gouttes d'encre sur sa +peau brune.. + +Rougon monta, habitué déjà au service débraillé de la maison. Dans +l'escalier, il croisa un grand diable de domestique, à mine de bandit, à +longue barbe noire, qui le regarda tranquillement, sans lui céder le +côté de la rampe. Puis, sur le palier du premier étage, il se trouva +seul, en face de trois portes ouvertes. Celle de gauche donnait dans la +chambre de Clorinde. Il eut la curiosité d'allonger la tête. Bien qu'il +fût quatre heures, la chambre n'était pas encore faite; un paravent, +devant le lit, en cachait à demi les couvertures pendantes; et, jetés +sur le paravent, les jupons de la veille séchaient, tout crottés par le +bas. Devant la fenêtre, la cuvette, pleine d'eau savonneuse, traînait à +terre, tandis que le chat de la maison, un chat gris, dormait pelotonné +au milieu d'un tas de vêtements. + +C'était au second étage que Clorinde se tenait habituellement, dans +cette galerie dont elle avait fait successivement un atelier, un fumoir, +une serre chaude et un salon d'été. A mesure que Rougon montait, il +entendait grandir un vacarme de voix, de rires aigus, de meubles +renversés. Et, quand il fut devant la porte, il finit par distinguer +qu'un piano poitrinaire menait le tapage, pendant qu'une voix chantait. +Il frappa à deux reprises, sans recevoir de réponse. Alors, il se décida +à entrer. + +«Ah! bravo, bravo, le voilà!» cria Clorinde en frappant dans ses mains. + +Lui, difficile d'ordinaire à décontenancer, resta un instant sur le +seuil, timidement. Devant le vieux piano, qu'il tapait avec furie, pour +en tirer des sons moins grêles, se tenait le chevalier Rusconi, le légat +d'Italie, un beau brun, diplomate grave à ses heures. Au milieu de la +pièce, le député La Rouquette valsait avec une chaise, dont il serrait +amoureusement le dossier entre ses bras, si emporté par son élan, qu'il +avait jonché le parquet des sièges culbutés. Et, dans la lumière crue +d'une des baies, en face d'un jeune homme qui la dessinait au fusain sur +une toile blanche Clorinde, debout au milieu d'une table, posait en +Diane chasseresse, les cuisses nues, les bras nus, la gorge nue, toute +nue, l'air tranquille. Sur un canapé, trois messieurs très sérieux +fumaient de gros cigares en la regardant, les jambes croisées, sans rien +dire. + +«Attendez, ne bougez pas! cria le chevalier Rusconi à Clorinde qui +allait sauter de la table. Je vais faire les présentations.» Et, suivi +de Rougon, il dit plaisamment, en passant devant M. La Rouquette, tombé +hors d'haleine dans un fauteuil: + +«M. La Rouquette, que vous connaissez. Un futur ministre.» + +Puis, s'approchant du peintre, il continua: + +«M. Luigi Pozzo, mon secrétaire. Diplomate, peintre, musicien et +amoureux.» Il oubliait les trois messieurs sur le canapé. Mais, en se +tournant, il les aperçut; et il quitta son ton plaisant, il s'inclina de +leur côté, en murmurant d'une voix cérémonieuse: + +«M. Brambilla, M. Staderino, M. Viscardi, tous trois réfugiés +politiques.» Les trois Vénitiens, sans lâcher leurs cigares, saluèrent. +Le chevalier Rusconi retournait au piano, lorsque Clorinde l'interpella +vivement, en lui reprochant d'être un mauvais maître de cérémonie. Et, à +son tour, montrant Rougon, elle dit simplement, avec une intonation +particulière, très flatteuse: + +«M. Eugène Rougon.» On se salua de nouveau. Rougon, qui avait eu peur, +un moment, de quelque plaisanterie compromettante, fut surpris du tact +et de la dignité brusques de cette grande fille, à demi nue dans son +costume de gaze. Il s'assit, il demanda des nouvelles de la comtesse +Balbi, comme il le faisait d'habitude; il affectait même, à chaque +visite, d'être venu pour la mère, ce qui lui semblait plus convenable. + +«J'aurais été très heureux de lui présenter mes compliments, +ajouta-t-il, selon la formule qu'il avait adoptée pour la circonstance. + +--Mais maman est là!» dit Clorinde en montrant un coin de la pièce, du +bout de son arc en bois doré. + +Et la comtesse, en effet, était là, derrière des meubles, renversée dans +un large fauteuil. Ce fut un étonnement. + +Les trois réfugiés politiques devaient, eux aussi, ignorer sa présence; +ils se levèrent et saluèrent. Rougon alla lui serrer la main. Il se +tenait debout, et elle, toujours allongée, répondait par monosyllabes, +avec ce continuel sourire qui ne la quittait pas, même lorsqu'elle +souffrait. Puis, elle retomba dans son silence, distraite, jetant des +coups d'oeil de côté sur l'avenue, où un fleuve de voitures coulait. +Elle s'était sans doute assise là pour voir passer le monde. Rougon la +quitta. + +Cependant, le chevalier Rusconi, assis de nouveau devant le piano, +cherchait un air, tapant doucement les touches, chantonnant à demi-voix +des paroles italiennes. M. La Rouquette s'éventait avec son mouchoir. + +Clorinde, très sérieuse, avait repris sa pose. Et Rougon, dans le +recueillement subit qui s'était fait, marchait à petits pas, de long en +large, regardant les murs. La galerie se trouvait encombrée d'une +étonnante débandade d'objets; des meubles, un secrétaire, un bahut, +plusieurs tables, poussés au milieu, établissaient un labyrinthe +d'étroits sentiers; à une extrémité, des plantes de serre chaude, +reléguées, culbutées les unes contre les autres, agonisaient, avec leurs +palmes vertes pendantes, déjà toutes mangées de rouille; tandis que, à +l'autre bout, s'amoncelait un gros tas de terre glaise séchée, dans +lequel on reconnaissait encore les bras et les jambes émiettés d'une +statue que Clorinde avait ébauchée, mordue un beau jour du caprice +d'être une artiste. La galerie, très vaste, n'avait en réalité de libre +qu'un espace restreint devant une des baies, sorte de vide carré +transformé en petit salon par deux canapés et trois fauteuils +dépareillés. «Vous pouvez fumer», dit Clorinde à Rougon. + +Il remercia; il ne fumait jamais. Elle, sans se retourner, cria: +«Chevalier, faites-moi donc une cigarette. Vous devez avoir du tabac +devant vous, sur le piano.» Et, pendant que le chevalier faisait la +cigarette, le silence recommença. Rougon, contrarié de trouver là tout +ce monde, allait prendre son chapeau. Il revint pourtant devant +Clorinde, la tête levée, souriant: + +«Ne m'avez-vous pas prié de passer pour me montrer quelque chose?» +demanda-t-il. + +Elle ne répondit pas tout de suite, très grave, tout à la pose. Il dut +insister: + +«Qu'est-ce donc, ce que vous vouliez me montrer? + +--Moi!» dit-elle. + +Elle dit cela d'une voix souveraine, sans un geste, campée sur la table, +dans sa pose de déesse. Rougon, très sérieux à son tour, recula d'un +pas, la regarda lentement. Et elle était vraiment superbe, avec son +profil pur, son cou délié, qu'une ligne tombante attachait à ses +épaules. Elle avait surtout cette beauté royale, la beauté du buste. Ses +bras ronds, ses jambes rondes, gardaient un luisant de marbre. Sa hanche +gauche, légèrement avancée, la ployait un peu, la main droite en l'air, +découvrant de l'aisselle au talon une longue ligne puissante et souple, +creusée à la taille, renflée à la cuisse. Elle s'appuyait de l'autre +main sur son arc, de l'air tranquillement fort de la chasseresse +antique, insoucieuse de sa nudité, dédaigneuse de l'amour des hommes, +froide, hautaine, immortelle. + +«Très joli, très joli», murmura Rougon, ne sachant que dire. + +La vérité était qu'il la trouvait gênante, avec son immobilité de +statue. Elle semblait si victorieuse, si certaine d'être classiquement +belle, que, s'il avait osé, il l'aurait critiquée comme un marbre dont +certaines puissances blessaient ses yeux bourgeois; il aurait préféré +une taille plus mince, des hanches moins larges, une poitrine placée +moins bas. Puis, une envie d'homme brutal lui vint, celle de la prendre +au mollet. Il dut s'éloigner davantage, pour ne pas céder à cette envie. + + + +«Vous avez assez vu? demanda Clorinde, toujours sérieuse et convaincue. +Attendez, voici autre chose.» Et, brusquement, elle ne fut plus Diane. +Elle laissa tomber son arc, elle fut Vénus. Les mains rejetées derrière +la tête, nouées dans son chignon, le buste renversé à demi, haussant les +pointes des seins, elle souriait, ouvrait à demi les lèvres, égarait son +regard, la face comme noyée tout d'un coup dans du soleil. Elle +paraissait plus petite, avec des membres plus gras, toute dorée d'un +frisson de désir, dont il semblait voir passer les moires chaudes sur sa +peau de satin. Elle était pelotonnée, s'offrant, se faisant désirable, +d'un air d'amante soumise qui veut être prise entière dans un +embrassement. + +M. Brambilla, M. Staderino et M. Viscardi, sans quitter leur raideur +noire de conspirateurs, l'applaudirent gravement. + +«Brava! brava! brava!» + +M. La Rouquette éclatait d'enthousiasme, tandis que le chevalier +Rusconi, qui s'était rapproché de la table, pour tendre la cigarette à +la jeune fille, restait là, le regard pâmé, avec un léger balancement de +la tête, comme s'il battait le rythme de son admiration. + +Rougon ne dit rien. Il noua si fortement ses mains, que les doigts +craquèrent. Un léger frisson venait de lui courir de la nuque aux +talons. Alors, il ne songea plus à s'en aller, il s'installa. Mais elle, +déjà, avait repris son grand corps libre, riant très fort, fumant sa +cigarette, avec un retroussement cavalier des lèvres. Elle racontait +qu'elle aurait adoré jouer la comédie; elle aurait tout su rendre, la +colère, la tendresse, la pudeur, l'effroi; et, d'une attitude, d'un jeu +de physionomie, elle indiquait des personnages. Puis tout d'un coup: + +«Monsieur Rougon, voulez-vous que je vous fasse, lorsque vous parlez à +la Chambre?» Elle se gonfla, se rengorgea, en soufflant, en lançant les +poings en avant, avec une mimique si drôle, si vraie dans la charge, que +tout le monde se pâma. Rougon riait comme un enfant; il la trouvait +adorable, très fine et très inquiétante. + +«Clorinda, Clorinda», murmura Luigi, en tapant de petits coups +d'appui-main sur son chevalet. + +Elle remuait tellement, qu'il ne pouvait plus travailler. Il avait lâché +le fusain, pour étaler de minces couleurs sur la toile, d'un air +appliqué d'écolier. Il restait grave, au milieu des rires, levant des +yeux de flamme sur la jeune fille, regardant d'un air terrible les +hommes avec lesquels elle plaisantait. C'était lui qui avait eu l'idée +de la peindre vêtue de ce costume de Diane chasseresse, dont tout Paris +causait, depuis le dernier bal de la légation. Il se disait son cousin, +parce qu'ils étaient nés dans la même rue, à Florence. + +«Clorinda! répéta-t-il d'un ton de colère. + +--Luigi a raison, dit-elle. Vous n'êtes pas raisonnables, messieurs; +vous faites un bruit!... Travaillons, travaillons.» Et elle se campa de +nouveau dans sa pose olympienne. Elle redevint un beau marbre. Ces +messieurs restèrent à leur place, immobiles, comme cloués. M. La +Rouquette hasardait seul, sur le bras de son fauteuil, un roulement de +tambour discret, du bout des doigts. Rougon, le dos renversé, regardait +Clorinde, peu à peu songeur, envahi d'une rêverie, dans laquelle la +jeune fille grandissait démesurément. C'était, tout de même, une +étrange mécanique qu'une femme. Jamais il n'avait eu l'idée d'étudier +cela. Il commençait à entrevoir des complications extraordinaires. Un +instant, il eut l'intuition très nette de la puissance de ces épaules +nues, capables d'ébranler un monde. Clorinde, dans ses regards +brouillés, s'élargissait toujours, lui bouchait toute la baie, de sa +taille de statue géante. Mais il battit des paupières, il la retrouva, +bien moins grosse que lui, sur la table. Alors, il eut un sourire; s'il +l'avait voulu, il l'aurait fouettée comme une petite fille; et il resta +surpris d'en avoir eu peur un moment. + +Cependant, à l'autre bout de la galerie, un petit bruit de voix montait. +Rougon prêta l'oreille par habitude, mais il n'entendit qu'un murmuré +rapide de syllabes italiennes. Le chevalier Rusconi, qui venait de se +glisser derrière les meubles, s'appuyait d'une main au dossier du +fauteuil de la comtesse, penché respectueusement vers elle, paraissant +lui conter quelque affaire avec de longs détails. La comtesse se +contentait d'approuver de la tête. Une fois, pourtant, elle eut un signe +violent de dénégation, et le chevalier se pencha davantage, l'apaisa de +sa voix chantante, qui coulait avec un gazouillis d'oiseau. Rougon, +grâce à sa connaissance du provençal, finit par surprendre quelques mots +qui le rendirent grave. + +«Maman, cria brusquement Clorinde, est-ce que tu as montré au chevalier +la dépêche d'hier soir? + +--Une dépêche!» répéta tout haut le chevalier. + +La comtesse avait tiré d'une de ses poches un paquet de lettres, dans +lequel elle chercha longtemps. Enfin elle lui remit un bout de papier +bleu, très chiffonné. Dès qu'il l'eut parcouru, il eut un geste +d'étonnement et de colère: + +«Comment! s'écria-t-il en français, oubliant le monde qui était là, vous +savez cela depuis hier! Mais je n'ai eu la nouvelle que ce matin, moi!» +Clorinde éclata d'un beau rire, ce qui acheva de le fâcher. + +«Et madame la comtesse me laisse lui conter l'affaire tout au long, +comme si elle l'ignorait!... Allons, puisque le siège de la légation est +ici, je viendrai chaque jour y dépouiller la correspondance.» + +La comtesse souriait. Elle fouilla encore dans son paquet de lettres; +elle prit un second papier, qu'elle lui fit lire. Cette fois, il parut +très satisfait. Et la conversation à voix basse recommença. Il avait +retrouvé son sourire respectueux. En quittant la comtesse, il lui baisa +la main. + +«Voilà les affaires sérieuses terminées», dit-il à demi-voix, en venant +se rasseoir devant le piano. + +Il tapa à tour de bras une ronde canaille, très populaire cette +année-là. Puis, tout d'un coup, ayant regardé l'heure, il courut prendre +son chapeau. + +«Vous partez?» demanda Clorinde. + +Elle l'appela du geste, s'appuya sur son épaule, pour lui parler à +l'oreille. Il hochait la tête, en riant. Il murmurait: + +«Très fort, très fort.... J'écrirai ça là-bas.» Et il sortit, après +avoir salué. Luigi, d'un coup d'appui-main, avait fait relever +Clorinde, accroupie sur la table. Sans doute le fleuve de voitures +coulant le long de l'avenue finissait par ennuyer la comtesse, car elle +tira un cordon de sonnette, derrière elle, dès qu'elle eut perdu de vue +le coupé du chevalier, noyé au milieu des landaus descendant du Bois. Ce +fut le grand diable de domestique, à figure de bandit, qui entra, en +laissant la porte ouverte. La comtesse s'abandonna à son bras, traversa +lentement la pièce, au milieu de ces messieurs, debout, inclinés devant +elle. Elle répondait de la tête, avec son sourire. Puis, sur le seuil, +elle se tourna, elle dit à Clorinde: + +«J'ai ma migraine, je vais me coucher un peu. + +--Flaminio, cria la jeune fille au domestique qui emportait sa mère, +mettez-lui un fer chaud aux pieds!» Les trois réfugiés politiques ne se +rassirent pas. Ils demeurèrent encore là, un instant, sur une même +ligne, achevant de mâchonner leurs cigares, qu'ils jetèrent dans un +coin, derrière le tas de terre glaise, du même geste correct et précis. +Et ils défilèrent devant Clorinde, ils s'en allèrent, en procession. + +«Mon Dieu! disait M. La Rouquette, qui venait d'entamer une conversation +sérieuse avec Rougon, je sais bien que cette question des sucres est +très importante. Il s'agit de toute une branche de l'industrie +française. Le malheur est que personne, à la Chambre, ne me paraît avoir +étudié la matière à fond.» Rougon, qu'il ennuyait, ne répondait plus que +par des hochements de tête. Le jeune député se rapprocha, continua, en +donnant à sa figure poupine une subite gravité. + +«Moi, j'ai un oncle dans les sucres. Il a une des plus riches +raffineries de Marseille.... Eh bien, je suis allé passer trois mois +chez lui. J'ai pris des notes, oh! beaucoup de notes. Je causais avec +les ouvriers, je me mettais au courant, enfin!... Vous comprenez, je +voulais parler à la Chambre...» Il posait devant Rougon, il se donnait +un mal énorme pour entretenir celui-ci des seuls objets qu'il croyait +devoir l'intéresser, très désireux d'ailleurs de se montrer à lui sous +un jour d'homme politique solide. + +«Et vous n'avez pas parlé? interrompit Clorinde, que la présence de M. +La Rouquette semblait impatienter. + +--Non, je n'ai pas parlé, reprit-il d'une voix ralentie, j'ai cru devoir +ne pas parler.... Au dernier moment, j'ai eu peur que mes chiffres ne +fussent pas bien exacts.» Rougon le regarda entre les deux yeux, en +disant gravement: «Savez-vous le nombre de morceaux de sucre que l'on +consomme par jour, au café Anglais?» + +M. La Rouquette resta un moment ahuri, les yeux écarquillés. Puis, il +partit d'un éclat de rire: + +«Ah! très joli! très joli! cria-t-il. Je comprends, vous plaisantez.... +Mais c'est la question du sucre, cela; moi, je parlais de la question +des sucres.... Très joli! Vous me permettez de répéter le mot, n'est-ce +pas?» Il avait de légers bonds de jouissance, au fond de son fauteuil. +Il reprit sa figure rose, mis à l'aise, cherchant des mots légers. Mais +Clorinde l'attaqua sur les femmes. Elle l'avait encore vu +l'avant-veille, aux Variétés, avec une petite blonde, très laide, +ébouriffée comme un caniche. D'abord, il nia. Vexé ensuite de la façon +cruelle dont elle traitait «le petit caniche», il s'oublia, il défendit +cette dame, une personne très comme il faut, qui n'était pas si mal que +cela; et il lui parla de ses cheveux, de sa taille, de sa jambe. +Clorinde devint terrible. M. La Rouquette finit par crier: + +«Elle m'attend, et j'y vais.» Alors, quand il eut refermé la porte, la +jeune fille battit des mains, triomphante, répétant: + +«Le voilà parti, bon voyage!» Et elle sauta vivement de la table, elle +courut à Rougon, auquel elle donna ses deux mains. Elle se faisait très +douce, elle était bien contrariée qu'il ne l'eût pas trouvée seule. +Comme elle avait eu de la peine à renvoyer tout ce monde! Les gens ne +comprenaient pas, vraiment! Ce La Rouquette, avec ses sucres, était-il +assez ridicule! Mais maintenant, peut-être, on n'allait plus les +déranger, ils pourraient causer: Elle devait avoir tant de choses à lui +dire! Tout en parlant, elle le conduisait vers un canapé. Il s'était +assis, sans lui lâcher les mains, lorsque Luigi donna des coups secs +d'appui-main, en répétant sur un ton fâché: + +«Clorinda! Clorinda! + +--Tiens! c'est vrai, le portrait!» dit-elle en riant. + +Elle échappa à Rougon, alla se pencher derrière le peintre, d'un air +souple de caresse. Oh! que c'était joli, ce qu'il avait fait! Cela +venait très bien. Mais, réellement, elle était un peu fatiguée; et elle +demandait un quart d'heure de repos. D'ailleurs, il pouvait faire le +costume; elle n'avait pas besoin de poser pour le costume. + +Luigi jetait des regards luisants sur Rougon, continuait à murmurer des +paroles maussades. Alors, très vite, elle lui parla en italien, les +sourcils froncés, sans cesser de sourire. Et il se tut, il promena de +nouveau son pinceau, maigrement. + +«Je ne mens pas, reprit-elle en revenant s'asseoir près de Rougon, j'ai +la jambe gauche tout engourdie.» Elle se donna des tapes sur la jambe +gauche, pour faire circuler le sang, disait-elle sous la gaze, on +voyait la tache rose des genoux. Cependant, elle avait oublié qu'elle +était nue. Elle se penchait vers lui, sérieuse, s'éraflant la peau de +l'épaule contre le gros drap de son paletot. Mais, tout d'un coup, un +bouton qu'elle rencontra, lui fit passer un grand frisson sur la gorge. +Elle se regarda, devint très rouge. Et, vivement, elle alla prendre un +lambeau de dentelle noire, dans lequel elle s'enveloppa. + +«J'ai un peu froid», dit-elle, après avoir roulé devant Rougon un +fauteuil, dans lequel elle s'assit. + +Elle ne montrait plus sous la dentelle que les bouts de ses poignets +nus. Elle s'était noué le lambeau au cou, de façon à s'en faire une +énorme cravate, au fond de laquelle elle enfonçait le menton. +Là-dedans, le buste entièrement noyé, elle restait toute noire, avec son +visage redevenu pâle et grave. + +«Enfin, que vous est-il arrivé? demanda-t-elle. + +Racontez-moi tout.» Et elle le questionna sur sa disgrâce, avec une +franchise de curiosité filiale. Elle était étrangère, elle se faisait +répéter jusqu'à trois reprises des détails qu'elle disait ne pas +comprendre. Elle l'interrompait par des exclamations en langue +italienne; tandis que, dans ses yeux noirs, il pouvait suivre toute +l'émotion de son récit. Pourquoi s'était-il fâché avec l'empereur? +comment avait-il pu renoncer à une situation si haute? quels étaient +donc ses ennemis, pour qu'il se fût laissé battre ainsi? Et quand il +hésitait, quand elle l'acculait à quelque aveu qu'il ne voulait pas +faire, elle le regardait avec une candeur si affectueuse, qu'il +s'abandonnait, lui racontant les histoires jusqu'au bout. Bientôt, elle +sut sans doute tout ce qu'elle désirait savoir. Elle lança encore +quelques questions, très éloignées du sujet, et dont la singularité +surprit Rougon. Puis, les mains jointes, elle se tut. Elle avait fermé +les yeux. Elle réfléchissait profondément. + +«Eh bien? demanda-t-il en souriant. + +--Rien, murmura-t-elle; ça m'a fait de la peine.» Il fut touché. Il +chercha à lui reprendre les mains; mais elle les enfouit dans la +dentelle, et le silence continua. Au bout de deux grandes minutes, elle +rouvrit les paupières, en disant: + +«Alors, vous avez des projets?» Lui, la regarda fixement. Un soupçon +l'effleurait. + +Mais elle était si adorable maintenant, renversée au fond du fauteuil, +dans une pose languissante, comme si les chagrins de son «bon ami» +l'eussent brisée, qu'il ne s'arrêta pas au léger froid qui venait de +passer sur sa nuque. Elle le flatta beaucoup. Certes, il ne resterait +pas longtemps à l'écart, il redeviendrait le maître quelque jour. Elle +était sûre qu'il devait nourrir de grandes pensées et avoir confiance en +son étoile, car cela se lisait sur son front. Pourquoi ne la prenait-il +pas pour confidente? elle était si discrète, elle serait si heureuse +d'être de moitié dans son avenir? Rougon, grisé, cherchant toujours à +rattraper les petites mains qui s'enfonçaient dans la dentelle, parla +encore, parla toujours, à ce point qu'il lâcha tout, ses espérances, ses +certitudes. Elle ne le poussait plus, le laissant aller, sans un geste, +de peur de l'arrêter. Elle l'examinait, le détaillait membre à membre, +sondant son crâne, pesant ses épaules, mesurant sa poitrine. C'était +décidément un homme solide, qui toute forte qu'elle était, l'aurait +jetée d'un tour de poignet sur son dos, et emportée ainsi sans se gêner, +aussi haut qu'elle aurait voulu. + +Elle s'était soulevée, ouvrant les bras, laissant glisser la dentelle. +Alors, elle reparut, plus nue, tendant la gorge, coulant ses épaules +hors de la gaze, d'un mouvement si souple de chatte amoureuse, qu'elle +sembla jaillir de son corsage. Ce fut une vision brusque, comme une +récompense et une promesse accordées à Rougon. + +Et n'était-ce pas le morceau de dentelle qui avait glissé? + +Elle le ramenait déjà, elle le nouait plus étroitement. + +«Chut! murmura-t-elle, Luigi gronde.» Et elle courut auprès du peintre, +se pencha une seconde fois, lui parlant très vite, dans le cou. Rougon, +quand elle ne fut plus là, toute vibrante, frotta rudement ses mains, +énervé, presque fâché. Elle lui causait à fleur de peau une irritation +extraordinaire. Et il s'injuriait. A vingt ans, il n'aurait pas été plus +bête. Elle venait de le confesser comme un enfant, lui qui depuis deux +mois cherchait à la faire parler, sans tirer d'elle autre chose que de +beaux rires. Elle n'avait eu qu'à lui refuser un instant ses poignets; +il s'était oublié jusqu'à tout dire, pour qu'elle les lui rendît. +Maintenant, cela devenait clair, elle le conquérait, elle discutait s'il +valait encore la peine d'être séduit. + +Rougon eut un sourire d'homme fort. Il la briserait quand il voudrait. +N'était-ce pas elle qui le provoquait? + +Et des pensées malhonnêtes lui venaient, tout un projet de séduction, +dans lequel il la plantait là, après avoir été son maître. En vérité, il +ne pouvait jouer le rôle d'un imbécile avec cette grande fille qui lui +montrait ainsi ses épaules. Pourtant, il n'était plus bien sûr que la +dentelle ne se fût pas dénouée toute seule. + +«Est-ce que vous trouvez que j'ai les yeux gris, vous?» demanda +Clorinde, en se rapprochant. + +Il se leva, la regarda de tout près, sans troubler le calme limpide de +ses yeux. Mais, comme il avançait les mains, elle lui donna une tape. Il +n'avait pas besoin de toucher. Elle était très froide, à présent. Elle +s'enveloppait dans son chiffon, avec une pudeur qui s'alarmait des +moindres trous. Il eut beau la plaisanter, la taquiner; faire mine +d'employer la force, elle se couvrait davantage, poussait de petits +cris, quand il effleurait la dentelle. D'ailleurs, elle ne voulut plus +se rasseoir. «J'aime mieux marcher un peu, disait-elle; ça me dérouille +les jambes.» Alors, il la suivit, ils marchèrent ensemble, de long en +large. Il tâcha de la confesser à son tour. D'ordinaire, elle ne +répondait pas aux questions. Elle avait une causerie à sauts brusques, +coupée d'exclamations, entremêlée d'histoires qu'elle ne finissait +jamais. Comme il l'interrogeait habilement sur une absence de quinze +jours qu'elle avait faite avec sa mère, le mois précédent, elle enfila +une suite interminable d'anecdotes sur ses voyages. Elle était allée +partout, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne; elle avait tout vu. +Puis, c'était une pluie de petites observations puériles sur la +nourriture, sur les modes, sur le temps qu'il faisait. Quelquefois, elle +commençait un récit dans lequel elle se mettait en scène, avec des +personnages connus qu'elle nommait; Rougon tendait l'oreille, croyant +qu'elle allait enfin laisser échapper une confidence; mais le récit +tournait à l'enfantillage, ou bien restait sans dénouement. Ce jour-là +encore, il n'apprit rien. Elle avait sur la face son rire qui la +masquait. Elle demeurait impénétrable, au milieu de son expansion +bavarde. Rougon, assourdi par ces renseignements stupéfiants dont les +uns démentaient les autres, en arrivait à ne plus savoir s'il avait +auprès de lui une bambine de douze ans, innocente jusqu'à la bêtise, ou +quelque femme très savante, retourne à la naïveté par un raffinement. + +Clorinde interrompit une aventure qui lui était arrivée dans une petite +ville d'Espagne, la galanterie d'un voyageur dont elle avait dû accepter +le lit, pendant qu'il dormait sur une chaise. + +«Il ne faut pas retourner aux Tuileries, dit-elle sans transition +aucune. Faites-vous regretter. + +--Merci bien, mademoiselle Machiavel», répondit-il en riant. + +Elle rit plus fort que lui. Mais elle ne continua pas moins à lui donner +des conseils excellents. Et comme il tentait encore de lui pincer les +bras, en manière de jeu, elle se fâcha, elle cria qu'on ne pouvait +causer deux minutes sérieusement. Ah! si elle était un homme! comme elle +saurait faire son chemin! Les hommes avaient si peu de tête! + +«Voyons, racontez-moi les histoires de vos amis», reprit-elle, en +s'asseyant sur le bord de la table, tandis que Rougon restait debout +devant elle. + +Luigi, qui ne les quittait pas du regard, ferma violemment sa boîte à +couleurs. + +«Je m'en vais», dit-il. + +Mais Clorinde courut à lui, le ramena, en jurant qu'elle allait +reprendre la pose. Elle devait avoir peur de rester seule avec Rougon. +Et, comme Luigi cédait, elle cherchait à gagner du temps. + +«Vous me laisserez bien manger quelque chose. J'ai une faim! Oh! deux +bouchées seulement.» Elle ouvrit la porte en criant: + +«Antonia! Antonia!» Et elle donna un ordre en italien. Elle venait de se +rasseoir au bord de la table, lorsque Antonia entra, tenant sur chacune +de ses mains ouvertes une tartine de beurre. La servante les lui tendit, +comme sur un plateau, avec son rire de bête qu'on chatouille, un rire +qui fendait sa bouche rouge dans sa face noire. Puis, elle s'en alla, en +essuyant ses mains contre sa jupe. Clorinde la rappela pour lui demander +un verre d'eau. + +«Voulez-vous partager? dit-elle à Rougon. C'est très bon, le beurre. +Quelquefois, j'y mets du sucre. Mais il ne faut pas toujours être +gourmande.». + +Elle ne l'était guère, en effet. Rougon l'avait surprise, un matin, en +train de manger pour déjeuner un morceau d'omelette froide, cuite de la +veille. Il la soupçonnait d'avarice, un vice italien. + +«Trois minutes, n'est-ce pas, Luigi?» cria-t-elle en mordant à la +première tartine. + +Et revenant à Rougon, toujours debout devant elle, elle demanda: + +«Voyons, M. Kahn, par exemple, quelle est son histoire, comment est-il +député?» Rougon se prêta à ce nouvel interrogatoire, espérant tirer +d'elle quelque confidence forcée. Il la savait très curieuse de la vie +de chacun, l'oreille tendue à toutes les indiscrétions, sans cesse aux +aguets des intrigues compliquées au milieu desquelles elle vivait. Elle +avait le souci des grandes fortunes. + +«Oh! répondit-il en riant, Kahn est né député. Il a dû faire ses dents +sur les bancs de la Chambre. Sous Louis-Philippe, il siégeait déjà au +centre droit, et il soutenait la monarchie constitutionnelle avec une +passion juvénile. Après 48, il est passé au centre gauche, toujours très +passionné, d'ailleurs; il avait écrit une profession de foi républicaine +d'un style superbe. Aujourd'hui, il est revenu au centre droit, il +défend passionnément l'empire.... Au demeurant, est fils d'un banquier +juif de Bordeaux, dirige des hauts fourneaux près de Bressuire, s'est +taillé une spécialité dans les questions financières et industrielles, +vit assez médiocrement en attendant la grosse fortune qu'il fera un +jour, a été promu au grade d'officier le 15 août dernier...» Et Rougon +cherchait, les regards perdus. + +«Je n'oublie rien, je crois.... Non, il n'a pas d'enfant... + +--Comment! il est marié!» s'écria Clorinde. + +Elle eut un geste pour dire que M. Kahn ne l'intéressait plus. C'était +un sournois; jamais il n'avait montré sa femme. Alors, Rougon lui +expliqua que Mme Kahn vivait à Paris, très retirée. Puis, sans attendre +une interrogation, il reprit: + +«Voulez-vous la biographie de Béjuin, maintenant? + +--Non, non», dit la jeune fille. + +Mais il continua quand même: + +«Il sort de l'École polytechnique. Il a écrit des brochures que personne +n'a lues. Il dirige la cristallerie de Saint-Florent, à trois lieues de +Bourges.... C'est le préfet du Cher qui l'a inventé... + +--Taisez-vous donc! cria-t-elle. + +--Un digne homme, votant bien, ne parlant jamais, très patient, +attendant qu'on songe à lui, toujours là à vous regarder pour qu'on ne +l'oublie pas.... Je l'ai fait nommer chevalier...» Elle dut lui mettre +la main sur la bouche, se fâchant, disant: + +«Eh! il est marié, aussi, celui-là! il n'est pas drôle!... + +J'ai vu sa femme chez vous, un paquet! Elle m'a invitée à aller visiter +leur cristallerie, à Bourges.» D'une bouchée, elle acheva sa première +tartine. Puis, elle but une grande gorgée d'eau. Ses jambes pendaient, +au bord de la table; et, un peu tassée sur les reins, le cou plié en +arrière, elle les balançait, d'un mouvement machinal dont Rougon suivait +le rythme. A chaque va-et-vient, les mollets se renflaient, sous la +gaze. + +«Et M. Du Poizat? demanda-t-elle, après un silence. + +--Du Poizat a été sous-préfet», répondit-il simplement. + +Elle le regarda, surprise de la brièveté de l'histoire. + +«Je le sais bien, dit-elle. Ensuite? + +--Ensuite, il sera préfet plus tard, et alors on le décorera.» Elle +comprit qu'il ne voulait pas en dire davantage. + +D'ailleurs, elle avait jeté le nom de Du Poizat négligemment. +Maintenant, elle cherchait ces messieurs sur ses doigts; elle partait du +pouce, elle murmurait: + +«M. d'Escorailles: il n'est pas sérieux, il aime toutes les femmes.... +M. La Rouquette: inutile, je le connais trop bien.... M. de Combelot: +encore un qui est marié...» Et, comme elle s'arrêtait à l'annulaire, ne +trouvant plus personne, Rougon lui dit, en la regardant fixement: + +«Vous oubliez Delestang. + +--Vous avez raison! cria-t-elle. Parlez-moi donc de celui-là! + +--C'est un bel homme, reprit-il sans la quitter des yeux. Il est fort +riche. Je lui ai toujours prédit un grand avenir.» Il continua sur ce +ton, outrant les éloges, doublant les chiffres. La ferme-modèle de la +Chamade valait deux millions. Delestang serait certainement ministre un +jour. Mais elle gardait aux lèvres une moue dédaigneuse. + +«Il est bien bête, finit-elle par murmurer. + +--Dame!» dit Rougon avec un fin sourire. + +Il paraissait ravi du mot qu'elle venait de laisser échapper. Alors, par +un de ces sauts brusques qui lui étaient familiers, elle posa une +nouvelle question, en le regardant à son tour fixement. + +«Vous devez joliment connaître M. de Marsy? + +--Oui, oui, nous nous connaissons», dit-il sans broncher comme amusé +davantage par ce qu'elle lui demandait là. + +Mais il redevint sérieux. Il fut très digne, très juste. + +«C'est un homme d'une intelligence extraordinaire, expliqua-t-il. Je +m'honore de l'avoir pour ennemi.... Il a touché à tout. A vingt-huit +ans, il était colonel. Plus tard, on le trouve à la tête d'une grande +usine. Puis, il s'est occupé successivement d'agriculture, de finance, +de commerce. On assure même qu'il a peint des portraits et écrit des +romans.» Clorinde, oubliant de manger, restait rêveuse. + +«J'ai causé avec lui l'autre soir, dit-elle à demi-voix. Il est tout à +fait bien.... Un fils de reine. + +--Pour moi, poursuivit Rougon, l'esprit le gâte. J'ai une autre idée de +la force. Je l'ai entendu faire des calembours dans une circonstance +bien grave. Enfin, il a réussi, il règne autant que l'empereur. Tous ces +bâtards ont de la chance!... Ce qu'il a de plus personnel, c'est la +poigne, une main de fer, hardie, résolue, très fine et très déliée +pourtant.» Malgré elle, la jeune fille avait baissé les yeux sur les +grosses mains de Rougon. Il s'en aperçut, il reprit en souriant: + +«Oh! moi, j'ai des pattes, n'est-ce pas? C'est pour cela que nous ne +nous sommes jamais entendus avec Marsy. Lui, sabre galamment le monde, +sans tacher ses gants blancs. Moi, j'assomme.» Il avait fermé les +poings, des poings gras, velus aux phalanges, et il les balançait, +heureux de les voir énormes. Clorinde prit la seconde tartine, dans +laquelle elle enfonça les dents, toujours songeuse. Enfin, elle leva les +yeux sur Rougon. + +«Alors, vous? demanda-t-elle. + +--C'est mon histoire que vous voulez? dit-il. Rien de plus facile à +conter. Mon grand-père vendait des légumes. Moi, jusqu'à trente-huit +ans, j'ai traîné mes savates de petit avocat au fond de ma province. +J'étais un inconnu hier. Je n'ai pas comme notre ami Kahn usé mes +épaules à soutenir les gouvernements. Je ne sors pas comme Béjuin de +l'École polytechnique. Je ne porte ni le beau nom du petit Escorailles +ni la belle figure de ce pauvre Combelot. Je ne suis pas aussi bien +apparenté que La Rouquette qui doit son siège de député à sa soeur, la +veuve du général de Llorentz, aujourd'hui dame du palais. Mon père ne +m'a pas laissé comme à Delestang cinq millions de fortune, gagnés dans +les vins. Je ne suis pas né sur les marches d'un trône, ainsi que le +comte de Marsy, et je n'ai pas grandi pendu à la jupe d'une femme +savante, sous les caresses de Talleyrand. Non, je suis un homme nouveau, +je n'ai que mes poings...» Et il tapait ses poings l'un contre l'autre, +riant très haut, tournant la chose plaisamment. Mais il s'était +redressé, il semblait casser des pierres entre ses doigts fermés. +Clorinde l'admirait. + +«Je n'étais rien, je serai maintenant ce qu'il me plaira, continua-t-il, +s'oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser +les épaules, les autres, quand ils protestent de leur dévouement à +l'empire! + +Est-ce qu'ils l'aiment? est-ce qu'ils le sentent? est-ce qu'ils ne +s'accommoderaient pas de tous les gouvernements? Moi, j'ai poussé avec +l'empire; je l'ai fait et il m'a fait.... J'ai été nommé chevalier après +le 10 décembre, officier en janvier 52, commandeur le 15 août 54, grand +officier il y a trois mois. Sous la présidence, j'ai eu un instant le +portefeuille des travaux publics; plus tard, l'empereur m'a chargé d'une +mission en Angleterre; puis, je suis entré au Conseil d'État et au +Sénat... + +--Et demain, où entrez-vous?» demanda Clorinde, avec un rire, sous +lequel elle tâchait de cacher l'ardeur de sa curiosité. + +Il la regarda, s'arrêta net. + +«Vous êtes bien curieuse, mademoiselle Machiavel», dit-il. + +Alors, elle balança ses jambes d'un mouvement plus vif. Il y eut un +silence. Rougon, à la voir de nouveau perdue dans une grosse rêverie, +crut le moment favorable pour la confesser. + +«Les femmes...», commença-t-il. + +Mais elle l'interrompit, les yeux vagues, souriant légèrement à ses +pensées, murmurant à demi-voix: + +«Oh! les femmes ont autre chose.» Ce fut son seul aveu. Elle acheva sa +tartine, vida d'un trait le verre d'eau pure, et se mit debout sur la +table, d'un saut qui attestait son habileté d'écuyère. + +«Eh! Luigi!» cria-t-elle. + +Le peintre, depuis un instant, mordant ses moustaches d'impatience, +s'était levé, piétinant autour d'elle et de Rougon. Il revint s'asseoir +avec un soupir, il reprit sa palette. Les trois minutes de grâce +demandées par Clorinde, avaient duré un quart d'heure. Cependant, elle +se tenait debout sur la table, toujours enveloppée du morceau de +dentelle noire. Puis, quand elle eut retrouvé la pose, elle se découvrit +d'un seul geste. Elle redevenait un marbre, elle n'avait plus de pudeur. + +Dans les Champs-Élysées, les voitures roulaient plus rares. Le soleil +couchant enfilait l'avenue d'une poussière de soleil qui poudrait les +arbres, comme si les roues eussent soulevé ce nuage de lumière rousse. +Sous le jour tombant des hautes baies vitrées, les épaules de Clorinde +se moirèrent d'un reflet d'or. Et, lentement, le ciel pâlissait. + +«Est-ce que le mariage de M. de Marsy avec cette princesse valaque est +toujours décidé? demanda-t-elle au bout d'un instant. + +--Mais je le pense, répondit Rougon. Elle est fort riche. Marsy est +toujours à court d'argent. D'ailleurs, on raconte qu'il en est fou.» Le +silence ne fut plus troublé. Rougon était là, se croyant chez lui, ne +songeant pas à s'en aller. Il réfléchissait, il reprenait sa promenade. +Cette Clorinde était vraiment une fille très séduisante. Il pensait à +elle, comme s'il l'avait déjà quittée depuis longtemps; et, les yeux sur +le parquet, il descendait dans des pensées à demi formulées, fort +douces, dont il goûtait le chatouillement intérieur. Il lui semblait +sortir d'un bain tiède, avec une langueur de membres délicieuse. Une +odeur particulière, d'une rudesse presque sucrée, le pénétrait. Cela lui +aurait paru bon, de se coucher sur un des canapés et de s'y endormir, +dans cette odeur. + +Il fut brusquement réveillé par un bruit de voix. Un grand vieillard, +qu'il n'avait pas vu entrer, baisait sur le front Clorinde, qui se +penchait en souriant, au bord de la table. + +«Bonjour, mignonne, disait-il. Comme tu es belle! Tu montres donc tout +ce que tu as?» Il eut un léger ricanement, et comme Clorinde, confuse, +ramassait son bout de dentelle noire: + +«Non, non, reprit-il vivement, c'est très joli, tu peux tout montrer, +va!... Ah! ma pauvre enfant, j'en ai vu bien d'autres!» Puis, se +tournant vers Rougon qu'il traita de «cher collègue», il lui serra la +main, en ajoutant: + +«Une gamine qui s'est oubliée plus d'une fois sur mes genoux, quand elle +était petite! Maintenant, ça vous a une poitrine qui vous éborgne!» +C'était le vieux M. de Plouguern. Il avait soixante-dix ans. Sous +Louis-Philippe, envoyé à la Chambre par le Finistère, il fut un des +députés légitimistes qui firent le pèlerinage de Belgrave-Square; et il +donna sa démission, à la suite du vote de flétrissure, dont ses +compagnons et lui furent frappés. Plus tard, après les journées de +février, il montra une tendresse soudaine pour la république, qu'il +acclama vigoureusement sur les bancs de la Constituante. Maintenant, +depuis que l'empereur lui avait assuré au Sénat une retraite méritée, il +était bonapartiste. Seulement, il savait l'être en gentil-homme, son +humilité grande se permettait parfois le ragoût d'une pointe +d'opposition. L'ingratitude l'amusait. Sceptique jusqu'aux moelles, il +défendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela à son nom, +un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, il trouvait +l'empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avait vécu une vie +d'aventures suspectes, très dissolu, très inventif, raffinant les +jouissances; on racontait sur sa vieillesse des anecdotes qui faisaient +rêver les jeunes gens. Ce fut pendant un voyage en Italie qu'il connut +la comtesse Balbi, dont il resta l'amant près de trente ans; après des +séparations qui duraient des années, ils se remettaient ensemble, pour +trois nuits, dans les villes où ils se rencontraient. Une histoire +voulait que Clorinde fût sa fille; mais ni lui ni la comtesse n'en +savaient réellement rien; et, depuis que l'enfant devenait femme, grasse +et désirable, il affirmait avoir beaucoup fréquenté son père, autrefois. +Il la couvait de ses yeux restés vifs, et prenait avec elle des +familiarités fort libres de vieil ami. M. de Plouguern, grand, sec, +osseux, avait une ressemblance avec Voltaire, pour lequel il pratiquait +une dévotion secrète. + +«Parrain, tu ne regardes pas mon portrait?» cria Clorinde. + +Elle l'appelait parrain, par amitié. Il s'était avancé derrière Luigi, +clignant les yeux en connaisseur. + +«Délicieux!» murmura-t-il. + +Rougon s'approcha, Clorinde elle-même sauta de la table, pour voir. Et +tous trois se pâmèrent. La peinture était très propre. Le peintre avait +déjà couvert la toile entière d'un léger frottis rose, blanc, jaune, qui +gardait des pâleurs d'aquarelle. Et la figure souriait d'un air joli de +poupée, avec ses lèvres arquées, ses sourcils recourbés, ses joues +frottées de vermillon tendre. C'était une Diane à mettre sur une boîte +de pastilles. + +«Oh! voyez donc là, près de l'oeil, cette petite lentille, dit Clorinde +en tapant les mains d'admiration. Ce Luigi, il n'oublie rien!» Rougon, +que les tableaux ennuyaient d'ordinaire, était charmé. Il comprenait +l'art, en ce moment. Il porta ce jugement, d'un ton très convaincu: + +«C'est admirablement dessiné: + +--Et la couleur est excellente, reprit M. de Plouguern. Ces épaules sont +de la chair.... Très agréables, les seins. Celui de gauche surtout est +d'une fraîcheur de rose.... Hein! quels bras! Cette mignonne vous a des +bras étonnants! J'aime beaucoup le renflement au-dessus de la saignée; +c'est d'un modelé parfait.» Et se tournant vers le peintre: + +«Monsieur Pozzo, ajouta-t-il, tous mes compliments. + +J'avais déjà vu une Baigneuse de vous. Mais ce portrait sera +supérieur.... Pourquoi n'exposez-vous pas? J'ai connu un diplomate qui +jouait merveilleusement du violon; cela ne l'a pas empêché de faire son +chemin.» + +Luigi, très flatté, s'inclinait. Cependant, le jour baissait, et comme +il voulait finir une oreille, disait-il, il pria Clorinde de reprendre +la pose pour dix minutes au plus. M. de Plouguern et Rougon continuèrent +à causer peinture. Celui-ci avouait que des études spéciales l'avaient +empêché de suivre le mouvement artistique des dernières années; mais il +protestait de son admiration pour les belles oeuvres. Il en vint à +déclarer que la couleur le laissait assez froid; un beau dessin le +satisfaisait pleinement, un dessin qui fût capable d'élever et +d'inspirer de grandes pensées. Quant à M. de Plouguern, il n'aimait que +les anciens; il avait visité tous les musées de l'Europe, il ne +comprenait pas qu'on eût assez de hardiesse pour oser peindre encore. +Pourtant, le mois précédent, il avait fait décorer un petit salon par un +artiste que personne ne connaissait et qui avait vraiment bien du +talent. + +«Il m'a peint des petits Amours, des fleurs, des feuillages tout à fait +extraordinaires, dit-il. Positivement, on cueillerait les fleurs. Et il +y a là-dedans des insectes, papillons, mouches, hannetons, qu'on +croirait vivants. + +Enfin, c'est très gai.... Moi, j'aime la peinture gaie. + +--L'art n'est pas fait pour ennuyer», conclut Rougon. + +A ce moment, comme ils marchaient côte à côte, à petits pas, M. de +Plouguern écrasa, sous le talon de sa bottine, quelque chose qui éclata +avec le léger bruit d'un pois fulminant. + +«Qu'est-ce donc?» cria-t-il. + +Il ramassa un chapelet glissé d'un fauteuil, sur lequel Clorinde avait +dû vider ses poches. Un des grains de verre, près de la croix, était +pulvérisé; la croix elle-même, toute petite, en argent, avait un de ses +bras replié et aplati. Le vieillard balança le chapelet, ricanant, +disant: + +«Mignonne, pourquoi donc laisses-tu traîner ces joujoux-là?» Mais +Clorinde était devenue pourpre. Elle se précipita du haut de la table, +les lèvres gonflées, les yeux brouillés par la colère, se couvrant les +épaules à la hâte, balbutiant: + +«Méchant! méchant! il a brisé mon chapelet!» + +Et elle le lui arracha. Elle pleurait comme une enfant. + +«Là, là, disait M. de Plouguern riant toujours. Voyez-vous ma dévote! +L'autre matin, elle a failli me crever les yeux, parce qu'en apercevant +un rameau de buis au fond de son alcôve, je lui demandais ce qu'elle +balayait avec ce petit balai-là... Ne pleure plus, grosse bête! Je ne +lui ai rien cassé, au Bon Dieu. + +--Si, si cria-t-elle, vous lui avez fait du mal!» Elle ne le tutoyait +plus. De ses mains tremblantes, elle achevait d'enlever la perle de +verre. Puis, avec un redoublement de sanglots, elle voulut arranger la +croix. + +Elle l'essuyait du bout des doigts, comme si elle avait vu des gouttes +de sang perler sur le métal. Elle murmurait: + +«C'est le pape qui m'en a fait cadeau, la première fois que je suis +allée le voir avec maman. Il me connaît bien, le pape; il m'appelle "son +bel apôtre", parce que je lui ai dit un jour que je serais contente de +mourir pour lui.... Un chapelet qui me portait bonheur. Maintenant, il +n'aura plus de vertu, il attirera le diable... + +--Voyons, donne-le-moi, interrompit M. de Plouguern. Tu vas t'abîmer les +ongles, à vouloir raccommoder ça.... L'argent, c'est dur, mignonne.» Il +avait repris le chapelet, il tâchait de déplier le bras de la croix, +délicatement, de façon à ne pas le casser. + +Clorinde ne pleurait plus, les yeux fixes, très attentive. + +Rougon, lui aussi, avançait la tête, avec un sourire; il était d'une +irréligion déplorable, à ce point que la jeune fille avait failli rompre +deux fois avec lui pour des plaisanteries déplacées. + +«Fichtre! disait à demi-voix M. de Plouguern, il n'est pas tendre, le +Bon Dieu. C'est que j'ai peur de le couper en deux.... Tu aurais un Bon +Dieu de rechange, petite.» Il fit un nouvel effort. La croix se rompit +net. + +«Ah! tant pis! s'écria-t-il. Cette fois, il est cassé.» Rougon s'était +mis à rire. Alors, Clorinde, les yeux très noirs, la face convulsée, se +recula, les regarda en face, puis de ses poings fermés les repoussa +furieusement; comme si elle avait voulu les jeter à la porte. Elle les +injuriait en italien, la tête perdue. + +«Elle nous bat, elle nous bat, répéta gaiement M. de Plouguern. + +--Voilà les fruits de la superstition», dit Rougon entre ses dents. + +Le vieillard cessa de plaisanter, la mine subitement grave; et, comme le +grand homme continuait à lancer des phrases toutes faites sur +l'influence détestable du clergé, sur l'éducation déplorable des femmes +catholiques, sur l'abaissement de l'Italie livrée aux prêtres, il +déclara de sa voix sèche: + +«La religion fait la grandeur des États. + +--Quand elle ne les ronge pas comme un ulcère, répliqua Rougon. +L'histoire est là. Que l'empereur ne tienne pas les évêques en respect, +il les aura bientôt tous sur les bras.» Alors, M. de Plouguern se fâcha +à son tour. Il défendit Rome. Il parla des convictions de toute sa vie. +Sans religion, les hommes retournaient à l'état de brutes. Et il en vint +à plaider la grande cause de la famille. L'époque tournait à +l'abomination: jamais le vice ne s'était étalé plus impudemment, jamais +l'impiété n'avait jeté un pareil trouble dans les consciences. + +«Ne me parlez pas de votre empire! finit-il par crier. + +C'est un fils bâtard de la révolution.... Oh! nous le savons, votre +empire rêve l'humiliation de l'Église. Mais nous sommes là, nous ne nous +laisserons pas égorger comme des moutons.... Essayez un peu, mon cher +monsieur Rougon, d'avouer vos doctrines au Sénat. + +--Eh! ne lui répondez plus, dit Clorinde. Si vous le poussiez, il +finirait par cracher sur le Christ. C'est un damné.» Rougon, accablé, +s'inclina. Il y eut un silence. La jeune fille cherchait sur le parquet +le petit fragment détaché de la croix: quand elle l'eut trouvé, elle le +plia soigneusement avec le chapelet, dans un morceau de journal. Elle se +calmait. + +«Ah! çà, mignonne, reprit tout d'un coup M. de Plouguern, je ne t'ai pas +encore dit pourquoi je suis monté. + +J'ai une loge au Palais-Royal ce soir, et je vous emmène. + +--Ce parrain! s'écria Clorinde, redevenue toute rose de plaisir. On va +réveiller maman.». + +Elle l'embrassa «pour la peine», disait-elle. Elle se tourna vers +Rougon, souriante, la main tendue, en disant avec une moue exquise: + +«Vous ne m'en voulez pas, vous! Ne me faites donc plus enrager avec vos +idées de païen.... Je deviens bête, lorsqu'on me taquine sur la +religion. Je compromettrais mes meilleures amitiés.» Luigi, cependant, +avait poussé son chevalet dans un coin, voyant qu'il ne pourrait finir +l'oreille, ce jour-là. Il prit son chapeau, il vint toucher la jeune +fille à l'épaule, pour l'avertir qu'il partait. Et elle l'accompagna +jusque sur le palier, elle tira elle-même la porte sur eux; mais ils se +firent leurs adieux si bruyamment, qu'on entendit un léger cri de +Clorinde, qui se perdit dans un rire étouffé. Quand elle rentra, elle +dit: + +«Je vais me déshabiller, à moins que parrain ne veuille m'emmener comme +ça au Palais-Royal.» Et Ils s'égayèrent tous les trois, à cette idée. Le +crépuscule était tombé. Quand Rougon se retira, Clorinde descendit avec +lui, laissant M. de Plouguern seul un instant, le temps de passer une +robe. Il faisait déjà tout noir dans l'escalier. Elle marchait la +première, sans dire un mot, si lentement, qu'il sentait le frôlement de +sa tunique de gaze sur ses genoux. Puis, arrivée devant la porte de la +chambre, elle entra; elle fit deux pas, avant de se retourner. Lui, +l'avait suivie. Là, les deux fenêtres éclairaient d'une poussière +blanche le lit défait, la cuvette oubliée, le chat toujours endormi sur +le paquet de vêtements. + +«Vous ne m'en voulez pas?» répéta-t-elle à voix presque basse, en lui +tendant les mains. + +Il jura que non. Il avait pris ses mains, il remonta le long des bras +jusqu'au-dessus des coudes, fouillant doucement dans a dentelle noire, +pour que ses gros doigts pussent passer sans rien déchirer. Elle +haussait légèrement les bras, comme désireuse de lui faciliter cette +besogne. Ils étaient dans l'ombre du paravent, ils ne se voyaient point +la face. Et lui, au milieu de cette chambre dont l'air renfermé le +suffoquait un peu, retrouvait l'odeur d'une rudesse presque sucrée qui +l'avait déjà grisé. Mais, dès qu'il eut dépassé les coudes, ses mains +devenant brutales, il sentit Clorinde lui échapper, et il l'entendit +crier, par la porte restée ouverte derrière eux: + +«Antonia! de la lumière, et donne-moi ma robe grise!» + +Quand Rougon se trouva sur l'avenue des Champs-Élysées, il demeura un +moment étourdi, à respirer l'air frais qui soufflait des hauteurs de +l'Arc de Triomphe. + +L'avenue, vide de voitures, allumait un à un ses becs de gaz, dont les +clartés brusques piquaient l'ombre d'une traînée d'étincelles vives. Il +venait d'avoir comme un coup de sang, il se passait les mains sur la +face. + +«Ah! non, dit-il tout haut, ce serait trop bête!» + + + + +IV + + +Le cortège du baptême devait partir du pavillon de l'Horloge, à cinq +heures. L'itinéraire était la grande allée du jardin des Tuileries, la +place de la Concorde, la rue de Rivoli, la place de l'Hôtel-de-Ville, le +pont d'Arcole, la rue d'Arcole et la place du Parvis. + +Dès quatre heures, la foule fut immense au pont d'Arcole. Là, dans la +trouée que la rivière faisait au milieu de la ville, un peuple pouvait +tenir. C'était un élargissement brusque de l'horizon, avec la pointe de +l'île Saint-Louis au loin, barrée par la ligne noire du pont +Louis-Philippe; à gauche, le petit bras se perdait au fond d'un +étranglement de constructions basses; à droite, le grand bras ouvrait un +lointain noyé dans une fumée violâtre, où l'on distinguait la tache +verte des arbres du Port-aux-Vins. Puis, des deux côtés, du quai +Saint-Paul au quai de la Mégisserie, du quai Napoléon au quai de +l'Horloge, les trottoirs allongeaient des grandes routes; tandis que la +place de l'Hôtel-de-Ville, en face du pont, étendait une plaine. Et, sur +ces vastes espaces, le ciel, un ciel de juin d'une pureté chaude, +mettait un pan énorme de son infini bleu. + +Quand la demie sonna, il y avait du monde partout. + +Le long des trottoirs, des files interminables de curieux, écrasés +contre les parapets, stationnaient. Une mer de têtes humaines, aux flots +toujours montants, emplissait la place de l'Hôtel-de-Ville. En face, les +vieilles maisons du quai Napoléon, dans les vides noirs de leurs +fenêtres grandes ouvertes, entassaient des visages; et même, du fond des +ruelles sombres bâillant sur la rivière, la rue Colombe, la rue +Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets de femme se penchaient, avec +leurs brides envolées par le vent. Le pont Notre-Dame envahi montrait +une rangée de spectateurs, les coudes appuyés sur la pierre, comme sur +le velours d'une tribune colossale. A l'autre bout, tout là-bas, le pont +Louis-Philippe s'animait d'un grouillement de points noirs; pendant que +les croisées les plus lointaines, les petites raies qui trouaient +régulièrement les façades jaunes et grises du cap de maisons, à la +pointe de l'île, s'éclairaient par instants de la tache claire d'une +robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi les cheminées. +Des gens qu'on ne voyait pas, regardaient dans des lunettes, du haut de +leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et le soleil oblique, largement +épandu, semblait le frisson même de cette foule; il roulait le rire ému +de la houle des têtes; des ombrelles voyantes, tendues comme des +miroirs, mettaient des rondeurs d'astre, au milieu du bariolage des +jupes et des paletots. + +Mais ce qu'on apercevait de toute part, des quais, des ponts, des +fenêtres, c'était, à l'horizon, sur la muraille nue d'une maison à six +étages, dans l'île Saint-Louis, une redingote grise géante, peinte à +fresque, de profil, avec sa manche gauche pliée au coude, comme si le +vêtement eût gardé l'attitude et le gonflement d'un corps, à cette heure +disparu. Cette réclame monumentale prenait, dans le soleil, au-dessus de +la fourmilière des promeneurs, une extraordinaire importance. + +Cependant, une double haie ménageait le passage du cortège, au milieu de +la foule. A droite, s'alignaient des gardes nationaux; à gauche, des +soldats de la ligne. Un bout de cette double haie se perdait dans la rue +d'Arcole, pavoisée de drapeaux, tendue aux fenêtres d'étoffes riches, +qui battaient mollement, le long des maisons noires. Le pont, laissé +vide, était la seule bande de terre nue, au milieu de l'envahissement +des moindres coins; et il faisait un étrange effet, désert, léger, avec +son unique arche de fer, d'une courbe si molle. Mais, en bas, sur les +berges de la rivière, l'écrasement recommençait; des bourgeois +endimanchés avaient étalé leurs mouchoirs, s'étaient assis là, à côté de +leurs femmes, attendant, se reposant de tout un après-midi de flânerie. +Au-delà du pont, au milieu de la nappe élargie de la rivière, très +bleue, moirée de vert à la rencontre des deux bras, une équipe de +canotiers en vareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot à la +hauteur du Port-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de +Gesvres, un grand lavoir, avec ses charpentes verdies par l'eau, dans +lequel on entendait les rires et les coups de battoir des +blanchisseuses. Et ce peuple entassé, ces trois à quatre cent mille +têtes, par moments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame, +qui dressaient de biais leur masse carrée, au dessus des maisons du quai +Napoléon. Les tours, dorées par le soleil couchant, couleur de rouille +sur le ciel clair, vibraient dans l'air, toutes sonores d'un carillon +formidable. + +Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondes +bousculades dans la foule. + +«Je vous assure qu'ils ne passeront pas avant cinq heures et demie», +disait un grand diable assis devant un café du quai de Gesvres, en +compagnie de M. et de Mme Charbonnel. + +C'était Gilquin, Théodore Gilquin, l'ancien locataire de Mme Mélanie +Correur, le terrible ami de Rougon. Ce jour-là, il était tout habillé de +coutil jaune, un vêtement complet à vingt-neuf francs, fripé, taché, +éclaté aux coutures; et il avait des bottes crevées, des gants havane, +un large chapeau de paille sans ruban. + +Quand il mettait des gants, Gilquin était habillé. Depuis midi, il +pilotait les Charbonnel, dont il avait fait la connaissance, un soir, +chez Rougon, dans la cuisine. + +«Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant de la main les +longues moustaches qui balafraient de noir sa face d'ivrogne. Vous vous +êtes remis entre mes mains, n'est-ce pas? eh bien, laissez-moi régler +l'ordre et la marche de la petite fête.» Gilquin avait déjà bu trois +verres de cognac et cinq chopes. Depuis deux grandes heures, il tenait +là les Charbonnel, sous prétexte qu'il fallait arriver les premiers. +C'était un petit café qu'il connaissait, où l'on était parfaitement +bien, disait-il; et il tutoyait le garçon. + +Les Charbonnel, résignés, l'écoutaient, très surpris de l'abondance et +de la variété de sa conversation; Mme Charbonnel n'avait voulu qu'un +verre d'eau sucrée; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que +cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant, +Gilquin leur parlait du baptême, comme s'il avait passé le matin aux +Tuileries, pour avoir des renseignements. + +«L'impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu des couches +superbes. Oh! c'est une gaillarde! Vous allez voir quelle prestance elle +a.... L'empereur, lui, est revenu avant-hier de Nantes, où il était allé +à cause des inondations.... Hein! quel malheur que ces inondations!» Mme +Charbonnel recula sa chaise. Elle avait une légère peur de la foule, qui +coulait devant elle, de plus en plus compacte. + +«Que de monde! murmura-t-elle. + +--Pardi! cria Gilquin, il y a plus de trois cent mille étrangers dans +Paris. Depuis huit jours, les trains de plaisir amènent ici toute la +province.... Tenez, voilà des Normands là-bas, et voilà des Gascons, et +voilà des Francs-Comtois. Oh! je les flaire tout de suite, moi! J'ai +joliment roulé ma bosse.» Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que +la Bourse était fermée, que toutes les administrations avaient donné +congé à leurs employés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en +vint à citer des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie et +les fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent mille francs; mais +c'était une misère, car un palefrenier des Tuileries lui avait affirmé, +la veille, que le cortège seul coûterait près de deux cent mille francs. +Si l'empereur n'ajoutait qu'un million pris sur la liste civile, il +devrait s'estimer heureux. La layette à elle seule était de cent mille +francs. + +«Cent mille francs! répéta Mme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi donc +est-elle? qu'est-ce qu'on a donc mis après?» Gilquin eut un rire +complaisant. Il y avait des dentelles si chères! Lui, autrefois, avait +voyagé pour les dentelles. Et il continua ses calculs: cinquante mille +francs étaient alloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés +le même jour que le petit prince, et dont l'empereur et l'impératrice +avaient voulu être parrain et marraine; quatre-vingt-cinq mille francs +devaient être dépensés en achat de médailles pour les auteurs des +cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donna des détails sur les +cent vingt mille médailles commémoratives distribuées aux collégiens, +aux enfants des écoles primaires et des salles d'asile, aux +sous-officiers et aux soldats de l'armée de Paris. Il en avait une il la +montra. C'était une médaille de la grandeur d'une pièce de dix sous, +portant d'un côté les profils de l'empereur et de l'impératrice, de +l'autre celui du prince impérial, avec la date du baptême: 14 juin 1856. + +«Voulez-vous me la céder?» demanda M. Charbonnel. + +Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour le prix, lui +donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, il dit que cela +ne devait valoir que dix sous. Cependant, Mme Charbonnel regardait les +profils du couple impérial. Elle s'attendrissait. + +«Ils ont l'air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus, l'un contre +l'autre, comme de braves gens.... Voyez donc, monsieur Charbonnel, on +dirait deux têtes sur le même traversin, quand on regarde la pièce de +cette façon.» Alors, Gilquin revint à l'impératrice, dont il exalta la +charité. Au neuvième mois de sa grossesse, elle avait donné des +après-midi entiers à la création d'une maison d'éducation pour les +jeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Elle +venait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq sous par +cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petit prince, et +cette somme allait, d'après son désir, servir à l'apprentissage d'une +centaine d'orphelins. Gilquin, légèrement gris déjà, ouvrait des yeux +terribles en cherchant des inflexions tendres, des expressions alliant +le respect du sujet à l'admiration passionnée de l'homme. + +Il déclarait qu'il ferait volontiers le sacrifice de sa vie, aux pieds +de cette noble femme. Mais, autour de lui, personne ne protestait. Le +brouhaha de la foule était au loin comme l'écho de ses éloges, +s'élargissant en une clameur continue. Et les cloches de Notre-Dame, à +toute volée, roulaient par-dessus les maisons l'écroulement de leur joie +énorme. + +«Il serait peut-être temps d'aller nous placer», dit timidement M. +Charbonnel, qui s'ennuyait d'être assis. + +Mme Charbonnel s'était levée, ramenant son châle jaune sur son cou. + +«Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver des premiers, et nous +restons là, à laisser passer tout le monde devant nous.» Mais Gilquin se +fâcha. Il jura, en tapant de son poing la petite table de zinc. Est-ce +qu'il ne connaissait pas son Paris? Et, pendant que Mme Charbonnel, +intimidée, retombait sur sa chaise, il cria au garçon de café: + +«Jules, une absinthe et des cigares!» Puis, quand il eut trempé ses +grosses moustaches dans son absinthe, il le rappela furieusement. + +«Est-ce que tu te fiches de moi? Veux-tu bien m'emporter cette drogue et +me servir l'autre bouteille, celle de vendredi!... J'ai voyagé pour les +liqueurs, mon vieux. On ne met pas dedans Théodore.» Il se calma, +lorsque le garçon, qui semblait avoir peur de lui, lui eut apporté la +bouteille. Alors, il donna des tapes amicales sur les épaules des +Charbonnel, il les appela papa et maman. + +«Quoi donc! maman, les petons vous démangent? + +Allez, vous avez le temps de les user, d'ici à ce soir!... + +«Voyons, que diable! mon gros père, est-ce que nous ne sommes pas bien, +devant ce café? Nous sommes assis, nous regardons passer le monde.... Je +vous dis que nous avons le temps. Faites-vous servir quelque chose. + +--Merci, nous avons notre suffisance», déclara M. Charbonnel. Gilquin +venait d'allumer un cigare. Il se renversait, les pouces aux entournures +de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sur sa chaise. Une +béatitude noyait ses yeux. Tout d'un coup, il eut une idée. + +«Vous ne savez pas? cria-t-il, eh bien, demain matin, à sept heures, je +suis chez vous et je vous emmène, je vous fais voir toute la fête. Hein! +voilà qui est gentil.» Les Charbonnel se regardaient, très inquiets. +Mais, lui, expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de +montreur d'ours faisant un boniment. Le matin, déjeuner au Palais-Royal +et promenade dans la ville. + +L'après-midi, à l'esplanade des Invalides, représentations militaires, +mâts de cocagne, trois cents ballons perdus emportant des cornets de +bonbons, grand ballon avec pluie de dragées. Le soir, dîner chez un +marchand de vin du quai Debilly qu'il connaissait, feu d'artifice dont +la pièce principale devait représenter un baptistère, flânerie au milieu +des illuminations. Et il leur parla de la croix de feu qu'on hissait sur +l'hôtel de la Légion d'honneur, du palais féerique de la place de la +Concorde qui nécessitait l'emploi de neuf cent cinquante mille verres de +couleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l'air, semblait une +torche allumée. + +Comme les Charbonnel hésitaient toujours, il se pencha, il baissa la +voix. + +«Puis, en rentrant, nous nous arrêterons dans une crémerie de la rue de +Seine, où l'on mange de la soupe au fromage épatante.» Alors, les +Charbonnel n'osèrent plus refuser. Leurs yeux arrondis exprimaient à la +fois une curiosité et une épouvante d'enfant. Ils se sentaient devenir +la chose de ce terrible homme. Mme Charbonnel se contenta de murmurer: + +«Ah! ce Paris, ce Paris!... Enfin, puisque nous y sommes, il faut bien +tout voir. Mais si vous saviez, monsieur Gilquin, comme nous étions +tranquilles à Plassans! J'ai là-bas des conserves qui se perdent, des +confitures, des cerises à l'eau-de-vie, des cornichons. + +--N'aie donc pas peur, maman! dit Gilquin qui s'égayait jusqu'à la +tutoyer. Tu gagnes ton procès et tu m'invites, hein! Nous allons tous +là-bas rafler les conserves.» Il se versa un nouveau verre d'absinthe. +Il était complètement gris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel +d'un regard attendri. Lui, voulait qu'on eût le coeur sur la main. +Brusquement, il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des +psit! des hé! là-bas! + +C'était Mme Mélanie Correur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui +passait sur le trottoir, en face. Elle tourna la tête, elle parut très +ennuyée d'apercevoir Gilquin. + +Cependant, elle traversa la chaussée, en balançant ses hanches d'un air +de princesse. Et quand elle fut debout devant la table, elle se fit +longtemps prier pour accepter quelque chose. + +«Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vous l'aimez... vous +vous souvenez, rue Vaneau? Était-ce assez farce, dans ce temps-là! Ah! +cette grosse bête de Correur!». + +Elle finissait par s'asseoir, lorsqu'une immense acclamation courut dans +la foule. Les promeneurs, comme soulevés par un coup de vent, +s'emportaient, avec un piétinement de troupeau débandé. Les Charbonnel, +instinctivement, s'étaient levés pour prendre leur course. + +Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise. Il était +pourpre. + +«Ne bougez donc pas, sacrebleu! Attendez le commandement... vous voyez +bien que tous ces imbéciles ont le nez cassé. Il n'est que cinq heures, +n'est-ce pas? C'est le cardinal-légat qui arrive. Nous nous en moquons, +hein! du cardinal-légat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pas +venu en personne. On est parrain ou on ne l'est pas, il me semble!... Je +vous jure que le mioche ne passera pas avant une demi-heure.» Peu à peu, +l'ivresse lui ôtait de son respect. Il avait retourné sa chaise, il +fumait dans le nez de tout le monde, envoyant des clignements d'yeux aux +femmes, regardant les hommes d'un air provocant. Au pont Notre-Dame, à +quelques pas, il se produisit des embarras de voitures; les chevaux +piaffaient d'impatience, des uniformes de hauts fonctionnaires et +d'officiers supérieurs, brodés d'or, constellés de décorations, se +montraient aux portières. + +«En voilà de la quincaillerie!» murmura Gilquin, avec un sourire d'homme +supérieur. + +Mais, comme un coupé arrivait sur le quai de la Mégisserie, il faillit +d'un saut renverser la table, il s'écria: + +«Tiens! Rougon!» Et, debout, de sa main gantée, il saluait. Puis, +craignant de ne pas être vu, il prit son chapeau de paille, il l'agita. +Rougon, dont le costume de sénateur était très regardé, se renfonça vite +dans un coin du coupé. Alors, Gilquin l'appela, en se faisant un +porte-voix de son poing à demi-fermé. En face, sur le trottoir, la foule +s'attroupait, se retournait, pour voir à qui en avait ce grand diable, +habillé de coutil jaune. Enfin, le cocher put fouetter son cheval, le +coupé s'engagea sur le pont Notre-Dame. + +«Taisez-vous donc!» dit à voix étouffée Mme Correur, en saisissant l'un +des bras de Gilquin. + +Il ne voulut pas s'asseoir tout de suite. Il se haussait, pour suivre le +coupé, au milieu des autres voitures. Et il lança une dernière phrase, +derrière les roues qui fuyaient. + +«Ah! le lâcheur, c'est parce qu'il a de l'or sur son paletot, +maintenant! Ça n'empêche pas, mon gros, que tu aies emprunté plus d'une +fois les bottes de Théodore!» Autour de lui, aux sept ou huit tables du +petit café, des bourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes; +il y avait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère et +trois enfants, qui l'écoutaient, d'un air profondément intéressé. Lui, +se gonflait, ravi d'avoir un public. Il promena lentement un regard sur +les consommateurs, et dit très haut, en se rasseyant: + +«Rougon! c'est moi qui l'ai fait!» Mme Correur ayant tenté de +l'interrompre, il la prit à témoin. Elle savait bien tout, elle! Ça +s'était passé chez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait +peut-être pas qu'il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller +chez des gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquels +personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n'avait qu'une +paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonnier n'aurait pas +voulu. + +Et, se penchant d'un air victorieux vers la table voisine, mêlant la +famille à la conversation, il s'écria: + +«Parbleu! elle ne dira pas non. C'est elle, à Paris, qui lui a payé sa +première paire de bottes neuves.» Mme Correur tourna sa chaise, pour ne +plus paraître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnel +restaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter un homme +qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin +était lancé, il raconta, avec des détails interminables, les +commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe; il riait maintenant, +il prenait à partie les consommateurs les uns après les autres, fumant, +crachant, buvant, leur expliquant qu'il était accoutumé à l'ingratitude +des hommes; il lui suffisait d'avoir sa propre estime. Et il répétait +qu'il avait fait Rougon. A cette époque, il voyageait pour la +parfumerie; mais le commerce n'allait pas, à cause de la république. +Tous les deux, ils crevaient de faim sur le même palier. Alors, lui, +avait eu l'idée de pousser Rougon à se faire envoyer de l'huile d'olive +par un propriétaire de Plassans; et Ils s'étaient mis en campagne, +chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu'à des dix heures du +soir, avec des échantillons d'huile dans leurs poches. Rougon n'était +pas fort; pourtant il rapportait parfois de belles commandes, prises +chez les grands personnages où il allait en soirée. Ah! ce gredin de +Rougon! plus bête qu'une oie sur toutes sortes de choses, et malin avec +cela! Comme il avait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique! +Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux; car, enfin, lui +aussi avait fait partie de la bande. Il courait les bastringues de +barrière, où il criait: vive la république! Dame, il fallait bien être +républicain, pour racoler du monde. L'Empire lui devait un beau cierge. +Eh bien, l'Empire ne lui disait pas même merci. Tandis que Rougon et sa +clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à la porte, comme un +chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieux rester indépendant. +Seulement, il éprouvait un regret, celui de n'être pas allé jusqu'au +bout avec les républicains, pour balayer à coups de fusil toute cette +crapule-là. + +«C'est comme le petit Du Poizat, qui a l'air de ne plus me reconnaître! +dit-il en terminant. Un gringalet dont j'ai bourré plus d'une fois la +pipe!... Du Poizat! sous-préfet! Je l'ai vu en chemise avec la grande +Amélie qui le jetait d'une claque à la porte, quand il n'était pas +sage.» Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyés +d'ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à la +ronde: + +«Enfin, vous venez de voir Rougon.... Je suis aussi grand que lui. J'ai +son âge. Je me flatte d'avoir une tête un peu moins canaille que la +sienne. Eh bien, est-ce que je ne ferais pas mieux que ce gros cochon +dans une voiture, avec des machines dorées plein le corps?» Mais, à ce +moment, une telle clameur s'éleva de la place de l'Hôtel-de-Ville, que +les consommateurs ne songèrent guère à répondre. La foule s'emporta de +nouveau, on ne voyait que des jambes d'homme en l'air, tandis que les +femmes se retroussaient jusqu'aux genoux, montrant leurs bas blancs, +pour mieux courir. + +Et, comme la clameur approchait, s'élargissait en un glapissement de +plus en plus distinct, Gilquin cria: + +«Houp! c'est le mioche!... Payez vite, papa Charbonnel, et suivez-moi +tous.» Mme Correur avait saisi un pan de son paletot de coutil jaune, +afin de ne pas le perdre. Mme Charbonnel venait ensuite essoufflée. On +faillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s'était jeté en plein +tas, résolument, jouant des coudes, ouvrant un sillon; et il manoeuvrait +avec une telle autorité, que les rangs les plus serrés s'écartaient +devant lui. Quand il fut parvenu au parapet du quai, il plaça son monde. +D'un effort, il souleva ces dames, les assit sur le parapet, les jambes +du côté de la rivière, malgré les petits cris d'effroi qu'elles +poussaient. Lui et M. Charbonnel restèrent debout derrière elles. + +«Hein! mes petites chattes, vous êtes aux premières loges, leur dit-il +pour les calmer. N'ayez pas peur! Nous allons vous prendre par la +taille.» + +Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint de Mme Correur, qui lui +sourit. On ne pouvait se fâcher avec ce gaillard-là. Cependant, on ne +voyait rien. Du côté de la place de l'Hôtel-de-Ville, il y avait comme +un clapotement de têtes, une marée de vivats qui montaient; des +chapeaux, au loin, agités par des mains qu'on ne distinguait pas, +mettaient au-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot +gagnait lentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du +quai Napoléon, situées en face de la place, qui s'émurent les premières; +aux fenêtres, les gens se haussèrent, se bousculèrent, avec des visages +ravis, des bras tendus montrant quelque chose, à gauche, du côté de la +rue de Rivoli. Et, pendant trois éternelles minutes, le pont resta +encore vide. Les cloches de Notre-Dame, comme prises d'une fureur +d'allégresse, sonnaient plus fort. + +Tout d'un coup, au milieu de la multitude anxieuse, des trompettes +parurent, sur le pont désert. Un immense soupir roula et se perdit. +Derrière les trompettes et le corps de musique qui les suivait, venait +un général accompagné de son état-major, à cheval. + +Ensuite, après des escadrons de carabiniers, de dragons et de guides, +commençaient les voitures de gala. Il y en avait d'abord huit, attelées +de six chevaux. Les premières contenaient des dames du palais, des +chambellans, des officiers de la maison de l'empereur et de +l'impératrice, des dames d'honneur de la grande-duchesse de Bade, +chargée de représenter la marraine. + +Et Gilquin, sans lâcher Mme Correur, lui expliquait dans le dos que la +marraine, la reine de Suède, n'avait, pas plus que le parrain, pris la +peine de se déranger. + +Puis, lorsque passèrent la septième voiture et la huitième, il nomma les +personnages, avec une familiarité qui le montrait très au courant des +choses de la cour. + +Ces deux dames, c'étaient la princesse Mathilde et la princesse Marie. +Ces trois messieurs, c'étaient le roi Jérôme, le prince Napoléon et le +prince de Suède; ils avaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le +cortège avançait lentement. Aux portières, des écuyers, des aides de +camp, des chevaliers d'honneur, tenaient les brides très courtes, pour +maintenir leurs chevaux au pas. + +«Où donc est le petit? demanda Mme Charbonnel impatiente. + +--Pardi! on ne l'a pas mis sous une banquette, dit Gilquin en riant. +Attendez, il va venir.» Il serra plus amoureusement Mme Correur, qui +s'abandonnait, parce qu'elle avait peur de tomber, disait-elle. Et, +gagné par l'admiration, les yeux luisants, il murmura encore: + +«N'importe, c'est vraiment beau! Se gobergent-ils ces mâtins-là, dans +leurs boîtes de satin.... Quand on pense que j'ai travaillé à tout ça!» +Il se gonflait; le cortège, la foule, l'horizon entier était à lui. +Mais, dans le court recueillement causé par l'apparition des premières +voitures, un brouhaha formidable arrivait; maintenant, c'était sur le +quai même que les chapeaux volaient au-dessus des têtes moutonnantes. Au +milieu du pont, six piqueurs de l'empereur passaient, avec leur livrée +verte, leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins +dorés d'un large gland. Et la voiture de l'impératrice se montra enfin; +elle était traînée par huit chevaux; elle avait quatre lanternes, très +riches, plantées aux quatre coins de la caisse; et, toute en glaces, +vaste, arrondie, elle ressemblait à un grand coffret de cristal, enrichi +de galeries d'or, monté sur des roues d'or. A l'intérieur, on +distinguait nettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache +rose du prince impérial, tenu sur les genoux de la gouvernante des +Enfants de France; auprès d'elle, était la nourrice, une Bourguignonne, +belle femme à forte poitrine. Puis à quelque distance, après un groupe +de garçons d'attelage à pied et d'écuyers à cheval, venait la voiture de +l'empereur, attelée également de huit chevaux d'une richesse aussi +grande, dans laquelle l'empereur et l'impératrice saluaient. Aux +portières des deux voitures, des maréchaux recevaient sans un geste, sur +les broderies de leurs uniformes, la poussière des roues. + +«Si le pont venait à casser!» dit en ricanant Gilquin, qui avait le goût +des imaginations atroces. + +Mme Correur, effrayée, le fit taire. Mais lui, insistait, disait que ces +ponts de fer n'étaient jamais bien solides; et, quand les deux voitures +furent au milieu du pont, il affirma qu'il voyait le tablier danser. +Quel plongeon, tonnerre! le papa, la maman, l'enfant, ils auraient tous +bu un fameux coup! Les voitures roulaient doucement, sans bruit; le +tablier était si léger, avec sa longue courbe molle, qu'elles étaient +comme suspendues, au-dessus du grand vide de la rivière; en bas, dans la +nappe bleue, elles se reflétaient, pareilles à d'étranges poissons d'or, +qui auraient nagé entre deux eaux. + +L'empereur et l'impératrice, un peu las, avaient posé la tête sur le +satin capitonné, heureux d'échapper un instant à la foule et de n'avoir +plus à saluer. La gouvernante des Enfants de France, elle aussi, +profitait des trottoirs déserts, pour relever le petit prince glissé de +ses genoux; tandis que la nourrice, penchée, l'amusait d'un sourire. Et +le cortège entier baignait dans le soleil; les uniformes, les toilettes, +les harnais flambaient; les voitures, toutes braisillantes, emplies +d'une lueur d'astre, envoyaient des reflets de glace qui dansaient sur +les maisons noires du quai Napoléon. Au loin, au-dessus du pont, se +dressait, comme fond à ce tableau, la réclame monumentale peinte sur le +mur d'une maison à six étages de l'île Saint-Louis, la redingote grise +géante, vide de corps, que le soleil battait d'un rayonnement +d'apothéose. + +Gilquin remarqua la redingote, au moment où elle dominait les deux +voitures. Il cria: + +«Tiens! l'oncle, là-bas!» Un rire courut dans la foule, autour de lui. +M. Charbonnel, qui n'avait pas compris, voulut se faire donner des +explications. Mais on ne s'entendait plus, un vivat assourdissant +montait, les trois cent mille personnes qui s'écrasaient là battaient +des mains. Quand le petit prince était arrivé au milieu du pont, et +qu'on avait vu paraître derrière lui l'empereur et l'impératrice, dans +ce large espace découvert où rien ne gênait la vue, une émotion +extraordinaire s'était emparée des curieux. Il y avait eu un de ces +enthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les têtes comme sous un +coup de vent, d'un bout d'une ville à l'autre. Les hommes se haussaient, +mettaient des bambins ébahis à califourchon sur leur cou; les femmes +pleuraient, balbutiaient des paroles de tendresse pour «le cher petit», +partageant avec des mots du coeur la joie bourgeoise du couple impérial. +Une tempête de cris continuait à sortir de la place de l'Hôtel-de-Ville; +sur les quais, des deux côtés, en amont, en aval, aussi loin que le +regard pouvait aller, on apercevait une forêt de bras tendus, s'agitant, +saluant. Aux fenêtres, des mouchoirs volaient, des corps se penchaient, +le visage allumé, avec le trou noir de la bouche grande ouverte. Et, +tout là-bas, les fenêtres de l'île Saint-Louis, étroites comme des +minces traits de fusain, s'animaient d'un pétillement de lueurs +blanches, d'une vie qu'on ne distinguait pas nettement. + +Cependant, l'équipe des canotiers en vareuses rouges, debout au milieu +de la Seine qui les emportait, vociféraient à pleine gorge; pendant que +les blanchisseuses, à demi sorties des vitrages du bateau, les bras nus, +débraillées, affolées, voulant se faire entendre, tapaient furieusement +leurs battoirs, à les casser. + +«C'est fini, allons-nous-en», dit Gilquin. + +Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu'au bout. La queue du cortège, +des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et de carabiniers, +s'enfonçaient dans la rue d'Arcole. Puis, il se produisit un tumulte +épouvantable; la double haie des gardes nationaux et des soldats de la +ligne fut rompue en plusieurs endroits; des femmes criaient. + +«Allons-nous-en, répéta Gilquin. On va s'écraser.» Et, quand il eut posé +ces dames sur le trottoir, il leur fit traverser la chaussée, malgré la +foule. Mme Correur et les Charbonnel étaient d'avis de suivre le +parapet, pour prendre le pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait +sur la place du Parvis. Mais il ne les écoutait pas, il les entraînait. +Lorsqu'ils furent de nouveau devant le petit café, il les poussa +brusquement, les assit à la table qu'ils venaient de quitter. + +«Vous êtes encore de jolis cocos! leur criait-il. Est-ce que vous croyez +que j'ai envie de me faire casser les pattes par ce tas de badauds?... +Nous allons boire quelque chose, parbleu? Nous sommes mieux là qu'au +milieu de la foule. Hein! nous en avons assez, de la fête! Ça finit par +être bête.... Voyons, qu'est-ce que vous prenez, maman?» Les Charbonnel, +qu'il couvait de ses yeux inquiétants, élevèrent de timides objections. +Ils auraient bien voulu voir la sortie de l'église. Alors, il leur +expliqua qu'il fallait laisser les curieux s'écouler; dans un quart +d'heure, il les conduirait, s'il n'y avait pas trop de monde pourtant. +Mme Correur, pendant qu'il redemandait à Jules des cigares et de la +bière, s'échappa prudemment. + +«Eh bien, c'est ça, reposez-vous, dit-elle aux Charbonnel. Vous me +trouverez là-bas.» Elle prit le pont Notre-Dame et s'engagea dans la rue +de la Cité. Mais l'écrasement y était tel, qu'elle mit un grand quart +d'heure pour atteindre la rue de Constantine. Elle dut se décider à +couper par la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes. Enfin, +elle déboucha sur la place du Parvis, après avoir laissé à un soupirail +de maison suspecte tout un volant de sa robe gorge-de-pigeon. La place, +sablée, jonchée de fleurs, était plantée de mâts portant des bannières +aux armes impériales. Devant l'église, un porche colossal, en forme de +tente, drapait sur la nudité de la pierre des rideaux de velours rouge, +à franges et à glands d'or. + +Là, Mme Correur fut arrêtée par une haie de soldats qui maintenait la +foule. Au milieu du vaste carré laissé libre, des valets de pied se +promenaient à petits pas, le long des voitures rangées sur cinq files; +tandis que les cochers, solennels, restaient sur leurs sièges, les +guides aux mains. Et comme elle allongeait le cou, cherchant quelque +fente pour pénétrer, elle aperçut Du Poizat qui fumait tranquillement un +cigare, dans un angle de la place, au milieu des valets de pied. + +«Est-ce que vous ne pouvez pas me faire entrer?» lui demanda-t-elle, +quand elle eut réussi à l'appeler, en agitant son mouchoir. + +Il parla à un officier, il l'emmena devant l'église. + +«Si vous m'en croyez, vous resterez ici avec moi, dit-il. C'est plein à +crever, là-dedans. J'étouffais, je suis sorti.... Tenez, voici le +colonel et M. Bouchard qui ont renoncé à trouver des places.» Ces +messieurs, en effet, étaient là, à gauche, du côté de la rue du +Cloître-Notre-Dame. M. Bouchard racontait qu'il venait de confier sa +femme à M. d'Escorailles, qui avait un fauteuil excellent pour une dame. + +Quant au colonel, il regrettait de ne pouvoir expliquer la cérémonie à +son fils Auguste. + +«J'aurais voulu lui montrer le fameux vase, dit-il. + +C'est, comme vous le savez, le propre vase de Saint-Louis, un vase de +cuivre damasquiné et niellé, du plus beau style persan, une antiquité du +temps des croisades, qui a servi au baptême de tous nos rois. + +--Vous avez vu les honneurs? demanda M-Bouchard à Du Poizat. + +--Oui, répondit celui-ci. C'est Mme de Llorentz qui portait le +chrémeau.» Il dut donner des détails. Le chrémeau était le bonnet de +baptême. Ni l'un ni l'autre de ces messieurs ne savaient cela; ils se +récrièrent. Du Poizat énuméra alors les honneurs du prince impérial, le +chrémeau, le cierge, la salière, et les honneurs du parrain et de la +marraine, le bassin, l'aiguière, la serviette; tous ces objets étaient +portés par des dames du palais. Et il y avait encore le manteau du petit +prince, un manteau superbe, extraordinaire, étalé près des fonts, sur un +fauteuil. + +«Comment! il n'y a pas une toute petite place?» s'écria Mme Correur, à +laquelle ces détails donnaient une fièvre de curiosité. + +Alors, ils lui citèrent tous les grands corps, toutes les autorités, +toutes les délégations qu'ils avaient vus passer. C'était un défilé +interminable: le Corps diplomatique, le Sénat, le Corps législatif, le +Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour +impériale, les Tribunaux de commerce et de première instance, sans +compter les ministres, les préfets, les maires et leurs adjoints, les +académiciens, les officiers supérieurs, jusqu'à des délégués du +consistoire israélite et du consistoire protestant. Et il y en avait +encore, et il y en avait toujours. + +«Mon Dieu! que ça doit être beau!» laissa échapper Mme Correur avec un +soupir. + +Du Poizat haussa les épaules. Il était d'une humeur détestable. Tout ce +monde «l'embêtait». Et il semblait agacé par la longueur de la +cérémonie. Est-ce qu'ils n'auraient pas bientôt fini? Ils avaient chanté +le veni creator; ils s'étaient encensés, promenés, salués. Le petit +devait être baptisé, maintenant. M. Bouchard et le colonel, plus +patients, regardaient les fenêtres pavoisées de la place; puis, ils +renversèrent la tête, à un brusque carillon qui secoua les tours; et ils +eurent un léger frisson, inquiets du voisinage énorme de l'église, dont +ils n'apercevaient pas le bout, dans le ciel. Cependant, Auguste s'était +glissé vers le porche. Mme Correur le suivit. Mais comme elle arrivait +en face de la grand-porte, ouverte à deux battants, un spectacle +extraordinaire la planta net sur les pavés. + +Entre les deux larges rideaux, l'église se creusait, immense, dans une +vision surhumaine de tabernacle. + +Les voûtes, d'un bleu tendre, étaient semées d'étoiles. + +Les verrières étalaient, autour de ce firmament, des astres mystiques, +attisant les petites flammes vives d'une braise de pierreries. Partout, +des hautes colonnes, tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait +le peu de jour traînant sous la nef; et, dans cette nuit rouge, brûlait +seul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers de cierges en +tas, plantés si près les uns des autres, qu'il y avait là comme un +soleil unique, flambant dans une pluie d'étincelles. C'était au centre +de la croisée, sur une estrade, l'autel qui s'embrasait. A gauche, à +droite, s'élevaient des trônes. Un large dais de velours doublé +d'hermine mettait, au-dessus du trône le plus élevé, un oiseau géant, au +ventre de neige, aux ailes de pourpre. Et toute une foule riche, moirée +d'or, allumée d'un pétillement de bijoux, emplissait l'église: près de +l'autel, au fond, le clergé, les évêques crossés et mitrés, faisaient +une gloire, un de ces resplendissements qui ouvrent une trouée sur le +ciel; autour de l'estrade, des princes, des princesses, de grands +dignitaires étaient rangés avec une pompe souveraine; puis des deux +côtés, dans les bras de la croisée, des gradins montaient, le Corps +diplomatique et le Sénat à droite, le Corps législatif et le Conseil +d'État à gauche; tandis que les délégations de toutes sortes +s'entassaient dans le reste de la nef, et que les dames, en haut, au +bord des tribunes, étalaient les vives panachures de leurs étoffes +claires. Une grande buée saignante flottait. Les têtes étagées au fond, +à droite, à gauche, gardaient des tons roses de porcelaine peinte. Les +costumes, le satin, la soie, le velours avaient des reflets d'un éclat +sombre, comme près de s'enflammer. Des rangs entiers, tout d'un coup, +prenaient feu. L'église profonde se chauffait d'un luxe inouï de +fournaise. + +Alors, Mme Correur vit s'avancer, au milieu du choeur, un aide des +cérémonies, qui cria trois fois, furieusement: + +«Vive le prince impérial! vive le prince impérial! vive le prince +impérial!» Et, dans l'immense acclamation dont les voûtes tremblèrent, +Mme Correur aperçut, au bord de l'estrade, l'empereur debout, dominant +la foule. Il se détachait en noir sur le flamboiement d'or, que les +évêques allumaient derrière lui. Il présentait au peuple le prince +impérial, un paquet de dentelles blanches, qu'il tenait très haut, de +ses deux bras levés. + +Mais, brusquement, un suisse écarta d'un geste Mme Correur. Elle recula +de deux pas, elle n'eut plus devant elle, tout près, qu'un des rideaux +du porche. La vision avait disparu. Alors elle se retrouva dans le plein +jour, et elle resta ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau, +pareil à ceux du Louvre, cuit par l'âge, empourpré et doré, avec des +personnages anciens comme on n'en rencontre pas sur les trottoirs. + +«Ne restez pas là», lui dit Du Poizat, en la ramenant près du colonel et +de M. Bouchard. + +Ces messieurs, maintenant, causaient des inondations. Les ravages +étaient épouvantables, dans les vallées du Rhône et de la Loire. Des +milliers de familles se trouvaient sans abri. Les souscriptions, +ouvertes de tous les côtés, ne suffisaient pas au soulagement de tant de +misères. Mais l'empereur se montrait d'un courage et d'une générosité +admirables: à Lyon, on l'avait vu traverser à gué les quartiers bas de +la ville, recouverts par les eaux; à Tours, il s'était promené en canot, +pendant trois heures, au milieu des rues inondées. Et partout, il semait +les aumônes sans compter. + +«Écoutez donc!» interrompit le colonel. + +Les orgues ronflaient dans l'église. Un chant large sortait par +l'ouverture béante du porche, dont les draperies battaient sous cette +haleine énorme. + +«C'est le Te Deum», dit M. Bouchard. + +Du Poizat eut un soupir de soulagement. Ils allaient donc avoir fini! +Mais M. Bouchard lui expliqua que les actes n'étaient pas encore signés. +Ensuite, le cardinal légat devait donner la bénédiction pontificale. Du +monde, pourtant, commença bientôt à sortir. Rougon, un des premiers, +parut, ayant au bras une femme maigre, à figure jaune, mise très +simplement. Un magistrat, en costume de président de la cour d'appel, +les accompagnait. + +«Qui est-ce?» demanda Mme Correur. + +Du Poizat lui nomma les deux personnes. M. Beulin d'Orchère avait connu +Rougon un peu avant le coup d'État, et il lui témoignait depuis cette +époque une estime particulière, sans chercher pourtant à établir entre +eux des rapports suivis. Mlle Véronique, sa soeur, habitait avec lui un +hôtel de la me Garancière, qu'elle ne quittait guère que pour assister +aux messes basses de Saint-Sulpice. «Tenez, dit le colonel en baissant +la voix, voilà la femme qu'il faudrait à Rougon. + +--Parfaitement, approuva M. Bouchard. Fortune convenable, bonne famille, +femme d'ordre et d'expérience. Il ne trouvera pas mieux.» Mais Du Poizat +se récria. La demoiselle était mûre comme une nèfle qu'on a oubliée sur +de la paille. Elle avait au moins trente-six ans et elle en paraissait +bien quarante. Un joli manche à balai à mettre dans un lit! + +Une dévote qui portait des bandeaux plats! une tête si usée, si fade, +qu'elle semblait avoir trempé pendant six mois dans de l'eau bénite! + +«Vous êtes jeune, déclara gravement le chef de bureau. Rougon doit faire +un mariage de raison.... Moi j'ai fait un mariage d'amour; mais ça ne +réussit pas à tout le monde. + +--Eh! je me moque de la fille, en somme, finit par avouer Du Poizat. +C'est la mine du Beulin-d'orchère qui me fait peur. Ce gaillard-là a une +mâchoire de dogue.... Regardez-le donc, avec son lourd museau et sa +forêt de cheveux crépus, où pas un fil blanc ne se montre, malgré ses +cinquante ans! Est-ce qu'on sait ce qu'il pense! Dites-moi un peu pour +quoi il continue à pousser sa soeur dans les bras de Rougon, maintenant +que Rougon est par terre?» + +M. Bouchard et le colonel gardèrent le silence, en échangeant un regard +inquiet. Le «dogue», comme l'appelait l'ancien sous-préfet, allait-il +donc à lui tout seul dévorer Rougon? Mais Mme Correur dit lentement: + +«C'est très bon d'avoir la magistrature avec soi.» Cependant, Rougon +avait conduit Mlle Véronique jusqu'à sa voiture; et là, avant qu'elle +fût montée, il la saluait. Juste à ce moment, la belle Clorinde sortait +de l'église, au bras de Delestang. Elle devint grave, elle enveloppa +d'un regard de flamme cette grande fille jaune, sur laquelle Rougon +avait la galanterie de refermer la portière, malgré son habit de +sénateur. Alors, pendant que la voiture s'éloignait, elle marcha droit à +lui, lâchant le bras de Delestang, retrouvant son rire de grande enfant. +Toute la bande la suivit. + +«J'ai perdu maman! lui cria-t-elle gaiement. On m'a enlevé maman, au +milieu de la foule.... Vous m'offrez un petit coin dans votre coupé, +hein?» Delestang, qui allait lui proposer de la reconduire chez elle, +parut très contrarié. Elle portait une robe de soie orange, brochée de +fleurs si voyantes, que les valets de pied la regardaient. Rougon +s'était incliné, mais ils durent attendre le coupé, pendant près de dix +minutes. + +Tous restèrent là, même Delestang, dont la voiture était sur le premier +rang, à deux pas. L'église continuait à se vider lentement. M. Kahn et +M. Béjuin, qui passaient, accoururent se joindre à la bande. Et comme le +grand homme avait de molles poignées de main, l'air maussade, M. Kahn +lui demanda, avec une vivacité inquiète: + +«Est-ce que vous êtes souffrant? + +--Non, répondit-il. Ce sont toutes ces lumières, là-dedans, qui m'ont +fatigué.» Il se tut, puis il reprit, à demi-voix: + +«C'était très grand.... Je n'ai jamais vu une pareille joie sur la +figure d'un homme.» Il parlait de l'empereur. Il avait ouvert les bras, +dans un geste large, avec une lente majesté comme pour se rappeler la +scène de l'église; et il n'ajouta rien. Ses amis, autour de lui, se +taisaient également. Ils faisaient dans un coin de la place, un tout +petit groupe. Devant eux, le défilé grossissait, les magistrats en robe, +les officiers en grande tenue, les fonctionnaires en uniforme, une foule +galonnée, chamarrée, décorée, qui piétinait les fleurs dont la place +était couverte, au milieu des appels des valets de pied et des +roulements brusques des équipages. La gloire de l'Empire à son apogée +flottait dans la pourpre du soleil couchant, tandis que les tours de +Notre-Dame, toutes roses, toutes sonores, semblaient porter très haut, à +un sommet de paix et de grandeur, le règne futur de l'enfant baptisé +sous leurs voûtes. Mais eux, mécontents, ne sentaient qu'une immense +convoitise leur venir de la splendeur de la cérémonie, des cloches +sonnantes, des bannières déployées, de la ville enthousiaste, de ce +monde officiel épanoui. Rougon, qui pour la première fois, éprouvait le +froid de sa disgrâce, avait la face très pâle; et, rêvant, il jalousait +l'empereur. + +«Bonsoir, je m'en vais, c'est assommant, dit Du Poizat, après avoir +serré la main aux autres. + +--Qu'avez-vous donc, aujourd'hui? lui demanda le colonel. Vous êtes bien +féroce.» Et le sous-préfet répondit tranquillement, en s'en allant: +«Tiens! pourquoi voulez-vous que je sois gai!... J'ai lu ce matin, au +Moniteur, la nomination de cet imbécile de Campenon à la préfecture +qu'on m'avait promise.» Les autres se regardèrent. Du Poizat avait +raison. Ils n'étaient pas de la fête. Rougon, dès la naissance du +prince, leur avait promis toute une pluie de cadeaux pour le jour du +baptême: M. Kahn devait avoir sa concession; le colonel, la croix de +commandeur; Mme Correur, les cinq ou six bureaux de tabac qu'elle +sollicitait. Et Ils étaient tous là, en un petit tas, dans un coin de la +place, les mains vides. Ils levèrent alors sur Rougon un regard si +désolé, si plein de reproches, que celui-ci eut un haussement d'épaules +terrible. Comme son coupé arrivait enfin, il y poussa brusquement +Clorinde, il s'y enferma sans dire un mot, en faisant claquer la +portière avec violence. + +«Voilà Marsy sous le porche, murmura M. Kahn qui entraînait M. Béjuin. +A-t-il l'air superbe, cette canaille!... tournez donc la tête. Il +n'aurait qu'à ne pas nous rendre notre salut.» Delestang s'était hâté de +monter dans sa voiture, pour suivre le coupé. M. Bouchard attendit sa +femme; puis, quand l'église fut vide, il demeura très surpris, il s'en +alla avec le colonel, las également de chercher son fils Auguste. Quant +à Mme Correur, elle venait d'accepter le bras d'un lieutenant de +dragons, un pays à elle, qui lui devait un peu son épaulette. + +Cependant, dans le coupé, Clorinde parlait avec ravissement de la +cérémonie, tandis que Rougon, renversé, le visage ensommeillé, +l'écoutait. Elle avait vu les fêtes de Pâques à Rome: ce n'était pas +plus grandiose. + +Et elle expliquait que la religion, pour elle, était un coin du paradis +entrouvert, avec Dieu le Père assis sur son trône ainsi qu'un soleil, au +milieu de la pompe des anges rangés autour de lui, en un large cercle de +beaux jeunes gens vêtus d'or. Puis, tout d'un coup, elle s'interrompit, +elle demanda: + +«Viendrez-vous ce soir au banquet que la Ville offre à Leurs Majestés? +Ce sera magnifique» Elle était invitée. Elle aurait une toilette rose, +toute semée de myosotis. C'était M. de Plouguern qui devait la conduire, +parce que sa mère ne voulait plus sortir le soir, à cause de ses +migraines. Elle s'interrompit encore, elle posa une nouvelle question, +brusquement: + +«Quel est donc le magistrat avec lequel vous étiez tout à l'heure?» +Rougon leva le menton, récita tout d'une haleine: + +«M. Beulin-d'orchère, cinquante ans, d'une famille de robe, a été +substitut à Montbrison, procureur du roi à Orléans, avocat général à +Rouen, a fait partie d'une commission mixte en 52, est venu ensuite à +Paris comme conseiller de la cour d'appel, enfin est aujourd'hui +président de cette cour.... Ah! j'oubliais! il a approuvé le décret du +22 janvier 1852, confisquant les biens de la famille d'Orléans... +Êtes-vous contente?» Clorinde s'était mise à rire. Il se moquait d'elle, +parce qu'elle voulait s'instruire; mais c'était bien permis de connaître +les gens avec lesquels on pouvait se rencontrer. Et elle ne lui ouvrit +pas la bouche de Mlle Beulin-d'orchère. Elle reparlait du banquet de +l'Hôtel-de-Ville; la galerie des Fêtes devait être décorée avec un luxe +inouï: un orchestre jouerait des airs pendant tout le temps du dîner. +Ah! la France était un grand pays! + +Nulle part, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Espagne, ni en +Italie, elle n'avait vu des bals plus étourdissants, des galas plus +prodigieux. Aussi, disait-elle avec sa face tout allumée d'admiration, +son choix était fait, maintenant: elle voulait être Française. + +«Oh! des soldats! cria-t-elle, voyez donc, des soldats!». + +Le coupé, qui avait suivi la rue de la Cité, se trouvait arrêté, au bout +du pont Notre-Dame par un régiment défilant sur le quai. C'étaient des +soldats de la ligne, de petits soldats marchant comme des moutons, un +peu débandés par les arbres des trottoirs. Ils revenaient de faire la +haie. Ils avaient sur la face tout l'éblouissement du grand soleil de +l'après-midi, les pieds blancs, l'échine gonflée sous le poids du sac et +du fusil. Et ils s'étaient tant ennuyés, au milieu des poussées de la +foule, qu'ils en gardaient un air de bêtise ahurie. + +«J'adore l'armée française», dit Clorinde ravie, se penchant pour mieux +voir. + +Rougon, comme réveillé, regardait lui aussi. C'était la force de +l'Empire qui passait, dans la poussière de la chaussée. Tout un embarras +d'équipages encombrait lentement le pont; mais les cochers, respectueux, +attendaient; tandis que les personnages en grand costume mettaient la +tête aux portières, la face vaguement souriante, couvant de leurs yeux +attendris les petits soldats hébétés par leur longue faction. Les +fusils, au soleil, illuminaient la fête. + +«Et ceux-là, les derniers, les voyez-vous? reprit Clorinde. Il y en a +tout un rang qui n'ont pas encore de barbe. Sont-ils gentils, hein!» Et, +dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de la voiture, des +baisers aux soldats, à deux mains. Elle se cachait un peu, pour qu'on ne +la vît pas. C'était une joie, un amour de la force armée, dont elle se +régalait seule. Rougon eut un sourire paternel; il venait également de +goûter sa première jouissance de la journée. + +«Qu'y a-t-il donc?» demanda-t-il, lorsque le coupé put enfin tourner le +coin du quai. + +Un rassemblement considérable s'était formé sur le trottoir et sur la +chaussée. La voiture dut s'arrêter de nouveau. Une voix dit dans la +foule: + +«C'est un ivrogne qui a insulté les soldats. Les sergents de ville +viennent de l'empoigner.» + +Alors, le rassemblement s'étant ouvert, Rougon aperçut Gilquin, ivre +mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son vêtement de coutil +jaune, arraché, montrait des morceaux de sa peau. Mais il restait bon +garçon, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge. Il tutoyait les +sergents de ville, il les appelait «mes agneaux». Et il leur expliquait +qu'il avait passé l'après-midi bien tranquillement dans un café, en +compagnie de gens très riches. On pouvait se renseigner au théâtre du +Palais-Royal, où M. et Mme Charbonnel étaient allés voir jouer les +Dragées du baptême: ils ne diraient pour sûr pas le contraire. + +«Lâchez-moi donc, farceurs! cria-t-il en se roidissant brusquement. Le +café est là, à côté, tonnerre! venez-y avec moi, si vous ne me croyez +pas!... Les soldats m'ont manqué, comprenez bien! il y en a un petit qui +riait. + +Alors, je l'ai envoyé se faire moucher. Mais insulter l'armée française, +jamais!... Parlez un peu à l'empereur de Théodore, vous verrez ce qu'il +dira.... Ah! sacrebleu! vous seriez propres!» La foule, amusée, riait. +Les deux sergents de ville, imperturbables, ne lâchaient pas prise, +poussaient lentement Gilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on +apercevait, au loin, la lanterne rouge d'un poste de police. Rougon +s'était vivement rejeté au fond de la voiture. Mais, tout d'un coup, +Gilquin le vit, en levant la tête. Alors, dans son ivresse, il devint +goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l'oeil, parlant pour +lui. + +«Suffit! les enfants, on pourrait faire du scandale, on n'en fera pas, +parce qu'on a de la dignité... Hein? dites donc? vous ne mettriez pas la +patte sur Théodore, s'il se trimbalait avec des princesses, comme un +citoyen de ma connaissance. On a tout de même travaillé avec du beau +monde, et délicatement, on s'en vante, sans demander des mille et des +cents. On sait ce qu'on vaut. + +Ça console des petitesses.... Tonnerre de Dieu! les amis ne sont donc +plus les amis?...» Il s'attendrissait, la voix coupée de hoquets. Rougon +appela discrètement de la main un homme boutonné dans un grand paletot, +qu'il reconnut près du coupé; et, lui ayant parlé bas, il donna +l'adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, à Grenelle. L'homme s'approcha +des sergents de ville, comme pour les aider à maintenir l'ivrogne qui se +débattait. La foule resta toute surprise de voir les agents tourner à +gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre, dont le cocher, sur un ordre, +suivit le quai de la Mégisserie. Mais la tête de Gilquin, énorme, +ébouriffée, crevant d'un rire triomphal, apparut une dernière fois à la +portière, en hurlant: + +«Vive la République!» Quand le rassemblement fut dissipé, les quais +reprirent leur tranquillité large. Paris, las d'enthousiasme, était à +table; les trois cent mille curieux qui s'étaient écrasés là, avaient +envahi les restaurants du bord de l'eau et du quartier du Temple. Sur +les trottoirs vides, des provinciaux traînaient seuls les pieds, +éreintés, ne sachant où manger. En bas, aux deux bords du bateau, les +laveuses achevaient de taper leur linge, à coups violents. Un rai de +soleil dorait encore le haut des tours de Notre-Dame, muettes +maintenant, au-dessus des maisons toutes noires d'ombre. Et, dans le +léger brouillard qui montait de la Seine, là-bas, à la pointe de l'île +Saint-Louis, on ne distinguait plus, au milieu du gris brouillé des +façades, que la redingote géante, la réclame monumentale, accrochant, à +quelque clou de l'horizon, la défroque bourgeoise d'un Titan, dont la +foudre aurait mangé les membres. + + + + +V + + +Un matin, vers onze heures, Clorinde vint chez Rougon, rue Marbeuf. Elle +rentrait du Bois; un domestique tenait son cheval, à la porte. Elle alla +droit au jardin, tourna à gauche, et se planta devant une fenêtre grande +ouverte du cabinet où travaillait le grand homme. + +«Hein! je vous surprends!» dit-elle tout d'un coup. + +Rougon leva vivement la tête. Elle riait dans le chaud soleil de juin. +Son amazone de drap gros bleu, dont elle avait rejeté la longue traîne +sur son bras gauche, la faisait plus grande; tandis que son corsage à +gilet et à petites basques rondes, très collant, était comme une peau +vivante qui gantait ses épaules, sa gorge, ses hanches. Elle avait des +manchettes de toile, un col de toile, sous lequel se nouait une mince +cravate de foulard bleu. Elle portait très crânement, sur ses cheveux +roulés, son chapeau d'homme, autour duquel une gaze mettait un nuage +bleuâtre, tout poudré de la poussière d'or du soleil. + +«Comment! c'est vous! cria Rougon en accourant. + +Mais entrez donc! + +--Non, non, répondit-elle. Ne vous dérangez pas, je n'ai qu'un mot à +vous dire.... Maman doit m'attendre pour déjeuner.» C'était la troisième +fois qu'elle venait ainsi chez Rougon, contre toutes les convenances. +Mais elle affectait de rester dans le jardin. D'ailleurs, les deux +premières fois, elle était aussi en amazone, costume qui lui donnait une +liberté de garçon, et dont la longue jupe devait lui sembler une +protection suffisante. + +«Vous savez, je viens en mendiante, reprit-elle. C'est pour des billets +de loterie.... Nous avons organisé une loterie en faveur des jeunes +filles pauvres. + +--Eh bien, entrez, répéta Rougon. Vous m'expliquerez cela.». + +Elle avait gardé sa cravache à la main, une cravache très fine, à petit +manche d'argent. Elle se remit à rire, en tapant sa jupe à légers coups. + +«C'est tout expliqué, pardi! Vous allez me prendre des billets. Je ne +suis venue que pour ça.... Il y a trois jours que je vous cherche, sans +pouvoir mettre la main sur vous, et la loterie se tire demain.» Alors, +sortant un petit portefeuille de sa poche, elle demanda: + +«Combien voulez-vous de billets? + +--Pas un, si vous n'entrez pas!» cria-t-il. + +Il ajouta sur un ton plaisant: + +«Que diable! est-ce qu'on fait des affaires par les fenêtres! Je ne vais +peut-être pas vous passer de l'argent comme à une pauvresse! + +--Ça m'est égal, donnez toujours.» Mais il tint bon. Elle le regarda un +instant, muette. + +Puis elle reprit: + +«Si j'entre, m'en prendrez-vous dix?... Ils sont à dix francs.» Et elle +ne se décida pas tout de suite. Elle promena d'abord un rapide regard +dans le jardin. Un jardinier, à genoux dans une allée, plantait une +corbeille de géraniums. Elle eut un mince sourire, et se dirigea vers le +petit perron de trois marches, sur lequel ouvrait la porte-fenêtre du +cabinet. Rougon lui tendait déjà la main. Et, quand il l'eut amenée au +milieu de la pièce: + +«Vous avez donc peur que je ne vous mange? dit-il. + +Vous savez bien que je suis le plus soumis de vos esclaves.... Que +craignez-vous ici?» Elle tapait toujours sa jupe du bout de sa cravache, +à légers coups. + +«Moi, je ne crains rien», répondit-elle avec un bel aplomb de fille +émancipée. + +Puis, après avoir posé la cravache sur un canapé, elle fouilla de +nouveau dans son portefeuille. + +«Vous en prenez dix, n'est-ce pas? + +--J'en prendrai vingt, si vous voulez, dit-il; mais, par grâce, +asseyez-vous, causons un peu.... Vous n'allez pas vous sauver tout de +suite, bien sûr? + +--Alors, un billet par minute, hein?... Si je reste un quart d'heure, ça +fera quinze billets; si je reste vingt minutes, ça fera vingt; et comme +ça jusqu'à ce soir, moi je veux bien.... Est-ce entendu?» Ils +s'égayèrent de cet arrangement. Clorinde finit par s'asseoir sur un +fauteuil, dans l'embrasure même de la fenêtre restée ouverte. Rougon, +pour ne pas l'effrayer, se remit à son bureau. Et ils causèrent, de la +maison d'abord. Elle jetait des coups d'oeil par la fenêtre, elle +déclarait le jardin un peu petit, mais charmant, avec sa pelouse +centrale et ses massifs d'arbres verts. Lui, indiquait un plan détaillé +des lieux: en bas, au rez-de-chaussée, se trouvaient son cabinet, un +grand salon, un petit salon et une très belle salle à manger; au premier +étage, ainsi qu'au second, il y avait sept chambres. Tout cela quoique +relativement petit, était bien trop vaste pour lui. Quand l'empereur lui +avait fait cadeau de cet hôtel, il devait épouser une dame veuve, +choisie par Sa Majesté elle-même. Mais la dame était morte. Maintenant, +il resterait garçon. + +«Pourquoi? demanda-t-elle, en le regardant carrément en face. + +--Bah! répondit-il, j'ai bien autre chose à faire. A mon âge, on n'a +plus besoin de femme.» Mais elle, haussant les épaules, dit simplement: + +«Ne posez donc pas!» Ils en étaient arrivés à tenir entre eux des +conversations très libres. Elle voulait qu'il fût de tempérament +voluptueux. Lui, se défendait, et lui racontait sa jeunesse, des années +passées dans des chambres nues, où les blanchisseuses n'entraient même +pas, disait-il en riant. Alors, elle l'interrogeait sur ses maîtresses, +avec une curiosité enfantine; il en avait bien eu quelques-unes; par +exemple, il ne pouvait renier une dame, connue de tout Paris, qui +s'était, en le quittant, installée en province. Mais il haussait les +épaules. Les jupons ne le dérangeaient guère. Quand le sang lui montait +à la tête, parbleu! il était comme tous les hommes, il aurait crevé une +cloison d'un coup d'épaule, pour entrer dans une alcôve. Il n'aimait pas +à s'attarder aux bagatelles de la porte. Puis, lorsque c'était fini, il +redevenait bien tranquille. + +«Non, non, pas de femme! répéta-t-il, les yeux déjà allumés par la pose +abandonnée de Clorinde. Ça tient trop de place.» La jeune fille, +renversée dans son fauteuil, souriait étrangement. Elle avait un visage +pâmé, avec un lent battement de gorge. Elle exagérait son accent +italien, la voix chantante. + +«Laissez, mon cher, vous nous adorez, dit-elle. Voulez-vous parier que +vous serez marié dans l'année?» Et elle était vraiment irritante, tant +elle paraissait certaine de vaincre. Depuis quelque temps, elle +s'offrait à Rougon, tranquillement. Elle ne prenait plus la peine de +dissimuler sa lente séduction, ce travail savant dont elle l'avait +entouré, avant de faire le siège de ses désirs. + +Maintenant, elle le croyait assez conquis pour mener l'aventure à visage +découvert. Un véritable duel s'engageait entre eux, à toute heure. S'ils +ne posaient pas encore tout haut les conditions du combat, il y avait +des aveux très francs sur leurs lèvres, dans leurs yeux. + +Quand ils se regardaient, ils ne pouvaient s'empêcher de sourire; et ils +se provoquaient. Clorinde faisait son prix, allait à son but, avec une +hardiesse superbe, sûre de n'accorder jamais que ce qu'elle voudrait. +Rougon, grisé, piqué au jeu, mettait de côté tout scrupule, rêvait +simplement de faire sa maîtresse de cette belle fille, puis de +l'abandonner, pour lui prouver sa supériorité sur elle. Leur orgueil se +battait plus encore que leurs sens. «Chez nous, continuait-elle à voix +presque basse, l'amour est la grande affaire. Les gamines de douze ans +ont des amoureux.... Moi, je suis devenue un garçon parce que j'ai +voyagé. Mais si vous aviez connu maman, quand elle était jeune! Elle ne +quittait pas sa chambre. + +Elle était si belle, qu'on venait la voir de loin. Un comte est resté +exprès six mois à Milan, sans arriver à apercevoir le bout de ses +nattes. C'est que les Italiennes ne sont pas comme les Françaises, qui +bavardent et qui courent; elles restent au cou de l'homme qu'elles ont +choisi.... Moi, j'ai voyagé, je ne sais pas si je me souviendrai. Il me +semble pourtant que j'aimerai bien fort, oh! oui, bien fort, à en +mourir...» Ses paupières s'étaient fermées peu à peu, sa face se noyait +d'une extase voluptueuse. Rougon, pendant qu'elle parlait, avait quitté +son bureau, les mains tremblantes, comme attiré par une force +supérieure. Mais, lorsqu'il se fut approché, elle ouvrit les yeux tout +grands, elle le regarda d'un air tranquille. Et montrant la pendule, +souriante, elle reprit: + +«Ça fait dix billets. + +--Comment, dix billets?» balbutia-t-il, ne comprenant plus. + +Quand il revint à lui, elle riait aux éclats. Elle se plaisait ainsi à +l'affoler; puis, elle lui échappait d'un mot, lorsqu'il allait ouvrir +les bras; cela paraissait l'amuser beaucoup. Rougon, redevenu tout d'un +coup très pâle, la regarda furieusement, ce qui redoubla sa gaieté. + +«Allons, je m'en vais, dit-elle: Vous n'êtes pas assez galant pour les +dames.... Non, sérieusement, maman m'attend pour déjeuner.» Mais il +avait repris son air paternel. Ses yeux gris, sous ses lourdes +paupières, gardaient seuls une flamme, lorsqu'elle tournait la tête: et +il l'enveloppait alors tout entière d'un regard, avec la rage d'un homme +poussé à bout, résolu à en finir. Cependant, il disait qu'elle pouvait +bien lui donner encore cinq minutes. + +C'était si ennuyeux, le travail dans lequel elle l'avait trouvé, un +rapport pour le Sénat, sur des pétitions! Et il lui parla de +l'impératrice, à laquelle elle vouait un véritable culte. L'impératrice +était à Biarritz depuis huit jours. Alors, la jeune fille se renversa de +nouveau au fond de son fauteuil, dans un bavardage sans fin. Elle +connaissait Biarritz, elle y avait passé une saison, autrefois, quand +cette plage n'était pas encore à la mode. Elle se désespérait de ne +pouvoir y retourner, pendant le séjour de la cour. Puis, elle en vint à +raconter une séance de l'Académie, où M. de Plouguern l'avait menée, la +veille. On recevait un écrivain, qu'elle plaisantait beaucoup, parce +qu'il était chauve. Elle tenait, d'ailleurs, les livres en horreur. Dès +qu'elle s'entêtait à lire, elle devait se mettre au lit, avec des crises +de nerfs. + +Elle ne comprenait pas ce qu'elle lisait. Quand Rougon lui eut dit que +l'écrivain reçu la veille était un ennemi de l'empereur, et que son +discours fourmillait d'allusions abominables, elle resta consternée. + +«Il avait l'air bon homme pourtant», déclara-t-elle. + +Rougon, à son tour, tonnait contre les livres. Il venait de paraître un +roman, surtout, qui l'indignait: une oeuvre de l'imagination la plus +dépravée, affectant un souci de la vérité exacte, traînant le lecteur +dans les débordements d'une femme hystérique. Ce mot d'«hystérie» parut +lui plaire, car il le répéta trois fois. Clorinde lui en ayant demandé +le sens, il refusa de le donner, pris d'une grande pudeur. + +«Tout peut se dire, continua-t-il; seulement, il y a une façon de tout +dire.... Ainsi, dans l'administration, on est souvent obligé d'aborder +les sujets les plus délicats. + +J'ai lu des rapports sur certaines femmes, par exemple, vous me +comprenez? eh bien, des détails très précis s'y trouvaient consignés, +dans un style clair, simple, honnête. Cela restait chaste, enfin!... +Tandis que les romanciers de nos jours ont adopté un style lubrique, une +façon de dire les choses qui les font vivre devant vous. + +Ils appellent ça de l'art. C'est de l'inconvenance, voilà tout.» + +Il prononça encore le mot «pornographie», et alla jusqu'à nommer le +marquis de Sade, qu'il n'avait jamais lu, d'ailleurs. Pourtant, tout en +parlant, il manoeuvrait avec une grande habileté pour passer derrière le +fauteuil de Clorinde, sans qu'elle le remarquât. Celle-ci, les yeux +perdus, murmurait: + +«Oh! moi, les romans, je n'en ai jamais ouvert un seul. C'est bête, tous +ces mensonges.... Vous ne connaissez pas Léonora la bohémienne. Ça, +c'est gentil. J'ai lu ça en italien, quand j'étais petite. On y parle +d'une jeune fille qui épouse un seigneur à la fin. Elle est prise +d'abord par des brigands...» Mais un léger grincement, derrière elle, +lui fit vivement tourner la tête, comme éveillée en sursaut. + +«Que faites-vous donc là? demanda-t-elle. + +--Je baisse le store, répondit Rougon. Le soleil doit vous incommoder.» +Elle se trouvait, en effet, dans une nappe de soleil, dont les +poussières volantes doraient d'un duvet lumineux le drap tendu de son +amazone. + +«Voulez-vous bien laisser le store! cria-t-elle. J'aime le soleil, moi! +Je suis comme dans un bain.» Et, très inquiète, elle se souleva à demi, +elle jeta un regard dans le jardin, pour voir si le jardinier était +toujours là. Quand elle l'eut retrouvé, de l'autre côté de la corbeille, +accroupi, ne montrant que le dos rond de son bourgeron bleu, elle se +rassit, tranquillisée, souriante. + +Rougon, qui avait suivi la direction de son regard, lâcha le store, +pendant qu'elle le plaisantait. Il était donc comme les hiboux, il +cherchait l'ombre. Mais il ne se fâchait pas, il marchait au milieu du +cabinet, sans montrer le moindre dépit. Son grand corps avait des +mouvements ralentis d'ours rêvant quelque traîtrise. + +Puis, comme il se trouvait à l'autre extrémité de la pièce, près d'un +large canapé au-dessus duquel une grande photographie était pendue, il +l'appela: + +«Venez donc voir, dit-il. Vous ne connaissez pas mon dernier portrait?» +Elle s'allongea davantage dans le fauteuil, elle répondit, sans cesser +de sourire: + +«Je le vois très bien d'ici.... Vous me l'avez déjà montré, d'ailleurs.» +Il ne se découragea pas. Il était allé fermer le store de l'autre +fenêtre, et il inventa encore deux ou trois prétextes, pour l'attirer +dans ce coin d'ombre discrète, où il faisait très bon, disait-il. Elle, +dédaignant ce piège grossier, ne répondait même plus, se contentait de +refuser de la tête. Alors, voyant qu'elle avait compris, il revint se +planter devant elle, les mains nouées, cessant de ruser, la provoquant +en face. + +«J'oubliais!... Je veux vous montrer Monarque, mon nouveau cheval. Vous +savez que j'ai fait un échange.... Vous me donnerez votre opinion sur +lui, vous qui aimez les chevaux.» Elle refusa encore. Mais il insista; +l'écurie n'était qu'à deux pas; cela demanderait cinq minutes au plus. +Puis, comme elle disait toujours non, il laissa échapper à demi-voix, +d'un accent presque méprisant: «Ah! vous n'êtes pas brave!» Ce fut comme +un coup de fouet. Elle se mit debout, sérieuse, un peu pâle. + +«Allons voir Monarque», dit-elle simplement. + +Elle rejetait déjà la traîne de son amazone sur son bras gauche. Elle +lui avait planté ses yeux droit dans les yeux. Pendant un instant, ils +se regardèrent si profondément, qu'ils lisaient leurs pensées. C'était +un défi offert et accepté, sans ménagement aucun. Et elle descendit le +perron la première, tandis qu'il boutonnait, d'un geste machinal, le +veston d'appartement dont il était vêtu. Mais elle n'avait pas fait +trois pas dans l'allée, qu'elle s'arrêta. + +«Attendez», dit-elle. + +Elle remonta dans le cabinet. Quand elle revint, elle balançait +légèrement, du bout des doigts, sa cravache, qu'elle avait oubliée +derrière un coussin du canapé. + +Rougon regarda la cravache d'un air oblique; puis, il leva lentement les +yeux sur Clorinde. Maintenant, elle souriait. Elle marcha de nouveau la +première. + +L'écurie se trouvait à droite, au fond du jardin. + +Quand ils passèrent devant le jardinier, cet homme rangeait ses outils, +debout, près de partir. Rougon tira sa montre; il était onze heures +cinq, le palefrenier devait déjeuner. Et, dans le soleil ardent, tête +nue, il suivait Clorinde, qui tranquillement s'avançait, en donnant des +coups de cravache, à droite, à gauche, sur les arbres verts. Ils +n'échangèrent pas une parole. Elle ne se retourna même pas. Puis, +lorsqu'elle fut arrivée à l'écurie, elle laissa Rougon ouvrir la porte, +elle passa devant lui. La porte, repoussée trop fort, se referma +violemment, sans qu'elle cessât de sourire. Elle avait un visage +candide, superbe et confiant. + +C'était une écurie petite, très ordinaire, avec quatre stalles de chêne. +Bien qu'on eût lavé les dalles le matin, et que les boiseries, les +râteliers, les mangeoires fussent tenus très proprement, une odeur forte +montait. Il y faisait une chaleur humide de baignoire. Le jour, qui +entrait par deux lucarnes rondes, traversait de deux rayons pâles +l'ombre du plafond, sans éclairer les coins noirs, à terre. Clorinde, +les yeux pleins de la grande lumière du dehors, ne distingua d'abord +rien; mais elle attendit, elle ne rouvrit pas la porte, pour ne pas +paraître avoir peur. Deux des stalles seulement étaient occupées. Les +chevaux soufflaient, tournant la tête. + +«C'est celui-ci, n'est-ce pas? demanda-t-elle, lorsque ses yeux se +furent habitués à l'obscurité. Il m'a l'air très bien.» + +Elle donnait de petites tapes sur la croupe du cheval. + +Puis, elle se glissa dans la stalle, en le flattant tout le long des +flancs, sans montrer la moindre crainte. Elle désirait, disait-elle, lui +voir la tête. Et, lorsqu'elle fut tout au fond, Rougon l'entendit qui +lui appliquait de gros baisers sur les narines. Ces baisers +l'exaspéraient. + +«Revenez, je vous en prie, cria-t-il. S'il se jetait de côté, vous +seriez écrasée.» Mais elle riait, baisait le cheval plus fort, lui +parlait avec des mots très tendres, tandis que la bête, comme régalée de +cette pluie de caresses inattendues, avait des frissons qui couraient +sur sa peau de soie. Enfin, elle reparut. Elle disait qu'elle adorait +les chevaux, qu'ils la connaissaient bien, que jamais ils ne lui +faisaient de mal, même lorsqu'elle les taquinait. Elle savait comment il +fallait les prendre. C'étaient des bêtes très chatouilleuses. Celui-là +avait l'air bon enfant. Et elle s'accroupit derrière lui, soulevant un +de ses pieds à deux mains, pour lui examiner le sabot. Le cheval se +laissait faire. + +Rougon, debout, la regardait devant lui, par terre. + +Dans le tas énorme de ses jupes, ses hanches gonflaient le drap, quand +elle se penchait en avant. Il ne disait plus rien, le sang à la gorge, +pris tout à coup de la timidité des gens brutaux. Pourtant, il finit par +se baisser. Alors, elle sentit un effleurement sous ses aisselles, mais +si léger, qu'elle continua à examiner le sabot du cheval. Rougon +respira, allongea brusquement les mains davantage. Et elle n'eut pas un +tressaillement, comme si elle se fût attendue à cela. Elle lâcha le +sabot, elle dit, sans se retourner: + +«Qu'avez-vous donc? que vous prend-il?» Il voulut la saisir à la taille, +mais il reçut des chiquenaudes sur les doigts, tandis qu'elle ajoutait: + +«Non, pas de jeux de main, s'il vous plaît! Je suis comme les chevaux, +moi; je suis chatouilleuse.... Vous êtes drôle!» Elle riait, n'ayant pas +l'air de comprendre. Lorsque l'haleine de Rougon lui chauffa la nuque, +elle se leva avec l'élasticité puissante d'un ressort d'acier; elle +s'échappa, alla s'adosser au mur, en face des stalles. Il la suivit, les +mains tendues, cherchant à prendre d'elle ce qu'il pouvait. Mais elle se +faisait un bouclier de la traîne de son amazone, qu'elle portait sous +son bras gauche, pendant que sa main droite, levée, tenait la cravache. +Lui, les lèvres tremblantes, ne prononçait pas une parole. Elle, très à +l'aise, causait toujours. + +«Vous ne me toucherez pas, voyez-vous! disait-elle. + +J'ai reçu des leçons d'escrime, quand j'étais jeune. Je regrette même de +n'avoir pas continué... Prenez garde à vos doigts. Là, qu'est-ce que je +vous disais!» Elle semblait jouer. Elle ne tapait pas fort, s'amusant +seulement à lui cingler la peau chaque fois qu'il hasardait ses mains en +avant. Et elle était si prompte à la riposte qu'il ne pouvait même plus +arriver jusqu'à son vêtement. D'abord, il avait voulu lui prendre les +épaules; mais, atteint deux fois par la cravache, il s'était attaqué à +la taille; puis, touché encore, il venait traîtreusement de se baisser +jusqu'à ses genoux, pas assez vite cependant pour éviter une pluie de +petits coups, sous lesquels il dut se relever. C'était une grêle, à +droite, à gauche, dont on entendait le léger claquement. + +Rougon, criblé, la peau cuisante, recula un instant. Il était très rouge +maintenant, avec des gouttes de sueur qui commençaient à perler sur ses +tempes. L'odeur forte de l'écurie le grisait; l'ombre, chaude d'une buée +animale, l'encourageait à tout risquer. Alors, le jeu changea. Il se +jeta sur Clorinde rudement, par élans brusques. Et elle, sans cesser de +rire et de causer, n'éparpilla plus les cinglements de cravache en tapes +amicales, frappa des coups secs, un seul chaque fois, de plus en plus +fort. Elle était très belle ainsi, la jupe serrée aux jambes, les reins +souples dans son corsage collant, pareille à un serpent agile, d'un bleu +noir. Quand elle fouettait l'air de son bras, la ligne de sa gorge, un +peu renversée, avait un grand charme. + +«Voyons, est-ce fini? demanda-t-elle en riant. Vous vous lasserez le +premier, mon cher.» Mais ce furent les derniers mots qu'elle prononça. + +Rougon, affolé, effrayant, la face pourpre, se ruait avec un souffle +haletant de taureau échappé. Elle-même, heureuse de taper sur cet homme, +avait dans les yeux une lueur de cruauté qui s'allumait. Muette à son +tour, elle quitta le mur, elle s'avança superbement au milieu de +l'écurie; et elle tournait sur elle-même, multipliant les coups, le +tenant à distance, l'atteignant aux jambes, aux bras, au ventre, aux +épaules; tandis que, stupide, énorme, il dansait, pareil à une bête sous +le fouet d'un dompteur. Elle tapait de haut, comme grandie, fière, les +joues pâles, gardant aux lèvres un sourire nerveux. + +Pourtant, sans qu'elle le remarquât, il la poussait au fond, vers une +porte ouverte qui donnait sur une seconde pièce, où l'on serrait une +provision de paille et de foin. Puis, comme elle défendait sa cravache, +dont il faisait mine de vouloir s'emparer, il la saisit aux hanches, +malgré les coups, et l'envoya rouler sur la paille, à travers la porte, +d'un tel élan, qu'il y vint tomber à côté d'elle. Elle ne jeta pas un +cri. A toute volée, de toutes ses forces, elle lui cravacha la figure, +d'une oreille à l'autre. + +«Garce!» cria-t-il. + +Et il lâcha des mots orduriers, jurant, toussant, étranglant. Il la +tutoya, il lui dit qu'elle avait couché avec tout le monde, avec le +cocher, avec le banquier, avec Pozzo. + +Puis, il demanda: + +«Pourquoi ne voulez-vous pas avec moi?» Elle ne daigna pas répondre. +Elle était debout, immobile, la face toute blanche, dans une +tranquillité hautaine de statue. + +«Pourquoi ne voulez-vous pas? répéta-t-il. Vous m'avez bien laissé +prendre vos bras nus.... Dites-moi seulement pourquoi vous ne voulez +pas.» Elle restait grave, supérieure à l'injure, les yeux ailleurs. + +«Parce que», dit-elle enfin. + +Et, le regardant, elle reprit, au bout d'un silence: + +«Épousez-moi.... Après, tout ce que vous voudrez.» Il eut un rire +contraint, un rire bête et blessant, qu'il accompagna d'un refus de la +tête. + +«Alors, jamais! s'écria-t-elle, entendez-vous, jamais, jamais!» Ils +n'ajoutèrent pas un mot, ils rentrèrent dans l'écurie. Les chevaux, au +fond de leurs stalles, tournaient la tête, soufflant plus fort, inquiets +de ce bruit de lutte qu'ils avaient entendu derrière eux. Le soleil +venait de gagner les deux lucarnes, deux rayons jaunes éclaboussaient +l'ombre d'une poussière éclatante; et le pavé, à l'endroit où les rayons +le frappaient, fumait, dégageant un redoublement d'odeur. Cependant, +Clorinde, très paisible, la cravache sous le bras, s'était de nouveau +glissée près de Monarque. Elle lui posa deux baisers sur les narines, en +disant: + +«Adieu, mon gros. Tu es sage, toi!» Rougon, brisé, honteux, éprouvait un +grand calme. + +Le dernier coup de cravache avait comme satisfait sa chair. De ses mains +restées tremblantes, il renouait sa cravate, il tâtait si son veston +était bien boutonné. Puis il se surprit à enlever soigneusement de +l'amazone de la jeune fille les quelques brins de paille qui s'y étaient +accrochés. Maintenant, une crainte d'être trouvé là, avec elle, lui +faisait tendre l'oreille. Elle, comme s'il ne se fût rien passé +d'extraordinaire entre eux, le laissait tourner autour de sa jupe, sans +la moindre peur. Quand elle le pria d'ouvrir la porte, il obéit. + +Dans le jardin, ils marchèrent tout doucement. Rougon, qui se sentait +une légère cuisson sur la joue gauche, se tamponnait avec son mouchoir. +Dès le seuil du cabinet, le premier regard de Clorinde fut pour la +pendule. + +«Ça fait trente-deux billets», dit-elle en souriant. + +Comme il la regardait, surpris, elle rit plus haut, elle continua: + +«Renvoyez-moi vite, l'aiguille marche. Voilà la trente-troisième minute +qui commence.... Tenez, je mets les billets sur votre bureau.» Il donna +trois cent vingt francs, sans une hésitation. + +Ses doigts n'eurent qu'un petit frémissement, en comptant les pièces +d'or; c'était une punition qu'il s'infligeait. Alors, elle, +enthousiasmée de la façon dont il lâchait une telle somme, s'avança avec +un geste adorable d'abandon. Elle lui tendit la joue. Et, quand il y eut +posé un baiser, paternellement, elle s'en alla, l'air ravi, en disant: + +«Merci pour ces pauvres filles.... Je n'ai plus que sept billets à +placer. Parrain les prendra.» Lorsque Rougon fut seul, il se rassit à +son bureau, machinalement. Il reprit son travail interrompu, écrivit +pendant quelques minutes, en consultant avec une grande attention les +pièces éparses devant lui. Puis il resta la plume aux doigts, la face +grave, regardant dans le jardin, par la fenêtre ouverte, sans voir. Ce +qu'il retrouvait, à cette fenêtre, c'était la mince silhouette de +Clorinde, qui se balançait, se nouait, le déroulait, avec la volupté +molle d'une couleuvre bleuâtre. Elle rampait, elle entrait; et, au +milieu du cabinet, elle se tenait debout sur la queue vivante de sa +robe, les hanches vibrantes, tandis que ses bras s'allongeaient jusqu'à +lui, par un glissement sans fin d'anneaux souples. Peu à peu, des bouts +de sa personne envahissaient la pièce, se vautraient partout, sur le +tapis, sur les fauteuils, le long des tentures, silencieusement, +passionnément. Une odeur rude s'exhalait d'elle. + +Alors, Rougon jeta violemment sa plume, quitta le bureau avec colère, en +faisant craquer ses doigts les uns dans les autres. Est-ce qu'elle +allait l'empêcher de travailler, maintenant? devenait-il fou, pour voir +des choses qui n'existaient pas, lui dont la tête était si solide? Il se +rappelait une femme, autrefois, quand il était étudiant, près de +laquelle, il écrivait des nuits entières, sans même entendre son petit +souffle. Il leva le store, ouvrit la seconde fenêtre, établit un courant +d'air en poussant brutalement une porte, à l'autre extrémité de la +pièce, comme s'il se trouvait menacé d'asphyxie. + +Et, du geste irrité dont il aurait chassé quelque guêpe dangereuse, il +se mit à chasser l'odeur de Clorinde, à coups de mouchoir. Quand il ne +la sentit plus là, il respira bruyamment, il s'essuya la face avec le +mouchoir, pour en enlever la chaleur que cette grande fille y avait +mise. + +Cependant, il ne put continuer la page commencée. Il marcha d'un bout à +l'autre du cabinet, à pas lents. + +Comme il se regardait dans une glace, il vit une rougeur sur sa joue +gauche. Il s'approcha, s'examina. La cravache n'avait laissé là qu'une +légère éraflure. Il pourrait expliquer cela par un accident quelconque. +Mais, si la peau gardait à peine la balafre d'une mince ligne rose, lui, +sentait de nouveau, dans la chair, profondément, la brûlure ardente du +cinglement qui lui avait coupé la face. Il courut à un cabinet de +toilette, installé derrière une portière; il se trempa la tête dans une +cuvette d'eau; cela le soulagea beaucoup. Il craignait que le coup de +cravache ne lui fît désirer Clorinde davantage. + +Il avait peur de songer à elle, tant que la petite écorchure de sa joue +ne serait pas guérie. La chaleur qui le chauffait à cette place lui +descendait dans les membres. + +«Non, je ne veux pas! dit-il tout haut, en rentrant dans le cabinet. +C'est idiot, à la fin!» Il s'était assis sur le canapé, les poings +fermés. Un domestique entra l'avertir que le déjeuner refroidissait, +sans le tirer de ce recueillement de lutteur, aux prises avec sa propre +chair. Sa face dure se gonflait sous un effort intérieur: son cou de +taureau éclatait, ses muscles se tendaient, comme s'il était en train +d'étouffer dans ses entrailles, sans un cri, quelque bête qui le +dévorait. Cette bataille dura dix grandes minutes. Il ne se souvenait +pas d'avoir jamais dépensé tant de puissance. Il en sortit blême, la +sueur à la nuque. + +Pendant deux jours, Rougon ne reçut personne. Il s'était enfoncé dans un +travail considérable. Il veilla une nuit tout entière. Son domestique le +surprit encore à trois reprises, renversé sur le canapé, comme hébété, +avec une figure effrayante. Le soir du deuxième jour, il s'habilla pour +aller chez Delestang, où il devait dîner. + +Mais au lieu de traverser les Champs-Élysées, il remonta l'avenue, il +entra à l'hôtel Balbi. Il n'était que six heures. + +«Mademoiselle n'y est pas», lui dit la petite bonne Antonia, en +l'arrêtant dans l'escalier, avec son rire de chèvre noire. + +Il éleva la voix pour être entendu, et il hésitait à se retirer, lorsque +Clorinde parut en haut, se penchant sur la rampe. «Montez donc! +cria-t-elle. Que cette fille est sotte! + +Elle ne comprend jamais les ordres qu'on lui donne.» Au premier étage, +elle le fit entrer dans une étroite pièce, à côté de sa chambre. C'était +un cabinet de toilette, avec un papier à ramages bleu tendre, qu'elle +avait meublé d'un grand bureau d'acajou déverni, appuyé au mur, d'un +fauteuil de cuir et d'un cartonnier. Des paperasses traînaient sous une +épaisse couche de poussière. + +On se serait cru chez un huissier louche. Elle dut aller chercher une +chaise dans sa chambre. + +«Je vous attendais», cria-t-elle du fond de cette pièce. + +Quand elle eut apporté la chaise, elle expliqua qu'elle faisait sa +correspondance. Elle montrait, sur le bureau, de larges feuilles de +papier jaunâtre, couvertes d'une grosse écriture ronde. Et, comme Rougon +s'asseyait, elle vit qu'il était en habit. + +«Vous venez demander ma main? dit-elle gaiement. + +--Tout juste!» répondit-il. + +Puis il reprit, en souriant: + +«Pas pour moi, pour un de mes amis.» Elle le regarda, hésitante, ne +sachant pas s'il plaisantait. Elle était dépeignée, sale, avec une robe +de chambre rouge mal attachée, belle, malgré tout, de la beauté +puissante d'un marbre antique roulé dans la boutique d'une revendeuse. +Et, suçant un de ses doigts sur lequel elle venait de faire une tache +d'encre, elle s'oubliait à examiner la légère cicatrice qu'on voyait +encore sur la joue gauche de Rougon. Elle finit par répéter à demi-voix, +d'un air distrait: + +«J'étais sûre que vous viendriez. Seulement, je vous attendais plus +tôt.» Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant la +conversation: + +«Alors, c'est pour un de vos amis, votre ami le plus cher, sans doute.» +Son beau rire sonnait. Elle était persuadée, maintenant, que Rougon +parlait de lui. Elle éprouvait une envie de toucher du doigt la +cicatrice, de s'assurer qu'elle l'avait marqué, qu'il lui appartenait +désormais. + +Mais Rougon la prit aux poignets, l'assit doucement sur le fauteuil de +cuir. + +«Causons, voulez-vous? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein! +cela vous va-t-il?... Eh bien, j'ai beaucoup réfléchi, depuis +avant-hier. J'ai songé à vous tout le temps.... Je m'imaginais que nous +étions mariés, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne +savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux?». + +Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb. + +«Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m'étais +emparé de la pincette, et nous nous assommions.» Cela lui parut si +drôle, qu'elle se renversa, prise d'une hilarité folle. + +«Non, ne riez pas, c'est sérieux, continua-t-il. Ce n'est pas la peine +de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que +cela arriverait. Des gifles, puis une séparation.... Retenez bien ceci: +on ne doit jamais chercher à unir deux volontés. + +--Alors? demanda-t-elle, devenue très grave. + +--Alors, je pense que nous agirons très sagement en nous donnant une +poignée de main et en ne gardant l'un pour l'autre qu'une bonne amitié.» +Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avec son large +regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesse offensée. Ses +lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiement silencieux de +mépris. + +«Vous permettez?» dit-elle. + +Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plier ses +lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes +enveloppes grises, qu'elle cachetait à la cire. Elle avait allumé une +bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendait qu'elle eût +fini, tranquillement. + +«Et c'est pour ça que vous êtes venu?» reprit-elle enfin, sans lâcher sa +besogne. + +A son tour, il ne répondit pas. Il voulait la voir de face. Quand elle +se décida à retourner son fauteuil, il lui sourit, en tâchant de +rencontrer ses yeux: puis, il lui baisa la main, comme désireux de la +désarmer. Elle gardait sa froideur hautaine. + +«Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander en mariage pour un +de mes amis.» Il parla longuement. Il l'aimait beaucoup plus qu'elle ne +croyait; il l'aimait surtout parce qu'elle était intelligente et forte. +Cela lui coûtait de renoncer à elle; mais il sacrifiait sa passion à +leur bonheur à tous deux. Lui, la voulait reine chez elle. Il la voyait +mariée à un homme très riche, qu'elle pousserait à sa guise; et elle +gouvernerait, elle n'aurait pas à faire l'abandon de sa personnalité. +Cela ne valait-il pas mieux que de se paralyser l'un l'autre? Ils +étaient gens à se dire ces vérités-là en face. Il finit par l'appeler +son enfant. Elle était sa fille perverse, une créature dont l'esprit +d'intrigue le réjouissait, et qu'il aurait éprouvé un véritable chagrin +à voir pauvrement tourner. + +«C'est tout?» demanda-t-elle quand il se tut. + +Elle l'avait écouté avec la plus grande attention. Et, levant les yeux +sur lui, elle reprit: + +«Si vous me mariez pour m'avoir, je vous avertis que vous faites un +mauvais calcul.... J'ai dit jamais! + +--Quelle idée!» s'écria-t-il, en rougissant légèrement. + +Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau à papier, dont il examina +le manche, pour qu'elle ne vît pas son trouble. Mais elle, sans +s'occuper de lui davantage, réfléchissait. + +«Et quel est le mari? murmura-t-elle. + +--Devinez?» Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de ses +doigts, haussant les épaules. Elle savait bien qui. + +«Il est si bête!» dit-elle à demi-voix. + +Rougon défendit Delestang. C'était un homme très comme il faut, dont +elle ferait tout ce qu'elle voudrait. Il donna des détails sur sa santé, +sur sa fortune, sur ses habitudes. D'ailleurs, il s'engageait à les +servir, elle et lui, de toute son influence, s'il remontait jamais au +pouvoir. Delestang n'avait peut-être pas une intelligence supérieure; +mais il ne serait déplacé dans aucune situation. + +«Oh! il remplit le programme, je vous l'accorde», dit-elle en riant +franchement. + +Puis, après un nouveau silence: + +«Mon Dieu! je ne dis pas non, vous êtes peut-être dans le vrai.... M. +Delestang ne me déplaît pas.» Elle le regardait, en prononçant ces +derniers mots. + +Elle croyait avoir remarqué, à plusieurs reprises, qu'il était jaloux de +Delestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Il avait +eu réellement les poings assez gros pour tuer le désir, en deux jours. +Au contraire, il parut enchanté du succès de sa démarche; et il +recommença à lui étaler les avantages d'un pareil mariage, comme s'il +traitait, en avoué retors, une affaire particulièrement bonne pour elle. +Il lui avait pris les mains, les lui tapotait avec une grande amitié, +d'un air de complice heureux, répétant: + +«Ça m'est venu cette nuit. J'ai pensé tout de suite: + +Nous voilà sauvés!... Je ne veux pas que vous restiez fille, moi! vous +êtes la seule femme qui me sembliez mériter un mari. Delestang arrange +l'affaire. Avec Delestang, nous gardons nos coudées franches.» Et il +ajouta gaiement: + +«J'ai conscience que vous me récompenserez, en me faisant assister à des +choses extraordinaires. + +--M. Delestang connaît-il vos projets?» demanda-t-elle. + +Il resta un moment surpris, comme si elle avait laissé échapper là une +parole qu'il n'attendait pas d'elle; puis, il répondit avec +tranquillité: + +«Non, c'est inutile. On lui expliquera ça plus tard.» Elle s'était +remise, depuis un instant, à cacheter ses lettres. Quand elle avait posé +sur la cire un large cachet sans initiale, elle retournait l'enveloppe, +elle écrivait l'adresse, lentement, de sa grosse écriture. A mesure +qu'elle jetait les lettres à sa droite, Rougon tâchait de lire les +suscriptions. C'étaient, pour la plupart, des noms d'hommes politiques +italiens très connus. Elle dut s'apercevoir de son indiscrétion, car +elle dit, en se levant et en emportant sa correspondance pour la faire +mettre à la poste: + +«Lorsque maman a ses migraines, c'est moi qui écris là-bas.» Rougon, +resté seul, se promena dans la petite pièce. + +Sur le cartonnier, il lut, comme chez les hommes d'affaires: Quittances, +Lettres à classer, Dossiers A. Il sourit en apercevant, au milieu des +paperasses du bureau, un corset qui traînait, usé, craqué à la taille. +Il y avait encore un savon dans la coquille de l'encrier, et des bouts +de satin bleu à terre, les rognures de quelque raccommodage de jupe, +qu'on avait oublié de balayer. + +La porte de la chambre à coucher se trouvant entrebâillée, il eut la +curiosité d'allonger la tête; mais les persiennes étaient fermées, il y +faisait si noir, qu'il aperçut seulement la grande ombre des rideaux du +lit. Clorinde rentrait. + +«Je m'en vais, dit-il. Je dîne ce soir chez notre homme. Me laissez-vous +libre d'agir?» + +Elle ne répondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elle avait +fait de nouvelles réflexions dans l'escalier. Lui, tenait déjà la rampe. +Mais elle le ramena, repoussa la porte. C'était son rêve qui s'en +allait, un espoir mené si savamment, qu'une heure plus tôt, elle le +croyait encore une certitude. Toute la brûlure d'une offense mortelle +lui remontait aux joues. Il lui semblait qu'on l'avait souffletée. +«Alors, c'est sérieux?» demanda-t-elle, en se mettant à contre-jour pour +qu'il ne remarquât pas la rougeur de son visage. + +Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisième fois, elle resta +muette. Elle craignait, si elle discutait, de s'abandonner à la colère +folle, dont elle entendait le craquement dans sa nuque. Elle avait peur +de le battre. Puis, dans cet écroulement de la vie qu'elle s'était déjà +arrangée, elle perdit la vue nette des choses, elle recula jusqu'à la +porte de la chambre à coucher, sur le point d'entrer, d'attirer Rougon, +en lui criant: + +«Tiens! prends-moi, j'ai confiance, je ne serai ensuite ta femme que si +tu veux.» Rougon, qui parlait toujours, comprit tout d'un coup; il se +tut, très pâle. Et ils se regardèrent. Pendant un instant, ils eurent un +léger tremblement d'hésitation. Lui, revoyait le lit, à côté, avec la +grande ombre des rideaux. Elle, calculait déjà les conséquences de sa +générosité. Ce ne fut, de part et d'autre, que l'abandon d'une minute. + +«Vous voulez ce mariage?» dit-elle avec lenteur. + +Il n'hésita pas, il répondit en haussant la voix: + +«Oui. + +--Eh bien! faites.» Et tous deux, à petits pas, ils revinrent vers la +porte, ils sortirent sur le palier, l'air très calme. Rougon gardait +seulement aux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui +coûter sa dernière victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude +de sa force. Ils demeurèrent un moment face à face, muets, n'ayant plus +rien à se dire, ne pouvant se séparer pourtant. + +Enfin, comme il s'en allait en lui donnant une poignée de main, elle le +retint par une courte pression, elle lui dit sans colère: + +«Vous vous croyez plus fort que moi.... Vous avez tort.... Un jour, vous +pourrez avoir des regrets.» + +Elle ne le menaça pas davantage. Elle s'accouda sur la rampe, pour le +regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la tête, et ils se +sourirent. Elle n'avait pas la vengeance puérile, elle rêvait déjà de +l'écraser par quelque triomphe d'apothéose. En rentrant dans le cabinet, +elle se surprit à dire, à demi-voix: + +«Ah! tant pis! tous les chemins mènent à Rome.» Dès le soir, Rougon +commença le siège du coeur de Delestang. Il lui rapporta de prétendues +paroles, très flatteuses, que Mlle Balbi avait prononcées sur son +compte, au banquet de l'Hôtel-de-Ville, le jour du baptême. Et il ne se +lassa plus, à partir de cette heure, d'entretenir l'ancien avoué de la +beauté extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, le mettait +si souvent en garde contre les femmes, tâchait de le livrer à celle-ci, +pieds et poings liés. Un jour, c'étaient les mains qu'elle avait +superbes; un autre jour, il célébrait sa taille, il en parlait avec une +crudité provocante. Delestang, très inflammable, le coeur déjà occupé de +Clorinde, flamba bientôt d'une passion folle. Quand Rougon lui eut +affirmé qu'il n'avait jamais songé à elle, il lui avoua qu'il l'aimait +depuis six mois, mais qu'il se taisait, de peur d'aller sur ses brisées. +Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer +d'elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui; il n'abordait +plus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu'il +adorait; jusqu'aux Charbonnel qui l'arrêtèrent un matin, au milieu de la +place de la Concorde, pour s'émerveiller longuement sur «cette belle +demoiselle avec laquelle on le voyait partout.» De son côté. Clorinde +trouvait des sourires exquis. + +Elle avait refait un plan d'existence, elle s'était accoutumée en +quelques jours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle ne +séduisait pas l'ancien avoué avec la carrure cavalière qu'elle venait +d'expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait +languissante, affichait des effarouchements d'innocente, se disait +nerveuse, au point d'avoir des crises pour un serrement de main trop +tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu'elle s'était évanouie dans +ses bras, parce qu'il avait osé lui baiser le poignet, celui-ci +regardait cela comme une preuve de grande pureté d'esprit. Puis, les +choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet, +dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de +cette victoire, d'autant plus qu'il crut avoir lâchement profité d'une +syncope de la jeune fille: elle était restée comme morte, elle semblait +ne se souvenir de rien. Lorsqu'il hasardait une excuse, ou qu'il tentait +une familiarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu'il +balbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cette aventure, +songea-t-il sérieusement à l'épouser. Il voyait là un moyen de réparer +sa vilaine action; il y voyait plus encore une façon de posséder +légitimement le bonheur volé, ce bonheur d'une minute dont le souvenir +le brûlait et qu'il désespérait de jamais retrouver autrement. + +Cependant, pendant huit jours encore, Delestang hésita. Il vint +consulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s'était passé, il +demeura un instant la tête basse, à sonder tout ce noir de la femme, la +longue résistance que Clorinde lui avait opposée, puis sa chute brusque +dans les bras de cet imbécile. Il ne vit pas les causes profondes de +cette double conduite. Un instant, la chair blessée, pris d'un besoin de +brutalité, il fut sur le point de tout dire, dans un flot d'injures. +D'ailleurs, Delestang, sur les questions crues qu'il lui adressait, +niait tout rapport, en galant homme. Et cela suffit pour rappeler Rougon +à lui. Il acheva alors de décider l'ancien avoué, très habilement. Il ne +lui conseillait pas. + +Ce mariage, il l'y poussait par des réflexions presque étrangères au +sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaient courir sur Mlle Balbi, +elles le surprenaient, il n'y croyait pas, lui-même était allé aux +renseignements, sans apprendre rien que d'honorable. Du reste, il ne +fallait pas discuter la femme qu'on aimait. Ce fut son dernier mot. + +Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, où le mariage venait +d'être célébré avec une pompe extraordinaire, Rougon répondit à un +député, qui s'étonnait du choix de Delestang: + +«Que voulez-vous! je l'ai averti cent fois.... Il devait être roulé par +une femme.» Vers la fin de l'hiver, comme Delestang et sa femme +revenaient d'un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon était sur le +point d'épouser Mlle Beulin-d'orchère. + +Quand ils allèrent le voir, Clorinde le félicita, avec une bonne grâce +parfaite. Lui, prétendit d'un air bonhomme faire ça pour ses amis. +Depuis trois mois, on le persécutait, on lui prouvait qu'un homme dans +sa position devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu'il +recevait ses intimes, le soir, il n'y avait seulement pas une femme chez +lui, pour verser le thé. + +«Alors, ça vous est venu tout d'un coup, vous n'y songiez pas, dit +Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en même temps que nous. +Nous serions allés ensemble en Italie.» Et elle le questionna, tout en +plaisantant. C'était son ami Du Poizat qui avait eu sans doute cette +belle idée? + +Il jura que non, il raconta que Du Poizat, au contraire, était +absolument opposé à ce mariage; l'ancien sous-préfet détestait M. +Beulin-d'orchère. Mais tous les autres, M. Kahn, M. Béjuin, Mme Correur, +les Charbonnel eux-mêmes, ne tarissaient pas sur les mérites de Mlle +Véronique: elle allait, à les entendre, apporter dans sa maison des +vertus, des prospérités, des charmes inimaginables. Il termina, en +tournant la chose au comique. + +«Enfin, c'est une personne qu'on a faite exprès pour moi. Je ne pouvais +pas la refuser.» Puis il ajouta avec finesse: + +«Si nous avons la guerre à l'automne, il faut bien songer à des +alliances.» Clorinde l'approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grand +éloge de Mlle Beulin-d'orchère, qu'elle n'avait pourtant aperçue qu'une +fois. Delestang qui, jusque-là, s'était contenté de hocher la tête, sans +quitter sa femme des yeux, se lança dans des considérations +enthousiastes sur le mariage. Il entamait le récit de son bonheur, +lorsqu'elle se leva, en parlant d'une autre visite qu'ils devaient +faire. Et, comme Rougon les accompagnait, elle le retint, laissant son +mari marcher en avant. + +«Je vous disais bien que vous seriez marié dans l'année», lui +souffla-t-elle doucement à l'oreille. + + + + +VI + + +L'été arriva. Rougon vivait dans un calme absolu. + +Mme Rougon, en trois mois, avait rendu grave la maison de la rue +Marbeuf, où trônait autrefois une odeur d'aventure. Maintenant, les +pièces, un peu froides, très propres, sentaient la vie honnête; les +meubles méthodiquement rangés, les rideaux ne laissant pénétrer qu'un +filet de jour, les tapis étouffant les bruits, mettaient là l'austérité +presque religieuse d'un salon de couvent; même il semblait que ces +choses étaient anciennes, qu'on entrait dans un antique logis tout plein +d'un parfum patriarcal. Cette grande femme laide, qui exerçait une +surveillance continue, ajoutait à ce recueillement la douceur de son pas +silencieux; et elle menait le ménage d'une main si discrète et si aisée, +qu'elle paraissait avoir vieilli en cet endroit, dans vingt années de +mariage. + +Rougon soudait, quand on le complimentait. Il s'entêtait à dire qu'il +s'était marié sur le conseil et sur le choix de ses amis. Sa femme le +ravissait. Depuis longtemps, il avait l'envie d'un intérieur bourgeois, +qui fût comme une preuve matérielle de sa probité. Cela achevait de le +tirer de son passé suspect, de le classer parmi les honnêtes gens. Il +était resté très provincial, il avait gardé comme idéal certains salons +cossus de Plassans, dont les fauteuils conservaient toute l'année leurs +housses de toile blanche. Lorsqu'il allait chez Delestang, où Clorinde +étalait par boutade un luxe extravagant, il témoignait son mépris, en +haussant légèrement les épaules. Rien ne lui paraissait ridicule comme +de jeter l'argent par les fenêtres; non pas qu'il fût avare; mais il +répétait d'ordinaire qu'il connaissait des jouissances préférables à +toutes celles qu'on achète. Aussi s'était-il déchargé sur sa femme du +soin de leur fortune. + +Il avait jusque-là vécu sans compter. Dès lors, elle administra l'argent +avec le souci étroit qu'elle apportait déjà dans la conduite du ménage. + +Pendant les premiers mois, Rougon s'enferma, se recueillant, se +préparant aux luttes qu'il rêvait. C'était, chez lui, un amour du +pouvoir pour le pouvoir, dégagé des appétits de vanité, de richesses, +d'honneurs. D'une ignorance crasse, d'une grande médiocrité dans toutes +les choses étrangères au maniement des hommes, il ne devenait +véritablement supérieur que par ses besoins de domination. Là, il aimait +son effort, il idolâtrait son intelligence. Être au-dessus de la foule +où il ne voyait que des imbéciles et des coquins, mener le monde à coups +de trique, cela développait dans l'épaisseur de sa chair un esprit +adroit, d'une extraordinaire énergie. Il ne croyait qu'en lui, avait des +convictions comme on a des arguments, subordonnait tout à +l'élargissement continu de sa personnalité. Sans vice aucun, il faisait +en secret des orgies de toute-puissance. S'il tenait de son père la +carrure lourde des épaules, l'empâtement du masque, il avait reçu de sa +mère, cette terrible Félicité qui gouvernait Plassans, une flamme de +volonté, une passion de la force, dédaigneuse des petits moyens et des +petites joies; et il était certainement le plus grand des Rougon. + +Quand il se trouva ainsi seul, inoccupé, après des années de vie active, +il éprouva d'abord un sentiment délicieux de sommeil. Depuis les chaudes +journées de 1851, il lui semblait qu'il n'avait pas dormi. Il acceptait +sa disgrâce comme un congé mérité par de longs services. Il pensait +rester six mois à l'écart, le temps de choisir un meilleur terrain, puis +rentrer à son gré dans la grande bataille. Mais, au bout de quelques +semaines, il était déjà las de repos. Jamais il n'avait eu une +conscience si nette de sa force; maintenant qu'il ne les employait plus, +sa tête et ses membres le gênaient; et il passait ses journées à se +promener, au fond de son étroit jardin, avec des bâillements +formidables, pareil à un de ces lions mis en cage, qui étirent +puissamment leurs membres engourdis. Alors, commença pour lui une +odieuse existence, dont il cacha avec soin l'ennui écrasant; il était +bonhomme, il se disait bien content d'être en dehors du «gâchis»; seules +ses lourdes paupières se soulevaient parfois, guettant les événements, +retombant sur la flamme de ses yeux, dès qu'on le regardait. Ce qui le +tint debout, ce fut l'impopularité dans laquelle il se sentait marcher. +Sa chute avait comblé de joie bien du monde. Il ne se passait pas un +jour, sans que quelque journal l'attaquât; on personnifiait en lui le +coup d'État, les proscriptions, toutes ces violences dont on parlait à +mots couverts; on allait jusqu'à féliciter l'empereur de s'être séparé +d'un serviteur qui le compromettait. Aux Tuileries, l'hostilité était +plus grande encore; Marsy triomphant le criblait de bons mots, que les +dames colportaient dans les salons. + +Cette haine le réconfortait, l'enfonçait dans son mépris du troupeau +humain. On ne l'oubliait pas, on le détestait, et cela lui semblait bon. +Lui seul contre tous, c'était un rêve qu'il caressait; lui seul, avec un +fouet, tenant les mâchoires à distance. Il se grisa des injures, il +devint plus grand, dans l'orgueil de sa solitude. + +Cependant, l'oisiveté pesait terriblement à ses muscles de lutteur. S'il +avait osé, il aurait saisi une bêche pour défoncer un coin de son +jardin. Il entreprit un long travail, l'étude comparée de la +constitution anglaise et de la constitution impériale de 1852; il +s'agissait, en tenant compte de l'histoire et des moeurs politiques des +deux peuples, de prouver que la liberté était tout aussi grande en +France qu'en Angleterre. + +Puis, quand il eut amassé les documents, quand le dossier fut complet, +il dut faire un effort considérable pour prendre la plume; volontiers, +il aurait plaidé la chose devant la Chambre; mais la rédiger, écrire un +ouvrage, avec le souci des phrases, lui paraissait une besogne d'une +difficulté énorme, sans utilité immédiate. Le style l'avait toujours +embarrassé; aussi le tenait-il en grand dédain. Il ne dépassa pas la +dixième page. D'ailleurs, il laissa traîner sur son bureau le manuscrit +commencé, bien qu'il n'y ajoutât pas vingt lignes par semaine. + +Chaque fois qu'on le questionnait sur ses occupations, il répondait en +expliquant son idée tout au long, et en donnant à l'oeuvre une portée +immense. C'était l'excuse derrière laquelle il cachait le vide +abominable de ses journées. + +Les mois s'écoulaient, il souriait avec une bonhomie plus sereine. Pas +un des désespoirs qu'il étouffait ne montait à sa face. Il accueillait +les plaintes de ses intimes par des raisonnements concluant tous à sa +parfaite félicité. N'était-il pas heureux? Il adorait l'étude, il +travaillait à sa guise; cela était préférable à l'agitation fiévreuse +des affaires publiques. Puisque l'empereur n'avait pas besoin de lui, il +faisait bien de le laisser tranquille dans son coin; et il ne nommait +ainsi l'empereur qu'avec le plus profond dévouement. Souvent pourtant, +il déclarait être prêt, attendre simplement un signe de son maître pour +reprendre «le fardeau du pouvoir»; mais il ajoutait qu'il ne tenterait +pas une seule démarche qui pût provoquer ce signe. En effet, il semblait +mettre un soin jaloux à rester à l'écart. Dans le silence des premières +années de l'Empire, au milieu de cette étrange stupeur faite d'épouvante +et de lassitude, il entendait monter un sourd réveil. Et comme espoir +suprême, il comptait sur quelque catastrophe qui le rendrait brusquement +nécessaire. Il était l'homme des situations graves, «l'homme aux grosses +pattes», selon le mot de M. de Marsy. + +Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s'ouvrait aux +intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu'à dix heures +et demie, heure à laquelle Rougon mettait ses amis impitoyablement à la +porte; il disait que les longues veillées encrassent le cerveau. Mme +Rougon, à dix heures précises, servait elle même le thé, en ménagère +attentive aux moindres détails. Il n'y avait que deux assiettes de +petits fours, auxquelles personne ne touchait. + +Le jeudi de juillet qui suivit, cette année-là, les élections générales, +toute la bande se trouvait réunie dans le salon, dès huit heures. Ces +dames, Mme Bouchard, Mme Charbonnel, Mme Correur, assises près d'une +fenêtre ouverte, pour respirer les rares bouffées d'air venues de +l'étroit jardin, formaient un rond, au milieu duquel M. d'Escorailles +racontait ses fredaines de Plassans, lorsqu'il allait passer douze +heures à Monaco, sous le prétexte d'une partie de chasse, chez un ami. + +Mme Rougon, en noir, à demi cachée derrière un rideau, n'écoutait pas, +se levait doucement, disparaissait pendant des quarts d'heure entiers. +Il y avait encore avec les dames M. Charbonnel, posé au bord d'un +fauteuil, stupéfait d'entendre un jeune homme comme il faut avouer de +pareilles aventures. Au fond de la pièce, Clorinde était debout, prêtant +une oreille distraite à une conversation sur les récoltes, engagée entre +son mari et M. Béjuin. Vêtue d'une robe écrue, très chargée de rubans +paille, elle tapait à petits coups d'éventail la paume de sa main +gauche, en regardant fixement le globe lumineux de l'unique lampe qui +éclairait le salon. + +A une table de jeu, dans la clarté jaune, le colonel et M. Bouchard +jouaient au piquet; tandis que Rougon, sur un coin de tapis vert, +faisait des réussites, relevant les cartes d'un air grave et méthodique, +interminablement. C'était son amusement favori, le jeudi et le dimanche, +une occupation qu'il donnait à ses doigts et à sa pensée. + +«Eh bien, ça réussira-t-il? demanda Clorinde, qui s'approcha, avec un +sourire. + +--Mais ça réussit toujours», répondit-il tranquillement. + +Elle se tenait devant lui, de l'autre côté de la table, pendant qu'il +disposait le jeu en huit paquets. + +Quand il eut retiré toutes les cartes, deux à deux, elle reprit: + +«Vous avez raison, ça réussit.... A quoi aviez-vous pensé?» Mais lui, +leva les yeux lentement, comme étonné de la question: + +«Au temps qu'il fera demain», finit-il par dire. + +Et il se remit à étaler les cartes. Delestang et M. Béjuin ne causaient +plus. Un rire perlé de la jolie Mme Bouchard sonnait seul dans le salon. +Clorinde s'approcha d'une fenêtre, resta là un moment, à regarder la +nuit qui tombait. Puis, sans se retourner, elle demanda: + +«A-t-on des nouvelles de ce pauvre M. Kahn? + +--J'ai reçu une lettre, répondit Rougon. Je l'attends ce soir.» Alors, +on parla de la mésaventure de M. Kahn. Il avait eu l'imprudence, pendant +la dernière session, de critiquer assez vivement un projet de loi déposé +par le gouvernement; ce projet de loi, qui créait dans un département +voisin une concurrence redoutable, menaçait de ruiner ses hauts +fourneaux de Bressuire. Pourtant, il ne croyait pas avoir dépassé les +bornes d'une légitime défense, lorsque, à son retour dans les +Deux-Sèvres, où il allait soigner son élection, il avait appris, de la +bouche même du préfet, qu'il n'était plus candidat officiel; il cessait +de plaire, le ministre venait de désigner un avoué de Niort, homme d'une +grande médiocrité. + +C'était un coup de massue. + +Rougon donnait des détails, quand M. Kahn entra, suivi de Du Poizat. +Tous les deux étaient arrivés par le train de sept heures. Ils n'avaient +pris que le temps de dîner. + +«Eh bien, qu'en pensez-vous? dit Kahn au milieu du salon, pendant qu'on +s'empressait autour de lui. Me voilà un révolutionnaire, maintenant!» Du +Poizat s'était jeté dans un fauteuil, d'un air harassé. + +«Une jolie campagne! cria-t-il, un joli gâchis! C'est à dégoûter tous +les honnêtes gens!» Mais il fallut que M. Kahn racontât l'affaire +longuement. Lorsqu'il avait débarqué là-bas, il disait avoir senti, dès +ses premières visites, une sorte d'embarras chez ses meilleurs amis. +Quant au préfet, M. de Langlade, c'était un homme de moeurs dissolues, +qu'il accusait d'être au mieux avec la femme de l'avoué de Niort, le +nouveau député, pourtant, ce Langlade lui avait appris sa disgrâce d'une +façon fort aimable, en fumant un cigare, au dessert d'un déjeuner fait à +la préfecture. Et il rapporta la conversation d'un bout à l'autre. Le +pis était qu'on imprimait déjà ses affiches et ses bulletins. Dans le +premier moment, la colère l'étouffait au point qu'il voulait se +présenter quand même. + +«Ah! si vous ne nous aviez pas écrit, dit Du Poizat en se tournant vers +Rougon, nous aurions donné une fameuse leçon au gouvernement!» Rougon +haussa les épaules. Il répondit négligemment, pendant qu'il battait ses +cartes: + +«Vous auriez échoué et vous restiez à jamais compromis. La belle avance! + +--Je ne sais pas comment vous êtes bâti, vous! cria Du Poizat, qui se +mit brusquement debout, avec des gestes furibonds. Mais, je déclare que +le Marsy commence à m'échauffer les oreilles. C'est vous qu'il a voulu +atteindre en frappant notre ami Kahn.... Avez-vous lu les circulaires du +personnage? Ah! elles sont propres, ses élections! Il les a faites à +coups de phrases.... Ne souriez donc pas! Si vous aviez été à +l'Intérieur, vous auriez mené l'affaire d'une façon autrement large.» +Et, comme Rougon continuait à sourire en le regardant, il ajouta avec +plus de violence: + +«Nous étions là-bas, nous avons tout vu.... Il y a un malheureux garçon, +un ancien camarade à moi, qui a osé poser une candidature républicaine. +Vous n'avez pas idée de la façon dont on l'a traqué. Le préfet, les +maires, les gendarmes, toute la clique est tombée sur lui; on lacérait +ses affiches, on jetait ses bulletins dans les fossés, on arrêtait les +quelques pauvres diables chargés de distribuer ses circulaires; jusqu'à +sa tante, une digne femme pourtant, qui l'a fait prier de ne plus mettre +les pieds chez elle, parce qu'il la compromettait. + +Et les journaux donc! il y était traité de brigand. Les bonnes femmes se +signent maintenant, quand il passe dans un village.» Il respira +bruyamment, il reprit, après s'être jeté de nouveau dans un fauteuil: + +«N'importe, si Marsy a eu la majorité dans tous les départements, Paris +n'en a pas moins nommé cinq députés de l'opposition.... C'est le réveil. +Que l'empereur laisse le pouvoir entre les mains de ce grand bellâtre de +ministre et de ces préfets d'alcôve, qui, pour coucher librement avec +les femmes, envoient les maris à la Chambre; dans cinq ans d'ici, +l'Empire ébranlé menacera ruine.... Mais, je suis enchanté des élections +de Paris. Je trouve que ça nous venge. + +--Alors, si vous aviez été préfet?...» demanda Rougon de son air +paisible, avec une si fine ironie, qu'elle plissait à peine les coins de +ses grosses lèvres. + +Du Poizat montra ses dents blanches mal rangées. + +Ses poings chétifs d'enfant malade serraient les bras du fauteuil, comme +s'il avait voulu les tordre. + +«Oh! murmura-t-il, si j'avais été préfet...» Mais il n'acheva pas, il +s'affaissa contre le dossier, en disant: + +«Non, c'est écoeurant, à la fin!... D'ailleurs, j'ai toujours été +républicain, moi!» + +Cependant, devant la fenêtre, les dames se taisaient, la face tournée +vers l'intérieur du salon, pour écouter; tandis que M. d'Escorailles, un +large éventail à la main, sans rien dire, éventait la jolie Mme +Bouchard, toute languissante, les tempes moites sous les haleines +chaudes du jardin. Le colonel et M. Bouchard, qui venaient de +recommencer une partie, cessaient de jouer par instants, approuvant ou +désapprouvant ce qu'on disait, d'un hochement de tête. Un large cercle +de fauteuils s'était formé autour de Rougon: Clorinde, attentive, le +menton dans la main, ne risquait pas un geste; Delestang souriait à sa +femme, l'esprit occupé par quelque souvenir tendre; M. Béjuin, les mains +nouées sur les genoux, regardait successivement ces messieurs et ces +dames, l'air effaré. La brusque entrée de Du Poizat et de M. Kahn avait +soufflé, dans le grand calme du salon, tout un orage; ils semblaient +avoir apporté sur eux, entre les plis de leurs vêtements, une odeur +d'opposition. + +«Enfin, j'ai suivi votre conseil, je me suis retiré, reprit M. Kahn. On +m'avait averti que je serais traité plus rudement encore que le candidat +républicain. Moi qui ai servi l'Empire avec tant de dévouement! Avouez +qu'une telle ingratitude est faite pour décourager les âmes les plus +fortes.» Et il se plaignit amèrement d'une foule de vexations. + +Il avait voulu fonder un journal, pour soutenir son projet d'un chemin +de fer de Niort à Angers; plus tard, ce journal devait être une arme +financière très puissante entre ses mains; mais on venait de lui refuser +l'autorisation, M. de Marsy s'étant imaginé que Rougon se cachait +derrière lui, et qu'il s'agissait d'une feuille de combat, destinée à +battre en brèche son portefeuille. + +«Parbleu! dit Du Poizat, ils ont peur qu'on n'écrive enfin la vérité. +Ah! je vous aurais fourni de jolis articles!... C'est une honte d'avoir +une presse comme la nôtre, bâillonnée, menacée d'être étranglée au +premier cri. Un de mes amis, qui publie un roman, a été appelé au +ministère, où un chef de bureau l'a prié de changer la couleur du gilet +de son héros, parce que cette couleur déplaisait au ministre. Je +n'invente rien.» Il cita d'autres faits, il parla des légendes +effrayantes qui circulaient parmi le peuple, du suicide d'une jeune +actrice et d'un parent de l'empereur, du prétendu duel de deux généraux, +dont l'un aurait tué l'autre, dans un corridor des Tuileries, à la suite +d'une histoire de vol. + +Est-ce que des contes semblables auraient trouvé des crédules, si la +presse avait pu parler librement? Et il répéta comme conclusion: «Je +suis républicain, décidément. + +--Vous êtes bien heureux, murmura M. Kahn; moi, je ne sais plus ce que +je suis.» Rougon, pliant ses larges épaules, avait commencé une réussite +fort délicate. Il s'agissait, après avoir distribué les cartes trois +fois en sept paquets, en cinq, puis en trois, d'arriver à ce que, toutes +les cartes étant tombées, les huit trèfles se trouvassent ensemble. Il +paraissait absorbé au point de ne rien entendre, bien que ses oreilles +eussent comme des frémissements, à certains mots. «Le régime +parlementaire offrait des garanties sérieuses, dit le colonel. Ah! si +les princes revenaient!» Le colonel Jobelin était orléaniste, dans ses +heures d'opposition. Il racontait volontiers le combat du col de +Mouzaïa, où il avait fait le coup de feu, à côté du duc d'Aumale, alors +capitaine au 4e de ligne. + +«On était très heureux sous Louis-Philippe, continua-t-il, en voyant le +silence qui accueillait ses regrets. Croyez-vous que, si nous avions un +cabinet responsable, notre ami ne serait pas à la tête de l'État avant +six mois? Nous compterions bientôt un grand orateur de plus.» Mais M. +Bouchard donnait des signes d'impatience. + +Lui, se disait légitimiste; son grand-père avait approché la cour, +autrefois. Aussi, à chaque soirée, des querelles terribles +s'engageaient-elles entre lui et son cousin sur la politique. + +«Laissez donc! murmura-t-il; votre monarchie de Juillet a toujours vécu +d'expédients. Il n'y a qu'un principe, vous le savez bien.» Alors, ils +se traitèrent très vertement. Ils faisaient table rase de l'Empire, ils +installaient chacun le gouvernement de son choix. Est-ce que les Orléans +avaient jamais marchandé une décoration à un vieux soldat? + +Est-ce que les rois légitimes auraient commis des passe-droits comme on +en voyait chaque jour dans les bureaux? Quand ils en furent venus à se +traiter sourdement d'imbéciles, le colonel cria, en prenant furieusement +ses cartes: + +«Fichez-moi la paix! entendez-vous, Bouchard!... + +J'ai un quatorze de dix et une quatrième au valet. Est-ce bon?» +Delestang, tiré de sa rêverie par la dispute, crut devoir défendre +l'Empire. Mon Dieu! ce n'était pas que l'Empire le contentât absolument. +Il aurait voulu un gouvernement plus largement humain. Et il tâcha +d'expliquer ses aspirations, une conception socialiste très compliquée, +l'extinction du paupérisme, l'association de tous les travailleurs, +quelque chose comme sa ferme-modèle de la Chamade, en grand. Du Poizat +disait d'ordinaire qu'il avait trop fréquenté les bêtes. + +Pendant que son mari parlait en hochant sa tête superbe de personnage +officiel, Clorinde le regardait, avec une légère moue des lèvres. + +«Oui, je suis bonapartiste, dit-il à plusieurs reprises; je suis, si +vous voulez, bonapartiste libéral. + +--Et vous, Béjuin? demanda brusquement M. Kahn. + +--Mais moi aussi, répondit M. Béjuin, la bouche tout empâtée par ses +longs silences; c'est-à-dire, il y a des nuances, certainement.... +Enfin, je suis bonapartiste.» Du Poizat eut un rire aigu. + +«Parbleu!» cria-t-il. + +Et, comme on le pressait de s'expliquer, il continua crûment: + +«Je vous trouve bons, vous autres! On ne vous a pas lâchés. Delestang +est toujours au Conseil d'État. Béjuin vient d'être réélu. + +--Ça s'est fait tout naturellement, interrompit celui-ci. C'est le +préfet du Cher... + +--Oh! vous n'y êtes pour rien, je ne vous accuse pas. + +Nous savons comment les choses se passent.... Combelot aussi est réélu, +La Rouquette aussi.... L'Empire est superbe!» + +M. d'Escorailles, qui continuait à éventer la jolie Mme Bouchard, voulut +intervenir. Lui, défendait l'Empire à un autre point de vue; il s'était +rallié, parce que l'empereur lui paraissait avoir une mission à remplir; +le salut de la France avant tout. + +«Vous avez gardé votre situation d'auditeur, n'est-ce pas? reprit Du +Poizat en élevant la voix; eh bien, vos opinions sont connues.... Que +diable! ce que je dis là semble vous scandaliser tous. C'est simple +pourtant.... Kahn et moi nous ne sommes plus payés pour être aveugles, +voilà!» On se fâcha. C'était abominable, cette façon d'envisager la +politique. Il y avait, dans la politique, autre chose que des intérêts +personnels. Le colonel lui-même et M. Bouchard, bien qu'ils ne fussent +pas bonapartistes, reconnaissaient qu'il pouvait exister des +bonapartistes de bonne foi; et ils parlaient de leurs propres +convictions, avec un redoublement de chaleur, comme si on avait voulu +les leur arracher de vive force. Quant à Delestang, il était très +blessé; il répétait qu'on ne l'avait pas compris, il indiquait par quels +points considérables il s'éloignait des partisans aveugles de l'Empire; +ce qui l'entraîna dans de nouvelles explications sur les développements +démocratiques dont le gouvernement de l'empereur lui paraissait +susceptible. M. Béjuin, lui non plus, pas plus d'ailleurs que M. +d'Escorailles, n'acceptèrent d'être des bonapartistes tout court; ils +établissaient des nuances énormes, se cantonnaient chacun dans des +opinions particulières, difficiles à définir; si bien qu'au bout de dix +minutes toute la société était passée à l'opposition. Les voix se +haussaient, des discussions partielles s'engageaient, les mots de +légitimiste, d'orléaniste, de républicain, volaient, au milieu des +professions de foi vingt fois répétées. Mme Rougon se montra un instant, +sur le seuil d'une porte, l'air inquiet; puis, doucement, elle disparut +de nouveau. + +Rougon, cependant, venait de finir la réussite des trèfles. Clorinde se +pencha, pour lui demander dans le vacarme: + +«Elle a réussi? + +--Mais sans doute», répondit-il avec son sourire calme. + +Et, comme s'il se fût aperçu seulement alors de l'éclat des voix, il +agita la main, en reprenant: + +«Vous faites bien du bruit!» Ils se turent, croyant qu'il voulait +parler. Un grand silence se fit. Tous, un peu las, attendaient. Rougon, +d'un coup de pouce, avait élargi sur la table un éventail de treize +cartes. Il compta, il dit au milieu du recueillement: + +«Trois dames, signe de querelle.... Une nouvelle à la nuit. Une femme +brune dont il faudra se méfier...» Mais Du Poizat, impatienté, +l'interrompit: + +«Et vous, Rougon, qu'est-ce que vous pensez?» Le grand homme se renversa +dans son fauteuil, s'allongea, en étouffant de la main un léger +bâillement. + +Il haussait le menton, comme si le cou lui avait fait du mal. + +«Oh! moi, murmura-t-il, les yeux au plafond, je suis autoritaire, vous +le savez bien. On apporte ça en naissant. Ce n'est pas une opinion, +c'est un besoin.... Vous êtes bêtes de vous disputer. En France, dès +qu'il y a cinq messieurs dans un salon, il y a cinq gouvernements en +présence. Ça n'empêche personne de servir le gouvernement reconnu. Hein, +n'est-ce pas? c'est histoire de causer.» Il baissa le menton et leur +jeta un lent regard à la ronde. + +«Marsy a très bien conduit les élections. Vous avez tort de blâmer ses +circulaires. La dernière surtout était d'une jolie force. Quant à la +presse, elle est déjà trop libre. Où en serions-nous, si le premier venu +pouvait écrire ce qu'il pense? Moi, d'ailleurs, j'aurais comme Marsy +refusé à Kahn l'autorisation de fonder un journal. Il est toujours +inutile de fournir une arme à ses adversaires.... Voyez-vous, les +empires qui s'attendrissent sont des empires perdus. La France demande +une main de fer. Quand on l'étrangle un peu, cela n'en va pas plus mal.» +Delestang voulut protester. Il commença une phrase: + +«Cependant, il y a une certaine somme de libertés nécessaires...». + +Mais Clorinde lui imposa silence. Elle approuvait tout ce que disait +Rougon, d'un hochement de tête exagéré. Elle se penchait pour qu'il la +vît mieux, soumise devant lui, convaincue. Aussi fut-ce à elle qu'il +adressa un coup d'oeil, en s'écriant: + +«Ah! oui, les libertés nécessaires, je m'attendais à les voir +arriver!... Écoutez, si l'empereur me consultait, il n'accorderait jamais +une liberté.». + +Et comme Delestang de nouveau s'agitait, sa femme le fit tenir +tranquille d'un froncement terrible de ses beaux sourcils. + +«Jamais!» répéta Rougon avec force. + +Il s'était soulevé de son fauteuil, d'un air si formidable, que personne +ne souffla mot. Mais il se laissa retomber, les membres mous, comme +détendu, murmurant: + +«Voilà que vous me faites crier, moi aussi.... Je suis un bon bourgeois, +maintenant. Je n'ai pas à me mêler de tout ça, et j'en suis ravi. Dieu +veuille que l'empereur n'ait plus besoin de moi!» A ce moment, la porte +du salon s'ouvrait. Il mit un doigt sur sa bouche, il souffla très bas: + +«Chut!» C'était M. La Rouquette qui entrait. Rougon le soupçonnait +d'être envoyé par sa soeur, Mme de Llorentz, pour espionner ce qu'on +disait chez lui. M. de Marsy, bien que marié depuis six mois à peine, +venait de renouer avec cette dame, qu'il avait gardée comme maîtresse +pendant près de deux ans. Aussi, dès l'arrivée du jeune député, +cessa-t-on de parler politique. Le salon reprit son air discret. Rougon +alla lui-même chercher un grand abat-jour, qu'il posa sur la lampe; et +l'on ne vit plus, dans le cercle étroit de clarté jaune, que les mains +sèches du colonel et de M. Bouchard, jetant régulièrement les cartes. +Devant la fenêtre, Mme Charbonnel, à demi-voix, contait ses soucis à Mme +Correur, pendant que M. Charbonnel accentuait chaque détail d'un gros +soupir; il y avait bientôt deux ans qu'ils étaient à Paris, et leur +maudit procès n'en finissait pas; la veille encore, ils avaient dû se +résigner à acheter six chemises chacun, en apprenant une nouvelle remise +de l'affaire. Un peu en arrière, près d'un rideau, Mme Bouchard semblait +dormir, assoupie par la chaleur. + +M. d'Escorailles était venu la retrouver. Puis, comme personne ne les +regardait, il eut la tranquille audace de poser un long baiser +silencieux sur ses lèvres à demi closes. Elle ouvrit les yeux tout +grands, sans bouger, très sérieuse. + +«Mon Dieu! non, disait M. La Rouquette, juste à ce moment, je ne suis +pas allé aux Variétés. J'ai vu la répétition générale de la pièce. Oh! +un succès fou, une musique d'une gaieté! Ça fera courir tout Paris.... +J'avais un travail à terminer. Je prépare quelque chose.» Il avait serré +la main de ces messieurs et baisé galamment le poignet de Clorinde, +au-dessus du gant. Il se tenait debout, appuyé au dossier d'un fauteuil, +souriant, mis avec une correction irréprochable. Dans la façon dont sa +redingote était boutonnée, perçait toutefois une prétention de haute +gravité. + +«A propos, reprit-il en s'adressant au maître de la maison, j'ai un +document à vous signaler, pour votre grand travail, une étude sur la +constitution anglaise, très curieuse, ma foi, qui a paru dans une revue +de Vienne.... Et avancez-vous? + +--Oh! lentement, répondit Rougon. J'en suis à un chapitre qui me donne +beaucoup de mal.» D'ordinaire, il trouvait piquant de faire causer le +jeune député. Il savait par lui tout ce qui se passait aux Tuileries. +Persuadé, ce soir-là, qu'on l'envoyait pour connaître son opinion sur le +triomphe des candidatures officielles, il réussit, sans hasarder une +seule phrase digne d'être répétée, à tirer de lui une foule de +renseignements. Il commença par le complimenter de sa réélection. Puis, +de son air bonhomme, il entretint la conversation par de simples +hochements de tête. + +L'autre, charmé de tenir la parole, ne s'arrêta plus. La cour était dans +la joie. L'empereur avait appris le résultat des élections à Plombières; +on racontait qu'à la réception de la dépêche, il s'était assis, les +jambes coupées par l'émotion. Cependant, une grosse inquiétude dominait +toute cette victoire: Paris venait de voter en monstre d'ingratitude. + +«Bah! on musellera Paris», murmura Rougon, qui étouffa un nouveau +bâillement, comme ennuyé de ne rien trouver d'intéressant, dans le flot +de paroles de M. La Rouquette. + +Dix heures sonnèrent. Mme Rougon, poussant un guéridon au milieu de la +pièce, servit le thé. C'était l'heure où des groupes isolés se formaient +dans les coins. M. Kahn, une tasse à la main, debout devant Delestang, +qui ne prenait jamais de thé, parce que ça l'agitait, entrait dans de +nouveaux détails sur son voyage en Vendée, sa grande affaire de la +concession d'une voie ferrée de Niort à Angers en était toujours au même +point; cette canaille de Langlade, le préfet des Deux-Sèvres, avait osé +se servir de son projet comme de manoeuvre électorale en faveur du +nouveau candidat officiel. M. La Rouquette, maintenant, passant derrière +les dames, leur glissait dans la nuque des mots qui les faisaient +sourire. Derrière un rempart de fauteuils, Mme Correur causait vivement +avec Du Poizat; elle lui demandait des nouvelles de son frère Martineau, +le notaire de Coulonges; et Du Poizat disait l'avoir vu, un instant, +devant l'église, toujours le même, avec sa figure froide, son air grave. +Puis, comme elle entamait ses récriminations habituelles, il lui +conseilla méchamment de ne jamais remettre les pieds là-bas, car +Martineau avait juré de la jeter à la porte. Mme Correur acheva son thé, +toute suffoquée. + +«Voyons, mes enfants, il faut aller se coucher», dit paternellement +Rougon. + +Il était dix heures vingt-cinq, et il accorda cinq minutes. Des gens +partaient. Il accompagna M. Kahn et M. Béjuin, que Mme Rougon chargeait +toujours de compliments pour leurs femmes, bien qu'elle vît ces dames au +plus deux fois par an. Il poussa doucement vers la porte les Charbonnel +toujours très embarrassés pour s'en aller. Puis, comme la jolie Mme +Bouchard sortait entre M. d'Escorailles et M. La Rouquette, il se tourna +vers la table de jeu, en criant: + +«Eh! monsieur Bouchard, voilà qu'on vous prend votre femme!» Mais le +chef de bureau, sans entendre, annonçait son jeu. + +«Une quinte majeure en trèfle, hein! elle est bonne celle-là!... Trois +rois, ils sont bons aussi...» + +Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes. + +«C'est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n'êtes pas honteux, de vous +acharner comme ça!... Voyons, colonel, soyez raisonnable.» C'était ainsi +tous les jeudis et tous les dimanches. Il devait les interrompre au beau +milieu d'une partie, ou quelquefois même éteindre la lampe, pour les +décider à quitter le jeu. Et ils se retiraient furieux, en se +querellant. + +Delestang et Clorinde restèrent les derniers. Celle-ci, pendant que son +mari cherchait partout son éventail, dit doucement à Rougon: + +«Vous avez tort de ne pas faire un peu d'exercice, vous tomberez +malade.» Il eut un geste à la fois indifférent et résigné. + +Mme Rougon rangeait déjà les tasses et les petites cuillers. Puis, comme +les Delestang lui serraient la main, il bâilla franchement, à pleine +bouche. Et il dit par politesse, pour ne pas laisser croire que c'était +l'ennui de la soirée qui venait de lui monter à la gorge: + +«Ah! sacrebleu! je vais joliment dormir, cette nuit!» Les soirées se +passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dans le salon de Rougon, +selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussi que, maintenant, «ça +sentait trop la dévote». Clorinde se montrait filiale. Souvent, +l'après-midi, elle arrivait seule, rue Marbeuf, avec quelque commission +dont elle s'était chargée. Elle disait gaiement à Mme Rougon qu'elle +venait faire la cour à son mari; et celle-ci, souriant de ses lèvres +pâles, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaient +affectueusement, sans paraître se souvenir du passé; ils se donnaient +des poignées de main de camarades, dans ce même cabinet où, l'année +précédente, il piétinait devant elle de désir. Aussi, ne songeant plus à +ça, s'abandonnaient-ils tous les deux à une tranquille familiarité. Il +lui ramenait sur les tempes les mèches folles de ses cheveux, qu'elle +avait toujours au vent, ou bien l'aidait à retrouver au milieu des +fauteuils, la traîne de sa robe d'une longueur exagérée. Un jour, comme +ils traversaient le jardin, elle eut la curiosité de pousser la porte de +l'écurie. Elle entra, en le regardant, avec un léger rire. Lui, les +mains dans les poches, se contenta de murmurer, souriant aussi: + +«Hein! est-on bête, parfois!» Puis, à chaque visite, il lui donnait +d'excellents conseils. Il plaidait la cause de Delestang, qui en somme +était un bon mari. Elle, sagement, répondait qu'elle l'estimait; à +l'entendre, il n'avait pas encore contre elle un seul sujet de plainte. +Elle disait ne pas être seulement coquette, ce qui était vrai. Dans ses +moindres paroles perçait une grande indifférence, presque un mépris pour +les hommes. Quand on parlait de quelque femme dont on ne comptait plus +les amants, elle ouvrait de grands yeux d'enfant, des yeux surpris, en +demandant: «Ça l'amuse donc!» Elle oubliait sa beauté pendant des +semaines, ne s'en souvenait que dans quelque besoin; et alors elle s'en +servait terriblement, comme d'une arme. Aussi, lorsque Rougon, avec une +insistance singulière, revenait à ce sujet, lui conseillait de rester +fidèle à Delestang, finissait-elle par se fâcher, criant: + +«Mais laissez-moi tranquille! Je songe bien à tout ça.... Vous êtes +blessant, à la fin!» Un jour, elle lui répondit carrément: + +«Eh bien, si ça arrivait, qu'est-ce que ça pourrait vous faire?... Vous +n'avez rien à y perdre, vous!» Il rougit, cessa pendant quelque temps de +lui parler de ses devoirs, du monde, des convenances. Ce frisson +persistant de jalousie était tout ce qui restait dans sa chair de son +ancienne passion. Il poussait les choses jusqu'à la faire surveiller, +dans les salons où elle se rendait. S'il s'était aperçu de la moindre +intrigue, il eût peut-être averti le mari. D'ailleurs, quand il voyait +celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlait de +l'extraordinaire beauté de sa femme. Mais Delestang riait d'un air de +confiance et de fatuité; si bien que, dans le ménage, c'était Rougon qui +avait tous les tourments de l'homme trompé. + +Ses autres conseils, très pratiques, montraient sa grande amitié pour +Clorinde. Ce fut lui qui l'amena doucement à renvoyer sa mère en Italie. +La comtesse Balbi, seule maintenant dans le petit hôtel des +Champs-Élysées, y menait une étrange vie d'insouciance, dont on causait. +Il se chargea de régler avec elle la délicate question d'une pension +viagère. On vendit l'hôtel, le passé de la jeune femme fut comme effacé. +Puis, il entreprit de la guérir de ses excentricités; mais là il se +heurta à une naïveté absolue, à un entêtement de femme obtuse. Clorinde, +mariée, riche, vivait dans un incroyable gâchis d'argent, avec des accès +brusques d'une avarice honteuse. Elle avait gardé sa petite bonne, cette +noiraude d'Antonia qui suçait des oranges du matin au soir. A elles +deux, elles salissaient abominablement l'appartement de madame, tout un +coin du vaste hôtel de la rue du Colisée. Quand Rougon allait la voir, +il trouvait des assiettes sales sur les fauteuils, des litres de sirop à +terre, le long des murs. Il devinait sous les meubles un entassement de +choses malpropres, fourrées là, à l'annonce de sa visite. Et, au milieu +des tentures graisseuses, des boiseries grises de poussière, elle +continuait à avoir des caprices stupéfiants. Souvent, elle le recevait à +demi nue, entortillée dans une couverture, allongée sur un canapé, se +plaignant de maux inconnus, d'un chien qui lui mangeait les pieds, ou +bien d'une épingle avalée par mégarde et dont la pointe devait sortir +par sa cuisse gauche. D'autres fois, elle fermait les persiennes à trois +heures, allumait toutes les bougies, puis dansait avec sa bonne, l'une +en face de l'autre, en riant si fort, que, lorsqu'il entrait, la bonne +restait cinq grandes minutes à souffler contre la porte, avant de +pouvoir s'en aller. Un jour, elle ne voulut pas se laisser voir; elle +avait cousu les rideaux de son lit de haut en bas, elle se tint assise +sur le traversin, dans cette cage d'étoffe, causant tranquillement avec +lui pendant plus d'une heure, comme s'ils s'étaient trouvés aux deux +coins d'une cheminée. Ces choses-là lui semblaient toutes naturelles. +Quand il la grondait, elle s'étonnait, elle disait qu'elle ne faisait +pas de mal. Il avait beau prêcher les convenances, promettre de la +rendre en un mois la femme la plus séduisante de Paris, elle +s'emportait, répétant: + +«Je suis comme ça, je vis comme ça.... Qu'est-ce que ça peut faire aux +autres?» Parfois, elle se mettait à sourire. + +«On m'aime tout de même, allez!» murmurait-elle. + +Et, à la vérité, Delestang l'adorait. Elle restait sa maîtresse, +d'autant plus puissante, qu'elle semblait moins sa femme. Il fermait les +yeux sur ses caprices, pris de la peur terrible qu'elle ne le plantât +là, comme elle l'en avait menacé un jour. Au fond de sa soumission, +peut-être la sentait-il vaguement supérieure, assez forte pour faire de +lui ce qu'il lui plairait. Devant le monde, il la traitait en enfant, +parlait d'elle avec une tendresse complaisante d'homme grave. Dans +l'intimité, ce grand bel homme à tête superbe pleurait, les nuits où +elle ne voulait pas lui ouvrir la porte de sa chambre. Il enlevait +seulement les clefs des appartements du premier étage pour sauver son +grand salon des taches de graisse. + +Rougon pourtant obtint de Clorinde qu'elle s'habillât à peu près comme +tout le monde. Elle était très fine, d'ailleurs, de cette finesse des +fous lucides qui se font raisonnables en présence des étrangers. Il la +rencontrait dans certaines maisons, l'air réservé, laissant son mari se +mettre en avant, tout à fait convenable au milieu de l'admiration +soulevée par sa grande beauté. + +Chez elle, il trouvait souvent M. de Plouguern; et elle plaisantait +entre eux deux, sous le déluge de leur morale, tandis que le vieux +sénateur, plus familier, lui tapotait les joues, au grand ennui de +Rougon; mais il n'osa jamais dire son sentiment à ce sujet. Il fut plus +hardi à l'égard de Luigi Pozzo, le secrétaire du chevalier Rusconi. Il +l'avait aperçu plusieurs fois sortant de chez elle à des heures +singulières. Quand il laissa entendre à la jeune femme combien cela +pouvait la compromettre, elle leva sur lui un de ses beaux regards de +surprise; puis, elle éclata de rire. Elle se moquait pas mal de +l'opinion! En Italie les femmes recevaient les hommes qui leur +plaisaient, personne ne songeait à de vilaines choses. Du reste, Luigi +ne comptait pas; c'était un cousin; il lui apportait des petits gâteaux +de Milan, qu'il achetait dans le passage Colbert. + +Mais la politique restait la grosse préoccupation de Clorinde. Depuis +qu'elle avait épousé Delestang, toute son intelligence s'employait à des +affaires louches et compliquées, dont personne ne connaissait au juste +l'importance. Elle contentait là son besoin d'intrigue, si longtemps +satisfait dans ses campagnes de séduction contre les hommes de grand +avenir; et elle semblait s'être ainsi préparée à quelque besogne plus +vaste en tendant jusqu'à vingt-deux ans ses pièges de fille à marier. +Maintenant, elle entretenait une correspondance très suivie avec sa +mère, fixée à Turin. Elle allait presque chaque jour à la légation +d'Italie, où le chevalier Rusconi l'emmenait dans les coins, causant +rapidement, à voix basse. Puis, c'étaient des courses incompréhensibles +aux quatre coins de Paris, des visites faites furtivement à de hauts +personnages, des rendez-vous donnés au fond de quartiers perdus. Tous +les réfugiés vénitiens, les Brambilla, les Staderino, les Viscardi la +voyaient en secret, lui passaient des bouts de papier couverts de notes. +Elle avait acheté une serviette de maroquin rouge, un portefeuille +monumental à serrure d'acier, digne d'un ministre, dans lequel elle +promenait un monde de dossiers. En voiture, elle le tenait sur ses +genoux, comme un manchon; partout où elle montait, elle l'emportait avec +elle sous son bras, d'un geste familier; même, à des heures matinales, +on la rencontrait à pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine, +les poignets meurtris. Bientôt le portefeuille se râpa, éclata aux +coutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans ses robes +voyantes à longue traîne, toujours chargée de ce sac de cuir informe que +des liasses de papier crevaient, elle ressemblait à quelque avocat +véreux courant les justices de paix pour gagner cent sous. + +Plusieurs fois, Rougon avait tâché de connaître les grandes affaires de +Clorinde. Un jour, étant resté un instant seul avec le fameux +portefeuille, il ne s'était fait aucun scrupule de tirer à lui les +lettres dont les coins passaient par les fentes. Mais ce qu'il apprenait +d'une façon ou d'une autre lui paraissait si incohérent, si plein de +trous, qu'il souriait des prétentions politiques de la jeune femme. Elle +lui expliqua, un après-midi, d'un air tranquille, tout un vaste projet: +elle était en train de travailler à une alliance entre l'Italie et la +France, en vue d'une prochaine campagne contre l'Autriche. Rougon, un +moment très frappé, finit par hausser les épaules, devant les choses +folles mêlées à son plan. Pour lui, elle avait simplement trouvé là une +originalité de haut goût. Il tenait à ne pas modifier son opinion sur +les femmes. Clorinde, d'ailleurs, acceptait volontiers le rôle de +disciple. Lorsqu'elle venait le voir rue Marbeuf, elle se faisait très +humble, très soumise, le questionnait, l'écoutait avec une ardeur de +néophyte désireux de s'instruire. Et lui, souvent, oubliait à qui il +parlait, exposait son système de gouvernement, s'engageait dans les +aveux les plus nets. Peu à peu, ces conversations devinrent une +habitude; il la prit pour confidente, se soulagea du silence qu'il +observait avec ses meilleurs amis, la traita en élève discrète dont la +respectueuse admiration le charmait. + +Pendant les mois d'août et de septembre, Clorinde multiplia ses visites. +Elle venait maintenant jusqu'à trois et quatre fois par semaine. Jamais +elle n'avait montré une telle tendresse de disciple. Elle flattait +beaucoup Rougon, s'extasiait sur son génie, regrettait les grandes +choses qu'il aurait accomplies s'il ne s'était pas mis à l'écart un +jour, dans une minute de lucidité, il lui demanda en riant: + +. «Vous avez donc bien besoin de moi? + +--Oui», répondit-elle hardiment. + +Mais elle se hâta de reprendre son air d'extase émerveillée. La +politique l'amusait plus qu'un roman, disait-elle. Et, quand il tournait +le dos, elle ouvrait tout grands ses yeux, où brûlait une courte flamme, +quelque ancienne pensée de rancune toujours vivante souvent, elle +laissait ses mains dans les siennes, comme si elle se fût sentie trop +faible encore; et, les poignets frémissants, elle semblait attendre de +lui avoir volé assez de sa force pour l'étrangler. + +Ce qui inquiétait surtout Clorinde, c'était la lassitude croissante de +Rougon. Elle le voyait s'endormir au fond de son ennui. D'abord, elle +avait parfaitement distingué ce qu'il pouvait y avoir de joué dans son +attitude. Mais, à présent, malgré toute sa finesse, elle commençait à le +croire vraiment découragé. Ses gestes s'alourdissaient, sa voix devenait +molle; et, certains jours, il se montrait d'une telle indifférence, +d'une si grande bonhomie, que la jeune femme, épouvantée, se demandait +s'il n'allait pas finir par accepter tranquillement sa retraite au Sénat +d'homme politique fourbu. + +Vers la fin de septembre, Rougon parut très préoccupé. Puis, dans une de +leurs causeries habituelles, il lui avoua qu'il nourrissait un grand +projet: Il s'ennuyait à Paris, il avait besoin d'air. Et, tout d'un +trait, il parla: + +c'était un vaste plan de vie nouvelle, un exil volontaire dans les +Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées de terrain, la +fondation d'une ville au milieu de la contrée conquise. Clorinde, toute +pâle, l'écoutait. + +«Mais votre situation ici, vos espérances!» cria-t-elle. + +Il eut un geste de dédain, en murmurant: + +«Bah! des châteaux en Espagne!... Voyez-vous, décidément, je ne suis pas +fait pour la politique.» Et il reprit son rêve caressé d'être un grand +propriétaire, avec des troupeaux de bêtes sur lesquels il régnerait. +Mais, dans les Landes, son ambition grandissait; il devenait le roi +conquérant d'une terre nouvelle; il avait un peuple. Ce furent des +détails interminables. Depuis quinze jours, sans rien dire, il lisait +des ouvrages spéciaux. Il desséchait des marais, combattait avec des +machines puissantes l'empierrement du sol, arrêtait la marche des dunes +par des plantations de pins, dotait la France d'un coin de fertilité +miraculeux. Toute son activité endormie, toute sa force de géant +inoccupé, se réveillaient dans cette création; ses poings serrés +semblaient déjà fendre les cailloux rebelles; ses bras retournaient le +sol d'un seul effort; ses épaules portaient des maisons toutes bâties, +qu'il plantait à sa guise au bord d'une rivière, dont il creusait le lit +d'un seul coup de pied. Rien de plus aisé que tout cela. Il trouverait +là de l'ouvrage tant qu'il voudrait. L'empereur l'aimait sans doute +assez encore pour lui donner un département à arranger. Debout, une +flamme aux joues, grandi par le redressement brusque de ses gros +membres, il éclata d'un rire superbe. + +«Hein! c'est une idée! dit-il. Je laisse mon nom à la ville, je fonde un +petit empire, moi aussi!» Clorinde crut à quelque caprice, à une +imagination née du profond ennui dans lequel il se débattait. Mais, les +jours suivants, il lui reparla de son projet, avec plus d'enthousiasme +encore. A chaque visite, elle le trouvait perdu au milieu de cartes +étalées sur le bureau, sur les sièges, sur le tapis. Un après-midi, elle +ne put le voir, il était en conférence avec deux ingénieurs. Alors, elle +commença à éprouver une peur véritable. Allait-il donc la planter là, +pour bâtir sa ville, au fond d'un désert? + +N'était-ce pas plutôt quelque nouvelle combinaison qu'il mettait en +oeuvre? Elle renonça à la vérité vraie, elle crut prudent de jeter +l'alarme dans la bande. + +Ce fut une consternation. Du Poizat s'emporta; depuis plus d'un an, il +battait le pavé; à son dernier voyage en Vendée, son père avait sorti un +pistolet d'un tiroir, quand il s'était risqué à lui demander dix mille +francs, pour monter une affaire superbe; et, maintenant, il recommençait +à crever la faim comme en 48. + +M. Kahn se montra tout aussi furieux: ses hauts fourneaux de Bressuire +étaient menacés d'une faillite prochaine, il se sentait perdu, s'il +n'obtenait pas avant six mois la concession de son chemin de fer. Les +autres, M. Béjuin, le colonel, les Bouchard, les Charbonnel, se +répandirent également en doléances. Ça ne pouvait pas finir ainsi. +Rougon, véritablement, n'était pas raisonnable. On lui parlerait. + +Cependant, quinze jours s'écoulèrent. Clorinde, très écoutée de toute la +bande, avait décidé qu'il serait mauvais d'attaquer le grand homme en +face. On attendait une occasion. Un dimanche soir, vers le milieu +d'octobre, comme les amis se trouvaient réunis au complet dans le salon +de la rue Marbeuf, Rougon dit en souriant: + +«Vous ne savez pas ce que j'ai reçu aujourd'hui?» Et il prit derrière la +pendule une carte rose, qu'il montra. + +«Une invitation à Compiègne.» A ce moment, le valet de chambre ouvrit +discrètement la porte. L'homme que monsieur attendait était là. Rougon +s'excusa et sortit. Clorinde s'était levée, écoutant. Puis, dans le +silence, elle dit avec énergie: + +«Il faut qu'il aille à Compiègne!» Les amis, prudemment, regardèrent +autour d'eux; mais ils étaient bien seuls, Mme Rougon avait disparu +depuis quelques minutes. Alors, à demi-voix, tout en guettant les +portes, ils parlèrent librement. Les dames faisaient un cercle devant la +cheminée, où un gros tison se consumait en braise; M. Bouchard et le +colonel jouaient leur éternel piquet: tandis que les hommes avaient +roulé leurs fauteuils, dans un coin, pour s'isoler. Clorinde, debout au +milieu de la pièce, la tête penchée, réfléchissait profondément. + +«Il attendait donc quelqu'un? demanda Du Poizat. + +Qui ça peut-il être?» Les autres haussèrent les épaules, voulant dire +qu'ils ne savaient pas. + +«Encore pour sa grande bête d'affaire peut-être! continua-t-il. Moi je +suis à bout. Un de ces soirs, vous verrez, je lui flanquerai à la figure +tout ce que je pense. + +--Chut!» dit Kahn, en posant un doigt sur ses lèvres. + +L'ancien sous-préfet avait haussé la voix d'une façon inquiétante. Tous +prêtèrent un moment l'oreille. Puis, ce fut M. Kahn lui-même qui +recommença, très bas: + +«Sans doute, il a pris des engagements envers nous. + +--Dites qu'il a contracté une dette, ajouta le colonel, en posant ses +cartes. + +--Oui, oui, une dette, c'est le mot, déclara M. Bouchard. Nous ne le lui +avons pas mâché, le dernier jour au Conseil d'État.» Et les autres +appuyaient vivement de la tête. Il y eut une lamentation générale. +Rougon les avait tous ruinés. + +M. Bouchard ajoutait que, sans sa fidélité au malheur, il serait chef de +bureau depuis longtemps. A entendre le colonel, on était venu lui offrir +la croix de commandeur et une situation pour son fils Auguste, de la +part du comte de Marsy; mais il avait refusé, par amitié pour Rougon. Le +père et la mère de M. d'Escorailles, disait la jolie Mme Bouchard, se +trouvaient très froissés de voir leur fils rester auditeur, quand ils +attendaient depuis six mois déjà sa nomination de maître des requêtes. +Et même ceux qui ne disaient rien, Delestang, M. Béjuin, Mme Correur, +les Charbonnel, pinçaient les lèvres, levaient les yeux au ciel, d'un +air de martyrs auxquels la patience commence à manquer. + +«Enfin, nous sommes volés, reprit Du Poizat. Mais il ne partira pas, je +vous en réponds! Est-ce qu'il y a du bon sens à aller se battre avec des +cailloux, dans je ne sais quel trou perdu, lorsqu'on a des intérêts si +graves à Paris?... Voulez-vous que je lui parle, moi?» Clorinde sortait +de sa rêverie. Elle lui imposa silence d'un geste; puis, quand elle eut +entrouvert la porte pour voir si personne n'était là, elle répéta: + +«Entendez-vous, il faut qu'il aille à Compiègne!» Et, comme toutes les +faces se tendaient vers elle, d'un nouveau geste elle arrêta les +questions. + +«Chut! pas ici!» Pourtant, elle dit encore que son mari et elle étaient +aussi invités à Compiègne; et elle laissa échapper les noms de M. de +Marsy et de Mme de Llorentz, sans vouloir s'expliquer davantage. On +pousserait le grand homme au pouvoir malgré lui, on le compromettrait, +s'il le fallait. M. Beulin-d'orchère et toute la magistrature +l'appuyaient sourdement. L'empereur, avouait M. La Rouquette, au milieu +de la haine de son entourage contre Rougon, gardait un silence absolu; +dès qu'on le nommait en sa présence, il devenait grave, l'oeil voilé, la +bouche noyée dans l'ombre des moustaches. + +«Il ne s'agit pas de nous, finit par déclarer M. Kahn. + +Si nous réussissons, le pays nous devra des remerciements.» Alors, tout +haut, on continua, en faisant un grand éloge du maître de la maison. +Dans la pièce voisine, un bruit de voix venait de s'élever. Du Poizat, +mordu par la curiosité, poussa la porte comme s'il allait sortir puis la +referma assez lentement pour apercevoir l'homme qui se trouvait avec +Rougon. C'était Gilquin, en gros paletot, presque propre, tenant à la +main une forte canne à pomme de cuivre. Il disait, sans baisser la voix, +avec une familiarité exagérée: + +«Tu sais, n'envoie plus maintenant rue Virginie, à Grenelle. J'ai eu des +histoires; je reste au fond des Batignolles, passage Guttin.... Enfin, +tu peux compter sur moi. A bientôt.» Et il donna une poignée de main à +Rougon. Quand celui-ci rentra dans le salon, il s'excusa, en regardant +Du Poizat fixement. + +«Un brave garçon que vous connaissez, n'est-ce pas, Du Poizat?... Il va +me racoler des colons pour mon nouveau monde, là-bas, au fond des +Landes.... A propos, je vous emmène tous; vous pouvez faire vos paquets. + +Kahn sera mon premier ministre. Delestang et sa femme auront le +portefeuille des affaires étrangères. + +Béjuin se chargera des postes. Et je n'oublie pas les dames, Mme +Bouchard, qui tiendra le sceptre de la beauté, et Mme Charbonnel, à +laquelle je confierai les clefs de nos greniers.» Il plaisantait, tandis +que les amis, mal à l'aise, se demandaient s'il ne les avait pas +entendus, par quelque fente du mur. Lorsqu'il décora le colonel de tous +ses ordres, celui-ci faillit se fâcher. Cependant, Clorinde regardait +l'invitation à Compiègne, qu'elle avait prise sur la cheminée. + +«Est-ce que vous irez? dit-elle négligemment. + +--Mais sans doute, répondit Rougon étonné. Je compte bien profiter de +l'occasion pour me faire donner mon département par l'empereur.» Dix +heures sonnaient. Mme Rougon reparut et servit le thé. + + + + +VII + + +Vers sept heures, le soir de son arrivée à Compiègne, Clorinde causait +avec M. de Plouguern, près d'une fenêtre de la galerie des Cartes. On +attendait l'empereur et l'impératrice pour passer dans la salle à +manger. La seconde série d'invités de la saison se trouvait au château +depuis trois heures à peine; et, tout le monde n'étant pas encore +descendu, la jeune femme s'occupait à juger d'un mot chaque personne qui +entrait. Les dames, décolletées, avec des fleurs dans les cheveux, +souriaient dès le seuil d'un air doux; les hommes restaient graves, en +cravate blanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas de +soie. + +«Ah! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il est très bien, lui.... +Mais vois donc, parrain, M. Beulin d'Orchère, si l'on ne dirait pas +qu'il va aboyer; et quelles jambes, bon Dieu!» + +M. de Plouguern ricanait, heureux de ces médisances. Le chevalier +Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterie langoureuse de bel +Italien; puis, il fit le tour des dames en se balançant, dans une suite +de révérences rythmées, du plus tendre effet. A quelques pas, Delestang, +très sérieux, regardait les immenses cartes de la forêt de Compiègne, +qui couvraient les murs de la galerie. + +«Dans quel wagon es-tu donc monté? reprit Clorinde. Je t'ai cherché +pour faire le voyage avec toi. Imagine-toi que je me suis fourrée avec +un tas d'hommes...» Mais elle s'interrompit, étouffant un rire entre ses +doigts. + +«M. La Rouquette a l'air en sucre. + +--Oui, un déjeuner de pensionnaire», dit méchamment le sénateur. + +A ce moment, il y eut à la porte un grand froissement d'étoffes; le +battant s'ouvrit très large, et une entra, vêtue d'une robe si chargée +de noeuds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe à deux +mains pour pouvoir passer. C'était Mme de Combelot, la belle soeur de +Clorinde. Celle-ci la dévisagea, en murmurant: + +«S'il est permis!» Et comme M. de Plouguern la regardait elle-même, dans +sa robe de tarlatane toute simple, passée sur un dessous de faille rose +mal taillé, elle continua, d'un ton de parfaite insouciance: + +«Oh! moi, la toilette, tu sais, parrain! On me prend telle que je suis.» +Cependant, Delestang s'était décidé à quitter les cartes, pour aller +au-devant de sa soeur, qu'il amena à sa femme. Elles ne s'aimaient guère +toutes deux. Elles échangèrent un compliment aigre-doux. Et Mme de +Combelot s'éloigna, traînant une queue de satin, pareille à un coin de +parterre, au milieu des hommes muets, qui reculaient discrètement de +deux ou trois pas, devant le flot débordant de ses volants de dentelle. + +Clorinde, dès qu'elle fut de nouveau seule avec M. de Plouguern, +plaisanta, en faisant allusion à la grande passion que la dame éprouvait +pour l'empereur. Puis, comme le sénateur racontait la belle résistance +de ce dernier: + +«Il n'a pas beaucoup de mérite, elle est si maigre! J'ai entendu des +hommes la trouver jolie, je ne sais pas pourquoi. Elle a une figure de +rien du tout.» + +Tout en causant, elle continuait à surveiller la porte, préoccupée. + +«Ah! cette fois, dit-elle, ça doit être M. Rougon.» Mais elle reprit +aussitôt, avec une courte flamme dans les yeux: + +«Tiens! non, c'est M. de Marsy.» Le ministre, très correct dans son +habit noir et sa culotte courte, s'avança en souriant vers Mme de +Combelot; et, pendant qu'il la complimentait, il regardait les invités, +les yeux vagues et voilés, comme s'il n'eût reconnu personne. Alors, à +mesure qu'on le salua, il inclina la tête, avec une grande amabilité. +Plusieurs hommes s'approchèrent. Bientôt il devint le centre d'un +groupe. Sa figure pâle, fine et méchante, dominait les épaules qui +moutonnaient autour de lui. + +«A propos, reprit Clorinde en poussant M. de Plouguern au fond de +l'embrasure, j'ai compté sur toi pour me donner des détails.... Que +sais-tu au sujet des fameuses lettres de Mme de Llorentz? + +--Mais ce que tout le monde sait», répondit-il. + +Et il parla des trois lettres, écrites, disait-on, par le comte de Marsy +à Mme de Llorentz, il y avait près de cinq ans, un peu avant le mariage +de l'empereur. Cette dame, qui venait de perdre son mari, un général +d'origine espagnole, se trouvait alors à Madrid, où elle réglait des +affaires d'intérêt. C'était le beau temps de leur liaison. Le comte, +pour l'égayer, cédant aussi à son esprit de vaudevilliste, lui avait +envoyé des détails extrêmement piquants sur certaines personnes +augustes, dans l'intimité desquelles il vivait. Et l'on racontait que, +depuis ce temps, Mme de Llorentz, belle femme extrêmement jalouse, +gardait ces lettres, qu'elle tenait suspendues sur la tête de M. de +Marsy, comme une vengeance toujours prête. + +«Elle s'est laissé convaincre, quand il dû épouser une princesse +valaque, dit le sénateur en terminant. Mais, après avoir consenti à un +mois de lune de miel, elle lui a signifié que, s'il ne revenait se +mettre à ses pieds, elle déposerait un beau matin les trois terribles +lettres sur le bureau de l'empereur; et il a repris sa chaîne.... Il la +comble de douceurs pour se faire rendre cette maudite correspondance.» + +Clorinde riait beaucoup. L'histoire lui paraissait très drôle. Et elle +multiplia ses questions. Alors, si le comte trompait Mme de Llorentz, +celle-ci était capable d'exécuter sa menace? Ces trois lettres, où les +tenait-elle? dans son corsage, cousues entre deux rubans de satin, à ce +qu'elle avait entendu dire. Mais M. de Plouguern n'en savait pas +davantage. Personne n'avait lu les lettres. Il connaissait un jeune +homme qui, pour en prendre une copie, s'était fait inutilement, pendant +près de six mois, l'humble esclave de Mme de Llorentz. + +«Diable! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux, petite. Eh! +j'oubliais en effet: tu as fait sa conquête!... + +Est-il vrai qu'à sa dernière soirée, au ministère, il a causé avec toi +près d'une heure?» La jeune femme ne répondit pas. Elle n'écoutait plus, +elle restait immobile et superbe, sous le regard fixe de M. de Marsy. +Puis, levant lentement la tête, le regardant à son tour, elle attendit +son salut. Il s'approcha d'elle, s'inclina. Et elle lui sourit alors, +très doucement. Ils n'échangèrent pas un mot. Le comte retourna au +milieu d'un groupe, où M. La Rouquette parlait très haut, en le nommant +à chaque phrase «Son Excellence». + +Peu à peu, pourtant, la galerie s'était remplie. Il y avait là près de +cent personnes, de hauts fonctionnaires, des généraux, des diplomates +étrangers, cinq députés, trois préfets, deux peintres, un romancier, +deux académiciens, sans compter les officiers du palais, chambellans, +aides de camp et écuyers. Le discret murmure des voix montait dans la +lumière des lustres. + +Les familiers du château se promenaient à petits pas, tandis que les +nouveaux invités, debout, n'osaient se risquer au milieu des dames. +Cette première heure de gêne, entre des personnes dont plusieurs ne se +connaissaient pas, et qui se trouvaient tout d'un coup réunies à la +porte de la salle à manger impériale, donnait aux visages un air de +dignité maussade. Par moments de brusques silences se faisaient, des +têtes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empire de la +vaste pièce, les consoles à pieds droits, les fauteuils carrés +semblaient augmenter encore la solennité de l'attente. + +«Le voici enfin!» murmura Clorinde. + +Rougon venait d'entrer. Il s'arrêta un moment à deux pas de la porte. Il +avait pris son allure épaisse de bonhomme, le dos un peu gonflé, la face +endormie. D'un regard, il vit le léger frisson d'hostilité que sa +présence produisait, au milieu de certains groupes. Puis, +tranquillement, tout en distribuant quelques poignées de main, il +manoeuvra de façon à se trouver en face de M. de Marsy. Ils se +saluèrent, parurent charmés de se rencontrer. Et, les yeux dans les +yeux, en ennemis qui ont le respect de leur force, ils causèrent +amicalement. + +Autour d'eux, un vide s'était fait. Les dames suivaient leurs moindres +gestes; tandis que les hommes, affectant une grande discrétion, +regardaient ailleurs, en glissant de leur côté des coups d'oeil furtifs. +Des chuchotements couraient dans un coin. Quel était donc le secret +dessein de l'empereur? pourquoi mettait-il ainsi ces deux personnages en +présence? M. La Rouquette, très perplexe, crut flairer un événement +grave. Il vint questionner M. de Plouguern, qui s'amusa à lui répondre: + +«Dame! Rougon va peut-être culbuter Marsy, et l'on fera bien de le +ménager.... A moins pourtant que l'empereur n'ait pas songé à mal. Ça +lui arrive quelquefois.... Peut-être aussi a-t-il voulu prendre +seulement le plaisir de les voir ensemble, en espérant qu'ils seraient +drôles.» Mais les chuchotements cessèrent, un grand mouvement eut lieu. +Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurant une +phrase à demi-voix. Et les invités, redevenus subitement graves, se +dirigèrent vers la porte de gauche, où ils formèrent une double haie, +les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Près de la porte se plaça +M. de Marsy, qui garda Rougon à son côté; puis, les autres personnages +s'échelonnèrent, selon leur rang ou leur grade. Là, on attendit encore +trois minutes, dans un grand recueillement. + +La porte s'ouvrit à deux battants. L'empereur, en habit, la poitrine +barrée par la tache rouge du grand cordon, entra le premier, suivi du +chambellan de service, M. de Combelot. Il eut un faible sourire, en +s'arrêtant devant M. de Marsy et Rougon; il tordait sa longue moustache +d'une main lente, avec un balancement de tout son corps. Puis, d'une +voix embarrassée, il murmura: + +«Vous direz à Mme Rougon toute la peine que nous avons éprouvée en la +sachant malade.... Nous aurions vivement désiré la voir avec vous.... +Enfin, ce ne sera rien, il faut l'espérer. Il y a beaucoup de rhumes en +ce moment.» Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d'un +général, auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu'il appelait +«mon petit ami Gaston»; Gaston avait l'âge du prince impérial, mais il +était déjà beaucoup plus fort. La haie s'inclinait à mesure qu'il +avançait. + +Enfin, tout au bout, M. de Combelot lui présenta l'un des deux +académiciens, qui venait à la cour pour la première fois; et l'empereur +parla d'une oeuvre récente de l'écrivain, dont il avait lu certains +passages avec le plus grand plaisir, disait-il. + +Cependant, l'impératrice était entrée, accompagnée de Mme de Llorentz. +Elle portait une toilette très modeste, une robe de soie bleue, +recouverte d'une tunique de dentelle blanche. A petits pas, souriante, +pliant gracieusement son cou nu, où un simple velours attachait un coeur +de diamants, elle descendait, le long de la haie formée par les dames. +Des révérences, sur son passage, étalaient de larges froissements de +jupes, d'où montaient des odeurs musquées. Mme de Llorentz lui présenta +une jeune femme, qui paraissait très émue. + +Mme de Combelot affecta une familiarité attendrie. + +Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ils +revinrent sur leurs pas, l'empereur en passant à son tour devant les +dames, l'impératrice en remontant devant les hommes. Il y eut de +nouvelles présentations. Personne ne parlait encore, un embarras +respectueux tenait les invités muets, en face les uns des autres. Mais +les rangs se rompirent; des mots furent échangés à demi-voix, et des +rires clairs s'élevaient, lorsque l'adjudant général du palais vint dire +que le dîner était servi. + +«Hein! tu n'as plus besoin de moi!» dit gaiement M. de Plouguern à +l'oreille de Clorinde. + +Elle lui sourit. Elle était restée devant M. de Marsy, pour le forcer à +lui offrir son bras, ce qu'il fit d'ailleurs d'un air galant. Une légère +confusion régnait. L'empereur et l'impératrice passèrent les premiers, +suivis des personnes désignées pour s'asseoir à leur droite et à leur +gauche; c'étaient, ce jour-là, deux diplomates étrangers, une jeune +Américaine et la femme d'un ministre. Derrière, venaient les autres +invités, à leur guise, chacun tenant à son bras la dame qu'il lui avait +plu de choisir. Et, lentement, le défilé s'organisa. + +L'entrée dans la salle à manger fut d'une grande pompe. Cinq lustres +flambaient au-dessus de la longue table, allumant les pièces +d'argenterie du surtout, des scènes de chasse, avec le cerf au départ, +les cors sonnant l'hallali, les chiens arrivant à la curée. La vaisselle +plate mettait au bord de la nappe un cordon de lunes d'argent; tandis +que les flancs des réchauds où se reflétait la braise des bougies, les +cristaux ruisselants de gouttes de flammes, les corbeilles de fruits et +les vases de fleurs d'un rose vif faisaient du couvert impérial une +splendeur dont la clarté flottante emplissait l'immense pièce. Par la +porte ouverte à deux battants, le cortège débouchait, après avoir +traversé la salle des gardes, d'un pas ralenti. Les hommes se +penchaient, disaient un mot, puis se redressaient, dans le secret +chatouillement de vanité de cette marche triomphale; les dames, les +épaules nues, trempées de clartés, avaient une douceur ravie; et, sur +les tapis, les jupes traînantes, espaçant les couples, donnaient une +majesté de plus au défilé, qu'elles accompagnaient de leur murmure +d'étoffes riches. C'était une approche presque tendre, une arrivée +gourmande dans un milieu de luxe, de lumière et de tiédeur, comme un +bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient à un léger +fumet de gibier, relevé d'un filet de citron. Lorsque, sur le seuil, en +face du développement superbe de la table, une musique militaire, cachée +au fond d'une galerie voisine, les accueillait d'une fanfare, pareille +au signal de quelque gala de féerie, les invités, un peu gênés par leurs +culottes courtes, serraient les bras des dames, involontairement, un +sourire aux lèvres. + +Alors, l'impératrice descendit à droite et se tint debout au milieu de +la table, pendant que l'empereur, passant à gauche, venait prendre place +en face d'elle. + +Puis, lorsque les personnes désignées se furent assises à la droite et à +la gauche de Leurs Majestés, les autres couples tournèrent un instant, +choisissant leur voisinage, s'arrêtant à leur guise. Ce soir-là il y +avait quatre vingt-sept couverts. Près de trois minutes s'écoulèrent, +avant que tout le monde fût entré et placé. La moire satinée des +épaules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautes +coiffures donnaient comme un rire vivant à la grande lumière des +lustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que les hommes +avaient gardés à la main. Et l'on s'assit. + +M. de Plouguern avait suivi Rougon. Après le potage, il lui poussa le +coude, en demandant: + +«Est-ce que vous avez chargé Clorinde de vous raccommoder avec Marsy?» +Et, du coin de l'oeil, il lui montrait la jeune femme, assise de l'autre +côté de la table, auprès du comte, avec lequel elle causait d'une façon +tendre. Rougon, l'air très contrarié, se contenta de hausser les +épaules; puis, il affecta de ne plus regarder en face de lui. Mais, +malgré son effort d'indifférence, il revenait à Clorinde, il +s'intéressait à ses moindres gestes, aux mouvements de ses lèvres, comme +s'il avait voulu voir les mots qu'elle prononçait. + +«Monsieur Rougon, dit en se penchant Mme de Combelot, qui s'était mise +le plus près possible de l'empereur, vous vous souvenez de cet +accident-là? + +C'est vous qui m'avez trouvé un fiacre. Tout un volant de ma robe était +arraché.» Elle se rendait intéressante, en racontant que sa voiture +avait failli un jour être coupée en deux par le landau d'un prince +russe. Et il dut répondre. Pendant un moment, on causa de ça, au milieu +de la table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chute de +cheval qu'une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite, la +semaine précédente, et dans laquelle elle s'était cassé un bras. +L'impératrice eut un léger cri de commisération. L'empereur ne disait +rien, écoutant d'un air profond, mangeant lentement. + +«Où donc s'est fourré Delestang?» demanda à son tour Rougon à M. de +Plouguern. + +Ils le cherchèrent. Enfin, le sénateur l'aperçut au bout de la table. Il +était à côté de M. de Combelot, parmi toute une rangée d'hommes, +l'oreille tendue à des propos très libres que le brouhaha des voix +couvrait. M. La Rouquette avait entamé l'histoire gaillarde d'une +blanchisseuse de son pays; le chevalier Rusconi donnait des +appréciations personnelles sur les Parisiennes; tandis que l'un des deux +peintres et le romancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les +dames dont les bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. Et +Rougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus en plus +aimable pour le comte, à son imbécile de mari, aveugle là-bas, souriant +dignement des choses un peu fortes qu'il entendait. + +«Pourquoi ne s'est-il pas mis avec nous? murmura-t-il. + +--Eh! je ne le plains pas, dit M. de Plouguern. On a l'air de s'amuser, +dans ce bout-là.» Puis, il continua à son oreille: + +«Je crois qu'ils arrangent Mme de Llorentz. Avez-vous remarqué comme +elle est décolletée?... Il y en a un qui va sortir, pour sûr. Hein? +celui de gauche?» Mais, comme il se penchait pour mieux voir Mme de +Llorentz, assise du même côté que lui, à cinq places de distance, il +devint subitement grave. Cette dame, une belle blonde un peu forte, +avait en ce moment un visage terrible, tout pâle d'une rage froide, avec +des yeux bleus qui tournaient au noir, fixés ardemment sur M. de Marsy +et sur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougon lui-même +ne put comprendre: + +«Diable! ça va se gâter.» La musique jouait toujours, une musique +lointaine qui semblait venir du plafond. A certains éclats de cuivre, +les convives levaient la tête, cherchaient l'air dont ils étaient +poursuivis. Puis, ils n'entendaient plus; le chant léger des +clarinettes, au fond de la galerie voisine, se confondait avec les +bruits argentins de la vaisselle plate qu'on apportait par piles +énormes. De grands plats avaient des sonneries étouffées de cymbales. + +Autour de la table, c'était un empressement silencieux, tout un peuple +de domestiques s'agitant sans une parole, les huissiers en habit et en +culotte bleu clair, avec l'épée et le tricorne, les valets de pied, +cheveux poudrés, portant l'habit vert de grande livrée, galonné d'or. +Les mets arrivaient, les vins circulaient, régulièrement; tandis que les +chefs de service, les contrôleurs, le premier officier tranchant, le +chef de l'argenterie, debout, surveillaient cette manoeuvre compliquée, +cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l'avance. +Derrière l'empereur et l'impératrice, les valets de chambre particuliers +de Leurs Majestés servaient, avec une dignité correcte. + +Quand les rôtis arrivèrent et que les grands vins de Bourgogne furent +versés, le tapage des voix s'éleva. + +Maintenant, dans le coin des hommes, au bout de la table, M. La +Rouquette causait cuisine, discutant le degré de cuisson d'un quartier +de chevreuil à la broche, qu'on venait de servir. Il y avait eu un +potage à la Crécy, un saumon au bleu, un filet de boeuf sauce échalote, +des poulardes à la financière, des perdrix aux choux montées, de petits +pâtés aux huîtres. + +«Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et des concombres à +la crème! dit le jeune député. + +--J'ai vu des écrevisses», déclara poliment Delestang. + +Mais comme les cardons au jus et les concombres à la crème +apparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajouta qu'il +connaissait les goûts de l'impératrice. Cependant, le romancier +regardait le peintre, avec un léger claquement de langue. + +«Hein? cuisine médiocre?» murmura-t-il. + +Le peintre eut une moue approbative. Puis, après avoir bu, il dit à son +tour: + +«Les vins sont exquis.» A ce moment, un rire brusque de l'impératrice +sonna si haut, que tout le monde se tut. Des têtes s'allongeaient, pour +savoir. L'impératrice causait avec l'ambassadeur d'Allemagne, placé à sa +droite; elle riait toujours, en prononçant des mots entrecoupés, qu'on +n'entendait pas. Dans le silence curieux qui s'était fait, un cornet à +pistons, accompagné en sourdine par des basses, jouait un solo, une +phrase mélodique de romance sentimentale. Et, peu à peu, le brouhaha +grandit de nouveau. Les chaises se tournaient à demi, les coudes se +posaient au bord de la nappe, des conversations intimes s'engageaient, +au milieu d'une liberté de table d'hôte princière. + +«Voulez-vous un petit four?» demanda M. de Plouguern. + +Rougon refusa de la tête. Depuis un instant, il ne mangeait plus. On +avait remplacé la vaisselle plate par de la porcelaine de Sèvres, +décorée de fines peintures bleues et roses. Tout le dessert défila +devant lui, sans qu'il acceptât autre chose qu'un peu de camembert. Il +ne se contraignait plus, il regardait Clorinde et M. de Marsy en face, +largement, espérant sans doute intimider la jeune femme. Mais celle-ci +affectait une familiarité telle avec le comte, qu'elle semblait oublier +où elle se trouvait, se croire au fond d'un étroit salon, à quelque +souper fin de deux couverts. Sa grande beauté avait un éclat de +tendresse extraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte +lui passait, elle le conquérait de son sourire continu, d'une façon +impudemment tranquille. Des chuchotements s'élevaient autour d'eux. + +La conversation étant tombée sur la mode, M. de Plouguern, par malice, +interpella Clorinde au sujet de la nouvelle forme des chapeaux. Puis, +comme elle feignait de n'avoir pas entendu, il se pencha pour adresser +la même question à Mme de Llorentz. Mais il n'osa pas, tant cette +dernière lui parut formidable, avec ses dents serrées, son masque +tragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venait d'abandonner sa +main gauche à M. de Marsy, sous prétexte de lui montrer un camée +antique, qu'elle avait au doigt; et elle laissa sa main, le comte prit +la bague, la remit; ce fut presque indécent. + +Mme de Llorentz, qui jouait nerveusement avec une cuiller, cassa son +verre à bordeaux, dont un domestique enleva vivement les éclats. + +«Elles se prendront au chignon, c'est certain, dit le sénateur à +l'oreille de Rougon. Les avez-vous surveillées?... Mais du diable si je +comprends le jeu de Clorinde! Hein? que veut-elle?» Et, comme il levait +les yeux sur son voisin, il fut très surpris de l'altération de ses +traits. + +«Qu'avez-vous donc? vous souffrez? + +--Non, répondit Rougon, j'étouffe un peu. Ces dîners durent trop +longtemps. Puis, il y a une odeur de musc, ici!» C'était la fin. +Quelques dames mangeaient encore un biscuit, à demi renversées sur leurs +chaises. Cependant, personne ne bougeait. L'empereur, muet jusque-là, +venait de hausser la voix; et, aux deux bouts de la table, les convives, +qui avaient complètement oublié la présence de Sa Majesté, tendaient +tout d'un coup l'oreille, d'un air de grande complaisance. Le souverain +répondait à une dissertation de M. Beulin-d'orchère contre le divorce. +Puis, s'interrompant, il jeta un coup d'oeil sur le corsage très ouvert +de la jeune dame américaine, assise à sa gauche, en disant de sa voix +pâteuse: + +«En Amérique, je n'ai jamais vu divorcer que les femmes laides.» Un rire +courut parmi les convives. Cela parut un mot d'esprit très fin, si +délicat même, que M. La Rouquette s'ingénia à en découvrir les sens +cachés. La jeune dame américaine crut sans doute y voir un compliment, +car elle remercia en inclinant la tête, confuse. L'empereur et +l'impératrice s'étaient levés. Il y eut un grand bruissement de jupes, +un piétinement autour de la table, pendant que les huissiers et les +valets de pied, rangés gravement contre les murs, restaient seuls +corrects, au milieu de cette débandade de gens ayant bien dîné. Et le +défilé s'organisa de nouveau. Leurs Majestés en tête, les invités venant +à la file, espacés par les longues traînes, traversant la salle des +gardes avec une solennité un peu essoufflée. Derrière eux, dans le plein +jour des lustres, au-dessus du désordre encore tiède de la nappe, +retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire, +achevant la dernière figure d'un quadrille. + +Le café fut servi, ce soir-là, dans la galerie des Cartes. + +Un préfet du palais apporta la tasse de l'empereur sur un plateau de +vermeil. Cependant, plusieurs invités étaient déjà montés au fumoir. +L'impératrice venait de se retirer avec quelques dames dans le salon de +famille, à gauche de la galerie. On se disait à l'oreille qu'elle avait +témoigné un vif mécontentement de l'étrange attitude de Clorinde, +pendant le dîner. Elle s'efforçait d'introduire à la cour, pendant le +séjour à Compiègne, une décence bourgeoise, un amour des jeux innocents +et des plaisirs champêtres. Elle montrait une haine personnelle, comme +une rancune, contre certaines extravagances. + +M. de Plouguern avait emmené Clorinde à l'écart, pour lui faire un bout +de morale. A la vérité, il voulait la confesser. Mais elle jouait une +grande surprise. Où prenait-on qu'elle se fût compromise avec le comte +de Marsy? Ils avaient plaisanté ensemble, rien de plus. + +«Tiens, regarde!» murmura le vieux sénateur. + +Et, poussant la porte entrebâillée d'un petit salon voisin, il lui +montra Mme de Llorentz faisant une scène abominable à M. de Marsy. Il +les avait vus entrer. La belle blonde, affolée, se soulageait avec des +mots très gros, perdant toute mesure, oubliant que les éclats de sa voix +pouvaient amener un affreux scandale. Le comte, un peu pâle, souriant, +la calmait en parlant rapidement, doucement, à voix basse. Le bruit de +la querelle étant parvenu dans la galerie des Cartes, les invités qui +entendirent, s'en allèrent du voisinage du petit salon, par prudence. + +«Tu veux donc qu'elle affiche les fameuses lettres aux quatre coins du +château? demanda M. de Plouguern, qui s'était remis à marcher, après +avoir donné le bras à la jeune femme. + +--Eh! ce serait drôle!» dit-elle en riant. + +Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeune galant, il +recommença à prêcher. Il fallait laisser à Mme de Combelot les allures +excentriques. Puis, il lui assura que Sa Majesté paraissait fort irritée +contre elle. + +Clorinde, qui nourrissait un culte pour l'impératrice, resta très +étonnée. En quoi avait-elle pu déplaire? Et comme ils arrivaient en face +du salon de famille, ils s'arrêtèrent un instant, regardant par la porte +laissée ouverte. Tout un cercle de dames entouraient une vaste table. +L'impératrice, assise au milieu d'elles, leur apprenait patiemment le +jeu du baguenaudier, tandis que quelques hommes, derrière les fauteuils, +suivaient la leçon avec gravité. + +Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de la galerie. +Il n'avait pas osé lui parler de sa femme; il le maltraitait à propos de +la résignation qu'il mettait à accepter un appartement donnant sur la +cour du château; et il voulait le forcer à réclamer un appartement sur +le parc. Mais Clorinde s'avançait au bras de M. de Plouguern. Elle +disait, de façon à être entendue: + +«Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy! Je ne lui reparlerai de +la soirée. Là, êtes-vous content?» Cette parole calma tout le monde. +Justement, M. de Marsy sortait du petit salon, l'air très gai; il +plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dans le salon +de famille, où l'on entendit bientôt l'impératrice et les dames rire aux +éclats d'une histoire qu'il leur contait. Dix minutes plus tard, Mme de +Llorentz reparut à son tour; elle semblait lasse, elle avait gardé un +tremblement des mains; et, voyant des regards curieux épier ses moindres +gestes, elle resta là, bravement, à causer au milieu des groupes. + +Un ennui respectueux faisait étouffer sous les mouchoirs de légers +bâillements. La soirée était l'instant pénible de la journée. Les +nouveaux invités, ne sachant pas à quoi se distraire, s'approchaient des +fenêtres, regardaient la nuit. M. Beulin-d'orchère continuait dans un +coin sa dissertation contre le divorce. Le romancier, qui trouvait ça +«crevant», demandait tout bas à l'un des académiciens s'il n'était pas +permis d'aller se coucher. Cependant, l'empereur apparaissait de temps à +autre, traversant la galerie en traînant les pieds, une cigarette aux +lèvres. + +«Il a été impossible de rien organiser pour ce soir, expliquait M. de +Combelot au petit groupe formé par Rougon et ses amis. Demain, après la +chasse à courre, il y aura une curée froide aux flambeaux. Après-demain, +les artistes de la Comédie-Française doivent venir jouer Les Plaideurs. +On parle aussi de tableaux vivants et d'une charade, qu'on +représenterait vers la fin de la semaine.» Et il fournit des détails. Sa +femme devait avoir un rôle. Les répétitions allaient commencer. Puis, il +conta longuement une promenade faite l'avant-veille par la cour à la +Pierre-qui-tourne, un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait +alors des fouilles. L'impératrice avait tenu à descendre dans +l'excavation. + +«Imaginez-vous, continua le chambellan d'une voix émue, que les ouvriers +ont eu le bonheur de découvrir deux crânes devant Sa Majesté. Personne +ne s'y attendait. On a été très content.» Il caressait sa superbe barbe +noire, qui lui valait tant de succès parmi les dames; sa figure de bel +homme vaniteux avait une douceur niaise; et il zézayait en parlant, par +excès de politesse. + +«Mais, dit Clorinde, on m'avait assuré que les acteurs du Vaudeville +donneraient une représentation de la pièce nouvelle.... Les femmes ont +des toilettes prodigieuses. Et l'on rit à se tordre, paraît-il.» + +M. de Combelot prit un air pincé. + +«Oui, oui, murmura-t-il, il en a été question un instant. + +--Eh bien? + +--On a abandonné ce projet.... L'impératrice n'aime guère ce genre de +pièce.» A ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tous +les hommes étaient redescendus du fumoir. L'empereur allait faire sa +partie de palets. + +Mme de Combelot, qui se piquait d'une jolie force à ce jeu, venait de +lui demander une revanche, car elle se rappelait avoir été battue par +lui, l'autre saison; et elle prenait une humilité tendre, elle s'offrait +toujours, avec un sourire si net, que Sa Majesté, gênée, intimidée, +devait souvent détourner les yeux. + +La partie s'engagea. Un grand nombre d'invités firent cercle, jugeant +les coups, s'émerveillant. La jeune femme, devant la longue table +recouverte d'un drap vert, lança son premier palet, qu'elle plaça près +du but, figuré par un point blanc. Mais l'empereur, montrant plus +d'adresse encore, le délogea et prit la place. On applaudit doucement. +Ce fut pourtant Mme de Combelot qui gagna. + +«Sire, qu'est-ce que nous avons joué?» demanda-t-elle avec hardiesse. + +Il sourit, il ne répondit pas. Puis, se tournant, il dit: + +«Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avec moi.» Rougon +s'inclina et prit les palets, tout en parlant de sa maladresse. + +Un frémissement avait couru, parmi les personnes rangées aux deux bords +de la table. Est-ce que Rougon, décidément, rentrait en grâce? Et +l'hostilité sourde dans laquelle il marchait depuis son arrivée, se +fondait, des têtes s'avançaient pour suivre ses palets d'un air de +sympathie. M. La Rouquette, plus perplexe encore qu'avant le dîner, +emmena sa soeur à l'écart, afin de savoir à quoi s'en tenir; mais elle +ne put sans doute lui fournir aucune explication satisfaisante, car il +revint avec un geste d'incertitude. + +«Ah! très bien!» murmura Clorinde, à un coup délicatement joué par +Rougon. + +Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand homme qui se +trouvaient là. L'heure était bonne pour le pousser dans l'amitié de +l'empereur. Elle mena l'attaque. Ce fut, pendant un instant, une pluie +d'éloges. + +«Diable! laissa échapper Delestang, qui ne put trouver autre chose, sous +l'ordre muet des yeux de sa femme. + +--Et vous vous prétendiez maladroit! dit le chevalier Rusconi avec +ravissement. Ah! sire, je vous en prie, ne jouez pas la France avec lui! + +--Mais M. Rougon se conduirait très bien à l'égard de la France, j'en +suis sûr», ajouta M. Beulin d'Orchère, en donnant un air fin à sa face +de dogue. + +Le mot était direct. L'empereur daignait sourire. Et il rit de bon coeur +lorsque Rougon, embarrassé de ces compliments, répondit par cette +explication, d'un air modeste: + +»Mon Dieu! j'ai joué au bouchon, quand j'étais gamin.» En entendant +rire Sa Majesté, toute la galerie éclata. + +Ce fut, pendant un moment, une gaieté extraordinaire. + +Clorinde, avec son flair de femme adroite, avait compris qu'en admirant +Rougon, joueur très médiocre en somme, on flattait surtout l'empereur, +qui montrait une supériorité incontestable. Cependant, M. de Plouguern +ne s'était pas exécuté, jalousant ce succès. Elle vint le heurter +légèrement du coude, comme par mégarde. Il comprit et s'extasia au +premier palet lancé par son collègue. Alors, M. La Rouquette, emporté, +risquant tout, s'écria: + +«Très joli! le coup est d'un moelleux!» L'empereur ayant gagné, Rougon +demanda une revanche. Les palets glissaient de nouveau sur le tapis de +drap vert, avec un petit bruissement de feuille sèche, lorsqu'une +gouvernante parut à la porte du salon de famille, tenant sur ses bras le +prince impérial. L'enfant, âgé d'une vingtaine de mois, avait une robe +blanche très simple, les cheveux ébouriffés, les yeux enflés de sommeil. +D'ordinaire, lorsqu'il s'éveillait ainsi, le soir, on l'apportait un +instant à l'impératrice, pour qu'elle l'embrassât. Il regardait la +lumière de cet air profondément sérieux des petits garçons. + +Un vieillard, un grand dignitaire, s'était précipité, traînant ses +jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement sénile de la +tête, il avait pris la petite main molle du prince, qu'il baisait, en +murmurant de sa voix cassée: + +«Monseigneur, monseigneur...» L'enfant, effrayé par l'approche de ce +visage parcheminé, se rejeta vivement en arrière, poussa des cris +terribles. Mais le vieillard ne le lâchait pas. Il protestait de son +dévouement. On dut arracher à son adoration la petite main molle collée +sur ses lèvres. + +«Retirez-vous emportez-le», dit l'empereur impatienté à la gouvernante. + +Le souverain venait de perdre la seconde partie. La belle commença. +Rougon, prenant les éloges au sérieux, s'appliquait. Maintenant, +Clorinde trouvait qu'il jouait trop bien. Elle lui souffla à l'oreille, +au moment où il allait ramasser ses palets: + +«J'espère que vous n'allez pas gagner.» Il sourit. Mais, brusquement, +des abois violents se firent entendre. C'était Néro, le braque favori de +l'empereur, qui, profitant d'une porte entrouverte, venait de s'élancer +dans la galerie. Sa Majesté donnait l'ordre de l'emmener, et un huissier +tenait déjà le chien par le collier, quand le vieillard, le grand +dignitaire, se précipita de nouveau, en s'écriant: «Mon beau Néro, mon +beau Néro...» Et il s'agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre +entre ses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine, +il lui posait de gros baisers sur la tête, répétant: + +«Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas.... Il est si beau!» + +L'empereur consentit à ce qu'il restât. Alors, le vieillard eut un +redoublement de caresses. Le chien ne s'épouvanta pas, ne grogna pas. Il +lécha les mains sèches qui le flattaient. + +Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lancé un palet +avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie de drap était +sautée dans le corsage d'une dame, qui la retira du milieu de ses +dentelles, en rougissant. L'empereur gagna. Alors, délicatement, on lui +laissa entendre qu'il avait remporté là une victoire sérieuse. Il en +conçut une sorte d'attendrissement. Il s'en alla avec Rougon, causant, +comme s'il croyait devoir le consoler. Ils marchèrent jusqu'au bout de +la galerie, abandonnant la largeur de la pièce à un petit bal, qu'on +organisait. + +L'impératrice, qui venait de quitter le salon de famille, s'efforçait, +avec une bonne grâce charmante, de combattre l'ennui grandissant des +invités. Elle avait proposé de jouer aux petits papiers; mais il était +déjà trop tard, on préféra danser. Toutes les dames se trouvaient alors +réunies dans la galerie des Cartes. On envoya au fumoir chercher les +hommes qui s'y cachaient. Et comme on se mettait en place pour un +quadrille, M. de Combelot s'assit obligeamment devant le piano. C'était +un piano mécanique, avec une petite manivelle, à droite du clavier. Le +chambellan, d'un mouvement continu du bras, tournait, l'air sérieux. + +«Monsieur Rougon, disait l'empereur, on m'a parlé d'un travail, un +parallèle entre la Constitution anglaise et la nôtre.... Je pourrai +peut-être vous fournir des documents. + +--Votre Majesté est trop bonne.... Mais je nourris un autre projet, un +vaste projet.» Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut +profiter de l'occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son rêve +de grande culture dans un coin des Landes, le défrichement de plusieurs +lieues carrées, la fondation d'une ville, la conquête d'une nouvelle +terre. + +Pendant qu'il parlait, l'empereur levait sur lui ses yeux mornes, où une +lueur s'allumait. Il ne disait rien, il hochait la tête par moments. +Puis, quand l'autre se tut: + +«Sans doute... on pourrait voir...» + +Et, se tournant vers un groupe voisin, composé de Clorinde, de son mari +et de M. de Plouguern: + +«Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis.... J'ai gardé le +meilleur de ma visite à votre ferme-modèle de la Chamade.» Delestang +s'approcha. Mais le cercle qui se formait autour de l'empereur dut +reculer jusque dans l'embrasure d'une fenêtre. Mme de Combelot, en +valsant, à demi pâmée entre les bras de M. La Rouquette, venait +d'envelopper, d'un frôlement de sa longue traîne, les bas de soie de Sa +Majesté. Au piano, M. de Combelot goûtait la musique qu'il faisait; il +tournait plus vite, il balançait sa belle tête correcte; et, par +moments, il abaissait un regard sur la caisse de l'instrument, comme +surpris des sons graves, que certains tours de la manivelle ramenaient. + +«J'ai eu le bonheur d'obtenir des veaux superbes cette année, grâce à un +nouveau croisement de races, expliquait Delestang. Malheureusement, +quand Votre Majesté est venue, les parcs étaient en réparation.» Et +l'empereur parla culture, élevage, engrais, lentement, par monosyllabes. +Depuis sa visite à la Chamade, il tenait Delestang en grande estime. Il +louait surtout celui-ci d'avoir tenté pour le personnel de sa ferme un +essai de vie en commun, avec tout un système de partage de certains +bénéfices et de caisse de retraite. + +Lorsqu'ils causaient ensemble, ils avaient des communautés d'idées, des +coins d'humanitairerie qui les faisaient se comprendre à demi-mot. + +«M. Rougon vous a parlé de son projet? demanda l'empereur. + +--Oh! un projet superbe, répondit Delestang. On pourrait tenter en grand +des expériences...» Il montra un véritable enthousiasme. La race porcine +le préoccupait; les beaux types se perdaient en France. + +Puis, il laissa entendre qu'il étudiait un nouvel aménagement des +prairies artificielles. Mais il faudrait d'immenses terrains. Si Rougon +réussissait, il irait là-bas appliquer son procédé. Et, brusquement, il +s'arrêta: il venait d'apercevoir sa femme qui le regardait d'un air +fixe. Depuis qu'il approuvait le projet de Rougon, elle pinçait les +lèvres, furieuse, toute pâle. + +«Mon ami», murmura-t-elle, en lui montrant le piano. + +M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main, qu'il refermait +ensuite doucement, pour se délasser. Il allait attaquer une polka, avec +le sourire complaisant d'un martyr, lorsque Delestang courut lui offrir +de le remplacer; ce qu'il accepta d'un air poli, comme s'il cédait une +place d'honneur. Et Delestang, attaquant la polka, se mit à tourner la +manivelle. Mais c'était autre chose. Il n'avait pas le jeu souple, le +tour de poignet facile et moelleux du chambellan. + +Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot décisif de l'Empereur. +Celui-ci, très séduit, lui demandait maintenant s'il ne comptait pas +établir là-bas de vastes cités ouvrières; il serait aisé d'accorder à +chaque famille un bout de terrain, une petite concession d'eau, des +outils; et il promettait même de lui communiquer des plans, le projet +d'une de ces cités qu'il avait jeté lui-même sur le papier, avec des +maisons uniformes, où tous les besoins étaient prévus. + +«Certainement, j'entre tout à fait dans les idées de Votre Majesté, +répondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverain impatientait. +Nous ne pourrons rien faire sans elle.... Ainsi, il faudra sans doute +exproprier certaines communes. L'utilité publique devra être déclarée. +Enfin, j'aurai à m'occuper de la formation d'une société... Un mot de +votre Majesté est nécessaire...» L'oeil de l'empereur s'éteignit. Il +continuait à hocher la tête. Puis, sourdement, d'une voix à peine +distincte, il répéta: + +«Nous verrons... nous en causerons...» Et il s'éloigna, traversant de sa +marche alourdie la figure d'un quadrille. Rougon fit bonne contenance, +comme s'il avait eu la certitude d'une réponse favorable. Clorinde était +radieuse. Peu après, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la +nouvelle courut que Rougon quittait Paris, qu'il allait se mettre à la +tête d'une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le féliciter. +On lui souriait d'un bout de galerie à l'autre. Il ne restait plus trace +de l'hostilité du premier moment. Puisqu'il s'exilait de lui-même, on +pouvait lui serrer la main, sans courir le risque de se compromettre. Ce +fut un véritable soulagement pour beaucoup d'invités. M. La Rouquette, +quittant la danse, en parla au chevalier Rusconi, d'un air enchanté +d'homme mis à l'aise. + +«Il fait bien; il accomplira de grandes choses là-bas, dit-il, Rougon +est un homme très fort; mais, voyez-vous, il manque de tact politique.» +Ensuite, il s'attendrit sur la bonté de l'empereur, qui, selon son +expression, «aimait ses vieux serviteurs comme on aime d'anciennes +maîtresses». Il s'acoquinait à eux, il éprouvait des regains de +tendresse, après les ruptures les plus éclatantes. S'il avait invité +Rougon à Compiègne, c'était sûrement par quelque muette lâcheté de +coeur. Et le jeune député cita d'autres faits à l'honneur des bons +sentiments de Sa Majesté: quatre cent mille francs donnés pour payer les +dettes d'un général ruiné par une danseuse, huit cent mille francs +offerts en cadeau de noce à un de ses anciens complices de Strasbourg et +de Boulogne, près d'un million dépensé en faveur de la veuve d'un grand +fonctionnaire. + +«Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il ne s'est laissé +nommer empereur que pour enrichir ses amis.... Je hausse les épaules, +quand j'entends les républicains lui reprocher sa liste civile. Il +épuiserait dix listes civiles à faire le bien. C'est un argent qui +retourne à la France.» Tout en parlant à demi-voix, M. La Rouquette et +le chevalier Rusconi suivaient des yeux l'empereur. + +Celui-ci achevait de faire le tour de la galerie. Il manoeuvrait +prudemment au milieu des danseuses, s'avançant muet et seul, dans le +vide que le respect ouvrait devant lui. Quand il passait derrière les +épaules nues d'une dame assise, il allongeait un peu le cou, les +paupières pincées, avec un regard oblique et plongeant. + +«Et une intelligence! dit à voix plus basse le chevalier Rusconi. Un +homme extraordinaire!» L'empereur était arrivé près d'eux. Il resta là +une minute, morne et hésitant. Puis il parut vouloir s'approcher de +Clorinde, très gaie, en ce moment, très belle; mais elle le regarda +hardiment, elle dut l'effrayer. Il se remit à marcher, la main gauche +rejetée et appuyée sur les reins, roulant de l'autre main les bouts +cirés de ses moustaches. Et, comme M. Beulin-d'orchère se trouvait en +face de lui, il fit un détour, se rapprocha de biais, en disant: + +«Vous ne dansez donc pas, monsieur le président?» Le magistrat avoua +qu'il ne savait pas danser, qu'il n'avait jamais dansé de sa vie. Alors, +l'empereur reprit, d'une voix encourageante: + +«Ça ne fait rien, on danse tout de même.» Ce fut son dernier mot. Il +gagna doucement la porte, il disparut. + +«N'est-ce pas un homme extraordinaire? disait M. La Rouquette, qui +répétait le mot du chevalier Rusconi. Hein? à l'étranger, on se +préoccupe énormément de lui?» Le chevalier, en diplomate discret, +répondit par de vagues signes de tête. Pourtant, il convint que toute +l'Europe avait les yeux fixés sur l'empereur. Une parole prononcée aux +Tuileries ébranlait les trônes voisins. + +«C'est un prince qui sait se taire», ajouta-t-il, avec un sourire dont +la fine ironie échappa qu jeune député. + +Tous deux retournèrent galamment auprès des dames. Ils firent des +invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camp tournait depuis +un quart d'heure la manivelle du piano. Delestang et M. de Combelot se +précipitèrent, offrant de le remplacer. + +Mais les dames crièrent: + +«Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot.... Il tourne beaucoup +mieux!» Le chambellan remercia d'un salut aimable, et tourna, avec une +ampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venait de +servir le thé, dans le salon de famille. Néro, qui sortit de derrière un +canapé, fut bourré de sandwiches. De petits groupes se formaient, +causant d'une façon intime. M. de Plouguern avait emporté une brioche +sur le coin d'une console; il mangeait, buvant de légères gorgées de +thé, expliquant à Delestang, avec lequel il partageait sa brioche, +comment il avait fini par accepter des invitations à Compiègne, lui dont +on connaissait les opinions légitimistes. Mon Dieu! c'était bien simple: +il croyait ne pas pouvoir refuser son concours à un gouvernement qui +sauvait la France de l'anarchie. Il s'interrompit pour dire: + +«Elle est excellente, cette brioche.... Moi, j'avais assez mal dîné, ce +soir.» A Compiègne, d'ailleurs, sa verve méchante était toujours en +éveil. Il parla de la plupart des femmes présentes, avec une crudité de +paroles dont Delestang rougissait. Il ne respectait que l'impératrice, +une sainte; elle montrait une dévotion exemplaire, elle était +légitimiste et aurait sûrement rappelé Henri V, si elle avait pu +disposer librement du trône. Pendant un instant, il célébra les douceurs +de la religion. Puis, comme il entamait de nouveau une anecdote +graveleuse, l'impératrice justement rentra dans ses appartements, suivie +de Mme de Llorentz. Sur le seuil de la porte, elle fit une grande +révérence à l'assemblée. Tout le monde, silencieusement, s'inclina. + +Les salons se vidèrent. On causait plus fort. Des poignées de main +s'échangeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter à leur +chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l'aidait, finit par la +découvrir, assise à côté de M. de Marsy, sur un étroit canapé, au fond +de ce petit salon, où Mme de Llorentz avait fait au comte une si +terrible scène de jalousie, après le dîner. Clorinde riait très haut. +Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesser de rire: + +«Bonsoir, monsieur le comte.... Vous verrez demain, pendant la chasse, +si je tiens mon pari.» Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang +l'emmenait à son bras. Il aurait voulu les accompagner jusqu'à leur +porte, pour lui demander quel était ce pari dont elle parlait; mais il +dut rester là, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avec un +redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monter se +coucher, il profita d'une porte ouverte, il descendit dans le parc. La +nuit était très sombre, une nuit d'octobre, sans une étoile, sans un +souffle, noire et morte. Au loin, les hautes futaies mettaient des +promontoires de ténèbres. + +Il avait peine à distinguer devant lui la pâleur des allées. A cent pas +de la terrasse, il s'arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit, +il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Ce fut un +soulagement, comme un bain de force. Et il s'oublia à regarder sur la +façade, à gauche, une fenêtre vivement éclairée; les autres fenêtres +s'éteignaient, elle troua bientôt seule de son flamboiement la masse +endormie du château. + +L'empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une tête +énorme, traversée par des bouts de moustaches; puis deux autres ombres +passèrent, l'une très grêle, l'autre forte, si large qu'elle bouchait +toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cette dernière, la +colossale silhouette d'un agent de la police secrète, avec lequel Sa +Majesté s'enfermait pendant des heures, par goût; et l'ombre grêle ayant +passé de nouveau, il supposa qu'elle pouvait bien être une ombre de +femme. + +Tout disparut, la fenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son +regard de flamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc. +Peut-être, maintenant, l'empereur songeait-il au défrichement d'un coin +des Landes, à la fondation d'une ville ouvrière, où l'extinction du +paupérisme serait tentée en grand. Souvent, il se décidait la nuit. +C'était la nuit qu'il signait des décrets, écrivait des manifestes, +destituait des ministres. Cependant, peu à peu, Rougon souriait; il se +rappelait invinciblement une anecdote, l'empereur en tablier bleu, +coiffé d'un bonnet de police fait d'un morceau de journal, collant du +papier à trois francs le rouleau dans une pièce de Trianon, pour y loger +une maîtresse; et il se l'imaginait, à cette heure, dans la solitude de +son cabinet, au milieu du solennel silence, découpant des images qu'il +collait à l'aide d'un petit pinceau, très proprement. + +Alors, Rougon, levant les bras, se surprit à dire tout haut: + +«Sa bande l'a fait, lui!» Il se hâta de rentrer. Le froid le prenait, +surtout aux jambes, que sa culotte découvrait jusqu'aux genoux. + +Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antonia qu'elle +avait amenée, pour demander s'ils pouvaient, son mari et elle, venir +déjeuner chez lui. Il s'était fait monter une tasse de chocolat. Il les +attendit. Antonia les précéda, apportant le large plateau d'argent sur +lequel on leur avait servi, dans leur chambre, deux tasses de café. + +«Hein? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant. + +Vous avez le soleil, de ce côté-ci.... Oh! vous êtes beaucoup mieux que +nous!» Et elle visita l'appartement. Il se composait d'une antichambre, +dans laquelle se trouvait, à droite, la porte d'un cabinet de +domestique; au fond, était la chambre à coucher, une vaste pièce tendue +d'une cretonne écrue à grosses fleurs rouges, avec un grand lit d'acajou +carré et une immense cheminée, où flambaient des troncs d'arbre. + +«Parbleu! criait Rougon, il fallait réclamer! Moi, je n'aurais pas +accepté un appartement sur la cour! Ah! si l'on courbe l'échine!... Je +l'ai dit hier soir à Delestang.» La jeune femme haussa les épaules, en +murmurant: + +«Lui! il tolérerait qu'on me logeât dans les greniers!» Elle voulut voir +jusqu'au cabinet de toilette, dont toute la garniture était en +porcelaine de Sèvres, blanc et or, marquée du chiffre impérial. Puis, +elle vint devant la fenêtre. Un léger cri de surprise et d'admiration +lui échappa. En face d'elle, à des lieues, la forêt de Compiègne +emplissait l'horizon de la mer roulante de ses hautes futaies; des cimes +monstrueuses moutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti de +houle; et, sous le soleil blond de cette matinée d'octobre, c'étaient +des mares d'or, des mares de pourpre, une richesse de manteau galonné +traînant d'un bord du ciel à l'autre. + +«Voyons, déjeunons», dit Clorinde. + +Ils débarrassèrent une table, sur laquelle se trouvaient un encrier et +un buvard. Ils trouvèrent piquant de se passer de leurs domestiques. La +jeune femme, très rieuse, répétait qu'il lui avait semblé le matin se +réveiller à l'auberge, une auberge tenue par un prince, au bout d'un +long voyage fait en rêve. Ce déjeuner de hasard, sur des plateaux +d'argent, la ravissait comme une aventure qui lui serait arrivée dans +quelque pays inconnu, tout là-bas, disait-elle. Cependant, Delestang +s'émerveillait sur la quantité de bois brûlant dans la cheminée. Il +finit par murmurer, les yeux sur les flammes, d'un air absorbé: + +«Je me suis laissé conter qu'on brûle pour quinze cents francs de bois +par jour au château.... Quinze cents francs! Hein? Rougon, le chiffre ne +vous paraît pas un peu fort?» Rougon, qui buvait lentement son chocolat, +se contenta de hocher la tête. Il était très préoccupé par la gaieté +vive de Clorinde. Ce matin-là, elle semblait s'être levée avec une +fièvre extraordinaire de beauté; elle avait ses grands yeux luisants de +combat. + +«Quel est donc ce pari dont vous parliez hier soir?» lui demanda-t-il +brusquement. + +Elle se mit à rire, sans répondre. Et comme il insistait: + +«Vous verrez bien», dit-elle. Alors, peu à peu, il se fâcha, il la +traita durement. Ce fut une véritable scène de jalousie, avec des +allusions d'abord voilées, qui devinrent bientôt des accusations toutes +crues: elle s'était donnée en spectacle, elle avait laissé ses doigts +dans ceux de M. de Marsy pendant plus de deux minutes. Delestang, d'un +air tranquille, trempait de longues mouillettes dans son café au lait. + +«Ah! si j'étais votre mari!» cria Rougon. + +Clorinde s'était levée. Elle se tenait debout derrière Delestang, les +deux mains appuyées sur ses épaules. + +«Eh bien, quoi? si vous étiez mon mari», demanda-t-elle. + +Et se penchant vers Delestang, parlant dans ses cheveux, qu'elle +soulevait d'un souffle tiède: + +«N'est-ce pas, mon ami, il serait bien sage, aussi sage que toi?» Pour +toute réponse, il plia le cou et baisa la main appuyée sur son épaule +gauche. Il regardait Rougon, la face émue et embarrassée, clignant les +yeux, voulant lui faire entendre qu'il allait peut-être un peu loin. +Rougon faillit l'appeler imbécile. Mais Clorinde ayant fait un signe +par-dessus la tête de son mari, il la suivit à la fenêtre où elle +s'accouda. Un instant, elle resta muette, les yeux perdus sur l'immense +horizon. Puis elle dit, sans transition: + +«Pourquoi voulez-vous quitter Paris? Vous ne m'aimez donc plus?... +Écoutez, je serai raisonnable, je suivrai vos conseils, si vous renoncez +à vous exiler là-bas dans votre abominable pays.» Lui, à ce marché, +devint grave. Il mit en avant les grands intérêts auxquels il obéissait. +Maintenant, il était impossible qu'il reculât. Et, pendant qu'il +parlait, Clorinde cherchait vainement à lire la vérité vraie sur son +visage; il semblait très décidé à partir. + +«C'est bon, vous ne m'aimez plus, reprit-elle. Alors, je suis bien +maîtresse d'agir à ma guise.... Vous verrez.» Elle quitta la fenêtre +sans contrariété, retrouvant son rire. Delestang, que le feu continuait +à intéresser, cherchait à déterminer le nombre approximatif des +cheminées du château. Mais elle l'interrompit, car elle avait tout juste +le temps de s'habiller, si elle ne voulait pas manquer la chasse. Rougon +les accompagna jusque dans le corridor, un large couloir de couvent, +garni d'une moquette verte. Clorinde, en s'en allant, s'amusa à lire de +porte en porte les noms des invités, écrits sur de petites pancartes +encadrées de minces filets de bois. + +Puis, tout au bout, elle se retourna; et, croyant voir Rougon perplexe, +comme près de la rappeler, elle s'arrêta, attendit quelques secondes, +l'air souriant. Il rentra chez lui, il ferma sa porte d'une main +brutale. + +Le déjeuner fut avancé, ce matin-là. Dans la galerie des Cartes, on +causa beaucoup du temps, qui était excellent pour une chasse à courre: +une poussière diffuse de soleil, un air blond et vif, immobile comme une +eau dormante. Les voitures de la cour partirent du château un peu avant +midi. Le rendez-vous était au Puits-du-Roi, vaste carrefour en pleine +forêt. La vénerie impériale attendait là depuis une heure, les piqueurs +à cheval, en culotte de drap rouge, avec le grand chapeau galonné en +bataille, les valets de chiens, chaussés de souliers noirs à boucles +d'argent, pour courir à l'aise au milieu des taillis; et les voitures +des invités venus des châteaux voisins, alignées correctement, formaient +un demi-cercle, en face de la meute tenue par les valets; tandis que des +groupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient au centre un +sujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV, ressuscitée dans +l'air blond. + +L'empereur et l'impératrice ne suivirent pas la chasse. + +Aussitôt après l'attaque, leurs chars à bancs tournèrent dans une allée +et revinrent au château. Beaucoup de personnes les imitèrent. Rougon +avait d'abord essayé d'accompagner Clorinde; mais elle lançait son +cheval si follement, qu'il perdit du terrain et se décida à rentrer de +dépit, furieux de la voir galoper côte à côte avec M. de Marsy, au fond +d'une allée, très loin. + +Vers cinq heures et demie, Rougon fut prié de descendre prendre le thé, +dans les petits appartements de l'impératrice. C'était une faveur +accordée d'ordinaire aux hommes spirituels. Il y avait déjà là M. Beulin +d'Orchère et M. de Plouguern; et ce dernier conta, en termes délicats, +une farce très grosse, qui eut un grand succès de rire. Cependant, les +chasseurs rentraient à peine. Mme de Combelot arriva, en affectant une +lassitude extrême. Et, comme on lui demandait des nouvelles, elle +répondit avec des mots techniques: + +«Oh! l'animal s'est fait battre pendant plus de quatre heures.... +Imaginez qu'il a débouché un instant en plaine. + +Il avait repris un peu d'air.... Enfin, il est allé se laisser prendre à +la mare Rouge. Un hallali superbe!» Le chevalier Rusconi donna un autre +détail, d'un air inquiet. + +«Le cheval de Mme Delestang s'est emporté... Elle a disparu du côté de +la route de Pierrefonds. On n'a pas encore de ses nouvelles.» Alors, on +l'accabla de questions. L'impératrice paraissait désolée. Il raconta que +Clorinde avait suivi tout le temps un train d'enfer. Son allure +enthousiasmait les veneurs les plus accomplis. Puis, brusquement, son +cheval s'était dérobé dans une allée latérale. + +«Oui, ajouta M. La Rouquette, qui brûlait de placer un mot, elle avait +cravaché cette pauvre bête avec une violence!... M. de Marsy s'est +élancé derrière elle pour lui porter secours. Il n'a pas reparu non +plus.» Mme de Llorentz, assise derrière Sa Majesté, se leva. + +Elle crut qu'on la regardait en souriant. Elle devint toute blême. +Maintenant, la conversation roulait sur les dangers qu'on courait à la +chasse. Un jour, le cerf, réfugié dans la cour d'une ferme, s'était +retourné si terriblement contre les chiens, qu'une dame avait eu une +jambe cassée, au milieu de la bagarre. Puis, on fit des suppositions. Si +M. de Marsy était parvenu à maîtriser le cheval de Mme Delestang, +peut-être avaient-ils mis pied à terre, tous les deux, pour se reposer +quelques minutes; les abris, des huttes, des hangars, des pavillons +abondaient dans la forêt. Et il sembla à Mme de Llorentz que les +sourires redoublaient, tandis qu'on guettait du coin de l'oeil sa fureur +jalouse. Rougon se taisait, battant fiévreusement une marche sur ses +genoux, du bout des doigts. + +«Bah! quand ils passeraient la nuit dehors!» dit entre ses dents M. de +Plouguern. + +L'impératrice avait donné des ordres pour que Clorinde fût invitée à +venir prendre le thé, si elle rentrait. + +Tout d'un coup, il y eut de légères exclamations. La jeune femme était +sur le seuil de la porte, le teint vif, souriante, triomphante. Elle +remercia Sa Majesté de l'intérêt qu'elle lui témoignait. Et, d'un air +tranquille: + +«Mon Dieu! je suis désolée. On a eu tort de s'inquiéter.... J'avais fait +avec M. de Marsy le pari d'arriver la première à la mort du cerf. Sans +ce maudit cheval...» Puis, elle ajouta gaiement: + +«Nous n'avons perdu ni l'un ni l'autre, voilà tout.» Mais elle dut +raconter l'aventure plus au long. Elle n'éprouva pas la moindre gêne. +Après dix minutes d'un galop furieux, son cheval s'était abattu, sans +qu'elle eût aucun mal. Alors, comme elle chancelait d'émotion, M. de +Marsy l'avait fait entrer un instant sous un hangar. «Nous avions +deviné! cria M. La Rouquette. Vous dites sous un hangar?... Moi, j'avais +dit dans un pavillon. + +--Vous deviez être bien mal là-dessous», ajouta méchamment M. de +Plouguern. + +Clorinde, sans cesser de sourire, répondit avec une lenteur heureuse: + +«Non, je vous assure. Il y avait de la paille. Je me suis assise. Un +grand hangar plein de toiles d'araignée. La nuit tombait. C'était très +drôle.» Et, regardant en face Mme de Llorentz, elle continua, d'une voix +plus traînante encore, qui donnait aux mots une valeur particulière: + +«M. de Marsy a été très bon pour moi.» Depuis que la jeune femme +racontait son accident, Mme de Llorentz appuyait violemment deux doigts +de sa main contre ses lèvres. Aux derniers détails, elle ferma les yeux, +comme prise d'un vertige de colère. Elle resta là encore une minute; +puis, ne se contenant plus, elle sortit. M. de Plouguern, très intrigué, +se glissa derrière elle. Clorinde, qui la guettait, eut un geste +involontaire de victoire. + +La conversation changea. M. Beulin-d'orchère parlait d'un procès +scandaleux dont l'opinion se préoccupait beaucoup; il s'agissait d'une +demande en séparation, fondée sur l'impuissance du mari; et il +rapportait certains faits avec des phrases si décentes de magistrat, que +Mme de Combelot, ne comprenant pas, demandait des explications. Le +chevalier Rusconi plut énormément en chantant à demi-voix des chansons +populaires du Piémont, des vers d'amour, dont il donnait ensuite la +traduction française. Au milieu d'une de ces chansons, Delestang entra; +il revenait de la forêt, où il battait les routes depuis deux heures, à +la recherche de sa femme; on sourit de l'étrange figure qu'il avait. + +Cependant, l'impératrice semblait prise tout d'un coup d'une vive amitié +pour Clorinde. Elle l'avait fait asseoir à son côté, elle causait +chevaux avec elle. Pyrame, le cheval monté par la jeune femme pendant la +chasse, était d'un galop très dur; et elle disait que, le lendemain, +elle lui ferait donner César. + +Rougon, dès l'arrivée de Clorinde, s'était approché d'une fenêtre, en +affectant d'être intéressé par des lumières qui s'allumaient au loin, à +gauche du parc. + +Personne ainsi ne put voir les légers tressaillements de sa face. Il +demeura longtemps debout, devant la nuit. + +Enfin il se retournait, l'air impassible, lorsque M. de Plouguern, qui +rentrait, s'approcha de lui, souffla à son oreille d'une voix enfiévrée +de curieux satisfait: + +«Oh! une scène épouvantable.... Vous avez vu, je l'ai suivie. Elle a +justement rencontré Marsy au bout des couloirs. Ils sont entrés dans une +chambre. Là, j'ai entendu Marsy lui dire carrément qu'elle +l'assommait.... Elle est repartie comme une folle, en se dirigeant vers +le cabinet de l'empereur.... Ma foi, oui, je crois qu'elle est allée +mettre sur le bureau de l'empereur les fameuses lettres...» A ce moment, +Mme de Llorentz reparut. Elle était toute blanche, les cheveux envolés +sur les tempes, l'haleine courte. Elle reprit sa place derrière +l'impératrice, avec le calme désespéré d'un patient qui vient de +pratiquer sur lui-même quelque terrible opération dont il peut mourir. + +«Pour sûr, elle a lâché les lettres», répéta M. de Plouguern, en +l'examinant. + +Et, comme Rougon semblait ne pas comprendre, il alla se pencher derrière +Clorinde, lui racontant l'histoire. Elle l'écoutait ravie, les yeux +allumés d'une joie luisante. Ce fut seulement au sortir des petits +appartements de l'impératrice, quand vint l'heure du dîner, que Clorinde +parut apercevoir Rougon. Elle lui prit le bras, elle lui dit, tandis que +Delestang marchait derrière eux: + +«Eh bien, vous avez vu.... Si vous aviez été gentil ce matin, je +n'aurais pas failli me casser les jambes.» Le soir, il y eut une curée +froide aux flambeaux, dans la cour du palais. En quittant la salle à +manger, le cortège des invités, au lieu de revenir immédiatement à la +galerie des Cartes, se dispersa dans les salons de la façade, dont les +fenêtres furent ouvertes toutes grandes. + +L'empereur prit place sur le balcon central, où une vingtaine de +personnes purent le suivre. + +En bas, de la grille au vestibule, deux files de valets de pied en +grande livrée, les cheveux poudrés, ménageaient une large allée. Chacun +d'eux tenait une longue pique, au bout de laquelle flambaient des +étoupes, dans des gobelets remplis d'esprit-de-vin. Ces hautes flammes +vertes dansaient en l'air, comme flottantes et suspendues, tachant la +nuit sans l'éclairer, ne tirant du noir que la double rangée de gilets +écarlates qu'elle rendait violâtres. Des deux côtés de la cour, une +foule s'entassait, des bourgeois de Compiègne, avec leurs dames, des +visages blafards grouillant dans l'ombre, d'où par moments un reflet des +étoupes faisait sortir quelque tête abominable, une face vert-de-grisée +de petit rentier. Puis, au milieu, devant le perron, les débris du cerf, +en tas sur le pavé, étaient recouverts de la peau de l'animal, étalée, +la tête en avant; tandis que, à l'autre bout, contre la grille, la meute +attendait, entourée des piqueurs. Là, des valets de chiens en habit +vert, avec de grands bas de coton blanc, agitaient des torches. Une vive +clarté rougeâtre, traversée de fumées dont la suie roulait vers la +ville, mettait, dans une lueur de fournaise, les chiens serrés les uns +contre les autres, soufflant fortement, les gueules ouvertes. + +L'empereur resta debout. Par instant, un éclat brusque des torches +montrait sa face vague, impénétrable. Clorinde, pendant tout le dîner, +avait épié chacun de ses gestes, sans surprendre en lui qu'une fatigue +morne, l'humeur chagrine d'un malade souffrant en silence. Une seule +fois, elle crut le voir regarder M. de Marsy obliquement, de son regard +gris que ses paupières éteignaient. Au bord du balcon, il demeurait +maussade, un peu voûté, tordant sa moustache; pendant que, derrière lui, +les invités se haussaient, pour voir. + +«Allez, Firmin!» dit-il, comme impatienté. + +Les piqueurs sonnaient la Royale. Les chiens donnaient de la voix, +hurlaient, le cou tendu, dressés à demi sur leurs pattes de derrière, +dans un élan d'effroyable vacarme. Tout d'un coup, au moment où un valet +montrait la tête du cerf à la meute affolée, Firmin, le maître +d'équipage, placé sur le perron, abaissa son fouet; et la meute, qui +attendait ce signal, traversa la cour en trois bonds, les flancs +haletant d'une rage d'appétit. Mais Firmin avait relevé son fouet. Les +chiens, arrêtés à quelque distance du cerf, s'aplatirent un instant sur +le pavé, l'échine secouée de frissons, la gueule cassée d'aboiements de +désir. Et ils durent reculer, ils retournèrent se ranger à l'autre bout, +près de la grille. «Oh! les pauvres bêtes! dit Mme de Combelot, d'un air +de compassion langoureuse. + +--Superbe!» cria M. La Rouquette. + +Le chevalier Rusconi applaudissait. Des dames se penchaient, très +excitées, avec de petits battements aux coins des lèvres, le coeur tout +gonflé du besoin de voir les chiens manger. On ne leur donnait pas leurs +os tout de suite; c'était très émotionnant. + +«Non, non, pas encore», murmuraient des voix grasses. + +Cependant, Firmin, à deux reprises, avait levé et baissé son fouet. La +meute écumait, exaspérée. A la troisième fois, le maître d'équipage ne +releva pas le fouet. Le valet s'était sauvé, en emportant la peau et la +tête du cerf. Les chiens se ruèrent, se vautrèrent sur les débris; leurs +abois furieux s'apaisaient dans un grognement sourd, un tremblement +convulsif de jouissance. + +Des os craquaient. Alors, sur le balcon, aux fenêtres, ce fut une +satisfaction; les dames avaient des sourires aigus, en serrant leurs +dents blanches; les hommes soufflaient, les yeux vifs, les doigts +occupés à tordre quelque cure-dent apporté de la salle à manger. Dans la +cour, il y eut une soudaine apothéose; les piqueurs sonnaient des +fanfares; les valets de chiens secouaient les torches; des flammes de +Bengale brûlaient, sanglantes, incendiant la nuit, baignant les têtes +placides des bourgeois de Compiègne, entassés sur les côtés, d'une pluie +rouge, à larges gouttes. + +L'empereur, tout de suite, tourna le dos. Et comme Rougon se trouvait à +côté de lui, il parut sortir de la profonde rêverie qui le tenait +maussade depuis le dîner. + +«Monsieur Rougon, dit-il, j'ai songé à votre affaire.... Il y a des +obstacles, beaucoup d'obstacles.» Il s'arrêta, il ouvrit les lèvres, les +referma. Puis, s'en allant, il dit encore: + +«Il faut rester à Paris, monsieur Rougon.» Clorinde, qui entendit, eut +un geste vif de triomphe. + +Le mot de l'empereur ayant couru, tous les visages redevinrent graves et +anxieux, pendant que Rougon traversait lentement les groupes, se +dirigeant vers la galerie des Cartes. + +Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaient +furieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu du tas. +C'était une nappe d'échines mouvantes, les blanches, les noires, se +poussant, s'allongeant, s'étalant comme une mare vivante, dans un +ronflement vorace. Les mâchoires se hâtaient, mangeaient vite, avec la +fièvre de tout manger. De courtes querelles se terminaient par un +hurlement. Un gros braque, une bête superbe, fâché d'être trop au bord, +recula et s'élança d'un bond au milieu de la bande. Il fit son trou, il +but un lambeau des entrailles du cerf. + + + + +VIII + + +Des semaines se passèrent. Rougon avait repris sa vie de lassitude et +d'ennui. Jamais il ne faisait allusion à l'ordre que l'empereur lui +avait donné de rester à Paris. + +Il parlait seulement de son échec, des prétendus obstacles qui +s'opposaient à son défrichement d'un coin des Landes; et, sur ce sujet, +il ne tarissait pas. Quels pouvaient être ces obstacles? Lui, n'en +voyait aucun. Il allait jusqu'à s'emporter contre l'empereur, dont il +était impossible, disait-il, de tirer une explication quelconque. +Peut-être Sa Majesté avait-elle craint d'être obligée de subventionner +l'affaire? + +Cependant, à mesure que les jours coulaient, Clorinde multipliait ses +visites rue Marbeuf. Chaque après-midi, elle semblait attendre de Rougon +quelque nouvelle, elle le regardait d'un air de surprise, en le voyant +rester muet. Depuis son séjour à Compiègne, elle vivait dans l'espoir +d'un brusque triomphe; elle avait imaginé tout un drame, une colère +furieuse de l'empereur, une chute retentissante de M. de Marsy, une +rentrée immédiate du grand homme au pouvoir. + +Ce plan de femme lui semblait d'un succès certain. + +Aussi, au bout d'un mois, son étonnement fut-il immense, lorsqu'elle vit +le comte rester au ministère. + +Et elle conçut un dédain pour l'empereur, qui ne savait pas se venger. +Elle, à sa place, aurait eu la passion de sa rancune. A quoi songeait-il +donc, dans l'éternel silence qu'il gardait? + +Clorinde, toutefois, ne désespérait pas encore. Elle flairait la +victoire, quelque coup de grâce imprévu. + +M. de Marsy était ébranlé. Rougon avait pour elle des attentions de mari +qui craint d'être trompé. Depuis ses accès d'étrange jalousie à +Compiègne, il la surveillait d'une façon plus paternelle, la noyait de +morale, voulait la voir tous les jours. La jeune femme souriait, +certaine maintenant qu'il ne quitterait pas Paris. Pourtant, vers le +milieu de décembre, après des semaines d'une paix endormie, il +recommença à parler de sa grande affaire. + +Il avait vu des banquiers, il rêvait de se passer de l'appui de +l'empereur. Et, de nouveau, on le trouva perdu au milieu de cartes, de +plans, d'ouvrages spéciaux. Gilquin, disait-il, avait déjà racolé plus +de cinq cents ouvriers, qui consentaient à s'en aller là-bas; c'était la +première poignée d'hommes d'un peuple. Alors, Clorinde, s'enrageant à sa +besogne, mit en branle toute la bande des amis. + +Ce fut un travail énorme. Chacun prit un rôle. + +L'entente eut lieu à demi-mots, chez Rougon lui-même, dans les coins, le +dimanche et le jeudi. On se partageait les missions difficiles. On se +lançait tous les jours au milieu de Paris, avec la volonté entêtée de +conquérir une influence. On ne dédaignait rien; les plus petits succès +comptaient. On profitait de tout, on tirait ce qu'on pouvait des +moindres événements, on utilisait la journée entière, depuis le bonjour +du matin jusqu'à la dernière poignée de main du soir. Les amis des amis +devinrent complices, et encore les amis de ceux-là. + +Paris entier fut pris dans cette intrigue. Au fond des quartiers perdus, +il y avait des gens qui soupiraient après le triomphe de Rougon, sans +savoir au juste pourquoi. La bande, dix à douze personnes, tenait la +ville. + +«Nous sommes le gouvernement de demain», disait sérieusement Du Poizat. + +Il établissait des parallèles entre eux et les hommes qui avaient fait +le Second Empire. Il ajoutait: + +«Je serai le Marsy de Rougon.» Un prétendant n'était qu'un nom. Il +fallait une bande pour faire un gouvernement. Vingt gaillards qui ont de +gros appétits sont plus forts qu'un principe! et quand ils peuvent +mettre avec eux le prétexte d'un principe, ils deviennent invincibles. +Lui, battait le pavé, allait dans les journaux, où il fumait des +cigares, en minant sourdement M. de Marsy; il savait toujours des +histoires délicates sur son compte; il l'accusait d'ingratitude et +d'égoïsme. Puis, lorsqu'il avait amené le nom de Rougon, il laissait +échapper des demi-mots, élargissant des horizons extraordinaires de +vagues promesses: celui-là, s'il pouvait seulement ouvrir les mains un +jour, ferait tomber sur tout le monde une pluie de récompenses, de +cadeaux, de subventions. Il entretenait ainsi la presse de +renseignements, de citations, d'anecdotes, qui occupaient +continuellement le public de la personnalité du grand homme; deux +petites feuilles publièrent le récit d'une visite à l'hôtel de la rue +Marbeuf; d'autres parlèrent du fameux ouvrage sur la constitution +anglaise et la constitution de 52. La popularité semblait venir, après +un silence hostile de deux années; un sourd murmure d'éloges montait. Et +Du Poizat se livrait à d'autres besognes, des maquignonnages +inavouables, l'achat de certains appuis, un jeu de Bourse passionné sur +l'entrée plus ou moins sûre de Rougon au ministère. + +«Ne songeons qu'à lui, répétait-il souvent, avec cette liberté de parole +qui gênait les hommes gourmés de la bande. Plus tard, il songera à +nous.» + +M. Beulin-d'Orchère avait l'intrigue lourde; il évoqua contre M. de, +Marsy une affaire scandaleuse, qu'on se hâta d'étouffer. Il se montrait +plus adroit, en laissant dire qu'il pourrait bien être garde des sceaux +un jour, si son beau-frère remontait au pouvoir; ce qui mettait à sa +dévotion les magistrats ses collègues. M. Kahn menait également une +troupe à l'attaque, des financiers, des députés, des fonctionnaires, +grossissant les rangs de tous les mécontents rencontrés en chemin; il +s'était fait un lieutenant docile de M. Béjuin; il employait même M. de +Combelot et M. La Rouquette, sans que ceux-ci se doutassent le moins du +monde des travaux auxquels il les poussait. Lui, agissait dans le monde +officiel, très haut, étendant sa propagande jusqu'aux Tuileries, +travaillant souterrainement pendant plusieurs jours, pour qu'un mot, de +bouche en bouche, fût enfin répété à l'empereur. + +Mais ce furent surtout les femmes qui s'employèrent avec passion. Il y +eut là des dessous terribles, une complication d'aventures dont on +ignora toujours au juste la portée. Mme Correur n'appelait plus la jolie +Mme Bouchard que «ma petite chatte». Elle l'emmenait à la campagne, +disait-elle; et, pendant une semaine, M. Bouchard vivait en garçon, M. +d'Escorailles lui-même était réduit à passer ses soirées dans les petits +théâtres. Un jour, Du Poizat avait rencontré ces dames avec des +messieurs décorés; ce dont il s'était bien gardé de parler. Mme Correur +habitait maintenant deux appartements, l'un rue Blanche, l'autre rue +Mazarine; ce dernier était très coquet; Mme Bouchard y venait +l'après-midi, prenait la clef chez la concierge. On racontait aussi la +conquête d'un grand fonctionnaire, faite par la jeune femme un matin de +pluie, comme elle traversait le Pont-Royal, en retroussant ses jupons. + +Puis, le fretin des amis s'agitait, s'utilisait le plus possible. Le +colonel Jobelin se rendait dans un café des boulevards pour voir +d'anciens amis, des officiers; il les catéchisait, entre deux parties de +piquet; et quand il en avait embauché une demi-douzaine, il se frottait +les mains, le soir, en répétant que «toute l'armée était pour la bonne +cause». M. Bouchard se livrait, au ministère à un racolage semblable; +peu à peu, il avait soufflé aux employés une haine féroce contre M. de +Marsy; il gagnait jusqu'aux garçons de bureau, il faisait soupirer tout +ce monde dans l'attente d'un âge d'or, dont il parlait à l'oreille de +ses intimes. M. d'Escorailles agissait sur la jeunesse riche, auprès de +laquelle il vantait les idées larges de Rougon, sa tolérance pour +certaines fautes, son amour de l'audace et de la force. Enfin, les +Charbonnel eux-mêmes, sur les bancs du Luxembourg, où Ils allaient +attendre, chaque après-midi, l'issue de leur interminable procès, +trouvaient moyen d'enrégimenter les petits rentiers du quartier de +l'Odéon. + +Quant à Clorinde, elle ne se contentait pas d'avoir la haute main sur +toute la bande. Elle menait des opérations très compliquées, dont elle +n'ouvrait la bouche à personne. Jamais on ne l'avait rencontrée, le +matin, dans des peignoirs aussi mal agrafés, traînant plus +passionnément, au fond de quartiers louches, son portefeuille de +ministre, crevé aux coutures, sanglé de bouts de corde. Elle donnait à +son mari des commissions extraordinaires, que celui-ci faisait avec une +douceur de mouton, sans comprendre. Elle envoyait Luigi Pozzo porter des +lettres; elle demandait à M. de Plouguern de l'accompagner, puis le +laissait pendant une heure, sur un trottoir, à attendre. Un instant, la +pensée dut lui venir de faire agir le gouvernement italien en faveur de +Rougon. Sa correspondance avec sa mère, toujours fixée à Turin, prit une +activité folle. Elle rêvait de bouleverser l'Europe, et allait jusqu'à +deux fois par jour chez le chevalier Rusconi, pour y rencontrer des +diplomates. + +Souvent, maintenant, dans cette campagne si étrangement conduite, elle +semblait se souvenir de sa beauté. + +Alors, certains après-midi, elle sortait débarbouillée, peignée, +superbe. Et, quand ses amis, surpris eux mêmes, lui disaient qu'elle +était belle: + +«Il le faut bien!» répondait-elle, avec un singulier air de lassitude +résignée. + +Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, se donner ne +tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu de plaisir, que cela +devenait une affaire pareille aux autres, un peu plus ennuyeuse +peut-être. + +Lorsqu'elle était revenue de Compiègne, Du Poizat, qui connaissait +l'aventure de la chasse à courre, avait voulu savoir dans quels termes +elle restait avec M. de Marsy. + +Vaguement, il songeait à trahir Rougon pour le comte, si Clorinde +arrivait à être la maîtresse toute-puissante de ce dernier. Mais elle +s'était presque fâchée, en niant énergiquement toute l'histoire. Il la +jugeait donc bien sotte, pour la soupçonner d'une liaison semblable? Et, +oubliant son démenti, elle avait laissé entendre qu'elle ne reverrait +même pas M. de Marsy. Autrefois encore, elle aurait pu rêver de +l'épouser. Jamais un homme d'esprit, selon elle, ne travaillait +sérieusement à la fortune d'une maîtresse. D'ailleurs, elle mûrissait un +autre plan. + +«Voyez-vous, disait-elle parfois, il y a souvent plusieurs façons +d'arriver où l'on veut; mais, de toutes ces façons, il n'y en a jamais +qu'une qui fasse plaisir.... Moi, j'ai des choses à contenter.» Elle +couvait toujours Rougon des yeux, elle le voulait grand, comme si elle +eût rêvé de l'engraisser de puissance, pour quelque régal futur. Elle +gardait sa soumission de disciple, se mettait dans son ombre avec une +humilité pleine de cajolerie. Lui, au milieu de l'agitation continue de +la bande, semblait ne rien voir. Dans son salon, le jeudi et le +dimanche, il faisait des réussites, pesamment, le nez sur les cartes, +sans paraître entendre les chuchotements, derrière son dos. La bande +causait de l'affaire, s'adressait des signes par-dessus sa tête, +complotait au coin de son feu, comme s'il n'eût pas été là, tant il +semblait bonhomme; il demeurait impassible, détaché de tout, si éloigné +des choses dont on parlait à voix basse, qu'on finissait par hausser la +voix, en s'égayant de ses distractions. Lorsqu'on mettait la +conversation sur sa rentrée au pouvoir, il s'emportait, il jurait de ne +jamais bouger, quand même un triomphe l'attendrait au bout de sa rue; +et, en effet, il s'enfermait de plus en plus étroitement chez lui, +affectant une ignorance absolue des événements extérieurs. Le petit +hôtel de la rue Marbeuf, d'où rayonnait une telle fièvre de propagande, +était un lieu de silence et de sommeil, au seuil duquel les familiers se +jetaient des coups d'oeil d'intelligence, pour laisser dehors l'odeur de +bataille qu'ils apportaient dans leurs vêtements. + +«Allons donc! criait Du Poizat, il nous fait tous poser! il nous entend +très bien. Regardez ses oreilles, le soir; on les voit s'élargir.» A dix +heures et demie, lorsqu'ils se retiraient tous ensemble, c'était le +sujet de conversation habituel. Il n'était pas possible que le grand +homme ignorât le dévouement de ses amis. Il jouait au Bon Dieu, disait +encore l'ancien sous-préfet. Ce diable de Rougon vivait comme une idole +indoue, assoupi dans la satisfaction de lui-même, les mains croisées sur +le ventre, souriant et béat au milieu d'une foule de fidèles, qui +l'adoraient en se coupant les entrailles en quatre. On déclarait cette +comparaison très juste. + +«Je le surveillerai, vous verrez», concluait Du Poizat. + +Mais on eut beau étudier le visage de Rougon, on le trouva toujours +fermé, paisible, presque naïf. Peut-être était-il de bonne foi. +D'ailleurs, Clorinde préférait qu'il ne se mêlât de rien. Elle redoutait +de le voir se mettre en travers de ses plans, si on le forçait un jour à +ouvrir les yeux. C'était comme malgré lui qu'on travaillait à sa +fortune. Il s'agissait de le pousser quand même, de l'asseoir à quelque +sommet, violemment. Ensuite, on compterait. + +Cependant, peu à peu, les choses marchant, avec trop de lenteur, la +bande finit par s'impatienter. Les aigreurs de Du Poizat l'emportèrent. +On ne reprocha pas nettement à Rougon tout ce qu'on faisait pour lui; +mais on le larda d'allusions, de mots amers à double entente. + +Maintenant, le colonel venait quelquefois aux soirées, les pieds blancs +de poussière; il n'avait pas eu le temps de passer chez lui, il s'était +éreinté à courir tout l'après-midi; des courses bêtes dont on ne lui +aurait sans doute jamais de reconnaissance. D'autres soirs, c'était M. +Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veiller trop tard, +depuis un mois; il allait beaucoup dans le monde, non que cela l'amusât, +grand Dieu; mais il y rencontrait certaines gens pour certaines +affaires. Ou bien Mme Correur racontait des histoires attendrissantes, +l'histoire d'une pauvre jeune femme, une veuve très recommandable, à +laquelle elle allait tenir compagnie; et elle regrettait de n'avoir +aucune puissance, elle disait que, si elle était le gouvernement, elle +empêcherait bien des injustices. Puis, tous ses amis étalaient leur +propre misère; chacun se lamentait, disait quelle serait sa situation, +s'il ne s'était pas montré trop bête; doléances sans fin que des regards +jetés sur Rougon soulignaient clairement. On l'éperonnait au sang, on +allait jusqu'à vanter M. de Marsy. Lui, d'abord, avait conservé sa belle +tranquillité. Il ne comprenait toujours pas. Mais, au bout de quelques +soirées, de légers tressaillements passèrent sur sa face, à certaines +phrases prononcées dans son salon. Il ne se fâchait point, il serrait un +peu les lèvres, comme sous d'invisibles piqûres d'aiguille. Et, à la +longue, il devint si nerveux, qu'il abandonna ses réussites; elles ne +réussissaient plus, il préférait se promener à petits pas, causant, +quittant brusquement les gens, quand les reproches déguisés +commençaient. Par moments, des fureurs blanches le prenaient, il +semblait serrer avec force les mains derrière le dos, pour ne pas céder +à l'envie de jeter à la rue tout ce monde. + +«Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne reviens pas de quinze +jours.... Il faut le bouder. Nous verrons s'il s'amusera tout seul.» +Alors, Rougon, qui rêvait de fermer sa porte, fut très blessé de +l'abandon où on le laissait. Le colonel avait tenu parole; d'autres +l'imitaient; le salon était presque vide, il manquait toujours cinq ou +six amis. Lorsqu'un d'eux reparaissait après une absence, et que le +grand homme lui demandait s'il n'avait pas été malade, il répondait non +d'un air surpris, et il ne donnait aucune explication. Un jeudi, il ne +vint personne. Rougon passa la soirée seul, à se promener dans la vaste +pièce, les mains derrière le dos, la tête basse. Il sentait pour la +première fois la force du lien qui l'attachait à sa bande. + +Des haussements d'épaules disaient son mépris, quand il songeait à la +bêtise des Charbonnel, à la rage envieuse de Du Poizat, aux douceurs +louches de Mme Correur. + +Pourtant ces familiers, qu'il tenait en si médiocre estime, il avait le +besoin de les voir, de régner sur eux; un besoin de maître jaloux, +pleurant en secret les moindres infidélités. Même, au fond de son coeur, +il était attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ils +semblaient à présent faire partie de son être, ou plutôt c'était lui qui +se trouvait lentement absorbé; à ce point qu'il restait comme diminué +les jours où ils s'écartaient de sa personne. Aussi, finit-il par leur +écrire, lorsque leur absence se prolongeait. Il allait jusqu'à les voir +chez eux, pour faire la paix, après les bouderies sérieuses. Maintenant, +on vivait en continuelle querelle, rue Marbeuf avec cette fièvre de +ruptures et de raccommodements des ménages dont l'amour s'aigrit. + +Dans les derniers jours de décembre, il y eut une débandade +particulièrement grave. Un soir, sans qu'on sût pourquoi, les mots +amenant les mots, on s'était dévoré entre soi, à dents aiguës. Pendant +près de trois semaines, on ne se revit pas. La vérité était que la bande +commençait à désespérer. Les efforts les plus savants n'aboutissaient à +aucun résultat appréciable. La situation ne semblait pas devoir changer +de longtemps, la bande abandonnait le rêve de quelque catastrophe +imprévue qui aurait rendu Rougon nécessaire. Elle avait attendu +l'ouverture de la session du Corps législatif; mais la vérification des +pouvoirs s'était faite sans amener autre chose qu'un refus de serment de +deux députés républicains. A cette heure, M. Kahn lui-même, l'homme +souple et profond du groupe, ne comptait plus voir tourner à leur profit +la politique générale. Rougon, exaspéré, s'occupait de son affaire des +Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher les +tressaillements de sa face, qu'il ne parvenait plus à endormir. + +«Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez, mes mains +tremblent.... Mon médecin m'a ordonné de faire de l'exercice. Je suis +toute la journée dehors.» En effet, il sortait beaucoup. On le +rencontrait, les mains ballantes, la tête haute, distrait. Quand on +l'arrêtait, il racontait des choses interminables. Un matin, comme il +rentrait déjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva +une carte de visite à tranche dorée, sur laquelle s'étalait le nom de +Gilquin, écrit à la main, en belle anglaise; la carte était très sale, +toute marquée de doigts gras. Il sonna son domestique. + +«La personne qui vous a remis cette carte n'a rien dit?» demanda-t-il. + +Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire. + +«C'est un monsieur en paletot vert. Il a l'air bien aimable, il m'a +offert un cigare.... Il a dit seulement qu'il était un de vos amis.» Et +il se retirait, lorsqu'il se ravisa. + +«Je crois qu'il y a quelque chose d'écrit derrière.» Rougon retourna la +carte et lut ces mots au crayon: + +«Impossible d'attendre. Je passerai dans la soirée. C'est très pressé, +une drôle d'affaire.» Il eut un geste d'insouciance. Mais, après son +déjeuner, la phrase: «C'est très pressé, une drôle d'affaire», lui +revint à l'esprit, s'imposa, finit par l'impatienter. Quelle pouvait +être cette affaire que Gilquin trouvait drôle? Depuis qu'il avait chargé +l'ancien commis voyageur de besognes obscures et compliquées, il le +voyait régulièrement une fois par semaine, le soir; jamais celui-ci ne +s'était présenté le matin. Il s'agissait donc d'une chose +extraordinaire. Rougon, à bout de suppositions, pris d'une impatience +qu'il trouvait lui-même ridicule, se décida à sortir, à tenter de voir +Gilquin avant la soirée. + +«Quelque histoire d'ivrogne, pensait-il en descendant les +Champs-Élysées. Enfin, je serai tranquille.» Il allait à pied, voulant +suivre l'ordonnance de son médecin. La journée était superbe, un clair +soleil de janvier dans un ciel blanc. Gilquin ne demeurait plus passage +Guttin, aux Batignolles. Sa carte portait: rue Guisarde, faubourg +Saint-Germain. + +Rougon eut toutes les peines du monde à découvrir cette rue +abominablement sale, située près de Saint-Sulpice. Il trouva, au fond +d'une allée noire, une concierge couchée, qui lui cria de son lit, d'une +voix cassée par la fièvre: + +«M. Gilquin!... Ah! je ne sais pas. Voyez au quatrième, tout en haut, la +porte à gauche.» Au quatrième étage, le nom de Gilquin était écrit sur +la porte, entouré d'arabesques représentant des coeurs enflammés percés +de flèches. Mais il eut beau frapper, il n'entendit, derrière le bois, +que le tic-tac d'un coucou et le miaulement d'une chatte, très doux dans +le silence. + +A l'avance, il se doutait qu'il faisait une course inutile; cela le +soulagea pourtant d'être venu. Il redescendit, calmé, en se disant qu'il +pouvait bien attendre le soir. + +Puis, dehors, il ralentit le pas; il traversa le marché Saint-Germain, +suivit la rue de Seine, sans but, un peu las déjà, décidé cependant à +rentrer à pied. Et, comme il arrivait à la hauteur de la rue Jacob, il +songea aux Charbonnel. Depuis dix jours, il ne les avait pas vus. Ils le +boudaient. Alors, il résolut de monter un instant chez eux pour leur +tendre la main. Cet après-midi, le temps était si tiède, qu'il se +sentait tout attendri. + +La chambre des Charbonnel, à l'hôtel du Périgord, donnait sur la cour, +un puits sombre, d'où montait une odeur d'évier mal lavé. Elle était +noire, grande, avec un mobilier d'acajou éclopé et des rideaux de damas +rouge déteint. Lorsque Rougon entra, Mme Charbonnel pliait ses robes, +quelle mettait au fond d'une grande malle, tandis que M. Charbonnel, +suant, les bras raidis, ficelait une autre malle, plus petite. + +«Eh bien, vous partez? demanda-t-il en souriant. + +--Oh! oui, répondit Mme Charbonnel avec un profond soupir; cette fois, +c'est bien fini.» Cependant, ils s'empressèrent, très flattés de le voir +chez eux. Toutes les chaises étaient encombrées par des vêtements, des +paquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s'assit sur +le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme: + +«Laissez donc! je suis très bien là... Continuez ce que vous faisiez, je +ne veux pas vous déranger.... C'est par le train de huit heures que vous +partez? + +--Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel. Ça nous fait +encore six heures à passer dans ce Paris.... Ah! nous nous en +souviendrons longtemps, monsieur Rougon.» Et lui qui parlait peu +d'ordinaire, lâcha des choses terribles, alla jusqu'à monter le poing à +la fenêtre, en disant qu'il fallait venir dans une ville pareille, pour +ne pas voir clair chez soi, à deux heures de l'après-midi. Ce jour sale +tombant du puits étroit de la cour, c'était Paris. Mais, Dieu merci! il +allait retrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardait +autour de lui s'il n'oubliait rien. Le matin, il avait acheté un +Indicateur des chemins de fer. Sur la cheminée, dans un papier taché de +graisse, il montra un poulet qu'ils emportaient pour manger en route. + +«Ma bonne, répétait-il, as-tu bien vidé tous les tiroirs?... J'avais des +pantoufles dans la table de nuit.... Je crois que des papiers sont +tombés derrière la commode...» Rougon, au bord du lit, regardait avec un +serrement de coeur les préparatifs de ces vieilles gens, dont les mains +tremblaient en faisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans +leur émotion. C'était lui qui les avait retenus à Paris; et cela +aboutissait à un échec absolu, à une véritable fuite. + +«Vous avez tort», murmura-t-il. + +Mme Charbonnel eut un geste de supplication, comme pour le faire taire. +Elle dit vivement: + +«Écoutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notre malheur +recommencerait.... Quand je pense que depuis deux ans et demi nous +vivons ici! Deux ans et demi, mon Dieu, au fond de ce trou!... Je +garderai pour le restant de mes jours des douleurs dans la jambe gauche; +c'est moi qui couchais du côté de la ruelle, et le mur, là, derrière +vous, pisse l'eau.... Non, je ne puis pas tout vous dire. Ça serait trop +long. Nous avons mangé un argent fou. Tenez, hier, j'ai dû acheter cette +malle pour emporter ce que nous avons usé à Paris, des vêtements mal +cousus qu'on nous a vendus les yeux de la tête, du linge qui me +revenait en loques de la blanchisseuse...Ah! ce sont vos blanchisseuses +que je ne regretterai pas, par exemple! Elles brûlent tout avec leurs +acides.» Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, en criant: «Non, +non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, et j'en mourrais.» +Mais Rougon, avec entêtement, reparla de leur affaire. Ils avaient donc +appris de bien mauvaises nouvelles? Alors, les Charbonnel, presque en +pleurant, lui contèrent que l'héritage de leur petit-cousin Chevassu +allait décidément leur échapper. Le Conseil d'État était sur le point +d'autoriser les soeurs de la Sainte-Famille à accepter le legs de cinq +cent mille francs. Et ce qui avait achevé de leur ôter tout espoir, +c'était qu'on leur avait appris la présence de monseigneur Rochart à +Paris, où il venait une seconde fois pour enlever l'affaire. + +Tout d'un coup, M. Charbonnel, pris d'un brusque emportement, cessa de +s'acharner sur la petite malle et se tordit les bras, en répétant d'une +voix brisée: + +«Cinq cent mille francs! Cinq cent mille francs!» Le coeur manqua à tous +deux. Ils s'assirent, le mari sur la malle, la femme sur un paquet de +linge, au milieu du bouleversement de la pièce. Et, avec des paroles +longues et molles, ils se plaignirent; quand l'un se taisait, l'autre +recommençait. Ils rappelaient leur tendresse pour le petit-cousin +Chevassu. Comme Ils l'avaient aimé! La vérité était qu'ils ne le +voyaient plus depuis dix-sept ans, lorsqu'ils avaient appris sa mort. + +Mais, en ce moment, ils s'attendrissaient de très bonne foi, ils +croyaient l'avoir entouré de toutes sortes d'attentions pendant sa +maladie. Puis, ils accusèrent les soeurs de la Sainte-Famille de +manoeuvres honteuses; elles avaient capté la confiance de leur parent, +écartant de lui ses amis, exerçant une pression de toutes les heures sur +sa volonté affaiblie de malade. Mme Charbonnel, qui était pourtant +dévote, alla jusqu'à conter une histoire abominable, par laquelle leur +petit-cousin Chevassu serait mort de peur, après avoir écrit son +testament sous la dictée d'un prêtre, qui lui avait montré le diable, au +pied de son lit. Quant à l'évêque de Faverolles, Mgr Rochart, il faisait +là un vilain métier, en dépouillant de leur bien de braves gens, connus +de tout Plassans pour l'honnêteté avec laquelle ils s'étaient amassé une +petite aisance, dans les huiles. + +«Mais tout n'est peut-être pas perdu, dit Rougon qui les voyait faiblir. +Mgr Rochart n'est pas le Bon Dieu.... Je n'ai pu m'occuper de vous. J'ai +tant d'affaires! Laissez-moi voir où en sont les choses. Je ne veux pas +qu'on vous mange.» Les Charbonnel se regardèrent avec un léger +haussement d'épaules. Le mari murmura: + +«Ce n'est pas la peine, monsieur Rougon.» Et comme Rougon insistait, en +jurant qu'il allait faire tous ses efforts, qu'il n'entendait pas les +voir partir ainsi: + +«Ce n'est pas la peine, bien sûr, répéta la femme. + +Vous vous donneriez du mal pour rien.... Nous avons causé de vous avec +notre avocat.. Il s'est mis à rire, il nous a dit que vous n'étiez pas +de force en ce moment contre Mgr Rochart. + +--Quand on n'est pas de force, que voulez-vous? dit à son tour M. +Charbonnel. Il vaut mieux céder.» Rougon avait baissé la tête. Les +phrases de ces vieilles gens l'atteignaient comme des soufflets. Jamais +il n'avait souffert plus cruellement de son impuissance. + +Cependant, Mme Charbonnel continuait: + +«Nous allons retourner à Plassans. C'est beaucoup plus sage.... Oh! nous +ne nous quittons pas fâchés, monsieur Rougon. Quand nous verrons là-bas +Mme Félicité votre mère, nous lui dirons que vous vous êtes mis en +quatre pour nous. Et si d'autres nous questionnent, n'ayez pas peur, ce +n'est jamais nous qui vous nuirons. + +On n'est point tenu de faire plus qu'on ne peut, n'est-ce pas?» C'était +le comble. Il s'imaginait les Charbonnel débarquant au fond de sa +province. Dès le soir, toute la petite ville clabaudait. C'était pour +lui un échec personnel, une défaite dont il mettrait des années à se +relever. + +«Restez! cria-t-il, je veux que vous restiez!... Nous verrons si Mgr +Rochart m'avale d'une bouchée!» Il riait d'un rire inquiétant, qui +effraya les Charbonnel. Pourtant ils résistaient toujours. Enfin, ils +consentirent à demeurer quelque temps encore à Paris, huit jours, pas +plus. Le mari dénouait laborieusement les cordes dont il avait ficelé la +petite malle; la femme, bien qu'il fût à peine trois heures, venait +d'allumer une bougie, pour replacer le linge et les vêtements dans les +tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serra affectueusement la main, +en renouvelant ses promesses. + +Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoi avait-il +retenu ces Charbonnel, qui s'entêtaient à vouloir partir? C'était une +excellente occasion pour se débarrasser d'eux. Maintenant, il se +trouvait plus que jamais engagé à leur faire gagner leur procès. Et il +était surtout irrité contre lui-même, en s'avouant les motifs de vanité +auxquels il avait obéi. Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il +avait promis, il aviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le +quai et traversa le pont des Saints-Pères. + +Le temps restait doux. Sur la rivière, cependant, un vent très vif +soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant son paletot, +lorsqu'il aperçut devant lui une grosse dame chargée de fourrures, qui +lui barrait le trottoir. A la voix, il reconnut Mme Correur. + +«Ah! c'est vous, disait-elle d'un air dolent. Il faut que je vous +rencontre pour consentir à vous serrer la main.... Je ne serais pas +allée chez vous de huit jours. Non, vous n'êtes pas assez obligeant.» Et +elle lui reprocha de n'avoir pas fait une démarche qu'elle lui demandait +depuis des mois. Il s'agissait toujours de cette demoiselle Herminie +Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un +officier, consentait à épouser, si quelque âme honnête voulait bien +avancer la dot réglementaire. D'ailleurs, toutes ces dames la +persécutaient; Mme veuve Leturc attendait son bureau de tabac; les +autres, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme Jalaguier, venaient tous les +jours pleurer misère chez elle et lui rappeler les engagements qu'elle +avait cru pouvoir prendre. + +«Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant. + +Oh! vous m'avez laissée dans un joli pétrin!... Tenez, de ce pas, je +vais au ministère de l'Instruction publique, pour la bourse du petit +Jalaguier. Vous me l'aviez promise, cette bourse.» + +Elle soupira, elle murmura encore: + +«Enfin, nous sommes bien forcés de trotter, puisque vous refusez d'être +notre Bon Dieu à tous.» Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos +en regardant, au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait là un +coin de ville marchande. Tout en écoutant Mme Correur, il s'intéressait +à une péniche chargée de pains de sucre; des hommes la déchargeaient, en +faisant glisser les pains le long d'une rigole formée de deux planches. +Trois cents personnes, du haut des quais, suivaient cette manoeuvre. + +«Je ne suis rien, je ne peux rien, répondit-il. Vous avez tort de me +garder rancune.» Mais elle reprit d'un ton superbe: + +«Laissez donc; je vous connais, moi! Quand vous voudrez, vous serez +tout.... Ne faites pas le finaud, Eugène!» Il ne put retenir un sourire. +La familiarité de Mme Mélanie, comme il la nommait autrefois, réveillait +en lui le souvenir de l'hôtel Vaneau, lorsqu'il n'avait pas de bottes +aux pieds et qu'il conquérait la France. Il oublia les reproches qu'il +venait de s'adresser, en sortant de chez les Charbonnel. + +«Voyons, dit-il d'un air bon enfant, qu'avez-vous à me conter?... Mais, +je vous en prie, ne restons pas en place. On gèle ici. Puisque vous +allez rue de Grenelle, je vous accompagne jusqu'au bout du pont.» Alors, +il retourna sur ses pas, marchant à côté de Mme Correur, sans lui donner +le bras. Celle-ci, longuement, disait ses chagrins. + +«Les autres, après tout, je m'en moque! Ces dames attendront.... Je ne +vous tourmenterais pas, je serais gaie comme autrefois, vous vous +rappelez, si je n'avais moi-même de gros ennuis. Que voulez-vous! on +finit par s'aigrir.... Mon Dieu! il s'agit toujours de mon frère. + +Ce pauvre Martineau! sa femme l'a rendu complètement fou. Il n'a plus +d'entrailles.» Et elle entra dans de minutieux détails sur une nouvelle +tentative de raccommodement qu'elle avait faite, la semaine précédente. +Pour connaître au juste les dispositions de son frère à son égard, elle +s'était avisée d'envoyer là-bas, à Coulonges, une de ses amies, cette +demoiselle Herminie Billecoq, dont elle mûrissait le mariage depuis deux +ans. + +«Son voyage m'a coûté cent dix-sept francs, continua-t-elle. Eh bien, +savez-vous comment on l'a reçue? Mme Martineau s'est jetée entre elle et +mon frère, furieuse, l'écume à la bouche, en criant que si j'envoyais +des gourgandines, elle les ferait arrêter par les gendarmes.... Ma bonne +Herminie était encore si tremblante, quand je suis allée la chercher à +la gare Montparnasse, que nous avons dû entrer dans un café pour prendre +quelque chose.» Ils étaient arrivés au bout du pont. Les passants les +coudoyaient. Rougon tâchait de la consoler, cherchait de bonnes paroles. + +«Cela est bien fâcheux. Mais votre frère reviendra à vous, vous verrez. +Le temps arrange tout.» Puis, comme elle le tenait là, au coin du +trottoir, dans le vacarme des voitures qui tournaient, il se remit à +marcher, il revint sur le pont, à petits pas. Elle le suivait, elle +répétait: + +«Le jour où Martineau mourra, elle est capable de tout brûler, s'il +laisse un testament.... Le pauvre cher homme n'a plus que les os et la +peau, Herminie lui a trouvé une bien mauvaise mine.... Enfin, je suis +très tourmentée. + +--On ne peut rien faire, il faut attendre», dit Rougon avec un geste +vague. + +Elle s'arrêta de nouveau au milieu du pont, et baissant la voix: + +«Herminie m'a appris une singulière chose. Il paraît que Martineau s'est +fourré dans la politique maintenant. Il est républicain. Aux dernières +élections, il avait bouleversé le pays.... Ça m'a porté un coup. Hein? +on pourrait l'inquiéter?» Il y eut un silence. Elle le regardait +fixement. Lui, suivit des yeux un landau qui passait, comme s'il avait +voulu éviter son regard. Il reprit, d'un air innocent: + +«Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n'est-ce pas? Eh bien, comptez +sur eux. + +--Je ne compte que sur vous, Eugène», dit-elle tendrement, très bas. + +Alors, il sembla touché. Il la regarda à son tour en face, et il la +trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque plâtré de belle +femme qui ne voulait pas vieillir. Elle était toute sa jeunesse. + +«Oui, comptez sur moi, répondit-il en lui serrant les mains. Vous savez +bien que j'épouse toutes vos querelles.» Il la reconduisit encore +jusqu'au quai Voltaire. Quand elle l'eut quitté, il traversa enfin le +pont, ralentissant sa marche, s'intéressant de nouveau aux pains de +sucre qu'on déchargeait sur le port Saint-Nicolas. Il s'accouda même un +instant au parapet. Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l'eau +verte dont le flot continu entrait sous les arches, les badauds, les +maisons, tout se brouilla bientôt, se noya au fond d'une rêverie +invincible. Il songeait à des choses confuses, il descendait avec Mme +Correur dans des profondeurs noires. Et il n'avait plus de regrets; son +rêve était de devenir très grand, très puissant, afin de satisfaire ceux +qui l'entouraient, au-delà du naturel et du possible. + +Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuit tombait, +les souffles de la rivière soulevaient sur les quais de petites +poussières blanches. Comme il suivait le quai des Tuileries, il se +sentit très las. Le courage lui manqua tout d'un coup pour rentrer à +pied. Mais il ne passait que des fiacres pleins, et il allait renoncer à +trouver une voiture, lorsqu'il vit un cocher arrêter son cheval en face +de lui. Une tête sortait de la portière. + +C'était M. Kahn qui criait: «J'allais chez vous. Montez donc! Je vous +reconduirai, et nous pourrons causer.» Rougon monta. Il était à peine +assis, que l'ancien député éclata en paroles violentes, dans les cahots +du fiacre, dont le cheval avait repris son trot endormi. + +«Ah! mon ami, on vient de me proposer une chose.... Jamais vous ne +devineriez. J'étouffe.» Et baissant la glace d'une portière: + +«Vous permettez, n'est-ce pas?» Rougon s'enfonça dans un coin, +regardant, par la glace ouverte, filer la muraille grise du jardin des +Tuileries. M. Kahn, très rouge, continuait, avec des gestes saccadés: + +«Vous le savez, j'ai suivi vos conseils.... Depuis deux ans, je lutte +opiniâtrement. J'ai vu l'empereur trois fois, j'en suis à mon quatrième +mémoire sur la question. Si je n'ai pas obtenu la concession de mon +chemin de fer, j'ai toujours empêché que Marsy ne la fasse donner à la +Compagnie de l'Ouest.... Enfin, j'ai manoeuvré de façon à attendre que +nous fussions les plus forts, comme vous m'aviez dit.». + +Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapage abominable d'une +charrette chargée de fer qui longeait le quai. Puis, quand le fiacre eut +dépassé la charrette: + +«Eh bien, tout à l'heure, dans mon cabinet, un monsieur que je ne +connais pas, un gros entrepreneur, paraît-il, est venu tranquillement +m'offrir, au nom de Marsy et du directeur de la Compagnie de l'Ouest, de +me faire accorder la concession, si je voulais bien compter à ces +messieurs un million en actions.... Qu'en dites-vous? + +--C'est un peu cher», murmura Rougon en souriant. + +Monsieur Kahn hochait la tête, les bras croisés. + +«Non, vous ne vous faites pas une idée de l'aplomb de ces gens-là!... Il +faudrait vous raconter ma conversation tout entière avec l'entrepreneur. +Marsy, moyennant le million, s'engage à m'appuyer et à faire aboutir ma +demande dans un délai d'un mois. C'est sa part qu'il réclame, rien de +plus.... Et comme je parlais de l'empereur, notre homme s'est mis à +rire. Il m'a dit en propres termes que j'étais fichu si j'avais +l'empereur pour moi.» Le fiacre débouchait sur la place de la Concorde. + +Rougon sortit de son coin, comme réchauffé, le sang aux joues. + +«Et vous avez flanqué ce monsieur à la porte?» demanda-t-il. + +L'ancien député, l'air très surpris, le regarda un instant sans +répondre. Sa colère était brusquement tombée. Il s'enfonça à son tour +dans un coin de la voiture, s'abandonnant mollement aux cahots, +murmurant: + +«Ah! non, on ne flanque pas les gens à la porte comme ça, sans +réfléchir.... Je voulais avoir votre avis, d'ailleurs. Moi, je l'avoue, +j'ai envie d'accepter. + +--Jamais, Kahn! cria Rougon furieux. Jamais!» Et ils discutèrent. M. +Kahn donnait des chiffres; sans doute un pot-de-vin d'un million était +énorme; mais il prouvait qu'on boucherait aisément ce trou, à l'aide de +certaines opérations. Rougon n'écoutait pas, refusait d'entendre, de la +main. Lui, se moquait de l'argent. Il ne voulait pas que Marsy empochât +un million, parce que laisser donner ce million, c'était avouer son +impuissance, se reconnaître vaincu, estimer l'influence de son rival à +un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de la sienne. + +«Vous voyez bien qu'il se fatigue, dit-il. Il met les pouces.... +Attendez encore. Nous aurons la concession pour rien.» Et il ajouta d'un +ton presque menaçant: + +«Nous nous fâcherions, je vous en préviens. Je ne peux pas admettre +qu'un de mes amis soit rançonné de cette façon.» Il se fit un silence. +Le fiacre montait les Champs-Elysées. Les deux hommes, songeurs, +semblaient compter attentivement les arbres, dans les contre allées. Ce +fut M. Kahn qui reprit le premier, à demi-voix; «Écoutez, moi, je ne +demanderais pas mieux, je voudrais rester avec vous; mais avouez que +depuis bientôt deux ans...» Il n'acheva pas, il tourna autrement sa +phrase. + +«Enfin, ce n'est pas votre faute, vous avez les mains liées en ce +moment.... Donnons le million, croyez-moi. + +--Jamais! répéta Rougon avec force. Dans quinze jours, vous aurez votre +concession, entendez-vous!» Le fiacre venait de s'arrêter devant le +petit hôtel de la rue Marbeuf. Alors, sans descendre, la portière +fermée, ils causèrent là encore un instant, comme s'ils s'étaient +trouvés dans leur cabinet, très à l'aise. Rougon avait le soir à dîner +M. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenir M. Kahn, qui +refusait, à son grand regret, étant déjà invité ailleurs. Maintenant, le +grand homme se passionnait pour l'affaire de la concession. Quand il fut +enfin descendu du fiacre, il referma amicalement la portière, en +échangeant un dernier signe de tête avec l'ancien député. + +«A demain jeudi, n'est-ce pas?» cria celui-ci, qui allongea le cou, +pendant que la voiture l'emportait. + +Rougon rentra avec une légère fièvre. Il ne put même lire les journaux +du soir. Bien qu'il fût à peine cinq heures, il passa au salon où il +attendit ses invités, en se promenant de long en large. Le premier +soleil de l'année, ce pâle soleil de janvier, lui avait donné un +commencement de migraine. Il gardait de son après-midi une sensation +très vive. Toute la bande était là, les amis qu'il subissait, ceux dont +il avait peur, ceux pour lesquels il éprouvait une véritable affection, +le poussant, l'acculant à un dénouement immédiat. Et cela ne lui +déplaisait pas; il donnait raison à leur impatience, il sentait monter +en lui une colère faite de leurs colères. + +C'était comme si, peu à peu, on eût rétréci l'espace devant ses pas. +L'heure venait où il lui faudrait faire quelque saut formidable. + +Brusquement, il songea à Gilquin, qu'il avait complètement oublié. Il +sonna pour demander si «le monsieur au paletot vert» était revenu, +pendant son absence. Le domestique n'avait vu personne. Alors, il donna +l'ordre, s'il se présentait le soir, de l'introduire dans son cabinet. + +«Et vous me préviendrez tout de suite, ajouta-t-il, même si nous sommes +à table.» Puis, sa curiosité réveillée, il alla chercher la carte de +Gilquin. Il relut à plusieurs reprises: «C'est pressé, une drôle +d'affaire», sans en apprendre davantage. Quand M. Bouchard et le colonel +arrivèrent, il glissa la carte dans sa poche, troublé, irrité par cette +phrase, qui se plantait de nouveau dans sa cervelle. + +Le dîner fut très simple. M. Bouchard était garçon depuis deux jours, sa +femme ayant dû partir auprès d'une tante malade, dont elle parlait +d'ailleurs pour la première fois. Quant au colonel, qui trouvait +toujours son couvert mis chez Rougon, il avait amené ce soir-là son fils +Auguste, alors en congé. Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec +sa bonne grâce silencieuse. + +Le service s'opérait sous ses yeux, lentement, minutieusement, sans +qu'on entendît le moindre bruit de vaisselle. On causa des études dans +les lycées. Le chef de bureau cita des vers d'Horace, rappela les prix +qu'il avait remportés aux concours généraux, vers 1813. Le colonel +aurait voulu une discipline plus militaire; et il dit pourquoi Auguste +s'était fait refuser au baccalauréat, en novembre: l'enfant avait une +intelligence si vive, qu'il allait toujours au-delà des questions des +professeurs, ce qui mécontentait ces messieurs. Pendant que son père +expliquait ainsi son échec, Auguste mangeait un blanc de volaille, avec +un sourire en dessous de cancre réjoui. + +Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parut émotionner +Rougon, jusque-là distrait. Il crut que c'était Gilquin, il leva +vivement les yeux vers la porte, pliant déjà machinalement sa serviette, +en attendant d'être prévenu. Mais ce fut Du Poizat qui entra. + +L'ancien sous-préfet s'assit à deux pas de la table, en familier de la +maison. Il venait souvent le soir de bonne heure, tout de suite après +son repas, qu'il prenait dans une petite pension du faubourg +Saint-Honoré. + +«Je suis éreinté, murmura-t-il sans donner aucun détail sur ses besognes +compliquées de l'après-midi. Je serais allé me coucher, si je n'avais eu +l'idée de venir jeter un coup d'oeil sur les journaux.... Ils sont dans +votre cabinet, n'est-ce pas, Rougon?» Il resta là pourtant, il accepta +une poire avec deux doigts de vin. La conversation s'était mise sur la +cherté des vivres; tout, depuis vingt ans, se trouvait doublé; +M. Bouchard se souvenait d'avoir vu les pigeons à quinze sous la paire, +dans sa jeunesse. Cependant, dès que le café et les liqueurs furent +servis, Mme Rougon se retira discrètement. On retourna au salon sans +elle; on était comme en famille. Le colonel et le chef de bureau +apportèrent eux-mêmes la table de jeu devant la cheminée; et ils +battirent les cartes, absorbés, perdus déjà dans de profondes +combinaisons. Auguste, sur un guéridon, feuilletait la collection d'un +journal illustré. Du Poizat avait disparu. + +«Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il est extraordinaire, +hein?» Rougon s'approcha, hocha la tête. Puis, comme il revenait +s'asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever les +bûches, le domestique, qui était entré doucement, vint lui dire à +l'oreille: + +«Le monsieur de ce matin est là.» Il tressaillit. Il n'avait pas entendu +le coup de sonnette. Dans son cabinet, il trouva Gilquin debout, un +rotin sous le bras, examinant avec des clignements d'yeux d'artiste une +mauvaise gravure représentant Napoléon à Sainte-Hélène. Il restait +boutonné jusqu'au menton, au fond de son grand paletot vert, la tête +couverte d'un chapeau de soie noir presque neuf, fortement incliné sur +l'oreille. + +«Eh bien?» demanda vivement Rougon. + +Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la tête, il dit en regardant +la gravure: + +«C'est touché tout de même!... Il a l'air de joliment s'embêter, +là-dessus!» Le cabinet se trouvait éclairé par une seule lampe, posée +sur un coin de bureau. A l'entrée de Rougon, un petit bruit, un +frémissement de papier, était parti d'un fauteuil à dossier énorme, +placé devant la cheminée; puis, un tel silence avait régné, qu'on eût pu +croire au craquement d'un tison à demi éteint. Gilquin, d'ailleurs, +refusait de s'asseoir. Les deux hommes demeurèrent près de la porte, +dans un pan d'ombre que jetait un corps de bibliothèque. + +«Eh bien?» répétait Rougon. + +Et il dit avoir passé rue Guisarde, l'après-midi. Alors, l'autre parla +de sa concierge, une excellente femme, qui s'en allait de la poitrine, à +cause de la maison, dont le rez-de-chaussée était humide. + +«Mais cette affaire pressée.... Qu'est-ce donc? + +--Attends! Je suis venu pour ça. Nous allons causer.... Et tu es monté, +tu as entendu la chatte? Imagine toi, c'est une chatte qui est venue par +les gouttières. Une nuit, comme ma fenêtre était restée ouverte, je l'ai +trouvée couchée avec moi. Elle me léchait la barbe. Ça m'a semblé une +farce, et je l'ai gardée.» Enfin, il se décida à parler de l'affaire. +Mais l'histoire fut longue. Il commença par conter ses amours avec une +repasseuse, dont il s'était fait aimer, un soir, à la sortie de +l'Ambigu. Cette pauvre Eulalie venait d'être obligée de laisser ses +meubles à son propriétaire, parce qu'un amant l'avait quittée, juste au +moment où elle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle +habitait un hôtel de la rue Montmartre, près de son atelier; et c'était +chez elle qu'il avait couché toute la semaine, au deuxième, la porte au +fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnait sur la cour. + +Rougon, résigné, l'écoutait. + +«Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j'avais apporté un gâteau et +une bouteille de vin.... Nous avons mangé ça dans le lit, tu comprends. +Nous nous couchons de bonne heure.... Eulalie s'est levée un peu avant +minuit, pour secouer les miettes. Puis, la voilà qui dort à poings +fermés. Une vraie souche, cette fille!... Moi, je ne dormais pas. +J'avais soufflé la bougie, je regardais en l'air, lorsqu'une dispute +s'est élevée dans la chambre voisine. Il faut te dire que les deux +chambres communiquaient par une porte aujourd'hui condamnée. + +Les voix restaient basses; la paix parut se faire; mais j'entendis des +bruits si singuliers, que, ma foi, j'allai coller mon oeil contre une +fente de la porte.... Non, tu ne devinerais jamais...» Il s'arrêta, les +yeux arrondis, jouissant de l'effet qu'il pensait produire. + +«Eh bien, ils étaient deux, un jeune de vingt-cinq ans, assez gentil, et +un vieux qui doit avoir dépassé la cinquantaine, petit, maigre, +maladif.... Les gaillards examinaient des pistolets, des poignards, des +épées, toutes sortes d'armes neuves dont l'acier luisait.... Ils +parlaient dans un jargon à eux, que je ne comprenais pas d'abord. Mais, +à certains mots, j'ai reconnu de l'italien. + +Tu sais, j'ai voyagé en Italie, pour les pâtes. Alors, je me suis +appliqué, et j'ai compris, mon bon.... Ce sont des messieurs qui sont +venus à Paris pour assassiner l'empereur. Voilà!» Et il croisa les bras, +serrant sa canne sur sa poitrine, tandis qu'il répétait à plusieurs +reprises: + +«Hein? elle est drôle!» C'était là l'affaire que Gilquin trouvait drôle. +Rougon haussa les épaules; vingt fois on lui avait dénoncé des complots. +Mais l'ancien commis voyageur précisait: + +«Tu m'as dit de venir te répéter les cancans du quartier. Moi, je veux +bien te rendre service, je te répète tout, n'est-ce pas? Tu as tort de +branler la tête.... Crois-tu que si j'étais allé à la préfecture, on ne +m'aurait pas lâché un joli pourboire? Seulement, j'aime mieux en faire +profiter un ami. Entends-tu, c'est sérieux! Va conter la chose à +l'empereur, qui t'embrassera, parbleu!» + +Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme il les +nommait. Dans la journée, il en venait deux autres, un jeune et un d'âge +mûr, très beau, avec une face pâle, de longs cheveux noirs, qui semblait +être le chef. Tout ce monde-là rentrait éreinté, discutait à mots +couverts, brièvement. La veille, il les avait vus charger des «petites +machines» en fer, qu'il croyait être des bombes. Il s'était fait donner +la clef d'Eulalie; il restait dans la chambre, sans souliers, l'oreille +tendue. + +Et, dès neuf heures, le soir, il s'arrangeait de façon à ce qu'Eulalie +ronflât, pour tranquilliser les voisins. Selon lui, il ne fallait jamais +mettre les femmes dans les affaires politiques. A mesure que Gilquin +parlait, Rougon devenait grave. + +Il croyait. Sous la légère ivresse de l'ancien commis voyageur, au +milieu des détails étranges dont le récit se trouvait coupé, il sentait +une vérité se dégager et s'imposer. Puis, toute son attente de la +journée, sa curiosité anxieuse, le frappaient maintenant comme un +pressentiment. Et il était repris par ce tremblement intérieur qui le +tenait depuis le matin, une émotion involontaire d'homme fort dont le +sort va se jouer sur un coup de carte. + +«Des imbéciles qui doivent avoir toute la préfecture à leurs trousses», +murmura-t-il en affectant une grande indifférence. + +Gilquin se mit à ricaner. Il mâchait entre ses dents: + +«La préfecture fera bien de se presser, en ce cas.» Et il se tut, riant +toujours, donnant une tape amicale à son chapeau. Le grand homme comprit +qu'il n'avait pas tout dit. Il le regarda en face. Mais l'autre rouvrait +la porte, en reprenant: + +«Enfin, te voilà prévenu.... Moi, je vais dîner, mon bon. Je n'ai pas +encore dîné, tel que tu me vois. J'ai filé mes individus tout +l'après-midi.... Et j'ai une faim!» Rougon l'arrêta, offrit de lui faire +servir un morceau de viande froide; et il donna tout de suite l'ordre de +mettre un couvert dans la salle à manger. Gilquin parut très touché. Il +referma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestique +n'entendît pas. + +«Tu es un bon garçon... Écoute bien. Je ne veux pas te mentir. Si tu +m'avais mal reçu, j'allais à la préfecture.... Mais à présent tu sauras +tout. C'est de l'honnêteté, hein? Tu te souviendras de ce service-là, +j'espère. + +Les amis sont toujours les amis, on a beau dire...» Alors, il se pencha, +il ajouta d'une voix sifflante: + +«C'est pour demain soir.... On doit nettoyer Badinguet devant l'Opéra, à +son entrée au théâtre. La voiture, les aides de camp, la clique, tout +sera balayé du coup.» Pendant que Gilquin s'attablait dans la salle à +manger, Rougon resta au milieu de son cabinet, immobile, la face +terreuse. Il réfléchissait, il hésitait. Enfin, il s'assit à son bureau, +prit une feuille de papier; mais il la repoussa presque aussitôt. Un +instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte, comme sur +le point de donner un ordre. Et il revint lentement, il s'absorba de +nouveau dans une pensée qui noyait son visage d'ombre. + +A ce moment, devant la cheminée, le fauteuil à dossier énorme eut une +secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journal d'un air +tranquille. + +«Comment! vous étiez là, vous! dit Rougon rudement. + +--Mais sans doute, je lisais les journaux, répondit l'ancien +sous-préfet, avec un sourire qui montrait ses dents blanches mal +rangées. Vous le saviez bien, vous m'avez vu en entrant.» Ce mensonge +effronté coupa court à toute explication. Les deux hommes se regardèrent +quelques secondes, en silence. Et comme Rougon semblait le consulter, +perplexe, s'approchant une seconde fois de son bureau, Du Poizat eut un +petit geste qui signifiait clairement: «Attendez donc, rien ne presse, +il faut voir.» Pas un mot ne fut échangé entre eux: Ils retournèrent au +salon. + +Ce soir-là, une telle querelle avait éclaté entre le colonel et M. +Bouchard, à propos des princes d'Orléans et du comte de Chambord, qu'ils +venaient de jeter les cartes, jurant de ne plus jamais jouer ensemble. +Ils s'étaient assis aux deux côtés de la cheminée, les yeux gros de +menaces. Quand Rougon entra, ils se réconciliaient, en faisant de lui un +éloge extraordinaire. + +«Oh! je ne me gêne pas, je le dis devant lui, poursuivit le colonel. Il +n'y a personne de sa taille à cette heure. + +--Nous disons du mal de vous, vous entendez», reprit Bouchard d'un air +fin. + +Et la conversation continua. + +«Une intelligence hors ligne! + +--Un homme d'action qui a le coup d'oeil des conquérants! + +--Ah! nous aurions bien besoin qu'il s'occupât un peu de nos affaires! + +--Oui, le gâchis serait moins grand. Lui seul peut sauver l'Empire.» +Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un air maussade, par +modestie. Ces coups d'encensoir en pleine figure lui étaient extrêmement +agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait si délicieusement +chatouillée, que lorsque le colonel et M. Bouchard, pendant des soirées +entières, se renvoyaient ainsi des phrases admiratives. Leur bêtise +s'étalait, leurs visages prenaient des expressions gravement bouffonnes; +et plus il les sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone, +qui le célébrait à faux, d'une façon continue. Parfois, il en +plaisantait, quand les deux cousins n'étaient pas là; mais il n'y +contentait pas moins tous ses appétits d'orgueil et de domination. +C'était un fumier d'éloges, assez vaste pour qu'il pût y vautrer à +l'aise son grand corps. + +«Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant la tête. Ah! si +j'étais réellement aussi fort que vous le croyez...» Il n'acheva pas. Il +s'était assis devant la table de jeu, et machinalement il faisait une +réussite, ce qui ne lui arrivait plus que très rarement. M. Bouchard et +le colonel allaient toujours; ils le déclaraient grand orateur, grand +administrateur, grand financier, grand politique. + +Du Poizat, resté debout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans +regarder Rougon, comme s'il n'eût pas été là: + +«Mon Dieu! un événement suffirait.... L'empereur est très bien disposé +pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate, qu'il sente le besoin +d'un bras énergique, et après-demain Rougon est ministre.... Mon Dieu! +oui.» Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller au fond +de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveau toute +grise d'ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses et +infatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient le bercer, le +pousser à quelque résolution, devant laquelle il hésitait encore. Il +finissait par sourire, lorsque le jeune Auguste, qui venait d'achever la +réussite interrompue, s'écria: + +«Elle a réussi, monsieur Rougon. + +--Parbleu! dit Du Poizat, répétant le mot habituel du grand homme, ça +réussit toujours!» A ce moment, un domestique vint dire à Rougon qu'un +monsieur et une dame le demandaient; et il lui remit une carte, qui lui +fit pousser un léger cri. + +«Comment! ils sont à Paris!» C'étaient le marquis et la marquise +d'Escorailles. Il se hâta de les recevoir dans son cabinet. Ils +s'excusèrent de venir si tard. Puis, dans leur conversation, ils +laissèrent entendre qu'ils se trouvaient à Paris depuis deux jours, mais +que la peur de voir mal interpréter leur visite chez un personnage +tenant de près au gouvernement leur avait fait remettre cette visite à +l'heure indue où ils se présentaient. Cette explication ne blessa +nullement Rougon. La présence du marquis et de la marquise dans sa +maison était pour lui un honneur inespéré. L'empereur en personne aurait +frappé à sa porte, qu'il eût éprouvé une satisfaction de vanité moins +grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c'était tout Plassans +qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique, froid, guindé, dont +il avait gardé, du fond de sa jeunesse, une idée d'Olympe inaccessible; +et il satisfaisait enfin un rêve d'ambition ancienne, il se sentait +vengé des dédains de sa petite ville, lorsqu'il y traînait ses souliers +éculés d'avocat sans causes. + +«Nous n'avons pas trouvé Jules, dit la marquise. + +Nous nous faisions un plaisir de le surprendre.... Il a dû aller à +Orléans, pour une affaire, paraît-il.» Rougon ignorait l'absence du +jeune homme. Mais il comprit, en se souvenant que la tante auprès de +laquelle se trouvait Mme Bouchard, habitait Orléans. + +Et il excusa Jules, il expliqua même l'affaire grave, un travail sur une +question d'abus de pouvoir, qui avait nécessité son voyage. Il le donna +comme un garçon intelligent, dont la carrière serait belle. + +«Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sans appuyer sur cette +allusion à la ruine de la famille. Nous nous sommes séparés de lui avec +un grand déchirement.» Et, discrètement, le père et la mère déplorèrent +les nécessités de notre abominable époque qui empêchent les fils de +grandir dans la religion de leurs parents. Eux, n'avaient pas remis les +pieds à Paris, depuis la chute de Charles X. Ils n'y seraient certes +jamais revenus, s'il ne s'était agi de l'avenir de Jules. Depuis que le +cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l'empire, ils +feignaient bien devant le monde de le renier, mais ils travaillaient à +son avancement d'une façon sourde et continue. + +«Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon, reprit le marquis +d'un ton de familiarité charmante. Nous aimons notre enfant, c'est bien +légitime.... Oh! vous avez beaucoup fait, et nous vous remercions. + +Mais il faut que vous fassiez plus encore. Nous sommes des amis et des +compatriotes, n'est-ce pas?» Rougon, très ému, s'inclinait. L'attitude +humble de ces deux vieillards qu'il avait connus si majestueux, quand +ils se rendaient, le dimanche, à l'église Saint-Marc, lui causait un +grandissement de sa propre personne. Il leur fit des promesses +formelles. + +Lorsqu'ils se retirèrent, après vingt minutes de conversation intime, la +marquise lui prit une main, qu'elle garda dans la sienne, en murmurant: + +«Alors, c'est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommes venus exprès de +Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous, à notre âge! +Maintenant, nous nous en retournerons bien joyeux.... On nous disait que +vous ne pouviez plus rien.» Rougon eut un sourire. Il prononça ces +derniers mots d'un air de décision qui semblait répondre en lui à des +pensées secrètes: + +«On peut ce qu'on veut.... Comptez sur moi.» Cependant, quand ils ne +furent plus là, l'ombre d'un regret lui passa encore sur le visage. Il +s'arrêta au milieu de l'anti-chambre, lorsqu'il aperçut, +respectueusement debout, dans un coin, un individu proprement mis, +balançant entre ses doigts un petit chapeau de feutre rond. + +«Qu'est-ce que vous voulez?» lui demanda-t-il d'un ton brusque. + +L'individu, très grand, très fort, murmura, en baissant les yeux: + +«Monsieur ne me reconnaît pas?» Et comme Rougon disait non, brutalement: + +«Je suis Merle, l'ancien huissier de monsieur au Conseil d'État.» Rougon +se radoucit un peu. + +«Ah! très bien. Vous portez toute votre barbe, maintenant.... Eh bien, +qu'est-ce que vous voulez, mon garçon?» Alors, Merle expliqua, avec des +manières polies d'homme comme il faut. Il avait rencontré Mme Correur, +l'après-midi; c'était elle qui lui avait conseillé d'aller voir monsieur +le soir même; sans cela, il ne se serait jamais permis de déranger +monsieur à pareille heure. + +«Mme Correur est bien bonne», répéta-t-il à plusieurs reprises. + +Puis, il dit enfin qu'il se trouvait sans place. S'il portait toute sa +barbe, c'était qu'il avait quitté le Conseil d'État depuis environ six +mois. Et quand Rougon l'interrogea sur les motifs de son renvoi, il +n'avoua pas avoir été mis à la porte pour sa mauvaise conduite. Il pinça +les lèvres, il répondit d'un air discret: + +«On savait combien j'étais dévoué à monsieur. + +Depuis le départ de monsieur, on me faisait toutes sortes de misères, +parce que je n'ai jamais su cacher mes sentiments.... Un jour, j'ai +failli donner un soufflet à un camarade, qui disait des choses +inconvenantes.... Et ils m'ont renvoyé.». + +Rougon le regardait fixement. + +«Alors, mon garçon, c'est à cause de moi que vous voilà sur le pavé?» +Merle eut un petit sourire. + +«Et je vous dois une place, n'est-ce pas? Il faut que je vous case +quelque part?» Il sourit de nouveau, en disant simplement: + +«Monsieur serait bien bon.» Un court silence régna. Rougon tapait +légèrement ses mains l'une contre l'autre, d'un mouvement machinal et +nerveux. Il se mit à rire, résolu, soulagé. Il avait trop de dettes, il +voulait payer tout. + +«Je songerai à vous, vous aurez votre place, reprit-il. + +Vous avez bien fait de venir, mon garçon.» Et il le congédia. Cette +fois, il n'hésitait plus. Il entra dans la salle à manger, où Gilquin +achevait un pot de confitures, après avoir mangé une tranche de pâté, +une cuisse de poulet et des pommes de terre froides. Du Poizat, qui +était venu rejoindre ce dernier, causait avec lui, à califourchon sur +une chaise. Ils parlaient des femmes, de la façon de se faire aimer, +très crûment. + +Gilquin avait gardé son chapeau sur la tête; et il se renversait, il se +dandinait sur sa chaise, un cure-dent aux lèvres, pour avoir bon genre. +«Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avec un claquement +de langue. Je vais rue Montmartre voir ce que deviennent mes oiseaux.» +Mais Rougon, qui semblait très gai, le plaisanta. + +Est-ce qu'il croyait toujours à son histoire de conspirateurs, +maintenant qu'il avait dîné? Du Poizat, lui aussi, affectait +l'incrédulité la plus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec +Gilquin, auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous +le bras, répétait, dès qu'il pouvait placer un mot: + +«Alors, vous n'allez pas prévenir... + +--Eh! si, finit par répondre Rougon. On se moquera de moi, voilà +tout.... Rien ne presse. Demain matin.» L'ancien commis voyageur tenait +déjà le bouton de la porte. Il revint en ricanant. + +«Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, je m'en fiche, moi! +Ça serait même plus drôle. + +--Oh! reprit le grand homme d'un air convaincu, presque religieux, +l'empereur ne craint rien, même si l'histoire est vraie. Ces coups-là ne +réussissent jamais.... Il y a une Providence.» Ce mot fut le dernier +prononcé. Du Poizat s'en alla avec Gilquin, qu'il tutoyait amicalement. +Et lorsque, une heure plus tard, à dix heures et demie, Rougon donna une +poignée de main à M. Bouchard et au colonel qui partaient, il s'étira +les bras, il bailla, comme il faisait parfois, en disant: «Je suis +éreinté. Je vais joliment dormir, cette nuit.» + +Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture de +l'empereur, devant l'Opéra. Une épouvantable panique s'emparait de la +foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquante personnes +étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuée roide, barrait +le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé. Un aide de camp, +blessé à la nuque, laissait derrière lui des gouttes de sang. Et, sous +la lueur crue du gaz, au milieu de la fumée, l'empereur descendu sain et +sauf de la voiture criblée de projectiles, saluait. Son chapeau seul +était troué d'un éclat de bombe. + +Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin, +pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises, témoigné +l'envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner, Clorinde arriva. +Alors, il s'oublia avec elle, jusqu'au soir, dans son cabinet. Elle +venait pour le consulter sur une affaire compliquée, et elle se montrait +découragée, elle n'arrivait à rien, disait-elle. Lui, alors, la consola, +très touché de sa tristesse, montrant beaucoup d'espoir, donnant à +entendre que tout allait changer. Il n'ignorait pas le dévouement et la +propagande de ses amis; il récompenserait jusqu'aux plus humbles d'entre +eux. Quand elle le quitta, il l'embrassa au front. Puis, après son +dîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, il prit +le chemin le plus direct pour arriver sur les quais, étouffant, +cherchant l'air vif de la rivière. Cette soirée d'hiver était très +douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait peser sur la ville, +dans un silence noir. Au loin, le grondement des grandes voies se +mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d'un pas égal, toujours devant +lui, frôlant de son paletot la pierre du parapet; des lumières à +l'infini, dans l'enfoncement des ténèbres, pareilles à des étoiles +marquant les bornes d'un ciel éteint, lui donnaient une sensation +élargie, immense, de ces places et de ces rues dont il ne voyait plus +les maisons; et, à mesure qu'il avançait, il trouvait Paris grandi, fait +à sa taille, ayant assez d'air pour sa poitrine. L'eau couleur d'encre, +moirée d'écailles d'or vivantes, avait une respiration grosse et douce +de colosse endormi, qui accompagnait l'énormité de son rêve. Comme il +arrivait en face du Palais de justice, une horloge sonna neuf heures. Il +eut un tressaillement, il se tourna, prêta l'oreille; il lui semblait +entendre passer sur les toits une panique soudaine, des bruits lointains +d'explosions, des cris d'épouvante. + +Paris, tout d'un coup, lui parut dans la stupeur de quelque grand crime. +Et il se rappela alors de cet après-midi de juin, l'après-midi clair et +triomphant du baptême, les cloches sonnant dans le soleil chaud, les +quais emplis d'un écrasement de foule, toute cette gloire de l'empire à +son apogée, sous laquelle il s'était senti un instant écrasé, au point +de jalouser l'empereur. A cette heure, c'était sa revanche, un ciel sans +lune, la ville terrifiée et muette, les quais vides, traversés d'un +frisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de louche +embusqué au fond de la nuit. Lui, respirant à longs soupirs, aimait ce +Paris coupe-gorge, dans l'ombre effrayante duquel il ramassait la +toute-puissance. + +Dix jours plus tard, Rougon remplaça au ministère de l'Intérieur M. de +Marsy, qui fut nommé président du Corps législatif. + + + + +IX + + +Un matin de mars, au ministère de l'Intérieur, Rougon était dans son +cabinet, très occupé à rédiger une circulaire confidentielle que les +préfets devaient recevoir le lendemain. Il s'arrêtait, soufflait, +écrasait la plume sur le papier. + +«Jules, donnez-moi donc un synonyme à autorité, dit-il. C'est bête, +cette langue!... Je mets autorité à toutes les lignes. + +--Mais pouvoir, gouvernement, empire», répondit le jeune homme en +souriant. + +M. Jules d'Escorailles, qu'il avait pris pour secrétaire, dépouillait la +correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvrait soigneusement les +enveloppes avec un canif, parcourait les lettres d'un coup d'oeil, les +classait. + +Devant la cheminée où brûlait un grand feu, le colonel, M. Kahn et M. +Béjuin se trouvaient assis. Tous trois très à l'aise, allongés, +chauffaient leurs semelles, sans dire un mot. Ils étaient chez eux. M. +Kahn lisait un journal. Les deux autres, béatement renversés, tournaient +leurs pouces, en regardant la flamme. + +Rougon se leva, versa un verre d'eau sur une console, et le but d'un +trait. + +«Je ne sais ce que j'ai mangé hier, murmura-t-il. + +J'avalerais la Seine, ce matin.» Et il ne se rassit pas tout de suite. +Il fit le tour du cabinet, déhanchant son grand corps. Son pas ébranlait +sourdement le parquet, sous l'épais tapis. Il alla écarter les rideaux +de velours vert, pour avoir plus de jour. + +Puis, au milieu de la vaste pièce, d'un luxe noir et fané de palais +garni, il s'étira les bras, les mains nouées derrière la nuque, +jouissant, comme pâmé par l'odeur administrative, l'odeur de puissance +satisfaite, qu'il respirait là. Un rire lui venait malgré lui; et il +riait tout seul, les côtes chatouillées, d'un rire de plus en plus fort +où sonnait le triomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette +gaieté, se tournèrent, lui adressèrent un hochement de tête silencieux. + +«Ah! c'est bon tout de même!» dit-il simplement. + +Comme il reprenait sa place devant l'énorme bureau de palissandre, Merle +entra. L'huissier était correct, en habit noir et en cravate blanche. Il +n'avait plus un poil de barbe, rasé de près, la face digne. + +«Je demande pardon à Son Excellence, murmura-t-il, il y a là le préfet +de la Somme... + +--Qu'il aille au diable! je travaille, répondit brutalement Rougon. Il +est incroyable que je ne puisse avoir un moment à moi.» Merle ne se +déconcerta pas. Il continua: + +«M. le préfet assure que Son Excellence l'attend.... Il y a aussi les +préfets de la Nièvre, du Cher et du Jura. + +--Eh bien, qu'ils attendent, ils sont faits pour ça!» reprit Rougon très +haut. + +L'huissier sortit. M. d'Escorailles avait eu un sourire. + +Les trois autres, qui se chauffaient, s'allongèrent davantage, très +amusés également par la réponse du ministre. + +Celui-ci fut flatté de son succès. + +«C'est vrai, je suis dans les préfets depuis un mois.... Il a fallu que +je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez! il y en a de stupides. +Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence à en avoir assez.... +D'ailleurs, je travaille pour eux, ce matin.» Et il se remit à sa +circulaire. On n'entendit plus, dans l'air chaud de la pièce, que le +bruit de sa plume d'oie et le léger froissement des enveloppes ouvertes +par M. d'Escorailles. M. Kahn avait pris un autre journal; le colonel et +M. Béjuin sommeillaient à demi. Au-dehors, la France, peureuse, se +taisait. L'empereur, en appelant Rougon au pouvoir, voulait des +exemples. Il connaissait sa poigne de fer; il lui avait dit, au +lendemain de l'attentat, dans la colère de l'homme sauvé: «Pas de +modération! il faut qu'on vous craigne!» Et il venait de l'armer de +cette terrible loi de sûreté générale, qui autorisait l'internement en +Algérie ou l'expulsion hors de l'Empire de tout individu condamné pour +un fait politique. Bien qu'aucune main française n'eût trempé dans le +crime de la rue Le Peletier, les républicains allaient être traqués et +déportés; c'était le coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2 +décembre. On parlait d'un mouvement préparé par le parti +révolutionnaire; on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers. +Dès le milieu de mars, trois cent quatre-vingts internés étaient +embarqués à Toulon. + +Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le pays tremblait, +dans la terreur qui sortait, comme une fumée d'orage, du cabinet de +velours vert, où Rougon riait tout seul, en s'étirant les bras. + +Jamais le grand homme n'avait goûté de pareils contentements. Il se +portait bien, il engraissait; la santé lui était revenue avec le +pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coups de talon, +pour qu'on entendît la lourdeur de son pas aux quatre coins de la +France son désir était de ne pouvoir poser son verre vide sur une +console, jeter sa plume, faire un mouvement, sans donner une secousse au +pays. Cela l'amusait d'être une épouvante, de forger la foudre, au +milieu de la béatitude de ses amis, d'assommer un peuple avec ses poings +enflés de bourgeois parvenu. Il avait écrit dans une circulaire: «C'est +aux bons à se rassurer, aux méchants seuls à trembler.» Et il jouait son +rôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d'une main jalouse. +Un immense orgueil lui venait, l'idolâtrie de sa force et de son +intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait à lui-même +des régals de jouissance surhumaine. + +Dans la poussée des hommes du Second Empire, Rougon affichait depuis +longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiait répression à +outrance; refus de toutes les libertés, gouvernement absolu. Aussi +personne ne se trompait-il, en le voyant au ministère. + +Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux; il avait des besoins +plutôt que des opinions; il trouvait le pouvoir trop désirable, trop +nécessaire à ses appétits de domination, pour ne pas l'accepter, sous +quelque condition qu'il se présentât. Gouverner, mettre son pied sur la +nuque de la foule, c'était là son ambition immédiate; le reste offrait +simplement des particularités secondaires, dont il s'accommoderait +toujours. Il avait l'unique passion d'être supérieur. Seulement, à cette +heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait aux affaires, +doublaient pour lui la joie du succès; il tenait de l'empereur une +entière liberté d'action, il réalisait son ancien désir de mener les +hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rien ne l'épanouissait +davantage que de se sentir détesté. Puis, parfois, quand on lui collait +le nom de tyran entre les épaules, il souriait, il disait ces paroles +profondes: + +«Si je deviens libéral un jour, ils diront que j'ai changé.» Mais la +plus grande volupté de Rougon était encore de triompher devant sa bande. +Il oubliait la France, les fonctionnaires à ses genoux, le peuple de +solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivre dans l'admiration continue +des dix à quinze familiers de son entourage. Il leur ouvrait à toute +heure son cabinet, les faisait régner là, sur les fauteuils, à son +bureau même, se disait heureux d'en rencontrer sans cesse entre ses +jambes, ainsi que des animaux fidèles. Le ministre, ce n'était pas +seulement lui, mais eux tous, qui étaient comme des dépendances de sa +personne. Dans la victoire, un travail sourd se faisait, les liens se +resserraient, il se prenait à les aimer d'une amitié jalouse, mettant sa +force à ne pas être seul, se sentant la poitrine élargie par leurs +ambitions. Il oubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver +très intelligents, très forts, à son image. Il voulait surtout qu'on le +respectât en eux, il les défendait avec emportement, comme il aurait +défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaient les +siennes. + +Même il finissait par s'imaginer leur devoir beaucoup, soudant au +souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoins lui-même, il +taillait à la bande de belles proies, il goûtait à la combler la joie +personnelle d'agrandir autour de lui l'éclat de sa fortune. + +Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède. + +M. d'Escorailles, après avoir examiné la suscription d'une des lettres +qu'il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l'ouvrir. + +«Une lettre de mon père», dit-il. + +Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministre d'avoir +pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deux pages de fine +écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche. Puis, avant de se +remettre au travail, il demanda: + +«Du Poizat n'a pas écrit? + +--Si, monsieur, répondit le secrétaire en cherchant une lettre parmi les +autres. Il commence à se reconnaître dans sa préfecture. Il dit que les +Deux Sèvres, et en particulier la ville de Niort, ont besoin d'être +menées par une main solide.» Rougon parcourait la lettre. Quand il l'eut +achevée: + +«Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirs qu'il demande.... +Ne lui répondez pas, c'est inutile. + +Ma circulaire lui est destinée.» Il reprit la plume, cherchant les +dernières phrases. + +Du Poizat avait voulu être préfet à Niort, dans son pays; et le +ministre, à chaque décision grave, se préoccupait surtout des +Deux-Sèvres, gouvernant la France d'après les avis et les besoins de son +ancien compagnon de misère. Il terminait enfin sa lettre confidentielle +aux préfets, lorsque M. Kahn, brusquement, se fâcha. + +«Mais c'est abominable!» cria-t-il. + +Et tapant de la main le journal qu'il tenait, s'adressant à Rougon: + +«Avez-vous lu ça?... Il y a, en tête, un article qui fait appel aux plus +mauvaises passions. Tenez, écoutez cette phrase: "La main qui punit doit +être impeccable, car si la justice vient à se tromper, le lien social +lui même se dénoue. Comprenez-vous?... Et dans les faits divers, donc! +Je trouve là l'histoire d'une comtesse enlevée par le fils d'un marchand +de grains. On ne devrait pas laisser passer des anecdotes pareilles. Ça +détruit le respect du peuple pour les hautes classes.» M. d'Escorailles +intervint. + +«Le feuilleton est encore plus odieux. Il s'agit d'une femme bien élevée +qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas même des remords.» +Rougon eut un geste terrible. + +«Oui, oui, on m'a déjà signalé ce numéro, dit-il. Vous devez voir que +j'ai marqué les passages au crayon rouge.... Un journal qui est à nous, +pourtant! Tous les jours, je suis obligé de l'éplucher ligne par ligne. +Ah! le meilleur ne vaut rien, il faudrait leur couper le cou à tous!» Il +ajouta plus bas, en pinçant les lèvres: + +«J'ai envoyé chercher le directeur. Je l'attends.» Le colonel avait pris +le journal des mains de M. Kahn. Il s'indigna et le passa à M. Béjuin, +qui, à son tour, parut écoeuré. Rougon, les coudes sur le bureau, +songeait, les paupières à demi closes. + +«A propos, dit-il en se tournant vers son secrétaire, ce pauvre Huguenin +est mort hier. Voilà une place d'inspecteur vacante. Il faudra nommer +quelqu'un.» Et comme les trois amis, devant la cheminée, levaient +vivement la tête, il continua: + +«Oh! une place sans importance. Six mille francs. Il est vrai qu'il n'y +a absolument rien à faire.» Mais il fut interrompu. La porte d'un +cabinet voisin s'était ouverte. + +«Entrez, entrez, monsieur Bouchard! cria-t-il. + +J'allais vous faire appeler.» + +M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportait un travail +sur les maires et les préfets qui sollicitaient des croix de chevalier +et d'officier. Rougon avait vingt-cinq croix à distribuer aux plus +méritants. Il prit le travail, examina la liste des noms, feuilleta les +dossiers. Pendant ce temps, le chef de division, s'approchant de la +cheminée, donnait des poignées de main à ces messieurs. Il s'adossa, +releva les pans de sa redingote, pour présenter ses cuisses à la flamme. + +«Hein? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printemps sera tardif. + +--Une pluie du tonnerre de Dieu! dit le colonel. Je sens une attaque, +j'ai eu des élancements dans le pied gauche toute la nuit.» Puis, après +un silence: + +«Et madame? demanda M. Kahn. + +--Je vous remercie, elle se porte bien, répondit + +M. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois.» Il y eut un nouveau +silence. Rougon feuilletait toujours les papiers. Il s'arrêta à un nom. + +«Isidore Gaudibert.... Est-ce qu'il n'a pas fait des vers, celui-là? + +--Parfaitement! dit M. Bouchard. Il est maire de Barbeville depuis 1852. +A chaque heureux événement, pour le mariage de l'empereur, pour les +couches de l'impératrice, pour le baptême du prince impérial, il a +envoyé à Leurs Majestés des odes pleines de goût.» Le ministre faisait +une moue méprisante. Mais le colonel affirma avoir lu les odes; lui, les +trouvait spirituelles. Il en citait particulièrement une, dans laquelle +l'empereur était comparé à un feu d'artifice. Et, sans transition, à +demi-voix, par satisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se +mirent à dire le plus grand bien de l'empereur. Maintenant, toute la +bande était bonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel et +M. Bouchard, réconciliés, ne se jetant plus à la tête les princes +d'Orléans et le comte de Chambord, luttaient désormais à qui ferait +l'éloge du souverain en meilleurs termes. + +«Ah! non, pas celui-là! cria tout à coup Rougon. Ce Jusselin est une +créature de Marsy. Je n'ai pas besoin de récompenser les amis de mon +prédécesseur.» Et, d'un trait de plume qui écorcha le papier, il biffa +le nom. + +«Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu'un.... C'est une croix +d'officier.» Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d'Escorailles, malgré +sa grande jeunesse, avait reçu la croix de chevalier huit jours +auparavant; M. Kahn et M. Bouchard étaient officiers; le colonel venait +enfin d'être nommé commandeur. + +«Voyons, nous disons une croix d'officier», répétait Rougon, en +fouillant de nouveau dans les dossiers. + +Mais il s'interrompit, comme frappé d'une idée subite. + +«Est-ce que vous n'êtes pas maire quelque part, monsieur Béjuin?» +demanda-t-il. + +M. Béjuin se contenta d'incliner la tête à deux reprises. Ce fut M. Kahn +qui répondit pour lui. + +«Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petite commune où se +trouve sa cristallerie. + +--Cela va tout seul, alors! dit le ministre, ravi de cette occasion de +pousser un des siens. Il n'est justement que chevalier.... Monsieur +Béjuin, vous ne demandez jamais rien. Il faut toujours que je songe à +vous.» + +M. Béjuin eut un sourire et remercia. Il ne demandait jamais rien, en +effet. Mais il était sans cesse là, silencieux, modeste, attendant les +miettes; et il ramassait tout. + +«Léon Béjuin, n'est-ce pas? à la place de Pierre François Jusselin, +reprit Rougon en opérant le changement de nom. + +--Béjuin, Jusselin, ça rime», fit remarquer le colonel. Cette +observation parut une plaisanterie très fine. On en rit beaucoup. Enfin, +M. Bouchard remporta les pièces signées. Rougon s'était levé; il avait +des inquiétudes dans les jambes, disait-il; les jours de pluie +l'agitaient. + +Cependant, la matinée s'avançait, les bureaux bourdonnaient au loin; des +pas rapides traversaient les pièces voisines; des portes s'ouvraient, se +fermaient; tandis que des chuchotements couraient, étouffés par les +tentures. Plusieurs employés vinrent encore présenter des pièces à la +signature du ministre. C'était un va-et-vient continu, la machine +administrative en travail, avec une dépense extraordinaire de papiers +promenés de bureau en bureau. Et, au milieu de cette agitation, derrière +la porte, dans l'anti-chambre, on entendait le gros silence résigné des +vingt et quelques personnes qui s'assoupissaient sous les regards de +Merle, en attendant que Son Excellence voulût bien les recevoir. Rougon, +pris comme d'une fièvre d'activité, se débattait parmi tout ce monde, +donnait des ordres à demi-voix dans un coin de son cabinet, éclatait +brusquement en paroles violentes contre quelque chef de service, +taillait la besogne, tranchait les affaires d'un mot, énorme, insolent, +le cou gonflé, la face crevant de force. + +Merle entra, avec sa tranquille dignité que les rebuffades ne pouvaient +entamer. + +«M. le préfet de la Somme... commença-t-il. + +--Encore!» interrompit furieusement Rougon. + +L'huissier s'inclina, attendit de pouvoir parler. + +«M. le préfet de la Somme m'a prié de demander à Son Excellence si elle +le recevrait ce matin. Dans le cas contraire, Son Excellence serait bien +bonne de lui fixer une heure pour demain. + +--Je le recevrai ce matin.... Qu'il ait un peu de patience, que diable!» +La porte du cabinet était restée ouverte, et l'on apercevait +l'anti-chambre, par l'entrebâillement, une vaste pièce, avec une grande +table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge, le long des +murs. Tous les fauteuils étaient occupés; même deux dames se tenaient +debout, devant la table. Les têtes se tournaient discrètement, des +regards se glissaient dans le cabinet du ministre, suppliants, tout +allumés du désir d'entrer. + +Près de la porte, le préfet de la Somme, un petit homme blême, causait +avec ses deux collègues du Jura et du Cher. Et comme il faisait le +mouvement de se lever, croyant sans doute qu'il allait enfin être admis, +Rougon reprit, en s'adressant à Merle: + +«Dans dix minutes, entendez-vous.... Je ne puis absolument recevoir +personne en ce moment.» Mais il parlait encore qu'il vit M. +Beulin-d'orchère traverser l'anti-chambre. Il alla vivement à sa +rencontre, l'attira d'une poignée de main dans son cabinet, en criant: + +«Eh! entrez donc, cher ami! Vous arrivez, n'est-ce pas? Vous n'avez pas +attendu?... Quoi de nouveau?» La porte fut refermée sur le silence +consterné de l'anti-chambre. Rougon et M. Beulin-d'orchère eurent un +entretien à voix basse, devant une des fenêtres; le magistrat, nommé +récemment premier président de la Cour de Paris, ambitionnait les +sceaux; mais l'empereur, tâté à son égard, était resté impénétrable. + +«Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Le renseignement est +excellent. J'agirai, je vous le promets.» Il venait de le faire sortir +par ses appartements, lorsque Merle parut, en annonçant: + +«Monsieur La Rouquette. + +--Non, non, je suis occupé, il m'embête!» dit Rougon, en faisant un +geste énergique pour que l'huissier refermât la porte. + +M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n'en pénétra pas moins dans le +cabinet, souriant, la main tendue: + +«Comment va Votre Excellence? C'est ma soeur qui m'envoie. Hier, vous +aviez l'air un peu fatigué, aux Tuileries.... Vous savez qu'on doit +jouer un proverbe dans les appartements de l'impératrice, lundi +prochain. Ma soeur a un rôle. Combelot a dessiné les costumes. Vous +viendrez, n'est-ce pas?» Et il demeura là un grand quart d'heure, souple +et caressant, cajolant Rougon, qu'il appelait tantôt «Votre Excellence» +et tantôt «cher maître». Il plaça quelques anecdotes sur les petits +théâtres, recommanda une danseuse, demanda un mot pour le directeur de +la manufacture des tabacs, afin d'avoir de bons cigares. Et il finit par +dire un mal épouvantable de M. de Marsy, en plaisantant. + +«Il est gentil tout de même, déclara Rougon, quand le jeune député ne +fut plus là. Voyons, je vais me tremper la figure dans ma cuvette, moi. +J'ai les joues qui éclatent.» Il disparut un instant derrière une +portière. On entendit un grand barbotement d'eau. Il reniflait, il +soufflait. + +Cependant, M. d'Escorailles, ayant fini de classer la correspondance, +venait de tirer de sa poche une petite lime à manche d'écaille et se +travaillait les ongles, délicatement. M. Béjuin et le colonel +regardaient le plafond, si enfoncés dans leurs fauteuils, qu'ils +semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment, M. Kahn fouilla +le tas des journaux à côté de lui, sur une table. Il les retournait, +regardait les titres, les rejetait. Puis, il se leva. «Vous partez? +demanda Rougon, qui reparut, s'épongeant la figure dans une serviette. + +--Oui, répondit M. Kahn, j'ai lu les journaux, je m'en vais.» Mais il +lui dit d'attendre. Et il le prit à son tour à l'écart, il lui annonça +qu'il se rendrait sans doute dans les Deux-Sèvres, la semaine suivante, +pour l'ouverture des travaux du chemin de fer de Niort à Angers. +Plusieurs motifs le poussaient à faire un voyage là-bas. + +M. Kahn se montra enchanté. Il avait enfin obtenu la concession, dès les +premiers jours de mars. Seulement, il s'agissait maintenant de lancer +l'affaire, et il sentait toute la solennité que la présence du ministre +donnerait à la mise en scène, dont il soignait déjà les détails. + +«Alors, c'est entendu, je compte sur vous pour le premier coup de mine», +dit-il en s'en allant. + +Rougon s'était remis devant son bureau. Il consultait une liste de noms. +Derrière la porte, dans l'anti-chambre, l'attente grandissait. + +«J'ai à peine un quart d'heure, murmura-t-il. Enfin, je recevrai ceux +que je pourrai.» Il sonna et dit à Merle: + +«Faites entrer M. le préfet de la somme.» Mais il reprit aussitôt, la +liste sous les yeux: + +«Attendez donc!... Est-ce que M. et Mme Charbonnel sont là? Faites-les +entrer.» On entendit la voix de l'huissier appelant: «Monsieur et madame +Charbonnel!» Et les deux bourgeois de Plassans parurent, suivis par les +regards étonnés de toute l'anti-chambre. M. Charbonnel était en habit, +un habit à queue carrée, qui avait un collet de velours; Mme Charbonnel +portait une robe de soie puce, avec un chapeau à rubans jaunes. Depuis +deux heures, ils attendaient, patiemment. + +«Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon. + +Merle vous connaît.» Puis, sans leur laisser balbutier des phrases où +les mots: «Votre Excellence» revenaient sans cesse, il cria gaiement: + +«Victoire! Le Conseil d'État a rendu son arrêt. Nous avons battu notre +terrible évêque.» L'émotion de la vieille dame fut si forte qu'elle dut +s'asseoir. Le mari s'appuya au dossier d'un fauteuil. + +«J'ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait le ministre. Comme +je tenais à vous l'apprendre moi même, je vous ai fait prier de venir ce +matin!... Hein! voilà une jolie tuile, cinq cent mille francs!» Il +plaisantait, heureux de leurs visages bouleversés. + +Mme Charbonnel put enfin demander d'une voix étranglée et timide: + +«C'est fini, bien sûr?... On ne recommencera plus le procès? + +--Non, non, soyez tranquilles. L'héritage est à vous.» Et il donna +quelques détails. Le Conseil d'État n'avait pas autorisé les soeurs de +la Sainte-Famille à accepter le legs, en se basant sur l'existence +d'héritiers naturels, et en cassant le testament qui ne paraissait pas +avoir tous les caractères d'authenticité désirables. Mgr Rochart était +exaspéré. Rougon, qui l'avait rencontré la veille chez son collègue le +ministre de l'Instruction publique, riait encore de ses regards +furibonds. Son triomphe sur le prélat l'égayait beaucoup. + +«Vous voyez bien qu'il ne m'a pas mangé, dit-il encore. Je suis trop +gros.... Oh! tout n'est pas terminé entre nous. J'ai vu ça à la couleur +de ses yeux. C'est un homme qui ne doit rien oublier. Mais ceci me +regarde.» Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec des +révérences. Ils dirent qu'ils partiraient le soir même. Maintenant, ils +étaient pris d'une vive inquiétude, la maison de leur cousin Chevassu, à +Faverolles, se trouvait gardée par une vieille domestique dévote, très +dévouée aux soeurs de la Sainte-Famille; peut-être, en apprenant l'issue +du procès, allait-on dévaliser la maison. Ces religieuses devaient être +capables de tout. + +«Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque chose clochait +là-bas, écrivez-moi.» Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte, +il remarqua l'étonnement des figures, dans l'anti-chambre; le préfet de +la Somme échangeait un sourire avec ses collègues du Jura et du Cher; +les deux dames, devant la table, avaient aux lèvres un léger pli de +dédain. Alors, il haussa la voix, rudement: «Écrivez-moi, n'est-ce pas? +Vous savez combien je vous suis dévoué... Et quand vous serez à +Plassans, dites à ma mère que je me porte bien.» Il traversa +l'anti-chambre, les accompagna jusqu'à l'autre porte, pour les imposer à +tout ce monde, sans aucune honte d'eux, tirant un grand orgueil d'être +parti de leur petite ville et de pouvoir aujourd'hui les mettre aussi +haut qu'il lui plaisait. Et les solliciteurs, les fonctionnaires, +inclinés sur leur passage, saluaient la robe de soie puce et l'habit à +queue carrée des Charbonnel. + +Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le colonel debout. + +«A ce soir, dit ce dernier. Il commence à faire trop chaud chez vous.» +Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles à l'oreille. Il +s'agissait de son fils Auguste, qu'il allait retirer du collège, +désespérant de lui voir jamais passer son baccalauréat. Rougon avait +promis de le prendre dans son ministère, bien que le diplôme de +bachelier fût exigé de tous les employés. + +«Eh bien, c'est cela, amenez-le, répondit-il. Je passerai par-dessus les +formalités. Je chercherai un biais.... Et il gagnera quelque chose tout +de suite, puisque vous y tenez.» + +M. Béjuin resta seul devant la cheminée. Il roula son fauteuil, +s'installa au milieu, sans paraître s'apercevoir que la pièce se vidait. +Il demeurait toujours le dernier, attendait encore quand les autres +n'étaient plus là, dans l'espoir de se faire offrir quelque part +oubliée. + +Merle, de nouveau, reçut l'ordre d'introduire le préfet de la Somme. +Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s'approcha du bureau, en +disant avec un sourire aimable: + +«Si Son Excellence daigne le permettre, je vais m'acquitter d'une toute +petite commission.» Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour +écouter. + +«C'est cette pauvre Mme Correur.... Je suis allé chez elle ce matin. +Elle est couchée, elle a un clou bien mal placé, et très gros! oh! plus +gros que la moitié du poing. + +Ça n'a rien de dangereux, mais ça la fait beaucoup souffrir, parce +qu'elle a la peau très fine... + +--Alors? demanda le ministre. + +--J'ai même aidé la bonne à la retourner. Mais j'ai mon service, moi.... +Alors, elle est très inquiète, elle aurait voulu voir Son Excellence +pour les réponses qu'elle attend. Je m'en allais, quand elle m'a +rappelé, en me disant que je serais bien gentil, si je pouvais ce soir +lui rapporter es réponses, après mon travail.., son Excellence +serait-elle assez obligeante...?» Le ministre se tourna tranquillement. + +«Monsieur d'Escorailles, donnez-moi donc ce dossier là-bas, dans cette +armoire.» C'était le dossier de Mme Correur, une énorme chemise grise +crevant de papiers. Il y avait là des lettres, des projets, des +pétitions de toutes les écritures et de toutes les orthographes: +demandes de bureaux de tabac, demandes de bureaux de timbres, demandes +de secours, de subventions, de pensions, d'allocations. + +Toutes les feuilles volantes portaient en marge l'apostille de Mme +Correur, cinq ou six lignes suivies d'une grosse signature masculine. + +Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres, de +petites notes écrites de sa main au crayon rouge. + +«La pension de Mme Jalaguier est portée à dix-huit cents francs. Mme +Leturc a son bureau de tabac.... Les fournitures de Mme Chardon sont +acceptées.... Rien encore pour Mme Testanière.... Ah! vous direz aussi +que j'ai réussi pour Mlle Herminie Billecoq. J'ai parlé d'elle, des +dames donneront la dot nécessaire à son mariage avec l'officier qui l'a +séduite. + +--Je remercie mille fois Son Excellence», dit Merle en s'inclinant. + +Il sortait, lorsqu'une adorable tête blonde, coiffée d'un chapeau rose, +parut à la porte. + +«Puis-je entrer?» demanda une voix flûtée. + +Et Mme Bouchard, sans attendre la réponse, entra. + +Elle n'avait pas vu l'huissier dans l'anti-chambre, elle était allée +droit devant elle. Rougon, qui l'appelait «ma chère enfant», la fit +asseoir, après avoir gardé un instant entre les siennes ses petites +mains gantées. + +«Est-ce pour quelque chose de sérieux? demanda-t-il. + +--Oui, oui, très sérieux», répondit-elle avec un sourire. + +Alors, il recommanda à Merle de n'introduire personne. M. d'Escorailles, +qui avait fini la toilette de ses ongles, était venu saluer Mme +Bouchard. Elle lui fit signe de se pencher, lui parla tout bas, +vivement. Le jeune homme approuva de la tête. Et il alla prendre son +chapeau, en disant à Rougon: + +«Je vais déjeuner, je ne vois rien d'important.... Il n'y a que cette +place d'inspecteur. Il faudrait nommer quelqu'un.» Le ministre restait +perplexe, secouait la tête. + +«Oui, sans doute, il faut nommer quelqu'un.... On m'a proposé déjà un +tas de monde. Ça m'ennuie de nommer des gens que je ne connais pas.» Et +il regardait autour de lui, dans les coins de la pièce, comme pour +trouver. Son regard brusquement tomba sur M. Béjuin, allongé devant la +cheminée, silencieux, béat. + +«Monsieur Béjuin», appela-t-il. + +Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger. + +«Voulez-vous être inspecteur? Je vous expliquerai: une place de six +mille francs, où l'on n'a rien à faire, et qui est très compatible avec +vos fonctions de député.» + +M. Béjuin dodelina de la tête. Oui, oui, il acceptait. Et quand +l'affaire fut entendue, il resta encore là deux minutes à flairer l'air. +Mais il sentit sans doute qu'il n'y aurait plus rien à ramasser ce +matin-là, car il se retira lentement, en traînant les pieds, derrière M. +d'Escorailles. + +«Nous voilà seuls.... Voyons, qu'y a-t-il, ma chère enfant?» demanda +Rougon à la jolie Mme Bouchard. + +Il avait roulé un fauteuil, et s'était assis devant elle, au milieu du +cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe de cachemire de l'Inde +rose pâle, d'une grande douceur, qui la drapait comme un peignoir. Elle +était habillée sans l'être. Sur ses bras, sur sa gorge, l'étoffe souple +vivait; tandis que, dans la mollesse de la jupe, de larges plis +marquaient la rondeur de ses jambes. Il y avait là une nudité très +savante, une séduction calculée jusque dans la taille placée un peu +haut, dégageant les hanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait, +elle semblait sans linge, délicieusement mise pourtant. + +«Voyons, qu'y a-t-il?» répéta Rougon. + +Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, les cheveux +frisés sous son chapeau rose, montrant la blancheur mouillée de ses +dents, entre ses lèvres ouvertes. Sa petite figure avait un abandon +câlin, un air de prière ardent et soumis. + +«C'est quelque chose que j'ai à vous demander», murmura-t-elle enfin. + +Puis, elle ajouta vivement: + +«Dites d'abord que vous me l'accordez.» Mais il ne promit rien. Il +voulait savoir auparavant. Il se défiait des dames. Et, comme elle se +penchait tout près de lui, il l'interrogea: + +«C'est donc bien gros, que vous n'osez parler. Il faut que je vous +confesse, n'est-ce pas?... Procédons par ordre. Est-ce pour votre mari?» +Elle répondait non de la tête, sans cesser de sourire. + +«Diable!... Pour M. d'Escorailles alors? Vous complotiez quelque chose à +voix basse, tout à l'heure.» Elle répondait toujours non. Elle avait une +légère moue, signifiant clairement qu'il avait bien fallu renvoyer M. +d'Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelque surprise, elle +rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans ses jambes. + +«Écoutez.... Vous ne me gronderez pas? vous m'aimez bien un peu?... +C'est pour un jeune homme. + +Vous ne le connaissez pas; je vous dirai son nom tout à l'heure, quand +vous lui aurez donné la place.... Oh! une place sans importance. Vous +n'aurez qu'un mot à dire, et nous vous serons bien reconnaissants. + +--Un de vos parents peut-être?» demanda-t-il de nouveau. + +Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissa glisser +ses mains pour qu'il les reprît dans les siennes. Et elle dit très bas: + +«Non, un ami.... Mon Dieu, je suis bien malheureuse!» Elle +s'abandonnait, elle se livrait à lui par cet aveu. + +C'était une attaque très voluptueuse, d'un art supérieur, savamment +calculée pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, il crut +même qu'elle inventait cette histoire par un raffinement de séduction, +afin de se faire désirer davantage, au sortir des bras d'un autre. + +«Mais c'est très mal!» s'écria-t-il. + +Alors, d'un geste prompt et familier, elle lui mit sa main dégantée sur +la bouche. Elle s'était allongée tout contre lui. Ses yeux se fermaient +dans son visage pâmé. + +L'un de ses genoux relevait sa jupe molle, qui la couvrait à peine du +fin tissu d'une longue chemise de nuit. + +L'étoffe tendue du corsage avait les émotions de sa gorge. Pendant +quelques secondes, il la sentit comme nue entre ses bras. Et il la +saisit brutalement par la taille, il la planta debout au milieu du +cabinet, se fâchant, jurant. + +«Tonnerre de Dieu! soyez donc raisonnable!» Elle, les lèvres blanches, +resta devant lui, avec des regards en dessous. + +«Oui, c'est très mal, c'est indigne! M. Bouchard est un excellent homme. +Il vous adore, il a une confiance aveugle en vous.... Non, certes, je ne +vous aiderai pas à le tromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse +absolument! Et je vous dis ce que je pense, je ne mâche pas mes paroles, +ma belle enfant.... On peut être indulgent. + +Ainsi, par exemple, passe encore...» Il s'arrêta, il allait laisser +échapper qu'il lui tolérait M. d'Escorailles. Peu à peu, il se calmait, +une grande dignité lui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise +d'un petit tremblement; lui resta debout, la chapitra d'importance. Ce +fut un sermon en forme, avec de très belles paroles. Elle offensait +toutes les lois divines et humaines; elle marchait sur un abîme, +déshonorait le foyer domestique, se préparait à une vieillesse de +remords; et, comme il crut deviner un léger sourire aux coins de ses +lèvres, il fit même le tableau de cette vieillesse, la beauté dévastée, +le coeur à jamais vide, la rougeur du front sous les cheveux blancs. +Puis, il examina sa faute au point de vue de la société; là, surtout, il +se montra sévère, car si elle avait pour elle l'excuse de sa nature +sensible, le mauvais exemple qu'elle donnait devait rester sans pardon; +ce qui l'amena à tonner contre le dévergondage moderne, les débordements +abominables de l'époque. Enfin, il fit un retour sur lui-même. Il était +le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de son pouvoir pour encourager +le vice. Sans la vertu, un gouvernement lui semblait impossible. Et il +termina en mettant ses adversaires au défi de trouver dans son +administration un seul acte de népotisme, une seule faveur due à +l'intrigue. + +La jolie Mme Bouchard l'écoutait, la tête basse, pelotonnée, montrant +son cou délicat sous le bavolet de son chapeau rose. Quand il se fut +soulagé, elle se leva, se dirigea vers la porte, sans dire un mot. Mais +comme elle sortait, la main sur le bouton, elle leva la tête, et se +remit à sourire, en murmurant: + +«Il s'appelle Georges Duchesne. Il est commis principal dans la division +de mon mari, et veut être sous-chef... + +--Non, non!» cria Rougon. + +Alors, elle s'en alla, en l'enveloppant d'un long regard méprisant de +femme dédaignée. Elle s'attardait, elle traînait sa jupe avec langueur, +désireuse de laisser derrière elle le regret de sa possession. + +Le ministre entra dans son cabinet d'un air de fatigue. Il avait fait un +signe à Merle qui le suivit. La porte était restée entrouverte. + +«M. le directeur du Voeu national, que Son Excellence a fait demander, +vient d'arriver, dit l'huissier à demi-voix. + +--Très bien! répondit Rougon. Mais je recevrai auparavant les +fonctionnaires qui sont là depuis longtemps.» A ce moment, un valet de +chambre parut à la porte conduisant aux appartements particuliers. Il +annonça que le déjeuner était prêt et que Mme Delestang attendait Son +Excellence au salon. Le ministre s'était avancé vivement. + +«Dites qu'on serve! Tant pis! je recevrai plus tard. Je crève de faim.» + +Il allongea le cou pour jeter un coup d'oeil l'anti-chambre était +toujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n'avait +bougé. Les trois préfets causaient dans leur coin; les deux dames, +devant la table, s'appuyaient du bout de leurs doigts, un peu lasses; +les mêmes têtes, aux mêmes places, demeuraient fixes et muettes, le long +des murs, contre les dossiers de velours rouge. Alors, il quitta son +cabinet, en donnant à Merle l'ordre de retenir le préfet de la Somme et +le directeur du Voeu national. + +Mme Rougon, un peu souffrante, était partie la veille pour le Midi, où +elle devait passer un mois; elle avait un oncle du côté de Pau. +Delestang, chargé d'une mission très importante au sujet d'une question +agricole, se trouvait en Italie depuis six semaines. Et c'était ainsi +que le ministre, avec lequel Clorinde voulait causer longuement, l'avait +invitée à venir déjeuner au ministère, en garçons. + +Elle l'attendait patiemment, en feuilletant un traité de droit +administratif, qui traînait sur une table. + +«Vous devez avoir l'estomac dans les talons, lui dit-il gaiement. J'ai +été débordé, ce matin.» Et il lui offrit le bras, il la conduisit à la +salle à manger, une pièce immense, dans laquelle les deux couverts, mis +sur une petite table devant la fenêtre, étaient comme perdus. Deux +grands laquais servaient. Rougon et Clorinde, très sobres tous les deux, +mangèrent vite: quelques radis, une tranche de saumon froid, des +côtelettes à la purée et un peu de fromage. Ils ne touchèrent pas au +vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l'eau. A peine échangèrent-ils +dix paroles. Puis, quand les deux laquais, après avoir desservi, eurent +apporté le café et les liqueurs, la jeune femme lui adressa un léger +mouvement des sourcils, qu'il comprit parfaitement. + +«C'est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai.» Les laquais sortirent. +Alors, elle se leva, en donnant des tapes sur sa jupe pour faire tomber +les miettes. Elle portait une robe de soie noire, trop grande, chargée +de volants, si compliquée, qu'elle y était empaquetée, sans qu'on pût +distinguer où se trouvaient ses hanches et sa gorge. + +«Quelle halle! murmurait-elle, en allant au fond de la pièce. C'est un +salon pour noces et repas de corps, votre salle à manger!» Et elle +revint, ajoutant: + +«Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi! + +--Diable! dit Rougon, c'est qu'il n'y a pas de tabac. + +Je ne fume jamais.» Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche +une petite blague en soie rouge brodée d'or, guère plus grosse qu'une +bourse. Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis, +comme ils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes dans +toute la pièce. Enfin, sur le coin d'un dressoir, ils trouvèrent trois +allumettes, qu'elle emporta soigneusement. Et, la cigarette aux lèvres, +allongée de nouveau sur sa chaise, elle se mit à boire son café par +petites gorgées, en regardant Rougon bien en face, avec un sourire. + +«Eh bien, je suis tout à vous, dit celui-ci, qui souriait également. +Vous aviez à causer, causons.» Elle eut un geste d'insouciance. + +«Oui. J'ai reçu une lettre de mon mari. Il s'ennuie à Turin. Il est très +heureux d'avoir obtenu cette mission, grâce à vous; seulement, il ne +veut pas qu'on l'oublie là-bas.... Mais nous parlerons de cela tout à +l'heure. Rien ne presse.» Elle se remit à fumer et à le regarder avec +son irritant sourire. Rougon, peu à peu, s'était accoutumé à la voir, +sans se poser les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sa +curiosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, il l'acceptait +maintenant comme une figure classée, connue, dont les étrangetés ne lui +causaient plus un sursaut de surprise. Mais, à la vérité, il ne savait +toujours rien de précis sur elle, il l'ignorait toujours autant qu'aux +premiers jours. Elle restait multiple, puérile et profonde, bête le plus +souvent, singulièrement fine parfois, très douce et très méchante. Quand +elle le surprenait encore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas +l'explication, il avait des haussements d'épaules d'homme fort, il +disait que toutes les femmes étaient ainsi. Et il croyait par là +témoigner un grand mépris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire +de Clorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents, +entre les lèvres rouges. + +«Qu'avez-vous donc à me regarder? demanda-t-il enfin, gêné par ces +grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j'ai quelque chose qui vous +déplaît?» Une pensée cachée venait de luire au fond des yeux de +Clorinde, pendant que deux plis donnaient à sa bouche une grande dureté. +Mais elle reprit aussitôt son rire adorable, soufflant sa fumée par +minces filets, murmurant: + +«Non, non, je vous trouve très bien.... Je pensais à une chose, mon +cher. Savez-vous que vous avez une fière chance? + +--Comment cela? + +--Sans doute.... Vous voilà au sommet que vous vouliez atteindre. Tout +le monde vous a poussé, les événements eux-mêmes vous ont servi.» Il +allait répondre, lorsqu'on frappa à la porte. Clorinde, d'un mouvement +instinctif, cacha sa cigarette derrière sa jupe. C'était un employé qui +voulait communiquer à Son Excellence une dépêche très pressée. + +Rougon, d'un air maussade, lut la dépêche, indiqua à l'employé le sens +dans lequel il fallait rédiger la réponse. Puis il referma la porte +violemment, et venant se rasseoir: + +«Oui, j'ai eu des amis très dévoués. Je tâche de m'en souvenir.... Et +vous avez raison, j'ai à remercier jusqu'aux événements. Les hommes ne +peuvent souvent rien quand les faits ne les aident pas.» En disant ces +paroles d'une voix lente, il la regardait, ses lourdes paupières +baissées, cachant à demi le regard dont il l'étudiait. Pourquoi +parlait-elle de sa chance? Que savait-elle au juste des événements +favorables auxquels elle faisait allusion? Peut-être Du Poizat avait-il +causé? Mais, à la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie +d'un ressouvenir sensuel, il sentait en elle une autre préoccupation; +sûrement elle ignorait tout. Lui-même oubliait, préférait ne pas trop +fouiller au fond de sa mémoire. Il y avait une heure dans sa vie qui +finissait par lui sembler très confuse. Il en arrivait à croire qu'il +devait réellement sa haute situation au dévouement de ses amis. + +«Je ne voulais rien être, on m'a poussé malgré moi, continua-t-il. Enfin +les choses ont tourné pour le mieux. Si je réussis à faire quelque bien, +je serai satisfait.» Il acheva son café. Clorinde roulait une seconde +cigarette. + +«Vous vous rappelez? murmura-t-elle, il y a deux ans, quand vous avez +quitté le conseil d'État, je vous questionnais, je vous demandais la +raison de ce coup de tête. Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-là! +Mais, maintenant, vous pouvez parler.... Voyons, là, franchement, entre +nous, aviez-vous un plan arrêté? + +--On a toujours un plan, répondit-il finement. Je me sentais tomber, je +préférais faire le saut moi-même. + +--Et votre plan s'est-il exécuté, les choses ont-elles exactement marché +comme vous l'aviez prévu?» Il eut un clignement d'yeux de compère qui se +met à l'aise. + +«Mais non, vous le savez bien, jamais les choses ne marchent ainsi.... +Pourvu qu'on arrive!» Et il s'interrompit, lui offrant des liqueurs. + +«Hein? du curaçao ou de la chartreuse?» Elle accepta un petit verre de +chartreuse. Comme il versait, on frappa de nouveau. Elle cacha encore sa +cigarette, avec un geste d'impatience. Lui, furieux, sans lâcher le +carafon, se leva. Cette fois, c'était pour une lettre scellée d'un large +cachet. Il la parcourut d'un regard, la fourra dans une poche de sa +redingote, en disant: + +«C'est bien! Et qu'on ne me dérange plus, n'est-ce pas?» Clorinde, quand +il fut revenu en face d'elle, trempa ses lèvres dans la chartreuse, +buvant goutte à goutte, le regardant en dessous, les yeux luisants. Elle +était reprise par cet attendrissement qui lui noyait la face. + +Elle dit très bas, les deux coudes posés sur la table: + +«Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu'on a fait pour vous.» +Il s'approcha, posa à son tour ses deux coudes, en s'écriant vivement: + +«Tiens, c'est vrai, vous allez me conter ça! Maintenant, il n'y a plus +de cachotteries, n'est-ce pas?... Dites-moi ce que vous avez fait?» Elle +répondit non du menton, longuement, en pinçant sa cigarette des lèvres. + +«C'est donc terrible? Vous craignez que je ne puisse pas payer ma dette, +peut-être?... Attendez, je vais tâcher de deviner.... Vous avez écrit au +pape et vous avez mis tremper quelque bon Dieu dans mon pot à eau, sans +que je m'en aperçoive?» Mais elle se fâcha de cette plaisanterie. Elle +menaçait de s'en aller, s'il continuait. + +«Ne riez pas de la religion, disait-elle. Ça vous porterait malheur.» +Puis, calmée, chassant de la main la fumée qu'elle soufflait et qui +semblait incommoder Rougon, elle reprit d'une voix particulière: + +«J'ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait des amis.» Elle éprouvait un +besoin mauvais de lui tout conter. + +Elle voulait qu'il n'ignorât pas de quelle façon elle avait travaillé à +sa fortune. Cet aveu était une première satisfaction, dans sa longue +rancune si patiemment cachée. + +S'il l'avait poussée, elle aurait donné des détails précis. + +C'était ce retour en arrière qui la rendait rieuse, un peu folle, la +peau chaude d'une moiteur dorée. + +«Oui, oui, répéta-t-elle, des hommes très hostiles à vos idées, dont +j'ai dû faire la conquête pour vous, mon cher.» Rougon était devenu très +pâle. Il avait compris. + +«Ah!» dit-il simplement. + +Il cherchait à éviter ce sujet. Mais, effrontément, tranquillement, elle +plantait dans ses yeux son large regard noir, riant d'un rire de gorge. +Alors, il céda, il l'interrogea. + +«M. de Marsy, n'est-ce pas?» Elle répondit oui d'un signe de tête, en +rejetant derrière son épaule une bouffée de fumée. + +«Le chevalier Rusconi?» Elle répondit encore oui. + +«M. Lebeau, M. de Salneuve, M. Guyot-Laplanche?» Elle répondait toujours +oui. Pourtant, au nom de M. de Plouguern, elle protesta. Celui-là, non. +Et elle acheva son verre de chartreuse, à petits coups de langue, la +mine triomphante. + +Rougon s'était levé. Il alla au fond de la pièce, revint derrière elle, +lui dit dans la nuque: + +«Pourquoi pas avec moi, alors?» Elle se retourna brusquement, de peur +qu'il ne lui baisât les cheveux. + +«Avec vous? mais c'est inutile! Pour quoi faire, avec vous?... C'est +bête, ce que vous dites là! Avec vous, je n'avais pas besoin de plaider +votre cause.» Et, comme il la regardait, pris d'une colère blanche, elle +partit d'un grand éclat de rire. + +«Ah! l'innocent! on ne peut pas seulement plaisanter, il croit tout ce +qu'on lui dit!... Voyons, mon cher, me pensez-vous capable de mener un +pareil commerce? Et pour vos beaux yeux encore! D'ailleurs, si j'avais +commis toutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien sûr.... +Non, vrai, vous êtes amusant!» Rougon resta un moment décontenancé. Mais +la façon ironique dont elle se démentait, la rendait plus provocante, et +toute sa personne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, répétait +ses aveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendre +par la taille, lorsqu'on frappa une troisième fois. + +«Tant pis! murmura-t-elle, je garde ma cigarette.» Un huissier entra, +tout essoufflé, balbutiant que Son Excellence le ministre de la Justice +demandait à parler à Son Excellence; et il regardait du coin de l'oeil +cette dame qui fumait. + +«Dites que je suis sorti! cria Rougon. Je n'y suis pour personne, +entendez-vous!» Quand l'huissier se fut retiré à reculons, en saluant, +il s'emporta, donna des coups de poing sur les meubles. + +On ne le laissait plus respirer; la veille encore, on l'avait relancé +jusque dans son cabinet de toilette, pendant qu'il se faisait la barbe. +Clorinde, délibérément, marcha vers la porte. + +«Attendez, dit-elle. On ne nous dérangera plus.» Elle prit les clefs, +les mit en dedans, ferma à double tour. + +«Là. On peut frapper, maintenant.» Et elle revint rouler une troisième +cigarette, debout devant la fenêtre. Il crut à une heure d'abandon. Il +s'approcha, lui dit dans le cou: + +«Clorinde!» + +Elle ne bougea pas, et il reprit d'une voix plus basse: + +«Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas?» Ce tutoiement la laissa calme. Elle +dit non de la tête, mais faiblement, comme si elle avait voulu +l'encourager, le pousser encore. Il n'osait la toucher, devenu tout d'un +coup timide, demandant la permission en écolier que sa première bonne +fortune paralyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la +nuque, à la racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute méprisante, +en s'écriant: + +«Tiens, ça vous reprend donc, mon cher? Je croyais que ça vous avait +passé... Quel drôle d'homme vous faites! Vous embrassez les femmes après +dix-huit mois de réflexion.» Lui, la tête baissée, se ruant sur elle, +avait saisi une de ses mains qu'il mangeait de baisers. Elle la lui +abandonnait. Elle continuait à se moquer, sans se fâcher. + +«Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c'est tout ce que je vous +demande.... Ah! je n'aurais pas cru cela de vous! Vous étiez devenu si +sage, quand j'allais vous voir rue Marbeuf! Et vous voilà de nouveau en +folie, parce que je vous raconte des saletés, dont je n'ai jamais eu +l'idée, Dieu merci! Eh bien, vous êtes propre, mon cher!... Moi, je ne +brûle pas si longtemps. C'est de l'histoire ancienne. Vous n'avez pas +voulu de moi, je ne veux plus de vous. + +--Écoutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il. + +Je ferai tout, je donnerai tout.» Mais elle disait encore non, le +punissant dans sa chair de ses anciens dédains, goûtant là une première +vengeance. Elle l'avait souhaité tout-puissant pour le refuser et faire +ainsi un affront à sa force d'homme. + +«Jamais, jamais! répéta-t-elle à plusieurs reprises. + +Vous ne vous souvenez donc pas? Jamais!» Alors, honteusement, Rougon se +traîna à ses pieds. Il avait pris ses jupes entre ses bras, il baisait +ses genoux à travers la soie. Ce n'était pas la robe molle de Mme +Bouchard, mais un paquet d'étoffe d'une épaisseur irritante, et qui +pourtant le grisait de son odeur. + +Elle, avec un haussement d'épaules, lui abandonnait les jupes. Mais il +s'enhardissait, ses mains descendaient, cherchaient les pieds, au bord +du volant. + +«Prenez garde!» dit-elle de sa voix paisible. + +Et, comme il enfonçait les mains, elle lui posa sur le front le bout +embrasé de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulut de nouveau +se précipiter sur elle. + +Mais elle s'était échappée et tenait un cordon de sonnette, adossée +contre le mur, près de la cheminée. Elle cria: + +«Je sonne, je dis que c'est vous qui m'avez enfermée!» Il tourna sur +lui-même, les poings aux tempes, le corps secoué d'un grand frisson. Et, +pendant quelques secondes, il demeura immobile, avec la peur d'entendre +sa tête éclater. Il se roidissait pour se calmer d'un coup, les oreilles +bourdonnantes, les yeux aveuglés de flammes rouges. + +«Je suis une brute, murmura-t-il. C'est stupide.» Clorinde riait d'un +air de victoire, en lui faisant de la morale. Il avait tort de mépriser +les femmes; plus tard, il reconnaîtrait qu'il existait des femmes très +fortes. + +Puis, elle retrouva son ton de bonne fille. + +«Nous ne sommes pas fâchés, hein?... Voyez-vous, ne me demandez jamais +ça. Je ne veux pas, ça ne me plaît pas.» Rougon se promenait, honteux de +lui. Elle lâcha le cordon de sonnette, alla se rasseoir devant la table, +où elle se fit un verre d'eau sucrée. + +«J'ai donc reçu hier une lettre de mon mari, reprit-elle tranquillement. +J'avais tant d'affaires ce matin, que je vous aurais peut-être manqué de +parole pour le déjeuner, si je n'avais désiré vous la montrer. Tenez, la +voici.... Il vous rappelle vos promesses.» Il prit la lettre, la lut en +marchant, la rejeta sur la table, devant elle, avec un geste d'ennui. + +«Eh bien?» demanda-t-elle. + +Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, il bâillait +légèrement. + +«Il est bête», finit-il par dire. + +Elle fut très blessée. Depuis quelque temps, elle ne tolérait plus qu'on +parût douter des capacités de son mari. Elle baissa un instant la tête, +réprimant les petits mouvements de révolte dont ses mains étaient +agitées. + +Peu à peu, elle s'affranchissait de sa soumission d'écolière, semblait +prendre à Rougon assez de sa force pour se poser en adversaire +redoutable. «Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini, +dit le ministre, poussé à se venger sur le mari de la résistance de la +femme. Ah! le bonhomme n'est pas facile à caser. + +--Vous exagérez, mon cher, reprit-elle après un silence. Autrefois, vous +juriez qu'il avait le plus bel avenir. Il possède des qualités très +sérieuses et très solides.... Allez, ce ne sont pas les hommes vraiment +forts qui vont le plus loin.» Rougon continuait sa promenade. Il +haussait les épaules. + +«Votre intérêt est qu'il entre au ministère. Vous y compterez un ami. Si +réellement le ministre de l'Agriculture et du Commerce se retire pour +des raisons de santé, comme on le dit, l'occasion est superbe. Mon mari +est compétent, et sa mission en Italie le désigne au choix de +l'empereur.... Vous savez que l'empereur l'aime beaucoup; Ils +s'entendent très bien ensemble; Ils ont les mêmes idées.... Un mot de +vous enlèverait l'affaire.» Il fit encore deux ou trois tours sans +répondre. Puis, s'arrêtant devant elle: + +«Je veux bien, après tout.... Il y en a de plus bêtes.... Mais je fais +cela uniquement pour vous. Je désire vous désarmer. Hein! vous ne devez +pas être bonne. N'est-ce pas, vous êtes très rancunière?» Il +plaisantait. Elle se mit à rire également, en répétant: + +«Oui, oui, très rancunière.... Je me souviens.» Puis, comme elle le +quittait, il la retint un instant à la porte. A deux reprises, ils se +serrèrent fortement les doigts, sans ajouter un mot. + +Dès que Rougon fut seul, il retourna à son cabinet. La grande pièce +était vide. Il s'assit devant le bureau, les coudes au bord du buvard, +soufflant dans le silence. Ses paupières se baissaient, une somnolence +rêveuse le tint assoupi pendant près de dix minutes. Mais il eut un +sursaut, il s'étira les bras; et il sonna. Merle parut. + +«M. le préfet de la somme attend toujours, n'est-ce pas?... Faites-le +entrer.» Le préfet de la Somme entra, blême et souriant, en redressant +sa petite taille. Il fit son compliment au ministre d'un air correct. +Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s'asseoir. + +«Voici, monsieur le préfet, pourquoi je vous ai mandé. Certaines +instructions doivent être données de vive voix.... Vous n'ignorez pas +que le parti révolutionnaire relève la tête. Nous avons été à deux +doigts d'une catastrophe épouvantable. Enfin, le pays demande à être +rassuré, à sentir au-dessus de lui l'énergique protection du +gouvernement. De son côté, Sa Majesté l'empereur est décidée à faire des +exemples, car jusqu'à présent on a singulièrement abusé de sa bonté...» +Il parlait lentement, renversé au fond de son fauteuil, jouant avec un +gros cachet à manche d'agate. Le préfet approuvait chaque membre de +phrase d'un vif mouvement de tête. + +«Votre département, continua le ministre, est un des plus mauvais. La +gangrène républicaine... + +--Je fais tous mes efforts... voulut dire le préfet. + +--Ne m'interrompez pas.... Il faut donc que la répression y soit +éclatante. C'est pour m'entendre avec vous sur ce sujet que j'ai désiré +vous voir.... Nous nous sommes occupés ici d'un travail, nous avons +dressé une liste...» Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un +dossier qu'il feuilleta. + +«On a dû répartir sur toute la France le nombre d'arrestations jugées +nécessaires. Le chiffre pour chaque département est proportionné au coup +qu'il s'agit de porter.... Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez, +la Haute-Marne, où les républicains sont en infime minorité, trois +arrestations seulement. La Meuse, au contraire, quinze arrestations.... +Quant à votre département, la Somme, n'est-ce pas? nous disons la +Somme...» Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupières. + +Enfin, il leva la tête et regarda le fonctionnaire en face. + +«Monsieur le préfet, vous avez douze arrestations à faire.» Le petit +homme blême s'inclina, en répétant: + +«Douze arrestations.... J'ai parfaitement compris Son Excellence.» + +Mais il restait perplexe, pris d'un léger trouble qu'il ne voulait pas +montrer. Après quelques minutes de conversation, comme le ministre le +congédiait en se levant, il se décida à demander: + +«Son Excellence pourrait-elle me désigner les personnes...? + +--Oh! arrêtez qui vous voudrez!... Je ne puis pas m'occuper de ces +détails. Je serais débordé. Et partez ce soir, procédez aux arrestations +dès demain.... Ah! pourtant, je vous conseille de frapper haut. Vous +avez bien là-bas des avocats, des négociants, des pharmaciens, qui +s'occupent de politique. Coffrez-moi tout ce monde-là. Ça fait plus +d'effet.» Le préfet se passa la main sur le front, d'un geste anxieux, +fouillant déjà sa mémoire, cherchant des avocats, des négociants, des +pharmaciens. Il hochait toujours la tête d'un air d'approbation. Mais +Rougon ne fut sans doute pas satisfait de son attitude hésitante. + +«Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majesté est très mécontente +en ce moment du personnel administratif. Il pourrait y avoir bientôt un +grand mouvement préfectoral. Nous avons besoin d'hommes très dévoués, +dans les circonstances graves où nous sommes.» Ce fut comme un coup de +fouet. + +«Son Excellence peut compter sur moi, s'écria le préfet. J'ai déjà mes +hommes; il y a un pharmacien à Péronne, un marchand de drap et un +fabricant de papier à Doullens; quant aux avocats, ils ne manquent pas, +c'est une peste.... Oh! j'assure à Son Excellence que je trouverai les +douze.... Je suis un vieux serviteur de l'empire.» Il parla encore de +sauver le pays, et s'en alla, en saluant très bas. Le ministre, derrière +lui, balança son grand corps d'un air de doute, il ne croyait pas aux +petits hommes. Sans se rasseoir, il barra la Somme d'un trait rouge sur +la liste. Plus des deux tiers des départements se trouvaient déjà +barrés. Le cabinet gardait le silence étouffé de ses tentures vertes +mangées par la poussière, l'odeur grasse dont l'embonpoint de Rougon +semblait l'emplir. + +Quand il sonna Merle de nouveau, il s'irrita de voir que l'anti-chambre +était toujours pleine. Il crut même reconnaître les deux dames, devant +la table. + +«Je vous avais dit de congédier tout le monde, cria-t-il. Je sors, je ne +puis recevoir. + +--M. le directeur du Voeu national est là», murmura l'huissier. + +Rougon l'avait oublié. Il noua les poings derrière son dos et donna +l'ordre de l'introduire. C'était un homme d'une quarantaine d'années, +mis avec une grande recherche, la figure épaisse. + +«Ah! vous voilà, monsieur, dit le ministre d'une voix rude. Il est +impossible que les choses continuent sur un pareil pied, je vous en +préviens!» Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elle +désorganisait, elle démoralisait, elle poussait à tous les désordres. Il +préférait aux journalistes les brigands qui assassinent sur les grandes +routes; on guérit d'un coup de poignard, tandis que les coups de plume +sont empoisonnés; et il trouva d'autres comparaisons encore plus +saisissantes. Peu à peu, il se fouettait lui-même, il s'agitait +furieusement, il roulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le +directeur, resté debout, baissait la tête sous l'orage, la mine humble +et consternée. Il finit par demander: + +«Si Son Excellence daignait m'expliquer, je ne comprends pas bien +pourquoi... + +--Comment, pourquoi?» s'écria Rougon, exaspéré. + +Il se précipita, étala le journal sur son bureau, en montra les colonnes +toutes balafrées à coups de crayon rouge. + +«Il n'y a pas dix lignes qui ne soient répréhensibles! + +Dans votre article de tête, vous paraissez mettre en doute +l'infaillibilité du gouvernement en matière de répression. Dans cet +entrefilet à la seconde page, vous semblez faire une allusion à ma +personne, en parlant des parvenus dont le triomphe est insolent. Dans +vos faits divers, traînent des histoires ordurières, des attaques +stupides contre les hautes classes.» Le directeur, épouvanté, joignait +les mains, tâchait de placer un mot. + +«Je jure à Son Excellence.... Je suis désespéré que Son Excellence ait +pu supposer un instant.... Moi qui ai pour Son Excellence une si vive +admiration...» Mais Rougon ne l'écoutait pas. + +«Et le pis, monsieur, c'est que personne n'ignore les liens qui vous +attachent à l'administration. Comment les autres feuilles peuvent-elles +nous respecter, si les journaux que nous payons ne nous respectent +pas?... + +Depuis ce matin, tous mes amis me dénoncent ces abominations.» Alors, le +directeur cria avec Rougon. Ces articles-là ne lui avaient point passé +sous les yeux. Mais il allait flanquer tous ses rédacteurs à la porte. +Si Son Excellence le voulait, il communiquerait chaque matin à Son +Excellence une épreuve du numéro. Rougon, soulagé, refusa; il n'avait +pas le temps. Et il poussait le directeur vers la porte, lorsqu'il se +ravisa. + +«J'oubliais. Votre feuilleton est odieux.... Cette femme bien élevée qui +trompe son mari est un argument détestable contre la bonne éducation. On +ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une +faute. + +--Le feuilleton a beaucoup de succès, murmura le directeur, inquiet de +nouveau. Je l'ai lu, je l'ai trouvé très intéressant. + +--Ah! vous l'avez lu.... Eh bien, cette malheureuse a-t-elle des remords +à la fin?» Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à se +souvenir. + +«Des remords? non, je ne crois pas.» Rougon avait ouvert la porte. Il la +referma sur lui, en criant: + +«Il faut absolument qu'elle ait des remords!... Exigez de l'auteur qu'il +lui donne des remords!» + + + + +X + + +Rougon avait écrit à Du Poizat et à M. Kahn, pour qu'on lui évitât +l'ennui d'une réception officielle aux portes de Niort. Il arriva un +samedi soir, vers sept heures, et descendit directement à la préfecture, +avec l'idée de se reposer jusqu'au lendemain midi; il était très las. +Mais après le dîner, quelques personnes vinrent. La nouvelle de la +présence du ministre devait déjà courir la ville. On ouvrit la porte +d'un petit salon, voisin de la salle à manger; un bout de soirée +s'organisa. Rougon, debout entre les deux fenêtres, fut obligé +d'étouffer ses bâillements et de répondre d'une façon aimable aux +compliments de bienvenue. + +Un député du département, cet avoué qui avait hérité de la candidature +officielle de M. Kahn, parut le premier, effaré, en redingote et en +pantalon de couleur; et il s'excusait, il expliquait qu'il rentrait à +pied d'une de ses fermes, mais qu'il avait quand même voulu saluer tout +de suite Son Excellence. Puis, un homme gros et court se montra, sanglé +dans un habit noir un peu juste, ganté de blanc, l'air cérémonieux et +désolé. C'était le premier adjoint. Il venait d'être prévenu par sa +bonne. Il répéta que M. le maire serait désespéré; M. le maire, qui +attendait Son Excellence le lendemain seulement, se trouvait à sa +propriété des Varades, à dix kilomètres. Derrière l'adjoint, défilèrent +encore six messieurs; grands pieds, grosses mains, larges figures +massives; le préfet les présenta comme des membres distingués de la +Société de statistique. Enfin, le proviseur du lycée amena sa femme, une +délicieuse blonde de vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettes +révolutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province à Rougon, +amèrement. + +Cependant, M. Kahn, qui avait dîné avec le ministre et le préfet, était +très questionné sur la solennité du lendemain. On devait se rendre à une +lieue de la ville, dans le quartier dit des Moulins, devant l'entrée +d'un tunnel projeté pour le chemin de fer de Niort à Angers; et là Son +Excellence le ministre de l'Intérieur mettrait lui même le feu à la +première mine. Cela parut touchant. + +Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorer l'entreprise +si laborieuse d'un vieil ami. D'ailleurs, il se considérait comme le +fils adoptif du département des Deux-Sèvres, qui l'avait autrefois +envoyé à l'Assemblée législative. A la vérité, le but de son voyage, +vivement conseillé par Du Poizat, était de le montrer dans toute sa +puissance à ses anciens électeurs, afin d'assurer complètement sa +candidature, s'il lui fallait jamais un jour entrer au Corps législatif. + +Par les fenêtres du petit salon, on voyait la ville noire et endormie. +Personne ne venait plus. On avait appris trop tard l'arrivée du +ministre. Cela tournait au triomphe, pour les gens zélés qui se +trouvaient là. Ils ne parlaient pas de quitter la place, ils se +gonflaient dans la joie d'être les premiers à posséder Son Excellence en +petit comité. L'adjoint répétait plus haut, d'une voix dolente, sous +laquelle perçait une grande jubilation: + +«Mon Dieu! que M. le maire va être contrarié!.., et M. le président! et +M. le procureur impérial! et tous ces messieurs!» Vers neuf heures +pourtant, on put croire que la ville était dans l'anti-chambre. Il y eut +un bruit imposant de pas. Puis, un domestique vint dire que M. le +commissaire central désirait présenter ses hommages à Son Excellence. Et +ce fut Gilquin qui entra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants +paille et des bottines de chevreau. Du Poizat l'avait casé dans son +département. Gilquin très convenable, ne gardait qu'un dandinement un +peu osé des épaules et la manie de ne pas se séparer de son chapeau +appuyé contre sa hanche, légèrement renversé, dans une pose étudiée sur +quelque gravure de tailleur. Il s'inclina devant Rougon, en lui +murmurant avec une humilité exagérée: + +«Je me rappelle au bon souvenir de son Excellence, que j'ai eu l'honneur +de rencontrer plusieurs fois à Paris.» Rougon sourit. Ils causèrent un +instant. Gilquin passa ensuite dans la salle à manger, où l'on venait de +servir le thé. Il y trouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de +la table, la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit +salon, maintenant, on parlait de la grandeur du règne; Du Poizat, debout +à côté de Rougon, exaltait l'empire; et tous deux échangeaient des +saluts, comme s'ils s'étaient félicités d'une oeuvre personnelle, en +face des Niortais béants d'une admiration respectueuse. + +«Sont-ils forts, ces mâtins-là!» murmura Gilquin, qui suivait la scène +par la porte grande ouverte. + +Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude de M. Kahn. +Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanches mal rangées et sa +face d'enfant fiévreux, où le triomphe avait mis une flamme, faisait +rire d'aise Gilquin, qui le trouvait «très réussi». + +«Hein? Vous ne l'avez pas vu arriver dans le département? continua-t-il +à voix basse. Moi, j'étais avec lui. Il tapait les pieds d'un air rageur +en marchant. Allez, il devait en avoir gros sur le coeur contre les gens +d'ici. + +Depuis qu'il est dans sa préfecture, il se régale à se venger de son +enfance. Et les bourgeois qui l'ont connu pauvre diable autrefois n'ont +pas envie aujourd'hui de sourire, quand il passe, je vous en réponds! +Oh! c'est un préfet solide, un homme tout à son affaire. Il ne ressemble +guère à ce Langlade que nous avons remplacé, un garçon à bonnes +fortunes, blond comme une fille.... Nous avons trouvé des photographies +de dames très décolletées jusque dans les dossiers du cabinet.» Gilquin +se tut un instant. Il croyait s'apercevoir que, d'un angle du petit +salon, la femme du proviseur ne le quittait pas des yeux. Alors, voulant +développer les grâces de son buste, il se plia pour dire de nouveau à M. +Kahn: + +«Vous a-t-on raconté l'entrevue de Du Poizat avec son père? Oh! +l'aventure la plus amusante du monde!... + +Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amassé un magot en +prêtant à la petite semaine, et qui vit maintenant comme un loup, au +fond d'une vieille maison en ruine, avec des fusils chargés dans son +vestibule.... Or, Du Poizat, auquel il a prédit vingt fois l'échafaud, +rêvait depuis longtemps de l'écraser. Ça entrait pour une bonne moitié +dans son désir d'être préfet ici.... Un matin donc, Du Poizat endosse +son plus bel uniforme, et, sous le prétexte de faire une tournée, va +frapper à la porte du vieux. On parlemente un bon quart d'heure. Enfin +le vieux ouvre. Un petit vieillard blême qui regarde d'un air hébété les +broderies de l'uniforme. + +Et savez-vous ce qu'il a dit, dès la seconde phrase, quand il a su que +son fils était préfet? "Hein! Léopold, n'envoie plus toucher les +contributions!" Au demeurant, ni émotion, ni surprise.... Lorsque Du +Poizat est revenu, il pinçait les lèvres, la face blanche comme un +linge. Cette tranquillité de son père l'exaspérait. En voilà un sur le +dos duquel il ne montera jamais!» + +M. Kahn hochait discrètement la tête. Il avait remis la liste des +invitations dans sa poche, il prenait à son tour une tasse de thé, en +jetant des coups d'oeil dans le salon voisin. + +«Rougon dort debout, dit-il. Ces imbéciles devraient bien le laisser +aller se coucher. Il faut qu'il soit solide pour demain. Je ne l'avais +pas revu, reprit Gilquin. Il a engraissé.» Puis, il baissa encore la +voix, il répéta: + +«Très forts, ces gaillards!... Ils ont manigancé je ne sais quoi, au +moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Le lendemain, patatras! +la danse a eu lieu tout de même. Rougon prétend qu'il est allé à la +préfecture, où personne n'a voulu le croire. Enfin, ça le regarde, on +n'a pas besoin d'en causer.... Cet animal de Du Poizat m'avait payé un +fameux déjeuner dans un café des boulevards. Oh! quelle journée! Nous +avons dû passer la soirée au théâtre; je ne me souviens plus bien, j'ai +dormi deux jours.» Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de +Gilquin inquiétantes. Il quitta la salle à manger. Alors, Gilquin, resté +seul, se persuada que la femme du proviseur le regardait décidément. Il +rentra dans le salon, s'empressa auprès d'elle, finit par lui apporter +du thé, des petits fours, de la brioche. Il était vraiment fort bien; il +ressemblait à un homme comme il faut mal élevé, ce qui paraissait +attendrir un peu la belle blonde. + +Cependant, le député démontrait la nécessité d'une nouvelle église à +Niort, l'adjoint demandait un pont, le proviseur parlait d'agrandir les +bâtiments du lycée, tandis que les six membres de la Société de +statistique, muets, approuvaient tout de la tête. + +«Nous verrons demain, messieurs, répondit Rougon, les paupières à demi +fermées. Je suis ici pour connaître vos besoins et faire droit à vos +requêtes.» Dix heures sonnaient, lorsqu'un domestique vint dire un mot +au préfet, qui se pencha aussitôt à l'oreille du ministre. Celui-ci se +hâta de sortir. Mme Correur l'attendait, dans une pièce voisine. Elle +était avec une fille grande et mince, la figure fade, toute salie de +taches de rousseur. + +«Comment, vous êtes à Niort! s'écria Rougon. + +--Depuis cet après-midi seulement, dit Mme Correur. Nous sommes +descendus là, en face, place de la Préfecture, à l'hôtel de Paris.» Et +elle expliqua qu'elle arrivait de Coulonges, où elle avait passé deux +jours. Puis, s'interrompant pour montrer la grande fille. + +«Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulu m'accompagner.» +Herminie Billecoq fit une révérence cérémonieuse. + +Mme Correur continua: + +«Je ne vous ai pas parlé de ce voyage, parce que vous m'auriez peut-être +blâmée; mais c'était plus fort que moi, je voulais voir mon frère.... +Quand j'ai appris votre voyage à Niort, je suis accourue. Nous vous +guettions, nous vous avons regardé entrer à la préfecture; seulement +nous avons jugé préférable de nous présenter très tard. Ces petites +villes sont si méchantes!» Rougon approuva de la tête. Mme Correur, en +effet, grasse, peinte en rose, habillée de jaune, lui semblait +compromettante en province. + +«Et vous avez vu votre frère? demanda-t-il. + +--Oui, murmura-t-elle, les dents serrées, je l'ai vu. + +Mme Martineau n'a pas osé me mettre à la porte. Elle avait pris la +pelle, elle faisait brûler du sucre.... Ce pauvre frère! Je savais qu'il +était malade, mais ça m'a donné un coup tout de même de le voir si +décharné. Il m'a promis de ne pas me déshériter; cela serait contraire à +ses principes. Le testament est fait, la fortune doit être partagée +entre moi et Mme Martineau.... N'est-ce pas, Herminie? + +--La fortune doit être partagée, affirma la grande fille. Il l'a dit +quand vous êtes entrée, il l'a répété quand il vous a montré la porte. +Oh! c'est sûr, je l'ai entendu.» + +Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant: + +«Eh bien, je suis enchanté! Vous êtes plus tranquille maintenant. Mon +Dieu, les querelles de famille, ça finit toujours par s'arranger.... +Allons, bonsoir. Je vais me coucher.» Mais Mme Correur l'arrêta. Elle +avait tiré son mouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise +d'une crise brusque de désespoir. + +«Ce pauvre Martineau!... Il a été si bon, il m'a pardonné avec tant de +simplicité!... Si vous saviez, mon ami.... C'est pour lui que je suis +accourue, c'est pour vous supplier en sa faveur...» Les larmes lui +coupèrent la voix. Elle sanglotait. Rougon, étonné, ne comprenant pas, +regardait les deux femmes. Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait, +mais plus discrètement; elle était très sensible, elle avait +l'attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier la première: + +«M. Martineau s'est compromis dans la politique.» Alors, Mme Correur se +mit à parler avec volubilité. + +«Vous vous souvenez, je vous ai témoigné des craintes, un jour. J'avais +un pressentiment.... Martineau devenait républicain. Aux dernières +élections, il s'était exalté et avait fait une propagande acharnée pour +le candidat de l'opposition. Je connaissais des détails que je ne veux +pas dire. Enfin, tout cela devait mal tourner.... Dès mon arrivée à +Coulonges, au Lion d'Or, où nous avons pris une chambre, j'ai questionné +les gens, j'en ai appris encore plus long. Martineau a fait toutes les +bêtises. Ça n'étonnerait personne dans le pays, s'il était arrêté. On +s'attend à voir les gendarmes l'emmener d'un jour à l'autre.... Vous +pensez quelle secousse pour moi! Et j'ai songé à vous, mon ami...» De +nouveau, sa voix s'éteignit dans des sanglots. Rougon cherchait à la +rassurer. Il parlerait de l'affaire à Du Poizat, il arrêterait les +poursuites, si elles étaient commencées. Même il laissa échapper cette +parole: + +«Je suis le maître, allez dormir tranquille.» Mme Correur hochait la +tête, en roulant son mouchoir, les yeux séchés. Elle finit par +reprendre, à demi-voix: + +«Non, non, vous ne savez pas. C'est plus grave que vous ne croyez.... Il +mène Mme Martineau à la messe et reste à la porte, en affectant de ne +jamais mettre le pied dans l'église, ce qui est un sujet de scandale +chaque dimanche. Il fréquente un ancien avocat retiré là-bas, un homme +de 48, avec lequel on l'entend pendant des heures parler de choses +terribles. On a souvent aperçu des hommes de mauvaise mine se glisser la +nuit dans son jardin, sans doute pour venir prendre un mot d'ordre.» A +chaque détail, Rougon haussait les épaules; mais Mlle Herminie Billecoq +ajouta vivement, comme fâchée d'une telle tolérance: + +«Et les lettres qu'il reçoit de tous les pays, avec des cachets rouges; +c'est le facteur qui nous a dit cela. Il ne voulait pas parler, il était +tout pâle. Nous avons dû lui donner vingt sous.... Et son dernier +voyage, il y a un mois. Il est resté huit jours dehors, sans que +personne dans le pays puisse encore savoir aujourd'hui où il est allé. +La dame du Lion d'Or nous a assuré qu'il n'avait pas même emporté de +malle. + +--Herminie, je vous en prie! dit Mme Correur d'un air inquiet. Martineau +est dans d'assez vilains draps. Ce n'est pas à nous de le charger.» +Rougon maintenant écoutait, en examinant tour à tour les deux femmes. Il +devenait très grave. + +«S'il est si compromis que cela...», murmura-t-il. + +Il crut voir une flamme s'allumer dans les yeux troublés de Mme Correur. +Il continua: + +«Je ferai mon possible, mais je ne promets rien. + +--Ah! il est perdu, il est bien perdu! s'écria Mme Correur. Je le sens, +voyez-vous.... Nous ne voulons rien dire. Si nous vous disions tout...» +Elle s'interrompit pour mordre son mouchoir. + +«Moi qui ne l'avais pas vu depuis vingt ans! Et je le retrouve pour ne +le revoir jamais peut-être!... Il a été si bon, si bon!» Herminie eut un +léger hochement des épaules. Elle faisait à Rougon des signes pour lui +donner à entendre qu'il fallait pardonner au désespoir d'une soeur, mais +que le vieux notaire était le pire des gredins. + +«A votre place, reprit-elle, je dirais tout. Ça vaudrait mieux.» + +Alors, Mme Correur parut se décider à un grand effort. Elle baissa +encore la voix. + +«Vous vous rappelez les Te Dem» qu'on a chantés partout, quand +l'empereur a été si miraculeusement sauvé, devant l'Opéra.... Eh bien, +le jour où l'on a chanté le Te Deum» à Coulonges, un voisin a demandé à +Martineau s'il n'allait pas à l'église, et ce malheureux a répondu: +"Pour quoi faire, à l'église? Je me moque bien de l'empereur!" + +--"Je me moque bien de l'empereur!" répéta Mlle Herminie Billecoq d'un +air consterné. + +--Comprenez-vous mes craintes maintenant? continua l'ancienne maîtresse +d'hôtel. Je vous l'ai dit, ça n'étonnerait personne dans le pays s'il +était arrêté.» En prononçant cette phrase, elle regardait Rougon +fixement. Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger +une dernière fois cette grosse face molle, où des yeux pâles +clignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s'arrêta un +instant au cou gras et blanc. + +Puis, il ouvrit les bras, il s'écria: + +«Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas le maître.» Et il donna +des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il, d'intervenir dans ces +sortes d'affaires. Si la justice se trouvait saisie, les choses devaient +avoir leur cours. Il aurait préféré ne pas connaître Mme Correur, parce +que son amitié pour elle allait lui lier les mains; il s'était juré de +ne jamais rendre certains services à ses amis. Enfin, il se +renseignerait. Et il cherchait à la consoler déjà, comme si son frère +était déjà en route pour quelque colonie. Elle baissait la tête, elle +avait de petits hoquets qui secouaient l'énorme paquet de cheveux blonds +dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle se calmait. Comme elle +prenait congé, elle poussa Herminie devant elle, en disant: + +«Mademoiselle Herminie Billecoq.... Je vous l'ai présentée, je crois. +Pardonnez, j'ai la tête si malade!... C'est cette demoiselle que nous +sommes parvenus à doter. + +L'officier, son séducteur, n'a pu encore l'épouser, à cause des +formalités qui sont interminables.... Remerciez Son Excellence, ma +chère.» La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d'une +innocente devant laquelle on a lâché un gros mot. + +Mme Correur la laissa sortir la première; puis, serrant fortement la +main de Rougon, se penchant vers lui, elle ajouta: + +«Je compte sur vous, Eugène.» Quand le ministre revint dans le petit +salon, il le trouva vide. Du Poizat avait réussi à congédier le député, +le premier adjoint et les six membres de la Société de statistique. M. +Kahn lui-même était parti, après avoir pris rendez-vous pour le +lendemain, à dix heures. Il ne restait dans la salle à manger que la +femme du proviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en +causant de Paris; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait des courses, +du Salon de peinture, d'une première représentation à la +Comédie-Française, avec l'aisance d'un homme auquel tous les mondes +étaient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait à voix basse +au préfet des renseignements sur un professeur de quatrième soupçonné +d'être républicain. + +Il était onze heures. On se leva, on salua Son Excellence; et Gilquin se +retirait avec le proviseur et sa femme, en offrant son bras à cette +dernière, lorsque Rougon le retint. + +«Monsieur le commissaire central, un mot, je vous prie.». + +Puis, lorsqu'ils furent seuls, il s'adressa à la fois au commissaire et +au préfet. + +«Qu'est-ce donc que l'affaire Martineau?... Cet homme est-il réellement +très compromis?» Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelques +renseignements. + +«Mon Dieu, je ne pensais pas à lui. On l'a dénoncé. + +J'ai reçu des lettres.... Il est certain qu'il s'occupe de politique. +Mais il y a déjà eu quatre arrestations dans le département. J'aurais +préféré, pour arriver au nombre de cinq que vous m'avez fixé, faire +coffrer un professeur de quatrième qui lit à ses élèves des livres +révolutionnaires. + +--J'ai appris des faits bien graves, dit sévèrement Rougon. Les larmes +de sa soeur ne doivent pas sauver ce Martineau, s'il est vraiment si +dangereux. Il y a là une question de salut public.» + +Et se tournant vers Gilquin: + +«Qu'en pensez-vous? + +--Je procéderai demain à l'arrestation, répondit celui-ci. Je connais +toute l'affaire. J'ai vu Mme Correur à l'hôtel de Paris, où je dîne +d'habitude.» Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet +de sa poche, biffa un nom pour en écrire un autre au-dessus, tout en +recommandant au commissaire central de faire surveiller quand même le +professeur de quatrième. Rougon accompagna Gilquin jusqu'à la porte. Il +reprit: + +«Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez en personne à +Coulonges. Soyez très doux.» Mais Gilquin se redressa d'un air blessé. +Il oublia tout respect, il tutoya Son Excellence. + +«Me prends-tu pour un sale mouchard! s'écria-t-il. + +Demande à Du Poizat l'histoire de ce pharmacien que j'ai arrêté au lit, +avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d'un huissier. Personne +n'a rien su.... J'agis toujours en homme du monde.» Rougon dormit neuf +heures d'un sommeil profond. + +Quand il ouvrit les yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit +appeler Du Poizat, qui arriva, un cigare aux dents, l'air très gai. Ils +causèrent, ils plaisantèrent comme autrefois, lorsqu'ils habitaient chez +Mme Mélanie Correur, et qu'ils allaient se réveiller, le matin, avec des +tapes sur leurs cuisses nues. Tout en se débarbouillant, le ministre +demanda au préfet des détails sur le pays, les histoires des +fonctionnaires, les besoins des uns, les vanités des autres. Il voulait +pouvoir trouver pour chacun une phrase aimable. + +«N'ayez pas peur, je vous soufflerai!» dit Du Poizat en riant. + +Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna sur les +personnages qui l'approcheraient. Rougon, parfois, lui faisait répéter +un fait pour le mieux caser dans sa mémoire. A dix heures, M. Kahn +arriva. + +Ils déjeunèrent tous les trois, en arrêtant les derniers détails de la +solennité. Le préfet ferait un discours; M. Kahn aussi. Rougon prendrait +la parole le dernier. + +Mais il serait bon de provoquer un quatrième discours. + +Un instant, ils songèrent au maire; seulement Du Poizat le trouvait trop +bête, et il conseilla de choisir l'ingénieur en chef des ponts et +chaussées, qui se trouvait naturellement désigné, mais dont M. Kahn +craignait l'esprit critique. Enfin, ce dernier, en sortant de table, +emmena le ministre à l'écart, pour lui indiquer les points sur lesquels +il serait heureux de le voir insister, dans son discours. + +Le rendez-vous était pour dix heures et demie, à la préfecture. Le maire +et le premier adjoint se présentèrent ensemble; le maire balbutiait, +était au désespoir de ne s'être pas trouvé à Niort, la veille; tandis +que le premier adjoint affectait de demander à Son Excellence si elle +avait passé une bonne nuit, si elle se sentait remise de sa fatigue. +Ensuite, parurent le président du tribunal civil, le procureur impérial +et ses deux substituts, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, que +suivirent à la file le receveur général, le directeur des contributions +directes et le conservateur des hypothèques. Plusieurs de ces messieurs +étaient avec leurs dames, la femme du proviseur, la jolie blonde, vêtue +d'une toilette bleu ciel du plus piquant effet, causa une grosse +émotion; elle pria Son Excellence d'excuser son mari, retenu au lycée +par une attaque de goutte, qui l'avait pris la veille au soir en +rentrant. Cependant, d'autres personnages arrivaient: le colonel du 78e +de ligne caserné à Niort, le président du tribunal de commerce, les deux +juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et forêts accompagné +de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux, des délégués de la +Chambre consultative des arts et manufactures, de la Société de +statistique et du Conseil des prud'hommes. + +La réception avait lieu dans un grand salon de la préfecture. Du Poizat +faisait les présentations. Et le ministre, souriant, plié en deux, +accueillait chaque personne en vieille connaissance. Il savait des +particularités étonnantes sur chacune d'elles. Il parla au procureur +impérial, très élogieusement, d'un réquisitoire prononcé dernièrement +par lui dans une affaire d'adultère; il demanda d'une voix émue au +directeur des contributions directes des nouvelles de madame, alitée +depuis deux mois; il retint un instant le colonel du 78e de ligne, pour +lui montrer qu'il n'ignorait pas les brillantes études de son fils à +Saint-Cyr; il causa chaussures avec un conseiller municipal qui +possédait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec le +conservateur des hypothèques, archéologue passionné, une discussion sur +une pierre druidique découverte la semaine précédente. Quand il +hésitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait à son aide d'un mot +habilement soufflé. D'ailleurs, il gardait un aplomb superbe. + +Comme le président du tribunal de commerce entrait et s'inclinait devant +lui, il s'écria d'une voix affable: + +«Vous êtes seul, monsieur le président? J'espère bien que vous amènerez +madame au banquet, ce soir...» Il s'arrêta, en voyant autour de lui +l'embarras des figures. Du Poizat le poussait légèrement du coude. + +Alors, il se souvint que le président du tribunal de commerce vivait +séparé de sa femme, à la suite de certains faits scandaleux. Il s'était +trompé, il avait cru parler à l'autre président, au président du +tribunal civil. Cela ne troubla en rien son aplomb. Souriant toujours, +sans chercher à revenir sur sa maladresse, il reprit d'un air fin: + +«J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, monsieur. + +Je sais que mon collègue le garde des Sceaux vous a porté pour la +décoration.... C'est une indiscrétion. Gardez-moi le secret.» Le +président du tribunal de commerce devint très rouge. Il suffoquait de +joie. Autour de lui, on s'empressait, on le félicitait; pendant que +Rougon prenait note mentalement de cette croix donnée avec tant +d'à-propos, pour ne pas oublier d'avertir son collègue. C'était le mari +trompé qu'il décorait. Du Poizat eut un sourire d'admiration. + +Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans le grand salon. +On attendait toujours, les visages muets, les regards gênés. + +«L'heure avance, on pourrait partir», murmura le ministre. + +Mais le préfet se pencha, lui expliqua que le député, l'ancien +adversaire de M. Kahn, n'était pas encore là. + +Enfin celui-ci entra, tout suant; sa montre avait dû s'arrêter, il n'y +comprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de la +veille, il commença une phrase: + +«Comme je le disais hier soir à Votre Excellence...» Et il marcha à côté +de Rougon, en lui annonçant qu'il retournerait le lendemain matin à +Paris. Le congé de Pâques avait pris fin le mardi, la session était +rouverte. + +Mais il avait cru devoir rester quelques jours de plus à Niort, pour +faire les honneurs du département à Son Excellence. + +Tous les invités étaient descendus dans la cour de la préfecture, où une +dizaine de voitures, rangées des deux côtés du perron, attendaient. Le +ministre monta avec le député, le préfet et le maire, dans une calèche +qui prit la tête. Le reste des invités s'empila le plus hiérarchiquement +possible; il y avait là deux autres calèches, trois victorias et des +chars à bancs à six et à huit places. Dans la rue de la Préfecture, le +défilé s'organisa. On partit au petit trot. Les rubans des dames +s'envolaient, tandis que leurs jupes débordaient par-dessus les +portières. Les chapeaux noirs des messieurs miroitaient au soleil. Il +fallut traverser tout un bout de la ville. Le long des rues étroites, le +pavé aigu secouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit de +ferraille. Et à toutes les fenêtres, sur toutes les portes, les Niortais +saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, très surpris de voir la +redingote bourgeoise du ministre à côté de l'habit brodé du préfet. + +Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plantée d'arbres +magnifiques. Il faisait très doux; une belle journée d'avril, un ciel +clair, tout blond de soleil. La route, droite et unie, s'enfonçait au +milieu de jardins pleins de lilas et d'abricotiers en fleur. Puis les +champs s'élargirent en vastes cultures, coupées de loin en loin, par un +bouquet d'arbres. Dans les voitures, on causait. + +«Voilà une filature, n'est-ce pas?» dit Rougon, à l'oreille duquel le +préfet se penchait. + +Et s'adressant au maire, lui montrant le bâtiment de briques rouges, au +bord de l'eau: + +«Une filature qui vous appartient, je crois.... On m'a parlé de votre +nouveau système de cardage pour les laines. Je tâcherai de trouver un +instant afin de visiter toutes ces merveilles.» Il demanda des détails +sur la puissance motrice de la rivière. Selon lui, les moteurs +hydrauliques dans de bonnes conditions, avaient d'énormes avantages. Et +il émerveilla le maire par ses connaissances techniques. + +Les autres voitures suivaient, un peu débandées. Des conversations +arrivaient, hérissées de chiffres, au milieu du trot assourdi des +chevaux. Un rire perlé sonna, qui fit tourner toutes les têtes: c'était +la femme du proviseur, dont l'ombrelle venait de s'envoler sur un tas de +cailloux. + +«Vous possédez une ferme par ici, reprit Rougon en souriant au député. +La voilà, sur ce coteau, si je ne me trompe.... Des prairies superbes! +Je sais, d'ailleurs, que vous vous occupez d'élevage, et que vous avez +eu des vaches couronnées, aux derniers comices agricoles.» Alors, ils +parlèrent bestiaux. Les prairies, trempées de soleil, avaient une +douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs y naissaient. Des +rideaux de grands peupliers ménageaient des échappées d'horizon, des +coins de paysage adorables. Une vieille femme qui conduisait un âne dut +arrêter la bête au bord du chemin, pour laisser passer le cortège. Et +l'âne se mit à braire, effaré par cette procession de voitures, dont les +panneaux vernis luisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les +hommes gantés, tinrent leur sérieux. + +On monta, à gauche, une légère pente; puis, on redescendit. On était +arrivé. C'était un creux dans les terres, le cul-de-sac d'un étroit +vallon, une sorte de trou étranglé entre trois coteaux qui faisaient +muraille. De la campagne environnante, en levant les yeux, on ne voyait, +sur le ciel noir, que les carcasses crevées de deux moulins en ruine. +Là, au fond, au milieu d'un carré d'herbe, une tente était dressée, de +la toile grise bordée d'un large galon rouge, avec des trophées de +drapeaux, sur les quatre faces. Un millier de curieux venus à pied, des +bourgeois, des dames, des paysans du quartier, s'étageaient à droite, du +côté de l'ombre, le long de l'amphithéâtre formé par un des coteaux. +Devant la tente, un détachement du 78e de ligne se trouvait sous les +armes, en face des pompiers de Niort, dont le bel ordre était très +remarqué; tandis que, au bord de la pelouse, une équipe d'ouvriers, en +blouses neuves, attendaient, ayant à leur tête des ingénieurs boutonnés +dans leurs redingotes. Dès que les voitures se montrèrent, la Société +philharmonique de la ville, une société composée d'instrumentistes +amateurs, se mit à jouer l'ouverture de La Dame blanche. + +«Vive Son Excellence!» crièrent quelques voix, que le bruit des +instruments étouffa. + +Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait le trou au +fond duquel il se trouvait, fâché de cet étranglement de l'horizon, qui +lui semblait rapetisser la solennité. Et il resta là un instant dans +l'herbe, attendant un compliment de bienvenue. Enfin, M. Kahn accourut. +Il s'était échappé de la préfecture aussitôt après le déjeuner; +seulement il venait, par prudence, d'examiner la mine à laquelle Son +Excellence devait mettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre +jusqu'à la tente. Les invités suivaient. Il y eut un moment de +confusion. Rougon demandait des renseignements. + +«Alors, c'est dans cette tranchée que doit s'ouvrir le tunnel? + +--Parfaitement, répondit M. Kahn. La première mine est creusée dans ce +rocher rougeâtre, où Votre Excellence voit un drapeau.» Le coteau du +fond, entamé à la pioche, montrait le roc. Des arbustes déracinés +pendaient parmi les déblais. On avait semé de feuillages le sol de la +tranchée. M. Kahn indiqua encore de la main le tracé de la voie ferrée, +que marquait une double file de jalons, alignant des bouts de papier +blanc, au milieu des sentiers, des herbes, des buissons. C'était un coin +paisible de nature à éventrer. + +Pourtant, les autorités avaient fini par se caser sous la tente. Les +curieux, derrière, se penchaient, pour voir entre les toiles. La Société +philharmonique achevait l'ouverture de La Dame blanche. + +«Monsieur le ministre, dit tout à coup une voix aiguë qui vibra dans le +silence, je tiens à remercier le premier Votre Excellence d'avoir bien +voulu accepter l'invitation que nous nous sommes permis de lui adresser. +Le département des Deux-Sèvres gardera un éternel souvenir...» C'était +Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenait à trois pas de +Rougon, debout tous les deux; et, à certaines chutes de phrases +cadencées, ils inclinaient légèrement la tête l'un vers l'autre. Il +parla ainsi un quart d'heure, rappelant au ministre la façon brillante +dont il avait représenté le département à l'Assemblée législative; la +ville de Niort avait inscrit son nom dans ses annales comme celui d'un +bienfaiteur, et brûlait de lui témoigner sa reconnaissance en toute +occasion. Du Poizat s'était chargé de la partie politique et pratique. + +Par moments, sa voix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait +plus que ses gestes, un mouvement régulier de son bras droit; et le +millier de curieux étagés sur le coteau s'intéressaient aux broderies de +sa manche, dont l'or luisait dans un coup de soleil. + +Ensuite, M. Kahn s'avança au milieu de la tente. Lui, avait la voix très +grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallon formait écho et +renvoyait les fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop +complaisamment. + +Il conta ses longs efforts, les études, les démarches qu'il avait dû +faire pendant près de quatre ans, pour doter le pays d'une nouvelle voie +ferrée. Maintenant, toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le +département; les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient +leur fabrication, la vie commerciale pénétrerait jusque dans les plus +humbles villages; et il semblait, à l'entendre, que les Deux-Sèvres +devenaient, sous ses mains élargies, une contrée de cocagne, avec des +ruisseaux de lait et des bosquets enchantés, où des tables chargées de +bonnes choses attendaient les passants. Puis, brusquement, il affecta +une modestie outrée. On ne lui devait aucune gratitude, il n'aurait +jamais mené à bien un aussi vaste projet, sans le haut patronage dont il +était fier. Et, tourné vers Rougon, il l'appela «l'illustre ministre, le +défenseur de toutes les idées nobles et utiles». En terminant, il +célébra les avantages financiers de l'affaire. A la Bourse, on +s'arrachait les actions. + +Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argent dans une +entreprise à laquelle Son Excellence le ministre de l'Intérieur voulait +attacher son nom! + +«Très bien, très bien!» murmurèrent quelques invités. + +Le maire et plusieurs représentants de l'autorité serrèrent la main de +M. Kahn qui affectait d'être très ému. + +Au-dehors, des applaudissements éclataient. La Société philharmonique +crut devoir attaquer un pas redoublé; mais le premier adjoint se +précipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendant ce +temps, sous la tente, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées +hésitait, disait qu'il n'avait rien préparé. L'insistance du préfet le +décida. M. Kahn, très inquiet, murmura à l'oreille de ce dernier: + +«Vous avez eu tort. Il est mauvais comme la gale.» L'ingénieur en chef +était un homme long et maigre, qui avait de grandes prétentions à +l'ironie. Il parlait lentement, en tordant le coin de sa bouche, toutes +les fois qu'il voulait lancer une épigramme. Il commença par écraser M. +Kahn sous les éloges. Puis, les allusions méchantes arrivèrent. Il jugea +en quelques mots le projet de chemin de fer, avec ce dédain des +ingénieurs du gouvernement pour les travaux des ingénieurs civils. Il +rappela le contre-projet de la Compagnie de l'Ouest, qui devait passer +par Thouars, et insista, sans paraître y mettre de malice, sur le coude +du tracé de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux de Bressuire. Le +tout sans brutalité aucune, mêlé de phrases aimables, procédant par +coups d'épingle, sentis des seuls initiés. Il fut plus cruel encore en +finissant. Il parut regretter que «l'illustre ministre» vînt se +compromettre dans une affaire dont le côté financier donnait des +inquiétudes à tous les hommes d'expérience. Il faudrait des sommes +énormes; la plus grande honnêteté, le plus grand désintéressement +seraient nécessaires. Et il laissa tomber cette dernière phrase, la +bouche tordue: + +«Ces inquiétudes sont chimériques, nous sommes complètement rassurés en +voyant, à la tête de l'entreprise, un homme dont la belle situation de +fortune et la haute probité commerciale sont bien connues dans le +département.» Un murmure d'approbation courut. Seules quelques personnes +regardaient M. Kahn, qui s'efforçait de sourire, les lèvres blanches. +Rougon avait écouté en fermant les yeux à demi, comme gêné par la grande +lumière. Quand il les rouvrit, ses yeux pâles étaient devenus noirs. Il +comptait d'abord parler très brièvement. Mais il avait maintenant un des +siens à défendre. + +Il fit trois pas, se trouva au bord de la tente; et là, avec un geste +dont l'ampleur semblait s'adresser à toute la France attentive, il +commença. + +«Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par la pensée, +d'embrasser l'empire tout entier d'un coup d'oeil, et d'élargir ainsi la +solennité qui nous rassemble, pour en faire la fête du labeur industriel +et commercial. Au moment même où je vous parle, du nord au midi, on +creuse des canaux, on construit des voies ferrées, on perce des +montagnes, on élève des ponts...» Un profond silence s'était fait. Entre +les phrases, on entendait des souffles dans les branches, puis la voix +haute d'une écluse, au loin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue +avec les soldats, sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques, +pour voir parler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, les +spectateurs avaient fini par se mettre à leur aise; les dames s'étaient +accroupies, après avoir étalé leur mouchoir à terre; deux messieurs, que +le soleil gagnait, venaient d'ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et +la voix de Rougon montait peu à peu. Il paraissait gêné au fond de ce +trou, comme si le vallon n'eût pas été assez vaste pour ses gestes. De +ses mains brusquement jetées en avant, il semblait vouloir déblayer +l'horizon, autour de lui. A deux reprises, il chercha l'espace; mais il +ne rencontra en haut, au bord du ciel, que les moulins dont les +carcasses éventrées craquaient au soleil. + +L'orateur avait repris le thème de M. Kahn, en l'agrandissant. Ce +n'était plus le département des Deux-Sèvres seulement qui entrait dans +une ère de prospérité miraculeuse, mais la France entière, grâce à +l'embranchement de Niort à Angers. Pendant dix minutes, il énuméra les +bienfaits sans nombre dont les populations seraient comblées. Il poussa +les choses jusqu'à parler de la main de Dieu. Puis, il répondit à +l'ingénieur en chef; il ne discutait pas son discours, il n'y faisait +aucune allusion; il disait simplement le contraire de ce qu'il avait +dit, insistant sur le dévouement de M. Kahn, le montrant modeste, +désintéressé, grandiose. Le côté financier de l'entreprise le laissait +plein de sérénité. Il soudait, il entassait d'un geste rapide des +monceaux d'or. Alors, les bravos lui coupèrent la voix. + +«Messieurs, un dernier mot», dit-il après s'être essuyé les lèvres avec +son mouchoir. + +Le dernier mot dura un quart d'heure. Il se grisait, il s'engageait plus +qu'il n'aurait voulu. Même, à la péroraison, comme il en était à la +grandeur du règne, célébrant la haute intelligence de l'empereur, il +laissa entendre que Sa Majesté patronnait d'une façon particulière +l'embranchement de Niort à Angers. L'entreprise devenait une affaire +d'État. + +Trois salves d'applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux, volant +dans le ciel pur, à une grande hauteur, s'effaroucha, avec des +croassements prolongés. + +Dès la dernière phrase du discours, la Société philharmonique s'était +mise à jouer, sur un signal parti de la tente; tandis que les dames, +serrant leurs jupes, se relevaient vivement, désireuses de ne rien +perdre du spectacle. Cependant, autour de Rougon, les invités souriaient +d'un air ravi. Le maire, le procureur impérial, le colonel du 78e de +ligne hochaient la tête, en écoutant le député s'émerveiller à +demi-voix, de façon à être entendu du ministre. Mais le plus +enthousiaste était sûrement l'ingénieur en chef des ponts et chaussées; +il affecta une servilité extraordinaire, la bouche tordue, comme +foudroyé par les magnifiques paroles du grand homme. + +«Si Son Excellence veut bien me suivre», dit M. Kahn, dont la grosse +face suait de joie. + +C'était la fin. Son Excellence allait mettre le feu à la première mine. +Des ordres venaient d'être donnés à l'équipe d'ouvriers en blouses +neuves. Ces hommes précédèrent le ministre et M. Kahn dans la tranchée, +et se rangèrent au fond, sur deux lignes. Un contremaître tenait un bout +de corde allumée, qu'il présenta à Rougon. Les autorités, restées sous +la tente, allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Société +philharmonique jouait toujours. + +«Est-ce que ça va faire beaucoup de bruit? demanda avec un sourire +inquiet la femme du proviseur à l'un des deux substituts. + +--C'est selon la nature de la roche, se hâta de répondre le président du +tribunal de commerce, qui entra dans des explications minéralogiques. + +--Moi, je me bouche les oreilles», murmura l'aînée des trois filles du +conservateur des eaux et forêts. + +Rougon, la corde allumée à la main, au milieu de tout ce monde, se +sentait ridicule. En haut, sur la crête des coteaux, les carcasses des +moulins craquaient plus fort. + +Alors, il se hâta, mit le feu à la mèche dont le contremaître lui +indiqua le bout, entre deux pierres. Aussitôt un ouvrier souffla dans +une trompe, longuement. Toute l'équipe s'écarta, M. Kahn avait vivement +ramené Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitude +inquiète. + +«Eh bien, ça ne part donc pas?» balbutia le conservateur des +hypothéqués, qui clignait les yeux d'anxiété, avec une envie folle de se +boucher les oreilles, comme les dames. + +L'explosion n'eut lieu qu'au bout de deux minutes. + +On avait mis la mèche très longue, par prudence. + +L'attente des spectateurs tournait à l'angoisse; tous les yeux, fixés +sur la roche rouge, s'imaginaient la voir remuer; des personnes +nerveuses dirent que ça leur cassait la poitrine. Enfin il y eut un +ébranlement sourd, la roche se fendit, pendant qu'un jet de fragments, +gros comme les deux poings, montait dans la fumée. Et tout le monde s'en +alla. On entendait ces mots, cent fois répétés: + +«Sentez-vous la poudre?» Le soir, le préfet donna un dîner, auquel les +autorités assistèrent. Il avait lancé cinq cents invitations pour le bal +qui suivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon était décoré de plantes +vertes, et l'on avait ajouté, aux quatre coins, quatre petits lustres, +dont les bougies, jointes à celles du lustre central, jetaient une +clarté extraordinaire. Niort ne se souvenait pas d'un tel éclat. Le +flamboiement des six fenêtres éclairait la place de la Préfecture, où +plus de deux mille curieux se pressaient, les yeux en l'air, pour voir +les danses. Même l'orchestre s'entendait si distinctement, que des +gamins, en bas, organisaient des galops sur les trottoirs. Dès neuf +heures, les dames s'éventaient, les rafraîchissements circulaient, les +quadrilles succédaient aux valses et aux polkas. Près de la porte, Du +Poizat, très cérémonieux, recevait les retardataires avec un sourire. + +«Votre Excellence ne danse donc pas?» demanda hardiment à Rougon la +femme du proviseur, qui venait d'entrer, vêtue d'une robe de tarlatane +semée d'étoiles d'or. + +Rougon s'excusa en souriant. Il était debout devant une fenêtre, au +milieu d'un groupe. Et, tout en soutenant une conversation sur la +révision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coups d'oeil. De +l'autre côté de la place, dans la vive lueur dont les lustres +éclairaient les façades, il venait d'apercevoir, à une des croisées de +l'hôtel de Paris, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq. Elles restaient +là, regardant la fête, accoudées à la barre d'appui comme à la rampe +d'une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus et gonflés +de légers rires, à certaines bouffées chaudes de la fête. + +Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grand salon, +distraite, insensible à l'admiration que l'ampleur de sa longue jupe +soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchait quelqu'un du +regard, sans cesser de sourire, d'un air languissant. + +«M. le commissaire central n'est donc pas venu? finit-elle par demander +à Du Poizat, qui la questionnait sur la santé de son mari. Je lui ai +promis une valse. + +--Mais il devrait être là, répondit le préfet; je suis surpris de ne pas +le voir.... Il a eu une mission à remplir aujourd'hui. Seulement il +m'avait promis d'être de retour à six heures.» C'était vers midi, après +le déjeuner, que Gilquin avait quitté Niort à cheval, pour aller arrêter +le notaire Martineau. Coulonges se trouvait à cinq lieues. Il comptait y +être à deux heures et pouvoir repartir vers les quatre heures au plus +tard, ce qui lui permettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il +était invité. Aussi ne pressa-t-il pas l'allure de son cheval, se +dandinant sur sa selle, se promettant d'être très entreprenant, le soir, +au bal, avec cette personne blonde, qu'il jugeait seulement un peu +maigre. Gilquin aimait les femmes grasses. A Coulonges, il descendit à +l'hôtel du Lion d'Or, où un brigadier et deux gendarmes devaient +l'attendre. De cette façon, son arrivée ne serait pas remarquée; on +louerait une voiture, on «emballerait» le notaire, sans qu'une voisine +se mît sur sa porte. Mais les gendarmes n'étaient pas au rendez-vous. +Jusqu'à cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant des grogs, +regardant sa montre tous les quarts d'heure. Jamais il ne serait à Niort +pour le dîner. Il faisait seller son cheval, lorsque enfin le brigadier +parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eu malentendu. + +«Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n'avons pas le temps, cria +furieusement le commissaire central. Il est déjà cinq heures un +quart.... Empoignons notre individu, et que ça ne traîne pas! Il faut +que nous roulions dans dix minutes.» D'ordinaire, Gilquin était bon +homme. Il se piquait, dans ses fonctions, d'une urbanité parfaite. Ce +jour-là, il avait même arrêté un plan compliqué, afin d'éviter les +émotions trop fortes au frère de Mme Correur; ainsi il devait entrer +seul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, à la +porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Mais ses trois +heures d'attente au Lion d'Or l'avaient tellement exaspéré, qu'il oublia +toutes ces belles précautions. Il traversa le village et alla sonner +rudement chez le notaire, à la porte de la rue. Un gendarme fut laissé +devant cette porte; l'autre fit le tour, pour surveiller les murs du +jardin. Le commissaire était entré avec le brigadier. Dix à douze +curieux effarés regardaient de loin. + +A la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prise d'une +terreur d'enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutes ses forces: + +«Madame! madame! madame!» Une femme petite et grasse, dont la face +gardait un grand calme, descendit lentement l'escalier. + +«Madame Martineau, sans doute? fit Gilquin d'une voix rapide. Mon Dieu! +madame, j'ai une triste mission à remplir.... Je viens arrêter votre +mari.» Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses lèvres décolorées +tremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri. + +Elle resta sur la dernière marche, bouchant l'escalier avec ses jupes. +Elle voulut voir le mandat d'amener, demanda des explications, traîna +les choses. + +«Attention! le particulier va nous filer entre les doigts», murmura le +brigadier à l'oreille du commissaire. + +Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, en disant: + +«Montez, messieurs.» Et elle monta la première. Elle les introduisit +dans un cabinet, au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe +de chambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter son +fauteuil où il passait ses journées. Très grand, les mains comme mortes, +le visage d'une pâleur de cire, il n'avait plus que les yeux de vivants, +des yeux noirs, doux et énergiques. + +Mme Martineau le montra d'un geste silencieux. + +«Mon Dieu! monsieur, commença Gilquin, j'ai une triste mission à +remplir...» Quand il eut terminé, le notaire hocha la tête, sans parler. +Un léger frisson agitait la robe de chambre drapée sur ses membres +maigres. Il dit enfin, avec une grande politesse: + +«C'est bien, messieurs, je vais vous suivre.» Alors, il se mit à marcher +dans la pièce, rangeant les objets qui traînaient sur les meubles. Il +changea de place un paquet de livres. Il demanda à sa femme une chemise +propre. Le frisson dont il était secoué devenait plus violent. Mme +Martineau, le voyant chanceler, le suivait, les bras tendus pour le +recevoir, comme on suit un enfant. + +«Dépêchons, dépêchons, monsieur», répétait Gilquin. + +Le notaire fit encore deux tours; et, brusquement, ses mains battirent +l'air, il se laissa tomber dans un fauteuil, tordu, roidi par une +attaque de paralysie. Sa femme pleurait à grosses larmes muettes. +Gilquin avait tiré sa montre. + +«Tonnerre de Dieu!» cria-t-il. + +Il était cinq heures et demie. Maintenant, il devait renoncer à être de +retour à Niort pour le dîner de la préfecture. Avant qu'on eût mis cet +homme dans une voiture, on allait perdre au moins une demi-heure. Il +tâcha de se consoler en jurant bien de ne pas manquer le bal; justement +il se souvenait d'avoir retenu la femme du proviseur pour la première +valse. + +«C'est de la frime, lui murmura le brigadier à l'oreille. Voulez-vous +que je remette le particulier sur ses pieds?» Et, sans attendre la +réponse, il s'avança, il adressa au notaire des exhortations pour +l'engager à ne pas tromper la justice. Le notaire, les paupières closes, +les lèvres amincies, gardait une rigidité de cadavre. Peu à peu, le +brigadier se fâcha, en vint aux gros mots, finit par abattre sa lourde +main de gendarme sur le collet de la robe de chambre. Mais Mme +Martineau, si calme jusque-là, le repoussa rudement, se planta devant +son mari, en serrant ses poings de dévote résolue. + +«C'est de la frime, je vous dis!» répéta le brigadier. + +Gilquin haussa les épaules. Il était décidé à emmener le notaire mort ou +vif. + +«Que l'un de vos hommes aille chercher la voiture au Lion d'Or, +ordonna-t-il. J'ai prévenu l'aubergiste.» Quand le brigadier fut sorti, +il s'approcha de la fenêtre, regarda complaisamment le jardin où des +abricotiers étaient en fleur. Et il s'oubliait là, lorsqu'il se sentit +touché à l'épaule. Mme Martineau, debout derrière lui, l'interrogea, les +joues séchées, la voix raffermie: + +«Cette voiture est pour vous, n'est-ce pas? Vous ne pouvez pas traîner +mon mari à Niort, dans l'état où il se trouve. + +--Mon Dieu! madame, dit-il pour la troisième fois, ma mission est très +pénible... + +--Mais c'est un crime! Vous le tuez.... Vous n'avez pas été chargé de le +tuer, pourtant! + +--J'ai des ordres», répondit-il d'une voix plus rude, voulant couper +court à la scène de supplications qu'il prévoyait. + +Elle eut un geste terrible. Une colère folle passa sur sa face de +bourgeoise grasse, tandis que ses regards faisaient le tour de la pièce, +comme pour chercher quelque moyen suprême de salut. Mais, d'un effort, +elle s'apaisa, elle reprit son attitude de femme forte qui ne comptait +pas sur ses larmes. + +«Dieu vous punira, monsieur», dit-elle simplement, après un silence, +pendant lequel elle ne l'avait pas quitté des yeux. + +Et elle retourna, sans un sanglot, sans une supplication, s'accouder au +fauteuil où son mari agonisait. Gilquin avait souri. + +A ce moment, le brigadier, qui était allé lui-même au Lion d'Or, revint +dire que l'aubergiste prétendait ne pas avoir pour l'instant la moindre +carriole. Le bruit de l'arrestation du notaire, très aimé dans le pays, +avait dû se répandre. L'aubergiste cachait certainement ses voitures; +deux heures auparavant, interrogé par le commissaire central, il s'était +engagé à lui garder un vieux coupé, qu'il louait d'ordinaire aux +voyageurs, pour des promenades dans les environs. + +«Fouillez l'auberge! cria Gilquin repris par la fureur devant ce nouvel +obstacle; fouillez toutes les maisons du village!... Est-ce qu'on se +fiche de nous, à la fin! On m'attend, je n'ai pas de temps à perdre.... +Je vous donne un quart d'heure, entendez-vous!» Le brigadier disparut de +nouveau, emmenant ses hommes, les lançant dans des directions +différentes. + +Trois quarts d'heure se passèrent, puis quatre, puis cinq. Au bout d'une +heure et demie, un gendarme se montra enfin, la mine longue: toutes les +recherches étaient restées sans résultat. Gilquin, pris de fièvre, +marchait d'un pas saccadé, allant de la porte à la fenêtre, regardant +tomber le jour. Sûrement on ouvrirait le bal sans lui; la femme du +proviseur croirait à une impolitesse; cela le rendrait ridicule, +paralyserait ses moyens de séduction. Et, chaque fois qu'il passait +devant le notaire, il sentait la colère l'étrangler; jamais malfaiteur +ne lui avait donné tant d'embarras. Le notaire, plus froid, plus blême, +restait allongé, sans un mouvement. + +Ce fut seulement à sept heures passées que le brigadier reparut, l'air +rayonnant. Il avait enfin trouvé le vieux coupé de l'aubergiste, caché +au fond d'un hangar, à un quart de lieue du village. Le coupé était tout +attelé, et c'était l'ébrouement du cheval qui l'avait fait découvrir. +Mais quand la voiture fut à la porte, il fallut habiller M. Martineau. +Cela prit un temps fort long. + +Mme Martineau, avec une lenteur grave, lui mit des bas blancs, une +chemise blanche; puis, elle le vêtit tout en noir, pantalon, gilet, +redingote. Jamais elle ne consentit à se laisser aider par un gendarme. +Le notaire s'abandonnait entre ses bras sans une résistance. On avait +allumé une lampe. Gilquin tapait dans ses mains d'impatience, tandis que +le brigadier, immobile, mettait au plafond l'ombre énorme de son +chapeau. + +«Est-ce fini, est-ce fini?» répétait Gilquin. + +Mme Martineau fouillait un meuble depuis cinq minutes. Elle en tira une +paire de gants noirs, et les glissa dans la poche de M. Martineau. + +«J'espère, monsieur, demanda-t-elle, que vous me laisserez monter dans +la voiture? Je veux accompagner mon mari. + +--C'est impossible», répondit brutalement Gilquin. + +Elle se contint. Elle n'insista pas. + +«Au moins, reprit-elle, me permettrez-vous de le suivre? + +--Les routes sont libres, dit-il. Mais vous ne trouverez pas de voiture, +puisqu'il n'y en a pas dans le pays.» Elle haussa légèrement les épaules +et sortit donner un ordre. Dix minutes plus tard, un cabriolet +stationnait à la porte, derrière le coupé. Il fallut alors descendre M. +Martineau. Les deux gendarmes le portaient. + +Sa femme lui soutenait la tête. Et, à la moindre plainte poussée par le +moribond, elle commandait impérieusement aux deux hommes de s'arrêter, +ce que ceux-ci faisaient, malgré les regards terribles du commissaire. +Il y eut ainsi un repos à chaque marche de l'escalier. Le notaire était +comme un mort correctement vêtu qu'on emportait. On dut l'asseoir +évanoui dans la voiture. + +«Huit heures et demie! cria Gilquin, en regardant une dernière fois sa +montre. Quelle sacrée corvée! Je n'arriverai jamais.» C'était une chose +dite. Bien heureux s'il faisait son entrée vers le milieu du bal. Il +sauta à cheval en jurant, il dit au cocher d'aller bon train. En tête +venait le coupé, aux portières duquel galopaient les deux gendarmes; +puis, à quelques pas, le commissaire central et le brigadier suivaient; +enfin, le cabriolet où se trouvait Mme Martineau, fermait la marche. La +nuit était très fraîche. Sur la route grise, interminable, au milieu de +la campagne endormie, le cortège passait, avec le roulement sourd des +roues et la cadence monotone du galop des chevaux. Pas une parole ne fut +dite pendant le trajet. Gilquin arrangeait la phrase qu'il prononcerait +en abordant la femme du proviseur. Mme Martineau, par moments, se levait +toute droite dans son cabriolet, croyant avoir entendu un râle; mais +c'était à peine si elle apercevait, en avant, la caisse du coupé, qui +roulait, noire et silencieuse. + +On entra dans Niort à dix heures et demie. Le commissaire, pour éviter +de traverser la ville, fit prendre par les remparts. Aux prisons, il +fallut carillonner. Quand le guichetier vit le prisonnier qu'on lui +amenait, si blanc, si roide, il monta réveiller le directeur. + +Celui-ci, un peu souffrant, arriva bientôt en pantoufles. + +Mais il se fâcha, il refusa absolument de recevoir un homme dans un +pareil état. Est-ce qu'on prenait les prisons pour un hôpital? + +«Puisqu'il est arrêté maintenant, que voulez-vous qu'on en fasse? +demanda Gilquin, mis hors de lui par ce dernier incident. + +--Ce qu'on voudra, monsieur le commissaire, répondit le directeur. Je +vous répète qu'il n'entrera pas ici. Je n'accepterai jamais une pareille +responsabilité.» Mme Martineau avait profité de la discussion pour +monter dans le coupé, auprès de son mari. Elle proposa de le mener à +l'hôtel. + +«Oui, à l'hôtel, au diable, où vous voudrez! cria Gilquin. J'en ai +assez, à la fin! Remportez-le!» Pourtant, il poussa le devoir jusqu'à +accompagner le notaire à l'hôtel de Paris, désigné par Mme Martineau +elle-même. La place de la Préfecture commençait à se vider; seuls les +gamins sautaient encore sur les trottoirs, tandis que des couples de +bourgeois, lentement, se perdaient dans l'ombre des rues voisines. Mais +le flamboiement des six fenêtres du grand salon éclairait toujours la +place de la lueur vive du plein jour; l'orchestre avait des voix de +cuivre plus retentissantes; les dames, dont on voyait les épaules nues +passer dans l'entrebâillement des rideaux, balançaient leurs chignons, +frisés à la mode de Paris. Gilquin, au moment où l'on montait le notaire +à une chambre du premier étage, aperçut, en levant la tête, Mme Correur +et Mlle Herminie Billecoq, qui n'avaient pas quitté leur fenêtre. Elles +étaient là, roulant leur cou, échauffées par les fumées de la fête. Mme +Correur, cependant, avait dû voir arriver son frère, car elle se +penchait, au risque de tomber. Sur un signe véhément qu'elle lui fit, +Gilquin monta. + +Et plus tard, vers minuit, le bal de la préfecture atteignit tout son +éclat. On venait d'ouvrir les portes de la salle à manger, où un souper +froid était servi. Les dames, très rouges, s'éventaient, mangeaient +debout, avec des rires. D'autres continuaient à danser, ne voulant pas +perdre un quadrille, se contentant des verres de sirop que des messieurs +leur apportaient. Une poussière lumineuse flottait, comme envolée des +chevelures, des jupes et des bras cerclés d'or, qui battaient l'air. Il +y avait trop d'or, trop de musique et trop de chaleur. + +Rougon, suffoquant, se hâta de sortir, sur un appel discret de Du +Poizat. A côté du grand salon, dans la pièce où il les avait déjà vues +la veille, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq l'attendaient, en +pleurant toutes deux à gros sanglots. + +«Mon pauvre frère, mon pauvre Martineau! balbutia Mme Correur, qui +étouffait ses larmes dans son mouchoir. Ah! je le sentais, vous ne +pouviez pas le sauver.... Mon Dieu! pourquoi ne l'avez-vous pas sauvé?» +Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps. + +«Il a été arrêté aujourd'hui. Je viens de le voir.... Mon Dieu! mon +Dieu! + +--Ne vous désolez pas, dit-il enfin. On instruira son affaire. J'espère +bien qu'on le relâchera.» Mme Correur cessa de se tamponner les yeux. +Elle le regarda, en s'écriant de sa voix naturelle: + +«Mais il est mort!» Et elle reprit tout de suite son ton éploré, la +figure de nouveau au fond de son mouchoir. + +«Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Martineau!» Mort! Rougon sentit un petit +frisson lui courir à fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la +première fois, il eut conscience d'un trou devant lui, d'un trou plein +d'ombre, dans lequel, peu à peu, on le poussait. + +Voilà que cet homme était mort, maintenant! Jamais, il n'avait voulu +cela. Les faits allaient trop loin. + +«Hélas! oui, le pauvre cher homme, il est mort, racontait avec de longs +soupirs Mlle Herminie Billecoq. + +Il paraît qu'on a refusé de le recevoir aux prisons. Alors, quand nous +l'avons vu arriver à l'hôtel dans un si triste état, madame est +descendue et a forcé la porte, en criant qu'elle était sa soeur. Une +soeur, n'est-ce pas? a toujours le droit de recevoir le dernier soupir +de son frère. C'est ce que j'ai dit à cette coquine de Mme Martineau, +qui parlait encore de nous chasser. Elle a bien été obligée de nous +laisser une place devant le lit.... Oh! mon Dieu, ça été fini très vite. +Il n'a pas râlé plus d'une heure. Il était couché sur le lit, tout +habillé de noir; on aurait cru un notaire allant à un mariage. Et il +s'est éteint comme une chandelle, avec une toute petite grimace. Ça n'a +pas dû lui faire beaucoup de mal. + +--Est-ce que Mme Martineau ne m'a pas cherché querelle, ensuite! conta à +son tour Mme Correur. Je ne sais ce qu'elle barbotait! elle parlait de +l'héritage, elle m'accusait d'avoir porté le dernier coup à mon frère. +Je lui ai répondu: "Moi, madame, jamais je ne l'aurais laissé emmener, +je me serais plutôt fait hacher par les gendarmes!" Et Ils m'auraient +hachée, comme je vous le dis.... N'est-ce pas, Herminie? + +--Oui, oui, répondit la grande fille. + +--Enfin, que voulez-vous, mes larmes ne le ressusciteront pas, mais on +pleure parce qu'on a besoin de pleurer.... Mon pauvre Martineau!» Rougon +restait mal à l'aise. Il retira ses mains, dont Mme Correur s'était +emparée. Et il ne trouvait toujours rien à dire, répugné par les détails +de cette mort qui lui semblait abominable. + +«Tenez! s'écria Herminie debout devant la fenêtre, on voit la chambre +d'ici, là, en face, dans la grande clarté, la troisième fenêtre du +premier étage, en partant de la gauche.... Il y a une lumière derrière +les rideaux.» Alors, il les congédia, pendant que Mme Correur +s'excusait, l'appelait son ami, expliquait le premier mouvement auquel +elle avait cédé, en venant lui apprendre la fatale nouvelle. + +«Cette histoire est bien fâcheuse, dit-il à l'oreille de Du Poizat, +lorsqu'il rentra dans le bal, la face encore toute pâle. + +--Eh! c'est cet imbécile de Gilquin!» répondit le préfet en haussant les +épaules. + +Le bal flambait. Dans la salle à manger, dont on apercevait un coin par +la porte grande ouverte, le premier adjoint bourrait de friandises les +trois filles du conservateur des eaux et forêts; tandis que le colonel +du 78e de ligne buvait du punch, l'oreille tendue aux méchancetés de +l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, qui croquait des pralines. +M. Kahn, près de la porte, répétait très haut au président du tribunal +civil son discours de l'après-midi, sur les bienfaits de la nouvelle +voie ferrée, au milieu d'un groupe compact d'hommes graves, le directeur +des contributions directes, les deux juges de paix, les délégués de la +Chambre consultative d'agriculture et de la Société de statistique, +bouches béantes. + +Puis, autour du grand salon, sous les cinq lustres, une valse que +l'orchestre jouait avec des éclats de trompette, berçait les couples, le +fils du receveur général et la soeur du maire, l'un des substituts et +une demoiselle en bleu, l'autre des substituts et une demoiselle en +rose. Mais un couple surtout soulevait un murmure d'admiration, le +commissaire central et la femme du proviseur galamment enlacés, tournant +avec lenteur; il s'était hâté d'aller faire une toilette correcte, habit +noir, bottes vernies, gants blancs; et la jolie blonde lui avait +pardonné son retard, pâmée à son épaule, les yeux noyés de tendresse. +Gilquin accentuait les mouvements des hanches, en rejetant en arrière +son torse de beau danseur de bals publics, pointe canaille dont le haut +goût ravissait la galerie. Rougon, que le couple faillit bousculer, dut +se coller contre un mur, pour le laisser passer, dans un flot de +tarlatane étoilée d'or. + + + + +XI + + +Rougon avait enfin obtenu pour Delestang le portefeuille de +l'Agriculture et du Commerce. Un matin, dans les premiers jours de mai, +il alla rue du Colisée prendre son nouveau collègue. Il devait y avoir +conseil des ministres à Saint-Cloud, où la cour venait de s'installer. + +«Tiens! vous nous accompagnez! dit-il avec surprise, en apercevant +Clorinde qui montait dans le landau tout attelé devant le perron. + +--Mais oui, je vais au conseil, moi aussi», répondit-elle en riant. + +Puis, elle ajouta d'une voix sérieuse, lorsqu'elle eut casé entre les +banquettes les volants de sa longue jupe de soie cerise pâle: + +«J'ai un rendez-vous avec l'impératrice. Je suis trésorière d'une oeuvre +pour les jeunes ouvrières, à laquelle elle s'intéresse.» Les deux hommes +montèrent à leur tour. Delestang s'assit à côté de sa femme; il avait +une serviette d'avocat, en maroquin chamois, qu'il garda sur les genoux. + +Rougon, les mains libres, se trouva en face de Clorinde. + +Il était près de neuf heures et demie, et le conseil était pour dix +heures. Le cocher reçut l'ordre de marcher bon train. Pour couper au +plus court, il prit la rue Marbeuf, s'engagea dans le quartier de +Chaillot, que la pioche des démolisseurs commençait à éventrer. + +C'étaient des rues désertes, bordées de jardins et de constructions en +planches, des traverses escarpées qui tournaient sur elles-mêmes, +d'étroites places de province plantées d'arbres maigres, tout un coin +bâtard de grande ville se chauffant sur un coteau, au soleil matinal, +avec des villas et des échoppes à la débandade. + +«Est-ce laid, par ici!» dit Clorinde, renversée au fond du landau. + +Elle s'était tournée à demi vers son mari, elle l'examina un instant, la +face grave; et, comme malgré elle, elle se mit à sourire. Delestang, +correctement boutonné dans sa redingote, était assis avec dignité sur +son séant, le corps ni trop en avant ni trop en arrière. Sa belle figure +pensive, sa calvitie précoce qui lui haussait le front faisaient +retourner les passants. La jeune femme remarqua que personne ne +regardait Rougon, dont le visage lourd semblait dormir. Alors, +maternellement, elle tira un peu la manchette gauche de son mari, trop +enfoncée sous le parement. + +«Qu'est-ce que vous avez donc fait cette nuit? demanda-t-elle au grand +homme, en lui voyant étouffer des bâillements dans ses doigts. + +--J'ai travaillé tard, je suis harassé, murmura-t-il. + +Un tas d'affaires bêtes!» Et la conversation tomba de nouveau. +Maintenant, c'était lui qu'elle étudiait. Il s'abandonnait aux légères +secousses de la voiture, sa redingote déformée par ses larges épaules, +son chapeau mal brossé, gardant les marques d'anciennes gouttes de +pluie. Elle se souvenait d'avoir, le mois précédent, acheté un cheval à +un maquignon qui lui ressemblait. Son sourire reparut avec une pointe de +dédain. + +«Eh bien? dit-il, impatienté d'être examiné de la sorte. + +--Eh bien, je vous regarde! répondit-elle. Est-ce que ce n'est pas +permis?... Vous avez donc peur qu'on ne vous mange?» Elle lança cette +phrase d'un air provocant, en montrant ses dents blanches. Mais lui, +plaisanta. + +«Je suis trop gros, ça ne passerait pas. + +--Oh! si l'on avait bien faim!» dit-elle très sérieusement, après avoir +paru consulter son appétit. + +Le landau arrivait enfin à la porte de la Muette. Ce fut, au sortir des +ruelles étranglées de Chaillot, un élargissement brusque d'horizon dans +les verdures tendres du Bois. La matinée était superbe, trempant au loin +les pelouses d'une clarté blonde, donnant un frisson tiède à l'enfance +des arbres. Ils laissèrent à droite le parc aux daims et prirent la +route de Saint-Cloud. Maintenant, la voiture roulait sur l'avenue +sablée, sans une secousse, avec une légèreté et une douceur de traîneau +glissant sur la neige. + +«Hein? est-ce désagréable, ce pavé! reprit Clorinde, en s'allongeant. On +respire ici, on peut causer.... Est-ce que vous avez des nouvelles de +notre ami Du Poizat? + +--Oui, dit Rougon. Il se porte bien. + +--Et est-il toujours content de son département?» Il fit un geste vague, +voulant se dispenser de répondre. La jeune femme devait connaître +certains ennuis que le préfet des Deux-Sèvres commençait à lui donner +par la rudesse de son administration. Elle n'insista pas, elle parla de +M. Kahn et de Mme Correur, en lui demandant des détails sur son voyage +là-bas, d'un air de curiosité méchante. Puis, elle s'interrompit, pour +s'écrier: + +«A propos! j'ai rencontré hier le colonel Jobelin et son cousin M. +Bouchard. Nous avons parlé de vous.... Oui, nous avons parlé de vous.» +Il pliait les épaules, il ne disait toujours rien. Alors, elle rappela +le passé. + +«Vous vous souvenez de nos bonnes petites soirées, rue Marbeuf. A +présent, vous avez trop d'affaires, on ne peut plus vous approcher. Vos +amis s'en plaignent. Ils prétendent que vous les oubliez.... Vous savez, +je dis tout, moi. Eh bien, on vous traite de lâcheur, mon cher.» A ce +moment, comme la voiture venait de passer entre les deux lacs, elle +croisa un coupé, qui rentrait à Paris. On vit une face rude se rejeter +au fond du coupé, sans doute pour éviter un salut. + +«Mais c'est votre beau-frère! cria Clorinde. + +--Oui, il est souffrant, répondit Rougon avec un sourire. Son médecin +lui a ordonné des promenades matinales.» Et tout d'un coup, +s'abandonnant, il continua, pendant que le landau filait sous de grands +arbres, le long d'une allée à la courbe molle: + +«Que voulez-vous! je ne puis pourtant pas leur donner la lune!... Ainsi +voilà Beulin-d'orchère qui a fait le rêve d'être garde des Sceaux. J'ai +tenté l'impossible, j'ai sondé l'empereur sans pouvoir rien en tirer. +L'empereur, je crois, a peur de lui. Ce n'est pas ma faute, n'est-ce +pas?... Beulin-d'orchère est premier président. + +Cela devrait lui suffire, que diable! en attendant mieux. + +Et il évite de me saluer! C'est un sot.» Maintenant, Clorinde, les yeux +baissés, les doigts jouant avec le gland de son ombrelle, ne bougeait +plus. + +Elle le laissait aller, elle ne perdait pas une phrase. + +«Les autres ne sont pas plus raisonnables. Si le colonel et Bouchard se +plaignent, ils ont grand tort, car j'ai déjà trop fait pour eux.... Je +parle pour tous mes amis. + +Ils sont une douzaine d'un joli poids sur mes épaules! + +Tant qu'ils n'auront pas ma peau, ils ne se déclareront pas satisfaits.» +Il se tut, puis, il reprit en riant avec bonhomie: + +«Bah! s'ils en avaient absolument besoin, je la leur donnerais bien +encore.... Quand on a les mains ouvertes, il n'est plus possible de les +refermer. Malgré tout le mal que mes amis disent de moi, je passe mes +journées à solliciter pour eux une foule de faveurs.» Et, lui touchant +le genou, la forçant à le regarder: + +«Voyons, vous! Je vais causer avec l'empereur ce matin.... Vous n'avez +rien à demander? + +--Non, merci», répondit-elle d'une voix sèche. + +Comme il s'offrait toujours, elle se fâcha, elle l'accusa de leur +reprocher les quelques services qu'il avait pu leur rendre, à son mari +et à elle. Ce n'étaient pas eux qui lui pèseraient davantage. Elle +termina, en disant: + +«A présent, je fais mes commissions moi-même. Je suis assez grande +fille, peut-être!» Cependant, la voiture venait de sortir du Bois. Elle +traversait Boulogne, dans le tapage d'un convoi de grosses charrettes, +le long de la Grande-Rue. Jusque-là, Delestang était resté au fond du +landau, béat, les mains posées sur la serviette de maroquin, sans une +parole, comme livré à quelque haute spéculation intellectuelle. + +Alors, il se pencha, il cria à Rougon, au milieu du bruit: + +«Pensez-vous que Sa Majesté nous retienne à déjeuner?» Rougon eut un +geste d'ignorance. Il dit ensuite: + +«On déjeune au palais, quand le conseil se prolonge.» Delestang rentra +dans son coin, où il parut de nouveau en proie à une rêverie des plus +graves. Mais il se pencha une seconde fois, pour poser cette question: + +«Est-ce que le conseil sera très chargé ce matin? + +--Oui, peut-être, répondit Rougon. On ne sait jamais. Je crois que +plusieurs de nos collègues doivent rendre compte de certains travaux.... +Moi, en tout cas, je soulèverai la question de ce livre pour lequel je +suis en conflit avec la commission de colportage. + +--Quel livre? demanda vivement Clorinde. + +--Une ânerie, un de ces volumes qu'on fabrique pour les paysans. Cela +s'appelle Les Veillées du bonhomme Jacques. Il y a de tout là-dedans, du +socialisme, de la sorcellerie, de l'agriculture, jusqu'à un article +célébrant les bienfaits de l'association.... Un bouquin dangereux, +enfin!» La jeune femme, dont la curiosité ne devait pas être satisfaite, +se tourna comme pour interroger son mari. + +«Vous êtes sévère, Rougon, déclara Delestang. J'ai parcouru ce livre, +j'y ai découvert de bonnes choses; le chapitre sur l'association est +bien fait.... Je serais surpris si l'empereur condamnait les idées qui +s'y trouvent exprimées.» Rougon allait s'emporter. Il ouvrait les bras, +dans un geste de protestation. Et il se calma brusquement, comme ne +voulant pas discuter; il ne dit plus rien, jetant des coups d'oeil sur +le paysage, aux deux côtés de l'horizon. Le landau était alors au milieu +du pont de Saint-Cloud; en bas, toute moirée de soleil, la rivière avait +des nappes dormantes d'un bleu pâle; tandis que des files d'arbres, le +long des rives, enfonçaient dans l'eau des ombres vigoureuses. L'immense +ciel, en amont et en aval, montait, tout blanc d'une limpidité +printanière, à peine teinté d'un frisson bleu. + +Lorsque la voiture se fut arrêtée dans la cour du château, Rougon +descendit le premier et tendit la main à Clorinde. Mais celle-ci affecta +de ne pas accepter ce soutien; elle sauta légèrement à terre. Puis, +comme il restait le bras tendu, elle lui, donna un petit coup d'ombrelle +sur les doigts, en murmurant: + +«Puisqu'on vous dit qu'on est grande fille!» Et elle semblait sans +respect pour les poings énormes du maître, qu'elle gardait longtemps +autrefois dans ses mains d'élève soumise, afin de leur voler un peu de +leur force. Aujourd'hui, elle pensait sans doute les avoir assez +appauvris; elle n'avait plus ses cajoleries adorables de disciple. A son +tour, poussée en puissance, elle devenait maîtresse. Quand Delestang fut +descendu de voiture, elle laissa Rougon entrer le premier, pour souffler +à l'oreille de son mari: + +«J'espère que vous n'allez pas l'empêcher de patauger, avec son bonhomme +Jacques. Vous avez là une bonne occasion de ne pas toujours dire comme +lui.» Dans le vestibule, avant de le quitter, elle l'enveloppa d'un +dernier regard, s'inquiéta d'un bouton de sa redingote qui tirait sur +l'étoffe; et, tandis qu'un huissier l'annonçait chez l'impératrice, elle +les regarda disparaître, Rougon et lui, souriante. + +Le conseil des ministres se tenait dans un salon voisin du cabinet de +l'empereur. Au milieu, une douzaine de fauteuils entouraient une grande +table, recouverte d'un tapis. Les fenêtres, hautes et claires, donnaient +sur la terrasse du château. Quand Rougon et Delestang entrèrent, tous +leurs collègues se trouvaient déjà réunis, à l'exception du ministre des +Travaux publics et du ministre de la Marine et des Colonies, alors en +congé. + +L'empereur n'avait pas encore paru. Ces messieurs causèrent pendant près +de dix minutes, debout devant les fenêtres, groupés autour de la table. +Il y en avait deux de visages chagrins, qui se détestaient au point de +ne jamais s'adresser la parole; mais les autres, la mine aimable, se +mettaient à l'aise, en attendant les affaires graves. Paris s'occupait +alors de l'arrivée d'une ambassade venue du fond de l'Extrême-Orient, +avec des costumes étranges et des façons de saluer extraordinaires. + +Le ministre des Affaires étrangères raconta une visite qu'il avait +rendue, la veille, au chef de cette ambassade; il se moquait finement, +tout en restant très correct. + +Puis, la conversation tomba à des sujets plus frivoles; le ministre +d'État fournit des renseignements sur la santé d'une danseuse de +l'Opéra, qui avait failli se casser la jambe. Et même dans leur abandon, +ces messieurs demeuraient en éveil et en défiance, cherchant certaines +de leurs phrases, rattrapant des moitiés de mot, se guettant sous leurs +sourires, redevenant subitement sérieux, dès qu'ils se sentaient +surveillés. + +«Alors, c'est une simple foulure? dit Delestang, qui s'intéressait +beaucoup aux danseuses. + +--Oui, une foulure, répéta le ministre d'État. La pauvre femme en sera +quitte pour garder quinze jours la chambre.... Elle est bien honteuse, +d'être tombée.» Un petit bruit fit tourner les têtes. Tous +s'inclinèrent; l'empereur venait d'entrer. Il resta un instant appuyé au +dossier de son fauteuil. Et il demanda de sa voix sourde, lentement: + +«Elle va mieux? + +--Beaucoup mieux, sire, répondit le ministre en s'inclinant de nouveau. +J'ai eu de ses nouvelles ce matin.» Sur un geste de l'empereur, les +membres du conseil prirent place autour de la table. Ils étaient neuf; +plusieurs étalèrent des papiers devant eux; d'autres se renversèrent, en +se regardant les ongles. Un silence régna. + +L'empereur semblait souffrant; il roulait doucement les bouts de ses +moustaches entre ses doigts, la face éteinte. Puis, comme personne ne +parlait, il parut se souvenir, il prononça quelques mots. + +«Messieurs, la session du Corps législatif va être close...» Il fut +d'abord question du budget, que la Chambre venait de voter en cinq +jours. Le ministre des Finances signala les voeux exprimés par le +rapporteur. Pour la première fois, la Chambre avait des velléités de +critique. Ainsi, le rapporteur souhaitait voir l'amortissement +fonctionner d'une façon normale et le gouvernement se contenter des +crédits votés, sans recourir toujours à des demandes de crédits +supplémentaires. + +D'autre part, des membres s'étaient plaints du peu de cas que le Conseil +d'État faisait de leurs observations, quand ils cherchaient à réduire +certaines dépenses; un d'entre eux avait même réclamé pour le Corps +législatif le droit de préparer le budget. «Il n'y a pas lieu, selon +moi, de tenir compte de ces réclamations, dit le ministre des Finances +en terminant. Le gouvernement dresse ses budgets avec la plus grande +économie possible; et cela est tellement vrai, que la commission a dû se +donner beaucoup de mal pour arriver à retrancher deux pauvres +millions.... Toutefois, je crois sage d'ajouter trois demandes de +crédits supplémentaires, qui étaient à l'étude. Un virement de fonds +nous donnera les sommes nécessaires, et la situation sera régularisée +plus tard.» L'empereur approuva de la tête. Il paraissait ne pas +écouter, les yeux vagues, regardant comme aveuglé la grande lueur claire +tombant de la fenêtre du milieu, en face de lui. Il y eut de nouveau un +silence. Tous les ministres approuvaient, après l'empereur. Pendant un +instant, on n'entendit plus qu'un léger bruit. C'était le garde des +Sceaux qui feuilletait un manuscrit de quelques pages, ouvert sur la +table. Il consulta ses collègues d'un regard. + +«Sire, dit-il enfin, j'ai apporté le projet d'un mémoire sur la +fondation d'une nouvelle noblesse.... Ce sont encore de simples notes; +mais j'ai pensé qu'il serait bon, avant d'aller plus loin, de les lire +en conseil, afin de pouvoir profiter de toutes les lumières... + +--Oui, lisez, monsieur le garde des Sceaux, interrompit l'empereur. Vous +avez raison.» Et il se tourna à demi, pour regarder le ministre de la +Justice, pendant qu'il lisait. Il s'animait, une flamme jaune brûlait +dans ses yeux gris. + +Cette question d'une nouvelle noblesse préoccupait alors beaucoup la +cour. Le gouvernement avait commencé par soumettre au Corps législatif +un projet de loi punissant d'une amende et d'un emprisonnement toute +personne convaincue de s'être attribué sans droit un titre nobiliaire +quelconque. Il s'agissait de donner une sanction aux anciens titres et +de préparer ainsi la création de titres nouveaux. Ce projet de loi avait +soulevé à la Chambre une discussion passionnée; des députés, très +dévoués à l'empire, s'étaient écriés qu'une noblesse ne pouvait exister +dans un État démocratique; et, lors du vote, vingt-trois voix venaient +de se prononcer contre le projet. Cependant, l'empereur caressait son +rêve. C'était lui qui avait indiqué au garde des Sceaux tout un vaste +plan. + +Le mémoire débutait par une partie historique. + +Ensuite, le futur système se trouvait exposé tout au long; les titres +devaient être distribués par catégories de fonctions, afin de rendre les +rangs de la nouvelle noblesse accessibles à tous les citoyens; +combinaison démocratique qui paraissait enthousiasmer fort le garde des +Sceaux. Enfin suivait un projet de décret. A l'article II, le ministre +haussa et ralentit la voix: + +«Le titre de comte sera concédé après cinq ans d'exercice dans leurs +fonctions ou dignités, ou après avoir été nommés par nous grands-croix +de la Légion d'honneur: à nos ministres et aux membres de notre conseil +privé; aux cardinaux, aux maréchaux, aux amiraux et aux sénateurs; à nos +ambassadeurs et aux généraux de division ayant commandé en chef.» Il +s'arrêta un instant, interrogeant l'empereur du regard, pour demander +s'il n'avait oublié personne. Sa Majesté, la tête un peu tombée sur +l'épaule droite, se recueillait. Elle finit par murmurer: «Je crois +qu'il faudrait joindre les présidents du Corps législatif et du Conseil +d'État.» Le garde des Sceaux hocha vivement la tête en signe +d'approbation, et se hâta de mettre une note sur la marge de son +manuscrit. Puis, au moment où il allait reprendre sa lecture, il fut +interrompu par le ministre de l'Instruction publique et des cultes qui +avait une omission à signaler. + +«Les archevêques... commença-t-il. + +--Pardon, dit sèchement le ministre de la Justice, les archevêques ne +doivent être que barons. Laissez-moi lire le décret tout entier.» Et il +ne se retrouva plus dans ses feuilles de papier. Il chercha longtemps +une page qui s'était égarée parmi les autres. Rougon, carrément assis, +le cou enfoncé entre ses rudes épaules de paysan, souriait du coin des +lèvres; et, comme il se tournait, il vit son voisin le ministre d'État, +le dernier représentant d'une vieille famille normande, sourire +également d'un fin sourire de mépris. Alors tous deux eurent un léger +hochement de menton. Le parvenu et le gentilhomme s'étaient compris. + +«Ah! voici, reprit enfin le garde des Sceaux: + +Article III. Le titre de baron sera concédé: 1° Aux membres du Corps +législatif qui auront été honorés trois fois du mandat de leurs +concitoyens; 2° aux conseillers d'État, après huit ans d'exercice; 3° au +premier président et au procureur général de la Cour de cassation, au +premier président et au procureur général de la Cour des comptes, aux +généraux de division et aux vice-amiraux, aux archevêques et aux +ministres plénipotentiaires, après cinq ans d'exercice dans leurs +fonctions, ou s'ils ont obtenu le grade de commandeur de la Légion +d'honneur...» Et il continua ainsi. Les premiers présidents et les +procureurs généraux des cours impériales, les généraux de brigade et les +contre-amiraux, les évêques, jusqu'aux maires des chefs-lieux de +préfecture de première classe, devaient être faits barons; seulement, on +leur demandait dix ans de service. + +«Tout le monde baron, alors!» murmura Rougon à demi-voix. + +Ses collègues, qui affectaient de le regarder comme un homme mal élevé, +prirent des mines graves, pour lui faire comprendre qu'ils trouvaient +cette plaisanterie très déplacée. L'empereur avait paru ne pas entendre. + +Cependant, lorsque la lecture fut terminée, il demanda: + +«Que pensez-vous du projet, messieurs?» Il y eut une hésitation. On +attendait une interrogation plus directe. + +«Monsieur Rougon, reprit Sa Majesté, que pensez-vous du projet? + +--Mon Dieu! Sire, répondit le ministre de l'Intérieur en souriant de son +air tranquille, je n'en pense pas beaucoup de bien. Il offre le pire des +dangers, celui du ridicule. Oui, j'aurais peur que tous ces barons-là ne +prêtassent à rire.... Je ne mets pas en avant les raisons graves, le +sentiment d'égalité qui domine aujourd'hui, la rage de vanité qu'un +pareil système développerait...» Mais il eut la parole coupée par le +garde des Sceaux, très aigre, très blessé, se défendant en homme attaqué +personnellement. Il se disait bourgeois, fils de bourgeois, incapable de +porter atteinte aux principes égalitaires de la société moderne. La +nouvelle noblesse devait être une noblesse démocratique; et ce mot de +«noblesse démocratique» rendait sans doute si bien son idée, qu'il le +répéta à plusieurs reprises. Rougon répliqua, toujours souriant, sans se +fâcher. Le garde des Sceaux, petit, sec, noirâtre, finit par lancer des +personnalités blessantes. L'empereur demeurait comme étranger à la +querelle; il regardait de nouveau, avec de lents balancements d'épaules, +la grande clarté blanche tombant de la fenêtre, en face de lui. +Pourtant, quand les voix montèrent et devinrent gênantes pour sa +dignité, il murmura: + +«Messieurs, messieurs...» Puis, au bout d'un silence: + +«Monsieur Rougon a peut-être raison.... La question n'est pas mûre +encore. Il faudra l'étudier sur d'autres bases. On verra plus tard.» Le +conseil examina ensuite plusieurs menues affaires. On parla surtout du +journal Le siècle, dont un article venait de produire un scandale à la +cour. Il ne se passait pas de semaine sans que l'empereur fût supplié, +dans son entourage, de supprimer ce journal, le seul organe républicain +qui restât debout. Mais Sa Majesté, personnellement, avait une grande +douceur pour la presse, elle s'amusait souvent, dans le secret du +cabinet, à écrire de longs articles en réponse aux attaques contre son +gouvernement; son rêve inavoué était d'avoir son journal à elle, où elle +pourrait publier des manifestes et entamer des polémiques. Toutefois, Sa +Majesté décida, ce jour-là, qu'un avertissement serait envoyé au siècle. + +Leurs Excellences croyaient le conseil fini. Cela se voyait à la manière +dont ces messieurs se tenaient assis sur le bord de leurs fauteuils. +Même le ministre de la Guerre, un général à l'air ennuyé qui n'avait pas +soufflé mot de toute la séance, tirait déjà ses gants de sa poche, +lorsque Rougon s'accouda fortement à la table. + +«Sire, dit-il, je voudrais entretenir le conseil d'un conflit qui s'est +élevé entre la commission de colportage et moi, au sujet d'un ouvrage +présenté à l'estampille.» Ses collègues se renfoncèrent dans leurs +fauteuils. + +L'empereur se tourna à demi, avec un léger hochement de tête, pour +autoriser le ministre de l'Intérieur à continuer. + +Alors, Rougon entra dans des détails préliminaires. Il ne souriait plus, +il n'avait plus son air bonhomme. Penché au bord de la table, le bras +droit balayant le tapis d'un geste régulier, il raconta qu'il avait +voulu présider lui-même une des dernières séances de la commission, pour +stimuler le zèle des membres qui la composaient. + +«Je leur ai indiqué les vues du gouvernement sur les améliorations à +opérer dans les importants services dont ils sont chargés.... Le +colportage aurait de graves dangers si, devenant une arme entre les +mains des révolutionnaires, il aboutissait à raviver les discussions et +les haines. La commission a donc le devoir de rejeter tous les ouvrages +fomentant et irritant des passions qui ne sont plus de notre âge. Elle +accueillera au contraire les livres dont l'honnêteté lui paraîtra +inspirer un acte d'adoration pour Dieu, d'amour pour la patrie, de +reconnaissance pour le souverain.» Les ministres, très maussades, +crurent cependant devoir saluer au passage ce dernier membre de phrase. + +«Le nombre des mauvais livres augmente tous les jours, continua-t-il. +C'est une marée montante contre laquelle on ne saurait trop protéger le +pays. Sur douze livres publiés, onze et demi sont bons à jeter au feu. + +Voilà la moyenne.... Jamais les sentiments coupables, les théories +subversives, les monstruosités antisociales n'ont trouvé autant de +chantres.... Je suis obligé parfois de lire certains ouvrages. Eh bien, +je l'affirme...» Le ministre de l'Instruction publique se hasarda à +l'interrompre. + +«Les romans... dit-il.--Je ne lis jamais de romans», déclara sèchement +Rougon. + +Son collègue eut un geste de protestation pudibonde, un roulement d'yeux +scandalisé, comme pour jurer que lui non plus ne lisait jamais de +romans. Il s'expliqua. + +«Je voulais dire simplement ceci: les romans sont surtout un aliment +empoisonné servi aux curiosités malsaines de la foule. + +--Sans doute, reprit le ministre de l'Intérieur. Mais il est des +ouvrages tout aussi dangereux: je parle de ces ouvrages de +vulgarisation, où les auteurs s'efforcent de mettre à la portée des +paysans et des ouvriers un fatras de science sociale et économique, dont +le résultat le plus clair est de troubler les cerveaux faibles.... +Justement, un livre de ce genre, Les Veillées du bonhomme Jacques, est +en ce moment soumis à l'examen de la commission. Il s'agit d'un sergent +qui, rentré dans son village, cause chaque dimanche soir avec le maître +d'école, en présence d'une vingtaine de laboureurs; et chaque +conversation traite un sujet particulier, les nouvelles méthodes de +culture, les associations ouvrières, le rôle considérable du producteur +dans la société. J'ai lu ce livre qu'un employé m'a signalé; je l'ai +trouvé d'autant plus inquiétant, qu'il cache des théories funestes sous +une admiration feinte pour les institutions impériales. Il n'y a pas à +s'y tromper, c'est là l'oeuvre d'un démagogue. Aussi ai-je été très +surpris, quand j'ai entendu plusieurs membres de la commission m'en +parler d'une façon élogieuse. J'ai discuté certains passages avec eux, +sans paraître les convaincre. + +L'auteur, m'ont-ils assuré, aurait même fait l'hommage d'un exemplaire +de son livre à Sa Majesté... Alors, sire, avant d'opérer la moindre +pression, j'ai cru devoir prendre votre avis et celui du conseil.» Et il +regardait en face l'empereur, dont les yeux vacillants finirent par se +poser sur un couteau à papier, placé devant lui. Le souverain prit ce +couteau, le fit tourner entre ses doigts, en murmurant: + +«Oui, oui, Les Veillées du bonhomme Jacques...» Puis, sans se prononcer +davantage, il eut un regard oblique, à droite et à gauche de la table. + +«Vous avez peut-être parcouru le livre, messieurs, je serais bien aise +de savoir...» Il n'achevait pas, il mâchait ses phrases. Les ministres +s'interrogeaient furtivement, comptant chacun que son voisin allait +pouvoir répondre, donner un avis. Le silence se prolongeait au milieu +d'une gêne croissante. Évidemment pas un d'eux ne connaissait même +l'existence de l'ouvrage. Enfin le ministre de la Guerre se chargea de +faire un grand geste d'ignorance pour tous ses collègues. L'empereur +tordit ses moustaches, ne se pressa pas. + +«Et vous, monsieur Delestang?» demanda-t-il. + +Delestang se remuait dans son fauteuil, comme en proie à une lutte +intérieure. Cette interrogation directe le décida. Mais, avant de +parler, il jeta involontairement un coup d'oeil du côté de Rougon. + +«J'ai eu le volume entre les mains, sire.» Il s'arrêta, en sentant les +gros yeux gris de Rougon fixés sur lui. Cependant, devant la +satisfaction visible de l'empereur, il reprit, les lèvres un peu +tremblantes: + +«J'ai le regret de n'être pas de la même opinion que mon ami et collègue +monsieur le ministre de l'Intérieur.... Certes, l'ouvrage pourrait +contenir des restrictions et insister davantage sur la lenteur prudente +avec laquelle tout progrès vraiment utile doit s'accomplir. + +Mais Les Veillées du bonhomme Jacques ne m'en paraissent pas moins une +oeuvre conçue dans d'excellentes intentions. Les voeux qui s'y trouvent +exprimés pour l'avenir, ne blessent en rien les institutions impériales. +Ils en sont, au contraire, comme l'épanouissement légitimement +attendu...» Il se tut de nouveau. Malgré le soin qu'il mettait à se +tourner vers l'empereur, il devinait, de l'autre côté de la table, la +masse énorme de Rougon, tassé sur les coudes, la face pâle de surprise. +D'ordinaire, Delestang était toujours de l'avis du grand homme. Aussi ce +dernier espéra-t-il un instant ramener d'un mot le disciple révolté. + +«Voyons, il faut citer un exemple, cria-t-il en nouant et en faisant +craquer ses mains. Je regrette de n'avoir pas apporté l'ouvrage.... +Tenez, ceci, un chapitre dont je me souviens. Le bonhomme Jacques parle +de deux mendiants qui vont de porte en porte, dans le village; et, sur +une question du maître d'école, il déclare qu'il va enseigner aux +paysans le moyen de ne jamais avoir un seul pauvre parmi eux. Suit tout +un système compliqué pour l'extinction du paupérisme. On est là en +pleine théorie communiste.... Monsieur le ministre de l'Agriculture et +du Commerce ne peut vraiment approuver ce chapitre.» Delestang, +brusquement brave, osa regarder Rougon en face. «Oh! en pleine théorie +communiste, dit-il, vous allez bien loin! Je n'ai vu là qu'un exposé +ingénieux des principes de l'association.» + +Tout en parlant, il fouillait dans sa serviette. + +«J'ai justement l'ouvrage», déclara-t-il enfin. + +Et il se mit à lire le chapitre en question. Il lisait d'une façon douce +et monotone. Sa belle tête de grand homme d'État, à certains passages, +prenait une expression de gravité extraordinaire. L'empereur écoutait +d'un air profond. Lui, semblait particulièrement jouir des morceaux +attendrissants, des pages où l'auteur avait prêté à ses paysans un +parler d'une niaiserie enfantine. Quant à Leurs Excellences, elles +étaient enchantées. Quelle adorable histoire! Rougon lâché par +Delestang, auquel il avait fait donner un portefeuille, uniquement pour +s'appuyer sur lui, au milieu de la sourde hostilité du conseil! Ses +collègues lui reprochaient ses continuels empiétements de pouvoir, son +besoin de domination qui le poussait à les traiter en simples commis, +tandis qu'il affectait d'être le conseiller intime et le bras droit de +Sa Majesté. Et il allait se trouver complètement isolé! Ce Delestang +était un homme à bien accueillir. + +«Il y a peut-être un ou deux mots..., murmura l'empereur, quand la +lecture fut terminée. Mais, en somme, je ne vois pas.... N'est-ce pas, +messieurs? + +--C'est tout à fait innocent», affirmèrent les ministres. + +Rougon évita de répondre. Il parut plier les épaules. + +Puis, il revint de nouveau à la charge, contre Delestang seul. Pendant +quelques minutes encore, la discussion continua entre eux, par phrases +brèves. Le bel homme s'aguerrissait, devenait mordant. Alors, peu à peu, +Rougon se souleva. Il entendait pour la première fois son pouvoir +craquer sous lui. Tout d'un coup, il s'adressa à l'empereur, debout, le +geste véhément. + +«Sire, c'est une misère, l'estampille sera accordée, puisque Votre +Majesté, dans sa sagesse, pense que le livre n'offre aucun danger. Mais +je dois vous le déclarer, sire, il y aurait les plus grands périls à +rendre à la France la moitié des libertés réclamées par ce bonhomme +Jacques.... Vous m'avez appelé au pouvoir dans des circonstances +terribles. Vous m'avez dit de ne pas chercher, par une modération hors +de saison, à rassurer ceux qui tremblaient. Je me suis fait craindre, +selon vos désirs. Je crois m'être conformé à vos moindres instructions +et vous avoir rendu les services que vous attendiez de moi. Si quelqu'un +m'accusait de trop de rudesse, si l'on me reprochait d'abuser de la +puissance dont Votre Majesté m'a investi, un pareil blâme, sire, +viendrait à coup sûr d'un adversaire de votre politique.... Eh bien, +croyez-le, le corps social est tout aussi profondément troublé, je n'ai +malheureusement pas réussi, en quelques semaines, à le guérir des maux +qui le rongent. + +Les passions anarchiques grondent toujours dans les bas-fonds de la +démagogie. Je ne veux pas étaler cette plaie, en exagérer l'horreur; +mais j'ai le devoir d'en rappeler l'existence, afin de mettre Votre +Majesté en garde contre les entraînements généreux de son coeur. On a pu +espérer un instant que l'énergie du souverain et la volonté solennelle +du pays avaient refoulé pour toujours dans le néant les époques +abominables de perversion publique. Les événements ont prouvé la +douloureuse erreur où l'on était. Je vous en supplie, au nom de la +nation, sire, ne retirez pas votre puissante main. Le danger n'est pas +dans les prérogatives excessives du pouvoir, mais dans l'absence des +lois répressives. Si vous retiriez votre main, vous verriez bouillonner +la lie de la populace, vous vous trouveriez tout de suite débordé par +les exigences révolutionnaires, et vos serviteurs les plus énergiques ne +sauraient bientôt plus comment vous défendre.... Je me permets +d'insister, tant les catastrophes du lendemain seraient terrifiantes. La +liberté sans entraves est impossible dans un pays où il existe une +faction obstinée à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. +Il faudra de bien longues années pour que le pouvoir absolu s'impose à +tous, efface des mémoires le souvenir des anciennes luttes, devienne +indiscutable au point de se laisser discuter. + +En dehors du principe autoritaire appliqué dans toute sa rigueur, il n'y +a pas de salut pour la France. Le jour où Votre Majesté croira devoir +rendre au peuple la plus inoffensive des libertés, ce jour-là elle +engagera l'avenir entier. Une liberté ne va pas sans une deuxième +liberté, puis une troisième liberté arrive, balayant tout, les +institutions et les dynasties. C'est la machine implacable, l'engrenage +qui pince le bout du doigt, attire la main, dévore le bras, broie le +corps.... Et, sire, puisque je me permets de m'exprimer librement sur un +tel sujet, j'ajouterai ceci: le parlementarisme a tué une monarchie, il +ne faut pas lui donner un empire à tuer. Le Corps législatif remplit un +rôle déjà trop bruyant. Qu'on ne l'associe jamais davantage à la +politique dirigeante du souverain; ce serait la source des plus +tapageuses et des plus déplorables discussions. Les dernières élections +générales ont prouvé une fois de plus la reconnaissance éternelle du +pays; mais il ne s'en est pas moins produit jusqu'à cinq candidatures +dont le succès scandaleux doit être un avertissement. Aujourd'hui, la +grosse question est d'empêcher la formation d'une minorité opposante, et +surtout, si elle se forme, de ne pas lui fournir des armes pour +combattre le pouvoir avec plus d'impudence. Un parlement qui se tait est +un parlement qui travaille.... Quand à la presse, sire, elle change la +liberté en licence. Depuis mon entrée au ministère, je lis attentivement +les rapports, je suis pris de dégoût chaque matin. La presse est le +réceptacle de tous les ferments nauséabonds. Elle fomente les +révolutions, elle reste le foyer toujours ardent où s'allument les +incendies. Elle deviendra seulement utile, le jour où l'on aura pu la +dompter et employer sa puissance comme un instrument gouvernemental.... +Je ne parle pas des autres libertés, liberté d'association, liberté de +réunion, liberté de tout faire. On les demande respectueusement dans Les +Veilles du bonhomme Jacques. + +Plus tard, on les exigera. Voilà mes terreurs. Que Votre Majesté +m'entende bien, la France a besoin de sentir longtemps sur elle le poids +d'un bras de fer...» Il se répétait, il défendait son pouvoir avec un +emportement croissant. Pendant près d'une heure, il continua ainsi, à +l'abri du principe autoritaire, s'en couvrant, s'en enveloppant, en +homme qui use de toute la résistance de son armure. Et, malgré son +apparente passion, il gardait assez de sang-froid pour surveiller ses +collègues, pour guetter sur leurs visages l'effet de ses paroles. +Ceux-ci avaient des faces blanches, immobiles. + +Brusquement, il se tut. + +Il y eut un assez long silence. L'empereur s'était remis à jouer avec le +couteau à papier. + +«Monsieur le ministre de l'Intérieur voit trop en noir la situation de +la France, dit enfin le ministre d'État. + +Rien, je pense, ne menace nos institutions. L'ordre est absolu. Nous +pouvons nous reposer dans la haute sagesse de Sa Majesté. C'est même +manquer de confiance en elle que de témoigner des craintes... + +--Sans doute, sans doute, murmurèrent plusieurs voix. + +--J'ajouterai, dit à son tour le ministre des Affaires étrangères, que +jamais la France n'a été plus respectée de l'Europe. Partout, à +l'étranger, on rend hommage à la politique ferme et digne de Sa Majesté. +L'opinion des chancelleries est que notre pays est entré pour toujours +dans une ère de paix et de grandeur.» Aucun de ces messieurs, +d'ailleurs, ne se soucia de combattre le programme politique défendu par +Rougon. Les regards se tournaient vers Delestang. Celui-ci comprit ce +qu'on attendait de lui. Il trouva deux ou trois phrases. Il compara +l'empire à un édifice. + +«Certes, le principe d'autorité ne doit pas être ébranlé; mais il ne +faut point fermer systématiquement la porte aux libertés publiques.... +L'Empire est comme un lieu d'asile, un vaste et magnifique édifice dont +Sa Majesté a de ses mains posé les assises indestructibles. + +Aujourd'hui, elle travaille encore à en élever les murs. + +Seulement il viendra un jour où, sa tâche achevée, elle devra songer au +couronnement de l'édifice, et c'est alors... + +--Jamais! interrompit violemment Rougon. Tout croulera!» L'empereur +étendit la main pour arrêter la discussion. Il souriait. Il semblait +s'éveiller d'une songerie. + +«Bien, bien, dit-il. Nous sommes sortis des affaires courantes.... Nous +verrons.» Et, s'étant levé, il ajouta: + +«Messieurs, il est tard, vous déjeunerez au château.» Le conseil était +terminé. Les ministres repoussèrent leurs fauteuils, se mirent debout, +saluant l'empereur qui se retirait à petits pas. Mais Sa Majesté se +retourna, en murmurant: + +«Monsieur Rougon, un mot, je vous prie.» Alors, pendant que le souverain +attirait Rougon dans l'embrasure d'une fenêtre, Leurs Excellences, à +l'autre bout de la pièce, s'empressèrent autour de Delestang. + +Elles le félicitaient discrètement, avec des clignements d'yeux, des +sourires fins, tout un murmure étouffé d'approbation élogieuse. Le +ministre d'État, un homme d'un esprit très délié et d'une grande +expérience, se montra particulièrement plat; il avait pour principe que +l'amitié des imbéciles porte bonheur. Delestang, modeste, grave, +s'inclinait à chaque compliment. + +«Non, venez», dit l'empereur à Rougon. + +Et il se décida à le mener dans son cabinet, une pièce assez étroite, +encombrée de journaux et de livres jetés sur les meubles. Là, il alluma +une cigarette, puis il montra à Rougon le modèle réduit d'un nouveau +canon, inventé par un officier; le petit canon ressemblait à un jouet +d'enfant. Il affectait un ton très bienveillant, il paraissait chercher +à prouver au ministre qu'il lui continuait toute sa faveur. Cependant, +Rougon flairait une explication. Il voulut parler le premier. + +«Sire, dit-il, je sais avec quelle violence je suis attaqué auprès de +Votre Majesté.» L'empereur sourit sans répondre. La cour, en effet, +s'était de nouveau mise contre lui. On l'accusait maintenant d'abuser du +pouvoir, de compromettre l'empire par ses brutalités. Les histoires les +plus extraordinaires couraient sur son compte, les corridors du palais +étaient pleins d'anecdotes et de plaintes, dont les échos, chaque matin, +arrivaient dans le palais impérial. + +«Asseyez-vous, monsieur Rougon, asseyez-vous», dit enfin l'empereur avec +bonhomie. + +Puis, s'asseyant lui-même, il continua: + +«On me bat les oreilles d'une foule d'affaires. J'aime mieux en causer +avec vous.... Qu'est-ce donc que ce notaire qui est mort à Niort, à la +suite d'une arrestation? un M. Martineau, je crois?» Rougon donna +tranquillement des détails. Ce Martineau était un homme très compromis, +un républicain dont l'influence dans le département pouvait offrir de +grands dangers. On l'avait arrêté. Il était mort. + +«Oui, justement, il est mort, c'est cela qui est fâcheux, reprit le +souverain. Les journaux hostiles se sont emparés de l'événement, ils le +racontent d'une façon mystérieuse, avec des réticences d'un effet +déplorable.... Je suis très chagrin de tout cela, monsieur Rougon.» Il +n'insista pas. Il resta quelques secondes, la cigarette collée aux +lèvres. + +«Vous êtes allé dernièrement dans les Deux-Sèvres, continua-t-il, vous +avez assisté à une solennité... Êtes-vous bien sûr de la solidité +financière de M. Kahn? + +--Oh! absolument sûr!» s'écria Rougon. + +Et il entra dans de nouvelles explications. M. Kahn s'appuyait sur une +société anglaise fort riche; les actions du chemin de fer de Niort à +Angers faisaient prime à la Bourse; c'était la plus belle opération +qu'on pût imaginer. L'empereur paraissait incrédule. + +«On a exprimé devant moi des craintes, murmura-t-il. Vous comprenez +combien il serait malheureux que votre nom fût mêlé à une +catastrophe.... Enfin, puisque vous m'affirmez le contraire...» Il +abandonna ce second sujet pour passer à un troisième. + +«C'est comme le préfet des Deux-Sèvres, on est très mécontent de lui, +m'a-t-on assuré. Il aurait tout bouleversé, là-bas. Il serait en outre +le fils d'un ancien huissier dont les allures bizarres font causer le +département.... M. Du Poizat est votre ami, je crois? + +--Un de mes bons amis, sire!» Et, l'empereur s'étant levé, Rougon se +leva également. + +Le premier marcha jusqu'à une fenêtre, puis revint en soufflant de +légers filets de fumée. + +«Vous avez beaucoup d'amis, monsieur Rougon, dit-il d'un air fin. + +--Oui, sire beaucoup!» répondit carrément le ministre. + +Jusque-là, l'empereur avait évidemment répété les commérages du château, +les accusations portées par les personnes de son entourage. Mais il +devait savoir d'autres histoires, des faits ignorés de la cour, dont ses +agents particuliers l'avaient informé, et auxquels il accordait un +intérêt bien plus vif; il adorait l'espionnage, tout le travail +souterrain de la police. Pendant un instant, il regarda Rougon, la face +vaguement souriante; puis, d'une voix confidentielle, en homme qui +s'amuse: + +«Oh! je suis renseigné, plus que je ne le voudrais.... Tenez, un autre +petit fait. Vous avez accepté dans vos bureaux un jeune homme, le fils +d'un colonel, bien qu'il n'ait pu présenter le diplôme de bachelier. +Cela n'a pas d'importance, je le sais. Mais si vous vous doutiez du +tapage que ces choses soulèvent!... On fâche tout le monde avec ces +bêtises. C'est de la bien mauvaise politique.» Rougon ne répondit rien. +Sa Majesté n'avait pas fini. + +Elle ouvrait les lèvres, cherchait une phrase; mais ce qu'elle avait à +dire paraissait la gêner, car elle hésita un instant à descendre +jusque-là. Elle balbutia enfin: + +«Je ne vous parlerai pas de cet huissier, un de vos protégés, un nommé +Merle, n'est-ce pas? Il se grise, il est insolent, le public et les +employés s'en plaignent.... Tout cela est très fâcheux, très fâcheux.» +Puis, haussant la voix, concluant brusquement: + +«Vous avez trop d'amis, monsieur Rougon. Tous ces gens vous font du +tort. Ce serait vous rendre un service que de vous fâcher avec eux.... +Voyons, accordez-moi la destitution de M. Du Poizat et promettez-moi +d'abandonner les autres.» Rougon était resté impassible. Il s'inclina, +il dit d'un accent profond: + +«Sire, je demande au contraire à Votre Majesté le ruban d'officier pour +le préfet des Deux-Sèvres.... J'ai également plusieurs faveurs à +solliciter...» Il tira un agenda de sa poche, il continua: + +«M. Béjuin supplie en grâce Votre Majesté de visiter sa cristallerie de +Saint-Florent, lorsqu'elle ira à Bourges.... Le colonel Jobelin désire +une situation dans les palais impériaux.... L'huissier Merle rappelle +qu'il a obtenu la médaille militaire et souhaite un bureau de tabac pour +une de ses soeurs... + +--Est-ce tout? demanda l'empereur qui s'était remis à sourire. Vous êtes +un patron héroïque. Vos amis doivent vous adorer. + +--Non, sire, ils ne m'adorent pas, ils me soutiennent», dit Rougon avec +une rude franchise. + +Le mot parut frapper beaucoup le souverain. Rougon venait de livrer tout +le secret de sa fidélité; le jour où il aurait laissé dormir son crédit, +son crédit serait mort; et, malgré le scandale, malgré le mécontentement +et la trahison de sa bande, il n'avait qu'elle, il ne pouvait s'appuyer +que sur elle, il se trouvait condamné à l'entretenir en santé, s'il +voulait se bien porter lui-même. Plus il obtenait pour ses amis, plus +les faveurs semblaient énormes et peu méritées, et plus il était fort. +Il ajouta respectueusement, avec une intention marquée: + +«Je souhaite de tout mon coeur que Votre Majesté, pour la grandeur de +son règne, garde longtemps autour d'elle les serviteurs dévoués qui l'on +aidée à restaurer l'empire.» L'empereur ne souriait plus. Il fit +quelques pas, les yeux voilés, songeur; et il semblait avoir blêmi, +effleuré d'un frisson. Dans cette nature mystique, les pressentiments +s'imposaient avec une force extrême. Il coupa court à la conversation +pour ne pas conclure, remettant à plus tard l'accomplissement de sa +volonté. De nouveau, il se montra très affectueux. Même, revenant sur la +discussion qui avait eu lieu dans le conseil, il parut donner raison à +Rougon, maintenant qu'il pouvait parler sans trop s'engager. Le pays +n'était certainement pas mûr pour la liberté. Longtemps encore, une main +énergique devait imprimer aux affaires une marche résolue, exempte de +faiblesse. Et il termina en renouvelant au ministre l'assurance de son +entière confiance; il lui donnait une pleine liberté d'agir, il +confirmait toutes ses instructions précédentes. Cependant, Rougon crut +devoir insister. + +«Sire, dit-il, je ne saurais être à la merci d'un propos malveillant, +j'ai besoin de stabilité pour achever la lourde tâche dont je me trouve +aujourd'hui responsable. + +--Monsieur Rougon, répondit l'empereur, marchez sans crainte, je suis +avec vous.» Et, rompant l'entretien, il se dirigea vers la porte du +cabinet, suivi du ministre. Ils sortirent, ils traversèrent plusieurs +pièces, pour gagner la salle à manger. Mais au moment d'entrer, le +souverain se retourna, emmena Rougon dans le coin d'une galerie. + +«Alors, demanda-t-il à demi-voix, vous n'approuvez pas le système +d'anoblissement proposé par monsieur le garde des Sceaux? J'aurais +vivement désiré vous voir favorable à ce projet. Étudiez la question.» + +Puis, sans attendre la réponse, il ajouta de son air tranquillement +entêté: + +«Rien ne presse. J'attendrai. Dans dix ans, s'il le faut.» Après le +déjeuner, qui dura à peine une demi-heure, les ministres passèrent dans +un petit salon voisin, où le café fut servi. Ils restèrent encore là +quelques instants, à s'entretenir, debout autour de l'empereur. +Clorinde, que l'impératrice avait également retenue, vint chercher son +mari, avec son allure hardie de femme lancée dans les cercles d'hommes +politiques. Elle tendit la main à plusieurs de ces messieurs. Tous +s'empressèrent, la conversation changea. Mais Sa Majesté se montra si +galante pour la jeune femme, il la serra bientôt de si près, le cou +allongé, l'oeil oblique, que Leurs Excellences jugèrent discret de +s'écarter peu à peu. + +Quatre, puis trois encore sortirent sur la terrasse du château par une +porte-fenêtre. Deux seulement restèrent dans le salon, pour sauvegarder +les convenances. + +Le ministre d'État, plein d'obligeance, donnant un air affable à sa +haute mine de gentilhomme, avait emmené Delestang; et, de la terrasse, +il lui montrait Paris, au loin. Rougon, debout au soleil, s'absorbait, +lui aussi, dans le spectacle de la grande ville, barrant l'horizon, +pareille à un écroulement bleuâtre de nuées, au-delà de l'immense nappe +verte du bois de Boulogne. + +Clorinde était en beauté, ce matin-là. Fagotée comme toujours, traînant +sa robe de soie cerise pâle, elle semblait avoir attaché ses vêtements à +la hâte, sous l'aiguillon de quelque désir. Elle riait, les bras +abandonnés. + +Tout son corps s'offrait. Dans un bal, au ministère de la Marine, où +elle était allée en dame de coeur, avec des coeurs de diamant à son cou, +à ses poignets et à ses genoux, elle avait fait la conquête de +l'empereur; et, depuis cette soirée, elle paraissait rester son amie, +plaisantant chaque fois que Sa Majesté daignait la trouver belle. + +«Tenez, monsieur Delestang, disait sur la terrasse le ministre d'État à +son collègue, là-bas, à gauche, le dôme du Panthéon est d'un bleu tendre +extraordinaire.» Pendant que le mari s'émerveillait, le ministre, +curieusement, tâchait de glisser des coups d'oeil au fond du petit +salon, par la porte-fenêtre restée ouverte. + +L'empereur, penché, parlait dans la figure de la jeune femme, qui se +renversait en arrière, comme pour lui échapper, la gorge toute sonore. +On apercevait seulement le profil perdu de Sa Majesté, une oreille +allongée, un grand nez rouge, une bouche épaisse, perdue sous le +frémissement des moustaches; et le plan fuyant de la joue, le coin de +l'oeil entrevu avaient une flamme de convoitise, l'appétit sensuel des +hommes que grise l'odeur de la femme. Clorinde, irritante de séduction, +refusait d'un balancement imperceptible de la tête, tout en soufflant de +son haleine, à chacun de ses rires, le désir si savamment allumé. + +Quand Leurs Excellences rentrèrent dans le salon, la jeune femme disait +en se levant, sans qu'on pût savoir à quelle phrase elle répondait: + +«Oh! sire, ne vous y fiez pas, je suis entêtée comme une mule.» Rougon, +malgré sa querelle, revint à Paris avec Delestang et Clorinde. Celle-ci +sembla vouloir faire sa paix avec lui. Elle n'avait plus cette +inquiétude nerveuse qui la poussait aux sujets de conversation +désagréables; elle le regardait même, par moments, avec une sorte de +compassion souriante. Lorsque le landau, dans le Bois tout trempé de +soleil, roula doucement au bord du lac, elle s'allongea, elle murmura, +avec un soupir de jouissance: + +«Hein, la belle journée, aujourd'hui!» Puis, après être restée un +instant rêveuse, elle demanda à son mari: + +«Dites! est-ce que votre soeur, Mme de Combelot, est toujours amoureuse +de l'empereur? + +--Henriette est folle!» répondit Delestang, en haussant les épaules. + +Rougon donna des détails. «Oui, oui, toujours, dit-il. On raconte +qu'elle s'est jetée un soir aux pieds de Sa Majesté... Il l'a relevée, +il lui a conseillé d'attendre...--Ah! bien, elle peut attendre! s'écria +gaiement Clorinde. Il y en aura d'autres avant elle.» + + + + +XII + + +Clorinde était alors dans un épanouissement d'étrangeté et de puissance. +Elle restait la grande fille excentrique qui battait Paris sur un cheval +de louage pour conquérir un mari, mais la grande fille devenue femme, le +buste élargi, les reins solides, accomplissant posément les actes les +plus extraordinaires, ayant réalisé son rêve longtemps caressé d'être +une force. Ses interminables courses au fond de quartiers perdus, ses +correspondances inondant de lettres les quatre coins de la France et de +l'Italie, son continuel frottement aux personnages politiques dans +l'intimité desquels elle se glissait, toute cette agitation désordonnée, +pleine de trous, sans but logique, avait fini par aboutir à une +influence réelle, indiscutable. Elle lâchait encore des choses énormes, +des projets fous, des espoirs extravagants, lorsqu'elle causait +sérieusement; elle promenait toujours son vaste portefeuille crevé, +rattaché avec des ficelles, le portait entre ses bras comme un poupon, +d'une façon si convaincue, que les passants souriaient, à la voir ainsi +passer en longues jupes sales. Pourtant, on la consultait, on la +craignait même. Personne n'aurait pu dire au juste d'où elle tirait son +pouvoir; il y avait là des sources lointaines, multiples, disparues, +auxquelles il était bien difficile de remonter. On savait au plus des +bouts d'histoire, des anecdotes qu'on se chuchotait à l'oreille. +L'ensemble de cette singulière figure échappait, imagination détraquée, +bon sens écouté et obéi, corps superbe où était peut-être l'unique +secret de sa royauté. D'ailleurs, peu importait les dessous de la +fortune de Clorinde. Il suffisait qu'elle régnât, même en reine +fantasque. On s'inclinait. + +Ce fut pour la jeune femme une époque de domination. Elle centralisait +chez elle, dans son cabinet de toilette, où traînaient des cuvettes mal +essuyées, toute la politique des cours de l'Europe. Avant les +ambassades, sans qu'on devinât par quelle voie, elle recevait les +nouvelles, des rapports détaillés, dans lesquels se trouvaient annoncées +les moindres pulsations de la vie des gouvernements. Aussi avait-elle +une cour, des banquiers, des diplomates, des intimes, qui venaient pour +tâcher de la confesser. Les banquiers surtout se montraient très +courtisans. Elle avait, d'un coup, fait gagner à l'un d'eux une centaine +de millions, par la simple confidence d'un changement de ministère, dans +un État voisin. Elle dédaignait ces trafics de la basse politique; elle +lâchait tout ce qu'elle savait, les commérages de la diplomatie, les +cancans internationaux des capitales, uniquement pour le plaisir de +parler et de montrer qu'elle surveillait à la fois Turin, Vienne, +Madrid, Londres, jusqu'à Berlin et à Saint-Pétersbourg; alors, coulait +un flot de renseignements intarissables sur la santé des rois, leurs +amours, leurs habitudes, sur le personnel politique de chaque pays, sur +la chronique scandaleuse du moindre duché allemand. Elle jugeait les +hommes d'État d'une phrase, sautait du nord au midi sans transition, +remuait négligemment les royaumes du bout des ongles, vivait là comme +chez elle, comme si la vaste terre, avec ses villes, ses peuples, eût +tenu dans une boîte à joujoux, dont elle aurait rangé à son caprice les +petites maisons de carton et les bonshommes de bois. Puis, lorsqu'elle +se taisait, éreintée de bavardages, elle faisait claquer le pouce contre +le médius, un geste qui lui était familier, voulant dire que tout cela +ne valait certainement pas le léger bruit de ses doigts. + +Pour le moment, au milieu du débraillé de ses occupations multiples, ce +qui la passionnait, c'était une affaire de la plus haute gravité, dont +elle s'efforçait de ne point parler, sans pouvoir, cependant, se refuser +la joie de certaines allusions. Elle foulait Venise. Quand elle parlait +du grand ministre italien, elle disait: + +«Cavour», d'une voix familière. Elle ajoutait: «Cavour ne voulait pas, +mais j'ai voulu, et il a compris.» Elle s'enfermait matin et soir avec +le chevalier Rusconi, à la légation. D'ailleurs, «l'affaire» marchait +très bien maintenant. Et, tranquille, renversant son front borné de +déesse, parlant dans une sorte de somnambulisme, elle laissait tomber +des bouts de phrase sans lien entre eux, des lambeaux d'aveu: une +entrevue secrète entre l'empereur et un homme d'État étranger, un projet +de traité d'alliance dont on discutait encore certains articles, une +guerre pour le printemps prochain. + +D'autres jours, elle était furieuse; elle donnait des coups de pied aux +chaises, dans sa chambre, et bousculait les cuvettes de son cabinet, à +les casser; elle avait une colère de reine, trahie par des ministres +imbéciles, qui voit son royaume aller de mal en pis. Ces jours-là, elle +tendait tragiquement son bras nu et superbe, le poing fermé, vers le +sud-est, du côté de l'Italie, en répétant: «Ah! si j'étais là-bas, ils +ne feraient pas tant de bêtises!» Les soucis de la haute politique +n'empêchaient pas Clorinde de mener de front toutes sortes de besognes, +où elle semblait finir par se perdre elle-même. On la trouvait souvent +assise sur son lit, son énorme portefeuille vidé au milieu de la +couverture, et s'enfonçant jusqu'aux coudes dans le tas de papiers, la +tête perdue, pleurant de rage; elle ne se reconnaissait plus parmi cet +éboulement de feuilles volantes, ou bien elle cherchait quelque dossier +égaré, qu'elle découvrait enfin derrière un meuble, sous ses vieilles +bottines, avec son linge sale. Lorsqu'elle partait pour terminer une +affaire, elle entamait en chemin deux ou trois autres aventures. Ses +démarches se compliquaient, elle vivait dans une excitation continue, +s'abandonnant à un tourbillon d'idées et de faits, ayant sous elle des +profondeurs et des complications d'intrigues inconnues, insondables. Le +soir, après des journées de courses à travers Paris, quand elle rentrait +les jambes rompues d'avoir monté des escaliers, rapportant entre les +plis de ses jupes les odeurs indéfinissables des milieux qu'elle venait +de traverser, personne n'aurait osé soupçonner la moitié du négoce mené +par elle aux deux bouts de la ville; et, si on l'interrogeait, elle +riait, elle ne se souvenait pas toujours. + +Ce fut à cette époque qu'elle eut l'étonnante fantaisie de s'installer +dans un cabinet particulier d'un des grands restaurants du boulevard. +L'hôtel de la rue du Colisée, disait-elle, était loin de tout; elle +voulait un pied-à-terre dans un endroit central; et elle fit son bureau +d'affaires du cabinet particulier. Pendant deux mois, elle reçut là, +servie par les garçons, qui eurent à introduire les plus hauts +personnages. Des fonctionnaires, des ambassadeurs, des ministres se +présentèrent au restaurant. Elle, très à l'aise, les faisait asseoir sur +le divan défoncé par les dernières soupeuses du carnaval, restait +elle-même devant la table, dont la nappe demeurait toujours mise, +couverte de mies de pain, encombrée de papiers. Elle campait comme un +général. + +Un jour, prise d'une indisposition, elle était montée tranquillement se +coucher sous les combles, dans la chambre du maître d'hôtel qui la +servait, un grand garçon brun auquel elle permettait de l'embrasser. Le +soir seulement, vers minuit, elle avait consenti à rentrer chez elle. + +Delestang, malgré tout, était un homme heureux. Il paraissait ignorer +les excentricités de sa femme. Elle le possédait maintenant tout entier +et usait de lui à sa guise, sans qu'il se permît un murmure. Son +tempérament le prédisposait à ce servage. Il se trouvait trop bien du +secret abandon de sa volonté, pour jamais tenter une révolte. Dans +l'intimité, c'était lui, le matin, les jours où elle avait consenti à le +tolérer chez elle, qui lui rendait au lever de petits services, +cherchait partout sous les meubles les bottines égarées et dépareillées, +remuait le linge d'une armoire avant de trouver une chemise sans trous. +Il lui suffisait de garder devant le monde son attitude d'homme souriant +et supérieur. On le respectait presque, tant il parlait de sa femme d'un +air de sérénité et de protection affectueuses. + +Clorinde, devenue maîtresse toute-puissante, avait eu l'idée de faire +revenir sa mère de Turin; elle voulait désormais, disait-elle, que la +comtesse Balbi passât auprès d'elle six mois chaque année. Ce fut alors +une explosion subite de tendresse filiale. Elle bouleversa un étage de +l'hôtel pour loger la vieille dame le plus près possible de son +appartement. Même elle inventa une porte de communication qui allait de +son cabinet de toilette dans la chambre à coucher de sa mère. En +présence de Rougon surtout, elle étalait son affection avec une outrance +italienne d'expressions caressantes. Comment s'était-elle jamais +résignée à vivre si longtemps séparée de la comtesse, elle qui ne +l'avait jamais quittée pendant une heure avant son mariage? Elle +s'accusait de la dureté de son coeur. Mais ce n'était pas sa faute, elle +avait dû céder à des conseils, à de prétendues nécessités, dont le sens +lui échappait encore. Rougon, devant cette rébellion, ne bronchait pas. +Il ne la catéchisait plus, ne cherchait plus à faire d'elle une des +femmes distinguées de Paris. Autrefois, elle avait pu occuper le vide de +ses journées, lorsque la fièvre de son oisiveté lui allumait le sang, +éveillait les désirs dans ses membres de lutteur au repos. Aujourd'hui, +en pleine bataille, il ne songeait guère à ces choses; son peu de +sensualité se trouvait mangé par ses quatorze heures de travail par +jour. Il continuait à la traiter affectueusement, avec cette pointe de +dédain qu'il témoignait d'ordinaire aux femmes. Pourtant, il venait de +temps à autre la voir, les yeux comme allumés par un réveil de +l'ancienne passion toujours inassouvie. Elle restait son vice, la seule +chair qui le troublât. + +Depuis que Rougon habitait le ministère, où ses amis se plaignaient de +ne plus pouvoir le rencontrer dans l'intimité, Clorinde s'était imaginé +de recevoir la bande chez elle. Peu à peu, l'habitude fut prise. Et, +pour mieux indiquer que ses soirées remplaçaient celles de la rue +Marbeuf, elle choisit également le dimanche et le jeudi. + +Seulement, rue du Colisée, on restait jusqu'à une heure du matin. Elle +recevait dans son boudoir, Delestang gardant toujours les clefs du grand +salon, par crainte des taches de graisse. Comme le boudoir se trouvait +très petit, elle laissait sa chambre à coucher et son cabinet de +toilette ouverts; si bien que, le plus souvent, on s'entassait dans la +chambre, au milieu des chiffons qui traînaient. + +Les jeudis et les dimanches, le grand souci de Clorinde était de rentrer +assez tôt pour dîner à la hâte et faire les honneurs de chez elle. +Malgré ses efforts de mémoire, cela ne l'empêcha pas, à deux reprises, +d'oublier si complètement ses invités, qu'elle demeura stupéfaite en +voyant tant de monde autour de son lit, quand elle arriva à minuit +passé. Un jeudi, dans les derniers jours de mai, par extraordinaire, +elle rentra vers cinq heures; elle était sortie à pied et avait reçu une +averse depuis la place de la Concorde, sans se résigner à payer un +fiacre de trente sous pour monter les Champs-Elysées. Toute trempée, +elle passa immédiatement dans son cabinet de toilette, où sa femme de +chambre Antonia, la bouche barbouillée d'une tartine de confitures, la +déshabilla en riant très fort de l'égouttement de ses jupes, qui +pissaient l'eau sur le parquet. + +«Il y a là un monsieur, dit enfin cette dernière, quand elle se fut +assise par terre pour lui retirer ses bottines. Il attend depuis une +heure.» Clorinde lui demanda comment était le monsieur. + +Alors, la femme de chambre resta par terre, mal peignée, la robe grasse, +montrant ses dents blanches dans sa face brune. Le monsieur était gros, +l'air sévère. + +«Ah! oui, M. de Reuthlinguer, le banquier, s'écria la jeune femme. C'est +vrai, il devait venir à quatre heures. + +Eh bien, qu'il attende.... Préparez-moi un bain, n'est-ce pas?» Et elle +s'allongea tranquillement dans la baignoire, cachée derrière un rideau, +au fond du cabinet. Là, elle lut des lettres arrivées pendant son +absence. Au bout d'une grande demi-heure, Antonia, sortie depuis +quelques minutes, reparut en murmurant: + +«Le monsieur a vu madame rentrer. Il voudrait bien lui parler. + +--Tiens! je l'oubliais, le baron! dit Clorinde, qui se mit debout au +milieu de la baignoire. Vous allez m'habiller.» Mais elle eut, ce +soir-là, des caprices de toilette extraordinaires. Dans l'abandon où +elle laissait sa personne, elle était ainsi prise parfois d'un accès +d'idolâtrie pour son corps. Alors, elle inventait des raffinements, nue +devant sa glace, se faisant frotter les membres d'onguents, de baumes, +d'huiles aromatiques, connus d'elle seule, achetés à Constantinople, +chez le parfumeur du sérail, disait-elle, par un diplomate italien de +ses amis. Et pendant qu'Antonia la frottait, elle gardait des attitudes +de statue. Cela devait lui donner une peau blanche, lisse, impérissable +comme le marbre; une certaine huile surtout, dont elle comptait +elle-même les gouttes sur un tampon de flanelle, avait la propriété +miraculeuse d'effacer à l'instant les moindres rides. + +Puis, elle se livrait à un minutieux examen de ses mains et de ses +pieds. Elle aurait passé une journée à s'adorer. + +Pourtant, au bout de trois quarts d'heure, lorsque Antonia lui eut passé +une chemise et un jupon, elle se souvint brusquement. + +«Et le baron!... Ah! tant pis, faites-le entrer! Il sait bien ce que +c'est qu'une femme.» Il y avait plus de deux heures que M. de +Reuthlinguer attendait dans le boudoir, patiemment assis, les mains +nouées sur les genoux. Blême, froid, de moeurs austères, le banquier, +qui possédait une des plus grosses fortunes de l'Europe, faisait ainsi +antichambre chez Clorinde, depuis quelque temps, jusqu'à deux et trois +fois par semaine. Il l'attirait même chez lui, dans cet intérieur +pudibond et d'un rigorisme glacial, où le débraillé de la jeune femme +consternait les valets. + +«Bonjour, baron! cria-t-elle. On me coiffe, ne regardez pas.» Elle +restait à demi nue, la chemise glissée des épaules. Le baron, de ses +lèvres pâles, trouva un sourire d'indulgence; et il se tint debout près +d'elle, les yeux froids et clairs, penché dans un salut d'extrême +politesse. + +«Vous venez pour les nouvelles, n'est-ce pas?... Je sais justement +quelque chose.» Elle se leva, renvoya Antonia, qui lui laissa le peigne +planté dans les cheveux. Sans doute elle eut encore peur d'être +entendue, car elle posa une main sur l'épaule du banquier, se haussa, +lui parla à l'oreille. Le banquier, en l'écoutant, avait les yeux fixés +sur sa gorge, qui se tendait vers lui; mais il ne la voyait certainement +pas, il hochait vivement la tête. + +«Voilà! conclut-elle à voix haute. Vous pouvez marcher maintenant.» Il +la reprit par le bras, la ramena contre lui, pour lui demander certaines +explications. Il n'aurait pas été plus à l'aise en face d'un de ses +commis. Quand il la quitta, il l'invita à venir dîner le lendemain; sa +femme s'ennuyait de ne pas la voir. Elle l'accompagna jusqu'à la porte. + +Mais, tout d'un coup, elle croisa les bras sur sa poitrine, très rouge, +en s'écriant: + +«Ah! bien, moi qui m'en vais comme ça avec vous!» Alors, elle bouscula +Antonia. Cette fille n'en finissait plus! Et elle lui donna à peine le +temps de la coiffer, disant qu'elle n'aimait pas à traîner ainsi à sa +toilette. + +Malgré la saison, elle voulut mettre une longue robe de velours noir, +une sorte de blouse flottante, serrée à la taille par un cordon de soie +rouge. Déjà, à deux reprises, on était monté prévenir madame que le +dîner était servi. Mais, comme elle traversait sa chambre, elle y trouva +trois messieurs, dont personne ne soupçonnait la présence en cet +endroit. C'étaient les trois réfugiés politiques, MM. Brambilla, +Staderino et Viscardi. Elle ne parut nullement surprise de les +rencontrer là. + +«Est-ce que vous m'attendez depuis longtemps? demanda-t-elle. + +--Oui, oui», répondirent-ils, en balançant lentement la tête. + +Ils étaient arrivés avant le banquier. Et ils n'avaient pas fait le +moindre bruit, en personnages noirs que des malheurs politiques ont +rendus silencieux et réfléchis. + +Assis côte à côte sur la même chaise longue, ils mâchaient de gros +cigares éteints, renversés tous les trois dans la même posture. +Cependant, ils s'étaient levés, ils entouraient Clorinde. Il y eut +alors, à voix basse, un balbutiement rapide de syllabes italiennes. + +Elle sembla leur donner des instructions. Un d'eux prit des notes +chiffrées sur un carnet, tandis que les autres, très excités sans doute +par ce qu'ils entendaient, étouffaient de légers cris sous leurs doigts +gantés. Puis, ils s'en allèrent tous les trois à la file, le masque +impénétrable. + +Ce jeudi-là, il devait y avoir, le soir, une conférence entre plusieurs +ministres, pour une importante affaire, un conflit à propos d'une +question de viabilité. Delestang, lorsqu'il partit après le dîner, +promit à Clorinde de ramener Rougon; et elle eut une moue, comme pour +faire entendre qu'elle ne tenait guère à le voir. Il n'y avait pas +encore brouille, mais elle affectait une froideur croissante. Vers neuf +heures, M. Kahn et M. Béjuin arrivèrent les premiers, suivis à peu de +distance par Mme Correur. Ils trouvèrent Clorinde dans sa chambre, +allongée sur une chaise longue. Elle se plaignait d'un de ces maux +inconnus et extraordinaires qui la prenaient brusquement, d'une heure à +l'autre; cette fois, elle avait dû avaler une mouche en buvant; elle la +sentait voler, au fond de son estomac. Drapée dans sa grande blouse de +velours noir, le buste appuyé sur trois oreillers, elle était d'une +royale beauté, la face blanche, les bras nus, pareille à une de ces +figures couchées qui rêvent, adossées contre des monuments. A ses pieds, +Luigi Pozzo grattait doucement les cordes d'une guitare; il avait quitté +la peinture pour la musique. + +«Asseyez-vous, n'est-ce pas? murmura-t-elle. Vous m'excusez. J'ai une +bête qui est entrée je ne sais comment...» Pozzo continuait à gratter sa +guitare en chantant très bas, l'air ravi, perdu dans une contemplation. + +Mme Correur roula un fauteuil près de la jeune femme. + +M. Kahn et M. Béjuin finirent par trouver des chaises libres. Il n'était +pas facile de s'asseoir, les cinq ou six sièges de la chambre +disparaissant sous des tas de jupons. Lorsque, cinq minutes plus tard, +le colonel Jobelin et son fils Auguste se présentèrent, ils durent +rester debout. + +«Petit, dit Clorinde à Auguste, qu'elle tutoyait toujours, malgré ses +dix-sept ans, va donc chercher deux chaises dans le cabinet de +toilette.» C'étaient des chaises cannées, toutes dévernies par les +linges mouillés qui traînaient sans cesse sur les dossiers. Une seule +lampe, recouverte d'une dentelle de papier rose, éclairait la chambre; +une autre se trouvait posée dans le cabinet de toilette, et une +troisième dans le boudoir, dont les portes grandes ouvertes montraient +des enfoncements crépusculaires, des pièces vagues où semblaient brûler +des veilleuses. La chambre elle même, autrefois mauve tendre, passée +aujourd'hui au gris sale, restait comme pleine d'une buée suspendue; on +distinguait à peine des coins de fauteuil arrachés, des traînées de +poussière sur les meubles, une large tache d'encre étalée au beau milieu +du tapis, quelque encrier tombé là, qui avait éclaboussé les boiseries; +au fond, les rideaux du lit étaient tirés, sans doute pour cacher le +désordre des couvertures. Et, dans cette ombre, montait une odeur forte, +comme si tous les flacons du cabinet de toilette étaient restés +débouchés. + +Clorinde s'entêtait, même par les temps chauds, à ne jamais ouvrir une +fenêtre. + +«Ça sent joliment bon chez vous, dit Mme Correur pour la complimenter. + +--C'est moi qui sens bon», répondit naïvement la jeune femme. + +Et elle parla des essences qu'elle tenait du parfumeur même des +sultanes. Elle mit un de ses bras nus sous le nez de Mme Correur. Sa +blouse de velours noir avait un peu glissé, ses pieds passaient, +chaussés de petites pantoufles rouges. Pozzo, pâmé, grisé par les +parfums violents qui s'exhalaient d'elle, tapait son instrument à légers +coups de pouce. + +Cependant, au bout de quelques minutes, la conversation tourna +fatalement sur Rougon, comme cela arrivait chaque jeudi et chaque +dimanche. La bande se réunissait uniquement pour épuiser cet éternel +sujet, une rancune sourde et grandissante, un besoin de se soulager par +des récriminations sans fin. Clorinde ne se donnait même plus la peine +de les exciter; ils apportaient toujours quelques nouveaux griefs, +mécontents, jaloux, aigris de tout ce que Rougon avait fait pour eux, +travaillés par une intense fièvre d'ingratitude. + +«Est-ce que vous avez vu le gros homme, aujourd'hui?» demanda le +colonel. + +Maintenant, Rougon n'était plus «le grand homme». + +«Non, répondit Clorinde. Nous le verrons peut-être ce soir. Mon mari +s'entête à me l'amener. + +--Je suis allé cet après-midi dans un café où on le jugeait bien +sévèrement, reprit le colonel après un silence. On assurait qu'il +branlait dans le manche, qu'il n'en avait pas dans le ventre pour deux +mois.» + +M. Kahn eut un geste dédaigneux, en disant: + +«Moi, je ne lui en donne pas pour trois semaines.... Voyez-vous, Rougon +n'est pas un homme de gouvernement; il aime trop le pouvoir, il se +laisse griser, et alors il tape à tort et à travers, il administre à +coups de bâton, avec une brutalité révoltante.... Enfin, depuis cinq +mois, il a commis des actes monstrueux... + +--Oui, oui, interrompit le colonel, toutes sortes de passe-droits, +d'injustices, d'absurdités.... Il abuse, il abuse, vraiment.» Mme +Correur, sans parler, tourna les doigts en l'air, comme pour dire qu'il +avait la tête peu solide. + +«C'est cela, reprit M. Kahn en remarquant le geste. + +La tête n'est pas très d'aplomb, hein?» Et, comme on le regardait, M. +Béjuin crut devoir lâcher aussi quelque chose. + +«Oh! pas fort, Rougon, murmura-t-il, pas fort du tout!» Clorinde, la +tête renversée sur ses oreillers, examinant au plafond le rond lumineux +de la lampe, les laissait aller. Quand ils se turent, elle dit à son +tour, pour les pousser: + +«Sans doute il a abusé, mais il prétend avoir fait tout ce qu'on lui +reproche dans l'unique but d'obliger ses amis.... Ainsi, j'en causais +l'autre jour avec lui. Les services qu'il vous a rendus... + +--A nous! à nous!» crièrent-ils tous les quatre à la fois, furieusement. + +Ils parlaient ensemble, ils voulaient protester sur le coup. Mais M. +Kahn cria le plus fort. + +«Les services qu'il m'a rendus! quelle plaisanterie!... J'ai dû attendre +ma concession pendant deux ans. Cela m'a ruiné. L'affaire, qui était +superbe, est devenue très lourde.... Puisqu'il m'aime tant, pourquoi ne +vient-il pas à mon secours, maintenant? Je lui ai demandé d'obtenir de +l'empereur une loi autorisant la fusion de ma compagnie avec la +Compagnie du chemin de fer de l'Ouest; il m'a répondu qu'il fallait +attendre.... Les services de Rougon, ah! je demande à les voir! Il n'a +jamais rien fait, et il ne peut plus rien faire! + +--Et moi, et moi, reprit le colonel en coupant du geste la parole à Mme +Correur, et moi, croyez-vous que je lui doive quelque chose? Il ne parle +pas peut-être de ce grade de commandeur qui m'était promis depuis cinq +ans?... Il a pris Auguste dans ses bureaux, c'est vrai; mais je m'en +mords joliment les doigts aujourd'hui. Si j'avais mis Auguste dans +l'industrie, il gagnerait déjà le double.... Cet animal de Rougon m'a +déclaré hier ne pas pouvoir augmenter Auguste avant dix-huit mois. Si +c'est ainsi qu'il ruine son crédit pour ses amis!» Mme Correur réussit +enfin à se soulager. Elle s'était penchée vers Clorinde. + +«Dites, madame, il ne m'a pas nommée? Jamais je n'ai reçu ça de lui. +J'en suis encore à connaître la couleur de ses bienfaits. Il n'en peut +pas dire autant, et si je voulais parler. J'ai sollicité pour plusieurs +dames de mes amies, je ne m'en défends pas; j'aime à rendre service. Eh +bien, une remarque que j'ai faite: tout ce qu'il accorde tourne à mal, +ses faveurs semblent porter malheur au monde. Ainsi cette pauvre +Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, séduite par un +officier, et pour laquelle il avait trouvé une dot; voilà qu'elle est +accourue me raconter une catastrophe ce matin, elle ne se marie plus, +l'officier a filé, après avoir croqué la dot.... Entendez-vous, toujours +pour les autres, jamais pour moi! Je me suis avisée, ces temps derniers, +quand je suis revenue de Coulonges avec mon héritage, de lui signaler +les manoeuvres de Mme Martineau. Je voulais, dans le partage, la maison +où je suis née, et cette femme s'est arrangée pour la garder.... +Savez-vous quelle a été sa seule réponse? Il m'a répété à trois fois qu +il ne voulait plus s'occuper de cette vilaine histoire.» Cependant, M. +Béjuin, lui aussi, s'agitait. Il bégaya: + +«Moi, c'est comme madame.... Je ne lui ai rien demandé, jamais, jamais! +Tout ce qu'il a pu faire, c'est malgré moi, c'est sans que je le sache. +Il profite de ce qu'on ne dit rien pour vous accaparer, oui, le mot est +juste, vous accaparer...» Sa voix s'éteignit dans un bredouillement. Et +tous quatre, ils continuaient à hocher la tête. Puis, ce fut M. Kahn qui +recommença d'une voix solennelle: + +«La vérité, voyez-vous, la voici.... Rougon est un ingrat. Vous vous +souvenez du temps où nous battions tous le pavé de Paris pour le pousser +au ministère. + +Hein! nous sommes-nous assez dévoués à sa cause, au point d'en perdre le +boire et le manger? A cette époque-là, il a contracté une dette que sa +vie entière ne réussirait pas à payer. Parbleu! aujourd'hui, la +reconnaissance lui est lourde, et il nous lâche. Ça devait arriver. + +--Oui, oui, il nous doit tout! crièrent les autres. Il nous en +récompense joliment!» Pendant un instant, ils l'écrasèrent sous +l'énumération de leurs bienfaits; lorsqu'un d'eux se taisait, un autre +rappelait un détail plus accablant encore. Pourtant, le colonel, tout +d'un coup, s'inquiéta de son fils Auguste, le jeune homme n'était plus +dans la chambre. + +A ce moment, un bruit étrange vint du cabinet de toilette, une sorte de +barbotement doux et continu. Le colonel se hâta d'aller voir, et il +trouva Auguste très intéressé par la baignoire qu'Antonia avait oublié +de vider. Des ronds de citron, dont Clorinde s'était servie pour ses +ongles, flottaient. Auguste, trempant ses doigts, les flairait, avec une +sensualité de collégien. + +«Il est insupportable, ce petit! disait à demi-voix Clorinde. Il fouille +partout. + +--Mon Dieu! continua doucement Mme Correur, qui semblait avoir attendu +la sortie du colonel, ce dont Rougon manque surtout, c'est de tact.... +Ainsi, entre nous, pendant que le brave colonel n'est pas là, Rougon a +eu le plus grand tort de prendre ce jeune homme au ministère, en passant +par-dessus les formalités. On ne rend pas à ses amis de ces sortes de +services. On se déconsidère.» Mais Clorinde l'interrompit, murmurant: + +«Chère dame, allez donc voir ce qu'ils font.» + +M. Kahn souriait. Quand Mme Correur ne fut plus là, il baissa la voix à +son tour. + +«Elle est charmante!... Le colonel a été comblé par Rougon. Mais, +vraiment, elle n'a guère à se plaindre. + +Rougon s'est absolument compromis pour elle, dans cette fâcheuse affaire +Martineau. Il a fait preuve là de bien de moralité. On ne tue pas un +homme pour être agréable à une vieille connaissance, n'est-ce pas?» Il +s'était levé, il marchait à petits pas. Puis, il retourna à +l'anti-chambre prendre son porte-cigares dans son paletot. Le colonel et +Mme Correur rentraient. + +«Tiens! Kahn s'est envolé», dit le colonel. + +Et, sans transition, il s'écria: + +«Nous pouvons échiner Rougon, nous autres. Seulement, je trouve que Kahn +devrait faire le mort. Je n'aime pas les gens sans coeur, moi. Tout à +l'heure, j'ai évité de parler. Mais dans ce café où j'ai passé +l'après-midi, on disait très carrément que Rougon tombait pour avoir +prêté son nom à cette grande flouerie du chemin de fer de Niort à +Angers. On ne manque pas de nez à ce point-là! Cet imbécile de gros +homme qui va tirer des pétards et prononcer des discours d'une lieue, +dans lesquels il se permet même d'engager la responsabilité de +l'empereur!... Voilà, mes bons amis! C'est Kahn qui nous a fichus en +plein gâchis. Hein, Béjuin, c'est aussi votre opinion?» + +M. Béjuin approuva vivement de la tête. Il avait déjà donné toute son +adhésion aux paroles de Mme Correur et de M. Kahn. Clorinde, la tête +toujours renversée, s'amusait à mordre le gland de sa cordelière, +qu'elle promenait sur sa figure comme pour se chatouiller; et elle +ouvrait de grands yeux qui riaient silencieusement en l'air. + +«Chut!» souffla-t-elle. + +M. Kahn rentrait, en coupant un cigare du bout des dents. Il l'alluma, +jeta trois ou quatre grosses bouffées; on fumait dans la chambre de la +jeune femme. Puis il reprit, continuant la conversation, concluant: + +«Enfin, si Rougon prétend avoir ébranlé son pouvoir pour nous servir, je +déclare que je nous trouve au contraire horriblement compromis par sa +protection. Il a une façon brutale de pousser les gens qui leur casse le +nez contre les murs.... D'ailleurs, avec ses coups de poing à assommer +les boeufs, le voilà de nouveau par terre. Merci! je n'ai pas envie de +le ramasser une seconde fois! Quand un homme ne sait pas ménager son +crédit, c'est qu'il n'a pas des idées nettes. Il nous compromet, +entendez-vous, il nous compromet!... Moi, ma foi! j'ai de trop lourdes +responsabilités, je l'abandonne.» Il hésitait pourtant, sa voix +faiblissait, tandis que le colonel et Mme Correur baissaient la tête +sans doute pour éviter de se prononcer aussi nettement. En somme, Rougon +était toujours au ministère; puis, à le quitter, il aurait fallu pouvoir +s'appuyer sur une autre toute-puissance. + +«Il n'y a pas que le gros homme», dit négligemment Clorinde. + +Ils la regardaient, espérant un engagement plus formel. Mais elle eut un +simple geste, comme pour leur demander un peu de patience. Cette +promesse tacite d'un crédit tout neuf, dont les bienfaits pleuvraient +sur eux, était au fond la grande raison de leur assiduité aux jeudis et +aux dimanches de la jeune femme. Ils flairaient un prochain triomphe, +dans cette chambre aux odeurs violentes. Croyant avoir usé Rougon à +satisfaire leurs premiers rêves, ils attendaient l'avènement de quelque +pouvoir jeune, qui contenterait leurs rêves nouveaux, extraordinairement +multipliés et élargis. Cependant, Clorinde s'était relevée sur ses +coussins. + +Accoudée au bras de la causeuse, elle se pencha brusquement vers Pozzo, +lui souffla dans le cou, avec des rires aigus, comme prise d'une folie +heureuse. Quand elle était très contente, elle avait de ces joies +soudaines d'enfant. Pozzo, dont la main semblait s'être endormie sur la +guitare, renversa la tête en montrant ses dents de bel Italien, et il +frissonnait comme chatouillé par la caresse de ce souffle, tandis que la +jeune femme riait plus haut, soufflait plus fort, pour lui faire +demander grâce. Puis, après l'avoir querellé en italien, elle ajouta; en +se tournant vers Mme Correur: + +«Il faut qu'il chante, n'est-ce pas?... S'il chante, je ne soufflerai +plus, je le laisserai tranquille.... Il a fait une chanson bien jolie.» +Alors, ils demandèrent tous la chanson. Pozzo se remit à gratter sa +guitare; et il chanta, les yeux sur Clorinde. C'était un murmure +passionné, accompagné de petites notes légères; les paroles italiennes +ne s'entendaient pas, soupirées, tremblées; au dernier couplet, sans +doute un couplet de souffrance amoureuse, Pozzo, qui prenait une voix +sombre, resta la bouche souriante, d'un air de ravissement dans le +désespoir. + +Quand il se tut, on l'applaudit beaucoup. Pourquoi ne faisait-il pas +éditer ces choses charmantes? Sa situation dans la diplomatie n'était +pas un obstacle. + +«J'ai connu un capitaine qui a fait jouer un opéra comique, dit le +colonel Jobelin. On ne l'en a pas plus mal regardé au régiment. + +--Oui, mais dans la diplomatie..., murmura Mme Correur en hochant la +tête. + +--Mon Dieu! non, je crois que vous vous trompez, déclara M. Kahn. Les +diplomates sont comme les autres hommes. Plusieurs cultivent les arts +d'agrément.» Clorinde avait lancé un léger coup de pied dans le flanc de +Pozzo, en lui donnant un ordre à demi-voix. Il se leva, jeta la guitare +sur un tas de vêtements. Et quand il revint, au bout de cinq minutes, il +était suivi d'Antonia portant un plateau où se trouvaient des verres et +une carafe; lui, tenait un sucrier qui n'avait pu trouver place sur le +plateau. Jamais on ne buvait autre chose que de l'eau sucrée chez la +jeune femme; encore les familiers de la maison savaient-ils lui faire +plaisir lorsqu'ils prenaient de l'eau pure. + +«Eh bien, qu'y a-t-il?» dit-elle en se tournant vers le cabinet de +toilette, où une porte grinçait. + +Puis, comme se souvenant, elle s'écria: + +«Ah! c'est maman.... Elle était couchée.» En effet, c'était la comtesse +Balbi, enveloppée dans une robe de chambre de laine noire; elle avait +noué sur sa tête un lambeau de dentelle, dont les bouts s'enroulaient à +son cou. Flaminio, le grand laquais à longue barbe, à mine de bandit, la +soutenait par-derrière, la portait presque entre ses bras. Et elle +semblait n'avoir pas vieilli, la face blanche, gardant son sourire +continu d'ancienne reine de beauté. + +«Attends, maman! reprit Clorinde. Je vais te donner ma chaise longue. +Moi, je m'allongerai sur le lit.... Je ne suis pas bien. J'ai une bête +qui est entrée. Voilà qu'elle recommence à me mordre.» Il y eut tout un +déménagement. Pozzo et Mme Correur conduisirent la jeune femme à son +lit; mais il fallut tirer les couvertures et taper les oreillers. +Pendant ce temps, la comtesse Balbi se coucha sur la chaise longue. +Derrière elle, Flaminio resta debout, noir, muet, couvant d'un regard +abominable les personnes qui se trouvaient là. + +«Ça ne vous fait rien que je me couche, n'est-ce pas? répétait la jeune +femme. Je suis beaucoup mieux couchée.... Je ne vous renvoie pas, au +moins? Il faut rester.» Elle s'était allongée, le coude enfoncé dans un +oreiller, étalant sa blouse noire, dont l'ampleur faisait sur la +couverture blanche une mare d'encre. Personne, d'ailleurs, ne songeait à +s'en aller. Mme Correur causait à demi-voix avec Pozzo de la perfection +des formes de Clorinde, qu'ils venaient de soutenir. M. Kahn, M. Béjuin +et le colonel présentaient leurs compliments à la comtesse. Celle-ci +s'inclinait avec son sourire. Puis, sans se retourner, de temps à autre, +elle disait, d'une voix très douce: + +«Flaminio!» Le grand laquais comprenait, soulevait un coussin, apportait +un tabouret, tirait de sa poche un flacon d'odeur, de son air farouche +de brigand en habit noir. + +A ce moment, Auguste commit un malheur. Il avait rôdé dans les trois +pièces, s'était arrêté à tous les chiffons de femme qui traînaient. +Puis, commençant à s'ennuyer, il avait eu l'idée de boire des verres +d'eau sucrée coup sur coup. Clorinde le surveillait depuis un instant, +regardant le sucrier se vider, lorsqu'il cassa le verre, dans lequel il +tapait la cuiller violemment. + +«C'est le sucre! il en met trop! cria-t-elle. + +--Imbécile! dit le colonel. Tu ne peux pas boire de l'eau +tranquillement?... Matin et soir, un grand verre. Il n'y a rien de +meilleur. Ça préserve de toutes les maladies.» Heureusement, M. Bouchard +entra. Il venait un peu tard, à dix heures passées, parce qu'il avait dû +dîner en ville. Et il parut surpris de ne pas trouver là sa femme. + +«M. d'Escorailles s'était chargé de l'amener, dit-il, et j'avais promis +de la reprendre en passant.» Au bout d'une demi-heure, en effet, Mme +Bouchard arriva, accompagnée de M. d'Escorailles et de M. La Rouquette. +Après une brouille d'une année, le jeune marquis s'était remis avec la +jolie blonde; maintenant, leur liaison tournait à l'habitude, ils se +reprenaient pour huit jours, ne pouvaient s'empêcher de se pincer et de +s'embrasser derrière les portes, lorsqu'ils se rencontraient. Cela +allait de soi, naturellement, avec des renouveaux de désir très vifs. +Comme ils venaient chez les Delestang en voiture découverte, ils avaient +rencontré M. La Rouquette. Et tous les trois s'en étaient allés au Bois, +riant haut, lâchant des plaisanteries risquées; même M. d'Escorailles +avait cru un moment rencontrer la main du député, derrière la taille de +Mme Bouchard. Quand ils entrèrent, ils apportèrent une bouffée de +gaieté, la fraîcheur des allées noires du Bois, le mystère des feuilles +endormies, où s'étouffait la polissonnerie de leurs rires. + +«Oui, nous revenons du lac, dit M. La Rouquette. Ma parole! on m'a +débauché... Je rentrais bien tranquillement travailler.» Il redevint +subitement sérieux. Pendant la dernière session, il avait prononcé un +discours à la Chambre sur une question d'amortissement, après un grand +mois d'études spéciales; et, depuis lors, il prenait des allures posées +d'homme marié, comme s'il avait enterré sa vie de garçon à la tribune. +Kahn l'emmena au fond de la chambre, en murmurant: + +«A propos, vous qui êtes bien avec Marsy...» Leurs voix se perdirent, +Ils causèrent bas. Cependant, la jolie Mme Bouchard, qui avait salué la +comtesse, s'était assise devant le lit, gardant dans sa main la main de +Clorinde, la plaignant beaucoup, d'une voix flûtée. + +M. Bouchard, debout, digne et correct, s'écria tout à coup, au milieu +des conversations étouffées: + +«Je ne vous ai pas conté?... Il est gentil, le gros homme!» Et, avant de +s'expliquer, il parla amèrement de Rougon, comme les autres. On ne +pouvait plus lui rien demander, il n'était même plus poli; et M. +Bouchard tenait avant tout à la politesse. Puis, lorsqu'on lui demanda +ce que Rougon lui avait fait, il finit par répondre: + +«Moi, je n'aime pas les injustices.... C'est pour un des employés de ma +division, Georges Duchesne; vous le connaissez, vous l'avez vu chez moi. +Il est plein de mérite, ce garçon! Nous le recevons comme notre enfant. +Ma femme l'aime beaucoup, parce qu'il est de son pays.... Alors, +dernièrement, nous complotions ensemble de faire nommer Duchesne +sous-chef. L'idée était de moi, mais tu l'approuvais, n'est-ce pas, +Adèle?» Mme Bouchard, l'air gêné, se pencha davantage vers Clorinde, +pour éviter les regards de M. d'Escorailles, qu'elle sentait fixés sur +elle. + +«Eh bien, continua le chef de division, vous ne savez pas de quelle +façon le gros homme a accueilli ma demande?... Il m'a regardé un bon +moment en silence, de son air blessant, vous savez. Ensuite, il m'a +carrément refusé la nomination. Et comme je revenais à la charge, il m'a +dit, avec un sourire: «Monsieur Bouchard, n'insistez pas, vous me faites +de la peine; il y a des raisons graves...» Impossible d'en tirer autre +chose. + +Il a bien vu que j'étais furieux, car il m'a prié de le rappeler au bon +souvenir de ma femme.... N'est-ce pas, Adèle?» Mme Bouchard avait +justement eu dans la soirée une explication vive avec M. d'Escorailles, +au sujet de ce Georges Duchesne. Elle crut devoir dire, d'un ton +d'humeur: + +«Mon Dieu! M. Duchesne attendra.... Il n'est pas si intéressant!» Mais +le mari s'entêtait. + +«Non, non, il a mérité d'être sous-chef, il sera sous-chef! Je perdrai +plutôt mon nom.... Moi, je veux qu'on soit juste!» On dut le calmer. +Clorinde, distraite, tâchait d'entendre la conversation de M. Kahn et de +M. La Rouquette, réfugiés au pied de son lit. Le premier expliquait sa +situation à mots couverts. Sa grande entreprise du chemin de fer de +Niort à Angers se trouvait en pleine déconfiture. Les actions avaient +commencé par faire quatre-vingts francs de prime à la Bourse, avant +qu'un seul coup de pioche fût donné. Embusqué derrière sa fameuse +compagnie anglaise, M. Kahn s'était livré aux spéculations les plus +imprudentes. Et, aujourd'hui, la faillite allait éclater, si quelque +main puissante ne le ramassait dans sa chute. + +«Autrefois, murmurait-il, Marsy m'avait offert de vendre l'affaire à la +Compagnie de l'Ouest. Je suis tout prêt à rentrer en pourparlers. Il +suffirait d'obtenir une loi...» Clorinde les appela discrètement d'un +geste. Et, penchés tous deux au-dessus du lit, ils causèrent longuement +avec elle. Marsy n'avait pas de rancune. Elle lui parlerait. Elle lui +offrirait le million qu'il demandait, l'année précédente, pour appuyer +la demande de concession. Sa situation de président du Corps législatif +lui permettrait d'obtenir très aisément la loi nécessaire. + +«Allez, il n'y a encore que Marsy si l'on veut le succès de ces sortes +d'affaires, dit-elle en souriant. Quand on se passe de lui pour en +lancer une, on est bientôt forcé de l'appeler, pour le supplier d'en +raccommoder les morceaux.» Dans la chambre, maintenant, tout le monde +parlait à la fois, très haut, Mme Correur expliquait son dernier désir à +Mme Bouchard: aller mourir à Coulonges, dans la maison de sa famille; et +elle s'attendrissait sur les lieux où elle était née, elle forcerait +bien Mme Martineau à lui rendre cette maison toute pleine des souvenirs +de son enfance. Les invités, fatalement, revenaient à Rougon: M. +d'Escorailles racontait la colère de son père et de sa mère qui lui +avaient écrit de rentrer au Conseil d'État, de briser avec le ministre, +en apprenant les abus de pouvoir de celui-ci; le colonel racontait +comment le gros homme s'était absolument refusé à demander pour lui à +l'empereur une situation dans les palais impériaux; M. Béjuin lui-même +se lamentait de ce que Sa Majesté n'était pas venue visiter la +cristallerie de Saint-Florent, lors de son dernier voyage à Bourges, +malgré l'engagement formel pris par Rougon d'obtenir cette faveur. Et, +au milieu de cette rage de paroles, la comtesse Balbi, sur la chaise +longue, souriait, regardait ses mains encore potelées, répétait +doucement: + +«Flaminio!» Le grand diable de domestique avait sorti de la poche de son +gilet une toute petite boîte d'écaille pleine de pastilles à la menthe. +La comtesse les croquait avec des mines de vieille chatte gourmande. + +Vers minuit seulement, Delestang rentra. Quand on le vit soulever la +portière du boudoir, un profond silence se fit, tous les cous +s'allongèrent. Mais la portière était retombée, personne ne le suivait. +Alors, après une nouvelle attente de quelques secondes, des exclamations +partirent: + +«Vous êtes seul? + +--Vous ne l'amenez donc pas? + +--Vous avez donc perdu le gros homme en route?» Et il y eut un +soulagement. Delestang expliqua que Rougon, très fatigué, venait de le +quitter au coin de la rue Marbeuf. + +«Il a bien fait, dit Clorinde en se couchant tout à fait sur le lit. Il +est si peu amusant!» Ce fut le signal d'un nouveau déchaînement de +plaintes et d'accusations. Delestang protestait, lançait des: Permettez! +permettez! Il affectait d'ordinaire de défendre Rougon. Quand on le +laissa parler, il dit d'une voix mesurée: + +«Sans doute il aurait pu mieux agir envers certains de ses amis. Mais il +n'en reste pas moins une grande intelligence.... Quant à moi, je lui +serai éternellement reconnaissant... + +--Reconnaissant de quoi? cria M. Kahn courroucé. + +--Mais de tout ce qu'il a fait...» On lui coupa violemment la parole. +Rougon n'avait jamais rien fait pour lui. Où prenait-il que Rougon eût +fait quelque chose? + +«Vous êtes étonnant! dit le colonel. On ne pousse pas la modestie à ce +point-là!... Mon cher ami, vous n'aviez besoin de personne. Parbleu! +vous êtes monté par vos propres forces.» Alors, on célébra les mérites +de Delestang. Sa ferme modèle de la Chamade était une création hors +ligne, qui révélait depuis longtemps en lui les aptitudes d'un bon +administrateur et d'un homme d'État véritablement doué. Il avait le coup +d'oeil prompt, l'intelligence nette, la main énergique sans rudesse. +D'ailleurs, l'empereur ne l'avait-il pas distingué, dès le premier jour? +Il se rencontrait sur presque tous les points avec Sa Majesté. + +«Laissez donc! finit par déclarer M. Kahn, c'est vous qui soutenez +Rougon. Si vous n'étiez pas son ami, si vous ne l'appuyiez pas dans le +conseil, il y a quinze jours au moins qu'il serait par terre.» Pourtant, +Delestang protestait encore. Certainement, il n'était pas le premier +venu; mais il fallait rendre justice aux qualités de tout le monde. +Ainsi, le soir même, chez le garde des Sceaux, dans une question de +viabilité très embrouillée, Rougon venait de montrer une clarté d'aperçu +extraordinaire. + +«Oh! la souplesse d'un avoué retors», murmura M. La Rouquette d'un air +de dédain. + +Clorinde n'avait point encore ouvert les lèvres. Des regards se +tournaient vers elle, sollicitant le mot que chacun attendait. Elle +roulait doucement la tête sur l'oreiller, comme pour se gratter la +nuque. Elle dit enfin, en parlant de son mari, sans le nommer: + +«Oui, grondez-le.... Il faudra le battre, le jour où l'on voudra le +mettre à sa vraie place. + +--La situation de ministre de l'Agriculture et du Commerce est tout à +fait secondaire», fit remarquer M. Kahn, afin de brusquer les choses. + +C'était toucher à une plaie vive. Clorinde souffrait de voir son mari +parqué dans ce qu'elle appelait «un petit ministère». Elle s'assit +brusquement sur son séant, en lâchant le mot attendu: + +«Eh! il sera à l'Intérieur quand nous voudrons!» Delestang voulut +parler. Mais tous s'étaient précipités, l'entourant d'un brouhaha de +ravissement. Alors, lui, sembla se déclarer vaincu. Peu à peu, une +teinte rosée montait à ses joues, une jouissance noyait sa face +superbe. Mme Correur et Mme Bouchard, à demi-voix, le trouvaient beau; +la seconde surtout, avec le goût pervers des femmes pour les hommes +chauves, regardait passionnément son crâne nu. M. Kahn, le colonel et +les autres, avaient des coups d'oeil, de petits gestes, des mots +rapides, pour dire le cas énorme qu'ils faisaient de sa force. Ils +s'aplatissaient devant le plus sot de la bande, ils s'admiraient en lui. +Ce maître-là, au moins, serait docile et ne les compromettrait pas. Ils +pouvaient impunément le prendre pour dieu, sans craindre sa foudre. + +«Vous le fatiguez», fit remarquer la jolie Mme Bouchard de sa voix +tendre. + +On le fatiguait! Ce fut une commisération générale. + +En effet, il était un peu pâle, ses yeux se fermaient. Pensez donc! +quand on travaille depuis le matin cinq heures! Rien ne brise comme les +travaux de tête. Et avec une douce violence, on exigea qu'il allât se +coucher. Il obéit docilement, il se retira, après avoir posé un baiser +sur le front de sa femme. + +«Flaminio!» murmura la comtesse. + +Elle aussi voulait se mettre au lit. Elle traversa la chambre au bras du +domestique, en envoyant à chacun un petit salut de la main. Dans le +cabinet de toilette, on entendit Flaminio jurer, parce que la lampe +s'était éteinte. + +Il était une heure. On parla de se retirer. Mais Clorinde assurait +qu'elle n'avait pas sommeil, qu'on pouvait rester. Pourtant personne ne +se rassit. La lampe du boudoir venait également de s'éteindre; une forte +odeur d'huile se répandait. On eut beaucoup de peine à retrouver de +menus objets, un éventail, la canne du colonel, le chapeau de Mme +Bouchard. Clorinde, tranquillement allongée, empêcha Mme Correur de +sonner Antonia; la femme de chambre se couchait à onze heures. Enfin, on +partait, quand le colonel s'aperçut qu'il oubliait Auguste; le jeune +homme dormait sur le canapé du boudoir, la tête appuyée sur une robe +roulée en tampon; on le gronda de n'avoir pas remonté la lampe. Dans +l'ombre de l'escalier, où le gaz baissé agonisait, Mme Bouchard eut un +léger cri; son pied avait tourné, disait-elle. Et, comme tout ce monde +descendait prudemment le long de la rampe, de grands rires vinrent de la +chambre de Clorinde, où Pozzo s'était attardé; sans doute elle lui +soufflait dans le cou. + +Chaque jeudi et chaque dimanche, les soirées se ressemblaient. +Au-dehors, le bruit courait que Mme Delestang avait un salon politique. +On s'y montrait très libéral, on y battait en brèche l'administration +autoritaire de Rougon. Toute la bande était passée au rêve d'un empire +humanitaire, élargissant peu à peu et à l'infini le cercle des libertés +publiques. Le colonel, à ses moments perdus, rédigeait des statuts pour +des associations d'ouvriers; M. Béjuin parlait de créer une cité, autour +de sa cristallerie de Saint-Florent; M. Kahn, pendant des heures, +entretenait Delestang du rôle démocratique des Bonaparte dans la société +moderne. Et, à chaque nouvel acte de Rougon, il y avait des +protestations indignées, des terreurs patriotiques de voir la France +sombrer aux mains d'un tel homme. Un jour, Delestang soutint que +l'empereur était le seul républicain de l'époque. La bande affectait des +allures de secte religieuse apportant le salut. Maintenant, elle +complotait d'une façon ouverte le renversement du gros homme, pour le +plus grand bien du pays. + +Cependant, Clorinde ne se hâtait pas. On la trouvait étendue sur tous +les canapés de son appartement, distraite, les yeux en l'air, étudiant +les coins du plafond. + +Quand les autres criaient et piétinaient d'impatience autour d'elle, +elle avait une figure muette, un jeu lent de paupières pour les inviter +à plus de prudence. Elle sortait moins, s'amusait à s'habiller en homme +avec sa femme de chambre, sans doute afin de tuer le temps. + +Elle s'était prise brusquement de tendresse pour son mari, l'embrassait +devant le monde, lui parlait en zézayant, témoignait des inquiétudes +très vives pour sa santé qui était excellente. Peut-être voulait-elle +cacher ainsi l'empire absolu, la surveillance continue, qu'elle exerçait +sur lui. Elle le guidait dans ses moindres actions, lui faisait chaque +matin la leçon, comme à un écolier dont on se méfie. Delestang se +montrait d'ailleurs d'une obéissance absolue. Il saluait, souriait, se +fâchait, disait noir, disait blanc, selon la ficelle qu'elle avait tirée +Dès qu'il n'était plus monté, il revenait de lui même se remettre entre +ses mains, pour qu'elle l'accommodât. Et il restait supérieur. + +Clorinde attendait. M. Beulin-d'orchère, qui évitait de venir le soir, +la voyait souvent pendant la journée. Il se plaignait amèrement de son +beau-frère, l'accusait de travailler à la fortune d'une foule +d'étrangers; mais cela se passait toujours ainsi, on se moquait bien des +parents! Rougon seul pouvait détourner l'empereur de lui confier les +Sceaux, par crainte d'avoir à partager son influence dans le conseil. La +jeune femme fouettait sa rancune. Puis, elle parlait à demi-mot du +prochain triomphe de son mari, en lui donnant la vague espérance d'être +compris dans la nouvelle combinaison ministérielle. En somme, elle se +servait de lui pour savoir ce qui se passait chez Rougon. Par une +méchanceté de femme, elle aurait voulu voir ce dernier malheureux en +ménage; et elle poussait le magistrat à faire épouser sa querelle par sa +soeur. Il dut essayer, regretter tout haut un mariage dont il ne tirait +aucun profit; mais il échoua sans doute, devant la placidité de Mme +Rougon. Son beau-frère, disait-il, était très nerveux depuis quelque +temps. Il insinuait qu'il le croyait mûr pour la chute; et il regardait +la jeune femme fixement, il lui racontait des faits caractéristiques, +d'un air aimable de causeur colportant sans malice les cancans du monde. +Pourquoi donc n'agissait-elle pas, si elle était maîtresse? Elle, +paresseusement, s'allongeait davantage, prenait une mine de personne +enfermée chez elle par un temps de pluie, se résignant dans l'attente +d'un rayon de soleil. + +Pourtant, aux Tuileries, la puissance de Clorinde grandissait. On +causait à voix basse du vif caprice que Sa Majesté éprouvait pour elle. +Dans les bals, aux réceptions officielles, partout où l'empereur la +rencontrait, il tournait autour de ses jupes de son pas oblique, lui +regardait dans le cou, lui parlait de près, avec un lent sourire. Et, +disait-on, elle n'avait encore rien accordé, pas même le bout des +doigts. Elle jouait son ancien jeu de fille à marier, très provocante, +libre, disant tout, montrant tout, mais continuellement sur ses gardes, +se dérobant juste à la minute voulue. Elle semblait laisser mûrir la +passion du souverain, guetter une circonstance, ménager l'heure où il ne +pourrait plus rien lui refuser, afin d'assurer le triomphe de quelque +plan longuement conçu. + +Ce fut vers cette époque qu'elle se montra tout d'un coup très tendre à +l'égard de M. de Plouguern. Il y avait, depuis plusieurs mois, de la +brouille entre eux. Le sénateur, fort assidu auprès d'elle, et qui +venait assister presque chaque matin à son lever, s'était un beau jour +fâché de se voir consigné à la porte de son cabinet, lorsqu'elle faisait +sa toilette. Elle rougissait, prise d'un caprice de pudeur, ne voulant +plus être taquinée, gênée, disait-elle, par les yeux gris du vieillard +où s'allumaient des flammes jaunes. Mais lui, protestait, refusait de se +présenter, comme tout le monde, aux heures où sa chambre s'emplissait de +visites. N'était-il pas son père? ne l'avait-il pas fait sauter sur ses +genoux toute petite? + +Et il racontait avec un ricanement les corrections qu'il se permettait +de lui administrer jadis, les jupes relevées. + +Elle finit par rompre, un jour où, malgré les cris et les coups de poing +d'Antonia, il était entré pendant qu'elle se trouvait au bain. Quand M. +Kahn ou le colonel Jobelin lui demandait des nouvelles de M. de +Plouguern, elle répondait d'un air pincé: + +«Il rajeunit, il n'a pas vingt ans.... Je ne le vois plus.» Puis, +brusquement, on ne rencontra que M. de Plouguern chez elle. A toute +heure, il était là, dans les coins du cabinet de toilette, au fond des +trous intimes de la chambre. Il savait où elle serrait son linge, lui +passait une chemise ou une paire de bas; même on l'avait surpris en +train de lui lacer son corset. Clorinde montrait le despotisme d'une +jeune mariée. + +«Parrain, va me chercher la lime à ongles, tu sais, dans le tiroir.... +Parrain, donne-moi donc mon éponge...» Ce mot de parrain était une +caresse. Lui, maintenant, parlait très souvent du comte Balbi, précisant +les détails de la naissance de Clorinde. Il mentait, disait avoir connu +la mère de la jeune femme au troisième mois de sa grossesse. Et lorsque +la comtesse, avec son rire éternel sur sa face usée, se trouvait là, +dans la chambre, au moment du lever de Clorinde, il adressait à la +vieille dame des regards d'intelligence, attirait d'un clignement d'yeux +son attention sur une épaule nue, sur un genou à demi découvert. + +«Hein? Léonora, murmurait-il, tout votre portrait!» La fille lui +rappelait la mère. Son visage osseux flambait. Souvent, il allongeait +ses mains sèches, prenait Clorinde, se serrait contre elle, pour lui +conter quelque ordure. Cela le satisfaisait. Il était voltairien, niait +tout, combattait les derniers scrupules de la jeune femme, en disant +avec son ricanement de poulie mal graissée: + +«Mais, bête, c'est permis.... Quand ça fait plaisir, c'est permis.» On +ne sut jamais jusqu'où les choses allèrent entre eux. Clorinde avait +alors besoin de M. de Plouguern; elle lui réservait un rôle dans le +drame qu'elle rêvait. + +D'ailleurs, il lui arrivait parfois d'acheter ainsi des amitiés dont +elle ne se servait plus ensuite, si elle venait à changer de plan. +C'était, à ses yeux, comme une poignée de main donnée à la légère et +sans profit. Elle avait ce beau dédain de ses faveurs qui déplaçait en +elle l'honnêteté commune et lui faisait mettre ses fiertés autre part. + +Cependant, son attente se prolongeait. Elle causait à mots couverts, +avec M. de Plouguern, d'un événement vague, indéterminé, trop lent à se +produire. Le sénateur semblait chercher des combinaisons, d'un air +absorbé de joueur d'échecs; et il hochait la tête, il ne trouvait sans +doute rien. Quant à elle, les rares jours où Rougon venait encore la +voir, elle se disait lasse, elle parlait d'aller en Italie passer trois +mois. Puis, les paupières à demi closes, elle l'examinait d'un mince +regard luisant. + +Un sourire de cruauté raffinée pinçait ses lèvres. Elle aurait pu tenter +déjà de l'étrangler entre ses doigts effilés; mais elle voulait +l'étrangler net; et c'était une jouissance, cette longue patience +qu'elle mettait à regarder pousser ses ongles. Rougon, toujours très +préoccupé, lui donnait des poignées de main distraites, sans remarquer +la fièvre nerveuse de sa peau. Il la croyait plus raisonnable, la +complimentait d'obéir à son mari. + +«Vous voilà presque comme je vous voulais, disait-il. + +Vous avez bien raison, les femmes doivent rester tranquilles chez +elles.» Et elle criait, avec un rire aigu, quand il n'était plus là: + +«Mon Dieu! qu'il est bête!... Et il trouve les femmes bêtes, encore!» +Enfin, un dimanche soir, vers dix heures, au moment où toute la bande +était réunie dans la chambre de Clorinde, M. de Plouguern entra d'un air +triomphant. + +«Eh bien, demanda-t-il en affectant une grande indignation, vous +connaissez le nouvel exploit de Rougon?... Cette fois, la mesure est +comble.» On s'empressa autour de lui. Personne ne savait rien. + +«Une abomination! reprit-il, les bras en l'air. On ne comprend pas qu'un +ministre descende si bas...» Et il raconta d'un trait l'aventure. Les +Charbonnel, en arrivant à Faverolles pour prendre possession de +l'héritage du cousin Chevassu, avaient fait grand bruit de la prétendue +disparition d'une quantité considérable d'argenterie. Ils accusaient la +bonne chargée de la garde de la maison, femme très dévote; à la nouvelle +de l'arrêt rendu par le Conseil d'État, cette malheureuse devait s'être +entendue avec les soeurs de la Sainte-Famille, et avoir transporté au +couvent tous les objets de valeur faciles à cacher. Trois jours après, +ils ne parlaient plus de la bonne; c'étaient les soeurs elles-mêmes qui +avaient dévalisé leur maison. Cela faisait dans la ville un scandale +épouvantable. Mais le commissaire refusait d'opérer une descente au +couvent, lorsque, sur une simple lettre des Charbonnel, Rougon avait +télégraphié au préfet de donner des ordres pour qu'une visite +domiciliaire eût lieu immédiatement. + +«Oui, une visite domiciliaire, cela est en toutes lettres dans la +dépêche, dit M. de Plouguern en terminant. Alors, on a vu le commissaire +et deux gendarmes bouleverser le couvent. Ils y sont restés cinq heures. +Les gendarmes ont voulu tout fouiller.... Imaginez-vous qu'ils ont mis +le nez jusque dans les paillasses des soeurs... + +--Les paillasses des soeurs, oh! c'est indigne! s'écria Mme Bouchard +révoltée. + +--Il faut manquer tout à fait de religion, déclara le colonel. + +--Que voulez-vous, soupira à son tour Mme Correur, Rougon n'a jamais +pratiqué... J'ai si souvent tenté en pure perte de le réconcilier avec +Dieu!» + +M. Bouchard et M. Béjuin hochaient la tête d'un air désespéré, comme +s'ils venaient d'apprendre quelque catastrophe sociale qui leur faisait +douter de la raison humaine. M. Kahn demanda, en frottant rudement son +collier de barbe: + +«Et, naturellement, on n'a rien trouvé chez les soeurs? + +--Absolument rien!» répondit M. de Plouguern. + +Puis, il ajouta d'une voix rapide: + +«Une casserole en argent, je crois, deux timbales, un porte-huilier, des +bêtises, des cadeaux que l'honorable défunt, vieillard d'une grande +piété, avait faits aux soeurs pour les récompenser de leurs bons soins +pendant sa longue maladie. + +--Oui, oui, évidemment», murmurèrent les autres. + +Le sénateur n'insista pas. Il reprit d'un ton très lent, en accentuant +chaque phrase d'un petit claquement de main: + +«La question est ailleurs. Il s'agit du respect dû à un couvent, à une +de ces saintes maisons, où se sont réfugiées toutes les vertus chassées +de notre société impie. + +Comment veut-on que les masses soient religieuses, si les attaques +contre la religion partent de si haut? Rougon a commis là un véritable +sacrilège, dont il devra rendre compte.... Aussi la bonne société de +Faverolles est-elle indignée. Mgr Rochart, l'éminent prélat, qui a +toujours témoigné aux soeurs une tendresse particulière, est +immédiatement parti pour Paris, où il vient demander justice. D'autre +part, au Sénat, on était toujours très irrité, on parlait de soulever un +incident, sur les quelques détails que j'ai pu fournir. Enfin +l'impératrice elle-même...» Tous tendirent le cou. + +«Oui, l'impératrice a su cette déplorable histoire par Mme de Llorentz, +qui la tenait de notre ami La Rouquette, auquel je l'avais racontée. Sa +Majesté s'est écriée: "M. Rougon n'est plus digne de parler au nom de la +France.--Très bien!» dit tout le monde. + +Ce jeudi-là, ce fut, jusqu'à une heure du matin, l'unique sujet de +conversation. Clorinde n'avait pas ouvert la bouche. Aux premiers mots +de M. de Plouguern, elle s'était renversée sur sa chaise longue, un peu +pâle, les lèvres pincées. Puis elle se signa trois fois, rapidement, +sans qu'on la vît, comme si elle remerciait le Ciel de lui avoir accordé +une grâce longtemps demandée. + +Ses mains eurent ensuite des gestes de dévote furieuse au récit de la +visite domiciliaire. Peu à peu, elle était devenue très rouge. Les yeux +en l'air, elle s'absorba dans une rêverie grave. + +Alors, pendant que les autres discutaient, M. de Plouguern s'approcha +d'elle, glissa une main au bord de son corsage, pour lui pincer +familièrement le sein. Et, avec son ricanement sceptique, du ton libre +d'un grand seigneur qui a roulé dans tous les mondes, il souffla à +l'oreille de la jeune femme: + +«Il a touché au Bon Dieu, il est foutu!» + + + + +XIII + + +Rougon, pendant huit jours, entendit monter contre lui une clameur +croissante. On lui aurait tout pardonné, ses abus de pouvoir, les +appétits de sa bande, l'étranglement du pays; mais avoir envoyé des +gendarmes retourner les paillasses des soeurs, c'était un crime si +monstrueux, que les dames, à la cour, affectaient un petit tremblement +sur son passage. Mgr Rochart faisait, aux quatre coins du monde +officiel, un tapage terrible; il était allé jusqu'à l'impératrice, +disait-on. D'ailleurs, le scandale devait être entretenu par une poignée +de gens habiles; des mots d'ordre circulaient; les mêmes bruits +s'élevaient de tous les côtés à la fois, avec un ensemble singulier. Au +milieu de ces furieuses attaques, Rougon resta d'abord calme et +souriant. Il haussait ses fortes épaules, appelait l'aventure «une +bêtise». Il plaisantait même. A une soirée du garde des Sceaux, il +laissa échapper: «Je n'ai pourtant pas raconté qu'on a trouvé un curé +dans une paillasse»; et, le mot ayant couru, l'outrage et l'impiété +étant au comble, il y eut une nouvelle explosion de colère. Alors, lui, +peu à peu, se passionna. On l'ennuyait, à la fin! Les soeurs étaient des +voleuses, puisqu'on avait découvert chez elles des casseroles et des +timbales d'argent. Et il se mit à vouloir pousser l'affaire, il +s'engagea davantage, parla de confondre tout le clergé de Faverolles +devant les tribunaux. + +Un matin, de bonne heure, les Charbonnel se firent annoncer. Il fut très +étonné, il ne les savait pas à Paris. + +Dès qu'il les aperçut, il leur cria que les choses marchaient bien; la +veille, il avait encore envoyé des instructions au préfet pour obliger +le parquet à se saisir de l'affaire. Mais M. Charbonnel parut consterné. + +Mme Charbonnel s'écria: «Non, non, ce n'est pas cela.... Vous êtes allé +trop loin, monsieur Rougon. Vous nous avez mal compris.» Et tous deux se +répandirent en éloges sur les soeurs de la Sainte-Famille. C'étaient de +bien saintes femmes. + +Ils avaient pu un instant plaider contre elles; mais jamais, certes, ils +n'étaient descendus jusqu'à les accuser de vilaines actions. Tout +Faverolles, d'ailleurs, leur aurait ouvert les yeux, tant les personnes +de la société y respectaient les bonnes soeurs. + +«Vous nous feriez le plus grand tort, monsieur Rougon, dit Mme +Charbonnel en terminant, si vous continuiez à vous acharner ainsi contre +la religion. Nous sommes venus pour vous supplier de vous tenir +tranquille.... Dame! là-bas, ils ne peuvent pas savoir, n'est-ce pas? +Ils croyaient que nous vous poussions, et ils auraient fini par nous +jeter des pierres.... Nous avons donné un beau cadeau au couvent, un +christ d'ivoire qui était pendu au pied du lit de notre pauvre cousin. + +--Enfin, conclut M. Charbonnel, vous êtes averti, ça vous regarde +maintenant.... Nous autres, nous n'y sommes plus pour rien.» Rougon les +laissa parler. Ils avaient l'air très mécontents de lui, même ils +finissaient par hausser la voix. Un léger froid lui était monté à la +nuque. Il les regardait, pris subitement d'une lassitude, comme si un +peu de sa force venait encore de lui être enlevé. D'ailleurs, il ne +discuta pas. Il les congédia, en leur promettant de ne plus agir. Et, en +effet, il laissa étouffer l'affaire. + +Depuis quelques jours, il était sous le coup d'un autre scandale, auquel +son nom se trouvait mêlé indirectement. Un drame affreux avait eu lieu à +Coulonges. Du Poizat, entêté, voulant monter sur le dos de son père, +selon l'expression de Gilquin, était revenu un matin frapper à la porte +de l'avare. Cinq minutes plus tard, les voisins entendirent des coups de +fusil dans la maison, au milieu de hurlements épouvantables. Quand on +entra, on trouva le vieillard étendu au pied de l'escalier, la tête +fendue; deux fusils déchargés gisaient au milieu du vestibule. Du +Poizat, livide, raconta que son père, en le voyant se diriger vers +l'escalier, s'était mis brusquement à crier au voleur, comme frappé de +folie, et lui avait tiré deux coups de feu, presque à bout portant; il +montrait même le trou d'une balle dans son chapeau. + +Puis, toujours d'après lui, son père, tombant à la renverse, était allé +se briser le crâne sur l'angle de la première marche. Cette mort +tragique, ce drame mystérieux et sans témoin soulevaient dans tout le +département les bruits les plus fâcheux. Les médecins constatèrent bien +un cas d'apoplexie foudroyante. Les ennemis du préfet n'en prétendaient +pas moins que celui-ci devait avoir poussé le vieux; et le nombre de ses +ennemis grandissait chaque jour, grâce à l'administration pleine de +rudesse qui écrasait Niort sous un régime de terreur. Du Poizat, les +dents serrées, crispant ses poings d'enfant maladif, restait blême et +debout, arrêtant les commérages sur le pas des portes, d'un seul regard +de ses yeux gris, quand il passait. Mais il lui arriva un autre malheur; +il lui fallut casser Gilquin, compromis dans une vilaine histoire +d'exonération militaire; Gilquin, pour cent francs, s'engageait à +exempter des fils de paysan; et tout ce qu'on put faire, ce fut de le +sauver de la police correctionnelle et de le renier. Cependant, +jusque-là, Du Poizat s'était appuyé fortement sur Rougon, dont il +engageait la responsabilité davantage à chaque nouvelle catastrophe. Il +dut flairer la disgrâce du ministre, car il vint à Paris sans l'avertir, +très ébranlé lui-même, sentant craquer ce pouvoir qu'il avait ruiné, +cherchant déjà quelque main puissante où se raccrocher. Il songeait à +demander son changement de préfecture, afin d'éviter une démission +certaine. Après la mort de son père et la coquinerie de Gilquin, Niort +devenait impossible. + +«J'ai rencontré M. Du Poizat dans le faubourg Saint-Honoré, à deux pas +d'ici, dit un jour Clorinde au ministre, par méchanceté. Vous n'êtes +donc plus bien ensemble?... Il a l'air furieux contre vous.» Rougon +évita de répondre. Peu à peu, ayant dû refuser plusieurs faveurs au +préfet, il avait senti un grand froid entre eux; maintenant, ils s'en +tenaient aux simples relations officielles. D'ailleurs, la débandade +était générale. Mme Correur elle-même l'abandonnait. + +Certains soirs, il éprouvait de nouveau cette impression de solitude, +dont il avait souffert déjà autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bande +doutait de lui. Après ses journées si remplies, au milieu de la foule +qui assiégeait son salon, il se retrouvait seul, perdu, navré. Ses +familiers lui manquaient. Un impérieux besoin lui revenait de +l'admiration continue du colonel et de M. Bouchard, de la chaleur de vie +dont l'entourait sa petite cour; jusqu'aux silences de M. Béjuin qu'il +regrettait. Alors, il tenta encore de ramener son monde; il se fit +aimable, écrivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liens +étaient rompus, jamais il ne parvint à les avoir tous là, à ses côtés; +s'il renouait d'un bout, quelque fâcherie, à l'autre bout, cassait le +fil; et il restait quand même incomplet, avec des amis, avec des membres +en moins. + +Enfin, tous s'éloignèrent. Ce fut l'agonie de son pouvoir. Lui, si fort, +était lié à ces imbéciles par le long travail de leur fortune commune. +Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces, dans +cette diminution de son importance, demeuraient comme inutiles; ses gros +poings tapaient le vide. Le jour où son ombre fut seule au soleil, où il +ne put s'engraisser davantage des abus de son crédit, il lui sembla que +sa place avait diminué par terre; et il rêva une nouvelle incarnation, +une résurrection en Jupiter Tonnant, sans bande à ses pieds, faisant la +loi par le seul éclat de sa parole. + +Cependant, Rougon ne se croyait pas encore sérieusement ébranlé. Il +traitait dédaigneusement les morsures qui lui entamaient à peine les +talons. Il Gouvernerait puissamment, impopulaire et solitaire. Puis, il +mettait sa grande force dans l'empereur. Sa crédulité fut alors son +unique faiblesse. Chaque fois qu'il voyait Sa Majesté, il la trouvait +bienveillante, très douce, avec son pâle sourire impénétrable; et elle +lui renouvelait l'expression de sa confiance, elle lui répétait les +instructions si souvent données. Cela lui suffisait. Le souverain ne +pouvait songer à le sacrifier. Cette certitude le décida à tenter un +grand coup. Pour faire taire ses ennemis et asseoir son pouvoir +solidement, il imagina d'offrir sa démission, en termes très dignes: il +parlait des plaintes répandues contre lui, il disait avoir strictement +obéi aux désirs de l'empereur, et sentir le besoin d'une haute +approbation, avant de continuer son oeuvre de salut public. D'ailleurs, +il se posait carrément en homme à forte poigne, en représentant de la +répression sans merci. La cour était à Fontainebleau. La démission +partie. Rougon attendit avec un sang-froid de beau joueur. L'éponge +allait être passée sur les derniers scandales, le drame de Coulonges, la +visite domiciliaire chez les soeurs de la Sainte-Famille. S'il tombait, +au contraire, il voulait tomber de toute sa hauteur, en homme fort. + +Justement, le jour où le sort du ministre devait se décider, il y avait +dans l'Orangerie des Tuileries, une vente de charité, en faveur d'une +crèche patronnée par l'impératrice. Tous les familiers du palais, tout +le haut monde officiel allait sûrement s'y rendre, pour faire leur cour. +Rougon résolut d'y montrer sa face calme. + +C'était une bravade: regarder en face les gens qui le guetteraient de +leurs regards obliques, promener son tranquille mépris au milieu des +chuchotements de la foule. Vers trois heures, il donnait un dernier +ordre au chef du personnel, avant de partir, quand son valet de chambre +vint lui dire qu'un monsieur et une dame insistaient vivement pour le +voir, à son appartement particulier. La carte portait les noms du +marquis et de la marquise d'Escorailles. + +Les deux vieillards, que le valet, trompé par leur mise presque pauvre, +avait laissés dans la salle à manger, se levèrent cérémonieusement. +Rougon se hâta de les mener au salon, tout ému de leur présence, +vaguement inquiet. Il s'exclama sur leur brusque voyage à Paris, voulut +se montrer très aimable. Mais eux restaient pincés, roides, la mine +grise. + +«Monsieur, dit enfin le marquis, vous excuserez la démarche que nous +nous trouvons obligés de faire. Il s'agit de notre fils Jules. Nous +désirerions le voir quitter l'administration, nous vous demandons de ne +pas le garder davantage auprès de votre personne.» Et, comme le ministre +les regardait d'un air d'extrême surprise: + +«Les jeunes gens ont la tête légère, continua-t-il. + +Nous avons écrit deux fois à Jules pour lui exposer nos raisons, en le +priant de se mettre à l'écart.... Puis, comme il n'obéissait pas, nous +nous sommes décidés à venir. C'est la deuxième fois, monsieur, que nous +faisons le voyage de Paris en trente ans.» Alors, il se récria, Jules +avait le plus bel avenir. Ils allaient briser sa carrière. Pendant qu'il +parlait, la marquise laissa échapper des mouvements d'impatience. + +Elle s'expliqua à son tour avec plus de vivacité: + +«Mon Dieu, monsieur Rougon, ce n'est pas à nous de vous juger. Mais il y +a dans notre famille certaines traditions.... Jules ne peut tremper dans +une persécution abominable contre l'Église. A Plassans, on s'étonne +déjà. Nous nous fâcherions avec toute la noblesse du pays.» Il avait +compris. Il voulut parler. Elle lui imposa silence, d'un geste +impérieux. + +«Laissez-moi achever.... Notre fils s'est rallié malgré nous. Vous savez +quelle a été notre douleur, en le voyant servir un gouvernement +illégitime. J'ai empêché son père de le maudire. Depuis ce temps, notre +maison est en deuil, et lorsque nous recevons des amis, le nom de notre +fils n'est jamais prononcé. Nous avions juré de ne plus nous occuper de +lui; seulement, il est des limites, il devient intolérable qu'un +d'Escorailles se trouve mêlé aux ennemis de notre sainte religion.... +Vous m'entendez, n'est-ce pas monsieur?» Rougon s'inclina. Il ne songea +même pas à sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait +le marquis et la marquise tels qu'il les avait connus, à l'époque où il +crevait de faim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue et +d'insolence. Si d'autres lui avaient tenu un si singulier langage, il +les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé, blessé, +rapetissé; c'était sa jeunesse de pauvreté lâche qui revenait; un +instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates éculées. +Il promit de décider Jules. + +Puis, il se contenta d'ajouter, en faisant allusion à la réponse qu'il +attendait de l'empereur: + +«D'ailleurs, madame, votre fils vous sera peut-être rendu dès ce soir.» +Quand il se retrouva seul, Rougon se sentit pris de peur. Ces vieilles +gens avaient ébranlé son beau sang-froid. Maintenant, il hésitait à +paraître à cette vente de charité, où tous les yeux liraient son trouble +sur son visage. Mais il eut honte de cette frayeur d'enfant. Et il +partit, en passant par son cabinet. Il demanda à Merle s'il n'était rien +venu pour lui. «Non, Excellence», répondit d'un ton pénétré l'huissier, +qui semblait aux aguets depuis le matin. + +L'Orangerie des Tuileries, où avait lieu la vente de charité, était +ornée très luxueusement pour la circonstance. Une tenture de velours +rouge à crépines d'or cachait les murs, changeait la vaste galerie nue +en une haute salle de gala. A l'un des bouts, à gauche, un immense +rideau, également de velours rouge, coupait la galerie, ménageait une +pièce; et ce rideau, relevé par des embrasses à glands d'or énormes, +s'ouvrait largement, mettait en communication la grande salle, où se +trouvaient alignés les comptoirs de vente, et la pièce plus étroite, +dans laquelle était installé le buffet. On avait semé le sol de sable +fin. Des pots de majolique dressaient, dans chaque coin, des massifs de +plantes vertes. Au milieu du carré formé par les comptoirs, un pouf +circulaire faisait comme un banc de velours bas, à dossier très +renversé; tandis que, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs +montait, une gerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des +oeillets, des verveines, pareils à une pluie de gouttes éclatantes. Et, +devant les portes vitrées ouvertes, à deux battants, sur la terrasse du +bord de l'eau, des huissiers en habit noir, la mine grave, consultaient +d'un coup d'oeil les cartes des invités. + +Les dames patronnesses ne comptaient guère avoir beaucoup de monde avant +quatre heures. Dans la grande salle, debout derrière les comptoirs, +elles attendaient les clients. Sur les longues tables couvertes de drap +rouge, s'étalaient les marchandises; il y avait plusieurs comptoirs +d'articles de Paris et de chinoiseries, deux boutiques de jouets +d'enfant, un kiosque de bouquetière plein de roses, enfin un tourniquet +sous une tente, comme dans les fêtes de la banlieue. Les vendeuses, +décolletées en toilette de bal, prenaient des grâces marchandes, des +sourires de modiste plaçant un vieux chapeau, des inflexions caressantes +de voix, bavardant, faisant l'article sans savoir; et, à ce jeu de +demoiselles de magasin, elles s'encanaillaient avec de petits rires, +chatouillées par toutes ces mains d'acheteurs, les premières venues, +frôlant leurs mains. C'était une princesse qui tenait une des boutiques +de joujoux; en face, une marquise vendait des porte-monnaie de +vingt-neuf sous, qu'elle ne lâchait pas à moins de vingt francs; toutes +deux rivales, mettant le triomphe de leur beauté dans la plus grosse +recette, raccrochaient les pratiques, appelaient les hommes, demandaient +des prix impudents, puis, après des marchandages furieux de bouchères +voleuses, donnaient un peu d'elles, le bout de leurs doigts, la vue de +leur corsage largement ouvert, par-dessus le marché, pour décider les +gros achats. La charité restait le prétexte. Peu à peu, pourtant, la +salle s'emplissait. Des messieurs, tranquillement, s'arrêtaient, +examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie de +l'étalage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens très élégants +s'écrasaient, ricanaient, allaient jusqu'à des allusions polissonnes sur +leurs emplettes; tandis que ces dames, d'une complaisance inépuisable, +passant de l'un à l'autre, offraient toute leur boutique du même air +ravi. Être à la foule pendant quatre heures, c'est un régal. Un bruit +d'encan s'élevait, coupé de rires clairs, au milieu du piétinement sourd +des pas sur le sable. Les tentures rouges mangeaient la lumière crue des +hautes fenêtres vitrées, ménageaient une lueur rouge, flottante, qui +allumait les gorges nues d'une pointe de rose. Et, entre les comptoirs, +parmi le public, promenant de légères corbeilles pendues à leur cou, six +autres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes de +hauts fonctionnaires, se précipitaient au-devant de chaque nouveau venu, +en criant des cigares et du feu. + +Mme de Combelot surtout avait beaucoup de succès. + +Elle était bouquetière, assise très haut dans le kiosque plein de roses, +un chalet découpé, doré, pareil à une grande volière. Toute en rose +elle-même, un rose de peau qui continuait sa nudité au-delà de +l'échancrure du corsage, portant seulement entre les deux seins le +bouquet de violettes d'uniforme, elle avait imaginé de faire ses +bouquets devant le public, comme une vraie bouquetière: une rose, un +bouton, trois feuilles, qu'elle roulait entre ses doigts, en tenant le +fil du bout des dents, et qu'elle vendait d'un louis à dix louis, selon +la figure des messieurs. Et l'on s'arrachait ses bouquets, elle ne +pouvait suffire aux commandes, elle se piquait de temps à autre, +affairée, suçant vivement le sang de ses doigts. + +En face, dans la baraque de toile, la jolie Mme Bouchard tenait le +tourniquet. Elle portait une délicieuse toilette bleue d'une coupe +paysanne, la taille haute, le corsage formant fichu, presque un +déguisement, pour avoir bien l'air d'une marchande de pain d'épice et +d'oublies. Avec cela, elle affectait un zézaiement adorable, un petit +rire niais de la plus fine originalité. Sur le tourniquet, les lots +étaient classés, d'affreux bibelots de cinq ou six sous, maroquinerie, +verrerie, porcelaine; et la plume grinçait contre les fils de laiton, la +plaque tournante emportait les lots, dans un bruit continu de vaisselle +cassée. Toutes les deux minutes, quand les joueurs manquaient, Mme +Bouchard disait de sa douce voix d'innocente, débarquée la veille de son +village: + +«A vingt sous le coup, messieurs.... Voyons, messieurs, tirez un +coup...» Le buffet également sablé, orné aux angles de plantes vertes, +était garni de petites tables rondes et de chaises cannées. On avait +tâché d'imiter un vrai café, pour plus de piquant. Au fond, au comptoir +monumental, trois dames s'éventaient, en attendant les commandes des +consommateurs. Devant elles, des carafons de liqueurs, des assiettes de +gâteaux et de sandwiches, des bonbons, des cigares et des cigarettes +faisaient un étalage louche de bal public. Et, par moments, la dame du +milieu, une comtesse brune et pétulante, se levait, se penchait pour +verser un petit verre, ne se reconnaissait plus au milieu de cette +débandade de carafons, manoeuvrant ses bras nus au risque de tout +casser. Mais Clorinde régnait au buffet. C'était elle qui servait le +public des tables. On eût dit Junon fille de brasserie. Elle portait une +robe de satin jaune, coupée de biais de satin noir, aveuglante, +extraordinaire, un astre dont la traîne ressemblait à une queue de +comète. Décolletée très bas, le buste libre, elle circulait royalement +entre les chaises cannées, promenant des chopes sur des plateaux de +métal blanc, avec une tranquillité de déesse. Elle frôlait les épaules +des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsage ouvert, pour +prendre les ordres, répondait à tous, sans se presser, souriante, très à +l'aise. Quand les consommations étaient bues, elle recevait de sa main +superbe les pièces blanches et les sous, qu'elle jetait d'un geste déjà +familier au fond d'une aumônière, pendue à sa ceinture. + +Cependant, M. Kahn et M. Béjuin venaient de s'asseoir. Le premier tapa +sur la table de zinc, par manière de plaisanterie, en criant: + +«Madame, deux bocks!» Elle arriva, servit les deux bocks et resta là +debout, à se reposer un instant, le buffet se trouvant alors presque +vide. Distraite, à l'aide de son mouchoir de dentelle, elle s'essuyait +les doigts, sur lesquels la bière avait coulé. M. Kahn remarqua la +clarté particulière de ses yeux, le rayonnement de triomphe qui sortait +de toute sa face. Il la regarda, les paupières battantes; puis il +demanda: + +«Quand êtes-vous revenue de Fontainebleau? + +--Ce matin, répondit-elle. + +--Et vous avez vu l'empereur, quelles nouvelles?» Elle eut un sourire, +pinça les lèvres d'un air indéfinissable, en le regardant à son tour. +Alors, il lui vit un bijou original qu'il ne lui connaissait pas. +C'était, à son cou nu, sur ses épaules nues, un collier de chien, un +vrai collier de chien en velours noir, avec la boucle, l'anneau, le +grelot, un grelot d'or dans lequel tintait une perle fine. Sur le +collier se trouvaient écrits en caractères de diamants deux noms, aux +lettres entrelacées et bizarrement tordues. Et, tombant de l'anneau, une +grosse chaîne d'or battait le long de sa poitrine, entre ses seins, puis +remontait s'attacher sur une plaque d'or, fixée au bras droit, où on +lisait: J'appartiens à mon maître. «C'est un cadeau?» murmura +discrètement M. Kahn, en montrant le bijou d'un signe. + +Elle répondit oui de la tête, les lèvres toujours pincées, dans une moue +fine et sensuelle. Elle avait voulu ce servage. Elle l'affichait avec +une sérénité d'impudeur qui la mettait au-dessus des fautes banales, +honorée d'un choix princier, jalousée de toutes. Quand elle s'était +montrée, le cou serré dans ce collier, sur lequel des yeux perçants de +rivales prétendaient lire un prénom illustre mêlé au sien, toutes les +femmes avaient compris, échangeant des coups d'oeil, comme pour se dire: +C'est donc fait! Depuis un mois, le monde officiel causait de cette +aventure, attendait ce dénouement. Et c'était fait, en vérité; elle le +criait elle-même, elle le portait écrit sur l'épaule. S'il fallait en +croire une histoire chuchotée d'oreille à oreille, elle avait eu pour +premier lit, à quinze ans, la botte de paille où dormait un cocher, au +fond d'une écurie. Plus tard, elle était montée dans d'autres couches, +toujours plus haut, des couches de banquiers, de fonctionnaires, de +ministres, élargissant sa fortune à chacune de ses nuits. Puis, d'alcôve +en alcôve, d'étape en étape, comme apothéose, pour satisfaire une +dernière volonté et un dernier orgueil, elle venait de poser sa belle +tête froide sur l'oreiller impérial. + +«Madame, un bock, je vous prie!» demanda un gros monsieur décoré, un +général qui la regardait en souriant. + +Et quand elle eut apporté le bock, deux députés l'appelèrent. + +«Deux verres de chartreuse, s'il vous plaît!» Un flot de monde arrivait, +de tous côtés les demandes se croisaient: des grogs, de l'anisette, de +la limonade, des gâteaux, des cigares. Les hommes la dévisageaient, +causant bas, allumés par l'histoire polissonne qui courait. Et, quand +cette fille de brasserie, sortie le matin même des bras d'un empereur, +recevait leur monnaie, la main tendue, ils semblaient flairer, chercher +sur elle quelque chose de ces amours souveraines. Elle, sans un trouble, +tournait lentement le cou, pour montrer son collier de chien, dont la +grosse chaîne d'or avait un petit bruit. Cela devait être un ragoût de +plus, se faire la servante de tous, lorsqu'on vient d'être reine pendant +une nuit, traîner autour des tables d'un café pour rire, parmi les ronds +de citron et les miettes de gâteau, des pieds de statue baisés +passionnément par d'augustes moustaches. + +«C'est très amusant, dit-elle en revenant se planter devant M. Kahn. Ils +me prennent pour une fille, ma parole! Il y en a un qui m'a pincée, je +crois. Je n'ai rien dit. A quoi bon?... C'est pour les pauvres, n'est-ce +pas?» + +M. Kahn, d'un clignement d'yeux, la pria de se pencher; et, très bas, il +demanda: + +«Alors, Rougon?... + +--Chut! tout à l'heure, répondit-elle en baissant la voix également. Je +lui ai envoyé une carte d'invitation à son nom. Je l'attends.» + +Et M. Kahn ayant hoché la tête, elle ajouta vivement: + +«Si, si, je le connais, il viendra.... D'ailleurs, il ne sait rien.» + +M. Kahn et M. Béjuin se mirent dès lors à guetter l'arrivée de Rougon. +Ils voyaient toute la grande salle, par la large ouverture des rideaux. +La foule y augmentait de minute en minute. Des messieurs, renversés +autour du pouf circulaire, les jambes croisées, fermaient les yeux d'un +air somnolent; tandis que, s'accrochant à leurs pieds tendus, un +continuel défilé de visiteurs tournait devant eux. La chaleur devenait +excessive. Le brouhaha grandissait dans la buée rouge flottant au-dessus +des chapeaux noirs. Et, par moments, au milieu du sourd murmure, le +grincement du tourniquet partait avec un bruit de crécelle. + +Mme Correur, qui arrivait, faisait à petits pas le tour des comptoirs, +très grosse, vêtue d'une robe de grenadine rayée blanche et mauve, sous +laquelle la graisse de ses épaules et de ses bras se renflait en +bourrelets rosâtres. Elle avait une mine prudente, des regards réfléchis +de cliente cherchant un bon coup à faire. + +D'ordinaire, elle disait qu'on trouvait d'excellentes occasions, dans +ces ventes de charité; ces pauvres dames ne savaient pas, ne +connaissaient pas toujours leurs marchandises. Jamais, d'ailleurs, elle +n'achetait aux vendeuses de sa connaissance; celles-là «salaient» trop +leur monde. Quand elle eut fait le tour de la salle, retournant les +objets, les flairant, les reposant, elle revint à un comptoir de +maroquinerie, devant lequel elle resta dix grosses minutes, à fouiller +l'étalage d'un air perplexe. Enfin, négligemment, elle prit un +portefeuille en cuir de Russie sur lequel elle avait jeté les yeux +depuis plus d'un quart d'heure. + +«Combien?» demanda-t-elle. + +La vendeuse, une grande jeune femme blonde, en train de plaisanter avec +deux messieurs, se tourna à peine, répondit: + +«Quinze francs.» Le portefeuille en valait au moins vingt. Ces dames, +qui luttaient entre elles à tirer des hommes des sommes extravagantes, +vendaient généralement aux femmes à prix coûtant, par une sorte de +franc-maçonnerie. Mais Mme Correur remit le portefeuille sur le comptoir +d'un air effrayé, en murmurant: + +«Oh! c'est trop cher.... Je veux faire un cadeau. J'y mettrai dix +francs, pas plus. Vous n'avez rien de gentil à dix francs?» Et elle +bouleversa de nouveau l'étalage. Rien ne lui plaisait. Mon Dieu! si ce +portefeuille n'avait pas coûté si cher! Elle le reprenait, fourrait son +nez dans les poches. La vendeuse, impatientée, finit par le lui laisser à +quatorze francs, puis à douze. Non, non, c'était encore trop cher. Et +elle l'eut à onze francs, après un marchandage féroce. La grande jeune +femme disait: + +«J'aime mieux vendre.... Toutes les femmes marchandent, pas une +n'achète.... Ah! si nous n'avions pas les messieurs!» Mme Correur, en +s'en allant, eut la joie de trouver au fond du portefeuille une +étiquette portant le prix de vingt-cinq francs. Elle rôda encore, puis +s'installa derrière le tourniquet, à côté de Mme Bouchard. Elle +l'appelait «ma chérie», et lui ramenait sur le front deux +accroche-coeurs qui s'envolaient. + +«Tiens, voilà le colonel!» dit M. Kahn, toujours attablé au buffet, les +yeux guettant les portes. + +Le colonel venait parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il +comptait en être quitte avec un louis; et cela lui saignait déjà +fortement le coeur. Dès la porte, il fut entouré, assailli par trois ou +quatre dames, qui répétaient: + +«Monsieur, achetez-moi un cigare.... Monsieur, une boîte +d'allumettes...» Il sourit, en se débarrassant poliment. Ensuite, il +s'orienta, voulut payer sa dette tout de suite, s'arrêta à un comptoir +tenu par une dame très bien en cour, à laquelle il marchanda un étui à +cigares fort laid. + +Soixante-quinze francs! Il ne fut pas maître d'un geste de terreur, il +rejeta l'étui et fila; tandis que la dame, rouge, blessée, tournait la +tête, comme s'il avait commis sur sa personne une inconvenance. Alors, +lui, pour empêcher les commentaires fâcheux, s'approcha du kiosque où +Mme de Combelot tournait toujours ses petits bouquets. Ça ne devait pas +être cher, ces bouquets-là. Par prudence, il ne voulut pas même d'un +bouquet, devinant que la bouquetière devait mettre un haut prix à son +travail. Il choisit, dans le tas de roses, la moins épanouie, la plus +maigre, un bouton à demi mangé. Et galamment, sortant son porte-monnaie: + +«Madame, combien cette fleur? + +--Cent francs, monsieur», répondit la dame, qui avait suivi son manège +du coin de l'oeil. + +Il balbutia, ses mains tremblèrent. Mais, cette fois, il était +impossible de reculer. Du monde se trouvait là, on le regardait. Il +paya, et, se réfugiant dans le buffet, il s'assit à la table de M. Kahn, +en murmurant: + +«C'est un guet-apens, un guet-apens... + +--Vous n'avez pas vu Rougon dans la salle?» demanda M. Kahn. + +Le colonel ne répondit pas. Il jetait de loin des regards furibonds aux +vendeuses. Puis, comme M. d'Escorailles et M. La Rouquette riaient très +fort devant un comptoir, il dit encore entre ses dents: + +«Parbleu! les jeunes gens, ça les amuse.... Ils finissent toujours par +en avoir pour leur argent.» + +M. d'Escorailles et M. La Rouquette, en effet, s'amusaient beaucoup. Ces +dames se les arrachaient. Dès leur entrée, des bras s'étaient tendus +vers eux; à droite, à gauche, leurs noms sonnaient. + +«Monsieur d'Escorailles, vous savez ce que vous m'avez promis.... +Voyons, monsieur La Rouquette, vous m'achèterez bien un petit dada. Non? +Alors, une poupée. Oui, oui, une poupée, c'est ce qu'il vous faut!» Ils +se donnaient le bras, pour se protéger, disaient-ils, en riant. Ils +avançaient, radieux, pâmés, au milieu de l'assaut de toutes ces jupes, +dans la caresse tiède de ces jolies voix. Par moments, ils +disparaissaient, noyés sous les gorges nues, contre lesquelles ils +feignaient de se défendre, avec de petits cris d'effroi. Et, à chaque +comptoir, ils se laissaient faire une aimable violence. + +Puis, ils jouaient l'avarice, en affectant des effarouchements comiques. +Une poupée d'un sou, un louis, ça n'était pas dans leurs moyens! Trois +crayons, deux louis, on voulait donc leur retirer le pain de la bouche! + +C'était à mourir de rire. Ces dames avaient une gaieté roucoulante, +pareille à un chant de flûte. Elles devenaient plus âpres, grisées par +cette pluie d'or, triplant, quadruplant les prix, mordues de la passion +du vol. + +Elles se les passaient de main en main, avec des clignements d'yeux, et +des mots couraient: «Je vais les pincer, ceux-là... Vous allez voir, on +peut les saler...», phrases qu'ils entendaient et auxquelles ils +répondaient par des saluts plaisants. Derrière leur dos, elles +triomphaient, elles se vantaient; la plus forte, la plus jalousée fut +une demoiselle de dix-huit ans, qui avait vendu un bâton de cire à +cacheter trois louis. Cependant, arrivé au bout de la salle, comme une +vendeuse voulait absolument lui fourrer dans la poche une boîte de +savons, M. d'Escorailles s'écria: + +«Je n'ai plus le sou. Si vous voulez que je vous fasse des billets?» Il +secouait son porte-monnaie. La dame, lancée, s'oubliant, prit le +porte-monnaie, le fouilla. Et elle regardait le jeune homme, elle +semblait sur le point de lui demander sa chaîne de montre. + +C'était une farce. M. d'Escorailles emportait toujours dans les ventes +un porte-monnaie vide, pour rire. + +«Ah! zut! dit-il en entraînant M. La Rouquette, je deviens chien, +moi!... Hein? il faut tâcher de nous refaire.» Et, comme Ils passaient +devant le tourniquet, Mme Bouchard jeta un cri: + +«A vingt sous le coup, messieurs.... Tirez un coup...» Ils +s'approchèrent, en feignant de n'avoir pas entendu. + +«Combien le coup, la marchande? + +--Vingt sous, messieurs.» Les rires recommencèrent de plus belle. Mais +Mme Bouchard, dans sa toilette bleue, restait candide, levant des yeux +étonnés sur les deux messieurs, comme si elle ne les avait pas connus. +Alors, une partie formidable s'engagea. Pendant un quart d'heure, le +tourniquet grinça, sans un arrêt. Ils tournaient l'un après l'autre. M. +d'Escorailles gagna deux douzaines de coquetiers, trois petits miroirs, +sept statuettes en biscuit, cinq étuis à cigarettes; M. La Rouquette eut +pour sa part deux paquets de dentelle, un vide-poche en porcelaine de +camelote monté sur des pieds de zinc doré, des verres, un bougeoir, une +boîte avec une glace. + +Mme Bouchard, les lèvres pincées, finit par crier: + +«Ah! bien, non, vous avez trop de chance! Je ne joue plus.... Tenez, +emportez vos affaires.» Elle en avait fait deux gros tas, à côté, sur +une table. + +M. La Rouquette parut consterné. Il lui demanda d'échanger son tas +contre le bouquet de violettes d'uniforme, qu'elle portait piqué dans +ses cheveux. Mais elle refusa. + +«Non, non, vous avez gagné ça, n'est-ce pas? Eh bien, emportez ça. + +--Madame a raison, dit gravement M. d'Escorailles. + +On ne boude pas la fortune, et du diable si je laisse un coquetier!... +Moi, je deviens chien.» Il avait étalé son mouchoir et nouait proprement +un paquet. Il y eut une nouvelle explosion d'hilarité. + +L'embarras de M. La Rouquette était aussi bien divertissant. Alors, Mme +Correur, qui avait gardé jusque-là, au fond de sa boutique, une dignité +souriante de matrone, avança sa grosse face rose. Elle voulait bien +faire un échange, elle. + +«Non, je ne veux rien, se hâta de dire le jeune député. + +Prenez tout, je vous donne tout.» Et Ils ne s'en allèrent pas, ils +restèrent là un instant. + +Maintenant, à demi-voix, ils adressaient des galanteries à Mme Bouchard, +d'un goût douteux. A la voir, les têtes tournaient plus encore que son +tourniquet. Que gagnait-on à son joli jeu? Ça ne valait pas le jeu de +pigeon vole; et Ils voulaient lui jouer à pigeon vole toutes sortes de +choses aimables. Mme Bouchard baissait les cils, avec un rire de jeune +bête; elle avait un léger balancement de hanches, comme une paysanne +dont les messieurs se gaussent; pendant que Mme Correur s'extasiait sur +elle, en répétant d'un air ravi de connaisseuse: + +«Est-elle gentille! est-elle gentille!» Mais Mme Bouchard finit par +donner des tapes sur les mains de M. d'Escorailles, qui voulait examiner +le mécanisme du tourniquet, en prétendant qu'elle devait tricher. +Allaient-ils la laisser tranquille, à la fin! Et, quand elle les eut +renvoyés, elle reprit sa voix engageante de marchande. + +«Voyons, messieurs, à vingt sous le coup.... Un coup seulement, +messieurs.» + +A ce moment, M. Kahn, debout pour voir par-dessus les têtes, se rassit +avec précipitation en murmurant: + +«Voici Rougon.... N'ayons pas l'air, n'est-ce pas?» Rougon traversait la +salle, lentement. Il s'arrêta, joua au tourniquet de Mme Bouchard, paya +trois louis une des roses de Mme de Combelot. Puis, quand il eut fait +ainsi son offrande, il parut vouloir repartir sur-le-champ. Il écartait +la foule, marchait déjà vers une porte. Mais, tout d'un coup, comme il +venait de jeter un regard dans le buffet, il se dirigea de ce côté, la +tête haute, calme, superbe. M. d'Escorailles et M. La Rouquette +s'étaient assis près de M. Kahn, de M. Béjuin et du colonel; il y avait +encore là M. Bouchard, qui arrivait. Et tous ces messieurs, quand le +ministre passa devant eux, eurent un léger frisson, tant il leur sembla +grand et solide, avec ses gros membres. Il les avait salués de haut, +familièrement. Il se mit à une table voisine. Sa large face ne se +baissait pas, se tournait lentement, à gauche, à droite, comme pour +affronter et supporter sans une ombre les regards qu'il sentait fixés +sur lui. + +Clorinde s'était approchée, traînant royalement sa lourde robe jaune. +Elle lui demanda, en affectant une vulgarité où perçait une pointe de +raillerie: + +«Que faut-il vous servir? + +--Ah! voilà! dit-il gaiement. Je ne bois jamais rien.... Qu'est-ce que +vous avez?» Alors, elle lui énuméra rapidement des liqueurs: fine +champagne, rhum, curaçao, kirsch, chartreuse, anisette, vespétro, +kummel. + +«Non, non, donnez-moi un verre d'eau sucrée.» Elle alla au comptoir, +apporta le verre d'eau sucrée, toujours avec sa majesté de déesse. Et +elle resta devant Rougon, à le regarder faire fondre son sucre. Lui, +continuait à sourire. Il dit les premières banalités venues. + +«Vous allez bien?... Il y a un siècle que je ne vous ai vue. + +--J'étais à Fontainebleau», répondit-elle simplement. + +Il leva les yeux, l'examina d'un regard profond. Mais elle +l'interrogeait à son tour. + +«Et êtes-vous content? tout marche-t-il à votre gré? + +--Oui, parfaitement, dit-il. + +--Allons, tant mieux!» Et elle tourna autour de lui, avec des attentions +de garçon de café. Elle le couvait de la flamme mauvaise de ses yeux, +comme sur le point de laisser à chaque instant échapper son triomphe. +Enfin, elle se décidait à le quitter, quand elle se haussa sur les +pieds, pour jeter un regard dans la salle voisine. Puis, lui touchant +l'épaule: + +«Je crois qu'on vous cherche», reprit-elle, le visage tout allumé. + +Merle, en effet, s'avançait respectueusement, entre les chaises et les +tables du buffet. Il fit coup sur coup trois saluts. Et il priait Son +Excellence de l'excuser. On avait apporté derrière Son Excellence la +lettre que Son Excellence devait attendre depuis le matin. Alors, tout +en n'ayant pas reçu d'ordre, il avait cru.... «C'est bien, donnez», +interrompit Rougon. + +L'huissier lui remit une grande enveloppe et alla rôder dans la salle. +Rougon, d'un coup d'oeil, avait reconnu l'écriture; c'était une lettre +autographe de l'empereur, la réponse à l'envoi de sa démission. Une +petite sueur froide monta à ses tempes. Mais il ne pâlit même pas. Il +glissa tranquillement la lettre dans la poche intérieure de sa +redingote, sans cesser d'affronter les regards de la table de M. Kahn, +auquel Clorinde était allée dire quelques mots. Toute la bande à présent +le guettait, ne perdait pas un de ses mouvements, dans une fièvre aiguë +de curiosité. + +La jeune femme étant revenue se planter devant lui, Rougon but enfin la +moitié de son verre d'eau sucrée et chercha une galanterie. + +«Vous êtes toute belle aujourd'hui. Si les reines se faisaient +servantes...» Elle coupa son compliment, elle dit avec son audace: + +«Alors, vous ne lisez pas?» Il joua l'oubli. Puis, feignant de se +souvenir: + +«Ah! oui, cette lettre.... Je vais la lire, si cela peut vous plaire.» +Et, à l'aide d'un canif, il fendit l'enveloppe, soigneusement. D'un +regard il eut parcouru les quelques lignes. + +L'empereur acceptait sa démission. Pendant près d'une minute, il tint le +papier sur son visage, comme pour le relire. Il avait peur de ne plus +être maître du calme de sa face. Un soulèvement terrible se faisait en +lui; une rébellion de toute sa force qui ne voulait pas accepter la +chute, le secouait furieusement, jusqu'aux os; s'il ne s'était pas +roidi, il aurait crié, fendu la table à coups de poing. Le regard +toujours fixé sur la lettre, il revoyait l'empereur tel qu'il l'avait vu +à Saint-Cloud, avec sa parole molle, son sourire entêté, lui renouvelant +sa confiance, lui confirmant ses instructions. Quelle longue pensée de +disgrâce devait-il donc mûrir, derrière son visage voilé, pour le briser +si brusquement, en une nuit, après l'avoir vingt fois retenu au pouvoir? + +Enfin Rougon, d'un effort suprême, se vainquit. Il releva sa face, où +pas un trait ne bougeait; il remit la lettre dans sa poche, d'un geste +indifférent. Mais Clorinde avait appuyé ses deux mains sur la petite +table. + +Elle se courba dans un moment d'abandon, elle murmura, les coins de la +bouche frémissants: + +«Je le savais. J'étais là-bas encore ce matin.... Mon pauvre ami!» Et +elle le plaignait d'une voix si cruellement moqueuse, qu'il la regarda +de nouveau les yeux dans les yeux. Elle ne dissimulait plus, d'ailleurs. +Elle tenait la jouissance attendue depuis des mois, goûtant sans hâte, +phrase à phrase, la volupté de se montrer enfin à lui en ennemie +implacable et vengée. + +«Je n'ai pas pu vous défendre, continua-t-elle, vous ignorez sans +doute...» Elle n'acheva pas. Puis, elle demanda, d'un air aigu: + +«Devinez qui vous remplace à l'intérieur?» Il eut un geste +d'insouciance. Mais elle le fatiguait de son regard. Elle finit par +lâcher ce seul mot: + +«Mon mari!» Rougon, la bouche sèche, but encore une gorgée d'eau sucrée. +Elle avait tout mis dans ce mot, sa colère d'avoir été dédaignée +autrefois, sa rancune menée avec tant d'art, sa joie de femme de battre +un homme réputé de première force. Alors, elle se donna le plaisir de le +torturer, d'abuser de sa victoire; elle étala les côtés blessants. Mon +Dieu! son mari n'était pas un homme supérieur; elle l'avouait, elle en +plaisantait même; et elle voulait dire que le premier venu avait suffi, +qu'elle aurait fait un ministre de l'huissier Merle, si le caprice lui +en était poussé. Oui, l'huissier Merle, un passant imbécile, n'importe +qui: Rougon aurait eu un digne successeur. Cela prouvait la +toute-puissance de la femme. Puis, se livrant complètement, elle se +montra maternelle, protectrice, donneuse de bons conseils. + +«Voyez-vous, mon cher, je vous l'ai dit souvent, vous avez tort de +mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtes que vous +pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre nous traiter de +folles, de meubles embarrassants, que sais-je encore? de boulets au +pied.... Regardez donc mon mari! Est-ce que j'ai été un boulet à son +pied?... Moi, je voulais vous faire voir ça. Je m'étais promis ce régal, +vous vous souvenez, le jour où nous avons eu cette conversation vous +avez vu, n'est-ce pas? Eh bien, sans rancune... vous êtes très fort, mon +cher. Mais dites-vous bien une chose: une femme vous roulera toujours +quand elle voudra en prendre la peine.» Rougon, un peu pâle, souriait. + +«Oui, vous avez raison peut-être, dit-il d'une voix lente, évoquant +toute cette histoire. J'avais ma seule force, vous aviez... + +--J'avais autre chose, parbleu!» acheva-t-elle avec une carrure qui +arrivait à de la grandeur, tant elle se mettait haut dans le dédain des +convenances. + +Il n'eut pas une plainte. Elle lui avait pris de sa puissance pour le +vaincre; elle retournait aujourd'hui contre lui les leçons épelées à son +côté, en disciple docile, pendant leurs bons après-midi de la rue +Marbeuf. C'était là de l'ingratitude, de la trahison, dont il buvait +l'amertume sans dégoût, en homme d'expérience. Sa seule préoccupation, +dans ce dénouement, restait de savoir s'il la connaissait enfin tout +entière. Il se rappelait ses anciennes enquêtes, ses efforts inutiles +pour pénétrer les rouages secrets de cette machine superbe et détraquée. +La bêtise des hommes, décidément, était bien grande. + +A deux fois, Clorinde s'était éloignée pour servir des petits verres. +Puis, lorsqu'elle se fut satisfaite, elle recommença sa marche royale +entre les tables, en affectant de ne plus s'occuper de lui. Il la +suivait des yeux; et il la vit s'approcher d'un monsieur à barbe +immense, un étranger dont les prodigalités révolutionnaient alors Paris. +Ce dernier achevait un verre de malaga. + +«Combien, madame? demanda-t-il en se levant. + +--Cinq francs, monsieur. Toutes les consommations sont à cinq francs.» +Il paya. Puis, du même ton, avec son accent: + +«Et un baiser, combien? + +--Cent mille francs», répondit-elle sans une hésitation. + +Il se rassit, écrivit quelques mots sur une page arrachée d'un agenda. +Ensuite, il lui posa un gros baiser sur la joue, la paya, s'en alla d'un +pas plein de flegme. Tout le monde souriait, trouvait ça très bien. + +«Il ne s'agit que de mettre le prix», murmura Clorinde, en revenant près +de Rougon. + +Et il vit là une nouvelle allusion. Elle avait dit jamais pour lui. +Alors, cet homme chaste, qui avait reçu sans plier le coup de massue de +sa disgrâce, souffrit beaucoup du collier qu'elle portait si +effrontément. Elle se penchait davantage, le provoquait, roulait son +cou. La perle fine tintait dans le grelot d'or; la chaîne pendait, comme +tiède encore de la main du maître; les diamants luisaient sur le +velours, où il épelait aisément le secret connu de tous. Et jamais il ne +s'était senti à ce point mordu par la jalousie inavouée, cette brûlure +d'envie orgueilleuse, qu'il avait éprouvée parfois en face de l'empereur +tout-puissant. Il aurait préféré Clorinde au bras de ce cocher, dont on +parlait à voix basse. Cela irritait ses anciens désirs, de la savoir +hors de sa main, tout en haut, esclave d'un homme qui d'un mot courbait +les têtes. + +Sans doute la jeune femme devina son tourment. Elle ajouta une cruauté, +elle lui désigna d'un clignement d'yeux Mme de Combelot, dans son +kiosque de fleuriste, vendant ses roses. Et elle murmurait, avec son +rire mauvais: + +«Hein! cette pauvre Mme de Combelot; elle attend toujours!» Rougon +acheva son verre d'eau sucrée. Il étouffait. Il prit son porte-monnaie, +balbutia: + +«Combien? + +--Cinq francs.» Lorsqu'elle eut jeté la pièce dans l'aumônière, elle +présenta de nouveau la main, en disant plaisamment: + +«Et vous ne donnez rien pour la fille?» il chercha, trouva deux sous +qu'il lui mit dans la main. Ce fut sa brutalité, la seule vengeance que +sa rudesse de parvenu sut inventer. Elle rougit, malgré son grand +aplomb. Mais elle prit sa hauteur de déesse. Elle s'en alla, saluant, +laissant tomber de ses lèvres: + +«Merci, Excellence.» Rougon n'osa pas se mettre debout tout de suite. Il +avait les jambes molles, il craignait de fléchir, et il voulait se +retirer comme il était venu, solide, la face calme. + +Il redoutait surtout de passer devant ses anciens familiers, dont les +cous tendus, les oreilles élargies, les yeux braqués n'avaient pas perdu +un seul incident de la scène. Il promena ses regards quelques minutes, +jouant l'indifférence. Il songeait. Un nouvel acte de sa vie politique +était donc fini. Il tombait, miné, rongé, dévoré par sa bande. Ses +fortes épaules craquaient sous les responsabilités, sous les sottises et +les vilenies qu'il avait prises à son compte, par une forfanterie de +gros homme, un besoin d'être un chef redouté et généreux. Ses muscles de +taureau rendaient simplement sa chute plus retentissante, l'écroulement +de sa coterie plus vaste. Les conditions mêmes du pouvoir, la nécessité +d'avoir derrière soi des appétits à satisfaire, de se maintenir grâce à +l'abus de son crédit, avaient fatalement fait de la débâcle une question +de temps. Et, à cette heure, il se rappelait le travail lent de sa +bande, ces dents aiguës qui chaque jour mangeaient un peu de sa force. +Ils étaient autour de lui; ils lui grimpaient aux genoux, puis à la +poitrine, puis à la gorge, jusqu'à l'étrangler; ils lui avaient tout +pris, ses pieds pour monter, ses mains pour voler, sa mâchoire pour +mordre et engloutir; ils habitaient dans ses membres, en tiraient leur +joie et leur santé, s'en donnaient des ripailles, sans songer au +lendemain. Puis, aujourd'hui, l'ayant vidé, entendant le craquement de +la charpente, ils filaient, pareils à ces rats que leur instinct avertit +de l'éboulement prochain des maisons, dont ils ont émietté les murs. +Toute la bande était luisante, florissante. Elle s'engraissait déjà d'un +autre embonpoint. M. Kahn venait de vendre son chemin de fer de Niort à +Angers au comte de Marsy. Le colonel devait obtenir, la semaine +suivante, une situation dans les palais impériaux; M. Bouchard avait la +promesse formelle que son protégé, l'intéressant Georges Duchesne, +serait nommé sous-chef de bureau dès l'entrée de Delestang au ministère +de l'Intérieur. + +Mme Correur se réjouissait d'une grosse maladie de Mme Martineau, +croyant déjà habiter sa maison de Coulonges, mangeant ses rentes en +bonne bourgeoise, faisant du bien dans le canton. M. Béjuin était +certain de recevoir la visite de l'empereur à sa cristallerie, vers +l'automne. M. d'Escorailles, enfin, vivement sermonné par le marquis et +la marquise, se mettait aux genoux de Clorinde, gagnait un poste de +sous-préfet par son seul émerveillement à la regarder servir des petits +verres. Et Rougon, en face de la bande gorgée, se trouvait plus petit +qu'autrefois, les sentait énormes à leur tour, écrasé sous eux, sans +oser encore quitter sa chaise, de peur de les voir sourire, s'il +trébuchait. + +Pourtant, la tête plus libre, peu à peu raffermi, il se leva. Il +repoussait la petite table de zinc pour passer, lorsque Delestang entra, +au bras du comte de Marsy. Il courait sur ce dernier une histoire fort +curieuse. A en croire certains chuchotements, il s'était rencontré avec +Clorinde au château de Fontainebleau, la semaine précédente, uniquement +pour faciliter les rendez-vous de la jeune femme et de Sa Majesté. Il +avait mission d'amuser l'impératrice. D'ailleurs, cela paraissait +piquant, rien de plus; c'étaient de ces services qu'on se rend toujours +entre hommes. Mais Rougon flairait là une revanche du comte, s'employant +à sa chute de complicité avec Clorinde, retournant contre son successeur +au ministère les armes employées pour le renverser lui-même, quelques +mois auparavant, à Compiègne; cela spirituellement, aiguisé d'une pointe +d'ordure élégante. Depuis son retour de Fontainebleau, M. de Marsy ne +quittait plus Delestang. + +M. Kahn et M. Béjuin, le colonel, toute la bande se jeta dans les bras +du nouveau ministre. La nomination devait paraître le lendemain +seulement au Moniteur, à la suite de la démission de Rougon; mais le +décret était signé, on pouvait triompher. Ils lui allongeaient de +vigoureuses poignées de main, avec des ricanements, des paroles +chuchotées, un élan d'enthousiasme que contenaient à grand-peine les +regards de toute la salle. + +C'était la lente prise de possession des familiers, qui baisent les +pieds, qui baisent les mains, avant de s'emparer des quatre membres. Et +il leur appartenait déjà; un le tenait par le bras droit, un autre par +le bras gauche; un troisième avait saisi un bouton de sa redingote, +tandis qu'un quatrième, derrière son dos, se haussait, glissait des mots +dans sa nuque. Lui, dressant sa belle tête, avec une dignité affable, +une de ces imposantes mines, correctes, imbéciles, de souverain en +voyage, auquel les dames des sous-préfectures offrent des bouquets, +comme on en voit sur les images officielles. En face du groupe, Rougon, +très pâle, saignant de cette apothéose de la médiocrité, ne put pourtant +retenir un sourire. Il se souvenait. + +«J'ai toujours prédit que Delestang irait loin», dit-il d'un air fin au +comte de Marsy, qui s'était avancé vers lui, la main tendue. + +Le comte répondit par une légère moue des lèvres, d'une ironie +charmante. Depuis qu'il avait lié amitié avec Delestang, après avoir +rendu des services à sa femme, il devait s'amuser prodigieusement. Il +retint un instant Rougon, se montra d'une politesse exquise. + +Toujours en lutte, opposés par leurs tempéraments, ces deux hommes forts +se saluaient à l'issue de chacun de leurs duels, en adversaires d'égale +science, se promettant d'éternelles revanches. Rougon avait blessé +Marsy, Marsy venait de blesser Rougon, cela continuerait ainsi jusqu'à +ce que l'un des deux restât sur le carreau. Peut-être même, au fond, ne +souhaitaient-ils pas leur mort complète, amusés par la bataille, +occupant leur vie de leur rivalité; puis, ils se sentaient vaguement +comme les deux contrepoids nécessaires à l'équilibre de l'empire, le +poing velu qui assomme, la fine main gantée qui étrangle. + +Cependant, Delestang était en proie à un embarras cruel. Il avait aperçu +Rougon, il ne savait pas s'il devait aller lui tendre la main. Il jeta +un coup d'oeil perplexe à Clorinde, que son service semblait absorber, +indifférente, portant aux quatre coins du buffet des sandwiches, des +babas, des brioches. Et, sur un regard de la jeune femme, il crut +comprendre, il s'avança enfin, un peu troublé, s'excusant. + +«Mon ami, vous ne m'en voulez pas.... Je refusais, on m'a forcé... +N'est-ce pas? Il y a des exigences...» Rougon lui coupa la parole; +l'empereur avait agi dans sa sagesse, le pays allait se trouver entre +d'excellentes mains. Alors, Delestang s'enhardit. + +«Oh! je vous ai défendu, nous vous avons tous défendu. Mais là, entre +nous, vous étiez allé un peu loin.... On a eu surtout à coeur votre +dernière affaire pour les Charbonnel, vous savez, ces pauvres +religieuses...» M. de Marsy réprima un sourire. Rougon répondit avec sa +bonhomie des jours heureux: + +«Oui, oui, la visite chez les religieuses.... Mon Dieu, parmi toutes les +bêtises que mes amis m'ont fait commettre, c'est peut-être la seule +chose raisonnable et juste de mes cinq mois de pouvoir.» Et il s'en +allait, quand il vit Du Poizat entrer et s'emparer de Delestang. Le +préfet affecta de ne pas l'apercevoir. Depuis trois jours, embusqué à +Paris, il attendait. Il dut obtenir son changement de préfecture, car il +se confondit en remerciements, avec son sourire de loup aux dents +blanches mal rangées. Puis, comme le nouveau ministre se tournait, il +reçut presque dans les bras l'huissier Merle, poussé par Mme Correur; +l'huissier baissait les yeux, pareil à une grande fille timide, pendant +que Mme Correur le recommandait chaudement. + +«On ne l'aime pas au ministère, murmura-t-elle, parce qu'il protestait +par son silence contre les abus. + +Allez, il en a vu de drôles sous M. Rougon! + +--Oh! oui, de bien drôles! dit Merle. Je puis en conter long.... M. +Rougon ne sera guère regretté. Moi, je ne suis pas payé pour l'aimer, +d'abord. Il a failli me faire mettre à la porte.» Dans la grande salle, +que Rougon traversa à pas lents, les comptoirs étaient vides. Les +visiteurs, pour plaire à l'impératrice qui patronnait l'oeuvre, avaient +mis les marchandises au pillage. Les vendeuses, enthousiasmées, +parlaient de rouvrir le soir, avec un nouveau fonds. Et elles comptaient +leur argent sur les tables. + +Des chiffres partaient, au milieu de rires victorieux: + +une avait fait trois mille francs, une autre quatre mille cinq cents, +une autre sept mille, une autre dix mille. + +Celle-là rayonnait. Elle était une femme de dix mille francs. + +Pourtant, Mme de Combelot se désespérait. Elle venait de placer sa +dernière rose, et les clients assiégeaient toujours son kiosque. Elle +descendit, pour demander à Mme Bouchard si elle n'avait rien à vendre, +n'importe quoi. Mais le tourniquet, lui aussi, était vide; une dame +emportait le dernier lot, une petite cuvette de poupée. Elles +cherchèrent quand même, elles s'entêtèrent, et finirent par trouver un +paquet de cure-dents, qui avait roulé par terre. Mme de Combelot +l'emporta en criant victoire. Mme Bouchard la suivit. Toutes deux +remontèrent dans le kiosque. + +«Messieurs! messieurs! appela la première, hardiment, debout, ramassant +les hommes au-dessous d'elle, d'un geste arrondi de ses bras nus voici +tout ce qui nous reste, un paquet de cure-dents.... Il y a vingt-cinq +cure-dents.... Je les mets aux enchères...» Les hommes se bousculaient, +riaient, levaient en l'air leurs mains gantées. L'idée de Mme de +Combelot avait un succès fou. + +«Un cure-dent! cria-t-elle. Il y a marchand à cinq francs... voyons, +messieurs, cinq francs! + +--Dix francs! dit une voix. + +--Douze francs! + +--Quinze francs!» Mais M. d'Escorailles ayant sauté brusquement à +vingt-cinq francs, Mme Bouchard se pressa et laissa tomber de sa voix +flûtée: + +«Adjugé à vingt-cinq francs!» Les autres cure-dents montèrent beaucoup +plus haut. + +M. La Rouquette paya le sien quarante-trois francs; le chevalier +Rusconi, qui arrivait, poussa son enchère jusqu'à soixante-douze francs; +enfin, le dernier, un cure-dent très mince, que Mme de Combelot annonça +comme étant fendu, ne voulant pas tromper son monde, disait-elle, fut +adjugé pour la somme de cent dix-sept francs à un vieux monsieur, très +allumé par l'entrain de la jeune femme, dont le corsage s'entrouvrait, à +chacun de ses mouvements passionnés de commissaire priseur. + +«Il est fendu, messieurs, mais il peut encore servir.... Nous disons +cent huit!... cent dix, là-bas!... cent onze! cent douze! cent treize! +cent quatorze.... Allons, cent quatorze! Il vaut mieux que cela.... Cent +dix-sept! cent dix-sept! personne n'en veut plus? Adjugé à cent dix +sept!» Et ce fut poursuivi par ces chiffres que Rougon quitta la salle. +Sur la terrasse du bord de l'eau, il ralentit le pas. Un orage montait à +l'horizon. En bas, la Seine, huileuse, d'un vert sale, coulait +lourdement entre les quais blafards, où de grandes poussières +s'envolaient. Dans le jardin, des bouffées d'air brûlant secouaient les +arbres, dont les branches retombaient alanguies, mortes, sans un frisson +des feuilles. Rougon descendit sous les grands marronniers; la nuit y +était presque complète; une humidité chaude suintait comme d'une voûte +de cave. Il débouchait dans la grande allée, lorsqu'il aperçut, se +carrant au milieu d'un banc, les Charbonnel, magnifiques, transformés, +le mari en pantalon clair et en redingote pincée à la taille, la femme +coiffée d'un chapeau à fleurs rouges, portant un mantelet léger sur une +robe de soie lilas. A côté d'eux, à califourchon sur le bout du banc, un +individu dépenaillé, sans linge, vêtu d'une ancienne veste de chasse +lamentable, gesticulait, se rapprochait. C'était Gilquin. Il donnait des +tapes à sa casquette en toile, qui s'échappait. + +«Un tas de gueux! criait-il. Est-ce que Théodore a jamais voulu faire +tort d'un sou à quelqu'un? Ils ont inventé une histoire de remplacement +militaire pour me compromettre. Alors, moi, je les ai plantés là, vous +comprenez. Qu'ils aillent au tonnerre de Dieu, n'est-ce pas?... Ils ont +peur de moi, parbleu! Ils connaissent bien mes opinions politiques. +Jamais je n'ai été de la clique à Badinguet...» Il se pencha, ajouta +plus bas, en roulant des yeux tendres: + +«Je ne regrette qu'une personne là-bas.... Oh! une femme adorable, une +dame de la société. Oui, oui, une liaison bien agréable.... Elle était +blonde. J'ai eu de ses cheveux.» Puis, il reprit d'une voix tonnante, +tout près de Mme Charbonnel, lui tapant sur le ventre: + +«Eh bien, maman, quand m'emmenez-vous à Plassans, vous savez, pour +manger les conserves, les pommes, les cerises, les confitures?... Hein! +on a le sac, maintenant!» Mais les Charbonnel paraissaient très +contrariés de la familiarité de Gilquin. La femme répondit du bout des +dents, en écartant sa robe de soie lilas: + +«Nous sommes pour quelque temps à Paris.... Nous y passerons sans doute +six mois chaque année. + +--Oh! Paris! dit le mari d'un air de profonde admiration, il n'y a que +Paris!» Et, comme les coups de vent devenaient plus forts, et qu'une +débandade de bonnes d'enfants courait dans le jardin, il reprit, en se +tournant vers sa femme: + +«Ma bonne, nous ferons bien de rentrer, si nous ne voulons pas être +mouillés. Heureusement, nous logeons à deux pas.» Ils étaient descendus +à l'hôtel du Palais-Royal, rue de Rivoli. Gilquin les regarda +s'éloigner, avec un haussement d'épaules plein de dédain. + +«Encore des lâcheurs! murmura-t-il; tous des lâcheurs!» Brusquement, il +aperçut Rougon. Il se dandina, l'attendit au passage, donna une tape sur +sa casquette. + +«Je ne suis pas allé te voir, lui dit-il. Tu ne t'en es pas formalisé, +n'est-ce pas?... Ce sauteur de Du Poizat a dû te faire des rapports sur +mon compte. Des menteries, mon bon; je te prouverai ça quand tu +voudras.... Enfin, moi, je ne t'en veux pas. Et, tiens, la preuve, c'est +que je vais te donner mon adresse: rue du Bon-Puits, 25, à la Chapelle, +à cinq minutes de la barrière voilà! si tu as encore besoin de moi, tu +n'as qu'à faire un signe.» Il s'en alla, traînant les pieds. Un instant, +il parut s'orienter. Puis, menaçant du poing le château des Tuileries, +au fond de l'allée, d'un gris de plomb sous le ciel noir, il cria: + +«Vive la République!» Rougon quitta le jardin, remonta les +Champs-Élysées. Il était pris d'un désir, celui de revoir sur l'heure +son petit hôtel de la rue Marbeuf. Dès le lendemain, il comptait +déménager du ministère, venir de nouveau vivre là. Il avait comme une +lassitude de tête, un grand calme, avec une douleur sourde tout au fond. +Il songeait à des choses vagues, à de grandes choses, qu'il ferait un +jour, pour prouver sa force. Par moments, il levait la tête, regardait +le ciel. L'orage ne se décidait pas à crever. Des nuées rousses +barraient l'horizon. Dans l'avenue des Champs-Élysées, déserte, de +grands coups de tonnerre passaient, avec un fracas d'artillerie lancée +au galop; et la cime des arbres en gardait un frisson. + +Les premières gouttes de pluie tombèrent, comme il tournait le coin de +la rue Marbeuf. + +Un coupé était arrêté à la porte de l'hôtel. Rougon rencontra là sa +femme qui examinait les pièces, mesurait les fenêtres, donnait des +ordres à un tapissier. Il resta très surpris. Mais elle lui expliqua +qu'elle venait de voir son frère, M. Beulin-d'orchère; le magistrat, +instruit déjà de la chute de Rougon, avait voulu accabler sa soeur, lui +annoncer sa prochaine entrée au ministère de la Justice, tâcher de jeter +enfin la discorde dans le ménage. Mme Rougon s'était contentée de faire +atteler, pour donner sur-le-champ un coup d'oeil à leur prochaine +installation. Elle gardait toujours sa face grise et reposée de dévote, +son calme inaltérable de bonne ménagère; et, de son pas étouffé, elle +traversait les appartements, reprenait possession de cette maison +qu'elle avait faite douce et muette comme un cloître. + +Son seul souci était d'administrer en intendant fidèle la fortune dont +elle se trouvait chargée. Rougon fut attendri devant cette figure sèche +et étroite, aux manies d'ordre méticuleuses. + +Cependant, l'orage éclatait avec une violence inouïe. + +La foudre grondait, l'eau tombait à torrents. Rougon dut attendre près +de trois quarts d'heure. Il voulut repartir à pied. Les Champs-Élysées +étaient un lac de boue, une boue jaune, fluide, qui, de l'Arc de +Triomphe à la place de la Concorde, mettait comme le lit d'un fleuve +vidé d'un trait. L'avenue restait déserte, avec de rares piétons se +hasardant, cherchant la pointe des pavés; et les arbres, ruisselant +d'eau, s'égouttaient dans le calme et la fraîcheur de l'air. Au ciel, +l'orage avait laissé une queue de haillons cuivrés, toute une nuée sale, +basse, d'où tombait un reste de jour mélancolique, une lumière louche de +coupe-gorge. + +Rougon reprenait son rêve vague d'avenir. Des gouttes de pluie égarée +mouillaient ses mains. Il sentait davantage cette courbature de tout son +être, comme s'il s'était heurté à quelque obstacle barrant sa route. Et, +tout d'un coup, derrière lui, il entendit un grand piétinement, +l'approche d'un galop cadencé dont tremblait le sol. Il se retourna. + +C'était un cortège qui s'approchait, dans le gâchis de la chaussée, sous +le jour navré du ciel couleur de cuivre, un retour du Bois rayant de +l'éclat des uniformes les profondeurs noyées des Champs-Élysées. A la +tête et à la queue, galopaient des piquets de dragons. Au milieu, +roulait un landau fermé, attelé de quatre chevaux; tandis que, aux deux +portières, se tenaient deux écuyers en grand costume brodé d'or, +recevant, impassibles, les éclaboussures continues des roues, couverts +d'une couche de boue liquide, depuis leurs bottes à revers jusqu'à leur +chapeau à claque. Et, dans le noir du landau fermé, un enfant seul +apparaissait, le prince impérial, regardant le monde, ses dix doigts +écartés, son nez rose écrasé contre la glace. + +«Tiens! ce crapaud!» dit en souriant un cantonnier, qui poussait une +brouette. + +Rougon s'était arrêté, songeur, et suivait le cortège filant dans le +jaillissement des flaques, mouchetant jusqu'aux feuilles basses des +arbres. + + + + +XIV + + +Trois ans plus tard, un jour de mars, il y avait une séance très +orageuse au Corps législatif. On y discutait l'adresse pour la première +fois. + +A la buvette, M. La Rouquette et un vieux député, M. de Lamberthon, +le mari d'une femme adorable, buvaient des grogs, en face l'un de +l'autre, tranquillement. + +«Hein! si nous retournions dans la salle? demandait M. de Lamberthon, +qui prêtait l'oreille. Je crois que ça chauffe.» On entendait par +moments une clameur lointaine, une tempête de voix, brusque comme un +coup de vent; puis, tout retombait à un grand silence. Mais M. La +Rouquette continuait à fumer d'un air de parfaite insouciance, en +répondant: + +«Non, laissez donc, je veux finir mon cigare.... On nous préviendra, si +l'on a besoin de nous. J'ai dit qu'on nous prévienne.» Ils étaient seuls +dans la buvette, une petite salle de café, très coquette, établie au +fond de l'étroit jardin qui fait le coin du quai et de la rue de +Bourgogne. Peinte en vert tendre, recouverte d'un treillage de bambous, +s'ouvrant par de larges baies vitrées sur les massifs du jardin, elle +ressemblait à une serre changée en buffet de gala, avec ses panneaux de +glace, ses tables, son comptoir de marbre rouge, ses banquettes de reps +vert capitonné. Une des baies ouverte laissait entrer le bel après-midi, +une tiédeur printanière que rafraîchissaient les souffles vifs de la +Seine. «La guerre d'Italie a mis le comble à sa gloire, reprit M. La +Rouquette, continuant une conversation interrompue. Aujourd'hui, en +rendant au pays la liberté, il montre toute la force de son génie...» Il +parlait de l'empereur. Pendant un instant, il exalta la portée des +décrets de novembre, la participation plus directe des grands corps de +l'État à la politique du souverain, la création des ministres sans +portefeuille chargés de représenter le gouvernement auprès des Chambres. +C'était le retour du régime constitutionnel, dans ce qu'il avait de sain +et de raisonnable. Une nouvelle ère, l'empire libéral, s'ouvrait. Et il +secouait la cendre de son cigare, transporté d'admiration. + +M. de Lamberthon hochait la tête. + +«Il est allé un peu vite, murmura-t-il. On aurait pu attendre encore. +Rien ne pressait. + +--Si, si, je vous assure, il fallait faire quelque chose, dit vivement +le jeune député. C'est justement là le génie...» + +Il baissa la voix, il expliqua la situation politique avec des coups +d'oeil profonds. Les mandements des évêques, au sujet du pouvoir +temporel, menacé par le gouvernement de Turin, inquiétaient beaucoup +l'empereur. D'autre part, l'opposition se réveillait, le pays traversait +une heure de malaise. Le moment était venu de tenter la réconciliation +des partis, d'attirer à soi les hommes politiques boudeurs en leur +faisant de sages concessions. Maintenant, il trouvait l'empire +autoritaire très défectueux, il transformait l'empire libéral en une +apothéose dont l'Europe entière allait être éclairée. + +«N'importe, il a agi trop vite, répétait M. de Lamberthon, qui hochait +toujours la tête. J'entends bien, l'empire libéral; mais c'est +l'inconnu, cher monsieur, l'inconnu, l'inconnu...» Et il dit ce mot sur +trois tons différents, en promenant sa main devant lui, dans le vide. M. +La Rouquette n'ajouta rien; il finissait son grog. Les deux députés +restèrent là, les yeux perdus, regardant le ciel par la baie ouverte, +comme s'ils avaient cherché l'inconnu au-delà du quai, du côté des +Tuileries, où flottaient de grandes vapeurs grises. Derrière eux, au +fond des couloirs, l'ouragan des voix grondait de nouveau, avec le +vacarme sourd d'un orage qui s'approche. + +M. de Lamberthon tournait la tête, pris d'inquiétude. + +Au bout d'un silence, il demanda: + +«C'est Rougon qui doit répondre, n'est-ce pas? + +--Oui, je crois, répondit M. La Rouquette, les lèvres pincées, d'un air +discret. + +--Il était bien compromis, murmura encore le vieux député. L'empereur a +fait un singulier choix, en le nommant ministre sans portefeuille et en +le chargeant de défendre sa nouvelle politique.» + +M. La Rouquette ne donna pas tout de suite son avis. + +Il caressait sa moustache blonde d'une main lente. Il finit par dire; +«L'empereur connaît Rougon.» Puis, il s'écria, d'une voix changée: + +«Dites donc, ils n'étaient pas fameux, ces grogs.... J'ai une soif +d'enragé. J'ai envie de prendre un verre de sirop.» Il commanda un verre +de sirop. M. de Lamberthon hésita, se décida enfin pour un madère. Et +ils causèrent de Mme de Lamberthon; le mari reprochait à son jeune +collègue la rareté de ses visites. Celui-ci s'était renversé sur la +banquette capitonnée, se mirant d'un regard oblique dans les glaces, +jouissant du vert tendre des murs, de cette buvette fraîche, qui avait +des airs de bosquet Pompadour, installé à quelque carrefour de forêt +princière, pour des rendez-vous amoureux. + +Un huissier arriva, essoufflé. + +«Monsieur La Rouquette, on vous demande tout de suite, tout de suite.» +Et, comme le jeune député avait un geste d'ennui, l'huissier se pencha à +son oreille, lui dit à demi-voix qu'il était envoyé par M. de Marsy +lui-même, le président de la Chambre. Il ajouta plus haut: + +«Enfin, on a besoin de tout le monde, venez vite.» + +M. de Lamberthon s'était précipité vers la salle des séances. M. La +Rouquette le suivait, lorsqu'il parut se raviser. L'idée lui poussait de +racoler tous les députés flâneurs, pour les envoyer à leurs bancs. Il se +jeta d'abord dans la salle des conférences, une belle salle éclairée par +un plafond vitré, où se trouvait une cheminée géante en marbre vert, +ornée de deux femmes en marbre blanc, nues et couchées. Malgré la +douceur de l'après-midi, des troncs d'arbre y brûlaient. Autour de +l'immense table, trois députés sommeillaient, les yeux ouverts, en +regardant les tableaux des murs et la pendule fameuse qu'on remontait +une seule fois par an; un quatrième, occupé à se chauffer les reins, +debout devant la cheminée, semblait examiner d'un air attendri, à +l'autre extrémité de la pièce, une petite statue d'Henri IV en plâtre, +qui se détachait sur un trophée de drapeaux pris à Marengo, à Austerlitz +et à Iéna. A l'appel de leur collègue allant de l'un à l'autre, criant: + +«Vite, vite, en séance!» ces messieurs, comme réveillés en sursaut, +disparurent à la file. + +Cependant, emporté par son élan, M. La Rouquette courait à la +bibliothèque, quand il eut la précaution de revenir sur ses pas, pour +fouiller d'un coup d'oeil le couloir aux lavabos. M. de Combelot, les +mains plongées au fond d'une grande cuvette, les y frottait doucement, +en souriant à leur blancheur. Il ne s'émut pas, il retournait tout de +suite à sa place. Et il prit le temps de s'éponger longuement les mains, +à l'aide d'une serviette chaude qu'il remit ensuite dans l'étuve, aux +portes de cuivre. + +Même il alla, à l'extrémité du couloir, devant une haute glace, peigner +sa belle barbe noire, avec un petit peigne de poche. + +La bibliothèque était vide. Les livres dormaient dans leurs casiers de +chêne; toutes nues, les deux grandes tables étalaient la sévérité de +leurs tapis verts; aux bras des fauteuils, rangés en bon ordre, les +pupitres mécaniques se repliaient, gris d'une légère poussière. Et, au +milieu de ce recueillement, dans l'abandon de la galerie où traînait une +odeur de papiers, M. La Rouquette dit tout haut, en faisant claquer la +porte: + +«Il n'y a jamais personne, là-dedans!» Alors, il se lança dans +l'enfilade des couloirs et des salles. Il traversa la salle de +distribution, dallée en marbre des Pyrénées, où son pas sonnait comme +sous une voûte d'église. Un huissier lui ayant appris qu'un député de +ses amis, M. de la Villardière, faisait visiter le Palais à un monsieur +et à une dame, il s'entêta à le trouver. Il courut à la salle du général +Foy, ce vestibule sévère, dont les quatre statues, Mirabeau, le général +Foy, Bailly et Casimir Périer, sont l'admiration respectueuse des +bourgeois de province. Et ce fut à côté, dans la salle du trône, qu'il +aperçut enfin M. de la Villardière, flanqué d'une grosse dame et d'un +gros monsieur, des gens de Dijon, tous deux notaires et électeurs +influents. + +«On vous demande, dit M. La Rouquette. Vite à votre poste, n'est-ce pas? + +--Oui, tout de suite», répondit le député. + +Mais il ne put s'échapper. Le gros monsieur, impressionné par le luxe de +la salle, le ruissellement des dorures, les panneaux de glace, s'était +découvert; et il ne lâchait pas son «cher député», il lui demandait des +explications sur les peintures de Delacroix, les Mers et les Fleuves de +France, de hautes figures décoratives, Mediterraneum Mare, Oceanus, +Ligeris, Rhenus, sequana, Rhodanus, Garumna, Araris. Ces mots latins +l'embarrassaient. + +«Ligeris, la Loire», dit M. de la Villardière. + +Le notaire de Dijon hocha vivement la tête; il avait compris. Cependant, +sa dame considérait le trône, un fauteuil un peu plus haut que les +autres, garni d'une housse et placé sur une large marche. Elle restait à +distance, dévotement, l'air ému. Elle finit par se rapprocher, par +s'enhardir; et, d'une main furtive, elle souleva la housse, toucha le +bois doré, tâta le velours rouge. + +Maintenant, M. La Rouquette battait l'aile droite du Palais, les +corridors interminables, les pièces réservées aux bureaux et aux +commissions. Il revint par la salle des quatre colonnes, où les jeunes +députés rêvent en face des statues de Brutus, de Solon et de Lycurgue; +coupa de biais la salle des pas perdus; longea rapidement le pourtour, +cette galerie en hémicycle, une sorte de crypte écrasée, d'une nudité +blafarde d'église, éclairée au gaz nuit et jour; et, hors d'haleine, +traînant derrière lui la petite troupe de députés qu'il avait ramassée +dans sa battue générale, il ouvrit toute large une porte d'acajou +étoilée d'or. M. de Combelot, les mains blanches, la barbe correcte, le +suivait. M. de la Villardière, qui s'était débarrassé de ses deux +électeurs, marchait sur ses talons. Tous montèrent d'un élan, se +jetèrent dans la salle des séances où les députés, debout à leurs bancs, +furibonds, les bras tendus, menaçant un orateur impassible à la tribune, +criaient: + +«A l'ordre! à l'ordre! à l'ordre! + +--A l'ordre! à l'ordre!» crièrent plus haut M. La Rouquette et ses amis, +tout en ignorant ce dont il s'agissait. + +Le vacarme était épouvantable. Il y avait des piétinements enragés, un +roulement d'orage obtenu par les planchettes des pupitres secouées +violemment. Des voix glapissantes, suraiguës, jetaient des notes de +fifre au milieu d'autres voix ronflantes, prolongées comme des +accompagnements d'orgue. Par moments, les bruits semblaient se briser, +le tapage se fêlait; et alors, au milieu de la clameur mourante, des +huées montaient, des paroles s'entendaient: + +«C'est odieux! c'est intolérable! + +--Qu'il retire le mot! + +--Oui, oui, retirez le mot!» Mais le cri obstiné, le cri qui revenait +sans arrêt, comme rythmé par le battement des talons, c'était ce cri: «A +l'ordre! à l'ordre! à l'ordre!» s'aigrissant, s'étranglant dans les +gosiers séchés. + +A la tribune, l'orateur avait croisé les bras. Il regardait en face la +Chambre furieuse, ces faces aboyantes, ces poings brandis. A deux +reprises, croyant à un peu de silence, il ouvrit la bouche; ce qui amena +un redoublement de tempête, une crise d'emportement fou. La salle +craquait. + +M. de Marsy, debout devant son fauteuil de président, la main sur la +pédale de la sonnette, sonnait d'une façon continue; un carillon +d'alarme au milieu d'un ouragan. Sa haute figure pâle gardait un sang +froid parfait. Il s'arrêta un instant de sonner, tira ses manchettes +tranquillement, puis se remit à son carillon. Son mince sourire +sceptique, une sorte de tic qui lui était habituel, pinçait les coins +de ses lèvres fines. + +Lorsque les voix se lassaient, il se contentait de lancer: + +«Messieurs, permettez, permettez...» Enfin, il obtint un silence +relatif. + +«J'invite l'orateur, dit-il, à expliquer le mot qu'il vient de +prononcer.» L'orateur se penchant, s'appuyant sur le bord de la tribune, +répéta sa phrase avec une affirmation entêtée du menton. + +«J'ai dit que le 2 décembre était un crime...» Il ne put aller plus +loin. L'orage recommença. Un député, le sang aux joues, le traita +d'assassin; un autre lui jeta une ordure, si grosse, que les +sténographes sourirent, en se gardant d'écrire le mot. Les exclamations +se croisaient, s'étouffaient. Pourtant, on entendait la voix flûtée de +M. La Rouquette qui répétait: + +«Il insulte l'empereur, il insulte la France!» M. de Marsy eut un geste +digne. Il se rassit, en disant: + +«Je rappelle l'orateur à l'ordre.» Une longue agitation suivit. Ce +n'était plus le Corps législatif ensommeillé qui avait voté, cinq ans +plus tôt, un crédit de quatre cent mille francs pour le baptême du +prince impérial. A gauche, sur un banc, quatre députés applaudissaient +le mot lancé à la tribune par leur collègue. Ils étaient cinq maintenant +à attaquer l'empire. Ils l'ébranlaient d'une secousse continue, le +niaient, lui refusaient leur vote, avec un entêtement de protestation, +dont l'effet devait peu à peu soulever le pays entier. Ces députés se +tenaient debout, groupe infime, perdu au milieu d'une majorité +écrasante; et ils répondaient aux menaces, aux poings tendus, à la +pression bruyante de la Chambre sans un découragement, immobiles et +fervents dans leur revanche. + +La salle elle-même paraissait changée, toute sonore, frémissante de +fièvre. On avait rétabli la tribune, au pied du bureau. La froideur des +marbres, le développement pompeux des colonnes de l'hémicycle se +chauffaient de la parole ardente des orateurs. Sur les gradins, le long +des banquettes de velours rouge, la lumière de la baie vitrée tombant +d'aplomb semblait allumer des incendies, dans les orages des grandes +séances. Le bureau monumental avec ses panneaux sévères, s'animait des +ironies et des insolences de M. de Marsy, dont la redingote correcte, la +taille mince de viveur épuisé coupaient d'une ligne pauvre les nudités +antiques du bas-relief placé derrière son dos. Et seules, dans leurs +niches, entre leurs paires de colonnes, les statues allégoriques de +l'Ordre public et de la Liberté gardaient leurs faces mortes et leurs +yeux vides de divinités de pierre. Mais ce qui soufflait surtout la vie, +c'était le public plus nombreux, penché anxieusement, suivant les +débats, apportant là sa passion. Le second rang des tribunes venait +d'être remis en place. Les journalistes avaient leur tribune +particulière. Tout en haut, au bord de la corniche chargée de dorures, +des têtes s'allongeaient, un envahissement de foule, qui parfois faisait +lever les yeux inquiets des députés, comme s'ils avaient cru brusquement +entendre le piétinement de la populace, un jour d'émeute. + +Cependant, l'orateur, à la tribune, attendait toujours de pouvoir +continuer. Il dit, la voix couverte par le murmure qui roulait encore: + +«Messieurs, je me résume...» Mais il s'arrêta pour reprendre plus haut, +dominant le bruit: + +«Si la Chambre refuse de m'écouter, je proteste et je descends de cette +tribune. + +--Parlez, parlez!» cria-t-on de plusieurs bancs. + +Et une voix épaisse, comme enrouée, gronda: + +«Parlez, on saura vous répondre.» Le silence régna brusquement. Sur les +gradins, dans les tribunes, on tendait le cou pour voir Rougon, qui +venait de lancer cette phrase. Il était assis au premier banc, les +coudes appuyés sur la tablette de marbre. Son gros dos gonflé gardait +une immobilité à peine rompue de loin en loin par un léger balancement +des épaules. + +On n'apercevait pas son visage, enfoui entre ses larges mains. Il +écoutait. Son début était attendu avec une vive curiosité; car, depuis +sa nomination de ministre sans portefeuille, il n'avait pas encore pris +la parole. + +Sans doute il eut conscience de tous ces regards fixés sur lui. Il +tourna la tête, fit le tour de la salle. En face, dans la tribune des +ministres, Clorinde en robe violette, accoudée à la rampe de velours +rouge, le regardait longuement, avec son audace tranquille. Ils +restèrent deux secondes les yeux dans les yeux, sans se sourire, comme +étrangers. Puis, Rougon reprit sa position, écouta de nouveau, le visage +entre ses mains ouvertes. + +«Messieurs, je me résume, disait l'orateur. Le décret du 24 novembre +octroie des libertés purement illusoires. Nous sommes encore bien loin +des principes de 89, inscrits si pompeusement en tête de la constitution +impériale. Si le gouvernement reste armé de lois exceptionnelles, s'il +continue à imposer ses candidats au pays, s'il ne dégage pas la presse +du régime de l'arbitraire, enfin s'il tient toujours la France à sa +merci, toutes les concessions apparentes qu'il peut faire sont +mensongères...» Le président l'interrompit. + +«Je ne puis laisser l'orateur employer un pareil terme. + +--Très bien, très bien!» cria-t-on à droite. + +L'orateur reprit sa phrase, en l'adoucissant. Il s'efforçait d'être très +modéré maintenant, arrondissant de belles périodes qui tombaient avec +une cadence grave, d'une pureté de langue parfaite. Mais M. de Marsy +s'acharnait, discutait chacune de ses expressions. Alors, il s'éleva +dans de hautes considérations, une phraséologie vague, encombrée de +grands mots, où sa pensée se déroba si bien, que le président dut +l'abandonner. Puis, tout d'un coup, il revint à son point de départ. + +«Je me résume. Mes amis et moi, nous ne voterons pas le premier +paragraphe de l'adresse en réponse au discours du trône... + +--On se passera de vous», dit une voix. + +Une hilarité bruyante courut sur les bancs. + +«Nous ne voterons pas le premier paragraphe de l'adresse, recommença +paisiblement l'orateur, si notre amendement n'est pas adopté. Nous ne +saurions nous associer à des remerciements exagérés, lorsque la pensée +du chef de l'État nous apparaît pleine de restrictions. La liberté est +une; on ne peut la couper par morceaux et la distribuer en rations, +ainsi qu'une aumône.» Ici, des exclamations partirent de tous les coins +de la salle. + +«Votre liberté est de la licence! + +--Ne parlez pas d'aumône, vous mendiez une popularité malsaine! + +--Et vous, ce sont les têtes que vous coupez! + +--Notre amendement, continua-t-il, comme s'il n'entendait pas, réclame +l'abrogation de la loi de sûreté générale, la liberté de la presse, la +sincérité des élections...» Les rires reprenaient. Un député avait dit, +assez haut pour être entendu de ses voisins: «Va, va, mon bonhomme, tu +n'auras rien de tout ça!» Un autre ajoutait des mots drôles à chaque +phrase tombée de la tribune. + +Mais le plus grand nombre, pour s'amuser, scandait les périodes à coups +précipités de couteau à papier, tapés sournoisement sous leur pupitre; +ce qui produisait un roulement de baguettes de tambour, dans lequel la +voix de l'orateur se trouvait étouffée. Celui-ci pourtant lutta jusqu'au +bout. Il s'était redressé, il lançait puissamment ces dernières paroles, +par-dessus le tumulte: + +«Oui, nous sommes des révolutionnaires, si vous entendez par là des +hommes de progrès, décidés à conquérir la liberté! Refusez la liberté au +peuple, un jour le peuple la reprendra.» Et il descendit de la tribune, +au milieu d'un nouveau déchaînement. Les députés ne riaient plus comme +une bande de collégiens échappés. Ils s'étaient levés, tournés vers la +gauche, poussant une fois encore le cri: «A l'ordre! à l'ordre!» +L'orateur avait regagné son banc, et restait debout, entouré de ses +amis. Il y eut des poussées. La majorité sembla vouloir se jeter sur ces +cinq hommes, dont les faces pâles les défiaient. Mais M. de Marsy, +fâché, sonnait d'une main saccadée, en regardant les tribunes où des +dames se reculaient, l'air peureux. + +«Messieurs, dit-il, c'est un scandale...» Et le silence s'étant fait, il +continua, de très haut, avec son autorité mordante: + +«Je ne veux pas prononcer un second rappel à l'ordre. Je dirai seulement +qu'il est vraiment scandaleux d'apporter à cette tribune des menaces qui +la déshonorent.» Une triple salve d'applaudissements accueillit ces +paroles du président. On criait bravo, et les couteaux à papier +marchaient ferme, cette fois en manière d'approbation. L'orateur de la +gauche voulut répondre; mais ses amis l'en empêchèrent. Le tumulte alla +en s'apaisant, se perdit dans le brouhaha des conversations +particulières. + +«La parole est à Son Excellence M. Rougon», reprit M. de Marsy d'une +voix calmée. + +Un frisson courut, un soupir de curiosité satisfaite qui fit place à une +attention religieuse. Rougon, les épaules arrondies, était monté +pesamment à la tribune. + +Il ne regarda pas d'abord la salle; il posait devant lui un paquet de +notes, reculait le verre d'eau sucrée, promenait ses mains, comme pour +prendre possession de l'étroite caisse d'acajou. Enfin, adossé au +bureau, au fond, il leva la face. Il ne vieillissait pas. Son front +carré, son grand nez bien fait, ses longues joues sans rides, gardaient +une pâleur rosée, un teint frais de notaire de petite ville. Seuls ses +cheveux grisonnants, si rudement plantés, s'éclaircissaient vers les +tempes et découvraient ses larges oreilles. Les yeux à demi clos, il +jeta un regard vers la salle, attendant encore. Un instant, il parut +chercher, rencontra le visage attentif et penché de Clorinde, puis +commença, la langue lourde et pâteuse: + +«Nous aussi nous sommes des révolutionnaires, si l'on entend par ce mot +des hommes de progrès, décidés à rendre au pays, une à une, toutes les +sages libertés... + +--Très bien! très bien! + +--Eh! messieurs, quel gouvernement mieux que l'empire a jamais réalisé +les réformes libérales dont vous venez d'entendre tracer le séduisant +programme? + +Je ne combattrai pas le discours de l'honorable préopinant. Il me +suffira de prouver que le génie et le grand coeur de l'empereur ont +devancé les réclamations des adversaires les plus acharnés de son règne. +Oui, messieurs, de lui-même, le souverain a remis à la nation ce pouvoir +dont elle l'avait investi, dans un jour de danger public. Magnifique +spectacle, si rare dans l'histoire! + +Oh! nous comprenons le dépit de certains hommes de désordre. Ils en sont +réduits à attaquer les intentions, à discuter la quantité de liberté +rendue.... Vous avez compris le grand acte du 24 novembre. Vous avez +voulu, dans le premier paragraphe de l'adresse, témoigner à l'empereur +votre profonde reconnaissance de sa magnanimité et de sa confiance en la +sagesse du Corps législatif. L'adoption de l'amendement qui vous est +soumis, serait une injure gratuite, je dirai même une mauvaise action. +Consultez vos consciences, messieurs, demandez-vous si vous vous sentez +libres. La liberté est aujourd'hui complète, entière, je m'en porte le +garant...» Des applaudissements prolongés l'interrompirent. Il s'était +lentement approché du bord de la tribune. Maintenant, le corps un peu +penché, le bras droit étendu, il haussait sa voix, qui se dégageait avec +une puissance extraordinaire. Derrière lui, M. de Marsy, allongé au fond +de son fauteuil, l'écoutait, de l'air vaguement souriant d'un amateur +émerveillé par l'exécution magistrale de quelque tour de force. Dans la +salle, au milieu du tonnerre des bravos, des membres se penchaient, +chuchotaient, surpris, les lèvres pincées. Clorinde avait abandonné ses +bras sur le velours rouge de la rampe, toute sérieuse. + +Rougon continuait. + +«Aujourd'hui, l'heure que nous avons tous attendue avec impatience a +enfin sonné. Il n'y a plus aucun danger à faire de la France prospère +une France libre. Les passions anarchiques sont mortes. L'énergie du +souverain et la volonté solennelle du pays ont pour toujours refoulé +dans le néant les époques abominables de perversion publique. La liberté +est devenue possible, le jour où a été vaincue cette faction qui +s'obstinait à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. C'est +pourquoi l'empereur a cru devoir retirer sa puissante main; refusant les +prérogatives excessives du pouvoir comme un fardeau inutile, estimant +son règne indiscutable au point de le laisser discuter. Et il n'a pas +reculé devant la pensée d'engager l'avenir; il ira jusqu'au bout de sa +tâche de délivrance, il rendra les libertés une à une, aux époques +marquées par sa sagesse. Désormais, c'est ce programme de progrès +continu que nous avons la mission de défendre dans cette assemblée...» +Un des cinq députés de la gauche se leva indigné, en disant: + +«Vous avez été le ministre de la répression à outrance!» Et un autre +ajouta avec passion: + +«Les pourvoyeurs de Cayenne et de Lambessa n'ont pas le droit de parler +au nom de la liberté!» Une explosion de murmures monta. Beaucoup de +députés ne comprenaient pas, se penchaient, interrogeant leurs voisins. +M. de Marsy feignit de ne pas avoir entendu; et il se contenta de +menacer les interrupteurs, de les rappeler à l'ordre. + +«On vient de me reprocher...», reprit Rougon. + +Mais des cris s'élevèrent à droite, l'empêchèrent de continuer. «Non, +non, ne répondez pas! + +--Ces injures ne sauraient vous atteindre!» Alors, il apaisa la Chambre +d'un geste; et, s'appuyant des deux poings au bord de la tribune, il se +tourna vers la gauche, d'un air de sanglier acculé. + +«Je ne répondrai pas», déclara-t-il tranquillement. + +Ce n'était encore que l'exorde. Bien qu'il eût promis de ne pas réfuter +le discours du député de la gauche, il entra ensuite dans une discussion +minutieuse. Il fit d'abord un exposé très complet des arguments de son +adversaire; il y mettait une sorte de coquetterie, une impartialité dont +l'effet était immense, comme dédaigneux de toutes ces bonnes raisons et +prêt à les écarter d'un souffle. Puis, il parut oublier de les +combattre, il ne répondit à aucune, il s'attaqua à la plus faible +d'entre elles avec une violence inouïe, un flot de paroles qui la noya. +On l'applaudissait, il triomphait. Son grand corps emplissait la +tribune. Ses épaules, balancées, suivaient le roulis de ses phrases. Il +avait l'éloquence banale, incorrecte, toute hérissée de questions de +droit, enflant les lieux communs, les faisant crever en coups de foudre. +Il tonnait, il brandissait des mots bêtes. Sa seule supériorité +d'orateur était son haleine, une haleine immense, infatigable, berçant +les périodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier +de ce qu'elle charriait. + +Après avoir parlé une heure sans un arrêt, il but une gorgée d'eau, il +souffla un peu, en rangeant les notes placées devant lui. + +«Reposez-vous!» dirent plusieurs députés. + +Mais il ne se sentait pas fatigué. Il voulut terminer. + +«Que vous demande-t-on, messieurs? + +--Écoutez! écoutez!» Une profonde attention tint de nouveau les faces +muettes, tournées vers lui. A certains éclats de sa voix, des mouvements +agitaient la Chambre d'un bout à l'autre, comme sous un grand vent. + +«On vous demande, messieurs, d'abroger la loi de sûreté générale. Je ne +rappellerai pas l'heure à jamais maudite où cette loi fut une arme +nécessaire; il s'agissait de rassurer le pays, de sauver la France d'un +nouveau cataclysme. Aujourd'hui, l'arme est au fourreau. + +Le gouvernement, qui s'en est toujours servi avec la plus grande +modération... + +--C'est vrai! + +--Le gouvernement ne l'applique plus que dans certains cas tout à fait +exceptionnels. Elle ne gêne personne, si ce n'est les sectaires qui +nourrissent encore la coupable folie de vouloir retourner aux plus +mauvais jours de notre histoire. Parcourez nos villes, parcourez nos +campagnes, vous y verrez partout la paix et la prospérité; interrogez +les hommes d'ordre, aucun ne sent peser sur ses épaules ces lois +d'exception dont on nous fait un si grand crime. Je le répète, entre les +mains paternelles du gouvernement, elles continuent à sauvegarder la +société contre des entreprises odieuses dont le succès, d'ailleurs, est +désormais impossible. Les honnêtes gens n'ont pas à se préoccuper de +leur existence. + +Laissons-les où elles dorment, jusqu'au jour où le souverain croira +devoir les briser lui-même.... Que vous demande-t-on encore, messieurs? +la sincérité des élections, la liberté de la presse, toutes les libertés +imaginables. Ah! laissez-moi me reposer ici dans le spectacle des +grandes choses que l'empire a déjà accomplies. + +Autour de moi, partout où je porte les yeux, j'aperçois les libertés +publiques croître et donner des fruits splendides. Mon émotion est +profonde. La France, si abaissée, se relève, offre au monde l'exemple +d'un peuple conquérant son émancipation par sa bonne conduite. A cette +heure, les jours d'épreuve sont passés. Il n'est plus question de +dictature, de gouvernement autoritaire. + +Nous sommes tous les ouvriers de la liberté... + +--Bravo! bravo! + +--On demande la sincérité des élections. Le suffrage universel, appliqué +sur sa base la plus large, n'est-il pas la condition primordiale +d'existence de l'empire? Sans doute le gouvernement recommande ses +candidats. + +Est-ce que la révolution n'appuie pas les siens avec une audace +impudente? On nous attaque, nous nous défendons, rien de plus juste. On +voudrait nous bâillonner, nous lier les mains, nous réduire à l'état de +cadavre. + +C'est ce que nous n'accepterons jamais. Par amour pour le pays, nous +serons toujours là, à le conseiller, à lui dire où sont ses véritables +intérêts. Il reste, d'ailleurs, le maître absolu de son sort. Il vote, +et nous nous inclinons. Les membres de l'opposition qui appartiennent à +cette assemblée, où ils jouissent d'une entière liberté de parole, sont +une preuve de notre respect pour les arrêts du suffrage universel. Les +révolutionnaires doivent s'en prendre au pays, si le pays acclame +l'empire par des majorités écrasantes.... Dans le parlement, toutes les +entraves au libre contrôle sont aujourd'hui brisées; Le souverain a +voulu donner aux grands corps de l'État une participation plus directe à +sa politique et un témoignage éclatant de sa confiance. Vous pourrez +désormais discuter les actes du pouvoir, exercer dans son plein le droit +d'amendement, émettre des voeux motivés. Chaque année, l'adresse sera +comme un rendez-vous entre l'empereur et les représentants de la nation, +où ceux-ci auront la faculté de tout dire avec franchise. C'est de la +discussion au grand jour que naissent les États forts. La tribune est +rétablie, cette tribune illustrée par tant d'orateurs dont l'histoire a +gardé les noms. Un parlement qui discute est un parlement qui travaille. +Et voulez-vous connaître toute ma pensée? je suis heureux de voir ici un +groupe de députés opposants. Il y aura toujours parmi nous des +adversaires qui chercheront à nous prendre en faute, et qui mettront +ainsi en pleine lumière notre honorabilité. + +Nous réclamons pour eux les immunités les plus larges. + +Nous ne craignons ni la passion, ni le scandale, ni les abus de la +parole, si dangereux qu'ils puissent être.... Quant à la presse, +messieurs, elle n'a jamais joui d'une liberté plus entière, sous aucun +gouvernement décidé à se faire respecter. Toutes les grandes questions, +tous les intérêts sérieux ont des organes. L'administration ne combat +que la propagation des doctrines funestes, le colportage du poison. +Mais, entendez-moi bien, nous sommes tous pleins de déférence pour la +presse honnête, qui est la grande voix de l'opinion publique. Elle nous +aide dans notre tâche, elle est l'outil du siècle. Si le gouvernement +l'a prise dans ses mains, c'est uniquement pour ne pas la laisser aux +mains de ses ennemis...» Des rires approbateurs s'élevèrent. Rougon, +cependant, approchait de la péroraison. Il empoignait le bois de la +tribune de ses doigts crispés. Il jetait son corps en avant, balayait +l'air de son bras droit. Sa voix roulait avec une sonorité de torrent. +Brusquement, au milieu de son idylle libérale, il parut pris d'une +fureur haletante. Son poing tendu, lancé en manière de bélier, menaçait +quelque chose, là-bas, dans le vide. Cet adversaire invisible, c'était +le spectre rouge. En quelques phrases dramatiques, il montra le spectre +rouge secouant son drapeau ensanglanté, promenant sa torche incendiaire, +laissant derrière lui des ruisseaux de boue et de sang. Tout le tocsin +des journées d'émeute sonnait dans sa voix, avec le sifflement des +balles, les caisses de la Banque éventrées, l'argent des bourgeois volé +et partagé. Sur les bancs, les députés pâlissaient. Puis, Rougon +s'apaisa; et, à grands coups de louanges qui avaient des bruits balancés +d'encensoir, il termina en parlant de l'empereur. + +«Dieu merci! nous sommes sous l'égide de ce prince que la Providence a +choisi pour nous sauver dans un jour de miséricorde infinie. Nous +pouvons nous reposer à l'abri de sa haute intelligence. Il nous a pris +par la main, et il nous conduit pas à pas vers le port, au milieu des +écueils.» Des acclamations retentirent. La séance fut suspendue pendant +près de dix minutes. Un flot de députés s'était précipité au-devant du +ministre qui regagnait son banc, le visage en sueur, les flancs encore +agités de son grand souffle. M. La Rouquette, M. de Combelot, cent +autres, le félicitaient, allongeaient le bras pour tâcher de lui prendre +une poignée de main au passage. + +C'était comme un long ébranlement qui se continuait dans la salle. Les +tribunes elles-mêmes parlaient et gesticulaient. Sous la baie +ensoleillée du plafond, parmi ces dorures, ces marbres, ce luxe grave +tenant du temple et du cabinet d'affaires, une agitation de place +publique roulait, des rires de doute, des étonnements bruyants, des +admirations exaltées, la clameur d'une foule secouée de passion. Les +regards de M. de Marsy et de Clorinde s'étant rencontrés, ils eurent +tous deux un hochement de tête; ils avouaient la victoire du grand +homme. Rougon, par son discours, venait de commencer la prodigieuse +fortune qui devait le porter si haut. + +Un député, cependant, était à la tribune. Il avait un visage rasé, d'un +blanc de cire, avec de longs cheveux jaunes dont les boucles rares +tombaient sur ses épaules. + +Roide, sans un geste, il parcourait de grandes feuilles de papier, le +manuscrit d'un discours qu'il se mit à lire d'une voix molle. Les +huissiers jetaient leur cri: + +«Silence, messieurs!... Veuillez faire silence!» L'orateur avait des +explications à demander au gouvernement. Il se montrait très irrité de +l'attitude expectante de la France, en présence du Saint-Siège menacé +par l'Italie. Le pouvoir temporel était l'arche sainte, et l'adresse +devait contenir un voeu formel, une injonction même, pour son maintien +intégral. Le discours entrait dans des considérations historiques, +démontrait que le droit chrétien, plusieurs siècles avant les traités de +1815, avait établi l'ordre politique en Europe. Puis, venaient des +phrases d'une rhétorique terrifiée, l'orateur disait voir avec effroi la +vieille société européenne se dissoudre au milieu des convulsions des +peuples. Par moments, à certaines allusions trop directes contre le roi +d'Italie, des rumeurs s'élevaient dans la salle. Mais à droite, le +groupe compact des députés cléricaux, près d'une centaine de membres, +attentifs, soulignaient les moindres passages par leur assentiment, +applaudissaient chaque fois que leur collègue nommait le pape, avec une +légère salutation dévote. + +L'orateur, en terminant, eut une phrase couverte de bravos. + +«Il me déplaît, dit-il, que Venise la superbe, la reine de l'Adriatique +soit devenue l'obscure vassale de Turin.» Rougon, la nuque encore +mouillée de sueur, la voix enrouée, son grand corps brisé par son +premier discours, s'entêta à répondre tout de suite. Ce fut un beau +spectacle. Il étala sa fatigue, la mit en scène, se traîna à la tribune, +où il balbutia d'abord des paroles éteintes. Il se plaignait avec +amertume de trouver parmi les adversaires du gouvernement des hommes +considérables, si dévoués jusque-là aux institutions impériales. Il y +avait sûrement malentendu; ils ne voudraient pas grossir les rangs des +révolutionnaires, ébranler un pouvoir dont l'effort constant était +d'assurer le triomphe de la religion. Et, tourné vers la droite, il leur +adressait des gestes pathétiques, il leur parlait avec une humilité +pleine de ruse, comme à des ennemis puissants, aux seuls ennemis devant +lesquels il tremblât. + +Mais peu à peu, sa voix avait repris toute son emphase. Il emplissait la +salle de son mugissement, il se tapait la poitrine à grands coups de +poing. + +«On nous a accusé d'irréligion. On a menti! Nous sommes l'enfant +respectueux de l'Église et nous avons le bonheur de croire.... Oui, +messieurs, la foi est notre guide et notre soutien, dans cette tâche du +gouvernement, si lourde parfois à porter. Qu'adviendrait-il de nous, si +nous ne nous abandonnions pas aux mains de la Providence? Nous avons la +seule prétention d'être l'humble exécuteur de ses desseins, l'instrument +docile des volontés de Dieu. C'est là ce qui nous permet de parler haut +et de faire un peu de bien.... Et, messieurs, je suis heureux de cette +occasion pour m'agenouiller ici, avec toute la ferveur de mon coeur de +catholique, devant le souverain pontife, devant ce vieillard auguste +dont la France restera la fille vigilante et dévouée.» Les +applaudissements n'attendirent pas la fin de la phrase. Le triomphe +tournait à l'apothéose. La salle croulait. + +A la sortie, Clorinde guetta Rougon. Ils n'avaient plus échangé une +parole depuis trois ans. Lorsqu'il parut, rajeuni, comme allégé, ayant +démenti en une heure toute sa vie politique, prêt à satisfaire, sous la +fiction du parlementarisme, son furieux appétit d'autorité, elle céda à +un entraînement, elle alla vers lui, la main tendue, les yeux attendris +et humides d'une caresse, en disant: + +«Vous êtes tout de même d'une jolie force, vous.» + + + + + + +End of Project Gutenberg's Son Excellence Eugène Rougon, by Émile Zola + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON *** + +***** This file should be named 17557-8.txt or 17557-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17557/ + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/17557-8.zip b/17557-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..7dff058 --- /dev/null +++ b/17557-8.zip diff --git a/17557-h.zip b/17557-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..51ff7ea --- /dev/null +++ b/17557-h.zip diff --git a/17557-h/17557-h.htm b/17557-h/17557-h.htm new file mode 100644 index 0000000..1c0c283 --- /dev/null +++ b/17557-h/17557-h.htm @@ -0,0 +1,15332 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Son Excellence Eugène Rougon par Émile Zola. + </title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + p { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + text-indent: 2% + } + p.noindent {text-indent: 0%;} + h1,h2,h3 { + text-align: center; /* all headings centered */ + clear: both; + } + hr { width: 33%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + margin-left: auto; + margin-right: auto; + clear: both; + } + table {margin-left: auto; margin-right: auto;} + body{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + } + a:link {color: blue; text-decoration: none; } + link {color: blue; text-decoration: none; } + a:visited {color: blue; text-decoration: none; } + a:hover {color: red } + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Son Excellence Eugène Rougon, by Émile Zola + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Son Excellence Eugène Rougon + +Author: Émile Zola + +Release Date: January 20, 2006 [EBook #17557] +[This file last updated January 14, 2011] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON *** + + + + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + + + + + +</pre> + + +<hr style="width: 65%;" /> + +<h1>Émile Zola</h1> + +<h1>SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON</h1> + +<h3>(1876)</h3> +<hr style="width: 65%;" /> +<p><a name="table" id="table"></a></p> +<table summary="table"> +<tr><td> +<a href="#I"><b>I,</b></a> +<a href="#II"><b>II,</b></a> +<a href="#III"><b>III,</b></a> +<a href="#IV"><b>IV,</b></a> +<a href="#V"><b>V,</b></a> +<a href="#VI"><b>VI,</b></a> +<a href="#VII"><b>VII,</b></a> +<a href="#VIII"><b>VIII,</b></a> +<a href="#IX"><b>IX,</b></a> +<a href="#X"><b>X,</b></a> +<a href="#XI"><b>XI,</b></a> +<a href="#XII"><b>XII,</b></a> +<a href="#XIII"><b>XIII,</b></a> +<a href="#XIV"><b>XIV</b></a><br /> +</td></tr> +</table> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#table">I</a></h2> + + +<p>Le président était encore debout, au milieu du léger tumulte que son +entrée venait de produire. Il s'assit, en disant à demi-voix, +négligemment:</p> + +<p>«La séance est ouverte.» Et il classa les projets de loi, placés devant +lui, sur le bureau. A sa gauche, un secrétaire, myope, le nez sur le +papier, lisait le procès-verbal de la dernière séance, d'un balbutiement +rapide que pas un député n'écoutait.</p> + +<p>Dans le brouhaha de la salle, cette lecture n'arrivait qu'aux oreilles +des huissiers, très dignes, très corrects, en face des poses abandonnées +des membres de la Chambre.</p> + +<p>Il n'y avait pas cent députés présents. Les uns se renversaient à demi +sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues, sommeillant déjà. +D'autres, pliés au bord de leurs pupitres comme sous l'ennui de cette +corvée d'une séance publique, battaient doucement l'acajou du bout de +leurs doigts. Par la baie vitrée qui taillait dans le ciel une demi-lune +grise, tout le pluvieux après-midi de mai entrait, tombant d'aplomb, +éclairant régulièrement la sévérité pompeuse de la salle. La lumière +descendait les gradins en une large nappe rougie, d'un éclat sombre, +allumée çà et là d'un reflet rose, aux encoignures des bancs vides; +tandis que, derrière le président, la nudité des statues et des +sculptures arrêtait des pans de clarté blanche.</p> + +<p>Un député, au troisième banc, à droite, était resté debout, dans +l'étroit passage. Il frottait de la main son rude collier de barbe +grisonnante, l'air préoccupé. Et, comme un huissier montait, il l'arrêta +et lui adressa une question à demi-voix.</p> + +<p>«Non, monsieur Kahn, répondit l'huissier, M. le président du conseil +d'État n'est pas encore arrivé.» Alors, M. Kahn s'assit. Puis, se +tournant brusquement vers son voisin de gauche:</p> + +<p>«Dites donc, Béjuin, demanda-t-il, est-ce que vous avez vu Rougon, ce +matin?»</p> + +<p>M. Béjuin, un petit homme maigre, noir, de mine silencieuse, leva la +tête, les paupières battantes, la tête ailleurs. Il avait tiré la +planchette de son pupitre. Il faisait sa correspondance, sur du papier +bleu à en-tête commercial, portant ces mots: Béjuin et Ce, cristallerie +de Saint-Florent.</p> + +<p>«Rougon? répéta-t-il. Non, je ne l'ai pas vu. Je n'ai pas eu le temps de +passer au Conseil d'état.» Et il se remit posément à sa besogne. Il +consultait un carnet, il écrivait sa deuxième lettre, sous le +bourdonnement confus du secrétaire, qui achevait la lecture du +procès-verbal.</p> + +<p>M. Kahn se renversa, les bras croisés. Sa figure aux traits forts, dont +le grand nez bien fait trahissait une origine juive, restait maussade. +Il regarda les rosaces d'or du plafond, s'arrêta au ruissellement d'une +averse qui crevait en ce moment sur les vitres de la baie; puis, les +yeux perdus, il parut examiner attentivement l'ornementation compliquée +du grand mur qu'il avait en face de lui. Aux deux bouts, il fut retenu +un instant par les panneaux tendus de velours vert, chargés d'attributs +et d'encadrements dorés. Puis, après avoir mesuré d'un regard les paires +de colonnes, entre lesquelles les statues allégoriques de la Liberté et +de l'Ordre public mettaient leur face de marbre aux prunelles vides, il +finit par s'absorber dans le spectacle du rideau de soie verte, qui +cachait la fresque représentant Louis-Philippe prêtant serment à la +Charte.</p> + +<p>Cependant, le secrétaire s'était assis. Le brouhaha continuait dans la +salle. Le président, sans se presser, feuilletait toujours des papiers. +Il appuya machinalement la main sur la pédale de la sonnette, dont la +grosse sonnerie ne dérangea pas une seule des conversations +particulières. Et, debout au milieu du bruit, il resta là un moment, à +attendre.</p> + +<p>«Messieurs, commença-t-il, j'ai reçu une lettre...» Il s'interrompit +pour donner un nouveau coup de sonnette, attendant encore, dominant de +sa figure grave et ennuyée le bureau monumental, qui étageait au-dessous +de lui ses panneaux de marbre rouge encadrés de marbre blanc. Sa +redingote boutonnée se détachait sur le bas-relief placé derrière le +bureau, où elle coupait d'une ligne noire les péplums de l'Agriculture +et de l'Industrie, aux profils antiques.</p> + +<p>«Messieurs, reprit-il, lorsqu'il eut obtenu un peu de silence, j'ai reçu +une lettre de M. de Lamberthon, dans laquelle il s'excuse de ne pouvoir +assister à la séance d'aujourd'hui.» Il y eut un léger rire sur un banc, +le sixième en face du bureau. C'était un député tout jeune, vingt-huit +ans au plus, blond et adorable, qui étouffait dans ses mains blanches +une gaieté de jolie femme. Un de ses collègues, énorme, se rapprocha de +trois places, pour lui demander à l'oreille:</p> + +<p>«Est-ce que Lamberthon a vraiment trouvé sa femme...? Contez-moi donc +ça, La Rouquette.» Le président avait pris une poignée de papiers. Il +parlait d'une voix monotone; des lambeaux de phrase arrivaient jusqu'au +fond de la salle.</p> + +<p>«Il y a des demandes de congé... M. Blachet, M. Buquin-Lecomte, M. de la +Villardière...» Et, pendant que la Chambre consultée accordait les +congés, M. Kahn, las sans doute de considérer la soie verte tendue +devant l'image séditieuse de Louis-Philippe, s'était tourné à demi pour +regarder les tribunes.</p> + +<p>Au-dessus du soubassement de marbre jaune veiné de laque, un seul rang +de tribunes mettait, d'une colonne à l'autre, des bouts de rampe de +velours amarante; tandis que, tout en haut, un lambrequin de cuir gaufré +n'arrivait pas à dissimuler le vide laissé par la suppression du second +rang, réservé aux journalistes et au public, avant l'Empire. Entre les +grosses colonnes, jaunies, développant leur pompe un peu lourde autour +de l'hémicycle, les étroites loges s'enfonçaient, pleines d'ombre, +presque vides, égayées par trois ou quatre toilettes claires de femme. +«Tiens! le colonel Jobelin est venu», murmura M. Kahn.</p> + +<p>Il sourit au colonel, qui l'avait aperçu. Le colonel Jobelin portait la +redingote bleu foncé qu'il avait adoptée comme uniforme civil, depuis sa +retraite. Il était tout seul dans la tribune des questeurs, avec sa +rosette d'officier, si grande qu'elle semblait le nœud d'un foulard.</p> + +<p>Plus loin, à gauche, les yeux de M. Kahn venaient de se fixer sur un +jeune homme et une jeune femme, serrés tendrement l'un contre l'autre, +dans un coin de la tribune du Conseil d'État. Le jeune homme se penchait +à tous moments, parlait dans le cou de la jeune femme, qui souriait d'un +air doux, sans le regarder, les yeux fixés sur la figure allégorique de +l'Ordre public.</p> + +<p>«Dites donc, Béjuin?» murmura le député en poussant son collègue du +genou.</p> + +<p>M. Béjuin était à sa cinquième lettre. Il leva la tête, effaré.</p> + +<p>«Là-haut, tenez, vous ne voyez pas le petit d'Escoraillés et la jolie +Mme Bouchard. Je parie qu'il lui pince les hanches. Elle a des yeux +mourants.... Tous les amis de Rougon se sont donc donné rendez-vous. Il +y a encore là, dans la tribune du public, Mme Correur et le ménage +Charbonnel.»</p> + +<p>Un coup de sonnette plus prolongé retentit. Un huissier lança d'une +belle voix de basse: «Silence, messieurs!» On écouta. Et le président +dit cette phrase, dont pas un mot ne fut perdu: «M. Kahn demande +l'autorisation de faire imprimer le discours qu'il a prononcé dans la +discussion du projet de loi relatif à l'établissement d'une taxe +municipale sur les voitures et les chevaux circulant dans Paris.» Un +murmure courut sur les bancs, et les conversations reprirent. M. La +Rouquette était venu s'asseoir près de M. Kahn.</p> + +<p>«Vous travaillez donc pour les populations, vous?» lui dit-il en +plaisantant.</p> + +<p>Puis, sans le laisser répondre, il ajouta:</p> + +<p>«Vous n'avez pas vu Rougon? vous n'avez rien appris?... Tout le monde +parle de la chose. Il paraît qu'il n'y a encore rien de certain.» Il se +tourna, il regarda l'horloge.</p> + +<p>«Déjà deux heures vingt! C'est moi qui filerais, s'il n'y avait pas la +lecture de ce diable de rapport!... Est-ce vraiment pour aujourd'hui?</p> + +<p>—On nous a tous prévenus, répondit M. Kahn. Je n'ai pas entendu dire +qu'il y eût contrordre. Vous ferez bien de rester. On votera les quatre +cent mille francs du baptême tout de suite.</p> + +<p>—Sans doute, reprit M. La Rouquette. Le vieux général Legrain, qui se +trouve en ce moment perclus des deux jambes, s'est fait apporter par son +domestique; il est dans la salle des conférences, à attendre le vote.... +L'empereur a raison de compter sur le dévouement du Corps législatif +tout entier. Pas une de nos voix ne doit lui manquer, dans cette +occasion solennelle.» Le jeune député avait fait un grand effort pour se +donner la mine sérieuse d'un homme politique. Sa figure poupine, égayée +de quelques poils blonds, se rengorgeait sur sa cravate, avec un léger +balancement. Il parut goûter un instant les deux dernières phrases +d'orateur qu'il avait trouvées. Puis, brusquement, il partit d'un éclat +de rire.</p> + +<p>«Mon Dieu! dit-il; que ces Charbonnel ont une bonne tête!» Alors, M. +Kahn et lui plaisantèrent aux dépens des Charbonnel. La femme avait un +châle jaune extravagant; le mari portait une de ces redingotes de +province, qui semblent taillées à coups de hache; et tous deux, larges, +rouges, écrasés, appuyaient presque le menton sur le velours de la +rampe, pour mieux suivre la séance, à laquelle leurs yeux écarquillés ne +paraissaient rien comprendre.</p> + +<p>«Si Rougon saute, murmura M. La Rouquette, je ne donne pas deux sous du +procès des Charbonnel.... C'est comme Mme Correur...» Il se pencha à +l'oreille de M. Kahn, et continua très bas:</p> + +<p>«En somme, vous qui connaissez Rougon, dites-moi au juste ce que c'est +que Mme Correur. Elle a tenu un hôtel, n'est-ce pas? Autrefois, elle +logeait Rougon. On raconte même qu'elle lui prêtait de l'argent.... Et +maintenant, quel métier fait-elle?»</p> + +<p>M. Kahn était devenu très grave. Il frottait son collier de barbe, d'une +main lente. «Mme Correur est une dame fort respectable», dit-il +nettement.</p> + +<p>Ce mot coupa court à la curiosité de M. La Rouquette. Il pinça les +lèvres, de l'air d'un écolier qui vient de recevoir une leçon. Tous deux +regardèrent un instant en silence Mme Correur, assise près des +Charbonnel.</p> + +<p>Elle avait une robe de soie mauve, très voyante, avec beaucoup de +dentelles et de bijoux; la face trop rose, le front couvert de petits +frisons de poupée blonde, elle montrait son cou gras, encore très beau +malgré ses quarante-huit ans.</p> + +<p>Mais, au fond de la salle, il y eut tout d'un coup un bruit de porte, un +tapage de jupes, qui fit tourner les têtes. Une grande fille, d'une +admirable beauté, mise très étrangement, avec une robe de satin vert +d'eau mal faite, venait d'entrer dans la loge du Corps diplomatique, +suivie d'une dame âgée, vêtue de noir.</p> + +<p>«Tiens! la belle Clorinde!» murmura M. La Rouquette, qui se leva pour +saluer à tout hasard.</p> + +<p>M. Kahn s'était levé également. Il se pencha vers M. Béjuin, occupé à +mettre ses lettres sous enveloppe.</p> + +<p>«Dites donc, Béjuin, murmura-t-il, la comtesse Balbi et sa fille sont +là... Je monte leur demander si elles n'ont pas vu Rougon.»</p> + +<p>Au bureau, le président avait pris une nouvelle poignée de papiers. Il +donna, sans cesser de lire, un regard à la belle Clorinde Balbi, dont +l'arrivée soulevait un chuchotement dans la salle. Et, tout en passant +les feuilles une à une à un secrétaire, il disait sans points ni +virgules, d'une façon interminable:</p> + +<p>«Présentation d'un projet de loi tendant à proroger la perception d'une +surtaxe à l'octroi de la ville de Lille.... Présentation d'un projet de +loi relatif à la réunion en une seule commune des communes de +Doulevant-le-Petit et de Ville-en-Blaisois (Haute-Marne).» Quand M. Kahn +redescendit, il était désolé.</p> + +<p>«Décidément, personne ne l'a vu, dit-il à ses collègues Béjuin et La +Rouquette, qu'il rencontra au bas de l'hémicycle. On m'a assuré que +l'empereur l'avait fait demander hier soir, mais j'ignore ce qu'il est +résulté de l'entretien.... Rien n'est ennuyeux comme de ne pas savoir à +quoi s'en tenir.»</p> + +<p>M. La Rouquette, pendant qu'il tournait le dos, murmura à l'oreille de +M. Béjuin:</p> + +<p>«Ce pauvre Kahn a joliment peur que Rougon ne se fâche avec les +Tuileries. Il pourrait courir après son chemin de fer.» Alors, M. +Béjuin, qui parlait peu, lâcha gravement cette phrase:</p> + +<p>«Le jour où Rougon quittera le Conseil d'État, ce sera une perte pour +tout le monde.» Et il appela du geste un huissier, pour le prier d'aller +jeter à la boîte les lettres qu'il venait d'écrire.</p> + +<p>Les trois députés restèrent au pied du bureau, à gauche. Ils causèrent +prudemment de la disgrâce qui menaçait Rougon. C'était une histoire +compliquée. Un parent éloigné de l'impératrice, un sieur Rodriguez, +réclamait au gouvernement français une somme de deux millions, depuis +1808. Pendant la guerre d'Espagne, ce Rodriguez, qui était armateur, eut +un navire chargé de sucre et de café capturé dans le golfe de Gascogne +et mené à Brest par une de nos frégates, la Vitilante. A la suite de +l'instruction que fit la commission locale, l'officier d'administration +conclut à la validité de la capture, sans en référer au Conseil des +prises.</p> + +<p>Cependant, le sieur Rodriguez s'était empressé de se pourvoir au Conseil +d'État. Puis, il était mort, et son fils, sous tous les gouvernements, +avait tenté vainement d'évoquer l'affaire, jusqu'au jour où un mot de +son arrière-petite-cousine, devenue toute-puissante, finit par faire +mettre le procès au rôle.</p> + +<p>Au-dessus de leurs têtes, les trois députés entendaient la voix monotone +du président, qui continuait:</p> + +<p>«Présentation d'un projet de loi autorisant le département du Calvados +à ouvrir un emprunt de trois cent mille francs.... Présentation d'un +projet de loi autorisant la ville d'Amiens à ouvrir un emprunt de deux +cent mille francs pour la création de nouvelles promenades.... +Présentation d'un projet de loi autorisant le département des +Côtes-du-Nord à ouvrir un emprunt de trois cent quarante-cinq mille +francs, destiné à couvrir les déficits des cinq dernières années...» «La +vérité est, dit M. Kahn en baissant encore la voix, que le Rodriguez en +question avait eu une invention fort ingénieuse. Il possédait avec un de +ses gendres, fixé à New York, des navires jumeaux voyageant à volonté +sous le pavillon américain ou sous le pavillon espagnol, selon les +dangers de la traversée.... Rougon m'a affirmé que le navire capturé +était bien à lui, et qu'il n'y avait aucunement lieu de faire droit à +ses réclamations.</p> + +<p>—D'autant plus, ajouta M. Béjuin, que la procédure est inattaquable. +L'officier d'administration de Brest avait parfaitement le droit de +conclure à la validation, selon la coutume du port, sans en référer au +Conseil des prises.» Il y eut un silence. M. La Rouquette, adossé contre +le soubassement de marbre, levait le nez, tâchait de fixer l'attention +de la belle Clorinde.</p> + +<p>«Mais, demanda-t-il naïvement, pourquoi Rougon ne veut-il pas qu'on +rende les deux millions au Rodriguez?</p> + +<p>Qu'est-ce que ça lui fait?</p> + +<p>—Il y a là une question de conscience», dit gravement M. Kahn.</p> + +<p>M. La Rouquette regarda ses deux collègues l'un après l'autre; mais, les +voyant solennels, il ne sourit même pas.</p> + +<p>«Puis, continua M. Kahn comme répondant aux choses qu'il ne disait pas +tout haut, Rougon a des ennuis, depuis que Marsy est ministre de +l'intérieur. Ils n'ont jamais pu se souffrir.... Rougon me disait que, +sans son attachement à l'empereur, auquel il a déjà rendu tant de +services, il serait depuis longtemps rentré dans la vie privée.... +Enfin, il n'est plus bien aux Tuileries, il sent la nécessité de faire +peau neuve.</p> + +<p>—Il agit en honnête homme, répéta M. Béjuin.</p> + +<p>—Oui, dit M. La Rouquette d'un air fin, s'il veut se retirer, +l'occasion est bonne.... N'importe, ses amis seront désolés. Voyez donc +le colonel là-haut, avec sa mine inquiète; lui qui comptait si bien +s'attacher son ruban rouge au cou, le 15 août prochain!... Et la jolie +Mme Bouchard qui avait juré que le digne M. Bouchard serait chef de +division à l'Intérieur avant six mois! Le petit d'Escorailles, l'enfant +gâté de Rougon, devait mettre la nomination sous la serviette de M. +Bouchard, le jour de la fête de madame.... Tiens! où sont-ils donc, le +petit d'Escorailles et la jolie Mme Bouchard?» Ces messieurs les +cherchèrent. Enfin ils les découvrirent au fond de la tribune, dont ils +occupaient le premier banc, à l'ouverture de la séance. Ils s'étaient +réfugiés là, dans l'ombre, derrière un vieux monsieur chauve; et ils +restaient bien tranquilles tous les deux, très rouges.</p> + +<p>A ce moment, le président achevait sa lecture. Il jeta ces derniers mots +d'une voix un peu tombée, qui s'embarrassait dans la rudesse barbare de +la phrase:</p> + +<p>«Présentation d'un projet de loi ayant pour objet d'autoriser +l'élévation du taux d'intérêt d'un emprunt autorisé par la loi du 9 juin +1853, et une imposition extraordinaire par le département de la Manche.»</p> + +<p>M. Kahn venait de courir à la rencontre d'un député qui entrait dans la +salle. Il l'amena, en disant:</p> + +<p>«Voici M. de Combelot.... Il va nous donner des nouvelles.»</p> + +<p>M. de Combelot, un chambellan que le département des Landes avait nommé +député sur un désir formel exprimé par l'empereur, s'inclina d'un air +discret, en attendant qu'on le questionnât. C'était un grand bel homme, +très blanc de peau, avec une barbe d'un noir d'encre qui lui valait de +vifs succès parmi les femmes.</p> + +<p>«Eh bien, interrogea M. Kahn, qu'est-ce qu'on dit au château? Qu'est-ce +que l'empereur a décidé?</p> + +<p>—Mon Dieu, répondit M. de Combelot en grasseyant, on dit bien des +choses.... L'empereur a la plus grande amitié pour M. le président du +Conseil d'État. Il est certain que l'entrevue a été très amicale.... +Oui, elle a été très amicale.» Et il s'arrêta, après avoir pesé le mot, +pour savoir s'il ne s'était pas trop avancé.</p> + +<p>«Alors, la démission est retirée? reprit M. Kahn, dont les yeux +brillèrent.</p> + +<p>—Je n'ai pas dit cela, reprit le chambellan très inquiet. Je ne sais +rien. Vous comprenez, ma situation est particulière...» Il n'acheva pas, +il se contenta de sourire, et se hâta de monter à son banc. M. Kahn +haussa les épaules, et s'adressant à M. La Rouquette:</p> + +<p>«Mais, j'y songe, vous devriez être au courant, vous! Mme de Llorentz, +votre sœur, ne vous raconte donc rien?</p> + +<p>—Oh! ma sœur est plus muette encore que M. de Combelot, dit le jeune +député en riant. Depuis qu'elle est dame du palais, elle a une gravité +de ministre.... Pourtant hier, elle m'assurait que la démission serait +acceptée.... A ce propos, une bonne histoire. On a envoyé, paraît-il, +une dame pour fléchir Rougon. Vous ne savez pas ce qu'il a fait, Rougon? +Il a mis la dame à la porte; notez qu'elle était délicieuse.</p> + +<p>—Rougon est chaste», déclara solennellement M. Béjuin.</p> + +<p>M. La Rouquette fut pris d'un fou rire. Il protestait; il aurait cité +des faits, s'il avait voulu.</p> + +<p>«Ainsi, murmura-t-il, Mme Correur...</p> + +<p>—Jamais! dit M. Kahn, vous ne connaissez pas cette histoire.</p> + +<p>—Eh bien, la belle Clorinde alors!</p> + +<p>—Allons donc! Rougon est trop fort pour s'oublier avec cette grande +diablesse de fille.» Et ces messieurs se rapprochèrent, s'enfonçant dans +une conversation risquée, à mots très crus. Ils dirent les anecdotes qui +circulaient sur ces deux Italiennes, la mère et la fille, moitié +aventurières et moitié grandes dames, qu'on rencontrait partout, au +milieu de toutes les cohues: chez les ministres, dans les avant-scènes +des petits théâtres, sur les plages à la mode, au fond des auberges +perdues. La mère, assurait-on, sortait d'un lit royal; la fille, avec +une ignorance de nos conventions françaises qui faisait d'elle «une +grande diablesse» originale et fort mal élevée, crevait des chevaux à la +course, montrait ses bas sales et ses bottines éculées sur les trottoirs +les jours de pluie, cherchait un mari avec des sourires hardis de femme +faite. M. La Rouquette raconta que, chez le chevalier Rusconi, le légat +d'Italie, elle était arrivée, un soir de bal, en Diane chasseresse, si +nue, qu'elle avait failli être demandée en mariage, le lendemain, par le +vieux M. de Nougarède, un sénateur très friand. Et, pendant cette +histoire, les trois députés jetaient des regards sur la belle Clorinde, +qui, malgré le règlement, regardait les membres de la Chambre les uns +après les autres, à l'aide d'une grosse jumelle de théâtre.</p> + +<p>«Non, non, répéta M. Kahn, jamais Rougon ne serait assez fou!... Il la +dit très intelligente, et il la nomme en riant "mademoiselle Machiavel." +Elle l'amuse, voilà tout.</p> + +<p>—N'importe, conclut M. Béjuin, Rougon a tort de ne pas se marier.... Ça +assoit un homme.» Alors, tous trois tombèrent d'accord sur la femme +qu'il faudrait à Rougon: une femme d'un certain âge, trente-cinq ans au +moins, riche, et qui tînt sa maison sur un pied de haute honnêteté.</p> + +<p>Cependant le brouhaha grandissait. Ils s'oubliaient à ce point dans +leurs anecdotes scabreuses, qu'ils ne s'apercevaient plus de ce qui se +passait autour d'eux. Au loin, au fond des couloirs, on entendait la +voix perdue des huissiers qui criaient: «En séance, messieurs, en +séance!» Et des députés arrivaient de tous les côtés, par les portes +d'acajou massif, ouvertes à deux battants, montrant les étoiles d'or de +leurs panneaux. La salle, jusque-là à moitié vide, s'emplissait peu à +peu. Des petits groupes, causant d'un air d'ennui d'un banc à l'autre, +les dormeurs, étouffant leurs bâillements, étaient noyés dans le flot +montant, au milieu d'une distribution considérable de poignées de main. +En s'asseyant à leurs places, à droite comme à gauche, les membres se +souriaient; ils avaient un air de famille, des visages également +pénétrés du pouvoir qu'ils venaient remplir là. Un gros homme, sur le +dernier banc, à gauche, qui s'était assoupi trop profondément, fut +réveillé par son voisin; et, quand celui-ci qui eut dit quelques mots à +l'oreille, il se hâta de se frotter les yeux, il prit une pose +convenable. La séance, après s'être traînée dans des questions +d'affaires fort ennuyeuses pour ces messieurs, allait prendre un intérêt +capital.</p> + +<p>Poussés par la foule, M. Kahn et ses deux collègues montèrent jusqu'à +leurs bancs, sans en avoir conscience. Ils continuaient à causer, en +étouffant des rires. M. La Rouquette racontait une nouvelle histoire sur +la belle Clorinde. Elle avait eu, un jour, l'étonnante fantaisie de +faire tendre sa chambre de draperies noires semées de larmes d'argent, +et de recevoir là ses intimes, couchée sur son lit, ensevelie dans des +couvertures également noires, qui ne laissaient passer que le bout de +son nez.</p> + +<p>M. Kahn s'asseyait, lorsqu'il revint brusquement à lui.</p> + +<p>«Ce La Rouquette est idiot avec ses commérages! murmura-t-il. Voilà que +j'ai manqué Rougon, maintenant!» Et, se tournant vers son voisin d'un +air furieux:</p> + +<p>«Dites donc, Béjuin, vous auriez bien pu m'avertir!» Rougon, qui venait +d'être introduit avec le cérémonie d'usage, était déjà assis entre deux +conseillers d'État, au banc des commissaires du gouvernement, une sorte +de caisse d'acajou énorme, installée au bas du bureau, à la place même +de la tribune supprimée. Il crevait de ses larges épaules son uniforme +de drap vert, chargé d'or au collet et aux manches. La face tournée vers +la salle, avec sa grosse chevelure grisonnante plantée sur son front +carré, il éteignait ses yeux sous d'épaisses paupières toujours à demi +baissées; et son grand nez, ses lèvres taillées en pleine chair, ses +joues longues où ses quarante-six ans ne mettaient pas une ride, +avaient une vulgarité rude, que transfigurait par éclairs la beauté de +la force. Il resta adossé, tranquillement, le menton dans le collet de +son habit, sans paraître voir personne, l'air indifférent et un peu las.</p> + +<p>«Il a son air de tous les jours», murmura M. Béjuin.</p> + +<p>Sur les bancs, les députés se penchaient, pour voir la mine qu'il +faisait. Un chuchotement de remarques discrètes courait d'oreille à +oreille. Mais l'entrée de Rougon produisait surtout une vive impression +dans les tribunes. Les Charbonnel, pour montrer qu'ils étaient là, +allongeaient leur paire de faces ravies, au risque de tomber. Mme +Correur avait eu une légère toux, sortant un mouchoir qu'elle agita +légèrement, sous le prétexte de le porter à ses lèvres. Le colonel +Jobelin s'était redressé, et la jolie Mme Bouchard, redescendue vivement +au premier banc, soufflait un peu, en refaisant le nœud de son chapeau, +pendant que M. d'Escorailles, derrière elle, restait muet, très +contrarié. Quant à la belle Clorinde, elle ne se gêna point. Voyant que +Rougon ne levait pas les yeux, elle tapa à petits coups très distincts +sa jumelle sur le marbre de la colonne contre laquelle elle s'appuyait; +et, comme il ne la regardait toujours pas, elle dit à sa mère, d'une +voix si claire, que toute la salle l'entendit:</p> + +<p>«Il boude donc, le gros sournois!» Des députés se tournèrent, avec des +sourires. Rougon se décida à donner un regard à la belle Clorinde. +Alors, pendant qu'il lui adressait un imperceptible signe de tête, elle, +toute triomphante, battit des mains, se renversa en riant, en parlant +haut à sa mère, sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en +bas, qui la dévisageaient.</p> + +<p>Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupières, avait fait +le tour des tribunes, où son large regard enveloppa à la fois Mme +Bouchard, le colonel Jobelin, Mme Correur et les Charbonnel. Son visage +demeura muet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux +à demi refermés, en étouffant un léger bâillement.</p> + +<p>«Je vais toujours lui dire un mot», souffla M. Kahn à l'oreille de M. +Béjuin.</p> + +<p>Mais, comme il se levait, le président qui, depuis un instant, +s'assurait que tous les députés étaient bien à leur poste, donna un coup +de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profond régna.</p> + +<p>Un monsieur blond était debout au premier banc, un banc de marbre blanc. +Il tenait à la main un grand papier, qu'il couvait des yeux, tout en +parlant.</p> + +<p>«J'ai l'honneur, dit-il d'une voix chantante, de déposer un rapport sur +le projet de loi portant ouverture au ministère d'État, sur l'exercice +1856, d'un crédit de quatre cent mille francs, pour les dépenses de la +cérémonie et des fêtes du baptême du prince impérial.» Et il faisait +mine d'aller déposer le rapport, d'un pas ralenti, lorsque tous les +députés, avec un ensemble parfait, crièrent:</p> + +<p>«La lecture! la lecture!» Le rapporteur attendit que le président eût +décidé que la lecture aurait lieu. Et il commença, d'un ton presque +attendri:</p> + +<p>«Messieurs, le projet de loi qui nous est présenté est de ceux qui font +paraître trop lentes les formes ordinaires du vote, en ce qu'elles +retardent l'élan spontané du Corps législatif.»—Très bien! lancèrent +plusieurs membres.</p> + +<p>«Dans les familles les plus humbles, continua le rapporteur en modulant +chaque mot, la naissance d'un fils, d'un héritier, avec toutes les idées +de transmission qui se rattachent à ce titre, est un sujet de si douce +allégresse, que les épreuves du passé s'oublient et que l'espoir seul +plane sur le berceau du nouveau-né. Mais que dire de cette fête du +foyer, quand elle est en même temps celle d'une grande nation, et +qu'elle est aussi un événement européen!» Alors, ce fut un ravissement. +Ce morceau de rhétorique fit pâmer la Chambre. Rougon, qui semblait +dormir, ne voyait, devant lui, sur les gradins, que des visages +épanouis. Certains députés exagéraient leur attention, les mains aux +oreilles, pour ne rien perdre de cette prose soignée. Le rapporteur, +après une courte pause, haussait la voix.</p> + +<p>«Ici, messieurs, c'est en effet, la grande famille française qui convie +tous ses membres à exprimer leur joie; et quelle pompe ne faudrait-il +pas, s'il était possible que les manifestations extérieures pussent +répondre à la grandeur de ses légitimes espérances!» Et il ménagea une +nouvelle pause.</p> + +<p>«Très bien! crièrent les mêmes voix.</p> + +<p>—C'est délicatement dit, fit remarquer M. Kahn, n'est-ce pas, Béjuin?»</p> + +<p>M. Béjuin dodelinait de la tête, les yeux sur le lustre qui pendait de +la baie vitrée, devant le bureau. Il jouissait.</p> + +<p>Dans les tribunes, la belle Clorinde, la jumelle braquée, ne perdait pas +un jeu de physionomie du rapporteur; les Charbonnel avaient les yeux +humides; Mme Correur prenait une pose attentive de femme comme il faut; +tandis que le colonel approuvait de la tête, et que la jolie Mme +Bouchard s'abandonnait sur les genoux de M. d'Escorailles. Cependant, au +bureau, le président, les secrétaires, jusqu'aux huissiers, écoutaient, +sans un geste, solennellement.</p> + +<p>«Le berceau du prince impérial, reprit le rapporteur, est désormais la +sécurité pour l'avenir; car, en perpétuant la dynastie que nous avons +tous acclamée, il assure la prospérité du pays, son repos dans la +stabilité, et, par là même, celui du reste de l'Europe.» Quelques chut! +durent empêcher l'enthousiasme d'éclater, à cette image touchante du +berceau.</p> + +<p>«A une autre époque, un rejeton de ce sang illustre semblait aussi +promis à de grandes destinées, mais les temps n'ont aucune similitude. +La paix est le résultat du règne sage et profond dont nous recueillons +les fruits, de même que le génie de la guerre dicta ce poème épique qui +constitue le premier Empire.</p> + +<p>«Salué à sa naissance par le canon, qui, du Nord au Midi, proclamait le +succès de nos armes, le Roi de Rome n'eut pas même la fortune de servir +sa patrie: tels furent alors les enseignements de la Providence.»</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il dit donc? il s'enfonce, murmura le sceptique M. La +Rouquette. C'est maladroit, tout ce passage. Il va gâter son morceau.».</p> + +<p>A la vérité, les députés devenaient inquiets. Pourquoi ce souvenir +historique qui gênait leur zèle? Certains se mouchèrent. Mais le +rapporteur, sentant le froid jeté par sa dernière phrase, eut un +sourire. Il haussa la voix.</p> + +<p>Il poursuivit son antithèse, en balançant les mots, certain de son +effet.</p> + +<p>«Mais venu dans un de ces jours solennels où la naissance d'un seul doit +être regardée comme le salut de tous, l'Enfant de France semble +aujourd'hui nous donner, à nous, comme aux générations futures, le droit +de vivre et de mourir au foyer paternel. Tel est désormais le gage de la +clémence divine.» Ce fut une chute de phrase exquise. Tous les députés +comprirent, et un murmure d'aise passa dans la salle.</p> + +<p>L'assurance d'une paix éternelle était vraiment douce.</p> + +<p>Ces messieurs, rassurés, reprirent leurs poses charmées d'hommes +politiques faisant une débauche de littérature. Ils avaient des loisirs. +L'Europe était à leur maître.</p> + +<p>«L'empereur, devenu l'arbitre de l'Europe, continuait le rapporteur avec +une ampleur nouvelle, allait signer cette paix généreuse, qui, +réunissant les forces productives des nations, est alliance des peuples +autant que celle des rois, lorsqu'il plut à Dieu de mettre le comble à +son bonheur en même temps qu'à sa gloire. N'est-il pas permis de penser +que, dès cet instant, il entrevit de nombreuses années prospères, en +regardant ce berceau où repose, encore si petit, le continuateur de sa +grande politique?» Très jolie encore, cette image. Et cela était +certainement permis: des députés l'affirmaient, en hochant doucement la +tête. Mais le rapport commençait à paraître un peu long. Beaucoup de +membres redevenaient graves; plusieurs même regardaient les tribunes du +coin de l'œil, en gens pratiques qui éprouvaient quelque ennui à se +montrer ainsi, dans le déshabillé de leur politique. D'autres +s'oubliaient, la face terreuse, songeant à leurs affaires, battant de +nouveau du bout des doigts l'acajou de leurs pupitres; et, vaguement, +dans leur mémoire, passaient d'anciennes séances, d'anciens dévouements, +qui acclamaient des pouvoirs au berceau.</p> + +<p>M. La Rouquette se tournait fréquemment pour voir l'heure; quand +l'aiguille marqua trois heures moins un quart, il eut un geste +désespéré; il manquait un rendez-vous. Côte à côte, M. Kahn et M. Béjuin +restaient immobiles, les bras croisés, les paupières clignotantes, +passant des grands panneaux de velours vert au bas relief de marbre +blanc, que la redingote du président tachait de noir. Et, dans la +tribune diplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braquée, +s'était remise à examiner longuement Rougon, qui gardait à son banc une +attitude superbe de taureau assoupi.</p> + +<p>Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui, avec un +mouvement rythmé et béat des épaules.</p> + +<p>«Ayons donc pleine et entière confiance, et que le Corps législatif, +dans cette grande et sérieuse occasion, se souvienne de sa parité +d'origine avec l'empereur, laquelle lui donne presque un droit de +famille de plus qu'aux autres corps de l'État de s'associer aux joies du +souverain.</p> + +<p>«Fils, comme lui, du libre vœu du peuple, le Corps législatif devient +donc à cette heure la voix même de la nation pour offrir à l'auguste +Enfant l'hommage d'un respect inaltérable, d'un dévouement à toute +épreuve, et de cet amour sans bornes qui fait de la Foi politique une +religion dont on bénit les devoirs.» Cela devait approcher de la fin, du +moment où il était question d'hommage, de religion et de devoirs. Les +Charbonnel se risquèrent à échanger leurs impressions à voix basse, +tandis que Mme Correur étouffait une légère toux dans son mouchoir. Mme +Bouchard remonta discrètement au fond de la tribune du Conseil d'État, +auprès de M. Jules d'Escorailles.</p> + +<p>En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix, descendant du +ton solennel au ton familier, bredouilla rapidement:</p> + +<p>«Nous vous proposons, messieurs, l'adoption pure et simple du projet de +loi tel qu'il a été présenté par le Conseil d'État.» Et il s'assit, au +milieu d'une grande rumeur.</p> + +<p>«Très bien! très bien!» criait toute la salle.</p> + +<p>Des bravos éclatèrent. M. de Combelot, dont l'attention souriante ne +s'était pas démentie une minute, lança même un: «Vive l'empereur!» qui +se perdit dans le bruit. Et l'on fit presque une ovation au colonel +Jobelin, debout au bord de la tribune où il était seul, s'oubliant à +applaudir de ses mains sèches, malgré le règlement. Toute l'extase des +premières phrases reparaissait avec un débordement nouveau de +congratulations.</p> + +<p>C'était la fin de la corvée. D'un banc à l'autre, on échangeait des mots +aimables, pendant qu'un flot d'amis se précipitaient vers le rapporteur, +pour lui serrer énergiquement les deux mains.</p> + +<p>Puis, dans le brouhaha, un mot domina bientôt.</p> + +<p>«La délibération! la délibération!» Le président, debout au bureau, +semblait attendre ce cri. Il donna un coup de sonnette, et dans la salle +subitement respectueuse, il dit:</p> + +<p>«Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu'on passe +immédiatement à la délibération.</p> + +<p>—Oui, oui», appuya d'une seule clameur la Chambre entière.</p> + +<p>Et il n'y eut pas de délibération. On vota tout de suite.</p> + +<p>Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent +adoptés par assis et levé. A peine le président achevait-il la lecture +de l'article, que, du haut en bas des gradins, tous les députés se +levaient d'un bloc, avec un grand remuement de pieds, comme soulevés par +un élan d'enthousiasme. Puis, les urnes circulèrent, des huissiers +passèrent entre les bancs, recueillant les votes dans les boîtes de +zinc. Le crédit de quatre cent mille francs était accordé à l'unanimité +de deux cent trente-neuf voix.</p> + +<p>«Voilà de la bonne besogne, dit naïvement M. Béjuin, qui se mit à rire +ensuite, croyant avoir lâché un mot spirituel...</p> + +<p>—Il est trois heures passées, moi je file», murmura M. La Rouquette, en +passant devant M. Kahn.</p> + +<p>La salle se vidait. Des députés, doucement, gagnaient les portes, +semblaient disparaître dans les murs.</p> + +<p>L'ordre du jour appelait des lois d'intérêt local. Bientôt, il n'y eut +plus, sur les bancs, que les membres de bonne volonté, ceux qui +n'avaient sans doute ce jour-là aucune affaire au-dehors; ils +continuèrent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie au point +où ils l'avaient laissée; et la séance s'acheva, ainsi qu'elle avait +commencé, au milieu d'une tranquille indifférence.</p> + +<p>Même le brouhaha tombait peu à peu, comme si le Corps législatif se fût +complètement endormi, dans un coin de Paris muet.</p> + +<p>«Dites donc, Béjuin, demanda M. Kahn, tâchez à la sortie de faire causer +Delestang. Il est venu avec Rougon, il doit savoir quelque chose.</p> + +<p>—Tiens! vous avez raison, c'est Delestang, murmura M. Béjuin, en +regardant le conseiller d'État assis à la gauche de Rougon. Je ne les +reconnais jamais avec ces diables d'uniformes.</p> + +<p>—Moi, je ne m'en vais pas, pour pincer notre grand homme, ajouta M. +Kahn. Il faut que nous sachions.» Le président mettait aux voix un +défilé interminable de projets de loi, que l'on votait par assis et +levé. Les députés, machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans +cesser de causer, sans même cesser de dormir.</p> + +<p>L'ennui devenait tel, que les quelques curieux des tribunes s'en +allèrent. Seuls, les amis de Rougon restaient.</p> + +<p>Ils espéraient encore qu'il parlerait.</p> + +<p>Tout d'un coup, un député, avec des favoris corrects d'avoué de +province, se leva. Cela arrêta net le fonctionnement monotone de la +machine à voter. Une vive surprise fit tourner les têtes.</p> + +<p>«Messieurs, dit le député, debout à son banc, je demande à m'expliquer +sur les motifs qui m'ont forcé à me séparer, bien malgré moi, de la +majorité de la commission.» La voix état si aigre, si drôle, que la +belle Clorinde étouffa un rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces +messieurs, l'étonnement grandissait. Qu'était-ce donc? pourquoi +parlait-il? Alors, en interrogeant, on finit par savoir que le président +venait de mettre en discussion un projet de loi autorisant le +département des Pyrénées-Orientales à emprunter deux cent cinquante +mille francs, pour la construction d'un palais de justice, à Perpignan. +L'orateur, un conseiller général du département, parlait contre le +projet de loi. Cela parut intéressant. On écouta.</p> + +<p>Cependant, le député aux favoris corrects procédait avec une prudence +extrême. Il avait des phrases pleines de réticences, le long desquelles +il envoyait, des coups de chapeau à toutes les autorités imaginables. +Mais les charges du département étaient lourdes; et il fit un tableau +complet de la situation financière des Pyrénées Orientales. Puis, la +nécessité d'un nouveau palais de justice ne lui semblait pas bien +démontrée. Il parla ainsi près d'un quart d'heure. Quand il s'assit, il +était très ému. Rougon, qui avait haussé les paupières, les laissa +retomber lentement.</p> + +<p>Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux très vif, qui parla +d'une voix nette, en homme sûr de son terrain. D'abord, il eut un mot de +politesse pour son honorable collègue, avec lequel il avait le regret de +n'être pas d'accord. Seulement, le département des Pyrénées Orientales +était loin d'être aussi obéré qu'on voulait bien le dire; et il refit, +avec d'autres chiffres, le tableau complet de la situation financière du +département.</p> + +<p>D'ailleurs, la nécessité d'un nouveau palais de justice ne pouvait être +niée. Il donna des détails. L'ancien palais se trouvait situé dans un +quartier si populeux, que le bruit des rues empêchait les juges +d'entendre les avocats. En outre, il était trop petit: ainsi, lorsque +les témoins, dans les procès de cour d'assises, étaient très nombreux, +ils devaient se tenir sur un palier de l'escalier, ce qui les laissait +en butte à des obsessions dangereuses. Le rapporteur termina, en lançant +comme argument irrésistible que c'était le garde des sceaux lui-même qui +avait provoqué la présentation du projet de loi.</p> + +<p>Rougon ne bougeait pas, les mains nouées sur les cuisses, la nuque +appuyée contre le banc d'acajou.</p> + +<p>Depuis que la discussion était ouverte, sa carrure semblait s'alourdir +encore. Et, lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloir +répliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout à +fait, disant d'une voix pâteuse cette seule phrase:</p> + +<p>«Monsieur le rapporteur a oublié d'ajouter que le ministre de +l'Intérieur et le ministre des Finances ont approuvé le projet de loi.» +Il se laissa retomber, il s'abandonna de nouveau, dans son attitude de +taureau assoupi. Parmi les députés, il y avait eu un petit frémissement. +L'orateur se rassit, en saluant du buste. Et la loi fut votée. Les +quelques membres qui suivaient curieusement le débat, prirent des mines +indifférentes.</p> + +<p>Rougon avait parlé. D'une tribune à l'autre, le colonel Jobelin échangea +un clignement d'yeux avec le ménage Charbonnel; pendant que Mme Correur +s'apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre +avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa +dernière tirade. Déjà M. d'Escorailles et Mme Bouchard s'en étaient +allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de +sa taille superbe, se drapait lentement dans un châle de dentelle, en +promenant un regard autour de l'hémicycle. La pluie ne battait plus les +vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage. +Sous la lumière salie, l'acajou des pupitres semblait noir; une buée +d'ombre montait le long des gradins, où des crânes chauves de députés +gardaient seuls une tache blanche; et, sur les marbres des +soubassements, au-dessous de la pâleur vague des figures allégoriques, +le président, les secrétaires et les huissiers, rangés en ligne, +mettaient des silhouettes raidies d'ombres chinoises. La séance, dans ce +jour brusquement tombé, se noyait. «Bon Dieu! on meurt là-dedans», dit +Clorinde, en poussant sa mère hors de la tribune.</p> + +<p>Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la façon +étrange dont elle avait roulé son châle autour de ses reins.</p> + +<p>En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonel Jobelin et +Mme Correur.</p> + +<p>«Nous l'attendons, dit le colonel; peut-être sortira-t-il par ici.... En +tout cas, j'ai fait signe à Kahn et à Béjuin, pour qu'ils viennent me +donner des nouvelles.» Mme Correur s'était approchée de la comtesse +Balbi.</p> + +<p>Puis, d'une voix désolée:</p> + +<p>«Ah! ce serait un grand malheur!» dit-elle, sans s'expliquer davantage.</p> + +<p>Le colonel leva les yeux au ciel.</p> + +<p>«Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays, reprit-il, après un +silence. L'empereur commettrait une faute.» Et le silence recommença. +Clorinde voulut allonger la tête dans la salle des pas perdus; mais un +huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint auprès de sa +mère, muette sous sa voilette noire. Elle murmura:</p> + +<p>«C'est crevant d'attendre.» Des soldats arrivaient. Le colonel annonça +que la séance était finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de +l'escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l'un +derrière l'autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il lui cria:</p> + +<p>«Il n'en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué le bec!</p> + +<p>—Les occasions lui manquent, répondit le colonel à l'oreille du +bonhomme, lorsque celui-ci fut près de lui; autrement vous l'entendriez! +Il faut qu'il s'échauffe.» Cependant, les soldats avaient formé une +double haie, de la salle des séances à la galerie de la présidence, +ouverte sur le vestibule. Et un cortège parut, pendant que les tambours +battaient aux champs. En tête marchaient deux huissiers, vêtus de noir, +portant le chapeau à claque sous le bras, la chaîne au cou, l'épée à +pommeau d'acier au côté. Puis, venait le président, qu'escortaient deux +officiers. Les secrétaires du bureau et le secrétaire général de la +présidence suivaient.</p> + +<p>Quand le président passa devant la belle Clorinde, il lui sourit en +homme du monde, malgré la pompe du cortège.</p> + +<p>«Ah! vous êtes là», dit M. Kahn qui accourait effaré.</p> + +<p>Et bien que la salle des pas perdus fût alors interdite au public, il +les fit tous entrer, il les mena dans l'embrasure d'une des grandes +portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin. Il paraissait furibond.</p> + +<p>«Je l'ai encore manqué! reprit-il. Il a filé par la rue de Bourgogne, +pendant que je le guettais dans la salle du général Foy.... Mais ça ne +fait rien, nous allons tout de même savoir. J'ai lancé Béjuin aux +trousses de Delestang.» Et il y eut là une nouvelle attente, pendant dix +bonnes minutes. Les députés sortaient d'un air nonchalant, par les deux +grands tambours de drap vert qui masquaient les portes. Certains +s'attardaient à allumer un cigare.</p> + +<p>D'autres, en petits groupes, stationnaient, riant, échangeant des +poignées de main. Cependant, Mme Correur était allée contempler le +groupe du Laocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en +amère pour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avait +peinte sur le cadre d'une fresque, comme envolée du tableau, la belle +Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze, s'intéressait à ses +bras et à sa gorge de déesse géante. Dans l'embrasure de la +porte-fenêtre, le colonel Jobelin et M. Kahn causaient vivement, à voix +basse.</p> + +<p>«Ah! voici Béjuin!» s'écria ce dernier.</p> + +<p>Tous se rapprochèrent, la face tendue. M. Béjuin respirait fortement.</p> + +<p>«Eh bien? lui demanda-t-on.</p> + +<p>—Eh bien, la démission est acceptée. Rougon se retire.» Ce fut un coup +de massue. Un gros silence régna. Clorinde, qui nouait nerveusement un +coin de son châle pour occuper ses doigts irrités, vit alors au fond du +jardin la jolie Mme Bouchard qui marchait doucement au bras de M. +d'Escorailles, la tête un peu penchée sur son épaule. Ils étaient +descendus avant les autres, ils avaient profité d'une porte ouverte; et, +dans ces allées réservées aux méditations graves, sous la dentelle des +feuilles nouvelles, ils promenaient leur tendresse. Clorinde les appela +de la main.</p> + +<p>«Le grand homme se retire», dit-elle à la jeune femme qui soudait.</p> + +<p>Mme Bouchard lâcha brusquement le bras de son cavalier, toute pâle et +sérieuse; pendant que M. Kahn, au milieu du groupe consterné des amis de +Rougon, protestait, en levant désespérément les bras au ciel, sans +trouver un mot.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#table">II</a></h2> + + +<p>Le matin, au Moniteur, avait paru la démission de Rougon, qui se +retirait pour «des raisons de santé». Il était venu après son déjeuner +au conseil d'État, voulant dès le soir laisser la place nette à son +successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or réservé au président, +assis devant l'immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il +classait des papiers, qu'il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle +rose. Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi +dans la cavalerie.</p> + +<p>«Donnez-moi une bougie allumée», demanda Rougon.</p> + +<p>Et, comme l'huissier se retirait, après avoir posé sur le bureau un des +petits flambeaux de la cheminée, il le rappela.</p> + +<p>«Merle, écoutez!... Ne laissez entrer personne.</p> + +<p>Entendez-vous, personne.</p> + +<p>—Oui, monsieur le président», répondit l'huissier qui referma la porte +sans bruit.</p> + +<p>Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout à +l'autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dont il visitait +soigneusement les cartons.</p> + +<p>«Ce brave Merle n'a pas lu le Moniteur, ce matin», murmura-t-il.</p> + +<p>Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait une tête +magnifique, très chauve, mais d'une de ces calvities précoces qui +plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurément son +front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée, un peu +carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives +que les peintres d'imagination aiment à prêter aux grands hommes +politiques.</p> + +<p>«Merle vous est très dévoué», finit-il par dire.</p> + +<p>Et il replongea la tête dans le carton qu'il fouillait.</p> + +<p>Rougon, qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie, +puis les jeta dans une large coupe de bronze, posée sur un coin du +bureau. Il les regarda brûler.</p> + +<p>«Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas, reprit-il. Il y a +là des dossiers dans lesquels je puis seul me reconnaître.» Tous deux, +alors, continuèrent leur besogne en silence, pendant un gros quart +d'heure. Il faisait très beau, le soleil entrait par les trois grandes +fenêtres donnant sur le quai. Une de ces fenêtres, entrouverte, laissait +passer les petits souffles frais de la Seine, qui soulevaient par +moments la frange de soie des rideaux. Des papiers froissés, jetés sur +le tapis, s'envolaient avec un léger bruit.</p> + +<p>«Tenez, voyez donc ça», dit Delestang, en remettant à Rougon une lettre +qu'il venait de trouver.</p> + +<p>Rougon lut la lettre et l'alluma tranquillement à la bougie. C'était +une lettre délicate. Et ils causèrent, par phrases coupées, +s'interrompant à toutes les minutes, le nez dans des paperasses. Rougon +remerciait Delestang d'être venu l'aider. Ce «bon ami» était le seul +avec lequel il pût à l'aise laver le linge sale de ses cinq années de +présidence. Il l'avait connu à l'Assemblée législative, où ils +siégeaient tous les deux sur le même banc, côte à côte. C'était là qu'il +avait éprouvé un véritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant +adorablement sot, creux et superbe. Il disait d'ordinaire, d'un air +convaincu, «que ce diable de Delestang irait loin». Et il le poussait, +se l'attachait par la reconnaissance, l'utilisait comme un meuble dans +lequel il enfermait tout ce qu'il ne pouvait garder sur lui.</p> + +<p>«Est-on bête, garde-t-on des papiers! murmura Rougon, en ouvrant un +nouveau tiroir qui débordait.</p> + +<p>—Voilà une lettre de femme», dit Delestang, avec un clignement d'yeux.</p> + +<p>Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée. Il prit +la lettre, en protestant. Dès qu'il eut parcouru les premières lignes, +il cria:</p> + +<p>«C'est le petit d'Escorailles qui a égaré ça ici!... De jolis chiffons +encore, ces billets-là! On va loin, avec trois lignes de femme.» Et, +pendant qu'il brûlait la lettre, il ajouta:</p> + +<p>«Vous savez, Delestang, méfiez-vous des femmes!» Delestang baissa le +nez. Toujours il se trouvait embarqué dans quelque passion scabreuse. En +1851, il avait même failli compromettre son avenir politique; il adorait +alors la femme d'un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire +au mari, il votait avec l'opposition, contre l'Élysée. Aussi, au 2 +Décembre, reçut-il un véritable coup de massue. Il s'enferma pendant +deux jours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu'on ne vînt l'arrêter +d'une minute à l'autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas, en +le décidant à ne point se présenter aux élections, et en le menant à +l'Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseiller d'État. +Delestang, fils d'un marchand de vin de Bercy, ancien avoué, +propriétaire d'une ferme modèle près de Sainte-Menehould, était riche à +plusieurs millions et habitait rue du Colisée un hôtel fort élégant.</p> + +<p>«Oui, méfiez-vous des femmes, répétait Rougon, qui faisait une pause à +chaque mot, pour jeter des coups d'œil dans les dossiers. Quand les +femmes ne vous mettent pas une couronne sur la tête, elles vous passent +une corde au cou.... A notre âge, voyez-vous, il faut soigner son cœur +autant que son estomac.» A ce moment, un grand bruit s'éleva dans +l'anti-chambre. On entendait la voix de Merle qui défendait la porte. +Et, brusquement, un petit homme entra, en disant:</p> + +<p>«Il faut que je lui serre la main, que diable! à ce cher ami.</p> + +<p>—Tiens! Du Poizat!» s'écria Rougon sans se lever.</p> + +<p>Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s'excuser, il lui ordonna +de fermer la porte. Puis, tranquillement:</p> + +<p>«Je vous croyais à Bressuire, vous.... On lâche donc sa sous-préfecture +comme une vieille maîtresse.» Du Poizat, mince, là mine chafouine, avec +des dents très blanches, mal rangées, haussa légèrement les épaules.</p> + +<p>«Je suis à Paris de ce matin, pour des affaires, et je ne comptais aller +que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Je vous aurais demandé à +dîner.... Mais quand j'ai lu le Moniteur...» Il traîna un fauteuil +devant le bureau, s'installa carrément en face de Rougon.</p> + +<p>«Ah! çà! que se passe-t-il, voyons! Moi, j'arrive du fond des +Deux-Sèvres.... J'ai bien eu vent de quelque chose, là-bas. Mais j'étais +loin de me douter.... Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit?» Rougon, à son +tour, haussa les épaules. Il était clair que Du Poizat avait appris +là-bas sa disgrâce, et qu'il accourait, pour voir s'il n'y aurait pas +moyen de se raccrocher aux branches. Il le regarda jusqu'à l'âme, en +disant:</p> + +<p>«Je vous aurais écrit ce soir.... Donnez votre démission, mon brave.</p> + +<p>—C'est tout ce que je voulais savoir, on donnera sa démission», +répondit simplement Du Poizat.</p> + +<p>Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait à petits pas, il +aperçut Delestang, à genoux sur le tapis, au milieu d'une débâcle de +cartons. Il alla en silence lui donner une poignée de main. Puis il tira +de sa poche un cigare qu'il alluma à la bougie.</p> + +<p>«On peut fumer, puisqu'on déménage, dit-il en s'installant de nouveau +dans le fauteuil. C'est gai, de déménager!» Rougon s'absorbait dans une +liasse de papiers, qu'il lisait avec une attention profonde. Il les +triait soigneusement, brûlant les uns, conservant les autres. Du Poizat, +la tête renversée, soufflant du coin des lèvres de légers filets de +fumée, le regardait faire. Ils s'étaient connus quelques mois avant la +révolution de Février. Ils logeaient alors tous les deux chez Mme +Mélanie Correur, hôtel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait là en +compatriote; il était né, ainsi que Mme Correur, à Coulonges, une petite +ville de l'arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l'avait +envoyé faire son droit à Paris, où il lui servait une pension de cent +francs par mois, bien qu'il eût gagné des sommes fort rondes en prêtant +à la petite semaine; la fortune du bonhomme restait même si inexplicable +dans le pays, qu'on l'accusait d'avoir trouvé un trésor, au fond d'une +vieille armoire, dont il avait opéré la saisie. Dès les premiers temps +de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce garçon maigre qui +mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires +inquiétants; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus +délicates. Plus tard lorsque Rougon voulut entrer à l'Assemblée +législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute +lutte dans les Deux-Sèvres.</p> + +<p>Puis, après le coup d'État, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat, +en le faisant nommer sous-préfet à Bressuire. Le jeune homme, âgé à +peine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, à quelques +lieues de son père, dont l'avarice le torturait depuis sa sortie du +collège.</p> + +<p>«Et le papa Du Poizat, comment va-t-il? demanda Rougon, sans lever les +yeux.</p> + +<p>—Trop bien, répondit l'autre carrément. Il a chassé sa dernière +domestique, parce qu'elle mangeait trois livres de pain. Maintenant, il +a deux fusils chargés derrière sa porte, et quand je vais le voir, il +faut que je parlemente par-dessus le mur de la cour.»</p> + +<p>Tout en causant, Du Poizat s'était penché, et il fouillait du bout des +doigts dans la coupe de bronze, où traînaient des fragments de papier à +demi consumés. Rougon s'étant aperçu de ce jeu, leva vivement la tête. +Il avait toujours eu une légère peur de son ancien lieutenant dont les +dents blanches mal rangées ressemblaient à celles d'un jeune loup. Sa +grande préoccupation, autrefois, lorsqu'ils travaillaient ensemble, +était de ne pas lui laisser entre les mains la moindre pièce +compromettante. Aussi, en voyant qu'il cherchait à lire les mots restés +intacts, jeta-t-il dans la coupe une poignée de lettres enflammées. Du +Poizat comprit parfaitement.</p> + +<p>Mais il eut un sourire, il plaisanta.</p> + +<p>«C'est le grand nettoyage», murmura-t-il.</p> + +<p>Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s'en servit comme d'une paire +de pincettes. Il rallumait à la bougie les lettres qui s'éteignaient; il +faisait brûler en l'air les boules de papier trop serrées; il remuait +les débris embrasés, comme s'il avait agité l'alcool flambant d'un bol +de punch. Dans la coupe, des étincelles vives couraient; tandis qu'une +fumée bleuâtre montait, roulait doucement jusqu'à la fenêtre ouverte. La +bougie s'effarait par instants, puis brûlait avec une flamme toute +droite, très haute.</p> + +<p>«Votre bougie a l'air d'un cierge, dit encore Du Poizat en ricanant. +Hein! quel enterrement, mon pauvre ami! comme on a des morts à coucher +dans la cendre!» Rougon allait répondre, lorsqu'un nouveau bruit vint de +l'anti-chambre. Merle, une seconde fois, défendait la porte. Et, comme +les voix grandissaient: «Delestang, ayez donc l'obligeance de voir ce +qui se passe, dit Rougon. Si je me montre, nous allons être envahis.» +Delestang ouvrit prudemment la porte, qu'il referma derrière lui. Mais +il passa presque aussitôt la tête, en murmurant:</p> + +<p>«C'est Kahn qui est là.</p> + +<p>—Eh bien, qu'il entre, dit Rougon. Mais lui seulement, entendez-vous!» +Et il appela Merle pour lui renouveler ses ordres.</p> + +<p>«Je vous demande pardon, mon cher ami, reprit-il en se tournant vers M. +Kahn, quand l'huissier fut sorti.</p> + +<p>Mais je suis si occupé... Asseyez-vous à côté de Du Poizat, et ne bougez +plus; autrement, je vous flanque à la porte tous les deux.» Le député ne +parut pas ému le moins du monde de cet accueil brutal. Il était fait au +caractère de Rougon. Il prit un fauteuil, s'assit à côté de Du Poizat, +qui allumait un second cigare. Puis, après avoir soufflé:</p> + +<p>«Il fait déjà chaud.... Je viens de la rue Marbeuf, je croyais vous +trouver encore chez vous.» Rougon ne répondit rien, il y eut un +silence. Il froissait des papiers, les jetait dans une corbeille, qu'il +avait attirée près de lui.</p> + +<p>«J'ai à causer avec vous, reprit M. Kahn.</p> + +<p>—Causez, causez, dit Rougon. Je vous écoute.» Mais le député sembla +tout d'un coup s'apercevoir du désordre qui régnait dans la pièce.</p> + +<p>«Que faites-vous donc? demanda-t-il, avec une surprise parfaitement +jouée. Vous changez de cabinet?» La voix était si juste, que Delestang +eut la complaisance de se déranger pour mettre un Moniteur sous les yeux +de M. Kahn.</p> + +<p>«Ah! mon Dieu! cria ce dernier, dès qu'il eut jeté un regard sur le +journal. Je croyais la chose arrangée d'hier soir. C'est un vrai coup +de foudre.... Mon cher ami...» Il s'était levé, il serrait les mains de +Rougon. Celui-ci se taisait, en le regardant; sur sa grosse face, deux +grands plis moqueurs coupaient les coins des lèvres. Et, comme Du Poizat +prenait des airs indifférents, il les soupçonna de s'être vus le matin; +d'autant plus que M. Kahn avait négligé de paraître étonné en apercevant +le sous-préfet. L'un devait être venu au Conseil d'État, tandis que +l'autre courait rue Marbeuf. De cette façon, ils étaient certains de ne +pas le manquer.</p> + +<p>«Alors, vous aviez quelque chose à me dire? reprit Rougon de son air +paisible.</p> + +<p>—Ne parlons plus de ça, mon cher ami! s'écria le député. Vous avez +assez de tracas. Je n'irai bien sûr pas, dans un jour pareil, vous +tourmenter encore avec mes misères.</p> + +<p>—Non, ne vous gênez pas, dites toujours.</p> + +<p>—Eh bien, c'est pour mon affaire, vous savez, pour cette maudite +concession.... Je suis même content que Du Poizat soit là. Il pourra +nous fournir certains renseignements.» Et, longuement, il exposa le +point où en était son affaire. Il s'agissait d'un chemin de fer de Niort +à Angers, dont il caressait le projet depuis trois ans. La vérité était +que cette voie ferrée passait à Bressuire, où il possédait des hauts +fourneaux, dont elle devait décupler la valeur; jusque-là, les +transports restaient difficiles, l'entreprise végétait. Puis, il y avait +dans la mise en action du projet tout un espoir de pêche en eau trouble +des plus productives. Aussi M. Kahn déployait-il une activité +prodigieuse pour obtenir la concession; Rougon l'appuyait énergiquement, +et la concession allait être accordée, lorsque M. de Marsy, ministre de +l'Intérieur, fâché de n'être pas dans l'affaire, où il flairait des +tripotages superbes, très désireux d'autre part d'être désagréable à +Rougon, avait employé toute sa haute influence à combattre le projet. Il +venait même, avec l'audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir +la concession par le ministre des Travaux Publics au directeur de la +Compagnie de l'Ouest; et il répandait le bruit que la Compagnie seule +pouvait mener à bien un embranchement dont les travaux demandaient des +garanties sérieuses. M. Kahn allait être dépouillé. La chute de Rougon +consommait sa ruine.</p> + +<p>«J'ai appris hier, dit-il, qu'un ingénieur de la Compagnie était chargé +d'étudier un nouveau tracé... Avez-vous eu vent de la chose, Du Poizat?</p> + +<p>—Parfaitement, répondit le sous-préfet. Les études sont même +commencées.... On cherche à éviter le coude que vous faisiez, pour venir +passer à Bressuire. La ligne filerait droit par Parthenay et par +Thouars.» Le député eut un geste de découragement.</p> + +<p>«C'est de la persécution, murmura-t-il. Qu'est-ce que ça leur ferait de +passer devant mon usine?... Mais je protesterai; j'écrirai un mémoire +contre leur tracé... Je retourne à Bressuire avec vous.</p> + +<p>—Non, ne m'attendez pas, dit Du Poizat en souriant.</p> + +<p>Il paraît que je vais donner ma démission.»</p> + +<p>M. Kahn se laissa aller dans un fauteuil, comme sous le coup d'une +dernière catastrophe. Il frottait son collier de barbe à deux mains, il +regardait Rougon d'un air suppliant. Celui-ci avait lâché ses dossiers. +Les coudes sur le bureau, il écoutait.</p> + +<p>«Vous voulez un conseil, n'est-ce pas? dit-il enfin d'une voix rude. Eh +bien, faites les morts, mes bons amis; tâchez que les choses restent en +l'état, et attendez que nous soyons les maîtres.... Du Poizat va donner +sa démission, parce que, s'il ne la donnait pas, il la recevrait avant +quinze jours. Quant à vous, Kahn, écrivez à l'empereur, empêchez par +tous les moyens que la concession ne soit accordée à la Compagnie de +l'Ouest.</p> + +<p>Vous ne l'obtiendrez certes pas, mais tant qu'elle ne sera à personne, +elle pourra être à vous, plus tard.» Et, comme les deux hommes hochaient +la tête:</p> + +<p>«C'est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plus brutalement. Je +suis par terre, laissez-moi le temps de me relever. Est-ce que j'ai la +mine triste? Non, n'est-ce pas? Eh bien, faites-moi le plaisir de ne +plus avoir l'air de suivre mon convoi.... Moi, je suis ravi de rentrer +dans la vie privée. Enfin, je vais donc pouvoir me reposer un peu!» Il +respira fortement, croisant les bras, berçant son grand corps. Et M. +Kahn ne parla plus de son affaire. Il affecta l'air dégagé de Du Poizat, +tenant à montrer une liberté d'esprit complète. Delestang avait attaqué +un autre cartonnier; il faisait, derrière les fauteuils, un si petit +bruit, qu'on eût dit, par instants; le bruit discret d'une bande de +souris lâchées au milieu des dossiers.</p> + +<p>Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge, écornait le bureau d'un +angle de lumière blonde, dans lequel la bougie continuait à brûler, +toute pâle.</p> + +<p>Cependant, une causerie intime s'était engagée. Rougon, qui ficelait de +nouveau ses paquets, assurait que la politique n'était pas son affaire. +Il souriait, d'un air bonhomme, tandis que ses paupières, comme lasses, +retombaient sur la flamme de ses yeux. Lui, aurait voulu avoir +d'immenses terres à cultiver, avec des champs qu'il creuserait à sa +guise, avec des troupeaux de bêtes, des chevaux, des bœufs, des +moutons, des chiens, dont il serait le roi absolu. Et il racontait +qu'autrefois, à Plassans, lorsqu'il n'était encore qu'un petit avocat de +province, sa grande joie consistait à partir en blouse, à chasser +pendant des journées dans les gorges de la Seille, où il abattait des +aigles. Il se disait paysan, son grand-père avait pioché la terre. Puis, +il en vint à faire l'homme dégoûté du monde. Le pouvoir l'ennuyait. Il +allait passer l'été à la campagne. Jamais il ne s'était senti plus léger +que depuis le matin; et il imprimait à ses fortes épaules un haussement +formidable, comme s'il avait jeté bas un fardeau.</p> + +<p>«Qu'aviez-vous ici comme président? quatre-vingt mille francs?» demanda +M. Kahn.</p> + +<p>Il dit oui, d'un signe de tête.</p> + +<p>«Et il ne va vous rester que vos trente mille francs de sénateur.» Que +lui importait! Il vivait de rien, il ne se connaissait pas de vice, ce +qui était vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand. Il rêvait d'être le +maître chez lui, voilà tout. Et, fatalement, il revint à son idée d'une +ferme, dans laquelle toutes les bêtes lui obéiraient. C'était son idéal, +avoir un fouet et commander, être supérieur, plus intelligent et plus +fort. Peu à peu, il s'anima, il parla des bêtes comme il aurait parlé +des hommes, disant que les foules aiment le bâton, que les bergers ne +conduisent leurs troupeaux qu'à coups de pierres. Il se transfigurait, +ses grosses lèvres gonflées de mépris, sa face entière suant la force. +Dans son poing fermé, il agitait un dossier, qu'il semblait près de +jeter à la tête de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et gênés devant ce +brusque accès de fureur.</p> + +<p>«L'empereur a bien mal agi», murmura Du Poizat.</p> + +<p>Alors, tout d'un coup, Rougon se calma. Sa face devint grise, son corps +s'avachit dans une lourdeur d'homme obèse. Il se mit à faire l'éloge de +l'empereur, d'une façon outrée: c'était une puissante intelligence, un +esprit d'une profondeur incroyable. Du Poizat et M. Kahn échangèrent un +coup d'œil. Mais Rougon renchérissait encore, en parlant de son +dévouement, en disant avec une grande humilité qu'il avait toujours été +fier d'être un simple instrument aux mains de Napoléon III. Il finit +même par impatienter Du Poizat, garçon d'une vivacité fâcheuse. Et une +querelle s'engagea.</p> + +<p>Du Poizat parlait amèrement de tout ce que Rougon et lui avaient fait +pour l'empire, de 1848 à 1851, lorsqu'ils crevaient la faim chez Mme +Mélanie Correur. Il racontait des journées terribles, pendant la +première année surtout, des journées passées à patauger dans la boue de +Paris, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risqué leur +peau vingt fois. N'était-ce pas Rougon qui, le matin du 2 Décembre, +s'était emparé du Palais-Bourbon, à la tête d'un régiment de ligne? A ce +jeu, on jouait sa tête. Et, aujourd'hui, on le sacrifiait, victime d'une +intrigue de cour. Mais Rougon protestait; il n'était pas sacrifié; il se +retirait pour des raisons personnelles. Puis, comme Du Poizat, tout à +fait lancé, traitait les gens des Tuileries de «cochons», il finit par +le faire taire, en assenant un coup de poing sur le bureau de +palissandre, qui craqua.</p> + +<p>«C'est bête, tout ça! dit-il simplement.</p> + +<p>—Vous allez un peu loin», murmura M. Kahn.</p> + +<p>Delestang, très pâle, s'était mis debout, derrière les fauteuils. Il +ouvrit doucement la porte pour voir si personne n'écoutait. Mais il +n'aperçut, dans l'anti-chambre, que la haute silhouette de Merle, dont +le dos tourné avait un grand air de discrétion. Le mot de Rougon avait +fait rougir Du Poizat, qui se tut, dégrisé, mâchant son cigare d'un air +mécontent.</p> + +<p>«Sans doute, l'empereur est mal entouré, reprit Rougon après un silence. +Je me suis permis de le lui dire, et il a souri. Il a même daigné +plaisanter, en ajoutant que mon entourage ne valait pas mieux que le +sien.» Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ils trouvèrent le +mot très joli.</p> + +<p>«Mais, je le répète, continua Rougon d'une voix particulière, je me +retire de mon plein gré. Si l'on vous interroge, vous qui êtes de mes +amis, affirmez qu'hier soir encore j'étais libre de reprendre ma +démission.... Démentez aussi les commérages qui circulent à propos de +cette affaire Rodriguez, dont on fait, paraît-il, tout un roman. J'ai pu +me trouver, sur cette affaire, en désaccord avec la majorité du conseil +d'État, et il y a eu certainement là des froissements qui ont hâté ma +retraite. Mais j'avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses. +J'étais résolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que je +devais à la bienveillance de l'empereur.» Il dit toute cette tirade en +l'accompagnant d'un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu'il +parlait à la chambre ces explications étaient évidemment destinées au +public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent +par des phrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, comme +ils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeu +formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général. +Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu'il appelait «le fumier +des médiocrités».</p> + +<p>La Chambre, selon lui, jouissait encore d'une liberté absurde. On y +parlait beaucoup trop. La France devait être gouvernée par une machine +bien montée, l'empereur au sommet, les grands corps et les +fonctionnaires au-dessous, réduits à l'état de rouages. Il riait, sa +poitrine sautait, pendant qu'il outrait son système, avec une rage de +mépris contre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts.</p> + +<p>«Mais, interrompit M. Kahn, l'empereur en haut, tous les autres en bas, +ce n'est gai que pour l'empereur, cela!</p> + +<p>—Quand on s'ennuie, on s'en va», dit tranquillement Rougon.</p> + +<p>Il sourit, puis il ajouta:</p> + +<p>«On attend que cela soit amusant, et l'on revient.» Il y eut un long +silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait, +sachant ce qu'il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait +deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé +aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d'une disgrâce, pour +faire peau neuve; l'affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion +de tomber en honnête homme.</p> + +<p>«Et que dit-on? demanda Rougon pour rompre le silence.</p> + +<p>—Moi, j'arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l'heure, dans un +café, j'ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre +retraite.</p> + +<p>—Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tour M. Kahn; Béjuin +vous aime beaucoup. C'est un garçon un peu éteint, mais d'une grande +solidité... Le petit La Rouquette lui-même m'a paru très convenable. Il +parle de vous en excellents termes.» Et la conversation continua sur les +uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des +questions, se faisait faire un rapport exact par le député, qui lui +donna complaisamment les notes les plus précises sur l'attitude du Corps +législatif à son égard.</p> + +<p>«Cet après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n'avoir aucun +renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris, et demain matin, +au saut du lit, j'en aurai long à vous conter.</p> + +<p>—A propos, s'écria M. Kahn en riant, j'oubliais de vous parler de +Combelot!... Non, jamais je n'ai vu un homme plus gêné...» Mais il +s'arrêta devant un clignement d'yeux de Rougon, qui lui montrait le dos +de Delestang, en ce moment monté sur une chaise et occupé à débarrasser +le dessus d'une bibliothèque où des journaux s'entassaient. M. de +Combelot avait épousé une sœur de Delestang. Ce dernier, depuis la +disgrâce de Rougon, souffrait un peu de sa parenté avec un chambellan; +aussi voulut-il montrer quelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un +sourire:</p> + +<p>«Pourquoi ne continuez-vous pas?... Combelot est un sot. Hein? voilà le +mot lâché!» Cette exécution aisée d'un beau-frère égaya beaucoup ces +messieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu'à se +moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si célèbre +parmi les dames.</p> + +<p>Puis, sans transition, il prononça gravement ces paroles, en jetant un +paquet de journaux sur le tapis:</p> + +<p>«Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres.» Cette vérité +ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez +baissé, comme perdu au fond d'un portefeuille dont il examinait chaque +poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un +emportement d'hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots +grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exagérées +jusqu'au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy +autrefois, avant l'empire, affirmait qu'il était alors entretenu par sa +maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants en trois mois. +M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse ne traînait sur la place +de Paris, sans qu'on trouvât dedans la main de Marsy. Et ils +s'échauffaient l'un l'autre, ils se renvoyaient des faits de plus en +plus forts: dans une entreprise de mine, Marsy avait touché un +pot-de-vin de quinze cent mille francs; il venait d'offrir, le mois +dernier, un hôtel, à la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de +six cent mille francs, sa part d'un trafic sur les actions des chemins +de fer du Maroc; il n'y avait pas huit jours enfin, la grande affaire +des canaux égyptiens, lancée par des créatures à lui, s'était écroulée +avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de +pioche n'avait été donné, depuis deux ans qu'ils opéraient des +versements. Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s'efforçant +de rapetisser sa haute mine d'aventurier élégant, parlant de maladies +anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu'à +attaquer la galerie de tableaux qu'il réunissait alors.</p> + +<p>«C'est un bandit tombé dans la peau d'un vaudevilliste», finit par dire +Du Poizat.</p> + +<p>Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes de ses gros +yeux.</p> + +<p>«Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu! +comme vous voulez faire les vôtres.... Nous ne nous entendons guère. Si +je puis même lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai +volontiers.</p> + +<p>Mais tout ce que vous racontez là n'empêche pas que Marsy soit d'une +jolie force. Si la fantaisie l'en prenait, il ne ferait qu'une bouchée +de vous deux, je vous en préviens.».</p> + +<p>Et il quitta son fauteuil, las d'être assis, étirant ses membres. Puis, +il ajouta, dans un gros bâillement:</p> + +<p>«D'autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me +mettre en travers.</p> + +<p>—Oh! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec un sourire mince, vous +mèneriez Marsy fort loin. Vous avez bien ici quelques papiers qu'il +achèterait cher.</p> + +<p>Tenez, là-bas, le dossier Lardenois, cette aventure dans laquelle il a +joué un singulier rôle. Je reconnais une lettre de lui, très curieuse, +que je vous ai apportée moi-même, dans le temps.» Rougon était allé +jeter dans la cheminée les papiers dont il avait peu à peu empli la +corbeille. La coupe de bronze ne suffisait plus.</p> + +<p>«On s'assomme, on ne s'égratigne pas, dit-il en haussant +dédaigneusement les épaules. Tout le monde a de ces lettres bêtes qui +traînent chez les autres.» Et il prit la lettre, l'enflamma à la bougie, +s'en servit comme d'une allumette pour mettre le feu au tas de papiers, +dans la cheminée. Il resta là un instant, accroupi, énorme, à surveiller +les feuilles embrasées qui roulaient jusque sur le tapis. Certains gros +papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme des lames de +plomb; des billets, des chiffons salis de vilaines écritures, brûlaient +avec des petites langues bleues; tandis que, dans le brasier ardent, au +milieu d'un pullulement d'étincelles, des fragments consumés restaient +intacts, lisibles encore.</p> + +<p>A ce moment, la porte s'ouvrit, toute grande. Une voix disait en riant:</p> + +<p>«Bien, bien, je vous excuserai, Merle.... Je suis de la maison. Si vous +m'empêchiez d'entrer par ici, je ferais le tour par la salle des +séances, parbleu!» C'était M. d'Escorailles, que Rougon, depuis six +mois, avait fait nommer auditeur au Conseil d'État. Il amenait à son +bras la jolie Mme Bouchard, toute fraîche dans une toilette claire de +printemps. «Allons, bon! des femmes, maintenant!» murmura Rougon.</p> + +<p>Il ne quitta pas la cheminée tout de suite. Il demeura par terre, tenant +la pelle, sous laquelle il étouffait la flamme, de peur d'incendie. Et +il levait sa large face, l'air maussade. M. d'Escorailles ne se +déconcerta pas.</p> + +<p>Lui et la jeune femme, dès le seuil, avaient cessé de se sourire, pour +prendre une figure de circonstance.</p> + +<p>«Cher maître, dit-il, je vous amène une de vos amies qui tenait +absolument à vous apporter ses regrets.... Nous avons lu le Moniteur ce +matin...</p> + +<p>—Vous avez lu le Moniteur, vous autres», gronda Rougon qui se décida +enfin à se mettre debout.</p> + +<p>Mais il aperçut une personne qu'il n'avait pas encore vue. Il murmura, +après avoir cligné les yeux:</p> + +<p>«Ah! monsieur Bouchard.» C'était le mari, en effet. Il venait d'entrer, +derrière les jupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avait +soixante ans, la tête toute blanche, l'œil éteint, la face comme usée +par ses vingt-cinq années de service administratif. Lui, ne prononça pas +une parole. Il prit d'un air pénétré la main de Rougon, qu'il secoua +trois fois, de haut en bas, énergiquement.</p> + +<p>«Eh bien, dit ce dernier, vous êtes très gentils d'être tous venus me +voir; seulement, vous allez diablement me gêner.... Enfin, mettez-vous +de ce côté-là... Du Poizat, donnez votre fauteuil à madame.» Il se +tournait, lorsqu'il se trouva en face du colonel Jobelin.</p> + +<p>«Vous aussi, colonel!» cria-t-il.</p> + +<p>La porte était restée ouverte, Merle n'avait pu s'opposer à l'entrée du +colonel, qui montait l'escalier derrière les talons des Bouchard. Il +tenait son fils par la main, un grand galopin de quinze ans, alors élève +de troisième au lycée Louis-le-Grand.</p> + +<p>«J'ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C'est dans le malheur que se +révèlent les vrais amis.... Auguste, donne une poignée de main.» Mais +Rougon s'élançait vers l'anti-chambre, en criant:</p> + +<p>«Fermez donc la porte, Merle! A quoi pensez-vous! Tout Paris va entrer.» +L'huissier montra sa face calme, en disant:</p> + +<p>«C'est qu'ils vous ont vu, monsieur le président.» Et il dut s'effacer +pour laisser passer les Charbonnel.</p> + +<p>Ils arrivaient sur une même ligne, sans se donner le bras, soufflant, +désolés, ahuris. Ils parlèrent en même temps.</p> + +<p>«Nous venons de voir le Moniteur.... Ah! quelle nouvelle! comme votre +pauvre mère va être désolée! Et nous, dans quelle triste position cela +nous met!» Ceux-là, plus naïfs que les autres, allaient tout de suite +exposer leurs petites affaires. Rougon les fit taire.</p> + +<p>Il poussa un verrou caché sous la serrure de la porte, en murmurant +qu'on pouvait l'enfoncer, maintenant. Puis, voyant que pas un de ses +amis ne semblait décidé à quitter la place, il se résigna, il tâcha +d'achever sa besogne, au milieu des neuf personnes qui emplissaient le +cabinet. Le déménagement des papiers avait fini par bouleverser la +pièce. Sur le tapis, une débandade de dossiers traînait, si bien que le +colonel et M. Bouchard, qui voulurent gagner l'embrasure d'une fenêtre, +durent prendre les plus grandes précautions pour ne pas écraser en +chemin quelque affaire importante. Tous les sièges étaient encombrés de +paquets ficelés; Mme Bouchard seule avait pu s'asseoir sur un fauteuil +resté libre; et elle souriait aux galanteries de Du Poizat et de M. +Kahn, pendant que, M. d'Escorailles, ne trouvant plus de tabouret, lui +glissait sous les pieds une épaisse chemise bleue bourrée de lettres. +Les tiroirs du bureau, culbutés dans un coin, permirent aux Charbonnel +de s'accroupir un instant, pour reprendre haleine; tandis que le jeune +Auguste, ravi de tomber dans ce remue ménage, furetait, disparaissait +derrière la montagne de cartons, au milieu de laquelle Delestang +semblait se retrancher. Ce dernier faisait beaucoup de poussière, en +jetant de haut les journaux de la bibliothèque.</p> + +<p>Mme Bouchard eut une légère toux.</p> + +<p>«Vous avez tort de rester dans cette saleté», dit Rougon, occupé à vider +les cartons qu'il avait prié Delestang de ne point toucher.</p> + +<p>Mais la jeune femme, toute rose d'avoir toussé, lui assura qu'elle était +très bien, que son chapeau ne craignait pas la poussière. Et la bande se +lança dans les condoléances. L'empereur, vraiment, ne se souciait guère +des intérêts du pays, pour se laisser circonvenir par des personnages si +peu dignes de sa confiance. La France faisait une perte. D'ailleurs, +c'était toujours ainsi: une grande intelligence devait liguer contre +elle toutes les médiocrités.</p> + +<p>«Les gouvernements sont ingrats, déclara M. Kahn.</p> + +<p>—Tant pis pour eux! dit le colonel. Ils se frappent en frappant leurs +serviteurs.» Mais M. Kahn voulut avoir le dernier mot. Il se tourna vers +Rougon.</p> + +<p>«Quand un homme comme vous tombe, c'est un deuil public.» La bande +approuva:</p> + +<p>«Oui, oui, un deuil public!» Sous la brutalité de ces éloges, Rougon +leva la tête.</p> + +<p>Ses joues grises s'allumaient d'une lueur, sa face entière avait un +sourire contenu de jouissance. Il était coquet de sa force, comme une +femme l'est de sa grâce; et il aimait recevoir les flatteries à bout +portant, dans sa large poitrine, assez solide pour n'être écrasée par +aucun pavé. Cependant, il devenait évident que ses amis se gênaient les +uns les autres; ils se guettaient du regard, cherchant à s'évincer, ne +voulant pas parler haut. A présent que le grand homme paraissait dompté, +l'heure pressait d'en arracher une bonne parole. Et ce fut le colonel +qui prit un parti le premier. Il emmena dans une embrasure Rougon, qui +le suivit docilement, un carton sous le bras.</p> + +<p>«Avez-vous songé à moi? lui demanda-t-il tout bas, avec un sourire +aimable.</p> + +<p>—Parfaitement. Votre nomination de commandeur m'a encore été promise il +y a quatre jours. Seulement, vous sentez qu'aujourd'hui, il m'est +impossible de rien affirmer.... Je crains, je vous l'avoue, que mes amis +ne reçoivent le contrecoup de ma disgrâce.» Les lèvres du colonel +tremblèrent d'émotion. Il balbutia qu'il fallait lutter, qu'il lutterait +lui-même. Puis, brusquement, il se tourna, il appela:</p> + +<p>«Auguste!» Le galopin était à quatre pattes sous le bureau, en train de +lire les titres des dossiers, ce qui lui permettait de jeter des coups +d'œil luisants sur les petites bottines de Mme Bouchard. Il accourut.</p> + +<p>«Voilà mon gaillard! reprit le colonel à demi-voix.</p> + +<p>Vous savez qu'il faudra me caser cette vermine-là, un de ces jours. Je +compte sur vous. J'hésite encore entre la magistrature et +l'administration.... Donne une poignée de main, Auguste, pour que ton +bon ami se souvienne de toi.» Pendant ce temps, Mme Bouchard, qui +mordillait son gant d'impatience, s'était levée et avait gagné la +fenêtre de gauche, en ordonnant d'un regard à M. d'Escorailles de la +suivre. Le mari se trouvait déjà là, les coudes sur la barre d'appui, à +regarder le paysage. En face, les grands marronniers des Tuileries +avaient un frisson de feuilles, dans le soleil chaud; tandis que la +Seine, du pont Royal au pont de la Concorde, roulait des eaux bleues, +toutes pailletées de lumière.</p> + +<p>Mme Bouchard se tourna tout d'un coup, en criant:</p> + +<p>«Oh! monsieur Rougon, venez donc voir!» Et, comme Rougon se hâtait de +quitter le colonel pour obéir, Du Poizat, qui avait suivi la jeune +femme, se retira discrètement, alla rejoindre M. Kahn à la fenêtre du +milieu.</p> + +<p>«Tenez, ce bateau chargé de briques, qui a failli sombrer», racontait +Mme Bouchard.</p> + +<p>Rougon resta là complaisamment, au soleil, jusqu'à ce que M. +d'Escorailles, sur un nouveau regard de la jeune femme, lui dît:</p> + +<p>«M. Bouchard veut donner sa démission. Nous l'avons amené pour que vous +le raisonniez.» Alors, M. Bouchard expliqua que les injustices le +révoltaient.</p> + +<p>«Oui, monsieur Rougon, j'ai commencé par être expéditionnaire à +l'Intérieur, et je suis arrivé au poste de chef de bureau, sans rien +devoir à la faveur ni à l'intrigue.... Je suis chef de bureau depuis 47. +Eh bien, le poste de chef de division a déjà été cinq fois vacant, +quatre fois sous la république, et une fois sous l'empire, sans que le +ministre ait songé à moi, qui avais des droits hiérarchiques.... +Maintenant vous n'allez plus être là pour tenir la promesse que vous +m'aviez faite, et j'aime mieux me retirer.» Rougon dut le calmer. La +place n'était toujours pas donnée à un autre; si elle lui échappait +cette fois encore, ce ne serait qu'une occasion perdue, une occasion qui +se retrouverait certainement. Puis, il prit les mains de Mme Bouchard, +en la complimentant d'un air paternel. La maison du chef de bureau était +la première qui l'eût accueilli, lors de son arrivée à Paris. C'était là +qu'il avait rencontré le colonel, cousin germain du chef de bureau. Plus +tard, lorsque M. Bouchard hérita de son père, à cinquante-quatre ans, et +se trouva tout d'un coup mordu du désir de se marier, Rougon servit de +témoin à Mme Bouchard, née Adèle Desvignes, une demoiselle très bien +élevée, d'une honorable famille de Rambouillet. Le chef de bureau avait +voulu une jeune fille de province, parce qu'il tenait à l'honnêteté. +Adèle, blonde, petite, adorable, avec la naïveté un peu fade de ses yeux +bleus, en était à son troisième amant, au bout de quatre ans de mariage.</p> + +<p>«Là, ne vous tourmentez pas, dit Rougon qui lui serrait toujours les +poignets dans ses grosses mains. Vous savez bien qu'on fait tout ce que +vous voulez.... Jules vous dira ces jours-ci où nous en sommes.» Et il +prit à part M. d'Escorailles, pour lui annoncer qu'il avait écrit le +matin à son père, afin de le tranquilliser. Le jeune auditeur devait +conserver tranquillement sa situation. La famille d'Escorailles était +une des plus anciennes familles de Plassans, où elle jouissait de la +vénération publique. Aussi Rougon, qui autrefois avait traîné des +souliers éculés devant l'hôtel du vieux marquis, père de Jules, +mettait-il son orgueil à protéger le jeune homme. La famille gardait un +culte dévot pour Henri V, tout en permettant que l'enfant se ralliât à +l'empire. C'était un résultat de l'abomination des temps.</p> + +<p>A la fenêtre du milieu, qu'ils avaient ouverte pour mieux s'isoler, M. +Kahn et Du Poizat causaient, en regardant au loin les toits des +Tuileries, qui bleuissaient dans une poussière de soleil. Ils se +tâtaient, ils lâchaient des mots coupés par de grands silences. Rougon +était trop vif. Il n'aurait pas dû se fâcher, à propos de cette affaire +Rodriguez, si facile à arranger. Puis, les yeux perdus, M. Kahn murmura, +comme se parlant à lui-même:</p> + +<p>«On sait que l'on tombe, on ne sait jamais si l'on se relèvera.» Du +Poizat feignit de n'avoir pas entendu. Et, longtemps après, il dit:</p> + +<p>«Oh! c'est un garçon très fort.» Alors, le député se tourna brusquement, +lui parla très vite, dans la figure.</p> + +<p>«Là, entre nous, j'ai peur pour lui. Il joue avec le feu.... Certes, +nous sommes ses amis, et il n'est pas question de l'abandonner. Je tiens +à constater seulement qu'il n'a guère songé à nous, dans tout ceci.... +Ainsi moi, par exemple, j'ai entre les mains des intérêts énormes qu'il +vient de compromettre par son coup de tête. Il n'aurait pas le droit de +m'en vouloir, n'est-ce pas? si j'allais maintenant frapper à une autre +porte: car, enfin, ce n'est pas seulement moi qui souffre, ce sont aussi +les populations.</p> + +<p>—Il faut frapper à une autre porte», répéta Du Poizat avec un sourire.</p> + +<p>Mais l'autre, pris d'une colère subite, lâcha la vérité.</p> + +<p>«Est-ce que c'est possible!... Ce diable d'homme vous fâche avec tout le +monde. Quand on est de sa bande, on a une affiche dans le dos.» Il se +calma, soupirant, regardant du côté de l'Arc de Triomphe, dont le bloc +de pierre grisâtre émergeait de la nappe verte des Champs-Élysées. Il +reprit doucement:</p> + +<p>«Que voulez-vous? moi, je suis d'une fidélité bête.» Le colonel, depuis +un instant, se tenait debout derrière ces messieurs.</p> + +<p>«La fidélité est le chemin de l'honneur», dit-il de sa voix militaire.</p> + +<p>Du Poizat et M. Kahn s'écartèrent pour faire place au colonel, qui +continua:</p> + +<p>«Rougon contracte aujourd'hui une dette envers nous. Rougon ne +s'appartient plus.» Ce mot eut un succès énorme. Non, certes, Rougon ne +s'appartenait plus. Et il fallait le lui dire nettement, pour qu'il +comprît ses devoirs. Tous trois baissèrent la voix, complotant, se +distribuant des espérances. Parfois, ils se retournaient, ils jetaient +un coup d'œil dans la vaste pièce, pour voir si quelque ami +n'accaparait pas trop longtemps le grand homme.</p> + +<p>Maintenant, le grand homme ramassait les dossiers, tout en continuant de +causer avec Mme Bouchard.</p> + +<p>Cependant, dans le coin où ils étaient restés silencieux et gênés +jusque-là, les Charbonnel se disputaient. A deux reprises, ils avaient +tenté de s'emparer de Rougon, qui s'était laissé enlever par le colonel +et la jeune femme. M. Charbonnel finit par pousser Mme Charbonnel vers +lui.</p> + +<p>«Ce matin, balbutia-t-elle, nous avons reçu une lettre de votre mère...» +Il ne la laissa pas achever. Il emmena lui-même les Charbonnel dans +l'embrasure de droite, lâchant une fois encore les dossiers, sans trop +d'impatience.</p> + +<p>«Nous avons reçu une lettre de votre mère», répéta Mme Charbonnel.</p> + +<p>Et elle allait lire la lettre, lorsqu'il la lui prit pour la parcourir +d'un regard. Les Charbonnel, anciens marchands d'huile de Plassans, +étaient les protégés de Mme Félicité, comme on nommait dans sa petite +ville la mère de Rougon. Elle les lui avait adressés à l'occasion d'une +requête qu'ils présentaient au conseil d'État.</p> + +<p>Un de leurs petits-cousins, un sieur Chevassu, avoué à Faverolles, le +chef-lieu d'un département voisin, était mort en laissant une fortune de +cinq cent mille francs aux sœurs de la Sainte-Famille. Les Charbonnel, +qui n'avaient jamais compté sur l'héritage, devenus brusquement +héritiers par la mort d'un frère du défunt, crièrent alors à la +captation; et comme la communauté demandait au conseil d'État d'être +autorisée à accepter le legs, ils quittèrent leur vieille demeure de +Plassans, ils accoururent à Paris se loger rue Jacob, hôtel du Périgord, +pour suivre leur affaire de près. Et l'affaire traînait depuis six mois.</p> + +<p>«Nous sommes bien tristes, soupirait Mme Charbonnel, pendant que Rougon +lisait la lettre. Moi, je ne voulais pas entendre parler de ce procès, +mais M. Charbonnel répétait qu'avec vous c'était tout argent gagné, que +vous n'aviez qu'un mot à dire pour nous mettre les cinq cent mille +francs dans la poche.... N'est-ce pas, monsieur Charbonnel?» L'ancien +marchand d'huile branla désespérément la tête.</p> + +<p>«C'était un chiffre, continua la femme, ça valait la peine de +bouleverser son existence.... Ah! oui, elle est bouleversée, notre +existence! Savez-vous, monsieur Rougon qu'hier encore la bonne de +l'hôtel a refusé de changer nos serviettes sales! Moi qui, à Plassans, +ai cinq armoires de linge!» Et elle continua à se plaindre amèrement de +Paris qu'elle abominait. Ils y étaient venus pour huit jours.</p> + +<p>Puis, espérant partir toutes les semaines, ils ne s'étaient rien fait +envoyer. Maintenant que cela n'en finissait plus, ils s'entêtaient dans +leur chambre garnie, mangeant ce que la bonne voulait bien leur servir, +sans linge, presque sans vêtements. Ils n'avaient pas même une brosse, +et Mme Charbonnel faisait sa toilette avec un peigne cassé. Parfois, ils +s'asseyaient sur leur petite malle, ils y pleuraient de lassitude et de +rage.</p> + +<p>«Et cet hôtel est si mal fréquenté! murmura M. Charbonnel avec de gros +yeux pudibonds. Il y a un jeune homme à côté de nous. On entend des +choses...» Rougon repliait la lettre.</p> + +<p>«Ma mère, dit-il, vous donne l'excellent conseil de patienter. Je ne +puis que vous engager à faire une nouvelle provision de courage.... +Votre affaire me paraît bonne; mais me voilà parti et je n'ose plus rien +vous promettre.</p> + +<p>—Nous quittons Paris demain!» cria Mme Charbonnel dans un élan de +désespoir.</p> + +<p>Mais, ce cri à peine lâché, elle devint toute pâle.</p> + +<p>M. Charbonnel dut la soutenir. Et ils restèrent un moment sans voix, les +lèvres tremblantes, à se regarder, avec une grosse envie de pleurer. Ils +faiblissaient, ils avaient une douleur, comme si, brusquement, les cinq +cent mille francs se fussent écroulés devant eux.</p> + +<p>Rougon continuait affectueusement:</p> + +<p>«Vous avez affaire à forte partie. Mgr Rochart, l'évêque de Faverolles, +est venu en personne à Paris pour appuyer la demande des sœurs de la +Sainte Famille. Sans son intervention, il y a longtemps que vous auriez +gain de cause. Le clergé est malheureusement très puissant +aujourd'hui.... Mais je laisse ici des amis, j'espère pouvoir agir sans +me mettre en avant.</p> + +<p>Vous avez attendu si longtemps que, si vous partez demain.... «Nous +resterons, nous resterons, se hâta de balbutier Mme Charbonnel. Ah! +monsieur Rougon, voilà un héritage qui nous aura coûté bien cher!» +Rougon revint vivement à ses papiers. Il promena un regard de +satisfaction autour de la pièce, soulagé, ne voyant plus personne qui +pût l'emmener encore dans une embrasure de fenêtre; toute la bande était +repue.</p> + +<p>En quelques minutes, il avança fort sa besogne. Il avait une gaieté à +lui, brutale, se moquant des gens, se vengeant des ennuis qu'on lui +imposait. Pendant un quart d'heure, il fut terrible pour ses amis, dont +il venait d'écouter les histoires avec tant de complaisance. Il alla si +loin, il se montra si dur pour la jolie Mme Bouchard, que les yeux de la +jeune femme s'emplirent de larmes, sans qu'elle cessât de sourire. Les +amis riaient, accoutumés à ces coups de massue. Jamais leurs affaires +n'allaient mieux qu'aux heures où Rougon s'exerçait les poings sur leur +nuque.</p> + +<p>A ce moment, on frappa un coup discret à la porte.</p> + +<p>«Non, non, n'ouvrez pas, cria-t-il à Delestang qui se dérangeait. Est-ce +qu'on se moque de moi! J'ai déjà la tête cassée.» Et, comme on +ébranlait la porte plus violemment:</p> + +<p>«Ah! si je restais, dit-il entre ses dents, comme je flanquerais ce +Merle dehors!» On ne frappa plus. Mais, tout d'un coup, dans un angle du +cabinet, une petite porte s'ouvrit, donnant passage à une énorme jupe +de soie bleue, qui entra à reculons. Et cette jupe, très claire, très +ornée de nœuds de ruban, demeura là un instant, à moitié dans la pièce, +sans qu'on vît autre chose. Une voix de femme, toute fluette, parlait +vivement au-dehors.</p> + +<p>«Monsieur Rougon!» appela la dame, en montrant enfin son visage.</p> + +<p>C'était Mme Correur, avec un chapeau garni d'une botte de roses. Rougon, +qui s'avançait, les poings fermés, furieux, plia les épaules et vint +serrer la main de la nouvelle venue, en faisant le gros dos.</p> + +<p>«Je demandais à Merle comment il se trouvait ici, dit Mme Correur, en +couvant d'un regard tendre le grand diable d'huissier, debout et +souriant devant elle. Et vous, monsieur Rougon, êtes-vous content de +lui?</p> + +<p>—Mais oui, certainement», répondit Rougon d'une façon aimable.</p> + +<p>Merle gardait son sourire béat, les yeux fixés sur le cou gras de Mme +Correur. Elle se rengorgeait, elle ramenait de la main les frisures de +ses tempes.</p> + +<p>«Voilà qui va bien, mon garçon, reprit-elle. Quand je place quelqu'un, +j'aime que tout le monde soit satisfait.... Et si vous aviez besoin de +quelque conseil, venez me voir le matin, vous savez, de huit à neuf. +Allons, soyez sage.» Et elle entra dans le cabinet, en disant à Rougon:</p> + +<p>«Il n'y a rien qui vaille les anciens militaires.» Puis, elle ne le +lâcha pas, elle lui fit traverser toute la pièce, le menant à petits pas +devant la fenêtre, à l'autre bout. Elle le grondait de n'avoir point +ouvert. Si Merle n'avait pas consenti à l'introduire par la petite +porte, elle serait donc restée dehors? Dieu savait pourtant si elle +avait besoin de le voir! car, enfin, il ne pouvait pas s'en aller ainsi, +sans lui dire où en étaient ses pétitions.</p> + +<p>Elle sortit de sa poche un petit carnet, très riche, recouvert de moire +rose.</p> + +<p>«Je n'ai vu le Moniteur qu'après mon déjeuner, dit-elle. J'ai pris tout +de suite un fiacre... voyons, où en est l'affaire de Mme Leturc, la +veuve du capitaine, qui demande un bureau de tabac. Je lui ai promis un +résultat pour la semaine prochaine.... Et l'affaire de cette demoiselle, +vous savez, Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que +son séducteur, un officier, consent à épouser, si quelque âme honnête +veut bien avancer la dot réglementaire. Nous avions pensé à +l'impératrice.... Et toutes ces dames, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme +Jalaguier, qui attendent depuis des mois?» Rougon, paisiblement, donnait +des réponses, expliquant les retards, descendait dans les détails les +plus minutieux. Il fit pourtant comprendre à Mme Correur qu'elle devait +à présent compter beaucoup moins sur lui. Alors, elle se désola. Elle +était si heureuse de rendre service! Qu'allait-elle devenir, avec toutes +ces dames?</p> + +<p>Et elle en arriva à parler de ses affaires personnelles, que Rougon +connaissait bien. Elle répétait qu'elle était une Martineau, des +Martineau de Coulonges, une bonne famille de Vendée, où l'on pouvait +citer jusqu'à sept notaires de père en fils. Jamais elle ne s'expliquait +nettement sur son nom de Correur. A l'âge de vingt-quatre ans, elle +s'était enfuie avec un garçon boucher, à la suite de tout un été de +rendez-vous, sous un hangar.</p> + +<p>Son père avait agonisé pendant six mois sous le coup de ce scandale, une +monstruosité dont le pays s'entretenait toujours. Depuis ce temps, elle +vivait à Paris, comme morte pour sa famille. Dix fois, elle avait écrit +à son frère, maintenant à la tête de l'étude, sans pouvoir obtenir de +lui une réponse; et elle accusait de ce silence sa belle-sœur, «une +femme à curés, qui menait par le bout du nez cet imbécile de Martineau», +disait-elle. Une de ses idées fixes était de retourner là-bas, comme Du +Poizat, pour s'y montrer en femme cossue et respectée.</p> + +<p>«J'ai encore écrit, il y a huit jours, murmura-t-elle; je parie qu'elle +jette mes lettres au feu.... Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait +bien qu'elle m'ouvrît la maison toute grande. Ils n'ont pas d'enfant, +j'aurais des affaires d'intérêt à régler.... Martineau a quinze ans de +plus que moi, et il est goutteux, m'a-t-on dit.» Puis, elle changea +brusquement de voix, elle reprit:</p> + +<p>«Enfin, ne pensons pas à tout cela.... C'est pour vous qu'il s'agit de +travailler à cette heure, n'est-ce pas, Eugène? On travaillera, vous +verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pour que nous soyons quelque +chose... vous vous souvenez, en 51?» Rougon sourit. Et, comme elle lui +serrait maternellement les deux mains, il se pencha à son oreille et +murmura:</p> + +<p>«Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d'être raisonnable. Est-ce qu'il +ne s'est pas avisé, l'autre semaine, après s'être fait mettre au poste, +de donner mon nom pour que j'aille le réclamer!» Mme Correur promit de +parler à Gilquin, un de ses anciens locataires, du temps où Rougon +logeait à l'hôtel Vaneau, garçon précieux à l'occasion, mais d'un +débraillé très compromettant.</p> + +<p>«J'ai un fiacre en bas, je me sauve», dit-elle avec un sourire, tout +haut, en gagnant le milieu du cabinet.</p> + +<p>Et elle resta pourtant quelques minutes encore, désireuse de voir la +bande s'en aller en même temps qu'elle.</p> + +<p>Pour décider le mouvement de retraite, elle offrit même de prendre +quelqu'un avec elle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et +il fut convenu que le petit Auguste monterait à côté du cocher. Alors, +commença une grande distribution de poignées de main. Rougon s'était mis +près de la porte, ouverte toute grande. En passant devant lui, chacun +avait une dernière phrase de condoléance. M. Kahn, Du Poizat et le +colonel allongèrent le cou, lui lâchèrent tout bas un mot dans +l'oreille, pour qu'il ne les oubliât pas. Les Charbonnel étaient déjà +sur la première marche de l'escalier, et Mme Correur causait avec Merle, +au fond de l'anti-chambre, pendant que Mme Bouchard, attendue à quelques +pas par son mari et par M. d'Escorailles, s'attardait encore devant +Rougon, très gracieuse, très douce, lui demandant à quelle heure elle +pourrait le voir, rue Marbeuf, tout seul, parce qu'elle était trop bête +quand il y avait du monde. Mais le colonel, en l'entendant demander +cela, revint brusquement; les autres le suivirent, il y eut une rentrée +générale.</p> + +<p>«Nous irons tous vous voir, criait le colonel.</p> + +<p>—Il ne faut pas que vous vous enterriez», disaient plusieurs voix.</p> + +<p>M. Kahn réclama du geste le silence. Puis, il lança la fameuse phrase:</p> + +<p>«Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à vos amis et à la +France.» Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut un +gros soupir de soulagement. Delestang, qu'il avait oublié, sortit alors +de derrière le tas de cartons, à l'abri duquel il venait d'achever le +classement des papiers, en ami consciencieux. Il était un peu fier de sa +besogne. Lui, agissait, pendant que les autres parlaient.</p> + +<p>Aussi reçut-il avec une véritable jouissance les remerciements très vifs +du grand homme. Il n'y avait que lui pour rendre service; il possédait +un esprit d'ordre, une méthode de travail qui le mèneraient loin; et +Rougon trouva encore plusieurs autres choses flatteuses, sans qu'on pût +savoir s'il ne se moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d'œil +dans tous les coins:</p> + +<p>«Mais voilà qui est fini, je crois, grâce à vous.... Il n'y a plus qu'à +donner l'ordre à Merle de me faire porter ces paquets-là chez moi.» Il +appela l'huissier, lui indiqua ses papiers personnels. A toutes les +recommandations, l'huissier répondait:</p> + +<p>«Oui, monsieur le président.</p> + +<p>—Eh! animal, finit par crier Rougon agacé, ne m'appelez donc plus +président, puisque je ne le suis plus.» Merle s'inclina, fit un pas vers +la porte, et resta là, à hésiter. Il revint, disant:</p> + +<p>«Il y a en bas une dame à cheval qui demande monsieur.... Elle a dit en +riant qu'elle monterait bien avec le cheval, si l'escalier était assez +large.... C'est seulement pour serrer la main à monsieur.» Rougon +fermait déjà les poings, croyant à une plaisanterie. Mais Delestang, qui +était allé regarder par une fenêtre du palier, accourut en murmurant, +l'air très ému:</p> + +<p>«Mademoiselle Clorinde!» Alors, Rougon fit répondre qu'il descendait. +Puis, comme Delestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda, +les sourcils froncés, d'un air soupçonneux, frappé de son émotion. +«Méfiez-vous des femmes», répéta-t-il.</p> + +<p>Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet.</p> + +<p>Par les trois fenêtres, laissées ouvertes, le plein jour entrait, +éclairant crûment les cartonniers éventrés, les tiroirs épars, les +paquets ficelés et entassés au milieu du tapis. Le cabinet semblait tout +grand, tout triste. Au fond de la cheminée, les tas de papiers brûlés, à +poignées, ne laissaient qu'une petite pelletée de cendre noire. Comme il +fermait la porte, la bougie, oubliée sur un coin du bureau, s'éteignit +en faisant éclater la bobèche de cristal, dans le silence de la pièce +vide.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#table">III</a></h2> + + +<p>C'était l'après-midi, vers quatre heures, que Rougon allait parfois +passer un instant chez la comtesse Balbi.</p> + +<p>Il s'y rendait en voisin, à pied. La comtesse habitait un petit hôtel, à +quelques pas de la rue Marbeuf, sur l'avenue des Champs-Elysées. +D'ailleurs, elle était rarement chez elle; et, quand elle s'y trouvait +par hasard, elle était couchée, elle se faisait excuser. Cela +n'empêchait pas l'escalier du petit hôtel d'être plein d'un vacarme de +visiteurs bruyants, ni les portes des salons de battre à toute volée. Sa +fille Clorinde recevait dans une galerie, une sorte d'atelier de +peintre, donnant sur l'avenue par de larges baies vitrées.</p> + +<p>Pendant près de trois mois, Rougon, avec sa brutalité d'homme chaste, +avait fort mal répondu aux avances de ces dames, qui s'étaient fait +présenter à lui, dans un bal, au ministère des Affaires étrangères. Il +les rencontrait partout, souriant l'une et l'autre du même sourire +engageant, la mère toujours muette, la fille parlant haut, lui plantant +son regard droit dans les yeux. Et il tenait bon, il les évitait, +battait des paupières pour ne pas les voir, refusait les invitations +qu'elles lui adressaient. Puis, obsédé, poursuivi jusque dans sa maison, +devant laquelle Clorinde affectait de passer à cheval, il prit des +renseignements avant de se risquer chez elles.</p> + +<p>A la légation d'Italie, on lui parla de ces dames en termes très +favorables: le comte Balbi avait réellement existé; la comtesse +conservait de grandes relations à Turin; la fille, enfin, était encore +sur le point, l'année précédente, d'épouser un petit prince allemand. +Mais, chez la duchesse Sanquirino, à laquelle il s'adressa ensuite, les +histoires changèrent. Là, on lui affirma que Clorinde était née deux ans +après la mort du comte; d'ailleurs, il courait une légende très +compliquée sur le ménage Balbi, le mari et la femme ayant passé par une +foule d'aventures, des débordements mutuels, un divorce prononcé en +France, un raccommodement survenu en Italie, qui les avait fait vivre +dans une sorte de concubinage. Un jeune attaché d'ambassade, très au +courant de ce qui se passait à la cour du roi Emmanuel-Victor, fut plus +net encore: selon lui, si la comtesse gardait là-bas de l'influence, +elle la devait à une ancienne liaison avec un très haut personnage; et +il laissait entendre qu'elle serait restée à Turin, sans certain +scandale énorme, sur lequel il ne put s'expliquer. Rougon, gagné peu à +peu par l'intérêt de cette enquête, alla jusqu'à la préfecture de +police, où il ne trouva rien de précis; les dossiers des deux étrangères +les donnaient simplement comme des femmes menant un grand train, sans +qu'on leur connût une fortune solide. Elles disaient posséder des biens +en Piémont. La vérité était qu'il se produisait parfois des trous +brusques dans leur luxe; alors, elles disparaissaient tout d'un coup, +pour reparaître bientôt avec une splendeur nouvelle. En somme, on ne +savait rien sur leur compte, on préférait ne rien savoir. Elles +fréquentaient le meilleur monde, leur maison était acceptée comme un +terrain neutre, où l'on tolérait l'excentricité de Clorinde, à titre de +fleur étrangère. Rougon se décida à voir ces dames.</p> + +<p>A la troisième visite, la curiosité du grand homme avait grandi. Il +était de sens épais, très longs à s'éveiller.</p> + +<p>Ce qui l'attira d'abord dans Clorinde, ce fut cette pointe d'inconnu, +toute une vie passée, toute une idée fixe d'avenir, qu'il croyait lire +au fond de ses larges yeux de jeune déesse. On lui avait conté bien des +anecdotes abominables, une première faiblesse pour un cocher, et plus +tard un marché passé avec un banquier, qui aurait payé la fausse +virginité de la demoiselle du petit hôtel des Champs-Élysées. Mais, à +certaines heures, elle lui semblait si enfant, qu'il doutait, se +promettant de la confesser, revenant pour avoir le mot de cette étrange +fille, dont l'énigme vivante finissait par l'occuper autant qu'un +problème délicat de haute politique. Il avait vécu jusque-là dans le +dédain des femmes, et la première sur laquelle il tombait, était certes +la machine la plus compliquée qu'on pût imaginer.</p> + +<p>Le lendemain du jour où Clorinde était allée, au trot de son cheval de +louage, lui porter une poignée de main de condoléance, à la porte du +Conseil d'État, Rougon lui rendit une visite, qu'elle avait d'ailleurs +exigée solennellement. Elle devait, disait-elle, lui montrer quelque +chose qui le tirerait de ses humeurs noires. Il l'appelait en riant +«son vice»; il s'oubliait volontiers chez elle, amusé, chatouillé, +l'esprit en éveil, d'autant plus qu'il l'épelait encore, aussi peu +avancé que le premier jour.</p> + +<p>Comme il tournait le coin de la rue Marbeuf, il jeta un coup d'œil dans +la rue du Colisée, sur l'hôtel habité par Delestang, qu'il croyait avoir +déjà surpris plusieurs fois le visage entre les persiennes entrebâillées +de son cabinet, à guetter, de l'autre côté de l'avenue, les fenêtres de +Clorinde; mais les persiennes étaient closes, Delestang devait être +parti le matin pour sa ferme-modèle de la Chamade.</p> + +<p>La porte de l'hôtel Balbi était toujours grande ouverte. Rougon, au bas +de l'escalier, rencontra une petite femme noire, mal coiffée, traînant +une robe jaune en loques, qui mordait dans une orange comme dans une +pomme.</p> + +<p>«Antonia, est-ce que votre maîtresse est chez elle?» lui demanda-t-il.</p> + +<p>Elle ne répondit pas, la bouche pleine, agitant la tête violemment, avec +un rire. Elle avait les lèvres toutes barbouillées du jus de l'orange; +elle rapetissait ses petits yeux, pareils à deux gouttes d'encre sur sa +peau brune..</p> + +<p>Rougon monta, habitué déjà au service débraillé de la maison. Dans +l'escalier, il croisa un grand diable de domestique, à mine de bandit, à +longue barbe noire, qui le regarda tranquillement, sans lui céder le +côté de la rampe. Puis, sur le palier du premier étage, il se trouva +seul, en face de trois portes ouvertes. Celle de gauche donnait dans la +chambre de Clorinde. Il eut la curiosité d'allonger la tête. Bien qu'il +fût quatre heures, la chambre n'était pas encore faite; un paravent, +devant le lit, en cachait à demi les couvertures pendantes; et, jetés +sur le paravent, les jupons de la veille séchaient, tout crottés par le +bas. Devant la fenêtre, la cuvette, pleine d'eau savonneuse, traînait à +terre, tandis que le chat de la maison, un chat gris, dormait pelotonné +au milieu d'un tas de vêtements.</p> + +<p>C'était au second étage que Clorinde se tenait habituellement, dans +cette galerie dont elle avait fait successivement un atelier, un fumoir, +une serre chaude et un salon d'été. A mesure que Rougon montait, il +entendait grandir un vacarme de voix, de rires aigus, de meubles +renversés. Et, quand il fut devant la porte, il finit par distinguer +qu'un piano poitrinaire menait le tapage, pendant qu'une voix chantait. +Il frappa à deux reprises, sans recevoir de réponse. Alors, il se décida +à entrer.</p> + +<p>«Ah! bravo, bravo, le voilà!» cria Clorinde en frappant dans ses mains.</p> + +<p>Lui, difficile d'ordinaire à décontenancer, resta un instant sur le +seuil, timidement. Devant le vieux piano, qu'il tapait avec furie, pour +en tirer des sons moins grêles, se tenait le chevalier Rusconi, le légat +d'Italie, un beau brun, diplomate grave à ses heures. Au milieu de la +pièce, le député La Rouquette valsait avec une chaise, dont il serrait +amoureusement le dossier entre ses bras, si emporté par son élan, qu'il +avait jonché le parquet des sièges culbutés. Et, dans la lumière crue +d'une des baies, en face d'un jeune homme qui la dessinait au fusain sur +une toile blanche Clorinde, debout au milieu d'une table, posait en +Diane chasseresse, les cuisses nues, les bras nus, la gorge nue, toute +nue, l'air tranquille. Sur un canapé, trois messieurs très sérieux +fumaient de gros cigares en la regardant, les jambes croisées, sans rien +dire.</p> + +<p>«Attendez, ne bougez pas! cria le chevalier Rusconi à Clorinde qui +allait sauter de la table. Je vais faire les présentations.» Et, suivi +de Rougon, il dit plaisamment, en passant devant M. La Rouquette, tombé +hors d'haleine dans un fauteuil:</p> + +<p>«M. La Rouquette, que vous connaissez. Un futur ministre.»</p> + +<p>Puis, s'approchant du peintre, il continua:</p> + +<p>«M. Luigi Pozzo, mon secrétaire. Diplomate, peintre, musicien et +amoureux.» Il oubliait les trois messieurs sur le canapé. Mais, en se +tournant, il les aperçut; et il quitta son ton plaisant, il s'inclina de +leur côté, en murmurant d'une voix cérémonieuse:</p> + +<p>«M. Brambilla, M. Staderino, M. Viscardi, tous trois réfugiés +politiques.» Les trois Vénitiens, sans lâcher leurs cigares, saluèrent. +Le chevalier Rusconi retournait au piano, lorsque Clorinde l'interpella +vivement, en lui reprochant d'être un mauvais maître de cérémonie. Et, à +son tour, montrant Rougon, elle dit simplement, avec une intonation +particulière, très flatteuse:</p> + +<p>«M. Eugène Rougon.» On se salua de nouveau. Rougon, qui avait eu peur, +un moment, de quelque plaisanterie compromettante, fut surpris du tact +et de la dignité brusques de cette grande fille, à demi nue dans son +costume de gaze. Il s'assit, il demanda des nouvelles de la comtesse +Balbi, comme il le faisait d'habitude; il affectait même, à chaque +visite, d'être venu pour la mère, ce qui lui semblait plus convenable.</p> + +<p>«J'aurais été très heureux de lui présenter mes compliments, +ajouta-t-il, selon la formule qu'il avait adoptée pour la circonstance.</p> + +<p>—Mais maman est là!» dit Clorinde en montrant un coin de la pièce, du +bout de son arc en bois doré.</p> + +<p>Et la comtesse, en effet, était là, derrière des meubles, renversée dans +un large fauteuil. Ce fut un étonnement.</p> + +<p>Les trois réfugiés politiques devaient, eux aussi, ignorer sa présence; +ils se levèrent et saluèrent. Rougon alla lui serrer la main. Il se +tenait debout, et elle, toujours allongée, répondait par monosyllabes, +avec ce continuel sourire qui ne la quittait pas, même lorsqu'elle +souffrait. Puis, elle retomba dans son silence, distraite, jetant des +coups d'œil de côté sur l'avenue, où un fleuve de voitures coulait. +Elle s'était sans doute assise là pour voir passer le monde. Rougon la +quitta.</p> + +<p>Cependant, le chevalier Rusconi, assis de nouveau devant le piano, +cherchait un air, tapant doucement les touches, chantonnant à demi-voix +des paroles italiennes. M. La Rouquette s'éventait avec son mouchoir.</p> + +<p>Clorinde, très sérieuse, avait repris sa pose. Et Rougon, dans le +recueillement subit qui s'était fait, marchait à petits pas, de long en +large, regardant les murs. La galerie se trouvait encombrée d'une +étonnante débandade d'objets; des meubles, un secrétaire, un bahut, +plusieurs tables, poussés au milieu, établissaient un labyrinthe +d'étroits sentiers; à une extrémité, des plantes de serre chaude, +reléguées, culbutées les unes contre les autres, agonisaient, avec leurs +palmes vertes pendantes, déjà toutes mangées de rouille; tandis que, à +l'autre bout, s'amoncelait un gros tas de terre glaise séchée, dans +lequel on reconnaissait encore les bras et les jambes émiettés d'une +statue que Clorinde avait ébauchée, mordue un beau jour du caprice +d'être une artiste. La galerie, très vaste, n'avait en réalité de libre +qu'un espace restreint devant une des baies, sorte de vide carré +transformé en petit salon par deux canapés et trois fauteuils +dépareillés. «Vous pouvez fumer», dit Clorinde à Rougon.</p> + +<p>Il remercia; il ne fumait jamais. Elle, sans se retourner, cria: +«Chevalier, faites-moi donc une cigarette. Vous devez avoir du tabac +devant vous, sur le piano.» Et, pendant que le chevalier faisait la +cigarette, le silence recommença. Rougon, contrarié de trouver là tout +ce monde, allait prendre son chapeau. Il revint pourtant devant +Clorinde, la tête levée, souriant:</p> + +<p>«Ne m'avez-vous pas prié de passer pour me montrer quelque chose?» +demanda-t-il.</p> + +<p>Elle ne répondit pas tout de suite, très grave, tout à la pose. Il dut +insister:</p> + +<p>«Qu'est-ce donc, ce que vous vouliez me montrer?</p> + +<p>—Moi!» dit-elle.</p> + +<p>Elle dit cela d'une voix souveraine, sans un geste, campée sur la table, +dans sa pose de déesse. Rougon, très sérieux à son tour, recula d'un +pas, la regarda lentement. Et elle était vraiment superbe, avec son +profil pur, son cou délié, qu'une ligne tombante attachait à ses +épaules. Elle avait surtout cette beauté royale, la beauté du buste. Ses +bras ronds, ses jambes rondes, gardaient un luisant de marbre. Sa hanche +gauche, légèrement avancée, la ployait un peu, la main droite en l'air, +découvrant de l'aisselle au talon une longue ligne puissante et souple, +creusée à la taille, renflée à la cuisse. Elle s'appuyait de l'autre +main sur son arc, de l'air tranquillement fort de la chasseresse +antique, insoucieuse de sa nudité, dédaigneuse de l'amour des hommes, +froide, hautaine, immortelle.</p> + +<p>«Très joli, très joli», murmura Rougon, ne sachant que dire.</p> + +<p>La vérité était qu'il la trouvait gênante, avec son immobilité de +statue. Elle semblait si victorieuse, si certaine d'être classiquement +belle, que, s'il avait osé, il l'aurait critiquée comme un marbre dont +certaines puissances blessaient ses yeux bourgeois; il aurait préféré +une taille plus mince, des hanches moins larges, une poitrine placée +moins bas. Puis, une envie d'homme brutal lui vint, celle de la prendre +au mollet. Il dut s'éloigner davantage, pour ne pas céder à cette envie.</p> + + + +<p>«Vous avez assez vu? demanda Clorinde, toujours sérieuse et convaincue. +Attendez, voici autre chose.» Et, brusquement, elle ne fut plus Diane. +Elle laissa tomber son arc, elle fut Vénus. Les mains rejetées derrière +la tête, nouées dans son chignon, le buste renversé à demi, haussant les +pointes des seins, elle souriait, ouvrait à demi les lèvres, égarait son +regard, la face comme noyée tout d'un coup dans du soleil. Elle +paraissait plus petite, avec des membres plus gras, toute dorée d'un +frisson de désir, dont il semblait voir passer les moires chaudes sur sa +peau de satin. Elle était pelotonnée, s'offrant, se faisant désirable, +d'un air d'amante soumise qui veut être prise entière dans un +embrassement.</p> + +<p>M. Brambilla, M. Staderino et M. Viscardi, sans quitter leur raideur +noire de conspirateurs, l'applaudirent gravement.</p> + +<p>«Brava! brava! brava!»</p> + +<p>M. La Rouquette éclatait d'enthousiasme, tandis que le chevalier +Rusconi, qui s'était rapproché de la table, pour tendre la cigarette à +la jeune fille, restait là, le regard pâmé, avec un léger balancement de +la tête, comme s'il battait le rythme de son admiration.</p> + +<p>Rougon ne dit rien. Il noua si fortement ses mains, que les doigts +craquèrent. Un léger frisson venait de lui courir de la nuque aux +talons. Alors, il ne songea plus à s'en aller, il s'installa. Mais elle, +déjà, avait repris son grand corps libre, riant très fort, fumant sa +cigarette, avec un retroussement cavalier des lèvres. Elle racontait +qu'elle aurait adoré jouer la comédie; elle aurait tout su rendre, la +colère, la tendresse, la pudeur, l'effroi; et, d'une attitude, d'un jeu +de physionomie, elle indiquait des personnages. Puis tout d'un coup:</p> + +<p>«Monsieur Rougon, voulez-vous que je vous fasse, lorsque vous parlez à +la Chambre?» Elle se gonfla, se rengorgea, en soufflant, en lançant les +poings en avant, avec une mimique si drôle, si vraie dans la charge, que +tout le monde se pâma. Rougon riait comme un enfant; il la trouvait +adorable, très fine et très inquiétante.</p> + +<p>«Clorinda, Clorinda», murmura Luigi, en tapant de petits coups +d'appui-main sur son chevalet.</p> + +<p>Elle remuait tellement, qu'il ne pouvait plus travailler. Il avait lâché +le fusain, pour étaler de minces couleurs sur la toile, d'un air +appliqué d'écolier. Il restait grave, au milieu des rires, levant des +yeux de flamme sur la jeune fille, regardant d'un air terrible les +hommes avec lesquels elle plaisantait. C'était lui qui avait eu l'idée +de la peindre vêtue de ce costume de Diane chasseresse, dont tout Paris +causait, depuis le dernier bal de la légation. Il se disait son cousin, +parce qu'ils étaient nés dans la même rue, à Florence.</p> + +<p>«Clorinda! répéta-t-il d'un ton de colère.</p> + +<p>—Luigi a raison, dit-elle. Vous n'êtes pas raisonnables, messieurs; +vous faites un bruit!... Travaillons, travaillons.» Et elle se campa de +nouveau dans sa pose olympienne. Elle redevint un beau marbre. Ces +messieurs restèrent à leur place, immobiles, comme cloués. M. La +Rouquette hasardait seul, sur le bras de son fauteuil, un roulement de +tambour discret, du bout des doigts. Rougon, le dos renversé, regardait +Clorinde, peu à peu songeur, envahi d'une rêverie, dans laquelle la +jeune fille grandissait démesurément. C'était, tout de même, une +étrange mécanique qu'une femme. Jamais il n'avait eu l'idée d'étudier +cela. Il commençait à entrevoir des complications extraordinaires. Un +instant, il eut l'intuition très nette de la puissance de ces épaules +nues, capables d'ébranler un monde. Clorinde, dans ses regards +brouillés, s'élargissait toujours, lui bouchait toute la baie, de sa +taille de statue géante. Mais il battit des paupières, il la retrouva, +bien moins grosse que lui, sur la table. Alors, il eut un sourire; s'il +l'avait voulu, il l'aurait fouettée comme une petite fille; et il resta +surpris d'en avoir eu peur un moment.</p> + +<p>Cependant, à l'autre bout de la galerie, un petit bruit de voix montait. +Rougon prêta l'oreille par habitude, mais il n'entendit qu'un murmuré +rapide de syllabes italiennes. Le chevalier Rusconi, qui venait de se +glisser derrière les meubles, s'appuyait d'une main au dossier du +fauteuil de la comtesse, penché respectueusement vers elle, paraissant +lui conter quelque affaire avec de longs détails. La comtesse se +contentait d'approuver de la tête. Une fois, pourtant, elle eut un signe +violent de dénégation, et le chevalier se pencha davantage, l'apaisa de +sa voix chantante, qui coulait avec un gazouillis d'oiseau. Rougon, +grâce à sa connaissance du provençal, finit par surprendre quelques mots +qui le rendirent grave.</p> + +<p>«Maman, cria brusquement Clorinde, est-ce que tu as montré au chevalier +la dépêche d'hier soir?</p> + +<p>—Une dépêche!» répéta tout haut le chevalier.</p> + +<p>La comtesse avait tiré d'une de ses poches un paquet de lettres, dans +lequel elle chercha longtemps. Enfin elle lui remit un bout de papier +bleu, très chiffonné. Dès qu'il l'eut parcouru, il eut un geste +d'étonnement et de colère:</p> + +<p>«Comment! s'écria-t-il en français, oubliant le monde qui était là, vous +savez cela depuis hier! Mais je n'ai eu la nouvelle que ce matin, moi!» +Clorinde éclata d'un beau rire, ce qui acheva de le fâcher.</p> + +<p>«Et madame la comtesse me laisse lui conter l'affaire tout au long, +comme si elle l'ignorait!... Allons, puisque le siège de la légation est +ici, je viendrai chaque jour y dépouiller la correspondance.»</p> + +<p>La comtesse souriait. Elle fouilla encore dans son paquet de lettres; +elle prit un second papier, qu'elle lui fit lire. Cette fois, il parut +très satisfait. Et la conversation à voix basse recommença. Il avait +retrouvé son sourire respectueux. En quittant la comtesse, il lui baisa +la main.</p> + +<p>«Voilà les affaires sérieuses terminées», dit-il à demi-voix, en venant +se rasseoir devant le piano.</p> + +<p>Il tapa à tour de bras une ronde canaille, très populaire cette +année-là. Puis, tout d'un coup, ayant regardé l'heure, il courut prendre +son chapeau.</p> + +<p>«Vous partez?» demanda Clorinde.</p> + +<p>Elle l'appela du geste, s'appuya sur son épaule, pour lui parler à +l'oreille. Il hochait la tête, en riant. Il murmurait:</p> + +<p>«Très fort, très fort.... J'écrirai ça là-bas.» Et il sortit, après +avoir salué. Luigi, d'un coup d'appui-main, avait fait relever +Clorinde, accroupie sur la table. Sans doute le fleuve de voitures +coulant le long de l'avenue finissait par ennuyer la comtesse, car elle +tira un cordon de sonnette, derrière elle, dès qu'elle eut perdu de vue +le coupé du chevalier, noyé au milieu des landaus descendant du Bois. Ce +fut le grand diable de domestique, à figure de bandit, qui entra, en +laissant la porte ouverte. La comtesse s'abandonna à son bras, traversa +lentement la pièce, au milieu de ces messieurs, debout, inclinés devant +elle. Elle répondait de la tête, avec son sourire. Puis, sur le seuil, +elle se tourna, elle dit à Clorinde:</p> + +<p>«J'ai ma migraine, je vais me coucher un peu.</p> + +<p>—Flaminio, cria la jeune fille au domestique qui emportait sa mère, +mettez-lui un fer chaud aux pieds!» Les trois réfugiés politiques ne se +rassirent pas. Ils demeurèrent encore là, un instant, sur une même +ligne, achevant de mâchonner leurs cigares, qu'ils jetèrent dans un +coin, derrière le tas de terre glaise, du même geste correct et précis. +Et ils défilèrent devant Clorinde, ils s'en allèrent, en procession.</p> + +<p>«Mon Dieu! disait M. La Rouquette, qui venait d'entamer une conversation +sérieuse avec Rougon, je sais bien que cette question des sucres est +très importante. Il s'agit de toute une branche de l'industrie +française. Le malheur est que personne, à la Chambre, ne me paraît avoir +étudié la matière à fond.» Rougon, qu'il ennuyait, ne répondait plus que +par des hochements de tête. Le jeune député se rapprocha, continua, en +donnant à sa figure poupine une subite gravité.</p> + +<p>«Moi, j'ai un oncle dans les sucres. Il a une des plus riches +raffineries de Marseille.... Eh bien, je suis allé passer trois mois +chez lui. J'ai pris des notes, oh! beaucoup de notes. Je causais avec +les ouvriers, je me mettais au courant, enfin!... Vous comprenez, je +voulais parler à la Chambre...» Il posait devant Rougon, il se donnait +un mal énorme pour entretenir celui-ci des seuls objets qu'il croyait +devoir l'intéresser, très désireux d'ailleurs de se montrer à lui sous +un jour d'homme politique solide.</p> + +<p>«Et vous n'avez pas parlé? interrompit Clorinde, que la présence de M. +La Rouquette semblait impatienter.</p> + +<p>—Non, je n'ai pas parlé, reprit-il d'une voix ralentie, j'ai cru devoir +ne pas parler.... Au dernier moment, j'ai eu peur que mes chiffres ne +fussent pas bien exacts.» Rougon le regarda entre les deux yeux, en +disant gravement: «Savez-vous le nombre de morceaux de sucre que l'on +consomme par jour, au café Anglais?»</p> + +<p>M. La Rouquette resta un moment ahuri, les yeux écarquillés. Puis, il +partit d'un éclat de rire:</p> + +<p>«Ah! très joli! très joli! cria-t-il. Je comprends, vous plaisantez.... +Mais c'est la question du sucre, cela; moi, je parlais de la question +des sucres.... Très joli! Vous me permettez de répéter le mot, n'est-ce +pas?» Il avait de légers bonds de jouissance, au fond de son fauteuil. +Il reprit sa figure rose, mis à l'aise, cherchant des mots légers. Mais +Clorinde l'attaqua sur les femmes. Elle l'avait encore vu +l'avant-veille, aux Variétés, avec une petite blonde, très laide, +ébouriffée comme un caniche. D'abord, il nia. Vexé ensuite de la façon +cruelle dont elle traitait «le petit caniche», il s'oublia, il défendit +cette dame, une personne très comme il faut, qui n'était pas si mal que +cela; et il lui parla de ses cheveux, de sa taille, de sa jambe. +Clorinde devint terrible. M. La Rouquette finit par crier:</p> + +<p>«Elle m'attend, et j'y vais.» Alors, quand il eut refermé la porte, la +jeune fille battit des mains, triomphante, répétant:</p> + +<p>«Le voilà parti, bon voyage!» Et elle sauta vivement de la table, elle +courut à Rougon, auquel elle donna ses deux mains. Elle se faisait très +douce, elle était bien contrariée qu'il ne l'eût pas trouvée seule. +Comme elle avait eu de la peine à renvoyer tout ce monde! Les gens ne +comprenaient pas, vraiment! Ce La Rouquette, avec ses sucres, était-il +assez ridicule! Mais maintenant, peut-être, on n'allait plus les +déranger, ils pourraient causer: Elle devait avoir tant de choses à lui +dire! Tout en parlant, elle le conduisait vers un canapé. Il s'était +assis, sans lui lâcher les mains, lorsque Luigi donna des coups secs +d'appui-main, en répétant sur un ton fâché:</p> + +<p>«Clorinda! Clorinda!</p> + +<p>—Tiens! c'est vrai, le portrait!» dit-elle en riant.</p> + +<p>Elle échappa à Rougon, alla se pencher derrière le peintre, d'un air +souple de caresse. Oh! que c'était joli, ce qu'il avait fait! Cela +venait très bien. Mais, réellement, elle était un peu fatiguée; et elle +demandait un quart d'heure de repos. D'ailleurs, il pouvait faire le +costume; elle n'avait pas besoin de poser pour le costume.</p> + +<p>Luigi jetait des regards luisants sur Rougon, continuait à murmurer des +paroles maussades. Alors, très vite, elle lui parla en italien, les +sourcils froncés, sans cesser de sourire. Et il se tut, il promena de +nouveau son pinceau, maigrement.</p> + +<p>«Je ne mens pas, reprit-elle en revenant s'asseoir près de Rougon, j'ai +la jambe gauche tout engourdie.» Elle se donna des tapes sur la jambe +gauche, pour faire circuler le sang, disait-elle sous la gaze, on +voyait la tache rose des genoux. Cependant, elle avait oublié qu'elle +était nue. Elle se penchait vers lui, sérieuse, s'éraflant la peau de +l'épaule contre le gros drap de son paletot. Mais, tout d'un coup, un +bouton qu'elle rencontra, lui fit passer un grand frisson sur la gorge. +Elle se regarda, devint très rouge. Et, vivement, elle alla prendre un +lambeau de dentelle noire, dans lequel elle s'enveloppa.</p> + +<p>«J'ai un peu froid», dit-elle, après avoir roulé devant Rougon un +fauteuil, dans lequel elle s'assit.</p> + +<p>Elle ne montrait plus sous la dentelle que les bouts de ses poignets +nus. Elle s'était noué le lambeau au cou, de façon à s'en faire une +énorme cravate, au fond de laquelle elle enfonçait le menton. +Là-dedans, le buste entièrement noyé, elle restait toute noire, avec son +visage redevenu pâle et grave.</p> + +<p>«Enfin, que vous est-il arrivé? demanda-t-elle.</p> + +<p>Racontez-moi tout.» Et elle le questionna sur sa disgrâce, avec une +franchise de curiosité filiale. Elle était étrangère, elle se faisait +répéter jusqu'à trois reprises des détails qu'elle disait ne pas +comprendre. Elle l'interrompait par des exclamations en langue +italienne; tandis que, dans ses yeux noirs, il pouvait suivre toute +l'émotion de son récit. Pourquoi s'était-il fâché avec l'empereur? +comment avait-il pu renoncer à une situation si haute? quels étaient +donc ses ennemis, pour qu'il se fût laissé battre ainsi? Et quand il +hésitait, quand elle l'acculait à quelque aveu qu'il ne voulait pas +faire, elle le regardait avec une candeur si affectueuse, qu'il +s'abandonnait, lui racontant les histoires jusqu'au bout. Bientôt, elle +sut sans doute tout ce qu'elle désirait savoir. Elle lança encore +quelques questions, très éloignées du sujet, et dont la singularité +surprit Rougon. Puis, les mains jointes, elle se tut. Elle avait fermé +les yeux. Elle réfléchissait profondément.</p> + +<p>«Eh bien? demanda-t-il en souriant.</p> + +<p>—Rien, murmura-t-elle; ça m'a fait de la peine.» Il fut touché. Il +chercha à lui reprendre les mains; mais elle les enfouit dans la +dentelle, et le silence continua. Au bout de deux grandes minutes, elle +rouvrit les paupières, en disant:</p> + +<p>«Alors, vous avez des projets?» Lui, la regarda fixement. Un soupçon +l'effleurait.</p> + +<p>Mais elle était si adorable maintenant, renversée au fond du fauteuil, +dans une pose languissante, comme si les chagrins de son «bon ami» +l'eussent brisée, qu'il ne s'arrêta pas au léger froid qui venait de +passer sur sa nuque. Elle le flatta beaucoup. Certes, il ne resterait +pas longtemps à l'écart, il redeviendrait le maître quelque jour. Elle +était sûre qu'il devait nourrir de grandes pensées et avoir confiance en +son étoile, car cela se lisait sur son front. Pourquoi ne la prenait-il +pas pour confidente? elle était si discrète, elle serait si heureuse +d'être de moitié dans son avenir? Rougon, grisé, cherchant toujours à +rattraper les petites mains qui s'enfonçaient dans la dentelle, parla +encore, parla toujours, à ce point qu'il lâcha tout, ses espérances, ses +certitudes. Elle ne le poussait plus, le laissant aller, sans un geste, +de peur de l'arrêter. Elle l'examinait, le détaillait membre à membre, +sondant son crâne, pesant ses épaules, mesurant sa poitrine. C'était +décidément un homme solide, qui toute forte qu'elle était, l'aurait +jetée d'un tour de poignet sur son dos, et emportée ainsi sans se gêner, +aussi haut qu'elle aurait voulu.</p> + +<p>Elle s'était soulevée, ouvrant les bras, laissant glisser la dentelle. +Alors, elle reparut, plus nue, tendant la gorge, coulant ses épaules +hors de la gaze, d'un mouvement si souple de chatte amoureuse, qu'elle +sembla jaillir de son corsage. Ce fut une vision brusque, comme une +récompense et une promesse accordées à Rougon.</p> + +<p>Et n'était-ce pas le morceau de dentelle qui avait glissé?</p> + +<p>Elle le ramenait déjà, elle le nouait plus étroitement.</p> + +<p>«Chut! murmura-t-elle, Luigi gronde.» Et elle courut auprès du peintre, +se pencha une seconde fois, lui parlant très vite, dans le cou. Rougon, +quand elle ne fut plus là, toute vibrante, frotta rudement ses mains, +énervé, presque fâché. Elle lui causait à fleur de peau une irritation +extraordinaire. Et il s'injuriait. A vingt ans, il n'aurait pas été plus +bête. Elle venait de le confesser comme un enfant, lui qui depuis deux +mois cherchait à la faire parler, sans tirer d'elle autre chose que de +beaux rires. Elle n'avait eu qu'à lui refuser un instant ses poignets; +il s'était oublié jusqu'à tout dire, pour qu'elle les lui rendît. +Maintenant, cela devenait clair, elle le conquérait, elle discutait s'il +valait encore la peine d'être séduit.</p> + +<p>Rougon eut un sourire d'homme fort. Il la briserait quand il voudrait. +N'était-ce pas elle qui le provoquait?</p> + +<p>Et des pensées malhonnêtes lui venaient, tout un projet de séduction, +dans lequel il la plantait là, après avoir été son maître. En vérité, il +ne pouvait jouer le rôle d'un imbécile avec cette grande fille qui lui +montrait ainsi ses épaules. Pourtant, il n'était plus bien sûr que la +dentelle ne se fût pas dénouée toute seule.</p> + +<p>«Est-ce que vous trouvez que j'ai les yeux gris, vous?» demanda +Clorinde, en se rapprochant.</p> + +<p>Il se leva, la regarda de tout près, sans troubler le calme limpide de +ses yeux. Mais, comme il avançait les mains, elle lui donna une tape. Il +n'avait pas besoin de toucher. Elle était très froide, à présent. Elle +s'enveloppait dans son chiffon, avec une pudeur qui s'alarmait des +moindres trous. Il eut beau la plaisanter, la taquiner; faire mine +d'employer la force, elle se couvrait davantage, poussait de petits +cris, quand il effleurait la dentelle. D'ailleurs, elle ne voulut plus +se rasseoir. «J'aime mieux marcher un peu, disait-elle; ça me dérouille +les jambes.» Alors, il la suivit, ils marchèrent ensemble, de long en +large. Il tâcha de la confesser à son tour. D'ordinaire, elle ne +répondait pas aux questions. Elle avait une causerie à sauts brusques, +coupée d'exclamations, entremêlée d'histoires qu'elle ne finissait +jamais. Comme il l'interrogeait habilement sur une absence de quinze +jours qu'elle avait faite avec sa mère, le mois précédent, elle enfila +une suite interminable d'anecdotes sur ses voyages. Elle était allée +partout, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne; elle avait tout vu. +Puis, c'était une pluie de petites observations puériles sur la +nourriture, sur les modes, sur le temps qu'il faisait. Quelquefois, elle +commençait un récit dans lequel elle se mettait en scène, avec des +personnages connus qu'elle nommait; Rougon tendait l'oreille, croyant +qu'elle allait enfin laisser échapper une confidence; mais le récit +tournait à l'enfantillage, ou bien restait sans dénouement. Ce jour-là +encore, il n'apprit rien. Elle avait sur la face son rire qui la +masquait. Elle demeurait impénétrable, au milieu de son expansion +bavarde. Rougon, assourdi par ces renseignements stupéfiants dont les +uns démentaient les autres, en arrivait à ne plus savoir s'il avait +auprès de lui une bambine de douze ans, innocente jusqu'à la bêtise, ou +quelque femme très savante, retourne à la naïveté par un raffinement.</p> + +<p>Clorinde interrompit une aventure qui lui était arrivée dans une petite +ville d'Espagne, la galanterie d'un voyageur dont elle avait dû accepter +le lit, pendant qu'il dormait sur une chaise.</p> + +<p>«Il ne faut pas retourner aux Tuileries, dit-elle sans transition +aucune. Faites-vous regretter.</p> + +<p>—Merci bien, mademoiselle Machiavel», répondit-il en riant.</p> + +<p>Elle rit plus fort que lui. Mais elle ne continua pas moins à lui donner +des conseils excellents. Et comme il tentait encore de lui pincer les +bras, en manière de jeu, elle se fâcha, elle cria qu'on ne pouvait +causer deux minutes sérieusement. Ah! si elle était un homme! comme elle +saurait faire son chemin! Les hommes avaient si peu de tête!</p> + +<p>«Voyons, racontez-moi les histoires de vos amis», reprit-elle, en +s'asseyant sur le bord de la table, tandis que Rougon restait debout +devant elle.</p> + +<p>Luigi, qui ne les quittait pas du regard, ferma violemment sa boîte à +couleurs.</p> + +<p>«Je m'en vais», dit-il.</p> + +<p>Mais Clorinde courut à lui, le ramena, en jurant qu'elle allait +reprendre la pose. Elle devait avoir peur de rester seule avec Rougon. +Et, comme Luigi cédait, elle cherchait à gagner du temps.</p> + +<p>«Vous me laisserez bien manger quelque chose. J'ai une faim! Oh! deux +bouchées seulement.» Elle ouvrit la porte en criant:</p> + +<p>«Antonia! Antonia!» Et elle donna un ordre en italien. Elle venait de se +rasseoir au bord de la table, lorsque Antonia entra, tenant sur chacune +de ses mains ouvertes une tartine de beurre. La servante les lui tendit, +comme sur un plateau, avec son rire de bête qu'on chatouille, un rire +qui fendait sa bouche rouge dans sa face noire. Puis, elle s'en alla, en +essuyant ses mains contre sa jupe. Clorinde la rappela pour lui demander +un verre d'eau.</p> + +<p>«Voulez-vous partager? dit-elle à Rougon. C'est très bon, le beurre. +Quelquefois, j'y mets du sucre. Mais il ne faut pas toujours être +gourmande.».</p> + +<p>Elle ne l'était guère, en effet. Rougon l'avait surprise, un matin, en +train de manger pour déjeuner un morceau d'omelette froide, cuite de la +veille. Il la soupçonnait d'avarice, un vice italien.</p> + +<p>«Trois minutes, n'est-ce pas, Luigi?» cria-t-elle en mordant à la +première tartine.</p> + +<p>Et revenant à Rougon, toujours debout devant elle, elle demanda:</p> + +<p>«Voyons, M. Kahn, par exemple, quelle est son histoire, comment est-il +député?» Rougon se prêta à ce nouvel interrogatoire, espérant tirer +d'elle quelque confidence forcée. Il la savait très curieuse de la vie +de chacun, l'oreille tendue à toutes les indiscrétions, sans cesse aux +aguets des intrigues compliquées au milieu desquelles elle vivait. Elle +avait le souci des grandes fortunes.</p> + +<p>«Oh! répondit-il en riant, Kahn est né député. Il a dû faire ses dents +sur les bancs de la Chambre. Sous Louis-Philippe, il siégeait déjà au +centre droit, et il soutenait la monarchie constitutionnelle avec une +passion juvénile. Après 48, il est passé au centre gauche, toujours très +passionné, d'ailleurs; il avait écrit une profession de foi républicaine +d'un style superbe. Aujourd'hui, il est revenu au centre droit, il +défend passionnément l'empire.... Au demeurant, est fils d'un banquier +juif de Bordeaux, dirige des hauts fourneaux près de Bressuire, s'est +taillé une spécialité dans les questions financières et industrielles, +vit assez médiocrement en attendant la grosse fortune qu'il fera un +jour, a été promu au grade d'officier le 15 août dernier...» Et Rougon +cherchait, les regards perdus.</p> + +<p>«Je n'oublie rien, je crois.... Non, il n'a pas d'enfant...</p> + +<p>—Comment! il est marié!» s'écria Clorinde.</p> + +<p>Elle eut un geste pour dire que M. Kahn ne l'intéressait plus. C'était +un sournois; jamais il n'avait montré sa femme. Alors, Rougon lui +expliqua que Mme Kahn vivait à Paris, très retirée. Puis, sans attendre +une interrogation, il reprit:</p> + +<p>«Voulez-vous la biographie de Béjuin, maintenant?</p> + +<p>—Non, non», dit la jeune fille.</p> + +<p>Mais il continua quand même:</p> + +<p>«Il sort de l'École polytechnique. Il a écrit des brochures que personne +n'a lues. Il dirige la cristallerie de Saint-Florent, à trois lieues de +Bourges.... C'est le préfet du Cher qui l'a inventé...</p> + +<p>—Taisez-vous donc! cria-t-elle.</p> + +<p>—Un digne homme, votant bien, ne parlant jamais, très patient, +attendant qu'on songe à lui, toujours là à vous regarder pour qu'on ne +l'oublie pas.... Je l'ai fait nommer chevalier...» Elle dut lui mettre +la main sur la bouche, se fâchant, disant:</p> + +<p>«Eh! il est marié, aussi, celui-là! il n'est pas drôle!...</p> + +<p>J'ai vu sa femme chez vous, un paquet! Elle m'a invitée à aller visiter +leur cristallerie, à Bourges.» D'une bouchée, elle acheva sa première +tartine. Puis, elle but une grande gorgée d'eau. Ses jambes pendaient, +au bord de la table; et, un peu tassée sur les reins, le cou plié en +arrière, elle les balançait, d'un mouvement machinal dont Rougon suivait +le rythme. A chaque va-et-vient, les mollets se renflaient, sous la +gaze.</p> + +<p>«Et M. Du Poizat? demanda-t-elle, après un silence.</p> + +<p>—Du Poizat a été sous-préfet», répondit-il simplement.</p> + +<p>Elle le regarda, surprise de la brièveté de l'histoire.</p> + +<p>«Je le sais bien, dit-elle. Ensuite?</p> + +<p>—Ensuite, il sera préfet plus tard, et alors on le décorera.» Elle +comprit qu'il ne voulait pas en dire davantage.</p> + +<p>D'ailleurs, elle avait jeté le nom de Du Poizat négligemment. +Maintenant, elle cherchait ces messieurs sur ses doigts; elle partait du +pouce, elle murmurait:</p> + +<p>«M. d'Escorailles: il n'est pas sérieux, il aime toutes les femmes.... +M. La Rouquette: inutile, je le connais trop bien.... M. de Combelot: +encore un qui est marié...» Et, comme elle s'arrêtait à l'annulaire, ne +trouvant plus personne, Rougon lui dit, en la regardant fixement:</p> + +<p>«Vous oubliez Delestang.</p> + +<p>—Vous avez raison! cria-t-elle. Parlez-moi donc de celui-là!</p> + +<p>—C'est un bel homme, reprit-il sans la quitter des yeux. Il est fort +riche. Je lui ai toujours prédit un grand avenir.» Il continua sur ce +ton, outrant les éloges, doublant les chiffres. La ferme-modèle de la +Chamade valait deux millions. Delestang serait certainement ministre un +jour. Mais elle gardait aux lèvres une moue dédaigneuse.</p> + +<p>«Il est bien bête, finit-elle par murmurer.</p> + +<p>—Dame!» dit Rougon avec un fin sourire.</p> + +<p>Il paraissait ravi du mot qu'elle venait de laisser échapper. Alors, par +un de ces sauts brusques qui lui étaient familiers, elle posa une +nouvelle question, en le regardant à son tour fixement.</p> + +<p>«Vous devez joliment connaître M. de Marsy?</p> + +<p>—Oui, oui, nous nous connaissons», dit-il sans broncher comme amusé +davantage par ce qu'elle lui demandait là.</p> + +<p>Mais il redevint sérieux. Il fut très digne, très juste.</p> + +<p>«C'est un homme d'une intelligence extraordinaire, expliqua-t-il. Je +m'honore de l'avoir pour ennemi.... Il a touché à tout. A vingt-huit +ans, il était colonel. Plus tard, on le trouve à la tête d'une grande +usine. Puis, il s'est occupé successivement d'agriculture, de finance, +de commerce. On assure même qu'il a peint des portraits et écrit des +romans.» Clorinde, oubliant de manger, restait rêveuse.</p> + +<p>«J'ai causé avec lui l'autre soir, dit-elle à demi-voix. Il est tout à +fait bien.... Un fils de reine.</p> + +<p>—Pour moi, poursuivit Rougon, l'esprit le gâte. J'ai une autre idée de +la force. Je l'ai entendu faire des calembours dans une circonstance +bien grave. Enfin, il a réussi, il règne autant que l'empereur. Tous ces +bâtards ont de la chance!... Ce qu'il a de plus personnel, c'est la +poigne, une main de fer, hardie, résolue, très fine et très déliée +pourtant.» Malgré elle, la jeune fille avait baissé les yeux sur les +grosses mains de Rougon. Il s'en aperçut, il reprit en souriant:</p> + +<p>«Oh! moi, j'ai des pattes, n'est-ce pas? C'est pour cela que nous ne +nous sommes jamais entendus avec Marsy. Lui, sabre galamment le monde, +sans tacher ses gants blancs. Moi, j'assomme.» Il avait fermé les +poings, des poings gras, velus aux phalanges, et il les balançait, +heureux de les voir énormes. Clorinde prit la seconde tartine, dans +laquelle elle enfonça les dents, toujours songeuse. Enfin, elle leva les +yeux sur Rougon.</p> + +<p>«Alors, vous? demanda-t-elle.</p> + +<p>—C'est mon histoire que vous voulez? dit-il. Rien de plus facile à +conter. Mon grand-père vendait des légumes. Moi, jusqu'à trente-huit +ans, j'ai traîné mes savates de petit avocat au fond de ma province. +J'étais un inconnu hier. Je n'ai pas comme notre ami Kahn usé mes +épaules à soutenir les gouvernements. Je ne sors pas comme Béjuin de +l'École polytechnique. Je ne porte ni le beau nom du petit Escorailles +ni la belle figure de ce pauvre Combelot. Je ne suis pas aussi bien +apparenté que La Rouquette qui doit son siège de député à sa sœur, la +veuve du général de Llorentz, aujourd'hui dame du palais. Mon père ne +m'a pas laissé comme à Delestang cinq millions de fortune, gagnés dans +les vins. Je ne suis pas né sur les marches d'un trône, ainsi que le +comte de Marsy, et je n'ai pas grandi pendu à la jupe d'une femme +savante, sous les caresses de Talleyrand. Non, je suis un homme nouveau, +je n'ai que mes poings...» Et il tapait ses poings l'un contre l'autre, +riant très haut, tournant la chose plaisamment. Mais il s'était +redressé, il semblait casser des pierres entre ses doigts fermés. +Clorinde l'admirait.</p> + +<p>«Je n'étais rien, je serai maintenant ce qu'il me plaira, continua-t-il, +s'oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser +les épaules, les autres, quand ils protestent de leur dévouement à +l'empire!</p> + +<p>Est-ce qu'ils l'aiment? est-ce qu'ils le sentent? est-ce qu'ils ne +s'accommoderaient pas de tous les gouvernements? Moi, j'ai poussé avec +l'empire; je l'ai fait et il m'a fait.... J'ai été nommé chevalier après +le 10 décembre, officier en janvier 52, commandeur le 15 août 54, grand +officier il y a trois mois. Sous la présidence, j'ai eu un instant le +portefeuille des travaux publics; plus tard, l'empereur m'a chargé d'une +mission en Angleterre; puis, je suis entré au Conseil d'État et au +Sénat...</p> + +<p>—Et demain, où entrez-vous?» demanda Clorinde, avec un rire, sous +lequel elle tâchait de cacher l'ardeur de sa curiosité.</p> + +<p>Il la regarda, s'arrêta net.</p> + +<p>«Vous êtes bien curieuse, mademoiselle Machiavel», dit-il.</p> + +<p>Alors, elle balança ses jambes d'un mouvement plus vif. Il y eut un +silence. Rougon, à la voir de nouveau perdue dans une grosse rêverie, +crut le moment favorable pour la confesser.</p> + +<p>«Les femmes...», commença-t-il.</p> + +<p>Mais elle l'interrompit, les yeux vagues, souriant légèrement à ses +pensées, murmurant à demi-voix:</p> + +<p>«Oh! les femmes ont autre chose.» Ce fut son seul aveu. Elle acheva sa +tartine, vida d'un trait le verre d'eau pure, et se mit debout sur la +table, d'un saut qui attestait son habileté d'écuyère.</p> + +<p>«Eh! Luigi!» cria-t-elle.</p> + +<p>Le peintre, depuis un instant, mordant ses moustaches d'impatience, +s'était levé, piétinant autour d'elle et de Rougon. Il revint s'asseoir +avec un soupir, il reprit sa palette. Les trois minutes de grâce +demandées par Clorinde, avaient duré un quart d'heure. Cependant, elle +se tenait debout sur la table, toujours enveloppée du morceau de +dentelle noire. Puis, quand elle eut retrouvé la pose, elle se découvrit +d'un seul geste. Elle redevenait un marbre, elle n'avait plus de pudeur.</p> + +<p>Dans les Champs-Élysées, les voitures roulaient plus rares. Le soleil +couchant enfilait l'avenue d'une poussière de soleil qui poudrait les +arbres, comme si les roues eussent soulevé ce nuage de lumière rousse. +Sous le jour tombant des hautes baies vitrées, les épaules de Clorinde +se moirèrent d'un reflet d'or. Et, lentement, le ciel pâlissait.</p> + +<p>«Est-ce que le mariage de M. de Marsy avec cette princesse valaque est +toujours décidé? demanda-t-elle au bout d'un instant.</p> + +<p>—Mais je le pense, répondit Rougon. Elle est fort riche. Marsy est +toujours à court d'argent. D'ailleurs, on raconte qu'il en est fou.» Le +silence ne fut plus troublé. Rougon était là, se croyant chez lui, ne +songeant pas à s'en aller. Il réfléchissait, il reprenait sa promenade. +Cette Clorinde était vraiment une fille très séduisante. Il pensait à +elle, comme s'il l'avait déjà quittée depuis longtemps; et, les yeux sur +le parquet, il descendait dans des pensées à demi formulées, fort +douces, dont il goûtait le chatouillement intérieur. Il lui semblait +sortir d'un bain tiède, avec une langueur de membres délicieuse. Une +odeur particulière, d'une rudesse presque sucrée, le pénétrait. Cela lui +aurait paru bon, de se coucher sur un des canapés et de s'y endormir, +dans cette odeur.</p> + +<p>Il fut brusquement réveillé par un bruit de voix. Un grand vieillard, +qu'il n'avait pas vu entrer, baisait sur le front Clorinde, qui se +penchait en souriant, au bord de la table.</p> + +<p>«Bonjour, mignonne, disait-il. Comme tu es belle! Tu montres donc tout +ce que tu as?» Il eut un léger ricanement, et comme Clorinde, confuse, +ramassait son bout de dentelle noire:</p> + +<p>«Non, non, reprit-il vivement, c'est très joli, tu peux tout montrer, +va!... Ah! ma pauvre enfant, j'en ai vu bien d'autres!» Puis, se +tournant vers Rougon qu'il traita de «cher collègue», il lui serra la +main, en ajoutant:</p> + +<p>«Une gamine qui s'est oubliée plus d'une fois sur mes genoux, quand elle +était petite! Maintenant, ça vous a une poitrine qui vous éborgne!» +C'était le vieux M. de Plouguern. Il avait soixante-dix ans. Sous +Louis-Philippe, envoyé à la Chambre par le Finistère, il fut un des +députés légitimistes qui firent le pèlerinage de Belgrave-Square; et il +donna sa démission, à la suite du vote de flétrissure, dont ses +compagnons et lui furent frappés. Plus tard, après les journées de +février, il montra une tendresse soudaine pour la république, qu'il +acclama vigoureusement sur les bancs de la Constituante. Maintenant, +depuis que l'empereur lui avait assuré au Sénat une retraite méritée, il +était bonapartiste. Seulement, il savait l'être en gentil-homme, son +humilité grande se permettait parfois le ragoût d'une pointe +d'opposition. L'ingratitude l'amusait. Sceptique jusqu'aux moelles, il +défendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela à son nom, +un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, il trouvait +l'empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avait vécu une vie +d'aventures suspectes, très dissolu, très inventif, raffinant les +jouissances; on racontait sur sa vieillesse des anecdotes qui faisaient +rêver les jeunes gens. Ce fut pendant un voyage en Italie qu'il connut +la comtesse Balbi, dont il resta l'amant près de trente ans; après des +séparations qui duraient des années, ils se remettaient ensemble, pour +trois nuits, dans les villes où ils se rencontraient. Une histoire +voulait que Clorinde fût sa fille; mais ni lui ni la comtesse n'en +savaient réellement rien; et, depuis que l'enfant devenait femme, grasse +et désirable, il affirmait avoir beaucoup fréquenté son père, autrefois. +Il la couvait de ses yeux restés vifs, et prenait avec elle des +familiarités fort libres de vieil ami. M. de Plouguern, grand, sec, +osseux, avait une ressemblance avec Voltaire, pour lequel il pratiquait +une dévotion secrète.</p> + +<p>«Parrain, tu ne regardes pas mon portrait?» cria Clorinde.</p> + +<p>Elle l'appelait parrain, par amitié. Il s'était avancé derrière Luigi, +clignant les yeux en connaisseur.</p> + +<p>«Délicieux!» murmura-t-il.</p> + +<p>Rougon s'approcha, Clorinde elle-même sauta de la table, pour voir. Et +tous trois se pâmèrent. La peinture était très propre. Le peintre avait +déjà couvert la toile entière d'un léger frottis rose, blanc, jaune, qui +gardait des pâleurs d'aquarelle. Et la figure souriait d'un air joli de +poupée, avec ses lèvres arquées, ses sourcils recourbés, ses joues +frottées de vermillon tendre. C'était une Diane à mettre sur une boîte +de pastilles.</p> + +<p>«Oh! voyez donc là, près de l'œil, cette petite lentille, dit Clorinde +en tapant les mains d'admiration. Ce Luigi, il n'oublie rien!» Rougon, +que les tableaux ennuyaient d'ordinaire, était charmé. Il comprenait +l'art, en ce moment. Il porta ce jugement, d'un ton très convaincu:</p> + +<p>«C'est admirablement dessiné:</p> + +<p>—Et la couleur est excellente, reprit M. de Plouguern. Ces épaules sont +de la chair.... Très agréables, les seins. Celui de gauche surtout est +d'une fraîcheur de rose.... Hein! quels bras! Cette mignonne vous a des +bras étonnants! J'aime beaucoup le renflement au-dessus de la saignée; +c'est d'un modelé parfait.» Et se tournant vers le peintre:</p> + +<p>«Monsieur Pozzo, ajouta-t-il, tous mes compliments.</p> + +<p>J'avais déjà vu une Baigneuse de vous. Mais ce portrait sera +supérieur.... Pourquoi n'exposez-vous pas? J'ai connu un diplomate qui +jouait merveilleusement du violon; cela ne l'a pas empêché de faire son +chemin.»</p> + +<p>Luigi, très flatté, s'inclinait. Cependant, le jour baissait, et comme +il voulait finir une oreille, disait-il, il pria Clorinde de reprendre +la pose pour dix minutes au plus. M. de Plouguern et Rougon continuèrent +à causer peinture. Celui-ci avouait que des études spéciales l'avaient +empêché de suivre le mouvement artistique des dernières années; mais il +protestait de son admiration pour les belles œuvres. Il en vint à +déclarer que la couleur le laissait assez froid; un beau dessin le +satisfaisait pleinement, un dessin qui fût capable d'élever et +d'inspirer de grandes pensées. Quant à M. de Plouguern, il n'aimait que +les anciens; il avait visité tous les musées de l'Europe, il ne +comprenait pas qu'on eût assez de hardiesse pour oser peindre encore. +Pourtant, le mois précédent, il avait fait décorer un petit salon par un +artiste que personne ne connaissait et qui avait vraiment bien du +talent.</p> + +<p>«Il m'a peint des petits Amours, des fleurs, des feuillages tout à fait +extraordinaires, dit-il. Positivement, on cueillerait les fleurs. Et il +y a là-dedans des insectes, papillons, mouches, hannetons, qu'on +croirait vivants.</p> + +<p>Enfin, c'est très gai.... Moi, j'aime la peinture gaie.</p> + +<p>—L'art n'est pas fait pour ennuyer», conclut Rougon.</p> + +<p>A ce moment, comme ils marchaient côte à côte, à petits pas, M. de +Plouguern écrasa, sous le talon de sa bottine, quelque chose qui éclata +avec le léger bruit d'un pois fulminant.</p> + +<p>«Qu'est-ce donc?» cria-t-il.</p> + +<p>Il ramassa un chapelet glissé d'un fauteuil, sur lequel Clorinde avait +dû vider ses poches. Un des grains de verre, près de la croix, était +pulvérisé; la croix elle-même, toute petite, en argent, avait un de ses +bras replié et aplati. Le vieillard balança le chapelet, ricanant, +disant:</p> + +<p>«Mignonne, pourquoi donc laisses-tu traîner ces joujoux-là?» Mais +Clorinde était devenue pourpre. Elle se précipita du haut de la table, +les lèvres gonflées, les yeux brouillés par la colère, se couvrant les +épaules à la hâte, balbutiant:</p> + +<p>«Méchant! méchant! il a brisé mon chapelet!»</p> + +<p>Et elle le lui arracha. Elle pleurait comme une enfant.</p> + +<p>«Là, là, disait M. de Plouguern riant toujours. Voyez-vous ma dévote! +L'autre matin, elle a failli me crever les yeux, parce qu'en apercevant +un rameau de buis au fond de son alcôve, je lui demandais ce qu'elle +balayait avec ce petit balai-là... Ne pleure plus, grosse bête! Je ne +lui ai rien cassé, au Bon Dieu.</p> + +<p>—Si, si cria-t-elle, vous lui avez fait du mal!» Elle ne le tutoyait +plus. De ses mains tremblantes, elle achevait d'enlever la perle de +verre. Puis, avec un redoublement de sanglots, elle voulut arranger la +croix.</p> + +<p>Elle l'essuyait du bout des doigts, comme si elle avait vu des gouttes +de sang perler sur le métal. Elle murmurait:</p> + +<p>«C'est le pape qui m'en a fait cadeau, la première fois que je suis +allée le voir avec maman. Il me connaît bien, le pape; il m'appelle "son +bel apôtre", parce que je lui ai dit un jour que je serais contente de +mourir pour lui.... Un chapelet qui me portait bonheur. Maintenant, il +n'aura plus de vertu, il attirera le diable...</p> + +<p>—Voyons, donne-le-moi, interrompit M. de Plouguern. Tu vas t'abîmer les +ongles, à vouloir raccommoder ça.... L'argent, c'est dur, mignonne.» Il +avait repris le chapelet, il tâchait de déplier le bras de la croix, +délicatement, de façon à ne pas le casser.</p> + +<p>Clorinde ne pleurait plus, les yeux fixes, très attentive.</p> + +<p>Rougon, lui aussi, avançait la tête, avec un sourire; il était d'une +irréligion déplorable, à ce point que la jeune fille avait failli rompre +deux fois avec lui pour des plaisanteries déplacées.</p> + +<p>«Fichtre! disait à demi-voix M. de Plouguern, il n'est pas tendre, le +Bon Dieu. C'est que j'ai peur de le couper en deux.... Tu aurais un Bon +Dieu de rechange, petite.» Il fit un nouvel effort. La croix se rompit +net.</p> + +<p>«Ah! tant pis! s'écria-t-il. Cette fois, il est cassé.» Rougon s'était +mis à rire. Alors, Clorinde, les yeux très noirs, la face convulsée, se +recula, les regarda en face, puis de ses poings fermés les repoussa +furieusement; comme si elle avait voulu les jeter à la porte. Elle les +injuriait en italien, la tête perdue.</p> + +<p>«Elle nous bat, elle nous bat, répéta gaiement M. de Plouguern.</p> + +<p>—Voilà les fruits de la superstition», dit Rougon entre ses dents.</p> + +<p>Le vieillard cessa de plaisanter, la mine subitement grave; et, comme le +grand homme continuait à lancer des phrases toutes faites sur +l'influence détestable du clergé, sur l'éducation déplorable des femmes +catholiques, sur l'abaissement de l'Italie livrée aux prêtres, il +déclara de sa voix sèche:</p> + +<p>«La religion fait la grandeur des États.</p> + +<p>—Quand elle ne les ronge pas comme un ulcère, répliqua Rougon. +L'histoire est là. Que l'empereur ne tienne pas les évêques en respect, +il les aura bientôt tous sur les bras.» Alors, M. de Plouguern se fâcha +à son tour. Il défendit Rome. Il parla des convictions de toute sa vie. +Sans religion, les hommes retournaient à l'état de brutes. Et il en vint +à plaider la grande cause de la famille. L'époque tournait à +l'abomination: jamais le vice ne s'était étalé plus impudemment, jamais +l'impiété n'avait jeté un pareil trouble dans les consciences.</p> + +<p>«Ne me parlez pas de votre empire! finit-il par crier.</p> + +<p>C'est un fils bâtard de la révolution.... Oh! nous le savons, votre +empire rêve l'humiliation de l'Église. Mais nous sommes là, nous ne nous +laisserons pas égorger comme des moutons.... Essayez un peu, mon cher +monsieur Rougon, d'avouer vos doctrines au Sénat.</p> + +<p>—Eh! ne lui répondez plus, dit Clorinde. Si vous le poussiez, il +finirait par cracher sur le Christ. C'est un damné.» Rougon, accablé, +s'inclina. Il y eut un silence. La jeune fille cherchait sur le parquet +le petit fragment détaché de la croix: quand elle l'eut trouvé, elle le +plia soigneusement avec le chapelet, dans un morceau de journal. Elle se +calmait.</p> + +<p>«Ah! çà, mignonne, reprit tout d'un coup M. de Plouguern, je ne t'ai pas +encore dit pourquoi je suis monté.</p> + +<p>J'ai une loge au Palais-Royal ce soir, et je vous emmène.</p> + +<p>—Ce parrain! s'écria Clorinde, redevenue toute rose de plaisir. On va +réveiller maman.».</p> + +<p>Elle l'embrassa «pour la peine», disait-elle. Elle se tourna vers +Rougon, souriante, la main tendue, en disant avec une moue exquise:</p> + +<p>«Vous ne m'en voulez pas, vous! Ne me faites donc plus enrager avec vos +idées de païen.... Je deviens bête, lorsqu'on me taquine sur la +religion. Je compromettrais mes meilleures amitiés.» Luigi, cependant, +avait poussé son chevalet dans un coin, voyant qu'il ne pourrait finir +l'oreille, ce jour-là. Il prit son chapeau, il vint toucher la jeune +fille à l'épaule, pour l'avertir qu'il partait. Et elle l'accompagna +jusque sur le palier, elle tira elle-même la porte sur eux; mais ils se +firent leurs adieux si bruyamment, qu'on entendit un léger cri de +Clorinde, qui se perdit dans un rire étouffé. Quand elle rentra, elle +dit:</p> + +<p>«Je vais me déshabiller, à moins que parrain ne veuille m'emmener comme +ça au Palais-Royal.» Et Ils s'égayèrent tous les trois, à cette idée. Le +crépuscule était tombé. Quand Rougon se retira, Clorinde descendit avec +lui, laissant M. de Plouguern seul un instant, le temps de passer une +robe. Il faisait déjà tout noir dans l'escalier. Elle marchait la +première, sans dire un mot, si lentement, qu'il sentait le frôlement de +sa tunique de gaze sur ses genoux. Puis, arrivée devant la porte de la +chambre, elle entra; elle fit deux pas, avant de se retourner. Lui, +l'avait suivie. Là, les deux fenêtres éclairaient d'une poussière +blanche le lit défait, la cuvette oubliée, le chat toujours endormi sur +le paquet de vêtements.</p> + +<p>«Vous ne m'en voulez pas?» répéta-t-elle à voix presque basse, en lui +tendant les mains.</p> + +<p>Il jura que non. Il avait pris ses mains, il remonta le long des bras +jusqu'au-dessus des coudes, fouillant doucement dans a dentelle noire, +pour que ses gros doigts pussent passer sans rien déchirer. Elle +haussait légèrement les bras, comme désireuse de lui faciliter cette +besogne. Ils étaient dans l'ombre du paravent, ils ne se voyaient point +la face. Et lui, au milieu de cette chambre dont l'air renfermé le +suffoquait un peu, retrouvait l'odeur d'une rudesse presque sucrée qui +l'avait déjà grisé. Mais, dès qu'il eut dépassé les coudes, ses mains +devenant brutales, il sentit Clorinde lui échapper, et il l'entendit +crier, par la porte restée ouverte derrière eux:</p> + +<p>«Antonia! de la lumière, et donne-moi ma robe grise!»</p> + +<p>Quand Rougon se trouva sur l'avenue des Champs-Élysées, il demeura un +moment étourdi, à respirer l'air frais qui soufflait des hauteurs de +l'Arc de Triomphe.</p> + +<p>L'avenue, vide de voitures, allumait un à un ses becs de gaz, dont les +clartés brusques piquaient l'ombre d'une traînée d'étincelles vives. Il +venait d'avoir comme un coup de sang, il se passait les mains sur la +face.</p> + +<p>«Ah! non, dit-il tout haut, ce serait trop bête!»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#table">IV</a></h2> + + +<p>Le cortège du baptême devait partir du pavillon de l'Horloge, à cinq +heures. L'itinéraire était la grande allée du jardin des Tuileries, la +place de la Concorde, la rue de Rivoli, la place de l'Hôtel-de-Ville, le +pont d'Arcole, la rue d'Arcole et la place du Parvis.</p> + +<p>Dès quatre heures, la foule fut immense au pont d'Arcole. Là, dans la +trouée que la rivière faisait au milieu de la ville, un peuple pouvait +tenir. C'était un élargissement brusque de l'horizon, avec la pointe de +l'île Saint-Louis au loin, barrée par la ligne noire du pont +Louis-Philippe; à gauche, le petit bras se perdait au fond d'un +étranglement de constructions basses; à droite, le grand bras ouvrait un +lointain noyé dans une fumée violâtre, où l'on distinguait la tache +verte des arbres du Port-aux-Vins. Puis, des deux côtés, du quai +Saint-Paul au quai de la Mégisserie, du quai Napoléon au quai de +l'Horloge, les trottoirs allongeaient des grandes routes; tandis que la +place de l'Hôtel-de-Ville, en face du pont, étendait une plaine. Et, sur +ces vastes espaces, le ciel, un ciel de juin d'une pureté chaude, +mettait un pan énorme de son infini bleu.</p> + +<p>Quand la demie sonna, il y avait du monde partout.</p> + +<p>Le long des trottoirs, des files interminables de curieux, écrasés +contre les parapets, stationnaient. Une mer de têtes humaines, aux flots +toujours montants, emplissait la place de l'Hôtel-de-Ville. En face, les +vieilles maisons du quai Napoléon, dans les vides noirs de leurs +fenêtres grandes ouvertes, entassaient des visages; et même, du fond des +ruelles sombres bâillant sur la rivière, la rue Colombe, la rue +Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets de femme se penchaient, avec +leurs brides envolées par le vent. Le pont Notre-Dame envahi montrait +une rangée de spectateurs, les coudes appuyés sur la pierre, comme sur +le velours d'une tribune colossale. A l'autre bout, tout là-bas, le pont +Louis-Philippe s'animait d'un grouillement de points noirs; pendant que +les croisées les plus lointaines, les petites raies qui trouaient +régulièrement les façades jaunes et grises du cap de maisons, à la +pointe de l'île, s'éclairaient par instants de la tache claire d'une +robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi les cheminées. +Des gens qu'on ne voyait pas, regardaient dans des lunettes, du haut de +leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et le soleil oblique, largement +épandu, semblait le frisson même de cette foule; il roulait le rire ému +de la houle des têtes; des ombrelles voyantes, tendues comme des +miroirs, mettaient des rondeurs d'astre, au milieu du bariolage des +jupes et des paletots.</p> + +<p>Mais ce qu'on apercevait de toute part, des quais, des ponts, des +fenêtres, c'était, à l'horizon, sur la muraille nue d'une maison à six +étages, dans l'île Saint-Louis, une redingote grise géante, peinte à +fresque, de profil, avec sa manche gauche pliée au coude, comme si le +vêtement eût gardé l'attitude et le gonflement d'un corps, à cette heure +disparu. Cette réclame monumentale prenait, dans le soleil, au-dessus de +la fourmilière des promeneurs, une extraordinaire importance.</p> + +<p>Cependant, une double haie ménageait le passage du cortège, au milieu de +la foule. A droite, s'alignaient des gardes nationaux; à gauche, des +soldats de la ligne. Un bout de cette double haie se perdait dans la rue +d'Arcole, pavoisée de drapeaux, tendue aux fenêtres d'étoffes riches, +qui battaient mollement, le long des maisons noires. Le pont, laissé +vide, était la seule bande de terre nue, au milieu de l'envahissement +des moindres coins; et il faisait un étrange effet, désert, léger, avec +son unique arche de fer, d'une courbe si molle. Mais, en bas, sur les +berges de la rivière, l'écrasement recommençait; des bourgeois +endimanchés avaient étalé leurs mouchoirs, s'étaient assis là, à côté de +leurs femmes, attendant, se reposant de tout un après-midi de flânerie. +Au-delà du pont, au milieu de la nappe élargie de la rivière, très +bleue, moirée de vert à la rencontre des deux bras, une équipe de +canotiers en vareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot à la +hauteur du Port-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de +Gesvres, un grand lavoir, avec ses charpentes verdies par l'eau, dans +lequel on entendait les rires et les coups de battoir des +blanchisseuses. Et ce peuple entassé, ces trois à quatre cent mille +têtes, par moments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame, +qui dressaient de biais leur masse carrée, au dessus des maisons du quai +Napoléon. Les tours, dorées par le soleil couchant, couleur de rouille +sur le ciel clair, vibraient dans l'air, toutes sonores d'un carillon +formidable.</p> + +<p>Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondes +bousculades dans la foule.</p> + +<p>«Je vous assure qu'ils ne passeront pas avant cinq heures et demie», +disait un grand diable assis devant un café du quai de Gesvres, en +compagnie de M. et de Mme Charbonnel.</p> + +<p>C'était Gilquin, Théodore Gilquin, l'ancien locataire de Mme Mélanie +Correur, le terrible ami de Rougon. Ce jour-là, il était tout habillé de +coutil jaune, un vêtement complet à vingt-neuf francs, fripé, taché, +éclaté aux coutures; et il avait des bottes crevées, des gants havane, +un large chapeau de paille sans ruban.</p> + +<p>Quand il mettait des gants, Gilquin était habillé. Depuis midi, il +pilotait les Charbonnel, dont il avait fait la connaissance, un soir, +chez Rougon, dans la cuisine.</p> + +<p>«Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant de la main les +longues moustaches qui balafraient de noir sa face d'ivrogne. Vous vous +êtes remis entre mes mains, n'est-ce pas? eh bien, laissez-moi régler +l'ordre et la marche de la petite fête.» Gilquin avait déjà bu trois +verres de cognac et cinq chopes. Depuis deux grandes heures, il tenait +là les Charbonnel, sous prétexte qu'il fallait arriver les premiers. +C'était un petit café qu'il connaissait, où l'on était parfaitement +bien, disait-il; et il tutoyait le garçon.</p> + +<p>Les Charbonnel, résignés, l'écoutaient, très surpris de l'abondance et +de la variété de sa conversation; Mme Charbonnel n'avait voulu qu'un +verre d'eau sucrée; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que +cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant, +Gilquin leur parlait du baptême, comme s'il avait passé le matin aux +Tuileries, pour avoir des renseignements.</p> + +<p>«L'impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu des couches +superbes. Oh! c'est une gaillarde! Vous allez voir quelle prestance elle +a.... L'empereur, lui, est revenu avant-hier de Nantes, où il était allé +à cause des inondations.... Hein! quel malheur que ces inondations!» Mme +Charbonnel recula sa chaise. Elle avait une légère peur de la foule, qui +coulait devant elle, de plus en plus compacte.</p> + +<p>«Que de monde! murmura-t-elle.</p> + +<p>—Pardi! cria Gilquin, il y a plus de trois cent mille étrangers dans +Paris. Depuis huit jours, les trains de plaisir amènent ici toute la +province.... Tenez, voilà des Normands là-bas, et voilà des Gascons, et +voilà des Francs-Comtois. Oh! je les flaire tout de suite, moi! J'ai +joliment roulé ma bosse.» Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que +la Bourse était fermée, que toutes les administrations avaient donné +congé à leurs employés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en +vint à citer des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie et +les fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent mille francs; mais +c'était une misère, car un palefrenier des Tuileries lui avait affirmé, +la veille, que le cortège seul coûterait près de deux cent mille francs. +Si l'empereur n'ajoutait qu'un million pris sur la liste civile, il +devrait s'estimer heureux. La layette à elle seule était de cent mille +francs.</p> + +<p>«Cent mille francs! répéta Mme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi donc +est-elle? qu'est-ce qu'on a donc mis après?» Gilquin eut un rire +complaisant. Il y avait des dentelles si chères! Lui, autrefois, avait +voyagé pour les dentelles. Et il continua ses calculs: cinquante mille +francs étaient alloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés +le même jour que le petit prince, et dont l'empereur et l'impératrice +avaient voulu être parrain et marraine; quatre-vingt-cinq mille francs +devaient être dépensés en achat de médailles pour les auteurs des +cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donna des détails sur les +cent vingt mille médailles commémoratives distribuées aux collégiens, +aux enfants des écoles primaires et des salles d'asile, aux +sous-officiers et aux soldats de l'armée de Paris. Il en avait une il la +montra. C'était une médaille de la grandeur d'une pièce de dix sous, +portant d'un côté les profils de l'empereur et de l'impératrice, de +l'autre celui du prince impérial, avec la date du baptême: 14 juin 1856.</p> + +<p>«Voulez-vous me la céder?» demanda M. Charbonnel.</p> + +<p>Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour le prix, lui +donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, il dit que cela +ne devait valoir que dix sous. Cependant, Mme Charbonnel regardait les +profils du couple impérial. Elle s'attendrissait.</p> + +<p>«Ils ont l'air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus, l'un contre +l'autre, comme de braves gens.... Voyez donc, monsieur Charbonnel, on +dirait deux têtes sur le même traversin, quand on regarde la pièce de +cette façon.» Alors, Gilquin revint à l'impératrice, dont il exalta la +charité. Au neuvième mois de sa grossesse, elle avait donné des +après-midi entiers à la création d'une maison d'éducation pour les +jeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Elle +venait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq sous par +cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petit prince, et +cette somme allait, d'après son désir, servir à l'apprentissage d'une +centaine d'orphelins. Gilquin, légèrement gris déjà, ouvrait des yeux +terribles en cherchant des inflexions tendres, des expressions alliant +le respect du sujet à l'admiration passionnée de l'homme.</p> + +<p>Il déclarait qu'il ferait volontiers le sacrifice de sa vie, aux pieds +de cette noble femme. Mais, autour de lui, personne ne protestait. Le +brouhaha de la foule était au loin comme l'écho de ses éloges, +s'élargissant en une clameur continue. Et les cloches de Notre-Dame, à +toute volée, roulaient par-dessus les maisons l'écroulement de leur joie +énorme.</p> + +<p>«Il serait peut-être temps d'aller nous placer», dit timidement M. +Charbonnel, qui s'ennuyait d'être assis.</p> + +<p>Mme Charbonnel s'était levée, ramenant son châle jaune sur son cou.</p> + +<p>«Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver des premiers, et nous +restons là, à laisser passer tout le monde devant nous.» Mais Gilquin se +fâcha. Il jura, en tapant de son poing la petite table de zinc. Est-ce +qu'il ne connaissait pas son Paris? Et, pendant que Mme Charbonnel, +intimidée, retombait sur sa chaise, il cria au garçon de café:</p> + +<p>«Jules, une absinthe et des cigares!» Puis, quand il eut trempé ses +grosses moustaches dans son absinthe, il le rappela furieusement.</p> + +<p>«Est-ce que tu te fiches de moi? Veux-tu bien m'emporter cette drogue et +me servir l'autre bouteille, celle de vendredi!... J'ai voyagé pour les +liqueurs, mon vieux. On ne met pas dedans Théodore.» Il se calma, +lorsque le garçon, qui semblait avoir peur de lui, lui eut apporté la +bouteille. Alors, il donna des tapes amicales sur les épaules des +Charbonnel, il les appela papa et maman.</p> + +<p>«Quoi donc! maman, les petons vous démangent?</p> + +<p>Allez, vous avez le temps de les user, d'ici à ce soir!...</p> + +<p>«Voyons, que diable! mon gros père, est-ce que nous ne sommes pas bien, +devant ce café? Nous sommes assis, nous regardons passer le monde.... Je +vous dis que nous avons le temps. Faites-vous servir quelque chose.</p> + +<p>—Merci, nous avons notre suffisance», déclara M. Charbonnel. Gilquin +venait d'allumer un cigare. Il se renversait, les pouces aux entournures +de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sur sa chaise. Une +béatitude noyait ses yeux. Tout d'un coup, il eut une idée.</p> + +<p>«Vous ne savez pas? cria-t-il, eh bien, demain matin, à sept heures, je +suis chez vous et je vous emmène, je vous fais voir toute la fête. Hein! +voilà qui est gentil.» Les Charbonnel se regardaient, très inquiets. +Mais, lui, expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de +montreur d'ours faisant un boniment. Le matin, déjeuner au Palais-Royal +et promenade dans la ville.</p> + +<p>L'après-midi, à l'esplanade des Invalides, représentations militaires, +mâts de cocagne, trois cents ballons perdus emportant des cornets de +bonbons, grand ballon avec pluie de dragées. Le soir, dîner chez un +marchand de vin du quai Debilly qu'il connaissait, feu d'artifice dont +la pièce principale devait représenter un baptistère, flânerie au milieu +des illuminations. Et il leur parla de la croix de feu qu'on hissait sur +l'hôtel de la Légion d'honneur, du palais féerique de la place de la +Concorde qui nécessitait l'emploi de neuf cent cinquante mille verres de +couleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l'air, semblait une +torche allumée.</p> + +<p>Comme les Charbonnel hésitaient toujours, il se pencha, il baissa la +voix.</p> + +<p>«Puis, en rentrant, nous nous arrêterons dans une crémerie de la rue de +Seine, où l'on mange de la soupe au fromage épatante.» Alors, les +Charbonnel n'osèrent plus refuser. Leurs yeux arrondis exprimaient à la +fois une curiosité et une épouvante d'enfant. Ils se sentaient devenir +la chose de ce terrible homme. Mme Charbonnel se contenta de murmurer:</p> + +<p>«Ah! ce Paris, ce Paris!... Enfin, puisque nous y sommes, il faut bien +tout voir. Mais si vous saviez, monsieur Gilquin, comme nous étions +tranquilles à Plassans! J'ai là-bas des conserves qui se perdent, des +confitures, des cerises à l'eau-de-vie, des cornichons.</p> + +<p>—N'aie donc pas peur, maman! dit Gilquin qui s'égayait jusqu'à la +tutoyer. Tu gagnes ton procès et tu m'invites, hein! Nous allons tous +là-bas rafler les conserves.» Il se versa un nouveau verre d'absinthe. +Il était complètement gris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel +d'un regard attendri. Lui, voulait qu'on eût le cœur sur la main. +Brusquement, il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des +psit! des hé! là-bas!</p> + +<p>C'était Mme Mélanie Correur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui +passait sur le trottoir, en face. Elle tourna la tête, elle parut très +ennuyée d'apercevoir Gilquin.</p> + +<p>Cependant, elle traversa la chaussée, en balançant ses hanches d'un air +de princesse. Et quand elle fut debout devant la table, elle se fit +longtemps prier pour accepter quelque chose.</p> + +<p>«Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vous l'aimez... vous +vous souvenez, rue Vaneau? Était-ce assez farce, dans ce temps-là! Ah! +cette grosse bête de Correur!».</p> + +<p>Elle finissait par s'asseoir, lorsqu'une immense acclamation courut dans +la foule. Les promeneurs, comme soulevés par un coup de vent, +s'emportaient, avec un piétinement de troupeau débandé. Les Charbonnel, +instinctivement, s'étaient levés pour prendre leur course.</p> + +<p>Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise. Il était +pourpre.</p> + +<p>«Ne bougez donc pas, sacrebleu! Attendez le commandement... vous voyez +bien que tous ces imbéciles ont le nez cassé. Il n'est que cinq heures, +n'est-ce pas? C'est le cardinal-légat qui arrive. Nous nous en moquons, +hein! du cardinal-légat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pas +venu en personne. On est parrain ou on ne l'est pas, il me semble!... Je +vous jure que le mioche ne passera pas avant une demi-heure.» Peu à peu, +l'ivresse lui ôtait de son respect. Il avait retourné sa chaise, il +fumait dans le nez de tout le monde, envoyant des clignements d'yeux aux +femmes, regardant les hommes d'un air provocant. Au pont Notre-Dame, à +quelques pas, il se produisit des embarras de voitures; les chevaux +piaffaient d'impatience, des uniformes de hauts fonctionnaires et +d'officiers supérieurs, brodés d'or, constellés de décorations, se +montraient aux portières.</p> + +<p>«En voilà de la quincaillerie!» murmura Gilquin, avec un sourire d'homme +supérieur.</p> + +<p>Mais, comme un coupé arrivait sur le quai de la Mégisserie, il faillit +d'un saut renverser la table, il s'écria:</p> + +<p>«Tiens! Rougon!» Et, debout, de sa main gantée, il saluait. Puis, +craignant de ne pas être vu, il prit son chapeau de paille, il l'agita. +Rougon, dont le costume de sénateur était très regardé, se renfonça vite +dans un coin du coupé. Alors, Gilquin l'appela, en se faisant un +porte-voix de son poing à demi-fermé. En face, sur le trottoir, la foule +s'attroupait, se retournait, pour voir à qui en avait ce grand diable, +habillé de coutil jaune. Enfin, le cocher put fouetter son cheval, le +coupé s'engagea sur le pont Notre-Dame.</p> + +<p>«Taisez-vous donc!» dit à voix étouffée Mme Correur, en saisissant l'un +des bras de Gilquin.</p> + +<p>Il ne voulut pas s'asseoir tout de suite. Il se haussait, pour suivre le +coupé, au milieu des autres voitures. Et il lança une dernière phrase, +derrière les roues qui fuyaient.</p> + +<p>«Ah! le lâcheur, c'est parce qu'il a de l'or sur son paletot, +maintenant! Ça n'empêche pas, mon gros, que tu aies emprunté plus d'une +fois les bottes de Théodore!» Autour de lui, aux sept ou huit tables du +petit café, des bourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes; +il y avait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère et +trois enfants, qui l'écoutaient, d'un air profondément intéressé. Lui, +se gonflait, ravi d'avoir un public. Il promena lentement un regard sur +les consommateurs, et dit très haut, en se rasseyant:</p> + +<p>«Rougon! c'est moi qui l'ai fait!» Mme Correur ayant tenté de +l'interrompre, il la prit à témoin. Elle savait bien tout, elle! Ça +s'était passé chez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait +peut-être pas qu'il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller +chez des gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquels +personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n'avait qu'une +paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonnier n'aurait pas +voulu.</p> + +<p>Et, se penchant d'un air victorieux vers la table voisine, mêlant la +famille à la conversation, il s'écria:</p> + +<p>«Parbleu! elle ne dira pas non. C'est elle, à Paris, qui lui a payé sa +première paire de bottes neuves.» Mme Correur tourna sa chaise, pour ne +plus paraître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnel +restaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter un homme +qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin +était lancé, il raconta, avec des détails interminables, les +commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe; il riait maintenant, +il prenait à partie les consommateurs les uns après les autres, fumant, +crachant, buvant, leur expliquant qu'il était accoutumé à l'ingratitude +des hommes; il lui suffisait d'avoir sa propre estime. Et il répétait +qu'il avait fait Rougon. A cette époque, il voyageait pour la +parfumerie; mais le commerce n'allait pas, à cause de la république. +Tous les deux, ils crevaient de faim sur le même palier. Alors, lui, +avait eu l'idée de pousser Rougon à se faire envoyer de l'huile d'olive +par un propriétaire de Plassans; et Ils s'étaient mis en campagne, +chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu'à des dix heures du +soir, avec des échantillons d'huile dans leurs poches. Rougon n'était +pas fort; pourtant il rapportait parfois de belles commandes, prises +chez les grands personnages où il allait en soirée. Ah! ce gredin de +Rougon! plus bête qu'une oie sur toutes sortes de choses, et malin avec +cela! Comme il avait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique! +Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux; car, enfin, lui +aussi avait fait partie de la bande. Il courait les bastringues de +barrière, où il criait: vive la république! Dame, il fallait bien être +républicain, pour racoler du monde. L'Empire lui devait un beau cierge. +Eh bien, l'Empire ne lui disait pas même merci. Tandis que Rougon et sa +clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à la porte, comme un +chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieux rester indépendant. +Seulement, il éprouvait un regret, celui de n'être pas allé jusqu'au +bout avec les républicains, pour balayer à coups de fusil toute cette +crapule-là.</p> + +<p>«C'est comme le petit Du Poizat, qui a l'air de ne plus me reconnaître! +dit-il en terminant. Un gringalet dont j'ai bourré plus d'une fois la +pipe!... Du Poizat! sous-préfet! Je l'ai vu en chemise avec la grande +Amélie qui le jetait d'une claque à la porte, quand il n'était pas +sage.» Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyés +d'ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à la +ronde:</p> + +<p>«Enfin, vous venez de voir Rougon.... Je suis aussi grand que lui. J'ai +son âge. Je me flatte d'avoir une tête un peu moins canaille que la +sienne. Eh bien, est-ce que je ne ferais pas mieux que ce gros cochon +dans une voiture, avec des machines dorées plein le corps?» Mais, à ce +moment, une telle clameur s'éleva de la place de l'Hôtel-de-Ville, que +les consommateurs ne songèrent guère à répondre. La foule s'emporta de +nouveau, on ne voyait que des jambes d'homme en l'air, tandis que les +femmes se retroussaient jusqu'aux genoux, montrant leurs bas blancs, +pour mieux courir.</p> + +<p>Et, comme la clameur approchait, s'élargissait en un glapissement de +plus en plus distinct, Gilquin cria:</p> + +<p>«Houp! c'est le mioche!... Payez vite, papa Charbonnel, et suivez-moi +tous.» Mme Correur avait saisi un pan de son paletot de coutil jaune, +afin de ne pas le perdre. Mme Charbonnel venait ensuite essoufflée. On +faillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s'était jeté en plein +tas, résolument, jouant des coudes, ouvrant un sillon; et il manœuvrait +avec une telle autorité, que les rangs les plus serrés s'écartaient +devant lui. Quand il fut parvenu au parapet du quai, il plaça son monde. +D'un effort, il souleva ces dames, les assit sur le parapet, les jambes +du côté de la rivière, malgré les petits cris d'effroi qu'elles +poussaient. Lui et M. Charbonnel restèrent debout derrière elles.</p> + +<p>«Hein! mes petites chattes, vous êtes aux premières loges, leur dit-il +pour les calmer. N'ayez pas peur! Nous allons vous prendre par la +taille.»</p> + +<p>Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint de Mme Correur, qui lui +sourit. On ne pouvait se fâcher avec ce gaillard-là. Cependant, on ne +voyait rien. Du côté de la place de l'Hôtel-de-Ville, il y avait comme +un clapotement de têtes, une marée de vivats qui montaient; des +chapeaux, au loin, agités par des mains qu'on ne distinguait pas, +mettaient au-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot +gagnait lentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du +quai Napoléon, situées en face de la place, qui s'émurent les premières; +aux fenêtres, les gens se haussèrent, se bousculèrent, avec des visages +ravis, des bras tendus montrant quelque chose, à gauche, du côté de la +rue de Rivoli. Et, pendant trois éternelles minutes, le pont resta +encore vide. Les cloches de Notre-Dame, comme prises d'une fureur +d'allégresse, sonnaient plus fort.</p> + +<p>Tout d'un coup, au milieu de la multitude anxieuse, des trompettes +parurent, sur le pont désert. Un immense soupir roula et se perdit. +Derrière les trompettes et le corps de musique qui les suivait, venait +un général accompagné de son état-major, à cheval.</p> + +<p>Ensuite, après des escadrons de carabiniers, de dragons et de guides, +commençaient les voitures de gala. Il y en avait d'abord huit, attelées +de six chevaux. Les premières contenaient des dames du palais, des +chambellans, des officiers de la maison de l'empereur et de +l'impératrice, des dames d'honneur de la grande-duchesse de Bade, +chargée de représenter la marraine.</p> + +<p>Et Gilquin, sans lâcher Mme Correur, lui expliquait dans le dos que la +marraine, la reine de Suède, n'avait, pas plus que le parrain, pris la +peine de se déranger.</p> + +<p>Puis, lorsque passèrent la septième voiture et la huitième, il nomma les +personnages, avec une familiarité qui le montrait très au courant des +choses de la cour.</p> + +<p>Ces deux dames, c'étaient la princesse Mathilde et la princesse Marie. +Ces trois messieurs, c'étaient le roi Jérôme, le prince Napoléon et le +prince de Suède; ils avaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le +cortège avançait lentement. Aux portières, des écuyers, des aides de +camp, des chevaliers d'honneur, tenaient les brides très courtes, pour +maintenir leurs chevaux au pas.</p> + +<p>«Où donc est le petit? demanda Mme Charbonnel impatiente.</p> + +<p>—Pardi! on ne l'a pas mis sous une banquette, dit Gilquin en riant. +Attendez, il va venir.» Il serra plus amoureusement Mme Correur, qui +s'abandonnait, parce qu'elle avait peur de tomber, disait-elle. Et, +gagné par l'admiration, les yeux luisants, il murmura encore:</p> + +<p>«N'importe, c'est vraiment beau! Se gobergent-ils ces mâtins-là, dans +leurs boîtes de satin.... Quand on pense que j'ai travaillé à tout ça!» +Il se gonflait; le cortège, la foule, l'horizon entier était à lui. +Mais, dans le court recueillement causé par l'apparition des premières +voitures, un brouhaha formidable arrivait; maintenant, c'était sur le +quai même que les chapeaux volaient au-dessus des têtes moutonnantes. Au +milieu du pont, six piqueurs de l'empereur passaient, avec leur livrée +verte, leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins +dorés d'un large gland. Et la voiture de l'impératrice se montra enfin; +elle était traînée par huit chevaux; elle avait quatre lanternes, très +riches, plantées aux quatre coins de la caisse; et, toute en glaces, +vaste, arrondie, elle ressemblait à un grand coffret de cristal, enrichi +de galeries d'or, monté sur des roues d'or. A l'intérieur, on +distinguait nettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache +rose du prince impérial, tenu sur les genoux de la gouvernante des +Enfants de France; auprès d'elle, était la nourrice, une Bourguignonne, +belle femme à forte poitrine. Puis à quelque distance, après un groupe +de garçons d'attelage à pied et d'écuyers à cheval, venait la voiture de +l'empereur, attelée également de huit chevaux d'une richesse aussi +grande, dans laquelle l'empereur et l'impératrice saluaient. Aux +portières des deux voitures, des maréchaux recevaient sans un geste, sur +les broderies de leurs uniformes, la poussière des roues.</p> + +<p>«Si le pont venait à casser!» dit en ricanant Gilquin, qui avait le goût +des imaginations atroces.</p> + +<p>Mme Correur, effrayée, le fit taire. Mais lui, insistait, disait que ces +ponts de fer n'étaient jamais bien solides; et, quand les deux voitures +furent au milieu du pont, il affirma qu'il voyait le tablier danser. +Quel plongeon, tonnerre! le papa, la maman, l'enfant, ils auraient tous +bu un fameux coup! Les voitures roulaient doucement, sans bruit; le +tablier était si léger, avec sa longue courbe molle, qu'elles étaient +comme suspendues, au-dessus du grand vide de la rivière; en bas, dans la +nappe bleue, elles se reflétaient, pareilles à d'étranges poissons d'or, +qui auraient nagé entre deux eaux.</p> + +<p>L'empereur et l'impératrice, un peu las, avaient posé la tête sur le +satin capitonné, heureux d'échapper un instant à la foule et de n'avoir +plus à saluer. La gouvernante des Enfants de France, elle aussi, +profitait des trottoirs déserts, pour relever le petit prince glissé de +ses genoux; tandis que la nourrice, penchée, l'amusait d'un sourire. Et +le cortège entier baignait dans le soleil; les uniformes, les toilettes, +les harnais flambaient; les voitures, toutes braisillantes, emplies +d'une lueur d'astre, envoyaient des reflets de glace qui dansaient sur +les maisons noires du quai Napoléon. Au loin, au-dessus du pont, se +dressait, comme fond à ce tableau, la réclame monumentale peinte sur le +mur d'une maison à six étages de l'île Saint-Louis, la redingote grise +géante, vide de corps, que le soleil battait d'un rayonnement +d'apothéose.</p> + +<p>Gilquin remarqua la redingote, au moment où elle dominait les deux +voitures. Il cria:</p> + +<p>«Tiens! l'oncle, là-bas!» Un rire courut dans la foule, autour de lui. +M. Charbonnel, qui n'avait pas compris, voulut se faire donner des +explications. Mais on ne s'entendait plus, un vivat assourdissant +montait, les trois cent mille personnes qui s'écrasaient là battaient +des mains. Quand le petit prince était arrivé au milieu du pont, et +qu'on avait vu paraître derrière lui l'empereur et l'impératrice, dans +ce large espace découvert où rien ne gênait la vue, une émotion +extraordinaire s'était emparée des curieux. Il y avait eu un de ces +enthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les têtes comme sous un +coup de vent, d'un bout d'une ville à l'autre. Les hommes se haussaient, +mettaient des bambins ébahis à califourchon sur leur cou; les femmes +pleuraient, balbutiaient des paroles de tendresse pour «le cher petit», +partageant avec des mots du cœur la joie bourgeoise du couple impérial. +Une tempête de cris continuait à sortir de la place de l'Hôtel-de-Ville; +sur les quais, des deux côtés, en amont, en aval, aussi loin que le +regard pouvait aller, on apercevait une forêt de bras tendus, s'agitant, +saluant. Aux fenêtres, des mouchoirs volaient, des corps se penchaient, +le visage allumé, avec le trou noir de la bouche grande ouverte. Et, +tout là-bas, les fenêtres de l'île Saint-Louis, étroites comme des +minces traits de fusain, s'animaient d'un pétillement de lueurs +blanches, d'une vie qu'on ne distinguait pas nettement.</p> + +<p>Cependant, l'équipe des canotiers en vareuses rouges, debout au milieu +de la Seine qui les emportait, vociféraient à pleine gorge; pendant que +les blanchisseuses, à demi sorties des vitrages du bateau, les bras nus, +débraillées, affolées, voulant se faire entendre, tapaient furieusement +leurs battoirs, à les casser.</p> + +<p>«C'est fini, allons-nous-en», dit Gilquin.</p> + +<p>Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu'au bout. La queue du cortège, +des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et de carabiniers, +s'enfonçaient dans la rue d'Arcole. Puis, il se produisit un tumulte +épouvantable; la double haie des gardes nationaux et des soldats de la +ligne fut rompue en plusieurs endroits; des femmes criaient.</p> + +<p>«Allons-nous-en, répéta Gilquin. On va s'écraser.» Et, quand il eut posé +ces dames sur le trottoir, il leur fit traverser la chaussée, malgré la +foule. Mme Correur et les Charbonnel étaient d'avis de suivre le +parapet, pour prendre le pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait +sur la place du Parvis. Mais il ne les écoutait pas, il les entraînait. +Lorsqu'ils furent de nouveau devant le petit café, il les poussa +brusquement, les assit à la table qu'ils venaient de quitter.</p> + +<p>«Vous êtes encore de jolis cocos! leur criait-il. Est-ce que vous croyez +que j'ai envie de me faire casser les pattes par ce tas de badauds?... +Nous allons boire quelque chose, parbleu? Nous sommes mieux là qu'au +milieu de la foule. Hein! nous en avons assez, de la fête! Ça finit par +être bête.... Voyons, qu'est-ce que vous prenez, maman?» Les Charbonnel, +qu'il couvait de ses yeux inquiétants, élevèrent de timides objections. +Ils auraient bien voulu voir la sortie de l'église. Alors, il leur +expliqua qu'il fallait laisser les curieux s'écouler; dans un quart +d'heure, il les conduirait, s'il n'y avait pas trop de monde pourtant. +Mme Correur, pendant qu'il redemandait à Jules des cigares et de la +bière, s'échappa prudemment.</p> + +<p>«Eh bien, c'est ça, reposez-vous, dit-elle aux Charbonnel. Vous me +trouverez là-bas.» Elle prit le pont Notre-Dame et s'engagea dans la rue +de la Cité. Mais l'écrasement y était tel, qu'elle mit un grand quart +d'heure pour atteindre la rue de Constantine. Elle dut se décider à +couper par la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes. Enfin, +elle déboucha sur la place du Parvis, après avoir laissé à un soupirail +de maison suspecte tout un volant de sa robe gorge-de-pigeon. La place, +sablée, jonchée de fleurs, était plantée de mâts portant des bannières +aux armes impériales. Devant l'église, un porche colossal, en forme de +tente, drapait sur la nudité de la pierre des rideaux de velours rouge, +à franges et à glands d'or.</p> + +<p>Là, Mme Correur fut arrêtée par une haie de soldats qui maintenait la +foule. Au milieu du vaste carré laissé libre, des valets de pied se +promenaient à petits pas, le long des voitures rangées sur cinq files; +tandis que les cochers, solennels, restaient sur leurs sièges, les +guides aux mains. Et comme elle allongeait le cou, cherchant quelque +fente pour pénétrer, elle aperçut Du Poizat qui fumait tranquillement un +cigare, dans un angle de la place, au milieu des valets de pied.</p> + +<p>«Est-ce que vous ne pouvez pas me faire entrer?» lui demanda-t-elle, +quand elle eut réussi à l'appeler, en agitant son mouchoir.</p> + +<p>Il parla à un officier, il l'emmena devant l'église.</p> + +<p>«Si vous m'en croyez, vous resterez ici avec moi, dit-il. C'est plein à +crever, là-dedans. J'étouffais, je suis sorti.... Tenez, voici le +colonel et M. Bouchard qui ont renoncé à trouver des places.» Ces +messieurs, en effet, étaient là, à gauche, du côté de la rue du +Cloître-Notre-Dame. M. Bouchard racontait qu'il venait de confier sa +femme à M. d'Escorailles, qui avait un fauteuil excellent pour une dame.</p> + +<p>Quant au colonel, il regrettait de ne pouvoir expliquer la cérémonie à +son fils Auguste.</p> + +<p>«J'aurais voulu lui montrer le fameux vase, dit-il.</p> + +<p>C'est, comme vous le savez, le propre vase de Saint-Louis, un vase de +cuivre damasquiné et niellé, du plus beau style persan, une antiquité du +temps des croisades, qui a servi au baptême de tous nos rois.</p> + +<p>—Vous avez vu les honneurs? demanda M-Bouchard à Du Poizat.</p> + +<p>—Oui, répondit celui-ci. C'est Mme de Llorentz qui portait le +chrémeau.» Il dut donner des détails. Le chrémeau était le bonnet de +baptême. Ni l'un ni l'autre de ces messieurs ne savaient cela; ils se +récrièrent. Du Poizat énuméra alors les honneurs du prince impérial, le +chrémeau, le cierge, la salière, et les honneurs du parrain et de la +marraine, le bassin, l'aiguière, la serviette; tous ces objets étaient +portés par des dames du palais. Et il y avait encore le manteau du petit +prince, un manteau superbe, extraordinaire, étalé près des fonts, sur un +fauteuil.</p> + +<p>«Comment! il n'y a pas une toute petite place?» s'écria Mme Correur, à +laquelle ces détails donnaient une fièvre de curiosité.</p> + +<p>Alors, ils lui citèrent tous les grands corps, toutes les autorités, +toutes les délégations qu'ils avaient vus passer. C'était un défilé +interminable: le Corps diplomatique, le Sénat, le Corps législatif, le +Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour +impériale, les Tribunaux de commerce et de première instance, sans +compter les ministres, les préfets, les maires et leurs adjoints, les +académiciens, les officiers supérieurs, jusqu'à des délégués du +consistoire israélite et du consistoire protestant. Et il y en avait +encore, et il y en avait toujours.</p> + +<p>«Mon Dieu! que ça doit être beau!» laissa échapper Mme Correur avec un +soupir.</p> + +<p>Du Poizat haussa les épaules. Il était d'une humeur détestable. Tout ce +monde «l'embêtait». Et il semblait agacé par la longueur de la +cérémonie. Est-ce qu'ils n'auraient pas bientôt fini? Ils avaient chanté +le veni creator; ils s'étaient encensés, promenés, salués. Le petit +devait être baptisé, maintenant. M. Bouchard et le colonel, plus +patients, regardaient les fenêtres pavoisées de la place; puis, ils +renversèrent la tête, à un brusque carillon qui secoua les tours; et ils +eurent un léger frisson, inquiets du voisinage énorme de l'église, dont +ils n'apercevaient pas le bout, dans le ciel. Cependant, Auguste s'était +glissé vers le porche. Mme Correur le suivit. Mais comme elle arrivait +en face de la grand-porte, ouverte à deux battants, un spectacle +extraordinaire la planta net sur les pavés.</p> + +<p>Entre les deux larges rideaux, l'église se creusait, immense, dans une +vision surhumaine de tabernacle.</p> + +<p>Les voûtes, d'un bleu tendre, étaient semées d'étoiles.</p> + +<p>Les verrières étalaient, autour de ce firmament, des astres mystiques, +attisant les petites flammes vives d'une braise de pierreries. Partout, +des hautes colonnes, tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait +le peu de jour traînant sous la nef; et, dans cette nuit rouge, brûlait +seul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers de cierges en +tas, plantés si près les uns des autres, qu'il y avait là comme un +soleil unique, flambant dans une pluie d'étincelles. C'était au centre +de la croisée, sur une estrade, l'autel qui s'embrasait. A gauche, à +droite, s'élevaient des trônes. Un large dais de velours doublé +d'hermine mettait, au-dessus du trône le plus élevé, un oiseau géant, au +ventre de neige, aux ailes de pourpre. Et toute une foule riche, moirée +d'or, allumée d'un pétillement de bijoux, emplissait l'église: près de +l'autel, au fond, le clergé, les évêques crossés et mitrés, faisaient +une gloire, un de ces resplendissements qui ouvrent une trouée sur le +ciel; autour de l'estrade, des princes, des princesses, de grands +dignitaires étaient rangés avec une pompe souveraine; puis des deux +côtés, dans les bras de la croisée, des gradins montaient, le Corps +diplomatique et le Sénat à droite, le Corps législatif et le Conseil +d'État à gauche; tandis que les délégations de toutes sortes +s'entassaient dans le reste de la nef, et que les dames, en haut, au +bord des tribunes, étalaient les vives panachures de leurs étoffes +claires. Une grande buée saignante flottait. Les têtes étagées au fond, +à droite, à gauche, gardaient des tons roses de porcelaine peinte. Les +costumes, le satin, la soie, le velours avaient des reflets d'un éclat +sombre, comme près de s'enflammer. Des rangs entiers, tout d'un coup, +prenaient feu. L'église profonde se chauffait d'un luxe inouï de +fournaise.</p> + +<p>Alors, Mme Correur vit s'avancer, au milieu du chœur, un aide des +cérémonies, qui cria trois fois, furieusement:</p> + +<p>«Vive le prince impérial! vive le prince impérial! vive le prince +impérial!» Et, dans l'immense acclamation dont les voûtes tremblèrent, +Mme Correur aperçut, au bord de l'estrade, l'empereur debout, dominant +la foule. Il se détachait en noir sur le flamboiement d'or, que les +évêques allumaient derrière lui. Il présentait au peuple le prince +impérial, un paquet de dentelles blanches, qu'il tenait très haut, de +ses deux bras levés.</p> + +<p>Mais, brusquement, un suisse écarta d'un geste Mme Correur. Elle recula +de deux pas, elle n'eut plus devant elle, tout près, qu'un des rideaux +du porche. La vision avait disparu. Alors elle se retrouva dans le plein +jour, et elle resta ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau, +pareil à ceux du Louvre, cuit par l'âge, empourpré et doré, avec des +personnages anciens comme on n'en rencontre pas sur les trottoirs.</p> + +<p>«Ne restez pas là», lui dit Du Poizat, en la ramenant près du colonel et +de M. Bouchard.</p> + +<p>Ces messieurs, maintenant, causaient des inondations. Les ravages +étaient épouvantables, dans les vallées du Rhône et de la Loire. Des +milliers de familles se trouvaient sans abri. Les souscriptions, +ouvertes de tous les côtés, ne suffisaient pas au soulagement de tant de +misères. Mais l'empereur se montrait d'un courage et d'une générosité +admirables: à Lyon, on l'avait vu traverser à gué les quartiers bas de +la ville, recouverts par les eaux; à Tours, il s'était promené en canot, +pendant trois heures, au milieu des rues inondées. Et partout, il semait +les aumônes sans compter.</p> + +<p>«Écoutez donc!» interrompit le colonel.</p> + +<p>Les orgues ronflaient dans l'église. Un chant large sortait par +l'ouverture béante du porche, dont les draperies battaient sous cette +haleine énorme.</p> + +<p>«C'est le Te Deum», dit M. Bouchard.</p> + +<p>Du Poizat eut un soupir de soulagement. Ils allaient donc avoir fini! +Mais M. Bouchard lui expliqua que les actes n'étaient pas encore signés. +Ensuite, le cardinal légat devait donner la bénédiction pontificale. Du +monde, pourtant, commença bientôt à sortir. Rougon, un des premiers, +parut, ayant au bras une femme maigre, à figure jaune, mise très +simplement. Un magistrat, en costume de président de la cour d'appel, +les accompagnait.</p> + +<p>«Qui est-ce?» demanda Mme Correur.</p> + +<p>Du Poizat lui nomma les deux personnes. M. Beulin d'Orchère avait connu +Rougon un peu avant le coup d'État, et il lui témoignait depuis cette +époque une estime particulière, sans chercher pourtant à établir entre +eux des rapports suivis. Mlle Véronique, sa sœur, habitait avec lui un +hôtel de la me Garancière, qu'elle ne quittait guère que pour assister +aux messes basses de Saint-Sulpice. «Tenez, dit le colonel en baissant +la voix, voilà la femme qu'il faudrait à Rougon.</p> + +<p>—Parfaitement, approuva M. Bouchard. Fortune convenable, bonne famille, +femme d'ordre et d'expérience. Il ne trouvera pas mieux.» Mais Du Poizat +se récria. La demoiselle était mûre comme une nèfle qu'on a oubliée sur +de la paille. Elle avait au moins trente-six ans et elle en paraissait +bien quarante. Un joli manche à balai à mettre dans un lit!</p> + +<p>Une dévote qui portait des bandeaux plats! une tête si usée, si fade, +qu'elle semblait avoir trempé pendant six mois dans de l'eau bénite!</p> + +<p>«Vous êtes jeune, déclara gravement le chef de bureau. Rougon doit faire +un mariage de raison.... Moi j'ai fait un mariage d'amour; mais ça ne +réussit pas à tout le monde.</p> + +<p>—Eh! je me moque de la fille, en somme, finit par avouer Du Poizat. +C'est la mine du Beulin-d'orchère qui me fait peur. Ce gaillard-là a une +mâchoire de dogue.... Regardez-le donc, avec son lourd museau et sa +forêt de cheveux crépus, où pas un fil blanc ne se montre, malgré ses +cinquante ans! Est-ce qu'on sait ce qu'il pense! Dites-moi un peu pour +quoi il continue à pousser sa sœur dans les bras de Rougon, maintenant +que Rougon est par terre?»</p> + +<p>M. Bouchard et le colonel gardèrent le silence, en échangeant un regard +inquiet. Le «dogue», comme l'appelait l'ancien sous-préfet, allait-il +donc à lui tout seul dévorer Rougon? Mais Mme Correur dit lentement:</p> + +<p>«C'est très bon d'avoir la magistrature avec soi.» Cependant, Rougon +avait conduit Mlle Véronique jusqu'à sa voiture; et là, avant qu'elle +fût montée, il la saluait. Juste à ce moment, la belle Clorinde sortait +de l'église, au bras de Delestang. Elle devint grave, elle enveloppa +d'un regard de flamme cette grande fille jaune, sur laquelle Rougon +avait la galanterie de refermer la portière, malgré son habit de +sénateur. Alors, pendant que la voiture s'éloignait, elle marcha droit à +lui, lâchant le bras de Delestang, retrouvant son rire de grande enfant. +Toute la bande la suivit.</p> + +<p>«J'ai perdu maman! lui cria-t-elle gaiement. On m'a enlevé maman, au +milieu de la foule.... Vous m'offrez un petit coin dans votre coupé, +hein?» Delestang, qui allait lui proposer de la reconduire chez elle, +parut très contrarié. Elle portait une robe de soie orange, brochée de +fleurs si voyantes, que les valets de pied la regardaient. Rougon +s'était incliné, mais ils durent attendre le coupé, pendant près de dix +minutes.</p> + +<p>Tous restèrent là, même Delestang, dont la voiture était sur le premier +rang, à deux pas. L'église continuait à se vider lentement. M. Kahn et +M. Béjuin, qui passaient, accoururent se joindre à la bande. Et comme le +grand homme avait de molles poignées de main, l'air maussade, M. Kahn +lui demanda, avec une vivacité inquiète:</p> + +<p>«Est-ce que vous êtes souffrant?</p> + +<p>—Non, répondit-il. Ce sont toutes ces lumières, là-dedans, qui m'ont +fatigué.» Il se tut, puis il reprit, à demi-voix:</p> + +<p>«C'était très grand.... Je n'ai jamais vu une pareille joie sur la +figure d'un homme.» Il parlait de l'empereur. Il avait ouvert les bras, +dans un geste large, avec une lente majesté comme pour se rappeler la +scène de l'église; et il n'ajouta rien. Ses amis, autour de lui, se +taisaient également. Ils faisaient dans un coin de la place, un tout +petit groupe. Devant eux, le défilé grossissait, les magistrats en robe, +les officiers en grande tenue, les fonctionnaires en uniforme, une foule +galonnée, chamarrée, décorée, qui piétinait les fleurs dont la place +était couverte, au milieu des appels des valets de pied et des +roulements brusques des équipages. La gloire de l'Empire à son apogée +flottait dans la pourpre du soleil couchant, tandis que les tours de +Notre-Dame, toutes roses, toutes sonores, semblaient porter très haut, à +un sommet de paix et de grandeur, le règne futur de l'enfant baptisé +sous leurs voûtes. Mais eux, mécontents, ne sentaient qu'une immense +convoitise leur venir de la splendeur de la cérémonie, des cloches +sonnantes, des bannières déployées, de la ville enthousiaste, de ce +monde officiel épanoui. Rougon, qui pour la première fois, éprouvait le +froid de sa disgrâce, avait la face très pâle; et, rêvant, il jalousait +l'empereur.</p> + +<p>«Bonsoir, je m'en vais, c'est assommant, dit Du Poizat, après avoir +serré la main aux autres.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc, aujourd'hui? lui demanda le colonel. Vous êtes bien +féroce.» Et le sous-préfet répondit tranquillement, en s'en allant: +«Tiens! pourquoi voulez-vous que je sois gai!... J'ai lu ce matin, au +Moniteur, la nomination de cet imbécile de Campenon à la préfecture +qu'on m'avait promise.» Les autres se regardèrent. Du Poizat avait +raison. Ils n'étaient pas de la fête. Rougon, dès la naissance du +prince, leur avait promis toute une pluie de cadeaux pour le jour du +baptême: M. Kahn devait avoir sa concession; le colonel, la croix de +commandeur; Mme Correur, les cinq ou six bureaux de tabac qu'elle +sollicitait. Et Ils étaient tous là, en un petit tas, dans un coin de la +place, les mains vides. Ils levèrent alors sur Rougon un regard si +désolé, si plein de reproches, que celui-ci eut un haussement d'épaules +terrible. Comme son coupé arrivait enfin, il y poussa brusquement +Clorinde, il s'y enferma sans dire un mot, en faisant claquer la +portière avec violence.</p> + +<p>«Voilà Marsy sous le porche, murmura M. Kahn qui entraînait M. Béjuin. +A-t-il l'air superbe, cette canaille!... tournez donc la tête. Il +n'aurait qu'à ne pas nous rendre notre salut.» Delestang s'était hâté de +monter dans sa voiture, pour suivre le coupé. M. Bouchard attendit sa +femme; puis, quand l'église fut vide, il demeura très surpris, il s'en +alla avec le colonel, las également de chercher son fils Auguste. Quant +à Mme Correur, elle venait d'accepter le bras d'un lieutenant de +dragons, un pays à elle, qui lui devait un peu son épaulette.</p> + +<p>Cependant, dans le coupé, Clorinde parlait avec ravissement de la +cérémonie, tandis que Rougon, renversé, le visage ensommeillé, +l'écoutait. Elle avait vu les fêtes de Pâques à Rome: ce n'était pas +plus grandiose.</p> + +<p>Et elle expliquait que la religion, pour elle, était un coin du paradis +entrouvert, avec Dieu le Père assis sur son trône ainsi qu'un soleil, au +milieu de la pompe des anges rangés autour de lui, en un large cercle de +beaux jeunes gens vêtus d'or. Puis, tout d'un coup, elle s'interrompit, +elle demanda:</p> + +<p>«Viendrez-vous ce soir au banquet que la Ville offre à Leurs Majestés? +Ce sera magnifique» Elle était invitée. Elle aurait une toilette rose, +toute semée de myosotis. C'était M. de Plouguern qui devait la conduire, +parce que sa mère ne voulait plus sortir le soir, à cause de ses +migraines. Elle s'interrompit encore, elle posa une nouvelle question, +brusquement:</p> + +<p>«Quel est donc le magistrat avec lequel vous étiez tout à l'heure?» +Rougon leva le menton, récita tout d'une haleine:</p> + +<p>«M. Beulin-d'orchère, cinquante ans, d'une famille de robe, a été +substitut à Montbrison, procureur du roi à Orléans, avocat général à +Rouen, a fait partie d'une commission mixte en 52, est venu ensuite à +Paris comme conseiller de la cour d'appel, enfin est aujourd'hui +président de cette cour.... Ah! j'oubliais! il a approuvé le décret du +22 janvier 1852, confisquant les biens de la famille d'Orléans... +Êtes-vous contente?» Clorinde s'était mise à rire. Il se moquait d'elle, +parce qu'elle voulait s'instruire; mais c'était bien permis de connaître +les gens avec lesquels on pouvait se rencontrer. Et elle ne lui ouvrit +pas la bouche de Mlle Beulin-d'orchère. Elle reparlait du banquet de +l'Hôtel-de-Ville; la galerie des Fêtes devait être décorée avec un luxe +inouï: un orchestre jouerait des airs pendant tout le temps du dîner. +Ah! la France était un grand pays!</p> + +<p>Nulle part, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Espagne, ni en +Italie, elle n'avait vu des bals plus étourdissants, des galas plus +prodigieux. Aussi, disait-elle avec sa face tout allumée d'admiration, +son choix était fait, maintenant: elle voulait être Française.</p> + +<p>«Oh! des soldats! cria-t-elle, voyez donc, des soldats!».</p> + +<p>Le coupé, qui avait suivi la rue de la Cité, se trouvait arrêté, au bout +du pont Notre-Dame par un régiment défilant sur le quai. C'étaient des +soldats de la ligne, de petits soldats marchant comme des moutons, un +peu débandés par les arbres des trottoirs. Ils revenaient de faire la +haie. Ils avaient sur la face tout l'éblouissement du grand soleil de +l'après-midi, les pieds blancs, l'échine gonflée sous le poids du sac et +du fusil. Et ils s'étaient tant ennuyés, au milieu des poussées de la +foule, qu'ils en gardaient un air de bêtise ahurie.</p> + +<p>«J'adore l'armée française», dit Clorinde ravie, se penchant pour mieux +voir.</p> + +<p>Rougon, comme réveillé, regardait lui aussi. C'était la force de +l'Empire qui passait, dans la poussière de la chaussée. Tout un embarras +d'équipages encombrait lentement le pont; mais les cochers, respectueux, +attendaient; tandis que les personnages en grand costume mettaient la +tête aux portières, la face vaguement souriante, couvant de leurs yeux +attendris les petits soldats hébétés par leur longue faction. Les +fusils, au soleil, illuminaient la fête.</p> + +<p>«Et ceux-là, les derniers, les voyez-vous? reprit Clorinde. Il y en a +tout un rang qui n'ont pas encore de barbe. Sont-ils gentils, hein!» Et, +dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de la voiture, des +baisers aux soldats, à deux mains. Elle se cachait un peu, pour qu'on ne +la vît pas. C'était une joie, un amour de la force armée, dont elle se +régalait seule. Rougon eut un sourire paternel; il venait également de +goûter sa première jouissance de la journée.</p> + +<p>«Qu'y a-t-il donc?» demanda-t-il, lorsque le coupé put enfin tourner le +coin du quai.</p> + +<p>Un rassemblement considérable s'était formé sur le trottoir et sur la +chaussée. La voiture dut s'arrêter de nouveau. Une voix dit dans la +foule:</p> + +<p>«C'est un ivrogne qui a insulté les soldats. Les sergents de ville +viennent de l'empoigner.»</p> + +<p>Alors, le rassemblement s'étant ouvert, Rougon aperçut Gilquin, ivre +mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son vêtement de coutil +jaune, arraché, montrait des morceaux de sa peau. Mais il restait bon +garçon, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge. Il tutoyait les +sergents de ville, il les appelait «mes agneaux». Et il leur expliquait +qu'il avait passé l'après-midi bien tranquillement dans un café, en +compagnie de gens très riches. On pouvait se renseigner au théâtre du +Palais-Royal, où M. et Mme Charbonnel étaient allés voir jouer les +Dragées du baptême: ils ne diraient pour sûr pas le contraire.</p> + +<p>«Lâchez-moi donc, farceurs! cria-t-il en se roidissant brusquement. Le +café est là, à côté, tonnerre! venez-y avec moi, si vous ne me croyez +pas!... Les soldats m'ont manqué, comprenez bien! il y en a un petit qui +riait.</p> + +<p>Alors, je l'ai envoyé se faire moucher. Mais insulter l'armée française, +jamais!... Parlez un peu à l'empereur de Théodore, vous verrez ce qu'il +dira.... Ah! sacrebleu! vous seriez propres!» La foule, amusée, riait. +Les deux sergents de ville, imperturbables, ne lâchaient pas prise, +poussaient lentement Gilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on +apercevait, au loin, la lanterne rouge d'un poste de police. Rougon +s'était vivement rejeté au fond de la voiture. Mais, tout d'un coup, +Gilquin le vit, en levant la tête. Alors, dans son ivresse, il devint +goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l'œil, parlant pour +lui.</p> + +<p>«Suffit! les enfants, on pourrait faire du scandale, on n'en fera pas, +parce qu'on a de la dignité... Hein? dites donc? vous ne mettriez pas la +patte sur Théodore, s'il se trimbalait avec des princesses, comme un +citoyen de ma connaissance. On a tout de même travaillé avec du beau +monde, et délicatement, on s'en vante, sans demander des mille et des +cents. On sait ce qu'on vaut.</p> + +<p>Ça console des petitesses.... Tonnerre de Dieu! les amis ne sont donc +plus les amis?...» Il s'attendrissait, la voix coupée de hoquets. Rougon +appela discrètement de la main un homme boutonné dans un grand paletot, +qu'il reconnut près du coupé; et, lui ayant parlé bas, il donna +l'adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, à Grenelle. L'homme s'approcha +des sergents de ville, comme pour les aider à maintenir l'ivrogne qui se +débattait. La foule resta toute surprise de voir les agents tourner à +gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre, dont le cocher, sur un ordre, +suivit le quai de la Mégisserie. Mais la tête de Gilquin, énorme, +ébouriffée, crevant d'un rire triomphal, apparut une dernière fois à la +portière, en hurlant:</p> + +<p>«Vive la République!» Quand le rassemblement fut dissipé, les quais +reprirent leur tranquillité large. Paris, las d'enthousiasme, était à +table; les trois cent mille curieux qui s'étaient écrasés là, avaient +envahi les restaurants du bord de l'eau et du quartier du Temple. Sur +les trottoirs vides, des provinciaux traînaient seuls les pieds, +éreintés, ne sachant où manger. En bas, aux deux bords du bateau, les +laveuses achevaient de taper leur linge, à coups violents. Un rai de +soleil dorait encore le haut des tours de Notre-Dame, muettes +maintenant, au-dessus des maisons toutes noires d'ombre. Et, dans le +léger brouillard qui montait de la Seine, là-bas, à la pointe de l'île +Saint-Louis, on ne distinguait plus, au milieu du gris brouillé des +façades, que la redingote géante, la réclame monumentale, accrochant, à +quelque clou de l'horizon, la défroque bourgeoise d'un Titan, dont la +foudre aurait mangé les membres.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#table">V</a></h2> + + +<p>Un matin, vers onze heures, Clorinde vint chez Rougon, rue Marbeuf. Elle +rentrait du Bois; un domestique tenait son cheval, à la porte. Elle alla +droit au jardin, tourna à gauche, et se planta devant une fenêtre grande +ouverte du cabinet où travaillait le grand homme.</p> + +<p>«Hein! je vous surprends!» dit-elle tout d'un coup.</p> + +<p>Rougon leva vivement la tête. Elle riait dans le chaud soleil de juin. +Son amazone de drap gros bleu, dont elle avait rejeté la longue traîne +sur son bras gauche, la faisait plus grande; tandis que son corsage à +gilet et à petites basques rondes, très collant, était comme une peau +vivante qui gantait ses épaules, sa gorge, ses hanches. Elle avait des +manchettes de toile, un col de toile, sous lequel se nouait une mince +cravate de foulard bleu. Elle portait très crânement, sur ses cheveux +roulés, son chapeau d'homme, autour duquel une gaze mettait un nuage +bleuâtre, tout poudré de la poussière d'or du soleil.</p> + +<p>«Comment! c'est vous! cria Rougon en accourant.</p> + +<p>Mais entrez donc!</p> + +<p>—Non, non, répondit-elle. Ne vous dérangez pas, je n'ai qu'un mot à +vous dire.... Maman doit m'attendre pour déjeuner.» C'était la troisième +fois qu'elle venait ainsi chez Rougon, contre toutes les convenances. +Mais elle affectait de rester dans le jardin. D'ailleurs, les deux +premières fois, elle était aussi en amazone, costume qui lui donnait une +liberté de garçon, et dont la longue jupe devait lui sembler une +protection suffisante.</p> + +<p>«Vous savez, je viens en mendiante, reprit-elle. C'est pour des billets +de loterie.... Nous avons organisé une loterie en faveur des jeunes +filles pauvres.</p> + +<p>—Eh bien, entrez, répéta Rougon. Vous m'expliquerez cela.».</p> + +<p>Elle avait gardé sa cravache à la main, une cravache très fine, à petit +manche d'argent. Elle se remit à rire, en tapant sa jupe à légers coups.</p> + +<p>«C'est tout expliqué, pardi! Vous allez me prendre des billets. Je ne +suis venue que pour ça.... Il y a trois jours que je vous cherche, sans +pouvoir mettre la main sur vous, et la loterie se tire demain.» Alors, +sortant un petit portefeuille de sa poche, elle demanda:</p> + +<p>«Combien voulez-vous de billets?</p> + +<p>—Pas un, si vous n'entrez pas!» cria-t-il.</p> + +<p>Il ajouta sur un ton plaisant:</p> + +<p>«Que diable! est-ce qu'on fait des affaires par les fenêtres! Je ne vais +peut-être pas vous passer de l'argent comme à une pauvresse!</p> + +<p>—Ça m'est égal, donnez toujours.» Mais il tint bon. Elle le regarda un +instant, muette.</p> + +<p>Puis elle reprit:</p> + +<p>«Si j'entre, m'en prendrez-vous dix?... Ils sont à dix francs.» Et elle +ne se décida pas tout de suite. Elle promena d'abord un rapide regard +dans le jardin. Un jardinier, à genoux dans une allée, plantait une +corbeille de géraniums. Elle eut un mince sourire, et se dirigea vers le +petit perron de trois marches, sur lequel ouvrait la porte-fenêtre du +cabinet. Rougon lui tendait déjà la main. Et, quand il l'eut amenée au +milieu de la pièce:</p> + +<p>«Vous avez donc peur que je ne vous mange? dit-il.</p> + +<p>Vous savez bien que je suis le plus soumis de vos esclaves.... Que +craignez-vous ici?» Elle tapait toujours sa jupe du bout de sa cravache, +à légers coups.</p> + +<p>«Moi, je ne crains rien», répondit-elle avec un bel aplomb de fille +émancipée.</p> + +<p>Puis, après avoir posé la cravache sur un canapé, elle fouilla de +nouveau dans son portefeuille.</p> + +<p>«Vous en prenez dix, n'est-ce pas?</p> + +<p>—J'en prendrai vingt, si vous voulez, dit-il; mais, par grâce, +asseyez-vous, causons un peu.... Vous n'allez pas vous sauver tout de +suite, bien sûr?</p> + +<p>—Alors, un billet par minute, hein?... Si je reste un quart d'heure, ça +fera quinze billets; si je reste vingt minutes, ça fera vingt; et comme +ça jusqu'à ce soir, moi je veux bien.... Est-ce entendu?» Ils +s'égayèrent de cet arrangement. Clorinde finit par s'asseoir sur un +fauteuil, dans l'embrasure même de la fenêtre restée ouverte. Rougon, +pour ne pas l'effrayer, se remit à son bureau. Et ils causèrent, de la +maison d'abord. Elle jetait des coups d'œil par la fenêtre, elle +déclarait le jardin un peu petit, mais charmant, avec sa pelouse +centrale et ses massifs d'arbres verts. Lui, indiquait un plan détaillé +des lieux: en bas, au rez-de-chaussée, se trouvaient son cabinet, un +grand salon, un petit salon et une très belle salle à manger; au premier +étage, ainsi qu'au second, il y avait sept chambres. Tout cela quoique +relativement petit, était bien trop vaste pour lui. Quand l'empereur lui +avait fait cadeau de cet hôtel, il devait épouser une dame veuve, +choisie par Sa Majesté elle-même. Mais la dame était morte. Maintenant, +il resterait garçon.</p> + +<p>«Pourquoi? demanda-t-elle, en le regardant carrément en face.</p> + +<p>—Bah! répondit-il, j'ai bien autre chose à faire. A mon âge, on n'a +plus besoin de femme.» Mais elle, haussant les épaules, dit simplement:</p> + +<p>«Ne posez donc pas!» Ils en étaient arrivés à tenir entre eux des +conversations très libres. Elle voulait qu'il fût de tempérament +voluptueux. Lui, se défendait, et lui racontait sa jeunesse, des années +passées dans des chambres nues, où les blanchisseuses n'entraient même +pas, disait-il en riant. Alors, elle l'interrogeait sur ses maîtresses, +avec une curiosité enfantine; il en avait bien eu quelques-unes; par +exemple, il ne pouvait renier une dame, connue de tout Paris, qui +s'était, en le quittant, installée en province. Mais il haussait les +épaules. Les jupons ne le dérangeaient guère. Quand le sang lui montait +à la tête, parbleu! il était comme tous les hommes, il aurait crevé une +cloison d'un coup d'épaule, pour entrer dans une alcôve. Il n'aimait pas +à s'attarder aux bagatelles de la porte. Puis, lorsque c'était fini, il +redevenait bien tranquille.</p> + +<p>«Non, non, pas de femme! répéta-t-il, les yeux déjà allumés par la pose +abandonnée de Clorinde. Ça tient trop de place.» La jeune fille, +renversée dans son fauteuil, souriait étrangement. Elle avait un visage +pâmé, avec un lent battement de gorge. Elle exagérait son accent +italien, la voix chantante.</p> + +<p>«Laissez, mon cher, vous nous adorez, dit-elle. Voulez-vous parier que +vous serez marié dans l'année?» Et elle était vraiment irritante, tant +elle paraissait certaine de vaincre. Depuis quelque temps, elle +s'offrait à Rougon, tranquillement. Elle ne prenait plus la peine de +dissimuler sa lente séduction, ce travail savant dont elle l'avait +entouré, avant de faire le siège de ses désirs.</p> + +<p>Maintenant, elle le croyait assez conquis pour mener l'aventure à visage +découvert. Un véritable duel s'engageait entre eux, à toute heure. S'ils +ne posaient pas encore tout haut les conditions du combat, il y avait +des aveux très francs sur leurs lèvres, dans leurs yeux.</p> + +<p>Quand ils se regardaient, ils ne pouvaient s'empêcher de sourire; et ils +se provoquaient. Clorinde faisait son prix, allait à son but, avec une +hardiesse superbe, sûre de n'accorder jamais que ce qu'elle voudrait. +Rougon, grisé, piqué au jeu, mettait de côté tout scrupule, rêvait +simplement de faire sa maîtresse de cette belle fille, puis de +l'abandonner, pour lui prouver sa supériorité sur elle. Leur orgueil se +battait plus encore que leurs sens. «Chez nous, continuait-elle à voix +presque basse, l'amour est la grande affaire. Les gamines de douze ans +ont des amoureux.... Moi, je suis devenue un garçon parce que j'ai +voyagé. Mais si vous aviez connu maman, quand elle était jeune! Elle ne +quittait pas sa chambre.</p> + +<p>Elle était si belle, qu'on venait la voir de loin. Un comte est resté +exprès six mois à Milan, sans arriver à apercevoir le bout de ses +nattes. C'est que les Italiennes ne sont pas comme les Françaises, qui +bavardent et qui courent; elles restent au cou de l'homme qu'elles ont +choisi.... Moi, j'ai voyagé, je ne sais pas si je me souviendrai. Il me +semble pourtant que j'aimerai bien fort, oh! oui, bien fort, à en +mourir...» Ses paupières s'étaient fermées peu à peu, sa face se noyait +d'une extase voluptueuse. Rougon, pendant qu'elle parlait, avait quitté +son bureau, les mains tremblantes, comme attiré par une force +supérieure. Mais, lorsqu'il se fut approché, elle ouvrit les yeux tout +grands, elle le regarda d'un air tranquille. Et montrant la pendule, +souriante, elle reprit:</p> + +<p>«Ça fait dix billets.</p> + +<p>—Comment, dix billets?» balbutia-t-il, ne comprenant plus.</p> + +<p>Quand il revint à lui, elle riait aux éclats. Elle se plaisait ainsi à +l'affoler; puis, elle lui échappait d'un mot, lorsqu'il allait ouvrir +les bras; cela paraissait l'amuser beaucoup. Rougon, redevenu tout d'un +coup très pâle, la regarda furieusement, ce qui redoubla sa gaieté.</p> + +<p>«Allons, je m'en vais, dit-elle: Vous n'êtes pas assez galant pour les +dames.... Non, sérieusement, maman m'attend pour déjeuner.» Mais il +avait repris son air paternel. Ses yeux gris, sous ses lourdes +paupières, gardaient seuls une flamme, lorsqu'elle tournait la tête: et +il l'enveloppait alors tout entière d'un regard, avec la rage d'un homme +poussé à bout, résolu à en finir. Cependant, il disait qu'elle pouvait +bien lui donner encore cinq minutes.</p> + +<p>C'était si ennuyeux, le travail dans lequel elle l'avait trouvé, un +rapport pour le Sénat, sur des pétitions! Et il lui parla de +l'impératrice, à laquelle elle vouait un véritable culte. L'impératrice +était à Biarritz depuis huit jours. Alors, la jeune fille se renversa de +nouveau au fond de son fauteuil, dans un bavardage sans fin. Elle +connaissait Biarritz, elle y avait passé une saison, autrefois, quand +cette plage n'était pas encore à la mode. Elle se désespérait de ne +pouvoir y retourner, pendant le séjour de la cour. Puis, elle en vint à +raconter une séance de l'Académie, où M. de Plouguern l'avait menée, la +veille. On recevait un écrivain, qu'elle plaisantait beaucoup, parce +qu'il était chauve. Elle tenait, d'ailleurs, les livres en horreur. Dès +qu'elle s'entêtait à lire, elle devait se mettre au lit, avec des crises +de nerfs.</p> + +<p>Elle ne comprenait pas ce qu'elle lisait. Quand Rougon lui eut dit que +l'écrivain reçu la veille était un ennemi de l'empereur, et que son +discours fourmillait d'allusions abominables, elle resta consternée.</p> + +<p>«Il avait l'air bon homme pourtant», déclara-t-elle.</p> + +<p>Rougon, à son tour, tonnait contre les livres. Il venait de paraître un +roman, surtout, qui l'indignait: une œuvre de l'imagination la plus +dépravée, affectant un souci de la vérité exacte, traînant le lecteur +dans les débordements d'une femme hystérique. Ce mot d'«hystérie» parut +lui plaire, car il le répéta trois fois. Clorinde lui en ayant demandé +le sens, il refusa de le donner, pris d'une grande pudeur.</p> + +<p>«Tout peut se dire, continua-t-il; seulement, il y a une façon de tout +dire.... Ainsi, dans l'administration, on est souvent obligé d'aborder +les sujets les plus délicats.</p> + +<p>J'ai lu des rapports sur certaines femmes, par exemple, vous me +comprenez? eh bien, des détails très précis s'y trouvaient consignés, +dans un style clair, simple, honnête. Cela restait chaste, enfin!... +Tandis que les romanciers de nos jours ont adopté un style lubrique, une +façon de dire les choses qui les font vivre devant vous.</p> + +<p>Ils appellent ça de l'art. C'est de l'inconvenance, voilà tout.»</p> + +<p>Il prononça encore le mot «pornographie», et alla jusqu'à nommer le +marquis de Sade, qu'il n'avait jamais lu, d'ailleurs. Pourtant, tout en +parlant, il manœuvrait avec une grande habileté pour passer derrière le +fauteuil de Clorinde, sans qu'elle le remarquât. Celle-ci, les yeux +perdus, murmurait:</p> + +<p>«Oh! moi, les romans, je n'en ai jamais ouvert un seul. C'est bête, tous +ces mensonges.... Vous ne connaissez pas Léonora la bohémienne. Ça, +c'est gentil. J'ai lu ça en italien, quand j'étais petite. On y parle +d'une jeune fille qui épouse un seigneur à la fin. Elle est prise +d'abord par des brigands...» Mais un léger grincement, derrière elle, +lui fit vivement tourner la tête, comme éveillée en sursaut.</p> + +<p>«Que faites-vous donc là? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Je baisse le store, répondit Rougon. Le soleil doit vous incommoder.» +Elle se trouvait, en effet, dans une nappe de soleil, dont les +poussières volantes doraient d'un duvet lumineux le drap tendu de son +amazone.</p> + +<p>«Voulez-vous bien laisser le store! cria-t-elle. J'aime le soleil, moi! +Je suis comme dans un bain.» Et, très inquiète, elle se souleva à demi, +elle jeta un regard dans le jardin, pour voir si le jardinier était +toujours là. Quand elle l'eut retrouvé, de l'autre côté de la corbeille, +accroupi, ne montrant que le dos rond de son bourgeron bleu, elle se +rassit, tranquillisée, souriante.</p> + +<p>Rougon, qui avait suivi la direction de son regard, lâcha le store, +pendant qu'elle le plaisantait. Il était donc comme les hiboux, il +cherchait l'ombre. Mais il ne se fâchait pas, il marchait au milieu du +cabinet, sans montrer le moindre dépit. Son grand corps avait des +mouvements ralentis d'ours rêvant quelque traîtrise.</p> + +<p>Puis, comme il se trouvait à l'autre extrémité de la pièce, près d'un +large canapé au-dessus duquel une grande photographie était pendue, il +l'appela:</p> + +<p>«Venez donc voir, dit-il. Vous ne connaissez pas mon dernier portrait?» +Elle s'allongea davantage dans le fauteuil, elle répondit, sans cesser +de sourire:</p> + +<p>«Je le vois très bien d'ici.... Vous me l'avez déjà montré, d'ailleurs.» +Il ne se découragea pas. Il était allé fermer le store de l'autre +fenêtre, et il inventa encore deux ou trois prétextes, pour l'attirer +dans ce coin d'ombre discrète, où il faisait très bon, disait-il. Elle, +dédaignant ce piège grossier, ne répondait même plus, se contentait de +refuser de la tête. Alors, voyant qu'elle avait compris, il revint se +planter devant elle, les mains nouées, cessant de ruser, la provoquant +en face.</p> + +<p>«J'oubliais!... Je veux vous montrer Monarque, mon nouveau cheval. Vous +savez que j'ai fait un échange.... Vous me donnerez votre opinion sur +lui, vous qui aimez les chevaux.» Elle refusa encore. Mais il insista; +l'écurie n'était qu'à deux pas; cela demanderait cinq minutes au plus. +Puis, comme elle disait toujours non, il laissa échapper à demi-voix, +d'un accent presque méprisant: «Ah! vous n'êtes pas brave!» Ce fut comme +un coup de fouet. Elle se mit debout, sérieuse, un peu pâle.</p> + +<p>«Allons voir Monarque», dit-elle simplement.</p> + +<p>Elle rejetait déjà la traîne de son amazone sur son bras gauche. Elle +lui avait planté ses yeux droit dans les yeux. Pendant un instant, ils +se regardèrent si profondément, qu'ils lisaient leurs pensées. C'était +un défi offert et accepté, sans ménagement aucun. Et elle descendit le +perron la première, tandis qu'il boutonnait, d'un geste machinal, le +veston d'appartement dont il était vêtu. Mais elle n'avait pas fait +trois pas dans l'allée, qu'elle s'arrêta.</p> + +<p>«Attendez», dit-elle.</p> + +<p>Elle remonta dans le cabinet. Quand elle revint, elle balançait +légèrement, du bout des doigts, sa cravache, qu'elle avait oubliée +derrière un coussin du canapé.</p> + +<p>Rougon regarda la cravache d'un air oblique; puis, il leva lentement les +yeux sur Clorinde. Maintenant, elle souriait. Elle marcha de nouveau la +première.</p> + +<p>L'écurie se trouvait à droite, au fond du jardin.</p> + +<p>Quand ils passèrent devant le jardinier, cet homme rangeait ses outils, +debout, près de partir. Rougon tira sa montre; il était onze heures +cinq, le palefrenier devait déjeuner. Et, dans le soleil ardent, tête +nue, il suivait Clorinde, qui tranquillement s'avançait, en donnant des +coups de cravache, à droite, à gauche, sur les arbres verts. Ils +n'échangèrent pas une parole. Elle ne se retourna même pas. Puis, +lorsqu'elle fut arrivée à l'écurie, elle laissa Rougon ouvrir la porte, +elle passa devant lui. La porte, repoussée trop fort, se referma +violemment, sans qu'elle cessât de sourire. Elle avait un visage +candide, superbe et confiant.</p> + +<p>C'était une écurie petite, très ordinaire, avec quatre stalles de chêne. +Bien qu'on eût lavé les dalles le matin, et que les boiseries, les +râteliers, les mangeoires fussent tenus très proprement, une odeur forte +montait. Il y faisait une chaleur humide de baignoire. Le jour, qui +entrait par deux lucarnes rondes, traversait de deux rayons pâles +l'ombre du plafond, sans éclairer les coins noirs, à terre. Clorinde, +les yeux pleins de la grande lumière du dehors, ne distingua d'abord +rien; mais elle attendit, elle ne rouvrit pas la porte, pour ne pas +paraître avoir peur. Deux des stalles seulement étaient occupées. Les +chevaux soufflaient, tournant la tête.</p> + +<p>«C'est celui-ci, n'est-ce pas? demanda-t-elle, lorsque ses yeux se +furent habitués à l'obscurité. Il m'a l'air très bien.»</p> + +<p>Elle donnait de petites tapes sur la croupe du cheval.</p> + +<p>Puis, elle se glissa dans la stalle, en le flattant tout le long des +flancs, sans montrer la moindre crainte. Elle désirait, disait-elle, lui +voir la tête. Et, lorsqu'elle fut tout au fond, Rougon l'entendit qui +lui appliquait de gros baisers sur les narines. Ces baisers +l'exaspéraient.</p> + +<p>«Revenez, je vous en prie, cria-t-il. S'il se jetait de côté, vous +seriez écrasée.» Mais elle riait, baisait le cheval plus fort, lui +parlait avec des mots très tendres, tandis que la bête, comme régalée de +cette pluie de caresses inattendues, avait des frissons qui couraient +sur sa peau de soie. Enfin, elle reparut. Elle disait qu'elle adorait +les chevaux, qu'ils la connaissaient bien, que jamais ils ne lui +faisaient de mal, même lorsqu'elle les taquinait. Elle savait comment il +fallait les prendre. C'étaient des bêtes très chatouilleuses. Celui-là +avait l'air bon enfant. Et elle s'accroupit derrière lui, soulevant un +de ses pieds à deux mains, pour lui examiner le sabot. Le cheval se +laissait faire.</p> + +<p>Rougon, debout, la regardait devant lui, par terre.</p> + +<p>Dans le tas énorme de ses jupes, ses hanches gonflaient le drap, quand +elle se penchait en avant. Il ne disait plus rien, le sang à la gorge, +pris tout à coup de la timidité des gens brutaux. Pourtant, il finit par +se baisser. Alors, elle sentit un effleurement sous ses aisselles, mais +si léger, qu'elle continua à examiner le sabot du cheval. Rougon +respira, allongea brusquement les mains davantage. Et elle n'eut pas un +tressaillement, comme si elle se fût attendue à cela. Elle lâcha le +sabot, elle dit, sans se retourner:</p> + +<p>«Qu'avez-vous donc? que vous prend-il?» Il voulut la saisir à la taille, +mais il reçut des chiquenaudes sur les doigts, tandis qu'elle ajoutait:</p> + +<p>«Non, pas de jeux de main, s'il vous plaît! Je suis comme les chevaux, +moi; je suis chatouilleuse.... Vous êtes drôle!» Elle riait, n'ayant pas +l'air de comprendre. Lorsque l'haleine de Rougon lui chauffa la nuque, +elle se leva avec l'élasticité puissante d'un ressort d'acier; elle +s'échappa, alla s'adosser au mur, en face des stalles. Il la suivit, les +mains tendues, cherchant à prendre d'elle ce qu'il pouvait. Mais elle se +faisait un bouclier de la traîne de son amazone, qu'elle portait sous +son bras gauche, pendant que sa main droite, levée, tenait la cravache. +Lui, les lèvres tremblantes, ne prononçait pas une parole. Elle, très à +l'aise, causait toujours.</p> + +<p>«Vous ne me toucherez pas, voyez-vous! disait-elle.</p> + +<p>J'ai reçu des leçons d'escrime, quand j'étais jeune. Je regrette même de +n'avoir pas continué... Prenez garde à vos doigts. Là, qu'est-ce que je +vous disais!» Elle semblait jouer. Elle ne tapait pas fort, s'amusant +seulement à lui cingler la peau chaque fois qu'il hasardait ses mains en +avant. Et elle était si prompte à la riposte qu'il ne pouvait même plus +arriver jusqu'à son vêtement. D'abord, il avait voulu lui prendre les +épaules; mais, atteint deux fois par la cravache, il s'était attaqué à +la taille; puis, touché encore, il venait traîtreusement de se baisser +jusqu'à ses genoux, pas assez vite cependant pour éviter une pluie de +petits coups, sous lesquels il dut se relever. C'était une grêle, à +droite, à gauche, dont on entendait le léger claquement.</p> + +<p>Rougon, criblé, la peau cuisante, recula un instant. Il était très rouge +maintenant, avec des gouttes de sueur qui commençaient à perler sur ses +tempes. L'odeur forte de l'écurie le grisait; l'ombre, chaude d'une buée +animale, l'encourageait à tout risquer. Alors, le jeu changea. Il se +jeta sur Clorinde rudement, par élans brusques. Et elle, sans cesser de +rire et de causer, n'éparpilla plus les cinglements de cravache en tapes +amicales, frappa des coups secs, un seul chaque fois, de plus en plus +fort. Elle était très belle ainsi, la jupe serrée aux jambes, les reins +souples dans son corsage collant, pareille à un serpent agile, d'un bleu +noir. Quand elle fouettait l'air de son bras, la ligne de sa gorge, un +peu renversée, avait un grand charme.</p> + +<p>«Voyons, est-ce fini? demanda-t-elle en riant. Vous vous lasserez le +premier, mon cher.» Mais ce furent les derniers mots qu'elle prononça.</p> + +<p>Rougon, affolé, effrayant, la face pourpre, se ruait avec un souffle +haletant de taureau échappé. Elle-même, heureuse de taper sur cet homme, +avait dans les yeux une lueur de cruauté qui s'allumait. Muette à son +tour, elle quitta le mur, elle s'avança superbement au milieu de +l'écurie; et elle tournait sur elle-même, multipliant les coups, le +tenant à distance, l'atteignant aux jambes, aux bras, au ventre, aux +épaules; tandis que, stupide, énorme, il dansait, pareil à une bête sous +le fouet d'un dompteur. Elle tapait de haut, comme grandie, fière, les +joues pâles, gardant aux lèvres un sourire nerveux.</p> + +<p>Pourtant, sans qu'elle le remarquât, il la poussait au fond, vers une +porte ouverte qui donnait sur une seconde pièce, où l'on serrait une +provision de paille et de foin. Puis, comme elle défendait sa cravache, +dont il faisait mine de vouloir s'emparer, il la saisit aux hanches, +malgré les coups, et l'envoya rouler sur la paille, à travers la porte, +d'un tel élan, qu'il y vint tomber à côté d'elle. Elle ne jeta pas un +cri. A toute volée, de toutes ses forces, elle lui cravacha la figure, +d'une oreille à l'autre.</p> + +<p>«Garce!» cria-t-il.</p> + +<p>Et il lâcha des mots orduriers, jurant, toussant, étranglant. Il la +tutoya, il lui dit qu'elle avait couché avec tout le monde, avec le +cocher, avec le banquier, avec Pozzo.</p> + +<p>Puis, il demanda:</p> + +<p>«Pourquoi ne voulez-vous pas avec moi?» Elle ne daigna pas répondre. +Elle était debout, immobile, la face toute blanche, dans une +tranquillité hautaine de statue.</p> + +<p>«Pourquoi ne voulez-vous pas? répéta-t-il. Vous m'avez bien laissé +prendre vos bras nus.... Dites-moi seulement pourquoi vous ne voulez +pas.» Elle restait grave, supérieure à l'injure, les yeux ailleurs.</p> + +<p>«Parce que», dit-elle enfin.</p> + +<p>Et, le regardant, elle reprit, au bout d'un silence:</p> + +<p>«Épousez-moi.... Après, tout ce que vous voudrez.» Il eut un rire +contraint, un rire bête et blessant, qu'il accompagna d'un refus de la +tête.</p> + +<p>«Alors, jamais! s'écria-t-elle, entendez-vous, jamais, jamais!» Ils +n'ajoutèrent pas un mot, ils rentrèrent dans l'écurie. Les chevaux, au +fond de leurs stalles, tournaient la tête, soufflant plus fort, inquiets +de ce bruit de lutte qu'ils avaient entendu derrière eux. Le soleil +venait de gagner les deux lucarnes, deux rayons jaunes éclaboussaient +l'ombre d'une poussière éclatante; et le pavé, à l'endroit où les rayons +le frappaient, fumait, dégageant un redoublement d'odeur. Cependant, +Clorinde, très paisible, la cravache sous le bras, s'était de nouveau +glissée près de Monarque. Elle lui posa deux baisers sur les narines, en +disant:</p> + +<p>«Adieu, mon gros. Tu es sage, toi!» Rougon, brisé, honteux, éprouvait un +grand calme.</p> + +<p>Le dernier coup de cravache avait comme satisfait sa chair. De ses mains +restées tremblantes, il renouait sa cravate, il tâtait si son veston +était bien boutonné. Puis il se surprit à enlever soigneusement de +l'amazone de la jeune fille les quelques brins de paille qui s'y étaient +accrochés. Maintenant, une crainte d'être trouvé là, avec elle, lui +faisait tendre l'oreille. Elle, comme s'il ne se fût rien passé +d'extraordinaire entre eux, le laissait tourner autour de sa jupe, sans +la moindre peur. Quand elle le pria d'ouvrir la porte, il obéit.</p> + +<p>Dans le jardin, ils marchèrent tout doucement. Rougon, qui se sentait +une légère cuisson sur la joue gauche, se tamponnait avec son mouchoir. +Dès le seuil du cabinet, le premier regard de Clorinde fut pour la +pendule.</p> + +<p>«Ça fait trente-deux billets», dit-elle en souriant.</p> + +<p>Comme il la regardait, surpris, elle rit plus haut, elle continua:</p> + +<p>«Renvoyez-moi vite, l'aiguille marche. Voilà la trente-troisième minute +qui commence.... Tenez, je mets les billets sur votre bureau.» Il donna +trois cent vingt francs, sans une hésitation.</p> + +<p>Ses doigts n'eurent qu'un petit frémissement, en comptant les pièces +d'or; c'était une punition qu'il s'infligeait. Alors, elle, +enthousiasmée de la façon dont il lâchait une telle somme, s'avança avec +un geste adorable d'abandon. Elle lui tendit la joue. Et, quand il y eut +posé un baiser, paternellement, elle s'en alla, l'air ravi, en disant:</p> + +<p>«Merci pour ces pauvres filles.... Je n'ai plus que sept billets à +placer. Parrain les prendra.» Lorsque Rougon fut seul, il se rassit à +son bureau, machinalement. Il reprit son travail interrompu, écrivit +pendant quelques minutes, en consultant avec une grande attention les +pièces éparses devant lui. Puis il resta la plume aux doigts, la face +grave, regardant dans le jardin, par la fenêtre ouverte, sans voir. Ce +qu'il retrouvait, à cette fenêtre, c'était la mince silhouette de +Clorinde, qui se balançait, se nouait, le déroulait, avec la volupté +molle d'une couleuvre bleuâtre. Elle rampait, elle entrait; et, au +milieu du cabinet, elle se tenait debout sur la queue vivante de sa +robe, les hanches vibrantes, tandis que ses bras s'allongeaient jusqu'à +lui, par un glissement sans fin d'anneaux souples. Peu à peu, des bouts +de sa personne envahissaient la pièce, se vautraient partout, sur le +tapis, sur les fauteuils, le long des tentures, silencieusement, +passionnément. Une odeur rude s'exhalait d'elle.</p> + +<p>Alors, Rougon jeta violemment sa plume, quitta le bureau avec colère, en +faisant craquer ses doigts les uns dans les autres. Est-ce qu'elle +allait l'empêcher de travailler, maintenant? devenait-il fou, pour voir +des choses qui n'existaient pas, lui dont la tête était si solide? Il se +rappelait une femme, autrefois, quand il était étudiant, près de +laquelle, il écrivait des nuits entières, sans même entendre son petit +souffle. Il leva le store, ouvrit la seconde fenêtre, établit un courant +d'air en poussant brutalement une porte, à l'autre extrémité de la +pièce, comme s'il se trouvait menacé d'asphyxie.</p> + +<p>Et, du geste irrité dont il aurait chassé quelque guêpe dangereuse, il +se mit à chasser l'odeur de Clorinde, à coups de mouchoir. Quand il ne +la sentit plus là, il respira bruyamment, il s'essuya la face avec le +mouchoir, pour en enlever la chaleur que cette grande fille y avait +mise.</p> + +<p>Cependant, il ne put continuer la page commencée. Il marcha d'un bout à +l'autre du cabinet, à pas lents.</p> + +<p>Comme il se regardait dans une glace, il vit une rougeur sur sa joue +gauche. Il s'approcha, s'examina. La cravache n'avait laissé là qu'une +légère éraflure. Il pourrait expliquer cela par un accident quelconque. +Mais, si la peau gardait à peine la balafre d'une mince ligne rose, lui, +sentait de nouveau, dans la chair, profondément, la brûlure ardente du +cinglement qui lui avait coupé la face. Il courut à un cabinet de +toilette, installé derrière une portière; il se trempa la tête dans une +cuvette d'eau; cela le soulagea beaucoup. Il craignait que le coup de +cravache ne lui fît désirer Clorinde davantage.</p> + +<p>Il avait peur de songer à elle, tant que la petite écorchure de sa joue +ne serait pas guérie. La chaleur qui le chauffait à cette place lui +descendait dans les membres.</p> + +<p>«Non, je ne veux pas! dit-il tout haut, en rentrant dans le cabinet. +C'est idiot, à la fin!» Il s'était assis sur le canapé, les poings +fermés. Un domestique entra l'avertir que le déjeuner refroidissait, +sans le tirer de ce recueillement de lutteur, aux prises avec sa propre +chair. Sa face dure se gonflait sous un effort intérieur: son cou de +taureau éclatait, ses muscles se tendaient, comme s'il était en train +d'étouffer dans ses entrailles, sans un cri, quelque bête qui le +dévorait. Cette bataille dura dix grandes minutes. Il ne se souvenait +pas d'avoir jamais dépensé tant de puissance. Il en sortit blême, la +sueur à la nuque.</p> + +<p>Pendant deux jours, Rougon ne reçut personne. Il s'était enfoncé dans un +travail considérable. Il veilla une nuit tout entière. Son domestique le +surprit encore à trois reprises, renversé sur le canapé, comme hébété, +avec une figure effrayante. Le soir du deuxième jour, il s'habilla pour +aller chez Delestang, où il devait dîner.</p> + +<p>Mais au lieu de traverser les Champs-Élysées, il remonta l'avenue, il +entra à l'hôtel Balbi. Il n'était que six heures.</p> + +<p>«Mademoiselle n'y est pas», lui dit la petite bonne Antonia, en +l'arrêtant dans l'escalier, avec son rire de chèvre noire.</p> + +<p>Il éleva la voix pour être entendu, et il hésitait à se retirer, lorsque +Clorinde parut en haut, se penchant sur la rampe. «Montez donc! +cria-t-elle. Que cette fille est sotte!</p> + +<p>Elle ne comprend jamais les ordres qu'on lui donne.» Au premier étage, +elle le fit entrer dans une étroite pièce, à côté de sa chambre. C'était +un cabinet de toilette, avec un papier à ramages bleu tendre, qu'elle +avait meublé d'un grand bureau d'acajou déverni, appuyé au mur, d'un +fauteuil de cuir et d'un cartonnier. Des paperasses traînaient sous une +épaisse couche de poussière.</p> + +<p>On se serait cru chez un huissier louche. Elle dut aller chercher une +chaise dans sa chambre.</p> + +<p>«Je vous attendais», cria-t-elle du fond de cette pièce.</p> + +<p>Quand elle eut apporté la chaise, elle expliqua qu'elle faisait sa +correspondance. Elle montrait, sur le bureau, de larges feuilles de +papier jaunâtre, couvertes d'une grosse écriture ronde. Et, comme Rougon +s'asseyait, elle vit qu'il était en habit.</p> + +<p>«Vous venez demander ma main? dit-elle gaiement.</p> + +<p>—Tout juste!» répondit-il.</p> + +<p>Puis il reprit, en souriant:</p> + +<p>«Pas pour moi, pour un de mes amis.» Elle le regarda, hésitante, ne +sachant pas s'il plaisantait. Elle était dépeignée, sale, avec une robe +de chambre rouge mal attachée, belle, malgré tout, de la beauté +puissante d'un marbre antique roulé dans la boutique d'une revendeuse. +Et, suçant un de ses doigts sur lequel elle venait de faire une tache +d'encre, elle s'oubliait à examiner la légère cicatrice qu'on voyait +encore sur la joue gauche de Rougon. Elle finit par répéter à demi-voix, +d'un air distrait:</p> + +<p>«J'étais sûre que vous viendriez. Seulement, je vous attendais plus +tôt.» Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant la +conversation:</p> + +<p>«Alors, c'est pour un de vos amis, votre ami le plus cher, sans doute.» +Son beau rire sonnait. Elle était persuadée, maintenant, que Rougon +parlait de lui. Elle éprouvait une envie de toucher du doigt la +cicatrice, de s'assurer qu'elle l'avait marqué, qu'il lui appartenait +désormais.</p> + +<p>Mais Rougon la prit aux poignets, l'assit doucement sur le fauteuil de +cuir.</p> + +<p>«Causons, voulez-vous? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein! +cela vous va-t-il?... Eh bien, j'ai beaucoup réfléchi, depuis +avant-hier. J'ai songé à vous tout le temps.... Je m'imaginais que nous +étions mariés, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne +savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux?».</p> + +<p>Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb.</p> + +<p>«Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m'étais +emparé de la pincette, et nous nous assommions.» Cela lui parut si +drôle, qu'elle se renversa, prise d'une hilarité folle.</p> + +<p>«Non, ne riez pas, c'est sérieux, continua-t-il. Ce n'est pas la peine +de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que +cela arriverait. Des gifles, puis une séparation.... Retenez bien ceci: +on ne doit jamais chercher à unir deux volontés.</p> + +<p>—Alors? demanda-t-elle, devenue très grave.</p> + +<p>—Alors, je pense que nous agirons très sagement en nous donnant une +poignée de main et en ne gardant l'un pour l'autre qu'une bonne amitié.» +Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avec son large +regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesse offensée. Ses +lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiement silencieux de +mépris.</p> + +<p>«Vous permettez?» dit-elle.</p> + +<p>Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plier ses +lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes +enveloppes grises, qu'elle cachetait à la cire. Elle avait allumé une +bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendait qu'elle eût +fini, tranquillement.</p> + +<p>«Et c'est pour ça que vous êtes venu?» reprit-elle enfin, sans lâcher sa +besogne.</p> + +<p>A son tour, il ne répondit pas. Il voulait la voir de face. Quand elle +se décida à retourner son fauteuil, il lui sourit, en tâchant de +rencontrer ses yeux: puis, il lui baisa la main, comme désireux de la +désarmer. Elle gardait sa froideur hautaine.</p> + +<p>«Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander en mariage pour un +de mes amis.» Il parla longuement. Il l'aimait beaucoup plus qu'elle ne +croyait; il l'aimait surtout parce qu'elle était intelligente et forte. +Cela lui coûtait de renoncer à elle; mais il sacrifiait sa passion à +leur bonheur à tous deux. Lui, la voulait reine chez elle. Il la voyait +mariée à un homme très riche, qu'elle pousserait à sa guise; et elle +gouvernerait, elle n'aurait pas à faire l'abandon de sa personnalité. +Cela ne valait-il pas mieux que de se paralyser l'un l'autre? Ils +étaient gens à se dire ces vérités-là en face. Il finit par l'appeler +son enfant. Elle était sa fille perverse, une créature dont l'esprit +d'intrigue le réjouissait, et qu'il aurait éprouvé un véritable chagrin +à voir pauvrement tourner.</p> + +<p>«C'est tout?» demanda-t-elle quand il se tut.</p> + +<p>Elle l'avait écouté avec la plus grande attention. Et, levant les yeux +sur lui, elle reprit:</p> + +<p>«Si vous me mariez pour m'avoir, je vous avertis que vous faites un +mauvais calcul.... J'ai dit jamais!</p> + +<p>—Quelle idée!» s'écria-t-il, en rougissant légèrement.</p> + +<p>Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau à papier, dont il examina +le manche, pour qu'elle ne vît pas son trouble. Mais elle, sans +s'occuper de lui davantage, réfléchissait.</p> + +<p>«Et quel est le mari? murmura-t-elle.</p> + +<p>—Devinez?» Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de ses +doigts, haussant les épaules. Elle savait bien qui.</p> + +<p>«Il est si bête!» dit-elle à demi-voix.</p> + +<p>Rougon défendit Delestang. C'était un homme très comme il faut, dont +elle ferait tout ce qu'elle voudrait. Il donna des détails sur sa santé, +sur sa fortune, sur ses habitudes. D'ailleurs, il s'engageait à les +servir, elle et lui, de toute son influence, s'il remontait jamais au +pouvoir. Delestang n'avait peut-être pas une intelligence supérieure; +mais il ne serait déplacé dans aucune situation.</p> + +<p>«Oh! il remplit le programme, je vous l'accorde», dit-elle en riant +franchement.</p> + +<p>Puis, après un nouveau silence:</p> + +<p>«Mon Dieu! je ne dis pas non, vous êtes peut-être dans le vrai.... M. +Delestang ne me déplaît pas.» Elle le regardait, en prononçant ces +derniers mots.</p> + +<p>Elle croyait avoir remarqué, à plusieurs reprises, qu'il était jaloux de +Delestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Il avait +eu réellement les poings assez gros pour tuer le désir, en deux jours. +Au contraire, il parut enchanté du succès de sa démarche; et il +recommença à lui étaler les avantages d'un pareil mariage, comme s'il +traitait, en avoué retors, une affaire particulièrement bonne pour elle. +Il lui avait pris les mains, les lui tapotait avec une grande amitié, +d'un air de complice heureux, répétant:</p> + +<p>«Ça m'est venu cette nuit. J'ai pensé tout de suite:</p> + +<p>Nous voilà sauvés!... Je ne veux pas que vous restiez fille, moi! vous +êtes la seule femme qui me sembliez mériter un mari. Delestang arrange +l'affaire. Avec Delestang, nous gardons nos coudées franches.» Et il +ajouta gaiement:</p> + +<p>«J'ai conscience que vous me récompenserez, en me faisant assister à des +choses extraordinaires.</p> + +<p>—M. Delestang connaît-il vos projets?» demanda-t-elle.</p> + +<p>Il resta un moment surpris, comme si elle avait laissé échapper là une +parole qu'il n'attendait pas d'elle; puis, il répondit avec +tranquillité:</p> + +<p>«Non, c'est inutile. On lui expliquera ça plus tard.» Elle s'était +remise, depuis un instant, à cacheter ses lettres. Quand elle avait posé +sur la cire un large cachet sans initiale, elle retournait l'enveloppe, +elle écrivait l'adresse, lentement, de sa grosse écriture. A mesure +qu'elle jetait les lettres à sa droite, Rougon tâchait de lire les +suscriptions. C'étaient, pour la plupart, des noms d'hommes politiques +italiens très connus. Elle dut s'apercevoir de son indiscrétion, car +elle dit, en se levant et en emportant sa correspondance pour la faire +mettre à la poste:</p> + +<p>«Lorsque maman a ses migraines, c'est moi qui écris là-bas.» Rougon, +resté seul, se promena dans la petite pièce.</p> + +<p>Sur le cartonnier, il lut, comme chez les hommes d'affaires: Quittances, +Lettres à classer, Dossiers A. Il sourit en apercevant, au milieu des +paperasses du bureau, un corset qui traînait, usé, craqué à la taille. +Il y avait encore un savon dans la coquille de l'encrier, et des bouts +de satin bleu à terre, les rognures de quelque raccommodage de jupe, +qu'on avait oublié de balayer.</p> + +<p>La porte de la chambre à coucher se trouvant entrebâillée, il eut la +curiosité d'allonger la tête; mais les persiennes étaient fermées, il y +faisait si noir, qu'il aperçut seulement la grande ombre des rideaux du +lit. Clorinde rentrait.</p> + +<p>«Je m'en vais, dit-il. Je dîne ce soir chez notre homme. Me laissez-vous +libre d'agir?»</p> + +<p>Elle ne répondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elle avait +fait de nouvelles réflexions dans l'escalier. Lui, tenait déjà la rampe. +Mais elle le ramena, repoussa la porte. C'était son rêve qui s'en +allait, un espoir mené si savamment, qu'une heure plus tôt, elle le +croyait encore une certitude. Toute la brûlure d'une offense mortelle +lui remontait aux joues. Il lui semblait qu'on l'avait souffletée. +«Alors, c'est sérieux?» demanda-t-elle, en se mettant à contre-jour pour +qu'il ne remarquât pas la rougeur de son visage.</p> + +<p>Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisième fois, elle resta +muette. Elle craignait, si elle discutait, de s'abandonner à la colère +folle, dont elle entendait le craquement dans sa nuque. Elle avait peur +de le battre. Puis, dans cet écroulement de la vie qu'elle s'était déjà +arrangée, elle perdit la vue nette des choses, elle recula jusqu'à la +porte de la chambre à coucher, sur le point d'entrer, d'attirer Rougon, +en lui criant:</p> + +<p>«Tiens! prends-moi, j'ai confiance, je ne serai ensuite ta femme que si +tu veux.» Rougon, qui parlait toujours, comprit tout d'un coup; il se +tut, très pâle. Et ils se regardèrent. Pendant un instant, ils eurent un +léger tremblement d'hésitation. Lui, revoyait le lit, à côté, avec la +grande ombre des rideaux. Elle, calculait déjà les conséquences de sa +générosité. Ce ne fut, de part et d'autre, que l'abandon d'une minute.</p> + +<p>«Vous voulez ce mariage?» dit-elle avec lenteur.</p> + +<p>Il n'hésita pas, il répondit en haussant la voix:</p> + +<p>«Oui.</p> + +<p>—Eh bien! faites.» Et tous deux, à petits pas, ils revinrent vers la +porte, ils sortirent sur le palier, l'air très calme. Rougon gardait +seulement aux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui +coûter sa dernière victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude +de sa force. Ils demeurèrent un moment face à face, muets, n'ayant plus +rien à se dire, ne pouvant se séparer pourtant.</p> + +<p>Enfin, comme il s'en allait en lui donnant une poignée de main, elle le +retint par une courte pression, elle lui dit sans colère:</p> + +<p>«Vous vous croyez plus fort que moi.... Vous avez tort.... Un jour, vous +pourrez avoir des regrets.»</p> + +<p>Elle ne le menaça pas davantage. Elle s'accouda sur la rampe, pour le +regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la tête, et ils se +sourirent. Elle n'avait pas la vengeance puérile, elle rêvait déjà de +l'écraser par quelque triomphe d'apothéose. En rentrant dans le cabinet, +elle se surprit à dire, à demi-voix:</p> + +<p>«Ah! tant pis! tous les chemins mènent à Rome.» Dès le soir, Rougon +commença le siège du cœur de Delestang. Il lui rapporta de prétendues +paroles, très flatteuses, que Mlle Balbi avait prononcées sur son +compte, au banquet de l'Hôtel-de-Ville, le jour du baptême. Et il ne se +lassa plus, à partir de cette heure, d'entretenir l'ancien avoué de la +beauté extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, le mettait +si souvent en garde contre les femmes, tâchait de le livrer à celle-ci, +pieds et poings liés. Un jour, c'étaient les mains qu'elle avait +superbes; un autre jour, il célébrait sa taille, il en parlait avec une +crudité provocante. Delestang, très inflammable, le cœur déjà occupé de +Clorinde, flamba bientôt d'une passion folle. Quand Rougon lui eut +affirmé qu'il n'avait jamais songé à elle, il lui avoua qu'il l'aimait +depuis six mois, mais qu'il se taisait, de peur d'aller sur ses brisées. +Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer +d'elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui; il n'abordait +plus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu'il +adorait; jusqu'aux Charbonnel qui l'arrêtèrent un matin, au milieu de la +place de la Concorde, pour s'émerveiller longuement sur «cette belle +demoiselle avec laquelle on le voyait partout.» De son côté. Clorinde +trouvait des sourires exquis.</p> + +<p>Elle avait refait un plan d'existence, elle s'était accoutumée en +quelques jours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle ne +séduisait pas l'ancien avoué avec la carrure cavalière qu'elle venait +d'expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait +languissante, affichait des effarouchements d'innocente, se disait +nerveuse, au point d'avoir des crises pour un serrement de main trop +tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu'elle s'était évanouie dans +ses bras, parce qu'il avait osé lui baiser le poignet, celui-ci +regardait cela comme une preuve de grande pureté d'esprit. Puis, les +choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet, +dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de +cette victoire, d'autant plus qu'il crut avoir lâchement profité d'une +syncope de la jeune fille: elle était restée comme morte, elle semblait +ne se souvenir de rien. Lorsqu'il hasardait une excuse, ou qu'il tentait +une familiarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu'il +balbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cette aventure, +songea-t-il sérieusement à l'épouser. Il voyait là un moyen de réparer +sa vilaine action; il y voyait plus encore une façon de posséder +légitimement le bonheur volé, ce bonheur d'une minute dont le souvenir +le brûlait et qu'il désespérait de jamais retrouver autrement.</p> + +<p>Cependant, pendant huit jours encore, Delestang hésita. Il vint +consulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s'était passé, il +demeura un instant la tête basse, à sonder tout ce noir de la femme, la +longue résistance que Clorinde lui avait opposée, puis sa chute brusque +dans les bras de cet imbécile. Il ne vit pas les causes profondes de +cette double conduite. Un instant, la chair blessée, pris d'un besoin de +brutalité, il fut sur le point de tout dire, dans un flot d'injures. +D'ailleurs, Delestang, sur les questions crues qu'il lui adressait, +niait tout rapport, en galant homme. Et cela suffit pour rappeler Rougon +à lui. Il acheva alors de décider l'ancien avoué, très habilement. Il ne +lui conseillait pas.</p> + +<p>Ce mariage, il l'y poussait par des réflexions presque étrangères au +sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaient courir sur Mlle Balbi, +elles le surprenaient, il n'y croyait pas, lui-même était allé aux +renseignements, sans apprendre rien que d'honorable. Du reste, il ne +fallait pas discuter la femme qu'on aimait. Ce fut son dernier mot.</p> + +<p>Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, où le mariage venait +d'être célébré avec une pompe extraordinaire, Rougon répondit à un +député, qui s'étonnait du choix de Delestang:</p> + +<p>«Que voulez-vous! je l'ai averti cent fois.... Il devait être roulé par +une femme.» Vers la fin de l'hiver, comme Delestang et sa femme +revenaient d'un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon était sur le +point d'épouser Mlle Beulin-d'orchère.</p> + +<p>Quand ils allèrent le voir, Clorinde le félicita, avec une bonne grâce +parfaite. Lui, prétendit d'un air bonhomme faire ça pour ses amis. +Depuis trois mois, on le persécutait, on lui prouvait qu'un homme dans +sa position devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu'il +recevait ses intimes, le soir, il n'y avait seulement pas une femme chez +lui, pour verser le thé.</p> + +<p>«Alors, ça vous est venu tout d'un coup, vous n'y songiez pas, dit +Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en même temps que nous. +Nous serions allés ensemble en Italie.» Et elle le questionna, tout en +plaisantant. C'était son ami Du Poizat qui avait eu sans doute cette +belle idée?</p> + +<p>Il jura que non, il raconta que Du Poizat, au contraire, était +absolument opposé à ce mariage; l'ancien sous-préfet détestait M. +Beulin-d'orchère. Mais tous les autres, M. Kahn, M. Béjuin, Mme Correur, +les Charbonnel eux-mêmes, ne tarissaient pas sur les mérites de Mlle +Véronique: elle allait, à les entendre, apporter dans sa maison des +vertus, des prospérités, des charmes inimaginables. Il termina, en +tournant la chose au comique.</p> + +<p>«Enfin, c'est une personne qu'on a faite exprès pour moi. Je ne pouvais +pas la refuser.» Puis il ajouta avec finesse:</p> + +<p>«Si nous avons la guerre à l'automne, il faut bien songer à des +alliances.» Clorinde l'approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grand +éloge de Mlle Beulin-d'orchère, qu'elle n'avait pourtant aperçue qu'une +fois. Delestang qui, jusque-là, s'était contenté de hocher la tête, sans +quitter sa femme des yeux, se lança dans des considérations +enthousiastes sur le mariage. Il entamait le récit de son bonheur, +lorsqu'elle se leva, en parlant d'une autre visite qu'ils devaient +faire. Et, comme Rougon les accompagnait, elle le retint, laissant son +mari marcher en avant.</p> + +<p>«Je vous disais bien que vous seriez marié dans l'année», lui +souffla-t-elle doucement à l'oreille.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2> + + +<p>L'été arriva. Rougon vivait dans un calme absolu.</p> + +<p>Mme Rougon, en trois mois, avait rendu grave la maison de la rue +Marbeuf, où trônait autrefois une odeur d'aventure. Maintenant, les +pièces, un peu froides, très propres, sentaient la vie honnête; les +meubles méthodiquement rangés, les rideaux ne laissant pénétrer qu'un +filet de jour, les tapis étouffant les bruits, mettaient là l'austérité +presque religieuse d'un salon de couvent; même il semblait que ces +choses étaient anciennes, qu'on entrait dans un antique logis tout plein +d'un parfum patriarcal. Cette grande femme laide, qui exerçait une +surveillance continue, ajoutait à ce recueillement la douceur de son pas +silencieux; et elle menait le ménage d'une main si discrète et si aisée, +qu'elle paraissait avoir vieilli en cet endroit, dans vingt années de +mariage.</p> + +<p>Rougon soudait, quand on le complimentait. Il s'entêtait à dire qu'il +s'était marié sur le conseil et sur le choix de ses amis. Sa femme le +ravissait. Depuis longtemps, il avait l'envie d'un intérieur bourgeois, +qui fût comme une preuve matérielle de sa probité. Cela achevait de le +tirer de son passé suspect, de le classer parmi les honnêtes gens. Il +était resté très provincial, il avait gardé comme idéal certains salons +cossus de Plassans, dont les fauteuils conservaient toute l'année leurs +housses de toile blanche. Lorsqu'il allait chez Delestang, où Clorinde +étalait par boutade un luxe extravagant, il témoignait son mépris, en +haussant légèrement les épaules. Rien ne lui paraissait ridicule comme +de jeter l'argent par les fenêtres; non pas qu'il fût avare; mais il +répétait d'ordinaire qu'il connaissait des jouissances préférables à +toutes celles qu'on achète. Aussi s'était-il déchargé sur sa femme du +soin de leur fortune.</p> + +<p>Il avait jusque-là vécu sans compter. Dès lors, elle administra l'argent +avec le souci étroit qu'elle apportait déjà dans la conduite du ménage.</p> + +<p>Pendant les premiers mois, Rougon s'enferma, se recueillant, se +préparant aux luttes qu'il rêvait. C'était, chez lui, un amour du +pouvoir pour le pouvoir, dégagé des appétits de vanité, de richesses, +d'honneurs. D'une ignorance crasse, d'une grande médiocrité dans toutes +les choses étrangères au maniement des hommes, il ne devenait +véritablement supérieur que par ses besoins de domination. Là, il aimait +son effort, il idolâtrait son intelligence. Être au-dessus de la foule +où il ne voyait que des imbéciles et des coquins, mener le monde à coups +de trique, cela développait dans l'épaisseur de sa chair un esprit +adroit, d'une extraordinaire énergie. Il ne croyait qu'en lui, avait des +convictions comme on a des arguments, subordonnait tout à +l'élargissement continu de sa personnalité. Sans vice aucun, il faisait +en secret des orgies de toute-puissance. S'il tenait de son père la +carrure lourde des épaules, l'empâtement du masque, il avait reçu de sa +mère, cette terrible Félicité qui gouvernait Plassans, une flamme de +volonté, une passion de la force, dédaigneuse des petits moyens et des +petites joies; et il était certainement le plus grand des Rougon.</p> + +<p>Quand il se trouva ainsi seul, inoccupé, après des années de vie active, +il éprouva d'abord un sentiment délicieux de sommeil. Depuis les chaudes +journées de 1851, il lui semblait qu'il n'avait pas dormi. Il acceptait +sa disgrâce comme un congé mérité par de longs services. Il pensait +rester six mois à l'écart, le temps de choisir un meilleur terrain, puis +rentrer à son gré dans la grande bataille. Mais, au bout de quelques +semaines, il était déjà las de repos. Jamais il n'avait eu une +conscience si nette de sa force; maintenant qu'il ne les employait plus, +sa tête et ses membres le gênaient; et il passait ses journées à se +promener, au fond de son étroit jardin, avec des bâillements +formidables, pareil à un de ces lions mis en cage, qui étirent +puissamment leurs membres engourdis. Alors, commença pour lui une +odieuse existence, dont il cacha avec soin l'ennui écrasant; il était +bonhomme, il se disait bien content d'être en dehors du «gâchis»; seules +ses lourdes paupières se soulevaient parfois, guettant les événements, +retombant sur la flamme de ses yeux, dès qu'on le regardait. Ce qui le +tint debout, ce fut l'impopularité dans laquelle il se sentait marcher. +Sa chute avait comblé de joie bien du monde. Il ne se passait pas un +jour, sans que quelque journal l'attaquât; on personnifiait en lui le +coup d'État, les proscriptions, toutes ces violences dont on parlait à +mots couverts; on allait jusqu'à féliciter l'empereur de s'être séparé +d'un serviteur qui le compromettait. Aux Tuileries, l'hostilité était +plus grande encore; Marsy triomphant le criblait de bons mots, que les +dames colportaient dans les salons.</p> + +<p>Cette haine le réconfortait, l'enfonçait dans son mépris du troupeau +humain. On ne l'oubliait pas, on le détestait, et cela lui semblait bon. +Lui seul contre tous, c'était un rêve qu'il caressait; lui seul, avec un +fouet, tenant les mâchoires à distance. Il se grisa des injures, il +devint plus grand, dans l'orgueil de sa solitude.</p> + +<p>Cependant, l'oisiveté pesait terriblement à ses muscles de lutteur. S'il +avait osé, il aurait saisi une bêche pour défoncer un coin de son +jardin. Il entreprit un long travail, l'étude comparée de la +constitution anglaise et de la constitution impériale de 1852; il +s'agissait, en tenant compte de l'histoire et des mœurs politiques des +deux peuples, de prouver que la liberté était tout aussi grande en +France qu'en Angleterre.</p> + +<p>Puis, quand il eut amassé les documents, quand le dossier fut complet, +il dut faire un effort considérable pour prendre la plume; volontiers, +il aurait plaidé la chose devant la Chambre; mais la rédiger, écrire un +ouvrage, avec le souci des phrases, lui paraissait une besogne d'une +difficulté énorme, sans utilité immédiate. Le style l'avait toujours +embarrassé; aussi le tenait-il en grand dédain. Il ne dépassa pas la +dixième page. D'ailleurs, il laissa traîner sur son bureau le manuscrit +commencé, bien qu'il n'y ajoutât pas vingt lignes par semaine.</p> + +<p>Chaque fois qu'on le questionnait sur ses occupations, il répondait en +expliquant son idée tout au long, et en donnant à l'œuvre une portée +immense. C'était l'excuse derrière laquelle il cachait le vide +abominable de ses journées.</p> + +<p>Les mois s'écoulaient, il souriait avec une bonhomie plus sereine. Pas +un des désespoirs qu'il étouffait ne montait à sa face. Il accueillait +les plaintes de ses intimes par des raisonnements concluant tous à sa +parfaite félicité. N'était-il pas heureux? Il adorait l'étude, il +travaillait à sa guise; cela était préférable à l'agitation fiévreuse +des affaires publiques. Puisque l'empereur n'avait pas besoin de lui, il +faisait bien de le laisser tranquille dans son coin; et il ne nommait +ainsi l'empereur qu'avec le plus profond dévouement. Souvent pourtant, +il déclarait être prêt, attendre simplement un signe de son maître pour +reprendre «le fardeau du pouvoir»; mais il ajoutait qu'il ne tenterait +pas une seule démarche qui pût provoquer ce signe. En effet, il semblait +mettre un soin jaloux à rester à l'écart. Dans le silence des premières +années de l'Empire, au milieu de cette étrange stupeur faite d'épouvante +et de lassitude, il entendait monter un sourd réveil. Et comme espoir +suprême, il comptait sur quelque catastrophe qui le rendrait brusquement +nécessaire. Il était l'homme des situations graves, «l'homme aux grosses +pattes», selon le mot de M. de Marsy.</p> + +<p>Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s'ouvrait aux +intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu'à dix heures +et demie, heure à laquelle Rougon mettait ses amis impitoyablement à la +porte; il disait que les longues veillées encrassent le cerveau. Mme +Rougon, à dix heures précises, servait elle même le thé, en ménagère +attentive aux moindres détails. Il n'y avait que deux assiettes de +petits fours, auxquelles personne ne touchait.</p> + +<p>Le jeudi de juillet qui suivit, cette année-là, les élections générales, +toute la bande se trouvait réunie dans le salon, dès huit heures. Ces +dames, Mme Bouchard, Mme Charbonnel, Mme Correur, assises près d'une +fenêtre ouverte, pour respirer les rares bouffées d'air venues de +l'étroit jardin, formaient un rond, au milieu duquel M. d'Escorailles +racontait ses fredaines de Plassans, lorsqu'il allait passer douze +heures à Monaco, sous le prétexte d'une partie de chasse, chez un ami.</p> + +<p>Mme Rougon, en noir, à demi cachée derrière un rideau, n'écoutait pas, +se levait doucement, disparaissait pendant des quarts d'heure entiers. +Il y avait encore avec les dames M. Charbonnel, posé au bord d'un +fauteuil, stupéfait d'entendre un jeune homme comme il faut avouer de +pareilles aventures. Au fond de la pièce, Clorinde était debout, prêtant +une oreille distraite à une conversation sur les récoltes, engagée entre +son mari et M. Béjuin. Vêtue d'une robe écrue, très chargée de rubans +paille, elle tapait à petits coups d'éventail la paume de sa main +gauche, en regardant fixement le globe lumineux de l'unique lampe qui +éclairait le salon.</p> + +<p>A une table de jeu, dans la clarté jaune, le colonel et M. Bouchard +jouaient au piquet; tandis que Rougon, sur un coin de tapis vert, +faisait des réussites, relevant les cartes d'un air grave et méthodique, +interminablement. C'était son amusement favori, le jeudi et le dimanche, +une occupation qu'il donnait à ses doigts et à sa pensée.</p> + +<p>«Eh bien, ça réussira-t-il? demanda Clorinde, qui s'approcha, avec un +sourire.</p> + +<p>—Mais ça réussit toujours», répondit-il tranquillement.</p> + +<p>Elle se tenait devant lui, de l'autre côté de la table, pendant qu'il +disposait le jeu en huit paquets.</p> + +<p>Quand il eut retiré toutes les cartes, deux à deux, elle reprit:</p> + +<p>«Vous avez raison, ça réussit.... A quoi aviez-vous pensé?» Mais lui, +leva les yeux lentement, comme étonné de la question:</p> + +<p>«Au temps qu'il fera demain», finit-il par dire.</p> + +<p>Et il se remit à étaler les cartes. Delestang et M. Béjuin ne causaient +plus. Un rire perlé de la jolie Mme Bouchard sonnait seul dans le salon. +Clorinde s'approcha d'une fenêtre, resta là un moment, à regarder la +nuit qui tombait. Puis, sans se retourner, elle demanda:</p> + +<p>«A-t-on des nouvelles de ce pauvre M. Kahn?</p> + +<p>—J'ai reçu une lettre, répondit Rougon. Je l'attends ce soir.» Alors, +on parla de la mésaventure de M. Kahn. Il avait eu l'imprudence, pendant +la dernière session, de critiquer assez vivement un projet de loi déposé +par le gouvernement; ce projet de loi, qui créait dans un département +voisin une concurrence redoutable, menaçait de ruiner ses hauts +fourneaux de Bressuire. Pourtant, il ne croyait pas avoir dépassé les +bornes d'une légitime défense, lorsque, à son retour dans les +Deux-Sèvres, où il allait soigner son élection, il avait appris, de la +bouche même du préfet, qu'il n'était plus candidat officiel; il cessait +de plaire, le ministre venait de désigner un avoué de Niort, homme d'une +grande médiocrité.</p> + +<p>C'était un coup de massue.</p> + +<p>Rougon donnait des détails, quand M. Kahn entra, suivi de Du Poizat. +Tous les deux étaient arrivés par le train de sept heures. Ils n'avaient +pris que le temps de dîner.</p> + +<p>«Eh bien, qu'en pensez-vous? dit Kahn au milieu du salon, pendant qu'on +s'empressait autour de lui. Me voilà un révolutionnaire, maintenant!» Du +Poizat s'était jeté dans un fauteuil, d'un air harassé.</p> + +<p>«Une jolie campagne! cria-t-il, un joli gâchis! C'est à dégoûter tous +les honnêtes gens!» Mais il fallut que M. Kahn racontât l'affaire +longuement. Lorsqu'il avait débarqué là-bas, il disait avoir senti, dès +ses premières visites, une sorte d'embarras chez ses meilleurs amis. +Quant au préfet, M. de Langlade, c'était un homme de mœurs dissolues, +qu'il accusait d'être au mieux avec la femme de l'avoué de Niort, le +nouveau député, pourtant, ce Langlade lui avait appris sa disgrâce d'une +façon fort aimable, en fumant un cigare, au dessert d'un déjeuner fait à +la préfecture. Et il rapporta la conversation d'un bout à l'autre. Le +pis était qu'on imprimait déjà ses affiches et ses bulletins. Dans le +premier moment, la colère l'étouffait au point qu'il voulait se +présenter quand même.</p> + +<p>«Ah! si vous ne nous aviez pas écrit, dit Du Poizat en se tournant vers +Rougon, nous aurions donné une fameuse leçon au gouvernement!» Rougon +haussa les épaules. Il répondit négligemment, pendant qu'il battait ses +cartes:</p> + +<p>«Vous auriez échoué et vous restiez à jamais compromis. La belle avance!</p> + +<p>—Je ne sais pas comment vous êtes bâti, vous! cria Du Poizat, qui se +mit brusquement debout, avec des gestes furibonds. Mais, je déclare que +le Marsy commence à m'échauffer les oreilles. C'est vous qu'il a voulu +atteindre en frappant notre ami Kahn.... Avez-vous lu les circulaires du +personnage? Ah! elles sont propres, ses élections! Il les a faites à +coups de phrases.... Ne souriez donc pas! Si vous aviez été à +l'Intérieur, vous auriez mené l'affaire d'une façon autrement large.» +Et, comme Rougon continuait à sourire en le regardant, il ajouta avec +plus de violence:</p> + +<p>«Nous étions là-bas, nous avons tout vu.... Il y a un malheureux garçon, +un ancien camarade à moi, qui a osé poser une candidature républicaine. +Vous n'avez pas idée de la façon dont on l'a traqué. Le préfet, les +maires, les gendarmes, toute la clique est tombée sur lui; on lacérait +ses affiches, on jetait ses bulletins dans les fossés, on arrêtait les +quelques pauvres diables chargés de distribuer ses circulaires; jusqu'à +sa tante, une digne femme pourtant, qui l'a fait prier de ne plus mettre +les pieds chez elle, parce qu'il la compromettait.</p> + +<p>Et les journaux donc! il y était traité de brigand. Les bonnes femmes se +signent maintenant, quand il passe dans un village.» Il respira +bruyamment, il reprit, après s'être jeté de nouveau dans un fauteuil:</p> + +<p>«N'importe, si Marsy a eu la majorité dans tous les départements, Paris +n'en a pas moins nommé cinq députés de l'opposition.... C'est le réveil. +Que l'empereur laisse le pouvoir entre les mains de ce grand bellâtre de +ministre et de ces préfets d'alcôve, qui, pour coucher librement avec +les femmes, envoient les maris à la Chambre; dans cinq ans d'ici, +l'Empire ébranlé menacera ruine.... Mais, je suis enchanté des élections +de Paris. Je trouve que ça nous venge.</p> + +<p>—Alors, si vous aviez été préfet?...» demanda Rougon de son air +paisible, avec une si fine ironie, qu'elle plissait à peine les coins de +ses grosses lèvres.</p> + +<p>Du Poizat montra ses dents blanches mal rangées.</p> + +<p>Ses poings chétifs d'enfant malade serraient les bras du fauteuil, comme +s'il avait voulu les tordre.</p> + +<p>«Oh! murmura-t-il, si j'avais été préfet...» Mais il n'acheva pas, il +s'affaissa contre le dossier, en disant:</p> + +<p>«Non, c'est écœurant, à la fin!... D'ailleurs, j'ai toujours été +républicain, moi!»</p> + +<p>Cependant, devant la fenêtre, les dames se taisaient, la face tournée +vers l'intérieur du salon, pour écouter; tandis que M. d'Escorailles, un +large éventail à la main, sans rien dire, éventait la jolie Mme +Bouchard, toute languissante, les tempes moites sous les haleines +chaudes du jardin. Le colonel et M. Bouchard, qui venaient de +recommencer une partie, cessaient de jouer par instants, approuvant ou +désapprouvant ce qu'on disait, d'un hochement de tête. Un large cercle +de fauteuils s'était formé autour de Rougon: Clorinde, attentive, le +menton dans la main, ne risquait pas un geste; Delestang souriait à sa +femme, l'esprit occupé par quelque souvenir tendre; M. Béjuin, les mains +nouées sur les genoux, regardait successivement ces messieurs et ces +dames, l'air effaré. La brusque entrée de Du Poizat et de M. Kahn avait +soufflé, dans le grand calme du salon, tout un orage; ils semblaient +avoir apporté sur eux, entre les plis de leurs vêtements, une odeur +d'opposition.</p> + +<p>«Enfin, j'ai suivi votre conseil, je me suis retiré, reprit M. Kahn. On +m'avait averti que je serais traité plus rudement encore que le candidat +républicain. Moi qui ai servi l'Empire avec tant de dévouement! Avouez +qu'une telle ingratitude est faite pour décourager les âmes les plus +fortes.» Et il se plaignit amèrement d'une foule de vexations.</p> + +<p>Il avait voulu fonder un journal, pour soutenir son projet d'un chemin +de fer de Niort à Angers; plus tard, ce journal devait être une arme +financière très puissante entre ses mains; mais on venait de lui refuser +l'autorisation, M. de Marsy s'étant imaginé que Rougon se cachait +derrière lui, et qu'il s'agissait d'une feuille de combat, destinée à +battre en brèche son portefeuille.</p> + +<p>«Parbleu! dit Du Poizat, ils ont peur qu'on n'écrive enfin la vérité. +Ah! je vous aurais fourni de jolis articles!... C'est une honte d'avoir +une presse comme la nôtre, bâillonnée, menacée d'être étranglée au +premier cri. Un de mes amis, qui publie un roman, a été appelé au +ministère, où un chef de bureau l'a prié de changer la couleur du gilet +de son héros, parce que cette couleur déplaisait au ministre. Je +n'invente rien.» Il cita d'autres faits, il parla des légendes +effrayantes qui circulaient parmi le peuple, du suicide d'une jeune +actrice et d'un parent de l'empereur, du prétendu duel de deux généraux, +dont l'un aurait tué l'autre, dans un corridor des Tuileries, à la suite +d'une histoire de vol.</p> + +<p>Est-ce que des contes semblables auraient trouvé des crédules, si la +presse avait pu parler librement? Et il répéta comme conclusion: «Je +suis républicain, décidément.</p> + +<p>—Vous êtes bien heureux, murmura M. Kahn; moi, je ne sais plus ce que +je suis.» Rougon, pliant ses larges épaules, avait commencé une réussite +fort délicate. Il s'agissait, après avoir distribué les cartes trois +fois en sept paquets, en cinq, puis en trois, d'arriver à ce que, toutes +les cartes étant tombées, les huit trèfles se trouvassent ensemble. Il +paraissait absorbé au point de ne rien entendre, bien que ses oreilles +eussent comme des frémissements, à certains mots. «Le régime +parlementaire offrait des garanties sérieuses, dit le colonel. Ah! si +les princes revenaient!» Le colonel Jobelin était orléaniste, dans ses +heures d'opposition. Il racontait volontiers le combat du col de +Mouzaïa, où il avait fait le coup de feu, à côté du duc d'Aumale, alors +capitaine au 4e de ligne.</p> + +<p>«On était très heureux sous Louis-Philippe, continua-t-il, en voyant le +silence qui accueillait ses regrets. Croyez-vous que, si nous avions un +cabinet responsable, notre ami ne serait pas à la tête de l'État avant +six mois? Nous compterions bientôt un grand orateur de plus.» Mais M. +Bouchard donnait des signes d'impatience.</p> + +<p>Lui, se disait légitimiste; son grand-père avait approché la cour, +autrefois. Aussi, à chaque soirée, des querelles terribles +s'engageaient-elles entre lui et son cousin sur la politique.</p> + +<p>«Laissez donc! murmura-t-il; votre monarchie de Juillet a toujours vécu +d'expédients. Il n'y a qu'un principe, vous le savez bien.» Alors, ils +se traitèrent très vertement. Ils faisaient table rase de l'Empire, ils +installaient chacun le gouvernement de son choix. Est-ce que les Orléans +avaient jamais marchandé une décoration à un vieux soldat?</p> + +<p>Est-ce que les rois légitimes auraient commis des passe-droits comme on +en voyait chaque jour dans les bureaux? Quand ils en furent venus à se +traiter sourdement d'imbéciles, le colonel cria, en prenant furieusement +ses cartes:</p> + +<p>«Fichez-moi la paix! entendez-vous, Bouchard!...</p> + +<p>J'ai un quatorze de dix et une quatrième au valet. Est-ce bon?» +Delestang, tiré de sa rêverie par la dispute, crut devoir défendre +l'Empire. Mon Dieu! ce n'était pas que l'Empire le contentât absolument. +Il aurait voulu un gouvernement plus largement humain. Et il tâcha +d'expliquer ses aspirations, une conception socialiste très compliquée, +l'extinction du paupérisme, l'association de tous les travailleurs, +quelque chose comme sa ferme-modèle de la Chamade, en grand. Du Poizat +disait d'ordinaire qu'il avait trop fréquenté les bêtes.</p> + +<p>Pendant que son mari parlait en hochant sa tête superbe de personnage +officiel, Clorinde le regardait, avec une légère moue des lèvres.</p> + +<p>«Oui, je suis bonapartiste, dit-il à plusieurs reprises; je suis, si +vous voulez, bonapartiste libéral.</p> + +<p>—Et vous, Béjuin? demanda brusquement M. Kahn.</p> + +<p>—Mais moi aussi, répondit M. Béjuin, la bouche tout empâtée par ses +longs silences; c'est-à-dire, il y a des nuances, certainement.... +Enfin, je suis bonapartiste.» Du Poizat eut un rire aigu.</p> + +<p>«Parbleu!» cria-t-il.</p> + +<p>Et, comme on le pressait de s'expliquer, il continua crûment:</p> + +<p>«Je vous trouve bons, vous autres! On ne vous a pas lâchés. Delestang +est toujours au Conseil d'État. Béjuin vient d'être réélu.</p> + +<p>—Ça s'est fait tout naturellement, interrompit celui-ci. C'est le +préfet du Cher...</p> + +<p>—Oh! vous n'y êtes pour rien, je ne vous accuse pas.</p> + +<p>Nous savons comment les choses se passent.... Combelot aussi est réélu, +La Rouquette aussi.... L'Empire est superbe!»</p> + +<p>M. d'Escorailles, qui continuait à éventer la jolie Mme Bouchard, voulut +intervenir. Lui, défendait l'Empire à un autre point de vue; il s'était +rallié, parce que l'empereur lui paraissait avoir une mission à remplir; +le salut de la France avant tout.</p> + +<p>«Vous avez gardé votre situation d'auditeur, n'est-ce pas? reprit Du +Poizat en élevant la voix; eh bien, vos opinions sont connues.... Que +diable! ce que je dis là semble vous scandaliser tous. C'est simple +pourtant.... Kahn et moi nous ne sommes plus payés pour être aveugles, +voilà!» On se fâcha. C'était abominable, cette façon d'envisager la +politique. Il y avait, dans la politique, autre chose que des intérêts +personnels. Le colonel lui-même et M. Bouchard, bien qu'ils ne fussent +pas bonapartistes, reconnaissaient qu'il pouvait exister des +bonapartistes de bonne foi; et ils parlaient de leurs propres +convictions, avec un redoublement de chaleur, comme si on avait voulu +les leur arracher de vive force. Quant à Delestang, il était très +blessé; il répétait qu'on ne l'avait pas compris, il indiquait par quels +points considérables il s'éloignait des partisans aveugles de l'Empire; +ce qui l'entraîna dans de nouvelles explications sur les développements +démocratiques dont le gouvernement de l'empereur lui paraissait +susceptible. M. Béjuin, lui non plus, pas plus d'ailleurs que M. +d'Escorailles, n'acceptèrent d'être des bonapartistes tout court; ils +établissaient des nuances énormes, se cantonnaient chacun dans des +opinions particulières, difficiles à définir; si bien qu'au bout de dix +minutes toute la société était passée à l'opposition. Les voix se +haussaient, des discussions partielles s'engageaient, les mots de +légitimiste, d'orléaniste, de républicain, volaient, au milieu des +professions de foi vingt fois répétées. Mme Rougon se montra un instant, +sur le seuil d'une porte, l'air inquiet; puis, doucement, elle disparut +de nouveau.</p> + +<p>Rougon, cependant, venait de finir la réussite des trèfles. Clorinde se +pencha, pour lui demander dans le vacarme:</p> + +<p>«Elle a réussi?</p> + +<p>—Mais sans doute», répondit-il avec son sourire calme.</p> + +<p>Et, comme s'il se fût aperçu seulement alors de l'éclat des voix, il +agita la main, en reprenant:</p> + +<p>«Vous faites bien du bruit!» Ils se turent, croyant qu'il voulait +parler. Un grand silence se fit. Tous, un peu las, attendaient. Rougon, +d'un coup de pouce, avait élargi sur la table un éventail de treize +cartes. Il compta, il dit au milieu du recueillement:</p> + +<p>«Trois dames, signe de querelle.... Une nouvelle à la nuit. Une femme +brune dont il faudra se méfier...» Mais Du Poizat, impatienté, +l'interrompit:</p> + +<p>«Et vous, Rougon, qu'est-ce que vous pensez?» Le grand homme se renversa +dans son fauteuil, s'allongea, en étouffant de la main un léger +bâillement.</p> + +<p>Il haussait le menton, comme si le cou lui avait fait du mal.</p> + +<p>«Oh! moi, murmura-t-il, les yeux au plafond, je suis autoritaire, vous +le savez bien. On apporte ça en naissant. Ce n'est pas une opinion, +c'est un besoin.... Vous êtes bêtes de vous disputer. En France, dès +qu'il y a cinq messieurs dans un salon, il y a cinq gouvernements en +présence. Ça n'empêche personne de servir le gouvernement reconnu. Hein, +n'est-ce pas? c'est histoire de causer.» Il baissa le menton et leur +jeta un lent regard à la ronde.</p> + +<p>«Marsy a très bien conduit les élections. Vous avez tort de blâmer ses +circulaires. La dernière surtout était d'une jolie force. Quant à la +presse, elle est déjà trop libre. Où en serions-nous, si le premier venu +pouvait écrire ce qu'il pense? Moi, d'ailleurs, j'aurais comme Marsy +refusé à Kahn l'autorisation de fonder un journal. Il est toujours +inutile de fournir une arme à ses adversaires.... Voyez-vous, les +empires qui s'attendrissent sont des empires perdus. La France demande +une main de fer. Quand on l'étrangle un peu, cela n'en va pas plus mal.» +Delestang voulut protester. Il commença une phrase:</p> + +<p>«Cependant, il y a une certaine somme de libertés nécessaires...».</p> + +<p>Mais Clorinde lui imposa silence. Elle approuvait tout ce que disait +Rougon, d'un hochement de tête exagéré. Elle se penchait pour qu'il la +vît mieux, soumise devant lui, convaincue. Aussi fut-ce à elle qu'il +adressa un coup d'œil, en s'écriant:</p> + +<p>«Ah! oui, les libertés nécessaires, je m'attendais à les voir +arriver!... Écoutez, si l'empereur me consultait, il n'accorderait jamais +une liberté.».</p> + +<p>Et comme Delestang de nouveau s'agitait, sa femme le fit tenir +tranquille d'un froncement terrible de ses beaux sourcils.</p> + +<p>«Jamais!» répéta Rougon avec force.</p> + +<p>Il s'était soulevé de son fauteuil, d'un air si formidable, que personne +ne souffla mot. Mais il se laissa retomber, les membres mous, comme +détendu, murmurant:</p> + +<p>«Voilà que vous me faites crier, moi aussi.... Je suis un bon bourgeois, +maintenant. Je n'ai pas à me mêler de tout ça, et j'en suis ravi. Dieu +veuille que l'empereur n'ait plus besoin de moi!» A ce moment, la porte +du salon s'ouvrait. Il mit un doigt sur sa bouche, il souffla très bas:</p> + +<p>«Chut!» C'était M. La Rouquette qui entrait. Rougon le soupçonnait +d'être envoyé par sa sœur, Mme de Llorentz, pour espionner ce qu'on +disait chez lui. M. de Marsy, bien que marié depuis six mois à peine, +venait de renouer avec cette dame, qu'il avait gardée comme maîtresse +pendant près de deux ans. Aussi, dès l'arrivée du jeune député, +cessa-t-on de parler politique. Le salon reprit son air discret. Rougon +alla lui-même chercher un grand abat-jour, qu'il posa sur la lampe; et +l'on ne vit plus, dans le cercle étroit de clarté jaune, que les mains +sèches du colonel et de M. Bouchard, jetant régulièrement les cartes. +Devant la fenêtre, Mme Charbonnel, à demi-voix, contait ses soucis à Mme +Correur, pendant que M. Charbonnel accentuait chaque détail d'un gros +soupir; il y avait bientôt deux ans qu'ils étaient à Paris, et leur +maudit procès n'en finissait pas; la veille encore, ils avaient dû se +résigner à acheter six chemises chacun, en apprenant une nouvelle remise +de l'affaire. Un peu en arrière, près d'un rideau, Mme Bouchard semblait +dormir, assoupie par la chaleur.</p> + +<p>M. d'Escorailles était venu la retrouver. Puis, comme personne ne les +regardait, il eut la tranquille audace de poser un long baiser +silencieux sur ses lèvres à demi closes. Elle ouvrit les yeux tout +grands, sans bouger, très sérieuse.</p> + +<p>«Mon Dieu! non, disait M. La Rouquette, juste à ce moment, je ne suis +pas allé aux Variétés. J'ai vu la répétition générale de la pièce. Oh! +un succès fou, une musique d'une gaieté! Ça fera courir tout Paris.... +J'avais un travail à terminer. Je prépare quelque chose.» Il avait serré +la main de ces messieurs et baisé galamment le poignet de Clorinde, +au-dessus du gant. Il se tenait debout, appuyé au dossier d'un fauteuil, +souriant, mis avec une correction irréprochable. Dans la façon dont sa +redingote était boutonnée, perçait toutefois une prétention de haute +gravité.</p> + +<p>«A propos, reprit-il en s'adressant au maître de la maison, j'ai un +document à vous signaler, pour votre grand travail, une étude sur la +constitution anglaise, très curieuse, ma foi, qui a paru dans une revue +de Vienne.... Et avancez-vous?</p> + +<p>—Oh! lentement, répondit Rougon. J'en suis à un chapitre qui me donne +beaucoup de mal.» D'ordinaire, il trouvait piquant de faire causer le +jeune député. Il savait par lui tout ce qui se passait aux Tuileries. +Persuadé, ce soir-là, qu'on l'envoyait pour connaître son opinion sur le +triomphe des candidatures officielles, il réussit, sans hasarder une +seule phrase digne d'être répétée, à tirer de lui une foule de +renseignements. Il commença par le complimenter de sa réélection. Puis, +de son air bonhomme, il entretint la conversation par de simples +hochements de tête.</p> + +<p>L'autre, charmé de tenir la parole, ne s'arrêta plus. La cour était dans +la joie. L'empereur avait appris le résultat des élections à Plombières; +on racontait qu'à la réception de la dépêche, il s'était assis, les +jambes coupées par l'émotion. Cependant, une grosse inquiétude dominait +toute cette victoire: Paris venait de voter en monstre d'ingratitude.</p> + +<p>«Bah! on musellera Paris», murmura Rougon, qui étouffa un nouveau +bâillement, comme ennuyé de ne rien trouver d'intéressant, dans le flot +de paroles de M. La Rouquette.</p> + +<p>Dix heures sonnèrent. Mme Rougon, poussant un guéridon au milieu de la +pièce, servit le thé. C'était l'heure où des groupes isolés se formaient +dans les coins. M. Kahn, une tasse à la main, debout devant Delestang, +qui ne prenait jamais de thé, parce que ça l'agitait, entrait dans de +nouveaux détails sur son voyage en Vendée, sa grande affaire de la +concession d'une voie ferrée de Niort à Angers en était toujours au même +point; cette canaille de Langlade, le préfet des Deux-Sèvres, avait osé +se servir de son projet comme de manœuvre électorale en faveur du +nouveau candidat officiel. M. La Rouquette, maintenant, passant derrière +les dames, leur glissait dans la nuque des mots qui les faisaient +sourire. Derrière un rempart de fauteuils, Mme Correur causait vivement +avec Du Poizat; elle lui demandait des nouvelles de son frère Martineau, +le notaire de Coulonges; et Du Poizat disait l'avoir vu, un instant, +devant l'église, toujours le même, avec sa figure froide, son air grave. +Puis, comme elle entamait ses récriminations habituelles, il lui +conseilla méchamment de ne jamais remettre les pieds là-bas, car +Martineau avait juré de la jeter à la porte. Mme Correur acheva son thé, +toute suffoquée.</p> + +<p>«Voyons, mes enfants, il faut aller se coucher», dit paternellement +Rougon.</p> + +<p>Il était dix heures vingt-cinq, et il accorda cinq minutes. Des gens +partaient. Il accompagna M. Kahn et M. Béjuin, que Mme Rougon chargeait +toujours de compliments pour leurs femmes, bien qu'elle vît ces dames au +plus deux fois par an. Il poussa doucement vers la porte les Charbonnel +toujours très embarrassés pour s'en aller. Puis, comme la jolie Mme +Bouchard sortait entre M. d'Escorailles et M. La Rouquette, il se tourna +vers la table de jeu, en criant:</p> + +<p>«Eh! monsieur Bouchard, voilà qu'on vous prend votre femme!» Mais le +chef de bureau, sans entendre, annonçait son jeu.</p> + +<p>«Une quinte majeure en trèfle, hein! elle est bonne celle-là!... Trois +rois, ils sont bons aussi...»</p> + +<p>Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes.</p> + +<p>«C'est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n'êtes pas honteux, de vous +acharner comme ça!... Voyons, colonel, soyez raisonnable.» C'était ainsi +tous les jeudis et tous les dimanches. Il devait les interrompre au beau +milieu d'une partie, ou quelquefois même éteindre la lampe, pour les +décider à quitter le jeu. Et ils se retiraient furieux, en se +querellant.</p> + +<p>Delestang et Clorinde restèrent les derniers. Celle-ci, pendant que son +mari cherchait partout son éventail, dit doucement à Rougon:</p> + +<p>«Vous avez tort de ne pas faire un peu d'exercice, vous tomberez +malade.» Il eut un geste à la fois indifférent et résigné.</p> + +<p>Mme Rougon rangeait déjà les tasses et les petites cuillers. Puis, comme +les Delestang lui serraient la main, il bâilla franchement, à pleine +bouche. Et il dit par politesse, pour ne pas laisser croire que c'était +l'ennui de la soirée qui venait de lui monter à la gorge:</p> + +<p>«Ah! sacrebleu! je vais joliment dormir, cette nuit!» Les soirées se +passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dans le salon de Rougon, +selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussi que, maintenant, «ça +sentait trop la dévote». Clorinde se montrait filiale. Souvent, +l'après-midi, elle arrivait seule, rue Marbeuf, avec quelque commission +dont elle s'était chargée. Elle disait gaiement à Mme Rougon qu'elle +venait faire la cour à son mari; et celle-ci, souriant de ses lèvres +pâles, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaient +affectueusement, sans paraître se souvenir du passé; ils se donnaient +des poignées de main de camarades, dans ce même cabinet où, l'année +précédente, il piétinait devant elle de désir. Aussi, ne songeant plus à +ça, s'abandonnaient-ils tous les deux à une tranquille familiarité. Il +lui ramenait sur les tempes les mèches folles de ses cheveux, qu'elle +avait toujours au vent, ou bien l'aidait à retrouver au milieu des +fauteuils, la traîne de sa robe d'une longueur exagérée. Un jour, comme +ils traversaient le jardin, elle eut la curiosité de pousser la porte de +l'écurie. Elle entra, en le regardant, avec un léger rire. Lui, les +mains dans les poches, se contenta de murmurer, souriant aussi:</p> + +<p>«Hein! est-on bête, parfois!» Puis, à chaque visite, il lui donnait +d'excellents conseils. Il plaidait la cause de Delestang, qui en somme +était un bon mari. Elle, sagement, répondait qu'elle l'estimait; à +l'entendre, il n'avait pas encore contre elle un seul sujet de plainte. +Elle disait ne pas être seulement coquette, ce qui était vrai. Dans ses +moindres paroles perçait une grande indifférence, presque un mépris pour +les hommes. Quand on parlait de quelque femme dont on ne comptait plus +les amants, elle ouvrait de grands yeux d'enfant, des yeux surpris, en +demandant: «Ça l'amuse donc!» Elle oubliait sa beauté pendant des +semaines, ne s'en souvenait que dans quelque besoin; et alors elle s'en +servait terriblement, comme d'une arme. Aussi, lorsque Rougon, avec une +insistance singulière, revenait à ce sujet, lui conseillait de rester +fidèle à Delestang, finissait-elle par se fâcher, criant:</p> + +<p>«Mais laissez-moi tranquille! Je songe bien à tout ça.... Vous êtes +blessant, à la fin!» Un jour, elle lui répondit carrément:</p> + +<p>«Eh bien, si ça arrivait, qu'est-ce que ça pourrait vous faire?... Vous +n'avez rien à y perdre, vous!» Il rougit, cessa pendant quelque temps de +lui parler de ses devoirs, du monde, des convenances. Ce frisson +persistant de jalousie était tout ce qui restait dans sa chair de son +ancienne passion. Il poussait les choses jusqu'à la faire surveiller, +dans les salons où elle se rendait. S'il s'était aperçu de la moindre +intrigue, il eût peut-être averti le mari. D'ailleurs, quand il voyait +celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlait de +l'extraordinaire beauté de sa femme. Mais Delestang riait d'un air de +confiance et de fatuité; si bien que, dans le ménage, c'était Rougon qui +avait tous les tourments de l'homme trompé.</p> + +<p>Ses autres conseils, très pratiques, montraient sa grande amitié pour +Clorinde. Ce fut lui qui l'amena doucement à renvoyer sa mère en Italie. +La comtesse Balbi, seule maintenant dans le petit hôtel des +Champs-Élysées, y menait une étrange vie d'insouciance, dont on causait. +Il se chargea de régler avec elle la délicate question d'une pension +viagère. On vendit l'hôtel, le passé de la jeune femme fut comme effacé. +Puis, il entreprit de la guérir de ses excentricités; mais là il se +heurta à une naïveté absolue, à un entêtement de femme obtuse. Clorinde, +mariée, riche, vivait dans un incroyable gâchis d'argent, avec des accès +brusques d'une avarice honteuse. Elle avait gardé sa petite bonne, cette +noiraude d'Antonia qui suçait des oranges du matin au soir. A elles +deux, elles salissaient abominablement l'appartement de madame, tout un +coin du vaste hôtel de la rue du Colisée. Quand Rougon allait la voir, +il trouvait des assiettes sales sur les fauteuils, des litres de sirop à +terre, le long des murs. Il devinait sous les meubles un entassement de +choses malpropres, fourrées là, à l'annonce de sa visite. Et, au milieu +des tentures graisseuses, des boiseries grises de poussière, elle +continuait à avoir des caprices stupéfiants. Souvent, elle le recevait à +demi nue, entortillée dans une couverture, allongée sur un canapé, se +plaignant de maux inconnus, d'un chien qui lui mangeait les pieds, ou +bien d'une épingle avalée par mégarde et dont la pointe devait sortir +par sa cuisse gauche. D'autres fois, elle fermait les persiennes à trois +heures, allumait toutes les bougies, puis dansait avec sa bonne, l'une +en face de l'autre, en riant si fort, que, lorsqu'il entrait, la bonne +restait cinq grandes minutes à souffler contre la porte, avant de +pouvoir s'en aller. Un jour, elle ne voulut pas se laisser voir; elle +avait cousu les rideaux de son lit de haut en bas, elle se tint assise +sur le traversin, dans cette cage d'étoffe, causant tranquillement avec +lui pendant plus d'une heure, comme s'ils s'étaient trouvés aux deux +coins d'une cheminée. Ces choses-là lui semblaient toutes naturelles. +Quand il la grondait, elle s'étonnait, elle disait qu'elle ne faisait +pas de mal. Il avait beau prêcher les convenances, promettre de la +rendre en un mois la femme la plus séduisante de Paris, elle +s'emportait, répétant:</p> + +<p>«Je suis comme ça, je vis comme ça.... Qu'est-ce que ça peut faire aux +autres?» Parfois, elle se mettait à sourire.</p> + +<p>«On m'aime tout de même, allez!» murmurait-elle.</p> + +<p>Et, à la vérité, Delestang l'adorait. Elle restait sa maîtresse, +d'autant plus puissante, qu'elle semblait moins sa femme. Il fermait les +yeux sur ses caprices, pris de la peur terrible qu'elle ne le plantât +là, comme elle l'en avait menacé un jour. Au fond de sa soumission, +peut-être la sentait-il vaguement supérieure, assez forte pour faire de +lui ce qu'il lui plairait. Devant le monde, il la traitait en enfant, +parlait d'elle avec une tendresse complaisante d'homme grave. Dans +l'intimité, ce grand bel homme à tête superbe pleurait, les nuits où +elle ne voulait pas lui ouvrir la porte de sa chambre. Il enlevait +seulement les clefs des appartements du premier étage pour sauver son +grand salon des taches de graisse.</p> + +<p>Rougon pourtant obtint de Clorinde qu'elle s'habillât à peu près comme +tout le monde. Elle était très fine, d'ailleurs, de cette finesse des +fous lucides qui se font raisonnables en présence des étrangers. Il la +rencontrait dans certaines maisons, l'air réservé, laissant son mari se +mettre en avant, tout à fait convenable au milieu de l'admiration +soulevée par sa grande beauté.</p> + +<p>Chez elle, il trouvait souvent M. de Plouguern; et elle plaisantait +entre eux deux, sous le déluge de leur morale, tandis que le vieux +sénateur, plus familier, lui tapotait les joues, au grand ennui de +Rougon; mais il n'osa jamais dire son sentiment à ce sujet. Il fut plus +hardi à l'égard de Luigi Pozzo, le secrétaire du chevalier Rusconi. Il +l'avait aperçu plusieurs fois sortant de chez elle à des heures +singulières. Quand il laissa entendre à la jeune femme combien cela +pouvait la compromettre, elle leva sur lui un de ses beaux regards de +surprise; puis, elle éclata de rire. Elle se moquait pas mal de +l'opinion! En Italie les femmes recevaient les hommes qui leur +plaisaient, personne ne songeait à de vilaines choses. Du reste, Luigi +ne comptait pas; c'était un cousin; il lui apportait des petits gâteaux +de Milan, qu'il achetait dans le passage Colbert.</p> + +<p>Mais la politique restait la grosse préoccupation de Clorinde. Depuis +qu'elle avait épousé Delestang, toute son intelligence s'employait à des +affaires louches et compliquées, dont personne ne connaissait au juste +l'importance. Elle contentait là son besoin d'intrigue, si longtemps +satisfait dans ses campagnes de séduction contre les hommes de grand +avenir; et elle semblait s'être ainsi préparée à quelque besogne plus +vaste en tendant jusqu'à vingt-deux ans ses pièges de fille à marier. +Maintenant, elle entretenait une correspondance très suivie avec sa +mère, fixée à Turin. Elle allait presque chaque jour à la légation +d'Italie, où le chevalier Rusconi l'emmenait dans les coins, causant +rapidement, à voix basse. Puis, c'étaient des courses incompréhensibles +aux quatre coins de Paris, des visites faites furtivement à de hauts +personnages, des rendez-vous donnés au fond de quartiers perdus. Tous +les réfugiés vénitiens, les Brambilla, les Staderino, les Viscardi la +voyaient en secret, lui passaient des bouts de papier couverts de notes. +Elle avait acheté une serviette de maroquin rouge, un portefeuille +monumental à serrure d'acier, digne d'un ministre, dans lequel elle +promenait un monde de dossiers. En voiture, elle le tenait sur ses +genoux, comme un manchon; partout où elle montait, elle l'emportait avec +elle sous son bras, d'un geste familier; même, à des heures matinales, +on la rencontrait à pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine, +les poignets meurtris. Bientôt le portefeuille se râpa, éclata aux +coutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans ses robes +voyantes à longue traîne, toujours chargée de ce sac de cuir informe que +des liasses de papier crevaient, elle ressemblait à quelque avocat +véreux courant les justices de paix pour gagner cent sous.</p> + +<p>Plusieurs fois, Rougon avait tâché de connaître les grandes affaires de +Clorinde. Un jour, étant resté un instant seul avec le fameux +portefeuille, il ne s'était fait aucun scrupule de tirer à lui les +lettres dont les coins passaient par les fentes. Mais ce qu'il apprenait +d'une façon ou d'une autre lui paraissait si incohérent, si plein de +trous, qu'il souriait des prétentions politiques de la jeune femme. Elle +lui expliqua, un après-midi, d'un air tranquille, tout un vaste projet: +elle était en train de travailler à une alliance entre l'Italie et la +France, en vue d'une prochaine campagne contre l'Autriche. Rougon, un +moment très frappé, finit par hausser les épaules, devant les choses +folles mêlées à son plan. Pour lui, elle avait simplement trouvé là une +originalité de haut goût. Il tenait à ne pas modifier son opinion sur +les femmes. Clorinde, d'ailleurs, acceptait volontiers le rôle de +disciple. Lorsqu'elle venait le voir rue Marbeuf, elle se faisait très +humble, très soumise, le questionnait, l'écoutait avec une ardeur de +néophyte désireux de s'instruire. Et lui, souvent, oubliait à qui il +parlait, exposait son système de gouvernement, s'engageait dans les +aveux les plus nets. Peu à peu, ces conversations devinrent une +habitude; il la prit pour confidente, se soulagea du silence qu'il +observait avec ses meilleurs amis, la traita en élève discrète dont la +respectueuse admiration le charmait.</p> + +<p>Pendant les mois d'août et de septembre, Clorinde multiplia ses visites. +Elle venait maintenant jusqu'à trois et quatre fois par semaine. Jamais +elle n'avait montré une telle tendresse de disciple. Elle flattait +beaucoup Rougon, s'extasiait sur son génie, regrettait les grandes +choses qu'il aurait accomplies s'il ne s'était pas mis à l'écart un +jour, dans une minute de lucidité, il lui demanda en riant:</p> + +<p>. «Vous avez donc bien besoin de moi?</p> + +<p>—Oui», répondit-elle hardiment.</p> + +<p>Mais elle se hâta de reprendre son air d'extase émerveillée. La +politique l'amusait plus qu'un roman, disait-elle. Et, quand il tournait +le dos, elle ouvrait tout grands ses yeux, où brûlait une courte flamme, +quelque ancienne pensée de rancune toujours vivante souvent, elle +laissait ses mains dans les siennes, comme si elle se fût sentie trop +faible encore; et, les poignets frémissants, elle semblait attendre de +lui avoir volé assez de sa force pour l'étrangler.</p> + +<p>Ce qui inquiétait surtout Clorinde, c'était la lassitude croissante de +Rougon. Elle le voyait s'endormir au fond de son ennui. D'abord, elle +avait parfaitement distingué ce qu'il pouvait y avoir de joué dans son +attitude. Mais, à présent, malgré toute sa finesse, elle commençait à le +croire vraiment découragé. Ses gestes s'alourdissaient, sa voix devenait +molle; et, certains jours, il se montrait d'une telle indifférence, +d'une si grande bonhomie, que la jeune femme, épouvantée, se demandait +s'il n'allait pas finir par accepter tranquillement sa retraite au Sénat +d'homme politique fourbu.</p> + +<p>Vers la fin de septembre, Rougon parut très préoccupé. Puis, dans une de +leurs causeries habituelles, il lui avoua qu'il nourrissait un grand +projet: Il s'ennuyait à Paris, il avait besoin d'air. Et, tout d'un +trait, il parla:</p> + +<p>c'était un vaste plan de vie nouvelle, un exil volontaire dans les +Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées de terrain, la +fondation d'une ville au milieu de la contrée conquise. Clorinde, toute +pâle, l'écoutait.</p> + +<p>«Mais votre situation ici, vos espérances!» cria-t-elle.</p> + +<p>Il eut un geste de dédain, en murmurant:</p> + +<p>«Bah! des châteaux en Espagne!... Voyez-vous, décidément, je ne suis pas +fait pour la politique.» Et il reprit son rêve caressé d'être un grand +propriétaire, avec des troupeaux de bêtes sur lesquels il régnerait. +Mais, dans les Landes, son ambition grandissait; il devenait le roi +conquérant d'une terre nouvelle; il avait un peuple. Ce furent des +détails interminables. Depuis quinze jours, sans rien dire, il lisait +des ouvrages spéciaux. Il desséchait des marais, combattait avec des +machines puissantes l'empierrement du sol, arrêtait la marche des dunes +par des plantations de pins, dotait la France d'un coin de fertilité +miraculeux. Toute son activité endormie, toute sa force de géant +inoccupé, se réveillaient dans cette création; ses poings serrés +semblaient déjà fendre les cailloux rebelles; ses bras retournaient le +sol d'un seul effort; ses épaules portaient des maisons toutes bâties, +qu'il plantait à sa guise au bord d'une rivière, dont il creusait le lit +d'un seul coup de pied. Rien de plus aisé que tout cela. Il trouverait +là de l'ouvrage tant qu'il voudrait. L'empereur l'aimait sans doute +assez encore pour lui donner un département à arranger. Debout, une +flamme aux joues, grandi par le redressement brusque de ses gros +membres, il éclata d'un rire superbe.</p> + +<p>«Hein! c'est une idée! dit-il. Je laisse mon nom à la ville, je fonde un +petit empire, moi aussi!» Clorinde crut à quelque caprice, à une +imagination née du profond ennui dans lequel il se débattait. Mais, les +jours suivants, il lui reparla de son projet, avec plus d'enthousiasme +encore. A chaque visite, elle le trouvait perdu au milieu de cartes +étalées sur le bureau, sur les sièges, sur le tapis. Un après-midi, elle +ne put le voir, il était en conférence avec deux ingénieurs. Alors, elle +commença à éprouver une peur véritable. Allait-il donc la planter là, +pour bâtir sa ville, au fond d'un désert?</p> + +<p>N'était-ce pas plutôt quelque nouvelle combinaison qu'il mettait en +œuvre? Elle renonça à la vérité vraie, elle crut prudent de jeter +l'alarme dans la bande.</p> + +<p>Ce fut une consternation. Du Poizat s'emporta; depuis plus d'un an, il +battait le pavé; à son dernier voyage en Vendée, son père avait sorti un +pistolet d'un tiroir, quand il s'était risqué à lui demander dix mille +francs, pour monter une affaire superbe; et, maintenant, il recommençait +à crever la faim comme en 48.</p> + +<p>M. Kahn se montra tout aussi furieux: ses hauts fourneaux de Bressuire +étaient menacés d'une faillite prochaine, il se sentait perdu, s'il +n'obtenait pas avant six mois la concession de son chemin de fer. Les +autres, M. Béjuin, le colonel, les Bouchard, les Charbonnel, se +répandirent également en doléances. Ça ne pouvait pas finir ainsi. +Rougon, véritablement, n'était pas raisonnable. On lui parlerait.</p> + +<p>Cependant, quinze jours s'écoulèrent. Clorinde, très écoutée de toute la +bande, avait décidé qu'il serait mauvais d'attaquer le grand homme en +face. On attendait une occasion. Un dimanche soir, vers le milieu +d'octobre, comme les amis se trouvaient réunis au complet dans le salon +de la rue Marbeuf, Rougon dit en souriant:</p> + +<p>«Vous ne savez pas ce que j'ai reçu aujourd'hui?» Et il prit derrière la +pendule une carte rose, qu'il montra.</p> + +<p>«Une invitation à Compiègne.» A ce moment, le valet de chambre ouvrit +discrètement la porte. L'homme que monsieur attendait était là. Rougon +s'excusa et sortit. Clorinde s'était levée, écoutant. Puis, dans le +silence, elle dit avec énergie:</p> + +<p>«Il faut qu'il aille à Compiègne!» Les amis, prudemment, regardèrent +autour d'eux; mais ils étaient bien seuls, Mme Rougon avait disparu +depuis quelques minutes. Alors, à demi-voix, tout en guettant les +portes, ils parlèrent librement. Les dames faisaient un cercle devant la +cheminée, où un gros tison se consumait en braise; M. Bouchard et le +colonel jouaient leur éternel piquet: tandis que les hommes avaient +roulé leurs fauteuils, dans un coin, pour s'isoler. Clorinde, debout au +milieu de la pièce, la tête penchée, réfléchissait profondément.</p> + +<p>«Il attendait donc quelqu'un? demanda Du Poizat.</p> + +<p>Qui ça peut-il être?» Les autres haussèrent les épaules, voulant dire +qu'ils ne savaient pas.</p> + +<p>«Encore pour sa grande bête d'affaire peut-être! continua-t-il. Moi je +suis à bout. Un de ces soirs, vous verrez, je lui flanquerai à la figure +tout ce que je pense.</p> + +<p>—Chut!» dit Kahn, en posant un doigt sur ses lèvres.</p> + +<p>L'ancien sous-préfet avait haussé la voix d'une façon inquiétante. Tous +prêtèrent un moment l'oreille. Puis, ce fut M. Kahn lui-même qui +recommença, très bas:</p> + +<p>«Sans doute, il a pris des engagements envers nous.</p> + +<p>—Dites qu'il a contracté une dette, ajouta le colonel, en posant ses +cartes.</p> + +<p>—Oui, oui, une dette, c'est le mot, déclara M. Bouchard. Nous ne le lui +avons pas mâché, le dernier jour au Conseil d'État.» Et les autres +appuyaient vivement de la tête. Il y eut une lamentation générale. +Rougon les avait tous ruinés.</p> + +<p>M. Bouchard ajoutait que, sans sa fidélité au malheur, il serait chef de +bureau depuis longtemps. A entendre le colonel, on était venu lui offrir +la croix de commandeur et une situation pour son fils Auguste, de la +part du comte de Marsy; mais il avait refusé, par amitié pour Rougon. Le +père et la mère de M. d'Escorailles, disait la jolie Mme Bouchard, se +trouvaient très froissés de voir leur fils rester auditeur, quand ils +attendaient depuis six mois déjà sa nomination de maître des requêtes. +Et même ceux qui ne disaient rien, Delestang, M. Béjuin, Mme Correur, +les Charbonnel, pinçaient les lèvres, levaient les yeux au ciel, d'un +air de martyrs auxquels la patience commence à manquer.</p> + +<p>«Enfin, nous sommes volés, reprit Du Poizat. Mais il ne partira pas, je +vous en réponds! Est-ce qu'il y a du bon sens à aller se battre avec des +cailloux, dans je ne sais quel trou perdu, lorsqu'on a des intérêts si +graves à Paris?... Voulez-vous que je lui parle, moi?» Clorinde sortait +de sa rêverie. Elle lui imposa silence d'un geste; puis, quand elle eut +entrouvert la porte pour voir si personne n'était là, elle répéta:</p> + +<p>«Entendez-vous, il faut qu'il aille à Compiègne!» Et, comme toutes les +faces se tendaient vers elle, d'un nouveau geste elle arrêta les +questions.</p> + +<p>«Chut! pas ici!» Pourtant, elle dit encore que son mari et elle étaient +aussi invités à Compiègne; et elle laissa échapper les noms de M. de +Marsy et de Mme de Llorentz, sans vouloir s'expliquer davantage. On +pousserait le grand homme au pouvoir malgré lui, on le compromettrait, +s'il le fallait. M. Beulin-d'orchère et toute la magistrature +l'appuyaient sourdement. L'empereur, avouait M. La Rouquette, au milieu +de la haine de son entourage contre Rougon, gardait un silence absolu; +dès qu'on le nommait en sa présence, il devenait grave, l'œil voilé, la +bouche noyée dans l'ombre des moustaches.</p> + +<p>«Il ne s'agit pas de nous, finit par déclarer M. Kahn.</p> + +<p>Si nous réussissons, le pays nous devra des remerciements.» Alors, tout +haut, on continua, en faisant un grand éloge du maître de la maison. +Dans la pièce voisine, un bruit de voix venait de s'élever. Du Poizat, +mordu par la curiosité, poussa la porte comme s'il allait sortir puis la +referma assez lentement pour apercevoir l'homme qui se trouvait avec +Rougon. C'était Gilquin, en gros paletot, presque propre, tenant à la +main une forte canne à pomme de cuivre. Il disait, sans baisser la voix, +avec une familiarité exagérée:</p> + +<p>«Tu sais, n'envoie plus maintenant rue Virginie, à Grenelle. J'ai eu des +histoires; je reste au fond des Batignolles, passage Guttin.... Enfin, +tu peux compter sur moi. A bientôt.» Et il donna une poignée de main à +Rougon. Quand celui-ci rentra dans le salon, il s'excusa, en regardant +Du Poizat fixement.</p> + +<p>«Un brave garçon que vous connaissez, n'est-ce pas, Du Poizat?... Il va +me racoler des colons pour mon nouveau monde, là-bas, au fond des +Landes.... A propos, je vous emmène tous; vous pouvez faire vos paquets.</p> + +<p>Kahn sera mon premier ministre. Delestang et sa femme auront le +portefeuille des affaires étrangères.</p> + +<p>Béjuin se chargera des postes. Et je n'oublie pas les dames, Mme +Bouchard, qui tiendra le sceptre de la beauté, et Mme Charbonnel, à +laquelle je confierai les clefs de nos greniers.» Il plaisantait, tandis +que les amis, mal à l'aise, se demandaient s'il ne les avait pas +entendus, par quelque fente du mur. Lorsqu'il décora le colonel de tous +ses ordres, celui-ci faillit se fâcher. Cependant, Clorinde regardait +l'invitation à Compiègne, qu'elle avait prise sur la cheminée.</p> + +<p>«Est-ce que vous irez? dit-elle négligemment.</p> + +<p>—Mais sans doute, répondit Rougon étonné. Je compte bien profiter de +l'occasion pour me faire donner mon département par l'empereur.» Dix +heures sonnaient. Mme Rougon reparut et servit le thé.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#table">VII</a></h2> + + +<p>Vers sept heures, le soir de son arrivée à Compiègne, Clorinde causait +avec M. de Plouguern, près d'une fenêtre de la galerie des Cartes. On +attendait l'empereur et l'impératrice pour passer dans la salle à +manger. La seconde série d'invités de la saison se trouvait au château +depuis trois heures à peine; et, tout le monde n'étant pas encore +descendu, la jeune femme s'occupait à juger d'un mot chaque personne qui +entrait. Les dames, décolletées, avec des fleurs dans les cheveux, +souriaient dès le seuil d'un air doux; les hommes restaient graves, en +cravate blanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas de +soie.</p> + +<p>«Ah! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il est très bien, lui.... +Mais vois donc, parrain, M. Beulin d'Orchère, si l'on ne dirait pas +qu'il va aboyer; et quelles jambes, bon Dieu!»</p> + +<p>M. de Plouguern ricanait, heureux de ces médisances. Le chevalier +Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterie langoureuse de bel +Italien; puis, il fit le tour des dames en se balançant, dans une suite +de révérences rythmées, du plus tendre effet. A quelques pas, Delestang, +très sérieux, regardait les immenses cartes de la forêt de Compiègne, +qui couvraient les murs de la galerie.</p> + +<p>«Dans quel wagon es-tu donc monté? reprit Clorinde. Je t'ai cherché +pour faire le voyage avec toi. Imagine-toi que je me suis fourrée avec +un tas d'hommes...» Mais elle s'interrompit, étouffant un rire entre ses +doigts.</p> + +<p>«M. La Rouquette a l'air en sucre.</p> + +<p>—Oui, un déjeuner de pensionnaire», dit méchamment le sénateur.</p> + +<p>A ce moment, il y eut à la porte un grand froissement d'étoffes; le +battant s'ouvrit très large, et une entra, vêtue d'une robe si chargée +de nœuds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe à deux +mains pour pouvoir passer. C'était Mme de Combelot, la belle sœur de +Clorinde. Celle-ci la dévisagea, en murmurant:</p> + +<p>«S'il est permis!» Et comme M. de Plouguern la regardait elle-même, dans +sa robe de tarlatane toute simple, passée sur un dessous de faille rose +mal taillé, elle continua, d'un ton de parfaite insouciance:</p> + +<p>«Oh! moi, la toilette, tu sais, parrain! On me prend telle que je suis.» +Cependant, Delestang s'était décidé à quitter les cartes, pour aller +au-devant de sa sœur, qu'il amena à sa femme. Elles ne s'aimaient guère +toutes deux. Elles échangèrent un compliment aigre-doux. Et Mme de +Combelot s'éloigna, traînant une queue de satin, pareille à un coin de +parterre, au milieu des hommes muets, qui reculaient discrètement de +deux ou trois pas, devant le flot débordant de ses volants de dentelle.</p> + +<p>Clorinde, dès qu'elle fut de nouveau seule avec M. de Plouguern, +plaisanta, en faisant allusion à la grande passion que la dame éprouvait +pour l'empereur. Puis, comme le sénateur racontait la belle résistance +de ce dernier:</p> + +<p>«Il n'a pas beaucoup de mérite, elle est si maigre! J'ai entendu des +hommes la trouver jolie, je ne sais pas pourquoi. Elle a une figure de +rien du tout.»</p> + +<p>Tout en causant, elle continuait à surveiller la porte, préoccupée.</p> + +<p>«Ah! cette fois, dit-elle, ça doit être M. Rougon.» Mais elle reprit +aussitôt, avec une courte flamme dans les yeux:</p> + +<p>«Tiens! non, c'est M. de Marsy.» Le ministre, très correct dans son +habit noir et sa culotte courte, s'avança en souriant vers Mme de +Combelot; et, pendant qu'il la complimentait, il regardait les invités, +les yeux vagues et voilés, comme s'il n'eût reconnu personne. Alors, à +mesure qu'on le salua, il inclina la tête, avec une grande amabilité. +Plusieurs hommes s'approchèrent. Bientôt il devint le centre d'un +groupe. Sa figure pâle, fine et méchante, dominait les épaules qui +moutonnaient autour de lui.</p> + +<p>«A propos, reprit Clorinde en poussant M. de Plouguern au fond de +l'embrasure, j'ai compté sur toi pour me donner des détails.... Que +sais-tu au sujet des fameuses lettres de Mme de Llorentz?</p> + +<p>—Mais ce que tout le monde sait», répondit-il.</p> + +<p>Et il parla des trois lettres, écrites, disait-on, par le comte de Marsy +à Mme de Llorentz, il y avait près de cinq ans, un peu avant le mariage +de l'empereur. Cette dame, qui venait de perdre son mari, un général +d'origine espagnole, se trouvait alors à Madrid, où elle réglait des +affaires d'intérêt. C'était le beau temps de leur liaison. Le comte, +pour l'égayer, cédant aussi à son esprit de vaudevilliste, lui avait +envoyé des détails extrêmement piquants sur certaines personnes +augustes, dans l'intimité desquelles il vivait. Et l'on racontait que, +depuis ce temps, Mme de Llorentz, belle femme extrêmement jalouse, +gardait ces lettres, qu'elle tenait suspendues sur la tête de M. de +Marsy, comme une vengeance toujours prête.</p> + +<p>«Elle s'est laissé convaincre, quand il dû épouser une princesse +valaque, dit le sénateur en terminant. Mais, après avoir consenti à un +mois de lune de miel, elle lui a signifié que, s'il ne revenait se +mettre à ses pieds, elle déposerait un beau matin les trois terribles +lettres sur le bureau de l'empereur; et il a repris sa chaîne.... Il la +comble de douceurs pour se faire rendre cette maudite correspondance.»</p> + +<p>Clorinde riait beaucoup. L'histoire lui paraissait très drôle. Et elle +multiplia ses questions. Alors, si le comte trompait Mme de Llorentz, +celle-ci était capable d'exécuter sa menace? Ces trois lettres, où les +tenait-elle? dans son corsage, cousues entre deux rubans de satin, à ce +qu'elle avait entendu dire. Mais M. de Plouguern n'en savait pas +davantage. Personne n'avait lu les lettres. Il connaissait un jeune +homme qui, pour en prendre une copie, s'était fait inutilement, pendant +près de six mois, l'humble esclave de Mme de Llorentz.</p> + +<p>«Diable! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux, petite. Eh! +j'oubliais en effet: tu as fait sa conquête!...</p> + +<p>Est-il vrai qu'à sa dernière soirée, au ministère, il a causé avec toi +près d'une heure?» La jeune femme ne répondit pas. Elle n'écoutait plus, +elle restait immobile et superbe, sous le regard fixe de M. de Marsy. +Puis, levant lentement la tête, le regardant à son tour, elle attendit +son salut. Il s'approcha d'elle, s'inclina. Et elle lui sourit alors, +très doucement. Ils n'échangèrent pas un mot. Le comte retourna au +milieu d'un groupe, où M. La Rouquette parlait très haut, en le nommant +à chaque phrase «Son Excellence».</p> + +<p>Peu à peu, pourtant, la galerie s'était remplie. Il y avait là près de +cent personnes, de hauts fonctionnaires, des généraux, des diplomates +étrangers, cinq députés, trois préfets, deux peintres, un romancier, +deux académiciens, sans compter les officiers du palais, chambellans, +aides de camp et écuyers. Le discret murmure des voix montait dans la +lumière des lustres.</p> + +<p>Les familiers du château se promenaient à petits pas, tandis que les +nouveaux invités, debout, n'osaient se risquer au milieu des dames. +Cette première heure de gêne, entre des personnes dont plusieurs ne se +connaissaient pas, et qui se trouvaient tout d'un coup réunies à la +porte de la salle à manger impériale, donnait aux visages un air de +dignité maussade. Par moments de brusques silences se faisaient, des +têtes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empire de la +vaste pièce, les consoles à pieds droits, les fauteuils carrés +semblaient augmenter encore la solennité de l'attente.</p> + +<p>«Le voici enfin!» murmura Clorinde.</p> + +<p>Rougon venait d'entrer. Il s'arrêta un moment à deux pas de la porte. Il +avait pris son allure épaisse de bonhomme, le dos un peu gonflé, la face +endormie. D'un regard, il vit le léger frisson d'hostilité que sa +présence produisait, au milieu de certains groupes. Puis, +tranquillement, tout en distribuant quelques poignées de main, il +manœuvra de façon à se trouver en face de M. de Marsy. Ils se +saluèrent, parurent charmés de se rencontrer. Et, les yeux dans les +yeux, en ennemis qui ont le respect de leur force, ils causèrent +amicalement.</p> + +<p>Autour d'eux, un vide s'était fait. Les dames suivaient leurs moindres +gestes; tandis que les hommes, affectant une grande discrétion, +regardaient ailleurs, en glissant de leur côté des coups d'œil furtifs. +Des chuchotements couraient dans un coin. Quel était donc le secret +dessein de l'empereur? pourquoi mettait-il ainsi ces deux personnages en +présence? M. La Rouquette, très perplexe, crut flairer un événement +grave. Il vint questionner M. de Plouguern, qui s'amusa à lui répondre:</p> + +<p>«Dame! Rougon va peut-être culbuter Marsy, et l'on fera bien de le +ménager.... A moins pourtant que l'empereur n'ait pas songé à mal. Ça +lui arrive quelquefois.... Peut-être aussi a-t-il voulu prendre +seulement le plaisir de les voir ensemble, en espérant qu'ils seraient +drôles.» Mais les chuchotements cessèrent, un grand mouvement eut lieu. +Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurant une +phrase à demi-voix. Et les invités, redevenus subitement graves, se +dirigèrent vers la porte de gauche, où ils formèrent une double haie, +les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Près de la porte se plaça +M. de Marsy, qui garda Rougon à son côté; puis, les autres personnages +s'échelonnèrent, selon leur rang ou leur grade. Là, on attendit encore +trois minutes, dans un grand recueillement.</p> + +<p>La porte s'ouvrit à deux battants. L'empereur, en habit, la poitrine +barrée par la tache rouge du grand cordon, entra le premier, suivi du +chambellan de service, M. de Combelot. Il eut un faible sourire, en +s'arrêtant devant M. de Marsy et Rougon; il tordait sa longue moustache +d'une main lente, avec un balancement de tout son corps. Puis, d'une +voix embarrassée, il murmura:</p> + +<p>«Vous direz à Mme Rougon toute la peine que nous avons éprouvée en la +sachant malade.... Nous aurions vivement désiré la voir avec vous.... +Enfin, ce ne sera rien, il faut l'espérer. Il y a beaucoup de rhumes en +ce moment.» Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d'un +général, auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu'il appelait +«mon petit ami Gaston»; Gaston avait l'âge du prince impérial, mais il +était déjà beaucoup plus fort. La haie s'inclinait à mesure qu'il +avançait.</p> + +<p>Enfin, tout au bout, M. de Combelot lui présenta l'un des deux +académiciens, qui venait à la cour pour la première fois; et l'empereur +parla d'une œuvre récente de l'écrivain, dont il avait lu certains +passages avec le plus grand plaisir, disait-il.</p> + +<p>Cependant, l'impératrice était entrée, accompagnée de Mme de Llorentz. +Elle portait une toilette très modeste, une robe de soie bleue, +recouverte d'une tunique de dentelle blanche. A petits pas, souriante, +pliant gracieusement son cou nu, où un simple velours attachait un cœur +de diamants, elle descendait, le long de la haie formée par les dames. +Des révérences, sur son passage, étalaient de larges froissements de +jupes, d'où montaient des odeurs musquées. Mme de Llorentz lui présenta +une jeune femme, qui paraissait très émue.</p> + +<p>Mme de Combelot affecta une familiarité attendrie.</p> + +<p>Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ils +revinrent sur leurs pas, l'empereur en passant à son tour devant les +dames, l'impératrice en remontant devant les hommes. Il y eut de +nouvelles présentations. Personne ne parlait encore, un embarras +respectueux tenait les invités muets, en face les uns des autres. Mais +les rangs se rompirent; des mots furent échangés à demi-voix, et des +rires clairs s'élevaient, lorsque l'adjudant général du palais vint dire +que le dîner était servi.</p> + +<p>«Hein! tu n'as plus besoin de moi!» dit gaiement M. de Plouguern à +l'oreille de Clorinde.</p> + +<p>Elle lui sourit. Elle était restée devant M. de Marsy, pour le forcer à +lui offrir son bras, ce qu'il fit d'ailleurs d'un air galant. Une légère +confusion régnait. L'empereur et l'impératrice passèrent les premiers, +suivis des personnes désignées pour s'asseoir à leur droite et à leur +gauche; c'étaient, ce jour-là, deux diplomates étrangers, une jeune +Américaine et la femme d'un ministre. Derrière, venaient les autres +invités, à leur guise, chacun tenant à son bras la dame qu'il lui avait +plu de choisir. Et, lentement, le défilé s'organisa.</p> + +<p>L'entrée dans la salle à manger fut d'une grande pompe. Cinq lustres +flambaient au-dessus de la longue table, allumant les pièces +d'argenterie du surtout, des scènes de chasse, avec le cerf au départ, +les cors sonnant l'hallali, les chiens arrivant à la curée. La vaisselle +plate mettait au bord de la nappe un cordon de lunes d'argent; tandis +que les flancs des réchauds où se reflétait la braise des bougies, les +cristaux ruisselants de gouttes de flammes, les corbeilles de fruits et +les vases de fleurs d'un rose vif faisaient du couvert impérial une +splendeur dont la clarté flottante emplissait l'immense pièce. Par la +porte ouverte à deux battants, le cortège débouchait, après avoir +traversé la salle des gardes, d'un pas ralenti. Les hommes se +penchaient, disaient un mot, puis se redressaient, dans le secret +chatouillement de vanité de cette marche triomphale; les dames, les +épaules nues, trempées de clartés, avaient une douceur ravie; et, sur +les tapis, les jupes traînantes, espaçant les couples, donnaient une +majesté de plus au défilé, qu'elles accompagnaient de leur murmure +d'étoffes riches. C'était une approche presque tendre, une arrivée +gourmande dans un milieu de luxe, de lumière et de tiédeur, comme un +bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient à un léger +fumet de gibier, relevé d'un filet de citron. Lorsque, sur le seuil, en +face du développement superbe de la table, une musique militaire, cachée +au fond d'une galerie voisine, les accueillait d'une fanfare, pareille +au signal de quelque gala de féerie, les invités, un peu gênés par leurs +culottes courtes, serraient les bras des dames, involontairement, un +sourire aux lèvres.</p> + +<p>Alors, l'impératrice descendit à droite et se tint debout au milieu de +la table, pendant que l'empereur, passant à gauche, venait prendre place +en face d'elle.</p> + +<p>Puis, lorsque les personnes désignées se furent assises à la droite et à +la gauche de Leurs Majestés, les autres couples tournèrent un instant, +choisissant leur voisinage, s'arrêtant à leur guise. Ce soir-là il y +avait quatre vingt-sept couverts. Près de trois minutes s'écoulèrent, +avant que tout le monde fût entré et placé. La moire satinée des +épaules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautes +coiffures donnaient comme un rire vivant à la grande lumière des +lustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que les hommes +avaient gardés à la main. Et l'on s'assit.</p> + +<p>M. de Plouguern avait suivi Rougon. Après le potage, il lui poussa le +coude, en demandant:</p> + +<p>«Est-ce que vous avez chargé Clorinde de vous raccommoder avec Marsy?» +Et, du coin de l'œil, il lui montrait la jeune femme, assise de l'autre +côté de la table, auprès du comte, avec lequel elle causait d'une façon +tendre. Rougon, l'air très contrarié, se contenta de hausser les +épaules; puis, il affecta de ne plus regarder en face de lui. Mais, +malgré son effort d'indifférence, il revenait à Clorinde, il +s'intéressait à ses moindres gestes, aux mouvements de ses lèvres, comme +s'il avait voulu voir les mots qu'elle prononçait.</p> + +<p>«Monsieur Rougon, dit en se penchant Mme de Combelot, qui s'était mise +le plus près possible de l'empereur, vous vous souvenez de cet +accident-là?</p> + +<p>C'est vous qui m'avez trouvé un fiacre. Tout un volant de ma robe était +arraché.» Elle se rendait intéressante, en racontant que sa voiture +avait failli un jour être coupée en deux par le landau d'un prince +russe. Et il dut répondre. Pendant un moment, on causa de ça, au milieu +de la table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chute de +cheval qu'une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite, la +semaine précédente, et dans laquelle elle s'était cassé un bras. +L'impératrice eut un léger cri de commisération. L'empereur ne disait +rien, écoutant d'un air profond, mangeant lentement.</p> + +<p>«Où donc s'est fourré Delestang?» demanda à son tour Rougon à M. de +Plouguern.</p> + +<p>Ils le cherchèrent. Enfin, le sénateur l'aperçut au bout de la table. Il +était à côté de M. de Combelot, parmi toute une rangée d'hommes, +l'oreille tendue à des propos très libres que le brouhaha des voix +couvrait. M. La Rouquette avait entamé l'histoire gaillarde d'une +blanchisseuse de son pays; le chevalier Rusconi donnait des +appréciations personnelles sur les Parisiennes; tandis que l'un des deux +peintres et le romancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les +dames dont les bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. Et +Rougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus en plus +aimable pour le comte, à son imbécile de mari, aveugle là-bas, souriant +dignement des choses un peu fortes qu'il entendait.</p> + +<p>«Pourquoi ne s'est-il pas mis avec nous? murmura-t-il.</p> + +<p>—Eh! je ne le plains pas, dit M. de Plouguern. On a l'air de s'amuser, +dans ce bout-là.» Puis, il continua à son oreille:</p> + +<p>«Je crois qu'ils arrangent Mme de Llorentz. Avez-vous remarqué comme +elle est décolletée?... Il y en a un qui va sortir, pour sûr. Hein? +celui de gauche?» Mais, comme il se penchait pour mieux voir Mme de +Llorentz, assise du même côté que lui, à cinq places de distance, il +devint subitement grave. Cette dame, une belle blonde un peu forte, +avait en ce moment un visage terrible, tout pâle d'une rage froide, avec +des yeux bleus qui tournaient au noir, fixés ardemment sur M. de Marsy +et sur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougon lui-même +ne put comprendre:</p> + +<p>«Diable! ça va se gâter.» La musique jouait toujours, une musique +lointaine qui semblait venir du plafond. A certains éclats de cuivre, +les convives levaient la tête, cherchaient l'air dont ils étaient +poursuivis. Puis, ils n'entendaient plus; le chant léger des +clarinettes, au fond de la galerie voisine, se confondait avec les +bruits argentins de la vaisselle plate qu'on apportait par piles +énormes. De grands plats avaient des sonneries étouffées de cymbales.</p> + +<p>Autour de la table, c'était un empressement silencieux, tout un peuple +de domestiques s'agitant sans une parole, les huissiers en habit et en +culotte bleu clair, avec l'épée et le tricorne, les valets de pied, +cheveux poudrés, portant l'habit vert de grande livrée, galonné d'or. +Les mets arrivaient, les vins circulaient, régulièrement; tandis que les +chefs de service, les contrôleurs, le premier officier tranchant, le +chef de l'argenterie, debout, surveillaient cette manœuvre compliquée, +cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l'avance. +Derrière l'empereur et l'impératrice, les valets de chambre particuliers +de Leurs Majestés servaient, avec une dignité correcte.</p> + +<p>Quand les rôtis arrivèrent et que les grands vins de Bourgogne furent +versés, le tapage des voix s'éleva.</p> + +<p>Maintenant, dans le coin des hommes, au bout de la table, M. La +Rouquette causait cuisine, discutant le degré de cuisson d'un quartier +de chevreuil à la broche, qu'on venait de servir. Il y avait eu un +potage à la Crécy, un saumon au bleu, un filet de bœuf sauce échalote, +des poulardes à la financière, des perdrix aux choux montées, de petits +pâtés aux huîtres.</p> + +<p>«Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et des concombres à +la crème! dit le jeune député.</p> + +<p>—J'ai vu des écrevisses», déclara poliment Delestang.</p> + +<p>Mais comme les cardons au jus et les concombres à la crème +apparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajouta qu'il +connaissait les goûts de l'impératrice. Cependant, le romancier +regardait le peintre, avec un léger claquement de langue.</p> + +<p>«Hein? cuisine médiocre?» murmura-t-il.</p> + +<p>Le peintre eut une moue approbative. Puis, après avoir bu, il dit à son +tour:</p> + +<p>«Les vins sont exquis.» A ce moment, un rire brusque de l'impératrice +sonna si haut, que tout le monde se tut. Des têtes s'allongeaient, pour +savoir. L'impératrice causait avec l'ambassadeur d'Allemagne, placé à sa +droite; elle riait toujours, en prononçant des mots entrecoupés, qu'on +n'entendait pas. Dans le silence curieux qui s'était fait, un cornet à +pistons, accompagné en sourdine par des basses, jouait un solo, une +phrase mélodique de romance sentimentale. Et, peu à peu, le brouhaha +grandit de nouveau. Les chaises se tournaient à demi, les coudes se +posaient au bord de la nappe, des conversations intimes s'engageaient, +au milieu d'une liberté de table d'hôte princière.</p> + +<p>«Voulez-vous un petit four?» demanda M. de Plouguern.</p> + +<p>Rougon refusa de la tête. Depuis un instant, il ne mangeait plus. On +avait remplacé la vaisselle plate par de la porcelaine de Sèvres, +décorée de fines peintures bleues et roses. Tout le dessert défila +devant lui, sans qu'il acceptât autre chose qu'un peu de camembert. Il +ne se contraignait plus, il regardait Clorinde et M. de Marsy en face, +largement, espérant sans doute intimider la jeune femme. Mais celle-ci +affectait une familiarité telle avec le comte, qu'elle semblait oublier +où elle se trouvait, se croire au fond d'un étroit salon, à quelque +souper fin de deux couverts. Sa grande beauté avait un éclat de +tendresse extraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte +lui passait, elle le conquérait de son sourire continu, d'une façon +impudemment tranquille. Des chuchotements s'élevaient autour d'eux.</p> + +<p>La conversation étant tombée sur la mode, M. de Plouguern, par malice, +interpella Clorinde au sujet de la nouvelle forme des chapeaux. Puis, +comme elle feignait de n'avoir pas entendu, il se pencha pour adresser +la même question à Mme de Llorentz. Mais il n'osa pas, tant cette +dernière lui parut formidable, avec ses dents serrées, son masque +tragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venait d'abandonner sa +main gauche à M. de Marsy, sous prétexte de lui montrer un camée +antique, qu'elle avait au doigt; et elle laissa sa main, le comte prit +la bague, la remit; ce fut presque indécent.</p> + +<p>Mme de Llorentz, qui jouait nerveusement avec une cuiller, cassa son +verre à bordeaux, dont un domestique enleva vivement les éclats.</p> + +<p>«Elles se prendront au chignon, c'est certain, dit le sénateur à +l'oreille de Rougon. Les avez-vous surveillées?... Mais du diable si je +comprends le jeu de Clorinde! Hein? que veut-elle?» Et, comme il levait +les yeux sur son voisin, il fut très surpris de l'altération de ses +traits.</p> + +<p>«Qu'avez-vous donc? vous souffrez?</p> + +<p>—Non, répondit Rougon, j'étouffe un peu. Ces dîners durent trop +longtemps. Puis, il y a une odeur de musc, ici!» C'était la fin. +Quelques dames mangeaient encore un biscuit, à demi renversées sur leurs +chaises. Cependant, personne ne bougeait. L'empereur, muet jusque-là, +venait de hausser la voix; et, aux deux bouts de la table, les convives, +qui avaient complètement oublié la présence de Sa Majesté, tendaient +tout d'un coup l'oreille, d'un air de grande complaisance. Le souverain +répondait à une dissertation de M. Beulin-d'orchère contre le divorce. +Puis, s'interrompant, il jeta un coup d'œil sur le corsage très ouvert +de la jeune dame américaine, assise à sa gauche, en disant de sa voix +pâteuse:</p> + +<p>«En Amérique, je n'ai jamais vu divorcer que les femmes laides.» Un rire +courut parmi les convives. Cela parut un mot d'esprit très fin, si +délicat même, que M. La Rouquette s'ingénia à en découvrir les sens +cachés. La jeune dame américaine crut sans doute y voir un compliment, +car elle remercia en inclinant la tête, confuse. L'empereur et +l'impératrice s'étaient levés. Il y eut un grand bruissement de jupes, +un piétinement autour de la table, pendant que les huissiers et les +valets de pied, rangés gravement contre les murs, restaient seuls +corrects, au milieu de cette débandade de gens ayant bien dîné. Et le +défilé s'organisa de nouveau. Leurs Majestés en tête, les invités venant +à la file, espacés par les longues traînes, traversant la salle des +gardes avec une solennité un peu essoufflée. Derrière eux, dans le plein +jour des lustres, au-dessus du désordre encore tiède de la nappe, +retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire, +achevant la dernière figure d'un quadrille.</p> + +<p>Le café fut servi, ce soir-là, dans la galerie des Cartes.</p> + +<p>Un préfet du palais apporta la tasse de l'empereur sur un plateau de +vermeil. Cependant, plusieurs invités étaient déjà montés au fumoir. +L'impératrice venait de se retirer avec quelques dames dans le salon de +famille, à gauche de la galerie. On se disait à l'oreille qu'elle avait +témoigné un vif mécontentement de l'étrange attitude de Clorinde, +pendant le dîner. Elle s'efforçait d'introduire à la cour, pendant le +séjour à Compiègne, une décence bourgeoise, un amour des jeux innocents +et des plaisirs champêtres. Elle montrait une haine personnelle, comme +une rancune, contre certaines extravagances.</p> + +<p>M. de Plouguern avait emmené Clorinde à l'écart, pour lui faire un bout +de morale. A la vérité, il voulait la confesser. Mais elle jouait une +grande surprise. Où prenait-on qu'elle se fût compromise avec le comte +de Marsy? Ils avaient plaisanté ensemble, rien de plus.</p> + +<p>«Tiens, regarde!» murmura le vieux sénateur.</p> + +<p>Et, poussant la porte entrebâillée d'un petit salon voisin, il lui +montra Mme de Llorentz faisant une scène abominable à M. de Marsy. Il +les avait vus entrer. La belle blonde, affolée, se soulageait avec des +mots très gros, perdant toute mesure, oubliant que les éclats de sa voix +pouvaient amener un affreux scandale. Le comte, un peu pâle, souriant, +la calmait en parlant rapidement, doucement, à voix basse. Le bruit de +la querelle étant parvenu dans la galerie des Cartes, les invités qui +entendirent, s'en allèrent du voisinage du petit salon, par prudence.</p> + +<p>«Tu veux donc qu'elle affiche les fameuses lettres aux quatre coins du +château? demanda M. de Plouguern, qui s'était remis à marcher, après +avoir donné le bras à la jeune femme.</p> + +<p>—Eh! ce serait drôle!» dit-elle en riant.</p> + +<p>Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeune galant, il +recommença à prêcher. Il fallait laisser à Mme de Combelot les allures +excentriques. Puis, il lui assura que Sa Majesté paraissait fort irritée +contre elle.</p> + +<p>Clorinde, qui nourrissait un culte pour l'impératrice, resta très +étonnée. En quoi avait-elle pu déplaire? Et comme ils arrivaient en face +du salon de famille, ils s'arrêtèrent un instant, regardant par la porte +laissée ouverte. Tout un cercle de dames entouraient une vaste table. +L'impératrice, assise au milieu d'elles, leur apprenait patiemment le +jeu du baguenaudier, tandis que quelques hommes, derrière les fauteuils, +suivaient la leçon avec gravité.</p> + +<p>Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de la galerie. +Il n'avait pas osé lui parler de sa femme; il le maltraitait à propos de +la résignation qu'il mettait à accepter un appartement donnant sur la +cour du château; et il voulait le forcer à réclamer un appartement sur +le parc. Mais Clorinde s'avançait au bras de M. de Plouguern. Elle +disait, de façon à être entendue:</p> + +<p>«Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy! Je ne lui reparlerai de +la soirée. Là, êtes-vous content?» Cette parole calma tout le monde. +Justement, M. de Marsy sortait du petit salon, l'air très gai; il +plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dans le salon +de famille, où l'on entendit bientôt l'impératrice et les dames rire aux +éclats d'une histoire qu'il leur contait. Dix minutes plus tard, Mme de +Llorentz reparut à son tour; elle semblait lasse, elle avait gardé un +tremblement des mains; et, voyant des regards curieux épier ses moindres +gestes, elle resta là, bravement, à causer au milieu des groupes.</p> + +<p>Un ennui respectueux faisait étouffer sous les mouchoirs de légers +bâillements. La soirée était l'instant pénible de la journée. Les +nouveaux invités, ne sachant pas à quoi se distraire, s'approchaient des +fenêtres, regardaient la nuit. M. Beulin-d'orchère continuait dans un +coin sa dissertation contre le divorce. Le romancier, qui trouvait ça +«crevant», demandait tout bas à l'un des académiciens s'il n'était pas +permis d'aller se coucher. Cependant, l'empereur apparaissait de temps à +autre, traversant la galerie en traînant les pieds, une cigarette aux +lèvres.</p> + +<p>«Il a été impossible de rien organiser pour ce soir, expliquait M. de +Combelot au petit groupe formé par Rougon et ses amis. Demain, après la +chasse à courre, il y aura une curée froide aux flambeaux. Après-demain, +les artistes de la Comédie-Française doivent venir jouer Les Plaideurs. +On parle aussi de tableaux vivants et d'une charade, qu'on +représenterait vers la fin de la semaine.» Et il fournit des détails. Sa +femme devait avoir un rôle. Les répétitions allaient commencer. Puis, il +conta longuement une promenade faite l'avant-veille par la cour à la +Pierre-qui-tourne, un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait +alors des fouilles. L'impératrice avait tenu à descendre dans +l'excavation.</p> + +<p>«Imaginez-vous, continua le chambellan d'une voix émue, que les ouvriers +ont eu le bonheur de découvrir deux crânes devant Sa Majesté. Personne +ne s'y attendait. On a été très content.» Il caressait sa superbe barbe +noire, qui lui valait tant de succès parmi les dames; sa figure de bel +homme vaniteux avait une douceur niaise; et il zézayait en parlant, par +excès de politesse.</p> + +<p>«Mais, dit Clorinde, on m'avait assuré que les acteurs du Vaudeville +donneraient une représentation de la pièce nouvelle.... Les femmes ont +des toilettes prodigieuses. Et l'on rit à se tordre, paraît-il.»</p> + +<p>M. de Combelot prit un air pincé.</p> + +<p>«Oui, oui, murmura-t-il, il en a été question un instant.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—On a abandonné ce projet.... L'impératrice n'aime guère ce genre de +pièce.» A ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tous +les hommes étaient redescendus du fumoir. L'empereur allait faire sa +partie de palets.</p> + +<p>Mme de Combelot, qui se piquait d'une jolie force à ce jeu, venait de +lui demander une revanche, car elle se rappelait avoir été battue par +lui, l'autre saison; et elle prenait une humilité tendre, elle s'offrait +toujours, avec un sourire si net, que Sa Majesté, gênée, intimidée, +devait souvent détourner les yeux.</p> + +<p>La partie s'engagea. Un grand nombre d'invités firent cercle, jugeant +les coups, s'émerveillant. La jeune femme, devant la longue table +recouverte d'un drap vert, lança son premier palet, qu'elle plaça près +du but, figuré par un point blanc. Mais l'empereur, montrant plus +d'adresse encore, le délogea et prit la place. On applaudit doucement. +Ce fut pourtant Mme de Combelot qui gagna.</p> + +<p>«Sire, qu'est-ce que nous avons joué?» demanda-t-elle avec hardiesse.</p> + +<p>Il sourit, il ne répondit pas. Puis, se tournant, il dit:</p> + +<p>«Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avec moi.» Rougon +s'inclina et prit les palets, tout en parlant de sa maladresse.</p> + +<p>Un frémissement avait couru, parmi les personnes rangées aux deux bords +de la table. Est-ce que Rougon, décidément, rentrait en grâce? Et +l'hostilité sourde dans laquelle il marchait depuis son arrivée, se +fondait, des têtes s'avançaient pour suivre ses palets d'un air de +sympathie. M. La Rouquette, plus perplexe encore qu'avant le dîner, +emmena sa sœur à l'écart, afin de savoir à quoi s'en tenir; mais elle +ne put sans doute lui fournir aucune explication satisfaisante, car il +revint avec un geste d'incertitude.</p> + +<p>«Ah! très bien!» murmura Clorinde, à un coup délicatement joué par +Rougon.</p> + +<p>Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand homme qui se +trouvaient là. L'heure était bonne pour le pousser dans l'amitié de +l'empereur. Elle mena l'attaque. Ce fut, pendant un instant, une pluie +d'éloges.</p> + +<p>«Diable! laissa échapper Delestang, qui ne put trouver autre chose, sous +l'ordre muet des yeux de sa femme.</p> + +<p>—Et vous vous prétendiez maladroit! dit le chevalier Rusconi avec +ravissement. Ah! sire, je vous en prie, ne jouez pas la France avec lui!</p> + +<p>—Mais M. Rougon se conduirait très bien à l'égard de la France, j'en +suis sûr», ajouta M. Beulin d'Orchère, en donnant un air fin à sa face +de dogue.</p> + +<p>Le mot était direct. L'empereur daignait sourire. Et il rit de bon cœur +lorsque Rougon, embarrassé de ces compliments, répondit par cette +explication, d'un air modeste:</p> + +<p>»Mon Dieu! j'ai joué au bouchon, quand j'étais gamin.» En entendant +rire Sa Majesté, toute la galerie éclata.</p> + +<p>Ce fut, pendant un moment, une gaieté extraordinaire.</p> + +<p>Clorinde, avec son flair de femme adroite, avait compris qu'en admirant +Rougon, joueur très médiocre en somme, on flattait surtout l'empereur, +qui montrait une supériorité incontestable. Cependant, M. de Plouguern +ne s'était pas exécuté, jalousant ce succès. Elle vint le heurter +légèrement du coude, comme par mégarde. Il comprit et s'extasia au +premier palet lancé par son collègue. Alors, M. La Rouquette, emporté, +risquant tout, s'écria:</p> + +<p>«Très joli! le coup est d'un moelleux!» L'empereur ayant gagné, Rougon +demanda une revanche. Les palets glissaient de nouveau sur le tapis de +drap vert, avec un petit bruissement de feuille sèche, lorsqu'une +gouvernante parut à la porte du salon de famille, tenant sur ses bras le +prince impérial. L'enfant, âgé d'une vingtaine de mois, avait une robe +blanche très simple, les cheveux ébouriffés, les yeux enflés de sommeil. +D'ordinaire, lorsqu'il s'éveillait ainsi, le soir, on l'apportait un +instant à l'impératrice, pour qu'elle l'embrassât. Il regardait la +lumière de cet air profondément sérieux des petits garçons.</p> + +<p>Un vieillard, un grand dignitaire, s'était précipité, traînant ses +jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement sénile de la +tête, il avait pris la petite main molle du prince, qu'il baisait, en +murmurant de sa voix cassée:</p> + +<p>«Monseigneur, monseigneur...» L'enfant, effrayé par l'approche de ce +visage parcheminé, se rejeta vivement en arrière, poussa des cris +terribles. Mais le vieillard ne le lâchait pas. Il protestait de son +dévouement. On dut arracher à son adoration la petite main molle collée +sur ses lèvres.</p> + +<p>«Retirez-vous emportez-le», dit l'empereur impatienté à la gouvernante.</p> + +<p>Le souverain venait de perdre la seconde partie. La belle commença. +Rougon, prenant les éloges au sérieux, s'appliquait. Maintenant, +Clorinde trouvait qu'il jouait trop bien. Elle lui souffla à l'oreille, +au moment où il allait ramasser ses palets:</p> + +<p>«J'espère que vous n'allez pas gagner.» Il sourit. Mais, brusquement, +des abois violents se firent entendre. C'était Néro, le braque favori de +l'empereur, qui, profitant d'une porte entrouverte, venait de s'élancer +dans la galerie. Sa Majesté donnait l'ordre de l'emmener, et un huissier +tenait déjà le chien par le collier, quand le vieillard, le grand +dignitaire, se précipita de nouveau, en s'écriant: «Mon beau Néro, mon +beau Néro...» Et il s'agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre +entre ses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine, +il lui posait de gros baisers sur la tête, répétant:</p> + +<p>«Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas.... Il est si beau!»</p> + +<p>L'empereur consentit à ce qu'il restât. Alors, le vieillard eut un +redoublement de caresses. Le chien ne s'épouvanta pas, ne grogna pas. Il +lécha les mains sèches qui le flattaient.</p> + +<p>Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lancé un palet +avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie de drap était +sautée dans le corsage d'une dame, qui la retira du milieu de ses +dentelles, en rougissant. L'empereur gagna. Alors, délicatement, on lui +laissa entendre qu'il avait remporté là une victoire sérieuse. Il en +conçut une sorte d'attendrissement. Il s'en alla avec Rougon, causant, +comme s'il croyait devoir le consoler. Ils marchèrent jusqu'au bout de +la galerie, abandonnant la largeur de la pièce à un petit bal, qu'on +organisait.</p> + +<p>L'impératrice, qui venait de quitter le salon de famille, s'efforçait, +avec une bonne grâce charmante, de combattre l'ennui grandissant des +invités. Elle avait proposé de jouer aux petits papiers; mais il était +déjà trop tard, on préféra danser. Toutes les dames se trouvaient alors +réunies dans la galerie des Cartes. On envoya au fumoir chercher les +hommes qui s'y cachaient. Et comme on se mettait en place pour un +quadrille, M. de Combelot s'assit obligeamment devant le piano. C'était +un piano mécanique, avec une petite manivelle, à droite du clavier. Le +chambellan, d'un mouvement continu du bras, tournait, l'air sérieux.</p> + +<p>«Monsieur Rougon, disait l'empereur, on m'a parlé d'un travail, un +parallèle entre la Constitution anglaise et la nôtre.... Je pourrai +peut-être vous fournir des documents.</p> + +<p>—Votre Majesté est trop bonne.... Mais je nourris un autre projet, un +vaste projet.» Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut +profiter de l'occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son rêve +de grande culture dans un coin des Landes, le défrichement de plusieurs +lieues carrées, la fondation d'une ville, la conquête d'une nouvelle +terre.</p> + +<p>Pendant qu'il parlait, l'empereur levait sur lui ses yeux mornes, où une +lueur s'allumait. Il ne disait rien, il hochait la tête par moments. +Puis, quand l'autre se tut:</p> + +<p>«Sans doute... on pourrait voir...»</p> + +<p>Et, se tournant vers un groupe voisin, composé de Clorinde, de son mari +et de M. de Plouguern:</p> + +<p>«Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis.... J'ai gardé le +meilleur de ma visite à votre ferme-modèle de la Chamade.» Delestang +s'approcha. Mais le cercle qui se formait autour de l'empereur dut +reculer jusque dans l'embrasure d'une fenêtre. Mme de Combelot, en +valsant, à demi pâmée entre les bras de M. La Rouquette, venait +d'envelopper, d'un frôlement de sa longue traîne, les bas de soie de Sa +Majesté. Au piano, M. de Combelot goûtait la musique qu'il faisait; il +tournait plus vite, il balançait sa belle tête correcte; et, par +moments, il abaissait un regard sur la caisse de l'instrument, comme +surpris des sons graves, que certains tours de la manivelle ramenaient.</p> + +<p>«J'ai eu le bonheur d'obtenir des veaux superbes cette année, grâce à un +nouveau croisement de races, expliquait Delestang. Malheureusement, +quand Votre Majesté est venue, les parcs étaient en réparation.» Et +l'empereur parla culture, élevage, engrais, lentement, par monosyllabes. +Depuis sa visite à la Chamade, il tenait Delestang en grande estime. Il +louait surtout celui-ci d'avoir tenté pour le personnel de sa ferme un +essai de vie en commun, avec tout un système de partage de certains +bénéfices et de caisse de retraite.</p> + +<p>Lorsqu'ils causaient ensemble, ils avaient des communautés d'idées, des +coins d'humanitairerie qui les faisaient se comprendre à demi-mot.</p> + +<p>«M. Rougon vous a parlé de son projet? demanda l'empereur.</p> + +<p>—Oh! un projet superbe, répondit Delestang. On pourrait tenter en grand +des expériences...» Il montra un véritable enthousiasme. La race porcine +le préoccupait; les beaux types se perdaient en France.</p> + +<p>Puis, il laissa entendre qu'il étudiait un nouvel aménagement des +prairies artificielles. Mais il faudrait d'immenses terrains. Si Rougon +réussissait, il irait là-bas appliquer son procédé. Et, brusquement, il +s'arrêta: il venait d'apercevoir sa femme qui le regardait d'un air +fixe. Depuis qu'il approuvait le projet de Rougon, elle pinçait les +lèvres, furieuse, toute pâle.</p> + +<p>«Mon ami», murmura-t-elle, en lui montrant le piano.</p> + +<p>M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main, qu'il refermait +ensuite doucement, pour se délasser. Il allait attaquer une polka, avec +le sourire complaisant d'un martyr, lorsque Delestang courut lui offrir +de le remplacer; ce qu'il accepta d'un air poli, comme s'il cédait une +place d'honneur. Et Delestang, attaquant la polka, se mit à tourner la +manivelle. Mais c'était autre chose. Il n'avait pas le jeu souple, le +tour de poignet facile et moelleux du chambellan.</p> + +<p>Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot décisif de l'Empereur. +Celui-ci, très séduit, lui demandait maintenant s'il ne comptait pas +établir là-bas de vastes cités ouvrières; il serait aisé d'accorder à +chaque famille un bout de terrain, une petite concession d'eau, des +outils; et il promettait même de lui communiquer des plans, le projet +d'une de ces cités qu'il avait jeté lui-même sur le papier, avec des +maisons uniformes, où tous les besoins étaient prévus.</p> + +<p>«Certainement, j'entre tout à fait dans les idées de Votre Majesté, +répondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverain impatientait. +Nous ne pourrons rien faire sans elle.... Ainsi, il faudra sans doute +exproprier certaines communes. L'utilité publique devra être déclarée. +Enfin, j'aurai à m'occuper de la formation d'une société... Un mot de +votre Majesté est nécessaire...» L'œil de l'empereur s'éteignit. Il +continuait à hocher la tête. Puis, sourdement, d'une voix à peine +distincte, il répéta:</p> + +<p>«Nous verrons... nous en causerons...» Et il s'éloigna, traversant de sa +marche alourdie la figure d'un quadrille. Rougon fit bonne contenance, +comme s'il avait eu la certitude d'une réponse favorable. Clorinde était +radieuse. Peu après, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la +nouvelle courut que Rougon quittait Paris, qu'il allait se mettre à la +tête d'une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le féliciter. +On lui souriait d'un bout de galerie à l'autre. Il ne restait plus trace +de l'hostilité du premier moment. Puisqu'il s'exilait de lui-même, on +pouvait lui serrer la main, sans courir le risque de se compromettre. Ce +fut un véritable soulagement pour beaucoup d'invités. M. La Rouquette, +quittant la danse, en parla au chevalier Rusconi, d'un air enchanté +d'homme mis à l'aise.</p> + +<p>«Il fait bien; il accomplira de grandes choses là-bas, dit-il, Rougon +est un homme très fort; mais, voyez-vous, il manque de tact politique.» +Ensuite, il s'attendrit sur la bonté de l'empereur, qui, selon son +expression, «aimait ses vieux serviteurs comme on aime d'anciennes +maîtresses». Il s'acoquinait à eux, il éprouvait des regains de +tendresse, après les ruptures les plus éclatantes. S'il avait invité +Rougon à Compiègne, c'était sûrement par quelque muette lâcheté de +cœur. Et le jeune député cita d'autres faits à l'honneur des bons +sentiments de Sa Majesté: quatre cent mille francs donnés pour payer les +dettes d'un général ruiné par une danseuse, huit cent mille francs +offerts en cadeau de noce à un de ses anciens complices de Strasbourg et +de Boulogne, près d'un million dépensé en faveur de la veuve d'un grand +fonctionnaire.</p> + +<p>«Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il ne s'est laissé +nommer empereur que pour enrichir ses amis.... Je hausse les épaules, +quand j'entends les républicains lui reprocher sa liste civile. Il +épuiserait dix listes civiles à faire le bien. C'est un argent qui +retourne à la France.» Tout en parlant à demi-voix, M. La Rouquette et +le chevalier Rusconi suivaient des yeux l'empereur.</p> + +<p>Celui-ci achevait de faire le tour de la galerie. Il manœuvrait +prudemment au milieu des danseuses, s'avançant muet et seul, dans le +vide que le respect ouvrait devant lui. Quand il passait derrière les +épaules nues d'une dame assise, il allongeait un peu le cou, les +paupières pincées, avec un regard oblique et plongeant.</p> + +<p>«Et une intelligence! dit à voix plus basse le chevalier Rusconi. Un +homme extraordinaire!» L'empereur était arrivé près d'eux. Il resta là +une minute, morne et hésitant. Puis il parut vouloir s'approcher de +Clorinde, très gaie, en ce moment, très belle; mais elle le regarda +hardiment, elle dut l'effrayer. Il se remit à marcher, la main gauche +rejetée et appuyée sur les reins, roulant de l'autre main les bouts +cirés de ses moustaches. Et, comme M. Beulin-d'orchère se trouvait en +face de lui, il fit un détour, se rapprocha de biais, en disant:</p> + +<p>«Vous ne dansez donc pas, monsieur le président?» Le magistrat avoua +qu'il ne savait pas danser, qu'il n'avait jamais dansé de sa vie. Alors, +l'empereur reprit, d'une voix encourageante:</p> + +<p>«Ça ne fait rien, on danse tout de même.» Ce fut son dernier mot. Il +gagna doucement la porte, il disparut.</p> + +<p>«N'est-ce pas un homme extraordinaire? disait M. La Rouquette, qui +répétait le mot du chevalier Rusconi. Hein? à l'étranger, on se +préoccupe énormément de lui?» Le chevalier, en diplomate discret, +répondit par de vagues signes de tête. Pourtant, il convint que toute +l'Europe avait les yeux fixés sur l'empereur. Une parole prononcée aux +Tuileries ébranlait les trônes voisins.</p> + +<p>«C'est un prince qui sait se taire», ajouta-t-il, avec un sourire dont +la fine ironie échappa qu jeune député.</p> + +<p>Tous deux retournèrent galamment auprès des dames. Ils firent des +invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camp tournait depuis +un quart d'heure la manivelle du piano. Delestang et M. de Combelot se +précipitèrent, offrant de le remplacer.</p> + +<p>Mais les dames crièrent:</p> + +<p>«Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot.... Il tourne beaucoup +mieux!» Le chambellan remercia d'un salut aimable, et tourna, avec une +ampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venait de +servir le thé, dans le salon de famille. Néro, qui sortit de derrière un +canapé, fut bourré de sandwiches. De petits groupes se formaient, +causant d'une façon intime. M. de Plouguern avait emporté une brioche +sur le coin d'une console; il mangeait, buvant de légères gorgées de +thé, expliquant à Delestang, avec lequel il partageait sa brioche, +comment il avait fini par accepter des invitations à Compiègne, lui dont +on connaissait les opinions légitimistes. Mon Dieu! c'était bien simple: +il croyait ne pas pouvoir refuser son concours à un gouvernement qui +sauvait la France de l'anarchie. Il s'interrompit pour dire:</p> + +<p>«Elle est excellente, cette brioche.... Moi, j'avais assez mal dîné, ce +soir.» A Compiègne, d'ailleurs, sa verve méchante était toujours en +éveil. Il parla de la plupart des femmes présentes, avec une crudité de +paroles dont Delestang rougissait. Il ne respectait que l'impératrice, +une sainte; elle montrait une dévotion exemplaire, elle était +légitimiste et aurait sûrement rappelé Henri V, si elle avait pu +disposer librement du trône. Pendant un instant, il célébra les douceurs +de la religion. Puis, comme il entamait de nouveau une anecdote +graveleuse, l'impératrice justement rentra dans ses appartements, suivie +de Mme de Llorentz. Sur le seuil de la porte, elle fit une grande +révérence à l'assemblée. Tout le monde, silencieusement, s'inclina.</p> + +<p>Les salons se vidèrent. On causait plus fort. Des poignées de main +s'échangeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter à leur +chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l'aidait, finit par la +découvrir, assise à côté de M. de Marsy, sur un étroit canapé, au fond +de ce petit salon, où Mme de Llorentz avait fait au comte une si +terrible scène de jalousie, après le dîner. Clorinde riait très haut. +Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesser de rire:</p> + +<p>«Bonsoir, monsieur le comte.... Vous verrez demain, pendant la chasse, +si je tiens mon pari.» Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang +l'emmenait à son bras. Il aurait voulu les accompagner jusqu'à leur +porte, pour lui demander quel était ce pari dont elle parlait; mais il +dut rester là, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avec un +redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monter se +coucher, il profita d'une porte ouverte, il descendit dans le parc. La +nuit était très sombre, une nuit d'octobre, sans une étoile, sans un +souffle, noire et morte. Au loin, les hautes futaies mettaient des +promontoires de ténèbres.</p> + +<p>Il avait peine à distinguer devant lui la pâleur des allées. A cent pas +de la terrasse, il s'arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit, +il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Ce fut un +soulagement, comme un bain de force. Et il s'oublia à regarder sur la +façade, à gauche, une fenêtre vivement éclairée; les autres fenêtres +s'éteignaient, elle troua bientôt seule de son flamboiement la masse +endormie du château.</p> + +<p>L'empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une tête +énorme, traversée par des bouts de moustaches; puis deux autres ombres +passèrent, l'une très grêle, l'autre forte, si large qu'elle bouchait +toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cette dernière, la +colossale silhouette d'un agent de la police secrète, avec lequel Sa +Majesté s'enfermait pendant des heures, par goût; et l'ombre grêle ayant +passé de nouveau, il supposa qu'elle pouvait bien être une ombre de +femme.</p> + +<p>Tout disparut, la fenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son +regard de flamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc. +Peut-être, maintenant, l'empereur songeait-il au défrichement d'un coin +des Landes, à la fondation d'une ville ouvrière, où l'extinction du +paupérisme serait tentée en grand. Souvent, il se décidait la nuit. +C'était la nuit qu'il signait des décrets, écrivait des manifestes, +destituait des ministres. Cependant, peu à peu, Rougon souriait; il se +rappelait invinciblement une anecdote, l'empereur en tablier bleu, +coiffé d'un bonnet de police fait d'un morceau de journal, collant du +papier à trois francs le rouleau dans une pièce de Trianon, pour y loger +une maîtresse; et il se l'imaginait, à cette heure, dans la solitude de +son cabinet, au milieu du solennel silence, découpant des images qu'il +collait à l'aide d'un petit pinceau, très proprement.</p> + +<p>Alors, Rougon, levant les bras, se surprit à dire tout haut:</p> + +<p>«Sa bande l'a fait, lui!» Il se hâta de rentrer. Le froid le prenait, +surtout aux jambes, que sa culotte découvrait jusqu'aux genoux.</p> + +<p>Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antonia qu'elle +avait amenée, pour demander s'ils pouvaient, son mari et elle, venir +déjeuner chez lui. Il s'était fait monter une tasse de chocolat. Il les +attendit. Antonia les précéda, apportant le large plateau d'argent sur +lequel on leur avait servi, dans leur chambre, deux tasses de café.</p> + +<p>«Hein? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant.</p> + +<p>Vous avez le soleil, de ce côté-ci.... Oh! vous êtes beaucoup mieux que +nous!» Et elle visita l'appartement. Il se composait d'une antichambre, +dans laquelle se trouvait, à droite, la porte d'un cabinet de +domestique; au fond, était la chambre à coucher, une vaste pièce tendue +d'une cretonne écrue à grosses fleurs rouges, avec un grand lit d'acajou +carré et une immense cheminée, où flambaient des troncs d'arbre.</p> + +<p>«Parbleu! criait Rougon, il fallait réclamer! Moi, je n'aurais pas +accepté un appartement sur la cour! Ah! si l'on courbe l'échine!... Je +l'ai dit hier soir à Delestang.» La jeune femme haussa les épaules, en +murmurant:</p> + +<p>«Lui! il tolérerait qu'on me logeât dans les greniers!» Elle voulut voir +jusqu'au cabinet de toilette, dont toute la garniture était en +porcelaine de Sèvres, blanc et or, marquée du chiffre impérial. Puis, +elle vint devant la fenêtre. Un léger cri de surprise et d'admiration +lui échappa. En face d'elle, à des lieues, la forêt de Compiègne +emplissait l'horizon de la mer roulante de ses hautes futaies; des cimes +monstrueuses moutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti de +houle; et, sous le soleil blond de cette matinée d'octobre, c'étaient +des mares d'or, des mares de pourpre, une richesse de manteau galonné +traînant d'un bord du ciel à l'autre.</p> + +<p>«Voyons, déjeunons», dit Clorinde.</p> + +<p>Ils débarrassèrent une table, sur laquelle se trouvaient un encrier et +un buvard. Ils trouvèrent piquant de se passer de leurs domestiques. La +jeune femme, très rieuse, répétait qu'il lui avait semblé le matin se +réveiller à l'auberge, une auberge tenue par un prince, au bout d'un +long voyage fait en rêve. Ce déjeuner de hasard, sur des plateaux +d'argent, la ravissait comme une aventure qui lui serait arrivée dans +quelque pays inconnu, tout là-bas, disait-elle. Cependant, Delestang +s'émerveillait sur la quantité de bois brûlant dans la cheminée. Il +finit par murmurer, les yeux sur les flammes, d'un air absorbé:</p> + +<p>«Je me suis laissé conter qu'on brûle pour quinze cents francs de bois +par jour au château.... Quinze cents francs! Hein? Rougon, le chiffre ne +vous paraît pas un peu fort?» Rougon, qui buvait lentement son chocolat, +se contenta de hocher la tête. Il était très préoccupé par la gaieté +vive de Clorinde. Ce matin-là, elle semblait s'être levée avec une +fièvre extraordinaire de beauté; elle avait ses grands yeux luisants de +combat.</p> + +<p>«Quel est donc ce pari dont vous parliez hier soir?» lui demanda-t-il +brusquement.</p> + +<p>Elle se mit à rire, sans répondre. Et comme il insistait:</p> + +<p>«Vous verrez bien», dit-elle. Alors, peu à peu, il se fâcha, il la +traita durement. Ce fut une véritable scène de jalousie, avec des +allusions d'abord voilées, qui devinrent bientôt des accusations toutes +crues: elle s'était donnée en spectacle, elle avait laissé ses doigts +dans ceux de M. de Marsy pendant plus de deux minutes. Delestang, d'un +air tranquille, trempait de longues mouillettes dans son café au lait.</p> + +<p>«Ah! si j'étais votre mari!» cria Rougon.</p> + +<p>Clorinde s'était levée. Elle se tenait debout derrière Delestang, les +deux mains appuyées sur ses épaules.</p> + +<p>«Eh bien, quoi? si vous étiez mon mari», demanda-t-elle.</p> + +<p>Et se penchant vers Delestang, parlant dans ses cheveux, qu'elle +soulevait d'un souffle tiède:</p> + +<p>«N'est-ce pas, mon ami, il serait bien sage, aussi sage que toi?» Pour +toute réponse, il plia le cou et baisa la main appuyée sur son épaule +gauche. Il regardait Rougon, la face émue et embarrassée, clignant les +yeux, voulant lui faire entendre qu'il allait peut-être un peu loin. +Rougon faillit l'appeler imbécile. Mais Clorinde ayant fait un signe +par-dessus la tête de son mari, il la suivit à la fenêtre où elle +s'accouda. Un instant, elle resta muette, les yeux perdus sur l'immense +horizon. Puis elle dit, sans transition:</p> + +<p>«Pourquoi voulez-vous quitter Paris? Vous ne m'aimez donc plus?... +Écoutez, je serai raisonnable, je suivrai vos conseils, si vous renoncez +à vous exiler là-bas dans votre abominable pays.» Lui, à ce marché, +devint grave. Il mit en avant les grands intérêts auxquels il obéissait. +Maintenant, il était impossible qu'il reculât. Et, pendant qu'il +parlait, Clorinde cherchait vainement à lire la vérité vraie sur son +visage; il semblait très décidé à partir.</p> + +<p>«C'est bon, vous ne m'aimez plus, reprit-elle. Alors, je suis bien +maîtresse d'agir à ma guise.... Vous verrez.» Elle quitta la fenêtre +sans contrariété, retrouvant son rire. Delestang, que le feu continuait +à intéresser, cherchait à déterminer le nombre approximatif des +cheminées du château. Mais elle l'interrompit, car elle avait tout juste +le temps de s'habiller, si elle ne voulait pas manquer la chasse. Rougon +les accompagna jusque dans le corridor, un large couloir de couvent, +garni d'une moquette verte. Clorinde, en s'en allant, s'amusa à lire de +porte en porte les noms des invités, écrits sur de petites pancartes +encadrées de minces filets de bois.</p> + +<p>Puis, tout au bout, elle se retourna; et, croyant voir Rougon perplexe, +comme près de la rappeler, elle s'arrêta, attendit quelques secondes, +l'air souriant. Il rentra chez lui, il ferma sa porte d'une main +brutale.</p> + +<p>Le déjeuner fut avancé, ce matin-là. Dans la galerie des Cartes, on +causa beaucoup du temps, qui était excellent pour une chasse à courre: +une poussière diffuse de soleil, un air blond et vif, immobile comme une +eau dormante. Les voitures de la cour partirent du château un peu avant +midi. Le rendez-vous était au Puits-du-Roi, vaste carrefour en pleine +forêt. La vénerie impériale attendait là depuis une heure, les piqueurs +à cheval, en culotte de drap rouge, avec le grand chapeau galonné en +bataille, les valets de chiens, chaussés de souliers noirs à boucles +d'argent, pour courir à l'aise au milieu des taillis; et les voitures +des invités venus des châteaux voisins, alignées correctement, formaient +un demi-cercle, en face de la meute tenue par les valets; tandis que des +groupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient au centre un +sujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV, ressuscitée dans +l'air blond.</p> + +<p>L'empereur et l'impératrice ne suivirent pas la chasse.</p> + +<p>Aussitôt après l'attaque, leurs chars à bancs tournèrent dans une allée +et revinrent au château. Beaucoup de personnes les imitèrent. Rougon +avait d'abord essayé d'accompagner Clorinde; mais elle lançait son +cheval si follement, qu'il perdit du terrain et se décida à rentrer de +dépit, furieux de la voir galoper côte à côte avec M. de Marsy, au fond +d'une allée, très loin.</p> + +<p>Vers cinq heures et demie, Rougon fut prié de descendre prendre le thé, +dans les petits appartements de l'impératrice. C'était une faveur +accordée d'ordinaire aux hommes spirituels. Il y avait déjà là M. Beulin +d'Orchère et M. de Plouguern; et ce dernier conta, en termes délicats, +une farce très grosse, qui eut un grand succès de rire. Cependant, les +chasseurs rentraient à peine. Mme de Combelot arriva, en affectant une +lassitude extrême. Et, comme on lui demandait des nouvelles, elle +répondit avec des mots techniques:</p> + +<p>«Oh! l'animal s'est fait battre pendant plus de quatre heures.... +Imaginez qu'il a débouché un instant en plaine.</p> + +<p>Il avait repris un peu d'air.... Enfin, il est allé se laisser prendre à +la mare Rouge. Un hallali superbe!» Le chevalier Rusconi donna un autre +détail, d'un air inquiet.</p> + +<p>«Le cheval de Mme Delestang s'est emporté... Elle a disparu du côté de +la route de Pierrefonds. On n'a pas encore de ses nouvelles.» Alors, on +l'accabla de questions. L'impératrice paraissait désolée. Il raconta que +Clorinde avait suivi tout le temps un train d'enfer. Son allure +enthousiasmait les veneurs les plus accomplis. Puis, brusquement, son +cheval s'était dérobé dans une allée latérale.</p> + +<p>«Oui, ajouta M. La Rouquette, qui brûlait de placer un mot, elle avait +cravaché cette pauvre bête avec une violence!... M. de Marsy s'est +élancé derrière elle pour lui porter secours. Il n'a pas reparu non +plus.» Mme de Llorentz, assise derrière Sa Majesté, se leva.</p> + +<p>Elle crut qu'on la regardait en souriant. Elle devint toute blême. +Maintenant, la conversation roulait sur les dangers qu'on courait à la +chasse. Un jour, le cerf, réfugié dans la cour d'une ferme, s'était +retourné si terriblement contre les chiens, qu'une dame avait eu une +jambe cassée, au milieu de la bagarre. Puis, on fit des suppositions. Si +M. de Marsy était parvenu à maîtriser le cheval de Mme Delestang, +peut-être avaient-ils mis pied à terre, tous les deux, pour se reposer +quelques minutes; les abris, des huttes, des hangars, des pavillons +abondaient dans la forêt. Et il sembla à Mme de Llorentz que les +sourires redoublaient, tandis qu'on guettait du coin de l'œil sa fureur +jalouse. Rougon se taisait, battant fiévreusement une marche sur ses +genoux, du bout des doigts.</p> + +<p>«Bah! quand ils passeraient la nuit dehors!» dit entre ses dents M. de +Plouguern.</p> + +<p>L'impératrice avait donné des ordres pour que Clorinde fût invitée à +venir prendre le thé, si elle rentrait.</p> + +<p>Tout d'un coup, il y eut de légères exclamations. La jeune femme était +sur le seuil de la porte, le teint vif, souriante, triomphante. Elle +remercia Sa Majesté de l'intérêt qu'elle lui témoignait. Et, d'un air +tranquille:</p> + +<p>«Mon Dieu! je suis désolée. On a eu tort de s'inquiéter.... J'avais fait +avec M. de Marsy le pari d'arriver la première à la mort du cerf. Sans +ce maudit cheval...» Puis, elle ajouta gaiement:</p> + +<p>«Nous n'avons perdu ni l'un ni l'autre, voilà tout.» Mais elle dut +raconter l'aventure plus au long. Elle n'éprouva pas la moindre gêne. +Après dix minutes d'un galop furieux, son cheval s'était abattu, sans +qu'elle eût aucun mal. Alors, comme elle chancelait d'émotion, M. de +Marsy l'avait fait entrer un instant sous un hangar. «Nous avions +deviné! cria M. La Rouquette. Vous dites sous un hangar?... Moi, j'avais +dit dans un pavillon.</p> + +<p>—Vous deviez être bien mal là-dessous», ajouta méchamment M. de +Plouguern.</p> + +<p>Clorinde, sans cesser de sourire, répondit avec une lenteur heureuse:</p> + +<p>«Non, je vous assure. Il y avait de la paille. Je me suis assise. Un +grand hangar plein de toiles d'araignée. La nuit tombait. C'était très +drôle.» Et, regardant en face Mme de Llorentz, elle continua, d'une voix +plus traînante encore, qui donnait aux mots une valeur particulière:</p> + +<p>«M. de Marsy a été très bon pour moi.» Depuis que la jeune femme +racontait son accident, Mme de Llorentz appuyait violemment deux doigts +de sa main contre ses lèvres. Aux derniers détails, elle ferma les yeux, +comme prise d'un vertige de colère. Elle resta là encore une minute; +puis, ne se contenant plus, elle sortit. M. de Plouguern, très intrigué, +se glissa derrière elle. Clorinde, qui la guettait, eut un geste +involontaire de victoire.</p> + +<p>La conversation changea. M. Beulin-d'orchère parlait d'un procès +scandaleux dont l'opinion se préoccupait beaucoup; il s'agissait d'une +demande en séparation, fondée sur l'impuissance du mari; et il +rapportait certains faits avec des phrases si décentes de magistrat, que +Mme de Combelot, ne comprenant pas, demandait des explications. Le +chevalier Rusconi plut énormément en chantant à demi-voix des chansons +populaires du Piémont, des vers d'amour, dont il donnait ensuite la +traduction française. Au milieu d'une de ces chansons, Delestang entra; +il revenait de la forêt, où il battait les routes depuis deux heures, à +la recherche de sa femme; on sourit de l'étrange figure qu'il avait.</p> + +<p>Cependant, l'impératrice semblait prise tout d'un coup d'une vive amitié +pour Clorinde. Elle l'avait fait asseoir à son côté, elle causait +chevaux avec elle. Pyrame, le cheval monté par la jeune femme pendant la +chasse, était d'un galop très dur; et elle disait que, le lendemain, +elle lui ferait donner César.</p> + +<p>Rougon, dès l'arrivée de Clorinde, s'était approché d'une fenêtre, en +affectant d'être intéressé par des lumières qui s'allumaient au loin, à +gauche du parc.</p> + +<p>Personne ainsi ne put voir les légers tressaillements de sa face. Il +demeura longtemps debout, devant la nuit.</p> + +<p>Enfin il se retournait, l'air impassible, lorsque M. de Plouguern, qui +rentrait, s'approcha de lui, souffla à son oreille d'une voix enfiévrée +de curieux satisfait:</p> + +<p>«Oh! une scène épouvantable.... Vous avez vu, je l'ai suivie. Elle a +justement rencontré Marsy au bout des couloirs. Ils sont entrés dans une +chambre. Là, j'ai entendu Marsy lui dire carrément qu'elle +l'assommait.... Elle est repartie comme une folle, en se dirigeant vers +le cabinet de l'empereur.... Ma foi, oui, je crois qu'elle est allée +mettre sur le bureau de l'empereur les fameuses lettres...» A ce moment, +Mme de Llorentz reparut. Elle était toute blanche, les cheveux envolés +sur les tempes, l'haleine courte. Elle reprit sa place derrière +l'impératrice, avec le calme désespéré d'un patient qui vient de +pratiquer sur lui-même quelque terrible opération dont il peut mourir.</p> + +<p>«Pour sûr, elle a lâché les lettres», répéta M. de Plouguern, en +l'examinant.</p> + +<p>Et, comme Rougon semblait ne pas comprendre, il alla se pencher derrière +Clorinde, lui racontant l'histoire. Elle l'écoutait ravie, les yeux +allumés d'une joie luisante. Ce fut seulement au sortir des petits +appartements de l'impératrice, quand vint l'heure du dîner, que Clorinde +parut apercevoir Rougon. Elle lui prit le bras, elle lui dit, tandis que +Delestang marchait derrière eux:</p> + +<p>«Eh bien, vous avez vu.... Si vous aviez été gentil ce matin, je +n'aurais pas failli me casser les jambes.» Le soir, il y eut une curée +froide aux flambeaux, dans la cour du palais. En quittant la salle à +manger, le cortège des invités, au lieu de revenir immédiatement à la +galerie des Cartes, se dispersa dans les salons de la façade, dont les +fenêtres furent ouvertes toutes grandes.</p> + +<p>L'empereur prit place sur le balcon central, où une vingtaine de +personnes purent le suivre.</p> + +<p>En bas, de la grille au vestibule, deux files de valets de pied en +grande livrée, les cheveux poudrés, ménageaient une large allée. Chacun +d'eux tenait une longue pique, au bout de laquelle flambaient des +étoupes, dans des gobelets remplis d'esprit-de-vin. Ces hautes flammes +vertes dansaient en l'air, comme flottantes et suspendues, tachant la +nuit sans l'éclairer, ne tirant du noir que la double rangée de gilets +écarlates qu'elle rendait violâtres. Des deux côtés de la cour, une +foule s'entassait, des bourgeois de Compiègne, avec leurs dames, des +visages blafards grouillant dans l'ombre, d'où par moments un reflet des +étoupes faisait sortir quelque tête abominable, une face vert-de-grisée +de petit rentier. Puis, au milieu, devant le perron, les débris du cerf, +en tas sur le pavé, étaient recouverts de la peau de l'animal, étalée, +la tête en avant; tandis que, à l'autre bout, contre la grille, la meute +attendait, entourée des piqueurs. Là, des valets de chiens en habit +vert, avec de grands bas de coton blanc, agitaient des torches. Une vive +clarté rougeâtre, traversée de fumées dont la suie roulait vers la +ville, mettait, dans une lueur de fournaise, les chiens serrés les uns +contre les autres, soufflant fortement, les gueules ouvertes.</p> + +<p>L'empereur resta debout. Par instant, un éclat brusque des torches +montrait sa face vague, impénétrable. Clorinde, pendant tout le dîner, +avait épié chacun de ses gestes, sans surprendre en lui qu'une fatigue +morne, l'humeur chagrine d'un malade souffrant en silence. Une seule +fois, elle crut le voir regarder M. de Marsy obliquement, de son regard +gris que ses paupières éteignaient. Au bord du balcon, il demeurait +maussade, un peu voûté, tordant sa moustache; pendant que, derrière lui, +les invités se haussaient, pour voir.</p> + +<p>«Allez, Firmin!» dit-il, comme impatienté.</p> + +<p>Les piqueurs sonnaient la Royale. Les chiens donnaient de la voix, +hurlaient, le cou tendu, dressés à demi sur leurs pattes de derrière, +dans un élan d'effroyable vacarme. Tout d'un coup, au moment où un valet +montrait la tête du cerf à la meute affolée, Firmin, le maître +d'équipage, placé sur le perron, abaissa son fouet; et la meute, qui +attendait ce signal, traversa la cour en trois bonds, les flancs +haletant d'une rage d'appétit. Mais Firmin avait relevé son fouet. Les +chiens, arrêtés à quelque distance du cerf, s'aplatirent un instant sur +le pavé, l'échine secouée de frissons, la gueule cassée d'aboiements de +désir. Et ils durent reculer, ils retournèrent se ranger à l'autre bout, +près de la grille. «Oh! les pauvres bêtes! dit Mme de Combelot, d'un air +de compassion langoureuse.</p> + +<p>—Superbe!» cria M. La Rouquette.</p> + +<p>Le chevalier Rusconi applaudissait. Des dames se penchaient, très +excitées, avec de petits battements aux coins des lèvres, le cœur tout +gonflé du besoin de voir les chiens manger. On ne leur donnait pas leurs +os tout de suite; c'était très émotionnant.</p> + +<p>«Non, non, pas encore», murmuraient des voix grasses.</p> + +<p>Cependant, Firmin, à deux reprises, avait levé et baissé son fouet. La +meute écumait, exaspérée. A la troisième fois, le maître d'équipage ne +releva pas le fouet. Le valet s'était sauvé, en emportant la peau et la +tête du cerf. Les chiens se ruèrent, se vautrèrent sur les débris; leurs +abois furieux s'apaisaient dans un grognement sourd, un tremblement +convulsif de jouissance.</p> + +<p>Des os craquaient. Alors, sur le balcon, aux fenêtres, ce fut une +satisfaction; les dames avaient des sourires aigus, en serrant leurs +dents blanches; les hommes soufflaient, les yeux vifs, les doigts +occupés à tordre quelque cure-dent apporté de la salle à manger. Dans la +cour, il y eut une soudaine apothéose; les piqueurs sonnaient des +fanfares; les valets de chiens secouaient les torches; des flammes de +Bengale brûlaient, sanglantes, incendiant la nuit, baignant les têtes +placides des bourgeois de Compiègne, entassés sur les côtés, d'une pluie +rouge, à larges gouttes.</p> + +<p>L'empereur, tout de suite, tourna le dos. Et comme Rougon se trouvait à +côté de lui, il parut sortir de la profonde rêverie qui le tenait +maussade depuis le dîner.</p> + +<p>«Monsieur Rougon, dit-il, j'ai songé à votre affaire.... Il y a des +obstacles, beaucoup d'obstacles.» Il s'arrêta, il ouvrit les lèvres, les +referma. Puis, s'en allant, il dit encore:</p> + +<p>«Il faut rester à Paris, monsieur Rougon.» Clorinde, qui entendit, eut +un geste vif de triomphe.</p> + +<p>Le mot de l'empereur ayant couru, tous les visages redevinrent graves et +anxieux, pendant que Rougon traversait lentement les groupes, se +dirigeant vers la galerie des Cartes.</p> + +<p>Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaient +furieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu du tas. +C'était une nappe d'échines mouvantes, les blanches, les noires, se +poussant, s'allongeant, s'étalant comme une mare vivante, dans un +ronflement vorace. Les mâchoires se hâtaient, mangeaient vite, avec la +fièvre de tout manger. De courtes querelles se terminaient par un +hurlement. Un gros braque, une bête superbe, fâché d'être trop au bord, +recula et s'élança d'un bond au milieu de la bande. Il fit son trou, il +but un lambeau des entrailles du cerf.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#table">VIII</a></h2> + + +<p>Des semaines se passèrent. Rougon avait repris sa vie de lassitude et +d'ennui. Jamais il ne faisait allusion à l'ordre que l'empereur lui +avait donné de rester à Paris.</p> + +<p>Il parlait seulement de son échec, des prétendus obstacles qui +s'opposaient à son défrichement d'un coin des Landes; et, sur ce sujet, +il ne tarissait pas. Quels pouvaient être ces obstacles? Lui, n'en +voyait aucun. Il allait jusqu'à s'emporter contre l'empereur, dont il +était impossible, disait-il, de tirer une explication quelconque. +Peut-être Sa Majesté avait-elle craint d'être obligée de subventionner +l'affaire?</p> + +<p>Cependant, à mesure que les jours coulaient, Clorinde multipliait ses +visites rue Marbeuf. Chaque après-midi, elle semblait attendre de Rougon +quelque nouvelle, elle le regardait d'un air de surprise, en le voyant +rester muet. Depuis son séjour à Compiègne, elle vivait dans l'espoir +d'un brusque triomphe; elle avait imaginé tout un drame, une colère +furieuse de l'empereur, une chute retentissante de M. de Marsy, une +rentrée immédiate du grand homme au pouvoir.</p> + +<p>Ce plan de femme lui semblait d'un succès certain.</p> + +<p>Aussi, au bout d'un mois, son étonnement fut-il immense, lorsqu'elle vit +le comte rester au ministère.</p> + +<p>Et elle conçut un dédain pour l'empereur, qui ne savait pas se venger. +Elle, à sa place, aurait eu la passion de sa rancune. A quoi songeait-il +donc, dans l'éternel silence qu'il gardait?</p> + +<p>Clorinde, toutefois, ne désespérait pas encore. Elle flairait la +victoire, quelque coup de grâce imprévu.</p> + +<p>M. de Marsy était ébranlé. Rougon avait pour elle des attentions de mari +qui craint d'être trompé. Depuis ses accès d'étrange jalousie à +Compiègne, il la surveillait d'une façon plus paternelle, la noyait de +morale, voulait la voir tous les jours. La jeune femme souriait, +certaine maintenant qu'il ne quitterait pas Paris. Pourtant, vers le +milieu de décembre, après des semaines d'une paix endormie, il +recommença à parler de sa grande affaire.</p> + +<p>Il avait vu des banquiers, il rêvait de se passer de l'appui de +l'empereur. Et, de nouveau, on le trouva perdu au milieu de cartes, de +plans, d'ouvrages spéciaux. Gilquin, disait-il, avait déjà racolé plus +de cinq cents ouvriers, qui consentaient à s'en aller là-bas; c'était la +première poignée d'hommes d'un peuple. Alors, Clorinde, s'enrageant à sa +besogne, mit en branle toute la bande des amis.</p> + +<p>Ce fut un travail énorme. Chacun prit un rôle.</p> + +<p>L'entente eut lieu à demi-mots, chez Rougon lui-même, dans les coins, le +dimanche et le jeudi. On se partageait les missions difficiles. On se +lançait tous les jours au milieu de Paris, avec la volonté entêtée de +conquérir une influence. On ne dédaignait rien; les plus petits succès +comptaient. On profitait de tout, on tirait ce qu'on pouvait des +moindres événements, on utilisait la journée entière, depuis le bonjour +du matin jusqu'à la dernière poignée de main du soir. Les amis des amis +devinrent complices, et encore les amis de ceux-là.</p> + +<p>Paris entier fut pris dans cette intrigue. Au fond des quartiers perdus, +il y avait des gens qui soupiraient après le triomphe de Rougon, sans +savoir au juste pourquoi. La bande, dix à douze personnes, tenait la +ville.</p> + +<p>«Nous sommes le gouvernement de demain», disait sérieusement Du Poizat.</p> + +<p>Il établissait des parallèles entre eux et les hommes qui avaient fait +le Second Empire. Il ajoutait:</p> + +<p>«Je serai le Marsy de Rougon.» Un prétendant n'était qu'un nom. Il +fallait une bande pour faire un gouvernement. Vingt gaillards qui ont de +gros appétits sont plus forts qu'un principe! et quand ils peuvent +mettre avec eux le prétexte d'un principe, ils deviennent invincibles. +Lui, battait le pavé, allait dans les journaux, où il fumait des +cigares, en minant sourdement M. de Marsy; il savait toujours des +histoires délicates sur son compte; il l'accusait d'ingratitude et +d'égoïsme. Puis, lorsqu'il avait amené le nom de Rougon, il laissait +échapper des demi-mots, élargissant des horizons extraordinaires de +vagues promesses: celui-là, s'il pouvait seulement ouvrir les mains un +jour, ferait tomber sur tout le monde une pluie de récompenses, de +cadeaux, de subventions. Il entretenait ainsi la presse de +renseignements, de citations, d'anecdotes, qui occupaient +continuellement le public de la personnalité du grand homme; deux +petites feuilles publièrent le récit d'une visite à l'hôtel de la rue +Marbeuf; d'autres parlèrent du fameux ouvrage sur la constitution +anglaise et la constitution de 52. La popularité semblait venir, après +un silence hostile de deux années; un sourd murmure d'éloges montait. Et +Du Poizat se livrait à d'autres besognes, des maquignonnages +inavouables, l'achat de certains appuis, un jeu de Bourse passionné sur +l'entrée plus ou moins sûre de Rougon au ministère.</p> + +<p>«Ne songeons qu'à lui, répétait-il souvent, avec cette liberté de parole +qui gênait les hommes gourmés de la bande. Plus tard, il songera à +nous.»</p> + +<p>M. Beulin-d'Orchère avait l'intrigue lourde; il évoqua contre M. de, +Marsy une affaire scandaleuse, qu'on se hâta d'étouffer. Il se montrait +plus adroit, en laissant dire qu'il pourrait bien être garde des sceaux +un jour, si son beau-frère remontait au pouvoir; ce qui mettait à sa +dévotion les magistrats ses collègues. M. Kahn menait également une +troupe à l'attaque, des financiers, des députés, des fonctionnaires, +grossissant les rangs de tous les mécontents rencontrés en chemin; il +s'était fait un lieutenant docile de M. Béjuin; il employait même M. de +Combelot et M. La Rouquette, sans que ceux-ci se doutassent le moins du +monde des travaux auxquels il les poussait. Lui, agissait dans le monde +officiel, très haut, étendant sa propagande jusqu'aux Tuileries, +travaillant souterrainement pendant plusieurs jours, pour qu'un mot, de +bouche en bouche, fût enfin répété à l'empereur.</p> + +<p>Mais ce furent surtout les femmes qui s'employèrent avec passion. Il y +eut là des dessous terribles, une complication d'aventures dont on +ignora toujours au juste la portée. Mme Correur n'appelait plus la jolie +Mme Bouchard que «ma petite chatte». Elle l'emmenait à la campagne, +disait-elle; et, pendant une semaine, M. Bouchard vivait en garçon, M. +d'Escorailles lui-même était réduit à passer ses soirées dans les petits +théâtres. Un jour, Du Poizat avait rencontré ces dames avec des +messieurs décorés; ce dont il s'était bien gardé de parler. Mme Correur +habitait maintenant deux appartements, l'un rue Blanche, l'autre rue +Mazarine; ce dernier était très coquet; Mme Bouchard y venait +l'après-midi, prenait la clef chez la concierge. On racontait aussi la +conquête d'un grand fonctionnaire, faite par la jeune femme un matin de +pluie, comme elle traversait le Pont-Royal, en retroussant ses jupons.</p> + +<p>Puis, le fretin des amis s'agitait, s'utilisait le plus possible. Le +colonel Jobelin se rendait dans un café des boulevards pour voir +d'anciens amis, des officiers; il les catéchisait, entre deux parties de +piquet; et quand il en avait embauché une demi-douzaine, il se frottait +les mains, le soir, en répétant que «toute l'armée était pour la bonne +cause». M. Bouchard se livrait, au ministère à un racolage semblable; +peu à peu, il avait soufflé aux employés une haine féroce contre M. de +Marsy; il gagnait jusqu'aux garçons de bureau, il faisait soupirer tout +ce monde dans l'attente d'un âge d'or, dont il parlait à l'oreille de +ses intimes. M. d'Escorailles agissait sur la jeunesse riche, auprès de +laquelle il vantait les idées larges de Rougon, sa tolérance pour +certaines fautes, son amour de l'audace et de la force. Enfin, les +Charbonnel eux-mêmes, sur les bancs du Luxembourg, où Ils allaient +attendre, chaque après-midi, l'issue de leur interminable procès, +trouvaient moyen d'enrégimenter les petits rentiers du quartier de +l'Odéon.</p> + +<p>Quant à Clorinde, elle ne se contentait pas d'avoir la haute main sur +toute la bande. Elle menait des opérations très compliquées, dont elle +n'ouvrait la bouche à personne. Jamais on ne l'avait rencontrée, le +matin, dans des peignoirs aussi mal agrafés, traînant plus +passionnément, au fond de quartiers louches, son portefeuille de +ministre, crevé aux coutures, sanglé de bouts de corde. Elle donnait à +son mari des commissions extraordinaires, que celui-ci faisait avec une +douceur de mouton, sans comprendre. Elle envoyait Luigi Pozzo porter des +lettres; elle demandait à M. de Plouguern de l'accompagner, puis le +laissait pendant une heure, sur un trottoir, à attendre. Un instant, la +pensée dut lui venir de faire agir le gouvernement italien en faveur de +Rougon. Sa correspondance avec sa mère, toujours fixée à Turin, prit une +activité folle. Elle rêvait de bouleverser l'Europe, et allait jusqu'à +deux fois par jour chez le chevalier Rusconi, pour y rencontrer des +diplomates.</p> + +<p>Souvent, maintenant, dans cette campagne si étrangement conduite, elle +semblait se souvenir de sa beauté.</p> + +<p>Alors, certains après-midi, elle sortait débarbouillée, peignée, +superbe. Et, quand ses amis, surpris eux mêmes, lui disaient qu'elle +était belle:</p> + +<p>«Il le faut bien!» répondait-elle, avec un singulier air de lassitude +résignée.</p> + +<p>Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, se donner ne +tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu de plaisir, que cela +devenait une affaire pareille aux autres, un peu plus ennuyeuse +peut-être.</p> + +<p>Lorsqu'elle était revenue de Compiègne, Du Poizat, qui connaissait +l'aventure de la chasse à courre, avait voulu savoir dans quels termes +elle restait avec M. de Marsy.</p> + +<p>Vaguement, il songeait à trahir Rougon pour le comte, si Clorinde +arrivait à être la maîtresse toute-puissante de ce dernier. Mais elle +s'était presque fâchée, en niant énergiquement toute l'histoire. Il la +jugeait donc bien sotte, pour la soupçonner d'une liaison semblable? Et, +oubliant son démenti, elle avait laissé entendre qu'elle ne reverrait +même pas M. de Marsy. Autrefois encore, elle aurait pu rêver de +l'épouser. Jamais un homme d'esprit, selon elle, ne travaillait +sérieusement à la fortune d'une maîtresse. D'ailleurs, elle mûrissait un +autre plan.</p> + +<p>«Voyez-vous, disait-elle parfois, il y a souvent plusieurs façons +d'arriver où l'on veut; mais, de toutes ces façons, il n'y en a jamais +qu'une qui fasse plaisir.... Moi, j'ai des choses à contenter.» Elle +couvait toujours Rougon des yeux, elle le voulait grand, comme si elle +eût rêvé de l'engraisser de puissance, pour quelque régal futur. Elle +gardait sa soumission de disciple, se mettait dans son ombre avec une +humilité pleine de cajolerie. Lui, au milieu de l'agitation continue de +la bande, semblait ne rien voir. Dans son salon, le jeudi et le +dimanche, il faisait des réussites, pesamment, le nez sur les cartes, +sans paraître entendre les chuchotements, derrière son dos. La bande +causait de l'affaire, s'adressait des signes par-dessus sa tête, +complotait au coin de son feu, comme s'il n'eût pas été là, tant il +semblait bonhomme; il demeurait impassible, détaché de tout, si éloigné +des choses dont on parlait à voix basse, qu'on finissait par hausser la +voix, en s'égayant de ses distractions. Lorsqu'on mettait la +conversation sur sa rentrée au pouvoir, il s'emportait, il jurait de ne +jamais bouger, quand même un triomphe l'attendrait au bout de sa rue; +et, en effet, il s'enfermait de plus en plus étroitement chez lui, +affectant une ignorance absolue des événements extérieurs. Le petit +hôtel de la rue Marbeuf, d'où rayonnait une telle fièvre de propagande, +était un lieu de silence et de sommeil, au seuil duquel les familiers se +jetaient des coups d'œil d'intelligence, pour laisser dehors l'odeur de +bataille qu'ils apportaient dans leurs vêtements.</p> + +<p>«Allons donc! criait Du Poizat, il nous fait tous poser! il nous entend +très bien. Regardez ses oreilles, le soir; on les voit s'élargir.» A dix +heures et demie, lorsqu'ils se retiraient tous ensemble, c'était le +sujet de conversation habituel. Il n'était pas possible que le grand +homme ignorât le dévouement de ses amis. Il jouait au Bon Dieu, disait +encore l'ancien sous-préfet. Ce diable de Rougon vivait comme une idole +indoue, assoupi dans la satisfaction de lui-même, les mains croisées sur +le ventre, souriant et béat au milieu d'une foule de fidèles, qui +l'adoraient en se coupant les entrailles en quatre. On déclarait cette +comparaison très juste.</p> + +<p>«Je le surveillerai, vous verrez», concluait Du Poizat.</p> + +<p>Mais on eut beau étudier le visage de Rougon, on le trouva toujours +fermé, paisible, presque naïf. Peut-être était-il de bonne foi. +D'ailleurs, Clorinde préférait qu'il ne se mêlât de rien. Elle redoutait +de le voir se mettre en travers de ses plans, si on le forçait un jour à +ouvrir les yeux. C'était comme malgré lui qu'on travaillait à sa +fortune. Il s'agissait de le pousser quand même, de l'asseoir à quelque +sommet, violemment. Ensuite, on compterait.</p> + +<p>Cependant, peu à peu, les choses marchant, avec trop de lenteur, la +bande finit par s'impatienter. Les aigreurs de Du Poizat l'emportèrent. +On ne reprocha pas nettement à Rougon tout ce qu'on faisait pour lui; +mais on le larda d'allusions, de mots amers à double entente.</p> + +<p>Maintenant, le colonel venait quelquefois aux soirées, les pieds blancs +de poussière; il n'avait pas eu le temps de passer chez lui, il s'était +éreinté à courir tout l'après-midi; des courses bêtes dont on ne lui +aurait sans doute jamais de reconnaissance. D'autres soirs, c'était M. +Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veiller trop tard, +depuis un mois; il allait beaucoup dans le monde, non que cela l'amusât, +grand Dieu; mais il y rencontrait certaines gens pour certaines +affaires. Ou bien Mme Correur racontait des histoires attendrissantes, +l'histoire d'une pauvre jeune femme, une veuve très recommandable, à +laquelle elle allait tenir compagnie; et elle regrettait de n'avoir +aucune puissance, elle disait que, si elle était le gouvernement, elle +empêcherait bien des injustices. Puis, tous ses amis étalaient leur +propre misère; chacun se lamentait, disait quelle serait sa situation, +s'il ne s'était pas montré trop bête; doléances sans fin que des regards +jetés sur Rougon soulignaient clairement. On l'éperonnait au sang, on +allait jusqu'à vanter M. de Marsy. Lui, d'abord, avait conservé sa belle +tranquillité. Il ne comprenait toujours pas. Mais, au bout de quelques +soirées, de légers tressaillements passèrent sur sa face, à certaines +phrases prononcées dans son salon. Il ne se fâchait point, il serrait un +peu les lèvres, comme sous d'invisibles piqûres d'aiguille. Et, à la +longue, il devint si nerveux, qu'il abandonna ses réussites; elles ne +réussissaient plus, il préférait se promener à petits pas, causant, +quittant brusquement les gens, quand les reproches déguisés +commençaient. Par moments, des fureurs blanches le prenaient, il +semblait serrer avec force les mains derrière le dos, pour ne pas céder +à l'envie de jeter à la rue tout ce monde.</p> + +<p>«Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne reviens pas de quinze +jours.... Il faut le bouder. Nous verrons s'il s'amusera tout seul.» +Alors, Rougon, qui rêvait de fermer sa porte, fut très blessé de +l'abandon où on le laissait. Le colonel avait tenu parole; d'autres +l'imitaient; le salon était presque vide, il manquait toujours cinq ou +six amis. Lorsqu'un d'eux reparaissait après une absence, et que le +grand homme lui demandait s'il n'avait pas été malade, il répondait non +d'un air surpris, et il ne donnait aucune explication. Un jeudi, il ne +vint personne. Rougon passa la soirée seul, à se promener dans la vaste +pièce, les mains derrière le dos, la tête basse. Il sentait pour la +première fois la force du lien qui l'attachait à sa bande.</p> + +<p>Des haussements d'épaules disaient son mépris, quand il songeait à la +bêtise des Charbonnel, à la rage envieuse de Du Poizat, aux douceurs +louches de Mme Correur.</p> + +<p>Pourtant ces familiers, qu'il tenait en si médiocre estime, il avait le +besoin de les voir, de régner sur eux; un besoin de maître jaloux, +pleurant en secret les moindres infidélités. Même, au fond de son cœur, +il était attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ils +semblaient à présent faire partie de son être, ou plutôt c'était lui qui +se trouvait lentement absorbé; à ce point qu'il restait comme diminué +les jours où ils s'écartaient de sa personne. Aussi, finit-il par leur +écrire, lorsque leur absence se prolongeait. Il allait jusqu'à les voir +chez eux, pour faire la paix, après les bouderies sérieuses. Maintenant, +on vivait en continuelle querelle, rue Marbeuf avec cette fièvre de +ruptures et de raccommodements des ménages dont l'amour s'aigrit.</p> + +<p>Dans les derniers jours de décembre, il y eut une débandade +particulièrement grave. Un soir, sans qu'on sût pourquoi, les mots +amenant les mots, on s'était dévoré entre soi, à dents aiguës. Pendant +près de trois semaines, on ne se revit pas. La vérité était que la bande +commençait à désespérer. Les efforts les plus savants n'aboutissaient à +aucun résultat appréciable. La situation ne semblait pas devoir changer +de longtemps, la bande abandonnait le rêve de quelque catastrophe +imprévue qui aurait rendu Rougon nécessaire. Elle avait attendu +l'ouverture de la session du Corps législatif; mais la vérification des +pouvoirs s'était faite sans amener autre chose qu'un refus de serment de +deux députés républicains. A cette heure, M. Kahn lui-même, l'homme +souple et profond du groupe, ne comptait plus voir tourner à leur profit +la politique générale. Rougon, exaspéré, s'occupait de son affaire des +Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher les +tressaillements de sa face, qu'il ne parvenait plus à endormir.</p> + +<p>«Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez, mes mains +tremblent.... Mon médecin m'a ordonné de faire de l'exercice. Je suis +toute la journée dehors.» En effet, il sortait beaucoup. On le +rencontrait, les mains ballantes, la tête haute, distrait. Quand on +l'arrêtait, il racontait des choses interminables. Un matin, comme il +rentrait déjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva +une carte de visite à tranche dorée, sur laquelle s'étalait le nom de +Gilquin, écrit à la main, en belle anglaise; la carte était très sale, +toute marquée de doigts gras. Il sonna son domestique.</p> + +<p>«La personne qui vous a remis cette carte n'a rien dit?» demanda-t-il.</p> + +<p>Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.</p> + +<p>«C'est un monsieur en paletot vert. Il a l'air bien aimable, il m'a +offert un cigare.... Il a dit seulement qu'il était un de vos amis.» Et +il se retirait, lorsqu'il se ravisa.</p> + +<p>«Je crois qu'il y a quelque chose d'écrit derrière.» Rougon retourna la +carte et lut ces mots au crayon:</p> + +<p>«Impossible d'attendre. Je passerai dans la soirée. C'est très pressé, +une drôle d'affaire.» Il eut un geste d'insouciance. Mais, après son +déjeuner, la phrase: «C'est très pressé, une drôle d'affaire», lui +revint à l'esprit, s'imposa, finit par l'impatienter. Quelle pouvait +être cette affaire que Gilquin trouvait drôle? Depuis qu'il avait chargé +l'ancien commis voyageur de besognes obscures et compliquées, il le +voyait régulièrement une fois par semaine, le soir; jamais celui-ci ne +s'était présenté le matin. Il s'agissait donc d'une chose +extraordinaire. Rougon, à bout de suppositions, pris d'une impatience +qu'il trouvait lui-même ridicule, se décida à sortir, à tenter de voir +Gilquin avant la soirée.</p> + +<p>«Quelque histoire d'ivrogne, pensait-il en descendant les +Champs-Élysées. Enfin, je serai tranquille.» Il allait à pied, voulant +suivre l'ordonnance de son médecin. La journée était superbe, un clair +soleil de janvier dans un ciel blanc. Gilquin ne demeurait plus passage +Guttin, aux Batignolles. Sa carte portait: rue Guisarde, faubourg +Saint-Germain.</p> + +<p>Rougon eut toutes les peines du monde à découvrir cette rue +abominablement sale, située près de Saint-Sulpice. Il trouva, au fond +d'une allée noire, une concierge couchée, qui lui cria de son lit, d'une +voix cassée par la fièvre:</p> + +<p>«M. Gilquin!... Ah! je ne sais pas. Voyez au quatrième, tout en haut, la +porte à gauche.» Au quatrième étage, le nom de Gilquin était écrit sur +la porte, entouré d'arabesques représentant des cœurs enflammés percés +de flèches. Mais il eut beau frapper, il n'entendit, derrière le bois, +que le tic-tac d'un coucou et le miaulement d'une chatte, très doux dans +le silence.</p> + +<p>A l'avance, il se doutait qu'il faisait une course inutile; cela le +soulagea pourtant d'être venu. Il redescendit, calmé, en se disant qu'il +pouvait bien attendre le soir.</p> + +<p>Puis, dehors, il ralentit le pas; il traversa le marché Saint-Germain, +suivit la rue de Seine, sans but, un peu las déjà, décidé cependant à +rentrer à pied. Et, comme il arrivait à la hauteur de la rue Jacob, il +songea aux Charbonnel. Depuis dix jours, il ne les avait pas vus. Ils le +boudaient. Alors, il résolut de monter un instant chez eux pour leur +tendre la main. Cet après-midi, le temps était si tiède, qu'il se +sentait tout attendri.</p> + +<p>La chambre des Charbonnel, à l'hôtel du Périgord, donnait sur la cour, +un puits sombre, d'où montait une odeur d'évier mal lavé. Elle était +noire, grande, avec un mobilier d'acajou éclopé et des rideaux de damas +rouge déteint. Lorsque Rougon entra, Mme Charbonnel pliait ses robes, +quelle mettait au fond d'une grande malle, tandis que M. Charbonnel, +suant, les bras raidis, ficelait une autre malle, plus petite.</p> + +<p>«Eh bien, vous partez? demanda-t-il en souriant.</p> + +<p>—Oh! oui, répondit Mme Charbonnel avec un profond soupir; cette fois, +c'est bien fini.» Cependant, ils s'empressèrent, très flattés de le voir +chez eux. Toutes les chaises étaient encombrées par des vêtements, des +paquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s'assit sur +le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme:</p> + +<p>«Laissez donc! je suis très bien là... Continuez ce que vous faisiez, je +ne veux pas vous déranger.... C'est par le train de huit heures que vous +partez?</p> + +<p>—Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel. Ça nous fait +encore six heures à passer dans ce Paris.... Ah! nous nous en +souviendrons longtemps, monsieur Rougon.» Et lui qui parlait peu +d'ordinaire, lâcha des choses terribles, alla jusqu'à monter le poing à +la fenêtre, en disant qu'il fallait venir dans une ville pareille, pour +ne pas voir clair chez soi, à deux heures de l'après-midi. Ce jour sale +tombant du puits étroit de la cour, c'était Paris. Mais, Dieu merci! il +allait retrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardait +autour de lui s'il n'oubliait rien. Le matin, il avait acheté un +Indicateur des chemins de fer. Sur la cheminée, dans un papier taché de +graisse, il montra un poulet qu'ils emportaient pour manger en route.</p> + +<p>«Ma bonne, répétait-il, as-tu bien vidé tous les tiroirs?... J'avais des +pantoufles dans la table de nuit.... Je crois que des papiers sont +tombés derrière la commode...» Rougon, au bord du lit, regardait avec un +serrement de cœur les préparatifs de ces vieilles gens, dont les mains +tremblaient en faisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans +leur émotion. C'était lui qui les avait retenus à Paris; et cela +aboutissait à un échec absolu, à une véritable fuite.</p> + +<p>«Vous avez tort», murmura-t-il.</p> + +<p>Mme Charbonnel eut un geste de supplication, comme pour le faire taire. +Elle dit vivement:</p> + +<p>«Écoutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notre malheur +recommencerait.... Quand je pense que depuis deux ans et demi nous +vivons ici! Deux ans et demi, mon Dieu, au fond de ce trou!... Je +garderai pour le restant de mes jours des douleurs dans la jambe gauche; +c'est moi qui couchais du côté de la ruelle, et le mur, là, derrière +vous, pisse l'eau.... Non, je ne puis pas tout vous dire. Ça serait trop +long. Nous avons mangé un argent fou. Tenez, hier, j'ai dû acheter cette +malle pour emporter ce que nous avons usé à Paris, des vêtements mal +cousus qu'on nous a vendus les yeux de la tête, du linge qui me +revenait en loques de la blanchisseuse...Ah! ce sont vos blanchisseuses +que je ne regretterai pas, par exemple! Elles brûlent tout avec leurs +acides.» Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, en criant: «Non, +non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, et j'en mourrais.» +Mais Rougon, avec entêtement, reparla de leur affaire. Ils avaient donc +appris de bien mauvaises nouvelles? Alors, les Charbonnel, presque en +pleurant, lui contèrent que l'héritage de leur petit-cousin Chevassu +allait décidément leur échapper. Le Conseil d'État était sur le point +d'autoriser les sœurs de la Sainte-Famille à accepter le legs de cinq +cent mille francs. Et ce qui avait achevé de leur ôter tout espoir, +c'était qu'on leur avait appris la présence de monseigneur Rochart à +Paris, où il venait une seconde fois pour enlever l'affaire.</p> + +<p>Tout d'un coup, M. Charbonnel, pris d'un brusque emportement, cessa de +s'acharner sur la petite malle et se tordit les bras, en répétant d'une +voix brisée:</p> + +<p>«Cinq cent mille francs! Cinq cent mille francs!» Le cœur manqua à tous +deux. Ils s'assirent, le mari sur la malle, la femme sur un paquet de +linge, au milieu du bouleversement de la pièce. Et, avec des paroles +longues et molles, ils se plaignirent; quand l'un se taisait, l'autre +recommençait. Ils rappelaient leur tendresse pour le petit-cousin +Chevassu. Comme Ils l'avaient aimé! La vérité était qu'ils ne le +voyaient plus depuis dix-sept ans, lorsqu'ils avaient appris sa mort.</p> + +<p>Mais, en ce moment, ils s'attendrissaient de très bonne foi, ils +croyaient l'avoir entouré de toutes sortes d'attentions pendant sa +maladie. Puis, ils accusèrent les sœurs de la Sainte-Famille de +manœuvres honteuses; elles avaient capté la confiance de leur parent, +écartant de lui ses amis, exerçant une pression de toutes les heures sur +sa volonté affaiblie de malade. Mme Charbonnel, qui était pourtant +dévote, alla jusqu'à conter une histoire abominable, par laquelle leur +petit-cousin Chevassu serait mort de peur, après avoir écrit son +testament sous la dictée d'un prêtre, qui lui avait montré le diable, au +pied de son lit. Quant à l'évêque de Faverolles, Mgr Rochart, il faisait +là un vilain métier, en dépouillant de leur bien de braves gens, connus +de tout Plassans pour l'honnêteté avec laquelle ils s'étaient amassé une +petite aisance, dans les huiles.</p> + +<p>«Mais tout n'est peut-être pas perdu, dit Rougon qui les voyait faiblir. +Mgr Rochart n'est pas le Bon Dieu.... Je n'ai pu m'occuper de vous. J'ai +tant d'affaires! Laissez-moi voir où en sont les choses. Je ne veux pas +qu'on vous mange.» Les Charbonnel se regardèrent avec un léger +haussement d'épaules. Le mari murmura:</p> + +<p>«Ce n'est pas la peine, monsieur Rougon.» Et comme Rougon insistait, en +jurant qu'il allait faire tous ses efforts, qu'il n'entendait pas les +voir partir ainsi:</p> + +<p>«Ce n'est pas la peine, bien sûr, répéta la femme.</p> + +<p>Vous vous donneriez du mal pour rien.... Nous avons causé de vous avec +notre avocat.. Il s'est mis à rire, il nous a dit que vous n'étiez pas +de force en ce moment contre Mgr Rochart.</p> + +<p>—Quand on n'est pas de force, que voulez-vous? dit à son tour M. +Charbonnel. Il vaut mieux céder.» Rougon avait baissé la tête. Les +phrases de ces vieilles gens l'atteignaient comme des soufflets. Jamais +il n'avait souffert plus cruellement de son impuissance.</p> + +<p>Cependant, Mme Charbonnel continuait:</p> + +<p>«Nous allons retourner à Plassans. C'est beaucoup plus sage.... Oh! nous +ne nous quittons pas fâchés, monsieur Rougon. Quand nous verrons là-bas +Mme Félicité votre mère, nous lui dirons que vous vous êtes mis en +quatre pour nous. Et si d'autres nous questionnent, n'ayez pas peur, ce +n'est jamais nous qui vous nuirons.</p> + +<p>On n'est point tenu de faire plus qu'on ne peut, n'est-ce pas?» C'était +le comble. Il s'imaginait les Charbonnel débarquant au fond de sa +province. Dès le soir, toute la petite ville clabaudait. C'était pour +lui un échec personnel, une défaite dont il mettrait des années à se +relever.</p> + +<p>«Restez! cria-t-il, je veux que vous restiez!... Nous verrons si Mgr +Rochart m'avale d'une bouchée!» Il riait d'un rire inquiétant, qui +effraya les Charbonnel. Pourtant ils résistaient toujours. Enfin, ils +consentirent à demeurer quelque temps encore à Paris, huit jours, pas +plus. Le mari dénouait laborieusement les cordes dont il avait ficelé la +petite malle; la femme, bien qu'il fût à peine trois heures, venait +d'allumer une bougie, pour replacer le linge et les vêtements dans les +tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serra affectueusement la main, +en renouvelant ses promesses.</p> + +<p>Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoi avait-il +retenu ces Charbonnel, qui s'entêtaient à vouloir partir? C'était une +excellente occasion pour se débarrasser d'eux. Maintenant, il se +trouvait plus que jamais engagé à leur faire gagner leur procès. Et il +était surtout irrité contre lui-même, en s'avouant les motifs de vanité +auxquels il avait obéi. Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il +avait promis, il aviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le +quai et traversa le pont des Saints-Pères.</p> + +<p>Le temps restait doux. Sur la rivière, cependant, un vent très vif +soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant son paletot, +lorsqu'il aperçut devant lui une grosse dame chargée de fourrures, qui +lui barrait le trottoir. A la voix, il reconnut Mme Correur.</p> + +<p>«Ah! c'est vous, disait-elle d'un air dolent. Il faut que je vous +rencontre pour consentir à vous serrer la main.... Je ne serais pas +allée chez vous de huit jours. Non, vous n'êtes pas assez obligeant.» Et +elle lui reprocha de n'avoir pas fait une démarche qu'elle lui demandait +depuis des mois. Il s'agissait toujours de cette demoiselle Herminie +Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un +officier, consentait à épouser, si quelque âme honnête voulait bien +avancer la dot réglementaire. D'ailleurs, toutes ces dames la +persécutaient; Mme veuve Leturc attendait son bureau de tabac; les +autres, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme Jalaguier, venaient tous les +jours pleurer misère chez elle et lui rappeler les engagements qu'elle +avait cru pouvoir prendre.</p> + +<p>«Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant.</p> + +<p>Oh! vous m'avez laissée dans un joli pétrin!... Tenez, de ce pas, je +vais au ministère de l'Instruction publique, pour la bourse du petit +Jalaguier. Vous me l'aviez promise, cette bourse.»</p> + +<p>Elle soupira, elle murmura encore:</p> + +<p>«Enfin, nous sommes bien forcés de trotter, puisque vous refusez d'être +notre Bon Dieu à tous.» Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos +en regardant, au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait là un +coin de ville marchande. Tout en écoutant Mme Correur, il s'intéressait +à une péniche chargée de pains de sucre; des hommes la déchargeaient, en +faisant glisser les pains le long d'une rigole formée de deux planches. +Trois cents personnes, du haut des quais, suivaient cette manœuvre.</p> + +<p>«Je ne suis rien, je ne peux rien, répondit-il. Vous avez tort de me +garder rancune.» Mais elle reprit d'un ton superbe:</p> + +<p>«Laissez donc; je vous connais, moi! Quand vous voudrez, vous serez +tout.... Ne faites pas le finaud, Eugène!» Il ne put retenir un sourire. +La familiarité de Mme Mélanie, comme il la nommait autrefois, réveillait +en lui le souvenir de l'hôtel Vaneau, lorsqu'il n'avait pas de bottes +aux pieds et qu'il conquérait la France. Il oublia les reproches qu'il +venait de s'adresser, en sortant de chez les Charbonnel.</p> + +<p>«Voyons, dit-il d'un air bon enfant, qu'avez-vous à me conter?... Mais, +je vous en prie, ne restons pas en place. On gèle ici. Puisque vous +allez rue de Grenelle, je vous accompagne jusqu'au bout du pont.» Alors, +il retourna sur ses pas, marchant à côté de Mme Correur, sans lui donner +le bras. Celle-ci, longuement, disait ses chagrins.</p> + +<p>«Les autres, après tout, je m'en moque! Ces dames attendront.... Je ne +vous tourmenterais pas, je serais gaie comme autrefois, vous vous +rappelez, si je n'avais moi-même de gros ennuis. Que voulez-vous! on +finit par s'aigrir.... Mon Dieu! il s'agit toujours de mon frère.</p> + +<p>Ce pauvre Martineau! sa femme l'a rendu complètement fou. Il n'a plus +d'entrailles.» Et elle entra dans de minutieux détails sur une nouvelle +tentative de raccommodement qu'elle avait faite, la semaine précédente. +Pour connaître au juste les dispositions de son frère à son égard, elle +s'était avisée d'envoyer là-bas, à Coulonges, une de ses amies, cette +demoiselle Herminie Billecoq, dont elle mûrissait le mariage depuis deux +ans.</p> + +<p>«Son voyage m'a coûté cent dix-sept francs, continua-t-elle. Eh bien, +savez-vous comment on l'a reçue? Mme Martineau s'est jetée entre elle et +mon frère, furieuse, l'écume à la bouche, en criant que si j'envoyais +des gourgandines, elle les ferait arrêter par les gendarmes.... Ma bonne +Herminie était encore si tremblante, quand je suis allée la chercher à +la gare Montparnasse, que nous avons dû entrer dans un café pour prendre +quelque chose.» Ils étaient arrivés au bout du pont. Les passants les +coudoyaient. Rougon tâchait de la consoler, cherchait de bonnes paroles.</p> + +<p>«Cela est bien fâcheux. Mais votre frère reviendra à vous, vous verrez. +Le temps arrange tout.» Puis, comme elle le tenait là, au coin du +trottoir, dans le vacarme des voitures qui tournaient, il se remit à +marcher, il revint sur le pont, à petits pas. Elle le suivait, elle +répétait:</p> + +<p>«Le jour où Martineau mourra, elle est capable de tout brûler, s'il +laisse un testament.... Le pauvre cher homme n'a plus que les os et la +peau, Herminie lui a trouvé une bien mauvaise mine.... Enfin, je suis +très tourmentée.</p> + +<p>—On ne peut rien faire, il faut attendre», dit Rougon avec un geste +vague.</p> + +<p>Elle s'arrêta de nouveau au milieu du pont, et baissant la voix:</p> + +<p>«Herminie m'a appris une singulière chose. Il paraît que Martineau s'est +fourré dans la politique maintenant. Il est républicain. Aux dernières +élections, il avait bouleversé le pays.... Ça m'a porté un coup. Hein? +on pourrait l'inquiéter?» Il y eut un silence. Elle le regardait +fixement. Lui, suivit des yeux un landau qui passait, comme s'il avait +voulu éviter son regard. Il reprit, d'un air innocent:</p> + +<p>«Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n'est-ce pas? Eh bien, comptez +sur eux.</p> + +<p>—Je ne compte que sur vous, Eugène», dit-elle tendrement, très bas.</p> + +<p>Alors, il sembla touché. Il la regarda à son tour en face, et il la +trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque plâtré de belle +femme qui ne voulait pas vieillir. Elle était toute sa jeunesse.</p> + +<p>«Oui, comptez sur moi, répondit-il en lui serrant les mains. Vous savez +bien que j'épouse toutes vos querelles.» Il la reconduisit encore +jusqu'au quai Voltaire. Quand elle l'eut quitté, il traversa enfin le +pont, ralentissant sa marche, s'intéressant de nouveau aux pains de +sucre qu'on déchargeait sur le port Saint-Nicolas. Il s'accouda même un +instant au parapet. Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l'eau +verte dont le flot continu entrait sous les arches, les badauds, les +maisons, tout se brouilla bientôt, se noya au fond d'une rêverie +invincible. Il songeait à des choses confuses, il descendait avec Mme +Correur dans des profondeurs noires. Et il n'avait plus de regrets; son +rêve était de devenir très grand, très puissant, afin de satisfaire ceux +qui l'entouraient, au-delà du naturel et du possible.</p> + +<p>Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuit tombait, +les souffles de la rivière soulevaient sur les quais de petites +poussières blanches. Comme il suivait le quai des Tuileries, il se +sentit très las. Le courage lui manqua tout d'un coup pour rentrer à +pied. Mais il ne passait que des fiacres pleins, et il allait renoncer à +trouver une voiture, lorsqu'il vit un cocher arrêter son cheval en face +de lui. Une tête sortait de la portière.</p> + +<p>C'était M. Kahn qui criait: «J'allais chez vous. Montez donc! Je vous +reconduirai, et nous pourrons causer.» Rougon monta. Il était à peine +assis, que l'ancien député éclata en paroles violentes, dans les cahots +du fiacre, dont le cheval avait repris son trot endormi.</p> + +<p>«Ah! mon ami, on vient de me proposer une chose.... Jamais vous ne +devineriez. J'étouffe.» Et baissant la glace d'une portière:</p> + +<p>«Vous permettez, n'est-ce pas?» Rougon s'enfonça dans un coin, +regardant, par la glace ouverte, filer la muraille grise du jardin des +Tuileries. M. Kahn, très rouge, continuait, avec des gestes saccadés:</p> + +<p>«Vous le savez, j'ai suivi vos conseils.... Depuis deux ans, je lutte +opiniâtrement. J'ai vu l'empereur trois fois, j'en suis à mon quatrième +mémoire sur la question. Si je n'ai pas obtenu la concession de mon +chemin de fer, j'ai toujours empêché que Marsy ne la fasse donner à la +Compagnie de l'Ouest.... Enfin, j'ai manœuvré de façon à attendre que +nous fussions les plus forts, comme vous m'aviez dit.».</p> + +<p>Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapage abominable d'une +charrette chargée de fer qui longeait le quai. Puis, quand le fiacre eut +dépassé la charrette:</p> + +<p>«Eh bien, tout à l'heure, dans mon cabinet, un monsieur que je ne +connais pas, un gros entrepreneur, paraît-il, est venu tranquillement +m'offrir, au nom de Marsy et du directeur de la Compagnie de l'Ouest, de +me faire accorder la concession, si je voulais bien compter à ces +messieurs un million en actions.... Qu'en dites-vous?</p> + +<p>—C'est un peu cher», murmura Rougon en souriant.</p> + +<p>Monsieur Kahn hochait la tête, les bras croisés.</p> + +<p>«Non, vous ne vous faites pas une idée de l'aplomb de ces gens-là!... Il +faudrait vous raconter ma conversation tout entière avec l'entrepreneur. +Marsy, moyennant le million, s'engage à m'appuyer et à faire aboutir ma +demande dans un délai d'un mois. C'est sa part qu'il réclame, rien de +plus.... Et comme je parlais de l'empereur, notre homme s'est mis à +rire. Il m'a dit en propres termes que j'étais fichu si j'avais +l'empereur pour moi.» Le fiacre débouchait sur la place de la Concorde.</p> + +<p>Rougon sortit de son coin, comme réchauffé, le sang aux joues.</p> + +<p>«Et vous avez flanqué ce monsieur à la porte?» demanda-t-il.</p> + +<p>L'ancien député, l'air très surpris, le regarda un instant sans +répondre. Sa colère était brusquement tombée. Il s'enfonça à son tour +dans un coin de la voiture, s'abandonnant mollement aux cahots, +murmurant:</p> + +<p>«Ah! non, on ne flanque pas les gens à la porte comme ça, sans +réfléchir.... Je voulais avoir votre avis, d'ailleurs. Moi, je l'avoue, +j'ai envie d'accepter.</p> + +<p>—Jamais, Kahn! cria Rougon furieux. Jamais!» Et ils discutèrent. M. +Kahn donnait des chiffres; sans doute un pot-de-vin d'un million était +énorme; mais il prouvait qu'on boucherait aisément ce trou, à l'aide de +certaines opérations. Rougon n'écoutait pas, refusait d'entendre, de la +main. Lui, se moquait de l'argent. Il ne voulait pas que Marsy empochât +un million, parce que laisser donner ce million, c'était avouer son +impuissance, se reconnaître vaincu, estimer l'influence de son rival à +un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de la sienne.</p> + +<p>«Vous voyez bien qu'il se fatigue, dit-il. Il met les pouces.... +Attendez encore. Nous aurons la concession pour rien.» Et il ajouta d'un +ton presque menaçant:</p> + +<p>«Nous nous fâcherions, je vous en préviens. Je ne peux pas admettre +qu'un de mes amis soit rançonné de cette façon.» Il se fit un silence. +Le fiacre montait les Champs-Elysées. Les deux hommes, songeurs, +semblaient compter attentivement les arbres, dans les contre allées. Ce +fut M. Kahn qui reprit le premier, à demi-voix; «Écoutez, moi, je ne +demanderais pas mieux, je voudrais rester avec vous; mais avouez que +depuis bientôt deux ans...» Il n'acheva pas, il tourna autrement sa +phrase.</p> + +<p>«Enfin, ce n'est pas votre faute, vous avez les mains liées en ce +moment.... Donnons le million, croyez-moi.</p> + +<p>—Jamais! répéta Rougon avec force. Dans quinze jours, vous aurez votre +concession, entendez-vous!» Le fiacre venait de s'arrêter devant le +petit hôtel de la rue Marbeuf. Alors, sans descendre, la portière +fermée, ils causèrent là encore un instant, comme s'ils s'étaient +trouvés dans leur cabinet, très à l'aise. Rougon avait le soir à dîner +M. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenir M. Kahn, qui +refusait, à son grand regret, étant déjà invité ailleurs. Maintenant, le +grand homme se passionnait pour l'affaire de la concession. Quand il fut +enfin descendu du fiacre, il referma amicalement la portière, en +échangeant un dernier signe de tête avec l'ancien député.</p> + +<p>«A demain jeudi, n'est-ce pas?» cria celui-ci, qui allongea le cou, +pendant que la voiture l'emportait.</p> + +<p>Rougon rentra avec une légère fièvre. Il ne put même lire les journaux +du soir. Bien qu'il fût à peine cinq heures, il passa au salon où il +attendit ses invités, en se promenant de long en large. Le premier +soleil de l'année, ce pâle soleil de janvier, lui avait donné un +commencement de migraine. Il gardait de son après-midi une sensation +très vive. Toute la bande était là, les amis qu'il subissait, ceux dont +il avait peur, ceux pour lesquels il éprouvait une véritable affection, +le poussant, l'acculant à un dénouement immédiat. Et cela ne lui +déplaisait pas; il donnait raison à leur impatience, il sentait monter +en lui une colère faite de leurs colères.</p> + +<p>C'était comme si, peu à peu, on eût rétréci l'espace devant ses pas. +L'heure venait où il lui faudrait faire quelque saut formidable.</p> + +<p>Brusquement, il songea à Gilquin, qu'il avait complètement oublié. Il +sonna pour demander si «le monsieur au paletot vert» était revenu, +pendant son absence. Le domestique n'avait vu personne. Alors, il donna +l'ordre, s'il se présentait le soir, de l'introduire dans son cabinet.</p> + +<p>«Et vous me préviendrez tout de suite, ajouta-t-il, même si nous sommes +à table.» Puis, sa curiosité réveillée, il alla chercher la carte de +Gilquin. Il relut à plusieurs reprises: «C'est pressé, une drôle +d'affaire», sans en apprendre davantage. Quand M. Bouchard et le colonel +arrivèrent, il glissa la carte dans sa poche, troublé, irrité par cette +phrase, qui se plantait de nouveau dans sa cervelle.</p> + +<p>Le dîner fut très simple. M. Bouchard était garçon depuis deux jours, sa +femme ayant dû partir auprès d'une tante malade, dont elle parlait +d'ailleurs pour la première fois. Quant au colonel, qui trouvait +toujours son couvert mis chez Rougon, il avait amené ce soir-là son fils +Auguste, alors en congé. Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec +sa bonne grâce silencieuse.</p> + +<p>Le service s'opérait sous ses yeux, lentement, minutieusement, sans +qu'on entendît le moindre bruit de vaisselle. On causa des études dans +les lycées. Le chef de bureau cita des vers d'Horace, rappela les prix +qu'il avait remportés aux concours généraux, vers 1813. Le colonel +aurait voulu une discipline plus militaire; et il dit pourquoi Auguste +s'était fait refuser au baccalauréat, en novembre: l'enfant avait une +intelligence si vive, qu'il allait toujours au-delà des questions des +professeurs, ce qui mécontentait ces messieurs. Pendant que son père +expliquait ainsi son échec, Auguste mangeait un blanc de volaille, avec +un sourire en dessous de cancre réjoui.</p> + +<p>Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parut émotionner +Rougon, jusque-là distrait. Il crut que c'était Gilquin, il leva +vivement les yeux vers la porte, pliant déjà machinalement sa serviette, +en attendant d'être prévenu. Mais ce fut Du Poizat qui entra.</p> + +<p>L'ancien sous-préfet s'assit à deux pas de la table, en familier de la +maison. Il venait souvent le soir de bonne heure, tout de suite après +son repas, qu'il prenait dans une petite pension du faubourg +Saint-Honoré.</p> + +<p>«Je suis éreinté, murmura-t-il sans donner aucun détail sur ses besognes +compliquées de l'après-midi. Je serais allé me coucher, si je n'avais eu +l'idée de venir jeter un coup d'œil sur les journaux.... Ils sont dans +votre cabinet, n'est-ce pas, Rougon?» Il resta là pourtant, il accepta +une poire avec deux doigts de vin. La conversation s'était mise sur la +cherté des vivres; tout, depuis vingt ans, se trouvait doublé; +M. Bouchard se souvenait d'avoir vu les pigeons à quinze sous la paire, +dans sa jeunesse. Cependant, dès que le café et les liqueurs furent +servis, Mme Rougon se retira discrètement. On retourna au salon sans +elle; on était comme en famille. Le colonel et le chef de bureau +apportèrent eux-mêmes la table de jeu devant la cheminée; et ils +battirent les cartes, absorbés, perdus déjà dans de profondes +combinaisons. Auguste, sur un guéridon, feuilletait la collection d'un +journal illustré. Du Poizat avait disparu.</p> + +<p>«Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il est extraordinaire, +hein?» Rougon s'approcha, hocha la tête. Puis, comme il revenait +s'asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever les +bûches, le domestique, qui était entré doucement, vint lui dire à +l'oreille:</p> + +<p>«Le monsieur de ce matin est là.» Il tressaillit. Il n'avait pas entendu +le coup de sonnette. Dans son cabinet, il trouva Gilquin debout, un +rotin sous le bras, examinant avec des clignements d'yeux d'artiste une +mauvaise gravure représentant Napoléon à Sainte-Hélène. Il restait +boutonné jusqu'au menton, au fond de son grand paletot vert, la tête +couverte d'un chapeau de soie noir presque neuf, fortement incliné sur +l'oreille.</p> + +<p>«Eh bien?» demanda vivement Rougon.</p> + +<p>Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la tête, il dit en regardant +la gravure:</p> + +<p>«C'est touché tout de même!... Il a l'air de joliment s'embêter, +là-dessus!» Le cabinet se trouvait éclairé par une seule lampe, posée +sur un coin de bureau. A l'entrée de Rougon, un petit bruit, un +frémissement de papier, était parti d'un fauteuil à dossier énorme, +placé devant la cheminée; puis, un tel silence avait régné, qu'on eût pu +croire au craquement d'un tison à demi éteint. Gilquin, d'ailleurs, +refusait de s'asseoir. Les deux hommes demeurèrent près de la porte, +dans un pan d'ombre que jetait un corps de bibliothèque.</p> + +<p>«Eh bien?» répétait Rougon.</p> + +<p>Et il dit avoir passé rue Guisarde, l'après-midi. Alors, l'autre parla +de sa concierge, une excellente femme, qui s'en allait de la poitrine, à +cause de la maison, dont le rez-de-chaussée était humide.</p> + +<p>«Mais cette affaire pressée.... Qu'est-ce donc?</p> + +<p>—Attends! Je suis venu pour ça. Nous allons causer.... Et tu es monté, +tu as entendu la chatte? Imagine toi, c'est une chatte qui est venue par +les gouttières. Une nuit, comme ma fenêtre était restée ouverte, je l'ai +trouvée couchée avec moi. Elle me léchait la barbe. Ça m'a semblé une +farce, et je l'ai gardée.» Enfin, il se décida à parler de l'affaire. +Mais l'histoire fut longue. Il commença par conter ses amours avec une +repasseuse, dont il s'était fait aimer, un soir, à la sortie de +l'Ambigu. Cette pauvre Eulalie venait d'être obligée de laisser ses +meubles à son propriétaire, parce qu'un amant l'avait quittée, juste au +moment où elle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle +habitait un hôtel de la rue Montmartre, près de son atelier; et c'était +chez elle qu'il avait couché toute la semaine, au deuxième, la porte au +fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnait sur la cour.</p> + +<p>Rougon, résigné, l'écoutait.</p> + +<p>«Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j'avais apporté un gâteau et +une bouteille de vin.... Nous avons mangé ça dans le lit, tu comprends. +Nous nous couchons de bonne heure.... Eulalie s'est levée un peu avant +minuit, pour secouer les miettes. Puis, la voilà qui dort à poings +fermés. Une vraie souche, cette fille!... Moi, je ne dormais pas. +J'avais soufflé la bougie, je regardais en l'air, lorsqu'une dispute +s'est élevée dans la chambre voisine. Il faut te dire que les deux +chambres communiquaient par une porte aujourd'hui condamnée.</p> + +<p>Les voix restaient basses; la paix parut se faire; mais j'entendis des +bruits si singuliers, que, ma foi, j'allai coller mon œil contre une +fente de la porte.... Non, tu ne devinerais jamais...» Il s'arrêta, les +yeux arrondis, jouissant de l'effet qu'il pensait produire.</p> + +<p>«Eh bien, ils étaient deux, un jeune de vingt-cinq ans, assez gentil, et +un vieux qui doit avoir dépassé la cinquantaine, petit, maigre, +maladif.... Les gaillards examinaient des pistolets, des poignards, des +épées, toutes sortes d'armes neuves dont l'acier luisait.... Ils +parlaient dans un jargon à eux, que je ne comprenais pas d'abord. Mais, +à certains mots, j'ai reconnu de l'italien.</p> + +<p>Tu sais, j'ai voyagé en Italie, pour les pâtes. Alors, je me suis +appliqué, et j'ai compris, mon bon.... Ce sont des messieurs qui sont +venus à Paris pour assassiner l'empereur. Voilà!» Et il croisa les bras, +serrant sa canne sur sa poitrine, tandis qu'il répétait à plusieurs +reprises:</p> + +<p>«Hein? elle est drôle!» C'était là l'affaire que Gilquin trouvait drôle. +Rougon haussa les épaules; vingt fois on lui avait dénoncé des complots. +Mais l'ancien commis voyageur précisait:</p> + +<p>«Tu m'as dit de venir te répéter les cancans du quartier. Moi, je veux +bien te rendre service, je te répète tout, n'est-ce pas? Tu as tort de +branler la tête.... Crois-tu que si j'étais allé à la préfecture, on ne +m'aurait pas lâché un joli pourboire? Seulement, j'aime mieux en faire +profiter un ami. Entends-tu, c'est sérieux! Va conter la chose à +l'empereur, qui t'embrassera, parbleu!»</p> + +<p>Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme il les +nommait. Dans la journée, il en venait deux autres, un jeune et un d'âge +mûr, très beau, avec une face pâle, de longs cheveux noirs, qui semblait +être le chef. Tout ce monde-là rentrait éreinté, discutait à mots +couverts, brièvement. La veille, il les avait vus charger des «petites +machines» en fer, qu'il croyait être des bombes. Il s'était fait donner +la clef d'Eulalie; il restait dans la chambre, sans souliers, l'oreille +tendue.</p> + +<p>Et, dès neuf heures, le soir, il s'arrangeait de façon à ce qu'Eulalie +ronflât, pour tranquilliser les voisins. Selon lui, il ne fallait jamais +mettre les femmes dans les affaires politiques. A mesure que Gilquin +parlait, Rougon devenait grave.</p> + +<p>Il croyait. Sous la légère ivresse de l'ancien commis voyageur, au +milieu des détails étranges dont le récit se trouvait coupé, il sentait +une vérité se dégager et s'imposer. Puis, toute son attente de la +journée, sa curiosité anxieuse, le frappaient maintenant comme un +pressentiment. Et il était repris par ce tremblement intérieur qui le +tenait depuis le matin, une émotion involontaire d'homme fort dont le +sort va se jouer sur un coup de carte.</p> + +<p>«Des imbéciles qui doivent avoir toute la préfecture à leurs trousses», +murmura-t-il en affectant une grande indifférence.</p> + +<p>Gilquin se mit à ricaner. Il mâchait entre ses dents:</p> + +<p>«La préfecture fera bien de se presser, en ce cas.» Et il se tut, riant +toujours, donnant une tape amicale à son chapeau. Le grand homme comprit +qu'il n'avait pas tout dit. Il le regarda en face. Mais l'autre rouvrait +la porte, en reprenant:</p> + +<p>«Enfin, te voilà prévenu.... Moi, je vais dîner, mon bon. Je n'ai pas +encore dîné, tel que tu me vois. J'ai filé mes individus tout +l'après-midi.... Et j'ai une faim!» Rougon l'arrêta, offrit de lui faire +servir un morceau de viande froide; et il donna tout de suite l'ordre de +mettre un couvert dans la salle à manger. Gilquin parut très touché. Il +referma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestique +n'entendît pas.</p> + +<p>«Tu es un bon garçon... Écoute bien. Je ne veux pas te mentir. Si tu +m'avais mal reçu, j'allais à la préfecture.... Mais à présent tu sauras +tout. C'est de l'honnêteté, hein? Tu te souviendras de ce service-là, +j'espère.</p> + +<p>Les amis sont toujours les amis, on a beau dire...» Alors, il se pencha, +il ajouta d'une voix sifflante:</p> + +<p>«C'est pour demain soir.... On doit nettoyer Badinguet devant l'Opéra, à +son entrée au théâtre. La voiture, les aides de camp, la clique, tout +sera balayé du coup.» Pendant que Gilquin s'attablait dans la salle à +manger, Rougon resta au milieu de son cabinet, immobile, la face +terreuse. Il réfléchissait, il hésitait. Enfin, il s'assit à son bureau, +prit une feuille de papier; mais il la repoussa presque aussitôt. Un +instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte, comme sur +le point de donner un ordre. Et il revint lentement, il s'absorba de +nouveau dans une pensée qui noyait son visage d'ombre.</p> + +<p>A ce moment, devant la cheminée, le fauteuil à dossier énorme eut une +secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journal d'un air +tranquille.</p> + +<p>«Comment! vous étiez là, vous! dit Rougon rudement.</p> + +<p>—Mais sans doute, je lisais les journaux, répondit l'ancien +sous-préfet, avec un sourire qui montrait ses dents blanches mal +rangées. Vous le saviez bien, vous m'avez vu en entrant.» Ce mensonge +effronté coupa court à toute explication. Les deux hommes se regardèrent +quelques secondes, en silence. Et comme Rougon semblait le consulter, +perplexe, s'approchant une seconde fois de son bureau, Du Poizat eut un +petit geste qui signifiait clairement: «Attendez donc, rien ne presse, +il faut voir.» Pas un mot ne fut échangé entre eux: Ils retournèrent au +salon.</p> + +<p>Ce soir-là, une telle querelle avait éclaté entre le colonel et M. +Bouchard, à propos des princes d'Orléans et du comte de Chambord, qu'ils +venaient de jeter les cartes, jurant de ne plus jamais jouer ensemble. +Ils s'étaient assis aux deux côtés de la cheminée, les yeux gros de +menaces. Quand Rougon entra, ils se réconciliaient, en faisant de lui un +éloge extraordinaire.</p> + +<p>«Oh! je ne me gêne pas, je le dis devant lui, poursuivit le colonel. Il +n'y a personne de sa taille à cette heure.</p> + +<p>—Nous disons du mal de vous, vous entendez», reprit Bouchard d'un air +fin.</p> + +<p>Et la conversation continua.</p> + +<p>«Une intelligence hors ligne!</p> + +<p>—Un homme d'action qui a le coup d'œil des conquérants!</p> + +<p>—Ah! nous aurions bien besoin qu'il s'occupât un peu de nos affaires!</p> + +<p>—Oui, le gâchis serait moins grand. Lui seul peut sauver l'Empire.» +Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un air maussade, par +modestie. Ces coups d'encensoir en pleine figure lui étaient extrêmement +agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait si délicieusement +chatouillée, que lorsque le colonel et M. Bouchard, pendant des soirées +entières, se renvoyaient ainsi des phrases admiratives. Leur bêtise +s'étalait, leurs visages prenaient des expressions gravement bouffonnes; +et plus il les sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone, +qui le célébrait à faux, d'une façon continue. Parfois, il en +plaisantait, quand les deux cousins n'étaient pas là; mais il n'y +contentait pas moins tous ses appétits d'orgueil et de domination. +C'était un fumier d'éloges, assez vaste pour qu'il pût y vautrer à +l'aise son grand corps.</p> + +<p>«Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant la tête. Ah! si +j'étais réellement aussi fort que vous le croyez...» Il n'acheva pas. Il +s'était assis devant la table de jeu, et machinalement il faisait une +réussite, ce qui ne lui arrivait plus que très rarement. M. Bouchard et +le colonel allaient toujours; ils le déclaraient grand orateur, grand +administrateur, grand financier, grand politique.</p> + +<p>Du Poizat, resté debout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans +regarder Rougon, comme s'il n'eût pas été là:</p> + +<p>«Mon Dieu! un événement suffirait.... L'empereur est très bien disposé +pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate, qu'il sente le besoin +d'un bras énergique, et après-demain Rougon est ministre.... Mon Dieu! +oui.» Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller au fond +de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveau toute +grise d'ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses et +infatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient le bercer, le +pousser à quelque résolution, devant laquelle il hésitait encore. Il +finissait par sourire, lorsque le jeune Auguste, qui venait d'achever la +réussite interrompue, s'écria:</p> + +<p>«Elle a réussi, monsieur Rougon.</p> + +<p>—Parbleu! dit Du Poizat, répétant le mot habituel du grand homme, ça +réussit toujours!» A ce moment, un domestique vint dire à Rougon qu'un +monsieur et une dame le demandaient; et il lui remit une carte, qui lui +fit pousser un léger cri.</p> + +<p>«Comment! ils sont à Paris!» C'étaient le marquis et la marquise +d'Escorailles. Il se hâta de les recevoir dans son cabinet. Ils +s'excusèrent de venir si tard. Puis, dans leur conversation, ils +laissèrent entendre qu'ils se trouvaient à Paris depuis deux jours, mais +que la peur de voir mal interpréter leur visite chez un personnage +tenant de près au gouvernement leur avait fait remettre cette visite à +l'heure indue où ils se présentaient. Cette explication ne blessa +nullement Rougon. La présence du marquis et de la marquise dans sa +maison était pour lui un honneur inespéré. L'empereur en personne aurait +frappé à sa porte, qu'il eût éprouvé une satisfaction de vanité moins +grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c'était tout Plassans +qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique, froid, guindé, dont +il avait gardé, du fond de sa jeunesse, une idée d'Olympe inaccessible; +et il satisfaisait enfin un rêve d'ambition ancienne, il se sentait +vengé des dédains de sa petite ville, lorsqu'il y traînait ses souliers +éculés d'avocat sans causes.</p> + +<p>«Nous n'avons pas trouvé Jules, dit la marquise.</p> + +<p>Nous nous faisions un plaisir de le surprendre.... Il a dû aller à +Orléans, pour une affaire, paraît-il.» Rougon ignorait l'absence du +jeune homme. Mais il comprit, en se souvenant que la tante auprès de +laquelle se trouvait Mme Bouchard, habitait Orléans.</p> + +<p>Et il excusa Jules, il expliqua même l'affaire grave, un travail sur une +question d'abus de pouvoir, qui avait nécessité son voyage. Il le donna +comme un garçon intelligent, dont la carrière serait belle.</p> + +<p>«Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sans appuyer sur cette +allusion à la ruine de la famille. Nous nous sommes séparés de lui avec +un grand déchirement.» Et, discrètement, le père et la mère déplorèrent +les nécessités de notre abominable époque qui empêchent les fils de +grandir dans la religion de leurs parents. Eux, n'avaient pas remis les +pieds à Paris, depuis la chute de Charles X. Ils n'y seraient certes +jamais revenus, s'il ne s'était agi de l'avenir de Jules. Depuis que le +cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l'empire, ils +feignaient bien devant le monde de le renier, mais ils travaillaient à +son avancement d'une façon sourde et continue.</p> + +<p>«Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon, reprit le marquis +d'un ton de familiarité charmante. Nous aimons notre enfant, c'est bien +légitime.... Oh! vous avez beaucoup fait, et nous vous remercions.</p> + +<p>Mais il faut que vous fassiez plus encore. Nous sommes des amis et des +compatriotes, n'est-ce pas?» Rougon, très ému, s'inclinait. L'attitude +humble de ces deux vieillards qu'il avait connus si majestueux, quand +ils se rendaient, le dimanche, à l'église Saint-Marc, lui causait un +grandissement de sa propre personne. Il leur fit des promesses +formelles.</p> + +<p>Lorsqu'ils se retirèrent, après vingt minutes de conversation intime, la +marquise lui prit une main, qu'elle garda dans la sienne, en murmurant:</p> + +<p>«Alors, c'est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommes venus exprès de +Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous, à notre âge! +Maintenant, nous nous en retournerons bien joyeux.... On nous disait que +vous ne pouviez plus rien.» Rougon eut un sourire. Il prononça ces +derniers mots d'un air de décision qui semblait répondre en lui à des +pensées secrètes:</p> + +<p>«On peut ce qu'on veut.... Comptez sur moi.» Cependant, quand ils ne +furent plus là, l'ombre d'un regret lui passa encore sur le visage. Il +s'arrêta au milieu de l'anti-chambre, lorsqu'il aperçut, +respectueusement debout, dans un coin, un individu proprement mis, +balançant entre ses doigts un petit chapeau de feutre rond.</p> + +<p>«Qu'est-ce que vous voulez?» lui demanda-t-il d'un ton brusque.</p> + +<p>L'individu, très grand, très fort, murmura, en baissant les yeux:</p> + +<p>«Monsieur ne me reconnaît pas?» Et comme Rougon disait non, brutalement:</p> + +<p>«Je suis Merle, l'ancien huissier de monsieur au Conseil d'État.» Rougon +se radoucit un peu.</p> + +<p>«Ah! très bien. Vous portez toute votre barbe, maintenant.... Eh bien, +qu'est-ce que vous voulez, mon garçon?» Alors, Merle expliqua, avec des +manières polies d'homme comme il faut. Il avait rencontré Mme Correur, +l'après-midi; c'était elle qui lui avait conseillé d'aller voir monsieur +le soir même; sans cela, il ne se serait jamais permis de déranger +monsieur à pareille heure.</p> + +<p>«Mme Correur est bien bonne», répéta-t-il à plusieurs reprises.</p> + +<p>Puis, il dit enfin qu'il se trouvait sans place. S'il portait toute sa +barbe, c'était qu'il avait quitté le Conseil d'État depuis environ six +mois. Et quand Rougon l'interrogea sur les motifs de son renvoi, il +n'avoua pas avoir été mis à la porte pour sa mauvaise conduite. Il pinça +les lèvres, il répondit d'un air discret:</p> + +<p>«On savait combien j'étais dévoué à monsieur.</p> + +<p>Depuis le départ de monsieur, on me faisait toutes sortes de misères, +parce que je n'ai jamais su cacher mes sentiments.... Un jour, j'ai +failli donner un soufflet à un camarade, qui disait des choses +inconvenantes.... Et ils m'ont renvoyé.».</p> + +<p>Rougon le regardait fixement.</p> + +<p>«Alors, mon garçon, c'est à cause de moi que vous voilà sur le pavé?» +Merle eut un petit sourire.</p> + +<p>«Et je vous dois une place, n'est-ce pas? Il faut que je vous case +quelque part?» Il sourit de nouveau, en disant simplement:</p> + +<p>«Monsieur serait bien bon.» Un court silence régna. Rougon tapait +légèrement ses mains l'une contre l'autre, d'un mouvement machinal et +nerveux. Il se mit à rire, résolu, soulagé. Il avait trop de dettes, il +voulait payer tout.</p> + +<p>«Je songerai à vous, vous aurez votre place, reprit-il.</p> + +<p>Vous avez bien fait de venir, mon garçon.» Et il le congédia. Cette +fois, il n'hésitait plus. Il entra dans la salle à manger, où Gilquin +achevait un pot de confitures, après avoir mangé une tranche de pâté, +une cuisse de poulet et des pommes de terre froides. Du Poizat, qui +était venu rejoindre ce dernier, causait avec lui, à califourchon sur +une chaise. Ils parlaient des femmes, de la façon de se faire aimer, +très crûment.</p> + +<p>Gilquin avait gardé son chapeau sur la tête; et il se renversait, il se +dandinait sur sa chaise, un cure-dent aux lèvres, pour avoir bon genre. +«Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avec un claquement +de langue. Je vais rue Montmartre voir ce que deviennent mes oiseaux.» +Mais Rougon, qui semblait très gai, le plaisanta.</p> + +<p>Est-ce qu'il croyait toujours à son histoire de conspirateurs, +maintenant qu'il avait dîné? Du Poizat, lui aussi, affectait +l'incrédulité la plus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec +Gilquin, auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous +le bras, répétait, dès qu'il pouvait placer un mot:</p> + +<p>«Alors, vous n'allez pas prévenir...</p> + +<p>—Eh! si, finit par répondre Rougon. On se moquera de moi, voilà +tout.... Rien ne presse. Demain matin.» L'ancien commis voyageur tenait +déjà le bouton de la porte. Il revint en ricanant.</p> + +<p>«Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, je m'en fiche, moi! +Ça serait même plus drôle.</p> + +<p>—Oh! reprit le grand homme d'un air convaincu, presque religieux, +l'empereur ne craint rien, même si l'histoire est vraie. Ces coups-là ne +réussissent jamais.... Il y a une Providence.» Ce mot fut le dernier +prononcé. Du Poizat s'en alla avec Gilquin, qu'il tutoyait amicalement. +Et lorsque, une heure plus tard, à dix heures et demie, Rougon donna une +poignée de main à M. Bouchard et au colonel qui partaient, il s'étira +les bras, il bailla, comme il faisait parfois, en disant: «Je suis +éreinté. Je vais joliment dormir, cette nuit.»</p> + +<p>Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture de +l'empereur, devant l'Opéra. Une épouvantable panique s'emparait de la +foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquante personnes +étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuée roide, barrait +le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé. Un aide de camp, +blessé à la nuque, laissait derrière lui des gouttes de sang. Et, sous +la lueur crue du gaz, au milieu de la fumée, l'empereur descendu sain et +sauf de la voiture criblée de projectiles, saluait. Son chapeau seul +était troué d'un éclat de bombe.</p> + +<p>Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin, +pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises, témoigné +l'envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner, Clorinde arriva. +Alors, il s'oublia avec elle, jusqu'au soir, dans son cabinet. Elle +venait pour le consulter sur une affaire compliquée, et elle se montrait +découragée, elle n'arrivait à rien, disait-elle. Lui, alors, la consola, +très touché de sa tristesse, montrant beaucoup d'espoir, donnant à +entendre que tout allait changer. Il n'ignorait pas le dévouement et la +propagande de ses amis; il récompenserait jusqu'aux plus humbles d'entre +eux. Quand elle le quitta, il l'embrassa au front. Puis, après son +dîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, il prit +le chemin le plus direct pour arriver sur les quais, étouffant, +cherchant l'air vif de la rivière. Cette soirée d'hiver était très +douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait peser sur la ville, +dans un silence noir. Au loin, le grondement des grandes voies se +mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d'un pas égal, toujours devant +lui, frôlant de son paletot la pierre du parapet; des lumières à +l'infini, dans l'enfoncement des ténèbres, pareilles à des étoiles +marquant les bornes d'un ciel éteint, lui donnaient une sensation +élargie, immense, de ces places et de ces rues dont il ne voyait plus +les maisons; et, à mesure qu'il avançait, il trouvait Paris grandi, fait +à sa taille, ayant assez d'air pour sa poitrine. L'eau couleur d'encre, +moirée d'écailles d'or vivantes, avait une respiration grosse et douce +de colosse endormi, qui accompagnait l'énormité de son rêve. Comme il +arrivait en face du Palais de justice, une horloge sonna neuf heures. Il +eut un tressaillement, il se tourna, prêta l'oreille; il lui semblait +entendre passer sur les toits une panique soudaine, des bruits lointains +d'explosions, des cris d'épouvante.</p> + +<p>Paris, tout d'un coup, lui parut dans la stupeur de quelque grand crime. +Et il se rappela alors de cet après-midi de juin, l'après-midi clair et +triomphant du baptême, les cloches sonnant dans le soleil chaud, les +quais emplis d'un écrasement de foule, toute cette gloire de l'empire à +son apogée, sous laquelle il s'était senti un instant écrasé, au point +de jalouser l'empereur. A cette heure, c'était sa revanche, un ciel sans +lune, la ville terrifiée et muette, les quais vides, traversés d'un +frisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de louche +embusqué au fond de la nuit. Lui, respirant à longs soupirs, aimait ce +Paris coupe-gorge, dans l'ombre effrayante duquel il ramassait la +toute-puissance.</p> + +<p>Dix jours plus tard, Rougon remplaça au ministère de l'Intérieur M. de +Marsy, qui fut nommé président du Corps législatif.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#table">IX</a></h2> + + +<p>Un matin de mars, au ministère de l'Intérieur, Rougon était dans son +cabinet, très occupé à rédiger une circulaire confidentielle que les +préfets devaient recevoir le lendemain. Il s'arrêtait, soufflait, +écrasait la plume sur le papier.</p> + +<p>«Jules, donnez-moi donc un synonyme à autorité, dit-il. C'est bête, +cette langue!... Je mets autorité à toutes les lignes.</p> + +<p>—Mais pouvoir, gouvernement, empire», répondit le jeune homme en +souriant.</p> + +<p>M. Jules d'Escorailles, qu'il avait pris pour secrétaire, dépouillait la +correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvrait soigneusement les +enveloppes avec un canif, parcourait les lettres d'un coup d'œil, les +classait.</p> + +<p>Devant la cheminée où brûlait un grand feu, le colonel, M. Kahn et M. +Béjuin se trouvaient assis. Tous trois très à l'aise, allongés, +chauffaient leurs semelles, sans dire un mot. Ils étaient chez eux. M. +Kahn lisait un journal. Les deux autres, béatement renversés, tournaient +leurs pouces, en regardant la flamme.</p> + +<p>Rougon se leva, versa un verre d'eau sur une console, et le but d'un +trait.</p> + +<p>«Je ne sais ce que j'ai mangé hier, murmura-t-il.</p> + +<p>J'avalerais la Seine, ce matin.» Et il ne se rassit pas tout de suite. +Il fit le tour du cabinet, déhanchant son grand corps. Son pas ébranlait +sourdement le parquet, sous l'épais tapis. Il alla écarter les rideaux +de velours vert, pour avoir plus de jour.</p> + +<p>Puis, au milieu de la vaste pièce, d'un luxe noir et fané de palais +garni, il s'étira les bras, les mains nouées derrière la nuque, +jouissant, comme pâmé par l'odeur administrative, l'odeur de puissance +satisfaite, qu'il respirait là. Un rire lui venait malgré lui; et il +riait tout seul, les côtes chatouillées, d'un rire de plus en plus fort +où sonnait le triomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette +gaieté, se tournèrent, lui adressèrent un hochement de tête silencieux.</p> + +<p>«Ah! c'est bon tout de même!» dit-il simplement.</p> + +<p>Comme il reprenait sa place devant l'énorme bureau de palissandre, Merle +entra. L'huissier était correct, en habit noir et en cravate blanche. Il +n'avait plus un poil de barbe, rasé de près, la face digne.</p> + +<p>«Je demande pardon à Son Excellence, murmura-t-il, il y a là le préfet +de la Somme...</p> + +<p>—Qu'il aille au diable! je travaille, répondit brutalement Rougon. Il +est incroyable que je ne puisse avoir un moment à moi.» Merle ne se +déconcerta pas. Il continua:</p> + +<p>«M. le préfet assure que Son Excellence l'attend.... Il y a aussi les +préfets de la Nièvre, du Cher et du Jura.</p> + +<p>—Eh bien, qu'ils attendent, ils sont faits pour ça!» reprit Rougon très +haut.</p> + +<p>L'huissier sortit. M. d'Escorailles avait eu un sourire.</p> + +<p>Les trois autres, qui se chauffaient, s'allongèrent davantage, très +amusés également par la réponse du ministre.</p> + +<p>Celui-ci fut flatté de son succès.</p> + +<p>«C'est vrai, je suis dans les préfets depuis un mois.... Il a fallu que +je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez! il y en a de stupides. +Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence à en avoir assez.... +D'ailleurs, je travaille pour eux, ce matin.» Et il se remit à sa +circulaire. On n'entendit plus, dans l'air chaud de la pièce, que le +bruit de sa plume d'oie et le léger froissement des enveloppes ouvertes +par M. d'Escorailles. M. Kahn avait pris un autre journal; le colonel et +M. Béjuin sommeillaient à demi. Au-dehors, la France, peureuse, se +taisait. L'empereur, en appelant Rougon au pouvoir, voulait des +exemples. Il connaissait sa poigne de fer; il lui avait dit, au +lendemain de l'attentat, dans la colère de l'homme sauvé: «Pas de +modération! il faut qu'on vous craigne!» Et il venait de l'armer de +cette terrible loi de sûreté générale, qui autorisait l'internement en +Algérie ou l'expulsion hors de l'Empire de tout individu condamné pour +un fait politique. Bien qu'aucune main française n'eût trempé dans le +crime de la rue Le Peletier, les républicains allaient être traqués et +déportés; c'était le coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2 +décembre. On parlait d'un mouvement préparé par le parti +révolutionnaire; on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers. +Dès le milieu de mars, trois cent quatre-vingts internés étaient +embarqués à Toulon.</p> + +<p>Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le pays tremblait, +dans la terreur qui sortait, comme une fumée d'orage, du cabinet de +velours vert, où Rougon riait tout seul, en s'étirant les bras.</p> + +<p>Jamais le grand homme n'avait goûté de pareils contentements. Il se +portait bien, il engraissait; la santé lui était revenue avec le +pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coups de talon, +pour qu'on entendît la lourdeur de son pas aux quatre coins de la +France son désir était de ne pouvoir poser son verre vide sur une +console, jeter sa plume, faire un mouvement, sans donner une secousse au +pays. Cela l'amusait d'être une épouvante, de forger la foudre, au +milieu de la béatitude de ses amis, d'assommer un peuple avec ses poings +enflés de bourgeois parvenu. Il avait écrit dans une circulaire: «C'est +aux bons à se rassurer, aux méchants seuls à trembler.» Et il jouait son +rôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d'une main jalouse. +Un immense orgueil lui venait, l'idolâtrie de sa force et de son +intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait à lui-même +des régals de jouissance surhumaine.</p> + +<p>Dans la poussée des hommes du Second Empire, Rougon affichait depuis +longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiait répression à +outrance; refus de toutes les libertés, gouvernement absolu. Aussi +personne ne se trompait-il, en le voyant au ministère.</p> + +<p>Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux; il avait des besoins +plutôt que des opinions; il trouvait le pouvoir trop désirable, trop +nécessaire à ses appétits de domination, pour ne pas l'accepter, sous +quelque condition qu'il se présentât. Gouverner, mettre son pied sur la +nuque de la foule, c'était là son ambition immédiate; le reste offrait +simplement des particularités secondaires, dont il s'accommoderait +toujours. Il avait l'unique passion d'être supérieur. Seulement, à cette +heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait aux affaires, +doublaient pour lui la joie du succès; il tenait de l'empereur une +entière liberté d'action, il réalisait son ancien désir de mener les +hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rien ne l'épanouissait +davantage que de se sentir détesté. Puis, parfois, quand on lui collait +le nom de tyran entre les épaules, il souriait, il disait ces paroles +profondes:</p> + +<p>«Si je deviens libéral un jour, ils diront que j'ai changé.» Mais la +plus grande volupté de Rougon était encore de triompher devant sa bande. +Il oubliait la France, les fonctionnaires à ses genoux, le peuple de +solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivre dans l'admiration continue +des dix à quinze familiers de son entourage. Il leur ouvrait à toute +heure son cabinet, les faisait régner là, sur les fauteuils, à son +bureau même, se disait heureux d'en rencontrer sans cesse entre ses +jambes, ainsi que des animaux fidèles. Le ministre, ce n'était pas +seulement lui, mais eux tous, qui étaient comme des dépendances de sa +personne. Dans la victoire, un travail sourd se faisait, les liens se +resserraient, il se prenait à les aimer d'une amitié jalouse, mettant sa +force à ne pas être seul, se sentant la poitrine élargie par leurs +ambitions. Il oubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver +très intelligents, très forts, à son image. Il voulait surtout qu'on le +respectât en eux, il les défendait avec emportement, comme il aurait +défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaient les +siennes.</p> + +<p>Même il finissait par s'imaginer leur devoir beaucoup, soudant au +souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoins lui-même, il +taillait à la bande de belles proies, il goûtait à la combler la joie +personnelle d'agrandir autour de lui l'éclat de sa fortune.</p> + +<p>Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède.</p> + +<p>M. d'Escorailles, après avoir examiné la suscription d'une des lettres +qu'il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l'ouvrir.</p> + +<p>«Une lettre de mon père», dit-il.</p> + +<p>Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministre d'avoir +pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deux pages de fine +écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche. Puis, avant de se +remettre au travail, il demanda:</p> + +<p>«Du Poizat n'a pas écrit?</p> + +<p>—Si, monsieur, répondit le secrétaire en cherchant une lettre parmi les +autres. Il commence à se reconnaître dans sa préfecture. Il dit que les +Deux Sèvres, et en particulier la ville de Niort, ont besoin d'être +menées par une main solide.» Rougon parcourait la lettre. Quand il l'eut +achevée:</p> + +<p>«Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirs qu'il demande.... +Ne lui répondez pas, c'est inutile.</p> + +<p>Ma circulaire lui est destinée.» Il reprit la plume, cherchant les +dernières phrases.</p> + +<p>Du Poizat avait voulu être préfet à Niort, dans son pays; et le +ministre, à chaque décision grave, se préoccupait surtout des +Deux-Sèvres, gouvernant la France d'après les avis et les besoins de son +ancien compagnon de misère. Il terminait enfin sa lettre confidentielle +aux préfets, lorsque M. Kahn, brusquement, se fâcha.</p> + +<p>«Mais c'est abominable!» cria-t-il.</p> + +<p>Et tapant de la main le journal qu'il tenait, s'adressant à Rougon:</p> + +<p>«Avez-vous lu ça?... Il y a, en tête, un article qui fait appel aux plus +mauvaises passions. Tenez, écoutez cette phrase: "La main qui punit doit +être impeccable, car si la justice vient à se tromper, le lien social +lui même se dénoue. Comprenez-vous?... Et dans les faits divers, donc! +Je trouve là l'histoire d'une comtesse enlevée par le fils d'un marchand +de grains. On ne devrait pas laisser passer des anecdotes pareilles. Ça +détruit le respect du peuple pour les hautes classes.» M. d'Escorailles +intervint.</p> + +<p>«Le feuilleton est encore plus odieux. Il s'agit d'une femme bien élevée +qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas même des remords.» +Rougon eut un geste terrible.</p> + +<p>«Oui, oui, on m'a déjà signalé ce numéro, dit-il. Vous devez voir que +j'ai marqué les passages au crayon rouge.... Un journal qui est à nous, +pourtant! Tous les jours, je suis obligé de l'éplucher ligne par ligne. +Ah! le meilleur ne vaut rien, il faudrait leur couper le cou à tous!» Il +ajouta plus bas, en pinçant les lèvres:</p> + +<p>«J'ai envoyé chercher le directeur. Je l'attends.» Le colonel avait pris +le journal des mains de M. Kahn. Il s'indigna et le passa à M. Béjuin, +qui, à son tour, parut écœuré. Rougon, les coudes sur le bureau, +songeait, les paupières à demi closes.</p> + +<p>«A propos, dit-il en se tournant vers son secrétaire, ce pauvre Huguenin +est mort hier. Voilà une place d'inspecteur vacante. Il faudra nommer +quelqu'un.» Et comme les trois amis, devant la cheminée, levaient +vivement la tête, il continua:</p> + +<p>«Oh! une place sans importance. Six mille francs. Il est vrai qu'il n'y +a absolument rien à faire.» Mais il fut interrompu. La porte d'un +cabinet voisin s'était ouverte.</p> + +<p>«Entrez, entrez, monsieur Bouchard! cria-t-il.</p> + +<p>J'allais vous faire appeler.»</p> + +<p>M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportait un travail +sur les maires et les préfets qui sollicitaient des croix de chevalier +et d'officier. Rougon avait vingt-cinq croix à distribuer aux plus +méritants. Il prit le travail, examina la liste des noms, feuilleta les +dossiers. Pendant ce temps, le chef de division, s'approchant de la +cheminée, donnait des poignées de main à ces messieurs. Il s'adossa, +releva les pans de sa redingote, pour présenter ses cuisses à la flamme.</p> + +<p>«Hein? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printemps sera tardif.</p> + +<p>—Une pluie du tonnerre de Dieu! dit le colonel. Je sens une attaque, +j'ai eu des élancements dans le pied gauche toute la nuit.» Puis, après +un silence:</p> + +<p>«Et madame? demanda M. Kahn.</p> + +<p>—Je vous remercie, elle se porte bien, répondit</p> + +<p>M. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois.» Il y eut un nouveau +silence. Rougon feuilletait toujours les papiers. Il s'arrêta à un nom.</p> + +<p>«Isidore Gaudibert.... Est-ce qu'il n'a pas fait des vers, celui-là?</p> + +<p>—Parfaitement! dit M. Bouchard. Il est maire de Barbeville depuis 1852. +A chaque heureux événement, pour le mariage de l'empereur, pour les +couches de l'impératrice, pour le baptême du prince impérial, il a +envoyé à Leurs Majestés des odes pleines de goût.» Le ministre faisait +une moue méprisante. Mais le colonel affirma avoir lu les odes; lui, les +trouvait spirituelles. Il en citait particulièrement une, dans laquelle +l'empereur était comparé à un feu d'artifice. Et, sans transition, à +demi-voix, par satisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se +mirent à dire le plus grand bien de l'empereur. Maintenant, toute la +bande était bonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel et +M. Bouchard, réconciliés, ne se jetant plus à la tête les princes +d'Orléans et le comte de Chambord, luttaient désormais à qui ferait +l'éloge du souverain en meilleurs termes.</p> + +<p>«Ah! non, pas celui-là! cria tout à coup Rougon. Ce Jusselin est une +créature de Marsy. Je n'ai pas besoin de récompenser les amis de mon +prédécesseur.» Et, d'un trait de plume qui écorcha le papier, il biffa +le nom.</p> + +<p>«Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu'un.... C'est une croix +d'officier.» Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d'Escorailles, malgré +sa grande jeunesse, avait reçu la croix de chevalier huit jours +auparavant; M. Kahn et M. Bouchard étaient officiers; le colonel venait +enfin d'être nommé commandeur.</p> + +<p>«Voyons, nous disons une croix d'officier», répétait Rougon, en +fouillant de nouveau dans les dossiers.</p> + +<p>Mais il s'interrompit, comme frappé d'une idée subite.</p> + +<p>«Est-ce que vous n'êtes pas maire quelque part, monsieur Béjuin?» +demanda-t-il.</p> + +<p>M. Béjuin se contenta d'incliner la tête à deux reprises. Ce fut M. Kahn +qui répondit pour lui.</p> + +<p>«Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petite commune où se +trouve sa cristallerie.</p> + +<p>—Cela va tout seul, alors! dit le ministre, ravi de cette occasion de +pousser un des siens. Il n'est justement que chevalier.... Monsieur +Béjuin, vous ne demandez jamais rien. Il faut toujours que je songe à +vous.»</p> + +<p>M. Béjuin eut un sourire et remercia. Il ne demandait jamais rien, en +effet. Mais il était sans cesse là, silencieux, modeste, attendant les +miettes; et il ramassait tout.</p> + +<p>«Léon Béjuin, n'est-ce pas? à la place de Pierre François Jusselin, +reprit Rougon en opérant le changement de nom.</p> + +<p>—Béjuin, Jusselin, ça rime», fit remarquer le colonel. Cette +observation parut une plaisanterie très fine. On en rit beaucoup. Enfin, +M. Bouchard remporta les pièces signées. Rougon s'était levé; il avait +des inquiétudes dans les jambes, disait-il; les jours de pluie +l'agitaient.</p> + +<p>Cependant, la matinée s'avançait, les bureaux bourdonnaient au loin; des +pas rapides traversaient les pièces voisines; des portes s'ouvraient, se +fermaient; tandis que des chuchotements couraient, étouffés par les +tentures. Plusieurs employés vinrent encore présenter des pièces à la +signature du ministre. C'était un va-et-vient continu, la machine +administrative en travail, avec une dépense extraordinaire de papiers +promenés de bureau en bureau. Et, au milieu de cette agitation, derrière +la porte, dans l'anti-chambre, on entendait le gros silence résigné des +vingt et quelques personnes qui s'assoupissaient sous les regards de +Merle, en attendant que Son Excellence voulût bien les recevoir. Rougon, +pris comme d'une fièvre d'activité, se débattait parmi tout ce monde, +donnait des ordres à demi-voix dans un coin de son cabinet, éclatait +brusquement en paroles violentes contre quelque chef de service, +taillait la besogne, tranchait les affaires d'un mot, énorme, insolent, +le cou gonflé, la face crevant de force.</p> + +<p>Merle entra, avec sa tranquille dignité que les rebuffades ne pouvaient +entamer.</p> + +<p>«M. le préfet de la Somme... commença-t-il.</p> + +<p>—Encore!» interrompit furieusement Rougon.</p> + +<p>L'huissier s'inclina, attendit de pouvoir parler.</p> + +<p>«M. le préfet de la Somme m'a prié de demander à Son Excellence si elle +le recevrait ce matin. Dans le cas contraire, Son Excellence serait bien +bonne de lui fixer une heure pour demain.</p> + +<p>—Je le recevrai ce matin.... Qu'il ait un peu de patience, que diable!» +La porte du cabinet était restée ouverte, et l'on apercevait +l'anti-chambre, par l'entrebâillement, une vaste pièce, avec une grande +table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge, le long des +murs. Tous les fauteuils étaient occupés; même deux dames se tenaient +debout, devant la table. Les têtes se tournaient discrètement, des +regards se glissaient dans le cabinet du ministre, suppliants, tout +allumés du désir d'entrer.</p> + +<p>Près de la porte, le préfet de la Somme, un petit homme blême, causait +avec ses deux collègues du Jura et du Cher. Et comme il faisait le +mouvement de se lever, croyant sans doute qu'il allait enfin être admis, +Rougon reprit, en s'adressant à Merle:</p> + +<p>«Dans dix minutes, entendez-vous.... Je ne puis absolument recevoir +personne en ce moment.» Mais il parlait encore qu'il vit M. +Beulin-d'orchère traverser l'anti-chambre. Il alla vivement à sa +rencontre, l'attira d'une poignée de main dans son cabinet, en criant:</p> + +<p>«Eh! entrez donc, cher ami! Vous arrivez, n'est-ce pas? Vous n'avez pas +attendu?... Quoi de nouveau?» La porte fut refermée sur le silence +consterné de l'anti-chambre. Rougon et M. Beulin-d'orchère eurent un +entretien à voix basse, devant une des fenêtres; le magistrat, nommé +récemment premier président de la Cour de Paris, ambitionnait les +sceaux; mais l'empereur, tâté à son égard, était resté impénétrable.</p> + +<p>«Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Le renseignement est +excellent. J'agirai, je vous le promets.» Il venait de le faire sortir +par ses appartements, lorsque Merle parut, en annonçant:</p> + +<p>«Monsieur La Rouquette.</p> + +<p>—Non, non, je suis occupé, il m'embête!» dit Rougon, en faisant un +geste énergique pour que l'huissier refermât la porte.</p> + +<p>M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n'en pénétra pas moins dans le +cabinet, souriant, la main tendue:</p> + +<p>«Comment va Votre Excellence? C'est ma sœur qui m'envoie. Hier, vous +aviez l'air un peu fatigué, aux Tuileries.... Vous savez qu'on doit +jouer un proverbe dans les appartements de l'impératrice, lundi +prochain. Ma sœur a un rôle. Combelot a dessiné les costumes. Vous +viendrez, n'est-ce pas?» Et il demeura là un grand quart d'heure, souple +et caressant, cajolant Rougon, qu'il appelait tantôt «Votre Excellence» +et tantôt «cher maître». Il plaça quelques anecdotes sur les petits +théâtres, recommanda une danseuse, demanda un mot pour le directeur de +la manufacture des tabacs, afin d'avoir de bons cigares. Et il finit par +dire un mal épouvantable de M. de Marsy, en plaisantant.</p> + +<p>«Il est gentil tout de même, déclara Rougon, quand le jeune député ne +fut plus là. Voyons, je vais me tremper la figure dans ma cuvette, moi. +J'ai les joues qui éclatent.» Il disparut un instant derrière une +portière. On entendit un grand barbotement d'eau. Il reniflait, il +soufflait.</p> + +<p>Cependant, M. d'Escorailles, ayant fini de classer la correspondance, +venait de tirer de sa poche une petite lime à manche d'écaille et se +travaillait les ongles, délicatement. M. Béjuin et le colonel +regardaient le plafond, si enfoncés dans leurs fauteuils, qu'ils +semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment, M. Kahn fouilla +le tas des journaux à côté de lui, sur une table. Il les retournait, +regardait les titres, les rejetait. Puis, il se leva. «Vous partez? +demanda Rougon, qui reparut, s'épongeant la figure dans une serviette.</p> + +<p>—Oui, répondit M. Kahn, j'ai lu les journaux, je m'en vais.» Mais il +lui dit d'attendre. Et il le prit à son tour à l'écart, il lui annonça +qu'il se rendrait sans doute dans les Deux-Sèvres, la semaine suivante, +pour l'ouverture des travaux du chemin de fer de Niort à Angers. +Plusieurs motifs le poussaient à faire un voyage là-bas.</p> + +<p>M. Kahn se montra enchanté. Il avait enfin obtenu la concession, dès les +premiers jours de mars. Seulement, il s'agissait maintenant de lancer +l'affaire, et il sentait toute la solennité que la présence du ministre +donnerait à la mise en scène, dont il soignait déjà les détails.</p> + +<p>«Alors, c'est entendu, je compte sur vous pour le premier coup de mine», +dit-il en s'en allant.</p> + +<p>Rougon s'était remis devant son bureau. Il consultait une liste de noms. +Derrière la porte, dans l'anti-chambre, l'attente grandissait.</p> + +<p>«J'ai à peine un quart d'heure, murmura-t-il. Enfin, je recevrai ceux +que je pourrai.» Il sonna et dit à Merle:</p> + +<p>«Faites entrer M. le préfet de la somme.» Mais il reprit aussitôt, la +liste sous les yeux:</p> + +<p>«Attendez donc!... Est-ce que M. et Mme Charbonnel sont là? Faites-les +entrer.» On entendit la voix de l'huissier appelant: «Monsieur et madame +Charbonnel!» Et les deux bourgeois de Plassans parurent, suivis par les +regards étonnés de toute l'anti-chambre. M. Charbonnel était en habit, +un habit à queue carrée, qui avait un collet de velours; Mme Charbonnel +portait une robe de soie puce, avec un chapeau à rubans jaunes. Depuis +deux heures, ils attendaient, patiemment.</p> + +<p>«Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon.</p> + +<p>Merle vous connaît.» Puis, sans leur laisser balbutier des phrases où +les mots: «Votre Excellence» revenaient sans cesse, il cria gaiement:</p> + +<p>«Victoire! Le Conseil d'État a rendu son arrêt. Nous avons battu notre +terrible évêque.» L'émotion de la vieille dame fut si forte qu'elle dut +s'asseoir. Le mari s'appuya au dossier d'un fauteuil.</p> + +<p>«J'ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait le ministre. Comme +je tenais à vous l'apprendre moi même, je vous ai fait prier de venir ce +matin!... Hein! voilà une jolie tuile, cinq cent mille francs!» Il +plaisantait, heureux de leurs visages bouleversés.</p> + +<p>Mme Charbonnel put enfin demander d'une voix étranglée et timide:</p> + +<p>«C'est fini, bien sûr?... On ne recommencera plus le procès?</p> + +<p>—Non, non, soyez tranquilles. L'héritage est à vous.» Et il donna +quelques détails. Le Conseil d'État n'avait pas autorisé les sœurs de +la Sainte-Famille à accepter le legs, en se basant sur l'existence +d'héritiers naturels, et en cassant le testament qui ne paraissait pas +avoir tous les caractères d'authenticité désirables. Mgr Rochart était +exaspéré. Rougon, qui l'avait rencontré la veille chez son collègue le +ministre de l'Instruction publique, riait encore de ses regards +furibonds. Son triomphe sur le prélat l'égayait beaucoup.</p> + +<p>«Vous voyez bien qu'il ne m'a pas mangé, dit-il encore. Je suis trop +gros.... Oh! tout n'est pas terminé entre nous. J'ai vu ça à la couleur +de ses yeux. C'est un homme qui ne doit rien oublier. Mais ceci me +regarde.» Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec des +révérences. Ils dirent qu'ils partiraient le soir même. Maintenant, ils +étaient pris d'une vive inquiétude, la maison de leur cousin Chevassu, à +Faverolles, se trouvait gardée par une vieille domestique dévote, très +dévouée aux sœurs de la Sainte-Famille; peut-être, en apprenant l'issue +du procès, allait-on dévaliser la maison. Ces religieuses devaient être +capables de tout.</p> + +<p>«Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque chose clochait +là-bas, écrivez-moi.» Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte, +il remarqua l'étonnement des figures, dans l'anti-chambre; le préfet de +la Somme échangeait un sourire avec ses collègues du Jura et du Cher; +les deux dames, devant la table, avaient aux lèvres un léger pli de +dédain. Alors, il haussa la voix, rudement: «Écrivez-moi, n'est-ce pas? +Vous savez combien je vous suis dévoué... Et quand vous serez à +Plassans, dites à ma mère que je me porte bien.» Il traversa +l'anti-chambre, les accompagna jusqu'à l'autre porte, pour les imposer à +tout ce monde, sans aucune honte d'eux, tirant un grand orgueil d'être +parti de leur petite ville et de pouvoir aujourd'hui les mettre aussi +haut qu'il lui plaisait. Et les solliciteurs, les fonctionnaires, +inclinés sur leur passage, saluaient la robe de soie puce et l'habit à +queue carrée des Charbonnel.</p> + +<p>Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le colonel debout.</p> + +<p>«A ce soir, dit ce dernier. Il commence à faire trop chaud chez vous.» +Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles à l'oreille. Il +s'agissait de son fils Auguste, qu'il allait retirer du collège, +désespérant de lui voir jamais passer son baccalauréat. Rougon avait +promis de le prendre dans son ministère, bien que le diplôme de +bachelier fût exigé de tous les employés.</p> + +<p>«Eh bien, c'est cela, amenez-le, répondit-il. Je passerai par-dessus les +formalités. Je chercherai un biais.... Et il gagnera quelque chose tout +de suite, puisque vous y tenez.»</p> + +<p>M. Béjuin resta seul devant la cheminée. Il roula son fauteuil, +s'installa au milieu, sans paraître s'apercevoir que la pièce se vidait. +Il demeurait toujours le dernier, attendait encore quand les autres +n'étaient plus là, dans l'espoir de se faire offrir quelque part +oubliée.</p> + +<p>Merle, de nouveau, reçut l'ordre d'introduire le préfet de la Somme. +Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s'approcha du bureau, en +disant avec un sourire aimable:</p> + +<p>«Si Son Excellence daigne le permettre, je vais m'acquitter d'une toute +petite commission.» Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour +écouter.</p> + +<p>«C'est cette pauvre Mme Correur.... Je suis allé chez elle ce matin. +Elle est couchée, elle a un clou bien mal placé, et très gros! oh! plus +gros que la moitié du poing.</p> + +<p>Ça n'a rien de dangereux, mais ça la fait beaucoup souffrir, parce +qu'elle a la peau très fine...</p> + +<p>—Alors? demanda le ministre.</p> + +<p>—J'ai même aidé la bonne à la retourner. Mais j'ai mon service, moi.... +Alors, elle est très inquiète, elle aurait voulu voir Son Excellence +pour les réponses qu'elle attend. Je m'en allais, quand elle m'a +rappelé, en me disant que je serais bien gentil, si je pouvais ce soir +lui rapporter es réponses, après mon travail.., son Excellence +serait-elle assez obligeante...?» Le ministre se tourna tranquillement.</p> + +<p>«Monsieur d'Escorailles, donnez-moi donc ce dossier là-bas, dans cette +armoire.» C'était le dossier de Mme Correur, une énorme chemise grise +crevant de papiers. Il y avait là des lettres, des projets, des +pétitions de toutes les écritures et de toutes les orthographes: +demandes de bureaux de tabac, demandes de bureaux de timbres, demandes +de secours, de subventions, de pensions, d'allocations.</p> + +<p>Toutes les feuilles volantes portaient en marge l'apostille de Mme +Correur, cinq ou six lignes suivies d'une grosse signature masculine.</p> + +<p>Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres, de +petites notes écrites de sa main au crayon rouge.</p> + +<p>«La pension de Mme Jalaguier est portée à dix-huit cents francs. Mme +Leturc a son bureau de tabac.... Les fournitures de Mme Chardon sont +acceptées.... Rien encore pour Mme Testanière.... Ah! vous direz aussi +que j'ai réussi pour Mlle Herminie Billecoq. J'ai parlé d'elle, des +dames donneront la dot nécessaire à son mariage avec l'officier qui l'a +séduite.</p> + +<p>—Je remercie mille fois Son Excellence», dit Merle en s'inclinant.</p> + +<p>Il sortait, lorsqu'une adorable tête blonde, coiffée d'un chapeau rose, +parut à la porte.</p> + +<p>«Puis-je entrer?» demanda une voix flûtée.</p> + +<p>Et Mme Bouchard, sans attendre la réponse, entra.</p> + +<p>Elle n'avait pas vu l'huissier dans l'anti-chambre, elle était allée +droit devant elle. Rougon, qui l'appelait «ma chère enfant», la fit +asseoir, après avoir gardé un instant entre les siennes ses petites +mains gantées.</p> + +<p>«Est-ce pour quelque chose de sérieux? demanda-t-il.</p> + +<p>—Oui, oui, très sérieux», répondit-elle avec un sourire.</p> + +<p>Alors, il recommanda à Merle de n'introduire personne. M. d'Escorailles, +qui avait fini la toilette de ses ongles, était venu saluer Mme +Bouchard. Elle lui fit signe de se pencher, lui parla tout bas, +vivement. Le jeune homme approuva de la tête. Et il alla prendre son +chapeau, en disant à Rougon:</p> + +<p>«Je vais déjeuner, je ne vois rien d'important.... Il n'y a que cette +place d'inspecteur. Il faudrait nommer quelqu'un.» Le ministre restait +perplexe, secouait la tête.</p> + +<p>«Oui, sans doute, il faut nommer quelqu'un.... On m'a proposé déjà un +tas de monde. Ça m'ennuie de nommer des gens que je ne connais pas.» Et +il regardait autour de lui, dans les coins de la pièce, comme pour +trouver. Son regard brusquement tomba sur M. Béjuin, allongé devant la +cheminée, silencieux, béat.</p> + +<p>«Monsieur Béjuin», appela-t-il.</p> + +<p>Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger.</p> + +<p>«Voulez-vous être inspecteur? Je vous expliquerai: une place de six +mille francs, où l'on n'a rien à faire, et qui est très compatible avec +vos fonctions de député.»</p> + +<p>M. Béjuin dodelina de la tête. Oui, oui, il acceptait. Et quand +l'affaire fut entendue, il resta encore là deux minutes à flairer l'air. +Mais il sentit sans doute qu'il n'y aurait plus rien à ramasser ce +matin-là, car il se retira lentement, en traînant les pieds, derrière M. +d'Escorailles.</p> + +<p>«Nous voilà seuls.... Voyons, qu'y a-t-il, ma chère enfant?» demanda +Rougon à la jolie Mme Bouchard.</p> + +<p>Il avait roulé un fauteuil, et s'était assis devant elle, au milieu du +cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe de cachemire de l'Inde +rose pâle, d'une grande douceur, qui la drapait comme un peignoir. Elle +était habillée sans l'être. Sur ses bras, sur sa gorge, l'étoffe souple +vivait; tandis que, dans la mollesse de la jupe, de larges plis +marquaient la rondeur de ses jambes. Il y avait là une nudité très +savante, une séduction calculée jusque dans la taille placée un peu +haut, dégageant les hanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait, +elle semblait sans linge, délicieusement mise pourtant.</p> + +<p>«Voyons, qu'y a-t-il?» répéta Rougon.</p> + +<p>Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, les cheveux +frisés sous son chapeau rose, montrant la blancheur mouillée de ses +dents, entre ses lèvres ouvertes. Sa petite figure avait un abandon +câlin, un air de prière ardent et soumis.</p> + +<p>«C'est quelque chose que j'ai à vous demander», murmura-t-elle enfin.</p> + +<p>Puis, elle ajouta vivement:</p> + +<p>«Dites d'abord que vous me l'accordez.» Mais il ne promit rien. Il +voulait savoir auparavant. Il se défiait des dames. Et, comme elle se +penchait tout près de lui, il l'interrogea:</p> + +<p>«C'est donc bien gros, que vous n'osez parler. Il faut que je vous +confesse, n'est-ce pas?... Procédons par ordre. Est-ce pour votre mari?» +Elle répondait non de la tête, sans cesser de sourire.</p> + +<p>«Diable!... Pour M. d'Escorailles alors? Vous complotiez quelque chose à +voix basse, tout à l'heure.» Elle répondait toujours non. Elle avait une +légère moue, signifiant clairement qu'il avait bien fallu renvoyer M. +d'Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelque surprise, elle +rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans ses jambes.</p> + +<p>«Écoutez.... Vous ne me gronderez pas? vous m'aimez bien un peu?... +C'est pour un jeune homme.</p> + +<p>Vous ne le connaissez pas; je vous dirai son nom tout à l'heure, quand +vous lui aurez donné la place.... Oh! une place sans importance. Vous +n'aurez qu'un mot à dire, et nous vous serons bien reconnaissants.</p> + +<p>—Un de vos parents peut-être?» demanda-t-il de nouveau.</p> + +<p>Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissa glisser +ses mains pour qu'il les reprît dans les siennes. Et elle dit très bas:</p> + +<p>«Non, un ami.... Mon Dieu, je suis bien malheureuse!» Elle +s'abandonnait, elle se livrait à lui par cet aveu.</p> + +<p>C'était une attaque très voluptueuse, d'un art supérieur, savamment +calculée pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, il crut +même qu'elle inventait cette histoire par un raffinement de séduction, +afin de se faire désirer davantage, au sortir des bras d'un autre.</p> + +<p>«Mais c'est très mal!» s'écria-t-il.</p> + +<p>Alors, d'un geste prompt et familier, elle lui mit sa main dégantée sur +la bouche. Elle s'était allongée tout contre lui. Ses yeux se fermaient +dans son visage pâmé.</p> + +<p>L'un de ses genoux relevait sa jupe molle, qui la couvrait à peine du +fin tissu d'une longue chemise de nuit.</p> + +<p>L'étoffe tendue du corsage avait les émotions de sa gorge. Pendant +quelques secondes, il la sentit comme nue entre ses bras. Et il la +saisit brutalement par la taille, il la planta debout au milieu du +cabinet, se fâchant, jurant.</p> + +<p>«Tonnerre de Dieu! soyez donc raisonnable!» Elle, les lèvres blanches, +resta devant lui, avec des regards en dessous.</p> + +<p>«Oui, c'est très mal, c'est indigne! M. Bouchard est un excellent homme. +Il vous adore, il a une confiance aveugle en vous.... Non, certes, je ne +vous aiderai pas à le tromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse +absolument! Et je vous dis ce que je pense, je ne mâche pas mes paroles, +ma belle enfant.... On peut être indulgent.</p> + +<p>Ainsi, par exemple, passe encore...» Il s'arrêta, il allait laisser +échapper qu'il lui tolérait M. d'Escorailles. Peu à peu, il se calmait, +une grande dignité lui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise +d'un petit tremblement; lui resta debout, la chapitra d'importance. Ce +fut un sermon en forme, avec de très belles paroles. Elle offensait +toutes les lois divines et humaines; elle marchait sur un abîme, +déshonorait le foyer domestique, se préparait à une vieillesse de +remords; et, comme il crut deviner un léger sourire aux coins de ses +lèvres, il fit même le tableau de cette vieillesse, la beauté dévastée, +le cœur à jamais vide, la rougeur du front sous les cheveux blancs. +Puis, il examina sa faute au point de vue de la société; là, surtout, il +se montra sévère, car si elle avait pour elle l'excuse de sa nature +sensible, le mauvais exemple qu'elle donnait devait rester sans pardon; +ce qui l'amena à tonner contre le dévergondage moderne, les débordements +abominables de l'époque. Enfin, il fit un retour sur lui-même. Il était +le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de son pouvoir pour encourager +le vice. Sans la vertu, un gouvernement lui semblait impossible. Et il +termina en mettant ses adversaires au défi de trouver dans son +administration un seul acte de népotisme, une seule faveur due à +l'intrigue.</p> + +<p>La jolie Mme Bouchard l'écoutait, la tête basse, pelotonnée, montrant +son cou délicat sous le bavolet de son chapeau rose. Quand il se fut +soulagé, elle se leva, se dirigea vers la porte, sans dire un mot. Mais +comme elle sortait, la main sur le bouton, elle leva la tête, et se +remit à sourire, en murmurant:</p> + +<p>«Il s'appelle Georges Duchesne. Il est commis principal dans la division +de mon mari, et veut être sous-chef...</p> + +<p>—Non, non!» cria Rougon.</p> + +<p>Alors, elle s'en alla, en l'enveloppant d'un long regard méprisant de +femme dédaignée. Elle s'attardait, elle traînait sa jupe avec langueur, +désireuse de laisser derrière elle le regret de sa possession.</p> + +<p>Le ministre entra dans son cabinet d'un air de fatigue. Il avait fait un +signe à Merle qui le suivit. La porte était restée entrouverte.</p> + +<p>«M. le directeur du Vœu national, que Son Excellence a fait demander, +vient d'arriver, dit l'huissier à demi-voix.</p> + +<p>—Très bien! répondit Rougon. Mais je recevrai auparavant les +fonctionnaires qui sont là depuis longtemps.» A ce moment, un valet de +chambre parut à la porte conduisant aux appartements particuliers. Il +annonça que le déjeuner était prêt et que Mme Delestang attendait Son +Excellence au salon. Le ministre s'était avancé vivement.</p> + +<p>«Dites qu'on serve! Tant pis! je recevrai plus tard. Je crève de faim.»</p> + +<p>Il allongea le cou pour jeter un coup d'œil l'anti-chambre était +toujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n'avait +bougé. Les trois préfets causaient dans leur coin; les deux dames, +devant la table, s'appuyaient du bout de leurs doigts, un peu lasses; +les mêmes têtes, aux mêmes places, demeuraient fixes et muettes, le long +des murs, contre les dossiers de velours rouge. Alors, il quitta son +cabinet, en donnant à Merle l'ordre de retenir le préfet de la Somme et +le directeur du Vœu national.</p> + +<p>Mme Rougon, un peu souffrante, était partie la veille pour le Midi, où +elle devait passer un mois; elle avait un oncle du côté de Pau. +Delestang, chargé d'une mission très importante au sujet d'une question +agricole, se trouvait en Italie depuis six semaines. Et c'était ainsi +que le ministre, avec lequel Clorinde voulait causer longuement, l'avait +invitée à venir déjeuner au ministère, en garçons.</p> + +<p>Elle l'attendait patiemment, en feuilletant un traité de droit +administratif, qui traînait sur une table.</p> + +<p>«Vous devez avoir l'estomac dans les talons, lui dit-il gaiement. J'ai +été débordé, ce matin.» Et il lui offrit le bras, il la conduisit à la +salle à manger, une pièce immense, dans laquelle les deux couverts, mis +sur une petite table devant la fenêtre, étaient comme perdus. Deux +grands laquais servaient. Rougon et Clorinde, très sobres tous les deux, +mangèrent vite: quelques radis, une tranche de saumon froid, des +côtelettes à la purée et un peu de fromage. Ils ne touchèrent pas au +vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l'eau. A peine échangèrent-ils +dix paroles. Puis, quand les deux laquais, après avoir desservi, eurent +apporté le café et les liqueurs, la jeune femme lui adressa un léger +mouvement des sourcils, qu'il comprit parfaitement.</p> + +<p>«C'est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai.» Les laquais sortirent. +Alors, elle se leva, en donnant des tapes sur sa jupe pour faire tomber +les miettes. Elle portait une robe de soie noire, trop grande, chargée +de volants, si compliquée, qu'elle y était empaquetée, sans qu'on pût +distinguer où se trouvaient ses hanches et sa gorge.</p> + +<p>«Quelle halle! murmurait-elle, en allant au fond de la pièce. C'est un +salon pour noces et repas de corps, votre salle à manger!» Et elle +revint, ajoutant:</p> + +<p>«Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi!</p> + +<p>—Diable! dit Rougon, c'est qu'il n'y a pas de tabac.</p> + +<p>Je ne fume jamais.» Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche +une petite blague en soie rouge brodée d'or, guère plus grosse qu'une +bourse. Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis, +comme ils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes dans +toute la pièce. Enfin, sur le coin d'un dressoir, ils trouvèrent trois +allumettes, qu'elle emporta soigneusement. Et, la cigarette aux lèvres, +allongée de nouveau sur sa chaise, elle se mit à boire son café par +petites gorgées, en regardant Rougon bien en face, avec un sourire.</p> + +<p>«Eh bien, je suis tout à vous, dit celui-ci, qui souriait également. +Vous aviez à causer, causons.» Elle eut un geste d'insouciance.</p> + +<p>«Oui. J'ai reçu une lettre de mon mari. Il s'ennuie à Turin. Il est très +heureux d'avoir obtenu cette mission, grâce à vous; seulement, il ne +veut pas qu'on l'oublie là-bas.... Mais nous parlerons de cela tout à +l'heure. Rien ne presse.» Elle se remit à fumer et à le regarder avec +son irritant sourire. Rougon, peu à peu, s'était accoutumé à la voir, +sans se poser les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sa +curiosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, il l'acceptait +maintenant comme une figure classée, connue, dont les étrangetés ne lui +causaient plus un sursaut de surprise. Mais, à la vérité, il ne savait +toujours rien de précis sur elle, il l'ignorait toujours autant qu'aux +premiers jours. Elle restait multiple, puérile et profonde, bête le plus +souvent, singulièrement fine parfois, très douce et très méchante. Quand +elle le surprenait encore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas +l'explication, il avait des haussements d'épaules d'homme fort, il +disait que toutes les femmes étaient ainsi. Et il croyait par là +témoigner un grand mépris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire +de Clorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents, +entre les lèvres rouges.</p> + +<p>«Qu'avez-vous donc à me regarder? demanda-t-il enfin, gêné par ces +grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j'ai quelque chose qui vous +déplaît?» Une pensée cachée venait de luire au fond des yeux de +Clorinde, pendant que deux plis donnaient à sa bouche une grande dureté. +Mais elle reprit aussitôt son rire adorable, soufflant sa fumée par +minces filets, murmurant:</p> + +<p>«Non, non, je vous trouve très bien.... Je pensais à une chose, mon +cher. Savez-vous que vous avez une fière chance?</p> + +<p>—Comment cela?</p> + +<p>—Sans doute.... Vous voilà au sommet que vous vouliez atteindre. Tout +le monde vous a poussé, les événements eux-mêmes vous ont servi.» Il +allait répondre, lorsqu'on frappa à la porte. Clorinde, d'un mouvement +instinctif, cacha sa cigarette derrière sa jupe. C'était un employé qui +voulait communiquer à Son Excellence une dépêche très pressée.</p> + +<p>Rougon, d'un air maussade, lut la dépêche, indiqua à l'employé le sens +dans lequel il fallait rédiger la réponse. Puis il referma la porte +violemment, et venant se rasseoir:</p> + +<p>«Oui, j'ai eu des amis très dévoués. Je tâche de m'en souvenir.... Et +vous avez raison, j'ai à remercier jusqu'aux événements. Les hommes ne +peuvent souvent rien quand les faits ne les aident pas.» En disant ces +paroles d'une voix lente, il la regardait, ses lourdes paupières +baissées, cachant à demi le regard dont il l'étudiait. Pourquoi +parlait-elle de sa chance? Que savait-elle au juste des événements +favorables auxquels elle faisait allusion? Peut-être Du Poizat avait-il +causé? Mais, à la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie +d'un ressouvenir sensuel, il sentait en elle une autre préoccupation; +sûrement elle ignorait tout. Lui-même oubliait, préférait ne pas trop +fouiller au fond de sa mémoire. Il y avait une heure dans sa vie qui +finissait par lui sembler très confuse. Il en arrivait à croire qu'il +devait réellement sa haute situation au dévouement de ses amis.</p> + +<p>«Je ne voulais rien être, on m'a poussé malgré moi, continua-t-il. Enfin +les choses ont tourné pour le mieux. Si je réussis à faire quelque bien, +je serai satisfait.» Il acheva son café. Clorinde roulait une seconde +cigarette.</p> + +<p>«Vous vous rappelez? murmura-t-elle, il y a deux ans, quand vous avez +quitté le conseil d'État, je vous questionnais, je vous demandais la +raison de ce coup de tête. Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-là! +Mais, maintenant, vous pouvez parler.... Voyons, là, franchement, entre +nous, aviez-vous un plan arrêté?</p> + +<p>—On a toujours un plan, répondit-il finement. Je me sentais tomber, je +préférais faire le saut moi-même.</p> + +<p>—Et votre plan s'est-il exécuté, les choses ont-elles exactement marché +comme vous l'aviez prévu?» Il eut un clignement d'yeux de compère qui se +met à l'aise.</p> + +<p>«Mais non, vous le savez bien, jamais les choses ne marchent ainsi.... +Pourvu qu'on arrive!» Et il s'interrompit, lui offrant des liqueurs.</p> + +<p>«Hein? du curaçao ou de la chartreuse?» Elle accepta un petit verre de +chartreuse. Comme il versait, on frappa de nouveau. Elle cacha encore sa +cigarette, avec un geste d'impatience. Lui, furieux, sans lâcher le +carafon, se leva. Cette fois, c'était pour une lettre scellée d'un large +cachet. Il la parcourut d'un regard, la fourra dans une poche de sa +redingote, en disant:</p> + +<p>«C'est bien! Et qu'on ne me dérange plus, n'est-ce pas?» Clorinde, quand +il fut revenu en face d'elle, trempa ses lèvres dans la chartreuse, +buvant goutte à goutte, le regardant en dessous, les yeux luisants. Elle +était reprise par cet attendrissement qui lui noyait la face.</p> + +<p>Elle dit très bas, les deux coudes posés sur la table:</p> + +<p>«Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu'on a fait pour vous.» +Il s'approcha, posa à son tour ses deux coudes, en s'écriant vivement:</p> + +<p>«Tiens, c'est vrai, vous allez me conter ça! Maintenant, il n'y a plus +de cachotteries, n'est-ce pas?... Dites-moi ce que vous avez fait?» Elle +répondit non du menton, longuement, en pinçant sa cigarette des lèvres.</p> + +<p>«C'est donc terrible? Vous craignez que je ne puisse pas payer ma dette, +peut-être?... Attendez, je vais tâcher de deviner.... Vous avez écrit au +pape et vous avez mis tremper quelque bon Dieu dans mon pot à eau, sans +que je m'en aperçoive?» Mais elle se fâcha de cette plaisanterie. Elle +menaçait de s'en aller, s'il continuait.</p> + +<p>«Ne riez pas de la religion, disait-elle. Ça vous porterait malheur.» +Puis, calmée, chassant de la main la fumée qu'elle soufflait et qui +semblait incommoder Rougon, elle reprit d'une voix particulière:</p> + +<p>«J'ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait des amis.» Elle éprouvait un +besoin mauvais de lui tout conter.</p> + +<p>Elle voulait qu'il n'ignorât pas de quelle façon elle avait travaillé à +sa fortune. Cet aveu était une première satisfaction, dans sa longue +rancune si patiemment cachée.</p> + +<p>S'il l'avait poussée, elle aurait donné des détails précis.</p> + +<p>C'était ce retour en arrière qui la rendait rieuse, un peu folle, la +peau chaude d'une moiteur dorée.</p> + +<p>«Oui, oui, répéta-t-elle, des hommes très hostiles à vos idées, dont +j'ai dû faire la conquête pour vous, mon cher.» Rougon était devenu très +pâle. Il avait compris.</p> + +<p>«Ah!» dit-il simplement.</p> + +<p>Il cherchait à éviter ce sujet. Mais, effrontément, tranquillement, elle +plantait dans ses yeux son large regard noir, riant d'un rire de gorge. +Alors, il céda, il l'interrogea.</p> + +<p>«M. de Marsy, n'est-ce pas?» Elle répondit oui d'un signe de tête, en +rejetant derrière son épaule une bouffée de fumée.</p> + +<p>«Le chevalier Rusconi?» Elle répondit encore oui.</p> + +<p>«M. Lebeau, M. de Salneuve, M. Guyot-Laplanche?» Elle répondait toujours +oui. Pourtant, au nom de M. de Plouguern, elle protesta. Celui-là, non. +Et elle acheva son verre de chartreuse, à petits coups de langue, la +mine triomphante.</p> + +<p>Rougon s'était levé. Il alla au fond de la pièce, revint derrière elle, +lui dit dans la nuque:</p> + +<p>«Pourquoi pas avec moi, alors?» Elle se retourna brusquement, de peur +qu'il ne lui baisât les cheveux.</p> + +<p>«Avec vous? mais c'est inutile! Pour quoi faire, avec vous?... C'est +bête, ce que vous dites là! Avec vous, je n'avais pas besoin de plaider +votre cause.» Et, comme il la regardait, pris d'une colère blanche, elle +partit d'un grand éclat de rire.</p> + +<p>«Ah! l'innocent! on ne peut pas seulement plaisanter, il croit tout ce +qu'on lui dit!... Voyons, mon cher, me pensez-vous capable de mener un +pareil commerce? Et pour vos beaux yeux encore! D'ailleurs, si j'avais +commis toutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien sûr.... +Non, vrai, vous êtes amusant!» Rougon resta un moment décontenancé. Mais +la façon ironique dont elle se démentait, la rendait plus provocante, et +toute sa personne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, répétait +ses aveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendre +par la taille, lorsqu'on frappa une troisième fois.</p> + +<p>«Tant pis! murmura-t-elle, je garde ma cigarette.» Un huissier entra, +tout essoufflé, balbutiant que Son Excellence le ministre de la Justice +demandait à parler à Son Excellence; et il regardait du coin de l'œil +cette dame qui fumait.</p> + +<p>«Dites que je suis sorti! cria Rougon. Je n'y suis pour personne, +entendez-vous!» Quand l'huissier se fut retiré à reculons, en saluant, +il s'emporta, donna des coups de poing sur les meubles.</p> + +<p>On ne le laissait plus respirer; la veille encore, on l'avait relancé +jusque dans son cabinet de toilette, pendant qu'il se faisait la barbe. +Clorinde, délibérément, marcha vers la porte.</p> + +<p>«Attendez, dit-elle. On ne nous dérangera plus.» Elle prit les clefs, +les mit en dedans, ferma à double tour.</p> + +<p>«Là. On peut frapper, maintenant.» Et elle revint rouler une troisième +cigarette, debout devant la fenêtre. Il crut à une heure d'abandon. Il +s'approcha, lui dit dans le cou:</p> + +<p>«Clorinde!»</p> + +<p>Elle ne bougea pas, et il reprit d'une voix plus basse:</p> + +<p>«Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas?» Ce tutoiement la laissa calme. Elle +dit non de la tête, mais faiblement, comme si elle avait voulu +l'encourager, le pousser encore. Il n'osait la toucher, devenu tout d'un +coup timide, demandant la permission en écolier que sa première bonne +fortune paralyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la +nuque, à la racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute méprisante, +en s'écriant:</p> + +<p>«Tiens, ça vous reprend donc, mon cher? Je croyais que ça vous avait +passé... Quel drôle d'homme vous faites! Vous embrassez les femmes après +dix-huit mois de réflexion.» Lui, la tête baissée, se ruant sur elle, +avait saisi une de ses mains qu'il mangeait de baisers. Elle la lui +abandonnait. Elle continuait à se moquer, sans se fâcher.</p> + +<p>«Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c'est tout ce que je vous +demande.... Ah! je n'aurais pas cru cela de vous! Vous étiez devenu si +sage, quand j'allais vous voir rue Marbeuf! Et vous voilà de nouveau en +folie, parce que je vous raconte des saletés, dont je n'ai jamais eu +l'idée, Dieu merci! Eh bien, vous êtes propre, mon cher!... Moi, je ne +brûle pas si longtemps. C'est de l'histoire ancienne. Vous n'avez pas +voulu de moi, je ne veux plus de vous.</p> + +<p>—Écoutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il.</p> + +<p>Je ferai tout, je donnerai tout.» Mais elle disait encore non, le +punissant dans sa chair de ses anciens dédains, goûtant là une première +vengeance. Elle l'avait souhaité tout-puissant pour le refuser et faire +ainsi un affront à sa force d'homme.</p> + +<p>«Jamais, jamais! répéta-t-elle à plusieurs reprises.</p> + +<p>Vous ne vous souvenez donc pas? Jamais!» Alors, honteusement, Rougon se +traîna à ses pieds. Il avait pris ses jupes entre ses bras, il baisait +ses genoux à travers la soie. Ce n'était pas la robe molle de Mme +Bouchard, mais un paquet d'étoffe d'une épaisseur irritante, et qui +pourtant le grisait de son odeur.</p> + +<p>Elle, avec un haussement d'épaules, lui abandonnait les jupes. Mais il +s'enhardissait, ses mains descendaient, cherchaient les pieds, au bord +du volant.</p> + +<p>«Prenez garde!» dit-elle de sa voix paisible.</p> + +<p>Et, comme il enfonçait les mains, elle lui posa sur le front le bout +embrasé de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulut de nouveau +se précipiter sur elle.</p> + +<p>Mais elle s'était échappée et tenait un cordon de sonnette, adossée +contre le mur, près de la cheminée. Elle cria:</p> + +<p>«Je sonne, je dis que c'est vous qui m'avez enfermée!» Il tourna sur +lui-même, les poings aux tempes, le corps secoué d'un grand frisson. Et, +pendant quelques secondes, il demeura immobile, avec la peur d'entendre +sa tête éclater. Il se roidissait pour se calmer d'un coup, les oreilles +bourdonnantes, les yeux aveuglés de flammes rouges.</p> + +<p>«Je suis une brute, murmura-t-il. C'est stupide.» Clorinde riait d'un +air de victoire, en lui faisant de la morale. Il avait tort de mépriser +les femmes; plus tard, il reconnaîtrait qu'il existait des femmes très +fortes.</p> + +<p>Puis, elle retrouva son ton de bonne fille.</p> + +<p>«Nous ne sommes pas fâchés, hein?... Voyez-vous, ne me demandez jamais +ça. Je ne veux pas, ça ne me plaît pas.» Rougon se promenait, honteux de +lui. Elle lâcha le cordon de sonnette, alla se rasseoir devant la table, +où elle se fit un verre d'eau sucrée.</p> + +<p>«J'ai donc reçu hier une lettre de mon mari, reprit-elle tranquillement. +J'avais tant d'affaires ce matin, que je vous aurais peut-être manqué de +parole pour le déjeuner, si je n'avais désiré vous la montrer. Tenez, la +voici.... Il vous rappelle vos promesses.» Il prit la lettre, la lut en +marchant, la rejeta sur la table, devant elle, avec un geste d'ennui.</p> + +<p>«Eh bien?» demanda-t-elle.</p> + +<p>Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, il bâillait +légèrement.</p> + +<p>«Il est bête», finit-il par dire.</p> + +<p>Elle fut très blessée. Depuis quelque temps, elle ne tolérait plus qu'on +parût douter des capacités de son mari. Elle baissa un instant la tête, +réprimant les petits mouvements de révolte dont ses mains étaient +agitées.</p> + +<p>Peu à peu, elle s'affranchissait de sa soumission d'écolière, semblait +prendre à Rougon assez de sa force pour se poser en adversaire +redoutable. «Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini, +dit le ministre, poussé à se venger sur le mari de la résistance de la +femme. Ah! le bonhomme n'est pas facile à caser.</p> + +<p>—Vous exagérez, mon cher, reprit-elle après un silence. Autrefois, vous +juriez qu'il avait le plus bel avenir. Il possède des qualités très +sérieuses et très solides.... Allez, ce ne sont pas les hommes vraiment +forts qui vont le plus loin.» Rougon continuait sa promenade. Il +haussait les épaules.</p> + +<p>«Votre intérêt est qu'il entre au ministère. Vous y compterez un ami. Si +réellement le ministre de l'Agriculture et du Commerce se retire pour +des raisons de santé, comme on le dit, l'occasion est superbe. Mon mari +est compétent, et sa mission en Italie le désigne au choix de +l'empereur.... Vous savez que l'empereur l'aime beaucoup; Ils +s'entendent très bien ensemble; Ils ont les mêmes idées.... Un mot de +vous enlèverait l'affaire.» Il fit encore deux ou trois tours sans +répondre. Puis, s'arrêtant devant elle:</p> + +<p>«Je veux bien, après tout.... Il y en a de plus bêtes.... Mais je fais +cela uniquement pour vous. Je désire vous désarmer. Hein! vous ne devez +pas être bonne. N'est-ce pas, vous êtes très rancunière?» Il +plaisantait. Elle se mit à rire également, en répétant:</p> + +<p>«Oui, oui, très rancunière.... Je me souviens.» Puis, comme elle le +quittait, il la retint un instant à la porte. A deux reprises, ils se +serrèrent fortement les doigts, sans ajouter un mot.</p> + +<p>Dès que Rougon fut seul, il retourna à son cabinet. La grande pièce +était vide. Il s'assit devant le bureau, les coudes au bord du buvard, +soufflant dans le silence. Ses paupières se baissaient, une somnolence +rêveuse le tint assoupi pendant près de dix minutes. Mais il eut un +sursaut, il s'étira les bras; et il sonna. Merle parut.</p> + +<p>«M. le préfet de la somme attend toujours, n'est-ce pas?... Faites-le +entrer.» Le préfet de la Somme entra, blême et souriant, en redressant +sa petite taille. Il fit son compliment au ministre d'un air correct. +Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s'asseoir.</p> + +<p>«Voici, monsieur le préfet, pourquoi je vous ai mandé. Certaines +instructions doivent être données de vive voix.... Vous n'ignorez pas +que le parti révolutionnaire relève la tête. Nous avons été à deux +doigts d'une catastrophe épouvantable. Enfin, le pays demande à être +rassuré, à sentir au-dessus de lui l'énergique protection du +gouvernement. De son côté, Sa Majesté l'empereur est décidée à faire des +exemples, car jusqu'à présent on a singulièrement abusé de sa bonté...» +Il parlait lentement, renversé au fond de son fauteuil, jouant avec un +gros cachet à manche d'agate. Le préfet approuvait chaque membre de +phrase d'un vif mouvement de tête.</p> + +<p>«Votre département, continua le ministre, est un des plus mauvais. La +gangrène républicaine...</p> + +<p>—Je fais tous mes efforts... voulut dire le préfet.</p> + +<p>—Ne m'interrompez pas.... Il faut donc que la répression y soit +éclatante. C'est pour m'entendre avec vous sur ce sujet que j'ai désiré +vous voir.... Nous nous sommes occupés ici d'un travail, nous avons +dressé une liste...» Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un +dossier qu'il feuilleta.</p> + +<p>«On a dû répartir sur toute la France le nombre d'arrestations jugées +nécessaires. Le chiffre pour chaque département est proportionné au coup +qu'il s'agit de porter.... Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez, +la Haute-Marne, où les républicains sont en infime minorité, trois +arrestations seulement. La Meuse, au contraire, quinze arrestations.... +Quant à votre département, la Somme, n'est-ce pas? nous disons la +Somme...» Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupières.</p> + +<p>Enfin, il leva la tête et regarda le fonctionnaire en face.</p> + +<p>«Monsieur le préfet, vous avez douze arrestations à faire.» Le petit +homme blême s'inclina, en répétant:</p> + +<p>«Douze arrestations.... J'ai parfaitement compris Son Excellence.»</p> + +<p>Mais il restait perplexe, pris d'un léger trouble qu'il ne voulait pas +montrer. Après quelques minutes de conversation, comme le ministre le +congédiait en se levant, il se décida à demander:</p> + +<p>«Son Excellence pourrait-elle me désigner les personnes...?</p> + +<p>—Oh! arrêtez qui vous voudrez!... Je ne puis pas m'occuper de ces +détails. Je serais débordé. Et partez ce soir, procédez aux arrestations +dès demain.... Ah! pourtant, je vous conseille de frapper haut. Vous +avez bien là-bas des avocats, des négociants, des pharmaciens, qui +s'occupent de politique. Coffrez-moi tout ce monde-là. Ça fait plus +d'effet.» Le préfet se passa la main sur le front, d'un geste anxieux, +fouillant déjà sa mémoire, cherchant des avocats, des négociants, des +pharmaciens. Il hochait toujours la tête d'un air d'approbation. Mais +Rougon ne fut sans doute pas satisfait de son attitude hésitante.</p> + +<p>«Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majesté est très mécontente +en ce moment du personnel administratif. Il pourrait y avoir bientôt un +grand mouvement préfectoral. Nous avons besoin d'hommes très dévoués, +dans les circonstances graves où nous sommes.» Ce fut comme un coup de +fouet.</p> + +<p>«Son Excellence peut compter sur moi, s'écria le préfet. J'ai déjà mes +hommes; il y a un pharmacien à Péronne, un marchand de drap et un +fabricant de papier à Doullens; quant aux avocats, ils ne manquent pas, +c'est une peste.... Oh! j'assure à Son Excellence que je trouverai les +douze.... Je suis un vieux serviteur de l'empire.» Il parla encore de +sauver le pays, et s'en alla, en saluant très bas. Le ministre, derrière +lui, balança son grand corps d'un air de doute, il ne croyait pas aux +petits hommes. Sans se rasseoir, il barra la Somme d'un trait rouge sur +la liste. Plus des deux tiers des départements se trouvaient déjà +barrés. Le cabinet gardait le silence étouffé de ses tentures vertes +mangées par la poussière, l'odeur grasse dont l'embonpoint de Rougon +semblait l'emplir.</p> + +<p>Quand il sonna Merle de nouveau, il s'irrita de voir que l'anti-chambre +était toujours pleine. Il crut même reconnaître les deux dames, devant +la table.</p> + +<p>«Je vous avais dit de congédier tout le monde, cria-t-il. Je sors, je ne +puis recevoir.</p> + +<p>—M. le directeur du Vœu national est là», murmura l'huissier.</p> + +<p>Rougon l'avait oublié. Il noua les poings derrière son dos et donna +l'ordre de l'introduire. C'était un homme d'une quarantaine d'années, +mis avec une grande recherche, la figure épaisse.</p> + +<p>«Ah! vous voilà, monsieur, dit le ministre d'une voix rude. Il est +impossible que les choses continuent sur un pareil pied, je vous en +préviens!» Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elle +désorganisait, elle démoralisait, elle poussait à tous les désordres. Il +préférait aux journalistes les brigands qui assassinent sur les grandes +routes; on guérit d'un coup de poignard, tandis que les coups de plume +sont empoisonnés; et il trouva d'autres comparaisons encore plus +saisissantes. Peu à peu, il se fouettait lui-même, il s'agitait +furieusement, il roulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le +directeur, resté debout, baissait la tête sous l'orage, la mine humble +et consternée. Il finit par demander:</p> + +<p>«Si Son Excellence daignait m'expliquer, je ne comprends pas bien +pourquoi...</p> + +<p>—Comment, pourquoi?» s'écria Rougon, exaspéré.</p> + +<p>Il se précipita, étala le journal sur son bureau, en montra les colonnes +toutes balafrées à coups de crayon rouge.</p> + +<p>«Il n'y a pas dix lignes qui ne soient répréhensibles!</p> + +<p>Dans votre article de tête, vous paraissez mettre en doute +l'infaillibilité du gouvernement en matière de répression. Dans cet +entrefilet à la seconde page, vous semblez faire une allusion à ma +personne, en parlant des parvenus dont le triomphe est insolent. Dans +vos faits divers, traînent des histoires ordurières, des attaques +stupides contre les hautes classes.» Le directeur, épouvanté, joignait +les mains, tâchait de placer un mot.</p> + +<p>«Je jure à Son Excellence.... Je suis désespéré que Son Excellence ait +pu supposer un instant.... Moi qui ai pour Son Excellence une si vive +admiration...» Mais Rougon ne l'écoutait pas.</p> + +<p>«Et le pis, monsieur, c'est que personne n'ignore les liens qui vous +attachent à l'administration. Comment les autres feuilles peuvent-elles +nous respecter, si les journaux que nous payons ne nous respectent +pas?...</p> + +<p>Depuis ce matin, tous mes amis me dénoncent ces abominations.» Alors, le +directeur cria avec Rougon. Ces articles-là ne lui avaient point passé +sous les yeux. Mais il allait flanquer tous ses rédacteurs à la porte. +Si Son Excellence le voulait, il communiquerait chaque matin à Son +Excellence une épreuve du numéro. Rougon, soulagé, refusa; il n'avait +pas le temps. Et il poussait le directeur vers la porte, lorsqu'il se +ravisa.</p> + +<p>«J'oubliais. Votre feuilleton est odieux.... Cette femme bien élevée qui +trompe son mari est un argument détestable contre la bonne éducation. On +ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une +faute.</p> + +<p>—Le feuilleton a beaucoup de succès, murmura le directeur, inquiet de +nouveau. Je l'ai lu, je l'ai trouvé très intéressant.</p> + +<p>—Ah! vous l'avez lu.... Eh bien, cette malheureuse a-t-elle des remords +à la fin?» Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à se +souvenir.</p> + +<p>«Des remords? non, je ne crois pas.» Rougon avait ouvert la porte. Il la +referma sur lui, en criant:</p> + +<p>«Il faut absolument qu'elle ait des remords!... Exigez de l'auteur qu'il +lui donne des remords!»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#table">X</a></h2> + + +<p>Rougon avait écrit à Du Poizat et à M. Kahn, pour qu'on lui évitât +l'ennui d'une réception officielle aux portes de Niort. Il arriva un +samedi soir, vers sept heures, et descendit directement à la préfecture, +avec l'idée de se reposer jusqu'au lendemain midi; il était très las. +Mais après le dîner, quelques personnes vinrent. La nouvelle de la +présence du ministre devait déjà courir la ville. On ouvrit la porte +d'un petit salon, voisin de la salle à manger; un bout de soirée +s'organisa. Rougon, debout entre les deux fenêtres, fut obligé +d'étouffer ses bâillements et de répondre d'une façon aimable aux +compliments de bienvenue.</p> + +<p>Un député du département, cet avoué qui avait hérité de la candidature +officielle de M. Kahn, parut le premier, effaré, en redingote et en +pantalon de couleur; et il s'excusait, il expliquait qu'il rentrait à +pied d'une de ses fermes, mais qu'il avait quand même voulu saluer tout +de suite Son Excellence. Puis, un homme gros et court se montra, sanglé +dans un habit noir un peu juste, ganté de blanc, l'air cérémonieux et +désolé. C'était le premier adjoint. Il venait d'être prévenu par sa +bonne. Il répéta que M. le maire serait désespéré; M. le maire, qui +attendait Son Excellence le lendemain seulement, se trouvait à sa +propriété des Varades, à dix kilomètres. Derrière l'adjoint, défilèrent +encore six messieurs; grands pieds, grosses mains, larges figures +massives; le préfet les présenta comme des membres distingués de la +Société de statistique. Enfin, le proviseur du lycée amena sa femme, une +délicieuse blonde de vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettes +révolutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province à Rougon, +amèrement.</p> + +<p>Cependant, M. Kahn, qui avait dîné avec le ministre et le préfet, était +très questionné sur la solennité du lendemain. On devait se rendre à une +lieue de la ville, dans le quartier dit des Moulins, devant l'entrée +d'un tunnel projeté pour le chemin de fer de Niort à Angers; et là Son +Excellence le ministre de l'Intérieur mettrait lui même le feu à la +première mine. Cela parut touchant.</p> + +<p>Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorer l'entreprise +si laborieuse d'un vieil ami. D'ailleurs, il se considérait comme le +fils adoptif du département des Deux-Sèvres, qui l'avait autrefois +envoyé à l'Assemblée législative. A la vérité, le but de son voyage, +vivement conseillé par Du Poizat, était de le montrer dans toute sa +puissance à ses anciens électeurs, afin d'assurer complètement sa +candidature, s'il lui fallait jamais un jour entrer au Corps législatif.</p> + +<p>Par les fenêtres du petit salon, on voyait la ville noire et endormie. +Personne ne venait plus. On avait appris trop tard l'arrivée du +ministre. Cela tournait au triomphe, pour les gens zélés qui se +trouvaient là. Ils ne parlaient pas de quitter la place, ils se +gonflaient dans la joie d'être les premiers à posséder Son Excellence en +petit comité. L'adjoint répétait plus haut, d'une voix dolente, sous +laquelle perçait une grande jubilation:</p> + +<p>«Mon Dieu! que M. le maire va être contrarié!.., et M. le président! et +M. le procureur impérial! et tous ces messieurs!» Vers neuf heures +pourtant, on put croire que la ville était dans l'anti-chambre. Il y eut +un bruit imposant de pas. Puis, un domestique vint dire que M. le +commissaire central désirait présenter ses hommages à Son Excellence. Et +ce fut Gilquin qui entra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants +paille et des bottines de chevreau. Du Poizat l'avait casé dans son +département. Gilquin très convenable, ne gardait qu'un dandinement un +peu osé des épaules et la manie de ne pas se séparer de son chapeau +appuyé contre sa hanche, légèrement renversé, dans une pose étudiée sur +quelque gravure de tailleur. Il s'inclina devant Rougon, en lui +murmurant avec une humilité exagérée:</p> + +<p>«Je me rappelle au bon souvenir de son Excellence, que j'ai eu l'honneur +de rencontrer plusieurs fois à Paris.» Rougon sourit. Ils causèrent un +instant. Gilquin passa ensuite dans la salle à manger, où l'on venait de +servir le thé. Il y trouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de +la table, la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit +salon, maintenant, on parlait de la grandeur du règne; Du Poizat, debout +à côté de Rougon, exaltait l'empire; et tous deux échangeaient des +saluts, comme s'ils s'étaient félicités d'une œuvre personnelle, en +face des Niortais béants d'une admiration respectueuse.</p> + +<p>«Sont-ils forts, ces mâtins-là!» murmura Gilquin, qui suivait la scène +par la porte grande ouverte.</p> + +<p>Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude de M. Kahn. +Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanches mal rangées et sa +face d'enfant fiévreux, où le triomphe avait mis une flamme, faisait +rire d'aise Gilquin, qui le trouvait «très réussi».</p> + +<p>«Hein? Vous ne l'avez pas vu arriver dans le département? continua-t-il +à voix basse. Moi, j'étais avec lui. Il tapait les pieds d'un air rageur +en marchant. Allez, il devait en avoir gros sur le cœur contre les gens +d'ici.</p> + +<p>Depuis qu'il est dans sa préfecture, il se régale à se venger de son +enfance. Et les bourgeois qui l'ont connu pauvre diable autrefois n'ont +pas envie aujourd'hui de sourire, quand il passe, je vous en réponds! +Oh! c'est un préfet solide, un homme tout à son affaire. Il ne ressemble +guère à ce Langlade que nous avons remplacé, un garçon à bonnes +fortunes, blond comme une fille.... Nous avons trouvé des photographies +de dames très décolletées jusque dans les dossiers du cabinet.» Gilquin +se tut un instant. Il croyait s'apercevoir que, d'un angle du petit +salon, la femme du proviseur ne le quittait pas des yeux. Alors, voulant +développer les grâces de son buste, il se plia pour dire de nouveau à M. +Kahn:</p> + +<p>«Vous a-t-on raconté l'entrevue de Du Poizat avec son père? Oh! +l'aventure la plus amusante du monde!...</p> + +<p>Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amassé un magot en +prêtant à la petite semaine, et qui vit maintenant comme un loup, au +fond d'une vieille maison en ruine, avec des fusils chargés dans son +vestibule.... Or, Du Poizat, auquel il a prédit vingt fois l'échafaud, +rêvait depuis longtemps de l'écraser. Ça entrait pour une bonne moitié +dans son désir d'être préfet ici.... Un matin donc, Du Poizat endosse +son plus bel uniforme, et, sous le prétexte de faire une tournée, va +frapper à la porte du vieux. On parlemente un bon quart d'heure. Enfin +le vieux ouvre. Un petit vieillard blême qui regarde d'un air hébété les +broderies de l'uniforme.</p> + +<p>Et savez-vous ce qu'il a dit, dès la seconde phrase, quand il a su que +son fils était préfet? "Hein! Léopold, n'envoie plus toucher les +contributions!" Au demeurant, ni émotion, ni surprise.... Lorsque Du +Poizat est revenu, il pinçait les lèvres, la face blanche comme un +linge. Cette tranquillité de son père l'exaspérait. En voilà un sur le +dos duquel il ne montera jamais!»</p> + +<p>M. Kahn hochait discrètement la tête. Il avait remis la liste des +invitations dans sa poche, il prenait à son tour une tasse de thé, en +jetant des coups d'œil dans le salon voisin.</p> + +<p>«Rougon dort debout, dit-il. Ces imbéciles devraient bien le laisser +aller se coucher. Il faut qu'il soit solide pour demain. Je ne l'avais +pas revu, reprit Gilquin. Il a engraissé.» Puis, il baissa encore la +voix, il répéta:</p> + +<p>«Très forts, ces gaillards!... Ils ont manigancé je ne sais quoi, au +moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Le lendemain, patatras! +la danse a eu lieu tout de même. Rougon prétend qu'il est allé à la +préfecture, où personne n'a voulu le croire. Enfin, ça le regarde, on +n'a pas besoin d'en causer.... Cet animal de Du Poizat m'avait payé un +fameux déjeuner dans un café des boulevards. Oh! quelle journée! Nous +avons dû passer la soirée au théâtre; je ne me souviens plus bien, j'ai +dormi deux jours.» Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de +Gilquin inquiétantes. Il quitta la salle à manger. Alors, Gilquin, resté +seul, se persuada que la femme du proviseur le regardait décidément. Il +rentra dans le salon, s'empressa auprès d'elle, finit par lui apporter +du thé, des petits fours, de la brioche. Il était vraiment fort bien; il +ressemblait à un homme comme il faut mal élevé, ce qui paraissait +attendrir un peu la belle blonde.</p> + +<p>Cependant, le député démontrait la nécessité d'une nouvelle église à +Niort, l'adjoint demandait un pont, le proviseur parlait d'agrandir les +bâtiments du lycée, tandis que les six membres de la Société de +statistique, muets, approuvaient tout de la tête.</p> + +<p>«Nous verrons demain, messieurs, répondit Rougon, les paupières à demi +fermées. Je suis ici pour connaître vos besoins et faire droit à vos +requêtes.» Dix heures sonnaient, lorsqu'un domestique vint dire un mot +au préfet, qui se pencha aussitôt à l'oreille du ministre. Celui-ci se +hâta de sortir. Mme Correur l'attendait, dans une pièce voisine. Elle +était avec une fille grande et mince, la figure fade, toute salie de +taches de rousseur.</p> + +<p>«Comment, vous êtes à Niort! s'écria Rougon.</p> + +<p>—Depuis cet après-midi seulement, dit Mme Correur. Nous sommes +descendus là, en face, place de la Préfecture, à l'hôtel de Paris.» Et +elle expliqua qu'elle arrivait de Coulonges, où elle avait passé deux +jours. Puis, s'interrompant pour montrer la grande fille.</p> + +<p>«Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulu m'accompagner.» +Herminie Billecoq fit une révérence cérémonieuse.</p> + +<p>Mme Correur continua:</p> + +<p>«Je ne vous ai pas parlé de ce voyage, parce que vous m'auriez peut-être +blâmée; mais c'était plus fort que moi, je voulais voir mon frère.... +Quand j'ai appris votre voyage à Niort, je suis accourue. Nous vous +guettions, nous vous avons regardé entrer à la préfecture; seulement +nous avons jugé préférable de nous présenter très tard. Ces petites +villes sont si méchantes!» Rougon approuva de la tête. Mme Correur, en +effet, grasse, peinte en rose, habillée de jaune, lui semblait +compromettante en province.</p> + +<p>«Et vous avez vu votre frère? demanda-t-il.</p> + +<p>—Oui, murmura-t-elle, les dents serrées, je l'ai vu.</p> + +<p>Mme Martineau n'a pas osé me mettre à la porte. Elle avait pris la +pelle, elle faisait brûler du sucre.... Ce pauvre frère! Je savais qu'il +était malade, mais ça m'a donné un coup tout de même de le voir si +décharné. Il m'a promis de ne pas me déshériter; cela serait contraire à +ses principes. Le testament est fait, la fortune doit être partagée +entre moi et Mme Martineau.... N'est-ce pas, Herminie?</p> + +<p>—La fortune doit être partagée, affirma la grande fille. Il l'a dit +quand vous êtes entrée, il l'a répété quand il vous a montré la porte. +Oh! c'est sûr, je l'ai entendu.»</p> + +<p>Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant:</p> + +<p>«Eh bien, je suis enchanté! Vous êtes plus tranquille maintenant. Mon +Dieu, les querelles de famille, ça finit toujours par s'arranger.... +Allons, bonsoir. Je vais me coucher.» Mais Mme Correur l'arrêta. Elle +avait tiré son mouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise +d'une crise brusque de désespoir.</p> + +<p>«Ce pauvre Martineau!... Il a été si bon, il m'a pardonné avec tant de +simplicité!... Si vous saviez, mon ami.... C'est pour lui que je suis +accourue, c'est pour vous supplier en sa faveur...» Les larmes lui +coupèrent la voix. Elle sanglotait. Rougon, étonné, ne comprenant pas, +regardait les deux femmes. Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait, +mais plus discrètement; elle était très sensible, elle avait +l'attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier la première:</p> + +<p>«M. Martineau s'est compromis dans la politique.» Alors, Mme Correur se +mit à parler avec volubilité.</p> + +<p>«Vous vous souvenez, je vous ai témoigné des craintes, un jour. J'avais +un pressentiment.... Martineau devenait républicain. Aux dernières +élections, il s'était exalté et avait fait une propagande acharnée pour +le candidat de l'opposition. Je connaissais des détails que je ne veux +pas dire. Enfin, tout cela devait mal tourner.... Dès mon arrivée à +Coulonges, au Lion d'Or, où nous avons pris une chambre, j'ai questionné +les gens, j'en ai appris encore plus long. Martineau a fait toutes les +bêtises. Ça n'étonnerait personne dans le pays, s'il était arrêté. On +s'attend à voir les gendarmes l'emmener d'un jour à l'autre.... Vous +pensez quelle secousse pour moi! Et j'ai songé à vous, mon ami...» De +nouveau, sa voix s'éteignit dans des sanglots. Rougon cherchait à la +rassurer. Il parlerait de l'affaire à Du Poizat, il arrêterait les +poursuites, si elles étaient commencées. Même il laissa échapper cette +parole:</p> + +<p>«Je suis le maître, allez dormir tranquille.» Mme Correur hochait la +tête, en roulant son mouchoir, les yeux séchés. Elle finit par +reprendre, à demi-voix:</p> + +<p>«Non, non, vous ne savez pas. C'est plus grave que vous ne croyez.... Il +mène Mme Martineau à la messe et reste à la porte, en affectant de ne +jamais mettre le pied dans l'église, ce qui est un sujet de scandale +chaque dimanche. Il fréquente un ancien avocat retiré là-bas, un homme +de 48, avec lequel on l'entend pendant des heures parler de choses +terribles. On a souvent aperçu des hommes de mauvaise mine se glisser la +nuit dans son jardin, sans doute pour venir prendre un mot d'ordre.» A +chaque détail, Rougon haussait les épaules; mais Mlle Herminie Billecoq +ajouta vivement, comme fâchée d'une telle tolérance:</p> + +<p>«Et les lettres qu'il reçoit de tous les pays, avec des cachets rouges; +c'est le facteur qui nous a dit cela. Il ne voulait pas parler, il était +tout pâle. Nous avons dû lui donner vingt sous.... Et son dernier +voyage, il y a un mois. Il est resté huit jours dehors, sans que +personne dans le pays puisse encore savoir aujourd'hui où il est allé. +La dame du Lion d'Or nous a assuré qu'il n'avait pas même emporté de +malle.</p> + +<p>—Herminie, je vous en prie! dit Mme Correur d'un air inquiet. Martineau +est dans d'assez vilains draps. Ce n'est pas à nous de le charger.» +Rougon maintenant écoutait, en examinant tour à tour les deux femmes. Il +devenait très grave.</p> + +<p>«S'il est si compromis que cela...», murmura-t-il.</p> + +<p>Il crut voir une flamme s'allumer dans les yeux troublés de Mme Correur. +Il continua:</p> + +<p>«Je ferai mon possible, mais je ne promets rien.</p> + +<p>—Ah! il est perdu, il est bien perdu! s'écria Mme Correur. Je le sens, +voyez-vous.... Nous ne voulons rien dire. Si nous vous disions tout...» +Elle s'interrompit pour mordre son mouchoir.</p> + +<p>«Moi qui ne l'avais pas vu depuis vingt ans! Et je le retrouve pour ne +le revoir jamais peut-être!... Il a été si bon, si bon!» Herminie eut un +léger hochement des épaules. Elle faisait à Rougon des signes pour lui +donner à entendre qu'il fallait pardonner au désespoir d'une sœur, mais +que le vieux notaire était le pire des gredins.</p> + +<p>«A votre place, reprit-elle, je dirais tout. Ça vaudrait mieux.»</p> + +<p>Alors, Mme Correur parut se décider à un grand effort. Elle baissa +encore la voix.</p> + +<p>«Vous vous rappelez les Te Dem» qu'on a chantés partout, quand +l'empereur a été si miraculeusement sauvé, devant l'Opéra.... Eh bien, +le jour où l'on a chanté le Te Deum» à Coulonges, un voisin a demandé à +Martineau s'il n'allait pas à l'église, et ce malheureux a répondu: +"Pour quoi faire, à l'église? Je me moque bien de l'empereur!"</p> + +<p>—"Je me moque bien de l'empereur!" répéta Mlle Herminie Billecoq d'un +air consterné.</p> + +<p>—Comprenez-vous mes craintes maintenant? continua l'ancienne maîtresse +d'hôtel. Je vous l'ai dit, ça n'étonnerait personne dans le pays s'il +était arrêté.» En prononçant cette phrase, elle regardait Rougon +fixement. Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger +une dernière fois cette grosse face molle, où des yeux pâles +clignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s'arrêta un +instant au cou gras et blanc.</p> + +<p>Puis, il ouvrit les bras, il s'écria:</p> + +<p>«Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas le maître.» Et il donna +des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il, d'intervenir dans ces +sortes d'affaires. Si la justice se trouvait saisie, les choses devaient +avoir leur cours. Il aurait préféré ne pas connaître Mme Correur, parce +que son amitié pour elle allait lui lier les mains; il s'était juré de +ne jamais rendre certains services à ses amis. Enfin, il se +renseignerait. Et il cherchait à la consoler déjà, comme si son frère +était déjà en route pour quelque colonie. Elle baissait la tête, elle +avait de petits hoquets qui secouaient l'énorme paquet de cheveux blonds +dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle se calmait. Comme elle +prenait congé, elle poussa Herminie devant elle, en disant:</p> + +<p>«Mademoiselle Herminie Billecoq.... Je vous l'ai présentée, je crois. +Pardonnez, j'ai la tête si malade!... C'est cette demoiselle que nous +sommes parvenus à doter.</p> + +<p>L'officier, son séducteur, n'a pu encore l'épouser, à cause des +formalités qui sont interminables.... Remerciez Son Excellence, ma +chère.» La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d'une +innocente devant laquelle on a lâché un gros mot.</p> + +<p>Mme Correur la laissa sortir la première; puis, serrant fortement la +main de Rougon, se penchant vers lui, elle ajouta:</p> + +<p>«Je compte sur vous, Eugène.» Quand le ministre revint dans le petit +salon, il le trouva vide. Du Poizat avait réussi à congédier le député, +le premier adjoint et les six membres de la Société de statistique. M. +Kahn lui-même était parti, après avoir pris rendez-vous pour le +lendemain, à dix heures. Il ne restait dans la salle à manger que la +femme du proviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en +causant de Paris; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait des courses, +du Salon de peinture, d'une première représentation à la +Comédie-Française, avec l'aisance d'un homme auquel tous les mondes +étaient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait à voix basse +au préfet des renseignements sur un professeur de quatrième soupçonné +d'être républicain.</p> + +<p>Il était onze heures. On se leva, on salua Son Excellence; et Gilquin se +retirait avec le proviseur et sa femme, en offrant son bras à cette +dernière, lorsque Rougon le retint.</p> + +<p>«Monsieur le commissaire central, un mot, je vous prie.».</p> + +<p>Puis, lorsqu'ils furent seuls, il s'adressa à la fois au commissaire et +au préfet.</p> + +<p>«Qu'est-ce donc que l'affaire Martineau?... Cet homme est-il réellement +très compromis?» Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelques +renseignements.</p> + +<p>«Mon Dieu, je ne pensais pas à lui. On l'a dénoncé.</p> + +<p>J'ai reçu des lettres.... Il est certain qu'il s'occupe de politique. +Mais il y a déjà eu quatre arrestations dans le département. J'aurais +préféré, pour arriver au nombre de cinq que vous m'avez fixé, faire +coffrer un professeur de quatrième qui lit à ses élèves des livres +révolutionnaires.</p> + +<p>—J'ai appris des faits bien graves, dit sévèrement Rougon. Les larmes +de sa sœur ne doivent pas sauver ce Martineau, s'il est vraiment si +dangereux. Il y a là une question de salut public.»</p> + +<p>Et se tournant vers Gilquin:</p> + +<p>«Qu'en pensez-vous?</p> + +<p>—Je procéderai demain à l'arrestation, répondit celui-ci. Je connais +toute l'affaire. J'ai vu Mme Correur à l'hôtel de Paris, où je dîne +d'habitude.» Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet +de sa poche, biffa un nom pour en écrire un autre au-dessus, tout en +recommandant au commissaire central de faire surveiller quand même le +professeur de quatrième. Rougon accompagna Gilquin jusqu'à la porte. Il +reprit:</p> + +<p>«Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez en personne à +Coulonges. Soyez très doux.» Mais Gilquin se redressa d'un air blessé. +Il oublia tout respect, il tutoya Son Excellence.</p> + +<p>«Me prends-tu pour un sale mouchard! s'écria-t-il.</p> + +<p>Demande à Du Poizat l'histoire de ce pharmacien que j'ai arrêté au lit, +avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d'un huissier. Personne +n'a rien su.... J'agis toujours en homme du monde.» Rougon dormit neuf +heures d'un sommeil profond.</p> + +<p>Quand il ouvrit les yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit +appeler Du Poizat, qui arriva, un cigare aux dents, l'air très gai. Ils +causèrent, ils plaisantèrent comme autrefois, lorsqu'ils habitaient chez +Mme Mélanie Correur, et qu'ils allaient se réveiller, le matin, avec des +tapes sur leurs cuisses nues. Tout en se débarbouillant, le ministre +demanda au préfet des détails sur le pays, les histoires des +fonctionnaires, les besoins des uns, les vanités des autres. Il voulait +pouvoir trouver pour chacun une phrase aimable.</p> + +<p>«N'ayez pas peur, je vous soufflerai!» dit Du Poizat en riant.</p> + +<p>Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna sur les +personnages qui l'approcheraient. Rougon, parfois, lui faisait répéter +un fait pour le mieux caser dans sa mémoire. A dix heures, M. Kahn +arriva.</p> + +<p>Ils déjeunèrent tous les trois, en arrêtant les derniers détails de la +solennité. Le préfet ferait un discours; +M. Kahn aussi. Rougon prendrait la parole le dernier.</p> + +<p>Mais il serait bon de provoquer un quatrième discours.</p> + +<p>Un instant, ils songèrent au maire; seulement Du Poizat le trouvait trop +bête, et il conseilla de choisir l'ingénieur en chef des ponts et +chaussées, qui se trouvait naturellement désigné, mais dont M. Kahn +craignait l'esprit critique. Enfin, ce dernier, en sortant de table, +emmena le ministre à l'écart, pour lui indiquer les points sur lesquels +il serait heureux de le voir insister, dans son discours.</p> + +<p>Le rendez-vous était pour dix heures et demie, à la préfecture. Le maire +et le premier adjoint se présentèrent ensemble; le maire balbutiait, +était au désespoir de ne s'être pas trouvé à Niort, la veille; tandis +que le premier adjoint affectait de demander à Son Excellence si elle +avait passé une bonne nuit, si elle se sentait remise de sa fatigue. +Ensuite, parurent le président du tribunal civil, le procureur impérial +et ses deux substituts, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, que +suivirent à la file le receveur général, le directeur des contributions +directes et le conservateur des hypothèques. Plusieurs de ces messieurs +étaient avec leurs dames, la femme du proviseur, la jolie blonde, vêtue +d'une toilette bleu ciel du plus piquant effet, causa une grosse +émotion; elle pria Son Excellence d'excuser son mari, retenu au lycée +par une attaque de goutte, qui l'avait pris la veille au soir en +rentrant. Cependant, d'autres personnages arrivaient: le colonel du 78e +de ligne caserné à Niort, le président du tribunal de commerce, les deux +juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et forêts accompagné +de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux, des délégués de la +Chambre consultative des arts et manufactures, de la Société de +statistique et du Conseil des prud'hommes.</p> + +<p>La réception avait lieu dans un grand salon de la préfecture. Du Poizat +faisait les présentations. Et le ministre, souriant, plié en deux, +accueillait chaque personne en vieille connaissance. Il savait des +particularités étonnantes sur chacune d'elles. Il parla au procureur +impérial, très élogieusement, d'un réquisitoire prononcé dernièrement +par lui dans une affaire d'adultère; il demanda d'une voix émue au +directeur des contributions directes des nouvelles de madame, alitée +depuis deux mois; il retint un instant le colonel du 78e de ligne, pour +lui montrer qu'il n'ignorait pas les brillantes études de son fils à +Saint-Cyr; il causa chaussures avec un conseiller municipal qui +possédait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec le +conservateur des hypothèques, archéologue passionné, une discussion sur +une pierre druidique découverte la semaine précédente. Quand il +hésitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait à son aide d'un mot +habilement soufflé. D'ailleurs, il gardait un aplomb superbe.</p> + +<p>Comme le président du tribunal de commerce entrait et s'inclinait devant +lui, il s'écria d'une voix affable:</p> + +<p>«Vous êtes seul, monsieur le président? J'espère bien que vous amènerez +madame au banquet, ce soir...» Il s'arrêta, en voyant autour de lui +l'embarras des figures. Du Poizat le poussait légèrement du coude.</p> + +<p>Alors, il se souvint que le président du tribunal de commerce vivait +séparé de sa femme, à la suite de certains faits scandaleux. Il s'était +trompé, il avait cru parler à l'autre président, au président du +tribunal civil. Cela ne troubla en rien son aplomb. Souriant toujours, +sans chercher à revenir sur sa maladresse, il reprit d'un air fin:</p> + +<p>«J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, monsieur.</p> + +<p>Je sais que mon collègue le garde des Sceaux vous a porté pour la +décoration.... C'est une indiscrétion. Gardez-moi le secret.» Le +président du tribunal de commerce devint très rouge. Il suffoquait de +joie. Autour de lui, on s'empressait, on le félicitait; pendant que +Rougon prenait note mentalement de cette croix donnée avec tant +d'à-propos, pour ne pas oublier d'avertir son collègue. C'était le mari +trompé qu'il décorait. Du Poizat eut un sourire d'admiration.</p> + +<p>Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans le grand salon. +On attendait toujours, les visages muets, les regards gênés.</p> + +<p>«L'heure avance, on pourrait partir», murmura le ministre.</p> + +<p>Mais le préfet se pencha, lui expliqua que le député, l'ancien +adversaire de M. Kahn, n'était pas encore là.</p> + +<p>Enfin celui-ci entra, tout suant; sa montre avait dû s'arrêter, il n'y +comprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de la +veille, il commença une phrase:</p> + +<p>«Comme je le disais hier soir à Votre Excellence...» Et il marcha à côté +de Rougon, en lui annonçant qu'il retournerait le lendemain matin à +Paris. Le congé de Pâques avait pris fin le mardi, la session était +rouverte.</p> + +<p>Mais il avait cru devoir rester quelques jours de plus à Niort, pour +faire les honneurs du département à Son Excellence.</p> + +<p>Tous les invités étaient descendus dans la cour de la préfecture, où une +dizaine de voitures, rangées des deux côtés du perron, attendaient. Le +ministre monta avec le député, le préfet et le maire, dans une calèche +qui prit la tête. Le reste des invités s'empila le plus hiérarchiquement +possible; il y avait là deux autres calèches, trois victorias et des +chars à bancs à six et à huit places. Dans la rue de la Préfecture, le +défilé s'organisa. On partit au petit trot. Les rubans des dames +s'envolaient, tandis que leurs jupes débordaient par-dessus les +portières. Les chapeaux noirs des messieurs miroitaient au soleil. Il +fallut traverser tout un bout de la ville. Le long des rues étroites, le +pavé aigu secouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit de +ferraille. Et à toutes les fenêtres, sur toutes les portes, les Niortais +saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, très surpris de voir la +redingote bourgeoise du ministre à côté de l'habit brodé du préfet.</p> + +<p>Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plantée d'arbres +magnifiques. Il faisait très doux; une belle journée d'avril, un ciel +clair, tout blond de soleil. La route, droite et unie, s'enfonçait au +milieu de jardins pleins de lilas et d'abricotiers en fleur. Puis les +champs s'élargirent en vastes cultures, coupées de loin en loin, par un +bouquet d'arbres. Dans les voitures, on causait.</p> + +<p>«Voilà une filature, n'est-ce pas?» dit Rougon, à l'oreille duquel le +préfet se penchait.</p> + +<p>Et s'adressant au maire, lui montrant le bâtiment de briques rouges, au +bord de l'eau:</p> + +<p>«Une filature qui vous appartient, je crois.... On m'a parlé de votre +nouveau système de cardage pour les laines. Je tâcherai de trouver un +instant afin de visiter toutes ces merveilles.» Il demanda des détails +sur la puissance motrice de la rivière. Selon lui, les moteurs +hydrauliques dans de bonnes conditions, avaient d'énormes avantages. Et +il émerveilla le maire par ses connaissances techniques.</p> + +<p>Les autres voitures suivaient, un peu débandées. Des conversations +arrivaient, hérissées de chiffres, au milieu du trot assourdi des +chevaux. Un rire perlé sonna, qui fit tourner toutes les têtes: c'était +la femme du proviseur, dont l'ombrelle venait de s'envoler sur un tas de +cailloux.</p> + +<p>«Vous possédez une ferme par ici, reprit Rougon en souriant au député. +La voilà, sur ce coteau, si je ne me trompe.... Des prairies superbes! +Je sais, d'ailleurs, que vous vous occupez d'élevage, et que vous avez +eu des vaches couronnées, aux derniers comices agricoles.» Alors, ils +parlèrent bestiaux. Les prairies, trempées de soleil, avaient une +douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs y naissaient. Des +rideaux de grands peupliers ménageaient des échappées d'horizon, des +coins de paysage adorables. Une vieille femme qui conduisait un âne dut +arrêter la bête au bord du chemin, pour laisser passer le cortège. Et +l'âne se mit à braire, effaré par cette procession de voitures, dont les +panneaux vernis luisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les +hommes gantés, tinrent leur sérieux.</p> + +<p>On monta, à gauche, une légère pente; puis, on redescendit. On était +arrivé. C'était un creux dans les terres, le cul-de-sac d'un étroit +vallon, une sorte de trou étranglé entre trois coteaux qui faisaient +muraille. De la campagne environnante, en levant les yeux, on ne voyait, +sur le ciel noir, que les carcasses crevées de deux moulins en ruine. +Là, au fond, au milieu d'un carré d'herbe, une tente était dressée, de +la toile grise bordée d'un large galon rouge, avec des trophées de +drapeaux, sur les quatre faces. Un millier de curieux venus à pied, des +bourgeois, des dames, des paysans du quartier, s'étageaient à droite, du +côté de l'ombre, le long de l'amphithéâtre formé par un des coteaux. +Devant la tente, un détachement du 78e de ligne se trouvait sous les +armes, en face des pompiers de Niort, dont le bel ordre était très +remarqué; tandis que, au bord de la pelouse, une équipe d'ouvriers, en +blouses neuves, attendaient, ayant à leur tête des ingénieurs boutonnés +dans leurs redingotes. Dès que les voitures se montrèrent, la Société +philharmonique de la ville, une société composée d'instrumentistes +amateurs, se mit à jouer l'ouverture de La Dame blanche.</p> + +<p>«Vive Son Excellence!» crièrent quelques voix, que le bruit des +instruments étouffa.</p> + +<p>Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait le trou au +fond duquel il se trouvait, fâché de cet étranglement de l'horizon, qui +lui semblait rapetisser la solennité. Et il resta là un instant dans +l'herbe, attendant un compliment de bienvenue. Enfin, M. Kahn accourut. +Il s'était échappé de la préfecture aussitôt après le déjeuner; +seulement il venait, par prudence, d'examiner la mine à laquelle Son +Excellence devait mettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre +jusqu'à la tente. Les invités suivaient. Il y eut un moment de +confusion. Rougon demandait des renseignements.</p> + +<p>«Alors, c'est dans cette tranchée que doit s'ouvrir le tunnel?</p> + +<p>—Parfaitement, répondit M. Kahn. La première mine est creusée dans ce +rocher rougeâtre, où Votre Excellence voit un drapeau.» Le coteau du +fond, entamé à la pioche, montrait le roc. Des arbustes déracinés +pendaient parmi les déblais. On avait semé de feuillages le sol de la +tranchée. M. Kahn indiqua encore de la main le tracé de la voie ferrée, +que marquait une double file de jalons, alignant des bouts de papier +blanc, au milieu des sentiers, des herbes, des buissons. C'était un coin +paisible de nature à éventrer.</p> + +<p>Pourtant, les autorités avaient fini par se caser sous la tente. Les +curieux, derrière, se penchaient, pour voir entre les toiles. La Société +philharmonique achevait l'ouverture de La Dame blanche.</p> + +<p>«Monsieur le ministre, dit tout à coup une voix aiguë qui vibra dans le +silence, je tiens à remercier le premier Votre Excellence d'avoir bien +voulu accepter l'invitation que nous nous sommes permis de lui adresser. +Le département des Deux-Sèvres gardera un éternel souvenir...» C'était +Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenait à trois pas de +Rougon, debout tous les deux; et, à certaines chutes de phrases +cadencées, ils inclinaient légèrement la tête l'un vers l'autre. Il +parla ainsi un quart d'heure, rappelant au ministre la façon brillante +dont il avait représenté le département à l'Assemblée législative; la +ville de Niort avait inscrit son nom dans ses annales comme celui d'un +bienfaiteur, et brûlait de lui témoigner sa reconnaissance en toute +occasion. Du Poizat s'était chargé de la partie politique et pratique.</p> + +<p>Par moments, sa voix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait +plus que ses gestes, un mouvement régulier de son bras droit; et le +millier de curieux étagés sur le coteau s'intéressaient aux broderies de +sa manche, dont l'or luisait dans un coup de soleil.</p> + +<p>Ensuite, M. Kahn s'avança au milieu de la tente. Lui, avait la voix très +grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallon formait écho et +renvoyait les fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop +complaisamment.</p> + +<p>Il conta ses longs efforts, les études, les démarches qu'il avait dû +faire pendant près de quatre ans, pour doter le pays d'une nouvelle voie +ferrée. Maintenant, toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le +département; les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient +leur fabrication, la vie commerciale pénétrerait jusque dans les plus +humbles villages; et il semblait, à l'entendre, que les Deux-Sèvres +devenaient, sous ses mains élargies, une contrée de cocagne, avec des +ruisseaux de lait et des bosquets enchantés, où des tables chargées de +bonnes choses attendaient les passants. Puis, brusquement, il affecta +une modestie outrée. On ne lui devait aucune gratitude, il n'aurait +jamais mené à bien un aussi vaste projet, sans le haut patronage dont il +était fier. Et, tourné vers Rougon, il l'appela «l'illustre ministre, le +défenseur de toutes les idées nobles et utiles». En terminant, il +célébra les avantages financiers de l'affaire. A la Bourse, on +s'arrachait les actions.</p> + +<p>Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argent dans une +entreprise à laquelle Son Excellence le ministre de l'Intérieur voulait +attacher son nom!</p> + +<p>«Très bien, très bien!» murmurèrent quelques invités.</p> + +<p>Le maire et plusieurs représentants de l'autorité serrèrent la main de +M. Kahn qui affectait d'être très ému.</p> + +<p>Au-dehors, des applaudissements éclataient. La Société philharmonique +crut devoir attaquer un pas redoublé; mais le premier adjoint se +précipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendant ce +temps, sous la tente, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées +hésitait, disait qu'il n'avait rien préparé. L'insistance du préfet le +décida. M. Kahn, très inquiet, murmura à l'oreille de ce dernier:</p> + +<p>«Vous avez eu tort. Il est mauvais comme la gale.» L'ingénieur en chef +était un homme long et maigre, qui avait de grandes prétentions à +l'ironie. Il parlait lentement, en tordant le coin de sa bouche, toutes +les fois qu'il voulait lancer une épigramme. Il commença par écraser M. +Kahn sous les éloges. Puis, les allusions méchantes arrivèrent. Il jugea +en quelques mots le projet de chemin de fer, avec ce dédain des +ingénieurs du gouvernement pour les travaux des ingénieurs civils. Il +rappela le contre-projet de la Compagnie de l'Ouest, qui devait passer +par Thouars, et insista, sans paraître y mettre de malice, sur le coude +du tracé de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux de Bressuire. Le +tout sans brutalité aucune, mêlé de phrases aimables, procédant par +coups d'épingle, sentis des seuls initiés. Il fut plus cruel encore en +finissant. Il parut regretter que «l'illustre ministre» vînt se +compromettre dans une affaire dont le côté financier donnait des +inquiétudes à tous les hommes d'expérience. Il faudrait des sommes +énormes; la plus grande honnêteté, le plus grand désintéressement +seraient nécessaires. Et il laissa tomber cette dernière phrase, la +bouche tordue:</p> + +<p>«Ces inquiétudes sont chimériques, nous sommes complètement rassurés en +voyant, à la tête de l'entreprise, un homme dont la belle situation de +fortune et la haute probité commerciale sont bien connues dans le +département.» Un murmure d'approbation courut. Seules quelques personnes +regardaient M. Kahn, qui s'efforçait de sourire, les lèvres blanches. +Rougon avait écouté en fermant les yeux à demi, comme gêné par la grande +lumière. Quand il les rouvrit, ses yeux pâles étaient devenus noirs. Il +comptait d'abord parler très brièvement. Mais il avait maintenant un des +siens à défendre.</p> + +<p>Il fit trois pas, se trouva au bord de la tente; et là, avec un geste +dont l'ampleur semblait s'adresser à toute la France attentive, il +commença.</p> + +<p>«Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par la pensée, +d'embrasser l'empire tout entier d'un coup d'œil, et d'élargir ainsi la +solennité qui nous rassemble, pour en faire la fête du labeur industriel +et commercial. Au moment même où je vous parle, du nord au midi, on +creuse des canaux, on construit des voies ferrées, on perce des +montagnes, on élève des ponts...» Un profond silence s'était fait. Entre +les phrases, on entendait des souffles dans les branches, puis la voix +haute d'une écluse, au loin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue +avec les soldats, sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques, +pour voir parler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, les +spectateurs avaient fini par se mettre à leur aise; les dames s'étaient +accroupies, après avoir étalé leur mouchoir à terre; deux messieurs, que +le soleil gagnait, venaient d'ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et +la voix de Rougon montait peu à peu. Il paraissait gêné au fond de ce +trou, comme si le vallon n'eût pas été assez vaste pour ses gestes. De +ses mains brusquement jetées en avant, il semblait vouloir déblayer +l'horizon, autour de lui. A deux reprises, il chercha l'espace; mais il +ne rencontra en haut, au bord du ciel, que les moulins dont les +carcasses éventrées craquaient au soleil.</p> + +<p>L'orateur avait repris le thème de M. Kahn, en l'agrandissant. Ce +n'était plus le département des Deux-Sèvres seulement qui entrait dans +une ère de prospérité miraculeuse, mais la France entière, grâce à +l'embranchement de Niort à Angers. Pendant dix minutes, il énuméra les +bienfaits sans nombre dont les populations seraient comblées. Il poussa +les choses jusqu'à parler de la main de Dieu. Puis, il répondit à +l'ingénieur en chef; il ne discutait pas son discours, il n'y faisait +aucune allusion; il disait simplement le contraire de ce qu'il avait +dit, insistant sur le dévouement de M. Kahn, le montrant modeste, +désintéressé, grandiose. Le côté financier de l'entreprise le laissait +plein de sérénité. Il soudait, il entassait d'un geste rapide des +monceaux d'or. Alors, les bravos lui coupèrent la voix.</p> + +<p>«Messieurs, un dernier mot», dit-il après s'être essuyé les lèvres avec +son mouchoir.</p> + +<p>Le dernier mot dura un quart d'heure. Il se grisait, il s'engageait plus +qu'il n'aurait voulu. Même, à la péroraison, comme il en était à la +grandeur du règne, célébrant la haute intelligence de l'empereur, il +laissa entendre que Sa Majesté patronnait d'une façon particulière +l'embranchement de Niort à Angers. L'entreprise devenait une affaire +d'État.</p> + +<p>Trois salves d'applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux, volant +dans le ciel pur, à une grande hauteur, s'effaroucha, avec des +croassements prolongés.</p> + +<p>Dès la dernière phrase du discours, la Société philharmonique s'était +mise à jouer, sur un signal parti de la tente; tandis que les dames, +serrant leurs jupes, se relevaient vivement, désireuses de ne rien +perdre du spectacle. Cependant, autour de Rougon, les invités souriaient +d'un air ravi. Le maire, le procureur impérial, le colonel du 78e de +ligne hochaient la tête, en écoutant le député s'émerveiller à +demi-voix, de façon à être entendu du ministre. Mais le plus +enthousiaste était sûrement l'ingénieur en chef des ponts et chaussées; +il affecta une servilité extraordinaire, la bouche tordue, comme +foudroyé par les magnifiques paroles du grand homme.</p> + +<p>«Si Son Excellence veut bien me suivre», dit M. Kahn, dont la grosse +face suait de joie.</p> + +<p>C'était la fin. Son Excellence allait mettre le feu à la première mine. +Des ordres venaient d'être donnés à l'équipe d'ouvriers en blouses +neuves. Ces hommes précédèrent le ministre et M. Kahn dans la tranchée, +et se rangèrent au fond, sur deux lignes. Un contremaître tenait un bout +de corde allumée, qu'il présenta à Rougon. Les autorités, restées sous +la tente, allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Société +philharmonique jouait toujours.</p> + +<p>«Est-ce que ça va faire beaucoup de bruit? demanda avec un sourire +inquiet la femme du proviseur à l'un des deux substituts.</p> + +<p>—C'est selon la nature de la roche, se hâta de répondre le président du +tribunal de commerce, qui entra dans des explications minéralogiques.</p> + +<p>—Moi, je me bouche les oreilles», murmura l'aînée des trois filles du +conservateur des eaux et forêts.</p> + +<p>Rougon, la corde allumée à la main, au milieu de tout ce monde, se +sentait ridicule. En haut, sur la crête des coteaux, les carcasses des +moulins craquaient plus fort.</p> + +<p>Alors, il se hâta, mit le feu à la mèche dont le contremaître lui +indiqua le bout, entre deux pierres. Aussitôt un ouvrier souffla dans +une trompe, longuement. Toute l'équipe s'écarta, M. Kahn avait vivement +ramené Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitude +inquiète.</p> + +<p>«Eh bien, ça ne part donc pas?» balbutia le conservateur des +hypothéqués, qui clignait les yeux d'anxiété, avec une envie folle de se +boucher les oreilles, comme les dames.</p> + +<p>L'explosion n'eut lieu qu'au bout de deux minutes.</p> + +<p>On avait mis la mèche très longue, par prudence.</p> + +<p>L'attente des spectateurs tournait à l'angoisse; tous les yeux, fixés +sur la roche rouge, s'imaginaient la voir remuer; des personnes +nerveuses dirent que ça leur cassait la poitrine. Enfin il y eut un +ébranlement sourd, la roche se fendit, pendant qu'un jet de fragments, +gros comme les deux poings, montait dans la fumée. Et tout le monde s'en +alla. On entendait ces mots, cent fois répétés:</p> + +<p>«Sentez-vous la poudre?» Le soir, le préfet donna un dîner, auquel les +autorités assistèrent. Il avait lancé cinq cents invitations pour le bal +qui suivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon était décoré de plantes +vertes, et l'on avait ajouté, aux quatre coins, quatre petits lustres, +dont les bougies, jointes à celles du lustre central, jetaient une +clarté extraordinaire. Niort ne se souvenait pas d'un tel éclat. Le +flamboiement des six fenêtres éclairait la place de la Préfecture, où +plus de deux mille curieux se pressaient, les yeux en l'air, pour voir +les danses. Même l'orchestre s'entendait si distinctement, que des +gamins, en bas, organisaient des galops sur les trottoirs. Dès neuf +heures, les dames s'éventaient, les rafraîchissements circulaient, les +quadrilles succédaient aux valses et aux polkas. Près de la porte, Du +Poizat, très cérémonieux, recevait les retardataires avec un sourire.</p> + +<p>«Votre Excellence ne danse donc pas?» demanda hardiment à Rougon la +femme du proviseur, qui venait d'entrer, vêtue d'une robe de tarlatane +semée d'étoiles d'or.</p> + +<p>Rougon s'excusa en souriant. Il était debout devant une fenêtre, au +milieu d'un groupe. Et, tout en soutenant une conversation sur la +révision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coups d'œil. De +l'autre côté de la place, dans la vive lueur dont les lustres +éclairaient les façades, il venait d'apercevoir, à une des croisées de +l'hôtel de Paris, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq. Elles restaient +là, regardant la fête, accoudées à la barre d'appui comme à la rampe +d'une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus et gonflés +de légers rires, à certaines bouffées chaudes de la fête.</p> + +<p>Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grand salon, +distraite, insensible à l'admiration que l'ampleur de sa longue jupe +soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchait quelqu'un du +regard, sans cesser de sourire, d'un air languissant.</p> + +<p>«M. le commissaire central n'est donc pas venu? finit-elle par demander +à Du Poizat, qui la questionnait sur la santé de son mari. Je lui ai +promis une valse.</p> + +<p>—Mais il devrait être là, répondit le préfet; je suis surpris de ne pas +le voir.... Il a eu une mission à remplir aujourd'hui. Seulement il +m'avait promis d'être de retour à six heures.» C'était vers midi, après +le déjeuner, que Gilquin avait quitté Niort à cheval, pour aller arrêter +le notaire Martineau. Coulonges se trouvait à cinq lieues. Il comptait y +être à deux heures et pouvoir repartir vers les quatre heures au plus +tard, ce qui lui permettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il +était invité. Aussi ne pressa-t-il pas l'allure de son cheval, se +dandinant sur sa selle, se promettant d'être très entreprenant, le soir, +au bal, avec cette personne blonde, qu'il jugeait seulement un peu +maigre. Gilquin aimait les femmes grasses. A Coulonges, il descendit à +l'hôtel du Lion d'Or, où un brigadier et deux gendarmes devaient +l'attendre. De cette façon, son arrivée ne serait pas remarquée; on +louerait une voiture, on «emballerait» le notaire, sans qu'une voisine +se mît sur sa porte. Mais les gendarmes n'étaient pas au rendez-vous. +Jusqu'à cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant des grogs, +regardant sa montre tous les quarts d'heure. Jamais il ne serait à Niort +pour le dîner. Il faisait seller son cheval, lorsque enfin le brigadier +parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eu malentendu.</p> + +<p>«Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n'avons pas le temps, cria +furieusement le commissaire central. Il est déjà cinq heures un +quart.... Empoignons notre individu, et que ça ne traîne pas! Il faut +que nous roulions dans dix minutes.» D'ordinaire, Gilquin était bon +homme. Il se piquait, dans ses fonctions, d'une urbanité parfaite. Ce +jour-là, il avait même arrêté un plan compliqué, afin d'éviter les +émotions trop fortes au frère de Mme Correur; ainsi il devait entrer +seul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, à la +porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Mais ses trois +heures d'attente au Lion d'Or l'avaient tellement exaspéré, qu'il oublia +toutes ces belles précautions. Il traversa le village et alla sonner +rudement chez le notaire, à la porte de la rue. Un gendarme fut laissé +devant cette porte; l'autre fit le tour, pour surveiller les murs du +jardin. Le commissaire était entré avec le brigadier. Dix à douze +curieux effarés regardaient de loin.</p> + +<p>A la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prise d'une +terreur d'enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutes ses forces:</p> + +<p>«Madame! madame! madame!» Une femme petite et grasse, dont la face +gardait un grand calme, descendit lentement l'escalier.</p> + +<p>«Madame Martineau, sans doute? fit Gilquin d'une voix rapide. Mon Dieu! +madame, j'ai une triste mission à remplir.... Je viens arrêter votre +mari.» Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses lèvres décolorées +tremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri.</p> + +<p>Elle resta sur la dernière marche, bouchant l'escalier avec ses jupes. +Elle voulut voir le mandat d'amener, demanda des explications, traîna +les choses.</p> + +<p>«Attention! le particulier va nous filer entre les doigts», murmura le +brigadier à l'oreille du commissaire.</p> + +<p>Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, en disant:</p> + +<p>«Montez, messieurs.» Et elle monta la première. Elle les introduisit +dans un cabinet, au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe +de chambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter son +fauteuil où il passait ses journées. Très grand, les mains comme mortes, +le visage d'une pâleur de cire, il n'avait plus que les yeux de vivants, +des yeux noirs, doux et énergiques.</p> + +<p>Mme Martineau le montra d'un geste silencieux.</p> + +<p>«Mon Dieu! monsieur, commença Gilquin, j'ai une triste mission à +remplir...» Quand il eut terminé, le notaire hocha la tête, sans parler. +Un léger frisson agitait la robe de chambre drapée sur ses membres +maigres. Il dit enfin, avec une grande politesse:</p> + +<p>«C'est bien, messieurs, je vais vous suivre.» Alors, il se mit à marcher +dans la pièce, rangeant les objets qui traînaient sur les meubles. Il +changea de place un paquet de livres. Il demanda à sa femme une chemise +propre. Le frisson dont il était secoué devenait plus violent. Mme +Martineau, le voyant chanceler, le suivait, les bras tendus pour le +recevoir, comme on suit un enfant.</p> + +<p>«Dépêchons, dépêchons, monsieur», répétait Gilquin.</p> + +<p>Le notaire fit encore deux tours; et, brusquement, ses mains battirent +l'air, il se laissa tomber dans un fauteuil, tordu, roidi par une +attaque de paralysie. Sa femme pleurait à grosses larmes muettes. +Gilquin avait tiré sa montre.</p> + +<p>«Tonnerre de Dieu!» cria-t-il.</p> + +<p>Il était cinq heures et demie. Maintenant, il devait renoncer à être de +retour à Niort pour le dîner de la préfecture. Avant qu'on eût mis cet +homme dans une voiture, on allait perdre au moins une demi-heure. Il +tâcha de se consoler en jurant bien de ne pas manquer le bal; justement +il se souvenait d'avoir retenu la femme du proviseur pour la première +valse.</p> + +<p>«C'est de la frime, lui murmura le brigadier à l'oreille. Voulez-vous +que je remette le particulier sur ses pieds?» Et, sans attendre la +réponse, il s'avança, il adressa au notaire des exhortations pour +l'engager à ne pas tromper la justice. Le notaire, les paupières closes, +les lèvres amincies, gardait une rigidité de cadavre. Peu à peu, le +brigadier se fâcha, en vint aux gros mots, finit par abattre sa lourde +main de gendarme sur le collet de la robe de chambre. Mais Mme +Martineau, si calme jusque-là, le repoussa rudement, se planta devant +son mari, en serrant ses poings de dévote résolue.</p> + +<p>«C'est de la frime, je vous dis!» répéta le brigadier.</p> + +<p>Gilquin haussa les épaules. Il était décidé à emmener le notaire mort ou +vif.</p> + +<p>«Que l'un de vos hommes aille chercher la voiture au Lion d'Or, +ordonna-t-il. J'ai prévenu l'aubergiste.» Quand le brigadier fut sorti, +il s'approcha de la fenêtre, regarda complaisamment le jardin où des +abricotiers étaient en fleur. Et il s'oubliait là, lorsqu'il se sentit +touché à l'épaule. Mme Martineau, debout derrière lui, l'interrogea, les +joues séchées, la voix raffermie:</p> + +<p>«Cette voiture est pour vous, n'est-ce pas? Vous ne pouvez pas traîner +mon mari à Niort, dans l'état où il se trouve.</p> + +<p>—Mon Dieu! madame, dit-il pour la troisième fois, ma mission est très +pénible...</p> + +<p>—Mais c'est un crime! Vous le tuez.... Vous n'avez pas été chargé de le +tuer, pourtant!</p> + +<p>—J'ai des ordres», répondit-il d'une voix plus rude, voulant couper +court à la scène de supplications qu'il prévoyait.</p> + +<p>Elle eut un geste terrible. Une colère folle passa sur sa face de +bourgeoise grasse, tandis que ses regards faisaient le tour de la pièce, +comme pour chercher quelque moyen suprême de salut. Mais, d'un effort, +elle s'apaisa, elle reprit son attitude de femme forte qui ne comptait +pas sur ses larmes.</p> + +<p>«Dieu vous punira, monsieur», dit-elle simplement, après un silence, +pendant lequel elle ne l'avait pas quitté des yeux.</p> + +<p>Et elle retourna, sans un sanglot, sans une supplication, s'accouder au +fauteuil où son mari agonisait. Gilquin avait souri.</p> + +<p>A ce moment, le brigadier, qui était allé lui-même au Lion d'Or, revint +dire que l'aubergiste prétendait ne pas avoir pour l'instant la moindre +carriole. Le bruit de l'arrestation du notaire, très aimé dans le pays, +avait dû se répandre. L'aubergiste cachait certainement ses voitures; +deux heures auparavant, interrogé par le commissaire central, il s'était +engagé à lui garder un vieux coupé, qu'il louait d'ordinaire aux +voyageurs, pour des promenades dans les environs.</p> + +<p>«Fouillez l'auberge! cria Gilquin repris par la fureur devant ce nouvel +obstacle; fouillez toutes les maisons du village!... Est-ce qu'on se +fiche de nous, à la fin! On m'attend, je n'ai pas de temps à perdre.... +Je vous donne un quart d'heure, entendez-vous!» Le brigadier disparut de +nouveau, emmenant ses hommes, les lançant dans des directions +différentes.</p> + +<p>Trois quarts d'heure se passèrent, puis quatre, puis cinq. Au bout d'une +heure et demie, un gendarme se montra enfin, la mine longue: toutes les +recherches étaient restées sans résultat. Gilquin, pris de fièvre, +marchait d'un pas saccadé, allant de la porte à la fenêtre, regardant +tomber le jour. Sûrement on ouvrirait le bal sans lui; la femme du +proviseur croirait à une impolitesse; cela le rendrait ridicule, +paralyserait ses moyens de séduction. Et, chaque fois qu'il passait +devant le notaire, il sentait la colère l'étrangler; jamais malfaiteur +ne lui avait donné tant d'embarras. Le notaire, plus froid, plus blême, +restait allongé, sans un mouvement.</p> + +<p>Ce fut seulement à sept heures passées que le brigadier reparut, l'air +rayonnant. Il avait enfin trouvé le vieux coupé de l'aubergiste, caché +au fond d'un hangar, à un quart de lieue du village. Le coupé était tout +attelé, et c'était l'ébrouement du cheval qui l'avait fait découvrir. +Mais quand la voiture fut à la porte, il fallut habiller M. Martineau. +Cela prit un temps fort long.</p> + +<p>Mme Martineau, avec une lenteur grave, lui mit des bas blancs, une +chemise blanche; puis, elle le vêtit tout en noir, pantalon, gilet, +redingote. Jamais elle ne consentit à se laisser aider par un gendarme. +Le notaire s'abandonnait entre ses bras sans une résistance. On avait +allumé une lampe. Gilquin tapait dans ses mains d'impatience, tandis que +le brigadier, immobile, mettait au plafond l'ombre énorme de son +chapeau.</p> + +<p>«Est-ce fini, est-ce fini?» répétait Gilquin.</p> + +<p>Mme Martineau fouillait un meuble depuis cinq minutes. Elle en tira une +paire de gants noirs, et les glissa dans la poche de M. Martineau.</p> + +<p>«J'espère, monsieur, demanda-t-elle, que vous me laisserez monter dans +la voiture? Je veux accompagner mon mari.</p> + +<p>—C'est impossible», répondit brutalement Gilquin.</p> + +<p>Elle se contint. Elle n'insista pas.</p> + +<p>«Au moins, reprit-elle, me permettrez-vous de le suivre?</p> + +<p>—Les routes sont libres, dit-il. Mais vous ne trouverez pas de voiture, +puisqu'il n'y en a pas dans le pays.» Elle haussa légèrement les épaules +et sortit donner un ordre. Dix minutes plus tard, un cabriolet +stationnait à la porte, derrière le coupé. Il fallut alors descendre M. +Martineau. Les deux gendarmes le portaient.</p> + +<p>Sa femme lui soutenait la tête. Et, à la moindre plainte poussée par le +moribond, elle commandait impérieusement aux deux hommes de s'arrêter, +ce que ceux-ci faisaient, malgré les regards terribles du commissaire. +Il y eut ainsi un repos à chaque marche de l'escalier. Le notaire était +comme un mort correctement vêtu qu'on emportait. On dut l'asseoir +évanoui dans la voiture.</p> + +<p>«Huit heures et demie! cria Gilquin, en regardant une dernière fois sa +montre. Quelle sacrée corvée! Je n'arriverai jamais.» C'était une chose +dite. Bien heureux s'il faisait son entrée vers le milieu du bal. Il +sauta à cheval en jurant, il dit au cocher d'aller bon train. En tête +venait le coupé, aux portières duquel galopaient les deux gendarmes; +puis, à quelques pas, le commissaire central et le brigadier suivaient; +enfin, le cabriolet où se trouvait Mme Martineau, fermait la marche. La +nuit était très fraîche. Sur la route grise, interminable, au milieu de +la campagne endormie, le cortège passait, avec le roulement sourd des +roues et la cadence monotone du galop des chevaux. Pas une parole ne fut +dite pendant le trajet. Gilquin arrangeait la phrase qu'il prononcerait +en abordant la femme du proviseur. Mme Martineau, par moments, se levait +toute droite dans son cabriolet, croyant avoir entendu un râle; mais +c'était à peine si elle apercevait, en avant, la caisse du coupé, qui +roulait, noire et silencieuse.</p> + +<p>On entra dans Niort à dix heures et demie. Le commissaire, pour éviter +de traverser la ville, fit prendre par les remparts. Aux prisons, il +fallut carillonner. Quand le guichetier vit le prisonnier qu'on lui +amenait, si blanc, si roide, il monta réveiller le directeur.</p> + +<p>Celui-ci, un peu souffrant, arriva bientôt en pantoufles.</p> + +<p>Mais il se fâcha, il refusa absolument de recevoir un homme dans un +pareil état. Est-ce qu'on prenait les prisons pour un hôpital?</p> + +<p>«Puisqu'il est arrêté maintenant, que voulez-vous qu'on en fasse? +demanda Gilquin, mis hors de lui par ce dernier incident.</p> + +<p>—Ce qu'on voudra, monsieur le commissaire, répondit le directeur. Je +vous répète qu'il n'entrera pas ici. Je n'accepterai jamais une pareille +responsabilité.» Mme Martineau avait profité de la discussion pour +monter dans le coupé, auprès de son mari. Elle proposa de le mener à +l'hôtel.</p> + +<p>«Oui, à l'hôtel, au diable, où vous voudrez! cria Gilquin. J'en ai +assez, à la fin! Remportez-le!» Pourtant, il poussa le devoir jusqu'à +accompagner le notaire à l'hôtel de Paris, désigné par Mme Martineau +elle-même. La place de la Préfecture commençait à se vider; seuls les +gamins sautaient encore sur les trottoirs, tandis que des couples de +bourgeois, lentement, se perdaient dans l'ombre des rues voisines. Mais +le flamboiement des six fenêtres du grand salon éclairait toujours la +place de la lueur vive du plein jour; l'orchestre avait des voix de +cuivre plus retentissantes; les dames, dont on voyait les épaules nues +passer dans l'entrebâillement des rideaux, balançaient leurs chignons, +frisés à la mode de Paris. Gilquin, au moment où l'on montait le notaire +à une chambre du premier étage, aperçut, en levant la tête, Mme Correur +et Mlle Herminie Billecoq, qui n'avaient pas quitté leur fenêtre. Elles +étaient là, roulant leur cou, échauffées par les fumées de la fête. Mme +Correur, cependant, avait dû voir arriver son frère, car elle se +penchait, au risque de tomber. Sur un signe véhément qu'elle lui fit, +Gilquin monta.</p> + +<p>Et plus tard, vers minuit, le bal de la préfecture atteignit tout son +éclat. On venait d'ouvrir les portes de la salle à manger, où un souper +froid était servi. Les dames, très rouges, s'éventaient, mangeaient +debout, avec des rires. D'autres continuaient à danser, ne voulant pas +perdre un quadrille, se contentant des verres de sirop que des messieurs +leur apportaient. Une poussière lumineuse flottait, comme envolée des +chevelures, des jupes et des bras cerclés d'or, qui battaient l'air. Il +y avait trop d'or, trop de musique et trop de chaleur.</p> + +<p>Rougon, suffoquant, se hâta de sortir, sur un appel discret de Du +Poizat. A côté du grand salon, dans la pièce où il les avait déjà vues +la veille, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq l'attendaient, en +pleurant toutes deux à gros sanglots.</p> + +<p>«Mon pauvre frère, mon pauvre Martineau! balbutia Mme Correur, qui +étouffait ses larmes dans son mouchoir. Ah! je le sentais, vous ne +pouviez pas le sauver.... Mon Dieu! pourquoi ne l'avez-vous pas sauvé?» +Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.</p> + +<p>«Il a été arrêté aujourd'hui. Je viens de le voir.... Mon Dieu! mon +Dieu!</p> + +<p>—Ne vous désolez pas, dit-il enfin. On instruira son affaire. J'espère +bien qu'on le relâchera.» Mme Correur cessa de se tamponner les yeux. +Elle le regarda, en s'écriant de sa voix naturelle:</p> + +<p>«Mais il est mort!» Et elle reprit tout de suite son ton éploré, la +figure de nouveau au fond de son mouchoir.</p> + +<p>«Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Martineau!» Mort! Rougon sentit un petit +frisson lui courir à fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la +première fois, il eut conscience d'un trou devant lui, d'un trou plein +d'ombre, dans lequel, peu à peu, on le poussait.</p> + +<p>Voilà que cet homme était mort, maintenant! Jamais, il n'avait voulu +cela. Les faits allaient trop loin.</p> + +<p>«Hélas! oui, le pauvre cher homme, il est mort, racontait avec de longs +soupirs Mlle Herminie Billecoq.</p> + +<p>Il paraît qu'on a refusé de le recevoir aux prisons. Alors, quand nous +l'avons vu arriver à l'hôtel dans un si triste état, madame est +descendue et a forcé la porte, en criant qu'elle était sa sœur. Une +sœur, n'est-ce pas? a toujours le droit de recevoir le dernier soupir +de son frère. C'est ce que j'ai dit à cette coquine de Mme Martineau, +qui parlait encore de nous chasser. Elle a bien été obligée de nous +laisser une place devant le lit.... Oh! mon Dieu, ça été fini très vite. +Il n'a pas râlé plus d'une heure. Il était couché sur le lit, tout +habillé de noir; on aurait cru un notaire allant à un mariage. Et il +s'est éteint comme une chandelle, avec une toute petite grimace. Ça n'a +pas dû lui faire beaucoup de mal.</p> + +<p>—Est-ce que Mme Martineau ne m'a pas cherché querelle, ensuite! conta à +son tour Mme Correur. Je ne sais ce qu'elle barbotait! elle parlait de +l'héritage, elle m'accusait d'avoir porté le dernier coup à mon frère. +Je lui ai répondu: "Moi, madame, jamais je ne l'aurais laissé emmener, +je me serais plutôt fait hacher par les gendarmes!" Et Ils m'auraient +hachée, comme je vous le dis.... N'est-ce pas, Herminie?</p> + +<p>—Oui, oui, répondit la grande fille.</p> + +<p>—Enfin, que voulez-vous, mes larmes ne le ressusciteront pas, mais on +pleure parce qu'on a besoin de pleurer.... Mon pauvre Martineau!» Rougon +restait mal à l'aise. Il retira ses mains, dont Mme Correur s'était +emparée. Et il ne trouvait toujours rien à dire, répugné par les détails +de cette mort qui lui semblait abominable.</p> + +<p>«Tenez! s'écria Herminie debout devant la fenêtre, on voit la chambre +d'ici, là, en face, dans la grande clarté, la troisième fenêtre du +premier étage, en partant de la gauche.... Il y a une lumière derrière +les rideaux.» Alors, il les congédia, pendant que Mme Correur +s'excusait, l'appelait son ami, expliquait le premier mouvement auquel +elle avait cédé, en venant lui apprendre la fatale nouvelle.</p> + +<p>«Cette histoire est bien fâcheuse, dit-il à l'oreille de Du Poizat, +lorsqu'il rentra dans le bal, la face encore toute pâle.</p> + +<p>—Eh! c'est cet imbécile de Gilquin!» répondit le préfet en haussant les +épaules.</p> + +<p>Le bal flambait. Dans la salle à manger, dont on apercevait un coin par +la porte grande ouverte, le premier adjoint bourrait de friandises les +trois filles du conservateur des eaux et forêts; tandis que le colonel +du 78e de ligne buvait du punch, l'oreille tendue aux méchancetés de +l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, qui croquait des pralines. +M. Kahn, près de la porte, répétait très haut au président du tribunal +civil son discours de l'après-midi, sur les bienfaits de la nouvelle +voie ferrée, au milieu d'un groupe compact d'hommes graves, le directeur +des contributions directes, les deux juges de paix, les délégués de la +Chambre consultative d'agriculture et de la Société de statistique, +bouches béantes.</p> + +<p>Puis, autour du grand salon, sous les cinq lustres, une valse que +l'orchestre jouait avec des éclats de trompette, berçait les couples, le +fils du receveur général et la sœur du maire, l'un des substituts et +une demoiselle en bleu, l'autre des substituts et une demoiselle en +rose. Mais un couple surtout soulevait un murmure d'admiration, le +commissaire central et la femme du proviseur galamment enlacés, tournant +avec lenteur; il s'était hâté d'aller faire une toilette correcte, habit +noir, bottes vernies, gants blancs; et la jolie blonde lui avait +pardonné son retard, pâmée à son épaule, les yeux noyés de tendresse. +Gilquin accentuait les mouvements des hanches, en rejetant en arrière +son torse de beau danseur de bals publics, pointe canaille dont le haut +goût ravissait la galerie. Rougon, que le couple faillit bousculer, dut +se coller contre un mur, pour le laisser passer, dans un flot de +tarlatane étoilée d'or.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XI" id="XI"></a><a href="#table">XI</a></h2> + + +<p>Rougon avait enfin obtenu pour Delestang le portefeuille de +l'Agriculture et du Commerce. Un matin, dans les premiers jours de mai, +il alla rue du Colisée prendre son nouveau collègue. Il devait y avoir +conseil des ministres à Saint-Cloud, où la cour venait de s'installer.</p> + +<p>«Tiens! vous nous accompagnez! dit-il avec surprise, en apercevant +Clorinde qui montait dans le landau tout attelé devant le perron.</p> + +<p>—Mais oui, je vais au conseil, moi aussi», répondit-elle en riant.</p> + +<p>Puis, elle ajouta d'une voix sérieuse, lorsqu'elle eut casé entre les +banquettes les volants de sa longue jupe de soie cerise pâle:</p> + +<p>«J'ai un rendez-vous avec l'impératrice. Je suis trésorière d'une œuvre +pour les jeunes ouvrières, à laquelle elle s'intéresse.» Les deux hommes +montèrent à leur tour. Delestang s'assit à côté de sa femme; il avait +une serviette d'avocat, en maroquin chamois, qu'il garda sur les genoux.</p> + +<p>Rougon, les mains libres, se trouva en face de Clorinde.</p> + +<p>Il était près de neuf heures et demie, et le conseil était pour dix +heures. Le cocher reçut l'ordre de marcher bon train. Pour couper au +plus court, il prit la rue Marbeuf, s'engagea dans le quartier de +Chaillot, que la pioche des démolisseurs commençait à éventrer.</p> + +<p>C'étaient des rues désertes, bordées de jardins et de constructions en +planches, des traverses escarpées qui tournaient sur elles-mêmes, +d'étroites places de province plantées d'arbres maigres, tout un coin +bâtard de grande ville se chauffant sur un coteau, au soleil matinal, +avec des villas et des échoppes à la débandade.</p> + +<p>«Est-ce laid, par ici!» dit Clorinde, renversée au fond du landau.</p> + +<p>Elle s'était tournée à demi vers son mari, elle l'examina un instant, la +face grave; et, comme malgré elle, elle se mit à sourire. Delestang, +correctement boutonné dans sa redingote, était assis avec dignité sur +son séant, le corps ni trop en avant ni trop en arrière. Sa belle figure +pensive, sa calvitie précoce qui lui haussait le front faisaient +retourner les passants. La jeune femme remarqua que personne ne +regardait Rougon, dont le visage lourd semblait dormir. Alors, +maternellement, elle tira un peu la manchette gauche de son mari, trop +enfoncée sous le parement.</p> + +<p>«Qu'est-ce que vous avez donc fait cette nuit? demanda-t-elle au grand +homme, en lui voyant étouffer des bâillements dans ses doigts.</p> + +<p>—J'ai travaillé tard, je suis harassé, murmura-t-il.</p> + +<p>Un tas d'affaires bêtes!» Et la conversation tomba de nouveau. +Maintenant, c'était lui qu'elle étudiait. Il s'abandonnait aux légères +secousses de la voiture, sa redingote déformée par ses larges épaules, +son chapeau mal brossé, gardant les marques d'anciennes gouttes de +pluie. Elle se souvenait d'avoir, le mois précédent, acheté un cheval à +un maquignon qui lui ressemblait. Son sourire reparut avec une pointe de +dédain.</p> + +<p>«Eh bien? dit-il, impatienté d'être examiné de la sorte.</p> + +<p>—Eh bien, je vous regarde! répondit-elle. Est-ce que ce n'est pas +permis?... Vous avez donc peur qu'on ne vous mange?» Elle lança cette +phrase d'un air provocant, en montrant ses dents blanches. Mais lui, +plaisanta.</p> + +<p>«Je suis trop gros, ça ne passerait pas.</p> + +<p>—Oh! si l'on avait bien faim!» dit-elle très sérieusement, après avoir +paru consulter son appétit.</p> + +<p>Le landau arrivait enfin à la porte de la Muette. Ce fut, au sortir des +ruelles étranglées de Chaillot, un élargissement brusque d'horizon dans +les verdures tendres du Bois. La matinée était superbe, trempant au loin +les pelouses d'une clarté blonde, donnant un frisson tiède à l'enfance +des arbres. Ils laissèrent à droite le parc aux daims et prirent la +route de Saint-Cloud. Maintenant, la voiture roulait sur l'avenue +sablée, sans une secousse, avec une légèreté et une douceur de traîneau +glissant sur la neige.</p> + +<p>«Hein? est-ce désagréable, ce pavé! reprit Clorinde, en s'allongeant. On +respire ici, on peut causer.... Est-ce que vous avez des nouvelles de +notre ami Du Poizat?</p> + +<p>—Oui, dit Rougon. Il se porte bien.</p> + +<p>—Et est-il toujours content de son département?» Il fit un geste vague, +voulant se dispenser de répondre. La jeune femme devait connaître +certains ennuis que le préfet des Deux-Sèvres commençait à lui donner +par la rudesse de son administration. Elle n'insista pas, elle parla de +M. Kahn et de Mme Correur, en lui demandant des détails sur son voyage +là-bas, d'un air de curiosité méchante. Puis, elle s'interrompit, pour +s'écrier:</p> + +<p>«A propos! j'ai rencontré hier le colonel Jobelin et son cousin M. +Bouchard. Nous avons parlé de vous.... Oui, nous avons parlé de vous.» +Il pliait les épaules, il ne disait toujours rien. Alors, elle rappela +le passé.</p> + +<p>«Vous vous souvenez de nos bonnes petites soirées, rue Marbeuf. A +présent, vous avez trop d'affaires, on ne peut plus vous approcher. Vos +amis s'en plaignent. Ils prétendent que vous les oubliez.... Vous savez, +je dis tout, moi. Eh bien, on vous traite de lâcheur, mon cher.» A ce +moment, comme la voiture venait de passer entre les deux lacs, elle +croisa un coupé, qui rentrait à Paris. On vit une face rude se rejeter +au fond du coupé, sans doute pour éviter un salut.</p> + +<p>«Mais c'est votre beau-frère! cria Clorinde.</p> + +<p>—Oui, il est souffrant, répondit Rougon avec un sourire. Son médecin +lui a ordonné des promenades matinales.» Et tout d'un coup, +s'abandonnant, il continua, pendant que le landau filait sous de grands +arbres, le long d'une allée à la courbe molle:</p> + +<p>«Que voulez-vous! je ne puis pourtant pas leur donner la lune!... Ainsi +voilà Beulin-d'orchère qui a fait le rêve d'être garde des Sceaux. J'ai +tenté l'impossible, j'ai sondé l'empereur sans pouvoir rien en tirer. +L'empereur, je crois, a peur de lui. Ce n'est pas ma faute, n'est-ce +pas?... Beulin-d'orchère est premier président.</p> + +<p>Cela devrait lui suffire, que diable! en attendant mieux.</p> + +<p>Et il évite de me saluer! C'est un sot.» Maintenant, Clorinde, les yeux +baissés, les doigts jouant avec le gland de son ombrelle, ne bougeait +plus.</p> + +<p>Elle le laissait aller, elle ne perdait pas une phrase.</p> + +<p>«Les autres ne sont pas plus raisonnables. Si le colonel et Bouchard se +plaignent, ils ont grand tort, car j'ai déjà trop fait pour eux.... Je +parle pour tous mes amis.</p> + +<p>Ils sont une douzaine d'un joli poids sur mes épaules!</p> + +<p>Tant qu'ils n'auront pas ma peau, ils ne se déclareront pas satisfaits.» +Il se tut, puis, il reprit en riant avec bonhomie:</p> + +<p>«Bah! s'ils en avaient absolument besoin, je la leur donnerais bien +encore.... Quand on a les mains ouvertes, il n'est plus possible de les +refermer. Malgré tout le mal que mes amis disent de moi, je passe mes +journées à solliciter pour eux une foule de faveurs.» Et, lui touchant +le genou, la forçant à le regarder:</p> + +<p>«Voyons, vous! Je vais causer avec l'empereur ce matin.... Vous n'avez +rien à demander?</p> + +<p>—Non, merci», répondit-elle d'une voix sèche.</p> + +<p>Comme il s'offrait toujours, elle se fâcha, elle l'accusa de leur +reprocher les quelques services qu'il avait pu leur rendre, à son mari +et à elle. Ce n'étaient pas eux qui lui pèseraient davantage. Elle +termina, en disant:</p> + +<p>«A présent, je fais mes commissions moi-même. Je suis assez grande +fille, peut-être!» Cependant, la voiture venait de sortir du Bois. Elle +traversait Boulogne, dans le tapage d'un convoi de grosses charrettes, +le long de la Grande-Rue. Jusque-là, Delestang était resté au fond du +landau, béat, les mains posées sur la serviette de maroquin, sans une +parole, comme livré à quelque haute spéculation intellectuelle.</p> + +<p>Alors, il se pencha, il cria à Rougon, au milieu du bruit:</p> + +<p>«Pensez-vous que Sa Majesté nous retienne à déjeuner?» Rougon eut un +geste d'ignorance. Il dit ensuite:</p> + +<p>«On déjeune au palais, quand le conseil se prolonge.» Delestang rentra +dans son coin, où il parut de nouveau en proie à une rêverie des plus +graves. Mais il se pencha une seconde fois, pour poser cette question:</p> + +<p>«Est-ce que le conseil sera très chargé ce matin?</p> + +<p>—Oui, peut-être, répondit Rougon. On ne sait jamais. Je crois que +plusieurs de nos collègues doivent rendre compte de certains travaux.... +Moi, en tout cas, je soulèverai la question de ce livre pour lequel je +suis en conflit avec la commission de colportage.</p> + +<p>—Quel livre? demanda vivement Clorinde.</p> + +<p>—Une ânerie, un de ces volumes qu'on fabrique pour les paysans. Cela +s'appelle Les Veillées du bonhomme Jacques. Il y a de tout là-dedans, du +socialisme, de la sorcellerie, de l'agriculture, jusqu'à un article +célébrant les bienfaits de l'association.... Un bouquin dangereux, +enfin!» La jeune femme, dont la curiosité ne devait pas être satisfaite, +se tourna comme pour interroger son mari.</p> + +<p>«Vous êtes sévère, Rougon, déclara Delestang. J'ai parcouru ce livre, +j'y ai découvert de bonnes choses; le chapitre sur l'association est +bien fait.... Je serais surpris si l'empereur condamnait les idées qui +s'y trouvent exprimées.» Rougon allait s'emporter. Il ouvrait les bras, +dans un geste de protestation. Et il se calma brusquement, comme ne +voulant pas discuter; il ne dit plus rien, jetant des coups d'œil sur +le paysage, aux deux côtés de l'horizon. Le landau était alors au milieu +du pont de Saint-Cloud; en bas, toute moirée de soleil, la rivière avait +des nappes dormantes d'un bleu pâle; tandis que des files d'arbres, le +long des rives, enfonçaient dans l'eau des ombres vigoureuses. L'immense +ciel, en amont et en aval, montait, tout blanc d'une limpidité +printanière, à peine teinté d'un frisson bleu.</p> + +<p>Lorsque la voiture se fut arrêtée dans la cour du château, Rougon +descendit le premier et tendit la main à Clorinde. Mais celle-ci affecta +de ne pas accepter ce soutien; elle sauta légèrement à terre. Puis, +comme il restait le bras tendu, elle lui, donna un petit coup d'ombrelle +sur les doigts, en murmurant:</p> + +<p>«Puisqu'on vous dit qu'on est grande fille!» Et elle semblait sans +respect pour les poings énormes du maître, qu'elle gardait longtemps +autrefois dans ses mains d'élève soumise, afin de leur voler un peu de +leur force. Aujourd'hui, elle pensait sans doute les avoir assez +appauvris; elle n'avait plus ses cajoleries adorables de disciple. A son +tour, poussée en puissance, elle devenait maîtresse. Quand Delestang fut +descendu de voiture, elle laissa Rougon entrer le premier, pour souffler +à l'oreille de son mari:</p> + +<p>«J'espère que vous n'allez pas l'empêcher de patauger, avec son bonhomme +Jacques. Vous avez là une bonne occasion de ne pas toujours dire comme +lui.» Dans le vestibule, avant de le quitter, elle l'enveloppa d'un +dernier regard, s'inquiéta d'un bouton de sa redingote qui tirait sur +l'étoffe; et, tandis qu'un huissier l'annonçait chez l'impératrice, elle +les regarda disparaître, Rougon et lui, souriante.</p> + +<p>Le conseil des ministres se tenait dans un salon voisin du cabinet de +l'empereur. Au milieu, une douzaine de fauteuils entouraient une grande +table, recouverte d'un tapis. Les fenêtres, hautes et claires, donnaient +sur la terrasse du château. Quand Rougon et Delestang entrèrent, tous +leurs collègues se trouvaient déjà réunis, à l'exception du ministre des +Travaux publics et du ministre de la Marine et des Colonies, alors en +congé.</p> + +<p>L'empereur n'avait pas encore paru. Ces messieurs causèrent pendant près +de dix minutes, debout devant les fenêtres, groupés autour de la table. +Il y en avait deux de visages chagrins, qui se détestaient au point de +ne jamais s'adresser la parole; mais les autres, la mine aimable, se +mettaient à l'aise, en attendant les affaires graves. Paris s'occupait +alors de l'arrivée d'une ambassade venue du fond de l'Extrême-Orient, +avec des costumes étranges et des façons de saluer extraordinaires.</p> + +<p>Le ministre des Affaires étrangères raconta une visite qu'il avait +rendue, la veille, au chef de cette ambassade; il se moquait finement, +tout en restant très correct.</p> + +<p>Puis, la conversation tomba à des sujets plus frivoles; le ministre +d'État fournit des renseignements sur la santé d'une danseuse de +l'Opéra, qui avait failli se casser la jambe. Et même dans leur abandon, +ces messieurs demeuraient en éveil et en défiance, cherchant certaines +de leurs phrases, rattrapant des moitiés de mot, se guettant sous leurs +sourires, redevenant subitement sérieux, dès qu'ils se sentaient +surveillés.</p> + +<p>«Alors, c'est une simple foulure? dit Delestang, qui s'intéressait +beaucoup aux danseuses.</p> + +<p>—Oui, une foulure, répéta le ministre d'État. La pauvre femme en sera +quitte pour garder quinze jours la chambre.... Elle est bien honteuse, +d'être tombée.» Un petit bruit fit tourner les têtes. Tous +s'inclinèrent; l'empereur venait d'entrer. Il resta un instant appuyé au +dossier de son fauteuil. Et il demanda de sa voix sourde, lentement:</p> + +<p>«Elle va mieux?</p> + +<p>—Beaucoup mieux, sire, répondit le ministre en s'inclinant de nouveau. +J'ai eu de ses nouvelles ce matin.» Sur un geste de l'empereur, les +membres du conseil prirent place autour de la table. Ils étaient neuf; +plusieurs étalèrent des papiers devant eux; d'autres se renversèrent, en +se regardant les ongles. Un silence régna.</p> + +<p>L'empereur semblait souffrant; il roulait doucement les bouts de ses +moustaches entre ses doigts, la face éteinte. Puis, comme personne ne +parlait, il parut se souvenir, il prononça quelques mots.</p> + +<p>«Messieurs, la session du Corps législatif va être close...» Il fut +d'abord question du budget, que la Chambre venait de voter en cinq +jours. Le ministre des Finances signala les vœux exprimés par le +rapporteur. Pour la première fois, la Chambre avait des velléités de +critique. Ainsi, le rapporteur souhaitait voir l'amortissement +fonctionner d'une façon normale et le gouvernement se contenter des +crédits votés, sans recourir toujours à des demandes de crédits +supplémentaires.</p> + +<p>D'autre part, des membres s'étaient plaints du peu de cas que le Conseil +d'État faisait de leurs observations, quand ils cherchaient à réduire +certaines dépenses; un d'entre eux avait même réclamé pour le Corps +législatif le droit de préparer le budget. «Il n'y a pas lieu, selon +moi, de tenir compte de ces réclamations, dit le ministre des Finances +en terminant. Le gouvernement dresse ses budgets avec la plus grande +économie possible; et cela est tellement vrai, que la commission a dû se +donner beaucoup de mal pour arriver à retrancher deux pauvres +millions.... Toutefois, je crois sage d'ajouter trois demandes de +crédits supplémentaires, qui étaient à l'étude. Un virement de fonds +nous donnera les sommes nécessaires, et la situation sera régularisée +plus tard.» L'empereur approuva de la tête. Il paraissait ne pas +écouter, les yeux vagues, regardant comme aveuglé la grande lueur claire +tombant de la fenêtre du milieu, en face de lui. Il y eut de nouveau un +silence. Tous les ministres approuvaient, après l'empereur. Pendant un +instant, on n'entendit plus qu'un léger bruit. C'était le garde des +Sceaux qui feuilletait un manuscrit de quelques pages, ouvert sur la +table. Il consulta ses collègues d'un regard.</p> + +<p>«Sire, dit-il enfin, j'ai apporté le projet d'un mémoire sur la +fondation d'une nouvelle noblesse.... Ce sont encore de simples notes; +mais j'ai pensé qu'il serait bon, avant d'aller plus loin, de les lire +en conseil, afin de pouvoir profiter de toutes les lumières...</p> + +<p>—Oui, lisez, monsieur le garde des Sceaux, interrompit l'empereur. Vous +avez raison.» Et il se tourna à demi, pour regarder le ministre de la +Justice, pendant qu'il lisait. Il s'animait, une flamme jaune brûlait +dans ses yeux gris.</p> + +<p>Cette question d'une nouvelle noblesse préoccupait alors beaucoup la +cour. Le gouvernement avait commencé par soumettre au Corps législatif +un projet de loi punissant d'une amende et d'un emprisonnement toute +personne convaincue de s'être attribué sans droit un titre nobiliaire +quelconque. Il s'agissait de donner une sanction aux anciens titres et +de préparer ainsi la création de titres nouveaux. Ce projet de loi avait +soulevé à la Chambre une discussion passionnée; des députés, très +dévoués à l'empire, s'étaient écriés qu'une noblesse ne pouvait exister +dans un État démocratique; et, lors du vote, vingt-trois voix venaient +de se prononcer contre le projet. Cependant, l'empereur caressait son +rêve. C'était lui qui avait indiqué au garde des Sceaux tout un vaste +plan.</p> + +<p>Le mémoire débutait par une partie historique.</p> + +<p>Ensuite, le futur système se trouvait exposé tout au long; les titres +devaient être distribués par catégories de fonctions, afin de rendre les +rangs de la nouvelle noblesse accessibles à tous les citoyens; +combinaison démocratique qui paraissait enthousiasmer fort le garde des +Sceaux. Enfin suivait un projet de décret. A l'article II, le ministre +haussa et ralentit la voix:</p> + +<p>«Le titre de comte sera concédé après cinq ans d'exercice dans leurs +fonctions ou dignités, ou après avoir été nommés par nous grands-croix +de la Légion d'honneur: à nos ministres et aux membres de notre conseil +privé; aux cardinaux, aux maréchaux, aux amiraux et aux sénateurs; à nos +ambassadeurs et aux généraux de division ayant commandé en chef.» Il +s'arrêta un instant, interrogeant l'empereur du regard, pour demander +s'il n'avait oublié personne. Sa Majesté, la tête un peu tombée sur +l'épaule droite, se recueillait. Elle finit par murmurer: «Je crois +qu'il faudrait joindre les présidents du Corps législatif et du Conseil +d'État.» Le garde des Sceaux hocha vivement la tête en signe +d'approbation, et se hâta de mettre une note sur la marge de son +manuscrit. Puis, au moment où il allait reprendre sa lecture, il fut +interrompu par le ministre de l'Instruction publique et des cultes qui +avait une omission à signaler.</p> + +<p>«Les archevêques... commença-t-il.</p> + +<p>—Pardon, dit sèchement le ministre de la Justice, les archevêques ne +doivent être que barons. Laissez-moi lire le décret tout entier.» Et il +ne se retrouva plus dans ses feuilles de papier. Il chercha longtemps +une page qui s'était égarée parmi les autres. Rougon, carrément assis, +le cou enfoncé entre ses rudes épaules de paysan, souriait du coin des +lèvres; et, comme il se tournait, il vit son voisin le ministre d'État, +le dernier représentant d'une vieille famille normande, sourire +également d'un fin sourire de mépris. Alors tous deux eurent un léger +hochement de menton. Le parvenu et le gentilhomme s'étaient compris.</p> + +<p>«Ah! voici, reprit enfin le garde des Sceaux:</p> + +<p>Article III. Le titre de baron sera concédé: 1° Aux membres du Corps +législatif qui auront été honorés trois fois du mandat de leurs +concitoyens; 2° aux conseillers d'État, après huit ans d'exercice; 3° au +premier président et au procureur général de la Cour de cassation, au +premier président et au procureur général de la Cour des comptes, aux +généraux de division et aux vice-amiraux, aux archevêques et aux +ministres plénipotentiaires, après cinq ans d'exercice dans leurs +fonctions, ou s'ils ont obtenu le grade de commandeur de la Légion +d'honneur...» Et il continua ainsi. Les premiers présidents et les +procureurs généraux des cours impériales, les généraux de brigade et les +contre-amiraux, les évêques, jusqu'aux maires des chefs-lieux de +préfecture de première classe, devaient être faits barons; seulement, on +leur demandait dix ans de service.</p> + +<p>«Tout le monde baron, alors!» murmura Rougon à demi-voix.</p> + +<p>Ses collègues, qui affectaient de le regarder comme un homme mal élevé, +prirent des mines graves, pour lui faire comprendre qu'ils trouvaient +cette plaisanterie très déplacée. L'empereur avait paru ne pas entendre.</p> + +<p>Cependant, lorsque la lecture fut terminée, il demanda:</p> + +<p>«Que pensez-vous du projet, messieurs?» Il y eut une hésitation. On +attendait une interrogation plus directe.</p> + +<p>«Monsieur Rougon, reprit Sa Majesté, que pensez-vous du projet?</p> + +<p>—Mon Dieu! Sire, répondit le ministre de l'Intérieur en souriant de son +air tranquille, je n'en pense pas beaucoup de bien. Il offre le pire des +dangers, celui du ridicule. Oui, j'aurais peur que tous ces barons-là ne +prêtassent à rire.... Je ne mets pas en avant les raisons graves, le +sentiment d'égalité qui domine aujourd'hui, la rage de vanité qu'un +pareil système développerait...» Mais il eut la parole coupée par le +garde des Sceaux, très aigre, très blessé, se défendant en homme attaqué +personnellement. Il se disait bourgeois, fils de bourgeois, incapable de +porter atteinte aux principes égalitaires de la société moderne. La +nouvelle noblesse devait être une noblesse démocratique; et ce mot de +«noblesse démocratique» rendait sans doute si bien son idée, qu'il le +répéta à plusieurs reprises. Rougon répliqua, toujours souriant, sans se +fâcher. Le garde des Sceaux, petit, sec, noirâtre, finit par lancer des +personnalités blessantes. L'empereur demeurait comme étranger à la +querelle; il regardait de nouveau, avec de lents balancements d'épaules, +la grande clarté blanche tombant de la fenêtre, en face de lui. +Pourtant, quand les voix montèrent et devinrent gênantes pour sa +dignité, il murmura:</p> + +<p>«Messieurs, messieurs...» Puis, au bout d'un silence:</p> + +<p>«Monsieur Rougon a peut-être raison.... La question n'est pas mûre +encore. Il faudra l'étudier sur d'autres bases. On verra plus tard.» Le +conseil examina ensuite plusieurs menues affaires. On parla surtout du +journal Le siècle, dont un article venait de produire un scandale à la +cour. Il ne se passait pas de semaine sans que l'empereur fût supplié, +dans son entourage, de supprimer ce journal, le seul organe républicain +qui restât debout. Mais Sa Majesté, personnellement, avait une grande +douceur pour la presse, elle s'amusait souvent, dans le secret du +cabinet, à écrire de longs articles en réponse aux attaques contre son +gouvernement; son rêve inavoué était d'avoir son journal à elle, où elle +pourrait publier des manifestes et entamer des polémiques. Toutefois, Sa +Majesté décida, ce jour-là, qu'un avertissement serait envoyé au siècle.</p> + +<p>Leurs Excellences croyaient le conseil fini. Cela se voyait à la manière +dont ces messieurs se tenaient assis sur le bord de leurs fauteuils. +Même le ministre de la Guerre, un général à l'air ennuyé qui n'avait pas +soufflé mot de toute la séance, tirait déjà ses gants de sa poche, +lorsque Rougon s'accouda fortement à la table.</p> + +<p>«Sire, dit-il, je voudrais entretenir le conseil d'un conflit qui s'est +élevé entre la commission de colportage et moi, au sujet d'un ouvrage +présenté à l'estampille.» Ses collègues se renfoncèrent dans leurs +fauteuils.</p> + +<p>L'empereur se tourna à demi, avec un léger hochement de tête, pour +autoriser le ministre de l'Intérieur à continuer.</p> + +<p>Alors, Rougon entra dans des détails préliminaires. Il ne souriait plus, +il n'avait plus son air bonhomme. Penché au bord de la table, le bras +droit balayant le tapis d'un geste régulier, il raconta qu'il avait +voulu présider lui-même une des dernières séances de la commission, pour +stimuler le zèle des membres qui la composaient.</p> + +<p>«Je leur ai indiqué les vues du gouvernement sur les améliorations à +opérer dans les importants services dont ils sont chargés.... Le +colportage aurait de graves dangers si, devenant une arme entre les +mains des révolutionnaires, il aboutissait à raviver les discussions et +les haines. La commission a donc le devoir de rejeter tous les ouvrages +fomentant et irritant des passions qui ne sont plus de notre âge. Elle +accueillera au contraire les livres dont l'honnêteté lui paraîtra +inspirer un acte d'adoration pour Dieu, d'amour pour la patrie, de +reconnaissance pour le souverain.» Les ministres, très maussades, +crurent cependant devoir saluer au passage ce dernier membre de phrase.</p> + +<p>«Le nombre des mauvais livres augmente tous les jours, continua-t-il. +C'est une marée montante contre laquelle on ne saurait trop protéger le +pays. Sur douze livres publiés, onze et demi sont bons à jeter au feu.</p> + +<p>Voilà la moyenne.... Jamais les sentiments coupables, les théories +subversives, les monstruosités antisociales n'ont trouvé autant de +chantres.... Je suis obligé parfois de lire certains ouvrages. Eh bien, +je l'affirme...» Le ministre de l'Instruction publique se hasarda à +l'interrompre.</p> + +<p>«Les romans... dit-il.—Je ne lis jamais de romans», déclara sèchement +Rougon.</p> + +<p>Son collègue eut un geste de protestation pudibonde, un roulement d'yeux +scandalisé, comme pour jurer que lui non plus ne lisait jamais de +romans. Il s'expliqua.</p> + +<p>«Je voulais dire simplement ceci: les romans sont surtout un aliment +empoisonné servi aux curiosités malsaines de la foule.</p> + +<p>—Sans doute, reprit le ministre de l'Intérieur. Mais il est des +ouvrages tout aussi dangereux: je parle de ces ouvrages de +vulgarisation, où les auteurs s'efforcent de mettre à la portée des +paysans et des ouvriers un fatras de science sociale et économique, dont +le résultat le plus clair est de troubler les cerveaux faibles.... +Justement, un livre de ce genre, Les Veillées du bonhomme Jacques, est +en ce moment soumis à l'examen de la commission. Il s'agit d'un sergent +qui, rentré dans son village, cause chaque dimanche soir avec le maître +d'école, en présence d'une vingtaine de laboureurs; et chaque +conversation traite un sujet particulier, les nouvelles méthodes de +culture, les associations ouvrières, le rôle considérable du producteur +dans la société. J'ai lu ce livre qu'un employé m'a signalé; je l'ai +trouvé d'autant plus inquiétant, qu'il cache des théories funestes sous +une admiration feinte pour les institutions impériales. Il n'y a pas à +s'y tromper, c'est là l'œuvre d'un démagogue. Aussi ai-je été très +surpris, quand j'ai entendu plusieurs membres de la commission m'en +parler d'une façon élogieuse. J'ai discuté certains passages avec eux, +sans paraître les convaincre.</p> + +<p>L'auteur, m'ont-ils assuré, aurait même fait l'hommage d'un exemplaire +de son livre à Sa Majesté... Alors, sire, avant d'opérer la moindre +pression, j'ai cru devoir prendre votre avis et celui du conseil.» Et il +regardait en face l'empereur, dont les yeux vacillants finirent par se +poser sur un couteau à papier, placé devant lui. Le souverain prit ce +couteau, le fit tourner entre ses doigts, en murmurant:</p> + +<p>«Oui, oui, Les Veillées du bonhomme Jacques...» Puis, sans se prononcer +davantage, il eut un regard oblique, à droite et à gauche de la table.</p> + +<p>«Vous avez peut-être parcouru le livre, messieurs, je serais bien aise +de savoir...» Il n'achevait pas, il mâchait ses phrases. Les ministres +s'interrogeaient furtivement, comptant chacun que son voisin allait +pouvoir répondre, donner un avis. Le silence se prolongeait au milieu +d'une gêne croissante. Évidemment pas un d'eux ne connaissait même +l'existence de l'ouvrage. Enfin le ministre de la Guerre se chargea de +faire un grand geste d'ignorance pour tous ses collègues. L'empereur +tordit ses moustaches, ne se pressa pas.</p> + +<p>«Et vous, monsieur Delestang?» demanda-t-il.</p> + +<p>Delestang se remuait dans son fauteuil, comme en proie à une lutte +intérieure. Cette interrogation directe le décida. Mais, avant de +parler, il jeta involontairement un coup d'œil du côté de Rougon.</p> + +<p>«J'ai eu le volume entre les mains, sire.» Il s'arrêta, en sentant les +gros yeux gris de Rougon fixés sur lui. Cependant, devant la +satisfaction visible de l'empereur, il reprit, les lèvres un peu +tremblantes:</p> + +<p>«J'ai le regret de n'être pas de la même opinion que mon ami et collègue +monsieur le ministre de l'Intérieur.... Certes, l'ouvrage pourrait +contenir des restrictions et insister davantage sur la lenteur prudente +avec laquelle tout progrès vraiment utile doit s'accomplir.</p> + +<p>Mais Les Veillées du bonhomme Jacques ne m'en paraissent pas moins une +œuvre conçue dans d'excellentes intentions. Les vœux qui s'y trouvent +exprimés pour l'avenir, ne blessent en rien les institutions impériales. +Ils en sont, au contraire, comme l'épanouissement légitimement +attendu...» Il se tut de nouveau. Malgré le soin qu'il mettait à se +tourner vers l'empereur, il devinait, de l'autre côté de la table, la +masse énorme de Rougon, tassé sur les coudes, la face pâle de surprise. +D'ordinaire, Delestang était toujours de l'avis du grand homme. Aussi ce +dernier espéra-t-il un instant ramener d'un mot le disciple révolté.</p> + +<p>«Voyons, il faut citer un exemple, cria-t-il en nouant et en faisant +craquer ses mains. Je regrette de n'avoir pas apporté l'ouvrage.... +Tenez, ceci, un chapitre dont je me souviens. Le bonhomme Jacques parle +de deux mendiants qui vont de porte en porte, dans le village; et, sur +une question du maître d'école, il déclare qu'il va enseigner aux +paysans le moyen de ne jamais avoir un seul pauvre parmi eux. Suit tout +un système compliqué pour l'extinction du paupérisme. On est là en +pleine théorie communiste.... Monsieur le ministre de l'Agriculture et +du Commerce ne peut vraiment approuver ce chapitre.» Delestang, +brusquement brave, osa regarder Rougon en face. «Oh! en pleine théorie +communiste, dit-il, vous allez bien loin! Je n'ai vu là qu'un exposé +ingénieux des principes de l'association.»</p> + +<p>Tout en parlant, il fouillait dans sa serviette.</p> + +<p>«J'ai justement l'ouvrage», déclara-t-il enfin.</p> + +<p>Et il se mit à lire le chapitre en question. Il lisait d'une façon douce +et monotone. Sa belle tête de grand homme d'État, à certains passages, +prenait une expression de gravité extraordinaire. L'empereur écoutait +d'un air profond. Lui, semblait particulièrement jouir des morceaux +attendrissants, des pages où l'auteur avait prêté à ses paysans un +parler d'une niaiserie enfantine. Quant à Leurs Excellences, elles +étaient enchantées. Quelle adorable histoire! Rougon lâché par +Delestang, auquel il avait fait donner un portefeuille, uniquement pour +s'appuyer sur lui, au milieu de la sourde hostilité du conseil! Ses +collègues lui reprochaient ses continuels empiétements de pouvoir, son +besoin de domination qui le poussait à les traiter en simples commis, +tandis qu'il affectait d'être le conseiller intime et le bras droit de +Sa Majesté. Et il allait se trouver complètement isolé! Ce Delestang +était un homme à bien accueillir.</p> + +<p>«Il y a peut-être un ou deux mots..., murmura l'empereur, quand la +lecture fut terminée. Mais, en somme, je ne vois pas.... N'est-ce pas, +messieurs?</p> + +<p>—C'est tout à fait innocent», affirmèrent les ministres.</p> + +<p>Rougon évita de répondre. Il parut plier les épaules.</p> + +<p>Puis, il revint de nouveau à la charge, contre Delestang seul. Pendant +quelques minutes encore, la discussion continua entre eux, par phrases +brèves. Le bel homme s'aguerrissait, devenait mordant. Alors, peu à peu, +Rougon se souleva. Il entendait pour la première fois son pouvoir +craquer sous lui. Tout d'un coup, il s'adressa à l'empereur, debout, le +geste véhément.</p> + +<p>«Sire, c'est une misère, l'estampille sera accordée, puisque Votre +Majesté, dans sa sagesse, pense que le livre n'offre aucun danger. Mais +je dois vous le déclarer, sire, il y aurait les plus grands périls à +rendre à la France la moitié des libertés réclamées par ce bonhomme +Jacques.... Vous m'avez appelé au pouvoir dans des circonstances +terribles. Vous m'avez dit de ne pas chercher, par une modération hors +de saison, à rassurer ceux qui tremblaient. Je me suis fait craindre, +selon vos désirs. Je crois m'être conformé à vos moindres instructions +et vous avoir rendu les services que vous attendiez de moi. Si quelqu'un +m'accusait de trop de rudesse, si l'on me reprochait d'abuser de la +puissance dont Votre Majesté m'a investi, un pareil blâme, sire, +viendrait à coup sûr d'un adversaire de votre politique.... Eh bien, +croyez-le, le corps social est tout aussi profondément troublé, je n'ai +malheureusement pas réussi, en quelques semaines, à le guérir des maux +qui le rongent.</p> + +<p>Les passions anarchiques grondent toujours dans les bas-fonds de la +démagogie. Je ne veux pas étaler cette plaie, en exagérer l'horreur; +mais j'ai le devoir d'en rappeler l'existence, afin de mettre Votre +Majesté en garde contre les entraînements généreux de son cœur. On a pu +espérer un instant que l'énergie du souverain et la volonté solennelle +du pays avaient refoulé pour toujours dans le néant les époques +abominables de perversion publique. Les événements ont prouvé la +douloureuse erreur où l'on était. Je vous en supplie, au nom de la +nation, sire, ne retirez pas votre puissante main. Le danger n'est pas +dans les prérogatives excessives du pouvoir, mais dans l'absence des +lois répressives. Si vous retiriez votre main, vous verriez bouillonner +la lie de la populace, vous vous trouveriez tout de suite débordé par +les exigences révolutionnaires, et vos serviteurs les plus énergiques ne +sauraient bientôt plus comment vous défendre.... Je me permets +d'insister, tant les catastrophes du lendemain seraient terrifiantes. La +liberté sans entraves est impossible dans un pays où il existe une +faction obstinée à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. +Il faudra de bien longues années pour que le pouvoir absolu s'impose à +tous, efface des mémoires le souvenir des anciennes luttes, devienne +indiscutable au point de se laisser discuter.</p> + +<p>En dehors du principe autoritaire appliqué dans toute sa rigueur, il n'y +a pas de salut pour la France. Le jour où Votre Majesté croira devoir +rendre au peuple la plus inoffensive des libertés, ce jour-là elle +engagera l'avenir entier. Une liberté ne va pas sans une deuxième +liberté, puis une troisième liberté arrive, balayant tout, les +institutions et les dynasties. C'est la machine implacable, l'engrenage +qui pince le bout du doigt, attire la main, dévore le bras, broie le +corps.... Et, sire, puisque je me permets de m'exprimer librement sur un +tel sujet, j'ajouterai ceci: le parlementarisme a tué une monarchie, il +ne faut pas lui donner un empire à tuer. Le Corps législatif remplit un +rôle déjà trop bruyant. Qu'on ne l'associe jamais davantage à la +politique dirigeante du souverain; ce serait la source des plus +tapageuses et des plus déplorables discussions. Les dernières élections +générales ont prouvé une fois de plus la reconnaissance éternelle du +pays; mais il ne s'en est pas moins produit jusqu'à cinq candidatures +dont le succès scandaleux doit être un avertissement. Aujourd'hui, la +grosse question est d'empêcher la formation d'une minorité opposante, et +surtout, si elle se forme, de ne pas lui fournir des armes pour +combattre le pouvoir avec plus d'impudence. Un parlement qui se tait est +un parlement qui travaille.... Quand à la presse, sire, elle change la +liberté en licence. Depuis mon entrée au ministère, je lis attentivement +les rapports, je suis pris de dégoût chaque matin. La presse est le +réceptacle de tous les ferments nauséabonds. Elle fomente les +révolutions, elle reste le foyer toujours ardent où s'allument les +incendies. Elle deviendra seulement utile, le jour où l'on aura pu la +dompter et employer sa puissance comme un instrument gouvernemental.... +Je ne parle pas des autres libertés, liberté d'association, liberté de +réunion, liberté de tout faire. On les demande respectueusement dans Les +Veilles du bonhomme Jacques.</p> + +<p>Plus tard, on les exigera. Voilà mes terreurs. Que Votre Majesté +m'entende bien, la France a besoin de sentir longtemps sur elle le poids +d'un bras de fer...» Il se répétait, il défendait son pouvoir avec un +emportement croissant. Pendant près d'une heure, il continua ainsi, à +l'abri du principe autoritaire, s'en couvrant, s'en enveloppant, en +homme qui use de toute la résistance de son armure. Et, malgré son +apparente passion, il gardait assez de sang-froid pour surveiller ses +collègues, pour guetter sur leurs visages l'effet de ses paroles. +Ceux-ci avaient des faces blanches, immobiles.</p> + +<p>Brusquement, il se tut.</p> + +<p>Il y eut un assez long silence. L'empereur s'était remis à jouer avec le +couteau à papier.</p> + +<p>«Monsieur le ministre de l'Intérieur voit trop en noir la situation de +la France, dit enfin le ministre d'État.</p> + +<p>Rien, je pense, ne menace nos institutions. L'ordre est absolu. Nous +pouvons nous reposer dans la haute sagesse de Sa Majesté. C'est même +manquer de confiance en elle que de témoigner des craintes...</p> + +<p>—Sans doute, sans doute, murmurèrent plusieurs voix.</p> + +<p>—J'ajouterai, dit à son tour le ministre des Affaires étrangères, que +jamais la France n'a été plus respectée de l'Europe. Partout, à +l'étranger, on rend hommage à la politique ferme et digne de Sa Majesté. +L'opinion des chancelleries est que notre pays est entré pour toujours +dans une ère de paix et de grandeur.» Aucun de ces messieurs, +d'ailleurs, ne se soucia de combattre le programme politique défendu par +Rougon. Les regards se tournaient vers Delestang. Celui-ci comprit ce +qu'on attendait de lui. Il trouva deux ou trois phrases. Il compara +l'empire à un édifice.</p> + +<p>«Certes, le principe d'autorité ne doit pas être ébranlé; mais il ne +faut point fermer systématiquement la porte aux libertés publiques.... +L'Empire est comme un lieu d'asile, un vaste et magnifique édifice dont +Sa Majesté a de ses mains posé les assises indestructibles.</p> + +<p>Aujourd'hui, elle travaille encore à en élever les murs.</p> + +<p>Seulement il viendra un jour où, sa tâche achevée, elle devra songer au +couronnement de l'édifice, et c'est alors...</p> + +<p>—Jamais! interrompit violemment Rougon. Tout croulera!» L'empereur +étendit la main pour arrêter la discussion. Il souriait. Il semblait +s'éveiller d'une songerie.</p> + +<p>«Bien, bien, dit-il. Nous sommes sortis des affaires courantes.... Nous +verrons.» Et, s'étant levé, il ajouta:</p> + +<p>«Messieurs, il est tard, vous déjeunerez au château.» Le conseil était +terminé. Les ministres repoussèrent leurs fauteuils, se mirent debout, +saluant l'empereur qui se retirait à petits pas. Mais Sa Majesté se +retourna, en murmurant:</p> + +<p>«Monsieur Rougon, un mot, je vous prie.» Alors, pendant que le souverain +attirait Rougon dans l'embrasure d'une fenêtre, Leurs Excellences, à +l'autre bout de la pièce, s'empressèrent autour de Delestang.</p> + +<p>Elles le félicitaient discrètement, avec des clignements d'yeux, des +sourires fins, tout un murmure étouffé d'approbation élogieuse. Le +ministre d'État, un homme d'un esprit très délié et d'une grande +expérience, se montra particulièrement plat; il avait pour principe que +l'amitié des imbéciles porte bonheur. Delestang, modeste, grave, +s'inclinait à chaque compliment.</p> + +<p>«Non, venez», dit l'empereur à Rougon.</p> + +<p>Et il se décida à le mener dans son cabinet, une pièce assez étroite, +encombrée de journaux et de livres jetés sur les meubles. Là, il alluma +une cigarette, puis il montra à Rougon le modèle réduit d'un nouveau +canon, inventé par un officier; le petit canon ressemblait à un jouet +d'enfant. Il affectait un ton très bienveillant, il paraissait chercher +à prouver au ministre qu'il lui continuait toute sa faveur. Cependant, +Rougon flairait une explication. Il voulut parler le premier.</p> + +<p>«Sire, dit-il, je sais avec quelle violence je suis attaqué auprès de +Votre Majesté.» L'empereur sourit sans répondre. La cour, en effet, +s'était de nouveau mise contre lui. On l'accusait maintenant d'abuser du +pouvoir, de compromettre l'empire par ses brutalités. Les histoires les +plus extraordinaires couraient sur son compte, les corridors du palais +étaient pleins d'anecdotes et de plaintes, dont les échos, chaque matin, +arrivaient dans le palais impérial.</p> + +<p>«Asseyez-vous, monsieur Rougon, asseyez-vous», dit enfin l'empereur avec +bonhomie.</p> + +<p>Puis, s'asseyant lui-même, il continua:</p> + +<p>«On me bat les oreilles d'une foule d'affaires. J'aime mieux en causer +avec vous.... Qu'est-ce donc que ce notaire qui est mort à Niort, à la +suite d'une arrestation? un M. Martineau, je crois?» Rougon donna +tranquillement des détails. Ce Martineau était un homme très compromis, +un républicain dont l'influence dans le département pouvait offrir de +grands dangers. On l'avait arrêté. Il était mort.</p> + +<p>«Oui, justement, il est mort, c'est cela qui est fâcheux, reprit le +souverain. Les journaux hostiles se sont emparés de l'événement, ils le +racontent d'une façon mystérieuse, avec des réticences d'un effet +déplorable.... Je suis très chagrin de tout cela, monsieur Rougon.» Il +n'insista pas. Il resta quelques secondes, la cigarette collée aux +lèvres.</p> + +<p>«Vous êtes allé dernièrement dans les Deux-Sèvres, continua-t-il, vous +avez assisté à une solennité... Êtes-vous bien sûr de la solidité +financière de M. Kahn?</p> + +<p>—Oh! absolument sûr!» s'écria Rougon.</p> + +<p>Et il entra dans de nouvelles explications. M. Kahn s'appuyait sur une +société anglaise fort riche; les actions du chemin de fer de Niort à +Angers faisaient prime à la Bourse; c'était la plus belle opération +qu'on pût imaginer. L'empereur paraissait incrédule.</p> + +<p>«On a exprimé devant moi des craintes, murmura-t-il. Vous comprenez +combien il serait malheureux que votre nom fût mêlé à une +catastrophe.... Enfin, puisque vous m'affirmez le contraire...» Il +abandonna ce second sujet pour passer à un troisième.</p> + +<p>«C'est comme le préfet des Deux-Sèvres, on est très mécontent de lui, +m'a-t-on assuré. Il aurait tout bouleversé, là-bas. Il serait en outre +le fils d'un ancien huissier dont les allures bizarres font causer le +département.... M. Du Poizat est votre ami, je crois?</p> + +<p>—Un de mes bons amis, sire!» Et, l'empereur s'étant levé, Rougon se +leva également.</p> + +<p>Le premier marcha jusqu'à une fenêtre, puis revint en soufflant de +légers filets de fumée.</p> + +<p>«Vous avez beaucoup d'amis, monsieur Rougon, dit-il d'un air fin.</p> + +<p>—Oui, sire beaucoup!» répondit carrément le ministre.</p> + +<p>Jusque-là, l'empereur avait évidemment répété les commérages du château, +les accusations portées par les personnes de son entourage. Mais il +devait savoir d'autres histoires, des faits ignorés de la cour, dont ses +agents particuliers l'avaient informé, et auxquels il accordait un +intérêt bien plus vif; il adorait l'espionnage, tout le travail +souterrain de la police. Pendant un instant, il regarda Rougon, la face +vaguement souriante; puis, d'une voix confidentielle, en homme qui +s'amuse:</p> + +<p>«Oh! je suis renseigné, plus que je ne le voudrais.... Tenez, un autre +petit fait. Vous avez accepté dans vos bureaux un jeune homme, le fils +d'un colonel, bien qu'il n'ait pu présenter le diplôme de bachelier. +Cela n'a pas d'importance, je le sais. Mais si vous vous doutiez du +tapage que ces choses soulèvent!... On fâche tout le monde avec ces +bêtises. C'est de la bien mauvaise politique.» Rougon ne répondit rien. +Sa Majesté n'avait pas fini.</p> + +<p>Elle ouvrait les lèvres, cherchait une phrase; mais ce qu'elle avait à +dire paraissait la gêner, car elle hésita un instant à descendre +jusque-là. Elle balbutia enfin:</p> + +<p>«Je ne vous parlerai pas de cet huissier, un de vos protégés, un nommé +Merle, n'est-ce pas? Il se grise, il est insolent, le public et les +employés s'en plaignent.... Tout cela est très fâcheux, très fâcheux.» +Puis, haussant la voix, concluant brusquement:</p> + +<p>«Vous avez trop d'amis, monsieur Rougon. Tous ces gens vous font du +tort. Ce serait vous rendre un service que de vous fâcher avec eux.... +Voyons, accordez-moi la destitution de M. Du Poizat et promettez-moi +d'abandonner les autres.» Rougon était resté impassible. Il s'inclina, +il dit d'un accent profond:</p> + +<p>«Sire, je demande au contraire à Votre Majesté le ruban d'officier pour +le préfet des Deux-Sèvres.... J'ai également plusieurs faveurs à +solliciter...» Il tira un agenda de sa poche, il continua:</p> + +<p>«M. Béjuin supplie en grâce Votre Majesté de visiter sa cristallerie de +Saint-Florent, lorsqu'elle ira à Bourges.... Le colonel Jobelin désire +une situation dans les palais impériaux.... L'huissier Merle rappelle +qu'il a obtenu la médaille militaire et souhaite un bureau de tabac pour +une de ses sœurs...</p> + +<p>—Est-ce tout? demanda l'empereur qui s'était remis à sourire. Vous êtes +un patron héroïque. Vos amis doivent vous adorer.</p> + +<p>—Non, sire, ils ne m'adorent pas, ils me soutiennent», dit Rougon avec +une rude franchise.</p> + +<p>Le mot parut frapper beaucoup le souverain. Rougon venait de livrer tout +le secret de sa fidélité; le jour où il aurait laissé dormir son crédit, +son crédit serait mort; et, malgré le scandale, malgré le mécontentement +et la trahison de sa bande, il n'avait qu'elle, il ne pouvait s'appuyer +que sur elle, il se trouvait condamné à l'entretenir en santé, s'il +voulait se bien porter lui-même. Plus il obtenait pour ses amis, plus +les faveurs semblaient énormes et peu méritées, et plus il était fort. +Il ajouta respectueusement, avec une intention marquée:</p> + +<p>«Je souhaite de tout mon cœur que Votre Majesté, pour la grandeur de +son règne, garde longtemps autour d'elle les serviteurs dévoués qui l'on +aidée à restaurer l'empire.» L'empereur ne souriait plus. Il fit +quelques pas, les yeux voilés, songeur; et il semblait avoir blêmi, +effleuré d'un frisson. Dans cette nature mystique, les pressentiments +s'imposaient avec une force extrême. Il coupa court à la conversation +pour ne pas conclure, remettant à plus tard l'accomplissement de sa +volonté. De nouveau, il se montra très affectueux. Même, revenant sur la +discussion qui avait eu lieu dans le conseil, il parut donner raison à +Rougon, maintenant qu'il pouvait parler sans trop s'engager. Le pays +n'était certainement pas mûr pour la liberté. Longtemps encore, une main +énergique devait imprimer aux affaires une marche résolue, exempte de +faiblesse. Et il termina en renouvelant au ministre l'assurance de son +entière confiance; il lui donnait une pleine liberté d'agir, il +confirmait toutes ses instructions précédentes. Cependant, Rougon crut +devoir insister.</p> + +<p>«Sire, dit-il, je ne saurais être à la merci d'un propos malveillant, +j'ai besoin de stabilité pour achever la lourde tâche dont je me trouve +aujourd'hui responsable.</p> + +<p>—Monsieur Rougon, répondit l'empereur, marchez sans crainte, je suis +avec vous.» Et, rompant l'entretien, il se dirigea vers la porte du +cabinet, suivi du ministre. Ils sortirent, ils traversèrent plusieurs +pièces, pour gagner la salle à manger. Mais au moment d'entrer, le +souverain se retourna, emmena Rougon dans le coin d'une galerie.</p> + +<p>«Alors, demanda-t-il à demi-voix, vous n'approuvez pas le système +d'anoblissement proposé par monsieur le garde des Sceaux? J'aurais +vivement désiré vous voir favorable à ce projet. Étudiez la question.»</p> + +<p>Puis, sans attendre la réponse, il ajouta de son air tranquillement +entêté:</p> + +<p>«Rien ne presse. J'attendrai. Dans dix ans, s'il le faut.» Après le +déjeuner, qui dura à peine une demi-heure, les ministres passèrent dans +un petit salon voisin, où le café fut servi. Ils restèrent encore là +quelques instants, à s'entretenir, debout autour de l'empereur. +Clorinde, que l'impératrice avait également retenue, vint chercher son +mari, avec son allure hardie de femme lancée dans les cercles d'hommes +politiques. Elle tendit la main à plusieurs de ces messieurs. Tous +s'empressèrent, la conversation changea. Mais Sa Majesté se montra si +galante pour la jeune femme, il la serra bientôt de si près, le cou +allongé, l'œil oblique, que Leurs Excellences jugèrent discret de +s'écarter peu à peu.</p> + +<p>Quatre, puis trois encore sortirent sur la terrasse du château par une +porte-fenêtre. Deux seulement restèrent dans le salon, pour sauvegarder +les convenances.</p> + +<p>Le ministre d'État, plein d'obligeance, donnant un air affable à sa +haute mine de gentilhomme, avait emmené Delestang; et, de la terrasse, +il lui montrait Paris, au loin. Rougon, debout au soleil, s'absorbait, +lui aussi, dans le spectacle de la grande ville, barrant l'horizon, +pareille à un écroulement bleuâtre de nuées, au-delà de l'immense nappe +verte du bois de Boulogne.</p> + +<p>Clorinde était en beauté, ce matin-là. Fagotée comme toujours, traînant +sa robe de soie cerise pâle, elle semblait avoir attaché ses vêtements à +la hâte, sous l'aiguillon de quelque désir. Elle riait, les bras +abandonnés.</p> + +<p>Tout son corps s'offrait. Dans un bal, au ministère de la Marine, où +elle était allée en dame de cœur, avec des cœurs de diamant à son cou, +à ses poignets et à ses genoux, elle avait fait la conquête de +l'empereur; et, depuis cette soirée, elle paraissait rester son amie, +plaisantant chaque fois que Sa Majesté daignait la trouver belle.</p> + +<p>«Tenez, monsieur Delestang, disait sur la terrasse le ministre d'État à +son collègue, là-bas, à gauche, le dôme du Panthéon est d'un bleu tendre +extraordinaire.» Pendant que le mari s'émerveillait, le ministre, +curieusement, tâchait de glisser des coups d'œil au fond du petit +salon, par la porte-fenêtre restée ouverte.</p> + +<p>L'empereur, penché, parlait dans la figure de la jeune femme, qui se +renversait en arrière, comme pour lui échapper, la gorge toute sonore. +On apercevait seulement le profil perdu de Sa Majesté, une oreille +allongée, un grand nez rouge, une bouche épaisse, perdue sous le +frémissement des moustaches; et le plan fuyant de la joue, le coin de +l'œil entrevu avaient une flamme de convoitise, l'appétit sensuel des +hommes que grise l'odeur de la femme. Clorinde, irritante de séduction, +refusait d'un balancement imperceptible de la tête, tout en soufflant de +son haleine, à chacun de ses rires, le désir si savamment allumé.</p> + +<p>Quand Leurs Excellences rentrèrent dans le salon, la jeune femme disait +en se levant, sans qu'on pût savoir à quelle phrase elle répondait:</p> + +<p>«Oh! sire, ne vous y fiez pas, je suis entêtée comme une mule.» Rougon, +malgré sa querelle, revint à Paris avec Delestang et Clorinde. Celle-ci +sembla vouloir faire sa paix avec lui. Elle n'avait plus cette +inquiétude nerveuse qui la poussait aux sujets de conversation +désagréables; elle le regardait même, par moments, avec une sorte de +compassion souriante. Lorsque le landau, dans le Bois tout trempé de +soleil, roula doucement au bord du lac, elle s'allongea, elle murmura, +avec un soupir de jouissance:</p> + +<p>«Hein, la belle journée, aujourd'hui!» Puis, après être restée un +instant rêveuse, elle demanda à son mari:</p> + +<p>«Dites! est-ce que votre sœur, Mme de Combelot, est toujours amoureuse +de l'empereur?</p> + +<p>—Henriette est folle!» répondit Delestang, en haussant les épaules.</p> + +<p>Rougon donna des détails. «Oui, oui, toujours, dit-il. On raconte +qu'elle s'est jetée un soir aux pieds de Sa Majesté... Il l'a relevée, +il lui a conseillé d'attendre...—Ah! bien, elle peut attendre! s'écria +gaiement Clorinde. Il y en aura d'autres avant elle.»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XII" id="XII"></a><a href="#table">XII</a></h2> + + +<p>Clorinde était alors dans un épanouissement d'étrangeté et de puissance. +Elle restait la grande fille excentrique qui battait Paris sur un cheval +de louage pour conquérir un mari, mais la grande fille devenue femme, le +buste élargi, les reins solides, accomplissant posément les actes les +plus extraordinaires, ayant réalisé son rêve longtemps caressé d'être +une force. Ses interminables courses au fond de quartiers perdus, ses +correspondances inondant de lettres les quatre coins de la France et de +l'Italie, son continuel frottement aux personnages politiques dans +l'intimité desquels elle se glissait, toute cette agitation désordonnée, +pleine de trous, sans but logique, avait fini par aboutir à une +influence réelle, indiscutable. Elle lâchait encore des choses énormes, +des projets fous, des espoirs extravagants, lorsqu'elle causait +sérieusement; elle promenait toujours son vaste portefeuille crevé, +rattaché avec des ficelles, le portait entre ses bras comme un poupon, +d'une façon si convaincue, que les passants souriaient, à la voir ainsi +passer en longues jupes sales. Pourtant, on la consultait, on la +craignait même. Personne n'aurait pu dire au juste d'où elle tirait son +pouvoir; il y avait là des sources lointaines, multiples, disparues, +auxquelles il était bien difficile de remonter. On savait au plus des +bouts d'histoire, des anecdotes qu'on se chuchotait à l'oreille. +L'ensemble de cette singulière figure échappait, imagination détraquée, +bon sens écouté et obéi, corps superbe où était peut-être l'unique +secret de sa royauté. D'ailleurs, peu importait les dessous de la +fortune de Clorinde. Il suffisait qu'elle régnât, même en reine +fantasque. On s'inclinait.</p> + +<p>Ce fut pour la jeune femme une époque de domination. Elle centralisait +chez elle, dans son cabinet de toilette, où traînaient des cuvettes mal +essuyées, toute la politique des cours de l'Europe. Avant les +ambassades, sans qu'on devinât par quelle voie, elle recevait les +nouvelles, des rapports détaillés, dans lesquels se trouvaient annoncées +les moindres pulsations de la vie des gouvernements. Aussi avait-elle +une cour, des banquiers, des diplomates, des intimes, qui venaient pour +tâcher de la confesser. Les banquiers surtout se montraient très +courtisans. Elle avait, d'un coup, fait gagner à l'un d'eux une centaine +de millions, par la simple confidence d'un changement de ministère, dans +un État voisin. Elle dédaignait ces trafics de la basse politique; elle +lâchait tout ce qu'elle savait, les commérages de la diplomatie, les +cancans internationaux des capitales, uniquement pour le plaisir de +parler et de montrer qu'elle surveillait à la fois Turin, Vienne, +Madrid, Londres, jusqu'à Berlin et à Saint-Pétersbourg; alors, coulait +un flot de renseignements intarissables sur la santé des rois, leurs +amours, leurs habitudes, sur le personnel politique de chaque pays, sur +la chronique scandaleuse du moindre duché allemand. Elle jugeait les +hommes d'État d'une phrase, sautait du nord au midi sans transition, +remuait négligemment les royaumes du bout des ongles, vivait là comme +chez elle, comme si la vaste terre, avec ses villes, ses peuples, eût +tenu dans une boîte à joujoux, dont elle aurait rangé à son caprice les +petites maisons de carton et les bonshommes de bois. Puis, lorsqu'elle +se taisait, éreintée de bavardages, elle faisait claquer le pouce contre +le médius, un geste qui lui était familier, voulant dire que tout cela +ne valait certainement pas le léger bruit de ses doigts.</p> + +<p>Pour le moment, au milieu du débraillé de ses occupations multiples, ce +qui la passionnait, c'était une affaire de la plus haute gravité, dont +elle s'efforçait de ne point parler, sans pouvoir, cependant, se refuser +la joie de certaines allusions. Elle foulait Venise. Quand elle parlait +du grand ministre italien, elle disait:</p> + +<p>«Cavour», d'une voix familière. Elle ajoutait: «Cavour ne voulait pas, +mais j'ai voulu, et il a compris.» Elle s'enfermait matin et soir avec +le chevalier Rusconi, à la légation. D'ailleurs, «l'affaire» marchait +très bien maintenant. Et, tranquille, renversant son front borné de +déesse, parlant dans une sorte de somnambulisme, elle laissait tomber +des bouts de phrase sans lien entre eux, des lambeaux d'aveu: une +entrevue secrète entre l'empereur et un homme d'État étranger, un projet +de traité d'alliance dont on discutait encore certains articles, une +guerre pour le printemps prochain.</p> + +<p>D'autres jours, elle était furieuse; elle donnait des coups de pied aux +chaises, dans sa chambre, et bousculait les cuvettes de son cabinet, à +les casser; elle avait une colère de reine, trahie par des ministres +imbéciles, qui voit son royaume aller de mal en pis. Ces jours-là, elle +tendait tragiquement son bras nu et superbe, le poing fermé, vers le +sud-est, du côté de l'Italie, en répétant: «Ah! si j'étais là-bas, ils +ne feraient pas tant de bêtises!» Les soucis de la haute politique +n'empêchaient pas Clorinde de mener de front toutes sortes de besognes, +où elle semblait finir par se perdre elle-même. On la trouvait souvent +assise sur son lit, son énorme portefeuille vidé au milieu de la +couverture, et s'enfonçant jusqu'aux coudes dans le tas de papiers, la +tête perdue, pleurant de rage; elle ne se reconnaissait plus parmi cet +éboulement de feuilles volantes, ou bien elle cherchait quelque dossier +égaré, qu'elle découvrait enfin derrière un meuble, sous ses vieilles +bottines, avec son linge sale. Lorsqu'elle partait pour terminer une +affaire, elle entamait en chemin deux ou trois autres aventures. Ses +démarches se compliquaient, elle vivait dans une excitation continue, +s'abandonnant à un tourbillon d'idées et de faits, ayant sous elle des +profondeurs et des complications d'intrigues inconnues, insondables. Le +soir, après des journées de courses à travers Paris, quand elle rentrait +les jambes rompues d'avoir monté des escaliers, rapportant entre les +plis de ses jupes les odeurs indéfinissables des milieux qu'elle venait +de traverser, personne n'aurait osé soupçonner la moitié du négoce mené +par elle aux deux bouts de la ville; et, si on l'interrogeait, elle +riait, elle ne se souvenait pas toujours.</p> + +<p>Ce fut à cette époque qu'elle eut l'étonnante fantaisie de s'installer +dans un cabinet particulier d'un des grands restaurants du boulevard. +L'hôtel de la rue du Colisée, disait-elle, était loin de tout; elle +voulait un pied-à-terre dans un endroit central; et elle fit son bureau +d'affaires du cabinet particulier. Pendant deux mois, elle reçut là, +servie par les garçons, qui eurent à introduire les plus hauts +personnages. Des fonctionnaires, des ambassadeurs, des ministres se +présentèrent au restaurant. Elle, très à l'aise, les faisait asseoir sur +le divan défoncé par les dernières soupeuses du carnaval, restait +elle-même devant la table, dont la nappe demeurait toujours mise, +couverte de mies de pain, encombrée de papiers. Elle campait comme un +général.</p> + +<p>Un jour, prise d'une indisposition, elle était montée tranquillement se +coucher sous les combles, dans la chambre du maître d'hôtel qui la +servait, un grand garçon brun auquel elle permettait de l'embrasser. Le +soir seulement, vers minuit, elle avait consenti à rentrer chez elle.</p> + +<p>Delestang, malgré tout, était un homme heureux. Il paraissait ignorer +les excentricités de sa femme. Elle le possédait maintenant tout entier +et usait de lui à sa guise, sans qu'il se permît un murmure. Son +tempérament le prédisposait à ce servage. Il se trouvait trop bien du +secret abandon de sa volonté, pour jamais tenter une révolte. Dans +l'intimité, c'était lui, le matin, les jours où elle avait consenti à le +tolérer chez elle, qui lui rendait au lever de petits services, +cherchait partout sous les meubles les bottines égarées et dépareillées, +remuait le linge d'une armoire avant de trouver une chemise sans trous. +Il lui suffisait de garder devant le monde son attitude d'homme souriant +et supérieur. On le respectait presque, tant il parlait de sa femme d'un +air de sérénité et de protection affectueuses.</p> + +<p>Clorinde, devenue maîtresse toute-puissante, avait eu l'idée de faire +revenir sa mère de Turin; elle voulait désormais, disait-elle, que la +comtesse Balbi passât auprès d'elle six mois chaque année. Ce fut alors +une explosion subite de tendresse filiale. Elle bouleversa un étage de +l'hôtel pour loger la vieille dame le plus près possible de son +appartement. Même elle inventa une porte de communication qui allait de +son cabinet de toilette dans la chambre à coucher de sa mère. En +présence de Rougon surtout, elle étalait son affection avec une outrance +italienne d'expressions caressantes. Comment s'était-elle jamais +résignée à vivre si longtemps séparée de la comtesse, elle qui ne +l'avait jamais quittée pendant une heure avant son mariage? Elle +s'accusait de la dureté de son cœur. Mais ce n'était pas sa faute, elle +avait dû céder à des conseils, à de prétendues nécessités, dont le sens +lui échappait encore. Rougon, devant cette rébellion, ne bronchait pas. +Il ne la catéchisait plus, ne cherchait plus à faire d'elle une des +femmes distinguées de Paris. Autrefois, elle avait pu occuper le vide de +ses journées, lorsque la fièvre de son oisiveté lui allumait le sang, +éveillait les désirs dans ses membres de lutteur au repos. Aujourd'hui, +en pleine bataille, il ne songeait guère à ces choses; son peu de +sensualité se trouvait mangé par ses quatorze heures de travail par +jour. Il continuait à la traiter affectueusement, avec cette pointe de +dédain qu'il témoignait d'ordinaire aux femmes. Pourtant, il venait de +temps à autre la voir, les yeux comme allumés par un réveil de +l'ancienne passion toujours inassouvie. Elle restait son vice, la seule +chair qui le troublât.</p> + +<p>Depuis que Rougon habitait le ministère, où ses amis se plaignaient de +ne plus pouvoir le rencontrer dans l'intimité, Clorinde s'était imaginé +de recevoir la bande chez elle. Peu à peu, l'habitude fut prise. Et, +pour mieux indiquer que ses soirées remplaçaient celles de la rue +Marbeuf, elle choisit également le dimanche et le jeudi.</p> + +<p>Seulement, rue du Colisée, on restait jusqu'à une heure du matin. Elle +recevait dans son boudoir, Delestang gardant toujours les clefs du grand +salon, par crainte des taches de graisse. Comme le boudoir se trouvait +très petit, elle laissait sa chambre à coucher et son cabinet de +toilette ouverts; si bien que, le plus souvent, on s'entassait dans la +chambre, au milieu des chiffons qui traînaient.</p> + +<p>Les jeudis et les dimanches, le grand souci de Clorinde était de rentrer +assez tôt pour dîner à la hâte et faire les honneurs de chez elle. +Malgré ses efforts de mémoire, cela ne l'empêcha pas, à deux reprises, +d'oublier si complètement ses invités, qu'elle demeura stupéfaite en +voyant tant de monde autour de son lit, quand elle arriva à minuit +passé. Un jeudi, dans les derniers jours de mai, par extraordinaire, +elle rentra vers cinq heures; elle était sortie à pied et avait reçu une +averse depuis la place de la Concorde, sans se résigner à payer un +fiacre de trente sous pour monter les Champs-Elysées. Toute trempée, +elle passa immédiatement dans son cabinet de toilette, où sa femme de +chambre Antonia, la bouche barbouillée d'une tartine de confitures, la +déshabilla en riant très fort de l'égouttement de ses jupes, qui +pissaient l'eau sur le parquet.</p> + +<p>«Il y a là un monsieur, dit enfin cette dernière, quand elle se fut +assise par terre pour lui retirer ses bottines. Il attend depuis une +heure.» Clorinde lui demanda comment était le monsieur.</p> + +<p>Alors, la femme de chambre resta par terre, mal peignée, la robe grasse, +montrant ses dents blanches dans sa face brune. Le monsieur était gros, +l'air sévère.</p> + +<p>«Ah! oui, M. de Reuthlinguer, le banquier, s'écria la jeune femme. C'est +vrai, il devait venir à quatre heures.</p> + +<p>Eh bien, qu'il attende.... Préparez-moi un bain, n'est-ce pas?» Et elle +s'allongea tranquillement dans la baignoire, cachée derrière un rideau, +au fond du cabinet. Là, elle lut des lettres arrivées pendant son +absence. Au bout d'une grande demi-heure, Antonia, sortie depuis +quelques minutes, reparut en murmurant:</p> + +<p>«Le monsieur a vu madame rentrer. Il voudrait bien lui parler.</p> + +<p>—Tiens! je l'oubliais, le baron! dit Clorinde, qui se mit debout au +milieu de la baignoire. Vous allez m'habiller.» Mais elle eut, ce +soir-là, des caprices de toilette extraordinaires. Dans l'abandon où +elle laissait sa personne, elle était ainsi prise parfois d'un accès +d'idolâtrie pour son corps. Alors, elle inventait des raffinements, nue +devant sa glace, se faisant frotter les membres d'onguents, de baumes, +d'huiles aromatiques, connus d'elle seule, achetés à Constantinople, +chez le parfumeur du sérail, disait-elle, par un diplomate italien de +ses amis. Et pendant qu'Antonia la frottait, elle gardait des attitudes +de statue. Cela devait lui donner une peau blanche, lisse, impérissable +comme le marbre; une certaine huile surtout, dont elle comptait +elle-même les gouttes sur un tampon de flanelle, avait la propriété +miraculeuse d'effacer à l'instant les moindres rides.</p> + +<p>Puis, elle se livrait à un minutieux examen de ses mains et de ses +pieds. Elle aurait passé une journée à s'adorer.</p> + +<p>Pourtant, au bout de trois quarts d'heure, lorsque Antonia lui eut passé +une chemise et un jupon, elle se souvint brusquement.</p> + +<p>«Et le baron!... Ah! tant pis, faites-le entrer! Il sait bien ce que +c'est qu'une femme.» Il y avait plus de deux heures que M. de +Reuthlinguer attendait dans le boudoir, patiemment assis, les mains +nouées sur les genoux. Blême, froid, de mœurs austères, le banquier, +qui possédait une des plus grosses fortunes de l'Europe, faisait ainsi +antichambre chez Clorinde, depuis quelque temps, jusqu'à deux et trois +fois par semaine. Il l'attirait même chez lui, dans cet intérieur +pudibond et d'un rigorisme glacial, où le débraillé de la jeune femme +consternait les valets.</p> + +<p>«Bonjour, baron! cria-t-elle. On me coiffe, ne regardez pas.» Elle +restait à demi nue, la chemise glissée des épaules. Le baron, de ses +lèvres pâles, trouva un sourire d'indulgence; et il se tint debout près +d'elle, les yeux froids et clairs, penché dans un salut d'extrême +politesse.</p> + +<p>«Vous venez pour les nouvelles, n'est-ce pas?... Je sais justement +quelque chose.» Elle se leva, renvoya Antonia, qui lui laissa le peigne +planté dans les cheveux. Sans doute elle eut encore peur d'être +entendue, car elle posa une main sur l'épaule du banquier, se haussa, +lui parla à l'oreille. Le banquier, en l'écoutant, avait les yeux fixés +sur sa gorge, qui se tendait vers lui; mais il ne la voyait certainement +pas, il hochait vivement la tête.</p> + +<p>«Voilà! conclut-elle à voix haute. Vous pouvez marcher maintenant.» Il +la reprit par le bras, la ramena contre lui, pour lui demander certaines +explications. Il n'aurait pas été plus à l'aise en face d'un de ses +commis. Quand il la quitta, il l'invita à venir dîner le lendemain; sa +femme s'ennuyait de ne pas la voir. Elle l'accompagna jusqu'à la porte.</p> + +<p>Mais, tout d'un coup, elle croisa les bras sur sa poitrine, très rouge, +en s'écriant:</p> + +<p>«Ah! bien, moi qui m'en vais comme ça avec vous!» Alors, elle bouscula +Antonia. Cette fille n'en finissait plus! Et elle lui donna à peine le +temps de la coiffer, disant qu'elle n'aimait pas à traîner ainsi à sa +toilette.</p> + +<p>Malgré la saison, elle voulut mettre une longue robe de velours noir, +une sorte de blouse flottante, serrée à la taille par un cordon de soie +rouge. Déjà, à deux reprises, on était monté prévenir madame que le +dîner était servi. Mais, comme elle traversait sa chambre, elle y trouva +trois messieurs, dont personne ne soupçonnait la présence en cet +endroit. C'étaient les trois réfugiés politiques, MM. Brambilla, +Staderino et Viscardi. Elle ne parut nullement surprise de les +rencontrer là.</p> + +<p>«Est-ce que vous m'attendez depuis longtemps? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Oui, oui», répondirent-ils, en balançant lentement la tête.</p> + +<p>Ils étaient arrivés avant le banquier. Et ils n'avaient pas fait le +moindre bruit, en personnages noirs que des malheurs politiques ont +rendus silencieux et réfléchis.</p> + +<p>Assis côte à côte sur la même chaise longue, ils mâchaient de gros +cigares éteints, renversés tous les trois dans la même posture. +Cependant, ils s'étaient levés, ils entouraient Clorinde. Il y eut +alors, à voix basse, un balbutiement rapide de syllabes italiennes.</p> + +<p>Elle sembla leur donner des instructions. Un d'eux prit des notes +chiffrées sur un carnet, tandis que les autres, très excités sans doute +par ce qu'ils entendaient, étouffaient de légers cris sous leurs doigts +gantés. Puis, ils s'en allèrent tous les trois à la file, le masque +impénétrable.</p> + +<p>Ce jeudi-là, il devait y avoir, le soir, une conférence entre plusieurs +ministres, pour une importante affaire, un conflit à propos d'une +question de viabilité. Delestang, lorsqu'il partit après le dîner, +promit à Clorinde de ramener Rougon; et elle eut une moue, comme pour +faire entendre qu'elle ne tenait guère à le voir. Il n'y avait pas +encore brouille, mais elle affectait une froideur croissante. Vers neuf +heures, M. Kahn et M. Béjuin arrivèrent les premiers, suivis à peu de +distance par Mme Correur. Ils trouvèrent Clorinde dans sa chambre, +allongée sur une chaise longue. Elle se plaignait d'un de ces maux +inconnus et extraordinaires qui la prenaient brusquement, d'une heure à +l'autre; cette fois, elle avait dû avaler une mouche en buvant; elle la +sentait voler, au fond de son estomac. Drapée dans sa grande blouse de +velours noir, le buste appuyé sur trois oreillers, elle était d'une +royale beauté, la face blanche, les bras nus, pareille à une de ces +figures couchées qui rêvent, adossées contre des monuments. A ses pieds, +Luigi Pozzo grattait doucement les cordes d'une guitare; il avait quitté +la peinture pour la musique.</p> + +<p>«Asseyez-vous, n'est-ce pas? murmura-t-elle. Vous m'excusez. J'ai une +bête qui est entrée je ne sais comment...» Pozzo continuait à gratter sa +guitare en chantant très bas, l'air ravi, perdu dans une contemplation.</p> + +<p>Mme Correur roula un fauteuil près de la jeune femme.</p> + +<p>M. Kahn et M. Béjuin finirent par trouver des chaises libres. Il n'était +pas facile de s'asseoir, les cinq ou six sièges de la chambre +disparaissant sous des tas de jupons. Lorsque, cinq minutes plus tard, +le colonel Jobelin et son fils Auguste se présentèrent, ils durent +rester debout.</p> + +<p>«Petit, dit Clorinde à Auguste, qu'elle tutoyait toujours, malgré ses +dix-sept ans, va donc chercher deux chaises dans le cabinet de +toilette.» C'étaient des chaises cannées, toutes dévernies par les +linges mouillés qui traînaient sans cesse sur les dossiers. Une seule +lampe, recouverte d'une dentelle de papier rose, éclairait la chambre; +une autre se trouvait posée dans le cabinet de toilette, et une +troisième dans le boudoir, dont les portes grandes ouvertes montraient +des enfoncements crépusculaires, des pièces vagues où semblaient brûler +des veilleuses. La chambre elle même, autrefois mauve tendre, passée +aujourd'hui au gris sale, restait comme pleine d'une buée suspendue; on +distinguait à peine des coins de fauteuil arrachés, des traînées de +poussière sur les meubles, une large tache d'encre étalée au beau milieu +du tapis, quelque encrier tombé là, qui avait éclaboussé les boiseries; +au fond, les rideaux du lit étaient tirés, sans doute pour cacher le +désordre des couvertures. Et, dans cette ombre, montait une odeur forte, +comme si tous les flacons du cabinet de toilette étaient restés +débouchés.</p> + +<p>Clorinde s'entêtait, même par les temps chauds, à ne jamais ouvrir une +fenêtre.</p> + +<p>«Ça sent joliment bon chez vous, dit Mme Correur pour la complimenter.</p> + +<p>—C'est moi qui sens bon», répondit naïvement la jeune femme.</p> + +<p>Et elle parla des essences qu'elle tenait du parfumeur même des +sultanes. Elle mit un de ses bras nus sous le nez de Mme Correur. Sa +blouse de velours noir avait un peu glissé, ses pieds passaient, +chaussés de petites pantoufles rouges. Pozzo, pâmé, grisé par les +parfums violents qui s'exhalaient d'elle, tapait son instrument à légers +coups de pouce.</p> + +<p>Cependant, au bout de quelques minutes, la conversation tourna +fatalement sur Rougon, comme cela arrivait chaque jeudi et chaque +dimanche. La bande se réunissait uniquement pour épuiser cet éternel +sujet, une rancune sourde et grandissante, un besoin de se soulager par +des récriminations sans fin. Clorinde ne se donnait même plus la peine +de les exciter; ils apportaient toujours quelques nouveaux griefs, +mécontents, jaloux, aigris de tout ce que Rougon avait fait pour eux, +travaillés par une intense fièvre d'ingratitude.</p> + +<p>«Est-ce que vous avez vu le gros homme, aujourd'hui?» demanda le +colonel.</p> + +<p>Maintenant, Rougon n'était plus «le grand homme».</p> + +<p>«Non, répondit Clorinde. Nous le verrons peut-être ce soir. Mon mari +s'entête à me l'amener.</p> + +<p>—Je suis allé cet après-midi dans un café où on le jugeait bien +sévèrement, reprit le colonel après un silence. On assurait qu'il +branlait dans le manche, qu'il n'en avait pas dans le ventre pour deux +mois.»</p> + +<p>M. Kahn eut un geste dédaigneux, en disant:</p> + +<p>«Moi, je ne lui en donne pas pour trois semaines.... Voyez-vous, Rougon +n'est pas un homme de gouvernement; il aime trop le pouvoir, il se +laisse griser, et alors il tape à tort et à travers, il administre à +coups de bâton, avec une brutalité révoltante.... Enfin, depuis cinq +mois, il a commis des actes monstrueux...</p> + +<p>—Oui, oui, interrompit le colonel, toutes sortes de passe-droits, +d'injustices, d'absurdités.... Il abuse, il abuse, vraiment.» Mme +Correur, sans parler, tourna les doigts en l'air, comme pour dire qu'il +avait la tête peu solide.</p> + +<p>«C'est cela, reprit M. Kahn en remarquant le geste.</p> + +<p>La tête n'est pas très d'aplomb, hein?» Et, comme on le regardait, M. +Béjuin crut devoir lâcher aussi quelque chose.</p> + +<p>«Oh! pas fort, Rougon, murmura-t-il, pas fort du tout!» Clorinde, la +tête renversée sur ses oreillers, examinant au plafond le rond lumineux +de la lampe, les laissait aller. Quand ils se turent, elle dit à son +tour, pour les pousser:</p> + +<p>«Sans doute il a abusé, mais il prétend avoir fait tout ce qu'on lui +reproche dans l'unique but d'obliger ses amis.... Ainsi, j'en causais +l'autre jour avec lui. Les services qu'il vous a rendus...</p> + +<p>—A nous! à nous!» crièrent-ils tous les quatre à la fois, furieusement.</p> + +<p>Ils parlaient ensemble, ils voulaient protester sur le coup. Mais M. +Kahn cria le plus fort.</p> + +<p>«Les services qu'il m'a rendus! quelle plaisanterie!... J'ai dû attendre +ma concession pendant deux ans. Cela m'a ruiné. L'affaire, qui était +superbe, est devenue très lourde.... Puisqu'il m'aime tant, pourquoi ne +vient-il pas à mon secours, maintenant? Je lui ai demandé d'obtenir de +l'empereur une loi autorisant la fusion de ma compagnie avec la +Compagnie du chemin de fer de l'Ouest; il m'a répondu qu'il fallait +attendre.... Les services de Rougon, ah! je demande à les voir! Il n'a +jamais rien fait, et il ne peut plus rien faire!</p> + +<p>—Et moi, et moi, reprit le colonel en coupant du geste la parole à Mme +Correur, et moi, croyez-vous que je lui doive quelque chose? Il ne parle +pas peut-être de ce grade de commandeur qui m'était promis depuis cinq +ans?... Il a pris Auguste dans ses bureaux, c'est vrai; mais je m'en +mords joliment les doigts aujourd'hui. Si j'avais mis Auguste dans +l'industrie, il gagnerait déjà le double.... Cet animal de Rougon m'a +déclaré hier ne pas pouvoir augmenter Auguste avant dix-huit mois. Si +c'est ainsi qu'il ruine son crédit pour ses amis!» Mme Correur réussit +enfin à se soulager. Elle s'était penchée vers Clorinde.</p> + +<p>«Dites, madame, il ne m'a pas nommée? Jamais je n'ai reçu ça de lui. +J'en suis encore à connaître la couleur de ses bienfaits. Il n'en peut +pas dire autant, et si je voulais parler. J'ai sollicité pour plusieurs +dames de mes amies, je ne m'en défends pas; j'aime à rendre service. Eh +bien, une remarque que j'ai faite: tout ce qu'il accorde tourne à mal, +ses faveurs semblent porter malheur au monde. Ainsi cette pauvre +Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, séduite par un +officier, et pour laquelle il avait trouvé une dot; voilà qu'elle est +accourue me raconter une catastrophe ce matin, elle ne se marie plus, +l'officier a filé, après avoir croqué la dot.... Entendez-vous, toujours +pour les autres, jamais pour moi! Je me suis avisée, ces temps derniers, +quand je suis revenue de Coulonges avec mon héritage, de lui signaler +les manœuvres de Mme Martineau. Je voulais, dans le partage, la maison +où je suis née, et cette femme s'est arrangée pour la garder.... +Savez-vous quelle a été sa seule réponse? Il m'a répété à trois fois qu +il ne voulait plus s'occuper de cette vilaine histoire.» Cependant, M. +Béjuin, lui aussi, s'agitait. Il bégaya:</p> + +<p>«Moi, c'est comme madame.... Je ne lui ai rien demandé, jamais, jamais! +Tout ce qu'il a pu faire, c'est malgré moi, c'est sans que je le sache. +Il profite de ce qu'on ne dit rien pour vous accaparer, oui, le mot est +juste, vous accaparer...» Sa voix s'éteignit dans un bredouillement. Et +tous quatre, ils continuaient à hocher la tête. Puis, ce fut M. Kahn qui +recommença d'une voix solennelle:</p> + +<p>«La vérité, voyez-vous, la voici.... Rougon est un ingrat. Vous vous +souvenez du temps où nous battions tous le pavé de Paris pour le pousser +au ministère.</p> + +<p>Hein! nous sommes-nous assez dévoués à sa cause, au point d'en perdre le +boire et le manger? A cette époque-là, il a contracté une dette que sa +vie entière ne réussirait pas à payer. Parbleu! aujourd'hui, la +reconnaissance lui est lourde, et il nous lâche. Ça devait arriver.</p> + +<p>—Oui, oui, il nous doit tout! crièrent les autres. Il nous en +récompense joliment!» Pendant un instant, ils l'écrasèrent sous +l'énumération de leurs bienfaits; lorsqu'un d'eux se taisait, un autre +rappelait un détail plus accablant encore. Pourtant, le colonel, tout +d'un coup, s'inquiéta de son fils Auguste, le jeune homme n'était plus +dans la chambre.</p> + +<p>A ce moment, un bruit étrange vint du cabinet de toilette, une sorte de +barbotement doux et continu. Le colonel se hâta d'aller voir, et il +trouva Auguste très intéressé par la baignoire qu'Antonia avait oublié +de vider. Des ronds de citron, dont Clorinde s'était servie pour ses +ongles, flottaient. Auguste, trempant ses doigts, les flairait, avec une +sensualité de collégien.</p> + +<p>«Il est insupportable, ce petit! disait à demi-voix Clorinde. Il fouille +partout.</p> + +<p>—Mon Dieu! continua doucement Mme Correur, qui semblait avoir attendu +la sortie du colonel, ce dont Rougon manque surtout, c'est de tact.... +Ainsi, entre nous, pendant que le brave colonel n'est pas là, Rougon a +eu le plus grand tort de prendre ce jeune homme au ministère, en passant +par-dessus les formalités. On ne rend pas à ses amis de ces sortes de +services. On se déconsidère.» Mais Clorinde l'interrompit, murmurant:</p> + +<p>«Chère dame, allez donc voir ce qu'ils font.»</p> + +<p>M. Kahn souriait. Quand Mme Correur ne fut plus là, il baissa la voix à +son tour.</p> + +<p>«Elle est charmante!... Le colonel a été comblé par Rougon. Mais, +vraiment, elle n'a guère à se plaindre.</p> + +<p>Rougon s'est absolument compromis pour elle, dans cette fâcheuse affaire +Martineau. Il a fait preuve là de bien de moralité. On ne tue pas un +homme pour être agréable à une vieille connaissance, n'est-ce pas?» Il +s'était levé, il marchait à petits pas. Puis, il retourna à +l'anti-chambre prendre son porte-cigares dans son paletot. Le colonel et +Mme Correur rentraient.</p> + +<p>«Tiens! Kahn s'est envolé», dit le colonel.</p> + +<p>Et, sans transition, il s'écria:</p> + +<p>«Nous pouvons échiner Rougon, nous autres. Seulement, je trouve que Kahn +devrait faire le mort. Je n'aime pas les gens sans cœur, moi. Tout à +l'heure, j'ai évité de parler. Mais dans ce café où j'ai passé +l'après-midi, on disait très carrément que Rougon tombait pour avoir +prêté son nom à cette grande flouerie du chemin de fer de Niort à +Angers. On ne manque pas de nez à ce point-là! Cet imbécile de gros +homme qui va tirer des pétards et prononcer des discours d'une lieue, +dans lesquels il se permet même d'engager la responsabilité de +l'empereur!... Voilà, mes bons amis! C'est Kahn qui nous a fichus en +plein gâchis. Hein, Béjuin, c'est aussi votre opinion?»</p> + +<p>M. Béjuin approuva vivement de la tête. Il avait déjà donné toute son +adhésion aux paroles de Mme Correur et de M. Kahn. Clorinde, la tête +toujours renversée, s'amusait à mordre le gland de sa cordelière, +qu'elle promenait sur sa figure comme pour se chatouiller; et elle +ouvrait de grands yeux qui riaient silencieusement en l'air.</p> + +<p>«Chut!» souffla-t-elle.</p> + +<p>M. Kahn rentrait, en coupant un cigare du bout des dents. Il l'alluma, +jeta trois ou quatre grosses bouffées; on fumait dans la chambre de la +jeune femme. Puis il reprit, continuant la conversation, concluant:</p> + +<p>«Enfin, si Rougon prétend avoir ébranlé son pouvoir pour nous servir, je +déclare que je nous trouve au contraire horriblement compromis par sa +protection. Il a une façon brutale de pousser les gens qui leur casse le +nez contre les murs.... D'ailleurs, avec ses coups de poing à assommer +les bœufs, le voilà de nouveau par terre. Merci! je n'ai pas envie de +le ramasser une seconde fois! Quand un homme ne sait pas ménager son +crédit, c'est qu'il n'a pas des idées nettes. Il nous compromet, +entendez-vous, il nous compromet!... Moi, ma foi! j'ai de trop lourdes +responsabilités, je l'abandonne.» Il hésitait pourtant, sa voix +faiblissait, tandis que le colonel et Mme Correur baissaient la tête +sans doute pour éviter de se prononcer aussi nettement. En somme, Rougon +était toujours au ministère; puis, à le quitter, il aurait fallu pouvoir +s'appuyer sur une autre toute-puissance.</p> + +<p>«Il n'y a pas que le gros homme», dit négligemment Clorinde.</p> + +<p>Ils la regardaient, espérant un engagement plus formel. Mais elle eut un +simple geste, comme pour leur demander un peu de patience. Cette +promesse tacite d'un crédit tout neuf, dont les bienfaits pleuvraient +sur eux, était au fond la grande raison de leur assiduité aux jeudis et +aux dimanches de la jeune femme. Ils flairaient un prochain triomphe, +dans cette chambre aux odeurs violentes. Croyant avoir usé Rougon à +satisfaire leurs premiers rêves, ils attendaient l'avènement de quelque +pouvoir jeune, qui contenterait leurs rêves nouveaux, extraordinairement +multipliés et élargis. Cependant, Clorinde s'était relevée sur ses +coussins.</p> + +<p>Accoudée au bras de la causeuse, elle se pencha brusquement vers Pozzo, +lui souffla dans le cou, avec des rires aigus, comme prise d'une folie +heureuse. Quand elle était très contente, elle avait de ces joies +soudaines d'enfant. Pozzo, dont la main semblait s'être endormie sur la +guitare, renversa la tête en montrant ses dents de bel Italien, et il +frissonnait comme chatouillé par la caresse de ce souffle, tandis que la +jeune femme riait plus haut, soufflait plus fort, pour lui faire +demander grâce. Puis, après l'avoir querellé en italien, elle ajouta; en +se tournant vers Mme Correur:</p> + +<p>«Il faut qu'il chante, n'est-ce pas?... S'il chante, je ne soufflerai +plus, je le laisserai tranquille.... Il a fait une chanson bien jolie.» +Alors, ils demandèrent tous la chanson. Pozzo se remit à gratter sa +guitare; et il chanta, les yeux sur Clorinde. C'était un murmure +passionné, accompagné de petites notes légères; les paroles italiennes +ne s'entendaient pas, soupirées, tremblées; au dernier couplet, sans +doute un couplet de souffrance amoureuse, Pozzo, qui prenait une voix +sombre, resta la bouche souriante, d'un air de ravissement dans le +désespoir.</p> + +<p>Quand il se tut, on l'applaudit beaucoup. Pourquoi ne faisait-il pas +éditer ces choses charmantes? Sa situation dans la diplomatie n'était +pas un obstacle.</p> + +<p>«J'ai connu un capitaine qui a fait jouer un opéra comique, dit le +colonel Jobelin. On ne l'en a pas plus mal regardé au régiment.</p> + +<p>—Oui, mais dans la diplomatie..., murmura Mme Correur en hochant la +tête.</p> + +<p>—Mon Dieu! non, je crois que vous vous trompez, déclara M. Kahn. Les +diplomates sont comme les autres hommes. Plusieurs cultivent les arts +d'agrément.» Clorinde avait lancé un léger coup de pied dans le flanc de +Pozzo, en lui donnant un ordre à demi-voix. Il se leva, jeta la guitare +sur un tas de vêtements. Et quand il revint, au bout de cinq minutes, il +était suivi d'Antonia portant un plateau où se trouvaient des verres et +une carafe; lui, tenait un sucrier qui n'avait pu trouver place sur le +plateau. Jamais on ne buvait autre chose que de l'eau sucrée chez la +jeune femme; encore les familiers de la maison savaient-ils lui faire +plaisir lorsqu'ils prenaient de l'eau pure.</p> + +<p>«Eh bien, qu'y a-t-il?» dit-elle en se tournant vers le cabinet de +toilette, où une porte grinçait.</p> + +<p>Puis, comme se souvenant, elle s'écria:</p> + +<p>«Ah! c'est maman.... Elle était couchée.» En effet, c'était la comtesse +Balbi, enveloppée dans une robe de chambre de laine noire; elle avait +noué sur sa tête un lambeau de dentelle, dont les bouts s'enroulaient à +son cou. Flaminio, le grand laquais à longue barbe, à mine de bandit, la +soutenait par-derrière, la portait presque entre ses bras. Et elle +semblait n'avoir pas vieilli, la face blanche, gardant son sourire +continu d'ancienne reine de beauté.</p> + +<p>«Attends, maman! reprit Clorinde. Je vais te donner ma chaise longue. +Moi, je m'allongerai sur le lit.... Je ne suis pas bien. J'ai une bête +qui est entrée. Voilà qu'elle recommence à me mordre.» Il y eut tout un +déménagement. Pozzo et Mme Correur conduisirent la jeune femme à son +lit; mais il fallut tirer les couvertures et taper les oreillers. +Pendant ce temps, la comtesse Balbi se coucha sur la chaise longue. +Derrière elle, Flaminio resta debout, noir, muet, couvant d'un regard +abominable les personnes qui se trouvaient là.</p> + +<p>«Ça ne vous fait rien que je me couche, n'est-ce pas? répétait la jeune +femme. Je suis beaucoup mieux couchée.... Je ne vous renvoie pas, au +moins? Il faut rester.» Elle s'était allongée, le coude enfoncé dans un +oreiller, étalant sa blouse noire, dont l'ampleur faisait sur la +couverture blanche une mare d'encre. Personne, d'ailleurs, ne songeait à +s'en aller. Mme Correur causait à demi-voix avec Pozzo de la perfection +des formes de Clorinde, qu'ils venaient de soutenir. M. Kahn, M. Béjuin +et le colonel présentaient leurs compliments à la comtesse. Celle-ci +s'inclinait avec son sourire. Puis, sans se retourner, de temps à autre, +elle disait, d'une voix très douce:</p> + +<p>«Flaminio!» Le grand laquais comprenait, soulevait un coussin, apportait +un tabouret, tirait de sa poche un flacon d'odeur, de son air farouche +de brigand en habit noir.</p> + +<p>A ce moment, Auguste commit un malheur. Il avait rôdé dans les trois +pièces, s'était arrêté à tous les chiffons de femme qui traînaient. +Puis, commençant à s'ennuyer, il avait eu l'idée de boire des verres +d'eau sucrée coup sur coup. Clorinde le surveillait depuis un instant, +regardant le sucrier se vider, lorsqu'il cassa le verre, dans lequel il +tapait la cuiller violemment.</p> + +<p>«C'est le sucre! il en met trop! cria-t-elle.</p> + +<p>—Imbécile! dit le colonel. Tu ne peux pas boire de l'eau +tranquillement?... Matin et soir, un grand verre. Il n'y a rien de +meilleur. Ça préserve de toutes les maladies.» Heureusement, M. Bouchard +entra. Il venait un peu tard, à dix heures passées, parce qu'il avait dû +dîner en ville. Et il parut surpris de ne pas trouver là sa femme.</p> + +<p>«M. d'Escorailles s'était chargé de l'amener, dit-il, et j'avais promis +de la reprendre en passant.» Au bout d'une demi-heure, en effet, Mme +Bouchard arriva, accompagnée de M. d'Escorailles et de M. La Rouquette. +Après une brouille d'une année, le jeune marquis s'était remis avec la +jolie blonde; maintenant, leur liaison tournait à l'habitude, ils se +reprenaient pour huit jours, ne pouvaient s'empêcher de se pincer et de +s'embrasser derrière les portes, lorsqu'ils se rencontraient. Cela +allait de soi, naturellement, avec des renouveaux de désir très vifs. +Comme ils venaient chez les Delestang en voiture découverte, ils avaient +rencontré M. La Rouquette. Et tous les trois s'en étaient allés au Bois, +riant haut, lâchant des plaisanteries risquées; même M. d'Escorailles +avait cru un moment rencontrer la main du député, derrière la taille de +Mme Bouchard. Quand ils entrèrent, ils apportèrent une bouffée de +gaieté, la fraîcheur des allées noires du Bois, le mystère des feuilles +endormies, où s'étouffait la polissonnerie de leurs rires.</p> + +<p>«Oui, nous revenons du lac, dit M. La Rouquette. Ma parole! on m'a +débauché... Je rentrais bien tranquillement travailler.» Il redevint +subitement sérieux. Pendant la dernière session, il avait prononcé un +discours à la Chambre sur une question d'amortissement, après un grand +mois d'études spéciales; et, depuis lors, il prenait des allures posées +d'homme marié, comme s'il avait enterré sa vie de garçon à la tribune. +Kahn l'emmena au fond de la chambre, en murmurant:</p> + +<p>«A propos, vous qui êtes bien avec Marsy...» Leurs voix se perdirent, +Ils causèrent bas. Cependant, la jolie Mme Bouchard, qui avait salué la +comtesse, s'était assise devant le lit, gardant dans sa main la main de +Clorinde, la plaignant beaucoup, d'une voix flûtée.</p> + +<p>M. Bouchard, debout, digne et correct, s'écria tout à coup, au milieu +des conversations étouffées:</p> + +<p>«Je ne vous ai pas conté?... Il est gentil, le gros homme!» Et, avant de +s'expliquer, il parla amèrement de Rougon, comme les autres. On ne +pouvait plus lui rien demander, il n'était même plus poli; et M. +Bouchard tenait avant tout à la politesse. Puis, lorsqu'on lui demanda +ce que Rougon lui avait fait, il finit par répondre:</p> + +<p>«Moi, je n'aime pas les injustices.... C'est pour un des employés de ma +division, Georges Duchesne; vous le connaissez, vous l'avez vu chez moi. +Il est plein de mérite, ce garçon! Nous le recevons comme notre enfant. +Ma femme l'aime beaucoup, parce qu'il est de son pays.... Alors, +dernièrement, nous complotions ensemble de faire nommer Duchesne +sous-chef. L'idée était de moi, mais tu l'approuvais, n'est-ce pas, +Adèle?» Mme Bouchard, l'air gêné, se pencha davantage vers Clorinde, +pour éviter les regards de M. d'Escorailles, qu'elle sentait fixés sur +elle.</p> + +<p>«Eh bien, continua le chef de division, vous ne savez pas de quelle +façon le gros homme a accueilli ma demande?... Il m'a regardé un bon +moment en silence, de son air blessant, vous savez. Ensuite, il m'a +carrément refusé la nomination. Et comme je revenais à la charge, il m'a +dit, avec un sourire: «Monsieur Bouchard, n'insistez pas, vous me faites +de la peine; il y a des raisons graves...» Impossible d'en tirer autre +chose.</p> + +<p>Il a bien vu que j'étais furieux, car il m'a prié de le rappeler au bon +souvenir de ma femme.... N'est-ce pas, Adèle?» Mme Bouchard avait +justement eu dans la soirée une explication vive avec M. d'Escorailles, +au sujet de ce Georges Duchesne. Elle crut devoir dire, d'un ton +d'humeur:</p> + +<p>«Mon Dieu! M. Duchesne attendra.... Il n'est pas si intéressant!» Mais +le mari s'entêtait.</p> + +<p>«Non, non, il a mérité d'être sous-chef, il sera sous-chef! Je perdrai +plutôt mon nom.... Moi, je veux qu'on soit juste!» On dut le calmer. +Clorinde, distraite, tâchait d'entendre la conversation de M. Kahn et de +M. La Rouquette, réfugiés au pied de son lit. Le premier expliquait sa +situation à mots couverts. Sa grande entreprise du chemin de fer de +Niort à Angers se trouvait en pleine déconfiture. Les actions avaient +commencé par faire quatre-vingts francs de prime à la Bourse, avant +qu'un seul coup de pioche fût donné. Embusqué derrière sa fameuse +compagnie anglaise, M. Kahn s'était livré aux spéculations les plus +imprudentes. Et, aujourd'hui, la faillite allait éclater, si quelque +main puissante ne le ramassait dans sa chute.</p> + +<p>«Autrefois, murmurait-il, Marsy m'avait offert de vendre l'affaire à la +Compagnie de l'Ouest. Je suis tout prêt à rentrer en pourparlers. Il +suffirait d'obtenir une loi...» Clorinde les appela discrètement d'un +geste. Et, penchés tous deux au-dessus du lit, ils causèrent longuement +avec elle. Marsy n'avait pas de rancune. Elle lui parlerait. Elle lui +offrirait le million qu'il demandait, l'année précédente, pour appuyer +la demande de concession. Sa situation de président du Corps législatif +lui permettrait d'obtenir très aisément la loi nécessaire.</p> + +<p>«Allez, il n'y a encore que Marsy si l'on veut le succès de ces sortes +d'affaires, dit-elle en souriant. Quand on se passe de lui pour en +lancer une, on est bientôt forcé de l'appeler, pour le supplier d'en +raccommoder les morceaux.» Dans la chambre, maintenant, tout le monde +parlait à la fois, très haut, Mme Correur expliquait son dernier désir à +Mme Bouchard: aller mourir à Coulonges, dans la maison de sa famille; et +elle s'attendrissait sur les lieux où elle était née, elle forcerait +bien Mme Martineau à lui rendre cette maison toute pleine des souvenirs +de son enfance. Les invités, fatalement, revenaient à Rougon: M. +d'Escorailles racontait la colère de son père et de sa mère qui lui +avaient écrit de rentrer au Conseil d'État, de briser avec le ministre, +en apprenant les abus de pouvoir de celui-ci; le colonel racontait +comment le gros homme s'était absolument refusé à demander pour lui à +l'empereur une situation dans les palais impériaux; M. Béjuin lui-même +se lamentait de ce que Sa Majesté n'était pas venue visiter la +cristallerie de Saint-Florent, lors de son dernier voyage à Bourges, +malgré l'engagement formel pris par Rougon d'obtenir cette faveur. Et, +au milieu de cette rage de paroles, la comtesse Balbi, sur la chaise +longue, souriait, regardait ses mains encore potelées, répétait +doucement:</p> + +<p>«Flaminio!» Le grand diable de domestique avait sorti de la poche de son +gilet une toute petite boîte d'écaille pleine de pastilles à la menthe. +La comtesse les croquait avec des mines de vieille chatte gourmande.</p> + +<p>Vers minuit seulement, Delestang rentra. Quand on le vit soulever la +portière du boudoir, un profond silence se fit, tous les cous +s'allongèrent. Mais la portière était retombée, personne ne le suivait. +Alors, après une nouvelle attente de quelques secondes, des exclamations +partirent:</p> + +<p>«Vous êtes seul?</p> + +<p>—Vous ne l'amenez donc pas?</p> + +<p>—Vous avez donc perdu le gros homme en route?» Et il y eut un +soulagement. Delestang expliqua que Rougon, très fatigué, venait de le +quitter au coin de la rue Marbeuf.</p> + +<p>«Il a bien fait, dit Clorinde en se couchant tout à fait sur le lit. Il +est si peu amusant!» Ce fut le signal d'un nouveau déchaînement de +plaintes et d'accusations. Delestang protestait, lançait des: Permettez! +permettez! Il affectait d'ordinaire de défendre Rougon. Quand on le +laissa parler, il dit d'une voix mesurée:</p> + +<p>«Sans doute il aurait pu mieux agir envers certains de ses amis. Mais il +n'en reste pas moins une grande intelligence.... Quant à moi, je lui +serai éternellement reconnaissant...</p> + +<p>—Reconnaissant de quoi? cria M. Kahn courroucé.</p> + +<p>—Mais de tout ce qu'il a fait...» On lui coupa violemment la parole. +Rougon n'avait jamais rien fait pour lui. Où prenait-il que Rougon eût +fait quelque chose?</p> + +<p>«Vous êtes étonnant! dit le colonel. On ne pousse pas la modestie à ce +point-là!... Mon cher ami, vous n'aviez besoin de personne. Parbleu! +vous êtes monté par vos propres forces.» Alors, on célébra les mérites +de Delestang. Sa ferme modèle de la Chamade était une création hors +ligne, qui révélait depuis longtemps en lui les aptitudes d'un bon +administrateur et d'un homme d'État véritablement doué. Il avait le coup +d'œil prompt, l'intelligence nette, la main énergique sans rudesse. +D'ailleurs, l'empereur ne l'avait-il pas distingué, dès le premier jour? +Il se rencontrait sur presque tous les points avec Sa Majesté.</p> + +<p>«Laissez donc! finit par déclarer M. Kahn, c'est vous qui soutenez +Rougon. Si vous n'étiez pas son ami, si vous ne l'appuyiez pas dans le +conseil, il y a quinze jours au moins qu'il serait par terre.» Pourtant, +Delestang protestait encore. Certainement, il n'était pas le premier +venu; mais il fallait rendre justice aux qualités de tout le monde. +Ainsi, le soir même, chez le garde des Sceaux, dans une question de +viabilité très embrouillée, Rougon venait de montrer une clarté d'aperçu +extraordinaire.</p> + +<p>«Oh! la souplesse d'un avoué retors», murmura M. La Rouquette d'un air +de dédain.</p> + +<p>Clorinde n'avait point encore ouvert les lèvres. Des regards se +tournaient vers elle, sollicitant le mot que chacun attendait. Elle +roulait doucement la tête sur l'oreiller, comme pour se gratter la +nuque. Elle dit enfin, en parlant de son mari, sans le nommer:</p> + +<p>«Oui, grondez-le.... Il faudra le battre, le jour où l'on voudra le +mettre à sa vraie place.</p> + +<p>—La situation de ministre de l'Agriculture et du Commerce est tout à +fait secondaire», fit remarquer M. Kahn, afin de brusquer les choses.</p> + +<p>C'était toucher à une plaie vive. Clorinde souffrait de voir son mari +parqué dans ce qu'elle appelait «un petit ministère». Elle s'assit +brusquement sur son séant, en lâchant le mot attendu:</p> + +<p>«Eh! il sera à l'Intérieur quand nous voudrons!» Delestang voulut +parler. Mais tous s'étaient précipités, l'entourant d'un brouhaha de +ravissement. Alors, lui, sembla se déclarer vaincu. Peu à peu, une +teinte rosée montait à ses joues, une jouissance noyait sa face +superbe. Mme Correur et Mme Bouchard, à demi-voix, le trouvaient beau; +la seconde surtout, avec le goût pervers des femmes pour les hommes +chauves, regardait passionnément son crâne nu. M. Kahn, le colonel et +les autres, avaient des coups d'œil, de petits gestes, des mots +rapides, pour dire le cas énorme qu'ils faisaient de sa force. Ils +s'aplatissaient devant le plus sot de la bande, ils s'admiraient en lui. +Ce maître-là, au moins, serait docile et ne les compromettrait pas. Ils +pouvaient impunément le prendre pour dieu, sans craindre sa foudre.</p> + +<p>«Vous le fatiguez», fit remarquer la jolie Mme Bouchard de sa voix +tendre.</p> + +<p>On le fatiguait! Ce fut une commisération générale.</p> + +<p>En effet, il était un peu pâle, ses yeux se fermaient. Pensez donc! +quand on travaille depuis le matin cinq heures! Rien ne brise comme les +travaux de tête. Et avec une douce violence, on exigea qu'il allât se +coucher. Il obéit docilement, il se retira, après avoir posé un baiser +sur le front de sa femme.</p> + +<p>«Flaminio!» murmura la comtesse.</p> + +<p>Elle aussi voulait se mettre au lit. Elle traversa la chambre au bras du +domestique, en envoyant à chacun un petit salut de la main. Dans le +cabinet de toilette, on entendit Flaminio jurer, parce que la lampe +s'était éteinte.</p> + +<p>Il était une heure. On parla de se retirer. Mais Clorinde assurait +qu'elle n'avait pas sommeil, qu'on pouvait rester. Pourtant personne ne +se rassit. La lampe du boudoir venait également de s'éteindre; une forte +odeur d'huile se répandait. On eut beaucoup de peine à retrouver de +menus objets, un éventail, la canne du colonel, le chapeau de Mme +Bouchard. Clorinde, tranquillement allongée, empêcha Mme Correur de +sonner Antonia; la femme de chambre se couchait à onze heures. Enfin, on +partait, quand le colonel s'aperçut qu'il oubliait Auguste; le jeune +homme dormait sur le canapé du boudoir, la tête appuyée sur une robe +roulée en tampon; on le gronda de n'avoir pas remonté la lampe. Dans +l'ombre de l'escalier, où le gaz baissé agonisait, Mme Bouchard eut un +léger cri; son pied avait tourné, disait-elle. Et, comme tout ce monde +descendait prudemment le long de la rampe, de grands rires vinrent de la +chambre de Clorinde, où Pozzo s'était attardé; sans doute elle lui +soufflait dans le cou.</p> + +<p>Chaque jeudi et chaque dimanche, les soirées se ressemblaient. +Au-dehors, le bruit courait que Mme Delestang avait un salon politique. +On s'y montrait très libéral, on y battait en brèche l'administration +autoritaire de Rougon. Toute la bande était passée au rêve d'un empire +humanitaire, élargissant peu à peu et à l'infini le cercle des libertés +publiques. Le colonel, à ses moments perdus, rédigeait des statuts pour +des associations d'ouvriers; M. Béjuin parlait de créer une cité, autour +de sa cristallerie de Saint-Florent; M. Kahn, pendant des heures, +entretenait Delestang du rôle démocratique des Bonaparte dans la société +moderne. Et, à chaque nouvel acte de Rougon, il y avait des +protestations indignées, des terreurs patriotiques de voir la France +sombrer aux mains d'un tel homme. Un jour, Delestang soutint que +l'empereur était le seul républicain de l'époque. La bande affectait des +allures de secte religieuse apportant le salut. Maintenant, elle +complotait d'une façon ouverte le renversement du gros homme, pour le +plus grand bien du pays.</p> + +<p>Cependant, Clorinde ne se hâtait pas. On la trouvait étendue sur tous +les canapés de son appartement, distraite, les yeux en l'air, étudiant +les coins du plafond.</p> + +<p>Quand les autres criaient et piétinaient d'impatience autour d'elle, +elle avait une figure muette, un jeu lent de paupières pour les inviter +à plus de prudence. Elle sortait moins, s'amusait à s'habiller en homme +avec sa femme de chambre, sans doute afin de tuer le temps.</p> + +<p>Elle s'était prise brusquement de tendresse pour son mari, l'embrassait +devant le monde, lui parlait en zézayant, témoignait des inquiétudes +très vives pour sa santé qui était excellente. Peut-être voulait-elle +cacher ainsi l'empire absolu, la surveillance continue, qu'elle exerçait +sur lui. Elle le guidait dans ses moindres actions, lui faisait chaque +matin la leçon, comme à un écolier dont on se méfie. Delestang se +montrait d'ailleurs d'une obéissance absolue. Il saluait, souriait, se +fâchait, disait noir, disait blanc, selon la ficelle qu'elle avait tirée +Dès qu'il n'était plus monté, il revenait de lui même se remettre entre +ses mains, pour qu'elle l'accommodât. Et il restait supérieur.</p> + +<p>Clorinde attendait. M. Beulin-d'orchère, qui évitait de venir le soir, +la voyait souvent pendant la journée. Il se plaignait amèrement de son +beau-frère, l'accusait de travailler à la fortune d'une foule +d'étrangers; mais cela se passait toujours ainsi, on se moquait bien des +parents! Rougon seul pouvait détourner l'empereur de lui confier les +Sceaux, par crainte d'avoir à partager son influence dans le conseil. La +jeune femme fouettait sa rancune. Puis, elle parlait à demi-mot du +prochain triomphe de son mari, en lui donnant la vague espérance d'être +compris dans la nouvelle combinaison ministérielle. En somme, elle se +servait de lui pour savoir ce qui se passait chez Rougon. Par une +méchanceté de femme, elle aurait voulu voir ce dernier malheureux en +ménage; et elle poussait le magistrat à faire épouser sa querelle par sa +sœur. Il dut essayer, regretter tout haut un mariage dont il ne tirait +aucun profit; mais il échoua sans doute, devant la placidité de Mme +Rougon. Son beau-frère, disait-il, était très nerveux depuis quelque +temps. Il insinuait qu'il le croyait mûr pour la chute; et il regardait +la jeune femme fixement, il lui racontait des faits caractéristiques, +d'un air aimable de causeur colportant sans malice les cancans du monde. +Pourquoi donc n'agissait-elle pas, si elle était maîtresse? Elle, +paresseusement, s'allongeait davantage, prenait une mine de personne +enfermée chez elle par un temps de pluie, se résignant dans l'attente +d'un rayon de soleil.</p> + +<p>Pourtant, aux Tuileries, la puissance de Clorinde grandissait. On +causait à voix basse du vif caprice que Sa Majesté éprouvait pour elle. +Dans les bals, aux réceptions officielles, partout où l'empereur la +rencontrait, il tournait autour de ses jupes de son pas oblique, lui +regardait dans le cou, lui parlait de près, avec un lent sourire. Et, +disait-on, elle n'avait encore rien accordé, pas même le bout des +doigts. Elle jouait son ancien jeu de fille à marier, très provocante, +libre, disant tout, montrant tout, mais continuellement sur ses gardes, +se dérobant juste à la minute voulue. Elle semblait laisser mûrir la +passion du souverain, guetter une circonstance, ménager l'heure où il ne +pourrait plus rien lui refuser, afin d'assurer le triomphe de quelque +plan longuement conçu.</p> + +<p>Ce fut vers cette époque qu'elle se montra tout d'un coup très tendre à +l'égard de M. de Plouguern. Il y avait, depuis plusieurs mois, de la +brouille entre eux. Le sénateur, fort assidu auprès d'elle, et qui +venait assister presque chaque matin à son lever, s'était un beau jour +fâché de se voir consigné à la porte de son cabinet, lorsqu'elle faisait +sa toilette. Elle rougissait, prise d'un caprice de pudeur, ne voulant +plus être taquinée, gênée, disait-elle, par les yeux gris du vieillard +où s'allumaient des flammes jaunes. Mais lui, protestait, refusait de se +présenter, comme tout le monde, aux heures où sa chambre s'emplissait de +visites. N'était-il pas son père? ne l'avait-il pas fait sauter sur ses +genoux toute petite?</p> + +<p>Et il racontait avec un ricanement les corrections qu'il se permettait +de lui administrer jadis, les jupes relevées.</p> + +<p>Elle finit par rompre, un jour où, malgré les cris et les coups de poing +d'Antonia, il était entré pendant qu'elle se trouvait au bain. Quand M. +Kahn ou le colonel Jobelin lui demandait des nouvelles de M. de +Plouguern, elle répondait d'un air pincé:</p> + +<p>«Il rajeunit, il n'a pas vingt ans.... Je ne le vois plus.» Puis, +brusquement, on ne rencontra que M. de Plouguern chez elle. A toute +heure, il était là, dans les coins du cabinet de toilette, au fond des +trous intimes de la chambre. Il savait où elle serrait son linge, lui +passait une chemise ou une paire de bas; même on l'avait surpris en +train de lui lacer son corset. Clorinde montrait le despotisme d'une +jeune mariée.</p> + +<p>«Parrain, va me chercher la lime à ongles, tu sais, dans le tiroir.... +Parrain, donne-moi donc mon éponge...» Ce mot de parrain était une +caresse. Lui, maintenant, parlait très souvent du comte Balbi, précisant +les détails de la naissance de Clorinde. Il mentait, disait avoir connu +la mère de la jeune femme au troisième mois de sa grossesse. Et lorsque +la comtesse, avec son rire éternel sur sa face usée, se trouvait là, +dans la chambre, au moment du lever de Clorinde, il adressait à la +vieille dame des regards d'intelligence, attirait d'un clignement d'yeux +son attention sur une épaule nue, sur un genou à demi découvert.</p> + +<p>«Hein? Léonora, murmurait-il, tout votre portrait!» La fille lui +rappelait la mère. Son visage osseux flambait. Souvent, il allongeait +ses mains sèches, prenait Clorinde, se serrait contre elle, pour lui +conter quelque ordure. Cela le satisfaisait. Il était voltairien, niait +tout, combattait les derniers scrupules de la jeune femme, en disant +avec son ricanement de poulie mal graissée:</p> + +<p>«Mais, bête, c'est permis.... Quand ça fait plaisir, c'est permis.» On +ne sut jamais jusqu'où les choses allèrent entre eux. Clorinde avait +alors besoin de M. de Plouguern; elle lui réservait un rôle dans le +drame qu'elle rêvait.</p> + +<p>D'ailleurs, il lui arrivait parfois d'acheter ainsi des amitiés dont +elle ne se servait plus ensuite, si elle venait à changer de plan. +C'était, à ses yeux, comme une poignée de main donnée à la légère et +sans profit. Elle avait ce beau dédain de ses faveurs qui déplaçait en +elle l'honnêteté commune et lui faisait mettre ses fiertés autre part.</p> + +<p>Cependant, son attente se prolongeait. Elle causait à mots couverts, +avec M. de Plouguern, d'un événement vague, indéterminé, trop lent à se +produire. Le sénateur semblait chercher des combinaisons, d'un air +absorbé de joueur d'échecs; et il hochait la tête, il ne trouvait sans +doute rien. Quant à elle, les rares jours où Rougon venait encore la +voir, elle se disait lasse, elle parlait d'aller en Italie passer trois +mois. Puis, les paupières à demi closes, elle l'examinait d'un mince +regard luisant.</p> + +<p>Un sourire de cruauté raffinée pinçait ses lèvres. Elle aurait pu tenter +déjà de l'étrangler entre ses doigts effilés; mais elle voulait +l'étrangler net; et c'était une jouissance, cette longue patience +qu'elle mettait à regarder pousser ses ongles. Rougon, toujours très +préoccupé, lui donnait des poignées de main distraites, sans remarquer +la fièvre nerveuse de sa peau. Il la croyait plus raisonnable, la +complimentait d'obéir à son mari.</p> + +<p>«Vous voilà presque comme je vous voulais, disait-il.</p> + +<p>Vous avez bien raison, les femmes doivent rester tranquilles chez +elles.» Et elle criait, avec un rire aigu, quand il n'était plus là:</p> + +<p>«Mon Dieu! qu'il est bête!... Et il trouve les femmes bêtes, encore!» +Enfin, un dimanche soir, vers dix heures, au moment où toute la bande +était réunie dans la chambre de Clorinde, M. de Plouguern entra d'un air +triomphant.</p> + +<p>«Eh bien, demanda-t-il en affectant une grande indignation, vous +connaissez le nouvel exploit de Rougon?... Cette fois, la mesure est +comble.» On s'empressa autour de lui. Personne ne savait rien.</p> + +<p>«Une abomination! reprit-il, les bras en l'air. On ne comprend pas qu'un +ministre descende si bas...» Et il raconta d'un trait l'aventure. Les +Charbonnel, en arrivant à Faverolles pour prendre possession de +l'héritage du cousin Chevassu, avaient fait grand bruit de la prétendue +disparition d'une quantité considérable d'argenterie. Ils accusaient la +bonne chargée de la garde de la maison, femme très dévote; à la nouvelle +de l'arrêt rendu par le Conseil d'État, cette malheureuse devait s'être +entendue avec les sœurs de la Sainte-Famille, et avoir transporté au +couvent tous les objets de valeur faciles à cacher. Trois jours après, +ils ne parlaient plus de la bonne; c'étaient les sœurs elles-mêmes qui +avaient dévalisé leur maison. Cela faisait dans la ville un scandale +épouvantable. Mais le commissaire refusait d'opérer une descente au +couvent, lorsque, sur une simple lettre des Charbonnel, Rougon avait +télégraphié au préfet de donner des ordres pour qu'une visite +domiciliaire eût lieu immédiatement.</p> + +<p>«Oui, une visite domiciliaire, cela est en toutes lettres dans la +dépêche, dit M. de Plouguern en terminant. Alors, on a vu le commissaire +et deux gendarmes bouleverser le couvent. Ils y sont restés cinq heures. +Les gendarmes ont voulu tout fouiller.... Imaginez-vous qu'ils ont mis +le nez jusque dans les paillasses des sœurs...</p> + +<p>—Les paillasses des sœurs, oh! c'est indigne! s'écria Mme Bouchard +révoltée.</p> + +<p>—Il faut manquer tout à fait de religion, déclara le colonel.</p> + +<p>—Que voulez-vous, soupira à son tour Mme Correur, Rougon n'a jamais +pratiqué... J'ai si souvent tenté en pure perte de le réconcilier avec +Dieu!»</p> + +<p>M. Bouchard et M. Béjuin hochaient la tête d'un air désespéré, comme +s'ils venaient d'apprendre quelque catastrophe sociale qui leur faisait +douter de la raison humaine. M. Kahn demanda, en frottant rudement son +collier de barbe:</p> + +<p>«Et, naturellement, on n'a rien trouvé chez les sœurs?</p> + +<p>—Absolument rien!» répondit M. de Plouguern.</p> + +<p>Puis, il ajouta d'une voix rapide:</p> + +<p>«Une casserole en argent, je crois, deux timbales, un porte-huilier, des +bêtises, des cadeaux que l'honorable défunt, vieillard d'une grande +piété, avait faits aux sœurs pour les récompenser de leurs bons soins +pendant sa longue maladie.</p> + +<p>—Oui, oui, évidemment», murmurèrent les autres.</p> + +<p>Le sénateur n'insista pas. Il reprit d'un ton très lent, en accentuant +chaque phrase d'un petit claquement de main:</p> + +<p>«La question est ailleurs. Il s'agit du respect dû à un couvent, à une +de ces saintes maisons, où se sont réfugiées toutes les vertus chassées +de notre société impie.</p> + +<p>Comment veut-on que les masses soient religieuses, si les attaques +contre la religion partent de si haut? Rougon a commis là un véritable +sacrilège, dont il devra rendre compte.... Aussi la bonne société de +Faverolles est-elle indignée. Mgr Rochart, l'éminent prélat, qui a +toujours témoigné aux sœurs une tendresse particulière, est +immédiatement parti pour Paris, où il vient demander justice. D'autre +part, au Sénat, on était toujours très irrité, on parlait de soulever un +incident, sur les quelques détails que j'ai pu fournir. Enfin +l'impératrice elle-même...» Tous tendirent le cou.</p> + +<p>«Oui, l'impératrice a su cette déplorable histoire par Mme de Llorentz, +qui la tenait de notre ami La Rouquette, auquel je l'avais racontée. Sa +Majesté s'est écriée: "M. Rougon n'est plus digne de parler au nom de la +France.—Très bien!» dit tout le monde.</p> + +<p>Ce jeudi-là, ce fut, jusqu'à une heure du matin, l'unique sujet de +conversation. Clorinde n'avait pas ouvert la bouche. Aux premiers mots +de M. de Plouguern, elle s'était renversée sur sa chaise longue, un peu +pâle, les lèvres pincées. Puis elle se signa trois fois, rapidement, +sans qu'on la vît, comme si elle remerciait le Ciel de lui avoir accordé +une grâce longtemps demandée.</p> + +<p>Ses mains eurent ensuite des gestes de dévote furieuse au récit de la +visite domiciliaire. Peu à peu, elle était devenue très rouge. Les yeux +en l'air, elle s'absorba dans une rêverie grave.</p> + +<p>Alors, pendant que les autres discutaient, M. de Plouguern s'approcha +d'elle, glissa une main au bord de son corsage, pour lui pincer +familièrement le sein. Et, avec son ricanement sceptique, du ton libre +d'un grand seigneur qui a roulé dans tous les mondes, il souffla à +l'oreille de la jeune femme:</p> + +<p>«Il a touché au Bon Dieu, il est foutu!»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIII" id="XIII"></a><a href="#table">XIII</a></h2> + + +<p>Rougon, pendant huit jours, entendit monter contre lui une clameur +croissante. On lui aurait tout pardonné, ses abus de pouvoir, les +appétits de sa bande, l'étranglement du pays; mais avoir envoyé des +gendarmes retourner les paillasses des sœurs, c'était un crime si +monstrueux, que les dames, à la cour, affectaient un petit tremblement +sur son passage. Mgr Rochart faisait, aux quatre coins du monde +officiel, un tapage terrible; il était allé jusqu'à l'impératrice, +disait-on. D'ailleurs, le scandale devait être entretenu par une poignée +de gens habiles; des mots d'ordre circulaient; les mêmes bruits +s'élevaient de tous les côtés à la fois, avec un ensemble singulier. Au +milieu de ces furieuses attaques, Rougon resta d'abord calme et +souriant. Il haussait ses fortes épaules, appelait l'aventure «une +bêtise». Il plaisantait même. A une soirée du garde des Sceaux, il +laissa échapper: «Je n'ai pourtant pas raconté qu'on a trouvé un curé +dans une paillasse»; et, le mot ayant couru, l'outrage et l'impiété +étant au comble, il y eut une nouvelle explosion de colère. Alors, lui, +peu à peu, se passionna. On l'ennuyait, à la fin! Les sœurs étaient des +voleuses, puisqu'on avait découvert chez elles des casseroles et des +timbales d'argent. Et il se mit à vouloir pousser l'affaire, il +s'engagea davantage, parla de confondre tout le clergé de Faverolles +devant les tribunaux.</p> + +<p>Un matin, de bonne heure, les Charbonnel se firent annoncer. Il fut très +étonné, il ne les savait pas à Paris.</p> + +<p>Dès qu'il les aperçut, il leur cria que les choses marchaient bien; la +veille, il avait encore envoyé des instructions au préfet pour obliger +le parquet à se saisir de l'affaire. Mais M. Charbonnel parut consterné.</p> + +<p>Mme Charbonnel s'écria: «Non, non, ce n'est pas cela.... Vous êtes allé +trop loin, monsieur Rougon. Vous nous avez mal compris.» Et tous deux se +répandirent en éloges sur les sœurs de la Sainte-Famille. C'étaient de +bien saintes femmes.</p> + +<p>Ils avaient pu un instant plaider contre elles; mais jamais, certes, ils +n'étaient descendus jusqu'à les accuser de vilaines actions. Tout +Faverolles, d'ailleurs, leur aurait ouvert les yeux, tant les personnes +de la société y respectaient les bonnes sœurs.</p> + +<p>«Vous nous feriez le plus grand tort, monsieur Rougon, dit Mme +Charbonnel en terminant, si vous continuiez à vous acharner ainsi contre +la religion. Nous sommes venus pour vous supplier de vous tenir +tranquille.... Dame! là-bas, ils ne peuvent pas savoir, n'est-ce pas? +Ils croyaient que nous vous poussions, et ils auraient fini par nous +jeter des pierres.... Nous avons donné un beau cadeau au couvent, un +christ d'ivoire qui était pendu au pied du lit de notre pauvre cousin.</p> + +<p>—Enfin, conclut M. Charbonnel, vous êtes averti, ça vous regarde +maintenant.... Nous autres, nous n'y sommes plus pour rien.» Rougon les +laissa parler. Ils avaient l'air très mécontents de lui, même ils +finissaient par hausser la voix. Un léger froid lui était monté à la +nuque. Il les regardait, pris subitement d'une lassitude, comme si un +peu de sa force venait encore de lui être enlevé. D'ailleurs, il ne +discuta pas. Il les congédia, en leur promettant de ne plus agir. Et, en +effet, il laissa étouffer l'affaire.</p> + +<p>Depuis quelques jours, il était sous le coup d'un autre scandale, auquel +son nom se trouvait mêlé indirectement. Un drame affreux avait eu lieu à +Coulonges. Du Poizat, entêté, voulant monter sur le dos de son père, +selon l'expression de Gilquin, était revenu un matin frapper à la porte +de l'avare. Cinq minutes plus tard, les voisins entendirent des coups de +fusil dans la maison, au milieu de hurlements épouvantables. Quand on +entra, on trouva le vieillard étendu au pied de l'escalier, la tête +fendue; deux fusils déchargés gisaient au milieu du vestibule. Du +Poizat, livide, raconta que son père, en le voyant se diriger vers +l'escalier, s'était mis brusquement à crier au voleur, comme frappé de +folie, et lui avait tiré deux coups de feu, presque à bout portant; il +montrait même le trou d'une balle dans son chapeau.</p> + +<p>Puis, toujours d'après lui, son père, tombant à la renverse, était allé +se briser le crâne sur l'angle de la première marche. Cette mort +tragique, ce drame mystérieux et sans témoin soulevaient dans tout le +département les bruits les plus fâcheux. Les médecins constatèrent bien +un cas d'apoplexie foudroyante. Les ennemis du préfet n'en prétendaient +pas moins que celui-ci devait avoir poussé le vieux; et le nombre de ses +ennemis grandissait chaque jour, grâce à l'administration pleine de +rudesse qui écrasait Niort sous un régime de terreur. Du Poizat, les +dents serrées, crispant ses poings d'enfant maladif, restait blême et +debout, arrêtant les commérages sur le pas des portes, d'un seul regard +de ses yeux gris, quand il passait. Mais il lui arriva un autre malheur; +il lui fallut casser Gilquin, compromis dans une vilaine histoire +d'exonération militaire; Gilquin, pour cent francs, s'engageait à +exempter des fils de paysan; et tout ce qu'on put faire, ce fut de le +sauver de la police correctionnelle et de le renier. Cependant, +jusque-là, Du Poizat s'était appuyé fortement sur Rougon, dont il +engageait la responsabilité davantage à chaque nouvelle catastrophe. Il +dut flairer la disgrâce du ministre, car il vint à Paris sans l'avertir, +très ébranlé lui-même, sentant craquer ce pouvoir qu'il avait ruiné, +cherchant déjà quelque main puissante où se raccrocher. Il songeait à +demander son changement de préfecture, afin d'éviter une démission +certaine. Après la mort de son père et la coquinerie de Gilquin, Niort +devenait impossible.</p> + +<p>«J'ai rencontré M. Du Poizat dans le faubourg Saint-Honoré, à deux pas +d'ici, dit un jour Clorinde au ministre, par méchanceté. Vous n'êtes +donc plus bien ensemble?... Il a l'air furieux contre vous.» Rougon +évita de répondre. Peu à peu, ayant dû refuser plusieurs faveurs au +préfet, il avait senti un grand froid entre eux; maintenant, ils s'en +tenaient aux simples relations officielles. D'ailleurs, la débandade +était générale. Mme Correur elle-même l'abandonnait.</p> + +<p>Certains soirs, il éprouvait de nouveau cette impression de solitude, +dont il avait souffert déjà autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bande +doutait de lui. Après ses journées si remplies, au milieu de la foule +qui assiégeait son salon, il se retrouvait seul, perdu, navré. Ses +familiers lui manquaient. Un impérieux besoin lui revenait de +l'admiration continue du colonel et de M. Bouchard, de la chaleur de vie +dont l'entourait sa petite cour; jusqu'aux silences de M. Béjuin qu'il +regrettait. Alors, il tenta encore de ramener son monde; il se fit +aimable, écrivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liens +étaient rompus, jamais il ne parvint à les avoir tous là, à ses côtés; +s'il renouait d'un bout, quelque fâcherie, à l'autre bout, cassait le +fil; et il restait quand même incomplet, avec des amis, avec des membres +en moins.</p> + +<p>Enfin, tous s'éloignèrent. Ce fut l'agonie de son pouvoir. Lui, si fort, +était lié à ces imbéciles par le long travail de leur fortune commune. +Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces, dans +cette diminution de son importance, demeuraient comme inutiles; ses gros +poings tapaient le vide. Le jour où son ombre fut seule au soleil, où il +ne put s'engraisser davantage des abus de son crédit, il lui sembla que +sa place avait diminué par terre; et il rêva une nouvelle incarnation, +une résurrection en Jupiter Tonnant, sans bande à ses pieds, faisant la +loi par le seul éclat de sa parole.</p> + +<p>Cependant, Rougon ne se croyait pas encore sérieusement ébranlé. Il +traitait dédaigneusement les morsures qui lui entamaient à peine les +talons. Il Gouvernerait puissamment, impopulaire et solitaire. Puis, il +mettait sa grande force dans l'empereur. Sa crédulité fut alors son +unique faiblesse. Chaque fois qu'il voyait Sa Majesté, il la trouvait +bienveillante, très douce, avec son pâle sourire impénétrable; et elle +lui renouvelait l'expression de sa confiance, elle lui répétait les +instructions si souvent données. Cela lui suffisait. Le souverain ne +pouvait songer à le sacrifier. Cette certitude le décida à tenter un +grand coup. Pour faire taire ses ennemis et asseoir son pouvoir +solidement, il imagina d'offrir sa démission, en termes très dignes: il +parlait des plaintes répandues contre lui, il disait avoir strictement +obéi aux désirs de l'empereur, et sentir le besoin d'une haute +approbation, avant de continuer son œuvre de salut public. D'ailleurs, +il se posait carrément en homme à forte poigne, en représentant de la +répression sans merci. La cour était à Fontainebleau. La démission +partie. Rougon attendit avec un sang-froid de beau joueur. L'éponge +allait être passée sur les derniers scandales, le drame de Coulonges, la +visite domiciliaire chez les sœurs de la Sainte-Famille. S'il tombait, +au contraire, il voulait tomber de toute sa hauteur, en homme fort.</p> + +<p>Justement, le jour où le sort du ministre devait se décider, il y avait +dans l'Orangerie des Tuileries, une vente de charité, en faveur d'une +crèche patronnée par l'impératrice. Tous les familiers du palais, tout +le haut monde officiel allait sûrement s'y rendre, pour faire leur cour. +Rougon résolut d'y montrer sa face calme.</p> + +<p>C'était une bravade: regarder en face les gens qui le guetteraient de +leurs regards obliques, promener son tranquille mépris au milieu des +chuchotements de la foule. Vers trois heures, il donnait un dernier +ordre au chef du personnel, avant de partir, quand son valet de chambre +vint lui dire qu'un monsieur et une dame insistaient vivement pour le +voir, à son appartement particulier. La carte portait les noms du +marquis et de la marquise d'Escorailles.</p> + +<p>Les deux vieillards, que le valet, trompé par leur mise presque pauvre, +avait laissés dans la salle à manger, se levèrent cérémonieusement. +Rougon se hâta de les mener au salon, tout ému de leur présence, +vaguement inquiet. Il s'exclama sur leur brusque voyage à Paris, voulut +se montrer très aimable. Mais eux restaient pincés, roides, la mine +grise.</p> + +<p>«Monsieur, dit enfin le marquis, vous excuserez la démarche que nous +nous trouvons obligés de faire. Il s'agit de notre fils Jules. Nous +désirerions le voir quitter l'administration, nous vous demandons de ne +pas le garder davantage auprès de votre personne.» Et, comme le ministre +les regardait d'un air d'extrême surprise:</p> + +<p>«Les jeunes gens ont la tête légère, continua-t-il.</p> + +<p>Nous avons écrit deux fois à Jules pour lui exposer nos raisons, en le +priant de se mettre à l'écart.... Puis, comme il n'obéissait pas, nous +nous sommes décidés à venir. C'est la deuxième fois, monsieur, que nous +faisons le voyage de Paris en trente ans.» Alors, il se récria, Jules +avait le plus bel avenir. Ils allaient briser sa carrière. Pendant qu'il +parlait, la marquise laissa échapper des mouvements d'impatience.</p> + +<p>Elle s'expliqua à son tour avec plus de vivacité:</p> + +<p>«Mon Dieu, monsieur Rougon, ce n'est pas à nous de vous juger. Mais il y +a dans notre famille certaines traditions.... Jules ne peut tremper dans +une persécution abominable contre l'Église. A Plassans, on s'étonne +déjà. Nous nous fâcherions avec toute la noblesse du pays.» Il avait +compris. Il voulut parler. Elle lui imposa silence, d'un geste +impérieux.</p> + +<p>«Laissez-moi achever.... Notre fils s'est rallié malgré nous. Vous savez +quelle a été notre douleur, en le voyant servir un gouvernement +illégitime. J'ai empêché son père de le maudire. Depuis ce temps, notre +maison est en deuil, et lorsque nous recevons des amis, le nom de notre +fils n'est jamais prononcé. Nous avions juré de ne plus nous occuper de +lui; seulement, il est des limites, il devient intolérable qu'un +d'Escorailles se trouve mêlé aux ennemis de notre sainte religion.... +Vous m'entendez, n'est-ce pas monsieur?» Rougon s'inclina. Il ne songea +même pas à sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait +le marquis et la marquise tels qu'il les avait connus, à l'époque où il +crevait de faim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue et +d'insolence. Si d'autres lui avaient tenu un si singulier langage, il +les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé, blessé, +rapetissé; c'était sa jeunesse de pauvreté lâche qui revenait; un +instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates éculées. +Il promit de décider Jules.</p> + +<p>Puis, il se contenta d'ajouter, en faisant allusion à la réponse qu'il +attendait de l'empereur:</p> + +<p>«D'ailleurs, madame, votre fils vous sera peut-être rendu dès ce soir.» +Quand il se retrouva seul, Rougon se sentit pris de peur. Ces vieilles +gens avaient ébranlé son beau sang-froid. Maintenant, il hésitait à +paraître à cette vente de charité, où tous les yeux liraient son trouble +sur son visage. Mais il eut honte de cette frayeur d'enfant. Et il +partit, en passant par son cabinet. Il demanda à Merle s'il n'était rien +venu pour lui. «Non, Excellence», répondit d'un ton pénétré l'huissier, +qui semblait aux aguets depuis le matin.</p> + +<p>L'Orangerie des Tuileries, où avait lieu la vente de charité, était +ornée très luxueusement pour la circonstance. Une tenture de velours +rouge à crépines d'or cachait les murs, changeait la vaste galerie nue +en une haute salle de gala. A l'un des bouts, à gauche, un immense +rideau, également de velours rouge, coupait la galerie, ménageait une +pièce; et ce rideau, relevé par des embrasses à glands d'or énormes, +s'ouvrait largement, mettait en communication la grande salle, où se +trouvaient alignés les comptoirs de vente, et la pièce plus étroite, +dans laquelle était installé le buffet. On avait semé le sol de sable +fin. Des pots de majolique dressaient, dans chaque coin, des massifs de +plantes vertes. Au milieu du carré formé par les comptoirs, un pouf +circulaire faisait comme un banc de velours bas, à dossier très +renversé; tandis que, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs +montait, une gerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des +œillets, des verveines, pareils à une pluie de gouttes éclatantes. Et, +devant les portes vitrées ouvertes, à deux battants, sur la terrasse du +bord de l'eau, des huissiers en habit noir, la mine grave, consultaient +d'un coup d'œil les cartes des invités.</p> + +<p>Les dames patronnesses ne comptaient guère avoir beaucoup de monde avant +quatre heures. Dans la grande salle, debout derrière les comptoirs, +elles attendaient les clients. Sur les longues tables couvertes de drap +rouge, s'étalaient les marchandises; il y avait plusieurs comptoirs +d'articles de Paris et de chinoiseries, deux boutiques de jouets +d'enfant, un kiosque de bouquetière plein de roses, enfin un tourniquet +sous une tente, comme dans les fêtes de la banlieue. Les vendeuses, +décolletées en toilette de bal, prenaient des grâces marchandes, des +sourires de modiste plaçant un vieux chapeau, des inflexions caressantes +de voix, bavardant, faisant l'article sans savoir; et, à ce jeu de +demoiselles de magasin, elles s'encanaillaient avec de petits rires, +chatouillées par toutes ces mains d'acheteurs, les premières venues, +frôlant leurs mains. C'était une princesse qui tenait une des boutiques +de joujoux; en face, une marquise vendait des porte-monnaie de +vingt-neuf sous, qu'elle ne lâchait pas à moins de vingt francs; toutes +deux rivales, mettant le triomphe de leur beauté dans la plus grosse +recette, raccrochaient les pratiques, appelaient les hommes, demandaient +des prix impudents, puis, après des marchandages furieux de bouchères +voleuses, donnaient un peu d'elles, le bout de leurs doigts, la vue de +leur corsage largement ouvert, par-dessus le marché, pour décider les +gros achats. La charité restait le prétexte. Peu à peu, pourtant, la +salle s'emplissait. Des messieurs, tranquillement, s'arrêtaient, +examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie de +l'étalage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens très élégants +s'écrasaient, ricanaient, allaient jusqu'à des allusions polissonnes sur +leurs emplettes; tandis que ces dames, d'une complaisance inépuisable, +passant de l'un à l'autre, offraient toute leur boutique du même air +ravi. Être à la foule pendant quatre heures, c'est un régal. Un bruit +d'encan s'élevait, coupé de rires clairs, au milieu du piétinement sourd +des pas sur le sable. Les tentures rouges mangeaient la lumière crue des +hautes fenêtres vitrées, ménageaient une lueur rouge, flottante, qui +allumait les gorges nues d'une pointe de rose. Et, entre les comptoirs, +parmi le public, promenant de légères corbeilles pendues à leur cou, six +autres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes de +hauts fonctionnaires, se précipitaient au-devant de chaque nouveau venu, +en criant des cigares et du feu.</p> + +<p>Mme de Combelot surtout avait beaucoup de succès.</p> + +<p>Elle était bouquetière, assise très haut dans le kiosque plein de roses, +un chalet découpé, doré, pareil à une grande volière. Toute en rose +elle-même, un rose de peau qui continuait sa nudité au-delà de +l'échancrure du corsage, portant seulement entre les deux seins le +bouquet de violettes d'uniforme, elle avait imaginé de faire ses +bouquets devant le public, comme une vraie bouquetière: une rose, un +bouton, trois feuilles, qu'elle roulait entre ses doigts, en tenant le +fil du bout des dents, et qu'elle vendait d'un louis à dix louis, selon +la figure des messieurs. Et l'on s'arrachait ses bouquets, elle ne +pouvait suffire aux commandes, elle se piquait de temps à autre, +affairée, suçant vivement le sang de ses doigts.</p> + +<p>En face, dans la baraque de toile, la jolie Mme Bouchard tenait le +tourniquet. Elle portait une délicieuse toilette bleue d'une coupe +paysanne, la taille haute, le corsage formant fichu, presque un +déguisement, pour avoir bien l'air d'une marchande de pain d'épice et +d'oublies. Avec cela, elle affectait un zézaiement adorable, un petit +rire niais de la plus fine originalité. Sur le tourniquet, les lots +étaient classés, d'affreux bibelots de cinq ou six sous, maroquinerie, +verrerie, porcelaine; et la plume grinçait contre les fils de laiton, la +plaque tournante emportait les lots, dans un bruit continu de vaisselle +cassée. Toutes les deux minutes, quand les joueurs manquaient, Mme +Bouchard disait de sa douce voix d'innocente, débarquée la veille de son +village:</p> + +<p>«A vingt sous le coup, messieurs.... Voyons, messieurs, tirez un +coup...» Le buffet également sablé, orné aux angles de plantes vertes, +était garni de petites tables rondes et de chaises cannées. On avait +tâché d'imiter un vrai café, pour plus de piquant. Au fond, au comptoir +monumental, trois dames s'éventaient, en attendant les commandes des +consommateurs. Devant elles, des carafons de liqueurs, des assiettes de +gâteaux et de sandwiches, des bonbons, des cigares et des cigarettes +faisaient un étalage louche de bal public. Et, par moments, la dame du +milieu, une comtesse brune et pétulante, se levait, se penchait pour +verser un petit verre, ne se reconnaissait plus au milieu de cette +débandade de carafons, manœuvrant ses bras nus au risque de tout +casser. Mais Clorinde régnait au buffet. C'était elle qui servait le +public des tables. On eût dit Junon fille de brasserie. Elle portait une +robe de satin jaune, coupée de biais de satin noir, aveuglante, +extraordinaire, un astre dont la traîne ressemblait à une queue de +comète. Décolletée très bas, le buste libre, elle circulait royalement +entre les chaises cannées, promenant des chopes sur des plateaux de +métal blanc, avec une tranquillité de déesse. Elle frôlait les épaules +des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsage ouvert, pour +prendre les ordres, répondait à tous, sans se presser, souriante, très à +l'aise. Quand les consommations étaient bues, elle recevait de sa main +superbe les pièces blanches et les sous, qu'elle jetait d'un geste déjà +familier au fond d'une aumônière, pendue à sa ceinture.</p> + +<p>Cependant, M. Kahn et M. Béjuin venaient de s'asseoir. Le premier tapa +sur la table de zinc, par manière de plaisanterie, en criant:</p> + +<p>«Madame, deux bocks!» Elle arriva, servit les deux bocks et resta là +debout, à se reposer un instant, le buffet se trouvant alors presque +vide. Distraite, à l'aide de son mouchoir de dentelle, elle s'essuyait +les doigts, sur lesquels la bière avait coulé. M. Kahn remarqua la +clarté particulière de ses yeux, le rayonnement de triomphe qui sortait +de toute sa face. Il la regarda, les paupières battantes; puis il +demanda:</p> + +<p>«Quand êtes-vous revenue de Fontainebleau?</p> + +<p>—Ce matin, répondit-elle.</p> + +<p>—Et vous avez vu l'empereur, quelles nouvelles?» Elle eut un sourire, +pinça les lèvres d'un air indéfinissable, en le regardant à son tour. +Alors, il lui vit un bijou original qu'il ne lui connaissait pas. +C'était, à son cou nu, sur ses épaules nues, un collier de chien, un +vrai collier de chien en velours noir, avec la boucle, l'anneau, le +grelot, un grelot d'or dans lequel tintait une perle fine. Sur le +collier se trouvaient écrits en caractères de diamants deux noms, aux +lettres entrelacées et bizarrement tordues. Et, tombant de l'anneau, une +grosse chaîne d'or battait le long de sa poitrine, entre ses seins, puis +remontait s'attacher sur une plaque d'or, fixée au bras droit, où on +lisait: J'appartiens à mon maître. «C'est un cadeau?» murmura +discrètement M. Kahn, en montrant le bijou d'un signe.</p> + +<p>Elle répondit oui de la tête, les lèvres toujours pincées, dans une moue +fine et sensuelle. Elle avait voulu ce servage. Elle l'affichait avec +une sérénité d'impudeur qui la mettait au-dessus des fautes banales, +honorée d'un choix princier, jalousée de toutes. Quand elle s'était +montrée, le cou serré dans ce collier, sur lequel des yeux perçants de +rivales prétendaient lire un prénom illustre mêlé au sien, toutes les +femmes avaient compris, échangeant des coups d'œil, comme pour se dire: +C'est donc fait! Depuis un mois, le monde officiel causait de cette +aventure, attendait ce dénouement. Et c'était fait, en vérité; elle le +criait elle-même, elle le portait écrit sur l'épaule. S'il fallait en +croire une histoire chuchotée d'oreille à oreille, elle avait eu pour +premier lit, à quinze ans, la botte de paille où dormait un cocher, au +fond d'une écurie. Plus tard, elle était montée dans d'autres couches, +toujours plus haut, des couches de banquiers, de fonctionnaires, de +ministres, élargissant sa fortune à chacune de ses nuits. Puis, d'alcôve +en alcôve, d'étape en étape, comme apothéose, pour satisfaire une +dernière volonté et un dernier orgueil, elle venait de poser sa belle +tête froide sur l'oreiller impérial.</p> + +<p>«Madame, un bock, je vous prie!» demanda un gros monsieur décoré, un +général qui la regardait en souriant.</p> + +<p>Et quand elle eut apporté le bock, deux députés l'appelèrent.</p> + +<p>«Deux verres de chartreuse, s'il vous plaît!» Un flot de monde arrivait, +de tous côtés les demandes se croisaient: des grogs, de l'anisette, de +la limonade, des gâteaux, des cigares. Les hommes la dévisageaient, +causant bas, allumés par l'histoire polissonne qui courait. Et, quand +cette fille de brasserie, sortie le matin même des bras d'un empereur, +recevait leur monnaie, la main tendue, ils semblaient flairer, chercher +sur elle quelque chose de ces amours souveraines. Elle, sans un trouble, +tournait lentement le cou, pour montrer son collier de chien, dont la +grosse chaîne d'or avait un petit bruit. Cela devait être un ragoût de +plus, se faire la servante de tous, lorsqu'on vient d'être reine pendant +une nuit, traîner autour des tables d'un café pour rire, parmi les ronds +de citron et les miettes de gâteau, des pieds de statue baisés +passionnément par d'augustes moustaches.</p> + +<p>«C'est très amusant, dit-elle en revenant se planter devant M. Kahn. Ils +me prennent pour une fille, ma parole! Il y en a un qui m'a pincée, je +crois. Je n'ai rien dit. A quoi bon?... C'est pour les pauvres, n'est-ce +pas?»</p> + +<p>M. Kahn, d'un clignement d'yeux, la pria de se pencher; et, très bas, il +demanda:</p> + +<p>«Alors, Rougon?...</p> + +<p>—Chut! tout à l'heure, répondit-elle en baissant la voix également. Je +lui ai envoyé une carte d'invitation à son nom. Je l'attends.»</p> + +<p>Et M. Kahn ayant hoché la tête, elle ajouta vivement:</p> + +<p>«Si, si, je le connais, il viendra.... D'ailleurs, il ne sait rien.»</p> + +<p>M. Kahn et M. Béjuin se mirent dès lors à guetter l'arrivée de Rougon. +Ils voyaient toute la grande salle, par la large ouverture des rideaux. +La foule y augmentait de minute en minute. Des messieurs, renversés +autour du pouf circulaire, les jambes croisées, fermaient les yeux d'un +air somnolent; tandis que, s'accrochant à leurs pieds tendus, un +continuel défilé de visiteurs tournait devant eux. La chaleur devenait +excessive. Le brouhaha grandissait dans la buée rouge flottant au-dessus +des chapeaux noirs. Et, par moments, au milieu du sourd murmure, le +grincement du tourniquet partait avec un bruit de crécelle.</p> + +<p>Mme Correur, qui arrivait, faisait à petits pas le tour des comptoirs, +très grosse, vêtue d'une robe de grenadine rayée blanche et mauve, sous +laquelle la graisse de ses épaules et de ses bras se renflait en +bourrelets rosâtres. Elle avait une mine prudente, des regards réfléchis +de cliente cherchant un bon coup à faire.</p> + +<p>D'ordinaire, elle disait qu'on trouvait d'excellentes occasions, dans +ces ventes de charité; ces pauvres dames ne savaient pas, ne +connaissaient pas toujours leurs marchandises. Jamais, d'ailleurs, elle +n'achetait aux vendeuses de sa connaissance; celles-là «salaient» trop +leur monde. Quand elle eut fait le tour de la salle, retournant les +objets, les flairant, les reposant, elle revint à un comptoir de +maroquinerie, devant lequel elle resta dix grosses minutes, à fouiller +l'étalage d'un air perplexe. Enfin, négligemment, elle prit un +portefeuille en cuir de Russie sur lequel elle avait jeté les yeux +depuis plus d'un quart d'heure.</p> + +<p>«Combien?» demanda-t-elle.</p> + +<p>La vendeuse, une grande jeune femme blonde, en train de plaisanter avec +deux messieurs, se tourna à peine, répondit:</p> + +<p>«Quinze francs.» Le portefeuille en valait au moins vingt. Ces dames, +qui luttaient entre elles à tirer des hommes des sommes extravagantes, +vendaient généralement aux femmes à prix coûtant, par une sorte de +franc-maçonnerie. Mais Mme Correur remit le portefeuille sur le comptoir +d'un air effrayé, en murmurant:</p> + +<p>«Oh! c'est trop cher.... Je veux faire un cadeau. J'y mettrai dix +francs, pas plus. Vous n'avez rien de gentil à dix francs?» Et elle +bouleversa de nouveau l'étalage. Rien ne lui plaisait. Mon Dieu! si ce +portefeuille n'avait pas coûté si cher! Elle le reprenait, fourrait son +nez dans les poches. La vendeuse, impatientée, finit par le lui laisser à +quatorze francs, puis à douze. Non, non, c'était encore trop cher. Et +elle l'eut à onze francs, après un marchandage féroce. La grande jeune +femme disait:</p> + +<p>«J'aime mieux vendre.... Toutes les femmes marchandent, pas une +n'achète.... Ah! si nous n'avions pas les messieurs!» Mme Correur, en +s'en allant, eut la joie de trouver au fond du portefeuille une +étiquette portant le prix de vingt-cinq francs. Elle rôda encore, puis +s'installa derrière le tourniquet, à côté de Mme Bouchard. Elle +l'appelait «ma chérie», et lui ramenait sur le front deux +accroche-cœurs qui s'envolaient.</p> + +<p>«Tiens, voilà le colonel!» dit M. Kahn, toujours attablé au buffet, les +yeux guettant les portes.</p> + +<p>Le colonel venait parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il +comptait en être quitte avec un louis; et cela lui saignait déjà +fortement le cœur. Dès la porte, il fut entouré, assailli par trois ou +quatre dames, qui répétaient:</p> + +<p>«Monsieur, achetez-moi un cigare.... Monsieur, une boîte +d'allumettes...» Il sourit, en se débarrassant poliment. Ensuite, il +s'orienta, voulut payer sa dette tout de suite, s'arrêta à un comptoir +tenu par une dame très bien en cour, à laquelle il marchanda un étui à +cigares fort laid.</p> + +<p>Soixante-quinze francs! Il ne fut pas maître d'un geste de terreur, il +rejeta l'étui et fila; tandis que la dame, rouge, blessée, tournait la +tête, comme s'il avait commis sur sa personne une inconvenance. Alors, +lui, pour empêcher les commentaires fâcheux, s'approcha du kiosque où +Mme de Combelot tournait toujours ses petits bouquets. Ça ne devait pas +être cher, ces bouquets-là. Par prudence, il ne voulut pas même d'un +bouquet, devinant que la bouquetière devait mettre un haut prix à son +travail. Il choisit, dans le tas de roses, la moins épanouie, la plus +maigre, un bouton à demi mangé. Et galamment, sortant son porte-monnaie:</p> + +<p>«Madame, combien cette fleur?</p> + +<p>—Cent francs, monsieur», répondit la dame, qui avait suivi son manège +du coin de l'œil.</p> + +<p>Il balbutia, ses mains tremblèrent. Mais, cette fois, il était +impossible de reculer. Du monde se trouvait là, on le regardait. Il +paya, et, se réfugiant dans le buffet, il s'assit à la table de M. Kahn, +en murmurant:</p> + +<p>«C'est un guet-apens, un guet-apens...</p> + +<p>—Vous n'avez pas vu Rougon dans la salle?» demanda M. Kahn.</p> + +<p>Le colonel ne répondit pas. Il jetait de loin des regards furibonds aux +vendeuses. Puis, comme M. d'Escorailles et M. La Rouquette riaient très +fort devant un comptoir, il dit encore entre ses dents:</p> + +<p>«Parbleu! les jeunes gens, ça les amuse.... Ils finissent toujours par +en avoir pour leur argent.»</p> + +<p>M. d'Escorailles et M. La Rouquette, en effet, s'amusaient beaucoup. Ces +dames se les arrachaient. Dès leur entrée, des bras s'étaient tendus +vers eux; à droite, à gauche, leurs noms sonnaient.</p> + +<p>«Monsieur d'Escorailles, vous savez ce que vous m'avez promis.... +Voyons, monsieur La Rouquette, vous m'achèterez bien un petit dada. Non? +Alors, une poupée. Oui, oui, une poupée, c'est ce qu'il vous faut!» Ils +se donnaient le bras, pour se protéger, disaient-ils, en riant. Ils +avançaient, radieux, pâmés, au milieu de l'assaut de toutes ces jupes, +dans la caresse tiède de ces jolies voix. Par moments, ils +disparaissaient, noyés sous les gorges nues, contre lesquelles ils +feignaient de se défendre, avec de petits cris d'effroi. Et, à chaque +comptoir, ils se laissaient faire une aimable violence.</p> + +<p>Puis, ils jouaient l'avarice, en affectant des effarouchements comiques. +Une poupée d'un sou, un louis, ça n'était pas dans leurs moyens! Trois +crayons, deux louis, on voulait donc leur retirer le pain de la bouche!</p> + +<p>C'était à mourir de rire. Ces dames avaient une gaieté roucoulante, +pareille à un chant de flûte. Elles devenaient plus âpres, grisées par +cette pluie d'or, triplant, quadruplant les prix, mordues de la passion +du vol.</p> + +<p>Elles se les passaient de main en main, avec des clignements d'yeux, et +des mots couraient: «Je vais les pincer, ceux-là... Vous allez voir, on +peut les saler...», phrases qu'ils entendaient et auxquelles ils +répondaient par des saluts plaisants. Derrière leur dos, elles +triomphaient, elles se vantaient; la plus forte, la plus jalousée fut +une demoiselle de dix-huit ans, qui avait vendu un bâton de cire à +cacheter trois louis. Cependant, arrivé au bout de la salle, comme une +vendeuse voulait absolument lui fourrer dans la poche une boîte de +savons, M. d'Escorailles s'écria:</p> + +<p>«Je n'ai plus le sou. Si vous voulez que je vous fasse des billets?» Il +secouait son porte-monnaie. La dame, lancée, s'oubliant, prit le +porte-monnaie, le fouilla. Et elle regardait le jeune homme, elle +semblait sur le point de lui demander sa chaîne de montre.</p> + +<p>C'était une farce. M. d'Escorailles emportait toujours dans les ventes +un porte-monnaie vide, pour rire.</p> + +<p>«Ah! zut! dit-il en entraînant M. La Rouquette, je deviens chien, +moi!... Hein? il faut tâcher de nous refaire.» Et, comme Ils passaient +devant le tourniquet, Mme Bouchard jeta un cri:</p> + +<p>«A vingt sous le coup, messieurs.... Tirez un coup...» Ils +s'approchèrent, en feignant de n'avoir pas entendu.</p> + +<p>«Combien le coup, la marchande?</p> + +<p>—Vingt sous, messieurs.» Les rires recommencèrent de plus belle. Mais +Mme Bouchard, dans sa toilette bleue, restait candide, levant des yeux +étonnés sur les deux messieurs, comme si elle ne les avait pas connus. +Alors, une partie formidable s'engagea. Pendant un quart d'heure, le +tourniquet grinça, sans un arrêt. Ils tournaient l'un après l'autre. M. +d'Escorailles gagna deux douzaines de coquetiers, trois petits miroirs, +sept statuettes en biscuit, cinq étuis à cigarettes; M. La Rouquette eut +pour sa part deux paquets de dentelle, un vide-poche en porcelaine de +camelote monté sur des pieds de zinc doré, des verres, un bougeoir, une +boîte avec une glace.</p> + +<p>Mme Bouchard, les lèvres pincées, finit par crier:</p> + +<p>«Ah! bien, non, vous avez trop de chance! Je ne joue plus.... Tenez, +emportez vos affaires.» Elle en avait fait deux gros tas, à côté, sur +une table.</p> + +<p>M. La Rouquette parut consterné. Il lui demanda d'échanger son tas +contre le bouquet de violettes d'uniforme, qu'elle portait piqué dans +ses cheveux. Mais elle refusa.</p> + +<p>«Non, non, vous avez gagné ça, n'est-ce pas? Eh bien, emportez ça.</p> + +<p>—Madame a raison, dit gravement M. d'Escorailles.</p> + +<p>On ne boude pas la fortune, et du diable si je laisse un coquetier!... +Moi, je deviens chien.» Il avait étalé son mouchoir et nouait proprement +un paquet. Il y eut une nouvelle explosion d'hilarité.</p> + +<p>L'embarras de M. La Rouquette était aussi bien divertissant. Alors, Mme +Correur, qui avait gardé jusque-là, au fond de sa boutique, une dignité +souriante de matrone, avança sa grosse face rose. Elle voulait bien +faire un échange, elle.</p> + +<p>«Non, je ne veux rien, se hâta de dire le jeune député.</p> + +<p>Prenez tout, je vous donne tout.» Et Ils ne s'en allèrent pas, ils +restèrent là un instant.</p> + +<p>Maintenant, à demi-voix, ils adressaient des galanteries à Mme Bouchard, +d'un goût douteux. A la voir, les têtes tournaient plus encore que son +tourniquet. Que gagnait-on à son joli jeu? Ça ne valait pas le jeu de +pigeon vole; et Ils voulaient lui jouer à pigeon vole toutes sortes de +choses aimables. Mme Bouchard baissait les cils, avec un rire de jeune +bête; elle avait un léger balancement de hanches, comme une paysanne +dont les messieurs se gaussent; pendant que Mme Correur s'extasiait sur +elle, en répétant d'un air ravi de connaisseuse:</p> + +<p>«Est-elle gentille! est-elle gentille!» Mais Mme Bouchard finit par +donner des tapes sur les mains de M. d'Escorailles, qui voulait examiner +le mécanisme du tourniquet, en prétendant qu'elle devait tricher. +Allaient-ils la laisser tranquille, à la fin! Et, quand elle les eut +renvoyés, elle reprit sa voix engageante de marchande.</p> + +<p>«Voyons, messieurs, à vingt sous le coup.... Un coup seulement, +messieurs.»</p> + +<p>A ce moment, M. Kahn, debout pour voir par-dessus les têtes, se rassit +avec précipitation en murmurant:</p> + +<p>«Voici Rougon.... N'ayons pas l'air, n'est-ce pas?» Rougon traversait la +salle, lentement. Il s'arrêta, joua au tourniquet de Mme Bouchard, paya +trois louis une des roses de Mme de Combelot. Puis, quand il eut fait +ainsi son offrande, il parut vouloir repartir sur-le-champ. Il écartait +la foule, marchait déjà vers une porte. Mais, tout d'un coup, comme il +venait de jeter un regard dans le buffet, il se dirigea de ce côté, la +tête haute, calme, superbe. M. d'Escorailles et M. La Rouquette +s'étaient assis près de M. Kahn, de M. Béjuin et du colonel; il y avait +encore là M. Bouchard, qui arrivait. Et tous ces messieurs, quand le +ministre passa devant eux, eurent un léger frisson, tant il leur sembla +grand et solide, avec ses gros membres. Il les avait salués de haut, +familièrement. Il se mit à une table voisine. Sa large face ne se +baissait pas, se tournait lentement, à gauche, à droite, comme pour +affronter et supporter sans une ombre les regards qu'il sentait fixés +sur lui.</p> + +<p>Clorinde s'était approchée, traînant royalement sa lourde robe jaune. +Elle lui demanda, en affectant une vulgarité où perçait une pointe de +raillerie:</p> + +<p>«Que faut-il vous servir?</p> + +<p>—Ah! voilà! dit-il gaiement. Je ne bois jamais rien.... Qu'est-ce que +vous avez?» Alors, elle lui énuméra rapidement des liqueurs: fine +champagne, rhum, curaçao, kirsch, chartreuse, anisette, vespétro, +kummel.</p> + +<p>«Non, non, donnez-moi un verre d'eau sucrée.» Elle alla au comptoir, +apporta le verre d'eau sucrée, toujours avec sa majesté de déesse. Et +elle resta devant Rougon, à le regarder faire fondre son sucre. Lui, +continuait à sourire. Il dit les premières banalités venues.</p> + +<p>«Vous allez bien?... Il y a un siècle que je ne vous ai vue.</p> + +<p>—J'étais à Fontainebleau», répondit-elle simplement.</p> + +<p>Il leva les yeux, l'examina d'un regard profond. Mais elle +l'interrogeait à son tour.</p> + +<p>«Et êtes-vous content? tout marche-t-il à votre gré?</p> + +<p>—Oui, parfaitement, dit-il.</p> + +<p>—Allons, tant mieux!» Et elle tourna autour de lui, avec des attentions +de garçon de café. Elle le couvait de la flamme mauvaise de ses yeux, +comme sur le point de laisser à chaque instant échapper son triomphe. +Enfin, elle se décidait à le quitter, quand elle se haussa sur les +pieds, pour jeter un regard dans la salle voisine. Puis, lui touchant +l'épaule:</p> + +<p>«Je crois qu'on vous cherche», reprit-elle, le visage tout allumé.</p> + +<p>Merle, en effet, s'avançait respectueusement, entre les chaises et les +tables du buffet. Il fit coup sur coup trois saluts. Et il priait Son +Excellence de l'excuser. On avait apporté derrière Son Excellence la +lettre que Son Excellence devait attendre depuis le matin. Alors, tout +en n'ayant pas reçu d'ordre, il avait cru.... «C'est bien, donnez», +interrompit Rougon.</p> + +<p>L'huissier lui remit une grande enveloppe et alla rôder dans la salle. +Rougon, d'un coup d'œil, avait reconnu l'écriture; c'était une lettre +autographe de l'empereur, la réponse à l'envoi de sa démission. Une +petite sueur froide monta à ses tempes. Mais il ne pâlit même pas. Il +glissa tranquillement la lettre dans la poche intérieure de sa +redingote, sans cesser d'affronter les regards de la table de M. Kahn, +auquel Clorinde était allée dire quelques mots. Toute la bande à présent +le guettait, ne perdait pas un de ses mouvements, dans une fièvre aiguë +de curiosité.</p> + +<p>La jeune femme étant revenue se planter devant lui, Rougon but enfin la +moitié de son verre d'eau sucrée et chercha une galanterie.</p> + +<p>«Vous êtes toute belle aujourd'hui. Si les reines se faisaient +servantes...» Elle coupa son compliment, elle dit avec son audace:</p> + +<p>«Alors, vous ne lisez pas?» Il joua l'oubli. Puis, feignant de se +souvenir:</p> + +<p>«Ah! oui, cette lettre.... Je vais la lire, si cela peut vous plaire.» +Et, à l'aide d'un canif, il fendit l'enveloppe, soigneusement. D'un +regard il eut parcouru les quelques lignes.</p> + +<p>L'empereur acceptait sa démission. Pendant près d'une minute, il tint le +papier sur son visage, comme pour le relire. Il avait peur de ne plus +être maître du calme de sa face. Un soulèvement terrible se faisait en +lui; une rébellion de toute sa force qui ne voulait pas accepter la +chute, le secouait furieusement, jusqu'aux os; s'il ne s'était pas +roidi, il aurait crié, fendu la table à coups de poing. Le regard +toujours fixé sur la lettre, il revoyait l'empereur tel qu'il l'avait vu +à Saint-Cloud, avec sa parole molle, son sourire entêté, lui renouvelant +sa confiance, lui confirmant ses instructions. Quelle longue pensée de +disgrâce devait-il donc mûrir, derrière son visage voilé, pour le briser +si brusquement, en une nuit, après l'avoir vingt fois retenu au pouvoir?</p> + +<p>Enfin Rougon, d'un effort suprême, se vainquit. Il releva sa face, où +pas un trait ne bougeait; il remit la lettre dans sa poche, d'un geste +indifférent. Mais Clorinde avait appuyé ses deux mains sur la petite +table.</p> + +<p>Elle se courba dans un moment d'abandon, elle murmura, les coins de la +bouche frémissants:</p> + +<p>«Je le savais. J'étais là-bas encore ce matin.... Mon pauvre ami!» Et +elle le plaignait d'une voix si cruellement moqueuse, qu'il la regarda +de nouveau les yeux dans les yeux. Elle ne dissimulait plus, d'ailleurs. +Elle tenait la jouissance attendue depuis des mois, goûtant sans hâte, +phrase à phrase, la volupté de se montrer enfin à lui en ennemie +implacable et vengée.</p> + +<p>«Je n'ai pas pu vous défendre, continua-t-elle, vous ignorez sans +doute...» Elle n'acheva pas. Puis, elle demanda, d'un air aigu:</p> + +<p>«Devinez qui vous remplace à l'intérieur?» Il eut un geste +d'insouciance. Mais elle le fatiguait de son regard. Elle finit par +lâcher ce seul mot:</p> + +<p>«Mon mari!» Rougon, la bouche sèche, but encore une gorgée d'eau sucrée. +Elle avait tout mis dans ce mot, sa colère d'avoir été dédaignée +autrefois, sa rancune menée avec tant d'art, sa joie de femme de battre +un homme réputé de première force. Alors, elle se donna le plaisir de le +torturer, d'abuser de sa victoire; elle étala les côtés blessants. Mon +Dieu! son mari n'était pas un homme supérieur; elle l'avouait, elle en +plaisantait même; et elle voulait dire que le premier venu avait suffi, +qu'elle aurait fait un ministre de l'huissier Merle, si le caprice lui +en était poussé. Oui, l'huissier Merle, un passant imbécile, n'importe +qui: Rougon aurait eu un digne successeur. Cela prouvait la +toute-puissance de la femme. Puis, se livrant complètement, elle se +montra maternelle, protectrice, donneuse de bons conseils.</p> + +<p>«Voyez-vous, mon cher, je vous l'ai dit souvent, vous avez tort de +mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtes que vous +pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre nous traiter de +folles, de meubles embarrassants, que sais-je encore? de boulets au +pied.... Regardez donc mon mari! Est-ce que j'ai été un boulet à son +pied?... Moi, je voulais vous faire voir ça. Je m'étais promis ce régal, +vous vous souvenez, le jour où nous avons eu cette conversation vous +avez vu, n'est-ce pas? Eh bien, sans rancune... vous êtes très fort, mon +cher. Mais dites-vous bien une chose: une femme vous roulera toujours +quand elle voudra en prendre la peine.» Rougon, un peu pâle, souriait.</p> + +<p>«Oui, vous avez raison peut-être, dit-il d'une voix lente, évoquant +toute cette histoire. J'avais ma seule force, vous aviez...</p> + +<p>—J'avais autre chose, parbleu!» acheva-t-elle avec une carrure qui +arrivait à de la grandeur, tant elle se mettait haut dans le dédain des +convenances.</p> + +<p>Il n'eut pas une plainte. Elle lui avait pris de sa puissance pour le +vaincre; elle retournait aujourd'hui contre lui les leçons épelées à son +côté, en disciple docile, pendant leurs bons après-midi de la rue +Marbeuf. C'était là de l'ingratitude, de la trahison, dont il buvait +l'amertume sans dégoût, en homme d'expérience. Sa seule préoccupation, +dans ce dénouement, restait de savoir s'il la connaissait enfin tout +entière. Il se rappelait ses anciennes enquêtes, ses efforts inutiles +pour pénétrer les rouages secrets de cette machine superbe et détraquée. +La bêtise des hommes, décidément, était bien grande.</p> + +<p>A deux fois, Clorinde s'était éloignée pour servir des petits verres. +Puis, lorsqu'elle se fut satisfaite, elle recommença sa marche royale +entre les tables, en affectant de ne plus s'occuper de lui. Il la +suivait des yeux; et il la vit s'approcher d'un monsieur à barbe +immense, un étranger dont les prodigalités révolutionnaient alors Paris. +Ce dernier achevait un verre de malaga.</p> + +<p>«Combien, madame? demanda-t-il en se levant.</p> + +<p>—Cinq francs, monsieur. Toutes les consommations sont à cinq francs.» +Il paya. Puis, du même ton, avec son accent:</p> + +<p>«Et un baiser, combien?</p> + +<p>—Cent mille francs», répondit-elle sans une hésitation.</p> + +<p>Il se rassit, écrivit quelques mots sur une page arrachée d'un agenda. +Ensuite, il lui posa un gros baiser sur la joue, la paya, s'en alla d'un +pas plein de flegme. Tout le monde souriait, trouvait ça très bien.</p> + +<p>«Il ne s'agit que de mettre le prix», murmura Clorinde, en revenant près +de Rougon.</p> + +<p>Et il vit là une nouvelle allusion. Elle avait dit jamais pour lui. +Alors, cet homme chaste, qui avait reçu sans plier le coup de massue de +sa disgrâce, souffrit beaucoup du collier qu'elle portait si +effrontément. Elle se penchait davantage, le provoquait, roulait son +cou. La perle fine tintait dans le grelot d'or; la chaîne pendait, comme +tiède encore de la main du maître; les diamants luisaient sur le +velours, où il épelait aisément le secret connu de tous. Et jamais il ne +s'était senti à ce point mordu par la jalousie inavouée, cette brûlure +d'envie orgueilleuse, qu'il avait éprouvée parfois en face de l'empereur +tout-puissant. Il aurait préféré Clorinde au bras de ce cocher, dont on +parlait à voix basse. Cela irritait ses anciens désirs, de la savoir +hors de sa main, tout en haut, esclave d'un homme qui d'un mot courbait +les têtes.</p> + +<p>Sans doute la jeune femme devina son tourment. Elle ajouta une cruauté, +elle lui désigna d'un clignement d'yeux Mme de Combelot, dans son +kiosque de fleuriste, vendant ses roses. Et elle murmurait, avec son +rire mauvais:</p> + +<p>«Hein! cette pauvre Mme de Combelot; elle attend toujours!» Rougon +acheva son verre d'eau sucrée. Il étouffait. Il prit son porte-monnaie, +balbutia:</p> + +<p>«Combien?</p> + +<p>—Cinq francs.» Lorsqu'elle eut jeté la pièce dans l'aumônière, elle +présenta de nouveau la main, en disant plaisamment:</p> + +<p>«Et vous ne donnez rien pour la fille?» il chercha, trouva deux sous +qu'il lui mit dans la main. Ce fut sa brutalité, la seule vengeance que +sa rudesse de parvenu sut inventer. Elle rougit, malgré son grand +aplomb. Mais elle prit sa hauteur de déesse. Elle s'en alla, saluant, +laissant tomber de ses lèvres:</p> + +<p>«Merci, Excellence.» Rougon n'osa pas se mettre debout tout de suite. Il +avait les jambes molles, il craignait de fléchir, et il voulait se +retirer comme il était venu, solide, la face calme.</p> + +<p>Il redoutait surtout de passer devant ses anciens familiers, dont les +cous tendus, les oreilles élargies, les yeux braqués n'avaient pas perdu +un seul incident de la scène. Il promena ses regards quelques minutes, +jouant l'indifférence. Il songeait. Un nouvel acte de sa vie politique +était donc fini. Il tombait, miné, rongé, dévoré par sa bande. Ses +fortes épaules craquaient sous les responsabilités, sous les sottises et +les vilenies qu'il avait prises à son compte, par une forfanterie de +gros homme, un besoin d'être un chef redouté et généreux. Ses muscles de +taureau rendaient simplement sa chute plus retentissante, l'écroulement +de sa coterie plus vaste. Les conditions mêmes du pouvoir, la nécessité +d'avoir derrière soi des appétits à satisfaire, de se maintenir grâce à +l'abus de son crédit, avaient fatalement fait de la débâcle une question +de temps. Et, à cette heure, il se rappelait le travail lent de sa +bande, ces dents aiguës qui chaque jour mangeaient un peu de sa force. +Ils étaient autour de lui; ils lui grimpaient aux genoux, puis à la +poitrine, puis à la gorge, jusqu'à l'étrangler; ils lui avaient tout +pris, ses pieds pour monter, ses mains pour voler, sa mâchoire pour +mordre et engloutir; ils habitaient dans ses membres, en tiraient leur +joie et leur santé, s'en donnaient des ripailles, sans songer au +lendemain. Puis, aujourd'hui, l'ayant vidé, entendant le craquement de +la charpente, ils filaient, pareils à ces rats que leur instinct avertit +de l'éboulement prochain des maisons, dont ils ont émietté les murs. +Toute la bande était luisante, florissante. Elle s'engraissait déjà d'un +autre embonpoint. M. Kahn venait de vendre son chemin de fer de Niort à +Angers au comte de Marsy. Le colonel devait obtenir, la semaine +suivante, une situation dans les palais impériaux; M. Bouchard avait la +promesse formelle que son protégé, l'intéressant Georges Duchesne, +serait nommé sous-chef de bureau dès l'entrée de Delestang au ministère +de l'Intérieur.</p> + +<p>Mme Correur se réjouissait d'une grosse maladie de Mme Martineau, +croyant déjà habiter sa maison de Coulonges, mangeant ses rentes en +bonne bourgeoise, faisant du bien dans le canton. M. Béjuin était +certain de recevoir la visite de l'empereur à sa cristallerie, vers +l'automne. M. d'Escorailles, enfin, vivement sermonné par le marquis et +la marquise, se mettait aux genoux de Clorinde, gagnait un poste de +sous-préfet par son seul émerveillement à la regarder servir des petits +verres. Et Rougon, en face de la bande gorgée, se trouvait plus petit +qu'autrefois, les sentait énormes à leur tour, écrasé sous eux, sans +oser encore quitter sa chaise, de peur de les voir sourire, s'il +trébuchait.</p> + +<p>Pourtant, la tête plus libre, peu à peu raffermi, il se leva. Il +repoussait la petite table de zinc pour passer, lorsque Delestang entra, +au bras du comte de Marsy. Il courait sur ce dernier une histoire fort +curieuse. A en croire certains chuchotements, il s'était rencontré avec +Clorinde au château de Fontainebleau, la semaine précédente, uniquement +pour faciliter les rendez-vous de la jeune femme et de Sa Majesté. Il +avait mission d'amuser l'impératrice. D'ailleurs, cela paraissait +piquant, rien de plus; c'étaient de ces services qu'on se rend toujours +entre hommes. Mais Rougon flairait là une revanche du comte, s'employant +à sa chute de complicité avec Clorinde, retournant contre son successeur +au ministère les armes employées pour le renverser lui-même, quelques +mois auparavant, à Compiègne; cela spirituellement, aiguisé d'une pointe +d'ordure élégante. Depuis son retour de Fontainebleau, M. de Marsy ne +quittait plus Delestang.</p> + +<p>M. Kahn et M. Béjuin, le colonel, toute la bande se jeta dans les bras +du nouveau ministre. La nomination devait paraître le lendemain +seulement au Moniteur, à la suite de la démission de Rougon; mais le +décret était signé, on pouvait triompher. Ils lui allongeaient de +vigoureuses poignées de main, avec des ricanements, des paroles +chuchotées, un élan d'enthousiasme que contenaient à grand-peine les +regards de toute la salle.</p> + +<p>C'était la lente prise de possession des familiers, qui baisent les +pieds, qui baisent les mains, avant de s'emparer des quatre membres. Et +il leur appartenait déjà; un le tenait par le bras droit, un autre par +le bras gauche; un troisième avait saisi un bouton de sa redingote, +tandis qu'un quatrième, derrière son dos, se haussait, glissait des mots +dans sa nuque. Lui, dressant sa belle tête, avec une dignité affable, +une de ces imposantes mines, correctes, imbéciles, de souverain en +voyage, auquel les dames des sous-préfectures offrent des bouquets, +comme on en voit sur les images officielles. En face du groupe, Rougon, +très pâle, saignant de cette apothéose de la médiocrité, ne put pourtant +retenir un sourire. Il se souvenait.</p> + +<p>«J'ai toujours prédit que Delestang irait loin», dit-il d'un air fin au +comte de Marsy, qui s'était avancé vers lui, la main tendue.</p> + +<p>Le comte répondit par une légère moue des lèvres, d'une ironie +charmante. Depuis qu'il avait lié amitié avec Delestang, après avoir +rendu des services à sa femme, il devait s'amuser prodigieusement. Il +retint un instant Rougon, se montra d'une politesse exquise.</p> + +<p>Toujours en lutte, opposés par leurs tempéraments, ces deux hommes forts +se saluaient à l'issue de chacun de leurs duels, en adversaires d'égale +science, se promettant d'éternelles revanches. Rougon avait blessé +Marsy, Marsy venait de blesser Rougon, cela continuerait ainsi jusqu'à +ce que l'un des deux restât sur le carreau. Peut-être même, au fond, ne +souhaitaient-ils pas leur mort complète, amusés par la bataille, +occupant leur vie de leur rivalité; puis, ils se sentaient vaguement +comme les deux contrepoids nécessaires à l'équilibre de l'empire, le +poing velu qui assomme, la fine main gantée qui étrangle.</p> + +<p>Cependant, Delestang était en proie à un embarras cruel. Il avait aperçu +Rougon, il ne savait pas s'il devait aller lui tendre la main. Il jeta +un coup d'œil perplexe à Clorinde, que son service semblait absorber, +indifférente, portant aux quatre coins du buffet des sandwiches, des +babas, des brioches. Et, sur un regard de la jeune femme, il crut +comprendre, il s'avança enfin, un peu troublé, s'excusant.</p> + +<p>«Mon ami, vous ne m'en voulez pas.... Je refusais, on m'a forcé... +N'est-ce pas? Il y a des exigences...» Rougon lui coupa la parole; +l'empereur avait agi dans sa sagesse, le pays allait se trouver entre +d'excellentes mains. Alors, Delestang s'enhardit.</p> + +<p>«Oh! je vous ai défendu, nous vous avons tous défendu. Mais là, entre +nous, vous étiez allé un peu loin.... On a eu surtout à cœur votre +dernière affaire pour les Charbonnel, vous savez, ces pauvres +religieuses...» M. de Marsy réprima un sourire. Rougon répondit avec sa +bonhomie des jours heureux:</p> + +<p>«Oui, oui, la visite chez les religieuses.... Mon Dieu, parmi toutes les +bêtises que mes amis m'ont fait commettre, c'est peut-être la seule +chose raisonnable et juste de mes cinq mois de pouvoir.» Et il s'en +allait, quand il vit Du Poizat entrer et s'emparer de Delestang. Le +préfet affecta de ne pas l'apercevoir. Depuis trois jours, embusqué à +Paris, il attendait. Il dut obtenir son changement de préfecture, car il +se confondit en remerciements, avec son sourire de loup aux dents +blanches mal rangées. Puis, comme le nouveau ministre se tournait, il +reçut presque dans les bras l'huissier Merle, poussé par Mme Correur; +l'huissier baissait les yeux, pareil à une grande fille timide, pendant +que Mme Correur le recommandait chaudement.</p> + +<p>«On ne l'aime pas au ministère, murmura-t-elle, parce qu'il protestait +par son silence contre les abus.</p> + +<p>Allez, il en a vu de drôles sous M. Rougon!</p> + +<p>—Oh! oui, de bien drôles! dit Merle. Je puis en conter long.... M. +Rougon ne sera guère regretté. Moi, je ne suis pas payé pour l'aimer, +d'abord. Il a failli me faire mettre à la porte.» Dans la grande salle, +que Rougon traversa à pas lents, les comptoirs étaient vides. Les +visiteurs, pour plaire à l'impératrice qui patronnait l'œuvre, avaient +mis les marchandises au pillage. Les vendeuses, enthousiasmées, +parlaient de rouvrir le soir, avec un nouveau fonds. Et elles comptaient +leur argent sur les tables.</p> + +<p>Des chiffres partaient, au milieu de rires victorieux:</p> + +<p>une avait fait trois mille francs, une autre quatre mille cinq cents, +une autre sept mille, une autre dix mille.</p> + +<p>Celle-là rayonnait. Elle était une femme de dix mille francs.</p> + +<p>Pourtant, Mme de Combelot se désespérait. Elle venait de placer sa +dernière rose, et les clients assiégeaient toujours son kiosque. Elle +descendit, pour demander à Mme Bouchard si elle n'avait rien à vendre, +n'importe quoi. Mais le tourniquet, lui aussi, était vide; une dame +emportait le dernier lot, une petite cuvette de poupée. Elles +cherchèrent quand même, elles s'entêtèrent, et finirent par trouver un +paquet de cure-dents, qui avait roulé par terre. Mme de Combelot +l'emporta en criant victoire. Mme Bouchard la suivit. Toutes deux +remontèrent dans le kiosque.</p> + +<p>«Messieurs! messieurs! appela la première, hardiment, debout, ramassant +les hommes au-dessous d'elle, d'un geste arrondi de ses bras nus voici +tout ce qui nous reste, un paquet de cure-dents.... Il y a vingt-cinq +cure-dents.... Je les mets aux enchères...» Les hommes se bousculaient, +riaient, levaient en l'air leurs mains gantées. L'idée de Mme de +Combelot avait un succès fou.</p> + +<p>«Un cure-dent! cria-t-elle. Il y a marchand à cinq francs... voyons, +messieurs, cinq francs!</p> + +<p>—Dix francs! dit une voix.</p> + +<p>—Douze francs!</p> + +<p>—Quinze francs!» Mais M. d'Escorailles ayant sauté brusquement à +vingt-cinq francs, Mme Bouchard se pressa et laissa tomber de sa voix +flûtée:</p> + +<p>«Adjugé à vingt-cinq francs!» Les autres cure-dents montèrent beaucoup +plus haut.</p> + +<p>M. La Rouquette paya le sien quarante-trois francs; le chevalier +Rusconi, qui arrivait, poussa son enchère jusqu'à soixante-douze francs; +enfin, le dernier, un cure-dent très mince, que Mme de Combelot annonça +comme étant fendu, ne voulant pas tromper son monde, disait-elle, fut +adjugé pour la somme de cent dix-sept francs à un vieux monsieur, très +allumé par l'entrain de la jeune femme, dont le corsage s'entrouvrait, à +chacun de ses mouvements passionnés de commissaire priseur.</p> + +<p>«Il est fendu, messieurs, mais il peut encore servir.... Nous disons +cent huit!... cent dix, là-bas!... cent onze! cent douze! cent treize! +cent quatorze.... Allons, cent quatorze! Il vaut mieux que cela.... Cent +dix-sept! cent dix-sept! personne n'en veut plus? Adjugé à cent dix +sept!» Et ce fut poursuivi par ces chiffres que Rougon quitta la salle. +Sur la terrasse du bord de l'eau, il ralentit le pas. Un orage montait à +l'horizon. En bas, la Seine, huileuse, d'un vert sale, coulait +lourdement entre les quais blafards, où de grandes poussières +s'envolaient. Dans le jardin, des bouffées d'air brûlant secouaient les +arbres, dont les branches retombaient alanguies, mortes, sans un frisson +des feuilles. Rougon descendit sous les grands marronniers; la nuit y +était presque complète; une humidité chaude suintait comme d'une voûte +de cave. Il débouchait dans la grande allée, lorsqu'il aperçut, se +carrant au milieu d'un banc, les Charbonnel, magnifiques, transformés, +le mari en pantalon clair et en redingote pincée à la taille, la femme +coiffée d'un chapeau à fleurs rouges, portant un mantelet léger sur une +robe de soie lilas. A côté d'eux, à califourchon sur le bout du banc, un +individu dépenaillé, sans linge, vêtu d'une ancienne veste de chasse +lamentable, gesticulait, se rapprochait. C'était Gilquin. Il donnait des +tapes à sa casquette en toile, qui s'échappait.</p> + +<p>«Un tas de gueux! criait-il. Est-ce que Théodore a jamais voulu faire +tort d'un sou à quelqu'un? Ils ont inventé une histoire de remplacement +militaire pour me compromettre. Alors, moi, je les ai plantés là, vous +comprenez. Qu'ils aillent au tonnerre de Dieu, n'est-ce pas?... Ils ont +peur de moi, parbleu! Ils connaissent bien mes opinions politiques. +Jamais je n'ai été de la clique à Badinguet...» Il se pencha, ajouta +plus bas, en roulant des yeux tendres:</p> + +<p>«Je ne regrette qu'une personne là-bas.... Oh! une femme adorable, une +dame de la société. Oui, oui, une liaison bien agréable.... Elle était +blonde. J'ai eu de ses cheveux.» Puis, il reprit d'une voix tonnante, +tout près de Mme Charbonnel, lui tapant sur le ventre:</p> + +<p>«Eh bien, maman, quand m'emmenez-vous à Plassans, vous savez, pour +manger les conserves, les pommes, les cerises, les confitures?... Hein! +on a le sac, maintenant!» Mais les Charbonnel paraissaient très +contrariés de la familiarité de Gilquin. La femme répondit du bout des +dents, en écartant sa robe de soie lilas:</p> + +<p>«Nous sommes pour quelque temps à Paris.... Nous y passerons sans doute +six mois chaque année.</p> + +<p>—Oh! Paris! dit le mari d'un air de profonde admiration, il n'y a que +Paris!» Et, comme les coups de vent devenaient plus forts, et qu'une +débandade de bonnes d'enfants courait dans le jardin, il reprit, en se +tournant vers sa femme:</p> + +<p>«Ma bonne, nous ferons bien de rentrer, si nous ne voulons pas être +mouillés. Heureusement, nous logeons à deux pas.» Ils étaient descendus +à l'hôtel du Palais-Royal, rue de Rivoli. Gilquin les regarda +s'éloigner, avec un haussement d'épaules plein de dédain.</p> + +<p>«Encore des lâcheurs! murmura-t-il; tous des lâcheurs!» Brusquement, il +aperçut Rougon. Il se dandina, l'attendit au passage, donna une tape sur +sa casquette.</p> + +<p>«Je ne suis pas allé te voir, lui dit-il. Tu ne t'en es pas formalisé, +n'est-ce pas?... Ce sauteur de Du Poizat a dû te faire des rapports sur +mon compte. Des menteries, mon bon; je te prouverai ça quand tu +voudras.... Enfin, moi, je ne t'en veux pas. Et, tiens, la preuve, c'est +que je vais te donner mon adresse: rue du Bon-Puits, 25, à la Chapelle, +à cinq minutes de la barrière voilà! si tu as encore besoin de moi, tu +n'as qu'à faire un signe.» Il s'en alla, traînant les pieds. Un instant, +il parut s'orienter. Puis, menaçant du poing le château des Tuileries, +au fond de l'allée, d'un gris de plomb sous le ciel noir, il cria:</p> + +<p>«Vive la République!» Rougon quitta le jardin, remonta les +Champs-Élysées. Il était pris d'un désir, celui de revoir sur l'heure +son petit hôtel de la rue Marbeuf. Dès le lendemain, il comptait +déménager du ministère, venir de nouveau vivre là. Il avait comme une +lassitude de tête, un grand calme, avec une douleur sourde tout au fond. +Il songeait à des choses vagues, à de grandes choses, qu'il ferait un +jour, pour prouver sa force. Par moments, il levait la tête, regardait +le ciel. L'orage ne se décidait pas à crever. Des nuées rousses +barraient l'horizon. Dans l'avenue des Champs-Élysées, déserte, de +grands coups de tonnerre passaient, avec un fracas d'artillerie lancée +au galop; et la cime des arbres en gardait un frisson.</p> + +<p>Les premières gouttes de pluie tombèrent, comme il tournait le coin de +la rue Marbeuf.</p> + +<p>Un coupé était arrêté à la porte de l'hôtel. Rougon rencontra là sa +femme qui examinait les pièces, mesurait les fenêtres, donnait des +ordres à un tapissier. Il resta très surpris. Mais elle lui expliqua +qu'elle venait de voir son frère, M. Beulin-d'orchère; le magistrat, +instruit déjà de la chute de Rougon, avait voulu accabler sa sœur, lui +annoncer sa prochaine entrée au ministère de la Justice, tâcher de jeter +enfin la discorde dans le ménage. Mme Rougon s'était contentée de faire +atteler, pour donner sur-le-champ un coup d'œil à leur prochaine +installation. Elle gardait toujours sa face grise et reposée de dévote, +son calme inaltérable de bonne ménagère; et, de son pas étouffé, elle +traversait les appartements, reprenait possession de cette maison +qu'elle avait faite douce et muette comme un cloître.</p> + +<p>Son seul souci était d'administrer en intendant fidèle la fortune dont +elle se trouvait chargée. Rougon fut attendri devant cette figure sèche +et étroite, aux manies d'ordre méticuleuses.</p> + +<p>Cependant, l'orage éclatait avec une violence inouïe.</p> + +<p>La foudre grondait, l'eau tombait à torrents. Rougon dut attendre près +de trois quarts d'heure. Il voulut repartir à pied. Les Champs-Élysées +étaient un lac de boue, une boue jaune, fluide, qui, de l'Arc de +Triomphe à la place de la Concorde, mettait comme le lit d'un fleuve +vidé d'un trait. L'avenue restait déserte, avec de rares piétons se +hasardant, cherchant la pointe des pavés; et les arbres, ruisselant +d'eau, s'égouttaient dans le calme et la fraîcheur de l'air. Au ciel, +l'orage avait laissé une queue de haillons cuivrés, toute une nuée sale, +basse, d'où tombait un reste de jour mélancolique, une lumière louche de +coupe-gorge.</p> + +<p>Rougon reprenait son rêve vague d'avenir. Des gouttes de pluie égarée +mouillaient ses mains. Il sentait davantage cette courbature de tout son +être, comme s'il s'était heurté à quelque obstacle barrant sa route. Et, +tout d'un coup, derrière lui, il entendit un grand piétinement, +l'approche d'un galop cadencé dont tremblait le sol. Il se retourna.</p> + +<p>C'était un cortège qui s'approchait, dans le gâchis de la chaussée, sous +le jour navré du ciel couleur de cuivre, un retour du Bois rayant de +l'éclat des uniformes les profondeurs noyées des Champs-Élysées. A la +tête et à la queue, galopaient des piquets de dragons. Au milieu, +roulait un landau fermé, attelé de quatre chevaux; tandis que, aux deux +portières, se tenaient deux écuyers en grand costume brodé d'or, +recevant, impassibles, les éclaboussures continues des roues, couverts +d'une couche de boue liquide, depuis leurs bottes à revers jusqu'à leur +chapeau à claque. Et, dans le noir du landau fermé, un enfant seul +apparaissait, le prince impérial, regardant le monde, ses dix doigts +écartés, son nez rose écrasé contre la glace.</p> + +<p>«Tiens! ce crapaud!» dit en souriant un cantonnier, qui poussait une +brouette.</p> + +<p>Rougon s'était arrêté, songeur, et suivait le cortège filant dans le +jaillissement des flaques, mouchetant jusqu'aux feuilles basses des +arbres.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIV" id="XIV"></a><a href="#table">XIV</a></h2> + + +<p>Trois ans plus tard, un jour de mars, il y avait une séance très +orageuse au Corps législatif. On y discutait l'adresse pour la première +fois.</p> + +<p>A la buvette, M. La Rouquette et un vieux député, +M. de Lamberthon, le mari d'une femme adorable, buvaient des grogs, en +face l'un de l'autre, tranquillement.</p> + +<p>«Hein! si nous retournions dans la salle? demandait M. de Lamberthon, +qui prêtait l'oreille. Je crois que ça chauffe.» On entendait par +moments une clameur lointaine, une tempête de voix, brusque comme un +coup de vent; puis, tout retombait à un grand silence. Mais M. La +Rouquette continuait à fumer d'un air de parfaite insouciance, en +répondant:</p> + +<p>«Non, laissez donc, je veux finir mon cigare.... On nous préviendra, si +l'on a besoin de nous. J'ai dit qu'on nous prévienne.» Ils étaient seuls +dans la buvette, une petite salle de café, très coquette, établie au +fond de l'étroit jardin qui fait le coin du quai et de la rue de +Bourgogne. Peinte en vert tendre, recouverte d'un treillage de bambous, +s'ouvrant par de larges baies vitrées sur les massifs du jardin, elle +ressemblait à une serre changée en buffet de gala, avec ses panneaux de +glace, ses tables, son comptoir de marbre rouge, ses banquettes de reps +vert capitonné. Une des baies ouverte laissait entrer le bel après-midi, +une tiédeur printanière que rafraîchissaient les souffles vifs de la +Seine. «La guerre d'Italie a mis le comble à sa gloire, reprit M. La +Rouquette, continuant une conversation interrompue. Aujourd'hui, en +rendant au pays la liberté, il montre toute la force de son génie...» Il +parlait de l'empereur. Pendant un instant, il exalta la portée des +décrets de novembre, la participation plus directe des grands corps de +l'État à la politique du souverain, la création des ministres sans +portefeuille chargés de représenter le gouvernement auprès des Chambres. +C'était le retour du régime constitutionnel, dans ce qu'il avait de sain +et de raisonnable. Une nouvelle ère, l'empire libéral, s'ouvrait. Et il +secouait la cendre de son cigare, transporté d'admiration.</p> + +<p>M. de Lamberthon hochait la tête.</p> + +<p>«Il est allé un peu vite, murmura-t-il. On aurait pu attendre encore. +Rien ne pressait.</p> + +<p>—Si, si, je vous assure, il fallait faire quelque chose, dit vivement +le jeune député. C'est justement là le génie...»</p> + +<p>Il baissa la voix, il expliqua la situation politique avec des coups +d'œil profonds. Les mandements des évêques, au sujet du pouvoir +temporel, menacé par le gouvernement de Turin, inquiétaient beaucoup +l'empereur. D'autre part, l'opposition se réveillait, le pays traversait +une heure de malaise. Le moment était venu de tenter la réconciliation +des partis, d'attirer à soi les hommes politiques boudeurs en leur +faisant de sages concessions. Maintenant, il trouvait l'empire +autoritaire très défectueux, il transformait l'empire libéral en une +apothéose dont l'Europe entière allait être éclairée.</p> + +<p>«N'importe, il a agi trop vite, répétait M. de Lamberthon, qui hochait +toujours la tête. J'entends bien, l'empire libéral; mais c'est +l'inconnu, cher monsieur, l'inconnu, l'inconnu...» Et il dit ce mot sur +trois tons différents, en promenant sa main devant lui, dans le vide. M. +La Rouquette n'ajouta rien; il finissait son grog. Les deux députés +restèrent là, les yeux perdus, regardant le ciel par la baie ouverte, +comme s'ils avaient cherché l'inconnu au-delà du quai, du côté des +Tuileries, où flottaient de grandes vapeurs grises. Derrière eux, au +fond des couloirs, l'ouragan des voix grondait de nouveau, avec le +vacarme sourd d'un orage qui s'approche.</p> + +<p>M. de Lamberthon tournait la tête, pris d'inquiétude.</p> + +<p>Au bout d'un silence, il demanda:</p> + +<p>«C'est Rougon qui doit répondre, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, je crois, répondit M. La Rouquette, les lèvres pincées, d'un air +discret.</p> + +<p>—Il était bien compromis, murmura encore le vieux député. L'empereur a +fait un singulier choix, en le nommant ministre sans portefeuille et en +le chargeant de défendre sa nouvelle politique.»</p> + +<p>M. La Rouquette ne donna pas tout de suite son avis.</p> + +<p>Il caressait sa moustache blonde d'une main lente. Il finit par dire; +«L'empereur connaît Rougon.» Puis, il s'écria, d'une voix changée:</p> + +<p>«Dites donc, ils n'étaient pas fameux, ces grogs.... J'ai une soif +d'enragé. J'ai envie de prendre un verre de sirop.» Il commanda un verre +de sirop. M. de Lamberthon hésita, se décida enfin pour un madère. Et +ils causèrent de Mme de Lamberthon; le mari reprochait à son jeune +collègue la rareté de ses visites. Celui-ci s'était renversé sur la +banquette capitonnée, se mirant d'un regard oblique dans les glaces, +jouissant du vert tendre des murs, de cette buvette fraîche, qui avait +des airs de bosquet Pompadour, installé à quelque carrefour de forêt +princière, pour des rendez-vous amoureux.</p> + +<p>Un huissier arriva, essoufflé.</p> + +<p>«Monsieur La Rouquette, on vous demande tout de suite, tout de suite.» +Et, comme le jeune député avait un geste d'ennui, l'huissier se pencha à +son oreille, lui dit à demi-voix qu'il était envoyé par M. de Marsy +lui-même, le président de la Chambre. Il ajouta plus haut:</p> + +<p>«Enfin, on a besoin de tout le monde, venez vite.»</p> + +<p>M. de Lamberthon s'était précipité vers la salle des séances. M. La +Rouquette le suivait, lorsqu'il parut se raviser. L'idée lui poussait de +racoler tous les députés flâneurs, pour les envoyer à leurs bancs. Il se +jeta d'abord dans la salle des conférences, une belle salle éclairée par +un plafond vitré, où se trouvait une cheminée géante en marbre vert, +ornée de deux femmes en marbre blanc, nues et couchées. Malgré la +douceur de l'après-midi, des troncs d'arbre y brûlaient. Autour de +l'immense table, trois députés sommeillaient, les yeux ouverts, en +regardant les tableaux des murs et la pendule fameuse qu'on remontait +une seule fois par an; un quatrième, occupé à se chauffer les reins, +debout devant la cheminée, semblait examiner d'un air attendri, à +l'autre extrémité de la pièce, une petite statue d'Henri IV en plâtre, +qui se détachait sur un trophée de drapeaux pris à Marengo, à Austerlitz +et à Iéna. A l'appel de leur collègue allant de l'un à l'autre, criant:</p> + +<p>«Vite, vite, en séance!» ces messieurs, comme réveillés en sursaut, +disparurent à la file.</p> + +<p>Cependant, emporté par son élan, M. La Rouquette courait à la +bibliothèque, quand il eut la précaution de revenir sur ses pas, pour +fouiller d'un coup d'œil le couloir aux lavabos. M. de Combelot, les +mains plongées au fond d'une grande cuvette, les y frottait doucement, +en souriant à leur blancheur. Il ne s'émut pas, il retournait tout de +suite à sa place. Et il prit le temps de s'éponger longuement les mains, +à l'aide d'une serviette chaude qu'il remit ensuite dans l'étuve, aux +portes de cuivre.</p> + +<p>Même il alla, à l'extrémité du couloir, devant une haute glace, peigner +sa belle barbe noire, avec un petit peigne de poche.</p> + +<p>La bibliothèque était vide. Les livres dormaient dans leurs casiers de +chêne; toutes nues, les deux grandes tables étalaient la sévérité de +leurs tapis verts; aux bras des fauteuils, rangés en bon ordre, les +pupitres mécaniques se repliaient, gris d'une légère poussière. Et, au +milieu de ce recueillement, dans l'abandon de la galerie où traînait une +odeur de papiers, M. La Rouquette dit tout haut, en faisant claquer la +porte:</p> + +<p>«Il n'y a jamais personne, là-dedans!» Alors, il se lança dans +l'enfilade des couloirs et des salles. Il traversa la salle de +distribution, dallée en marbre des Pyrénées, où son pas sonnait comme +sous une voûte d'église. Un huissier lui ayant appris qu'un député de +ses amis, M. de la Villardière, faisait visiter le Palais à un monsieur +et à une dame, il s'entêta à le trouver. Il courut à la salle du général +Foy, ce vestibule sévère, dont les quatre statues, Mirabeau, le général +Foy, Bailly et Casimir Périer, sont l'admiration respectueuse des +bourgeois de province. Et ce fut à côté, dans la salle du trône, qu'il +aperçut enfin M. de la Villardière, flanqué d'une grosse dame et d'un +gros monsieur, des gens de Dijon, tous deux notaires et électeurs +influents.</p> + +<p>«On vous demande, dit M. La Rouquette. Vite à votre poste, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, tout de suite», répondit le député.</p> + +<p>Mais il ne put s'échapper. Le gros monsieur, impressionné par le luxe de +la salle, le ruissellement des dorures, les panneaux de glace, s'était +découvert; et il ne lâchait pas son «cher député», il lui demandait des +explications sur les peintures de Delacroix, les Mers et les Fleuves de +France, de hautes figures décoratives, Mediterraneum Mare, Oceanus, +Ligeris, Rhenus, sequana, Rhodanus, Garumna, Araris. Ces mots latins +l'embarrassaient.</p> + +<p>«Ligeris, la Loire», dit M. de la Villardière.</p> + +<p>Le notaire de Dijon hocha vivement la tête; il avait compris. Cependant, +sa dame considérait le trône, un fauteuil un peu plus haut que les +autres, garni d'une housse et placé sur une large marche. Elle restait à +distance, dévotement, l'air ému. Elle finit par se rapprocher, par +s'enhardir; et, d'une main furtive, elle souleva la housse, toucha le +bois doré, tâta le velours rouge.</p> + +<p>Maintenant, M. La Rouquette battait l'aile droite du Palais, les +corridors interminables, les pièces réservées aux bureaux et aux +commissions. Il revint par la salle des quatre colonnes, où les jeunes +députés rêvent en face des statues de Brutus, de Solon et de Lycurgue; +coupa de biais la salle des pas perdus; longea rapidement le pourtour, +cette galerie en hémicycle, une sorte de crypte écrasée, d'une nudité +blafarde d'église, éclairée au gaz nuit et jour; et, hors d'haleine, +traînant derrière lui la petite troupe de députés qu'il avait ramassée +dans sa battue générale, il ouvrit toute large une porte d'acajou +étoilée d'or. M. de Combelot, les mains blanches, la barbe correcte, le +suivait. M. de la Villardière, qui s'était débarrassé de ses deux +électeurs, marchait sur ses talons. Tous montèrent d'un élan, se +jetèrent dans la salle des séances où les députés, debout à leurs bancs, +furibonds, les bras tendus, menaçant un orateur impassible à la tribune, +criaient:</p> + +<p>«A l'ordre! à l'ordre! à l'ordre!</p> + +<p>—A l'ordre! à l'ordre!» crièrent plus haut M. La Rouquette et ses amis, +tout en ignorant ce dont il s'agissait.</p> + +<p>Le vacarme était épouvantable. Il y avait des piétinements enragés, un +roulement d'orage obtenu par les planchettes des pupitres secouées +violemment. Des voix glapissantes, suraiguës, jetaient des notes de +fifre au milieu d'autres voix ronflantes, prolongées comme des +accompagnements d'orgue. Par moments, les bruits semblaient se briser, +le tapage se fêlait; et alors, au milieu de la clameur mourante, des +huées montaient, des paroles s'entendaient:</p> + +<p>«C'est odieux! c'est intolérable!</p> + +<p>—Qu'il retire le mot!</p> + +<p>—Oui, oui, retirez le mot!» Mais le cri obstiné, le cri qui revenait +sans arrêt, comme rythmé par le battement des talons, c'était ce cri: «A +l'ordre! à l'ordre! à l'ordre!» s'aigrissant, s'étranglant dans les +gosiers séchés.</p> + +<p>A la tribune, l'orateur avait croisé les bras. Il regardait en face la +Chambre furieuse, ces faces aboyantes, ces poings brandis. A deux +reprises, croyant à un peu de silence, il ouvrit la bouche; ce qui amena +un redoublement de tempête, une crise d'emportement fou. La salle +craquait.</p> + +<p>M. de Marsy, debout devant son fauteuil de président, la main sur la +pédale de la sonnette, sonnait d'une façon continue; un carillon +d'alarme au milieu d'un ouragan. Sa haute figure pâle gardait un sang +froid parfait. Il s'arrêta un instant de sonner, tira ses manchettes +tranquillement, puis se remit à son carillon. Son mince sourire +sceptique, une sorte de tic qui lui était habituel, pinçait les coins +de ses lèvres fines.</p> + +<p>Lorsque les voix se lassaient, il se contentait de lancer:</p> + +<p>«Messieurs, permettez, permettez...» Enfin, il obtint un silence +relatif.</p> + +<p>«J'invite l'orateur, dit-il, à expliquer le mot qu'il vient de +prononcer.» L'orateur se penchant, s'appuyant sur le bord de la tribune, +répéta sa phrase avec une affirmation entêtée du menton.</p> + +<p>«J'ai dit que le 2 décembre était un crime...» Il ne put aller plus +loin. L'orage recommença. Un député, le sang aux joues, le traita +d'assassin; un autre lui jeta une ordure, si grosse, que les +sténographes sourirent, en se gardant d'écrire le mot. Les exclamations +se croisaient, s'étouffaient. Pourtant, on entendait la voix flûtée de +M. La Rouquette qui répétait:</p> + +<p>«Il insulte l'empereur, il insulte la France!» M. de Marsy eut un geste +digne. Il se rassit, en disant:</p> + +<p>«Je rappelle l'orateur à l'ordre.» Une longue agitation suivit. Ce +n'était plus le Corps législatif ensommeillé qui avait voté, cinq ans +plus tôt, un crédit de quatre cent mille francs pour le baptême du +prince impérial. A gauche, sur un banc, quatre députés applaudissaient +le mot lancé à la tribune par leur collègue. Ils étaient cinq maintenant +à attaquer l'empire. Ils l'ébranlaient d'une secousse continue, le +niaient, lui refusaient leur vote, avec un entêtement de protestation, +dont l'effet devait peu à peu soulever le pays entier. Ces députés se +tenaient debout, groupe infime, perdu au milieu d'une majorité +écrasante; et ils répondaient aux menaces, aux poings tendus, à la +pression bruyante de la Chambre sans un découragement, immobiles et +fervents dans leur revanche.</p> + +<p>La salle elle-même paraissait changée, toute sonore, frémissante de +fièvre. On avait rétabli la tribune, au pied du bureau. La froideur des +marbres, le développement pompeux des colonnes de l'hémicycle se +chauffaient de la parole ardente des orateurs. Sur les gradins, le long +des banquettes de velours rouge, la lumière de la baie vitrée tombant +d'aplomb semblait allumer des incendies, dans les orages des grandes +séances. Le bureau monumental avec ses panneaux sévères, s'animait des +ironies et des insolences de M. de Marsy, dont la redingote correcte, la +taille mince de viveur épuisé coupaient d'une ligne pauvre les nudités +antiques du bas-relief placé derrière son dos. Et seules, dans leurs +niches, entre leurs paires de colonnes, les statues allégoriques de +l'Ordre public et de la Liberté gardaient leurs faces mortes et leurs +yeux vides de divinités de pierre. Mais ce qui soufflait surtout la vie, +c'était le public plus nombreux, penché anxieusement, suivant les +débats, apportant là sa passion. Le second rang des tribunes venait +d'être remis en place. Les journalistes avaient leur tribune +particulière. Tout en haut, au bord de la corniche chargée de dorures, +des têtes s'allongeaient, un envahissement de foule, qui parfois faisait +lever les yeux inquiets des députés, comme s'ils avaient cru brusquement +entendre le piétinement de la populace, un jour d'émeute.</p> + +<p>Cependant, l'orateur, à la tribune, attendait toujours de pouvoir +continuer. Il dit, la voix couverte par le murmure qui roulait encore:</p> + +<p>«Messieurs, je me résume...» Mais il s'arrêta pour reprendre plus haut, +dominant le bruit:</p> + +<p>«Si la Chambre refuse de m'écouter, je proteste et je descends de cette +tribune.</p> + +<p>—Parlez, parlez!» cria-t-on de plusieurs bancs.</p> + +<p>Et une voix épaisse, comme enrouée, gronda:</p> + +<p>«Parlez, on saura vous répondre.» Le silence régna brusquement. Sur les +gradins, dans les tribunes, on tendait le cou pour voir Rougon, qui +venait de lancer cette phrase. Il était assis au premier banc, les +coudes appuyés sur la tablette de marbre. Son gros dos gonflé gardait +une immobilité à peine rompue de loin en loin par un léger balancement +des épaules.</p> + +<p>On n'apercevait pas son visage, enfoui entre ses larges mains. Il +écoutait. Son début était attendu avec une vive curiosité; car, depuis +sa nomination de ministre sans portefeuille, il n'avait pas encore pris +la parole.</p> + +<p>Sans doute il eut conscience de tous ces regards fixés sur lui. Il +tourna la tête, fit le tour de la salle. En face, dans la tribune des +ministres, Clorinde en robe violette, accoudée à la rampe de velours +rouge, le regardait longuement, avec son audace tranquille. Ils +restèrent deux secondes les yeux dans les yeux, sans se sourire, comme +étrangers. Puis, Rougon reprit sa position, écouta de nouveau, le visage +entre ses mains ouvertes.</p> + +<p>«Messieurs, je me résume, disait l'orateur. Le décret du 24 novembre +octroie des libertés purement illusoires. Nous sommes encore bien loin +des principes de 89, inscrits si pompeusement en tête de la constitution +impériale. Si le gouvernement reste armé de lois exceptionnelles, s'il +continue à imposer ses candidats au pays, s'il ne dégage pas la presse +du régime de l'arbitraire, enfin s'il tient toujours la France à sa +merci, toutes les concessions apparentes qu'il peut faire sont +mensongères...» Le président l'interrompit.</p> + +<p>«Je ne puis laisser l'orateur employer un pareil terme.</p> + +<p>—Très bien, très bien!» cria-t-on à droite.</p> + +<p>L'orateur reprit sa phrase, en l'adoucissant. Il s'efforçait d'être très +modéré maintenant, arrondissant de belles périodes qui tombaient avec +une cadence grave, d'une pureté de langue parfaite. Mais M. de Marsy +s'acharnait, discutait chacune de ses expressions. Alors, il s'éleva +dans de hautes considérations, une phraséologie vague, encombrée de +grands mots, où sa pensée se déroba si bien, que le président dut +l'abandonner. Puis, tout d'un coup, il revint à son point de départ.</p> + +<p>«Je me résume. Mes amis et moi, nous ne voterons pas le premier +paragraphe de l'adresse en réponse au discours du trône...</p> + +<p>—On se passera de vous», dit une voix.</p> + +<p>Une hilarité bruyante courut sur les bancs.</p> + +<p>«Nous ne voterons pas le premier paragraphe de l'adresse, recommença +paisiblement l'orateur, si notre amendement n'est pas adopté. Nous ne +saurions nous associer à des remerciements exagérés, lorsque la pensée +du chef de l'État nous apparaît pleine de restrictions. La liberté est +une; on ne peut la couper par morceaux et la distribuer en rations, +ainsi qu'une aumône.» Ici, des exclamations partirent de tous les coins +de la salle.</p> + +<p>«Votre liberté est de la licence!</p> + +<p>—Ne parlez pas d'aumône, vous mendiez une popularité malsaine!</p> + +<p>—Et vous, ce sont les têtes que vous coupez!</p> + +<p>—Notre amendement, continua-t-il, comme s'il n'entendait pas, réclame +l'abrogation de la loi de sûreté générale, la liberté de la presse, la +sincérité des élections...» Les rires reprenaient. Un député avait dit, +assez haut pour être entendu de ses voisins: «Va, va, mon bonhomme, tu +n'auras rien de tout ça!» Un autre ajoutait des mots drôles à chaque +phrase tombée de la tribune.</p> + +<p>Mais le plus grand nombre, pour s'amuser, scandait les périodes à coups +précipités de couteau à papier, tapés sournoisement sous leur pupitre; +ce qui produisait un roulement de baguettes de tambour, dans lequel la +voix de l'orateur se trouvait étouffée. Celui-ci pourtant lutta jusqu'au +bout. Il s'était redressé, il lançait puissamment ces dernières paroles, +par-dessus le tumulte:</p> + +<p>«Oui, nous sommes des révolutionnaires, si vous entendez par là des +hommes de progrès, décidés à conquérir la liberté! Refusez la liberté au +peuple, un jour le peuple la reprendra.» Et il descendit de la tribune, +au milieu d'un nouveau déchaînement. Les députés ne riaient plus comme +une bande de collégiens échappés. Ils s'étaient levés, tournés vers la +gauche, poussant une fois encore le cri: «A l'ordre! à l'ordre!» +L'orateur avait regagné son banc, et restait debout, entouré de ses +amis. Il y eut des poussées. La majorité sembla vouloir se jeter sur ces +cinq hommes, dont les faces pâles les défiaient. Mais M. de Marsy, +fâché, sonnait d'une main saccadée, en regardant les tribunes où des +dames se reculaient, l'air peureux.</p> + +<p>«Messieurs, dit-il, c'est un scandale...» Et le silence s'étant fait, il +continua, de très haut, avec son autorité mordante:</p> + +<p>«Je ne veux pas prononcer un second rappel à l'ordre. Je dirai seulement +qu'il est vraiment scandaleux d'apporter à cette tribune des menaces qui +la déshonorent.» Une triple salve d'applaudissements accueillit ces +paroles du président. On criait bravo, et les couteaux à papier +marchaient ferme, cette fois en manière d'approbation. L'orateur de la +gauche voulut répondre; mais ses amis l'en empêchèrent. Le tumulte alla +en s'apaisant, se perdit dans le brouhaha des conversations +particulières.</p> + +<p>«La parole est à Son Excellence M. Rougon», reprit M. de Marsy d'une +voix calmée.</p> + +<p>Un frisson courut, un soupir de curiosité satisfaite qui fit place à une +attention religieuse. Rougon, les épaules arrondies, était monté +pesamment à la tribune.</p> + +<p>Il ne regarda pas d'abord la salle; il posait devant lui un paquet de +notes, reculait le verre d'eau sucrée, promenait ses mains, comme pour +prendre possession de l'étroite caisse d'acajou. Enfin, adossé au +bureau, au fond, il leva la face. Il ne vieillissait pas. Son front +carré, son grand nez bien fait, ses longues joues sans rides, gardaient +une pâleur rosée, un teint frais de notaire de petite ville. Seuls ses +cheveux grisonnants, si rudement plantés, s'éclaircissaient vers les +tempes et découvraient ses larges oreilles. Les yeux à demi clos, il +jeta un regard vers la salle, attendant encore. Un instant, il parut +chercher, rencontra le visage attentif et penché de Clorinde, puis +commença, la langue lourde et pâteuse:</p> + +<p>«Nous aussi nous sommes des révolutionnaires, si l'on entend par ce mot +des hommes de progrès, décidés à rendre au pays, une à une, toutes les +sages libertés...</p> + +<p>—Très bien! très bien!</p> + +<p>—Eh! messieurs, quel gouvernement mieux que l'empire a jamais réalisé +les réformes libérales dont vous venez d'entendre tracer le séduisant +programme?</p> + +<p>Je ne combattrai pas le discours de l'honorable préopinant. Il me +suffira de prouver que le génie et le grand cœur de l'empereur ont +devancé les réclamations des adversaires les plus acharnés de son règne. +Oui, messieurs, de lui-même, le souverain a remis à la nation ce pouvoir +dont elle l'avait investi, dans un jour de danger public. Magnifique +spectacle, si rare dans l'histoire!</p> + +<p>Oh! nous comprenons le dépit de certains hommes de désordre. Ils en sont +réduits à attaquer les intentions, à discuter la quantité de liberté +rendue.... Vous avez compris le grand acte du 24 novembre. Vous avez +voulu, dans le premier paragraphe de l'adresse, témoigner à l'empereur +votre profonde reconnaissance de sa magnanimité et de sa confiance en la +sagesse du Corps législatif. L'adoption de l'amendement qui vous est +soumis, serait une injure gratuite, je dirai même une mauvaise action. +Consultez vos consciences, messieurs, demandez-vous si vous vous sentez +libres. La liberté est aujourd'hui complète, entière, je m'en porte le +garant...» Des applaudissements prolongés l'interrompirent. Il s'était +lentement approché du bord de la tribune. Maintenant, le corps un peu +penché, le bras droit étendu, il haussait sa voix, qui se dégageait avec +une puissance extraordinaire. Derrière lui, M. de Marsy, allongé au fond +de son fauteuil, l'écoutait, de l'air vaguement souriant d'un amateur +émerveillé par l'exécution magistrale de quelque tour de force. Dans la +salle, au milieu du tonnerre des bravos, des membres se penchaient, +chuchotaient, surpris, les lèvres pincées. Clorinde avait abandonné ses +bras sur le velours rouge de la rampe, toute sérieuse.</p> + +<p>Rougon continuait.</p> + +<p>«Aujourd'hui, l'heure que nous avons tous attendue avec impatience a +enfin sonné. Il n'y a plus aucun danger à faire de la France prospère +une France libre. Les passions anarchiques sont mortes. L'énergie du +souverain et la volonté solennelle du pays ont pour toujours refoulé +dans le néant les époques abominables de perversion publique. La liberté +est devenue possible, le jour où a été vaincue cette faction qui +s'obstinait à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. C'est +pourquoi l'empereur a cru devoir retirer sa puissante main; refusant les +prérogatives excessives du pouvoir comme un fardeau inutile, estimant +son règne indiscutable au point de le laisser discuter. Et il n'a pas +reculé devant la pensée d'engager l'avenir; il ira jusqu'au bout de sa +tâche de délivrance, il rendra les libertés une à une, aux époques +marquées par sa sagesse. Désormais, c'est ce programme de progrès +continu que nous avons la mission de défendre dans cette assemblée...» +Un des cinq députés de la gauche se leva indigné, en disant:</p> + +<p>«Vous avez été le ministre de la répression à outrance!» Et un autre +ajouta avec passion:</p> + +<p>«Les pourvoyeurs de Cayenne et de Lambessa n'ont pas le droit de parler +au nom de la liberté!» Une explosion de murmures monta. Beaucoup de +députés ne comprenaient pas, se penchaient, interrogeant leurs voisins. +M. de Marsy feignit de ne pas avoir entendu; et il se contenta de +menacer les interrupteurs, de les rappeler à l'ordre.</p> + +<p>«On vient de me reprocher...», reprit Rougon.</p> + +<p>Mais des cris s'élevèrent à droite, l'empêchèrent de continuer. «Non, +non, ne répondez pas!</p> + +<p>—Ces injures ne sauraient vous atteindre!» Alors, il apaisa la Chambre +d'un geste; et, s'appuyant des deux poings au bord de la tribune, il se +tourna vers la gauche, d'un air de sanglier acculé.</p> + +<p>«Je ne répondrai pas», déclara-t-il tranquillement.</p> + +<p>Ce n'était encore que l'exorde. Bien qu'il eût promis de ne pas réfuter +le discours du député de la gauche, il entra ensuite dans une discussion +minutieuse. Il fit d'abord un exposé très complet des arguments de son +adversaire; il y mettait une sorte de coquetterie, une impartialité dont +l'effet était immense, comme dédaigneux de toutes ces bonnes raisons et +prêt à les écarter d'un souffle. Puis, il parut oublier de les +combattre, il ne répondit à aucune, il s'attaqua à la plus faible +d'entre elles avec une violence inouïe, un flot de paroles qui la noya. +On l'applaudissait, il triomphait. Son grand corps emplissait la +tribune. Ses épaules, balancées, suivaient le roulis de ses phrases. Il +avait l'éloquence banale, incorrecte, toute hérissée de questions de +droit, enflant les lieux communs, les faisant crever en coups de foudre. +Il tonnait, il brandissait des mots bêtes. Sa seule supériorité +d'orateur était son haleine, une haleine immense, infatigable, berçant +les périodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier +de ce qu'elle charriait.</p> + +<p>Après avoir parlé une heure sans un arrêt, il but une gorgée d'eau, il +souffla un peu, en rangeant les notes placées devant lui.</p> + +<p>«Reposez-vous!» dirent plusieurs députés.</p> + +<p>Mais il ne se sentait pas fatigué. Il voulut terminer.</p> + +<p>«Que vous demande-t-on, messieurs?</p> + +<p>—Écoutez! écoutez!» Une profonde attention tint de nouveau les faces +muettes, tournées vers lui. A certains éclats de sa voix, des mouvements +agitaient la Chambre d'un bout à l'autre, comme sous un grand vent.</p> + +<p>«On vous demande, messieurs, d'abroger la loi de sûreté générale. Je ne +rappellerai pas l'heure à jamais maudite où cette loi fut une arme +nécessaire; il s'agissait de rassurer le pays, de sauver la France d'un +nouveau cataclysme. Aujourd'hui, l'arme est au fourreau.</p> + +<p>Le gouvernement, qui s'en est toujours servi avec la plus grande +modération...</p> + +<p>—C'est vrai!</p> + +<p>—Le gouvernement ne l'applique plus que dans certains cas tout à fait +exceptionnels. Elle ne gêne personne, si ce n'est les sectaires qui +nourrissent encore la coupable folie de vouloir retourner aux plus +mauvais jours de notre histoire. Parcourez nos villes, parcourez nos +campagnes, vous y verrez partout la paix et la prospérité; interrogez +les hommes d'ordre, aucun ne sent peser sur ses épaules ces lois +d'exception dont on nous fait un si grand crime. Je le répète, entre les +mains paternelles du gouvernement, elles continuent à sauvegarder la +société contre des entreprises odieuses dont le succès, d'ailleurs, est +désormais impossible. Les honnêtes gens n'ont pas à se préoccuper de +leur existence.</p> + +<p>Laissons-les où elles dorment, jusqu'au jour où le souverain croira +devoir les briser lui-même.... Que vous demande-t-on encore, messieurs? +la sincérité des élections, la liberté de la presse, toutes les libertés +imaginables. Ah! laissez-moi me reposer ici dans le spectacle des +grandes choses que l'empire a déjà accomplies.</p> + +<p>Autour de moi, partout où je porte les yeux, j'aperçois les libertés +publiques croître et donner des fruits splendides. Mon émotion est +profonde. La France, si abaissée, se relève, offre au monde l'exemple +d'un peuple conquérant son émancipation par sa bonne conduite. A cette +heure, les jours d'épreuve sont passés. Il n'est plus question de +dictature, de gouvernement autoritaire.</p> + +<p>Nous sommes tous les ouvriers de la liberté...</p> + +<p>—Bravo! bravo!</p> + +<p>—On demande la sincérité des élections. Le suffrage universel, appliqué +sur sa base la plus large, n'est-il pas la condition primordiale +d'existence de l'empire? Sans doute le gouvernement recommande ses +candidats.</p> + +<p>Est-ce que la révolution n'appuie pas les siens avec une audace +impudente? On nous attaque, nous nous défendons, rien de plus juste. On +voudrait nous bâillonner, nous lier les mains, nous réduire à l'état de +cadavre.</p> + +<p>C'est ce que nous n'accepterons jamais. Par amour pour le pays, nous +serons toujours là, à le conseiller, à lui dire où sont ses véritables +intérêts. Il reste, d'ailleurs, le maître absolu de son sort. Il vote, +et nous nous inclinons. Les membres de l'opposition qui appartiennent à +cette assemblée, où ils jouissent d'une entière liberté de parole, sont +une preuve de notre respect pour les arrêts du suffrage universel. Les +révolutionnaires doivent s'en prendre au pays, si le pays acclame +l'empire par des majorités écrasantes.... Dans le parlement, toutes les +entraves au libre contrôle sont aujourd'hui brisées; Le souverain a +voulu donner aux grands corps de l'État une participation plus directe à +sa politique et un témoignage éclatant de sa confiance. Vous pourrez +désormais discuter les actes du pouvoir, exercer dans son plein le droit +d'amendement, émettre des vœux motivés. Chaque année, l'adresse sera +comme un rendez-vous entre l'empereur et les représentants de la nation, +où ceux-ci auront la faculté de tout dire avec franchise. C'est de la +discussion au grand jour que naissent les États forts. La tribune est +rétablie, cette tribune illustrée par tant d'orateurs dont l'histoire a +gardé les noms. Un parlement qui discute est un parlement qui travaille. +Et voulez-vous connaître toute ma pensée? je suis heureux de voir ici un +groupe de députés opposants. Il y aura toujours parmi nous des +adversaires qui chercheront à nous prendre en faute, et qui mettront +ainsi en pleine lumière notre honorabilité.</p> + +<p>Nous réclamons pour eux les immunités les plus larges.</p> + +<p>Nous ne craignons ni la passion, ni le scandale, ni les abus de la +parole, si dangereux qu'ils puissent être.... Quant à la presse, +messieurs, elle n'a jamais joui d'une liberté plus entière, sous aucun +gouvernement décidé à se faire respecter. Toutes les grandes questions, +tous les intérêts sérieux ont des organes. L'administration ne combat +que la propagation des doctrines funestes, le colportage du poison. +Mais, entendez-moi bien, nous sommes tous pleins de déférence pour la +presse honnête, qui est la grande voix de l'opinion publique. Elle nous +aide dans notre tâche, elle est l'outil du siècle. Si le gouvernement +l'a prise dans ses mains, c'est uniquement pour ne pas la laisser aux +mains de ses ennemis...» Des rires approbateurs s'élevèrent. Rougon, +cependant, approchait de la péroraison. Il empoignait le bois de la +tribune de ses doigts crispés. Il jetait son corps en avant, balayait +l'air de son bras droit. Sa voix roulait avec une sonorité de torrent. +Brusquement, au milieu de son idylle libérale, il parut pris d'une +fureur haletante. Son poing tendu, lancé en manière de bélier, menaçait +quelque chose, là-bas, dans le vide. Cet adversaire invisible, c'était +le spectre rouge. En quelques phrases dramatiques, il montra le spectre +rouge secouant son drapeau ensanglanté, promenant sa torche incendiaire, +laissant derrière lui des ruisseaux de boue et de sang. Tout le tocsin +des journées d'émeute sonnait dans sa voix, avec le sifflement des +balles, les caisses de la Banque éventrées, l'argent des bourgeois volé +et partagé. Sur les bancs, les députés pâlissaient. Puis, Rougon +s'apaisa; et, à grands coups de louanges qui avaient des bruits balancés +d'encensoir, il termina en parlant de l'empereur.</p> + +<p>«Dieu merci! nous sommes sous l'égide de ce prince que la Providence a +choisi pour nous sauver dans un jour de miséricorde infinie. Nous +pouvons nous reposer à l'abri de sa haute intelligence. Il nous a pris +par la main, et il nous conduit pas à pas vers le port, au milieu des +écueils.» Des acclamations retentirent. La séance fut suspendue pendant +près de dix minutes. Un flot de députés s'était précipité au-devant du +ministre qui regagnait son banc, le visage en sueur, les flancs encore +agités de son grand souffle. M. La Rouquette, M. de Combelot, cent +autres, le félicitaient, allongeaient le bras pour tâcher de lui prendre +une poignée de main au passage.</p> + +<p>C'était comme un long ébranlement qui se continuait dans la salle. Les +tribunes elles-mêmes parlaient et gesticulaient. Sous la baie +ensoleillée du plafond, parmi ces dorures, ces marbres, ce luxe grave +tenant du temple et du cabinet d'affaires, une agitation de place +publique roulait, des rires de doute, des étonnements bruyants, des +admirations exaltées, la clameur d'une foule secouée de passion. Les +regards de M. de Marsy et de Clorinde s'étant rencontrés, ils eurent +tous deux un hochement de tête; ils avouaient la victoire du grand +homme. Rougon, par son discours, venait de commencer la prodigieuse +fortune qui devait le porter si haut.</p> + +<p>Un député, cependant, était à la tribune. Il avait un visage rasé, d'un +blanc de cire, avec de longs cheveux jaunes dont les boucles rares +tombaient sur ses épaules.</p> + +<p>Roide, sans un geste, il parcourait de grandes feuilles de papier, le +manuscrit d'un discours qu'il se mit à lire d'une voix molle. Les +huissiers jetaient leur cri:</p> + +<p>«Silence, messieurs!... Veuillez faire silence!» L'orateur avait des +explications à demander au gouvernement. Il se montrait très irrité de +l'attitude expectante de la France, en présence du Saint-Siège menacé +par l'Italie. Le pouvoir temporel était l'arche sainte, et l'adresse +devait contenir un vœu formel, une injonction même, pour son maintien +intégral. Le discours entrait dans des considérations historiques, +démontrait que le droit chrétien, plusieurs siècles avant les traités de +1815, avait établi l'ordre politique en Europe. Puis, venaient des +phrases d'une rhétorique terrifiée, l'orateur disait voir avec effroi la +vieille société européenne se dissoudre au milieu des convulsions des +peuples. Par moments, à certaines allusions trop directes contre le roi +d'Italie, des rumeurs s'élevaient dans la salle. Mais à droite, le +groupe compact des députés cléricaux, près d'une centaine de membres, +attentifs, soulignaient les moindres passages par leur assentiment, +applaudissaient chaque fois que leur collègue nommait le pape, avec une +légère salutation dévote.</p> + +<p>L'orateur, en terminant, eut une phrase couverte de bravos.</p> + +<p>«Il me déplaît, dit-il, que Venise la superbe, la reine de l'Adriatique +soit devenue l'obscure vassale de Turin.» Rougon, la nuque encore +mouillée de sueur, la voix enrouée, son grand corps brisé par son +premier discours, s'entêta à répondre tout de suite. Ce fut un beau +spectacle. Il étala sa fatigue, la mit en scène, se traîna à la tribune, +où il balbutia d'abord des paroles éteintes. Il se plaignait avec +amertume de trouver parmi les adversaires du gouvernement des hommes +considérables, si dévoués jusque-là aux institutions impériales. Il y +avait sûrement malentendu; ils ne voudraient pas grossir les rangs des +révolutionnaires, ébranler un pouvoir dont l'effort constant était +d'assurer le triomphe de la religion. Et, tourné vers la droite, il leur +adressait des gestes pathétiques, il leur parlait avec une humilité +pleine de ruse, comme à des ennemis puissants, aux seuls ennemis devant +lesquels il tremblât.</p> + +<p>Mais peu à peu, sa voix avait repris toute son emphase. Il emplissait la +salle de son mugissement, il se tapait la poitrine à grands coups de +poing.</p> + +<p>«On nous a accusé d'irréligion. On a menti! Nous sommes l'enfant +respectueux de l'Église et nous avons le bonheur de croire.... Oui, +messieurs, la foi est notre guide et notre soutien, dans cette tâche du +gouvernement, si lourde parfois à porter. Qu'adviendrait-il de nous, si +nous ne nous abandonnions pas aux mains de la Providence? Nous avons la +seule prétention d'être l'humble exécuteur de ses desseins, l'instrument +docile des volontés de Dieu. C'est là ce qui nous permet de parler haut +et de faire un peu de bien.... Et, messieurs, je suis heureux de cette +occasion pour m'agenouiller ici, avec toute la ferveur de mon cœur de +catholique, devant le souverain pontife, devant ce vieillard auguste +dont la France restera la fille vigilante et dévouée.» Les +applaudissements n'attendirent pas la fin de la phrase. Le triomphe +tournait à l'apothéose. La salle croulait.</p> + +<p>A la sortie, Clorinde guetta Rougon. Ils n'avaient plus échangé une +parole depuis trois ans. Lorsqu'il parut, rajeuni, comme allégé, ayant +démenti en une heure toute sa vie politique, prêt à satisfaire, sous la +fiction du parlementarisme, son furieux appétit d'autorité, elle céda à +un entraînement, elle alla vers lui, la main tendue, les yeux attendris +et humides d'une caresse, en disant:</p> + +<p>«Vous êtes tout de même d'une jolie force, vous.»</p> + +<hr style="width: 65%;" /> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Son Excellence Eugène Rougon, by Émile Zola + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON *** + +***** This file should be named 17557-h.htm or 17557-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17557/ + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..48863ae --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #17557 (https://www.gutenberg.org/ebooks/17557) |
