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+The Project Gutenberg EBook of Son Excellence Eugène Rougon, by Émile Zola
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Son Excellence Eugène Rougon
+
+Author: Émile Zola
+
+Release Date: January 20, 2006 [EBook #17557]
+[This file last updated January 14, 2011]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON ***
+
+
+
+
+Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif
+
+
+
+
+Émile Zola
+
+SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON
+
+(1876)
+
+
+
+
+I
+
+
+Le président était encore debout, au milieu du léger tumulte que son
+entrée venait de produire. Il s'assit, en disant à demi-voix,
+négligemment:
+
+«La séance est ouverte.» Et il classa les projets de loi, placés devant
+lui, sur le bureau. A sa gauche, un secrétaire, myope, le nez sur le
+papier, lisait le procès-verbal de la dernière séance, d'un balbutiement
+rapide que pas un député n'écoutait.
+
+Dans le brouhaha de la salle, cette lecture n'arrivait qu'aux oreilles
+des huissiers, très dignes, très corrects, en face des poses abandonnées
+des membres de la Chambre.
+
+Il n'y avait pas cent députés présents. Les uns se renversaient à demi
+sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues, sommeillant déjà.
+D'autres, pliés au bord de leurs pupitres comme sous l'ennui de cette
+corvée d'une séance publique, battaient doucement l'acajou du bout de
+leurs doigts. Par la baie vitrée qui taillait dans le ciel une demi-lune
+grise, tout le pluvieux après-midi de mai entrait, tombant d'aplomb,
+éclairant régulièrement la sévérité pompeuse de la salle. La lumière
+descendait les gradins en une large nappe rougie, d'un éclat sombre,
+allumée çà et là d'un reflet rose, aux encoignures des bancs vides;
+tandis que, derrière le président, la nudité des statues et des
+sculptures arrêtait des pans de clarté blanche.
+
+Un député, au troisième banc, à droite, était resté debout, dans
+l'étroit passage. Il frottait de la main son rude collier de barbe
+grisonnante, l'air préoccupé. Et, comme un huissier montait, il l'arrêta
+et lui adressa une question à demi-voix.
+
+«Non, monsieur Kahn, répondit l'huissier, M. le président du conseil
+d'État n'est pas encore arrivé.» Alors, M. Kahn s'assit. Puis, se
+tournant brusquement vers son voisin de gauche:
+
+«Dites donc, Béjuin, demanda-t-il, est-ce que vous avez vu Rougon, ce
+matin?»
+
+M. Béjuin, un petit homme maigre, noir, de mine silencieuse, leva la
+tête, les paupières battantes, la tête ailleurs. Il avait tiré la
+planchette de son pupitre. Il faisait sa correspondance, sur du papier
+bleu à en-tête commercial, portant ces mots: Béjuin et Ce, cristallerie
+de Saint-Florent.
+
+«Rougon? répéta-t-il. Non, je ne l'ai pas vu. Je n'ai pas eu le temps de
+passer au Conseil d'état.» Et il se remit posément à sa besogne. Il
+consultait un carnet, il écrivait sa deuxième lettre, sous le
+bourdonnement confus du secrétaire, qui achevait la lecture du
+procès-verbal.
+
+M. Kahn se renversa, les bras croisés. Sa figure aux traits forts, dont
+le grand nez bien fait trahissait une origine juive, restait maussade.
+Il regarda les rosaces d'or du plafond, s'arrêta au ruissellement d'une
+averse qui crevait en ce moment sur les vitres de la baie; puis, les
+yeux perdus, il parut examiner attentivement l'ornementation compliquée
+du grand mur qu'il avait en face de lui. Aux deux bouts, il fut retenu
+un instant par les panneaux tendus de velours vert, chargés d'attributs
+et d'encadrements dorés. Puis, après avoir mesuré d'un regard les paires
+de colonnes, entre lesquelles les statues allégoriques de la Liberté et
+de l'Ordre public mettaient leur face de marbre aux prunelles vides, il
+finit par s'absorber dans le spectacle du rideau de soie verte, qui
+cachait la fresque représentant Louis-Philippe prêtant serment à la
+Charte.
+
+Cependant, le secrétaire s'était assis. Le brouhaha continuait dans la
+salle. Le président, sans se presser, feuilletait toujours des papiers.
+Il appuya machinalement la main sur la pédale de la sonnette, dont la
+grosse sonnerie ne dérangea pas une seule des conversations
+particulières. Et, debout au milieu du bruit, il resta là un moment, à
+attendre.
+
+«Messieurs, commença-t-il, j'ai reçu une lettre...» Il s'interrompit
+pour donner un nouveau coup de sonnette, attendant encore, dominant de
+sa figure grave et ennuyée le bureau monumental, qui étageait au-dessous
+de lui ses panneaux de marbre rouge encadrés de marbre blanc. Sa
+redingote boutonnée se détachait sur le bas-relief placé derrière le
+bureau, où elle coupait d'une ligne noire les péplums de l'Agriculture
+et de l'Industrie, aux profils antiques.
+
+«Messieurs, reprit-il, lorsqu'il eut obtenu un peu de silence, j'ai reçu
+une lettre de M. de Lamberthon, dans laquelle il s'excuse de ne pouvoir
+assister à la séance d'aujourd'hui.» Il y eut un léger rire sur un banc,
+le sixième en face du bureau. C'était un député tout jeune, vingt-huit
+ans au plus, blond et adorable, qui étouffait dans ses mains blanches
+une gaieté de jolie femme. Un de ses collègues, énorme, se rapprocha de
+trois places, pour lui demander à l'oreille:
+
+«Est-ce que Lamberthon a vraiment trouvé sa femme...? Contez-moi donc
+ça, La Rouquette.» Le président avait pris une poignée de papiers. Il
+parlait d'une voix monotone; des lambeaux de phrase arrivaient jusqu'au
+fond de la salle.
+
+«Il y a des demandes de congé... M. Blachet, M. Buquin-Lecomte, M. de la
+Villardière...» Et, pendant que la Chambre consultée accordait les
+congés, M. Kahn, las sans doute de considérer la soie verte tendue
+devant l'image séditieuse de Louis-Philippe, s'était tourné à demi pour
+regarder les tribunes.
+
+Au-dessus du soubassement de marbre jaune veiné de laque, un seul rang
+de tribunes mettait, d'une colonne à l'autre, des bouts de rampe de
+velours amarante; tandis que, tout en haut, un lambrequin de cuir gaufré
+n'arrivait pas à dissimuler le vide laissé par la suppression du second
+rang, réservé aux journalistes et au public, avant l'Empire. Entre les
+grosses colonnes, jaunies, développant leur pompe un peu lourde autour
+de l'hémicycle, les étroites loges s'enfonçaient, pleines d'ombre,
+presque vides, égayées par trois ou quatre toilettes claires de femme.
+«Tiens! le colonel Jobelin est venu», murmura M. Kahn.
+
+Il sourit au colonel, qui l'avait aperçu. Le colonel Jobelin portait la
+redingote bleu foncé qu'il avait adoptée comme uniforme civil, depuis sa
+retraite. Il était tout seul dans la tribune des questeurs, avec sa
+rosette d'officier, si grande qu'elle semblait le noeud d'un foulard.
+
+Plus loin, à gauche, les yeux de M. Kahn venaient de se fixer sur un
+jeune homme et une jeune femme, serrés tendrement l'un contre l'autre,
+dans un coin de la tribune du Conseil d'État. Le jeune homme se penchait
+à tous moments, parlait dans le cou de la jeune femme, qui souriait d'un
+air doux, sans le regarder, les yeux fixés sur la figure allégorique de
+l'Ordre public.
+
+«Dites donc, Béjuin?» murmura le député en poussant son collègue du
+genou.
+
+M. Béjuin était à sa cinquième lettre. Il leva la tête, effaré.
+
+«Là-haut, tenez, vous ne voyez pas le petit d'Escoraillés et la jolie
+Mme Bouchard. Je parie qu'il lui pince les hanches. Elle a des yeux
+mourants.... Tous les amis de Rougon se sont donc donné rendez-vous. Il
+y a encore là, dans la tribune du public, Mme Correur et le ménage
+Charbonnel.»
+
+Un coup de sonnette plus prolongé retentit. Un huissier lança d'une
+belle voix de basse: «Silence, messieurs!» On écouta. Et le président
+dit cette phrase, dont pas un mot ne fut perdu: «M. Kahn demande
+l'autorisation de faire imprimer le discours qu'il a prononcé dans la
+discussion du projet de loi relatif à l'établissement d'une taxe
+municipale sur les voitures et les chevaux circulant dans Paris.» Un
+murmure courut sur les bancs, et les conversations reprirent. M. La
+Rouquette était venu s'asseoir près de M. Kahn.
+
+«Vous travaillez donc pour les populations, vous?» lui dit-il en
+plaisantant.
+
+Puis, sans le laisser répondre, il ajouta:
+
+«Vous n'avez pas vu Rougon? vous n'avez rien appris?... Tout le monde
+parle de la chose. Il paraît qu'il n'y a encore rien de certain.» Il se
+tourna, il regarda l'horloge.
+
+«Déjà deux heures vingt! C'est moi qui filerais, s'il n'y avait pas la
+lecture de ce diable de rapport!... Est-ce vraiment pour aujourd'hui?
+
+--On nous a tous prévenus, répondit M. Kahn. Je n'ai pas entendu dire
+qu'il y eût contrordre. Vous ferez bien de rester. On votera les quatre
+cent mille francs du baptême tout de suite.
+
+--Sans doute, reprit M. La Rouquette. Le vieux général Legrain, qui se
+trouve en ce moment perclus des deux jambes, s'est fait apporter par son
+domestique; il est dans la salle des conférences, à attendre le vote....
+L'empereur a raison de compter sur le dévouement du Corps législatif
+tout entier. Pas une de nos voix ne doit lui manquer, dans cette
+occasion solennelle.» Le jeune député avait fait un grand effort pour se
+donner la mine sérieuse d'un homme politique. Sa figure poupine, égayée
+de quelques poils blonds, se rengorgeait sur sa cravate, avec un léger
+balancement. Il parut goûter un instant les deux dernières phrases
+d'orateur qu'il avait trouvées. Puis, brusquement, il partit d'un éclat
+de rire.
+
+«Mon Dieu! dit-il; que ces Charbonnel ont une bonne tête!» Alors, M.
+Kahn et lui plaisantèrent aux dépens des Charbonnel. La femme avait un
+châle jaune extravagant; le mari portait une de ces redingotes de
+province, qui semblent taillées à coups de hache; et tous deux, larges,
+rouges, écrasés, appuyaient presque le menton sur le velours de la
+rampe, pour mieux suivre la séance, à laquelle leurs yeux écarquillés ne
+paraissaient rien comprendre.
+
+«Si Rougon saute, murmura M. La Rouquette, je ne donne pas deux sous du
+procès des Charbonnel.... C'est comme Mme Correur...» Il se pencha à
+l'oreille de M. Kahn, et continua très bas:
+
+«En somme, vous qui connaissez Rougon, dites-moi au juste ce que c'est
+que Mme Correur. Elle a tenu un hôtel, n'est-ce pas? Autrefois, elle
+logeait Rougon. On raconte même qu'elle lui prêtait de l'argent.... Et
+maintenant, quel métier fait-elle?»
+
+M. Kahn était devenu très grave. Il frottait son collier de barbe, d'une
+main lente. «Mme Correur est une dame fort respectable», dit-il
+nettement.
+
+Ce mot coupa court à la curiosité de M. La Rouquette. Il pinça les
+lèvres, de l'air d'un écolier qui vient de recevoir une leçon. Tous deux
+regardèrent un instant en silence Mme Correur, assise près des
+Charbonnel.
+
+Elle avait une robe de soie mauve, très voyante, avec beaucoup de
+dentelles et de bijoux; la face trop rose, le front couvert de petits
+frisons de poupée blonde, elle montrait son cou gras, encore très beau
+malgré ses quarante-huit ans.
+
+Mais, au fond de la salle, il y eut tout d'un coup un bruit de porte, un
+tapage de jupes, qui fit tourner les têtes. Une grande fille, d'une
+admirable beauté, mise très étrangement, avec une robe de satin vert
+d'eau mal faite, venait d'entrer dans la loge du Corps diplomatique,
+suivie d'une dame âgée, vêtue de noir.
+
+«Tiens! la belle Clorinde!» murmura M. La Rouquette, qui se leva pour
+saluer à tout hasard.
+
+M. Kahn s'était levé également. Il se pencha vers M. Béjuin, occupé à
+mettre ses lettres sous enveloppe.
+
+«Dites donc, Béjuin, murmura-t-il, la comtesse Balbi et sa fille sont
+là... Je monte leur demander si elles n'ont pas vu Rougon.»
+
+Au bureau, le président avait pris une nouvelle poignée de papiers. Il
+donna, sans cesser de lire, un regard à la belle Clorinde Balbi, dont
+l'arrivée soulevait un chuchotement dans la salle. Et, tout en passant
+les feuilles une à une à un secrétaire, il disait sans points ni
+virgules, d'une façon interminable:
+
+«Présentation d'un projet de loi tendant à proroger la perception d'une
+surtaxe à l'octroi de la ville de Lille.... Présentation d'un projet de
+loi relatif à la réunion en une seule commune des communes de
+Doulevant-le-Petit et de Ville-en-Blaisois (Haute-Marne).» Quand M. Kahn
+redescendit, il était désolé.
+
+«Décidément, personne ne l'a vu, dit-il à ses collègues Béjuin et La
+Rouquette, qu'il rencontra au bas de l'hémicycle. On m'a assuré que
+l'empereur l'avait fait demander hier soir, mais j'ignore ce qu'il est
+résulté de l'entretien.... Rien n'est ennuyeux comme de ne pas savoir à
+quoi s'en tenir.»
+
+M. La Rouquette, pendant qu'il tournait le dos, murmura à l'oreille de
+M. Béjuin:
+
+«Ce pauvre Kahn a joliment peur que Rougon ne se fâche avec les
+Tuileries. Il pourrait courir après son chemin de fer.» Alors, M.
+Béjuin, qui parlait peu, lâcha gravement cette phrase:
+
+«Le jour où Rougon quittera le Conseil d'État, ce sera une perte pour
+tout le monde.» Et il appela du geste un huissier, pour le prier d'aller
+jeter à la boîte les lettres qu'il venait d'écrire.
+
+Les trois députés restèrent au pied du bureau, à gauche. Ils causèrent
+prudemment de la disgrâce qui menaçait Rougon. C'était une histoire
+compliquée. Un parent éloigné de l'impératrice, un sieur Rodriguez,
+réclamait au gouvernement français une somme de deux millions, depuis
+1808. Pendant la guerre d'Espagne, ce Rodriguez, qui était armateur, eut
+un navire chargé de sucre et de café capturé dans le golfe de Gascogne
+et mené à Brest par une de nos frégates, la Vitilante. A la suite de
+l'instruction que fit la commission locale, l'officier d'administration
+conclut à la validité de la capture, sans en référer au Conseil des
+prises.
+
+Cependant, le sieur Rodriguez s'était empressé de se pourvoir au Conseil
+d'État. Puis, il était mort, et son fils, sous tous les gouvernements,
+avait tenté vainement d'évoquer l'affaire, jusqu'au jour où un mot de
+son arrière-petite-cousine, devenue toute-puissante, finit par faire
+mettre le procès au rôle.
+
+Au-dessus de leurs têtes, les trois députés entendaient la voix monotone
+du président, qui continuait:
+
+«Présentation d'un projet de loi autorisant le département du Calvados
+à ouvrir un emprunt de trois cent mille francs.... Présentation d'un
+projet de loi autorisant la ville d'Amiens à ouvrir un emprunt de deux
+cent mille francs pour la création de nouvelles promenades....
+Présentation d'un projet de loi autorisant le département des
+Côtes-du-Nord à ouvrir un emprunt de trois cent quarante-cinq mille
+francs, destiné à couvrir les déficits des cinq dernières années...» «La
+vérité est, dit M. Kahn en baissant encore la voix, que le Rodriguez en
+question avait eu une invention fort ingénieuse. Il possédait avec un de
+ses gendres, fixé à New York, des navires jumeaux voyageant à volonté
+sous le pavillon américain ou sous le pavillon espagnol, selon les
+dangers de la traversée.... Rougon m'a affirmé que le navire capturé
+était bien à lui, et qu'il n'y avait aucunement lieu de faire droit à
+ses réclamations.
+
+--D'autant plus, ajouta M. Béjuin, que la procédure est inattaquable.
+L'officier d'administration de Brest avait parfaitement le droit de
+conclure à la validation, selon la coutume du port, sans en référer au
+Conseil des prises.» Il y eut un silence. M. La Rouquette, adossé contre
+le soubassement de marbre, levait le nez, tâchait de fixer l'attention
+de la belle Clorinde.
+
+«Mais, demanda-t-il naïvement, pourquoi Rougon ne veut-il pas qu'on
+rende les deux millions au Rodriguez?
+
+Qu'est-ce que ça lui fait?
+
+--Il y a là une question de conscience», dit gravement M. Kahn.
+
+M. La Rouquette regarda ses deux collègues l'un après l'autre; mais, les
+voyant solennels, il ne sourit même pas.
+
+«Puis, continua M. Kahn comme répondant aux choses qu'il ne disait pas
+tout haut, Rougon a des ennuis, depuis que Marsy est ministre de
+l'intérieur. Ils n'ont jamais pu se souffrir.... Rougon me disait que,
+sans son attachement à l'empereur, auquel il a déjà rendu tant de
+services, il serait depuis longtemps rentré dans la vie privée....
+Enfin, il n'est plus bien aux Tuileries, il sent la nécessité de faire
+peau neuve.
+
+--Il agit en honnête homme, répéta M. Béjuin.
+
+--Oui, dit M. La Rouquette d'un air fin, s'il veut se retirer,
+l'occasion est bonne.... N'importe, ses amis seront désolés. Voyez donc
+le colonel là-haut, avec sa mine inquiète; lui qui comptait si bien
+s'attacher son ruban rouge au cou, le 15 août prochain!... Et la jolie
+Mme Bouchard qui avait juré que le digne M. Bouchard serait chef de
+division à l'Intérieur avant six mois! Le petit d'Escorailles, l'enfant
+gâté de Rougon, devait mettre la nomination sous la serviette de M.
+Bouchard, le jour de la fête de madame.... Tiens! où sont-ils donc, le
+petit d'Escorailles et la jolie Mme Bouchard?» Ces messieurs les
+cherchèrent. Enfin ils les découvrirent au fond de la tribune, dont ils
+occupaient le premier banc, à l'ouverture de la séance. Ils s'étaient
+réfugiés là, dans l'ombre, derrière un vieux monsieur chauve; et ils
+restaient bien tranquilles tous les deux, très rouges.
+
+A ce moment, le président achevait sa lecture. Il jeta ces derniers mots
+d'une voix un peu tombée, qui s'embarrassait dans la rudesse barbare de
+la phrase:
+
+«Présentation d'un projet de loi ayant pour objet d'autoriser
+l'élévation du taux d'intérêt d'un emprunt autorisé par la loi du 9 juin
+1853, et une imposition extraordinaire par le département de la Manche.»
+
+M. Kahn venait de courir à la rencontre d'un député qui entrait dans la
+salle. Il l'amena, en disant:
+
+«Voici M. de Combelot.... Il va nous donner des nouvelles.»
+
+M. de Combelot, un chambellan que le département des Landes avait nommé
+député sur un désir formel exprimé par l'empereur, s'inclina d'un air
+discret, en attendant qu'on le questionnât. C'était un grand bel homme,
+très blanc de peau, avec une barbe d'un noir d'encre qui lui valait de
+vifs succès parmi les femmes.
+
+«Eh bien, interrogea M. Kahn, qu'est-ce qu'on dit au château? Qu'est-ce
+que l'empereur a décidé?
+
+--Mon Dieu, répondit M. de Combelot en grasseyant, on dit bien des
+choses.... L'empereur a la plus grande amitié pour M. le président du
+Conseil d'État. Il est certain que l'entrevue a été très amicale....
+Oui, elle a été très amicale.» Et il s'arrêta, après avoir pesé le mot,
+pour savoir s'il ne s'était pas trop avancé.
+
+«Alors, la démission est retirée? reprit M. Kahn, dont les yeux
+brillèrent.
+
+--Je n'ai pas dit cela, reprit le chambellan très inquiet. Je ne sais
+rien. Vous comprenez, ma situation est particulière...» Il n'acheva pas,
+il se contenta de sourire, et se hâta de monter à son banc. M. Kahn
+haussa les épaules, et s'adressant à M. La Rouquette:
+
+«Mais, j'y songe, vous devriez être au courant, vous! Mme de Llorentz,
+votre soeur, ne vous raconte donc rien?
+
+--Oh! ma soeur est plus muette encore que M. de Combelot, dit le jeune
+député en riant. Depuis qu'elle est dame du palais, elle a une gravité
+de ministre.... Pourtant hier, elle m'assurait que la démission serait
+acceptée.... A ce propos, une bonne histoire. On a envoyé, paraît-il,
+une dame pour fléchir Rougon. Vous ne savez pas ce qu'il a fait, Rougon?
+Il a mis la dame à la porte; notez qu'elle était délicieuse.
+
+--Rougon est chaste», déclara solennellement M. Béjuin.
+
+M. La Rouquette fut pris d'un fou rire. Il protestait; il aurait cité
+des faits, s'il avait voulu.
+
+«Ainsi, murmura-t-il, Mme Correur...
+
+--Jamais! dit M. Kahn, vous ne connaissez pas cette histoire.
+
+--Eh bien, la belle Clorinde alors!
+
+--Allons donc! Rougon est trop fort pour s'oublier avec cette grande
+diablesse de fille.» Et ces messieurs se rapprochèrent, s'enfonçant dans
+une conversation risquée, à mots très crus. Ils dirent les anecdotes qui
+circulaient sur ces deux Italiennes, la mère et la fille, moitié
+aventurières et moitié grandes dames, qu'on rencontrait partout, au
+milieu de toutes les cohues: chez les ministres, dans les avant-scènes
+des petits théâtres, sur les plages à la mode, au fond des auberges
+perdues. La mère, assurait-on, sortait d'un lit royal; la fille, avec
+une ignorance de nos conventions françaises qui faisait d'elle «une
+grande diablesse» originale et fort mal élevée, crevait des chevaux à la
+course, montrait ses bas sales et ses bottines éculées sur les trottoirs
+les jours de pluie, cherchait un mari avec des sourires hardis de femme
+faite. M. La Rouquette raconta que, chez le chevalier Rusconi, le légat
+d'Italie, elle était arrivée, un soir de bal, en Diane chasseresse, si
+nue, qu'elle avait failli être demandée en mariage, le lendemain, par le
+vieux M. de Nougarède, un sénateur très friand. Et, pendant cette
+histoire, les trois députés jetaient des regards sur la belle Clorinde,
+qui, malgré le règlement, regardait les membres de la Chambre les uns
+après les autres, à l'aide d'une grosse jumelle de théâtre.
+
+«Non, non, répéta M. Kahn, jamais Rougon ne serait assez fou!... Il la
+dit très intelligente, et il la nomme en riant "mademoiselle Machiavel."
+Elle l'amuse, voilà tout.
+
+--N'importe, conclut M. Béjuin, Rougon a tort de ne pas se marier.... Ça
+assoit un homme.» Alors, tous trois tombèrent d'accord sur la femme
+qu'il faudrait à Rougon: une femme d'un certain âge, trente-cinq ans au
+moins, riche, et qui tînt sa maison sur un pied de haute honnêteté.
+
+Cependant le brouhaha grandissait. Ils s'oubliaient à ce point dans
+leurs anecdotes scabreuses, qu'ils ne s'apercevaient plus de ce qui se
+passait autour d'eux. Au loin, au fond des couloirs, on entendait la
+voix perdue des huissiers qui criaient: «En séance, messieurs, en
+séance!» Et des députés arrivaient de tous les côtés, par les portes
+d'acajou massif, ouvertes à deux battants, montrant les étoiles d'or de
+leurs panneaux. La salle, jusque-là à moitié vide, s'emplissait peu à
+peu. Des petits groupes, causant d'un air d'ennui d'un banc à l'autre,
+les dormeurs, étouffant leurs bâillements, étaient noyés dans le flot
+montant, au milieu d'une distribution considérable de poignées de main.
+En s'asseyant à leurs places, à droite comme à gauche, les membres se
+souriaient; ils avaient un air de famille, des visages également
+pénétrés du pouvoir qu'ils venaient remplir là. Un gros homme, sur le
+dernier banc, à gauche, qui s'était assoupi trop profondément, fut
+réveillé par son voisin; et, quand celui-ci qui eut dit quelques mots à
+l'oreille, il se hâta de se frotter les yeux, il prit une pose
+convenable. La séance, après s'être traînée dans des questions
+d'affaires fort ennuyeuses pour ces messieurs, allait prendre un intérêt
+capital.
+
+Poussés par la foule, M. Kahn et ses deux collègues montèrent jusqu'à
+leurs bancs, sans en avoir conscience. Ils continuaient à causer, en
+étouffant des rires. M. La Rouquette racontait une nouvelle histoire sur
+la belle Clorinde. Elle avait eu, un jour, l'étonnante fantaisie de
+faire tendre sa chambre de draperies noires semées de larmes d'argent,
+et de recevoir là ses intimes, couchée sur son lit, ensevelie dans des
+couvertures également noires, qui ne laissaient passer que le bout de
+son nez.
+
+M. Kahn s'asseyait, lorsqu'il revint brusquement à lui.
+
+«Ce La Rouquette est idiot avec ses commérages! murmura-t-il. Voilà que
+j'ai manqué Rougon, maintenant!» Et, se tournant vers son voisin d'un
+air furieux:
+
+«Dites donc, Béjuin, vous auriez bien pu m'avertir!» Rougon, qui venait
+d'être introduit avec le cérémonie d'usage, était déjà assis entre deux
+conseillers d'État, au banc des commissaires du gouvernement, une sorte
+de caisse d'acajou énorme, installée au bas du bureau, à la place même
+de la tribune supprimée. Il crevait de ses larges épaules son uniforme
+de drap vert, chargé d'or au collet et aux manches. La face tournée vers
+la salle, avec sa grosse chevelure grisonnante plantée sur son front
+carré, il éteignait ses yeux sous d'épaisses paupières toujours à demi
+baissées; et son grand nez, ses lèvres taillées en pleine chair, ses
+joues longues où ses quarante-six ans ne mettaient pas une ride,
+avaient une vulgarité rude, que transfigurait par éclairs la beauté de
+la force. Il resta adossé, tranquillement, le menton dans le collet de
+son habit, sans paraître voir personne, l'air indifférent et un peu las.
+
+«Il a son air de tous les jours», murmura M. Béjuin.
+
+Sur les bancs, les députés se penchaient, pour voir la mine qu'il
+faisait. Un chuchotement de remarques discrètes courait d'oreille à
+oreille. Mais l'entrée de Rougon produisait surtout une vive impression
+dans les tribunes. Les Charbonnel, pour montrer qu'ils étaient là,
+allongeaient leur paire de faces ravies, au risque de tomber. Mme
+Correur avait eu une légère toux, sortant un mouchoir qu'elle agita
+légèrement, sous le prétexte de le porter à ses lèvres. Le colonel
+Jobelin s'était redressé, et la jolie Mme Bouchard, redescendue vivement
+au premier banc, soufflait un peu, en refaisant le noeud de son chapeau,
+pendant que M. d'Escorailles, derrière elle, restait muet, très
+contrarié. Quant à la belle Clorinde, elle ne se gêna point. Voyant que
+Rougon ne levait pas les yeux, elle tapa à petits coups très distincts
+sa jumelle sur le marbre de la colonne contre laquelle elle s'appuyait;
+et, comme il ne la regardait toujours pas, elle dit à sa mère, d'une
+voix si claire, que toute la salle l'entendit:
+
+«Il boude donc, le gros sournois!» Des députés se tournèrent, avec des
+sourires. Rougon se décida à donner un regard à la belle Clorinde.
+Alors, pendant qu'il lui adressait un imperceptible signe de tête, elle,
+toute triomphante, battit des mains, se renversa en riant, en parlant
+haut à sa mère, sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en
+bas, qui la dévisageaient.
+
+Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupières, avait fait
+le tour des tribunes, où son large regard enveloppa à la fois Mme
+Bouchard, le colonel Jobelin, Mme Correur et les Charbonnel. Son visage
+demeura muet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux
+à demi refermés, en étouffant un léger bâillement.
+
+«Je vais toujours lui dire un mot», souffla M. Kahn à l'oreille de M.
+Béjuin.
+
+Mais, comme il se levait, le président qui, depuis un instant,
+s'assurait que tous les députés étaient bien à leur poste, donna un coup
+de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profond régna.
+
+Un monsieur blond était debout au premier banc, un banc de marbre blanc.
+Il tenait à la main un grand papier, qu'il couvait des yeux, tout en
+parlant.
+
+«J'ai l'honneur, dit-il d'une voix chantante, de déposer un rapport sur
+le projet de loi portant ouverture au ministère d'État, sur l'exercice
+1856, d'un crédit de quatre cent mille francs, pour les dépenses de la
+cérémonie et des fêtes du baptême du prince impérial.» Et il faisait
+mine d'aller déposer le rapport, d'un pas ralenti, lorsque tous les
+députés, avec un ensemble parfait, crièrent:
+
+«La lecture! la lecture!» Le rapporteur attendit que le président eût
+décidé que la lecture aurait lieu. Et il commença, d'un ton presque
+attendri:
+
+«Messieurs, le projet de loi qui nous est présenté est de ceux qui font
+paraître trop lentes les formes ordinaires du vote, en ce qu'elles
+retardent l'élan spontané du Corps législatif.»--Très bien! lancèrent
+plusieurs membres.
+
+«Dans les familles les plus humbles, continua le rapporteur en modulant
+chaque mot, la naissance d'un fils, d'un héritier, avec toutes les idées
+de transmission qui se rattachent à ce titre, est un sujet de si douce
+allégresse, que les épreuves du passé s'oublient et que l'espoir seul
+plane sur le berceau du nouveau-né. Mais que dire de cette fête du
+foyer, quand elle est en même temps celle d'une grande nation, et
+qu'elle est aussi un événement européen!» Alors, ce fut un ravissement.
+Ce morceau de rhétorique fit pâmer la Chambre. Rougon, qui semblait
+dormir, ne voyait, devant lui, sur les gradins, que des visages
+épanouis. Certains députés exagéraient leur attention, les mains aux
+oreilles, pour ne rien perdre de cette prose soignée. Le rapporteur,
+après une courte pause, haussait la voix.
+
+«Ici, messieurs, c'est en effet, la grande famille française qui convie
+tous ses membres à exprimer leur joie; et quelle pompe ne faudrait-il
+pas, s'il était possible que les manifestations extérieures pussent
+répondre à la grandeur de ses légitimes espérances!» Et il ménagea une
+nouvelle pause.
+
+«Très bien! crièrent les mêmes voix.
+
+--C'est délicatement dit, fit remarquer M. Kahn, n'est-ce pas, Béjuin?»
+
+M. Béjuin dodelinait de la tête, les yeux sur le lustre qui pendait de
+la baie vitrée, devant le bureau. Il jouissait.
+
+Dans les tribunes, la belle Clorinde, la jumelle braquée, ne perdait pas
+un jeu de physionomie du rapporteur; les Charbonnel avaient les yeux
+humides; Mme Correur prenait une pose attentive de femme comme il faut;
+tandis que le colonel approuvait de la tête, et que la jolie Mme
+Bouchard s'abandonnait sur les genoux de M. d'Escorailles. Cependant, au
+bureau, le président, les secrétaires, jusqu'aux huissiers, écoutaient,
+sans un geste, solennellement.
+
+«Le berceau du prince impérial, reprit le rapporteur, est désormais la
+sécurité pour l'avenir; car, en perpétuant la dynastie que nous avons
+tous acclamée, il assure la prospérité du pays, son repos dans la
+stabilité, et, par là même, celui du reste de l'Europe.» Quelques chut!
+durent empêcher l'enthousiasme d'éclater, à cette image touchante du
+berceau.
+
+«A une autre époque, un rejeton de ce sang illustre semblait aussi
+promis à de grandes destinées, mais les temps n'ont aucune similitude.
+La paix est le résultat du règne sage et profond dont nous recueillons
+les fruits, de même que le génie de la guerre dicta ce poème épique qui
+constitue le premier Empire.
+
+«Salué à sa naissance par le canon, qui, du Nord au Midi, proclamait le
+succès de nos armes, le Roi de Rome n'eut pas même la fortune de servir
+sa patrie: tels furent alors les enseignements de la Providence.»
+
+--Qu'est-ce qu'il dit donc? il s'enfonce, murmura le sceptique M. La
+Rouquette. C'est maladroit, tout ce passage. Il va gâter son morceau.».
+
+A la vérité, les députés devenaient inquiets. Pourquoi ce souvenir
+historique qui gênait leur zèle? Certains se mouchèrent. Mais le
+rapporteur, sentant le froid jeté par sa dernière phrase, eut un
+sourire. Il haussa la voix.
+
+Il poursuivit son antithèse, en balançant les mots, certain de son
+effet.
+
+«Mais venu dans un de ces jours solennels où la naissance d'un seul doit
+être regardée comme le salut de tous, l'Enfant de France semble
+aujourd'hui nous donner, à nous, comme aux générations futures, le droit
+de vivre et de mourir au foyer paternel. Tel est désormais le gage de la
+clémence divine.» Ce fut une chute de phrase exquise. Tous les députés
+comprirent, et un murmure d'aise passa dans la salle.
+
+L'assurance d'une paix éternelle était vraiment douce.
+
+Ces messieurs, rassurés, reprirent leurs poses charmées d'hommes
+politiques faisant une débauche de littérature. Ils avaient des loisirs.
+L'Europe était à leur maître.
+
+«L'empereur, devenu l'arbitre de l'Europe, continuait le rapporteur avec
+une ampleur nouvelle, allait signer cette paix généreuse, qui,
+réunissant les forces productives des nations, est alliance des peuples
+autant que celle des rois, lorsqu'il plut à Dieu de mettre le comble à
+son bonheur en même temps qu'à sa gloire. N'est-il pas permis de penser
+que, dès cet instant, il entrevit de nombreuses années prospères, en
+regardant ce berceau où repose, encore si petit, le continuateur de sa
+grande politique?» Très jolie encore, cette image. Et cela était
+certainement permis: des députés l'affirmaient, en hochant doucement la
+tête. Mais le rapport commençait à paraître un peu long. Beaucoup de
+membres redevenaient graves; plusieurs même regardaient les tribunes du
+coin de l'oeil, en gens pratiques qui éprouvaient quelque ennui à se
+montrer ainsi, dans le déshabillé de leur politique. D'autres
+s'oubliaient, la face terreuse, songeant à leurs affaires, battant de
+nouveau du bout des doigts l'acajou de leurs pupitres; et, vaguement,
+dans leur mémoire, passaient d'anciennes séances, d'anciens dévouements,
+qui acclamaient des pouvoirs au berceau.
+
+M. La Rouquette se tournait fréquemment pour voir l'heure; quand
+l'aiguille marqua trois heures moins un quart, il eut un geste
+désespéré; il manquait un rendez-vous. Côte à côte, M. Kahn et M. Béjuin
+restaient immobiles, les bras croisés, les paupières clignotantes,
+passant des grands panneaux de velours vert au bas relief de marbre
+blanc, que la redingote du président tachait de noir. Et, dans la
+tribune diplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braquée,
+s'était remise à examiner longuement Rougon, qui gardait à son banc une
+attitude superbe de taureau assoupi.
+
+Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui, avec un
+mouvement rythmé et béat des épaules.
+
+«Ayons donc pleine et entière confiance, et que le Corps législatif,
+dans cette grande et sérieuse occasion, se souvienne de sa parité
+d'origine avec l'empereur, laquelle lui donne presque un droit de
+famille de plus qu'aux autres corps de l'État de s'associer aux joies du
+souverain.
+
+«Fils, comme lui, du libre voeu du peuple, le Corps législatif devient
+donc à cette heure la voix même de la nation pour offrir à l'auguste
+Enfant l'hommage d'un respect inaltérable, d'un dévouement à toute
+épreuve, et de cet amour sans bornes qui fait de la Foi politique une
+religion dont on bénit les devoirs.» Cela devait approcher de la fin, du
+moment où il était question d'hommage, de religion et de devoirs. Les
+Charbonnel se risquèrent à échanger leurs impressions à voix basse,
+tandis que Mme Correur étouffait une légère toux dans son mouchoir. Mme
+Bouchard remonta discrètement au fond de la tribune du Conseil d'État,
+auprès de M. Jules d'Escorailles.
+
+En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix, descendant du
+ton solennel au ton familier, bredouilla rapidement:
+
+«Nous vous proposons, messieurs, l'adoption pure et simple du projet de
+loi tel qu'il a été présenté par le Conseil d'État.» Et il s'assit, au
+milieu d'une grande rumeur.
+
+«Très bien! très bien!» criait toute la salle.
+
+Des bravos éclatèrent. M. de Combelot, dont l'attention souriante ne
+s'était pas démentie une minute, lança même un: «Vive l'empereur!» qui
+se perdit dans le bruit. Et l'on fit presque une ovation au colonel
+Jobelin, debout au bord de la tribune où il était seul, s'oubliant à
+applaudir de ses mains sèches, malgré le règlement. Toute l'extase des
+premières phrases reparaissait avec un débordement nouveau de
+congratulations.
+
+C'était la fin de la corvée. D'un banc à l'autre, on échangeait des mots
+aimables, pendant qu'un flot d'amis se précipitaient vers le rapporteur,
+pour lui serrer énergiquement les deux mains.
+
+Puis, dans le brouhaha, un mot domina bientôt.
+
+«La délibération! la délibération!» Le président, debout au bureau,
+semblait attendre ce cri. Il donna un coup de sonnette, et dans la salle
+subitement respectueuse, il dit:
+
+«Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu'on passe
+immédiatement à la délibération.
+
+--Oui, oui», appuya d'une seule clameur la Chambre entière.
+
+Et il n'y eut pas de délibération. On vota tout de suite.
+
+Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent
+adoptés par assis et levé. A peine le président achevait-il la lecture
+de l'article, que, du haut en bas des gradins, tous les députés se
+levaient d'un bloc, avec un grand remuement de pieds, comme soulevés par
+un élan d'enthousiasme. Puis, les urnes circulèrent, des huissiers
+passèrent entre les bancs, recueillant les votes dans les boîtes de
+zinc. Le crédit de quatre cent mille francs était accordé à l'unanimité
+de deux cent trente-neuf voix.
+
+«Voilà de la bonne besogne, dit naïvement M. Béjuin, qui se mit à rire
+ensuite, croyant avoir lâché un mot spirituel...
+
+--Il est trois heures passées, moi je file», murmura M. La Rouquette, en
+passant devant M. Kahn.
+
+La salle se vidait. Des députés, doucement, gagnaient les portes,
+semblaient disparaître dans les murs.
+
+L'ordre du jour appelait des lois d'intérêt local. Bientôt, il n'y eut
+plus, sur les bancs, que les membres de bonne volonté, ceux qui
+n'avaient sans doute ce jour-là aucune affaire au-dehors; ils
+continuèrent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie au point
+où ils l'avaient laissée; et la séance s'acheva, ainsi qu'elle avait
+commencé, au milieu d'une tranquille indifférence.
+
+Même le brouhaha tombait peu à peu, comme si le Corps législatif se fût
+complètement endormi, dans un coin de Paris muet.
+
+«Dites donc, Béjuin, demanda M. Kahn, tâchez à la sortie de faire causer
+Delestang. Il est venu avec Rougon, il doit savoir quelque chose.
+
+--Tiens! vous avez raison, c'est Delestang, murmura M. Béjuin, en
+regardant le conseiller d'État assis à la gauche de Rougon. Je ne les
+reconnais jamais avec ces diables d'uniformes.
+
+--Moi, je ne m'en vais pas, pour pincer notre grand homme, ajouta M.
+Kahn. Il faut que nous sachions.» Le président mettait aux voix un
+défilé interminable de projets de loi, que l'on votait par assis et
+levé. Les députés, machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans
+cesser de causer, sans même cesser de dormir.
+
+L'ennui devenait tel, que les quelques curieux des tribunes s'en
+allèrent. Seuls, les amis de Rougon restaient.
+
+Ils espéraient encore qu'il parlerait.
+
+Tout d'un coup, un député, avec des favoris corrects d'avoué de
+province, se leva. Cela arrêta net le fonctionnement monotone de la
+machine à voter. Une vive surprise fit tourner les têtes.
+
+«Messieurs, dit le député, debout à son banc, je demande à m'expliquer
+sur les motifs qui m'ont forcé à me séparer, bien malgré moi, de la
+majorité de la commission.» La voix état si aigre, si drôle, que la
+belle Clorinde étouffa un rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces
+messieurs, l'étonnement grandissait. Qu'était-ce donc? pourquoi
+parlait-il? Alors, en interrogeant, on finit par savoir que le président
+venait de mettre en discussion un projet de loi autorisant le
+département des Pyrénées-Orientales à emprunter deux cent cinquante
+mille francs, pour la construction d'un palais de justice, à Perpignan.
+L'orateur, un conseiller général du département, parlait contre le
+projet de loi. Cela parut intéressant. On écouta.
+
+Cependant, le député aux favoris corrects procédait avec une prudence
+extrême. Il avait des phrases pleines de réticences, le long desquelles
+il envoyait, des coups de chapeau à toutes les autorités imaginables.
+Mais les charges du département étaient lourdes; et il fit un tableau
+complet de la situation financière des Pyrénées Orientales. Puis, la
+nécessité d'un nouveau palais de justice ne lui semblait pas bien
+démontrée. Il parla ainsi près d'un quart d'heure. Quand il s'assit, il
+était très ému. Rougon, qui avait haussé les paupières, les laissa
+retomber lentement.
+
+Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux très vif, qui parla
+d'une voix nette, en homme sûr de son terrain. D'abord, il eut un mot de
+politesse pour son honorable collègue, avec lequel il avait le regret de
+n'être pas d'accord. Seulement, le département des Pyrénées Orientales
+était loin d'être aussi obéré qu'on voulait bien le dire; et il refit,
+avec d'autres chiffres, le tableau complet de la situation financière du
+département.
+
+D'ailleurs, la nécessité d'un nouveau palais de justice ne pouvait être
+niée. Il donna des détails. L'ancien palais se trouvait situé dans un
+quartier si populeux, que le bruit des rues empêchait les juges
+d'entendre les avocats. En outre, il était trop petit: ainsi, lorsque
+les témoins, dans les procès de cour d'assises, étaient très nombreux,
+ils devaient se tenir sur un palier de l'escalier, ce qui les laissait
+en butte à des obsessions dangereuses. Le rapporteur termina, en lançant
+comme argument irrésistible que c'était le garde des sceaux lui-même qui
+avait provoqué la présentation du projet de loi.
+
+Rougon ne bougeait pas, les mains nouées sur les cuisses, la nuque
+appuyée contre le banc d'acajou.
+
+Depuis que la discussion était ouverte, sa carrure semblait s'alourdir
+encore. Et, lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloir
+répliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout à
+fait, disant d'une voix pâteuse cette seule phrase:
+
+«Monsieur le rapporteur a oublié d'ajouter que le ministre de
+l'Intérieur et le ministre des Finances ont approuvé le projet de loi.»
+Il se laissa retomber, il s'abandonna de nouveau, dans son attitude de
+taureau assoupi. Parmi les députés, il y avait eu un petit frémissement.
+L'orateur se rassit, en saluant du buste. Et la loi fut votée. Les
+quelques membres qui suivaient curieusement le débat, prirent des mines
+indifférentes.
+
+Rougon avait parlé. D'une tribune à l'autre, le colonel Jobelin échangea
+un clignement d'yeux avec le ménage Charbonnel; pendant que Mme Correur
+s'apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre
+avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa
+dernière tirade. Déjà M. d'Escorailles et Mme Bouchard s'en étaient
+allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de
+sa taille superbe, se drapait lentement dans un châle de dentelle, en
+promenant un regard autour de l'hémicycle. La pluie ne battait plus les
+vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage.
+Sous la lumière salie, l'acajou des pupitres semblait noir; une buée
+d'ombre montait le long des gradins, où des crânes chauves de députés
+gardaient seuls une tache blanche; et, sur les marbres des
+soubassements, au-dessous de la pâleur vague des figures allégoriques,
+le président, les secrétaires et les huissiers, rangés en ligne,
+mettaient des silhouettes raidies d'ombres chinoises. La séance, dans ce
+jour brusquement tombé, se noyait. «Bon Dieu! on meurt là-dedans», dit
+Clorinde, en poussant sa mère hors de la tribune.
+
+Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la façon
+étrange dont elle avait roulé son châle autour de ses reins.
+
+En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonel Jobelin et
+Mme Correur.
+
+«Nous l'attendons, dit le colonel; peut-être sortira-t-il par ici.... En
+tout cas, j'ai fait signe à Kahn et à Béjuin, pour qu'ils viennent me
+donner des nouvelles.» Mme Correur s'était approchée de la comtesse
+Balbi.
+
+Puis, d'une voix désolée:
+
+«Ah! ce serait un grand malheur!» dit-elle, sans s'expliquer davantage.
+
+Le colonel leva les yeux au ciel.
+
+«Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays, reprit-il, après un
+silence. L'empereur commettrait une faute.» Et le silence recommença.
+Clorinde voulut allonger la tête dans la salle des pas perdus; mais un
+huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint auprès de sa
+mère, muette sous sa voilette noire. Elle murmura:
+
+«C'est crevant d'attendre.» Des soldats arrivaient. Le colonel annonça
+que la séance était finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de
+l'escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l'un
+derrière l'autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il lui cria:
+
+«Il n'en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué le bec!
+
+--Les occasions lui manquent, répondit le colonel à l'oreille du
+bonhomme, lorsque celui-ci fut près de lui; autrement vous l'entendriez!
+Il faut qu'il s'échauffe.» Cependant, les soldats avaient formé une
+double haie, de la salle des séances à la galerie de la présidence,
+ouverte sur le vestibule. Et un cortège parut, pendant que les tambours
+battaient aux champs. En tête marchaient deux huissiers, vêtus de noir,
+portant le chapeau à claque sous le bras, la chaîne au cou, l'épée à
+pommeau d'acier au côté. Puis, venait le président, qu'escortaient deux
+officiers. Les secrétaires du bureau et le secrétaire général de la
+présidence suivaient.
+
+Quand le président passa devant la belle Clorinde, il lui sourit en
+homme du monde, malgré la pompe du cortège.
+
+«Ah! vous êtes là», dit M. Kahn qui accourait effaré.
+
+Et bien que la salle des pas perdus fût alors interdite au public, il
+les fit tous entrer, il les mena dans l'embrasure d'une des grandes
+portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin. Il paraissait furibond.
+
+«Je l'ai encore manqué! reprit-il. Il a filé par la rue de Bourgogne,
+pendant que je le guettais dans la salle du général Foy.... Mais ça ne
+fait rien, nous allons tout de même savoir. J'ai lancé Béjuin aux
+trousses de Delestang.» Et il y eut là une nouvelle attente, pendant dix
+bonnes minutes. Les députés sortaient d'un air nonchalant, par les deux
+grands tambours de drap vert qui masquaient les portes. Certains
+s'attardaient à allumer un cigare.
+
+D'autres, en petits groupes, stationnaient, riant, échangeant des
+poignées de main. Cependant, Mme Correur était allée contempler le
+groupe du Laocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en
+amère pour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avait
+peinte sur le cadre d'une fresque, comme envolée du tableau, la belle
+Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze, s'intéressait à ses
+bras et à sa gorge de déesse géante. Dans l'embrasure de la
+porte-fenêtre, le colonel Jobelin et M. Kahn causaient vivement, à voix
+basse.
+
+«Ah! voici Béjuin!» s'écria ce dernier.
+
+Tous se rapprochèrent, la face tendue. M. Béjuin respirait fortement.
+
+«Eh bien? lui demanda-t-on.
+
+--Eh bien, la démission est acceptée. Rougon se retire.» Ce fut un coup
+de massue. Un gros silence régna. Clorinde, qui nouait nerveusement un
+coin de son châle pour occuper ses doigts irrités, vit alors au fond du
+jardin la jolie Mme Bouchard qui marchait doucement au bras de M.
+d'Escorailles, la tête un peu penchée sur son épaule. Ils étaient
+descendus avant les autres, ils avaient profité d'une porte ouverte; et,
+dans ces allées réservées aux méditations graves, sous la dentelle des
+feuilles nouvelles, ils promenaient leur tendresse. Clorinde les appela
+de la main.
+
+«Le grand homme se retire», dit-elle à la jeune femme qui soudait.
+
+Mme Bouchard lâcha brusquement le bras de son cavalier, toute pâle et
+sérieuse; pendant que M. Kahn, au milieu du groupe consterné des amis de
+Rougon, protestait, en levant désespérément les bras au ciel, sans
+trouver un mot.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le matin, au Moniteur, avait paru la démission de Rougon, qui se
+retirait pour «des raisons de santé». Il était venu après son déjeuner
+au conseil d'État, voulant dès le soir laisser la place nette à son
+successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or réservé au président,
+assis devant l'immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il
+classait des papiers, qu'il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle
+rose. Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi
+dans la cavalerie.
+
+«Donnez-moi une bougie allumée», demanda Rougon.
+
+Et, comme l'huissier se retirait, après avoir posé sur le bureau un des
+petits flambeaux de la cheminée, il le rappela.
+
+«Merle, écoutez!... Ne laissez entrer personne.
+
+Entendez-vous, personne.
+
+--Oui, monsieur le président», répondit l'huissier qui referma la porte
+sans bruit.
+
+Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout à
+l'autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dont il visitait
+soigneusement les cartons.
+
+«Ce brave Merle n'a pas lu le Moniteur, ce matin», murmura-t-il.
+
+Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait une tête
+magnifique, très chauve, mais d'une de ces calvities précoces qui
+plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurément son
+front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée, un peu
+carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives
+que les peintres d'imagination aiment à prêter aux grands hommes
+politiques.
+
+«Merle vous est très dévoué», finit-il par dire.
+
+Et il replongea la tête dans le carton qu'il fouillait.
+
+Rougon, qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie,
+puis les jeta dans une large coupe de bronze, posée sur un coin du
+bureau. Il les regarda brûler.
+
+«Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas, reprit-il. Il y a
+là des dossiers dans lesquels je puis seul me reconnaître.» Tous deux,
+alors, continuèrent leur besogne en silence, pendant un gros quart
+d'heure. Il faisait très beau, le soleil entrait par les trois grandes
+fenêtres donnant sur le quai. Une de ces fenêtres, entrouverte, laissait
+passer les petits souffles frais de la Seine, qui soulevaient par
+moments la frange de soie des rideaux. Des papiers froissés, jetés sur
+le tapis, s'envolaient avec un léger bruit.
+
+«Tenez, voyez donc ça», dit Delestang, en remettant à Rougon une lettre
+qu'il venait de trouver.
+
+Rougon lut la lettre et l'alluma tranquillement à la bougie. C'était
+une lettre délicate. Et ils causèrent, par phrases coupées,
+s'interrompant à toutes les minutes, le nez dans des paperasses. Rougon
+remerciait Delestang d'être venu l'aider. Ce «bon ami» était le seul
+avec lequel il pût à l'aise laver le linge sale de ses cinq années de
+présidence. Il l'avait connu à l'Assemblée législative, où ils
+siégeaient tous les deux sur le même banc, côte à côte. C'était là qu'il
+avait éprouvé un véritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant
+adorablement sot, creux et superbe. Il disait d'ordinaire, d'un air
+convaincu, «que ce diable de Delestang irait loin». Et il le poussait,
+se l'attachait par la reconnaissance, l'utilisait comme un meuble dans
+lequel il enfermait tout ce qu'il ne pouvait garder sur lui.
+
+«Est-on bête, garde-t-on des papiers! murmura Rougon, en ouvrant un
+nouveau tiroir qui débordait.
+
+--Voilà une lettre de femme», dit Delestang, avec un clignement d'yeux.
+
+Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée. Il prit
+la lettre, en protestant. Dès qu'il eut parcouru les premières lignes,
+il cria:
+
+«C'est le petit d'Escorailles qui a égaré ça ici!... De jolis chiffons
+encore, ces billets-là! On va loin, avec trois lignes de femme.» Et,
+pendant qu'il brûlait la lettre, il ajouta:
+
+«Vous savez, Delestang, méfiez-vous des femmes!» Delestang baissa le
+nez. Toujours il se trouvait embarqué dans quelque passion scabreuse. En
+1851, il avait même failli compromettre son avenir politique; il adorait
+alors la femme d'un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire
+au mari, il votait avec l'opposition, contre l'Élysée. Aussi, au 2
+Décembre, reçut-il un véritable coup de massue. Il s'enferma pendant
+deux jours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu'on ne vînt l'arrêter
+d'une minute à l'autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas, en
+le décidant à ne point se présenter aux élections, et en le menant à
+l'Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseiller d'État.
+Delestang, fils d'un marchand de vin de Bercy, ancien avoué,
+propriétaire d'une ferme modèle près de Sainte-Menehould, était riche à
+plusieurs millions et habitait rue du Colisée un hôtel fort élégant.
+
+«Oui, méfiez-vous des femmes, répétait Rougon, qui faisait une pause à
+chaque mot, pour jeter des coups d'oeil dans les dossiers. Quand les
+femmes ne vous mettent pas une couronne sur la tête, elles vous passent
+une corde au cou.... A notre âge, voyez-vous, il faut soigner son coeur
+autant que son estomac.» A ce moment, un grand bruit s'éleva dans
+l'anti-chambre. On entendait la voix de Merle qui défendait la porte.
+Et, brusquement, un petit homme entra, en disant:
+
+«Il faut que je lui serre la main, que diable! à ce cher ami.
+
+--Tiens! Du Poizat!» s'écria Rougon sans se lever.
+
+Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s'excuser, il lui ordonna
+de fermer la porte. Puis, tranquillement:
+
+«Je vous croyais à Bressuire, vous.... On lâche donc sa sous-préfecture
+comme une vieille maîtresse.» Du Poizat, mince, là mine chafouine, avec
+des dents très blanches, mal rangées, haussa légèrement les épaules.
+
+«Je suis à Paris de ce matin, pour des affaires, et je ne comptais aller
+que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Je vous aurais demandé à
+dîner.... Mais quand j'ai lu le Moniteur...» Il traîna un fauteuil
+devant le bureau, s'installa carrément en face de Rougon.
+
+«Ah! çà! que se passe-t-il, voyons! Moi, j'arrive du fond des
+Deux-Sèvres.... J'ai bien eu vent de quelque chose, là-bas. Mais j'étais
+loin de me douter.... Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit?» Rougon, à son
+tour, haussa les épaules. Il était clair que Du Poizat avait appris
+là-bas sa disgrâce, et qu'il accourait, pour voir s'il n'y aurait pas
+moyen de se raccrocher aux branches. Il le regarda jusqu'à l'âme, en
+disant:
+
+«Je vous aurais écrit ce soir.... Donnez votre démission, mon brave.
+
+--C'est tout ce que je voulais savoir, on donnera sa démission»,
+répondit simplement Du Poizat.
+
+Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait à petits pas, il
+aperçut Delestang, à genoux sur le tapis, au milieu d'une débâcle de
+cartons. Il alla en silence lui donner une poignée de main. Puis il tira
+de sa poche un cigare qu'il alluma à la bougie.
+
+«On peut fumer, puisqu'on déménage, dit-il en s'installant de nouveau
+dans le fauteuil. C'est gai, de déménager!» Rougon s'absorbait dans une
+liasse de papiers, qu'il lisait avec une attention profonde. Il les
+triait soigneusement, brûlant les uns, conservant les autres. Du Poizat,
+la tête renversée, soufflant du coin des lèvres de légers filets de
+fumée, le regardait faire. Ils s'étaient connus quelques mois avant la
+révolution de Février. Ils logeaient alors tous les deux chez Mme
+Mélanie Correur, hôtel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait là en
+compatriote; il était né, ainsi que Mme Correur, à Coulonges, une petite
+ville de l'arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l'avait
+envoyé faire son droit à Paris, où il lui servait une pension de cent
+francs par mois, bien qu'il eût gagné des sommes fort rondes en prêtant
+à la petite semaine; la fortune du bonhomme restait même si inexplicable
+dans le pays, qu'on l'accusait d'avoir trouvé un trésor, au fond d'une
+vieille armoire, dont il avait opéré la saisie. Dès les premiers temps
+de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce garçon maigre qui
+mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires
+inquiétants; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus
+délicates. Plus tard lorsque Rougon voulut entrer à l'Assemblée
+législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute
+lutte dans les Deux-Sèvres.
+
+Puis, après le coup d'État, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat,
+en le faisant nommer sous-préfet à Bressuire. Le jeune homme, âgé à
+peine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, à quelques
+lieues de son père, dont l'avarice le torturait depuis sa sortie du
+collège.
+
+«Et le papa Du Poizat, comment va-t-il? demanda Rougon, sans lever les
+yeux.
+
+--Trop bien, répondit l'autre carrément. Il a chassé sa dernière
+domestique, parce qu'elle mangeait trois livres de pain. Maintenant, il
+a deux fusils chargés derrière sa porte, et quand je vais le voir, il
+faut que je parlemente par-dessus le mur de la cour.»
+
+Tout en causant, Du Poizat s'était penché, et il fouillait du bout des
+doigts dans la coupe de bronze, où traînaient des fragments de papier à
+demi consumés. Rougon s'étant aperçu de ce jeu, leva vivement la tête.
+Il avait toujours eu une légère peur de son ancien lieutenant dont les
+dents blanches mal rangées ressemblaient à celles d'un jeune loup. Sa
+grande préoccupation, autrefois, lorsqu'ils travaillaient ensemble,
+était de ne pas lui laisser entre les mains la moindre pièce
+compromettante. Aussi, en voyant qu'il cherchait à lire les mots restés
+intacts, jeta-t-il dans la coupe une poignée de lettres enflammées. Du
+Poizat comprit parfaitement.
+
+Mais il eut un sourire, il plaisanta.
+
+«C'est le grand nettoyage», murmura-t-il.
+
+Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s'en servit comme d'une paire
+de pincettes. Il rallumait à la bougie les lettres qui s'éteignaient; il
+faisait brûler en l'air les boules de papier trop serrées; il remuait
+les débris embrasés, comme s'il avait agité l'alcool flambant d'un bol
+de punch. Dans la coupe, des étincelles vives couraient; tandis qu'une
+fumée bleuâtre montait, roulait doucement jusqu'à la fenêtre ouverte. La
+bougie s'effarait par instants, puis brûlait avec une flamme toute
+droite, très haute.
+
+«Votre bougie a l'air d'un cierge, dit encore Du Poizat en ricanant.
+Hein! quel enterrement, mon pauvre ami! comme on a des morts à coucher
+dans la cendre!» Rougon allait répondre, lorsqu'un nouveau bruit vint de
+l'anti-chambre. Merle, une seconde fois, défendait la porte. Et, comme
+les voix grandissaient: «Delestang, ayez donc l'obligeance de voir ce
+qui se passe, dit Rougon. Si je me montre, nous allons être envahis.»
+Delestang ouvrit prudemment la porte, qu'il referma derrière lui. Mais
+il passa presque aussitôt la tête, en murmurant:
+
+«C'est Kahn qui est là.
+
+--Eh bien, qu'il entre, dit Rougon. Mais lui seulement, entendez-vous!»
+Et il appela Merle pour lui renouveler ses ordres.
+
+«Je vous demande pardon, mon cher ami, reprit-il en se tournant vers M.
+Kahn, quand l'huissier fut sorti.
+
+Mais je suis si occupé... Asseyez-vous à côté de Du Poizat, et ne bougez
+plus; autrement, je vous flanque à la porte tous les deux.» Le député ne
+parut pas ému le moins du monde de cet accueil brutal. Il était fait au
+caractère de Rougon. Il prit un fauteuil, s'assit à côté de Du Poizat,
+qui allumait un second cigare. Puis, après avoir soufflé:
+
+«Il fait déjà chaud.... Je viens de la rue Marbeuf, je croyais vous
+trouver encore chez vous.» Rougon ne répondit rien, il y eut un
+silence. Il froissait des papiers, les jetait dans une corbeille, qu'il
+avait attirée près de lui.
+
+«J'ai à causer avec vous, reprit M. Kahn.
+
+--Causez, causez, dit Rougon. Je vous écoute.» Mais le député sembla
+tout d'un coup s'apercevoir du désordre qui régnait dans la pièce.
+
+«Que faites-vous donc? demanda-t-il, avec une surprise parfaitement
+jouée. Vous changez de cabinet?» La voix était si juste, que Delestang
+eut la complaisance de se déranger pour mettre un Moniteur sous les yeux
+de M. Kahn.
+
+«Ah! mon Dieu! cria ce dernier, dès qu'il eut jeté un regard sur le
+journal. Je croyais la chose arrangée d'hier soir. C'est un vrai coup
+de foudre.... Mon cher ami...» Il s'était levé, il serrait les mains de
+Rougon. Celui-ci se taisait, en le regardant; sur sa grosse face, deux
+grands plis moqueurs coupaient les coins des lèvres. Et, comme Du Poizat
+prenait des airs indifférents, il les soupçonna de s'être vus le matin;
+d'autant plus que M. Kahn avait négligé de paraître étonné en apercevant
+le sous-préfet. L'un devait être venu au Conseil d'État, tandis que
+l'autre courait rue Marbeuf. De cette façon, ils étaient certains de ne
+pas le manquer.
+
+«Alors, vous aviez quelque chose à me dire? reprit Rougon de son air
+paisible.
+
+--Ne parlons plus de ça, mon cher ami! s'écria le député. Vous avez
+assez de tracas. Je n'irai bien sûr pas, dans un jour pareil, vous
+tourmenter encore avec mes misères.
+
+--Non, ne vous gênez pas, dites toujours.
+
+--Eh bien, c'est pour mon affaire, vous savez, pour cette maudite
+concession.... Je suis même content que Du Poizat soit là. Il pourra
+nous fournir certains renseignements.» Et, longuement, il exposa le
+point où en était son affaire. Il s'agissait d'un chemin de fer de Niort
+à Angers, dont il caressait le projet depuis trois ans. La vérité était
+que cette voie ferrée passait à Bressuire, où il possédait des hauts
+fourneaux, dont elle devait décupler la valeur; jusque-là, les
+transports restaient difficiles, l'entreprise végétait. Puis, il y avait
+dans la mise en action du projet tout un espoir de pêche en eau trouble
+des plus productives. Aussi M. Kahn déployait-il une activité
+prodigieuse pour obtenir la concession; Rougon l'appuyait énergiquement,
+et la concession allait être accordée, lorsque M. de Marsy, ministre de
+l'Intérieur, fâché de n'être pas dans l'affaire, où il flairait des
+tripotages superbes, très désireux d'autre part d'être désagréable à
+Rougon, avait employé toute sa haute influence à combattre le projet. Il
+venait même, avec l'audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir
+la concession par le ministre des Travaux Publics au directeur de la
+Compagnie de l'Ouest; et il répandait le bruit que la Compagnie seule
+pouvait mener à bien un embranchement dont les travaux demandaient des
+garanties sérieuses. M. Kahn allait être dépouillé. La chute de Rougon
+consommait sa ruine.
+
+«J'ai appris hier, dit-il, qu'un ingénieur de la Compagnie était chargé
+d'étudier un nouveau tracé... Avez-vous eu vent de la chose, Du Poizat?
+
+--Parfaitement, répondit le sous-préfet. Les études sont même
+commencées.... On cherche à éviter le coude que vous faisiez, pour venir
+passer à Bressuire. La ligne filerait droit par Parthenay et par
+Thouars.» Le député eut un geste de découragement.
+
+«C'est de la persécution, murmura-t-il. Qu'est-ce que ça leur ferait de
+passer devant mon usine?... Mais je protesterai; j'écrirai un mémoire
+contre leur tracé... Je retourne à Bressuire avec vous.
+
+--Non, ne m'attendez pas, dit Du Poizat en souriant.
+
+Il paraît que je vais donner ma démission.»
+
+M. Kahn se laissa aller dans un fauteuil, comme sous le coup d'une
+dernière catastrophe. Il frottait son collier de barbe à deux mains, il
+regardait Rougon d'un air suppliant. Celui-ci avait lâché ses dossiers.
+Les coudes sur le bureau, il écoutait.
+
+«Vous voulez un conseil, n'est-ce pas? dit-il enfin d'une voix rude. Eh
+bien, faites les morts, mes bons amis; tâchez que les choses restent en
+l'état, et attendez que nous soyons les maîtres.... Du Poizat va donner
+sa démission, parce que, s'il ne la donnait pas, il la recevrait avant
+quinze jours. Quant à vous, Kahn, écrivez à l'empereur, empêchez par
+tous les moyens que la concession ne soit accordée à la Compagnie de
+l'Ouest.
+
+Vous ne l'obtiendrez certes pas, mais tant qu'elle ne sera à personne,
+elle pourra être à vous, plus tard.» Et, comme les deux hommes hochaient
+la tête:
+
+«C'est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plus brutalement. Je
+suis par terre, laissez-moi le temps de me relever. Est-ce que j'ai la
+mine triste? Non, n'est-ce pas? Eh bien, faites-moi le plaisir de ne
+plus avoir l'air de suivre mon convoi.... Moi, je suis ravi de rentrer
+dans la vie privée. Enfin, je vais donc pouvoir me reposer un peu!» Il
+respira fortement, croisant les bras, berçant son grand corps. Et M.
+Kahn ne parla plus de son affaire. Il affecta l'air dégagé de Du Poizat,
+tenant à montrer une liberté d'esprit complète. Delestang avait attaqué
+un autre cartonnier; il faisait, derrière les fauteuils, un si petit
+bruit, qu'on eût dit, par instants; le bruit discret d'une bande de
+souris lâchées au milieu des dossiers.
+
+Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge, écornait le bureau d'un
+angle de lumière blonde, dans lequel la bougie continuait à brûler,
+toute pâle.
+
+Cependant, une causerie intime s'était engagée. Rougon, qui ficelait de
+nouveau ses paquets, assurait que la politique n'était pas son affaire.
+Il souriait, d'un air bonhomme, tandis que ses paupières, comme lasses,
+retombaient sur la flamme de ses yeux. Lui, aurait voulu avoir
+d'immenses terres à cultiver, avec des champs qu'il creuserait à sa
+guise, avec des troupeaux de bêtes, des chevaux, des boeufs, des
+moutons, des chiens, dont il serait le roi absolu. Et il racontait
+qu'autrefois, à Plassans, lorsqu'il n'était encore qu'un petit avocat de
+province, sa grande joie consistait à partir en blouse, à chasser
+pendant des journées dans les gorges de la Seille, où il abattait des
+aigles. Il se disait paysan, son grand-père avait pioché la terre. Puis,
+il en vint à faire l'homme dégoûté du monde. Le pouvoir l'ennuyait. Il
+allait passer l'été à la campagne. Jamais il ne s'était senti plus léger
+que depuis le matin; et il imprimait à ses fortes épaules un haussement
+formidable, comme s'il avait jeté bas un fardeau.
+
+«Qu'aviez-vous ici comme président? quatre-vingt mille francs?» demanda
+M. Kahn.
+
+Il dit oui, d'un signe de tête.
+
+«Et il ne va vous rester que vos trente mille francs de sénateur.» Que
+lui importait! Il vivait de rien, il ne se connaissait pas de vice, ce
+qui était vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand. Il rêvait d'être le
+maître chez lui, voilà tout. Et, fatalement, il revint à son idée d'une
+ferme, dans laquelle toutes les bêtes lui obéiraient. C'était son idéal,
+avoir un fouet et commander, être supérieur, plus intelligent et plus
+fort. Peu à peu, il s'anima, il parla des bêtes comme il aurait parlé
+des hommes, disant que les foules aiment le bâton, que les bergers ne
+conduisent leurs troupeaux qu'à coups de pierres. Il se transfigurait,
+ses grosses lèvres gonflées de mépris, sa face entière suant la force.
+Dans son poing fermé, il agitait un dossier, qu'il semblait près de
+jeter à la tête de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et gênés devant ce
+brusque accès de fureur.
+
+«L'empereur a bien mal agi», murmura Du Poizat.
+
+Alors, tout d'un coup, Rougon se calma. Sa face devint grise, son corps
+s'avachit dans une lourdeur d'homme obèse. Il se mit à faire l'éloge de
+l'empereur, d'une façon outrée: c'était une puissante intelligence, un
+esprit d'une profondeur incroyable. Du Poizat et M. Kahn échangèrent un
+coup d'oeil. Mais Rougon renchérissait encore, en parlant de son
+dévouement, en disant avec une grande humilité qu'il avait toujours été
+fier d'être un simple instrument aux mains de Napoléon III. Il finit
+même par impatienter Du Poizat, garçon d'une vivacité fâcheuse. Et une
+querelle s'engagea.
+
+Du Poizat parlait amèrement de tout ce que Rougon et lui avaient fait
+pour l'empire, de 1848 à 1851, lorsqu'ils crevaient la faim chez Mme
+Mélanie Correur. Il racontait des journées terribles, pendant la
+première année surtout, des journées passées à patauger dans la boue de
+Paris, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risqué leur
+peau vingt fois. N'était-ce pas Rougon qui, le matin du 2 Décembre,
+s'était emparé du Palais-Bourbon, à la tête d'un régiment de ligne? A ce
+jeu, on jouait sa tête. Et, aujourd'hui, on le sacrifiait, victime d'une
+intrigue de cour. Mais Rougon protestait; il n'était pas sacrifié; il se
+retirait pour des raisons personnelles. Puis, comme Du Poizat, tout à
+fait lancé, traitait les gens des Tuileries de «cochons», il finit par
+le faire taire, en assenant un coup de poing sur le bureau de
+palissandre, qui craqua.
+
+«C'est bête, tout ça! dit-il simplement.
+
+--Vous allez un peu loin», murmura M. Kahn.
+
+Delestang, très pâle, s'était mis debout, derrière les fauteuils. Il
+ouvrit doucement la porte pour voir si personne n'écoutait. Mais il
+n'aperçut, dans l'anti-chambre, que la haute silhouette de Merle, dont
+le dos tourné avait un grand air de discrétion. Le mot de Rougon avait
+fait rougir Du Poizat, qui se tut, dégrisé, mâchant son cigare d'un air
+mécontent.
+
+«Sans doute, l'empereur est mal entouré, reprit Rougon après un silence.
+Je me suis permis de le lui dire, et il a souri. Il a même daigné
+plaisanter, en ajoutant que mon entourage ne valait pas mieux que le
+sien.» Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ils trouvèrent le
+mot très joli.
+
+«Mais, je le répète, continua Rougon d'une voix particulière, je me
+retire de mon plein gré. Si l'on vous interroge, vous qui êtes de mes
+amis, affirmez qu'hier soir encore j'étais libre de reprendre ma
+démission.... Démentez aussi les commérages qui circulent à propos de
+cette affaire Rodriguez, dont on fait, paraît-il, tout un roman. J'ai pu
+me trouver, sur cette affaire, en désaccord avec la majorité du conseil
+d'État, et il y a eu certainement là des froissements qui ont hâté ma
+retraite. Mais j'avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses.
+J'étais résolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que je
+devais à la bienveillance de l'empereur.» Il dit toute cette tirade en
+l'accompagnant d'un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu'il
+parlait à la chambre ces explications étaient évidemment destinées au
+public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent
+par des phrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, comme
+ils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeu
+formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général.
+Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu'il appelait «le fumier
+des médiocrités».
+
+La Chambre, selon lui, jouissait encore d'une liberté absurde. On y
+parlait beaucoup trop. La France devait être gouvernée par une machine
+bien montée, l'empereur au sommet, les grands corps et les
+fonctionnaires au-dessous, réduits à l'état de rouages. Il riait, sa
+poitrine sautait, pendant qu'il outrait son système, avec une rage de
+mépris contre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts.
+
+«Mais, interrompit M. Kahn, l'empereur en haut, tous les autres en bas,
+ce n'est gai que pour l'empereur, cela!
+
+--Quand on s'ennuie, on s'en va», dit tranquillement Rougon.
+
+Il sourit, puis il ajouta:
+
+«On attend que cela soit amusant, et l'on revient.» Il y eut un long
+silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait,
+sachant ce qu'il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait
+deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé
+aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d'une disgrâce, pour
+faire peau neuve; l'affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion
+de tomber en honnête homme.
+
+«Et que dit-on? demanda Rougon pour rompre le silence.
+
+--Moi, j'arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l'heure, dans un
+café, j'ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre
+retraite.
+
+--Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tour M. Kahn; Béjuin
+vous aime beaucoup. C'est un garçon un peu éteint, mais d'une grande
+solidité... Le petit La Rouquette lui-même m'a paru très convenable. Il
+parle de vous en excellents termes.» Et la conversation continua sur les
+uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des
+questions, se faisait faire un rapport exact par le député, qui lui
+donna complaisamment les notes les plus précises sur l'attitude du Corps
+législatif à son égard.
+
+«Cet après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n'avoir aucun
+renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris, et demain matin,
+au saut du lit, j'en aurai long à vous conter.
+
+--A propos, s'écria M. Kahn en riant, j'oubliais de vous parler de
+Combelot!... Non, jamais je n'ai vu un homme plus gêné...» Mais il
+s'arrêta devant un clignement d'yeux de Rougon, qui lui montrait le dos
+de Delestang, en ce moment monté sur une chaise et occupé à débarrasser
+le dessus d'une bibliothèque où des journaux s'entassaient. M. de
+Combelot avait épousé une soeur de Delestang. Ce dernier, depuis la
+disgrâce de Rougon, souffrait un peu de sa parenté avec un chambellan;
+aussi voulut-il montrer quelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un
+sourire:
+
+«Pourquoi ne continuez-vous pas?... Combelot est un sot. Hein? voilà le
+mot lâché!» Cette exécution aisée d'un beau-frère égaya beaucoup ces
+messieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu'à se
+moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si célèbre
+parmi les dames.
+
+Puis, sans transition, il prononça gravement ces paroles, en jetant un
+paquet de journaux sur le tapis:
+
+«Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres.» Cette vérité
+ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez
+baissé, comme perdu au fond d'un portefeuille dont il examinait chaque
+poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un
+emportement d'hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots
+grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exagérées
+jusqu'au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy
+autrefois, avant l'empire, affirmait qu'il était alors entretenu par sa
+maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants en trois mois.
+M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse ne traînait sur la place
+de Paris, sans qu'on trouvât dedans la main de Marsy. Et ils
+s'échauffaient l'un l'autre, ils se renvoyaient des faits de plus en
+plus forts: dans une entreprise de mine, Marsy avait touché un
+pot-de-vin de quinze cent mille francs; il venait d'offrir, le mois
+dernier, un hôtel, à la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de
+six cent mille francs, sa part d'un trafic sur les actions des chemins
+de fer du Maroc; il n'y avait pas huit jours enfin, la grande affaire
+des canaux égyptiens, lancée par des créatures à lui, s'était écroulée
+avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de
+pioche n'avait été donné, depuis deux ans qu'ils opéraient des
+versements. Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s'efforçant
+de rapetisser sa haute mine d'aventurier élégant, parlant de maladies
+anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu'à
+attaquer la galerie de tableaux qu'il réunissait alors.
+
+«C'est un bandit tombé dans la peau d'un vaudevilliste», finit par dire
+Du Poizat.
+
+Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes de ses gros
+yeux.
+
+«Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu!
+comme vous voulez faire les vôtres.... Nous ne nous entendons guère. Si
+je puis même lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai
+volontiers.
+
+Mais tout ce que vous racontez là n'empêche pas que Marsy soit d'une
+jolie force. Si la fantaisie l'en prenait, il ne ferait qu'une bouchée
+de vous deux, je vous en préviens.».
+
+Et il quitta son fauteuil, las d'être assis, étirant ses membres. Puis,
+il ajouta, dans un gros bâillement:
+
+«D'autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me
+mettre en travers.
+
+--Oh! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec un sourire mince, vous
+mèneriez Marsy fort loin. Vous avez bien ici quelques papiers qu'il
+achèterait cher.
+
+Tenez, là-bas, le dossier Lardenois, cette aventure dans laquelle il a
+joué un singulier rôle. Je reconnais une lettre de lui, très curieuse,
+que je vous ai apportée moi-même, dans le temps.» Rougon était allé
+jeter dans la cheminée les papiers dont il avait peu à peu empli la
+corbeille. La coupe de bronze ne suffisait plus.
+
+«On s'assomme, on ne s'égratigne pas, dit-il en haussant
+dédaigneusement les épaules. Tout le monde a de ces lettres bêtes qui
+traînent chez les autres.» Et il prit la lettre, l'enflamma à la bougie,
+s'en servit comme d'une allumette pour mettre le feu au tas de papiers,
+dans la cheminée. Il resta là un instant, accroupi, énorme, à surveiller
+les feuilles embrasées qui roulaient jusque sur le tapis. Certains gros
+papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme des lames de
+plomb; des billets, des chiffons salis de vilaines écritures, brûlaient
+avec des petites langues bleues; tandis que, dans le brasier ardent, au
+milieu d'un pullulement d'étincelles, des fragments consumés restaient
+intacts, lisibles encore.
+
+A ce moment, la porte s'ouvrit, toute grande. Une voix disait en riant:
+
+«Bien, bien, je vous excuserai, Merle.... Je suis de la maison. Si vous
+m'empêchiez d'entrer par ici, je ferais le tour par la salle des
+séances, parbleu!» C'était M. d'Escorailles, que Rougon, depuis six
+mois, avait fait nommer auditeur au Conseil d'État. Il amenait à son
+bras la jolie Mme Bouchard, toute fraîche dans une toilette claire de
+printemps. «Allons, bon! des femmes, maintenant!» murmura Rougon.
+
+Il ne quitta pas la cheminée tout de suite. Il demeura par terre, tenant
+la pelle, sous laquelle il étouffait la flamme, de peur d'incendie. Et
+il levait sa large face, l'air maussade. M. d'Escorailles ne se
+déconcerta pas.
+
+Lui et la jeune femme, dès le seuil, avaient cessé de se sourire, pour
+prendre une figure de circonstance.
+
+«Cher maître, dit-il, je vous amène une de vos amies qui tenait
+absolument à vous apporter ses regrets.... Nous avons lu le Moniteur ce
+matin...
+
+--Vous avez lu le Moniteur, vous autres», gronda Rougon qui se décida
+enfin à se mettre debout.
+
+Mais il aperçut une personne qu'il n'avait pas encore vue. Il murmura,
+après avoir cligné les yeux:
+
+«Ah! monsieur Bouchard.» C'était le mari, en effet. Il venait d'entrer,
+derrière les jupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avait
+soixante ans, la tête toute blanche, l'oeil éteint, la face comme usée
+par ses vingt-cinq années de service administratif. Lui, ne prononça pas
+une parole. Il prit d'un air pénétré la main de Rougon, qu'il secoua
+trois fois, de haut en bas, énergiquement.
+
+«Eh bien, dit ce dernier, vous êtes très gentils d'être tous venus me
+voir; seulement, vous allez diablement me gêner.... Enfin, mettez-vous
+de ce côté-là... Du Poizat, donnez votre fauteuil à madame.» Il se
+tournait, lorsqu'il se trouva en face du colonel Jobelin.
+
+«Vous aussi, colonel!» cria-t-il.
+
+La porte était restée ouverte, Merle n'avait pu s'opposer à l'entrée du
+colonel, qui montait l'escalier derrière les talons des Bouchard. Il
+tenait son fils par la main, un grand galopin de quinze ans, alors élève
+de troisième au lycée Louis-le-Grand.
+
+«J'ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C'est dans le malheur que se
+révèlent les vrais amis.... Auguste, donne une poignée de main.» Mais
+Rougon s'élançait vers l'anti-chambre, en criant:
+
+«Fermez donc la porte, Merle! A quoi pensez-vous! Tout Paris va entrer.»
+L'huissier montra sa face calme, en disant:
+
+«C'est qu'ils vous ont vu, monsieur le président.» Et il dut s'effacer
+pour laisser passer les Charbonnel.
+
+Ils arrivaient sur une même ligne, sans se donner le bras, soufflant,
+désolés, ahuris. Ils parlèrent en même temps.
+
+«Nous venons de voir le Moniteur.... Ah! quelle nouvelle! comme votre
+pauvre mère va être désolée! Et nous, dans quelle triste position cela
+nous met!» Ceux-là, plus naïfs que les autres, allaient tout de suite
+exposer leurs petites affaires. Rougon les fit taire.
+
+Il poussa un verrou caché sous la serrure de la porte, en murmurant
+qu'on pouvait l'enfoncer, maintenant. Puis, voyant que pas un de ses
+amis ne semblait décidé à quitter la place, il se résigna, il tâcha
+d'achever sa besogne, au milieu des neuf personnes qui emplissaient le
+cabinet. Le déménagement des papiers avait fini par bouleverser la
+pièce. Sur le tapis, une débandade de dossiers traînait, si bien que le
+colonel et M. Bouchard, qui voulurent gagner l'embrasure d'une fenêtre,
+durent prendre les plus grandes précautions pour ne pas écraser en
+chemin quelque affaire importante. Tous les sièges étaient encombrés de
+paquets ficelés; Mme Bouchard seule avait pu s'asseoir sur un fauteuil
+resté libre; et elle souriait aux galanteries de Du Poizat et de M.
+Kahn, pendant que, M. d'Escorailles, ne trouvant plus de tabouret, lui
+glissait sous les pieds une épaisse chemise bleue bourrée de lettres.
+Les tiroirs du bureau, culbutés dans un coin, permirent aux Charbonnel
+de s'accroupir un instant, pour reprendre haleine; tandis que le jeune
+Auguste, ravi de tomber dans ce remue ménage, furetait, disparaissait
+derrière la montagne de cartons, au milieu de laquelle Delestang
+semblait se retrancher. Ce dernier faisait beaucoup de poussière, en
+jetant de haut les journaux de la bibliothèque.
+
+Mme Bouchard eut une légère toux.
+
+«Vous avez tort de rester dans cette saleté», dit Rougon, occupé à vider
+les cartons qu'il avait prié Delestang de ne point toucher.
+
+Mais la jeune femme, toute rose d'avoir toussé, lui assura qu'elle était
+très bien, que son chapeau ne craignait pas la poussière. Et la bande se
+lança dans les condoléances. L'empereur, vraiment, ne se souciait guère
+des intérêts du pays, pour se laisser circonvenir par des personnages si
+peu dignes de sa confiance. La France faisait une perte. D'ailleurs,
+c'était toujours ainsi: une grande intelligence devait liguer contre
+elle toutes les médiocrités.
+
+«Les gouvernements sont ingrats, déclara M. Kahn.
+
+--Tant pis pour eux! dit le colonel. Ils se frappent en frappant leurs
+serviteurs.» Mais M. Kahn voulut avoir le dernier mot. Il se tourna vers
+Rougon.
+
+«Quand un homme comme vous tombe, c'est un deuil public.» La bande
+approuva:
+
+«Oui, oui, un deuil public!» Sous la brutalité de ces éloges, Rougon
+leva la tête.
+
+Ses joues grises s'allumaient d'une lueur, sa face entière avait un
+sourire contenu de jouissance. Il était coquet de sa force, comme une
+femme l'est de sa grâce; et il aimait recevoir les flatteries à bout
+portant, dans sa large poitrine, assez solide pour n'être écrasée par
+aucun pavé. Cependant, il devenait évident que ses amis se gênaient les
+uns les autres; ils se guettaient du regard, cherchant à s'évincer, ne
+voulant pas parler haut. A présent que le grand homme paraissait dompté,
+l'heure pressait d'en arracher une bonne parole. Et ce fut le colonel
+qui prit un parti le premier. Il emmena dans une embrasure Rougon, qui
+le suivit docilement, un carton sous le bras.
+
+«Avez-vous songé à moi? lui demanda-t-il tout bas, avec un sourire
+aimable.
+
+--Parfaitement. Votre nomination de commandeur m'a encore été promise il
+y a quatre jours. Seulement, vous sentez qu'aujourd'hui, il m'est
+impossible de rien affirmer.... Je crains, je vous l'avoue, que mes amis
+ne reçoivent le contrecoup de ma disgrâce.» Les lèvres du colonel
+tremblèrent d'émotion. Il balbutia qu'il fallait lutter, qu'il lutterait
+lui-même. Puis, brusquement, il se tourna, il appela:
+
+«Auguste!» Le galopin était à quatre pattes sous le bureau, en train de
+lire les titres des dossiers, ce qui lui permettait de jeter des coups
+d'oeil luisants sur les petites bottines de Mme Bouchard. Il accourut.
+
+«Voilà mon gaillard! reprit le colonel à demi-voix.
+
+Vous savez qu'il faudra me caser cette vermine-là, un de ces jours. Je
+compte sur vous. J'hésite encore entre la magistrature et
+l'administration.... Donne une poignée de main, Auguste, pour que ton
+bon ami se souvienne de toi.» Pendant ce temps, Mme Bouchard, qui
+mordillait son gant d'impatience, s'était levée et avait gagné la
+fenêtre de gauche, en ordonnant d'un regard à M. d'Escorailles de la
+suivre. Le mari se trouvait déjà là, les coudes sur la barre d'appui, à
+regarder le paysage. En face, les grands marronniers des Tuileries
+avaient un frisson de feuilles, dans le soleil chaud; tandis que la
+Seine, du pont Royal au pont de la Concorde, roulait des eaux bleues,
+toutes pailletées de lumière.
+
+Mme Bouchard se tourna tout d'un coup, en criant:
+
+«Oh! monsieur Rougon, venez donc voir!» Et, comme Rougon se hâtait de
+quitter le colonel pour obéir, Du Poizat, qui avait suivi la jeune
+femme, se retira discrètement, alla rejoindre M. Kahn à la fenêtre du
+milieu.
+
+«Tenez, ce bateau chargé de briques, qui a failli sombrer», racontait
+Mme Bouchard.
+
+Rougon resta là complaisamment, au soleil, jusqu'à ce que M.
+d'Escorailles, sur un nouveau regard de la jeune femme, lui dît:
+
+«M. Bouchard veut donner sa démission. Nous l'avons amené pour que vous
+le raisonniez.» Alors, M. Bouchard expliqua que les injustices le
+révoltaient.
+
+«Oui, monsieur Rougon, j'ai commencé par être expéditionnaire à
+l'Intérieur, et je suis arrivé au poste de chef de bureau, sans rien
+devoir à la faveur ni à l'intrigue.... Je suis chef de bureau depuis 47.
+Eh bien, le poste de chef de division a déjà été cinq fois vacant,
+quatre fois sous la république, et une fois sous l'empire, sans que le
+ministre ait songé à moi, qui avais des droits hiérarchiques....
+Maintenant vous n'allez plus être là pour tenir la promesse que vous
+m'aviez faite, et j'aime mieux me retirer.» Rougon dut le calmer. La
+place n'était toujours pas donnée à un autre; si elle lui échappait
+cette fois encore, ce ne serait qu'une occasion perdue, une occasion qui
+se retrouverait certainement. Puis, il prit les mains de Mme Bouchard,
+en la complimentant d'un air paternel. La maison du chef de bureau était
+la première qui l'eût accueilli, lors de son arrivée à Paris. C'était là
+qu'il avait rencontré le colonel, cousin germain du chef de bureau. Plus
+tard, lorsque M. Bouchard hérita de son père, à cinquante-quatre ans, et
+se trouva tout d'un coup mordu du désir de se marier, Rougon servit de
+témoin à Mme Bouchard, née Adèle Desvignes, une demoiselle très bien
+élevée, d'une honorable famille de Rambouillet. Le chef de bureau avait
+voulu une jeune fille de province, parce qu'il tenait à l'honnêteté.
+Adèle, blonde, petite, adorable, avec la naïveté un peu fade de ses yeux
+bleus, en était à son troisième amant, au bout de quatre ans de mariage.
+
+«Là, ne vous tourmentez pas, dit Rougon qui lui serrait toujours les
+poignets dans ses grosses mains. Vous savez bien qu'on fait tout ce que
+vous voulez.... Jules vous dira ces jours-ci où nous en sommes.» Et il
+prit à part M. d'Escorailles, pour lui annoncer qu'il avait écrit le
+matin à son père, afin de le tranquilliser. Le jeune auditeur devait
+conserver tranquillement sa situation. La famille d'Escorailles était
+une des plus anciennes familles de Plassans, où elle jouissait de la
+vénération publique. Aussi Rougon, qui autrefois avait traîné des
+souliers éculés devant l'hôtel du vieux marquis, père de Jules,
+mettait-il son orgueil à protéger le jeune homme. La famille gardait un
+culte dévot pour Henri V, tout en permettant que l'enfant se ralliât à
+l'empire. C'était un résultat de l'abomination des temps.
+
+A la fenêtre du milieu, qu'ils avaient ouverte pour mieux s'isoler, M.
+Kahn et Du Poizat causaient, en regardant au loin les toits des
+Tuileries, qui bleuissaient dans une poussière de soleil. Ils se
+tâtaient, ils lâchaient des mots coupés par de grands silences. Rougon
+était trop vif. Il n'aurait pas dû se fâcher, à propos de cette affaire
+Rodriguez, si facile à arranger. Puis, les yeux perdus, M. Kahn murmura,
+comme se parlant à lui-même:
+
+«On sait que l'on tombe, on ne sait jamais si l'on se relèvera.» Du
+Poizat feignit de n'avoir pas entendu. Et, longtemps après, il dit:
+
+«Oh! c'est un garçon très fort.» Alors, le député se tourna brusquement,
+lui parla très vite, dans la figure.
+
+«Là, entre nous, j'ai peur pour lui. Il joue avec le feu.... Certes,
+nous sommes ses amis, et il n'est pas question de l'abandonner. Je tiens
+à constater seulement qu'il n'a guère songé à nous, dans tout ceci....
+Ainsi moi, par exemple, j'ai entre les mains des intérêts énormes qu'il
+vient de compromettre par son coup de tête. Il n'aurait pas le droit de
+m'en vouloir, n'est-ce pas? si j'allais maintenant frapper à une autre
+porte: car, enfin, ce n'est pas seulement moi qui souffre, ce sont aussi
+les populations.
+
+--Il faut frapper à une autre porte», répéta Du Poizat avec un sourire.
+
+Mais l'autre, pris d'une colère subite, lâcha la vérité.
+
+«Est-ce que c'est possible!... Ce diable d'homme vous fâche avec tout le
+monde. Quand on est de sa bande, on a une affiche dans le dos.» Il se
+calma, soupirant, regardant du côté de l'Arc de Triomphe, dont le bloc
+de pierre grisâtre émergeait de la nappe verte des Champs-Élysées. Il
+reprit doucement:
+
+«Que voulez-vous? moi, je suis d'une fidélité bête.» Le colonel, depuis
+un instant, se tenait debout derrière ces messieurs.
+
+«La fidélité est le chemin de l'honneur», dit-il de sa voix militaire.
+
+Du Poizat et M. Kahn s'écartèrent pour faire place au colonel, qui
+continua:
+
+«Rougon contracte aujourd'hui une dette envers nous. Rougon ne
+s'appartient plus.» Ce mot eut un succès énorme. Non, certes, Rougon ne
+s'appartenait plus. Et il fallait le lui dire nettement, pour qu'il
+comprît ses devoirs. Tous trois baissèrent la voix, complotant, se
+distribuant des espérances. Parfois, ils se retournaient, ils jetaient
+un coup d'oeil dans la vaste pièce, pour voir si quelque ami
+n'accaparait pas trop longtemps le grand homme.
+
+Maintenant, le grand homme ramassait les dossiers, tout en continuant de
+causer avec Mme Bouchard.
+
+Cependant, dans le coin où ils étaient restés silencieux et gênés
+jusque-là, les Charbonnel se disputaient. A deux reprises, ils avaient
+tenté de s'emparer de Rougon, qui s'était laissé enlever par le colonel
+et la jeune femme. M. Charbonnel finit par pousser Mme Charbonnel vers
+lui.
+
+«Ce matin, balbutia-t-elle, nous avons reçu une lettre de votre mère...»
+Il ne la laissa pas achever. Il emmena lui-même les Charbonnel dans
+l'embrasure de droite, lâchant une fois encore les dossiers, sans trop
+d'impatience.
+
+«Nous avons reçu une lettre de votre mère», répéta Mme Charbonnel.
+
+Et elle allait lire la lettre, lorsqu'il la lui prit pour la parcourir
+d'un regard. Les Charbonnel, anciens marchands d'huile de Plassans,
+étaient les protégés de Mme Félicité, comme on nommait dans sa petite
+ville la mère de Rougon. Elle les lui avait adressés à l'occasion d'une
+requête qu'ils présentaient au conseil d'État.
+
+Un de leurs petits-cousins, un sieur Chevassu, avoué à Faverolles, le
+chef-lieu d'un département voisin, était mort en laissant une fortune de
+cinq cent mille francs aux soeurs de la Sainte-Famille. Les Charbonnel,
+qui n'avaient jamais compté sur l'héritage, devenus brusquement
+héritiers par la mort d'un frère du défunt, crièrent alors à la
+captation; et comme la communauté demandait au conseil d'État d'être
+autorisée à accepter le legs, ils quittèrent leur vieille demeure de
+Plassans, ils accoururent à Paris se loger rue Jacob, hôtel du Périgord,
+pour suivre leur affaire de près. Et l'affaire traînait depuis six mois.
+
+«Nous sommes bien tristes, soupirait Mme Charbonnel, pendant que Rougon
+lisait la lettre. Moi, je ne voulais pas entendre parler de ce procès,
+mais M. Charbonnel répétait qu'avec vous c'était tout argent gagné, que
+vous n'aviez qu'un mot à dire pour nous mettre les cinq cent mille
+francs dans la poche.... N'est-ce pas, monsieur Charbonnel?» L'ancien
+marchand d'huile branla désespérément la tête.
+
+«C'était un chiffre, continua la femme, ça valait la peine de
+bouleverser son existence.... Ah! oui, elle est bouleversée, notre
+existence! Savez-vous, monsieur Rougon qu'hier encore la bonne de
+l'hôtel a refusé de changer nos serviettes sales! Moi qui, à Plassans,
+ai cinq armoires de linge!» Et elle continua à se plaindre amèrement de
+Paris qu'elle abominait. Ils y étaient venus pour huit jours.
+
+Puis, espérant partir toutes les semaines, ils ne s'étaient rien fait
+envoyer. Maintenant que cela n'en finissait plus, ils s'entêtaient dans
+leur chambre garnie, mangeant ce que la bonne voulait bien leur servir,
+sans linge, presque sans vêtements. Ils n'avaient pas même une brosse,
+et Mme Charbonnel faisait sa toilette avec un peigne cassé. Parfois, ils
+s'asseyaient sur leur petite malle, ils y pleuraient de lassitude et de
+rage.
+
+«Et cet hôtel est si mal fréquenté! murmura M. Charbonnel avec de gros
+yeux pudibonds. Il y a un jeune homme à côté de nous. On entend des
+choses...» Rougon repliait la lettre.
+
+«Ma mère, dit-il, vous donne l'excellent conseil de patienter. Je ne
+puis que vous engager à faire une nouvelle provision de courage....
+Votre affaire me paraît bonne; mais me voilà parti et je n'ose plus rien
+vous promettre.
+
+--Nous quittons Paris demain!» cria Mme Charbonnel dans un élan de
+désespoir.
+
+Mais, ce cri à peine lâché, elle devint toute pâle.
+
+M. Charbonnel dut la soutenir. Et ils restèrent un moment sans voix, les
+lèvres tremblantes, à se regarder, avec une grosse envie de pleurer. Ils
+faiblissaient, ils avaient une douleur, comme si, brusquement, les cinq
+cent mille francs se fussent écroulés devant eux.
+
+Rougon continuait affectueusement:
+
+«Vous avez affaire à forte partie. Mgr Rochart, l'évêque de Faverolles,
+est venu en personne à Paris pour appuyer la demande des soeurs de la
+Sainte Famille. Sans son intervention, il y a longtemps que vous auriez
+gain de cause. Le clergé est malheureusement très puissant
+aujourd'hui.... Mais je laisse ici des amis, j'espère pouvoir agir sans
+me mettre en avant.
+
+Vous avez attendu si longtemps que, si vous partez demain.... «Nous
+resterons, nous resterons, se hâta de balbutier Mme Charbonnel. Ah!
+monsieur Rougon, voilà un héritage qui nous aura coûté bien cher!»
+Rougon revint vivement à ses papiers. Il promena un regard de
+satisfaction autour de la pièce, soulagé, ne voyant plus personne qui
+pût l'emmener encore dans une embrasure de fenêtre; toute la bande était
+repue.
+
+En quelques minutes, il avança fort sa besogne. Il avait une gaieté à
+lui, brutale, se moquant des gens, se vengeant des ennuis qu'on lui
+imposait. Pendant un quart d'heure, il fut terrible pour ses amis, dont
+il venait d'écouter les histoires avec tant de complaisance. Il alla si
+loin, il se montra si dur pour la jolie Mme Bouchard, que les yeux de la
+jeune femme s'emplirent de larmes, sans qu'elle cessât de sourire. Les
+amis riaient, accoutumés à ces coups de massue. Jamais leurs affaires
+n'allaient mieux qu'aux heures où Rougon s'exerçait les poings sur leur
+nuque.
+
+A ce moment, on frappa un coup discret à la porte.
+
+«Non, non, n'ouvrez pas, cria-t-il à Delestang qui se dérangeait. Est-ce
+qu'on se moque de moi! J'ai déjà la tête cassée.» Et, comme on
+ébranlait la porte plus violemment:
+
+«Ah! si je restais, dit-il entre ses dents, comme je flanquerais ce
+Merle dehors!» On ne frappa plus. Mais, tout d'un coup, dans un angle du
+cabinet, une petite porte s'ouvrit, donnant passage à une énorme jupe
+de soie bleue, qui entra à reculons. Et cette jupe, très claire, très
+ornée de noeuds de ruban, demeura là un instant, à moitié dans la pièce,
+sans qu'on vît autre chose. Une voix de femme, toute fluette, parlait
+vivement au-dehors.
+
+«Monsieur Rougon!» appela la dame, en montrant enfin son visage.
+
+C'était Mme Correur, avec un chapeau garni d'une botte de roses. Rougon,
+qui s'avançait, les poings fermés, furieux, plia les épaules et vint
+serrer la main de la nouvelle venue, en faisant le gros dos.
+
+«Je demandais à Merle comment il se trouvait ici, dit Mme Correur, en
+couvant d'un regard tendre le grand diable d'huissier, debout et
+souriant devant elle. Et vous, monsieur Rougon, êtes-vous content de
+lui?
+
+--Mais oui, certainement», répondit Rougon d'une façon aimable.
+
+Merle gardait son sourire béat, les yeux fixés sur le cou gras de Mme
+Correur. Elle se rengorgeait, elle ramenait de la main les frisures de
+ses tempes.
+
+«Voilà qui va bien, mon garçon, reprit-elle. Quand je place quelqu'un,
+j'aime que tout le monde soit satisfait.... Et si vous aviez besoin de
+quelque conseil, venez me voir le matin, vous savez, de huit à neuf.
+Allons, soyez sage.» Et elle entra dans le cabinet, en disant à Rougon:
+
+«Il n'y a rien qui vaille les anciens militaires.» Puis, elle ne le
+lâcha pas, elle lui fit traverser toute la pièce, le menant à petits pas
+devant la fenêtre, à l'autre bout. Elle le grondait de n'avoir point
+ouvert. Si Merle n'avait pas consenti à l'introduire par la petite
+porte, elle serait donc restée dehors? Dieu savait pourtant si elle
+avait besoin de le voir! car, enfin, il ne pouvait pas s'en aller ainsi,
+sans lui dire où en étaient ses pétitions.
+
+Elle sortit de sa poche un petit carnet, très riche, recouvert de moire
+rose.
+
+«Je n'ai vu le Moniteur qu'après mon déjeuner, dit-elle. J'ai pris tout
+de suite un fiacre... voyons, où en est l'affaire de Mme Leturc, la
+veuve du capitaine, qui demande un bureau de tabac. Je lui ai promis un
+résultat pour la semaine prochaine.... Et l'affaire de cette demoiselle,
+vous savez, Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que
+son séducteur, un officier, consent à épouser, si quelque âme honnête
+veut bien avancer la dot réglementaire. Nous avions pensé à
+l'impératrice.... Et toutes ces dames, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme
+Jalaguier, qui attendent depuis des mois?» Rougon, paisiblement, donnait
+des réponses, expliquant les retards, descendait dans les détails les
+plus minutieux. Il fit pourtant comprendre à Mme Correur qu'elle devait
+à présent compter beaucoup moins sur lui. Alors, elle se désola. Elle
+était si heureuse de rendre service! Qu'allait-elle devenir, avec toutes
+ces dames?
+
+Et elle en arriva à parler de ses affaires personnelles, que Rougon
+connaissait bien. Elle répétait qu'elle était une Martineau, des
+Martineau de Coulonges, une bonne famille de Vendée, où l'on pouvait
+citer jusqu'à sept notaires de père en fils. Jamais elle ne s'expliquait
+nettement sur son nom de Correur. A l'âge de vingt-quatre ans, elle
+s'était enfuie avec un garçon boucher, à la suite de tout un été de
+rendez-vous, sous un hangar.
+
+Son père avait agonisé pendant six mois sous le coup de ce scandale, une
+monstruosité dont le pays s'entretenait toujours. Depuis ce temps, elle
+vivait à Paris, comme morte pour sa famille. Dix fois, elle avait écrit
+à son frère, maintenant à la tête de l'étude, sans pouvoir obtenir de
+lui une réponse; et elle accusait de ce silence sa belle-soeur, «une
+femme à curés, qui menait par le bout du nez cet imbécile de Martineau»,
+disait-elle. Une de ses idées fixes était de retourner là-bas, comme Du
+Poizat, pour s'y montrer en femme cossue et respectée.
+
+«J'ai encore écrit, il y a huit jours, murmura-t-elle; je parie qu'elle
+jette mes lettres au feu.... Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait
+bien qu'elle m'ouvrît la maison toute grande. Ils n'ont pas d'enfant,
+j'aurais des affaires d'intérêt à régler.... Martineau a quinze ans de
+plus que moi, et il est goutteux, m'a-t-on dit.» Puis, elle changea
+brusquement de voix, elle reprit:
+
+«Enfin, ne pensons pas à tout cela.... C'est pour vous qu'il s'agit de
+travailler à cette heure, n'est-ce pas, Eugène? On travaillera, vous
+verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pour que nous soyons quelque
+chose... vous vous souvenez, en 51?» Rougon sourit. Et, comme elle lui
+serrait maternellement les deux mains, il se pencha à son oreille et
+murmura:
+
+«Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d'être raisonnable. Est-ce qu'il
+ne s'est pas avisé, l'autre semaine, après s'être fait mettre au poste,
+de donner mon nom pour que j'aille le réclamer!» Mme Correur promit de
+parler à Gilquin, un de ses anciens locataires, du temps où Rougon
+logeait à l'hôtel Vaneau, garçon précieux à l'occasion, mais d'un
+débraillé très compromettant.
+
+«J'ai un fiacre en bas, je me sauve», dit-elle avec un sourire, tout
+haut, en gagnant le milieu du cabinet.
+
+Et elle resta pourtant quelques minutes encore, désireuse de voir la
+bande s'en aller en même temps qu'elle.
+
+Pour décider le mouvement de retraite, elle offrit même de prendre
+quelqu'un avec elle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et
+il fut convenu que le petit Auguste monterait à côté du cocher. Alors,
+commença une grande distribution de poignées de main. Rougon s'était mis
+près de la porte, ouverte toute grande. En passant devant lui, chacun
+avait une dernière phrase de condoléance. M. Kahn, Du Poizat et le
+colonel allongèrent le cou, lui lâchèrent tout bas un mot dans
+l'oreille, pour qu'il ne les oubliât pas. Les Charbonnel étaient déjà
+sur la première marche de l'escalier, et Mme Correur causait avec Merle,
+au fond de l'anti-chambre, pendant que Mme Bouchard, attendue à quelques
+pas par son mari et par M. d'Escorailles, s'attardait encore devant
+Rougon, très gracieuse, très douce, lui demandant à quelle heure elle
+pourrait le voir, rue Marbeuf, tout seul, parce qu'elle était trop bête
+quand il y avait du monde. Mais le colonel, en l'entendant demander
+cela, revint brusquement; les autres le suivirent, il y eut une rentrée
+générale.
+
+«Nous irons tous vous voir, criait le colonel.
+
+--Il ne faut pas que vous vous enterriez», disaient plusieurs voix.
+
+M. Kahn réclama du geste le silence. Puis, il lança la fameuse phrase:
+
+«Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à vos amis et à la
+France.» Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut un
+gros soupir de soulagement. Delestang, qu'il avait oublié, sortit alors
+de derrière le tas de cartons, à l'abri duquel il venait d'achever le
+classement des papiers, en ami consciencieux. Il était un peu fier de sa
+besogne. Lui, agissait, pendant que les autres parlaient.
+
+Aussi reçut-il avec une véritable jouissance les remerciements très vifs
+du grand homme. Il n'y avait que lui pour rendre service; il possédait
+un esprit d'ordre, une méthode de travail qui le mèneraient loin; et
+Rougon trouva encore plusieurs autres choses flatteuses, sans qu'on pût
+savoir s'il ne se moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d'oeil
+dans tous les coins:
+
+«Mais voilà qui est fini, je crois, grâce à vous.... Il n'y a plus qu'à
+donner l'ordre à Merle de me faire porter ces paquets-là chez moi.» Il
+appela l'huissier, lui indiqua ses papiers personnels. A toutes les
+recommandations, l'huissier répondait:
+
+«Oui, monsieur le président.
+
+--Eh! animal, finit par crier Rougon agacé, ne m'appelez donc plus
+président, puisque je ne le suis plus.» Merle s'inclina, fit un pas vers
+la porte, et resta là, à hésiter. Il revint, disant:
+
+«Il y a en bas une dame à cheval qui demande monsieur.... Elle a dit en
+riant qu'elle monterait bien avec le cheval, si l'escalier était assez
+large.... C'est seulement pour serrer la main à monsieur.» Rougon
+fermait déjà les poings, croyant à une plaisanterie. Mais Delestang, qui
+était allé regarder par une fenêtre du palier, accourut en murmurant,
+l'air très ému:
+
+«Mademoiselle Clorinde!» Alors, Rougon fit répondre qu'il descendait.
+Puis, comme Delestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda,
+les sourcils froncés, d'un air soupçonneux, frappé de son émotion.
+«Méfiez-vous des femmes», répéta-t-il.
+
+Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet.
+
+Par les trois fenêtres, laissées ouvertes, le plein jour entrait,
+éclairant crûment les cartonniers éventrés, les tiroirs épars, les
+paquets ficelés et entassés au milieu du tapis. Le cabinet semblait tout
+grand, tout triste. Au fond de la cheminée, les tas de papiers brûlés, à
+poignées, ne laissaient qu'une petite pelletée de cendre noire. Comme il
+fermait la porte, la bougie, oubliée sur un coin du bureau, s'éteignit
+en faisant éclater la bobèche de cristal, dans le silence de la pièce
+vide.
+
+
+
+
+III
+
+
+C'était l'après-midi, vers quatre heures, que Rougon allait parfois
+passer un instant chez la comtesse Balbi.
+
+Il s'y rendait en voisin, à pied. La comtesse habitait un petit hôtel, à
+quelques pas de la rue Marbeuf, sur l'avenue des Champs-Elysées.
+D'ailleurs, elle était rarement chez elle; et, quand elle s'y trouvait
+par hasard, elle était couchée, elle se faisait excuser. Cela
+n'empêchait pas l'escalier du petit hôtel d'être plein d'un vacarme de
+visiteurs bruyants, ni les portes des salons de battre à toute volée. Sa
+fille Clorinde recevait dans une galerie, une sorte d'atelier de
+peintre, donnant sur l'avenue par de larges baies vitrées.
+
+Pendant près de trois mois, Rougon, avec sa brutalité d'homme chaste,
+avait fort mal répondu aux avances de ces dames, qui s'étaient fait
+présenter à lui, dans un bal, au ministère des Affaires étrangères. Il
+les rencontrait partout, souriant l'une et l'autre du même sourire
+engageant, la mère toujours muette, la fille parlant haut, lui plantant
+son regard droit dans les yeux. Et il tenait bon, il les évitait,
+battait des paupières pour ne pas les voir, refusait les invitations
+qu'elles lui adressaient. Puis, obsédé, poursuivi jusque dans sa maison,
+devant laquelle Clorinde affectait de passer à cheval, il prit des
+renseignements avant de se risquer chez elles.
+
+A la légation d'Italie, on lui parla de ces dames en termes très
+favorables: le comte Balbi avait réellement existé; la comtesse
+conservait de grandes relations à Turin; la fille, enfin, était encore
+sur le point, l'année précédente, d'épouser un petit prince allemand.
+Mais, chez la duchesse Sanquirino, à laquelle il s'adressa ensuite, les
+histoires changèrent. Là, on lui affirma que Clorinde était née deux ans
+après la mort du comte; d'ailleurs, il courait une légende très
+compliquée sur le ménage Balbi, le mari et la femme ayant passé par une
+foule d'aventures, des débordements mutuels, un divorce prononcé en
+France, un raccommodement survenu en Italie, qui les avait fait vivre
+dans une sorte de concubinage. Un jeune attaché d'ambassade, très au
+courant de ce qui se passait à la cour du roi Emmanuel-Victor, fut plus
+net encore: selon lui, si la comtesse gardait là-bas de l'influence,
+elle la devait à une ancienne liaison avec un très haut personnage; et
+il laissait entendre qu'elle serait restée à Turin, sans certain
+scandale énorme, sur lequel il ne put s'expliquer. Rougon, gagné peu à
+peu par l'intérêt de cette enquête, alla jusqu'à la préfecture de
+police, où il ne trouva rien de précis; les dossiers des deux étrangères
+les donnaient simplement comme des femmes menant un grand train, sans
+qu'on leur connût une fortune solide. Elles disaient posséder des biens
+en Piémont. La vérité était qu'il se produisait parfois des trous
+brusques dans leur luxe; alors, elles disparaissaient tout d'un coup,
+pour reparaître bientôt avec une splendeur nouvelle. En somme, on ne
+savait rien sur leur compte, on préférait ne rien savoir. Elles
+fréquentaient le meilleur monde, leur maison était acceptée comme un
+terrain neutre, où l'on tolérait l'excentricité de Clorinde, à titre de
+fleur étrangère. Rougon se décida à voir ces dames.
+
+A la troisième visite, la curiosité du grand homme avait grandi. Il
+était de sens épais, très longs à s'éveiller.
+
+Ce qui l'attira d'abord dans Clorinde, ce fut cette pointe d'inconnu,
+toute une vie passée, toute une idée fixe d'avenir, qu'il croyait lire
+au fond de ses larges yeux de jeune déesse. On lui avait conté bien des
+anecdotes abominables, une première faiblesse pour un cocher, et plus
+tard un marché passé avec un banquier, qui aurait payé la fausse
+virginité de la demoiselle du petit hôtel des Champs-Élysées. Mais, à
+certaines heures, elle lui semblait si enfant, qu'il doutait, se
+promettant de la confesser, revenant pour avoir le mot de cette étrange
+fille, dont l'énigme vivante finissait par l'occuper autant qu'un
+problème délicat de haute politique. Il avait vécu jusque-là dans le
+dédain des femmes, et la première sur laquelle il tombait, était certes
+la machine la plus compliquée qu'on pût imaginer.
+
+Le lendemain du jour où Clorinde était allée, au trot de son cheval de
+louage, lui porter une poignée de main de condoléance, à la porte du
+Conseil d'État, Rougon lui rendit une visite, qu'elle avait d'ailleurs
+exigée solennellement. Elle devait, disait-elle, lui montrer quelque
+chose qui le tirerait de ses humeurs noires. Il l'appelait en riant
+«son vice»; il s'oubliait volontiers chez elle, amusé, chatouillé,
+l'esprit en éveil, d'autant plus qu'il l'épelait encore, aussi peu
+avancé que le premier jour.
+
+Comme il tournait le coin de la rue Marbeuf, il jeta un coup d'oeil dans
+la rue du Colisée, sur l'hôtel habité par Delestang, qu'il croyait avoir
+déjà surpris plusieurs fois le visage entre les persiennes entrebâillées
+de son cabinet, à guetter, de l'autre côté de l'avenue, les fenêtres de
+Clorinde; mais les persiennes étaient closes, Delestang devait être
+parti le matin pour sa ferme-modèle de la Chamade.
+
+La porte de l'hôtel Balbi était toujours grande ouverte. Rougon, au bas
+de l'escalier, rencontra une petite femme noire, mal coiffée, traînant
+une robe jaune en loques, qui mordait dans une orange comme dans une
+pomme.
+
+«Antonia, est-ce que votre maîtresse est chez elle?» lui demanda-t-il.
+
+Elle ne répondit pas, la bouche pleine, agitant la tête violemment, avec
+un rire. Elle avait les lèvres toutes barbouillées du jus de l'orange;
+elle rapetissait ses petits yeux, pareils à deux gouttes d'encre sur sa
+peau brune..
+
+Rougon monta, habitué déjà au service débraillé de la maison. Dans
+l'escalier, il croisa un grand diable de domestique, à mine de bandit, à
+longue barbe noire, qui le regarda tranquillement, sans lui céder le
+côté de la rampe. Puis, sur le palier du premier étage, il se trouva
+seul, en face de trois portes ouvertes. Celle de gauche donnait dans la
+chambre de Clorinde. Il eut la curiosité d'allonger la tête. Bien qu'il
+fût quatre heures, la chambre n'était pas encore faite; un paravent,
+devant le lit, en cachait à demi les couvertures pendantes; et, jetés
+sur le paravent, les jupons de la veille séchaient, tout crottés par le
+bas. Devant la fenêtre, la cuvette, pleine d'eau savonneuse, traînait à
+terre, tandis que le chat de la maison, un chat gris, dormait pelotonné
+au milieu d'un tas de vêtements.
+
+C'était au second étage que Clorinde se tenait habituellement, dans
+cette galerie dont elle avait fait successivement un atelier, un fumoir,
+une serre chaude et un salon d'été. A mesure que Rougon montait, il
+entendait grandir un vacarme de voix, de rires aigus, de meubles
+renversés. Et, quand il fut devant la porte, il finit par distinguer
+qu'un piano poitrinaire menait le tapage, pendant qu'une voix chantait.
+Il frappa à deux reprises, sans recevoir de réponse. Alors, il se décida
+à entrer.
+
+«Ah! bravo, bravo, le voilà!» cria Clorinde en frappant dans ses mains.
+
+Lui, difficile d'ordinaire à décontenancer, resta un instant sur le
+seuil, timidement. Devant le vieux piano, qu'il tapait avec furie, pour
+en tirer des sons moins grêles, se tenait le chevalier Rusconi, le légat
+d'Italie, un beau brun, diplomate grave à ses heures. Au milieu de la
+pièce, le député La Rouquette valsait avec une chaise, dont il serrait
+amoureusement le dossier entre ses bras, si emporté par son élan, qu'il
+avait jonché le parquet des sièges culbutés. Et, dans la lumière crue
+d'une des baies, en face d'un jeune homme qui la dessinait au fusain sur
+une toile blanche Clorinde, debout au milieu d'une table, posait en
+Diane chasseresse, les cuisses nues, les bras nus, la gorge nue, toute
+nue, l'air tranquille. Sur un canapé, trois messieurs très sérieux
+fumaient de gros cigares en la regardant, les jambes croisées, sans rien
+dire.
+
+«Attendez, ne bougez pas! cria le chevalier Rusconi à Clorinde qui
+allait sauter de la table. Je vais faire les présentations.» Et, suivi
+de Rougon, il dit plaisamment, en passant devant M. La Rouquette, tombé
+hors d'haleine dans un fauteuil:
+
+«M. La Rouquette, que vous connaissez. Un futur ministre.»
+
+Puis, s'approchant du peintre, il continua:
+
+«M. Luigi Pozzo, mon secrétaire. Diplomate, peintre, musicien et
+amoureux.» Il oubliait les trois messieurs sur le canapé. Mais, en se
+tournant, il les aperçut; et il quitta son ton plaisant, il s'inclina de
+leur côté, en murmurant d'une voix cérémonieuse:
+
+«M. Brambilla, M. Staderino, M. Viscardi, tous trois réfugiés
+politiques.» Les trois Vénitiens, sans lâcher leurs cigares, saluèrent.
+Le chevalier Rusconi retournait au piano, lorsque Clorinde l'interpella
+vivement, en lui reprochant d'être un mauvais maître de cérémonie. Et, à
+son tour, montrant Rougon, elle dit simplement, avec une intonation
+particulière, très flatteuse:
+
+«M. Eugène Rougon.» On se salua de nouveau. Rougon, qui avait eu peur,
+un moment, de quelque plaisanterie compromettante, fut surpris du tact
+et de la dignité brusques de cette grande fille, à demi nue dans son
+costume de gaze. Il s'assit, il demanda des nouvelles de la comtesse
+Balbi, comme il le faisait d'habitude; il affectait même, à chaque
+visite, d'être venu pour la mère, ce qui lui semblait plus convenable.
+
+«J'aurais été très heureux de lui présenter mes compliments,
+ajouta-t-il, selon la formule qu'il avait adoptée pour la circonstance.
+
+--Mais maman est là!» dit Clorinde en montrant un coin de la pièce, du
+bout de son arc en bois doré.
+
+Et la comtesse, en effet, était là, derrière des meubles, renversée dans
+un large fauteuil. Ce fut un étonnement.
+
+Les trois réfugiés politiques devaient, eux aussi, ignorer sa présence;
+ils se levèrent et saluèrent. Rougon alla lui serrer la main. Il se
+tenait debout, et elle, toujours allongée, répondait par monosyllabes,
+avec ce continuel sourire qui ne la quittait pas, même lorsqu'elle
+souffrait. Puis, elle retomba dans son silence, distraite, jetant des
+coups d'oeil de côté sur l'avenue, où un fleuve de voitures coulait.
+Elle s'était sans doute assise là pour voir passer le monde. Rougon la
+quitta.
+
+Cependant, le chevalier Rusconi, assis de nouveau devant le piano,
+cherchait un air, tapant doucement les touches, chantonnant à demi-voix
+des paroles italiennes. M. La Rouquette s'éventait avec son mouchoir.
+
+Clorinde, très sérieuse, avait repris sa pose. Et Rougon, dans le
+recueillement subit qui s'était fait, marchait à petits pas, de long en
+large, regardant les murs. La galerie se trouvait encombrée d'une
+étonnante débandade d'objets; des meubles, un secrétaire, un bahut,
+plusieurs tables, poussés au milieu, établissaient un labyrinthe
+d'étroits sentiers; à une extrémité, des plantes de serre chaude,
+reléguées, culbutées les unes contre les autres, agonisaient, avec leurs
+palmes vertes pendantes, déjà toutes mangées de rouille; tandis que, à
+l'autre bout, s'amoncelait un gros tas de terre glaise séchée, dans
+lequel on reconnaissait encore les bras et les jambes émiettés d'une
+statue que Clorinde avait ébauchée, mordue un beau jour du caprice
+d'être une artiste. La galerie, très vaste, n'avait en réalité de libre
+qu'un espace restreint devant une des baies, sorte de vide carré
+transformé en petit salon par deux canapés et trois fauteuils
+dépareillés. «Vous pouvez fumer», dit Clorinde à Rougon.
+
+Il remercia; il ne fumait jamais. Elle, sans se retourner, cria:
+«Chevalier, faites-moi donc une cigarette. Vous devez avoir du tabac
+devant vous, sur le piano.» Et, pendant que le chevalier faisait la
+cigarette, le silence recommença. Rougon, contrarié de trouver là tout
+ce monde, allait prendre son chapeau. Il revint pourtant devant
+Clorinde, la tête levée, souriant:
+
+«Ne m'avez-vous pas prié de passer pour me montrer quelque chose?»
+demanda-t-il.
+
+Elle ne répondit pas tout de suite, très grave, tout à la pose. Il dut
+insister:
+
+«Qu'est-ce donc, ce que vous vouliez me montrer?
+
+--Moi!» dit-elle.
+
+Elle dit cela d'une voix souveraine, sans un geste, campée sur la table,
+dans sa pose de déesse. Rougon, très sérieux à son tour, recula d'un
+pas, la regarda lentement. Et elle était vraiment superbe, avec son
+profil pur, son cou délié, qu'une ligne tombante attachait à ses
+épaules. Elle avait surtout cette beauté royale, la beauté du buste. Ses
+bras ronds, ses jambes rondes, gardaient un luisant de marbre. Sa hanche
+gauche, légèrement avancée, la ployait un peu, la main droite en l'air,
+découvrant de l'aisselle au talon une longue ligne puissante et souple,
+creusée à la taille, renflée à la cuisse. Elle s'appuyait de l'autre
+main sur son arc, de l'air tranquillement fort de la chasseresse
+antique, insoucieuse de sa nudité, dédaigneuse de l'amour des hommes,
+froide, hautaine, immortelle.
+
+«Très joli, très joli», murmura Rougon, ne sachant que dire.
+
+La vérité était qu'il la trouvait gênante, avec son immobilité de
+statue. Elle semblait si victorieuse, si certaine d'être classiquement
+belle, que, s'il avait osé, il l'aurait critiquée comme un marbre dont
+certaines puissances blessaient ses yeux bourgeois; il aurait préféré
+une taille plus mince, des hanches moins larges, une poitrine placée
+moins bas. Puis, une envie d'homme brutal lui vint, celle de la prendre
+au mollet. Il dut s'éloigner davantage, pour ne pas céder à cette envie.
+
+
+
+«Vous avez assez vu? demanda Clorinde, toujours sérieuse et convaincue.
+Attendez, voici autre chose.» Et, brusquement, elle ne fut plus Diane.
+Elle laissa tomber son arc, elle fut Vénus. Les mains rejetées derrière
+la tête, nouées dans son chignon, le buste renversé à demi, haussant les
+pointes des seins, elle souriait, ouvrait à demi les lèvres, égarait son
+regard, la face comme noyée tout d'un coup dans du soleil. Elle
+paraissait plus petite, avec des membres plus gras, toute dorée d'un
+frisson de désir, dont il semblait voir passer les moires chaudes sur sa
+peau de satin. Elle était pelotonnée, s'offrant, se faisant désirable,
+d'un air d'amante soumise qui veut être prise entière dans un
+embrassement.
+
+M. Brambilla, M. Staderino et M. Viscardi, sans quitter leur raideur
+noire de conspirateurs, l'applaudirent gravement.
+
+«Brava! brava! brava!»
+
+M. La Rouquette éclatait d'enthousiasme, tandis que le chevalier
+Rusconi, qui s'était rapproché de la table, pour tendre la cigarette à
+la jeune fille, restait là, le regard pâmé, avec un léger balancement de
+la tête, comme s'il battait le rythme de son admiration.
+
+Rougon ne dit rien. Il noua si fortement ses mains, que les doigts
+craquèrent. Un léger frisson venait de lui courir de la nuque aux
+talons. Alors, il ne songea plus à s'en aller, il s'installa. Mais elle,
+déjà, avait repris son grand corps libre, riant très fort, fumant sa
+cigarette, avec un retroussement cavalier des lèvres. Elle racontait
+qu'elle aurait adoré jouer la comédie; elle aurait tout su rendre, la
+colère, la tendresse, la pudeur, l'effroi; et, d'une attitude, d'un jeu
+de physionomie, elle indiquait des personnages. Puis tout d'un coup:
+
+«Monsieur Rougon, voulez-vous que je vous fasse, lorsque vous parlez à
+la Chambre?» Elle se gonfla, se rengorgea, en soufflant, en lançant les
+poings en avant, avec une mimique si drôle, si vraie dans la charge, que
+tout le monde se pâma. Rougon riait comme un enfant; il la trouvait
+adorable, très fine et très inquiétante.
+
+«Clorinda, Clorinda», murmura Luigi, en tapant de petits coups
+d'appui-main sur son chevalet.
+
+Elle remuait tellement, qu'il ne pouvait plus travailler. Il avait lâché
+le fusain, pour étaler de minces couleurs sur la toile, d'un air
+appliqué d'écolier. Il restait grave, au milieu des rires, levant des
+yeux de flamme sur la jeune fille, regardant d'un air terrible les
+hommes avec lesquels elle plaisantait. C'était lui qui avait eu l'idée
+de la peindre vêtue de ce costume de Diane chasseresse, dont tout Paris
+causait, depuis le dernier bal de la légation. Il se disait son cousin,
+parce qu'ils étaient nés dans la même rue, à Florence.
+
+«Clorinda! répéta-t-il d'un ton de colère.
+
+--Luigi a raison, dit-elle. Vous n'êtes pas raisonnables, messieurs;
+vous faites un bruit!... Travaillons, travaillons.» Et elle se campa de
+nouveau dans sa pose olympienne. Elle redevint un beau marbre. Ces
+messieurs restèrent à leur place, immobiles, comme cloués. M. La
+Rouquette hasardait seul, sur le bras de son fauteuil, un roulement de
+tambour discret, du bout des doigts. Rougon, le dos renversé, regardait
+Clorinde, peu à peu songeur, envahi d'une rêverie, dans laquelle la
+jeune fille grandissait démesurément. C'était, tout de même, une
+étrange mécanique qu'une femme. Jamais il n'avait eu l'idée d'étudier
+cela. Il commençait à entrevoir des complications extraordinaires. Un
+instant, il eut l'intuition très nette de la puissance de ces épaules
+nues, capables d'ébranler un monde. Clorinde, dans ses regards
+brouillés, s'élargissait toujours, lui bouchait toute la baie, de sa
+taille de statue géante. Mais il battit des paupières, il la retrouva,
+bien moins grosse que lui, sur la table. Alors, il eut un sourire; s'il
+l'avait voulu, il l'aurait fouettée comme une petite fille; et il resta
+surpris d'en avoir eu peur un moment.
+
+Cependant, à l'autre bout de la galerie, un petit bruit de voix montait.
+Rougon prêta l'oreille par habitude, mais il n'entendit qu'un murmuré
+rapide de syllabes italiennes. Le chevalier Rusconi, qui venait de se
+glisser derrière les meubles, s'appuyait d'une main au dossier du
+fauteuil de la comtesse, penché respectueusement vers elle, paraissant
+lui conter quelque affaire avec de longs détails. La comtesse se
+contentait d'approuver de la tête. Une fois, pourtant, elle eut un signe
+violent de dénégation, et le chevalier se pencha davantage, l'apaisa de
+sa voix chantante, qui coulait avec un gazouillis d'oiseau. Rougon,
+grâce à sa connaissance du provençal, finit par surprendre quelques mots
+qui le rendirent grave.
+
+«Maman, cria brusquement Clorinde, est-ce que tu as montré au chevalier
+la dépêche d'hier soir?
+
+--Une dépêche!» répéta tout haut le chevalier.
+
+La comtesse avait tiré d'une de ses poches un paquet de lettres, dans
+lequel elle chercha longtemps. Enfin elle lui remit un bout de papier
+bleu, très chiffonné. Dès qu'il l'eut parcouru, il eut un geste
+d'étonnement et de colère:
+
+«Comment! s'écria-t-il en français, oubliant le monde qui était là, vous
+savez cela depuis hier! Mais je n'ai eu la nouvelle que ce matin, moi!»
+Clorinde éclata d'un beau rire, ce qui acheva de le fâcher.
+
+«Et madame la comtesse me laisse lui conter l'affaire tout au long,
+comme si elle l'ignorait!... Allons, puisque le siège de la légation est
+ici, je viendrai chaque jour y dépouiller la correspondance.»
+
+La comtesse souriait. Elle fouilla encore dans son paquet de lettres;
+elle prit un second papier, qu'elle lui fit lire. Cette fois, il parut
+très satisfait. Et la conversation à voix basse recommença. Il avait
+retrouvé son sourire respectueux. En quittant la comtesse, il lui baisa
+la main.
+
+«Voilà les affaires sérieuses terminées», dit-il à demi-voix, en venant
+se rasseoir devant le piano.
+
+Il tapa à tour de bras une ronde canaille, très populaire cette
+année-là. Puis, tout d'un coup, ayant regardé l'heure, il courut prendre
+son chapeau.
+
+«Vous partez?» demanda Clorinde.
+
+Elle l'appela du geste, s'appuya sur son épaule, pour lui parler à
+l'oreille. Il hochait la tête, en riant. Il murmurait:
+
+«Très fort, très fort.... J'écrirai ça là-bas.» Et il sortit, après
+avoir salué. Luigi, d'un coup d'appui-main, avait fait relever
+Clorinde, accroupie sur la table. Sans doute le fleuve de voitures
+coulant le long de l'avenue finissait par ennuyer la comtesse, car elle
+tira un cordon de sonnette, derrière elle, dès qu'elle eut perdu de vue
+le coupé du chevalier, noyé au milieu des landaus descendant du Bois. Ce
+fut le grand diable de domestique, à figure de bandit, qui entra, en
+laissant la porte ouverte. La comtesse s'abandonna à son bras, traversa
+lentement la pièce, au milieu de ces messieurs, debout, inclinés devant
+elle. Elle répondait de la tête, avec son sourire. Puis, sur le seuil,
+elle se tourna, elle dit à Clorinde:
+
+«J'ai ma migraine, je vais me coucher un peu.
+
+--Flaminio, cria la jeune fille au domestique qui emportait sa mère,
+mettez-lui un fer chaud aux pieds!» Les trois réfugiés politiques ne se
+rassirent pas. Ils demeurèrent encore là, un instant, sur une même
+ligne, achevant de mâchonner leurs cigares, qu'ils jetèrent dans un
+coin, derrière le tas de terre glaise, du même geste correct et précis.
+Et ils défilèrent devant Clorinde, ils s'en allèrent, en procession.
+
+«Mon Dieu! disait M. La Rouquette, qui venait d'entamer une conversation
+sérieuse avec Rougon, je sais bien que cette question des sucres est
+très importante. Il s'agit de toute une branche de l'industrie
+française. Le malheur est que personne, à la Chambre, ne me paraît avoir
+étudié la matière à fond.» Rougon, qu'il ennuyait, ne répondait plus que
+par des hochements de tête. Le jeune député se rapprocha, continua, en
+donnant à sa figure poupine une subite gravité.
+
+«Moi, j'ai un oncle dans les sucres. Il a une des plus riches
+raffineries de Marseille.... Eh bien, je suis allé passer trois mois
+chez lui. J'ai pris des notes, oh! beaucoup de notes. Je causais avec
+les ouvriers, je me mettais au courant, enfin!... Vous comprenez, je
+voulais parler à la Chambre...» Il posait devant Rougon, il se donnait
+un mal énorme pour entretenir celui-ci des seuls objets qu'il croyait
+devoir l'intéresser, très désireux d'ailleurs de se montrer à lui sous
+un jour d'homme politique solide.
+
+«Et vous n'avez pas parlé? interrompit Clorinde, que la présence de M.
+La Rouquette semblait impatienter.
+
+--Non, je n'ai pas parlé, reprit-il d'une voix ralentie, j'ai cru devoir
+ne pas parler.... Au dernier moment, j'ai eu peur que mes chiffres ne
+fussent pas bien exacts.» Rougon le regarda entre les deux yeux, en
+disant gravement: «Savez-vous le nombre de morceaux de sucre que l'on
+consomme par jour, au café Anglais?»
+
+M. La Rouquette resta un moment ahuri, les yeux écarquillés. Puis, il
+partit d'un éclat de rire:
+
+«Ah! très joli! très joli! cria-t-il. Je comprends, vous plaisantez....
+Mais c'est la question du sucre, cela; moi, je parlais de la question
+des sucres.... Très joli! Vous me permettez de répéter le mot, n'est-ce
+pas?» Il avait de légers bonds de jouissance, au fond de son fauteuil.
+Il reprit sa figure rose, mis à l'aise, cherchant des mots légers. Mais
+Clorinde l'attaqua sur les femmes. Elle l'avait encore vu
+l'avant-veille, aux Variétés, avec une petite blonde, très laide,
+ébouriffée comme un caniche. D'abord, il nia. Vexé ensuite de la façon
+cruelle dont elle traitait «le petit caniche», il s'oublia, il défendit
+cette dame, une personne très comme il faut, qui n'était pas si mal que
+cela; et il lui parla de ses cheveux, de sa taille, de sa jambe.
+Clorinde devint terrible. M. La Rouquette finit par crier:
+
+«Elle m'attend, et j'y vais.» Alors, quand il eut refermé la porte, la
+jeune fille battit des mains, triomphante, répétant:
+
+«Le voilà parti, bon voyage!» Et elle sauta vivement de la table, elle
+courut à Rougon, auquel elle donna ses deux mains. Elle se faisait très
+douce, elle était bien contrariée qu'il ne l'eût pas trouvée seule.
+Comme elle avait eu de la peine à renvoyer tout ce monde! Les gens ne
+comprenaient pas, vraiment! Ce La Rouquette, avec ses sucres, était-il
+assez ridicule! Mais maintenant, peut-être, on n'allait plus les
+déranger, ils pourraient causer: Elle devait avoir tant de choses à lui
+dire! Tout en parlant, elle le conduisait vers un canapé. Il s'était
+assis, sans lui lâcher les mains, lorsque Luigi donna des coups secs
+d'appui-main, en répétant sur un ton fâché:
+
+«Clorinda! Clorinda!
+
+--Tiens! c'est vrai, le portrait!» dit-elle en riant.
+
+Elle échappa à Rougon, alla se pencher derrière le peintre, d'un air
+souple de caresse. Oh! que c'était joli, ce qu'il avait fait! Cela
+venait très bien. Mais, réellement, elle était un peu fatiguée; et elle
+demandait un quart d'heure de repos. D'ailleurs, il pouvait faire le
+costume; elle n'avait pas besoin de poser pour le costume.
+
+Luigi jetait des regards luisants sur Rougon, continuait à murmurer des
+paroles maussades. Alors, très vite, elle lui parla en italien, les
+sourcils froncés, sans cesser de sourire. Et il se tut, il promena de
+nouveau son pinceau, maigrement.
+
+«Je ne mens pas, reprit-elle en revenant s'asseoir près de Rougon, j'ai
+la jambe gauche tout engourdie.» Elle se donna des tapes sur la jambe
+gauche, pour faire circuler le sang, disait-elle sous la gaze, on
+voyait la tache rose des genoux. Cependant, elle avait oublié qu'elle
+était nue. Elle se penchait vers lui, sérieuse, s'éraflant la peau de
+l'épaule contre le gros drap de son paletot. Mais, tout d'un coup, un
+bouton qu'elle rencontra, lui fit passer un grand frisson sur la gorge.
+Elle se regarda, devint très rouge. Et, vivement, elle alla prendre un
+lambeau de dentelle noire, dans lequel elle s'enveloppa.
+
+«J'ai un peu froid», dit-elle, après avoir roulé devant Rougon un
+fauteuil, dans lequel elle s'assit.
+
+Elle ne montrait plus sous la dentelle que les bouts de ses poignets
+nus. Elle s'était noué le lambeau au cou, de façon à s'en faire une
+énorme cravate, au fond de laquelle elle enfonçait le menton.
+Là-dedans, le buste entièrement noyé, elle restait toute noire, avec son
+visage redevenu pâle et grave.
+
+«Enfin, que vous est-il arrivé? demanda-t-elle.
+
+Racontez-moi tout.» Et elle le questionna sur sa disgrâce, avec une
+franchise de curiosité filiale. Elle était étrangère, elle se faisait
+répéter jusqu'à trois reprises des détails qu'elle disait ne pas
+comprendre. Elle l'interrompait par des exclamations en langue
+italienne; tandis que, dans ses yeux noirs, il pouvait suivre toute
+l'émotion de son récit. Pourquoi s'était-il fâché avec l'empereur?
+comment avait-il pu renoncer à une situation si haute? quels étaient
+donc ses ennemis, pour qu'il se fût laissé battre ainsi? Et quand il
+hésitait, quand elle l'acculait à quelque aveu qu'il ne voulait pas
+faire, elle le regardait avec une candeur si affectueuse, qu'il
+s'abandonnait, lui racontant les histoires jusqu'au bout. Bientôt, elle
+sut sans doute tout ce qu'elle désirait savoir. Elle lança encore
+quelques questions, très éloignées du sujet, et dont la singularité
+surprit Rougon. Puis, les mains jointes, elle se tut. Elle avait fermé
+les yeux. Elle réfléchissait profondément.
+
+«Eh bien? demanda-t-il en souriant.
+
+--Rien, murmura-t-elle; ça m'a fait de la peine.» Il fut touché. Il
+chercha à lui reprendre les mains; mais elle les enfouit dans la
+dentelle, et le silence continua. Au bout de deux grandes minutes, elle
+rouvrit les paupières, en disant:
+
+«Alors, vous avez des projets?» Lui, la regarda fixement. Un soupçon
+l'effleurait.
+
+Mais elle était si adorable maintenant, renversée au fond du fauteuil,
+dans une pose languissante, comme si les chagrins de son «bon ami»
+l'eussent brisée, qu'il ne s'arrêta pas au léger froid qui venait de
+passer sur sa nuque. Elle le flatta beaucoup. Certes, il ne resterait
+pas longtemps à l'écart, il redeviendrait le maître quelque jour. Elle
+était sûre qu'il devait nourrir de grandes pensées et avoir confiance en
+son étoile, car cela se lisait sur son front. Pourquoi ne la prenait-il
+pas pour confidente? elle était si discrète, elle serait si heureuse
+d'être de moitié dans son avenir? Rougon, grisé, cherchant toujours à
+rattraper les petites mains qui s'enfonçaient dans la dentelle, parla
+encore, parla toujours, à ce point qu'il lâcha tout, ses espérances, ses
+certitudes. Elle ne le poussait plus, le laissant aller, sans un geste,
+de peur de l'arrêter. Elle l'examinait, le détaillait membre à membre,
+sondant son crâne, pesant ses épaules, mesurant sa poitrine. C'était
+décidément un homme solide, qui toute forte qu'elle était, l'aurait
+jetée d'un tour de poignet sur son dos, et emportée ainsi sans se gêner,
+aussi haut qu'elle aurait voulu.
+
+Elle s'était soulevée, ouvrant les bras, laissant glisser la dentelle.
+Alors, elle reparut, plus nue, tendant la gorge, coulant ses épaules
+hors de la gaze, d'un mouvement si souple de chatte amoureuse, qu'elle
+sembla jaillir de son corsage. Ce fut une vision brusque, comme une
+récompense et une promesse accordées à Rougon.
+
+Et n'était-ce pas le morceau de dentelle qui avait glissé?
+
+Elle le ramenait déjà, elle le nouait plus étroitement.
+
+«Chut! murmura-t-elle, Luigi gronde.» Et elle courut auprès du peintre,
+se pencha une seconde fois, lui parlant très vite, dans le cou. Rougon,
+quand elle ne fut plus là, toute vibrante, frotta rudement ses mains,
+énervé, presque fâché. Elle lui causait à fleur de peau une irritation
+extraordinaire. Et il s'injuriait. A vingt ans, il n'aurait pas été plus
+bête. Elle venait de le confesser comme un enfant, lui qui depuis deux
+mois cherchait à la faire parler, sans tirer d'elle autre chose que de
+beaux rires. Elle n'avait eu qu'à lui refuser un instant ses poignets;
+il s'était oublié jusqu'à tout dire, pour qu'elle les lui rendît.
+Maintenant, cela devenait clair, elle le conquérait, elle discutait s'il
+valait encore la peine d'être séduit.
+
+Rougon eut un sourire d'homme fort. Il la briserait quand il voudrait.
+N'était-ce pas elle qui le provoquait?
+
+Et des pensées malhonnêtes lui venaient, tout un projet de séduction,
+dans lequel il la plantait là, après avoir été son maître. En vérité, il
+ne pouvait jouer le rôle d'un imbécile avec cette grande fille qui lui
+montrait ainsi ses épaules. Pourtant, il n'était plus bien sûr que la
+dentelle ne se fût pas dénouée toute seule.
+
+«Est-ce que vous trouvez que j'ai les yeux gris, vous?» demanda
+Clorinde, en se rapprochant.
+
+Il se leva, la regarda de tout près, sans troubler le calme limpide de
+ses yeux. Mais, comme il avançait les mains, elle lui donna une tape. Il
+n'avait pas besoin de toucher. Elle était très froide, à présent. Elle
+s'enveloppait dans son chiffon, avec une pudeur qui s'alarmait des
+moindres trous. Il eut beau la plaisanter, la taquiner; faire mine
+d'employer la force, elle se couvrait davantage, poussait de petits
+cris, quand il effleurait la dentelle. D'ailleurs, elle ne voulut plus
+se rasseoir. «J'aime mieux marcher un peu, disait-elle; ça me dérouille
+les jambes.» Alors, il la suivit, ils marchèrent ensemble, de long en
+large. Il tâcha de la confesser à son tour. D'ordinaire, elle ne
+répondait pas aux questions. Elle avait une causerie à sauts brusques,
+coupée d'exclamations, entremêlée d'histoires qu'elle ne finissait
+jamais. Comme il l'interrogeait habilement sur une absence de quinze
+jours qu'elle avait faite avec sa mère, le mois précédent, elle enfila
+une suite interminable d'anecdotes sur ses voyages. Elle était allée
+partout, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne; elle avait tout vu.
+Puis, c'était une pluie de petites observations puériles sur la
+nourriture, sur les modes, sur le temps qu'il faisait. Quelquefois, elle
+commençait un récit dans lequel elle se mettait en scène, avec des
+personnages connus qu'elle nommait; Rougon tendait l'oreille, croyant
+qu'elle allait enfin laisser échapper une confidence; mais le récit
+tournait à l'enfantillage, ou bien restait sans dénouement. Ce jour-là
+encore, il n'apprit rien. Elle avait sur la face son rire qui la
+masquait. Elle demeurait impénétrable, au milieu de son expansion
+bavarde. Rougon, assourdi par ces renseignements stupéfiants dont les
+uns démentaient les autres, en arrivait à ne plus savoir s'il avait
+auprès de lui une bambine de douze ans, innocente jusqu'à la bêtise, ou
+quelque femme très savante, retourne à la naïveté par un raffinement.
+
+Clorinde interrompit une aventure qui lui était arrivée dans une petite
+ville d'Espagne, la galanterie d'un voyageur dont elle avait dû accepter
+le lit, pendant qu'il dormait sur une chaise.
+
+«Il ne faut pas retourner aux Tuileries, dit-elle sans transition
+aucune. Faites-vous regretter.
+
+--Merci bien, mademoiselle Machiavel», répondit-il en riant.
+
+Elle rit plus fort que lui. Mais elle ne continua pas moins à lui donner
+des conseils excellents. Et comme il tentait encore de lui pincer les
+bras, en manière de jeu, elle se fâcha, elle cria qu'on ne pouvait
+causer deux minutes sérieusement. Ah! si elle était un homme! comme elle
+saurait faire son chemin! Les hommes avaient si peu de tête!
+
+«Voyons, racontez-moi les histoires de vos amis», reprit-elle, en
+s'asseyant sur le bord de la table, tandis que Rougon restait debout
+devant elle.
+
+Luigi, qui ne les quittait pas du regard, ferma violemment sa boîte à
+couleurs.
+
+«Je m'en vais», dit-il.
+
+Mais Clorinde courut à lui, le ramena, en jurant qu'elle allait
+reprendre la pose. Elle devait avoir peur de rester seule avec Rougon.
+Et, comme Luigi cédait, elle cherchait à gagner du temps.
+
+«Vous me laisserez bien manger quelque chose. J'ai une faim! Oh! deux
+bouchées seulement.» Elle ouvrit la porte en criant:
+
+«Antonia! Antonia!» Et elle donna un ordre en italien. Elle venait de se
+rasseoir au bord de la table, lorsque Antonia entra, tenant sur chacune
+de ses mains ouvertes une tartine de beurre. La servante les lui tendit,
+comme sur un plateau, avec son rire de bête qu'on chatouille, un rire
+qui fendait sa bouche rouge dans sa face noire. Puis, elle s'en alla, en
+essuyant ses mains contre sa jupe. Clorinde la rappela pour lui demander
+un verre d'eau.
+
+«Voulez-vous partager? dit-elle à Rougon. C'est très bon, le beurre.
+Quelquefois, j'y mets du sucre. Mais il ne faut pas toujours être
+gourmande.».
+
+Elle ne l'était guère, en effet. Rougon l'avait surprise, un matin, en
+train de manger pour déjeuner un morceau d'omelette froide, cuite de la
+veille. Il la soupçonnait d'avarice, un vice italien.
+
+«Trois minutes, n'est-ce pas, Luigi?» cria-t-elle en mordant à la
+première tartine.
+
+Et revenant à Rougon, toujours debout devant elle, elle demanda:
+
+«Voyons, M. Kahn, par exemple, quelle est son histoire, comment est-il
+député?» Rougon se prêta à ce nouvel interrogatoire, espérant tirer
+d'elle quelque confidence forcée. Il la savait très curieuse de la vie
+de chacun, l'oreille tendue à toutes les indiscrétions, sans cesse aux
+aguets des intrigues compliquées au milieu desquelles elle vivait. Elle
+avait le souci des grandes fortunes.
+
+«Oh! répondit-il en riant, Kahn est né député. Il a dû faire ses dents
+sur les bancs de la Chambre. Sous Louis-Philippe, il siégeait déjà au
+centre droit, et il soutenait la monarchie constitutionnelle avec une
+passion juvénile. Après 48, il est passé au centre gauche, toujours très
+passionné, d'ailleurs; il avait écrit une profession de foi républicaine
+d'un style superbe. Aujourd'hui, il est revenu au centre droit, il
+défend passionnément l'empire.... Au demeurant, est fils d'un banquier
+juif de Bordeaux, dirige des hauts fourneaux près de Bressuire, s'est
+taillé une spécialité dans les questions financières et industrielles,
+vit assez médiocrement en attendant la grosse fortune qu'il fera un
+jour, a été promu au grade d'officier le 15 août dernier...» Et Rougon
+cherchait, les regards perdus.
+
+«Je n'oublie rien, je crois.... Non, il n'a pas d'enfant...
+
+--Comment! il est marié!» s'écria Clorinde.
+
+Elle eut un geste pour dire que M. Kahn ne l'intéressait plus. C'était
+un sournois; jamais il n'avait montré sa femme. Alors, Rougon lui
+expliqua que Mme Kahn vivait à Paris, très retirée. Puis, sans attendre
+une interrogation, il reprit:
+
+«Voulez-vous la biographie de Béjuin, maintenant?
+
+--Non, non», dit la jeune fille.
+
+Mais il continua quand même:
+
+«Il sort de l'École polytechnique. Il a écrit des brochures que personne
+n'a lues. Il dirige la cristallerie de Saint-Florent, à trois lieues de
+Bourges.... C'est le préfet du Cher qui l'a inventé...
+
+--Taisez-vous donc! cria-t-elle.
+
+--Un digne homme, votant bien, ne parlant jamais, très patient,
+attendant qu'on songe à lui, toujours là à vous regarder pour qu'on ne
+l'oublie pas.... Je l'ai fait nommer chevalier...» Elle dut lui mettre
+la main sur la bouche, se fâchant, disant:
+
+«Eh! il est marié, aussi, celui-là! il n'est pas drôle!...
+
+J'ai vu sa femme chez vous, un paquet! Elle m'a invitée à aller visiter
+leur cristallerie, à Bourges.» D'une bouchée, elle acheva sa première
+tartine. Puis, elle but une grande gorgée d'eau. Ses jambes pendaient,
+au bord de la table; et, un peu tassée sur les reins, le cou plié en
+arrière, elle les balançait, d'un mouvement machinal dont Rougon suivait
+le rythme. A chaque va-et-vient, les mollets se renflaient, sous la
+gaze.
+
+«Et M. Du Poizat? demanda-t-elle, après un silence.
+
+--Du Poizat a été sous-préfet», répondit-il simplement.
+
+Elle le regarda, surprise de la brièveté de l'histoire.
+
+«Je le sais bien, dit-elle. Ensuite?
+
+--Ensuite, il sera préfet plus tard, et alors on le décorera.» Elle
+comprit qu'il ne voulait pas en dire davantage.
+
+D'ailleurs, elle avait jeté le nom de Du Poizat négligemment.
+Maintenant, elle cherchait ces messieurs sur ses doigts; elle partait du
+pouce, elle murmurait:
+
+«M. d'Escorailles: il n'est pas sérieux, il aime toutes les femmes....
+M. La Rouquette: inutile, je le connais trop bien.... M. de Combelot:
+encore un qui est marié...» Et, comme elle s'arrêtait à l'annulaire, ne
+trouvant plus personne, Rougon lui dit, en la regardant fixement:
+
+«Vous oubliez Delestang.
+
+--Vous avez raison! cria-t-elle. Parlez-moi donc de celui-là!
+
+--C'est un bel homme, reprit-il sans la quitter des yeux. Il est fort
+riche. Je lui ai toujours prédit un grand avenir.» Il continua sur ce
+ton, outrant les éloges, doublant les chiffres. La ferme-modèle de la
+Chamade valait deux millions. Delestang serait certainement ministre un
+jour. Mais elle gardait aux lèvres une moue dédaigneuse.
+
+«Il est bien bête, finit-elle par murmurer.
+
+--Dame!» dit Rougon avec un fin sourire.
+
+Il paraissait ravi du mot qu'elle venait de laisser échapper. Alors, par
+un de ces sauts brusques qui lui étaient familiers, elle posa une
+nouvelle question, en le regardant à son tour fixement.
+
+«Vous devez joliment connaître M. de Marsy?
+
+--Oui, oui, nous nous connaissons», dit-il sans broncher comme amusé
+davantage par ce qu'elle lui demandait là.
+
+Mais il redevint sérieux. Il fut très digne, très juste.
+
+«C'est un homme d'une intelligence extraordinaire, expliqua-t-il. Je
+m'honore de l'avoir pour ennemi.... Il a touché à tout. A vingt-huit
+ans, il était colonel. Plus tard, on le trouve à la tête d'une grande
+usine. Puis, il s'est occupé successivement d'agriculture, de finance,
+de commerce. On assure même qu'il a peint des portraits et écrit des
+romans.» Clorinde, oubliant de manger, restait rêveuse.
+
+«J'ai causé avec lui l'autre soir, dit-elle à demi-voix. Il est tout à
+fait bien.... Un fils de reine.
+
+--Pour moi, poursuivit Rougon, l'esprit le gâte. J'ai une autre idée de
+la force. Je l'ai entendu faire des calembours dans une circonstance
+bien grave. Enfin, il a réussi, il règne autant que l'empereur. Tous ces
+bâtards ont de la chance!... Ce qu'il a de plus personnel, c'est la
+poigne, une main de fer, hardie, résolue, très fine et très déliée
+pourtant.» Malgré elle, la jeune fille avait baissé les yeux sur les
+grosses mains de Rougon. Il s'en aperçut, il reprit en souriant:
+
+«Oh! moi, j'ai des pattes, n'est-ce pas? C'est pour cela que nous ne
+nous sommes jamais entendus avec Marsy. Lui, sabre galamment le monde,
+sans tacher ses gants blancs. Moi, j'assomme.» Il avait fermé les
+poings, des poings gras, velus aux phalanges, et il les balançait,
+heureux de les voir énormes. Clorinde prit la seconde tartine, dans
+laquelle elle enfonça les dents, toujours songeuse. Enfin, elle leva les
+yeux sur Rougon.
+
+«Alors, vous? demanda-t-elle.
+
+--C'est mon histoire que vous voulez? dit-il. Rien de plus facile à
+conter. Mon grand-père vendait des légumes. Moi, jusqu'à trente-huit
+ans, j'ai traîné mes savates de petit avocat au fond de ma province.
+J'étais un inconnu hier. Je n'ai pas comme notre ami Kahn usé mes
+épaules à soutenir les gouvernements. Je ne sors pas comme Béjuin de
+l'École polytechnique. Je ne porte ni le beau nom du petit Escorailles
+ni la belle figure de ce pauvre Combelot. Je ne suis pas aussi bien
+apparenté que La Rouquette qui doit son siège de député à sa soeur, la
+veuve du général de Llorentz, aujourd'hui dame du palais. Mon père ne
+m'a pas laissé comme à Delestang cinq millions de fortune, gagnés dans
+les vins. Je ne suis pas né sur les marches d'un trône, ainsi que le
+comte de Marsy, et je n'ai pas grandi pendu à la jupe d'une femme
+savante, sous les caresses de Talleyrand. Non, je suis un homme nouveau,
+je n'ai que mes poings...» Et il tapait ses poings l'un contre l'autre,
+riant très haut, tournant la chose plaisamment. Mais il s'était
+redressé, il semblait casser des pierres entre ses doigts fermés.
+Clorinde l'admirait.
+
+«Je n'étais rien, je serai maintenant ce qu'il me plaira, continua-t-il,
+s'oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser
+les épaules, les autres, quand ils protestent de leur dévouement à
+l'empire!
+
+Est-ce qu'ils l'aiment? est-ce qu'ils le sentent? est-ce qu'ils ne
+s'accommoderaient pas de tous les gouvernements? Moi, j'ai poussé avec
+l'empire; je l'ai fait et il m'a fait.... J'ai été nommé chevalier après
+le 10 décembre, officier en janvier 52, commandeur le 15 août 54, grand
+officier il y a trois mois. Sous la présidence, j'ai eu un instant le
+portefeuille des travaux publics; plus tard, l'empereur m'a chargé d'une
+mission en Angleterre; puis, je suis entré au Conseil d'État et au
+Sénat...
+
+--Et demain, où entrez-vous?» demanda Clorinde, avec un rire, sous
+lequel elle tâchait de cacher l'ardeur de sa curiosité.
+
+Il la regarda, s'arrêta net.
+
+«Vous êtes bien curieuse, mademoiselle Machiavel», dit-il.
+
+Alors, elle balança ses jambes d'un mouvement plus vif. Il y eut un
+silence. Rougon, à la voir de nouveau perdue dans une grosse rêverie,
+crut le moment favorable pour la confesser.
+
+«Les femmes...», commença-t-il.
+
+Mais elle l'interrompit, les yeux vagues, souriant légèrement à ses
+pensées, murmurant à demi-voix:
+
+«Oh! les femmes ont autre chose.» Ce fut son seul aveu. Elle acheva sa
+tartine, vida d'un trait le verre d'eau pure, et se mit debout sur la
+table, d'un saut qui attestait son habileté d'écuyère.
+
+«Eh! Luigi!» cria-t-elle.
+
+Le peintre, depuis un instant, mordant ses moustaches d'impatience,
+s'était levé, piétinant autour d'elle et de Rougon. Il revint s'asseoir
+avec un soupir, il reprit sa palette. Les trois minutes de grâce
+demandées par Clorinde, avaient duré un quart d'heure. Cependant, elle
+se tenait debout sur la table, toujours enveloppée du morceau de
+dentelle noire. Puis, quand elle eut retrouvé la pose, elle se découvrit
+d'un seul geste. Elle redevenait un marbre, elle n'avait plus de pudeur.
+
+Dans les Champs-Élysées, les voitures roulaient plus rares. Le soleil
+couchant enfilait l'avenue d'une poussière de soleil qui poudrait les
+arbres, comme si les roues eussent soulevé ce nuage de lumière rousse.
+Sous le jour tombant des hautes baies vitrées, les épaules de Clorinde
+se moirèrent d'un reflet d'or. Et, lentement, le ciel pâlissait.
+
+«Est-ce que le mariage de M. de Marsy avec cette princesse valaque est
+toujours décidé? demanda-t-elle au bout d'un instant.
+
+--Mais je le pense, répondit Rougon. Elle est fort riche. Marsy est
+toujours à court d'argent. D'ailleurs, on raconte qu'il en est fou.» Le
+silence ne fut plus troublé. Rougon était là, se croyant chez lui, ne
+songeant pas à s'en aller. Il réfléchissait, il reprenait sa promenade.
+Cette Clorinde était vraiment une fille très séduisante. Il pensait à
+elle, comme s'il l'avait déjà quittée depuis longtemps; et, les yeux sur
+le parquet, il descendait dans des pensées à demi formulées, fort
+douces, dont il goûtait le chatouillement intérieur. Il lui semblait
+sortir d'un bain tiède, avec une langueur de membres délicieuse. Une
+odeur particulière, d'une rudesse presque sucrée, le pénétrait. Cela lui
+aurait paru bon, de se coucher sur un des canapés et de s'y endormir,
+dans cette odeur.
+
+Il fut brusquement réveillé par un bruit de voix. Un grand vieillard,
+qu'il n'avait pas vu entrer, baisait sur le front Clorinde, qui se
+penchait en souriant, au bord de la table.
+
+«Bonjour, mignonne, disait-il. Comme tu es belle! Tu montres donc tout
+ce que tu as?» Il eut un léger ricanement, et comme Clorinde, confuse,
+ramassait son bout de dentelle noire:
+
+«Non, non, reprit-il vivement, c'est très joli, tu peux tout montrer,
+va!... Ah! ma pauvre enfant, j'en ai vu bien d'autres!» Puis, se
+tournant vers Rougon qu'il traita de «cher collègue», il lui serra la
+main, en ajoutant:
+
+«Une gamine qui s'est oubliée plus d'une fois sur mes genoux, quand elle
+était petite! Maintenant, ça vous a une poitrine qui vous éborgne!»
+C'était le vieux M. de Plouguern. Il avait soixante-dix ans. Sous
+Louis-Philippe, envoyé à la Chambre par le Finistère, il fut un des
+députés légitimistes qui firent le pèlerinage de Belgrave-Square; et il
+donna sa démission, à la suite du vote de flétrissure, dont ses
+compagnons et lui furent frappés. Plus tard, après les journées de
+février, il montra une tendresse soudaine pour la république, qu'il
+acclama vigoureusement sur les bancs de la Constituante. Maintenant,
+depuis que l'empereur lui avait assuré au Sénat une retraite méritée, il
+était bonapartiste. Seulement, il savait l'être en gentil-homme, son
+humilité grande se permettait parfois le ragoût d'une pointe
+d'opposition. L'ingratitude l'amusait. Sceptique jusqu'aux moelles, il
+défendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela à son nom,
+un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, il trouvait
+l'empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avait vécu une vie
+d'aventures suspectes, très dissolu, très inventif, raffinant les
+jouissances; on racontait sur sa vieillesse des anecdotes qui faisaient
+rêver les jeunes gens. Ce fut pendant un voyage en Italie qu'il connut
+la comtesse Balbi, dont il resta l'amant près de trente ans; après des
+séparations qui duraient des années, ils se remettaient ensemble, pour
+trois nuits, dans les villes où ils se rencontraient. Une histoire
+voulait que Clorinde fût sa fille; mais ni lui ni la comtesse n'en
+savaient réellement rien; et, depuis que l'enfant devenait femme, grasse
+et désirable, il affirmait avoir beaucoup fréquenté son père, autrefois.
+Il la couvait de ses yeux restés vifs, et prenait avec elle des
+familiarités fort libres de vieil ami. M. de Plouguern, grand, sec,
+osseux, avait une ressemblance avec Voltaire, pour lequel il pratiquait
+une dévotion secrète.
+
+«Parrain, tu ne regardes pas mon portrait?» cria Clorinde.
+
+Elle l'appelait parrain, par amitié. Il s'était avancé derrière Luigi,
+clignant les yeux en connaisseur.
+
+«Délicieux!» murmura-t-il.
+
+Rougon s'approcha, Clorinde elle-même sauta de la table, pour voir. Et
+tous trois se pâmèrent. La peinture était très propre. Le peintre avait
+déjà couvert la toile entière d'un léger frottis rose, blanc, jaune, qui
+gardait des pâleurs d'aquarelle. Et la figure souriait d'un air joli de
+poupée, avec ses lèvres arquées, ses sourcils recourbés, ses joues
+frottées de vermillon tendre. C'était une Diane à mettre sur une boîte
+de pastilles.
+
+«Oh! voyez donc là, près de l'oeil, cette petite lentille, dit Clorinde
+en tapant les mains d'admiration. Ce Luigi, il n'oublie rien!» Rougon,
+que les tableaux ennuyaient d'ordinaire, était charmé. Il comprenait
+l'art, en ce moment. Il porta ce jugement, d'un ton très convaincu:
+
+«C'est admirablement dessiné:
+
+--Et la couleur est excellente, reprit M. de Plouguern. Ces épaules sont
+de la chair.... Très agréables, les seins. Celui de gauche surtout est
+d'une fraîcheur de rose.... Hein! quels bras! Cette mignonne vous a des
+bras étonnants! J'aime beaucoup le renflement au-dessus de la saignée;
+c'est d'un modelé parfait.» Et se tournant vers le peintre:
+
+«Monsieur Pozzo, ajouta-t-il, tous mes compliments.
+
+J'avais déjà vu une Baigneuse de vous. Mais ce portrait sera
+supérieur.... Pourquoi n'exposez-vous pas? J'ai connu un diplomate qui
+jouait merveilleusement du violon; cela ne l'a pas empêché de faire son
+chemin.»
+
+Luigi, très flatté, s'inclinait. Cependant, le jour baissait, et comme
+il voulait finir une oreille, disait-il, il pria Clorinde de reprendre
+la pose pour dix minutes au plus. M. de Plouguern et Rougon continuèrent
+à causer peinture. Celui-ci avouait que des études spéciales l'avaient
+empêché de suivre le mouvement artistique des dernières années; mais il
+protestait de son admiration pour les belles oeuvres. Il en vint à
+déclarer que la couleur le laissait assez froid; un beau dessin le
+satisfaisait pleinement, un dessin qui fût capable d'élever et
+d'inspirer de grandes pensées. Quant à M. de Plouguern, il n'aimait que
+les anciens; il avait visité tous les musées de l'Europe, il ne
+comprenait pas qu'on eût assez de hardiesse pour oser peindre encore.
+Pourtant, le mois précédent, il avait fait décorer un petit salon par un
+artiste que personne ne connaissait et qui avait vraiment bien du
+talent.
+
+«Il m'a peint des petits Amours, des fleurs, des feuillages tout à fait
+extraordinaires, dit-il. Positivement, on cueillerait les fleurs. Et il
+y a là-dedans des insectes, papillons, mouches, hannetons, qu'on
+croirait vivants.
+
+Enfin, c'est très gai.... Moi, j'aime la peinture gaie.
+
+--L'art n'est pas fait pour ennuyer», conclut Rougon.
+
+A ce moment, comme ils marchaient côte à côte, à petits pas, M. de
+Plouguern écrasa, sous le talon de sa bottine, quelque chose qui éclata
+avec le léger bruit d'un pois fulminant.
+
+«Qu'est-ce donc?» cria-t-il.
+
+Il ramassa un chapelet glissé d'un fauteuil, sur lequel Clorinde avait
+dû vider ses poches. Un des grains de verre, près de la croix, était
+pulvérisé; la croix elle-même, toute petite, en argent, avait un de ses
+bras replié et aplati. Le vieillard balança le chapelet, ricanant,
+disant:
+
+«Mignonne, pourquoi donc laisses-tu traîner ces joujoux-là?» Mais
+Clorinde était devenue pourpre. Elle se précipita du haut de la table,
+les lèvres gonflées, les yeux brouillés par la colère, se couvrant les
+épaules à la hâte, balbutiant:
+
+«Méchant! méchant! il a brisé mon chapelet!»
+
+Et elle le lui arracha. Elle pleurait comme une enfant.
+
+«Là, là, disait M. de Plouguern riant toujours. Voyez-vous ma dévote!
+L'autre matin, elle a failli me crever les yeux, parce qu'en apercevant
+un rameau de buis au fond de son alcôve, je lui demandais ce qu'elle
+balayait avec ce petit balai-là... Ne pleure plus, grosse bête! Je ne
+lui ai rien cassé, au Bon Dieu.
+
+--Si, si cria-t-elle, vous lui avez fait du mal!» Elle ne le tutoyait
+plus. De ses mains tremblantes, elle achevait d'enlever la perle de
+verre. Puis, avec un redoublement de sanglots, elle voulut arranger la
+croix.
+
+Elle l'essuyait du bout des doigts, comme si elle avait vu des gouttes
+de sang perler sur le métal. Elle murmurait:
+
+«C'est le pape qui m'en a fait cadeau, la première fois que je suis
+allée le voir avec maman. Il me connaît bien, le pape; il m'appelle "son
+bel apôtre", parce que je lui ai dit un jour que je serais contente de
+mourir pour lui.... Un chapelet qui me portait bonheur. Maintenant, il
+n'aura plus de vertu, il attirera le diable...
+
+--Voyons, donne-le-moi, interrompit M. de Plouguern. Tu vas t'abîmer les
+ongles, à vouloir raccommoder ça.... L'argent, c'est dur, mignonne.» Il
+avait repris le chapelet, il tâchait de déplier le bras de la croix,
+délicatement, de façon à ne pas le casser.
+
+Clorinde ne pleurait plus, les yeux fixes, très attentive.
+
+Rougon, lui aussi, avançait la tête, avec un sourire; il était d'une
+irréligion déplorable, à ce point que la jeune fille avait failli rompre
+deux fois avec lui pour des plaisanteries déplacées.
+
+«Fichtre! disait à demi-voix M. de Plouguern, il n'est pas tendre, le
+Bon Dieu. C'est que j'ai peur de le couper en deux.... Tu aurais un Bon
+Dieu de rechange, petite.» Il fit un nouvel effort. La croix se rompit
+net.
+
+«Ah! tant pis! s'écria-t-il. Cette fois, il est cassé.» Rougon s'était
+mis à rire. Alors, Clorinde, les yeux très noirs, la face convulsée, se
+recula, les regarda en face, puis de ses poings fermés les repoussa
+furieusement; comme si elle avait voulu les jeter à la porte. Elle les
+injuriait en italien, la tête perdue.
+
+«Elle nous bat, elle nous bat, répéta gaiement M. de Plouguern.
+
+--Voilà les fruits de la superstition», dit Rougon entre ses dents.
+
+Le vieillard cessa de plaisanter, la mine subitement grave; et, comme le
+grand homme continuait à lancer des phrases toutes faites sur
+l'influence détestable du clergé, sur l'éducation déplorable des femmes
+catholiques, sur l'abaissement de l'Italie livrée aux prêtres, il
+déclara de sa voix sèche:
+
+«La religion fait la grandeur des États.
+
+--Quand elle ne les ronge pas comme un ulcère, répliqua Rougon.
+L'histoire est là. Que l'empereur ne tienne pas les évêques en respect,
+il les aura bientôt tous sur les bras.» Alors, M. de Plouguern se fâcha
+à son tour. Il défendit Rome. Il parla des convictions de toute sa vie.
+Sans religion, les hommes retournaient à l'état de brutes. Et il en vint
+à plaider la grande cause de la famille. L'époque tournait à
+l'abomination: jamais le vice ne s'était étalé plus impudemment, jamais
+l'impiété n'avait jeté un pareil trouble dans les consciences.
+
+«Ne me parlez pas de votre empire! finit-il par crier.
+
+C'est un fils bâtard de la révolution.... Oh! nous le savons, votre
+empire rêve l'humiliation de l'Église. Mais nous sommes là, nous ne nous
+laisserons pas égorger comme des moutons.... Essayez un peu, mon cher
+monsieur Rougon, d'avouer vos doctrines au Sénat.
+
+--Eh! ne lui répondez plus, dit Clorinde. Si vous le poussiez, il
+finirait par cracher sur le Christ. C'est un damné.» Rougon, accablé,
+s'inclina. Il y eut un silence. La jeune fille cherchait sur le parquet
+le petit fragment détaché de la croix: quand elle l'eut trouvé, elle le
+plia soigneusement avec le chapelet, dans un morceau de journal. Elle se
+calmait.
+
+«Ah! çà, mignonne, reprit tout d'un coup M. de Plouguern, je ne t'ai pas
+encore dit pourquoi je suis monté.
+
+J'ai une loge au Palais-Royal ce soir, et je vous emmène.
+
+--Ce parrain! s'écria Clorinde, redevenue toute rose de plaisir. On va
+réveiller maman.».
+
+Elle l'embrassa «pour la peine», disait-elle. Elle se tourna vers
+Rougon, souriante, la main tendue, en disant avec une moue exquise:
+
+«Vous ne m'en voulez pas, vous! Ne me faites donc plus enrager avec vos
+idées de païen.... Je deviens bête, lorsqu'on me taquine sur la
+religion. Je compromettrais mes meilleures amitiés.» Luigi, cependant,
+avait poussé son chevalet dans un coin, voyant qu'il ne pourrait finir
+l'oreille, ce jour-là. Il prit son chapeau, il vint toucher la jeune
+fille à l'épaule, pour l'avertir qu'il partait. Et elle l'accompagna
+jusque sur le palier, elle tira elle-même la porte sur eux; mais ils se
+firent leurs adieux si bruyamment, qu'on entendit un léger cri de
+Clorinde, qui se perdit dans un rire étouffé. Quand elle rentra, elle
+dit:
+
+«Je vais me déshabiller, à moins que parrain ne veuille m'emmener comme
+ça au Palais-Royal.» Et Ils s'égayèrent tous les trois, à cette idée. Le
+crépuscule était tombé. Quand Rougon se retira, Clorinde descendit avec
+lui, laissant M. de Plouguern seul un instant, le temps de passer une
+robe. Il faisait déjà tout noir dans l'escalier. Elle marchait la
+première, sans dire un mot, si lentement, qu'il sentait le frôlement de
+sa tunique de gaze sur ses genoux. Puis, arrivée devant la porte de la
+chambre, elle entra; elle fit deux pas, avant de se retourner. Lui,
+l'avait suivie. Là, les deux fenêtres éclairaient d'une poussière
+blanche le lit défait, la cuvette oubliée, le chat toujours endormi sur
+le paquet de vêtements.
+
+«Vous ne m'en voulez pas?» répéta-t-elle à voix presque basse, en lui
+tendant les mains.
+
+Il jura que non. Il avait pris ses mains, il remonta le long des bras
+jusqu'au-dessus des coudes, fouillant doucement dans a dentelle noire,
+pour que ses gros doigts pussent passer sans rien déchirer. Elle
+haussait légèrement les bras, comme désireuse de lui faciliter cette
+besogne. Ils étaient dans l'ombre du paravent, ils ne se voyaient point
+la face. Et lui, au milieu de cette chambre dont l'air renfermé le
+suffoquait un peu, retrouvait l'odeur d'une rudesse presque sucrée qui
+l'avait déjà grisé. Mais, dès qu'il eut dépassé les coudes, ses mains
+devenant brutales, il sentit Clorinde lui échapper, et il l'entendit
+crier, par la porte restée ouverte derrière eux:
+
+«Antonia! de la lumière, et donne-moi ma robe grise!»
+
+Quand Rougon se trouva sur l'avenue des Champs-Élysées, il demeura un
+moment étourdi, à respirer l'air frais qui soufflait des hauteurs de
+l'Arc de Triomphe.
+
+L'avenue, vide de voitures, allumait un à un ses becs de gaz, dont les
+clartés brusques piquaient l'ombre d'une traînée d'étincelles vives. Il
+venait d'avoir comme un coup de sang, il se passait les mains sur la
+face.
+
+«Ah! non, dit-il tout haut, ce serait trop bête!»
+
+
+
+
+IV
+
+
+Le cortège du baptême devait partir du pavillon de l'Horloge, à cinq
+heures. L'itinéraire était la grande allée du jardin des Tuileries, la
+place de la Concorde, la rue de Rivoli, la place de l'Hôtel-de-Ville, le
+pont d'Arcole, la rue d'Arcole et la place du Parvis.
+
+Dès quatre heures, la foule fut immense au pont d'Arcole. Là, dans la
+trouée que la rivière faisait au milieu de la ville, un peuple pouvait
+tenir. C'était un élargissement brusque de l'horizon, avec la pointe de
+l'île Saint-Louis au loin, barrée par la ligne noire du pont
+Louis-Philippe; à gauche, le petit bras se perdait au fond d'un
+étranglement de constructions basses; à droite, le grand bras ouvrait un
+lointain noyé dans une fumée violâtre, où l'on distinguait la tache
+verte des arbres du Port-aux-Vins. Puis, des deux côtés, du quai
+Saint-Paul au quai de la Mégisserie, du quai Napoléon au quai de
+l'Horloge, les trottoirs allongeaient des grandes routes; tandis que la
+place de l'Hôtel-de-Ville, en face du pont, étendait une plaine. Et, sur
+ces vastes espaces, le ciel, un ciel de juin d'une pureté chaude,
+mettait un pan énorme de son infini bleu.
+
+Quand la demie sonna, il y avait du monde partout.
+
+Le long des trottoirs, des files interminables de curieux, écrasés
+contre les parapets, stationnaient. Une mer de têtes humaines, aux flots
+toujours montants, emplissait la place de l'Hôtel-de-Ville. En face, les
+vieilles maisons du quai Napoléon, dans les vides noirs de leurs
+fenêtres grandes ouvertes, entassaient des visages; et même, du fond des
+ruelles sombres bâillant sur la rivière, la rue Colombe, la rue
+Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets de femme se penchaient, avec
+leurs brides envolées par le vent. Le pont Notre-Dame envahi montrait
+une rangée de spectateurs, les coudes appuyés sur la pierre, comme sur
+le velours d'une tribune colossale. A l'autre bout, tout là-bas, le pont
+Louis-Philippe s'animait d'un grouillement de points noirs; pendant que
+les croisées les plus lointaines, les petites raies qui trouaient
+régulièrement les façades jaunes et grises du cap de maisons, à la
+pointe de l'île, s'éclairaient par instants de la tache claire d'une
+robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi les cheminées.
+Des gens qu'on ne voyait pas, regardaient dans des lunettes, du haut de
+leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et le soleil oblique, largement
+épandu, semblait le frisson même de cette foule; il roulait le rire ému
+de la houle des têtes; des ombrelles voyantes, tendues comme des
+miroirs, mettaient des rondeurs d'astre, au milieu du bariolage des
+jupes et des paletots.
+
+Mais ce qu'on apercevait de toute part, des quais, des ponts, des
+fenêtres, c'était, à l'horizon, sur la muraille nue d'une maison à six
+étages, dans l'île Saint-Louis, une redingote grise géante, peinte à
+fresque, de profil, avec sa manche gauche pliée au coude, comme si le
+vêtement eût gardé l'attitude et le gonflement d'un corps, à cette heure
+disparu. Cette réclame monumentale prenait, dans le soleil, au-dessus de
+la fourmilière des promeneurs, une extraordinaire importance.
+
+Cependant, une double haie ménageait le passage du cortège, au milieu de
+la foule. A droite, s'alignaient des gardes nationaux; à gauche, des
+soldats de la ligne. Un bout de cette double haie se perdait dans la rue
+d'Arcole, pavoisée de drapeaux, tendue aux fenêtres d'étoffes riches,
+qui battaient mollement, le long des maisons noires. Le pont, laissé
+vide, était la seule bande de terre nue, au milieu de l'envahissement
+des moindres coins; et il faisait un étrange effet, désert, léger, avec
+son unique arche de fer, d'une courbe si molle. Mais, en bas, sur les
+berges de la rivière, l'écrasement recommençait; des bourgeois
+endimanchés avaient étalé leurs mouchoirs, s'étaient assis là, à côté de
+leurs femmes, attendant, se reposant de tout un après-midi de flânerie.
+Au-delà du pont, au milieu de la nappe élargie de la rivière, très
+bleue, moirée de vert à la rencontre des deux bras, une équipe de
+canotiers en vareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot à la
+hauteur du Port-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de
+Gesvres, un grand lavoir, avec ses charpentes verdies par l'eau, dans
+lequel on entendait les rires et les coups de battoir des
+blanchisseuses. Et ce peuple entassé, ces trois à quatre cent mille
+têtes, par moments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame,
+qui dressaient de biais leur masse carrée, au dessus des maisons du quai
+Napoléon. Les tours, dorées par le soleil couchant, couleur de rouille
+sur le ciel clair, vibraient dans l'air, toutes sonores d'un carillon
+formidable.
+
+Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondes
+bousculades dans la foule.
+
+«Je vous assure qu'ils ne passeront pas avant cinq heures et demie»,
+disait un grand diable assis devant un café du quai de Gesvres, en
+compagnie de M. et de Mme Charbonnel.
+
+C'était Gilquin, Théodore Gilquin, l'ancien locataire de Mme Mélanie
+Correur, le terrible ami de Rougon. Ce jour-là, il était tout habillé de
+coutil jaune, un vêtement complet à vingt-neuf francs, fripé, taché,
+éclaté aux coutures; et il avait des bottes crevées, des gants havane,
+un large chapeau de paille sans ruban.
+
+Quand il mettait des gants, Gilquin était habillé. Depuis midi, il
+pilotait les Charbonnel, dont il avait fait la connaissance, un soir,
+chez Rougon, dans la cuisine.
+
+«Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant de la main les
+longues moustaches qui balafraient de noir sa face d'ivrogne. Vous vous
+êtes remis entre mes mains, n'est-ce pas? eh bien, laissez-moi régler
+l'ordre et la marche de la petite fête.» Gilquin avait déjà bu trois
+verres de cognac et cinq chopes. Depuis deux grandes heures, il tenait
+là les Charbonnel, sous prétexte qu'il fallait arriver les premiers.
+C'était un petit café qu'il connaissait, où l'on était parfaitement
+bien, disait-il; et il tutoyait le garçon.
+
+Les Charbonnel, résignés, l'écoutaient, très surpris de l'abondance et
+de la variété de sa conversation; Mme Charbonnel n'avait voulu qu'un
+verre d'eau sucrée; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que
+cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant,
+Gilquin leur parlait du baptême, comme s'il avait passé le matin aux
+Tuileries, pour avoir des renseignements.
+
+«L'impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu des couches
+superbes. Oh! c'est une gaillarde! Vous allez voir quelle prestance elle
+a.... L'empereur, lui, est revenu avant-hier de Nantes, où il était allé
+à cause des inondations.... Hein! quel malheur que ces inondations!» Mme
+Charbonnel recula sa chaise. Elle avait une légère peur de la foule, qui
+coulait devant elle, de plus en plus compacte.
+
+«Que de monde! murmura-t-elle.
+
+--Pardi! cria Gilquin, il y a plus de trois cent mille étrangers dans
+Paris. Depuis huit jours, les trains de plaisir amènent ici toute la
+province.... Tenez, voilà des Normands là-bas, et voilà des Gascons, et
+voilà des Francs-Comtois. Oh! je les flaire tout de suite, moi! J'ai
+joliment roulé ma bosse.» Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que
+la Bourse était fermée, que toutes les administrations avaient donné
+congé à leurs employés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en
+vint à citer des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie et
+les fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent mille francs; mais
+c'était une misère, car un palefrenier des Tuileries lui avait affirmé,
+la veille, que le cortège seul coûterait près de deux cent mille francs.
+Si l'empereur n'ajoutait qu'un million pris sur la liste civile, il
+devrait s'estimer heureux. La layette à elle seule était de cent mille
+francs.
+
+«Cent mille francs! répéta Mme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi donc
+est-elle? qu'est-ce qu'on a donc mis après?» Gilquin eut un rire
+complaisant. Il y avait des dentelles si chères! Lui, autrefois, avait
+voyagé pour les dentelles. Et il continua ses calculs: cinquante mille
+francs étaient alloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés
+le même jour que le petit prince, et dont l'empereur et l'impératrice
+avaient voulu être parrain et marraine; quatre-vingt-cinq mille francs
+devaient être dépensés en achat de médailles pour les auteurs des
+cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donna des détails sur les
+cent vingt mille médailles commémoratives distribuées aux collégiens,
+aux enfants des écoles primaires et des salles d'asile, aux
+sous-officiers et aux soldats de l'armée de Paris. Il en avait une il la
+montra. C'était une médaille de la grandeur d'une pièce de dix sous,
+portant d'un côté les profils de l'empereur et de l'impératrice, de
+l'autre celui du prince impérial, avec la date du baptême: 14 juin 1856.
+
+«Voulez-vous me la céder?» demanda M. Charbonnel.
+
+Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour le prix, lui
+donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, il dit que cela
+ne devait valoir que dix sous. Cependant, Mme Charbonnel regardait les
+profils du couple impérial. Elle s'attendrissait.
+
+«Ils ont l'air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus, l'un contre
+l'autre, comme de braves gens.... Voyez donc, monsieur Charbonnel, on
+dirait deux têtes sur le même traversin, quand on regarde la pièce de
+cette façon.» Alors, Gilquin revint à l'impératrice, dont il exalta la
+charité. Au neuvième mois de sa grossesse, elle avait donné des
+après-midi entiers à la création d'une maison d'éducation pour les
+jeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Elle
+venait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq sous par
+cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petit prince, et
+cette somme allait, d'après son désir, servir à l'apprentissage d'une
+centaine d'orphelins. Gilquin, légèrement gris déjà, ouvrait des yeux
+terribles en cherchant des inflexions tendres, des expressions alliant
+le respect du sujet à l'admiration passionnée de l'homme.
+
+Il déclarait qu'il ferait volontiers le sacrifice de sa vie, aux pieds
+de cette noble femme. Mais, autour de lui, personne ne protestait. Le
+brouhaha de la foule était au loin comme l'écho de ses éloges,
+s'élargissant en une clameur continue. Et les cloches de Notre-Dame, à
+toute volée, roulaient par-dessus les maisons l'écroulement de leur joie
+énorme.
+
+«Il serait peut-être temps d'aller nous placer», dit timidement M.
+Charbonnel, qui s'ennuyait d'être assis.
+
+Mme Charbonnel s'était levée, ramenant son châle jaune sur son cou.
+
+«Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver des premiers, et nous
+restons là, à laisser passer tout le monde devant nous.» Mais Gilquin se
+fâcha. Il jura, en tapant de son poing la petite table de zinc. Est-ce
+qu'il ne connaissait pas son Paris? Et, pendant que Mme Charbonnel,
+intimidée, retombait sur sa chaise, il cria au garçon de café:
+
+«Jules, une absinthe et des cigares!» Puis, quand il eut trempé ses
+grosses moustaches dans son absinthe, il le rappela furieusement.
+
+«Est-ce que tu te fiches de moi? Veux-tu bien m'emporter cette drogue et
+me servir l'autre bouteille, celle de vendredi!... J'ai voyagé pour les
+liqueurs, mon vieux. On ne met pas dedans Théodore.» Il se calma,
+lorsque le garçon, qui semblait avoir peur de lui, lui eut apporté la
+bouteille. Alors, il donna des tapes amicales sur les épaules des
+Charbonnel, il les appela papa et maman.
+
+«Quoi donc! maman, les petons vous démangent?
+
+Allez, vous avez le temps de les user, d'ici à ce soir!...
+
+«Voyons, que diable! mon gros père, est-ce que nous ne sommes pas bien,
+devant ce café? Nous sommes assis, nous regardons passer le monde.... Je
+vous dis que nous avons le temps. Faites-vous servir quelque chose.
+
+--Merci, nous avons notre suffisance», déclara M. Charbonnel. Gilquin
+venait d'allumer un cigare. Il se renversait, les pouces aux entournures
+de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sur sa chaise. Une
+béatitude noyait ses yeux. Tout d'un coup, il eut une idée.
+
+«Vous ne savez pas? cria-t-il, eh bien, demain matin, à sept heures, je
+suis chez vous et je vous emmène, je vous fais voir toute la fête. Hein!
+voilà qui est gentil.» Les Charbonnel se regardaient, très inquiets.
+Mais, lui, expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de
+montreur d'ours faisant un boniment. Le matin, déjeuner au Palais-Royal
+et promenade dans la ville.
+
+L'après-midi, à l'esplanade des Invalides, représentations militaires,
+mâts de cocagne, trois cents ballons perdus emportant des cornets de
+bonbons, grand ballon avec pluie de dragées. Le soir, dîner chez un
+marchand de vin du quai Debilly qu'il connaissait, feu d'artifice dont
+la pièce principale devait représenter un baptistère, flânerie au milieu
+des illuminations. Et il leur parla de la croix de feu qu'on hissait sur
+l'hôtel de la Légion d'honneur, du palais féerique de la place de la
+Concorde qui nécessitait l'emploi de neuf cent cinquante mille verres de
+couleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l'air, semblait une
+torche allumée.
+
+Comme les Charbonnel hésitaient toujours, il se pencha, il baissa la
+voix.
+
+«Puis, en rentrant, nous nous arrêterons dans une crémerie de la rue de
+Seine, où l'on mange de la soupe au fromage épatante.» Alors, les
+Charbonnel n'osèrent plus refuser. Leurs yeux arrondis exprimaient à la
+fois une curiosité et une épouvante d'enfant. Ils se sentaient devenir
+la chose de ce terrible homme. Mme Charbonnel se contenta de murmurer:
+
+«Ah! ce Paris, ce Paris!... Enfin, puisque nous y sommes, il faut bien
+tout voir. Mais si vous saviez, monsieur Gilquin, comme nous étions
+tranquilles à Plassans! J'ai là-bas des conserves qui se perdent, des
+confitures, des cerises à l'eau-de-vie, des cornichons.
+
+--N'aie donc pas peur, maman! dit Gilquin qui s'égayait jusqu'à la
+tutoyer. Tu gagnes ton procès et tu m'invites, hein! Nous allons tous
+là-bas rafler les conserves.» Il se versa un nouveau verre d'absinthe.
+Il était complètement gris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel
+d'un regard attendri. Lui, voulait qu'on eût le coeur sur la main.
+Brusquement, il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des
+psit! des hé! là-bas!
+
+C'était Mme Mélanie Correur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui
+passait sur le trottoir, en face. Elle tourna la tête, elle parut très
+ennuyée d'apercevoir Gilquin.
+
+Cependant, elle traversa la chaussée, en balançant ses hanches d'un air
+de princesse. Et quand elle fut debout devant la table, elle se fit
+longtemps prier pour accepter quelque chose.
+
+«Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vous l'aimez... vous
+vous souvenez, rue Vaneau? Était-ce assez farce, dans ce temps-là! Ah!
+cette grosse bête de Correur!».
+
+Elle finissait par s'asseoir, lorsqu'une immense acclamation courut dans
+la foule. Les promeneurs, comme soulevés par un coup de vent,
+s'emportaient, avec un piétinement de troupeau débandé. Les Charbonnel,
+instinctivement, s'étaient levés pour prendre leur course.
+
+Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise. Il était
+pourpre.
+
+«Ne bougez donc pas, sacrebleu! Attendez le commandement... vous voyez
+bien que tous ces imbéciles ont le nez cassé. Il n'est que cinq heures,
+n'est-ce pas? C'est le cardinal-légat qui arrive. Nous nous en moquons,
+hein! du cardinal-légat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pas
+venu en personne. On est parrain ou on ne l'est pas, il me semble!... Je
+vous jure que le mioche ne passera pas avant une demi-heure.» Peu à peu,
+l'ivresse lui ôtait de son respect. Il avait retourné sa chaise, il
+fumait dans le nez de tout le monde, envoyant des clignements d'yeux aux
+femmes, regardant les hommes d'un air provocant. Au pont Notre-Dame, à
+quelques pas, il se produisit des embarras de voitures; les chevaux
+piaffaient d'impatience, des uniformes de hauts fonctionnaires et
+d'officiers supérieurs, brodés d'or, constellés de décorations, se
+montraient aux portières.
+
+«En voilà de la quincaillerie!» murmura Gilquin, avec un sourire d'homme
+supérieur.
+
+Mais, comme un coupé arrivait sur le quai de la Mégisserie, il faillit
+d'un saut renverser la table, il s'écria:
+
+«Tiens! Rougon!» Et, debout, de sa main gantée, il saluait. Puis,
+craignant de ne pas être vu, il prit son chapeau de paille, il l'agita.
+Rougon, dont le costume de sénateur était très regardé, se renfonça vite
+dans un coin du coupé. Alors, Gilquin l'appela, en se faisant un
+porte-voix de son poing à demi-fermé. En face, sur le trottoir, la foule
+s'attroupait, se retournait, pour voir à qui en avait ce grand diable,
+habillé de coutil jaune. Enfin, le cocher put fouetter son cheval, le
+coupé s'engagea sur le pont Notre-Dame.
+
+«Taisez-vous donc!» dit à voix étouffée Mme Correur, en saisissant l'un
+des bras de Gilquin.
+
+Il ne voulut pas s'asseoir tout de suite. Il se haussait, pour suivre le
+coupé, au milieu des autres voitures. Et il lança une dernière phrase,
+derrière les roues qui fuyaient.
+
+«Ah! le lâcheur, c'est parce qu'il a de l'or sur son paletot,
+maintenant! Ça n'empêche pas, mon gros, que tu aies emprunté plus d'une
+fois les bottes de Théodore!» Autour de lui, aux sept ou huit tables du
+petit café, des bourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes;
+il y avait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère et
+trois enfants, qui l'écoutaient, d'un air profondément intéressé. Lui,
+se gonflait, ravi d'avoir un public. Il promena lentement un regard sur
+les consommateurs, et dit très haut, en se rasseyant:
+
+«Rougon! c'est moi qui l'ai fait!» Mme Correur ayant tenté de
+l'interrompre, il la prit à témoin. Elle savait bien tout, elle! Ça
+s'était passé chez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait
+peut-être pas qu'il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller
+chez des gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquels
+personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n'avait qu'une
+paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonnier n'aurait pas
+voulu.
+
+Et, se penchant d'un air victorieux vers la table voisine, mêlant la
+famille à la conversation, il s'écria:
+
+«Parbleu! elle ne dira pas non. C'est elle, à Paris, qui lui a payé sa
+première paire de bottes neuves.» Mme Correur tourna sa chaise, pour ne
+plus paraître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnel
+restaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter un homme
+qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin
+était lancé, il raconta, avec des détails interminables, les
+commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe; il riait maintenant,
+il prenait à partie les consommateurs les uns après les autres, fumant,
+crachant, buvant, leur expliquant qu'il était accoutumé à l'ingratitude
+des hommes; il lui suffisait d'avoir sa propre estime. Et il répétait
+qu'il avait fait Rougon. A cette époque, il voyageait pour la
+parfumerie; mais le commerce n'allait pas, à cause de la république.
+Tous les deux, ils crevaient de faim sur le même palier. Alors, lui,
+avait eu l'idée de pousser Rougon à se faire envoyer de l'huile d'olive
+par un propriétaire de Plassans; et Ils s'étaient mis en campagne,
+chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu'à des dix heures du
+soir, avec des échantillons d'huile dans leurs poches. Rougon n'était
+pas fort; pourtant il rapportait parfois de belles commandes, prises
+chez les grands personnages où il allait en soirée. Ah! ce gredin de
+Rougon! plus bête qu'une oie sur toutes sortes de choses, et malin avec
+cela! Comme il avait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique!
+Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux; car, enfin, lui
+aussi avait fait partie de la bande. Il courait les bastringues de
+barrière, où il criait: vive la république! Dame, il fallait bien être
+républicain, pour racoler du monde. L'Empire lui devait un beau cierge.
+Eh bien, l'Empire ne lui disait pas même merci. Tandis que Rougon et sa
+clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à la porte, comme un
+chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieux rester indépendant.
+Seulement, il éprouvait un regret, celui de n'être pas allé jusqu'au
+bout avec les républicains, pour balayer à coups de fusil toute cette
+crapule-là.
+
+«C'est comme le petit Du Poizat, qui a l'air de ne plus me reconnaître!
+dit-il en terminant. Un gringalet dont j'ai bourré plus d'une fois la
+pipe!... Du Poizat! sous-préfet! Je l'ai vu en chemise avec la grande
+Amélie qui le jetait d'une claque à la porte, quand il n'était pas
+sage.» Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyés
+d'ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à la
+ronde:
+
+«Enfin, vous venez de voir Rougon.... Je suis aussi grand que lui. J'ai
+son âge. Je me flatte d'avoir une tête un peu moins canaille que la
+sienne. Eh bien, est-ce que je ne ferais pas mieux que ce gros cochon
+dans une voiture, avec des machines dorées plein le corps?» Mais, à ce
+moment, une telle clameur s'éleva de la place de l'Hôtel-de-Ville, que
+les consommateurs ne songèrent guère à répondre. La foule s'emporta de
+nouveau, on ne voyait que des jambes d'homme en l'air, tandis que les
+femmes se retroussaient jusqu'aux genoux, montrant leurs bas blancs,
+pour mieux courir.
+
+Et, comme la clameur approchait, s'élargissait en un glapissement de
+plus en plus distinct, Gilquin cria:
+
+«Houp! c'est le mioche!... Payez vite, papa Charbonnel, et suivez-moi
+tous.» Mme Correur avait saisi un pan de son paletot de coutil jaune,
+afin de ne pas le perdre. Mme Charbonnel venait ensuite essoufflée. On
+faillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s'était jeté en plein
+tas, résolument, jouant des coudes, ouvrant un sillon; et il manoeuvrait
+avec une telle autorité, que les rangs les plus serrés s'écartaient
+devant lui. Quand il fut parvenu au parapet du quai, il plaça son monde.
+D'un effort, il souleva ces dames, les assit sur le parapet, les jambes
+du côté de la rivière, malgré les petits cris d'effroi qu'elles
+poussaient. Lui et M. Charbonnel restèrent debout derrière elles.
+
+«Hein! mes petites chattes, vous êtes aux premières loges, leur dit-il
+pour les calmer. N'ayez pas peur! Nous allons vous prendre par la
+taille.»
+
+Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint de Mme Correur, qui lui
+sourit. On ne pouvait se fâcher avec ce gaillard-là. Cependant, on ne
+voyait rien. Du côté de la place de l'Hôtel-de-Ville, il y avait comme
+un clapotement de têtes, une marée de vivats qui montaient; des
+chapeaux, au loin, agités par des mains qu'on ne distinguait pas,
+mettaient au-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot
+gagnait lentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du
+quai Napoléon, situées en face de la place, qui s'émurent les premières;
+aux fenêtres, les gens se haussèrent, se bousculèrent, avec des visages
+ravis, des bras tendus montrant quelque chose, à gauche, du côté de la
+rue de Rivoli. Et, pendant trois éternelles minutes, le pont resta
+encore vide. Les cloches de Notre-Dame, comme prises d'une fureur
+d'allégresse, sonnaient plus fort.
+
+Tout d'un coup, au milieu de la multitude anxieuse, des trompettes
+parurent, sur le pont désert. Un immense soupir roula et se perdit.
+Derrière les trompettes et le corps de musique qui les suivait, venait
+un général accompagné de son état-major, à cheval.
+
+Ensuite, après des escadrons de carabiniers, de dragons et de guides,
+commençaient les voitures de gala. Il y en avait d'abord huit, attelées
+de six chevaux. Les premières contenaient des dames du palais, des
+chambellans, des officiers de la maison de l'empereur et de
+l'impératrice, des dames d'honneur de la grande-duchesse de Bade,
+chargée de représenter la marraine.
+
+Et Gilquin, sans lâcher Mme Correur, lui expliquait dans le dos que la
+marraine, la reine de Suède, n'avait, pas plus que le parrain, pris la
+peine de se déranger.
+
+Puis, lorsque passèrent la septième voiture et la huitième, il nomma les
+personnages, avec une familiarité qui le montrait très au courant des
+choses de la cour.
+
+Ces deux dames, c'étaient la princesse Mathilde et la princesse Marie.
+Ces trois messieurs, c'étaient le roi Jérôme, le prince Napoléon et le
+prince de Suède; ils avaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le
+cortège avançait lentement. Aux portières, des écuyers, des aides de
+camp, des chevaliers d'honneur, tenaient les brides très courtes, pour
+maintenir leurs chevaux au pas.
+
+«Où donc est le petit? demanda Mme Charbonnel impatiente.
+
+--Pardi! on ne l'a pas mis sous une banquette, dit Gilquin en riant.
+Attendez, il va venir.» Il serra plus amoureusement Mme Correur, qui
+s'abandonnait, parce qu'elle avait peur de tomber, disait-elle. Et,
+gagné par l'admiration, les yeux luisants, il murmura encore:
+
+«N'importe, c'est vraiment beau! Se gobergent-ils ces mâtins-là, dans
+leurs boîtes de satin.... Quand on pense que j'ai travaillé à tout ça!»
+Il se gonflait; le cortège, la foule, l'horizon entier était à lui.
+Mais, dans le court recueillement causé par l'apparition des premières
+voitures, un brouhaha formidable arrivait; maintenant, c'était sur le
+quai même que les chapeaux volaient au-dessus des têtes moutonnantes. Au
+milieu du pont, six piqueurs de l'empereur passaient, avec leur livrée
+verte, leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins
+dorés d'un large gland. Et la voiture de l'impératrice se montra enfin;
+elle était traînée par huit chevaux; elle avait quatre lanternes, très
+riches, plantées aux quatre coins de la caisse; et, toute en glaces,
+vaste, arrondie, elle ressemblait à un grand coffret de cristal, enrichi
+de galeries d'or, monté sur des roues d'or. A l'intérieur, on
+distinguait nettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache
+rose du prince impérial, tenu sur les genoux de la gouvernante des
+Enfants de France; auprès d'elle, était la nourrice, une Bourguignonne,
+belle femme à forte poitrine. Puis à quelque distance, après un groupe
+de garçons d'attelage à pied et d'écuyers à cheval, venait la voiture de
+l'empereur, attelée également de huit chevaux d'une richesse aussi
+grande, dans laquelle l'empereur et l'impératrice saluaient. Aux
+portières des deux voitures, des maréchaux recevaient sans un geste, sur
+les broderies de leurs uniformes, la poussière des roues.
+
+«Si le pont venait à casser!» dit en ricanant Gilquin, qui avait le goût
+des imaginations atroces.
+
+Mme Correur, effrayée, le fit taire. Mais lui, insistait, disait que ces
+ponts de fer n'étaient jamais bien solides; et, quand les deux voitures
+furent au milieu du pont, il affirma qu'il voyait le tablier danser.
+Quel plongeon, tonnerre! le papa, la maman, l'enfant, ils auraient tous
+bu un fameux coup! Les voitures roulaient doucement, sans bruit; le
+tablier était si léger, avec sa longue courbe molle, qu'elles étaient
+comme suspendues, au-dessus du grand vide de la rivière; en bas, dans la
+nappe bleue, elles se reflétaient, pareilles à d'étranges poissons d'or,
+qui auraient nagé entre deux eaux.
+
+L'empereur et l'impératrice, un peu las, avaient posé la tête sur le
+satin capitonné, heureux d'échapper un instant à la foule et de n'avoir
+plus à saluer. La gouvernante des Enfants de France, elle aussi,
+profitait des trottoirs déserts, pour relever le petit prince glissé de
+ses genoux; tandis que la nourrice, penchée, l'amusait d'un sourire. Et
+le cortège entier baignait dans le soleil; les uniformes, les toilettes,
+les harnais flambaient; les voitures, toutes braisillantes, emplies
+d'une lueur d'astre, envoyaient des reflets de glace qui dansaient sur
+les maisons noires du quai Napoléon. Au loin, au-dessus du pont, se
+dressait, comme fond à ce tableau, la réclame monumentale peinte sur le
+mur d'une maison à six étages de l'île Saint-Louis, la redingote grise
+géante, vide de corps, que le soleil battait d'un rayonnement
+d'apothéose.
+
+Gilquin remarqua la redingote, au moment où elle dominait les deux
+voitures. Il cria:
+
+«Tiens! l'oncle, là-bas!» Un rire courut dans la foule, autour de lui.
+M. Charbonnel, qui n'avait pas compris, voulut se faire donner des
+explications. Mais on ne s'entendait plus, un vivat assourdissant
+montait, les trois cent mille personnes qui s'écrasaient là battaient
+des mains. Quand le petit prince était arrivé au milieu du pont, et
+qu'on avait vu paraître derrière lui l'empereur et l'impératrice, dans
+ce large espace découvert où rien ne gênait la vue, une émotion
+extraordinaire s'était emparée des curieux. Il y avait eu un de ces
+enthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les têtes comme sous un
+coup de vent, d'un bout d'une ville à l'autre. Les hommes se haussaient,
+mettaient des bambins ébahis à califourchon sur leur cou; les femmes
+pleuraient, balbutiaient des paroles de tendresse pour «le cher petit»,
+partageant avec des mots du coeur la joie bourgeoise du couple impérial.
+Une tempête de cris continuait à sortir de la place de l'Hôtel-de-Ville;
+sur les quais, des deux côtés, en amont, en aval, aussi loin que le
+regard pouvait aller, on apercevait une forêt de bras tendus, s'agitant,
+saluant. Aux fenêtres, des mouchoirs volaient, des corps se penchaient,
+le visage allumé, avec le trou noir de la bouche grande ouverte. Et,
+tout là-bas, les fenêtres de l'île Saint-Louis, étroites comme des
+minces traits de fusain, s'animaient d'un pétillement de lueurs
+blanches, d'une vie qu'on ne distinguait pas nettement.
+
+Cependant, l'équipe des canotiers en vareuses rouges, debout au milieu
+de la Seine qui les emportait, vociféraient à pleine gorge; pendant que
+les blanchisseuses, à demi sorties des vitrages du bateau, les bras nus,
+débraillées, affolées, voulant se faire entendre, tapaient furieusement
+leurs battoirs, à les casser.
+
+«C'est fini, allons-nous-en», dit Gilquin.
+
+Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu'au bout. La queue du cortège,
+des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et de carabiniers,
+s'enfonçaient dans la rue d'Arcole. Puis, il se produisit un tumulte
+épouvantable; la double haie des gardes nationaux et des soldats de la
+ligne fut rompue en plusieurs endroits; des femmes criaient.
+
+«Allons-nous-en, répéta Gilquin. On va s'écraser.» Et, quand il eut posé
+ces dames sur le trottoir, il leur fit traverser la chaussée, malgré la
+foule. Mme Correur et les Charbonnel étaient d'avis de suivre le
+parapet, pour prendre le pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait
+sur la place du Parvis. Mais il ne les écoutait pas, il les entraînait.
+Lorsqu'ils furent de nouveau devant le petit café, il les poussa
+brusquement, les assit à la table qu'ils venaient de quitter.
+
+«Vous êtes encore de jolis cocos! leur criait-il. Est-ce que vous croyez
+que j'ai envie de me faire casser les pattes par ce tas de badauds?...
+Nous allons boire quelque chose, parbleu? Nous sommes mieux là qu'au
+milieu de la foule. Hein! nous en avons assez, de la fête! Ça finit par
+être bête.... Voyons, qu'est-ce que vous prenez, maman?» Les Charbonnel,
+qu'il couvait de ses yeux inquiétants, élevèrent de timides objections.
+Ils auraient bien voulu voir la sortie de l'église. Alors, il leur
+expliqua qu'il fallait laisser les curieux s'écouler; dans un quart
+d'heure, il les conduirait, s'il n'y avait pas trop de monde pourtant.
+Mme Correur, pendant qu'il redemandait à Jules des cigares et de la
+bière, s'échappa prudemment.
+
+«Eh bien, c'est ça, reposez-vous, dit-elle aux Charbonnel. Vous me
+trouverez là-bas.» Elle prit le pont Notre-Dame et s'engagea dans la rue
+de la Cité. Mais l'écrasement y était tel, qu'elle mit un grand quart
+d'heure pour atteindre la rue de Constantine. Elle dut se décider à
+couper par la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes. Enfin,
+elle déboucha sur la place du Parvis, après avoir laissé à un soupirail
+de maison suspecte tout un volant de sa robe gorge-de-pigeon. La place,
+sablée, jonchée de fleurs, était plantée de mâts portant des bannières
+aux armes impériales. Devant l'église, un porche colossal, en forme de
+tente, drapait sur la nudité de la pierre des rideaux de velours rouge,
+à franges et à glands d'or.
+
+Là, Mme Correur fut arrêtée par une haie de soldats qui maintenait la
+foule. Au milieu du vaste carré laissé libre, des valets de pied se
+promenaient à petits pas, le long des voitures rangées sur cinq files;
+tandis que les cochers, solennels, restaient sur leurs sièges, les
+guides aux mains. Et comme elle allongeait le cou, cherchant quelque
+fente pour pénétrer, elle aperçut Du Poizat qui fumait tranquillement un
+cigare, dans un angle de la place, au milieu des valets de pied.
+
+«Est-ce que vous ne pouvez pas me faire entrer?» lui demanda-t-elle,
+quand elle eut réussi à l'appeler, en agitant son mouchoir.
+
+Il parla à un officier, il l'emmena devant l'église.
+
+«Si vous m'en croyez, vous resterez ici avec moi, dit-il. C'est plein à
+crever, là-dedans. J'étouffais, je suis sorti.... Tenez, voici le
+colonel et M. Bouchard qui ont renoncé à trouver des places.» Ces
+messieurs, en effet, étaient là, à gauche, du côté de la rue du
+Cloître-Notre-Dame. M. Bouchard racontait qu'il venait de confier sa
+femme à M. d'Escorailles, qui avait un fauteuil excellent pour une dame.
+
+Quant au colonel, il regrettait de ne pouvoir expliquer la cérémonie à
+son fils Auguste.
+
+«J'aurais voulu lui montrer le fameux vase, dit-il.
+
+C'est, comme vous le savez, le propre vase de Saint-Louis, un vase de
+cuivre damasquiné et niellé, du plus beau style persan, une antiquité du
+temps des croisades, qui a servi au baptême de tous nos rois.
+
+--Vous avez vu les honneurs? demanda M-Bouchard à Du Poizat.
+
+--Oui, répondit celui-ci. C'est Mme de Llorentz qui portait le
+chrémeau.» Il dut donner des détails. Le chrémeau était le bonnet de
+baptême. Ni l'un ni l'autre de ces messieurs ne savaient cela; ils se
+récrièrent. Du Poizat énuméra alors les honneurs du prince impérial, le
+chrémeau, le cierge, la salière, et les honneurs du parrain et de la
+marraine, le bassin, l'aiguière, la serviette; tous ces objets étaient
+portés par des dames du palais. Et il y avait encore le manteau du petit
+prince, un manteau superbe, extraordinaire, étalé près des fonts, sur un
+fauteuil.
+
+«Comment! il n'y a pas une toute petite place?» s'écria Mme Correur, à
+laquelle ces détails donnaient une fièvre de curiosité.
+
+Alors, ils lui citèrent tous les grands corps, toutes les autorités,
+toutes les délégations qu'ils avaient vus passer. C'était un défilé
+interminable: le Corps diplomatique, le Sénat, le Corps législatif, le
+Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour
+impériale, les Tribunaux de commerce et de première instance, sans
+compter les ministres, les préfets, les maires et leurs adjoints, les
+académiciens, les officiers supérieurs, jusqu'à des délégués du
+consistoire israélite et du consistoire protestant. Et il y en avait
+encore, et il y en avait toujours.
+
+«Mon Dieu! que ça doit être beau!» laissa échapper Mme Correur avec un
+soupir.
+
+Du Poizat haussa les épaules. Il était d'une humeur détestable. Tout ce
+monde «l'embêtait». Et il semblait agacé par la longueur de la
+cérémonie. Est-ce qu'ils n'auraient pas bientôt fini? Ils avaient chanté
+le veni creator; ils s'étaient encensés, promenés, salués. Le petit
+devait être baptisé, maintenant. M. Bouchard et le colonel, plus
+patients, regardaient les fenêtres pavoisées de la place; puis, ils
+renversèrent la tête, à un brusque carillon qui secoua les tours; et ils
+eurent un léger frisson, inquiets du voisinage énorme de l'église, dont
+ils n'apercevaient pas le bout, dans le ciel. Cependant, Auguste s'était
+glissé vers le porche. Mme Correur le suivit. Mais comme elle arrivait
+en face de la grand-porte, ouverte à deux battants, un spectacle
+extraordinaire la planta net sur les pavés.
+
+Entre les deux larges rideaux, l'église se creusait, immense, dans une
+vision surhumaine de tabernacle.
+
+Les voûtes, d'un bleu tendre, étaient semées d'étoiles.
+
+Les verrières étalaient, autour de ce firmament, des astres mystiques,
+attisant les petites flammes vives d'une braise de pierreries. Partout,
+des hautes colonnes, tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait
+le peu de jour traînant sous la nef; et, dans cette nuit rouge, brûlait
+seul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers de cierges en
+tas, plantés si près les uns des autres, qu'il y avait là comme un
+soleil unique, flambant dans une pluie d'étincelles. C'était au centre
+de la croisée, sur une estrade, l'autel qui s'embrasait. A gauche, à
+droite, s'élevaient des trônes. Un large dais de velours doublé
+d'hermine mettait, au-dessus du trône le plus élevé, un oiseau géant, au
+ventre de neige, aux ailes de pourpre. Et toute une foule riche, moirée
+d'or, allumée d'un pétillement de bijoux, emplissait l'église: près de
+l'autel, au fond, le clergé, les évêques crossés et mitrés, faisaient
+une gloire, un de ces resplendissements qui ouvrent une trouée sur le
+ciel; autour de l'estrade, des princes, des princesses, de grands
+dignitaires étaient rangés avec une pompe souveraine; puis des deux
+côtés, dans les bras de la croisée, des gradins montaient, le Corps
+diplomatique et le Sénat à droite, le Corps législatif et le Conseil
+d'État à gauche; tandis que les délégations de toutes sortes
+s'entassaient dans le reste de la nef, et que les dames, en haut, au
+bord des tribunes, étalaient les vives panachures de leurs étoffes
+claires. Une grande buée saignante flottait. Les têtes étagées au fond,
+à droite, à gauche, gardaient des tons roses de porcelaine peinte. Les
+costumes, le satin, la soie, le velours avaient des reflets d'un éclat
+sombre, comme près de s'enflammer. Des rangs entiers, tout d'un coup,
+prenaient feu. L'église profonde se chauffait d'un luxe inouï de
+fournaise.
+
+Alors, Mme Correur vit s'avancer, au milieu du choeur, un aide des
+cérémonies, qui cria trois fois, furieusement:
+
+«Vive le prince impérial! vive le prince impérial! vive le prince
+impérial!» Et, dans l'immense acclamation dont les voûtes tremblèrent,
+Mme Correur aperçut, au bord de l'estrade, l'empereur debout, dominant
+la foule. Il se détachait en noir sur le flamboiement d'or, que les
+évêques allumaient derrière lui. Il présentait au peuple le prince
+impérial, un paquet de dentelles blanches, qu'il tenait très haut, de
+ses deux bras levés.
+
+Mais, brusquement, un suisse écarta d'un geste Mme Correur. Elle recula
+de deux pas, elle n'eut plus devant elle, tout près, qu'un des rideaux
+du porche. La vision avait disparu. Alors elle se retrouva dans le plein
+jour, et elle resta ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau,
+pareil à ceux du Louvre, cuit par l'âge, empourpré et doré, avec des
+personnages anciens comme on n'en rencontre pas sur les trottoirs.
+
+«Ne restez pas là», lui dit Du Poizat, en la ramenant près du colonel et
+de M. Bouchard.
+
+Ces messieurs, maintenant, causaient des inondations. Les ravages
+étaient épouvantables, dans les vallées du Rhône et de la Loire. Des
+milliers de familles se trouvaient sans abri. Les souscriptions,
+ouvertes de tous les côtés, ne suffisaient pas au soulagement de tant de
+misères. Mais l'empereur se montrait d'un courage et d'une générosité
+admirables: à Lyon, on l'avait vu traverser à gué les quartiers bas de
+la ville, recouverts par les eaux; à Tours, il s'était promené en canot,
+pendant trois heures, au milieu des rues inondées. Et partout, il semait
+les aumônes sans compter.
+
+«Écoutez donc!» interrompit le colonel.
+
+Les orgues ronflaient dans l'église. Un chant large sortait par
+l'ouverture béante du porche, dont les draperies battaient sous cette
+haleine énorme.
+
+«C'est le Te Deum», dit M. Bouchard.
+
+Du Poizat eut un soupir de soulagement. Ils allaient donc avoir fini!
+Mais M. Bouchard lui expliqua que les actes n'étaient pas encore signés.
+Ensuite, le cardinal légat devait donner la bénédiction pontificale. Du
+monde, pourtant, commença bientôt à sortir. Rougon, un des premiers,
+parut, ayant au bras une femme maigre, à figure jaune, mise très
+simplement. Un magistrat, en costume de président de la cour d'appel,
+les accompagnait.
+
+«Qui est-ce?» demanda Mme Correur.
+
+Du Poizat lui nomma les deux personnes. M. Beulin d'Orchère avait connu
+Rougon un peu avant le coup d'État, et il lui témoignait depuis cette
+époque une estime particulière, sans chercher pourtant à établir entre
+eux des rapports suivis. Mlle Véronique, sa soeur, habitait avec lui un
+hôtel de la me Garancière, qu'elle ne quittait guère que pour assister
+aux messes basses de Saint-Sulpice. «Tenez, dit le colonel en baissant
+la voix, voilà la femme qu'il faudrait à Rougon.
+
+--Parfaitement, approuva M. Bouchard. Fortune convenable, bonne famille,
+femme d'ordre et d'expérience. Il ne trouvera pas mieux.» Mais Du Poizat
+se récria. La demoiselle était mûre comme une nèfle qu'on a oubliée sur
+de la paille. Elle avait au moins trente-six ans et elle en paraissait
+bien quarante. Un joli manche à balai à mettre dans un lit!
+
+Une dévote qui portait des bandeaux plats! une tête si usée, si fade,
+qu'elle semblait avoir trempé pendant six mois dans de l'eau bénite!
+
+«Vous êtes jeune, déclara gravement le chef de bureau. Rougon doit faire
+un mariage de raison.... Moi j'ai fait un mariage d'amour; mais ça ne
+réussit pas à tout le monde.
+
+--Eh! je me moque de la fille, en somme, finit par avouer Du Poizat.
+C'est la mine du Beulin-d'orchère qui me fait peur. Ce gaillard-là a une
+mâchoire de dogue.... Regardez-le donc, avec son lourd museau et sa
+forêt de cheveux crépus, où pas un fil blanc ne se montre, malgré ses
+cinquante ans! Est-ce qu'on sait ce qu'il pense! Dites-moi un peu pour
+quoi il continue à pousser sa soeur dans les bras de Rougon, maintenant
+que Rougon est par terre?»
+
+M. Bouchard et le colonel gardèrent le silence, en échangeant un regard
+inquiet. Le «dogue», comme l'appelait l'ancien sous-préfet, allait-il
+donc à lui tout seul dévorer Rougon? Mais Mme Correur dit lentement:
+
+«C'est très bon d'avoir la magistrature avec soi.» Cependant, Rougon
+avait conduit Mlle Véronique jusqu'à sa voiture; et là, avant qu'elle
+fût montée, il la saluait. Juste à ce moment, la belle Clorinde sortait
+de l'église, au bras de Delestang. Elle devint grave, elle enveloppa
+d'un regard de flamme cette grande fille jaune, sur laquelle Rougon
+avait la galanterie de refermer la portière, malgré son habit de
+sénateur. Alors, pendant que la voiture s'éloignait, elle marcha droit à
+lui, lâchant le bras de Delestang, retrouvant son rire de grande enfant.
+Toute la bande la suivit.
+
+«J'ai perdu maman! lui cria-t-elle gaiement. On m'a enlevé maman, au
+milieu de la foule.... Vous m'offrez un petit coin dans votre coupé,
+hein?» Delestang, qui allait lui proposer de la reconduire chez elle,
+parut très contrarié. Elle portait une robe de soie orange, brochée de
+fleurs si voyantes, que les valets de pied la regardaient. Rougon
+s'était incliné, mais ils durent attendre le coupé, pendant près de dix
+minutes.
+
+Tous restèrent là, même Delestang, dont la voiture était sur le premier
+rang, à deux pas. L'église continuait à se vider lentement. M. Kahn et
+M. Béjuin, qui passaient, accoururent se joindre à la bande. Et comme le
+grand homme avait de molles poignées de main, l'air maussade, M. Kahn
+lui demanda, avec une vivacité inquiète:
+
+«Est-ce que vous êtes souffrant?
+
+--Non, répondit-il. Ce sont toutes ces lumières, là-dedans, qui m'ont
+fatigué.» Il se tut, puis il reprit, à demi-voix:
+
+«C'était très grand.... Je n'ai jamais vu une pareille joie sur la
+figure d'un homme.» Il parlait de l'empereur. Il avait ouvert les bras,
+dans un geste large, avec une lente majesté comme pour se rappeler la
+scène de l'église; et il n'ajouta rien. Ses amis, autour de lui, se
+taisaient également. Ils faisaient dans un coin de la place, un tout
+petit groupe. Devant eux, le défilé grossissait, les magistrats en robe,
+les officiers en grande tenue, les fonctionnaires en uniforme, une foule
+galonnée, chamarrée, décorée, qui piétinait les fleurs dont la place
+était couverte, au milieu des appels des valets de pied et des
+roulements brusques des équipages. La gloire de l'Empire à son apogée
+flottait dans la pourpre du soleil couchant, tandis que les tours de
+Notre-Dame, toutes roses, toutes sonores, semblaient porter très haut, à
+un sommet de paix et de grandeur, le règne futur de l'enfant baptisé
+sous leurs voûtes. Mais eux, mécontents, ne sentaient qu'une immense
+convoitise leur venir de la splendeur de la cérémonie, des cloches
+sonnantes, des bannières déployées, de la ville enthousiaste, de ce
+monde officiel épanoui. Rougon, qui pour la première fois, éprouvait le
+froid de sa disgrâce, avait la face très pâle; et, rêvant, il jalousait
+l'empereur.
+
+«Bonsoir, je m'en vais, c'est assommant, dit Du Poizat, après avoir
+serré la main aux autres.
+
+--Qu'avez-vous donc, aujourd'hui? lui demanda le colonel. Vous êtes bien
+féroce.» Et le sous-préfet répondit tranquillement, en s'en allant:
+«Tiens! pourquoi voulez-vous que je sois gai!... J'ai lu ce matin, au
+Moniteur, la nomination de cet imbécile de Campenon à la préfecture
+qu'on m'avait promise.» Les autres se regardèrent. Du Poizat avait
+raison. Ils n'étaient pas de la fête. Rougon, dès la naissance du
+prince, leur avait promis toute une pluie de cadeaux pour le jour du
+baptême: M. Kahn devait avoir sa concession; le colonel, la croix de
+commandeur; Mme Correur, les cinq ou six bureaux de tabac qu'elle
+sollicitait. Et Ils étaient tous là, en un petit tas, dans un coin de la
+place, les mains vides. Ils levèrent alors sur Rougon un regard si
+désolé, si plein de reproches, que celui-ci eut un haussement d'épaules
+terrible. Comme son coupé arrivait enfin, il y poussa brusquement
+Clorinde, il s'y enferma sans dire un mot, en faisant claquer la
+portière avec violence.
+
+«Voilà Marsy sous le porche, murmura M. Kahn qui entraînait M. Béjuin.
+A-t-il l'air superbe, cette canaille!... tournez donc la tête. Il
+n'aurait qu'à ne pas nous rendre notre salut.» Delestang s'était hâté de
+monter dans sa voiture, pour suivre le coupé. M. Bouchard attendit sa
+femme; puis, quand l'église fut vide, il demeura très surpris, il s'en
+alla avec le colonel, las également de chercher son fils Auguste. Quant
+à Mme Correur, elle venait d'accepter le bras d'un lieutenant de
+dragons, un pays à elle, qui lui devait un peu son épaulette.
+
+Cependant, dans le coupé, Clorinde parlait avec ravissement de la
+cérémonie, tandis que Rougon, renversé, le visage ensommeillé,
+l'écoutait. Elle avait vu les fêtes de Pâques à Rome: ce n'était pas
+plus grandiose.
+
+Et elle expliquait que la religion, pour elle, était un coin du paradis
+entrouvert, avec Dieu le Père assis sur son trône ainsi qu'un soleil, au
+milieu de la pompe des anges rangés autour de lui, en un large cercle de
+beaux jeunes gens vêtus d'or. Puis, tout d'un coup, elle s'interrompit,
+elle demanda:
+
+«Viendrez-vous ce soir au banquet que la Ville offre à Leurs Majestés?
+Ce sera magnifique» Elle était invitée. Elle aurait une toilette rose,
+toute semée de myosotis. C'était M. de Plouguern qui devait la conduire,
+parce que sa mère ne voulait plus sortir le soir, à cause de ses
+migraines. Elle s'interrompit encore, elle posa une nouvelle question,
+brusquement:
+
+«Quel est donc le magistrat avec lequel vous étiez tout à l'heure?»
+Rougon leva le menton, récita tout d'une haleine:
+
+«M. Beulin-d'orchère, cinquante ans, d'une famille de robe, a été
+substitut à Montbrison, procureur du roi à Orléans, avocat général à
+Rouen, a fait partie d'une commission mixte en 52, est venu ensuite à
+Paris comme conseiller de la cour d'appel, enfin est aujourd'hui
+président de cette cour.... Ah! j'oubliais! il a approuvé le décret du
+22 janvier 1852, confisquant les biens de la famille d'Orléans...
+Êtes-vous contente?» Clorinde s'était mise à rire. Il se moquait d'elle,
+parce qu'elle voulait s'instruire; mais c'était bien permis de connaître
+les gens avec lesquels on pouvait se rencontrer. Et elle ne lui ouvrit
+pas la bouche de Mlle Beulin-d'orchère. Elle reparlait du banquet de
+l'Hôtel-de-Ville; la galerie des Fêtes devait être décorée avec un luxe
+inouï: un orchestre jouerait des airs pendant tout le temps du dîner.
+Ah! la France était un grand pays!
+
+Nulle part, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Espagne, ni en
+Italie, elle n'avait vu des bals plus étourdissants, des galas plus
+prodigieux. Aussi, disait-elle avec sa face tout allumée d'admiration,
+son choix était fait, maintenant: elle voulait être Française.
+
+«Oh! des soldats! cria-t-elle, voyez donc, des soldats!».
+
+Le coupé, qui avait suivi la rue de la Cité, se trouvait arrêté, au bout
+du pont Notre-Dame par un régiment défilant sur le quai. C'étaient des
+soldats de la ligne, de petits soldats marchant comme des moutons, un
+peu débandés par les arbres des trottoirs. Ils revenaient de faire la
+haie. Ils avaient sur la face tout l'éblouissement du grand soleil de
+l'après-midi, les pieds blancs, l'échine gonflée sous le poids du sac et
+du fusil. Et ils s'étaient tant ennuyés, au milieu des poussées de la
+foule, qu'ils en gardaient un air de bêtise ahurie.
+
+«J'adore l'armée française», dit Clorinde ravie, se penchant pour mieux
+voir.
+
+Rougon, comme réveillé, regardait lui aussi. C'était la force de
+l'Empire qui passait, dans la poussière de la chaussée. Tout un embarras
+d'équipages encombrait lentement le pont; mais les cochers, respectueux,
+attendaient; tandis que les personnages en grand costume mettaient la
+tête aux portières, la face vaguement souriante, couvant de leurs yeux
+attendris les petits soldats hébétés par leur longue faction. Les
+fusils, au soleil, illuminaient la fête.
+
+«Et ceux-là, les derniers, les voyez-vous? reprit Clorinde. Il y en a
+tout un rang qui n'ont pas encore de barbe. Sont-ils gentils, hein!» Et,
+dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de la voiture, des
+baisers aux soldats, à deux mains. Elle se cachait un peu, pour qu'on ne
+la vît pas. C'était une joie, un amour de la force armée, dont elle se
+régalait seule. Rougon eut un sourire paternel; il venait également de
+goûter sa première jouissance de la journée.
+
+«Qu'y a-t-il donc?» demanda-t-il, lorsque le coupé put enfin tourner le
+coin du quai.
+
+Un rassemblement considérable s'était formé sur le trottoir et sur la
+chaussée. La voiture dut s'arrêter de nouveau. Une voix dit dans la
+foule:
+
+«C'est un ivrogne qui a insulté les soldats. Les sergents de ville
+viennent de l'empoigner.»
+
+Alors, le rassemblement s'étant ouvert, Rougon aperçut Gilquin, ivre
+mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son vêtement de coutil
+jaune, arraché, montrait des morceaux de sa peau. Mais il restait bon
+garçon, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge. Il tutoyait les
+sergents de ville, il les appelait «mes agneaux». Et il leur expliquait
+qu'il avait passé l'après-midi bien tranquillement dans un café, en
+compagnie de gens très riches. On pouvait se renseigner au théâtre du
+Palais-Royal, où M. et Mme Charbonnel étaient allés voir jouer les
+Dragées du baptême: ils ne diraient pour sûr pas le contraire.
+
+«Lâchez-moi donc, farceurs! cria-t-il en se roidissant brusquement. Le
+café est là, à côté, tonnerre! venez-y avec moi, si vous ne me croyez
+pas!... Les soldats m'ont manqué, comprenez bien! il y en a un petit qui
+riait.
+
+Alors, je l'ai envoyé se faire moucher. Mais insulter l'armée française,
+jamais!... Parlez un peu à l'empereur de Théodore, vous verrez ce qu'il
+dira.... Ah! sacrebleu! vous seriez propres!» La foule, amusée, riait.
+Les deux sergents de ville, imperturbables, ne lâchaient pas prise,
+poussaient lentement Gilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on
+apercevait, au loin, la lanterne rouge d'un poste de police. Rougon
+s'était vivement rejeté au fond de la voiture. Mais, tout d'un coup,
+Gilquin le vit, en levant la tête. Alors, dans son ivresse, il devint
+goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l'oeil, parlant pour
+lui.
+
+«Suffit! les enfants, on pourrait faire du scandale, on n'en fera pas,
+parce qu'on a de la dignité... Hein? dites donc? vous ne mettriez pas la
+patte sur Théodore, s'il se trimbalait avec des princesses, comme un
+citoyen de ma connaissance. On a tout de même travaillé avec du beau
+monde, et délicatement, on s'en vante, sans demander des mille et des
+cents. On sait ce qu'on vaut.
+
+Ça console des petitesses.... Tonnerre de Dieu! les amis ne sont donc
+plus les amis?...» Il s'attendrissait, la voix coupée de hoquets. Rougon
+appela discrètement de la main un homme boutonné dans un grand paletot,
+qu'il reconnut près du coupé; et, lui ayant parlé bas, il donna
+l'adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, à Grenelle. L'homme s'approcha
+des sergents de ville, comme pour les aider à maintenir l'ivrogne qui se
+débattait. La foule resta toute surprise de voir les agents tourner à
+gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre, dont le cocher, sur un ordre,
+suivit le quai de la Mégisserie. Mais la tête de Gilquin, énorme,
+ébouriffée, crevant d'un rire triomphal, apparut une dernière fois à la
+portière, en hurlant:
+
+«Vive la République!» Quand le rassemblement fut dissipé, les quais
+reprirent leur tranquillité large. Paris, las d'enthousiasme, était à
+table; les trois cent mille curieux qui s'étaient écrasés là, avaient
+envahi les restaurants du bord de l'eau et du quartier du Temple. Sur
+les trottoirs vides, des provinciaux traînaient seuls les pieds,
+éreintés, ne sachant où manger. En bas, aux deux bords du bateau, les
+laveuses achevaient de taper leur linge, à coups violents. Un rai de
+soleil dorait encore le haut des tours de Notre-Dame, muettes
+maintenant, au-dessus des maisons toutes noires d'ombre. Et, dans le
+léger brouillard qui montait de la Seine, là-bas, à la pointe de l'île
+Saint-Louis, on ne distinguait plus, au milieu du gris brouillé des
+façades, que la redingote géante, la réclame monumentale, accrochant, à
+quelque clou de l'horizon, la défroque bourgeoise d'un Titan, dont la
+foudre aurait mangé les membres.
+
+
+
+
+V
+
+
+Un matin, vers onze heures, Clorinde vint chez Rougon, rue Marbeuf. Elle
+rentrait du Bois; un domestique tenait son cheval, à la porte. Elle alla
+droit au jardin, tourna à gauche, et se planta devant une fenêtre grande
+ouverte du cabinet où travaillait le grand homme.
+
+«Hein! je vous surprends!» dit-elle tout d'un coup.
+
+Rougon leva vivement la tête. Elle riait dans le chaud soleil de juin.
+Son amazone de drap gros bleu, dont elle avait rejeté la longue traîne
+sur son bras gauche, la faisait plus grande; tandis que son corsage à
+gilet et à petites basques rondes, très collant, était comme une peau
+vivante qui gantait ses épaules, sa gorge, ses hanches. Elle avait des
+manchettes de toile, un col de toile, sous lequel se nouait une mince
+cravate de foulard bleu. Elle portait très crânement, sur ses cheveux
+roulés, son chapeau d'homme, autour duquel une gaze mettait un nuage
+bleuâtre, tout poudré de la poussière d'or du soleil.
+
+«Comment! c'est vous! cria Rougon en accourant.
+
+Mais entrez donc!
+
+--Non, non, répondit-elle. Ne vous dérangez pas, je n'ai qu'un mot à
+vous dire.... Maman doit m'attendre pour déjeuner.» C'était la troisième
+fois qu'elle venait ainsi chez Rougon, contre toutes les convenances.
+Mais elle affectait de rester dans le jardin. D'ailleurs, les deux
+premières fois, elle était aussi en amazone, costume qui lui donnait une
+liberté de garçon, et dont la longue jupe devait lui sembler une
+protection suffisante.
+
+«Vous savez, je viens en mendiante, reprit-elle. C'est pour des billets
+de loterie.... Nous avons organisé une loterie en faveur des jeunes
+filles pauvres.
+
+--Eh bien, entrez, répéta Rougon. Vous m'expliquerez cela.».
+
+Elle avait gardé sa cravache à la main, une cravache très fine, à petit
+manche d'argent. Elle se remit à rire, en tapant sa jupe à légers coups.
+
+«C'est tout expliqué, pardi! Vous allez me prendre des billets. Je ne
+suis venue que pour ça.... Il y a trois jours que je vous cherche, sans
+pouvoir mettre la main sur vous, et la loterie se tire demain.» Alors,
+sortant un petit portefeuille de sa poche, elle demanda:
+
+«Combien voulez-vous de billets?
+
+--Pas un, si vous n'entrez pas!» cria-t-il.
+
+Il ajouta sur un ton plaisant:
+
+«Que diable! est-ce qu'on fait des affaires par les fenêtres! Je ne vais
+peut-être pas vous passer de l'argent comme à une pauvresse!
+
+--Ça m'est égal, donnez toujours.» Mais il tint bon. Elle le regarda un
+instant, muette.
+
+Puis elle reprit:
+
+«Si j'entre, m'en prendrez-vous dix?... Ils sont à dix francs.» Et elle
+ne se décida pas tout de suite. Elle promena d'abord un rapide regard
+dans le jardin. Un jardinier, à genoux dans une allée, plantait une
+corbeille de géraniums. Elle eut un mince sourire, et se dirigea vers le
+petit perron de trois marches, sur lequel ouvrait la porte-fenêtre du
+cabinet. Rougon lui tendait déjà la main. Et, quand il l'eut amenée au
+milieu de la pièce:
+
+«Vous avez donc peur que je ne vous mange? dit-il.
+
+Vous savez bien que je suis le plus soumis de vos esclaves.... Que
+craignez-vous ici?» Elle tapait toujours sa jupe du bout de sa cravache,
+à légers coups.
+
+«Moi, je ne crains rien», répondit-elle avec un bel aplomb de fille
+émancipée.
+
+Puis, après avoir posé la cravache sur un canapé, elle fouilla de
+nouveau dans son portefeuille.
+
+«Vous en prenez dix, n'est-ce pas?
+
+--J'en prendrai vingt, si vous voulez, dit-il; mais, par grâce,
+asseyez-vous, causons un peu.... Vous n'allez pas vous sauver tout de
+suite, bien sûr?
+
+--Alors, un billet par minute, hein?... Si je reste un quart d'heure, ça
+fera quinze billets; si je reste vingt minutes, ça fera vingt; et comme
+ça jusqu'à ce soir, moi je veux bien.... Est-ce entendu?» Ils
+s'égayèrent de cet arrangement. Clorinde finit par s'asseoir sur un
+fauteuil, dans l'embrasure même de la fenêtre restée ouverte. Rougon,
+pour ne pas l'effrayer, se remit à son bureau. Et ils causèrent, de la
+maison d'abord. Elle jetait des coups d'oeil par la fenêtre, elle
+déclarait le jardin un peu petit, mais charmant, avec sa pelouse
+centrale et ses massifs d'arbres verts. Lui, indiquait un plan détaillé
+des lieux: en bas, au rez-de-chaussée, se trouvaient son cabinet, un
+grand salon, un petit salon et une très belle salle à manger; au premier
+étage, ainsi qu'au second, il y avait sept chambres. Tout cela quoique
+relativement petit, était bien trop vaste pour lui. Quand l'empereur lui
+avait fait cadeau de cet hôtel, il devait épouser une dame veuve,
+choisie par Sa Majesté elle-même. Mais la dame était morte. Maintenant,
+il resterait garçon.
+
+«Pourquoi? demanda-t-elle, en le regardant carrément en face.
+
+--Bah! répondit-il, j'ai bien autre chose à faire. A mon âge, on n'a
+plus besoin de femme.» Mais elle, haussant les épaules, dit simplement:
+
+«Ne posez donc pas!» Ils en étaient arrivés à tenir entre eux des
+conversations très libres. Elle voulait qu'il fût de tempérament
+voluptueux. Lui, se défendait, et lui racontait sa jeunesse, des années
+passées dans des chambres nues, où les blanchisseuses n'entraient même
+pas, disait-il en riant. Alors, elle l'interrogeait sur ses maîtresses,
+avec une curiosité enfantine; il en avait bien eu quelques-unes; par
+exemple, il ne pouvait renier une dame, connue de tout Paris, qui
+s'était, en le quittant, installée en province. Mais il haussait les
+épaules. Les jupons ne le dérangeaient guère. Quand le sang lui montait
+à la tête, parbleu! il était comme tous les hommes, il aurait crevé une
+cloison d'un coup d'épaule, pour entrer dans une alcôve. Il n'aimait pas
+à s'attarder aux bagatelles de la porte. Puis, lorsque c'était fini, il
+redevenait bien tranquille.
+
+«Non, non, pas de femme! répéta-t-il, les yeux déjà allumés par la pose
+abandonnée de Clorinde. Ça tient trop de place.» La jeune fille,
+renversée dans son fauteuil, souriait étrangement. Elle avait un visage
+pâmé, avec un lent battement de gorge. Elle exagérait son accent
+italien, la voix chantante.
+
+«Laissez, mon cher, vous nous adorez, dit-elle. Voulez-vous parier que
+vous serez marié dans l'année?» Et elle était vraiment irritante, tant
+elle paraissait certaine de vaincre. Depuis quelque temps, elle
+s'offrait à Rougon, tranquillement. Elle ne prenait plus la peine de
+dissimuler sa lente séduction, ce travail savant dont elle l'avait
+entouré, avant de faire le siège de ses désirs.
+
+Maintenant, elle le croyait assez conquis pour mener l'aventure à visage
+découvert. Un véritable duel s'engageait entre eux, à toute heure. S'ils
+ne posaient pas encore tout haut les conditions du combat, il y avait
+des aveux très francs sur leurs lèvres, dans leurs yeux.
+
+Quand ils se regardaient, ils ne pouvaient s'empêcher de sourire; et ils
+se provoquaient. Clorinde faisait son prix, allait à son but, avec une
+hardiesse superbe, sûre de n'accorder jamais que ce qu'elle voudrait.
+Rougon, grisé, piqué au jeu, mettait de côté tout scrupule, rêvait
+simplement de faire sa maîtresse de cette belle fille, puis de
+l'abandonner, pour lui prouver sa supériorité sur elle. Leur orgueil se
+battait plus encore que leurs sens. «Chez nous, continuait-elle à voix
+presque basse, l'amour est la grande affaire. Les gamines de douze ans
+ont des amoureux.... Moi, je suis devenue un garçon parce que j'ai
+voyagé. Mais si vous aviez connu maman, quand elle était jeune! Elle ne
+quittait pas sa chambre.
+
+Elle était si belle, qu'on venait la voir de loin. Un comte est resté
+exprès six mois à Milan, sans arriver à apercevoir le bout de ses
+nattes. C'est que les Italiennes ne sont pas comme les Françaises, qui
+bavardent et qui courent; elles restent au cou de l'homme qu'elles ont
+choisi.... Moi, j'ai voyagé, je ne sais pas si je me souviendrai. Il me
+semble pourtant que j'aimerai bien fort, oh! oui, bien fort, à en
+mourir...» Ses paupières s'étaient fermées peu à peu, sa face se noyait
+d'une extase voluptueuse. Rougon, pendant qu'elle parlait, avait quitté
+son bureau, les mains tremblantes, comme attiré par une force
+supérieure. Mais, lorsqu'il se fut approché, elle ouvrit les yeux tout
+grands, elle le regarda d'un air tranquille. Et montrant la pendule,
+souriante, elle reprit:
+
+«Ça fait dix billets.
+
+--Comment, dix billets?» balbutia-t-il, ne comprenant plus.
+
+Quand il revint à lui, elle riait aux éclats. Elle se plaisait ainsi à
+l'affoler; puis, elle lui échappait d'un mot, lorsqu'il allait ouvrir
+les bras; cela paraissait l'amuser beaucoup. Rougon, redevenu tout d'un
+coup très pâle, la regarda furieusement, ce qui redoubla sa gaieté.
+
+«Allons, je m'en vais, dit-elle: Vous n'êtes pas assez galant pour les
+dames.... Non, sérieusement, maman m'attend pour déjeuner.» Mais il
+avait repris son air paternel. Ses yeux gris, sous ses lourdes
+paupières, gardaient seuls une flamme, lorsqu'elle tournait la tête: et
+il l'enveloppait alors tout entière d'un regard, avec la rage d'un homme
+poussé à bout, résolu à en finir. Cependant, il disait qu'elle pouvait
+bien lui donner encore cinq minutes.
+
+C'était si ennuyeux, le travail dans lequel elle l'avait trouvé, un
+rapport pour le Sénat, sur des pétitions! Et il lui parla de
+l'impératrice, à laquelle elle vouait un véritable culte. L'impératrice
+était à Biarritz depuis huit jours. Alors, la jeune fille se renversa de
+nouveau au fond de son fauteuil, dans un bavardage sans fin. Elle
+connaissait Biarritz, elle y avait passé une saison, autrefois, quand
+cette plage n'était pas encore à la mode. Elle se désespérait de ne
+pouvoir y retourner, pendant le séjour de la cour. Puis, elle en vint à
+raconter une séance de l'Académie, où M. de Plouguern l'avait menée, la
+veille. On recevait un écrivain, qu'elle plaisantait beaucoup, parce
+qu'il était chauve. Elle tenait, d'ailleurs, les livres en horreur. Dès
+qu'elle s'entêtait à lire, elle devait se mettre au lit, avec des crises
+de nerfs.
+
+Elle ne comprenait pas ce qu'elle lisait. Quand Rougon lui eut dit que
+l'écrivain reçu la veille était un ennemi de l'empereur, et que son
+discours fourmillait d'allusions abominables, elle resta consternée.
+
+«Il avait l'air bon homme pourtant», déclara-t-elle.
+
+Rougon, à son tour, tonnait contre les livres. Il venait de paraître un
+roman, surtout, qui l'indignait: une oeuvre de l'imagination la plus
+dépravée, affectant un souci de la vérité exacte, traînant le lecteur
+dans les débordements d'une femme hystérique. Ce mot d'«hystérie» parut
+lui plaire, car il le répéta trois fois. Clorinde lui en ayant demandé
+le sens, il refusa de le donner, pris d'une grande pudeur.
+
+«Tout peut se dire, continua-t-il; seulement, il y a une façon de tout
+dire.... Ainsi, dans l'administration, on est souvent obligé d'aborder
+les sujets les plus délicats.
+
+J'ai lu des rapports sur certaines femmes, par exemple, vous me
+comprenez? eh bien, des détails très précis s'y trouvaient consignés,
+dans un style clair, simple, honnête. Cela restait chaste, enfin!...
+Tandis que les romanciers de nos jours ont adopté un style lubrique, une
+façon de dire les choses qui les font vivre devant vous.
+
+Ils appellent ça de l'art. C'est de l'inconvenance, voilà tout.»
+
+Il prononça encore le mot «pornographie», et alla jusqu'à nommer le
+marquis de Sade, qu'il n'avait jamais lu, d'ailleurs. Pourtant, tout en
+parlant, il manoeuvrait avec une grande habileté pour passer derrière le
+fauteuil de Clorinde, sans qu'elle le remarquât. Celle-ci, les yeux
+perdus, murmurait:
+
+«Oh! moi, les romans, je n'en ai jamais ouvert un seul. C'est bête, tous
+ces mensonges.... Vous ne connaissez pas Léonora la bohémienne. Ça,
+c'est gentil. J'ai lu ça en italien, quand j'étais petite. On y parle
+d'une jeune fille qui épouse un seigneur à la fin. Elle est prise
+d'abord par des brigands...» Mais un léger grincement, derrière elle,
+lui fit vivement tourner la tête, comme éveillée en sursaut.
+
+«Que faites-vous donc là? demanda-t-elle.
+
+--Je baisse le store, répondit Rougon. Le soleil doit vous incommoder.»
+Elle se trouvait, en effet, dans une nappe de soleil, dont les
+poussières volantes doraient d'un duvet lumineux le drap tendu de son
+amazone.
+
+«Voulez-vous bien laisser le store! cria-t-elle. J'aime le soleil, moi!
+Je suis comme dans un bain.» Et, très inquiète, elle se souleva à demi,
+elle jeta un regard dans le jardin, pour voir si le jardinier était
+toujours là. Quand elle l'eut retrouvé, de l'autre côté de la corbeille,
+accroupi, ne montrant que le dos rond de son bourgeron bleu, elle se
+rassit, tranquillisée, souriante.
+
+Rougon, qui avait suivi la direction de son regard, lâcha le store,
+pendant qu'elle le plaisantait. Il était donc comme les hiboux, il
+cherchait l'ombre. Mais il ne se fâchait pas, il marchait au milieu du
+cabinet, sans montrer le moindre dépit. Son grand corps avait des
+mouvements ralentis d'ours rêvant quelque traîtrise.
+
+Puis, comme il se trouvait à l'autre extrémité de la pièce, près d'un
+large canapé au-dessus duquel une grande photographie était pendue, il
+l'appela:
+
+«Venez donc voir, dit-il. Vous ne connaissez pas mon dernier portrait?»
+Elle s'allongea davantage dans le fauteuil, elle répondit, sans cesser
+de sourire:
+
+«Je le vois très bien d'ici.... Vous me l'avez déjà montré, d'ailleurs.»
+Il ne se découragea pas. Il était allé fermer le store de l'autre
+fenêtre, et il inventa encore deux ou trois prétextes, pour l'attirer
+dans ce coin d'ombre discrète, où il faisait très bon, disait-il. Elle,
+dédaignant ce piège grossier, ne répondait même plus, se contentait de
+refuser de la tête. Alors, voyant qu'elle avait compris, il revint se
+planter devant elle, les mains nouées, cessant de ruser, la provoquant
+en face.
+
+«J'oubliais!... Je veux vous montrer Monarque, mon nouveau cheval. Vous
+savez que j'ai fait un échange.... Vous me donnerez votre opinion sur
+lui, vous qui aimez les chevaux.» Elle refusa encore. Mais il insista;
+l'écurie n'était qu'à deux pas; cela demanderait cinq minutes au plus.
+Puis, comme elle disait toujours non, il laissa échapper à demi-voix,
+d'un accent presque méprisant: «Ah! vous n'êtes pas brave!» Ce fut comme
+un coup de fouet. Elle se mit debout, sérieuse, un peu pâle.
+
+«Allons voir Monarque», dit-elle simplement.
+
+Elle rejetait déjà la traîne de son amazone sur son bras gauche. Elle
+lui avait planté ses yeux droit dans les yeux. Pendant un instant, ils
+se regardèrent si profondément, qu'ils lisaient leurs pensées. C'était
+un défi offert et accepté, sans ménagement aucun. Et elle descendit le
+perron la première, tandis qu'il boutonnait, d'un geste machinal, le
+veston d'appartement dont il était vêtu. Mais elle n'avait pas fait
+trois pas dans l'allée, qu'elle s'arrêta.
+
+«Attendez», dit-elle.
+
+Elle remonta dans le cabinet. Quand elle revint, elle balançait
+légèrement, du bout des doigts, sa cravache, qu'elle avait oubliée
+derrière un coussin du canapé.
+
+Rougon regarda la cravache d'un air oblique; puis, il leva lentement les
+yeux sur Clorinde. Maintenant, elle souriait. Elle marcha de nouveau la
+première.
+
+L'écurie se trouvait à droite, au fond du jardin.
+
+Quand ils passèrent devant le jardinier, cet homme rangeait ses outils,
+debout, près de partir. Rougon tira sa montre; il était onze heures
+cinq, le palefrenier devait déjeuner. Et, dans le soleil ardent, tête
+nue, il suivait Clorinde, qui tranquillement s'avançait, en donnant des
+coups de cravache, à droite, à gauche, sur les arbres verts. Ils
+n'échangèrent pas une parole. Elle ne se retourna même pas. Puis,
+lorsqu'elle fut arrivée à l'écurie, elle laissa Rougon ouvrir la porte,
+elle passa devant lui. La porte, repoussée trop fort, se referma
+violemment, sans qu'elle cessât de sourire. Elle avait un visage
+candide, superbe et confiant.
+
+C'était une écurie petite, très ordinaire, avec quatre stalles de chêne.
+Bien qu'on eût lavé les dalles le matin, et que les boiseries, les
+râteliers, les mangeoires fussent tenus très proprement, une odeur forte
+montait. Il y faisait une chaleur humide de baignoire. Le jour, qui
+entrait par deux lucarnes rondes, traversait de deux rayons pâles
+l'ombre du plafond, sans éclairer les coins noirs, à terre. Clorinde,
+les yeux pleins de la grande lumière du dehors, ne distingua d'abord
+rien; mais elle attendit, elle ne rouvrit pas la porte, pour ne pas
+paraître avoir peur. Deux des stalles seulement étaient occupées. Les
+chevaux soufflaient, tournant la tête.
+
+«C'est celui-ci, n'est-ce pas? demanda-t-elle, lorsque ses yeux se
+furent habitués à l'obscurité. Il m'a l'air très bien.»
+
+Elle donnait de petites tapes sur la croupe du cheval.
+
+Puis, elle se glissa dans la stalle, en le flattant tout le long des
+flancs, sans montrer la moindre crainte. Elle désirait, disait-elle, lui
+voir la tête. Et, lorsqu'elle fut tout au fond, Rougon l'entendit qui
+lui appliquait de gros baisers sur les narines. Ces baisers
+l'exaspéraient.
+
+«Revenez, je vous en prie, cria-t-il. S'il se jetait de côté, vous
+seriez écrasée.» Mais elle riait, baisait le cheval plus fort, lui
+parlait avec des mots très tendres, tandis que la bête, comme régalée de
+cette pluie de caresses inattendues, avait des frissons qui couraient
+sur sa peau de soie. Enfin, elle reparut. Elle disait qu'elle adorait
+les chevaux, qu'ils la connaissaient bien, que jamais ils ne lui
+faisaient de mal, même lorsqu'elle les taquinait. Elle savait comment il
+fallait les prendre. C'étaient des bêtes très chatouilleuses. Celui-là
+avait l'air bon enfant. Et elle s'accroupit derrière lui, soulevant un
+de ses pieds à deux mains, pour lui examiner le sabot. Le cheval se
+laissait faire.
+
+Rougon, debout, la regardait devant lui, par terre.
+
+Dans le tas énorme de ses jupes, ses hanches gonflaient le drap, quand
+elle se penchait en avant. Il ne disait plus rien, le sang à la gorge,
+pris tout à coup de la timidité des gens brutaux. Pourtant, il finit par
+se baisser. Alors, elle sentit un effleurement sous ses aisselles, mais
+si léger, qu'elle continua à examiner le sabot du cheval. Rougon
+respira, allongea brusquement les mains davantage. Et elle n'eut pas un
+tressaillement, comme si elle se fût attendue à cela. Elle lâcha le
+sabot, elle dit, sans se retourner:
+
+«Qu'avez-vous donc? que vous prend-il?» Il voulut la saisir à la taille,
+mais il reçut des chiquenaudes sur les doigts, tandis qu'elle ajoutait:
+
+«Non, pas de jeux de main, s'il vous plaît! Je suis comme les chevaux,
+moi; je suis chatouilleuse.... Vous êtes drôle!» Elle riait, n'ayant pas
+l'air de comprendre. Lorsque l'haleine de Rougon lui chauffa la nuque,
+elle se leva avec l'élasticité puissante d'un ressort d'acier; elle
+s'échappa, alla s'adosser au mur, en face des stalles. Il la suivit, les
+mains tendues, cherchant à prendre d'elle ce qu'il pouvait. Mais elle se
+faisait un bouclier de la traîne de son amazone, qu'elle portait sous
+son bras gauche, pendant que sa main droite, levée, tenait la cravache.
+Lui, les lèvres tremblantes, ne prononçait pas une parole. Elle, très à
+l'aise, causait toujours.
+
+«Vous ne me toucherez pas, voyez-vous! disait-elle.
+
+J'ai reçu des leçons d'escrime, quand j'étais jeune. Je regrette même de
+n'avoir pas continué... Prenez garde à vos doigts. Là, qu'est-ce que je
+vous disais!» Elle semblait jouer. Elle ne tapait pas fort, s'amusant
+seulement à lui cingler la peau chaque fois qu'il hasardait ses mains en
+avant. Et elle était si prompte à la riposte qu'il ne pouvait même plus
+arriver jusqu'à son vêtement. D'abord, il avait voulu lui prendre les
+épaules; mais, atteint deux fois par la cravache, il s'était attaqué à
+la taille; puis, touché encore, il venait traîtreusement de se baisser
+jusqu'à ses genoux, pas assez vite cependant pour éviter une pluie de
+petits coups, sous lesquels il dut se relever. C'était une grêle, à
+droite, à gauche, dont on entendait le léger claquement.
+
+Rougon, criblé, la peau cuisante, recula un instant. Il était très rouge
+maintenant, avec des gouttes de sueur qui commençaient à perler sur ses
+tempes. L'odeur forte de l'écurie le grisait; l'ombre, chaude d'une buée
+animale, l'encourageait à tout risquer. Alors, le jeu changea. Il se
+jeta sur Clorinde rudement, par élans brusques. Et elle, sans cesser de
+rire et de causer, n'éparpilla plus les cinglements de cravache en tapes
+amicales, frappa des coups secs, un seul chaque fois, de plus en plus
+fort. Elle était très belle ainsi, la jupe serrée aux jambes, les reins
+souples dans son corsage collant, pareille à un serpent agile, d'un bleu
+noir. Quand elle fouettait l'air de son bras, la ligne de sa gorge, un
+peu renversée, avait un grand charme.
+
+«Voyons, est-ce fini? demanda-t-elle en riant. Vous vous lasserez le
+premier, mon cher.» Mais ce furent les derniers mots qu'elle prononça.
+
+Rougon, affolé, effrayant, la face pourpre, se ruait avec un souffle
+haletant de taureau échappé. Elle-même, heureuse de taper sur cet homme,
+avait dans les yeux une lueur de cruauté qui s'allumait. Muette à son
+tour, elle quitta le mur, elle s'avança superbement au milieu de
+l'écurie; et elle tournait sur elle-même, multipliant les coups, le
+tenant à distance, l'atteignant aux jambes, aux bras, au ventre, aux
+épaules; tandis que, stupide, énorme, il dansait, pareil à une bête sous
+le fouet d'un dompteur. Elle tapait de haut, comme grandie, fière, les
+joues pâles, gardant aux lèvres un sourire nerveux.
+
+Pourtant, sans qu'elle le remarquât, il la poussait au fond, vers une
+porte ouverte qui donnait sur une seconde pièce, où l'on serrait une
+provision de paille et de foin. Puis, comme elle défendait sa cravache,
+dont il faisait mine de vouloir s'emparer, il la saisit aux hanches,
+malgré les coups, et l'envoya rouler sur la paille, à travers la porte,
+d'un tel élan, qu'il y vint tomber à côté d'elle. Elle ne jeta pas un
+cri. A toute volée, de toutes ses forces, elle lui cravacha la figure,
+d'une oreille à l'autre.
+
+«Garce!» cria-t-il.
+
+Et il lâcha des mots orduriers, jurant, toussant, étranglant. Il la
+tutoya, il lui dit qu'elle avait couché avec tout le monde, avec le
+cocher, avec le banquier, avec Pozzo.
+
+Puis, il demanda:
+
+«Pourquoi ne voulez-vous pas avec moi?» Elle ne daigna pas répondre.
+Elle était debout, immobile, la face toute blanche, dans une
+tranquillité hautaine de statue.
+
+«Pourquoi ne voulez-vous pas? répéta-t-il. Vous m'avez bien laissé
+prendre vos bras nus.... Dites-moi seulement pourquoi vous ne voulez
+pas.» Elle restait grave, supérieure à l'injure, les yeux ailleurs.
+
+«Parce que», dit-elle enfin.
+
+Et, le regardant, elle reprit, au bout d'un silence:
+
+«Épousez-moi.... Après, tout ce que vous voudrez.» Il eut un rire
+contraint, un rire bête et blessant, qu'il accompagna d'un refus de la
+tête.
+
+«Alors, jamais! s'écria-t-elle, entendez-vous, jamais, jamais!» Ils
+n'ajoutèrent pas un mot, ils rentrèrent dans l'écurie. Les chevaux, au
+fond de leurs stalles, tournaient la tête, soufflant plus fort, inquiets
+de ce bruit de lutte qu'ils avaient entendu derrière eux. Le soleil
+venait de gagner les deux lucarnes, deux rayons jaunes éclaboussaient
+l'ombre d'une poussière éclatante; et le pavé, à l'endroit où les rayons
+le frappaient, fumait, dégageant un redoublement d'odeur. Cependant,
+Clorinde, très paisible, la cravache sous le bras, s'était de nouveau
+glissée près de Monarque. Elle lui posa deux baisers sur les narines, en
+disant:
+
+«Adieu, mon gros. Tu es sage, toi!» Rougon, brisé, honteux, éprouvait un
+grand calme.
+
+Le dernier coup de cravache avait comme satisfait sa chair. De ses mains
+restées tremblantes, il renouait sa cravate, il tâtait si son veston
+était bien boutonné. Puis il se surprit à enlever soigneusement de
+l'amazone de la jeune fille les quelques brins de paille qui s'y étaient
+accrochés. Maintenant, une crainte d'être trouvé là, avec elle, lui
+faisait tendre l'oreille. Elle, comme s'il ne se fût rien passé
+d'extraordinaire entre eux, le laissait tourner autour de sa jupe, sans
+la moindre peur. Quand elle le pria d'ouvrir la porte, il obéit.
+
+Dans le jardin, ils marchèrent tout doucement. Rougon, qui se sentait
+une légère cuisson sur la joue gauche, se tamponnait avec son mouchoir.
+Dès le seuil du cabinet, le premier regard de Clorinde fut pour la
+pendule.
+
+«Ça fait trente-deux billets», dit-elle en souriant.
+
+Comme il la regardait, surpris, elle rit plus haut, elle continua:
+
+«Renvoyez-moi vite, l'aiguille marche. Voilà la trente-troisième minute
+qui commence.... Tenez, je mets les billets sur votre bureau.» Il donna
+trois cent vingt francs, sans une hésitation.
+
+Ses doigts n'eurent qu'un petit frémissement, en comptant les pièces
+d'or; c'était une punition qu'il s'infligeait. Alors, elle,
+enthousiasmée de la façon dont il lâchait une telle somme, s'avança avec
+un geste adorable d'abandon. Elle lui tendit la joue. Et, quand il y eut
+posé un baiser, paternellement, elle s'en alla, l'air ravi, en disant:
+
+«Merci pour ces pauvres filles.... Je n'ai plus que sept billets à
+placer. Parrain les prendra.» Lorsque Rougon fut seul, il se rassit à
+son bureau, machinalement. Il reprit son travail interrompu, écrivit
+pendant quelques minutes, en consultant avec une grande attention les
+pièces éparses devant lui. Puis il resta la plume aux doigts, la face
+grave, regardant dans le jardin, par la fenêtre ouverte, sans voir. Ce
+qu'il retrouvait, à cette fenêtre, c'était la mince silhouette de
+Clorinde, qui se balançait, se nouait, le déroulait, avec la volupté
+molle d'une couleuvre bleuâtre. Elle rampait, elle entrait; et, au
+milieu du cabinet, elle se tenait debout sur la queue vivante de sa
+robe, les hanches vibrantes, tandis que ses bras s'allongeaient jusqu'à
+lui, par un glissement sans fin d'anneaux souples. Peu à peu, des bouts
+de sa personne envahissaient la pièce, se vautraient partout, sur le
+tapis, sur les fauteuils, le long des tentures, silencieusement,
+passionnément. Une odeur rude s'exhalait d'elle.
+
+Alors, Rougon jeta violemment sa plume, quitta le bureau avec colère, en
+faisant craquer ses doigts les uns dans les autres. Est-ce qu'elle
+allait l'empêcher de travailler, maintenant? devenait-il fou, pour voir
+des choses qui n'existaient pas, lui dont la tête était si solide? Il se
+rappelait une femme, autrefois, quand il était étudiant, près de
+laquelle, il écrivait des nuits entières, sans même entendre son petit
+souffle. Il leva le store, ouvrit la seconde fenêtre, établit un courant
+d'air en poussant brutalement une porte, à l'autre extrémité de la
+pièce, comme s'il se trouvait menacé d'asphyxie.
+
+Et, du geste irrité dont il aurait chassé quelque guêpe dangereuse, il
+se mit à chasser l'odeur de Clorinde, à coups de mouchoir. Quand il ne
+la sentit plus là, il respira bruyamment, il s'essuya la face avec le
+mouchoir, pour en enlever la chaleur que cette grande fille y avait
+mise.
+
+Cependant, il ne put continuer la page commencée. Il marcha d'un bout à
+l'autre du cabinet, à pas lents.
+
+Comme il se regardait dans une glace, il vit une rougeur sur sa joue
+gauche. Il s'approcha, s'examina. La cravache n'avait laissé là qu'une
+légère éraflure. Il pourrait expliquer cela par un accident quelconque.
+Mais, si la peau gardait à peine la balafre d'une mince ligne rose, lui,
+sentait de nouveau, dans la chair, profondément, la brûlure ardente du
+cinglement qui lui avait coupé la face. Il courut à un cabinet de
+toilette, installé derrière une portière; il se trempa la tête dans une
+cuvette d'eau; cela le soulagea beaucoup. Il craignait que le coup de
+cravache ne lui fît désirer Clorinde davantage.
+
+Il avait peur de songer à elle, tant que la petite écorchure de sa joue
+ne serait pas guérie. La chaleur qui le chauffait à cette place lui
+descendait dans les membres.
+
+«Non, je ne veux pas! dit-il tout haut, en rentrant dans le cabinet.
+C'est idiot, à la fin!» Il s'était assis sur le canapé, les poings
+fermés. Un domestique entra l'avertir que le déjeuner refroidissait,
+sans le tirer de ce recueillement de lutteur, aux prises avec sa propre
+chair. Sa face dure se gonflait sous un effort intérieur: son cou de
+taureau éclatait, ses muscles se tendaient, comme s'il était en train
+d'étouffer dans ses entrailles, sans un cri, quelque bête qui le
+dévorait. Cette bataille dura dix grandes minutes. Il ne se souvenait
+pas d'avoir jamais dépensé tant de puissance. Il en sortit blême, la
+sueur à la nuque.
+
+Pendant deux jours, Rougon ne reçut personne. Il s'était enfoncé dans un
+travail considérable. Il veilla une nuit tout entière. Son domestique le
+surprit encore à trois reprises, renversé sur le canapé, comme hébété,
+avec une figure effrayante. Le soir du deuxième jour, il s'habilla pour
+aller chez Delestang, où il devait dîner.
+
+Mais au lieu de traverser les Champs-Élysées, il remonta l'avenue, il
+entra à l'hôtel Balbi. Il n'était que six heures.
+
+«Mademoiselle n'y est pas», lui dit la petite bonne Antonia, en
+l'arrêtant dans l'escalier, avec son rire de chèvre noire.
+
+Il éleva la voix pour être entendu, et il hésitait à se retirer, lorsque
+Clorinde parut en haut, se penchant sur la rampe. «Montez donc!
+cria-t-elle. Que cette fille est sotte!
+
+Elle ne comprend jamais les ordres qu'on lui donne.» Au premier étage,
+elle le fit entrer dans une étroite pièce, à côté de sa chambre. C'était
+un cabinet de toilette, avec un papier à ramages bleu tendre, qu'elle
+avait meublé d'un grand bureau d'acajou déverni, appuyé au mur, d'un
+fauteuil de cuir et d'un cartonnier. Des paperasses traînaient sous une
+épaisse couche de poussière.
+
+On se serait cru chez un huissier louche. Elle dut aller chercher une
+chaise dans sa chambre.
+
+«Je vous attendais», cria-t-elle du fond de cette pièce.
+
+Quand elle eut apporté la chaise, elle expliqua qu'elle faisait sa
+correspondance. Elle montrait, sur le bureau, de larges feuilles de
+papier jaunâtre, couvertes d'une grosse écriture ronde. Et, comme Rougon
+s'asseyait, elle vit qu'il était en habit.
+
+«Vous venez demander ma main? dit-elle gaiement.
+
+--Tout juste!» répondit-il.
+
+Puis il reprit, en souriant:
+
+«Pas pour moi, pour un de mes amis.» Elle le regarda, hésitante, ne
+sachant pas s'il plaisantait. Elle était dépeignée, sale, avec une robe
+de chambre rouge mal attachée, belle, malgré tout, de la beauté
+puissante d'un marbre antique roulé dans la boutique d'une revendeuse.
+Et, suçant un de ses doigts sur lequel elle venait de faire une tache
+d'encre, elle s'oubliait à examiner la légère cicatrice qu'on voyait
+encore sur la joue gauche de Rougon. Elle finit par répéter à demi-voix,
+d'un air distrait:
+
+«J'étais sûre que vous viendriez. Seulement, je vous attendais plus
+tôt.» Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant la
+conversation:
+
+«Alors, c'est pour un de vos amis, votre ami le plus cher, sans doute.»
+Son beau rire sonnait. Elle était persuadée, maintenant, que Rougon
+parlait de lui. Elle éprouvait une envie de toucher du doigt la
+cicatrice, de s'assurer qu'elle l'avait marqué, qu'il lui appartenait
+désormais.
+
+Mais Rougon la prit aux poignets, l'assit doucement sur le fauteuil de
+cuir.
+
+«Causons, voulez-vous? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein!
+cela vous va-t-il?... Eh bien, j'ai beaucoup réfléchi, depuis
+avant-hier. J'ai songé à vous tout le temps.... Je m'imaginais que nous
+étions mariés, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne
+savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux?».
+
+Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb.
+
+«Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m'étais
+emparé de la pincette, et nous nous assommions.» Cela lui parut si
+drôle, qu'elle se renversa, prise d'une hilarité folle.
+
+«Non, ne riez pas, c'est sérieux, continua-t-il. Ce n'est pas la peine
+de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que
+cela arriverait. Des gifles, puis une séparation.... Retenez bien ceci:
+on ne doit jamais chercher à unir deux volontés.
+
+--Alors? demanda-t-elle, devenue très grave.
+
+--Alors, je pense que nous agirons très sagement en nous donnant une
+poignée de main et en ne gardant l'un pour l'autre qu'une bonne amitié.»
+Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avec son large
+regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesse offensée. Ses
+lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiement silencieux de
+mépris.
+
+«Vous permettez?» dit-elle.
+
+Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plier ses
+lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes
+enveloppes grises, qu'elle cachetait à la cire. Elle avait allumé une
+bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendait qu'elle eût
+fini, tranquillement.
+
+«Et c'est pour ça que vous êtes venu?» reprit-elle enfin, sans lâcher sa
+besogne.
+
+A son tour, il ne répondit pas. Il voulait la voir de face. Quand elle
+se décida à retourner son fauteuil, il lui sourit, en tâchant de
+rencontrer ses yeux: puis, il lui baisa la main, comme désireux de la
+désarmer. Elle gardait sa froideur hautaine.
+
+«Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander en mariage pour un
+de mes amis.» Il parla longuement. Il l'aimait beaucoup plus qu'elle ne
+croyait; il l'aimait surtout parce qu'elle était intelligente et forte.
+Cela lui coûtait de renoncer à elle; mais il sacrifiait sa passion à
+leur bonheur à tous deux. Lui, la voulait reine chez elle. Il la voyait
+mariée à un homme très riche, qu'elle pousserait à sa guise; et elle
+gouvernerait, elle n'aurait pas à faire l'abandon de sa personnalité.
+Cela ne valait-il pas mieux que de se paralyser l'un l'autre? Ils
+étaient gens à se dire ces vérités-là en face. Il finit par l'appeler
+son enfant. Elle était sa fille perverse, une créature dont l'esprit
+d'intrigue le réjouissait, et qu'il aurait éprouvé un véritable chagrin
+à voir pauvrement tourner.
+
+«C'est tout?» demanda-t-elle quand il se tut.
+
+Elle l'avait écouté avec la plus grande attention. Et, levant les yeux
+sur lui, elle reprit:
+
+«Si vous me mariez pour m'avoir, je vous avertis que vous faites un
+mauvais calcul.... J'ai dit jamais!
+
+--Quelle idée!» s'écria-t-il, en rougissant légèrement.
+
+Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau à papier, dont il examina
+le manche, pour qu'elle ne vît pas son trouble. Mais elle, sans
+s'occuper de lui davantage, réfléchissait.
+
+«Et quel est le mari? murmura-t-elle.
+
+--Devinez?» Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de ses
+doigts, haussant les épaules. Elle savait bien qui.
+
+«Il est si bête!» dit-elle à demi-voix.
+
+Rougon défendit Delestang. C'était un homme très comme il faut, dont
+elle ferait tout ce qu'elle voudrait. Il donna des détails sur sa santé,
+sur sa fortune, sur ses habitudes. D'ailleurs, il s'engageait à les
+servir, elle et lui, de toute son influence, s'il remontait jamais au
+pouvoir. Delestang n'avait peut-être pas une intelligence supérieure;
+mais il ne serait déplacé dans aucune situation.
+
+«Oh! il remplit le programme, je vous l'accorde», dit-elle en riant
+franchement.
+
+Puis, après un nouveau silence:
+
+«Mon Dieu! je ne dis pas non, vous êtes peut-être dans le vrai.... M.
+Delestang ne me déplaît pas.» Elle le regardait, en prononçant ces
+derniers mots.
+
+Elle croyait avoir remarqué, à plusieurs reprises, qu'il était jaloux de
+Delestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Il avait
+eu réellement les poings assez gros pour tuer le désir, en deux jours.
+Au contraire, il parut enchanté du succès de sa démarche; et il
+recommença à lui étaler les avantages d'un pareil mariage, comme s'il
+traitait, en avoué retors, une affaire particulièrement bonne pour elle.
+Il lui avait pris les mains, les lui tapotait avec une grande amitié,
+d'un air de complice heureux, répétant:
+
+«Ça m'est venu cette nuit. J'ai pensé tout de suite:
+
+Nous voilà sauvés!... Je ne veux pas que vous restiez fille, moi! vous
+êtes la seule femme qui me sembliez mériter un mari. Delestang arrange
+l'affaire. Avec Delestang, nous gardons nos coudées franches.» Et il
+ajouta gaiement:
+
+«J'ai conscience que vous me récompenserez, en me faisant assister à des
+choses extraordinaires.
+
+--M. Delestang connaît-il vos projets?» demanda-t-elle.
+
+Il resta un moment surpris, comme si elle avait laissé échapper là une
+parole qu'il n'attendait pas d'elle; puis, il répondit avec
+tranquillité:
+
+«Non, c'est inutile. On lui expliquera ça plus tard.» Elle s'était
+remise, depuis un instant, à cacheter ses lettres. Quand elle avait posé
+sur la cire un large cachet sans initiale, elle retournait l'enveloppe,
+elle écrivait l'adresse, lentement, de sa grosse écriture. A mesure
+qu'elle jetait les lettres à sa droite, Rougon tâchait de lire les
+suscriptions. C'étaient, pour la plupart, des noms d'hommes politiques
+italiens très connus. Elle dut s'apercevoir de son indiscrétion, car
+elle dit, en se levant et en emportant sa correspondance pour la faire
+mettre à la poste:
+
+«Lorsque maman a ses migraines, c'est moi qui écris là-bas.» Rougon,
+resté seul, se promena dans la petite pièce.
+
+Sur le cartonnier, il lut, comme chez les hommes d'affaires: Quittances,
+Lettres à classer, Dossiers A. Il sourit en apercevant, au milieu des
+paperasses du bureau, un corset qui traînait, usé, craqué à la taille.
+Il y avait encore un savon dans la coquille de l'encrier, et des bouts
+de satin bleu à terre, les rognures de quelque raccommodage de jupe,
+qu'on avait oublié de balayer.
+
+La porte de la chambre à coucher se trouvant entrebâillée, il eut la
+curiosité d'allonger la tête; mais les persiennes étaient fermées, il y
+faisait si noir, qu'il aperçut seulement la grande ombre des rideaux du
+lit. Clorinde rentrait.
+
+«Je m'en vais, dit-il. Je dîne ce soir chez notre homme. Me laissez-vous
+libre d'agir?»
+
+Elle ne répondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elle avait
+fait de nouvelles réflexions dans l'escalier. Lui, tenait déjà la rampe.
+Mais elle le ramena, repoussa la porte. C'était son rêve qui s'en
+allait, un espoir mené si savamment, qu'une heure plus tôt, elle le
+croyait encore une certitude. Toute la brûlure d'une offense mortelle
+lui remontait aux joues. Il lui semblait qu'on l'avait souffletée.
+«Alors, c'est sérieux?» demanda-t-elle, en se mettant à contre-jour pour
+qu'il ne remarquât pas la rougeur de son visage.
+
+Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisième fois, elle resta
+muette. Elle craignait, si elle discutait, de s'abandonner à la colère
+folle, dont elle entendait le craquement dans sa nuque. Elle avait peur
+de le battre. Puis, dans cet écroulement de la vie qu'elle s'était déjà
+arrangée, elle perdit la vue nette des choses, elle recula jusqu'à la
+porte de la chambre à coucher, sur le point d'entrer, d'attirer Rougon,
+en lui criant:
+
+«Tiens! prends-moi, j'ai confiance, je ne serai ensuite ta femme que si
+tu veux.» Rougon, qui parlait toujours, comprit tout d'un coup; il se
+tut, très pâle. Et ils se regardèrent. Pendant un instant, ils eurent un
+léger tremblement d'hésitation. Lui, revoyait le lit, à côté, avec la
+grande ombre des rideaux. Elle, calculait déjà les conséquences de sa
+générosité. Ce ne fut, de part et d'autre, que l'abandon d'une minute.
+
+«Vous voulez ce mariage?» dit-elle avec lenteur.
+
+Il n'hésita pas, il répondit en haussant la voix:
+
+«Oui.
+
+--Eh bien! faites.» Et tous deux, à petits pas, ils revinrent vers la
+porte, ils sortirent sur le palier, l'air très calme. Rougon gardait
+seulement aux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui
+coûter sa dernière victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude
+de sa force. Ils demeurèrent un moment face à face, muets, n'ayant plus
+rien à se dire, ne pouvant se séparer pourtant.
+
+Enfin, comme il s'en allait en lui donnant une poignée de main, elle le
+retint par une courte pression, elle lui dit sans colère:
+
+«Vous vous croyez plus fort que moi.... Vous avez tort.... Un jour, vous
+pourrez avoir des regrets.»
+
+Elle ne le menaça pas davantage. Elle s'accouda sur la rampe, pour le
+regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la tête, et ils se
+sourirent. Elle n'avait pas la vengeance puérile, elle rêvait déjà de
+l'écraser par quelque triomphe d'apothéose. En rentrant dans le cabinet,
+elle se surprit à dire, à demi-voix:
+
+«Ah! tant pis! tous les chemins mènent à Rome.» Dès le soir, Rougon
+commença le siège du coeur de Delestang. Il lui rapporta de prétendues
+paroles, très flatteuses, que Mlle Balbi avait prononcées sur son
+compte, au banquet de l'Hôtel-de-Ville, le jour du baptême. Et il ne se
+lassa plus, à partir de cette heure, d'entretenir l'ancien avoué de la
+beauté extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, le mettait
+si souvent en garde contre les femmes, tâchait de le livrer à celle-ci,
+pieds et poings liés. Un jour, c'étaient les mains qu'elle avait
+superbes; un autre jour, il célébrait sa taille, il en parlait avec une
+crudité provocante. Delestang, très inflammable, le coeur déjà occupé de
+Clorinde, flamba bientôt d'une passion folle. Quand Rougon lui eut
+affirmé qu'il n'avait jamais songé à elle, il lui avoua qu'il l'aimait
+depuis six mois, mais qu'il se taisait, de peur d'aller sur ses brisées.
+Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer
+d'elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui; il n'abordait
+plus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu'il
+adorait; jusqu'aux Charbonnel qui l'arrêtèrent un matin, au milieu de la
+place de la Concorde, pour s'émerveiller longuement sur «cette belle
+demoiselle avec laquelle on le voyait partout.» De son côté. Clorinde
+trouvait des sourires exquis.
+
+Elle avait refait un plan d'existence, elle s'était accoutumée en
+quelques jours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle ne
+séduisait pas l'ancien avoué avec la carrure cavalière qu'elle venait
+d'expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait
+languissante, affichait des effarouchements d'innocente, se disait
+nerveuse, au point d'avoir des crises pour un serrement de main trop
+tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu'elle s'était évanouie dans
+ses bras, parce qu'il avait osé lui baiser le poignet, celui-ci
+regardait cela comme une preuve de grande pureté d'esprit. Puis, les
+choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet,
+dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de
+cette victoire, d'autant plus qu'il crut avoir lâchement profité d'une
+syncope de la jeune fille: elle était restée comme morte, elle semblait
+ne se souvenir de rien. Lorsqu'il hasardait une excuse, ou qu'il tentait
+une familiarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu'il
+balbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cette aventure,
+songea-t-il sérieusement à l'épouser. Il voyait là un moyen de réparer
+sa vilaine action; il y voyait plus encore une façon de posséder
+légitimement le bonheur volé, ce bonheur d'une minute dont le souvenir
+le brûlait et qu'il désespérait de jamais retrouver autrement.
+
+Cependant, pendant huit jours encore, Delestang hésita. Il vint
+consulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s'était passé, il
+demeura un instant la tête basse, à sonder tout ce noir de la femme, la
+longue résistance que Clorinde lui avait opposée, puis sa chute brusque
+dans les bras de cet imbécile. Il ne vit pas les causes profondes de
+cette double conduite. Un instant, la chair blessée, pris d'un besoin de
+brutalité, il fut sur le point de tout dire, dans un flot d'injures.
+D'ailleurs, Delestang, sur les questions crues qu'il lui adressait,
+niait tout rapport, en galant homme. Et cela suffit pour rappeler Rougon
+à lui. Il acheva alors de décider l'ancien avoué, très habilement. Il ne
+lui conseillait pas.
+
+Ce mariage, il l'y poussait par des réflexions presque étrangères au
+sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaient courir sur Mlle Balbi,
+elles le surprenaient, il n'y croyait pas, lui-même était allé aux
+renseignements, sans apprendre rien que d'honorable. Du reste, il ne
+fallait pas discuter la femme qu'on aimait. Ce fut son dernier mot.
+
+Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, où le mariage venait
+d'être célébré avec une pompe extraordinaire, Rougon répondit à un
+député, qui s'étonnait du choix de Delestang:
+
+«Que voulez-vous! je l'ai averti cent fois.... Il devait être roulé par
+une femme.» Vers la fin de l'hiver, comme Delestang et sa femme
+revenaient d'un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon était sur le
+point d'épouser Mlle Beulin-d'orchère.
+
+Quand ils allèrent le voir, Clorinde le félicita, avec une bonne grâce
+parfaite. Lui, prétendit d'un air bonhomme faire ça pour ses amis.
+Depuis trois mois, on le persécutait, on lui prouvait qu'un homme dans
+sa position devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu'il
+recevait ses intimes, le soir, il n'y avait seulement pas une femme chez
+lui, pour verser le thé.
+
+«Alors, ça vous est venu tout d'un coup, vous n'y songiez pas, dit
+Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en même temps que nous.
+Nous serions allés ensemble en Italie.» Et elle le questionna, tout en
+plaisantant. C'était son ami Du Poizat qui avait eu sans doute cette
+belle idée?
+
+Il jura que non, il raconta que Du Poizat, au contraire, était
+absolument opposé à ce mariage; l'ancien sous-préfet détestait M.
+Beulin-d'orchère. Mais tous les autres, M. Kahn, M. Béjuin, Mme Correur,
+les Charbonnel eux-mêmes, ne tarissaient pas sur les mérites de Mlle
+Véronique: elle allait, à les entendre, apporter dans sa maison des
+vertus, des prospérités, des charmes inimaginables. Il termina, en
+tournant la chose au comique.
+
+«Enfin, c'est une personne qu'on a faite exprès pour moi. Je ne pouvais
+pas la refuser.» Puis il ajouta avec finesse:
+
+«Si nous avons la guerre à l'automne, il faut bien songer à des
+alliances.» Clorinde l'approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grand
+éloge de Mlle Beulin-d'orchère, qu'elle n'avait pourtant aperçue qu'une
+fois. Delestang qui, jusque-là, s'était contenté de hocher la tête, sans
+quitter sa femme des yeux, se lança dans des considérations
+enthousiastes sur le mariage. Il entamait le récit de son bonheur,
+lorsqu'elle se leva, en parlant d'une autre visite qu'ils devaient
+faire. Et, comme Rougon les accompagnait, elle le retint, laissant son
+mari marcher en avant.
+
+«Je vous disais bien que vous seriez marié dans l'année», lui
+souffla-t-elle doucement à l'oreille.
+
+
+
+
+VI
+
+
+L'été arriva. Rougon vivait dans un calme absolu.
+
+Mme Rougon, en trois mois, avait rendu grave la maison de la rue
+Marbeuf, où trônait autrefois une odeur d'aventure. Maintenant, les
+pièces, un peu froides, très propres, sentaient la vie honnête; les
+meubles méthodiquement rangés, les rideaux ne laissant pénétrer qu'un
+filet de jour, les tapis étouffant les bruits, mettaient là l'austérité
+presque religieuse d'un salon de couvent; même il semblait que ces
+choses étaient anciennes, qu'on entrait dans un antique logis tout plein
+d'un parfum patriarcal. Cette grande femme laide, qui exerçait une
+surveillance continue, ajoutait à ce recueillement la douceur de son pas
+silencieux; et elle menait le ménage d'une main si discrète et si aisée,
+qu'elle paraissait avoir vieilli en cet endroit, dans vingt années de
+mariage.
+
+Rougon soudait, quand on le complimentait. Il s'entêtait à dire qu'il
+s'était marié sur le conseil et sur le choix de ses amis. Sa femme le
+ravissait. Depuis longtemps, il avait l'envie d'un intérieur bourgeois,
+qui fût comme une preuve matérielle de sa probité. Cela achevait de le
+tirer de son passé suspect, de le classer parmi les honnêtes gens. Il
+était resté très provincial, il avait gardé comme idéal certains salons
+cossus de Plassans, dont les fauteuils conservaient toute l'année leurs
+housses de toile blanche. Lorsqu'il allait chez Delestang, où Clorinde
+étalait par boutade un luxe extravagant, il témoignait son mépris, en
+haussant légèrement les épaules. Rien ne lui paraissait ridicule comme
+de jeter l'argent par les fenêtres; non pas qu'il fût avare; mais il
+répétait d'ordinaire qu'il connaissait des jouissances préférables à
+toutes celles qu'on achète. Aussi s'était-il déchargé sur sa femme du
+soin de leur fortune.
+
+Il avait jusque-là vécu sans compter. Dès lors, elle administra l'argent
+avec le souci étroit qu'elle apportait déjà dans la conduite du ménage.
+
+Pendant les premiers mois, Rougon s'enferma, se recueillant, se
+préparant aux luttes qu'il rêvait. C'était, chez lui, un amour du
+pouvoir pour le pouvoir, dégagé des appétits de vanité, de richesses,
+d'honneurs. D'une ignorance crasse, d'une grande médiocrité dans toutes
+les choses étrangères au maniement des hommes, il ne devenait
+véritablement supérieur que par ses besoins de domination. Là, il aimait
+son effort, il idolâtrait son intelligence. Être au-dessus de la foule
+où il ne voyait que des imbéciles et des coquins, mener le monde à coups
+de trique, cela développait dans l'épaisseur de sa chair un esprit
+adroit, d'une extraordinaire énergie. Il ne croyait qu'en lui, avait des
+convictions comme on a des arguments, subordonnait tout à
+l'élargissement continu de sa personnalité. Sans vice aucun, il faisait
+en secret des orgies de toute-puissance. S'il tenait de son père la
+carrure lourde des épaules, l'empâtement du masque, il avait reçu de sa
+mère, cette terrible Félicité qui gouvernait Plassans, une flamme de
+volonté, une passion de la force, dédaigneuse des petits moyens et des
+petites joies; et il était certainement le plus grand des Rougon.
+
+Quand il se trouva ainsi seul, inoccupé, après des années de vie active,
+il éprouva d'abord un sentiment délicieux de sommeil. Depuis les chaudes
+journées de 1851, il lui semblait qu'il n'avait pas dormi. Il acceptait
+sa disgrâce comme un congé mérité par de longs services. Il pensait
+rester six mois à l'écart, le temps de choisir un meilleur terrain, puis
+rentrer à son gré dans la grande bataille. Mais, au bout de quelques
+semaines, il était déjà las de repos. Jamais il n'avait eu une
+conscience si nette de sa force; maintenant qu'il ne les employait plus,
+sa tête et ses membres le gênaient; et il passait ses journées à se
+promener, au fond de son étroit jardin, avec des bâillements
+formidables, pareil à un de ces lions mis en cage, qui étirent
+puissamment leurs membres engourdis. Alors, commença pour lui une
+odieuse existence, dont il cacha avec soin l'ennui écrasant; il était
+bonhomme, il se disait bien content d'être en dehors du «gâchis»; seules
+ses lourdes paupières se soulevaient parfois, guettant les événements,
+retombant sur la flamme de ses yeux, dès qu'on le regardait. Ce qui le
+tint debout, ce fut l'impopularité dans laquelle il se sentait marcher.
+Sa chute avait comblé de joie bien du monde. Il ne se passait pas un
+jour, sans que quelque journal l'attaquât; on personnifiait en lui le
+coup d'État, les proscriptions, toutes ces violences dont on parlait à
+mots couverts; on allait jusqu'à féliciter l'empereur de s'être séparé
+d'un serviteur qui le compromettait. Aux Tuileries, l'hostilité était
+plus grande encore; Marsy triomphant le criblait de bons mots, que les
+dames colportaient dans les salons.
+
+Cette haine le réconfortait, l'enfonçait dans son mépris du troupeau
+humain. On ne l'oubliait pas, on le détestait, et cela lui semblait bon.
+Lui seul contre tous, c'était un rêve qu'il caressait; lui seul, avec un
+fouet, tenant les mâchoires à distance. Il se grisa des injures, il
+devint plus grand, dans l'orgueil de sa solitude.
+
+Cependant, l'oisiveté pesait terriblement à ses muscles de lutteur. S'il
+avait osé, il aurait saisi une bêche pour défoncer un coin de son
+jardin. Il entreprit un long travail, l'étude comparée de la
+constitution anglaise et de la constitution impériale de 1852; il
+s'agissait, en tenant compte de l'histoire et des moeurs politiques des
+deux peuples, de prouver que la liberté était tout aussi grande en
+France qu'en Angleterre.
+
+Puis, quand il eut amassé les documents, quand le dossier fut complet,
+il dut faire un effort considérable pour prendre la plume; volontiers,
+il aurait plaidé la chose devant la Chambre; mais la rédiger, écrire un
+ouvrage, avec le souci des phrases, lui paraissait une besogne d'une
+difficulté énorme, sans utilité immédiate. Le style l'avait toujours
+embarrassé; aussi le tenait-il en grand dédain. Il ne dépassa pas la
+dixième page. D'ailleurs, il laissa traîner sur son bureau le manuscrit
+commencé, bien qu'il n'y ajoutât pas vingt lignes par semaine.
+
+Chaque fois qu'on le questionnait sur ses occupations, il répondait en
+expliquant son idée tout au long, et en donnant à l'oeuvre une portée
+immense. C'était l'excuse derrière laquelle il cachait le vide
+abominable de ses journées.
+
+Les mois s'écoulaient, il souriait avec une bonhomie plus sereine. Pas
+un des désespoirs qu'il étouffait ne montait à sa face. Il accueillait
+les plaintes de ses intimes par des raisonnements concluant tous à sa
+parfaite félicité. N'était-il pas heureux? Il adorait l'étude, il
+travaillait à sa guise; cela était préférable à l'agitation fiévreuse
+des affaires publiques. Puisque l'empereur n'avait pas besoin de lui, il
+faisait bien de le laisser tranquille dans son coin; et il ne nommait
+ainsi l'empereur qu'avec le plus profond dévouement. Souvent pourtant,
+il déclarait être prêt, attendre simplement un signe de son maître pour
+reprendre «le fardeau du pouvoir»; mais il ajoutait qu'il ne tenterait
+pas une seule démarche qui pût provoquer ce signe. En effet, il semblait
+mettre un soin jaloux à rester à l'écart. Dans le silence des premières
+années de l'Empire, au milieu de cette étrange stupeur faite d'épouvante
+et de lassitude, il entendait monter un sourd réveil. Et comme espoir
+suprême, il comptait sur quelque catastrophe qui le rendrait brusquement
+nécessaire. Il était l'homme des situations graves, «l'homme aux grosses
+pattes», selon le mot de M. de Marsy.
+
+Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s'ouvrait aux
+intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu'à dix heures
+et demie, heure à laquelle Rougon mettait ses amis impitoyablement à la
+porte; il disait que les longues veillées encrassent le cerveau. Mme
+Rougon, à dix heures précises, servait elle même le thé, en ménagère
+attentive aux moindres détails. Il n'y avait que deux assiettes de
+petits fours, auxquelles personne ne touchait.
+
+Le jeudi de juillet qui suivit, cette année-là, les élections générales,
+toute la bande se trouvait réunie dans le salon, dès huit heures. Ces
+dames, Mme Bouchard, Mme Charbonnel, Mme Correur, assises près d'une
+fenêtre ouverte, pour respirer les rares bouffées d'air venues de
+l'étroit jardin, formaient un rond, au milieu duquel M. d'Escorailles
+racontait ses fredaines de Plassans, lorsqu'il allait passer douze
+heures à Monaco, sous le prétexte d'une partie de chasse, chez un ami.
+
+Mme Rougon, en noir, à demi cachée derrière un rideau, n'écoutait pas,
+se levait doucement, disparaissait pendant des quarts d'heure entiers.
+Il y avait encore avec les dames M. Charbonnel, posé au bord d'un
+fauteuil, stupéfait d'entendre un jeune homme comme il faut avouer de
+pareilles aventures. Au fond de la pièce, Clorinde était debout, prêtant
+une oreille distraite à une conversation sur les récoltes, engagée entre
+son mari et M. Béjuin. Vêtue d'une robe écrue, très chargée de rubans
+paille, elle tapait à petits coups d'éventail la paume de sa main
+gauche, en regardant fixement le globe lumineux de l'unique lampe qui
+éclairait le salon.
+
+A une table de jeu, dans la clarté jaune, le colonel et M. Bouchard
+jouaient au piquet; tandis que Rougon, sur un coin de tapis vert,
+faisait des réussites, relevant les cartes d'un air grave et méthodique,
+interminablement. C'était son amusement favori, le jeudi et le dimanche,
+une occupation qu'il donnait à ses doigts et à sa pensée.
+
+«Eh bien, ça réussira-t-il? demanda Clorinde, qui s'approcha, avec un
+sourire.
+
+--Mais ça réussit toujours», répondit-il tranquillement.
+
+Elle se tenait devant lui, de l'autre côté de la table, pendant qu'il
+disposait le jeu en huit paquets.
+
+Quand il eut retiré toutes les cartes, deux à deux, elle reprit:
+
+«Vous avez raison, ça réussit.... A quoi aviez-vous pensé?» Mais lui,
+leva les yeux lentement, comme étonné de la question:
+
+«Au temps qu'il fera demain», finit-il par dire.
+
+Et il se remit à étaler les cartes. Delestang et M. Béjuin ne causaient
+plus. Un rire perlé de la jolie Mme Bouchard sonnait seul dans le salon.
+Clorinde s'approcha d'une fenêtre, resta là un moment, à regarder la
+nuit qui tombait. Puis, sans se retourner, elle demanda:
+
+«A-t-on des nouvelles de ce pauvre M. Kahn?
+
+--J'ai reçu une lettre, répondit Rougon. Je l'attends ce soir.» Alors,
+on parla de la mésaventure de M. Kahn. Il avait eu l'imprudence, pendant
+la dernière session, de critiquer assez vivement un projet de loi déposé
+par le gouvernement; ce projet de loi, qui créait dans un département
+voisin une concurrence redoutable, menaçait de ruiner ses hauts
+fourneaux de Bressuire. Pourtant, il ne croyait pas avoir dépassé les
+bornes d'une légitime défense, lorsque, à son retour dans les
+Deux-Sèvres, où il allait soigner son élection, il avait appris, de la
+bouche même du préfet, qu'il n'était plus candidat officiel; il cessait
+de plaire, le ministre venait de désigner un avoué de Niort, homme d'une
+grande médiocrité.
+
+C'était un coup de massue.
+
+Rougon donnait des détails, quand M. Kahn entra, suivi de Du Poizat.
+Tous les deux étaient arrivés par le train de sept heures. Ils n'avaient
+pris que le temps de dîner.
+
+«Eh bien, qu'en pensez-vous? dit Kahn au milieu du salon, pendant qu'on
+s'empressait autour de lui. Me voilà un révolutionnaire, maintenant!» Du
+Poizat s'était jeté dans un fauteuil, d'un air harassé.
+
+«Une jolie campagne! cria-t-il, un joli gâchis! C'est à dégoûter tous
+les honnêtes gens!» Mais il fallut que M. Kahn racontât l'affaire
+longuement. Lorsqu'il avait débarqué là-bas, il disait avoir senti, dès
+ses premières visites, une sorte d'embarras chez ses meilleurs amis.
+Quant au préfet, M. de Langlade, c'était un homme de moeurs dissolues,
+qu'il accusait d'être au mieux avec la femme de l'avoué de Niort, le
+nouveau député, pourtant, ce Langlade lui avait appris sa disgrâce d'une
+façon fort aimable, en fumant un cigare, au dessert d'un déjeuner fait à
+la préfecture. Et il rapporta la conversation d'un bout à l'autre. Le
+pis était qu'on imprimait déjà ses affiches et ses bulletins. Dans le
+premier moment, la colère l'étouffait au point qu'il voulait se
+présenter quand même.
+
+«Ah! si vous ne nous aviez pas écrit, dit Du Poizat en se tournant vers
+Rougon, nous aurions donné une fameuse leçon au gouvernement!» Rougon
+haussa les épaules. Il répondit négligemment, pendant qu'il battait ses
+cartes:
+
+«Vous auriez échoué et vous restiez à jamais compromis. La belle avance!
+
+--Je ne sais pas comment vous êtes bâti, vous! cria Du Poizat, qui se
+mit brusquement debout, avec des gestes furibonds. Mais, je déclare que
+le Marsy commence à m'échauffer les oreilles. C'est vous qu'il a voulu
+atteindre en frappant notre ami Kahn.... Avez-vous lu les circulaires du
+personnage? Ah! elles sont propres, ses élections! Il les a faites à
+coups de phrases.... Ne souriez donc pas! Si vous aviez été à
+l'Intérieur, vous auriez mené l'affaire d'une façon autrement large.»
+Et, comme Rougon continuait à sourire en le regardant, il ajouta avec
+plus de violence:
+
+«Nous étions là-bas, nous avons tout vu.... Il y a un malheureux garçon,
+un ancien camarade à moi, qui a osé poser une candidature républicaine.
+Vous n'avez pas idée de la façon dont on l'a traqué. Le préfet, les
+maires, les gendarmes, toute la clique est tombée sur lui; on lacérait
+ses affiches, on jetait ses bulletins dans les fossés, on arrêtait les
+quelques pauvres diables chargés de distribuer ses circulaires; jusqu'à
+sa tante, une digne femme pourtant, qui l'a fait prier de ne plus mettre
+les pieds chez elle, parce qu'il la compromettait.
+
+Et les journaux donc! il y était traité de brigand. Les bonnes femmes se
+signent maintenant, quand il passe dans un village.» Il respira
+bruyamment, il reprit, après s'être jeté de nouveau dans un fauteuil:
+
+«N'importe, si Marsy a eu la majorité dans tous les départements, Paris
+n'en a pas moins nommé cinq députés de l'opposition.... C'est le réveil.
+Que l'empereur laisse le pouvoir entre les mains de ce grand bellâtre de
+ministre et de ces préfets d'alcôve, qui, pour coucher librement avec
+les femmes, envoient les maris à la Chambre; dans cinq ans d'ici,
+l'Empire ébranlé menacera ruine.... Mais, je suis enchanté des élections
+de Paris. Je trouve que ça nous venge.
+
+--Alors, si vous aviez été préfet?...» demanda Rougon de son air
+paisible, avec une si fine ironie, qu'elle plissait à peine les coins de
+ses grosses lèvres.
+
+Du Poizat montra ses dents blanches mal rangées.
+
+Ses poings chétifs d'enfant malade serraient les bras du fauteuil, comme
+s'il avait voulu les tordre.
+
+«Oh! murmura-t-il, si j'avais été préfet...» Mais il n'acheva pas, il
+s'affaissa contre le dossier, en disant:
+
+«Non, c'est écoeurant, à la fin!... D'ailleurs, j'ai toujours été
+républicain, moi!»
+
+Cependant, devant la fenêtre, les dames se taisaient, la face tournée
+vers l'intérieur du salon, pour écouter; tandis que M. d'Escorailles, un
+large éventail à la main, sans rien dire, éventait la jolie Mme
+Bouchard, toute languissante, les tempes moites sous les haleines
+chaudes du jardin. Le colonel et M. Bouchard, qui venaient de
+recommencer une partie, cessaient de jouer par instants, approuvant ou
+désapprouvant ce qu'on disait, d'un hochement de tête. Un large cercle
+de fauteuils s'était formé autour de Rougon: Clorinde, attentive, le
+menton dans la main, ne risquait pas un geste; Delestang souriait à sa
+femme, l'esprit occupé par quelque souvenir tendre; M. Béjuin, les mains
+nouées sur les genoux, regardait successivement ces messieurs et ces
+dames, l'air effaré. La brusque entrée de Du Poizat et de M. Kahn avait
+soufflé, dans le grand calme du salon, tout un orage; ils semblaient
+avoir apporté sur eux, entre les plis de leurs vêtements, une odeur
+d'opposition.
+
+«Enfin, j'ai suivi votre conseil, je me suis retiré, reprit M. Kahn. On
+m'avait averti que je serais traité plus rudement encore que le candidat
+républicain. Moi qui ai servi l'Empire avec tant de dévouement! Avouez
+qu'une telle ingratitude est faite pour décourager les âmes les plus
+fortes.» Et il se plaignit amèrement d'une foule de vexations.
+
+Il avait voulu fonder un journal, pour soutenir son projet d'un chemin
+de fer de Niort à Angers; plus tard, ce journal devait être une arme
+financière très puissante entre ses mains; mais on venait de lui refuser
+l'autorisation, M. de Marsy s'étant imaginé que Rougon se cachait
+derrière lui, et qu'il s'agissait d'une feuille de combat, destinée à
+battre en brèche son portefeuille.
+
+«Parbleu! dit Du Poizat, ils ont peur qu'on n'écrive enfin la vérité.
+Ah! je vous aurais fourni de jolis articles!... C'est une honte d'avoir
+une presse comme la nôtre, bâillonnée, menacée d'être étranglée au
+premier cri. Un de mes amis, qui publie un roman, a été appelé au
+ministère, où un chef de bureau l'a prié de changer la couleur du gilet
+de son héros, parce que cette couleur déplaisait au ministre. Je
+n'invente rien.» Il cita d'autres faits, il parla des légendes
+effrayantes qui circulaient parmi le peuple, du suicide d'une jeune
+actrice et d'un parent de l'empereur, du prétendu duel de deux généraux,
+dont l'un aurait tué l'autre, dans un corridor des Tuileries, à la suite
+d'une histoire de vol.
+
+Est-ce que des contes semblables auraient trouvé des crédules, si la
+presse avait pu parler librement? Et il répéta comme conclusion: «Je
+suis républicain, décidément.
+
+--Vous êtes bien heureux, murmura M. Kahn; moi, je ne sais plus ce que
+je suis.» Rougon, pliant ses larges épaules, avait commencé une réussite
+fort délicate. Il s'agissait, après avoir distribué les cartes trois
+fois en sept paquets, en cinq, puis en trois, d'arriver à ce que, toutes
+les cartes étant tombées, les huit trèfles se trouvassent ensemble. Il
+paraissait absorbé au point de ne rien entendre, bien que ses oreilles
+eussent comme des frémissements, à certains mots. «Le régime
+parlementaire offrait des garanties sérieuses, dit le colonel. Ah! si
+les princes revenaient!» Le colonel Jobelin était orléaniste, dans ses
+heures d'opposition. Il racontait volontiers le combat du col de
+Mouzaïa, où il avait fait le coup de feu, à côté du duc d'Aumale, alors
+capitaine au 4e de ligne.
+
+«On était très heureux sous Louis-Philippe, continua-t-il, en voyant le
+silence qui accueillait ses regrets. Croyez-vous que, si nous avions un
+cabinet responsable, notre ami ne serait pas à la tête de l'État avant
+six mois? Nous compterions bientôt un grand orateur de plus.» Mais M.
+Bouchard donnait des signes d'impatience.
+
+Lui, se disait légitimiste; son grand-père avait approché la cour,
+autrefois. Aussi, à chaque soirée, des querelles terribles
+s'engageaient-elles entre lui et son cousin sur la politique.
+
+«Laissez donc! murmura-t-il; votre monarchie de Juillet a toujours vécu
+d'expédients. Il n'y a qu'un principe, vous le savez bien.» Alors, ils
+se traitèrent très vertement. Ils faisaient table rase de l'Empire, ils
+installaient chacun le gouvernement de son choix. Est-ce que les Orléans
+avaient jamais marchandé une décoration à un vieux soldat?
+
+Est-ce que les rois légitimes auraient commis des passe-droits comme on
+en voyait chaque jour dans les bureaux? Quand ils en furent venus à se
+traiter sourdement d'imbéciles, le colonel cria, en prenant furieusement
+ses cartes:
+
+«Fichez-moi la paix! entendez-vous, Bouchard!...
+
+J'ai un quatorze de dix et une quatrième au valet. Est-ce bon?»
+Delestang, tiré de sa rêverie par la dispute, crut devoir défendre
+l'Empire. Mon Dieu! ce n'était pas que l'Empire le contentât absolument.
+Il aurait voulu un gouvernement plus largement humain. Et il tâcha
+d'expliquer ses aspirations, une conception socialiste très compliquée,
+l'extinction du paupérisme, l'association de tous les travailleurs,
+quelque chose comme sa ferme-modèle de la Chamade, en grand. Du Poizat
+disait d'ordinaire qu'il avait trop fréquenté les bêtes.
+
+Pendant que son mari parlait en hochant sa tête superbe de personnage
+officiel, Clorinde le regardait, avec une légère moue des lèvres.
+
+«Oui, je suis bonapartiste, dit-il à plusieurs reprises; je suis, si
+vous voulez, bonapartiste libéral.
+
+--Et vous, Béjuin? demanda brusquement M. Kahn.
+
+--Mais moi aussi, répondit M. Béjuin, la bouche tout empâtée par ses
+longs silences; c'est-à-dire, il y a des nuances, certainement....
+Enfin, je suis bonapartiste.» Du Poizat eut un rire aigu.
+
+«Parbleu!» cria-t-il.
+
+Et, comme on le pressait de s'expliquer, il continua crûment:
+
+«Je vous trouve bons, vous autres! On ne vous a pas lâchés. Delestang
+est toujours au Conseil d'État. Béjuin vient d'être réélu.
+
+--Ça s'est fait tout naturellement, interrompit celui-ci. C'est le
+préfet du Cher...
+
+--Oh! vous n'y êtes pour rien, je ne vous accuse pas.
+
+Nous savons comment les choses se passent.... Combelot aussi est réélu,
+La Rouquette aussi.... L'Empire est superbe!»
+
+M. d'Escorailles, qui continuait à éventer la jolie Mme Bouchard, voulut
+intervenir. Lui, défendait l'Empire à un autre point de vue; il s'était
+rallié, parce que l'empereur lui paraissait avoir une mission à remplir;
+le salut de la France avant tout.
+
+«Vous avez gardé votre situation d'auditeur, n'est-ce pas? reprit Du
+Poizat en élevant la voix; eh bien, vos opinions sont connues.... Que
+diable! ce que je dis là semble vous scandaliser tous. C'est simple
+pourtant.... Kahn et moi nous ne sommes plus payés pour être aveugles,
+voilà!» On se fâcha. C'était abominable, cette façon d'envisager la
+politique. Il y avait, dans la politique, autre chose que des intérêts
+personnels. Le colonel lui-même et M. Bouchard, bien qu'ils ne fussent
+pas bonapartistes, reconnaissaient qu'il pouvait exister des
+bonapartistes de bonne foi; et ils parlaient de leurs propres
+convictions, avec un redoublement de chaleur, comme si on avait voulu
+les leur arracher de vive force. Quant à Delestang, il était très
+blessé; il répétait qu'on ne l'avait pas compris, il indiquait par quels
+points considérables il s'éloignait des partisans aveugles de l'Empire;
+ce qui l'entraîna dans de nouvelles explications sur les développements
+démocratiques dont le gouvernement de l'empereur lui paraissait
+susceptible. M. Béjuin, lui non plus, pas plus d'ailleurs que M.
+d'Escorailles, n'acceptèrent d'être des bonapartistes tout court; ils
+établissaient des nuances énormes, se cantonnaient chacun dans des
+opinions particulières, difficiles à définir; si bien qu'au bout de dix
+minutes toute la société était passée à l'opposition. Les voix se
+haussaient, des discussions partielles s'engageaient, les mots de
+légitimiste, d'orléaniste, de républicain, volaient, au milieu des
+professions de foi vingt fois répétées. Mme Rougon se montra un instant,
+sur le seuil d'une porte, l'air inquiet; puis, doucement, elle disparut
+de nouveau.
+
+Rougon, cependant, venait de finir la réussite des trèfles. Clorinde se
+pencha, pour lui demander dans le vacarme:
+
+«Elle a réussi?
+
+--Mais sans doute», répondit-il avec son sourire calme.
+
+Et, comme s'il se fût aperçu seulement alors de l'éclat des voix, il
+agita la main, en reprenant:
+
+«Vous faites bien du bruit!» Ils se turent, croyant qu'il voulait
+parler. Un grand silence se fit. Tous, un peu las, attendaient. Rougon,
+d'un coup de pouce, avait élargi sur la table un éventail de treize
+cartes. Il compta, il dit au milieu du recueillement:
+
+«Trois dames, signe de querelle.... Une nouvelle à la nuit. Une femme
+brune dont il faudra se méfier...» Mais Du Poizat, impatienté,
+l'interrompit:
+
+«Et vous, Rougon, qu'est-ce que vous pensez?» Le grand homme se renversa
+dans son fauteuil, s'allongea, en étouffant de la main un léger
+bâillement.
+
+Il haussait le menton, comme si le cou lui avait fait du mal.
+
+«Oh! moi, murmura-t-il, les yeux au plafond, je suis autoritaire, vous
+le savez bien. On apporte ça en naissant. Ce n'est pas une opinion,
+c'est un besoin.... Vous êtes bêtes de vous disputer. En France, dès
+qu'il y a cinq messieurs dans un salon, il y a cinq gouvernements en
+présence. Ça n'empêche personne de servir le gouvernement reconnu. Hein,
+n'est-ce pas? c'est histoire de causer.» Il baissa le menton et leur
+jeta un lent regard à la ronde.
+
+«Marsy a très bien conduit les élections. Vous avez tort de blâmer ses
+circulaires. La dernière surtout était d'une jolie force. Quant à la
+presse, elle est déjà trop libre. Où en serions-nous, si le premier venu
+pouvait écrire ce qu'il pense? Moi, d'ailleurs, j'aurais comme Marsy
+refusé à Kahn l'autorisation de fonder un journal. Il est toujours
+inutile de fournir une arme à ses adversaires.... Voyez-vous, les
+empires qui s'attendrissent sont des empires perdus. La France demande
+une main de fer. Quand on l'étrangle un peu, cela n'en va pas plus mal.»
+Delestang voulut protester. Il commença une phrase:
+
+«Cependant, il y a une certaine somme de libertés nécessaires...».
+
+Mais Clorinde lui imposa silence. Elle approuvait tout ce que disait
+Rougon, d'un hochement de tête exagéré. Elle se penchait pour qu'il la
+vît mieux, soumise devant lui, convaincue. Aussi fut-ce à elle qu'il
+adressa un coup d'oeil, en s'écriant:
+
+«Ah! oui, les libertés nécessaires, je m'attendais à les voir
+arriver!... Écoutez, si l'empereur me consultait, il n'accorderait jamais
+une liberté.».
+
+Et comme Delestang de nouveau s'agitait, sa femme le fit tenir
+tranquille d'un froncement terrible de ses beaux sourcils.
+
+«Jamais!» répéta Rougon avec force.
+
+Il s'était soulevé de son fauteuil, d'un air si formidable, que personne
+ne souffla mot. Mais il se laissa retomber, les membres mous, comme
+détendu, murmurant:
+
+«Voilà que vous me faites crier, moi aussi.... Je suis un bon bourgeois,
+maintenant. Je n'ai pas à me mêler de tout ça, et j'en suis ravi. Dieu
+veuille que l'empereur n'ait plus besoin de moi!» A ce moment, la porte
+du salon s'ouvrait. Il mit un doigt sur sa bouche, il souffla très bas:
+
+«Chut!» C'était M. La Rouquette qui entrait. Rougon le soupçonnait
+d'être envoyé par sa soeur, Mme de Llorentz, pour espionner ce qu'on
+disait chez lui. M. de Marsy, bien que marié depuis six mois à peine,
+venait de renouer avec cette dame, qu'il avait gardée comme maîtresse
+pendant près de deux ans. Aussi, dès l'arrivée du jeune député,
+cessa-t-on de parler politique. Le salon reprit son air discret. Rougon
+alla lui-même chercher un grand abat-jour, qu'il posa sur la lampe; et
+l'on ne vit plus, dans le cercle étroit de clarté jaune, que les mains
+sèches du colonel et de M. Bouchard, jetant régulièrement les cartes.
+Devant la fenêtre, Mme Charbonnel, à demi-voix, contait ses soucis à Mme
+Correur, pendant que M. Charbonnel accentuait chaque détail d'un gros
+soupir; il y avait bientôt deux ans qu'ils étaient à Paris, et leur
+maudit procès n'en finissait pas; la veille encore, ils avaient dû se
+résigner à acheter six chemises chacun, en apprenant une nouvelle remise
+de l'affaire. Un peu en arrière, près d'un rideau, Mme Bouchard semblait
+dormir, assoupie par la chaleur.
+
+M. d'Escorailles était venu la retrouver. Puis, comme personne ne les
+regardait, il eut la tranquille audace de poser un long baiser
+silencieux sur ses lèvres à demi closes. Elle ouvrit les yeux tout
+grands, sans bouger, très sérieuse.
+
+«Mon Dieu! non, disait M. La Rouquette, juste à ce moment, je ne suis
+pas allé aux Variétés. J'ai vu la répétition générale de la pièce. Oh!
+un succès fou, une musique d'une gaieté! Ça fera courir tout Paris....
+J'avais un travail à terminer. Je prépare quelque chose.» Il avait serré
+la main de ces messieurs et baisé galamment le poignet de Clorinde,
+au-dessus du gant. Il se tenait debout, appuyé au dossier d'un fauteuil,
+souriant, mis avec une correction irréprochable. Dans la façon dont sa
+redingote était boutonnée, perçait toutefois une prétention de haute
+gravité.
+
+«A propos, reprit-il en s'adressant au maître de la maison, j'ai un
+document à vous signaler, pour votre grand travail, une étude sur la
+constitution anglaise, très curieuse, ma foi, qui a paru dans une revue
+de Vienne.... Et avancez-vous?
+
+--Oh! lentement, répondit Rougon. J'en suis à un chapitre qui me donne
+beaucoup de mal.» D'ordinaire, il trouvait piquant de faire causer le
+jeune député. Il savait par lui tout ce qui se passait aux Tuileries.
+Persuadé, ce soir-là, qu'on l'envoyait pour connaître son opinion sur le
+triomphe des candidatures officielles, il réussit, sans hasarder une
+seule phrase digne d'être répétée, à tirer de lui une foule de
+renseignements. Il commença par le complimenter de sa réélection. Puis,
+de son air bonhomme, il entretint la conversation par de simples
+hochements de tête.
+
+L'autre, charmé de tenir la parole, ne s'arrêta plus. La cour était dans
+la joie. L'empereur avait appris le résultat des élections à Plombières;
+on racontait qu'à la réception de la dépêche, il s'était assis, les
+jambes coupées par l'émotion. Cependant, une grosse inquiétude dominait
+toute cette victoire: Paris venait de voter en monstre d'ingratitude.
+
+«Bah! on musellera Paris», murmura Rougon, qui étouffa un nouveau
+bâillement, comme ennuyé de ne rien trouver d'intéressant, dans le flot
+de paroles de M. La Rouquette.
+
+Dix heures sonnèrent. Mme Rougon, poussant un guéridon au milieu de la
+pièce, servit le thé. C'était l'heure où des groupes isolés se formaient
+dans les coins. M. Kahn, une tasse à la main, debout devant Delestang,
+qui ne prenait jamais de thé, parce que ça l'agitait, entrait dans de
+nouveaux détails sur son voyage en Vendée, sa grande affaire de la
+concession d'une voie ferrée de Niort à Angers en était toujours au même
+point; cette canaille de Langlade, le préfet des Deux-Sèvres, avait osé
+se servir de son projet comme de manoeuvre électorale en faveur du
+nouveau candidat officiel. M. La Rouquette, maintenant, passant derrière
+les dames, leur glissait dans la nuque des mots qui les faisaient
+sourire. Derrière un rempart de fauteuils, Mme Correur causait vivement
+avec Du Poizat; elle lui demandait des nouvelles de son frère Martineau,
+le notaire de Coulonges; et Du Poizat disait l'avoir vu, un instant,
+devant l'église, toujours le même, avec sa figure froide, son air grave.
+Puis, comme elle entamait ses récriminations habituelles, il lui
+conseilla méchamment de ne jamais remettre les pieds là-bas, car
+Martineau avait juré de la jeter à la porte. Mme Correur acheva son thé,
+toute suffoquée.
+
+«Voyons, mes enfants, il faut aller se coucher», dit paternellement
+Rougon.
+
+Il était dix heures vingt-cinq, et il accorda cinq minutes. Des gens
+partaient. Il accompagna M. Kahn et M. Béjuin, que Mme Rougon chargeait
+toujours de compliments pour leurs femmes, bien qu'elle vît ces dames au
+plus deux fois par an. Il poussa doucement vers la porte les Charbonnel
+toujours très embarrassés pour s'en aller. Puis, comme la jolie Mme
+Bouchard sortait entre M. d'Escorailles et M. La Rouquette, il se tourna
+vers la table de jeu, en criant:
+
+«Eh! monsieur Bouchard, voilà qu'on vous prend votre femme!» Mais le
+chef de bureau, sans entendre, annonçait son jeu.
+
+«Une quinte majeure en trèfle, hein! elle est bonne celle-là!... Trois
+rois, ils sont bons aussi...»
+
+Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes.
+
+«C'est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n'êtes pas honteux, de vous
+acharner comme ça!... Voyons, colonel, soyez raisonnable.» C'était ainsi
+tous les jeudis et tous les dimanches. Il devait les interrompre au beau
+milieu d'une partie, ou quelquefois même éteindre la lampe, pour les
+décider à quitter le jeu. Et ils se retiraient furieux, en se
+querellant.
+
+Delestang et Clorinde restèrent les derniers. Celle-ci, pendant que son
+mari cherchait partout son éventail, dit doucement à Rougon:
+
+«Vous avez tort de ne pas faire un peu d'exercice, vous tomberez
+malade.» Il eut un geste à la fois indifférent et résigné.
+
+Mme Rougon rangeait déjà les tasses et les petites cuillers. Puis, comme
+les Delestang lui serraient la main, il bâilla franchement, à pleine
+bouche. Et il dit par politesse, pour ne pas laisser croire que c'était
+l'ennui de la soirée qui venait de lui monter à la gorge:
+
+«Ah! sacrebleu! je vais joliment dormir, cette nuit!» Les soirées se
+passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dans le salon de Rougon,
+selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussi que, maintenant, «ça
+sentait trop la dévote». Clorinde se montrait filiale. Souvent,
+l'après-midi, elle arrivait seule, rue Marbeuf, avec quelque commission
+dont elle s'était chargée. Elle disait gaiement à Mme Rougon qu'elle
+venait faire la cour à son mari; et celle-ci, souriant de ses lèvres
+pâles, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaient
+affectueusement, sans paraître se souvenir du passé; ils se donnaient
+des poignées de main de camarades, dans ce même cabinet où, l'année
+précédente, il piétinait devant elle de désir. Aussi, ne songeant plus à
+ça, s'abandonnaient-ils tous les deux à une tranquille familiarité. Il
+lui ramenait sur les tempes les mèches folles de ses cheveux, qu'elle
+avait toujours au vent, ou bien l'aidait à retrouver au milieu des
+fauteuils, la traîne de sa robe d'une longueur exagérée. Un jour, comme
+ils traversaient le jardin, elle eut la curiosité de pousser la porte de
+l'écurie. Elle entra, en le regardant, avec un léger rire. Lui, les
+mains dans les poches, se contenta de murmurer, souriant aussi:
+
+«Hein! est-on bête, parfois!» Puis, à chaque visite, il lui donnait
+d'excellents conseils. Il plaidait la cause de Delestang, qui en somme
+était un bon mari. Elle, sagement, répondait qu'elle l'estimait; à
+l'entendre, il n'avait pas encore contre elle un seul sujet de plainte.
+Elle disait ne pas être seulement coquette, ce qui était vrai. Dans ses
+moindres paroles perçait une grande indifférence, presque un mépris pour
+les hommes. Quand on parlait de quelque femme dont on ne comptait plus
+les amants, elle ouvrait de grands yeux d'enfant, des yeux surpris, en
+demandant: «Ça l'amuse donc!» Elle oubliait sa beauté pendant des
+semaines, ne s'en souvenait que dans quelque besoin; et alors elle s'en
+servait terriblement, comme d'une arme. Aussi, lorsque Rougon, avec une
+insistance singulière, revenait à ce sujet, lui conseillait de rester
+fidèle à Delestang, finissait-elle par se fâcher, criant:
+
+«Mais laissez-moi tranquille! Je songe bien à tout ça.... Vous êtes
+blessant, à la fin!» Un jour, elle lui répondit carrément:
+
+«Eh bien, si ça arrivait, qu'est-ce que ça pourrait vous faire?... Vous
+n'avez rien à y perdre, vous!» Il rougit, cessa pendant quelque temps de
+lui parler de ses devoirs, du monde, des convenances. Ce frisson
+persistant de jalousie était tout ce qui restait dans sa chair de son
+ancienne passion. Il poussait les choses jusqu'à la faire surveiller,
+dans les salons où elle se rendait. S'il s'était aperçu de la moindre
+intrigue, il eût peut-être averti le mari. D'ailleurs, quand il voyait
+celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlait de
+l'extraordinaire beauté de sa femme. Mais Delestang riait d'un air de
+confiance et de fatuité; si bien que, dans le ménage, c'était Rougon qui
+avait tous les tourments de l'homme trompé.
+
+Ses autres conseils, très pratiques, montraient sa grande amitié pour
+Clorinde. Ce fut lui qui l'amena doucement à renvoyer sa mère en Italie.
+La comtesse Balbi, seule maintenant dans le petit hôtel des
+Champs-Élysées, y menait une étrange vie d'insouciance, dont on causait.
+Il se chargea de régler avec elle la délicate question d'une pension
+viagère. On vendit l'hôtel, le passé de la jeune femme fut comme effacé.
+Puis, il entreprit de la guérir de ses excentricités; mais là il se
+heurta à une naïveté absolue, à un entêtement de femme obtuse. Clorinde,
+mariée, riche, vivait dans un incroyable gâchis d'argent, avec des accès
+brusques d'une avarice honteuse. Elle avait gardé sa petite bonne, cette
+noiraude d'Antonia qui suçait des oranges du matin au soir. A elles
+deux, elles salissaient abominablement l'appartement de madame, tout un
+coin du vaste hôtel de la rue du Colisée. Quand Rougon allait la voir,
+il trouvait des assiettes sales sur les fauteuils, des litres de sirop à
+terre, le long des murs. Il devinait sous les meubles un entassement de
+choses malpropres, fourrées là, à l'annonce de sa visite. Et, au milieu
+des tentures graisseuses, des boiseries grises de poussière, elle
+continuait à avoir des caprices stupéfiants. Souvent, elle le recevait à
+demi nue, entortillée dans une couverture, allongée sur un canapé, se
+plaignant de maux inconnus, d'un chien qui lui mangeait les pieds, ou
+bien d'une épingle avalée par mégarde et dont la pointe devait sortir
+par sa cuisse gauche. D'autres fois, elle fermait les persiennes à trois
+heures, allumait toutes les bougies, puis dansait avec sa bonne, l'une
+en face de l'autre, en riant si fort, que, lorsqu'il entrait, la bonne
+restait cinq grandes minutes à souffler contre la porte, avant de
+pouvoir s'en aller. Un jour, elle ne voulut pas se laisser voir; elle
+avait cousu les rideaux de son lit de haut en bas, elle se tint assise
+sur le traversin, dans cette cage d'étoffe, causant tranquillement avec
+lui pendant plus d'une heure, comme s'ils s'étaient trouvés aux deux
+coins d'une cheminée. Ces choses-là lui semblaient toutes naturelles.
+Quand il la grondait, elle s'étonnait, elle disait qu'elle ne faisait
+pas de mal. Il avait beau prêcher les convenances, promettre de la
+rendre en un mois la femme la plus séduisante de Paris, elle
+s'emportait, répétant:
+
+«Je suis comme ça, je vis comme ça.... Qu'est-ce que ça peut faire aux
+autres?» Parfois, elle se mettait à sourire.
+
+«On m'aime tout de même, allez!» murmurait-elle.
+
+Et, à la vérité, Delestang l'adorait. Elle restait sa maîtresse,
+d'autant plus puissante, qu'elle semblait moins sa femme. Il fermait les
+yeux sur ses caprices, pris de la peur terrible qu'elle ne le plantât
+là, comme elle l'en avait menacé un jour. Au fond de sa soumission,
+peut-être la sentait-il vaguement supérieure, assez forte pour faire de
+lui ce qu'il lui plairait. Devant le monde, il la traitait en enfant,
+parlait d'elle avec une tendresse complaisante d'homme grave. Dans
+l'intimité, ce grand bel homme à tête superbe pleurait, les nuits où
+elle ne voulait pas lui ouvrir la porte de sa chambre. Il enlevait
+seulement les clefs des appartements du premier étage pour sauver son
+grand salon des taches de graisse.
+
+Rougon pourtant obtint de Clorinde qu'elle s'habillât à peu près comme
+tout le monde. Elle était très fine, d'ailleurs, de cette finesse des
+fous lucides qui se font raisonnables en présence des étrangers. Il la
+rencontrait dans certaines maisons, l'air réservé, laissant son mari se
+mettre en avant, tout à fait convenable au milieu de l'admiration
+soulevée par sa grande beauté.
+
+Chez elle, il trouvait souvent M. de Plouguern; et elle plaisantait
+entre eux deux, sous le déluge de leur morale, tandis que le vieux
+sénateur, plus familier, lui tapotait les joues, au grand ennui de
+Rougon; mais il n'osa jamais dire son sentiment à ce sujet. Il fut plus
+hardi à l'égard de Luigi Pozzo, le secrétaire du chevalier Rusconi. Il
+l'avait aperçu plusieurs fois sortant de chez elle à des heures
+singulières. Quand il laissa entendre à la jeune femme combien cela
+pouvait la compromettre, elle leva sur lui un de ses beaux regards de
+surprise; puis, elle éclata de rire. Elle se moquait pas mal de
+l'opinion! En Italie les femmes recevaient les hommes qui leur
+plaisaient, personne ne songeait à de vilaines choses. Du reste, Luigi
+ne comptait pas; c'était un cousin; il lui apportait des petits gâteaux
+de Milan, qu'il achetait dans le passage Colbert.
+
+Mais la politique restait la grosse préoccupation de Clorinde. Depuis
+qu'elle avait épousé Delestang, toute son intelligence s'employait à des
+affaires louches et compliquées, dont personne ne connaissait au juste
+l'importance. Elle contentait là son besoin d'intrigue, si longtemps
+satisfait dans ses campagnes de séduction contre les hommes de grand
+avenir; et elle semblait s'être ainsi préparée à quelque besogne plus
+vaste en tendant jusqu'à vingt-deux ans ses pièges de fille à marier.
+Maintenant, elle entretenait une correspondance très suivie avec sa
+mère, fixée à Turin. Elle allait presque chaque jour à la légation
+d'Italie, où le chevalier Rusconi l'emmenait dans les coins, causant
+rapidement, à voix basse. Puis, c'étaient des courses incompréhensibles
+aux quatre coins de Paris, des visites faites furtivement à de hauts
+personnages, des rendez-vous donnés au fond de quartiers perdus. Tous
+les réfugiés vénitiens, les Brambilla, les Staderino, les Viscardi la
+voyaient en secret, lui passaient des bouts de papier couverts de notes.
+Elle avait acheté une serviette de maroquin rouge, un portefeuille
+monumental à serrure d'acier, digne d'un ministre, dans lequel elle
+promenait un monde de dossiers. En voiture, elle le tenait sur ses
+genoux, comme un manchon; partout où elle montait, elle l'emportait avec
+elle sous son bras, d'un geste familier; même, à des heures matinales,
+on la rencontrait à pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine,
+les poignets meurtris. Bientôt le portefeuille se râpa, éclata aux
+coutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans ses robes
+voyantes à longue traîne, toujours chargée de ce sac de cuir informe que
+des liasses de papier crevaient, elle ressemblait à quelque avocat
+véreux courant les justices de paix pour gagner cent sous.
+
+Plusieurs fois, Rougon avait tâché de connaître les grandes affaires de
+Clorinde. Un jour, étant resté un instant seul avec le fameux
+portefeuille, il ne s'était fait aucun scrupule de tirer à lui les
+lettres dont les coins passaient par les fentes. Mais ce qu'il apprenait
+d'une façon ou d'une autre lui paraissait si incohérent, si plein de
+trous, qu'il souriait des prétentions politiques de la jeune femme. Elle
+lui expliqua, un après-midi, d'un air tranquille, tout un vaste projet:
+elle était en train de travailler à une alliance entre l'Italie et la
+France, en vue d'une prochaine campagne contre l'Autriche. Rougon, un
+moment très frappé, finit par hausser les épaules, devant les choses
+folles mêlées à son plan. Pour lui, elle avait simplement trouvé là une
+originalité de haut goût. Il tenait à ne pas modifier son opinion sur
+les femmes. Clorinde, d'ailleurs, acceptait volontiers le rôle de
+disciple. Lorsqu'elle venait le voir rue Marbeuf, elle se faisait très
+humble, très soumise, le questionnait, l'écoutait avec une ardeur de
+néophyte désireux de s'instruire. Et lui, souvent, oubliait à qui il
+parlait, exposait son système de gouvernement, s'engageait dans les
+aveux les plus nets. Peu à peu, ces conversations devinrent une
+habitude; il la prit pour confidente, se soulagea du silence qu'il
+observait avec ses meilleurs amis, la traita en élève discrète dont la
+respectueuse admiration le charmait.
+
+Pendant les mois d'août et de septembre, Clorinde multiplia ses visites.
+Elle venait maintenant jusqu'à trois et quatre fois par semaine. Jamais
+elle n'avait montré une telle tendresse de disciple. Elle flattait
+beaucoup Rougon, s'extasiait sur son génie, regrettait les grandes
+choses qu'il aurait accomplies s'il ne s'était pas mis à l'écart un
+jour, dans une minute de lucidité, il lui demanda en riant:
+
+. «Vous avez donc bien besoin de moi?
+
+--Oui», répondit-elle hardiment.
+
+Mais elle se hâta de reprendre son air d'extase émerveillée. La
+politique l'amusait plus qu'un roman, disait-elle. Et, quand il tournait
+le dos, elle ouvrait tout grands ses yeux, où brûlait une courte flamme,
+quelque ancienne pensée de rancune toujours vivante souvent, elle
+laissait ses mains dans les siennes, comme si elle se fût sentie trop
+faible encore; et, les poignets frémissants, elle semblait attendre de
+lui avoir volé assez de sa force pour l'étrangler.
+
+Ce qui inquiétait surtout Clorinde, c'était la lassitude croissante de
+Rougon. Elle le voyait s'endormir au fond de son ennui. D'abord, elle
+avait parfaitement distingué ce qu'il pouvait y avoir de joué dans son
+attitude. Mais, à présent, malgré toute sa finesse, elle commençait à le
+croire vraiment découragé. Ses gestes s'alourdissaient, sa voix devenait
+molle; et, certains jours, il se montrait d'une telle indifférence,
+d'une si grande bonhomie, que la jeune femme, épouvantée, se demandait
+s'il n'allait pas finir par accepter tranquillement sa retraite au Sénat
+d'homme politique fourbu.
+
+Vers la fin de septembre, Rougon parut très préoccupé. Puis, dans une de
+leurs causeries habituelles, il lui avoua qu'il nourrissait un grand
+projet: Il s'ennuyait à Paris, il avait besoin d'air. Et, tout d'un
+trait, il parla:
+
+c'était un vaste plan de vie nouvelle, un exil volontaire dans les
+Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées de terrain, la
+fondation d'une ville au milieu de la contrée conquise. Clorinde, toute
+pâle, l'écoutait.
+
+«Mais votre situation ici, vos espérances!» cria-t-elle.
+
+Il eut un geste de dédain, en murmurant:
+
+«Bah! des châteaux en Espagne!... Voyez-vous, décidément, je ne suis pas
+fait pour la politique.» Et il reprit son rêve caressé d'être un grand
+propriétaire, avec des troupeaux de bêtes sur lesquels il régnerait.
+Mais, dans les Landes, son ambition grandissait; il devenait le roi
+conquérant d'une terre nouvelle; il avait un peuple. Ce furent des
+détails interminables. Depuis quinze jours, sans rien dire, il lisait
+des ouvrages spéciaux. Il desséchait des marais, combattait avec des
+machines puissantes l'empierrement du sol, arrêtait la marche des dunes
+par des plantations de pins, dotait la France d'un coin de fertilité
+miraculeux. Toute son activité endormie, toute sa force de géant
+inoccupé, se réveillaient dans cette création; ses poings serrés
+semblaient déjà fendre les cailloux rebelles; ses bras retournaient le
+sol d'un seul effort; ses épaules portaient des maisons toutes bâties,
+qu'il plantait à sa guise au bord d'une rivière, dont il creusait le lit
+d'un seul coup de pied. Rien de plus aisé que tout cela. Il trouverait
+là de l'ouvrage tant qu'il voudrait. L'empereur l'aimait sans doute
+assez encore pour lui donner un département à arranger. Debout, une
+flamme aux joues, grandi par le redressement brusque de ses gros
+membres, il éclata d'un rire superbe.
+
+«Hein! c'est une idée! dit-il. Je laisse mon nom à la ville, je fonde un
+petit empire, moi aussi!» Clorinde crut à quelque caprice, à une
+imagination née du profond ennui dans lequel il se débattait. Mais, les
+jours suivants, il lui reparla de son projet, avec plus d'enthousiasme
+encore. A chaque visite, elle le trouvait perdu au milieu de cartes
+étalées sur le bureau, sur les sièges, sur le tapis. Un après-midi, elle
+ne put le voir, il était en conférence avec deux ingénieurs. Alors, elle
+commença à éprouver une peur véritable. Allait-il donc la planter là,
+pour bâtir sa ville, au fond d'un désert?
+
+N'était-ce pas plutôt quelque nouvelle combinaison qu'il mettait en
+oeuvre? Elle renonça à la vérité vraie, elle crut prudent de jeter
+l'alarme dans la bande.
+
+Ce fut une consternation. Du Poizat s'emporta; depuis plus d'un an, il
+battait le pavé; à son dernier voyage en Vendée, son père avait sorti un
+pistolet d'un tiroir, quand il s'était risqué à lui demander dix mille
+francs, pour monter une affaire superbe; et, maintenant, il recommençait
+à crever la faim comme en 48.
+
+M. Kahn se montra tout aussi furieux: ses hauts fourneaux de Bressuire
+étaient menacés d'une faillite prochaine, il se sentait perdu, s'il
+n'obtenait pas avant six mois la concession de son chemin de fer. Les
+autres, M. Béjuin, le colonel, les Bouchard, les Charbonnel, se
+répandirent également en doléances. Ça ne pouvait pas finir ainsi.
+Rougon, véritablement, n'était pas raisonnable. On lui parlerait.
+
+Cependant, quinze jours s'écoulèrent. Clorinde, très écoutée de toute la
+bande, avait décidé qu'il serait mauvais d'attaquer le grand homme en
+face. On attendait une occasion. Un dimanche soir, vers le milieu
+d'octobre, comme les amis se trouvaient réunis au complet dans le salon
+de la rue Marbeuf, Rougon dit en souriant:
+
+«Vous ne savez pas ce que j'ai reçu aujourd'hui?» Et il prit derrière la
+pendule une carte rose, qu'il montra.
+
+«Une invitation à Compiègne.» A ce moment, le valet de chambre ouvrit
+discrètement la porte. L'homme que monsieur attendait était là. Rougon
+s'excusa et sortit. Clorinde s'était levée, écoutant. Puis, dans le
+silence, elle dit avec énergie:
+
+«Il faut qu'il aille à Compiègne!» Les amis, prudemment, regardèrent
+autour d'eux; mais ils étaient bien seuls, Mme Rougon avait disparu
+depuis quelques minutes. Alors, à demi-voix, tout en guettant les
+portes, ils parlèrent librement. Les dames faisaient un cercle devant la
+cheminée, où un gros tison se consumait en braise; M. Bouchard et le
+colonel jouaient leur éternel piquet: tandis que les hommes avaient
+roulé leurs fauteuils, dans un coin, pour s'isoler. Clorinde, debout au
+milieu de la pièce, la tête penchée, réfléchissait profondément.
+
+«Il attendait donc quelqu'un? demanda Du Poizat.
+
+Qui ça peut-il être?» Les autres haussèrent les épaules, voulant dire
+qu'ils ne savaient pas.
+
+«Encore pour sa grande bête d'affaire peut-être! continua-t-il. Moi je
+suis à bout. Un de ces soirs, vous verrez, je lui flanquerai à la figure
+tout ce que je pense.
+
+--Chut!» dit Kahn, en posant un doigt sur ses lèvres.
+
+L'ancien sous-préfet avait haussé la voix d'une façon inquiétante. Tous
+prêtèrent un moment l'oreille. Puis, ce fut M. Kahn lui-même qui
+recommença, très bas:
+
+«Sans doute, il a pris des engagements envers nous.
+
+--Dites qu'il a contracté une dette, ajouta le colonel, en posant ses
+cartes.
+
+--Oui, oui, une dette, c'est le mot, déclara M. Bouchard. Nous ne le lui
+avons pas mâché, le dernier jour au Conseil d'État.» Et les autres
+appuyaient vivement de la tête. Il y eut une lamentation générale.
+Rougon les avait tous ruinés.
+
+M. Bouchard ajoutait que, sans sa fidélité au malheur, il serait chef de
+bureau depuis longtemps. A entendre le colonel, on était venu lui offrir
+la croix de commandeur et une situation pour son fils Auguste, de la
+part du comte de Marsy; mais il avait refusé, par amitié pour Rougon. Le
+père et la mère de M. d'Escorailles, disait la jolie Mme Bouchard, se
+trouvaient très froissés de voir leur fils rester auditeur, quand ils
+attendaient depuis six mois déjà sa nomination de maître des requêtes.
+Et même ceux qui ne disaient rien, Delestang, M. Béjuin, Mme Correur,
+les Charbonnel, pinçaient les lèvres, levaient les yeux au ciel, d'un
+air de martyrs auxquels la patience commence à manquer.
+
+«Enfin, nous sommes volés, reprit Du Poizat. Mais il ne partira pas, je
+vous en réponds! Est-ce qu'il y a du bon sens à aller se battre avec des
+cailloux, dans je ne sais quel trou perdu, lorsqu'on a des intérêts si
+graves à Paris?... Voulez-vous que je lui parle, moi?» Clorinde sortait
+de sa rêverie. Elle lui imposa silence d'un geste; puis, quand elle eut
+entrouvert la porte pour voir si personne n'était là, elle répéta:
+
+«Entendez-vous, il faut qu'il aille à Compiègne!» Et, comme toutes les
+faces se tendaient vers elle, d'un nouveau geste elle arrêta les
+questions.
+
+«Chut! pas ici!» Pourtant, elle dit encore que son mari et elle étaient
+aussi invités à Compiègne; et elle laissa échapper les noms de M. de
+Marsy et de Mme de Llorentz, sans vouloir s'expliquer davantage. On
+pousserait le grand homme au pouvoir malgré lui, on le compromettrait,
+s'il le fallait. M. Beulin-d'orchère et toute la magistrature
+l'appuyaient sourdement. L'empereur, avouait M. La Rouquette, au milieu
+de la haine de son entourage contre Rougon, gardait un silence absolu;
+dès qu'on le nommait en sa présence, il devenait grave, l'oeil voilé, la
+bouche noyée dans l'ombre des moustaches.
+
+«Il ne s'agit pas de nous, finit par déclarer M. Kahn.
+
+Si nous réussissons, le pays nous devra des remerciements.» Alors, tout
+haut, on continua, en faisant un grand éloge du maître de la maison.
+Dans la pièce voisine, un bruit de voix venait de s'élever. Du Poizat,
+mordu par la curiosité, poussa la porte comme s'il allait sortir puis la
+referma assez lentement pour apercevoir l'homme qui se trouvait avec
+Rougon. C'était Gilquin, en gros paletot, presque propre, tenant à la
+main une forte canne à pomme de cuivre. Il disait, sans baisser la voix,
+avec une familiarité exagérée:
+
+«Tu sais, n'envoie plus maintenant rue Virginie, à Grenelle. J'ai eu des
+histoires; je reste au fond des Batignolles, passage Guttin.... Enfin,
+tu peux compter sur moi. A bientôt.» Et il donna une poignée de main à
+Rougon. Quand celui-ci rentra dans le salon, il s'excusa, en regardant
+Du Poizat fixement.
+
+«Un brave garçon que vous connaissez, n'est-ce pas, Du Poizat?... Il va
+me racoler des colons pour mon nouveau monde, là-bas, au fond des
+Landes.... A propos, je vous emmène tous; vous pouvez faire vos paquets.
+
+Kahn sera mon premier ministre. Delestang et sa femme auront le
+portefeuille des affaires étrangères.
+
+Béjuin se chargera des postes. Et je n'oublie pas les dames, Mme
+Bouchard, qui tiendra le sceptre de la beauté, et Mme Charbonnel, à
+laquelle je confierai les clefs de nos greniers.» Il plaisantait, tandis
+que les amis, mal à l'aise, se demandaient s'il ne les avait pas
+entendus, par quelque fente du mur. Lorsqu'il décora le colonel de tous
+ses ordres, celui-ci faillit se fâcher. Cependant, Clorinde regardait
+l'invitation à Compiègne, qu'elle avait prise sur la cheminée.
+
+«Est-ce que vous irez? dit-elle négligemment.
+
+--Mais sans doute, répondit Rougon étonné. Je compte bien profiter de
+l'occasion pour me faire donner mon département par l'empereur.» Dix
+heures sonnaient. Mme Rougon reparut et servit le thé.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Vers sept heures, le soir de son arrivée à Compiègne, Clorinde causait
+avec M. de Plouguern, près d'une fenêtre de la galerie des Cartes. On
+attendait l'empereur et l'impératrice pour passer dans la salle à
+manger. La seconde série d'invités de la saison se trouvait au château
+depuis trois heures à peine; et, tout le monde n'étant pas encore
+descendu, la jeune femme s'occupait à juger d'un mot chaque personne qui
+entrait. Les dames, décolletées, avec des fleurs dans les cheveux,
+souriaient dès le seuil d'un air doux; les hommes restaient graves, en
+cravate blanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas de
+soie.
+
+«Ah! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il est très bien, lui....
+Mais vois donc, parrain, M. Beulin d'Orchère, si l'on ne dirait pas
+qu'il va aboyer; et quelles jambes, bon Dieu!»
+
+M. de Plouguern ricanait, heureux de ces médisances. Le chevalier
+Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterie langoureuse de bel
+Italien; puis, il fit le tour des dames en se balançant, dans une suite
+de révérences rythmées, du plus tendre effet. A quelques pas, Delestang,
+très sérieux, regardait les immenses cartes de la forêt de Compiègne,
+qui couvraient les murs de la galerie.
+
+«Dans quel wagon es-tu donc monté? reprit Clorinde. Je t'ai cherché
+pour faire le voyage avec toi. Imagine-toi que je me suis fourrée avec
+un tas d'hommes...» Mais elle s'interrompit, étouffant un rire entre ses
+doigts.
+
+«M. La Rouquette a l'air en sucre.
+
+--Oui, un déjeuner de pensionnaire», dit méchamment le sénateur.
+
+A ce moment, il y eut à la porte un grand froissement d'étoffes; le
+battant s'ouvrit très large, et une entra, vêtue d'une robe si chargée
+de noeuds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe à deux
+mains pour pouvoir passer. C'était Mme de Combelot, la belle soeur de
+Clorinde. Celle-ci la dévisagea, en murmurant:
+
+«S'il est permis!» Et comme M. de Plouguern la regardait elle-même, dans
+sa robe de tarlatane toute simple, passée sur un dessous de faille rose
+mal taillé, elle continua, d'un ton de parfaite insouciance:
+
+«Oh! moi, la toilette, tu sais, parrain! On me prend telle que je suis.»
+Cependant, Delestang s'était décidé à quitter les cartes, pour aller
+au-devant de sa soeur, qu'il amena à sa femme. Elles ne s'aimaient guère
+toutes deux. Elles échangèrent un compliment aigre-doux. Et Mme de
+Combelot s'éloigna, traînant une queue de satin, pareille à un coin de
+parterre, au milieu des hommes muets, qui reculaient discrètement de
+deux ou trois pas, devant le flot débordant de ses volants de dentelle.
+
+Clorinde, dès qu'elle fut de nouveau seule avec M. de Plouguern,
+plaisanta, en faisant allusion à la grande passion que la dame éprouvait
+pour l'empereur. Puis, comme le sénateur racontait la belle résistance
+de ce dernier:
+
+«Il n'a pas beaucoup de mérite, elle est si maigre! J'ai entendu des
+hommes la trouver jolie, je ne sais pas pourquoi. Elle a une figure de
+rien du tout.»
+
+Tout en causant, elle continuait à surveiller la porte, préoccupée.
+
+«Ah! cette fois, dit-elle, ça doit être M. Rougon.» Mais elle reprit
+aussitôt, avec une courte flamme dans les yeux:
+
+«Tiens! non, c'est M. de Marsy.» Le ministre, très correct dans son
+habit noir et sa culotte courte, s'avança en souriant vers Mme de
+Combelot; et, pendant qu'il la complimentait, il regardait les invités,
+les yeux vagues et voilés, comme s'il n'eût reconnu personne. Alors, à
+mesure qu'on le salua, il inclina la tête, avec une grande amabilité.
+Plusieurs hommes s'approchèrent. Bientôt il devint le centre d'un
+groupe. Sa figure pâle, fine et méchante, dominait les épaules qui
+moutonnaient autour de lui.
+
+«A propos, reprit Clorinde en poussant M. de Plouguern au fond de
+l'embrasure, j'ai compté sur toi pour me donner des détails.... Que
+sais-tu au sujet des fameuses lettres de Mme de Llorentz?
+
+--Mais ce que tout le monde sait», répondit-il.
+
+Et il parla des trois lettres, écrites, disait-on, par le comte de Marsy
+à Mme de Llorentz, il y avait près de cinq ans, un peu avant le mariage
+de l'empereur. Cette dame, qui venait de perdre son mari, un général
+d'origine espagnole, se trouvait alors à Madrid, où elle réglait des
+affaires d'intérêt. C'était le beau temps de leur liaison. Le comte,
+pour l'égayer, cédant aussi à son esprit de vaudevilliste, lui avait
+envoyé des détails extrêmement piquants sur certaines personnes
+augustes, dans l'intimité desquelles il vivait. Et l'on racontait que,
+depuis ce temps, Mme de Llorentz, belle femme extrêmement jalouse,
+gardait ces lettres, qu'elle tenait suspendues sur la tête de M. de
+Marsy, comme une vengeance toujours prête.
+
+«Elle s'est laissé convaincre, quand il dû épouser une princesse
+valaque, dit le sénateur en terminant. Mais, après avoir consenti à un
+mois de lune de miel, elle lui a signifié que, s'il ne revenait se
+mettre à ses pieds, elle déposerait un beau matin les trois terribles
+lettres sur le bureau de l'empereur; et il a repris sa chaîne.... Il la
+comble de douceurs pour se faire rendre cette maudite correspondance.»
+
+Clorinde riait beaucoup. L'histoire lui paraissait très drôle. Et elle
+multiplia ses questions. Alors, si le comte trompait Mme de Llorentz,
+celle-ci était capable d'exécuter sa menace? Ces trois lettres, où les
+tenait-elle? dans son corsage, cousues entre deux rubans de satin, à ce
+qu'elle avait entendu dire. Mais M. de Plouguern n'en savait pas
+davantage. Personne n'avait lu les lettres. Il connaissait un jeune
+homme qui, pour en prendre une copie, s'était fait inutilement, pendant
+près de six mois, l'humble esclave de Mme de Llorentz.
+
+«Diable! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux, petite. Eh!
+j'oubliais en effet: tu as fait sa conquête!...
+
+Est-il vrai qu'à sa dernière soirée, au ministère, il a causé avec toi
+près d'une heure?» La jeune femme ne répondit pas. Elle n'écoutait plus,
+elle restait immobile et superbe, sous le regard fixe de M. de Marsy.
+Puis, levant lentement la tête, le regardant à son tour, elle attendit
+son salut. Il s'approcha d'elle, s'inclina. Et elle lui sourit alors,
+très doucement. Ils n'échangèrent pas un mot. Le comte retourna au
+milieu d'un groupe, où M. La Rouquette parlait très haut, en le nommant
+à chaque phrase «Son Excellence».
+
+Peu à peu, pourtant, la galerie s'était remplie. Il y avait là près de
+cent personnes, de hauts fonctionnaires, des généraux, des diplomates
+étrangers, cinq députés, trois préfets, deux peintres, un romancier,
+deux académiciens, sans compter les officiers du palais, chambellans,
+aides de camp et écuyers. Le discret murmure des voix montait dans la
+lumière des lustres.
+
+Les familiers du château se promenaient à petits pas, tandis que les
+nouveaux invités, debout, n'osaient se risquer au milieu des dames.
+Cette première heure de gêne, entre des personnes dont plusieurs ne se
+connaissaient pas, et qui se trouvaient tout d'un coup réunies à la
+porte de la salle à manger impériale, donnait aux visages un air de
+dignité maussade. Par moments de brusques silences se faisaient, des
+têtes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empire de la
+vaste pièce, les consoles à pieds droits, les fauteuils carrés
+semblaient augmenter encore la solennité de l'attente.
+
+«Le voici enfin!» murmura Clorinde.
+
+Rougon venait d'entrer. Il s'arrêta un moment à deux pas de la porte. Il
+avait pris son allure épaisse de bonhomme, le dos un peu gonflé, la face
+endormie. D'un regard, il vit le léger frisson d'hostilité que sa
+présence produisait, au milieu de certains groupes. Puis,
+tranquillement, tout en distribuant quelques poignées de main, il
+manoeuvra de façon à se trouver en face de M. de Marsy. Ils se
+saluèrent, parurent charmés de se rencontrer. Et, les yeux dans les
+yeux, en ennemis qui ont le respect de leur force, ils causèrent
+amicalement.
+
+Autour d'eux, un vide s'était fait. Les dames suivaient leurs moindres
+gestes; tandis que les hommes, affectant une grande discrétion,
+regardaient ailleurs, en glissant de leur côté des coups d'oeil furtifs.
+Des chuchotements couraient dans un coin. Quel était donc le secret
+dessein de l'empereur? pourquoi mettait-il ainsi ces deux personnages en
+présence? M. La Rouquette, très perplexe, crut flairer un événement
+grave. Il vint questionner M. de Plouguern, qui s'amusa à lui répondre:
+
+«Dame! Rougon va peut-être culbuter Marsy, et l'on fera bien de le
+ménager.... A moins pourtant que l'empereur n'ait pas songé à mal. Ça
+lui arrive quelquefois.... Peut-être aussi a-t-il voulu prendre
+seulement le plaisir de les voir ensemble, en espérant qu'ils seraient
+drôles.» Mais les chuchotements cessèrent, un grand mouvement eut lieu.
+Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurant une
+phrase à demi-voix. Et les invités, redevenus subitement graves, se
+dirigèrent vers la porte de gauche, où ils formèrent une double haie,
+les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Près de la porte se plaça
+M. de Marsy, qui garda Rougon à son côté; puis, les autres personnages
+s'échelonnèrent, selon leur rang ou leur grade. Là, on attendit encore
+trois minutes, dans un grand recueillement.
+
+La porte s'ouvrit à deux battants. L'empereur, en habit, la poitrine
+barrée par la tache rouge du grand cordon, entra le premier, suivi du
+chambellan de service, M. de Combelot. Il eut un faible sourire, en
+s'arrêtant devant M. de Marsy et Rougon; il tordait sa longue moustache
+d'une main lente, avec un balancement de tout son corps. Puis, d'une
+voix embarrassée, il murmura:
+
+«Vous direz à Mme Rougon toute la peine que nous avons éprouvée en la
+sachant malade.... Nous aurions vivement désiré la voir avec vous....
+Enfin, ce ne sera rien, il faut l'espérer. Il y a beaucoup de rhumes en
+ce moment.» Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d'un
+général, auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu'il appelait
+«mon petit ami Gaston»; Gaston avait l'âge du prince impérial, mais il
+était déjà beaucoup plus fort. La haie s'inclinait à mesure qu'il
+avançait.
+
+Enfin, tout au bout, M. de Combelot lui présenta l'un des deux
+académiciens, qui venait à la cour pour la première fois; et l'empereur
+parla d'une oeuvre récente de l'écrivain, dont il avait lu certains
+passages avec le plus grand plaisir, disait-il.
+
+Cependant, l'impératrice était entrée, accompagnée de Mme de Llorentz.
+Elle portait une toilette très modeste, une robe de soie bleue,
+recouverte d'une tunique de dentelle blanche. A petits pas, souriante,
+pliant gracieusement son cou nu, où un simple velours attachait un coeur
+de diamants, elle descendait, le long de la haie formée par les dames.
+Des révérences, sur son passage, étalaient de larges froissements de
+jupes, d'où montaient des odeurs musquées. Mme de Llorentz lui présenta
+une jeune femme, qui paraissait très émue.
+
+Mme de Combelot affecta une familiarité attendrie.
+
+Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ils
+revinrent sur leurs pas, l'empereur en passant à son tour devant les
+dames, l'impératrice en remontant devant les hommes. Il y eut de
+nouvelles présentations. Personne ne parlait encore, un embarras
+respectueux tenait les invités muets, en face les uns des autres. Mais
+les rangs se rompirent; des mots furent échangés à demi-voix, et des
+rires clairs s'élevaient, lorsque l'adjudant général du palais vint dire
+que le dîner était servi.
+
+«Hein! tu n'as plus besoin de moi!» dit gaiement M. de Plouguern à
+l'oreille de Clorinde.
+
+Elle lui sourit. Elle était restée devant M. de Marsy, pour le forcer à
+lui offrir son bras, ce qu'il fit d'ailleurs d'un air galant. Une légère
+confusion régnait. L'empereur et l'impératrice passèrent les premiers,
+suivis des personnes désignées pour s'asseoir à leur droite et à leur
+gauche; c'étaient, ce jour-là, deux diplomates étrangers, une jeune
+Américaine et la femme d'un ministre. Derrière, venaient les autres
+invités, à leur guise, chacun tenant à son bras la dame qu'il lui avait
+plu de choisir. Et, lentement, le défilé s'organisa.
+
+L'entrée dans la salle à manger fut d'une grande pompe. Cinq lustres
+flambaient au-dessus de la longue table, allumant les pièces
+d'argenterie du surtout, des scènes de chasse, avec le cerf au départ,
+les cors sonnant l'hallali, les chiens arrivant à la curée. La vaisselle
+plate mettait au bord de la nappe un cordon de lunes d'argent; tandis
+que les flancs des réchauds où se reflétait la braise des bougies, les
+cristaux ruisselants de gouttes de flammes, les corbeilles de fruits et
+les vases de fleurs d'un rose vif faisaient du couvert impérial une
+splendeur dont la clarté flottante emplissait l'immense pièce. Par la
+porte ouverte à deux battants, le cortège débouchait, après avoir
+traversé la salle des gardes, d'un pas ralenti. Les hommes se
+penchaient, disaient un mot, puis se redressaient, dans le secret
+chatouillement de vanité de cette marche triomphale; les dames, les
+épaules nues, trempées de clartés, avaient une douceur ravie; et, sur
+les tapis, les jupes traînantes, espaçant les couples, donnaient une
+majesté de plus au défilé, qu'elles accompagnaient de leur murmure
+d'étoffes riches. C'était une approche presque tendre, une arrivée
+gourmande dans un milieu de luxe, de lumière et de tiédeur, comme un
+bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient à un léger
+fumet de gibier, relevé d'un filet de citron. Lorsque, sur le seuil, en
+face du développement superbe de la table, une musique militaire, cachée
+au fond d'une galerie voisine, les accueillait d'une fanfare, pareille
+au signal de quelque gala de féerie, les invités, un peu gênés par leurs
+culottes courtes, serraient les bras des dames, involontairement, un
+sourire aux lèvres.
+
+Alors, l'impératrice descendit à droite et se tint debout au milieu de
+la table, pendant que l'empereur, passant à gauche, venait prendre place
+en face d'elle.
+
+Puis, lorsque les personnes désignées se furent assises à la droite et à
+la gauche de Leurs Majestés, les autres couples tournèrent un instant,
+choisissant leur voisinage, s'arrêtant à leur guise. Ce soir-là il y
+avait quatre vingt-sept couverts. Près de trois minutes s'écoulèrent,
+avant que tout le monde fût entré et placé. La moire satinée des
+épaules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautes
+coiffures donnaient comme un rire vivant à la grande lumière des
+lustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que les hommes
+avaient gardés à la main. Et l'on s'assit.
+
+M. de Plouguern avait suivi Rougon. Après le potage, il lui poussa le
+coude, en demandant:
+
+«Est-ce que vous avez chargé Clorinde de vous raccommoder avec Marsy?»
+Et, du coin de l'oeil, il lui montrait la jeune femme, assise de l'autre
+côté de la table, auprès du comte, avec lequel elle causait d'une façon
+tendre. Rougon, l'air très contrarié, se contenta de hausser les
+épaules; puis, il affecta de ne plus regarder en face de lui. Mais,
+malgré son effort d'indifférence, il revenait à Clorinde, il
+s'intéressait à ses moindres gestes, aux mouvements de ses lèvres, comme
+s'il avait voulu voir les mots qu'elle prononçait.
+
+«Monsieur Rougon, dit en se penchant Mme de Combelot, qui s'était mise
+le plus près possible de l'empereur, vous vous souvenez de cet
+accident-là?
+
+C'est vous qui m'avez trouvé un fiacre. Tout un volant de ma robe était
+arraché.» Elle se rendait intéressante, en racontant que sa voiture
+avait failli un jour être coupée en deux par le landau d'un prince
+russe. Et il dut répondre. Pendant un moment, on causa de ça, au milieu
+de la table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chute de
+cheval qu'une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite, la
+semaine précédente, et dans laquelle elle s'était cassé un bras.
+L'impératrice eut un léger cri de commisération. L'empereur ne disait
+rien, écoutant d'un air profond, mangeant lentement.
+
+«Où donc s'est fourré Delestang?» demanda à son tour Rougon à M. de
+Plouguern.
+
+Ils le cherchèrent. Enfin, le sénateur l'aperçut au bout de la table. Il
+était à côté de M. de Combelot, parmi toute une rangée d'hommes,
+l'oreille tendue à des propos très libres que le brouhaha des voix
+couvrait. M. La Rouquette avait entamé l'histoire gaillarde d'une
+blanchisseuse de son pays; le chevalier Rusconi donnait des
+appréciations personnelles sur les Parisiennes; tandis que l'un des deux
+peintres et le romancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les
+dames dont les bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. Et
+Rougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus en plus
+aimable pour le comte, à son imbécile de mari, aveugle là-bas, souriant
+dignement des choses un peu fortes qu'il entendait.
+
+«Pourquoi ne s'est-il pas mis avec nous? murmura-t-il.
+
+--Eh! je ne le plains pas, dit M. de Plouguern. On a l'air de s'amuser,
+dans ce bout-là.» Puis, il continua à son oreille:
+
+«Je crois qu'ils arrangent Mme de Llorentz. Avez-vous remarqué comme
+elle est décolletée?... Il y en a un qui va sortir, pour sûr. Hein?
+celui de gauche?» Mais, comme il se penchait pour mieux voir Mme de
+Llorentz, assise du même côté que lui, à cinq places de distance, il
+devint subitement grave. Cette dame, une belle blonde un peu forte,
+avait en ce moment un visage terrible, tout pâle d'une rage froide, avec
+des yeux bleus qui tournaient au noir, fixés ardemment sur M. de Marsy
+et sur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougon lui-même
+ne put comprendre:
+
+«Diable! ça va se gâter.» La musique jouait toujours, une musique
+lointaine qui semblait venir du plafond. A certains éclats de cuivre,
+les convives levaient la tête, cherchaient l'air dont ils étaient
+poursuivis. Puis, ils n'entendaient plus; le chant léger des
+clarinettes, au fond de la galerie voisine, se confondait avec les
+bruits argentins de la vaisselle plate qu'on apportait par piles
+énormes. De grands plats avaient des sonneries étouffées de cymbales.
+
+Autour de la table, c'était un empressement silencieux, tout un peuple
+de domestiques s'agitant sans une parole, les huissiers en habit et en
+culotte bleu clair, avec l'épée et le tricorne, les valets de pied,
+cheveux poudrés, portant l'habit vert de grande livrée, galonné d'or.
+Les mets arrivaient, les vins circulaient, régulièrement; tandis que les
+chefs de service, les contrôleurs, le premier officier tranchant, le
+chef de l'argenterie, debout, surveillaient cette manoeuvre compliquée,
+cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l'avance.
+Derrière l'empereur et l'impératrice, les valets de chambre particuliers
+de Leurs Majestés servaient, avec une dignité correcte.
+
+Quand les rôtis arrivèrent et que les grands vins de Bourgogne furent
+versés, le tapage des voix s'éleva.
+
+Maintenant, dans le coin des hommes, au bout de la table, M. La
+Rouquette causait cuisine, discutant le degré de cuisson d'un quartier
+de chevreuil à la broche, qu'on venait de servir. Il y avait eu un
+potage à la Crécy, un saumon au bleu, un filet de boeuf sauce échalote,
+des poulardes à la financière, des perdrix aux choux montées, de petits
+pâtés aux huîtres.
+
+«Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et des concombres à
+la crème! dit le jeune député.
+
+--J'ai vu des écrevisses», déclara poliment Delestang.
+
+Mais comme les cardons au jus et les concombres à la crème
+apparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajouta qu'il
+connaissait les goûts de l'impératrice. Cependant, le romancier
+regardait le peintre, avec un léger claquement de langue.
+
+«Hein? cuisine médiocre?» murmura-t-il.
+
+Le peintre eut une moue approbative. Puis, après avoir bu, il dit à son
+tour:
+
+«Les vins sont exquis.» A ce moment, un rire brusque de l'impératrice
+sonna si haut, que tout le monde se tut. Des têtes s'allongeaient, pour
+savoir. L'impératrice causait avec l'ambassadeur d'Allemagne, placé à sa
+droite; elle riait toujours, en prononçant des mots entrecoupés, qu'on
+n'entendait pas. Dans le silence curieux qui s'était fait, un cornet à
+pistons, accompagné en sourdine par des basses, jouait un solo, une
+phrase mélodique de romance sentimentale. Et, peu à peu, le brouhaha
+grandit de nouveau. Les chaises se tournaient à demi, les coudes se
+posaient au bord de la nappe, des conversations intimes s'engageaient,
+au milieu d'une liberté de table d'hôte princière.
+
+«Voulez-vous un petit four?» demanda M. de Plouguern.
+
+Rougon refusa de la tête. Depuis un instant, il ne mangeait plus. On
+avait remplacé la vaisselle plate par de la porcelaine de Sèvres,
+décorée de fines peintures bleues et roses. Tout le dessert défila
+devant lui, sans qu'il acceptât autre chose qu'un peu de camembert. Il
+ne se contraignait plus, il regardait Clorinde et M. de Marsy en face,
+largement, espérant sans doute intimider la jeune femme. Mais celle-ci
+affectait une familiarité telle avec le comte, qu'elle semblait oublier
+où elle se trouvait, se croire au fond d'un étroit salon, à quelque
+souper fin de deux couverts. Sa grande beauté avait un éclat de
+tendresse extraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte
+lui passait, elle le conquérait de son sourire continu, d'une façon
+impudemment tranquille. Des chuchotements s'élevaient autour d'eux.
+
+La conversation étant tombée sur la mode, M. de Plouguern, par malice,
+interpella Clorinde au sujet de la nouvelle forme des chapeaux. Puis,
+comme elle feignait de n'avoir pas entendu, il se pencha pour adresser
+la même question à Mme de Llorentz. Mais il n'osa pas, tant cette
+dernière lui parut formidable, avec ses dents serrées, son masque
+tragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venait d'abandonner sa
+main gauche à M. de Marsy, sous prétexte de lui montrer un camée
+antique, qu'elle avait au doigt; et elle laissa sa main, le comte prit
+la bague, la remit; ce fut presque indécent.
+
+Mme de Llorentz, qui jouait nerveusement avec une cuiller, cassa son
+verre à bordeaux, dont un domestique enleva vivement les éclats.
+
+«Elles se prendront au chignon, c'est certain, dit le sénateur à
+l'oreille de Rougon. Les avez-vous surveillées?... Mais du diable si je
+comprends le jeu de Clorinde! Hein? que veut-elle?» Et, comme il levait
+les yeux sur son voisin, il fut très surpris de l'altération de ses
+traits.
+
+«Qu'avez-vous donc? vous souffrez?
+
+--Non, répondit Rougon, j'étouffe un peu. Ces dîners durent trop
+longtemps. Puis, il y a une odeur de musc, ici!» C'était la fin.
+Quelques dames mangeaient encore un biscuit, à demi renversées sur leurs
+chaises. Cependant, personne ne bougeait. L'empereur, muet jusque-là,
+venait de hausser la voix; et, aux deux bouts de la table, les convives,
+qui avaient complètement oublié la présence de Sa Majesté, tendaient
+tout d'un coup l'oreille, d'un air de grande complaisance. Le souverain
+répondait à une dissertation de M. Beulin-d'orchère contre le divorce.
+Puis, s'interrompant, il jeta un coup d'oeil sur le corsage très ouvert
+de la jeune dame américaine, assise à sa gauche, en disant de sa voix
+pâteuse:
+
+«En Amérique, je n'ai jamais vu divorcer que les femmes laides.» Un rire
+courut parmi les convives. Cela parut un mot d'esprit très fin, si
+délicat même, que M. La Rouquette s'ingénia à en découvrir les sens
+cachés. La jeune dame américaine crut sans doute y voir un compliment,
+car elle remercia en inclinant la tête, confuse. L'empereur et
+l'impératrice s'étaient levés. Il y eut un grand bruissement de jupes,
+un piétinement autour de la table, pendant que les huissiers et les
+valets de pied, rangés gravement contre les murs, restaient seuls
+corrects, au milieu de cette débandade de gens ayant bien dîné. Et le
+défilé s'organisa de nouveau. Leurs Majestés en tête, les invités venant
+à la file, espacés par les longues traînes, traversant la salle des
+gardes avec une solennité un peu essoufflée. Derrière eux, dans le plein
+jour des lustres, au-dessus du désordre encore tiède de la nappe,
+retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire,
+achevant la dernière figure d'un quadrille.
+
+Le café fut servi, ce soir-là, dans la galerie des Cartes.
+
+Un préfet du palais apporta la tasse de l'empereur sur un plateau de
+vermeil. Cependant, plusieurs invités étaient déjà montés au fumoir.
+L'impératrice venait de se retirer avec quelques dames dans le salon de
+famille, à gauche de la galerie. On se disait à l'oreille qu'elle avait
+témoigné un vif mécontentement de l'étrange attitude de Clorinde,
+pendant le dîner. Elle s'efforçait d'introduire à la cour, pendant le
+séjour à Compiègne, une décence bourgeoise, un amour des jeux innocents
+et des plaisirs champêtres. Elle montrait une haine personnelle, comme
+une rancune, contre certaines extravagances.
+
+M. de Plouguern avait emmené Clorinde à l'écart, pour lui faire un bout
+de morale. A la vérité, il voulait la confesser. Mais elle jouait une
+grande surprise. Où prenait-on qu'elle se fût compromise avec le comte
+de Marsy? Ils avaient plaisanté ensemble, rien de plus.
+
+«Tiens, regarde!» murmura le vieux sénateur.
+
+Et, poussant la porte entrebâillée d'un petit salon voisin, il lui
+montra Mme de Llorentz faisant une scène abominable à M. de Marsy. Il
+les avait vus entrer. La belle blonde, affolée, se soulageait avec des
+mots très gros, perdant toute mesure, oubliant que les éclats de sa voix
+pouvaient amener un affreux scandale. Le comte, un peu pâle, souriant,
+la calmait en parlant rapidement, doucement, à voix basse. Le bruit de
+la querelle étant parvenu dans la galerie des Cartes, les invités qui
+entendirent, s'en allèrent du voisinage du petit salon, par prudence.
+
+«Tu veux donc qu'elle affiche les fameuses lettres aux quatre coins du
+château? demanda M. de Plouguern, qui s'était remis à marcher, après
+avoir donné le bras à la jeune femme.
+
+--Eh! ce serait drôle!» dit-elle en riant.
+
+Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeune galant, il
+recommença à prêcher. Il fallait laisser à Mme de Combelot les allures
+excentriques. Puis, il lui assura que Sa Majesté paraissait fort irritée
+contre elle.
+
+Clorinde, qui nourrissait un culte pour l'impératrice, resta très
+étonnée. En quoi avait-elle pu déplaire? Et comme ils arrivaient en face
+du salon de famille, ils s'arrêtèrent un instant, regardant par la porte
+laissée ouverte. Tout un cercle de dames entouraient une vaste table.
+L'impératrice, assise au milieu d'elles, leur apprenait patiemment le
+jeu du baguenaudier, tandis que quelques hommes, derrière les fauteuils,
+suivaient la leçon avec gravité.
+
+Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de la galerie.
+Il n'avait pas osé lui parler de sa femme; il le maltraitait à propos de
+la résignation qu'il mettait à accepter un appartement donnant sur la
+cour du château; et il voulait le forcer à réclamer un appartement sur
+le parc. Mais Clorinde s'avançait au bras de M. de Plouguern. Elle
+disait, de façon à être entendue:
+
+«Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy! Je ne lui reparlerai de
+la soirée. Là, êtes-vous content?» Cette parole calma tout le monde.
+Justement, M. de Marsy sortait du petit salon, l'air très gai; il
+plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dans le salon
+de famille, où l'on entendit bientôt l'impératrice et les dames rire aux
+éclats d'une histoire qu'il leur contait. Dix minutes plus tard, Mme de
+Llorentz reparut à son tour; elle semblait lasse, elle avait gardé un
+tremblement des mains; et, voyant des regards curieux épier ses moindres
+gestes, elle resta là, bravement, à causer au milieu des groupes.
+
+Un ennui respectueux faisait étouffer sous les mouchoirs de légers
+bâillements. La soirée était l'instant pénible de la journée. Les
+nouveaux invités, ne sachant pas à quoi se distraire, s'approchaient des
+fenêtres, regardaient la nuit. M. Beulin-d'orchère continuait dans un
+coin sa dissertation contre le divorce. Le romancier, qui trouvait ça
+«crevant», demandait tout bas à l'un des académiciens s'il n'était pas
+permis d'aller se coucher. Cependant, l'empereur apparaissait de temps à
+autre, traversant la galerie en traînant les pieds, une cigarette aux
+lèvres.
+
+«Il a été impossible de rien organiser pour ce soir, expliquait M. de
+Combelot au petit groupe formé par Rougon et ses amis. Demain, après la
+chasse à courre, il y aura une curée froide aux flambeaux. Après-demain,
+les artistes de la Comédie-Française doivent venir jouer Les Plaideurs.
+On parle aussi de tableaux vivants et d'une charade, qu'on
+représenterait vers la fin de la semaine.» Et il fournit des détails. Sa
+femme devait avoir un rôle. Les répétitions allaient commencer. Puis, il
+conta longuement une promenade faite l'avant-veille par la cour à la
+Pierre-qui-tourne, un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait
+alors des fouilles. L'impératrice avait tenu à descendre dans
+l'excavation.
+
+«Imaginez-vous, continua le chambellan d'une voix émue, que les ouvriers
+ont eu le bonheur de découvrir deux crânes devant Sa Majesté. Personne
+ne s'y attendait. On a été très content.» Il caressait sa superbe barbe
+noire, qui lui valait tant de succès parmi les dames; sa figure de bel
+homme vaniteux avait une douceur niaise; et il zézayait en parlant, par
+excès de politesse.
+
+«Mais, dit Clorinde, on m'avait assuré que les acteurs du Vaudeville
+donneraient une représentation de la pièce nouvelle.... Les femmes ont
+des toilettes prodigieuses. Et l'on rit à se tordre, paraît-il.»
+
+M. de Combelot prit un air pincé.
+
+«Oui, oui, murmura-t-il, il en a été question un instant.
+
+--Eh bien?
+
+--On a abandonné ce projet.... L'impératrice n'aime guère ce genre de
+pièce.» A ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tous
+les hommes étaient redescendus du fumoir. L'empereur allait faire sa
+partie de palets.
+
+Mme de Combelot, qui se piquait d'une jolie force à ce jeu, venait de
+lui demander une revanche, car elle se rappelait avoir été battue par
+lui, l'autre saison; et elle prenait une humilité tendre, elle s'offrait
+toujours, avec un sourire si net, que Sa Majesté, gênée, intimidée,
+devait souvent détourner les yeux.
+
+La partie s'engagea. Un grand nombre d'invités firent cercle, jugeant
+les coups, s'émerveillant. La jeune femme, devant la longue table
+recouverte d'un drap vert, lança son premier palet, qu'elle plaça près
+du but, figuré par un point blanc. Mais l'empereur, montrant plus
+d'adresse encore, le délogea et prit la place. On applaudit doucement.
+Ce fut pourtant Mme de Combelot qui gagna.
+
+«Sire, qu'est-ce que nous avons joué?» demanda-t-elle avec hardiesse.
+
+Il sourit, il ne répondit pas. Puis, se tournant, il dit:
+
+«Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avec moi.» Rougon
+s'inclina et prit les palets, tout en parlant de sa maladresse.
+
+Un frémissement avait couru, parmi les personnes rangées aux deux bords
+de la table. Est-ce que Rougon, décidément, rentrait en grâce? Et
+l'hostilité sourde dans laquelle il marchait depuis son arrivée, se
+fondait, des têtes s'avançaient pour suivre ses palets d'un air de
+sympathie. M. La Rouquette, plus perplexe encore qu'avant le dîner,
+emmena sa soeur à l'écart, afin de savoir à quoi s'en tenir; mais elle
+ne put sans doute lui fournir aucune explication satisfaisante, car il
+revint avec un geste d'incertitude.
+
+«Ah! très bien!» murmura Clorinde, à un coup délicatement joué par
+Rougon.
+
+Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand homme qui se
+trouvaient là. L'heure était bonne pour le pousser dans l'amitié de
+l'empereur. Elle mena l'attaque. Ce fut, pendant un instant, une pluie
+d'éloges.
+
+«Diable! laissa échapper Delestang, qui ne put trouver autre chose, sous
+l'ordre muet des yeux de sa femme.
+
+--Et vous vous prétendiez maladroit! dit le chevalier Rusconi avec
+ravissement. Ah! sire, je vous en prie, ne jouez pas la France avec lui!
+
+--Mais M. Rougon se conduirait très bien à l'égard de la France, j'en
+suis sûr», ajouta M. Beulin d'Orchère, en donnant un air fin à sa face
+de dogue.
+
+Le mot était direct. L'empereur daignait sourire. Et il rit de bon coeur
+lorsque Rougon, embarrassé de ces compliments, répondit par cette
+explication, d'un air modeste:
+
+»Mon Dieu! j'ai joué au bouchon, quand j'étais gamin.» En entendant
+rire Sa Majesté, toute la galerie éclata.
+
+Ce fut, pendant un moment, une gaieté extraordinaire.
+
+Clorinde, avec son flair de femme adroite, avait compris qu'en admirant
+Rougon, joueur très médiocre en somme, on flattait surtout l'empereur,
+qui montrait une supériorité incontestable. Cependant, M. de Plouguern
+ne s'était pas exécuté, jalousant ce succès. Elle vint le heurter
+légèrement du coude, comme par mégarde. Il comprit et s'extasia au
+premier palet lancé par son collègue. Alors, M. La Rouquette, emporté,
+risquant tout, s'écria:
+
+«Très joli! le coup est d'un moelleux!» L'empereur ayant gagné, Rougon
+demanda une revanche. Les palets glissaient de nouveau sur le tapis de
+drap vert, avec un petit bruissement de feuille sèche, lorsqu'une
+gouvernante parut à la porte du salon de famille, tenant sur ses bras le
+prince impérial. L'enfant, âgé d'une vingtaine de mois, avait une robe
+blanche très simple, les cheveux ébouriffés, les yeux enflés de sommeil.
+D'ordinaire, lorsqu'il s'éveillait ainsi, le soir, on l'apportait un
+instant à l'impératrice, pour qu'elle l'embrassât. Il regardait la
+lumière de cet air profondément sérieux des petits garçons.
+
+Un vieillard, un grand dignitaire, s'était précipité, traînant ses
+jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement sénile de la
+tête, il avait pris la petite main molle du prince, qu'il baisait, en
+murmurant de sa voix cassée:
+
+«Monseigneur, monseigneur...» L'enfant, effrayé par l'approche de ce
+visage parcheminé, se rejeta vivement en arrière, poussa des cris
+terribles. Mais le vieillard ne le lâchait pas. Il protestait de son
+dévouement. On dut arracher à son adoration la petite main molle collée
+sur ses lèvres.
+
+«Retirez-vous emportez-le», dit l'empereur impatienté à la gouvernante.
+
+Le souverain venait de perdre la seconde partie. La belle commença.
+Rougon, prenant les éloges au sérieux, s'appliquait. Maintenant,
+Clorinde trouvait qu'il jouait trop bien. Elle lui souffla à l'oreille,
+au moment où il allait ramasser ses palets:
+
+«J'espère que vous n'allez pas gagner.» Il sourit. Mais, brusquement,
+des abois violents se firent entendre. C'était Néro, le braque favori de
+l'empereur, qui, profitant d'une porte entrouverte, venait de s'élancer
+dans la galerie. Sa Majesté donnait l'ordre de l'emmener, et un huissier
+tenait déjà le chien par le collier, quand le vieillard, le grand
+dignitaire, se précipita de nouveau, en s'écriant: «Mon beau Néro, mon
+beau Néro...» Et il s'agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre
+entre ses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine,
+il lui posait de gros baisers sur la tête, répétant:
+
+«Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas.... Il est si beau!»
+
+L'empereur consentit à ce qu'il restât. Alors, le vieillard eut un
+redoublement de caresses. Le chien ne s'épouvanta pas, ne grogna pas. Il
+lécha les mains sèches qui le flattaient.
+
+Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lancé un palet
+avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie de drap était
+sautée dans le corsage d'une dame, qui la retira du milieu de ses
+dentelles, en rougissant. L'empereur gagna. Alors, délicatement, on lui
+laissa entendre qu'il avait remporté là une victoire sérieuse. Il en
+conçut une sorte d'attendrissement. Il s'en alla avec Rougon, causant,
+comme s'il croyait devoir le consoler. Ils marchèrent jusqu'au bout de
+la galerie, abandonnant la largeur de la pièce à un petit bal, qu'on
+organisait.
+
+L'impératrice, qui venait de quitter le salon de famille, s'efforçait,
+avec une bonne grâce charmante, de combattre l'ennui grandissant des
+invités. Elle avait proposé de jouer aux petits papiers; mais il était
+déjà trop tard, on préféra danser. Toutes les dames se trouvaient alors
+réunies dans la galerie des Cartes. On envoya au fumoir chercher les
+hommes qui s'y cachaient. Et comme on se mettait en place pour un
+quadrille, M. de Combelot s'assit obligeamment devant le piano. C'était
+un piano mécanique, avec une petite manivelle, à droite du clavier. Le
+chambellan, d'un mouvement continu du bras, tournait, l'air sérieux.
+
+«Monsieur Rougon, disait l'empereur, on m'a parlé d'un travail, un
+parallèle entre la Constitution anglaise et la nôtre.... Je pourrai
+peut-être vous fournir des documents.
+
+--Votre Majesté est trop bonne.... Mais je nourris un autre projet, un
+vaste projet.» Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut
+profiter de l'occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son rêve
+de grande culture dans un coin des Landes, le défrichement de plusieurs
+lieues carrées, la fondation d'une ville, la conquête d'une nouvelle
+terre.
+
+Pendant qu'il parlait, l'empereur levait sur lui ses yeux mornes, où une
+lueur s'allumait. Il ne disait rien, il hochait la tête par moments.
+Puis, quand l'autre se tut:
+
+«Sans doute... on pourrait voir...»
+
+Et, se tournant vers un groupe voisin, composé de Clorinde, de son mari
+et de M. de Plouguern:
+
+«Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis.... J'ai gardé le
+meilleur de ma visite à votre ferme-modèle de la Chamade.» Delestang
+s'approcha. Mais le cercle qui se formait autour de l'empereur dut
+reculer jusque dans l'embrasure d'une fenêtre. Mme de Combelot, en
+valsant, à demi pâmée entre les bras de M. La Rouquette, venait
+d'envelopper, d'un frôlement de sa longue traîne, les bas de soie de Sa
+Majesté. Au piano, M. de Combelot goûtait la musique qu'il faisait; il
+tournait plus vite, il balançait sa belle tête correcte; et, par
+moments, il abaissait un regard sur la caisse de l'instrument, comme
+surpris des sons graves, que certains tours de la manivelle ramenaient.
+
+«J'ai eu le bonheur d'obtenir des veaux superbes cette année, grâce à un
+nouveau croisement de races, expliquait Delestang. Malheureusement,
+quand Votre Majesté est venue, les parcs étaient en réparation.» Et
+l'empereur parla culture, élevage, engrais, lentement, par monosyllabes.
+Depuis sa visite à la Chamade, il tenait Delestang en grande estime. Il
+louait surtout celui-ci d'avoir tenté pour le personnel de sa ferme un
+essai de vie en commun, avec tout un système de partage de certains
+bénéfices et de caisse de retraite.
+
+Lorsqu'ils causaient ensemble, ils avaient des communautés d'idées, des
+coins d'humanitairerie qui les faisaient se comprendre à demi-mot.
+
+«M. Rougon vous a parlé de son projet? demanda l'empereur.
+
+--Oh! un projet superbe, répondit Delestang. On pourrait tenter en grand
+des expériences...» Il montra un véritable enthousiasme. La race porcine
+le préoccupait; les beaux types se perdaient en France.
+
+Puis, il laissa entendre qu'il étudiait un nouvel aménagement des
+prairies artificielles. Mais il faudrait d'immenses terrains. Si Rougon
+réussissait, il irait là-bas appliquer son procédé. Et, brusquement, il
+s'arrêta: il venait d'apercevoir sa femme qui le regardait d'un air
+fixe. Depuis qu'il approuvait le projet de Rougon, elle pinçait les
+lèvres, furieuse, toute pâle.
+
+«Mon ami», murmura-t-elle, en lui montrant le piano.
+
+M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main, qu'il refermait
+ensuite doucement, pour se délasser. Il allait attaquer une polka, avec
+le sourire complaisant d'un martyr, lorsque Delestang courut lui offrir
+de le remplacer; ce qu'il accepta d'un air poli, comme s'il cédait une
+place d'honneur. Et Delestang, attaquant la polka, se mit à tourner la
+manivelle. Mais c'était autre chose. Il n'avait pas le jeu souple, le
+tour de poignet facile et moelleux du chambellan.
+
+Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot décisif de l'Empereur.
+Celui-ci, très séduit, lui demandait maintenant s'il ne comptait pas
+établir là-bas de vastes cités ouvrières; il serait aisé d'accorder à
+chaque famille un bout de terrain, une petite concession d'eau, des
+outils; et il promettait même de lui communiquer des plans, le projet
+d'une de ces cités qu'il avait jeté lui-même sur le papier, avec des
+maisons uniformes, où tous les besoins étaient prévus.
+
+«Certainement, j'entre tout à fait dans les idées de Votre Majesté,
+répondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverain impatientait.
+Nous ne pourrons rien faire sans elle.... Ainsi, il faudra sans doute
+exproprier certaines communes. L'utilité publique devra être déclarée.
+Enfin, j'aurai à m'occuper de la formation d'une société... Un mot de
+votre Majesté est nécessaire...» L'oeil de l'empereur s'éteignit. Il
+continuait à hocher la tête. Puis, sourdement, d'une voix à peine
+distincte, il répéta:
+
+«Nous verrons... nous en causerons...» Et il s'éloigna, traversant de sa
+marche alourdie la figure d'un quadrille. Rougon fit bonne contenance,
+comme s'il avait eu la certitude d'une réponse favorable. Clorinde était
+radieuse. Peu après, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la
+nouvelle courut que Rougon quittait Paris, qu'il allait se mettre à la
+tête d'une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le féliciter.
+On lui souriait d'un bout de galerie à l'autre. Il ne restait plus trace
+de l'hostilité du premier moment. Puisqu'il s'exilait de lui-même, on
+pouvait lui serrer la main, sans courir le risque de se compromettre. Ce
+fut un véritable soulagement pour beaucoup d'invités. M. La Rouquette,
+quittant la danse, en parla au chevalier Rusconi, d'un air enchanté
+d'homme mis à l'aise.
+
+«Il fait bien; il accomplira de grandes choses là-bas, dit-il, Rougon
+est un homme très fort; mais, voyez-vous, il manque de tact politique.»
+Ensuite, il s'attendrit sur la bonté de l'empereur, qui, selon son
+expression, «aimait ses vieux serviteurs comme on aime d'anciennes
+maîtresses». Il s'acoquinait à eux, il éprouvait des regains de
+tendresse, après les ruptures les plus éclatantes. S'il avait invité
+Rougon à Compiègne, c'était sûrement par quelque muette lâcheté de
+coeur. Et le jeune député cita d'autres faits à l'honneur des bons
+sentiments de Sa Majesté: quatre cent mille francs donnés pour payer les
+dettes d'un général ruiné par une danseuse, huit cent mille francs
+offerts en cadeau de noce à un de ses anciens complices de Strasbourg et
+de Boulogne, près d'un million dépensé en faveur de la veuve d'un grand
+fonctionnaire.
+
+«Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il ne s'est laissé
+nommer empereur que pour enrichir ses amis.... Je hausse les épaules,
+quand j'entends les républicains lui reprocher sa liste civile. Il
+épuiserait dix listes civiles à faire le bien. C'est un argent qui
+retourne à la France.» Tout en parlant à demi-voix, M. La Rouquette et
+le chevalier Rusconi suivaient des yeux l'empereur.
+
+Celui-ci achevait de faire le tour de la galerie. Il manoeuvrait
+prudemment au milieu des danseuses, s'avançant muet et seul, dans le
+vide que le respect ouvrait devant lui. Quand il passait derrière les
+épaules nues d'une dame assise, il allongeait un peu le cou, les
+paupières pincées, avec un regard oblique et plongeant.
+
+«Et une intelligence! dit à voix plus basse le chevalier Rusconi. Un
+homme extraordinaire!» L'empereur était arrivé près d'eux. Il resta là
+une minute, morne et hésitant. Puis il parut vouloir s'approcher de
+Clorinde, très gaie, en ce moment, très belle; mais elle le regarda
+hardiment, elle dut l'effrayer. Il se remit à marcher, la main gauche
+rejetée et appuyée sur les reins, roulant de l'autre main les bouts
+cirés de ses moustaches. Et, comme M. Beulin-d'orchère se trouvait en
+face de lui, il fit un détour, se rapprocha de biais, en disant:
+
+«Vous ne dansez donc pas, monsieur le président?» Le magistrat avoua
+qu'il ne savait pas danser, qu'il n'avait jamais dansé de sa vie. Alors,
+l'empereur reprit, d'une voix encourageante:
+
+«Ça ne fait rien, on danse tout de même.» Ce fut son dernier mot. Il
+gagna doucement la porte, il disparut.
+
+«N'est-ce pas un homme extraordinaire? disait M. La Rouquette, qui
+répétait le mot du chevalier Rusconi. Hein? à l'étranger, on se
+préoccupe énormément de lui?» Le chevalier, en diplomate discret,
+répondit par de vagues signes de tête. Pourtant, il convint que toute
+l'Europe avait les yeux fixés sur l'empereur. Une parole prononcée aux
+Tuileries ébranlait les trônes voisins.
+
+«C'est un prince qui sait se taire», ajouta-t-il, avec un sourire dont
+la fine ironie échappa qu jeune député.
+
+Tous deux retournèrent galamment auprès des dames. Ils firent des
+invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camp tournait depuis
+un quart d'heure la manivelle du piano. Delestang et M. de Combelot se
+précipitèrent, offrant de le remplacer.
+
+Mais les dames crièrent:
+
+«Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot.... Il tourne beaucoup
+mieux!» Le chambellan remercia d'un salut aimable, et tourna, avec une
+ampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venait de
+servir le thé, dans le salon de famille. Néro, qui sortit de derrière un
+canapé, fut bourré de sandwiches. De petits groupes se formaient,
+causant d'une façon intime. M. de Plouguern avait emporté une brioche
+sur le coin d'une console; il mangeait, buvant de légères gorgées de
+thé, expliquant à Delestang, avec lequel il partageait sa brioche,
+comment il avait fini par accepter des invitations à Compiègne, lui dont
+on connaissait les opinions légitimistes. Mon Dieu! c'était bien simple:
+il croyait ne pas pouvoir refuser son concours à un gouvernement qui
+sauvait la France de l'anarchie. Il s'interrompit pour dire:
+
+«Elle est excellente, cette brioche.... Moi, j'avais assez mal dîné, ce
+soir.» A Compiègne, d'ailleurs, sa verve méchante était toujours en
+éveil. Il parla de la plupart des femmes présentes, avec une crudité de
+paroles dont Delestang rougissait. Il ne respectait que l'impératrice,
+une sainte; elle montrait une dévotion exemplaire, elle était
+légitimiste et aurait sûrement rappelé Henri V, si elle avait pu
+disposer librement du trône. Pendant un instant, il célébra les douceurs
+de la religion. Puis, comme il entamait de nouveau une anecdote
+graveleuse, l'impératrice justement rentra dans ses appartements, suivie
+de Mme de Llorentz. Sur le seuil de la porte, elle fit une grande
+révérence à l'assemblée. Tout le monde, silencieusement, s'inclina.
+
+Les salons se vidèrent. On causait plus fort. Des poignées de main
+s'échangeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter à leur
+chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l'aidait, finit par la
+découvrir, assise à côté de M. de Marsy, sur un étroit canapé, au fond
+de ce petit salon, où Mme de Llorentz avait fait au comte une si
+terrible scène de jalousie, après le dîner. Clorinde riait très haut.
+Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesser de rire:
+
+«Bonsoir, monsieur le comte.... Vous verrez demain, pendant la chasse,
+si je tiens mon pari.» Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang
+l'emmenait à son bras. Il aurait voulu les accompagner jusqu'à leur
+porte, pour lui demander quel était ce pari dont elle parlait; mais il
+dut rester là, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avec un
+redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monter se
+coucher, il profita d'une porte ouverte, il descendit dans le parc. La
+nuit était très sombre, une nuit d'octobre, sans une étoile, sans un
+souffle, noire et morte. Au loin, les hautes futaies mettaient des
+promontoires de ténèbres.
+
+Il avait peine à distinguer devant lui la pâleur des allées. A cent pas
+de la terrasse, il s'arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit,
+il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Ce fut un
+soulagement, comme un bain de force. Et il s'oublia à regarder sur la
+façade, à gauche, une fenêtre vivement éclairée; les autres fenêtres
+s'éteignaient, elle troua bientôt seule de son flamboiement la masse
+endormie du château.
+
+L'empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une tête
+énorme, traversée par des bouts de moustaches; puis deux autres ombres
+passèrent, l'une très grêle, l'autre forte, si large qu'elle bouchait
+toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cette dernière, la
+colossale silhouette d'un agent de la police secrète, avec lequel Sa
+Majesté s'enfermait pendant des heures, par goût; et l'ombre grêle ayant
+passé de nouveau, il supposa qu'elle pouvait bien être une ombre de
+femme.
+
+Tout disparut, la fenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son
+regard de flamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc.
+Peut-être, maintenant, l'empereur songeait-il au défrichement d'un coin
+des Landes, à la fondation d'une ville ouvrière, où l'extinction du
+paupérisme serait tentée en grand. Souvent, il se décidait la nuit.
+C'était la nuit qu'il signait des décrets, écrivait des manifestes,
+destituait des ministres. Cependant, peu à peu, Rougon souriait; il se
+rappelait invinciblement une anecdote, l'empereur en tablier bleu,
+coiffé d'un bonnet de police fait d'un morceau de journal, collant du
+papier à trois francs le rouleau dans une pièce de Trianon, pour y loger
+une maîtresse; et il se l'imaginait, à cette heure, dans la solitude de
+son cabinet, au milieu du solennel silence, découpant des images qu'il
+collait à l'aide d'un petit pinceau, très proprement.
+
+Alors, Rougon, levant les bras, se surprit à dire tout haut:
+
+«Sa bande l'a fait, lui!» Il se hâta de rentrer. Le froid le prenait,
+surtout aux jambes, que sa culotte découvrait jusqu'aux genoux.
+
+Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antonia qu'elle
+avait amenée, pour demander s'ils pouvaient, son mari et elle, venir
+déjeuner chez lui. Il s'était fait monter une tasse de chocolat. Il les
+attendit. Antonia les précéda, apportant le large plateau d'argent sur
+lequel on leur avait servi, dans leur chambre, deux tasses de café.
+
+«Hein? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant.
+
+Vous avez le soleil, de ce côté-ci.... Oh! vous êtes beaucoup mieux que
+nous!» Et elle visita l'appartement. Il se composait d'une antichambre,
+dans laquelle se trouvait, à droite, la porte d'un cabinet de
+domestique; au fond, était la chambre à coucher, une vaste pièce tendue
+d'une cretonne écrue à grosses fleurs rouges, avec un grand lit d'acajou
+carré et une immense cheminée, où flambaient des troncs d'arbre.
+
+«Parbleu! criait Rougon, il fallait réclamer! Moi, je n'aurais pas
+accepté un appartement sur la cour! Ah! si l'on courbe l'échine!... Je
+l'ai dit hier soir à Delestang.» La jeune femme haussa les épaules, en
+murmurant:
+
+«Lui! il tolérerait qu'on me logeât dans les greniers!» Elle voulut voir
+jusqu'au cabinet de toilette, dont toute la garniture était en
+porcelaine de Sèvres, blanc et or, marquée du chiffre impérial. Puis,
+elle vint devant la fenêtre. Un léger cri de surprise et d'admiration
+lui échappa. En face d'elle, à des lieues, la forêt de Compiègne
+emplissait l'horizon de la mer roulante de ses hautes futaies; des cimes
+monstrueuses moutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti de
+houle; et, sous le soleil blond de cette matinée d'octobre, c'étaient
+des mares d'or, des mares de pourpre, une richesse de manteau galonné
+traînant d'un bord du ciel à l'autre.
+
+«Voyons, déjeunons», dit Clorinde.
+
+Ils débarrassèrent une table, sur laquelle se trouvaient un encrier et
+un buvard. Ils trouvèrent piquant de se passer de leurs domestiques. La
+jeune femme, très rieuse, répétait qu'il lui avait semblé le matin se
+réveiller à l'auberge, une auberge tenue par un prince, au bout d'un
+long voyage fait en rêve. Ce déjeuner de hasard, sur des plateaux
+d'argent, la ravissait comme une aventure qui lui serait arrivée dans
+quelque pays inconnu, tout là-bas, disait-elle. Cependant, Delestang
+s'émerveillait sur la quantité de bois brûlant dans la cheminée. Il
+finit par murmurer, les yeux sur les flammes, d'un air absorbé:
+
+«Je me suis laissé conter qu'on brûle pour quinze cents francs de bois
+par jour au château.... Quinze cents francs! Hein? Rougon, le chiffre ne
+vous paraît pas un peu fort?» Rougon, qui buvait lentement son chocolat,
+se contenta de hocher la tête. Il était très préoccupé par la gaieté
+vive de Clorinde. Ce matin-là, elle semblait s'être levée avec une
+fièvre extraordinaire de beauté; elle avait ses grands yeux luisants de
+combat.
+
+«Quel est donc ce pari dont vous parliez hier soir?» lui demanda-t-il
+brusquement.
+
+Elle se mit à rire, sans répondre. Et comme il insistait:
+
+«Vous verrez bien», dit-elle. Alors, peu à peu, il se fâcha, il la
+traita durement. Ce fut une véritable scène de jalousie, avec des
+allusions d'abord voilées, qui devinrent bientôt des accusations toutes
+crues: elle s'était donnée en spectacle, elle avait laissé ses doigts
+dans ceux de M. de Marsy pendant plus de deux minutes. Delestang, d'un
+air tranquille, trempait de longues mouillettes dans son café au lait.
+
+«Ah! si j'étais votre mari!» cria Rougon.
+
+Clorinde s'était levée. Elle se tenait debout derrière Delestang, les
+deux mains appuyées sur ses épaules.
+
+«Eh bien, quoi? si vous étiez mon mari», demanda-t-elle.
+
+Et se penchant vers Delestang, parlant dans ses cheveux, qu'elle
+soulevait d'un souffle tiède:
+
+«N'est-ce pas, mon ami, il serait bien sage, aussi sage que toi?» Pour
+toute réponse, il plia le cou et baisa la main appuyée sur son épaule
+gauche. Il regardait Rougon, la face émue et embarrassée, clignant les
+yeux, voulant lui faire entendre qu'il allait peut-être un peu loin.
+Rougon faillit l'appeler imbécile. Mais Clorinde ayant fait un signe
+par-dessus la tête de son mari, il la suivit à la fenêtre où elle
+s'accouda. Un instant, elle resta muette, les yeux perdus sur l'immense
+horizon. Puis elle dit, sans transition:
+
+«Pourquoi voulez-vous quitter Paris? Vous ne m'aimez donc plus?...
+Écoutez, je serai raisonnable, je suivrai vos conseils, si vous renoncez
+à vous exiler là-bas dans votre abominable pays.» Lui, à ce marché,
+devint grave. Il mit en avant les grands intérêts auxquels il obéissait.
+Maintenant, il était impossible qu'il reculât. Et, pendant qu'il
+parlait, Clorinde cherchait vainement à lire la vérité vraie sur son
+visage; il semblait très décidé à partir.
+
+«C'est bon, vous ne m'aimez plus, reprit-elle. Alors, je suis bien
+maîtresse d'agir à ma guise.... Vous verrez.» Elle quitta la fenêtre
+sans contrariété, retrouvant son rire. Delestang, que le feu continuait
+à intéresser, cherchait à déterminer le nombre approximatif des
+cheminées du château. Mais elle l'interrompit, car elle avait tout juste
+le temps de s'habiller, si elle ne voulait pas manquer la chasse. Rougon
+les accompagna jusque dans le corridor, un large couloir de couvent,
+garni d'une moquette verte. Clorinde, en s'en allant, s'amusa à lire de
+porte en porte les noms des invités, écrits sur de petites pancartes
+encadrées de minces filets de bois.
+
+Puis, tout au bout, elle se retourna; et, croyant voir Rougon perplexe,
+comme près de la rappeler, elle s'arrêta, attendit quelques secondes,
+l'air souriant. Il rentra chez lui, il ferma sa porte d'une main
+brutale.
+
+Le déjeuner fut avancé, ce matin-là. Dans la galerie des Cartes, on
+causa beaucoup du temps, qui était excellent pour une chasse à courre:
+une poussière diffuse de soleil, un air blond et vif, immobile comme une
+eau dormante. Les voitures de la cour partirent du château un peu avant
+midi. Le rendez-vous était au Puits-du-Roi, vaste carrefour en pleine
+forêt. La vénerie impériale attendait là depuis une heure, les piqueurs
+à cheval, en culotte de drap rouge, avec le grand chapeau galonné en
+bataille, les valets de chiens, chaussés de souliers noirs à boucles
+d'argent, pour courir à l'aise au milieu des taillis; et les voitures
+des invités venus des châteaux voisins, alignées correctement, formaient
+un demi-cercle, en face de la meute tenue par les valets; tandis que des
+groupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient au centre un
+sujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV, ressuscitée dans
+l'air blond.
+
+L'empereur et l'impératrice ne suivirent pas la chasse.
+
+Aussitôt après l'attaque, leurs chars à bancs tournèrent dans une allée
+et revinrent au château. Beaucoup de personnes les imitèrent. Rougon
+avait d'abord essayé d'accompagner Clorinde; mais elle lançait son
+cheval si follement, qu'il perdit du terrain et se décida à rentrer de
+dépit, furieux de la voir galoper côte à côte avec M. de Marsy, au fond
+d'une allée, très loin.
+
+Vers cinq heures et demie, Rougon fut prié de descendre prendre le thé,
+dans les petits appartements de l'impératrice. C'était une faveur
+accordée d'ordinaire aux hommes spirituels. Il y avait déjà là M. Beulin
+d'Orchère et M. de Plouguern; et ce dernier conta, en termes délicats,
+une farce très grosse, qui eut un grand succès de rire. Cependant, les
+chasseurs rentraient à peine. Mme de Combelot arriva, en affectant une
+lassitude extrême. Et, comme on lui demandait des nouvelles, elle
+répondit avec des mots techniques:
+
+«Oh! l'animal s'est fait battre pendant plus de quatre heures....
+Imaginez qu'il a débouché un instant en plaine.
+
+Il avait repris un peu d'air.... Enfin, il est allé se laisser prendre à
+la mare Rouge. Un hallali superbe!» Le chevalier Rusconi donna un autre
+détail, d'un air inquiet.
+
+«Le cheval de Mme Delestang s'est emporté... Elle a disparu du côté de
+la route de Pierrefonds. On n'a pas encore de ses nouvelles.» Alors, on
+l'accabla de questions. L'impératrice paraissait désolée. Il raconta que
+Clorinde avait suivi tout le temps un train d'enfer. Son allure
+enthousiasmait les veneurs les plus accomplis. Puis, brusquement, son
+cheval s'était dérobé dans une allée latérale.
+
+«Oui, ajouta M. La Rouquette, qui brûlait de placer un mot, elle avait
+cravaché cette pauvre bête avec une violence!... M. de Marsy s'est
+élancé derrière elle pour lui porter secours. Il n'a pas reparu non
+plus.» Mme de Llorentz, assise derrière Sa Majesté, se leva.
+
+Elle crut qu'on la regardait en souriant. Elle devint toute blême.
+Maintenant, la conversation roulait sur les dangers qu'on courait à la
+chasse. Un jour, le cerf, réfugié dans la cour d'une ferme, s'était
+retourné si terriblement contre les chiens, qu'une dame avait eu une
+jambe cassée, au milieu de la bagarre. Puis, on fit des suppositions. Si
+M. de Marsy était parvenu à maîtriser le cheval de Mme Delestang,
+peut-être avaient-ils mis pied à terre, tous les deux, pour se reposer
+quelques minutes; les abris, des huttes, des hangars, des pavillons
+abondaient dans la forêt. Et il sembla à Mme de Llorentz que les
+sourires redoublaient, tandis qu'on guettait du coin de l'oeil sa fureur
+jalouse. Rougon se taisait, battant fiévreusement une marche sur ses
+genoux, du bout des doigts.
+
+«Bah! quand ils passeraient la nuit dehors!» dit entre ses dents M. de
+Plouguern.
+
+L'impératrice avait donné des ordres pour que Clorinde fût invitée à
+venir prendre le thé, si elle rentrait.
+
+Tout d'un coup, il y eut de légères exclamations. La jeune femme était
+sur le seuil de la porte, le teint vif, souriante, triomphante. Elle
+remercia Sa Majesté de l'intérêt qu'elle lui témoignait. Et, d'un air
+tranquille:
+
+«Mon Dieu! je suis désolée. On a eu tort de s'inquiéter.... J'avais fait
+avec M. de Marsy le pari d'arriver la première à la mort du cerf. Sans
+ce maudit cheval...» Puis, elle ajouta gaiement:
+
+«Nous n'avons perdu ni l'un ni l'autre, voilà tout.» Mais elle dut
+raconter l'aventure plus au long. Elle n'éprouva pas la moindre gêne.
+Après dix minutes d'un galop furieux, son cheval s'était abattu, sans
+qu'elle eût aucun mal. Alors, comme elle chancelait d'émotion, M. de
+Marsy l'avait fait entrer un instant sous un hangar. «Nous avions
+deviné! cria M. La Rouquette. Vous dites sous un hangar?... Moi, j'avais
+dit dans un pavillon.
+
+--Vous deviez être bien mal là-dessous», ajouta méchamment M. de
+Plouguern.
+
+Clorinde, sans cesser de sourire, répondit avec une lenteur heureuse:
+
+«Non, je vous assure. Il y avait de la paille. Je me suis assise. Un
+grand hangar plein de toiles d'araignée. La nuit tombait. C'était très
+drôle.» Et, regardant en face Mme de Llorentz, elle continua, d'une voix
+plus traînante encore, qui donnait aux mots une valeur particulière:
+
+«M. de Marsy a été très bon pour moi.» Depuis que la jeune femme
+racontait son accident, Mme de Llorentz appuyait violemment deux doigts
+de sa main contre ses lèvres. Aux derniers détails, elle ferma les yeux,
+comme prise d'un vertige de colère. Elle resta là encore une minute;
+puis, ne se contenant plus, elle sortit. M. de Plouguern, très intrigué,
+se glissa derrière elle. Clorinde, qui la guettait, eut un geste
+involontaire de victoire.
+
+La conversation changea. M. Beulin-d'orchère parlait d'un procès
+scandaleux dont l'opinion se préoccupait beaucoup; il s'agissait d'une
+demande en séparation, fondée sur l'impuissance du mari; et il
+rapportait certains faits avec des phrases si décentes de magistrat, que
+Mme de Combelot, ne comprenant pas, demandait des explications. Le
+chevalier Rusconi plut énormément en chantant à demi-voix des chansons
+populaires du Piémont, des vers d'amour, dont il donnait ensuite la
+traduction française. Au milieu d'une de ces chansons, Delestang entra;
+il revenait de la forêt, où il battait les routes depuis deux heures, à
+la recherche de sa femme; on sourit de l'étrange figure qu'il avait.
+
+Cependant, l'impératrice semblait prise tout d'un coup d'une vive amitié
+pour Clorinde. Elle l'avait fait asseoir à son côté, elle causait
+chevaux avec elle. Pyrame, le cheval monté par la jeune femme pendant la
+chasse, était d'un galop très dur; et elle disait que, le lendemain,
+elle lui ferait donner César.
+
+Rougon, dès l'arrivée de Clorinde, s'était approché d'une fenêtre, en
+affectant d'être intéressé par des lumières qui s'allumaient au loin, à
+gauche du parc.
+
+Personne ainsi ne put voir les légers tressaillements de sa face. Il
+demeura longtemps debout, devant la nuit.
+
+Enfin il se retournait, l'air impassible, lorsque M. de Plouguern, qui
+rentrait, s'approcha de lui, souffla à son oreille d'une voix enfiévrée
+de curieux satisfait:
+
+«Oh! une scène épouvantable.... Vous avez vu, je l'ai suivie. Elle a
+justement rencontré Marsy au bout des couloirs. Ils sont entrés dans une
+chambre. Là, j'ai entendu Marsy lui dire carrément qu'elle
+l'assommait.... Elle est repartie comme une folle, en se dirigeant vers
+le cabinet de l'empereur.... Ma foi, oui, je crois qu'elle est allée
+mettre sur le bureau de l'empereur les fameuses lettres...» A ce moment,
+Mme de Llorentz reparut. Elle était toute blanche, les cheveux envolés
+sur les tempes, l'haleine courte. Elle reprit sa place derrière
+l'impératrice, avec le calme désespéré d'un patient qui vient de
+pratiquer sur lui-même quelque terrible opération dont il peut mourir.
+
+«Pour sûr, elle a lâché les lettres», répéta M. de Plouguern, en
+l'examinant.
+
+Et, comme Rougon semblait ne pas comprendre, il alla se pencher derrière
+Clorinde, lui racontant l'histoire. Elle l'écoutait ravie, les yeux
+allumés d'une joie luisante. Ce fut seulement au sortir des petits
+appartements de l'impératrice, quand vint l'heure du dîner, que Clorinde
+parut apercevoir Rougon. Elle lui prit le bras, elle lui dit, tandis que
+Delestang marchait derrière eux:
+
+«Eh bien, vous avez vu.... Si vous aviez été gentil ce matin, je
+n'aurais pas failli me casser les jambes.» Le soir, il y eut une curée
+froide aux flambeaux, dans la cour du palais. En quittant la salle à
+manger, le cortège des invités, au lieu de revenir immédiatement à la
+galerie des Cartes, se dispersa dans les salons de la façade, dont les
+fenêtres furent ouvertes toutes grandes.
+
+L'empereur prit place sur le balcon central, où une vingtaine de
+personnes purent le suivre.
+
+En bas, de la grille au vestibule, deux files de valets de pied en
+grande livrée, les cheveux poudrés, ménageaient une large allée. Chacun
+d'eux tenait une longue pique, au bout de laquelle flambaient des
+étoupes, dans des gobelets remplis d'esprit-de-vin. Ces hautes flammes
+vertes dansaient en l'air, comme flottantes et suspendues, tachant la
+nuit sans l'éclairer, ne tirant du noir que la double rangée de gilets
+écarlates qu'elle rendait violâtres. Des deux côtés de la cour, une
+foule s'entassait, des bourgeois de Compiègne, avec leurs dames, des
+visages blafards grouillant dans l'ombre, d'où par moments un reflet des
+étoupes faisait sortir quelque tête abominable, une face vert-de-grisée
+de petit rentier. Puis, au milieu, devant le perron, les débris du cerf,
+en tas sur le pavé, étaient recouverts de la peau de l'animal, étalée,
+la tête en avant; tandis que, à l'autre bout, contre la grille, la meute
+attendait, entourée des piqueurs. Là, des valets de chiens en habit
+vert, avec de grands bas de coton blanc, agitaient des torches. Une vive
+clarté rougeâtre, traversée de fumées dont la suie roulait vers la
+ville, mettait, dans une lueur de fournaise, les chiens serrés les uns
+contre les autres, soufflant fortement, les gueules ouvertes.
+
+L'empereur resta debout. Par instant, un éclat brusque des torches
+montrait sa face vague, impénétrable. Clorinde, pendant tout le dîner,
+avait épié chacun de ses gestes, sans surprendre en lui qu'une fatigue
+morne, l'humeur chagrine d'un malade souffrant en silence. Une seule
+fois, elle crut le voir regarder M. de Marsy obliquement, de son regard
+gris que ses paupières éteignaient. Au bord du balcon, il demeurait
+maussade, un peu voûté, tordant sa moustache; pendant que, derrière lui,
+les invités se haussaient, pour voir.
+
+«Allez, Firmin!» dit-il, comme impatienté.
+
+Les piqueurs sonnaient la Royale. Les chiens donnaient de la voix,
+hurlaient, le cou tendu, dressés à demi sur leurs pattes de derrière,
+dans un élan d'effroyable vacarme. Tout d'un coup, au moment où un valet
+montrait la tête du cerf à la meute affolée, Firmin, le maître
+d'équipage, placé sur le perron, abaissa son fouet; et la meute, qui
+attendait ce signal, traversa la cour en trois bonds, les flancs
+haletant d'une rage d'appétit. Mais Firmin avait relevé son fouet. Les
+chiens, arrêtés à quelque distance du cerf, s'aplatirent un instant sur
+le pavé, l'échine secouée de frissons, la gueule cassée d'aboiements de
+désir. Et ils durent reculer, ils retournèrent se ranger à l'autre bout,
+près de la grille. «Oh! les pauvres bêtes! dit Mme de Combelot, d'un air
+de compassion langoureuse.
+
+--Superbe!» cria M. La Rouquette.
+
+Le chevalier Rusconi applaudissait. Des dames se penchaient, très
+excitées, avec de petits battements aux coins des lèvres, le coeur tout
+gonflé du besoin de voir les chiens manger. On ne leur donnait pas leurs
+os tout de suite; c'était très émotionnant.
+
+«Non, non, pas encore», murmuraient des voix grasses.
+
+Cependant, Firmin, à deux reprises, avait levé et baissé son fouet. La
+meute écumait, exaspérée. A la troisième fois, le maître d'équipage ne
+releva pas le fouet. Le valet s'était sauvé, en emportant la peau et la
+tête du cerf. Les chiens se ruèrent, se vautrèrent sur les débris; leurs
+abois furieux s'apaisaient dans un grognement sourd, un tremblement
+convulsif de jouissance.
+
+Des os craquaient. Alors, sur le balcon, aux fenêtres, ce fut une
+satisfaction; les dames avaient des sourires aigus, en serrant leurs
+dents blanches; les hommes soufflaient, les yeux vifs, les doigts
+occupés à tordre quelque cure-dent apporté de la salle à manger. Dans la
+cour, il y eut une soudaine apothéose; les piqueurs sonnaient des
+fanfares; les valets de chiens secouaient les torches; des flammes de
+Bengale brûlaient, sanglantes, incendiant la nuit, baignant les têtes
+placides des bourgeois de Compiègne, entassés sur les côtés, d'une pluie
+rouge, à larges gouttes.
+
+L'empereur, tout de suite, tourna le dos. Et comme Rougon se trouvait à
+côté de lui, il parut sortir de la profonde rêverie qui le tenait
+maussade depuis le dîner.
+
+«Monsieur Rougon, dit-il, j'ai songé à votre affaire.... Il y a des
+obstacles, beaucoup d'obstacles.» Il s'arrêta, il ouvrit les lèvres, les
+referma. Puis, s'en allant, il dit encore:
+
+«Il faut rester à Paris, monsieur Rougon.» Clorinde, qui entendit, eut
+un geste vif de triomphe.
+
+Le mot de l'empereur ayant couru, tous les visages redevinrent graves et
+anxieux, pendant que Rougon traversait lentement les groupes, se
+dirigeant vers la galerie des Cartes.
+
+Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaient
+furieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu du tas.
+C'était une nappe d'échines mouvantes, les blanches, les noires, se
+poussant, s'allongeant, s'étalant comme une mare vivante, dans un
+ronflement vorace. Les mâchoires se hâtaient, mangeaient vite, avec la
+fièvre de tout manger. De courtes querelles se terminaient par un
+hurlement. Un gros braque, une bête superbe, fâché d'être trop au bord,
+recula et s'élança d'un bond au milieu de la bande. Il fit son trou, il
+but un lambeau des entrailles du cerf.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Des semaines se passèrent. Rougon avait repris sa vie de lassitude et
+d'ennui. Jamais il ne faisait allusion à l'ordre que l'empereur lui
+avait donné de rester à Paris.
+
+Il parlait seulement de son échec, des prétendus obstacles qui
+s'opposaient à son défrichement d'un coin des Landes; et, sur ce sujet,
+il ne tarissait pas. Quels pouvaient être ces obstacles? Lui, n'en
+voyait aucun. Il allait jusqu'à s'emporter contre l'empereur, dont il
+était impossible, disait-il, de tirer une explication quelconque.
+Peut-être Sa Majesté avait-elle craint d'être obligée de subventionner
+l'affaire?
+
+Cependant, à mesure que les jours coulaient, Clorinde multipliait ses
+visites rue Marbeuf. Chaque après-midi, elle semblait attendre de Rougon
+quelque nouvelle, elle le regardait d'un air de surprise, en le voyant
+rester muet. Depuis son séjour à Compiègne, elle vivait dans l'espoir
+d'un brusque triomphe; elle avait imaginé tout un drame, une colère
+furieuse de l'empereur, une chute retentissante de M. de Marsy, une
+rentrée immédiate du grand homme au pouvoir.
+
+Ce plan de femme lui semblait d'un succès certain.
+
+Aussi, au bout d'un mois, son étonnement fut-il immense, lorsqu'elle vit
+le comte rester au ministère.
+
+Et elle conçut un dédain pour l'empereur, qui ne savait pas se venger.
+Elle, à sa place, aurait eu la passion de sa rancune. A quoi songeait-il
+donc, dans l'éternel silence qu'il gardait?
+
+Clorinde, toutefois, ne désespérait pas encore. Elle flairait la
+victoire, quelque coup de grâce imprévu.
+
+M. de Marsy était ébranlé. Rougon avait pour elle des attentions de mari
+qui craint d'être trompé. Depuis ses accès d'étrange jalousie à
+Compiègne, il la surveillait d'une façon plus paternelle, la noyait de
+morale, voulait la voir tous les jours. La jeune femme souriait,
+certaine maintenant qu'il ne quitterait pas Paris. Pourtant, vers le
+milieu de décembre, après des semaines d'une paix endormie, il
+recommença à parler de sa grande affaire.
+
+Il avait vu des banquiers, il rêvait de se passer de l'appui de
+l'empereur. Et, de nouveau, on le trouva perdu au milieu de cartes, de
+plans, d'ouvrages spéciaux. Gilquin, disait-il, avait déjà racolé plus
+de cinq cents ouvriers, qui consentaient à s'en aller là-bas; c'était la
+première poignée d'hommes d'un peuple. Alors, Clorinde, s'enrageant à sa
+besogne, mit en branle toute la bande des amis.
+
+Ce fut un travail énorme. Chacun prit un rôle.
+
+L'entente eut lieu à demi-mots, chez Rougon lui-même, dans les coins, le
+dimanche et le jeudi. On se partageait les missions difficiles. On se
+lançait tous les jours au milieu de Paris, avec la volonté entêtée de
+conquérir une influence. On ne dédaignait rien; les plus petits succès
+comptaient. On profitait de tout, on tirait ce qu'on pouvait des
+moindres événements, on utilisait la journée entière, depuis le bonjour
+du matin jusqu'à la dernière poignée de main du soir. Les amis des amis
+devinrent complices, et encore les amis de ceux-là.
+
+Paris entier fut pris dans cette intrigue. Au fond des quartiers perdus,
+il y avait des gens qui soupiraient après le triomphe de Rougon, sans
+savoir au juste pourquoi. La bande, dix à douze personnes, tenait la
+ville.
+
+«Nous sommes le gouvernement de demain», disait sérieusement Du Poizat.
+
+Il établissait des parallèles entre eux et les hommes qui avaient fait
+le Second Empire. Il ajoutait:
+
+«Je serai le Marsy de Rougon.» Un prétendant n'était qu'un nom. Il
+fallait une bande pour faire un gouvernement. Vingt gaillards qui ont de
+gros appétits sont plus forts qu'un principe! et quand ils peuvent
+mettre avec eux le prétexte d'un principe, ils deviennent invincibles.
+Lui, battait le pavé, allait dans les journaux, où il fumait des
+cigares, en minant sourdement M. de Marsy; il savait toujours des
+histoires délicates sur son compte; il l'accusait d'ingratitude et
+d'égoïsme. Puis, lorsqu'il avait amené le nom de Rougon, il laissait
+échapper des demi-mots, élargissant des horizons extraordinaires de
+vagues promesses: celui-là, s'il pouvait seulement ouvrir les mains un
+jour, ferait tomber sur tout le monde une pluie de récompenses, de
+cadeaux, de subventions. Il entretenait ainsi la presse de
+renseignements, de citations, d'anecdotes, qui occupaient
+continuellement le public de la personnalité du grand homme; deux
+petites feuilles publièrent le récit d'une visite à l'hôtel de la rue
+Marbeuf; d'autres parlèrent du fameux ouvrage sur la constitution
+anglaise et la constitution de 52. La popularité semblait venir, après
+un silence hostile de deux années; un sourd murmure d'éloges montait. Et
+Du Poizat se livrait à d'autres besognes, des maquignonnages
+inavouables, l'achat de certains appuis, un jeu de Bourse passionné sur
+l'entrée plus ou moins sûre de Rougon au ministère.
+
+«Ne songeons qu'à lui, répétait-il souvent, avec cette liberté de parole
+qui gênait les hommes gourmés de la bande. Plus tard, il songera à
+nous.»
+
+M. Beulin-d'Orchère avait l'intrigue lourde; il évoqua contre M. de,
+Marsy une affaire scandaleuse, qu'on se hâta d'étouffer. Il se montrait
+plus adroit, en laissant dire qu'il pourrait bien être garde des sceaux
+un jour, si son beau-frère remontait au pouvoir; ce qui mettait à sa
+dévotion les magistrats ses collègues. M. Kahn menait également une
+troupe à l'attaque, des financiers, des députés, des fonctionnaires,
+grossissant les rangs de tous les mécontents rencontrés en chemin; il
+s'était fait un lieutenant docile de M. Béjuin; il employait même M. de
+Combelot et M. La Rouquette, sans que ceux-ci se doutassent le moins du
+monde des travaux auxquels il les poussait. Lui, agissait dans le monde
+officiel, très haut, étendant sa propagande jusqu'aux Tuileries,
+travaillant souterrainement pendant plusieurs jours, pour qu'un mot, de
+bouche en bouche, fût enfin répété à l'empereur.
+
+Mais ce furent surtout les femmes qui s'employèrent avec passion. Il y
+eut là des dessous terribles, une complication d'aventures dont on
+ignora toujours au juste la portée. Mme Correur n'appelait plus la jolie
+Mme Bouchard que «ma petite chatte». Elle l'emmenait à la campagne,
+disait-elle; et, pendant une semaine, M. Bouchard vivait en garçon, M.
+d'Escorailles lui-même était réduit à passer ses soirées dans les petits
+théâtres. Un jour, Du Poizat avait rencontré ces dames avec des
+messieurs décorés; ce dont il s'était bien gardé de parler. Mme Correur
+habitait maintenant deux appartements, l'un rue Blanche, l'autre rue
+Mazarine; ce dernier était très coquet; Mme Bouchard y venait
+l'après-midi, prenait la clef chez la concierge. On racontait aussi la
+conquête d'un grand fonctionnaire, faite par la jeune femme un matin de
+pluie, comme elle traversait le Pont-Royal, en retroussant ses jupons.
+
+Puis, le fretin des amis s'agitait, s'utilisait le plus possible. Le
+colonel Jobelin se rendait dans un café des boulevards pour voir
+d'anciens amis, des officiers; il les catéchisait, entre deux parties de
+piquet; et quand il en avait embauché une demi-douzaine, il se frottait
+les mains, le soir, en répétant que «toute l'armée était pour la bonne
+cause». M. Bouchard se livrait, au ministère à un racolage semblable;
+peu à peu, il avait soufflé aux employés une haine féroce contre M. de
+Marsy; il gagnait jusqu'aux garçons de bureau, il faisait soupirer tout
+ce monde dans l'attente d'un âge d'or, dont il parlait à l'oreille de
+ses intimes. M. d'Escorailles agissait sur la jeunesse riche, auprès de
+laquelle il vantait les idées larges de Rougon, sa tolérance pour
+certaines fautes, son amour de l'audace et de la force. Enfin, les
+Charbonnel eux-mêmes, sur les bancs du Luxembourg, où Ils allaient
+attendre, chaque après-midi, l'issue de leur interminable procès,
+trouvaient moyen d'enrégimenter les petits rentiers du quartier de
+l'Odéon.
+
+Quant à Clorinde, elle ne se contentait pas d'avoir la haute main sur
+toute la bande. Elle menait des opérations très compliquées, dont elle
+n'ouvrait la bouche à personne. Jamais on ne l'avait rencontrée, le
+matin, dans des peignoirs aussi mal agrafés, traînant plus
+passionnément, au fond de quartiers louches, son portefeuille de
+ministre, crevé aux coutures, sanglé de bouts de corde. Elle donnait à
+son mari des commissions extraordinaires, que celui-ci faisait avec une
+douceur de mouton, sans comprendre. Elle envoyait Luigi Pozzo porter des
+lettres; elle demandait à M. de Plouguern de l'accompagner, puis le
+laissait pendant une heure, sur un trottoir, à attendre. Un instant, la
+pensée dut lui venir de faire agir le gouvernement italien en faveur de
+Rougon. Sa correspondance avec sa mère, toujours fixée à Turin, prit une
+activité folle. Elle rêvait de bouleverser l'Europe, et allait jusqu'à
+deux fois par jour chez le chevalier Rusconi, pour y rencontrer des
+diplomates.
+
+Souvent, maintenant, dans cette campagne si étrangement conduite, elle
+semblait se souvenir de sa beauté.
+
+Alors, certains après-midi, elle sortait débarbouillée, peignée,
+superbe. Et, quand ses amis, surpris eux mêmes, lui disaient qu'elle
+était belle:
+
+«Il le faut bien!» répondait-elle, avec un singulier air de lassitude
+résignée.
+
+Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, se donner ne
+tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu de plaisir, que cela
+devenait une affaire pareille aux autres, un peu plus ennuyeuse
+peut-être.
+
+Lorsqu'elle était revenue de Compiègne, Du Poizat, qui connaissait
+l'aventure de la chasse à courre, avait voulu savoir dans quels termes
+elle restait avec M. de Marsy.
+
+Vaguement, il songeait à trahir Rougon pour le comte, si Clorinde
+arrivait à être la maîtresse toute-puissante de ce dernier. Mais elle
+s'était presque fâchée, en niant énergiquement toute l'histoire. Il la
+jugeait donc bien sotte, pour la soupçonner d'une liaison semblable? Et,
+oubliant son démenti, elle avait laissé entendre qu'elle ne reverrait
+même pas M. de Marsy. Autrefois encore, elle aurait pu rêver de
+l'épouser. Jamais un homme d'esprit, selon elle, ne travaillait
+sérieusement à la fortune d'une maîtresse. D'ailleurs, elle mûrissait un
+autre plan.
+
+«Voyez-vous, disait-elle parfois, il y a souvent plusieurs façons
+d'arriver où l'on veut; mais, de toutes ces façons, il n'y en a jamais
+qu'une qui fasse plaisir.... Moi, j'ai des choses à contenter.» Elle
+couvait toujours Rougon des yeux, elle le voulait grand, comme si elle
+eût rêvé de l'engraisser de puissance, pour quelque régal futur. Elle
+gardait sa soumission de disciple, se mettait dans son ombre avec une
+humilité pleine de cajolerie. Lui, au milieu de l'agitation continue de
+la bande, semblait ne rien voir. Dans son salon, le jeudi et le
+dimanche, il faisait des réussites, pesamment, le nez sur les cartes,
+sans paraître entendre les chuchotements, derrière son dos. La bande
+causait de l'affaire, s'adressait des signes par-dessus sa tête,
+complotait au coin de son feu, comme s'il n'eût pas été là, tant il
+semblait bonhomme; il demeurait impassible, détaché de tout, si éloigné
+des choses dont on parlait à voix basse, qu'on finissait par hausser la
+voix, en s'égayant de ses distractions. Lorsqu'on mettait la
+conversation sur sa rentrée au pouvoir, il s'emportait, il jurait de ne
+jamais bouger, quand même un triomphe l'attendrait au bout de sa rue;
+et, en effet, il s'enfermait de plus en plus étroitement chez lui,
+affectant une ignorance absolue des événements extérieurs. Le petit
+hôtel de la rue Marbeuf, d'où rayonnait une telle fièvre de propagande,
+était un lieu de silence et de sommeil, au seuil duquel les familiers se
+jetaient des coups d'oeil d'intelligence, pour laisser dehors l'odeur de
+bataille qu'ils apportaient dans leurs vêtements.
+
+«Allons donc! criait Du Poizat, il nous fait tous poser! il nous entend
+très bien. Regardez ses oreilles, le soir; on les voit s'élargir.» A dix
+heures et demie, lorsqu'ils se retiraient tous ensemble, c'était le
+sujet de conversation habituel. Il n'était pas possible que le grand
+homme ignorât le dévouement de ses amis. Il jouait au Bon Dieu, disait
+encore l'ancien sous-préfet. Ce diable de Rougon vivait comme une idole
+indoue, assoupi dans la satisfaction de lui-même, les mains croisées sur
+le ventre, souriant et béat au milieu d'une foule de fidèles, qui
+l'adoraient en se coupant les entrailles en quatre. On déclarait cette
+comparaison très juste.
+
+«Je le surveillerai, vous verrez», concluait Du Poizat.
+
+Mais on eut beau étudier le visage de Rougon, on le trouva toujours
+fermé, paisible, presque naïf. Peut-être était-il de bonne foi.
+D'ailleurs, Clorinde préférait qu'il ne se mêlât de rien. Elle redoutait
+de le voir se mettre en travers de ses plans, si on le forçait un jour à
+ouvrir les yeux. C'était comme malgré lui qu'on travaillait à sa
+fortune. Il s'agissait de le pousser quand même, de l'asseoir à quelque
+sommet, violemment. Ensuite, on compterait.
+
+Cependant, peu à peu, les choses marchant, avec trop de lenteur, la
+bande finit par s'impatienter. Les aigreurs de Du Poizat l'emportèrent.
+On ne reprocha pas nettement à Rougon tout ce qu'on faisait pour lui;
+mais on le larda d'allusions, de mots amers à double entente.
+
+Maintenant, le colonel venait quelquefois aux soirées, les pieds blancs
+de poussière; il n'avait pas eu le temps de passer chez lui, il s'était
+éreinté à courir tout l'après-midi; des courses bêtes dont on ne lui
+aurait sans doute jamais de reconnaissance. D'autres soirs, c'était M.
+Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veiller trop tard,
+depuis un mois; il allait beaucoup dans le monde, non que cela l'amusât,
+grand Dieu; mais il y rencontrait certaines gens pour certaines
+affaires. Ou bien Mme Correur racontait des histoires attendrissantes,
+l'histoire d'une pauvre jeune femme, une veuve très recommandable, à
+laquelle elle allait tenir compagnie; et elle regrettait de n'avoir
+aucune puissance, elle disait que, si elle était le gouvernement, elle
+empêcherait bien des injustices. Puis, tous ses amis étalaient leur
+propre misère; chacun se lamentait, disait quelle serait sa situation,
+s'il ne s'était pas montré trop bête; doléances sans fin que des regards
+jetés sur Rougon soulignaient clairement. On l'éperonnait au sang, on
+allait jusqu'à vanter M. de Marsy. Lui, d'abord, avait conservé sa belle
+tranquillité. Il ne comprenait toujours pas. Mais, au bout de quelques
+soirées, de légers tressaillements passèrent sur sa face, à certaines
+phrases prononcées dans son salon. Il ne se fâchait point, il serrait un
+peu les lèvres, comme sous d'invisibles piqûres d'aiguille. Et, à la
+longue, il devint si nerveux, qu'il abandonna ses réussites; elles ne
+réussissaient plus, il préférait se promener à petits pas, causant,
+quittant brusquement les gens, quand les reproches déguisés
+commençaient. Par moments, des fureurs blanches le prenaient, il
+semblait serrer avec force les mains derrière le dos, pour ne pas céder
+à l'envie de jeter à la rue tout ce monde.
+
+«Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne reviens pas de quinze
+jours.... Il faut le bouder. Nous verrons s'il s'amusera tout seul.»
+Alors, Rougon, qui rêvait de fermer sa porte, fut très blessé de
+l'abandon où on le laissait. Le colonel avait tenu parole; d'autres
+l'imitaient; le salon était presque vide, il manquait toujours cinq ou
+six amis. Lorsqu'un d'eux reparaissait après une absence, et que le
+grand homme lui demandait s'il n'avait pas été malade, il répondait non
+d'un air surpris, et il ne donnait aucune explication. Un jeudi, il ne
+vint personne. Rougon passa la soirée seul, à se promener dans la vaste
+pièce, les mains derrière le dos, la tête basse. Il sentait pour la
+première fois la force du lien qui l'attachait à sa bande.
+
+Des haussements d'épaules disaient son mépris, quand il songeait à la
+bêtise des Charbonnel, à la rage envieuse de Du Poizat, aux douceurs
+louches de Mme Correur.
+
+Pourtant ces familiers, qu'il tenait en si médiocre estime, il avait le
+besoin de les voir, de régner sur eux; un besoin de maître jaloux,
+pleurant en secret les moindres infidélités. Même, au fond de son coeur,
+il était attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ils
+semblaient à présent faire partie de son être, ou plutôt c'était lui qui
+se trouvait lentement absorbé; à ce point qu'il restait comme diminué
+les jours où ils s'écartaient de sa personne. Aussi, finit-il par leur
+écrire, lorsque leur absence se prolongeait. Il allait jusqu'à les voir
+chez eux, pour faire la paix, après les bouderies sérieuses. Maintenant,
+on vivait en continuelle querelle, rue Marbeuf avec cette fièvre de
+ruptures et de raccommodements des ménages dont l'amour s'aigrit.
+
+Dans les derniers jours de décembre, il y eut une débandade
+particulièrement grave. Un soir, sans qu'on sût pourquoi, les mots
+amenant les mots, on s'était dévoré entre soi, à dents aiguës. Pendant
+près de trois semaines, on ne se revit pas. La vérité était que la bande
+commençait à désespérer. Les efforts les plus savants n'aboutissaient à
+aucun résultat appréciable. La situation ne semblait pas devoir changer
+de longtemps, la bande abandonnait le rêve de quelque catastrophe
+imprévue qui aurait rendu Rougon nécessaire. Elle avait attendu
+l'ouverture de la session du Corps législatif; mais la vérification des
+pouvoirs s'était faite sans amener autre chose qu'un refus de serment de
+deux députés républicains. A cette heure, M. Kahn lui-même, l'homme
+souple et profond du groupe, ne comptait plus voir tourner à leur profit
+la politique générale. Rougon, exaspéré, s'occupait de son affaire des
+Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher les
+tressaillements de sa face, qu'il ne parvenait plus à endormir.
+
+«Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez, mes mains
+tremblent.... Mon médecin m'a ordonné de faire de l'exercice. Je suis
+toute la journée dehors.» En effet, il sortait beaucoup. On le
+rencontrait, les mains ballantes, la tête haute, distrait. Quand on
+l'arrêtait, il racontait des choses interminables. Un matin, comme il
+rentrait déjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva
+une carte de visite à tranche dorée, sur laquelle s'étalait le nom de
+Gilquin, écrit à la main, en belle anglaise; la carte était très sale,
+toute marquée de doigts gras. Il sonna son domestique.
+
+«La personne qui vous a remis cette carte n'a rien dit?» demanda-t-il.
+
+Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.
+
+«C'est un monsieur en paletot vert. Il a l'air bien aimable, il m'a
+offert un cigare.... Il a dit seulement qu'il était un de vos amis.» Et
+il se retirait, lorsqu'il se ravisa.
+
+«Je crois qu'il y a quelque chose d'écrit derrière.» Rougon retourna la
+carte et lut ces mots au crayon:
+
+«Impossible d'attendre. Je passerai dans la soirée. C'est très pressé,
+une drôle d'affaire.» Il eut un geste d'insouciance. Mais, après son
+déjeuner, la phrase: «C'est très pressé, une drôle d'affaire», lui
+revint à l'esprit, s'imposa, finit par l'impatienter. Quelle pouvait
+être cette affaire que Gilquin trouvait drôle? Depuis qu'il avait chargé
+l'ancien commis voyageur de besognes obscures et compliquées, il le
+voyait régulièrement une fois par semaine, le soir; jamais celui-ci ne
+s'était présenté le matin. Il s'agissait donc d'une chose
+extraordinaire. Rougon, à bout de suppositions, pris d'une impatience
+qu'il trouvait lui-même ridicule, se décida à sortir, à tenter de voir
+Gilquin avant la soirée.
+
+«Quelque histoire d'ivrogne, pensait-il en descendant les
+Champs-Élysées. Enfin, je serai tranquille.» Il allait à pied, voulant
+suivre l'ordonnance de son médecin. La journée était superbe, un clair
+soleil de janvier dans un ciel blanc. Gilquin ne demeurait plus passage
+Guttin, aux Batignolles. Sa carte portait: rue Guisarde, faubourg
+Saint-Germain.
+
+Rougon eut toutes les peines du monde à découvrir cette rue
+abominablement sale, située près de Saint-Sulpice. Il trouva, au fond
+d'une allée noire, une concierge couchée, qui lui cria de son lit, d'une
+voix cassée par la fièvre:
+
+«M. Gilquin!... Ah! je ne sais pas. Voyez au quatrième, tout en haut, la
+porte à gauche.» Au quatrième étage, le nom de Gilquin était écrit sur
+la porte, entouré d'arabesques représentant des coeurs enflammés percés
+de flèches. Mais il eut beau frapper, il n'entendit, derrière le bois,
+que le tic-tac d'un coucou et le miaulement d'une chatte, très doux dans
+le silence.
+
+A l'avance, il se doutait qu'il faisait une course inutile; cela le
+soulagea pourtant d'être venu. Il redescendit, calmé, en se disant qu'il
+pouvait bien attendre le soir.
+
+Puis, dehors, il ralentit le pas; il traversa le marché Saint-Germain,
+suivit la rue de Seine, sans but, un peu las déjà, décidé cependant à
+rentrer à pied. Et, comme il arrivait à la hauteur de la rue Jacob, il
+songea aux Charbonnel. Depuis dix jours, il ne les avait pas vus. Ils le
+boudaient. Alors, il résolut de monter un instant chez eux pour leur
+tendre la main. Cet après-midi, le temps était si tiède, qu'il se
+sentait tout attendri.
+
+La chambre des Charbonnel, à l'hôtel du Périgord, donnait sur la cour,
+un puits sombre, d'où montait une odeur d'évier mal lavé. Elle était
+noire, grande, avec un mobilier d'acajou éclopé et des rideaux de damas
+rouge déteint. Lorsque Rougon entra, Mme Charbonnel pliait ses robes,
+quelle mettait au fond d'une grande malle, tandis que M. Charbonnel,
+suant, les bras raidis, ficelait une autre malle, plus petite.
+
+«Eh bien, vous partez? demanda-t-il en souriant.
+
+--Oh! oui, répondit Mme Charbonnel avec un profond soupir; cette fois,
+c'est bien fini.» Cependant, ils s'empressèrent, très flattés de le voir
+chez eux. Toutes les chaises étaient encombrées par des vêtements, des
+paquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s'assit sur
+le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme:
+
+«Laissez donc! je suis très bien là... Continuez ce que vous faisiez, je
+ne veux pas vous déranger.... C'est par le train de huit heures que vous
+partez?
+
+--Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel. Ça nous fait
+encore six heures à passer dans ce Paris.... Ah! nous nous en
+souviendrons longtemps, monsieur Rougon.» Et lui qui parlait peu
+d'ordinaire, lâcha des choses terribles, alla jusqu'à monter le poing à
+la fenêtre, en disant qu'il fallait venir dans une ville pareille, pour
+ne pas voir clair chez soi, à deux heures de l'après-midi. Ce jour sale
+tombant du puits étroit de la cour, c'était Paris. Mais, Dieu merci! il
+allait retrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardait
+autour de lui s'il n'oubliait rien. Le matin, il avait acheté un
+Indicateur des chemins de fer. Sur la cheminée, dans un papier taché de
+graisse, il montra un poulet qu'ils emportaient pour manger en route.
+
+«Ma bonne, répétait-il, as-tu bien vidé tous les tiroirs?... J'avais des
+pantoufles dans la table de nuit.... Je crois que des papiers sont
+tombés derrière la commode...» Rougon, au bord du lit, regardait avec un
+serrement de coeur les préparatifs de ces vieilles gens, dont les mains
+tremblaient en faisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans
+leur émotion. C'était lui qui les avait retenus à Paris; et cela
+aboutissait à un échec absolu, à une véritable fuite.
+
+«Vous avez tort», murmura-t-il.
+
+Mme Charbonnel eut un geste de supplication, comme pour le faire taire.
+Elle dit vivement:
+
+«Écoutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notre malheur
+recommencerait.... Quand je pense que depuis deux ans et demi nous
+vivons ici! Deux ans et demi, mon Dieu, au fond de ce trou!... Je
+garderai pour le restant de mes jours des douleurs dans la jambe gauche;
+c'est moi qui couchais du côté de la ruelle, et le mur, là, derrière
+vous, pisse l'eau.... Non, je ne puis pas tout vous dire. Ça serait trop
+long. Nous avons mangé un argent fou. Tenez, hier, j'ai dû acheter cette
+malle pour emporter ce que nous avons usé à Paris, des vêtements mal
+cousus qu'on nous a vendus les yeux de la tête, du linge qui me
+revenait en loques de la blanchisseuse...Ah! ce sont vos blanchisseuses
+que je ne regretterai pas, par exemple! Elles brûlent tout avec leurs
+acides.» Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, en criant: «Non,
+non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, et j'en mourrais.»
+Mais Rougon, avec entêtement, reparla de leur affaire. Ils avaient donc
+appris de bien mauvaises nouvelles? Alors, les Charbonnel, presque en
+pleurant, lui contèrent que l'héritage de leur petit-cousin Chevassu
+allait décidément leur échapper. Le Conseil d'État était sur le point
+d'autoriser les soeurs de la Sainte-Famille à accepter le legs de cinq
+cent mille francs. Et ce qui avait achevé de leur ôter tout espoir,
+c'était qu'on leur avait appris la présence de monseigneur Rochart à
+Paris, où il venait une seconde fois pour enlever l'affaire.
+
+Tout d'un coup, M. Charbonnel, pris d'un brusque emportement, cessa de
+s'acharner sur la petite malle et se tordit les bras, en répétant d'une
+voix brisée:
+
+«Cinq cent mille francs! Cinq cent mille francs!» Le coeur manqua à tous
+deux. Ils s'assirent, le mari sur la malle, la femme sur un paquet de
+linge, au milieu du bouleversement de la pièce. Et, avec des paroles
+longues et molles, ils se plaignirent; quand l'un se taisait, l'autre
+recommençait. Ils rappelaient leur tendresse pour le petit-cousin
+Chevassu. Comme Ils l'avaient aimé! La vérité était qu'ils ne le
+voyaient plus depuis dix-sept ans, lorsqu'ils avaient appris sa mort.
+
+Mais, en ce moment, ils s'attendrissaient de très bonne foi, ils
+croyaient l'avoir entouré de toutes sortes d'attentions pendant sa
+maladie. Puis, ils accusèrent les soeurs de la Sainte-Famille de
+manoeuvres honteuses; elles avaient capté la confiance de leur parent,
+écartant de lui ses amis, exerçant une pression de toutes les heures sur
+sa volonté affaiblie de malade. Mme Charbonnel, qui était pourtant
+dévote, alla jusqu'à conter une histoire abominable, par laquelle leur
+petit-cousin Chevassu serait mort de peur, après avoir écrit son
+testament sous la dictée d'un prêtre, qui lui avait montré le diable, au
+pied de son lit. Quant à l'évêque de Faverolles, Mgr Rochart, il faisait
+là un vilain métier, en dépouillant de leur bien de braves gens, connus
+de tout Plassans pour l'honnêteté avec laquelle ils s'étaient amassé une
+petite aisance, dans les huiles.
+
+«Mais tout n'est peut-être pas perdu, dit Rougon qui les voyait faiblir.
+Mgr Rochart n'est pas le Bon Dieu.... Je n'ai pu m'occuper de vous. J'ai
+tant d'affaires! Laissez-moi voir où en sont les choses. Je ne veux pas
+qu'on vous mange.» Les Charbonnel se regardèrent avec un léger
+haussement d'épaules. Le mari murmura:
+
+«Ce n'est pas la peine, monsieur Rougon.» Et comme Rougon insistait, en
+jurant qu'il allait faire tous ses efforts, qu'il n'entendait pas les
+voir partir ainsi:
+
+«Ce n'est pas la peine, bien sûr, répéta la femme.
+
+Vous vous donneriez du mal pour rien.... Nous avons causé de vous avec
+notre avocat.. Il s'est mis à rire, il nous a dit que vous n'étiez pas
+de force en ce moment contre Mgr Rochart.
+
+--Quand on n'est pas de force, que voulez-vous? dit à son tour M.
+Charbonnel. Il vaut mieux céder.» Rougon avait baissé la tête. Les
+phrases de ces vieilles gens l'atteignaient comme des soufflets. Jamais
+il n'avait souffert plus cruellement de son impuissance.
+
+Cependant, Mme Charbonnel continuait:
+
+«Nous allons retourner à Plassans. C'est beaucoup plus sage.... Oh! nous
+ne nous quittons pas fâchés, monsieur Rougon. Quand nous verrons là-bas
+Mme Félicité votre mère, nous lui dirons que vous vous êtes mis en
+quatre pour nous. Et si d'autres nous questionnent, n'ayez pas peur, ce
+n'est jamais nous qui vous nuirons.
+
+On n'est point tenu de faire plus qu'on ne peut, n'est-ce pas?» C'était
+le comble. Il s'imaginait les Charbonnel débarquant au fond de sa
+province. Dès le soir, toute la petite ville clabaudait. C'était pour
+lui un échec personnel, une défaite dont il mettrait des années à se
+relever.
+
+«Restez! cria-t-il, je veux que vous restiez!... Nous verrons si Mgr
+Rochart m'avale d'une bouchée!» Il riait d'un rire inquiétant, qui
+effraya les Charbonnel. Pourtant ils résistaient toujours. Enfin, ils
+consentirent à demeurer quelque temps encore à Paris, huit jours, pas
+plus. Le mari dénouait laborieusement les cordes dont il avait ficelé la
+petite malle; la femme, bien qu'il fût à peine trois heures, venait
+d'allumer une bougie, pour replacer le linge et les vêtements dans les
+tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serra affectueusement la main,
+en renouvelant ses promesses.
+
+Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoi avait-il
+retenu ces Charbonnel, qui s'entêtaient à vouloir partir? C'était une
+excellente occasion pour se débarrasser d'eux. Maintenant, il se
+trouvait plus que jamais engagé à leur faire gagner leur procès. Et il
+était surtout irrité contre lui-même, en s'avouant les motifs de vanité
+auxquels il avait obéi. Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il
+avait promis, il aviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le
+quai et traversa le pont des Saints-Pères.
+
+Le temps restait doux. Sur la rivière, cependant, un vent très vif
+soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant son paletot,
+lorsqu'il aperçut devant lui une grosse dame chargée de fourrures, qui
+lui barrait le trottoir. A la voix, il reconnut Mme Correur.
+
+«Ah! c'est vous, disait-elle d'un air dolent. Il faut que je vous
+rencontre pour consentir à vous serrer la main.... Je ne serais pas
+allée chez vous de huit jours. Non, vous n'êtes pas assez obligeant.» Et
+elle lui reprocha de n'avoir pas fait une démarche qu'elle lui demandait
+depuis des mois. Il s'agissait toujours de cette demoiselle Herminie
+Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un
+officier, consentait à épouser, si quelque âme honnête voulait bien
+avancer la dot réglementaire. D'ailleurs, toutes ces dames la
+persécutaient; Mme veuve Leturc attendait son bureau de tabac; les
+autres, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme Jalaguier, venaient tous les
+jours pleurer misère chez elle et lui rappeler les engagements qu'elle
+avait cru pouvoir prendre.
+
+«Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant.
+
+Oh! vous m'avez laissée dans un joli pétrin!... Tenez, de ce pas, je
+vais au ministère de l'Instruction publique, pour la bourse du petit
+Jalaguier. Vous me l'aviez promise, cette bourse.»
+
+Elle soupira, elle murmura encore:
+
+«Enfin, nous sommes bien forcés de trotter, puisque vous refusez d'être
+notre Bon Dieu à tous.» Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos
+en regardant, au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait là un
+coin de ville marchande. Tout en écoutant Mme Correur, il s'intéressait
+à une péniche chargée de pains de sucre; des hommes la déchargeaient, en
+faisant glisser les pains le long d'une rigole formée de deux planches.
+Trois cents personnes, du haut des quais, suivaient cette manoeuvre.
+
+«Je ne suis rien, je ne peux rien, répondit-il. Vous avez tort de me
+garder rancune.» Mais elle reprit d'un ton superbe:
+
+«Laissez donc; je vous connais, moi! Quand vous voudrez, vous serez
+tout.... Ne faites pas le finaud, Eugène!» Il ne put retenir un sourire.
+La familiarité de Mme Mélanie, comme il la nommait autrefois, réveillait
+en lui le souvenir de l'hôtel Vaneau, lorsqu'il n'avait pas de bottes
+aux pieds et qu'il conquérait la France. Il oublia les reproches qu'il
+venait de s'adresser, en sortant de chez les Charbonnel.
+
+«Voyons, dit-il d'un air bon enfant, qu'avez-vous à me conter?... Mais,
+je vous en prie, ne restons pas en place. On gèle ici. Puisque vous
+allez rue de Grenelle, je vous accompagne jusqu'au bout du pont.» Alors,
+il retourna sur ses pas, marchant à côté de Mme Correur, sans lui donner
+le bras. Celle-ci, longuement, disait ses chagrins.
+
+«Les autres, après tout, je m'en moque! Ces dames attendront.... Je ne
+vous tourmenterais pas, je serais gaie comme autrefois, vous vous
+rappelez, si je n'avais moi-même de gros ennuis. Que voulez-vous! on
+finit par s'aigrir.... Mon Dieu! il s'agit toujours de mon frère.
+
+Ce pauvre Martineau! sa femme l'a rendu complètement fou. Il n'a plus
+d'entrailles.» Et elle entra dans de minutieux détails sur une nouvelle
+tentative de raccommodement qu'elle avait faite, la semaine précédente.
+Pour connaître au juste les dispositions de son frère à son égard, elle
+s'était avisée d'envoyer là-bas, à Coulonges, une de ses amies, cette
+demoiselle Herminie Billecoq, dont elle mûrissait le mariage depuis deux
+ans.
+
+«Son voyage m'a coûté cent dix-sept francs, continua-t-elle. Eh bien,
+savez-vous comment on l'a reçue? Mme Martineau s'est jetée entre elle et
+mon frère, furieuse, l'écume à la bouche, en criant que si j'envoyais
+des gourgandines, elle les ferait arrêter par les gendarmes.... Ma bonne
+Herminie était encore si tremblante, quand je suis allée la chercher à
+la gare Montparnasse, que nous avons dû entrer dans un café pour prendre
+quelque chose.» Ils étaient arrivés au bout du pont. Les passants les
+coudoyaient. Rougon tâchait de la consoler, cherchait de bonnes paroles.
+
+«Cela est bien fâcheux. Mais votre frère reviendra à vous, vous verrez.
+Le temps arrange tout.» Puis, comme elle le tenait là, au coin du
+trottoir, dans le vacarme des voitures qui tournaient, il se remit à
+marcher, il revint sur le pont, à petits pas. Elle le suivait, elle
+répétait:
+
+«Le jour où Martineau mourra, elle est capable de tout brûler, s'il
+laisse un testament.... Le pauvre cher homme n'a plus que les os et la
+peau, Herminie lui a trouvé une bien mauvaise mine.... Enfin, je suis
+très tourmentée.
+
+--On ne peut rien faire, il faut attendre», dit Rougon avec un geste
+vague.
+
+Elle s'arrêta de nouveau au milieu du pont, et baissant la voix:
+
+«Herminie m'a appris une singulière chose. Il paraît que Martineau s'est
+fourré dans la politique maintenant. Il est républicain. Aux dernières
+élections, il avait bouleversé le pays.... Ça m'a porté un coup. Hein?
+on pourrait l'inquiéter?» Il y eut un silence. Elle le regardait
+fixement. Lui, suivit des yeux un landau qui passait, comme s'il avait
+voulu éviter son regard. Il reprit, d'un air innocent:
+
+«Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n'est-ce pas? Eh bien, comptez
+sur eux.
+
+--Je ne compte que sur vous, Eugène», dit-elle tendrement, très bas.
+
+Alors, il sembla touché. Il la regarda à son tour en face, et il la
+trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque plâtré de belle
+femme qui ne voulait pas vieillir. Elle était toute sa jeunesse.
+
+«Oui, comptez sur moi, répondit-il en lui serrant les mains. Vous savez
+bien que j'épouse toutes vos querelles.» Il la reconduisit encore
+jusqu'au quai Voltaire. Quand elle l'eut quitté, il traversa enfin le
+pont, ralentissant sa marche, s'intéressant de nouveau aux pains de
+sucre qu'on déchargeait sur le port Saint-Nicolas. Il s'accouda même un
+instant au parapet. Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l'eau
+verte dont le flot continu entrait sous les arches, les badauds, les
+maisons, tout se brouilla bientôt, se noya au fond d'une rêverie
+invincible. Il songeait à des choses confuses, il descendait avec Mme
+Correur dans des profondeurs noires. Et il n'avait plus de regrets; son
+rêve était de devenir très grand, très puissant, afin de satisfaire ceux
+qui l'entouraient, au-delà du naturel et du possible.
+
+Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuit tombait,
+les souffles de la rivière soulevaient sur les quais de petites
+poussières blanches. Comme il suivait le quai des Tuileries, il se
+sentit très las. Le courage lui manqua tout d'un coup pour rentrer à
+pied. Mais il ne passait que des fiacres pleins, et il allait renoncer à
+trouver une voiture, lorsqu'il vit un cocher arrêter son cheval en face
+de lui. Une tête sortait de la portière.
+
+C'était M. Kahn qui criait: «J'allais chez vous. Montez donc! Je vous
+reconduirai, et nous pourrons causer.» Rougon monta. Il était à peine
+assis, que l'ancien député éclata en paroles violentes, dans les cahots
+du fiacre, dont le cheval avait repris son trot endormi.
+
+«Ah! mon ami, on vient de me proposer une chose.... Jamais vous ne
+devineriez. J'étouffe.» Et baissant la glace d'une portière:
+
+«Vous permettez, n'est-ce pas?» Rougon s'enfonça dans un coin,
+regardant, par la glace ouverte, filer la muraille grise du jardin des
+Tuileries. M. Kahn, très rouge, continuait, avec des gestes saccadés:
+
+«Vous le savez, j'ai suivi vos conseils.... Depuis deux ans, je lutte
+opiniâtrement. J'ai vu l'empereur trois fois, j'en suis à mon quatrième
+mémoire sur la question. Si je n'ai pas obtenu la concession de mon
+chemin de fer, j'ai toujours empêché que Marsy ne la fasse donner à la
+Compagnie de l'Ouest.... Enfin, j'ai manoeuvré de façon à attendre que
+nous fussions les plus forts, comme vous m'aviez dit.».
+
+Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapage abominable d'une
+charrette chargée de fer qui longeait le quai. Puis, quand le fiacre eut
+dépassé la charrette:
+
+«Eh bien, tout à l'heure, dans mon cabinet, un monsieur que je ne
+connais pas, un gros entrepreneur, paraît-il, est venu tranquillement
+m'offrir, au nom de Marsy et du directeur de la Compagnie de l'Ouest, de
+me faire accorder la concession, si je voulais bien compter à ces
+messieurs un million en actions.... Qu'en dites-vous?
+
+--C'est un peu cher», murmura Rougon en souriant.
+
+Monsieur Kahn hochait la tête, les bras croisés.
+
+«Non, vous ne vous faites pas une idée de l'aplomb de ces gens-là!... Il
+faudrait vous raconter ma conversation tout entière avec l'entrepreneur.
+Marsy, moyennant le million, s'engage à m'appuyer et à faire aboutir ma
+demande dans un délai d'un mois. C'est sa part qu'il réclame, rien de
+plus.... Et comme je parlais de l'empereur, notre homme s'est mis à
+rire. Il m'a dit en propres termes que j'étais fichu si j'avais
+l'empereur pour moi.» Le fiacre débouchait sur la place de la Concorde.
+
+Rougon sortit de son coin, comme réchauffé, le sang aux joues.
+
+«Et vous avez flanqué ce monsieur à la porte?» demanda-t-il.
+
+L'ancien député, l'air très surpris, le regarda un instant sans
+répondre. Sa colère était brusquement tombée. Il s'enfonça à son tour
+dans un coin de la voiture, s'abandonnant mollement aux cahots,
+murmurant:
+
+«Ah! non, on ne flanque pas les gens à la porte comme ça, sans
+réfléchir.... Je voulais avoir votre avis, d'ailleurs. Moi, je l'avoue,
+j'ai envie d'accepter.
+
+--Jamais, Kahn! cria Rougon furieux. Jamais!» Et ils discutèrent. M.
+Kahn donnait des chiffres; sans doute un pot-de-vin d'un million était
+énorme; mais il prouvait qu'on boucherait aisément ce trou, à l'aide de
+certaines opérations. Rougon n'écoutait pas, refusait d'entendre, de la
+main. Lui, se moquait de l'argent. Il ne voulait pas que Marsy empochât
+un million, parce que laisser donner ce million, c'était avouer son
+impuissance, se reconnaître vaincu, estimer l'influence de son rival à
+un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de la sienne.
+
+«Vous voyez bien qu'il se fatigue, dit-il. Il met les pouces....
+Attendez encore. Nous aurons la concession pour rien.» Et il ajouta d'un
+ton presque menaçant:
+
+«Nous nous fâcherions, je vous en préviens. Je ne peux pas admettre
+qu'un de mes amis soit rançonné de cette façon.» Il se fit un silence.
+Le fiacre montait les Champs-Elysées. Les deux hommes, songeurs,
+semblaient compter attentivement les arbres, dans les contre allées. Ce
+fut M. Kahn qui reprit le premier, à demi-voix; «Écoutez, moi, je ne
+demanderais pas mieux, je voudrais rester avec vous; mais avouez que
+depuis bientôt deux ans...» Il n'acheva pas, il tourna autrement sa
+phrase.
+
+«Enfin, ce n'est pas votre faute, vous avez les mains liées en ce
+moment.... Donnons le million, croyez-moi.
+
+--Jamais! répéta Rougon avec force. Dans quinze jours, vous aurez votre
+concession, entendez-vous!» Le fiacre venait de s'arrêter devant le
+petit hôtel de la rue Marbeuf. Alors, sans descendre, la portière
+fermée, ils causèrent là encore un instant, comme s'ils s'étaient
+trouvés dans leur cabinet, très à l'aise. Rougon avait le soir à dîner
+M. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenir M. Kahn, qui
+refusait, à son grand regret, étant déjà invité ailleurs. Maintenant, le
+grand homme se passionnait pour l'affaire de la concession. Quand il fut
+enfin descendu du fiacre, il referma amicalement la portière, en
+échangeant un dernier signe de tête avec l'ancien député.
+
+«A demain jeudi, n'est-ce pas?» cria celui-ci, qui allongea le cou,
+pendant que la voiture l'emportait.
+
+Rougon rentra avec une légère fièvre. Il ne put même lire les journaux
+du soir. Bien qu'il fût à peine cinq heures, il passa au salon où il
+attendit ses invités, en se promenant de long en large. Le premier
+soleil de l'année, ce pâle soleil de janvier, lui avait donné un
+commencement de migraine. Il gardait de son après-midi une sensation
+très vive. Toute la bande était là, les amis qu'il subissait, ceux dont
+il avait peur, ceux pour lesquels il éprouvait une véritable affection,
+le poussant, l'acculant à un dénouement immédiat. Et cela ne lui
+déplaisait pas; il donnait raison à leur impatience, il sentait monter
+en lui une colère faite de leurs colères.
+
+C'était comme si, peu à peu, on eût rétréci l'espace devant ses pas.
+L'heure venait où il lui faudrait faire quelque saut formidable.
+
+Brusquement, il songea à Gilquin, qu'il avait complètement oublié. Il
+sonna pour demander si «le monsieur au paletot vert» était revenu,
+pendant son absence. Le domestique n'avait vu personne. Alors, il donna
+l'ordre, s'il se présentait le soir, de l'introduire dans son cabinet.
+
+«Et vous me préviendrez tout de suite, ajouta-t-il, même si nous sommes
+à table.» Puis, sa curiosité réveillée, il alla chercher la carte de
+Gilquin. Il relut à plusieurs reprises: «C'est pressé, une drôle
+d'affaire», sans en apprendre davantage. Quand M. Bouchard et le colonel
+arrivèrent, il glissa la carte dans sa poche, troublé, irrité par cette
+phrase, qui se plantait de nouveau dans sa cervelle.
+
+Le dîner fut très simple. M. Bouchard était garçon depuis deux jours, sa
+femme ayant dû partir auprès d'une tante malade, dont elle parlait
+d'ailleurs pour la première fois. Quant au colonel, qui trouvait
+toujours son couvert mis chez Rougon, il avait amené ce soir-là son fils
+Auguste, alors en congé. Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec
+sa bonne grâce silencieuse.
+
+Le service s'opérait sous ses yeux, lentement, minutieusement, sans
+qu'on entendît le moindre bruit de vaisselle. On causa des études dans
+les lycées. Le chef de bureau cita des vers d'Horace, rappela les prix
+qu'il avait remportés aux concours généraux, vers 1813. Le colonel
+aurait voulu une discipline plus militaire; et il dit pourquoi Auguste
+s'était fait refuser au baccalauréat, en novembre: l'enfant avait une
+intelligence si vive, qu'il allait toujours au-delà des questions des
+professeurs, ce qui mécontentait ces messieurs. Pendant que son père
+expliquait ainsi son échec, Auguste mangeait un blanc de volaille, avec
+un sourire en dessous de cancre réjoui.
+
+Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parut émotionner
+Rougon, jusque-là distrait. Il crut que c'était Gilquin, il leva
+vivement les yeux vers la porte, pliant déjà machinalement sa serviette,
+en attendant d'être prévenu. Mais ce fut Du Poizat qui entra.
+
+L'ancien sous-préfet s'assit à deux pas de la table, en familier de la
+maison. Il venait souvent le soir de bonne heure, tout de suite après
+son repas, qu'il prenait dans une petite pension du faubourg
+Saint-Honoré.
+
+«Je suis éreinté, murmura-t-il sans donner aucun détail sur ses besognes
+compliquées de l'après-midi. Je serais allé me coucher, si je n'avais eu
+l'idée de venir jeter un coup d'oeil sur les journaux.... Ils sont dans
+votre cabinet, n'est-ce pas, Rougon?» Il resta là pourtant, il accepta
+une poire avec deux doigts de vin. La conversation s'était mise sur la
+cherté des vivres; tout, depuis vingt ans, se trouvait doublé;
+M. Bouchard se souvenait d'avoir vu les pigeons à quinze sous la paire,
+dans sa jeunesse. Cependant, dès que le café et les liqueurs furent
+servis, Mme Rougon se retira discrètement. On retourna au salon sans
+elle; on était comme en famille. Le colonel et le chef de bureau
+apportèrent eux-mêmes la table de jeu devant la cheminée; et ils
+battirent les cartes, absorbés, perdus déjà dans de profondes
+combinaisons. Auguste, sur un guéridon, feuilletait la collection d'un
+journal illustré. Du Poizat avait disparu.
+
+«Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il est extraordinaire,
+hein?» Rougon s'approcha, hocha la tête. Puis, comme il revenait
+s'asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever les
+bûches, le domestique, qui était entré doucement, vint lui dire à
+l'oreille:
+
+«Le monsieur de ce matin est là.» Il tressaillit. Il n'avait pas entendu
+le coup de sonnette. Dans son cabinet, il trouva Gilquin debout, un
+rotin sous le bras, examinant avec des clignements d'yeux d'artiste une
+mauvaise gravure représentant Napoléon à Sainte-Hélène. Il restait
+boutonné jusqu'au menton, au fond de son grand paletot vert, la tête
+couverte d'un chapeau de soie noir presque neuf, fortement incliné sur
+l'oreille.
+
+«Eh bien?» demanda vivement Rougon.
+
+Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la tête, il dit en regardant
+la gravure:
+
+«C'est touché tout de même!... Il a l'air de joliment s'embêter,
+là-dessus!» Le cabinet se trouvait éclairé par une seule lampe, posée
+sur un coin de bureau. A l'entrée de Rougon, un petit bruit, un
+frémissement de papier, était parti d'un fauteuil à dossier énorme,
+placé devant la cheminée; puis, un tel silence avait régné, qu'on eût pu
+croire au craquement d'un tison à demi éteint. Gilquin, d'ailleurs,
+refusait de s'asseoir. Les deux hommes demeurèrent près de la porte,
+dans un pan d'ombre que jetait un corps de bibliothèque.
+
+«Eh bien?» répétait Rougon.
+
+Et il dit avoir passé rue Guisarde, l'après-midi. Alors, l'autre parla
+de sa concierge, une excellente femme, qui s'en allait de la poitrine, à
+cause de la maison, dont le rez-de-chaussée était humide.
+
+«Mais cette affaire pressée.... Qu'est-ce donc?
+
+--Attends! Je suis venu pour ça. Nous allons causer.... Et tu es monté,
+tu as entendu la chatte? Imagine toi, c'est une chatte qui est venue par
+les gouttières. Une nuit, comme ma fenêtre était restée ouverte, je l'ai
+trouvée couchée avec moi. Elle me léchait la barbe. Ça m'a semblé une
+farce, et je l'ai gardée.» Enfin, il se décida à parler de l'affaire.
+Mais l'histoire fut longue. Il commença par conter ses amours avec une
+repasseuse, dont il s'était fait aimer, un soir, à la sortie de
+l'Ambigu. Cette pauvre Eulalie venait d'être obligée de laisser ses
+meubles à son propriétaire, parce qu'un amant l'avait quittée, juste au
+moment où elle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle
+habitait un hôtel de la rue Montmartre, près de son atelier; et c'était
+chez elle qu'il avait couché toute la semaine, au deuxième, la porte au
+fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnait sur la cour.
+
+Rougon, résigné, l'écoutait.
+
+«Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j'avais apporté un gâteau et
+une bouteille de vin.... Nous avons mangé ça dans le lit, tu comprends.
+Nous nous couchons de bonne heure.... Eulalie s'est levée un peu avant
+minuit, pour secouer les miettes. Puis, la voilà qui dort à poings
+fermés. Une vraie souche, cette fille!... Moi, je ne dormais pas.
+J'avais soufflé la bougie, je regardais en l'air, lorsqu'une dispute
+s'est élevée dans la chambre voisine. Il faut te dire que les deux
+chambres communiquaient par une porte aujourd'hui condamnée.
+
+Les voix restaient basses; la paix parut se faire; mais j'entendis des
+bruits si singuliers, que, ma foi, j'allai coller mon oeil contre une
+fente de la porte.... Non, tu ne devinerais jamais...» Il s'arrêta, les
+yeux arrondis, jouissant de l'effet qu'il pensait produire.
+
+«Eh bien, ils étaient deux, un jeune de vingt-cinq ans, assez gentil, et
+un vieux qui doit avoir dépassé la cinquantaine, petit, maigre,
+maladif.... Les gaillards examinaient des pistolets, des poignards, des
+épées, toutes sortes d'armes neuves dont l'acier luisait.... Ils
+parlaient dans un jargon à eux, que je ne comprenais pas d'abord. Mais,
+à certains mots, j'ai reconnu de l'italien.
+
+Tu sais, j'ai voyagé en Italie, pour les pâtes. Alors, je me suis
+appliqué, et j'ai compris, mon bon.... Ce sont des messieurs qui sont
+venus à Paris pour assassiner l'empereur. Voilà!» Et il croisa les bras,
+serrant sa canne sur sa poitrine, tandis qu'il répétait à plusieurs
+reprises:
+
+«Hein? elle est drôle!» C'était là l'affaire que Gilquin trouvait drôle.
+Rougon haussa les épaules; vingt fois on lui avait dénoncé des complots.
+Mais l'ancien commis voyageur précisait:
+
+«Tu m'as dit de venir te répéter les cancans du quartier. Moi, je veux
+bien te rendre service, je te répète tout, n'est-ce pas? Tu as tort de
+branler la tête.... Crois-tu que si j'étais allé à la préfecture, on ne
+m'aurait pas lâché un joli pourboire? Seulement, j'aime mieux en faire
+profiter un ami. Entends-tu, c'est sérieux! Va conter la chose à
+l'empereur, qui t'embrassera, parbleu!»
+
+Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme il les
+nommait. Dans la journée, il en venait deux autres, un jeune et un d'âge
+mûr, très beau, avec une face pâle, de longs cheveux noirs, qui semblait
+être le chef. Tout ce monde-là rentrait éreinté, discutait à mots
+couverts, brièvement. La veille, il les avait vus charger des «petites
+machines» en fer, qu'il croyait être des bombes. Il s'était fait donner
+la clef d'Eulalie; il restait dans la chambre, sans souliers, l'oreille
+tendue.
+
+Et, dès neuf heures, le soir, il s'arrangeait de façon à ce qu'Eulalie
+ronflât, pour tranquilliser les voisins. Selon lui, il ne fallait jamais
+mettre les femmes dans les affaires politiques. A mesure que Gilquin
+parlait, Rougon devenait grave.
+
+Il croyait. Sous la légère ivresse de l'ancien commis voyageur, au
+milieu des détails étranges dont le récit se trouvait coupé, il sentait
+une vérité se dégager et s'imposer. Puis, toute son attente de la
+journée, sa curiosité anxieuse, le frappaient maintenant comme un
+pressentiment. Et il était repris par ce tremblement intérieur qui le
+tenait depuis le matin, une émotion involontaire d'homme fort dont le
+sort va se jouer sur un coup de carte.
+
+«Des imbéciles qui doivent avoir toute la préfecture à leurs trousses»,
+murmura-t-il en affectant une grande indifférence.
+
+Gilquin se mit à ricaner. Il mâchait entre ses dents:
+
+«La préfecture fera bien de se presser, en ce cas.» Et il se tut, riant
+toujours, donnant une tape amicale à son chapeau. Le grand homme comprit
+qu'il n'avait pas tout dit. Il le regarda en face. Mais l'autre rouvrait
+la porte, en reprenant:
+
+«Enfin, te voilà prévenu.... Moi, je vais dîner, mon bon. Je n'ai pas
+encore dîné, tel que tu me vois. J'ai filé mes individus tout
+l'après-midi.... Et j'ai une faim!» Rougon l'arrêta, offrit de lui faire
+servir un morceau de viande froide; et il donna tout de suite l'ordre de
+mettre un couvert dans la salle à manger. Gilquin parut très touché. Il
+referma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestique
+n'entendît pas.
+
+«Tu es un bon garçon... Écoute bien. Je ne veux pas te mentir. Si tu
+m'avais mal reçu, j'allais à la préfecture.... Mais à présent tu sauras
+tout. C'est de l'honnêteté, hein? Tu te souviendras de ce service-là,
+j'espère.
+
+Les amis sont toujours les amis, on a beau dire...» Alors, il se pencha,
+il ajouta d'une voix sifflante:
+
+«C'est pour demain soir.... On doit nettoyer Badinguet devant l'Opéra, à
+son entrée au théâtre. La voiture, les aides de camp, la clique, tout
+sera balayé du coup.» Pendant que Gilquin s'attablait dans la salle à
+manger, Rougon resta au milieu de son cabinet, immobile, la face
+terreuse. Il réfléchissait, il hésitait. Enfin, il s'assit à son bureau,
+prit une feuille de papier; mais il la repoussa presque aussitôt. Un
+instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte, comme sur
+le point de donner un ordre. Et il revint lentement, il s'absorba de
+nouveau dans une pensée qui noyait son visage d'ombre.
+
+A ce moment, devant la cheminée, le fauteuil à dossier énorme eut une
+secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journal d'un air
+tranquille.
+
+«Comment! vous étiez là, vous! dit Rougon rudement.
+
+--Mais sans doute, je lisais les journaux, répondit l'ancien
+sous-préfet, avec un sourire qui montrait ses dents blanches mal
+rangées. Vous le saviez bien, vous m'avez vu en entrant.» Ce mensonge
+effronté coupa court à toute explication. Les deux hommes se regardèrent
+quelques secondes, en silence. Et comme Rougon semblait le consulter,
+perplexe, s'approchant une seconde fois de son bureau, Du Poizat eut un
+petit geste qui signifiait clairement: «Attendez donc, rien ne presse,
+il faut voir.» Pas un mot ne fut échangé entre eux: Ils retournèrent au
+salon.
+
+Ce soir-là, une telle querelle avait éclaté entre le colonel et M.
+Bouchard, à propos des princes d'Orléans et du comte de Chambord, qu'ils
+venaient de jeter les cartes, jurant de ne plus jamais jouer ensemble.
+Ils s'étaient assis aux deux côtés de la cheminée, les yeux gros de
+menaces. Quand Rougon entra, ils se réconciliaient, en faisant de lui un
+éloge extraordinaire.
+
+«Oh! je ne me gêne pas, je le dis devant lui, poursuivit le colonel. Il
+n'y a personne de sa taille à cette heure.
+
+--Nous disons du mal de vous, vous entendez», reprit Bouchard d'un air
+fin.
+
+Et la conversation continua.
+
+«Une intelligence hors ligne!
+
+--Un homme d'action qui a le coup d'oeil des conquérants!
+
+--Ah! nous aurions bien besoin qu'il s'occupât un peu de nos affaires!
+
+--Oui, le gâchis serait moins grand. Lui seul peut sauver l'Empire.»
+Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un air maussade, par
+modestie. Ces coups d'encensoir en pleine figure lui étaient extrêmement
+agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait si délicieusement
+chatouillée, que lorsque le colonel et M. Bouchard, pendant des soirées
+entières, se renvoyaient ainsi des phrases admiratives. Leur bêtise
+s'étalait, leurs visages prenaient des expressions gravement bouffonnes;
+et plus il les sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone,
+qui le célébrait à faux, d'une façon continue. Parfois, il en
+plaisantait, quand les deux cousins n'étaient pas là; mais il n'y
+contentait pas moins tous ses appétits d'orgueil et de domination.
+C'était un fumier d'éloges, assez vaste pour qu'il pût y vautrer à
+l'aise son grand corps.
+
+«Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant la tête. Ah! si
+j'étais réellement aussi fort que vous le croyez...» Il n'acheva pas. Il
+s'était assis devant la table de jeu, et machinalement il faisait une
+réussite, ce qui ne lui arrivait plus que très rarement. M. Bouchard et
+le colonel allaient toujours; ils le déclaraient grand orateur, grand
+administrateur, grand financier, grand politique.
+
+Du Poizat, resté debout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans
+regarder Rougon, comme s'il n'eût pas été là:
+
+«Mon Dieu! un événement suffirait.... L'empereur est très bien disposé
+pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate, qu'il sente le besoin
+d'un bras énergique, et après-demain Rougon est ministre.... Mon Dieu!
+oui.» Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller au fond
+de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveau toute
+grise d'ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses et
+infatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient le bercer, le
+pousser à quelque résolution, devant laquelle il hésitait encore. Il
+finissait par sourire, lorsque le jeune Auguste, qui venait d'achever la
+réussite interrompue, s'écria:
+
+«Elle a réussi, monsieur Rougon.
+
+--Parbleu! dit Du Poizat, répétant le mot habituel du grand homme, ça
+réussit toujours!» A ce moment, un domestique vint dire à Rougon qu'un
+monsieur et une dame le demandaient; et il lui remit une carte, qui lui
+fit pousser un léger cri.
+
+«Comment! ils sont à Paris!» C'étaient le marquis et la marquise
+d'Escorailles. Il se hâta de les recevoir dans son cabinet. Ils
+s'excusèrent de venir si tard. Puis, dans leur conversation, ils
+laissèrent entendre qu'ils se trouvaient à Paris depuis deux jours, mais
+que la peur de voir mal interpréter leur visite chez un personnage
+tenant de près au gouvernement leur avait fait remettre cette visite à
+l'heure indue où ils se présentaient. Cette explication ne blessa
+nullement Rougon. La présence du marquis et de la marquise dans sa
+maison était pour lui un honneur inespéré. L'empereur en personne aurait
+frappé à sa porte, qu'il eût éprouvé une satisfaction de vanité moins
+grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c'était tout Plassans
+qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique, froid, guindé, dont
+il avait gardé, du fond de sa jeunesse, une idée d'Olympe inaccessible;
+et il satisfaisait enfin un rêve d'ambition ancienne, il se sentait
+vengé des dédains de sa petite ville, lorsqu'il y traînait ses souliers
+éculés d'avocat sans causes.
+
+«Nous n'avons pas trouvé Jules, dit la marquise.
+
+Nous nous faisions un plaisir de le surprendre.... Il a dû aller à
+Orléans, pour une affaire, paraît-il.» Rougon ignorait l'absence du
+jeune homme. Mais il comprit, en se souvenant que la tante auprès de
+laquelle se trouvait Mme Bouchard, habitait Orléans.
+
+Et il excusa Jules, il expliqua même l'affaire grave, un travail sur une
+question d'abus de pouvoir, qui avait nécessité son voyage. Il le donna
+comme un garçon intelligent, dont la carrière serait belle.
+
+«Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sans appuyer sur cette
+allusion à la ruine de la famille. Nous nous sommes séparés de lui avec
+un grand déchirement.» Et, discrètement, le père et la mère déplorèrent
+les nécessités de notre abominable époque qui empêchent les fils de
+grandir dans la religion de leurs parents. Eux, n'avaient pas remis les
+pieds à Paris, depuis la chute de Charles X. Ils n'y seraient certes
+jamais revenus, s'il ne s'était agi de l'avenir de Jules. Depuis que le
+cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l'empire, ils
+feignaient bien devant le monde de le renier, mais ils travaillaient à
+son avancement d'une façon sourde et continue.
+
+«Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon, reprit le marquis
+d'un ton de familiarité charmante. Nous aimons notre enfant, c'est bien
+légitime.... Oh! vous avez beaucoup fait, et nous vous remercions.
+
+Mais il faut que vous fassiez plus encore. Nous sommes des amis et des
+compatriotes, n'est-ce pas?» Rougon, très ému, s'inclinait. L'attitude
+humble de ces deux vieillards qu'il avait connus si majestueux, quand
+ils se rendaient, le dimanche, à l'église Saint-Marc, lui causait un
+grandissement de sa propre personne. Il leur fit des promesses
+formelles.
+
+Lorsqu'ils se retirèrent, après vingt minutes de conversation intime, la
+marquise lui prit une main, qu'elle garda dans la sienne, en murmurant:
+
+«Alors, c'est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommes venus exprès de
+Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous, à notre âge!
+Maintenant, nous nous en retournerons bien joyeux.... On nous disait que
+vous ne pouviez plus rien.» Rougon eut un sourire. Il prononça ces
+derniers mots d'un air de décision qui semblait répondre en lui à des
+pensées secrètes:
+
+«On peut ce qu'on veut.... Comptez sur moi.» Cependant, quand ils ne
+furent plus là, l'ombre d'un regret lui passa encore sur le visage. Il
+s'arrêta au milieu de l'anti-chambre, lorsqu'il aperçut,
+respectueusement debout, dans un coin, un individu proprement mis,
+balançant entre ses doigts un petit chapeau de feutre rond.
+
+«Qu'est-ce que vous voulez?» lui demanda-t-il d'un ton brusque.
+
+L'individu, très grand, très fort, murmura, en baissant les yeux:
+
+«Monsieur ne me reconnaît pas?» Et comme Rougon disait non, brutalement:
+
+«Je suis Merle, l'ancien huissier de monsieur au Conseil d'État.» Rougon
+se radoucit un peu.
+
+«Ah! très bien. Vous portez toute votre barbe, maintenant.... Eh bien,
+qu'est-ce que vous voulez, mon garçon?» Alors, Merle expliqua, avec des
+manières polies d'homme comme il faut. Il avait rencontré Mme Correur,
+l'après-midi; c'était elle qui lui avait conseillé d'aller voir monsieur
+le soir même; sans cela, il ne se serait jamais permis de déranger
+monsieur à pareille heure.
+
+«Mme Correur est bien bonne», répéta-t-il à plusieurs reprises.
+
+Puis, il dit enfin qu'il se trouvait sans place. S'il portait toute sa
+barbe, c'était qu'il avait quitté le Conseil d'État depuis environ six
+mois. Et quand Rougon l'interrogea sur les motifs de son renvoi, il
+n'avoua pas avoir été mis à la porte pour sa mauvaise conduite. Il pinça
+les lèvres, il répondit d'un air discret:
+
+«On savait combien j'étais dévoué à monsieur.
+
+Depuis le départ de monsieur, on me faisait toutes sortes de misères,
+parce que je n'ai jamais su cacher mes sentiments.... Un jour, j'ai
+failli donner un soufflet à un camarade, qui disait des choses
+inconvenantes.... Et ils m'ont renvoyé.».
+
+Rougon le regardait fixement.
+
+«Alors, mon garçon, c'est à cause de moi que vous voilà sur le pavé?»
+Merle eut un petit sourire.
+
+«Et je vous dois une place, n'est-ce pas? Il faut que je vous case
+quelque part?» Il sourit de nouveau, en disant simplement:
+
+«Monsieur serait bien bon.» Un court silence régna. Rougon tapait
+légèrement ses mains l'une contre l'autre, d'un mouvement machinal et
+nerveux. Il se mit à rire, résolu, soulagé. Il avait trop de dettes, il
+voulait payer tout.
+
+«Je songerai à vous, vous aurez votre place, reprit-il.
+
+Vous avez bien fait de venir, mon garçon.» Et il le congédia. Cette
+fois, il n'hésitait plus. Il entra dans la salle à manger, où Gilquin
+achevait un pot de confitures, après avoir mangé une tranche de pâté,
+une cuisse de poulet et des pommes de terre froides. Du Poizat, qui
+était venu rejoindre ce dernier, causait avec lui, à califourchon sur
+une chaise. Ils parlaient des femmes, de la façon de se faire aimer,
+très crûment.
+
+Gilquin avait gardé son chapeau sur la tête; et il se renversait, il se
+dandinait sur sa chaise, un cure-dent aux lèvres, pour avoir bon genre.
+«Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avec un claquement
+de langue. Je vais rue Montmartre voir ce que deviennent mes oiseaux.»
+Mais Rougon, qui semblait très gai, le plaisanta.
+
+Est-ce qu'il croyait toujours à son histoire de conspirateurs,
+maintenant qu'il avait dîné? Du Poizat, lui aussi, affectait
+l'incrédulité la plus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec
+Gilquin, auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous
+le bras, répétait, dès qu'il pouvait placer un mot:
+
+«Alors, vous n'allez pas prévenir...
+
+--Eh! si, finit par répondre Rougon. On se moquera de moi, voilà
+tout.... Rien ne presse. Demain matin.» L'ancien commis voyageur tenait
+déjà le bouton de la porte. Il revint en ricanant.
+
+«Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, je m'en fiche, moi!
+Ça serait même plus drôle.
+
+--Oh! reprit le grand homme d'un air convaincu, presque religieux,
+l'empereur ne craint rien, même si l'histoire est vraie. Ces coups-là ne
+réussissent jamais.... Il y a une Providence.» Ce mot fut le dernier
+prononcé. Du Poizat s'en alla avec Gilquin, qu'il tutoyait amicalement.
+Et lorsque, une heure plus tard, à dix heures et demie, Rougon donna une
+poignée de main à M. Bouchard et au colonel qui partaient, il s'étira
+les bras, il bailla, comme il faisait parfois, en disant: «Je suis
+éreinté. Je vais joliment dormir, cette nuit.»
+
+Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture de
+l'empereur, devant l'Opéra. Une épouvantable panique s'emparait de la
+foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquante personnes
+étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuée roide, barrait
+le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé. Un aide de camp,
+blessé à la nuque, laissait derrière lui des gouttes de sang. Et, sous
+la lueur crue du gaz, au milieu de la fumée, l'empereur descendu sain et
+sauf de la voiture criblée de projectiles, saluait. Son chapeau seul
+était troué d'un éclat de bombe.
+
+Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin,
+pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises, témoigné
+l'envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner, Clorinde arriva.
+Alors, il s'oublia avec elle, jusqu'au soir, dans son cabinet. Elle
+venait pour le consulter sur une affaire compliquée, et elle se montrait
+découragée, elle n'arrivait à rien, disait-elle. Lui, alors, la consola,
+très touché de sa tristesse, montrant beaucoup d'espoir, donnant à
+entendre que tout allait changer. Il n'ignorait pas le dévouement et la
+propagande de ses amis; il récompenserait jusqu'aux plus humbles d'entre
+eux. Quand elle le quitta, il l'embrassa au front. Puis, après son
+dîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, il prit
+le chemin le plus direct pour arriver sur les quais, étouffant,
+cherchant l'air vif de la rivière. Cette soirée d'hiver était très
+douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait peser sur la ville,
+dans un silence noir. Au loin, le grondement des grandes voies se
+mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d'un pas égal, toujours devant
+lui, frôlant de son paletot la pierre du parapet; des lumières à
+l'infini, dans l'enfoncement des ténèbres, pareilles à des étoiles
+marquant les bornes d'un ciel éteint, lui donnaient une sensation
+élargie, immense, de ces places et de ces rues dont il ne voyait plus
+les maisons; et, à mesure qu'il avançait, il trouvait Paris grandi, fait
+à sa taille, ayant assez d'air pour sa poitrine. L'eau couleur d'encre,
+moirée d'écailles d'or vivantes, avait une respiration grosse et douce
+de colosse endormi, qui accompagnait l'énormité de son rêve. Comme il
+arrivait en face du Palais de justice, une horloge sonna neuf heures. Il
+eut un tressaillement, il se tourna, prêta l'oreille; il lui semblait
+entendre passer sur les toits une panique soudaine, des bruits lointains
+d'explosions, des cris d'épouvante.
+
+Paris, tout d'un coup, lui parut dans la stupeur de quelque grand crime.
+Et il se rappela alors de cet après-midi de juin, l'après-midi clair et
+triomphant du baptême, les cloches sonnant dans le soleil chaud, les
+quais emplis d'un écrasement de foule, toute cette gloire de l'empire à
+son apogée, sous laquelle il s'était senti un instant écrasé, au point
+de jalouser l'empereur. A cette heure, c'était sa revanche, un ciel sans
+lune, la ville terrifiée et muette, les quais vides, traversés d'un
+frisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de louche
+embusqué au fond de la nuit. Lui, respirant à longs soupirs, aimait ce
+Paris coupe-gorge, dans l'ombre effrayante duquel il ramassait la
+toute-puissance.
+
+Dix jours plus tard, Rougon remplaça au ministère de l'Intérieur M. de
+Marsy, qui fut nommé président du Corps législatif.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Un matin de mars, au ministère de l'Intérieur, Rougon était dans son
+cabinet, très occupé à rédiger une circulaire confidentielle que les
+préfets devaient recevoir le lendemain. Il s'arrêtait, soufflait,
+écrasait la plume sur le papier.
+
+«Jules, donnez-moi donc un synonyme à autorité, dit-il. C'est bête,
+cette langue!... Je mets autorité à toutes les lignes.
+
+--Mais pouvoir, gouvernement, empire», répondit le jeune homme en
+souriant.
+
+M. Jules d'Escorailles, qu'il avait pris pour secrétaire, dépouillait la
+correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvrait soigneusement les
+enveloppes avec un canif, parcourait les lettres d'un coup d'oeil, les
+classait.
+
+Devant la cheminée où brûlait un grand feu, le colonel, M. Kahn et M.
+Béjuin se trouvaient assis. Tous trois très à l'aise, allongés,
+chauffaient leurs semelles, sans dire un mot. Ils étaient chez eux. M.
+Kahn lisait un journal. Les deux autres, béatement renversés, tournaient
+leurs pouces, en regardant la flamme.
+
+Rougon se leva, versa un verre d'eau sur une console, et le but d'un
+trait.
+
+«Je ne sais ce que j'ai mangé hier, murmura-t-il.
+
+J'avalerais la Seine, ce matin.» Et il ne se rassit pas tout de suite.
+Il fit le tour du cabinet, déhanchant son grand corps. Son pas ébranlait
+sourdement le parquet, sous l'épais tapis. Il alla écarter les rideaux
+de velours vert, pour avoir plus de jour.
+
+Puis, au milieu de la vaste pièce, d'un luxe noir et fané de palais
+garni, il s'étira les bras, les mains nouées derrière la nuque,
+jouissant, comme pâmé par l'odeur administrative, l'odeur de puissance
+satisfaite, qu'il respirait là. Un rire lui venait malgré lui; et il
+riait tout seul, les côtes chatouillées, d'un rire de plus en plus fort
+où sonnait le triomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette
+gaieté, se tournèrent, lui adressèrent un hochement de tête silencieux.
+
+«Ah! c'est bon tout de même!» dit-il simplement.
+
+Comme il reprenait sa place devant l'énorme bureau de palissandre, Merle
+entra. L'huissier était correct, en habit noir et en cravate blanche. Il
+n'avait plus un poil de barbe, rasé de près, la face digne.
+
+«Je demande pardon à Son Excellence, murmura-t-il, il y a là le préfet
+de la Somme...
+
+--Qu'il aille au diable! je travaille, répondit brutalement Rougon. Il
+est incroyable que je ne puisse avoir un moment à moi.» Merle ne se
+déconcerta pas. Il continua:
+
+«M. le préfet assure que Son Excellence l'attend.... Il y a aussi les
+préfets de la Nièvre, du Cher et du Jura.
+
+--Eh bien, qu'ils attendent, ils sont faits pour ça!» reprit Rougon très
+haut.
+
+L'huissier sortit. M. d'Escorailles avait eu un sourire.
+
+Les trois autres, qui se chauffaient, s'allongèrent davantage, très
+amusés également par la réponse du ministre.
+
+Celui-ci fut flatté de son succès.
+
+«C'est vrai, je suis dans les préfets depuis un mois.... Il a fallu que
+je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez! il y en a de stupides.
+Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence à en avoir assez....
+D'ailleurs, je travaille pour eux, ce matin.» Et il se remit à sa
+circulaire. On n'entendit plus, dans l'air chaud de la pièce, que le
+bruit de sa plume d'oie et le léger froissement des enveloppes ouvertes
+par M. d'Escorailles. M. Kahn avait pris un autre journal; le colonel et
+M. Béjuin sommeillaient à demi. Au-dehors, la France, peureuse, se
+taisait. L'empereur, en appelant Rougon au pouvoir, voulait des
+exemples. Il connaissait sa poigne de fer; il lui avait dit, au
+lendemain de l'attentat, dans la colère de l'homme sauvé: «Pas de
+modération! il faut qu'on vous craigne!» Et il venait de l'armer de
+cette terrible loi de sûreté générale, qui autorisait l'internement en
+Algérie ou l'expulsion hors de l'Empire de tout individu condamné pour
+un fait politique. Bien qu'aucune main française n'eût trempé dans le
+crime de la rue Le Peletier, les républicains allaient être traqués et
+déportés; c'était le coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2
+décembre. On parlait d'un mouvement préparé par le parti
+révolutionnaire; on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers.
+Dès le milieu de mars, trois cent quatre-vingts internés étaient
+embarqués à Toulon.
+
+Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le pays tremblait,
+dans la terreur qui sortait, comme une fumée d'orage, du cabinet de
+velours vert, où Rougon riait tout seul, en s'étirant les bras.
+
+Jamais le grand homme n'avait goûté de pareils contentements. Il se
+portait bien, il engraissait; la santé lui était revenue avec le
+pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coups de talon,
+pour qu'on entendît la lourdeur de son pas aux quatre coins de la
+France son désir était de ne pouvoir poser son verre vide sur une
+console, jeter sa plume, faire un mouvement, sans donner une secousse au
+pays. Cela l'amusait d'être une épouvante, de forger la foudre, au
+milieu de la béatitude de ses amis, d'assommer un peuple avec ses poings
+enflés de bourgeois parvenu. Il avait écrit dans une circulaire: «C'est
+aux bons à se rassurer, aux méchants seuls à trembler.» Et il jouait son
+rôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d'une main jalouse.
+Un immense orgueil lui venait, l'idolâtrie de sa force et de son
+intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait à lui-même
+des régals de jouissance surhumaine.
+
+Dans la poussée des hommes du Second Empire, Rougon affichait depuis
+longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiait répression à
+outrance; refus de toutes les libertés, gouvernement absolu. Aussi
+personne ne se trompait-il, en le voyant au ministère.
+
+Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux; il avait des besoins
+plutôt que des opinions; il trouvait le pouvoir trop désirable, trop
+nécessaire à ses appétits de domination, pour ne pas l'accepter, sous
+quelque condition qu'il se présentât. Gouverner, mettre son pied sur la
+nuque de la foule, c'était là son ambition immédiate; le reste offrait
+simplement des particularités secondaires, dont il s'accommoderait
+toujours. Il avait l'unique passion d'être supérieur. Seulement, à cette
+heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait aux affaires,
+doublaient pour lui la joie du succès; il tenait de l'empereur une
+entière liberté d'action, il réalisait son ancien désir de mener les
+hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rien ne l'épanouissait
+davantage que de se sentir détesté. Puis, parfois, quand on lui collait
+le nom de tyran entre les épaules, il souriait, il disait ces paroles
+profondes:
+
+«Si je deviens libéral un jour, ils diront que j'ai changé.» Mais la
+plus grande volupté de Rougon était encore de triompher devant sa bande.
+Il oubliait la France, les fonctionnaires à ses genoux, le peuple de
+solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivre dans l'admiration continue
+des dix à quinze familiers de son entourage. Il leur ouvrait à toute
+heure son cabinet, les faisait régner là, sur les fauteuils, à son
+bureau même, se disait heureux d'en rencontrer sans cesse entre ses
+jambes, ainsi que des animaux fidèles. Le ministre, ce n'était pas
+seulement lui, mais eux tous, qui étaient comme des dépendances de sa
+personne. Dans la victoire, un travail sourd se faisait, les liens se
+resserraient, il se prenait à les aimer d'une amitié jalouse, mettant sa
+force à ne pas être seul, se sentant la poitrine élargie par leurs
+ambitions. Il oubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver
+très intelligents, très forts, à son image. Il voulait surtout qu'on le
+respectât en eux, il les défendait avec emportement, comme il aurait
+défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaient les
+siennes.
+
+Même il finissait par s'imaginer leur devoir beaucoup, soudant au
+souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoins lui-même, il
+taillait à la bande de belles proies, il goûtait à la combler la joie
+personnelle d'agrandir autour de lui l'éclat de sa fortune.
+
+Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède.
+
+M. d'Escorailles, après avoir examiné la suscription d'une des lettres
+qu'il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l'ouvrir.
+
+«Une lettre de mon père», dit-il.
+
+Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministre d'avoir
+pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deux pages de fine
+écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche. Puis, avant de se
+remettre au travail, il demanda:
+
+«Du Poizat n'a pas écrit?
+
+--Si, monsieur, répondit le secrétaire en cherchant une lettre parmi les
+autres. Il commence à se reconnaître dans sa préfecture. Il dit que les
+Deux Sèvres, et en particulier la ville de Niort, ont besoin d'être
+menées par une main solide.» Rougon parcourait la lettre. Quand il l'eut
+achevée:
+
+«Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirs qu'il demande....
+Ne lui répondez pas, c'est inutile.
+
+Ma circulaire lui est destinée.» Il reprit la plume, cherchant les
+dernières phrases.
+
+Du Poizat avait voulu être préfet à Niort, dans son pays; et le
+ministre, à chaque décision grave, se préoccupait surtout des
+Deux-Sèvres, gouvernant la France d'après les avis et les besoins de son
+ancien compagnon de misère. Il terminait enfin sa lettre confidentielle
+aux préfets, lorsque M. Kahn, brusquement, se fâcha.
+
+«Mais c'est abominable!» cria-t-il.
+
+Et tapant de la main le journal qu'il tenait, s'adressant à Rougon:
+
+«Avez-vous lu ça?... Il y a, en tête, un article qui fait appel aux plus
+mauvaises passions. Tenez, écoutez cette phrase: "La main qui punit doit
+être impeccable, car si la justice vient à se tromper, le lien social
+lui même se dénoue. Comprenez-vous?... Et dans les faits divers, donc!
+Je trouve là l'histoire d'une comtesse enlevée par le fils d'un marchand
+de grains. On ne devrait pas laisser passer des anecdotes pareilles. Ça
+détruit le respect du peuple pour les hautes classes.» M. d'Escorailles
+intervint.
+
+«Le feuilleton est encore plus odieux. Il s'agit d'une femme bien élevée
+qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas même des remords.»
+Rougon eut un geste terrible.
+
+«Oui, oui, on m'a déjà signalé ce numéro, dit-il. Vous devez voir que
+j'ai marqué les passages au crayon rouge.... Un journal qui est à nous,
+pourtant! Tous les jours, je suis obligé de l'éplucher ligne par ligne.
+Ah! le meilleur ne vaut rien, il faudrait leur couper le cou à tous!» Il
+ajouta plus bas, en pinçant les lèvres:
+
+«J'ai envoyé chercher le directeur. Je l'attends.» Le colonel avait pris
+le journal des mains de M. Kahn. Il s'indigna et le passa à M. Béjuin,
+qui, à son tour, parut écoeuré. Rougon, les coudes sur le bureau,
+songeait, les paupières à demi closes.
+
+«A propos, dit-il en se tournant vers son secrétaire, ce pauvre Huguenin
+est mort hier. Voilà une place d'inspecteur vacante. Il faudra nommer
+quelqu'un.» Et comme les trois amis, devant la cheminée, levaient
+vivement la tête, il continua:
+
+«Oh! une place sans importance. Six mille francs. Il est vrai qu'il n'y
+a absolument rien à faire.» Mais il fut interrompu. La porte d'un
+cabinet voisin s'était ouverte.
+
+«Entrez, entrez, monsieur Bouchard! cria-t-il.
+
+J'allais vous faire appeler.»
+
+M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportait un travail
+sur les maires et les préfets qui sollicitaient des croix de chevalier
+et d'officier. Rougon avait vingt-cinq croix à distribuer aux plus
+méritants. Il prit le travail, examina la liste des noms, feuilleta les
+dossiers. Pendant ce temps, le chef de division, s'approchant de la
+cheminée, donnait des poignées de main à ces messieurs. Il s'adossa,
+releva les pans de sa redingote, pour présenter ses cuisses à la flamme.
+
+«Hein? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printemps sera tardif.
+
+--Une pluie du tonnerre de Dieu! dit le colonel. Je sens une attaque,
+j'ai eu des élancements dans le pied gauche toute la nuit.» Puis, après
+un silence:
+
+«Et madame? demanda M. Kahn.
+
+--Je vous remercie, elle se porte bien, répondit
+
+M. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois.» Il y eut un nouveau
+silence. Rougon feuilletait toujours les papiers. Il s'arrêta à un nom.
+
+«Isidore Gaudibert.... Est-ce qu'il n'a pas fait des vers, celui-là?
+
+--Parfaitement! dit M. Bouchard. Il est maire de Barbeville depuis 1852.
+A chaque heureux événement, pour le mariage de l'empereur, pour les
+couches de l'impératrice, pour le baptême du prince impérial, il a
+envoyé à Leurs Majestés des odes pleines de goût.» Le ministre faisait
+une moue méprisante. Mais le colonel affirma avoir lu les odes; lui, les
+trouvait spirituelles. Il en citait particulièrement une, dans laquelle
+l'empereur était comparé à un feu d'artifice. Et, sans transition, à
+demi-voix, par satisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se
+mirent à dire le plus grand bien de l'empereur. Maintenant, toute la
+bande était bonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel et
+M. Bouchard, réconciliés, ne se jetant plus à la tête les princes
+d'Orléans et le comte de Chambord, luttaient désormais à qui ferait
+l'éloge du souverain en meilleurs termes.
+
+«Ah! non, pas celui-là! cria tout à coup Rougon. Ce Jusselin est une
+créature de Marsy. Je n'ai pas besoin de récompenser les amis de mon
+prédécesseur.» Et, d'un trait de plume qui écorcha le papier, il biffa
+le nom.
+
+«Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu'un.... C'est une croix
+d'officier.» Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d'Escorailles, malgré
+sa grande jeunesse, avait reçu la croix de chevalier huit jours
+auparavant; M. Kahn et M. Bouchard étaient officiers; le colonel venait
+enfin d'être nommé commandeur.
+
+«Voyons, nous disons une croix d'officier», répétait Rougon, en
+fouillant de nouveau dans les dossiers.
+
+Mais il s'interrompit, comme frappé d'une idée subite.
+
+«Est-ce que vous n'êtes pas maire quelque part, monsieur Béjuin?»
+demanda-t-il.
+
+M. Béjuin se contenta d'incliner la tête à deux reprises. Ce fut M. Kahn
+qui répondit pour lui.
+
+«Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petite commune où se
+trouve sa cristallerie.
+
+--Cela va tout seul, alors! dit le ministre, ravi de cette occasion de
+pousser un des siens. Il n'est justement que chevalier.... Monsieur
+Béjuin, vous ne demandez jamais rien. Il faut toujours que je songe à
+vous.»
+
+M. Béjuin eut un sourire et remercia. Il ne demandait jamais rien, en
+effet. Mais il était sans cesse là, silencieux, modeste, attendant les
+miettes; et il ramassait tout.
+
+«Léon Béjuin, n'est-ce pas? à la place de Pierre François Jusselin,
+reprit Rougon en opérant le changement de nom.
+
+--Béjuin, Jusselin, ça rime», fit remarquer le colonel. Cette
+observation parut une plaisanterie très fine. On en rit beaucoup. Enfin,
+M. Bouchard remporta les pièces signées. Rougon s'était levé; il avait
+des inquiétudes dans les jambes, disait-il; les jours de pluie
+l'agitaient.
+
+Cependant, la matinée s'avançait, les bureaux bourdonnaient au loin; des
+pas rapides traversaient les pièces voisines; des portes s'ouvraient, se
+fermaient; tandis que des chuchotements couraient, étouffés par les
+tentures. Plusieurs employés vinrent encore présenter des pièces à la
+signature du ministre. C'était un va-et-vient continu, la machine
+administrative en travail, avec une dépense extraordinaire de papiers
+promenés de bureau en bureau. Et, au milieu de cette agitation, derrière
+la porte, dans l'anti-chambre, on entendait le gros silence résigné des
+vingt et quelques personnes qui s'assoupissaient sous les regards de
+Merle, en attendant que Son Excellence voulût bien les recevoir. Rougon,
+pris comme d'une fièvre d'activité, se débattait parmi tout ce monde,
+donnait des ordres à demi-voix dans un coin de son cabinet, éclatait
+brusquement en paroles violentes contre quelque chef de service,
+taillait la besogne, tranchait les affaires d'un mot, énorme, insolent,
+le cou gonflé, la face crevant de force.
+
+Merle entra, avec sa tranquille dignité que les rebuffades ne pouvaient
+entamer.
+
+«M. le préfet de la Somme... commença-t-il.
+
+--Encore!» interrompit furieusement Rougon.
+
+L'huissier s'inclina, attendit de pouvoir parler.
+
+«M. le préfet de la Somme m'a prié de demander à Son Excellence si elle
+le recevrait ce matin. Dans le cas contraire, Son Excellence serait bien
+bonne de lui fixer une heure pour demain.
+
+--Je le recevrai ce matin.... Qu'il ait un peu de patience, que diable!»
+La porte du cabinet était restée ouverte, et l'on apercevait
+l'anti-chambre, par l'entrebâillement, une vaste pièce, avec une grande
+table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge, le long des
+murs. Tous les fauteuils étaient occupés; même deux dames se tenaient
+debout, devant la table. Les têtes se tournaient discrètement, des
+regards se glissaient dans le cabinet du ministre, suppliants, tout
+allumés du désir d'entrer.
+
+Près de la porte, le préfet de la Somme, un petit homme blême, causait
+avec ses deux collègues du Jura et du Cher. Et comme il faisait le
+mouvement de se lever, croyant sans doute qu'il allait enfin être admis,
+Rougon reprit, en s'adressant à Merle:
+
+«Dans dix minutes, entendez-vous.... Je ne puis absolument recevoir
+personne en ce moment.» Mais il parlait encore qu'il vit M.
+Beulin-d'orchère traverser l'anti-chambre. Il alla vivement à sa
+rencontre, l'attira d'une poignée de main dans son cabinet, en criant:
+
+«Eh! entrez donc, cher ami! Vous arrivez, n'est-ce pas? Vous n'avez pas
+attendu?... Quoi de nouveau?» La porte fut refermée sur le silence
+consterné de l'anti-chambre. Rougon et M. Beulin-d'orchère eurent un
+entretien à voix basse, devant une des fenêtres; le magistrat, nommé
+récemment premier président de la Cour de Paris, ambitionnait les
+sceaux; mais l'empereur, tâté à son égard, était resté impénétrable.
+
+«Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Le renseignement est
+excellent. J'agirai, je vous le promets.» Il venait de le faire sortir
+par ses appartements, lorsque Merle parut, en annonçant:
+
+«Monsieur La Rouquette.
+
+--Non, non, je suis occupé, il m'embête!» dit Rougon, en faisant un
+geste énergique pour que l'huissier refermât la porte.
+
+M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n'en pénétra pas moins dans le
+cabinet, souriant, la main tendue:
+
+«Comment va Votre Excellence? C'est ma soeur qui m'envoie. Hier, vous
+aviez l'air un peu fatigué, aux Tuileries.... Vous savez qu'on doit
+jouer un proverbe dans les appartements de l'impératrice, lundi
+prochain. Ma soeur a un rôle. Combelot a dessiné les costumes. Vous
+viendrez, n'est-ce pas?» Et il demeura là un grand quart d'heure, souple
+et caressant, cajolant Rougon, qu'il appelait tantôt «Votre Excellence»
+et tantôt «cher maître». Il plaça quelques anecdotes sur les petits
+théâtres, recommanda une danseuse, demanda un mot pour le directeur de
+la manufacture des tabacs, afin d'avoir de bons cigares. Et il finit par
+dire un mal épouvantable de M. de Marsy, en plaisantant.
+
+«Il est gentil tout de même, déclara Rougon, quand le jeune député ne
+fut plus là. Voyons, je vais me tremper la figure dans ma cuvette, moi.
+J'ai les joues qui éclatent.» Il disparut un instant derrière une
+portière. On entendit un grand barbotement d'eau. Il reniflait, il
+soufflait.
+
+Cependant, M. d'Escorailles, ayant fini de classer la correspondance,
+venait de tirer de sa poche une petite lime à manche d'écaille et se
+travaillait les ongles, délicatement. M. Béjuin et le colonel
+regardaient le plafond, si enfoncés dans leurs fauteuils, qu'ils
+semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment, M. Kahn fouilla
+le tas des journaux à côté de lui, sur une table. Il les retournait,
+regardait les titres, les rejetait. Puis, il se leva. «Vous partez?
+demanda Rougon, qui reparut, s'épongeant la figure dans une serviette.
+
+--Oui, répondit M. Kahn, j'ai lu les journaux, je m'en vais.» Mais il
+lui dit d'attendre. Et il le prit à son tour à l'écart, il lui annonça
+qu'il se rendrait sans doute dans les Deux-Sèvres, la semaine suivante,
+pour l'ouverture des travaux du chemin de fer de Niort à Angers.
+Plusieurs motifs le poussaient à faire un voyage là-bas.
+
+M. Kahn se montra enchanté. Il avait enfin obtenu la concession, dès les
+premiers jours de mars. Seulement, il s'agissait maintenant de lancer
+l'affaire, et il sentait toute la solennité que la présence du ministre
+donnerait à la mise en scène, dont il soignait déjà les détails.
+
+«Alors, c'est entendu, je compte sur vous pour le premier coup de mine»,
+dit-il en s'en allant.
+
+Rougon s'était remis devant son bureau. Il consultait une liste de noms.
+Derrière la porte, dans l'anti-chambre, l'attente grandissait.
+
+«J'ai à peine un quart d'heure, murmura-t-il. Enfin, je recevrai ceux
+que je pourrai.» Il sonna et dit à Merle:
+
+«Faites entrer M. le préfet de la somme.» Mais il reprit aussitôt, la
+liste sous les yeux:
+
+«Attendez donc!... Est-ce que M. et Mme Charbonnel sont là? Faites-les
+entrer.» On entendit la voix de l'huissier appelant: «Monsieur et madame
+Charbonnel!» Et les deux bourgeois de Plassans parurent, suivis par les
+regards étonnés de toute l'anti-chambre. M. Charbonnel était en habit,
+un habit à queue carrée, qui avait un collet de velours; Mme Charbonnel
+portait une robe de soie puce, avec un chapeau à rubans jaunes. Depuis
+deux heures, ils attendaient, patiemment.
+
+«Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon.
+
+Merle vous connaît.» Puis, sans leur laisser balbutier des phrases où
+les mots: «Votre Excellence» revenaient sans cesse, il cria gaiement:
+
+«Victoire! Le Conseil d'État a rendu son arrêt. Nous avons battu notre
+terrible évêque.» L'émotion de la vieille dame fut si forte qu'elle dut
+s'asseoir. Le mari s'appuya au dossier d'un fauteuil.
+
+«J'ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait le ministre. Comme
+je tenais à vous l'apprendre moi même, je vous ai fait prier de venir ce
+matin!... Hein! voilà une jolie tuile, cinq cent mille francs!» Il
+plaisantait, heureux de leurs visages bouleversés.
+
+Mme Charbonnel put enfin demander d'une voix étranglée et timide:
+
+«C'est fini, bien sûr?... On ne recommencera plus le procès?
+
+--Non, non, soyez tranquilles. L'héritage est à vous.» Et il donna
+quelques détails. Le Conseil d'État n'avait pas autorisé les soeurs de
+la Sainte-Famille à accepter le legs, en se basant sur l'existence
+d'héritiers naturels, et en cassant le testament qui ne paraissait pas
+avoir tous les caractères d'authenticité désirables. Mgr Rochart était
+exaspéré. Rougon, qui l'avait rencontré la veille chez son collègue le
+ministre de l'Instruction publique, riait encore de ses regards
+furibonds. Son triomphe sur le prélat l'égayait beaucoup.
+
+«Vous voyez bien qu'il ne m'a pas mangé, dit-il encore. Je suis trop
+gros.... Oh! tout n'est pas terminé entre nous. J'ai vu ça à la couleur
+de ses yeux. C'est un homme qui ne doit rien oublier. Mais ceci me
+regarde.» Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec des
+révérences. Ils dirent qu'ils partiraient le soir même. Maintenant, ils
+étaient pris d'une vive inquiétude, la maison de leur cousin Chevassu, à
+Faverolles, se trouvait gardée par une vieille domestique dévote, très
+dévouée aux soeurs de la Sainte-Famille; peut-être, en apprenant l'issue
+du procès, allait-on dévaliser la maison. Ces religieuses devaient être
+capables de tout.
+
+«Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque chose clochait
+là-bas, écrivez-moi.» Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte,
+il remarqua l'étonnement des figures, dans l'anti-chambre; le préfet de
+la Somme échangeait un sourire avec ses collègues du Jura et du Cher;
+les deux dames, devant la table, avaient aux lèvres un léger pli de
+dédain. Alors, il haussa la voix, rudement: «Écrivez-moi, n'est-ce pas?
+Vous savez combien je vous suis dévoué... Et quand vous serez à
+Plassans, dites à ma mère que je me porte bien.» Il traversa
+l'anti-chambre, les accompagna jusqu'à l'autre porte, pour les imposer à
+tout ce monde, sans aucune honte d'eux, tirant un grand orgueil d'être
+parti de leur petite ville et de pouvoir aujourd'hui les mettre aussi
+haut qu'il lui plaisait. Et les solliciteurs, les fonctionnaires,
+inclinés sur leur passage, saluaient la robe de soie puce et l'habit à
+queue carrée des Charbonnel.
+
+Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le colonel debout.
+
+«A ce soir, dit ce dernier. Il commence à faire trop chaud chez vous.»
+Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles à l'oreille. Il
+s'agissait de son fils Auguste, qu'il allait retirer du collège,
+désespérant de lui voir jamais passer son baccalauréat. Rougon avait
+promis de le prendre dans son ministère, bien que le diplôme de
+bachelier fût exigé de tous les employés.
+
+«Eh bien, c'est cela, amenez-le, répondit-il. Je passerai par-dessus les
+formalités. Je chercherai un biais.... Et il gagnera quelque chose tout
+de suite, puisque vous y tenez.»
+
+M. Béjuin resta seul devant la cheminée. Il roula son fauteuil,
+s'installa au milieu, sans paraître s'apercevoir que la pièce se vidait.
+Il demeurait toujours le dernier, attendait encore quand les autres
+n'étaient plus là, dans l'espoir de se faire offrir quelque part
+oubliée.
+
+Merle, de nouveau, reçut l'ordre d'introduire le préfet de la Somme.
+Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s'approcha du bureau, en
+disant avec un sourire aimable:
+
+«Si Son Excellence daigne le permettre, je vais m'acquitter d'une toute
+petite commission.» Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour
+écouter.
+
+«C'est cette pauvre Mme Correur.... Je suis allé chez elle ce matin.
+Elle est couchée, elle a un clou bien mal placé, et très gros! oh! plus
+gros que la moitié du poing.
+
+Ça n'a rien de dangereux, mais ça la fait beaucoup souffrir, parce
+qu'elle a la peau très fine...
+
+--Alors? demanda le ministre.
+
+--J'ai même aidé la bonne à la retourner. Mais j'ai mon service, moi....
+Alors, elle est très inquiète, elle aurait voulu voir Son Excellence
+pour les réponses qu'elle attend. Je m'en allais, quand elle m'a
+rappelé, en me disant que je serais bien gentil, si je pouvais ce soir
+lui rapporter es réponses, après mon travail.., son Excellence
+serait-elle assez obligeante...?» Le ministre se tourna tranquillement.
+
+«Monsieur d'Escorailles, donnez-moi donc ce dossier là-bas, dans cette
+armoire.» C'était le dossier de Mme Correur, une énorme chemise grise
+crevant de papiers. Il y avait là des lettres, des projets, des
+pétitions de toutes les écritures et de toutes les orthographes:
+demandes de bureaux de tabac, demandes de bureaux de timbres, demandes
+de secours, de subventions, de pensions, d'allocations.
+
+Toutes les feuilles volantes portaient en marge l'apostille de Mme
+Correur, cinq ou six lignes suivies d'une grosse signature masculine.
+
+Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres, de
+petites notes écrites de sa main au crayon rouge.
+
+«La pension de Mme Jalaguier est portée à dix-huit cents francs. Mme
+Leturc a son bureau de tabac.... Les fournitures de Mme Chardon sont
+acceptées.... Rien encore pour Mme Testanière.... Ah! vous direz aussi
+que j'ai réussi pour Mlle Herminie Billecoq. J'ai parlé d'elle, des
+dames donneront la dot nécessaire à son mariage avec l'officier qui l'a
+séduite.
+
+--Je remercie mille fois Son Excellence», dit Merle en s'inclinant.
+
+Il sortait, lorsqu'une adorable tête blonde, coiffée d'un chapeau rose,
+parut à la porte.
+
+«Puis-je entrer?» demanda une voix flûtée.
+
+Et Mme Bouchard, sans attendre la réponse, entra.
+
+Elle n'avait pas vu l'huissier dans l'anti-chambre, elle était allée
+droit devant elle. Rougon, qui l'appelait «ma chère enfant», la fit
+asseoir, après avoir gardé un instant entre les siennes ses petites
+mains gantées.
+
+«Est-ce pour quelque chose de sérieux? demanda-t-il.
+
+--Oui, oui, très sérieux», répondit-elle avec un sourire.
+
+Alors, il recommanda à Merle de n'introduire personne. M. d'Escorailles,
+qui avait fini la toilette de ses ongles, était venu saluer Mme
+Bouchard. Elle lui fit signe de se pencher, lui parla tout bas,
+vivement. Le jeune homme approuva de la tête. Et il alla prendre son
+chapeau, en disant à Rougon:
+
+«Je vais déjeuner, je ne vois rien d'important.... Il n'y a que cette
+place d'inspecteur. Il faudrait nommer quelqu'un.» Le ministre restait
+perplexe, secouait la tête.
+
+«Oui, sans doute, il faut nommer quelqu'un.... On m'a proposé déjà un
+tas de monde. Ça m'ennuie de nommer des gens que je ne connais pas.» Et
+il regardait autour de lui, dans les coins de la pièce, comme pour
+trouver. Son regard brusquement tomba sur M. Béjuin, allongé devant la
+cheminée, silencieux, béat.
+
+«Monsieur Béjuin», appela-t-il.
+
+Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger.
+
+«Voulez-vous être inspecteur? Je vous expliquerai: une place de six
+mille francs, où l'on n'a rien à faire, et qui est très compatible avec
+vos fonctions de député.»
+
+M. Béjuin dodelina de la tête. Oui, oui, il acceptait. Et quand
+l'affaire fut entendue, il resta encore là deux minutes à flairer l'air.
+Mais il sentit sans doute qu'il n'y aurait plus rien à ramasser ce
+matin-là, car il se retira lentement, en traînant les pieds, derrière M.
+d'Escorailles.
+
+«Nous voilà seuls.... Voyons, qu'y a-t-il, ma chère enfant?» demanda
+Rougon à la jolie Mme Bouchard.
+
+Il avait roulé un fauteuil, et s'était assis devant elle, au milieu du
+cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe de cachemire de l'Inde
+rose pâle, d'une grande douceur, qui la drapait comme un peignoir. Elle
+était habillée sans l'être. Sur ses bras, sur sa gorge, l'étoffe souple
+vivait; tandis que, dans la mollesse de la jupe, de larges plis
+marquaient la rondeur de ses jambes. Il y avait là une nudité très
+savante, une séduction calculée jusque dans la taille placée un peu
+haut, dégageant les hanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait,
+elle semblait sans linge, délicieusement mise pourtant.
+
+«Voyons, qu'y a-t-il?» répéta Rougon.
+
+Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, les cheveux
+frisés sous son chapeau rose, montrant la blancheur mouillée de ses
+dents, entre ses lèvres ouvertes. Sa petite figure avait un abandon
+câlin, un air de prière ardent et soumis.
+
+«C'est quelque chose que j'ai à vous demander», murmura-t-elle enfin.
+
+Puis, elle ajouta vivement:
+
+«Dites d'abord que vous me l'accordez.» Mais il ne promit rien. Il
+voulait savoir auparavant. Il se défiait des dames. Et, comme elle se
+penchait tout près de lui, il l'interrogea:
+
+«C'est donc bien gros, que vous n'osez parler. Il faut que je vous
+confesse, n'est-ce pas?... Procédons par ordre. Est-ce pour votre mari?»
+Elle répondait non de la tête, sans cesser de sourire.
+
+«Diable!... Pour M. d'Escorailles alors? Vous complotiez quelque chose à
+voix basse, tout à l'heure.» Elle répondait toujours non. Elle avait une
+légère moue, signifiant clairement qu'il avait bien fallu renvoyer M.
+d'Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelque surprise, elle
+rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans ses jambes.
+
+«Écoutez.... Vous ne me gronderez pas? vous m'aimez bien un peu?...
+C'est pour un jeune homme.
+
+Vous ne le connaissez pas; je vous dirai son nom tout à l'heure, quand
+vous lui aurez donné la place.... Oh! une place sans importance. Vous
+n'aurez qu'un mot à dire, et nous vous serons bien reconnaissants.
+
+--Un de vos parents peut-être?» demanda-t-il de nouveau.
+
+Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissa glisser
+ses mains pour qu'il les reprît dans les siennes. Et elle dit très bas:
+
+«Non, un ami.... Mon Dieu, je suis bien malheureuse!» Elle
+s'abandonnait, elle se livrait à lui par cet aveu.
+
+C'était une attaque très voluptueuse, d'un art supérieur, savamment
+calculée pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, il crut
+même qu'elle inventait cette histoire par un raffinement de séduction,
+afin de se faire désirer davantage, au sortir des bras d'un autre.
+
+«Mais c'est très mal!» s'écria-t-il.
+
+Alors, d'un geste prompt et familier, elle lui mit sa main dégantée sur
+la bouche. Elle s'était allongée tout contre lui. Ses yeux se fermaient
+dans son visage pâmé.
+
+L'un de ses genoux relevait sa jupe molle, qui la couvrait à peine du
+fin tissu d'une longue chemise de nuit.
+
+L'étoffe tendue du corsage avait les émotions de sa gorge. Pendant
+quelques secondes, il la sentit comme nue entre ses bras. Et il la
+saisit brutalement par la taille, il la planta debout au milieu du
+cabinet, se fâchant, jurant.
+
+«Tonnerre de Dieu! soyez donc raisonnable!» Elle, les lèvres blanches,
+resta devant lui, avec des regards en dessous.
+
+«Oui, c'est très mal, c'est indigne! M. Bouchard est un excellent homme.
+Il vous adore, il a une confiance aveugle en vous.... Non, certes, je ne
+vous aiderai pas à le tromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse
+absolument! Et je vous dis ce que je pense, je ne mâche pas mes paroles,
+ma belle enfant.... On peut être indulgent.
+
+Ainsi, par exemple, passe encore...» Il s'arrêta, il allait laisser
+échapper qu'il lui tolérait M. d'Escorailles. Peu à peu, il se calmait,
+une grande dignité lui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise
+d'un petit tremblement; lui resta debout, la chapitra d'importance. Ce
+fut un sermon en forme, avec de très belles paroles. Elle offensait
+toutes les lois divines et humaines; elle marchait sur un abîme,
+déshonorait le foyer domestique, se préparait à une vieillesse de
+remords; et, comme il crut deviner un léger sourire aux coins de ses
+lèvres, il fit même le tableau de cette vieillesse, la beauté dévastée,
+le coeur à jamais vide, la rougeur du front sous les cheveux blancs.
+Puis, il examina sa faute au point de vue de la société; là, surtout, il
+se montra sévère, car si elle avait pour elle l'excuse de sa nature
+sensible, le mauvais exemple qu'elle donnait devait rester sans pardon;
+ce qui l'amena à tonner contre le dévergondage moderne, les débordements
+abominables de l'époque. Enfin, il fit un retour sur lui-même. Il était
+le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de son pouvoir pour encourager
+le vice. Sans la vertu, un gouvernement lui semblait impossible. Et il
+termina en mettant ses adversaires au défi de trouver dans son
+administration un seul acte de népotisme, une seule faveur due à
+l'intrigue.
+
+La jolie Mme Bouchard l'écoutait, la tête basse, pelotonnée, montrant
+son cou délicat sous le bavolet de son chapeau rose. Quand il se fut
+soulagé, elle se leva, se dirigea vers la porte, sans dire un mot. Mais
+comme elle sortait, la main sur le bouton, elle leva la tête, et se
+remit à sourire, en murmurant:
+
+«Il s'appelle Georges Duchesne. Il est commis principal dans la division
+de mon mari, et veut être sous-chef...
+
+--Non, non!» cria Rougon.
+
+Alors, elle s'en alla, en l'enveloppant d'un long regard méprisant de
+femme dédaignée. Elle s'attardait, elle traînait sa jupe avec langueur,
+désireuse de laisser derrière elle le regret de sa possession.
+
+Le ministre entra dans son cabinet d'un air de fatigue. Il avait fait un
+signe à Merle qui le suivit. La porte était restée entrouverte.
+
+«M. le directeur du Voeu national, que Son Excellence a fait demander,
+vient d'arriver, dit l'huissier à demi-voix.
+
+--Très bien! répondit Rougon. Mais je recevrai auparavant les
+fonctionnaires qui sont là depuis longtemps.» A ce moment, un valet de
+chambre parut à la porte conduisant aux appartements particuliers. Il
+annonça que le déjeuner était prêt et que Mme Delestang attendait Son
+Excellence au salon. Le ministre s'était avancé vivement.
+
+«Dites qu'on serve! Tant pis! je recevrai plus tard. Je crève de faim.»
+
+Il allongea le cou pour jeter un coup d'oeil l'anti-chambre était
+toujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n'avait
+bougé. Les trois préfets causaient dans leur coin; les deux dames,
+devant la table, s'appuyaient du bout de leurs doigts, un peu lasses;
+les mêmes têtes, aux mêmes places, demeuraient fixes et muettes, le long
+des murs, contre les dossiers de velours rouge. Alors, il quitta son
+cabinet, en donnant à Merle l'ordre de retenir le préfet de la Somme et
+le directeur du Voeu national.
+
+Mme Rougon, un peu souffrante, était partie la veille pour le Midi, où
+elle devait passer un mois; elle avait un oncle du côté de Pau.
+Delestang, chargé d'une mission très importante au sujet d'une question
+agricole, se trouvait en Italie depuis six semaines. Et c'était ainsi
+que le ministre, avec lequel Clorinde voulait causer longuement, l'avait
+invitée à venir déjeuner au ministère, en garçons.
+
+Elle l'attendait patiemment, en feuilletant un traité de droit
+administratif, qui traînait sur une table.
+
+«Vous devez avoir l'estomac dans les talons, lui dit-il gaiement. J'ai
+été débordé, ce matin.» Et il lui offrit le bras, il la conduisit à la
+salle à manger, une pièce immense, dans laquelle les deux couverts, mis
+sur une petite table devant la fenêtre, étaient comme perdus. Deux
+grands laquais servaient. Rougon et Clorinde, très sobres tous les deux,
+mangèrent vite: quelques radis, une tranche de saumon froid, des
+côtelettes à la purée et un peu de fromage. Ils ne touchèrent pas au
+vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l'eau. A peine échangèrent-ils
+dix paroles. Puis, quand les deux laquais, après avoir desservi, eurent
+apporté le café et les liqueurs, la jeune femme lui adressa un léger
+mouvement des sourcils, qu'il comprit parfaitement.
+
+«C'est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai.» Les laquais sortirent.
+Alors, elle se leva, en donnant des tapes sur sa jupe pour faire tomber
+les miettes. Elle portait une robe de soie noire, trop grande, chargée
+de volants, si compliquée, qu'elle y était empaquetée, sans qu'on pût
+distinguer où se trouvaient ses hanches et sa gorge.
+
+«Quelle halle! murmurait-elle, en allant au fond de la pièce. C'est un
+salon pour noces et repas de corps, votre salle à manger!» Et elle
+revint, ajoutant:
+
+«Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi!
+
+--Diable! dit Rougon, c'est qu'il n'y a pas de tabac.
+
+Je ne fume jamais.» Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche
+une petite blague en soie rouge brodée d'or, guère plus grosse qu'une
+bourse. Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis,
+comme ils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes dans
+toute la pièce. Enfin, sur le coin d'un dressoir, ils trouvèrent trois
+allumettes, qu'elle emporta soigneusement. Et, la cigarette aux lèvres,
+allongée de nouveau sur sa chaise, elle se mit à boire son café par
+petites gorgées, en regardant Rougon bien en face, avec un sourire.
+
+«Eh bien, je suis tout à vous, dit celui-ci, qui souriait également.
+Vous aviez à causer, causons.» Elle eut un geste d'insouciance.
+
+«Oui. J'ai reçu une lettre de mon mari. Il s'ennuie à Turin. Il est très
+heureux d'avoir obtenu cette mission, grâce à vous; seulement, il ne
+veut pas qu'on l'oublie là-bas.... Mais nous parlerons de cela tout à
+l'heure. Rien ne presse.» Elle se remit à fumer et à le regarder avec
+son irritant sourire. Rougon, peu à peu, s'était accoutumé à la voir,
+sans se poser les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sa
+curiosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, il l'acceptait
+maintenant comme une figure classée, connue, dont les étrangetés ne lui
+causaient plus un sursaut de surprise. Mais, à la vérité, il ne savait
+toujours rien de précis sur elle, il l'ignorait toujours autant qu'aux
+premiers jours. Elle restait multiple, puérile et profonde, bête le plus
+souvent, singulièrement fine parfois, très douce et très méchante. Quand
+elle le surprenait encore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas
+l'explication, il avait des haussements d'épaules d'homme fort, il
+disait que toutes les femmes étaient ainsi. Et il croyait par là
+témoigner un grand mépris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire
+de Clorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents,
+entre les lèvres rouges.
+
+«Qu'avez-vous donc à me regarder? demanda-t-il enfin, gêné par ces
+grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j'ai quelque chose qui vous
+déplaît?» Une pensée cachée venait de luire au fond des yeux de
+Clorinde, pendant que deux plis donnaient à sa bouche une grande dureté.
+Mais elle reprit aussitôt son rire adorable, soufflant sa fumée par
+minces filets, murmurant:
+
+«Non, non, je vous trouve très bien.... Je pensais à une chose, mon
+cher. Savez-vous que vous avez une fière chance?
+
+--Comment cela?
+
+--Sans doute.... Vous voilà au sommet que vous vouliez atteindre. Tout
+le monde vous a poussé, les événements eux-mêmes vous ont servi.» Il
+allait répondre, lorsqu'on frappa à la porte. Clorinde, d'un mouvement
+instinctif, cacha sa cigarette derrière sa jupe. C'était un employé qui
+voulait communiquer à Son Excellence une dépêche très pressée.
+
+Rougon, d'un air maussade, lut la dépêche, indiqua à l'employé le sens
+dans lequel il fallait rédiger la réponse. Puis il referma la porte
+violemment, et venant se rasseoir:
+
+«Oui, j'ai eu des amis très dévoués. Je tâche de m'en souvenir.... Et
+vous avez raison, j'ai à remercier jusqu'aux événements. Les hommes ne
+peuvent souvent rien quand les faits ne les aident pas.» En disant ces
+paroles d'une voix lente, il la regardait, ses lourdes paupières
+baissées, cachant à demi le regard dont il l'étudiait. Pourquoi
+parlait-elle de sa chance? Que savait-elle au juste des événements
+favorables auxquels elle faisait allusion? Peut-être Du Poizat avait-il
+causé? Mais, à la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie
+d'un ressouvenir sensuel, il sentait en elle une autre préoccupation;
+sûrement elle ignorait tout. Lui-même oubliait, préférait ne pas trop
+fouiller au fond de sa mémoire. Il y avait une heure dans sa vie qui
+finissait par lui sembler très confuse. Il en arrivait à croire qu'il
+devait réellement sa haute situation au dévouement de ses amis.
+
+«Je ne voulais rien être, on m'a poussé malgré moi, continua-t-il. Enfin
+les choses ont tourné pour le mieux. Si je réussis à faire quelque bien,
+je serai satisfait.» Il acheva son café. Clorinde roulait une seconde
+cigarette.
+
+«Vous vous rappelez? murmura-t-elle, il y a deux ans, quand vous avez
+quitté le conseil d'État, je vous questionnais, je vous demandais la
+raison de ce coup de tête. Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-là!
+Mais, maintenant, vous pouvez parler.... Voyons, là, franchement, entre
+nous, aviez-vous un plan arrêté?
+
+--On a toujours un plan, répondit-il finement. Je me sentais tomber, je
+préférais faire le saut moi-même.
+
+--Et votre plan s'est-il exécuté, les choses ont-elles exactement marché
+comme vous l'aviez prévu?» Il eut un clignement d'yeux de compère qui se
+met à l'aise.
+
+«Mais non, vous le savez bien, jamais les choses ne marchent ainsi....
+Pourvu qu'on arrive!» Et il s'interrompit, lui offrant des liqueurs.
+
+«Hein? du curaçao ou de la chartreuse?» Elle accepta un petit verre de
+chartreuse. Comme il versait, on frappa de nouveau. Elle cacha encore sa
+cigarette, avec un geste d'impatience. Lui, furieux, sans lâcher le
+carafon, se leva. Cette fois, c'était pour une lettre scellée d'un large
+cachet. Il la parcourut d'un regard, la fourra dans une poche de sa
+redingote, en disant:
+
+«C'est bien! Et qu'on ne me dérange plus, n'est-ce pas?» Clorinde, quand
+il fut revenu en face d'elle, trempa ses lèvres dans la chartreuse,
+buvant goutte à goutte, le regardant en dessous, les yeux luisants. Elle
+était reprise par cet attendrissement qui lui noyait la face.
+
+Elle dit très bas, les deux coudes posés sur la table:
+
+«Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu'on a fait pour vous.»
+Il s'approcha, posa à son tour ses deux coudes, en s'écriant vivement:
+
+«Tiens, c'est vrai, vous allez me conter ça! Maintenant, il n'y a plus
+de cachotteries, n'est-ce pas?... Dites-moi ce que vous avez fait?» Elle
+répondit non du menton, longuement, en pinçant sa cigarette des lèvres.
+
+«C'est donc terrible? Vous craignez que je ne puisse pas payer ma dette,
+peut-être?... Attendez, je vais tâcher de deviner.... Vous avez écrit au
+pape et vous avez mis tremper quelque bon Dieu dans mon pot à eau, sans
+que je m'en aperçoive?» Mais elle se fâcha de cette plaisanterie. Elle
+menaçait de s'en aller, s'il continuait.
+
+«Ne riez pas de la religion, disait-elle. Ça vous porterait malheur.»
+Puis, calmée, chassant de la main la fumée qu'elle soufflait et qui
+semblait incommoder Rougon, elle reprit d'une voix particulière:
+
+«J'ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait des amis.» Elle éprouvait un
+besoin mauvais de lui tout conter.
+
+Elle voulait qu'il n'ignorât pas de quelle façon elle avait travaillé à
+sa fortune. Cet aveu était une première satisfaction, dans sa longue
+rancune si patiemment cachée.
+
+S'il l'avait poussée, elle aurait donné des détails précis.
+
+C'était ce retour en arrière qui la rendait rieuse, un peu folle, la
+peau chaude d'une moiteur dorée.
+
+«Oui, oui, répéta-t-elle, des hommes très hostiles à vos idées, dont
+j'ai dû faire la conquête pour vous, mon cher.» Rougon était devenu très
+pâle. Il avait compris.
+
+«Ah!» dit-il simplement.
+
+Il cherchait à éviter ce sujet. Mais, effrontément, tranquillement, elle
+plantait dans ses yeux son large regard noir, riant d'un rire de gorge.
+Alors, il céda, il l'interrogea.
+
+«M. de Marsy, n'est-ce pas?» Elle répondit oui d'un signe de tête, en
+rejetant derrière son épaule une bouffée de fumée.
+
+«Le chevalier Rusconi?» Elle répondit encore oui.
+
+«M. Lebeau, M. de Salneuve, M. Guyot-Laplanche?» Elle répondait toujours
+oui. Pourtant, au nom de M. de Plouguern, elle protesta. Celui-là, non.
+Et elle acheva son verre de chartreuse, à petits coups de langue, la
+mine triomphante.
+
+Rougon s'était levé. Il alla au fond de la pièce, revint derrière elle,
+lui dit dans la nuque:
+
+«Pourquoi pas avec moi, alors?» Elle se retourna brusquement, de peur
+qu'il ne lui baisât les cheveux.
+
+«Avec vous? mais c'est inutile! Pour quoi faire, avec vous?... C'est
+bête, ce que vous dites là! Avec vous, je n'avais pas besoin de plaider
+votre cause.» Et, comme il la regardait, pris d'une colère blanche, elle
+partit d'un grand éclat de rire.
+
+«Ah! l'innocent! on ne peut pas seulement plaisanter, il croit tout ce
+qu'on lui dit!... Voyons, mon cher, me pensez-vous capable de mener un
+pareil commerce? Et pour vos beaux yeux encore! D'ailleurs, si j'avais
+commis toutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien sûr....
+Non, vrai, vous êtes amusant!» Rougon resta un moment décontenancé. Mais
+la façon ironique dont elle se démentait, la rendait plus provocante, et
+toute sa personne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, répétait
+ses aveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendre
+par la taille, lorsqu'on frappa une troisième fois.
+
+«Tant pis! murmura-t-elle, je garde ma cigarette.» Un huissier entra,
+tout essoufflé, balbutiant que Son Excellence le ministre de la Justice
+demandait à parler à Son Excellence; et il regardait du coin de l'oeil
+cette dame qui fumait.
+
+«Dites que je suis sorti! cria Rougon. Je n'y suis pour personne,
+entendez-vous!» Quand l'huissier se fut retiré à reculons, en saluant,
+il s'emporta, donna des coups de poing sur les meubles.
+
+On ne le laissait plus respirer; la veille encore, on l'avait relancé
+jusque dans son cabinet de toilette, pendant qu'il se faisait la barbe.
+Clorinde, délibérément, marcha vers la porte.
+
+«Attendez, dit-elle. On ne nous dérangera plus.» Elle prit les clefs,
+les mit en dedans, ferma à double tour.
+
+«Là. On peut frapper, maintenant.» Et elle revint rouler une troisième
+cigarette, debout devant la fenêtre. Il crut à une heure d'abandon. Il
+s'approcha, lui dit dans le cou:
+
+«Clorinde!»
+
+Elle ne bougea pas, et il reprit d'une voix plus basse:
+
+«Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas?» Ce tutoiement la laissa calme. Elle
+dit non de la tête, mais faiblement, comme si elle avait voulu
+l'encourager, le pousser encore. Il n'osait la toucher, devenu tout d'un
+coup timide, demandant la permission en écolier que sa première bonne
+fortune paralyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la
+nuque, à la racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute méprisante,
+en s'écriant:
+
+«Tiens, ça vous reprend donc, mon cher? Je croyais que ça vous avait
+passé... Quel drôle d'homme vous faites! Vous embrassez les femmes après
+dix-huit mois de réflexion.» Lui, la tête baissée, se ruant sur elle,
+avait saisi une de ses mains qu'il mangeait de baisers. Elle la lui
+abandonnait. Elle continuait à se moquer, sans se fâcher.
+
+«Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c'est tout ce que je vous
+demande.... Ah! je n'aurais pas cru cela de vous! Vous étiez devenu si
+sage, quand j'allais vous voir rue Marbeuf! Et vous voilà de nouveau en
+folie, parce que je vous raconte des saletés, dont je n'ai jamais eu
+l'idée, Dieu merci! Eh bien, vous êtes propre, mon cher!... Moi, je ne
+brûle pas si longtemps. C'est de l'histoire ancienne. Vous n'avez pas
+voulu de moi, je ne veux plus de vous.
+
+--Écoutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il.
+
+Je ferai tout, je donnerai tout.» Mais elle disait encore non, le
+punissant dans sa chair de ses anciens dédains, goûtant là une première
+vengeance. Elle l'avait souhaité tout-puissant pour le refuser et faire
+ainsi un affront à sa force d'homme.
+
+«Jamais, jamais! répéta-t-elle à plusieurs reprises.
+
+Vous ne vous souvenez donc pas? Jamais!» Alors, honteusement, Rougon se
+traîna à ses pieds. Il avait pris ses jupes entre ses bras, il baisait
+ses genoux à travers la soie. Ce n'était pas la robe molle de Mme
+Bouchard, mais un paquet d'étoffe d'une épaisseur irritante, et qui
+pourtant le grisait de son odeur.
+
+Elle, avec un haussement d'épaules, lui abandonnait les jupes. Mais il
+s'enhardissait, ses mains descendaient, cherchaient les pieds, au bord
+du volant.
+
+«Prenez garde!» dit-elle de sa voix paisible.
+
+Et, comme il enfonçait les mains, elle lui posa sur le front le bout
+embrasé de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulut de nouveau
+se précipiter sur elle.
+
+Mais elle s'était échappée et tenait un cordon de sonnette, adossée
+contre le mur, près de la cheminée. Elle cria:
+
+«Je sonne, je dis que c'est vous qui m'avez enfermée!» Il tourna sur
+lui-même, les poings aux tempes, le corps secoué d'un grand frisson. Et,
+pendant quelques secondes, il demeura immobile, avec la peur d'entendre
+sa tête éclater. Il se roidissait pour se calmer d'un coup, les oreilles
+bourdonnantes, les yeux aveuglés de flammes rouges.
+
+«Je suis une brute, murmura-t-il. C'est stupide.» Clorinde riait d'un
+air de victoire, en lui faisant de la morale. Il avait tort de mépriser
+les femmes; plus tard, il reconnaîtrait qu'il existait des femmes très
+fortes.
+
+Puis, elle retrouva son ton de bonne fille.
+
+«Nous ne sommes pas fâchés, hein?... Voyez-vous, ne me demandez jamais
+ça. Je ne veux pas, ça ne me plaît pas.» Rougon se promenait, honteux de
+lui. Elle lâcha le cordon de sonnette, alla se rasseoir devant la table,
+où elle se fit un verre d'eau sucrée.
+
+«J'ai donc reçu hier une lettre de mon mari, reprit-elle tranquillement.
+J'avais tant d'affaires ce matin, que je vous aurais peut-être manqué de
+parole pour le déjeuner, si je n'avais désiré vous la montrer. Tenez, la
+voici.... Il vous rappelle vos promesses.» Il prit la lettre, la lut en
+marchant, la rejeta sur la table, devant elle, avec un geste d'ennui.
+
+«Eh bien?» demanda-t-elle.
+
+Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, il bâillait
+légèrement.
+
+«Il est bête», finit-il par dire.
+
+Elle fut très blessée. Depuis quelque temps, elle ne tolérait plus qu'on
+parût douter des capacités de son mari. Elle baissa un instant la tête,
+réprimant les petits mouvements de révolte dont ses mains étaient
+agitées.
+
+Peu à peu, elle s'affranchissait de sa soumission d'écolière, semblait
+prendre à Rougon assez de sa force pour se poser en adversaire
+redoutable. «Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini,
+dit le ministre, poussé à se venger sur le mari de la résistance de la
+femme. Ah! le bonhomme n'est pas facile à caser.
+
+--Vous exagérez, mon cher, reprit-elle après un silence. Autrefois, vous
+juriez qu'il avait le plus bel avenir. Il possède des qualités très
+sérieuses et très solides.... Allez, ce ne sont pas les hommes vraiment
+forts qui vont le plus loin.» Rougon continuait sa promenade. Il
+haussait les épaules.
+
+«Votre intérêt est qu'il entre au ministère. Vous y compterez un ami. Si
+réellement le ministre de l'Agriculture et du Commerce se retire pour
+des raisons de santé, comme on le dit, l'occasion est superbe. Mon mari
+est compétent, et sa mission en Italie le désigne au choix de
+l'empereur.... Vous savez que l'empereur l'aime beaucoup; Ils
+s'entendent très bien ensemble; Ils ont les mêmes idées.... Un mot de
+vous enlèverait l'affaire.» Il fit encore deux ou trois tours sans
+répondre. Puis, s'arrêtant devant elle:
+
+«Je veux bien, après tout.... Il y en a de plus bêtes.... Mais je fais
+cela uniquement pour vous. Je désire vous désarmer. Hein! vous ne devez
+pas être bonne. N'est-ce pas, vous êtes très rancunière?» Il
+plaisantait. Elle se mit à rire également, en répétant:
+
+«Oui, oui, très rancunière.... Je me souviens.» Puis, comme elle le
+quittait, il la retint un instant à la porte. A deux reprises, ils se
+serrèrent fortement les doigts, sans ajouter un mot.
+
+Dès que Rougon fut seul, il retourna à son cabinet. La grande pièce
+était vide. Il s'assit devant le bureau, les coudes au bord du buvard,
+soufflant dans le silence. Ses paupières se baissaient, une somnolence
+rêveuse le tint assoupi pendant près de dix minutes. Mais il eut un
+sursaut, il s'étira les bras; et il sonna. Merle parut.
+
+«M. le préfet de la somme attend toujours, n'est-ce pas?... Faites-le
+entrer.» Le préfet de la Somme entra, blême et souriant, en redressant
+sa petite taille. Il fit son compliment au ministre d'un air correct.
+Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s'asseoir.
+
+«Voici, monsieur le préfet, pourquoi je vous ai mandé. Certaines
+instructions doivent être données de vive voix.... Vous n'ignorez pas
+que le parti révolutionnaire relève la tête. Nous avons été à deux
+doigts d'une catastrophe épouvantable. Enfin, le pays demande à être
+rassuré, à sentir au-dessus de lui l'énergique protection du
+gouvernement. De son côté, Sa Majesté l'empereur est décidée à faire des
+exemples, car jusqu'à présent on a singulièrement abusé de sa bonté...»
+Il parlait lentement, renversé au fond de son fauteuil, jouant avec un
+gros cachet à manche d'agate. Le préfet approuvait chaque membre de
+phrase d'un vif mouvement de tête.
+
+«Votre département, continua le ministre, est un des plus mauvais. La
+gangrène républicaine...
+
+--Je fais tous mes efforts... voulut dire le préfet.
+
+--Ne m'interrompez pas.... Il faut donc que la répression y soit
+éclatante. C'est pour m'entendre avec vous sur ce sujet que j'ai désiré
+vous voir.... Nous nous sommes occupés ici d'un travail, nous avons
+dressé une liste...» Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un
+dossier qu'il feuilleta.
+
+«On a dû répartir sur toute la France le nombre d'arrestations jugées
+nécessaires. Le chiffre pour chaque département est proportionné au coup
+qu'il s'agit de porter.... Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez,
+la Haute-Marne, où les républicains sont en infime minorité, trois
+arrestations seulement. La Meuse, au contraire, quinze arrestations....
+Quant à votre département, la Somme, n'est-ce pas? nous disons la
+Somme...» Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupières.
+
+Enfin, il leva la tête et regarda le fonctionnaire en face.
+
+«Monsieur le préfet, vous avez douze arrestations à faire.» Le petit
+homme blême s'inclina, en répétant:
+
+«Douze arrestations.... J'ai parfaitement compris Son Excellence.»
+
+Mais il restait perplexe, pris d'un léger trouble qu'il ne voulait pas
+montrer. Après quelques minutes de conversation, comme le ministre le
+congédiait en se levant, il se décida à demander:
+
+«Son Excellence pourrait-elle me désigner les personnes...?
+
+--Oh! arrêtez qui vous voudrez!... Je ne puis pas m'occuper de ces
+détails. Je serais débordé. Et partez ce soir, procédez aux arrestations
+dès demain.... Ah! pourtant, je vous conseille de frapper haut. Vous
+avez bien là-bas des avocats, des négociants, des pharmaciens, qui
+s'occupent de politique. Coffrez-moi tout ce monde-là. Ça fait plus
+d'effet.» Le préfet se passa la main sur le front, d'un geste anxieux,
+fouillant déjà sa mémoire, cherchant des avocats, des négociants, des
+pharmaciens. Il hochait toujours la tête d'un air d'approbation. Mais
+Rougon ne fut sans doute pas satisfait de son attitude hésitante.
+
+«Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majesté est très mécontente
+en ce moment du personnel administratif. Il pourrait y avoir bientôt un
+grand mouvement préfectoral. Nous avons besoin d'hommes très dévoués,
+dans les circonstances graves où nous sommes.» Ce fut comme un coup de
+fouet.
+
+«Son Excellence peut compter sur moi, s'écria le préfet. J'ai déjà mes
+hommes; il y a un pharmacien à Péronne, un marchand de drap et un
+fabricant de papier à Doullens; quant aux avocats, ils ne manquent pas,
+c'est une peste.... Oh! j'assure à Son Excellence que je trouverai les
+douze.... Je suis un vieux serviteur de l'empire.» Il parla encore de
+sauver le pays, et s'en alla, en saluant très bas. Le ministre, derrière
+lui, balança son grand corps d'un air de doute, il ne croyait pas aux
+petits hommes. Sans se rasseoir, il barra la Somme d'un trait rouge sur
+la liste. Plus des deux tiers des départements se trouvaient déjà
+barrés. Le cabinet gardait le silence étouffé de ses tentures vertes
+mangées par la poussière, l'odeur grasse dont l'embonpoint de Rougon
+semblait l'emplir.
+
+Quand il sonna Merle de nouveau, il s'irrita de voir que l'anti-chambre
+était toujours pleine. Il crut même reconnaître les deux dames, devant
+la table.
+
+«Je vous avais dit de congédier tout le monde, cria-t-il. Je sors, je ne
+puis recevoir.
+
+--M. le directeur du Voeu national est là», murmura l'huissier.
+
+Rougon l'avait oublié. Il noua les poings derrière son dos et donna
+l'ordre de l'introduire. C'était un homme d'une quarantaine d'années,
+mis avec une grande recherche, la figure épaisse.
+
+«Ah! vous voilà, monsieur, dit le ministre d'une voix rude. Il est
+impossible que les choses continuent sur un pareil pied, je vous en
+préviens!» Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elle
+désorganisait, elle démoralisait, elle poussait à tous les désordres. Il
+préférait aux journalistes les brigands qui assassinent sur les grandes
+routes; on guérit d'un coup de poignard, tandis que les coups de plume
+sont empoisonnés; et il trouva d'autres comparaisons encore plus
+saisissantes. Peu à peu, il se fouettait lui-même, il s'agitait
+furieusement, il roulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le
+directeur, resté debout, baissait la tête sous l'orage, la mine humble
+et consternée. Il finit par demander:
+
+«Si Son Excellence daignait m'expliquer, je ne comprends pas bien
+pourquoi...
+
+--Comment, pourquoi?» s'écria Rougon, exaspéré.
+
+Il se précipita, étala le journal sur son bureau, en montra les colonnes
+toutes balafrées à coups de crayon rouge.
+
+«Il n'y a pas dix lignes qui ne soient répréhensibles!
+
+Dans votre article de tête, vous paraissez mettre en doute
+l'infaillibilité du gouvernement en matière de répression. Dans cet
+entrefilet à la seconde page, vous semblez faire une allusion à ma
+personne, en parlant des parvenus dont le triomphe est insolent. Dans
+vos faits divers, traînent des histoires ordurières, des attaques
+stupides contre les hautes classes.» Le directeur, épouvanté, joignait
+les mains, tâchait de placer un mot.
+
+«Je jure à Son Excellence.... Je suis désespéré que Son Excellence ait
+pu supposer un instant.... Moi qui ai pour Son Excellence une si vive
+admiration...» Mais Rougon ne l'écoutait pas.
+
+«Et le pis, monsieur, c'est que personne n'ignore les liens qui vous
+attachent à l'administration. Comment les autres feuilles peuvent-elles
+nous respecter, si les journaux que nous payons ne nous respectent
+pas?...
+
+Depuis ce matin, tous mes amis me dénoncent ces abominations.» Alors, le
+directeur cria avec Rougon. Ces articles-là ne lui avaient point passé
+sous les yeux. Mais il allait flanquer tous ses rédacteurs à la porte.
+Si Son Excellence le voulait, il communiquerait chaque matin à Son
+Excellence une épreuve du numéro. Rougon, soulagé, refusa; il n'avait
+pas le temps. Et il poussait le directeur vers la porte, lorsqu'il se
+ravisa.
+
+«J'oubliais. Votre feuilleton est odieux.... Cette femme bien élevée qui
+trompe son mari est un argument détestable contre la bonne éducation. On
+ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une
+faute.
+
+--Le feuilleton a beaucoup de succès, murmura le directeur, inquiet de
+nouveau. Je l'ai lu, je l'ai trouvé très intéressant.
+
+--Ah! vous l'avez lu.... Eh bien, cette malheureuse a-t-elle des remords
+à la fin?» Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à se
+souvenir.
+
+«Des remords? non, je ne crois pas.» Rougon avait ouvert la porte. Il la
+referma sur lui, en criant:
+
+«Il faut absolument qu'elle ait des remords!... Exigez de l'auteur qu'il
+lui donne des remords!»
+
+
+
+
+X
+
+
+Rougon avait écrit à Du Poizat et à M. Kahn, pour qu'on lui évitât
+l'ennui d'une réception officielle aux portes de Niort. Il arriva un
+samedi soir, vers sept heures, et descendit directement à la préfecture,
+avec l'idée de se reposer jusqu'au lendemain midi; il était très las.
+Mais après le dîner, quelques personnes vinrent. La nouvelle de la
+présence du ministre devait déjà courir la ville. On ouvrit la porte
+d'un petit salon, voisin de la salle à manger; un bout de soirée
+s'organisa. Rougon, debout entre les deux fenêtres, fut obligé
+d'étouffer ses bâillements et de répondre d'une façon aimable aux
+compliments de bienvenue.
+
+Un député du département, cet avoué qui avait hérité de la candidature
+officielle de M. Kahn, parut le premier, effaré, en redingote et en
+pantalon de couleur; et il s'excusait, il expliquait qu'il rentrait à
+pied d'une de ses fermes, mais qu'il avait quand même voulu saluer tout
+de suite Son Excellence. Puis, un homme gros et court se montra, sanglé
+dans un habit noir un peu juste, ganté de blanc, l'air cérémonieux et
+désolé. C'était le premier adjoint. Il venait d'être prévenu par sa
+bonne. Il répéta que M. le maire serait désespéré; M. le maire, qui
+attendait Son Excellence le lendemain seulement, se trouvait à sa
+propriété des Varades, à dix kilomètres. Derrière l'adjoint, défilèrent
+encore six messieurs; grands pieds, grosses mains, larges figures
+massives; le préfet les présenta comme des membres distingués de la
+Société de statistique. Enfin, le proviseur du lycée amena sa femme, une
+délicieuse blonde de vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettes
+révolutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province à Rougon,
+amèrement.
+
+Cependant, M. Kahn, qui avait dîné avec le ministre et le préfet, était
+très questionné sur la solennité du lendemain. On devait se rendre à une
+lieue de la ville, dans le quartier dit des Moulins, devant l'entrée
+d'un tunnel projeté pour le chemin de fer de Niort à Angers; et là Son
+Excellence le ministre de l'Intérieur mettrait lui même le feu à la
+première mine. Cela parut touchant.
+
+Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorer l'entreprise
+si laborieuse d'un vieil ami. D'ailleurs, il se considérait comme le
+fils adoptif du département des Deux-Sèvres, qui l'avait autrefois
+envoyé à l'Assemblée législative. A la vérité, le but de son voyage,
+vivement conseillé par Du Poizat, était de le montrer dans toute sa
+puissance à ses anciens électeurs, afin d'assurer complètement sa
+candidature, s'il lui fallait jamais un jour entrer au Corps législatif.
+
+Par les fenêtres du petit salon, on voyait la ville noire et endormie.
+Personne ne venait plus. On avait appris trop tard l'arrivée du
+ministre. Cela tournait au triomphe, pour les gens zélés qui se
+trouvaient là. Ils ne parlaient pas de quitter la place, ils se
+gonflaient dans la joie d'être les premiers à posséder Son Excellence en
+petit comité. L'adjoint répétait plus haut, d'une voix dolente, sous
+laquelle perçait une grande jubilation:
+
+«Mon Dieu! que M. le maire va être contrarié!.., et M. le président! et
+M. le procureur impérial! et tous ces messieurs!» Vers neuf heures
+pourtant, on put croire que la ville était dans l'anti-chambre. Il y eut
+un bruit imposant de pas. Puis, un domestique vint dire que M. le
+commissaire central désirait présenter ses hommages à Son Excellence. Et
+ce fut Gilquin qui entra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants
+paille et des bottines de chevreau. Du Poizat l'avait casé dans son
+département. Gilquin très convenable, ne gardait qu'un dandinement un
+peu osé des épaules et la manie de ne pas se séparer de son chapeau
+appuyé contre sa hanche, légèrement renversé, dans une pose étudiée sur
+quelque gravure de tailleur. Il s'inclina devant Rougon, en lui
+murmurant avec une humilité exagérée:
+
+«Je me rappelle au bon souvenir de son Excellence, que j'ai eu l'honneur
+de rencontrer plusieurs fois à Paris.» Rougon sourit. Ils causèrent un
+instant. Gilquin passa ensuite dans la salle à manger, où l'on venait de
+servir le thé. Il y trouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de
+la table, la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit
+salon, maintenant, on parlait de la grandeur du règne; Du Poizat, debout
+à côté de Rougon, exaltait l'empire; et tous deux échangeaient des
+saluts, comme s'ils s'étaient félicités d'une oeuvre personnelle, en
+face des Niortais béants d'une admiration respectueuse.
+
+«Sont-ils forts, ces mâtins-là!» murmura Gilquin, qui suivait la scène
+par la porte grande ouverte.
+
+Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude de M. Kahn.
+Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanches mal rangées et sa
+face d'enfant fiévreux, où le triomphe avait mis une flamme, faisait
+rire d'aise Gilquin, qui le trouvait «très réussi».
+
+«Hein? Vous ne l'avez pas vu arriver dans le département? continua-t-il
+à voix basse. Moi, j'étais avec lui. Il tapait les pieds d'un air rageur
+en marchant. Allez, il devait en avoir gros sur le coeur contre les gens
+d'ici.
+
+Depuis qu'il est dans sa préfecture, il se régale à se venger de son
+enfance. Et les bourgeois qui l'ont connu pauvre diable autrefois n'ont
+pas envie aujourd'hui de sourire, quand il passe, je vous en réponds!
+Oh! c'est un préfet solide, un homme tout à son affaire. Il ne ressemble
+guère à ce Langlade que nous avons remplacé, un garçon à bonnes
+fortunes, blond comme une fille.... Nous avons trouvé des photographies
+de dames très décolletées jusque dans les dossiers du cabinet.» Gilquin
+se tut un instant. Il croyait s'apercevoir que, d'un angle du petit
+salon, la femme du proviseur ne le quittait pas des yeux. Alors, voulant
+développer les grâces de son buste, il se plia pour dire de nouveau à M.
+Kahn:
+
+«Vous a-t-on raconté l'entrevue de Du Poizat avec son père? Oh!
+l'aventure la plus amusante du monde!...
+
+Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amassé un magot en
+prêtant à la petite semaine, et qui vit maintenant comme un loup, au
+fond d'une vieille maison en ruine, avec des fusils chargés dans son
+vestibule.... Or, Du Poizat, auquel il a prédit vingt fois l'échafaud,
+rêvait depuis longtemps de l'écraser. Ça entrait pour une bonne moitié
+dans son désir d'être préfet ici.... Un matin donc, Du Poizat endosse
+son plus bel uniforme, et, sous le prétexte de faire une tournée, va
+frapper à la porte du vieux. On parlemente un bon quart d'heure. Enfin
+le vieux ouvre. Un petit vieillard blême qui regarde d'un air hébété les
+broderies de l'uniforme.
+
+Et savez-vous ce qu'il a dit, dès la seconde phrase, quand il a su que
+son fils était préfet? "Hein! Léopold, n'envoie plus toucher les
+contributions!" Au demeurant, ni émotion, ni surprise.... Lorsque Du
+Poizat est revenu, il pinçait les lèvres, la face blanche comme un
+linge. Cette tranquillité de son père l'exaspérait. En voilà un sur le
+dos duquel il ne montera jamais!»
+
+M. Kahn hochait discrètement la tête. Il avait remis la liste des
+invitations dans sa poche, il prenait à son tour une tasse de thé, en
+jetant des coups d'oeil dans le salon voisin.
+
+«Rougon dort debout, dit-il. Ces imbéciles devraient bien le laisser
+aller se coucher. Il faut qu'il soit solide pour demain. Je ne l'avais
+pas revu, reprit Gilquin. Il a engraissé.» Puis, il baissa encore la
+voix, il répéta:
+
+«Très forts, ces gaillards!... Ils ont manigancé je ne sais quoi, au
+moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Le lendemain, patatras!
+la danse a eu lieu tout de même. Rougon prétend qu'il est allé à la
+préfecture, où personne n'a voulu le croire. Enfin, ça le regarde, on
+n'a pas besoin d'en causer.... Cet animal de Du Poizat m'avait payé un
+fameux déjeuner dans un café des boulevards. Oh! quelle journée! Nous
+avons dû passer la soirée au théâtre; je ne me souviens plus bien, j'ai
+dormi deux jours.» Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de
+Gilquin inquiétantes. Il quitta la salle à manger. Alors, Gilquin, resté
+seul, se persuada que la femme du proviseur le regardait décidément. Il
+rentra dans le salon, s'empressa auprès d'elle, finit par lui apporter
+du thé, des petits fours, de la brioche. Il était vraiment fort bien; il
+ressemblait à un homme comme il faut mal élevé, ce qui paraissait
+attendrir un peu la belle blonde.
+
+Cependant, le député démontrait la nécessité d'une nouvelle église à
+Niort, l'adjoint demandait un pont, le proviseur parlait d'agrandir les
+bâtiments du lycée, tandis que les six membres de la Société de
+statistique, muets, approuvaient tout de la tête.
+
+«Nous verrons demain, messieurs, répondit Rougon, les paupières à demi
+fermées. Je suis ici pour connaître vos besoins et faire droit à vos
+requêtes.» Dix heures sonnaient, lorsqu'un domestique vint dire un mot
+au préfet, qui se pencha aussitôt à l'oreille du ministre. Celui-ci se
+hâta de sortir. Mme Correur l'attendait, dans une pièce voisine. Elle
+était avec une fille grande et mince, la figure fade, toute salie de
+taches de rousseur.
+
+«Comment, vous êtes à Niort! s'écria Rougon.
+
+--Depuis cet après-midi seulement, dit Mme Correur. Nous sommes
+descendus là, en face, place de la Préfecture, à l'hôtel de Paris.» Et
+elle expliqua qu'elle arrivait de Coulonges, où elle avait passé deux
+jours. Puis, s'interrompant pour montrer la grande fille.
+
+«Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulu m'accompagner.»
+Herminie Billecoq fit une révérence cérémonieuse.
+
+Mme Correur continua:
+
+«Je ne vous ai pas parlé de ce voyage, parce que vous m'auriez peut-être
+blâmée; mais c'était plus fort que moi, je voulais voir mon frère....
+Quand j'ai appris votre voyage à Niort, je suis accourue. Nous vous
+guettions, nous vous avons regardé entrer à la préfecture; seulement
+nous avons jugé préférable de nous présenter très tard. Ces petites
+villes sont si méchantes!» Rougon approuva de la tête. Mme Correur, en
+effet, grasse, peinte en rose, habillée de jaune, lui semblait
+compromettante en province.
+
+«Et vous avez vu votre frère? demanda-t-il.
+
+--Oui, murmura-t-elle, les dents serrées, je l'ai vu.
+
+Mme Martineau n'a pas osé me mettre à la porte. Elle avait pris la
+pelle, elle faisait brûler du sucre.... Ce pauvre frère! Je savais qu'il
+était malade, mais ça m'a donné un coup tout de même de le voir si
+décharné. Il m'a promis de ne pas me déshériter; cela serait contraire à
+ses principes. Le testament est fait, la fortune doit être partagée
+entre moi et Mme Martineau.... N'est-ce pas, Herminie?
+
+--La fortune doit être partagée, affirma la grande fille. Il l'a dit
+quand vous êtes entrée, il l'a répété quand il vous a montré la porte.
+Oh! c'est sûr, je l'ai entendu.»
+
+Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant:
+
+«Eh bien, je suis enchanté! Vous êtes plus tranquille maintenant. Mon
+Dieu, les querelles de famille, ça finit toujours par s'arranger....
+Allons, bonsoir. Je vais me coucher.» Mais Mme Correur l'arrêta. Elle
+avait tiré son mouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise
+d'une crise brusque de désespoir.
+
+«Ce pauvre Martineau!... Il a été si bon, il m'a pardonné avec tant de
+simplicité!... Si vous saviez, mon ami.... C'est pour lui que je suis
+accourue, c'est pour vous supplier en sa faveur...» Les larmes lui
+coupèrent la voix. Elle sanglotait. Rougon, étonné, ne comprenant pas,
+regardait les deux femmes. Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait,
+mais plus discrètement; elle était très sensible, elle avait
+l'attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier la première:
+
+«M. Martineau s'est compromis dans la politique.» Alors, Mme Correur se
+mit à parler avec volubilité.
+
+«Vous vous souvenez, je vous ai témoigné des craintes, un jour. J'avais
+un pressentiment.... Martineau devenait républicain. Aux dernières
+élections, il s'était exalté et avait fait une propagande acharnée pour
+le candidat de l'opposition. Je connaissais des détails que je ne veux
+pas dire. Enfin, tout cela devait mal tourner.... Dès mon arrivée à
+Coulonges, au Lion d'Or, où nous avons pris une chambre, j'ai questionné
+les gens, j'en ai appris encore plus long. Martineau a fait toutes les
+bêtises. Ça n'étonnerait personne dans le pays, s'il était arrêté. On
+s'attend à voir les gendarmes l'emmener d'un jour à l'autre.... Vous
+pensez quelle secousse pour moi! Et j'ai songé à vous, mon ami...» De
+nouveau, sa voix s'éteignit dans des sanglots. Rougon cherchait à la
+rassurer. Il parlerait de l'affaire à Du Poizat, il arrêterait les
+poursuites, si elles étaient commencées. Même il laissa échapper cette
+parole:
+
+«Je suis le maître, allez dormir tranquille.» Mme Correur hochait la
+tête, en roulant son mouchoir, les yeux séchés. Elle finit par
+reprendre, à demi-voix:
+
+«Non, non, vous ne savez pas. C'est plus grave que vous ne croyez.... Il
+mène Mme Martineau à la messe et reste à la porte, en affectant de ne
+jamais mettre le pied dans l'église, ce qui est un sujet de scandale
+chaque dimanche. Il fréquente un ancien avocat retiré là-bas, un homme
+de 48, avec lequel on l'entend pendant des heures parler de choses
+terribles. On a souvent aperçu des hommes de mauvaise mine se glisser la
+nuit dans son jardin, sans doute pour venir prendre un mot d'ordre.» A
+chaque détail, Rougon haussait les épaules; mais Mlle Herminie Billecoq
+ajouta vivement, comme fâchée d'une telle tolérance:
+
+«Et les lettres qu'il reçoit de tous les pays, avec des cachets rouges;
+c'est le facteur qui nous a dit cela. Il ne voulait pas parler, il était
+tout pâle. Nous avons dû lui donner vingt sous.... Et son dernier
+voyage, il y a un mois. Il est resté huit jours dehors, sans que
+personne dans le pays puisse encore savoir aujourd'hui où il est allé.
+La dame du Lion d'Or nous a assuré qu'il n'avait pas même emporté de
+malle.
+
+--Herminie, je vous en prie! dit Mme Correur d'un air inquiet. Martineau
+est dans d'assez vilains draps. Ce n'est pas à nous de le charger.»
+Rougon maintenant écoutait, en examinant tour à tour les deux femmes. Il
+devenait très grave.
+
+«S'il est si compromis que cela...», murmura-t-il.
+
+Il crut voir une flamme s'allumer dans les yeux troublés de Mme Correur.
+Il continua:
+
+«Je ferai mon possible, mais je ne promets rien.
+
+--Ah! il est perdu, il est bien perdu! s'écria Mme Correur. Je le sens,
+voyez-vous.... Nous ne voulons rien dire. Si nous vous disions tout...»
+Elle s'interrompit pour mordre son mouchoir.
+
+«Moi qui ne l'avais pas vu depuis vingt ans! Et je le retrouve pour ne
+le revoir jamais peut-être!... Il a été si bon, si bon!» Herminie eut un
+léger hochement des épaules. Elle faisait à Rougon des signes pour lui
+donner à entendre qu'il fallait pardonner au désespoir d'une soeur, mais
+que le vieux notaire était le pire des gredins.
+
+«A votre place, reprit-elle, je dirais tout. Ça vaudrait mieux.»
+
+Alors, Mme Correur parut se décider à un grand effort. Elle baissa
+encore la voix.
+
+«Vous vous rappelez les Te Dem» qu'on a chantés partout, quand
+l'empereur a été si miraculeusement sauvé, devant l'Opéra.... Eh bien,
+le jour où l'on a chanté le Te Deum» à Coulonges, un voisin a demandé à
+Martineau s'il n'allait pas à l'église, et ce malheureux a répondu:
+"Pour quoi faire, à l'église? Je me moque bien de l'empereur!"
+
+--"Je me moque bien de l'empereur!" répéta Mlle Herminie Billecoq d'un
+air consterné.
+
+--Comprenez-vous mes craintes maintenant? continua l'ancienne maîtresse
+d'hôtel. Je vous l'ai dit, ça n'étonnerait personne dans le pays s'il
+était arrêté.» En prononçant cette phrase, elle regardait Rougon
+fixement. Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger
+une dernière fois cette grosse face molle, où des yeux pâles
+clignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s'arrêta un
+instant au cou gras et blanc.
+
+Puis, il ouvrit les bras, il s'écria:
+
+«Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas le maître.» Et il donna
+des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il, d'intervenir dans ces
+sortes d'affaires. Si la justice se trouvait saisie, les choses devaient
+avoir leur cours. Il aurait préféré ne pas connaître Mme Correur, parce
+que son amitié pour elle allait lui lier les mains; il s'était juré de
+ne jamais rendre certains services à ses amis. Enfin, il se
+renseignerait. Et il cherchait à la consoler déjà, comme si son frère
+était déjà en route pour quelque colonie. Elle baissait la tête, elle
+avait de petits hoquets qui secouaient l'énorme paquet de cheveux blonds
+dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle se calmait. Comme elle
+prenait congé, elle poussa Herminie devant elle, en disant:
+
+«Mademoiselle Herminie Billecoq.... Je vous l'ai présentée, je crois.
+Pardonnez, j'ai la tête si malade!... C'est cette demoiselle que nous
+sommes parvenus à doter.
+
+L'officier, son séducteur, n'a pu encore l'épouser, à cause des
+formalités qui sont interminables.... Remerciez Son Excellence, ma
+chère.» La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d'une
+innocente devant laquelle on a lâché un gros mot.
+
+Mme Correur la laissa sortir la première; puis, serrant fortement la
+main de Rougon, se penchant vers lui, elle ajouta:
+
+«Je compte sur vous, Eugène.» Quand le ministre revint dans le petit
+salon, il le trouva vide. Du Poizat avait réussi à congédier le député,
+le premier adjoint et les six membres de la Société de statistique. M.
+Kahn lui-même était parti, après avoir pris rendez-vous pour le
+lendemain, à dix heures. Il ne restait dans la salle à manger que la
+femme du proviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en
+causant de Paris; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait des courses,
+du Salon de peinture, d'une première représentation à la
+Comédie-Française, avec l'aisance d'un homme auquel tous les mondes
+étaient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait à voix basse
+au préfet des renseignements sur un professeur de quatrième soupçonné
+d'être républicain.
+
+Il était onze heures. On se leva, on salua Son Excellence; et Gilquin se
+retirait avec le proviseur et sa femme, en offrant son bras à cette
+dernière, lorsque Rougon le retint.
+
+«Monsieur le commissaire central, un mot, je vous prie.».
+
+Puis, lorsqu'ils furent seuls, il s'adressa à la fois au commissaire et
+au préfet.
+
+«Qu'est-ce donc que l'affaire Martineau?... Cet homme est-il réellement
+très compromis?» Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelques
+renseignements.
+
+«Mon Dieu, je ne pensais pas à lui. On l'a dénoncé.
+
+J'ai reçu des lettres.... Il est certain qu'il s'occupe de politique.
+Mais il y a déjà eu quatre arrestations dans le département. J'aurais
+préféré, pour arriver au nombre de cinq que vous m'avez fixé, faire
+coffrer un professeur de quatrième qui lit à ses élèves des livres
+révolutionnaires.
+
+--J'ai appris des faits bien graves, dit sévèrement Rougon. Les larmes
+de sa soeur ne doivent pas sauver ce Martineau, s'il est vraiment si
+dangereux. Il y a là une question de salut public.»
+
+Et se tournant vers Gilquin:
+
+«Qu'en pensez-vous?
+
+--Je procéderai demain à l'arrestation, répondit celui-ci. Je connais
+toute l'affaire. J'ai vu Mme Correur à l'hôtel de Paris, où je dîne
+d'habitude.» Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet
+de sa poche, biffa un nom pour en écrire un autre au-dessus, tout en
+recommandant au commissaire central de faire surveiller quand même le
+professeur de quatrième. Rougon accompagna Gilquin jusqu'à la porte. Il
+reprit:
+
+«Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez en personne à
+Coulonges. Soyez très doux.» Mais Gilquin se redressa d'un air blessé.
+Il oublia tout respect, il tutoya Son Excellence.
+
+«Me prends-tu pour un sale mouchard! s'écria-t-il.
+
+Demande à Du Poizat l'histoire de ce pharmacien que j'ai arrêté au lit,
+avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d'un huissier. Personne
+n'a rien su.... J'agis toujours en homme du monde.» Rougon dormit neuf
+heures d'un sommeil profond.
+
+Quand il ouvrit les yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit
+appeler Du Poizat, qui arriva, un cigare aux dents, l'air très gai. Ils
+causèrent, ils plaisantèrent comme autrefois, lorsqu'ils habitaient chez
+Mme Mélanie Correur, et qu'ils allaient se réveiller, le matin, avec des
+tapes sur leurs cuisses nues. Tout en se débarbouillant, le ministre
+demanda au préfet des détails sur le pays, les histoires des
+fonctionnaires, les besoins des uns, les vanités des autres. Il voulait
+pouvoir trouver pour chacun une phrase aimable.
+
+«N'ayez pas peur, je vous soufflerai!» dit Du Poizat en riant.
+
+Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna sur les
+personnages qui l'approcheraient. Rougon, parfois, lui faisait répéter
+un fait pour le mieux caser dans sa mémoire. A dix heures, M. Kahn
+arriva.
+
+Ils déjeunèrent tous les trois, en arrêtant les derniers détails de la
+solennité. Le préfet ferait un discours; M. Kahn aussi. Rougon prendrait
+la parole le dernier.
+
+Mais il serait bon de provoquer un quatrième discours.
+
+Un instant, ils songèrent au maire; seulement Du Poizat le trouvait trop
+bête, et il conseilla de choisir l'ingénieur en chef des ponts et
+chaussées, qui se trouvait naturellement désigné, mais dont M. Kahn
+craignait l'esprit critique. Enfin, ce dernier, en sortant de table,
+emmena le ministre à l'écart, pour lui indiquer les points sur lesquels
+il serait heureux de le voir insister, dans son discours.
+
+Le rendez-vous était pour dix heures et demie, à la préfecture. Le maire
+et le premier adjoint se présentèrent ensemble; le maire balbutiait,
+était au désespoir de ne s'être pas trouvé à Niort, la veille; tandis
+que le premier adjoint affectait de demander à Son Excellence si elle
+avait passé une bonne nuit, si elle se sentait remise de sa fatigue.
+Ensuite, parurent le président du tribunal civil, le procureur impérial
+et ses deux substituts, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, que
+suivirent à la file le receveur général, le directeur des contributions
+directes et le conservateur des hypothèques. Plusieurs de ces messieurs
+étaient avec leurs dames, la femme du proviseur, la jolie blonde, vêtue
+d'une toilette bleu ciel du plus piquant effet, causa une grosse
+émotion; elle pria Son Excellence d'excuser son mari, retenu au lycée
+par une attaque de goutte, qui l'avait pris la veille au soir en
+rentrant. Cependant, d'autres personnages arrivaient: le colonel du 78e
+de ligne caserné à Niort, le président du tribunal de commerce, les deux
+juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et forêts accompagné
+de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux, des délégués de la
+Chambre consultative des arts et manufactures, de la Société de
+statistique et du Conseil des prud'hommes.
+
+La réception avait lieu dans un grand salon de la préfecture. Du Poizat
+faisait les présentations. Et le ministre, souriant, plié en deux,
+accueillait chaque personne en vieille connaissance. Il savait des
+particularités étonnantes sur chacune d'elles. Il parla au procureur
+impérial, très élogieusement, d'un réquisitoire prononcé dernièrement
+par lui dans une affaire d'adultère; il demanda d'une voix émue au
+directeur des contributions directes des nouvelles de madame, alitée
+depuis deux mois; il retint un instant le colonel du 78e de ligne, pour
+lui montrer qu'il n'ignorait pas les brillantes études de son fils à
+Saint-Cyr; il causa chaussures avec un conseiller municipal qui
+possédait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec le
+conservateur des hypothèques, archéologue passionné, une discussion sur
+une pierre druidique découverte la semaine précédente. Quand il
+hésitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait à son aide d'un mot
+habilement soufflé. D'ailleurs, il gardait un aplomb superbe.
+
+Comme le président du tribunal de commerce entrait et s'inclinait devant
+lui, il s'écria d'une voix affable:
+
+«Vous êtes seul, monsieur le président? J'espère bien que vous amènerez
+madame au banquet, ce soir...» Il s'arrêta, en voyant autour de lui
+l'embarras des figures. Du Poizat le poussait légèrement du coude.
+
+Alors, il se souvint que le président du tribunal de commerce vivait
+séparé de sa femme, à la suite de certains faits scandaleux. Il s'était
+trompé, il avait cru parler à l'autre président, au président du
+tribunal civil. Cela ne troubla en rien son aplomb. Souriant toujours,
+sans chercher à revenir sur sa maladresse, il reprit d'un air fin:
+
+«J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, monsieur.
+
+Je sais que mon collègue le garde des Sceaux vous a porté pour la
+décoration.... C'est une indiscrétion. Gardez-moi le secret.» Le
+président du tribunal de commerce devint très rouge. Il suffoquait de
+joie. Autour de lui, on s'empressait, on le félicitait; pendant que
+Rougon prenait note mentalement de cette croix donnée avec tant
+d'à-propos, pour ne pas oublier d'avertir son collègue. C'était le mari
+trompé qu'il décorait. Du Poizat eut un sourire d'admiration.
+
+Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans le grand salon.
+On attendait toujours, les visages muets, les regards gênés.
+
+«L'heure avance, on pourrait partir», murmura le ministre.
+
+Mais le préfet se pencha, lui expliqua que le député, l'ancien
+adversaire de M. Kahn, n'était pas encore là.
+
+Enfin celui-ci entra, tout suant; sa montre avait dû s'arrêter, il n'y
+comprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de la
+veille, il commença une phrase:
+
+«Comme je le disais hier soir à Votre Excellence...» Et il marcha à côté
+de Rougon, en lui annonçant qu'il retournerait le lendemain matin à
+Paris. Le congé de Pâques avait pris fin le mardi, la session était
+rouverte.
+
+Mais il avait cru devoir rester quelques jours de plus à Niort, pour
+faire les honneurs du département à Son Excellence.
+
+Tous les invités étaient descendus dans la cour de la préfecture, où une
+dizaine de voitures, rangées des deux côtés du perron, attendaient. Le
+ministre monta avec le député, le préfet et le maire, dans une calèche
+qui prit la tête. Le reste des invités s'empila le plus hiérarchiquement
+possible; il y avait là deux autres calèches, trois victorias et des
+chars à bancs à six et à huit places. Dans la rue de la Préfecture, le
+défilé s'organisa. On partit au petit trot. Les rubans des dames
+s'envolaient, tandis que leurs jupes débordaient par-dessus les
+portières. Les chapeaux noirs des messieurs miroitaient au soleil. Il
+fallut traverser tout un bout de la ville. Le long des rues étroites, le
+pavé aigu secouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit de
+ferraille. Et à toutes les fenêtres, sur toutes les portes, les Niortais
+saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, très surpris de voir la
+redingote bourgeoise du ministre à côté de l'habit brodé du préfet.
+
+Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plantée d'arbres
+magnifiques. Il faisait très doux; une belle journée d'avril, un ciel
+clair, tout blond de soleil. La route, droite et unie, s'enfonçait au
+milieu de jardins pleins de lilas et d'abricotiers en fleur. Puis les
+champs s'élargirent en vastes cultures, coupées de loin en loin, par un
+bouquet d'arbres. Dans les voitures, on causait.
+
+«Voilà une filature, n'est-ce pas?» dit Rougon, à l'oreille duquel le
+préfet se penchait.
+
+Et s'adressant au maire, lui montrant le bâtiment de briques rouges, au
+bord de l'eau:
+
+«Une filature qui vous appartient, je crois.... On m'a parlé de votre
+nouveau système de cardage pour les laines. Je tâcherai de trouver un
+instant afin de visiter toutes ces merveilles.» Il demanda des détails
+sur la puissance motrice de la rivière. Selon lui, les moteurs
+hydrauliques dans de bonnes conditions, avaient d'énormes avantages. Et
+il émerveilla le maire par ses connaissances techniques.
+
+Les autres voitures suivaient, un peu débandées. Des conversations
+arrivaient, hérissées de chiffres, au milieu du trot assourdi des
+chevaux. Un rire perlé sonna, qui fit tourner toutes les têtes: c'était
+la femme du proviseur, dont l'ombrelle venait de s'envoler sur un tas de
+cailloux.
+
+«Vous possédez une ferme par ici, reprit Rougon en souriant au député.
+La voilà, sur ce coteau, si je ne me trompe.... Des prairies superbes!
+Je sais, d'ailleurs, que vous vous occupez d'élevage, et que vous avez
+eu des vaches couronnées, aux derniers comices agricoles.» Alors, ils
+parlèrent bestiaux. Les prairies, trempées de soleil, avaient une
+douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs y naissaient. Des
+rideaux de grands peupliers ménageaient des échappées d'horizon, des
+coins de paysage adorables. Une vieille femme qui conduisait un âne dut
+arrêter la bête au bord du chemin, pour laisser passer le cortège. Et
+l'âne se mit à braire, effaré par cette procession de voitures, dont les
+panneaux vernis luisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les
+hommes gantés, tinrent leur sérieux.
+
+On monta, à gauche, une légère pente; puis, on redescendit. On était
+arrivé. C'était un creux dans les terres, le cul-de-sac d'un étroit
+vallon, une sorte de trou étranglé entre trois coteaux qui faisaient
+muraille. De la campagne environnante, en levant les yeux, on ne voyait,
+sur le ciel noir, que les carcasses crevées de deux moulins en ruine.
+Là, au fond, au milieu d'un carré d'herbe, une tente était dressée, de
+la toile grise bordée d'un large galon rouge, avec des trophées de
+drapeaux, sur les quatre faces. Un millier de curieux venus à pied, des
+bourgeois, des dames, des paysans du quartier, s'étageaient à droite, du
+côté de l'ombre, le long de l'amphithéâtre formé par un des coteaux.
+Devant la tente, un détachement du 78e de ligne se trouvait sous les
+armes, en face des pompiers de Niort, dont le bel ordre était très
+remarqué; tandis que, au bord de la pelouse, une équipe d'ouvriers, en
+blouses neuves, attendaient, ayant à leur tête des ingénieurs boutonnés
+dans leurs redingotes. Dès que les voitures se montrèrent, la Société
+philharmonique de la ville, une société composée d'instrumentistes
+amateurs, se mit à jouer l'ouverture de La Dame blanche.
+
+«Vive Son Excellence!» crièrent quelques voix, que le bruit des
+instruments étouffa.
+
+Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait le trou au
+fond duquel il se trouvait, fâché de cet étranglement de l'horizon, qui
+lui semblait rapetisser la solennité. Et il resta là un instant dans
+l'herbe, attendant un compliment de bienvenue. Enfin, M. Kahn accourut.
+Il s'était échappé de la préfecture aussitôt après le déjeuner;
+seulement il venait, par prudence, d'examiner la mine à laquelle Son
+Excellence devait mettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre
+jusqu'à la tente. Les invités suivaient. Il y eut un moment de
+confusion. Rougon demandait des renseignements.
+
+«Alors, c'est dans cette tranchée que doit s'ouvrir le tunnel?
+
+--Parfaitement, répondit M. Kahn. La première mine est creusée dans ce
+rocher rougeâtre, où Votre Excellence voit un drapeau.» Le coteau du
+fond, entamé à la pioche, montrait le roc. Des arbustes déracinés
+pendaient parmi les déblais. On avait semé de feuillages le sol de la
+tranchée. M. Kahn indiqua encore de la main le tracé de la voie ferrée,
+que marquait une double file de jalons, alignant des bouts de papier
+blanc, au milieu des sentiers, des herbes, des buissons. C'était un coin
+paisible de nature à éventrer.
+
+Pourtant, les autorités avaient fini par se caser sous la tente. Les
+curieux, derrière, se penchaient, pour voir entre les toiles. La Société
+philharmonique achevait l'ouverture de La Dame blanche.
+
+«Monsieur le ministre, dit tout à coup une voix aiguë qui vibra dans le
+silence, je tiens à remercier le premier Votre Excellence d'avoir bien
+voulu accepter l'invitation que nous nous sommes permis de lui adresser.
+Le département des Deux-Sèvres gardera un éternel souvenir...» C'était
+Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenait à trois pas de
+Rougon, debout tous les deux; et, à certaines chutes de phrases
+cadencées, ils inclinaient légèrement la tête l'un vers l'autre. Il
+parla ainsi un quart d'heure, rappelant au ministre la façon brillante
+dont il avait représenté le département à l'Assemblée législative; la
+ville de Niort avait inscrit son nom dans ses annales comme celui d'un
+bienfaiteur, et brûlait de lui témoigner sa reconnaissance en toute
+occasion. Du Poizat s'était chargé de la partie politique et pratique.
+
+Par moments, sa voix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait
+plus que ses gestes, un mouvement régulier de son bras droit; et le
+millier de curieux étagés sur le coteau s'intéressaient aux broderies de
+sa manche, dont l'or luisait dans un coup de soleil.
+
+Ensuite, M. Kahn s'avança au milieu de la tente. Lui, avait la voix très
+grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallon formait écho et
+renvoyait les fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop
+complaisamment.
+
+Il conta ses longs efforts, les études, les démarches qu'il avait dû
+faire pendant près de quatre ans, pour doter le pays d'une nouvelle voie
+ferrée. Maintenant, toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le
+département; les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient
+leur fabrication, la vie commerciale pénétrerait jusque dans les plus
+humbles villages; et il semblait, à l'entendre, que les Deux-Sèvres
+devenaient, sous ses mains élargies, une contrée de cocagne, avec des
+ruisseaux de lait et des bosquets enchantés, où des tables chargées de
+bonnes choses attendaient les passants. Puis, brusquement, il affecta
+une modestie outrée. On ne lui devait aucune gratitude, il n'aurait
+jamais mené à bien un aussi vaste projet, sans le haut patronage dont il
+était fier. Et, tourné vers Rougon, il l'appela «l'illustre ministre, le
+défenseur de toutes les idées nobles et utiles». En terminant, il
+célébra les avantages financiers de l'affaire. A la Bourse, on
+s'arrachait les actions.
+
+Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argent dans une
+entreprise à laquelle Son Excellence le ministre de l'Intérieur voulait
+attacher son nom!
+
+«Très bien, très bien!» murmurèrent quelques invités.
+
+Le maire et plusieurs représentants de l'autorité serrèrent la main de
+M. Kahn qui affectait d'être très ému.
+
+Au-dehors, des applaudissements éclataient. La Société philharmonique
+crut devoir attaquer un pas redoublé; mais le premier adjoint se
+précipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendant ce
+temps, sous la tente, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées
+hésitait, disait qu'il n'avait rien préparé. L'insistance du préfet le
+décida. M. Kahn, très inquiet, murmura à l'oreille de ce dernier:
+
+«Vous avez eu tort. Il est mauvais comme la gale.» L'ingénieur en chef
+était un homme long et maigre, qui avait de grandes prétentions à
+l'ironie. Il parlait lentement, en tordant le coin de sa bouche, toutes
+les fois qu'il voulait lancer une épigramme. Il commença par écraser M.
+Kahn sous les éloges. Puis, les allusions méchantes arrivèrent. Il jugea
+en quelques mots le projet de chemin de fer, avec ce dédain des
+ingénieurs du gouvernement pour les travaux des ingénieurs civils. Il
+rappela le contre-projet de la Compagnie de l'Ouest, qui devait passer
+par Thouars, et insista, sans paraître y mettre de malice, sur le coude
+du tracé de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux de Bressuire. Le
+tout sans brutalité aucune, mêlé de phrases aimables, procédant par
+coups d'épingle, sentis des seuls initiés. Il fut plus cruel encore en
+finissant. Il parut regretter que «l'illustre ministre» vînt se
+compromettre dans une affaire dont le côté financier donnait des
+inquiétudes à tous les hommes d'expérience. Il faudrait des sommes
+énormes; la plus grande honnêteté, le plus grand désintéressement
+seraient nécessaires. Et il laissa tomber cette dernière phrase, la
+bouche tordue:
+
+«Ces inquiétudes sont chimériques, nous sommes complètement rassurés en
+voyant, à la tête de l'entreprise, un homme dont la belle situation de
+fortune et la haute probité commerciale sont bien connues dans le
+département.» Un murmure d'approbation courut. Seules quelques personnes
+regardaient M. Kahn, qui s'efforçait de sourire, les lèvres blanches.
+Rougon avait écouté en fermant les yeux à demi, comme gêné par la grande
+lumière. Quand il les rouvrit, ses yeux pâles étaient devenus noirs. Il
+comptait d'abord parler très brièvement. Mais il avait maintenant un des
+siens à défendre.
+
+Il fit trois pas, se trouva au bord de la tente; et là, avec un geste
+dont l'ampleur semblait s'adresser à toute la France attentive, il
+commença.
+
+«Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par la pensée,
+d'embrasser l'empire tout entier d'un coup d'oeil, et d'élargir ainsi la
+solennité qui nous rassemble, pour en faire la fête du labeur industriel
+et commercial. Au moment même où je vous parle, du nord au midi, on
+creuse des canaux, on construit des voies ferrées, on perce des
+montagnes, on élève des ponts...» Un profond silence s'était fait. Entre
+les phrases, on entendait des souffles dans les branches, puis la voix
+haute d'une écluse, au loin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue
+avec les soldats, sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques,
+pour voir parler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, les
+spectateurs avaient fini par se mettre à leur aise; les dames s'étaient
+accroupies, après avoir étalé leur mouchoir à terre; deux messieurs, que
+le soleil gagnait, venaient d'ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et
+la voix de Rougon montait peu à peu. Il paraissait gêné au fond de ce
+trou, comme si le vallon n'eût pas été assez vaste pour ses gestes. De
+ses mains brusquement jetées en avant, il semblait vouloir déblayer
+l'horizon, autour de lui. A deux reprises, il chercha l'espace; mais il
+ne rencontra en haut, au bord du ciel, que les moulins dont les
+carcasses éventrées craquaient au soleil.
+
+L'orateur avait repris le thème de M. Kahn, en l'agrandissant. Ce
+n'était plus le département des Deux-Sèvres seulement qui entrait dans
+une ère de prospérité miraculeuse, mais la France entière, grâce à
+l'embranchement de Niort à Angers. Pendant dix minutes, il énuméra les
+bienfaits sans nombre dont les populations seraient comblées. Il poussa
+les choses jusqu'à parler de la main de Dieu. Puis, il répondit à
+l'ingénieur en chef; il ne discutait pas son discours, il n'y faisait
+aucune allusion; il disait simplement le contraire de ce qu'il avait
+dit, insistant sur le dévouement de M. Kahn, le montrant modeste,
+désintéressé, grandiose. Le côté financier de l'entreprise le laissait
+plein de sérénité. Il soudait, il entassait d'un geste rapide des
+monceaux d'or. Alors, les bravos lui coupèrent la voix.
+
+«Messieurs, un dernier mot», dit-il après s'être essuyé les lèvres avec
+son mouchoir.
+
+Le dernier mot dura un quart d'heure. Il se grisait, il s'engageait plus
+qu'il n'aurait voulu. Même, à la péroraison, comme il en était à la
+grandeur du règne, célébrant la haute intelligence de l'empereur, il
+laissa entendre que Sa Majesté patronnait d'une façon particulière
+l'embranchement de Niort à Angers. L'entreprise devenait une affaire
+d'État.
+
+Trois salves d'applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux, volant
+dans le ciel pur, à une grande hauteur, s'effaroucha, avec des
+croassements prolongés.
+
+Dès la dernière phrase du discours, la Société philharmonique s'était
+mise à jouer, sur un signal parti de la tente; tandis que les dames,
+serrant leurs jupes, se relevaient vivement, désireuses de ne rien
+perdre du spectacle. Cependant, autour de Rougon, les invités souriaient
+d'un air ravi. Le maire, le procureur impérial, le colonel du 78e de
+ligne hochaient la tête, en écoutant le député s'émerveiller à
+demi-voix, de façon à être entendu du ministre. Mais le plus
+enthousiaste était sûrement l'ingénieur en chef des ponts et chaussées;
+il affecta une servilité extraordinaire, la bouche tordue, comme
+foudroyé par les magnifiques paroles du grand homme.
+
+«Si Son Excellence veut bien me suivre», dit M. Kahn, dont la grosse
+face suait de joie.
+
+C'était la fin. Son Excellence allait mettre le feu à la première mine.
+Des ordres venaient d'être donnés à l'équipe d'ouvriers en blouses
+neuves. Ces hommes précédèrent le ministre et M. Kahn dans la tranchée,
+et se rangèrent au fond, sur deux lignes. Un contremaître tenait un bout
+de corde allumée, qu'il présenta à Rougon. Les autorités, restées sous
+la tente, allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Société
+philharmonique jouait toujours.
+
+«Est-ce que ça va faire beaucoup de bruit? demanda avec un sourire
+inquiet la femme du proviseur à l'un des deux substituts.
+
+--C'est selon la nature de la roche, se hâta de répondre le président du
+tribunal de commerce, qui entra dans des explications minéralogiques.
+
+--Moi, je me bouche les oreilles», murmura l'aînée des trois filles du
+conservateur des eaux et forêts.
+
+Rougon, la corde allumée à la main, au milieu de tout ce monde, se
+sentait ridicule. En haut, sur la crête des coteaux, les carcasses des
+moulins craquaient plus fort.
+
+Alors, il se hâta, mit le feu à la mèche dont le contremaître lui
+indiqua le bout, entre deux pierres. Aussitôt un ouvrier souffla dans
+une trompe, longuement. Toute l'équipe s'écarta, M. Kahn avait vivement
+ramené Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitude
+inquiète.
+
+«Eh bien, ça ne part donc pas?» balbutia le conservateur des
+hypothéqués, qui clignait les yeux d'anxiété, avec une envie folle de se
+boucher les oreilles, comme les dames.
+
+L'explosion n'eut lieu qu'au bout de deux minutes.
+
+On avait mis la mèche très longue, par prudence.
+
+L'attente des spectateurs tournait à l'angoisse; tous les yeux, fixés
+sur la roche rouge, s'imaginaient la voir remuer; des personnes
+nerveuses dirent que ça leur cassait la poitrine. Enfin il y eut un
+ébranlement sourd, la roche se fendit, pendant qu'un jet de fragments,
+gros comme les deux poings, montait dans la fumée. Et tout le monde s'en
+alla. On entendait ces mots, cent fois répétés:
+
+«Sentez-vous la poudre?» Le soir, le préfet donna un dîner, auquel les
+autorités assistèrent. Il avait lancé cinq cents invitations pour le bal
+qui suivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon était décoré de plantes
+vertes, et l'on avait ajouté, aux quatre coins, quatre petits lustres,
+dont les bougies, jointes à celles du lustre central, jetaient une
+clarté extraordinaire. Niort ne se souvenait pas d'un tel éclat. Le
+flamboiement des six fenêtres éclairait la place de la Préfecture, où
+plus de deux mille curieux se pressaient, les yeux en l'air, pour voir
+les danses. Même l'orchestre s'entendait si distinctement, que des
+gamins, en bas, organisaient des galops sur les trottoirs. Dès neuf
+heures, les dames s'éventaient, les rafraîchissements circulaient, les
+quadrilles succédaient aux valses et aux polkas. Près de la porte, Du
+Poizat, très cérémonieux, recevait les retardataires avec un sourire.
+
+«Votre Excellence ne danse donc pas?» demanda hardiment à Rougon la
+femme du proviseur, qui venait d'entrer, vêtue d'une robe de tarlatane
+semée d'étoiles d'or.
+
+Rougon s'excusa en souriant. Il était debout devant une fenêtre, au
+milieu d'un groupe. Et, tout en soutenant une conversation sur la
+révision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coups d'oeil. De
+l'autre côté de la place, dans la vive lueur dont les lustres
+éclairaient les façades, il venait d'apercevoir, à une des croisées de
+l'hôtel de Paris, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq. Elles restaient
+là, regardant la fête, accoudées à la barre d'appui comme à la rampe
+d'une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus et gonflés
+de légers rires, à certaines bouffées chaudes de la fête.
+
+Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grand salon,
+distraite, insensible à l'admiration que l'ampleur de sa longue jupe
+soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchait quelqu'un du
+regard, sans cesser de sourire, d'un air languissant.
+
+«M. le commissaire central n'est donc pas venu? finit-elle par demander
+à Du Poizat, qui la questionnait sur la santé de son mari. Je lui ai
+promis une valse.
+
+--Mais il devrait être là, répondit le préfet; je suis surpris de ne pas
+le voir.... Il a eu une mission à remplir aujourd'hui. Seulement il
+m'avait promis d'être de retour à six heures.» C'était vers midi, après
+le déjeuner, que Gilquin avait quitté Niort à cheval, pour aller arrêter
+le notaire Martineau. Coulonges se trouvait à cinq lieues. Il comptait y
+être à deux heures et pouvoir repartir vers les quatre heures au plus
+tard, ce qui lui permettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il
+était invité. Aussi ne pressa-t-il pas l'allure de son cheval, se
+dandinant sur sa selle, se promettant d'être très entreprenant, le soir,
+au bal, avec cette personne blonde, qu'il jugeait seulement un peu
+maigre. Gilquin aimait les femmes grasses. A Coulonges, il descendit à
+l'hôtel du Lion d'Or, où un brigadier et deux gendarmes devaient
+l'attendre. De cette façon, son arrivée ne serait pas remarquée; on
+louerait une voiture, on «emballerait» le notaire, sans qu'une voisine
+se mît sur sa porte. Mais les gendarmes n'étaient pas au rendez-vous.
+Jusqu'à cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant des grogs,
+regardant sa montre tous les quarts d'heure. Jamais il ne serait à Niort
+pour le dîner. Il faisait seller son cheval, lorsque enfin le brigadier
+parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eu malentendu.
+
+«Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n'avons pas le temps, cria
+furieusement le commissaire central. Il est déjà cinq heures un
+quart.... Empoignons notre individu, et que ça ne traîne pas! Il faut
+que nous roulions dans dix minutes.» D'ordinaire, Gilquin était bon
+homme. Il se piquait, dans ses fonctions, d'une urbanité parfaite. Ce
+jour-là, il avait même arrêté un plan compliqué, afin d'éviter les
+émotions trop fortes au frère de Mme Correur; ainsi il devait entrer
+seul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, à la
+porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Mais ses trois
+heures d'attente au Lion d'Or l'avaient tellement exaspéré, qu'il oublia
+toutes ces belles précautions. Il traversa le village et alla sonner
+rudement chez le notaire, à la porte de la rue. Un gendarme fut laissé
+devant cette porte; l'autre fit le tour, pour surveiller les murs du
+jardin. Le commissaire était entré avec le brigadier. Dix à douze
+curieux effarés regardaient de loin.
+
+A la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prise d'une
+terreur d'enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutes ses forces:
+
+«Madame! madame! madame!» Une femme petite et grasse, dont la face
+gardait un grand calme, descendit lentement l'escalier.
+
+«Madame Martineau, sans doute? fit Gilquin d'une voix rapide. Mon Dieu!
+madame, j'ai une triste mission à remplir.... Je viens arrêter votre
+mari.» Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses lèvres décolorées
+tremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri.
+
+Elle resta sur la dernière marche, bouchant l'escalier avec ses jupes.
+Elle voulut voir le mandat d'amener, demanda des explications, traîna
+les choses.
+
+«Attention! le particulier va nous filer entre les doigts», murmura le
+brigadier à l'oreille du commissaire.
+
+Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, en disant:
+
+«Montez, messieurs.» Et elle monta la première. Elle les introduisit
+dans un cabinet, au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe
+de chambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter son
+fauteuil où il passait ses journées. Très grand, les mains comme mortes,
+le visage d'une pâleur de cire, il n'avait plus que les yeux de vivants,
+des yeux noirs, doux et énergiques.
+
+Mme Martineau le montra d'un geste silencieux.
+
+«Mon Dieu! monsieur, commença Gilquin, j'ai une triste mission à
+remplir...» Quand il eut terminé, le notaire hocha la tête, sans parler.
+Un léger frisson agitait la robe de chambre drapée sur ses membres
+maigres. Il dit enfin, avec une grande politesse:
+
+«C'est bien, messieurs, je vais vous suivre.» Alors, il se mit à marcher
+dans la pièce, rangeant les objets qui traînaient sur les meubles. Il
+changea de place un paquet de livres. Il demanda à sa femme une chemise
+propre. Le frisson dont il était secoué devenait plus violent. Mme
+Martineau, le voyant chanceler, le suivait, les bras tendus pour le
+recevoir, comme on suit un enfant.
+
+«Dépêchons, dépêchons, monsieur», répétait Gilquin.
+
+Le notaire fit encore deux tours; et, brusquement, ses mains battirent
+l'air, il se laissa tomber dans un fauteuil, tordu, roidi par une
+attaque de paralysie. Sa femme pleurait à grosses larmes muettes.
+Gilquin avait tiré sa montre.
+
+«Tonnerre de Dieu!» cria-t-il.
+
+Il était cinq heures et demie. Maintenant, il devait renoncer à être de
+retour à Niort pour le dîner de la préfecture. Avant qu'on eût mis cet
+homme dans une voiture, on allait perdre au moins une demi-heure. Il
+tâcha de se consoler en jurant bien de ne pas manquer le bal; justement
+il se souvenait d'avoir retenu la femme du proviseur pour la première
+valse.
+
+«C'est de la frime, lui murmura le brigadier à l'oreille. Voulez-vous
+que je remette le particulier sur ses pieds?» Et, sans attendre la
+réponse, il s'avança, il adressa au notaire des exhortations pour
+l'engager à ne pas tromper la justice. Le notaire, les paupières closes,
+les lèvres amincies, gardait une rigidité de cadavre. Peu à peu, le
+brigadier se fâcha, en vint aux gros mots, finit par abattre sa lourde
+main de gendarme sur le collet de la robe de chambre. Mais Mme
+Martineau, si calme jusque-là, le repoussa rudement, se planta devant
+son mari, en serrant ses poings de dévote résolue.
+
+«C'est de la frime, je vous dis!» répéta le brigadier.
+
+Gilquin haussa les épaules. Il était décidé à emmener le notaire mort ou
+vif.
+
+«Que l'un de vos hommes aille chercher la voiture au Lion d'Or,
+ordonna-t-il. J'ai prévenu l'aubergiste.» Quand le brigadier fut sorti,
+il s'approcha de la fenêtre, regarda complaisamment le jardin où des
+abricotiers étaient en fleur. Et il s'oubliait là, lorsqu'il se sentit
+touché à l'épaule. Mme Martineau, debout derrière lui, l'interrogea, les
+joues séchées, la voix raffermie:
+
+«Cette voiture est pour vous, n'est-ce pas? Vous ne pouvez pas traîner
+mon mari à Niort, dans l'état où il se trouve.
+
+--Mon Dieu! madame, dit-il pour la troisième fois, ma mission est très
+pénible...
+
+--Mais c'est un crime! Vous le tuez.... Vous n'avez pas été chargé de le
+tuer, pourtant!
+
+--J'ai des ordres», répondit-il d'une voix plus rude, voulant couper
+court à la scène de supplications qu'il prévoyait.
+
+Elle eut un geste terrible. Une colère folle passa sur sa face de
+bourgeoise grasse, tandis que ses regards faisaient le tour de la pièce,
+comme pour chercher quelque moyen suprême de salut. Mais, d'un effort,
+elle s'apaisa, elle reprit son attitude de femme forte qui ne comptait
+pas sur ses larmes.
+
+«Dieu vous punira, monsieur», dit-elle simplement, après un silence,
+pendant lequel elle ne l'avait pas quitté des yeux.
+
+Et elle retourna, sans un sanglot, sans une supplication, s'accouder au
+fauteuil où son mari agonisait. Gilquin avait souri.
+
+A ce moment, le brigadier, qui était allé lui-même au Lion d'Or, revint
+dire que l'aubergiste prétendait ne pas avoir pour l'instant la moindre
+carriole. Le bruit de l'arrestation du notaire, très aimé dans le pays,
+avait dû se répandre. L'aubergiste cachait certainement ses voitures;
+deux heures auparavant, interrogé par le commissaire central, il s'était
+engagé à lui garder un vieux coupé, qu'il louait d'ordinaire aux
+voyageurs, pour des promenades dans les environs.
+
+«Fouillez l'auberge! cria Gilquin repris par la fureur devant ce nouvel
+obstacle; fouillez toutes les maisons du village!... Est-ce qu'on se
+fiche de nous, à la fin! On m'attend, je n'ai pas de temps à perdre....
+Je vous donne un quart d'heure, entendez-vous!» Le brigadier disparut de
+nouveau, emmenant ses hommes, les lançant dans des directions
+différentes.
+
+Trois quarts d'heure se passèrent, puis quatre, puis cinq. Au bout d'une
+heure et demie, un gendarme se montra enfin, la mine longue: toutes les
+recherches étaient restées sans résultat. Gilquin, pris de fièvre,
+marchait d'un pas saccadé, allant de la porte à la fenêtre, regardant
+tomber le jour. Sûrement on ouvrirait le bal sans lui; la femme du
+proviseur croirait à une impolitesse; cela le rendrait ridicule,
+paralyserait ses moyens de séduction. Et, chaque fois qu'il passait
+devant le notaire, il sentait la colère l'étrangler; jamais malfaiteur
+ne lui avait donné tant d'embarras. Le notaire, plus froid, plus blême,
+restait allongé, sans un mouvement.
+
+Ce fut seulement à sept heures passées que le brigadier reparut, l'air
+rayonnant. Il avait enfin trouvé le vieux coupé de l'aubergiste, caché
+au fond d'un hangar, à un quart de lieue du village. Le coupé était tout
+attelé, et c'était l'ébrouement du cheval qui l'avait fait découvrir.
+Mais quand la voiture fut à la porte, il fallut habiller M. Martineau.
+Cela prit un temps fort long.
+
+Mme Martineau, avec une lenteur grave, lui mit des bas blancs, une
+chemise blanche; puis, elle le vêtit tout en noir, pantalon, gilet,
+redingote. Jamais elle ne consentit à se laisser aider par un gendarme.
+Le notaire s'abandonnait entre ses bras sans une résistance. On avait
+allumé une lampe. Gilquin tapait dans ses mains d'impatience, tandis que
+le brigadier, immobile, mettait au plafond l'ombre énorme de son
+chapeau.
+
+«Est-ce fini, est-ce fini?» répétait Gilquin.
+
+Mme Martineau fouillait un meuble depuis cinq minutes. Elle en tira une
+paire de gants noirs, et les glissa dans la poche de M. Martineau.
+
+«J'espère, monsieur, demanda-t-elle, que vous me laisserez monter dans
+la voiture? Je veux accompagner mon mari.
+
+--C'est impossible», répondit brutalement Gilquin.
+
+Elle se contint. Elle n'insista pas.
+
+«Au moins, reprit-elle, me permettrez-vous de le suivre?
+
+--Les routes sont libres, dit-il. Mais vous ne trouverez pas de voiture,
+puisqu'il n'y en a pas dans le pays.» Elle haussa légèrement les épaules
+et sortit donner un ordre. Dix minutes plus tard, un cabriolet
+stationnait à la porte, derrière le coupé. Il fallut alors descendre M.
+Martineau. Les deux gendarmes le portaient.
+
+Sa femme lui soutenait la tête. Et, à la moindre plainte poussée par le
+moribond, elle commandait impérieusement aux deux hommes de s'arrêter,
+ce que ceux-ci faisaient, malgré les regards terribles du commissaire.
+Il y eut ainsi un repos à chaque marche de l'escalier. Le notaire était
+comme un mort correctement vêtu qu'on emportait. On dut l'asseoir
+évanoui dans la voiture.
+
+«Huit heures et demie! cria Gilquin, en regardant une dernière fois sa
+montre. Quelle sacrée corvée! Je n'arriverai jamais.» C'était une chose
+dite. Bien heureux s'il faisait son entrée vers le milieu du bal. Il
+sauta à cheval en jurant, il dit au cocher d'aller bon train. En tête
+venait le coupé, aux portières duquel galopaient les deux gendarmes;
+puis, à quelques pas, le commissaire central et le brigadier suivaient;
+enfin, le cabriolet où se trouvait Mme Martineau, fermait la marche. La
+nuit était très fraîche. Sur la route grise, interminable, au milieu de
+la campagne endormie, le cortège passait, avec le roulement sourd des
+roues et la cadence monotone du galop des chevaux. Pas une parole ne fut
+dite pendant le trajet. Gilquin arrangeait la phrase qu'il prononcerait
+en abordant la femme du proviseur. Mme Martineau, par moments, se levait
+toute droite dans son cabriolet, croyant avoir entendu un râle; mais
+c'était à peine si elle apercevait, en avant, la caisse du coupé, qui
+roulait, noire et silencieuse.
+
+On entra dans Niort à dix heures et demie. Le commissaire, pour éviter
+de traverser la ville, fit prendre par les remparts. Aux prisons, il
+fallut carillonner. Quand le guichetier vit le prisonnier qu'on lui
+amenait, si blanc, si roide, il monta réveiller le directeur.
+
+Celui-ci, un peu souffrant, arriva bientôt en pantoufles.
+
+Mais il se fâcha, il refusa absolument de recevoir un homme dans un
+pareil état. Est-ce qu'on prenait les prisons pour un hôpital?
+
+«Puisqu'il est arrêté maintenant, que voulez-vous qu'on en fasse?
+demanda Gilquin, mis hors de lui par ce dernier incident.
+
+--Ce qu'on voudra, monsieur le commissaire, répondit le directeur. Je
+vous répète qu'il n'entrera pas ici. Je n'accepterai jamais une pareille
+responsabilité.» Mme Martineau avait profité de la discussion pour
+monter dans le coupé, auprès de son mari. Elle proposa de le mener à
+l'hôtel.
+
+«Oui, à l'hôtel, au diable, où vous voudrez! cria Gilquin. J'en ai
+assez, à la fin! Remportez-le!» Pourtant, il poussa le devoir jusqu'à
+accompagner le notaire à l'hôtel de Paris, désigné par Mme Martineau
+elle-même. La place de la Préfecture commençait à se vider; seuls les
+gamins sautaient encore sur les trottoirs, tandis que des couples de
+bourgeois, lentement, se perdaient dans l'ombre des rues voisines. Mais
+le flamboiement des six fenêtres du grand salon éclairait toujours la
+place de la lueur vive du plein jour; l'orchestre avait des voix de
+cuivre plus retentissantes; les dames, dont on voyait les épaules nues
+passer dans l'entrebâillement des rideaux, balançaient leurs chignons,
+frisés à la mode de Paris. Gilquin, au moment où l'on montait le notaire
+à une chambre du premier étage, aperçut, en levant la tête, Mme Correur
+et Mlle Herminie Billecoq, qui n'avaient pas quitté leur fenêtre. Elles
+étaient là, roulant leur cou, échauffées par les fumées de la fête. Mme
+Correur, cependant, avait dû voir arriver son frère, car elle se
+penchait, au risque de tomber. Sur un signe véhément qu'elle lui fit,
+Gilquin monta.
+
+Et plus tard, vers minuit, le bal de la préfecture atteignit tout son
+éclat. On venait d'ouvrir les portes de la salle à manger, où un souper
+froid était servi. Les dames, très rouges, s'éventaient, mangeaient
+debout, avec des rires. D'autres continuaient à danser, ne voulant pas
+perdre un quadrille, se contentant des verres de sirop que des messieurs
+leur apportaient. Une poussière lumineuse flottait, comme envolée des
+chevelures, des jupes et des bras cerclés d'or, qui battaient l'air. Il
+y avait trop d'or, trop de musique et trop de chaleur.
+
+Rougon, suffoquant, se hâta de sortir, sur un appel discret de Du
+Poizat. A côté du grand salon, dans la pièce où il les avait déjà vues
+la veille, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq l'attendaient, en
+pleurant toutes deux à gros sanglots.
+
+«Mon pauvre frère, mon pauvre Martineau! balbutia Mme Correur, qui
+étouffait ses larmes dans son mouchoir. Ah! je le sentais, vous ne
+pouviez pas le sauver.... Mon Dieu! pourquoi ne l'avez-vous pas sauvé?»
+Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.
+
+«Il a été arrêté aujourd'hui. Je viens de le voir.... Mon Dieu! mon
+Dieu!
+
+--Ne vous désolez pas, dit-il enfin. On instruira son affaire. J'espère
+bien qu'on le relâchera.» Mme Correur cessa de se tamponner les yeux.
+Elle le regarda, en s'écriant de sa voix naturelle:
+
+«Mais il est mort!» Et elle reprit tout de suite son ton éploré, la
+figure de nouveau au fond de son mouchoir.
+
+«Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Martineau!» Mort! Rougon sentit un petit
+frisson lui courir à fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la
+première fois, il eut conscience d'un trou devant lui, d'un trou plein
+d'ombre, dans lequel, peu à peu, on le poussait.
+
+Voilà que cet homme était mort, maintenant! Jamais, il n'avait voulu
+cela. Les faits allaient trop loin.
+
+«Hélas! oui, le pauvre cher homme, il est mort, racontait avec de longs
+soupirs Mlle Herminie Billecoq.
+
+Il paraît qu'on a refusé de le recevoir aux prisons. Alors, quand nous
+l'avons vu arriver à l'hôtel dans un si triste état, madame est
+descendue et a forcé la porte, en criant qu'elle était sa soeur. Une
+soeur, n'est-ce pas? a toujours le droit de recevoir le dernier soupir
+de son frère. C'est ce que j'ai dit à cette coquine de Mme Martineau,
+qui parlait encore de nous chasser. Elle a bien été obligée de nous
+laisser une place devant le lit.... Oh! mon Dieu, ça été fini très vite.
+Il n'a pas râlé plus d'une heure. Il était couché sur le lit, tout
+habillé de noir; on aurait cru un notaire allant à un mariage. Et il
+s'est éteint comme une chandelle, avec une toute petite grimace. Ça n'a
+pas dû lui faire beaucoup de mal.
+
+--Est-ce que Mme Martineau ne m'a pas cherché querelle, ensuite! conta à
+son tour Mme Correur. Je ne sais ce qu'elle barbotait! elle parlait de
+l'héritage, elle m'accusait d'avoir porté le dernier coup à mon frère.
+Je lui ai répondu: "Moi, madame, jamais je ne l'aurais laissé emmener,
+je me serais plutôt fait hacher par les gendarmes!" Et Ils m'auraient
+hachée, comme je vous le dis.... N'est-ce pas, Herminie?
+
+--Oui, oui, répondit la grande fille.
+
+--Enfin, que voulez-vous, mes larmes ne le ressusciteront pas, mais on
+pleure parce qu'on a besoin de pleurer.... Mon pauvre Martineau!» Rougon
+restait mal à l'aise. Il retira ses mains, dont Mme Correur s'était
+emparée. Et il ne trouvait toujours rien à dire, répugné par les détails
+de cette mort qui lui semblait abominable.
+
+«Tenez! s'écria Herminie debout devant la fenêtre, on voit la chambre
+d'ici, là, en face, dans la grande clarté, la troisième fenêtre du
+premier étage, en partant de la gauche.... Il y a une lumière derrière
+les rideaux.» Alors, il les congédia, pendant que Mme Correur
+s'excusait, l'appelait son ami, expliquait le premier mouvement auquel
+elle avait cédé, en venant lui apprendre la fatale nouvelle.
+
+«Cette histoire est bien fâcheuse, dit-il à l'oreille de Du Poizat,
+lorsqu'il rentra dans le bal, la face encore toute pâle.
+
+--Eh! c'est cet imbécile de Gilquin!» répondit le préfet en haussant les
+épaules.
+
+Le bal flambait. Dans la salle à manger, dont on apercevait un coin par
+la porte grande ouverte, le premier adjoint bourrait de friandises les
+trois filles du conservateur des eaux et forêts; tandis que le colonel
+du 78e de ligne buvait du punch, l'oreille tendue aux méchancetés de
+l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, qui croquait des pralines.
+M. Kahn, près de la porte, répétait très haut au président du tribunal
+civil son discours de l'après-midi, sur les bienfaits de la nouvelle
+voie ferrée, au milieu d'un groupe compact d'hommes graves, le directeur
+des contributions directes, les deux juges de paix, les délégués de la
+Chambre consultative d'agriculture et de la Société de statistique,
+bouches béantes.
+
+Puis, autour du grand salon, sous les cinq lustres, une valse que
+l'orchestre jouait avec des éclats de trompette, berçait les couples, le
+fils du receveur général et la soeur du maire, l'un des substituts et
+une demoiselle en bleu, l'autre des substituts et une demoiselle en
+rose. Mais un couple surtout soulevait un murmure d'admiration, le
+commissaire central et la femme du proviseur galamment enlacés, tournant
+avec lenteur; il s'était hâté d'aller faire une toilette correcte, habit
+noir, bottes vernies, gants blancs; et la jolie blonde lui avait
+pardonné son retard, pâmée à son épaule, les yeux noyés de tendresse.
+Gilquin accentuait les mouvements des hanches, en rejetant en arrière
+son torse de beau danseur de bals publics, pointe canaille dont le haut
+goût ravissait la galerie. Rougon, que le couple faillit bousculer, dut
+se coller contre un mur, pour le laisser passer, dans un flot de
+tarlatane étoilée d'or.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Rougon avait enfin obtenu pour Delestang le portefeuille de
+l'Agriculture et du Commerce. Un matin, dans les premiers jours de mai,
+il alla rue du Colisée prendre son nouveau collègue. Il devait y avoir
+conseil des ministres à Saint-Cloud, où la cour venait de s'installer.
+
+«Tiens! vous nous accompagnez! dit-il avec surprise, en apercevant
+Clorinde qui montait dans le landau tout attelé devant le perron.
+
+--Mais oui, je vais au conseil, moi aussi», répondit-elle en riant.
+
+Puis, elle ajouta d'une voix sérieuse, lorsqu'elle eut casé entre les
+banquettes les volants de sa longue jupe de soie cerise pâle:
+
+«J'ai un rendez-vous avec l'impératrice. Je suis trésorière d'une oeuvre
+pour les jeunes ouvrières, à laquelle elle s'intéresse.» Les deux hommes
+montèrent à leur tour. Delestang s'assit à côté de sa femme; il avait
+une serviette d'avocat, en maroquin chamois, qu'il garda sur les genoux.
+
+Rougon, les mains libres, se trouva en face de Clorinde.
+
+Il était près de neuf heures et demie, et le conseil était pour dix
+heures. Le cocher reçut l'ordre de marcher bon train. Pour couper au
+plus court, il prit la rue Marbeuf, s'engagea dans le quartier de
+Chaillot, que la pioche des démolisseurs commençait à éventrer.
+
+C'étaient des rues désertes, bordées de jardins et de constructions en
+planches, des traverses escarpées qui tournaient sur elles-mêmes,
+d'étroites places de province plantées d'arbres maigres, tout un coin
+bâtard de grande ville se chauffant sur un coteau, au soleil matinal,
+avec des villas et des échoppes à la débandade.
+
+«Est-ce laid, par ici!» dit Clorinde, renversée au fond du landau.
+
+Elle s'était tournée à demi vers son mari, elle l'examina un instant, la
+face grave; et, comme malgré elle, elle se mit à sourire. Delestang,
+correctement boutonné dans sa redingote, était assis avec dignité sur
+son séant, le corps ni trop en avant ni trop en arrière. Sa belle figure
+pensive, sa calvitie précoce qui lui haussait le front faisaient
+retourner les passants. La jeune femme remarqua que personne ne
+regardait Rougon, dont le visage lourd semblait dormir. Alors,
+maternellement, elle tira un peu la manchette gauche de son mari, trop
+enfoncée sous le parement.
+
+«Qu'est-ce que vous avez donc fait cette nuit? demanda-t-elle au grand
+homme, en lui voyant étouffer des bâillements dans ses doigts.
+
+--J'ai travaillé tard, je suis harassé, murmura-t-il.
+
+Un tas d'affaires bêtes!» Et la conversation tomba de nouveau.
+Maintenant, c'était lui qu'elle étudiait. Il s'abandonnait aux légères
+secousses de la voiture, sa redingote déformée par ses larges épaules,
+son chapeau mal brossé, gardant les marques d'anciennes gouttes de
+pluie. Elle se souvenait d'avoir, le mois précédent, acheté un cheval à
+un maquignon qui lui ressemblait. Son sourire reparut avec une pointe de
+dédain.
+
+«Eh bien? dit-il, impatienté d'être examiné de la sorte.
+
+--Eh bien, je vous regarde! répondit-elle. Est-ce que ce n'est pas
+permis?... Vous avez donc peur qu'on ne vous mange?» Elle lança cette
+phrase d'un air provocant, en montrant ses dents blanches. Mais lui,
+plaisanta.
+
+«Je suis trop gros, ça ne passerait pas.
+
+--Oh! si l'on avait bien faim!» dit-elle très sérieusement, après avoir
+paru consulter son appétit.
+
+Le landau arrivait enfin à la porte de la Muette. Ce fut, au sortir des
+ruelles étranglées de Chaillot, un élargissement brusque d'horizon dans
+les verdures tendres du Bois. La matinée était superbe, trempant au loin
+les pelouses d'une clarté blonde, donnant un frisson tiède à l'enfance
+des arbres. Ils laissèrent à droite le parc aux daims et prirent la
+route de Saint-Cloud. Maintenant, la voiture roulait sur l'avenue
+sablée, sans une secousse, avec une légèreté et une douceur de traîneau
+glissant sur la neige.
+
+«Hein? est-ce désagréable, ce pavé! reprit Clorinde, en s'allongeant. On
+respire ici, on peut causer.... Est-ce que vous avez des nouvelles de
+notre ami Du Poizat?
+
+--Oui, dit Rougon. Il se porte bien.
+
+--Et est-il toujours content de son département?» Il fit un geste vague,
+voulant se dispenser de répondre. La jeune femme devait connaître
+certains ennuis que le préfet des Deux-Sèvres commençait à lui donner
+par la rudesse de son administration. Elle n'insista pas, elle parla de
+M. Kahn et de Mme Correur, en lui demandant des détails sur son voyage
+là-bas, d'un air de curiosité méchante. Puis, elle s'interrompit, pour
+s'écrier:
+
+«A propos! j'ai rencontré hier le colonel Jobelin et son cousin M.
+Bouchard. Nous avons parlé de vous.... Oui, nous avons parlé de vous.»
+Il pliait les épaules, il ne disait toujours rien. Alors, elle rappela
+le passé.
+
+«Vous vous souvenez de nos bonnes petites soirées, rue Marbeuf. A
+présent, vous avez trop d'affaires, on ne peut plus vous approcher. Vos
+amis s'en plaignent. Ils prétendent que vous les oubliez.... Vous savez,
+je dis tout, moi. Eh bien, on vous traite de lâcheur, mon cher.» A ce
+moment, comme la voiture venait de passer entre les deux lacs, elle
+croisa un coupé, qui rentrait à Paris. On vit une face rude se rejeter
+au fond du coupé, sans doute pour éviter un salut.
+
+«Mais c'est votre beau-frère! cria Clorinde.
+
+--Oui, il est souffrant, répondit Rougon avec un sourire. Son médecin
+lui a ordonné des promenades matinales.» Et tout d'un coup,
+s'abandonnant, il continua, pendant que le landau filait sous de grands
+arbres, le long d'une allée à la courbe molle:
+
+«Que voulez-vous! je ne puis pourtant pas leur donner la lune!... Ainsi
+voilà Beulin-d'orchère qui a fait le rêve d'être garde des Sceaux. J'ai
+tenté l'impossible, j'ai sondé l'empereur sans pouvoir rien en tirer.
+L'empereur, je crois, a peur de lui. Ce n'est pas ma faute, n'est-ce
+pas?... Beulin-d'orchère est premier président.
+
+Cela devrait lui suffire, que diable! en attendant mieux.
+
+Et il évite de me saluer! C'est un sot.» Maintenant, Clorinde, les yeux
+baissés, les doigts jouant avec le gland de son ombrelle, ne bougeait
+plus.
+
+Elle le laissait aller, elle ne perdait pas une phrase.
+
+«Les autres ne sont pas plus raisonnables. Si le colonel et Bouchard se
+plaignent, ils ont grand tort, car j'ai déjà trop fait pour eux.... Je
+parle pour tous mes amis.
+
+Ils sont une douzaine d'un joli poids sur mes épaules!
+
+Tant qu'ils n'auront pas ma peau, ils ne se déclareront pas satisfaits.»
+Il se tut, puis, il reprit en riant avec bonhomie:
+
+«Bah! s'ils en avaient absolument besoin, je la leur donnerais bien
+encore.... Quand on a les mains ouvertes, il n'est plus possible de les
+refermer. Malgré tout le mal que mes amis disent de moi, je passe mes
+journées à solliciter pour eux une foule de faveurs.» Et, lui touchant
+le genou, la forçant à le regarder:
+
+«Voyons, vous! Je vais causer avec l'empereur ce matin.... Vous n'avez
+rien à demander?
+
+--Non, merci», répondit-elle d'une voix sèche.
+
+Comme il s'offrait toujours, elle se fâcha, elle l'accusa de leur
+reprocher les quelques services qu'il avait pu leur rendre, à son mari
+et à elle. Ce n'étaient pas eux qui lui pèseraient davantage. Elle
+termina, en disant:
+
+«A présent, je fais mes commissions moi-même. Je suis assez grande
+fille, peut-être!» Cependant, la voiture venait de sortir du Bois. Elle
+traversait Boulogne, dans le tapage d'un convoi de grosses charrettes,
+le long de la Grande-Rue. Jusque-là, Delestang était resté au fond du
+landau, béat, les mains posées sur la serviette de maroquin, sans une
+parole, comme livré à quelque haute spéculation intellectuelle.
+
+Alors, il se pencha, il cria à Rougon, au milieu du bruit:
+
+«Pensez-vous que Sa Majesté nous retienne à déjeuner?» Rougon eut un
+geste d'ignorance. Il dit ensuite:
+
+«On déjeune au palais, quand le conseil se prolonge.» Delestang rentra
+dans son coin, où il parut de nouveau en proie à une rêverie des plus
+graves. Mais il se pencha une seconde fois, pour poser cette question:
+
+«Est-ce que le conseil sera très chargé ce matin?
+
+--Oui, peut-être, répondit Rougon. On ne sait jamais. Je crois que
+plusieurs de nos collègues doivent rendre compte de certains travaux....
+Moi, en tout cas, je soulèverai la question de ce livre pour lequel je
+suis en conflit avec la commission de colportage.
+
+--Quel livre? demanda vivement Clorinde.
+
+--Une ânerie, un de ces volumes qu'on fabrique pour les paysans. Cela
+s'appelle Les Veillées du bonhomme Jacques. Il y a de tout là-dedans, du
+socialisme, de la sorcellerie, de l'agriculture, jusqu'à un article
+célébrant les bienfaits de l'association.... Un bouquin dangereux,
+enfin!» La jeune femme, dont la curiosité ne devait pas être satisfaite,
+se tourna comme pour interroger son mari.
+
+«Vous êtes sévère, Rougon, déclara Delestang. J'ai parcouru ce livre,
+j'y ai découvert de bonnes choses; le chapitre sur l'association est
+bien fait.... Je serais surpris si l'empereur condamnait les idées qui
+s'y trouvent exprimées.» Rougon allait s'emporter. Il ouvrait les bras,
+dans un geste de protestation. Et il se calma brusquement, comme ne
+voulant pas discuter; il ne dit plus rien, jetant des coups d'oeil sur
+le paysage, aux deux côtés de l'horizon. Le landau était alors au milieu
+du pont de Saint-Cloud; en bas, toute moirée de soleil, la rivière avait
+des nappes dormantes d'un bleu pâle; tandis que des files d'arbres, le
+long des rives, enfonçaient dans l'eau des ombres vigoureuses. L'immense
+ciel, en amont et en aval, montait, tout blanc d'une limpidité
+printanière, à peine teinté d'un frisson bleu.
+
+Lorsque la voiture se fut arrêtée dans la cour du château, Rougon
+descendit le premier et tendit la main à Clorinde. Mais celle-ci affecta
+de ne pas accepter ce soutien; elle sauta légèrement à terre. Puis,
+comme il restait le bras tendu, elle lui, donna un petit coup d'ombrelle
+sur les doigts, en murmurant:
+
+«Puisqu'on vous dit qu'on est grande fille!» Et elle semblait sans
+respect pour les poings énormes du maître, qu'elle gardait longtemps
+autrefois dans ses mains d'élève soumise, afin de leur voler un peu de
+leur force. Aujourd'hui, elle pensait sans doute les avoir assez
+appauvris; elle n'avait plus ses cajoleries adorables de disciple. A son
+tour, poussée en puissance, elle devenait maîtresse. Quand Delestang fut
+descendu de voiture, elle laissa Rougon entrer le premier, pour souffler
+à l'oreille de son mari:
+
+«J'espère que vous n'allez pas l'empêcher de patauger, avec son bonhomme
+Jacques. Vous avez là une bonne occasion de ne pas toujours dire comme
+lui.» Dans le vestibule, avant de le quitter, elle l'enveloppa d'un
+dernier regard, s'inquiéta d'un bouton de sa redingote qui tirait sur
+l'étoffe; et, tandis qu'un huissier l'annonçait chez l'impératrice, elle
+les regarda disparaître, Rougon et lui, souriante.
+
+Le conseil des ministres se tenait dans un salon voisin du cabinet de
+l'empereur. Au milieu, une douzaine de fauteuils entouraient une grande
+table, recouverte d'un tapis. Les fenêtres, hautes et claires, donnaient
+sur la terrasse du château. Quand Rougon et Delestang entrèrent, tous
+leurs collègues se trouvaient déjà réunis, à l'exception du ministre des
+Travaux publics et du ministre de la Marine et des Colonies, alors en
+congé.
+
+L'empereur n'avait pas encore paru. Ces messieurs causèrent pendant près
+de dix minutes, debout devant les fenêtres, groupés autour de la table.
+Il y en avait deux de visages chagrins, qui se détestaient au point de
+ne jamais s'adresser la parole; mais les autres, la mine aimable, se
+mettaient à l'aise, en attendant les affaires graves. Paris s'occupait
+alors de l'arrivée d'une ambassade venue du fond de l'Extrême-Orient,
+avec des costumes étranges et des façons de saluer extraordinaires.
+
+Le ministre des Affaires étrangères raconta une visite qu'il avait
+rendue, la veille, au chef de cette ambassade; il se moquait finement,
+tout en restant très correct.
+
+Puis, la conversation tomba à des sujets plus frivoles; le ministre
+d'État fournit des renseignements sur la santé d'une danseuse de
+l'Opéra, qui avait failli se casser la jambe. Et même dans leur abandon,
+ces messieurs demeuraient en éveil et en défiance, cherchant certaines
+de leurs phrases, rattrapant des moitiés de mot, se guettant sous leurs
+sourires, redevenant subitement sérieux, dès qu'ils se sentaient
+surveillés.
+
+«Alors, c'est une simple foulure? dit Delestang, qui s'intéressait
+beaucoup aux danseuses.
+
+--Oui, une foulure, répéta le ministre d'État. La pauvre femme en sera
+quitte pour garder quinze jours la chambre.... Elle est bien honteuse,
+d'être tombée.» Un petit bruit fit tourner les têtes. Tous
+s'inclinèrent; l'empereur venait d'entrer. Il resta un instant appuyé au
+dossier de son fauteuil. Et il demanda de sa voix sourde, lentement:
+
+«Elle va mieux?
+
+--Beaucoup mieux, sire, répondit le ministre en s'inclinant de nouveau.
+J'ai eu de ses nouvelles ce matin.» Sur un geste de l'empereur, les
+membres du conseil prirent place autour de la table. Ils étaient neuf;
+plusieurs étalèrent des papiers devant eux; d'autres se renversèrent, en
+se regardant les ongles. Un silence régna.
+
+L'empereur semblait souffrant; il roulait doucement les bouts de ses
+moustaches entre ses doigts, la face éteinte. Puis, comme personne ne
+parlait, il parut se souvenir, il prononça quelques mots.
+
+«Messieurs, la session du Corps législatif va être close...» Il fut
+d'abord question du budget, que la Chambre venait de voter en cinq
+jours. Le ministre des Finances signala les voeux exprimés par le
+rapporteur. Pour la première fois, la Chambre avait des velléités de
+critique. Ainsi, le rapporteur souhaitait voir l'amortissement
+fonctionner d'une façon normale et le gouvernement se contenter des
+crédits votés, sans recourir toujours à des demandes de crédits
+supplémentaires.
+
+D'autre part, des membres s'étaient plaints du peu de cas que le Conseil
+d'État faisait de leurs observations, quand ils cherchaient à réduire
+certaines dépenses; un d'entre eux avait même réclamé pour le Corps
+législatif le droit de préparer le budget. «Il n'y a pas lieu, selon
+moi, de tenir compte de ces réclamations, dit le ministre des Finances
+en terminant. Le gouvernement dresse ses budgets avec la plus grande
+économie possible; et cela est tellement vrai, que la commission a dû se
+donner beaucoup de mal pour arriver à retrancher deux pauvres
+millions.... Toutefois, je crois sage d'ajouter trois demandes de
+crédits supplémentaires, qui étaient à l'étude. Un virement de fonds
+nous donnera les sommes nécessaires, et la situation sera régularisée
+plus tard.» L'empereur approuva de la tête. Il paraissait ne pas
+écouter, les yeux vagues, regardant comme aveuglé la grande lueur claire
+tombant de la fenêtre du milieu, en face de lui. Il y eut de nouveau un
+silence. Tous les ministres approuvaient, après l'empereur. Pendant un
+instant, on n'entendit plus qu'un léger bruit. C'était le garde des
+Sceaux qui feuilletait un manuscrit de quelques pages, ouvert sur la
+table. Il consulta ses collègues d'un regard.
+
+«Sire, dit-il enfin, j'ai apporté le projet d'un mémoire sur la
+fondation d'une nouvelle noblesse.... Ce sont encore de simples notes;
+mais j'ai pensé qu'il serait bon, avant d'aller plus loin, de les lire
+en conseil, afin de pouvoir profiter de toutes les lumières...
+
+--Oui, lisez, monsieur le garde des Sceaux, interrompit l'empereur. Vous
+avez raison.» Et il se tourna à demi, pour regarder le ministre de la
+Justice, pendant qu'il lisait. Il s'animait, une flamme jaune brûlait
+dans ses yeux gris.
+
+Cette question d'une nouvelle noblesse préoccupait alors beaucoup la
+cour. Le gouvernement avait commencé par soumettre au Corps législatif
+un projet de loi punissant d'une amende et d'un emprisonnement toute
+personne convaincue de s'être attribué sans droit un titre nobiliaire
+quelconque. Il s'agissait de donner une sanction aux anciens titres et
+de préparer ainsi la création de titres nouveaux. Ce projet de loi avait
+soulevé à la Chambre une discussion passionnée; des députés, très
+dévoués à l'empire, s'étaient écriés qu'une noblesse ne pouvait exister
+dans un État démocratique; et, lors du vote, vingt-trois voix venaient
+de se prononcer contre le projet. Cependant, l'empereur caressait son
+rêve. C'était lui qui avait indiqué au garde des Sceaux tout un vaste
+plan.
+
+Le mémoire débutait par une partie historique.
+
+Ensuite, le futur système se trouvait exposé tout au long; les titres
+devaient être distribués par catégories de fonctions, afin de rendre les
+rangs de la nouvelle noblesse accessibles à tous les citoyens;
+combinaison démocratique qui paraissait enthousiasmer fort le garde des
+Sceaux. Enfin suivait un projet de décret. A l'article II, le ministre
+haussa et ralentit la voix:
+
+«Le titre de comte sera concédé après cinq ans d'exercice dans leurs
+fonctions ou dignités, ou après avoir été nommés par nous grands-croix
+de la Légion d'honneur: à nos ministres et aux membres de notre conseil
+privé; aux cardinaux, aux maréchaux, aux amiraux et aux sénateurs; à nos
+ambassadeurs et aux généraux de division ayant commandé en chef.» Il
+s'arrêta un instant, interrogeant l'empereur du regard, pour demander
+s'il n'avait oublié personne. Sa Majesté, la tête un peu tombée sur
+l'épaule droite, se recueillait. Elle finit par murmurer: «Je crois
+qu'il faudrait joindre les présidents du Corps législatif et du Conseil
+d'État.» Le garde des Sceaux hocha vivement la tête en signe
+d'approbation, et se hâta de mettre une note sur la marge de son
+manuscrit. Puis, au moment où il allait reprendre sa lecture, il fut
+interrompu par le ministre de l'Instruction publique et des cultes qui
+avait une omission à signaler.
+
+«Les archevêques... commença-t-il.
+
+--Pardon, dit sèchement le ministre de la Justice, les archevêques ne
+doivent être que barons. Laissez-moi lire le décret tout entier.» Et il
+ne se retrouva plus dans ses feuilles de papier. Il chercha longtemps
+une page qui s'était égarée parmi les autres. Rougon, carrément assis,
+le cou enfoncé entre ses rudes épaules de paysan, souriait du coin des
+lèvres; et, comme il se tournait, il vit son voisin le ministre d'État,
+le dernier représentant d'une vieille famille normande, sourire
+également d'un fin sourire de mépris. Alors tous deux eurent un léger
+hochement de menton. Le parvenu et le gentilhomme s'étaient compris.
+
+«Ah! voici, reprit enfin le garde des Sceaux:
+
+Article III. Le titre de baron sera concédé: 1° Aux membres du Corps
+législatif qui auront été honorés trois fois du mandat de leurs
+concitoyens; 2° aux conseillers d'État, après huit ans d'exercice; 3° au
+premier président et au procureur général de la Cour de cassation, au
+premier président et au procureur général de la Cour des comptes, aux
+généraux de division et aux vice-amiraux, aux archevêques et aux
+ministres plénipotentiaires, après cinq ans d'exercice dans leurs
+fonctions, ou s'ils ont obtenu le grade de commandeur de la Légion
+d'honneur...» Et il continua ainsi. Les premiers présidents et les
+procureurs généraux des cours impériales, les généraux de brigade et les
+contre-amiraux, les évêques, jusqu'aux maires des chefs-lieux de
+préfecture de première classe, devaient être faits barons; seulement, on
+leur demandait dix ans de service.
+
+«Tout le monde baron, alors!» murmura Rougon à demi-voix.
+
+Ses collègues, qui affectaient de le regarder comme un homme mal élevé,
+prirent des mines graves, pour lui faire comprendre qu'ils trouvaient
+cette plaisanterie très déplacée. L'empereur avait paru ne pas entendre.
+
+Cependant, lorsque la lecture fut terminée, il demanda:
+
+«Que pensez-vous du projet, messieurs?» Il y eut une hésitation. On
+attendait une interrogation plus directe.
+
+«Monsieur Rougon, reprit Sa Majesté, que pensez-vous du projet?
+
+--Mon Dieu! Sire, répondit le ministre de l'Intérieur en souriant de son
+air tranquille, je n'en pense pas beaucoup de bien. Il offre le pire des
+dangers, celui du ridicule. Oui, j'aurais peur que tous ces barons-là ne
+prêtassent à rire.... Je ne mets pas en avant les raisons graves, le
+sentiment d'égalité qui domine aujourd'hui, la rage de vanité qu'un
+pareil système développerait...» Mais il eut la parole coupée par le
+garde des Sceaux, très aigre, très blessé, se défendant en homme attaqué
+personnellement. Il se disait bourgeois, fils de bourgeois, incapable de
+porter atteinte aux principes égalitaires de la société moderne. La
+nouvelle noblesse devait être une noblesse démocratique; et ce mot de
+«noblesse démocratique» rendait sans doute si bien son idée, qu'il le
+répéta à plusieurs reprises. Rougon répliqua, toujours souriant, sans se
+fâcher. Le garde des Sceaux, petit, sec, noirâtre, finit par lancer des
+personnalités blessantes. L'empereur demeurait comme étranger à la
+querelle; il regardait de nouveau, avec de lents balancements d'épaules,
+la grande clarté blanche tombant de la fenêtre, en face de lui.
+Pourtant, quand les voix montèrent et devinrent gênantes pour sa
+dignité, il murmura:
+
+«Messieurs, messieurs...» Puis, au bout d'un silence:
+
+«Monsieur Rougon a peut-être raison.... La question n'est pas mûre
+encore. Il faudra l'étudier sur d'autres bases. On verra plus tard.» Le
+conseil examina ensuite plusieurs menues affaires. On parla surtout du
+journal Le siècle, dont un article venait de produire un scandale à la
+cour. Il ne se passait pas de semaine sans que l'empereur fût supplié,
+dans son entourage, de supprimer ce journal, le seul organe républicain
+qui restât debout. Mais Sa Majesté, personnellement, avait une grande
+douceur pour la presse, elle s'amusait souvent, dans le secret du
+cabinet, à écrire de longs articles en réponse aux attaques contre son
+gouvernement; son rêve inavoué était d'avoir son journal à elle, où elle
+pourrait publier des manifestes et entamer des polémiques. Toutefois, Sa
+Majesté décida, ce jour-là, qu'un avertissement serait envoyé au siècle.
+
+Leurs Excellences croyaient le conseil fini. Cela se voyait à la manière
+dont ces messieurs se tenaient assis sur le bord de leurs fauteuils.
+Même le ministre de la Guerre, un général à l'air ennuyé qui n'avait pas
+soufflé mot de toute la séance, tirait déjà ses gants de sa poche,
+lorsque Rougon s'accouda fortement à la table.
+
+«Sire, dit-il, je voudrais entretenir le conseil d'un conflit qui s'est
+élevé entre la commission de colportage et moi, au sujet d'un ouvrage
+présenté à l'estampille.» Ses collègues se renfoncèrent dans leurs
+fauteuils.
+
+L'empereur se tourna à demi, avec un léger hochement de tête, pour
+autoriser le ministre de l'Intérieur à continuer.
+
+Alors, Rougon entra dans des détails préliminaires. Il ne souriait plus,
+il n'avait plus son air bonhomme. Penché au bord de la table, le bras
+droit balayant le tapis d'un geste régulier, il raconta qu'il avait
+voulu présider lui-même une des dernières séances de la commission, pour
+stimuler le zèle des membres qui la composaient.
+
+«Je leur ai indiqué les vues du gouvernement sur les améliorations à
+opérer dans les importants services dont ils sont chargés.... Le
+colportage aurait de graves dangers si, devenant une arme entre les
+mains des révolutionnaires, il aboutissait à raviver les discussions et
+les haines. La commission a donc le devoir de rejeter tous les ouvrages
+fomentant et irritant des passions qui ne sont plus de notre âge. Elle
+accueillera au contraire les livres dont l'honnêteté lui paraîtra
+inspirer un acte d'adoration pour Dieu, d'amour pour la patrie, de
+reconnaissance pour le souverain.» Les ministres, très maussades,
+crurent cependant devoir saluer au passage ce dernier membre de phrase.
+
+«Le nombre des mauvais livres augmente tous les jours, continua-t-il.
+C'est une marée montante contre laquelle on ne saurait trop protéger le
+pays. Sur douze livres publiés, onze et demi sont bons à jeter au feu.
+
+Voilà la moyenne.... Jamais les sentiments coupables, les théories
+subversives, les monstruosités antisociales n'ont trouvé autant de
+chantres.... Je suis obligé parfois de lire certains ouvrages. Eh bien,
+je l'affirme...» Le ministre de l'Instruction publique se hasarda à
+l'interrompre.
+
+«Les romans... dit-il.--Je ne lis jamais de romans», déclara sèchement
+Rougon.
+
+Son collègue eut un geste de protestation pudibonde, un roulement d'yeux
+scandalisé, comme pour jurer que lui non plus ne lisait jamais de
+romans. Il s'expliqua.
+
+«Je voulais dire simplement ceci: les romans sont surtout un aliment
+empoisonné servi aux curiosités malsaines de la foule.
+
+--Sans doute, reprit le ministre de l'Intérieur. Mais il est des
+ouvrages tout aussi dangereux: je parle de ces ouvrages de
+vulgarisation, où les auteurs s'efforcent de mettre à la portée des
+paysans et des ouvriers un fatras de science sociale et économique, dont
+le résultat le plus clair est de troubler les cerveaux faibles....
+Justement, un livre de ce genre, Les Veillées du bonhomme Jacques, est
+en ce moment soumis à l'examen de la commission. Il s'agit d'un sergent
+qui, rentré dans son village, cause chaque dimanche soir avec le maître
+d'école, en présence d'une vingtaine de laboureurs; et chaque
+conversation traite un sujet particulier, les nouvelles méthodes de
+culture, les associations ouvrières, le rôle considérable du producteur
+dans la société. J'ai lu ce livre qu'un employé m'a signalé; je l'ai
+trouvé d'autant plus inquiétant, qu'il cache des théories funestes sous
+une admiration feinte pour les institutions impériales. Il n'y a pas à
+s'y tromper, c'est là l'oeuvre d'un démagogue. Aussi ai-je été très
+surpris, quand j'ai entendu plusieurs membres de la commission m'en
+parler d'une façon élogieuse. J'ai discuté certains passages avec eux,
+sans paraître les convaincre.
+
+L'auteur, m'ont-ils assuré, aurait même fait l'hommage d'un exemplaire
+de son livre à Sa Majesté... Alors, sire, avant d'opérer la moindre
+pression, j'ai cru devoir prendre votre avis et celui du conseil.» Et il
+regardait en face l'empereur, dont les yeux vacillants finirent par se
+poser sur un couteau à papier, placé devant lui. Le souverain prit ce
+couteau, le fit tourner entre ses doigts, en murmurant:
+
+«Oui, oui, Les Veillées du bonhomme Jacques...» Puis, sans se prononcer
+davantage, il eut un regard oblique, à droite et à gauche de la table.
+
+«Vous avez peut-être parcouru le livre, messieurs, je serais bien aise
+de savoir...» Il n'achevait pas, il mâchait ses phrases. Les ministres
+s'interrogeaient furtivement, comptant chacun que son voisin allait
+pouvoir répondre, donner un avis. Le silence se prolongeait au milieu
+d'une gêne croissante. Évidemment pas un d'eux ne connaissait même
+l'existence de l'ouvrage. Enfin le ministre de la Guerre se chargea de
+faire un grand geste d'ignorance pour tous ses collègues. L'empereur
+tordit ses moustaches, ne se pressa pas.
+
+«Et vous, monsieur Delestang?» demanda-t-il.
+
+Delestang se remuait dans son fauteuil, comme en proie à une lutte
+intérieure. Cette interrogation directe le décida. Mais, avant de
+parler, il jeta involontairement un coup d'oeil du côté de Rougon.
+
+«J'ai eu le volume entre les mains, sire.» Il s'arrêta, en sentant les
+gros yeux gris de Rougon fixés sur lui. Cependant, devant la
+satisfaction visible de l'empereur, il reprit, les lèvres un peu
+tremblantes:
+
+«J'ai le regret de n'être pas de la même opinion que mon ami et collègue
+monsieur le ministre de l'Intérieur.... Certes, l'ouvrage pourrait
+contenir des restrictions et insister davantage sur la lenteur prudente
+avec laquelle tout progrès vraiment utile doit s'accomplir.
+
+Mais Les Veillées du bonhomme Jacques ne m'en paraissent pas moins une
+oeuvre conçue dans d'excellentes intentions. Les voeux qui s'y trouvent
+exprimés pour l'avenir, ne blessent en rien les institutions impériales.
+Ils en sont, au contraire, comme l'épanouissement légitimement
+attendu...» Il se tut de nouveau. Malgré le soin qu'il mettait à se
+tourner vers l'empereur, il devinait, de l'autre côté de la table, la
+masse énorme de Rougon, tassé sur les coudes, la face pâle de surprise.
+D'ordinaire, Delestang était toujours de l'avis du grand homme. Aussi ce
+dernier espéra-t-il un instant ramener d'un mot le disciple révolté.
+
+«Voyons, il faut citer un exemple, cria-t-il en nouant et en faisant
+craquer ses mains. Je regrette de n'avoir pas apporté l'ouvrage....
+Tenez, ceci, un chapitre dont je me souviens. Le bonhomme Jacques parle
+de deux mendiants qui vont de porte en porte, dans le village; et, sur
+une question du maître d'école, il déclare qu'il va enseigner aux
+paysans le moyen de ne jamais avoir un seul pauvre parmi eux. Suit tout
+un système compliqué pour l'extinction du paupérisme. On est là en
+pleine théorie communiste.... Monsieur le ministre de l'Agriculture et
+du Commerce ne peut vraiment approuver ce chapitre.» Delestang,
+brusquement brave, osa regarder Rougon en face. «Oh! en pleine théorie
+communiste, dit-il, vous allez bien loin! Je n'ai vu là qu'un exposé
+ingénieux des principes de l'association.»
+
+Tout en parlant, il fouillait dans sa serviette.
+
+«J'ai justement l'ouvrage», déclara-t-il enfin.
+
+Et il se mit à lire le chapitre en question. Il lisait d'une façon douce
+et monotone. Sa belle tête de grand homme d'État, à certains passages,
+prenait une expression de gravité extraordinaire. L'empereur écoutait
+d'un air profond. Lui, semblait particulièrement jouir des morceaux
+attendrissants, des pages où l'auteur avait prêté à ses paysans un
+parler d'une niaiserie enfantine. Quant à Leurs Excellences, elles
+étaient enchantées. Quelle adorable histoire! Rougon lâché par
+Delestang, auquel il avait fait donner un portefeuille, uniquement pour
+s'appuyer sur lui, au milieu de la sourde hostilité du conseil! Ses
+collègues lui reprochaient ses continuels empiétements de pouvoir, son
+besoin de domination qui le poussait à les traiter en simples commis,
+tandis qu'il affectait d'être le conseiller intime et le bras droit de
+Sa Majesté. Et il allait se trouver complètement isolé! Ce Delestang
+était un homme à bien accueillir.
+
+«Il y a peut-être un ou deux mots..., murmura l'empereur, quand la
+lecture fut terminée. Mais, en somme, je ne vois pas.... N'est-ce pas,
+messieurs?
+
+--C'est tout à fait innocent», affirmèrent les ministres.
+
+Rougon évita de répondre. Il parut plier les épaules.
+
+Puis, il revint de nouveau à la charge, contre Delestang seul. Pendant
+quelques minutes encore, la discussion continua entre eux, par phrases
+brèves. Le bel homme s'aguerrissait, devenait mordant. Alors, peu à peu,
+Rougon se souleva. Il entendait pour la première fois son pouvoir
+craquer sous lui. Tout d'un coup, il s'adressa à l'empereur, debout, le
+geste véhément.
+
+«Sire, c'est une misère, l'estampille sera accordée, puisque Votre
+Majesté, dans sa sagesse, pense que le livre n'offre aucun danger. Mais
+je dois vous le déclarer, sire, il y aurait les plus grands périls à
+rendre à la France la moitié des libertés réclamées par ce bonhomme
+Jacques.... Vous m'avez appelé au pouvoir dans des circonstances
+terribles. Vous m'avez dit de ne pas chercher, par une modération hors
+de saison, à rassurer ceux qui tremblaient. Je me suis fait craindre,
+selon vos désirs. Je crois m'être conformé à vos moindres instructions
+et vous avoir rendu les services que vous attendiez de moi. Si quelqu'un
+m'accusait de trop de rudesse, si l'on me reprochait d'abuser de la
+puissance dont Votre Majesté m'a investi, un pareil blâme, sire,
+viendrait à coup sûr d'un adversaire de votre politique.... Eh bien,
+croyez-le, le corps social est tout aussi profondément troublé, je n'ai
+malheureusement pas réussi, en quelques semaines, à le guérir des maux
+qui le rongent.
+
+Les passions anarchiques grondent toujours dans les bas-fonds de la
+démagogie. Je ne veux pas étaler cette plaie, en exagérer l'horreur;
+mais j'ai le devoir d'en rappeler l'existence, afin de mettre Votre
+Majesté en garde contre les entraînements généreux de son coeur. On a pu
+espérer un instant que l'énergie du souverain et la volonté solennelle
+du pays avaient refoulé pour toujours dans le néant les époques
+abominables de perversion publique. Les événements ont prouvé la
+douloureuse erreur où l'on était. Je vous en supplie, au nom de la
+nation, sire, ne retirez pas votre puissante main. Le danger n'est pas
+dans les prérogatives excessives du pouvoir, mais dans l'absence des
+lois répressives. Si vous retiriez votre main, vous verriez bouillonner
+la lie de la populace, vous vous trouveriez tout de suite débordé par
+les exigences révolutionnaires, et vos serviteurs les plus énergiques ne
+sauraient bientôt plus comment vous défendre.... Je me permets
+d'insister, tant les catastrophes du lendemain seraient terrifiantes. La
+liberté sans entraves est impossible dans un pays où il existe une
+faction obstinée à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement.
+Il faudra de bien longues années pour que le pouvoir absolu s'impose à
+tous, efface des mémoires le souvenir des anciennes luttes, devienne
+indiscutable au point de se laisser discuter.
+
+En dehors du principe autoritaire appliqué dans toute sa rigueur, il n'y
+a pas de salut pour la France. Le jour où Votre Majesté croira devoir
+rendre au peuple la plus inoffensive des libertés, ce jour-là elle
+engagera l'avenir entier. Une liberté ne va pas sans une deuxième
+liberté, puis une troisième liberté arrive, balayant tout, les
+institutions et les dynasties. C'est la machine implacable, l'engrenage
+qui pince le bout du doigt, attire la main, dévore le bras, broie le
+corps.... Et, sire, puisque je me permets de m'exprimer librement sur un
+tel sujet, j'ajouterai ceci: le parlementarisme a tué une monarchie, il
+ne faut pas lui donner un empire à tuer. Le Corps législatif remplit un
+rôle déjà trop bruyant. Qu'on ne l'associe jamais davantage à la
+politique dirigeante du souverain; ce serait la source des plus
+tapageuses et des plus déplorables discussions. Les dernières élections
+générales ont prouvé une fois de plus la reconnaissance éternelle du
+pays; mais il ne s'en est pas moins produit jusqu'à cinq candidatures
+dont le succès scandaleux doit être un avertissement. Aujourd'hui, la
+grosse question est d'empêcher la formation d'une minorité opposante, et
+surtout, si elle se forme, de ne pas lui fournir des armes pour
+combattre le pouvoir avec plus d'impudence. Un parlement qui se tait est
+un parlement qui travaille.... Quand à la presse, sire, elle change la
+liberté en licence. Depuis mon entrée au ministère, je lis attentivement
+les rapports, je suis pris de dégoût chaque matin. La presse est le
+réceptacle de tous les ferments nauséabonds. Elle fomente les
+révolutions, elle reste le foyer toujours ardent où s'allument les
+incendies. Elle deviendra seulement utile, le jour où l'on aura pu la
+dompter et employer sa puissance comme un instrument gouvernemental....
+Je ne parle pas des autres libertés, liberté d'association, liberté de
+réunion, liberté de tout faire. On les demande respectueusement dans Les
+Veilles du bonhomme Jacques.
+
+Plus tard, on les exigera. Voilà mes terreurs. Que Votre Majesté
+m'entende bien, la France a besoin de sentir longtemps sur elle le poids
+d'un bras de fer...» Il se répétait, il défendait son pouvoir avec un
+emportement croissant. Pendant près d'une heure, il continua ainsi, à
+l'abri du principe autoritaire, s'en couvrant, s'en enveloppant, en
+homme qui use de toute la résistance de son armure. Et, malgré son
+apparente passion, il gardait assez de sang-froid pour surveiller ses
+collègues, pour guetter sur leurs visages l'effet de ses paroles.
+Ceux-ci avaient des faces blanches, immobiles.
+
+Brusquement, il se tut.
+
+Il y eut un assez long silence. L'empereur s'était remis à jouer avec le
+couteau à papier.
+
+«Monsieur le ministre de l'Intérieur voit trop en noir la situation de
+la France, dit enfin le ministre d'État.
+
+Rien, je pense, ne menace nos institutions. L'ordre est absolu. Nous
+pouvons nous reposer dans la haute sagesse de Sa Majesté. C'est même
+manquer de confiance en elle que de témoigner des craintes...
+
+--Sans doute, sans doute, murmurèrent plusieurs voix.
+
+--J'ajouterai, dit à son tour le ministre des Affaires étrangères, que
+jamais la France n'a été plus respectée de l'Europe. Partout, à
+l'étranger, on rend hommage à la politique ferme et digne de Sa Majesté.
+L'opinion des chancelleries est que notre pays est entré pour toujours
+dans une ère de paix et de grandeur.» Aucun de ces messieurs,
+d'ailleurs, ne se soucia de combattre le programme politique défendu par
+Rougon. Les regards se tournaient vers Delestang. Celui-ci comprit ce
+qu'on attendait de lui. Il trouva deux ou trois phrases. Il compara
+l'empire à un édifice.
+
+«Certes, le principe d'autorité ne doit pas être ébranlé; mais il ne
+faut point fermer systématiquement la porte aux libertés publiques....
+L'Empire est comme un lieu d'asile, un vaste et magnifique édifice dont
+Sa Majesté a de ses mains posé les assises indestructibles.
+
+Aujourd'hui, elle travaille encore à en élever les murs.
+
+Seulement il viendra un jour où, sa tâche achevée, elle devra songer au
+couronnement de l'édifice, et c'est alors...
+
+--Jamais! interrompit violemment Rougon. Tout croulera!» L'empereur
+étendit la main pour arrêter la discussion. Il souriait. Il semblait
+s'éveiller d'une songerie.
+
+«Bien, bien, dit-il. Nous sommes sortis des affaires courantes.... Nous
+verrons.» Et, s'étant levé, il ajouta:
+
+«Messieurs, il est tard, vous déjeunerez au château.» Le conseil était
+terminé. Les ministres repoussèrent leurs fauteuils, se mirent debout,
+saluant l'empereur qui se retirait à petits pas. Mais Sa Majesté se
+retourna, en murmurant:
+
+«Monsieur Rougon, un mot, je vous prie.» Alors, pendant que le souverain
+attirait Rougon dans l'embrasure d'une fenêtre, Leurs Excellences, à
+l'autre bout de la pièce, s'empressèrent autour de Delestang.
+
+Elles le félicitaient discrètement, avec des clignements d'yeux, des
+sourires fins, tout un murmure étouffé d'approbation élogieuse. Le
+ministre d'État, un homme d'un esprit très délié et d'une grande
+expérience, se montra particulièrement plat; il avait pour principe que
+l'amitié des imbéciles porte bonheur. Delestang, modeste, grave,
+s'inclinait à chaque compliment.
+
+«Non, venez», dit l'empereur à Rougon.
+
+Et il se décida à le mener dans son cabinet, une pièce assez étroite,
+encombrée de journaux et de livres jetés sur les meubles. Là, il alluma
+une cigarette, puis il montra à Rougon le modèle réduit d'un nouveau
+canon, inventé par un officier; le petit canon ressemblait à un jouet
+d'enfant. Il affectait un ton très bienveillant, il paraissait chercher
+à prouver au ministre qu'il lui continuait toute sa faveur. Cependant,
+Rougon flairait une explication. Il voulut parler le premier.
+
+«Sire, dit-il, je sais avec quelle violence je suis attaqué auprès de
+Votre Majesté.» L'empereur sourit sans répondre. La cour, en effet,
+s'était de nouveau mise contre lui. On l'accusait maintenant d'abuser du
+pouvoir, de compromettre l'empire par ses brutalités. Les histoires les
+plus extraordinaires couraient sur son compte, les corridors du palais
+étaient pleins d'anecdotes et de plaintes, dont les échos, chaque matin,
+arrivaient dans le palais impérial.
+
+«Asseyez-vous, monsieur Rougon, asseyez-vous», dit enfin l'empereur avec
+bonhomie.
+
+Puis, s'asseyant lui-même, il continua:
+
+«On me bat les oreilles d'une foule d'affaires. J'aime mieux en causer
+avec vous.... Qu'est-ce donc que ce notaire qui est mort à Niort, à la
+suite d'une arrestation? un M. Martineau, je crois?» Rougon donna
+tranquillement des détails. Ce Martineau était un homme très compromis,
+un républicain dont l'influence dans le département pouvait offrir de
+grands dangers. On l'avait arrêté. Il était mort.
+
+«Oui, justement, il est mort, c'est cela qui est fâcheux, reprit le
+souverain. Les journaux hostiles se sont emparés de l'événement, ils le
+racontent d'une façon mystérieuse, avec des réticences d'un effet
+déplorable.... Je suis très chagrin de tout cela, monsieur Rougon.» Il
+n'insista pas. Il resta quelques secondes, la cigarette collée aux
+lèvres.
+
+«Vous êtes allé dernièrement dans les Deux-Sèvres, continua-t-il, vous
+avez assisté à une solennité... Êtes-vous bien sûr de la solidité
+financière de M. Kahn?
+
+--Oh! absolument sûr!» s'écria Rougon.
+
+Et il entra dans de nouvelles explications. M. Kahn s'appuyait sur une
+société anglaise fort riche; les actions du chemin de fer de Niort à
+Angers faisaient prime à la Bourse; c'était la plus belle opération
+qu'on pût imaginer. L'empereur paraissait incrédule.
+
+«On a exprimé devant moi des craintes, murmura-t-il. Vous comprenez
+combien il serait malheureux que votre nom fût mêlé à une
+catastrophe.... Enfin, puisque vous m'affirmez le contraire...» Il
+abandonna ce second sujet pour passer à un troisième.
+
+«C'est comme le préfet des Deux-Sèvres, on est très mécontent de lui,
+m'a-t-on assuré. Il aurait tout bouleversé, là-bas. Il serait en outre
+le fils d'un ancien huissier dont les allures bizarres font causer le
+département.... M. Du Poizat est votre ami, je crois?
+
+--Un de mes bons amis, sire!» Et, l'empereur s'étant levé, Rougon se
+leva également.
+
+Le premier marcha jusqu'à une fenêtre, puis revint en soufflant de
+légers filets de fumée.
+
+«Vous avez beaucoup d'amis, monsieur Rougon, dit-il d'un air fin.
+
+--Oui, sire beaucoup!» répondit carrément le ministre.
+
+Jusque-là, l'empereur avait évidemment répété les commérages du château,
+les accusations portées par les personnes de son entourage. Mais il
+devait savoir d'autres histoires, des faits ignorés de la cour, dont ses
+agents particuliers l'avaient informé, et auxquels il accordait un
+intérêt bien plus vif; il adorait l'espionnage, tout le travail
+souterrain de la police. Pendant un instant, il regarda Rougon, la face
+vaguement souriante; puis, d'une voix confidentielle, en homme qui
+s'amuse:
+
+«Oh! je suis renseigné, plus que je ne le voudrais.... Tenez, un autre
+petit fait. Vous avez accepté dans vos bureaux un jeune homme, le fils
+d'un colonel, bien qu'il n'ait pu présenter le diplôme de bachelier.
+Cela n'a pas d'importance, je le sais. Mais si vous vous doutiez du
+tapage que ces choses soulèvent!... On fâche tout le monde avec ces
+bêtises. C'est de la bien mauvaise politique.» Rougon ne répondit rien.
+Sa Majesté n'avait pas fini.
+
+Elle ouvrait les lèvres, cherchait une phrase; mais ce qu'elle avait à
+dire paraissait la gêner, car elle hésita un instant à descendre
+jusque-là. Elle balbutia enfin:
+
+«Je ne vous parlerai pas de cet huissier, un de vos protégés, un nommé
+Merle, n'est-ce pas? Il se grise, il est insolent, le public et les
+employés s'en plaignent.... Tout cela est très fâcheux, très fâcheux.»
+Puis, haussant la voix, concluant brusquement:
+
+«Vous avez trop d'amis, monsieur Rougon. Tous ces gens vous font du
+tort. Ce serait vous rendre un service que de vous fâcher avec eux....
+Voyons, accordez-moi la destitution de M. Du Poizat et promettez-moi
+d'abandonner les autres.» Rougon était resté impassible. Il s'inclina,
+il dit d'un accent profond:
+
+«Sire, je demande au contraire à Votre Majesté le ruban d'officier pour
+le préfet des Deux-Sèvres.... J'ai également plusieurs faveurs à
+solliciter...» Il tira un agenda de sa poche, il continua:
+
+«M. Béjuin supplie en grâce Votre Majesté de visiter sa cristallerie de
+Saint-Florent, lorsqu'elle ira à Bourges.... Le colonel Jobelin désire
+une situation dans les palais impériaux.... L'huissier Merle rappelle
+qu'il a obtenu la médaille militaire et souhaite un bureau de tabac pour
+une de ses soeurs...
+
+--Est-ce tout? demanda l'empereur qui s'était remis à sourire. Vous êtes
+un patron héroïque. Vos amis doivent vous adorer.
+
+--Non, sire, ils ne m'adorent pas, ils me soutiennent», dit Rougon avec
+une rude franchise.
+
+Le mot parut frapper beaucoup le souverain. Rougon venait de livrer tout
+le secret de sa fidélité; le jour où il aurait laissé dormir son crédit,
+son crédit serait mort; et, malgré le scandale, malgré le mécontentement
+et la trahison de sa bande, il n'avait qu'elle, il ne pouvait s'appuyer
+que sur elle, il se trouvait condamné à l'entretenir en santé, s'il
+voulait se bien porter lui-même. Plus il obtenait pour ses amis, plus
+les faveurs semblaient énormes et peu méritées, et plus il était fort.
+Il ajouta respectueusement, avec une intention marquée:
+
+«Je souhaite de tout mon coeur que Votre Majesté, pour la grandeur de
+son règne, garde longtemps autour d'elle les serviteurs dévoués qui l'on
+aidée à restaurer l'empire.» L'empereur ne souriait plus. Il fit
+quelques pas, les yeux voilés, songeur; et il semblait avoir blêmi,
+effleuré d'un frisson. Dans cette nature mystique, les pressentiments
+s'imposaient avec une force extrême. Il coupa court à la conversation
+pour ne pas conclure, remettant à plus tard l'accomplissement de sa
+volonté. De nouveau, il se montra très affectueux. Même, revenant sur la
+discussion qui avait eu lieu dans le conseil, il parut donner raison à
+Rougon, maintenant qu'il pouvait parler sans trop s'engager. Le pays
+n'était certainement pas mûr pour la liberté. Longtemps encore, une main
+énergique devait imprimer aux affaires une marche résolue, exempte de
+faiblesse. Et il termina en renouvelant au ministre l'assurance de son
+entière confiance; il lui donnait une pleine liberté d'agir, il
+confirmait toutes ses instructions précédentes. Cependant, Rougon crut
+devoir insister.
+
+«Sire, dit-il, je ne saurais être à la merci d'un propos malveillant,
+j'ai besoin de stabilité pour achever la lourde tâche dont je me trouve
+aujourd'hui responsable.
+
+--Monsieur Rougon, répondit l'empereur, marchez sans crainte, je suis
+avec vous.» Et, rompant l'entretien, il se dirigea vers la porte du
+cabinet, suivi du ministre. Ils sortirent, ils traversèrent plusieurs
+pièces, pour gagner la salle à manger. Mais au moment d'entrer, le
+souverain se retourna, emmena Rougon dans le coin d'une galerie.
+
+«Alors, demanda-t-il à demi-voix, vous n'approuvez pas le système
+d'anoblissement proposé par monsieur le garde des Sceaux? J'aurais
+vivement désiré vous voir favorable à ce projet. Étudiez la question.»
+
+Puis, sans attendre la réponse, il ajouta de son air tranquillement
+entêté:
+
+«Rien ne presse. J'attendrai. Dans dix ans, s'il le faut.» Après le
+déjeuner, qui dura à peine une demi-heure, les ministres passèrent dans
+un petit salon voisin, où le café fut servi. Ils restèrent encore là
+quelques instants, à s'entretenir, debout autour de l'empereur.
+Clorinde, que l'impératrice avait également retenue, vint chercher son
+mari, avec son allure hardie de femme lancée dans les cercles d'hommes
+politiques. Elle tendit la main à plusieurs de ces messieurs. Tous
+s'empressèrent, la conversation changea. Mais Sa Majesté se montra si
+galante pour la jeune femme, il la serra bientôt de si près, le cou
+allongé, l'oeil oblique, que Leurs Excellences jugèrent discret de
+s'écarter peu à peu.
+
+Quatre, puis trois encore sortirent sur la terrasse du château par une
+porte-fenêtre. Deux seulement restèrent dans le salon, pour sauvegarder
+les convenances.
+
+Le ministre d'État, plein d'obligeance, donnant un air affable à sa
+haute mine de gentilhomme, avait emmené Delestang; et, de la terrasse,
+il lui montrait Paris, au loin. Rougon, debout au soleil, s'absorbait,
+lui aussi, dans le spectacle de la grande ville, barrant l'horizon,
+pareille à un écroulement bleuâtre de nuées, au-delà de l'immense nappe
+verte du bois de Boulogne.
+
+Clorinde était en beauté, ce matin-là. Fagotée comme toujours, traînant
+sa robe de soie cerise pâle, elle semblait avoir attaché ses vêtements à
+la hâte, sous l'aiguillon de quelque désir. Elle riait, les bras
+abandonnés.
+
+Tout son corps s'offrait. Dans un bal, au ministère de la Marine, où
+elle était allée en dame de coeur, avec des coeurs de diamant à son cou,
+à ses poignets et à ses genoux, elle avait fait la conquête de
+l'empereur; et, depuis cette soirée, elle paraissait rester son amie,
+plaisantant chaque fois que Sa Majesté daignait la trouver belle.
+
+«Tenez, monsieur Delestang, disait sur la terrasse le ministre d'État à
+son collègue, là-bas, à gauche, le dôme du Panthéon est d'un bleu tendre
+extraordinaire.» Pendant que le mari s'émerveillait, le ministre,
+curieusement, tâchait de glisser des coups d'oeil au fond du petit
+salon, par la porte-fenêtre restée ouverte.
+
+L'empereur, penché, parlait dans la figure de la jeune femme, qui se
+renversait en arrière, comme pour lui échapper, la gorge toute sonore.
+On apercevait seulement le profil perdu de Sa Majesté, une oreille
+allongée, un grand nez rouge, une bouche épaisse, perdue sous le
+frémissement des moustaches; et le plan fuyant de la joue, le coin de
+l'oeil entrevu avaient une flamme de convoitise, l'appétit sensuel des
+hommes que grise l'odeur de la femme. Clorinde, irritante de séduction,
+refusait d'un balancement imperceptible de la tête, tout en soufflant de
+son haleine, à chacun de ses rires, le désir si savamment allumé.
+
+Quand Leurs Excellences rentrèrent dans le salon, la jeune femme disait
+en se levant, sans qu'on pût savoir à quelle phrase elle répondait:
+
+«Oh! sire, ne vous y fiez pas, je suis entêtée comme une mule.» Rougon,
+malgré sa querelle, revint à Paris avec Delestang et Clorinde. Celle-ci
+sembla vouloir faire sa paix avec lui. Elle n'avait plus cette
+inquiétude nerveuse qui la poussait aux sujets de conversation
+désagréables; elle le regardait même, par moments, avec une sorte de
+compassion souriante. Lorsque le landau, dans le Bois tout trempé de
+soleil, roula doucement au bord du lac, elle s'allongea, elle murmura,
+avec un soupir de jouissance:
+
+«Hein, la belle journée, aujourd'hui!» Puis, après être restée un
+instant rêveuse, elle demanda à son mari:
+
+«Dites! est-ce que votre soeur, Mme de Combelot, est toujours amoureuse
+de l'empereur?
+
+--Henriette est folle!» répondit Delestang, en haussant les épaules.
+
+Rougon donna des détails. «Oui, oui, toujours, dit-il. On raconte
+qu'elle s'est jetée un soir aux pieds de Sa Majesté... Il l'a relevée,
+il lui a conseillé d'attendre...--Ah! bien, elle peut attendre! s'écria
+gaiement Clorinde. Il y en aura d'autres avant elle.»
+
+
+
+
+XII
+
+
+Clorinde était alors dans un épanouissement d'étrangeté et de puissance.
+Elle restait la grande fille excentrique qui battait Paris sur un cheval
+de louage pour conquérir un mari, mais la grande fille devenue femme, le
+buste élargi, les reins solides, accomplissant posément les actes les
+plus extraordinaires, ayant réalisé son rêve longtemps caressé d'être
+une force. Ses interminables courses au fond de quartiers perdus, ses
+correspondances inondant de lettres les quatre coins de la France et de
+l'Italie, son continuel frottement aux personnages politiques dans
+l'intimité desquels elle se glissait, toute cette agitation désordonnée,
+pleine de trous, sans but logique, avait fini par aboutir à une
+influence réelle, indiscutable. Elle lâchait encore des choses énormes,
+des projets fous, des espoirs extravagants, lorsqu'elle causait
+sérieusement; elle promenait toujours son vaste portefeuille crevé,
+rattaché avec des ficelles, le portait entre ses bras comme un poupon,
+d'une façon si convaincue, que les passants souriaient, à la voir ainsi
+passer en longues jupes sales. Pourtant, on la consultait, on la
+craignait même. Personne n'aurait pu dire au juste d'où elle tirait son
+pouvoir; il y avait là des sources lointaines, multiples, disparues,
+auxquelles il était bien difficile de remonter. On savait au plus des
+bouts d'histoire, des anecdotes qu'on se chuchotait à l'oreille.
+L'ensemble de cette singulière figure échappait, imagination détraquée,
+bon sens écouté et obéi, corps superbe où était peut-être l'unique
+secret de sa royauté. D'ailleurs, peu importait les dessous de la
+fortune de Clorinde. Il suffisait qu'elle régnât, même en reine
+fantasque. On s'inclinait.
+
+Ce fut pour la jeune femme une époque de domination. Elle centralisait
+chez elle, dans son cabinet de toilette, où traînaient des cuvettes mal
+essuyées, toute la politique des cours de l'Europe. Avant les
+ambassades, sans qu'on devinât par quelle voie, elle recevait les
+nouvelles, des rapports détaillés, dans lesquels se trouvaient annoncées
+les moindres pulsations de la vie des gouvernements. Aussi avait-elle
+une cour, des banquiers, des diplomates, des intimes, qui venaient pour
+tâcher de la confesser. Les banquiers surtout se montraient très
+courtisans. Elle avait, d'un coup, fait gagner à l'un d'eux une centaine
+de millions, par la simple confidence d'un changement de ministère, dans
+un État voisin. Elle dédaignait ces trafics de la basse politique; elle
+lâchait tout ce qu'elle savait, les commérages de la diplomatie, les
+cancans internationaux des capitales, uniquement pour le plaisir de
+parler et de montrer qu'elle surveillait à la fois Turin, Vienne,
+Madrid, Londres, jusqu'à Berlin et à Saint-Pétersbourg; alors, coulait
+un flot de renseignements intarissables sur la santé des rois, leurs
+amours, leurs habitudes, sur le personnel politique de chaque pays, sur
+la chronique scandaleuse du moindre duché allemand. Elle jugeait les
+hommes d'État d'une phrase, sautait du nord au midi sans transition,
+remuait négligemment les royaumes du bout des ongles, vivait là comme
+chez elle, comme si la vaste terre, avec ses villes, ses peuples, eût
+tenu dans une boîte à joujoux, dont elle aurait rangé à son caprice les
+petites maisons de carton et les bonshommes de bois. Puis, lorsqu'elle
+se taisait, éreintée de bavardages, elle faisait claquer le pouce contre
+le médius, un geste qui lui était familier, voulant dire que tout cela
+ne valait certainement pas le léger bruit de ses doigts.
+
+Pour le moment, au milieu du débraillé de ses occupations multiples, ce
+qui la passionnait, c'était une affaire de la plus haute gravité, dont
+elle s'efforçait de ne point parler, sans pouvoir, cependant, se refuser
+la joie de certaines allusions. Elle foulait Venise. Quand elle parlait
+du grand ministre italien, elle disait:
+
+«Cavour», d'une voix familière. Elle ajoutait: «Cavour ne voulait pas,
+mais j'ai voulu, et il a compris.» Elle s'enfermait matin et soir avec
+le chevalier Rusconi, à la légation. D'ailleurs, «l'affaire» marchait
+très bien maintenant. Et, tranquille, renversant son front borné de
+déesse, parlant dans une sorte de somnambulisme, elle laissait tomber
+des bouts de phrase sans lien entre eux, des lambeaux d'aveu: une
+entrevue secrète entre l'empereur et un homme d'État étranger, un projet
+de traité d'alliance dont on discutait encore certains articles, une
+guerre pour le printemps prochain.
+
+D'autres jours, elle était furieuse; elle donnait des coups de pied aux
+chaises, dans sa chambre, et bousculait les cuvettes de son cabinet, à
+les casser; elle avait une colère de reine, trahie par des ministres
+imbéciles, qui voit son royaume aller de mal en pis. Ces jours-là, elle
+tendait tragiquement son bras nu et superbe, le poing fermé, vers le
+sud-est, du côté de l'Italie, en répétant: «Ah! si j'étais là-bas, ils
+ne feraient pas tant de bêtises!» Les soucis de la haute politique
+n'empêchaient pas Clorinde de mener de front toutes sortes de besognes,
+où elle semblait finir par se perdre elle-même. On la trouvait souvent
+assise sur son lit, son énorme portefeuille vidé au milieu de la
+couverture, et s'enfonçant jusqu'aux coudes dans le tas de papiers, la
+tête perdue, pleurant de rage; elle ne se reconnaissait plus parmi cet
+éboulement de feuilles volantes, ou bien elle cherchait quelque dossier
+égaré, qu'elle découvrait enfin derrière un meuble, sous ses vieilles
+bottines, avec son linge sale. Lorsqu'elle partait pour terminer une
+affaire, elle entamait en chemin deux ou trois autres aventures. Ses
+démarches se compliquaient, elle vivait dans une excitation continue,
+s'abandonnant à un tourbillon d'idées et de faits, ayant sous elle des
+profondeurs et des complications d'intrigues inconnues, insondables. Le
+soir, après des journées de courses à travers Paris, quand elle rentrait
+les jambes rompues d'avoir monté des escaliers, rapportant entre les
+plis de ses jupes les odeurs indéfinissables des milieux qu'elle venait
+de traverser, personne n'aurait osé soupçonner la moitié du négoce mené
+par elle aux deux bouts de la ville; et, si on l'interrogeait, elle
+riait, elle ne se souvenait pas toujours.
+
+Ce fut à cette époque qu'elle eut l'étonnante fantaisie de s'installer
+dans un cabinet particulier d'un des grands restaurants du boulevard.
+L'hôtel de la rue du Colisée, disait-elle, était loin de tout; elle
+voulait un pied-à-terre dans un endroit central; et elle fit son bureau
+d'affaires du cabinet particulier. Pendant deux mois, elle reçut là,
+servie par les garçons, qui eurent à introduire les plus hauts
+personnages. Des fonctionnaires, des ambassadeurs, des ministres se
+présentèrent au restaurant. Elle, très à l'aise, les faisait asseoir sur
+le divan défoncé par les dernières soupeuses du carnaval, restait
+elle-même devant la table, dont la nappe demeurait toujours mise,
+couverte de mies de pain, encombrée de papiers. Elle campait comme un
+général.
+
+Un jour, prise d'une indisposition, elle était montée tranquillement se
+coucher sous les combles, dans la chambre du maître d'hôtel qui la
+servait, un grand garçon brun auquel elle permettait de l'embrasser. Le
+soir seulement, vers minuit, elle avait consenti à rentrer chez elle.
+
+Delestang, malgré tout, était un homme heureux. Il paraissait ignorer
+les excentricités de sa femme. Elle le possédait maintenant tout entier
+et usait de lui à sa guise, sans qu'il se permît un murmure. Son
+tempérament le prédisposait à ce servage. Il se trouvait trop bien du
+secret abandon de sa volonté, pour jamais tenter une révolte. Dans
+l'intimité, c'était lui, le matin, les jours où elle avait consenti à le
+tolérer chez elle, qui lui rendait au lever de petits services,
+cherchait partout sous les meubles les bottines égarées et dépareillées,
+remuait le linge d'une armoire avant de trouver une chemise sans trous.
+Il lui suffisait de garder devant le monde son attitude d'homme souriant
+et supérieur. On le respectait presque, tant il parlait de sa femme d'un
+air de sérénité et de protection affectueuses.
+
+Clorinde, devenue maîtresse toute-puissante, avait eu l'idée de faire
+revenir sa mère de Turin; elle voulait désormais, disait-elle, que la
+comtesse Balbi passât auprès d'elle six mois chaque année. Ce fut alors
+une explosion subite de tendresse filiale. Elle bouleversa un étage de
+l'hôtel pour loger la vieille dame le plus près possible de son
+appartement. Même elle inventa une porte de communication qui allait de
+son cabinet de toilette dans la chambre à coucher de sa mère. En
+présence de Rougon surtout, elle étalait son affection avec une outrance
+italienne d'expressions caressantes. Comment s'était-elle jamais
+résignée à vivre si longtemps séparée de la comtesse, elle qui ne
+l'avait jamais quittée pendant une heure avant son mariage? Elle
+s'accusait de la dureté de son coeur. Mais ce n'était pas sa faute, elle
+avait dû céder à des conseils, à de prétendues nécessités, dont le sens
+lui échappait encore. Rougon, devant cette rébellion, ne bronchait pas.
+Il ne la catéchisait plus, ne cherchait plus à faire d'elle une des
+femmes distinguées de Paris. Autrefois, elle avait pu occuper le vide de
+ses journées, lorsque la fièvre de son oisiveté lui allumait le sang,
+éveillait les désirs dans ses membres de lutteur au repos. Aujourd'hui,
+en pleine bataille, il ne songeait guère à ces choses; son peu de
+sensualité se trouvait mangé par ses quatorze heures de travail par
+jour. Il continuait à la traiter affectueusement, avec cette pointe de
+dédain qu'il témoignait d'ordinaire aux femmes. Pourtant, il venait de
+temps à autre la voir, les yeux comme allumés par un réveil de
+l'ancienne passion toujours inassouvie. Elle restait son vice, la seule
+chair qui le troublât.
+
+Depuis que Rougon habitait le ministère, où ses amis se plaignaient de
+ne plus pouvoir le rencontrer dans l'intimité, Clorinde s'était imaginé
+de recevoir la bande chez elle. Peu à peu, l'habitude fut prise. Et,
+pour mieux indiquer que ses soirées remplaçaient celles de la rue
+Marbeuf, elle choisit également le dimanche et le jeudi.
+
+Seulement, rue du Colisée, on restait jusqu'à une heure du matin. Elle
+recevait dans son boudoir, Delestang gardant toujours les clefs du grand
+salon, par crainte des taches de graisse. Comme le boudoir se trouvait
+très petit, elle laissait sa chambre à coucher et son cabinet de
+toilette ouverts; si bien que, le plus souvent, on s'entassait dans la
+chambre, au milieu des chiffons qui traînaient.
+
+Les jeudis et les dimanches, le grand souci de Clorinde était de rentrer
+assez tôt pour dîner à la hâte et faire les honneurs de chez elle.
+Malgré ses efforts de mémoire, cela ne l'empêcha pas, à deux reprises,
+d'oublier si complètement ses invités, qu'elle demeura stupéfaite en
+voyant tant de monde autour de son lit, quand elle arriva à minuit
+passé. Un jeudi, dans les derniers jours de mai, par extraordinaire,
+elle rentra vers cinq heures; elle était sortie à pied et avait reçu une
+averse depuis la place de la Concorde, sans se résigner à payer un
+fiacre de trente sous pour monter les Champs-Elysées. Toute trempée,
+elle passa immédiatement dans son cabinet de toilette, où sa femme de
+chambre Antonia, la bouche barbouillée d'une tartine de confitures, la
+déshabilla en riant très fort de l'égouttement de ses jupes, qui
+pissaient l'eau sur le parquet.
+
+«Il y a là un monsieur, dit enfin cette dernière, quand elle se fut
+assise par terre pour lui retirer ses bottines. Il attend depuis une
+heure.» Clorinde lui demanda comment était le monsieur.
+
+Alors, la femme de chambre resta par terre, mal peignée, la robe grasse,
+montrant ses dents blanches dans sa face brune. Le monsieur était gros,
+l'air sévère.
+
+«Ah! oui, M. de Reuthlinguer, le banquier, s'écria la jeune femme. C'est
+vrai, il devait venir à quatre heures.
+
+Eh bien, qu'il attende.... Préparez-moi un bain, n'est-ce pas?» Et elle
+s'allongea tranquillement dans la baignoire, cachée derrière un rideau,
+au fond du cabinet. Là, elle lut des lettres arrivées pendant son
+absence. Au bout d'une grande demi-heure, Antonia, sortie depuis
+quelques minutes, reparut en murmurant:
+
+«Le monsieur a vu madame rentrer. Il voudrait bien lui parler.
+
+--Tiens! je l'oubliais, le baron! dit Clorinde, qui se mit debout au
+milieu de la baignoire. Vous allez m'habiller.» Mais elle eut, ce
+soir-là, des caprices de toilette extraordinaires. Dans l'abandon où
+elle laissait sa personne, elle était ainsi prise parfois d'un accès
+d'idolâtrie pour son corps. Alors, elle inventait des raffinements, nue
+devant sa glace, se faisant frotter les membres d'onguents, de baumes,
+d'huiles aromatiques, connus d'elle seule, achetés à Constantinople,
+chez le parfumeur du sérail, disait-elle, par un diplomate italien de
+ses amis. Et pendant qu'Antonia la frottait, elle gardait des attitudes
+de statue. Cela devait lui donner une peau blanche, lisse, impérissable
+comme le marbre; une certaine huile surtout, dont elle comptait
+elle-même les gouttes sur un tampon de flanelle, avait la propriété
+miraculeuse d'effacer à l'instant les moindres rides.
+
+Puis, elle se livrait à un minutieux examen de ses mains et de ses
+pieds. Elle aurait passé une journée à s'adorer.
+
+Pourtant, au bout de trois quarts d'heure, lorsque Antonia lui eut passé
+une chemise et un jupon, elle se souvint brusquement.
+
+«Et le baron!... Ah! tant pis, faites-le entrer! Il sait bien ce que
+c'est qu'une femme.» Il y avait plus de deux heures que M. de
+Reuthlinguer attendait dans le boudoir, patiemment assis, les mains
+nouées sur les genoux. Blême, froid, de moeurs austères, le banquier,
+qui possédait une des plus grosses fortunes de l'Europe, faisait ainsi
+antichambre chez Clorinde, depuis quelque temps, jusqu'à deux et trois
+fois par semaine. Il l'attirait même chez lui, dans cet intérieur
+pudibond et d'un rigorisme glacial, où le débraillé de la jeune femme
+consternait les valets.
+
+«Bonjour, baron! cria-t-elle. On me coiffe, ne regardez pas.» Elle
+restait à demi nue, la chemise glissée des épaules. Le baron, de ses
+lèvres pâles, trouva un sourire d'indulgence; et il se tint debout près
+d'elle, les yeux froids et clairs, penché dans un salut d'extrême
+politesse.
+
+«Vous venez pour les nouvelles, n'est-ce pas?... Je sais justement
+quelque chose.» Elle se leva, renvoya Antonia, qui lui laissa le peigne
+planté dans les cheveux. Sans doute elle eut encore peur d'être
+entendue, car elle posa une main sur l'épaule du banquier, se haussa,
+lui parla à l'oreille. Le banquier, en l'écoutant, avait les yeux fixés
+sur sa gorge, qui se tendait vers lui; mais il ne la voyait certainement
+pas, il hochait vivement la tête.
+
+«Voilà! conclut-elle à voix haute. Vous pouvez marcher maintenant.» Il
+la reprit par le bras, la ramena contre lui, pour lui demander certaines
+explications. Il n'aurait pas été plus à l'aise en face d'un de ses
+commis. Quand il la quitta, il l'invita à venir dîner le lendemain; sa
+femme s'ennuyait de ne pas la voir. Elle l'accompagna jusqu'à la porte.
+
+Mais, tout d'un coup, elle croisa les bras sur sa poitrine, très rouge,
+en s'écriant:
+
+«Ah! bien, moi qui m'en vais comme ça avec vous!» Alors, elle bouscula
+Antonia. Cette fille n'en finissait plus! Et elle lui donna à peine le
+temps de la coiffer, disant qu'elle n'aimait pas à traîner ainsi à sa
+toilette.
+
+Malgré la saison, elle voulut mettre une longue robe de velours noir,
+une sorte de blouse flottante, serrée à la taille par un cordon de soie
+rouge. Déjà, à deux reprises, on était monté prévenir madame que le
+dîner était servi. Mais, comme elle traversait sa chambre, elle y trouva
+trois messieurs, dont personne ne soupçonnait la présence en cet
+endroit. C'étaient les trois réfugiés politiques, MM. Brambilla,
+Staderino et Viscardi. Elle ne parut nullement surprise de les
+rencontrer là.
+
+«Est-ce que vous m'attendez depuis longtemps? demanda-t-elle.
+
+--Oui, oui», répondirent-ils, en balançant lentement la tête.
+
+Ils étaient arrivés avant le banquier. Et ils n'avaient pas fait le
+moindre bruit, en personnages noirs que des malheurs politiques ont
+rendus silencieux et réfléchis.
+
+Assis côte à côte sur la même chaise longue, ils mâchaient de gros
+cigares éteints, renversés tous les trois dans la même posture.
+Cependant, ils s'étaient levés, ils entouraient Clorinde. Il y eut
+alors, à voix basse, un balbutiement rapide de syllabes italiennes.
+
+Elle sembla leur donner des instructions. Un d'eux prit des notes
+chiffrées sur un carnet, tandis que les autres, très excités sans doute
+par ce qu'ils entendaient, étouffaient de légers cris sous leurs doigts
+gantés. Puis, ils s'en allèrent tous les trois à la file, le masque
+impénétrable.
+
+Ce jeudi-là, il devait y avoir, le soir, une conférence entre plusieurs
+ministres, pour une importante affaire, un conflit à propos d'une
+question de viabilité. Delestang, lorsqu'il partit après le dîner,
+promit à Clorinde de ramener Rougon; et elle eut une moue, comme pour
+faire entendre qu'elle ne tenait guère à le voir. Il n'y avait pas
+encore brouille, mais elle affectait une froideur croissante. Vers neuf
+heures, M. Kahn et M. Béjuin arrivèrent les premiers, suivis à peu de
+distance par Mme Correur. Ils trouvèrent Clorinde dans sa chambre,
+allongée sur une chaise longue. Elle se plaignait d'un de ces maux
+inconnus et extraordinaires qui la prenaient brusquement, d'une heure à
+l'autre; cette fois, elle avait dû avaler une mouche en buvant; elle la
+sentait voler, au fond de son estomac. Drapée dans sa grande blouse de
+velours noir, le buste appuyé sur trois oreillers, elle était d'une
+royale beauté, la face blanche, les bras nus, pareille à une de ces
+figures couchées qui rêvent, adossées contre des monuments. A ses pieds,
+Luigi Pozzo grattait doucement les cordes d'une guitare; il avait quitté
+la peinture pour la musique.
+
+«Asseyez-vous, n'est-ce pas? murmura-t-elle. Vous m'excusez. J'ai une
+bête qui est entrée je ne sais comment...» Pozzo continuait à gratter sa
+guitare en chantant très bas, l'air ravi, perdu dans une contemplation.
+
+Mme Correur roula un fauteuil près de la jeune femme.
+
+M. Kahn et M. Béjuin finirent par trouver des chaises libres. Il n'était
+pas facile de s'asseoir, les cinq ou six sièges de la chambre
+disparaissant sous des tas de jupons. Lorsque, cinq minutes plus tard,
+le colonel Jobelin et son fils Auguste se présentèrent, ils durent
+rester debout.
+
+«Petit, dit Clorinde à Auguste, qu'elle tutoyait toujours, malgré ses
+dix-sept ans, va donc chercher deux chaises dans le cabinet de
+toilette.» C'étaient des chaises cannées, toutes dévernies par les
+linges mouillés qui traînaient sans cesse sur les dossiers. Une seule
+lampe, recouverte d'une dentelle de papier rose, éclairait la chambre;
+une autre se trouvait posée dans le cabinet de toilette, et une
+troisième dans le boudoir, dont les portes grandes ouvertes montraient
+des enfoncements crépusculaires, des pièces vagues où semblaient brûler
+des veilleuses. La chambre elle même, autrefois mauve tendre, passée
+aujourd'hui au gris sale, restait comme pleine d'une buée suspendue; on
+distinguait à peine des coins de fauteuil arrachés, des traînées de
+poussière sur les meubles, une large tache d'encre étalée au beau milieu
+du tapis, quelque encrier tombé là, qui avait éclaboussé les boiseries;
+au fond, les rideaux du lit étaient tirés, sans doute pour cacher le
+désordre des couvertures. Et, dans cette ombre, montait une odeur forte,
+comme si tous les flacons du cabinet de toilette étaient restés
+débouchés.
+
+Clorinde s'entêtait, même par les temps chauds, à ne jamais ouvrir une
+fenêtre.
+
+«Ça sent joliment bon chez vous, dit Mme Correur pour la complimenter.
+
+--C'est moi qui sens bon», répondit naïvement la jeune femme.
+
+Et elle parla des essences qu'elle tenait du parfumeur même des
+sultanes. Elle mit un de ses bras nus sous le nez de Mme Correur. Sa
+blouse de velours noir avait un peu glissé, ses pieds passaient,
+chaussés de petites pantoufles rouges. Pozzo, pâmé, grisé par les
+parfums violents qui s'exhalaient d'elle, tapait son instrument à légers
+coups de pouce.
+
+Cependant, au bout de quelques minutes, la conversation tourna
+fatalement sur Rougon, comme cela arrivait chaque jeudi et chaque
+dimanche. La bande se réunissait uniquement pour épuiser cet éternel
+sujet, une rancune sourde et grandissante, un besoin de se soulager par
+des récriminations sans fin. Clorinde ne se donnait même plus la peine
+de les exciter; ils apportaient toujours quelques nouveaux griefs,
+mécontents, jaloux, aigris de tout ce que Rougon avait fait pour eux,
+travaillés par une intense fièvre d'ingratitude.
+
+«Est-ce que vous avez vu le gros homme, aujourd'hui?» demanda le
+colonel.
+
+Maintenant, Rougon n'était plus «le grand homme».
+
+«Non, répondit Clorinde. Nous le verrons peut-être ce soir. Mon mari
+s'entête à me l'amener.
+
+--Je suis allé cet après-midi dans un café où on le jugeait bien
+sévèrement, reprit le colonel après un silence. On assurait qu'il
+branlait dans le manche, qu'il n'en avait pas dans le ventre pour deux
+mois.»
+
+M. Kahn eut un geste dédaigneux, en disant:
+
+«Moi, je ne lui en donne pas pour trois semaines.... Voyez-vous, Rougon
+n'est pas un homme de gouvernement; il aime trop le pouvoir, il se
+laisse griser, et alors il tape à tort et à travers, il administre à
+coups de bâton, avec une brutalité révoltante.... Enfin, depuis cinq
+mois, il a commis des actes monstrueux...
+
+--Oui, oui, interrompit le colonel, toutes sortes de passe-droits,
+d'injustices, d'absurdités.... Il abuse, il abuse, vraiment.» Mme
+Correur, sans parler, tourna les doigts en l'air, comme pour dire qu'il
+avait la tête peu solide.
+
+«C'est cela, reprit M. Kahn en remarquant le geste.
+
+La tête n'est pas très d'aplomb, hein?» Et, comme on le regardait, M.
+Béjuin crut devoir lâcher aussi quelque chose.
+
+«Oh! pas fort, Rougon, murmura-t-il, pas fort du tout!» Clorinde, la
+tête renversée sur ses oreillers, examinant au plafond le rond lumineux
+de la lampe, les laissait aller. Quand ils se turent, elle dit à son
+tour, pour les pousser:
+
+«Sans doute il a abusé, mais il prétend avoir fait tout ce qu'on lui
+reproche dans l'unique but d'obliger ses amis.... Ainsi, j'en causais
+l'autre jour avec lui. Les services qu'il vous a rendus...
+
+--A nous! à nous!» crièrent-ils tous les quatre à la fois, furieusement.
+
+Ils parlaient ensemble, ils voulaient protester sur le coup. Mais M.
+Kahn cria le plus fort.
+
+«Les services qu'il m'a rendus! quelle plaisanterie!... J'ai dû attendre
+ma concession pendant deux ans. Cela m'a ruiné. L'affaire, qui était
+superbe, est devenue très lourde.... Puisqu'il m'aime tant, pourquoi ne
+vient-il pas à mon secours, maintenant? Je lui ai demandé d'obtenir de
+l'empereur une loi autorisant la fusion de ma compagnie avec la
+Compagnie du chemin de fer de l'Ouest; il m'a répondu qu'il fallait
+attendre.... Les services de Rougon, ah! je demande à les voir! Il n'a
+jamais rien fait, et il ne peut plus rien faire!
+
+--Et moi, et moi, reprit le colonel en coupant du geste la parole à Mme
+Correur, et moi, croyez-vous que je lui doive quelque chose? Il ne parle
+pas peut-être de ce grade de commandeur qui m'était promis depuis cinq
+ans?... Il a pris Auguste dans ses bureaux, c'est vrai; mais je m'en
+mords joliment les doigts aujourd'hui. Si j'avais mis Auguste dans
+l'industrie, il gagnerait déjà le double.... Cet animal de Rougon m'a
+déclaré hier ne pas pouvoir augmenter Auguste avant dix-huit mois. Si
+c'est ainsi qu'il ruine son crédit pour ses amis!» Mme Correur réussit
+enfin à se soulager. Elle s'était penchée vers Clorinde.
+
+«Dites, madame, il ne m'a pas nommée? Jamais je n'ai reçu ça de lui.
+J'en suis encore à connaître la couleur de ses bienfaits. Il n'en peut
+pas dire autant, et si je voulais parler. J'ai sollicité pour plusieurs
+dames de mes amies, je ne m'en défends pas; j'aime à rendre service. Eh
+bien, une remarque que j'ai faite: tout ce qu'il accorde tourne à mal,
+ses faveurs semblent porter malheur au monde. Ainsi cette pauvre
+Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, séduite par un
+officier, et pour laquelle il avait trouvé une dot; voilà qu'elle est
+accourue me raconter une catastrophe ce matin, elle ne se marie plus,
+l'officier a filé, après avoir croqué la dot.... Entendez-vous, toujours
+pour les autres, jamais pour moi! Je me suis avisée, ces temps derniers,
+quand je suis revenue de Coulonges avec mon héritage, de lui signaler
+les manoeuvres de Mme Martineau. Je voulais, dans le partage, la maison
+où je suis née, et cette femme s'est arrangée pour la garder....
+Savez-vous quelle a été sa seule réponse? Il m'a répété à trois fois qu
+il ne voulait plus s'occuper de cette vilaine histoire.» Cependant, M.
+Béjuin, lui aussi, s'agitait. Il bégaya:
+
+«Moi, c'est comme madame.... Je ne lui ai rien demandé, jamais, jamais!
+Tout ce qu'il a pu faire, c'est malgré moi, c'est sans que je le sache.
+Il profite de ce qu'on ne dit rien pour vous accaparer, oui, le mot est
+juste, vous accaparer...» Sa voix s'éteignit dans un bredouillement. Et
+tous quatre, ils continuaient à hocher la tête. Puis, ce fut M. Kahn qui
+recommença d'une voix solennelle:
+
+«La vérité, voyez-vous, la voici.... Rougon est un ingrat. Vous vous
+souvenez du temps où nous battions tous le pavé de Paris pour le pousser
+au ministère.
+
+Hein! nous sommes-nous assez dévoués à sa cause, au point d'en perdre le
+boire et le manger? A cette époque-là, il a contracté une dette que sa
+vie entière ne réussirait pas à payer. Parbleu! aujourd'hui, la
+reconnaissance lui est lourde, et il nous lâche. Ça devait arriver.
+
+--Oui, oui, il nous doit tout! crièrent les autres. Il nous en
+récompense joliment!» Pendant un instant, ils l'écrasèrent sous
+l'énumération de leurs bienfaits; lorsqu'un d'eux se taisait, un autre
+rappelait un détail plus accablant encore. Pourtant, le colonel, tout
+d'un coup, s'inquiéta de son fils Auguste, le jeune homme n'était plus
+dans la chambre.
+
+A ce moment, un bruit étrange vint du cabinet de toilette, une sorte de
+barbotement doux et continu. Le colonel se hâta d'aller voir, et il
+trouva Auguste très intéressé par la baignoire qu'Antonia avait oublié
+de vider. Des ronds de citron, dont Clorinde s'était servie pour ses
+ongles, flottaient. Auguste, trempant ses doigts, les flairait, avec une
+sensualité de collégien.
+
+«Il est insupportable, ce petit! disait à demi-voix Clorinde. Il fouille
+partout.
+
+--Mon Dieu! continua doucement Mme Correur, qui semblait avoir attendu
+la sortie du colonel, ce dont Rougon manque surtout, c'est de tact....
+Ainsi, entre nous, pendant que le brave colonel n'est pas là, Rougon a
+eu le plus grand tort de prendre ce jeune homme au ministère, en passant
+par-dessus les formalités. On ne rend pas à ses amis de ces sortes de
+services. On se déconsidère.» Mais Clorinde l'interrompit, murmurant:
+
+«Chère dame, allez donc voir ce qu'ils font.»
+
+M. Kahn souriait. Quand Mme Correur ne fut plus là, il baissa la voix à
+son tour.
+
+«Elle est charmante!... Le colonel a été comblé par Rougon. Mais,
+vraiment, elle n'a guère à se plaindre.
+
+Rougon s'est absolument compromis pour elle, dans cette fâcheuse affaire
+Martineau. Il a fait preuve là de bien de moralité. On ne tue pas un
+homme pour être agréable à une vieille connaissance, n'est-ce pas?» Il
+s'était levé, il marchait à petits pas. Puis, il retourna à
+l'anti-chambre prendre son porte-cigares dans son paletot. Le colonel et
+Mme Correur rentraient.
+
+«Tiens! Kahn s'est envolé», dit le colonel.
+
+Et, sans transition, il s'écria:
+
+«Nous pouvons échiner Rougon, nous autres. Seulement, je trouve que Kahn
+devrait faire le mort. Je n'aime pas les gens sans coeur, moi. Tout à
+l'heure, j'ai évité de parler. Mais dans ce café où j'ai passé
+l'après-midi, on disait très carrément que Rougon tombait pour avoir
+prêté son nom à cette grande flouerie du chemin de fer de Niort à
+Angers. On ne manque pas de nez à ce point-là! Cet imbécile de gros
+homme qui va tirer des pétards et prononcer des discours d'une lieue,
+dans lesquels il se permet même d'engager la responsabilité de
+l'empereur!... Voilà, mes bons amis! C'est Kahn qui nous a fichus en
+plein gâchis. Hein, Béjuin, c'est aussi votre opinion?»
+
+M. Béjuin approuva vivement de la tête. Il avait déjà donné toute son
+adhésion aux paroles de Mme Correur et de M. Kahn. Clorinde, la tête
+toujours renversée, s'amusait à mordre le gland de sa cordelière,
+qu'elle promenait sur sa figure comme pour se chatouiller; et elle
+ouvrait de grands yeux qui riaient silencieusement en l'air.
+
+«Chut!» souffla-t-elle.
+
+M. Kahn rentrait, en coupant un cigare du bout des dents. Il l'alluma,
+jeta trois ou quatre grosses bouffées; on fumait dans la chambre de la
+jeune femme. Puis il reprit, continuant la conversation, concluant:
+
+«Enfin, si Rougon prétend avoir ébranlé son pouvoir pour nous servir, je
+déclare que je nous trouve au contraire horriblement compromis par sa
+protection. Il a une façon brutale de pousser les gens qui leur casse le
+nez contre les murs.... D'ailleurs, avec ses coups de poing à assommer
+les boeufs, le voilà de nouveau par terre. Merci! je n'ai pas envie de
+le ramasser une seconde fois! Quand un homme ne sait pas ménager son
+crédit, c'est qu'il n'a pas des idées nettes. Il nous compromet,
+entendez-vous, il nous compromet!... Moi, ma foi! j'ai de trop lourdes
+responsabilités, je l'abandonne.» Il hésitait pourtant, sa voix
+faiblissait, tandis que le colonel et Mme Correur baissaient la tête
+sans doute pour éviter de se prononcer aussi nettement. En somme, Rougon
+était toujours au ministère; puis, à le quitter, il aurait fallu pouvoir
+s'appuyer sur une autre toute-puissance.
+
+«Il n'y a pas que le gros homme», dit négligemment Clorinde.
+
+Ils la regardaient, espérant un engagement plus formel. Mais elle eut un
+simple geste, comme pour leur demander un peu de patience. Cette
+promesse tacite d'un crédit tout neuf, dont les bienfaits pleuvraient
+sur eux, était au fond la grande raison de leur assiduité aux jeudis et
+aux dimanches de la jeune femme. Ils flairaient un prochain triomphe,
+dans cette chambre aux odeurs violentes. Croyant avoir usé Rougon à
+satisfaire leurs premiers rêves, ils attendaient l'avènement de quelque
+pouvoir jeune, qui contenterait leurs rêves nouveaux, extraordinairement
+multipliés et élargis. Cependant, Clorinde s'était relevée sur ses
+coussins.
+
+Accoudée au bras de la causeuse, elle se pencha brusquement vers Pozzo,
+lui souffla dans le cou, avec des rires aigus, comme prise d'une folie
+heureuse. Quand elle était très contente, elle avait de ces joies
+soudaines d'enfant. Pozzo, dont la main semblait s'être endormie sur la
+guitare, renversa la tête en montrant ses dents de bel Italien, et il
+frissonnait comme chatouillé par la caresse de ce souffle, tandis que la
+jeune femme riait plus haut, soufflait plus fort, pour lui faire
+demander grâce. Puis, après l'avoir querellé en italien, elle ajouta; en
+se tournant vers Mme Correur:
+
+«Il faut qu'il chante, n'est-ce pas?... S'il chante, je ne soufflerai
+plus, je le laisserai tranquille.... Il a fait une chanson bien jolie.»
+Alors, ils demandèrent tous la chanson. Pozzo se remit à gratter sa
+guitare; et il chanta, les yeux sur Clorinde. C'était un murmure
+passionné, accompagné de petites notes légères; les paroles italiennes
+ne s'entendaient pas, soupirées, tremblées; au dernier couplet, sans
+doute un couplet de souffrance amoureuse, Pozzo, qui prenait une voix
+sombre, resta la bouche souriante, d'un air de ravissement dans le
+désespoir.
+
+Quand il se tut, on l'applaudit beaucoup. Pourquoi ne faisait-il pas
+éditer ces choses charmantes? Sa situation dans la diplomatie n'était
+pas un obstacle.
+
+«J'ai connu un capitaine qui a fait jouer un opéra comique, dit le
+colonel Jobelin. On ne l'en a pas plus mal regardé au régiment.
+
+--Oui, mais dans la diplomatie..., murmura Mme Correur en hochant la
+tête.
+
+--Mon Dieu! non, je crois que vous vous trompez, déclara M. Kahn. Les
+diplomates sont comme les autres hommes. Plusieurs cultivent les arts
+d'agrément.» Clorinde avait lancé un léger coup de pied dans le flanc de
+Pozzo, en lui donnant un ordre à demi-voix. Il se leva, jeta la guitare
+sur un tas de vêtements. Et quand il revint, au bout de cinq minutes, il
+était suivi d'Antonia portant un plateau où se trouvaient des verres et
+une carafe; lui, tenait un sucrier qui n'avait pu trouver place sur le
+plateau. Jamais on ne buvait autre chose que de l'eau sucrée chez la
+jeune femme; encore les familiers de la maison savaient-ils lui faire
+plaisir lorsqu'ils prenaient de l'eau pure.
+
+«Eh bien, qu'y a-t-il?» dit-elle en se tournant vers le cabinet de
+toilette, où une porte grinçait.
+
+Puis, comme se souvenant, elle s'écria:
+
+«Ah! c'est maman.... Elle était couchée.» En effet, c'était la comtesse
+Balbi, enveloppée dans une robe de chambre de laine noire; elle avait
+noué sur sa tête un lambeau de dentelle, dont les bouts s'enroulaient à
+son cou. Flaminio, le grand laquais à longue barbe, à mine de bandit, la
+soutenait par-derrière, la portait presque entre ses bras. Et elle
+semblait n'avoir pas vieilli, la face blanche, gardant son sourire
+continu d'ancienne reine de beauté.
+
+«Attends, maman! reprit Clorinde. Je vais te donner ma chaise longue.
+Moi, je m'allongerai sur le lit.... Je ne suis pas bien. J'ai une bête
+qui est entrée. Voilà qu'elle recommence à me mordre.» Il y eut tout un
+déménagement. Pozzo et Mme Correur conduisirent la jeune femme à son
+lit; mais il fallut tirer les couvertures et taper les oreillers.
+Pendant ce temps, la comtesse Balbi se coucha sur la chaise longue.
+Derrière elle, Flaminio resta debout, noir, muet, couvant d'un regard
+abominable les personnes qui se trouvaient là.
+
+«Ça ne vous fait rien que je me couche, n'est-ce pas? répétait la jeune
+femme. Je suis beaucoup mieux couchée.... Je ne vous renvoie pas, au
+moins? Il faut rester.» Elle s'était allongée, le coude enfoncé dans un
+oreiller, étalant sa blouse noire, dont l'ampleur faisait sur la
+couverture blanche une mare d'encre. Personne, d'ailleurs, ne songeait à
+s'en aller. Mme Correur causait à demi-voix avec Pozzo de la perfection
+des formes de Clorinde, qu'ils venaient de soutenir. M. Kahn, M. Béjuin
+et le colonel présentaient leurs compliments à la comtesse. Celle-ci
+s'inclinait avec son sourire. Puis, sans se retourner, de temps à autre,
+elle disait, d'une voix très douce:
+
+«Flaminio!» Le grand laquais comprenait, soulevait un coussin, apportait
+un tabouret, tirait de sa poche un flacon d'odeur, de son air farouche
+de brigand en habit noir.
+
+A ce moment, Auguste commit un malheur. Il avait rôdé dans les trois
+pièces, s'était arrêté à tous les chiffons de femme qui traînaient.
+Puis, commençant à s'ennuyer, il avait eu l'idée de boire des verres
+d'eau sucrée coup sur coup. Clorinde le surveillait depuis un instant,
+regardant le sucrier se vider, lorsqu'il cassa le verre, dans lequel il
+tapait la cuiller violemment.
+
+«C'est le sucre! il en met trop! cria-t-elle.
+
+--Imbécile! dit le colonel. Tu ne peux pas boire de l'eau
+tranquillement?... Matin et soir, un grand verre. Il n'y a rien de
+meilleur. Ça préserve de toutes les maladies.» Heureusement, M. Bouchard
+entra. Il venait un peu tard, à dix heures passées, parce qu'il avait dû
+dîner en ville. Et il parut surpris de ne pas trouver là sa femme.
+
+«M. d'Escorailles s'était chargé de l'amener, dit-il, et j'avais promis
+de la reprendre en passant.» Au bout d'une demi-heure, en effet, Mme
+Bouchard arriva, accompagnée de M. d'Escorailles et de M. La Rouquette.
+Après une brouille d'une année, le jeune marquis s'était remis avec la
+jolie blonde; maintenant, leur liaison tournait à l'habitude, ils se
+reprenaient pour huit jours, ne pouvaient s'empêcher de se pincer et de
+s'embrasser derrière les portes, lorsqu'ils se rencontraient. Cela
+allait de soi, naturellement, avec des renouveaux de désir très vifs.
+Comme ils venaient chez les Delestang en voiture découverte, ils avaient
+rencontré M. La Rouquette. Et tous les trois s'en étaient allés au Bois,
+riant haut, lâchant des plaisanteries risquées; même M. d'Escorailles
+avait cru un moment rencontrer la main du député, derrière la taille de
+Mme Bouchard. Quand ils entrèrent, ils apportèrent une bouffée de
+gaieté, la fraîcheur des allées noires du Bois, le mystère des feuilles
+endormies, où s'étouffait la polissonnerie de leurs rires.
+
+«Oui, nous revenons du lac, dit M. La Rouquette. Ma parole! on m'a
+débauché... Je rentrais bien tranquillement travailler.» Il redevint
+subitement sérieux. Pendant la dernière session, il avait prononcé un
+discours à la Chambre sur une question d'amortissement, après un grand
+mois d'études spéciales; et, depuis lors, il prenait des allures posées
+d'homme marié, comme s'il avait enterré sa vie de garçon à la tribune.
+Kahn l'emmena au fond de la chambre, en murmurant:
+
+«A propos, vous qui êtes bien avec Marsy...» Leurs voix se perdirent,
+Ils causèrent bas. Cependant, la jolie Mme Bouchard, qui avait salué la
+comtesse, s'était assise devant le lit, gardant dans sa main la main de
+Clorinde, la plaignant beaucoup, d'une voix flûtée.
+
+M. Bouchard, debout, digne et correct, s'écria tout à coup, au milieu
+des conversations étouffées:
+
+«Je ne vous ai pas conté?... Il est gentil, le gros homme!» Et, avant de
+s'expliquer, il parla amèrement de Rougon, comme les autres. On ne
+pouvait plus lui rien demander, il n'était même plus poli; et M.
+Bouchard tenait avant tout à la politesse. Puis, lorsqu'on lui demanda
+ce que Rougon lui avait fait, il finit par répondre:
+
+«Moi, je n'aime pas les injustices.... C'est pour un des employés de ma
+division, Georges Duchesne; vous le connaissez, vous l'avez vu chez moi.
+Il est plein de mérite, ce garçon! Nous le recevons comme notre enfant.
+Ma femme l'aime beaucoup, parce qu'il est de son pays.... Alors,
+dernièrement, nous complotions ensemble de faire nommer Duchesne
+sous-chef. L'idée était de moi, mais tu l'approuvais, n'est-ce pas,
+Adèle?» Mme Bouchard, l'air gêné, se pencha davantage vers Clorinde,
+pour éviter les regards de M. d'Escorailles, qu'elle sentait fixés sur
+elle.
+
+«Eh bien, continua le chef de division, vous ne savez pas de quelle
+façon le gros homme a accueilli ma demande?... Il m'a regardé un bon
+moment en silence, de son air blessant, vous savez. Ensuite, il m'a
+carrément refusé la nomination. Et comme je revenais à la charge, il m'a
+dit, avec un sourire: «Monsieur Bouchard, n'insistez pas, vous me faites
+de la peine; il y a des raisons graves...» Impossible d'en tirer autre
+chose.
+
+Il a bien vu que j'étais furieux, car il m'a prié de le rappeler au bon
+souvenir de ma femme.... N'est-ce pas, Adèle?» Mme Bouchard avait
+justement eu dans la soirée une explication vive avec M. d'Escorailles,
+au sujet de ce Georges Duchesne. Elle crut devoir dire, d'un ton
+d'humeur:
+
+«Mon Dieu! M. Duchesne attendra.... Il n'est pas si intéressant!» Mais
+le mari s'entêtait.
+
+«Non, non, il a mérité d'être sous-chef, il sera sous-chef! Je perdrai
+plutôt mon nom.... Moi, je veux qu'on soit juste!» On dut le calmer.
+Clorinde, distraite, tâchait d'entendre la conversation de M. Kahn et de
+M. La Rouquette, réfugiés au pied de son lit. Le premier expliquait sa
+situation à mots couverts. Sa grande entreprise du chemin de fer de
+Niort à Angers se trouvait en pleine déconfiture. Les actions avaient
+commencé par faire quatre-vingts francs de prime à la Bourse, avant
+qu'un seul coup de pioche fût donné. Embusqué derrière sa fameuse
+compagnie anglaise, M. Kahn s'était livré aux spéculations les plus
+imprudentes. Et, aujourd'hui, la faillite allait éclater, si quelque
+main puissante ne le ramassait dans sa chute.
+
+«Autrefois, murmurait-il, Marsy m'avait offert de vendre l'affaire à la
+Compagnie de l'Ouest. Je suis tout prêt à rentrer en pourparlers. Il
+suffirait d'obtenir une loi...» Clorinde les appela discrètement d'un
+geste. Et, penchés tous deux au-dessus du lit, ils causèrent longuement
+avec elle. Marsy n'avait pas de rancune. Elle lui parlerait. Elle lui
+offrirait le million qu'il demandait, l'année précédente, pour appuyer
+la demande de concession. Sa situation de président du Corps législatif
+lui permettrait d'obtenir très aisément la loi nécessaire.
+
+«Allez, il n'y a encore que Marsy si l'on veut le succès de ces sortes
+d'affaires, dit-elle en souriant. Quand on se passe de lui pour en
+lancer une, on est bientôt forcé de l'appeler, pour le supplier d'en
+raccommoder les morceaux.» Dans la chambre, maintenant, tout le monde
+parlait à la fois, très haut, Mme Correur expliquait son dernier désir à
+Mme Bouchard: aller mourir à Coulonges, dans la maison de sa famille; et
+elle s'attendrissait sur les lieux où elle était née, elle forcerait
+bien Mme Martineau à lui rendre cette maison toute pleine des souvenirs
+de son enfance. Les invités, fatalement, revenaient à Rougon: M.
+d'Escorailles racontait la colère de son père et de sa mère qui lui
+avaient écrit de rentrer au Conseil d'État, de briser avec le ministre,
+en apprenant les abus de pouvoir de celui-ci; le colonel racontait
+comment le gros homme s'était absolument refusé à demander pour lui à
+l'empereur une situation dans les palais impériaux; M. Béjuin lui-même
+se lamentait de ce que Sa Majesté n'était pas venue visiter la
+cristallerie de Saint-Florent, lors de son dernier voyage à Bourges,
+malgré l'engagement formel pris par Rougon d'obtenir cette faveur. Et,
+au milieu de cette rage de paroles, la comtesse Balbi, sur la chaise
+longue, souriait, regardait ses mains encore potelées, répétait
+doucement:
+
+«Flaminio!» Le grand diable de domestique avait sorti de la poche de son
+gilet une toute petite boîte d'écaille pleine de pastilles à la menthe.
+La comtesse les croquait avec des mines de vieille chatte gourmande.
+
+Vers minuit seulement, Delestang rentra. Quand on le vit soulever la
+portière du boudoir, un profond silence se fit, tous les cous
+s'allongèrent. Mais la portière était retombée, personne ne le suivait.
+Alors, après une nouvelle attente de quelques secondes, des exclamations
+partirent:
+
+«Vous êtes seul?
+
+--Vous ne l'amenez donc pas?
+
+--Vous avez donc perdu le gros homme en route?» Et il y eut un
+soulagement. Delestang expliqua que Rougon, très fatigué, venait de le
+quitter au coin de la rue Marbeuf.
+
+«Il a bien fait, dit Clorinde en se couchant tout à fait sur le lit. Il
+est si peu amusant!» Ce fut le signal d'un nouveau déchaînement de
+plaintes et d'accusations. Delestang protestait, lançait des: Permettez!
+permettez! Il affectait d'ordinaire de défendre Rougon. Quand on le
+laissa parler, il dit d'une voix mesurée:
+
+«Sans doute il aurait pu mieux agir envers certains de ses amis. Mais il
+n'en reste pas moins une grande intelligence.... Quant à moi, je lui
+serai éternellement reconnaissant...
+
+--Reconnaissant de quoi? cria M. Kahn courroucé.
+
+--Mais de tout ce qu'il a fait...» On lui coupa violemment la parole.
+Rougon n'avait jamais rien fait pour lui. Où prenait-il que Rougon eût
+fait quelque chose?
+
+«Vous êtes étonnant! dit le colonel. On ne pousse pas la modestie à ce
+point-là!... Mon cher ami, vous n'aviez besoin de personne. Parbleu!
+vous êtes monté par vos propres forces.» Alors, on célébra les mérites
+de Delestang. Sa ferme modèle de la Chamade était une création hors
+ligne, qui révélait depuis longtemps en lui les aptitudes d'un bon
+administrateur et d'un homme d'État véritablement doué. Il avait le coup
+d'oeil prompt, l'intelligence nette, la main énergique sans rudesse.
+D'ailleurs, l'empereur ne l'avait-il pas distingué, dès le premier jour?
+Il se rencontrait sur presque tous les points avec Sa Majesté.
+
+«Laissez donc! finit par déclarer M. Kahn, c'est vous qui soutenez
+Rougon. Si vous n'étiez pas son ami, si vous ne l'appuyiez pas dans le
+conseil, il y a quinze jours au moins qu'il serait par terre.» Pourtant,
+Delestang protestait encore. Certainement, il n'était pas le premier
+venu; mais il fallait rendre justice aux qualités de tout le monde.
+Ainsi, le soir même, chez le garde des Sceaux, dans une question de
+viabilité très embrouillée, Rougon venait de montrer une clarté d'aperçu
+extraordinaire.
+
+«Oh! la souplesse d'un avoué retors», murmura M. La Rouquette d'un air
+de dédain.
+
+Clorinde n'avait point encore ouvert les lèvres. Des regards se
+tournaient vers elle, sollicitant le mot que chacun attendait. Elle
+roulait doucement la tête sur l'oreiller, comme pour se gratter la
+nuque. Elle dit enfin, en parlant de son mari, sans le nommer:
+
+«Oui, grondez-le.... Il faudra le battre, le jour où l'on voudra le
+mettre à sa vraie place.
+
+--La situation de ministre de l'Agriculture et du Commerce est tout à
+fait secondaire», fit remarquer M. Kahn, afin de brusquer les choses.
+
+C'était toucher à une plaie vive. Clorinde souffrait de voir son mari
+parqué dans ce qu'elle appelait «un petit ministère». Elle s'assit
+brusquement sur son séant, en lâchant le mot attendu:
+
+«Eh! il sera à l'Intérieur quand nous voudrons!» Delestang voulut
+parler. Mais tous s'étaient précipités, l'entourant d'un brouhaha de
+ravissement. Alors, lui, sembla se déclarer vaincu. Peu à peu, une
+teinte rosée montait à ses joues, une jouissance noyait sa face
+superbe. Mme Correur et Mme Bouchard, à demi-voix, le trouvaient beau;
+la seconde surtout, avec le goût pervers des femmes pour les hommes
+chauves, regardait passionnément son crâne nu. M. Kahn, le colonel et
+les autres, avaient des coups d'oeil, de petits gestes, des mots
+rapides, pour dire le cas énorme qu'ils faisaient de sa force. Ils
+s'aplatissaient devant le plus sot de la bande, ils s'admiraient en lui.
+Ce maître-là, au moins, serait docile et ne les compromettrait pas. Ils
+pouvaient impunément le prendre pour dieu, sans craindre sa foudre.
+
+«Vous le fatiguez», fit remarquer la jolie Mme Bouchard de sa voix
+tendre.
+
+On le fatiguait! Ce fut une commisération générale.
+
+En effet, il était un peu pâle, ses yeux se fermaient. Pensez donc!
+quand on travaille depuis le matin cinq heures! Rien ne brise comme les
+travaux de tête. Et avec une douce violence, on exigea qu'il allât se
+coucher. Il obéit docilement, il se retira, après avoir posé un baiser
+sur le front de sa femme.
+
+«Flaminio!» murmura la comtesse.
+
+Elle aussi voulait se mettre au lit. Elle traversa la chambre au bras du
+domestique, en envoyant à chacun un petit salut de la main. Dans le
+cabinet de toilette, on entendit Flaminio jurer, parce que la lampe
+s'était éteinte.
+
+Il était une heure. On parla de se retirer. Mais Clorinde assurait
+qu'elle n'avait pas sommeil, qu'on pouvait rester. Pourtant personne ne
+se rassit. La lampe du boudoir venait également de s'éteindre; une forte
+odeur d'huile se répandait. On eut beaucoup de peine à retrouver de
+menus objets, un éventail, la canne du colonel, le chapeau de Mme
+Bouchard. Clorinde, tranquillement allongée, empêcha Mme Correur de
+sonner Antonia; la femme de chambre se couchait à onze heures. Enfin, on
+partait, quand le colonel s'aperçut qu'il oubliait Auguste; le jeune
+homme dormait sur le canapé du boudoir, la tête appuyée sur une robe
+roulée en tampon; on le gronda de n'avoir pas remonté la lampe. Dans
+l'ombre de l'escalier, où le gaz baissé agonisait, Mme Bouchard eut un
+léger cri; son pied avait tourné, disait-elle. Et, comme tout ce monde
+descendait prudemment le long de la rampe, de grands rires vinrent de la
+chambre de Clorinde, où Pozzo s'était attardé; sans doute elle lui
+soufflait dans le cou.
+
+Chaque jeudi et chaque dimanche, les soirées se ressemblaient.
+Au-dehors, le bruit courait que Mme Delestang avait un salon politique.
+On s'y montrait très libéral, on y battait en brèche l'administration
+autoritaire de Rougon. Toute la bande était passée au rêve d'un empire
+humanitaire, élargissant peu à peu et à l'infini le cercle des libertés
+publiques. Le colonel, à ses moments perdus, rédigeait des statuts pour
+des associations d'ouvriers; M. Béjuin parlait de créer une cité, autour
+de sa cristallerie de Saint-Florent; M. Kahn, pendant des heures,
+entretenait Delestang du rôle démocratique des Bonaparte dans la société
+moderne. Et, à chaque nouvel acte de Rougon, il y avait des
+protestations indignées, des terreurs patriotiques de voir la France
+sombrer aux mains d'un tel homme. Un jour, Delestang soutint que
+l'empereur était le seul républicain de l'époque. La bande affectait des
+allures de secte religieuse apportant le salut. Maintenant, elle
+complotait d'une façon ouverte le renversement du gros homme, pour le
+plus grand bien du pays.
+
+Cependant, Clorinde ne se hâtait pas. On la trouvait étendue sur tous
+les canapés de son appartement, distraite, les yeux en l'air, étudiant
+les coins du plafond.
+
+Quand les autres criaient et piétinaient d'impatience autour d'elle,
+elle avait une figure muette, un jeu lent de paupières pour les inviter
+à plus de prudence. Elle sortait moins, s'amusait à s'habiller en homme
+avec sa femme de chambre, sans doute afin de tuer le temps.
+
+Elle s'était prise brusquement de tendresse pour son mari, l'embrassait
+devant le monde, lui parlait en zézayant, témoignait des inquiétudes
+très vives pour sa santé qui était excellente. Peut-être voulait-elle
+cacher ainsi l'empire absolu, la surveillance continue, qu'elle exerçait
+sur lui. Elle le guidait dans ses moindres actions, lui faisait chaque
+matin la leçon, comme à un écolier dont on se méfie. Delestang se
+montrait d'ailleurs d'une obéissance absolue. Il saluait, souriait, se
+fâchait, disait noir, disait blanc, selon la ficelle qu'elle avait tirée
+Dès qu'il n'était plus monté, il revenait de lui même se remettre entre
+ses mains, pour qu'elle l'accommodât. Et il restait supérieur.
+
+Clorinde attendait. M. Beulin-d'orchère, qui évitait de venir le soir,
+la voyait souvent pendant la journée. Il se plaignait amèrement de son
+beau-frère, l'accusait de travailler à la fortune d'une foule
+d'étrangers; mais cela se passait toujours ainsi, on se moquait bien des
+parents! Rougon seul pouvait détourner l'empereur de lui confier les
+Sceaux, par crainte d'avoir à partager son influence dans le conseil. La
+jeune femme fouettait sa rancune. Puis, elle parlait à demi-mot du
+prochain triomphe de son mari, en lui donnant la vague espérance d'être
+compris dans la nouvelle combinaison ministérielle. En somme, elle se
+servait de lui pour savoir ce qui se passait chez Rougon. Par une
+méchanceté de femme, elle aurait voulu voir ce dernier malheureux en
+ménage; et elle poussait le magistrat à faire épouser sa querelle par sa
+soeur. Il dut essayer, regretter tout haut un mariage dont il ne tirait
+aucun profit; mais il échoua sans doute, devant la placidité de Mme
+Rougon. Son beau-frère, disait-il, était très nerveux depuis quelque
+temps. Il insinuait qu'il le croyait mûr pour la chute; et il regardait
+la jeune femme fixement, il lui racontait des faits caractéristiques,
+d'un air aimable de causeur colportant sans malice les cancans du monde.
+Pourquoi donc n'agissait-elle pas, si elle était maîtresse? Elle,
+paresseusement, s'allongeait davantage, prenait une mine de personne
+enfermée chez elle par un temps de pluie, se résignant dans l'attente
+d'un rayon de soleil.
+
+Pourtant, aux Tuileries, la puissance de Clorinde grandissait. On
+causait à voix basse du vif caprice que Sa Majesté éprouvait pour elle.
+Dans les bals, aux réceptions officielles, partout où l'empereur la
+rencontrait, il tournait autour de ses jupes de son pas oblique, lui
+regardait dans le cou, lui parlait de près, avec un lent sourire. Et,
+disait-on, elle n'avait encore rien accordé, pas même le bout des
+doigts. Elle jouait son ancien jeu de fille à marier, très provocante,
+libre, disant tout, montrant tout, mais continuellement sur ses gardes,
+se dérobant juste à la minute voulue. Elle semblait laisser mûrir la
+passion du souverain, guetter une circonstance, ménager l'heure où il ne
+pourrait plus rien lui refuser, afin d'assurer le triomphe de quelque
+plan longuement conçu.
+
+Ce fut vers cette époque qu'elle se montra tout d'un coup très tendre à
+l'égard de M. de Plouguern. Il y avait, depuis plusieurs mois, de la
+brouille entre eux. Le sénateur, fort assidu auprès d'elle, et qui
+venait assister presque chaque matin à son lever, s'était un beau jour
+fâché de se voir consigné à la porte de son cabinet, lorsqu'elle faisait
+sa toilette. Elle rougissait, prise d'un caprice de pudeur, ne voulant
+plus être taquinée, gênée, disait-elle, par les yeux gris du vieillard
+où s'allumaient des flammes jaunes. Mais lui, protestait, refusait de se
+présenter, comme tout le monde, aux heures où sa chambre s'emplissait de
+visites. N'était-il pas son père? ne l'avait-il pas fait sauter sur ses
+genoux toute petite?
+
+Et il racontait avec un ricanement les corrections qu'il se permettait
+de lui administrer jadis, les jupes relevées.
+
+Elle finit par rompre, un jour où, malgré les cris et les coups de poing
+d'Antonia, il était entré pendant qu'elle se trouvait au bain. Quand M.
+Kahn ou le colonel Jobelin lui demandait des nouvelles de M. de
+Plouguern, elle répondait d'un air pincé:
+
+«Il rajeunit, il n'a pas vingt ans.... Je ne le vois plus.» Puis,
+brusquement, on ne rencontra que M. de Plouguern chez elle. A toute
+heure, il était là, dans les coins du cabinet de toilette, au fond des
+trous intimes de la chambre. Il savait où elle serrait son linge, lui
+passait une chemise ou une paire de bas; même on l'avait surpris en
+train de lui lacer son corset. Clorinde montrait le despotisme d'une
+jeune mariée.
+
+«Parrain, va me chercher la lime à ongles, tu sais, dans le tiroir....
+Parrain, donne-moi donc mon éponge...» Ce mot de parrain était une
+caresse. Lui, maintenant, parlait très souvent du comte Balbi, précisant
+les détails de la naissance de Clorinde. Il mentait, disait avoir connu
+la mère de la jeune femme au troisième mois de sa grossesse. Et lorsque
+la comtesse, avec son rire éternel sur sa face usée, se trouvait là,
+dans la chambre, au moment du lever de Clorinde, il adressait à la
+vieille dame des regards d'intelligence, attirait d'un clignement d'yeux
+son attention sur une épaule nue, sur un genou à demi découvert.
+
+«Hein? Léonora, murmurait-il, tout votre portrait!» La fille lui
+rappelait la mère. Son visage osseux flambait. Souvent, il allongeait
+ses mains sèches, prenait Clorinde, se serrait contre elle, pour lui
+conter quelque ordure. Cela le satisfaisait. Il était voltairien, niait
+tout, combattait les derniers scrupules de la jeune femme, en disant
+avec son ricanement de poulie mal graissée:
+
+«Mais, bête, c'est permis.... Quand ça fait plaisir, c'est permis.» On
+ne sut jamais jusqu'où les choses allèrent entre eux. Clorinde avait
+alors besoin de M. de Plouguern; elle lui réservait un rôle dans le
+drame qu'elle rêvait.
+
+D'ailleurs, il lui arrivait parfois d'acheter ainsi des amitiés dont
+elle ne se servait plus ensuite, si elle venait à changer de plan.
+C'était, à ses yeux, comme une poignée de main donnée à la légère et
+sans profit. Elle avait ce beau dédain de ses faveurs qui déplaçait en
+elle l'honnêteté commune et lui faisait mettre ses fiertés autre part.
+
+Cependant, son attente se prolongeait. Elle causait à mots couverts,
+avec M. de Plouguern, d'un événement vague, indéterminé, trop lent à se
+produire. Le sénateur semblait chercher des combinaisons, d'un air
+absorbé de joueur d'échecs; et il hochait la tête, il ne trouvait sans
+doute rien. Quant à elle, les rares jours où Rougon venait encore la
+voir, elle se disait lasse, elle parlait d'aller en Italie passer trois
+mois. Puis, les paupières à demi closes, elle l'examinait d'un mince
+regard luisant.
+
+Un sourire de cruauté raffinée pinçait ses lèvres. Elle aurait pu tenter
+déjà de l'étrangler entre ses doigts effilés; mais elle voulait
+l'étrangler net; et c'était une jouissance, cette longue patience
+qu'elle mettait à regarder pousser ses ongles. Rougon, toujours très
+préoccupé, lui donnait des poignées de main distraites, sans remarquer
+la fièvre nerveuse de sa peau. Il la croyait plus raisonnable, la
+complimentait d'obéir à son mari.
+
+«Vous voilà presque comme je vous voulais, disait-il.
+
+Vous avez bien raison, les femmes doivent rester tranquilles chez
+elles.» Et elle criait, avec un rire aigu, quand il n'était plus là:
+
+«Mon Dieu! qu'il est bête!... Et il trouve les femmes bêtes, encore!»
+Enfin, un dimanche soir, vers dix heures, au moment où toute la bande
+était réunie dans la chambre de Clorinde, M. de Plouguern entra d'un air
+triomphant.
+
+«Eh bien, demanda-t-il en affectant une grande indignation, vous
+connaissez le nouvel exploit de Rougon?... Cette fois, la mesure est
+comble.» On s'empressa autour de lui. Personne ne savait rien.
+
+«Une abomination! reprit-il, les bras en l'air. On ne comprend pas qu'un
+ministre descende si bas...» Et il raconta d'un trait l'aventure. Les
+Charbonnel, en arrivant à Faverolles pour prendre possession de
+l'héritage du cousin Chevassu, avaient fait grand bruit de la prétendue
+disparition d'une quantité considérable d'argenterie. Ils accusaient la
+bonne chargée de la garde de la maison, femme très dévote; à la nouvelle
+de l'arrêt rendu par le Conseil d'État, cette malheureuse devait s'être
+entendue avec les soeurs de la Sainte-Famille, et avoir transporté au
+couvent tous les objets de valeur faciles à cacher. Trois jours après,
+ils ne parlaient plus de la bonne; c'étaient les soeurs elles-mêmes qui
+avaient dévalisé leur maison. Cela faisait dans la ville un scandale
+épouvantable. Mais le commissaire refusait d'opérer une descente au
+couvent, lorsque, sur une simple lettre des Charbonnel, Rougon avait
+télégraphié au préfet de donner des ordres pour qu'une visite
+domiciliaire eût lieu immédiatement.
+
+«Oui, une visite domiciliaire, cela est en toutes lettres dans la
+dépêche, dit M. de Plouguern en terminant. Alors, on a vu le commissaire
+et deux gendarmes bouleverser le couvent. Ils y sont restés cinq heures.
+Les gendarmes ont voulu tout fouiller.... Imaginez-vous qu'ils ont mis
+le nez jusque dans les paillasses des soeurs...
+
+--Les paillasses des soeurs, oh! c'est indigne! s'écria Mme Bouchard
+révoltée.
+
+--Il faut manquer tout à fait de religion, déclara le colonel.
+
+--Que voulez-vous, soupira à son tour Mme Correur, Rougon n'a jamais
+pratiqué... J'ai si souvent tenté en pure perte de le réconcilier avec
+Dieu!»
+
+M. Bouchard et M. Béjuin hochaient la tête d'un air désespéré, comme
+s'ils venaient d'apprendre quelque catastrophe sociale qui leur faisait
+douter de la raison humaine. M. Kahn demanda, en frottant rudement son
+collier de barbe:
+
+«Et, naturellement, on n'a rien trouvé chez les soeurs?
+
+--Absolument rien!» répondit M. de Plouguern.
+
+Puis, il ajouta d'une voix rapide:
+
+«Une casserole en argent, je crois, deux timbales, un porte-huilier, des
+bêtises, des cadeaux que l'honorable défunt, vieillard d'une grande
+piété, avait faits aux soeurs pour les récompenser de leurs bons soins
+pendant sa longue maladie.
+
+--Oui, oui, évidemment», murmurèrent les autres.
+
+Le sénateur n'insista pas. Il reprit d'un ton très lent, en accentuant
+chaque phrase d'un petit claquement de main:
+
+«La question est ailleurs. Il s'agit du respect dû à un couvent, à une
+de ces saintes maisons, où se sont réfugiées toutes les vertus chassées
+de notre société impie.
+
+Comment veut-on que les masses soient religieuses, si les attaques
+contre la religion partent de si haut? Rougon a commis là un véritable
+sacrilège, dont il devra rendre compte.... Aussi la bonne société de
+Faverolles est-elle indignée. Mgr Rochart, l'éminent prélat, qui a
+toujours témoigné aux soeurs une tendresse particulière, est
+immédiatement parti pour Paris, où il vient demander justice. D'autre
+part, au Sénat, on était toujours très irrité, on parlait de soulever un
+incident, sur les quelques détails que j'ai pu fournir. Enfin
+l'impératrice elle-même...» Tous tendirent le cou.
+
+«Oui, l'impératrice a su cette déplorable histoire par Mme de Llorentz,
+qui la tenait de notre ami La Rouquette, auquel je l'avais racontée. Sa
+Majesté s'est écriée: "M. Rougon n'est plus digne de parler au nom de la
+France.--Très bien!» dit tout le monde.
+
+Ce jeudi-là, ce fut, jusqu'à une heure du matin, l'unique sujet de
+conversation. Clorinde n'avait pas ouvert la bouche. Aux premiers mots
+de M. de Plouguern, elle s'était renversée sur sa chaise longue, un peu
+pâle, les lèvres pincées. Puis elle se signa trois fois, rapidement,
+sans qu'on la vît, comme si elle remerciait le Ciel de lui avoir accordé
+une grâce longtemps demandée.
+
+Ses mains eurent ensuite des gestes de dévote furieuse au récit de la
+visite domiciliaire. Peu à peu, elle était devenue très rouge. Les yeux
+en l'air, elle s'absorba dans une rêverie grave.
+
+Alors, pendant que les autres discutaient, M. de Plouguern s'approcha
+d'elle, glissa une main au bord de son corsage, pour lui pincer
+familièrement le sein. Et, avec son ricanement sceptique, du ton libre
+d'un grand seigneur qui a roulé dans tous les mondes, il souffla à
+l'oreille de la jeune femme:
+
+«Il a touché au Bon Dieu, il est foutu!»
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Rougon, pendant huit jours, entendit monter contre lui une clameur
+croissante. On lui aurait tout pardonné, ses abus de pouvoir, les
+appétits de sa bande, l'étranglement du pays; mais avoir envoyé des
+gendarmes retourner les paillasses des soeurs, c'était un crime si
+monstrueux, que les dames, à la cour, affectaient un petit tremblement
+sur son passage. Mgr Rochart faisait, aux quatre coins du monde
+officiel, un tapage terrible; il était allé jusqu'à l'impératrice,
+disait-on. D'ailleurs, le scandale devait être entretenu par une poignée
+de gens habiles; des mots d'ordre circulaient; les mêmes bruits
+s'élevaient de tous les côtés à la fois, avec un ensemble singulier. Au
+milieu de ces furieuses attaques, Rougon resta d'abord calme et
+souriant. Il haussait ses fortes épaules, appelait l'aventure «une
+bêtise». Il plaisantait même. A une soirée du garde des Sceaux, il
+laissa échapper: «Je n'ai pourtant pas raconté qu'on a trouvé un curé
+dans une paillasse»; et, le mot ayant couru, l'outrage et l'impiété
+étant au comble, il y eut une nouvelle explosion de colère. Alors, lui,
+peu à peu, se passionna. On l'ennuyait, à la fin! Les soeurs étaient des
+voleuses, puisqu'on avait découvert chez elles des casseroles et des
+timbales d'argent. Et il se mit à vouloir pousser l'affaire, il
+s'engagea davantage, parla de confondre tout le clergé de Faverolles
+devant les tribunaux.
+
+Un matin, de bonne heure, les Charbonnel se firent annoncer. Il fut très
+étonné, il ne les savait pas à Paris.
+
+Dès qu'il les aperçut, il leur cria que les choses marchaient bien; la
+veille, il avait encore envoyé des instructions au préfet pour obliger
+le parquet à se saisir de l'affaire. Mais M. Charbonnel parut consterné.
+
+Mme Charbonnel s'écria: «Non, non, ce n'est pas cela.... Vous êtes allé
+trop loin, monsieur Rougon. Vous nous avez mal compris.» Et tous deux se
+répandirent en éloges sur les soeurs de la Sainte-Famille. C'étaient de
+bien saintes femmes.
+
+Ils avaient pu un instant plaider contre elles; mais jamais, certes, ils
+n'étaient descendus jusqu'à les accuser de vilaines actions. Tout
+Faverolles, d'ailleurs, leur aurait ouvert les yeux, tant les personnes
+de la société y respectaient les bonnes soeurs.
+
+«Vous nous feriez le plus grand tort, monsieur Rougon, dit Mme
+Charbonnel en terminant, si vous continuiez à vous acharner ainsi contre
+la religion. Nous sommes venus pour vous supplier de vous tenir
+tranquille.... Dame! là-bas, ils ne peuvent pas savoir, n'est-ce pas?
+Ils croyaient que nous vous poussions, et ils auraient fini par nous
+jeter des pierres.... Nous avons donné un beau cadeau au couvent, un
+christ d'ivoire qui était pendu au pied du lit de notre pauvre cousin.
+
+--Enfin, conclut M. Charbonnel, vous êtes averti, ça vous regarde
+maintenant.... Nous autres, nous n'y sommes plus pour rien.» Rougon les
+laissa parler. Ils avaient l'air très mécontents de lui, même ils
+finissaient par hausser la voix. Un léger froid lui était monté à la
+nuque. Il les regardait, pris subitement d'une lassitude, comme si un
+peu de sa force venait encore de lui être enlevé. D'ailleurs, il ne
+discuta pas. Il les congédia, en leur promettant de ne plus agir. Et, en
+effet, il laissa étouffer l'affaire.
+
+Depuis quelques jours, il était sous le coup d'un autre scandale, auquel
+son nom se trouvait mêlé indirectement. Un drame affreux avait eu lieu à
+Coulonges. Du Poizat, entêté, voulant monter sur le dos de son père,
+selon l'expression de Gilquin, était revenu un matin frapper à la porte
+de l'avare. Cinq minutes plus tard, les voisins entendirent des coups de
+fusil dans la maison, au milieu de hurlements épouvantables. Quand on
+entra, on trouva le vieillard étendu au pied de l'escalier, la tête
+fendue; deux fusils déchargés gisaient au milieu du vestibule. Du
+Poizat, livide, raconta que son père, en le voyant se diriger vers
+l'escalier, s'était mis brusquement à crier au voleur, comme frappé de
+folie, et lui avait tiré deux coups de feu, presque à bout portant; il
+montrait même le trou d'une balle dans son chapeau.
+
+Puis, toujours d'après lui, son père, tombant à la renverse, était allé
+se briser le crâne sur l'angle de la première marche. Cette mort
+tragique, ce drame mystérieux et sans témoin soulevaient dans tout le
+département les bruits les plus fâcheux. Les médecins constatèrent bien
+un cas d'apoplexie foudroyante. Les ennemis du préfet n'en prétendaient
+pas moins que celui-ci devait avoir poussé le vieux; et le nombre de ses
+ennemis grandissait chaque jour, grâce à l'administration pleine de
+rudesse qui écrasait Niort sous un régime de terreur. Du Poizat, les
+dents serrées, crispant ses poings d'enfant maladif, restait blême et
+debout, arrêtant les commérages sur le pas des portes, d'un seul regard
+de ses yeux gris, quand il passait. Mais il lui arriva un autre malheur;
+il lui fallut casser Gilquin, compromis dans une vilaine histoire
+d'exonération militaire; Gilquin, pour cent francs, s'engageait à
+exempter des fils de paysan; et tout ce qu'on put faire, ce fut de le
+sauver de la police correctionnelle et de le renier. Cependant,
+jusque-là, Du Poizat s'était appuyé fortement sur Rougon, dont il
+engageait la responsabilité davantage à chaque nouvelle catastrophe. Il
+dut flairer la disgrâce du ministre, car il vint à Paris sans l'avertir,
+très ébranlé lui-même, sentant craquer ce pouvoir qu'il avait ruiné,
+cherchant déjà quelque main puissante où se raccrocher. Il songeait à
+demander son changement de préfecture, afin d'éviter une démission
+certaine. Après la mort de son père et la coquinerie de Gilquin, Niort
+devenait impossible.
+
+«J'ai rencontré M. Du Poizat dans le faubourg Saint-Honoré, à deux pas
+d'ici, dit un jour Clorinde au ministre, par méchanceté. Vous n'êtes
+donc plus bien ensemble?... Il a l'air furieux contre vous.» Rougon
+évita de répondre. Peu à peu, ayant dû refuser plusieurs faveurs au
+préfet, il avait senti un grand froid entre eux; maintenant, ils s'en
+tenaient aux simples relations officielles. D'ailleurs, la débandade
+était générale. Mme Correur elle-même l'abandonnait.
+
+Certains soirs, il éprouvait de nouveau cette impression de solitude,
+dont il avait souffert déjà autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bande
+doutait de lui. Après ses journées si remplies, au milieu de la foule
+qui assiégeait son salon, il se retrouvait seul, perdu, navré. Ses
+familiers lui manquaient. Un impérieux besoin lui revenait de
+l'admiration continue du colonel et de M. Bouchard, de la chaleur de vie
+dont l'entourait sa petite cour; jusqu'aux silences de M. Béjuin qu'il
+regrettait. Alors, il tenta encore de ramener son monde; il se fit
+aimable, écrivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liens
+étaient rompus, jamais il ne parvint à les avoir tous là, à ses côtés;
+s'il renouait d'un bout, quelque fâcherie, à l'autre bout, cassait le
+fil; et il restait quand même incomplet, avec des amis, avec des membres
+en moins.
+
+Enfin, tous s'éloignèrent. Ce fut l'agonie de son pouvoir. Lui, si fort,
+était lié à ces imbéciles par le long travail de leur fortune commune.
+Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces, dans
+cette diminution de son importance, demeuraient comme inutiles; ses gros
+poings tapaient le vide. Le jour où son ombre fut seule au soleil, où il
+ne put s'engraisser davantage des abus de son crédit, il lui sembla que
+sa place avait diminué par terre; et il rêva une nouvelle incarnation,
+une résurrection en Jupiter Tonnant, sans bande à ses pieds, faisant la
+loi par le seul éclat de sa parole.
+
+Cependant, Rougon ne se croyait pas encore sérieusement ébranlé. Il
+traitait dédaigneusement les morsures qui lui entamaient à peine les
+talons. Il Gouvernerait puissamment, impopulaire et solitaire. Puis, il
+mettait sa grande force dans l'empereur. Sa crédulité fut alors son
+unique faiblesse. Chaque fois qu'il voyait Sa Majesté, il la trouvait
+bienveillante, très douce, avec son pâle sourire impénétrable; et elle
+lui renouvelait l'expression de sa confiance, elle lui répétait les
+instructions si souvent données. Cela lui suffisait. Le souverain ne
+pouvait songer à le sacrifier. Cette certitude le décida à tenter un
+grand coup. Pour faire taire ses ennemis et asseoir son pouvoir
+solidement, il imagina d'offrir sa démission, en termes très dignes: il
+parlait des plaintes répandues contre lui, il disait avoir strictement
+obéi aux désirs de l'empereur, et sentir le besoin d'une haute
+approbation, avant de continuer son oeuvre de salut public. D'ailleurs,
+il se posait carrément en homme à forte poigne, en représentant de la
+répression sans merci. La cour était à Fontainebleau. La démission
+partie. Rougon attendit avec un sang-froid de beau joueur. L'éponge
+allait être passée sur les derniers scandales, le drame de Coulonges, la
+visite domiciliaire chez les soeurs de la Sainte-Famille. S'il tombait,
+au contraire, il voulait tomber de toute sa hauteur, en homme fort.
+
+Justement, le jour où le sort du ministre devait se décider, il y avait
+dans l'Orangerie des Tuileries, une vente de charité, en faveur d'une
+crèche patronnée par l'impératrice. Tous les familiers du palais, tout
+le haut monde officiel allait sûrement s'y rendre, pour faire leur cour.
+Rougon résolut d'y montrer sa face calme.
+
+C'était une bravade: regarder en face les gens qui le guetteraient de
+leurs regards obliques, promener son tranquille mépris au milieu des
+chuchotements de la foule. Vers trois heures, il donnait un dernier
+ordre au chef du personnel, avant de partir, quand son valet de chambre
+vint lui dire qu'un monsieur et une dame insistaient vivement pour le
+voir, à son appartement particulier. La carte portait les noms du
+marquis et de la marquise d'Escorailles.
+
+Les deux vieillards, que le valet, trompé par leur mise presque pauvre,
+avait laissés dans la salle à manger, se levèrent cérémonieusement.
+Rougon se hâta de les mener au salon, tout ému de leur présence,
+vaguement inquiet. Il s'exclama sur leur brusque voyage à Paris, voulut
+se montrer très aimable. Mais eux restaient pincés, roides, la mine
+grise.
+
+«Monsieur, dit enfin le marquis, vous excuserez la démarche que nous
+nous trouvons obligés de faire. Il s'agit de notre fils Jules. Nous
+désirerions le voir quitter l'administration, nous vous demandons de ne
+pas le garder davantage auprès de votre personne.» Et, comme le ministre
+les regardait d'un air d'extrême surprise:
+
+«Les jeunes gens ont la tête légère, continua-t-il.
+
+Nous avons écrit deux fois à Jules pour lui exposer nos raisons, en le
+priant de se mettre à l'écart.... Puis, comme il n'obéissait pas, nous
+nous sommes décidés à venir. C'est la deuxième fois, monsieur, que nous
+faisons le voyage de Paris en trente ans.» Alors, il se récria, Jules
+avait le plus bel avenir. Ils allaient briser sa carrière. Pendant qu'il
+parlait, la marquise laissa échapper des mouvements d'impatience.
+
+Elle s'expliqua à son tour avec plus de vivacité:
+
+«Mon Dieu, monsieur Rougon, ce n'est pas à nous de vous juger. Mais il y
+a dans notre famille certaines traditions.... Jules ne peut tremper dans
+une persécution abominable contre l'Église. A Plassans, on s'étonne
+déjà. Nous nous fâcherions avec toute la noblesse du pays.» Il avait
+compris. Il voulut parler. Elle lui imposa silence, d'un geste
+impérieux.
+
+«Laissez-moi achever.... Notre fils s'est rallié malgré nous. Vous savez
+quelle a été notre douleur, en le voyant servir un gouvernement
+illégitime. J'ai empêché son père de le maudire. Depuis ce temps, notre
+maison est en deuil, et lorsque nous recevons des amis, le nom de notre
+fils n'est jamais prononcé. Nous avions juré de ne plus nous occuper de
+lui; seulement, il est des limites, il devient intolérable qu'un
+d'Escorailles se trouve mêlé aux ennemis de notre sainte religion....
+Vous m'entendez, n'est-ce pas monsieur?» Rougon s'inclina. Il ne songea
+même pas à sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait
+le marquis et la marquise tels qu'il les avait connus, à l'époque où il
+crevait de faim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue et
+d'insolence. Si d'autres lui avaient tenu un si singulier langage, il
+les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé, blessé,
+rapetissé; c'était sa jeunesse de pauvreté lâche qui revenait; un
+instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates éculées.
+Il promit de décider Jules.
+
+Puis, il se contenta d'ajouter, en faisant allusion à la réponse qu'il
+attendait de l'empereur:
+
+«D'ailleurs, madame, votre fils vous sera peut-être rendu dès ce soir.»
+Quand il se retrouva seul, Rougon se sentit pris de peur. Ces vieilles
+gens avaient ébranlé son beau sang-froid. Maintenant, il hésitait à
+paraître à cette vente de charité, où tous les yeux liraient son trouble
+sur son visage. Mais il eut honte de cette frayeur d'enfant. Et il
+partit, en passant par son cabinet. Il demanda à Merle s'il n'était rien
+venu pour lui. «Non, Excellence», répondit d'un ton pénétré l'huissier,
+qui semblait aux aguets depuis le matin.
+
+L'Orangerie des Tuileries, où avait lieu la vente de charité, était
+ornée très luxueusement pour la circonstance. Une tenture de velours
+rouge à crépines d'or cachait les murs, changeait la vaste galerie nue
+en une haute salle de gala. A l'un des bouts, à gauche, un immense
+rideau, également de velours rouge, coupait la galerie, ménageait une
+pièce; et ce rideau, relevé par des embrasses à glands d'or énormes,
+s'ouvrait largement, mettait en communication la grande salle, où se
+trouvaient alignés les comptoirs de vente, et la pièce plus étroite,
+dans laquelle était installé le buffet. On avait semé le sol de sable
+fin. Des pots de majolique dressaient, dans chaque coin, des massifs de
+plantes vertes. Au milieu du carré formé par les comptoirs, un pouf
+circulaire faisait comme un banc de velours bas, à dossier très
+renversé; tandis que, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs
+montait, une gerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des
+oeillets, des verveines, pareils à une pluie de gouttes éclatantes. Et,
+devant les portes vitrées ouvertes, à deux battants, sur la terrasse du
+bord de l'eau, des huissiers en habit noir, la mine grave, consultaient
+d'un coup d'oeil les cartes des invités.
+
+Les dames patronnesses ne comptaient guère avoir beaucoup de monde avant
+quatre heures. Dans la grande salle, debout derrière les comptoirs,
+elles attendaient les clients. Sur les longues tables couvertes de drap
+rouge, s'étalaient les marchandises; il y avait plusieurs comptoirs
+d'articles de Paris et de chinoiseries, deux boutiques de jouets
+d'enfant, un kiosque de bouquetière plein de roses, enfin un tourniquet
+sous une tente, comme dans les fêtes de la banlieue. Les vendeuses,
+décolletées en toilette de bal, prenaient des grâces marchandes, des
+sourires de modiste plaçant un vieux chapeau, des inflexions caressantes
+de voix, bavardant, faisant l'article sans savoir; et, à ce jeu de
+demoiselles de magasin, elles s'encanaillaient avec de petits rires,
+chatouillées par toutes ces mains d'acheteurs, les premières venues,
+frôlant leurs mains. C'était une princesse qui tenait une des boutiques
+de joujoux; en face, une marquise vendait des porte-monnaie de
+vingt-neuf sous, qu'elle ne lâchait pas à moins de vingt francs; toutes
+deux rivales, mettant le triomphe de leur beauté dans la plus grosse
+recette, raccrochaient les pratiques, appelaient les hommes, demandaient
+des prix impudents, puis, après des marchandages furieux de bouchères
+voleuses, donnaient un peu d'elles, le bout de leurs doigts, la vue de
+leur corsage largement ouvert, par-dessus le marché, pour décider les
+gros achats. La charité restait le prétexte. Peu à peu, pourtant, la
+salle s'emplissait. Des messieurs, tranquillement, s'arrêtaient,
+examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie de
+l'étalage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens très élégants
+s'écrasaient, ricanaient, allaient jusqu'à des allusions polissonnes sur
+leurs emplettes; tandis que ces dames, d'une complaisance inépuisable,
+passant de l'un à l'autre, offraient toute leur boutique du même air
+ravi. Être à la foule pendant quatre heures, c'est un régal. Un bruit
+d'encan s'élevait, coupé de rires clairs, au milieu du piétinement sourd
+des pas sur le sable. Les tentures rouges mangeaient la lumière crue des
+hautes fenêtres vitrées, ménageaient une lueur rouge, flottante, qui
+allumait les gorges nues d'une pointe de rose. Et, entre les comptoirs,
+parmi le public, promenant de légères corbeilles pendues à leur cou, six
+autres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes de
+hauts fonctionnaires, se précipitaient au-devant de chaque nouveau venu,
+en criant des cigares et du feu.
+
+Mme de Combelot surtout avait beaucoup de succès.
+
+Elle était bouquetière, assise très haut dans le kiosque plein de roses,
+un chalet découpé, doré, pareil à une grande volière. Toute en rose
+elle-même, un rose de peau qui continuait sa nudité au-delà de
+l'échancrure du corsage, portant seulement entre les deux seins le
+bouquet de violettes d'uniforme, elle avait imaginé de faire ses
+bouquets devant le public, comme une vraie bouquetière: une rose, un
+bouton, trois feuilles, qu'elle roulait entre ses doigts, en tenant le
+fil du bout des dents, et qu'elle vendait d'un louis à dix louis, selon
+la figure des messieurs. Et l'on s'arrachait ses bouquets, elle ne
+pouvait suffire aux commandes, elle se piquait de temps à autre,
+affairée, suçant vivement le sang de ses doigts.
+
+En face, dans la baraque de toile, la jolie Mme Bouchard tenait le
+tourniquet. Elle portait une délicieuse toilette bleue d'une coupe
+paysanne, la taille haute, le corsage formant fichu, presque un
+déguisement, pour avoir bien l'air d'une marchande de pain d'épice et
+d'oublies. Avec cela, elle affectait un zézaiement adorable, un petit
+rire niais de la plus fine originalité. Sur le tourniquet, les lots
+étaient classés, d'affreux bibelots de cinq ou six sous, maroquinerie,
+verrerie, porcelaine; et la plume grinçait contre les fils de laiton, la
+plaque tournante emportait les lots, dans un bruit continu de vaisselle
+cassée. Toutes les deux minutes, quand les joueurs manquaient, Mme
+Bouchard disait de sa douce voix d'innocente, débarquée la veille de son
+village:
+
+«A vingt sous le coup, messieurs.... Voyons, messieurs, tirez un
+coup...» Le buffet également sablé, orné aux angles de plantes vertes,
+était garni de petites tables rondes et de chaises cannées. On avait
+tâché d'imiter un vrai café, pour plus de piquant. Au fond, au comptoir
+monumental, trois dames s'éventaient, en attendant les commandes des
+consommateurs. Devant elles, des carafons de liqueurs, des assiettes de
+gâteaux et de sandwiches, des bonbons, des cigares et des cigarettes
+faisaient un étalage louche de bal public. Et, par moments, la dame du
+milieu, une comtesse brune et pétulante, se levait, se penchait pour
+verser un petit verre, ne se reconnaissait plus au milieu de cette
+débandade de carafons, manoeuvrant ses bras nus au risque de tout
+casser. Mais Clorinde régnait au buffet. C'était elle qui servait le
+public des tables. On eût dit Junon fille de brasserie. Elle portait une
+robe de satin jaune, coupée de biais de satin noir, aveuglante,
+extraordinaire, un astre dont la traîne ressemblait à une queue de
+comète. Décolletée très bas, le buste libre, elle circulait royalement
+entre les chaises cannées, promenant des chopes sur des plateaux de
+métal blanc, avec une tranquillité de déesse. Elle frôlait les épaules
+des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsage ouvert, pour
+prendre les ordres, répondait à tous, sans se presser, souriante, très à
+l'aise. Quand les consommations étaient bues, elle recevait de sa main
+superbe les pièces blanches et les sous, qu'elle jetait d'un geste déjà
+familier au fond d'une aumônière, pendue à sa ceinture.
+
+Cependant, M. Kahn et M. Béjuin venaient de s'asseoir. Le premier tapa
+sur la table de zinc, par manière de plaisanterie, en criant:
+
+«Madame, deux bocks!» Elle arriva, servit les deux bocks et resta là
+debout, à se reposer un instant, le buffet se trouvant alors presque
+vide. Distraite, à l'aide de son mouchoir de dentelle, elle s'essuyait
+les doigts, sur lesquels la bière avait coulé. M. Kahn remarqua la
+clarté particulière de ses yeux, le rayonnement de triomphe qui sortait
+de toute sa face. Il la regarda, les paupières battantes; puis il
+demanda:
+
+«Quand êtes-vous revenue de Fontainebleau?
+
+--Ce matin, répondit-elle.
+
+--Et vous avez vu l'empereur, quelles nouvelles?» Elle eut un sourire,
+pinça les lèvres d'un air indéfinissable, en le regardant à son tour.
+Alors, il lui vit un bijou original qu'il ne lui connaissait pas.
+C'était, à son cou nu, sur ses épaules nues, un collier de chien, un
+vrai collier de chien en velours noir, avec la boucle, l'anneau, le
+grelot, un grelot d'or dans lequel tintait une perle fine. Sur le
+collier se trouvaient écrits en caractères de diamants deux noms, aux
+lettres entrelacées et bizarrement tordues. Et, tombant de l'anneau, une
+grosse chaîne d'or battait le long de sa poitrine, entre ses seins, puis
+remontait s'attacher sur une plaque d'or, fixée au bras droit, où on
+lisait: J'appartiens à mon maître. «C'est un cadeau?» murmura
+discrètement M. Kahn, en montrant le bijou d'un signe.
+
+Elle répondit oui de la tête, les lèvres toujours pincées, dans une moue
+fine et sensuelle. Elle avait voulu ce servage. Elle l'affichait avec
+une sérénité d'impudeur qui la mettait au-dessus des fautes banales,
+honorée d'un choix princier, jalousée de toutes. Quand elle s'était
+montrée, le cou serré dans ce collier, sur lequel des yeux perçants de
+rivales prétendaient lire un prénom illustre mêlé au sien, toutes les
+femmes avaient compris, échangeant des coups d'oeil, comme pour se dire:
+C'est donc fait! Depuis un mois, le monde officiel causait de cette
+aventure, attendait ce dénouement. Et c'était fait, en vérité; elle le
+criait elle-même, elle le portait écrit sur l'épaule. S'il fallait en
+croire une histoire chuchotée d'oreille à oreille, elle avait eu pour
+premier lit, à quinze ans, la botte de paille où dormait un cocher, au
+fond d'une écurie. Plus tard, elle était montée dans d'autres couches,
+toujours plus haut, des couches de banquiers, de fonctionnaires, de
+ministres, élargissant sa fortune à chacune de ses nuits. Puis, d'alcôve
+en alcôve, d'étape en étape, comme apothéose, pour satisfaire une
+dernière volonté et un dernier orgueil, elle venait de poser sa belle
+tête froide sur l'oreiller impérial.
+
+«Madame, un bock, je vous prie!» demanda un gros monsieur décoré, un
+général qui la regardait en souriant.
+
+Et quand elle eut apporté le bock, deux députés l'appelèrent.
+
+«Deux verres de chartreuse, s'il vous plaît!» Un flot de monde arrivait,
+de tous côtés les demandes se croisaient: des grogs, de l'anisette, de
+la limonade, des gâteaux, des cigares. Les hommes la dévisageaient,
+causant bas, allumés par l'histoire polissonne qui courait. Et, quand
+cette fille de brasserie, sortie le matin même des bras d'un empereur,
+recevait leur monnaie, la main tendue, ils semblaient flairer, chercher
+sur elle quelque chose de ces amours souveraines. Elle, sans un trouble,
+tournait lentement le cou, pour montrer son collier de chien, dont la
+grosse chaîne d'or avait un petit bruit. Cela devait être un ragoût de
+plus, se faire la servante de tous, lorsqu'on vient d'être reine pendant
+une nuit, traîner autour des tables d'un café pour rire, parmi les ronds
+de citron et les miettes de gâteau, des pieds de statue baisés
+passionnément par d'augustes moustaches.
+
+«C'est très amusant, dit-elle en revenant se planter devant M. Kahn. Ils
+me prennent pour une fille, ma parole! Il y en a un qui m'a pincée, je
+crois. Je n'ai rien dit. A quoi bon?... C'est pour les pauvres, n'est-ce
+pas?»
+
+M. Kahn, d'un clignement d'yeux, la pria de se pencher; et, très bas, il
+demanda:
+
+«Alors, Rougon?...
+
+--Chut! tout à l'heure, répondit-elle en baissant la voix également. Je
+lui ai envoyé une carte d'invitation à son nom. Je l'attends.»
+
+Et M. Kahn ayant hoché la tête, elle ajouta vivement:
+
+«Si, si, je le connais, il viendra.... D'ailleurs, il ne sait rien.»
+
+M. Kahn et M. Béjuin se mirent dès lors à guetter l'arrivée de Rougon.
+Ils voyaient toute la grande salle, par la large ouverture des rideaux.
+La foule y augmentait de minute en minute. Des messieurs, renversés
+autour du pouf circulaire, les jambes croisées, fermaient les yeux d'un
+air somnolent; tandis que, s'accrochant à leurs pieds tendus, un
+continuel défilé de visiteurs tournait devant eux. La chaleur devenait
+excessive. Le brouhaha grandissait dans la buée rouge flottant au-dessus
+des chapeaux noirs. Et, par moments, au milieu du sourd murmure, le
+grincement du tourniquet partait avec un bruit de crécelle.
+
+Mme Correur, qui arrivait, faisait à petits pas le tour des comptoirs,
+très grosse, vêtue d'une robe de grenadine rayée blanche et mauve, sous
+laquelle la graisse de ses épaules et de ses bras se renflait en
+bourrelets rosâtres. Elle avait une mine prudente, des regards réfléchis
+de cliente cherchant un bon coup à faire.
+
+D'ordinaire, elle disait qu'on trouvait d'excellentes occasions, dans
+ces ventes de charité; ces pauvres dames ne savaient pas, ne
+connaissaient pas toujours leurs marchandises. Jamais, d'ailleurs, elle
+n'achetait aux vendeuses de sa connaissance; celles-là «salaient» trop
+leur monde. Quand elle eut fait le tour de la salle, retournant les
+objets, les flairant, les reposant, elle revint à un comptoir de
+maroquinerie, devant lequel elle resta dix grosses minutes, à fouiller
+l'étalage d'un air perplexe. Enfin, négligemment, elle prit un
+portefeuille en cuir de Russie sur lequel elle avait jeté les yeux
+depuis plus d'un quart d'heure.
+
+«Combien?» demanda-t-elle.
+
+La vendeuse, une grande jeune femme blonde, en train de plaisanter avec
+deux messieurs, se tourna à peine, répondit:
+
+«Quinze francs.» Le portefeuille en valait au moins vingt. Ces dames,
+qui luttaient entre elles à tirer des hommes des sommes extravagantes,
+vendaient généralement aux femmes à prix coûtant, par une sorte de
+franc-maçonnerie. Mais Mme Correur remit le portefeuille sur le comptoir
+d'un air effrayé, en murmurant:
+
+«Oh! c'est trop cher.... Je veux faire un cadeau. J'y mettrai dix
+francs, pas plus. Vous n'avez rien de gentil à dix francs?» Et elle
+bouleversa de nouveau l'étalage. Rien ne lui plaisait. Mon Dieu! si ce
+portefeuille n'avait pas coûté si cher! Elle le reprenait, fourrait son
+nez dans les poches. La vendeuse, impatientée, finit par le lui laisser à
+quatorze francs, puis à douze. Non, non, c'était encore trop cher. Et
+elle l'eut à onze francs, après un marchandage féroce. La grande jeune
+femme disait:
+
+«J'aime mieux vendre.... Toutes les femmes marchandent, pas une
+n'achète.... Ah! si nous n'avions pas les messieurs!» Mme Correur, en
+s'en allant, eut la joie de trouver au fond du portefeuille une
+étiquette portant le prix de vingt-cinq francs. Elle rôda encore, puis
+s'installa derrière le tourniquet, à côté de Mme Bouchard. Elle
+l'appelait «ma chérie», et lui ramenait sur le front deux
+accroche-coeurs qui s'envolaient.
+
+«Tiens, voilà le colonel!» dit M. Kahn, toujours attablé au buffet, les
+yeux guettant les portes.
+
+Le colonel venait parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il
+comptait en être quitte avec un louis; et cela lui saignait déjà
+fortement le coeur. Dès la porte, il fut entouré, assailli par trois ou
+quatre dames, qui répétaient:
+
+«Monsieur, achetez-moi un cigare.... Monsieur, une boîte
+d'allumettes...» Il sourit, en se débarrassant poliment. Ensuite, il
+s'orienta, voulut payer sa dette tout de suite, s'arrêta à un comptoir
+tenu par une dame très bien en cour, à laquelle il marchanda un étui à
+cigares fort laid.
+
+Soixante-quinze francs! Il ne fut pas maître d'un geste de terreur, il
+rejeta l'étui et fila; tandis que la dame, rouge, blessée, tournait la
+tête, comme s'il avait commis sur sa personne une inconvenance. Alors,
+lui, pour empêcher les commentaires fâcheux, s'approcha du kiosque où
+Mme de Combelot tournait toujours ses petits bouquets. Ça ne devait pas
+être cher, ces bouquets-là. Par prudence, il ne voulut pas même d'un
+bouquet, devinant que la bouquetière devait mettre un haut prix à son
+travail. Il choisit, dans le tas de roses, la moins épanouie, la plus
+maigre, un bouton à demi mangé. Et galamment, sortant son porte-monnaie:
+
+«Madame, combien cette fleur?
+
+--Cent francs, monsieur», répondit la dame, qui avait suivi son manège
+du coin de l'oeil.
+
+Il balbutia, ses mains tremblèrent. Mais, cette fois, il était
+impossible de reculer. Du monde se trouvait là, on le regardait. Il
+paya, et, se réfugiant dans le buffet, il s'assit à la table de M. Kahn,
+en murmurant:
+
+«C'est un guet-apens, un guet-apens...
+
+--Vous n'avez pas vu Rougon dans la salle?» demanda M. Kahn.
+
+Le colonel ne répondit pas. Il jetait de loin des regards furibonds aux
+vendeuses. Puis, comme M. d'Escorailles et M. La Rouquette riaient très
+fort devant un comptoir, il dit encore entre ses dents:
+
+«Parbleu! les jeunes gens, ça les amuse.... Ils finissent toujours par
+en avoir pour leur argent.»
+
+M. d'Escorailles et M. La Rouquette, en effet, s'amusaient beaucoup. Ces
+dames se les arrachaient. Dès leur entrée, des bras s'étaient tendus
+vers eux; à droite, à gauche, leurs noms sonnaient.
+
+«Monsieur d'Escorailles, vous savez ce que vous m'avez promis....
+Voyons, monsieur La Rouquette, vous m'achèterez bien un petit dada. Non?
+Alors, une poupée. Oui, oui, une poupée, c'est ce qu'il vous faut!» Ils
+se donnaient le bras, pour se protéger, disaient-ils, en riant. Ils
+avançaient, radieux, pâmés, au milieu de l'assaut de toutes ces jupes,
+dans la caresse tiède de ces jolies voix. Par moments, ils
+disparaissaient, noyés sous les gorges nues, contre lesquelles ils
+feignaient de se défendre, avec de petits cris d'effroi. Et, à chaque
+comptoir, ils se laissaient faire une aimable violence.
+
+Puis, ils jouaient l'avarice, en affectant des effarouchements comiques.
+Une poupée d'un sou, un louis, ça n'était pas dans leurs moyens! Trois
+crayons, deux louis, on voulait donc leur retirer le pain de la bouche!
+
+C'était à mourir de rire. Ces dames avaient une gaieté roucoulante,
+pareille à un chant de flûte. Elles devenaient plus âpres, grisées par
+cette pluie d'or, triplant, quadruplant les prix, mordues de la passion
+du vol.
+
+Elles se les passaient de main en main, avec des clignements d'yeux, et
+des mots couraient: «Je vais les pincer, ceux-là... Vous allez voir, on
+peut les saler...», phrases qu'ils entendaient et auxquelles ils
+répondaient par des saluts plaisants. Derrière leur dos, elles
+triomphaient, elles se vantaient; la plus forte, la plus jalousée fut
+une demoiselle de dix-huit ans, qui avait vendu un bâton de cire à
+cacheter trois louis. Cependant, arrivé au bout de la salle, comme une
+vendeuse voulait absolument lui fourrer dans la poche une boîte de
+savons, M. d'Escorailles s'écria:
+
+«Je n'ai plus le sou. Si vous voulez que je vous fasse des billets?» Il
+secouait son porte-monnaie. La dame, lancée, s'oubliant, prit le
+porte-monnaie, le fouilla. Et elle regardait le jeune homme, elle
+semblait sur le point de lui demander sa chaîne de montre.
+
+C'était une farce. M. d'Escorailles emportait toujours dans les ventes
+un porte-monnaie vide, pour rire.
+
+«Ah! zut! dit-il en entraînant M. La Rouquette, je deviens chien,
+moi!... Hein? il faut tâcher de nous refaire.» Et, comme Ils passaient
+devant le tourniquet, Mme Bouchard jeta un cri:
+
+«A vingt sous le coup, messieurs.... Tirez un coup...» Ils
+s'approchèrent, en feignant de n'avoir pas entendu.
+
+«Combien le coup, la marchande?
+
+--Vingt sous, messieurs.» Les rires recommencèrent de plus belle. Mais
+Mme Bouchard, dans sa toilette bleue, restait candide, levant des yeux
+étonnés sur les deux messieurs, comme si elle ne les avait pas connus.
+Alors, une partie formidable s'engagea. Pendant un quart d'heure, le
+tourniquet grinça, sans un arrêt. Ils tournaient l'un après l'autre. M.
+d'Escorailles gagna deux douzaines de coquetiers, trois petits miroirs,
+sept statuettes en biscuit, cinq étuis à cigarettes; M. La Rouquette eut
+pour sa part deux paquets de dentelle, un vide-poche en porcelaine de
+camelote monté sur des pieds de zinc doré, des verres, un bougeoir, une
+boîte avec une glace.
+
+Mme Bouchard, les lèvres pincées, finit par crier:
+
+«Ah! bien, non, vous avez trop de chance! Je ne joue plus.... Tenez,
+emportez vos affaires.» Elle en avait fait deux gros tas, à côté, sur
+une table.
+
+M. La Rouquette parut consterné. Il lui demanda d'échanger son tas
+contre le bouquet de violettes d'uniforme, qu'elle portait piqué dans
+ses cheveux. Mais elle refusa.
+
+«Non, non, vous avez gagné ça, n'est-ce pas? Eh bien, emportez ça.
+
+--Madame a raison, dit gravement M. d'Escorailles.
+
+On ne boude pas la fortune, et du diable si je laisse un coquetier!...
+Moi, je deviens chien.» Il avait étalé son mouchoir et nouait proprement
+un paquet. Il y eut une nouvelle explosion d'hilarité.
+
+L'embarras de M. La Rouquette était aussi bien divertissant. Alors, Mme
+Correur, qui avait gardé jusque-là, au fond de sa boutique, une dignité
+souriante de matrone, avança sa grosse face rose. Elle voulait bien
+faire un échange, elle.
+
+«Non, je ne veux rien, se hâta de dire le jeune député.
+
+Prenez tout, je vous donne tout.» Et Ils ne s'en allèrent pas, ils
+restèrent là un instant.
+
+Maintenant, à demi-voix, ils adressaient des galanteries à Mme Bouchard,
+d'un goût douteux. A la voir, les têtes tournaient plus encore que son
+tourniquet. Que gagnait-on à son joli jeu? Ça ne valait pas le jeu de
+pigeon vole; et Ils voulaient lui jouer à pigeon vole toutes sortes de
+choses aimables. Mme Bouchard baissait les cils, avec un rire de jeune
+bête; elle avait un léger balancement de hanches, comme une paysanne
+dont les messieurs se gaussent; pendant que Mme Correur s'extasiait sur
+elle, en répétant d'un air ravi de connaisseuse:
+
+«Est-elle gentille! est-elle gentille!» Mais Mme Bouchard finit par
+donner des tapes sur les mains de M. d'Escorailles, qui voulait examiner
+le mécanisme du tourniquet, en prétendant qu'elle devait tricher.
+Allaient-ils la laisser tranquille, à la fin! Et, quand elle les eut
+renvoyés, elle reprit sa voix engageante de marchande.
+
+«Voyons, messieurs, à vingt sous le coup.... Un coup seulement,
+messieurs.»
+
+A ce moment, M. Kahn, debout pour voir par-dessus les têtes, se rassit
+avec précipitation en murmurant:
+
+«Voici Rougon.... N'ayons pas l'air, n'est-ce pas?» Rougon traversait la
+salle, lentement. Il s'arrêta, joua au tourniquet de Mme Bouchard, paya
+trois louis une des roses de Mme de Combelot. Puis, quand il eut fait
+ainsi son offrande, il parut vouloir repartir sur-le-champ. Il écartait
+la foule, marchait déjà vers une porte. Mais, tout d'un coup, comme il
+venait de jeter un regard dans le buffet, il se dirigea de ce côté, la
+tête haute, calme, superbe. M. d'Escorailles et M. La Rouquette
+s'étaient assis près de M. Kahn, de M. Béjuin et du colonel; il y avait
+encore là M. Bouchard, qui arrivait. Et tous ces messieurs, quand le
+ministre passa devant eux, eurent un léger frisson, tant il leur sembla
+grand et solide, avec ses gros membres. Il les avait salués de haut,
+familièrement. Il se mit à une table voisine. Sa large face ne se
+baissait pas, se tournait lentement, à gauche, à droite, comme pour
+affronter et supporter sans une ombre les regards qu'il sentait fixés
+sur lui.
+
+Clorinde s'était approchée, traînant royalement sa lourde robe jaune.
+Elle lui demanda, en affectant une vulgarité où perçait une pointe de
+raillerie:
+
+«Que faut-il vous servir?
+
+--Ah! voilà! dit-il gaiement. Je ne bois jamais rien.... Qu'est-ce que
+vous avez?» Alors, elle lui énuméra rapidement des liqueurs: fine
+champagne, rhum, curaçao, kirsch, chartreuse, anisette, vespétro,
+kummel.
+
+«Non, non, donnez-moi un verre d'eau sucrée.» Elle alla au comptoir,
+apporta le verre d'eau sucrée, toujours avec sa majesté de déesse. Et
+elle resta devant Rougon, à le regarder faire fondre son sucre. Lui,
+continuait à sourire. Il dit les premières banalités venues.
+
+«Vous allez bien?... Il y a un siècle que je ne vous ai vue.
+
+--J'étais à Fontainebleau», répondit-elle simplement.
+
+Il leva les yeux, l'examina d'un regard profond. Mais elle
+l'interrogeait à son tour.
+
+«Et êtes-vous content? tout marche-t-il à votre gré?
+
+--Oui, parfaitement, dit-il.
+
+--Allons, tant mieux!» Et elle tourna autour de lui, avec des attentions
+de garçon de café. Elle le couvait de la flamme mauvaise de ses yeux,
+comme sur le point de laisser à chaque instant échapper son triomphe.
+Enfin, elle se décidait à le quitter, quand elle se haussa sur les
+pieds, pour jeter un regard dans la salle voisine. Puis, lui touchant
+l'épaule:
+
+«Je crois qu'on vous cherche», reprit-elle, le visage tout allumé.
+
+Merle, en effet, s'avançait respectueusement, entre les chaises et les
+tables du buffet. Il fit coup sur coup trois saluts. Et il priait Son
+Excellence de l'excuser. On avait apporté derrière Son Excellence la
+lettre que Son Excellence devait attendre depuis le matin. Alors, tout
+en n'ayant pas reçu d'ordre, il avait cru.... «C'est bien, donnez»,
+interrompit Rougon.
+
+L'huissier lui remit une grande enveloppe et alla rôder dans la salle.
+Rougon, d'un coup d'oeil, avait reconnu l'écriture; c'était une lettre
+autographe de l'empereur, la réponse à l'envoi de sa démission. Une
+petite sueur froide monta à ses tempes. Mais il ne pâlit même pas. Il
+glissa tranquillement la lettre dans la poche intérieure de sa
+redingote, sans cesser d'affronter les regards de la table de M. Kahn,
+auquel Clorinde était allée dire quelques mots. Toute la bande à présent
+le guettait, ne perdait pas un de ses mouvements, dans une fièvre aiguë
+de curiosité.
+
+La jeune femme étant revenue se planter devant lui, Rougon but enfin la
+moitié de son verre d'eau sucrée et chercha une galanterie.
+
+«Vous êtes toute belle aujourd'hui. Si les reines se faisaient
+servantes...» Elle coupa son compliment, elle dit avec son audace:
+
+«Alors, vous ne lisez pas?» Il joua l'oubli. Puis, feignant de se
+souvenir:
+
+«Ah! oui, cette lettre.... Je vais la lire, si cela peut vous plaire.»
+Et, à l'aide d'un canif, il fendit l'enveloppe, soigneusement. D'un
+regard il eut parcouru les quelques lignes.
+
+L'empereur acceptait sa démission. Pendant près d'une minute, il tint le
+papier sur son visage, comme pour le relire. Il avait peur de ne plus
+être maître du calme de sa face. Un soulèvement terrible se faisait en
+lui; une rébellion de toute sa force qui ne voulait pas accepter la
+chute, le secouait furieusement, jusqu'aux os; s'il ne s'était pas
+roidi, il aurait crié, fendu la table à coups de poing. Le regard
+toujours fixé sur la lettre, il revoyait l'empereur tel qu'il l'avait vu
+à Saint-Cloud, avec sa parole molle, son sourire entêté, lui renouvelant
+sa confiance, lui confirmant ses instructions. Quelle longue pensée de
+disgrâce devait-il donc mûrir, derrière son visage voilé, pour le briser
+si brusquement, en une nuit, après l'avoir vingt fois retenu au pouvoir?
+
+Enfin Rougon, d'un effort suprême, se vainquit. Il releva sa face, où
+pas un trait ne bougeait; il remit la lettre dans sa poche, d'un geste
+indifférent. Mais Clorinde avait appuyé ses deux mains sur la petite
+table.
+
+Elle se courba dans un moment d'abandon, elle murmura, les coins de la
+bouche frémissants:
+
+«Je le savais. J'étais là-bas encore ce matin.... Mon pauvre ami!» Et
+elle le plaignait d'une voix si cruellement moqueuse, qu'il la regarda
+de nouveau les yeux dans les yeux. Elle ne dissimulait plus, d'ailleurs.
+Elle tenait la jouissance attendue depuis des mois, goûtant sans hâte,
+phrase à phrase, la volupté de se montrer enfin à lui en ennemie
+implacable et vengée.
+
+«Je n'ai pas pu vous défendre, continua-t-elle, vous ignorez sans
+doute...» Elle n'acheva pas. Puis, elle demanda, d'un air aigu:
+
+«Devinez qui vous remplace à l'intérieur?» Il eut un geste
+d'insouciance. Mais elle le fatiguait de son regard. Elle finit par
+lâcher ce seul mot:
+
+«Mon mari!» Rougon, la bouche sèche, but encore une gorgée d'eau sucrée.
+Elle avait tout mis dans ce mot, sa colère d'avoir été dédaignée
+autrefois, sa rancune menée avec tant d'art, sa joie de femme de battre
+un homme réputé de première force. Alors, elle se donna le plaisir de le
+torturer, d'abuser de sa victoire; elle étala les côtés blessants. Mon
+Dieu! son mari n'était pas un homme supérieur; elle l'avouait, elle en
+plaisantait même; et elle voulait dire que le premier venu avait suffi,
+qu'elle aurait fait un ministre de l'huissier Merle, si le caprice lui
+en était poussé. Oui, l'huissier Merle, un passant imbécile, n'importe
+qui: Rougon aurait eu un digne successeur. Cela prouvait la
+toute-puissance de la femme. Puis, se livrant complètement, elle se
+montra maternelle, protectrice, donneuse de bons conseils.
+
+«Voyez-vous, mon cher, je vous l'ai dit souvent, vous avez tort de
+mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtes que vous
+pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre nous traiter de
+folles, de meubles embarrassants, que sais-je encore? de boulets au
+pied.... Regardez donc mon mari! Est-ce que j'ai été un boulet à son
+pied?... Moi, je voulais vous faire voir ça. Je m'étais promis ce régal,
+vous vous souvenez, le jour où nous avons eu cette conversation vous
+avez vu, n'est-ce pas? Eh bien, sans rancune... vous êtes très fort, mon
+cher. Mais dites-vous bien une chose: une femme vous roulera toujours
+quand elle voudra en prendre la peine.» Rougon, un peu pâle, souriait.
+
+«Oui, vous avez raison peut-être, dit-il d'une voix lente, évoquant
+toute cette histoire. J'avais ma seule force, vous aviez...
+
+--J'avais autre chose, parbleu!» acheva-t-elle avec une carrure qui
+arrivait à de la grandeur, tant elle se mettait haut dans le dédain des
+convenances.
+
+Il n'eut pas une plainte. Elle lui avait pris de sa puissance pour le
+vaincre; elle retournait aujourd'hui contre lui les leçons épelées à son
+côté, en disciple docile, pendant leurs bons après-midi de la rue
+Marbeuf. C'était là de l'ingratitude, de la trahison, dont il buvait
+l'amertume sans dégoût, en homme d'expérience. Sa seule préoccupation,
+dans ce dénouement, restait de savoir s'il la connaissait enfin tout
+entière. Il se rappelait ses anciennes enquêtes, ses efforts inutiles
+pour pénétrer les rouages secrets de cette machine superbe et détraquée.
+La bêtise des hommes, décidément, était bien grande.
+
+A deux fois, Clorinde s'était éloignée pour servir des petits verres.
+Puis, lorsqu'elle se fut satisfaite, elle recommença sa marche royale
+entre les tables, en affectant de ne plus s'occuper de lui. Il la
+suivait des yeux; et il la vit s'approcher d'un monsieur à barbe
+immense, un étranger dont les prodigalités révolutionnaient alors Paris.
+Ce dernier achevait un verre de malaga.
+
+«Combien, madame? demanda-t-il en se levant.
+
+--Cinq francs, monsieur. Toutes les consommations sont à cinq francs.»
+Il paya. Puis, du même ton, avec son accent:
+
+«Et un baiser, combien?
+
+--Cent mille francs», répondit-elle sans une hésitation.
+
+Il se rassit, écrivit quelques mots sur une page arrachée d'un agenda.
+Ensuite, il lui posa un gros baiser sur la joue, la paya, s'en alla d'un
+pas plein de flegme. Tout le monde souriait, trouvait ça très bien.
+
+«Il ne s'agit que de mettre le prix», murmura Clorinde, en revenant près
+de Rougon.
+
+Et il vit là une nouvelle allusion. Elle avait dit jamais pour lui.
+Alors, cet homme chaste, qui avait reçu sans plier le coup de massue de
+sa disgrâce, souffrit beaucoup du collier qu'elle portait si
+effrontément. Elle se penchait davantage, le provoquait, roulait son
+cou. La perle fine tintait dans le grelot d'or; la chaîne pendait, comme
+tiède encore de la main du maître; les diamants luisaient sur le
+velours, où il épelait aisément le secret connu de tous. Et jamais il ne
+s'était senti à ce point mordu par la jalousie inavouée, cette brûlure
+d'envie orgueilleuse, qu'il avait éprouvée parfois en face de l'empereur
+tout-puissant. Il aurait préféré Clorinde au bras de ce cocher, dont on
+parlait à voix basse. Cela irritait ses anciens désirs, de la savoir
+hors de sa main, tout en haut, esclave d'un homme qui d'un mot courbait
+les têtes.
+
+Sans doute la jeune femme devina son tourment. Elle ajouta une cruauté,
+elle lui désigna d'un clignement d'yeux Mme de Combelot, dans son
+kiosque de fleuriste, vendant ses roses. Et elle murmurait, avec son
+rire mauvais:
+
+«Hein! cette pauvre Mme de Combelot; elle attend toujours!» Rougon
+acheva son verre d'eau sucrée. Il étouffait. Il prit son porte-monnaie,
+balbutia:
+
+«Combien?
+
+--Cinq francs.» Lorsqu'elle eut jeté la pièce dans l'aumônière, elle
+présenta de nouveau la main, en disant plaisamment:
+
+«Et vous ne donnez rien pour la fille?» il chercha, trouva deux sous
+qu'il lui mit dans la main. Ce fut sa brutalité, la seule vengeance que
+sa rudesse de parvenu sut inventer. Elle rougit, malgré son grand
+aplomb. Mais elle prit sa hauteur de déesse. Elle s'en alla, saluant,
+laissant tomber de ses lèvres:
+
+«Merci, Excellence.» Rougon n'osa pas se mettre debout tout de suite. Il
+avait les jambes molles, il craignait de fléchir, et il voulait se
+retirer comme il était venu, solide, la face calme.
+
+Il redoutait surtout de passer devant ses anciens familiers, dont les
+cous tendus, les oreilles élargies, les yeux braqués n'avaient pas perdu
+un seul incident de la scène. Il promena ses regards quelques minutes,
+jouant l'indifférence. Il songeait. Un nouvel acte de sa vie politique
+était donc fini. Il tombait, miné, rongé, dévoré par sa bande. Ses
+fortes épaules craquaient sous les responsabilités, sous les sottises et
+les vilenies qu'il avait prises à son compte, par une forfanterie de
+gros homme, un besoin d'être un chef redouté et généreux. Ses muscles de
+taureau rendaient simplement sa chute plus retentissante, l'écroulement
+de sa coterie plus vaste. Les conditions mêmes du pouvoir, la nécessité
+d'avoir derrière soi des appétits à satisfaire, de se maintenir grâce à
+l'abus de son crédit, avaient fatalement fait de la débâcle une question
+de temps. Et, à cette heure, il se rappelait le travail lent de sa
+bande, ces dents aiguës qui chaque jour mangeaient un peu de sa force.
+Ils étaient autour de lui; ils lui grimpaient aux genoux, puis à la
+poitrine, puis à la gorge, jusqu'à l'étrangler; ils lui avaient tout
+pris, ses pieds pour monter, ses mains pour voler, sa mâchoire pour
+mordre et engloutir; ils habitaient dans ses membres, en tiraient leur
+joie et leur santé, s'en donnaient des ripailles, sans songer au
+lendemain. Puis, aujourd'hui, l'ayant vidé, entendant le craquement de
+la charpente, ils filaient, pareils à ces rats que leur instinct avertit
+de l'éboulement prochain des maisons, dont ils ont émietté les murs.
+Toute la bande était luisante, florissante. Elle s'engraissait déjà d'un
+autre embonpoint. M. Kahn venait de vendre son chemin de fer de Niort à
+Angers au comte de Marsy. Le colonel devait obtenir, la semaine
+suivante, une situation dans les palais impériaux; M. Bouchard avait la
+promesse formelle que son protégé, l'intéressant Georges Duchesne,
+serait nommé sous-chef de bureau dès l'entrée de Delestang au ministère
+de l'Intérieur.
+
+Mme Correur se réjouissait d'une grosse maladie de Mme Martineau,
+croyant déjà habiter sa maison de Coulonges, mangeant ses rentes en
+bonne bourgeoise, faisant du bien dans le canton. M. Béjuin était
+certain de recevoir la visite de l'empereur à sa cristallerie, vers
+l'automne. M. d'Escorailles, enfin, vivement sermonné par le marquis et
+la marquise, se mettait aux genoux de Clorinde, gagnait un poste de
+sous-préfet par son seul émerveillement à la regarder servir des petits
+verres. Et Rougon, en face de la bande gorgée, se trouvait plus petit
+qu'autrefois, les sentait énormes à leur tour, écrasé sous eux, sans
+oser encore quitter sa chaise, de peur de les voir sourire, s'il
+trébuchait.
+
+Pourtant, la tête plus libre, peu à peu raffermi, il se leva. Il
+repoussait la petite table de zinc pour passer, lorsque Delestang entra,
+au bras du comte de Marsy. Il courait sur ce dernier une histoire fort
+curieuse. A en croire certains chuchotements, il s'était rencontré avec
+Clorinde au château de Fontainebleau, la semaine précédente, uniquement
+pour faciliter les rendez-vous de la jeune femme et de Sa Majesté. Il
+avait mission d'amuser l'impératrice. D'ailleurs, cela paraissait
+piquant, rien de plus; c'étaient de ces services qu'on se rend toujours
+entre hommes. Mais Rougon flairait là une revanche du comte, s'employant
+à sa chute de complicité avec Clorinde, retournant contre son successeur
+au ministère les armes employées pour le renverser lui-même, quelques
+mois auparavant, à Compiègne; cela spirituellement, aiguisé d'une pointe
+d'ordure élégante. Depuis son retour de Fontainebleau, M. de Marsy ne
+quittait plus Delestang.
+
+M. Kahn et M. Béjuin, le colonel, toute la bande se jeta dans les bras
+du nouveau ministre. La nomination devait paraître le lendemain
+seulement au Moniteur, à la suite de la démission de Rougon; mais le
+décret était signé, on pouvait triompher. Ils lui allongeaient de
+vigoureuses poignées de main, avec des ricanements, des paroles
+chuchotées, un élan d'enthousiasme que contenaient à grand-peine les
+regards de toute la salle.
+
+C'était la lente prise de possession des familiers, qui baisent les
+pieds, qui baisent les mains, avant de s'emparer des quatre membres. Et
+il leur appartenait déjà; un le tenait par le bras droit, un autre par
+le bras gauche; un troisième avait saisi un bouton de sa redingote,
+tandis qu'un quatrième, derrière son dos, se haussait, glissait des mots
+dans sa nuque. Lui, dressant sa belle tête, avec une dignité affable,
+une de ces imposantes mines, correctes, imbéciles, de souverain en
+voyage, auquel les dames des sous-préfectures offrent des bouquets,
+comme on en voit sur les images officielles. En face du groupe, Rougon,
+très pâle, saignant de cette apothéose de la médiocrité, ne put pourtant
+retenir un sourire. Il se souvenait.
+
+«J'ai toujours prédit que Delestang irait loin», dit-il d'un air fin au
+comte de Marsy, qui s'était avancé vers lui, la main tendue.
+
+Le comte répondit par une légère moue des lèvres, d'une ironie
+charmante. Depuis qu'il avait lié amitié avec Delestang, après avoir
+rendu des services à sa femme, il devait s'amuser prodigieusement. Il
+retint un instant Rougon, se montra d'une politesse exquise.
+
+Toujours en lutte, opposés par leurs tempéraments, ces deux hommes forts
+se saluaient à l'issue de chacun de leurs duels, en adversaires d'égale
+science, se promettant d'éternelles revanches. Rougon avait blessé
+Marsy, Marsy venait de blesser Rougon, cela continuerait ainsi jusqu'à
+ce que l'un des deux restât sur le carreau. Peut-être même, au fond, ne
+souhaitaient-ils pas leur mort complète, amusés par la bataille,
+occupant leur vie de leur rivalité; puis, ils se sentaient vaguement
+comme les deux contrepoids nécessaires à l'équilibre de l'empire, le
+poing velu qui assomme, la fine main gantée qui étrangle.
+
+Cependant, Delestang était en proie à un embarras cruel. Il avait aperçu
+Rougon, il ne savait pas s'il devait aller lui tendre la main. Il jeta
+un coup d'oeil perplexe à Clorinde, que son service semblait absorber,
+indifférente, portant aux quatre coins du buffet des sandwiches, des
+babas, des brioches. Et, sur un regard de la jeune femme, il crut
+comprendre, il s'avança enfin, un peu troublé, s'excusant.
+
+«Mon ami, vous ne m'en voulez pas.... Je refusais, on m'a forcé...
+N'est-ce pas? Il y a des exigences...» Rougon lui coupa la parole;
+l'empereur avait agi dans sa sagesse, le pays allait se trouver entre
+d'excellentes mains. Alors, Delestang s'enhardit.
+
+«Oh! je vous ai défendu, nous vous avons tous défendu. Mais là, entre
+nous, vous étiez allé un peu loin.... On a eu surtout à coeur votre
+dernière affaire pour les Charbonnel, vous savez, ces pauvres
+religieuses...» M. de Marsy réprima un sourire. Rougon répondit avec sa
+bonhomie des jours heureux:
+
+«Oui, oui, la visite chez les religieuses.... Mon Dieu, parmi toutes les
+bêtises que mes amis m'ont fait commettre, c'est peut-être la seule
+chose raisonnable et juste de mes cinq mois de pouvoir.» Et il s'en
+allait, quand il vit Du Poizat entrer et s'emparer de Delestang. Le
+préfet affecta de ne pas l'apercevoir. Depuis trois jours, embusqué à
+Paris, il attendait. Il dut obtenir son changement de préfecture, car il
+se confondit en remerciements, avec son sourire de loup aux dents
+blanches mal rangées. Puis, comme le nouveau ministre se tournait, il
+reçut presque dans les bras l'huissier Merle, poussé par Mme Correur;
+l'huissier baissait les yeux, pareil à une grande fille timide, pendant
+que Mme Correur le recommandait chaudement.
+
+«On ne l'aime pas au ministère, murmura-t-elle, parce qu'il protestait
+par son silence contre les abus.
+
+Allez, il en a vu de drôles sous M. Rougon!
+
+--Oh! oui, de bien drôles! dit Merle. Je puis en conter long.... M.
+Rougon ne sera guère regretté. Moi, je ne suis pas payé pour l'aimer,
+d'abord. Il a failli me faire mettre à la porte.» Dans la grande salle,
+que Rougon traversa à pas lents, les comptoirs étaient vides. Les
+visiteurs, pour plaire à l'impératrice qui patronnait l'oeuvre, avaient
+mis les marchandises au pillage. Les vendeuses, enthousiasmées,
+parlaient de rouvrir le soir, avec un nouveau fonds. Et elles comptaient
+leur argent sur les tables.
+
+Des chiffres partaient, au milieu de rires victorieux:
+
+une avait fait trois mille francs, une autre quatre mille cinq cents,
+une autre sept mille, une autre dix mille.
+
+Celle-là rayonnait. Elle était une femme de dix mille francs.
+
+Pourtant, Mme de Combelot se désespérait. Elle venait de placer sa
+dernière rose, et les clients assiégeaient toujours son kiosque. Elle
+descendit, pour demander à Mme Bouchard si elle n'avait rien à vendre,
+n'importe quoi. Mais le tourniquet, lui aussi, était vide; une dame
+emportait le dernier lot, une petite cuvette de poupée. Elles
+cherchèrent quand même, elles s'entêtèrent, et finirent par trouver un
+paquet de cure-dents, qui avait roulé par terre. Mme de Combelot
+l'emporta en criant victoire. Mme Bouchard la suivit. Toutes deux
+remontèrent dans le kiosque.
+
+«Messieurs! messieurs! appela la première, hardiment, debout, ramassant
+les hommes au-dessous d'elle, d'un geste arrondi de ses bras nus voici
+tout ce qui nous reste, un paquet de cure-dents.... Il y a vingt-cinq
+cure-dents.... Je les mets aux enchères...» Les hommes se bousculaient,
+riaient, levaient en l'air leurs mains gantées. L'idée de Mme de
+Combelot avait un succès fou.
+
+«Un cure-dent! cria-t-elle. Il y a marchand à cinq francs... voyons,
+messieurs, cinq francs!
+
+--Dix francs! dit une voix.
+
+--Douze francs!
+
+--Quinze francs!» Mais M. d'Escorailles ayant sauté brusquement à
+vingt-cinq francs, Mme Bouchard se pressa et laissa tomber de sa voix
+flûtée:
+
+«Adjugé à vingt-cinq francs!» Les autres cure-dents montèrent beaucoup
+plus haut.
+
+M. La Rouquette paya le sien quarante-trois francs; le chevalier
+Rusconi, qui arrivait, poussa son enchère jusqu'à soixante-douze francs;
+enfin, le dernier, un cure-dent très mince, que Mme de Combelot annonça
+comme étant fendu, ne voulant pas tromper son monde, disait-elle, fut
+adjugé pour la somme de cent dix-sept francs à un vieux monsieur, très
+allumé par l'entrain de la jeune femme, dont le corsage s'entrouvrait, à
+chacun de ses mouvements passionnés de commissaire priseur.
+
+«Il est fendu, messieurs, mais il peut encore servir.... Nous disons
+cent huit!... cent dix, là-bas!... cent onze! cent douze! cent treize!
+cent quatorze.... Allons, cent quatorze! Il vaut mieux que cela.... Cent
+dix-sept! cent dix-sept! personne n'en veut plus? Adjugé à cent dix
+sept!» Et ce fut poursuivi par ces chiffres que Rougon quitta la salle.
+Sur la terrasse du bord de l'eau, il ralentit le pas. Un orage montait à
+l'horizon. En bas, la Seine, huileuse, d'un vert sale, coulait
+lourdement entre les quais blafards, où de grandes poussières
+s'envolaient. Dans le jardin, des bouffées d'air brûlant secouaient les
+arbres, dont les branches retombaient alanguies, mortes, sans un frisson
+des feuilles. Rougon descendit sous les grands marronniers; la nuit y
+était presque complète; une humidité chaude suintait comme d'une voûte
+de cave. Il débouchait dans la grande allée, lorsqu'il aperçut, se
+carrant au milieu d'un banc, les Charbonnel, magnifiques, transformés,
+le mari en pantalon clair et en redingote pincée à la taille, la femme
+coiffée d'un chapeau à fleurs rouges, portant un mantelet léger sur une
+robe de soie lilas. A côté d'eux, à califourchon sur le bout du banc, un
+individu dépenaillé, sans linge, vêtu d'une ancienne veste de chasse
+lamentable, gesticulait, se rapprochait. C'était Gilquin. Il donnait des
+tapes à sa casquette en toile, qui s'échappait.
+
+«Un tas de gueux! criait-il. Est-ce que Théodore a jamais voulu faire
+tort d'un sou à quelqu'un? Ils ont inventé une histoire de remplacement
+militaire pour me compromettre. Alors, moi, je les ai plantés là, vous
+comprenez. Qu'ils aillent au tonnerre de Dieu, n'est-ce pas?... Ils ont
+peur de moi, parbleu! Ils connaissent bien mes opinions politiques.
+Jamais je n'ai été de la clique à Badinguet...» Il se pencha, ajouta
+plus bas, en roulant des yeux tendres:
+
+«Je ne regrette qu'une personne là-bas.... Oh! une femme adorable, une
+dame de la société. Oui, oui, une liaison bien agréable.... Elle était
+blonde. J'ai eu de ses cheveux.» Puis, il reprit d'une voix tonnante,
+tout près de Mme Charbonnel, lui tapant sur le ventre:
+
+«Eh bien, maman, quand m'emmenez-vous à Plassans, vous savez, pour
+manger les conserves, les pommes, les cerises, les confitures?... Hein!
+on a le sac, maintenant!» Mais les Charbonnel paraissaient très
+contrariés de la familiarité de Gilquin. La femme répondit du bout des
+dents, en écartant sa robe de soie lilas:
+
+«Nous sommes pour quelque temps à Paris.... Nous y passerons sans doute
+six mois chaque année.
+
+--Oh! Paris! dit le mari d'un air de profonde admiration, il n'y a que
+Paris!» Et, comme les coups de vent devenaient plus forts, et qu'une
+débandade de bonnes d'enfants courait dans le jardin, il reprit, en se
+tournant vers sa femme:
+
+«Ma bonne, nous ferons bien de rentrer, si nous ne voulons pas être
+mouillés. Heureusement, nous logeons à deux pas.» Ils étaient descendus
+à l'hôtel du Palais-Royal, rue de Rivoli. Gilquin les regarda
+s'éloigner, avec un haussement d'épaules plein de dédain.
+
+«Encore des lâcheurs! murmura-t-il; tous des lâcheurs!» Brusquement, il
+aperçut Rougon. Il se dandina, l'attendit au passage, donna une tape sur
+sa casquette.
+
+«Je ne suis pas allé te voir, lui dit-il. Tu ne t'en es pas formalisé,
+n'est-ce pas?... Ce sauteur de Du Poizat a dû te faire des rapports sur
+mon compte. Des menteries, mon bon; je te prouverai ça quand tu
+voudras.... Enfin, moi, je ne t'en veux pas. Et, tiens, la preuve, c'est
+que je vais te donner mon adresse: rue du Bon-Puits, 25, à la Chapelle,
+à cinq minutes de la barrière voilà! si tu as encore besoin de moi, tu
+n'as qu'à faire un signe.» Il s'en alla, traînant les pieds. Un instant,
+il parut s'orienter. Puis, menaçant du poing le château des Tuileries,
+au fond de l'allée, d'un gris de plomb sous le ciel noir, il cria:
+
+«Vive la République!» Rougon quitta le jardin, remonta les
+Champs-Élysées. Il était pris d'un désir, celui de revoir sur l'heure
+son petit hôtel de la rue Marbeuf. Dès le lendemain, il comptait
+déménager du ministère, venir de nouveau vivre là. Il avait comme une
+lassitude de tête, un grand calme, avec une douleur sourde tout au fond.
+Il songeait à des choses vagues, à de grandes choses, qu'il ferait un
+jour, pour prouver sa force. Par moments, il levait la tête, regardait
+le ciel. L'orage ne se décidait pas à crever. Des nuées rousses
+barraient l'horizon. Dans l'avenue des Champs-Élysées, déserte, de
+grands coups de tonnerre passaient, avec un fracas d'artillerie lancée
+au galop; et la cime des arbres en gardait un frisson.
+
+Les premières gouttes de pluie tombèrent, comme il tournait le coin de
+la rue Marbeuf.
+
+Un coupé était arrêté à la porte de l'hôtel. Rougon rencontra là sa
+femme qui examinait les pièces, mesurait les fenêtres, donnait des
+ordres à un tapissier. Il resta très surpris. Mais elle lui expliqua
+qu'elle venait de voir son frère, M. Beulin-d'orchère; le magistrat,
+instruit déjà de la chute de Rougon, avait voulu accabler sa soeur, lui
+annoncer sa prochaine entrée au ministère de la Justice, tâcher de jeter
+enfin la discorde dans le ménage. Mme Rougon s'était contentée de faire
+atteler, pour donner sur-le-champ un coup d'oeil à leur prochaine
+installation. Elle gardait toujours sa face grise et reposée de dévote,
+son calme inaltérable de bonne ménagère; et, de son pas étouffé, elle
+traversait les appartements, reprenait possession de cette maison
+qu'elle avait faite douce et muette comme un cloître.
+
+Son seul souci était d'administrer en intendant fidèle la fortune dont
+elle se trouvait chargée. Rougon fut attendri devant cette figure sèche
+et étroite, aux manies d'ordre méticuleuses.
+
+Cependant, l'orage éclatait avec une violence inouïe.
+
+La foudre grondait, l'eau tombait à torrents. Rougon dut attendre près
+de trois quarts d'heure. Il voulut repartir à pied. Les Champs-Élysées
+étaient un lac de boue, une boue jaune, fluide, qui, de l'Arc de
+Triomphe à la place de la Concorde, mettait comme le lit d'un fleuve
+vidé d'un trait. L'avenue restait déserte, avec de rares piétons se
+hasardant, cherchant la pointe des pavés; et les arbres, ruisselant
+d'eau, s'égouttaient dans le calme et la fraîcheur de l'air. Au ciel,
+l'orage avait laissé une queue de haillons cuivrés, toute une nuée sale,
+basse, d'où tombait un reste de jour mélancolique, une lumière louche de
+coupe-gorge.
+
+Rougon reprenait son rêve vague d'avenir. Des gouttes de pluie égarée
+mouillaient ses mains. Il sentait davantage cette courbature de tout son
+être, comme s'il s'était heurté à quelque obstacle barrant sa route. Et,
+tout d'un coup, derrière lui, il entendit un grand piétinement,
+l'approche d'un galop cadencé dont tremblait le sol. Il se retourna.
+
+C'était un cortège qui s'approchait, dans le gâchis de la chaussée, sous
+le jour navré du ciel couleur de cuivre, un retour du Bois rayant de
+l'éclat des uniformes les profondeurs noyées des Champs-Élysées. A la
+tête et à la queue, galopaient des piquets de dragons. Au milieu,
+roulait un landau fermé, attelé de quatre chevaux; tandis que, aux deux
+portières, se tenaient deux écuyers en grand costume brodé d'or,
+recevant, impassibles, les éclaboussures continues des roues, couverts
+d'une couche de boue liquide, depuis leurs bottes à revers jusqu'à leur
+chapeau à claque. Et, dans le noir du landau fermé, un enfant seul
+apparaissait, le prince impérial, regardant le monde, ses dix doigts
+écartés, son nez rose écrasé contre la glace.
+
+«Tiens! ce crapaud!» dit en souriant un cantonnier, qui poussait une
+brouette.
+
+Rougon s'était arrêté, songeur, et suivait le cortège filant dans le
+jaillissement des flaques, mouchetant jusqu'aux feuilles basses des
+arbres.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Trois ans plus tard, un jour de mars, il y avait une séance très
+orageuse au Corps législatif. On y discutait l'adresse pour la première
+fois.
+
+A la buvette, M. La Rouquette et un vieux député, M. de Lamberthon,
+le mari d'une femme adorable, buvaient des grogs, en face l'un de
+l'autre, tranquillement.
+
+«Hein! si nous retournions dans la salle? demandait M. de Lamberthon,
+qui prêtait l'oreille. Je crois que ça chauffe.» On entendait par
+moments une clameur lointaine, une tempête de voix, brusque comme un
+coup de vent; puis, tout retombait à un grand silence. Mais M. La
+Rouquette continuait à fumer d'un air de parfaite insouciance, en
+répondant:
+
+«Non, laissez donc, je veux finir mon cigare.... On nous préviendra, si
+l'on a besoin de nous. J'ai dit qu'on nous prévienne.» Ils étaient seuls
+dans la buvette, une petite salle de café, très coquette, établie au
+fond de l'étroit jardin qui fait le coin du quai et de la rue de
+Bourgogne. Peinte en vert tendre, recouverte d'un treillage de bambous,
+s'ouvrant par de larges baies vitrées sur les massifs du jardin, elle
+ressemblait à une serre changée en buffet de gala, avec ses panneaux de
+glace, ses tables, son comptoir de marbre rouge, ses banquettes de reps
+vert capitonné. Une des baies ouverte laissait entrer le bel après-midi,
+une tiédeur printanière que rafraîchissaient les souffles vifs de la
+Seine. «La guerre d'Italie a mis le comble à sa gloire, reprit M. La
+Rouquette, continuant une conversation interrompue. Aujourd'hui, en
+rendant au pays la liberté, il montre toute la force de son génie...» Il
+parlait de l'empereur. Pendant un instant, il exalta la portée des
+décrets de novembre, la participation plus directe des grands corps de
+l'État à la politique du souverain, la création des ministres sans
+portefeuille chargés de représenter le gouvernement auprès des Chambres.
+C'était le retour du régime constitutionnel, dans ce qu'il avait de sain
+et de raisonnable. Une nouvelle ère, l'empire libéral, s'ouvrait. Et il
+secouait la cendre de son cigare, transporté d'admiration.
+
+M. de Lamberthon hochait la tête.
+
+«Il est allé un peu vite, murmura-t-il. On aurait pu attendre encore.
+Rien ne pressait.
+
+--Si, si, je vous assure, il fallait faire quelque chose, dit vivement
+le jeune député. C'est justement là le génie...»
+
+Il baissa la voix, il expliqua la situation politique avec des coups
+d'oeil profonds. Les mandements des évêques, au sujet du pouvoir
+temporel, menacé par le gouvernement de Turin, inquiétaient beaucoup
+l'empereur. D'autre part, l'opposition se réveillait, le pays traversait
+une heure de malaise. Le moment était venu de tenter la réconciliation
+des partis, d'attirer à soi les hommes politiques boudeurs en leur
+faisant de sages concessions. Maintenant, il trouvait l'empire
+autoritaire très défectueux, il transformait l'empire libéral en une
+apothéose dont l'Europe entière allait être éclairée.
+
+«N'importe, il a agi trop vite, répétait M. de Lamberthon, qui hochait
+toujours la tête. J'entends bien, l'empire libéral; mais c'est
+l'inconnu, cher monsieur, l'inconnu, l'inconnu...» Et il dit ce mot sur
+trois tons différents, en promenant sa main devant lui, dans le vide. M.
+La Rouquette n'ajouta rien; il finissait son grog. Les deux députés
+restèrent là, les yeux perdus, regardant le ciel par la baie ouverte,
+comme s'ils avaient cherché l'inconnu au-delà du quai, du côté des
+Tuileries, où flottaient de grandes vapeurs grises. Derrière eux, au
+fond des couloirs, l'ouragan des voix grondait de nouveau, avec le
+vacarme sourd d'un orage qui s'approche.
+
+M. de Lamberthon tournait la tête, pris d'inquiétude.
+
+Au bout d'un silence, il demanda:
+
+«C'est Rougon qui doit répondre, n'est-ce pas?
+
+--Oui, je crois, répondit M. La Rouquette, les lèvres pincées, d'un air
+discret.
+
+--Il était bien compromis, murmura encore le vieux député. L'empereur a
+fait un singulier choix, en le nommant ministre sans portefeuille et en
+le chargeant de défendre sa nouvelle politique.»
+
+M. La Rouquette ne donna pas tout de suite son avis.
+
+Il caressait sa moustache blonde d'une main lente. Il finit par dire;
+«L'empereur connaît Rougon.» Puis, il s'écria, d'une voix changée:
+
+«Dites donc, ils n'étaient pas fameux, ces grogs.... J'ai une soif
+d'enragé. J'ai envie de prendre un verre de sirop.» Il commanda un verre
+de sirop. M. de Lamberthon hésita, se décida enfin pour un madère. Et
+ils causèrent de Mme de Lamberthon; le mari reprochait à son jeune
+collègue la rareté de ses visites. Celui-ci s'était renversé sur la
+banquette capitonnée, se mirant d'un regard oblique dans les glaces,
+jouissant du vert tendre des murs, de cette buvette fraîche, qui avait
+des airs de bosquet Pompadour, installé à quelque carrefour de forêt
+princière, pour des rendez-vous amoureux.
+
+Un huissier arriva, essoufflé.
+
+«Monsieur La Rouquette, on vous demande tout de suite, tout de suite.»
+Et, comme le jeune député avait un geste d'ennui, l'huissier se pencha à
+son oreille, lui dit à demi-voix qu'il était envoyé par M. de Marsy
+lui-même, le président de la Chambre. Il ajouta plus haut:
+
+«Enfin, on a besoin de tout le monde, venez vite.»
+
+M. de Lamberthon s'était précipité vers la salle des séances. M. La
+Rouquette le suivait, lorsqu'il parut se raviser. L'idée lui poussait de
+racoler tous les députés flâneurs, pour les envoyer à leurs bancs. Il se
+jeta d'abord dans la salle des conférences, une belle salle éclairée par
+un plafond vitré, où se trouvait une cheminée géante en marbre vert,
+ornée de deux femmes en marbre blanc, nues et couchées. Malgré la
+douceur de l'après-midi, des troncs d'arbre y brûlaient. Autour de
+l'immense table, trois députés sommeillaient, les yeux ouverts, en
+regardant les tableaux des murs et la pendule fameuse qu'on remontait
+une seule fois par an; un quatrième, occupé à se chauffer les reins,
+debout devant la cheminée, semblait examiner d'un air attendri, à
+l'autre extrémité de la pièce, une petite statue d'Henri IV en plâtre,
+qui se détachait sur un trophée de drapeaux pris à Marengo, à Austerlitz
+et à Iéna. A l'appel de leur collègue allant de l'un à l'autre, criant:
+
+«Vite, vite, en séance!» ces messieurs, comme réveillés en sursaut,
+disparurent à la file.
+
+Cependant, emporté par son élan, M. La Rouquette courait à la
+bibliothèque, quand il eut la précaution de revenir sur ses pas, pour
+fouiller d'un coup d'oeil le couloir aux lavabos. M. de Combelot, les
+mains plongées au fond d'une grande cuvette, les y frottait doucement,
+en souriant à leur blancheur. Il ne s'émut pas, il retournait tout de
+suite à sa place. Et il prit le temps de s'éponger longuement les mains,
+à l'aide d'une serviette chaude qu'il remit ensuite dans l'étuve, aux
+portes de cuivre.
+
+Même il alla, à l'extrémité du couloir, devant une haute glace, peigner
+sa belle barbe noire, avec un petit peigne de poche.
+
+La bibliothèque était vide. Les livres dormaient dans leurs casiers de
+chêne; toutes nues, les deux grandes tables étalaient la sévérité de
+leurs tapis verts; aux bras des fauteuils, rangés en bon ordre, les
+pupitres mécaniques se repliaient, gris d'une légère poussière. Et, au
+milieu de ce recueillement, dans l'abandon de la galerie où traînait une
+odeur de papiers, M. La Rouquette dit tout haut, en faisant claquer la
+porte:
+
+«Il n'y a jamais personne, là-dedans!» Alors, il se lança dans
+l'enfilade des couloirs et des salles. Il traversa la salle de
+distribution, dallée en marbre des Pyrénées, où son pas sonnait comme
+sous une voûte d'église. Un huissier lui ayant appris qu'un député de
+ses amis, M. de la Villardière, faisait visiter le Palais à un monsieur
+et à une dame, il s'entêta à le trouver. Il courut à la salle du général
+Foy, ce vestibule sévère, dont les quatre statues, Mirabeau, le général
+Foy, Bailly et Casimir Périer, sont l'admiration respectueuse des
+bourgeois de province. Et ce fut à côté, dans la salle du trône, qu'il
+aperçut enfin M. de la Villardière, flanqué d'une grosse dame et d'un
+gros monsieur, des gens de Dijon, tous deux notaires et électeurs
+influents.
+
+«On vous demande, dit M. La Rouquette. Vite à votre poste, n'est-ce pas?
+
+--Oui, tout de suite», répondit le député.
+
+Mais il ne put s'échapper. Le gros monsieur, impressionné par le luxe de
+la salle, le ruissellement des dorures, les panneaux de glace, s'était
+découvert; et il ne lâchait pas son «cher député», il lui demandait des
+explications sur les peintures de Delacroix, les Mers et les Fleuves de
+France, de hautes figures décoratives, Mediterraneum Mare, Oceanus,
+Ligeris, Rhenus, sequana, Rhodanus, Garumna, Araris. Ces mots latins
+l'embarrassaient.
+
+«Ligeris, la Loire», dit M. de la Villardière.
+
+Le notaire de Dijon hocha vivement la tête; il avait compris. Cependant,
+sa dame considérait le trône, un fauteuil un peu plus haut que les
+autres, garni d'une housse et placé sur une large marche. Elle restait à
+distance, dévotement, l'air ému. Elle finit par se rapprocher, par
+s'enhardir; et, d'une main furtive, elle souleva la housse, toucha le
+bois doré, tâta le velours rouge.
+
+Maintenant, M. La Rouquette battait l'aile droite du Palais, les
+corridors interminables, les pièces réservées aux bureaux et aux
+commissions. Il revint par la salle des quatre colonnes, où les jeunes
+députés rêvent en face des statues de Brutus, de Solon et de Lycurgue;
+coupa de biais la salle des pas perdus; longea rapidement le pourtour,
+cette galerie en hémicycle, une sorte de crypte écrasée, d'une nudité
+blafarde d'église, éclairée au gaz nuit et jour; et, hors d'haleine,
+traînant derrière lui la petite troupe de députés qu'il avait ramassée
+dans sa battue générale, il ouvrit toute large une porte d'acajou
+étoilée d'or. M. de Combelot, les mains blanches, la barbe correcte, le
+suivait. M. de la Villardière, qui s'était débarrassé de ses deux
+électeurs, marchait sur ses talons. Tous montèrent d'un élan, se
+jetèrent dans la salle des séances où les députés, debout à leurs bancs,
+furibonds, les bras tendus, menaçant un orateur impassible à la tribune,
+criaient:
+
+«A l'ordre! à l'ordre! à l'ordre!
+
+--A l'ordre! à l'ordre!» crièrent plus haut M. La Rouquette et ses amis,
+tout en ignorant ce dont il s'agissait.
+
+Le vacarme était épouvantable. Il y avait des piétinements enragés, un
+roulement d'orage obtenu par les planchettes des pupitres secouées
+violemment. Des voix glapissantes, suraiguës, jetaient des notes de
+fifre au milieu d'autres voix ronflantes, prolongées comme des
+accompagnements d'orgue. Par moments, les bruits semblaient se briser,
+le tapage se fêlait; et alors, au milieu de la clameur mourante, des
+huées montaient, des paroles s'entendaient:
+
+«C'est odieux! c'est intolérable!
+
+--Qu'il retire le mot!
+
+--Oui, oui, retirez le mot!» Mais le cri obstiné, le cri qui revenait
+sans arrêt, comme rythmé par le battement des talons, c'était ce cri: «A
+l'ordre! à l'ordre! à l'ordre!» s'aigrissant, s'étranglant dans les
+gosiers séchés.
+
+A la tribune, l'orateur avait croisé les bras. Il regardait en face la
+Chambre furieuse, ces faces aboyantes, ces poings brandis. A deux
+reprises, croyant à un peu de silence, il ouvrit la bouche; ce qui amena
+un redoublement de tempête, une crise d'emportement fou. La salle
+craquait.
+
+M. de Marsy, debout devant son fauteuil de président, la main sur la
+pédale de la sonnette, sonnait d'une façon continue; un carillon
+d'alarme au milieu d'un ouragan. Sa haute figure pâle gardait un sang
+froid parfait. Il s'arrêta un instant de sonner, tira ses manchettes
+tranquillement, puis se remit à son carillon. Son mince sourire
+sceptique, une sorte de tic qui lui était habituel, pinçait les coins
+de ses lèvres fines.
+
+Lorsque les voix se lassaient, il se contentait de lancer:
+
+«Messieurs, permettez, permettez...» Enfin, il obtint un silence
+relatif.
+
+«J'invite l'orateur, dit-il, à expliquer le mot qu'il vient de
+prononcer.» L'orateur se penchant, s'appuyant sur le bord de la tribune,
+répéta sa phrase avec une affirmation entêtée du menton.
+
+«J'ai dit que le 2 décembre était un crime...» Il ne put aller plus
+loin. L'orage recommença. Un député, le sang aux joues, le traita
+d'assassin; un autre lui jeta une ordure, si grosse, que les
+sténographes sourirent, en se gardant d'écrire le mot. Les exclamations
+se croisaient, s'étouffaient. Pourtant, on entendait la voix flûtée de
+M. La Rouquette qui répétait:
+
+«Il insulte l'empereur, il insulte la France!» M. de Marsy eut un geste
+digne. Il se rassit, en disant:
+
+«Je rappelle l'orateur à l'ordre.» Une longue agitation suivit. Ce
+n'était plus le Corps législatif ensommeillé qui avait voté, cinq ans
+plus tôt, un crédit de quatre cent mille francs pour le baptême du
+prince impérial. A gauche, sur un banc, quatre députés applaudissaient
+le mot lancé à la tribune par leur collègue. Ils étaient cinq maintenant
+à attaquer l'empire. Ils l'ébranlaient d'une secousse continue, le
+niaient, lui refusaient leur vote, avec un entêtement de protestation,
+dont l'effet devait peu à peu soulever le pays entier. Ces députés se
+tenaient debout, groupe infime, perdu au milieu d'une majorité
+écrasante; et ils répondaient aux menaces, aux poings tendus, à la
+pression bruyante de la Chambre sans un découragement, immobiles et
+fervents dans leur revanche.
+
+La salle elle-même paraissait changée, toute sonore, frémissante de
+fièvre. On avait rétabli la tribune, au pied du bureau. La froideur des
+marbres, le développement pompeux des colonnes de l'hémicycle se
+chauffaient de la parole ardente des orateurs. Sur les gradins, le long
+des banquettes de velours rouge, la lumière de la baie vitrée tombant
+d'aplomb semblait allumer des incendies, dans les orages des grandes
+séances. Le bureau monumental avec ses panneaux sévères, s'animait des
+ironies et des insolences de M. de Marsy, dont la redingote correcte, la
+taille mince de viveur épuisé coupaient d'une ligne pauvre les nudités
+antiques du bas-relief placé derrière son dos. Et seules, dans leurs
+niches, entre leurs paires de colonnes, les statues allégoriques de
+l'Ordre public et de la Liberté gardaient leurs faces mortes et leurs
+yeux vides de divinités de pierre. Mais ce qui soufflait surtout la vie,
+c'était le public plus nombreux, penché anxieusement, suivant les
+débats, apportant là sa passion. Le second rang des tribunes venait
+d'être remis en place. Les journalistes avaient leur tribune
+particulière. Tout en haut, au bord de la corniche chargée de dorures,
+des têtes s'allongeaient, un envahissement de foule, qui parfois faisait
+lever les yeux inquiets des députés, comme s'ils avaient cru brusquement
+entendre le piétinement de la populace, un jour d'émeute.
+
+Cependant, l'orateur, à la tribune, attendait toujours de pouvoir
+continuer. Il dit, la voix couverte par le murmure qui roulait encore:
+
+«Messieurs, je me résume...» Mais il s'arrêta pour reprendre plus haut,
+dominant le bruit:
+
+«Si la Chambre refuse de m'écouter, je proteste et je descends de cette
+tribune.
+
+--Parlez, parlez!» cria-t-on de plusieurs bancs.
+
+Et une voix épaisse, comme enrouée, gronda:
+
+«Parlez, on saura vous répondre.» Le silence régna brusquement. Sur les
+gradins, dans les tribunes, on tendait le cou pour voir Rougon, qui
+venait de lancer cette phrase. Il était assis au premier banc, les
+coudes appuyés sur la tablette de marbre. Son gros dos gonflé gardait
+une immobilité à peine rompue de loin en loin par un léger balancement
+des épaules.
+
+On n'apercevait pas son visage, enfoui entre ses larges mains. Il
+écoutait. Son début était attendu avec une vive curiosité; car, depuis
+sa nomination de ministre sans portefeuille, il n'avait pas encore pris
+la parole.
+
+Sans doute il eut conscience de tous ces regards fixés sur lui. Il
+tourna la tête, fit le tour de la salle. En face, dans la tribune des
+ministres, Clorinde en robe violette, accoudée à la rampe de velours
+rouge, le regardait longuement, avec son audace tranquille. Ils
+restèrent deux secondes les yeux dans les yeux, sans se sourire, comme
+étrangers. Puis, Rougon reprit sa position, écouta de nouveau, le visage
+entre ses mains ouvertes.
+
+«Messieurs, je me résume, disait l'orateur. Le décret du 24 novembre
+octroie des libertés purement illusoires. Nous sommes encore bien loin
+des principes de 89, inscrits si pompeusement en tête de la constitution
+impériale. Si le gouvernement reste armé de lois exceptionnelles, s'il
+continue à imposer ses candidats au pays, s'il ne dégage pas la presse
+du régime de l'arbitraire, enfin s'il tient toujours la France à sa
+merci, toutes les concessions apparentes qu'il peut faire sont
+mensongères...» Le président l'interrompit.
+
+«Je ne puis laisser l'orateur employer un pareil terme.
+
+--Très bien, très bien!» cria-t-on à droite.
+
+L'orateur reprit sa phrase, en l'adoucissant. Il s'efforçait d'être très
+modéré maintenant, arrondissant de belles périodes qui tombaient avec
+une cadence grave, d'une pureté de langue parfaite. Mais M. de Marsy
+s'acharnait, discutait chacune de ses expressions. Alors, il s'éleva
+dans de hautes considérations, une phraséologie vague, encombrée de
+grands mots, où sa pensée se déroba si bien, que le président dut
+l'abandonner. Puis, tout d'un coup, il revint à son point de départ.
+
+«Je me résume. Mes amis et moi, nous ne voterons pas le premier
+paragraphe de l'adresse en réponse au discours du trône...
+
+--On se passera de vous», dit une voix.
+
+Une hilarité bruyante courut sur les bancs.
+
+«Nous ne voterons pas le premier paragraphe de l'adresse, recommença
+paisiblement l'orateur, si notre amendement n'est pas adopté. Nous ne
+saurions nous associer à des remerciements exagérés, lorsque la pensée
+du chef de l'État nous apparaît pleine de restrictions. La liberté est
+une; on ne peut la couper par morceaux et la distribuer en rations,
+ainsi qu'une aumône.» Ici, des exclamations partirent de tous les coins
+de la salle.
+
+«Votre liberté est de la licence!
+
+--Ne parlez pas d'aumône, vous mendiez une popularité malsaine!
+
+--Et vous, ce sont les têtes que vous coupez!
+
+--Notre amendement, continua-t-il, comme s'il n'entendait pas, réclame
+l'abrogation de la loi de sûreté générale, la liberté de la presse, la
+sincérité des élections...» Les rires reprenaient. Un député avait dit,
+assez haut pour être entendu de ses voisins: «Va, va, mon bonhomme, tu
+n'auras rien de tout ça!» Un autre ajoutait des mots drôles à chaque
+phrase tombée de la tribune.
+
+Mais le plus grand nombre, pour s'amuser, scandait les périodes à coups
+précipités de couteau à papier, tapés sournoisement sous leur pupitre;
+ce qui produisait un roulement de baguettes de tambour, dans lequel la
+voix de l'orateur se trouvait étouffée. Celui-ci pourtant lutta jusqu'au
+bout. Il s'était redressé, il lançait puissamment ces dernières paroles,
+par-dessus le tumulte:
+
+«Oui, nous sommes des révolutionnaires, si vous entendez par là des
+hommes de progrès, décidés à conquérir la liberté! Refusez la liberté au
+peuple, un jour le peuple la reprendra.» Et il descendit de la tribune,
+au milieu d'un nouveau déchaînement. Les députés ne riaient plus comme
+une bande de collégiens échappés. Ils s'étaient levés, tournés vers la
+gauche, poussant une fois encore le cri: «A l'ordre! à l'ordre!»
+L'orateur avait regagné son banc, et restait debout, entouré de ses
+amis. Il y eut des poussées. La majorité sembla vouloir se jeter sur ces
+cinq hommes, dont les faces pâles les défiaient. Mais M. de Marsy,
+fâché, sonnait d'une main saccadée, en regardant les tribunes où des
+dames se reculaient, l'air peureux.
+
+«Messieurs, dit-il, c'est un scandale...» Et le silence s'étant fait, il
+continua, de très haut, avec son autorité mordante:
+
+«Je ne veux pas prononcer un second rappel à l'ordre. Je dirai seulement
+qu'il est vraiment scandaleux d'apporter à cette tribune des menaces qui
+la déshonorent.» Une triple salve d'applaudissements accueillit ces
+paroles du président. On criait bravo, et les couteaux à papier
+marchaient ferme, cette fois en manière d'approbation. L'orateur de la
+gauche voulut répondre; mais ses amis l'en empêchèrent. Le tumulte alla
+en s'apaisant, se perdit dans le brouhaha des conversations
+particulières.
+
+«La parole est à Son Excellence M. Rougon», reprit M. de Marsy d'une
+voix calmée.
+
+Un frisson courut, un soupir de curiosité satisfaite qui fit place à une
+attention religieuse. Rougon, les épaules arrondies, était monté
+pesamment à la tribune.
+
+Il ne regarda pas d'abord la salle; il posait devant lui un paquet de
+notes, reculait le verre d'eau sucrée, promenait ses mains, comme pour
+prendre possession de l'étroite caisse d'acajou. Enfin, adossé au
+bureau, au fond, il leva la face. Il ne vieillissait pas. Son front
+carré, son grand nez bien fait, ses longues joues sans rides, gardaient
+une pâleur rosée, un teint frais de notaire de petite ville. Seuls ses
+cheveux grisonnants, si rudement plantés, s'éclaircissaient vers les
+tempes et découvraient ses larges oreilles. Les yeux à demi clos, il
+jeta un regard vers la salle, attendant encore. Un instant, il parut
+chercher, rencontra le visage attentif et penché de Clorinde, puis
+commença, la langue lourde et pâteuse:
+
+«Nous aussi nous sommes des révolutionnaires, si l'on entend par ce mot
+des hommes de progrès, décidés à rendre au pays, une à une, toutes les
+sages libertés...
+
+--Très bien! très bien!
+
+--Eh! messieurs, quel gouvernement mieux que l'empire a jamais réalisé
+les réformes libérales dont vous venez d'entendre tracer le séduisant
+programme?
+
+Je ne combattrai pas le discours de l'honorable préopinant. Il me
+suffira de prouver que le génie et le grand coeur de l'empereur ont
+devancé les réclamations des adversaires les plus acharnés de son règne.
+Oui, messieurs, de lui-même, le souverain a remis à la nation ce pouvoir
+dont elle l'avait investi, dans un jour de danger public. Magnifique
+spectacle, si rare dans l'histoire!
+
+Oh! nous comprenons le dépit de certains hommes de désordre. Ils en sont
+réduits à attaquer les intentions, à discuter la quantité de liberté
+rendue.... Vous avez compris le grand acte du 24 novembre. Vous avez
+voulu, dans le premier paragraphe de l'adresse, témoigner à l'empereur
+votre profonde reconnaissance de sa magnanimité et de sa confiance en la
+sagesse du Corps législatif. L'adoption de l'amendement qui vous est
+soumis, serait une injure gratuite, je dirai même une mauvaise action.
+Consultez vos consciences, messieurs, demandez-vous si vous vous sentez
+libres. La liberté est aujourd'hui complète, entière, je m'en porte le
+garant...» Des applaudissements prolongés l'interrompirent. Il s'était
+lentement approché du bord de la tribune. Maintenant, le corps un peu
+penché, le bras droit étendu, il haussait sa voix, qui se dégageait avec
+une puissance extraordinaire. Derrière lui, M. de Marsy, allongé au fond
+de son fauteuil, l'écoutait, de l'air vaguement souriant d'un amateur
+émerveillé par l'exécution magistrale de quelque tour de force. Dans la
+salle, au milieu du tonnerre des bravos, des membres se penchaient,
+chuchotaient, surpris, les lèvres pincées. Clorinde avait abandonné ses
+bras sur le velours rouge de la rampe, toute sérieuse.
+
+Rougon continuait.
+
+«Aujourd'hui, l'heure que nous avons tous attendue avec impatience a
+enfin sonné. Il n'y a plus aucun danger à faire de la France prospère
+une France libre. Les passions anarchiques sont mortes. L'énergie du
+souverain et la volonté solennelle du pays ont pour toujours refoulé
+dans le néant les époques abominables de perversion publique. La liberté
+est devenue possible, le jour où a été vaincue cette faction qui
+s'obstinait à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. C'est
+pourquoi l'empereur a cru devoir retirer sa puissante main; refusant les
+prérogatives excessives du pouvoir comme un fardeau inutile, estimant
+son règne indiscutable au point de le laisser discuter. Et il n'a pas
+reculé devant la pensée d'engager l'avenir; il ira jusqu'au bout de sa
+tâche de délivrance, il rendra les libertés une à une, aux époques
+marquées par sa sagesse. Désormais, c'est ce programme de progrès
+continu que nous avons la mission de défendre dans cette assemblée...»
+Un des cinq députés de la gauche se leva indigné, en disant:
+
+«Vous avez été le ministre de la répression à outrance!» Et un autre
+ajouta avec passion:
+
+«Les pourvoyeurs de Cayenne et de Lambessa n'ont pas le droit de parler
+au nom de la liberté!» Une explosion de murmures monta. Beaucoup de
+députés ne comprenaient pas, se penchaient, interrogeant leurs voisins.
+M. de Marsy feignit de ne pas avoir entendu; et il se contenta de
+menacer les interrupteurs, de les rappeler à l'ordre.
+
+«On vient de me reprocher...», reprit Rougon.
+
+Mais des cris s'élevèrent à droite, l'empêchèrent de continuer. «Non,
+non, ne répondez pas!
+
+--Ces injures ne sauraient vous atteindre!» Alors, il apaisa la Chambre
+d'un geste; et, s'appuyant des deux poings au bord de la tribune, il se
+tourna vers la gauche, d'un air de sanglier acculé.
+
+«Je ne répondrai pas», déclara-t-il tranquillement.
+
+Ce n'était encore que l'exorde. Bien qu'il eût promis de ne pas réfuter
+le discours du député de la gauche, il entra ensuite dans une discussion
+minutieuse. Il fit d'abord un exposé très complet des arguments de son
+adversaire; il y mettait une sorte de coquetterie, une impartialité dont
+l'effet était immense, comme dédaigneux de toutes ces bonnes raisons et
+prêt à les écarter d'un souffle. Puis, il parut oublier de les
+combattre, il ne répondit à aucune, il s'attaqua à la plus faible
+d'entre elles avec une violence inouïe, un flot de paroles qui la noya.
+On l'applaudissait, il triomphait. Son grand corps emplissait la
+tribune. Ses épaules, balancées, suivaient le roulis de ses phrases. Il
+avait l'éloquence banale, incorrecte, toute hérissée de questions de
+droit, enflant les lieux communs, les faisant crever en coups de foudre.
+Il tonnait, il brandissait des mots bêtes. Sa seule supériorité
+d'orateur était son haleine, une haleine immense, infatigable, berçant
+les périodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier
+de ce qu'elle charriait.
+
+Après avoir parlé une heure sans un arrêt, il but une gorgée d'eau, il
+souffla un peu, en rangeant les notes placées devant lui.
+
+«Reposez-vous!» dirent plusieurs députés.
+
+Mais il ne se sentait pas fatigué. Il voulut terminer.
+
+«Que vous demande-t-on, messieurs?
+
+--Écoutez! écoutez!» Une profonde attention tint de nouveau les faces
+muettes, tournées vers lui. A certains éclats de sa voix, des mouvements
+agitaient la Chambre d'un bout à l'autre, comme sous un grand vent.
+
+«On vous demande, messieurs, d'abroger la loi de sûreté générale. Je ne
+rappellerai pas l'heure à jamais maudite où cette loi fut une arme
+nécessaire; il s'agissait de rassurer le pays, de sauver la France d'un
+nouveau cataclysme. Aujourd'hui, l'arme est au fourreau.
+
+Le gouvernement, qui s'en est toujours servi avec la plus grande
+modération...
+
+--C'est vrai!
+
+--Le gouvernement ne l'applique plus que dans certains cas tout à fait
+exceptionnels. Elle ne gêne personne, si ce n'est les sectaires qui
+nourrissent encore la coupable folie de vouloir retourner aux plus
+mauvais jours de notre histoire. Parcourez nos villes, parcourez nos
+campagnes, vous y verrez partout la paix et la prospérité; interrogez
+les hommes d'ordre, aucun ne sent peser sur ses épaules ces lois
+d'exception dont on nous fait un si grand crime. Je le répète, entre les
+mains paternelles du gouvernement, elles continuent à sauvegarder la
+société contre des entreprises odieuses dont le succès, d'ailleurs, est
+désormais impossible. Les honnêtes gens n'ont pas à se préoccuper de
+leur existence.
+
+Laissons-les où elles dorment, jusqu'au jour où le souverain croira
+devoir les briser lui-même.... Que vous demande-t-on encore, messieurs?
+la sincérité des élections, la liberté de la presse, toutes les libertés
+imaginables. Ah! laissez-moi me reposer ici dans le spectacle des
+grandes choses que l'empire a déjà accomplies.
+
+Autour de moi, partout où je porte les yeux, j'aperçois les libertés
+publiques croître et donner des fruits splendides. Mon émotion est
+profonde. La France, si abaissée, se relève, offre au monde l'exemple
+d'un peuple conquérant son émancipation par sa bonne conduite. A cette
+heure, les jours d'épreuve sont passés. Il n'est plus question de
+dictature, de gouvernement autoritaire.
+
+Nous sommes tous les ouvriers de la liberté...
+
+--Bravo! bravo!
+
+--On demande la sincérité des élections. Le suffrage universel, appliqué
+sur sa base la plus large, n'est-il pas la condition primordiale
+d'existence de l'empire? Sans doute le gouvernement recommande ses
+candidats.
+
+Est-ce que la révolution n'appuie pas les siens avec une audace
+impudente? On nous attaque, nous nous défendons, rien de plus juste. On
+voudrait nous bâillonner, nous lier les mains, nous réduire à l'état de
+cadavre.
+
+C'est ce que nous n'accepterons jamais. Par amour pour le pays, nous
+serons toujours là, à le conseiller, à lui dire où sont ses véritables
+intérêts. Il reste, d'ailleurs, le maître absolu de son sort. Il vote,
+et nous nous inclinons. Les membres de l'opposition qui appartiennent à
+cette assemblée, où ils jouissent d'une entière liberté de parole, sont
+une preuve de notre respect pour les arrêts du suffrage universel. Les
+révolutionnaires doivent s'en prendre au pays, si le pays acclame
+l'empire par des majorités écrasantes.... Dans le parlement, toutes les
+entraves au libre contrôle sont aujourd'hui brisées; Le souverain a
+voulu donner aux grands corps de l'État une participation plus directe à
+sa politique et un témoignage éclatant de sa confiance. Vous pourrez
+désormais discuter les actes du pouvoir, exercer dans son plein le droit
+d'amendement, émettre des voeux motivés. Chaque année, l'adresse sera
+comme un rendez-vous entre l'empereur et les représentants de la nation,
+où ceux-ci auront la faculté de tout dire avec franchise. C'est de la
+discussion au grand jour que naissent les États forts. La tribune est
+rétablie, cette tribune illustrée par tant d'orateurs dont l'histoire a
+gardé les noms. Un parlement qui discute est un parlement qui travaille.
+Et voulez-vous connaître toute ma pensée? je suis heureux de voir ici un
+groupe de députés opposants. Il y aura toujours parmi nous des
+adversaires qui chercheront à nous prendre en faute, et qui mettront
+ainsi en pleine lumière notre honorabilité.
+
+Nous réclamons pour eux les immunités les plus larges.
+
+Nous ne craignons ni la passion, ni le scandale, ni les abus de la
+parole, si dangereux qu'ils puissent être.... Quant à la presse,
+messieurs, elle n'a jamais joui d'une liberté plus entière, sous aucun
+gouvernement décidé à se faire respecter. Toutes les grandes questions,
+tous les intérêts sérieux ont des organes. L'administration ne combat
+que la propagation des doctrines funestes, le colportage du poison.
+Mais, entendez-moi bien, nous sommes tous pleins de déférence pour la
+presse honnête, qui est la grande voix de l'opinion publique. Elle nous
+aide dans notre tâche, elle est l'outil du siècle. Si le gouvernement
+l'a prise dans ses mains, c'est uniquement pour ne pas la laisser aux
+mains de ses ennemis...» Des rires approbateurs s'élevèrent. Rougon,
+cependant, approchait de la péroraison. Il empoignait le bois de la
+tribune de ses doigts crispés. Il jetait son corps en avant, balayait
+l'air de son bras droit. Sa voix roulait avec une sonorité de torrent.
+Brusquement, au milieu de son idylle libérale, il parut pris d'une
+fureur haletante. Son poing tendu, lancé en manière de bélier, menaçait
+quelque chose, là-bas, dans le vide. Cet adversaire invisible, c'était
+le spectre rouge. En quelques phrases dramatiques, il montra le spectre
+rouge secouant son drapeau ensanglanté, promenant sa torche incendiaire,
+laissant derrière lui des ruisseaux de boue et de sang. Tout le tocsin
+des journées d'émeute sonnait dans sa voix, avec le sifflement des
+balles, les caisses de la Banque éventrées, l'argent des bourgeois volé
+et partagé. Sur les bancs, les députés pâlissaient. Puis, Rougon
+s'apaisa; et, à grands coups de louanges qui avaient des bruits balancés
+d'encensoir, il termina en parlant de l'empereur.
+
+«Dieu merci! nous sommes sous l'égide de ce prince que la Providence a
+choisi pour nous sauver dans un jour de miséricorde infinie. Nous
+pouvons nous reposer à l'abri de sa haute intelligence. Il nous a pris
+par la main, et il nous conduit pas à pas vers le port, au milieu des
+écueils.» Des acclamations retentirent. La séance fut suspendue pendant
+près de dix minutes. Un flot de députés s'était précipité au-devant du
+ministre qui regagnait son banc, le visage en sueur, les flancs encore
+agités de son grand souffle. M. La Rouquette, M. de Combelot, cent
+autres, le félicitaient, allongeaient le bras pour tâcher de lui prendre
+une poignée de main au passage.
+
+C'était comme un long ébranlement qui se continuait dans la salle. Les
+tribunes elles-mêmes parlaient et gesticulaient. Sous la baie
+ensoleillée du plafond, parmi ces dorures, ces marbres, ce luxe grave
+tenant du temple et du cabinet d'affaires, une agitation de place
+publique roulait, des rires de doute, des étonnements bruyants, des
+admirations exaltées, la clameur d'une foule secouée de passion. Les
+regards de M. de Marsy et de Clorinde s'étant rencontrés, ils eurent
+tous deux un hochement de tête; ils avouaient la victoire du grand
+homme. Rougon, par son discours, venait de commencer la prodigieuse
+fortune qui devait le porter si haut.
+
+Un député, cependant, était à la tribune. Il avait un visage rasé, d'un
+blanc de cire, avec de longs cheveux jaunes dont les boucles rares
+tombaient sur ses épaules.
+
+Roide, sans un geste, il parcourait de grandes feuilles de papier, le
+manuscrit d'un discours qu'il se mit à lire d'une voix molle. Les
+huissiers jetaient leur cri:
+
+«Silence, messieurs!... Veuillez faire silence!» L'orateur avait des
+explications à demander au gouvernement. Il se montrait très irrité de
+l'attitude expectante de la France, en présence du Saint-Siège menacé
+par l'Italie. Le pouvoir temporel était l'arche sainte, et l'adresse
+devait contenir un voeu formel, une injonction même, pour son maintien
+intégral. Le discours entrait dans des considérations historiques,
+démontrait que le droit chrétien, plusieurs siècles avant les traités de
+1815, avait établi l'ordre politique en Europe. Puis, venaient des
+phrases d'une rhétorique terrifiée, l'orateur disait voir avec effroi la
+vieille société européenne se dissoudre au milieu des convulsions des
+peuples. Par moments, à certaines allusions trop directes contre le roi
+d'Italie, des rumeurs s'élevaient dans la salle. Mais à droite, le
+groupe compact des députés cléricaux, près d'une centaine de membres,
+attentifs, soulignaient les moindres passages par leur assentiment,
+applaudissaient chaque fois que leur collègue nommait le pape, avec une
+légère salutation dévote.
+
+L'orateur, en terminant, eut une phrase couverte de bravos.
+
+«Il me déplaît, dit-il, que Venise la superbe, la reine de l'Adriatique
+soit devenue l'obscure vassale de Turin.» Rougon, la nuque encore
+mouillée de sueur, la voix enrouée, son grand corps brisé par son
+premier discours, s'entêta à répondre tout de suite. Ce fut un beau
+spectacle. Il étala sa fatigue, la mit en scène, se traîna à la tribune,
+où il balbutia d'abord des paroles éteintes. Il se plaignait avec
+amertume de trouver parmi les adversaires du gouvernement des hommes
+considérables, si dévoués jusque-là aux institutions impériales. Il y
+avait sûrement malentendu; ils ne voudraient pas grossir les rangs des
+révolutionnaires, ébranler un pouvoir dont l'effort constant était
+d'assurer le triomphe de la religion. Et, tourné vers la droite, il leur
+adressait des gestes pathétiques, il leur parlait avec une humilité
+pleine de ruse, comme à des ennemis puissants, aux seuls ennemis devant
+lesquels il tremblât.
+
+Mais peu à peu, sa voix avait repris toute son emphase. Il emplissait la
+salle de son mugissement, il se tapait la poitrine à grands coups de
+poing.
+
+«On nous a accusé d'irréligion. On a menti! Nous sommes l'enfant
+respectueux de l'Église et nous avons le bonheur de croire.... Oui,
+messieurs, la foi est notre guide et notre soutien, dans cette tâche du
+gouvernement, si lourde parfois à porter. Qu'adviendrait-il de nous, si
+nous ne nous abandonnions pas aux mains de la Providence? Nous avons la
+seule prétention d'être l'humble exécuteur de ses desseins, l'instrument
+docile des volontés de Dieu. C'est là ce qui nous permet de parler haut
+et de faire un peu de bien.... Et, messieurs, je suis heureux de cette
+occasion pour m'agenouiller ici, avec toute la ferveur de mon coeur de
+catholique, devant le souverain pontife, devant ce vieillard auguste
+dont la France restera la fille vigilante et dévouée.» Les
+applaudissements n'attendirent pas la fin de la phrase. Le triomphe
+tournait à l'apothéose. La salle croulait.
+
+A la sortie, Clorinde guetta Rougon. Ils n'avaient plus échangé une
+parole depuis trois ans. Lorsqu'il parut, rajeuni, comme allégé, ayant
+démenti en une heure toute sa vie politique, prêt à satisfaire, sous la
+fiction du parlementarisme, son furieux appétit d'autorité, elle céda à
+un entraînement, elle alla vers lui, la main tendue, les yeux attendris
+et humides d'une caresse, en disant:
+
+«Vous êtes tout de même d'une jolie force, vous.»
+
+
+
+
+
+
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+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
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Binary files differ
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+The Project Gutenberg EBook of Son Excellence Eugène Rougon, by Émile Zola
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Son Excellence Eugène Rougon
+
+Author: Émile Zola
+
+Release Date: January 20, 2006 [EBook #17557]
+[This file last updated January 14, 2011]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON ***
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+Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif
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+</td></tr>
+</table>
+
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+<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#table">I</a></h2>
+
+
+<p>Le pr&eacute;sident &eacute;tait encore debout, au milieu du l&eacute;ger tumulte que son
+entr&eacute;e venait de produire. Il s'assit, en disant &agrave; demi-voix,
+n&eacute;gligemment:</p>
+
+<p>&laquo;La s&eacute;ance est ouverte.&raquo; Et il classa les projets de loi, plac&eacute;s devant
+lui, sur le bureau. A sa gauche, un secr&eacute;taire, myope, le nez sur le
+papier, lisait le proc&egrave;s-verbal de la derni&egrave;re s&eacute;ance, d'un balbutiement
+rapide que pas un d&eacute;put&eacute; n'&eacute;coutait.</p>
+
+<p>Dans le brouhaha de la salle, cette lecture n'arrivait qu'aux oreilles
+des huissiers, tr&egrave;s dignes, tr&egrave;s corrects, en face des poses abandonn&eacute;es
+des membres de la Chambre.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas cent d&eacute;put&eacute;s pr&eacute;sents. Les uns se renversaient &agrave; demi
+sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues, sommeillant d&eacute;j&agrave;.
+D'autres, pli&eacute;s au bord de leurs pupitres comme sous l'ennui de cette
+corv&eacute;e d'une s&eacute;ance publique, battaient doucement l'acajou du bout de
+leurs doigts. Par la baie vitr&eacute;e qui taillait dans le ciel une demi-lune
+grise, tout le pluvieux apr&egrave;s-midi de mai entrait, tombant d'aplomb,
+&eacute;clairant r&eacute;guli&egrave;rement la s&eacute;v&eacute;rit&eacute; pompeuse de la salle. La lumi&egrave;re
+descendait les gradins en une large nappe rougie, d'un &eacute;clat sombre,
+allum&eacute;e &ccedil;&agrave; et l&agrave; d'un reflet rose, aux encoignures des bancs vides;
+tandis que, derri&egrave;re le pr&eacute;sident, la nudit&eacute; des statues et des
+sculptures arr&ecirc;tait des pans de clart&eacute; blanche.</p>
+
+<p>Un d&eacute;put&eacute;, au troisi&egrave;me banc, &agrave; droite, &eacute;tait rest&eacute; debout, dans
+l'&eacute;troit passage. Il frottait de la main son rude collier de barbe
+grisonnante, l'air pr&eacute;occup&eacute;. Et, comme un huissier montait, il l'arr&ecirc;ta
+et lui adressa une question &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>&laquo;Non, monsieur Kahn, r&eacute;pondit l'huissier, M. le pr&eacute;sident du conseil
+d'&Eacute;tat n'est pas encore arriv&eacute;.&raquo; Alors, M. Kahn s'assit. Puis, se
+tournant brusquement vers son voisin de gauche:</p>
+
+<p>&laquo;Dites donc, B&eacute;juin, demanda-t-il, est-ce que vous avez vu Rougon, ce
+matin?&raquo;</p>
+
+<p>M. B&eacute;juin, un petit homme maigre, noir, de mine silencieuse, leva la
+t&ecirc;te, les paupi&egrave;res battantes, la t&ecirc;te ailleurs. Il avait tir&eacute; la
+planchette de son pupitre. Il faisait sa correspondance, sur du papier
+bleu &agrave; en-t&ecirc;te commercial, portant ces mots: B&eacute;juin et Ce, cristallerie
+de Saint-Florent.</p>
+
+<p>&laquo;Rougon? r&eacute;p&eacute;ta-t-il. Non, je ne l'ai pas vu. Je n'ai pas eu le temps de
+passer au Conseil d'&eacute;tat.&raquo; Et il se remit pos&eacute;ment &agrave; sa besogne. Il
+consultait un carnet, il &eacute;crivait sa deuxi&egrave;me lettre, sous le
+bourdonnement confus du secr&eacute;taire, qui achevait la lecture du
+proc&egrave;s-verbal.</p>
+
+<p>M. Kahn se renversa, les bras crois&eacute;s. Sa figure aux traits forts, dont
+le grand nez bien fait trahissait une origine juive, restait maussade.
+Il regarda les rosaces d'or du plafond, s'arr&ecirc;ta au ruissellement d'une
+averse qui crevait en ce moment sur les vitres de la baie; puis, les
+yeux perdus, il parut examiner attentivement l'ornementation compliqu&eacute;e
+du grand mur qu'il avait en face de lui. Aux deux bouts, il fut retenu
+un instant par les panneaux tendus de velours vert, charg&eacute;s d'attributs
+et d'encadrements dor&eacute;s. Puis, apr&egrave;s avoir mesur&eacute; d'un regard les paires
+de colonnes, entre lesquelles les statues all&eacute;goriques de la Libert&eacute; et
+de l'Ordre public mettaient leur face de marbre aux prunelles vides, il
+finit par s'absorber dans le spectacle du rideau de soie verte, qui
+cachait la fresque repr&eacute;sentant Louis-Philippe pr&ecirc;tant serment &agrave; la
+Charte.</p>
+
+<p>Cependant, le secr&eacute;taire s'&eacute;tait assis. Le brouhaha continuait dans la
+salle. Le pr&eacute;sident, sans se presser, feuilletait toujours des papiers.
+Il appuya machinalement la main sur la p&eacute;dale de la sonnette, dont la
+grosse sonnerie ne d&eacute;rangea pas une seule des conversations
+particuli&egrave;res. Et, debout au milieu du bruit, il resta l&agrave; un moment, &agrave;
+attendre.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, commen&ccedil;a-t-il, j'ai re&ccedil;u une lettre...&raquo; Il s'interrompit
+pour donner un nouveau coup de sonnette, attendant encore, dominant de
+sa figure grave et ennuy&eacute;e le bureau monumental, qui &eacute;tageait au-dessous
+de lui ses panneaux de marbre rouge encadr&eacute;s de marbre blanc. Sa
+redingote boutonn&eacute;e se d&eacute;tachait sur le bas-relief plac&eacute; derri&egrave;re le
+bureau, o&ugrave; elle coupait d'une ligne noire les p&eacute;plums de l'Agriculture
+et de l'Industrie, aux profils antiques.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, reprit-il, lorsqu'il eut obtenu un peu de silence, j'ai re&ccedil;u
+une lettre de M. de Lamberthon, dans laquelle il s'excuse de ne pouvoir
+assister &agrave; la s&eacute;ance d'aujourd'hui.&raquo; Il y eut un l&eacute;ger rire sur un banc,
+le sixi&egrave;me en face du bureau. C'&eacute;tait un d&eacute;put&eacute; tout jeune, vingt-huit
+ans au plus, blond et adorable, qui &eacute;touffait dans ses mains blanches
+une gaiet&eacute; de jolie femme. Un de ses coll&egrave;gues, &eacute;norme, se rapprocha de
+trois places, pour lui demander &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que Lamberthon a vraiment trouv&eacute; sa femme...? Contez-moi donc
+&ccedil;a, La Rouquette.&raquo; Le pr&eacute;sident avait pris une poign&eacute;e de papiers. Il
+parlait d'une voix monotone; des lambeaux de phrase arrivaient jusqu'au
+fond de la salle.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a des demandes de cong&eacute;... M. Blachet, M. Buquin-Lecomte, M. de la
+Villardi&egrave;re...&raquo; Et, pendant que la Chambre consult&eacute;e accordait les
+cong&eacute;s, M. Kahn, las sans doute de consid&eacute;rer la soie verte tendue
+devant l'image s&eacute;ditieuse de Louis-Philippe, s'&eacute;tait tourn&eacute; &agrave; demi pour
+regarder les tribunes.</p>
+
+<p>Au-dessus du soubassement de marbre jaune vein&eacute; de laque, un seul rang
+de tribunes mettait, d'une colonne &agrave; l'autre, des bouts de rampe de
+velours amarante; tandis que, tout en haut, un lambrequin de cuir gaufr&eacute;
+n'arrivait pas &agrave; dissimuler le vide laiss&eacute; par la suppression du second
+rang, r&eacute;serv&eacute; aux journalistes et au public, avant l'Empire. Entre les
+grosses colonnes, jaunies, d&eacute;veloppant leur pompe un peu lourde autour
+de l'h&eacute;micycle, les &eacute;troites loges s'enfon&ccedil;aient, pleines d'ombre,
+presque vides, &eacute;gay&eacute;es par trois ou quatre toilettes claires de femme.
+&laquo;Tiens! le colonel Jobelin est venu&raquo;, murmura M. Kahn.</p>
+
+<p>Il sourit au colonel, qui l'avait aper&ccedil;u. Le colonel Jobelin portait la
+redingote bleu fonc&eacute; qu'il avait adopt&eacute;e comme uniforme civil, depuis sa
+retraite. Il &eacute;tait tout seul dans la tribune des questeurs, avec sa
+rosette d'officier, si grande qu'elle semblait le n&oelig;ud d'un foulard.</p>
+
+<p>Plus loin, &agrave; gauche, les yeux de M. Kahn venaient de se fixer sur un
+jeune homme et une jeune femme, serr&eacute;s tendrement l'un contre l'autre,
+dans un coin de la tribune du Conseil d'&Eacute;tat. Le jeune homme se penchait
+&agrave; tous moments, parlait dans le cou de la jeune femme, qui souriait d'un
+air doux, sans le regarder, les yeux fix&eacute;s sur la figure all&eacute;gorique de
+l'Ordre public.</p>
+
+<p>&laquo;Dites donc, B&eacute;juin?&raquo; murmura le d&eacute;put&eacute; en poussant son coll&egrave;gue du
+genou.</p>
+
+<p>M. B&eacute;juin &eacute;tait &agrave; sa cinqui&egrave;me lettre. Il leva la t&ecirc;te, effar&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;-haut, tenez, vous ne voyez pas le petit d'Escoraill&eacute;s et la jolie
+Mme Bouchard. Je parie qu'il lui pince les hanches. Elle a des yeux
+mourants.... Tous les amis de Rougon se sont donc donn&eacute; rendez-vous. Il
+y a encore l&agrave;, dans la tribune du public, Mme Correur et le m&eacute;nage
+Charbonnel.&raquo;</p>
+
+<p>Un coup de sonnette plus prolong&eacute; retentit. Un huissier lan&ccedil;a d'une
+belle voix de basse: &laquo;Silence, messieurs!&raquo; On &eacute;couta. Et le pr&eacute;sident
+dit cette phrase, dont pas un mot ne fut perdu: &laquo;M. Kahn demande
+l'autorisation de faire imprimer le discours qu'il a prononc&eacute; dans la
+discussion du projet de loi relatif &agrave; l'&eacute;tablissement d'une taxe
+municipale sur les voitures et les chevaux circulant dans Paris.&raquo; Un
+murmure courut sur les bancs, et les conversations reprirent. M. La
+Rouquette &eacute;tait venu s'asseoir pr&egrave;s de M. Kahn.</p>
+
+<p>&laquo;Vous travaillez donc pour les populations, vous?&raquo; lui dit-il en
+plaisantant.</p>
+
+<p>Puis, sans le laisser r&eacute;pondre, il ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;Vous n'avez pas vu Rougon? vous n'avez rien appris?... Tout le monde
+parle de la chose. Il para&icirc;t qu'il n'y a encore rien de certain.&raquo; Il se
+tourna, il regarda l'horloge.</p>
+
+<p>&laquo;D&eacute;j&agrave; deux heures vingt! C'est moi qui filerais, s'il n'y avait pas la
+lecture de ce diable de rapport!... Est-ce vraiment pour aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;On nous a tous pr&eacute;venus, r&eacute;pondit M. Kahn. Je n'ai pas entendu dire
+qu'il y e&ucirc;t contrordre. Vous ferez bien de rester. On votera les quatre
+cent mille francs du bapt&ecirc;me tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, reprit M. La Rouquette. Le vieux g&eacute;n&eacute;ral Legrain, qui se
+trouve en ce moment perclus des deux jambes, s'est fait apporter par son
+domestique; il est dans la salle des conf&eacute;rences, &agrave; attendre le vote....
+L'empereur a raison de compter sur le d&eacute;vouement du Corps l&eacute;gislatif
+tout entier. Pas une de nos voix ne doit lui manquer, dans cette
+occasion solennelle.&raquo; Le jeune d&eacute;put&eacute; avait fait un grand effort pour se
+donner la mine s&eacute;rieuse d'un homme politique. Sa figure poupine, &eacute;gay&eacute;e
+de quelques poils blonds, se rengorgeait sur sa cravate, avec un l&eacute;ger
+balancement. Il parut go&ucirc;ter un instant les deux derni&egrave;res phrases
+d'orateur qu'il avait trouv&eacute;es. Puis, brusquement, il partit d'un &eacute;clat
+de rire.</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! dit-il; que ces Charbonnel ont une bonne t&ecirc;te!&raquo; Alors, M.
+Kahn et lui plaisant&egrave;rent aux d&eacute;pens des Charbonnel. La femme avait un
+ch&acirc;le jaune extravagant; le mari portait une de ces redingotes de
+province, qui semblent taill&eacute;es &agrave; coups de hache; et tous deux, larges,
+rouges, &eacute;cras&eacute;s, appuyaient presque le menton sur le velours de la
+rampe, pour mieux suivre la s&eacute;ance, &agrave; laquelle leurs yeux &eacute;carquill&eacute;s ne
+paraissaient rien comprendre.</p>
+
+<p>&laquo;Si Rougon saute, murmura M. La Rouquette, je ne donne pas deux sous du
+proc&egrave;s des Charbonnel.... C'est comme Mme Correur...&raquo; Il se pencha &agrave;
+l'oreille de M. Kahn, et continua tr&egrave;s bas:</p>
+
+<p>&laquo;En somme, vous qui connaissez Rougon, dites-moi au juste ce que c'est
+que Mme Correur. Elle a tenu un h&ocirc;tel, n'est-ce pas? Autrefois, elle
+logeait Rougon. On raconte m&ecirc;me qu'elle lui pr&ecirc;tait de l'argent.... Et
+maintenant, quel m&eacute;tier fait-elle?&raquo;</p>
+
+<p>M. Kahn &eacute;tait devenu tr&egrave;s grave. Il frottait son collier de barbe, d'une
+main lente. &laquo;Mme Correur est une dame fort respectable&raquo;, dit-il
+nettement.</p>
+
+<p>Ce mot coupa court &agrave; la curiosit&eacute; de M. La Rouquette. Il pin&ccedil;a les
+l&egrave;vres, de l'air d'un &eacute;colier qui vient de recevoir une le&ccedil;on. Tous deux
+regard&egrave;rent un instant en silence Mme Correur, assise pr&egrave;s des
+Charbonnel.</p>
+
+<p>Elle avait une robe de soie mauve, tr&egrave;s voyante, avec beaucoup de
+dentelles et de bijoux; la face trop rose, le front couvert de petits
+frisons de poup&eacute;e blonde, elle montrait son cou gras, encore tr&egrave;s beau
+malgr&eacute; ses quarante-huit ans.</p>
+
+<p>Mais, au fond de la salle, il y eut tout d'un coup un bruit de porte, un
+tapage de jupes, qui fit tourner les t&ecirc;tes. Une grande fille, d'une
+admirable beaut&eacute;, mise tr&egrave;s &eacute;trangement, avec une robe de satin vert
+d'eau mal faite, venait d'entrer dans la loge du Corps diplomatique,
+suivie d'une dame &acirc;g&eacute;e, v&ecirc;tue de noir.</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! la belle Clorinde!&raquo; murmura M. La Rouquette, qui se leva pour
+saluer &agrave; tout hasard.</p>
+
+<p>M. Kahn s'&eacute;tait lev&eacute; &eacute;galement. Il se pencha vers M. B&eacute;juin, occup&eacute; &agrave;
+mettre ses lettres sous enveloppe.</p>
+
+<p>&laquo;Dites donc, B&eacute;juin, murmura-t-il, la comtesse Balbi et sa fille sont
+l&agrave;... Je monte leur demander si elles n'ont pas vu Rougon.&raquo;</p>
+
+<p>Au bureau, le pr&eacute;sident avait pris une nouvelle poign&eacute;e de papiers. Il
+donna, sans cesser de lire, un regard &agrave; la belle Clorinde Balbi, dont
+l'arriv&eacute;e soulevait un chuchotement dans la salle. Et, tout en passant
+les feuilles une &agrave; une &agrave; un secr&eacute;taire, il disait sans points ni
+virgules, d'une fa&ccedil;on interminable:</p>
+
+<p>&laquo;Pr&eacute;sentation d'un projet de loi tendant &agrave; proroger la perception d'une
+surtaxe &agrave; l'octroi de la ville de Lille.... Pr&eacute;sentation d'un projet de
+loi relatif &agrave; la r&eacute;union en une seule commune des communes de
+Doulevant-le-Petit et de Ville-en-Blaisois (Haute-Marne).&raquo; Quand M. Kahn
+redescendit, il &eacute;tait d&eacute;sol&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;D&eacute;cid&eacute;ment, personne ne l'a vu, dit-il &agrave; ses coll&egrave;gues B&eacute;juin et La
+Rouquette, qu'il rencontra au bas de l'h&eacute;micycle. On m'a assur&eacute; que
+l'empereur l'avait fait demander hier soir, mais j'ignore ce qu'il est
+r&eacute;sult&eacute; de l'entretien.... Rien n'est ennuyeux comme de ne pas savoir &agrave;
+quoi s'en tenir.&raquo;</p>
+
+<p>M. La Rouquette, pendant qu'il tournait le dos, murmura &agrave; l'oreille de
+M. B&eacute;juin:</p>
+
+<p>&laquo;Ce pauvre Kahn a joliment peur que Rougon ne se f&acirc;che avec les
+Tuileries. Il pourrait courir apr&egrave;s son chemin de fer.&raquo; Alors, M.
+B&eacute;juin, qui parlait peu, l&acirc;cha gravement cette phrase:</p>
+
+<p>&laquo;Le jour o&ugrave; Rougon quittera le Conseil d'&Eacute;tat, ce sera une perte pour
+tout le monde.&raquo; Et il appela du geste un huissier, pour le prier d'aller
+jeter &agrave; la bo&icirc;te les lettres qu'il venait d'&eacute;crire.</p>
+
+<p>Les trois d&eacute;put&eacute;s rest&egrave;rent au pied du bureau, &agrave; gauche. Ils caus&egrave;rent
+prudemment de la disgr&acirc;ce qui mena&ccedil;ait Rougon. C'&eacute;tait une histoire
+compliqu&eacute;e. Un parent &eacute;loign&eacute; de l'imp&eacute;ratrice, un sieur Rodriguez,
+r&eacute;clamait au gouvernement fran&ccedil;ais une somme de deux millions, depuis
+1808. Pendant la guerre d'Espagne, ce Rodriguez, qui &eacute;tait armateur, eut
+un navire charg&eacute; de sucre et de caf&eacute; captur&eacute; dans le golfe de Gascogne
+et men&eacute; &agrave; Brest par une de nos fr&eacute;gates, la Vitilante. A la suite de
+l'instruction que fit la commission locale, l'officier d'administration
+conclut &agrave; la validit&eacute; de la capture, sans en r&eacute;f&eacute;rer au Conseil des
+prises.</p>
+
+<p>Cependant, le sieur Rodriguez s'&eacute;tait empress&eacute; de se pourvoir au Conseil
+d'&Eacute;tat. Puis, il &eacute;tait mort, et son fils, sous tous les gouvernements,
+avait tent&eacute; vainement d'&eacute;voquer l'affaire, jusqu'au jour o&ugrave; un mot de
+son arri&egrave;re-petite-cousine, devenue toute-puissante, finit par faire
+mettre le proc&egrave;s au r&ocirc;le.</p>
+
+<p>Au-dessus de leurs t&ecirc;tes, les trois d&eacute;put&eacute;s entendaient la voix monotone
+du pr&eacute;sident, qui continuait:</p>
+
+<p>&laquo;Pr&eacute;sentation d'un projet de loi autorisant le d&eacute;partement du Calvados
+&agrave; ouvrir un emprunt de trois cent mille francs.... Pr&eacute;sentation d'un
+projet de loi autorisant la ville d'Amiens &agrave; ouvrir un emprunt de deux
+cent mille francs pour la cr&eacute;ation de nouvelles promenades....
+Pr&eacute;sentation d'un projet de loi autorisant le d&eacute;partement des
+C&ocirc;tes-du-Nord &agrave; ouvrir un emprunt de trois cent quarante-cinq mille
+francs, destin&eacute; &agrave; couvrir les d&eacute;ficits des cinq derni&egrave;res ann&eacute;es...&raquo; &laquo;La
+v&eacute;rit&eacute; est, dit M. Kahn en baissant encore la voix, que le Rodriguez en
+question avait eu une invention fort ing&eacute;nieuse. Il poss&eacute;dait avec un de
+ses gendres, fix&eacute; &agrave; New York, des navires jumeaux voyageant &agrave; volont&eacute;
+sous le pavillon am&eacute;ricain ou sous le pavillon espagnol, selon les
+dangers de la travers&eacute;e.... Rougon m'a affirm&eacute; que le navire captur&eacute;
+&eacute;tait bien &agrave; lui, et qu'il n'y avait aucunement lieu de faire droit &agrave;
+ses r&eacute;clamations.</p>
+
+<p>&mdash;D'autant plus, ajouta M. B&eacute;juin, que la proc&eacute;dure est inattaquable.
+L'officier d'administration de Brest avait parfaitement le droit de
+conclure &agrave; la validation, selon la coutume du port, sans en r&eacute;f&eacute;rer au
+Conseil des prises.&raquo; Il y eut un silence. M. La Rouquette, adoss&eacute; contre
+le soubassement de marbre, levait le nez, t&acirc;chait de fixer l'attention
+de la belle Clorinde.</p>
+
+<p>&laquo;Mais, demanda-t-il na&iuml;vement, pourquoi Rougon ne veut-il pas qu'on
+rende les deux millions au Rodriguez?</p>
+
+<p>Qu'est-ce que &ccedil;a lui fait?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a l&agrave; une question de conscience&raquo;, dit gravement M. Kahn.</p>
+
+<p>M. La Rouquette regarda ses deux coll&egrave;gues l'un apr&egrave;s l'autre; mais, les
+voyant solennels, il ne sourit m&ecirc;me pas.</p>
+
+<p>&laquo;Puis, continua M. Kahn comme r&eacute;pondant aux choses qu'il ne disait pas
+tout haut, Rougon a des ennuis, depuis que Marsy est ministre de
+l'int&eacute;rieur. Ils n'ont jamais pu se souffrir.... Rougon me disait que,
+sans son attachement &agrave; l'empereur, auquel il a d&eacute;j&agrave; rendu tant de
+services, il serait depuis longtemps rentr&eacute; dans la vie priv&eacute;e....
+Enfin, il n'est plus bien aux Tuileries, il sent la n&eacute;cessit&eacute; de faire
+peau neuve.</p>
+
+<p>&mdash;Il agit en honn&ecirc;te homme, r&eacute;p&eacute;ta M. B&eacute;juin.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit M. La Rouquette d'un air fin, s'il veut se retirer,
+l'occasion est bonne.... N'importe, ses amis seront d&eacute;sol&eacute;s. Voyez donc
+le colonel l&agrave;-haut, avec sa mine inqui&egrave;te; lui qui comptait si bien
+s'attacher son ruban rouge au cou, le 15 ao&ucirc;t prochain!... Et la jolie
+Mme Bouchard qui avait jur&eacute; que le digne M. Bouchard serait chef de
+division &agrave; l'Int&eacute;rieur avant six mois! Le petit d'Escorailles, l'enfant
+g&acirc;t&eacute; de Rougon, devait mettre la nomination sous la serviette de M.
+Bouchard, le jour de la f&ecirc;te de madame.... Tiens! o&ugrave; sont-ils donc, le
+petit d'Escorailles et la jolie Mme Bouchard?&raquo; Ces messieurs les
+cherch&egrave;rent. Enfin ils les d&eacute;couvrirent au fond de la tribune, dont ils
+occupaient le premier banc, &agrave; l'ouverture de la s&eacute;ance. Ils s'&eacute;taient
+r&eacute;fugi&eacute;s l&agrave;, dans l'ombre, derri&egrave;re un vieux monsieur chauve; et ils
+restaient bien tranquilles tous les deux, tr&egrave;s rouges.</p>
+
+<p>A ce moment, le pr&eacute;sident achevait sa lecture. Il jeta ces derniers mots
+d'une voix un peu tomb&eacute;e, qui s'embarrassait dans la rudesse barbare de
+la phrase:</p>
+
+<p>&laquo;Pr&eacute;sentation d'un projet de loi ayant pour objet d'autoriser
+l'&eacute;l&eacute;vation du taux d'int&eacute;r&ecirc;t d'un emprunt autoris&eacute; par la loi du 9 juin
+1853, et une imposition extraordinaire par le d&eacute;partement de la Manche.&raquo;</p>
+
+<p>M. Kahn venait de courir &agrave; la rencontre d'un d&eacute;put&eacute; qui entrait dans la
+salle. Il l'amena, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Voici M. de Combelot.... Il va nous donner des nouvelles.&raquo;</p>
+
+<p>M. de Combelot, un chambellan que le d&eacute;partement des Landes avait nomm&eacute;
+d&eacute;put&eacute; sur un d&eacute;sir formel exprim&eacute; par l'empereur, s'inclina d'un air
+discret, en attendant qu'on le questionn&acirc;t. C'&eacute;tait un grand bel homme,
+tr&egrave;s blanc de peau, avec une barbe d'un noir d'encre qui lui valait de
+vifs succ&egrave;s parmi les femmes.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, interrogea M. Kahn, qu'est-ce qu'on dit au ch&acirc;teau? Qu'est-ce
+que l'empereur a d&eacute;cid&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, r&eacute;pondit M. de Combelot en grasseyant, on dit bien des
+choses.... L'empereur a la plus grande amiti&eacute; pour M. le pr&eacute;sident du
+Conseil d'&Eacute;tat. Il est certain que l'entrevue a &eacute;t&eacute; tr&egrave;s amicale....
+Oui, elle a &eacute;t&eacute; tr&egrave;s amicale.&raquo; Et il s'arr&ecirc;ta, apr&egrave;s avoir pes&eacute; le mot,
+pour savoir s'il ne s'&eacute;tait pas trop avanc&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, la d&eacute;mission est retir&eacute;e? reprit M. Kahn, dont les yeux
+brill&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas dit cela, reprit le chambellan tr&egrave;s inquiet. Je ne sais
+rien. Vous comprenez, ma situation est particuli&egrave;re...&raquo; Il n'acheva pas,
+il se contenta de sourire, et se h&acirc;ta de monter &agrave; son banc. M. Kahn
+haussa les &eacute;paules, et s'adressant &agrave; M. La Rouquette:</p>
+
+<p>&laquo;Mais, j'y songe, vous devriez &ecirc;tre au courant, vous! Mme de Llorentz,
+votre s&oelig;ur, ne vous raconte donc rien?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ma s&oelig;ur est plus muette encore que M. de Combelot, dit le jeune
+d&eacute;put&eacute; en riant. Depuis qu'elle est dame du palais, elle a une gravit&eacute;
+de ministre.... Pourtant hier, elle m'assurait que la d&eacute;mission serait
+accept&eacute;e.... A ce propos, une bonne histoire. On a envoy&eacute;, para&icirc;t-il,
+une dame pour fl&eacute;chir Rougon. Vous ne savez pas ce qu'il a fait, Rougon?
+Il a mis la dame &agrave; la porte; notez qu'elle &eacute;tait d&eacute;licieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Rougon est chaste&raquo;, d&eacute;clara solennellement M. B&eacute;juin.</p>
+
+<p>M. La Rouquette fut pris d'un fou rire. Il protestait; il aurait cit&eacute;
+des faits, s'il avait voulu.</p>
+
+<p>&laquo;Ainsi, murmura-t-il, Mme Correur...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais! dit M. Kahn, vous ne connaissez pas cette histoire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, la belle Clorinde alors!</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! Rougon est trop fort pour s'oublier avec cette grande
+diablesse de fille.&raquo; Et ces messieurs se rapproch&egrave;rent, s'enfon&ccedil;ant dans
+une conversation risqu&eacute;e, &agrave; mots tr&egrave;s crus. Ils dirent les anecdotes qui
+circulaient sur ces deux Italiennes, la m&egrave;re et la fille, moiti&eacute;
+aventuri&egrave;res et moiti&eacute; grandes dames, qu'on rencontrait partout, au
+milieu de toutes les cohues: chez les ministres, dans les avant-sc&egrave;nes
+des petits th&eacute;&acirc;tres, sur les plages &agrave; la mode, au fond des auberges
+perdues. La m&egrave;re, assurait-on, sortait d'un lit royal; la fille, avec
+une ignorance de nos conventions fran&ccedil;aises qui faisait d'elle &laquo;une
+grande diablesse&raquo; originale et fort mal &eacute;lev&eacute;e, crevait des chevaux &agrave; la
+course, montrait ses bas sales et ses bottines &eacute;cul&eacute;es sur les trottoirs
+les jours de pluie, cherchait un mari avec des sourires hardis de femme
+faite. M. La Rouquette raconta que, chez le chevalier Rusconi, le l&eacute;gat
+d'Italie, elle &eacute;tait arriv&eacute;e, un soir de bal, en Diane chasseresse, si
+nue, qu'elle avait failli &ecirc;tre demand&eacute;e en mariage, le lendemain, par le
+vieux M. de Nougar&egrave;de, un s&eacute;nateur tr&egrave;s friand. Et, pendant cette
+histoire, les trois d&eacute;put&eacute;s jetaient des regards sur la belle Clorinde,
+qui, malgr&eacute; le r&egrave;glement, regardait les membres de la Chambre les uns
+apr&egrave;s les autres, &agrave; l'aide d'une grosse jumelle de th&eacute;&acirc;tre.</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, r&eacute;p&eacute;ta M. Kahn, jamais Rougon ne serait assez fou!... Il la
+dit tr&egrave;s intelligente, et il la nomme en riant "mademoiselle Machiavel."
+Elle l'amuse, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, conclut M. B&eacute;juin, Rougon a tort de ne pas se marier.... &Ccedil;a
+assoit un homme.&raquo; Alors, tous trois tomb&egrave;rent d'accord sur la femme
+qu'il faudrait &agrave; Rougon: une femme d'un certain &acirc;ge, trente-cinq ans au
+moins, riche, et qui t&icirc;nt sa maison sur un pied de haute honn&ecirc;tet&eacute;.</p>
+
+<p>Cependant le brouhaha grandissait. Ils s'oubliaient &agrave; ce point dans
+leurs anecdotes scabreuses, qu'ils ne s'apercevaient plus de ce qui se
+passait autour d'eux. Au loin, au fond des couloirs, on entendait la
+voix perdue des huissiers qui criaient: &laquo;En s&eacute;ance, messieurs, en
+s&eacute;ance!&raquo; Et des d&eacute;put&eacute;s arrivaient de tous les c&ocirc;t&eacute;s, par les portes
+d'acajou massif, ouvertes &agrave; deux battants, montrant les &eacute;toiles d'or de
+leurs panneaux. La salle, jusque-l&agrave; &agrave; moiti&eacute; vide, s'emplissait peu &agrave;
+peu. Des petits groupes, causant d'un air d'ennui d'un banc &agrave; l'autre,
+les dormeurs, &eacute;touffant leurs b&acirc;illements, &eacute;taient noy&eacute;s dans le flot
+montant, au milieu d'une distribution consid&eacute;rable de poign&eacute;es de main.
+En s'asseyant &agrave; leurs places, &agrave; droite comme &agrave; gauche, les membres se
+souriaient; ils avaient un air de famille, des visages &eacute;galement
+p&eacute;n&eacute;tr&eacute;s du pouvoir qu'ils venaient remplir l&agrave;. Un gros homme, sur le
+dernier banc, &agrave; gauche, qui s'&eacute;tait assoupi trop profond&eacute;ment, fut
+r&eacute;veill&eacute; par son voisin; et, quand celui-ci qui eut dit quelques mots &agrave;
+l'oreille, il se h&acirc;ta de se frotter les yeux, il prit une pose
+convenable. La s&eacute;ance, apr&egrave;s s'&ecirc;tre tra&icirc;n&eacute;e dans des questions
+d'affaires fort ennuyeuses pour ces messieurs, allait prendre un int&eacute;r&ecirc;t
+capital.</p>
+
+<p>Pouss&eacute;s par la foule, M. Kahn et ses deux coll&egrave;gues mont&egrave;rent jusqu'&agrave;
+leurs bancs, sans en avoir conscience. Ils continuaient &agrave; causer, en
+&eacute;touffant des rires. M. La Rouquette racontait une nouvelle histoire sur
+la belle Clorinde. Elle avait eu, un jour, l'&eacute;tonnante fantaisie de
+faire tendre sa chambre de draperies noires sem&eacute;es de larmes d'argent,
+et de recevoir l&agrave; ses intimes, couch&eacute;e sur son lit, ensevelie dans des
+couvertures &eacute;galement noires, qui ne laissaient passer que le bout de
+son nez.</p>
+
+<p>M. Kahn s'asseyait, lorsqu'il revint brusquement &agrave; lui.</p>
+
+<p>&laquo;Ce La Rouquette est idiot avec ses comm&eacute;rages! murmura-t-il. Voil&agrave; que
+j'ai manqu&eacute; Rougon, maintenant!&raquo; Et, se tournant vers son voisin d'un
+air furieux:</p>
+
+<p>&laquo;Dites donc, B&eacute;juin, vous auriez bien pu m'avertir!&raquo; Rougon, qui venait
+d'&ecirc;tre introduit avec le c&eacute;r&eacute;monie d'usage, &eacute;tait d&eacute;j&agrave; assis entre deux
+conseillers d'&Eacute;tat, au banc des commissaires du gouvernement, une sorte
+de caisse d'acajou &eacute;norme, install&eacute;e au bas du bureau, &agrave; la place m&ecirc;me
+de la tribune supprim&eacute;e. Il crevait de ses larges &eacute;paules son uniforme
+de drap vert, charg&eacute; d'or au collet et aux manches. La face tourn&eacute;e vers
+la salle, avec sa grosse chevelure grisonnante plant&eacute;e sur son front
+carr&eacute;, il &eacute;teignait ses yeux sous d'&eacute;paisses paupi&egrave;res toujours &agrave; demi
+baiss&eacute;es; et son grand nez, ses l&egrave;vres taill&eacute;es en pleine chair, ses
+joues longues o&ugrave; ses quarante-six ans ne mettaient pas une ride,
+avaient une vulgarit&eacute; rude, que transfigurait par &eacute;clairs la beaut&eacute; de
+la force. Il resta adoss&eacute;, tranquillement, le menton dans le collet de
+son habit, sans para&icirc;tre voir personne, l'air indiff&eacute;rent et un peu las.</p>
+
+<p>&laquo;Il a son air de tous les jours&raquo;, murmura M. B&eacute;juin.</p>
+
+<p>Sur les bancs, les d&eacute;put&eacute;s se penchaient, pour voir la mine qu'il
+faisait. Un chuchotement de remarques discr&egrave;tes courait d'oreille &agrave;
+oreille. Mais l'entr&eacute;e de Rougon produisait surtout une vive impression
+dans les tribunes. Les Charbonnel, pour montrer qu'ils &eacute;taient l&agrave;,
+allongeaient leur paire de faces ravies, au risque de tomber. Mme
+Correur avait eu une l&eacute;g&egrave;re toux, sortant un mouchoir qu'elle agita
+l&eacute;g&egrave;rement, sous le pr&eacute;texte de le porter &agrave; ses l&egrave;vres. Le colonel
+Jobelin s'&eacute;tait redress&eacute;, et la jolie Mme Bouchard, redescendue vivement
+au premier banc, soufflait un peu, en refaisant le n&oelig;ud de son chapeau,
+pendant que M. d'Escorailles, derri&egrave;re elle, restait muet, tr&egrave;s
+contrari&eacute;. Quant &agrave; la belle Clorinde, elle ne se g&ecirc;na point. Voyant que
+Rougon ne levait pas les yeux, elle tapa &agrave; petits coups tr&egrave;s distincts
+sa jumelle sur le marbre de la colonne contre laquelle elle s'appuyait;
+et, comme il ne la regardait toujours pas, elle dit &agrave; sa m&egrave;re, d'une
+voix si claire, que toute la salle l'entendit:</p>
+
+<p>&laquo;Il boude donc, le gros sournois!&raquo; Des d&eacute;put&eacute;s se tourn&egrave;rent, avec des
+sourires. Rougon se d&eacute;cida &agrave; donner un regard &agrave; la belle Clorinde.
+Alors, pendant qu'il lui adressait un imperceptible signe de t&ecirc;te, elle,
+toute triomphante, battit des mains, se renversa en riant, en parlant
+haut &agrave; sa m&egrave;re, sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en
+bas, qui la d&eacute;visageaient.</p>
+
+<p>Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupi&egrave;res, avait fait
+le tour des tribunes, o&ugrave; son large regard enveloppa &agrave; la fois Mme
+Bouchard, le colonel Jobelin, Mme Correur et les Charbonnel. Son visage
+demeura muet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux
+&agrave; demi referm&eacute;s, en &eacute;touffant un l&eacute;ger b&acirc;illement.</p>
+
+<p>&laquo;Je vais toujours lui dire un mot&raquo;, souffla M. Kahn &agrave; l'oreille de M.
+B&eacute;juin.</p>
+
+<p>Mais, comme il se levait, le pr&eacute;sident qui, depuis un instant,
+s'assurait que tous les d&eacute;put&eacute;s &eacute;taient bien &agrave; leur poste, donna un coup
+de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profond r&eacute;gna.</p>
+
+<p>Un monsieur blond &eacute;tait debout au premier banc, un banc de marbre blanc.
+Il tenait &agrave; la main un grand papier, qu'il couvait des yeux, tout en
+parlant.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai l'honneur, dit-il d'une voix chantante, de d&eacute;poser un rapport sur
+le projet de loi portant ouverture au minist&egrave;re d'&Eacute;tat, sur l'exercice
+1856, d'un cr&eacute;dit de quatre cent mille francs, pour les d&eacute;penses de la
+c&eacute;r&eacute;monie et des f&ecirc;tes du bapt&ecirc;me du prince imp&eacute;rial.&raquo; Et il faisait
+mine d'aller d&eacute;poser le rapport, d'un pas ralenti, lorsque tous les
+d&eacute;put&eacute;s, avec un ensemble parfait, cri&egrave;rent:</p>
+
+<p>&laquo;La lecture! la lecture!&raquo; Le rapporteur attendit que le pr&eacute;sident e&ucirc;t
+d&eacute;cid&eacute; que la lecture aurait lieu. Et il commen&ccedil;a, d'un ton presque
+attendri:</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, le projet de loi qui nous est pr&eacute;sent&eacute; est de ceux qui font
+para&icirc;tre trop lentes les formes ordinaires du vote, en ce qu'elles
+retardent l'&eacute;lan spontan&eacute; du Corps l&eacute;gislatif.&raquo;&mdash;Tr&egrave;s bien! lanc&egrave;rent
+plusieurs membres.</p>
+
+<p>&laquo;Dans les familles les plus humbles, continua le rapporteur en modulant
+chaque mot, la naissance d'un fils, d'un h&eacute;ritier, avec toutes les id&eacute;es
+de transmission qui se rattachent &agrave; ce titre, est un sujet de si douce
+all&eacute;gresse, que les &eacute;preuves du pass&eacute; s'oublient et que l'espoir seul
+plane sur le berceau du nouveau-n&eacute;. Mais que dire de cette f&ecirc;te du
+foyer, quand elle est en m&ecirc;me temps celle d'une grande nation, et
+qu'elle est aussi un &eacute;v&eacute;nement europ&eacute;en!&raquo; Alors, ce fut un ravissement.
+Ce morceau de rh&eacute;torique fit p&acirc;mer la Chambre. Rougon, qui semblait
+dormir, ne voyait, devant lui, sur les gradins, que des visages
+&eacute;panouis. Certains d&eacute;put&eacute;s exag&eacute;raient leur attention, les mains aux
+oreilles, pour ne rien perdre de cette prose soign&eacute;e. Le rapporteur,
+apr&egrave;s une courte pause, haussait la voix.</p>
+
+<p>&laquo;Ici, messieurs, c'est en effet, la grande famille fran&ccedil;aise qui convie
+tous ses membres &agrave; exprimer leur joie; et quelle pompe ne faudrait-il
+pas, s'il &eacute;tait possible que les manifestations ext&eacute;rieures pussent
+r&eacute;pondre &agrave; la grandeur de ses l&eacute;gitimes esp&eacute;rances!&raquo; Et il m&eacute;nagea une
+nouvelle pause.</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s bien! cri&egrave;rent les m&ecirc;mes voix.</p>
+
+<p>&mdash;C'est d&eacute;licatement dit, fit remarquer M. Kahn, n'est-ce pas, B&eacute;juin?&raquo;</p>
+
+<p>M. B&eacute;juin dodelinait de la t&ecirc;te, les yeux sur le lustre qui pendait de
+la baie vitr&eacute;e, devant le bureau. Il jouissait.</p>
+
+<p>Dans les tribunes, la belle Clorinde, la jumelle braqu&eacute;e, ne perdait pas
+un jeu de physionomie du rapporteur; les Charbonnel avaient les yeux
+humides; Mme Correur prenait une pose attentive de femme comme il faut;
+tandis que le colonel approuvait de la t&ecirc;te, et que la jolie Mme
+Bouchard s'abandonnait sur les genoux de M. d'Escorailles. Cependant, au
+bureau, le pr&eacute;sident, les secr&eacute;taires, jusqu'aux huissiers, &eacute;coutaient,
+sans un geste, solennellement.</p>
+
+<p>&laquo;Le berceau du prince imp&eacute;rial, reprit le rapporteur, est d&eacute;sormais la
+s&eacute;curit&eacute; pour l'avenir; car, en perp&eacute;tuant la dynastie que nous avons
+tous acclam&eacute;e, il assure la prosp&eacute;rit&eacute; du pays, son repos dans la
+stabilit&eacute;, et, par l&agrave; m&ecirc;me, celui du reste de l'Europe.&raquo; Quelques chut!
+durent emp&ecirc;cher l'enthousiasme d'&eacute;clater, &agrave; cette image touchante du
+berceau.</p>
+
+<p>&laquo;A une autre &eacute;poque, un rejeton de ce sang illustre semblait aussi
+promis &agrave; de grandes destin&eacute;es, mais les temps n'ont aucune similitude.
+La paix est le r&eacute;sultat du r&egrave;gne sage et profond dont nous recueillons
+les fruits, de m&ecirc;me que le g&eacute;nie de la guerre dicta ce po&egrave;me &eacute;pique qui
+constitue le premier Empire.</p>
+
+<p>&laquo;Salu&eacute; &agrave; sa naissance par le canon, qui, du Nord au Midi, proclamait le
+succ&egrave;s de nos armes, le Roi de Rome n'eut pas m&ecirc;me la fortune de servir
+sa patrie: tels furent alors les enseignements de la Providence.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il dit donc? il s'enfonce, murmura le sceptique M. La
+Rouquette. C'est maladroit, tout ce passage. Il va g&acirc;ter son morceau.&raquo;.</p>
+
+<p>A la v&eacute;rit&eacute;, les d&eacute;put&eacute;s devenaient inquiets. Pourquoi ce souvenir
+historique qui g&ecirc;nait leur z&egrave;le? Certains se mouch&egrave;rent. Mais le
+rapporteur, sentant le froid jet&eacute; par sa derni&egrave;re phrase, eut un
+sourire. Il haussa la voix.</p>
+
+<p>Il poursuivit son antith&egrave;se, en balan&ccedil;ant les mots, certain de son
+effet.</p>
+
+<p>&laquo;Mais venu dans un de ces jours solennels o&ugrave; la naissance d'un seul doit
+&ecirc;tre regard&eacute;e comme le salut de tous, l'Enfant de France semble
+aujourd'hui nous donner, &agrave; nous, comme aux g&eacute;n&eacute;rations futures, le droit
+de vivre et de mourir au foyer paternel. Tel est d&eacute;sormais le gage de la
+cl&eacute;mence divine.&raquo; Ce fut une chute de phrase exquise. Tous les d&eacute;put&eacute;s
+comprirent, et un murmure d'aise passa dans la salle.</p>
+
+<p>L'assurance d'une paix &eacute;ternelle &eacute;tait vraiment douce.</p>
+
+<p>Ces messieurs, rassur&eacute;s, reprirent leurs poses charm&eacute;es d'hommes
+politiques faisant une d&eacute;bauche de litt&eacute;rature. Ils avaient des loisirs.
+L'Europe &eacute;tait &agrave; leur ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&laquo;L'empereur, devenu l'arbitre de l'Europe, continuait le rapporteur avec
+une ampleur nouvelle, allait signer cette paix g&eacute;n&eacute;reuse, qui,
+r&eacute;unissant les forces productives des nations, est alliance des peuples
+autant que celle des rois, lorsqu'il plut &agrave; Dieu de mettre le comble &agrave;
+son bonheur en m&ecirc;me temps qu'&agrave; sa gloire. N'est-il pas permis de penser
+que, d&egrave;s cet instant, il entrevit de nombreuses ann&eacute;es prosp&egrave;res, en
+regardant ce berceau o&ugrave; repose, encore si petit, le continuateur de sa
+grande politique?&raquo; Tr&egrave;s jolie encore, cette image. Et cela &eacute;tait
+certainement permis: des d&eacute;put&eacute;s l'affirmaient, en hochant doucement la
+t&ecirc;te. Mais le rapport commen&ccedil;ait &agrave; para&icirc;tre un peu long. Beaucoup de
+membres redevenaient graves; plusieurs m&ecirc;me regardaient les tribunes du
+coin de l'&oelig;il, en gens pratiques qui &eacute;prouvaient quelque ennui &agrave; se
+montrer ainsi, dans le d&eacute;shabill&eacute; de leur politique. D'autres
+s'oubliaient, la face terreuse, songeant &agrave; leurs affaires, battant de
+nouveau du bout des doigts l'acajou de leurs pupitres; et, vaguement,
+dans leur m&eacute;moire, passaient d'anciennes s&eacute;ances, d'anciens d&eacute;vouements,
+qui acclamaient des pouvoirs au berceau.</p>
+
+<p>M. La Rouquette se tournait fr&eacute;quemment pour voir l'heure; quand
+l'aiguille marqua trois heures moins un quart, il eut un geste
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;; il manquait un rendez-vous. C&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, M. Kahn et M. B&eacute;juin
+restaient immobiles, les bras crois&eacute;s, les paupi&egrave;res clignotantes,
+passant des grands panneaux de velours vert au bas relief de marbre
+blanc, que la redingote du pr&eacute;sident tachait de noir. Et, dans la
+tribune diplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braqu&eacute;e,
+s'&eacute;tait remise &agrave; examiner longuement Rougon, qui gardait &agrave; son banc une
+attitude superbe de taureau assoupi.</p>
+
+<p>Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui, avec un
+mouvement rythm&eacute; et b&eacute;at des &eacute;paules.</p>
+
+<p>&laquo;Ayons donc pleine et enti&egrave;re confiance, et que le Corps l&eacute;gislatif,
+dans cette grande et s&eacute;rieuse occasion, se souvienne de sa parit&eacute;
+d'origine avec l'empereur, laquelle lui donne presque un droit de
+famille de plus qu'aux autres corps de l'&Eacute;tat de s'associer aux joies du
+souverain.</p>
+
+<p>&laquo;Fils, comme lui, du libre v&oelig;u du peuple, le Corps l&eacute;gislatif devient
+donc &agrave; cette heure la voix m&ecirc;me de la nation pour offrir &agrave; l'auguste
+Enfant l'hommage d'un respect inalt&eacute;rable, d'un d&eacute;vouement &agrave; toute
+&eacute;preuve, et de cet amour sans bornes qui fait de la Foi politique une
+religion dont on b&eacute;nit les devoirs.&raquo; Cela devait approcher de la fin, du
+moment o&ugrave; il &eacute;tait question d'hommage, de religion et de devoirs. Les
+Charbonnel se risqu&egrave;rent &agrave; &eacute;changer leurs impressions &agrave; voix basse,
+tandis que Mme Correur &eacute;touffait une l&eacute;g&egrave;re toux dans son mouchoir. Mme
+Bouchard remonta discr&egrave;tement au fond de la tribune du Conseil d'&Eacute;tat,
+aupr&egrave;s de M. Jules d'Escorailles.</p>
+
+<p>En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix, descendant du
+ton solennel au ton familier, bredouilla rapidement:</p>
+
+<p>&laquo;Nous vous proposons, messieurs, l'adoption pure et simple du projet de
+loi tel qu'il a &eacute;t&eacute; pr&eacute;sent&eacute; par le Conseil d'&Eacute;tat.&raquo; Et il s'assit, au
+milieu d'une grande rumeur.</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s bien! tr&egrave;s bien!&raquo; criait toute la salle.</p>
+
+<p>Des bravos &eacute;clat&egrave;rent. M. de Combelot, dont l'attention souriante ne
+s'&eacute;tait pas d&eacute;mentie une minute, lan&ccedil;a m&ecirc;me un: &laquo;Vive l'empereur!&raquo; qui
+se perdit dans le bruit. Et l'on fit presque une ovation au colonel
+Jobelin, debout au bord de la tribune o&ugrave; il &eacute;tait seul, s'oubliant &agrave;
+applaudir de ses mains s&egrave;ches, malgr&eacute; le r&egrave;glement. Toute l'extase des
+premi&egrave;res phrases reparaissait avec un d&eacute;bordement nouveau de
+congratulations.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la fin de la corv&eacute;e. D'un banc &agrave; l'autre, on &eacute;changeait des mots
+aimables, pendant qu'un flot d'amis se pr&eacute;cipitaient vers le rapporteur,
+pour lui serrer &eacute;nergiquement les deux mains.</p>
+
+<p>Puis, dans le brouhaha, un mot domina bient&ocirc;t.</p>
+
+<p>&laquo;La d&eacute;lib&eacute;ration! la d&eacute;lib&eacute;ration!&raquo; Le pr&eacute;sident, debout au bureau,
+semblait attendre ce cri. Il donna un coup de sonnette, et dans la salle
+subitement respectueuse, il dit:</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu'on passe
+imm&eacute;diatement &agrave; la d&eacute;lib&eacute;ration.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui&raquo;, appuya d'une seule clameur la Chambre enti&egrave;re.</p>
+
+<p>Et il n'y eut pas de d&eacute;lib&eacute;ration. On vota tout de suite.</p>
+
+<p>Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent
+adopt&eacute;s par assis et lev&eacute;. A peine le pr&eacute;sident achevait-il la lecture
+de l'article, que, du haut en bas des gradins, tous les d&eacute;put&eacute;s se
+levaient d'un bloc, avec un grand remuement de pieds, comme soulev&eacute;s par
+un &eacute;lan d'enthousiasme. Puis, les urnes circul&egrave;rent, des huissiers
+pass&egrave;rent entre les bancs, recueillant les votes dans les bo&icirc;tes de
+zinc. Le cr&eacute;dit de quatre cent mille francs &eacute;tait accord&eacute; &agrave; l'unanimit&eacute;
+de deux cent trente-neuf voix.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; de la bonne besogne, dit na&iuml;vement M. B&eacute;juin, qui se mit &agrave; rire
+ensuite, croyant avoir l&acirc;ch&eacute; un mot spirituel...</p>
+
+<p>&mdash;Il est trois heures pass&eacute;es, moi je file&raquo;, murmura M. La Rouquette, en
+passant devant M. Kahn.</p>
+
+<p>La salle se vidait. Des d&eacute;put&eacute;s, doucement, gagnaient les portes,
+semblaient dispara&icirc;tre dans les murs.</p>
+
+<p>L'ordre du jour appelait des lois d'int&eacute;r&ecirc;t local. Bient&ocirc;t, il n'y eut
+plus, sur les bancs, que les membres de bonne volont&eacute;, ceux qui
+n'avaient sans doute ce jour-l&agrave; aucune affaire au-dehors; ils
+continu&egrave;rent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie au point
+o&ugrave; ils l'avaient laiss&eacute;e; et la s&eacute;ance s'acheva, ainsi qu'elle avait
+commenc&eacute;, au milieu d'une tranquille indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p>M&ecirc;me le brouhaha tombait peu &agrave; peu, comme si le Corps l&eacute;gislatif se f&ucirc;t
+compl&egrave;tement endormi, dans un coin de Paris muet.</p>
+
+<p>&laquo;Dites donc, B&eacute;juin, demanda M. Kahn, t&acirc;chez &agrave; la sortie de faire causer
+Delestang. Il est venu avec Rougon, il doit savoir quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! vous avez raison, c'est Delestang, murmura M. B&eacute;juin, en
+regardant le conseiller d'&Eacute;tat assis &agrave; la gauche de Rougon. Je ne les
+reconnais jamais avec ces diables d'uniformes.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne m'en vais pas, pour pincer notre grand homme, ajouta M.
+Kahn. Il faut que nous sachions.&raquo; Le pr&eacute;sident mettait aux voix un
+d&eacute;fil&eacute; interminable de projets de loi, que l'on votait par assis et
+lev&eacute;. Les d&eacute;put&eacute;s, machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans
+cesser de causer, sans m&ecirc;me cesser de dormir.</p>
+
+<p>L'ennui devenait tel, que les quelques curieux des tribunes s'en
+all&egrave;rent. Seuls, les amis de Rougon restaient.</p>
+
+<p>Ils esp&eacute;raient encore qu'il parlerait.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, un d&eacute;put&eacute;, avec des favoris corrects d'avou&eacute; de
+province, se leva. Cela arr&ecirc;ta net le fonctionnement monotone de la
+machine &agrave; voter. Une vive surprise fit tourner les t&ecirc;tes.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, dit le d&eacute;put&eacute;, debout &agrave; son banc, je demande &agrave; m'expliquer
+sur les motifs qui m'ont forc&eacute; &agrave; me s&eacute;parer, bien malgr&eacute; moi, de la
+majorit&eacute; de la commission.&raquo; La voix &eacute;tat si aigre, si dr&ocirc;le, que la
+belle Clorinde &eacute;touffa un rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces
+messieurs, l'&eacute;tonnement grandissait. Qu'&eacute;tait-ce donc? pourquoi
+parlait-il? Alors, en interrogeant, on finit par savoir que le pr&eacute;sident
+venait de mettre en discussion un projet de loi autorisant le
+d&eacute;partement des Pyr&eacute;n&eacute;es-Orientales &agrave; emprunter deux cent cinquante
+mille francs, pour la construction d'un palais de justice, &agrave; Perpignan.
+L'orateur, un conseiller g&eacute;n&eacute;ral du d&eacute;partement, parlait contre le
+projet de loi. Cela parut int&eacute;ressant. On &eacute;couta.</p>
+
+<p>Cependant, le d&eacute;put&eacute; aux favoris corrects proc&eacute;dait avec une prudence
+extr&ecirc;me. Il avait des phrases pleines de r&eacute;ticences, le long desquelles
+il envoyait, des coups de chapeau &agrave; toutes les autorit&eacute;s imaginables.
+Mais les charges du d&eacute;partement &eacute;taient lourdes; et il fit un tableau
+complet de la situation financi&egrave;re des Pyr&eacute;n&eacute;es Orientales. Puis, la
+n&eacute;cessit&eacute; d'un nouveau palais de justice ne lui semblait pas bien
+d&eacute;montr&eacute;e. Il parla ainsi pr&egrave;s d'un quart d'heure. Quand il s'assit, il
+&eacute;tait tr&egrave;s &eacute;mu. Rougon, qui avait hauss&eacute; les paupi&egrave;res, les laissa
+retomber lentement.</p>
+
+<p>Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux tr&egrave;s vif, qui parla
+d'une voix nette, en homme s&ucirc;r de son terrain. D'abord, il eut un mot de
+politesse pour son honorable coll&egrave;gue, avec lequel il avait le regret de
+n'&ecirc;tre pas d'accord. Seulement, le d&eacute;partement des Pyr&eacute;n&eacute;es Orientales
+&eacute;tait loin d'&ecirc;tre aussi ob&eacute;r&eacute; qu'on voulait bien le dire; et il refit,
+avec d'autres chiffres, le tableau complet de la situation financi&egrave;re du
+d&eacute;partement.</p>
+
+<p>D'ailleurs, la n&eacute;cessit&eacute; d'un nouveau palais de justice ne pouvait &ecirc;tre
+ni&eacute;e. Il donna des d&eacute;tails. L'ancien palais se trouvait situ&eacute; dans un
+quartier si populeux, que le bruit des rues emp&ecirc;chait les juges
+d'entendre les avocats. En outre, il &eacute;tait trop petit: ainsi, lorsque
+les t&eacute;moins, dans les proc&egrave;s de cour d'assises, &eacute;taient tr&egrave;s nombreux,
+ils devaient se tenir sur un palier de l'escalier, ce qui les laissait
+en butte &agrave; des obsessions dangereuses. Le rapporteur termina, en lan&ccedil;ant
+comme argument irr&eacute;sistible que c'&eacute;tait le garde des sceaux lui-m&ecirc;me qui
+avait provoqu&eacute; la pr&eacute;sentation du projet de loi.</p>
+
+<p>Rougon ne bougeait pas, les mains nou&eacute;es sur les cuisses, la nuque
+appuy&eacute;e contre le banc d'acajou.</p>
+
+<p>Depuis que la discussion &eacute;tait ouverte, sa carrure semblait s'alourdir
+encore. Et, lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloir
+r&eacute;pliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout &agrave;
+fait, disant d'une voix p&acirc;teuse cette seule phrase:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur le rapporteur a oubli&eacute; d'ajouter que le ministre de
+l'Int&eacute;rieur et le ministre des Finances ont approuv&eacute; le projet de loi.&raquo;
+Il se laissa retomber, il s'abandonna de nouveau, dans son attitude de
+taureau assoupi. Parmi les d&eacute;put&eacute;s, il y avait eu un petit fr&eacute;missement.
+L'orateur se rassit, en saluant du buste. Et la loi fut vot&eacute;e. Les
+quelques membres qui suivaient curieusement le d&eacute;bat, prirent des mines
+indiff&eacute;rentes.</p>
+
+<p>Rougon avait parl&eacute;. D'une tribune &agrave; l'autre, le colonel Jobelin &eacute;changea
+un clignement d'yeux avec le m&eacute;nage Charbonnel; pendant que Mme Correur
+s'appr&ecirc;tait &agrave; quitter la tribune, comme on quitte une loge de th&eacute;&acirc;tre
+avant la tomb&eacute;e du rideau, lorsque le h&eacute;ros de la pi&egrave;ce a lanc&eacute; sa
+derni&egrave;re tirade. D&eacute;j&agrave; M. d'Escorailles et Mme Bouchard s'en &eacute;taient
+all&eacute;s. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de
+sa taille superbe, se drapait lentement dans un ch&acirc;le de dentelle, en
+promenant un regard autour de l'h&eacute;micycle. La pluie ne battait plus les
+vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage.
+Sous la lumi&egrave;re salie, l'acajou des pupitres semblait noir; une bu&eacute;e
+d'ombre montait le long des gradins, o&ugrave; des cr&acirc;nes chauves de d&eacute;put&eacute;s
+gardaient seuls une tache blanche; et, sur les marbres des
+soubassements, au-dessous de la p&acirc;leur vague des figures all&eacute;goriques,
+le pr&eacute;sident, les secr&eacute;taires et les huissiers, rang&eacute;s en ligne,
+mettaient des silhouettes raidies d'ombres chinoises. La s&eacute;ance, dans ce
+jour brusquement tomb&eacute;, se noyait. &laquo;Bon Dieu! on meurt l&agrave;-dedans&raquo;, dit
+Clorinde, en poussant sa m&egrave;re hors de la tribune.</p>
+
+<p>Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la fa&ccedil;on
+&eacute;trange dont elle avait roul&eacute; son ch&acirc;le autour de ses reins.</p>
+
+<p>En bas, dans le vestibule, ces dames rencontr&egrave;rent le colonel Jobelin et
+Mme Correur.</p>
+
+<p>&laquo;Nous l'attendons, dit le colonel; peut-&ecirc;tre sortira-t-il par ici.... En
+tout cas, j'ai fait signe &agrave; Kahn et &agrave; B&eacute;juin, pour qu'ils viennent me
+donner des nouvelles.&raquo; Mme Correur s'&eacute;tait approch&eacute;e de la comtesse
+Balbi.</p>
+
+<p>Puis, d'une voix d&eacute;sol&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! ce serait un grand malheur!&raquo; dit-elle, sans s'expliquer davantage.</p>
+
+<p>Le colonel leva les yeux au ciel.</p>
+
+<p>&laquo;Des hommes comme Rougon sont n&eacute;cessaires au pays, reprit-il, apr&egrave;s un
+silence. L'empereur commettrait une faute.&raquo; Et le silence recommen&ccedil;a.
+Clorinde voulut allonger la t&ecirc;te dans la salle des pas perdus; mais un
+huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint aupr&egrave;s de sa
+m&egrave;re, muette sous sa voilette noire. Elle murmura:</p>
+
+<p>&laquo;C'est crevant d'attendre.&raquo; Des soldats arrivaient. Le colonel annon&ccedil;a
+que la s&eacute;ance &eacute;tait finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de
+l'escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l'un
+derri&egrave;re l'autre. Quand M. Charbonnel aper&ccedil;ut le colonel, il lui cria:</p>
+
+<p>&laquo;Il n'en a pas dit long, mais il leur a joliment clou&eacute; le bec!</p>
+
+<p>&mdash;Les occasions lui manquent, r&eacute;pondit le colonel &agrave; l'oreille du
+bonhomme, lorsque celui-ci fut pr&egrave;s de lui; autrement vous l'entendriez!
+Il faut qu'il s'&eacute;chauffe.&raquo; Cependant, les soldats avaient form&eacute; une
+double haie, de la salle des s&eacute;ances &agrave; la galerie de la pr&eacute;sidence,
+ouverte sur le vestibule. Et un cort&egrave;ge parut, pendant que les tambours
+battaient aux champs. En t&ecirc;te marchaient deux huissiers, v&ecirc;tus de noir,
+portant le chapeau &agrave; claque sous le bras, la cha&icirc;ne au cou, l'&eacute;p&eacute;e &agrave;
+pommeau d'acier au c&ocirc;t&eacute;. Puis, venait le pr&eacute;sident, qu'escortaient deux
+officiers. Les secr&eacute;taires du bureau et le secr&eacute;taire g&eacute;n&eacute;ral de la
+pr&eacute;sidence suivaient.</p>
+
+<p>Quand le pr&eacute;sident passa devant la belle Clorinde, il lui sourit en
+homme du monde, malgr&eacute; la pompe du cort&egrave;ge.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! vous &ecirc;tes l&agrave;&raquo;, dit M. Kahn qui accourait effar&eacute;.</p>
+
+<p>Et bien que la salle des pas perdus f&ucirc;t alors interdite au public, il
+les fit tous entrer, il les mena dans l'embrasure d'une des grandes
+portes-fen&ecirc;tres qui ouvrent sur le jardin. Il paraissait furibond.</p>
+
+<p>&laquo;Je l'ai encore manqu&eacute;! reprit-il. Il a fil&eacute; par la rue de Bourgogne,
+pendant que je le guettais dans la salle du g&eacute;n&eacute;ral Foy.... Mais &ccedil;a ne
+fait rien, nous allons tout de m&ecirc;me savoir. J'ai lanc&eacute; B&eacute;juin aux
+trousses de Delestang.&raquo; Et il y eut l&agrave; une nouvelle attente, pendant dix
+bonnes minutes. Les d&eacute;put&eacute;s sortaient d'un air nonchalant, par les deux
+grands tambours de drap vert qui masquaient les portes. Certains
+s'attardaient &agrave; allumer un cigare.</p>
+
+<p>D'autres, en petits groupes, stationnaient, riant, &eacute;changeant des
+poign&eacute;es de main. Cependant, Mme Correur &eacute;tait all&eacute;e contempler le
+groupe du Laocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en
+am&egrave;re pour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avait
+peinte sur le cadre d'une fresque, comme envol&eacute;e du tableau, la belle
+Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze, s'int&eacute;ressait &agrave; ses
+bras et &agrave; sa gorge de d&eacute;esse g&eacute;ante. Dans l'embrasure de la
+porte-fen&ecirc;tre, le colonel Jobelin et M. Kahn causaient vivement, &agrave; voix
+basse.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! voici B&eacute;juin!&raquo; s'&eacute;cria ce dernier.</p>
+
+<p>Tous se rapproch&egrave;rent, la face tendue. M. B&eacute;juin respirait fortement.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien? lui demanda-t-on.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, la d&eacute;mission est accept&eacute;e. Rougon se retire.&raquo; Ce fut un coup
+de massue. Un gros silence r&eacute;gna. Clorinde, qui nouait nerveusement un
+coin de son ch&acirc;le pour occuper ses doigts irrit&eacute;s, vit alors au fond du
+jardin la jolie Mme Bouchard qui marchait doucement au bras de M.
+d'Escorailles, la t&ecirc;te un peu pench&eacute;e sur son &eacute;paule. Ils &eacute;taient
+descendus avant les autres, ils avaient profit&eacute; d'une porte ouverte; et,
+dans ces all&eacute;es r&eacute;serv&eacute;es aux m&eacute;ditations graves, sous la dentelle des
+feuilles nouvelles, ils promenaient leur tendresse. Clorinde les appela
+de la main.</p>
+
+<p>&laquo;Le grand homme se retire&raquo;, dit-elle &agrave; la jeune femme qui soudait.</p>
+
+<p>Mme Bouchard l&acirc;cha brusquement le bras de son cavalier, toute p&acirc;le et
+s&eacute;rieuse; pendant que M. Kahn, au milieu du groupe constern&eacute; des amis de
+Rougon, protestait, en levant d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment les bras au ciel, sans
+trouver un mot.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+
+<p>Le matin, au Moniteur, avait paru la d&eacute;mission de Rougon, qui se
+retirait pour &laquo;des raisons de sant&eacute;&raquo;. Il &eacute;tait venu apr&egrave;s son d&eacute;jeuner
+au conseil d'&Eacute;tat, voulant d&egrave;s le soir laisser la place nette &agrave; son
+successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or r&eacute;serv&eacute; au pr&eacute;sident,
+assis devant l'immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il
+classait des papiers, qu'il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle
+rose. Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi
+dans la cavalerie.</p>
+
+<p>&laquo;Donnez-moi une bougie allum&eacute;e&raquo;, demanda Rougon.</p>
+
+<p>Et, comme l'huissier se retirait, apr&egrave;s avoir pos&eacute; sur le bureau un des
+petits flambeaux de la chemin&eacute;e, il le rappela.</p>
+
+<p>&laquo;Merle, &eacute;coutez!... Ne laissez entrer personne.</p>
+
+<p>Entendez-vous, personne.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le pr&eacute;sident&raquo;, r&eacute;pondit l'huissier qui referma la porte
+sans bruit.</p>
+
+<p>Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout &agrave;
+l'autre extr&eacute;mit&eacute; de la pi&egrave;ce, devant un cartonnier, dont il visitait
+soigneusement les cartons.</p>
+
+<p>&laquo;Ce brave Merle n'a pas lu le Moniteur, ce matin&raquo;, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Delestang hocha la t&ecirc;te, ne trouvant rien &agrave; dire. Il avait une t&ecirc;te
+magnifique, tr&egrave;s chauve, mais d'une de ces calvities pr&eacute;coces qui
+plaisent aux femmes. Son cr&acirc;ne nu qui agrandissait d&eacute;mesur&eacute;ment son
+front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face ros&eacute;e, un peu
+carr&eacute;e, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives
+que les peintres d'imagination aiment &agrave; pr&ecirc;ter aux grands hommes
+politiques.</p>
+
+<p>&laquo;Merle vous est tr&egrave;s d&eacute;vou&eacute;&raquo;, finit-il par dire.</p>
+
+<p>Et il replongea la t&ecirc;te dans le carton qu'il fouillait.</p>
+
+<p>Rougon, qui avait tordu une poign&eacute;e de papiers, les alluma &agrave; la bougie,
+puis les jeta dans une large coupe de bronze, pos&eacute;e sur un coin du
+bureau. Il les regarda br&ucirc;ler.</p>
+
+<p>&laquo;Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas, reprit-il. Il y a
+l&agrave; des dossiers dans lesquels je puis seul me reconna&icirc;tre.&raquo; Tous deux,
+alors, continu&egrave;rent leur besogne en silence, pendant un gros quart
+d'heure. Il faisait tr&egrave;s beau, le soleil entrait par les trois grandes
+fen&ecirc;tres donnant sur le quai. Une de ces fen&ecirc;tres, entrouverte, laissait
+passer les petits souffles frais de la Seine, qui soulevaient par
+moments la frange de soie des rideaux. Des papiers froiss&eacute;s, jet&eacute;s sur
+le tapis, s'envolaient avec un l&eacute;ger bruit.</p>
+
+<p>&laquo;Tenez, voyez donc &ccedil;a&raquo;, dit Delestang, en remettant &agrave; Rougon une lettre
+qu'il venait de trouver.</p>
+
+<p>Rougon lut la lettre et l'alluma tranquillement &agrave; la bougie. C'&eacute;tait
+une lettre d&eacute;licate. Et ils caus&egrave;rent, par phrases coup&eacute;es,
+s'interrompant &agrave; toutes les minutes, le nez dans des paperasses. Rougon
+remerciait Delestang d'&ecirc;tre venu l'aider. Ce &laquo;bon ami&raquo; &eacute;tait le seul
+avec lequel il p&ucirc;t &agrave; l'aise laver le linge sale de ses cinq ann&eacute;es de
+pr&eacute;sidence. Il l'avait connu &agrave; l'Assembl&eacute;e l&eacute;gislative, o&ugrave; ils
+si&eacute;geaient tous les deux sur le m&ecirc;me banc, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te. C'&eacute;tait l&agrave; qu'il
+avait &eacute;prouv&eacute; un v&eacute;ritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant
+adorablement sot, creux et superbe. Il disait d'ordinaire, d'un air
+convaincu, &laquo;que ce diable de Delestang irait loin&raquo;. Et il le poussait,
+se l'attachait par la reconnaissance, l'utilisait comme un meuble dans
+lequel il enfermait tout ce qu'il ne pouvait garder sur lui.</p>
+
+<p>&laquo;Est-on b&ecirc;te, garde-t-on des papiers! murmura Rougon, en ouvrant un
+nouveau tiroir qui d&eacute;bordait.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; une lettre de femme&raquo;, dit Delestang, avec un clignement d'yeux.</p>
+
+<p>Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine &eacute;tait secou&eacute;e. Il prit
+la lettre, en protestant. D&egrave;s qu'il eut parcouru les premi&egrave;res lignes,
+il cria:</p>
+
+<p>&laquo;C'est le petit d'Escorailles qui a &eacute;gar&eacute; &ccedil;a ici!... De jolis chiffons
+encore, ces billets-l&agrave;! On va loin, avec trois lignes de femme.&raquo; Et,
+pendant qu'il br&ucirc;lait la lettre, il ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;Vous savez, Delestang, m&eacute;fiez-vous des femmes!&raquo; Delestang baissa le
+nez. Toujours il se trouvait embarqu&eacute; dans quelque passion scabreuse. En
+1851, il avait m&ecirc;me failli compromettre son avenir politique; il adorait
+alors la femme d'un d&eacute;put&eacute; socialiste, et le plus souvent, pour plaire
+au mari, il votait avec l'opposition, contre l'&Eacute;lys&eacute;e. Aussi, au 2
+D&eacute;cembre, re&ccedil;ut-il un v&eacute;ritable coup de massue. Il s'enferma pendant
+deux jours, perdu, fini, an&eacute;anti, tremblant qu'on ne v&icirc;nt l'arr&ecirc;ter
+d'une minute &agrave; l'autre. Rougon avait d&ucirc; le tirer de ce mauvais pas, en
+le d&eacute;cidant &agrave; ne point se pr&eacute;senter aux &eacute;lections, et en le menant &agrave;
+l'&Eacute;lys&eacute;e, o&ugrave; il p&ecirc;cha pour lui une place de conseiller d'&Eacute;tat.
+Delestang, fils d'un marchand de vin de Bercy, ancien avou&eacute;,
+propri&eacute;taire d'une ferme mod&egrave;le pr&egrave;s de Sainte-Menehould, &eacute;tait riche &agrave;
+plusieurs millions et habitait rue du Colis&eacute;e un h&ocirc;tel fort &eacute;l&eacute;gant.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, m&eacute;fiez-vous des femmes, r&eacute;p&eacute;tait Rougon, qui faisait une pause &agrave;
+chaque mot, pour jeter des coups d'&oelig;il dans les dossiers. Quand les
+femmes ne vous mettent pas une couronne sur la t&ecirc;te, elles vous passent
+une corde au cou.... A notre &acirc;ge, voyez-vous, il faut soigner son c&oelig;ur
+autant que son estomac.&raquo; A ce moment, un grand bruit s'&eacute;leva dans
+l'anti-chambre. On entendait la voix de Merle qui d&eacute;fendait la porte.
+Et, brusquement, un petit homme entra, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Il faut que je lui serre la main, que diable! &agrave; ce cher ami.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! Du Poizat!&raquo; s'&eacute;cria Rougon sans se lever.</p>
+
+<p>Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s'excuser, il lui ordonna
+de fermer la porte. Puis, tranquillement:</p>
+
+<p>&laquo;Je vous croyais &agrave; Bressuire, vous.... On l&acirc;che donc sa sous-pr&eacute;fecture
+comme une vieille ma&icirc;tresse.&raquo; Du Poizat, mince, l&agrave; mine chafouine, avec
+des dents tr&egrave;s blanches, mal rang&eacute;es, haussa l&eacute;g&egrave;rement les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis &agrave; Paris de ce matin, pour des affaires, et je ne comptais aller
+que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Je vous aurais demand&eacute; &agrave;
+d&icirc;ner.... Mais quand j'ai lu le Moniteur...&raquo; Il tra&icirc;na un fauteuil
+devant le bureau, s'installa carr&eacute;ment en face de Rougon.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! &ccedil;&agrave;! que se passe-t-il, voyons! Moi, j'arrive du fond des
+Deux-S&egrave;vres.... J'ai bien eu vent de quelque chose, l&agrave;-bas. Mais j'&eacute;tais
+loin de me douter.... Pourquoi ne m'avez-vous pas &eacute;crit?&raquo; Rougon, &agrave; son
+tour, haussa les &eacute;paules. Il &eacute;tait clair que Du Poizat avait appris
+l&agrave;-bas sa disgr&acirc;ce, et qu'il accourait, pour voir s'il n'y aurait pas
+moyen de se raccrocher aux branches. Il le regarda jusqu'&agrave; l'&acirc;me, en
+disant:</p>
+
+<p>&laquo;Je vous aurais &eacute;crit ce soir.... Donnez votre d&eacute;mission, mon brave.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout ce que je voulais savoir, on donnera sa d&eacute;mission&raquo;,
+r&eacute;pondit simplement Du Poizat.</p>
+
+<p>Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait &agrave; petits pas, il
+aper&ccedil;ut Delestang, &agrave; genoux sur le tapis, au milieu d'une d&eacute;b&acirc;cle de
+cartons. Il alla en silence lui donner une poign&eacute;e de main. Puis il tira
+de sa poche un cigare qu'il alluma &agrave; la bougie.</p>
+
+<p>&laquo;On peut fumer, puisqu'on d&eacute;m&eacute;nage, dit-il en s'installant de nouveau
+dans le fauteuil. C'est gai, de d&eacute;m&eacute;nager!&raquo; Rougon s'absorbait dans une
+liasse de papiers, qu'il lisait avec une attention profonde. Il les
+triait soigneusement, br&ucirc;lant les uns, conservant les autres. Du Poizat,
+la t&ecirc;te renvers&eacute;e, soufflant du coin des l&egrave;vres de l&eacute;gers filets de
+fum&eacute;e, le regardait faire. Ils s'&eacute;taient connus quelques mois avant la
+r&eacute;volution de F&eacute;vrier. Ils logeaient alors tous les deux chez Mme
+M&eacute;lanie Correur, h&ocirc;tel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait l&agrave; en
+compatriote; il &eacute;tait n&eacute;, ainsi que Mme Correur, &agrave; Coulonges, une petite
+ville de l'arrondissement de Niort. Son p&egrave;re, un huissier, l'avait
+envoy&eacute; faire son droit &agrave; Paris, o&ugrave; il lui servait une pension de cent
+francs par mois, bien qu'il e&ucirc;t gagn&eacute; des sommes fort rondes en pr&ecirc;tant
+&agrave; la petite semaine; la fortune du bonhomme restait m&ecirc;me si inexplicable
+dans le pays, qu'on l'accusait d'avoir trouv&eacute; un tr&eacute;sor, au fond d'une
+vieille armoire, dont il avait op&eacute;r&eacute; la saisie. D&egrave;s les premiers temps
+de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce gar&ccedil;on maigre qui
+mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires
+inqui&eacute;tants; et ils tremp&egrave;rent ensemble dans les besognes les plus
+d&eacute;licates. Plus tard lorsque Rougon voulut entrer &agrave; l'Assembl&eacute;e
+l&eacute;gislative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son &eacute;lection de haute
+lutte dans les Deux-S&egrave;vres.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s le coup d'&Eacute;tat, Rougon &agrave; son tour travailla pour Du Poizat,
+en le faisant nommer sous-pr&eacute;fet &agrave; Bressuire. Le jeune homme, &acirc;g&eacute; &agrave;
+peine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, &agrave; quelques
+lieues de son p&egrave;re, dont l'avarice le torturait depuis sa sortie du
+coll&egrave;ge.</p>
+
+<p>&laquo;Et le papa Du Poizat, comment va-t-il? demanda Rougon, sans lever les
+yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Trop bien, r&eacute;pondit l'autre carr&eacute;ment. Il a chass&eacute; sa derni&egrave;re
+domestique, parce qu'elle mangeait trois livres de pain. Maintenant, il
+a deux fusils charg&eacute;s derri&egrave;re sa porte, et quand je vais le voir, il
+faut que je parlemente par-dessus le mur de la cour.&raquo;</p>
+
+<p>Tout en causant, Du Poizat s'&eacute;tait pench&eacute;, et il fouillait du bout des
+doigts dans la coupe de bronze, o&ugrave; tra&icirc;naient des fragments de papier &agrave;
+demi consum&eacute;s. Rougon s'&eacute;tant aper&ccedil;u de ce jeu, leva vivement la t&ecirc;te.
+Il avait toujours eu une l&eacute;g&egrave;re peur de son ancien lieutenant dont les
+dents blanches mal rang&eacute;es ressemblaient &agrave; celles d'un jeune loup. Sa
+grande pr&eacute;occupation, autrefois, lorsqu'ils travaillaient ensemble,
+&eacute;tait de ne pas lui laisser entre les mains la moindre pi&egrave;ce
+compromettante. Aussi, en voyant qu'il cherchait &agrave; lire les mots rest&eacute;s
+intacts, jeta-t-il dans la coupe une poign&eacute;e de lettres enflamm&eacute;es. Du
+Poizat comprit parfaitement.</p>
+
+<p>Mais il eut un sourire, il plaisanta.</p>
+
+<p>&laquo;C'est le grand nettoyage&raquo;, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s'en servit comme d'une paire
+de pincettes. Il rallumait &agrave; la bougie les lettres qui s'&eacute;teignaient; il
+faisait br&ucirc;ler en l'air les boules de papier trop serr&eacute;es; il remuait
+les d&eacute;bris embras&eacute;s, comme s'il avait agit&eacute; l'alcool flambant d'un bol
+de punch. Dans la coupe, des &eacute;tincelles vives couraient; tandis qu'une
+fum&eacute;e bleu&acirc;tre montait, roulait doucement jusqu'&agrave; la fen&ecirc;tre ouverte. La
+bougie s'effarait par instants, puis br&ucirc;lait avec une flamme toute
+droite, tr&egrave;s haute.</p>
+
+<p>&laquo;Votre bougie a l'air d'un cierge, dit encore Du Poizat en ricanant.
+Hein! quel enterrement, mon pauvre ami! comme on a des morts &agrave; coucher
+dans la cendre!&raquo; Rougon allait r&eacute;pondre, lorsqu'un nouveau bruit vint de
+l'anti-chambre. Merle, une seconde fois, d&eacute;fendait la porte. Et, comme
+les voix grandissaient: &laquo;Delestang, ayez donc l'obligeance de voir ce
+qui se passe, dit Rougon. Si je me montre, nous allons &ecirc;tre envahis.&raquo;
+Delestang ouvrit prudemment la porte, qu'il referma derri&egrave;re lui. Mais
+il passa presque aussit&ocirc;t la t&ecirc;te, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;C'est Kahn qui est l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'il entre, dit Rougon. Mais lui seulement, entendez-vous!&raquo;
+Et il appela Merle pour lui renouveler ses ordres.</p>
+
+<p>&laquo;Je vous demande pardon, mon cher ami, reprit-il en se tournant vers M.
+Kahn, quand l'huissier fut sorti.</p>
+
+<p>Mais je suis si occup&eacute;... Asseyez-vous &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Du Poizat, et ne bougez
+plus; autrement, je vous flanque &agrave; la porte tous les deux.&raquo; Le d&eacute;put&eacute; ne
+parut pas &eacute;mu le moins du monde de cet accueil brutal. Il &eacute;tait fait au
+caract&egrave;re de Rougon. Il prit un fauteuil, s'assit &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Du Poizat,
+qui allumait un second cigare. Puis, apr&egrave;s avoir souffl&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Il fait d&eacute;j&agrave; chaud.... Je viens de la rue Marbeuf, je croyais vous
+trouver encore chez vous.&raquo; Rougon ne r&eacute;pondit rien, il y eut un
+silence. Il froissait des papiers, les jetait dans une corbeille, qu'il
+avait attir&eacute;e pr&egrave;s de lui.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai &agrave; causer avec vous, reprit M. Kahn.</p>
+
+<p>&mdash;Causez, causez, dit Rougon. Je vous &eacute;coute.&raquo; Mais le d&eacute;put&eacute; sembla
+tout d'un coup s'apercevoir du d&eacute;sordre qui r&eacute;gnait dans la pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>&laquo;Que faites-vous donc? demanda-t-il, avec une surprise parfaitement
+jou&eacute;e. Vous changez de cabinet?&raquo; La voix &eacute;tait si juste, que Delestang
+eut la complaisance de se d&eacute;ranger pour mettre un Moniteur sous les yeux
+de M. Kahn.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! mon Dieu! cria ce dernier, d&egrave;s qu'il eut jet&eacute; un regard sur le
+journal. Je croyais la chose arrang&eacute;e d'hier soir. C'est un vrai coup
+de foudre.... Mon cher ami...&raquo; Il s'&eacute;tait lev&eacute;, il serrait les mains de
+Rougon. Celui-ci se taisait, en le regardant; sur sa grosse face, deux
+grands plis moqueurs coupaient les coins des l&egrave;vres. Et, comme Du Poizat
+prenait des airs indiff&eacute;rents, il les soup&ccedil;onna de s'&ecirc;tre vus le matin;
+d'autant plus que M. Kahn avait n&eacute;glig&eacute; de para&icirc;tre &eacute;tonn&eacute; en apercevant
+le sous-pr&eacute;fet. L'un devait &ecirc;tre venu au Conseil d'&Eacute;tat, tandis que
+l'autre courait rue Marbeuf. De cette fa&ccedil;on, ils &eacute;taient certains de ne
+pas le manquer.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, vous aviez quelque chose &agrave; me dire? reprit Rougon de son air
+paisible.</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlons plus de &ccedil;a, mon cher ami! s'&eacute;cria le d&eacute;put&eacute;. Vous avez
+assez de tracas. Je n'irai bien s&ucirc;r pas, dans un jour pareil, vous
+tourmenter encore avec mes mis&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ne vous g&ecirc;nez pas, dites toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est pour mon affaire, vous savez, pour cette maudite
+concession.... Je suis m&ecirc;me content que Du Poizat soit l&agrave;. Il pourra
+nous fournir certains renseignements.&raquo; Et, longuement, il exposa le
+point o&ugrave; en &eacute;tait son affaire. Il s'agissait d'un chemin de fer de Niort
+&agrave; Angers, dont il caressait le projet depuis trois ans. La v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait
+que cette voie ferr&eacute;e passait &agrave; Bressuire, o&ugrave; il poss&eacute;dait des hauts
+fourneaux, dont elle devait d&eacute;cupler la valeur; jusque-l&agrave;, les
+transports restaient difficiles, l'entreprise v&eacute;g&eacute;tait. Puis, il y avait
+dans la mise en action du projet tout un espoir de p&ecirc;che en eau trouble
+des plus productives. Aussi M. Kahn d&eacute;ployait-il une activit&eacute;
+prodigieuse pour obtenir la concession; Rougon l'appuyait &eacute;nergiquement,
+et la concession allait &ecirc;tre accord&eacute;e, lorsque M. de Marsy, ministre de
+l'Int&eacute;rieur, f&acirc;ch&eacute; de n'&ecirc;tre pas dans l'affaire, o&ugrave; il flairait des
+tripotages superbes, tr&egrave;s d&eacute;sireux d'autre part d'&ecirc;tre d&eacute;sagr&eacute;able &agrave;
+Rougon, avait employ&eacute; toute sa haute influence &agrave; combattre le projet. Il
+venait m&ecirc;me, avec l'audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir
+la concession par le ministre des Travaux Publics au directeur de la
+Compagnie de l'Ouest; et il r&eacute;pandait le bruit que la Compagnie seule
+pouvait mener &agrave; bien un embranchement dont les travaux demandaient des
+garanties s&eacute;rieuses. M. Kahn allait &ecirc;tre d&eacute;pouill&eacute;. La chute de Rougon
+consommait sa ruine.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai appris hier, dit-il, qu'un ing&eacute;nieur de la Compagnie &eacute;tait charg&eacute;
+d'&eacute;tudier un nouveau trac&eacute;... Avez-vous eu vent de la chose, Du Poizat?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, r&eacute;pondit le sous-pr&eacute;fet. Les &eacute;tudes sont m&ecirc;me
+commenc&eacute;es.... On cherche &agrave; &eacute;viter le coude que vous faisiez, pour venir
+passer &agrave; Bressuire. La ligne filerait droit par Parthenay et par
+Thouars.&raquo; Le d&eacute;put&eacute; eut un geste de d&eacute;couragement.</p>
+
+<p>&laquo;C'est de la pers&eacute;cution, murmura-t-il. Qu'est-ce que &ccedil;a leur ferait de
+passer devant mon usine?... Mais je protesterai; j'&eacute;crirai un m&eacute;moire
+contre leur trac&eacute;... Je retourne &agrave; Bressuire avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ne m'attendez pas, dit Du Poizat en souriant.</p>
+
+<p>Il para&icirc;t que je vais donner ma d&eacute;mission.&raquo;</p>
+
+<p>M. Kahn se laissa aller dans un fauteuil, comme sous le coup d'une
+derni&egrave;re catastrophe. Il frottait son collier de barbe &agrave; deux mains, il
+regardait Rougon d'un air suppliant. Celui-ci avait l&acirc;ch&eacute; ses dossiers.
+Les coudes sur le bureau, il &eacute;coutait.</p>
+
+<p>&laquo;Vous voulez un conseil, n'est-ce pas? dit-il enfin d'une voix rude. Eh
+bien, faites les morts, mes bons amis; t&acirc;chez que les choses restent en
+l'&eacute;tat, et attendez que nous soyons les ma&icirc;tres.... Du Poizat va donner
+sa d&eacute;mission, parce que, s'il ne la donnait pas, il la recevrait avant
+quinze jours. Quant &agrave; vous, Kahn, &eacute;crivez &agrave; l'empereur, emp&ecirc;chez par
+tous les moyens que la concession ne soit accord&eacute;e &agrave; la Compagnie de
+l'Ouest.</p>
+
+<p>Vous ne l'obtiendrez certes pas, mais tant qu'elle ne sera &agrave; personne,
+elle pourra &ecirc;tre &agrave; vous, plus tard.&raquo; Et, comme les deux hommes hochaient
+la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>&laquo;C'est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plus brutalement. Je
+suis par terre, laissez-moi le temps de me relever. Est-ce que j'ai la
+mine triste? Non, n'est-ce pas? Eh bien, faites-moi le plaisir de ne
+plus avoir l'air de suivre mon convoi.... Moi, je suis ravi de rentrer
+dans la vie priv&eacute;e. Enfin, je vais donc pouvoir me reposer un peu!&raquo; Il
+respira fortement, croisant les bras, ber&ccedil;ant son grand corps. Et M.
+Kahn ne parla plus de son affaire. Il affecta l'air d&eacute;gag&eacute; de Du Poizat,
+tenant &agrave; montrer une libert&eacute; d'esprit compl&egrave;te. Delestang avait attaqu&eacute;
+un autre cartonnier; il faisait, derri&egrave;re les fauteuils, un si petit
+bruit, qu'on e&ucirc;t dit, par instants; le bruit discret d'une bande de
+souris l&acirc;ch&eacute;es au milieu des dossiers.</p>
+
+<p>Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge, &eacute;cornait le bureau d'un
+angle de lumi&egrave;re blonde, dans lequel la bougie continuait &agrave; br&ucirc;ler,
+toute p&acirc;le.</p>
+
+<p>Cependant, une causerie intime s'&eacute;tait engag&eacute;e. Rougon, qui ficelait de
+nouveau ses paquets, assurait que la politique n'&eacute;tait pas son affaire.
+Il souriait, d'un air bonhomme, tandis que ses paupi&egrave;res, comme lasses,
+retombaient sur la flamme de ses yeux. Lui, aurait voulu avoir
+d'immenses terres &agrave; cultiver, avec des champs qu'il creuserait &agrave; sa
+guise, avec des troupeaux de b&ecirc;tes, des chevaux, des b&oelig;ufs, des
+moutons, des chiens, dont il serait le roi absolu. Et il racontait
+qu'autrefois, &agrave; Plassans, lorsqu'il n'&eacute;tait encore qu'un petit avocat de
+province, sa grande joie consistait &agrave; partir en blouse, &agrave; chasser
+pendant des journ&eacute;es dans les gorges de la Seille, o&ugrave; il abattait des
+aigles. Il se disait paysan, son grand-p&egrave;re avait pioch&eacute; la terre. Puis,
+il en vint &agrave; faire l'homme d&eacute;go&ucirc;t&eacute; du monde. Le pouvoir l'ennuyait. Il
+allait passer l'&eacute;t&eacute; &agrave; la campagne. Jamais il ne s'&eacute;tait senti plus l&eacute;ger
+que depuis le matin; et il imprimait &agrave; ses fortes &eacute;paules un haussement
+formidable, comme s'il avait jet&eacute; bas un fardeau.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'aviez-vous ici comme pr&eacute;sident? quatre-vingt mille francs?&raquo; demanda
+M. Kahn.</p>
+
+<p>Il dit oui, d'un signe de t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Et il ne va vous rester que vos trente mille francs de s&eacute;nateur.&raquo; Que
+lui importait! Il vivait de rien, il ne se connaissait pas de vice, ce
+qui &eacute;tait vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand. Il r&ecirc;vait d'&ecirc;tre le
+ma&icirc;tre chez lui, voil&agrave; tout. Et, fatalement, il revint &agrave; son id&eacute;e d'une
+ferme, dans laquelle toutes les b&ecirc;tes lui ob&eacute;iraient. C'&eacute;tait son id&eacute;al,
+avoir un fouet et commander, &ecirc;tre sup&eacute;rieur, plus intelligent et plus
+fort. Peu &agrave; peu, il s'anima, il parla des b&ecirc;tes comme il aurait parl&eacute;
+des hommes, disant que les foules aiment le b&acirc;ton, que les bergers ne
+conduisent leurs troupeaux qu'&agrave; coups de pierres. Il se transfigurait,
+ses grosses l&egrave;vres gonfl&eacute;es de m&eacute;pris, sa face enti&egrave;re suant la force.
+Dans son poing ferm&eacute;, il agitait un dossier, qu'il semblait pr&egrave;s de
+jeter &agrave; la t&ecirc;te de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et g&ecirc;n&eacute;s devant ce
+brusque acc&egrave;s de fureur.</p>
+
+<p>&laquo;L'empereur a bien mal agi&raquo;, murmura Du Poizat.</p>
+
+<p>Alors, tout d'un coup, Rougon se calma. Sa face devint grise, son corps
+s'avachit dans une lourdeur d'homme ob&egrave;se. Il se mit &agrave; faire l'&eacute;loge de
+l'empereur, d'une fa&ccedil;on outr&eacute;e: c'&eacute;tait une puissante intelligence, un
+esprit d'une profondeur incroyable. Du Poizat et M. Kahn &eacute;chang&egrave;rent un
+coup d'&oelig;il. Mais Rougon rench&eacute;rissait encore, en parlant de son
+d&eacute;vouement, en disant avec une grande humilit&eacute; qu'il avait toujours &eacute;t&eacute;
+fier d'&ecirc;tre un simple instrument aux mains de Napol&eacute;on III. Il finit
+m&ecirc;me par impatienter Du Poizat, gar&ccedil;on d'une vivacit&eacute; f&acirc;cheuse. Et une
+querelle s'engagea.</p>
+
+<p>Du Poizat parlait am&egrave;rement de tout ce que Rougon et lui avaient fait
+pour l'empire, de 1848 &agrave; 1851, lorsqu'ils crevaient la faim chez Mme
+M&eacute;lanie Correur. Il racontait des journ&eacute;es terribles, pendant la
+premi&egrave;re ann&eacute;e surtout, des journ&eacute;es pass&eacute;es &agrave; patauger dans la boue de
+Paris, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risqu&eacute; leur
+peau vingt fois. N'&eacute;tait-ce pas Rougon qui, le matin du 2 D&eacute;cembre,
+s'&eacute;tait empar&eacute; du Palais-Bourbon, &agrave; la t&ecirc;te d'un r&eacute;giment de ligne? A ce
+jeu, on jouait sa t&ecirc;te. Et, aujourd'hui, on le sacrifiait, victime d'une
+intrigue de cour. Mais Rougon protestait; il n'&eacute;tait pas sacrifi&eacute;; il se
+retirait pour des raisons personnelles. Puis, comme Du Poizat, tout &agrave;
+fait lanc&eacute;, traitait les gens des Tuileries de &laquo;cochons&raquo;, il finit par
+le faire taire, en assenant un coup de poing sur le bureau de
+palissandre, qui craqua.</p>
+
+<p>&laquo;C'est b&ecirc;te, tout &ccedil;a! dit-il simplement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez un peu loin&raquo;, murmura M. Kahn.</p>
+
+<p>Delestang, tr&egrave;s p&acirc;le, s'&eacute;tait mis debout, derri&egrave;re les fauteuils. Il
+ouvrit doucement la porte pour voir si personne n'&eacute;coutait. Mais il
+n'aper&ccedil;ut, dans l'anti-chambre, que la haute silhouette de Merle, dont
+le dos tourn&eacute; avait un grand air de discr&eacute;tion. Le mot de Rougon avait
+fait rougir Du Poizat, qui se tut, d&eacute;gris&eacute;, m&acirc;chant son cigare d'un air
+m&eacute;content.</p>
+
+<p>&laquo;Sans doute, l'empereur est mal entour&eacute;, reprit Rougon apr&egrave;s un silence.
+Je me suis permis de le lui dire, et il a souri. Il a m&ecirc;me daign&eacute;
+plaisanter, en ajoutant que mon entourage ne valait pas mieux que le
+sien.&raquo; Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ils trouv&egrave;rent le
+mot tr&egrave;s joli.</p>
+
+<p>&laquo;Mais, je le r&eacute;p&egrave;te, continua Rougon d'une voix particuli&egrave;re, je me
+retire de mon plein gr&eacute;. Si l'on vous interroge, vous qui &ecirc;tes de mes
+amis, affirmez qu'hier soir encore j'&eacute;tais libre de reprendre ma
+d&eacute;mission.... D&eacute;mentez aussi les comm&eacute;rages qui circulent &agrave; propos de
+cette affaire Rodriguez, dont on fait, para&icirc;t-il, tout un roman. J'ai pu
+me trouver, sur cette affaire, en d&eacute;saccord avec la majorit&eacute; du conseil
+d'&Eacute;tat, et il y a eu certainement l&agrave; des froissements qui ont h&acirc;t&eacute; ma
+retraite. Mais j'avais des raisons plus anciennes et plus s&eacute;rieuses.
+J'&eacute;tais r&eacute;solu depuis longtemps &agrave; abandonner la haute situation que je
+devais &agrave; la bienveillance de l'empereur.&raquo; Il dit toute cette tirade en
+l'accompagnant d'un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu'il
+parlait &agrave; la chambre ces explications &eacute;taient &eacute;videmment destin&eacute;es au
+public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, t&acirc;ch&egrave;rent
+par des phrases habiles de savoir la v&eacute;rit&eacute; vraie. Le grand homme, comme
+ils le nommaient famili&egrave;rement entre eux, devait jouer quelque jeu
+formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en g&eacute;n&eacute;ral.
+Rougon plaisantait le r&eacute;gime parlementaire, qu'il appelait &laquo;le fumier
+des m&eacute;diocrit&eacute;s&raquo;.</p>
+
+<p>La Chambre, selon lui, jouissait encore d'une libert&eacute; absurde. On y
+parlait beaucoup trop. La France devait &ecirc;tre gouvern&eacute;e par une machine
+bien mont&eacute;e, l'empereur au sommet, les grands corps et les
+fonctionnaires au-dessous, r&eacute;duits &agrave; l'&eacute;tat de rouages. Il riait, sa
+poitrine sautait, pendant qu'il outrait son syst&egrave;me, avec une rage de
+m&eacute;pris contre les imb&eacute;ciles qui demandent des gouvernements forts.</p>
+
+<p>&laquo;Mais, interrompit M. Kahn, l'empereur en haut, tous les autres en bas,
+ce n'est gai que pour l'empereur, cela!</p>
+
+<p>&mdash;Quand on s'ennuie, on s'en va&raquo;, dit tranquillement Rougon.</p>
+
+<p>Il sourit, puis il ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;On attend que cela soit amusant, et l'on revient.&raquo; Il y eut un long
+silence. M. Kahn se mit &agrave; frotter son collier de barbe, satisfait,
+sachant ce qu'il voulait savoir. La veille, &agrave; la Chambre, il avait
+devin&eacute; juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son cr&eacute;dit &eacute;branl&eacute;
+aux Tuileries, &eacute;tait all&eacute; de lui-m&ecirc;me au-devant d'une disgr&acirc;ce, pour
+faire peau neuve; l'affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion
+de tomber en honn&ecirc;te homme.</p>
+
+<p>&laquo;Et que dit-on? demanda Rougon pour rompre le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'arrive, r&eacute;pondit Du Poizat. Cependant, tout &agrave; l'heure, dans un
+caf&eacute;, j'ai entendu un monsieur d&eacute;cor&eacute; qui approuvait vivement votre
+retraite.</p>
+
+<p>&mdash;Hier, B&eacute;juin &eacute;tait tr&egrave;s affect&eacute;, d&eacute;clara &agrave; son tour M. Kahn; B&eacute;juin
+vous aime beaucoup. C'est un gar&ccedil;on un peu &eacute;teint, mais d'une grande
+solidit&eacute;... Le petit La Rouquette lui-m&ecirc;me m'a paru tr&egrave;s convenable. Il
+parle de vous en excellents termes.&raquo; Et la conversation continua sur les
+uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des
+questions, se faisait faire un rapport exact par le d&eacute;put&eacute;, qui lui
+donna complaisamment les notes les plus pr&eacute;cises sur l'attitude du Corps
+l&eacute;gislatif &agrave; son &eacute;gard.</p>
+
+<p>&laquo;Cet apr&egrave;s-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n'avoir aucun
+renseignement &agrave; fournir, je me prom&egrave;nerai dans Paris, et demain matin,
+au saut du lit, j'en aurai long &agrave; vous conter.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, s'&eacute;cria M. Kahn en riant, j'oubliais de vous parler de
+Combelot!... Non, jamais je n'ai vu un homme plus g&ecirc;n&eacute;...&raquo; Mais il
+s'arr&ecirc;ta devant un clignement d'yeux de Rougon, qui lui montrait le dos
+de Delestang, en ce moment mont&eacute; sur une chaise et occup&eacute; &agrave; d&eacute;barrasser
+le dessus d'une biblioth&egrave;que o&ugrave; des journaux s'entassaient. M. de
+Combelot avait &eacute;pous&eacute; une s&oelig;ur de Delestang. Ce dernier, depuis la
+disgr&acirc;ce de Rougon, souffrait un peu de sa parent&eacute; avec un chambellan;
+aussi voulut-il montrer quelque cr&acirc;nerie. Il se tourna, il dit avec un
+sourire:</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi ne continuez-vous pas?... Combelot est un sot. Hein? voil&agrave; le
+mot l&acirc;ch&eacute;!&raquo; Cette ex&eacute;cution ais&eacute;e d'un beau-fr&egrave;re &eacute;gaya beaucoup ces
+messieurs. Delestang, voyant son succ&egrave;s, poussa les choses jusqu'&agrave; se
+moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si c&eacute;l&egrave;bre
+parmi les dames.</p>
+
+<p>Puis, sans transition, il pronon&ccedil;a gravement ces paroles, en jetant un
+paquet de journaux sur le tapis:</p>
+
+<p>&laquo;Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres.&raquo; Cette v&eacute;rit&eacute;
+ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez
+baiss&eacute;, comme perdu au fond d'un portefeuille dont il examinait chaque
+poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un
+emportement d'hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots
+grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exag&eacute;r&eacute;es
+jusqu'au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy
+autrefois, avant l'empire, affirmait qu'il &eacute;tait alors entretenu par sa
+ma&icirc;tresse, une baronne dont il avait mang&eacute; les diamants en trois mois.
+M. Kahn pr&eacute;tendait que pas une affaire v&eacute;reuse ne tra&icirc;nait sur la place
+de Paris, sans qu'on trouv&acirc;t dedans la main de Marsy. Et ils
+s'&eacute;chauffaient l'un l'autre, ils se renvoyaient des faits de plus en
+plus forts: dans une entreprise de mine, Marsy avait touch&eacute; un
+pot-de-vin de quinze cent mille francs; il venait d'offrir, le mois
+dernier, un h&ocirc;tel, &agrave; la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de
+six cent mille francs, sa part d'un trafic sur les actions des chemins
+de fer du Maroc; il n'y avait pas huit jours enfin, la grande affaire
+des canaux &eacute;gyptiens, lanc&eacute;e par des cr&eacute;atures &agrave; lui, s'&eacute;tait &eacute;croul&eacute;e
+avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de
+pioche n'avait &eacute;t&eacute; donn&eacute;, depuis deux ans qu'ils op&eacute;raient des
+versements. Puis, ils se jet&egrave;rent sur sa personne elle-m&ecirc;me, s'effor&ccedil;ant
+de rapetisser sa haute mine d'aventurier &eacute;l&eacute;gant, parlant de maladies
+anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu'&agrave;
+attaquer la galerie de tableaux qu'il r&eacute;unissait alors.</p>
+
+<p>&laquo;C'est un bandit tomb&eacute; dans la peau d'un vaudevilliste&raquo;, finit par dire
+Du Poizat.</p>
+
+<p>Rougon releva lentement la t&ecirc;te. Il regarda les deux hommes de ses gros
+yeux.</p>
+
+<p>&laquo;Vous voil&agrave; bien avanc&eacute;s, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu!
+comme vous voulez faire les v&ocirc;tres.... Nous ne nous entendons gu&egrave;re. Si
+je puis m&ecirc;me lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai
+volontiers.</p>
+
+<p>Mais tout ce que vous racontez l&agrave; n'emp&ecirc;che pas que Marsy soit d'une
+jolie force. Si la fantaisie l'en prenait, il ne ferait qu'une bouch&eacute;e
+de vous deux, je vous en pr&eacute;viens.&raquo;.</p>
+
+<p>Et il quitta son fauteuil, las d'&ecirc;tre assis, &eacute;tirant ses membres. Puis,
+il ajouta, dans un gros b&acirc;illement:</p>
+
+<p>&laquo;D'autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me
+mettre en travers.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec un sourire mince, vous
+m&egrave;neriez Marsy fort loin. Vous avez bien ici quelques papiers qu'il
+ach&egrave;terait cher.</p>
+
+<p>Tenez, l&agrave;-bas, le dossier Lardenois, cette aventure dans laquelle il a
+jou&eacute; un singulier r&ocirc;le. Je reconnais une lettre de lui, tr&egrave;s curieuse,
+que je vous ai apport&eacute;e moi-m&ecirc;me, dans le temps.&raquo; Rougon &eacute;tait all&eacute;
+jeter dans la chemin&eacute;e les papiers dont il avait peu &agrave; peu empli la
+corbeille. La coupe de bronze ne suffisait plus.</p>
+
+<p>&laquo;On s'assomme, on ne s'&eacute;gratigne pas, dit-il en haussant
+d&eacute;daigneusement les &eacute;paules. Tout le monde a de ces lettres b&ecirc;tes qui
+tra&icirc;nent chez les autres.&raquo; Et il prit la lettre, l'enflamma &agrave; la bougie,
+s'en servit comme d'une allumette pour mettre le feu au tas de papiers,
+dans la chemin&eacute;e. Il resta l&agrave; un instant, accroupi, &eacute;norme, &agrave; surveiller
+les feuilles embras&eacute;es qui roulaient jusque sur le tapis. Certains gros
+papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme des lames de
+plomb; des billets, des chiffons salis de vilaines &eacute;critures, br&ucirc;laient
+avec des petites langues bleues; tandis que, dans le brasier ardent, au
+milieu d'un pullulement d'&eacute;tincelles, des fragments consum&eacute;s restaient
+intacts, lisibles encore.</p>
+
+<p>A ce moment, la porte s'ouvrit, toute grande. Une voix disait en riant:</p>
+
+<p>&laquo;Bien, bien, je vous excuserai, Merle.... Je suis de la maison. Si vous
+m'emp&ecirc;chiez d'entrer par ici, je ferais le tour par la salle des
+s&eacute;ances, parbleu!&raquo; C'&eacute;tait M. d'Escorailles, que Rougon, depuis six
+mois, avait fait nommer auditeur au Conseil d'&Eacute;tat. Il amenait &agrave; son
+bras la jolie Mme Bouchard, toute fra&icirc;che dans une toilette claire de
+printemps. &laquo;Allons, bon! des femmes, maintenant!&raquo; murmura Rougon.</p>
+
+<p>Il ne quitta pas la chemin&eacute;e tout de suite. Il demeura par terre, tenant
+la pelle, sous laquelle il &eacute;touffait la flamme, de peur d'incendie. Et
+il levait sa large face, l'air maussade. M. d'Escorailles ne se
+d&eacute;concerta pas.</p>
+
+<p>Lui et la jeune femme, d&egrave;s le seuil, avaient cess&eacute; de se sourire, pour
+prendre une figure de circonstance.</p>
+
+<p>&laquo;Cher ma&icirc;tre, dit-il, je vous am&egrave;ne une de vos amies qui tenait
+absolument &agrave; vous apporter ses regrets.... Nous avons lu le Moniteur ce
+matin...</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez lu le Moniteur, vous autres&raquo;, gronda Rougon qui se d&eacute;cida
+enfin &agrave; se mettre debout.</p>
+
+<p>Mais il aper&ccedil;ut une personne qu'il n'avait pas encore vue. Il murmura,
+apr&egrave;s avoir clign&eacute; les yeux:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! monsieur Bouchard.&raquo; C'&eacute;tait le mari, en effet. Il venait d'entrer,
+derri&egrave;re les jupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avait
+soixante ans, la t&ecirc;te toute blanche, l'&oelig;il &eacute;teint, la face comme us&eacute;e
+par ses vingt-cinq ann&eacute;es de service administratif. Lui, ne pronon&ccedil;a pas
+une parole. Il prit d'un air p&eacute;n&eacute;tr&eacute; la main de Rougon, qu'il secoua
+trois fois, de haut en bas, &eacute;nergiquement.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, dit ce dernier, vous &ecirc;tes tr&egrave;s gentils d'&ecirc;tre tous venus me
+voir; seulement, vous allez diablement me g&ecirc;ner.... Enfin, mettez-vous
+de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;... Du Poizat, donnez votre fauteuil &agrave; madame.&raquo; Il se
+tournait, lorsqu'il se trouva en face du colonel Jobelin.</p>
+
+<p>&laquo;Vous aussi, colonel!&raquo; cria-t-il.</p>
+
+<p>La porte &eacute;tait rest&eacute;e ouverte, Merle n'avait pu s'opposer &agrave; l'entr&eacute;e du
+colonel, qui montait l'escalier derri&egrave;re les talons des Bouchard. Il
+tenait son fils par la main, un grand galopin de quinze ans, alors &eacute;l&egrave;ve
+de troisi&egrave;me au lyc&eacute;e Louis-le-Grand.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C'est dans le malheur que se
+r&eacute;v&egrave;lent les vrais amis.... Auguste, donne une poign&eacute;e de main.&raquo; Mais
+Rougon s'&eacute;lan&ccedil;ait vers l'anti-chambre, en criant:</p>
+
+<p>&laquo;Fermez donc la porte, Merle! A quoi pensez-vous! Tout Paris va entrer.&raquo;
+L'huissier montra sa face calme, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;C'est qu'ils vous ont vu, monsieur le pr&eacute;sident.&raquo; Et il dut s'effacer
+pour laisser passer les Charbonnel.</p>
+
+<p>Ils arrivaient sur une m&ecirc;me ligne, sans se donner le bras, soufflant,
+d&eacute;sol&eacute;s, ahuris. Ils parl&egrave;rent en m&ecirc;me temps.</p>
+
+<p>&laquo;Nous venons de voir le Moniteur.... Ah! quelle nouvelle! comme votre
+pauvre m&egrave;re va &ecirc;tre d&eacute;sol&eacute;e! Et nous, dans quelle triste position cela
+nous met!&raquo; Ceux-l&agrave;, plus na&iuml;fs que les autres, allaient tout de suite
+exposer leurs petites affaires. Rougon les fit taire.</p>
+
+<p>Il poussa un verrou cach&eacute; sous la serrure de la porte, en murmurant
+qu'on pouvait l'enfoncer, maintenant. Puis, voyant que pas un de ses
+amis ne semblait d&eacute;cid&eacute; &agrave; quitter la place, il se r&eacute;signa, il t&acirc;cha
+d'achever sa besogne, au milieu des neuf personnes qui emplissaient le
+cabinet. Le d&eacute;m&eacute;nagement des papiers avait fini par bouleverser la
+pi&egrave;ce. Sur le tapis, une d&eacute;bandade de dossiers tra&icirc;nait, si bien que le
+colonel et M. Bouchard, qui voulurent gagner l'embrasure d'une fen&ecirc;tre,
+durent prendre les plus grandes pr&eacute;cautions pour ne pas &eacute;craser en
+chemin quelque affaire importante. Tous les si&egrave;ges &eacute;taient encombr&eacute;s de
+paquets ficel&eacute;s; Mme Bouchard seule avait pu s'asseoir sur un fauteuil
+rest&eacute; libre; et elle souriait aux galanteries de Du Poizat et de M.
+Kahn, pendant que, M. d'Escorailles, ne trouvant plus de tabouret, lui
+glissait sous les pieds une &eacute;paisse chemise bleue bourr&eacute;e de lettres.
+Les tiroirs du bureau, culbut&eacute;s dans un coin, permirent aux Charbonnel
+de s'accroupir un instant, pour reprendre haleine; tandis que le jeune
+Auguste, ravi de tomber dans ce remue m&eacute;nage, furetait, disparaissait
+derri&egrave;re la montagne de cartons, au milieu de laquelle Delestang
+semblait se retrancher. Ce dernier faisait beaucoup de poussi&egrave;re, en
+jetant de haut les journaux de la biblioth&egrave;que.</p>
+
+<p>Mme Bouchard eut une l&eacute;g&egrave;re toux.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez tort de rester dans cette salet&eacute;&raquo;, dit Rougon, occup&eacute; &agrave; vider
+les cartons qu'il avait pri&eacute; Delestang de ne point toucher.</p>
+
+<p>Mais la jeune femme, toute rose d'avoir touss&eacute;, lui assura qu'elle &eacute;tait
+tr&egrave;s bien, que son chapeau ne craignait pas la poussi&egrave;re. Et la bande se
+lan&ccedil;a dans les condol&eacute;ances. L'empereur, vraiment, ne se souciait gu&egrave;re
+des int&eacute;r&ecirc;ts du pays, pour se laisser circonvenir par des personnages si
+peu dignes de sa confiance. La France faisait une perte. D'ailleurs,
+c'&eacute;tait toujours ainsi: une grande intelligence devait liguer contre
+elle toutes les m&eacute;diocrit&eacute;s.</p>
+
+<p>&laquo;Les gouvernements sont ingrats, d&eacute;clara M. Kahn.</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis pour eux! dit le colonel. Ils se frappent en frappant leurs
+serviteurs.&raquo; Mais M. Kahn voulut avoir le dernier mot. Il se tourna vers
+Rougon.</p>
+
+<p>&laquo;Quand un homme comme vous tombe, c'est un deuil public.&raquo; La bande
+approuva:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, oui, un deuil public!&raquo; Sous la brutalit&eacute; de ces &eacute;loges, Rougon
+leva la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Ses joues grises s'allumaient d'une lueur, sa face enti&egrave;re avait un
+sourire contenu de jouissance. Il &eacute;tait coquet de sa force, comme une
+femme l'est de sa gr&acirc;ce; et il aimait recevoir les flatteries &agrave; bout
+portant, dans sa large poitrine, assez solide pour n'&ecirc;tre &eacute;cras&eacute;e par
+aucun pav&eacute;. Cependant, il devenait &eacute;vident que ses amis se g&ecirc;naient les
+uns les autres; ils se guettaient du regard, cherchant &agrave; s'&eacute;vincer, ne
+voulant pas parler haut. A pr&eacute;sent que le grand homme paraissait dompt&eacute;,
+l'heure pressait d'en arracher une bonne parole. Et ce fut le colonel
+qui prit un parti le premier. Il emmena dans une embrasure Rougon, qui
+le suivit docilement, un carton sous le bras.</p>
+
+<p>&laquo;Avez-vous song&eacute; &agrave; moi? lui demanda-t-il tout bas, avec un sourire
+aimable.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement. Votre nomination de commandeur m'a encore &eacute;t&eacute; promise il
+y a quatre jours. Seulement, vous sentez qu'aujourd'hui, il m'est
+impossible de rien affirmer.... Je crains, je vous l'avoue, que mes amis
+ne re&ccedil;oivent le contrecoup de ma disgr&acirc;ce.&raquo; Les l&egrave;vres du colonel
+trembl&egrave;rent d'&eacute;motion. Il balbutia qu'il fallait lutter, qu'il lutterait
+lui-m&ecirc;me. Puis, brusquement, il se tourna, il appela:</p>
+
+<p>&laquo;Auguste!&raquo; Le galopin &eacute;tait &agrave; quatre pattes sous le bureau, en train de
+lire les titres des dossiers, ce qui lui permettait de jeter des coups
+d'&oelig;il luisants sur les petites bottines de Mme Bouchard. Il accourut.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; mon gaillard! reprit le colonel &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>Vous savez qu'il faudra me caser cette vermine-l&agrave;, un de ces jours. Je
+compte sur vous. J'h&eacute;site encore entre la magistrature et
+l'administration.... Donne une poign&eacute;e de main, Auguste, pour que ton
+bon ami se souvienne de toi.&raquo; Pendant ce temps, Mme Bouchard, qui
+mordillait son gant d'impatience, s'&eacute;tait lev&eacute;e et avait gagn&eacute; la
+fen&ecirc;tre de gauche, en ordonnant d'un regard &agrave; M. d'Escorailles de la
+suivre. Le mari se trouvait d&eacute;j&agrave; l&agrave;, les coudes sur la barre d'appui, &agrave;
+regarder le paysage. En face, les grands marronniers des Tuileries
+avaient un frisson de feuilles, dans le soleil chaud; tandis que la
+Seine, du pont Royal au pont de la Concorde, roulait des eaux bleues,
+toutes paillet&eacute;es de lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Mme Bouchard se tourna tout d'un coup, en criant:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! monsieur Rougon, venez donc voir!&raquo; Et, comme Rougon se h&acirc;tait de
+quitter le colonel pour ob&eacute;ir, Du Poizat, qui avait suivi la jeune
+femme, se retira discr&egrave;tement, alla rejoindre M. Kahn &agrave; la fen&ecirc;tre du
+milieu.</p>
+
+<p>&laquo;Tenez, ce bateau charg&eacute; de briques, qui a failli sombrer&raquo;, racontait
+Mme Bouchard.</p>
+
+<p>Rougon resta l&agrave; complaisamment, au soleil, jusqu'&agrave; ce que M.
+d'Escorailles, sur un nouveau regard de la jeune femme, lui d&icirc;t:</p>
+
+<p>&laquo;M. Bouchard veut donner sa d&eacute;mission. Nous l'avons amen&eacute; pour que vous
+le raisonniez.&raquo; Alors, M. Bouchard expliqua que les injustices le
+r&eacute;voltaient.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, monsieur Rougon, j'ai commenc&eacute; par &ecirc;tre exp&eacute;ditionnaire &agrave;
+l'Int&eacute;rieur, et je suis arriv&eacute; au poste de chef de bureau, sans rien
+devoir &agrave; la faveur ni &agrave; l'intrigue.... Je suis chef de bureau depuis 47.
+Eh bien, le poste de chef de division a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; cinq fois vacant,
+quatre fois sous la r&eacute;publique, et une fois sous l'empire, sans que le
+ministre ait song&eacute; &agrave; moi, qui avais des droits hi&eacute;rarchiques....
+Maintenant vous n'allez plus &ecirc;tre l&agrave; pour tenir la promesse que vous
+m'aviez faite, et j'aime mieux me retirer.&raquo; Rougon dut le calmer. La
+place n'&eacute;tait toujours pas donn&eacute;e &agrave; un autre; si elle lui &eacute;chappait
+cette fois encore, ce ne serait qu'une occasion perdue, une occasion qui
+se retrouverait certainement. Puis, il prit les mains de Mme Bouchard,
+en la complimentant d'un air paternel. La maison du chef de bureau &eacute;tait
+la premi&egrave;re qui l'e&ucirc;t accueilli, lors de son arriv&eacute;e &agrave; Paris. C'&eacute;tait l&agrave;
+qu'il avait rencontr&eacute; le colonel, cousin germain du chef de bureau. Plus
+tard, lorsque M. Bouchard h&eacute;rita de son p&egrave;re, &agrave; cinquante-quatre ans, et
+se trouva tout d'un coup mordu du d&eacute;sir de se marier, Rougon servit de
+t&eacute;moin &agrave; Mme Bouchard, n&eacute;e Ad&egrave;le Desvignes, une demoiselle tr&egrave;s bien
+&eacute;lev&eacute;e, d'une honorable famille de Rambouillet. Le chef de bureau avait
+voulu une jeune fille de province, parce qu'il tenait &agrave; l'honn&ecirc;tet&eacute;.
+Ad&egrave;le, blonde, petite, adorable, avec la na&iuml;vet&eacute; un peu fade de ses yeux
+bleus, en &eacute;tait &agrave; son troisi&egrave;me amant, au bout de quatre ans de mariage.</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;, ne vous tourmentez pas, dit Rougon qui lui serrait toujours les
+poignets dans ses grosses mains. Vous savez bien qu'on fait tout ce que
+vous voulez.... Jules vous dira ces jours-ci o&ugrave; nous en sommes.&raquo; Et il
+prit &agrave; part M. d'Escorailles, pour lui annoncer qu'il avait &eacute;crit le
+matin &agrave; son p&egrave;re, afin de le tranquilliser. Le jeune auditeur devait
+conserver tranquillement sa situation. La famille d'Escorailles &eacute;tait
+une des plus anciennes familles de Plassans, o&ugrave; elle jouissait de la
+v&eacute;n&eacute;ration publique. Aussi Rougon, qui autrefois avait tra&icirc;n&eacute; des
+souliers &eacute;cul&eacute;s devant l'h&ocirc;tel du vieux marquis, p&egrave;re de Jules,
+mettait-il son orgueil &agrave; prot&eacute;ger le jeune homme. La famille gardait un
+culte d&eacute;vot pour Henri V, tout en permettant que l'enfant se ralli&acirc;t &agrave;
+l'empire. C'&eacute;tait un r&eacute;sultat de l'abomination des temps.</p>
+
+<p>A la fen&ecirc;tre du milieu, qu'ils avaient ouverte pour mieux s'isoler, M.
+Kahn et Du Poizat causaient, en regardant au loin les toits des
+Tuileries, qui bleuissaient dans une poussi&egrave;re de soleil. Ils se
+t&acirc;taient, ils l&acirc;chaient des mots coup&eacute;s par de grands silences. Rougon
+&eacute;tait trop vif. Il n'aurait pas d&ucirc; se f&acirc;cher, &agrave; propos de cette affaire
+Rodriguez, si facile &agrave; arranger. Puis, les yeux perdus, M. Kahn murmura,
+comme se parlant &agrave; lui-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>&laquo;On sait que l'on tombe, on ne sait jamais si l'on se rel&egrave;vera.&raquo; Du
+Poizat feignit de n'avoir pas entendu. Et, longtemps apr&egrave;s, il dit:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! c'est un gar&ccedil;on tr&egrave;s fort.&raquo; Alors, le d&eacute;put&eacute; se tourna brusquement,
+lui parla tr&egrave;s vite, dans la figure.</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;, entre nous, j'ai peur pour lui. Il joue avec le feu.... Certes,
+nous sommes ses amis, et il n'est pas question de l'abandonner. Je tiens
+&agrave; constater seulement qu'il n'a gu&egrave;re song&eacute; &agrave; nous, dans tout ceci....
+Ainsi moi, par exemple, j'ai entre les mains des int&eacute;r&ecirc;ts &eacute;normes qu'il
+vient de compromettre par son coup de t&ecirc;te. Il n'aurait pas le droit de
+m'en vouloir, n'est-ce pas? si j'allais maintenant frapper &agrave; une autre
+porte: car, enfin, ce n'est pas seulement moi qui souffre, ce sont aussi
+les populations.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut frapper &agrave; une autre porte&raquo;, r&eacute;p&eacute;ta Du Poizat avec un sourire.</p>
+
+<p>Mais l'autre, pris d'une col&egrave;re subite, l&acirc;cha la v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que c'est possible!... Ce diable d'homme vous f&acirc;che avec tout le
+monde. Quand on est de sa bande, on a une affiche dans le dos.&raquo; Il se
+calma, soupirant, regardant du c&ocirc;t&eacute; de l'Arc de Triomphe, dont le bloc
+de pierre gris&acirc;tre &eacute;mergeait de la nappe verte des Champs-&Eacute;lys&eacute;es. Il
+reprit doucement:</p>
+
+<p>&laquo;Que voulez-vous? moi, je suis d'une fid&eacute;lit&eacute; b&ecirc;te.&raquo; Le colonel, depuis
+un instant, se tenait debout derri&egrave;re ces messieurs.</p>
+
+<p>&laquo;La fid&eacute;lit&eacute; est le chemin de l'honneur&raquo;, dit-il de sa voix militaire.</p>
+
+<p>Du Poizat et M. Kahn s'&eacute;cart&egrave;rent pour faire place au colonel, qui
+continua:</p>
+
+<p>&laquo;Rougon contracte aujourd'hui une dette envers nous. Rougon ne
+s'appartient plus.&raquo; Ce mot eut un succ&egrave;s &eacute;norme. Non, certes, Rougon ne
+s'appartenait plus. Et il fallait le lui dire nettement, pour qu'il
+compr&icirc;t ses devoirs. Tous trois baiss&egrave;rent la voix, complotant, se
+distribuant des esp&eacute;rances. Parfois, ils se retournaient, ils jetaient
+un coup d'&oelig;il dans la vaste pi&egrave;ce, pour voir si quelque ami
+n'accaparait pas trop longtemps le grand homme.</p>
+
+<p>Maintenant, le grand homme ramassait les dossiers, tout en continuant de
+causer avec Mme Bouchard.</p>
+
+<p>Cependant, dans le coin o&ugrave; ils &eacute;taient rest&eacute;s silencieux et g&ecirc;n&eacute;s
+jusque-l&agrave;, les Charbonnel se disputaient. A deux reprises, ils avaient
+tent&eacute; de s'emparer de Rougon, qui s'&eacute;tait laiss&eacute; enlever par le colonel
+et la jeune femme. M. Charbonnel finit par pousser Mme Charbonnel vers
+lui.</p>
+
+<p>&laquo;Ce matin, balbutia-t-elle, nous avons re&ccedil;u une lettre de votre m&egrave;re...&raquo;
+Il ne la laissa pas achever. Il emmena lui-m&ecirc;me les Charbonnel dans
+l'embrasure de droite, l&acirc;chant une fois encore les dossiers, sans trop
+d'impatience.</p>
+
+<p>&laquo;Nous avons re&ccedil;u une lettre de votre m&egrave;re&raquo;, r&eacute;p&eacute;ta Mme Charbonnel.</p>
+
+<p>Et elle allait lire la lettre, lorsqu'il la lui prit pour la parcourir
+d'un regard. Les Charbonnel, anciens marchands d'huile de Plassans,
+&eacute;taient les prot&eacute;g&eacute;s de Mme F&eacute;licit&eacute;, comme on nommait dans sa petite
+ville la m&egrave;re de Rougon. Elle les lui avait adress&eacute;s &agrave; l'occasion d'une
+requ&ecirc;te qu'ils pr&eacute;sentaient au conseil d'&Eacute;tat.</p>
+
+<p>Un de leurs petits-cousins, un sieur Chevassu, avou&eacute; &agrave; Faverolles, le
+chef-lieu d'un d&eacute;partement voisin, &eacute;tait mort en laissant une fortune de
+cinq cent mille francs aux s&oelig;urs de la Sainte-Famille. Les Charbonnel,
+qui n'avaient jamais compt&eacute; sur l'h&eacute;ritage, devenus brusquement
+h&eacute;ritiers par la mort d'un fr&egrave;re du d&eacute;funt, cri&egrave;rent alors &agrave; la
+captation; et comme la communaut&eacute; demandait au conseil d'&Eacute;tat d'&ecirc;tre
+autoris&eacute;e &agrave; accepter le legs, ils quitt&egrave;rent leur vieille demeure de
+Plassans, ils accoururent &agrave; Paris se loger rue Jacob, h&ocirc;tel du P&eacute;rigord,
+pour suivre leur affaire de pr&egrave;s. Et l'affaire tra&icirc;nait depuis six mois.</p>
+
+<p>&laquo;Nous sommes bien tristes, soupirait Mme Charbonnel, pendant que Rougon
+lisait la lettre. Moi, je ne voulais pas entendre parler de ce proc&egrave;s,
+mais M. Charbonnel r&eacute;p&eacute;tait qu'avec vous c'&eacute;tait tout argent gagn&eacute;, que
+vous n'aviez qu'un mot &agrave; dire pour nous mettre les cinq cent mille
+francs dans la poche.... N'est-ce pas, monsieur Charbonnel?&raquo; L'ancien
+marchand d'huile branla d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;C'&eacute;tait un chiffre, continua la femme, &ccedil;a valait la peine de
+bouleverser son existence.... Ah! oui, elle est boulevers&eacute;e, notre
+existence! Savez-vous, monsieur Rougon qu'hier encore la bonne de
+l'h&ocirc;tel a refus&eacute; de changer nos serviettes sales! Moi qui, &agrave; Plassans,
+ai cinq armoires de linge!&raquo; Et elle continua &agrave; se plaindre am&egrave;rement de
+Paris qu'elle abominait. Ils y &eacute;taient venus pour huit jours.</p>
+
+<p>Puis, esp&eacute;rant partir toutes les semaines, ils ne s'&eacute;taient rien fait
+envoyer. Maintenant que cela n'en finissait plus, ils s'ent&ecirc;taient dans
+leur chambre garnie, mangeant ce que la bonne voulait bien leur servir,
+sans linge, presque sans v&ecirc;tements. Ils n'avaient pas m&ecirc;me une brosse,
+et Mme Charbonnel faisait sa toilette avec un peigne cass&eacute;. Parfois, ils
+s'asseyaient sur leur petite malle, ils y pleuraient de lassitude et de
+rage.</p>
+
+<p>&laquo;Et cet h&ocirc;tel est si mal fr&eacute;quent&eacute;! murmura M. Charbonnel avec de gros
+yeux pudibonds. Il y a un jeune homme &agrave; c&ocirc;t&eacute; de nous. On entend des
+choses...&raquo; Rougon repliait la lettre.</p>
+
+<p>&laquo;Ma m&egrave;re, dit-il, vous donne l'excellent conseil de patienter. Je ne
+puis que vous engager &agrave; faire une nouvelle provision de courage....
+Votre affaire me para&icirc;t bonne; mais me voil&agrave; parti et je n'ose plus rien
+vous promettre.</p>
+
+<p>&mdash;Nous quittons Paris demain!&raquo; cria Mme Charbonnel dans un &eacute;lan de
+d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>Mais, ce cri &agrave; peine l&acirc;ch&eacute;, elle devint toute p&acirc;le.</p>
+
+<p>M. Charbonnel dut la soutenir. Et ils rest&egrave;rent un moment sans voix, les
+l&egrave;vres tremblantes, &agrave; se regarder, avec une grosse envie de pleurer. Ils
+faiblissaient, ils avaient une douleur, comme si, brusquement, les cinq
+cent mille francs se fussent &eacute;croul&eacute;s devant eux.</p>
+
+<p>Rougon continuait affectueusement:</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez affaire &agrave; forte partie. Mgr Rochart, l'&eacute;v&ecirc;que de Faverolles,
+est venu en personne &agrave; Paris pour appuyer la demande des s&oelig;urs de la
+Sainte Famille. Sans son intervention, il y a longtemps que vous auriez
+gain de cause. Le clerg&eacute; est malheureusement tr&egrave;s puissant
+aujourd'hui.... Mais je laisse ici des amis, j'esp&egrave;re pouvoir agir sans
+me mettre en avant.</p>
+
+<p>Vous avez attendu si longtemps que, si vous partez demain.... &laquo;Nous
+resterons, nous resterons, se h&acirc;ta de balbutier Mme Charbonnel. Ah!
+monsieur Rougon, voil&agrave; un h&eacute;ritage qui nous aura co&ucirc;t&eacute; bien cher!&raquo;
+Rougon revint vivement &agrave; ses papiers. Il promena un regard de
+satisfaction autour de la pi&egrave;ce, soulag&eacute;, ne voyant plus personne qui
+p&ucirc;t l'emmener encore dans une embrasure de fen&ecirc;tre; toute la bande &eacute;tait
+repue.</p>
+
+<p>En quelques minutes, il avan&ccedil;a fort sa besogne. Il avait une gaiet&eacute; &agrave;
+lui, brutale, se moquant des gens, se vengeant des ennuis qu'on lui
+imposait. Pendant un quart d'heure, il fut terrible pour ses amis, dont
+il venait d'&eacute;couter les histoires avec tant de complaisance. Il alla si
+loin, il se montra si dur pour la jolie Mme Bouchard, que les yeux de la
+jeune femme s'emplirent de larmes, sans qu'elle cess&acirc;t de sourire. Les
+amis riaient, accoutum&eacute;s &agrave; ces coups de massue. Jamais leurs affaires
+n'allaient mieux qu'aux heures o&ugrave; Rougon s'exer&ccedil;ait les poings sur leur
+nuque.</p>
+
+<p>A ce moment, on frappa un coup discret &agrave; la porte.</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, n'ouvrez pas, cria-t-il &agrave; Delestang qui se d&eacute;rangeait. Est-ce
+qu'on se moque de moi! J'ai d&eacute;j&agrave; la t&ecirc;te cass&eacute;e.&raquo; Et, comme on
+&eacute;branlait la porte plus violemment:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! si je restais, dit-il entre ses dents, comme je flanquerais ce
+Merle dehors!&raquo; On ne frappa plus. Mais, tout d'un coup, dans un angle du
+cabinet, une petite porte s'ouvrit, donnant passage &agrave; une &eacute;norme jupe
+de soie bleue, qui entra &agrave; reculons. Et cette jupe, tr&egrave;s claire, tr&egrave;s
+orn&eacute;e de n&oelig;uds de ruban, demeura l&agrave; un instant, &agrave; moiti&eacute; dans la pi&egrave;ce,
+sans qu'on v&icirc;t autre chose. Une voix de femme, toute fluette, parlait
+vivement au-dehors.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Rougon!&raquo; appela la dame, en montrant enfin son visage.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Mme Correur, avec un chapeau garni d'une botte de roses. Rougon,
+qui s'avan&ccedil;ait, les poings ferm&eacute;s, furieux, plia les &eacute;paules et vint
+serrer la main de la nouvelle venue, en faisant le gros dos.</p>
+
+<p>&laquo;Je demandais &agrave; Merle comment il se trouvait ici, dit Mme Correur, en
+couvant d'un regard tendre le grand diable d'huissier, debout et
+souriant devant elle. Et vous, monsieur Rougon, &ecirc;tes-vous content de
+lui?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, certainement&raquo;, r&eacute;pondit Rougon d'une fa&ccedil;on aimable.</p>
+
+<p>Merle gardait son sourire b&eacute;at, les yeux fix&eacute;s sur le cou gras de Mme
+Correur. Elle se rengorgeait, elle ramenait de la main les frisures de
+ses tempes.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; qui va bien, mon gar&ccedil;on, reprit-elle. Quand je place quelqu'un,
+j'aime que tout le monde soit satisfait.... Et si vous aviez besoin de
+quelque conseil, venez me voir le matin, vous savez, de huit &agrave; neuf.
+Allons, soyez sage.&raquo; Et elle entra dans le cabinet, en disant &agrave; Rougon:</p>
+
+<p>&laquo;Il n'y a rien qui vaille les anciens militaires.&raquo; Puis, elle ne le
+l&acirc;cha pas, elle lui fit traverser toute la pi&egrave;ce, le menant &agrave; petits pas
+devant la fen&ecirc;tre, &agrave; l'autre bout. Elle le grondait de n'avoir point
+ouvert. Si Merle n'avait pas consenti &agrave; l'introduire par la petite
+porte, elle serait donc rest&eacute;e dehors? Dieu savait pourtant si elle
+avait besoin de le voir! car, enfin, il ne pouvait pas s'en aller ainsi,
+sans lui dire o&ugrave; en &eacute;taient ses p&eacute;titions.</p>
+
+<p>Elle sortit de sa poche un petit carnet, tr&egrave;s riche, recouvert de moire
+rose.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai vu le Moniteur qu'apr&egrave;s mon d&eacute;jeuner, dit-elle. J'ai pris tout
+de suite un fiacre... voyons, o&ugrave; en est l'affaire de Mme Leturc, la
+veuve du capitaine, qui demande un bureau de tabac. Je lui ai promis un
+r&eacute;sultat pour la semaine prochaine.... Et l'affaire de cette demoiselle,
+vous savez, Herminie Billecoq, une ancienne &eacute;l&egrave;ve de Saint-Denis, que
+son s&eacute;ducteur, un officier, consent &agrave; &eacute;pouser, si quelque &acirc;me honn&ecirc;te
+veut bien avancer la dot r&eacute;glementaire. Nous avions pens&eacute; &agrave;
+l'imp&eacute;ratrice.... Et toutes ces dames, Mme Chardon, Mme Testani&egrave;re, Mme
+Jalaguier, qui attendent depuis des mois?&raquo; Rougon, paisiblement, donnait
+des r&eacute;ponses, expliquant les retards, descendait dans les d&eacute;tails les
+plus minutieux. Il fit pourtant comprendre &agrave; Mme Correur qu'elle devait
+&agrave; pr&eacute;sent compter beaucoup moins sur lui. Alors, elle se d&eacute;sola. Elle
+&eacute;tait si heureuse de rendre service! Qu'allait-elle devenir, avec toutes
+ces dames?</p>
+
+<p>Et elle en arriva &agrave; parler de ses affaires personnelles, que Rougon
+connaissait bien. Elle r&eacute;p&eacute;tait qu'elle &eacute;tait une Martineau, des
+Martineau de Coulonges, une bonne famille de Vend&eacute;e, o&ugrave; l'on pouvait
+citer jusqu'&agrave; sept notaires de p&egrave;re en fils. Jamais elle ne s'expliquait
+nettement sur son nom de Correur. A l'&acirc;ge de vingt-quatre ans, elle
+s'&eacute;tait enfuie avec un gar&ccedil;on boucher, &agrave; la suite de tout un &eacute;t&eacute; de
+rendez-vous, sous un hangar.</p>
+
+<p>Son p&egrave;re avait agonis&eacute; pendant six mois sous le coup de ce scandale, une
+monstruosit&eacute; dont le pays s'entretenait toujours. Depuis ce temps, elle
+vivait &agrave; Paris, comme morte pour sa famille. Dix fois, elle avait &eacute;crit
+&agrave; son fr&egrave;re, maintenant &agrave; la t&ecirc;te de l'&eacute;tude, sans pouvoir obtenir de
+lui une r&eacute;ponse; et elle accusait de ce silence sa belle-s&oelig;ur, &laquo;une
+femme &agrave; cur&eacute;s, qui menait par le bout du nez cet imb&eacute;cile de Martineau&raquo;,
+disait-elle. Une de ses id&eacute;es fixes &eacute;tait de retourner l&agrave;-bas, comme Du
+Poizat, pour s'y montrer en femme cossue et respect&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai encore &eacute;crit, il y a huit jours, murmura-t-elle; je parie qu'elle
+jette mes lettres au feu.... Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait
+bien qu'elle m'ouvr&icirc;t la maison toute grande. Ils n'ont pas d'enfant,
+j'aurais des affaires d'int&eacute;r&ecirc;t &agrave; r&eacute;gler.... Martineau a quinze ans de
+plus que moi, et il est goutteux, m'a-t-on dit.&raquo; Puis, elle changea
+brusquement de voix, elle reprit:</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, ne pensons pas &agrave; tout cela.... C'est pour vous qu'il s'agit de
+travailler &agrave; cette heure, n'est-ce pas, Eug&egrave;ne? On travaillera, vous
+verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pour que nous soyons quelque
+chose... vous vous souvenez, en 51?&raquo; Rougon sourit. Et, comme elle lui
+serrait maternellement les deux mains, il se pencha &agrave; son oreille et
+murmura:</p>
+
+<p>&laquo;Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d'&ecirc;tre raisonnable. Est-ce qu'il
+ne s'est pas avis&eacute;, l'autre semaine, apr&egrave;s s'&ecirc;tre fait mettre au poste,
+de donner mon nom pour que j'aille le r&eacute;clamer!&raquo; Mme Correur promit de
+parler &agrave; Gilquin, un de ses anciens locataires, du temps o&ugrave; Rougon
+logeait &agrave; l'h&ocirc;tel Vaneau, gar&ccedil;on pr&eacute;cieux &agrave; l'occasion, mais d'un
+d&eacute;braill&eacute; tr&egrave;s compromettant.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai un fiacre en bas, je me sauve&raquo;, dit-elle avec un sourire, tout
+haut, en gagnant le milieu du cabinet.</p>
+
+<p>Et elle resta pourtant quelques minutes encore, d&eacute;sireuse de voir la
+bande s'en aller en m&ecirc;me temps qu'elle.</p>
+
+<p>Pour d&eacute;cider le mouvement de retraite, elle offrit m&ecirc;me de prendre
+quelqu'un avec elle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et
+il fut convenu que le petit Auguste monterait &agrave; c&ocirc;t&eacute; du cocher. Alors,
+commen&ccedil;a une grande distribution de poign&eacute;es de main. Rougon s'&eacute;tait mis
+pr&egrave;s de la porte, ouverte toute grande. En passant devant lui, chacun
+avait une derni&egrave;re phrase de condol&eacute;ance. M. Kahn, Du Poizat et le
+colonel allong&egrave;rent le cou, lui l&acirc;ch&egrave;rent tout bas un mot dans
+l'oreille, pour qu'il ne les oubli&acirc;t pas. Les Charbonnel &eacute;taient d&eacute;j&agrave;
+sur la premi&egrave;re marche de l'escalier, et Mme Correur causait avec Merle,
+au fond de l'anti-chambre, pendant que Mme Bouchard, attendue &agrave; quelques
+pas par son mari et par M. d'Escorailles, s'attardait encore devant
+Rougon, tr&egrave;s gracieuse, tr&egrave;s douce, lui demandant &agrave; quelle heure elle
+pourrait le voir, rue Marbeuf, tout seul, parce qu'elle &eacute;tait trop b&ecirc;te
+quand il y avait du monde. Mais le colonel, en l'entendant demander
+cela, revint brusquement; les autres le suivirent, il y eut une rentr&eacute;e
+g&eacute;n&eacute;rale.</p>
+
+<p>&laquo;Nous irons tous vous voir, criait le colonel.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas que vous vous enterriez&raquo;, disaient plusieurs voix.</p>
+
+<p>M. Kahn r&eacute;clama du geste le silence. Puis, il lan&ccedil;a la fameuse phrase:</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez &agrave; vos amis et &agrave; la
+France.&raquo; Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut un
+gros soupir de soulagement. Delestang, qu'il avait oubli&eacute;, sortit alors
+de derri&egrave;re le tas de cartons, &agrave; l'abri duquel il venait d'achever le
+classement des papiers, en ami consciencieux. Il &eacute;tait un peu fier de sa
+besogne. Lui, agissait, pendant que les autres parlaient.</p>
+
+<p>Aussi re&ccedil;ut-il avec une v&eacute;ritable jouissance les remerciements tr&egrave;s vifs
+du grand homme. Il n'y avait que lui pour rendre service; il poss&eacute;dait
+un esprit d'ordre, une m&eacute;thode de travail qui le m&egrave;neraient loin; et
+Rougon trouva encore plusieurs autres choses flatteuses, sans qu'on p&ucirc;t
+savoir s'il ne se moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d'&oelig;il
+dans tous les coins:</p>
+
+<p>&laquo;Mais voil&agrave; qui est fini, je crois, gr&acirc;ce &agrave; vous.... Il n'y a plus qu'&agrave;
+donner l'ordre &agrave; Merle de me faire porter ces paquets-l&agrave; chez moi.&raquo; Il
+appela l'huissier, lui indiqua ses papiers personnels. A toutes les
+recommandations, l'huissier r&eacute;pondait:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, monsieur le pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! animal, finit par crier Rougon agac&eacute;, ne m'appelez donc plus
+pr&eacute;sident, puisque je ne le suis plus.&raquo; Merle s'inclina, fit un pas vers
+la porte, et resta l&agrave;, &agrave; h&eacute;siter. Il revint, disant:</p>
+
+<p>&laquo;Il y a en bas une dame &agrave; cheval qui demande monsieur.... Elle a dit en
+riant qu'elle monterait bien avec le cheval, si l'escalier &eacute;tait assez
+large.... C'est seulement pour serrer la main &agrave; monsieur.&raquo; Rougon
+fermait d&eacute;j&agrave; les poings, croyant &agrave; une plaisanterie. Mais Delestang, qui
+&eacute;tait all&eacute; regarder par une fen&ecirc;tre du palier, accourut en murmurant,
+l'air tr&egrave;s &eacute;mu:</p>
+
+<p>&laquo;Mademoiselle Clorinde!&raquo; Alors, Rougon fit r&eacute;pondre qu'il descendait.
+Puis, comme Delestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda,
+les sourcils fronc&eacute;s, d'un air soup&ccedil;onneux, frapp&eacute; de son &eacute;motion.
+&laquo;M&eacute;fiez-vous des femmes&raquo;, r&eacute;p&eacute;ta-t-il.</p>
+
+<p>Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet.</p>
+
+<p>Par les trois fen&ecirc;tres, laiss&eacute;es ouvertes, le plein jour entrait,
+&eacute;clairant cr&ucirc;ment les cartonniers &eacute;ventr&eacute;s, les tiroirs &eacute;pars, les
+paquets ficel&eacute;s et entass&eacute;s au milieu du tapis. Le cabinet semblait tout
+grand, tout triste. Au fond de la chemin&eacute;e, les tas de papiers br&ucirc;l&eacute;s, &agrave;
+poign&eacute;es, ne laissaient qu'une petite pellet&eacute;e de cendre noire. Comme il
+fermait la porte, la bougie, oubli&eacute;e sur un coin du bureau, s'&eacute;teignit
+en faisant &eacute;clater la bob&egrave;che de cristal, dans le silence de la pi&egrave;ce
+vide.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#table">III</a></h2>
+
+
+<p>C'&eacute;tait l'apr&egrave;s-midi, vers quatre heures, que Rougon allait parfois
+passer un instant chez la comtesse Balbi.</p>
+
+<p>Il s'y rendait en voisin, &agrave; pied. La comtesse habitait un petit h&ocirc;tel, &agrave;
+quelques pas de la rue Marbeuf, sur l'avenue des Champs-Elys&eacute;es.
+D'ailleurs, elle &eacute;tait rarement chez elle; et, quand elle s'y trouvait
+par hasard, elle &eacute;tait couch&eacute;e, elle se faisait excuser. Cela
+n'emp&ecirc;chait pas l'escalier du petit h&ocirc;tel d'&ecirc;tre plein d'un vacarme de
+visiteurs bruyants, ni les portes des salons de battre &agrave; toute vol&eacute;e. Sa
+fille Clorinde recevait dans une galerie, une sorte d'atelier de
+peintre, donnant sur l'avenue par de larges baies vitr&eacute;es.</p>
+
+<p>Pendant pr&egrave;s de trois mois, Rougon, avec sa brutalit&eacute; d'homme chaste,
+avait fort mal r&eacute;pondu aux avances de ces dames, qui s'&eacute;taient fait
+pr&eacute;senter &agrave; lui, dans un bal, au minist&egrave;re des Affaires &eacute;trang&egrave;res. Il
+les rencontrait partout, souriant l'une et l'autre du m&ecirc;me sourire
+engageant, la m&egrave;re toujours muette, la fille parlant haut, lui plantant
+son regard droit dans les yeux. Et il tenait bon, il les &eacute;vitait,
+battait des paupi&egrave;res pour ne pas les voir, refusait les invitations
+qu'elles lui adressaient. Puis, obs&eacute;d&eacute;, poursuivi jusque dans sa maison,
+devant laquelle Clorinde affectait de passer &agrave; cheval, il prit des
+renseignements avant de se risquer chez elles.</p>
+
+<p>A la l&eacute;gation d'Italie, on lui parla de ces dames en termes tr&egrave;s
+favorables: le comte Balbi avait r&eacute;ellement exist&eacute;; la comtesse
+conservait de grandes relations &agrave; Turin; la fille, enfin, &eacute;tait encore
+sur le point, l'ann&eacute;e pr&eacute;c&eacute;dente, d'&eacute;pouser un petit prince allemand.
+Mais, chez la duchesse Sanquirino, &agrave; laquelle il s'adressa ensuite, les
+histoires chang&egrave;rent. L&agrave;, on lui affirma que Clorinde &eacute;tait n&eacute;e deux ans
+apr&egrave;s la mort du comte; d'ailleurs, il courait une l&eacute;gende tr&egrave;s
+compliqu&eacute;e sur le m&eacute;nage Balbi, le mari et la femme ayant pass&eacute; par une
+foule d'aventures, des d&eacute;bordements mutuels, un divorce prononc&eacute; en
+France, un raccommodement survenu en Italie, qui les avait fait vivre
+dans une sorte de concubinage. Un jeune attach&eacute; d'ambassade, tr&egrave;s au
+courant de ce qui se passait &agrave; la cour du roi Emmanuel-Victor, fut plus
+net encore: selon lui, si la comtesse gardait l&agrave;-bas de l'influence,
+elle la devait &agrave; une ancienne liaison avec un tr&egrave;s haut personnage; et
+il laissait entendre qu'elle serait rest&eacute;e &agrave; Turin, sans certain
+scandale &eacute;norme, sur lequel il ne put s'expliquer. Rougon, gagn&eacute; peu &agrave;
+peu par l'int&eacute;r&ecirc;t de cette enqu&ecirc;te, alla jusqu'&agrave; la pr&eacute;fecture de
+police, o&ugrave; il ne trouva rien de pr&eacute;cis; les dossiers des deux &eacute;trang&egrave;res
+les donnaient simplement comme des femmes menant un grand train, sans
+qu'on leur conn&ucirc;t une fortune solide. Elles disaient poss&eacute;der des biens
+en Pi&eacute;mont. La v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait qu'il se produisait parfois des trous
+brusques dans leur luxe; alors, elles disparaissaient tout d'un coup,
+pour repara&icirc;tre bient&ocirc;t avec une splendeur nouvelle. En somme, on ne
+savait rien sur leur compte, on pr&eacute;f&eacute;rait ne rien savoir. Elles
+fr&eacute;quentaient le meilleur monde, leur maison &eacute;tait accept&eacute;e comme un
+terrain neutre, o&ugrave; l'on tol&eacute;rait l'excentricit&eacute; de Clorinde, &agrave; titre de
+fleur &eacute;trang&egrave;re. Rougon se d&eacute;cida &agrave; voir ces dames.</p>
+
+<p>A la troisi&egrave;me visite, la curiosit&eacute; du grand homme avait grandi. Il
+&eacute;tait de sens &eacute;pais, tr&egrave;s longs &agrave; s'&eacute;veiller.</p>
+
+<p>Ce qui l'attira d'abord dans Clorinde, ce fut cette pointe d'inconnu,
+toute une vie pass&eacute;e, toute une id&eacute;e fixe d'avenir, qu'il croyait lire
+au fond de ses larges yeux de jeune d&eacute;esse. On lui avait cont&eacute; bien des
+anecdotes abominables, une premi&egrave;re faiblesse pour un cocher, et plus
+tard un march&eacute; pass&eacute; avec un banquier, qui aurait pay&eacute; la fausse
+virginit&eacute; de la demoiselle du petit h&ocirc;tel des Champs-&Eacute;lys&eacute;es. Mais, &agrave;
+certaines heures, elle lui semblait si enfant, qu'il doutait, se
+promettant de la confesser, revenant pour avoir le mot de cette &eacute;trange
+fille, dont l'&eacute;nigme vivante finissait par l'occuper autant qu'un
+probl&egrave;me d&eacute;licat de haute politique. Il avait v&eacute;cu jusque-l&agrave; dans le
+d&eacute;dain des femmes, et la premi&egrave;re sur laquelle il tombait, &eacute;tait certes
+la machine la plus compliqu&eacute;e qu'on p&ucirc;t imaginer.</p>
+
+<p>Le lendemain du jour o&ugrave; Clorinde &eacute;tait all&eacute;e, au trot de son cheval de
+louage, lui porter une poign&eacute;e de main de condol&eacute;ance, &agrave; la porte du
+Conseil d'&Eacute;tat, Rougon lui rendit une visite, qu'elle avait d'ailleurs
+exig&eacute;e solennellement. Elle devait, disait-elle, lui montrer quelque
+chose qui le tirerait de ses humeurs noires. Il l'appelait en riant
+&laquo;son vice&raquo;; il s'oubliait volontiers chez elle, amus&eacute;, chatouill&eacute;,
+l'esprit en &eacute;veil, d'autant plus qu'il l'&eacute;pelait encore, aussi peu
+avanc&eacute; que le premier jour.</p>
+
+<p>Comme il tournait le coin de la rue Marbeuf, il jeta un coup d'&oelig;il dans
+la rue du Colis&eacute;e, sur l'h&ocirc;tel habit&eacute; par Delestang, qu'il croyait avoir
+d&eacute;j&agrave; surpris plusieurs fois le visage entre les persiennes entreb&acirc;ill&eacute;es
+de son cabinet, &agrave; guetter, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'avenue, les fen&ecirc;tres de
+Clorinde; mais les persiennes &eacute;taient closes, Delestang devait &ecirc;tre
+parti le matin pour sa ferme-mod&egrave;le de la Chamade.</p>
+
+<p>La porte de l'h&ocirc;tel Balbi &eacute;tait toujours grande ouverte. Rougon, au bas
+de l'escalier, rencontra une petite femme noire, mal coiff&eacute;e, tra&icirc;nant
+une robe jaune en loques, qui mordait dans une orange comme dans une
+pomme.</p>
+
+<p>&laquo;Antonia, est-ce que votre ma&icirc;tresse est chez elle?&raquo; lui demanda-t-il.</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas, la bouche pleine, agitant la t&ecirc;te violemment, avec
+un rire. Elle avait les l&egrave;vres toutes barbouill&eacute;es du jus de l'orange;
+elle rapetissait ses petits yeux, pareils &agrave; deux gouttes d'encre sur sa
+peau brune..</p>
+
+<p>Rougon monta, habitu&eacute; d&eacute;j&agrave; au service d&eacute;braill&eacute; de la maison. Dans
+l'escalier, il croisa un grand diable de domestique, &agrave; mine de bandit, &agrave;
+longue barbe noire, qui le regarda tranquillement, sans lui c&eacute;der le
+c&ocirc;t&eacute; de la rampe. Puis, sur le palier du premier &eacute;tage, il se trouva
+seul, en face de trois portes ouvertes. Celle de gauche donnait dans la
+chambre de Clorinde. Il eut la curiosit&eacute; d'allonger la t&ecirc;te. Bien qu'il
+f&ucirc;t quatre heures, la chambre n'&eacute;tait pas encore faite; un paravent,
+devant le lit, en cachait &agrave; demi les couvertures pendantes; et, jet&eacute;s
+sur le paravent, les jupons de la veille s&eacute;chaient, tout crott&eacute;s par le
+bas. Devant la fen&ecirc;tre, la cuvette, pleine d'eau savonneuse, tra&icirc;nait &agrave;
+terre, tandis que le chat de la maison, un chat gris, dormait pelotonn&eacute;
+au milieu d'un tas de v&ecirc;tements.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait au second &eacute;tage que Clorinde se tenait habituellement, dans
+cette galerie dont elle avait fait successivement un atelier, un fumoir,
+une serre chaude et un salon d'&eacute;t&eacute;. A mesure que Rougon montait, il
+entendait grandir un vacarme de voix, de rires aigus, de meubles
+renvers&eacute;s. Et, quand il fut devant la porte, il finit par distinguer
+qu'un piano poitrinaire menait le tapage, pendant qu'une voix chantait.
+Il frappa &agrave; deux reprises, sans recevoir de r&eacute;ponse. Alors, il se d&eacute;cida
+&agrave; entrer.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! bravo, bravo, le voil&agrave;!&raquo; cria Clorinde en frappant dans ses mains.</p>
+
+<p>Lui, difficile d'ordinaire &agrave; d&eacute;contenancer, resta un instant sur le
+seuil, timidement. Devant le vieux piano, qu'il tapait avec furie, pour
+en tirer des sons moins gr&ecirc;les, se tenait le chevalier Rusconi, le l&eacute;gat
+d'Italie, un beau brun, diplomate grave &agrave; ses heures. Au milieu de la
+pi&egrave;ce, le d&eacute;put&eacute; La Rouquette valsait avec une chaise, dont il serrait
+amoureusement le dossier entre ses bras, si emport&eacute; par son &eacute;lan, qu'il
+avait jonch&eacute; le parquet des si&egrave;ges culbut&eacute;s. Et, dans la lumi&egrave;re crue
+d'une des baies, en face d'un jeune homme qui la dessinait au fusain sur
+une toile blanche Clorinde, debout au milieu d'une table, posait en
+Diane chasseresse, les cuisses nues, les bras nus, la gorge nue, toute
+nue, l'air tranquille. Sur un canap&eacute;, trois messieurs tr&egrave;s s&eacute;rieux
+fumaient de gros cigares en la regardant, les jambes crois&eacute;es, sans rien
+dire.</p>
+
+<p>&laquo;Attendez, ne bougez pas! cria le chevalier Rusconi &agrave; Clorinde qui
+allait sauter de la table. Je vais faire les pr&eacute;sentations.&raquo; Et, suivi
+de Rougon, il dit plaisamment, en passant devant M. La Rouquette, tomb&eacute;
+hors d'haleine dans un fauteuil:</p>
+
+<p>&laquo;M. La Rouquette, que vous connaissez. Un futur ministre.&raquo;</p>
+
+<p>Puis, s'approchant du peintre, il continua:</p>
+
+<p>&laquo;M. Luigi Pozzo, mon secr&eacute;taire. Diplomate, peintre, musicien et
+amoureux.&raquo; Il oubliait les trois messieurs sur le canap&eacute;. Mais, en se
+tournant, il les aper&ccedil;ut; et il quitta son ton plaisant, il s'inclina de
+leur c&ocirc;t&eacute;, en murmurant d'une voix c&eacute;r&eacute;monieuse:</p>
+
+<p>&laquo;M. Brambilla, M. Staderino, M. Viscardi, tous trois r&eacute;fugi&eacute;s
+politiques.&raquo; Les trois V&eacute;nitiens, sans l&acirc;cher leurs cigares, salu&egrave;rent.
+Le chevalier Rusconi retournait au piano, lorsque Clorinde l'interpella
+vivement, en lui reprochant d'&ecirc;tre un mauvais ma&icirc;tre de c&eacute;r&eacute;monie. Et, &agrave;
+son tour, montrant Rougon, elle dit simplement, avec une intonation
+particuli&egrave;re, tr&egrave;s flatteuse:</p>
+
+<p>&laquo;M. Eug&egrave;ne Rougon.&raquo; On se salua de nouveau. Rougon, qui avait eu peur,
+un moment, de quelque plaisanterie compromettante, fut surpris du tact
+et de la dignit&eacute; brusques de cette grande fille, &agrave; demi nue dans son
+costume de gaze. Il s'assit, il demanda des nouvelles de la comtesse
+Balbi, comme il le faisait d'habitude; il affectait m&ecirc;me, &agrave; chaque
+visite, d'&ecirc;tre venu pour la m&egrave;re, ce qui lui semblait plus convenable.</p>
+
+<p>&laquo;J'aurais &eacute;t&eacute; tr&egrave;s heureux de lui pr&eacute;senter mes compliments,
+ajouta-t-il, selon la formule qu'il avait adopt&eacute;e pour la circonstance.</p>
+
+<p>&mdash;Mais maman est l&agrave;!&raquo; dit Clorinde en montrant un coin de la pi&egrave;ce, du
+bout de son arc en bois dor&eacute;.</p>
+
+<p>Et la comtesse, en effet, &eacute;tait l&agrave;, derri&egrave;re des meubles, renvers&eacute;e dans
+un large fauteuil. Ce fut un &eacute;tonnement.</p>
+
+<p>Les trois r&eacute;fugi&eacute;s politiques devaient, eux aussi, ignorer sa pr&eacute;sence;
+ils se lev&egrave;rent et salu&egrave;rent. Rougon alla lui serrer la main. Il se
+tenait debout, et elle, toujours allong&eacute;e, r&eacute;pondait par monosyllabes,
+avec ce continuel sourire qui ne la quittait pas, m&ecirc;me lorsqu'elle
+souffrait. Puis, elle retomba dans son silence, distraite, jetant des
+coups d'&oelig;il de c&ocirc;t&eacute; sur l'avenue, o&ugrave; un fleuve de voitures coulait.
+Elle s'&eacute;tait sans doute assise l&agrave; pour voir passer le monde. Rougon la
+quitta.</p>
+
+<p>Cependant, le chevalier Rusconi, assis de nouveau devant le piano,
+cherchait un air, tapant doucement les touches, chantonnant &agrave; demi-voix
+des paroles italiennes. M. La Rouquette s'&eacute;ventait avec son mouchoir.</p>
+
+<p>Clorinde, tr&egrave;s s&eacute;rieuse, avait repris sa pose. Et Rougon, dans le
+recueillement subit qui s'&eacute;tait fait, marchait &agrave; petits pas, de long en
+large, regardant les murs. La galerie se trouvait encombr&eacute;e d'une
+&eacute;tonnante d&eacute;bandade d'objets; des meubles, un secr&eacute;taire, un bahut,
+plusieurs tables, pouss&eacute;s au milieu, &eacute;tablissaient un labyrinthe
+d'&eacute;troits sentiers; &agrave; une extr&eacute;mit&eacute;, des plantes de serre chaude,
+rel&eacute;gu&eacute;es, culbut&eacute;es les unes contre les autres, agonisaient, avec leurs
+palmes vertes pendantes, d&eacute;j&agrave; toutes mang&eacute;es de rouille; tandis que, &agrave;
+l'autre bout, s'amoncelait un gros tas de terre glaise s&eacute;ch&eacute;e, dans
+lequel on reconnaissait encore les bras et les jambes &eacute;miett&eacute;s d'une
+statue que Clorinde avait &eacute;bauch&eacute;e, mordue un beau jour du caprice
+d'&ecirc;tre une artiste. La galerie, tr&egrave;s vaste, n'avait en r&eacute;alit&eacute; de libre
+qu'un espace restreint devant une des baies, sorte de vide carr&eacute;
+transform&eacute; en petit salon par deux canap&eacute;s et trois fauteuils
+d&eacute;pareill&eacute;s. &laquo;Vous pouvez fumer&raquo;, dit Clorinde &agrave; Rougon.</p>
+
+<p>Il remercia; il ne fumait jamais. Elle, sans se retourner, cria:
+&laquo;Chevalier, faites-moi donc une cigarette. Vous devez avoir du tabac
+devant vous, sur le piano.&raquo; Et, pendant que le chevalier faisait la
+cigarette, le silence recommen&ccedil;a. Rougon, contrari&eacute; de trouver l&agrave; tout
+ce monde, allait prendre son chapeau. Il revint pourtant devant
+Clorinde, la t&ecirc;te lev&eacute;e, souriant:</p>
+
+<p>&laquo;Ne m'avez-vous pas pri&eacute; de passer pour me montrer quelque chose?&raquo;
+demanda-t-il.</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas tout de suite, tr&egrave;s grave, tout &agrave; la pose. Il dut
+insister:</p>
+
+<p>&laquo;Qu'est-ce donc, ce que vous vouliez me montrer?</p>
+
+<p>&mdash;Moi!&raquo; dit-elle.</p>
+
+<p>Elle dit cela d'une voix souveraine, sans un geste, camp&eacute;e sur la table,
+dans sa pose de d&eacute;esse. Rougon, tr&egrave;s s&eacute;rieux &agrave; son tour, recula d'un
+pas, la regarda lentement. Et elle &eacute;tait vraiment superbe, avec son
+profil pur, son cou d&eacute;li&eacute;, qu'une ligne tombante attachait &agrave; ses
+&eacute;paules. Elle avait surtout cette beaut&eacute; royale, la beaut&eacute; du buste. Ses
+bras ronds, ses jambes rondes, gardaient un luisant de marbre. Sa hanche
+gauche, l&eacute;g&egrave;rement avanc&eacute;e, la ployait un peu, la main droite en l'air,
+d&eacute;couvrant de l'aisselle au talon une longue ligne puissante et souple,
+creus&eacute;e &agrave; la taille, renfl&eacute;e &agrave; la cuisse. Elle s'appuyait de l'autre
+main sur son arc, de l'air tranquillement fort de la chasseresse
+antique, insoucieuse de sa nudit&eacute;, d&eacute;daigneuse de l'amour des hommes,
+froide, hautaine, immortelle.</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s joli, tr&egrave;s joli&raquo;, murmura Rougon, ne sachant que dire.</p>
+
+<p>La v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait qu'il la trouvait g&ecirc;nante, avec son immobilit&eacute; de
+statue. Elle semblait si victorieuse, si certaine d'&ecirc;tre classiquement
+belle, que, s'il avait os&eacute;, il l'aurait critiqu&eacute;e comme un marbre dont
+certaines puissances blessaient ses yeux bourgeois; il aurait pr&eacute;f&eacute;r&eacute;
+une taille plus mince, des hanches moins larges, une poitrine plac&eacute;e
+moins bas. Puis, une envie d'homme brutal lui vint, celle de la prendre
+au mollet. Il dut s'&eacute;loigner davantage, pour ne pas c&eacute;der &agrave; cette envie.</p>
+
+
+
+<p>&laquo;Vous avez assez vu? demanda Clorinde, toujours s&eacute;rieuse et convaincue.
+Attendez, voici autre chose.&raquo; Et, brusquement, elle ne fut plus Diane.
+Elle laissa tomber son arc, elle fut V&eacute;nus. Les mains rejet&eacute;es derri&egrave;re
+la t&ecirc;te, nou&eacute;es dans son chignon, le buste renvers&eacute; &agrave; demi, haussant les
+pointes des seins, elle souriait, ouvrait &agrave; demi les l&egrave;vres, &eacute;garait son
+regard, la face comme noy&eacute;e tout d'un coup dans du soleil. Elle
+paraissait plus petite, avec des membres plus gras, toute dor&eacute;e d'un
+frisson de d&eacute;sir, dont il semblait voir passer les moires chaudes sur sa
+peau de satin. Elle &eacute;tait pelotonn&eacute;e, s'offrant, se faisant d&eacute;sirable,
+d'un air d'amante soumise qui veut &ecirc;tre prise enti&egrave;re dans un
+embrassement.</p>
+
+<p>M. Brambilla, M. Staderino et M. Viscardi, sans quitter leur raideur
+noire de conspirateurs, l'applaudirent gravement.</p>
+
+<p>&laquo;Brava! brava! brava!&raquo;</p>
+
+<p>M. La Rouquette &eacute;clatait d'enthousiasme, tandis que le chevalier
+Rusconi, qui s'&eacute;tait rapproch&eacute; de la table, pour tendre la cigarette &agrave;
+la jeune fille, restait l&agrave;, le regard p&acirc;m&eacute;, avec un l&eacute;ger balancement de
+la t&ecirc;te, comme s'il battait le rythme de son admiration.</p>
+
+<p>Rougon ne dit rien. Il noua si fortement ses mains, que les doigts
+craqu&egrave;rent. Un l&eacute;ger frisson venait de lui courir de la nuque aux
+talons. Alors, il ne songea plus &agrave; s'en aller, il s'installa. Mais elle,
+d&eacute;j&agrave;, avait repris son grand corps libre, riant tr&egrave;s fort, fumant sa
+cigarette, avec un retroussement cavalier des l&egrave;vres. Elle racontait
+qu'elle aurait ador&eacute; jouer la com&eacute;die; elle aurait tout su rendre, la
+col&egrave;re, la tendresse, la pudeur, l'effroi; et, d'une attitude, d'un jeu
+de physionomie, elle indiquait des personnages. Puis tout d'un coup:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Rougon, voulez-vous que je vous fasse, lorsque vous parlez &agrave;
+la Chambre?&raquo; Elle se gonfla, se rengorgea, en soufflant, en lan&ccedil;ant les
+poings en avant, avec une mimique si dr&ocirc;le, si vraie dans la charge, que
+tout le monde se p&acirc;ma. Rougon riait comme un enfant; il la trouvait
+adorable, tr&egrave;s fine et tr&egrave;s inqui&eacute;tante.</p>
+
+<p>&laquo;Clorinda, Clorinda&raquo;, murmura Luigi, en tapant de petits coups
+d'appui-main sur son chevalet.</p>
+
+<p>Elle remuait tellement, qu'il ne pouvait plus travailler. Il avait l&acirc;ch&eacute;
+le fusain, pour &eacute;taler de minces couleurs sur la toile, d'un air
+appliqu&eacute; d'&eacute;colier. Il restait grave, au milieu des rires, levant des
+yeux de flamme sur la jeune fille, regardant d'un air terrible les
+hommes avec lesquels elle plaisantait. C'&eacute;tait lui qui avait eu l'id&eacute;e
+de la peindre v&ecirc;tue de ce costume de Diane chasseresse, dont tout Paris
+causait, depuis le dernier bal de la l&eacute;gation. Il se disait son cousin,
+parce qu'ils &eacute;taient n&eacute;s dans la m&ecirc;me rue, &agrave; Florence.</p>
+
+<p>&laquo;Clorinda! r&eacute;p&eacute;ta-t-il d'un ton de col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Luigi a raison, dit-elle. Vous n'&ecirc;tes pas raisonnables, messieurs;
+vous faites un bruit!... Travaillons, travaillons.&raquo; Et elle se campa de
+nouveau dans sa pose olympienne. Elle redevint un beau marbre. Ces
+messieurs rest&egrave;rent &agrave; leur place, immobiles, comme clou&eacute;s. M. La
+Rouquette hasardait seul, sur le bras de son fauteuil, un roulement de
+tambour discret, du bout des doigts. Rougon, le dos renvers&eacute;, regardait
+Clorinde, peu &agrave; peu songeur, envahi d'une r&ecirc;verie, dans laquelle la
+jeune fille grandissait d&eacute;mesur&eacute;ment. C'&eacute;tait, tout de m&ecirc;me, une
+&eacute;trange m&eacute;canique qu'une femme. Jamais il n'avait eu l'id&eacute;e d'&eacute;tudier
+cela. Il commen&ccedil;ait &agrave; entrevoir des complications extraordinaires. Un
+instant, il eut l'intuition tr&egrave;s nette de la puissance de ces &eacute;paules
+nues, capables d'&eacute;branler un monde. Clorinde, dans ses regards
+brouill&eacute;s, s'&eacute;largissait toujours, lui bouchait toute la baie, de sa
+taille de statue g&eacute;ante. Mais il battit des paupi&egrave;res, il la retrouva,
+bien moins grosse que lui, sur la table. Alors, il eut un sourire; s'il
+l'avait voulu, il l'aurait fouett&eacute;e comme une petite fille; et il resta
+surpris d'en avoir eu peur un moment.</p>
+
+<p>Cependant, &agrave; l'autre bout de la galerie, un petit bruit de voix montait.
+Rougon pr&ecirc;ta l'oreille par habitude, mais il n'entendit qu'un murmur&eacute;
+rapide de syllabes italiennes. Le chevalier Rusconi, qui venait de se
+glisser derri&egrave;re les meubles, s'appuyait d'une main au dossier du
+fauteuil de la comtesse, pench&eacute; respectueusement vers elle, paraissant
+lui conter quelque affaire avec de longs d&eacute;tails. La comtesse se
+contentait d'approuver de la t&ecirc;te. Une fois, pourtant, elle eut un signe
+violent de d&eacute;n&eacute;gation, et le chevalier se pencha davantage, l'apaisa de
+sa voix chantante, qui coulait avec un gazouillis d'oiseau. Rougon,
+gr&acirc;ce &agrave; sa connaissance du proven&ccedil;al, finit par surprendre quelques mots
+qui le rendirent grave.</p>
+
+<p>&laquo;Maman, cria brusquement Clorinde, est-ce que tu as montr&eacute; au chevalier
+la d&eacute;p&ecirc;che d'hier soir?</p>
+
+<p>&mdash;Une d&eacute;p&ecirc;che!&raquo; r&eacute;p&eacute;ta tout haut le chevalier.</p>
+
+<p>La comtesse avait tir&eacute; d'une de ses poches un paquet de lettres, dans
+lequel elle chercha longtemps. Enfin elle lui remit un bout de papier
+bleu, tr&egrave;s chiffonn&eacute;. D&egrave;s qu'il l'eut parcouru, il eut un geste
+d'&eacute;tonnement et de col&egrave;re:</p>
+
+<p>&laquo;Comment! s'&eacute;cria-t-il en fran&ccedil;ais, oubliant le monde qui &eacute;tait l&agrave;, vous
+savez cela depuis hier! Mais je n'ai eu la nouvelle que ce matin, moi!&raquo;
+Clorinde &eacute;clata d'un beau rire, ce qui acheva de le f&acirc;cher.</p>
+
+<p>&laquo;Et madame la comtesse me laisse lui conter l'affaire tout au long,
+comme si elle l'ignorait!... Allons, puisque le si&egrave;ge de la l&eacute;gation est
+ici, je viendrai chaque jour y d&eacute;pouiller la correspondance.&raquo;</p>
+
+<p>La comtesse souriait. Elle fouilla encore dans son paquet de lettres;
+elle prit un second papier, qu'elle lui fit lire. Cette fois, il parut
+tr&egrave;s satisfait. Et la conversation &agrave; voix basse recommen&ccedil;a. Il avait
+retrouv&eacute; son sourire respectueux. En quittant la comtesse, il lui baisa
+la main.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; les affaires s&eacute;rieuses termin&eacute;es&raquo;, dit-il &agrave; demi-voix, en venant
+se rasseoir devant le piano.</p>
+
+<p>Il tapa &agrave; tour de bras une ronde canaille, tr&egrave;s populaire cette
+ann&eacute;e-l&agrave;. Puis, tout d'un coup, ayant regard&eacute; l'heure, il courut prendre
+son chapeau.</p>
+
+<p>&laquo;Vous partez?&raquo; demanda Clorinde.</p>
+
+<p>Elle l'appela du geste, s'appuya sur son &eacute;paule, pour lui parler &agrave;
+l'oreille. Il hochait la t&ecirc;te, en riant. Il murmurait:</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s fort, tr&egrave;s fort.... J'&eacute;crirai &ccedil;a l&agrave;-bas.&raquo; Et il sortit, apr&egrave;s
+avoir salu&eacute;. Luigi, d'un coup d'appui-main, avait fait relever
+Clorinde, accroupie sur la table. Sans doute le fleuve de voitures
+coulant le long de l'avenue finissait par ennuyer la comtesse, car elle
+tira un cordon de sonnette, derri&egrave;re elle, d&egrave;s qu'elle eut perdu de vue
+le coup&eacute; du chevalier, noy&eacute; au milieu des landaus descendant du Bois. Ce
+fut le grand diable de domestique, &agrave; figure de bandit, qui entra, en
+laissant la porte ouverte. La comtesse s'abandonna &agrave; son bras, traversa
+lentement la pi&egrave;ce, au milieu de ces messieurs, debout, inclin&eacute;s devant
+elle. Elle r&eacute;pondait de la t&ecirc;te, avec son sourire. Puis, sur le seuil,
+elle se tourna, elle dit &agrave; Clorinde:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai ma migraine, je vais me coucher un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Flaminio, cria la jeune fille au domestique qui emportait sa m&egrave;re,
+mettez-lui un fer chaud aux pieds!&raquo; Les trois r&eacute;fugi&eacute;s politiques ne se
+rassirent pas. Ils demeur&egrave;rent encore l&agrave;, un instant, sur une m&ecirc;me
+ligne, achevant de m&acirc;chonner leurs cigares, qu'ils jet&egrave;rent dans un
+coin, derri&egrave;re le tas de terre glaise, du m&ecirc;me geste correct et pr&eacute;cis.
+Et ils d&eacute;fil&egrave;rent devant Clorinde, ils s'en all&egrave;rent, en procession.</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! disait M. La Rouquette, qui venait d'entamer une conversation
+s&eacute;rieuse avec Rougon, je sais bien que cette question des sucres est
+tr&egrave;s importante. Il s'agit de toute une branche de l'industrie
+fran&ccedil;aise. Le malheur est que personne, &agrave; la Chambre, ne me para&icirc;t avoir
+&eacute;tudi&eacute; la mati&egrave;re &agrave; fond.&raquo; Rougon, qu'il ennuyait, ne r&eacute;pondait plus que
+par des hochements de t&ecirc;te. Le jeune d&eacute;put&eacute; se rapprocha, continua, en
+donnant &agrave; sa figure poupine une subite gravit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Moi, j'ai un oncle dans les sucres. Il a une des plus riches
+raffineries de Marseille.... Eh bien, je suis all&eacute; passer trois mois
+chez lui. J'ai pris des notes, oh! beaucoup de notes. Je causais avec
+les ouvriers, je me mettais au courant, enfin!... Vous comprenez, je
+voulais parler &agrave; la Chambre...&raquo; Il posait devant Rougon, il se donnait
+un mal &eacute;norme pour entretenir celui-ci des seuls objets qu'il croyait
+devoir l'int&eacute;resser, tr&egrave;s d&eacute;sireux d'ailleurs de se montrer &agrave; lui sous
+un jour d'homme politique solide.</p>
+
+<p>&laquo;Et vous n'avez pas parl&eacute;? interrompit Clorinde, que la pr&eacute;sence de M.
+La Rouquette semblait impatienter.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je n'ai pas parl&eacute;, reprit-il d'une voix ralentie, j'ai cru devoir
+ne pas parler.... Au dernier moment, j'ai eu peur que mes chiffres ne
+fussent pas bien exacts.&raquo; Rougon le regarda entre les deux yeux, en
+disant gravement: &laquo;Savez-vous le nombre de morceaux de sucre que l'on
+consomme par jour, au caf&eacute; Anglais?&raquo;</p>
+
+<p>M. La Rouquette resta un moment ahuri, les yeux &eacute;carquill&eacute;s. Puis, il
+partit d'un &eacute;clat de rire:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! tr&egrave;s joli! tr&egrave;s joli! cria-t-il. Je comprends, vous plaisantez....
+Mais c'est la question du sucre, cela; moi, je parlais de la question
+des sucres.... Tr&egrave;s joli! Vous me permettez de r&eacute;p&eacute;ter le mot, n'est-ce
+pas?&raquo; Il avait de l&eacute;gers bonds de jouissance, au fond de son fauteuil.
+Il reprit sa figure rose, mis &agrave; l'aise, cherchant des mots l&eacute;gers. Mais
+Clorinde l'attaqua sur les femmes. Elle l'avait encore vu
+l'avant-veille, aux Vari&eacute;t&eacute;s, avec une petite blonde, tr&egrave;s laide,
+&eacute;bouriff&eacute;e comme un caniche. D'abord, il nia. Vex&eacute; ensuite de la fa&ccedil;on
+cruelle dont elle traitait &laquo;le petit caniche&raquo;, il s'oublia, il d&eacute;fendit
+cette dame, une personne tr&egrave;s comme il faut, qui n'&eacute;tait pas si mal que
+cela; et il lui parla de ses cheveux, de sa taille, de sa jambe.
+Clorinde devint terrible. M. La Rouquette finit par crier:</p>
+
+<p>&laquo;Elle m'attend, et j'y vais.&raquo; Alors, quand il eut referm&eacute; la porte, la
+jeune fille battit des mains, triomphante, r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&laquo;Le voil&agrave; parti, bon voyage!&raquo; Et elle sauta vivement de la table, elle
+courut &agrave; Rougon, auquel elle donna ses deux mains. Elle se faisait tr&egrave;s
+douce, elle &eacute;tait bien contrari&eacute;e qu'il ne l'e&ucirc;t pas trouv&eacute;e seule.
+Comme elle avait eu de la peine &agrave; renvoyer tout ce monde! Les gens ne
+comprenaient pas, vraiment! Ce La Rouquette, avec ses sucres, &eacute;tait-il
+assez ridicule! Mais maintenant, peut-&ecirc;tre, on n'allait plus les
+d&eacute;ranger, ils pourraient causer: Elle devait avoir tant de choses &agrave; lui
+dire! Tout en parlant, elle le conduisait vers un canap&eacute;. Il s'&eacute;tait
+assis, sans lui l&acirc;cher les mains, lorsque Luigi donna des coups secs
+d'appui-main, en r&eacute;p&eacute;tant sur un ton f&acirc;ch&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Clorinda! Clorinda!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! c'est vrai, le portrait!&raquo; dit-elle en riant.</p>
+
+<p>Elle &eacute;chappa &agrave; Rougon, alla se pencher derri&egrave;re le peintre, d'un air
+souple de caresse. Oh! que c'&eacute;tait joli, ce qu'il avait fait! Cela
+venait tr&egrave;s bien. Mais, r&eacute;ellement, elle &eacute;tait un peu fatigu&eacute;e; et elle
+demandait un quart d'heure de repos. D'ailleurs, il pouvait faire le
+costume; elle n'avait pas besoin de poser pour le costume.</p>
+
+<p>Luigi jetait des regards luisants sur Rougon, continuait &agrave; murmurer des
+paroles maussades. Alors, tr&egrave;s vite, elle lui parla en italien, les
+sourcils fronc&eacute;s, sans cesser de sourire. Et il se tut, il promena de
+nouveau son pinceau, maigrement.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne mens pas, reprit-elle en revenant s'asseoir pr&egrave;s de Rougon, j'ai
+la jambe gauche tout engourdie.&raquo; Elle se donna des tapes sur la jambe
+gauche, pour faire circuler le sang, disait-elle sous la gaze, on
+voyait la tache rose des genoux. Cependant, elle avait oubli&eacute; qu'elle
+&eacute;tait nue. Elle se penchait vers lui, s&eacute;rieuse, s'&eacute;raflant la peau de
+l'&eacute;paule contre le gros drap de son paletot. Mais, tout d'un coup, un
+bouton qu'elle rencontra, lui fit passer un grand frisson sur la gorge.
+Elle se regarda, devint tr&egrave;s rouge. Et, vivement, elle alla prendre un
+lambeau de dentelle noire, dans lequel elle s'enveloppa.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai un peu froid&raquo;, dit-elle, apr&egrave;s avoir roul&eacute; devant Rougon un
+fauteuil, dans lequel elle s'assit.</p>
+
+<p>Elle ne montrait plus sous la dentelle que les bouts de ses poignets
+nus. Elle s'&eacute;tait nou&eacute; le lambeau au cou, de fa&ccedil;on &agrave; s'en faire une
+&eacute;norme cravate, au fond de laquelle elle enfon&ccedil;ait le menton.
+L&agrave;-dedans, le buste enti&egrave;rement noy&eacute;, elle restait toute noire, avec son
+visage redevenu p&acirc;le et grave.</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, que vous est-il arriv&eacute;? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Racontez-moi tout.&raquo; Et elle le questionna sur sa disgr&acirc;ce, avec une
+franchise de curiosit&eacute; filiale. Elle &eacute;tait &eacute;trang&egrave;re, elle se faisait
+r&eacute;p&eacute;ter jusqu'&agrave; trois reprises des d&eacute;tails qu'elle disait ne pas
+comprendre. Elle l'interrompait par des exclamations en langue
+italienne; tandis que, dans ses yeux noirs, il pouvait suivre toute
+l'&eacute;motion de son r&eacute;cit. Pourquoi s'&eacute;tait-il f&acirc;ch&eacute; avec l'empereur?
+comment avait-il pu renoncer &agrave; une situation si haute? quels &eacute;taient
+donc ses ennemis, pour qu'il se f&ucirc;t laiss&eacute; battre ainsi? Et quand il
+h&eacute;sitait, quand elle l'acculait &agrave; quelque aveu qu'il ne voulait pas
+faire, elle le regardait avec une candeur si affectueuse, qu'il
+s'abandonnait, lui racontant les histoires jusqu'au bout. Bient&ocirc;t, elle
+sut sans doute tout ce qu'elle d&eacute;sirait savoir. Elle lan&ccedil;a encore
+quelques questions, tr&egrave;s &eacute;loign&eacute;es du sujet, et dont la singularit&eacute;
+surprit Rougon. Puis, les mains jointes, elle se tut. Elle avait ferm&eacute;
+les yeux. Elle r&eacute;fl&eacute;chissait profond&eacute;ment.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien? demanda-t-il en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, murmura-t-elle; &ccedil;a m'a fait de la peine.&raquo; Il fut touch&eacute;. Il
+chercha &agrave; lui reprendre les mains; mais elle les enfouit dans la
+dentelle, et le silence continua. Au bout de deux grandes minutes, elle
+rouvrit les paupi&egrave;res, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Alors, vous avez des projets?&raquo; Lui, la regarda fixement. Un soup&ccedil;on
+l'effleurait.</p>
+
+<p>Mais elle &eacute;tait si adorable maintenant, renvers&eacute;e au fond du fauteuil,
+dans une pose languissante, comme si les chagrins de son &laquo;bon ami&raquo;
+l'eussent bris&eacute;e, qu'il ne s'arr&ecirc;ta pas au l&eacute;ger froid qui venait de
+passer sur sa nuque. Elle le flatta beaucoup. Certes, il ne resterait
+pas longtemps &agrave; l'&eacute;cart, il redeviendrait le ma&icirc;tre quelque jour. Elle
+&eacute;tait s&ucirc;re qu'il devait nourrir de grandes pens&eacute;es et avoir confiance en
+son &eacute;toile, car cela se lisait sur son front. Pourquoi ne la prenait-il
+pas pour confidente? elle &eacute;tait si discr&egrave;te, elle serait si heureuse
+d'&ecirc;tre de moiti&eacute; dans son avenir? Rougon, gris&eacute;, cherchant toujours &agrave;
+rattraper les petites mains qui s'enfon&ccedil;aient dans la dentelle, parla
+encore, parla toujours, &agrave; ce point qu'il l&acirc;cha tout, ses esp&eacute;rances, ses
+certitudes. Elle ne le poussait plus, le laissant aller, sans un geste,
+de peur de l'arr&ecirc;ter. Elle l'examinait, le d&eacute;taillait membre &agrave; membre,
+sondant son cr&acirc;ne, pesant ses &eacute;paules, mesurant sa poitrine. C'&eacute;tait
+d&eacute;cid&eacute;ment un homme solide, qui toute forte qu'elle &eacute;tait, l'aurait
+jet&eacute;e d'un tour de poignet sur son dos, et emport&eacute;e ainsi sans se g&ecirc;ner,
+aussi haut qu'elle aurait voulu.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;tait soulev&eacute;e, ouvrant les bras, laissant glisser la dentelle.
+Alors, elle reparut, plus nue, tendant la gorge, coulant ses &eacute;paules
+hors de la gaze, d'un mouvement si souple de chatte amoureuse, qu'elle
+sembla jaillir de son corsage. Ce fut une vision brusque, comme une
+r&eacute;compense et une promesse accord&eacute;es &agrave; Rougon.</p>
+
+<p>Et n'&eacute;tait-ce pas le morceau de dentelle qui avait gliss&eacute;?</p>
+
+<p>Elle le ramenait d&eacute;j&agrave;, elle le nouait plus &eacute;troitement.</p>
+
+<p>&laquo;Chut! murmura-t-elle, Luigi gronde.&raquo; Et elle courut aupr&egrave;s du peintre,
+se pencha une seconde fois, lui parlant tr&egrave;s vite, dans le cou. Rougon,
+quand elle ne fut plus l&agrave;, toute vibrante, frotta rudement ses mains,
+&eacute;nerv&eacute;, presque f&acirc;ch&eacute;. Elle lui causait &agrave; fleur de peau une irritation
+extraordinaire. Et il s'injuriait. A vingt ans, il n'aurait pas &eacute;t&eacute; plus
+b&ecirc;te. Elle venait de le confesser comme un enfant, lui qui depuis deux
+mois cherchait &agrave; la faire parler, sans tirer d'elle autre chose que de
+beaux rires. Elle n'avait eu qu'&agrave; lui refuser un instant ses poignets;
+il s'&eacute;tait oubli&eacute; jusqu'&agrave; tout dire, pour qu'elle les lui rend&icirc;t.
+Maintenant, cela devenait clair, elle le conqu&eacute;rait, elle discutait s'il
+valait encore la peine d'&ecirc;tre s&eacute;duit.</p>
+
+<p>Rougon eut un sourire d'homme fort. Il la briserait quand il voudrait.
+N'&eacute;tait-ce pas elle qui le provoquait?</p>
+
+<p>Et des pens&eacute;es malhonn&ecirc;tes lui venaient, tout un projet de s&eacute;duction,
+dans lequel il la plantait l&agrave;, apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; son ma&icirc;tre. En v&eacute;rit&eacute;, il
+ne pouvait jouer le r&ocirc;le d'un imb&eacute;cile avec cette grande fille qui lui
+montrait ainsi ses &eacute;paules. Pourtant, il n'&eacute;tait plus bien s&ucirc;r que la
+dentelle ne se f&ucirc;t pas d&eacute;nou&eacute;e toute seule.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que vous trouvez que j'ai les yeux gris, vous?&raquo; demanda
+Clorinde, en se rapprochant.</p>
+
+<p>Il se leva, la regarda de tout pr&egrave;s, sans troubler le calme limpide de
+ses yeux. Mais, comme il avan&ccedil;ait les mains, elle lui donna une tape. Il
+n'avait pas besoin de toucher. Elle &eacute;tait tr&egrave;s froide, &agrave; pr&eacute;sent. Elle
+s'enveloppait dans son chiffon, avec une pudeur qui s'alarmait des
+moindres trous. Il eut beau la plaisanter, la taquiner; faire mine
+d'employer la force, elle se couvrait davantage, poussait de petits
+cris, quand il effleurait la dentelle. D'ailleurs, elle ne voulut plus
+se rasseoir. &laquo;J'aime mieux marcher un peu, disait-elle; &ccedil;a me d&eacute;rouille
+les jambes.&raquo; Alors, il la suivit, ils march&egrave;rent ensemble, de long en
+large. Il t&acirc;cha de la confesser &agrave; son tour. D'ordinaire, elle ne
+r&eacute;pondait pas aux questions. Elle avait une causerie &agrave; sauts brusques,
+coup&eacute;e d'exclamations, entrem&ecirc;l&eacute;e d'histoires qu'elle ne finissait
+jamais. Comme il l'interrogeait habilement sur une absence de quinze
+jours qu'elle avait faite avec sa m&egrave;re, le mois pr&eacute;c&eacute;dent, elle enfila
+une suite interminable d'anecdotes sur ses voyages. Elle &eacute;tait all&eacute;e
+partout, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne; elle avait tout vu.
+Puis, c'&eacute;tait une pluie de petites observations pu&eacute;riles sur la
+nourriture, sur les modes, sur le temps qu'il faisait. Quelquefois, elle
+commen&ccedil;ait un r&eacute;cit dans lequel elle se mettait en sc&egrave;ne, avec des
+personnages connus qu'elle nommait; Rougon tendait l'oreille, croyant
+qu'elle allait enfin laisser &eacute;chapper une confidence; mais le r&eacute;cit
+tournait &agrave; l'enfantillage, ou bien restait sans d&eacute;nouement. Ce jour-l&agrave;
+encore, il n'apprit rien. Elle avait sur la face son rire qui la
+masquait. Elle demeurait imp&eacute;n&eacute;trable, au milieu de son expansion
+bavarde. Rougon, assourdi par ces renseignements stup&eacute;fiants dont les
+uns d&eacute;mentaient les autres, en arrivait &agrave; ne plus savoir s'il avait
+aupr&egrave;s de lui une bambine de douze ans, innocente jusqu'&agrave; la b&ecirc;tise, ou
+quelque femme tr&egrave;s savante, retourne &agrave; la na&iuml;vet&eacute; par un raffinement.</p>
+
+<p>Clorinde interrompit une aventure qui lui &eacute;tait arriv&eacute;e dans une petite
+ville d'Espagne, la galanterie d'un voyageur dont elle avait d&ucirc; accepter
+le lit, pendant qu'il dormait sur une chaise.</p>
+
+<p>&laquo;Il ne faut pas retourner aux Tuileries, dit-elle sans transition
+aucune. Faites-vous regretter.</p>
+
+<p>&mdash;Merci bien, mademoiselle Machiavel&raquo;, r&eacute;pondit-il en riant.</p>
+
+<p>Elle rit plus fort que lui. Mais elle ne continua pas moins &agrave; lui donner
+des conseils excellents. Et comme il tentait encore de lui pincer les
+bras, en mani&egrave;re de jeu, elle se f&acirc;cha, elle cria qu'on ne pouvait
+causer deux minutes s&eacute;rieusement. Ah! si elle &eacute;tait un homme! comme elle
+saurait faire son chemin! Les hommes avaient si peu de t&ecirc;te!</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, racontez-moi les histoires de vos amis&raquo;, reprit-elle, en
+s'asseyant sur le bord de la table, tandis que Rougon restait debout
+devant elle.</p>
+
+<p>Luigi, qui ne les quittait pas du regard, ferma violemment sa bo&icirc;te &agrave;
+couleurs.</p>
+
+<p>&laquo;Je m'en vais&raquo;, dit-il.</p>
+
+<p>Mais Clorinde courut &agrave; lui, le ramena, en jurant qu'elle allait
+reprendre la pose. Elle devait avoir peur de rester seule avec Rougon.
+Et, comme Luigi c&eacute;dait, elle cherchait &agrave; gagner du temps.</p>
+
+<p>&laquo;Vous me laisserez bien manger quelque chose. J'ai une faim! Oh! deux
+bouch&eacute;es seulement.&raquo; Elle ouvrit la porte en criant:</p>
+
+<p>&laquo;Antonia! Antonia!&raquo; Et elle donna un ordre en italien. Elle venait de se
+rasseoir au bord de la table, lorsque Antonia entra, tenant sur chacune
+de ses mains ouvertes une tartine de beurre. La servante les lui tendit,
+comme sur un plateau, avec son rire de b&ecirc;te qu'on chatouille, un rire
+qui fendait sa bouche rouge dans sa face noire. Puis, elle s'en alla, en
+essuyant ses mains contre sa jupe. Clorinde la rappela pour lui demander
+un verre d'eau.</p>
+
+<p>&laquo;Voulez-vous partager? dit-elle &agrave; Rougon. C'est tr&egrave;s bon, le beurre.
+Quelquefois, j'y mets du sucre. Mais il ne faut pas toujours &ecirc;tre
+gourmande.&raquo;.</p>
+
+<p>Elle ne l'&eacute;tait gu&egrave;re, en effet. Rougon l'avait surprise, un matin, en
+train de manger pour d&eacute;jeuner un morceau d'omelette froide, cuite de la
+veille. Il la soup&ccedil;onnait d'avarice, un vice italien.</p>
+
+<p>&laquo;Trois minutes, n'est-ce pas, Luigi?&raquo; cria-t-elle en mordant &agrave; la
+premi&egrave;re tartine.</p>
+
+<p>Et revenant &agrave; Rougon, toujours debout devant elle, elle demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, M. Kahn, par exemple, quelle est son histoire, comment est-il
+d&eacute;put&eacute;?&raquo; Rougon se pr&ecirc;ta &agrave; ce nouvel interrogatoire, esp&eacute;rant tirer
+d'elle quelque confidence forc&eacute;e. Il la savait tr&egrave;s curieuse de la vie
+de chacun, l'oreille tendue &agrave; toutes les indiscr&eacute;tions, sans cesse aux
+aguets des intrigues compliqu&eacute;es au milieu desquelles elle vivait. Elle
+avait le souci des grandes fortunes.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! r&eacute;pondit-il en riant, Kahn est n&eacute; d&eacute;put&eacute;. Il a d&ucirc; faire ses dents
+sur les bancs de la Chambre. Sous Louis-Philippe, il si&eacute;geait d&eacute;j&agrave; au
+centre droit, et il soutenait la monarchie constitutionnelle avec une
+passion juv&eacute;nile. Apr&egrave;s 48, il est pass&eacute; au centre gauche, toujours tr&egrave;s
+passionn&eacute;, d'ailleurs; il avait &eacute;crit une profession de foi r&eacute;publicaine
+d'un style superbe. Aujourd'hui, il est revenu au centre droit, il
+d&eacute;fend passionn&eacute;ment l'empire.... Au demeurant, est fils d'un banquier
+juif de Bordeaux, dirige des hauts fourneaux pr&egrave;s de Bressuire, s'est
+taill&eacute; une sp&eacute;cialit&eacute; dans les questions financi&egrave;res et industrielles,
+vit assez m&eacute;diocrement en attendant la grosse fortune qu'il fera un
+jour, a &eacute;t&eacute; promu au grade d'officier le 15 ao&ucirc;t dernier...&raquo; Et Rougon
+cherchait, les regards perdus.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'oublie rien, je crois.... Non, il n'a pas d'enfant...</p>
+
+<p>&mdash;Comment! il est mari&eacute;!&raquo; s'&eacute;cria Clorinde.</p>
+
+<p>Elle eut un geste pour dire que M. Kahn ne l'int&eacute;ressait plus. C'&eacute;tait
+un sournois; jamais il n'avait montr&eacute; sa femme. Alors, Rougon lui
+expliqua que Mme Kahn vivait &agrave; Paris, tr&egrave;s retir&eacute;e. Puis, sans attendre
+une interrogation, il reprit:</p>
+
+<p>&laquo;Voulez-vous la biographie de B&eacute;juin, maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non&raquo;, dit la jeune fille.</p>
+
+<p>Mais il continua quand m&ecirc;me:</p>
+
+<p>&laquo;Il sort de l'&Eacute;cole polytechnique. Il a &eacute;crit des brochures que personne
+n'a lues. Il dirige la cristallerie de Saint-Florent, &agrave; trois lieues de
+Bourges.... C'est le pr&eacute;fet du Cher qui l'a invent&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous donc! cria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Un digne homme, votant bien, ne parlant jamais, tr&egrave;s patient,
+attendant qu'on songe &agrave; lui, toujours l&agrave; &agrave; vous regarder pour qu'on ne
+l'oublie pas.... Je l'ai fait nommer chevalier...&raquo; Elle dut lui mettre
+la main sur la bouche, se f&acirc;chant, disant:</p>
+
+<p>&laquo;Eh! il est mari&eacute;, aussi, celui-l&agrave;! il n'est pas dr&ocirc;le!...</p>
+
+<p>J'ai vu sa femme chez vous, un paquet! Elle m'a invit&eacute;e &agrave; aller visiter
+leur cristallerie, &agrave; Bourges.&raquo; D'une bouch&eacute;e, elle acheva sa premi&egrave;re
+tartine. Puis, elle but une grande gorg&eacute;e d'eau. Ses jambes pendaient,
+au bord de la table; et, un peu tass&eacute;e sur les reins, le cou pli&eacute; en
+arri&egrave;re, elle les balan&ccedil;ait, d'un mouvement machinal dont Rougon suivait
+le rythme. A chaque va-et-vient, les mollets se renflaient, sous la
+gaze.</p>
+
+<p>&laquo;Et M. Du Poizat? demanda-t-elle, apr&egrave;s un silence.</p>
+
+<p>&mdash;Du Poizat a &eacute;t&eacute; sous-pr&eacute;fet&raquo;, r&eacute;pondit-il simplement.</p>
+
+<p>Elle le regarda, surprise de la bri&egrave;vet&eacute; de l'histoire.</p>
+
+<p>&laquo;Je le sais bien, dit-elle. Ensuite?</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, il sera pr&eacute;fet plus tard, et alors on le d&eacute;corera.&raquo; Elle
+comprit qu'il ne voulait pas en dire davantage.</p>
+
+<p>D'ailleurs, elle avait jet&eacute; le nom de Du Poizat n&eacute;gligemment.
+Maintenant, elle cherchait ces messieurs sur ses doigts; elle partait du
+pouce, elle murmurait:</p>
+
+<p>&laquo;M. d'Escorailles: il n'est pas s&eacute;rieux, il aime toutes les femmes....
+M. La Rouquette: inutile, je le connais trop bien.... M. de Combelot:
+encore un qui est mari&eacute;...&raquo; Et, comme elle s'arr&ecirc;tait &agrave; l'annulaire, ne
+trouvant plus personne, Rougon lui dit, en la regardant fixement:</p>
+
+<p>&laquo;Vous oubliez Delestang.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison! cria-t-elle. Parlez-moi donc de celui-l&agrave;!</p>
+
+<p>&mdash;C'est un bel homme, reprit-il sans la quitter des yeux. Il est fort
+riche. Je lui ai toujours pr&eacute;dit un grand avenir.&raquo; Il continua sur ce
+ton, outrant les &eacute;loges, doublant les chiffres. La ferme-mod&egrave;le de la
+Chamade valait deux millions. Delestang serait certainement ministre un
+jour. Mais elle gardait aux l&egrave;vres une moue d&eacute;daigneuse.</p>
+
+<p>&laquo;Il est bien b&ecirc;te, finit-elle par murmurer.</p>
+
+<p>&mdash;Dame!&raquo; dit Rougon avec un fin sourire.</p>
+
+<p>Il paraissait ravi du mot qu'elle venait de laisser &eacute;chapper. Alors, par
+un de ces sauts brusques qui lui &eacute;taient familiers, elle posa une
+nouvelle question, en le regardant &agrave; son tour fixement.</p>
+
+<p>&laquo;Vous devez joliment conna&icirc;tre M. de Marsy?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, nous nous connaissons&raquo;, dit-il sans broncher comme amus&eacute;
+davantage par ce qu'elle lui demandait l&agrave;.</p>
+
+<p>Mais il redevint s&eacute;rieux. Il fut tr&egrave;s digne, tr&egrave;s juste.</p>
+
+<p>&laquo;C'est un homme d'une intelligence extraordinaire, expliqua-t-il. Je
+m'honore de l'avoir pour ennemi.... Il a touch&eacute; &agrave; tout. A vingt-huit
+ans, il &eacute;tait colonel. Plus tard, on le trouve &agrave; la t&ecirc;te d'une grande
+usine. Puis, il s'est occup&eacute; successivement d'agriculture, de finance,
+de commerce. On assure m&ecirc;me qu'il a peint des portraits et &eacute;crit des
+romans.&raquo; Clorinde, oubliant de manger, restait r&ecirc;veuse.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai caus&eacute; avec lui l'autre soir, dit-elle &agrave; demi-voix. Il est tout &agrave;
+fait bien.... Un fils de reine.</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi, poursuivit Rougon, l'esprit le g&acirc;te. J'ai une autre id&eacute;e de
+la force. Je l'ai entendu faire des calembours dans une circonstance
+bien grave. Enfin, il a r&eacute;ussi, il r&egrave;gne autant que l'empereur. Tous ces
+b&acirc;tards ont de la chance!... Ce qu'il a de plus personnel, c'est la
+poigne, une main de fer, hardie, r&eacute;solue, tr&egrave;s fine et tr&egrave;s d&eacute;li&eacute;e
+pourtant.&raquo; Malgr&eacute; elle, la jeune fille avait baiss&eacute; les yeux sur les
+grosses mains de Rougon. Il s'en aper&ccedil;ut, il reprit en souriant:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! moi, j'ai des pattes, n'est-ce pas? C'est pour cela que nous ne
+nous sommes jamais entendus avec Marsy. Lui, sabre galamment le monde,
+sans tacher ses gants blancs. Moi, j'assomme.&raquo; Il avait ferm&eacute; les
+poings, des poings gras, velus aux phalanges, et il les balan&ccedil;ait,
+heureux de les voir &eacute;normes. Clorinde prit la seconde tartine, dans
+laquelle elle enfon&ccedil;a les dents, toujours songeuse. Enfin, elle leva les
+yeux sur Rougon.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, vous? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon histoire que vous voulez? dit-il. Rien de plus facile &agrave;
+conter. Mon grand-p&egrave;re vendait des l&eacute;gumes. Moi, jusqu'&agrave; trente-huit
+ans, j'ai tra&icirc;n&eacute; mes savates de petit avocat au fond de ma province.
+J'&eacute;tais un inconnu hier. Je n'ai pas comme notre ami Kahn us&eacute; mes
+&eacute;paules &agrave; soutenir les gouvernements. Je ne sors pas comme B&eacute;juin de
+l'&Eacute;cole polytechnique. Je ne porte ni le beau nom du petit Escorailles
+ni la belle figure de ce pauvre Combelot. Je ne suis pas aussi bien
+apparent&eacute; que La Rouquette qui doit son si&egrave;ge de d&eacute;put&eacute; &agrave; sa s&oelig;ur, la
+veuve du g&eacute;n&eacute;ral de Llorentz, aujourd'hui dame du palais. Mon p&egrave;re ne
+m'a pas laiss&eacute; comme &agrave; Delestang cinq millions de fortune, gagn&eacute;s dans
+les vins. Je ne suis pas n&eacute; sur les marches d'un tr&ocirc;ne, ainsi que le
+comte de Marsy, et je n'ai pas grandi pendu &agrave; la jupe d'une femme
+savante, sous les caresses de Talleyrand. Non, je suis un homme nouveau,
+je n'ai que mes poings...&raquo; Et il tapait ses poings l'un contre l'autre,
+riant tr&egrave;s haut, tournant la chose plaisamment. Mais il s'&eacute;tait
+redress&eacute;, il semblait casser des pierres entre ses doigts ferm&eacute;s.
+Clorinde l'admirait.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'&eacute;tais rien, je serai maintenant ce qu'il me plaira, continua-t-il,
+s'oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser
+les &eacute;paules, les autres, quand ils protestent de leur d&eacute;vouement &agrave;
+l'empire!</p>
+
+<p>Est-ce qu'ils l'aiment? est-ce qu'ils le sentent? est-ce qu'ils ne
+s'accommoderaient pas de tous les gouvernements? Moi, j'ai pouss&eacute; avec
+l'empire; je l'ai fait et il m'a fait.... J'ai &eacute;t&eacute; nomm&eacute; chevalier apr&egrave;s
+le 10 d&eacute;cembre, officier en janvier 52, commandeur le 15 ao&ucirc;t 54, grand
+officier il y a trois mois. Sous la pr&eacute;sidence, j'ai eu un instant le
+portefeuille des travaux publics; plus tard, l'empereur m'a charg&eacute; d'une
+mission en Angleterre; puis, je suis entr&eacute; au Conseil d'&Eacute;tat et au
+S&eacute;nat...</p>
+
+<p>&mdash;Et demain, o&ugrave; entrez-vous?&raquo; demanda Clorinde, avec un rire, sous
+lequel elle t&acirc;chait de cacher l'ardeur de sa curiosit&eacute;.</p>
+
+<p>Il la regarda, s'arr&ecirc;ta net.</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes bien curieuse, mademoiselle Machiavel&raquo;, dit-il.</p>
+
+<p>Alors, elle balan&ccedil;a ses jambes d'un mouvement plus vif. Il y eut un
+silence. Rougon, &agrave; la voir de nouveau perdue dans une grosse r&ecirc;verie,
+crut le moment favorable pour la confesser.</p>
+
+<p>&laquo;Les femmes...&raquo;, commen&ccedil;a-t-il.</p>
+
+<p>Mais elle l'interrompit, les yeux vagues, souriant l&eacute;g&egrave;rement &agrave; ses
+pens&eacute;es, murmurant &agrave; demi-voix:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! les femmes ont autre chose.&raquo; Ce fut son seul aveu. Elle acheva sa
+tartine, vida d'un trait le verre d'eau pure, et se mit debout sur la
+table, d'un saut qui attestait son habilet&eacute; d'&eacute;cuy&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Eh! Luigi!&raquo; cria-t-elle.</p>
+
+<p>Le peintre, depuis un instant, mordant ses moustaches d'impatience,
+s'&eacute;tait lev&eacute;, pi&eacute;tinant autour d'elle et de Rougon. Il revint s'asseoir
+avec un soupir, il reprit sa palette. Les trois minutes de gr&acirc;ce
+demand&eacute;es par Clorinde, avaient dur&eacute; un quart d'heure. Cependant, elle
+se tenait debout sur la table, toujours envelopp&eacute;e du morceau de
+dentelle noire. Puis, quand elle eut retrouv&eacute; la pose, elle se d&eacute;couvrit
+d'un seul geste. Elle redevenait un marbre, elle n'avait plus de pudeur.</p>
+
+<p>Dans les Champs-&Eacute;lys&eacute;es, les voitures roulaient plus rares. Le soleil
+couchant enfilait l'avenue d'une poussi&egrave;re de soleil qui poudrait les
+arbres, comme si les roues eussent soulev&eacute; ce nuage de lumi&egrave;re rousse.
+Sous le jour tombant des hautes baies vitr&eacute;es, les &eacute;paules de Clorinde
+se moir&egrave;rent d'un reflet d'or. Et, lentement, le ciel p&acirc;lissait.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que le mariage de M. de Marsy avec cette princesse valaque est
+toujours d&eacute;cid&eacute;? demanda-t-elle au bout d'un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je le pense, r&eacute;pondit Rougon. Elle est fort riche. Marsy est
+toujours &agrave; court d'argent. D'ailleurs, on raconte qu'il en est fou.&raquo; Le
+silence ne fut plus troubl&eacute;. Rougon &eacute;tait l&agrave;, se croyant chez lui, ne
+songeant pas &agrave; s'en aller. Il r&eacute;fl&eacute;chissait, il reprenait sa promenade.
+Cette Clorinde &eacute;tait vraiment une fille tr&egrave;s s&eacute;duisante. Il pensait &agrave;
+elle, comme s'il l'avait d&eacute;j&agrave; quitt&eacute;e depuis longtemps; et, les yeux sur
+le parquet, il descendait dans des pens&eacute;es &agrave; demi formul&eacute;es, fort
+douces, dont il go&ucirc;tait le chatouillement int&eacute;rieur. Il lui semblait
+sortir d'un bain ti&egrave;de, avec une langueur de membres d&eacute;licieuse. Une
+odeur particuli&egrave;re, d'une rudesse presque sucr&eacute;e, le p&eacute;n&eacute;trait. Cela lui
+aurait paru bon, de se coucher sur un des canap&eacute;s et de s'y endormir,
+dans cette odeur.</p>
+
+<p>Il fut brusquement r&eacute;veill&eacute; par un bruit de voix. Un grand vieillard,
+qu'il n'avait pas vu entrer, baisait sur le front Clorinde, qui se
+penchait en souriant, au bord de la table.</p>
+
+<p>&laquo;Bonjour, mignonne, disait-il. Comme tu es belle! Tu montres donc tout
+ce que tu as?&raquo; Il eut un l&eacute;ger ricanement, et comme Clorinde, confuse,
+ramassait son bout de dentelle noire:</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, reprit-il vivement, c'est tr&egrave;s joli, tu peux tout montrer,
+va!... Ah! ma pauvre enfant, j'en ai vu bien d'autres!&raquo; Puis, se
+tournant vers Rougon qu'il traita de &laquo;cher coll&egrave;gue&raquo;, il lui serra la
+main, en ajoutant:</p>
+
+<p>&laquo;Une gamine qui s'est oubli&eacute;e plus d'une fois sur mes genoux, quand elle
+&eacute;tait petite! Maintenant, &ccedil;a vous a une poitrine qui vous &eacute;borgne!&raquo;
+C'&eacute;tait le vieux M. de Plouguern. Il avait soixante-dix ans. Sous
+Louis-Philippe, envoy&eacute; &agrave; la Chambre par le Finist&egrave;re, il fut un des
+d&eacute;put&eacute;s l&eacute;gitimistes qui firent le p&egrave;lerinage de Belgrave-Square; et il
+donna sa d&eacute;mission, &agrave; la suite du vote de fl&eacute;trissure, dont ses
+compagnons et lui furent frapp&eacute;s. Plus tard, apr&egrave;s les journ&eacute;es de
+f&eacute;vrier, il montra une tendresse soudaine pour la r&eacute;publique, qu'il
+acclama vigoureusement sur les bancs de la Constituante. Maintenant,
+depuis que l'empereur lui avait assur&eacute; au S&eacute;nat une retraite m&eacute;rit&eacute;e, il
+&eacute;tait bonapartiste. Seulement, il savait l'&ecirc;tre en gentil-homme, son
+humilit&eacute; grande se permettait parfois le rago&ucirc;t d'une pointe
+d'opposition. L'ingratitude l'amusait. Sceptique jusqu'aux moelles, il
+d&eacute;fendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela &agrave; son nom,
+un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, il trouvait
+l'empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avait v&eacute;cu une vie
+d'aventures suspectes, tr&egrave;s dissolu, tr&egrave;s inventif, raffinant les
+jouissances; on racontait sur sa vieillesse des anecdotes qui faisaient
+r&ecirc;ver les jeunes gens. Ce fut pendant un voyage en Italie qu'il connut
+la comtesse Balbi, dont il resta l'amant pr&egrave;s de trente ans; apr&egrave;s des
+s&eacute;parations qui duraient des ann&eacute;es, ils se remettaient ensemble, pour
+trois nuits, dans les villes o&ugrave; ils se rencontraient. Une histoire
+voulait que Clorinde f&ucirc;t sa fille; mais ni lui ni la comtesse n'en
+savaient r&eacute;ellement rien; et, depuis que l'enfant devenait femme, grasse
+et d&eacute;sirable, il affirmait avoir beaucoup fr&eacute;quent&eacute; son p&egrave;re, autrefois.
+Il la couvait de ses yeux rest&eacute;s vifs, et prenait avec elle des
+familiarit&eacute;s fort libres de vieil ami. M. de Plouguern, grand, sec,
+osseux, avait une ressemblance avec Voltaire, pour lequel il pratiquait
+une d&eacute;votion secr&egrave;te.</p>
+
+<p>&laquo;Parrain, tu ne regardes pas mon portrait?&raquo; cria Clorinde.</p>
+
+<p>Elle l'appelait parrain, par amiti&eacute;. Il s'&eacute;tait avanc&eacute; derri&egrave;re Luigi,
+clignant les yeux en connaisseur.</p>
+
+<p>&laquo;D&eacute;licieux!&raquo; murmura-t-il.</p>
+
+<p>Rougon s'approcha, Clorinde elle-m&ecirc;me sauta de la table, pour voir. Et
+tous trois se p&acirc;m&egrave;rent. La peinture &eacute;tait tr&egrave;s propre. Le peintre avait
+d&eacute;j&agrave; couvert la toile enti&egrave;re d'un l&eacute;ger frottis rose, blanc, jaune, qui
+gardait des p&acirc;leurs d'aquarelle. Et la figure souriait d'un air joli de
+poup&eacute;e, avec ses l&egrave;vres arqu&eacute;es, ses sourcils recourb&eacute;s, ses joues
+frott&eacute;es de vermillon tendre. C'&eacute;tait une Diane &agrave; mettre sur une bo&icirc;te
+de pastilles.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! voyez donc l&agrave;, pr&egrave;s de l'&oelig;il, cette petite lentille, dit Clorinde
+en tapant les mains d'admiration. Ce Luigi, il n'oublie rien!&raquo; Rougon,
+que les tableaux ennuyaient d'ordinaire, &eacute;tait charm&eacute;. Il comprenait
+l'art, en ce moment. Il porta ce jugement, d'un ton tr&egrave;s convaincu:</p>
+
+<p>&laquo;C'est admirablement dessin&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Et la couleur est excellente, reprit M. de Plouguern. Ces &eacute;paules sont
+de la chair.... Tr&egrave;s agr&eacute;ables, les seins. Celui de gauche surtout est
+d'une fra&icirc;cheur de rose.... Hein! quels bras! Cette mignonne vous a des
+bras &eacute;tonnants! J'aime beaucoup le renflement au-dessus de la saign&eacute;e;
+c'est d'un model&eacute; parfait.&raquo; Et se tournant vers le peintre:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Pozzo, ajouta-t-il, tous mes compliments.</p>
+
+<p>J'avais d&eacute;j&agrave; vu une Baigneuse de vous. Mais ce portrait sera
+sup&eacute;rieur.... Pourquoi n'exposez-vous pas? J'ai connu un diplomate qui
+jouait merveilleusement du violon; cela ne l'a pas emp&ecirc;ch&eacute; de faire son
+chemin.&raquo;</p>
+
+<p>Luigi, tr&egrave;s flatt&eacute;, s'inclinait. Cependant, le jour baissait, et comme
+il voulait finir une oreille, disait-il, il pria Clorinde de reprendre
+la pose pour dix minutes au plus. M. de Plouguern et Rougon continu&egrave;rent
+&agrave; causer peinture. Celui-ci avouait que des &eacute;tudes sp&eacute;ciales l'avaient
+emp&ecirc;ch&eacute; de suivre le mouvement artistique des derni&egrave;res ann&eacute;es; mais il
+protestait de son admiration pour les belles &oelig;uvres. Il en vint &agrave;
+d&eacute;clarer que la couleur le laissait assez froid; un beau dessin le
+satisfaisait pleinement, un dessin qui f&ucirc;t capable d'&eacute;lever et
+d'inspirer de grandes pens&eacute;es. Quant &agrave; M. de Plouguern, il n'aimait que
+les anciens; il avait visit&eacute; tous les mus&eacute;es de l'Europe, il ne
+comprenait pas qu'on e&ucirc;t assez de hardiesse pour oser peindre encore.
+Pourtant, le mois pr&eacute;c&eacute;dent, il avait fait d&eacute;corer un petit salon par un
+artiste que personne ne connaissait et qui avait vraiment bien du
+talent.</p>
+
+<p>&laquo;Il m'a peint des petits Amours, des fleurs, des feuillages tout &agrave; fait
+extraordinaires, dit-il. Positivement, on cueillerait les fleurs. Et il
+y a l&agrave;-dedans des insectes, papillons, mouches, hannetons, qu'on
+croirait vivants.</p>
+
+<p>Enfin, c'est tr&egrave;s gai.... Moi, j'aime la peinture gaie.</p>
+
+<p>&mdash;L'art n'est pas fait pour ennuyer&raquo;, conclut Rougon.</p>
+
+<p>A ce moment, comme ils marchaient c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, &agrave; petits pas, M. de
+Plouguern &eacute;crasa, sous le talon de sa bottine, quelque chose qui &eacute;clata
+avec le l&eacute;ger bruit d'un pois fulminant.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'est-ce donc?&raquo; cria-t-il.</p>
+
+<p>Il ramassa un chapelet gliss&eacute; d'un fauteuil, sur lequel Clorinde avait
+d&ucirc; vider ses poches. Un des grains de verre, pr&egrave;s de la croix, &eacute;tait
+pulv&eacute;ris&eacute;; la croix elle-m&ecirc;me, toute petite, en argent, avait un de ses
+bras repli&eacute; et aplati. Le vieillard balan&ccedil;a le chapelet, ricanant,
+disant:</p>
+
+<p>&laquo;Mignonne, pourquoi donc laisses-tu tra&icirc;ner ces joujoux-l&agrave;?&raquo; Mais
+Clorinde &eacute;tait devenue pourpre. Elle se pr&eacute;cipita du haut de la table,
+les l&egrave;vres gonfl&eacute;es, les yeux brouill&eacute;s par la col&egrave;re, se couvrant les
+&eacute;paules &agrave; la h&acirc;te, balbutiant:</p>
+
+<p>&laquo;M&eacute;chant! m&eacute;chant! il a bris&eacute; mon chapelet!&raquo;</p>
+
+<p>Et elle le lui arracha. Elle pleurait comme une enfant.</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;, l&agrave;, disait M. de Plouguern riant toujours. Voyez-vous ma d&eacute;vote!
+L'autre matin, elle a failli me crever les yeux, parce qu'en apercevant
+un rameau de buis au fond de son alc&ocirc;ve, je lui demandais ce qu'elle
+balayait avec ce petit balai-l&agrave;... Ne pleure plus, grosse b&ecirc;te! Je ne
+lui ai rien cass&eacute;, au Bon Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Si, si cria-t-elle, vous lui avez fait du mal!&raquo; Elle ne le tutoyait
+plus. De ses mains tremblantes, elle achevait d'enlever la perle de
+verre. Puis, avec un redoublement de sanglots, elle voulut arranger la
+croix.</p>
+
+<p>Elle l'essuyait du bout des doigts, comme si elle avait vu des gouttes
+de sang perler sur le m&eacute;tal. Elle murmurait:</p>
+
+<p>&laquo;C'est le pape qui m'en a fait cadeau, la premi&egrave;re fois que je suis
+all&eacute;e le voir avec maman. Il me conna&icirc;t bien, le pape; il m'appelle "son
+bel ap&ocirc;tre", parce que je lui ai dit un jour que je serais contente de
+mourir pour lui.... Un chapelet qui me portait bonheur. Maintenant, il
+n'aura plus de vertu, il attirera le diable...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, donne-le-moi, interrompit M. de Plouguern. Tu vas t'ab&icirc;mer les
+ongles, &agrave; vouloir raccommoder &ccedil;a.... L'argent, c'est dur, mignonne.&raquo; Il
+avait repris le chapelet, il t&acirc;chait de d&eacute;plier le bras de la croix,
+d&eacute;licatement, de fa&ccedil;on &agrave; ne pas le casser.</p>
+
+<p>Clorinde ne pleurait plus, les yeux fixes, tr&egrave;s attentive.</p>
+
+<p>Rougon, lui aussi, avan&ccedil;ait la t&ecirc;te, avec un sourire; il &eacute;tait d'une
+irr&eacute;ligion d&eacute;plorable, &agrave; ce point que la jeune fille avait failli rompre
+deux fois avec lui pour des plaisanteries d&eacute;plac&eacute;es.</p>
+
+<p>&laquo;Fichtre! disait &agrave; demi-voix M. de Plouguern, il n'est pas tendre, le
+Bon Dieu. C'est que j'ai peur de le couper en deux.... Tu aurais un Bon
+Dieu de rechange, petite.&raquo; Il fit un nouvel effort. La croix se rompit
+net.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! tant pis! s'&eacute;cria-t-il. Cette fois, il est cass&eacute;.&raquo; Rougon s'&eacute;tait
+mis &agrave; rire. Alors, Clorinde, les yeux tr&egrave;s noirs, la face convuls&eacute;e, se
+recula, les regarda en face, puis de ses poings ferm&eacute;s les repoussa
+furieusement; comme si elle avait voulu les jeter &agrave; la porte. Elle les
+injuriait en italien, la t&ecirc;te perdue.</p>
+
+<p>&laquo;Elle nous bat, elle nous bat, r&eacute;p&eacute;ta gaiement M. de Plouguern.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; les fruits de la superstition&raquo;, dit Rougon entre ses dents.</p>
+
+<p>Le vieillard cessa de plaisanter, la mine subitement grave; et, comme le
+grand homme continuait &agrave; lancer des phrases toutes faites sur
+l'influence d&eacute;testable du clerg&eacute;, sur l'&eacute;ducation d&eacute;plorable des femmes
+catholiques, sur l'abaissement de l'Italie livr&eacute;e aux pr&ecirc;tres, il
+d&eacute;clara de sa voix s&egrave;che:</p>
+
+<p>&laquo;La religion fait la grandeur des &Eacute;tats.</p>
+
+<p>&mdash;Quand elle ne les ronge pas comme un ulc&egrave;re, r&eacute;pliqua Rougon.
+L'histoire est l&agrave;. Que l'empereur ne tienne pas les &eacute;v&ecirc;ques en respect,
+il les aura bient&ocirc;t tous sur les bras.&raquo; Alors, M. de Plouguern se f&acirc;cha
+&agrave; son tour. Il d&eacute;fendit Rome. Il parla des convictions de toute sa vie.
+Sans religion, les hommes retournaient &agrave; l'&eacute;tat de brutes. Et il en vint
+&agrave; plaider la grande cause de la famille. L'&eacute;poque tournait &agrave;
+l'abomination: jamais le vice ne s'&eacute;tait &eacute;tal&eacute; plus impudemment, jamais
+l'impi&eacute;t&eacute; n'avait jet&eacute; un pareil trouble dans les consciences.</p>
+
+<p>&laquo;Ne me parlez pas de votre empire! finit-il par crier.</p>
+
+<p>C'est un fils b&acirc;tard de la r&eacute;volution.... Oh! nous le savons, votre
+empire r&ecirc;ve l'humiliation de l'&Eacute;glise. Mais nous sommes l&agrave;, nous ne nous
+laisserons pas &eacute;gorger comme des moutons.... Essayez un peu, mon cher
+monsieur Rougon, d'avouer vos doctrines au S&eacute;nat.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! ne lui r&eacute;pondez plus, dit Clorinde. Si vous le poussiez, il
+finirait par cracher sur le Christ. C'est un damn&eacute;.&raquo; Rougon, accabl&eacute;,
+s'inclina. Il y eut un silence. La jeune fille cherchait sur le parquet
+le petit fragment d&eacute;tach&eacute; de la croix: quand elle l'eut trouv&eacute;, elle le
+plia soigneusement avec le chapelet, dans un morceau de journal. Elle se
+calmait.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! &ccedil;&agrave;, mignonne, reprit tout d'un coup M. de Plouguern, je ne t'ai pas
+encore dit pourquoi je suis mont&eacute;.</p>
+
+<p>J'ai une loge au Palais-Royal ce soir, et je vous emm&egrave;ne.</p>
+
+<p>&mdash;Ce parrain! s'&eacute;cria Clorinde, redevenue toute rose de plaisir. On va
+r&eacute;veiller maman.&raquo;.</p>
+
+<p>Elle l'embrassa &laquo;pour la peine&raquo;, disait-elle. Elle se tourna vers
+Rougon, souriante, la main tendue, en disant avec une moue exquise:</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne m'en voulez pas, vous! Ne me faites donc plus enrager avec vos
+id&eacute;es de pa&iuml;en.... Je deviens b&ecirc;te, lorsqu'on me taquine sur la
+religion. Je compromettrais mes meilleures amiti&eacute;s.&raquo; Luigi, cependant,
+avait pouss&eacute; son chevalet dans un coin, voyant qu'il ne pourrait finir
+l'oreille, ce jour-l&agrave;. Il prit son chapeau, il vint toucher la jeune
+fille &agrave; l'&eacute;paule, pour l'avertir qu'il partait. Et elle l'accompagna
+jusque sur le palier, elle tira elle-m&ecirc;me la porte sur eux; mais ils se
+firent leurs adieux si bruyamment, qu'on entendit un l&eacute;ger cri de
+Clorinde, qui se perdit dans un rire &eacute;touff&eacute;. Quand elle rentra, elle
+dit:</p>
+
+<p>&laquo;Je vais me d&eacute;shabiller, &agrave; moins que parrain ne veuille m'emmener comme
+&ccedil;a au Palais-Royal.&raquo; Et Ils s'&eacute;gay&egrave;rent tous les trois, &agrave; cette id&eacute;e. Le
+cr&eacute;puscule &eacute;tait tomb&eacute;. Quand Rougon se retira, Clorinde descendit avec
+lui, laissant M. de Plouguern seul un instant, le temps de passer une
+robe. Il faisait d&eacute;j&agrave; tout noir dans l'escalier. Elle marchait la
+premi&egrave;re, sans dire un mot, si lentement, qu'il sentait le fr&ocirc;lement de
+sa tunique de gaze sur ses genoux. Puis, arriv&eacute;e devant la porte de la
+chambre, elle entra; elle fit deux pas, avant de se retourner. Lui,
+l'avait suivie. L&agrave;, les deux fen&ecirc;tres &eacute;clairaient d'une poussi&egrave;re
+blanche le lit d&eacute;fait, la cuvette oubli&eacute;e, le chat toujours endormi sur
+le paquet de v&ecirc;tements.</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne m'en voulez pas?&raquo; r&eacute;p&eacute;ta-t-elle &agrave; voix presque basse, en lui
+tendant les mains.</p>
+
+<p>Il jura que non. Il avait pris ses mains, il remonta le long des bras
+jusqu'au-dessus des coudes, fouillant doucement dans a dentelle noire,
+pour que ses gros doigts pussent passer sans rien d&eacute;chirer. Elle
+haussait l&eacute;g&egrave;rement les bras, comme d&eacute;sireuse de lui faciliter cette
+besogne. Ils &eacute;taient dans l'ombre du paravent, ils ne se voyaient point
+la face. Et lui, au milieu de cette chambre dont l'air renferm&eacute; le
+suffoquait un peu, retrouvait l'odeur d'une rudesse presque sucr&eacute;e qui
+l'avait d&eacute;j&agrave; gris&eacute;. Mais, d&egrave;s qu'il eut d&eacute;pass&eacute; les coudes, ses mains
+devenant brutales, il sentit Clorinde lui &eacute;chapper, et il l'entendit
+crier, par la porte rest&eacute;e ouverte derri&egrave;re eux:</p>
+
+<p>&laquo;Antonia! de la lumi&egrave;re, et donne-moi ma robe grise!&raquo;</p>
+
+<p>Quand Rougon se trouva sur l'avenue des Champs-&Eacute;lys&eacute;es, il demeura un
+moment &eacute;tourdi, &agrave; respirer l'air frais qui soufflait des hauteurs de
+l'Arc de Triomphe.</p>
+
+<p>L'avenue, vide de voitures, allumait un &agrave; un ses becs de gaz, dont les
+clart&eacute;s brusques piquaient l'ombre d'une tra&icirc;n&eacute;e d'&eacute;tincelles vives. Il
+venait d'avoir comme un coup de sang, il se passait les mains sur la
+face.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! non, dit-il tout haut, ce serait trop b&ecirc;te!&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#table">IV</a></h2>
+
+
+<p>Le cort&egrave;ge du bapt&ecirc;me devait partir du pavillon de l'Horloge, &agrave; cinq
+heures. L'itin&eacute;raire &eacute;tait la grande all&eacute;e du jardin des Tuileries, la
+place de la Concorde, la rue de Rivoli, la place de l'H&ocirc;tel-de-Ville, le
+pont d'Arcole, la rue d'Arcole et la place du Parvis.</p>
+
+<p>D&egrave;s quatre heures, la foule fut immense au pont d'Arcole. L&agrave;, dans la
+trou&eacute;e que la rivi&egrave;re faisait au milieu de la ville, un peuple pouvait
+tenir. C'&eacute;tait un &eacute;largissement brusque de l'horizon, avec la pointe de
+l'&icirc;le Saint-Louis au loin, barr&eacute;e par la ligne noire du pont
+Louis-Philippe; &agrave; gauche, le petit bras se perdait au fond d'un
+&eacute;tranglement de constructions basses; &agrave; droite, le grand bras ouvrait un
+lointain noy&eacute; dans une fum&eacute;e viol&acirc;tre, o&ugrave; l'on distinguait la tache
+verte des arbres du Port-aux-Vins. Puis, des deux c&ocirc;t&eacute;s, du quai
+Saint-Paul au quai de la M&eacute;gisserie, du quai Napol&eacute;on au quai de
+l'Horloge, les trottoirs allongeaient des grandes routes; tandis que la
+place de l'H&ocirc;tel-de-Ville, en face du pont, &eacute;tendait une plaine. Et, sur
+ces vastes espaces, le ciel, un ciel de juin d'une puret&eacute; chaude,
+mettait un pan &eacute;norme de son infini bleu.</p>
+
+<p>Quand la demie sonna, il y avait du monde partout.</p>
+
+<p>Le long des trottoirs, des files interminables de curieux, &eacute;cras&eacute;s
+contre les parapets, stationnaient. Une mer de t&ecirc;tes humaines, aux flots
+toujours montants, emplissait la place de l'H&ocirc;tel-de-Ville. En face, les
+vieilles maisons du quai Napol&eacute;on, dans les vides noirs de leurs
+fen&ecirc;tres grandes ouvertes, entassaient des visages; et m&ecirc;me, du fond des
+ruelles sombres b&acirc;illant sur la rivi&egrave;re, la rue Colombe, la rue
+Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets de femme se penchaient, avec
+leurs brides envol&eacute;es par le vent. Le pont Notre-Dame envahi montrait
+une rang&eacute;e de spectateurs, les coudes appuy&eacute;s sur la pierre, comme sur
+le velours d'une tribune colossale. A l'autre bout, tout l&agrave;-bas, le pont
+Louis-Philippe s'animait d'un grouillement de points noirs; pendant que
+les crois&eacute;es les plus lointaines, les petites raies qui trouaient
+r&eacute;guli&egrave;rement les fa&ccedil;ades jaunes et grises du cap de maisons, &agrave; la
+pointe de l'&icirc;le, s'&eacute;clairaient par instants de la tache claire d'une
+robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi les chemin&eacute;es.
+Des gens qu'on ne voyait pas, regardaient dans des lunettes, du haut de
+leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et le soleil oblique, largement
+&eacute;pandu, semblait le frisson m&ecirc;me de cette foule; il roulait le rire &eacute;mu
+de la houle des t&ecirc;tes; des ombrelles voyantes, tendues comme des
+miroirs, mettaient des rondeurs d'astre, au milieu du bariolage des
+jupes et des paletots.</p>
+
+<p>Mais ce qu'on apercevait de toute part, des quais, des ponts, des
+fen&ecirc;tres, c'&eacute;tait, &agrave; l'horizon, sur la muraille nue d'une maison &agrave; six
+&eacute;tages, dans l'&icirc;le Saint-Louis, une redingote grise g&eacute;ante, peinte &agrave;
+fresque, de profil, avec sa manche gauche pli&eacute;e au coude, comme si le
+v&ecirc;tement e&ucirc;t gard&eacute; l'attitude et le gonflement d'un corps, &agrave; cette heure
+disparu. Cette r&eacute;clame monumentale prenait, dans le soleil, au-dessus de
+la fourmili&egrave;re des promeneurs, une extraordinaire importance.</p>
+
+<p>Cependant, une double haie m&eacute;nageait le passage du cort&egrave;ge, au milieu de
+la foule. A droite, s'alignaient des gardes nationaux; &agrave; gauche, des
+soldats de la ligne. Un bout de cette double haie se perdait dans la rue
+d'Arcole, pavois&eacute;e de drapeaux, tendue aux fen&ecirc;tres d'&eacute;toffes riches,
+qui battaient mollement, le long des maisons noires. Le pont, laiss&eacute;
+vide, &eacute;tait la seule bande de terre nue, au milieu de l'envahissement
+des moindres coins; et il faisait un &eacute;trange effet, d&eacute;sert, l&eacute;ger, avec
+son unique arche de fer, d'une courbe si molle. Mais, en bas, sur les
+berges de la rivi&egrave;re, l'&eacute;crasement recommen&ccedil;ait; des bourgeois
+endimanch&eacute;s avaient &eacute;tal&eacute; leurs mouchoirs, s'&eacute;taient assis l&agrave;, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+leurs femmes, attendant, se reposant de tout un apr&egrave;s-midi de fl&acirc;nerie.
+Au-del&agrave; du pont, au milieu de la nappe &eacute;largie de la rivi&egrave;re, tr&egrave;s
+bleue, moir&eacute;e de vert &agrave; la rencontre des deux bras, une &eacute;quipe de
+canotiers en vareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot &agrave; la
+hauteur du Port-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de
+Gesvres, un grand lavoir, avec ses charpentes verdies par l'eau, dans
+lequel on entendait les rires et les coups de battoir des
+blanchisseuses. Et ce peuple entass&eacute;, ces trois &agrave; quatre cent mille
+t&ecirc;tes, par moments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame,
+qui dressaient de biais leur masse carr&eacute;e, au dessus des maisons du quai
+Napol&eacute;on. Les tours, dor&eacute;es par le soleil couchant, couleur de rouille
+sur le ciel clair, vibraient dans l'air, toutes sonores d'un carillon
+formidable.</p>
+
+<p>Deux ou trois fausses alertes avaient d&eacute;j&agrave; caus&eacute; de profondes
+bousculades dans la foule.</p>
+
+<p>&laquo;Je vous assure qu'ils ne passeront pas avant cinq heures et demie&raquo;,
+disait un grand diable assis devant un caf&eacute; du quai de Gesvres, en
+compagnie de M. et de Mme Charbonnel.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Gilquin, Th&eacute;odore Gilquin, l'ancien locataire de Mme M&eacute;lanie
+Correur, le terrible ami de Rougon. Ce jour-l&agrave;, il &eacute;tait tout habill&eacute; de
+coutil jaune, un v&ecirc;tement complet &agrave; vingt-neuf francs, frip&eacute;, tach&eacute;,
+&eacute;clat&eacute; aux coutures; et il avait des bottes crev&eacute;es, des gants havane,
+un large chapeau de paille sans ruban.</p>
+
+<p>Quand il mettait des gants, Gilquin &eacute;tait habill&eacute;. Depuis midi, il
+pilotait les Charbonnel, dont il avait fait la connaissance, un soir,
+chez Rougon, dans la cuisine.</p>
+
+<p>&laquo;Vous verrez tout, mes enfants, r&eacute;p&eacute;tait-il en essuyant de la main les
+longues moustaches qui balafraient de noir sa face d'ivrogne. Vous vous
+&ecirc;tes remis entre mes mains, n'est-ce pas? eh bien, laissez-moi r&eacute;gler
+l'ordre et la marche de la petite f&ecirc;te.&raquo; Gilquin avait d&eacute;j&agrave; bu trois
+verres de cognac et cinq chopes. Depuis deux grandes heures, il tenait
+l&agrave; les Charbonnel, sous pr&eacute;texte qu'il fallait arriver les premiers.
+C'&eacute;tait un petit caf&eacute; qu'il connaissait, o&ugrave; l'on &eacute;tait parfaitement
+bien, disait-il; et il tutoyait le gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>Les Charbonnel, r&eacute;sign&eacute;s, l'&eacute;coutaient, tr&egrave;s surpris de l'abondance et
+de la vari&eacute;t&eacute; de sa conversation; Mme Charbonnel n'avait voulu qu'un
+verre d'eau sucr&eacute;e; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que
+cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, &agrave; Plassans. Cependant,
+Gilquin leur parlait du bapt&ecirc;me, comme s'il avait pass&eacute; le matin aux
+Tuileries, pour avoir des renseignements.</p>
+
+<p>&laquo;L'imp&eacute;ratrice est bien contente, disait-il. Elle a eu des couches
+superbes. Oh! c'est une gaillarde! Vous allez voir quelle prestance elle
+a.... L'empereur, lui, est revenu avant-hier de Nantes, o&ugrave; il &eacute;tait all&eacute;
+&agrave; cause des inondations.... Hein! quel malheur que ces inondations!&raquo; Mme
+Charbonnel recula sa chaise. Elle avait une l&eacute;g&egrave;re peur de la foule, qui
+coulait devant elle, de plus en plus compacte.</p>
+
+<p>&laquo;Que de monde! murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Pardi! cria Gilquin, il y a plus de trois cent mille &eacute;trangers dans
+Paris. Depuis huit jours, les trains de plaisir am&egrave;nent ici toute la
+province.... Tenez, voil&agrave; des Normands l&agrave;-bas, et voil&agrave; des Gascons, et
+voil&agrave; des Francs-Comtois. Oh! je les flaire tout de suite, moi! J'ai
+joliment roul&eacute; ma bosse.&raquo; Puis, il dit que les tribunaux ch&ocirc;maient, que
+la Bourse &eacute;tait ferm&eacute;e, que toutes les administrations avaient donn&eacute;
+cong&eacute; &agrave; leurs employ&eacute;s. La capitale enti&egrave;re f&ecirc;tait le bapt&ecirc;me. Et il en
+vint &agrave; citer des chiffres, &agrave; calculer ce que co&ucirc;teraient la c&eacute;r&eacute;monie et
+les f&ecirc;tes. Le Corps l&eacute;gislatif avait vot&eacute; quatre cent mille francs; mais
+c'&eacute;tait une mis&egrave;re, car un palefrenier des Tuileries lui avait affirm&eacute;,
+la veille, que le cort&egrave;ge seul co&ucirc;terait pr&egrave;s de deux cent mille francs.
+Si l'empereur n'ajoutait qu'un million pris sur la liste civile, il
+devrait s'estimer heureux. La layette &agrave; elle seule &eacute;tait de cent mille
+francs.</p>
+
+<p>&laquo;Cent mille francs! r&eacute;p&eacute;ta Mme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi donc
+est-elle? qu'est-ce qu'on a donc mis apr&egrave;s?&raquo; Gilquin eut un rire
+complaisant. Il y avait des dentelles si ch&egrave;res! Lui, autrefois, avait
+voyag&eacute; pour les dentelles. Et il continua ses calculs: cinquante mille
+francs &eacute;taient allou&eacute;s en secours aux parents des enfants l&eacute;gitimes, n&eacute;s
+le m&ecirc;me jour que le petit prince, et dont l'empereur et l'imp&eacute;ratrice
+avaient voulu &ecirc;tre parrain et marraine; quatre-vingt-cinq mille francs
+devaient &ecirc;tre d&eacute;pens&eacute;s en achat de m&eacute;dailles pour les auteurs des
+cantates chant&eacute;es dans les th&eacute;&acirc;tres. Enfin, il donna des d&eacute;tails sur les
+cent vingt mille m&eacute;dailles comm&eacute;moratives distribu&eacute;es aux coll&eacute;giens,
+aux enfants des &eacute;coles primaires et des salles d'asile, aux
+sous-officiers et aux soldats de l'arm&eacute;e de Paris. Il en avait une il la
+montra. C'&eacute;tait une m&eacute;daille de la grandeur d'une pi&egrave;ce de dix sous,
+portant d'un c&ocirc;t&eacute; les profils de l'empereur et de l'imp&eacute;ratrice, de
+l'autre celui du prince imp&eacute;rial, avec la date du bapt&ecirc;me: 14 juin 1856.</p>
+
+<p>&laquo;Voulez-vous me la c&eacute;der?&raquo; demanda M. Charbonnel.</p>
+
+<p>Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrass&eacute; pour le prix, lui
+donnait une pi&egrave;ce de vingt sous, il refusa grandement, il dit que cela
+ne devait valoir que dix sous. Cependant, Mme Charbonnel regardait les
+profils du couple imp&eacute;rial. Elle s'attendrissait.</p>
+
+<p>&laquo;Ils ont l'air bien bon, disait-elle. Ils sont l&agrave;-dessus, l'un contre
+l'autre, comme de braves gens.... Voyez donc, monsieur Charbonnel, on
+dirait deux t&ecirc;tes sur le m&ecirc;me traversin, quand on regarde la pi&egrave;ce de
+cette fa&ccedil;on.&raquo; Alors, Gilquin revint &agrave; l'imp&eacute;ratrice, dont il exalta la
+charit&eacute;. Au neuvi&egrave;me mois de sa grossesse, elle avait donn&eacute; des
+apr&egrave;s-midi entiers &agrave; la cr&eacute;ation d'une maison d'&eacute;ducation pour les
+jeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Elle
+venait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq sous par
+cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petit prince, et
+cette somme allait, d'apr&egrave;s son d&eacute;sir, servir &agrave; l'apprentissage d'une
+centaine d'orphelins. Gilquin, l&eacute;g&egrave;rement gris d&eacute;j&agrave;, ouvrait des yeux
+terribles en cherchant des inflexions tendres, des expressions alliant
+le respect du sujet &agrave; l'admiration passionn&eacute;e de l'homme.</p>
+
+<p>Il d&eacute;clarait qu'il ferait volontiers le sacrifice de sa vie, aux pieds
+de cette noble femme. Mais, autour de lui, personne ne protestait. Le
+brouhaha de la foule &eacute;tait au loin comme l'&eacute;cho de ses &eacute;loges,
+s'&eacute;largissant en une clameur continue. Et les cloches de Notre-Dame, &agrave;
+toute vol&eacute;e, roulaient par-dessus les maisons l'&eacute;croulement de leur joie
+&eacute;norme.</p>
+
+<p>&laquo;Il serait peut-&ecirc;tre temps d'aller nous placer&raquo;, dit timidement M.
+Charbonnel, qui s'ennuyait d'&ecirc;tre assis.</p>
+
+<p>Mme Charbonnel s'&eacute;tait lev&eacute;e, ramenant son ch&acirc;le jaune sur son cou.</p>
+
+<p>&laquo;Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver des premiers, et nous
+restons l&agrave;, &agrave; laisser passer tout le monde devant nous.&raquo; Mais Gilquin se
+f&acirc;cha. Il jura, en tapant de son poing la petite table de zinc. Est-ce
+qu'il ne connaissait pas son Paris? Et, pendant que Mme Charbonnel,
+intimid&eacute;e, retombait sur sa chaise, il cria au gar&ccedil;on de caf&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Jules, une absinthe et des cigares!&raquo; Puis, quand il eut tremp&eacute; ses
+grosses moustaches dans son absinthe, il le rappela furieusement.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que tu te fiches de moi? Veux-tu bien m'emporter cette drogue et
+me servir l'autre bouteille, celle de vendredi!... J'ai voyag&eacute; pour les
+liqueurs, mon vieux. On ne met pas dedans Th&eacute;odore.&raquo; Il se calma,
+lorsque le gar&ccedil;on, qui semblait avoir peur de lui, lui eut apport&eacute; la
+bouteille. Alors, il donna des tapes amicales sur les &eacute;paules des
+Charbonnel, il les appela papa et maman.</p>
+
+<p>&laquo;Quoi donc! maman, les petons vous d&eacute;mangent?</p>
+
+<p>Allez, vous avez le temps de les user, d'ici &agrave; ce soir!...</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, que diable! mon gros p&egrave;re, est-ce que nous ne sommes pas bien,
+devant ce caf&eacute;? Nous sommes assis, nous regardons passer le monde.... Je
+vous dis que nous avons le temps. Faites-vous servir quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, nous avons notre suffisance&raquo;, d&eacute;clara M. Charbonnel. Gilquin
+venait d'allumer un cigare. Il se renversait, les pouces aux entournures
+de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sur sa chaise. Une
+b&eacute;atitude noyait ses yeux. Tout d'un coup, il eut une id&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne savez pas? cria-t-il, eh bien, demain matin, &agrave; sept heures, je
+suis chez vous et je vous emm&egrave;ne, je vous fais voir toute la f&ecirc;te. Hein!
+voil&agrave; qui est gentil.&raquo; Les Charbonnel se regardaient, tr&egrave;s inquiets.
+Mais, lui, expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de
+montreur d'ours faisant un boniment. Le matin, d&eacute;jeuner au Palais-Royal
+et promenade dans la ville.</p>
+
+<p>L'apr&egrave;s-midi, &agrave; l'esplanade des Invalides, repr&eacute;sentations militaires,
+m&acirc;ts de cocagne, trois cents ballons perdus emportant des cornets de
+bonbons, grand ballon avec pluie de drag&eacute;es. Le soir, d&icirc;ner chez un
+marchand de vin du quai Debilly qu'il connaissait, feu d'artifice dont
+la pi&egrave;ce principale devait repr&eacute;senter un baptist&egrave;re, fl&acirc;nerie au milieu
+des illuminations. Et il leur parla de la croix de feu qu'on hissait sur
+l'h&ocirc;tel de la L&eacute;gion d'honneur, du palais f&eacute;erique de la place de la
+Concorde qui n&eacute;cessitait l'emploi de neuf cent cinquante mille verres de
+couleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l'air, semblait une
+torche allum&eacute;e.</p>
+
+<p>Comme les Charbonnel h&eacute;sitaient toujours, il se pencha, il baissa la
+voix.</p>
+
+<p>&laquo;Puis, en rentrant, nous nous arr&ecirc;terons dans une cr&eacute;merie de la rue de
+Seine, o&ugrave; l'on mange de la soupe au fromage &eacute;patante.&raquo; Alors, les
+Charbonnel n'os&egrave;rent plus refuser. Leurs yeux arrondis exprimaient &agrave; la
+fois une curiosit&eacute; et une &eacute;pouvante d'enfant. Ils se sentaient devenir
+la chose de ce terrible homme. Mme Charbonnel se contenta de murmurer:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! ce Paris, ce Paris!... Enfin, puisque nous y sommes, il faut bien
+tout voir. Mais si vous saviez, monsieur Gilquin, comme nous &eacute;tions
+tranquilles &agrave; Plassans! J'ai l&agrave;-bas des conserves qui se perdent, des
+confitures, des cerises &agrave; l'eau-de-vie, des cornichons.</p>
+
+<p>&mdash;N'aie donc pas peur, maman! dit Gilquin qui s'&eacute;gayait jusqu'&agrave; la
+tutoyer. Tu gagnes ton proc&egrave;s et tu m'invites, hein! Nous allons tous
+l&agrave;-bas rafler les conserves.&raquo; Il se versa un nouveau verre d'absinthe.
+Il &eacute;tait compl&egrave;tement gris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel
+d'un regard attendri. Lui, voulait qu'on e&ucirc;t le c&oelig;ur sur la main.
+Brusquement, il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des
+psit! des h&eacute;! l&agrave;-bas!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Mme M&eacute;lanie Correur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui
+passait sur le trottoir, en face. Elle tourna la t&ecirc;te, elle parut tr&egrave;s
+ennuy&eacute;e d'apercevoir Gilquin.</p>
+
+<p>Cependant, elle traversa la chauss&eacute;e, en balan&ccedil;ant ses hanches d'un air
+de princesse. Et quand elle fut debout devant la table, elle se fit
+longtemps prier pour accepter quelque chose.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vous l'aimez... vous
+vous souvenez, rue Vaneau? &Eacute;tait-ce assez farce, dans ce temps-l&agrave;! Ah!
+cette grosse b&ecirc;te de Correur!&raquo;.</p>
+
+<p>Elle finissait par s'asseoir, lorsqu'une immense acclamation courut dans
+la foule. Les promeneurs, comme soulev&eacute;s par un coup de vent,
+s'emportaient, avec un pi&eacute;tinement de troupeau d&eacute;band&eacute;. Les Charbonnel,
+instinctivement, s'&eacute;taient lev&eacute;s pour prendre leur course.</p>
+
+<p>Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise. Il &eacute;tait
+pourpre.</p>
+
+<p>&laquo;Ne bougez donc pas, sacrebleu! Attendez le commandement... vous voyez
+bien que tous ces imb&eacute;ciles ont le nez cass&eacute;. Il n'est que cinq heures,
+n'est-ce pas? C'est le cardinal-l&eacute;gat qui arrive. Nous nous en moquons,
+hein! du cardinal-l&eacute;gat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pas
+venu en personne. On est parrain ou on ne l'est pas, il me semble!... Je
+vous jure que le mioche ne passera pas avant une demi-heure.&raquo; Peu &agrave; peu,
+l'ivresse lui &ocirc;tait de son respect. Il avait retourn&eacute; sa chaise, il
+fumait dans le nez de tout le monde, envoyant des clignements d'yeux aux
+femmes, regardant les hommes d'un air provocant. Au pont Notre-Dame, &agrave;
+quelques pas, il se produisit des embarras de voitures; les chevaux
+piaffaient d'impatience, des uniformes de hauts fonctionnaires et
+d'officiers sup&eacute;rieurs, brod&eacute;s d'or, constell&eacute;s de d&eacute;corations, se
+montraient aux porti&egrave;res.</p>
+
+<p>&laquo;En voil&agrave; de la quincaillerie!&raquo; murmura Gilquin, avec un sourire d'homme
+sup&eacute;rieur.</p>
+
+<p>Mais, comme un coup&eacute; arrivait sur le quai de la M&eacute;gisserie, il faillit
+d'un saut renverser la table, il s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! Rougon!&raquo; Et, debout, de sa main gant&eacute;e, il saluait. Puis,
+craignant de ne pas &ecirc;tre vu, il prit son chapeau de paille, il l'agita.
+Rougon, dont le costume de s&eacute;nateur &eacute;tait tr&egrave;s regard&eacute;, se renfon&ccedil;a vite
+dans un coin du coup&eacute;. Alors, Gilquin l'appela, en se faisant un
+porte-voix de son poing &agrave; demi-ferm&eacute;. En face, sur le trottoir, la foule
+s'attroupait, se retournait, pour voir &agrave; qui en avait ce grand diable,
+habill&eacute; de coutil jaune. Enfin, le cocher put fouetter son cheval, le
+coup&eacute; s'engagea sur le pont Notre-Dame.</p>
+
+<p>&laquo;Taisez-vous donc!&raquo; dit &agrave; voix &eacute;touff&eacute;e Mme Correur, en saisissant l'un
+des bras de Gilquin.</p>
+
+<p>Il ne voulut pas s'asseoir tout de suite. Il se haussait, pour suivre le
+coup&eacute;, au milieu des autres voitures. Et il lan&ccedil;a une derni&egrave;re phrase,
+derri&egrave;re les roues qui fuyaient.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! le l&acirc;cheur, c'est parce qu'il a de l'or sur son paletot,
+maintenant! &Ccedil;a n'emp&ecirc;che pas, mon gros, que tu aies emprunt&eacute; plus d'une
+fois les bottes de Th&eacute;odore!&raquo; Autour de lui, aux sept ou huit tables du
+petit caf&eacute;, des bourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux &eacute;normes;
+il y avait surtout, &agrave; la table voisine, une famille, le p&egrave;re, la m&egrave;re et
+trois enfants, qui l'&eacute;coutaient, d'un air profond&eacute;ment int&eacute;ress&eacute;. Lui,
+se gonflait, ravi d'avoir un public. Il promena lentement un regard sur
+les consommateurs, et dit tr&egrave;s haut, en se rasseyant:</p>
+
+<p>&laquo;Rougon! c'est moi qui l'ai fait!&raquo; Mme Correur ayant tent&eacute; de
+l'interrompre, il la prit &agrave; t&eacute;moin. Elle savait bien tout, elle! &Ccedil;a
+s'&eacute;tait pass&eacute; chez elle, rue Vaneau, h&ocirc;tel Vaneau. Elle ne d&eacute;mentirait
+peut-&ecirc;tre pas qu'il lui avait pr&ecirc;t&eacute; ses bottes vingt fois, pour aller
+chez des gens comme il faut se m&ecirc;ler &agrave; un tas de trafics, auxquels
+personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-l&agrave;, n'avait qu'une
+paire de vieilles savates &eacute;cul&eacute;es, dont un chiffonnier n'aurait pas
+voulu.</p>
+
+<p>Et, se penchant d'un air victorieux vers la table voisine, m&ecirc;lant la
+famille &agrave; la conversation, il s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Parbleu! elle ne dira pas non. C'est elle, &agrave; Paris, qui lui a pay&eacute; sa
+premi&egrave;re paire de bottes neuves.&raquo; Mme Correur tourna sa chaise, pour ne
+plus para&icirc;tre faire partie de la soci&eacute;t&eacute; de Gilquin. Les Charbonnel
+restaient tout p&acirc;les de la fa&ccedil;on dont ils entendaient traiter un homme
+qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin
+&eacute;tait lanc&eacute;, il raconta, avec des d&eacute;tails interminables, les
+commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe; il riait maintenant,
+il prenait &agrave; partie les consommateurs les uns apr&egrave;s les autres, fumant,
+crachant, buvant, leur expliquant qu'il &eacute;tait accoutum&eacute; &agrave; l'ingratitude
+des hommes; il lui suffisait d'avoir sa propre estime. Et il r&eacute;p&eacute;tait
+qu'il avait fait Rougon. A cette &eacute;poque, il voyageait pour la
+parfumerie; mais le commerce n'allait pas, &agrave; cause de la r&eacute;publique.
+Tous les deux, ils crevaient de faim sur le m&ecirc;me palier. Alors, lui,
+avait eu l'id&eacute;e de pousser Rougon &agrave; se faire envoyer de l'huile d'olive
+par un propri&eacute;taire de Plassans; et Ils s'&eacute;taient mis en campagne,
+chacun de son c&ocirc;t&eacute;, battant le pav&eacute; de Paris jusqu'&agrave; des dix heures du
+soir, avec des &eacute;chantillons d'huile dans leurs poches. Rougon n'&eacute;tait
+pas fort; pourtant il rapportait parfois de belles commandes, prises
+chez les grands personnages o&ugrave; il allait en soir&eacute;e. Ah! ce gredin de
+Rougon! plus b&ecirc;te qu'une oie sur toutes sortes de choses, et malin avec
+cela! Comme il avait fait trimer Th&eacute;odore, plus tard, pour sa politique!
+Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux; car, enfin, lui
+aussi avait fait partie de la bande. Il courait les bastringues de
+barri&egrave;re, o&ugrave; il criait: vive la r&eacute;publique! Dame, il fallait bien &ecirc;tre
+r&eacute;publicain, pour racoler du monde. L'Empire lui devait un beau cierge.
+Eh bien, l'Empire ne lui disait pas m&ecirc;me merci. Tandis que Rougon et sa
+clique se partageaient le g&acirc;teau, on le flanquait &agrave; la porte, comme un
+chien galeux. Il pr&eacute;f&eacute;rait &ccedil;a, il aimait mieux rester ind&eacute;pendant.
+Seulement, il &eacute;prouvait un regret, celui de n'&ecirc;tre pas all&eacute; jusqu'au
+bout avec les r&eacute;publicains, pour balayer &agrave; coups de fusil toute cette
+crapule-l&agrave;.</p>
+
+<p>&laquo;C'est comme le petit Du Poizat, qui a l'air de ne plus me reconna&icirc;tre!
+dit-il en terminant. Un gringalet dont j'ai bourr&eacute; plus d'une fois la
+pipe!... Du Poizat! sous-pr&eacute;fet! Je l'ai vu en chemise avec la grande
+Am&eacute;lie qui le jetait d'une claque &agrave; la porte, quand il n'&eacute;tait pas
+sage.&raquo; Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noy&eacute;s
+d'ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs &agrave; la
+ronde:</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, vous venez de voir Rougon.... Je suis aussi grand que lui. J'ai
+son &acirc;ge. Je me flatte d'avoir une t&ecirc;te un peu moins canaille que la
+sienne. Eh bien, est-ce que je ne ferais pas mieux que ce gros cochon
+dans une voiture, avec des machines dor&eacute;es plein le corps?&raquo; Mais, &agrave; ce
+moment, une telle clameur s'&eacute;leva de la place de l'H&ocirc;tel-de-Ville, que
+les consommateurs ne song&egrave;rent gu&egrave;re &agrave; r&eacute;pondre. La foule s'emporta de
+nouveau, on ne voyait que des jambes d'homme en l'air, tandis que les
+femmes se retroussaient jusqu'aux genoux, montrant leurs bas blancs,
+pour mieux courir.</p>
+
+<p>Et, comme la clameur approchait, s'&eacute;largissait en un glapissement de
+plus en plus distinct, Gilquin cria:</p>
+
+<p>&laquo;Houp! c'est le mioche!... Payez vite, papa Charbonnel, et suivez-moi
+tous.&raquo; Mme Correur avait saisi un pan de son paletot de coutil jaune,
+afin de ne pas le perdre. Mme Charbonnel venait ensuite essouffl&eacute;e. On
+faillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s'&eacute;tait jet&eacute; en plein
+tas, r&eacute;solument, jouant des coudes, ouvrant un sillon; et il man&oelig;uvrait
+avec une telle autorit&eacute;, que les rangs les plus serr&eacute;s s'&eacute;cartaient
+devant lui. Quand il fut parvenu au parapet du quai, il pla&ccedil;a son monde.
+D'un effort, il souleva ces dames, les assit sur le parapet, les jambes
+du c&ocirc;t&eacute; de la rivi&egrave;re, malgr&eacute; les petits cris d'effroi qu'elles
+poussaient. Lui et M. Charbonnel rest&egrave;rent debout derri&egrave;re elles.</p>
+
+<p>&laquo;Hein! mes petites chattes, vous &ecirc;tes aux premi&egrave;res loges, leur dit-il
+pour les calmer. N'ayez pas peur! Nous allons vous prendre par la
+taille.&raquo;</p>
+
+<p>Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint de Mme Correur, qui lui
+sourit. On ne pouvait se f&acirc;cher avec ce gaillard-l&agrave;. Cependant, on ne
+voyait rien. Du c&ocirc;t&eacute; de la place de l'H&ocirc;tel-de-Ville, il y avait comme
+un clapotement de t&ecirc;tes, une mar&eacute;e de vivats qui montaient; des
+chapeaux, au loin, agit&eacute;s par des mains qu'on ne distinguait pas,
+mettaient au-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot
+gagnait lentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du
+quai Napol&eacute;on, situ&eacute;es en face de la place, qui s'&eacute;murent les premi&egrave;res;
+aux fen&ecirc;tres, les gens se hauss&egrave;rent, se bouscul&egrave;rent, avec des visages
+ravis, des bras tendus montrant quelque chose, &agrave; gauche, du c&ocirc;t&eacute; de la
+rue de Rivoli. Et, pendant trois &eacute;ternelles minutes, le pont resta
+encore vide. Les cloches de Notre-Dame, comme prises d'une fureur
+d'all&eacute;gresse, sonnaient plus fort.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, au milieu de la multitude anxieuse, des trompettes
+parurent, sur le pont d&eacute;sert. Un immense soupir roula et se perdit.
+Derri&egrave;re les trompettes et le corps de musique qui les suivait, venait
+un g&eacute;n&eacute;ral accompagn&eacute; de son &eacute;tat-major, &agrave; cheval.</p>
+
+<p>Ensuite, apr&egrave;s des escadrons de carabiniers, de dragons et de guides,
+commen&ccedil;aient les voitures de gala. Il y en avait d'abord huit, attel&eacute;es
+de six chevaux. Les premi&egrave;res contenaient des dames du palais, des
+chambellans, des officiers de la maison de l'empereur et de
+l'imp&eacute;ratrice, des dames d'honneur de la grande-duchesse de Bade,
+charg&eacute;e de repr&eacute;senter la marraine.</p>
+
+<p>Et Gilquin, sans l&acirc;cher Mme Correur, lui expliquait dans le dos que la
+marraine, la reine de Su&egrave;de, n'avait, pas plus que le parrain, pris la
+peine de se d&eacute;ranger.</p>
+
+<p>Puis, lorsque pass&egrave;rent la septi&egrave;me voiture et la huiti&egrave;me, il nomma les
+personnages, avec une familiarit&eacute; qui le montrait tr&egrave;s au courant des
+choses de la cour.</p>
+
+<p>Ces deux dames, c'&eacute;taient la princesse Mathilde et la princesse Marie.
+Ces trois messieurs, c'&eacute;taient le roi J&eacute;r&ocirc;me, le prince Napol&eacute;on et le
+prince de Su&egrave;de; ils avaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le
+cort&egrave;ge avan&ccedil;ait lentement. Aux porti&egrave;res, des &eacute;cuyers, des aides de
+camp, des chevaliers d'honneur, tenaient les brides tr&egrave;s courtes, pour
+maintenir leurs chevaux au pas.</p>
+
+<p>&laquo;O&ugrave; donc est le petit? demanda Mme Charbonnel impatiente.</p>
+
+<p>&mdash;Pardi! on ne l'a pas mis sous une banquette, dit Gilquin en riant.
+Attendez, il va venir.&raquo; Il serra plus amoureusement Mme Correur, qui
+s'abandonnait, parce qu'elle avait peur de tomber, disait-elle. Et,
+gagn&eacute; par l'admiration, les yeux luisants, il murmura encore:</p>
+
+<p>&laquo;N'importe, c'est vraiment beau! Se gobergent-ils ces m&acirc;tins-l&agrave;, dans
+leurs bo&icirc;tes de satin.... Quand on pense que j'ai travaill&eacute; &agrave; tout &ccedil;a!&raquo;
+Il se gonflait; le cort&egrave;ge, la foule, l'horizon entier &eacute;tait &agrave; lui.
+Mais, dans le court recueillement caus&eacute; par l'apparition des premi&egrave;res
+voitures, un brouhaha formidable arrivait; maintenant, c'&eacute;tait sur le
+quai m&ecirc;me que les chapeaux volaient au-dessus des t&ecirc;tes moutonnantes. Au
+milieu du pont, six piqueurs de l'empereur passaient, avec leur livr&eacute;e
+verte, leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins
+dor&eacute;s d'un large gland. Et la voiture de l'imp&eacute;ratrice se montra enfin;
+elle &eacute;tait tra&icirc;n&eacute;e par huit chevaux; elle avait quatre lanternes, tr&egrave;s
+riches, plant&eacute;es aux quatre coins de la caisse; et, toute en glaces,
+vaste, arrondie, elle ressemblait &agrave; un grand coffret de cristal, enrichi
+de galeries d'or, mont&eacute; sur des roues d'or. A l'int&eacute;rieur, on
+distinguait nettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache
+rose du prince imp&eacute;rial, tenu sur les genoux de la gouvernante des
+Enfants de France; aupr&egrave;s d'elle, &eacute;tait la nourrice, une Bourguignonne,
+belle femme &agrave; forte poitrine. Puis &agrave; quelque distance, apr&egrave;s un groupe
+de gar&ccedil;ons d'attelage &agrave; pied et d'&eacute;cuyers &agrave; cheval, venait la voiture de
+l'empereur, attel&eacute;e &eacute;galement de huit chevaux d'une richesse aussi
+grande, dans laquelle l'empereur et l'imp&eacute;ratrice saluaient. Aux
+porti&egrave;res des deux voitures, des mar&eacute;chaux recevaient sans un geste, sur
+les broderies de leurs uniformes, la poussi&egrave;re des roues.</p>
+
+<p>&laquo;Si le pont venait &agrave; casser!&raquo; dit en ricanant Gilquin, qui avait le go&ucirc;t
+des imaginations atroces.</p>
+
+<p>Mme Correur, effray&eacute;e, le fit taire. Mais lui, insistait, disait que ces
+ponts de fer n'&eacute;taient jamais bien solides; et, quand les deux voitures
+furent au milieu du pont, il affirma qu'il voyait le tablier danser.
+Quel plongeon, tonnerre! le papa, la maman, l'enfant, ils auraient tous
+bu un fameux coup! Les voitures roulaient doucement, sans bruit; le
+tablier &eacute;tait si l&eacute;ger, avec sa longue courbe molle, qu'elles &eacute;taient
+comme suspendues, au-dessus du grand vide de la rivi&egrave;re; en bas, dans la
+nappe bleue, elles se refl&eacute;taient, pareilles &agrave; d'&eacute;tranges poissons d'or,
+qui auraient nag&eacute; entre deux eaux.</p>
+
+<p>L'empereur et l'imp&eacute;ratrice, un peu las, avaient pos&eacute; la t&ecirc;te sur le
+satin capitonn&eacute;, heureux d'&eacute;chapper un instant &agrave; la foule et de n'avoir
+plus &agrave; saluer. La gouvernante des Enfants de France, elle aussi,
+profitait des trottoirs d&eacute;serts, pour relever le petit prince gliss&eacute; de
+ses genoux; tandis que la nourrice, pench&eacute;e, l'amusait d'un sourire. Et
+le cort&egrave;ge entier baignait dans le soleil; les uniformes, les toilettes,
+les harnais flambaient; les voitures, toutes braisillantes, emplies
+d'une lueur d'astre, envoyaient des reflets de glace qui dansaient sur
+les maisons noires du quai Napol&eacute;on. Au loin, au-dessus du pont, se
+dressait, comme fond &agrave; ce tableau, la r&eacute;clame monumentale peinte sur le
+mur d'une maison &agrave; six &eacute;tages de l'&icirc;le Saint-Louis, la redingote grise
+g&eacute;ante, vide de corps, que le soleil battait d'un rayonnement
+d'apoth&eacute;ose.</p>
+
+<p>Gilquin remarqua la redingote, au moment o&ugrave; elle dominait les deux
+voitures. Il cria:</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! l'oncle, l&agrave;-bas!&raquo; Un rire courut dans la foule, autour de lui.
+M. Charbonnel, qui n'avait pas compris, voulut se faire donner des
+explications. Mais on ne s'entendait plus, un vivat assourdissant
+montait, les trois cent mille personnes qui s'&eacute;crasaient l&agrave; battaient
+des mains. Quand le petit prince &eacute;tait arriv&eacute; au milieu du pont, et
+qu'on avait vu para&icirc;tre derri&egrave;re lui l'empereur et l'imp&eacute;ratrice, dans
+ce large espace d&eacute;couvert o&ugrave; rien ne g&ecirc;nait la vue, une &eacute;motion
+extraordinaire s'&eacute;tait empar&eacute;e des curieux. Il y avait eu un de ces
+enthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les t&ecirc;tes comme sous un
+coup de vent, d'un bout d'une ville &agrave; l'autre. Les hommes se haussaient,
+mettaient des bambins &eacute;bahis &agrave; califourchon sur leur cou; les femmes
+pleuraient, balbutiaient des paroles de tendresse pour &laquo;le cher petit&raquo;,
+partageant avec des mots du c&oelig;ur la joie bourgeoise du couple imp&eacute;rial.
+Une temp&ecirc;te de cris continuait &agrave; sortir de la place de l'H&ocirc;tel-de-Ville;
+sur les quais, des deux c&ocirc;t&eacute;s, en amont, en aval, aussi loin que le
+regard pouvait aller, on apercevait une for&ecirc;t de bras tendus, s'agitant,
+saluant. Aux fen&ecirc;tres, des mouchoirs volaient, des corps se penchaient,
+le visage allum&eacute;, avec le trou noir de la bouche grande ouverte. Et,
+tout l&agrave;-bas, les fen&ecirc;tres de l'&icirc;le Saint-Louis, &eacute;troites comme des
+minces traits de fusain, s'animaient d'un p&eacute;tillement de lueurs
+blanches, d'une vie qu'on ne distinguait pas nettement.</p>
+
+<p>Cependant, l'&eacute;quipe des canotiers en vareuses rouges, debout au milieu
+de la Seine qui les emportait, vocif&eacute;raient &agrave; pleine gorge; pendant que
+les blanchisseuses, &agrave; demi sorties des vitrages du bateau, les bras nus,
+d&eacute;braill&eacute;es, affol&eacute;es, voulant se faire entendre, tapaient furieusement
+leurs battoirs, &agrave; les casser.</p>
+
+<p>&laquo;C'est fini, allons-nous-en&raquo;, dit Gilquin.</p>
+
+<p>Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu'au bout. La queue du cort&egrave;ge,
+des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et de carabiniers,
+s'enfon&ccedil;aient dans la rue d'Arcole. Puis, il se produisit un tumulte
+&eacute;pouvantable; la double haie des gardes nationaux et des soldats de la
+ligne fut rompue en plusieurs endroits; des femmes criaient.</p>
+
+<p>&laquo;Allons-nous-en, r&eacute;p&eacute;ta Gilquin. On va s'&eacute;craser.&raquo; Et, quand il eut pos&eacute;
+ces dames sur le trottoir, il leur fit traverser la chauss&eacute;e, malgr&eacute; la
+foule. Mme Correur et les Charbonnel &eacute;taient d'avis de suivre le
+parapet, pour prendre le pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait
+sur la place du Parvis. Mais il ne les &eacute;coutait pas, il les entra&icirc;nait.
+Lorsqu'ils furent de nouveau devant le petit caf&eacute;, il les poussa
+brusquement, les assit &agrave; la table qu'ils venaient de quitter.</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes encore de jolis cocos! leur criait-il. Est-ce que vous croyez
+que j'ai envie de me faire casser les pattes par ce tas de badauds?...
+Nous allons boire quelque chose, parbleu? Nous sommes mieux l&agrave; qu'au
+milieu de la foule. Hein! nous en avons assez, de la f&ecirc;te! &Ccedil;a finit par
+&ecirc;tre b&ecirc;te.... Voyons, qu'est-ce que vous prenez, maman?&raquo; Les Charbonnel,
+qu'il couvait de ses yeux inqui&eacute;tants, &eacute;lev&egrave;rent de timides objections.
+Ils auraient bien voulu voir la sortie de l'&eacute;glise. Alors, il leur
+expliqua qu'il fallait laisser les curieux s'&eacute;couler; dans un quart
+d'heure, il les conduirait, s'il n'y avait pas trop de monde pourtant.
+Mme Correur, pendant qu'il redemandait &agrave; Jules des cigares et de la
+bi&egrave;re, s'&eacute;chappa prudemment.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, c'est &ccedil;a, reposez-vous, dit-elle aux Charbonnel. Vous me
+trouverez l&agrave;-bas.&raquo; Elle prit le pont Notre-Dame et s'engagea dans la rue
+de la Cit&eacute;. Mais l'&eacute;crasement y &eacute;tait tel, qu'elle mit un grand quart
+d'heure pour atteindre la rue de Constantine. Elle dut se d&eacute;cider &agrave;
+couper par la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes. Enfin,
+elle d&eacute;boucha sur la place du Parvis, apr&egrave;s avoir laiss&eacute; &agrave; un soupirail
+de maison suspecte tout un volant de sa robe gorge-de-pigeon. La place,
+sabl&eacute;e, jonch&eacute;e de fleurs, &eacute;tait plant&eacute;e de m&acirc;ts portant des banni&egrave;res
+aux armes imp&eacute;riales. Devant l'&eacute;glise, un porche colossal, en forme de
+tente, drapait sur la nudit&eacute; de la pierre des rideaux de velours rouge,
+&agrave; franges et &agrave; glands d'or.</p>
+
+<p>L&agrave;, Mme Correur fut arr&ecirc;t&eacute;e par une haie de soldats qui maintenait la
+foule. Au milieu du vaste carr&eacute; laiss&eacute; libre, des valets de pied se
+promenaient &agrave; petits pas, le long des voitures rang&eacute;es sur cinq files;
+tandis que les cochers, solennels, restaient sur leurs si&egrave;ges, les
+guides aux mains. Et comme elle allongeait le cou, cherchant quelque
+fente pour p&eacute;n&eacute;trer, elle aper&ccedil;ut Du Poizat qui fumait tranquillement un
+cigare, dans un angle de la place, au milieu des valets de pied.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que vous ne pouvez pas me faire entrer?&raquo; lui demanda-t-elle,
+quand elle eut r&eacute;ussi &agrave; l'appeler, en agitant son mouchoir.</p>
+
+<p>Il parla &agrave; un officier, il l'emmena devant l'&eacute;glise.</p>
+
+<p>&laquo;Si vous m'en croyez, vous resterez ici avec moi, dit-il. C'est plein &agrave;
+crever, l&agrave;-dedans. J'&eacute;touffais, je suis sorti.... Tenez, voici le
+colonel et M. Bouchard qui ont renonc&eacute; &agrave; trouver des places.&raquo; Ces
+messieurs, en effet, &eacute;taient l&agrave;, &agrave; gauche, du c&ocirc;t&eacute; de la rue du
+Clo&icirc;tre-Notre-Dame. M. Bouchard racontait qu'il venait de confier sa
+femme &agrave; M. d'Escorailles, qui avait un fauteuil excellent pour une dame.</p>
+
+<p>Quant au colonel, il regrettait de ne pouvoir expliquer la c&eacute;r&eacute;monie &agrave;
+son fils Auguste.</p>
+
+<p>&laquo;J'aurais voulu lui montrer le fameux vase, dit-il.</p>
+
+<p>C'est, comme vous le savez, le propre vase de Saint-Louis, un vase de
+cuivre damasquin&eacute; et niell&eacute;, du plus beau style persan, une antiquit&eacute; du
+temps des croisades, qui a servi au bapt&ecirc;me de tous nos rois.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu les honneurs? demanda M-Bouchard &agrave; Du Poizat.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit celui-ci. C'est Mme de Llorentz qui portait le
+chr&eacute;meau.&raquo; Il dut donner des d&eacute;tails. Le chr&eacute;meau &eacute;tait le bonnet de
+bapt&ecirc;me. Ni l'un ni l'autre de ces messieurs ne savaient cela; ils se
+r&eacute;cri&egrave;rent. Du Poizat &eacute;num&eacute;ra alors les honneurs du prince imp&eacute;rial, le
+chr&eacute;meau, le cierge, la sali&egrave;re, et les honneurs du parrain et de la
+marraine, le bassin, l'aigui&egrave;re, la serviette; tous ces objets &eacute;taient
+port&eacute;s par des dames du palais. Et il y avait encore le manteau du petit
+prince, un manteau superbe, extraordinaire, &eacute;tal&eacute; pr&egrave;s des fonts, sur un
+fauteuil.</p>
+
+<p>&laquo;Comment! il n'y a pas une toute petite place?&raquo; s'&eacute;cria Mme Correur, &agrave;
+laquelle ces d&eacute;tails donnaient une fi&egrave;vre de curiosit&eacute;.</p>
+
+<p>Alors, ils lui cit&egrave;rent tous les grands corps, toutes les autorit&eacute;s,
+toutes les d&eacute;l&eacute;gations qu'ils avaient vus passer. C'&eacute;tait un d&eacute;fil&eacute;
+interminable: le Corps diplomatique, le S&eacute;nat, le Corps l&eacute;gislatif, le
+Conseil d'&Eacute;tat, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour
+imp&eacute;riale, les Tribunaux de commerce et de premi&egrave;re instance, sans
+compter les ministres, les pr&eacute;fets, les maires et leurs adjoints, les
+acad&eacute;miciens, les officiers sup&eacute;rieurs, jusqu'&agrave; des d&eacute;l&eacute;gu&eacute;s du
+consistoire isra&eacute;lite et du consistoire protestant. Et il y en avait
+encore, et il y en avait toujours.</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! que &ccedil;a doit &ecirc;tre beau!&raquo; laissa &eacute;chapper Mme Correur avec un
+soupir.</p>
+
+<p>Du Poizat haussa les &eacute;paules. Il &eacute;tait d'une humeur d&eacute;testable. Tout ce
+monde &laquo;l'emb&ecirc;tait&raquo;. Et il semblait agac&eacute; par la longueur de la
+c&eacute;r&eacute;monie. Est-ce qu'ils n'auraient pas bient&ocirc;t fini? Ils avaient chant&eacute;
+le veni creator; ils s'&eacute;taient encens&eacute;s, promen&eacute;s, salu&eacute;s. Le petit
+devait &ecirc;tre baptis&eacute;, maintenant. M. Bouchard et le colonel, plus
+patients, regardaient les fen&ecirc;tres pavois&eacute;es de la place; puis, ils
+renvers&egrave;rent la t&ecirc;te, &agrave; un brusque carillon qui secoua les tours; et ils
+eurent un l&eacute;ger frisson, inquiets du voisinage &eacute;norme de l'&eacute;glise, dont
+ils n'apercevaient pas le bout, dans le ciel. Cependant, Auguste s'&eacute;tait
+gliss&eacute; vers le porche. Mme Correur le suivit. Mais comme elle arrivait
+en face de la grand-porte, ouverte &agrave; deux battants, un spectacle
+extraordinaire la planta net sur les pav&eacute;s.</p>
+
+<p>Entre les deux larges rideaux, l'&eacute;glise se creusait, immense, dans une
+vision surhumaine de tabernacle.</p>
+
+<p>Les vo&ucirc;tes, d'un bleu tendre, &eacute;taient sem&eacute;es d'&eacute;toiles.</p>
+
+<p>Les verri&egrave;res &eacute;talaient, autour de ce firmament, des astres mystiques,
+attisant les petites flammes vives d'une braise de pierreries. Partout,
+des hautes colonnes, tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait
+le peu de jour tra&icirc;nant sous la nef; et, dans cette nuit rouge, br&ucirc;lait
+seul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers de cierges en
+tas, plant&eacute;s si pr&egrave;s les uns des autres, qu'il y avait l&agrave; comme un
+soleil unique, flambant dans une pluie d'&eacute;tincelles. C'&eacute;tait au centre
+de la crois&eacute;e, sur une estrade, l'autel qui s'embrasait. A gauche, &agrave;
+droite, s'&eacute;levaient des tr&ocirc;nes. Un large dais de velours doubl&eacute;
+d'hermine mettait, au-dessus du tr&ocirc;ne le plus &eacute;lev&eacute;, un oiseau g&eacute;ant, au
+ventre de neige, aux ailes de pourpre. Et toute une foule riche, moir&eacute;e
+d'or, allum&eacute;e d'un p&eacute;tillement de bijoux, emplissait l'&eacute;glise: pr&egrave;s de
+l'autel, au fond, le clerg&eacute;, les &eacute;v&ecirc;ques cross&eacute;s et mitr&eacute;s, faisaient
+une gloire, un de ces resplendissements qui ouvrent une trou&eacute;e sur le
+ciel; autour de l'estrade, des princes, des princesses, de grands
+dignitaires &eacute;taient rang&eacute;s avec une pompe souveraine; puis des deux
+c&ocirc;t&eacute;s, dans les bras de la crois&eacute;e, des gradins montaient, le Corps
+diplomatique et le S&eacute;nat &agrave; droite, le Corps l&eacute;gislatif et le Conseil
+d'&Eacute;tat &agrave; gauche; tandis que les d&eacute;l&eacute;gations de toutes sortes
+s'entassaient dans le reste de la nef, et que les dames, en haut, au
+bord des tribunes, &eacute;talaient les vives panachures de leurs &eacute;toffes
+claires. Une grande bu&eacute;e saignante flottait. Les t&ecirc;tes &eacute;tag&eacute;es au fond,
+&agrave; droite, &agrave; gauche, gardaient des tons roses de porcelaine peinte. Les
+costumes, le satin, la soie, le velours avaient des reflets d'un &eacute;clat
+sombre, comme pr&egrave;s de s'enflammer. Des rangs entiers, tout d'un coup,
+prenaient feu. L'&eacute;glise profonde se chauffait d'un luxe inou&iuml; de
+fournaise.</p>
+
+<p>Alors, Mme Correur vit s'avancer, au milieu du ch&oelig;ur, un aide des
+c&eacute;r&eacute;monies, qui cria trois fois, furieusement:</p>
+
+<p>&laquo;Vive le prince imp&eacute;rial! vive le prince imp&eacute;rial! vive le prince
+imp&eacute;rial!&raquo; Et, dans l'immense acclamation dont les vo&ucirc;tes trembl&egrave;rent,
+Mme Correur aper&ccedil;ut, au bord de l'estrade, l'empereur debout, dominant
+la foule. Il se d&eacute;tachait en noir sur le flamboiement d'or, que les
+&eacute;v&ecirc;ques allumaient derri&egrave;re lui. Il pr&eacute;sentait au peuple le prince
+imp&eacute;rial, un paquet de dentelles blanches, qu'il tenait tr&egrave;s haut, de
+ses deux bras lev&eacute;s.</p>
+
+<p>Mais, brusquement, un suisse &eacute;carta d'un geste Mme Correur. Elle recula
+de deux pas, elle n'eut plus devant elle, tout pr&egrave;s, qu'un des rideaux
+du porche. La vision avait disparu. Alors elle se retrouva dans le plein
+jour, et elle resta ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau,
+pareil &agrave; ceux du Louvre, cuit par l'&acirc;ge, empourpr&eacute; et dor&eacute;, avec des
+personnages anciens comme on n'en rencontre pas sur les trottoirs.</p>
+
+<p>&laquo;Ne restez pas l&agrave;&raquo;, lui dit Du Poizat, en la ramenant pr&egrave;s du colonel et
+de M. Bouchard.</p>
+
+<p>Ces messieurs, maintenant, causaient des inondations. Les ravages
+&eacute;taient &eacute;pouvantables, dans les vall&eacute;es du Rh&ocirc;ne et de la Loire. Des
+milliers de familles se trouvaient sans abri. Les souscriptions,
+ouvertes de tous les c&ocirc;t&eacute;s, ne suffisaient pas au soulagement de tant de
+mis&egrave;res. Mais l'empereur se montrait d'un courage et d'une g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;
+admirables: &agrave; Lyon, on l'avait vu traverser &agrave; gu&eacute; les quartiers bas de
+la ville, recouverts par les eaux; &agrave; Tours, il s'&eacute;tait promen&eacute; en canot,
+pendant trois heures, au milieu des rues inond&eacute;es. Et partout, il semait
+les aum&ocirc;nes sans compter.</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;coutez donc!&raquo; interrompit le colonel.</p>
+
+<p>Les orgues ronflaient dans l'&eacute;glise. Un chant large sortait par
+l'ouverture b&eacute;ante du porche, dont les draperies battaient sous cette
+haleine &eacute;norme.</p>
+
+<p>&laquo;C'est le Te Deum&raquo;, dit M. Bouchard.</p>
+
+<p>Du Poizat eut un soupir de soulagement. Ils allaient donc avoir fini!
+Mais M. Bouchard lui expliqua que les actes n'&eacute;taient pas encore sign&eacute;s.
+Ensuite, le cardinal l&eacute;gat devait donner la b&eacute;n&eacute;diction pontificale. Du
+monde, pourtant, commen&ccedil;a bient&ocirc;t &agrave; sortir. Rougon, un des premiers,
+parut, ayant au bras une femme maigre, &agrave; figure jaune, mise tr&egrave;s
+simplement. Un magistrat, en costume de pr&eacute;sident de la cour d'appel,
+les accompagnait.</p>
+
+<p>&laquo;Qui est-ce?&raquo; demanda Mme Correur.</p>
+
+<p>Du Poizat lui nomma les deux personnes. M. Beulin d'Orch&egrave;re avait connu
+Rougon un peu avant le coup d'&Eacute;tat, et il lui t&eacute;moignait depuis cette
+&eacute;poque une estime particuli&egrave;re, sans chercher pourtant &agrave; &eacute;tablir entre
+eux des rapports suivis. Mlle V&eacute;ronique, sa s&oelig;ur, habitait avec lui un
+h&ocirc;tel de la me Garanci&egrave;re, qu'elle ne quittait gu&egrave;re que pour assister
+aux messes basses de Saint-Sulpice. &laquo;Tenez, dit le colonel en baissant
+la voix, voil&agrave; la femme qu'il faudrait &agrave; Rougon.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, approuva M. Bouchard. Fortune convenable, bonne famille,
+femme d'ordre et d'exp&eacute;rience. Il ne trouvera pas mieux.&raquo; Mais Du Poizat
+se r&eacute;cria. La demoiselle &eacute;tait m&ucirc;re comme une n&egrave;fle qu'on a oubli&eacute;e sur
+de la paille. Elle avait au moins trente-six ans et elle en paraissait
+bien quarante. Un joli manche &agrave; balai &agrave; mettre dans un lit!</p>
+
+<p>Une d&eacute;vote qui portait des bandeaux plats! une t&ecirc;te si us&eacute;e, si fade,
+qu'elle semblait avoir tremp&eacute; pendant six mois dans de l'eau b&eacute;nite!</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes jeune, d&eacute;clara gravement le chef de bureau. Rougon doit faire
+un mariage de raison.... Moi j'ai fait un mariage d'amour; mais &ccedil;a ne
+r&eacute;ussit pas &agrave; tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! je me moque de la fille, en somme, finit par avouer Du Poizat.
+C'est la mine du Beulin-d'orch&egrave;re qui me fait peur. Ce gaillard-l&agrave; a une
+m&acirc;choire de dogue.... Regardez-le donc, avec son lourd museau et sa
+for&ecirc;t de cheveux cr&eacute;pus, o&ugrave; pas un fil blanc ne se montre, malgr&eacute; ses
+cinquante ans! Est-ce qu'on sait ce qu'il pense! Dites-moi un peu pour
+quoi il continue &agrave; pousser sa s&oelig;ur dans les bras de Rougon, maintenant
+que Rougon est par terre?&raquo;</p>
+
+<p>M. Bouchard et le colonel gard&egrave;rent le silence, en &eacute;changeant un regard
+inquiet. Le &laquo;dogue&raquo;, comme l'appelait l'ancien sous-pr&eacute;fet, allait-il
+donc &agrave; lui tout seul d&eacute;vorer Rougon? Mais Mme Correur dit lentement:</p>
+
+<p>&laquo;C'est tr&egrave;s bon d'avoir la magistrature avec soi.&raquo; Cependant, Rougon
+avait conduit Mlle V&eacute;ronique jusqu'&agrave; sa voiture; et l&agrave;, avant qu'elle
+f&ucirc;t mont&eacute;e, il la saluait. Juste &agrave; ce moment, la belle Clorinde sortait
+de l'&eacute;glise, au bras de Delestang. Elle devint grave, elle enveloppa
+d'un regard de flamme cette grande fille jaune, sur laquelle Rougon
+avait la galanterie de refermer la porti&egrave;re, malgr&eacute; son habit de
+s&eacute;nateur. Alors, pendant que la voiture s'&eacute;loignait, elle marcha droit &agrave;
+lui, l&acirc;chant le bras de Delestang, retrouvant son rire de grande enfant.
+Toute la bande la suivit.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai perdu maman! lui cria-t-elle gaiement. On m'a enlev&eacute; maman, au
+milieu de la foule.... Vous m'offrez un petit coin dans votre coup&eacute;,
+hein?&raquo; Delestang, qui allait lui proposer de la reconduire chez elle,
+parut tr&egrave;s contrari&eacute;. Elle portait une robe de soie orange, broch&eacute;e de
+fleurs si voyantes, que les valets de pied la regardaient. Rougon
+s'&eacute;tait inclin&eacute;, mais ils durent attendre le coup&eacute;, pendant pr&egrave;s de dix
+minutes.</p>
+
+<p>Tous rest&egrave;rent l&agrave;, m&ecirc;me Delestang, dont la voiture &eacute;tait sur le premier
+rang, &agrave; deux pas. L'&eacute;glise continuait &agrave; se vider lentement. M. Kahn et
+M. B&eacute;juin, qui passaient, accoururent se joindre &agrave; la bande. Et comme le
+grand homme avait de molles poign&eacute;es de main, l'air maussade, M. Kahn
+lui demanda, avec une vivacit&eacute; inqui&egrave;te:</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que vous &ecirc;tes souffrant?</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondit-il. Ce sont toutes ces lumi&egrave;res, l&agrave;-dedans, qui m'ont
+fatigu&eacute;.&raquo; Il se tut, puis il reprit, &agrave; demi-voix:</p>
+
+<p>&laquo;C'&eacute;tait tr&egrave;s grand.... Je n'ai jamais vu une pareille joie sur la
+figure d'un homme.&raquo; Il parlait de l'empereur. Il avait ouvert les bras,
+dans un geste large, avec une lente majest&eacute; comme pour se rappeler la
+sc&egrave;ne de l'&eacute;glise; et il n'ajouta rien. Ses amis, autour de lui, se
+taisaient &eacute;galement. Ils faisaient dans un coin de la place, un tout
+petit groupe. Devant eux, le d&eacute;fil&eacute; grossissait, les magistrats en robe,
+les officiers en grande tenue, les fonctionnaires en uniforme, une foule
+galonn&eacute;e, chamarr&eacute;e, d&eacute;cor&eacute;e, qui pi&eacute;tinait les fleurs dont la place
+&eacute;tait couverte, au milieu des appels des valets de pied et des
+roulements brusques des &eacute;quipages. La gloire de l'Empire &agrave; son apog&eacute;e
+flottait dans la pourpre du soleil couchant, tandis que les tours de
+Notre-Dame, toutes roses, toutes sonores, semblaient porter tr&egrave;s haut, &agrave;
+un sommet de paix et de grandeur, le r&egrave;gne futur de l'enfant baptis&eacute;
+sous leurs vo&ucirc;tes. Mais eux, m&eacute;contents, ne sentaient qu'une immense
+convoitise leur venir de la splendeur de la c&eacute;r&eacute;monie, des cloches
+sonnantes, des banni&egrave;res d&eacute;ploy&eacute;es, de la ville enthousiaste, de ce
+monde officiel &eacute;panoui. Rougon, qui pour la premi&egrave;re fois, &eacute;prouvait le
+froid de sa disgr&acirc;ce, avait la face tr&egrave;s p&acirc;le; et, r&ecirc;vant, il jalousait
+l'empereur.</p>
+
+<p>&laquo;Bonsoir, je m'en vais, c'est assommant, dit Du Poizat, apr&egrave;s avoir
+serr&eacute; la main aux autres.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc, aujourd'hui? lui demanda le colonel. Vous &ecirc;tes bien
+f&eacute;roce.&raquo; Et le sous-pr&eacute;fet r&eacute;pondit tranquillement, en s'en allant:
+&laquo;Tiens! pourquoi voulez-vous que je sois gai!... J'ai lu ce matin, au
+Moniteur, la nomination de cet imb&eacute;cile de Campenon &agrave; la pr&eacute;fecture
+qu'on m'avait promise.&raquo; Les autres se regard&egrave;rent. Du Poizat avait
+raison. Ils n'&eacute;taient pas de la f&ecirc;te. Rougon, d&egrave;s la naissance du
+prince, leur avait promis toute une pluie de cadeaux pour le jour du
+bapt&ecirc;me: M. Kahn devait avoir sa concession; le colonel, la croix de
+commandeur; Mme Correur, les cinq ou six bureaux de tabac qu'elle
+sollicitait. Et Ils &eacute;taient tous l&agrave;, en un petit tas, dans un coin de la
+place, les mains vides. Ils lev&egrave;rent alors sur Rougon un regard si
+d&eacute;sol&eacute;, si plein de reproches, que celui-ci eut un haussement d'&eacute;paules
+terrible. Comme son coup&eacute; arrivait enfin, il y poussa brusquement
+Clorinde, il s'y enferma sans dire un mot, en faisant claquer la
+porti&egrave;re avec violence.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; Marsy sous le porche, murmura M. Kahn qui entra&icirc;nait M. B&eacute;juin.
+A-t-il l'air superbe, cette canaille!... tournez donc la t&ecirc;te. Il
+n'aurait qu'&agrave; ne pas nous rendre notre salut.&raquo; Delestang s'&eacute;tait h&acirc;t&eacute; de
+monter dans sa voiture, pour suivre le coup&eacute;. M. Bouchard attendit sa
+femme; puis, quand l'&eacute;glise fut vide, il demeura tr&egrave;s surpris, il s'en
+alla avec le colonel, las &eacute;galement de chercher son fils Auguste. Quant
+&agrave; Mme Correur, elle venait d'accepter le bras d'un lieutenant de
+dragons, un pays &agrave; elle, qui lui devait un peu son &eacute;paulette.</p>
+
+<p>Cependant, dans le coup&eacute;, Clorinde parlait avec ravissement de la
+c&eacute;r&eacute;monie, tandis que Rougon, renvers&eacute;, le visage ensommeill&eacute;,
+l'&eacute;coutait. Elle avait vu les f&ecirc;tes de P&acirc;ques &agrave; Rome: ce n'&eacute;tait pas
+plus grandiose.</p>
+
+<p>Et elle expliquait que la religion, pour elle, &eacute;tait un coin du paradis
+entrouvert, avec Dieu le P&egrave;re assis sur son tr&ocirc;ne ainsi qu'un soleil, au
+milieu de la pompe des anges rang&eacute;s autour de lui, en un large cercle de
+beaux jeunes gens v&ecirc;tus d'or. Puis, tout d'un coup, elle s'interrompit,
+elle demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Viendrez-vous ce soir au banquet que la Ville offre &agrave; Leurs Majest&eacute;s?
+Ce sera magnifique&raquo; Elle &eacute;tait invit&eacute;e. Elle aurait une toilette rose,
+toute sem&eacute;e de myosotis. C'&eacute;tait M. de Plouguern qui devait la conduire,
+parce que sa m&egrave;re ne voulait plus sortir le soir, &agrave; cause de ses
+migraines. Elle s'interrompit encore, elle posa une nouvelle question,
+brusquement:</p>
+
+<p>&laquo;Quel est donc le magistrat avec lequel vous &eacute;tiez tout &agrave; l'heure?&raquo;
+Rougon leva le menton, r&eacute;cita tout d'une haleine:</p>
+
+<p>&laquo;M. Beulin-d'orch&egrave;re, cinquante ans, d'une famille de robe, a &eacute;t&eacute;
+substitut &agrave; Montbrison, procureur du roi &agrave; Orl&eacute;ans, avocat g&eacute;n&eacute;ral &agrave;
+Rouen, a fait partie d'une commission mixte en 52, est venu ensuite &agrave;
+Paris comme conseiller de la cour d'appel, enfin est aujourd'hui
+pr&eacute;sident de cette cour.... Ah! j'oubliais! il a approuv&eacute; le d&eacute;cret du
+22 janvier 1852, confisquant les biens de la famille d'Orl&eacute;ans...
+&Ecirc;tes-vous contente?&raquo; Clorinde s'&eacute;tait mise &agrave; rire. Il se moquait d'elle,
+parce qu'elle voulait s'instruire; mais c'&eacute;tait bien permis de conna&icirc;tre
+les gens avec lesquels on pouvait se rencontrer. Et elle ne lui ouvrit
+pas la bouche de Mlle Beulin-d'orch&egrave;re. Elle reparlait du banquet de
+l'H&ocirc;tel-de-Ville; la galerie des F&ecirc;tes devait &ecirc;tre d&eacute;cor&eacute;e avec un luxe
+inou&iuml;: un orchestre jouerait des airs pendant tout le temps du d&icirc;ner.
+Ah! la France &eacute;tait un grand pays!</p>
+
+<p>Nulle part, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Espagne, ni en
+Italie, elle n'avait vu des bals plus &eacute;tourdissants, des galas plus
+prodigieux. Aussi, disait-elle avec sa face tout allum&eacute;e d'admiration,
+son choix &eacute;tait fait, maintenant: elle voulait &ecirc;tre Fran&ccedil;aise.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! des soldats! cria-t-elle, voyez donc, des soldats!&raquo;.</p>
+
+<p>Le coup&eacute;, qui avait suivi la rue de la Cit&eacute;, se trouvait arr&ecirc;t&eacute;, au bout
+du pont Notre-Dame par un r&eacute;giment d&eacute;filant sur le quai. C'&eacute;taient des
+soldats de la ligne, de petits soldats marchant comme des moutons, un
+peu d&eacute;band&eacute;s par les arbres des trottoirs. Ils revenaient de faire la
+haie. Ils avaient sur la face tout l'&eacute;blouissement du grand soleil de
+l'apr&egrave;s-midi, les pieds blancs, l'&eacute;chine gonfl&eacute;e sous le poids du sac et
+du fusil. Et ils s'&eacute;taient tant ennuy&eacute;s, au milieu des pouss&eacute;es de la
+foule, qu'ils en gardaient un air de b&ecirc;tise ahurie.</p>
+
+<p>&laquo;J'adore l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise&raquo;, dit Clorinde ravie, se penchant pour mieux
+voir.</p>
+
+<p>Rougon, comme r&eacute;veill&eacute;, regardait lui aussi. C'&eacute;tait la force de
+l'Empire qui passait, dans la poussi&egrave;re de la chauss&eacute;e. Tout un embarras
+d'&eacute;quipages encombrait lentement le pont; mais les cochers, respectueux,
+attendaient; tandis que les personnages en grand costume mettaient la
+t&ecirc;te aux porti&egrave;res, la face vaguement souriante, couvant de leurs yeux
+attendris les petits soldats h&eacute;b&eacute;t&eacute;s par leur longue faction. Les
+fusils, au soleil, illuminaient la f&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Et ceux-l&agrave;, les derniers, les voyez-vous? reprit Clorinde. Il y en a
+tout un rang qui n'ont pas encore de barbe. Sont-ils gentils, hein!&raquo; Et,
+dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de la voiture, des
+baisers aux soldats, &agrave; deux mains. Elle se cachait un peu, pour qu'on ne
+la v&icirc;t pas. C'&eacute;tait une joie, un amour de la force arm&eacute;e, dont elle se
+r&eacute;galait seule. Rougon eut un sourire paternel; il venait &eacute;galement de
+go&ucirc;ter sa premi&egrave;re jouissance de la journ&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'y a-t-il donc?&raquo; demanda-t-il, lorsque le coup&eacute; put enfin tourner le
+coin du quai.</p>
+
+<p>Un rassemblement consid&eacute;rable s'&eacute;tait form&eacute; sur le trottoir et sur la
+chauss&eacute;e. La voiture dut s'arr&ecirc;ter de nouveau. Une voix dit dans la
+foule:</p>
+
+<p>&laquo;C'est un ivrogne qui a insult&eacute; les soldats. Les sergents de ville
+viennent de l'empoigner.&raquo;</p>
+
+<p>Alors, le rassemblement s'&eacute;tant ouvert, Rougon aper&ccedil;ut Gilquin, ivre
+mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son v&ecirc;tement de coutil
+jaune, arrach&eacute;, montrait des morceaux de sa peau. Mais il restait bon
+gar&ccedil;on, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge. Il tutoyait les
+sergents de ville, il les appelait &laquo;mes agneaux&raquo;. Et il leur expliquait
+qu'il avait pass&eacute; l'apr&egrave;s-midi bien tranquillement dans un caf&eacute;, en
+compagnie de gens tr&egrave;s riches. On pouvait se renseigner au th&eacute;&acirc;tre du
+Palais-Royal, o&ugrave; M. et Mme Charbonnel &eacute;taient all&eacute;s voir jouer les
+Drag&eacute;es du bapt&ecirc;me: ils ne diraient pour s&ucirc;r pas le contraire.</p>
+
+<p>&laquo;L&acirc;chez-moi donc, farceurs! cria-t-il en se roidissant brusquement. Le
+caf&eacute; est l&agrave;, &agrave; c&ocirc;t&eacute;, tonnerre! venez-y avec moi, si vous ne me croyez
+pas!... Les soldats m'ont manqu&eacute;, comprenez bien! il y en a un petit qui
+riait.</p>
+
+<p>Alors, je l'ai envoy&eacute; se faire moucher. Mais insulter l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise,
+jamais!... Parlez un peu &agrave; l'empereur de Th&eacute;odore, vous verrez ce qu'il
+dira.... Ah! sacrebleu! vous seriez propres!&raquo; La foule, amus&eacute;e, riait.
+Les deux sergents de ville, imperturbables, ne l&acirc;chaient pas prise,
+poussaient lentement Gilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on
+apercevait, au loin, la lanterne rouge d'un poste de police. Rougon
+s'&eacute;tait vivement rejet&eacute; au fond de la voiture. Mais, tout d'un coup,
+Gilquin le vit, en levant la t&ecirc;te. Alors, dans son ivresse, il devint
+goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l'&oelig;il, parlant pour
+lui.</p>
+
+<p>&laquo;Suffit! les enfants, on pourrait faire du scandale, on n'en fera pas,
+parce qu'on a de la dignit&eacute;... Hein? dites donc? vous ne mettriez pas la
+patte sur Th&eacute;odore, s'il se trimbalait avec des princesses, comme un
+citoyen de ma connaissance. On a tout de m&ecirc;me travaill&eacute; avec du beau
+monde, et d&eacute;licatement, on s'en vante, sans demander des mille et des
+cents. On sait ce qu'on vaut.</p>
+
+<p>&Ccedil;a console des petitesses.... Tonnerre de Dieu! les amis ne sont donc
+plus les amis?...&raquo; Il s'attendrissait, la voix coup&eacute;e de hoquets. Rougon
+appela discr&egrave;tement de la main un homme boutonn&eacute; dans un grand paletot,
+qu'il reconnut pr&egrave;s du coup&eacute;; et, lui ayant parl&eacute; bas, il donna
+l'adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, &agrave; Grenelle. L'homme s'approcha
+des sergents de ville, comme pour les aider &agrave; maintenir l'ivrogne qui se
+d&eacute;battait. La foule resta toute surprise de voir les agents tourner &agrave;
+gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre, dont le cocher, sur un ordre,
+suivit le quai de la M&eacute;gisserie. Mais la t&ecirc;te de Gilquin, &eacute;norme,
+&eacute;bouriff&eacute;e, crevant d'un rire triomphal, apparut une derni&egrave;re fois &agrave; la
+porti&egrave;re, en hurlant:</p>
+
+<p>&laquo;Vive la R&eacute;publique!&raquo; Quand le rassemblement fut dissip&eacute;, les quais
+reprirent leur tranquillit&eacute; large. Paris, las d'enthousiasme, &eacute;tait &agrave;
+table; les trois cent mille curieux qui s'&eacute;taient &eacute;cras&eacute;s l&agrave;, avaient
+envahi les restaurants du bord de l'eau et du quartier du Temple. Sur
+les trottoirs vides, des provinciaux tra&icirc;naient seuls les pieds,
+&eacute;reint&eacute;s, ne sachant o&ugrave; manger. En bas, aux deux bords du bateau, les
+laveuses achevaient de taper leur linge, &agrave; coups violents. Un rai de
+soleil dorait encore le haut des tours de Notre-Dame, muettes
+maintenant, au-dessus des maisons toutes noires d'ombre. Et, dans le
+l&eacute;ger brouillard qui montait de la Seine, l&agrave;-bas, &agrave; la pointe de l'&icirc;le
+Saint-Louis, on ne distinguait plus, au milieu du gris brouill&eacute; des
+fa&ccedil;ades, que la redingote g&eacute;ante, la r&eacute;clame monumentale, accrochant, &agrave;
+quelque clou de l'horizon, la d&eacute;froque bourgeoise d'un Titan, dont la
+foudre aurait mang&eacute; les membres.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#table">V</a></h2>
+
+
+<p>Un matin, vers onze heures, Clorinde vint chez Rougon, rue Marbeuf. Elle
+rentrait du Bois; un domestique tenait son cheval, &agrave; la porte. Elle alla
+droit au jardin, tourna &agrave; gauche, et se planta devant une fen&ecirc;tre grande
+ouverte du cabinet o&ugrave; travaillait le grand homme.</p>
+
+<p>&laquo;Hein! je vous surprends!&raquo; dit-elle tout d'un coup.</p>
+
+<p>Rougon leva vivement la t&ecirc;te. Elle riait dans le chaud soleil de juin.
+Son amazone de drap gros bleu, dont elle avait rejet&eacute; la longue tra&icirc;ne
+sur son bras gauche, la faisait plus grande; tandis que son corsage &agrave;
+gilet et &agrave; petites basques rondes, tr&egrave;s collant, &eacute;tait comme une peau
+vivante qui gantait ses &eacute;paules, sa gorge, ses hanches. Elle avait des
+manchettes de toile, un col de toile, sous lequel se nouait une mince
+cravate de foulard bleu. Elle portait tr&egrave;s cr&acirc;nement, sur ses cheveux
+roul&eacute;s, son chapeau d'homme, autour duquel une gaze mettait un nuage
+bleu&acirc;tre, tout poudr&eacute; de la poussi&egrave;re d'or du soleil.</p>
+
+<p>&laquo;Comment! c'est vous! cria Rougon en accourant.</p>
+
+<p>Mais entrez donc!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, r&eacute;pondit-elle. Ne vous d&eacute;rangez pas, je n'ai qu'un mot &agrave;
+vous dire.... Maman doit m'attendre pour d&eacute;jeuner.&raquo; C'&eacute;tait la troisi&egrave;me
+fois qu'elle venait ainsi chez Rougon, contre toutes les convenances.
+Mais elle affectait de rester dans le jardin. D'ailleurs, les deux
+premi&egrave;res fois, elle &eacute;tait aussi en amazone, costume qui lui donnait une
+libert&eacute; de gar&ccedil;on, et dont la longue jupe devait lui sembler une
+protection suffisante.</p>
+
+<p>&laquo;Vous savez, je viens en mendiante, reprit-elle. C'est pour des billets
+de loterie.... Nous avons organis&eacute; une loterie en faveur des jeunes
+filles pauvres.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, entrez, r&eacute;p&eacute;ta Rougon. Vous m'expliquerez cela.&raquo;.</p>
+
+<p>Elle avait gard&eacute; sa cravache &agrave; la main, une cravache tr&egrave;s fine, &agrave; petit
+manche d'argent. Elle se remit &agrave; rire, en tapant sa jupe &agrave; l&eacute;gers coups.</p>
+
+<p>&laquo;C'est tout expliqu&eacute;, pardi! Vous allez me prendre des billets. Je ne
+suis venue que pour &ccedil;a.... Il y a trois jours que je vous cherche, sans
+pouvoir mettre la main sur vous, et la loterie se tire demain.&raquo; Alors,
+sortant un petit portefeuille de sa poche, elle demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Combien voulez-vous de billets?</p>
+
+<p>&mdash;Pas un, si vous n'entrez pas!&raquo; cria-t-il.</p>
+
+<p>Il ajouta sur un ton plaisant:</p>
+
+<p>&laquo;Que diable! est-ce qu'on fait des affaires par les fen&ecirc;tres! Je ne vais
+peut-&ecirc;tre pas vous passer de l'argent comme &agrave; une pauvresse!</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a m'est &eacute;gal, donnez toujours.&raquo; Mais il tint bon. Elle le regarda un
+instant, muette.</p>
+
+<p>Puis elle reprit:</p>
+
+<p>&laquo;Si j'entre, m'en prendrez-vous dix?... Ils sont &agrave; dix francs.&raquo; Et elle
+ne se d&eacute;cida pas tout de suite. Elle promena d'abord un rapide regard
+dans le jardin. Un jardinier, &agrave; genoux dans une all&eacute;e, plantait une
+corbeille de g&eacute;raniums. Elle eut un mince sourire, et se dirigea vers le
+petit perron de trois marches, sur lequel ouvrait la porte-fen&ecirc;tre du
+cabinet. Rougon lui tendait d&eacute;j&agrave; la main. Et, quand il l'eut amen&eacute;e au
+milieu de la pi&egrave;ce:</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez donc peur que je ne vous mange? dit-il.</p>
+
+<p>Vous savez bien que je suis le plus soumis de vos esclaves.... Que
+craignez-vous ici?&raquo; Elle tapait toujours sa jupe du bout de sa cravache,
+&agrave; l&eacute;gers coups.</p>
+
+<p>&laquo;Moi, je ne crains rien&raquo;, r&eacute;pondit-elle avec un bel aplomb de fille
+&eacute;mancip&eacute;e.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s avoir pos&eacute; la cravache sur un canap&eacute;, elle fouilla de
+nouveau dans son portefeuille.</p>
+
+<p>&laquo;Vous en prenez dix, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;J'en prendrai vingt, si vous voulez, dit-il; mais, par gr&acirc;ce,
+asseyez-vous, causons un peu.... Vous n'allez pas vous sauver tout de
+suite, bien s&ucirc;r?</p>
+
+<p>&mdash;Alors, un billet par minute, hein?... Si je reste un quart d'heure, &ccedil;a
+fera quinze billets; si je reste vingt minutes, &ccedil;a fera vingt; et comme
+&ccedil;a jusqu'&agrave; ce soir, moi je veux bien.... Est-ce entendu?&raquo; Ils
+s'&eacute;gay&egrave;rent de cet arrangement. Clorinde finit par s'asseoir sur un
+fauteuil, dans l'embrasure m&ecirc;me de la fen&ecirc;tre rest&eacute;e ouverte. Rougon,
+pour ne pas l'effrayer, se remit &agrave; son bureau. Et ils caus&egrave;rent, de la
+maison d'abord. Elle jetait des coups d'&oelig;il par la fen&ecirc;tre, elle
+d&eacute;clarait le jardin un peu petit, mais charmant, avec sa pelouse
+centrale et ses massifs d'arbres verts. Lui, indiquait un plan d&eacute;taill&eacute;
+des lieux: en bas, au rez-de-chauss&eacute;e, se trouvaient son cabinet, un
+grand salon, un petit salon et une tr&egrave;s belle salle &agrave; manger; au premier
+&eacute;tage, ainsi qu'au second, il y avait sept chambres. Tout cela quoique
+relativement petit, &eacute;tait bien trop vaste pour lui. Quand l'empereur lui
+avait fait cadeau de cet h&ocirc;tel, il devait &eacute;pouser une dame veuve,
+choisie par Sa Majest&eacute; elle-m&ecirc;me. Mais la dame &eacute;tait morte. Maintenant,
+il resterait gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi? demanda-t-elle, en le regardant carr&eacute;ment en face.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! r&eacute;pondit-il, j'ai bien autre chose &agrave; faire. A mon &acirc;ge, on n'a
+plus besoin de femme.&raquo; Mais elle, haussant les &eacute;paules, dit simplement:</p>
+
+<p>&laquo;Ne posez donc pas!&raquo; Ils en &eacute;taient arriv&eacute;s &agrave; tenir entre eux des
+conversations tr&egrave;s libres. Elle voulait qu'il f&ucirc;t de temp&eacute;rament
+voluptueux. Lui, se d&eacute;fendait, et lui racontait sa jeunesse, des ann&eacute;es
+pass&eacute;es dans des chambres nues, o&ugrave; les blanchisseuses n'entraient m&ecirc;me
+pas, disait-il en riant. Alors, elle l'interrogeait sur ses ma&icirc;tresses,
+avec une curiosit&eacute; enfantine; il en avait bien eu quelques-unes; par
+exemple, il ne pouvait renier une dame, connue de tout Paris, qui
+s'&eacute;tait, en le quittant, install&eacute;e en province. Mais il haussait les
+&eacute;paules. Les jupons ne le d&eacute;rangeaient gu&egrave;re. Quand le sang lui montait
+&agrave; la t&ecirc;te, parbleu! il &eacute;tait comme tous les hommes, il aurait crev&eacute; une
+cloison d'un coup d'&eacute;paule, pour entrer dans une alc&ocirc;ve. Il n'aimait pas
+&agrave; s'attarder aux bagatelles de la porte. Puis, lorsque c'&eacute;tait fini, il
+redevenait bien tranquille.</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, pas de femme! r&eacute;p&eacute;ta-t-il, les yeux d&eacute;j&agrave; allum&eacute;s par la pose
+abandonn&eacute;e de Clorinde. &Ccedil;a tient trop de place.&raquo; La jeune fille,
+renvers&eacute;e dans son fauteuil, souriait &eacute;trangement. Elle avait un visage
+p&acirc;m&eacute;, avec un lent battement de gorge. Elle exag&eacute;rait son accent
+italien, la voix chantante.</p>
+
+<p>&laquo;Laissez, mon cher, vous nous adorez, dit-elle. Voulez-vous parier que
+vous serez mari&eacute; dans l'ann&eacute;e?&raquo; Et elle &eacute;tait vraiment irritante, tant
+elle paraissait certaine de vaincre. Depuis quelque temps, elle
+s'offrait &agrave; Rougon, tranquillement. Elle ne prenait plus la peine de
+dissimuler sa lente s&eacute;duction, ce travail savant dont elle l'avait
+entour&eacute;, avant de faire le si&egrave;ge de ses d&eacute;sirs.</p>
+
+<p>Maintenant, elle le croyait assez conquis pour mener l'aventure &agrave; visage
+d&eacute;couvert. Un v&eacute;ritable duel s'engageait entre eux, &agrave; toute heure. S'ils
+ne posaient pas encore tout haut les conditions du combat, il y avait
+des aveux tr&egrave;s francs sur leurs l&egrave;vres, dans leurs yeux.</p>
+
+<p>Quand ils se regardaient, ils ne pouvaient s'emp&ecirc;cher de sourire; et ils
+se provoquaient. Clorinde faisait son prix, allait &agrave; son but, avec une
+hardiesse superbe, s&ucirc;re de n'accorder jamais que ce qu'elle voudrait.
+Rougon, gris&eacute;, piqu&eacute; au jeu, mettait de c&ocirc;t&eacute; tout scrupule, r&ecirc;vait
+simplement de faire sa ma&icirc;tresse de cette belle fille, puis de
+l'abandonner, pour lui prouver sa sup&eacute;riorit&eacute; sur elle. Leur orgueil se
+battait plus encore que leurs sens. &laquo;Chez nous, continuait-elle &agrave; voix
+presque basse, l'amour est la grande affaire. Les gamines de douze ans
+ont des amoureux.... Moi, je suis devenue un gar&ccedil;on parce que j'ai
+voyag&eacute;. Mais si vous aviez connu maman, quand elle &eacute;tait jeune! Elle ne
+quittait pas sa chambre.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait si belle, qu'on venait la voir de loin. Un comte est rest&eacute;
+expr&egrave;s six mois &agrave; Milan, sans arriver &agrave; apercevoir le bout de ses
+nattes. C'est que les Italiennes ne sont pas comme les Fran&ccedil;aises, qui
+bavardent et qui courent; elles restent au cou de l'homme qu'elles ont
+choisi.... Moi, j'ai voyag&eacute;, je ne sais pas si je me souviendrai. Il me
+semble pourtant que j'aimerai bien fort, oh! oui, bien fort, &agrave; en
+mourir...&raquo; Ses paupi&egrave;res s'&eacute;taient ferm&eacute;es peu &agrave; peu, sa face se noyait
+d'une extase voluptueuse. Rougon, pendant qu'elle parlait, avait quitt&eacute;
+son bureau, les mains tremblantes, comme attir&eacute; par une force
+sup&eacute;rieure. Mais, lorsqu'il se fut approch&eacute;, elle ouvrit les yeux tout
+grands, elle le regarda d'un air tranquille. Et montrant la pendule,
+souriante, elle reprit:</p>
+
+<p>&laquo;&Ccedil;a fait dix billets.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, dix billets?&raquo; balbutia-t-il, ne comprenant plus.</p>
+
+<p>Quand il revint &agrave; lui, elle riait aux &eacute;clats. Elle se plaisait ainsi &agrave;
+l'affoler; puis, elle lui &eacute;chappait d'un mot, lorsqu'il allait ouvrir
+les bras; cela paraissait l'amuser beaucoup. Rougon, redevenu tout d'un
+coup tr&egrave;s p&acirc;le, la regarda furieusement, ce qui redoubla sa gaiet&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Allons, je m'en vais, dit-elle: Vous n'&ecirc;tes pas assez galant pour les
+dames.... Non, s&eacute;rieusement, maman m'attend pour d&eacute;jeuner.&raquo; Mais il
+avait repris son air paternel. Ses yeux gris, sous ses lourdes
+paupi&egrave;res, gardaient seuls une flamme, lorsqu'elle tournait la t&ecirc;te: et
+il l'enveloppait alors tout enti&egrave;re d'un regard, avec la rage d'un homme
+pouss&eacute; &agrave; bout, r&eacute;solu &agrave; en finir. Cependant, il disait qu'elle pouvait
+bien lui donner encore cinq minutes.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait si ennuyeux, le travail dans lequel elle l'avait trouv&eacute;, un
+rapport pour le S&eacute;nat, sur des p&eacute;titions! Et il lui parla de
+l'imp&eacute;ratrice, &agrave; laquelle elle vouait un v&eacute;ritable culte. L'imp&eacute;ratrice
+&eacute;tait &agrave; Biarritz depuis huit jours. Alors, la jeune fille se renversa de
+nouveau au fond de son fauteuil, dans un bavardage sans fin. Elle
+connaissait Biarritz, elle y avait pass&eacute; une saison, autrefois, quand
+cette plage n'&eacute;tait pas encore &agrave; la mode. Elle se d&eacute;sesp&eacute;rait de ne
+pouvoir y retourner, pendant le s&eacute;jour de la cour. Puis, elle en vint &agrave;
+raconter une s&eacute;ance de l'Acad&eacute;mie, o&ugrave; M. de Plouguern l'avait men&eacute;e, la
+veille. On recevait un &eacute;crivain, qu'elle plaisantait beaucoup, parce
+qu'il &eacute;tait chauve. Elle tenait, d'ailleurs, les livres en horreur. D&egrave;s
+qu'elle s'ent&ecirc;tait &agrave; lire, elle devait se mettre au lit, avec des crises
+de nerfs.</p>
+
+<p>Elle ne comprenait pas ce qu'elle lisait. Quand Rougon lui eut dit que
+l'&eacute;crivain re&ccedil;u la veille &eacute;tait un ennemi de l'empereur, et que son
+discours fourmillait d'allusions abominables, elle resta constern&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Il avait l'air bon homme pourtant&raquo;, d&eacute;clara-t-elle.</p>
+
+<p>Rougon, &agrave; son tour, tonnait contre les livres. Il venait de para&icirc;tre un
+roman, surtout, qui l'indignait: une &oelig;uvre de l'imagination la plus
+d&eacute;prav&eacute;e, affectant un souci de la v&eacute;rit&eacute; exacte, tra&icirc;nant le lecteur
+dans les d&eacute;bordements d'une femme hyst&eacute;rique. Ce mot d'&laquo;hyst&eacute;rie&raquo; parut
+lui plaire, car il le r&eacute;p&eacute;ta trois fois. Clorinde lui en ayant demand&eacute;
+le sens, il refusa de le donner, pris d'une grande pudeur.</p>
+
+<p>&laquo;Tout peut se dire, continua-t-il; seulement, il y a une fa&ccedil;on de tout
+dire.... Ainsi, dans l'administration, on est souvent oblig&eacute; d'aborder
+les sujets les plus d&eacute;licats.</p>
+
+<p>J'ai lu des rapports sur certaines femmes, par exemple, vous me
+comprenez? eh bien, des d&eacute;tails tr&egrave;s pr&eacute;cis s'y trouvaient consign&eacute;s,
+dans un style clair, simple, honn&ecirc;te. Cela restait chaste, enfin!...
+Tandis que les romanciers de nos jours ont adopt&eacute; un style lubrique, une
+fa&ccedil;on de dire les choses qui les font vivre devant vous.</p>
+
+<p>Ils appellent &ccedil;a de l'art. C'est de l'inconvenance, voil&agrave; tout.&raquo;</p>
+
+<p>Il pronon&ccedil;a encore le mot &laquo;pornographie&raquo;, et alla jusqu'&agrave; nommer le
+marquis de Sade, qu'il n'avait jamais lu, d'ailleurs. Pourtant, tout en
+parlant, il man&oelig;uvrait avec une grande habilet&eacute; pour passer derri&egrave;re le
+fauteuil de Clorinde, sans qu'elle le remarqu&acirc;t. Celle-ci, les yeux
+perdus, murmurait:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! moi, les romans, je n'en ai jamais ouvert un seul. C'est b&ecirc;te, tous
+ces mensonges.... Vous ne connaissez pas L&eacute;onora la boh&eacute;mienne. &Ccedil;a,
+c'est gentil. J'ai lu &ccedil;a en italien, quand j'&eacute;tais petite. On y parle
+d'une jeune fille qui &eacute;pouse un seigneur &agrave; la fin. Elle est prise
+d'abord par des brigands...&raquo; Mais un l&eacute;ger grincement, derri&egrave;re elle,
+lui fit vivement tourner la t&ecirc;te, comme &eacute;veill&eacute;e en sursaut.</p>
+
+<p>&laquo;Que faites-vous donc l&agrave;? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je baisse le store, r&eacute;pondit Rougon. Le soleil doit vous incommoder.&raquo;
+Elle se trouvait, en effet, dans une nappe de soleil, dont les
+poussi&egrave;res volantes doraient d'un duvet lumineux le drap tendu de son
+amazone.</p>
+
+<p>&laquo;Voulez-vous bien laisser le store! cria-t-elle. J'aime le soleil, moi!
+Je suis comme dans un bain.&raquo; Et, tr&egrave;s inqui&egrave;te, elle se souleva &agrave; demi,
+elle jeta un regard dans le jardin, pour voir si le jardinier &eacute;tait
+toujours l&agrave;. Quand elle l'eut retrouv&eacute;, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la corbeille,
+accroupi, ne montrant que le dos rond de son bourgeron bleu, elle se
+rassit, tranquillis&eacute;e, souriante.</p>
+
+<p>Rougon, qui avait suivi la direction de son regard, l&acirc;cha le store,
+pendant qu'elle le plaisantait. Il &eacute;tait donc comme les hiboux, il
+cherchait l'ombre. Mais il ne se f&acirc;chait pas, il marchait au milieu du
+cabinet, sans montrer le moindre d&eacute;pit. Son grand corps avait des
+mouvements ralentis d'ours r&ecirc;vant quelque tra&icirc;trise.</p>
+
+<p>Puis, comme il se trouvait &agrave; l'autre extr&eacute;mit&eacute; de la pi&egrave;ce, pr&egrave;s d'un
+large canap&eacute; au-dessus duquel une grande photographie &eacute;tait pendue, il
+l'appela:</p>
+
+<p>&laquo;Venez donc voir, dit-il. Vous ne connaissez pas mon dernier portrait?&raquo;
+Elle s'allongea davantage dans le fauteuil, elle r&eacute;pondit, sans cesser
+de sourire:</p>
+
+<p>&laquo;Je le vois tr&egrave;s bien d'ici.... Vous me l'avez d&eacute;j&agrave; montr&eacute;, d'ailleurs.&raquo;
+Il ne se d&eacute;couragea pas. Il &eacute;tait all&eacute; fermer le store de l'autre
+fen&ecirc;tre, et il inventa encore deux ou trois pr&eacute;textes, pour l'attirer
+dans ce coin d'ombre discr&egrave;te, o&ugrave; il faisait tr&egrave;s bon, disait-il. Elle,
+d&eacute;daignant ce pi&egrave;ge grossier, ne r&eacute;pondait m&ecirc;me plus, se contentait de
+refuser de la t&ecirc;te. Alors, voyant qu'elle avait compris, il revint se
+planter devant elle, les mains nou&eacute;es, cessant de ruser, la provoquant
+en face.</p>
+
+<p>&laquo;J'oubliais!... Je veux vous montrer Monarque, mon nouveau cheval. Vous
+savez que j'ai fait un &eacute;change.... Vous me donnerez votre opinion sur
+lui, vous qui aimez les chevaux.&raquo; Elle refusa encore. Mais il insista;
+l'&eacute;curie n'&eacute;tait qu'&agrave; deux pas; cela demanderait cinq minutes au plus.
+Puis, comme elle disait toujours non, il laissa &eacute;chapper &agrave; demi-voix,
+d'un accent presque m&eacute;prisant: &laquo;Ah! vous n'&ecirc;tes pas brave!&raquo; Ce fut comme
+un coup de fouet. Elle se mit debout, s&eacute;rieuse, un peu p&acirc;le.</p>
+
+<p>&laquo;Allons voir Monarque&raquo;, dit-elle simplement.</p>
+
+<p>Elle rejetait d&eacute;j&agrave; la tra&icirc;ne de son amazone sur son bras gauche. Elle
+lui avait plant&eacute; ses yeux droit dans les yeux. Pendant un instant, ils
+se regard&egrave;rent si profond&eacute;ment, qu'ils lisaient leurs pens&eacute;es. C'&eacute;tait
+un d&eacute;fi offert et accept&eacute;, sans m&eacute;nagement aucun. Et elle descendit le
+perron la premi&egrave;re, tandis qu'il boutonnait, d'un geste machinal, le
+veston d'appartement dont il &eacute;tait v&ecirc;tu. Mais elle n'avait pas fait
+trois pas dans l'all&eacute;e, qu'elle s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&laquo;Attendez&raquo;, dit-elle.</p>
+
+<p>Elle remonta dans le cabinet. Quand elle revint, elle balan&ccedil;ait
+l&eacute;g&egrave;rement, du bout des doigts, sa cravache, qu'elle avait oubli&eacute;e
+derri&egrave;re un coussin du canap&eacute;.</p>
+
+<p>Rougon regarda la cravache d'un air oblique; puis, il leva lentement les
+yeux sur Clorinde. Maintenant, elle souriait. Elle marcha de nouveau la
+premi&egrave;re.</p>
+
+<p>L'&eacute;curie se trouvait &agrave; droite, au fond du jardin.</p>
+
+<p>Quand ils pass&egrave;rent devant le jardinier, cet homme rangeait ses outils,
+debout, pr&egrave;s de partir. Rougon tira sa montre; il &eacute;tait onze heures
+cinq, le palefrenier devait d&eacute;jeuner. Et, dans le soleil ardent, t&ecirc;te
+nue, il suivait Clorinde, qui tranquillement s'avan&ccedil;ait, en donnant des
+coups de cravache, &agrave; droite, &agrave; gauche, sur les arbres verts. Ils
+n'&eacute;chang&egrave;rent pas une parole. Elle ne se retourna m&ecirc;me pas. Puis,
+lorsqu'elle fut arriv&eacute;e &agrave; l'&eacute;curie, elle laissa Rougon ouvrir la porte,
+elle passa devant lui. La porte, repouss&eacute;e trop fort, se referma
+violemment, sans qu'elle cess&acirc;t de sourire. Elle avait un visage
+candide, superbe et confiant.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une &eacute;curie petite, tr&egrave;s ordinaire, avec quatre stalles de ch&ecirc;ne.
+Bien qu'on e&ucirc;t lav&eacute; les dalles le matin, et que les boiseries, les
+r&acirc;teliers, les mangeoires fussent tenus tr&egrave;s proprement, une odeur forte
+montait. Il y faisait une chaleur humide de baignoire. Le jour, qui
+entrait par deux lucarnes rondes, traversait de deux rayons p&acirc;les
+l'ombre du plafond, sans &eacute;clairer les coins noirs, &agrave; terre. Clorinde,
+les yeux pleins de la grande lumi&egrave;re du dehors, ne distingua d'abord
+rien; mais elle attendit, elle ne rouvrit pas la porte, pour ne pas
+para&icirc;tre avoir peur. Deux des stalles seulement &eacute;taient occup&eacute;es. Les
+chevaux soufflaient, tournant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;C'est celui-ci, n'est-ce pas? demanda-t-elle, lorsque ses yeux se
+furent habitu&eacute;s &agrave; l'obscurit&eacute;. Il m'a l'air tr&egrave;s bien.&raquo;</p>
+
+<p>Elle donnait de petites tapes sur la croupe du cheval.</p>
+
+<p>Puis, elle se glissa dans la stalle, en le flattant tout le long des
+flancs, sans montrer la moindre crainte. Elle d&eacute;sirait, disait-elle, lui
+voir la t&ecirc;te. Et, lorsqu'elle fut tout au fond, Rougon l'entendit qui
+lui appliquait de gros baisers sur les narines. Ces baisers
+l'exasp&eacute;raient.</p>
+
+<p>&laquo;Revenez, je vous en prie, cria-t-il. S'il se jetait de c&ocirc;t&eacute;, vous
+seriez &eacute;cras&eacute;e.&raquo; Mais elle riait, baisait le cheval plus fort, lui
+parlait avec des mots tr&egrave;s tendres, tandis que la b&ecirc;te, comme r&eacute;gal&eacute;e de
+cette pluie de caresses inattendues, avait des frissons qui couraient
+sur sa peau de soie. Enfin, elle reparut. Elle disait qu'elle adorait
+les chevaux, qu'ils la connaissaient bien, que jamais ils ne lui
+faisaient de mal, m&ecirc;me lorsqu'elle les taquinait. Elle savait comment il
+fallait les prendre. C'&eacute;taient des b&ecirc;tes tr&egrave;s chatouilleuses. Celui-l&agrave;
+avait l'air bon enfant. Et elle s'accroupit derri&egrave;re lui, soulevant un
+de ses pieds &agrave; deux mains, pour lui examiner le sabot. Le cheval se
+laissait faire.</p>
+
+<p>Rougon, debout, la regardait devant lui, par terre.</p>
+
+<p>Dans le tas &eacute;norme de ses jupes, ses hanches gonflaient le drap, quand
+elle se penchait en avant. Il ne disait plus rien, le sang &agrave; la gorge,
+pris tout &agrave; coup de la timidit&eacute; des gens brutaux. Pourtant, il finit par
+se baisser. Alors, elle sentit un effleurement sous ses aisselles, mais
+si l&eacute;ger, qu'elle continua &agrave; examiner le sabot du cheval. Rougon
+respira, allongea brusquement les mains davantage. Et elle n'eut pas un
+tressaillement, comme si elle se f&ucirc;t attendue &agrave; cela. Elle l&acirc;cha le
+sabot, elle dit, sans se retourner:</p>
+
+<p>&laquo;Qu'avez-vous donc? que vous prend-il?&raquo; Il voulut la saisir &agrave; la taille,
+mais il re&ccedil;ut des chiquenaudes sur les doigts, tandis qu'elle ajoutait:</p>
+
+<p>&laquo;Non, pas de jeux de main, s'il vous pla&icirc;t! Je suis comme les chevaux,
+moi; je suis chatouilleuse.... Vous &ecirc;tes dr&ocirc;le!&raquo; Elle riait, n'ayant pas
+l'air de comprendre. Lorsque l'haleine de Rougon lui chauffa la nuque,
+elle se leva avec l'&eacute;lasticit&eacute; puissante d'un ressort d'acier; elle
+s'&eacute;chappa, alla s'adosser au mur, en face des stalles. Il la suivit, les
+mains tendues, cherchant &agrave; prendre d'elle ce qu'il pouvait. Mais elle se
+faisait un bouclier de la tra&icirc;ne de son amazone, qu'elle portait sous
+son bras gauche, pendant que sa main droite, lev&eacute;e, tenait la cravache.
+Lui, les l&egrave;vres tremblantes, ne pronon&ccedil;ait pas une parole. Elle, tr&egrave;s &agrave;
+l'aise, causait toujours.</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne me toucherez pas, voyez-vous! disait-elle.</p>
+
+<p>J'ai re&ccedil;u des le&ccedil;ons d'escrime, quand j'&eacute;tais jeune. Je regrette m&ecirc;me de
+n'avoir pas continu&eacute;... Prenez garde &agrave; vos doigts. L&agrave;, qu'est-ce que je
+vous disais!&raquo; Elle semblait jouer. Elle ne tapait pas fort, s'amusant
+seulement &agrave; lui cingler la peau chaque fois qu'il hasardait ses mains en
+avant. Et elle &eacute;tait si prompte &agrave; la riposte qu'il ne pouvait m&ecirc;me plus
+arriver jusqu'&agrave; son v&ecirc;tement. D'abord, il avait voulu lui prendre les
+&eacute;paules; mais, atteint deux fois par la cravache, il s'&eacute;tait attaqu&eacute; &agrave;
+la taille; puis, touch&eacute; encore, il venait tra&icirc;treusement de se baisser
+jusqu'&agrave; ses genoux, pas assez vite cependant pour &eacute;viter une pluie de
+petits coups, sous lesquels il dut se relever. C'&eacute;tait une gr&ecirc;le, &agrave;
+droite, &agrave; gauche, dont on entendait le l&eacute;ger claquement.</p>
+
+<p>Rougon, cribl&eacute;, la peau cuisante, recula un instant. Il &eacute;tait tr&egrave;s rouge
+maintenant, avec des gouttes de sueur qui commen&ccedil;aient &agrave; perler sur ses
+tempes. L'odeur forte de l'&eacute;curie le grisait; l'ombre, chaude d'une bu&eacute;e
+animale, l'encourageait &agrave; tout risquer. Alors, le jeu changea. Il se
+jeta sur Clorinde rudement, par &eacute;lans brusques. Et elle, sans cesser de
+rire et de causer, n'&eacute;parpilla plus les cinglements de cravache en tapes
+amicales, frappa des coups secs, un seul chaque fois, de plus en plus
+fort. Elle &eacute;tait tr&egrave;s belle ainsi, la jupe serr&eacute;e aux jambes, les reins
+souples dans son corsage collant, pareille &agrave; un serpent agile, d'un bleu
+noir. Quand elle fouettait l'air de son bras, la ligne de sa gorge, un
+peu renvers&eacute;e, avait un grand charme.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, est-ce fini? demanda-t-elle en riant. Vous vous lasserez le
+premier, mon cher.&raquo; Mais ce furent les derniers mots qu'elle pronon&ccedil;a.</p>
+
+<p>Rougon, affol&eacute;, effrayant, la face pourpre, se ruait avec un souffle
+haletant de taureau &eacute;chapp&eacute;. Elle-m&ecirc;me, heureuse de taper sur cet homme,
+avait dans les yeux une lueur de cruaut&eacute; qui s'allumait. Muette &agrave; son
+tour, elle quitta le mur, elle s'avan&ccedil;a superbement au milieu de
+l'&eacute;curie; et elle tournait sur elle-m&ecirc;me, multipliant les coups, le
+tenant &agrave; distance, l'atteignant aux jambes, aux bras, au ventre, aux
+&eacute;paules; tandis que, stupide, &eacute;norme, il dansait, pareil &agrave; une b&ecirc;te sous
+le fouet d'un dompteur. Elle tapait de haut, comme grandie, fi&egrave;re, les
+joues p&acirc;les, gardant aux l&egrave;vres un sourire nerveux.</p>
+
+<p>Pourtant, sans qu'elle le remarqu&acirc;t, il la poussait au fond, vers une
+porte ouverte qui donnait sur une seconde pi&egrave;ce, o&ugrave; l'on serrait une
+provision de paille et de foin. Puis, comme elle d&eacute;fendait sa cravache,
+dont il faisait mine de vouloir s'emparer, il la saisit aux hanches,
+malgr&eacute; les coups, et l'envoya rouler sur la paille, &agrave; travers la porte,
+d'un tel &eacute;lan, qu'il y vint tomber &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle. Elle ne jeta pas un
+cri. A toute vol&eacute;e, de toutes ses forces, elle lui cravacha la figure,
+d'une oreille &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>&laquo;Garce!&raquo; cria-t-il.</p>
+
+<p>Et il l&acirc;cha des mots orduriers, jurant, toussant, &eacute;tranglant. Il la
+tutoya, il lui dit qu'elle avait couch&eacute; avec tout le monde, avec le
+cocher, avec le banquier, avec Pozzo.</p>
+
+<p>Puis, il demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi ne voulez-vous pas avec moi?&raquo; Elle ne daigna pas r&eacute;pondre.
+Elle &eacute;tait debout, immobile, la face toute blanche, dans une
+tranquillit&eacute; hautaine de statue.</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi ne voulez-vous pas? r&eacute;p&eacute;ta-t-il. Vous m'avez bien laiss&eacute;
+prendre vos bras nus.... Dites-moi seulement pourquoi vous ne voulez
+pas.&raquo; Elle restait grave, sup&eacute;rieure &agrave; l'injure, les yeux ailleurs.</p>
+
+<p>&laquo;Parce que&raquo;, dit-elle enfin.</p>
+
+<p>Et, le regardant, elle reprit, au bout d'un silence:</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;pousez-moi.... Apr&egrave;s, tout ce que vous voudrez.&raquo; Il eut un rire
+contraint, un rire b&ecirc;te et blessant, qu'il accompagna d'un refus de la
+t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, jamais! s'&eacute;cria-t-elle, entendez-vous, jamais, jamais!&raquo; Ils
+n'ajout&egrave;rent pas un mot, ils rentr&egrave;rent dans l'&eacute;curie. Les chevaux, au
+fond de leurs stalles, tournaient la t&ecirc;te, soufflant plus fort, inquiets
+de ce bruit de lutte qu'ils avaient entendu derri&egrave;re eux. Le soleil
+venait de gagner les deux lucarnes, deux rayons jaunes &eacute;claboussaient
+l'ombre d'une poussi&egrave;re &eacute;clatante; et le pav&eacute;, &agrave; l'endroit o&ugrave; les rayons
+le frappaient, fumait, d&eacute;gageant un redoublement d'odeur. Cependant,
+Clorinde, tr&egrave;s paisible, la cravache sous le bras, s'&eacute;tait de nouveau
+gliss&eacute;e pr&egrave;s de Monarque. Elle lui posa deux baisers sur les narines, en
+disant:</p>
+
+<p>&laquo;Adieu, mon gros. Tu es sage, toi!&raquo; Rougon, bris&eacute;, honteux, &eacute;prouvait un
+grand calme.</p>
+
+<p>Le dernier coup de cravache avait comme satisfait sa chair. De ses mains
+rest&eacute;es tremblantes, il renouait sa cravate, il t&acirc;tait si son veston
+&eacute;tait bien boutonn&eacute;. Puis il se surprit &agrave; enlever soigneusement de
+l'amazone de la jeune fille les quelques brins de paille qui s'y &eacute;taient
+accroch&eacute;s. Maintenant, une crainte d'&ecirc;tre trouv&eacute; l&agrave;, avec elle, lui
+faisait tendre l'oreille. Elle, comme s'il ne se f&ucirc;t rien pass&eacute;
+d'extraordinaire entre eux, le laissait tourner autour de sa jupe, sans
+la moindre peur. Quand elle le pria d'ouvrir la porte, il ob&eacute;it.</p>
+
+<p>Dans le jardin, ils march&egrave;rent tout doucement. Rougon, qui se sentait
+une l&eacute;g&egrave;re cuisson sur la joue gauche, se tamponnait avec son mouchoir.
+D&egrave;s le seuil du cabinet, le premier regard de Clorinde fut pour la
+pendule.</p>
+
+<p>&laquo;&Ccedil;a fait trente-deux billets&raquo;, dit-elle en souriant.</p>
+
+<p>Comme il la regardait, surpris, elle rit plus haut, elle continua:</p>
+
+<p>&laquo;Renvoyez-moi vite, l'aiguille marche. Voil&agrave; la trente-troisi&egrave;me minute
+qui commence.... Tenez, je mets les billets sur votre bureau.&raquo; Il donna
+trois cent vingt francs, sans une h&eacute;sitation.</p>
+
+<p>Ses doigts n'eurent qu'un petit fr&eacute;missement, en comptant les pi&egrave;ces
+d'or; c'&eacute;tait une punition qu'il s'infligeait. Alors, elle,
+enthousiasm&eacute;e de la fa&ccedil;on dont il l&acirc;chait une telle somme, s'avan&ccedil;a avec
+un geste adorable d'abandon. Elle lui tendit la joue. Et, quand il y eut
+pos&eacute; un baiser, paternellement, elle s'en alla, l'air ravi, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Merci pour ces pauvres filles.... Je n'ai plus que sept billets &agrave;
+placer. Parrain les prendra.&raquo; Lorsque Rougon fut seul, il se rassit &agrave;
+son bureau, machinalement. Il reprit son travail interrompu, &eacute;crivit
+pendant quelques minutes, en consultant avec une grande attention les
+pi&egrave;ces &eacute;parses devant lui. Puis il resta la plume aux doigts, la face
+grave, regardant dans le jardin, par la fen&ecirc;tre ouverte, sans voir. Ce
+qu'il retrouvait, &agrave; cette fen&ecirc;tre, c'&eacute;tait la mince silhouette de
+Clorinde, qui se balan&ccedil;ait, se nouait, le d&eacute;roulait, avec la volupt&eacute;
+molle d'une couleuvre bleu&acirc;tre. Elle rampait, elle entrait; et, au
+milieu du cabinet, elle se tenait debout sur la queue vivante de sa
+robe, les hanches vibrantes, tandis que ses bras s'allongeaient jusqu'&agrave;
+lui, par un glissement sans fin d'anneaux souples. Peu &agrave; peu, des bouts
+de sa personne envahissaient la pi&egrave;ce, se vautraient partout, sur le
+tapis, sur les fauteuils, le long des tentures, silencieusement,
+passionn&eacute;ment. Une odeur rude s'exhalait d'elle.</p>
+
+<p>Alors, Rougon jeta violemment sa plume, quitta le bureau avec col&egrave;re, en
+faisant craquer ses doigts les uns dans les autres. Est-ce qu'elle
+allait l'emp&ecirc;cher de travailler, maintenant? devenait-il fou, pour voir
+des choses qui n'existaient pas, lui dont la t&ecirc;te &eacute;tait si solide? Il se
+rappelait une femme, autrefois, quand il &eacute;tait &eacute;tudiant, pr&egrave;s de
+laquelle, il &eacute;crivait des nuits enti&egrave;res, sans m&ecirc;me entendre son petit
+souffle. Il leva le store, ouvrit la seconde fen&ecirc;tre, &eacute;tablit un courant
+d'air en poussant brutalement une porte, &agrave; l'autre extr&eacute;mit&eacute; de la
+pi&egrave;ce, comme s'il se trouvait menac&eacute; d'asphyxie.</p>
+
+<p>Et, du geste irrit&eacute; dont il aurait chass&eacute; quelque gu&ecirc;pe dangereuse, il
+se mit &agrave; chasser l'odeur de Clorinde, &agrave; coups de mouchoir. Quand il ne
+la sentit plus l&agrave;, il respira bruyamment, il s'essuya la face avec le
+mouchoir, pour en enlever la chaleur que cette grande fille y avait
+mise.</p>
+
+<p>Cependant, il ne put continuer la page commenc&eacute;e. Il marcha d'un bout &agrave;
+l'autre du cabinet, &agrave; pas lents.</p>
+
+<p>Comme il se regardait dans une glace, il vit une rougeur sur sa joue
+gauche. Il s'approcha, s'examina. La cravache n'avait laiss&eacute; l&agrave; qu'une
+l&eacute;g&egrave;re &eacute;raflure. Il pourrait expliquer cela par un accident quelconque.
+Mais, si la peau gardait &agrave; peine la balafre d'une mince ligne rose, lui,
+sentait de nouveau, dans la chair, profond&eacute;ment, la br&ucirc;lure ardente du
+cinglement qui lui avait coup&eacute; la face. Il courut &agrave; un cabinet de
+toilette, install&eacute; derri&egrave;re une porti&egrave;re; il se trempa la t&ecirc;te dans une
+cuvette d'eau; cela le soulagea beaucoup. Il craignait que le coup de
+cravache ne lui f&icirc;t d&eacute;sirer Clorinde davantage.</p>
+
+<p>Il avait peur de songer &agrave; elle, tant que la petite &eacute;corchure de sa joue
+ne serait pas gu&eacute;rie. La chaleur qui le chauffait &agrave; cette place lui
+descendait dans les membres.</p>
+
+<p>&laquo;Non, je ne veux pas! dit-il tout haut, en rentrant dans le cabinet.
+C'est idiot, &agrave; la fin!&raquo; Il s'&eacute;tait assis sur le canap&eacute;, les poings
+ferm&eacute;s. Un domestique entra l'avertir que le d&eacute;jeuner refroidissait,
+sans le tirer de ce recueillement de lutteur, aux prises avec sa propre
+chair. Sa face dure se gonflait sous un effort int&eacute;rieur: son cou de
+taureau &eacute;clatait, ses muscles se tendaient, comme s'il &eacute;tait en train
+d'&eacute;touffer dans ses entrailles, sans un cri, quelque b&ecirc;te qui le
+d&eacute;vorait. Cette bataille dura dix grandes minutes. Il ne se souvenait
+pas d'avoir jamais d&eacute;pens&eacute; tant de puissance. Il en sortit bl&ecirc;me, la
+sueur &agrave; la nuque.</p>
+
+<p>Pendant deux jours, Rougon ne re&ccedil;ut personne. Il s'&eacute;tait enfonc&eacute; dans un
+travail consid&eacute;rable. Il veilla une nuit tout enti&egrave;re. Son domestique le
+surprit encore &agrave; trois reprises, renvers&eacute; sur le canap&eacute;, comme h&eacute;b&eacute;t&eacute;,
+avec une figure effrayante. Le soir du deuxi&egrave;me jour, il s'habilla pour
+aller chez Delestang, o&ugrave; il devait d&icirc;ner.</p>
+
+<p>Mais au lieu de traverser les Champs-&Eacute;lys&eacute;es, il remonta l'avenue, il
+entra &agrave; l'h&ocirc;tel Balbi. Il n'&eacute;tait que six heures.</p>
+
+<p>&laquo;Mademoiselle n'y est pas&raquo;, lui dit la petite bonne Antonia, en
+l'arr&ecirc;tant dans l'escalier, avec son rire de ch&egrave;vre noire.</p>
+
+<p>Il &eacute;leva la voix pour &ecirc;tre entendu, et il h&eacute;sitait &agrave; se retirer, lorsque
+Clorinde parut en haut, se penchant sur la rampe. &laquo;Montez donc!
+cria-t-elle. Que cette fille est sotte!</p>
+
+<p>Elle ne comprend jamais les ordres qu'on lui donne.&raquo; Au premier &eacute;tage,
+elle le fit entrer dans une &eacute;troite pi&egrave;ce, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de sa chambre. C'&eacute;tait
+un cabinet de toilette, avec un papier &agrave; ramages bleu tendre, qu'elle
+avait meubl&eacute; d'un grand bureau d'acajou d&eacute;verni, appuy&eacute; au mur, d'un
+fauteuil de cuir et d'un cartonnier. Des paperasses tra&icirc;naient sous une
+&eacute;paisse couche de poussi&egrave;re.</p>
+
+<p>On se serait cru chez un huissier louche. Elle dut aller chercher une
+chaise dans sa chambre.</p>
+
+<p>&laquo;Je vous attendais&raquo;, cria-t-elle du fond de cette pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>Quand elle eut apport&eacute; la chaise, elle expliqua qu'elle faisait sa
+correspondance. Elle montrait, sur le bureau, de larges feuilles de
+papier jaun&acirc;tre, couvertes d'une grosse &eacute;criture ronde. Et, comme Rougon
+s'asseyait, elle vit qu'il &eacute;tait en habit.</p>
+
+<p>&laquo;Vous venez demander ma main? dit-elle gaiement.</p>
+
+<p>&mdash;Tout juste!&raquo; r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>Puis il reprit, en souriant:</p>
+
+<p>&laquo;Pas pour moi, pour un de mes amis.&raquo; Elle le regarda, h&eacute;sitante, ne
+sachant pas s'il plaisantait. Elle &eacute;tait d&eacute;peign&eacute;e, sale, avec une robe
+de chambre rouge mal attach&eacute;e, belle, malgr&eacute; tout, de la beaut&eacute;
+puissante d'un marbre antique roul&eacute; dans la boutique d'une revendeuse.
+Et, su&ccedil;ant un de ses doigts sur lequel elle venait de faire une tache
+d'encre, elle s'oubliait &agrave; examiner la l&eacute;g&egrave;re cicatrice qu'on voyait
+encore sur la joue gauche de Rougon. Elle finit par r&eacute;p&eacute;ter &agrave; demi-voix,
+d'un air distrait:</p>
+
+<p>&laquo;J'&eacute;tais s&ucirc;re que vous viendriez. Seulement, je vous attendais plus
+t&ocirc;t.&raquo; Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant la
+conversation:</p>
+
+<p>&laquo;Alors, c'est pour un de vos amis, votre ami le plus cher, sans doute.&raquo;
+Son beau rire sonnait. Elle &eacute;tait persuad&eacute;e, maintenant, que Rougon
+parlait de lui. Elle &eacute;prouvait une envie de toucher du doigt la
+cicatrice, de s'assurer qu'elle l'avait marqu&eacute;, qu'il lui appartenait
+d&eacute;sormais.</p>
+
+<p>Mais Rougon la prit aux poignets, l'assit doucement sur le fauteuil de
+cuir.</p>
+
+<p>&laquo;Causons, voulez-vous? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein!
+cela vous va-t-il?... Eh bien, j'ai beaucoup r&eacute;fl&eacute;chi, depuis
+avant-hier. J'ai song&eacute; &agrave; vous tout le temps.... Je m'imaginais que nous
+&eacute;tions mari&eacute;s, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne
+savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux?&raquo;.</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas, un peu g&ecirc;n&eacute;e, malgr&eacute; son aplomb.</p>
+
+<p>&laquo;Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m'&eacute;tais
+empar&eacute; de la pincette, et nous nous assommions.&raquo; Cela lui parut si
+dr&ocirc;le, qu'elle se renversa, prise d'une hilarit&eacute; folle.</p>
+
+<p>&laquo;Non, ne riez pas, c'est s&eacute;rieux, continua-t-il. Ce n'est pas la peine
+de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que
+cela arriverait. Des gifles, puis une s&eacute;paration.... Retenez bien ceci:
+on ne doit jamais chercher &agrave; unir deux volont&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Alors? demanda-t-elle, devenue tr&egrave;s grave.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je pense que nous agirons tr&egrave;s sagement en nous donnant une
+poign&eacute;e de main et en ne gardant l'un pour l'autre qu'une bonne amiti&eacute;.&raquo;
+Elle resta muette, les yeux plant&eacute;s droit dans les siens, avec son large
+regard noir. Un pli terrible coupait son front de d&eacute;esse offens&eacute;e. Ses
+l&egrave;vres eurent un l&eacute;ger tremblement, un balbutiement silencieux de
+m&eacute;pris.</p>
+
+<p>&laquo;Vous permettez?&raquo; dit-elle.</p>
+
+<p>Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit &agrave; plier ses
+lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes
+enveloppes grises, qu'elle cachetait &agrave; la cire. Elle avait allum&eacute; une
+bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendait qu'elle e&ucirc;t
+fini, tranquillement.</p>
+
+<p>&laquo;Et c'est pour &ccedil;a que vous &ecirc;tes venu?&raquo; reprit-elle enfin, sans l&acirc;cher sa
+besogne.</p>
+
+<p>A son tour, il ne r&eacute;pondit pas. Il voulait la voir de face. Quand elle
+se d&eacute;cida &agrave; retourner son fauteuil, il lui sourit, en t&acirc;chant de
+rencontrer ses yeux: puis, il lui baisa la main, comme d&eacute;sireux de la
+d&eacute;sarmer. Elle gardait sa froideur hautaine.</p>
+
+<p>&laquo;Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander en mariage pour un
+de mes amis.&raquo; Il parla longuement. Il l'aimait beaucoup plus qu'elle ne
+croyait; il l'aimait surtout parce qu'elle &eacute;tait intelligente et forte.
+Cela lui co&ucirc;tait de renoncer &agrave; elle; mais il sacrifiait sa passion &agrave;
+leur bonheur &agrave; tous deux. Lui, la voulait reine chez elle. Il la voyait
+mari&eacute;e &agrave; un homme tr&egrave;s riche, qu'elle pousserait &agrave; sa guise; et elle
+gouvernerait, elle n'aurait pas &agrave; faire l'abandon de sa personnalit&eacute;.
+Cela ne valait-il pas mieux que de se paralyser l'un l'autre? Ils
+&eacute;taient gens &agrave; se dire ces v&eacute;rit&eacute;s-l&agrave; en face. Il finit par l'appeler
+son enfant. Elle &eacute;tait sa fille perverse, une cr&eacute;ature dont l'esprit
+d'intrigue le r&eacute;jouissait, et qu'il aurait &eacute;prouv&eacute; un v&eacute;ritable chagrin
+&agrave; voir pauvrement tourner.</p>
+
+<p>&laquo;C'est tout?&raquo; demanda-t-elle quand il se tut.</p>
+
+<p>Elle l'avait &eacute;cout&eacute; avec la plus grande attention. Et, levant les yeux
+sur lui, elle reprit:</p>
+
+<p>&laquo;Si vous me mariez pour m'avoir, je vous avertis que vous faites un
+mauvais calcul.... J'ai dit jamais!</p>
+
+<p>&mdash;Quelle id&eacute;e!&raquo; s'&eacute;cria-t-il, en rougissant l&eacute;g&egrave;rement.</p>
+
+<p>Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau &agrave; papier, dont il examina
+le manche, pour qu'elle ne v&icirc;t pas son trouble. Mais elle, sans
+s'occuper de lui davantage, r&eacute;fl&eacute;chissait.</p>
+
+<p>&laquo;Et quel est le mari? murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Devinez?&raquo; Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de ses
+doigts, haussant les &eacute;paules. Elle savait bien qui.</p>
+
+<p>&laquo;Il est si b&ecirc;te!&raquo; dit-elle &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>Rougon d&eacute;fendit Delestang. C'&eacute;tait un homme tr&egrave;s comme il faut, dont
+elle ferait tout ce qu'elle voudrait. Il donna des d&eacute;tails sur sa sant&eacute;,
+sur sa fortune, sur ses habitudes. D'ailleurs, il s'engageait &agrave; les
+servir, elle et lui, de toute son influence, s'il remontait jamais au
+pouvoir. Delestang n'avait peut-&ecirc;tre pas une intelligence sup&eacute;rieure;
+mais il ne serait d&eacute;plac&eacute; dans aucune situation.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! il remplit le programme, je vous l'accorde&raquo;, dit-elle en riant
+franchement.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s un nouveau silence:</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! je ne dis pas non, vous &ecirc;tes peut-&ecirc;tre dans le vrai.... M.
+Delestang ne me d&eacute;pla&icirc;t pas.&raquo; Elle le regardait, en pronon&ccedil;ant ces
+derniers mots.</p>
+
+<p>Elle croyait avoir remarqu&eacute;, &agrave; plusieurs reprises, qu'il &eacute;tait jaloux de
+Delestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Il avait
+eu r&eacute;ellement les poings assez gros pour tuer le d&eacute;sir, en deux jours.
+Au contraire, il parut enchant&eacute; du succ&egrave;s de sa d&eacute;marche; et il
+recommen&ccedil;a &agrave; lui &eacute;taler les avantages d'un pareil mariage, comme s'il
+traitait, en avou&eacute; retors, une affaire particuli&egrave;rement bonne pour elle.
+Il lui avait pris les mains, les lui tapotait avec une grande amiti&eacute;,
+d'un air de complice heureux, r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&laquo;&Ccedil;a m'est venu cette nuit. J'ai pens&eacute; tout de suite:</p>
+
+<p>Nous voil&agrave; sauv&eacute;s!... Je ne veux pas que vous restiez fille, moi! vous
+&ecirc;tes la seule femme qui me sembliez m&eacute;riter un mari. Delestang arrange
+l'affaire. Avec Delestang, nous gardons nos coud&eacute;es franches.&raquo; Et il
+ajouta gaiement:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai conscience que vous me r&eacute;compenserez, en me faisant assister &agrave; des
+choses extraordinaires.</p>
+
+<p>&mdash;M. Delestang conna&icirc;t-il vos projets?&raquo; demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Il resta un moment surpris, comme si elle avait laiss&eacute; &eacute;chapper l&agrave; une
+parole qu'il n'attendait pas d'elle; puis, il r&eacute;pondit avec
+tranquillit&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Non, c'est inutile. On lui expliquera &ccedil;a plus tard.&raquo; Elle s'&eacute;tait
+remise, depuis un instant, &agrave; cacheter ses lettres. Quand elle avait pos&eacute;
+sur la cire un large cachet sans initiale, elle retournait l'enveloppe,
+elle &eacute;crivait l'adresse, lentement, de sa grosse &eacute;criture. A mesure
+qu'elle jetait les lettres &agrave; sa droite, Rougon t&acirc;chait de lire les
+suscriptions. C'&eacute;taient, pour la plupart, des noms d'hommes politiques
+italiens tr&egrave;s connus. Elle dut s'apercevoir de son indiscr&eacute;tion, car
+elle dit, en se levant et en emportant sa correspondance pour la faire
+mettre &agrave; la poste:</p>
+
+<p>&laquo;Lorsque maman a ses migraines, c'est moi qui &eacute;cris l&agrave;-bas.&raquo; Rougon,
+rest&eacute; seul, se promena dans la petite pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>Sur le cartonnier, il lut, comme chez les hommes d'affaires: Quittances,
+Lettres &agrave; classer, Dossiers A. Il sourit en apercevant, au milieu des
+paperasses du bureau, un corset qui tra&icirc;nait, us&eacute;, craqu&eacute; &agrave; la taille.
+Il y avait encore un savon dans la coquille de l'encrier, et des bouts
+de satin bleu &agrave; terre, les rognures de quelque raccommodage de jupe,
+qu'on avait oubli&eacute; de balayer.</p>
+
+<p>La porte de la chambre &agrave; coucher se trouvant entreb&acirc;ill&eacute;e, il eut la
+curiosit&eacute; d'allonger la t&ecirc;te; mais les persiennes &eacute;taient ferm&eacute;es, il y
+faisait si noir, qu'il aper&ccedil;ut seulement la grande ombre des rideaux du
+lit. Clorinde rentrait.</p>
+
+<p>&laquo;Je m'en vais, dit-il. Je d&icirc;ne ce soir chez notre homme. Me laissez-vous
+libre d'agir?&raquo;</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elle avait
+fait de nouvelles r&eacute;flexions dans l'escalier. Lui, tenait d&eacute;j&agrave; la rampe.
+Mais elle le ramena, repoussa la porte. C'&eacute;tait son r&ecirc;ve qui s'en
+allait, un espoir men&eacute; si savamment, qu'une heure plus t&ocirc;t, elle le
+croyait encore une certitude. Toute la br&ucirc;lure d'une offense mortelle
+lui remontait aux joues. Il lui semblait qu'on l'avait soufflet&eacute;e.
+&laquo;Alors, c'est s&eacute;rieux?&raquo; demanda-t-elle, en se mettant &agrave; contre-jour pour
+qu'il ne remarqu&acirc;t pas la rougeur de son visage.</p>
+
+<p>Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisi&egrave;me fois, elle resta
+muette. Elle craignait, si elle discutait, de s'abandonner &agrave; la col&egrave;re
+folle, dont elle entendait le craquement dans sa nuque. Elle avait peur
+de le battre. Puis, dans cet &eacute;croulement de la vie qu'elle s'&eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+arrang&eacute;e, elle perdit la vue nette des choses, elle recula jusqu'&agrave; la
+porte de la chambre &agrave; coucher, sur le point d'entrer, d'attirer Rougon,
+en lui criant:</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! prends-moi, j'ai confiance, je ne serai ensuite ta femme que si
+tu veux.&raquo; Rougon, qui parlait toujours, comprit tout d'un coup; il se
+tut, tr&egrave;s p&acirc;le. Et ils se regard&egrave;rent. Pendant un instant, ils eurent un
+l&eacute;ger tremblement d'h&eacute;sitation. Lui, revoyait le lit, &agrave; c&ocirc;t&eacute;, avec la
+grande ombre des rideaux. Elle, calculait d&eacute;j&agrave; les cons&eacute;quences de sa
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;. Ce ne fut, de part et d'autre, que l'abandon d'une minute.</p>
+
+<p>&laquo;Vous voulez ce mariage?&raquo; dit-elle avec lenteur.</p>
+
+<p>Il n'h&eacute;sita pas, il r&eacute;pondit en haussant la voix:</p>
+
+<p>&laquo;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! faites.&raquo; Et tous deux, &agrave; petits pas, ils revinrent vers la
+porte, ils sortirent sur le palier, l'air tr&egrave;s calme. Rougon gardait
+seulement aux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui
+co&ucirc;ter sa derni&egrave;re victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude
+de sa force. Ils demeur&egrave;rent un moment face &agrave; face, muets, n'ayant plus
+rien &agrave; se dire, ne pouvant se s&eacute;parer pourtant.</p>
+
+<p>Enfin, comme il s'en allait en lui donnant une poign&eacute;e de main, elle le
+retint par une courte pression, elle lui dit sans col&egrave;re:</p>
+
+<p>&laquo;Vous vous croyez plus fort que moi.... Vous avez tort.... Un jour, vous
+pourrez avoir des regrets.&raquo;</p>
+
+<p>Elle ne le mena&ccedil;a pas davantage. Elle s'accouda sur la rampe, pour le
+regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la t&ecirc;te, et ils se
+sourirent. Elle n'avait pas la vengeance pu&eacute;rile, elle r&ecirc;vait d&eacute;j&agrave; de
+l'&eacute;craser par quelque triomphe d'apoth&eacute;ose. En rentrant dans le cabinet,
+elle se surprit &agrave; dire, &agrave; demi-voix:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! tant pis! tous les chemins m&egrave;nent &agrave; Rome.&raquo; D&egrave;s le soir, Rougon
+commen&ccedil;a le si&egrave;ge du c&oelig;ur de Delestang. Il lui rapporta de pr&eacute;tendues
+paroles, tr&egrave;s flatteuses, que Mlle Balbi avait prononc&eacute;es sur son
+compte, au banquet de l'H&ocirc;tel-de-Ville, le jour du bapt&ecirc;me. Et il ne se
+lassa plus, &agrave; partir de cette heure, d'entretenir l'ancien avou&eacute; de la
+beaut&eacute; extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, le mettait
+si souvent en garde contre les femmes, t&acirc;chait de le livrer &agrave; celle-ci,
+pieds et poings li&eacute;s. Un jour, c'&eacute;taient les mains qu'elle avait
+superbes; un autre jour, il c&eacute;l&eacute;brait sa taille, il en parlait avec une
+crudit&eacute; provocante. Delestang, tr&egrave;s inflammable, le c&oelig;ur d&eacute;j&agrave; occup&eacute; de
+Clorinde, flamba bient&ocirc;t d'une passion folle. Quand Rougon lui eut
+affirm&eacute; qu'il n'avait jamais song&eacute; &agrave; elle, il lui avoua qu'il l'aimait
+depuis six mois, mais qu'il se taisait, de peur d'aller sur ses bris&eacute;es.
+Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer
+d'elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui; il n'abordait
+plus personne, sans entendre un &eacute;loge enthousiaste de celle qu'il
+adorait; jusqu'aux Charbonnel qui l'arr&ecirc;t&egrave;rent un matin, au milieu de la
+place de la Concorde, pour s'&eacute;merveiller longuement sur &laquo;cette belle
+demoiselle avec laquelle on le voyait partout.&raquo; De son c&ocirc;t&eacute;. Clorinde
+trouvait des sourires exquis.</p>
+
+<p>Elle avait refait un plan d'existence, elle s'&eacute;tait accoutum&eacute;e en
+quelques jours &agrave; son nouveau r&ocirc;le. Par une tactique de g&eacute;nie, elle ne
+s&eacute;duisait pas l'ancien avou&eacute; avec la carrure cavali&egrave;re qu'elle venait
+d'exp&eacute;rimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait
+languissante, affichait des effarouchements d'innocente, se disait
+nerveuse, au point d'avoir des crises pour un serrement de main trop
+tendre. Quand Delestang racontait &agrave; Rougon qu'elle s'&eacute;tait &eacute;vanouie dans
+ses bras, parce qu'il avait os&eacute; lui baiser le poignet, celui-ci
+regardait cela comme une preuve de grande puret&eacute; d'esprit. Puis, les
+choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet,
+dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de
+cette victoire, d'autant plus qu'il crut avoir l&acirc;chement profit&eacute; d'une
+syncope de la jeune fille: elle &eacute;tait rest&eacute;e comme morte, elle semblait
+ne se souvenir de rien. Lorsqu'il hasardait une excuse, ou qu'il tentait
+une familiarit&eacute;, elle le regardait avec une telle candeur, qu'il
+balbutiait, d&eacute;vor&eacute; de remords et de d&eacute;sir. Aussi, apr&egrave;s cette aventure,
+songea-t-il s&eacute;rieusement &agrave; l'&eacute;pouser. Il voyait l&agrave; un moyen de r&eacute;parer
+sa vilaine action; il y voyait plus encore une fa&ccedil;on de poss&eacute;der
+l&eacute;gitimement le bonheur vol&eacute;, ce bonheur d'une minute dont le souvenir
+le br&ucirc;lait et qu'il d&eacute;sesp&eacute;rait de jamais retrouver autrement.</p>
+
+<p>Cependant, pendant huit jours encore, Delestang h&eacute;sita. Il vint
+consulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;, il
+demeura un instant la t&ecirc;te basse, &agrave; sonder tout ce noir de la femme, la
+longue r&eacute;sistance que Clorinde lui avait oppos&eacute;e, puis sa chute brusque
+dans les bras de cet imb&eacute;cile. Il ne vit pas les causes profondes de
+cette double conduite. Un instant, la chair bless&eacute;e, pris d'un besoin de
+brutalit&eacute;, il fut sur le point de tout dire, dans un flot d'injures.
+D'ailleurs, Delestang, sur les questions crues qu'il lui adressait,
+niait tout rapport, en galant homme. Et cela suffit pour rappeler Rougon
+&agrave; lui. Il acheva alors de d&eacute;cider l'ancien avou&eacute;, tr&egrave;s habilement. Il ne
+lui conseillait pas.</p>
+
+<p>Ce mariage, il l'y poussait par des r&eacute;flexions presque &eacute;trang&egrave;res au
+sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaient courir sur Mlle Balbi,
+elles le surprenaient, il n'y croyait pas, lui-m&ecirc;me &eacute;tait all&eacute; aux
+renseignements, sans apprendre rien que d'honorable. Du reste, il ne
+fallait pas discuter la femme qu'on aimait. Ce fut son dernier mot.</p>
+
+<p>Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, o&ugrave; le mariage venait
+d'&ecirc;tre c&eacute;l&eacute;br&eacute; avec une pompe extraordinaire, Rougon r&eacute;pondit &agrave; un
+d&eacute;put&eacute;, qui s'&eacute;tonnait du choix de Delestang:</p>
+
+<p>&laquo;Que voulez-vous! je l'ai averti cent fois.... Il devait &ecirc;tre roul&eacute; par
+une femme.&raquo; Vers la fin de l'hiver, comme Delestang et sa femme
+revenaient d'un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon &eacute;tait sur le
+point d'&eacute;pouser Mlle Beulin-d'orch&egrave;re.</p>
+
+<p>Quand ils all&egrave;rent le voir, Clorinde le f&eacute;licita, avec une bonne gr&acirc;ce
+parfaite. Lui, pr&eacute;tendit d'un air bonhomme faire &ccedil;a pour ses amis.
+Depuis trois mois, on le pers&eacute;cutait, on lui prouvait qu'un homme dans
+sa position devait &ecirc;tre mari&eacute;. Il riait, il ajoutait que, lorsqu'il
+recevait ses intimes, le soir, il n'y avait seulement pas une femme chez
+lui, pour verser le th&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, &ccedil;a vous est venu tout d'un coup, vous n'y songiez pas, dit
+Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en m&ecirc;me temps que nous.
+Nous serions all&eacute;s ensemble en Italie.&raquo; Et elle le questionna, tout en
+plaisantant. C'&eacute;tait son ami Du Poizat qui avait eu sans doute cette
+belle id&eacute;e?</p>
+
+<p>Il jura que non, il raconta que Du Poizat, au contraire, &eacute;tait
+absolument oppos&eacute; &agrave; ce mariage; l'ancien sous-pr&eacute;fet d&eacute;testait M.
+Beulin-d'orch&egrave;re. Mais tous les autres, M. Kahn, M. B&eacute;juin, Mme Correur,
+les Charbonnel eux-m&ecirc;mes, ne tarissaient pas sur les m&eacute;rites de Mlle
+V&eacute;ronique: elle allait, &agrave; les entendre, apporter dans sa maison des
+vertus, des prosp&eacute;rit&eacute;s, des charmes inimaginables. Il termina, en
+tournant la chose au comique.</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, c'est une personne qu'on a faite expr&egrave;s pour moi. Je ne pouvais
+pas la refuser.&raquo; Puis il ajouta avec finesse:</p>
+
+<p>&laquo;Si nous avons la guerre &agrave; l'automne, il faut bien songer &agrave; des
+alliances.&raquo; Clorinde l'approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grand
+&eacute;loge de Mlle Beulin-d'orch&egrave;re, qu'elle n'avait pourtant aper&ccedil;ue qu'une
+fois. Delestang qui, jusque-l&agrave;, s'&eacute;tait content&eacute; de hocher la t&ecirc;te, sans
+quitter sa femme des yeux, se lan&ccedil;a dans des consid&eacute;rations
+enthousiastes sur le mariage. Il entamait le r&eacute;cit de son bonheur,
+lorsqu'elle se leva, en parlant d'une autre visite qu'ils devaient
+faire. Et, comme Rougon les accompagnait, elle le retint, laissant son
+mari marcher en avant.</p>
+
+<p>&laquo;Je vous disais bien que vous seriez mari&eacute; dans l'ann&eacute;e&raquo;, lui
+souffla-t-elle doucement &agrave; l'oreille.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2>
+
+
+<p>L'&eacute;t&eacute; arriva. Rougon vivait dans un calme absolu.</p>
+
+<p>Mme Rougon, en trois mois, avait rendu grave la maison de la rue
+Marbeuf, o&ugrave; tr&ocirc;nait autrefois une odeur d'aventure. Maintenant, les
+pi&egrave;ces, un peu froides, tr&egrave;s propres, sentaient la vie honn&ecirc;te; les
+meubles m&eacute;thodiquement rang&eacute;s, les rideaux ne laissant p&eacute;n&eacute;trer qu'un
+filet de jour, les tapis &eacute;touffant les bruits, mettaient l&agrave; l'aust&eacute;rit&eacute;
+presque religieuse d'un salon de couvent; m&ecirc;me il semblait que ces
+choses &eacute;taient anciennes, qu'on entrait dans un antique logis tout plein
+d'un parfum patriarcal. Cette grande femme laide, qui exer&ccedil;ait une
+surveillance continue, ajoutait &agrave; ce recueillement la douceur de son pas
+silencieux; et elle menait le m&eacute;nage d'une main si discr&egrave;te et si ais&eacute;e,
+qu'elle paraissait avoir vieilli en cet endroit, dans vingt ann&eacute;es de
+mariage.</p>
+
+<p>Rougon soudait, quand on le complimentait. Il s'ent&ecirc;tait &agrave; dire qu'il
+s'&eacute;tait mari&eacute; sur le conseil et sur le choix de ses amis. Sa femme le
+ravissait. Depuis longtemps, il avait l'envie d'un int&eacute;rieur bourgeois,
+qui f&ucirc;t comme une preuve mat&eacute;rielle de sa probit&eacute;. Cela achevait de le
+tirer de son pass&eacute; suspect, de le classer parmi les honn&ecirc;tes gens. Il
+&eacute;tait rest&eacute; tr&egrave;s provincial, il avait gard&eacute; comme id&eacute;al certains salons
+cossus de Plassans, dont les fauteuils conservaient toute l'ann&eacute;e leurs
+housses de toile blanche. Lorsqu'il allait chez Delestang, o&ugrave; Clorinde
+&eacute;talait par boutade un luxe extravagant, il t&eacute;moignait son m&eacute;pris, en
+haussant l&eacute;g&egrave;rement les &eacute;paules. Rien ne lui paraissait ridicule comme
+de jeter l'argent par les fen&ecirc;tres; non pas qu'il f&ucirc;t avare; mais il
+r&eacute;p&eacute;tait d'ordinaire qu'il connaissait des jouissances pr&eacute;f&eacute;rables &agrave;
+toutes celles qu'on ach&egrave;te. Aussi s'&eacute;tait-il d&eacute;charg&eacute; sur sa femme du
+soin de leur fortune.</p>
+
+<p>Il avait jusque-l&agrave; v&eacute;cu sans compter. D&egrave;s lors, elle administra l'argent
+avec le souci &eacute;troit qu'elle apportait d&eacute;j&agrave; dans la conduite du m&eacute;nage.</p>
+
+<p>Pendant les premiers mois, Rougon s'enferma, se recueillant, se
+pr&eacute;parant aux luttes qu'il r&ecirc;vait. C'&eacute;tait, chez lui, un amour du
+pouvoir pour le pouvoir, d&eacute;gag&eacute; des app&eacute;tits de vanit&eacute;, de richesses,
+d'honneurs. D'une ignorance crasse, d'une grande m&eacute;diocrit&eacute; dans toutes
+les choses &eacute;trang&egrave;res au maniement des hommes, il ne devenait
+v&eacute;ritablement sup&eacute;rieur que par ses besoins de domination. L&agrave;, il aimait
+son effort, il idol&acirc;trait son intelligence. &Ecirc;tre au-dessus de la foule
+o&ugrave; il ne voyait que des imb&eacute;ciles et des coquins, mener le monde &agrave; coups
+de trique, cela d&eacute;veloppait dans l'&eacute;paisseur de sa chair un esprit
+adroit, d'une extraordinaire &eacute;nergie. Il ne croyait qu'en lui, avait des
+convictions comme on a des arguments, subordonnait tout &agrave;
+l'&eacute;largissement continu de sa personnalit&eacute;. Sans vice aucun, il faisait
+en secret des orgies de toute-puissance. S'il tenait de son p&egrave;re la
+carrure lourde des &eacute;paules, l'emp&acirc;tement du masque, il avait re&ccedil;u de sa
+m&egrave;re, cette terrible F&eacute;licit&eacute; qui gouvernait Plassans, une flamme de
+volont&eacute;, une passion de la force, d&eacute;daigneuse des petits moyens et des
+petites joies; et il &eacute;tait certainement le plus grand des Rougon.</p>
+
+<p>Quand il se trouva ainsi seul, inoccup&eacute;, apr&egrave;s des ann&eacute;es de vie active,
+il &eacute;prouva d'abord un sentiment d&eacute;licieux de sommeil. Depuis les chaudes
+journ&eacute;es de 1851, il lui semblait qu'il n'avait pas dormi. Il acceptait
+sa disgr&acirc;ce comme un cong&eacute; m&eacute;rit&eacute; par de longs services. Il pensait
+rester six mois &agrave; l'&eacute;cart, le temps de choisir un meilleur terrain, puis
+rentrer &agrave; son gr&eacute; dans la grande bataille. Mais, au bout de quelques
+semaines, il &eacute;tait d&eacute;j&agrave; las de repos. Jamais il n'avait eu une
+conscience si nette de sa force; maintenant qu'il ne les employait plus,
+sa t&ecirc;te et ses membres le g&ecirc;naient; et il passait ses journ&eacute;es &agrave; se
+promener, au fond de son &eacute;troit jardin, avec des b&acirc;illements
+formidables, pareil &agrave; un de ces lions mis en cage, qui &eacute;tirent
+puissamment leurs membres engourdis. Alors, commen&ccedil;a pour lui une
+odieuse existence, dont il cacha avec soin l'ennui &eacute;crasant; il &eacute;tait
+bonhomme, il se disait bien content d'&ecirc;tre en dehors du &laquo;g&acirc;chis&raquo;; seules
+ses lourdes paupi&egrave;res se soulevaient parfois, guettant les &eacute;v&eacute;nements,
+retombant sur la flamme de ses yeux, d&egrave;s qu'on le regardait. Ce qui le
+tint debout, ce fut l'impopularit&eacute; dans laquelle il se sentait marcher.
+Sa chute avait combl&eacute; de joie bien du monde. Il ne se passait pas un
+jour, sans que quelque journal l'attaqu&acirc;t; on personnifiait en lui le
+coup d'&Eacute;tat, les proscriptions, toutes ces violences dont on parlait &agrave;
+mots couverts; on allait jusqu'&agrave; f&eacute;liciter l'empereur de s'&ecirc;tre s&eacute;par&eacute;
+d'un serviteur qui le compromettait. Aux Tuileries, l'hostilit&eacute; &eacute;tait
+plus grande encore; Marsy triomphant le criblait de bons mots, que les
+dames colportaient dans les salons.</p>
+
+<p>Cette haine le r&eacute;confortait, l'enfon&ccedil;ait dans son m&eacute;pris du troupeau
+humain. On ne l'oubliait pas, on le d&eacute;testait, et cela lui semblait bon.
+Lui seul contre tous, c'&eacute;tait un r&ecirc;ve qu'il caressait; lui seul, avec un
+fouet, tenant les m&acirc;choires &agrave; distance. Il se grisa des injures, il
+devint plus grand, dans l'orgueil de sa solitude.</p>
+
+<p>Cependant, l'oisivet&eacute; pesait terriblement &agrave; ses muscles de lutteur. S'il
+avait os&eacute;, il aurait saisi une b&ecirc;che pour d&eacute;foncer un coin de son
+jardin. Il entreprit un long travail, l'&eacute;tude compar&eacute;e de la
+constitution anglaise et de la constitution imp&eacute;riale de 1852; il
+s'agissait, en tenant compte de l'histoire et des m&oelig;urs politiques des
+deux peuples, de prouver que la libert&eacute; &eacute;tait tout aussi grande en
+France qu'en Angleterre.</p>
+
+<p>Puis, quand il eut amass&eacute; les documents, quand le dossier fut complet,
+il dut faire un effort consid&eacute;rable pour prendre la plume; volontiers,
+il aurait plaid&eacute; la chose devant la Chambre; mais la r&eacute;diger, &eacute;crire un
+ouvrage, avec le souci des phrases, lui paraissait une besogne d'une
+difficult&eacute; &eacute;norme, sans utilit&eacute; imm&eacute;diate. Le style l'avait toujours
+embarrass&eacute;; aussi le tenait-il en grand d&eacute;dain. Il ne d&eacute;passa pas la
+dixi&egrave;me page. D'ailleurs, il laissa tra&icirc;ner sur son bureau le manuscrit
+commenc&eacute;, bien qu'il n'y ajout&acirc;t pas vingt lignes par semaine.</p>
+
+<p>Chaque fois qu'on le questionnait sur ses occupations, il r&eacute;pondait en
+expliquant son id&eacute;e tout au long, et en donnant &agrave; l'&oelig;uvre une port&eacute;e
+immense. C'&eacute;tait l'excuse derri&egrave;re laquelle il cachait le vide
+abominable de ses journ&eacute;es.</p>
+
+<p>Les mois s'&eacute;coulaient, il souriait avec une bonhomie plus sereine. Pas
+un des d&eacute;sespoirs qu'il &eacute;touffait ne montait &agrave; sa face. Il accueillait
+les plaintes de ses intimes par des raisonnements concluant tous &agrave; sa
+parfaite f&eacute;licit&eacute;. N'&eacute;tait-il pas heureux? Il adorait l'&eacute;tude, il
+travaillait &agrave; sa guise; cela &eacute;tait pr&eacute;f&eacute;rable &agrave; l'agitation fi&eacute;vreuse
+des affaires publiques. Puisque l'empereur n'avait pas besoin de lui, il
+faisait bien de le laisser tranquille dans son coin; et il ne nommait
+ainsi l'empereur qu'avec le plus profond d&eacute;vouement. Souvent pourtant,
+il d&eacute;clarait &ecirc;tre pr&ecirc;t, attendre simplement un signe de son ma&icirc;tre pour
+reprendre &laquo;le fardeau du pouvoir&raquo;; mais il ajoutait qu'il ne tenterait
+pas une seule d&eacute;marche qui p&ucirc;t provoquer ce signe. En effet, il semblait
+mettre un soin jaloux &agrave; rester &agrave; l'&eacute;cart. Dans le silence des premi&egrave;res
+ann&eacute;es de l'Empire, au milieu de cette &eacute;trange stupeur faite d'&eacute;pouvante
+et de lassitude, il entendait monter un sourd r&eacute;veil. Et comme espoir
+supr&ecirc;me, il comptait sur quelque catastrophe qui le rendrait brusquement
+n&eacute;cessaire. Il &eacute;tait l'homme des situations graves, &laquo;l'homme aux grosses
+pattes&raquo;, selon le mot de M. de Marsy.</p>
+
+<p>Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s'ouvrait aux
+intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu'&agrave; dix heures
+et demie, heure &agrave; laquelle Rougon mettait ses amis impitoyablement &agrave; la
+porte; il disait que les longues veill&eacute;es encrassent le cerveau. Mme
+Rougon, &agrave; dix heures pr&eacute;cises, servait elle m&ecirc;me le th&eacute;, en m&eacute;nag&egrave;re
+attentive aux moindres d&eacute;tails. Il n'y avait que deux assiettes de
+petits fours, auxquelles personne ne touchait.</p>
+
+<p>Le jeudi de juillet qui suivit, cette ann&eacute;e-l&agrave;, les &eacute;lections g&eacute;n&eacute;rales,
+toute la bande se trouvait r&eacute;unie dans le salon, d&egrave;s huit heures. Ces
+dames, Mme Bouchard, Mme Charbonnel, Mme Correur, assises pr&egrave;s d'une
+fen&ecirc;tre ouverte, pour respirer les rares bouff&eacute;es d'air venues de
+l'&eacute;troit jardin, formaient un rond, au milieu duquel M. d'Escorailles
+racontait ses fredaines de Plassans, lorsqu'il allait passer douze
+heures &agrave; Monaco, sous le pr&eacute;texte d'une partie de chasse, chez un ami.</p>
+
+<p>Mme Rougon, en noir, &agrave; demi cach&eacute;e derri&egrave;re un rideau, n'&eacute;coutait pas,
+se levait doucement, disparaissait pendant des quarts d'heure entiers.
+Il y avait encore avec les dames M. Charbonnel, pos&eacute; au bord d'un
+fauteuil, stup&eacute;fait d'entendre un jeune homme comme il faut avouer de
+pareilles aventures. Au fond de la pi&egrave;ce, Clorinde &eacute;tait debout, pr&ecirc;tant
+une oreille distraite &agrave; une conversation sur les r&eacute;coltes, engag&eacute;e entre
+son mari et M. B&eacute;juin. V&ecirc;tue d'une robe &eacute;crue, tr&egrave;s charg&eacute;e de rubans
+paille, elle tapait &agrave; petits coups d'&eacute;ventail la paume de sa main
+gauche, en regardant fixement le globe lumineux de l'unique lampe qui
+&eacute;clairait le salon.</p>
+
+<p>A une table de jeu, dans la clart&eacute; jaune, le colonel et M. Bouchard
+jouaient au piquet; tandis que Rougon, sur un coin de tapis vert,
+faisait des r&eacute;ussites, relevant les cartes d'un air grave et m&eacute;thodique,
+interminablement. C'&eacute;tait son amusement favori, le jeudi et le dimanche,
+une occupation qu'il donnait &agrave; ses doigts et &agrave; sa pens&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, &ccedil;a r&eacute;ussira-t-il? demanda Clorinde, qui s'approcha, avec un
+sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais &ccedil;a r&eacute;ussit toujours&raquo;, r&eacute;pondit-il tranquillement.</p>
+
+<p>Elle se tenait devant lui, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la table, pendant qu'il
+disposait le jeu en huit paquets.</p>
+
+<p>Quand il eut retir&eacute; toutes les cartes, deux &agrave; deux, elle reprit:</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez raison, &ccedil;a r&eacute;ussit.... A quoi aviez-vous pens&eacute;?&raquo; Mais lui,
+leva les yeux lentement, comme &eacute;tonn&eacute; de la question:</p>
+
+<p>&laquo;Au temps qu'il fera demain&raquo;, finit-il par dire.</p>
+
+<p>Et il se remit &agrave; &eacute;taler les cartes. Delestang et M. B&eacute;juin ne causaient
+plus. Un rire perl&eacute; de la jolie Mme Bouchard sonnait seul dans le salon.
+Clorinde s'approcha d'une fen&ecirc;tre, resta l&agrave; un moment, &agrave; regarder la
+nuit qui tombait. Puis, sans se retourner, elle demanda:</p>
+
+<p>&laquo;A-t-on des nouvelles de ce pauvre M. Kahn?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai re&ccedil;u une lettre, r&eacute;pondit Rougon. Je l'attends ce soir.&raquo; Alors,
+on parla de la m&eacute;saventure de M. Kahn. Il avait eu l'imprudence, pendant
+la derni&egrave;re session, de critiquer assez vivement un projet de loi d&eacute;pos&eacute;
+par le gouvernement; ce projet de loi, qui cr&eacute;ait dans un d&eacute;partement
+voisin une concurrence redoutable, mena&ccedil;ait de ruiner ses hauts
+fourneaux de Bressuire. Pourtant, il ne croyait pas avoir d&eacute;pass&eacute; les
+bornes d'une l&eacute;gitime d&eacute;fense, lorsque, &agrave; son retour dans les
+Deux-S&egrave;vres, o&ugrave; il allait soigner son &eacute;lection, il avait appris, de la
+bouche m&ecirc;me du pr&eacute;fet, qu'il n'&eacute;tait plus candidat officiel; il cessait
+de plaire, le ministre venait de d&eacute;signer un avou&eacute; de Niort, homme d'une
+grande m&eacute;diocrit&eacute;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un coup de massue.</p>
+
+<p>Rougon donnait des d&eacute;tails, quand M. Kahn entra, suivi de Du Poizat.
+Tous les deux &eacute;taient arriv&eacute;s par le train de sept heures. Ils n'avaient
+pris que le temps de d&icirc;ner.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, qu'en pensez-vous? dit Kahn au milieu du salon, pendant qu'on
+s'empressait autour de lui. Me voil&agrave; un r&eacute;volutionnaire, maintenant!&raquo; Du
+Poizat s'&eacute;tait jet&eacute; dans un fauteuil, d'un air harass&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Une jolie campagne! cria-t-il, un joli g&acirc;chis! C'est &agrave; d&eacute;go&ucirc;ter tous
+les honn&ecirc;tes gens!&raquo; Mais il fallut que M. Kahn racont&acirc;t l'affaire
+longuement. Lorsqu'il avait d&eacute;barqu&eacute; l&agrave;-bas, il disait avoir senti, d&egrave;s
+ses premi&egrave;res visites, une sorte d'embarras chez ses meilleurs amis.
+Quant au pr&eacute;fet, M. de Langlade, c'&eacute;tait un homme de m&oelig;urs dissolues,
+qu'il accusait d'&ecirc;tre au mieux avec la femme de l'avou&eacute; de Niort, le
+nouveau d&eacute;put&eacute;, pourtant, ce Langlade lui avait appris sa disgr&acirc;ce d'une
+fa&ccedil;on fort aimable, en fumant un cigare, au dessert d'un d&eacute;jeuner fait &agrave;
+la pr&eacute;fecture. Et il rapporta la conversation d'un bout &agrave; l'autre. Le
+pis &eacute;tait qu'on imprimait d&eacute;j&agrave; ses affiches et ses bulletins. Dans le
+premier moment, la col&egrave;re l'&eacute;touffait au point qu'il voulait se
+pr&eacute;senter quand m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! si vous ne nous aviez pas &eacute;crit, dit Du Poizat en se tournant vers
+Rougon, nous aurions donn&eacute; une fameuse le&ccedil;on au gouvernement!&raquo; Rougon
+haussa les &eacute;paules. Il r&eacute;pondit n&eacute;gligemment, pendant qu'il battait ses
+cartes:</p>
+
+<p>&laquo;Vous auriez &eacute;chou&eacute; et vous restiez &agrave; jamais compromis. La belle avance!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas comment vous &ecirc;tes b&acirc;ti, vous! cria Du Poizat, qui se
+mit brusquement debout, avec des gestes furibonds. Mais, je d&eacute;clare que
+le Marsy commence &agrave; m'&eacute;chauffer les oreilles. C'est vous qu'il a voulu
+atteindre en frappant notre ami Kahn.... Avez-vous lu les circulaires du
+personnage? Ah! elles sont propres, ses &eacute;lections! Il les a faites &agrave;
+coups de phrases.... Ne souriez donc pas! Si vous aviez &eacute;t&eacute; &agrave;
+l'Int&eacute;rieur, vous auriez men&eacute; l'affaire d'une fa&ccedil;on autrement large.&raquo;
+Et, comme Rougon continuait &agrave; sourire en le regardant, il ajouta avec
+plus de violence:</p>
+
+<p>&laquo;Nous &eacute;tions l&agrave;-bas, nous avons tout vu.... Il y a un malheureux gar&ccedil;on,
+un ancien camarade &agrave; moi, qui a os&eacute; poser une candidature r&eacute;publicaine.
+Vous n'avez pas id&eacute;e de la fa&ccedil;on dont on l'a traqu&eacute;. Le pr&eacute;fet, les
+maires, les gendarmes, toute la clique est tomb&eacute;e sur lui; on lac&eacute;rait
+ses affiches, on jetait ses bulletins dans les foss&eacute;s, on arr&ecirc;tait les
+quelques pauvres diables charg&eacute;s de distribuer ses circulaires; jusqu'&agrave;
+sa tante, une digne femme pourtant, qui l'a fait prier de ne plus mettre
+les pieds chez elle, parce qu'il la compromettait.</p>
+
+<p>Et les journaux donc! il y &eacute;tait trait&eacute; de brigand. Les bonnes femmes se
+signent maintenant, quand il passe dans un village.&raquo; Il respira
+bruyamment, il reprit, apr&egrave;s s'&ecirc;tre jet&eacute; de nouveau dans un fauteuil:</p>
+
+<p>&laquo;N'importe, si Marsy a eu la majorit&eacute; dans tous les d&eacute;partements, Paris
+n'en a pas moins nomm&eacute; cinq d&eacute;put&eacute;s de l'opposition.... C'est le r&eacute;veil.
+Que l'empereur laisse le pouvoir entre les mains de ce grand bell&acirc;tre de
+ministre et de ces pr&eacute;fets d'alc&ocirc;ve, qui, pour coucher librement avec
+les femmes, envoient les maris &agrave; la Chambre; dans cinq ans d'ici,
+l'Empire &eacute;branl&eacute; menacera ruine.... Mais, je suis enchant&eacute; des &eacute;lections
+de Paris. Je trouve que &ccedil;a nous venge.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, si vous aviez &eacute;t&eacute; pr&eacute;fet?...&raquo; demanda Rougon de son air
+paisible, avec une si fine ironie, qu'elle plissait &agrave; peine les coins de
+ses grosses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Du Poizat montra ses dents blanches mal rang&eacute;es.</p>
+
+<p>Ses poings ch&eacute;tifs d'enfant malade serraient les bras du fauteuil, comme
+s'il avait voulu les tordre.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! murmura-t-il, si j'avais &eacute;t&eacute; pr&eacute;fet...&raquo; Mais il n'acheva pas, il
+s'affaissa contre le dossier, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Non, c'est &eacute;c&oelig;urant, &agrave; la fin!... D'ailleurs, j'ai toujours &eacute;t&eacute;
+r&eacute;publicain, moi!&raquo;</p>
+
+<p>Cependant, devant la fen&ecirc;tre, les dames se taisaient, la face tourn&eacute;e
+vers l'int&eacute;rieur du salon, pour &eacute;couter; tandis que M. d'Escorailles, un
+large &eacute;ventail &agrave; la main, sans rien dire, &eacute;ventait la jolie Mme
+Bouchard, toute languissante, les tempes moites sous les haleines
+chaudes du jardin. Le colonel et M. Bouchard, qui venaient de
+recommencer une partie, cessaient de jouer par instants, approuvant ou
+d&eacute;sapprouvant ce qu'on disait, d'un hochement de t&ecirc;te. Un large cercle
+de fauteuils s'&eacute;tait form&eacute; autour de Rougon: Clorinde, attentive, le
+menton dans la main, ne risquait pas un geste; Delestang souriait &agrave; sa
+femme, l'esprit occup&eacute; par quelque souvenir tendre; M. B&eacute;juin, les mains
+nou&eacute;es sur les genoux, regardait successivement ces messieurs et ces
+dames, l'air effar&eacute;. La brusque entr&eacute;e de Du Poizat et de M. Kahn avait
+souffl&eacute;, dans le grand calme du salon, tout un orage; ils semblaient
+avoir apport&eacute; sur eux, entre les plis de leurs v&ecirc;tements, une odeur
+d'opposition.</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, j'ai suivi votre conseil, je me suis retir&eacute;, reprit M. Kahn. On
+m'avait averti que je serais trait&eacute; plus rudement encore que le candidat
+r&eacute;publicain. Moi qui ai servi l'Empire avec tant de d&eacute;vouement! Avouez
+qu'une telle ingratitude est faite pour d&eacute;courager les &acirc;mes les plus
+fortes.&raquo; Et il se plaignit am&egrave;rement d'une foule de vexations.</p>
+
+<p>Il avait voulu fonder un journal, pour soutenir son projet d'un chemin
+de fer de Niort &agrave; Angers; plus tard, ce journal devait &ecirc;tre une arme
+financi&egrave;re tr&egrave;s puissante entre ses mains; mais on venait de lui refuser
+l'autorisation, M. de Marsy s'&eacute;tant imagin&eacute; que Rougon se cachait
+derri&egrave;re lui, et qu'il s'agissait d'une feuille de combat, destin&eacute;e &agrave;
+battre en br&egrave;che son portefeuille.</p>
+
+<p>&laquo;Parbleu! dit Du Poizat, ils ont peur qu'on n'&eacute;crive enfin la v&eacute;rit&eacute;.
+Ah! je vous aurais fourni de jolis articles!... C'est une honte d'avoir
+une presse comme la n&ocirc;tre, b&acirc;illonn&eacute;e, menac&eacute;e d'&ecirc;tre &eacute;trangl&eacute;e au
+premier cri. Un de mes amis, qui publie un roman, a &eacute;t&eacute; appel&eacute; au
+minist&egrave;re, o&ugrave; un chef de bureau l'a pri&eacute; de changer la couleur du gilet
+de son h&eacute;ros, parce que cette couleur d&eacute;plaisait au ministre. Je
+n'invente rien.&raquo; Il cita d'autres faits, il parla des l&eacute;gendes
+effrayantes qui circulaient parmi le peuple, du suicide d'une jeune
+actrice et d'un parent de l'empereur, du pr&eacute;tendu duel de deux g&eacute;n&eacute;raux,
+dont l'un aurait tu&eacute; l'autre, dans un corridor des Tuileries, &agrave; la suite
+d'une histoire de vol.</p>
+
+<p>Est-ce que des contes semblables auraient trouv&eacute; des cr&eacute;dules, si la
+presse avait pu parler librement? Et il r&eacute;p&eacute;ta comme conclusion: &laquo;Je
+suis r&eacute;publicain, d&eacute;cid&eacute;ment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes bien heureux, murmura M. Kahn; moi, je ne sais plus ce que
+je suis.&raquo; Rougon, pliant ses larges &eacute;paules, avait commenc&eacute; une r&eacute;ussite
+fort d&eacute;licate. Il s'agissait, apr&egrave;s avoir distribu&eacute; les cartes trois
+fois en sept paquets, en cinq, puis en trois, d'arriver &agrave; ce que, toutes
+les cartes &eacute;tant tomb&eacute;es, les huit tr&egrave;fles se trouvassent ensemble. Il
+paraissait absorb&eacute; au point de ne rien entendre, bien que ses oreilles
+eussent comme des fr&eacute;missements, &agrave; certains mots. &laquo;Le r&eacute;gime
+parlementaire offrait des garanties s&eacute;rieuses, dit le colonel. Ah! si
+les princes revenaient!&raquo; Le colonel Jobelin &eacute;tait orl&eacute;aniste, dans ses
+heures d'opposition. Il racontait volontiers le combat du col de
+Mouza&iuml;a, o&ugrave; il avait fait le coup de feu, &agrave; c&ocirc;t&eacute; du duc d'Aumale, alors
+capitaine au 4e de ligne.</p>
+
+<p>&laquo;On &eacute;tait tr&egrave;s heureux sous Louis-Philippe, continua-t-il, en voyant le
+silence qui accueillait ses regrets. Croyez-vous que, si nous avions un
+cabinet responsable, notre ami ne serait pas &agrave; la t&ecirc;te de l'&Eacute;tat avant
+six mois? Nous compterions bient&ocirc;t un grand orateur de plus.&raquo; Mais M.
+Bouchard donnait des signes d'impatience.</p>
+
+<p>Lui, se disait l&eacute;gitimiste; son grand-p&egrave;re avait approch&eacute; la cour,
+autrefois. Aussi, &agrave; chaque soir&eacute;e, des querelles terribles
+s'engageaient-elles entre lui et son cousin sur la politique.</p>
+
+<p>&laquo;Laissez donc! murmura-t-il; votre monarchie de Juillet a toujours v&eacute;cu
+d'exp&eacute;dients. Il n'y a qu'un principe, vous le savez bien.&raquo; Alors, ils
+se trait&egrave;rent tr&egrave;s vertement. Ils faisaient table rase de l'Empire, ils
+installaient chacun le gouvernement de son choix. Est-ce que les Orl&eacute;ans
+avaient jamais marchand&eacute; une d&eacute;coration &agrave; un vieux soldat?</p>
+
+<p>Est-ce que les rois l&eacute;gitimes auraient commis des passe-droits comme on
+en voyait chaque jour dans les bureaux? Quand ils en furent venus &agrave; se
+traiter sourdement d'imb&eacute;ciles, le colonel cria, en prenant furieusement
+ses cartes:</p>
+
+<p>&laquo;Fichez-moi la paix! entendez-vous, Bouchard!...</p>
+
+<p>J'ai un quatorze de dix et une quatri&egrave;me au valet. Est-ce bon?&raquo;
+Delestang, tir&eacute; de sa r&ecirc;verie par la dispute, crut devoir d&eacute;fendre
+l'Empire. Mon Dieu! ce n'&eacute;tait pas que l'Empire le content&acirc;t absolument.
+Il aurait voulu un gouvernement plus largement humain. Et il t&acirc;cha
+d'expliquer ses aspirations, une conception socialiste tr&egrave;s compliqu&eacute;e,
+l'extinction du paup&eacute;risme, l'association de tous les travailleurs,
+quelque chose comme sa ferme-mod&egrave;le de la Chamade, en grand. Du Poizat
+disait d'ordinaire qu'il avait trop fr&eacute;quent&eacute; les b&ecirc;tes.</p>
+
+<p>Pendant que son mari parlait en hochant sa t&ecirc;te superbe de personnage
+officiel, Clorinde le regardait, avec une l&eacute;g&egrave;re moue des l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, je suis bonapartiste, dit-il &agrave; plusieurs reprises; je suis, si
+vous voulez, bonapartiste lib&eacute;ral.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, B&eacute;juin? demanda brusquement M. Kahn.</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi aussi, r&eacute;pondit M. B&eacute;juin, la bouche tout emp&acirc;t&eacute;e par ses
+longs silences; c'est-&agrave;-dire, il y a des nuances, certainement....
+Enfin, je suis bonapartiste.&raquo; Du Poizat eut un rire aigu.</p>
+
+<p>&laquo;Parbleu!&raquo; cria-t-il.</p>
+
+<p>Et, comme on le pressait de s'expliquer, il continua cr&ucirc;ment:</p>
+
+<p>&laquo;Je vous trouve bons, vous autres! On ne vous a pas l&acirc;ch&eacute;s. Delestang
+est toujours au Conseil d'&Eacute;tat. B&eacute;juin vient d'&ecirc;tre r&eacute;&eacute;lu.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a s'est fait tout naturellement, interrompit celui-ci. C'est le
+pr&eacute;fet du Cher...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous n'y &ecirc;tes pour rien, je ne vous accuse pas.</p>
+
+<p>Nous savons comment les choses se passent.... Combelot aussi est r&eacute;&eacute;lu,
+La Rouquette aussi.... L'Empire est superbe!&raquo;</p>
+
+<p>M. d'Escorailles, qui continuait &agrave; &eacute;venter la jolie Mme Bouchard, voulut
+intervenir. Lui, d&eacute;fendait l'Empire &agrave; un autre point de vue; il s'&eacute;tait
+ralli&eacute;, parce que l'empereur lui paraissait avoir une mission &agrave; remplir;
+le salut de la France avant tout.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez gard&eacute; votre situation d'auditeur, n'est-ce pas? reprit Du
+Poizat en &eacute;levant la voix; eh bien, vos opinions sont connues.... Que
+diable! ce que je dis l&agrave; semble vous scandaliser tous. C'est simple
+pourtant.... Kahn et moi nous ne sommes plus pay&eacute;s pour &ecirc;tre aveugles,
+voil&agrave;!&raquo; On se f&acirc;cha. C'&eacute;tait abominable, cette fa&ccedil;on d'envisager la
+politique. Il y avait, dans la politique, autre chose que des int&eacute;r&ecirc;ts
+personnels. Le colonel lui-m&ecirc;me et M. Bouchard, bien qu'ils ne fussent
+pas bonapartistes, reconnaissaient qu'il pouvait exister des
+bonapartistes de bonne foi; et ils parlaient de leurs propres
+convictions, avec un redoublement de chaleur, comme si on avait voulu
+les leur arracher de vive force. Quant &agrave; Delestang, il &eacute;tait tr&egrave;s
+bless&eacute;; il r&eacute;p&eacute;tait qu'on ne l'avait pas compris, il indiquait par quels
+points consid&eacute;rables il s'&eacute;loignait des partisans aveugles de l'Empire;
+ce qui l'entra&icirc;na dans de nouvelles explications sur les d&eacute;veloppements
+d&eacute;mocratiques dont le gouvernement de l'empereur lui paraissait
+susceptible. M. B&eacute;juin, lui non plus, pas plus d'ailleurs que M.
+d'Escorailles, n'accept&egrave;rent d'&ecirc;tre des bonapartistes tout court; ils
+&eacute;tablissaient des nuances &eacute;normes, se cantonnaient chacun dans des
+opinions particuli&egrave;res, difficiles &agrave; d&eacute;finir; si bien qu'au bout de dix
+minutes toute la soci&eacute;t&eacute; &eacute;tait pass&eacute;e &agrave; l'opposition. Les voix se
+haussaient, des discussions partielles s'engageaient, les mots de
+l&eacute;gitimiste, d'orl&eacute;aniste, de r&eacute;publicain, volaient, au milieu des
+professions de foi vingt fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;es. Mme Rougon se montra un instant,
+sur le seuil d'une porte, l'air inquiet; puis, doucement, elle disparut
+de nouveau.</p>
+
+<p>Rougon, cependant, venait de finir la r&eacute;ussite des tr&egrave;fles. Clorinde se
+pencha, pour lui demander dans le vacarme:</p>
+
+<p>&laquo;Elle a r&eacute;ussi?</p>
+
+<p>&mdash;Mais sans doute&raquo;, r&eacute;pondit-il avec son sourire calme.</p>
+
+<p>Et, comme s'il se f&ucirc;t aper&ccedil;u seulement alors de l'&eacute;clat des voix, il
+agita la main, en reprenant:</p>
+
+<p>&laquo;Vous faites bien du bruit!&raquo; Ils se turent, croyant qu'il voulait
+parler. Un grand silence se fit. Tous, un peu las, attendaient. Rougon,
+d'un coup de pouce, avait &eacute;largi sur la table un &eacute;ventail de treize
+cartes. Il compta, il dit au milieu du recueillement:</p>
+
+<p>&laquo;Trois dames, signe de querelle.... Une nouvelle &agrave; la nuit. Une femme
+brune dont il faudra se m&eacute;fier...&raquo; Mais Du Poizat, impatient&eacute;,
+l'interrompit:</p>
+
+<p>&laquo;Et vous, Rougon, qu'est-ce que vous pensez?&raquo; Le grand homme se renversa
+dans son fauteuil, s'allongea, en &eacute;touffant de la main un l&eacute;ger
+b&acirc;illement.</p>
+
+<p>Il haussait le menton, comme si le cou lui avait fait du mal.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! moi, murmura-t-il, les yeux au plafond, je suis autoritaire, vous
+le savez bien. On apporte &ccedil;a en naissant. Ce n'est pas une opinion,
+c'est un besoin.... Vous &ecirc;tes b&ecirc;tes de vous disputer. En France, d&egrave;s
+qu'il y a cinq messieurs dans un salon, il y a cinq gouvernements en
+pr&eacute;sence. &Ccedil;a n'emp&ecirc;che personne de servir le gouvernement reconnu. Hein,
+n'est-ce pas? c'est histoire de causer.&raquo; Il baissa le menton et leur
+jeta un lent regard &agrave; la ronde.</p>
+
+<p>&laquo;Marsy a tr&egrave;s bien conduit les &eacute;lections. Vous avez tort de bl&acirc;mer ses
+circulaires. La derni&egrave;re surtout &eacute;tait d'une jolie force. Quant &agrave; la
+presse, elle est d&eacute;j&agrave; trop libre. O&ugrave; en serions-nous, si le premier venu
+pouvait &eacute;crire ce qu'il pense? Moi, d'ailleurs, j'aurais comme Marsy
+refus&eacute; &agrave; Kahn l'autorisation de fonder un journal. Il est toujours
+inutile de fournir une arme &agrave; ses adversaires.... Voyez-vous, les
+empires qui s'attendrissent sont des empires perdus. La France demande
+une main de fer. Quand on l'&eacute;trangle un peu, cela n'en va pas plus mal.&raquo;
+Delestang voulut protester. Il commen&ccedil;a une phrase:</p>
+
+<p>&laquo;Cependant, il y a une certaine somme de libert&eacute;s n&eacute;cessaires...&raquo;.</p>
+
+<p>Mais Clorinde lui imposa silence. Elle approuvait tout ce que disait
+Rougon, d'un hochement de t&ecirc;te exag&eacute;r&eacute;. Elle se penchait pour qu'il la
+v&icirc;t mieux, soumise devant lui, convaincue. Aussi fut-ce &agrave; elle qu'il
+adressa un coup d'&oelig;il, en s'&eacute;criant:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! oui, les libert&eacute;s n&eacute;cessaires, je m'attendais &agrave; les voir
+arriver!... &Eacute;coutez, si l'empereur me consultait, il n'accorderait jamais
+une libert&eacute;.&raquo;.</p>
+
+<p>Et comme Delestang de nouveau s'agitait, sa femme le fit tenir
+tranquille d'un froncement terrible de ses beaux sourcils.</p>
+
+<p>&laquo;Jamais!&raquo; r&eacute;p&eacute;ta Rougon avec force.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait soulev&eacute; de son fauteuil, d'un air si formidable, que personne
+ne souffla mot. Mais il se laissa retomber, les membres mous, comme
+d&eacute;tendu, murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; que vous me faites crier, moi aussi.... Je suis un bon bourgeois,
+maintenant. Je n'ai pas &agrave; me m&ecirc;ler de tout &ccedil;a, et j'en suis ravi. Dieu
+veuille que l'empereur n'ait plus besoin de moi!&raquo; A ce moment, la porte
+du salon s'ouvrait. Il mit un doigt sur sa bouche, il souffla tr&egrave;s bas:</p>
+
+<p>&laquo;Chut!&raquo; C'&eacute;tait M. La Rouquette qui entrait. Rougon le soup&ccedil;onnait
+d'&ecirc;tre envoy&eacute; par sa s&oelig;ur, Mme de Llorentz, pour espionner ce qu'on
+disait chez lui. M. de Marsy, bien que mari&eacute; depuis six mois &agrave; peine,
+venait de renouer avec cette dame, qu'il avait gard&eacute;e comme ma&icirc;tresse
+pendant pr&egrave;s de deux ans. Aussi, d&egrave;s l'arriv&eacute;e du jeune d&eacute;put&eacute;,
+cessa-t-on de parler politique. Le salon reprit son air discret. Rougon
+alla lui-m&ecirc;me chercher un grand abat-jour, qu'il posa sur la lampe; et
+l'on ne vit plus, dans le cercle &eacute;troit de clart&eacute; jaune, que les mains
+s&egrave;ches du colonel et de M. Bouchard, jetant r&eacute;guli&egrave;rement les cartes.
+Devant la fen&ecirc;tre, Mme Charbonnel, &agrave; demi-voix, contait ses soucis &agrave; Mme
+Correur, pendant que M. Charbonnel accentuait chaque d&eacute;tail d'un gros
+soupir; il y avait bient&ocirc;t deux ans qu'ils &eacute;taient &agrave; Paris, et leur
+maudit proc&egrave;s n'en finissait pas; la veille encore, ils avaient d&ucirc; se
+r&eacute;signer &agrave; acheter six chemises chacun, en apprenant une nouvelle remise
+de l'affaire. Un peu en arri&egrave;re, pr&egrave;s d'un rideau, Mme Bouchard semblait
+dormir, assoupie par la chaleur.</p>
+
+<p>M. d'Escorailles &eacute;tait venu la retrouver. Puis, comme personne ne les
+regardait, il eut la tranquille audace de poser un long baiser
+silencieux sur ses l&egrave;vres &agrave; demi closes. Elle ouvrit les yeux tout
+grands, sans bouger, tr&egrave;s s&eacute;rieuse.</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! non, disait M. La Rouquette, juste &agrave; ce moment, je ne suis
+pas all&eacute; aux Vari&eacute;t&eacute;s. J'ai vu la r&eacute;p&eacute;tition g&eacute;n&eacute;rale de la pi&egrave;ce. Oh!
+un succ&egrave;s fou, une musique d'une gaiet&eacute;! &Ccedil;a fera courir tout Paris....
+J'avais un travail &agrave; terminer. Je pr&eacute;pare quelque chose.&raquo; Il avait serr&eacute;
+la main de ces messieurs et bais&eacute; galamment le poignet de Clorinde,
+au-dessus du gant. Il se tenait debout, appuy&eacute; au dossier d'un fauteuil,
+souriant, mis avec une correction irr&eacute;prochable. Dans la fa&ccedil;on dont sa
+redingote &eacute;tait boutonn&eacute;e, per&ccedil;ait toutefois une pr&eacute;tention de haute
+gravit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;A propos, reprit-il en s'adressant au ma&icirc;tre de la maison, j'ai un
+document &agrave; vous signaler, pour votre grand travail, une &eacute;tude sur la
+constitution anglaise, tr&egrave;s curieuse, ma foi, qui a paru dans une revue
+de Vienne.... Et avancez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! lentement, r&eacute;pondit Rougon. J'en suis &agrave; un chapitre qui me donne
+beaucoup de mal.&raquo; D'ordinaire, il trouvait piquant de faire causer le
+jeune d&eacute;put&eacute;. Il savait par lui tout ce qui se passait aux Tuileries.
+Persuad&eacute;, ce soir-l&agrave;, qu'on l'envoyait pour conna&icirc;tre son opinion sur le
+triomphe des candidatures officielles, il r&eacute;ussit, sans hasarder une
+seule phrase digne d'&ecirc;tre r&eacute;p&eacute;t&eacute;e, &agrave; tirer de lui une foule de
+renseignements. Il commen&ccedil;a par le complimenter de sa r&eacute;&eacute;lection. Puis,
+de son air bonhomme, il entretint la conversation par de simples
+hochements de t&ecirc;te.</p>
+
+<p>L'autre, charm&eacute; de tenir la parole, ne s'arr&ecirc;ta plus. La cour &eacute;tait dans
+la joie. L'empereur avait appris le r&eacute;sultat des &eacute;lections &agrave; Plombi&egrave;res;
+on racontait qu'&agrave; la r&eacute;ception de la d&eacute;p&ecirc;che, il s'&eacute;tait assis, les
+jambes coup&eacute;es par l'&eacute;motion. Cependant, une grosse inqui&eacute;tude dominait
+toute cette victoire: Paris venait de voter en monstre d'ingratitude.</p>
+
+<p>&laquo;Bah! on musellera Paris&raquo;, murmura Rougon, qui &eacute;touffa un nouveau
+b&acirc;illement, comme ennuy&eacute; de ne rien trouver d'int&eacute;ressant, dans le flot
+de paroles de M. La Rouquette.</p>
+
+<p>Dix heures sonn&egrave;rent. Mme Rougon, poussant un gu&eacute;ridon au milieu de la
+pi&egrave;ce, servit le th&eacute;. C'&eacute;tait l'heure o&ugrave; des groupes isol&eacute;s se formaient
+dans les coins. M. Kahn, une tasse &agrave; la main, debout devant Delestang,
+qui ne prenait jamais de th&eacute;, parce que &ccedil;a l'agitait, entrait dans de
+nouveaux d&eacute;tails sur son voyage en Vend&eacute;e, sa grande affaire de la
+concession d'une voie ferr&eacute;e de Niort &agrave; Angers en &eacute;tait toujours au m&ecirc;me
+point; cette canaille de Langlade, le pr&eacute;fet des Deux-S&egrave;vres, avait os&eacute;
+se servir de son projet comme de man&oelig;uvre &eacute;lectorale en faveur du
+nouveau candidat officiel. M. La Rouquette, maintenant, passant derri&egrave;re
+les dames, leur glissait dans la nuque des mots qui les faisaient
+sourire. Derri&egrave;re un rempart de fauteuils, Mme Correur causait vivement
+avec Du Poizat; elle lui demandait des nouvelles de son fr&egrave;re Martineau,
+le notaire de Coulonges; et Du Poizat disait l'avoir vu, un instant,
+devant l'&eacute;glise, toujours le m&ecirc;me, avec sa figure froide, son air grave.
+Puis, comme elle entamait ses r&eacute;criminations habituelles, il lui
+conseilla m&eacute;chamment de ne jamais remettre les pieds l&agrave;-bas, car
+Martineau avait jur&eacute; de la jeter &agrave; la porte. Mme Correur acheva son th&eacute;,
+toute suffoqu&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, mes enfants, il faut aller se coucher&raquo;, dit paternellement
+Rougon.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait dix heures vingt-cinq, et il accorda cinq minutes. Des gens
+partaient. Il accompagna M. Kahn et M. B&eacute;juin, que Mme Rougon chargeait
+toujours de compliments pour leurs femmes, bien qu'elle v&icirc;t ces dames au
+plus deux fois par an. Il poussa doucement vers la porte les Charbonnel
+toujours tr&egrave;s embarrass&eacute;s pour s'en aller. Puis, comme la jolie Mme
+Bouchard sortait entre M. d'Escorailles et M. La Rouquette, il se tourna
+vers la table de jeu, en criant:</p>
+
+<p>&laquo;Eh! monsieur Bouchard, voil&agrave; qu'on vous prend votre femme!&raquo; Mais le
+chef de bureau, sans entendre, annon&ccedil;ait son jeu.</p>
+
+<p>&laquo;Une quinte majeure en tr&egrave;fle, hein! elle est bonne celle-l&agrave;!... Trois
+rois, ils sont bons aussi...&raquo;</p>
+
+<p>Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes.</p>
+
+<p>&laquo;C'est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n'&ecirc;tes pas honteux, de vous
+acharner comme &ccedil;a!... Voyons, colonel, soyez raisonnable.&raquo; C'&eacute;tait ainsi
+tous les jeudis et tous les dimanches. Il devait les interrompre au beau
+milieu d'une partie, ou quelquefois m&ecirc;me &eacute;teindre la lampe, pour les
+d&eacute;cider &agrave; quitter le jeu. Et ils se retiraient furieux, en se
+querellant.</p>
+
+<p>Delestang et Clorinde rest&egrave;rent les derniers. Celle-ci, pendant que son
+mari cherchait partout son &eacute;ventail, dit doucement &agrave; Rougon:</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez tort de ne pas faire un peu d'exercice, vous tomberez
+malade.&raquo; Il eut un geste &agrave; la fois indiff&eacute;rent et r&eacute;sign&eacute;.</p>
+
+<p>Mme Rougon rangeait d&eacute;j&agrave; les tasses et les petites cuillers. Puis, comme
+les Delestang lui serraient la main, il b&acirc;illa franchement, &agrave; pleine
+bouche. Et il dit par politesse, pour ne pas laisser croire que c'&eacute;tait
+l'ennui de la soir&eacute;e qui venait de lui monter &agrave; la gorge:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! sacrebleu! je vais joliment dormir, cette nuit!&raquo; Les soir&eacute;es se
+passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dans le salon de Rougon,
+selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussi que, maintenant, &laquo;&ccedil;a
+sentait trop la d&eacute;vote&raquo;. Clorinde se montrait filiale. Souvent,
+l'apr&egrave;s-midi, elle arrivait seule, rue Marbeuf, avec quelque commission
+dont elle s'&eacute;tait charg&eacute;e. Elle disait gaiement &agrave; Mme Rougon qu'elle
+venait faire la cour &agrave; son mari; et celle-ci, souriant de ses l&egrave;vres
+p&acirc;les, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaient
+affectueusement, sans para&icirc;tre se souvenir du pass&eacute;; ils se donnaient
+des poign&eacute;es de main de camarades, dans ce m&ecirc;me cabinet o&ugrave;, l'ann&eacute;e
+pr&eacute;c&eacute;dente, il pi&eacute;tinait devant elle de d&eacute;sir. Aussi, ne songeant plus &agrave;
+&ccedil;a, s'abandonnaient-ils tous les deux &agrave; une tranquille familiarit&eacute;. Il
+lui ramenait sur les tempes les m&egrave;ches folles de ses cheveux, qu'elle
+avait toujours au vent, ou bien l'aidait &agrave; retrouver au milieu des
+fauteuils, la tra&icirc;ne de sa robe d'une longueur exag&eacute;r&eacute;e. Un jour, comme
+ils traversaient le jardin, elle eut la curiosit&eacute; de pousser la porte de
+l'&eacute;curie. Elle entra, en le regardant, avec un l&eacute;ger rire. Lui, les
+mains dans les poches, se contenta de murmurer, souriant aussi:</p>
+
+<p>&laquo;Hein! est-on b&ecirc;te, parfois!&raquo; Puis, &agrave; chaque visite, il lui donnait
+d'excellents conseils. Il plaidait la cause de Delestang, qui en somme
+&eacute;tait un bon mari. Elle, sagement, r&eacute;pondait qu'elle l'estimait; &agrave;
+l'entendre, il n'avait pas encore contre elle un seul sujet de plainte.
+Elle disait ne pas &ecirc;tre seulement coquette, ce qui &eacute;tait vrai. Dans ses
+moindres paroles per&ccedil;ait une grande indiff&eacute;rence, presque un m&eacute;pris pour
+les hommes. Quand on parlait de quelque femme dont on ne comptait plus
+les amants, elle ouvrait de grands yeux d'enfant, des yeux surpris, en
+demandant: &laquo;&Ccedil;a l'amuse donc!&raquo; Elle oubliait sa beaut&eacute; pendant des
+semaines, ne s'en souvenait que dans quelque besoin; et alors elle s'en
+servait terriblement, comme d'une arme. Aussi, lorsque Rougon, avec une
+insistance singuli&egrave;re, revenait &agrave; ce sujet, lui conseillait de rester
+fid&egrave;le &agrave; Delestang, finissait-elle par se f&acirc;cher, criant:</p>
+
+<p>&laquo;Mais laissez-moi tranquille! Je songe bien &agrave; tout &ccedil;a.... Vous &ecirc;tes
+blessant, &agrave; la fin!&raquo; Un jour, elle lui r&eacute;pondit carr&eacute;ment:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, si &ccedil;a arrivait, qu'est-ce que &ccedil;a pourrait vous faire?... Vous
+n'avez rien &agrave; y perdre, vous!&raquo; Il rougit, cessa pendant quelque temps de
+lui parler de ses devoirs, du monde, des convenances. Ce frisson
+persistant de jalousie &eacute;tait tout ce qui restait dans sa chair de son
+ancienne passion. Il poussait les choses jusqu'&agrave; la faire surveiller,
+dans les salons o&ugrave; elle se rendait. S'il s'&eacute;tait aper&ccedil;u de la moindre
+intrigue, il e&ucirc;t peut-&ecirc;tre averti le mari. D'ailleurs, quand il voyait
+celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlait de
+l'extraordinaire beaut&eacute; de sa femme. Mais Delestang riait d'un air de
+confiance et de fatuit&eacute;; si bien que, dans le m&eacute;nage, c'&eacute;tait Rougon qui
+avait tous les tourments de l'homme tromp&eacute;.</p>
+
+<p>Ses autres conseils, tr&egrave;s pratiques, montraient sa grande amiti&eacute; pour
+Clorinde. Ce fut lui qui l'amena doucement &agrave; renvoyer sa m&egrave;re en Italie.
+La comtesse Balbi, seule maintenant dans le petit h&ocirc;tel des
+Champs-&Eacute;lys&eacute;es, y menait une &eacute;trange vie d'insouciance, dont on causait.
+Il se chargea de r&eacute;gler avec elle la d&eacute;licate question d'une pension
+viag&egrave;re. On vendit l'h&ocirc;tel, le pass&eacute; de la jeune femme fut comme effac&eacute;.
+Puis, il entreprit de la gu&eacute;rir de ses excentricit&eacute;s; mais l&agrave; il se
+heurta &agrave; une na&iuml;vet&eacute; absolue, &agrave; un ent&ecirc;tement de femme obtuse. Clorinde,
+mari&eacute;e, riche, vivait dans un incroyable g&acirc;chis d'argent, avec des acc&egrave;s
+brusques d'une avarice honteuse. Elle avait gard&eacute; sa petite bonne, cette
+noiraude d'Antonia qui su&ccedil;ait des oranges du matin au soir. A elles
+deux, elles salissaient abominablement l'appartement de madame, tout un
+coin du vaste h&ocirc;tel de la rue du Colis&eacute;e. Quand Rougon allait la voir,
+il trouvait des assiettes sales sur les fauteuils, des litres de sirop &agrave;
+terre, le long des murs. Il devinait sous les meubles un entassement de
+choses malpropres, fourr&eacute;es l&agrave;, &agrave; l'annonce de sa visite. Et, au milieu
+des tentures graisseuses, des boiseries grises de poussi&egrave;re, elle
+continuait &agrave; avoir des caprices stup&eacute;fiants. Souvent, elle le recevait &agrave;
+demi nue, entortill&eacute;e dans une couverture, allong&eacute;e sur un canap&eacute;, se
+plaignant de maux inconnus, d'un chien qui lui mangeait les pieds, ou
+bien d'une &eacute;pingle aval&eacute;e par m&eacute;garde et dont la pointe devait sortir
+par sa cuisse gauche. D'autres fois, elle fermait les persiennes &agrave; trois
+heures, allumait toutes les bougies, puis dansait avec sa bonne, l'une
+en face de l'autre, en riant si fort, que, lorsqu'il entrait, la bonne
+restait cinq grandes minutes &agrave; souffler contre la porte, avant de
+pouvoir s'en aller. Un jour, elle ne voulut pas se laisser voir; elle
+avait cousu les rideaux de son lit de haut en bas, elle se tint assise
+sur le traversin, dans cette cage d'&eacute;toffe, causant tranquillement avec
+lui pendant plus d'une heure, comme s'ils s'&eacute;taient trouv&eacute;s aux deux
+coins d'une chemin&eacute;e. Ces choses-l&agrave; lui semblaient toutes naturelles.
+Quand il la grondait, elle s'&eacute;tonnait, elle disait qu'elle ne faisait
+pas de mal. Il avait beau pr&ecirc;cher les convenances, promettre de la
+rendre en un mois la femme la plus s&eacute;duisante de Paris, elle
+s'emportait, r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&laquo;Je suis comme &ccedil;a, je vis comme &ccedil;a.... Qu'est-ce que &ccedil;a peut faire aux
+autres?&raquo; Parfois, elle se mettait &agrave; sourire.</p>
+
+<p>&laquo;On m'aime tout de m&ecirc;me, allez!&raquo; murmurait-elle.</p>
+
+<p>Et, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, Delestang l'adorait. Elle restait sa ma&icirc;tresse,
+d'autant plus puissante, qu'elle semblait moins sa femme. Il fermait les
+yeux sur ses caprices, pris de la peur terrible qu'elle ne le plant&acirc;t
+l&agrave;, comme elle l'en avait menac&eacute; un jour. Au fond de sa soumission,
+peut-&ecirc;tre la sentait-il vaguement sup&eacute;rieure, assez forte pour faire de
+lui ce qu'il lui plairait. Devant le monde, il la traitait en enfant,
+parlait d'elle avec une tendresse complaisante d'homme grave. Dans
+l'intimit&eacute;, ce grand bel homme &agrave; t&ecirc;te superbe pleurait, les nuits o&ugrave;
+elle ne voulait pas lui ouvrir la porte de sa chambre. Il enlevait
+seulement les clefs des appartements du premier &eacute;tage pour sauver son
+grand salon des taches de graisse.</p>
+
+<p>Rougon pourtant obtint de Clorinde qu'elle s'habill&acirc;t &agrave; peu pr&egrave;s comme
+tout le monde. Elle &eacute;tait tr&egrave;s fine, d'ailleurs, de cette finesse des
+fous lucides qui se font raisonnables en pr&eacute;sence des &eacute;trangers. Il la
+rencontrait dans certaines maisons, l'air r&eacute;serv&eacute;, laissant son mari se
+mettre en avant, tout &agrave; fait convenable au milieu de l'admiration
+soulev&eacute;e par sa grande beaut&eacute;.</p>
+
+<p>Chez elle, il trouvait souvent M. de Plouguern; et elle plaisantait
+entre eux deux, sous le d&eacute;luge de leur morale, tandis que le vieux
+s&eacute;nateur, plus familier, lui tapotait les joues, au grand ennui de
+Rougon; mais il n'osa jamais dire son sentiment &agrave; ce sujet. Il fut plus
+hardi &agrave; l'&eacute;gard de Luigi Pozzo, le secr&eacute;taire du chevalier Rusconi. Il
+l'avait aper&ccedil;u plusieurs fois sortant de chez elle &agrave; des heures
+singuli&egrave;res. Quand il laissa entendre &agrave; la jeune femme combien cela
+pouvait la compromettre, elle leva sur lui un de ses beaux regards de
+surprise; puis, elle &eacute;clata de rire. Elle se moquait pas mal de
+l'opinion! En Italie les femmes recevaient les hommes qui leur
+plaisaient, personne ne songeait &agrave; de vilaines choses. Du reste, Luigi
+ne comptait pas; c'&eacute;tait un cousin; il lui apportait des petits g&acirc;teaux
+de Milan, qu'il achetait dans le passage Colbert.</p>
+
+<p>Mais la politique restait la grosse pr&eacute;occupation de Clorinde. Depuis
+qu'elle avait &eacute;pous&eacute; Delestang, toute son intelligence s'employait &agrave; des
+affaires louches et compliqu&eacute;es, dont personne ne connaissait au juste
+l'importance. Elle contentait l&agrave; son besoin d'intrigue, si longtemps
+satisfait dans ses campagnes de s&eacute;duction contre les hommes de grand
+avenir; et elle semblait s'&ecirc;tre ainsi pr&eacute;par&eacute;e &agrave; quelque besogne plus
+vaste en tendant jusqu'&agrave; vingt-deux ans ses pi&egrave;ges de fille &agrave; marier.
+Maintenant, elle entretenait une correspondance tr&egrave;s suivie avec sa
+m&egrave;re, fix&eacute;e &agrave; Turin. Elle allait presque chaque jour &agrave; la l&eacute;gation
+d'Italie, o&ugrave; le chevalier Rusconi l'emmenait dans les coins, causant
+rapidement, &agrave; voix basse. Puis, c'&eacute;taient des courses incompr&eacute;hensibles
+aux quatre coins de Paris, des visites faites furtivement &agrave; de hauts
+personnages, des rendez-vous donn&eacute;s au fond de quartiers perdus. Tous
+les r&eacute;fugi&eacute;s v&eacute;nitiens, les Brambilla, les Staderino, les Viscardi la
+voyaient en secret, lui passaient des bouts de papier couverts de notes.
+Elle avait achet&eacute; une serviette de maroquin rouge, un portefeuille
+monumental &agrave; serrure d'acier, digne d'un ministre, dans lequel elle
+promenait un monde de dossiers. En voiture, elle le tenait sur ses
+genoux, comme un manchon; partout o&ugrave; elle montait, elle l'emportait avec
+elle sous son bras, d'un geste familier; m&ecirc;me, &agrave; des heures matinales,
+on la rencontrait &agrave; pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine,
+les poignets meurtris. Bient&ocirc;t le portefeuille se r&acirc;pa, &eacute;clata aux
+coutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans ses robes
+voyantes &agrave; longue tra&icirc;ne, toujours charg&eacute;e de ce sac de cuir informe que
+des liasses de papier crevaient, elle ressemblait &agrave; quelque avocat
+v&eacute;reux courant les justices de paix pour gagner cent sous.</p>
+
+<p>Plusieurs fois, Rougon avait t&acirc;ch&eacute; de conna&icirc;tre les grandes affaires de
+Clorinde. Un jour, &eacute;tant rest&eacute; un instant seul avec le fameux
+portefeuille, il ne s'&eacute;tait fait aucun scrupule de tirer &agrave; lui les
+lettres dont les coins passaient par les fentes. Mais ce qu'il apprenait
+d'une fa&ccedil;on ou d'une autre lui paraissait si incoh&eacute;rent, si plein de
+trous, qu'il souriait des pr&eacute;tentions politiques de la jeune femme. Elle
+lui expliqua, un apr&egrave;s-midi, d'un air tranquille, tout un vaste projet:
+elle &eacute;tait en train de travailler &agrave; une alliance entre l'Italie et la
+France, en vue d'une prochaine campagne contre l'Autriche. Rougon, un
+moment tr&egrave;s frapp&eacute;, finit par hausser les &eacute;paules, devant les choses
+folles m&ecirc;l&eacute;es &agrave; son plan. Pour lui, elle avait simplement trouv&eacute; l&agrave; une
+originalit&eacute; de haut go&ucirc;t. Il tenait &agrave; ne pas modifier son opinion sur
+les femmes. Clorinde, d'ailleurs, acceptait volontiers le r&ocirc;le de
+disciple. Lorsqu'elle venait le voir rue Marbeuf, elle se faisait tr&egrave;s
+humble, tr&egrave;s soumise, le questionnait, l'&eacute;coutait avec une ardeur de
+n&eacute;ophyte d&eacute;sireux de s'instruire. Et lui, souvent, oubliait &agrave; qui il
+parlait, exposait son syst&egrave;me de gouvernement, s'engageait dans les
+aveux les plus nets. Peu &agrave; peu, ces conversations devinrent une
+habitude; il la prit pour confidente, se soulagea du silence qu'il
+observait avec ses meilleurs amis, la traita en &eacute;l&egrave;ve discr&egrave;te dont la
+respectueuse admiration le charmait.</p>
+
+<p>Pendant les mois d'ao&ucirc;t et de septembre, Clorinde multiplia ses visites.
+Elle venait maintenant jusqu'&agrave; trois et quatre fois par semaine. Jamais
+elle n'avait montr&eacute; une telle tendresse de disciple. Elle flattait
+beaucoup Rougon, s'extasiait sur son g&eacute;nie, regrettait les grandes
+choses qu'il aurait accomplies s'il ne s'&eacute;tait pas mis &agrave; l'&eacute;cart un
+jour, dans une minute de lucidit&eacute;, il lui demanda en riant:</p>
+
+<p>. &laquo;Vous avez donc bien besoin de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui&raquo;, r&eacute;pondit-elle hardiment.</p>
+
+<p>Mais elle se h&acirc;ta de reprendre son air d'extase &eacute;merveill&eacute;e. La
+politique l'amusait plus qu'un roman, disait-elle. Et, quand il tournait
+le dos, elle ouvrait tout grands ses yeux, o&ugrave; br&ucirc;lait une courte flamme,
+quelque ancienne pens&eacute;e de rancune toujours vivante souvent, elle
+laissait ses mains dans les siennes, comme si elle se f&ucirc;t sentie trop
+faible encore; et, les poignets fr&eacute;missants, elle semblait attendre de
+lui avoir vol&eacute; assez de sa force pour l'&eacute;trangler.</p>
+
+<p>Ce qui inqui&eacute;tait surtout Clorinde, c'&eacute;tait la lassitude croissante de
+Rougon. Elle le voyait s'endormir au fond de son ennui. D'abord, elle
+avait parfaitement distingu&eacute; ce qu'il pouvait y avoir de jou&eacute; dans son
+attitude. Mais, &agrave; pr&eacute;sent, malgr&eacute; toute sa finesse, elle commen&ccedil;ait &agrave; le
+croire vraiment d&eacute;courag&eacute;. Ses gestes s'alourdissaient, sa voix devenait
+molle; et, certains jours, il se montrait d'une telle indiff&eacute;rence,
+d'une si grande bonhomie, que la jeune femme, &eacute;pouvant&eacute;e, se demandait
+s'il n'allait pas finir par accepter tranquillement sa retraite au S&eacute;nat
+d'homme politique fourbu.</p>
+
+<p>Vers la fin de septembre, Rougon parut tr&egrave;s pr&eacute;occup&eacute;. Puis, dans une de
+leurs causeries habituelles, il lui avoua qu'il nourrissait un grand
+projet: Il s'ennuyait &agrave; Paris, il avait besoin d'air. Et, tout d'un
+trait, il parla:</p>
+
+<p>c'&eacute;tait un vaste plan de vie nouvelle, un exil volontaire dans les
+Landes, le d&eacute;frichement de plusieurs lieues carr&eacute;es de terrain, la
+fondation d'une ville au milieu de la contr&eacute;e conquise. Clorinde, toute
+p&acirc;le, l'&eacute;coutait.</p>
+
+<p>&laquo;Mais votre situation ici, vos esp&eacute;rances!&raquo; cria-t-elle.</p>
+
+<p>Il eut un geste de d&eacute;dain, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Bah! des ch&acirc;teaux en Espagne!... Voyez-vous, d&eacute;cid&eacute;ment, je ne suis pas
+fait pour la politique.&raquo; Et il reprit son r&ecirc;ve caress&eacute; d'&ecirc;tre un grand
+propri&eacute;taire, avec des troupeaux de b&ecirc;tes sur lesquels il r&eacute;gnerait.
+Mais, dans les Landes, son ambition grandissait; il devenait le roi
+conqu&eacute;rant d'une terre nouvelle; il avait un peuple. Ce furent des
+d&eacute;tails interminables. Depuis quinze jours, sans rien dire, il lisait
+des ouvrages sp&eacute;ciaux. Il dess&eacute;chait des marais, combattait avec des
+machines puissantes l'empierrement du sol, arr&ecirc;tait la marche des dunes
+par des plantations de pins, dotait la France d'un coin de fertilit&eacute;
+miraculeux. Toute son activit&eacute; endormie, toute sa force de g&eacute;ant
+inoccup&eacute;, se r&eacute;veillaient dans cette cr&eacute;ation; ses poings serr&eacute;s
+semblaient d&eacute;j&agrave; fendre les cailloux rebelles; ses bras retournaient le
+sol d'un seul effort; ses &eacute;paules portaient des maisons toutes b&acirc;ties,
+qu'il plantait &agrave; sa guise au bord d'une rivi&egrave;re, dont il creusait le lit
+d'un seul coup de pied. Rien de plus ais&eacute; que tout cela. Il trouverait
+l&agrave; de l'ouvrage tant qu'il voudrait. L'empereur l'aimait sans doute
+assez encore pour lui donner un d&eacute;partement &agrave; arranger. Debout, une
+flamme aux joues, grandi par le redressement brusque de ses gros
+membres, il &eacute;clata d'un rire superbe.</p>
+
+<p>&laquo;Hein! c'est une id&eacute;e! dit-il. Je laisse mon nom &agrave; la ville, je fonde un
+petit empire, moi aussi!&raquo; Clorinde crut &agrave; quelque caprice, &agrave; une
+imagination n&eacute;e du profond ennui dans lequel il se d&eacute;battait. Mais, les
+jours suivants, il lui reparla de son projet, avec plus d'enthousiasme
+encore. A chaque visite, elle le trouvait perdu au milieu de cartes
+&eacute;tal&eacute;es sur le bureau, sur les si&egrave;ges, sur le tapis. Un apr&egrave;s-midi, elle
+ne put le voir, il &eacute;tait en conf&eacute;rence avec deux ing&eacute;nieurs. Alors, elle
+commen&ccedil;a &agrave; &eacute;prouver une peur v&eacute;ritable. Allait-il donc la planter l&agrave;,
+pour b&acirc;tir sa ville, au fond d'un d&eacute;sert?</p>
+
+<p>N'&eacute;tait-ce pas plut&ocirc;t quelque nouvelle combinaison qu'il mettait en
+&oelig;uvre? Elle renon&ccedil;a &agrave; la v&eacute;rit&eacute; vraie, elle crut prudent de jeter
+l'alarme dans la bande.</p>
+
+<p>Ce fut une consternation. Du Poizat s'emporta; depuis plus d'un an, il
+battait le pav&eacute;; &agrave; son dernier voyage en Vend&eacute;e, son p&egrave;re avait sorti un
+pistolet d'un tiroir, quand il s'&eacute;tait risqu&eacute; &agrave; lui demander dix mille
+francs, pour monter une affaire superbe; et, maintenant, il recommen&ccedil;ait
+&agrave; crever la faim comme en 48.</p>
+
+<p>M. Kahn se montra tout aussi furieux: ses hauts fourneaux de Bressuire
+&eacute;taient menac&eacute;s d'une faillite prochaine, il se sentait perdu, s'il
+n'obtenait pas avant six mois la concession de son chemin de fer. Les
+autres, M. B&eacute;juin, le colonel, les Bouchard, les Charbonnel, se
+r&eacute;pandirent &eacute;galement en dol&eacute;ances. &Ccedil;a ne pouvait pas finir ainsi.
+Rougon, v&eacute;ritablement, n'&eacute;tait pas raisonnable. On lui parlerait.</p>
+
+<p>Cependant, quinze jours s'&eacute;coul&egrave;rent. Clorinde, tr&egrave;s &eacute;cout&eacute;e de toute la
+bande, avait d&eacute;cid&eacute; qu'il serait mauvais d'attaquer le grand homme en
+face. On attendait une occasion. Un dimanche soir, vers le milieu
+d'octobre, comme les amis se trouvaient r&eacute;unis au complet dans le salon
+de la rue Marbeuf, Rougon dit en souriant:</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne savez pas ce que j'ai re&ccedil;u aujourd'hui?&raquo; Et il prit derri&egrave;re la
+pendule une carte rose, qu'il montra.</p>
+
+<p>&laquo;Une invitation &agrave; Compi&egrave;gne.&raquo; A ce moment, le valet de chambre ouvrit
+discr&egrave;tement la porte. L'homme que monsieur attendait &eacute;tait l&agrave;. Rougon
+s'excusa et sortit. Clorinde s'&eacute;tait lev&eacute;e, &eacute;coutant. Puis, dans le
+silence, elle dit avec &eacute;nergie:</p>
+
+<p>&laquo;Il faut qu'il aille &agrave; Compi&egrave;gne!&raquo; Les amis, prudemment, regard&egrave;rent
+autour d'eux; mais ils &eacute;taient bien seuls, Mme Rougon avait disparu
+depuis quelques minutes. Alors, &agrave; demi-voix, tout en guettant les
+portes, ils parl&egrave;rent librement. Les dames faisaient un cercle devant la
+chemin&eacute;e, o&ugrave; un gros tison se consumait en braise; M. Bouchard et le
+colonel jouaient leur &eacute;ternel piquet: tandis que les hommes avaient
+roul&eacute; leurs fauteuils, dans un coin, pour s'isoler. Clorinde, debout au
+milieu de la pi&egrave;ce, la t&ecirc;te pench&eacute;e, r&eacute;fl&eacute;chissait profond&eacute;ment.</p>
+
+<p>&laquo;Il attendait donc quelqu'un? demanda Du Poizat.</p>
+
+<p>Qui &ccedil;a peut-il &ecirc;tre?&raquo; Les autres hauss&egrave;rent les &eacute;paules, voulant dire
+qu'ils ne savaient pas.</p>
+
+<p>&laquo;Encore pour sa grande b&ecirc;te d'affaire peut-&ecirc;tre! continua-t-il. Moi je
+suis &agrave; bout. Un de ces soirs, vous verrez, je lui flanquerai &agrave; la figure
+tout ce que je pense.</p>
+
+<p>&mdash;Chut!&raquo; dit Kahn, en posant un doigt sur ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>L'ancien sous-pr&eacute;fet avait hauss&eacute; la voix d'une fa&ccedil;on inqui&eacute;tante. Tous
+pr&ecirc;t&egrave;rent un moment l'oreille. Puis, ce fut M. Kahn lui-m&ecirc;me qui
+recommen&ccedil;a, tr&egrave;s bas:</p>
+
+<p>&laquo;Sans doute, il a pris des engagements envers nous.</p>
+
+<p>&mdash;Dites qu'il a contract&eacute; une dette, ajouta le colonel, en posant ses
+cartes.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, une dette, c'est le mot, d&eacute;clara M. Bouchard. Nous ne le lui
+avons pas m&acirc;ch&eacute;, le dernier jour au Conseil d'&Eacute;tat.&raquo; Et les autres
+appuyaient vivement de la t&ecirc;te. Il y eut une lamentation g&eacute;n&eacute;rale.
+Rougon les avait tous ruin&eacute;s.</p>
+
+<p>M. Bouchard ajoutait que, sans sa fid&eacute;lit&eacute; au malheur, il serait chef de
+bureau depuis longtemps. A entendre le colonel, on &eacute;tait venu lui offrir
+la croix de commandeur et une situation pour son fils Auguste, de la
+part du comte de Marsy; mais il avait refus&eacute;, par amiti&eacute; pour Rougon. Le
+p&egrave;re et la m&egrave;re de M. d'Escorailles, disait la jolie Mme Bouchard, se
+trouvaient tr&egrave;s froiss&eacute;s de voir leur fils rester auditeur, quand ils
+attendaient depuis six mois d&eacute;j&agrave; sa nomination de ma&icirc;tre des requ&ecirc;tes.
+Et m&ecirc;me ceux qui ne disaient rien, Delestang, M. B&eacute;juin, Mme Correur,
+les Charbonnel, pin&ccedil;aient les l&egrave;vres, levaient les yeux au ciel, d'un
+air de martyrs auxquels la patience commence &agrave; manquer.</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, nous sommes vol&eacute;s, reprit Du Poizat. Mais il ne partira pas, je
+vous en r&eacute;ponds! Est-ce qu'il y a du bon sens &agrave; aller se battre avec des
+cailloux, dans je ne sais quel trou perdu, lorsqu'on a des int&eacute;r&ecirc;ts si
+graves &agrave; Paris?... Voulez-vous que je lui parle, moi?&raquo; Clorinde sortait
+de sa r&ecirc;verie. Elle lui imposa silence d'un geste; puis, quand elle eut
+entrouvert la porte pour voir si personne n'&eacute;tait l&agrave;, elle r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&laquo;Entendez-vous, il faut qu'il aille &agrave; Compi&egrave;gne!&raquo; Et, comme toutes les
+faces se tendaient vers elle, d'un nouveau geste elle arr&ecirc;ta les
+questions.</p>
+
+<p>&laquo;Chut! pas ici!&raquo; Pourtant, elle dit encore que son mari et elle &eacute;taient
+aussi invit&eacute;s &agrave; Compi&egrave;gne; et elle laissa &eacute;chapper les noms de M. de
+Marsy et de Mme de Llorentz, sans vouloir s'expliquer davantage. On
+pousserait le grand homme au pouvoir malgr&eacute; lui, on le compromettrait,
+s'il le fallait. M. Beulin-d'orch&egrave;re et toute la magistrature
+l'appuyaient sourdement. L'empereur, avouait M. La Rouquette, au milieu
+de la haine de son entourage contre Rougon, gardait un silence absolu;
+d&egrave;s qu'on le nommait en sa pr&eacute;sence, il devenait grave, l'&oelig;il voil&eacute;, la
+bouche noy&eacute;e dans l'ombre des moustaches.</p>
+
+<p>&laquo;Il ne s'agit pas de nous, finit par d&eacute;clarer M. Kahn.</p>
+
+<p>Si nous r&eacute;ussissons, le pays nous devra des remerciements.&raquo; Alors, tout
+haut, on continua, en faisant un grand &eacute;loge du ma&icirc;tre de la maison.
+Dans la pi&egrave;ce voisine, un bruit de voix venait de s'&eacute;lever. Du Poizat,
+mordu par la curiosit&eacute;, poussa la porte comme s'il allait sortir puis la
+referma assez lentement pour apercevoir l'homme qui se trouvait avec
+Rougon. C'&eacute;tait Gilquin, en gros paletot, presque propre, tenant &agrave; la
+main une forte canne &agrave; pomme de cuivre. Il disait, sans baisser la voix,
+avec une familiarit&eacute; exag&eacute;r&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Tu sais, n'envoie plus maintenant rue Virginie, &agrave; Grenelle. J'ai eu des
+histoires; je reste au fond des Batignolles, passage Guttin.... Enfin,
+tu peux compter sur moi. A bient&ocirc;t.&raquo; Et il donna une poign&eacute;e de main &agrave;
+Rougon. Quand celui-ci rentra dans le salon, il s'excusa, en regardant
+Du Poizat fixement.</p>
+
+<p>&laquo;Un brave gar&ccedil;on que vous connaissez, n'est-ce pas, Du Poizat?... Il va
+me racoler des colons pour mon nouveau monde, l&agrave;-bas, au fond des
+Landes.... A propos, je vous emm&egrave;ne tous; vous pouvez faire vos paquets.</p>
+
+<p>Kahn sera mon premier ministre. Delestang et sa femme auront le
+portefeuille des affaires &eacute;trang&egrave;res.</p>
+
+<p>B&eacute;juin se chargera des postes. Et je n'oublie pas les dames, Mme
+Bouchard, qui tiendra le sceptre de la beaut&eacute;, et Mme Charbonnel, &agrave;
+laquelle je confierai les clefs de nos greniers.&raquo; Il plaisantait, tandis
+que les amis, mal &agrave; l'aise, se demandaient s'il ne les avait pas
+entendus, par quelque fente du mur. Lorsqu'il d&eacute;cora le colonel de tous
+ses ordres, celui-ci faillit se f&acirc;cher. Cependant, Clorinde regardait
+l'invitation &agrave; Compi&egrave;gne, qu'elle avait prise sur la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que vous irez? dit-elle n&eacute;gligemment.</p>
+
+<p>&mdash;Mais sans doute, r&eacute;pondit Rougon &eacute;tonn&eacute;. Je compte bien profiter de
+l'occasion pour me faire donner mon d&eacute;partement par l'empereur.&raquo; Dix
+heures sonnaient. Mme Rougon reparut et servit le th&eacute;.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#table">VII</a></h2>
+
+
+<p>Vers sept heures, le soir de son arriv&eacute;e &agrave; Compi&egrave;gne, Clorinde causait
+avec M. de Plouguern, pr&egrave;s d'une fen&ecirc;tre de la galerie des Cartes. On
+attendait l'empereur et l'imp&eacute;ratrice pour passer dans la salle &agrave;
+manger. La seconde s&eacute;rie d'invit&eacute;s de la saison se trouvait au ch&acirc;teau
+depuis trois heures &agrave; peine; et, tout le monde n'&eacute;tant pas encore
+descendu, la jeune femme s'occupait &agrave; juger d'un mot chaque personne qui
+entrait. Les dames, d&eacute;collet&eacute;es, avec des fleurs dans les cheveux,
+souriaient d&egrave;s le seuil d'un air doux; les hommes restaient graves, en
+cravate blanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas de
+soie.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il est tr&egrave;s bien, lui....
+Mais vois donc, parrain, M. Beulin d'Orch&egrave;re, si l'on ne dirait pas
+qu'il va aboyer; et quelles jambes, bon Dieu!&raquo;</p>
+
+<p>M. de Plouguern ricanait, heureux de ces m&eacute;disances. Le chevalier
+Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterie langoureuse de bel
+Italien; puis, il fit le tour des dames en se balan&ccedil;ant, dans une suite
+de r&eacute;v&eacute;rences rythm&eacute;es, du plus tendre effet. A quelques pas, Delestang,
+tr&egrave;s s&eacute;rieux, regardait les immenses cartes de la for&ecirc;t de Compi&egrave;gne,
+qui couvraient les murs de la galerie.</p>
+
+<p>&laquo;Dans quel wagon es-tu donc mont&eacute;? reprit Clorinde. Je t'ai cherch&eacute;
+pour faire le voyage avec toi. Imagine-toi que je me suis fourr&eacute;e avec
+un tas d'hommes...&raquo; Mais elle s'interrompit, &eacute;touffant un rire entre ses
+doigts.</p>
+
+<p>&laquo;M. La Rouquette a l'air en sucre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un d&eacute;jeuner de pensionnaire&raquo;, dit m&eacute;chamment le s&eacute;nateur.</p>
+
+<p>A ce moment, il y eut &agrave; la porte un grand froissement d'&eacute;toffes; le
+battant s'ouvrit tr&egrave;s large, et une entra, v&ecirc;tue d'une robe si charg&eacute;e
+de n&oelig;uds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe &agrave; deux
+mains pour pouvoir passer. C'&eacute;tait Mme de Combelot, la belle s&oelig;ur de
+Clorinde. Celle-ci la d&eacute;visagea, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;S'il est permis!&raquo; Et comme M. de Plouguern la regardait elle-m&ecirc;me, dans
+sa robe de tarlatane toute simple, pass&eacute;e sur un dessous de faille rose
+mal taill&eacute;, elle continua, d'un ton de parfaite insouciance:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! moi, la toilette, tu sais, parrain! On me prend telle que je suis.&raquo;
+Cependant, Delestang s'&eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; quitter les cartes, pour aller
+au-devant de sa s&oelig;ur, qu'il amena &agrave; sa femme. Elles ne s'aimaient gu&egrave;re
+toutes deux. Elles &eacute;chang&egrave;rent un compliment aigre-doux. Et Mme de
+Combelot s'&eacute;loigna, tra&icirc;nant une queue de satin, pareille &agrave; un coin de
+parterre, au milieu des hommes muets, qui reculaient discr&egrave;tement de
+deux ou trois pas, devant le flot d&eacute;bordant de ses volants de dentelle.</p>
+
+<p>Clorinde, d&egrave;s qu'elle fut de nouveau seule avec M. de Plouguern,
+plaisanta, en faisant allusion &agrave; la grande passion que la dame &eacute;prouvait
+pour l'empereur. Puis, comme le s&eacute;nateur racontait la belle r&eacute;sistance
+de ce dernier:</p>
+
+<p>&laquo;Il n'a pas beaucoup de m&eacute;rite, elle est si maigre! J'ai entendu des
+hommes la trouver jolie, je ne sais pas pourquoi. Elle a une figure de
+rien du tout.&raquo;</p>
+
+<p>Tout en causant, elle continuait &agrave; surveiller la porte, pr&eacute;occup&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! cette fois, dit-elle, &ccedil;a doit &ecirc;tre M. Rougon.&raquo; Mais elle reprit
+aussit&ocirc;t, avec une courte flamme dans les yeux:</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! non, c'est M. de Marsy.&raquo; Le ministre, tr&egrave;s correct dans son
+habit noir et sa culotte courte, s'avan&ccedil;a en souriant vers Mme de
+Combelot; et, pendant qu'il la complimentait, il regardait les invit&eacute;s,
+les yeux vagues et voil&eacute;s, comme s'il n'e&ucirc;t reconnu personne. Alors, &agrave;
+mesure qu'on le salua, il inclina la t&ecirc;te, avec une grande amabilit&eacute;.
+Plusieurs hommes s'approch&egrave;rent. Bient&ocirc;t il devint le centre d'un
+groupe. Sa figure p&acirc;le, fine et m&eacute;chante, dominait les &eacute;paules qui
+moutonnaient autour de lui.</p>
+
+<p>&laquo;A propos, reprit Clorinde en poussant M. de Plouguern au fond de
+l'embrasure, j'ai compt&eacute; sur toi pour me donner des d&eacute;tails.... Que
+sais-tu au sujet des fameuses lettres de Mme de Llorentz?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce que tout le monde sait&raquo;, r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>Et il parla des trois lettres, &eacute;crites, disait-on, par le comte de Marsy
+&agrave; Mme de Llorentz, il y avait pr&egrave;s de cinq ans, un peu avant le mariage
+de l'empereur. Cette dame, qui venait de perdre son mari, un g&eacute;n&eacute;ral
+d'origine espagnole, se trouvait alors &agrave; Madrid, o&ugrave; elle r&eacute;glait des
+affaires d'int&eacute;r&ecirc;t. C'&eacute;tait le beau temps de leur liaison. Le comte,
+pour l'&eacute;gayer, c&eacute;dant aussi &agrave; son esprit de vaudevilliste, lui avait
+envoy&eacute; des d&eacute;tails extr&ecirc;mement piquants sur certaines personnes
+augustes, dans l'intimit&eacute; desquelles il vivait. Et l'on racontait que,
+depuis ce temps, Mme de Llorentz, belle femme extr&ecirc;mement jalouse,
+gardait ces lettres, qu'elle tenait suspendues sur la t&ecirc;te de M. de
+Marsy, comme une vengeance toujours pr&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Elle s'est laiss&eacute; convaincre, quand il d&ucirc; &eacute;pouser une princesse
+valaque, dit le s&eacute;nateur en terminant. Mais, apr&egrave;s avoir consenti &agrave; un
+mois de lune de miel, elle lui a signifi&eacute; que, s'il ne revenait se
+mettre &agrave; ses pieds, elle d&eacute;poserait un beau matin les trois terribles
+lettres sur le bureau de l'empereur; et il a repris sa cha&icirc;ne.... Il la
+comble de douceurs pour se faire rendre cette maudite correspondance.&raquo;</p>
+
+<p>Clorinde riait beaucoup. L'histoire lui paraissait tr&egrave;s dr&ocirc;le. Et elle
+multiplia ses questions. Alors, si le comte trompait Mme de Llorentz,
+celle-ci &eacute;tait capable d'ex&eacute;cuter sa menace? Ces trois lettres, o&ugrave; les
+tenait-elle? dans son corsage, cousues entre deux rubans de satin, &agrave; ce
+qu'elle avait entendu dire. Mais M. de Plouguern n'en savait pas
+davantage. Personne n'avait lu les lettres. Il connaissait un jeune
+homme qui, pour en prendre une copie, s'&eacute;tait fait inutilement, pendant
+pr&egrave;s de six mois, l'humble esclave de Mme de Llorentz.</p>
+
+<p>&laquo;Diable! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux, petite. Eh!
+j'oubliais en effet: tu as fait sa conqu&ecirc;te!...</p>
+
+<p>Est-il vrai qu'&agrave; sa derni&egrave;re soir&eacute;e, au minist&egrave;re, il a caus&eacute; avec toi
+pr&egrave;s d'une heure?&raquo; La jeune femme ne r&eacute;pondit pas. Elle n'&eacute;coutait plus,
+elle restait immobile et superbe, sous le regard fixe de M. de Marsy.
+Puis, levant lentement la t&ecirc;te, le regardant &agrave; son tour, elle attendit
+son salut. Il s'approcha d'elle, s'inclina. Et elle lui sourit alors,
+tr&egrave;s doucement. Ils n'&eacute;chang&egrave;rent pas un mot. Le comte retourna au
+milieu d'un groupe, o&ugrave; M. La Rouquette parlait tr&egrave;s haut, en le nommant
+&agrave; chaque phrase &laquo;Son Excellence&raquo;.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu, pourtant, la galerie s'&eacute;tait remplie. Il y avait l&agrave; pr&egrave;s de
+cent personnes, de hauts fonctionnaires, des g&eacute;n&eacute;raux, des diplomates
+&eacute;trangers, cinq d&eacute;put&eacute;s, trois pr&eacute;fets, deux peintres, un romancier,
+deux acad&eacute;miciens, sans compter les officiers du palais, chambellans,
+aides de camp et &eacute;cuyers. Le discret murmure des voix montait dans la
+lumi&egrave;re des lustres.</p>
+
+<p>Les familiers du ch&acirc;teau se promenaient &agrave; petits pas, tandis que les
+nouveaux invit&eacute;s, debout, n'osaient se risquer au milieu des dames.
+Cette premi&egrave;re heure de g&ecirc;ne, entre des personnes dont plusieurs ne se
+connaissaient pas, et qui se trouvaient tout d'un coup r&eacute;unies &agrave; la
+porte de la salle &agrave; manger imp&eacute;riale, donnait aux visages un air de
+dignit&eacute; maussade. Par moments de brusques silences se faisaient, des
+t&ecirc;tes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empire de la
+vaste pi&egrave;ce, les consoles &agrave; pieds droits, les fauteuils carr&eacute;s
+semblaient augmenter encore la solennit&eacute; de l'attente.</p>
+
+<p>&laquo;Le voici enfin!&raquo; murmura Clorinde.</p>
+
+<p>Rougon venait d'entrer. Il s'arr&ecirc;ta un moment &agrave; deux pas de la porte. Il
+avait pris son allure &eacute;paisse de bonhomme, le dos un peu gonfl&eacute;, la face
+endormie. D'un regard, il vit le l&eacute;ger frisson d'hostilit&eacute; que sa
+pr&eacute;sence produisait, au milieu de certains groupes. Puis,
+tranquillement, tout en distribuant quelques poign&eacute;es de main, il
+man&oelig;uvra de fa&ccedil;on &agrave; se trouver en face de M. de Marsy. Ils se
+salu&egrave;rent, parurent charm&eacute;s de se rencontrer. Et, les yeux dans les
+yeux, en ennemis qui ont le respect de leur force, ils caus&egrave;rent
+amicalement.</p>
+
+<p>Autour d'eux, un vide s'&eacute;tait fait. Les dames suivaient leurs moindres
+gestes; tandis que les hommes, affectant une grande discr&eacute;tion,
+regardaient ailleurs, en glissant de leur c&ocirc;t&eacute; des coups d'&oelig;il furtifs.
+Des chuchotements couraient dans un coin. Quel &eacute;tait donc le secret
+dessein de l'empereur? pourquoi mettait-il ainsi ces deux personnages en
+pr&eacute;sence? M. La Rouquette, tr&egrave;s perplexe, crut flairer un &eacute;v&eacute;nement
+grave. Il vint questionner M. de Plouguern, qui s'amusa &agrave; lui r&eacute;pondre:</p>
+
+<p>&laquo;Dame! Rougon va peut-&ecirc;tre culbuter Marsy, et l'on fera bien de le
+m&eacute;nager.... A moins pourtant que l'empereur n'ait pas song&eacute; &agrave; mal. &Ccedil;a
+lui arrive quelquefois.... Peut-&ecirc;tre aussi a-t-il voulu prendre
+seulement le plaisir de les voir ensemble, en esp&eacute;rant qu'ils seraient
+dr&ocirc;les.&raquo; Mais les chuchotements cess&egrave;rent, un grand mouvement eut lieu.
+Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurant une
+phrase &agrave; demi-voix. Et les invit&eacute;s, redevenus subitement graves, se
+dirig&egrave;rent vers la porte de gauche, o&ugrave; ils form&egrave;rent une double haie,
+les hommes d'un c&ocirc;t&eacute;, les femmes de l'autre. Pr&egrave;s de la porte se pla&ccedil;a
+M. de Marsy, qui garda Rougon &agrave; son c&ocirc;t&eacute;; puis, les autres personnages
+s'&eacute;chelonn&egrave;rent, selon leur rang ou leur grade. L&agrave;, on attendit encore
+trois minutes, dans un grand recueillement.</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit &agrave; deux battants. L'empereur, en habit, la poitrine
+barr&eacute;e par la tache rouge du grand cordon, entra le premier, suivi du
+chambellan de service, M. de Combelot. Il eut un faible sourire, en
+s'arr&ecirc;tant devant M. de Marsy et Rougon; il tordait sa longue moustache
+d'une main lente, avec un balancement de tout son corps. Puis, d'une
+voix embarrass&eacute;e, il murmura:</p>
+
+<p>&laquo;Vous direz &agrave; Mme Rougon toute la peine que nous avons &eacute;prouv&eacute;e en la
+sachant malade.... Nous aurions vivement d&eacute;sir&eacute; la voir avec vous....
+Enfin, ce ne sera rien, il faut l'esp&eacute;rer. Il y a beaucoup de rhumes en
+ce moment.&raquo; Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d'un
+g&eacute;n&eacute;ral, auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu'il appelait
+&laquo;mon petit ami Gaston&raquo;; Gaston avait l'&acirc;ge du prince imp&eacute;rial, mais il
+&eacute;tait d&eacute;j&agrave; beaucoup plus fort. La haie s'inclinait &agrave; mesure qu'il
+avan&ccedil;ait.</p>
+
+<p>Enfin, tout au bout, M. de Combelot lui pr&eacute;senta l'un des deux
+acad&eacute;miciens, qui venait &agrave; la cour pour la premi&egrave;re fois; et l'empereur
+parla d'une &oelig;uvre r&eacute;cente de l'&eacute;crivain, dont il avait lu certains
+passages avec le plus grand plaisir, disait-il.</p>
+
+<p>Cependant, l'imp&eacute;ratrice &eacute;tait entr&eacute;e, accompagn&eacute;e de Mme de Llorentz.
+Elle portait une toilette tr&egrave;s modeste, une robe de soie bleue,
+recouverte d'une tunique de dentelle blanche. A petits pas, souriante,
+pliant gracieusement son cou nu, o&ugrave; un simple velours attachait un c&oelig;ur
+de diamants, elle descendait, le long de la haie form&eacute;e par les dames.
+Des r&eacute;v&eacute;rences, sur son passage, &eacute;talaient de larges froissements de
+jupes, d'o&ugrave; montaient des odeurs musqu&eacute;es. Mme de Llorentz lui pr&eacute;senta
+une jeune femme, qui paraissait tr&egrave;s &eacute;mue.</p>
+
+<p>Mme de Combelot affecta une familiarit&eacute; attendrie.</p>
+
+<p>Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ils
+revinrent sur leurs pas, l'empereur en passant &agrave; son tour devant les
+dames, l'imp&eacute;ratrice en remontant devant les hommes. Il y eut de
+nouvelles pr&eacute;sentations. Personne ne parlait encore, un embarras
+respectueux tenait les invit&eacute;s muets, en face les uns des autres. Mais
+les rangs se rompirent; des mots furent &eacute;chang&eacute;s &agrave; demi-voix, et des
+rires clairs s'&eacute;levaient, lorsque l'adjudant g&eacute;n&eacute;ral du palais vint dire
+que le d&icirc;ner &eacute;tait servi.</p>
+
+<p>&laquo;Hein! tu n'as plus besoin de moi!&raquo; dit gaiement M. de Plouguern &agrave;
+l'oreille de Clorinde.</p>
+
+<p>Elle lui sourit. Elle &eacute;tait rest&eacute;e devant M. de Marsy, pour le forcer &agrave;
+lui offrir son bras, ce qu'il fit d'ailleurs d'un air galant. Une l&eacute;g&egrave;re
+confusion r&eacute;gnait. L'empereur et l'imp&eacute;ratrice pass&egrave;rent les premiers,
+suivis des personnes d&eacute;sign&eacute;es pour s'asseoir &agrave; leur droite et &agrave; leur
+gauche; c'&eacute;taient, ce jour-l&agrave;, deux diplomates &eacute;trangers, une jeune
+Am&eacute;ricaine et la femme d'un ministre. Derri&egrave;re, venaient les autres
+invit&eacute;s, &agrave; leur guise, chacun tenant &agrave; son bras la dame qu'il lui avait
+plu de choisir. Et, lentement, le d&eacute;fil&eacute; s'organisa.</p>
+
+<p>L'entr&eacute;e dans la salle &agrave; manger fut d'une grande pompe. Cinq lustres
+flambaient au-dessus de la longue table, allumant les pi&egrave;ces
+d'argenterie du surtout, des sc&egrave;nes de chasse, avec le cerf au d&eacute;part,
+les cors sonnant l'hallali, les chiens arrivant &agrave; la cur&eacute;e. La vaisselle
+plate mettait au bord de la nappe un cordon de lunes d'argent; tandis
+que les flancs des r&eacute;chauds o&ugrave; se refl&eacute;tait la braise des bougies, les
+cristaux ruisselants de gouttes de flammes, les corbeilles de fruits et
+les vases de fleurs d'un rose vif faisaient du couvert imp&eacute;rial une
+splendeur dont la clart&eacute; flottante emplissait l'immense pi&egrave;ce. Par la
+porte ouverte &agrave; deux battants, le cort&egrave;ge d&eacute;bouchait, apr&egrave;s avoir
+travers&eacute; la salle des gardes, d'un pas ralenti. Les hommes se
+penchaient, disaient un mot, puis se redressaient, dans le secret
+chatouillement de vanit&eacute; de cette marche triomphale; les dames, les
+&eacute;paules nues, tremp&eacute;es de clart&eacute;s, avaient une douceur ravie; et, sur
+les tapis, les jupes tra&icirc;nantes, espa&ccedil;ant les couples, donnaient une
+majest&eacute; de plus au d&eacute;fil&eacute;, qu'elles accompagnaient de leur murmure
+d'&eacute;toffes riches. C'&eacute;tait une approche presque tendre, une arriv&eacute;e
+gourmande dans un milieu de luxe, de lumi&egrave;re et de ti&eacute;deur, comme un
+bain sensuel o&ugrave; les odeurs musqu&eacute;es des toilettes se m&ecirc;laient &agrave; un l&eacute;ger
+fumet de gibier, relev&eacute; d'un filet de citron. Lorsque, sur le seuil, en
+face du d&eacute;veloppement superbe de la table, une musique militaire, cach&eacute;e
+au fond d'une galerie voisine, les accueillait d'une fanfare, pareille
+au signal de quelque gala de f&eacute;erie, les invit&eacute;s, un peu g&ecirc;n&eacute;s par leurs
+culottes courtes, serraient les bras des dames, involontairement, un
+sourire aux l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Alors, l'imp&eacute;ratrice descendit &agrave; droite et se tint debout au milieu de
+la table, pendant que l'empereur, passant &agrave; gauche, venait prendre place
+en face d'elle.</p>
+
+<p>Puis, lorsque les personnes d&eacute;sign&eacute;es se furent assises &agrave; la droite et &agrave;
+la gauche de Leurs Majest&eacute;s, les autres couples tourn&egrave;rent un instant,
+choisissant leur voisinage, s'arr&ecirc;tant &agrave; leur guise. Ce soir-l&agrave; il y
+avait quatre vingt-sept couverts. Pr&egrave;s de trois minutes s'&eacute;coul&egrave;rent,
+avant que tout le monde f&ucirc;t entr&eacute; et plac&eacute;. La moire satin&eacute;e des
+&eacute;paules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautes
+coiffures donnaient comme un rire vivant &agrave; la grande lumi&egrave;re des
+lustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que les hommes
+avaient gard&eacute;s &agrave; la main. Et l'on s'assit.</p>
+
+<p>M. de Plouguern avait suivi Rougon. Apr&egrave;s le potage, il lui poussa le
+coude, en demandant:</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que vous avez charg&eacute; Clorinde de vous raccommoder avec Marsy?&raquo;
+Et, du coin de l'&oelig;il, il lui montrait la jeune femme, assise de l'autre
+c&ocirc;t&eacute; de la table, aupr&egrave;s du comte, avec lequel elle causait d'une fa&ccedil;on
+tendre. Rougon, l'air tr&egrave;s contrari&eacute;, se contenta de hausser les
+&eacute;paules; puis, il affecta de ne plus regarder en face de lui. Mais,
+malgr&eacute; son effort d'indiff&eacute;rence, il revenait &agrave; Clorinde, il
+s'int&eacute;ressait &agrave; ses moindres gestes, aux mouvements de ses l&egrave;vres, comme
+s'il avait voulu voir les mots qu'elle pronon&ccedil;ait.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Rougon, dit en se penchant Mme de Combelot, qui s'&eacute;tait mise
+le plus pr&egrave;s possible de l'empereur, vous vous souvenez de cet
+accident-l&agrave;?</p>
+
+<p>C'est vous qui m'avez trouv&eacute; un fiacre. Tout un volant de ma robe &eacute;tait
+arrach&eacute;.&raquo; Elle se rendait int&eacute;ressante, en racontant que sa voiture
+avait failli un jour &ecirc;tre coup&eacute;e en deux par le landau d'un prince
+russe. Et il dut r&eacute;pondre. Pendant un moment, on causa de &ccedil;a, au milieu
+de la table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chute de
+cheval qu'une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite, la
+semaine pr&eacute;c&eacute;dente, et dans laquelle elle s'&eacute;tait cass&eacute; un bras.
+L'imp&eacute;ratrice eut un l&eacute;ger cri de commis&eacute;ration. L'empereur ne disait
+rien, &eacute;coutant d'un air profond, mangeant lentement.</p>
+
+<p>&laquo;O&ugrave; donc s'est fourr&eacute; Delestang?&raquo; demanda &agrave; son tour Rougon &agrave; M. de
+Plouguern.</p>
+
+<p>Ils le cherch&egrave;rent. Enfin, le s&eacute;nateur l'aper&ccedil;ut au bout de la table. Il
+&eacute;tait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de M. de Combelot, parmi toute une rang&eacute;e d'hommes,
+l'oreille tendue &agrave; des propos tr&egrave;s libres que le brouhaha des voix
+couvrait. M. La Rouquette avait entam&eacute; l'histoire gaillarde d'une
+blanchisseuse de son pays; le chevalier Rusconi donnait des
+appr&eacute;ciations personnelles sur les Parisiennes; tandis que l'un des deux
+peintres et le romancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les
+dames dont les bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. Et
+Rougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus en plus
+aimable pour le comte, &agrave; son imb&eacute;cile de mari, aveugle l&agrave;-bas, souriant
+dignement des choses un peu fortes qu'il entendait.</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi ne s'est-il pas mis avec nous? murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! je ne le plains pas, dit M. de Plouguern. On a l'air de s'amuser,
+dans ce bout-l&agrave;.&raquo; Puis, il continua &agrave; son oreille:</p>
+
+<p>&laquo;Je crois qu'ils arrangent Mme de Llorentz. Avez-vous remarqu&eacute; comme
+elle est d&eacute;collet&eacute;e?... Il y en a un qui va sortir, pour s&ucirc;r. Hein?
+celui de gauche?&raquo; Mais, comme il se penchait pour mieux voir Mme de
+Llorentz, assise du m&ecirc;me c&ocirc;t&eacute; que lui, &agrave; cinq places de distance, il
+devint subitement grave. Cette dame, une belle blonde un peu forte,
+avait en ce moment un visage terrible, tout p&acirc;le d'une rage froide, avec
+des yeux bleus qui tournaient au noir, fix&eacute;s ardemment sur M. de Marsy
+et sur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougon lui-m&ecirc;me
+ne put comprendre:</p>
+
+<p>&laquo;Diable! &ccedil;a va se g&acirc;ter.&raquo; La musique jouait toujours, une musique
+lointaine qui semblait venir du plafond. A certains &eacute;clats de cuivre,
+les convives levaient la t&ecirc;te, cherchaient l'air dont ils &eacute;taient
+poursuivis. Puis, ils n'entendaient plus; le chant l&eacute;ger des
+clarinettes, au fond de la galerie voisine, se confondait avec les
+bruits argentins de la vaisselle plate qu'on apportait par piles
+&eacute;normes. De grands plats avaient des sonneries &eacute;touff&eacute;es de cymbales.</p>
+
+<p>Autour de la table, c'&eacute;tait un empressement silencieux, tout un peuple
+de domestiques s'agitant sans une parole, les huissiers en habit et en
+culotte bleu clair, avec l'&eacute;p&eacute;e et le tricorne, les valets de pied,
+cheveux poudr&eacute;s, portant l'habit vert de grande livr&eacute;e, galonn&eacute; d'or.
+Les mets arrivaient, les vins circulaient, r&eacute;guli&egrave;rement; tandis que les
+chefs de service, les contr&ocirc;leurs, le premier officier tranchant, le
+chef de l'argenterie, debout, surveillaient cette man&oelig;uvre compliqu&eacute;e,
+cette confusion o&ugrave; le r&ocirc;le du dernier valet &eacute;tait r&eacute;gl&eacute; &agrave; l'avance.
+Derri&egrave;re l'empereur et l'imp&eacute;ratrice, les valets de chambre particuliers
+de Leurs Majest&eacute;s servaient, avec une dignit&eacute; correcte.</p>
+
+<p>Quand les r&ocirc;tis arriv&egrave;rent et que les grands vins de Bourgogne furent
+vers&eacute;s, le tapage des voix s'&eacute;leva.</p>
+
+<p>Maintenant, dans le coin des hommes, au bout de la table, M. La
+Rouquette causait cuisine, discutant le degr&eacute; de cuisson d'un quartier
+de chevreuil &agrave; la broche, qu'on venait de servir. Il y avait eu un
+potage &agrave; la Cr&eacute;cy, un saumon au bleu, un filet de b&oelig;uf sauce &eacute;chalote,
+des poulardes &agrave; la financi&egrave;re, des perdrix aux choux mont&eacute;es, de petits
+p&acirc;t&eacute;s aux hu&icirc;tres.</p>
+
+<p>&laquo;Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et des concombres &agrave;
+la cr&egrave;me! dit le jeune d&eacute;put&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu des &eacute;crevisses&raquo;, d&eacute;clara poliment Delestang.</p>
+
+<p>Mais comme les cardons au jus et les concombres &agrave; la cr&egrave;me
+apparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajouta qu'il
+connaissait les go&ucirc;ts de l'imp&eacute;ratrice. Cependant, le romancier
+regardait le peintre, avec un l&eacute;ger claquement de langue.</p>
+
+<p>&laquo;Hein? cuisine m&eacute;diocre?&raquo; murmura-t-il.</p>
+
+<p>Le peintre eut une moue approbative. Puis, apr&egrave;s avoir bu, il dit &agrave; son
+tour:</p>
+
+<p>&laquo;Les vins sont exquis.&raquo; A ce moment, un rire brusque de l'imp&eacute;ratrice
+sonna si haut, que tout le monde se tut. Des t&ecirc;tes s'allongeaient, pour
+savoir. L'imp&eacute;ratrice causait avec l'ambassadeur d'Allemagne, plac&eacute; &agrave; sa
+droite; elle riait toujours, en pronon&ccedil;ant des mots entrecoup&eacute;s, qu'on
+n'entendait pas. Dans le silence curieux qui s'&eacute;tait fait, un cornet &agrave;
+pistons, accompagn&eacute; en sourdine par des basses, jouait un solo, une
+phrase m&eacute;lodique de romance sentimentale. Et, peu &agrave; peu, le brouhaha
+grandit de nouveau. Les chaises se tournaient &agrave; demi, les coudes se
+posaient au bord de la nappe, des conversations intimes s'engageaient,
+au milieu d'une libert&eacute; de table d'h&ocirc;te princi&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Voulez-vous un petit four?&raquo; demanda M. de Plouguern.</p>
+
+<p>Rougon refusa de la t&ecirc;te. Depuis un instant, il ne mangeait plus. On
+avait remplac&eacute; la vaisselle plate par de la porcelaine de S&egrave;vres,
+d&eacute;cor&eacute;e de fines peintures bleues et roses. Tout le dessert d&eacute;fila
+devant lui, sans qu'il accept&acirc;t autre chose qu'un peu de camembert. Il
+ne se contraignait plus, il regardait Clorinde et M. de Marsy en face,
+largement, esp&eacute;rant sans doute intimider la jeune femme. Mais celle-ci
+affectait une familiarit&eacute; telle avec le comte, qu'elle semblait oublier
+o&ugrave; elle se trouvait, se croire au fond d'un &eacute;troit salon, &agrave; quelque
+souper fin de deux couverts. Sa grande beaut&eacute; avait un &eacute;clat de
+tendresse extraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte
+lui passait, elle le conqu&eacute;rait de son sourire continu, d'une fa&ccedil;on
+impudemment tranquille. Des chuchotements s'&eacute;levaient autour d'eux.</p>
+
+<p>La conversation &eacute;tant tomb&eacute;e sur la mode, M. de Plouguern, par malice,
+interpella Clorinde au sujet de la nouvelle forme des chapeaux. Puis,
+comme elle feignait de n'avoir pas entendu, il se pencha pour adresser
+la m&ecirc;me question &agrave; Mme de Llorentz. Mais il n'osa pas, tant cette
+derni&egrave;re lui parut formidable, avec ses dents serr&eacute;es, son masque
+tragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venait d'abandonner sa
+main gauche &agrave; M. de Marsy, sous pr&eacute;texte de lui montrer un cam&eacute;e
+antique, qu'elle avait au doigt; et elle laissa sa main, le comte prit
+la bague, la remit; ce fut presque ind&eacute;cent.</p>
+
+<p>Mme de Llorentz, qui jouait nerveusement avec une cuiller, cassa son
+verre &agrave; bordeaux, dont un domestique enleva vivement les &eacute;clats.</p>
+
+<p>&laquo;Elles se prendront au chignon, c'est certain, dit le s&eacute;nateur &agrave;
+l'oreille de Rougon. Les avez-vous surveill&eacute;es?... Mais du diable si je
+comprends le jeu de Clorinde! Hein? que veut-elle?&raquo; Et, comme il levait
+les yeux sur son voisin, il fut tr&egrave;s surpris de l'alt&eacute;ration de ses
+traits.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'avez-vous donc? vous souffrez?</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondit Rougon, j'&eacute;touffe un peu. Ces d&icirc;ners durent trop
+longtemps. Puis, il y a une odeur de musc, ici!&raquo; C'&eacute;tait la fin.
+Quelques dames mangeaient encore un biscuit, &agrave; demi renvers&eacute;es sur leurs
+chaises. Cependant, personne ne bougeait. L'empereur, muet jusque-l&agrave;,
+venait de hausser la voix; et, aux deux bouts de la table, les convives,
+qui avaient compl&egrave;tement oubli&eacute; la pr&eacute;sence de Sa Majest&eacute;, tendaient
+tout d'un coup l'oreille, d'un air de grande complaisance. Le souverain
+r&eacute;pondait &agrave; une dissertation de M. Beulin-d'orch&egrave;re contre le divorce.
+Puis, s'interrompant, il jeta un coup d'&oelig;il sur le corsage tr&egrave;s ouvert
+de la jeune dame am&eacute;ricaine, assise &agrave; sa gauche, en disant de sa voix
+p&acirc;teuse:</p>
+
+<p>&laquo;En Am&eacute;rique, je n'ai jamais vu divorcer que les femmes laides.&raquo; Un rire
+courut parmi les convives. Cela parut un mot d'esprit tr&egrave;s fin, si
+d&eacute;licat m&ecirc;me, que M. La Rouquette s'ing&eacute;nia &agrave; en d&eacute;couvrir les sens
+cach&eacute;s. La jeune dame am&eacute;ricaine crut sans doute y voir un compliment,
+car elle remercia en inclinant la t&ecirc;te, confuse. L'empereur et
+l'imp&eacute;ratrice s'&eacute;taient lev&eacute;s. Il y eut un grand bruissement de jupes,
+un pi&eacute;tinement autour de la table, pendant que les huissiers et les
+valets de pied, rang&eacute;s gravement contre les murs, restaient seuls
+corrects, au milieu de cette d&eacute;bandade de gens ayant bien d&icirc;n&eacute;. Et le
+d&eacute;fil&eacute; s'organisa de nouveau. Leurs Majest&eacute;s en t&ecirc;te, les invit&eacute;s venant
+&agrave; la file, espac&eacute;s par les longues tra&icirc;nes, traversant la salle des
+gardes avec une solennit&eacute; un peu essouffl&eacute;e. Derri&egrave;re eux, dans le plein
+jour des lustres, au-dessus du d&eacute;sordre encore ti&egrave;de de la nappe,
+retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire,
+achevant la derni&egrave;re figure d'un quadrille.</p>
+
+<p>Le caf&eacute; fut servi, ce soir-l&agrave;, dans la galerie des Cartes.</p>
+
+<p>Un pr&eacute;fet du palais apporta la tasse de l'empereur sur un plateau de
+vermeil. Cependant, plusieurs invit&eacute;s &eacute;taient d&eacute;j&agrave; mont&eacute;s au fumoir.
+L'imp&eacute;ratrice venait de se retirer avec quelques dames dans le salon de
+famille, &agrave; gauche de la galerie. On se disait &agrave; l'oreille qu'elle avait
+t&eacute;moign&eacute; un vif m&eacute;contentement de l'&eacute;trange attitude de Clorinde,
+pendant le d&icirc;ner. Elle s'effor&ccedil;ait d'introduire &agrave; la cour, pendant le
+s&eacute;jour &agrave; Compi&egrave;gne, une d&eacute;cence bourgeoise, un amour des jeux innocents
+et des plaisirs champ&ecirc;tres. Elle montrait une haine personnelle, comme
+une rancune, contre certaines extravagances.</p>
+
+<p>M. de Plouguern avait emmen&eacute; Clorinde &agrave; l'&eacute;cart, pour lui faire un bout
+de morale. A la v&eacute;rit&eacute;, il voulait la confesser. Mais elle jouait une
+grande surprise. O&ugrave; prenait-on qu'elle se f&ucirc;t compromise avec le comte
+de Marsy? Ils avaient plaisant&eacute; ensemble, rien de plus.</p>
+
+<p>&laquo;Tiens, regarde!&raquo; murmura le vieux s&eacute;nateur.</p>
+
+<p>Et, poussant la porte entreb&acirc;ill&eacute;e d'un petit salon voisin, il lui
+montra Mme de Llorentz faisant une sc&egrave;ne abominable &agrave; M. de Marsy. Il
+les avait vus entrer. La belle blonde, affol&eacute;e, se soulageait avec des
+mots tr&egrave;s gros, perdant toute mesure, oubliant que les &eacute;clats de sa voix
+pouvaient amener un affreux scandale. Le comte, un peu p&acirc;le, souriant,
+la calmait en parlant rapidement, doucement, &agrave; voix basse. Le bruit de
+la querelle &eacute;tant parvenu dans la galerie des Cartes, les invit&eacute;s qui
+entendirent, s'en all&egrave;rent du voisinage du petit salon, par prudence.</p>
+
+<p>&laquo;Tu veux donc qu'elle affiche les fameuses lettres aux quatre coins du
+ch&acirc;teau? demanda M. de Plouguern, qui s'&eacute;tait remis &agrave; marcher, apr&egrave;s
+avoir donn&eacute; le bras &agrave; la jeune femme.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! ce serait dr&ocirc;le!&raquo; dit-elle en riant.</p>
+
+<p>Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeune galant, il
+recommen&ccedil;a &agrave; pr&ecirc;cher. Il fallait laisser &agrave; Mme de Combelot les allures
+excentriques. Puis, il lui assura que Sa Majest&eacute; paraissait fort irrit&eacute;e
+contre elle.</p>
+
+<p>Clorinde, qui nourrissait un culte pour l'imp&eacute;ratrice, resta tr&egrave;s
+&eacute;tonn&eacute;e. En quoi avait-elle pu d&eacute;plaire? Et comme ils arrivaient en face
+du salon de famille, ils s'arr&ecirc;t&egrave;rent un instant, regardant par la porte
+laiss&eacute;e ouverte. Tout un cercle de dames entouraient une vaste table.
+L'imp&eacute;ratrice, assise au milieu d'elles, leur apprenait patiemment le
+jeu du baguenaudier, tandis que quelques hommes, derri&egrave;re les fauteuils,
+suivaient la le&ccedil;on avec gravit&eacute;.</p>
+
+<p>Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de la galerie.
+Il n'avait pas os&eacute; lui parler de sa femme; il le maltraitait &agrave; propos de
+la r&eacute;signation qu'il mettait &agrave; accepter un appartement donnant sur la
+cour du ch&acirc;teau; et il voulait le forcer &agrave; r&eacute;clamer un appartement sur
+le parc. Mais Clorinde s'avan&ccedil;ait au bras de M. de Plouguern. Elle
+disait, de fa&ccedil;on &agrave; &ecirc;tre entendue:</p>
+
+<p>&laquo;Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy! Je ne lui reparlerai de
+la soir&eacute;e. L&agrave;, &ecirc;tes-vous content?&raquo; Cette parole calma tout le monde.
+Justement, M. de Marsy sortait du petit salon, l'air tr&egrave;s gai; il
+plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dans le salon
+de famille, o&ugrave; l'on entendit bient&ocirc;t l'imp&eacute;ratrice et les dames rire aux
+&eacute;clats d'une histoire qu'il leur contait. Dix minutes plus tard, Mme de
+Llorentz reparut &agrave; son tour; elle semblait lasse, elle avait gard&eacute; un
+tremblement des mains; et, voyant des regards curieux &eacute;pier ses moindres
+gestes, elle resta l&agrave;, bravement, &agrave; causer au milieu des groupes.</p>
+
+<p>Un ennui respectueux faisait &eacute;touffer sous les mouchoirs de l&eacute;gers
+b&acirc;illements. La soir&eacute;e &eacute;tait l'instant p&eacute;nible de la journ&eacute;e. Les
+nouveaux invit&eacute;s, ne sachant pas &agrave; quoi se distraire, s'approchaient des
+fen&ecirc;tres, regardaient la nuit. M. Beulin-d'orch&egrave;re continuait dans un
+coin sa dissertation contre le divorce. Le romancier, qui trouvait &ccedil;a
+&laquo;crevant&raquo;, demandait tout bas &agrave; l'un des acad&eacute;miciens s'il n'&eacute;tait pas
+permis d'aller se coucher. Cependant, l'empereur apparaissait de temps &agrave;
+autre, traversant la galerie en tra&icirc;nant les pieds, une cigarette aux
+l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&laquo;Il a &eacute;t&eacute; impossible de rien organiser pour ce soir, expliquait M. de
+Combelot au petit groupe form&eacute; par Rougon et ses amis. Demain, apr&egrave;s la
+chasse &agrave; courre, il y aura une cur&eacute;e froide aux flambeaux. Apr&egrave;s-demain,
+les artistes de la Com&eacute;die-Fran&ccedil;aise doivent venir jouer Les Plaideurs.
+On parle aussi de tableaux vivants et d'une charade, qu'on
+repr&eacute;senterait vers la fin de la semaine.&raquo; Et il fournit des d&eacute;tails. Sa
+femme devait avoir un r&ocirc;le. Les r&eacute;p&eacute;titions allaient commencer. Puis, il
+conta longuement une promenade faite l'avant-veille par la cour &agrave; la
+Pierre-qui-tourne, un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait
+alors des fouilles. L'imp&eacute;ratrice avait tenu &agrave; descendre dans
+l'excavation.</p>
+
+<p>&laquo;Imaginez-vous, continua le chambellan d'une voix &eacute;mue, que les ouvriers
+ont eu le bonheur de d&eacute;couvrir deux cr&acirc;nes devant Sa Majest&eacute;. Personne
+ne s'y attendait. On a &eacute;t&eacute; tr&egrave;s content.&raquo; Il caressait sa superbe barbe
+noire, qui lui valait tant de succ&egrave;s parmi les dames; sa figure de bel
+homme vaniteux avait une douceur niaise; et il z&eacute;zayait en parlant, par
+exc&egrave;s de politesse.</p>
+
+<p>&laquo;Mais, dit Clorinde, on m'avait assur&eacute; que les acteurs du Vaudeville
+donneraient une repr&eacute;sentation de la pi&egrave;ce nouvelle.... Les femmes ont
+des toilettes prodigieuses. Et l'on rit &agrave; se tordre, para&icirc;t-il.&raquo;</p>
+
+<p>M. de Combelot prit un air pinc&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, oui, murmura-t-il, il en a &eacute;t&eacute; question un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;On a abandonn&eacute; ce projet.... L'imp&eacute;ratrice n'aime gu&egrave;re ce genre de
+pi&egrave;ce.&raquo; A ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tous
+les hommes &eacute;taient redescendus du fumoir. L'empereur allait faire sa
+partie de palets.</p>
+
+<p>Mme de Combelot, qui se piquait d'une jolie force &agrave; ce jeu, venait de
+lui demander une revanche, car elle se rappelait avoir &eacute;t&eacute; battue par
+lui, l'autre saison; et elle prenait une humilit&eacute; tendre, elle s'offrait
+toujours, avec un sourire si net, que Sa Majest&eacute;, g&ecirc;n&eacute;e, intimid&eacute;e,
+devait souvent d&eacute;tourner les yeux.</p>
+
+<p>La partie s'engagea. Un grand nombre d'invit&eacute;s firent cercle, jugeant
+les coups, s'&eacute;merveillant. La jeune femme, devant la longue table
+recouverte d'un drap vert, lan&ccedil;a son premier palet, qu'elle pla&ccedil;a pr&egrave;s
+du but, figur&eacute; par un point blanc. Mais l'empereur, montrant plus
+d'adresse encore, le d&eacute;logea et prit la place. On applaudit doucement.
+Ce fut pourtant Mme de Combelot qui gagna.</p>
+
+<p>&laquo;Sire, qu'est-ce que nous avons jou&eacute;?&raquo; demanda-t-elle avec hardiesse.</p>
+
+<p>Il sourit, il ne r&eacute;pondit pas. Puis, se tournant, il dit:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avec moi.&raquo; Rougon
+s'inclina et prit les palets, tout en parlant de sa maladresse.</p>
+
+<p>Un fr&eacute;missement avait couru, parmi les personnes rang&eacute;es aux deux bords
+de la table. Est-ce que Rougon, d&eacute;cid&eacute;ment, rentrait en gr&acirc;ce? Et
+l'hostilit&eacute; sourde dans laquelle il marchait depuis son arriv&eacute;e, se
+fondait, des t&ecirc;tes s'avan&ccedil;aient pour suivre ses palets d'un air de
+sympathie. M. La Rouquette, plus perplexe encore qu'avant le d&icirc;ner,
+emmena sa s&oelig;ur &agrave; l'&eacute;cart, afin de savoir &agrave; quoi s'en tenir; mais elle
+ne put sans doute lui fournir aucune explication satisfaisante, car il
+revint avec un geste d'incertitude.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! tr&egrave;s bien!&raquo; murmura Clorinde, &agrave; un coup d&eacute;licatement jou&eacute; par
+Rougon.</p>
+
+<p>Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand homme qui se
+trouvaient l&agrave;. L'heure &eacute;tait bonne pour le pousser dans l'amiti&eacute; de
+l'empereur. Elle mena l'attaque. Ce fut, pendant un instant, une pluie
+d'&eacute;loges.</p>
+
+<p>&laquo;Diable! laissa &eacute;chapper Delestang, qui ne put trouver autre chose, sous
+l'ordre muet des yeux de sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous vous pr&eacute;tendiez maladroit! dit le chevalier Rusconi avec
+ravissement. Ah! sire, je vous en prie, ne jouez pas la France avec lui!</p>
+
+<p>&mdash;Mais M. Rougon se conduirait tr&egrave;s bien &agrave; l'&eacute;gard de la France, j'en
+suis s&ucirc;r&raquo;, ajouta M. Beulin d'Orch&egrave;re, en donnant un air fin &agrave; sa face
+de dogue.</p>
+
+<p>Le mot &eacute;tait direct. L'empereur daignait sourire. Et il rit de bon c&oelig;ur
+lorsque Rougon, embarrass&eacute; de ces compliments, r&eacute;pondit par cette
+explication, d'un air modeste:</p>
+
+<p>&raquo;Mon Dieu! j'ai jou&eacute; au bouchon, quand j'&eacute;tais gamin.&raquo; En entendant
+rire Sa Majest&eacute;, toute la galerie &eacute;clata.</p>
+
+<p>Ce fut, pendant un moment, une gaiet&eacute; extraordinaire.</p>
+
+<p>Clorinde, avec son flair de femme adroite, avait compris qu'en admirant
+Rougon, joueur tr&egrave;s m&eacute;diocre en somme, on flattait surtout l'empereur,
+qui montrait une sup&eacute;riorit&eacute; incontestable. Cependant, M. de Plouguern
+ne s'&eacute;tait pas ex&eacute;cut&eacute;, jalousant ce succ&egrave;s. Elle vint le heurter
+l&eacute;g&egrave;rement du coude, comme par m&eacute;garde. Il comprit et s'extasia au
+premier palet lanc&eacute; par son coll&egrave;gue. Alors, M. La Rouquette, emport&eacute;,
+risquant tout, s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s joli! le coup est d'un moelleux!&raquo; L'empereur ayant gagn&eacute;, Rougon
+demanda une revanche. Les palets glissaient de nouveau sur le tapis de
+drap vert, avec un petit bruissement de feuille s&egrave;che, lorsqu'une
+gouvernante parut &agrave; la porte du salon de famille, tenant sur ses bras le
+prince imp&eacute;rial. L'enfant, &acirc;g&eacute; d'une vingtaine de mois, avait une robe
+blanche tr&egrave;s simple, les cheveux &eacute;bouriff&eacute;s, les yeux enfl&eacute;s de sommeil.
+D'ordinaire, lorsqu'il s'&eacute;veillait ainsi, le soir, on l'apportait un
+instant &agrave; l'imp&eacute;ratrice, pour qu'elle l'embrass&acirc;t. Il regardait la
+lumi&egrave;re de cet air profond&eacute;ment s&eacute;rieux des petits gar&ccedil;ons.</p>
+
+<p>Un vieillard, un grand dignitaire, s'&eacute;tait pr&eacute;cipit&eacute;, tra&icirc;nant ses
+jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement s&eacute;nile de la
+t&ecirc;te, il avait pris la petite main molle du prince, qu'il baisait, en
+murmurant de sa voix cass&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Monseigneur, monseigneur...&raquo; L'enfant, effray&eacute; par l'approche de ce
+visage parchemin&eacute;, se rejeta vivement en arri&egrave;re, poussa des cris
+terribles. Mais le vieillard ne le l&acirc;chait pas. Il protestait de son
+d&eacute;vouement. On dut arracher &agrave; son adoration la petite main molle coll&eacute;e
+sur ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&laquo;Retirez-vous emportez-le&raquo;, dit l'empereur impatient&eacute; &agrave; la gouvernante.</p>
+
+<p>Le souverain venait de perdre la seconde partie. La belle commen&ccedil;a.
+Rougon, prenant les &eacute;loges au s&eacute;rieux, s'appliquait. Maintenant,
+Clorinde trouvait qu'il jouait trop bien. Elle lui souffla &agrave; l'oreille,
+au moment o&ugrave; il allait ramasser ses palets:</p>
+
+<p>&laquo;J'esp&egrave;re que vous n'allez pas gagner.&raquo; Il sourit. Mais, brusquement,
+des abois violents se firent entendre. C'&eacute;tait N&eacute;ro, le braque favori de
+l'empereur, qui, profitant d'une porte entrouverte, venait de s'&eacute;lancer
+dans la galerie. Sa Majest&eacute; donnait l'ordre de l'emmener, et un huissier
+tenait d&eacute;j&agrave; le chien par le collier, quand le vieillard, le grand
+dignitaire, se pr&eacute;cipita de nouveau, en s'&eacute;criant: &laquo;Mon beau N&eacute;ro, mon
+beau N&eacute;ro...&raquo; Et il s'agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre
+entre ses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine,
+il lui posait de gros baisers sur la t&ecirc;te, r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&laquo;Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas.... Il est si beau!&raquo;</p>
+
+<p>L'empereur consentit &agrave; ce qu'il rest&acirc;t. Alors, le vieillard eut un
+redoublement de caresses. Le chien ne s'&eacute;pouvanta pas, ne grogna pas. Il
+l&eacute;cha les mains s&egrave;ches qui le flattaient.</p>
+
+<p>Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lanc&eacute; un palet
+avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie de drap &eacute;tait
+saut&eacute;e dans le corsage d'une dame, qui la retira du milieu de ses
+dentelles, en rougissant. L'empereur gagna. Alors, d&eacute;licatement, on lui
+laissa entendre qu'il avait remport&eacute; l&agrave; une victoire s&eacute;rieuse. Il en
+con&ccedil;ut une sorte d'attendrissement. Il s'en alla avec Rougon, causant,
+comme s'il croyait devoir le consoler. Ils march&egrave;rent jusqu'au bout de
+la galerie, abandonnant la largeur de la pi&egrave;ce &agrave; un petit bal, qu'on
+organisait.</p>
+
+<p>L'imp&eacute;ratrice, qui venait de quitter le salon de famille, s'effor&ccedil;ait,
+avec une bonne gr&acirc;ce charmante, de combattre l'ennui grandissant des
+invit&eacute;s. Elle avait propos&eacute; de jouer aux petits papiers; mais il &eacute;tait
+d&eacute;j&agrave; trop tard, on pr&eacute;f&eacute;ra danser. Toutes les dames se trouvaient alors
+r&eacute;unies dans la galerie des Cartes. On envoya au fumoir chercher les
+hommes qui s'y cachaient. Et comme on se mettait en place pour un
+quadrille, M. de Combelot s'assit obligeamment devant le piano. C'&eacute;tait
+un piano m&eacute;canique, avec une petite manivelle, &agrave; droite du clavier. Le
+chambellan, d'un mouvement continu du bras, tournait, l'air s&eacute;rieux.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Rougon, disait l'empereur, on m'a parl&eacute; d'un travail, un
+parall&egrave;le entre la Constitution anglaise et la n&ocirc;tre.... Je pourrai
+peut-&ecirc;tre vous fournir des documents.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Majest&eacute; est trop bonne.... Mais je nourris un autre projet, un
+vaste projet.&raquo; Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut
+profiter de l'occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son r&ecirc;ve
+de grande culture dans un coin des Landes, le d&eacute;frichement de plusieurs
+lieues carr&eacute;es, la fondation d'une ville, la conqu&ecirc;te d'une nouvelle
+terre.</p>
+
+<p>Pendant qu'il parlait, l'empereur levait sur lui ses yeux mornes, o&ugrave; une
+lueur s'allumait. Il ne disait rien, il hochait la t&ecirc;te par moments.
+Puis, quand l'autre se tut:</p>
+
+<p>&laquo;Sans doute... on pourrait voir...&raquo;</p>
+
+<p>Et, se tournant vers un groupe voisin, compos&eacute; de Clorinde, de son mari
+et de M. de Plouguern:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis.... J'ai gard&eacute; le
+meilleur de ma visite &agrave; votre ferme-mod&egrave;le de la Chamade.&raquo; Delestang
+s'approcha. Mais le cercle qui se formait autour de l'empereur dut
+reculer jusque dans l'embrasure d'une fen&ecirc;tre. Mme de Combelot, en
+valsant, &agrave; demi p&acirc;m&eacute;e entre les bras de M. La Rouquette, venait
+d'envelopper, d'un fr&ocirc;lement de sa longue tra&icirc;ne, les bas de soie de Sa
+Majest&eacute;. Au piano, M. de Combelot go&ucirc;tait la musique qu'il faisait; il
+tournait plus vite, il balan&ccedil;ait sa belle t&ecirc;te correcte; et, par
+moments, il abaissait un regard sur la caisse de l'instrument, comme
+surpris des sons graves, que certains tours de la manivelle ramenaient.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai eu le bonheur d'obtenir des veaux superbes cette ann&eacute;e, gr&acirc;ce &agrave; un
+nouveau croisement de races, expliquait Delestang. Malheureusement,
+quand Votre Majest&eacute; est venue, les parcs &eacute;taient en r&eacute;paration.&raquo; Et
+l'empereur parla culture, &eacute;levage, engrais, lentement, par monosyllabes.
+Depuis sa visite &agrave; la Chamade, il tenait Delestang en grande estime. Il
+louait surtout celui-ci d'avoir tent&eacute; pour le personnel de sa ferme un
+essai de vie en commun, avec tout un syst&egrave;me de partage de certains
+b&eacute;n&eacute;fices et de caisse de retraite.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils causaient ensemble, ils avaient des communaut&eacute;s d'id&eacute;es, des
+coins d'humanitairerie qui les faisaient se comprendre &agrave; demi-mot.</p>
+
+<p>&laquo;M. Rougon vous a parl&eacute; de son projet? demanda l'empereur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! un projet superbe, r&eacute;pondit Delestang. On pourrait tenter en grand
+des exp&eacute;riences...&raquo; Il montra un v&eacute;ritable enthousiasme. La race porcine
+le pr&eacute;occupait; les beaux types se perdaient en France.</p>
+
+<p>Puis, il laissa entendre qu'il &eacute;tudiait un nouvel am&eacute;nagement des
+prairies artificielles. Mais il faudrait d'immenses terrains. Si Rougon
+r&eacute;ussissait, il irait l&agrave;-bas appliquer son proc&eacute;d&eacute;. Et, brusquement, il
+s'arr&ecirc;ta: il venait d'apercevoir sa femme qui le regardait d'un air
+fixe. Depuis qu'il approuvait le projet de Rougon, elle pin&ccedil;ait les
+l&egrave;vres, furieuse, toute p&acirc;le.</p>
+
+<p>&laquo;Mon ami&raquo;, murmura-t-elle, en lui montrant le piano.</p>
+
+<p>M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main, qu'il refermait
+ensuite doucement, pour se d&eacute;lasser. Il allait attaquer une polka, avec
+le sourire complaisant d'un martyr, lorsque Delestang courut lui offrir
+de le remplacer; ce qu'il accepta d'un air poli, comme s'il c&eacute;dait une
+place d'honneur. Et Delestang, attaquant la polka, se mit &agrave; tourner la
+manivelle. Mais c'&eacute;tait autre chose. Il n'avait pas le jeu souple, le
+tour de poignet facile et moelleux du chambellan.</p>
+
+<p>Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot d&eacute;cisif de l'Empereur.
+Celui-ci, tr&egrave;s s&eacute;duit, lui demandait maintenant s'il ne comptait pas
+&eacute;tablir l&agrave;-bas de vastes cit&eacute;s ouvri&egrave;res; il serait ais&eacute; d'accorder &agrave;
+chaque famille un bout de terrain, une petite concession d'eau, des
+outils; et il promettait m&ecirc;me de lui communiquer des plans, le projet
+d'une de ces cit&eacute;s qu'il avait jet&eacute; lui-m&ecirc;me sur le papier, avec des
+maisons uniformes, o&ugrave; tous les besoins &eacute;taient pr&eacute;vus.</p>
+
+<p>&laquo;Certainement, j'entre tout &agrave; fait dans les id&eacute;es de Votre Majest&eacute;,
+r&eacute;pondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverain impatientait.
+Nous ne pourrons rien faire sans elle.... Ainsi, il faudra sans doute
+exproprier certaines communes. L'utilit&eacute; publique devra &ecirc;tre d&eacute;clar&eacute;e.
+Enfin, j'aurai &agrave; m'occuper de la formation d'une soci&eacute;t&eacute;... Un mot de
+votre Majest&eacute; est n&eacute;cessaire...&raquo; L'&oelig;il de l'empereur s'&eacute;teignit. Il
+continuait &agrave; hocher la t&ecirc;te. Puis, sourdement, d'une voix &agrave; peine
+distincte, il r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&laquo;Nous verrons... nous en causerons...&raquo; Et il s'&eacute;loigna, traversant de sa
+marche alourdie la figure d'un quadrille. Rougon fit bonne contenance,
+comme s'il avait eu la certitude d'une r&eacute;ponse favorable. Clorinde &eacute;tait
+radieuse. Peu apr&egrave;s, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la
+nouvelle courut que Rougon quittait Paris, qu'il allait se mettre &agrave; la
+t&ecirc;te d'une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le f&eacute;liciter.
+On lui souriait d'un bout de galerie &agrave; l'autre. Il ne restait plus trace
+de l'hostilit&eacute; du premier moment. Puisqu'il s'exilait de lui-m&ecirc;me, on
+pouvait lui serrer la main, sans courir le risque de se compromettre. Ce
+fut un v&eacute;ritable soulagement pour beaucoup d'invit&eacute;s. M. La Rouquette,
+quittant la danse, en parla au chevalier Rusconi, d'un air enchant&eacute;
+d'homme mis &agrave; l'aise.</p>
+
+<p>&laquo;Il fait bien; il accomplira de grandes choses l&agrave;-bas, dit-il, Rougon
+est un homme tr&egrave;s fort; mais, voyez-vous, il manque de tact politique.&raquo;
+Ensuite, il s'attendrit sur la bont&eacute; de l'empereur, qui, selon son
+expression, &laquo;aimait ses vieux serviteurs comme on aime d'anciennes
+ma&icirc;tresses&raquo;. Il s'acoquinait &agrave; eux, il &eacute;prouvait des regains de
+tendresse, apr&egrave;s les ruptures les plus &eacute;clatantes. S'il avait invit&eacute;
+Rougon &agrave; Compi&egrave;gne, c'&eacute;tait s&ucirc;rement par quelque muette l&acirc;chet&eacute; de
+c&oelig;ur. Et le jeune d&eacute;put&eacute; cita d'autres faits &agrave; l'honneur des bons
+sentiments de Sa Majest&eacute;: quatre cent mille francs donn&eacute;s pour payer les
+dettes d'un g&eacute;n&eacute;ral ruin&eacute; par une danseuse, huit cent mille francs
+offerts en cadeau de noce &agrave; un de ses anciens complices de Strasbourg et
+de Boulogne, pr&egrave;s d'un million d&eacute;pens&eacute; en faveur de la veuve d'un grand
+fonctionnaire.</p>
+
+<p>&laquo;Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il ne s'est laiss&eacute;
+nommer empereur que pour enrichir ses amis.... Je hausse les &eacute;paules,
+quand j'entends les r&eacute;publicains lui reprocher sa liste civile. Il
+&eacute;puiserait dix listes civiles &agrave; faire le bien. C'est un argent qui
+retourne &agrave; la France.&raquo; Tout en parlant &agrave; demi-voix, M. La Rouquette et
+le chevalier Rusconi suivaient des yeux l'empereur.</p>
+
+<p>Celui-ci achevait de faire le tour de la galerie. Il man&oelig;uvrait
+prudemment au milieu des danseuses, s'avan&ccedil;ant muet et seul, dans le
+vide que le respect ouvrait devant lui. Quand il passait derri&egrave;re les
+&eacute;paules nues d'une dame assise, il allongeait un peu le cou, les
+paupi&egrave;res pinc&eacute;es, avec un regard oblique et plongeant.</p>
+
+<p>&laquo;Et une intelligence! dit &agrave; voix plus basse le chevalier Rusconi. Un
+homme extraordinaire!&raquo; L'empereur &eacute;tait arriv&eacute; pr&egrave;s d'eux. Il resta l&agrave;
+une minute, morne et h&eacute;sitant. Puis il parut vouloir s'approcher de
+Clorinde, tr&egrave;s gaie, en ce moment, tr&egrave;s belle; mais elle le regarda
+hardiment, elle dut l'effrayer. Il se remit &agrave; marcher, la main gauche
+rejet&eacute;e et appuy&eacute;e sur les reins, roulant de l'autre main les bouts
+cir&eacute;s de ses moustaches. Et, comme M. Beulin-d'orch&egrave;re se trouvait en
+face de lui, il fit un d&eacute;tour, se rapprocha de biais, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne dansez donc pas, monsieur le pr&eacute;sident?&raquo; Le magistrat avoua
+qu'il ne savait pas danser, qu'il n'avait jamais dans&eacute; de sa vie. Alors,
+l'empereur reprit, d'une voix encourageante:</p>
+
+<p>&laquo;&Ccedil;a ne fait rien, on danse tout de m&ecirc;me.&raquo; Ce fut son dernier mot. Il
+gagna doucement la porte, il disparut.</p>
+
+<p>&laquo;N'est-ce pas un homme extraordinaire? disait M. La Rouquette, qui
+r&eacute;p&eacute;tait le mot du chevalier Rusconi. Hein? &agrave; l'&eacute;tranger, on se
+pr&eacute;occupe &eacute;norm&eacute;ment de lui?&raquo; Le chevalier, en diplomate discret,
+r&eacute;pondit par de vagues signes de t&ecirc;te. Pourtant, il convint que toute
+l'Europe avait les yeux fix&eacute;s sur l'empereur. Une parole prononc&eacute;e aux
+Tuileries &eacute;branlait les tr&ocirc;nes voisins.</p>
+
+<p>&laquo;C'est un prince qui sait se taire&raquo;, ajouta-t-il, avec un sourire dont
+la fine ironie &eacute;chappa qu jeune d&eacute;put&eacute;.</p>
+
+<p>Tous deux retourn&egrave;rent galamment aupr&egrave;s des dames. Ils firent des
+invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camp tournait depuis
+un quart d'heure la manivelle du piano. Delestang et M. de Combelot se
+pr&eacute;cipit&egrave;rent, offrant de le remplacer.</p>
+
+<p>Mais les dames cri&egrave;rent:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot.... Il tourne beaucoup
+mieux!&raquo; Le chambellan remercia d'un salut aimable, et tourna, avec une
+ampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venait de
+servir le th&eacute;, dans le salon de famille. N&eacute;ro, qui sortit de derri&egrave;re un
+canap&eacute;, fut bourr&eacute; de sandwiches. De petits groupes se formaient,
+causant d'une fa&ccedil;on intime. M. de Plouguern avait emport&eacute; une brioche
+sur le coin d'une console; il mangeait, buvant de l&eacute;g&egrave;res gorg&eacute;es de
+th&eacute;, expliquant &agrave; Delestang, avec lequel il partageait sa brioche,
+comment il avait fini par accepter des invitations &agrave; Compi&egrave;gne, lui dont
+on connaissait les opinions l&eacute;gitimistes. Mon Dieu! c'&eacute;tait bien simple:
+il croyait ne pas pouvoir refuser son concours &agrave; un gouvernement qui
+sauvait la France de l'anarchie. Il s'interrompit pour dire:</p>
+
+<p>&laquo;Elle est excellente, cette brioche.... Moi, j'avais assez mal d&icirc;n&eacute;, ce
+soir.&raquo; A Compi&egrave;gne, d'ailleurs, sa verve m&eacute;chante &eacute;tait toujours en
+&eacute;veil. Il parla de la plupart des femmes pr&eacute;sentes, avec une crudit&eacute; de
+paroles dont Delestang rougissait. Il ne respectait que l'imp&eacute;ratrice,
+une sainte; elle montrait une d&eacute;votion exemplaire, elle &eacute;tait
+l&eacute;gitimiste et aurait s&ucirc;rement rappel&eacute; Henri V, si elle avait pu
+disposer librement du tr&ocirc;ne. Pendant un instant, il c&eacute;l&eacute;bra les douceurs
+de la religion. Puis, comme il entamait de nouveau une anecdote
+graveleuse, l'imp&eacute;ratrice justement rentra dans ses appartements, suivie
+de Mme de Llorentz. Sur le seuil de la porte, elle fit une grande
+r&eacute;v&eacute;rence &agrave; l'assembl&eacute;e. Tout le monde, silencieusement, s'inclina.</p>
+
+<p>Les salons se vid&egrave;rent. On causait plus fort. Des poign&eacute;es de main
+s'&eacute;changeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter &agrave; leur
+chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l'aidait, finit par la
+d&eacute;couvrir, assise &agrave; c&ocirc;t&eacute; de M. de Marsy, sur un &eacute;troit canap&eacute;, au fond
+de ce petit salon, o&ugrave; Mme de Llorentz avait fait au comte une si
+terrible sc&egrave;ne de jalousie, apr&egrave;s le d&icirc;ner. Clorinde riait tr&egrave;s haut.
+Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesser de rire:</p>
+
+<p>&laquo;Bonsoir, monsieur le comte.... Vous verrez demain, pendant la chasse,
+si je tiens mon pari.&raquo; Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang
+l'emmenait &agrave; son bras. Il aurait voulu les accompagner jusqu'&agrave; leur
+porte, pour lui demander quel &eacute;tait ce pari dont elle parlait; mais il
+dut rester l&agrave;, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avec un
+redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monter se
+coucher, il profita d'une porte ouverte, il descendit dans le parc. La
+nuit &eacute;tait tr&egrave;s sombre, une nuit d'octobre, sans une &eacute;toile, sans un
+souffle, noire et morte. Au loin, les hautes futaies mettaient des
+promontoires de t&eacute;n&egrave;bres.</p>
+
+<p>Il avait peine &agrave; distinguer devant lui la p&acirc;leur des all&eacute;es. A cent pas
+de la terrasse, il s'arr&ecirc;ta. Son chapeau &agrave; la main, debout dans la nuit,
+il re&ccedil;ut un instant au visage toute la fra&icirc;cheur qui tombait. Ce fut un
+soulagement, comme un bain de force. Et il s'oublia &agrave; regarder sur la
+fa&ccedil;ade, &agrave; gauche, une fen&ecirc;tre vivement &eacute;clair&eacute;e; les autres fen&ecirc;tres
+s'&eacute;teignaient, elle troua bient&ocirc;t seule de son flamboiement la masse
+endormie du ch&acirc;teau.</p>
+
+<p>L'empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une t&ecirc;te
+&eacute;norme, travers&eacute;e par des bouts de moustaches; puis deux autres ombres
+pass&egrave;rent, l'une tr&egrave;s gr&ecirc;le, l'autre forte, si large qu'elle bouchait
+toute la clart&eacute;. Il reconnut nettement, dans cette derni&egrave;re, la
+colossale silhouette d'un agent de la police secr&egrave;te, avec lequel Sa
+Majest&eacute; s'enfermait pendant des heures, par go&ucirc;t; et l'ombre gr&ecirc;le ayant
+pass&eacute; de nouveau, il supposa qu'elle pouvait bien &ecirc;tre une ombre de
+femme.</p>
+
+<p>Tout disparut, la fen&ecirc;tre reprit son &eacute;clat tranquille, la fixit&eacute; de son
+regard de flamme, perdu dans les profondeurs myst&eacute;rieuses du parc.
+Peut-&ecirc;tre, maintenant, l'empereur songeait-il au d&eacute;frichement d'un coin
+des Landes, &agrave; la fondation d'une ville ouvri&egrave;re, o&ugrave; l'extinction du
+paup&eacute;risme serait tent&eacute;e en grand. Souvent, il se d&eacute;cidait la nuit.
+C'&eacute;tait la nuit qu'il signait des d&eacute;crets, &eacute;crivait des manifestes,
+destituait des ministres. Cependant, peu &agrave; peu, Rougon souriait; il se
+rappelait invinciblement une anecdote, l'empereur en tablier bleu,
+coiff&eacute; d'un bonnet de police fait d'un morceau de journal, collant du
+papier &agrave; trois francs le rouleau dans une pi&egrave;ce de Trianon, pour y loger
+une ma&icirc;tresse; et il se l'imaginait, &agrave; cette heure, dans la solitude de
+son cabinet, au milieu du solennel silence, d&eacute;coupant des images qu'il
+collait &agrave; l'aide d'un petit pinceau, tr&egrave;s proprement.</p>
+
+<p>Alors, Rougon, levant les bras, se surprit &agrave; dire tout haut:</p>
+
+<p>&laquo;Sa bande l'a fait, lui!&raquo; Il se h&acirc;ta de rentrer. Le froid le prenait,
+surtout aux jambes, que sa culotte d&eacute;couvrait jusqu'aux genoux.</p>
+
+<p>Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antonia qu'elle
+avait amen&eacute;e, pour demander s'ils pouvaient, son mari et elle, venir
+d&eacute;jeuner chez lui. Il s'&eacute;tait fait monter une tasse de chocolat. Il les
+attendit. Antonia les pr&eacute;c&eacute;da, apportant le large plateau d'argent sur
+lequel on leur avait servi, dans leur chambre, deux tasses de caf&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Hein? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant.</p>
+
+<p>Vous avez le soleil, de ce c&ocirc;t&eacute;-ci.... Oh! vous &ecirc;tes beaucoup mieux que
+nous!&raquo; Et elle visita l'appartement. Il se composait d'une antichambre,
+dans laquelle se trouvait, &agrave; droite, la porte d'un cabinet de
+domestique; au fond, &eacute;tait la chambre &agrave; coucher, une vaste pi&egrave;ce tendue
+d'une cretonne &eacute;crue &agrave; grosses fleurs rouges, avec un grand lit d'acajou
+carr&eacute; et une immense chemin&eacute;e, o&ugrave; flambaient des troncs d'arbre.</p>
+
+<p>&laquo;Parbleu! criait Rougon, il fallait r&eacute;clamer! Moi, je n'aurais pas
+accept&eacute; un appartement sur la cour! Ah! si l'on courbe l'&eacute;chine!... Je
+l'ai dit hier soir &agrave; Delestang.&raquo; La jeune femme haussa les &eacute;paules, en
+murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Lui! il tol&eacute;rerait qu'on me loge&acirc;t dans les greniers!&raquo; Elle voulut voir
+jusqu'au cabinet de toilette, dont toute la garniture &eacute;tait en
+porcelaine de S&egrave;vres, blanc et or, marqu&eacute;e du chiffre imp&eacute;rial. Puis,
+elle vint devant la fen&ecirc;tre. Un l&eacute;ger cri de surprise et d'admiration
+lui &eacute;chappa. En face d'elle, &agrave; des lieues, la for&ecirc;t de Compi&egrave;gne
+emplissait l'horizon de la mer roulante de ses hautes futaies; des cimes
+monstrueuses moutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti de
+houle; et, sous le soleil blond de cette matin&eacute;e d'octobre, c'&eacute;taient
+des mares d'or, des mares de pourpre, une richesse de manteau galonn&eacute;
+tra&icirc;nant d'un bord du ciel &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, d&eacute;jeunons&raquo;, dit Clorinde.</p>
+
+<p>Ils d&eacute;barrass&egrave;rent une table, sur laquelle se trouvaient un encrier et
+un buvard. Ils trouv&egrave;rent piquant de se passer de leurs domestiques. La
+jeune femme, tr&egrave;s rieuse, r&eacute;p&eacute;tait qu'il lui avait sembl&eacute; le matin se
+r&eacute;veiller &agrave; l'auberge, une auberge tenue par un prince, au bout d'un
+long voyage fait en r&ecirc;ve. Ce d&eacute;jeuner de hasard, sur des plateaux
+d'argent, la ravissait comme une aventure qui lui serait arriv&eacute;e dans
+quelque pays inconnu, tout l&agrave;-bas, disait-elle. Cependant, Delestang
+s'&eacute;merveillait sur la quantit&eacute; de bois br&ucirc;lant dans la chemin&eacute;e. Il
+finit par murmurer, les yeux sur les flammes, d'un air absorb&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Je me suis laiss&eacute; conter qu'on br&ucirc;le pour quinze cents francs de bois
+par jour au ch&acirc;teau.... Quinze cents francs! Hein? Rougon, le chiffre ne
+vous para&icirc;t pas un peu fort?&raquo; Rougon, qui buvait lentement son chocolat,
+se contenta de hocher la t&ecirc;te. Il &eacute;tait tr&egrave;s pr&eacute;occup&eacute; par la gaiet&eacute;
+vive de Clorinde. Ce matin-l&agrave;, elle semblait s'&ecirc;tre lev&eacute;e avec une
+fi&egrave;vre extraordinaire de beaut&eacute;; elle avait ses grands yeux luisants de
+combat.</p>
+
+<p>&laquo;Quel est donc ce pari dont vous parliez hier soir?&raquo; lui demanda-t-il
+brusquement.</p>
+
+<p>Elle se mit &agrave; rire, sans r&eacute;pondre. Et comme il insistait:</p>
+
+<p>&laquo;Vous verrez bien&raquo;, dit-elle. Alors, peu &agrave; peu, il se f&acirc;cha, il la
+traita durement. Ce fut une v&eacute;ritable sc&egrave;ne de jalousie, avec des
+allusions d'abord voil&eacute;es, qui devinrent bient&ocirc;t des accusations toutes
+crues: elle s'&eacute;tait donn&eacute;e en spectacle, elle avait laiss&eacute; ses doigts
+dans ceux de M. de Marsy pendant plus de deux minutes. Delestang, d'un
+air tranquille, trempait de longues mouillettes dans son caf&eacute; au lait.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! si j'&eacute;tais votre mari!&raquo; cria Rougon.</p>
+
+<p>Clorinde s'&eacute;tait lev&eacute;e. Elle se tenait debout derri&egrave;re Delestang, les
+deux mains appuy&eacute;es sur ses &eacute;paules.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, quoi? si vous &eacute;tiez mon mari&raquo;, demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Et se penchant vers Delestang, parlant dans ses cheveux, qu'elle
+soulevait d'un souffle ti&egrave;de:</p>
+
+<p>&laquo;N'est-ce pas, mon ami, il serait bien sage, aussi sage que toi?&raquo; Pour
+toute r&eacute;ponse, il plia le cou et baisa la main appuy&eacute;e sur son &eacute;paule
+gauche. Il regardait Rougon, la face &eacute;mue et embarrass&eacute;e, clignant les
+yeux, voulant lui faire entendre qu'il allait peut-&ecirc;tre un peu loin.
+Rougon faillit l'appeler imb&eacute;cile. Mais Clorinde ayant fait un signe
+par-dessus la t&ecirc;te de son mari, il la suivit &agrave; la fen&ecirc;tre o&ugrave; elle
+s'accouda. Un instant, elle resta muette, les yeux perdus sur l'immense
+horizon. Puis elle dit, sans transition:</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi voulez-vous quitter Paris? Vous ne m'aimez donc plus?...
+&Eacute;coutez, je serai raisonnable, je suivrai vos conseils, si vous renoncez
+&agrave; vous exiler l&agrave;-bas dans votre abominable pays.&raquo; Lui, &agrave; ce march&eacute;,
+devint grave. Il mit en avant les grands int&eacute;r&ecirc;ts auxquels il ob&eacute;issait.
+Maintenant, il &eacute;tait impossible qu'il recul&acirc;t. Et, pendant qu'il
+parlait, Clorinde cherchait vainement &agrave; lire la v&eacute;rit&eacute; vraie sur son
+visage; il semblait tr&egrave;s d&eacute;cid&eacute; &agrave; partir.</p>
+
+<p>&laquo;C'est bon, vous ne m'aimez plus, reprit-elle. Alors, je suis bien
+ma&icirc;tresse d'agir &agrave; ma guise.... Vous verrez.&raquo; Elle quitta la fen&ecirc;tre
+sans contrari&eacute;t&eacute;, retrouvant son rire. Delestang, que le feu continuait
+&agrave; int&eacute;resser, cherchait &agrave; d&eacute;terminer le nombre approximatif des
+chemin&eacute;es du ch&acirc;teau. Mais elle l'interrompit, car elle avait tout juste
+le temps de s'habiller, si elle ne voulait pas manquer la chasse. Rougon
+les accompagna jusque dans le corridor, un large couloir de couvent,
+garni d'une moquette verte. Clorinde, en s'en allant, s'amusa &agrave; lire de
+porte en porte les noms des invit&eacute;s, &eacute;crits sur de petites pancartes
+encadr&eacute;es de minces filets de bois.</p>
+
+<p>Puis, tout au bout, elle se retourna; et, croyant voir Rougon perplexe,
+comme pr&egrave;s de la rappeler, elle s'arr&ecirc;ta, attendit quelques secondes,
+l'air souriant. Il rentra chez lui, il ferma sa porte d'une main
+brutale.</p>
+
+<p>Le d&eacute;jeuner fut avanc&eacute;, ce matin-l&agrave;. Dans la galerie des Cartes, on
+causa beaucoup du temps, qui &eacute;tait excellent pour une chasse &agrave; courre:
+une poussi&egrave;re diffuse de soleil, un air blond et vif, immobile comme une
+eau dormante. Les voitures de la cour partirent du ch&acirc;teau un peu avant
+midi. Le rendez-vous &eacute;tait au Puits-du-Roi, vaste carrefour en pleine
+for&ecirc;t. La v&eacute;nerie imp&eacute;riale attendait l&agrave; depuis une heure, les piqueurs
+&agrave; cheval, en culotte de drap rouge, avec le grand chapeau galonn&eacute; en
+bataille, les valets de chiens, chauss&eacute;s de souliers noirs &agrave; boucles
+d'argent, pour courir &agrave; l'aise au milieu des taillis; et les voitures
+des invit&eacute;s venus des ch&acirc;teaux voisins, align&eacute;es correctement, formaient
+un demi-cercle, en face de la meute tenue par les valets; tandis que des
+groupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient au centre un
+sujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV, ressuscit&eacute;e dans
+l'air blond.</p>
+
+<p>L'empereur et l'imp&eacute;ratrice ne suivirent pas la chasse.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t apr&egrave;s l'attaque, leurs chars &agrave; bancs tourn&egrave;rent dans une all&eacute;e
+et revinrent au ch&acirc;teau. Beaucoup de personnes les imit&egrave;rent. Rougon
+avait d'abord essay&eacute; d'accompagner Clorinde; mais elle lan&ccedil;ait son
+cheval si follement, qu'il perdit du terrain et se d&eacute;cida &agrave; rentrer de
+d&eacute;pit, furieux de la voir galoper c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te avec M. de Marsy, au fond
+d'une all&eacute;e, tr&egrave;s loin.</p>
+
+<p>Vers cinq heures et demie, Rougon fut pri&eacute; de descendre prendre le th&eacute;,
+dans les petits appartements de l'imp&eacute;ratrice. C'&eacute;tait une faveur
+accord&eacute;e d'ordinaire aux hommes spirituels. Il y avait d&eacute;j&agrave; l&agrave; M. Beulin
+d'Orch&egrave;re et M. de Plouguern; et ce dernier conta, en termes d&eacute;licats,
+une farce tr&egrave;s grosse, qui eut un grand succ&egrave;s de rire. Cependant, les
+chasseurs rentraient &agrave; peine. Mme de Combelot arriva, en affectant une
+lassitude extr&ecirc;me. Et, comme on lui demandait des nouvelles, elle
+r&eacute;pondit avec des mots techniques:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! l'animal s'est fait battre pendant plus de quatre heures....
+Imaginez qu'il a d&eacute;bouch&eacute; un instant en plaine.</p>
+
+<p>Il avait repris un peu d'air.... Enfin, il est all&eacute; se laisser prendre &agrave;
+la mare Rouge. Un hallali superbe!&raquo; Le chevalier Rusconi donna un autre
+d&eacute;tail, d'un air inquiet.</p>
+
+<p>&laquo;Le cheval de Mme Delestang s'est emport&eacute;... Elle a disparu du c&ocirc;t&eacute; de
+la route de Pierrefonds. On n'a pas encore de ses nouvelles.&raquo; Alors, on
+l'accabla de questions. L'imp&eacute;ratrice paraissait d&eacute;sol&eacute;e. Il raconta que
+Clorinde avait suivi tout le temps un train d'enfer. Son allure
+enthousiasmait les veneurs les plus accomplis. Puis, brusquement, son
+cheval s'&eacute;tait d&eacute;rob&eacute; dans une all&eacute;e lat&eacute;rale.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, ajouta M. La Rouquette, qui br&ucirc;lait de placer un mot, elle avait
+cravach&eacute; cette pauvre b&ecirc;te avec une violence!... M. de Marsy s'est
+&eacute;lanc&eacute; derri&egrave;re elle pour lui porter secours. Il n'a pas reparu non
+plus.&raquo; Mme de Llorentz, assise derri&egrave;re Sa Majest&eacute;, se leva.</p>
+
+<p>Elle crut qu'on la regardait en souriant. Elle devint toute bl&ecirc;me.
+Maintenant, la conversation roulait sur les dangers qu'on courait &agrave; la
+chasse. Un jour, le cerf, r&eacute;fugi&eacute; dans la cour d'une ferme, s'&eacute;tait
+retourn&eacute; si terriblement contre les chiens, qu'une dame avait eu une
+jambe cass&eacute;e, au milieu de la bagarre. Puis, on fit des suppositions. Si
+M. de Marsy &eacute;tait parvenu &agrave; ma&icirc;triser le cheval de Mme Delestang,
+peut-&ecirc;tre avaient-ils mis pied &agrave; terre, tous les deux, pour se reposer
+quelques minutes; les abris, des huttes, des hangars, des pavillons
+abondaient dans la for&ecirc;t. Et il sembla &agrave; Mme de Llorentz que les
+sourires redoublaient, tandis qu'on guettait du coin de l'&oelig;il sa fureur
+jalouse. Rougon se taisait, battant fi&eacute;vreusement une marche sur ses
+genoux, du bout des doigts.</p>
+
+<p>&laquo;Bah! quand ils passeraient la nuit dehors!&raquo; dit entre ses dents M. de
+Plouguern.</p>
+
+<p>L'imp&eacute;ratrice avait donn&eacute; des ordres pour que Clorinde f&ucirc;t invit&eacute;e &agrave;
+venir prendre le th&eacute;, si elle rentrait.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, il y eut de l&eacute;g&egrave;res exclamations. La jeune femme &eacute;tait
+sur le seuil de la porte, le teint vif, souriante, triomphante. Elle
+remercia Sa Majest&eacute; de l'int&eacute;r&ecirc;t qu'elle lui t&eacute;moignait. Et, d'un air
+tranquille:</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! je suis d&eacute;sol&eacute;e. On a eu tort de s'inqui&eacute;ter.... J'avais fait
+avec M. de Marsy le pari d'arriver la premi&egrave;re &agrave; la mort du cerf. Sans
+ce maudit cheval...&raquo; Puis, elle ajouta gaiement:</p>
+
+<p>&laquo;Nous n'avons perdu ni l'un ni l'autre, voil&agrave; tout.&raquo; Mais elle dut
+raconter l'aventure plus au long. Elle n'&eacute;prouva pas la moindre g&ecirc;ne.
+Apr&egrave;s dix minutes d'un galop furieux, son cheval s'&eacute;tait abattu, sans
+qu'elle e&ucirc;t aucun mal. Alors, comme elle chancelait d'&eacute;motion, M. de
+Marsy l'avait fait entrer un instant sous un hangar. &laquo;Nous avions
+devin&eacute;! cria M. La Rouquette. Vous dites sous un hangar?... Moi, j'avais
+dit dans un pavillon.</p>
+
+<p>&mdash;Vous deviez &ecirc;tre bien mal l&agrave;-dessous&raquo;, ajouta m&eacute;chamment M. de
+Plouguern.</p>
+
+<p>Clorinde, sans cesser de sourire, r&eacute;pondit avec une lenteur heureuse:</p>
+
+<p>&laquo;Non, je vous assure. Il y avait de la paille. Je me suis assise. Un
+grand hangar plein de toiles d'araign&eacute;e. La nuit tombait. C'&eacute;tait tr&egrave;s
+dr&ocirc;le.&raquo; Et, regardant en face Mme de Llorentz, elle continua, d'une voix
+plus tra&icirc;nante encore, qui donnait aux mots une valeur particuli&egrave;re:</p>
+
+<p>&laquo;M. de Marsy a &eacute;t&eacute; tr&egrave;s bon pour moi.&raquo; Depuis que la jeune femme
+racontait son accident, Mme de Llorentz appuyait violemment deux doigts
+de sa main contre ses l&egrave;vres. Aux derniers d&eacute;tails, elle ferma les yeux,
+comme prise d'un vertige de col&egrave;re. Elle resta l&agrave; encore une minute;
+puis, ne se contenant plus, elle sortit. M. de Plouguern, tr&egrave;s intrigu&eacute;,
+se glissa derri&egrave;re elle. Clorinde, qui la guettait, eut un geste
+involontaire de victoire.</p>
+
+<p>La conversation changea. M. Beulin-d'orch&egrave;re parlait d'un proc&egrave;s
+scandaleux dont l'opinion se pr&eacute;occupait beaucoup; il s'agissait d'une
+demande en s&eacute;paration, fond&eacute;e sur l'impuissance du mari; et il
+rapportait certains faits avec des phrases si d&eacute;centes de magistrat, que
+Mme de Combelot, ne comprenant pas, demandait des explications. Le
+chevalier Rusconi plut &eacute;norm&eacute;ment en chantant &agrave; demi-voix des chansons
+populaires du Pi&eacute;mont, des vers d'amour, dont il donnait ensuite la
+traduction fran&ccedil;aise. Au milieu d'une de ces chansons, Delestang entra;
+il revenait de la for&ecirc;t, o&ugrave; il battait les routes depuis deux heures, &agrave;
+la recherche de sa femme; on sourit de l'&eacute;trange figure qu'il avait.</p>
+
+<p>Cependant, l'imp&eacute;ratrice semblait prise tout d'un coup d'une vive amiti&eacute;
+pour Clorinde. Elle l'avait fait asseoir &agrave; son c&ocirc;t&eacute;, elle causait
+chevaux avec elle. Pyrame, le cheval mont&eacute; par la jeune femme pendant la
+chasse, &eacute;tait d'un galop tr&egrave;s dur; et elle disait que, le lendemain,
+elle lui ferait donner C&eacute;sar.</p>
+
+<p>Rougon, d&egrave;s l'arriv&eacute;e de Clorinde, s'&eacute;tait approch&eacute; d'une fen&ecirc;tre, en
+affectant d'&ecirc;tre int&eacute;ress&eacute; par des lumi&egrave;res qui s'allumaient au loin, &agrave;
+gauche du parc.</p>
+
+<p>Personne ainsi ne put voir les l&eacute;gers tressaillements de sa face. Il
+demeura longtemps debout, devant la nuit.</p>
+
+<p>Enfin il se retournait, l'air impassible, lorsque M. de Plouguern, qui
+rentrait, s'approcha de lui, souffla &agrave; son oreille d'une voix enfi&eacute;vr&eacute;e
+de curieux satisfait:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! une sc&egrave;ne &eacute;pouvantable.... Vous avez vu, je l'ai suivie. Elle a
+justement rencontr&eacute; Marsy au bout des couloirs. Ils sont entr&eacute;s dans une
+chambre. L&agrave;, j'ai entendu Marsy lui dire carr&eacute;ment qu'elle
+l'assommait.... Elle est repartie comme une folle, en se dirigeant vers
+le cabinet de l'empereur.... Ma foi, oui, je crois qu'elle est all&eacute;e
+mettre sur le bureau de l'empereur les fameuses lettres...&raquo; A ce moment,
+Mme de Llorentz reparut. Elle &eacute;tait toute blanche, les cheveux envol&eacute;s
+sur les tempes, l'haleine courte. Elle reprit sa place derri&egrave;re
+l'imp&eacute;ratrice, avec le calme d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; d'un patient qui vient de
+pratiquer sur lui-m&ecirc;me quelque terrible op&eacute;ration dont il peut mourir.</p>
+
+<p>&laquo;Pour s&ucirc;r, elle a l&acirc;ch&eacute; les lettres&raquo;, r&eacute;p&eacute;ta M. de Plouguern, en
+l'examinant.</p>
+
+<p>Et, comme Rougon semblait ne pas comprendre, il alla se pencher derri&egrave;re
+Clorinde, lui racontant l'histoire. Elle l'&eacute;coutait ravie, les yeux
+allum&eacute;s d'une joie luisante. Ce fut seulement au sortir des petits
+appartements de l'imp&eacute;ratrice, quand vint l'heure du d&icirc;ner, que Clorinde
+parut apercevoir Rougon. Elle lui prit le bras, elle lui dit, tandis que
+Delestang marchait derri&egrave;re eux:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, vous avez vu.... Si vous aviez &eacute;t&eacute; gentil ce matin, je
+n'aurais pas failli me casser les jambes.&raquo; Le soir, il y eut une cur&eacute;e
+froide aux flambeaux, dans la cour du palais. En quittant la salle &agrave;
+manger, le cort&egrave;ge des invit&eacute;s, au lieu de revenir imm&eacute;diatement &agrave; la
+galerie des Cartes, se dispersa dans les salons de la fa&ccedil;ade, dont les
+fen&ecirc;tres furent ouvertes toutes grandes.</p>
+
+<p>L'empereur prit place sur le balcon central, o&ugrave; une vingtaine de
+personnes purent le suivre.</p>
+
+<p>En bas, de la grille au vestibule, deux files de valets de pied en
+grande livr&eacute;e, les cheveux poudr&eacute;s, m&eacute;nageaient une large all&eacute;e. Chacun
+d'eux tenait une longue pique, au bout de laquelle flambaient des
+&eacute;toupes, dans des gobelets remplis d'esprit-de-vin. Ces hautes flammes
+vertes dansaient en l'air, comme flottantes et suspendues, tachant la
+nuit sans l'&eacute;clairer, ne tirant du noir que la double rang&eacute;e de gilets
+&eacute;carlates qu'elle rendait viol&acirc;tres. Des deux c&ocirc;t&eacute;s de la cour, une
+foule s'entassait, des bourgeois de Compi&egrave;gne, avec leurs dames, des
+visages blafards grouillant dans l'ombre, d'o&ugrave; par moments un reflet des
+&eacute;toupes faisait sortir quelque t&ecirc;te abominable, une face vert-de-gris&eacute;e
+de petit rentier. Puis, au milieu, devant le perron, les d&eacute;bris du cerf,
+en tas sur le pav&eacute;, &eacute;taient recouverts de la peau de l'animal, &eacute;tal&eacute;e,
+la t&ecirc;te en avant; tandis que, &agrave; l'autre bout, contre la grille, la meute
+attendait, entour&eacute;e des piqueurs. L&agrave;, des valets de chiens en habit
+vert, avec de grands bas de coton blanc, agitaient des torches. Une vive
+clart&eacute; rouge&acirc;tre, travers&eacute;e de fum&eacute;es dont la suie roulait vers la
+ville, mettait, dans une lueur de fournaise, les chiens serr&eacute;s les uns
+contre les autres, soufflant fortement, les gueules ouvertes.</p>
+
+<p>L'empereur resta debout. Par instant, un &eacute;clat brusque des torches
+montrait sa face vague, imp&eacute;n&eacute;trable. Clorinde, pendant tout le d&icirc;ner,
+avait &eacute;pi&eacute; chacun de ses gestes, sans surprendre en lui qu'une fatigue
+morne, l'humeur chagrine d'un malade souffrant en silence. Une seule
+fois, elle crut le voir regarder M. de Marsy obliquement, de son regard
+gris que ses paupi&egrave;res &eacute;teignaient. Au bord du balcon, il demeurait
+maussade, un peu vo&ucirc;t&eacute;, tordant sa moustache; pendant que, derri&egrave;re lui,
+les invit&eacute;s se haussaient, pour voir.</p>
+
+<p>&laquo;Allez, Firmin!&raquo; dit-il, comme impatient&eacute;.</p>
+
+<p>Les piqueurs sonnaient la Royale. Les chiens donnaient de la voix,
+hurlaient, le cou tendu, dress&eacute;s &agrave; demi sur leurs pattes de derri&egrave;re,
+dans un &eacute;lan d'effroyable vacarme. Tout d'un coup, au moment o&ugrave; un valet
+montrait la t&ecirc;te du cerf &agrave; la meute affol&eacute;e, Firmin, le ma&icirc;tre
+d'&eacute;quipage, plac&eacute; sur le perron, abaissa son fouet; et la meute, qui
+attendait ce signal, traversa la cour en trois bonds, les flancs
+haletant d'une rage d'app&eacute;tit. Mais Firmin avait relev&eacute; son fouet. Les
+chiens, arr&ecirc;t&eacute;s &agrave; quelque distance du cerf, s'aplatirent un instant sur
+le pav&eacute;, l'&eacute;chine secou&eacute;e de frissons, la gueule cass&eacute;e d'aboiements de
+d&eacute;sir. Et ils durent reculer, ils retourn&egrave;rent se ranger &agrave; l'autre bout,
+pr&egrave;s de la grille. &laquo;Oh! les pauvres b&ecirc;tes! dit Mme de Combelot, d'un air
+de compassion langoureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Superbe!&raquo; cria M. La Rouquette.</p>
+
+<p>Le chevalier Rusconi applaudissait. Des dames se penchaient, tr&egrave;s
+excit&eacute;es, avec de petits battements aux coins des l&egrave;vres, le c&oelig;ur tout
+gonfl&eacute; du besoin de voir les chiens manger. On ne leur donnait pas leurs
+os tout de suite; c'&eacute;tait tr&egrave;s &eacute;motionnant.</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, pas encore&raquo;, murmuraient des voix grasses.</p>
+
+<p>Cependant, Firmin, &agrave; deux reprises, avait lev&eacute; et baiss&eacute; son fouet. La
+meute &eacute;cumait, exasp&eacute;r&eacute;e. A la troisi&egrave;me fois, le ma&icirc;tre d'&eacute;quipage ne
+releva pas le fouet. Le valet s'&eacute;tait sauv&eacute;, en emportant la peau et la
+t&ecirc;te du cerf. Les chiens se ru&egrave;rent, se vautr&egrave;rent sur les d&eacute;bris; leurs
+abois furieux s'apaisaient dans un grognement sourd, un tremblement
+convulsif de jouissance.</p>
+
+<p>Des os craquaient. Alors, sur le balcon, aux fen&ecirc;tres, ce fut une
+satisfaction; les dames avaient des sourires aigus, en serrant leurs
+dents blanches; les hommes soufflaient, les yeux vifs, les doigts
+occup&eacute;s &agrave; tordre quelque cure-dent apport&eacute; de la salle &agrave; manger. Dans la
+cour, il y eut une soudaine apoth&eacute;ose; les piqueurs sonnaient des
+fanfares; les valets de chiens secouaient les torches; des flammes de
+Bengale br&ucirc;laient, sanglantes, incendiant la nuit, baignant les t&ecirc;tes
+placides des bourgeois de Compi&egrave;gne, entass&eacute;s sur les c&ocirc;t&eacute;s, d'une pluie
+rouge, &agrave; larges gouttes.</p>
+
+<p>L'empereur, tout de suite, tourna le dos. Et comme Rougon se trouvait &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de lui, il parut sortir de la profonde r&ecirc;verie qui le tenait
+maussade depuis le d&icirc;ner.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Rougon, dit-il, j'ai song&eacute; &agrave; votre affaire.... Il y a des
+obstacles, beaucoup d'obstacles.&raquo; Il s'arr&ecirc;ta, il ouvrit les l&egrave;vres, les
+referma. Puis, s'en allant, il dit encore:</p>
+
+<p>&laquo;Il faut rester &agrave; Paris, monsieur Rougon.&raquo; Clorinde, qui entendit, eut
+un geste vif de triomphe.</p>
+
+<p>Le mot de l'empereur ayant couru, tous les visages redevinrent graves et
+anxieux, pendant que Rougon traversait lentement les groupes, se
+dirigeant vers la galerie des Cartes.</p>
+
+<p>Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaient
+furieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu du tas.
+C'&eacute;tait une nappe d'&eacute;chines mouvantes, les blanches, les noires, se
+poussant, s'allongeant, s'&eacute;talant comme une mare vivante, dans un
+ronflement vorace. Les m&acirc;choires se h&acirc;taient, mangeaient vite, avec la
+fi&egrave;vre de tout manger. De courtes querelles se terminaient par un
+hurlement. Un gros braque, une b&ecirc;te superbe, f&acirc;ch&eacute; d'&ecirc;tre trop au bord,
+recula et s'&eacute;lan&ccedil;a d'un bond au milieu de la bande. Il fit son trou, il
+but un lambeau des entrailles du cerf.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#table">VIII</a></h2>
+
+
+<p>Des semaines se pass&egrave;rent. Rougon avait repris sa vie de lassitude et
+d'ennui. Jamais il ne faisait allusion &agrave; l'ordre que l'empereur lui
+avait donn&eacute; de rester &agrave; Paris.</p>
+
+<p>Il parlait seulement de son &eacute;chec, des pr&eacute;tendus obstacles qui
+s'opposaient &agrave; son d&eacute;frichement d'un coin des Landes; et, sur ce sujet,
+il ne tarissait pas. Quels pouvaient &ecirc;tre ces obstacles? Lui, n'en
+voyait aucun. Il allait jusqu'&agrave; s'emporter contre l'empereur, dont il
+&eacute;tait impossible, disait-il, de tirer une explication quelconque.
+Peut-&ecirc;tre Sa Majest&eacute; avait-elle craint d'&ecirc;tre oblig&eacute;e de subventionner
+l'affaire?</p>
+
+<p>Cependant, &agrave; mesure que les jours coulaient, Clorinde multipliait ses
+visites rue Marbeuf. Chaque apr&egrave;s-midi, elle semblait attendre de Rougon
+quelque nouvelle, elle le regardait d'un air de surprise, en le voyant
+rester muet. Depuis son s&eacute;jour &agrave; Compi&egrave;gne, elle vivait dans l'espoir
+d'un brusque triomphe; elle avait imagin&eacute; tout un drame, une col&egrave;re
+furieuse de l'empereur, une chute retentissante de M. de Marsy, une
+rentr&eacute;e imm&eacute;diate du grand homme au pouvoir.</p>
+
+<p>Ce plan de femme lui semblait d'un succ&egrave;s certain.</p>
+
+<p>Aussi, au bout d'un mois, son &eacute;tonnement fut-il immense, lorsqu'elle vit
+le comte rester au minist&egrave;re.</p>
+
+<p>Et elle con&ccedil;ut un d&eacute;dain pour l'empereur, qui ne savait pas se venger.
+Elle, &agrave; sa place, aurait eu la passion de sa rancune. A quoi songeait-il
+donc, dans l'&eacute;ternel silence qu'il gardait?</p>
+
+<p>Clorinde, toutefois, ne d&eacute;sesp&eacute;rait pas encore. Elle flairait la
+victoire, quelque coup de gr&acirc;ce impr&eacute;vu.</p>
+
+<p>M. de Marsy &eacute;tait &eacute;branl&eacute;. Rougon avait pour elle des attentions de mari
+qui craint d'&ecirc;tre tromp&eacute;. Depuis ses acc&egrave;s d'&eacute;trange jalousie &agrave;
+Compi&egrave;gne, il la surveillait d'une fa&ccedil;on plus paternelle, la noyait de
+morale, voulait la voir tous les jours. La jeune femme souriait,
+certaine maintenant qu'il ne quitterait pas Paris. Pourtant, vers le
+milieu de d&eacute;cembre, apr&egrave;s des semaines d'une paix endormie, il
+recommen&ccedil;a &agrave; parler de sa grande affaire.</p>
+
+<p>Il avait vu des banquiers, il r&ecirc;vait de se passer de l'appui de
+l'empereur. Et, de nouveau, on le trouva perdu au milieu de cartes, de
+plans, d'ouvrages sp&eacute;ciaux. Gilquin, disait-il, avait d&eacute;j&agrave; racol&eacute; plus
+de cinq cents ouvriers, qui consentaient &agrave; s'en aller l&agrave;-bas; c'&eacute;tait la
+premi&egrave;re poign&eacute;e d'hommes d'un peuple. Alors, Clorinde, s'enrageant &agrave; sa
+besogne, mit en branle toute la bande des amis.</p>
+
+<p>Ce fut un travail &eacute;norme. Chacun prit un r&ocirc;le.</p>
+
+<p>L'entente eut lieu &agrave; demi-mots, chez Rougon lui-m&ecirc;me, dans les coins, le
+dimanche et le jeudi. On se partageait les missions difficiles. On se
+lan&ccedil;ait tous les jours au milieu de Paris, avec la volont&eacute; ent&ecirc;t&eacute;e de
+conqu&eacute;rir une influence. On ne d&eacute;daignait rien; les plus petits succ&egrave;s
+comptaient. On profitait de tout, on tirait ce qu'on pouvait des
+moindres &eacute;v&eacute;nements, on utilisait la journ&eacute;e enti&egrave;re, depuis le bonjour
+du matin jusqu'&agrave; la derni&egrave;re poign&eacute;e de main du soir. Les amis des amis
+devinrent complices, et encore les amis de ceux-l&agrave;.</p>
+
+<p>Paris entier fut pris dans cette intrigue. Au fond des quartiers perdus,
+il y avait des gens qui soupiraient apr&egrave;s le triomphe de Rougon, sans
+savoir au juste pourquoi. La bande, dix &agrave; douze personnes, tenait la
+ville.</p>
+
+<p>&laquo;Nous sommes le gouvernement de demain&raquo;, disait s&eacute;rieusement Du Poizat.</p>
+
+<p>Il &eacute;tablissait des parall&egrave;les entre eux et les hommes qui avaient fait
+le Second Empire. Il ajoutait:</p>
+
+<p>&laquo;Je serai le Marsy de Rougon.&raquo; Un pr&eacute;tendant n'&eacute;tait qu'un nom. Il
+fallait une bande pour faire un gouvernement. Vingt gaillards qui ont de
+gros app&eacute;tits sont plus forts qu'un principe! et quand ils peuvent
+mettre avec eux le pr&eacute;texte d'un principe, ils deviennent invincibles.
+Lui, battait le pav&eacute;, allait dans les journaux, o&ugrave; il fumait des
+cigares, en minant sourdement M. de Marsy; il savait toujours des
+histoires d&eacute;licates sur son compte; il l'accusait d'ingratitude et
+d'&eacute;go&iuml;sme. Puis, lorsqu'il avait amen&eacute; le nom de Rougon, il laissait
+&eacute;chapper des demi-mots, &eacute;largissant des horizons extraordinaires de
+vagues promesses: celui-l&agrave;, s'il pouvait seulement ouvrir les mains un
+jour, ferait tomber sur tout le monde une pluie de r&eacute;compenses, de
+cadeaux, de subventions. Il entretenait ainsi la presse de
+renseignements, de citations, d'anecdotes, qui occupaient
+continuellement le public de la personnalit&eacute; du grand homme; deux
+petites feuilles publi&egrave;rent le r&eacute;cit d'une visite &agrave; l'h&ocirc;tel de la rue
+Marbeuf; d'autres parl&egrave;rent du fameux ouvrage sur la constitution
+anglaise et la constitution de 52. La popularit&eacute; semblait venir, apr&egrave;s
+un silence hostile de deux ann&eacute;es; un sourd murmure d'&eacute;loges montait. Et
+Du Poizat se livrait &agrave; d'autres besognes, des maquignonnages
+inavouables, l'achat de certains appuis, un jeu de Bourse passionn&eacute; sur
+l'entr&eacute;e plus ou moins s&ucirc;re de Rougon au minist&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Ne songeons qu'&agrave; lui, r&eacute;p&eacute;tait-il souvent, avec cette libert&eacute; de parole
+qui g&ecirc;nait les hommes gourm&eacute;s de la bande. Plus tard, il songera &agrave;
+nous.&raquo;</p>
+
+<p>M. Beulin-d'Orch&egrave;re avait l'intrigue lourde; il &eacute;voqua contre M. de,
+Marsy une affaire scandaleuse, qu'on se h&acirc;ta d'&eacute;touffer. Il se montrait
+plus adroit, en laissant dire qu'il pourrait bien &ecirc;tre garde des sceaux
+un jour, si son beau-fr&egrave;re remontait au pouvoir; ce qui mettait &agrave; sa
+d&eacute;votion les magistrats ses coll&egrave;gues. M. Kahn menait &eacute;galement une
+troupe &agrave; l'attaque, des financiers, des d&eacute;put&eacute;s, des fonctionnaires,
+grossissant les rangs de tous les m&eacute;contents rencontr&eacute;s en chemin; il
+s'&eacute;tait fait un lieutenant docile de M. B&eacute;juin; il employait m&ecirc;me M. de
+Combelot et M. La Rouquette, sans que ceux-ci se doutassent le moins du
+monde des travaux auxquels il les poussait. Lui, agissait dans le monde
+officiel, tr&egrave;s haut, &eacute;tendant sa propagande jusqu'aux Tuileries,
+travaillant souterrainement pendant plusieurs jours, pour qu'un mot, de
+bouche en bouche, f&ucirc;t enfin r&eacute;p&eacute;t&eacute; &agrave; l'empereur.</p>
+
+<p>Mais ce furent surtout les femmes qui s'employ&egrave;rent avec passion. Il y
+eut l&agrave; des dessous terribles, une complication d'aventures dont on
+ignora toujours au juste la port&eacute;e. Mme Correur n'appelait plus la jolie
+Mme Bouchard que &laquo;ma petite chatte&raquo;. Elle l'emmenait &agrave; la campagne,
+disait-elle; et, pendant une semaine, M. Bouchard vivait en gar&ccedil;on, M.
+d'Escorailles lui-m&ecirc;me &eacute;tait r&eacute;duit &agrave; passer ses soir&eacute;es dans les petits
+th&eacute;&acirc;tres. Un jour, Du Poizat avait rencontr&eacute; ces dames avec des
+messieurs d&eacute;cor&eacute;s; ce dont il s'&eacute;tait bien gard&eacute; de parler. Mme Correur
+habitait maintenant deux appartements, l'un rue Blanche, l'autre rue
+Mazarine; ce dernier &eacute;tait tr&egrave;s coquet; Mme Bouchard y venait
+l'apr&egrave;s-midi, prenait la clef chez la concierge. On racontait aussi la
+conqu&ecirc;te d'un grand fonctionnaire, faite par la jeune femme un matin de
+pluie, comme elle traversait le Pont-Royal, en retroussant ses jupons.</p>
+
+<p>Puis, le fretin des amis s'agitait, s'utilisait le plus possible. Le
+colonel Jobelin se rendait dans un caf&eacute; des boulevards pour voir
+d'anciens amis, des officiers; il les cat&eacute;chisait, entre deux parties de
+piquet; et quand il en avait embauch&eacute; une demi-douzaine, il se frottait
+les mains, le soir, en r&eacute;p&eacute;tant que &laquo;toute l'arm&eacute;e &eacute;tait pour la bonne
+cause&raquo;. M. Bouchard se livrait, au minist&egrave;re &agrave; un racolage semblable;
+peu &agrave; peu, il avait souffl&eacute; aux employ&eacute;s une haine f&eacute;roce contre M. de
+Marsy; il gagnait jusqu'aux gar&ccedil;ons de bureau, il faisait soupirer tout
+ce monde dans l'attente d'un &acirc;ge d'or, dont il parlait &agrave; l'oreille de
+ses intimes. M. d'Escorailles agissait sur la jeunesse riche, aupr&egrave;s de
+laquelle il vantait les id&eacute;es larges de Rougon, sa tol&eacute;rance pour
+certaines fautes, son amour de l'audace et de la force. Enfin, les
+Charbonnel eux-m&ecirc;mes, sur les bancs du Luxembourg, o&ugrave; Ils allaient
+attendre, chaque apr&egrave;s-midi, l'issue de leur interminable proc&egrave;s,
+trouvaient moyen d'enr&eacute;gimenter les petits rentiers du quartier de
+l'Od&eacute;on.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Clorinde, elle ne se contentait pas d'avoir la haute main sur
+toute la bande. Elle menait des op&eacute;rations tr&egrave;s compliqu&eacute;es, dont elle
+n'ouvrait la bouche &agrave; personne. Jamais on ne l'avait rencontr&eacute;e, le
+matin, dans des peignoirs aussi mal agraf&eacute;s, tra&icirc;nant plus
+passionn&eacute;ment, au fond de quartiers louches, son portefeuille de
+ministre, crev&eacute; aux coutures, sangl&eacute; de bouts de corde. Elle donnait &agrave;
+son mari des commissions extraordinaires, que celui-ci faisait avec une
+douceur de mouton, sans comprendre. Elle envoyait Luigi Pozzo porter des
+lettres; elle demandait &agrave; M. de Plouguern de l'accompagner, puis le
+laissait pendant une heure, sur un trottoir, &agrave; attendre. Un instant, la
+pens&eacute;e dut lui venir de faire agir le gouvernement italien en faveur de
+Rougon. Sa correspondance avec sa m&egrave;re, toujours fix&eacute;e &agrave; Turin, prit une
+activit&eacute; folle. Elle r&ecirc;vait de bouleverser l'Europe, et allait jusqu'&agrave;
+deux fois par jour chez le chevalier Rusconi, pour y rencontrer des
+diplomates.</p>
+
+<p>Souvent, maintenant, dans cette campagne si &eacute;trangement conduite, elle
+semblait se souvenir de sa beaut&eacute;.</p>
+
+<p>Alors, certains apr&egrave;s-midi, elle sortait d&eacute;barbouill&eacute;e, peign&eacute;e,
+superbe. Et, quand ses amis, surpris eux m&ecirc;mes, lui disaient qu'elle
+&eacute;tait belle:</p>
+
+<p>&laquo;Il le faut bien!&raquo; r&eacute;pondait-elle, avec un singulier air de lassitude
+r&eacute;sign&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle se gardait comme un argument irr&eacute;sistible. Pour elle, se donner ne
+tirait pas &agrave; cons&eacute;quence. Elle y mettait si peu de plaisir, que cela
+devenait une affaire pareille aux autres, un peu plus ennuyeuse
+peut-&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle &eacute;tait revenue de Compi&egrave;gne, Du Poizat, qui connaissait
+l'aventure de la chasse &agrave; courre, avait voulu savoir dans quels termes
+elle restait avec M. de Marsy.</p>
+
+<p>Vaguement, il songeait &agrave; trahir Rougon pour le comte, si Clorinde
+arrivait &agrave; &ecirc;tre la ma&icirc;tresse toute-puissante de ce dernier. Mais elle
+s'&eacute;tait presque f&acirc;ch&eacute;e, en niant &eacute;nergiquement toute l'histoire. Il la
+jugeait donc bien sotte, pour la soup&ccedil;onner d'une liaison semblable? Et,
+oubliant son d&eacute;menti, elle avait laiss&eacute; entendre qu'elle ne reverrait
+m&ecirc;me pas M. de Marsy. Autrefois encore, elle aurait pu r&ecirc;ver de
+l'&eacute;pouser. Jamais un homme d'esprit, selon elle, ne travaillait
+s&eacute;rieusement &agrave; la fortune d'une ma&icirc;tresse. D'ailleurs, elle m&ucirc;rissait un
+autre plan.</p>
+
+<p>&laquo;Voyez-vous, disait-elle parfois, il y a souvent plusieurs fa&ccedil;ons
+d'arriver o&ugrave; l'on veut; mais, de toutes ces fa&ccedil;ons, il n'y en a jamais
+qu'une qui fasse plaisir.... Moi, j'ai des choses &agrave; contenter.&raquo; Elle
+couvait toujours Rougon des yeux, elle le voulait grand, comme si elle
+e&ucirc;t r&ecirc;v&eacute; de l'engraisser de puissance, pour quelque r&eacute;gal futur. Elle
+gardait sa soumission de disciple, se mettait dans son ombre avec une
+humilit&eacute; pleine de cajolerie. Lui, au milieu de l'agitation continue de
+la bande, semblait ne rien voir. Dans son salon, le jeudi et le
+dimanche, il faisait des r&eacute;ussites, pesamment, le nez sur les cartes,
+sans para&icirc;tre entendre les chuchotements, derri&egrave;re son dos. La bande
+causait de l'affaire, s'adressait des signes par-dessus sa t&ecirc;te,
+complotait au coin de son feu, comme s'il n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; l&agrave;, tant il
+semblait bonhomme; il demeurait impassible, d&eacute;tach&eacute; de tout, si &eacute;loign&eacute;
+des choses dont on parlait &agrave; voix basse, qu'on finissait par hausser la
+voix, en s'&eacute;gayant de ses distractions. Lorsqu'on mettait la
+conversation sur sa rentr&eacute;e au pouvoir, il s'emportait, il jurait de ne
+jamais bouger, quand m&ecirc;me un triomphe l'attendrait au bout de sa rue;
+et, en effet, il s'enfermait de plus en plus &eacute;troitement chez lui,
+affectant une ignorance absolue des &eacute;v&eacute;nements ext&eacute;rieurs. Le petit
+h&ocirc;tel de la rue Marbeuf, d'o&ugrave; rayonnait une telle fi&egrave;vre de propagande,
+&eacute;tait un lieu de silence et de sommeil, au seuil duquel les familiers se
+jetaient des coups d'&oelig;il d'intelligence, pour laisser dehors l'odeur de
+bataille qu'ils apportaient dans leurs v&ecirc;tements.</p>
+
+<p>&laquo;Allons donc! criait Du Poizat, il nous fait tous poser! il nous entend
+tr&egrave;s bien. Regardez ses oreilles, le soir; on les voit s'&eacute;largir.&raquo; A dix
+heures et demie, lorsqu'ils se retiraient tous ensemble, c'&eacute;tait le
+sujet de conversation habituel. Il n'&eacute;tait pas possible que le grand
+homme ignor&acirc;t le d&eacute;vouement de ses amis. Il jouait au Bon Dieu, disait
+encore l'ancien sous-pr&eacute;fet. Ce diable de Rougon vivait comme une idole
+indoue, assoupi dans la satisfaction de lui-m&ecirc;me, les mains crois&eacute;es sur
+le ventre, souriant et b&eacute;at au milieu d'une foule de fid&egrave;les, qui
+l'adoraient en se coupant les entrailles en quatre. On d&eacute;clarait cette
+comparaison tr&egrave;s juste.</p>
+
+<p>&laquo;Je le surveillerai, vous verrez&raquo;, concluait Du Poizat.</p>
+
+<p>Mais on eut beau &eacute;tudier le visage de Rougon, on le trouva toujours
+ferm&eacute;, paisible, presque na&iuml;f. Peut-&ecirc;tre &eacute;tait-il de bonne foi.
+D'ailleurs, Clorinde pr&eacute;f&eacute;rait qu'il ne se m&ecirc;l&acirc;t de rien. Elle redoutait
+de le voir se mettre en travers de ses plans, si on le for&ccedil;ait un jour &agrave;
+ouvrir les yeux. C'&eacute;tait comme malgr&eacute; lui qu'on travaillait &agrave; sa
+fortune. Il s'agissait de le pousser quand m&ecirc;me, de l'asseoir &agrave; quelque
+sommet, violemment. Ensuite, on compterait.</p>
+
+<p>Cependant, peu &agrave; peu, les choses marchant, avec trop de lenteur, la
+bande finit par s'impatienter. Les aigreurs de Du Poizat l'emport&egrave;rent.
+On ne reprocha pas nettement &agrave; Rougon tout ce qu'on faisait pour lui;
+mais on le larda d'allusions, de mots amers &agrave; double entente.</p>
+
+<p>Maintenant, le colonel venait quelquefois aux soir&eacute;es, les pieds blancs
+de poussi&egrave;re; il n'avait pas eu le temps de passer chez lui, il s'&eacute;tait
+&eacute;reint&eacute; &agrave; courir tout l'apr&egrave;s-midi; des courses b&ecirc;tes dont on ne lui
+aurait sans doute jamais de reconnaissance. D'autres soirs, c'&eacute;tait M.
+Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veiller trop tard,
+depuis un mois; il allait beaucoup dans le monde, non que cela l'amus&acirc;t,
+grand Dieu; mais il y rencontrait certaines gens pour certaines
+affaires. Ou bien Mme Correur racontait des histoires attendrissantes,
+l'histoire d'une pauvre jeune femme, une veuve tr&egrave;s recommandable, &agrave;
+laquelle elle allait tenir compagnie; et elle regrettait de n'avoir
+aucune puissance, elle disait que, si elle &eacute;tait le gouvernement, elle
+emp&ecirc;cherait bien des injustices. Puis, tous ses amis &eacute;talaient leur
+propre mis&egrave;re; chacun se lamentait, disait quelle serait sa situation,
+s'il ne s'&eacute;tait pas montr&eacute; trop b&ecirc;te; dol&eacute;ances sans fin que des regards
+jet&eacute;s sur Rougon soulignaient clairement. On l'&eacute;peronnait au sang, on
+allait jusqu'&agrave; vanter M. de Marsy. Lui, d'abord, avait conserv&eacute; sa belle
+tranquillit&eacute;. Il ne comprenait toujours pas. Mais, au bout de quelques
+soir&eacute;es, de l&eacute;gers tressaillements pass&egrave;rent sur sa face, &agrave; certaines
+phrases prononc&eacute;es dans son salon. Il ne se f&acirc;chait point, il serrait un
+peu les l&egrave;vres, comme sous d'invisibles piq&ucirc;res d'aiguille. Et, &agrave; la
+longue, il devint si nerveux, qu'il abandonna ses r&eacute;ussites; elles ne
+r&eacute;ussissaient plus, il pr&eacute;f&eacute;rait se promener &agrave; petits pas, causant,
+quittant brusquement les gens, quand les reproches d&eacute;guis&eacute;s
+commen&ccedil;aient. Par moments, des fureurs blanches le prenaient, il
+semblait serrer avec force les mains derri&egrave;re le dos, pour ne pas c&eacute;der
+&agrave; l'envie de jeter &agrave; la rue tout ce monde.</p>
+
+<p>&laquo;Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne reviens pas de quinze
+jours.... Il faut le bouder. Nous verrons s'il s'amusera tout seul.&raquo;
+Alors, Rougon, qui r&ecirc;vait de fermer sa porte, fut tr&egrave;s bless&eacute; de
+l'abandon o&ugrave; on le laissait. Le colonel avait tenu parole; d'autres
+l'imitaient; le salon &eacute;tait presque vide, il manquait toujours cinq ou
+six amis. Lorsqu'un d'eux reparaissait apr&egrave;s une absence, et que le
+grand homme lui demandait s'il n'avait pas &eacute;t&eacute; malade, il r&eacute;pondait non
+d'un air surpris, et il ne donnait aucune explication. Un jeudi, il ne
+vint personne. Rougon passa la soir&eacute;e seul, &agrave; se promener dans la vaste
+pi&egrave;ce, les mains derri&egrave;re le dos, la t&ecirc;te basse. Il sentait pour la
+premi&egrave;re fois la force du lien qui l'attachait &agrave; sa bande.</p>
+
+<p>Des haussements d'&eacute;paules disaient son m&eacute;pris, quand il songeait &agrave; la
+b&ecirc;tise des Charbonnel, &agrave; la rage envieuse de Du Poizat, aux douceurs
+louches de Mme Correur.</p>
+
+<p>Pourtant ces familiers, qu'il tenait en si m&eacute;diocre estime, il avait le
+besoin de les voir, de r&eacute;gner sur eux; un besoin de ma&icirc;tre jaloux,
+pleurant en secret les moindres infid&eacute;lit&eacute;s. M&ecirc;me, au fond de son c&oelig;ur,
+il &eacute;tait attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ils
+semblaient &agrave; pr&eacute;sent faire partie de son &ecirc;tre, ou plut&ocirc;t c'&eacute;tait lui qui
+se trouvait lentement absorb&eacute;; &agrave; ce point qu'il restait comme diminu&eacute;
+les jours o&ugrave; ils s'&eacute;cartaient de sa personne. Aussi, finit-il par leur
+&eacute;crire, lorsque leur absence se prolongeait. Il allait jusqu'&agrave; les voir
+chez eux, pour faire la paix, apr&egrave;s les bouderies s&eacute;rieuses. Maintenant,
+on vivait en continuelle querelle, rue Marbeuf avec cette fi&egrave;vre de
+ruptures et de raccommodements des m&eacute;nages dont l'amour s'aigrit.</p>
+
+<p>Dans les derniers jours de d&eacute;cembre, il y eut une d&eacute;bandade
+particuli&egrave;rement grave. Un soir, sans qu'on s&ucirc;t pourquoi, les mots
+amenant les mots, on s'&eacute;tait d&eacute;vor&eacute; entre soi, &agrave; dents aigu&euml;s. Pendant
+pr&egrave;s de trois semaines, on ne se revit pas. La v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait que la bande
+commen&ccedil;ait &agrave; d&eacute;sesp&eacute;rer. Les efforts les plus savants n'aboutissaient &agrave;
+aucun r&eacute;sultat appr&eacute;ciable. La situation ne semblait pas devoir changer
+de longtemps, la bande abandonnait le r&ecirc;ve de quelque catastrophe
+impr&eacute;vue qui aurait rendu Rougon n&eacute;cessaire. Elle avait attendu
+l'ouverture de la session du Corps l&eacute;gislatif; mais la v&eacute;rification des
+pouvoirs s'&eacute;tait faite sans amener autre chose qu'un refus de serment de
+deux d&eacute;put&eacute;s r&eacute;publicains. A cette heure, M. Kahn lui-m&ecirc;me, l'homme
+souple et profond du groupe, ne comptait plus voir tourner &agrave; leur profit
+la politique g&eacute;n&eacute;rale. Rougon, exasp&eacute;r&eacute;, s'occupait de son affaire des
+Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher les
+tressaillements de sa face, qu'il ne parvenait plus &agrave; endormir.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez, mes mains
+tremblent.... Mon m&eacute;decin m'a ordonn&eacute; de faire de l'exercice. Je suis
+toute la journ&eacute;e dehors.&raquo; En effet, il sortait beaucoup. On le
+rencontrait, les mains ballantes, la t&ecirc;te haute, distrait. Quand on
+l'arr&ecirc;tait, il racontait des choses interminables. Un matin, comme il
+rentrait d&eacute;jeuner, apr&egrave;s une promenade du c&ocirc;t&eacute; de Chaillot, il trouva
+une carte de visite &agrave; tranche dor&eacute;e, sur laquelle s'&eacute;talait le nom de
+Gilquin, &eacute;crit &agrave; la main, en belle anglaise; la carte &eacute;tait tr&egrave;s sale,
+toute marqu&eacute;e de doigts gras. Il sonna son domestique.</p>
+
+<p>&laquo;La personne qui vous a remis cette carte n'a rien dit?&raquo; demanda-t-il.</p>
+
+<p>Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.</p>
+
+<p>&laquo;C'est un monsieur en paletot vert. Il a l'air bien aimable, il m'a
+offert un cigare.... Il a dit seulement qu'il &eacute;tait un de vos amis.&raquo; Et
+il se retirait, lorsqu'il se ravisa.</p>
+
+<p>&laquo;Je crois qu'il y a quelque chose d'&eacute;crit derri&egrave;re.&raquo; Rougon retourna la
+carte et lut ces mots au crayon:</p>
+
+<p>&laquo;Impossible d'attendre. Je passerai dans la soir&eacute;e. C'est tr&egrave;s press&eacute;,
+une dr&ocirc;le d'affaire.&raquo; Il eut un geste d'insouciance. Mais, apr&egrave;s son
+d&eacute;jeuner, la phrase: &laquo;C'est tr&egrave;s press&eacute;, une dr&ocirc;le d'affaire&raquo;, lui
+revint &agrave; l'esprit, s'imposa, finit par l'impatienter. Quelle pouvait
+&ecirc;tre cette affaire que Gilquin trouvait dr&ocirc;le? Depuis qu'il avait charg&eacute;
+l'ancien commis voyageur de besognes obscures et compliqu&eacute;es, il le
+voyait r&eacute;guli&egrave;rement une fois par semaine, le soir; jamais celui-ci ne
+s'&eacute;tait pr&eacute;sent&eacute; le matin. Il s'agissait donc d'une chose
+extraordinaire. Rougon, &agrave; bout de suppositions, pris d'une impatience
+qu'il trouvait lui-m&ecirc;me ridicule, se d&eacute;cida &agrave; sortir, &agrave; tenter de voir
+Gilquin avant la soir&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Quelque histoire d'ivrogne, pensait-il en descendant les
+Champs-&Eacute;lys&eacute;es. Enfin, je serai tranquille.&raquo; Il allait &agrave; pied, voulant
+suivre l'ordonnance de son m&eacute;decin. La journ&eacute;e &eacute;tait superbe, un clair
+soleil de janvier dans un ciel blanc. Gilquin ne demeurait plus passage
+Guttin, aux Batignolles. Sa carte portait: rue Guisarde, faubourg
+Saint-Germain.</p>
+
+<p>Rougon eut toutes les peines du monde &agrave; d&eacute;couvrir cette rue
+abominablement sale, situ&eacute;e pr&egrave;s de Saint-Sulpice. Il trouva, au fond
+d'une all&eacute;e noire, une concierge couch&eacute;e, qui lui cria de son lit, d'une
+voix cass&eacute;e par la fi&egrave;vre:</p>
+
+<p>&laquo;M. Gilquin!... Ah! je ne sais pas. Voyez au quatri&egrave;me, tout en haut, la
+porte &agrave; gauche.&raquo; Au quatri&egrave;me &eacute;tage, le nom de Gilquin &eacute;tait &eacute;crit sur
+la porte, entour&eacute; d'arabesques repr&eacute;sentant des c&oelig;urs enflamm&eacute;s perc&eacute;s
+de fl&egrave;ches. Mais il eut beau frapper, il n'entendit, derri&egrave;re le bois,
+que le tic-tac d'un coucou et le miaulement d'une chatte, tr&egrave;s doux dans
+le silence.</p>
+
+<p>A l'avance, il se doutait qu'il faisait une course inutile; cela le
+soulagea pourtant d'&ecirc;tre venu. Il redescendit, calm&eacute;, en se disant qu'il
+pouvait bien attendre le soir.</p>
+
+<p>Puis, dehors, il ralentit le pas; il traversa le march&eacute; Saint-Germain,
+suivit la rue de Seine, sans but, un peu las d&eacute;j&agrave;, d&eacute;cid&eacute; cependant &agrave;
+rentrer &agrave; pied. Et, comme il arrivait &agrave; la hauteur de la rue Jacob, il
+songea aux Charbonnel. Depuis dix jours, il ne les avait pas vus. Ils le
+boudaient. Alors, il r&eacute;solut de monter un instant chez eux pour leur
+tendre la main. Cet apr&egrave;s-midi, le temps &eacute;tait si ti&egrave;de, qu'il se
+sentait tout attendri.</p>
+
+<p>La chambre des Charbonnel, &agrave; l'h&ocirc;tel du P&eacute;rigord, donnait sur la cour,
+un puits sombre, d'o&ugrave; montait une odeur d'&eacute;vier mal lav&eacute;. Elle &eacute;tait
+noire, grande, avec un mobilier d'acajou &eacute;clop&eacute; et des rideaux de damas
+rouge d&eacute;teint. Lorsque Rougon entra, Mme Charbonnel pliait ses robes,
+quelle mettait au fond d'une grande malle, tandis que M. Charbonnel,
+suant, les bras raidis, ficelait une autre malle, plus petite.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, vous partez? demanda-t-il en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, r&eacute;pondit Mme Charbonnel avec un profond soupir; cette fois,
+c'est bien fini.&raquo; Cependant, ils s'empress&egrave;rent, tr&egrave;s flatt&eacute;s de le voir
+chez eux. Toutes les chaises &eacute;taient encombr&eacute;es par des v&ecirc;tements, des
+paquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s'assit sur
+le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme:</p>
+
+<p>&laquo;Laissez donc! je suis tr&egrave;s bien l&agrave;... Continuez ce que vous faisiez, je
+ne veux pas vous d&eacute;ranger.... C'est par le train de huit heures que vous
+partez?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel. &Ccedil;a nous fait
+encore six heures &agrave; passer dans ce Paris.... Ah! nous nous en
+souviendrons longtemps, monsieur Rougon.&raquo; Et lui qui parlait peu
+d'ordinaire, l&acirc;cha des choses terribles, alla jusqu'&agrave; monter le poing &agrave;
+la fen&ecirc;tre, en disant qu'il fallait venir dans une ville pareille, pour
+ne pas voir clair chez soi, &agrave; deux heures de l'apr&egrave;s-midi. Ce jour sale
+tombant du puits &eacute;troit de la cour, c'&eacute;tait Paris. Mais, Dieu merci! il
+allait retrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardait
+autour de lui s'il n'oubliait rien. Le matin, il avait achet&eacute; un
+Indicateur des chemins de fer. Sur la chemin&eacute;e, dans un papier tach&eacute; de
+graisse, il montra un poulet qu'ils emportaient pour manger en route.</p>
+
+<p>&laquo;Ma bonne, r&eacute;p&eacute;tait-il, as-tu bien vid&eacute; tous les tiroirs?... J'avais des
+pantoufles dans la table de nuit.... Je crois que des papiers sont
+tomb&eacute;s derri&egrave;re la commode...&raquo; Rougon, au bord du lit, regardait avec un
+serrement de c&oelig;ur les pr&eacute;paratifs de ces vieilles gens, dont les mains
+tremblaient en faisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans
+leur &eacute;motion. C'&eacute;tait lui qui les avait retenus &agrave; Paris; et cela
+aboutissait &agrave; un &eacute;chec absolu, &agrave; une v&eacute;ritable fuite.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez tort&raquo;, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Mme Charbonnel eut un geste de supplication, comme pour le faire taire.
+Elle dit vivement:</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;coutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notre malheur
+recommencerait.... Quand je pense que depuis deux ans et demi nous
+vivons ici! Deux ans et demi, mon Dieu, au fond de ce trou!... Je
+garderai pour le restant de mes jours des douleurs dans la jambe gauche;
+c'est moi qui couchais du c&ocirc;t&eacute; de la ruelle, et le mur, l&agrave;, derri&egrave;re
+vous, pisse l'eau.... Non, je ne puis pas tout vous dire. &Ccedil;a serait trop
+long. Nous avons mang&eacute; un argent fou. Tenez, hier, j'ai d&ucirc; acheter cette
+malle pour emporter ce que nous avons us&eacute; &agrave; Paris, des v&ecirc;tements mal
+cousus qu'on nous a vendus les yeux de la t&ecirc;te, du linge qui me
+revenait en loques de la blanchisseuse...Ah! ce sont vos blanchisseuses
+que je ne regretterai pas, par exemple! Elles br&ucirc;lent tout avec leurs
+acides.&raquo; Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, en criant: &laquo;Non,
+non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, et j'en mourrais.&raquo;
+Mais Rougon, avec ent&ecirc;tement, reparla de leur affaire. Ils avaient donc
+appris de bien mauvaises nouvelles? Alors, les Charbonnel, presque en
+pleurant, lui cont&egrave;rent que l'h&eacute;ritage de leur petit-cousin Chevassu
+allait d&eacute;cid&eacute;ment leur &eacute;chapper. Le Conseil d'&Eacute;tat &eacute;tait sur le point
+d'autoriser les s&oelig;urs de la Sainte-Famille &agrave; accepter le legs de cinq
+cent mille francs. Et ce qui avait achev&eacute; de leur &ocirc;ter tout espoir,
+c'&eacute;tait qu'on leur avait appris la pr&eacute;sence de monseigneur Rochart &agrave;
+Paris, o&ugrave; il venait une seconde fois pour enlever l'affaire.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, M. Charbonnel, pris d'un brusque emportement, cessa de
+s'acharner sur la petite malle et se tordit les bras, en r&eacute;p&eacute;tant d'une
+voix bris&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Cinq cent mille francs! Cinq cent mille francs!&raquo; Le c&oelig;ur manqua &agrave; tous
+deux. Ils s'assirent, le mari sur la malle, la femme sur un paquet de
+linge, au milieu du bouleversement de la pi&egrave;ce. Et, avec des paroles
+longues et molles, ils se plaignirent; quand l'un se taisait, l'autre
+recommen&ccedil;ait. Ils rappelaient leur tendresse pour le petit-cousin
+Chevassu. Comme Ils l'avaient aim&eacute;! La v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait qu'ils ne le
+voyaient plus depuis dix-sept ans, lorsqu'ils avaient appris sa mort.</p>
+
+<p>Mais, en ce moment, ils s'attendrissaient de tr&egrave;s bonne foi, ils
+croyaient l'avoir entour&eacute; de toutes sortes d'attentions pendant sa
+maladie. Puis, ils accus&egrave;rent les s&oelig;urs de la Sainte-Famille de
+man&oelig;uvres honteuses; elles avaient capt&eacute; la confiance de leur parent,
+&eacute;cartant de lui ses amis, exer&ccedil;ant une pression de toutes les heures sur
+sa volont&eacute; affaiblie de malade. Mme Charbonnel, qui &eacute;tait pourtant
+d&eacute;vote, alla jusqu'&agrave; conter une histoire abominable, par laquelle leur
+petit-cousin Chevassu serait mort de peur, apr&egrave;s avoir &eacute;crit son
+testament sous la dict&eacute;e d'un pr&ecirc;tre, qui lui avait montr&eacute; le diable, au
+pied de son lit. Quant &agrave; l'&eacute;v&ecirc;que de Faverolles, Mgr Rochart, il faisait
+l&agrave; un vilain m&eacute;tier, en d&eacute;pouillant de leur bien de braves gens, connus
+de tout Plassans pour l'honn&ecirc;tet&eacute; avec laquelle ils s'&eacute;taient amass&eacute; une
+petite aisance, dans les huiles.</p>
+
+<p>&laquo;Mais tout n'est peut-&ecirc;tre pas perdu, dit Rougon qui les voyait faiblir.
+Mgr Rochart n'est pas le Bon Dieu.... Je n'ai pu m'occuper de vous. J'ai
+tant d'affaires! Laissez-moi voir o&ugrave; en sont les choses. Je ne veux pas
+qu'on vous mange.&raquo; Les Charbonnel se regard&egrave;rent avec un l&eacute;ger
+haussement d'&eacute;paules. Le mari murmura:</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'est pas la peine, monsieur Rougon.&raquo; Et comme Rougon insistait, en
+jurant qu'il allait faire tous ses efforts, qu'il n'entendait pas les
+voir partir ainsi:</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'est pas la peine, bien s&ucirc;r, r&eacute;p&eacute;ta la femme.</p>
+
+<p>Vous vous donneriez du mal pour rien.... Nous avons caus&eacute; de vous avec
+notre avocat.. Il s'est mis &agrave; rire, il nous a dit que vous n'&eacute;tiez pas
+de force en ce moment contre Mgr Rochart.</p>
+
+<p>&mdash;Quand on n'est pas de force, que voulez-vous? dit &agrave; son tour M.
+Charbonnel. Il vaut mieux c&eacute;der.&raquo; Rougon avait baiss&eacute; la t&ecirc;te. Les
+phrases de ces vieilles gens l'atteignaient comme des soufflets. Jamais
+il n'avait souffert plus cruellement de son impuissance.</p>
+
+<p>Cependant, Mme Charbonnel continuait:</p>
+
+<p>&laquo;Nous allons retourner &agrave; Plassans. C'est beaucoup plus sage.... Oh! nous
+ne nous quittons pas f&acirc;ch&eacute;s, monsieur Rougon. Quand nous verrons l&agrave;-bas
+Mme F&eacute;licit&eacute; votre m&egrave;re, nous lui dirons que vous vous &ecirc;tes mis en
+quatre pour nous. Et si d'autres nous questionnent, n'ayez pas peur, ce
+n'est jamais nous qui vous nuirons.</p>
+
+<p>On n'est point tenu de faire plus qu'on ne peut, n'est-ce pas?&raquo; C'&eacute;tait
+le comble. Il s'imaginait les Charbonnel d&eacute;barquant au fond de sa
+province. D&egrave;s le soir, toute la petite ville clabaudait. C'&eacute;tait pour
+lui un &eacute;chec personnel, une d&eacute;faite dont il mettrait des ann&eacute;es &agrave; se
+relever.</p>
+
+<p>&laquo;Restez! cria-t-il, je veux que vous restiez!... Nous verrons si Mgr
+Rochart m'avale d'une bouch&eacute;e!&raquo; Il riait d'un rire inqui&eacute;tant, qui
+effraya les Charbonnel. Pourtant ils r&eacute;sistaient toujours. Enfin, ils
+consentirent &agrave; demeurer quelque temps encore &agrave; Paris, huit jours, pas
+plus. Le mari d&eacute;nouait laborieusement les cordes dont il avait ficel&eacute; la
+petite malle; la femme, bien qu'il f&ucirc;t &agrave; peine trois heures, venait
+d'allumer une bougie, pour replacer le linge et les v&ecirc;tements dans les
+tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serra affectueusement la main,
+en renouvelant ses promesses.</p>
+
+<p>Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoi avait-il
+retenu ces Charbonnel, qui s'ent&ecirc;taient &agrave; vouloir partir? C'&eacute;tait une
+excellente occasion pour se d&eacute;barrasser d'eux. Maintenant, il se
+trouvait plus que jamais engag&eacute; &agrave; leur faire gagner leur proc&egrave;s. Et il
+&eacute;tait surtout irrit&eacute; contre lui-m&ecirc;me, en s'avouant les motifs de vanit&eacute;
+auxquels il avait ob&eacute;i. Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il
+avait promis, il aviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le
+quai et traversa le pont des Saints-P&egrave;res.</p>
+
+<p>Le temps restait doux. Sur la rivi&egrave;re, cependant, un vent tr&egrave;s vif
+soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant son paletot,
+lorsqu'il aper&ccedil;ut devant lui une grosse dame charg&eacute;e de fourrures, qui
+lui barrait le trottoir. A la voix, il reconnut Mme Correur.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! c'est vous, disait-elle d'un air dolent. Il faut que je vous
+rencontre pour consentir &agrave; vous serrer la main.... Je ne serais pas
+all&eacute;e chez vous de huit jours. Non, vous n'&ecirc;tes pas assez obligeant.&raquo; Et
+elle lui reprocha de n'avoir pas fait une d&eacute;marche qu'elle lui demandait
+depuis des mois. Il s'agissait toujours de cette demoiselle Herminie
+Billecoq, une ancienne &eacute;l&egrave;ve de Saint-Denis, que son s&eacute;ducteur, un
+officier, consentait &agrave; &eacute;pouser, si quelque &acirc;me honn&ecirc;te voulait bien
+avancer la dot r&eacute;glementaire. D'ailleurs, toutes ces dames la
+pers&eacute;cutaient; Mme veuve Leturc attendait son bureau de tabac; les
+autres, Mme Chardon, Mme Testani&egrave;re, Mme Jalaguier, venaient tous les
+jours pleurer mis&egrave;re chez elle et lui rappeler les engagements qu'elle
+avait cru pouvoir prendre.</p>
+
+<p>&laquo;Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant.</p>
+
+<p>Oh! vous m'avez laiss&eacute;e dans un joli p&eacute;trin!... Tenez, de ce pas, je
+vais au minist&egrave;re de l'Instruction publique, pour la bourse du petit
+Jalaguier. Vous me l'aviez promise, cette bourse.&raquo;</p>
+
+<p>Elle soupira, elle murmura encore:</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, nous sommes bien forc&eacute;s de trotter, puisque vous refusez d'&ecirc;tre
+notre Bon Dieu &agrave; tous.&raquo; Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos
+en regardant, au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait l&agrave; un
+coin de ville marchande. Tout en &eacute;coutant Mme Correur, il s'int&eacute;ressait
+&agrave; une p&eacute;niche charg&eacute;e de pains de sucre; des hommes la d&eacute;chargeaient, en
+faisant glisser les pains le long d'une rigole form&eacute;e de deux planches.
+Trois cents personnes, du haut des quais, suivaient cette man&oelig;uvre.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne suis rien, je ne peux rien, r&eacute;pondit-il. Vous avez tort de me
+garder rancune.&raquo; Mais elle reprit d'un ton superbe:</p>
+
+<p>&laquo;Laissez donc; je vous connais, moi! Quand vous voudrez, vous serez
+tout.... Ne faites pas le finaud, Eug&egrave;ne!&raquo; Il ne put retenir un sourire.
+La familiarit&eacute; de Mme M&eacute;lanie, comme il la nommait autrefois, r&eacute;veillait
+en lui le souvenir de l'h&ocirc;tel Vaneau, lorsqu'il n'avait pas de bottes
+aux pieds et qu'il conqu&eacute;rait la France. Il oublia les reproches qu'il
+venait de s'adresser, en sortant de chez les Charbonnel.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, dit-il d'un air bon enfant, qu'avez-vous &agrave; me conter?... Mais,
+je vous en prie, ne restons pas en place. On g&egrave;le ici. Puisque vous
+allez rue de Grenelle, je vous accompagne jusqu'au bout du pont.&raquo; Alors,
+il retourna sur ses pas, marchant &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Mme Correur, sans lui donner
+le bras. Celle-ci, longuement, disait ses chagrins.</p>
+
+<p>&laquo;Les autres, apr&egrave;s tout, je m'en moque! Ces dames attendront.... Je ne
+vous tourmenterais pas, je serais gaie comme autrefois, vous vous
+rappelez, si je n'avais moi-m&ecirc;me de gros ennuis. Que voulez-vous! on
+finit par s'aigrir.... Mon Dieu! il s'agit toujours de mon fr&egrave;re.</p>
+
+<p>Ce pauvre Martineau! sa femme l'a rendu compl&egrave;tement fou. Il n'a plus
+d'entrailles.&raquo; Et elle entra dans de minutieux d&eacute;tails sur une nouvelle
+tentative de raccommodement qu'elle avait faite, la semaine pr&eacute;c&eacute;dente.
+Pour conna&icirc;tre au juste les dispositions de son fr&egrave;re &agrave; son &eacute;gard, elle
+s'&eacute;tait avis&eacute;e d'envoyer l&agrave;-bas, &agrave; Coulonges, une de ses amies, cette
+demoiselle Herminie Billecoq, dont elle m&ucirc;rissait le mariage depuis deux
+ans.</p>
+
+<p>&laquo;Son voyage m'a co&ucirc;t&eacute; cent dix-sept francs, continua-t-elle. Eh bien,
+savez-vous comment on l'a re&ccedil;ue? Mme Martineau s'est jet&eacute;e entre elle et
+mon fr&egrave;re, furieuse, l'&eacute;cume &agrave; la bouche, en criant que si j'envoyais
+des gourgandines, elle les ferait arr&ecirc;ter par les gendarmes.... Ma bonne
+Herminie &eacute;tait encore si tremblante, quand je suis all&eacute;e la chercher &agrave;
+la gare Montparnasse, que nous avons d&ucirc; entrer dans un caf&eacute; pour prendre
+quelque chose.&raquo; Ils &eacute;taient arriv&eacute;s au bout du pont. Les passants les
+coudoyaient. Rougon t&acirc;chait de la consoler, cherchait de bonnes paroles.</p>
+
+<p>&laquo;Cela est bien f&acirc;cheux. Mais votre fr&egrave;re reviendra &agrave; vous, vous verrez.
+Le temps arrange tout.&raquo; Puis, comme elle le tenait l&agrave;, au coin du
+trottoir, dans le vacarme des voitures qui tournaient, il se remit &agrave;
+marcher, il revint sur le pont, &agrave; petits pas. Elle le suivait, elle
+r&eacute;p&eacute;tait:</p>
+
+<p>&laquo;Le jour o&ugrave; Martineau mourra, elle est capable de tout br&ucirc;ler, s'il
+laisse un testament.... Le pauvre cher homme n'a plus que les os et la
+peau, Herminie lui a trouv&eacute; une bien mauvaise mine.... Enfin, je suis
+tr&egrave;s tourment&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut rien faire, il faut attendre&raquo;, dit Rougon avec un geste
+vague.</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta de nouveau au milieu du pont, et baissant la voix:</p>
+
+<p>&laquo;Herminie m'a appris une singuli&egrave;re chose. Il para&icirc;t que Martineau s'est
+fourr&eacute; dans la politique maintenant. Il est r&eacute;publicain. Aux derni&egrave;res
+&eacute;lections, il avait boulevers&eacute; le pays.... &Ccedil;a m'a port&eacute; un coup. Hein?
+on pourrait l'inqui&eacute;ter?&raquo; Il y eut un silence. Elle le regardait
+fixement. Lui, suivit des yeux un landau qui passait, comme s'il avait
+voulu &eacute;viter son regard. Il reprit, d'un air innocent:</p>
+
+<p>&laquo;Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n'est-ce pas? Eh bien, comptez
+sur eux.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne compte que sur vous, Eug&egrave;ne&raquo;, dit-elle tendrement, tr&egrave;s bas.</p>
+
+<p>Alors, il sembla touch&eacute;. Il la regarda &agrave; son tour en face, et il la
+trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque pl&acirc;tr&eacute; de belle
+femme qui ne voulait pas vieillir. Elle &eacute;tait toute sa jeunesse.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, comptez sur moi, r&eacute;pondit-il en lui serrant les mains. Vous savez
+bien que j'&eacute;pouse toutes vos querelles.&raquo; Il la reconduisit encore
+jusqu'au quai Voltaire. Quand elle l'eut quitt&eacute;, il traversa enfin le
+pont, ralentissant sa marche, s'int&eacute;ressant de nouveau aux pains de
+sucre qu'on d&eacute;chargeait sur le port Saint-Nicolas. Il s'accouda m&ecirc;me un
+instant au parapet. Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l'eau
+verte dont le flot continu entrait sous les arches, les badauds, les
+maisons, tout se brouilla bient&ocirc;t, se noya au fond d'une r&ecirc;verie
+invincible. Il songeait &agrave; des choses confuses, il descendait avec Mme
+Correur dans des profondeurs noires. Et il n'avait plus de regrets; son
+r&ecirc;ve &eacute;tait de devenir tr&egrave;s grand, tr&egrave;s puissant, afin de satisfaire ceux
+qui l'entouraient, au-del&agrave; du naturel et du possible.</p>
+
+<p>Un frisson le tira de son immobilit&eacute;. Il grelottait. La nuit tombait,
+les souffles de la rivi&egrave;re soulevaient sur les quais de petites
+poussi&egrave;res blanches. Comme il suivait le quai des Tuileries, il se
+sentit tr&egrave;s las. Le courage lui manqua tout d'un coup pour rentrer &agrave;
+pied. Mais il ne passait que des fiacres pleins, et il allait renoncer &agrave;
+trouver une voiture, lorsqu'il vit un cocher arr&ecirc;ter son cheval en face
+de lui. Une t&ecirc;te sortait de la porti&egrave;re.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait M. Kahn qui criait: &laquo;J'allais chez vous. Montez donc! Je vous
+reconduirai, et nous pourrons causer.&raquo; Rougon monta. Il &eacute;tait &agrave; peine
+assis, que l'ancien d&eacute;put&eacute; &eacute;clata en paroles violentes, dans les cahots
+du fiacre, dont le cheval avait repris son trot endormi.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! mon ami, on vient de me proposer une chose.... Jamais vous ne
+devineriez. J'&eacute;touffe.&raquo; Et baissant la glace d'une porti&egrave;re:</p>
+
+<p>&laquo;Vous permettez, n'est-ce pas?&raquo; Rougon s'enfon&ccedil;a dans un coin,
+regardant, par la glace ouverte, filer la muraille grise du jardin des
+Tuileries. M. Kahn, tr&egrave;s rouge, continuait, avec des gestes saccad&eacute;s:</p>
+
+<p>&laquo;Vous le savez, j'ai suivi vos conseils.... Depuis deux ans, je lutte
+opini&acirc;trement. J'ai vu l'empereur trois fois, j'en suis &agrave; mon quatri&egrave;me
+m&eacute;moire sur la question. Si je n'ai pas obtenu la concession de mon
+chemin de fer, j'ai toujours emp&ecirc;ch&eacute; que Marsy ne la fasse donner &agrave; la
+Compagnie de l'Ouest.... Enfin, j'ai man&oelig;uvr&eacute; de fa&ccedil;on &agrave; attendre que
+nous fussions les plus forts, comme vous m'aviez dit.&raquo;.</p>
+
+<p>Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapage abominable d'une
+charrette charg&eacute;e de fer qui longeait le quai. Puis, quand le fiacre eut
+d&eacute;pass&eacute; la charrette:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, tout &agrave; l'heure, dans mon cabinet, un monsieur que je ne
+connais pas, un gros entrepreneur, para&icirc;t-il, est venu tranquillement
+m'offrir, au nom de Marsy et du directeur de la Compagnie de l'Ouest, de
+me faire accorder la concession, si je voulais bien compter &agrave; ces
+messieurs un million en actions.... Qu'en dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un peu cher&raquo;, murmura Rougon en souriant.</p>
+
+<p>Monsieur Kahn hochait la t&ecirc;te, les bras crois&eacute;s.</p>
+
+<p>&laquo;Non, vous ne vous faites pas une id&eacute;e de l'aplomb de ces gens-l&agrave;!... Il
+faudrait vous raconter ma conversation tout enti&egrave;re avec l'entrepreneur.
+Marsy, moyennant le million, s'engage &agrave; m'appuyer et &agrave; faire aboutir ma
+demande dans un d&eacute;lai d'un mois. C'est sa part qu'il r&eacute;clame, rien de
+plus.... Et comme je parlais de l'empereur, notre homme s'est mis &agrave;
+rire. Il m'a dit en propres termes que j'&eacute;tais fichu si j'avais
+l'empereur pour moi.&raquo; Le fiacre d&eacute;bouchait sur la place de la Concorde.</p>
+
+<p>Rougon sortit de son coin, comme r&eacute;chauff&eacute;, le sang aux joues.</p>
+
+<p>&laquo;Et vous avez flanqu&eacute; ce monsieur &agrave; la porte?&raquo; demanda-t-il.</p>
+
+<p>L'ancien d&eacute;put&eacute;, l'air tr&egrave;s surpris, le regarda un instant sans
+r&eacute;pondre. Sa col&egrave;re &eacute;tait brusquement tomb&eacute;e. Il s'enfon&ccedil;a &agrave; son tour
+dans un coin de la voiture, s'abandonnant mollement aux cahots,
+murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! non, on ne flanque pas les gens &agrave; la porte comme &ccedil;a, sans
+r&eacute;fl&eacute;chir.... Je voulais avoir votre avis, d'ailleurs. Moi, je l'avoue,
+j'ai envie d'accepter.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, Kahn! cria Rougon furieux. Jamais!&raquo; Et ils discut&egrave;rent. M.
+Kahn donnait des chiffres; sans doute un pot-de-vin d'un million &eacute;tait
+&eacute;norme; mais il prouvait qu'on boucherait ais&eacute;ment ce trou, &agrave; l'aide de
+certaines op&eacute;rations. Rougon n'&eacute;coutait pas, refusait d'entendre, de la
+main. Lui, se moquait de l'argent. Il ne voulait pas que Marsy empoch&acirc;t
+un million, parce que laisser donner ce million, c'&eacute;tait avouer son
+impuissance, se reconna&icirc;tre vaincu, estimer l'influence de son rival &agrave;
+un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de la sienne.</p>
+
+<p>&laquo;Vous voyez bien qu'il se fatigue, dit-il. Il met les pouces....
+Attendez encore. Nous aurons la concession pour rien.&raquo; Et il ajouta d'un
+ton presque mena&ccedil;ant:</p>
+
+<p>&laquo;Nous nous f&acirc;cherions, je vous en pr&eacute;viens. Je ne peux pas admettre
+qu'un de mes amis soit ran&ccedil;onn&eacute; de cette fa&ccedil;on.&raquo; Il se fit un silence.
+Le fiacre montait les Champs-Elys&eacute;es. Les deux hommes, songeurs,
+semblaient compter attentivement les arbres, dans les contre all&eacute;es. Ce
+fut M. Kahn qui reprit le premier, &agrave; demi-voix; &laquo;&Eacute;coutez, moi, je ne
+demanderais pas mieux, je voudrais rester avec vous; mais avouez que
+depuis bient&ocirc;t deux ans...&raquo; Il n'acheva pas, il tourna autrement sa
+phrase.</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, ce n'est pas votre faute, vous avez les mains li&eacute;es en ce
+moment.... Donnons le million, croyez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais! r&eacute;p&eacute;ta Rougon avec force. Dans quinze jours, vous aurez votre
+concession, entendez-vous!&raquo; Le fiacre venait de s'arr&ecirc;ter devant le
+petit h&ocirc;tel de la rue Marbeuf. Alors, sans descendre, la porti&egrave;re
+ferm&eacute;e, ils caus&egrave;rent l&agrave; encore un instant, comme s'ils s'&eacute;taient
+trouv&eacute;s dans leur cabinet, tr&egrave;s &agrave; l'aise. Rougon avait le soir &agrave; d&icirc;ner
+M. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenir M. Kahn, qui
+refusait, &agrave; son grand regret, &eacute;tant d&eacute;j&agrave; invit&eacute; ailleurs. Maintenant, le
+grand homme se passionnait pour l'affaire de la concession. Quand il fut
+enfin descendu du fiacre, il referma amicalement la porti&egrave;re, en
+&eacute;changeant un dernier signe de t&ecirc;te avec l'ancien d&eacute;put&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;A demain jeudi, n'est-ce pas?&raquo; cria celui-ci, qui allongea le cou,
+pendant que la voiture l'emportait.</p>
+
+<p>Rougon rentra avec une l&eacute;g&egrave;re fi&egrave;vre. Il ne put m&ecirc;me lire les journaux
+du soir. Bien qu'il f&ucirc;t &agrave; peine cinq heures, il passa au salon o&ugrave; il
+attendit ses invit&eacute;s, en se promenant de long en large. Le premier
+soleil de l'ann&eacute;e, ce p&acirc;le soleil de janvier, lui avait donn&eacute; un
+commencement de migraine. Il gardait de son apr&egrave;s-midi une sensation
+tr&egrave;s vive. Toute la bande &eacute;tait l&agrave;, les amis qu'il subissait, ceux dont
+il avait peur, ceux pour lesquels il &eacute;prouvait une v&eacute;ritable affection,
+le poussant, l'acculant &agrave; un d&eacute;nouement imm&eacute;diat. Et cela ne lui
+d&eacute;plaisait pas; il donnait raison &agrave; leur impatience, il sentait monter
+en lui une col&egrave;re faite de leurs col&egrave;res.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait comme si, peu &agrave; peu, on e&ucirc;t r&eacute;tr&eacute;ci l'espace devant ses pas.
+L'heure venait o&ugrave; il lui faudrait faire quelque saut formidable.</p>
+
+<p>Brusquement, il songea &agrave; Gilquin, qu'il avait compl&egrave;tement oubli&eacute;. Il
+sonna pour demander si &laquo;le monsieur au paletot vert&raquo; &eacute;tait revenu,
+pendant son absence. Le domestique n'avait vu personne. Alors, il donna
+l'ordre, s'il se pr&eacute;sentait le soir, de l'introduire dans son cabinet.</p>
+
+<p>&laquo;Et vous me pr&eacute;viendrez tout de suite, ajouta-t-il, m&ecirc;me si nous sommes
+&agrave; table.&raquo; Puis, sa curiosit&eacute; r&eacute;veill&eacute;e, il alla chercher la carte de
+Gilquin. Il relut &agrave; plusieurs reprises: &laquo;C'est press&eacute;, une dr&ocirc;le
+d'affaire&raquo;, sans en apprendre davantage. Quand M. Bouchard et le colonel
+arriv&egrave;rent, il glissa la carte dans sa poche, troubl&eacute;, irrit&eacute; par cette
+phrase, qui se plantait de nouveau dans sa cervelle.</p>
+
+<p>Le d&icirc;ner fut tr&egrave;s simple. M. Bouchard &eacute;tait gar&ccedil;on depuis deux jours, sa
+femme ayant d&ucirc; partir aupr&egrave;s d'une tante malade, dont elle parlait
+d'ailleurs pour la premi&egrave;re fois. Quant au colonel, qui trouvait
+toujours son couvert mis chez Rougon, il avait amen&eacute; ce soir-l&agrave; son fils
+Auguste, alors en cong&eacute;. Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec
+sa bonne gr&acirc;ce silencieuse.</p>
+
+<p>Le service s'op&eacute;rait sous ses yeux, lentement, minutieusement, sans
+qu'on entend&icirc;t le moindre bruit de vaisselle. On causa des &eacute;tudes dans
+les lyc&eacute;es. Le chef de bureau cita des vers d'Horace, rappela les prix
+qu'il avait remport&eacute;s aux concours g&eacute;n&eacute;raux, vers 1813. Le colonel
+aurait voulu une discipline plus militaire; et il dit pourquoi Auguste
+s'&eacute;tait fait refuser au baccalaur&eacute;at, en novembre: l'enfant avait une
+intelligence si vive, qu'il allait toujours au-del&agrave; des questions des
+professeurs, ce qui m&eacute;contentait ces messieurs. Pendant que son p&egrave;re
+expliquait ainsi son &eacute;chec, Auguste mangeait un blanc de volaille, avec
+un sourire en dessous de cancre r&eacute;joui.</p>
+
+<p>Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parut &eacute;motionner
+Rougon, jusque-l&agrave; distrait. Il crut que c'&eacute;tait Gilquin, il leva
+vivement les yeux vers la porte, pliant d&eacute;j&agrave; machinalement sa serviette,
+en attendant d'&ecirc;tre pr&eacute;venu. Mais ce fut Du Poizat qui entra.</p>
+
+<p>L'ancien sous-pr&eacute;fet s'assit &agrave; deux pas de la table, en familier de la
+maison. Il venait souvent le soir de bonne heure, tout de suite apr&egrave;s
+son repas, qu'il prenait dans une petite pension du faubourg
+Saint-Honor&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis &eacute;reint&eacute;, murmura-t-il sans donner aucun d&eacute;tail sur ses besognes
+compliqu&eacute;es de l'apr&egrave;s-midi. Je serais all&eacute; me coucher, si je n'avais eu
+l'id&eacute;e de venir jeter un coup d'&oelig;il sur les journaux.... Ils sont dans
+votre cabinet, n'est-ce pas, Rougon?&raquo; Il resta l&agrave; pourtant, il accepta
+une poire avec deux doigts de vin. La conversation s'&eacute;tait mise sur la
+chert&eacute; des vivres; tout, depuis vingt ans, se trouvait doubl&eacute;;
+M. Bouchard se souvenait d'avoir vu les pigeons &agrave; quinze sous la paire,
+dans sa jeunesse. Cependant, d&egrave;s que le caf&eacute; et les liqueurs furent
+servis, Mme Rougon se retira discr&egrave;tement. On retourna au salon sans
+elle; on &eacute;tait comme en famille. Le colonel et le chef de bureau
+apport&egrave;rent eux-m&ecirc;mes la table de jeu devant la chemin&eacute;e; et ils
+battirent les cartes, absorb&eacute;s, perdus d&eacute;j&agrave; dans de profondes
+combinaisons. Auguste, sur un gu&eacute;ridon, feuilletait la collection d'un
+journal illustr&eacute;. Du Poizat avait disparu.</p>
+
+<p>&laquo;Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il est extraordinaire,
+hein?&raquo; Rougon s'approcha, hocha la t&ecirc;te. Puis, comme il revenait
+s'asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever les
+b&ucirc;ches, le domestique, qui &eacute;tait entr&eacute; doucement, vint lui dire &agrave;
+l'oreille:</p>
+
+<p>&laquo;Le monsieur de ce matin est l&agrave;.&raquo; Il tressaillit. Il n'avait pas entendu
+le coup de sonnette. Dans son cabinet, il trouva Gilquin debout, un
+rotin sous le bras, examinant avec des clignements d'yeux d'artiste une
+mauvaise gravure repr&eacute;sentant Napol&eacute;on &agrave; Sainte-H&eacute;l&egrave;ne. Il restait
+boutonn&eacute; jusqu'au menton, au fond de son grand paletot vert, la t&ecirc;te
+couverte d'un chapeau de soie noir presque neuf, fortement inclin&eacute; sur
+l'oreille.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien?&raquo; demanda vivement Rougon.</p>
+
+<p>Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la t&ecirc;te, il dit en regardant
+la gravure:</p>
+
+<p>&laquo;C'est touch&eacute; tout de m&ecirc;me!... Il a l'air de joliment s'emb&ecirc;ter,
+l&agrave;-dessus!&raquo; Le cabinet se trouvait &eacute;clair&eacute; par une seule lampe, pos&eacute;e
+sur un coin de bureau. A l'entr&eacute;e de Rougon, un petit bruit, un
+fr&eacute;missement de papier, &eacute;tait parti d'un fauteuil &agrave; dossier &eacute;norme,
+plac&eacute; devant la chemin&eacute;e; puis, un tel silence avait r&eacute;gn&eacute;, qu'on e&ucirc;t pu
+croire au craquement d'un tison &agrave; demi &eacute;teint. Gilquin, d'ailleurs,
+refusait de s'asseoir. Les deux hommes demeur&egrave;rent pr&egrave;s de la porte,
+dans un pan d'ombre que jetait un corps de biblioth&egrave;que.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien?&raquo; r&eacute;p&eacute;tait Rougon.</p>
+
+<p>Et il dit avoir pass&eacute; rue Guisarde, l'apr&egrave;s-midi. Alors, l'autre parla
+de sa concierge, une excellente femme, qui s'en allait de la poitrine, &agrave;
+cause de la maison, dont le rez-de-chauss&eacute;e &eacute;tait humide.</p>
+
+<p>&laquo;Mais cette affaire press&eacute;e.... Qu'est-ce donc?</p>
+
+<p>&mdash;Attends! Je suis venu pour &ccedil;a. Nous allons causer.... Et tu es mont&eacute;,
+tu as entendu la chatte? Imagine toi, c'est une chatte qui est venue par
+les goutti&egrave;res. Une nuit, comme ma fen&ecirc;tre &eacute;tait rest&eacute;e ouverte, je l'ai
+trouv&eacute;e couch&eacute;e avec moi. Elle me l&eacute;chait la barbe. &Ccedil;a m'a sembl&eacute; une
+farce, et je l'ai gard&eacute;e.&raquo; Enfin, il se d&eacute;cida &agrave; parler de l'affaire.
+Mais l'histoire fut longue. Il commen&ccedil;a par conter ses amours avec une
+repasseuse, dont il s'&eacute;tait fait aimer, un soir, &agrave; la sortie de
+l'Ambigu. Cette pauvre Eulalie venait d'&ecirc;tre oblig&eacute;e de laisser ses
+meubles &agrave; son propri&eacute;taire, parce qu'un amant l'avait quitt&eacute;e, juste au
+moment o&ugrave; elle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle
+habitait un h&ocirc;tel de la rue Montmartre, pr&egrave;s de son atelier; et c'&eacute;tait
+chez elle qu'il avait couch&eacute; toute la semaine, au deuxi&egrave;me, la porte au
+fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnait sur la cour.</p>
+
+<p>Rougon, r&eacute;sign&eacute;, l'&eacute;coutait.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j'avais apport&eacute; un g&acirc;teau et
+une bouteille de vin.... Nous avons mang&eacute; &ccedil;a dans le lit, tu comprends.
+Nous nous couchons de bonne heure.... Eulalie s'est lev&eacute;e un peu avant
+minuit, pour secouer les miettes. Puis, la voil&agrave; qui dort &agrave; poings
+ferm&eacute;s. Une vraie souche, cette fille!... Moi, je ne dormais pas.
+J'avais souffl&eacute; la bougie, je regardais en l'air, lorsqu'une dispute
+s'est &eacute;lev&eacute;e dans la chambre voisine. Il faut te dire que les deux
+chambres communiquaient par une porte aujourd'hui condamn&eacute;e.</p>
+
+<p>Les voix restaient basses; la paix parut se faire; mais j'entendis des
+bruits si singuliers, que, ma foi, j'allai coller mon &oelig;il contre une
+fente de la porte.... Non, tu ne devinerais jamais...&raquo; Il s'arr&ecirc;ta, les
+yeux arrondis, jouissant de l'effet qu'il pensait produire.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, ils &eacute;taient deux, un jeune de vingt-cinq ans, assez gentil, et
+un vieux qui doit avoir d&eacute;pass&eacute; la cinquantaine, petit, maigre,
+maladif.... Les gaillards examinaient des pistolets, des poignards, des
+&eacute;p&eacute;es, toutes sortes d'armes neuves dont l'acier luisait.... Ils
+parlaient dans un jargon &agrave; eux, que je ne comprenais pas d'abord. Mais,
+&agrave; certains mots, j'ai reconnu de l'italien.</p>
+
+<p>Tu sais, j'ai voyag&eacute; en Italie, pour les p&acirc;tes. Alors, je me suis
+appliqu&eacute;, et j'ai compris, mon bon.... Ce sont des messieurs qui sont
+venus &agrave; Paris pour assassiner l'empereur. Voil&agrave;!&raquo; Et il croisa les bras,
+serrant sa canne sur sa poitrine, tandis qu'il r&eacute;p&eacute;tait &agrave; plusieurs
+reprises:</p>
+
+<p>&laquo;Hein? elle est dr&ocirc;le!&raquo; C'&eacute;tait l&agrave; l'affaire que Gilquin trouvait dr&ocirc;le.
+Rougon haussa les &eacute;paules; vingt fois on lui avait d&eacute;nonc&eacute; des complots.
+Mais l'ancien commis voyageur pr&eacute;cisait:</p>
+
+<p>&laquo;Tu m'as dit de venir te r&eacute;p&eacute;ter les cancans du quartier. Moi, je veux
+bien te rendre service, je te r&eacute;p&egrave;te tout, n'est-ce pas? Tu as tort de
+branler la t&ecirc;te.... Crois-tu que si j'&eacute;tais all&eacute; &agrave; la pr&eacute;fecture, on ne
+m'aurait pas l&acirc;ch&eacute; un joli pourboire? Seulement, j'aime mieux en faire
+profiter un ami. Entends-tu, c'est s&eacute;rieux! Va conter la chose &agrave;
+l'empereur, qui t'embrassera, parbleu!&raquo;</p>
+
+<p>Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme il les
+nommait. Dans la journ&eacute;e, il en venait deux autres, un jeune et un d'&acirc;ge
+m&ucirc;r, tr&egrave;s beau, avec une face p&acirc;le, de longs cheveux noirs, qui semblait
+&ecirc;tre le chef. Tout ce monde-l&agrave; rentrait &eacute;reint&eacute;, discutait &agrave; mots
+couverts, bri&egrave;vement. La veille, il les avait vus charger des &laquo;petites
+machines&raquo; en fer, qu'il croyait &ecirc;tre des bombes. Il s'&eacute;tait fait donner
+la clef d'Eulalie; il restait dans la chambre, sans souliers, l'oreille
+tendue.</p>
+
+<p>Et, d&egrave;s neuf heures, le soir, il s'arrangeait de fa&ccedil;on &agrave; ce qu'Eulalie
+ronfl&acirc;t, pour tranquilliser les voisins. Selon lui, il ne fallait jamais
+mettre les femmes dans les affaires politiques. A mesure que Gilquin
+parlait, Rougon devenait grave.</p>
+
+<p>Il croyait. Sous la l&eacute;g&egrave;re ivresse de l'ancien commis voyageur, au
+milieu des d&eacute;tails &eacute;tranges dont le r&eacute;cit se trouvait coup&eacute;, il sentait
+une v&eacute;rit&eacute; se d&eacute;gager et s'imposer. Puis, toute son attente de la
+journ&eacute;e, sa curiosit&eacute; anxieuse, le frappaient maintenant comme un
+pressentiment. Et il &eacute;tait repris par ce tremblement int&eacute;rieur qui le
+tenait depuis le matin, une &eacute;motion involontaire d'homme fort dont le
+sort va se jouer sur un coup de carte.</p>
+
+<p>&laquo;Des imb&eacute;ciles qui doivent avoir toute la pr&eacute;fecture &agrave; leurs trousses&raquo;,
+murmura-t-il en affectant une grande indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p>Gilquin se mit &agrave; ricaner. Il m&acirc;chait entre ses dents:</p>
+
+<p>&laquo;La pr&eacute;fecture fera bien de se presser, en ce cas.&raquo; Et il se tut, riant
+toujours, donnant une tape amicale &agrave; son chapeau. Le grand homme comprit
+qu'il n'avait pas tout dit. Il le regarda en face. Mais l'autre rouvrait
+la porte, en reprenant:</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, te voil&agrave; pr&eacute;venu.... Moi, je vais d&icirc;ner, mon bon. Je n'ai pas
+encore d&icirc;n&eacute;, tel que tu me vois. J'ai fil&eacute; mes individus tout
+l'apr&egrave;s-midi.... Et j'ai une faim!&raquo; Rougon l'arr&ecirc;ta, offrit de lui faire
+servir un morceau de viande froide; et il donna tout de suite l'ordre de
+mettre un couvert dans la salle &agrave; manger. Gilquin parut tr&egrave;s touch&eacute;. Il
+referma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestique
+n'entend&icirc;t pas.</p>
+
+<p>&laquo;Tu es un bon gar&ccedil;on... &Eacute;coute bien. Je ne veux pas te mentir. Si tu
+m'avais mal re&ccedil;u, j'allais &agrave; la pr&eacute;fecture.... Mais &agrave; pr&eacute;sent tu sauras
+tout. C'est de l'honn&ecirc;tet&eacute;, hein? Tu te souviendras de ce service-l&agrave;,
+j'esp&egrave;re.</p>
+
+<p>Les amis sont toujours les amis, on a beau dire...&raquo; Alors, il se pencha,
+il ajouta d'une voix sifflante:</p>
+
+<p>&laquo;C'est pour demain soir.... On doit nettoyer Badinguet devant l'Op&eacute;ra, &agrave;
+son entr&eacute;e au th&eacute;&acirc;tre. La voiture, les aides de camp, la clique, tout
+sera balay&eacute; du coup.&raquo; Pendant que Gilquin s'attablait dans la salle &agrave;
+manger, Rougon resta au milieu de son cabinet, immobile, la face
+terreuse. Il r&eacute;fl&eacute;chissait, il h&eacute;sitait. Enfin, il s'assit &agrave; son bureau,
+prit une feuille de papier; mais il la repoussa presque aussit&ocirc;t. Un
+instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte, comme sur
+le point de donner un ordre. Et il revint lentement, il s'absorba de
+nouveau dans une pens&eacute;e qui noyait son visage d'ombre.</p>
+
+<p>A ce moment, devant la chemin&eacute;e, le fauteuil &agrave; dossier &eacute;norme eut une
+secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journal d'un air
+tranquille.</p>
+
+<p>&laquo;Comment! vous &eacute;tiez l&agrave;, vous! dit Rougon rudement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais sans doute, je lisais les journaux, r&eacute;pondit l'ancien
+sous-pr&eacute;fet, avec un sourire qui montrait ses dents blanches mal
+rang&eacute;es. Vous le saviez bien, vous m'avez vu en entrant.&raquo; Ce mensonge
+effront&eacute; coupa court &agrave; toute explication. Les deux hommes se regard&egrave;rent
+quelques secondes, en silence. Et comme Rougon semblait le consulter,
+perplexe, s'approchant une seconde fois de son bureau, Du Poizat eut un
+petit geste qui signifiait clairement: &laquo;Attendez donc, rien ne presse,
+il faut voir.&raquo; Pas un mot ne fut &eacute;chang&eacute; entre eux: Ils retourn&egrave;rent au
+salon.</p>
+
+<p>Ce soir-l&agrave;, une telle querelle avait &eacute;clat&eacute; entre le colonel et M.
+Bouchard, &agrave; propos des princes d'Orl&eacute;ans et du comte de Chambord, qu'ils
+venaient de jeter les cartes, jurant de ne plus jamais jouer ensemble.
+Ils s'&eacute;taient assis aux deux c&ocirc;t&eacute;s de la chemin&eacute;e, les yeux gros de
+menaces. Quand Rougon entra, ils se r&eacute;conciliaient, en faisant de lui un
+&eacute;loge extraordinaire.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! je ne me g&ecirc;ne pas, je le dis devant lui, poursuivit le colonel. Il
+n'y a personne de sa taille &agrave; cette heure.</p>
+
+<p>&mdash;Nous disons du mal de vous, vous entendez&raquo;, reprit Bouchard d'un air
+fin.</p>
+
+<p>Et la conversation continua.</p>
+
+<p>&laquo;Une intelligence hors ligne!</p>
+
+<p>&mdash;Un homme d'action qui a le coup d'&oelig;il des conqu&eacute;rants!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! nous aurions bien besoin qu'il s'occup&acirc;t un peu de nos affaires!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le g&acirc;chis serait moins grand. Lui seul peut sauver l'Empire.&raquo;
+Rougon gonflait ses grosses &eacute;paules, en affectant un air maussade, par
+modestie. Ces coups d'encensoir en pleine figure lui &eacute;taient extr&ecirc;mement
+agr&eacute;ables. Jamais sa vanit&eacute; ne se trouvait si d&eacute;licieusement
+chatouill&eacute;e, que lorsque le colonel et M. Bouchard, pendant des soir&eacute;es
+enti&egrave;res, se renvoyaient ainsi des phrases admiratives. Leur b&ecirc;tise
+s'&eacute;talait, leurs visages prenaient des expressions gravement bouffonnes;
+et plus il les sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone,
+qui le c&eacute;l&eacute;brait &agrave; faux, d'une fa&ccedil;on continue. Parfois, il en
+plaisantait, quand les deux cousins n'&eacute;taient pas l&agrave;; mais il n'y
+contentait pas moins tous ses app&eacute;tits d'orgueil et de domination.
+C'&eacute;tait un fumier d'&eacute;loges, assez vaste pour qu'il p&ucirc;t y vautrer &agrave;
+l'aise son grand corps.</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant la t&ecirc;te. Ah! si
+j'&eacute;tais r&eacute;ellement aussi fort que vous le croyez...&raquo; Il n'acheva pas. Il
+s'&eacute;tait assis devant la table de jeu, et machinalement il faisait une
+r&eacute;ussite, ce qui ne lui arrivait plus que tr&egrave;s rarement. M. Bouchard et
+le colonel allaient toujours; ils le d&eacute;claraient grand orateur, grand
+administrateur, grand financier, grand politique.</p>
+
+<p>Du Poizat, rest&eacute; debout, approuvait de la t&ecirc;te. Il dit enfin, sans
+regarder Rougon, comme s'il n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; l&agrave;:</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! un &eacute;v&eacute;nement suffirait.... L'empereur est tr&egrave;s bien dispos&eacute;
+pour Rougon. Que demain une catastrophe &eacute;clate, qu'il sente le besoin
+d'un bras &eacute;nergique, et apr&egrave;s-demain Rougon est ministre.... Mon Dieu!
+oui.&raquo; Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller au fond
+de son fauteuil, sans terminer sa r&eacute;ussite, la face de nouveau toute
+grise d'ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses et
+infatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient le bercer, le
+pousser &agrave; quelque r&eacute;solution, devant laquelle il h&eacute;sitait encore. Il
+finissait par sourire, lorsque le jeune Auguste, qui venait d'achever la
+r&eacute;ussite interrompue, s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Elle a r&eacute;ussi, monsieur Rougon.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! dit Du Poizat, r&eacute;p&eacute;tant le mot habituel du grand homme, &ccedil;a
+r&eacute;ussit toujours!&raquo; A ce moment, un domestique vint dire &agrave; Rougon qu'un
+monsieur et une dame le demandaient; et il lui remit une carte, qui lui
+fit pousser un l&eacute;ger cri.</p>
+
+<p>&laquo;Comment! ils sont &agrave; Paris!&raquo; C'&eacute;taient le marquis et la marquise
+d'Escorailles. Il se h&acirc;ta de les recevoir dans son cabinet. Ils
+s'excus&egrave;rent de venir si tard. Puis, dans leur conversation, ils
+laiss&egrave;rent entendre qu'ils se trouvaient &agrave; Paris depuis deux jours, mais
+que la peur de voir mal interpr&eacute;ter leur visite chez un personnage
+tenant de pr&egrave;s au gouvernement leur avait fait remettre cette visite &agrave;
+l'heure indue o&ugrave; ils se pr&eacute;sentaient. Cette explication ne blessa
+nullement Rougon. La pr&eacute;sence du marquis et de la marquise dans sa
+maison &eacute;tait pour lui un honneur inesp&eacute;r&eacute;. L'empereur en personne aurait
+frapp&eacute; &agrave; sa porte, qu'il e&ucirc;t &eacute;prouv&eacute; une satisfaction de vanit&eacute; moins
+grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c'&eacute;tait tout Plassans
+qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique, froid, guind&eacute;, dont
+il avait gard&eacute;, du fond de sa jeunesse, une id&eacute;e d'Olympe inaccessible;
+et il satisfaisait enfin un r&ecirc;ve d'ambition ancienne, il se sentait
+veng&eacute; des d&eacute;dains de sa petite ville, lorsqu'il y tra&icirc;nait ses souliers
+&eacute;cul&eacute;s d'avocat sans causes.</p>
+
+<p>&laquo;Nous n'avons pas trouv&eacute; Jules, dit la marquise.</p>
+
+<p>Nous nous faisions un plaisir de le surprendre.... Il a d&ucirc; aller &agrave;
+Orl&eacute;ans, pour une affaire, para&icirc;t-il.&raquo; Rougon ignorait l'absence du
+jeune homme. Mais il comprit, en se souvenant que la tante aupr&egrave;s de
+laquelle se trouvait Mme Bouchard, habitait Orl&eacute;ans.</p>
+
+<p>Et il excusa Jules, il expliqua m&ecirc;me l'affaire grave, un travail sur une
+question d'abus de pouvoir, qui avait n&eacute;cessit&eacute; son voyage. Il le donna
+comme un gar&ccedil;on intelligent, dont la carri&egrave;re serait belle.</p>
+
+<p>&laquo;Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sans appuyer sur cette
+allusion &agrave; la ruine de la famille. Nous nous sommes s&eacute;par&eacute;s de lui avec
+un grand d&eacute;chirement.&raquo; Et, discr&egrave;tement, le p&egrave;re et la m&egrave;re d&eacute;plor&egrave;rent
+les n&eacute;cessit&eacute;s de notre abominable &eacute;poque qui emp&ecirc;chent les fils de
+grandir dans la religion de leurs parents. Eux, n'avaient pas remis les
+pieds &agrave; Paris, depuis la chute de Charles X. Ils n'y seraient certes
+jamais revenus, s'il ne s'&eacute;tait agi de l'avenir de Jules. Depuis que le
+cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l'empire, ils
+feignaient bien devant le monde de le renier, mais ils travaillaient &agrave;
+son avancement d'une fa&ccedil;on sourde et continue.</p>
+
+<p>&laquo;Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon, reprit le marquis
+d'un ton de familiarit&eacute; charmante. Nous aimons notre enfant, c'est bien
+l&eacute;gitime.... Oh! vous avez beaucoup fait, et nous vous remercions.</p>
+
+<p>Mais il faut que vous fassiez plus encore. Nous sommes des amis et des
+compatriotes, n'est-ce pas?&raquo; Rougon, tr&egrave;s &eacute;mu, s'inclinait. L'attitude
+humble de ces deux vieillards qu'il avait connus si majestueux, quand
+ils se rendaient, le dimanche, &agrave; l'&eacute;glise Saint-Marc, lui causait un
+grandissement de sa propre personne. Il leur fit des promesses
+formelles.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils se retir&egrave;rent, apr&egrave;s vingt minutes de conversation intime, la
+marquise lui prit une main, qu'elle garda dans la sienne, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Alors, c'est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommes venus expr&egrave;s de
+Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous, &agrave; notre &acirc;ge!
+Maintenant, nous nous en retournerons bien joyeux.... On nous disait que
+vous ne pouviez plus rien.&raquo; Rougon eut un sourire. Il pronon&ccedil;a ces
+derniers mots d'un air de d&eacute;cision qui semblait r&eacute;pondre en lui &agrave; des
+pens&eacute;es secr&egrave;tes:</p>
+
+<p>&laquo;On peut ce qu'on veut.... Comptez sur moi.&raquo; Cependant, quand ils ne
+furent plus l&agrave;, l'ombre d'un regret lui passa encore sur le visage. Il
+s'arr&ecirc;ta au milieu de l'anti-chambre, lorsqu'il aper&ccedil;ut,
+respectueusement debout, dans un coin, un individu proprement mis,
+balan&ccedil;ant entre ses doigts un petit chapeau de feutre rond.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'est-ce que vous voulez?&raquo; lui demanda-t-il d'un ton brusque.</p>
+
+<p>L'individu, tr&egrave;s grand, tr&egrave;s fort, murmura, en baissant les yeux:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur ne me reconna&icirc;t pas?&raquo; Et comme Rougon disait non, brutalement:</p>
+
+<p>&laquo;Je suis Merle, l'ancien huissier de monsieur au Conseil d'&Eacute;tat.&raquo; Rougon
+se radoucit un peu.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! tr&egrave;s bien. Vous portez toute votre barbe, maintenant.... Eh bien,
+qu'est-ce que vous voulez, mon gar&ccedil;on?&raquo; Alors, Merle expliqua, avec des
+mani&egrave;res polies d'homme comme il faut. Il avait rencontr&eacute; Mme Correur,
+l'apr&egrave;s-midi; c'&eacute;tait elle qui lui avait conseill&eacute; d'aller voir monsieur
+le soir m&ecirc;me; sans cela, il ne se serait jamais permis de d&eacute;ranger
+monsieur &agrave; pareille heure.</p>
+
+<p>&laquo;Mme Correur est bien bonne&raquo;, r&eacute;p&eacute;ta-t-il &agrave; plusieurs reprises.</p>
+
+<p>Puis, il dit enfin qu'il se trouvait sans place. S'il portait toute sa
+barbe, c'&eacute;tait qu'il avait quitt&eacute; le Conseil d'&Eacute;tat depuis environ six
+mois. Et quand Rougon l'interrogea sur les motifs de son renvoi, il
+n'avoua pas avoir &eacute;t&eacute; mis &agrave; la porte pour sa mauvaise conduite. Il pin&ccedil;a
+les l&egrave;vres, il r&eacute;pondit d'un air discret:</p>
+
+<p>&laquo;On savait combien j'&eacute;tais d&eacute;vou&eacute; &agrave; monsieur.</p>
+
+<p>Depuis le d&eacute;part de monsieur, on me faisait toutes sortes de mis&egrave;res,
+parce que je n'ai jamais su cacher mes sentiments.... Un jour, j'ai
+failli donner un soufflet &agrave; un camarade, qui disait des choses
+inconvenantes.... Et ils m'ont renvoy&eacute;.&raquo;.</p>
+
+<p>Rougon le regardait fixement.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, mon gar&ccedil;on, c'est &agrave; cause de moi que vous voil&agrave; sur le pav&eacute;?&raquo;
+Merle eut un petit sourire.</p>
+
+<p>&laquo;Et je vous dois une place, n'est-ce pas? Il faut que je vous case
+quelque part?&raquo; Il sourit de nouveau, en disant simplement:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur serait bien bon.&raquo; Un court silence r&eacute;gna. Rougon tapait
+l&eacute;g&egrave;rement ses mains l'une contre l'autre, d'un mouvement machinal et
+nerveux. Il se mit &agrave; rire, r&eacute;solu, soulag&eacute;. Il avait trop de dettes, il
+voulait payer tout.</p>
+
+<p>&laquo;Je songerai &agrave; vous, vous aurez votre place, reprit-il.</p>
+
+<p>Vous avez bien fait de venir, mon gar&ccedil;on.&raquo; Et il le cong&eacute;dia. Cette
+fois, il n'h&eacute;sitait plus. Il entra dans la salle &agrave; manger, o&ugrave; Gilquin
+achevait un pot de confitures, apr&egrave;s avoir mang&eacute; une tranche de p&acirc;t&eacute;,
+une cuisse de poulet et des pommes de terre froides. Du Poizat, qui
+&eacute;tait venu rejoindre ce dernier, causait avec lui, &agrave; califourchon sur
+une chaise. Ils parlaient des femmes, de la fa&ccedil;on de se faire aimer,
+tr&egrave;s cr&ucirc;ment.</p>
+
+<p>Gilquin avait gard&eacute; son chapeau sur la t&ecirc;te; et il se renversait, il se
+dandinait sur sa chaise, un cure-dent aux l&egrave;vres, pour avoir bon genre.
+&laquo;Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avec un claquement
+de langue. Je vais rue Montmartre voir ce que deviennent mes oiseaux.&raquo;
+Mais Rougon, qui semblait tr&egrave;s gai, le plaisanta.</p>
+
+<p>Est-ce qu'il croyait toujours &agrave; son histoire de conspirateurs,
+maintenant qu'il avait d&icirc;n&eacute;? Du Poizat, lui aussi, affectait
+l'incr&eacute;dulit&eacute; la plus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec
+Gilquin, auquel il devait un d&eacute;jeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous
+le bras, r&eacute;p&eacute;tait, d&egrave;s qu'il pouvait placer un mot:</p>
+
+<p>&laquo;Alors, vous n'allez pas pr&eacute;venir...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! si, finit par r&eacute;pondre Rougon. On se moquera de moi, voil&agrave;
+tout.... Rien ne presse. Demain matin.&raquo; L'ancien commis voyageur tenait
+d&eacute;j&agrave; le bouton de la porte. Il revint en ricanant.</p>
+
+<p>&laquo;Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, je m'en fiche, moi!
+&Ccedil;a serait m&ecirc;me plus dr&ocirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! reprit le grand homme d'un air convaincu, presque religieux,
+l'empereur ne craint rien, m&ecirc;me si l'histoire est vraie. Ces coups-l&agrave; ne
+r&eacute;ussissent jamais.... Il y a une Providence.&raquo; Ce mot fut le dernier
+prononc&eacute;. Du Poizat s'en alla avec Gilquin, qu'il tutoyait amicalement.
+Et lorsque, une heure plus tard, &agrave; dix heures et demie, Rougon donna une
+poign&eacute;e de main &agrave; M. Bouchard et au colonel qui partaient, il s'&eacute;tira
+les bras, il bailla, comme il faisait parfois, en disant: &laquo;Je suis
+&eacute;reint&eacute;. Je vais joliment dormir, cette nuit.&raquo;</p>
+
+<p>Le lendemain soir, trois bombes &eacute;clataient sous la voiture de
+l'empereur, devant l'Op&eacute;ra. Une &eacute;pouvantable panique s'emparait de la
+foule entass&eacute;e dans la rue Le Peletier. Plus de cinquante personnes
+&eacute;taient frapp&eacute;es. Une femme en robe de soie bleue, tu&eacute;e roide, barrait
+le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pav&eacute;. Un aide de camp,
+bless&eacute; &agrave; la nuque, laissait derri&egrave;re lui des gouttes de sang. Et, sous
+la lueur crue du gaz, au milieu de la fum&eacute;e, l'empereur descendu sain et
+sauf de la voiture cribl&eacute;e de projectiles, saluait. Son chapeau seul
+&eacute;tait trou&eacute; d'un &eacute;clat de bombe.</p>
+
+<p>Rougon avait pass&eacute; la journ&eacute;e tranquillement chez lui. Le matin,
+pourtant, il &eacute;tait un peu agit&eacute;, et avait, &agrave; deux reprises, t&eacute;moign&eacute;
+l'envie de sortir. Mais, comme il achevait de d&eacute;jeuner, Clorinde arriva.
+Alors, il s'oublia avec elle, jusqu'au soir, dans son cabinet. Elle
+venait pour le consulter sur une affaire compliqu&eacute;e, et elle se montrait
+d&eacute;courag&eacute;e, elle n'arrivait &agrave; rien, disait-elle. Lui, alors, la consola,
+tr&egrave;s touch&eacute; de sa tristesse, montrant beaucoup d'espoir, donnant &agrave;
+entendre que tout allait changer. Il n'ignorait pas le d&eacute;vouement et la
+propagande de ses amis; il r&eacute;compenserait jusqu'aux plus humbles d'entre
+eux. Quand elle le quitta, il l'embrassa au front. Puis, apr&egrave;s son
+d&icirc;ner, il &eacute;prouva un besoin irr&eacute;sistible de marcher. Il sortit, il prit
+le chemin le plus direct pour arriver sur les quais, &eacute;touffant,
+cherchant l'air vif de la rivi&egrave;re. Cette soir&eacute;e d'hiver &eacute;tait tr&egrave;s
+douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait peser sur la ville,
+dans un silence noir. Au loin, le grondement des grandes voies se
+mourait. Il suivit les trottoirs d&eacute;serts, d'un pas &eacute;gal, toujours devant
+lui, fr&ocirc;lant de son paletot la pierre du parapet; des lumi&egrave;res &agrave;
+l'infini, dans l'enfoncement des t&eacute;n&egrave;bres, pareilles &agrave; des &eacute;toiles
+marquant les bornes d'un ciel &eacute;teint, lui donnaient une sensation
+&eacute;largie, immense, de ces places et de ces rues dont il ne voyait plus
+les maisons; et, &agrave; mesure qu'il avan&ccedil;ait, il trouvait Paris grandi, fait
+&agrave; sa taille, ayant assez d'air pour sa poitrine. L'eau couleur d'encre,
+moir&eacute;e d'&eacute;cailles d'or vivantes, avait une respiration grosse et douce
+de colosse endormi, qui accompagnait l'&eacute;normit&eacute; de son r&ecirc;ve. Comme il
+arrivait en face du Palais de justice, une horloge sonna neuf heures. Il
+eut un tressaillement, il se tourna, pr&ecirc;ta l'oreille; il lui semblait
+entendre passer sur les toits une panique soudaine, des bruits lointains
+d'explosions, des cris d'&eacute;pouvante.</p>
+
+<p>Paris, tout d'un coup, lui parut dans la stupeur de quelque grand crime.
+Et il se rappela alors de cet apr&egrave;s-midi de juin, l'apr&egrave;s-midi clair et
+triomphant du bapt&ecirc;me, les cloches sonnant dans le soleil chaud, les
+quais emplis d'un &eacute;crasement de foule, toute cette gloire de l'empire &agrave;
+son apog&eacute;e, sous laquelle il s'&eacute;tait senti un instant &eacute;cras&eacute;, au point
+de jalouser l'empereur. A cette heure, c'&eacute;tait sa revanche, un ciel sans
+lune, la ville terrifi&eacute;e et muette, les quais vides, travers&eacute;s d'un
+frisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de louche
+embusqu&eacute; au fond de la nuit. Lui, respirant &agrave; longs soupirs, aimait ce
+Paris coupe-gorge, dans l'ombre effrayante duquel il ramassait la
+toute-puissance.</p>
+
+<p>Dix jours plus tard, Rougon rempla&ccedil;a au minist&egrave;re de l'Int&eacute;rieur M. de
+Marsy, qui fut nomm&eacute; pr&eacute;sident du Corps l&eacute;gislatif.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#table">IX</a></h2>
+
+
+<p>Un matin de mars, au minist&egrave;re de l'Int&eacute;rieur, Rougon &eacute;tait dans son
+cabinet, tr&egrave;s occup&eacute; &agrave; r&eacute;diger une circulaire confidentielle que les
+pr&eacute;fets devaient recevoir le lendemain. Il s'arr&ecirc;tait, soufflait,
+&eacute;crasait la plume sur le papier.</p>
+
+<p>&laquo;Jules, donnez-moi donc un synonyme &agrave; autorit&eacute;, dit-il. C'est b&ecirc;te,
+cette langue!... Je mets autorit&eacute; &agrave; toutes les lignes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pouvoir, gouvernement, empire&raquo;, r&eacute;pondit le jeune homme en
+souriant.</p>
+
+<p>M. Jules d'Escorailles, qu'il avait pris pour secr&eacute;taire, d&eacute;pouillait la
+correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvrait soigneusement les
+enveloppes avec un canif, parcourait les lettres d'un coup d'&oelig;il, les
+classait.</p>
+
+<p>Devant la chemin&eacute;e o&ugrave; br&ucirc;lait un grand feu, le colonel, M. Kahn et M.
+B&eacute;juin se trouvaient assis. Tous trois tr&egrave;s &agrave; l'aise, allong&eacute;s,
+chauffaient leurs semelles, sans dire un mot. Ils &eacute;taient chez eux. M.
+Kahn lisait un journal. Les deux autres, b&eacute;atement renvers&eacute;s, tournaient
+leurs pouces, en regardant la flamme.</p>
+
+<p>Rougon se leva, versa un verre d'eau sur une console, et le but d'un
+trait.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne sais ce que j'ai mang&eacute; hier, murmura-t-il.</p>
+
+<p>J'avalerais la Seine, ce matin.&raquo; Et il ne se rassit pas tout de suite.
+Il fit le tour du cabinet, d&eacute;hanchant son grand corps. Son pas &eacute;branlait
+sourdement le parquet, sous l'&eacute;pais tapis. Il alla &eacute;carter les rideaux
+de velours vert, pour avoir plus de jour.</p>
+
+<p>Puis, au milieu de la vaste pi&egrave;ce, d'un luxe noir et fan&eacute; de palais
+garni, il s'&eacute;tira les bras, les mains nou&eacute;es derri&egrave;re la nuque,
+jouissant, comme p&acirc;m&eacute; par l'odeur administrative, l'odeur de puissance
+satisfaite, qu'il respirait l&agrave;. Un rire lui venait malgr&eacute; lui; et il
+riait tout seul, les c&ocirc;tes chatouill&eacute;es, d'un rire de plus en plus fort
+o&ugrave; sonnait le triomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette
+gaiet&eacute;, se tourn&egrave;rent, lui adress&egrave;rent un hochement de t&ecirc;te silencieux.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! c'est bon tout de m&ecirc;me!&raquo; dit-il simplement.</p>
+
+<p>Comme il reprenait sa place devant l'&eacute;norme bureau de palissandre, Merle
+entra. L'huissier &eacute;tait correct, en habit noir et en cravate blanche. Il
+n'avait plus un poil de barbe, ras&eacute; de pr&egrave;s, la face digne.</p>
+
+<p>&laquo;Je demande pardon &agrave; Son Excellence, murmura-t-il, il y a l&agrave; le pr&eacute;fet
+de la Somme...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il aille au diable! je travaille, r&eacute;pondit brutalement Rougon. Il
+est incroyable que je ne puisse avoir un moment &agrave; moi.&raquo; Merle ne se
+d&eacute;concerta pas. Il continua:</p>
+
+<p>&laquo;M. le pr&eacute;fet assure que Son Excellence l'attend.... Il y a aussi les
+pr&eacute;fets de la Ni&egrave;vre, du Cher et du Jura.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'ils attendent, ils sont faits pour &ccedil;a!&raquo; reprit Rougon tr&egrave;s
+haut.</p>
+
+<p>L'huissier sortit. M. d'Escorailles avait eu un sourire.</p>
+
+<p>Les trois autres, qui se chauffaient, s'allong&egrave;rent davantage, tr&egrave;s
+amus&eacute;s &eacute;galement par la r&eacute;ponse du ministre.</p>
+
+<p>Celui-ci fut flatt&eacute; de son succ&egrave;s.</p>
+
+<p>&laquo;C'est vrai, je suis dans les pr&eacute;fets depuis un mois.... Il a fallu que
+je les fasse tous venir. Un joli d&eacute;fil&eacute;, allez! il y en a de stupides.
+Enfin, ils sont ob&eacute;issants. Mais je commence &agrave; en avoir assez....
+D'ailleurs, je travaille pour eux, ce matin.&raquo; Et il se remit &agrave; sa
+circulaire. On n'entendit plus, dans l'air chaud de la pi&egrave;ce, que le
+bruit de sa plume d'oie et le l&eacute;ger froissement des enveloppes ouvertes
+par M. d'Escorailles. M. Kahn avait pris un autre journal; le colonel et
+M. B&eacute;juin sommeillaient &agrave; demi. Au-dehors, la France, peureuse, se
+taisait. L'empereur, en appelant Rougon au pouvoir, voulait des
+exemples. Il connaissait sa poigne de fer; il lui avait dit, au
+lendemain de l'attentat, dans la col&egrave;re de l'homme sauv&eacute;: &laquo;Pas de
+mod&eacute;ration! il faut qu'on vous craigne!&raquo; Et il venait de l'armer de
+cette terrible loi de s&ucirc;ret&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, qui autorisait l'internement en
+Alg&eacute;rie ou l'expulsion hors de l'Empire de tout individu condamn&eacute; pour
+un fait politique. Bien qu'aucune main fran&ccedil;aise n'e&ucirc;t tremp&eacute; dans le
+crime de la rue Le Peletier, les r&eacute;publicains allaient &ecirc;tre traqu&eacute;s et
+d&eacute;port&eacute;s; c'&eacute;tait le coup de balai des dix mille suspects, oubli&eacute;s le 2
+d&eacute;cembre. On parlait d'un mouvement pr&eacute;par&eacute; par le parti
+r&eacute;volutionnaire; on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers.
+D&egrave;s le milieu de mars, trois cent quatre-vingts intern&eacute;s &eacute;taient
+embarqu&eacute;s &agrave; Toulon.</p>
+
+<p>Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le pays tremblait,
+dans la terreur qui sortait, comme une fum&eacute;e d'orage, du cabinet de
+velours vert, o&ugrave; Rougon riait tout seul, en s'&eacute;tirant les bras.</p>
+
+<p>Jamais le grand homme n'avait go&ucirc;t&eacute; de pareils contentements. Il se
+portait bien, il engraissait; la sant&eacute; lui &eacute;tait revenue avec le
+pouvoir. Quand il marchait, il enfon&ccedil;ait son tapis &agrave; coups de talon,
+pour qu'on entend&icirc;t la lourdeur de son pas aux quatre coins de la
+France son d&eacute;sir &eacute;tait de ne pouvoir poser son verre vide sur une
+console, jeter sa plume, faire un mouvement, sans donner une secousse au
+pays. Cela l'amusait d'&ecirc;tre une &eacute;pouvante, de forger la foudre, au
+milieu de la b&eacute;atitude de ses amis, d'assommer un peuple avec ses poings
+enfl&eacute;s de bourgeois parvenu. Il avait &eacute;crit dans une circulaire: &laquo;C'est
+aux bons &agrave; se rassurer, aux m&eacute;chants seuls &agrave; trembler.&raquo; Et il jouait son
+r&ocirc;le de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d'une main jalouse.
+Un immense orgueil lui venait, l'idol&acirc;trie de sa force et de son
+intelligence se changeait en un culte r&eacute;gl&eacute;. Il se donnait &agrave; lui-m&ecirc;me
+des r&eacute;gals de jouissance surhumaine.</p>
+
+<p>Dans la pouss&eacute;e des hommes du Second Empire, Rougon affichait depuis
+longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiait r&eacute;pression &agrave;
+outrance; refus de toutes les libert&eacute;s, gouvernement absolu. Aussi
+personne ne se trompait-il, en le voyant au minist&egrave;re.</p>
+
+<p>Cependant, &agrave; ses intimes, il faisait des aveux; il avait des besoins
+plut&ocirc;t que des opinions; il trouvait le pouvoir trop d&eacute;sirable, trop
+n&eacute;cessaire &agrave; ses app&eacute;tits de domination, pour ne pas l'accepter, sous
+quelque condition qu'il se pr&eacute;sent&acirc;t. Gouverner, mettre son pied sur la
+nuque de la foule, c'&eacute;tait l&agrave; son ambition imm&eacute;diate; le reste offrait
+simplement des particularit&eacute;s secondaires, dont il s'accommoderait
+toujours. Il avait l'unique passion d'&ecirc;tre sup&eacute;rieur. Seulement, &agrave; cette
+heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait aux affaires,
+doublaient pour lui la joie du succ&egrave;s; il tenait de l'empereur une
+enti&egrave;re libert&eacute; d'action, il r&eacute;alisait son ancien d&eacute;sir de mener les
+hommes &agrave; coups de fouet, comme un troupeau. Rien ne l'&eacute;panouissait
+davantage que de se sentir d&eacute;test&eacute;. Puis, parfois, quand on lui collait
+le nom de tyran entre les &eacute;paules, il souriait, il disait ces paroles
+profondes:</p>
+
+<p>&laquo;Si je deviens lib&eacute;ral un jour, ils diront que j'ai chang&eacute;.&raquo; Mais la
+plus grande volupt&eacute; de Rougon &eacute;tait encore de triompher devant sa bande.
+Il oubliait la France, les fonctionnaires &agrave; ses genoux, le peuple de
+solliciteurs assi&eacute;geant sa porte, pour vivre dans l'admiration continue
+des dix &agrave; quinze familiers de son entourage. Il leur ouvrait &agrave; toute
+heure son cabinet, les faisait r&eacute;gner l&agrave;, sur les fauteuils, &agrave; son
+bureau m&ecirc;me, se disait heureux d'en rencontrer sans cesse entre ses
+jambes, ainsi que des animaux fid&egrave;les. Le ministre, ce n'&eacute;tait pas
+seulement lui, mais eux tous, qui &eacute;taient comme des d&eacute;pendances de sa
+personne. Dans la victoire, un travail sourd se faisait, les liens se
+resserraient, il se prenait &agrave; les aimer d'une amiti&eacute; jalouse, mettant sa
+force &agrave; ne pas &ecirc;tre seul, se sentant la poitrine &eacute;largie par leurs
+ambitions. Il oubliait ses m&eacute;pris secrets, en arrivait &agrave; les trouver
+tr&egrave;s intelligents, tr&egrave;s forts, &agrave; son image. Il voulait surtout qu'on le
+respect&acirc;t en eux, il les d&eacute;fendait avec emportement, comme il aurait
+d&eacute;fendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles &eacute;taient les
+siennes.</p>
+
+<p>M&ecirc;me il finissait par s'imaginer leur devoir beaucoup, soudant au
+souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoins lui-m&ecirc;me, il
+taillait &agrave; la bande de belles proies, il go&ucirc;tait &agrave; la combler la joie
+personnelle d'agrandir autour de lui l'&eacute;clat de sa fortune.</p>
+
+<p>Cependant, la vaste pi&egrave;ce gardait son silence ti&egrave;de.</p>
+
+<p>M. d'Escorailles, apr&egrave;s avoir examin&eacute; la suscription d'une des lettres
+qu'il d&eacute;pouillait, la tendit &agrave; Rougon, sans l'ouvrir.</p>
+
+<p>&laquo;Une lettre de mon p&egrave;re&raquo;, dit-il.</p>
+
+<p>Le marquis, avec une humilit&eacute; outr&eacute;e, remerciait le ministre d'avoir
+pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deux pages de fine
+&eacute;criture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche. Puis, avant de se
+remettre au travail, il demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Du Poizat n'a pas &eacute;crit?</p>
+
+<p>&mdash;Si, monsieur, r&eacute;pondit le secr&eacute;taire en cherchant une lettre parmi les
+autres. Il commence &agrave; se reconna&icirc;tre dans sa pr&eacute;fecture. Il dit que les
+Deux S&egrave;vres, et en particulier la ville de Niort, ont besoin d'&ecirc;tre
+men&eacute;es par une main solide.&raquo; Rougon parcourait la lettre. Quand il l'eut
+achev&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirs qu'il demande....
+Ne lui r&eacute;pondez pas, c'est inutile.</p>
+
+<p>Ma circulaire lui est destin&eacute;e.&raquo; Il reprit la plume, cherchant les
+derni&egrave;res phrases.</p>
+
+<p>Du Poizat avait voulu &ecirc;tre pr&eacute;fet &agrave; Niort, dans son pays; et le
+ministre, &agrave; chaque d&eacute;cision grave, se pr&eacute;occupait surtout des
+Deux-S&egrave;vres, gouvernant la France d'apr&egrave;s les avis et les besoins de son
+ancien compagnon de mis&egrave;re. Il terminait enfin sa lettre confidentielle
+aux pr&eacute;fets, lorsque M. Kahn, brusquement, se f&acirc;cha.</p>
+
+<p>&laquo;Mais c'est abominable!&raquo; cria-t-il.</p>
+
+<p>Et tapant de la main le journal qu'il tenait, s'adressant &agrave; Rougon:</p>
+
+<p>&laquo;Avez-vous lu &ccedil;a?... Il y a, en t&ecirc;te, un article qui fait appel aux plus
+mauvaises passions. Tenez, &eacute;coutez cette phrase: "La main qui punit doit
+&ecirc;tre impeccable, car si la justice vient &agrave; se tromper, le lien social
+lui m&ecirc;me se d&eacute;noue. Comprenez-vous?... Et dans les faits divers, donc!
+Je trouve l&agrave; l'histoire d'une comtesse enlev&eacute;e par le fils d'un marchand
+de grains. On ne devrait pas laisser passer des anecdotes pareilles. &Ccedil;a
+d&eacute;truit le respect du peuple pour les hautes classes.&raquo; M. d'Escorailles
+intervint.</p>
+
+<p>&laquo;Le feuilleton est encore plus odieux. Il s'agit d'une femme bien &eacute;lev&eacute;e
+qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas m&ecirc;me des remords.&raquo;
+Rougon eut un geste terrible.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, oui, on m'a d&eacute;j&agrave; signal&eacute; ce num&eacute;ro, dit-il. Vous devez voir que
+j'ai marqu&eacute; les passages au crayon rouge.... Un journal qui est &agrave; nous,
+pourtant! Tous les jours, je suis oblig&eacute; de l'&eacute;plucher ligne par ligne.
+Ah! le meilleur ne vaut rien, il faudrait leur couper le cou &agrave; tous!&raquo; Il
+ajouta plus bas, en pin&ccedil;ant les l&egrave;vres:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai envoy&eacute; chercher le directeur. Je l'attends.&raquo; Le colonel avait pris
+le journal des mains de M. Kahn. Il s'indigna et le passa &agrave; M. B&eacute;juin,
+qui, &agrave; son tour, parut &eacute;c&oelig;ur&eacute;. Rougon, les coudes sur le bureau,
+songeait, les paupi&egrave;res &agrave; demi closes.</p>
+
+<p>&laquo;A propos, dit-il en se tournant vers son secr&eacute;taire, ce pauvre Huguenin
+est mort hier. Voil&agrave; une place d'inspecteur vacante. Il faudra nommer
+quelqu'un.&raquo; Et comme les trois amis, devant la chemin&eacute;e, levaient
+vivement la t&ecirc;te, il continua:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! une place sans importance. Six mille francs. Il est vrai qu'il n'y
+a absolument rien &agrave; faire.&raquo; Mais il fut interrompu. La porte d'un
+cabinet voisin s'&eacute;tait ouverte.</p>
+
+<p>&laquo;Entrez, entrez, monsieur Bouchard! cria-t-il.</p>
+
+<p>J'allais vous faire appeler.&raquo;</p>
+
+<p>M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportait un travail
+sur les maires et les pr&eacute;fets qui sollicitaient des croix de chevalier
+et d'officier. Rougon avait vingt-cinq croix &agrave; distribuer aux plus
+m&eacute;ritants. Il prit le travail, examina la liste des noms, feuilleta les
+dossiers. Pendant ce temps, le chef de division, s'approchant de la
+chemin&eacute;e, donnait des poign&eacute;es de main &agrave; ces messieurs. Il s'adossa,
+releva les pans de sa redingote, pour pr&eacute;senter ses cuisses &agrave; la flamme.</p>
+
+<p>&laquo;Hein? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printemps sera tardif.</p>
+
+<p>&mdash;Une pluie du tonnerre de Dieu! dit le colonel. Je sens une attaque,
+j'ai eu des &eacute;lancements dans le pied gauche toute la nuit.&raquo; Puis, apr&egrave;s
+un silence:</p>
+
+<p>&laquo;Et madame? demanda M. Kahn.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, elle se porte bien, r&eacute;pondit</p>
+
+<p>M. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois.&raquo; Il y eut un nouveau
+silence. Rougon feuilletait toujours les papiers. Il s'arr&ecirc;ta &agrave; un nom.</p>
+
+<p>&laquo;Isidore Gaudibert.... Est-ce qu'il n'a pas fait des vers, celui-l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement! dit M. Bouchard. Il est maire de Barbeville depuis 1852.
+A chaque heureux &eacute;v&eacute;nement, pour le mariage de l'empereur, pour les
+couches de l'imp&eacute;ratrice, pour le bapt&ecirc;me du prince imp&eacute;rial, il a
+envoy&eacute; &agrave; Leurs Majest&eacute;s des odes pleines de go&ucirc;t.&raquo; Le ministre faisait
+une moue m&eacute;prisante. Mais le colonel affirma avoir lu les odes; lui, les
+trouvait spirituelles. Il en citait particuli&egrave;rement une, dans laquelle
+l'empereur &eacute;tait compar&eacute; &agrave; un feu d'artifice. Et, sans transition, &agrave;
+demi-voix, par satisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se
+mirent &agrave; dire le plus grand bien de l'empereur. Maintenant, toute la
+bande &eacute;tait bonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel et
+M. Bouchard, r&eacute;concili&eacute;s, ne se jetant plus &agrave; la t&ecirc;te les princes
+d'Orl&eacute;ans et le comte de Chambord, luttaient d&eacute;sormais &agrave; qui ferait
+l'&eacute;loge du souverain en meilleurs termes.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! non, pas celui-l&agrave;! cria tout &agrave; coup Rougon. Ce Jusselin est une
+cr&eacute;ature de Marsy. Je n'ai pas besoin de r&eacute;compenser les amis de mon
+pr&eacute;d&eacute;cesseur.&raquo; Et, d'un trait de plume qui &eacute;corcha le papier, il biffa
+le nom.</p>
+
+<p>&laquo;Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu'un.... C'est une croix
+d'officier.&raquo; Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d'Escorailles, malgr&eacute;
+sa grande jeunesse, avait re&ccedil;u la croix de chevalier huit jours
+auparavant; M. Kahn et M. Bouchard &eacute;taient officiers; le colonel venait
+enfin d'&ecirc;tre nomm&eacute; commandeur.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, nous disons une croix d'officier&raquo;, r&eacute;p&eacute;tait Rougon, en
+fouillant de nouveau dans les dossiers.</p>
+
+<p>Mais il s'interrompit, comme frapp&eacute; d'une id&eacute;e subite.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que vous n'&ecirc;tes pas maire quelque part, monsieur B&eacute;juin?&raquo;
+demanda-t-il.</p>
+
+<p>M. B&eacute;juin se contenta d'incliner la t&ecirc;te &agrave; deux reprises. Ce fut M. Kahn
+qui r&eacute;pondit pour lui.</p>
+
+<p>&laquo;Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petite commune o&ugrave; se
+trouve sa cristallerie.</p>
+
+<p>&mdash;Cela va tout seul, alors! dit le ministre, ravi de cette occasion de
+pousser un des siens. Il n'est justement que chevalier.... Monsieur
+B&eacute;juin, vous ne demandez jamais rien. Il faut toujours que je songe &agrave;
+vous.&raquo;</p>
+
+<p>M. B&eacute;juin eut un sourire et remercia. Il ne demandait jamais rien, en
+effet. Mais il &eacute;tait sans cesse l&agrave;, silencieux, modeste, attendant les
+miettes; et il ramassait tout.</p>
+
+<p>&laquo;L&eacute;on B&eacute;juin, n'est-ce pas? &agrave; la place de Pierre Fran&ccedil;ois Jusselin,
+reprit Rougon en op&eacute;rant le changement de nom.</p>
+
+<p>&mdash;B&eacute;juin, Jusselin, &ccedil;a rime&raquo;, fit remarquer le colonel. Cette
+observation parut une plaisanterie tr&egrave;s fine. On en rit beaucoup. Enfin,
+M. Bouchard remporta les pi&egrave;ces sign&eacute;es. Rougon s'&eacute;tait lev&eacute;; il avait
+des inqui&eacute;tudes dans les jambes, disait-il; les jours de pluie
+l'agitaient.</p>
+
+<p>Cependant, la matin&eacute;e s'avan&ccedil;ait, les bureaux bourdonnaient au loin; des
+pas rapides traversaient les pi&egrave;ces voisines; des portes s'ouvraient, se
+fermaient; tandis que des chuchotements couraient, &eacute;touff&eacute;s par les
+tentures. Plusieurs employ&eacute;s vinrent encore pr&eacute;senter des pi&egrave;ces &agrave; la
+signature du ministre. C'&eacute;tait un va-et-vient continu, la machine
+administrative en travail, avec une d&eacute;pense extraordinaire de papiers
+promen&eacute;s de bureau en bureau. Et, au milieu de cette agitation, derri&egrave;re
+la porte, dans l'anti-chambre, on entendait le gros silence r&eacute;sign&eacute; des
+vingt et quelques personnes qui s'assoupissaient sous les regards de
+Merle, en attendant que Son Excellence voul&ucirc;t bien les recevoir. Rougon,
+pris comme d'une fi&egrave;vre d'activit&eacute;, se d&eacute;battait parmi tout ce monde,
+donnait des ordres &agrave; demi-voix dans un coin de son cabinet, &eacute;clatait
+brusquement en paroles violentes contre quelque chef de service,
+taillait la besogne, tranchait les affaires d'un mot, &eacute;norme, insolent,
+le cou gonfl&eacute;, la face crevant de force.</p>
+
+<p>Merle entra, avec sa tranquille dignit&eacute; que les rebuffades ne pouvaient
+entamer.</p>
+
+<p>&laquo;M. le pr&eacute;fet de la Somme... commen&ccedil;a-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Encore!&raquo; interrompit furieusement Rougon.</p>
+
+<p>L'huissier s'inclina, attendit de pouvoir parler.</p>
+
+<p>&laquo;M. le pr&eacute;fet de la Somme m'a pri&eacute; de demander &agrave; Son Excellence si elle
+le recevrait ce matin. Dans le cas contraire, Son Excellence serait bien
+bonne de lui fixer une heure pour demain.</p>
+
+<p>&mdash;Je le recevrai ce matin.... Qu'il ait un peu de patience, que diable!&raquo;
+La porte du cabinet &eacute;tait rest&eacute;e ouverte, et l'on apercevait
+l'anti-chambre, par l'entreb&acirc;illement, une vaste pi&egrave;ce, avec une grande
+table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge, le long des
+murs. Tous les fauteuils &eacute;taient occup&eacute;s; m&ecirc;me deux dames se tenaient
+debout, devant la table. Les t&ecirc;tes se tournaient discr&egrave;tement, des
+regards se glissaient dans le cabinet du ministre, suppliants, tout
+allum&eacute;s du d&eacute;sir d'entrer.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de la porte, le pr&eacute;fet de la Somme, un petit homme bl&ecirc;me, causait
+avec ses deux coll&egrave;gues du Jura et du Cher. Et comme il faisait le
+mouvement de se lever, croyant sans doute qu'il allait enfin &ecirc;tre admis,
+Rougon reprit, en s'adressant &agrave; Merle:</p>
+
+<p>&laquo;Dans dix minutes, entendez-vous.... Je ne puis absolument recevoir
+personne en ce moment.&raquo; Mais il parlait encore qu'il vit M.
+Beulin-d'orch&egrave;re traverser l'anti-chambre. Il alla vivement &agrave; sa
+rencontre, l'attira d'une poign&eacute;e de main dans son cabinet, en criant:</p>
+
+<p>&laquo;Eh! entrez donc, cher ami! Vous arrivez, n'est-ce pas? Vous n'avez pas
+attendu?... Quoi de nouveau?&raquo; La porte fut referm&eacute;e sur le silence
+constern&eacute; de l'anti-chambre. Rougon et M. Beulin-d'orch&egrave;re eurent un
+entretien &agrave; voix basse, devant une des fen&ecirc;tres; le magistrat, nomm&eacute;
+r&eacute;cemment premier pr&eacute;sident de la Cour de Paris, ambitionnait les
+sceaux; mais l'empereur, t&acirc;t&eacute; &agrave; son &eacute;gard, &eacute;tait rest&eacute; imp&eacute;n&eacute;trable.</p>
+
+<p>&laquo;Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Le renseignement est
+excellent. J'agirai, je vous le promets.&raquo; Il venait de le faire sortir
+par ses appartements, lorsque Merle parut, en annon&ccedil;ant:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur La Rouquette.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je suis occup&eacute;, il m'emb&ecirc;te!&raquo; dit Rougon, en faisant un
+geste &eacute;nergique pour que l'huissier referm&acirc;t la porte.</p>
+
+<p>M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n'en p&eacute;n&eacute;tra pas moins dans le
+cabinet, souriant, la main tendue:</p>
+
+<p>&laquo;Comment va Votre Excellence? C'est ma s&oelig;ur qui m'envoie. Hier, vous
+aviez l'air un peu fatigu&eacute;, aux Tuileries.... Vous savez qu'on doit
+jouer un proverbe dans les appartements de l'imp&eacute;ratrice, lundi
+prochain. Ma s&oelig;ur a un r&ocirc;le. Combelot a dessin&eacute; les costumes. Vous
+viendrez, n'est-ce pas?&raquo; Et il demeura l&agrave; un grand quart d'heure, souple
+et caressant, cajolant Rougon, qu'il appelait tant&ocirc;t &laquo;Votre Excellence&raquo;
+et tant&ocirc;t &laquo;cher ma&icirc;tre&raquo;. Il pla&ccedil;a quelques anecdotes sur les petits
+th&eacute;&acirc;tres, recommanda une danseuse, demanda un mot pour le directeur de
+la manufacture des tabacs, afin d'avoir de bons cigares. Et il finit par
+dire un mal &eacute;pouvantable de M. de Marsy, en plaisantant.</p>
+
+<p>&laquo;Il est gentil tout de m&ecirc;me, d&eacute;clara Rougon, quand le jeune d&eacute;put&eacute; ne
+fut plus l&agrave;. Voyons, je vais me tremper la figure dans ma cuvette, moi.
+J'ai les joues qui &eacute;clatent.&raquo; Il disparut un instant derri&egrave;re une
+porti&egrave;re. On entendit un grand barbotement d'eau. Il reniflait, il
+soufflait.</p>
+
+<p>Cependant, M. d'Escorailles, ayant fini de classer la correspondance,
+venait de tirer de sa poche une petite lime &agrave; manche d'&eacute;caille et se
+travaillait les ongles, d&eacute;licatement. M. B&eacute;juin et le colonel
+regardaient le plafond, si enfonc&eacute;s dans leurs fauteuils, qu'ils
+semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment, M. Kahn fouilla
+le tas des journaux &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, sur une table. Il les retournait,
+regardait les titres, les rejetait. Puis, il se leva. &laquo;Vous partez?
+demanda Rougon, qui reparut, s'&eacute;pongeant la figure dans une serviette.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit M. Kahn, j'ai lu les journaux, je m'en vais.&raquo; Mais il
+lui dit d'attendre. Et il le prit &agrave; son tour &agrave; l'&eacute;cart, il lui annon&ccedil;a
+qu'il se rendrait sans doute dans les Deux-S&egrave;vres, la semaine suivante,
+pour l'ouverture des travaux du chemin de fer de Niort &agrave; Angers.
+Plusieurs motifs le poussaient &agrave; faire un voyage l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>M. Kahn se montra enchant&eacute;. Il avait enfin obtenu la concession, d&egrave;s les
+premiers jours de mars. Seulement, il s'agissait maintenant de lancer
+l'affaire, et il sentait toute la solennit&eacute; que la pr&eacute;sence du ministre
+donnerait &agrave; la mise en sc&egrave;ne, dont il soignait d&eacute;j&agrave; les d&eacute;tails.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, c'est entendu, je compte sur vous pour le premier coup de mine&raquo;,
+dit-il en s'en allant.</p>
+
+<p>Rougon s'&eacute;tait remis devant son bureau. Il consultait une liste de noms.
+Derri&egrave;re la porte, dans l'anti-chambre, l'attente grandissait.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai &agrave; peine un quart d'heure, murmura-t-il. Enfin, je recevrai ceux
+que je pourrai.&raquo; Il sonna et dit &agrave; Merle:</p>
+
+<p>&laquo;Faites entrer M. le pr&eacute;fet de la somme.&raquo; Mais il reprit aussit&ocirc;t, la
+liste sous les yeux:</p>
+
+<p>&laquo;Attendez donc!... Est-ce que M. et Mme Charbonnel sont l&agrave;? Faites-les
+entrer.&raquo; On entendit la voix de l'huissier appelant: &laquo;Monsieur et madame
+Charbonnel!&raquo; Et les deux bourgeois de Plassans parurent, suivis par les
+regards &eacute;tonn&eacute;s de toute l'anti-chambre. M. Charbonnel &eacute;tait en habit,
+un habit &agrave; queue carr&eacute;e, qui avait un collet de velours; Mme Charbonnel
+portait une robe de soie puce, avec un chapeau &agrave; rubans jaunes. Depuis
+deux heures, ils attendaient, patiemment.</p>
+
+<p>&laquo;Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon.</p>
+
+<p>Merle vous conna&icirc;t.&raquo; Puis, sans leur laisser balbutier des phrases o&ugrave;
+les mots: &laquo;Votre Excellence&raquo; revenaient sans cesse, il cria gaiement:</p>
+
+<p>&laquo;Victoire! Le Conseil d'&Eacute;tat a rendu son arr&ecirc;t. Nous avons battu notre
+terrible &eacute;v&ecirc;que.&raquo; L'&eacute;motion de la vieille dame fut si forte qu'elle dut
+s'asseoir. Le mari s'appuya au dossier d'un fauteuil.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait le ministre. Comme
+je tenais &agrave; vous l'apprendre moi m&ecirc;me, je vous ai fait prier de venir ce
+matin!... Hein! voil&agrave; une jolie tuile, cinq cent mille francs!&raquo; Il
+plaisantait, heureux de leurs visages boulevers&eacute;s.</p>
+
+<p>Mme Charbonnel put enfin demander d'une voix &eacute;trangl&eacute;e et timide:</p>
+
+<p>&laquo;C'est fini, bien s&ucirc;r?... On ne recommencera plus le proc&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, soyez tranquilles. L'h&eacute;ritage est &agrave; vous.&raquo; Et il donna
+quelques d&eacute;tails. Le Conseil d'&Eacute;tat n'avait pas autoris&eacute; les s&oelig;urs de
+la Sainte-Famille &agrave; accepter le legs, en se basant sur l'existence
+d'h&eacute;ritiers naturels, et en cassant le testament qui ne paraissait pas
+avoir tous les caract&egrave;res d'authenticit&eacute; d&eacute;sirables. Mgr Rochart &eacute;tait
+exasp&eacute;r&eacute;. Rougon, qui l'avait rencontr&eacute; la veille chez son coll&egrave;gue le
+ministre de l'Instruction publique, riait encore de ses regards
+furibonds. Son triomphe sur le pr&eacute;lat l'&eacute;gayait beaucoup.</p>
+
+<p>&laquo;Vous voyez bien qu'il ne m'a pas mang&eacute;, dit-il encore. Je suis trop
+gros.... Oh! tout n'est pas termin&eacute; entre nous. J'ai vu &ccedil;a &agrave; la couleur
+de ses yeux. C'est un homme qui ne doit rien oublier. Mais ceci me
+regarde.&raquo; Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec des
+r&eacute;v&eacute;rences. Ils dirent qu'ils partiraient le soir m&ecirc;me. Maintenant, ils
+&eacute;taient pris d'une vive inqui&eacute;tude, la maison de leur cousin Chevassu, &agrave;
+Faverolles, se trouvait gard&eacute;e par une vieille domestique d&eacute;vote, tr&egrave;s
+d&eacute;vou&eacute;e aux s&oelig;urs de la Sainte-Famille; peut-&ecirc;tre, en apprenant l'issue
+du proc&egrave;s, allait-on d&eacute;valiser la maison. Ces religieuses devaient &ecirc;tre
+capables de tout.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque chose clochait
+l&agrave;-bas, &eacute;crivez-moi.&raquo; Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte,
+il remarqua l'&eacute;tonnement des figures, dans l'anti-chambre; le pr&eacute;fet de
+la Somme &eacute;changeait un sourire avec ses coll&egrave;gues du Jura et du Cher;
+les deux dames, devant la table, avaient aux l&egrave;vres un l&eacute;ger pli de
+d&eacute;dain. Alors, il haussa la voix, rudement: &laquo;&Eacute;crivez-moi, n'est-ce pas?
+Vous savez combien je vous suis d&eacute;vou&eacute;... Et quand vous serez &agrave;
+Plassans, dites &agrave; ma m&egrave;re que je me porte bien.&raquo; Il traversa
+l'anti-chambre, les accompagna jusqu'&agrave; l'autre porte, pour les imposer &agrave;
+tout ce monde, sans aucune honte d'eux, tirant un grand orgueil d'&ecirc;tre
+parti de leur petite ville et de pouvoir aujourd'hui les mettre aussi
+haut qu'il lui plaisait. Et les solliciteurs, les fonctionnaires,
+inclin&eacute;s sur leur passage, saluaient la robe de soie puce et l'habit &agrave;
+queue carr&eacute;e des Charbonnel.</p>
+
+<p>Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le colonel debout.</p>
+
+<p>&laquo;A ce soir, dit ce dernier. Il commence &agrave; faire trop chaud chez vous.&raquo;
+Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles &agrave; l'oreille. Il
+s'agissait de son fils Auguste, qu'il allait retirer du coll&egrave;ge,
+d&eacute;sesp&eacute;rant de lui voir jamais passer son baccalaur&eacute;at. Rougon avait
+promis de le prendre dans son minist&egrave;re, bien que le dipl&ocirc;me de
+bachelier f&ucirc;t exig&eacute; de tous les employ&eacute;s.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, c'est cela, amenez-le, r&eacute;pondit-il. Je passerai par-dessus les
+formalit&eacute;s. Je chercherai un biais.... Et il gagnera quelque chose tout
+de suite, puisque vous y tenez.&raquo;</p>
+
+<p>M. B&eacute;juin resta seul devant la chemin&eacute;e. Il roula son fauteuil,
+s'installa au milieu, sans para&icirc;tre s'apercevoir que la pi&egrave;ce se vidait.
+Il demeurait toujours le dernier, attendait encore quand les autres
+n'&eacute;taient plus l&agrave;, dans l'espoir de se faire offrir quelque part
+oubli&eacute;e.</p>
+
+<p>Merle, de nouveau, re&ccedil;ut l'ordre d'introduire le pr&eacute;fet de la Somme.
+Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s'approcha du bureau, en
+disant avec un sourire aimable:</p>
+
+<p>&laquo;Si Son Excellence daigne le permettre, je vais m'acquitter d'une toute
+petite commission.&raquo; Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour
+&eacute;couter.</p>
+
+<p>&laquo;C'est cette pauvre Mme Correur.... Je suis all&eacute; chez elle ce matin.
+Elle est couch&eacute;e, elle a un clou bien mal plac&eacute;, et tr&egrave;s gros! oh! plus
+gros que la moiti&eacute; du poing.</p>
+
+<p>&Ccedil;a n'a rien de dangereux, mais &ccedil;a la fait beaucoup souffrir, parce
+qu'elle a la peau tr&egrave;s fine...</p>
+
+<p>&mdash;Alors? demanda le ministre.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai m&ecirc;me aid&eacute; la bonne &agrave; la retourner. Mais j'ai mon service, moi....
+Alors, elle est tr&egrave;s inqui&egrave;te, elle aurait voulu voir Son Excellence
+pour les r&eacute;ponses qu'elle attend. Je m'en allais, quand elle m'a
+rappel&eacute;, en me disant que je serais bien gentil, si je pouvais ce soir
+lui rapporter es r&eacute;ponses, apr&egrave;s mon travail.., son Excellence
+serait-elle assez obligeante...?&raquo; Le ministre se tourna tranquillement.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur d'Escorailles, donnez-moi donc ce dossier l&agrave;-bas, dans cette
+armoire.&raquo; C'&eacute;tait le dossier de Mme Correur, une &eacute;norme chemise grise
+crevant de papiers. Il y avait l&agrave; des lettres, des projets, des
+p&eacute;titions de toutes les &eacute;critures et de toutes les orthographes:
+demandes de bureaux de tabac, demandes de bureaux de timbres, demandes
+de secours, de subventions, de pensions, d'allocations.</p>
+
+<p>Toutes les feuilles volantes portaient en marge l'apostille de Mme
+Correur, cinq ou six lignes suivies d'une grosse signature masculine.</p>
+
+<p>Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres, de
+petites notes &eacute;crites de sa main au crayon rouge.</p>
+
+<p>&laquo;La pension de Mme Jalaguier est port&eacute;e &agrave; dix-huit cents francs. Mme
+Leturc a son bureau de tabac.... Les fournitures de Mme Chardon sont
+accept&eacute;es.... Rien encore pour Mme Testani&egrave;re.... Ah! vous direz aussi
+que j'ai r&eacute;ussi pour Mlle Herminie Billecoq. J'ai parl&eacute; d'elle, des
+dames donneront la dot n&eacute;cessaire &agrave; son mariage avec l'officier qui l'a
+s&eacute;duite.</p>
+
+<p>&mdash;Je remercie mille fois Son Excellence&raquo;, dit Merle en s'inclinant.</p>
+
+<p>Il sortait, lorsqu'une adorable t&ecirc;te blonde, coiff&eacute;e d'un chapeau rose,
+parut &agrave; la porte.</p>
+
+<p>&laquo;Puis-je entrer?&raquo; demanda une voix fl&ucirc;t&eacute;e.</p>
+
+<p>Et Mme Bouchard, sans attendre la r&eacute;ponse, entra.</p>
+
+<p>Elle n'avait pas vu l'huissier dans l'anti-chambre, elle &eacute;tait all&eacute;e
+droit devant elle. Rougon, qui l'appelait &laquo;ma ch&egrave;re enfant&raquo;, la fit
+asseoir, apr&egrave;s avoir gard&eacute; un instant entre les siennes ses petites
+mains gant&eacute;es.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce pour quelque chose de s&eacute;rieux? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, tr&egrave;s s&eacute;rieux&raquo;, r&eacute;pondit-elle avec un sourire.</p>
+
+<p>Alors, il recommanda &agrave; Merle de n'introduire personne. M. d'Escorailles,
+qui avait fini la toilette de ses ongles, &eacute;tait venu saluer Mme
+Bouchard. Elle lui fit signe de se pencher, lui parla tout bas,
+vivement. Le jeune homme approuva de la t&ecirc;te. Et il alla prendre son
+chapeau, en disant &agrave; Rougon:</p>
+
+<p>&laquo;Je vais d&eacute;jeuner, je ne vois rien d'important.... Il n'y a que cette
+place d'inspecteur. Il faudrait nommer quelqu'un.&raquo; Le ministre restait
+perplexe, secouait la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, sans doute, il faut nommer quelqu'un.... On m'a propos&eacute; d&eacute;j&agrave; un
+tas de monde. &Ccedil;a m'ennuie de nommer des gens que je ne connais pas.&raquo; Et
+il regardait autour de lui, dans les coins de la pi&egrave;ce, comme pour
+trouver. Son regard brusquement tomba sur M. B&eacute;juin, allong&eacute; devant la
+chemin&eacute;e, silencieux, b&eacute;at.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur B&eacute;juin&raquo;, appela-t-il.</p>
+
+<p>Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger.</p>
+
+<p>&laquo;Voulez-vous &ecirc;tre inspecteur? Je vous expliquerai: une place de six
+mille francs, o&ugrave; l'on n'a rien &agrave; faire, et qui est tr&egrave;s compatible avec
+vos fonctions de d&eacute;put&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>M. B&eacute;juin dodelina de la t&ecirc;te. Oui, oui, il acceptait. Et quand
+l'affaire fut entendue, il resta encore l&agrave; deux minutes &agrave; flairer l'air.
+Mais il sentit sans doute qu'il n'y aurait plus rien &agrave; ramasser ce
+matin-l&agrave;, car il se retira lentement, en tra&icirc;nant les pieds, derri&egrave;re M.
+d'Escorailles.</p>
+
+<p>&laquo;Nous voil&agrave; seuls.... Voyons, qu'y a-t-il, ma ch&egrave;re enfant?&raquo; demanda
+Rougon &agrave; la jolie Mme Bouchard.</p>
+
+<p>Il avait roul&eacute; un fauteuil, et s'&eacute;tait assis devant elle, au milieu du
+cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe de cachemire de l'Inde
+rose p&acirc;le, d'une grande douceur, qui la drapait comme un peignoir. Elle
+&eacute;tait habill&eacute;e sans l'&ecirc;tre. Sur ses bras, sur sa gorge, l'&eacute;toffe souple
+vivait; tandis que, dans la mollesse de la jupe, de larges plis
+marquaient la rondeur de ses jambes. Il y avait l&agrave; une nudit&eacute; tr&egrave;s
+savante, une s&eacute;duction calcul&eacute;e jusque dans la taille plac&eacute;e un peu
+haut, d&eacute;gageant les hanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait,
+elle semblait sans linge, d&eacute;licieusement mise pourtant.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, qu'y a-t-il?&raquo; r&eacute;p&eacute;ta Rougon.</p>
+
+<p>Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, les cheveux
+fris&eacute;s sous son chapeau rose, montrant la blancheur mouill&eacute;e de ses
+dents, entre ses l&egrave;vres ouvertes. Sa petite figure avait un abandon
+c&acirc;lin, un air de pri&egrave;re ardent et soumis.</p>
+
+<p>&laquo;C'est quelque chose que j'ai &agrave; vous demander&raquo;, murmura-t-elle enfin.</p>
+
+<p>Puis, elle ajouta vivement:</p>
+
+<p>&laquo;Dites d'abord que vous me l'accordez.&raquo; Mais il ne promit rien. Il
+voulait savoir auparavant. Il se d&eacute;fiait des dames. Et, comme elle se
+penchait tout pr&egrave;s de lui, il l'interrogea:</p>
+
+<p>&laquo;C'est donc bien gros, que vous n'osez parler. Il faut que je vous
+confesse, n'est-ce pas?... Proc&eacute;dons par ordre. Est-ce pour votre mari?&raquo;
+Elle r&eacute;pondait non de la t&ecirc;te, sans cesser de sourire.</p>
+
+<p>&laquo;Diable!... Pour M. d'Escorailles alors? Vous complotiez quelque chose &agrave;
+voix basse, tout &agrave; l'heure.&raquo; Elle r&eacute;pondait toujours non. Elle avait une
+l&eacute;g&egrave;re moue, signifiant clairement qu'il avait bien fallu renvoyer M.
+d'Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelque surprise, elle
+rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans ses jambes.</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;coutez.... Vous ne me gronderez pas? vous m'aimez bien un peu?...
+C'est pour un jeune homme.</p>
+
+<p>Vous ne le connaissez pas; je vous dirai son nom tout &agrave; l'heure, quand
+vous lui aurez donn&eacute; la place.... Oh! une place sans importance. Vous
+n'aurez qu'un mot &agrave; dire, et nous vous serons bien reconnaissants.</p>
+
+<p>&mdash;Un de vos parents peut-&ecirc;tre?&raquo; demanda-t-il de nouveau.</p>
+
+<p>Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissa glisser
+ses mains pour qu'il les repr&icirc;t dans les siennes. Et elle dit tr&egrave;s bas:</p>
+
+<p>&laquo;Non, un ami.... Mon Dieu, je suis bien malheureuse!&raquo; Elle
+s'abandonnait, elle se livrait &agrave; lui par cet aveu.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une attaque tr&egrave;s voluptueuse, d'un art sup&eacute;rieur, savamment
+calcul&eacute;e pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, il crut
+m&ecirc;me qu'elle inventait cette histoire par un raffinement de s&eacute;duction,
+afin de se faire d&eacute;sirer davantage, au sortir des bras d'un autre.</p>
+
+<p>&laquo;Mais c'est tr&egrave;s mal!&raquo; s'&eacute;cria-t-il.</p>
+
+<p>Alors, d'un geste prompt et familier, elle lui mit sa main d&eacute;gant&eacute;e sur
+la bouche. Elle s'&eacute;tait allong&eacute;e tout contre lui. Ses yeux se fermaient
+dans son visage p&acirc;m&eacute;.</p>
+
+<p>L'un de ses genoux relevait sa jupe molle, qui la couvrait &agrave; peine du
+fin tissu d'une longue chemise de nuit.</p>
+
+<p>L'&eacute;toffe tendue du corsage avait les &eacute;motions de sa gorge. Pendant
+quelques secondes, il la sentit comme nue entre ses bras. Et il la
+saisit brutalement par la taille, il la planta debout au milieu du
+cabinet, se f&acirc;chant, jurant.</p>
+
+<p>&laquo;Tonnerre de Dieu! soyez donc raisonnable!&raquo; Elle, les l&egrave;vres blanches,
+resta devant lui, avec des regards en dessous.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, c'est tr&egrave;s mal, c'est indigne! M. Bouchard est un excellent homme.
+Il vous adore, il a une confiance aveugle en vous.... Non, certes, je ne
+vous aiderai pas &agrave; le tromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse
+absolument! Et je vous dis ce que je pense, je ne m&acirc;che pas mes paroles,
+ma belle enfant.... On peut &ecirc;tre indulgent.</p>
+
+<p>Ainsi, par exemple, passe encore...&raquo; Il s'arr&ecirc;ta, il allait laisser
+&eacute;chapper qu'il lui tol&eacute;rait M. d'Escorailles. Peu &agrave; peu, il se calmait,
+une grande dignit&eacute; lui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise
+d'un petit tremblement; lui resta debout, la chapitra d'importance. Ce
+fut un sermon en forme, avec de tr&egrave;s belles paroles. Elle offensait
+toutes les lois divines et humaines; elle marchait sur un ab&icirc;me,
+d&eacute;shonorait le foyer domestique, se pr&eacute;parait &agrave; une vieillesse de
+remords; et, comme il crut deviner un l&eacute;ger sourire aux coins de ses
+l&egrave;vres, il fit m&ecirc;me le tableau de cette vieillesse, la beaut&eacute; d&eacute;vast&eacute;e,
+le c&oelig;ur &agrave; jamais vide, la rougeur du front sous les cheveux blancs.
+Puis, il examina sa faute au point de vue de la soci&eacute;t&eacute;; l&agrave;, surtout, il
+se montra s&eacute;v&egrave;re, car si elle avait pour elle l'excuse de sa nature
+sensible, le mauvais exemple qu'elle donnait devait rester sans pardon;
+ce qui l'amena &agrave; tonner contre le d&eacute;vergondage moderne, les d&eacute;bordements
+abominables de l'&eacute;poque. Enfin, il fit un retour sur lui-m&ecirc;me. Il &eacute;tait
+le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de son pouvoir pour encourager
+le vice. Sans la vertu, un gouvernement lui semblait impossible. Et il
+termina en mettant ses adversaires au d&eacute;fi de trouver dans son
+administration un seul acte de n&eacute;potisme, une seule faveur due &agrave;
+l'intrigue.</p>
+
+<p>La jolie Mme Bouchard l'&eacute;coutait, la t&ecirc;te basse, pelotonn&eacute;e, montrant
+son cou d&eacute;licat sous le bavolet de son chapeau rose. Quand il se fut
+soulag&eacute;, elle se leva, se dirigea vers la porte, sans dire un mot. Mais
+comme elle sortait, la main sur le bouton, elle leva la t&ecirc;te, et se
+remit &agrave; sourire, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Il s'appelle Georges Duchesne. Il est commis principal dans la division
+de mon mari, et veut &ecirc;tre sous-chef...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non!&raquo; cria Rougon.</p>
+
+<p>Alors, elle s'en alla, en l'enveloppant d'un long regard m&eacute;prisant de
+femme d&eacute;daign&eacute;e. Elle s'attardait, elle tra&icirc;nait sa jupe avec langueur,
+d&eacute;sireuse de laisser derri&egrave;re elle le regret de sa possession.</p>
+
+<p>Le ministre entra dans son cabinet d'un air de fatigue. Il avait fait un
+signe &agrave; Merle qui le suivit. La porte &eacute;tait rest&eacute;e entrouverte.</p>
+
+<p>&laquo;M. le directeur du V&oelig;u national, que Son Excellence a fait demander,
+vient d'arriver, dit l'huissier &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien! r&eacute;pondit Rougon. Mais je recevrai auparavant les
+fonctionnaires qui sont l&agrave; depuis longtemps.&raquo; A ce moment, un valet de
+chambre parut &agrave; la porte conduisant aux appartements particuliers. Il
+annon&ccedil;a que le d&eacute;jeuner &eacute;tait pr&ecirc;t et que Mme Delestang attendait Son
+Excellence au salon. Le ministre s'&eacute;tait avanc&eacute; vivement.</p>
+
+<p>&laquo;Dites qu'on serve! Tant pis! je recevrai plus tard. Je cr&egrave;ve de faim.&raquo;</p>
+
+<p>Il allongea le cou pour jeter un coup d'&oelig;il l'anti-chambre &eacute;tait
+toujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n'avait
+boug&eacute;. Les trois pr&eacute;fets causaient dans leur coin; les deux dames,
+devant la table, s'appuyaient du bout de leurs doigts, un peu lasses;
+les m&ecirc;mes t&ecirc;tes, aux m&ecirc;mes places, demeuraient fixes et muettes, le long
+des murs, contre les dossiers de velours rouge. Alors, il quitta son
+cabinet, en donnant &agrave; Merle l'ordre de retenir le pr&eacute;fet de la Somme et
+le directeur du V&oelig;u national.</p>
+
+<p>Mme Rougon, un peu souffrante, &eacute;tait partie la veille pour le Midi, o&ugrave;
+elle devait passer un mois; elle avait un oncle du c&ocirc;t&eacute; de Pau.
+Delestang, charg&eacute; d'une mission tr&egrave;s importante au sujet d'une question
+agricole, se trouvait en Italie depuis six semaines. Et c'&eacute;tait ainsi
+que le ministre, avec lequel Clorinde voulait causer longuement, l'avait
+invit&eacute;e &agrave; venir d&eacute;jeuner au minist&egrave;re, en gar&ccedil;ons.</p>
+
+<p>Elle l'attendait patiemment, en feuilletant un trait&eacute; de droit
+administratif, qui tra&icirc;nait sur une table.</p>
+
+<p>&laquo;Vous devez avoir l'estomac dans les talons, lui dit-il gaiement. J'ai
+&eacute;t&eacute; d&eacute;bord&eacute;, ce matin.&raquo; Et il lui offrit le bras, il la conduisit &agrave; la
+salle &agrave; manger, une pi&egrave;ce immense, dans laquelle les deux couverts, mis
+sur une petite table devant la fen&ecirc;tre, &eacute;taient comme perdus. Deux
+grands laquais servaient. Rougon et Clorinde, tr&egrave;s sobres tous les deux,
+mang&egrave;rent vite: quelques radis, une tranche de saumon froid, des
+c&ocirc;telettes &agrave; la pur&eacute;e et un peu de fromage. Ils ne touch&egrave;rent pas au
+vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l'eau. A peine &eacute;chang&egrave;rent-ils
+dix paroles. Puis, quand les deux laquais, apr&egrave;s avoir desservi, eurent
+apport&eacute; le caf&eacute; et les liqueurs, la jeune femme lui adressa un l&eacute;ger
+mouvement des sourcils, qu'il comprit parfaitement.</p>
+
+<p>&laquo;C'est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai.&raquo; Les laquais sortirent.
+Alors, elle se leva, en donnant des tapes sur sa jupe pour faire tomber
+les miettes. Elle portait une robe de soie noire, trop grande, charg&eacute;e
+de volants, si compliqu&eacute;e, qu'elle y &eacute;tait empaquet&eacute;e, sans qu'on p&ucirc;t
+distinguer o&ugrave; se trouvaient ses hanches et sa gorge.</p>
+
+<p>&laquo;Quelle halle! murmurait-elle, en allant au fond de la pi&egrave;ce. C'est un
+salon pour noces et repas de corps, votre salle &agrave; manger!&raquo; Et elle
+revint, ajoutant:</p>
+
+<p>&laquo;Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi!</p>
+
+<p>&mdash;Diable! dit Rougon, c'est qu'il n'y a pas de tabac.</p>
+
+<p>Je ne fume jamais.&raquo; Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche
+une petite blague en soie rouge brod&eacute;e d'or, gu&egrave;re plus grosse qu'une
+bourse. Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis,
+comme ils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes dans
+toute la pi&egrave;ce. Enfin, sur le coin d'un dressoir, ils trouv&egrave;rent trois
+allumettes, qu'elle emporta soigneusement. Et, la cigarette aux l&egrave;vres,
+allong&eacute;e de nouveau sur sa chaise, elle se mit &agrave; boire son caf&eacute; par
+petites gorg&eacute;es, en regardant Rougon bien en face, avec un sourire.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, je suis tout &agrave; vous, dit celui-ci, qui souriait &eacute;galement.
+Vous aviez &agrave; causer, causons.&raquo; Elle eut un geste d'insouciance.</p>
+
+<p>&laquo;Oui. J'ai re&ccedil;u une lettre de mon mari. Il s'ennuie &agrave; Turin. Il est tr&egrave;s
+heureux d'avoir obtenu cette mission, gr&acirc;ce &agrave; vous; seulement, il ne
+veut pas qu'on l'oublie l&agrave;-bas.... Mais nous parlerons de cela tout &agrave;
+l'heure. Rien ne presse.&raquo; Elle se remit &agrave; fumer et &agrave; le regarder avec
+son irritant sourire. Rougon, peu &agrave; peu, s'&eacute;tait accoutum&eacute; &agrave; la voir,
+sans se poser les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sa
+curiosit&eacute;. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, il l'acceptait
+maintenant comme une figure class&eacute;e, connue, dont les &eacute;tranget&eacute;s ne lui
+causaient plus un sursaut de surprise. Mais, &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, il ne savait
+toujours rien de pr&eacute;cis sur elle, il l'ignorait toujours autant qu'aux
+premiers jours. Elle restait multiple, pu&eacute;rile et profonde, b&ecirc;te le plus
+souvent, singuli&egrave;rement fine parfois, tr&egrave;s douce et tr&egrave;s m&eacute;chante. Quand
+elle le surprenait encore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas
+l'explication, il avait des haussements d'&eacute;paules d'homme fort, il
+disait que toutes les femmes &eacute;taient ainsi. Et il croyait par l&agrave;
+t&eacute;moigner un grand m&eacute;pris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire
+de Clorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents,
+entre les l&egrave;vres rouges.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'avez-vous donc &agrave; me regarder? demanda-t-il enfin, g&ecirc;n&eacute; par ces
+grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j'ai quelque chose qui vous
+d&eacute;pla&icirc;t?&raquo; Une pens&eacute;e cach&eacute;e venait de luire au fond des yeux de
+Clorinde, pendant que deux plis donnaient &agrave; sa bouche une grande duret&eacute;.
+Mais elle reprit aussit&ocirc;t son rire adorable, soufflant sa fum&eacute;e par
+minces filets, murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, je vous trouve tr&egrave;s bien.... Je pensais &agrave; une chose, mon
+cher. Savez-vous que vous avez une fi&egrave;re chance?</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.... Vous voil&agrave; au sommet que vous vouliez atteindre. Tout
+le monde vous a pouss&eacute;, les &eacute;v&eacute;nements eux-m&ecirc;mes vous ont servi.&raquo; Il
+allait r&eacute;pondre, lorsqu'on frappa &agrave; la porte. Clorinde, d'un mouvement
+instinctif, cacha sa cigarette derri&egrave;re sa jupe. C'&eacute;tait un employ&eacute; qui
+voulait communiquer &agrave; Son Excellence une d&eacute;p&ecirc;che tr&egrave;s press&eacute;e.</p>
+
+<p>Rougon, d'un air maussade, lut la d&eacute;p&ecirc;che, indiqua &agrave; l'employ&eacute; le sens
+dans lequel il fallait r&eacute;diger la r&eacute;ponse. Puis il referma la porte
+violemment, et venant se rasseoir:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, j'ai eu des amis tr&egrave;s d&eacute;vou&eacute;s. Je t&acirc;che de m'en souvenir.... Et
+vous avez raison, j'ai &agrave; remercier jusqu'aux &eacute;v&eacute;nements. Les hommes ne
+peuvent souvent rien quand les faits ne les aident pas.&raquo; En disant ces
+paroles d'une voix lente, il la regardait, ses lourdes paupi&egrave;res
+baiss&eacute;es, cachant &agrave; demi le regard dont il l'&eacute;tudiait. Pourquoi
+parlait-elle de sa chance? Que savait-elle au juste des &eacute;v&eacute;nements
+favorables auxquels elle faisait allusion? Peut-&ecirc;tre Du Poizat avait-il
+caus&eacute;? Mais, &agrave; la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie
+d'un ressouvenir sensuel, il sentait en elle une autre pr&eacute;occupation;
+s&ucirc;rement elle ignorait tout. Lui-m&ecirc;me oubliait, pr&eacute;f&eacute;rait ne pas trop
+fouiller au fond de sa m&eacute;moire. Il y avait une heure dans sa vie qui
+finissait par lui sembler tr&egrave;s confuse. Il en arrivait &agrave; croire qu'il
+devait r&eacute;ellement sa haute situation au d&eacute;vouement de ses amis.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne voulais rien &ecirc;tre, on m'a pouss&eacute; malgr&eacute; moi, continua-t-il. Enfin
+les choses ont tourn&eacute; pour le mieux. Si je r&eacute;ussis &agrave; faire quelque bien,
+je serai satisfait.&raquo; Il acheva son caf&eacute;. Clorinde roulait une seconde
+cigarette.</p>
+
+<p>&laquo;Vous vous rappelez? murmura-t-elle, il y a deux ans, quand vous avez
+quitt&eacute; le conseil d'&Eacute;tat, je vous questionnais, je vous demandais la
+raison de ce coup de t&ecirc;te. Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-l&agrave;!
+Mais, maintenant, vous pouvez parler.... Voyons, l&agrave;, franchement, entre
+nous, aviez-vous un plan arr&ecirc;t&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;On a toujours un plan, r&eacute;pondit-il finement. Je me sentais tomber, je
+pr&eacute;f&eacute;rais faire le saut moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Et votre plan s'est-il ex&eacute;cut&eacute;, les choses ont-elles exactement march&eacute;
+comme vous l'aviez pr&eacute;vu?&raquo; Il eut un clignement d'yeux de comp&egrave;re qui se
+met &agrave; l'aise.</p>
+
+<p>&laquo;Mais non, vous le savez bien, jamais les choses ne marchent ainsi....
+Pourvu qu'on arrive!&raquo; Et il s'interrompit, lui offrant des liqueurs.</p>
+
+<p>&laquo;Hein? du cura&ccedil;ao ou de la chartreuse?&raquo; Elle accepta un petit verre de
+chartreuse. Comme il versait, on frappa de nouveau. Elle cacha encore sa
+cigarette, avec un geste d'impatience. Lui, furieux, sans l&acirc;cher le
+carafon, se leva. Cette fois, c'&eacute;tait pour une lettre scell&eacute;e d'un large
+cachet. Il la parcourut d'un regard, la fourra dans une poche de sa
+redingote, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;C'est bien! Et qu'on ne me d&eacute;range plus, n'est-ce pas?&raquo; Clorinde, quand
+il fut revenu en face d'elle, trempa ses l&egrave;vres dans la chartreuse,
+buvant goutte &agrave; goutte, le regardant en dessous, les yeux luisants. Elle
+&eacute;tait reprise par cet attendrissement qui lui noyait la face.</p>
+
+<p>Elle dit tr&egrave;s bas, les deux coudes pos&eacute;s sur la table:</p>
+
+<p>&laquo;Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu'on a fait pour vous.&raquo;
+Il s'approcha, posa &agrave; son tour ses deux coudes, en s'&eacute;criant vivement:</p>
+
+<p>&laquo;Tiens, c'est vrai, vous allez me conter &ccedil;a! Maintenant, il n'y a plus
+de cachotteries, n'est-ce pas?... Dites-moi ce que vous avez fait?&raquo; Elle
+r&eacute;pondit non du menton, longuement, en pin&ccedil;ant sa cigarette des l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&laquo;C'est donc terrible? Vous craignez que je ne puisse pas payer ma dette,
+peut-&ecirc;tre?... Attendez, je vais t&acirc;cher de deviner.... Vous avez &eacute;crit au
+pape et vous avez mis tremper quelque bon Dieu dans mon pot &agrave; eau, sans
+que je m'en aper&ccedil;oive?&raquo; Mais elle se f&acirc;cha de cette plaisanterie. Elle
+mena&ccedil;ait de s'en aller, s'il continuait.</p>
+
+<p>&laquo;Ne riez pas de la religion, disait-elle. &Ccedil;a vous porterait malheur.&raquo;
+Puis, calm&eacute;e, chassant de la main la fum&eacute;e qu'elle soufflait et qui
+semblait incommoder Rougon, elle reprit d'une voix particuli&egrave;re:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait des amis.&raquo; Elle &eacute;prouvait un
+besoin mauvais de lui tout conter.</p>
+
+<p>Elle voulait qu'il n'ignor&acirc;t pas de quelle fa&ccedil;on elle avait travaill&eacute; &agrave;
+sa fortune. Cet aveu &eacute;tait une premi&egrave;re satisfaction, dans sa longue
+rancune si patiemment cach&eacute;e.</p>
+
+<p>S'il l'avait pouss&eacute;e, elle aurait donn&eacute; des d&eacute;tails pr&eacute;cis.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait ce retour en arri&egrave;re qui la rendait rieuse, un peu folle, la
+peau chaude d'une moiteur dor&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, oui, r&eacute;p&eacute;ta-t-elle, des hommes tr&egrave;s hostiles &agrave; vos id&eacute;es, dont
+j'ai d&ucirc; faire la conqu&ecirc;te pour vous, mon cher.&raquo; Rougon &eacute;tait devenu tr&egrave;s
+p&acirc;le. Il avait compris.</p>
+
+<p>&laquo;Ah!&raquo; dit-il simplement.</p>
+
+<p>Il cherchait &agrave; &eacute;viter ce sujet. Mais, effront&eacute;ment, tranquillement, elle
+plantait dans ses yeux son large regard noir, riant d'un rire de gorge.
+Alors, il c&eacute;da, il l'interrogea.</p>
+
+<p>&laquo;M. de Marsy, n'est-ce pas?&raquo; Elle r&eacute;pondit oui d'un signe de t&ecirc;te, en
+rejetant derri&egrave;re son &eacute;paule une bouff&eacute;e de fum&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Le chevalier Rusconi?&raquo; Elle r&eacute;pondit encore oui.</p>
+
+<p>&laquo;M. Lebeau, M. de Salneuve, M. Guyot-Laplanche?&raquo; Elle r&eacute;pondait toujours
+oui. Pourtant, au nom de M. de Plouguern, elle protesta. Celui-l&agrave;, non.
+Et elle acheva son verre de chartreuse, &agrave; petits coups de langue, la
+mine triomphante.</p>
+
+<p>Rougon s'&eacute;tait lev&eacute;. Il alla au fond de la pi&egrave;ce, revint derri&egrave;re elle,
+lui dit dans la nuque:</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi pas avec moi, alors?&raquo; Elle se retourna brusquement, de peur
+qu'il ne lui bais&acirc;t les cheveux.</p>
+
+<p>&laquo;Avec vous? mais c'est inutile! Pour quoi faire, avec vous?... C'est
+b&ecirc;te, ce que vous dites l&agrave;! Avec vous, je n'avais pas besoin de plaider
+votre cause.&raquo; Et, comme il la regardait, pris d'une col&egrave;re blanche, elle
+partit d'un grand &eacute;clat de rire.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! l'innocent! on ne peut pas seulement plaisanter, il croit tout ce
+qu'on lui dit!... Voyons, mon cher, me pensez-vous capable de mener un
+pareil commerce? Et pour vos beaux yeux encore! D'ailleurs, si j'avais
+commis toutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien s&ucirc;r....
+Non, vrai, vous &ecirc;tes amusant!&raquo; Rougon resta un moment d&eacute;contenanc&eacute;. Mais
+la fa&ccedil;on ironique dont elle se d&eacute;mentait, la rendait plus provocante, et
+toute sa personne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, r&eacute;p&eacute;tait
+ses aveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendre
+par la taille, lorsqu'on frappa une troisi&egrave;me fois.</p>
+
+<p>&laquo;Tant pis! murmura-t-elle, je garde ma cigarette.&raquo; Un huissier entra,
+tout essouffl&eacute;, balbutiant que Son Excellence le ministre de la Justice
+demandait &agrave; parler &agrave; Son Excellence; et il regardait du coin de l'&oelig;il
+cette dame qui fumait.</p>
+
+<p>&laquo;Dites que je suis sorti! cria Rougon. Je n'y suis pour personne,
+entendez-vous!&raquo; Quand l'huissier se fut retir&eacute; &agrave; reculons, en saluant,
+il s'emporta, donna des coups de poing sur les meubles.</p>
+
+<p>On ne le laissait plus respirer; la veille encore, on l'avait relanc&eacute;
+jusque dans son cabinet de toilette, pendant qu'il se faisait la barbe.
+Clorinde, d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment, marcha vers la porte.</p>
+
+<p>&laquo;Attendez, dit-elle. On ne nous d&eacute;rangera plus.&raquo; Elle prit les clefs,
+les mit en dedans, ferma &agrave; double tour.</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;. On peut frapper, maintenant.&raquo; Et elle revint rouler une troisi&egrave;me
+cigarette, debout devant la fen&ecirc;tre. Il crut &agrave; une heure d'abandon. Il
+s'approcha, lui dit dans le cou:</p>
+
+<p>&laquo;Clorinde!&raquo;</p>
+
+<p>Elle ne bougea pas, et il reprit d'une voix plus basse:</p>
+
+<p>&laquo;Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas?&raquo; Ce tutoiement la laissa calme. Elle
+dit non de la t&ecirc;te, mais faiblement, comme si elle avait voulu
+l'encourager, le pousser encore. Il n'osait la toucher, devenu tout d'un
+coup timide, demandant la permission en &eacute;colier que sa premi&egrave;re bonne
+fortune paralyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la
+nuque, &agrave; la racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute m&eacute;prisante,
+en s'&eacute;criant:</p>
+
+<p>&laquo;Tiens, &ccedil;a vous reprend donc, mon cher? Je croyais que &ccedil;a vous avait
+pass&eacute;... Quel dr&ocirc;le d'homme vous faites! Vous embrassez les femmes apr&egrave;s
+dix-huit mois de r&eacute;flexion.&raquo; Lui, la t&ecirc;te baiss&eacute;e, se ruant sur elle,
+avait saisi une de ses mains qu'il mangeait de baisers. Elle la lui
+abandonnait. Elle continuait &agrave; se moquer, sans se f&acirc;cher.</p>
+
+<p>&laquo;Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c'est tout ce que je vous
+demande.... Ah! je n'aurais pas cru cela de vous! Vous &eacute;tiez devenu si
+sage, quand j'allais vous voir rue Marbeuf! Et vous voil&agrave; de nouveau en
+folie, parce que je vous raconte des salet&eacute;s, dont je n'ai jamais eu
+l'id&eacute;e, Dieu merci! Eh bien, vous &ecirc;tes propre, mon cher!... Moi, je ne
+br&ucirc;le pas si longtemps. C'est de l'histoire ancienne. Vous n'avez pas
+voulu de moi, je ne veux plus de vous.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Je ferai tout, je donnerai tout.&raquo; Mais elle disait encore non, le
+punissant dans sa chair de ses anciens d&eacute;dains, go&ucirc;tant l&agrave; une premi&egrave;re
+vengeance. Elle l'avait souhait&eacute; tout-puissant pour le refuser et faire
+ainsi un affront &agrave; sa force d'homme.</p>
+
+<p>&laquo;Jamais, jamais! r&eacute;p&eacute;ta-t-elle &agrave; plusieurs reprises.</p>
+
+<p>Vous ne vous souvenez donc pas? Jamais!&raquo; Alors, honteusement, Rougon se
+tra&icirc;na &agrave; ses pieds. Il avait pris ses jupes entre ses bras, il baisait
+ses genoux &agrave; travers la soie. Ce n'&eacute;tait pas la robe molle de Mme
+Bouchard, mais un paquet d'&eacute;toffe d'une &eacute;paisseur irritante, et qui
+pourtant le grisait de son odeur.</p>
+
+<p>Elle, avec un haussement d'&eacute;paules, lui abandonnait les jupes. Mais il
+s'enhardissait, ses mains descendaient, cherchaient les pieds, au bord
+du volant.</p>
+
+<p>&laquo;Prenez garde!&raquo; dit-elle de sa voix paisible.</p>
+
+<p>Et, comme il enfon&ccedil;ait les mains, elle lui posa sur le front le bout
+embras&eacute; de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulut de nouveau
+se pr&eacute;cipiter sur elle.</p>
+
+<p>Mais elle s'&eacute;tait &eacute;chapp&eacute;e et tenait un cordon de sonnette, adoss&eacute;e
+contre le mur, pr&egrave;s de la chemin&eacute;e. Elle cria:</p>
+
+<p>&laquo;Je sonne, je dis que c'est vous qui m'avez enferm&eacute;e!&raquo; Il tourna sur
+lui-m&ecirc;me, les poings aux tempes, le corps secou&eacute; d'un grand frisson. Et,
+pendant quelques secondes, il demeura immobile, avec la peur d'entendre
+sa t&ecirc;te &eacute;clater. Il se roidissait pour se calmer d'un coup, les oreilles
+bourdonnantes, les yeux aveugl&eacute;s de flammes rouges.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis une brute, murmura-t-il. C'est stupide.&raquo; Clorinde riait d'un
+air de victoire, en lui faisant de la morale. Il avait tort de m&eacute;priser
+les femmes; plus tard, il reconna&icirc;trait qu'il existait des femmes tr&egrave;s
+fortes.</p>
+
+<p>Puis, elle retrouva son ton de bonne fille.</p>
+
+<p>&laquo;Nous ne sommes pas f&acirc;ch&eacute;s, hein?... Voyez-vous, ne me demandez jamais
+&ccedil;a. Je ne veux pas, &ccedil;a ne me pla&icirc;t pas.&raquo; Rougon se promenait, honteux de
+lui. Elle l&acirc;cha le cordon de sonnette, alla se rasseoir devant la table,
+o&ugrave; elle se fit un verre d'eau sucr&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai donc re&ccedil;u hier une lettre de mon mari, reprit-elle tranquillement.
+J'avais tant d'affaires ce matin, que je vous aurais peut-&ecirc;tre manqu&eacute; de
+parole pour le d&eacute;jeuner, si je n'avais d&eacute;sir&eacute; vous la montrer. Tenez, la
+voici.... Il vous rappelle vos promesses.&raquo; Il prit la lettre, la lut en
+marchant, la rejeta sur la table, devant elle, avec un geste d'ennui.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien?&raquo; demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, il b&acirc;illait
+l&eacute;g&egrave;rement.</p>
+
+<p>&laquo;Il est b&ecirc;te&raquo;, finit-il par dire.</p>
+
+<p>Elle fut tr&egrave;s bless&eacute;e. Depuis quelque temps, elle ne tol&eacute;rait plus qu'on
+par&ucirc;t douter des capacit&eacute;s de son mari. Elle baissa un instant la t&ecirc;te,
+r&eacute;primant les petits mouvements de r&eacute;volte dont ses mains &eacute;taient
+agit&eacute;es.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu, elle s'affranchissait de sa soumission d'&eacute;coli&egrave;re, semblait
+prendre &agrave; Rougon assez de sa force pour se poser en adversaire
+redoutable. &laquo;Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini,
+dit le ministre, pouss&eacute; &agrave; se venger sur le mari de la r&eacute;sistance de la
+femme. Ah! le bonhomme n'est pas facile &agrave; caser.</p>
+
+<p>&mdash;Vous exag&eacute;rez, mon cher, reprit-elle apr&egrave;s un silence. Autrefois, vous
+juriez qu'il avait le plus bel avenir. Il poss&egrave;de des qualit&eacute;s tr&egrave;s
+s&eacute;rieuses et tr&egrave;s solides.... Allez, ce ne sont pas les hommes vraiment
+forts qui vont le plus loin.&raquo; Rougon continuait sa promenade. Il
+haussait les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&laquo;Votre int&eacute;r&ecirc;t est qu'il entre au minist&egrave;re. Vous y compterez un ami. Si
+r&eacute;ellement le ministre de l'Agriculture et du Commerce se retire pour
+des raisons de sant&eacute;, comme on le dit, l'occasion est superbe. Mon mari
+est comp&eacute;tent, et sa mission en Italie le d&eacute;signe au choix de
+l'empereur.... Vous savez que l'empereur l'aime beaucoup; Ils
+s'entendent tr&egrave;s bien ensemble; Ils ont les m&ecirc;mes id&eacute;es.... Un mot de
+vous enl&egrave;verait l'affaire.&raquo; Il fit encore deux ou trois tours sans
+r&eacute;pondre. Puis, s'arr&ecirc;tant devant elle:</p>
+
+<p>&laquo;Je veux bien, apr&egrave;s tout.... Il y en a de plus b&ecirc;tes.... Mais je fais
+cela uniquement pour vous. Je d&eacute;sire vous d&eacute;sarmer. Hein! vous ne devez
+pas &ecirc;tre bonne. N'est-ce pas, vous &ecirc;tes tr&egrave;s rancuni&egrave;re?&raquo; Il
+plaisantait. Elle se mit &agrave; rire &eacute;galement, en r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, oui, tr&egrave;s rancuni&egrave;re.... Je me souviens.&raquo; Puis, comme elle le
+quittait, il la retint un instant &agrave; la porte. A deux reprises, ils se
+serr&egrave;rent fortement les doigts, sans ajouter un mot.</p>
+
+<p>D&egrave;s que Rougon fut seul, il retourna &agrave; son cabinet. La grande pi&egrave;ce
+&eacute;tait vide. Il s'assit devant le bureau, les coudes au bord du buvard,
+soufflant dans le silence. Ses paupi&egrave;res se baissaient, une somnolence
+r&ecirc;veuse le tint assoupi pendant pr&egrave;s de dix minutes. Mais il eut un
+sursaut, il s'&eacute;tira les bras; et il sonna. Merle parut.</p>
+
+<p>&laquo;M. le pr&eacute;fet de la somme attend toujours, n'est-ce pas?... Faites-le
+entrer.&raquo; Le pr&eacute;fet de la Somme entra, bl&ecirc;me et souriant, en redressant
+sa petite taille. Il fit son compliment au ministre d'un air correct.
+Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s'asseoir.</p>
+
+<p>&laquo;Voici, monsieur le pr&eacute;fet, pourquoi je vous ai mand&eacute;. Certaines
+instructions doivent &ecirc;tre donn&eacute;es de vive voix.... Vous n'ignorez pas
+que le parti r&eacute;volutionnaire rel&egrave;ve la t&ecirc;te. Nous avons &eacute;t&eacute; &agrave; deux
+doigts d'une catastrophe &eacute;pouvantable. Enfin, le pays demande &agrave; &ecirc;tre
+rassur&eacute;, &agrave; sentir au-dessus de lui l'&eacute;nergique protection du
+gouvernement. De son c&ocirc;t&eacute;, Sa Majest&eacute; l'empereur est d&eacute;cid&eacute;e &agrave; faire des
+exemples, car jusqu'&agrave; pr&eacute;sent on a singuli&egrave;rement abus&eacute; de sa bont&eacute;...&raquo;
+Il parlait lentement, renvers&eacute; au fond de son fauteuil, jouant avec un
+gros cachet &agrave; manche d'agate. Le pr&eacute;fet approuvait chaque membre de
+phrase d'un vif mouvement de t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Votre d&eacute;partement, continua le ministre, est un des plus mauvais. La
+gangr&egrave;ne r&eacute;publicaine...</p>
+
+<p>&mdash;Je fais tous mes efforts... voulut dire le pr&eacute;fet.</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'interrompez pas.... Il faut donc que la r&eacute;pression y soit
+&eacute;clatante. C'est pour m'entendre avec vous sur ce sujet que j'ai d&eacute;sir&eacute;
+vous voir.... Nous nous sommes occup&eacute;s ici d'un travail, nous avons
+dress&eacute; une liste...&raquo; Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un
+dossier qu'il feuilleta.</p>
+
+<p>&laquo;On a d&ucirc; r&eacute;partir sur toute la France le nombre d'arrestations jug&eacute;es
+n&eacute;cessaires. Le chiffre pour chaque d&eacute;partement est proportionn&eacute; au coup
+qu'il s'agit de porter.... Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez,
+la Haute-Marne, o&ugrave; les r&eacute;publicains sont en infime minorit&eacute;, trois
+arrestations seulement. La Meuse, au contraire, quinze arrestations....
+Quant &agrave; votre d&eacute;partement, la Somme, n'est-ce pas? nous disons la
+Somme...&raquo; Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupi&egrave;res.</p>
+
+<p>Enfin, il leva la t&ecirc;te et regarda le fonctionnaire en face.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur le pr&eacute;fet, vous avez douze arrestations &agrave; faire.&raquo; Le petit
+homme bl&ecirc;me s'inclina, en r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&laquo;Douze arrestations.... J'ai parfaitement compris Son Excellence.&raquo;</p>
+
+<p>Mais il restait perplexe, pris d'un l&eacute;ger trouble qu'il ne voulait pas
+montrer. Apr&egrave;s quelques minutes de conversation, comme le ministre le
+cong&eacute;diait en se levant, il se d&eacute;cida &agrave; demander:</p>
+
+<p>&laquo;Son Excellence pourrait-elle me d&eacute;signer les personnes...?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! arr&ecirc;tez qui vous voudrez!... Je ne puis pas m'occuper de ces
+d&eacute;tails. Je serais d&eacute;bord&eacute;. Et partez ce soir, proc&eacute;dez aux arrestations
+d&egrave;s demain.... Ah! pourtant, je vous conseille de frapper haut. Vous
+avez bien l&agrave;-bas des avocats, des n&eacute;gociants, des pharmaciens, qui
+s'occupent de politique. Coffrez-moi tout ce monde-l&agrave;. &Ccedil;a fait plus
+d'effet.&raquo; Le pr&eacute;fet se passa la main sur le front, d'un geste anxieux,
+fouillant d&eacute;j&agrave; sa m&eacute;moire, cherchant des avocats, des n&eacute;gociants, des
+pharmaciens. Il hochait toujours la t&ecirc;te d'un air d'approbation. Mais
+Rougon ne fut sans doute pas satisfait de son attitude h&eacute;sitante.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majest&eacute; est tr&egrave;s m&eacute;contente
+en ce moment du personnel administratif. Il pourrait y avoir bient&ocirc;t un
+grand mouvement pr&eacute;fectoral. Nous avons besoin d'hommes tr&egrave;s d&eacute;vou&eacute;s,
+dans les circonstances graves o&ugrave; nous sommes.&raquo; Ce fut comme un coup de
+fouet.</p>
+
+<p>&laquo;Son Excellence peut compter sur moi, s'&eacute;cria le pr&eacute;fet. J'ai d&eacute;j&agrave; mes
+hommes; il y a un pharmacien &agrave; P&eacute;ronne, un marchand de drap et un
+fabricant de papier &agrave; Doullens; quant aux avocats, ils ne manquent pas,
+c'est une peste.... Oh! j'assure &agrave; Son Excellence que je trouverai les
+douze.... Je suis un vieux serviteur de l'empire.&raquo; Il parla encore de
+sauver le pays, et s'en alla, en saluant tr&egrave;s bas. Le ministre, derri&egrave;re
+lui, balan&ccedil;a son grand corps d'un air de doute, il ne croyait pas aux
+petits hommes. Sans se rasseoir, il barra la Somme d'un trait rouge sur
+la liste. Plus des deux tiers des d&eacute;partements se trouvaient d&eacute;j&agrave;
+barr&eacute;s. Le cabinet gardait le silence &eacute;touff&eacute; de ses tentures vertes
+mang&eacute;es par la poussi&egrave;re, l'odeur grasse dont l'embonpoint de Rougon
+semblait l'emplir.</p>
+
+<p>Quand il sonna Merle de nouveau, il s'irrita de voir que l'anti-chambre
+&eacute;tait toujours pleine. Il crut m&ecirc;me reconna&icirc;tre les deux dames, devant
+la table.</p>
+
+<p>&laquo;Je vous avais dit de cong&eacute;dier tout le monde, cria-t-il. Je sors, je ne
+puis recevoir.</p>
+
+<p>&mdash;M. le directeur du V&oelig;u national est l&agrave;&raquo;, murmura l'huissier.</p>
+
+<p>Rougon l'avait oubli&eacute;. Il noua les poings derri&egrave;re son dos et donna
+l'ordre de l'introduire. C'&eacute;tait un homme d'une quarantaine d'ann&eacute;es,
+mis avec une grande recherche, la figure &eacute;paisse.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! vous voil&agrave;, monsieur, dit le ministre d'une voix rude. Il est
+impossible que les choses continuent sur un pareil pied, je vous en
+pr&eacute;viens!&raquo; Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elle
+d&eacute;sorganisait, elle d&eacute;moralisait, elle poussait &agrave; tous les d&eacute;sordres. Il
+pr&eacute;f&eacute;rait aux journalistes les brigands qui assassinent sur les grandes
+routes; on gu&eacute;rit d'un coup de poignard, tandis que les coups de plume
+sont empoisonn&eacute;s; et il trouva d'autres comparaisons encore plus
+saisissantes. Peu &agrave; peu, il se fouettait lui-m&ecirc;me, il s'agitait
+furieusement, il roulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le
+directeur, rest&eacute; debout, baissait la t&ecirc;te sous l'orage, la mine humble
+et constern&eacute;e. Il finit par demander:</p>
+
+<p>&laquo;Si Son Excellence daignait m'expliquer, je ne comprends pas bien
+pourquoi...</p>
+
+<p>&mdash;Comment, pourquoi?&raquo; s'&eacute;cria Rougon, exasp&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>Il se pr&eacute;cipita, &eacute;tala le journal sur son bureau, en montra les colonnes
+toutes balafr&eacute;es &agrave; coups de crayon rouge.</p>
+
+<p>&laquo;Il n'y a pas dix lignes qui ne soient r&eacute;pr&eacute;hensibles!</p>
+
+<p>Dans votre article de t&ecirc;te, vous paraissez mettre en doute
+l'infaillibilit&eacute; du gouvernement en mati&egrave;re de r&eacute;pression. Dans cet
+entrefilet &agrave; la seconde page, vous semblez faire une allusion &agrave; ma
+personne, en parlant des parvenus dont le triomphe est insolent. Dans
+vos faits divers, tra&icirc;nent des histoires orduri&egrave;res, des attaques
+stupides contre les hautes classes.&raquo; Le directeur, &eacute;pouvant&eacute;, joignait
+les mains, t&acirc;chait de placer un mot.</p>
+
+<p>&laquo;Je jure &agrave; Son Excellence.... Je suis d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; que Son Excellence ait
+pu supposer un instant.... Moi qui ai pour Son Excellence une si vive
+admiration...&raquo; Mais Rougon ne l'&eacute;coutait pas.</p>
+
+<p>&laquo;Et le pis, monsieur, c'est que personne n'ignore les liens qui vous
+attachent &agrave; l'administration. Comment les autres feuilles peuvent-elles
+nous respecter, si les journaux que nous payons ne nous respectent
+pas?...</p>
+
+<p>Depuis ce matin, tous mes amis me d&eacute;noncent ces abominations.&raquo; Alors, le
+directeur cria avec Rougon. Ces articles-l&agrave; ne lui avaient point pass&eacute;
+sous les yeux. Mais il allait flanquer tous ses r&eacute;dacteurs &agrave; la porte.
+Si Son Excellence le voulait, il communiquerait chaque matin &agrave; Son
+Excellence une &eacute;preuve du num&eacute;ro. Rougon, soulag&eacute;, refusa; il n'avait
+pas le temps. Et il poussait le directeur vers la porte, lorsqu'il se
+ravisa.</p>
+
+<p>&laquo;J'oubliais. Votre feuilleton est odieux.... Cette femme bien &eacute;lev&eacute;e qui
+trompe son mari est un argument d&eacute;testable contre la bonne &eacute;ducation. On
+ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une
+faute.</p>
+
+<p>&mdash;Le feuilleton a beaucoup de succ&egrave;s, murmura le directeur, inquiet de
+nouveau. Je l'ai lu, je l'ai trouv&eacute; tr&egrave;s int&eacute;ressant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous l'avez lu.... Eh bien, cette malheureuse a-t-elle des remords
+&agrave; la fin?&raquo; Le directeur porta la main &agrave; son front, ahuri, cherchant &agrave; se
+souvenir.</p>
+
+<p>&laquo;Des remords? non, je ne crois pas.&raquo; Rougon avait ouvert la porte. Il la
+referma sur lui, en criant:</p>
+
+<p>&laquo;Il faut absolument qu'elle ait des remords!... Exigez de l'auteur qu'il
+lui donne des remords!&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#table">X</a></h2>
+
+
+<p>Rougon avait &eacute;crit &agrave; Du Poizat et &agrave; M. Kahn, pour qu'on lui &eacute;vit&acirc;t
+l'ennui d'une r&eacute;ception officielle aux portes de Niort. Il arriva un
+samedi soir, vers sept heures, et descendit directement &agrave; la pr&eacute;fecture,
+avec l'id&eacute;e de se reposer jusqu'au lendemain midi; il &eacute;tait tr&egrave;s las.
+Mais apr&egrave;s le d&icirc;ner, quelques personnes vinrent. La nouvelle de la
+pr&eacute;sence du ministre devait d&eacute;j&agrave; courir la ville. On ouvrit la porte
+d'un petit salon, voisin de la salle &agrave; manger; un bout de soir&eacute;e
+s'organisa. Rougon, debout entre les deux fen&ecirc;tres, fut oblig&eacute;
+d'&eacute;touffer ses b&acirc;illements et de r&eacute;pondre d'une fa&ccedil;on aimable aux
+compliments de bienvenue.</p>
+
+<p>Un d&eacute;put&eacute; du d&eacute;partement, cet avou&eacute; qui avait h&eacute;rit&eacute; de la candidature
+officielle de M. Kahn, parut le premier, effar&eacute;, en redingote et en
+pantalon de couleur; et il s'excusait, il expliquait qu'il rentrait &agrave;
+pied d'une de ses fermes, mais qu'il avait quand m&ecirc;me voulu saluer tout
+de suite Son Excellence. Puis, un homme gros et court se montra, sangl&eacute;
+dans un habit noir un peu juste, gant&eacute; de blanc, l'air c&eacute;r&eacute;monieux et
+d&eacute;sol&eacute;. C'&eacute;tait le premier adjoint. Il venait d'&ecirc;tre pr&eacute;venu par sa
+bonne. Il r&eacute;p&eacute;ta que M. le maire serait d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;; M. le maire, qui
+attendait Son Excellence le lendemain seulement, se trouvait &agrave; sa
+propri&eacute;t&eacute; des Varades, &agrave; dix kilom&egrave;tres. Derri&egrave;re l'adjoint, d&eacute;fil&egrave;rent
+encore six messieurs; grands pieds, grosses mains, larges figures
+massives; le pr&eacute;fet les pr&eacute;senta comme des membres distingu&eacute;s de la
+Soci&eacute;t&eacute; de statistique. Enfin, le proviseur du lyc&eacute;e amena sa femme, une
+d&eacute;licieuse blonde de vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettes
+r&eacute;volutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province &agrave; Rougon,
+am&egrave;rement.</p>
+
+<p>Cependant, M. Kahn, qui avait d&icirc;n&eacute; avec le ministre et le pr&eacute;fet, &eacute;tait
+tr&egrave;s questionn&eacute; sur la solennit&eacute; du lendemain. On devait se rendre &agrave; une
+lieue de la ville, dans le quartier dit des Moulins, devant l'entr&eacute;e
+d'un tunnel projet&eacute; pour le chemin de fer de Niort &agrave; Angers; et l&agrave; Son
+Excellence le ministre de l'Int&eacute;rieur mettrait lui m&ecirc;me le feu &agrave; la
+premi&egrave;re mine. Cela parut touchant.</p>
+
+<p>Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorer l'entreprise
+si laborieuse d'un vieil ami. D'ailleurs, il se consid&eacute;rait comme le
+fils adoptif du d&eacute;partement des Deux-S&egrave;vres, qui l'avait autrefois
+envoy&eacute; &agrave; l'Assembl&eacute;e l&eacute;gislative. A la v&eacute;rit&eacute;, le but de son voyage,
+vivement conseill&eacute; par Du Poizat, &eacute;tait de le montrer dans toute sa
+puissance &agrave; ses anciens &eacute;lecteurs, afin d'assurer compl&egrave;tement sa
+candidature, s'il lui fallait jamais un jour entrer au Corps l&eacute;gislatif.</p>
+
+<p>Par les fen&ecirc;tres du petit salon, on voyait la ville noire et endormie.
+Personne ne venait plus. On avait appris trop tard l'arriv&eacute;e du
+ministre. Cela tournait au triomphe, pour les gens z&eacute;l&eacute;s qui se
+trouvaient l&agrave;. Ils ne parlaient pas de quitter la place, ils se
+gonflaient dans la joie d'&ecirc;tre les premiers &agrave; poss&eacute;der Son Excellence en
+petit comit&eacute;. L'adjoint r&eacute;p&eacute;tait plus haut, d'une voix dolente, sous
+laquelle per&ccedil;ait une grande jubilation:</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! que M. le maire va &ecirc;tre contrari&eacute;!.., et M. le pr&eacute;sident! et
+M. le procureur imp&eacute;rial! et tous ces messieurs!&raquo; Vers neuf heures
+pourtant, on put croire que la ville &eacute;tait dans l'anti-chambre. Il y eut
+un bruit imposant de pas. Puis, un domestique vint dire que M. le
+commissaire central d&eacute;sirait pr&eacute;senter ses hommages &agrave; Son Excellence. Et
+ce fut Gilquin qui entra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants
+paille et des bottines de chevreau. Du Poizat l'avait cas&eacute; dans son
+d&eacute;partement. Gilquin tr&egrave;s convenable, ne gardait qu'un dandinement un
+peu os&eacute; des &eacute;paules et la manie de ne pas se s&eacute;parer de son chapeau
+appuy&eacute; contre sa hanche, l&eacute;g&egrave;rement renvers&eacute;, dans une pose &eacute;tudi&eacute;e sur
+quelque gravure de tailleur. Il s'inclina devant Rougon, en lui
+murmurant avec une humilit&eacute; exag&eacute;r&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Je me rappelle au bon souvenir de son Excellence, que j'ai eu l'honneur
+de rencontrer plusieurs fois &agrave; Paris.&raquo; Rougon sourit. Ils caus&egrave;rent un
+instant. Gilquin passa ensuite dans la salle &agrave; manger, o&ugrave; l'on venait de
+servir le th&eacute;. Il y trouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de
+la table, la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit
+salon, maintenant, on parlait de la grandeur du r&egrave;gne; Du Poizat, debout
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de Rougon, exaltait l'empire; et tous deux &eacute;changeaient des
+saluts, comme s'ils s'&eacute;taient f&eacute;licit&eacute;s d'une &oelig;uvre personnelle, en
+face des Niortais b&eacute;ants d'une admiration respectueuse.</p>
+
+<p>&laquo;Sont-ils forts, ces m&acirc;tins-l&agrave;!&raquo; murmura Gilquin, qui suivait la sc&egrave;ne
+par la porte grande ouverte.</p>
+
+<p>Et, tout en versant du rhum dans son th&eacute;, il poussa le coude de M. Kahn.
+Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanches mal rang&eacute;es et sa
+face d'enfant fi&eacute;vreux, o&ugrave; le triomphe avait mis une flamme, faisait
+rire d'aise Gilquin, qui le trouvait &laquo;tr&egrave;s r&eacute;ussi&raquo;.</p>
+
+<p>&laquo;Hein? Vous ne l'avez pas vu arriver dans le d&eacute;partement? continua-t-il
+&agrave; voix basse. Moi, j'&eacute;tais avec lui. Il tapait les pieds d'un air rageur
+en marchant. Allez, il devait en avoir gros sur le c&oelig;ur contre les gens
+d'ici.</p>
+
+<p>Depuis qu'il est dans sa pr&eacute;fecture, il se r&eacute;gale &agrave; se venger de son
+enfance. Et les bourgeois qui l'ont connu pauvre diable autrefois n'ont
+pas envie aujourd'hui de sourire, quand il passe, je vous en r&eacute;ponds!
+Oh! c'est un pr&eacute;fet solide, un homme tout &agrave; son affaire. Il ne ressemble
+gu&egrave;re &agrave; ce Langlade que nous avons remplac&eacute;, un gar&ccedil;on &agrave; bonnes
+fortunes, blond comme une fille.... Nous avons trouv&eacute; des photographies
+de dames tr&egrave;s d&eacute;collet&eacute;es jusque dans les dossiers du cabinet.&raquo; Gilquin
+se tut un instant. Il croyait s'apercevoir que, d'un angle du petit
+salon, la femme du proviseur ne le quittait pas des yeux. Alors, voulant
+d&eacute;velopper les gr&acirc;ces de son buste, il se plia pour dire de nouveau &agrave; M.
+Kahn:</p>
+
+<p>&laquo;Vous a-t-on racont&eacute; l'entrevue de Du Poizat avec son p&egrave;re? Oh!
+l'aventure la plus amusante du monde!...</p>
+
+<p>Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amass&eacute; un magot en
+pr&ecirc;tant &agrave; la petite semaine, et qui vit maintenant comme un loup, au
+fond d'une vieille maison en ruine, avec des fusils charg&eacute;s dans son
+vestibule.... Or, Du Poizat, auquel il a pr&eacute;dit vingt fois l'&eacute;chafaud,
+r&ecirc;vait depuis longtemps de l'&eacute;craser. &Ccedil;a entrait pour une bonne moiti&eacute;
+dans son d&eacute;sir d'&ecirc;tre pr&eacute;fet ici.... Un matin donc, Du Poizat endosse
+son plus bel uniforme, et, sous le pr&eacute;texte de faire une tourn&eacute;e, va
+frapper &agrave; la porte du vieux. On parlemente un bon quart d'heure. Enfin
+le vieux ouvre. Un petit vieillard bl&ecirc;me qui regarde d'un air h&eacute;b&eacute;t&eacute; les
+broderies de l'uniforme.</p>
+
+<p>Et savez-vous ce qu'il a dit, d&egrave;s la seconde phrase, quand il a su que
+son fils &eacute;tait pr&eacute;fet? "Hein! L&eacute;opold, n'envoie plus toucher les
+contributions!" Au demeurant, ni &eacute;motion, ni surprise.... Lorsque Du
+Poizat est revenu, il pin&ccedil;ait les l&egrave;vres, la face blanche comme un
+linge. Cette tranquillit&eacute; de son p&egrave;re l'exasp&eacute;rait. En voil&agrave; un sur le
+dos duquel il ne montera jamais!&raquo;</p>
+
+<p>M. Kahn hochait discr&egrave;tement la t&ecirc;te. Il avait remis la liste des
+invitations dans sa poche, il prenait &agrave; son tour une tasse de th&eacute;, en
+jetant des coups d'&oelig;il dans le salon voisin.</p>
+
+<p>&laquo;Rougon dort debout, dit-il. Ces imb&eacute;ciles devraient bien le laisser
+aller se coucher. Il faut qu'il soit solide pour demain. Je ne l'avais
+pas revu, reprit Gilquin. Il a engraiss&eacute;.&raquo; Puis, il baissa encore la
+voix, il r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s forts, ces gaillards!... Ils ont maniganc&eacute; je ne sais quoi, au
+moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Le lendemain, patatras!
+la danse a eu lieu tout de m&ecirc;me. Rougon pr&eacute;tend qu'il est all&eacute; &agrave; la
+pr&eacute;fecture, o&ugrave; personne n'a voulu le croire. Enfin, &ccedil;a le regarde, on
+n'a pas besoin d'en causer.... Cet animal de Du Poizat m'avait pay&eacute; un
+fameux d&eacute;jeuner dans un caf&eacute; des boulevards. Oh! quelle journ&eacute;e! Nous
+avons d&ucirc; passer la soir&eacute;e au th&eacute;&acirc;tre; je ne me souviens plus bien, j'ai
+dormi deux jours.&raquo; Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de
+Gilquin inqui&eacute;tantes. Il quitta la salle &agrave; manger. Alors, Gilquin, rest&eacute;
+seul, se persuada que la femme du proviseur le regardait d&eacute;cid&eacute;ment. Il
+rentra dans le salon, s'empressa aupr&egrave;s d'elle, finit par lui apporter
+du th&eacute;, des petits fours, de la brioche. Il &eacute;tait vraiment fort bien; il
+ressemblait &agrave; un homme comme il faut mal &eacute;lev&eacute;, ce qui paraissait
+attendrir un peu la belle blonde.</p>
+
+<p>Cependant, le d&eacute;put&eacute; d&eacute;montrait la n&eacute;cessit&eacute; d'une nouvelle &eacute;glise &agrave;
+Niort, l'adjoint demandait un pont, le proviseur parlait d'agrandir les
+b&acirc;timents du lyc&eacute;e, tandis que les six membres de la Soci&eacute;t&eacute; de
+statistique, muets, approuvaient tout de la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Nous verrons demain, messieurs, r&eacute;pondit Rougon, les paupi&egrave;res &agrave; demi
+ferm&eacute;es. Je suis ici pour conna&icirc;tre vos besoins et faire droit &agrave; vos
+requ&ecirc;tes.&raquo; Dix heures sonnaient, lorsqu'un domestique vint dire un mot
+au pr&eacute;fet, qui se pencha aussit&ocirc;t &agrave; l'oreille du ministre. Celui-ci se
+h&acirc;ta de sortir. Mme Correur l'attendait, dans une pi&egrave;ce voisine. Elle
+&eacute;tait avec une fille grande et mince, la figure fade, toute salie de
+taches de rousseur.</p>
+
+<p>&laquo;Comment, vous &ecirc;tes &agrave; Niort! s'&eacute;cria Rougon.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis cet apr&egrave;s-midi seulement, dit Mme Correur. Nous sommes
+descendus l&agrave;, en face, place de la Pr&eacute;fecture, &agrave; l'h&ocirc;tel de Paris.&raquo; Et
+elle expliqua qu'elle arrivait de Coulonges, o&ugrave; elle avait pass&eacute; deux
+jours. Puis, s'interrompant pour montrer la grande fille.</p>
+
+<p>&laquo;Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulu m'accompagner.&raquo;
+Herminie Billecoq fit une r&eacute;v&eacute;rence c&eacute;r&eacute;monieuse.</p>
+
+<p>Mme Correur continua:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne vous ai pas parl&eacute; de ce voyage, parce que vous m'auriez peut-&ecirc;tre
+bl&acirc;m&eacute;e; mais c'&eacute;tait plus fort que moi, je voulais voir mon fr&egrave;re....
+Quand j'ai appris votre voyage &agrave; Niort, je suis accourue. Nous vous
+guettions, nous vous avons regard&eacute; entrer &agrave; la pr&eacute;fecture; seulement
+nous avons jug&eacute; pr&eacute;f&eacute;rable de nous pr&eacute;senter tr&egrave;s tard. Ces petites
+villes sont si m&eacute;chantes!&raquo; Rougon approuva de la t&ecirc;te. Mme Correur, en
+effet, grasse, peinte en rose, habill&eacute;e de jaune, lui semblait
+compromettante en province.</p>
+
+<p>&laquo;Et vous avez vu votre fr&egrave;re? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, murmura-t-elle, les dents serr&eacute;es, je l'ai vu.</p>
+
+<p>Mme Martineau n'a pas os&eacute; me mettre &agrave; la porte. Elle avait pris la
+pelle, elle faisait br&ucirc;ler du sucre.... Ce pauvre fr&egrave;re! Je savais qu'il
+&eacute;tait malade, mais &ccedil;a m'a donn&eacute; un coup tout de m&ecirc;me de le voir si
+d&eacute;charn&eacute;. Il m'a promis de ne pas me d&eacute;sh&eacute;riter; cela serait contraire &agrave;
+ses principes. Le testament est fait, la fortune doit &ecirc;tre partag&eacute;e
+entre moi et Mme Martineau.... N'est-ce pas, Herminie?</p>
+
+<p>&mdash;La fortune doit &ecirc;tre partag&eacute;e, affirma la grande fille. Il l'a dit
+quand vous &ecirc;tes entr&eacute;e, il l'a r&eacute;p&eacute;t&eacute; quand il vous a montr&eacute; la porte.
+Oh! c'est s&ucirc;r, je l'ai entendu.&raquo;</p>
+
+<p>Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, je suis enchant&eacute;! Vous &ecirc;tes plus tranquille maintenant. Mon
+Dieu, les querelles de famille, &ccedil;a finit toujours par s'arranger....
+Allons, bonsoir. Je vais me coucher.&raquo; Mais Mme Correur l'arr&ecirc;ta. Elle
+avait tir&eacute; son mouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise
+d'une crise brusque de d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>&laquo;Ce pauvre Martineau!... Il a &eacute;t&eacute; si bon, il m'a pardonn&eacute; avec tant de
+simplicit&eacute;!... Si vous saviez, mon ami.... C'est pour lui que je suis
+accourue, c'est pour vous supplier en sa faveur...&raquo; Les larmes lui
+coup&egrave;rent la voix. Elle sanglotait. Rougon, &eacute;tonn&eacute;, ne comprenant pas,
+regardait les deux femmes. Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait,
+mais plus discr&egrave;tement; elle &eacute;tait tr&egrave;s sensible, elle avait
+l'attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier la premi&egrave;re:</p>
+
+<p>&laquo;M. Martineau s'est compromis dans la politique.&raquo; Alors, Mme Correur se
+mit &agrave; parler avec volubilit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Vous vous souvenez, je vous ai t&eacute;moign&eacute; des craintes, un jour. J'avais
+un pressentiment.... Martineau devenait r&eacute;publicain. Aux derni&egrave;res
+&eacute;lections, il s'&eacute;tait exalt&eacute; et avait fait une propagande acharn&eacute;e pour
+le candidat de l'opposition. Je connaissais des d&eacute;tails que je ne veux
+pas dire. Enfin, tout cela devait mal tourner.... D&egrave;s mon arriv&eacute;e &agrave;
+Coulonges, au Lion d'Or, o&ugrave; nous avons pris une chambre, j'ai questionn&eacute;
+les gens, j'en ai appris encore plus long. Martineau a fait toutes les
+b&ecirc;tises. &Ccedil;a n'&eacute;tonnerait personne dans le pays, s'il &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;. On
+s'attend &agrave; voir les gendarmes l'emmener d'un jour &agrave; l'autre.... Vous
+pensez quelle secousse pour moi! Et j'ai song&eacute; &agrave; vous, mon ami...&raquo; De
+nouveau, sa voix s'&eacute;teignit dans des sanglots. Rougon cherchait &agrave; la
+rassurer. Il parlerait de l'affaire &agrave; Du Poizat, il arr&ecirc;terait les
+poursuites, si elles &eacute;taient commenc&eacute;es. M&ecirc;me il laissa &eacute;chapper cette
+parole:</p>
+
+<p>&laquo;Je suis le ma&icirc;tre, allez dormir tranquille.&raquo; Mme Correur hochait la
+t&ecirc;te, en roulant son mouchoir, les yeux s&eacute;ch&eacute;s. Elle finit par
+reprendre, &agrave; demi-voix:</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, vous ne savez pas. C'est plus grave que vous ne croyez.... Il
+m&egrave;ne Mme Martineau &agrave; la messe et reste &agrave; la porte, en affectant de ne
+jamais mettre le pied dans l'&eacute;glise, ce qui est un sujet de scandale
+chaque dimanche. Il fr&eacute;quente un ancien avocat retir&eacute; l&agrave;-bas, un homme
+de 48, avec lequel on l'entend pendant des heures parler de choses
+terribles. On a souvent aper&ccedil;u des hommes de mauvaise mine se glisser la
+nuit dans son jardin, sans doute pour venir prendre un mot d'ordre.&raquo; A
+chaque d&eacute;tail, Rougon haussait les &eacute;paules; mais Mlle Herminie Billecoq
+ajouta vivement, comme f&acirc;ch&eacute;e d'une telle tol&eacute;rance:</p>
+
+<p>&laquo;Et les lettres qu'il re&ccedil;oit de tous les pays, avec des cachets rouges;
+c'est le facteur qui nous a dit cela. Il ne voulait pas parler, il &eacute;tait
+tout p&acirc;le. Nous avons d&ucirc; lui donner vingt sous.... Et son dernier
+voyage, il y a un mois. Il est rest&eacute; huit jours dehors, sans que
+personne dans le pays puisse encore savoir aujourd'hui o&ugrave; il est all&eacute;.
+La dame du Lion d'Or nous a assur&eacute; qu'il n'avait pas m&ecirc;me emport&eacute; de
+malle.</p>
+
+<p>&mdash;Herminie, je vous en prie! dit Mme Correur d'un air inquiet. Martineau
+est dans d'assez vilains draps. Ce n'est pas &agrave; nous de le charger.&raquo;
+Rougon maintenant &eacute;coutait, en examinant tour &agrave; tour les deux femmes. Il
+devenait tr&egrave;s grave.</p>
+
+<p>&laquo;S'il est si compromis que cela...&raquo;, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Il crut voir une flamme s'allumer dans les yeux troubl&eacute;s de Mme Correur.
+Il continua:</p>
+
+<p>&laquo;Je ferai mon possible, mais je ne promets rien.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il est perdu, il est bien perdu! s'&eacute;cria Mme Correur. Je le sens,
+voyez-vous.... Nous ne voulons rien dire. Si nous vous disions tout...&raquo;
+Elle s'interrompit pour mordre son mouchoir.</p>
+
+<p>&laquo;Moi qui ne l'avais pas vu depuis vingt ans! Et je le retrouve pour ne
+le revoir jamais peut-&ecirc;tre!... Il a &eacute;t&eacute; si bon, si bon!&raquo; Herminie eut un
+l&eacute;ger hochement des &eacute;paules. Elle faisait &agrave; Rougon des signes pour lui
+donner &agrave; entendre qu'il fallait pardonner au d&eacute;sespoir d'une s&oelig;ur, mais
+que le vieux notaire &eacute;tait le pire des gredins.</p>
+
+<p>&laquo;A votre place, reprit-elle, je dirais tout. &Ccedil;a vaudrait mieux.&raquo;</p>
+
+<p>Alors, Mme Correur parut se d&eacute;cider &agrave; un grand effort. Elle baissa
+encore la voix.</p>
+
+<p>&laquo;Vous vous rappelez les Te Dem&raquo; qu'on a chant&eacute;s partout, quand
+l'empereur a &eacute;t&eacute; si miraculeusement sauv&eacute;, devant l'Op&eacute;ra.... Eh bien,
+le jour o&ugrave; l'on a chant&eacute; le Te Deum&raquo; &agrave; Coulonges, un voisin a demand&eacute; &agrave;
+Martineau s'il n'allait pas &agrave; l'&eacute;glise, et ce malheureux a r&eacute;pondu:
+"Pour quoi faire, &agrave; l'&eacute;glise? Je me moque bien de l'empereur!"</p>
+
+<p>&mdash;"Je me moque bien de l'empereur!" r&eacute;p&eacute;ta Mlle Herminie Billecoq d'un
+air constern&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Comprenez-vous mes craintes maintenant? continua l'ancienne ma&icirc;tresse
+d'h&ocirc;tel. Je vous l'ai dit, &ccedil;a n'&eacute;tonnerait personne dans le pays s'il
+&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;.&raquo; En pronon&ccedil;ant cette phrase, elle regardait Rougon
+fixement. Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger
+une derni&egrave;re fois cette grosse face molle, o&ugrave; des yeux p&acirc;les
+clignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s'arr&ecirc;ta un
+instant au cou gras et blanc.</p>
+
+<p>Puis, il ouvrit les bras, il s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas le ma&icirc;tre.&raquo; Et il donna
+des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il, d'intervenir dans ces
+sortes d'affaires. Si la justice se trouvait saisie, les choses devaient
+avoir leur cours. Il aurait pr&eacute;f&eacute;r&eacute; ne pas conna&icirc;tre Mme Correur, parce
+que son amiti&eacute; pour elle allait lui lier les mains; il s'&eacute;tait jur&eacute; de
+ne jamais rendre certains services &agrave; ses amis. Enfin, il se
+renseignerait. Et il cherchait &agrave; la consoler d&eacute;j&agrave;, comme si son fr&egrave;re
+&eacute;tait d&eacute;j&agrave; en route pour quelque colonie. Elle baissait la t&ecirc;te, elle
+avait de petits hoquets qui secouaient l'&eacute;norme paquet de cheveux blonds
+dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle se calmait. Comme elle
+prenait cong&eacute;, elle poussa Herminie devant elle, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Mademoiselle Herminie Billecoq.... Je vous l'ai pr&eacute;sent&eacute;e, je crois.
+Pardonnez, j'ai la t&ecirc;te si malade!... C'est cette demoiselle que nous
+sommes parvenus &agrave; doter.</p>
+
+<p>L'officier, son s&eacute;ducteur, n'a pu encore l'&eacute;pouser, &agrave; cause des
+formalit&eacute;s qui sont interminables.... Remerciez Son Excellence, ma
+ch&egrave;re.&raquo; La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d'une
+innocente devant laquelle on a l&acirc;ch&eacute; un gros mot.</p>
+
+<p>Mme Correur la laissa sortir la premi&egrave;re; puis, serrant fortement la
+main de Rougon, se penchant vers lui, elle ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;Je compte sur vous, Eug&egrave;ne.&raquo; Quand le ministre revint dans le petit
+salon, il le trouva vide. Du Poizat avait r&eacute;ussi &agrave; cong&eacute;dier le d&eacute;put&eacute;,
+le premier adjoint et les six membres de la Soci&eacute;t&eacute; de statistique. M.
+Kahn lui-m&ecirc;me &eacute;tait parti, apr&egrave;s avoir pris rendez-vous pour le
+lendemain, &agrave; dix heures. Il ne restait dans la salle &agrave; manger que la
+femme du proviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en
+causant de Paris; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait des courses,
+du Salon de peinture, d'une premi&egrave;re repr&eacute;sentation &agrave; la
+Com&eacute;die-Fran&ccedil;aise, avec l'aisance d'un homme auquel tous les mondes
+&eacute;taient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait &agrave; voix basse
+au pr&eacute;fet des renseignements sur un professeur de quatri&egrave;me soup&ccedil;onn&eacute;
+d'&ecirc;tre r&eacute;publicain.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait onze heures. On se leva, on salua Son Excellence; et Gilquin se
+retirait avec le proviseur et sa femme, en offrant son bras &agrave; cette
+derni&egrave;re, lorsque Rougon le retint.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur le commissaire central, un mot, je vous prie.&raquo;.</p>
+
+<p>Puis, lorsqu'ils furent seuls, il s'adressa &agrave; la fois au commissaire et
+au pr&eacute;fet.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'est-ce donc que l'affaire Martineau?... Cet homme est-il r&eacute;ellement
+tr&egrave;s compromis?&raquo; Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelques
+renseignements.</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu, je ne pensais pas &agrave; lui. On l'a d&eacute;nonc&eacute;.</p>
+
+<p>J'ai re&ccedil;u des lettres.... Il est certain qu'il s'occupe de politique.
+Mais il y a d&eacute;j&agrave; eu quatre arrestations dans le d&eacute;partement. J'aurais
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute;, pour arriver au nombre de cinq que vous m'avez fix&eacute;, faire
+coffrer un professeur de quatri&egrave;me qui lit &agrave; ses &eacute;l&egrave;ves des livres
+r&eacute;volutionnaires.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai appris des faits bien graves, dit s&eacute;v&egrave;rement Rougon. Les larmes
+de sa s&oelig;ur ne doivent pas sauver ce Martineau, s'il est vraiment si
+dangereux. Il y a l&agrave; une question de salut public.&raquo;</p>
+
+<p>Et se tournant vers Gilquin:</p>
+
+<p>&laquo;Qu'en pensez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je proc&eacute;derai demain &agrave; l'arrestation, r&eacute;pondit celui-ci. Je connais
+toute l'affaire. J'ai vu Mme Correur &agrave; l'h&ocirc;tel de Paris, o&ugrave; je d&icirc;ne
+d'habitude.&raquo; Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet
+de sa poche, biffa un nom pour en &eacute;crire un autre au-dessus, tout en
+recommandant au commissaire central de faire surveiller quand m&ecirc;me le
+professeur de quatri&egrave;me. Rougon accompagna Gilquin jusqu'&agrave; la porte. Il
+reprit:</p>
+
+<p>&laquo;Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez en personne &agrave;
+Coulonges. Soyez tr&egrave;s doux.&raquo; Mais Gilquin se redressa d'un air bless&eacute;.
+Il oublia tout respect, il tutoya Son Excellence.</p>
+
+<p>&laquo;Me prends-tu pour un sale mouchard! s'&eacute;cria-t-il.</p>
+
+<p>Demande &agrave; Du Poizat l'histoire de ce pharmacien que j'ai arr&ecirc;t&eacute; au lit,
+avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d'un huissier. Personne
+n'a rien su.... J'agis toujours en homme du monde.&raquo; Rougon dormit neuf
+heures d'un sommeil profond.</p>
+
+<p>Quand il ouvrit les yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit
+appeler Du Poizat, qui arriva, un cigare aux dents, l'air tr&egrave;s gai. Ils
+caus&egrave;rent, ils plaisant&egrave;rent comme autrefois, lorsqu'ils habitaient chez
+Mme M&eacute;lanie Correur, et qu'ils allaient se r&eacute;veiller, le matin, avec des
+tapes sur leurs cuisses nues. Tout en se d&eacute;barbouillant, le ministre
+demanda au pr&eacute;fet des d&eacute;tails sur le pays, les histoires des
+fonctionnaires, les besoins des uns, les vanit&eacute;s des autres. Il voulait
+pouvoir trouver pour chacun une phrase aimable.</p>
+
+<p>&laquo;N'ayez pas peur, je vous soufflerai!&raquo; dit Du Poizat en riant.</p>
+
+<p>Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna sur les
+personnages qui l'approcheraient. Rougon, parfois, lui faisait r&eacute;p&eacute;ter
+un fait pour le mieux caser dans sa m&eacute;moire. A dix heures, M. Kahn
+arriva.</p>
+
+<p>Ils d&eacute;jeun&egrave;rent tous les trois, en arr&ecirc;tant les derniers d&eacute;tails de la
+solennit&eacute;. Le pr&eacute;fet ferait un discours;
+M. Kahn aussi. Rougon prendrait la parole le dernier.</p>
+
+<p>Mais il serait bon de provoquer un quatri&egrave;me discours.</p>
+
+<p>Un instant, ils song&egrave;rent au maire; seulement Du Poizat le trouvait trop
+b&ecirc;te, et il conseilla de choisir l'ing&eacute;nieur en chef des ponts et
+chauss&eacute;es, qui se trouvait naturellement d&eacute;sign&eacute;, mais dont M. Kahn
+craignait l'esprit critique. Enfin, ce dernier, en sortant de table,
+emmena le ministre &agrave; l'&eacute;cart, pour lui indiquer les points sur lesquels
+il serait heureux de le voir insister, dans son discours.</p>
+
+<p>Le rendez-vous &eacute;tait pour dix heures et demie, &agrave; la pr&eacute;fecture. Le maire
+et le premier adjoint se pr&eacute;sent&egrave;rent ensemble; le maire balbutiait,
+&eacute;tait au d&eacute;sespoir de ne s'&ecirc;tre pas trouv&eacute; &agrave; Niort, la veille; tandis
+que le premier adjoint affectait de demander &agrave; Son Excellence si elle
+avait pass&eacute; une bonne nuit, si elle se sentait remise de sa fatigue.
+Ensuite, parurent le pr&eacute;sident du tribunal civil, le procureur imp&eacute;rial
+et ses deux substituts, l'ing&eacute;nieur en chef des ponts et chauss&eacute;es, que
+suivirent &agrave; la file le receveur g&eacute;n&eacute;ral, le directeur des contributions
+directes et le conservateur des hypoth&egrave;ques. Plusieurs de ces messieurs
+&eacute;taient avec leurs dames, la femme du proviseur, la jolie blonde, v&ecirc;tue
+d'une toilette bleu ciel du plus piquant effet, causa une grosse
+&eacute;motion; elle pria Son Excellence d'excuser son mari, retenu au lyc&eacute;e
+par une attaque de goutte, qui l'avait pris la veille au soir en
+rentrant. Cependant, d'autres personnages arrivaient: le colonel du 78e
+de ligne casern&eacute; &agrave; Niort, le pr&eacute;sident du tribunal de commerce, les deux
+juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et for&ecirc;ts accompagn&eacute;
+de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux, des d&eacute;l&eacute;gu&eacute;s de la
+Chambre consultative des arts et manufactures, de la Soci&eacute;t&eacute; de
+statistique et du Conseil des prud'hommes.</p>
+
+<p>La r&eacute;ception avait lieu dans un grand salon de la pr&eacute;fecture. Du Poizat
+faisait les pr&eacute;sentations. Et le ministre, souriant, pli&eacute; en deux,
+accueillait chaque personne en vieille connaissance. Il savait des
+particularit&eacute;s &eacute;tonnantes sur chacune d'elles. Il parla au procureur
+imp&eacute;rial, tr&egrave;s &eacute;logieusement, d'un r&eacute;quisitoire prononc&eacute; derni&egrave;rement
+par lui dans une affaire d'adult&egrave;re; il demanda d'une voix &eacute;mue au
+directeur des contributions directes des nouvelles de madame, alit&eacute;e
+depuis deux mois; il retint un instant le colonel du 78e de ligne, pour
+lui montrer qu'il n'ignorait pas les brillantes &eacute;tudes de son fils &agrave;
+Saint-Cyr; il causa chaussures avec un conseiller municipal qui
+poss&eacute;dait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec le
+conservateur des hypoth&egrave;ques, arch&eacute;ologue passionn&eacute;, une discussion sur
+une pierre druidique d&eacute;couverte la semaine pr&eacute;c&eacute;dente. Quand il
+h&eacute;sitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait &agrave; son aide d'un mot
+habilement souffl&eacute;. D'ailleurs, il gardait un aplomb superbe.</p>
+
+<p>Comme le pr&eacute;sident du tribunal de commerce entrait et s'inclinait devant
+lui, il s'&eacute;cria d'une voix affable:</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes seul, monsieur le pr&eacute;sident? J'esp&egrave;re bien que vous am&egrave;nerez
+madame au banquet, ce soir...&raquo; Il s'arr&ecirc;ta, en voyant autour de lui
+l'embarras des figures. Du Poizat le poussait l&eacute;g&egrave;rement du coude.</p>
+
+<p>Alors, il se souvint que le pr&eacute;sident du tribunal de commerce vivait
+s&eacute;par&eacute; de sa femme, &agrave; la suite de certains faits scandaleux. Il s'&eacute;tait
+tromp&eacute;, il avait cru parler &agrave; l'autre pr&eacute;sident, au pr&eacute;sident du
+tribunal civil. Cela ne troubla en rien son aplomb. Souriant toujours,
+sans chercher &agrave; revenir sur sa maladresse, il reprit d'un air fin:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai une bonne nouvelle &agrave; vous annoncer, monsieur.</p>
+
+<p>Je sais que mon coll&egrave;gue le garde des Sceaux vous a port&eacute; pour la
+d&eacute;coration.... C'est une indiscr&eacute;tion. Gardez-moi le secret.&raquo; Le
+pr&eacute;sident du tribunal de commerce devint tr&egrave;s rouge. Il suffoquait de
+joie. Autour de lui, on s'empressait, on le f&eacute;licitait; pendant que
+Rougon prenait note mentalement de cette croix donn&eacute;e avec tant
+d'&agrave;-propos, pour ne pas oublier d'avertir son coll&egrave;gue. C'&eacute;tait le mari
+tromp&eacute; qu'il d&eacute;corait. Du Poizat eut un sourire d'admiration.</p>
+
+<p>Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans le grand salon.
+On attendait toujours, les visages muets, les regards g&ecirc;n&eacute;s.</p>
+
+<p>&laquo;L'heure avance, on pourrait partir&raquo;, murmura le ministre.</p>
+
+<p>Mais le pr&eacute;fet se pencha, lui expliqua que le d&eacute;put&eacute;, l'ancien
+adversaire de M. Kahn, n'&eacute;tait pas encore l&agrave;.</p>
+
+<p>Enfin celui-ci entra, tout suant; sa montre avait d&ucirc; s'arr&ecirc;ter, il n'y
+comprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de la
+veille, il commen&ccedil;a une phrase:</p>
+
+<p>&laquo;Comme je le disais hier soir &agrave; Votre Excellence...&raquo; Et il marcha &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+de Rougon, en lui annon&ccedil;ant qu'il retournerait le lendemain matin &agrave;
+Paris. Le cong&eacute; de P&acirc;ques avait pris fin le mardi, la session &eacute;tait
+rouverte.</p>
+
+<p>Mais il avait cru devoir rester quelques jours de plus &agrave; Niort, pour
+faire les honneurs du d&eacute;partement &agrave; Son Excellence.</p>
+
+<p>Tous les invit&eacute;s &eacute;taient descendus dans la cour de la pr&eacute;fecture, o&ugrave; une
+dizaine de voitures, rang&eacute;es des deux c&ocirc;t&eacute;s du perron, attendaient. Le
+ministre monta avec le d&eacute;put&eacute;, le pr&eacute;fet et le maire, dans une cal&egrave;che
+qui prit la t&ecirc;te. Le reste des invit&eacute;s s'empila le plus hi&eacute;rarchiquement
+possible; il y avait l&agrave; deux autres cal&egrave;ches, trois victorias et des
+chars &agrave; bancs &agrave; six et &agrave; huit places. Dans la rue de la Pr&eacute;fecture, le
+d&eacute;fil&eacute; s'organisa. On partit au petit trot. Les rubans des dames
+s'envolaient, tandis que leurs jupes d&eacute;bordaient par-dessus les
+porti&egrave;res. Les chapeaux noirs des messieurs miroitaient au soleil. Il
+fallut traverser tout un bout de la ville. Le long des rues &eacute;troites, le
+pav&eacute; aigu secouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit de
+ferraille. Et &agrave; toutes les fen&ecirc;tres, sur toutes les portes, les Niortais
+saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, tr&egrave;s surpris de voir la
+redingote bourgeoise du ministre &agrave; c&ocirc;t&eacute; de l'habit brod&eacute; du pr&eacute;fet.</p>
+
+<p>Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plant&eacute;e d'arbres
+magnifiques. Il faisait tr&egrave;s doux; une belle journ&eacute;e d'avril, un ciel
+clair, tout blond de soleil. La route, droite et unie, s'enfon&ccedil;ait au
+milieu de jardins pleins de lilas et d'abricotiers en fleur. Puis les
+champs s'&eacute;largirent en vastes cultures, coup&eacute;es de loin en loin, par un
+bouquet d'arbres. Dans les voitures, on causait.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; une filature, n'est-ce pas?&raquo; dit Rougon, &agrave; l'oreille duquel le
+pr&eacute;fet se penchait.</p>
+
+<p>Et s'adressant au maire, lui montrant le b&acirc;timent de briques rouges, au
+bord de l'eau:</p>
+
+<p>&laquo;Une filature qui vous appartient, je crois.... On m'a parl&eacute; de votre
+nouveau syst&egrave;me de cardage pour les laines. Je t&acirc;cherai de trouver un
+instant afin de visiter toutes ces merveilles.&raquo; Il demanda des d&eacute;tails
+sur la puissance motrice de la rivi&egrave;re. Selon lui, les moteurs
+hydrauliques dans de bonnes conditions, avaient d'&eacute;normes avantages. Et
+il &eacute;merveilla le maire par ses connaissances techniques.</p>
+
+<p>Les autres voitures suivaient, un peu d&eacute;band&eacute;es. Des conversations
+arrivaient, h&eacute;riss&eacute;es de chiffres, au milieu du trot assourdi des
+chevaux. Un rire perl&eacute; sonna, qui fit tourner toutes les t&ecirc;tes: c'&eacute;tait
+la femme du proviseur, dont l'ombrelle venait de s'envoler sur un tas de
+cailloux.</p>
+
+<p>&laquo;Vous poss&eacute;dez une ferme par ici, reprit Rougon en souriant au d&eacute;put&eacute;.
+La voil&agrave;, sur ce coteau, si je ne me trompe.... Des prairies superbes!
+Je sais, d'ailleurs, que vous vous occupez d'&eacute;levage, et que vous avez
+eu des vaches couronn&eacute;es, aux derniers comices agricoles.&raquo; Alors, ils
+parl&egrave;rent bestiaux. Les prairies, tremp&eacute;es de soleil, avaient une
+douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs y naissaient. Des
+rideaux de grands peupliers m&eacute;nageaient des &eacute;chapp&eacute;es d'horizon, des
+coins de paysage adorables. Une vieille femme qui conduisait un &acirc;ne dut
+arr&ecirc;ter la b&ecirc;te au bord du chemin, pour laisser passer le cort&egrave;ge. Et
+l'&acirc;ne se mit &agrave; braire, effar&eacute; par cette procession de voitures, dont les
+panneaux vernis luisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les
+hommes gant&eacute;s, tinrent leur s&eacute;rieux.</p>
+
+<p>On monta, &agrave; gauche, une l&eacute;g&egrave;re pente; puis, on redescendit. On &eacute;tait
+arriv&eacute;. C'&eacute;tait un creux dans les terres, le cul-de-sac d'un &eacute;troit
+vallon, une sorte de trou &eacute;trangl&eacute; entre trois coteaux qui faisaient
+muraille. De la campagne environnante, en levant les yeux, on ne voyait,
+sur le ciel noir, que les carcasses crev&eacute;es de deux moulins en ruine.
+L&agrave;, au fond, au milieu d'un carr&eacute; d'herbe, une tente &eacute;tait dress&eacute;e, de
+la toile grise bord&eacute;e d'un large galon rouge, avec des troph&eacute;es de
+drapeaux, sur les quatre faces. Un millier de curieux venus &agrave; pied, des
+bourgeois, des dames, des paysans du quartier, s'&eacute;tageaient &agrave; droite, du
+c&ocirc;t&eacute; de l'ombre, le long de l'amphith&eacute;&acirc;tre form&eacute; par un des coteaux.
+Devant la tente, un d&eacute;tachement du 78e de ligne se trouvait sous les
+armes, en face des pompiers de Niort, dont le bel ordre &eacute;tait tr&egrave;s
+remarqu&eacute;; tandis que, au bord de la pelouse, une &eacute;quipe d'ouvriers, en
+blouses neuves, attendaient, ayant &agrave; leur t&ecirc;te des ing&eacute;nieurs boutonn&eacute;s
+dans leurs redingotes. D&egrave;s que les voitures se montr&egrave;rent, la Soci&eacute;t&eacute;
+philharmonique de la ville, une soci&eacute;t&eacute; compos&eacute;e d'instrumentistes
+amateurs, se mit &agrave; jouer l'ouverture de La Dame blanche.</p>
+
+<p>&laquo;Vive Son Excellence!&raquo; cri&egrave;rent quelques voix, que le bruit des
+instruments &eacute;touffa.</p>
+
+<p>Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait le trou au
+fond duquel il se trouvait, f&acirc;ch&eacute; de cet &eacute;tranglement de l'horizon, qui
+lui semblait rapetisser la solennit&eacute;. Et il resta l&agrave; un instant dans
+l'herbe, attendant un compliment de bienvenue. Enfin, M. Kahn accourut.
+Il s'&eacute;tait &eacute;chapp&eacute; de la pr&eacute;fecture aussit&ocirc;t apr&egrave;s le d&eacute;jeuner;
+seulement il venait, par prudence, d'examiner la mine &agrave; laquelle Son
+Excellence devait mettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre
+jusqu'&agrave; la tente. Les invit&eacute;s suivaient. Il y eut un moment de
+confusion. Rougon demandait des renseignements.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, c'est dans cette tranch&eacute;e que doit s'ouvrir le tunnel?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, r&eacute;pondit M. Kahn. La premi&egrave;re mine est creus&eacute;e dans ce
+rocher rouge&acirc;tre, o&ugrave; Votre Excellence voit un drapeau.&raquo; Le coteau du
+fond, entam&eacute; &agrave; la pioche, montrait le roc. Des arbustes d&eacute;racin&eacute;s
+pendaient parmi les d&eacute;blais. On avait sem&eacute; de feuillages le sol de la
+tranch&eacute;e. M. Kahn indiqua encore de la main le trac&eacute; de la voie ferr&eacute;e,
+que marquait une double file de jalons, alignant des bouts de papier
+blanc, au milieu des sentiers, des herbes, des buissons. C'&eacute;tait un coin
+paisible de nature &agrave; &eacute;ventrer.</p>
+
+<p>Pourtant, les autorit&eacute;s avaient fini par se caser sous la tente. Les
+curieux, derri&egrave;re, se penchaient, pour voir entre les toiles. La Soci&eacute;t&eacute;
+philharmonique achevait l'ouverture de La Dame blanche.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur le ministre, dit tout &agrave; coup une voix aigu&euml; qui vibra dans le
+silence, je tiens &agrave; remercier le premier Votre Excellence d'avoir bien
+voulu accepter l'invitation que nous nous sommes permis de lui adresser.
+Le d&eacute;partement des Deux-S&egrave;vres gardera un &eacute;ternel souvenir...&raquo; C'&eacute;tait
+Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenait &agrave; trois pas de
+Rougon, debout tous les deux; et, &agrave; certaines chutes de phrases
+cadenc&eacute;es, ils inclinaient l&eacute;g&egrave;rement la t&ecirc;te l'un vers l'autre. Il
+parla ainsi un quart d'heure, rappelant au ministre la fa&ccedil;on brillante
+dont il avait repr&eacute;sent&eacute; le d&eacute;partement &agrave; l'Assembl&eacute;e l&eacute;gislative; la
+ville de Niort avait inscrit son nom dans ses annales comme celui d'un
+bienfaiteur, et br&ucirc;lait de lui t&eacute;moigner sa reconnaissance en toute
+occasion. Du Poizat s'&eacute;tait charg&eacute; de la partie politique et pratique.</p>
+
+<p>Par moments, sa voix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait
+plus que ses gestes, un mouvement r&eacute;gulier de son bras droit; et le
+millier de curieux &eacute;tag&eacute;s sur le coteau s'int&eacute;ressaient aux broderies de
+sa manche, dont l'or luisait dans un coup de soleil.</p>
+
+<p>Ensuite, M. Kahn s'avan&ccedil;a au milieu de la tente. Lui, avait la voix tr&egrave;s
+grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallon formait &eacute;cho et
+renvoyait les fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop
+complaisamment.</p>
+
+<p>Il conta ses longs efforts, les &eacute;tudes, les d&eacute;marches qu'il avait d&ucirc;
+faire pendant pr&egrave;s de quatre ans, pour doter le pays d'une nouvelle voie
+ferr&eacute;e. Maintenant, toutes les prosp&eacute;rit&eacute;s allaient pleuvoir sur le
+d&eacute;partement; les champs seraient fertilis&eacute;s, les usines doubleraient
+leur fabrication, la vie commerciale p&eacute;n&eacute;trerait jusque dans les plus
+humbles villages; et il semblait, &agrave; l'entendre, que les Deux-S&egrave;vres
+devenaient, sous ses mains &eacute;largies, une contr&eacute;e de cocagne, avec des
+ruisseaux de lait et des bosquets enchant&eacute;s, o&ugrave; des tables charg&eacute;es de
+bonnes choses attendaient les passants. Puis, brusquement, il affecta
+une modestie outr&eacute;e. On ne lui devait aucune gratitude, il n'aurait
+jamais men&eacute; &agrave; bien un aussi vaste projet, sans le haut patronage dont il
+&eacute;tait fier. Et, tourn&eacute; vers Rougon, il l'appela &laquo;l'illustre ministre, le
+d&eacute;fenseur de toutes les id&eacute;es nobles et utiles&raquo;. En terminant, il
+c&eacute;l&eacute;bra les avantages financiers de l'affaire. A la Bourse, on
+s'arrachait les actions.</p>
+
+<p>Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argent dans une
+entreprise &agrave; laquelle Son Excellence le ministre de l'Int&eacute;rieur voulait
+attacher son nom!</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s bien, tr&egrave;s bien!&raquo; murmur&egrave;rent quelques invit&eacute;s.</p>
+
+<p>Le maire et plusieurs repr&eacute;sentants de l'autorit&eacute; serr&egrave;rent la main de
+M. Kahn qui affectait d'&ecirc;tre tr&egrave;s &eacute;mu.</p>
+
+<p>Au-dehors, des applaudissements &eacute;clataient. La Soci&eacute;t&eacute; philharmonique
+crut devoir attaquer un pas redoubl&eacute;; mais le premier adjoint se
+pr&eacute;cipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendant ce
+temps, sous la tente, l'ing&eacute;nieur en chef des ponts et chauss&eacute;es
+h&eacute;sitait, disait qu'il n'avait rien pr&eacute;par&eacute;. L'insistance du pr&eacute;fet le
+d&eacute;cida. M. Kahn, tr&egrave;s inquiet, murmura &agrave; l'oreille de ce dernier:</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez eu tort. Il est mauvais comme la gale.&raquo; L'ing&eacute;nieur en chef
+&eacute;tait un homme long et maigre, qui avait de grandes pr&eacute;tentions &agrave;
+l'ironie. Il parlait lentement, en tordant le coin de sa bouche, toutes
+les fois qu'il voulait lancer une &eacute;pigramme. Il commen&ccedil;a par &eacute;craser M.
+Kahn sous les &eacute;loges. Puis, les allusions m&eacute;chantes arriv&egrave;rent. Il jugea
+en quelques mots le projet de chemin de fer, avec ce d&eacute;dain des
+ing&eacute;nieurs du gouvernement pour les travaux des ing&eacute;nieurs civils. Il
+rappela le contre-projet de la Compagnie de l'Ouest, qui devait passer
+par Thouars, et insista, sans para&icirc;tre y mettre de malice, sur le coude
+du trac&eacute; de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux de Bressuire. Le
+tout sans brutalit&eacute; aucune, m&ecirc;l&eacute; de phrases aimables, proc&eacute;dant par
+coups d'&eacute;pingle, sentis des seuls initi&eacute;s. Il fut plus cruel encore en
+finissant. Il parut regretter que &laquo;l'illustre ministre&raquo; v&icirc;nt se
+compromettre dans une affaire dont le c&ocirc;t&eacute; financier donnait des
+inqui&eacute;tudes &agrave; tous les hommes d'exp&eacute;rience. Il faudrait des sommes
+&eacute;normes; la plus grande honn&ecirc;tet&eacute;, le plus grand d&eacute;sint&eacute;ressement
+seraient n&eacute;cessaires. Et il laissa tomber cette derni&egrave;re phrase, la
+bouche tordue:</p>
+
+<p>&laquo;Ces inqui&eacute;tudes sont chim&eacute;riques, nous sommes compl&egrave;tement rassur&eacute;s en
+voyant, &agrave; la t&ecirc;te de l'entreprise, un homme dont la belle situation de
+fortune et la haute probit&eacute; commerciale sont bien connues dans le
+d&eacute;partement.&raquo; Un murmure d'approbation courut. Seules quelques personnes
+regardaient M. Kahn, qui s'effor&ccedil;ait de sourire, les l&egrave;vres blanches.
+Rougon avait &eacute;cout&eacute; en fermant les yeux &agrave; demi, comme g&ecirc;n&eacute; par la grande
+lumi&egrave;re. Quand il les rouvrit, ses yeux p&acirc;les &eacute;taient devenus noirs. Il
+comptait d'abord parler tr&egrave;s bri&egrave;vement. Mais il avait maintenant un des
+siens &agrave; d&eacute;fendre.</p>
+
+<p>Il fit trois pas, se trouva au bord de la tente; et l&agrave;, avec un geste
+dont l'ampleur semblait s'adresser &agrave; toute la France attentive, il
+commen&ccedil;a.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par la pens&eacute;e,
+d'embrasser l'empire tout entier d'un coup d'&oelig;il, et d'&eacute;largir ainsi la
+solennit&eacute; qui nous rassemble, pour en faire la f&ecirc;te du labeur industriel
+et commercial. Au moment m&ecirc;me o&ugrave; je vous parle, du nord au midi, on
+creuse des canaux, on construit des voies ferr&eacute;es, on perce des
+montagnes, on &eacute;l&egrave;ve des ponts...&raquo; Un profond silence s'&eacute;tait fait. Entre
+les phrases, on entendait des souffles dans les branches, puis la voix
+haute d'une &eacute;cluse, au loin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue
+avec les soldats, sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques,
+pour voir parler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, les
+spectateurs avaient fini par se mettre &agrave; leur aise; les dames s'&eacute;taient
+accroupies, apr&egrave;s avoir &eacute;tal&eacute; leur mouchoir &agrave; terre; deux messieurs, que
+le soleil gagnait, venaient d'ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et
+la voix de Rougon montait peu &agrave; peu. Il paraissait g&ecirc;n&eacute; au fond de ce
+trou, comme si le vallon n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; assez vaste pour ses gestes. De
+ses mains brusquement jet&eacute;es en avant, il semblait vouloir d&eacute;blayer
+l'horizon, autour de lui. A deux reprises, il chercha l'espace; mais il
+ne rencontra en haut, au bord du ciel, que les moulins dont les
+carcasses &eacute;ventr&eacute;es craquaient au soleil.</p>
+
+<p>L'orateur avait repris le th&egrave;me de M. Kahn, en l'agrandissant. Ce
+n'&eacute;tait plus le d&eacute;partement des Deux-S&egrave;vres seulement qui entrait dans
+une &egrave;re de prosp&eacute;rit&eacute; miraculeuse, mais la France enti&egrave;re, gr&acirc;ce &agrave;
+l'embranchement de Niort &agrave; Angers. Pendant dix minutes, il &eacute;num&eacute;ra les
+bienfaits sans nombre dont les populations seraient combl&eacute;es. Il poussa
+les choses jusqu'&agrave; parler de la main de Dieu. Puis, il r&eacute;pondit &agrave;
+l'ing&eacute;nieur en chef; il ne discutait pas son discours, il n'y faisait
+aucune allusion; il disait simplement le contraire de ce qu'il avait
+dit, insistant sur le d&eacute;vouement de M. Kahn, le montrant modeste,
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;, grandiose. Le c&ocirc;t&eacute; financier de l'entreprise le laissait
+plein de s&eacute;r&eacute;nit&eacute;. Il soudait, il entassait d'un geste rapide des
+monceaux d'or. Alors, les bravos lui coup&egrave;rent la voix.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, un dernier mot&raquo;, dit-il apr&egrave;s s'&ecirc;tre essuy&eacute; les l&egrave;vres avec
+son mouchoir.</p>
+
+<p>Le dernier mot dura un quart d'heure. Il se grisait, il s'engageait plus
+qu'il n'aurait voulu. M&ecirc;me, &agrave; la p&eacute;roraison, comme il en &eacute;tait &agrave; la
+grandeur du r&egrave;gne, c&eacute;l&eacute;brant la haute intelligence de l'empereur, il
+laissa entendre que Sa Majest&eacute; patronnait d'une fa&ccedil;on particuli&egrave;re
+l'embranchement de Niort &agrave; Angers. L'entreprise devenait une affaire
+d'&Eacute;tat.</p>
+
+<p>Trois salves d'applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux, volant
+dans le ciel pur, &agrave; une grande hauteur, s'effaroucha, avec des
+croassements prolong&eacute;s.</p>
+
+<p>D&egrave;s la derni&egrave;re phrase du discours, la Soci&eacute;t&eacute; philharmonique s'&eacute;tait
+mise &agrave; jouer, sur un signal parti de la tente; tandis que les dames,
+serrant leurs jupes, se relevaient vivement, d&eacute;sireuses de ne rien
+perdre du spectacle. Cependant, autour de Rougon, les invit&eacute;s souriaient
+d'un air ravi. Le maire, le procureur imp&eacute;rial, le colonel du 78e de
+ligne hochaient la t&ecirc;te, en &eacute;coutant le d&eacute;put&eacute; s'&eacute;merveiller &agrave;
+demi-voix, de fa&ccedil;on &agrave; &ecirc;tre entendu du ministre. Mais le plus
+enthousiaste &eacute;tait s&ucirc;rement l'ing&eacute;nieur en chef des ponts et chauss&eacute;es;
+il affecta une servilit&eacute; extraordinaire, la bouche tordue, comme
+foudroy&eacute; par les magnifiques paroles du grand homme.</p>
+
+<p>&laquo;Si Son Excellence veut bien me suivre&raquo;, dit M. Kahn, dont la grosse
+face suait de joie.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la fin. Son Excellence allait mettre le feu &agrave; la premi&egrave;re mine.
+Des ordres venaient d'&ecirc;tre donn&eacute;s &agrave; l'&eacute;quipe d'ouvriers en blouses
+neuves. Ces hommes pr&eacute;c&eacute;d&egrave;rent le ministre et M. Kahn dans la tranch&eacute;e,
+et se rang&egrave;rent au fond, sur deux lignes. Un contrema&icirc;tre tenait un bout
+de corde allum&eacute;e, qu'il pr&eacute;senta &agrave; Rougon. Les autorit&eacute;s, rest&eacute;es sous
+la tente, allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Soci&eacute;t&eacute;
+philharmonique jouait toujours.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que &ccedil;a va faire beaucoup de bruit? demanda avec un sourire
+inquiet la femme du proviseur &agrave; l'un des deux substituts.</p>
+
+<p>&mdash;C'est selon la nature de la roche, se h&acirc;ta de r&eacute;pondre le pr&eacute;sident du
+tribunal de commerce, qui entra dans des explications min&eacute;ralogiques.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je me bouche les oreilles&raquo;, murmura l'a&icirc;n&eacute;e des trois filles du
+conservateur des eaux et for&ecirc;ts.</p>
+
+<p>Rougon, la corde allum&eacute;e &agrave; la main, au milieu de tout ce monde, se
+sentait ridicule. En haut, sur la cr&ecirc;te des coteaux, les carcasses des
+moulins craquaient plus fort.</p>
+
+<p>Alors, il se h&acirc;ta, mit le feu &agrave; la m&egrave;che dont le contrema&icirc;tre lui
+indiqua le bout, entre deux pierres. Aussit&ocirc;t un ouvrier souffla dans
+une trompe, longuement. Toute l'&eacute;quipe s'&eacute;carta, M. Kahn avait vivement
+ramen&eacute; Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitude
+inqui&egrave;te.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, &ccedil;a ne part donc pas?&raquo; balbutia le conservateur des
+hypoth&eacute;qu&eacute;s, qui clignait les yeux d'anxi&eacute;t&eacute;, avec une envie folle de se
+boucher les oreilles, comme les dames.</p>
+
+<p>L'explosion n'eut lieu qu'au bout de deux minutes.</p>
+
+<p>On avait mis la m&egrave;che tr&egrave;s longue, par prudence.</p>
+
+<p>L'attente des spectateurs tournait &agrave; l'angoisse; tous les yeux, fix&eacute;s
+sur la roche rouge, s'imaginaient la voir remuer; des personnes
+nerveuses dirent que &ccedil;a leur cassait la poitrine. Enfin il y eut un
+&eacute;branlement sourd, la roche se fendit, pendant qu'un jet de fragments,
+gros comme les deux poings, montait dans la fum&eacute;e. Et tout le monde s'en
+alla. On entendait ces mots, cent fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;s:</p>
+
+<p>&laquo;Sentez-vous la poudre?&raquo; Le soir, le pr&eacute;fet donna un d&icirc;ner, auquel les
+autorit&eacute;s assist&egrave;rent. Il avait lanc&eacute; cinq cents invitations pour le bal
+qui suivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon &eacute;tait d&eacute;cor&eacute; de plantes
+vertes, et l'on avait ajout&eacute;, aux quatre coins, quatre petits lustres,
+dont les bougies, jointes &agrave; celles du lustre central, jetaient une
+clart&eacute; extraordinaire. Niort ne se souvenait pas d'un tel &eacute;clat. Le
+flamboiement des six fen&ecirc;tres &eacute;clairait la place de la Pr&eacute;fecture, o&ugrave;
+plus de deux mille curieux se pressaient, les yeux en l'air, pour voir
+les danses. M&ecirc;me l'orchestre s'entendait si distinctement, que des
+gamins, en bas, organisaient des galops sur les trottoirs. D&egrave;s neuf
+heures, les dames s'&eacute;ventaient, les rafra&icirc;chissements circulaient, les
+quadrilles succ&eacute;daient aux valses et aux polkas. Pr&egrave;s de la porte, Du
+Poizat, tr&egrave;s c&eacute;r&eacute;monieux, recevait les retardataires avec un sourire.</p>
+
+<p>&laquo;Votre Excellence ne danse donc pas?&raquo; demanda hardiment &agrave; Rougon la
+femme du proviseur, qui venait d'entrer, v&ecirc;tue d'une robe de tarlatane
+sem&eacute;e d'&eacute;toiles d'or.</p>
+
+<p>Rougon s'excusa en souriant. Il &eacute;tait debout devant une fen&ecirc;tre, au
+milieu d'un groupe. Et, tout en soutenant une conversation sur la
+r&eacute;vision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coups d'&oelig;il. De
+l'autre c&ocirc;t&eacute; de la place, dans la vive lueur dont les lustres
+&eacute;clairaient les fa&ccedil;ades, il venait d'apercevoir, &agrave; une des crois&eacute;es de
+l'h&ocirc;tel de Paris, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq. Elles restaient
+l&agrave;, regardant la f&ecirc;te, accoud&eacute;es &agrave; la barre d'appui comme &agrave; la rampe
+d'une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus et gonfl&eacute;s
+de l&eacute;gers rires, &agrave; certaines bouff&eacute;es chaudes de la f&ecirc;te.</p>
+
+<p>Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grand salon,
+distraite, insensible &agrave; l'admiration que l'ampleur de sa longue jupe
+soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchait quelqu'un du
+regard, sans cesser de sourire, d'un air languissant.</p>
+
+<p>&laquo;M. le commissaire central n'est donc pas venu? finit-elle par demander
+&agrave; Du Poizat, qui la questionnait sur la sant&eacute; de son mari. Je lui ai
+promis une valse.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il devrait &ecirc;tre l&agrave;, r&eacute;pondit le pr&eacute;fet; je suis surpris de ne pas
+le voir.... Il a eu une mission &agrave; remplir aujourd'hui. Seulement il
+m'avait promis d'&ecirc;tre de retour &agrave; six heures.&raquo; C'&eacute;tait vers midi, apr&egrave;s
+le d&eacute;jeuner, que Gilquin avait quitt&eacute; Niort &agrave; cheval, pour aller arr&ecirc;ter
+le notaire Martineau. Coulonges se trouvait &agrave; cinq lieues. Il comptait y
+&ecirc;tre &agrave; deux heures et pouvoir repartir vers les quatre heures au plus
+tard, ce qui lui permettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il
+&eacute;tait invit&eacute;. Aussi ne pressa-t-il pas l'allure de son cheval, se
+dandinant sur sa selle, se promettant d'&ecirc;tre tr&egrave;s entreprenant, le soir,
+au bal, avec cette personne blonde, qu'il jugeait seulement un peu
+maigre. Gilquin aimait les femmes grasses. A Coulonges, il descendit &agrave;
+l'h&ocirc;tel du Lion d'Or, o&ugrave; un brigadier et deux gendarmes devaient
+l'attendre. De cette fa&ccedil;on, son arriv&eacute;e ne serait pas remarqu&eacute;e; on
+louerait une voiture, on &laquo;emballerait&raquo; le notaire, sans qu'une voisine
+se m&icirc;t sur sa porte. Mais les gendarmes n'&eacute;taient pas au rendez-vous.
+Jusqu'&agrave; cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant des grogs,
+regardant sa montre tous les quarts d'heure. Jamais il ne serait &agrave; Niort
+pour le d&icirc;ner. Il faisait seller son cheval, lorsque enfin le brigadier
+parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eu malentendu.</p>
+
+<p>&laquo;Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n'avons pas le temps, cria
+furieusement le commissaire central. Il est d&eacute;j&agrave; cinq heures un
+quart.... Empoignons notre individu, et que &ccedil;a ne tra&icirc;ne pas! Il faut
+que nous roulions dans dix minutes.&raquo; D'ordinaire, Gilquin &eacute;tait bon
+homme. Il se piquait, dans ses fonctions, d'une urbanit&eacute; parfaite. Ce
+jour-l&agrave;, il avait m&ecirc;me arr&ecirc;t&eacute; un plan compliqu&eacute;, afin d'&eacute;viter les
+&eacute;motions trop fortes au fr&egrave;re de Mme Correur; ainsi il devait entrer
+seul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, &agrave; la
+porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Mais ses trois
+heures d'attente au Lion d'Or l'avaient tellement exasp&eacute;r&eacute;, qu'il oublia
+toutes ces belles pr&eacute;cautions. Il traversa le village et alla sonner
+rudement chez le notaire, &agrave; la porte de la rue. Un gendarme fut laiss&eacute;
+devant cette porte; l'autre fit le tour, pour surveiller les murs du
+jardin. Le commissaire &eacute;tait entr&eacute; avec le brigadier. Dix &agrave; douze
+curieux effar&eacute;s regardaient de loin.</p>
+
+<p>A la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prise d'une
+terreur d'enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutes ses forces:</p>
+
+<p>&laquo;Madame! madame! madame!&raquo; Une femme petite et grasse, dont la face
+gardait un grand calme, descendit lentement l'escalier.</p>
+
+<p>&laquo;Madame Martineau, sans doute? fit Gilquin d'une voix rapide. Mon Dieu!
+madame, j'ai une triste mission &agrave; remplir.... Je viens arr&ecirc;ter votre
+mari.&raquo; Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses l&egrave;vres d&eacute;color&eacute;es
+tremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri.</p>
+
+<p>Elle resta sur la derni&egrave;re marche, bouchant l'escalier avec ses jupes.
+Elle voulut voir le mandat d'amener, demanda des explications, tra&icirc;na
+les choses.</p>
+
+<p>&laquo;Attention! le particulier va nous filer entre les doigts&raquo;, murmura le
+brigadier &agrave; l'oreille du commissaire.</p>
+
+<p>Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Montez, messieurs.&raquo; Et elle monta la premi&egrave;re. Elle les introduisit
+dans un cabinet, au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe
+de chambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter son
+fauteuil o&ugrave; il passait ses journ&eacute;es. Tr&egrave;s grand, les mains comme mortes,
+le visage d'une p&acirc;leur de cire, il n'avait plus que les yeux de vivants,
+des yeux noirs, doux et &eacute;nergiques.</p>
+
+<p>Mme Martineau le montra d'un geste silencieux.</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! monsieur, commen&ccedil;a Gilquin, j'ai une triste mission &agrave;
+remplir...&raquo; Quand il eut termin&eacute;, le notaire hocha la t&ecirc;te, sans parler.
+Un l&eacute;ger frisson agitait la robe de chambre drap&eacute;e sur ses membres
+maigres. Il dit enfin, avec une grande politesse:</p>
+
+<p>&laquo;C'est bien, messieurs, je vais vous suivre.&raquo; Alors, il se mit &agrave; marcher
+dans la pi&egrave;ce, rangeant les objets qui tra&icirc;naient sur les meubles. Il
+changea de place un paquet de livres. Il demanda &agrave; sa femme une chemise
+propre. Le frisson dont il &eacute;tait secou&eacute; devenait plus violent. Mme
+Martineau, le voyant chanceler, le suivait, les bras tendus pour le
+recevoir, comme on suit un enfant.</p>
+
+<p>&laquo;D&eacute;p&ecirc;chons, d&eacute;p&ecirc;chons, monsieur&raquo;, r&eacute;p&eacute;tait Gilquin.</p>
+
+<p>Le notaire fit encore deux tours; et, brusquement, ses mains battirent
+l'air, il se laissa tomber dans un fauteuil, tordu, roidi par une
+attaque de paralysie. Sa femme pleurait &agrave; grosses larmes muettes.
+Gilquin avait tir&eacute; sa montre.</p>
+
+<p>&laquo;Tonnerre de Dieu!&raquo; cria-t-il.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait cinq heures et demie. Maintenant, il devait renoncer &agrave; &ecirc;tre de
+retour &agrave; Niort pour le d&icirc;ner de la pr&eacute;fecture. Avant qu'on e&ucirc;t mis cet
+homme dans une voiture, on allait perdre au moins une demi-heure. Il
+t&acirc;cha de se consoler en jurant bien de ne pas manquer le bal; justement
+il se souvenait d'avoir retenu la femme du proviseur pour la premi&egrave;re
+valse.</p>
+
+<p>&laquo;C'est de la frime, lui murmura le brigadier &agrave; l'oreille. Voulez-vous
+que je remette le particulier sur ses pieds?&raquo; Et, sans attendre la
+r&eacute;ponse, il s'avan&ccedil;a, il adressa au notaire des exhortations pour
+l'engager &agrave; ne pas tromper la justice. Le notaire, les paupi&egrave;res closes,
+les l&egrave;vres amincies, gardait une rigidit&eacute; de cadavre. Peu &agrave; peu, le
+brigadier se f&acirc;cha, en vint aux gros mots, finit par abattre sa lourde
+main de gendarme sur le collet de la robe de chambre. Mais Mme
+Martineau, si calme jusque-l&agrave;, le repoussa rudement, se planta devant
+son mari, en serrant ses poings de d&eacute;vote r&eacute;solue.</p>
+
+<p>&laquo;C'est de la frime, je vous dis!&raquo; r&eacute;p&eacute;ta le brigadier.</p>
+
+<p>Gilquin haussa les &eacute;paules. Il &eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; emmener le notaire mort ou
+vif.</p>
+
+<p>&laquo;Que l'un de vos hommes aille chercher la voiture au Lion d'Or,
+ordonna-t-il. J'ai pr&eacute;venu l'aubergiste.&raquo; Quand le brigadier fut sorti,
+il s'approcha de la fen&ecirc;tre, regarda complaisamment le jardin o&ugrave; des
+abricotiers &eacute;taient en fleur. Et il s'oubliait l&agrave;, lorsqu'il se sentit
+touch&eacute; &agrave; l'&eacute;paule. Mme Martineau, debout derri&egrave;re lui, l'interrogea, les
+joues s&eacute;ch&eacute;es, la voix raffermie:</p>
+
+<p>&laquo;Cette voiture est pour vous, n'est-ce pas? Vous ne pouvez pas tra&icirc;ner
+mon mari &agrave; Niort, dans l'&eacute;tat o&ugrave; il se trouve.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! madame, dit-il pour la troisi&egrave;me fois, ma mission est tr&egrave;s
+p&eacute;nible...</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est un crime! Vous le tuez.... Vous n'avez pas &eacute;t&eacute; charg&eacute; de le
+tuer, pourtant!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai des ordres&raquo;, r&eacute;pondit-il d'une voix plus rude, voulant couper
+court &agrave; la sc&egrave;ne de supplications qu'il pr&eacute;voyait.</p>
+
+<p>Elle eut un geste terrible. Une col&egrave;re folle passa sur sa face de
+bourgeoise grasse, tandis que ses regards faisaient le tour de la pi&egrave;ce,
+comme pour chercher quelque moyen supr&ecirc;me de salut. Mais, d'un effort,
+elle s'apaisa, elle reprit son attitude de femme forte qui ne comptait
+pas sur ses larmes.</p>
+
+<p>&laquo;Dieu vous punira, monsieur&raquo;, dit-elle simplement, apr&egrave;s un silence,
+pendant lequel elle ne l'avait pas quitt&eacute; des yeux.</p>
+
+<p>Et elle retourna, sans un sanglot, sans une supplication, s'accouder au
+fauteuil o&ugrave; son mari agonisait. Gilquin avait souri.</p>
+
+<p>A ce moment, le brigadier, qui &eacute;tait all&eacute; lui-m&ecirc;me au Lion d'Or, revint
+dire que l'aubergiste pr&eacute;tendait ne pas avoir pour l'instant la moindre
+carriole. Le bruit de l'arrestation du notaire, tr&egrave;s aim&eacute; dans le pays,
+avait d&ucirc; se r&eacute;pandre. L'aubergiste cachait certainement ses voitures;
+deux heures auparavant, interrog&eacute; par le commissaire central, il s'&eacute;tait
+engag&eacute; &agrave; lui garder un vieux coup&eacute;, qu'il louait d'ordinaire aux
+voyageurs, pour des promenades dans les environs.</p>
+
+<p>&laquo;Fouillez l'auberge! cria Gilquin repris par la fureur devant ce nouvel
+obstacle; fouillez toutes les maisons du village!... Est-ce qu'on se
+fiche de nous, &agrave; la fin! On m'attend, je n'ai pas de temps &agrave; perdre....
+Je vous donne un quart d'heure, entendez-vous!&raquo; Le brigadier disparut de
+nouveau, emmenant ses hommes, les lan&ccedil;ant dans des directions
+diff&eacute;rentes.</p>
+
+<p>Trois quarts d'heure se pass&egrave;rent, puis quatre, puis cinq. Au bout d'une
+heure et demie, un gendarme se montra enfin, la mine longue: toutes les
+recherches &eacute;taient rest&eacute;es sans r&eacute;sultat. Gilquin, pris de fi&egrave;vre,
+marchait d'un pas saccad&eacute;, allant de la porte &agrave; la fen&ecirc;tre, regardant
+tomber le jour. S&ucirc;rement on ouvrirait le bal sans lui; la femme du
+proviseur croirait &agrave; une impolitesse; cela le rendrait ridicule,
+paralyserait ses moyens de s&eacute;duction. Et, chaque fois qu'il passait
+devant le notaire, il sentait la col&egrave;re l'&eacute;trangler; jamais malfaiteur
+ne lui avait donn&eacute; tant d'embarras. Le notaire, plus froid, plus bl&ecirc;me,
+restait allong&eacute;, sans un mouvement.</p>
+
+<p>Ce fut seulement &agrave; sept heures pass&eacute;es que le brigadier reparut, l'air
+rayonnant. Il avait enfin trouv&eacute; le vieux coup&eacute; de l'aubergiste, cach&eacute;
+au fond d'un hangar, &agrave; un quart de lieue du village. Le coup&eacute; &eacute;tait tout
+attel&eacute;, et c'&eacute;tait l'&eacute;brouement du cheval qui l'avait fait d&eacute;couvrir.
+Mais quand la voiture fut &agrave; la porte, il fallut habiller M. Martineau.
+Cela prit un temps fort long.</p>
+
+<p>Mme Martineau, avec une lenteur grave, lui mit des bas blancs, une
+chemise blanche; puis, elle le v&ecirc;tit tout en noir, pantalon, gilet,
+redingote. Jamais elle ne consentit &agrave; se laisser aider par un gendarme.
+Le notaire s'abandonnait entre ses bras sans une r&eacute;sistance. On avait
+allum&eacute; une lampe. Gilquin tapait dans ses mains d'impatience, tandis que
+le brigadier, immobile, mettait au plafond l'ombre &eacute;norme de son
+chapeau.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce fini, est-ce fini?&raquo; r&eacute;p&eacute;tait Gilquin.</p>
+
+<p>Mme Martineau fouillait un meuble depuis cinq minutes. Elle en tira une
+paire de gants noirs, et les glissa dans la poche de M. Martineau.</p>
+
+<p>&laquo;J'esp&egrave;re, monsieur, demanda-t-elle, que vous me laisserez monter dans
+la voiture? Je veux accompagner mon mari.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible&raquo;, r&eacute;pondit brutalement Gilquin.</p>
+
+<p>Elle se contint. Elle n'insista pas.</p>
+
+<p>&laquo;Au moins, reprit-elle, me permettrez-vous de le suivre?</p>
+
+<p>&mdash;Les routes sont libres, dit-il. Mais vous ne trouverez pas de voiture,
+puisqu'il n'y en a pas dans le pays.&raquo; Elle haussa l&eacute;g&egrave;rement les &eacute;paules
+et sortit donner un ordre. Dix minutes plus tard, un cabriolet
+stationnait &agrave; la porte, derri&egrave;re le coup&eacute;. Il fallut alors descendre M.
+Martineau. Les deux gendarmes le portaient.</p>
+
+<p>Sa femme lui soutenait la t&ecirc;te. Et, &agrave; la moindre plainte pouss&eacute;e par le
+moribond, elle commandait imp&eacute;rieusement aux deux hommes de s'arr&ecirc;ter,
+ce que ceux-ci faisaient, malgr&eacute; les regards terribles du commissaire.
+Il y eut ainsi un repos &agrave; chaque marche de l'escalier. Le notaire &eacute;tait
+comme un mort correctement v&ecirc;tu qu'on emportait. On dut l'asseoir
+&eacute;vanoui dans la voiture.</p>
+
+<p>&laquo;Huit heures et demie! cria Gilquin, en regardant une derni&egrave;re fois sa
+montre. Quelle sacr&eacute;e corv&eacute;e! Je n'arriverai jamais.&raquo; C'&eacute;tait une chose
+dite. Bien heureux s'il faisait son entr&eacute;e vers le milieu du bal. Il
+sauta &agrave; cheval en jurant, il dit au cocher d'aller bon train. En t&ecirc;te
+venait le coup&eacute;, aux porti&egrave;res duquel galopaient les deux gendarmes;
+puis, &agrave; quelques pas, le commissaire central et le brigadier suivaient;
+enfin, le cabriolet o&ugrave; se trouvait Mme Martineau, fermait la marche. La
+nuit &eacute;tait tr&egrave;s fra&icirc;che. Sur la route grise, interminable, au milieu de
+la campagne endormie, le cort&egrave;ge passait, avec le roulement sourd des
+roues et la cadence monotone du galop des chevaux. Pas une parole ne fut
+dite pendant le trajet. Gilquin arrangeait la phrase qu'il prononcerait
+en abordant la femme du proviseur. Mme Martineau, par moments, se levait
+toute droite dans son cabriolet, croyant avoir entendu un r&acirc;le; mais
+c'&eacute;tait &agrave; peine si elle apercevait, en avant, la caisse du coup&eacute;, qui
+roulait, noire et silencieuse.</p>
+
+<p>On entra dans Niort &agrave; dix heures et demie. Le commissaire, pour &eacute;viter
+de traverser la ville, fit prendre par les remparts. Aux prisons, il
+fallut carillonner. Quand le guichetier vit le prisonnier qu'on lui
+amenait, si blanc, si roide, il monta r&eacute;veiller le directeur.</p>
+
+<p>Celui-ci, un peu souffrant, arriva bient&ocirc;t en pantoufles.</p>
+
+<p>Mais il se f&acirc;cha, il refusa absolument de recevoir un homme dans un
+pareil &eacute;tat. Est-ce qu'on prenait les prisons pour un h&ocirc;pital?</p>
+
+<p>&laquo;Puisqu'il est arr&ecirc;t&eacute; maintenant, que voulez-vous qu'on en fasse?
+demanda Gilquin, mis hors de lui par ce dernier incident.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'on voudra, monsieur le commissaire, r&eacute;pondit le directeur. Je
+vous r&eacute;p&egrave;te qu'il n'entrera pas ici. Je n'accepterai jamais une pareille
+responsabilit&eacute;.&raquo; Mme Martineau avait profit&eacute; de la discussion pour
+monter dans le coup&eacute;, aupr&egrave;s de son mari. Elle proposa de le mener &agrave;
+l'h&ocirc;tel.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, &agrave; l'h&ocirc;tel, au diable, o&ugrave; vous voudrez! cria Gilquin. J'en ai
+assez, &agrave; la fin! Remportez-le!&raquo; Pourtant, il poussa le devoir jusqu'&agrave;
+accompagner le notaire &agrave; l'h&ocirc;tel de Paris, d&eacute;sign&eacute; par Mme Martineau
+elle-m&ecirc;me. La place de la Pr&eacute;fecture commen&ccedil;ait &agrave; se vider; seuls les
+gamins sautaient encore sur les trottoirs, tandis que des couples de
+bourgeois, lentement, se perdaient dans l'ombre des rues voisines. Mais
+le flamboiement des six fen&ecirc;tres du grand salon &eacute;clairait toujours la
+place de la lueur vive du plein jour; l'orchestre avait des voix de
+cuivre plus retentissantes; les dames, dont on voyait les &eacute;paules nues
+passer dans l'entreb&acirc;illement des rideaux, balan&ccedil;aient leurs chignons,
+fris&eacute;s &agrave; la mode de Paris. Gilquin, au moment o&ugrave; l'on montait le notaire
+&agrave; une chambre du premier &eacute;tage, aper&ccedil;ut, en levant la t&ecirc;te, Mme Correur
+et Mlle Herminie Billecoq, qui n'avaient pas quitt&eacute; leur fen&ecirc;tre. Elles
+&eacute;taient l&agrave;, roulant leur cou, &eacute;chauff&eacute;es par les fum&eacute;es de la f&ecirc;te. Mme
+Correur, cependant, avait d&ucirc; voir arriver son fr&egrave;re, car elle se
+penchait, au risque de tomber. Sur un signe v&eacute;h&eacute;ment qu'elle lui fit,
+Gilquin monta.</p>
+
+<p>Et plus tard, vers minuit, le bal de la pr&eacute;fecture atteignit tout son
+&eacute;clat. On venait d'ouvrir les portes de la salle &agrave; manger, o&ugrave; un souper
+froid &eacute;tait servi. Les dames, tr&egrave;s rouges, s'&eacute;ventaient, mangeaient
+debout, avec des rires. D'autres continuaient &agrave; danser, ne voulant pas
+perdre un quadrille, se contentant des verres de sirop que des messieurs
+leur apportaient. Une poussi&egrave;re lumineuse flottait, comme envol&eacute;e des
+chevelures, des jupes et des bras cercl&eacute;s d'or, qui battaient l'air. Il
+y avait trop d'or, trop de musique et trop de chaleur.</p>
+
+<p>Rougon, suffoquant, se h&acirc;ta de sortir, sur un appel discret de Du
+Poizat. A c&ocirc;t&eacute; du grand salon, dans la pi&egrave;ce o&ugrave; il les avait d&eacute;j&agrave; vues
+la veille, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq l'attendaient, en
+pleurant toutes deux &agrave; gros sanglots.</p>
+
+<p>&laquo;Mon pauvre fr&egrave;re, mon pauvre Martineau! balbutia Mme Correur, qui
+&eacute;touffait ses larmes dans son mouchoir. Ah! je le sentais, vous ne
+pouviez pas le sauver.... Mon Dieu! pourquoi ne l'avez-vous pas sauv&eacute;?&raquo;
+Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.</p>
+
+<p>&laquo;Il a &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute; aujourd'hui. Je viens de le voir.... Mon Dieu! mon
+Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous d&eacute;solez pas, dit-il enfin. On instruira son affaire. J'esp&egrave;re
+bien qu'on le rel&acirc;chera.&raquo; Mme Correur cessa de se tamponner les yeux.
+Elle le regarda, en s'&eacute;criant de sa voix naturelle:</p>
+
+<p>&laquo;Mais il est mort!&raquo; Et elle reprit tout de suite son ton &eacute;plor&eacute;, la
+figure de nouveau au fond de son mouchoir.</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Martineau!&raquo; Mort! Rougon sentit un petit
+frisson lui courir &agrave; fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la
+premi&egrave;re fois, il eut conscience d'un trou devant lui, d'un trou plein
+d'ombre, dans lequel, peu &agrave; peu, on le poussait.</p>
+
+<p>Voil&agrave; que cet homme &eacute;tait mort, maintenant! Jamais, il n'avait voulu
+cela. Les faits allaient trop loin.</p>
+
+<p>&laquo;H&eacute;las! oui, le pauvre cher homme, il est mort, racontait avec de longs
+soupirs Mlle Herminie Billecoq.</p>
+
+<p>Il para&icirc;t qu'on a refus&eacute; de le recevoir aux prisons. Alors, quand nous
+l'avons vu arriver &agrave; l'h&ocirc;tel dans un si triste &eacute;tat, madame est
+descendue et a forc&eacute; la porte, en criant qu'elle &eacute;tait sa s&oelig;ur. Une
+s&oelig;ur, n'est-ce pas? a toujours le droit de recevoir le dernier soupir
+de son fr&egrave;re. C'est ce que j'ai dit &agrave; cette coquine de Mme Martineau,
+qui parlait encore de nous chasser. Elle a bien &eacute;t&eacute; oblig&eacute;e de nous
+laisser une place devant le lit.... Oh! mon Dieu, &ccedil;a &eacute;t&eacute; fini tr&egrave;s vite.
+Il n'a pas r&acirc;l&eacute; plus d'une heure. Il &eacute;tait couch&eacute; sur le lit, tout
+habill&eacute; de noir; on aurait cru un notaire allant &agrave; un mariage. Et il
+s'est &eacute;teint comme une chandelle, avec une toute petite grimace. &Ccedil;a n'a
+pas d&ucirc; lui faire beaucoup de mal.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que Mme Martineau ne m'a pas cherch&eacute; querelle, ensuite! conta &agrave;
+son tour Mme Correur. Je ne sais ce qu'elle barbotait! elle parlait de
+l'h&eacute;ritage, elle m'accusait d'avoir port&eacute; le dernier coup &agrave; mon fr&egrave;re.
+Je lui ai r&eacute;pondu: "Moi, madame, jamais je ne l'aurais laiss&eacute; emmener,
+je me serais plut&ocirc;t fait hacher par les gendarmes!" Et Ils m'auraient
+hach&eacute;e, comme je vous le dis.... N'est-ce pas, Herminie?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, r&eacute;pondit la grande fille.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, que voulez-vous, mes larmes ne le ressusciteront pas, mais on
+pleure parce qu'on a besoin de pleurer.... Mon pauvre Martineau!&raquo; Rougon
+restait mal &agrave; l'aise. Il retira ses mains, dont Mme Correur s'&eacute;tait
+empar&eacute;e. Et il ne trouvait toujours rien &agrave; dire, r&eacute;pugn&eacute; par les d&eacute;tails
+de cette mort qui lui semblait abominable.</p>
+
+<p>&laquo;Tenez! s'&eacute;cria Herminie debout devant la fen&ecirc;tre, on voit la chambre
+d'ici, l&agrave;, en face, dans la grande clart&eacute;, la troisi&egrave;me fen&ecirc;tre du
+premier &eacute;tage, en partant de la gauche.... Il y a une lumi&egrave;re derri&egrave;re
+les rideaux.&raquo; Alors, il les cong&eacute;dia, pendant que Mme Correur
+s'excusait, l'appelait son ami, expliquait le premier mouvement auquel
+elle avait c&eacute;d&eacute;, en venant lui apprendre la fatale nouvelle.</p>
+
+<p>&laquo;Cette histoire est bien f&acirc;cheuse, dit-il &agrave; l'oreille de Du Poizat,
+lorsqu'il rentra dans le bal, la face encore toute p&acirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est cet imb&eacute;cile de Gilquin!&raquo; r&eacute;pondit le pr&eacute;fet en haussant les
+&eacute;paules.</p>
+
+<p>Le bal flambait. Dans la salle &agrave; manger, dont on apercevait un coin par
+la porte grande ouverte, le premier adjoint bourrait de friandises les
+trois filles du conservateur des eaux et for&ecirc;ts; tandis que le colonel
+du 78e de ligne buvait du punch, l'oreille tendue aux m&eacute;chancet&eacute;s de
+l'ing&eacute;nieur en chef des ponts et chauss&eacute;es, qui croquait des pralines.
+M. Kahn, pr&egrave;s de la porte, r&eacute;p&eacute;tait tr&egrave;s haut au pr&eacute;sident du tribunal
+civil son discours de l'apr&egrave;s-midi, sur les bienfaits de la nouvelle
+voie ferr&eacute;e, au milieu d'un groupe compact d'hommes graves, le directeur
+des contributions directes, les deux juges de paix, les d&eacute;l&eacute;gu&eacute;s de la
+Chambre consultative d'agriculture et de la Soci&eacute;t&eacute; de statistique,
+bouches b&eacute;antes.</p>
+
+<p>Puis, autour du grand salon, sous les cinq lustres, une valse que
+l'orchestre jouait avec des &eacute;clats de trompette, ber&ccedil;ait les couples, le
+fils du receveur g&eacute;n&eacute;ral et la s&oelig;ur du maire, l'un des substituts et
+une demoiselle en bleu, l'autre des substituts et une demoiselle en
+rose. Mais un couple surtout soulevait un murmure d'admiration, le
+commissaire central et la femme du proviseur galamment enlac&eacute;s, tournant
+avec lenteur; il s'&eacute;tait h&acirc;t&eacute; d'aller faire une toilette correcte, habit
+noir, bottes vernies, gants blancs; et la jolie blonde lui avait
+pardonn&eacute; son retard, p&acirc;m&eacute;e &agrave; son &eacute;paule, les yeux noy&eacute;s de tendresse.
+Gilquin accentuait les mouvements des hanches, en rejetant en arri&egrave;re
+son torse de beau danseur de bals publics, pointe canaille dont le haut
+go&ucirc;t ravissait la galerie. Rougon, que le couple faillit bousculer, dut
+se coller contre un mur, pour le laisser passer, dans un flot de
+tarlatane &eacute;toil&eacute;e d'or.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XI" id="XI"></a><a href="#table">XI</a></h2>
+
+
+<p>Rougon avait enfin obtenu pour Delestang le portefeuille de
+l'Agriculture et du Commerce. Un matin, dans les premiers jours de mai,
+il alla rue du Colis&eacute;e prendre son nouveau coll&egrave;gue. Il devait y avoir
+conseil des ministres &agrave; Saint-Cloud, o&ugrave; la cour venait de s'installer.</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! vous nous accompagnez! dit-il avec surprise, en apercevant
+Clorinde qui montait dans le landau tout attel&eacute; devant le perron.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, je vais au conseil, moi aussi&raquo;, r&eacute;pondit-elle en riant.</p>
+
+<p>Puis, elle ajouta d'une voix s&eacute;rieuse, lorsqu'elle eut cas&eacute; entre les
+banquettes les volants de sa longue jupe de soie cerise p&acirc;le:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai un rendez-vous avec l'imp&eacute;ratrice. Je suis tr&eacute;sori&egrave;re d'une &oelig;uvre
+pour les jeunes ouvri&egrave;res, &agrave; laquelle elle s'int&eacute;resse.&raquo; Les deux hommes
+mont&egrave;rent &agrave; leur tour. Delestang s'assit &agrave; c&ocirc;t&eacute; de sa femme; il avait
+une serviette d'avocat, en maroquin chamois, qu'il garda sur les genoux.</p>
+
+<p>Rougon, les mains libres, se trouva en face de Clorinde.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait pr&egrave;s de neuf heures et demie, et le conseil &eacute;tait pour dix
+heures. Le cocher re&ccedil;ut l'ordre de marcher bon train. Pour couper au
+plus court, il prit la rue Marbeuf, s'engagea dans le quartier de
+Chaillot, que la pioche des d&eacute;molisseurs commen&ccedil;ait &agrave; &eacute;ventrer.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient des rues d&eacute;sertes, bord&eacute;es de jardins et de constructions en
+planches, des traverses escarp&eacute;es qui tournaient sur elles-m&ecirc;mes,
+d'&eacute;troites places de province plant&eacute;es d'arbres maigres, tout un coin
+b&acirc;tard de grande ville se chauffant sur un coteau, au soleil matinal,
+avec des villas et des &eacute;choppes &agrave; la d&eacute;bandade.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce laid, par ici!&raquo; dit Clorinde, renvers&eacute;e au fond du landau.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;tait tourn&eacute;e &agrave; demi vers son mari, elle l'examina un instant, la
+face grave; et, comme malgr&eacute; elle, elle se mit &agrave; sourire. Delestang,
+correctement boutonn&eacute; dans sa redingote, &eacute;tait assis avec dignit&eacute; sur
+son s&eacute;ant, le corps ni trop en avant ni trop en arri&egrave;re. Sa belle figure
+pensive, sa calvitie pr&eacute;coce qui lui haussait le front faisaient
+retourner les passants. La jeune femme remarqua que personne ne
+regardait Rougon, dont le visage lourd semblait dormir. Alors,
+maternellement, elle tira un peu la manchette gauche de son mari, trop
+enfonc&eacute;e sous le parement.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'est-ce que vous avez donc fait cette nuit? demanda-t-elle au grand
+homme, en lui voyant &eacute;touffer des b&acirc;illements dans ses doigts.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai travaill&eacute; tard, je suis harass&eacute;, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Un tas d'affaires b&ecirc;tes!&raquo; Et la conversation tomba de nouveau.
+Maintenant, c'&eacute;tait lui qu'elle &eacute;tudiait. Il s'abandonnait aux l&eacute;g&egrave;res
+secousses de la voiture, sa redingote d&eacute;form&eacute;e par ses larges &eacute;paules,
+son chapeau mal bross&eacute;, gardant les marques d'anciennes gouttes de
+pluie. Elle se souvenait d'avoir, le mois pr&eacute;c&eacute;dent, achet&eacute; un cheval &agrave;
+un maquignon qui lui ressemblait. Son sourire reparut avec une pointe de
+d&eacute;dain.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien? dit-il, impatient&eacute; d'&ecirc;tre examin&eacute; de la sorte.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je vous regarde! r&eacute;pondit-elle. Est-ce que ce n'est pas
+permis?... Vous avez donc peur qu'on ne vous mange?&raquo; Elle lan&ccedil;a cette
+phrase d'un air provocant, en montrant ses dents blanches. Mais lui,
+plaisanta.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis trop gros, &ccedil;a ne passerait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si l'on avait bien faim!&raquo; dit-elle tr&egrave;s s&eacute;rieusement, apr&egrave;s avoir
+paru consulter son app&eacute;tit.</p>
+
+<p>Le landau arrivait enfin &agrave; la porte de la Muette. Ce fut, au sortir des
+ruelles &eacute;trangl&eacute;es de Chaillot, un &eacute;largissement brusque d'horizon dans
+les verdures tendres du Bois. La matin&eacute;e &eacute;tait superbe, trempant au loin
+les pelouses d'une clart&eacute; blonde, donnant un frisson ti&egrave;de &agrave; l'enfance
+des arbres. Ils laiss&egrave;rent &agrave; droite le parc aux daims et prirent la
+route de Saint-Cloud. Maintenant, la voiture roulait sur l'avenue
+sabl&eacute;e, sans une secousse, avec une l&eacute;g&egrave;ret&eacute; et une douceur de tra&icirc;neau
+glissant sur la neige.</p>
+
+<p>&laquo;Hein? est-ce d&eacute;sagr&eacute;able, ce pav&eacute;! reprit Clorinde, en s'allongeant. On
+respire ici, on peut causer.... Est-ce que vous avez des nouvelles de
+notre ami Du Poizat?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Rougon. Il se porte bien.</p>
+
+<p>&mdash;Et est-il toujours content de son d&eacute;partement?&raquo; Il fit un geste vague,
+voulant se dispenser de r&eacute;pondre. La jeune femme devait conna&icirc;tre
+certains ennuis que le pr&eacute;fet des Deux-S&egrave;vres commen&ccedil;ait &agrave; lui donner
+par la rudesse de son administration. Elle n'insista pas, elle parla de
+M. Kahn et de Mme Correur, en lui demandant des d&eacute;tails sur son voyage
+l&agrave;-bas, d'un air de curiosit&eacute; m&eacute;chante. Puis, elle s'interrompit, pour
+s'&eacute;crier:</p>
+
+<p>&laquo;A propos! j'ai rencontr&eacute; hier le colonel Jobelin et son cousin M.
+Bouchard. Nous avons parl&eacute; de vous.... Oui, nous avons parl&eacute; de vous.&raquo;
+Il pliait les &eacute;paules, il ne disait toujours rien. Alors, elle rappela
+le pass&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Vous vous souvenez de nos bonnes petites soir&eacute;es, rue Marbeuf. A
+pr&eacute;sent, vous avez trop d'affaires, on ne peut plus vous approcher. Vos
+amis s'en plaignent. Ils pr&eacute;tendent que vous les oubliez.... Vous savez,
+je dis tout, moi. Eh bien, on vous traite de l&acirc;cheur, mon cher.&raquo; A ce
+moment, comme la voiture venait de passer entre les deux lacs, elle
+croisa un coup&eacute;, qui rentrait &agrave; Paris. On vit une face rude se rejeter
+au fond du coup&eacute;, sans doute pour &eacute;viter un salut.</p>
+
+<p>&laquo;Mais c'est votre beau-fr&egrave;re! cria Clorinde.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il est souffrant, r&eacute;pondit Rougon avec un sourire. Son m&eacute;decin
+lui a ordonn&eacute; des promenades matinales.&raquo; Et tout d'un coup,
+s'abandonnant, il continua, pendant que le landau filait sous de grands
+arbres, le long d'une all&eacute;e &agrave; la courbe molle:</p>
+
+<p>&laquo;Que voulez-vous! je ne puis pourtant pas leur donner la lune!... Ainsi
+voil&agrave; Beulin-d'orch&egrave;re qui a fait le r&ecirc;ve d'&ecirc;tre garde des Sceaux. J'ai
+tent&eacute; l'impossible, j'ai sond&eacute; l'empereur sans pouvoir rien en tirer.
+L'empereur, je crois, a peur de lui. Ce n'est pas ma faute, n'est-ce
+pas?... Beulin-d'orch&egrave;re est premier pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>Cela devrait lui suffire, que diable! en attendant mieux.</p>
+
+<p>Et il &eacute;vite de me saluer! C'est un sot.&raquo; Maintenant, Clorinde, les yeux
+baiss&eacute;s, les doigts jouant avec le gland de son ombrelle, ne bougeait
+plus.</p>
+
+<p>Elle le laissait aller, elle ne perdait pas une phrase.</p>
+
+<p>&laquo;Les autres ne sont pas plus raisonnables. Si le colonel et Bouchard se
+plaignent, ils ont grand tort, car j'ai d&eacute;j&agrave; trop fait pour eux.... Je
+parle pour tous mes amis.</p>
+
+<p>Ils sont une douzaine d'un joli poids sur mes &eacute;paules!</p>
+
+<p>Tant qu'ils n'auront pas ma peau, ils ne se d&eacute;clareront pas satisfaits.&raquo;
+Il se tut, puis, il reprit en riant avec bonhomie:</p>
+
+<p>&laquo;Bah! s'ils en avaient absolument besoin, je la leur donnerais bien
+encore.... Quand on a les mains ouvertes, il n'est plus possible de les
+refermer. Malgr&eacute; tout le mal que mes amis disent de moi, je passe mes
+journ&eacute;es &agrave; solliciter pour eux une foule de faveurs.&raquo; Et, lui touchant
+le genou, la for&ccedil;ant &agrave; le regarder:</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, vous! Je vais causer avec l'empereur ce matin.... Vous n'avez
+rien &agrave; demander?</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci&raquo;, r&eacute;pondit-elle d'une voix s&egrave;che.</p>
+
+<p>Comme il s'offrait toujours, elle se f&acirc;cha, elle l'accusa de leur
+reprocher les quelques services qu'il avait pu leur rendre, &agrave; son mari
+et &agrave; elle. Ce n'&eacute;taient pas eux qui lui p&egrave;seraient davantage. Elle
+termina, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;A pr&eacute;sent, je fais mes commissions moi-m&ecirc;me. Je suis assez grande
+fille, peut-&ecirc;tre!&raquo; Cependant, la voiture venait de sortir du Bois. Elle
+traversait Boulogne, dans le tapage d'un convoi de grosses charrettes,
+le long de la Grande-Rue. Jusque-l&agrave;, Delestang &eacute;tait rest&eacute; au fond du
+landau, b&eacute;at, les mains pos&eacute;es sur la serviette de maroquin, sans une
+parole, comme livr&eacute; &agrave; quelque haute sp&eacute;culation intellectuelle.</p>
+
+<p>Alors, il se pencha, il cria &agrave; Rougon, au milieu du bruit:</p>
+
+<p>&laquo;Pensez-vous que Sa Majest&eacute; nous retienne &agrave; d&eacute;jeuner?&raquo; Rougon eut un
+geste d'ignorance. Il dit ensuite:</p>
+
+<p>&laquo;On d&eacute;jeune au palais, quand le conseil se prolonge.&raquo; Delestang rentra
+dans son coin, o&ugrave; il parut de nouveau en proie &agrave; une r&ecirc;verie des plus
+graves. Mais il se pencha une seconde fois, pour poser cette question:</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que le conseil sera tr&egrave;s charg&eacute; ce matin?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, peut-&ecirc;tre, r&eacute;pondit Rougon. On ne sait jamais. Je crois que
+plusieurs de nos coll&egrave;gues doivent rendre compte de certains travaux....
+Moi, en tout cas, je soul&egrave;verai la question de ce livre pour lequel je
+suis en conflit avec la commission de colportage.</p>
+
+<p>&mdash;Quel livre? demanda vivement Clorinde.</p>
+
+<p>&mdash;Une &acirc;nerie, un de ces volumes qu'on fabrique pour les paysans. Cela
+s'appelle Les Veill&eacute;es du bonhomme Jacques. Il y a de tout l&agrave;-dedans, du
+socialisme, de la sorcellerie, de l'agriculture, jusqu'&agrave; un article
+c&eacute;l&eacute;brant les bienfaits de l'association.... Un bouquin dangereux,
+enfin!&raquo; La jeune femme, dont la curiosit&eacute; ne devait pas &ecirc;tre satisfaite,
+se tourna comme pour interroger son mari.</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes s&eacute;v&egrave;re, Rougon, d&eacute;clara Delestang. J'ai parcouru ce livre,
+j'y ai d&eacute;couvert de bonnes choses; le chapitre sur l'association est
+bien fait.... Je serais surpris si l'empereur condamnait les id&eacute;es qui
+s'y trouvent exprim&eacute;es.&raquo; Rougon allait s'emporter. Il ouvrait les bras,
+dans un geste de protestation. Et il se calma brusquement, comme ne
+voulant pas discuter; il ne dit plus rien, jetant des coups d'&oelig;il sur
+le paysage, aux deux c&ocirc;t&eacute;s de l'horizon. Le landau &eacute;tait alors au milieu
+du pont de Saint-Cloud; en bas, toute moir&eacute;e de soleil, la rivi&egrave;re avait
+des nappes dormantes d'un bleu p&acirc;le; tandis que des files d'arbres, le
+long des rives, enfon&ccedil;aient dans l'eau des ombres vigoureuses. L'immense
+ciel, en amont et en aval, montait, tout blanc d'une limpidit&eacute;
+printani&egrave;re, &agrave; peine teint&eacute; d'un frisson bleu.</p>
+
+<p>Lorsque la voiture se fut arr&ecirc;t&eacute;e dans la cour du ch&acirc;teau, Rougon
+descendit le premier et tendit la main &agrave; Clorinde. Mais celle-ci affecta
+de ne pas accepter ce soutien; elle sauta l&eacute;g&egrave;rement &agrave; terre. Puis,
+comme il restait le bras tendu, elle lui, donna un petit coup d'ombrelle
+sur les doigts, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Puisqu'on vous dit qu'on est grande fille!&raquo; Et elle semblait sans
+respect pour les poings &eacute;normes du ma&icirc;tre, qu'elle gardait longtemps
+autrefois dans ses mains d'&eacute;l&egrave;ve soumise, afin de leur voler un peu de
+leur force. Aujourd'hui, elle pensait sans doute les avoir assez
+appauvris; elle n'avait plus ses cajoleries adorables de disciple. A son
+tour, pouss&eacute;e en puissance, elle devenait ma&icirc;tresse. Quand Delestang fut
+descendu de voiture, elle laissa Rougon entrer le premier, pour souffler
+&agrave; l'oreille de son mari:</p>
+
+<p>&laquo;J'esp&egrave;re que vous n'allez pas l'emp&ecirc;cher de patauger, avec son bonhomme
+Jacques. Vous avez l&agrave; une bonne occasion de ne pas toujours dire comme
+lui.&raquo; Dans le vestibule, avant de le quitter, elle l'enveloppa d'un
+dernier regard, s'inqui&eacute;ta d'un bouton de sa redingote qui tirait sur
+l'&eacute;toffe; et, tandis qu'un huissier l'annon&ccedil;ait chez l'imp&eacute;ratrice, elle
+les regarda dispara&icirc;tre, Rougon et lui, souriante.</p>
+
+<p>Le conseil des ministres se tenait dans un salon voisin du cabinet de
+l'empereur. Au milieu, une douzaine de fauteuils entouraient une grande
+table, recouverte d'un tapis. Les fen&ecirc;tres, hautes et claires, donnaient
+sur la terrasse du ch&acirc;teau. Quand Rougon et Delestang entr&egrave;rent, tous
+leurs coll&egrave;gues se trouvaient d&eacute;j&agrave; r&eacute;unis, &agrave; l'exception du ministre des
+Travaux publics et du ministre de la Marine et des Colonies, alors en
+cong&eacute;.</p>
+
+<p>L'empereur n'avait pas encore paru. Ces messieurs caus&egrave;rent pendant pr&egrave;s
+de dix minutes, debout devant les fen&ecirc;tres, group&eacute;s autour de la table.
+Il y en avait deux de visages chagrins, qui se d&eacute;testaient au point de
+ne jamais s'adresser la parole; mais les autres, la mine aimable, se
+mettaient &agrave; l'aise, en attendant les affaires graves. Paris s'occupait
+alors de l'arriv&eacute;e d'une ambassade venue du fond de l'Extr&ecirc;me-Orient,
+avec des costumes &eacute;tranges et des fa&ccedil;ons de saluer extraordinaires.</p>
+
+<p>Le ministre des Affaires &eacute;trang&egrave;res raconta une visite qu'il avait
+rendue, la veille, au chef de cette ambassade; il se moquait finement,
+tout en restant tr&egrave;s correct.</p>
+
+<p>Puis, la conversation tomba &agrave; des sujets plus frivoles; le ministre
+d'&Eacute;tat fournit des renseignements sur la sant&eacute; d'une danseuse de
+l'Op&eacute;ra, qui avait failli se casser la jambe. Et m&ecirc;me dans leur abandon,
+ces messieurs demeuraient en &eacute;veil et en d&eacute;fiance, cherchant certaines
+de leurs phrases, rattrapant des moiti&eacute;s de mot, se guettant sous leurs
+sourires, redevenant subitement s&eacute;rieux, d&egrave;s qu'ils se sentaient
+surveill&eacute;s.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, c'est une simple foulure? dit Delestang, qui s'int&eacute;ressait
+beaucoup aux danseuses.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une foulure, r&eacute;p&eacute;ta le ministre d'&Eacute;tat. La pauvre femme en sera
+quitte pour garder quinze jours la chambre.... Elle est bien honteuse,
+d'&ecirc;tre tomb&eacute;e.&raquo; Un petit bruit fit tourner les t&ecirc;tes. Tous
+s'inclin&egrave;rent; l'empereur venait d'entrer. Il resta un instant appuy&eacute; au
+dossier de son fauteuil. Et il demanda de sa voix sourde, lentement:</p>
+
+<p>&laquo;Elle va mieux?</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup mieux, sire, r&eacute;pondit le ministre en s'inclinant de nouveau.
+J'ai eu de ses nouvelles ce matin.&raquo; Sur un geste de l'empereur, les
+membres du conseil prirent place autour de la table. Ils &eacute;taient neuf;
+plusieurs &eacute;tal&egrave;rent des papiers devant eux; d'autres se renvers&egrave;rent, en
+se regardant les ongles. Un silence r&eacute;gna.</p>
+
+<p>L'empereur semblait souffrant; il roulait doucement les bouts de ses
+moustaches entre ses doigts, la face &eacute;teinte. Puis, comme personne ne
+parlait, il parut se souvenir, il pronon&ccedil;a quelques mots.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, la session du Corps l&eacute;gislatif va &ecirc;tre close...&raquo; Il fut
+d'abord question du budget, que la Chambre venait de voter en cinq
+jours. Le ministre des Finances signala les v&oelig;ux exprim&eacute;s par le
+rapporteur. Pour la premi&egrave;re fois, la Chambre avait des vell&eacute;it&eacute;s de
+critique. Ainsi, le rapporteur souhaitait voir l'amortissement
+fonctionner d'une fa&ccedil;on normale et le gouvernement se contenter des
+cr&eacute;dits vot&eacute;s, sans recourir toujours &agrave; des demandes de cr&eacute;dits
+suppl&eacute;mentaires.</p>
+
+<p>D'autre part, des membres s'&eacute;taient plaints du peu de cas que le Conseil
+d'&Eacute;tat faisait de leurs observations, quand ils cherchaient &agrave; r&eacute;duire
+certaines d&eacute;penses; un d'entre eux avait m&ecirc;me r&eacute;clam&eacute; pour le Corps
+l&eacute;gislatif le droit de pr&eacute;parer le budget. &laquo;Il n'y a pas lieu, selon
+moi, de tenir compte de ces r&eacute;clamations, dit le ministre des Finances
+en terminant. Le gouvernement dresse ses budgets avec la plus grande
+&eacute;conomie possible; et cela est tellement vrai, que la commission a d&ucirc; se
+donner beaucoup de mal pour arriver &agrave; retrancher deux pauvres
+millions.... Toutefois, je crois sage d'ajouter trois demandes de
+cr&eacute;dits suppl&eacute;mentaires, qui &eacute;taient &agrave; l'&eacute;tude. Un virement de fonds
+nous donnera les sommes n&eacute;cessaires, et la situation sera r&eacute;gularis&eacute;e
+plus tard.&raquo; L'empereur approuva de la t&ecirc;te. Il paraissait ne pas
+&eacute;couter, les yeux vagues, regardant comme aveugl&eacute; la grande lueur claire
+tombant de la fen&ecirc;tre du milieu, en face de lui. Il y eut de nouveau un
+silence. Tous les ministres approuvaient, apr&egrave;s l'empereur. Pendant un
+instant, on n'entendit plus qu'un l&eacute;ger bruit. C'&eacute;tait le garde des
+Sceaux qui feuilletait un manuscrit de quelques pages, ouvert sur la
+table. Il consulta ses coll&egrave;gues d'un regard.</p>
+
+<p>&laquo;Sire, dit-il enfin, j'ai apport&eacute; le projet d'un m&eacute;moire sur la
+fondation d'une nouvelle noblesse.... Ce sont encore de simples notes;
+mais j'ai pens&eacute; qu'il serait bon, avant d'aller plus loin, de les lire
+en conseil, afin de pouvoir profiter de toutes les lumi&egrave;res...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, lisez, monsieur le garde des Sceaux, interrompit l'empereur. Vous
+avez raison.&raquo; Et il se tourna &agrave; demi, pour regarder le ministre de la
+Justice, pendant qu'il lisait. Il s'animait, une flamme jaune br&ucirc;lait
+dans ses yeux gris.</p>
+
+<p>Cette question d'une nouvelle noblesse pr&eacute;occupait alors beaucoup la
+cour. Le gouvernement avait commenc&eacute; par soumettre au Corps l&eacute;gislatif
+un projet de loi punissant d'une amende et d'un emprisonnement toute
+personne convaincue de s'&ecirc;tre attribu&eacute; sans droit un titre nobiliaire
+quelconque. Il s'agissait de donner une sanction aux anciens titres et
+de pr&eacute;parer ainsi la cr&eacute;ation de titres nouveaux. Ce projet de loi avait
+soulev&eacute; &agrave; la Chambre une discussion passionn&eacute;e; des d&eacute;put&eacute;s, tr&egrave;s
+d&eacute;vou&eacute;s &agrave; l'empire, s'&eacute;taient &eacute;cri&eacute;s qu'une noblesse ne pouvait exister
+dans un &Eacute;tat d&eacute;mocratique; et, lors du vote, vingt-trois voix venaient
+de se prononcer contre le projet. Cependant, l'empereur caressait son
+r&ecirc;ve. C'&eacute;tait lui qui avait indiqu&eacute; au garde des Sceaux tout un vaste
+plan.</p>
+
+<p>Le m&eacute;moire d&eacute;butait par une partie historique.</p>
+
+<p>Ensuite, le futur syst&egrave;me se trouvait expos&eacute; tout au long; les titres
+devaient &ecirc;tre distribu&eacute;s par cat&eacute;gories de fonctions, afin de rendre les
+rangs de la nouvelle noblesse accessibles &agrave; tous les citoyens;
+combinaison d&eacute;mocratique qui paraissait enthousiasmer fort le garde des
+Sceaux. Enfin suivait un projet de d&eacute;cret. A l'article II, le ministre
+haussa et ralentit la voix:</p>
+
+<p>&laquo;Le titre de comte sera conc&eacute;d&eacute; apr&egrave;s cinq ans d'exercice dans leurs
+fonctions ou dignit&eacute;s, ou apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; nomm&eacute;s par nous grands-croix
+de la L&eacute;gion d'honneur: &agrave; nos ministres et aux membres de notre conseil
+priv&eacute;; aux cardinaux, aux mar&eacute;chaux, aux amiraux et aux s&eacute;nateurs; &agrave; nos
+ambassadeurs et aux g&eacute;n&eacute;raux de division ayant command&eacute; en chef.&raquo; Il
+s'arr&ecirc;ta un instant, interrogeant l'empereur du regard, pour demander
+s'il n'avait oubli&eacute; personne. Sa Majest&eacute;, la t&ecirc;te un peu tomb&eacute;e sur
+l'&eacute;paule droite, se recueillait. Elle finit par murmurer: &laquo;Je crois
+qu'il faudrait joindre les pr&eacute;sidents du Corps l&eacute;gislatif et du Conseil
+d'&Eacute;tat.&raquo; Le garde des Sceaux hocha vivement la t&ecirc;te en signe
+d'approbation, et se h&acirc;ta de mettre une note sur la marge de son
+manuscrit. Puis, au moment o&ugrave; il allait reprendre sa lecture, il fut
+interrompu par le ministre de l'Instruction publique et des cultes qui
+avait une omission &agrave; signaler.</p>
+
+<p>&laquo;Les archev&ecirc;ques... commen&ccedil;a-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, dit s&egrave;chement le ministre de la Justice, les archev&ecirc;ques ne
+doivent &ecirc;tre que barons. Laissez-moi lire le d&eacute;cret tout entier.&raquo; Et il
+ne se retrouva plus dans ses feuilles de papier. Il chercha longtemps
+une page qui s'&eacute;tait &eacute;gar&eacute;e parmi les autres. Rougon, carr&eacute;ment assis,
+le cou enfonc&eacute; entre ses rudes &eacute;paules de paysan, souriait du coin des
+l&egrave;vres; et, comme il se tournait, il vit son voisin le ministre d'&Eacute;tat,
+le dernier repr&eacute;sentant d'une vieille famille normande, sourire
+&eacute;galement d'un fin sourire de m&eacute;pris. Alors tous deux eurent un l&eacute;ger
+hochement de menton. Le parvenu et le gentilhomme s'&eacute;taient compris.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! voici, reprit enfin le garde des Sceaux:</p>
+
+<p>Article III. Le titre de baron sera conc&eacute;d&eacute;: 1&deg; Aux membres du Corps
+l&eacute;gislatif qui auront &eacute;t&eacute; honor&eacute;s trois fois du mandat de leurs
+concitoyens; 2&deg; aux conseillers d'&Eacute;tat, apr&egrave;s huit ans d'exercice; 3&deg; au
+premier pr&eacute;sident et au procureur g&eacute;n&eacute;ral de la Cour de cassation, au
+premier pr&eacute;sident et au procureur g&eacute;n&eacute;ral de la Cour des comptes, aux
+g&eacute;n&eacute;raux de division et aux vice-amiraux, aux archev&ecirc;ques et aux
+ministres pl&eacute;nipotentiaires, apr&egrave;s cinq ans d'exercice dans leurs
+fonctions, ou s'ils ont obtenu le grade de commandeur de la L&eacute;gion
+d'honneur...&raquo; Et il continua ainsi. Les premiers pr&eacute;sidents et les
+procureurs g&eacute;n&eacute;raux des cours imp&eacute;riales, les g&eacute;n&eacute;raux de brigade et les
+contre-amiraux, les &eacute;v&ecirc;ques, jusqu'aux maires des chefs-lieux de
+pr&eacute;fecture de premi&egrave;re classe, devaient &ecirc;tre faits barons; seulement, on
+leur demandait dix ans de service.</p>
+
+<p>&laquo;Tout le monde baron, alors!&raquo; murmura Rougon &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>Ses coll&egrave;gues, qui affectaient de le regarder comme un homme mal &eacute;lev&eacute;,
+prirent des mines graves, pour lui faire comprendre qu'ils trouvaient
+cette plaisanterie tr&egrave;s d&eacute;plac&eacute;e. L'empereur avait paru ne pas entendre.</p>
+
+<p>Cependant, lorsque la lecture fut termin&eacute;e, il demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Que pensez-vous du projet, messieurs?&raquo; Il y eut une h&eacute;sitation. On
+attendait une interrogation plus directe.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Rougon, reprit Sa Majest&eacute;, que pensez-vous du projet?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! Sire, r&eacute;pondit le ministre de l'Int&eacute;rieur en souriant de son
+air tranquille, je n'en pense pas beaucoup de bien. Il offre le pire des
+dangers, celui du ridicule. Oui, j'aurais peur que tous ces barons-l&agrave; ne
+pr&ecirc;tassent &agrave; rire.... Je ne mets pas en avant les raisons graves, le
+sentiment d'&eacute;galit&eacute; qui domine aujourd'hui, la rage de vanit&eacute; qu'un
+pareil syst&egrave;me d&eacute;velopperait...&raquo; Mais il eut la parole coup&eacute;e par le
+garde des Sceaux, tr&egrave;s aigre, tr&egrave;s bless&eacute;, se d&eacute;fendant en homme attaqu&eacute;
+personnellement. Il se disait bourgeois, fils de bourgeois, incapable de
+porter atteinte aux principes &eacute;galitaires de la soci&eacute;t&eacute; moderne. La
+nouvelle noblesse devait &ecirc;tre une noblesse d&eacute;mocratique; et ce mot de
+&laquo;noblesse d&eacute;mocratique&raquo; rendait sans doute si bien son id&eacute;e, qu'il le
+r&eacute;p&eacute;ta &agrave; plusieurs reprises. Rougon r&eacute;pliqua, toujours souriant, sans se
+f&acirc;cher. Le garde des Sceaux, petit, sec, noir&acirc;tre, finit par lancer des
+personnalit&eacute;s blessantes. L'empereur demeurait comme &eacute;tranger &agrave; la
+querelle; il regardait de nouveau, avec de lents balancements d'&eacute;paules,
+la grande clart&eacute; blanche tombant de la fen&ecirc;tre, en face de lui.
+Pourtant, quand les voix mont&egrave;rent et devinrent g&ecirc;nantes pour sa
+dignit&eacute;, il murmura:</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, messieurs...&raquo; Puis, au bout d'un silence:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Rougon a peut-&ecirc;tre raison.... La question n'est pas m&ucirc;re
+encore. Il faudra l'&eacute;tudier sur d'autres bases. On verra plus tard.&raquo; Le
+conseil examina ensuite plusieurs menues affaires. On parla surtout du
+journal Le si&egrave;cle, dont un article venait de produire un scandale &agrave; la
+cour. Il ne se passait pas de semaine sans que l'empereur f&ucirc;t suppli&eacute;,
+dans son entourage, de supprimer ce journal, le seul organe r&eacute;publicain
+qui rest&acirc;t debout. Mais Sa Majest&eacute;, personnellement, avait une grande
+douceur pour la presse, elle s'amusait souvent, dans le secret du
+cabinet, &agrave; &eacute;crire de longs articles en r&eacute;ponse aux attaques contre son
+gouvernement; son r&ecirc;ve inavou&eacute; &eacute;tait d'avoir son journal &agrave; elle, o&ugrave; elle
+pourrait publier des manifestes et entamer des pol&eacute;miques. Toutefois, Sa
+Majest&eacute; d&eacute;cida, ce jour-l&agrave;, qu'un avertissement serait envoy&eacute; au si&egrave;cle.</p>
+
+<p>Leurs Excellences croyaient le conseil fini. Cela se voyait &agrave; la mani&egrave;re
+dont ces messieurs se tenaient assis sur le bord de leurs fauteuils.
+M&ecirc;me le ministre de la Guerre, un g&eacute;n&eacute;ral &agrave; l'air ennuy&eacute; qui n'avait pas
+souffl&eacute; mot de toute la s&eacute;ance, tirait d&eacute;j&agrave; ses gants de sa poche,
+lorsque Rougon s'accouda fortement &agrave; la table.</p>
+
+<p>&laquo;Sire, dit-il, je voudrais entretenir le conseil d'un conflit qui s'est
+&eacute;lev&eacute; entre la commission de colportage et moi, au sujet d'un ouvrage
+pr&eacute;sent&eacute; &agrave; l'estampille.&raquo; Ses coll&egrave;gues se renfonc&egrave;rent dans leurs
+fauteuils.</p>
+
+<p>L'empereur se tourna &agrave; demi, avec un l&eacute;ger hochement de t&ecirc;te, pour
+autoriser le ministre de l'Int&eacute;rieur &agrave; continuer.</p>
+
+<p>Alors, Rougon entra dans des d&eacute;tails pr&eacute;liminaires. Il ne souriait plus,
+il n'avait plus son air bonhomme. Pench&eacute; au bord de la table, le bras
+droit balayant le tapis d'un geste r&eacute;gulier, il raconta qu'il avait
+voulu pr&eacute;sider lui-m&ecirc;me une des derni&egrave;res s&eacute;ances de la commission, pour
+stimuler le z&egrave;le des membres qui la composaient.</p>
+
+<p>&laquo;Je leur ai indiqu&eacute; les vues du gouvernement sur les am&eacute;liorations &agrave;
+op&eacute;rer dans les importants services dont ils sont charg&eacute;s.... Le
+colportage aurait de graves dangers si, devenant une arme entre les
+mains des r&eacute;volutionnaires, il aboutissait &agrave; raviver les discussions et
+les haines. La commission a donc le devoir de rejeter tous les ouvrages
+fomentant et irritant des passions qui ne sont plus de notre &acirc;ge. Elle
+accueillera au contraire les livres dont l'honn&ecirc;tet&eacute; lui para&icirc;tra
+inspirer un acte d'adoration pour Dieu, d'amour pour la patrie, de
+reconnaissance pour le souverain.&raquo; Les ministres, tr&egrave;s maussades,
+crurent cependant devoir saluer au passage ce dernier membre de phrase.</p>
+
+<p>&laquo;Le nombre des mauvais livres augmente tous les jours, continua-t-il.
+C'est une mar&eacute;e montante contre laquelle on ne saurait trop prot&eacute;ger le
+pays. Sur douze livres publi&eacute;s, onze et demi sont bons &agrave; jeter au feu.</p>
+
+<p>Voil&agrave; la moyenne.... Jamais les sentiments coupables, les th&eacute;ories
+subversives, les monstruosit&eacute;s antisociales n'ont trouv&eacute; autant de
+chantres.... Je suis oblig&eacute; parfois de lire certains ouvrages. Eh bien,
+je l'affirme...&raquo; Le ministre de l'Instruction publique se hasarda &agrave;
+l'interrompre.</p>
+
+<p>&laquo;Les romans... dit-il.&mdash;Je ne lis jamais de romans&raquo;, d&eacute;clara s&egrave;chement
+Rougon.</p>
+
+<p>Son coll&egrave;gue eut un geste de protestation pudibonde, un roulement d'yeux
+scandalis&eacute;, comme pour jurer que lui non plus ne lisait jamais de
+romans. Il s'expliqua.</p>
+
+<p>&laquo;Je voulais dire simplement ceci: les romans sont surtout un aliment
+empoisonn&eacute; servi aux curiosit&eacute;s malsaines de la foule.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, reprit le ministre de l'Int&eacute;rieur. Mais il est des
+ouvrages tout aussi dangereux: je parle de ces ouvrages de
+vulgarisation, o&ugrave; les auteurs s'efforcent de mettre &agrave; la port&eacute;e des
+paysans et des ouvriers un fatras de science sociale et &eacute;conomique, dont
+le r&eacute;sultat le plus clair est de troubler les cerveaux faibles....
+Justement, un livre de ce genre, Les Veill&eacute;es du bonhomme Jacques, est
+en ce moment soumis &agrave; l'examen de la commission. Il s'agit d'un sergent
+qui, rentr&eacute; dans son village, cause chaque dimanche soir avec le ma&icirc;tre
+d'&eacute;cole, en pr&eacute;sence d'une vingtaine de laboureurs; et chaque
+conversation traite un sujet particulier, les nouvelles m&eacute;thodes de
+culture, les associations ouvri&egrave;res, le r&ocirc;le consid&eacute;rable du producteur
+dans la soci&eacute;t&eacute;. J'ai lu ce livre qu'un employ&eacute; m'a signal&eacute;; je l'ai
+trouv&eacute; d'autant plus inqui&eacute;tant, qu'il cache des th&eacute;ories funestes sous
+une admiration feinte pour les institutions imp&eacute;riales. Il n'y a pas &agrave;
+s'y tromper, c'est l&agrave; l'&oelig;uvre d'un d&eacute;magogue. Aussi ai-je &eacute;t&eacute; tr&egrave;s
+surpris, quand j'ai entendu plusieurs membres de la commission m'en
+parler d'une fa&ccedil;on &eacute;logieuse. J'ai discut&eacute; certains passages avec eux,
+sans para&icirc;tre les convaincre.</p>
+
+<p>L'auteur, m'ont-ils assur&eacute;, aurait m&ecirc;me fait l'hommage d'un exemplaire
+de son livre &agrave; Sa Majest&eacute;... Alors, sire, avant d'op&eacute;rer la moindre
+pression, j'ai cru devoir prendre votre avis et celui du conseil.&raquo; Et il
+regardait en face l'empereur, dont les yeux vacillants finirent par se
+poser sur un couteau &agrave; papier, plac&eacute; devant lui. Le souverain prit ce
+couteau, le fit tourner entre ses doigts, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, oui, Les Veill&eacute;es du bonhomme Jacques...&raquo; Puis, sans se prononcer
+davantage, il eut un regard oblique, &agrave; droite et &agrave; gauche de la table.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez peut-&ecirc;tre parcouru le livre, messieurs, je serais bien aise
+de savoir...&raquo; Il n'achevait pas, il m&acirc;chait ses phrases. Les ministres
+s'interrogeaient furtivement, comptant chacun que son voisin allait
+pouvoir r&eacute;pondre, donner un avis. Le silence se prolongeait au milieu
+d'une g&ecirc;ne croissante. &Eacute;videmment pas un d'eux ne connaissait m&ecirc;me
+l'existence de l'ouvrage. Enfin le ministre de la Guerre se chargea de
+faire un grand geste d'ignorance pour tous ses coll&egrave;gues. L'empereur
+tordit ses moustaches, ne se pressa pas.</p>
+
+<p>&laquo;Et vous, monsieur Delestang?&raquo; demanda-t-il.</p>
+
+<p>Delestang se remuait dans son fauteuil, comme en proie &agrave; une lutte
+int&eacute;rieure. Cette interrogation directe le d&eacute;cida. Mais, avant de
+parler, il jeta involontairement un coup d'&oelig;il du c&ocirc;t&eacute; de Rougon.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai eu le volume entre les mains, sire.&raquo; Il s'arr&ecirc;ta, en sentant les
+gros yeux gris de Rougon fix&eacute;s sur lui. Cependant, devant la
+satisfaction visible de l'empereur, il reprit, les l&egrave;vres un peu
+tremblantes:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai le regret de n'&ecirc;tre pas de la m&ecirc;me opinion que mon ami et coll&egrave;gue
+monsieur le ministre de l'Int&eacute;rieur.... Certes, l'ouvrage pourrait
+contenir des restrictions et insister davantage sur la lenteur prudente
+avec laquelle tout progr&egrave;s vraiment utile doit s'accomplir.</p>
+
+<p>Mais Les Veill&eacute;es du bonhomme Jacques ne m'en paraissent pas moins une
+&oelig;uvre con&ccedil;ue dans d'excellentes intentions. Les v&oelig;ux qui s'y trouvent
+exprim&eacute;s pour l'avenir, ne blessent en rien les institutions imp&eacute;riales.
+Ils en sont, au contraire, comme l'&eacute;panouissement l&eacute;gitimement
+attendu...&raquo; Il se tut de nouveau. Malgr&eacute; le soin qu'il mettait &agrave; se
+tourner vers l'empereur, il devinait, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la table, la
+masse &eacute;norme de Rougon, tass&eacute; sur les coudes, la face p&acirc;le de surprise.
+D'ordinaire, Delestang &eacute;tait toujours de l'avis du grand homme. Aussi ce
+dernier esp&eacute;ra-t-il un instant ramener d'un mot le disciple r&eacute;volt&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, il faut citer un exemple, cria-t-il en nouant et en faisant
+craquer ses mains. Je regrette de n'avoir pas apport&eacute; l'ouvrage....
+Tenez, ceci, un chapitre dont je me souviens. Le bonhomme Jacques parle
+de deux mendiants qui vont de porte en porte, dans le village; et, sur
+une question du ma&icirc;tre d'&eacute;cole, il d&eacute;clare qu'il va enseigner aux
+paysans le moyen de ne jamais avoir un seul pauvre parmi eux. Suit tout
+un syst&egrave;me compliqu&eacute; pour l'extinction du paup&eacute;risme. On est l&agrave; en
+pleine th&eacute;orie communiste.... Monsieur le ministre de l'Agriculture et
+du Commerce ne peut vraiment approuver ce chapitre.&raquo; Delestang,
+brusquement brave, osa regarder Rougon en face. &laquo;Oh! en pleine th&eacute;orie
+communiste, dit-il, vous allez bien loin! Je n'ai vu l&agrave; qu'un expos&eacute;
+ing&eacute;nieux des principes de l'association.&raquo;</p>
+
+<p>Tout en parlant, il fouillait dans sa serviette.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai justement l'ouvrage&raquo;, d&eacute;clara-t-il enfin.</p>
+
+<p>Et il se mit &agrave; lire le chapitre en question. Il lisait d'une fa&ccedil;on douce
+et monotone. Sa belle t&ecirc;te de grand homme d'&Eacute;tat, &agrave; certains passages,
+prenait une expression de gravit&eacute; extraordinaire. L'empereur &eacute;coutait
+d'un air profond. Lui, semblait particuli&egrave;rement jouir des morceaux
+attendrissants, des pages o&ugrave; l'auteur avait pr&ecirc;t&eacute; &agrave; ses paysans un
+parler d'une niaiserie enfantine. Quant &agrave; Leurs Excellences, elles
+&eacute;taient enchant&eacute;es. Quelle adorable histoire! Rougon l&acirc;ch&eacute; par
+Delestang, auquel il avait fait donner un portefeuille, uniquement pour
+s'appuyer sur lui, au milieu de la sourde hostilit&eacute; du conseil! Ses
+coll&egrave;gues lui reprochaient ses continuels empi&eacute;tements de pouvoir, son
+besoin de domination qui le poussait &agrave; les traiter en simples commis,
+tandis qu'il affectait d'&ecirc;tre le conseiller intime et le bras droit de
+Sa Majest&eacute;. Et il allait se trouver compl&egrave;tement isol&eacute;! Ce Delestang
+&eacute;tait un homme &agrave; bien accueillir.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a peut-&ecirc;tre un ou deux mots..., murmura l'empereur, quand la
+lecture fut termin&eacute;e. Mais, en somme, je ne vois pas.... N'est-ce pas,
+messieurs?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout &agrave; fait innocent&raquo;, affirm&egrave;rent les ministres.</p>
+
+<p>Rougon &eacute;vita de r&eacute;pondre. Il parut plier les &eacute;paules.</p>
+
+<p>Puis, il revint de nouveau &agrave; la charge, contre Delestang seul. Pendant
+quelques minutes encore, la discussion continua entre eux, par phrases
+br&egrave;ves. Le bel homme s'aguerrissait, devenait mordant. Alors, peu &agrave; peu,
+Rougon se souleva. Il entendait pour la premi&egrave;re fois son pouvoir
+craquer sous lui. Tout d'un coup, il s'adressa &agrave; l'empereur, debout, le
+geste v&eacute;h&eacute;ment.</p>
+
+<p>&laquo;Sire, c'est une mis&egrave;re, l'estampille sera accord&eacute;e, puisque Votre
+Majest&eacute;, dans sa sagesse, pense que le livre n'offre aucun danger. Mais
+je dois vous le d&eacute;clarer, sire, il y aurait les plus grands p&eacute;rils &agrave;
+rendre &agrave; la France la moiti&eacute; des libert&eacute;s r&eacute;clam&eacute;es par ce bonhomme
+Jacques.... Vous m'avez appel&eacute; au pouvoir dans des circonstances
+terribles. Vous m'avez dit de ne pas chercher, par une mod&eacute;ration hors
+de saison, &agrave; rassurer ceux qui tremblaient. Je me suis fait craindre,
+selon vos d&eacute;sirs. Je crois m'&ecirc;tre conform&eacute; &agrave; vos moindres instructions
+et vous avoir rendu les services que vous attendiez de moi. Si quelqu'un
+m'accusait de trop de rudesse, si l'on me reprochait d'abuser de la
+puissance dont Votre Majest&eacute; m'a investi, un pareil bl&acirc;me, sire,
+viendrait &agrave; coup s&ucirc;r d'un adversaire de votre politique.... Eh bien,
+croyez-le, le corps social est tout aussi profond&eacute;ment troubl&eacute;, je n'ai
+malheureusement pas r&eacute;ussi, en quelques semaines, &agrave; le gu&eacute;rir des maux
+qui le rongent.</p>
+
+<p>Les passions anarchiques grondent toujours dans les bas-fonds de la
+d&eacute;magogie. Je ne veux pas &eacute;taler cette plaie, en exag&eacute;rer l'horreur;
+mais j'ai le devoir d'en rappeler l'existence, afin de mettre Votre
+Majest&eacute; en garde contre les entra&icirc;nements g&eacute;n&eacute;reux de son c&oelig;ur. On a pu
+esp&eacute;rer un instant que l'&eacute;nergie du souverain et la volont&eacute; solennelle
+du pays avaient refoul&eacute; pour toujours dans le n&eacute;ant les &eacute;poques
+abominables de perversion publique. Les &eacute;v&eacute;nements ont prouv&eacute; la
+douloureuse erreur o&ugrave; l'on &eacute;tait. Je vous en supplie, au nom de la
+nation, sire, ne retirez pas votre puissante main. Le danger n'est pas
+dans les pr&eacute;rogatives excessives du pouvoir, mais dans l'absence des
+lois r&eacute;pressives. Si vous retiriez votre main, vous verriez bouillonner
+la lie de la populace, vous vous trouveriez tout de suite d&eacute;bord&eacute; par
+les exigences r&eacute;volutionnaires, et vos serviteurs les plus &eacute;nergiques ne
+sauraient bient&ocirc;t plus comment vous d&eacute;fendre.... Je me permets
+d'insister, tant les catastrophes du lendemain seraient terrifiantes. La
+libert&eacute; sans entraves est impossible dans un pays o&ugrave; il existe une
+faction obstin&eacute;e &agrave; m&eacute;conna&icirc;tre les bases fondamentales du gouvernement.
+Il faudra de bien longues ann&eacute;es pour que le pouvoir absolu s'impose &agrave;
+tous, efface des m&eacute;moires le souvenir des anciennes luttes, devienne
+indiscutable au point de se laisser discuter.</p>
+
+<p>En dehors du principe autoritaire appliqu&eacute; dans toute sa rigueur, il n'y
+a pas de salut pour la France. Le jour o&ugrave; Votre Majest&eacute; croira devoir
+rendre au peuple la plus inoffensive des libert&eacute;s, ce jour-l&agrave; elle
+engagera l'avenir entier. Une libert&eacute; ne va pas sans une deuxi&egrave;me
+libert&eacute;, puis une troisi&egrave;me libert&eacute; arrive, balayant tout, les
+institutions et les dynasties. C'est la machine implacable, l'engrenage
+qui pince le bout du doigt, attire la main, d&eacute;vore le bras, broie le
+corps.... Et, sire, puisque je me permets de m'exprimer librement sur un
+tel sujet, j'ajouterai ceci: le parlementarisme a tu&eacute; une monarchie, il
+ne faut pas lui donner un empire &agrave; tuer. Le Corps l&eacute;gislatif remplit un
+r&ocirc;le d&eacute;j&agrave; trop bruyant. Qu'on ne l'associe jamais davantage &agrave; la
+politique dirigeante du souverain; ce serait la source des plus
+tapageuses et des plus d&eacute;plorables discussions. Les derni&egrave;res &eacute;lections
+g&eacute;n&eacute;rales ont prouv&eacute; une fois de plus la reconnaissance &eacute;ternelle du
+pays; mais il ne s'en est pas moins produit jusqu'&agrave; cinq candidatures
+dont le succ&egrave;s scandaleux doit &ecirc;tre un avertissement. Aujourd'hui, la
+grosse question est d'emp&ecirc;cher la formation d'une minorit&eacute; opposante, et
+surtout, si elle se forme, de ne pas lui fournir des armes pour
+combattre le pouvoir avec plus d'impudence. Un parlement qui se tait est
+un parlement qui travaille.... Quand &agrave; la presse, sire, elle change la
+libert&eacute; en licence. Depuis mon entr&eacute;e au minist&egrave;re, je lis attentivement
+les rapports, je suis pris de d&eacute;go&ucirc;t chaque matin. La presse est le
+r&eacute;ceptacle de tous les ferments naus&eacute;abonds. Elle fomente les
+r&eacute;volutions, elle reste le foyer toujours ardent o&ugrave; s'allument les
+incendies. Elle deviendra seulement utile, le jour o&ugrave; l'on aura pu la
+dompter et employer sa puissance comme un instrument gouvernemental....
+Je ne parle pas des autres libert&eacute;s, libert&eacute; d'association, libert&eacute; de
+r&eacute;union, libert&eacute; de tout faire. On les demande respectueusement dans Les
+Veilles du bonhomme Jacques.</p>
+
+<p>Plus tard, on les exigera. Voil&agrave; mes terreurs. Que Votre Majest&eacute;
+m'entende bien, la France a besoin de sentir longtemps sur elle le poids
+d'un bras de fer...&raquo; Il se r&eacute;p&eacute;tait, il d&eacute;fendait son pouvoir avec un
+emportement croissant. Pendant pr&egrave;s d'une heure, il continua ainsi, &agrave;
+l'abri du principe autoritaire, s'en couvrant, s'en enveloppant, en
+homme qui use de toute la r&eacute;sistance de son armure. Et, malgr&eacute; son
+apparente passion, il gardait assez de sang-froid pour surveiller ses
+coll&egrave;gues, pour guetter sur leurs visages l'effet de ses paroles.
+Ceux-ci avaient des faces blanches, immobiles.</p>
+
+<p>Brusquement, il se tut.</p>
+
+<p>Il y eut un assez long silence. L'empereur s'&eacute;tait remis &agrave; jouer avec le
+couteau &agrave; papier.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur le ministre de l'Int&eacute;rieur voit trop en noir la situation de
+la France, dit enfin le ministre d'&Eacute;tat.</p>
+
+<p>Rien, je pense, ne menace nos institutions. L'ordre est absolu. Nous
+pouvons nous reposer dans la haute sagesse de Sa Majest&eacute;. C'est m&ecirc;me
+manquer de confiance en elle que de t&eacute;moigner des craintes...</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute, murmur&egrave;rent plusieurs voix.</p>
+
+<p>&mdash;J'ajouterai, dit &agrave; son tour le ministre des Affaires &eacute;trang&egrave;res, que
+jamais la France n'a &eacute;t&eacute; plus respect&eacute;e de l'Europe. Partout, &agrave;
+l'&eacute;tranger, on rend hommage &agrave; la politique ferme et digne de Sa Majest&eacute;.
+L'opinion des chancelleries est que notre pays est entr&eacute; pour toujours
+dans une &egrave;re de paix et de grandeur.&raquo; Aucun de ces messieurs,
+d'ailleurs, ne se soucia de combattre le programme politique d&eacute;fendu par
+Rougon. Les regards se tournaient vers Delestang. Celui-ci comprit ce
+qu'on attendait de lui. Il trouva deux ou trois phrases. Il compara
+l'empire &agrave; un &eacute;difice.</p>
+
+<p>&laquo;Certes, le principe d'autorit&eacute; ne doit pas &ecirc;tre &eacute;branl&eacute;; mais il ne
+faut point fermer syst&eacute;matiquement la porte aux libert&eacute;s publiques....
+L'Empire est comme un lieu d'asile, un vaste et magnifique &eacute;difice dont
+Sa Majest&eacute; a de ses mains pos&eacute; les assises indestructibles.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, elle travaille encore &agrave; en &eacute;lever les murs.</p>
+
+<p>Seulement il viendra un jour o&ugrave;, sa t&acirc;che achev&eacute;e, elle devra songer au
+couronnement de l'&eacute;difice, et c'est alors...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais! interrompit violemment Rougon. Tout croulera!&raquo; L'empereur
+&eacute;tendit la main pour arr&ecirc;ter la discussion. Il souriait. Il semblait
+s'&eacute;veiller d'une songerie.</p>
+
+<p>&laquo;Bien, bien, dit-il. Nous sommes sortis des affaires courantes.... Nous
+verrons.&raquo; Et, s'&eacute;tant lev&eacute;, il ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, il est tard, vous d&eacute;jeunerez au ch&acirc;teau.&raquo; Le conseil &eacute;tait
+termin&eacute;. Les ministres repouss&egrave;rent leurs fauteuils, se mirent debout,
+saluant l'empereur qui se retirait &agrave; petits pas. Mais Sa Majest&eacute; se
+retourna, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Rougon, un mot, je vous prie.&raquo; Alors, pendant que le souverain
+attirait Rougon dans l'embrasure d'une fen&ecirc;tre, Leurs Excellences, &agrave;
+l'autre bout de la pi&egrave;ce, s'empress&egrave;rent autour de Delestang.</p>
+
+<p>Elles le f&eacute;licitaient discr&egrave;tement, avec des clignements d'yeux, des
+sourires fins, tout un murmure &eacute;touff&eacute; d'approbation &eacute;logieuse. Le
+ministre d'&Eacute;tat, un homme d'un esprit tr&egrave;s d&eacute;li&eacute; et d'une grande
+exp&eacute;rience, se montra particuli&egrave;rement plat; il avait pour principe que
+l'amiti&eacute; des imb&eacute;ciles porte bonheur. Delestang, modeste, grave,
+s'inclinait &agrave; chaque compliment.</p>
+
+<p>&laquo;Non, venez&raquo;, dit l'empereur &agrave; Rougon.</p>
+
+<p>Et il se d&eacute;cida &agrave; le mener dans son cabinet, une pi&egrave;ce assez &eacute;troite,
+encombr&eacute;e de journaux et de livres jet&eacute;s sur les meubles. L&agrave;, il alluma
+une cigarette, puis il montra &agrave; Rougon le mod&egrave;le r&eacute;duit d'un nouveau
+canon, invent&eacute; par un officier; le petit canon ressemblait &agrave; un jouet
+d'enfant. Il affectait un ton tr&egrave;s bienveillant, il paraissait chercher
+&agrave; prouver au ministre qu'il lui continuait toute sa faveur. Cependant,
+Rougon flairait une explication. Il voulut parler le premier.</p>
+
+<p>&laquo;Sire, dit-il, je sais avec quelle violence je suis attaqu&eacute; aupr&egrave;s de
+Votre Majest&eacute;.&raquo; L'empereur sourit sans r&eacute;pondre. La cour, en effet,
+s'&eacute;tait de nouveau mise contre lui. On l'accusait maintenant d'abuser du
+pouvoir, de compromettre l'empire par ses brutalit&eacute;s. Les histoires les
+plus extraordinaires couraient sur son compte, les corridors du palais
+&eacute;taient pleins d'anecdotes et de plaintes, dont les &eacute;chos, chaque matin,
+arrivaient dans le palais imp&eacute;rial.</p>
+
+<p>&laquo;Asseyez-vous, monsieur Rougon, asseyez-vous&raquo;, dit enfin l'empereur avec
+bonhomie.</p>
+
+<p>Puis, s'asseyant lui-m&ecirc;me, il continua:</p>
+
+<p>&laquo;On me bat les oreilles d'une foule d'affaires. J'aime mieux en causer
+avec vous.... Qu'est-ce donc que ce notaire qui est mort &agrave; Niort, &agrave; la
+suite d'une arrestation? un M. Martineau, je crois?&raquo; Rougon donna
+tranquillement des d&eacute;tails. Ce Martineau &eacute;tait un homme tr&egrave;s compromis,
+un r&eacute;publicain dont l'influence dans le d&eacute;partement pouvait offrir de
+grands dangers. On l'avait arr&ecirc;t&eacute;. Il &eacute;tait mort.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, justement, il est mort, c'est cela qui est f&acirc;cheux, reprit le
+souverain. Les journaux hostiles se sont empar&eacute;s de l'&eacute;v&eacute;nement, ils le
+racontent d'une fa&ccedil;on myst&eacute;rieuse, avec des r&eacute;ticences d'un effet
+d&eacute;plorable.... Je suis tr&egrave;s chagrin de tout cela, monsieur Rougon.&raquo; Il
+n'insista pas. Il resta quelques secondes, la cigarette coll&eacute;e aux
+l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes all&eacute; derni&egrave;rement dans les Deux-S&egrave;vres, continua-t-il, vous
+avez assist&eacute; &agrave; une solennit&eacute;... &Ecirc;tes-vous bien s&ucirc;r de la solidit&eacute;
+financi&egrave;re de M. Kahn?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! absolument s&ucirc;r!&raquo; s'&eacute;cria Rougon.</p>
+
+<p>Et il entra dans de nouvelles explications. M. Kahn s'appuyait sur une
+soci&eacute;t&eacute; anglaise fort riche; les actions du chemin de fer de Niort &agrave;
+Angers faisaient prime &agrave; la Bourse; c'&eacute;tait la plus belle op&eacute;ration
+qu'on p&ucirc;t imaginer. L'empereur paraissait incr&eacute;dule.</p>
+
+<p>&laquo;On a exprim&eacute; devant moi des craintes, murmura-t-il. Vous comprenez
+combien il serait malheureux que votre nom f&ucirc;t m&ecirc;l&eacute; &agrave; une
+catastrophe.... Enfin, puisque vous m'affirmez le contraire...&raquo; Il
+abandonna ce second sujet pour passer &agrave; un troisi&egrave;me.</p>
+
+<p>&laquo;C'est comme le pr&eacute;fet des Deux-S&egrave;vres, on est tr&egrave;s m&eacute;content de lui,
+m'a-t-on assur&eacute;. Il aurait tout boulevers&eacute;, l&agrave;-bas. Il serait en outre
+le fils d'un ancien huissier dont les allures bizarres font causer le
+d&eacute;partement.... M. Du Poizat est votre ami, je crois?</p>
+
+<p>&mdash;Un de mes bons amis, sire!&raquo; Et, l'empereur s'&eacute;tant lev&eacute;, Rougon se
+leva &eacute;galement.</p>
+
+<p>Le premier marcha jusqu'&agrave; une fen&ecirc;tre, puis revint en soufflant de
+l&eacute;gers filets de fum&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez beaucoup d'amis, monsieur Rougon, dit-il d'un air fin.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sire beaucoup!&raquo; r&eacute;pondit carr&eacute;ment le ministre.</p>
+
+<p>Jusque-l&agrave;, l'empereur avait &eacute;videmment r&eacute;p&eacute;t&eacute; les comm&eacute;rages du ch&acirc;teau,
+les accusations port&eacute;es par les personnes de son entourage. Mais il
+devait savoir d'autres histoires, des faits ignor&eacute;s de la cour, dont ses
+agents particuliers l'avaient inform&eacute;, et auxquels il accordait un
+int&eacute;r&ecirc;t bien plus vif; il adorait l'espionnage, tout le travail
+souterrain de la police. Pendant un instant, il regarda Rougon, la face
+vaguement souriante; puis, d'une voix confidentielle, en homme qui
+s'amuse:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! je suis renseign&eacute;, plus que je ne le voudrais.... Tenez, un autre
+petit fait. Vous avez accept&eacute; dans vos bureaux un jeune homme, le fils
+d'un colonel, bien qu'il n'ait pu pr&eacute;senter le dipl&ocirc;me de bachelier.
+Cela n'a pas d'importance, je le sais. Mais si vous vous doutiez du
+tapage que ces choses soul&egrave;vent!... On f&acirc;che tout le monde avec ces
+b&ecirc;tises. C'est de la bien mauvaise politique.&raquo; Rougon ne r&eacute;pondit rien.
+Sa Majest&eacute; n'avait pas fini.</p>
+
+<p>Elle ouvrait les l&egrave;vres, cherchait une phrase; mais ce qu'elle avait &agrave;
+dire paraissait la g&ecirc;ner, car elle h&eacute;sita un instant &agrave; descendre
+jusque-l&agrave;. Elle balbutia enfin:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne vous parlerai pas de cet huissier, un de vos prot&eacute;g&eacute;s, un nomm&eacute;
+Merle, n'est-ce pas? Il se grise, il est insolent, le public et les
+employ&eacute;s s'en plaignent.... Tout cela est tr&egrave;s f&acirc;cheux, tr&egrave;s f&acirc;cheux.&raquo;
+Puis, haussant la voix, concluant brusquement:</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez trop d'amis, monsieur Rougon. Tous ces gens vous font du
+tort. Ce serait vous rendre un service que de vous f&acirc;cher avec eux....
+Voyons, accordez-moi la destitution de M. Du Poizat et promettez-moi
+d'abandonner les autres.&raquo; Rougon &eacute;tait rest&eacute; impassible. Il s'inclina,
+il dit d'un accent profond:</p>
+
+<p>&laquo;Sire, je demande au contraire &agrave; Votre Majest&eacute; le ruban d'officier pour
+le pr&eacute;fet des Deux-S&egrave;vres.... J'ai &eacute;galement plusieurs faveurs &agrave;
+solliciter...&raquo; Il tira un agenda de sa poche, il continua:</p>
+
+<p>&laquo;M. B&eacute;juin supplie en gr&acirc;ce Votre Majest&eacute; de visiter sa cristallerie de
+Saint-Florent, lorsqu'elle ira &agrave; Bourges.... Le colonel Jobelin d&eacute;sire
+une situation dans les palais imp&eacute;riaux.... L'huissier Merle rappelle
+qu'il a obtenu la m&eacute;daille militaire et souhaite un bureau de tabac pour
+une de ses s&oelig;urs...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout? demanda l'empereur qui s'&eacute;tait remis &agrave; sourire. Vous &ecirc;tes
+un patron h&eacute;ro&iuml;que. Vos amis doivent vous adorer.</p>
+
+<p>&mdash;Non, sire, ils ne m'adorent pas, ils me soutiennent&raquo;, dit Rougon avec
+une rude franchise.</p>
+
+<p>Le mot parut frapper beaucoup le souverain. Rougon venait de livrer tout
+le secret de sa fid&eacute;lit&eacute;; le jour o&ugrave; il aurait laiss&eacute; dormir son cr&eacute;dit,
+son cr&eacute;dit serait mort; et, malgr&eacute; le scandale, malgr&eacute; le m&eacute;contentement
+et la trahison de sa bande, il n'avait qu'elle, il ne pouvait s'appuyer
+que sur elle, il se trouvait condamn&eacute; &agrave; l'entretenir en sant&eacute;, s'il
+voulait se bien porter lui-m&ecirc;me. Plus il obtenait pour ses amis, plus
+les faveurs semblaient &eacute;normes et peu m&eacute;rit&eacute;es, et plus il &eacute;tait fort.
+Il ajouta respectueusement, avec une intention marqu&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Je souhaite de tout mon c&oelig;ur que Votre Majest&eacute;, pour la grandeur de
+son r&egrave;gne, garde longtemps autour d'elle les serviteurs d&eacute;vou&eacute;s qui l'on
+aid&eacute;e &agrave; restaurer l'empire.&raquo; L'empereur ne souriait plus. Il fit
+quelques pas, les yeux voil&eacute;s, songeur; et il semblait avoir bl&ecirc;mi,
+effleur&eacute; d'un frisson. Dans cette nature mystique, les pressentiments
+s'imposaient avec une force extr&ecirc;me. Il coupa court &agrave; la conversation
+pour ne pas conclure, remettant &agrave; plus tard l'accomplissement de sa
+volont&eacute;. De nouveau, il se montra tr&egrave;s affectueux. M&ecirc;me, revenant sur la
+discussion qui avait eu lieu dans le conseil, il parut donner raison &agrave;
+Rougon, maintenant qu'il pouvait parler sans trop s'engager. Le pays
+n'&eacute;tait certainement pas m&ucirc;r pour la libert&eacute;. Longtemps encore, une main
+&eacute;nergique devait imprimer aux affaires une marche r&eacute;solue, exempte de
+faiblesse. Et il termina en renouvelant au ministre l'assurance de son
+enti&egrave;re confiance; il lui donnait une pleine libert&eacute; d'agir, il
+confirmait toutes ses instructions pr&eacute;c&eacute;dentes. Cependant, Rougon crut
+devoir insister.</p>
+
+<p>&laquo;Sire, dit-il, je ne saurais &ecirc;tre &agrave; la merci d'un propos malveillant,
+j'ai besoin de stabilit&eacute; pour achever la lourde t&acirc;che dont je me trouve
+aujourd'hui responsable.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Rougon, r&eacute;pondit l'empereur, marchez sans crainte, je suis
+avec vous.&raquo; Et, rompant l'entretien, il se dirigea vers la porte du
+cabinet, suivi du ministre. Ils sortirent, ils travers&egrave;rent plusieurs
+pi&egrave;ces, pour gagner la salle &agrave; manger. Mais au moment d'entrer, le
+souverain se retourna, emmena Rougon dans le coin d'une galerie.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, demanda-t-il &agrave; demi-voix, vous n'approuvez pas le syst&egrave;me
+d'anoblissement propos&eacute; par monsieur le garde des Sceaux? J'aurais
+vivement d&eacute;sir&eacute; vous voir favorable &agrave; ce projet. &Eacute;tudiez la question.&raquo;</p>
+
+<p>Puis, sans attendre la r&eacute;ponse, il ajouta de son air tranquillement
+ent&ecirc;t&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Rien ne presse. J'attendrai. Dans dix ans, s'il le faut.&raquo; Apr&egrave;s le
+d&eacute;jeuner, qui dura &agrave; peine une demi-heure, les ministres pass&egrave;rent dans
+un petit salon voisin, o&ugrave; le caf&eacute; fut servi. Ils rest&egrave;rent encore l&agrave;
+quelques instants, &agrave; s'entretenir, debout autour de l'empereur.
+Clorinde, que l'imp&eacute;ratrice avait &eacute;galement retenue, vint chercher son
+mari, avec son allure hardie de femme lanc&eacute;e dans les cercles d'hommes
+politiques. Elle tendit la main &agrave; plusieurs de ces messieurs. Tous
+s'empress&egrave;rent, la conversation changea. Mais Sa Majest&eacute; se montra si
+galante pour la jeune femme, il la serra bient&ocirc;t de si pr&egrave;s, le cou
+allong&eacute;, l'&oelig;il oblique, que Leurs Excellences jug&egrave;rent discret de
+s'&eacute;carter peu &agrave; peu.</p>
+
+<p>Quatre, puis trois encore sortirent sur la terrasse du ch&acirc;teau par une
+porte-fen&ecirc;tre. Deux seulement rest&egrave;rent dans le salon, pour sauvegarder
+les convenances.</p>
+
+<p>Le ministre d'&Eacute;tat, plein d'obligeance, donnant un air affable &agrave; sa
+haute mine de gentilhomme, avait emmen&eacute; Delestang; et, de la terrasse,
+il lui montrait Paris, au loin. Rougon, debout au soleil, s'absorbait,
+lui aussi, dans le spectacle de la grande ville, barrant l'horizon,
+pareille &agrave; un &eacute;croulement bleu&acirc;tre de nu&eacute;es, au-del&agrave; de l'immense nappe
+verte du bois de Boulogne.</p>
+
+<p>Clorinde &eacute;tait en beaut&eacute;, ce matin-l&agrave;. Fagot&eacute;e comme toujours, tra&icirc;nant
+sa robe de soie cerise p&acirc;le, elle semblait avoir attach&eacute; ses v&ecirc;tements &agrave;
+la h&acirc;te, sous l'aiguillon de quelque d&eacute;sir. Elle riait, les bras
+abandonn&eacute;s.</p>
+
+<p>Tout son corps s'offrait. Dans un bal, au minist&egrave;re de la Marine, o&ugrave;
+elle &eacute;tait all&eacute;e en dame de c&oelig;ur, avec des c&oelig;urs de diamant &agrave; son cou,
+&agrave; ses poignets et &agrave; ses genoux, elle avait fait la conqu&ecirc;te de
+l'empereur; et, depuis cette soir&eacute;e, elle paraissait rester son amie,
+plaisantant chaque fois que Sa Majest&eacute; daignait la trouver belle.</p>
+
+<p>&laquo;Tenez, monsieur Delestang, disait sur la terrasse le ministre d'&Eacute;tat &agrave;
+son coll&egrave;gue, l&agrave;-bas, &agrave; gauche, le d&ocirc;me du Panth&eacute;on est d'un bleu tendre
+extraordinaire.&raquo; Pendant que le mari s'&eacute;merveillait, le ministre,
+curieusement, t&acirc;chait de glisser des coups d'&oelig;il au fond du petit
+salon, par la porte-fen&ecirc;tre rest&eacute;e ouverte.</p>
+
+<p>L'empereur, pench&eacute;, parlait dans la figure de la jeune femme, qui se
+renversait en arri&egrave;re, comme pour lui &eacute;chapper, la gorge toute sonore.
+On apercevait seulement le profil perdu de Sa Majest&eacute;, une oreille
+allong&eacute;e, un grand nez rouge, une bouche &eacute;paisse, perdue sous le
+fr&eacute;missement des moustaches; et le plan fuyant de la joue, le coin de
+l'&oelig;il entrevu avaient une flamme de convoitise, l'app&eacute;tit sensuel des
+hommes que grise l'odeur de la femme. Clorinde, irritante de s&eacute;duction,
+refusait d'un balancement imperceptible de la t&ecirc;te, tout en soufflant de
+son haleine, &agrave; chacun de ses rires, le d&eacute;sir si savamment allum&eacute;.</p>
+
+<p>Quand Leurs Excellences rentr&egrave;rent dans le salon, la jeune femme disait
+en se levant, sans qu'on p&ucirc;t savoir &agrave; quelle phrase elle r&eacute;pondait:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! sire, ne vous y fiez pas, je suis ent&ecirc;t&eacute;e comme une mule.&raquo; Rougon,
+malgr&eacute; sa querelle, revint &agrave; Paris avec Delestang et Clorinde. Celle-ci
+sembla vouloir faire sa paix avec lui. Elle n'avait plus cette
+inqui&eacute;tude nerveuse qui la poussait aux sujets de conversation
+d&eacute;sagr&eacute;ables; elle le regardait m&ecirc;me, par moments, avec une sorte de
+compassion souriante. Lorsque le landau, dans le Bois tout tremp&eacute; de
+soleil, roula doucement au bord du lac, elle s'allongea, elle murmura,
+avec un soupir de jouissance:</p>
+
+<p>&laquo;Hein, la belle journ&eacute;e, aujourd'hui!&raquo; Puis, apr&egrave;s &ecirc;tre rest&eacute;e un
+instant r&ecirc;veuse, elle demanda &agrave; son mari:</p>
+
+<p>&laquo;Dites! est-ce que votre s&oelig;ur, Mme de Combelot, est toujours amoureuse
+de l'empereur?</p>
+
+<p>&mdash;Henriette est folle!&raquo; r&eacute;pondit Delestang, en haussant les &eacute;paules.</p>
+
+<p>Rougon donna des d&eacute;tails. &laquo;Oui, oui, toujours, dit-il. On raconte
+qu'elle s'est jet&eacute;e un soir aux pieds de Sa Majest&eacute;... Il l'a relev&eacute;e,
+il lui a conseill&eacute; d'attendre...&mdash;Ah! bien, elle peut attendre! s'&eacute;cria
+gaiement Clorinde. Il y en aura d'autres avant elle.&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XII" id="XII"></a><a href="#table">XII</a></h2>
+
+
+<p>Clorinde &eacute;tait alors dans un &eacute;panouissement d'&eacute;tranget&eacute; et de puissance.
+Elle restait la grande fille excentrique qui battait Paris sur un cheval
+de louage pour conqu&eacute;rir un mari, mais la grande fille devenue femme, le
+buste &eacute;largi, les reins solides, accomplissant pos&eacute;ment les actes les
+plus extraordinaires, ayant r&eacute;alis&eacute; son r&ecirc;ve longtemps caress&eacute; d'&ecirc;tre
+une force. Ses interminables courses au fond de quartiers perdus, ses
+correspondances inondant de lettres les quatre coins de la France et de
+l'Italie, son continuel frottement aux personnages politiques dans
+l'intimit&eacute; desquels elle se glissait, toute cette agitation d&eacute;sordonn&eacute;e,
+pleine de trous, sans but logique, avait fini par aboutir &agrave; une
+influence r&eacute;elle, indiscutable. Elle l&acirc;chait encore des choses &eacute;normes,
+des projets fous, des espoirs extravagants, lorsqu'elle causait
+s&eacute;rieusement; elle promenait toujours son vaste portefeuille crev&eacute;,
+rattach&eacute; avec des ficelles, le portait entre ses bras comme un poupon,
+d'une fa&ccedil;on si convaincue, que les passants souriaient, &agrave; la voir ainsi
+passer en longues jupes sales. Pourtant, on la consultait, on la
+craignait m&ecirc;me. Personne n'aurait pu dire au juste d'o&ugrave; elle tirait son
+pouvoir; il y avait l&agrave; des sources lointaines, multiples, disparues,
+auxquelles il &eacute;tait bien difficile de remonter. On savait au plus des
+bouts d'histoire, des anecdotes qu'on se chuchotait &agrave; l'oreille.
+L'ensemble de cette singuli&egrave;re figure &eacute;chappait, imagination d&eacute;traqu&eacute;e,
+bon sens &eacute;cout&eacute; et ob&eacute;i, corps superbe o&ugrave; &eacute;tait peut-&ecirc;tre l'unique
+secret de sa royaut&eacute;. D'ailleurs, peu importait les dessous de la
+fortune de Clorinde. Il suffisait qu'elle r&eacute;gn&acirc;t, m&ecirc;me en reine
+fantasque. On s'inclinait.</p>
+
+<p>Ce fut pour la jeune femme une &eacute;poque de domination. Elle centralisait
+chez elle, dans son cabinet de toilette, o&ugrave; tra&icirc;naient des cuvettes mal
+essuy&eacute;es, toute la politique des cours de l'Europe. Avant les
+ambassades, sans qu'on devin&acirc;t par quelle voie, elle recevait les
+nouvelles, des rapports d&eacute;taill&eacute;s, dans lesquels se trouvaient annonc&eacute;es
+les moindres pulsations de la vie des gouvernements. Aussi avait-elle
+une cour, des banquiers, des diplomates, des intimes, qui venaient pour
+t&acirc;cher de la confesser. Les banquiers surtout se montraient tr&egrave;s
+courtisans. Elle avait, d'un coup, fait gagner &agrave; l'un d'eux une centaine
+de millions, par la simple confidence d'un changement de minist&egrave;re, dans
+un &Eacute;tat voisin. Elle d&eacute;daignait ces trafics de la basse politique; elle
+l&acirc;chait tout ce qu'elle savait, les comm&eacute;rages de la diplomatie, les
+cancans internationaux des capitales, uniquement pour le plaisir de
+parler et de montrer qu'elle surveillait &agrave; la fois Turin, Vienne,
+Madrid, Londres, jusqu'&agrave; Berlin et &agrave; Saint-P&eacute;tersbourg; alors, coulait
+un flot de renseignements intarissables sur la sant&eacute; des rois, leurs
+amours, leurs habitudes, sur le personnel politique de chaque pays, sur
+la chronique scandaleuse du moindre duch&eacute; allemand. Elle jugeait les
+hommes d'&Eacute;tat d'une phrase, sautait du nord au midi sans transition,
+remuait n&eacute;gligemment les royaumes du bout des ongles, vivait l&agrave; comme
+chez elle, comme si la vaste terre, avec ses villes, ses peuples, e&ucirc;t
+tenu dans une bo&icirc;te &agrave; joujoux, dont elle aurait rang&eacute; &agrave; son caprice les
+petites maisons de carton et les bonshommes de bois. Puis, lorsqu'elle
+se taisait, &eacute;reint&eacute;e de bavardages, elle faisait claquer le pouce contre
+le m&eacute;dius, un geste qui lui &eacute;tait familier, voulant dire que tout cela
+ne valait certainement pas le l&eacute;ger bruit de ses doigts.</p>
+
+<p>Pour le moment, au milieu du d&eacute;braill&eacute; de ses occupations multiples, ce
+qui la passionnait, c'&eacute;tait une affaire de la plus haute gravit&eacute;, dont
+elle s'effor&ccedil;ait de ne point parler, sans pouvoir, cependant, se refuser
+la joie de certaines allusions. Elle foulait Venise. Quand elle parlait
+du grand ministre italien, elle disait:</p>
+
+<p>&laquo;Cavour&raquo;, d'une voix famili&egrave;re. Elle ajoutait: &laquo;Cavour ne voulait pas,
+mais j'ai voulu, et il a compris.&raquo; Elle s'enfermait matin et soir avec
+le chevalier Rusconi, &agrave; la l&eacute;gation. D'ailleurs, &laquo;l'affaire&raquo; marchait
+tr&egrave;s bien maintenant. Et, tranquille, renversant son front born&eacute; de
+d&eacute;esse, parlant dans une sorte de somnambulisme, elle laissait tomber
+des bouts de phrase sans lien entre eux, des lambeaux d'aveu: une
+entrevue secr&egrave;te entre l'empereur et un homme d'&Eacute;tat &eacute;tranger, un projet
+de trait&eacute; d'alliance dont on discutait encore certains articles, une
+guerre pour le printemps prochain.</p>
+
+<p>D'autres jours, elle &eacute;tait furieuse; elle donnait des coups de pied aux
+chaises, dans sa chambre, et bousculait les cuvettes de son cabinet, &agrave;
+les casser; elle avait une col&egrave;re de reine, trahie par des ministres
+imb&eacute;ciles, qui voit son royaume aller de mal en pis. Ces jours-l&agrave;, elle
+tendait tragiquement son bras nu et superbe, le poing ferm&eacute;, vers le
+sud-est, du c&ocirc;t&eacute; de l'Italie, en r&eacute;p&eacute;tant: &laquo;Ah! si j'&eacute;tais l&agrave;-bas, ils
+ne feraient pas tant de b&ecirc;tises!&raquo; Les soucis de la haute politique
+n'emp&ecirc;chaient pas Clorinde de mener de front toutes sortes de besognes,
+o&ugrave; elle semblait finir par se perdre elle-m&ecirc;me. On la trouvait souvent
+assise sur son lit, son &eacute;norme portefeuille vid&eacute; au milieu de la
+couverture, et s'enfon&ccedil;ant jusqu'aux coudes dans le tas de papiers, la
+t&ecirc;te perdue, pleurant de rage; elle ne se reconnaissait plus parmi cet
+&eacute;boulement de feuilles volantes, ou bien elle cherchait quelque dossier
+&eacute;gar&eacute;, qu'elle d&eacute;couvrait enfin derri&egrave;re un meuble, sous ses vieilles
+bottines, avec son linge sale. Lorsqu'elle partait pour terminer une
+affaire, elle entamait en chemin deux ou trois autres aventures. Ses
+d&eacute;marches se compliquaient, elle vivait dans une excitation continue,
+s'abandonnant &agrave; un tourbillon d'id&eacute;es et de faits, ayant sous elle des
+profondeurs et des complications d'intrigues inconnues, insondables. Le
+soir, apr&egrave;s des journ&eacute;es de courses &agrave; travers Paris, quand elle rentrait
+les jambes rompues d'avoir mont&eacute; des escaliers, rapportant entre les
+plis de ses jupes les odeurs ind&eacute;finissables des milieux qu'elle venait
+de traverser, personne n'aurait os&eacute; soup&ccedil;onner la moiti&eacute; du n&eacute;goce men&eacute;
+par elle aux deux bouts de la ville; et, si on l'interrogeait, elle
+riait, elle ne se souvenait pas toujours.</p>
+
+<p>Ce fut &agrave; cette &eacute;poque qu'elle eut l'&eacute;tonnante fantaisie de s'installer
+dans un cabinet particulier d'un des grands restaurants du boulevard.
+L'h&ocirc;tel de la rue du Colis&eacute;e, disait-elle, &eacute;tait loin de tout; elle
+voulait un pied-&agrave;-terre dans un endroit central; et elle fit son bureau
+d'affaires du cabinet particulier. Pendant deux mois, elle re&ccedil;ut l&agrave;,
+servie par les gar&ccedil;ons, qui eurent &agrave; introduire les plus hauts
+personnages. Des fonctionnaires, des ambassadeurs, des ministres se
+pr&eacute;sent&egrave;rent au restaurant. Elle, tr&egrave;s &agrave; l'aise, les faisait asseoir sur
+le divan d&eacute;fonc&eacute; par les derni&egrave;res soupeuses du carnaval, restait
+elle-m&ecirc;me devant la table, dont la nappe demeurait toujours mise,
+couverte de mies de pain, encombr&eacute;e de papiers. Elle campait comme un
+g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+
+<p>Un jour, prise d'une indisposition, elle &eacute;tait mont&eacute;e tranquillement se
+coucher sous les combles, dans la chambre du ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel qui la
+servait, un grand gar&ccedil;on brun auquel elle permettait de l'embrasser. Le
+soir seulement, vers minuit, elle avait consenti &agrave; rentrer chez elle.</p>
+
+<p>Delestang, malgr&eacute; tout, &eacute;tait un homme heureux. Il paraissait ignorer
+les excentricit&eacute;s de sa femme. Elle le poss&eacute;dait maintenant tout entier
+et usait de lui &agrave; sa guise, sans qu'il se perm&icirc;t un murmure. Son
+temp&eacute;rament le pr&eacute;disposait &agrave; ce servage. Il se trouvait trop bien du
+secret abandon de sa volont&eacute;, pour jamais tenter une r&eacute;volte. Dans
+l'intimit&eacute;, c'&eacute;tait lui, le matin, les jours o&ugrave; elle avait consenti &agrave; le
+tol&eacute;rer chez elle, qui lui rendait au lever de petits services,
+cherchait partout sous les meubles les bottines &eacute;gar&eacute;es et d&eacute;pareill&eacute;es,
+remuait le linge d'une armoire avant de trouver une chemise sans trous.
+Il lui suffisait de garder devant le monde son attitude d'homme souriant
+et sup&eacute;rieur. On le respectait presque, tant il parlait de sa femme d'un
+air de s&eacute;r&eacute;nit&eacute; et de protection affectueuses.</p>
+
+<p>Clorinde, devenue ma&icirc;tresse toute-puissante, avait eu l'id&eacute;e de faire
+revenir sa m&egrave;re de Turin; elle voulait d&eacute;sormais, disait-elle, que la
+comtesse Balbi pass&acirc;t aupr&egrave;s d'elle six mois chaque ann&eacute;e. Ce fut alors
+une explosion subite de tendresse filiale. Elle bouleversa un &eacute;tage de
+l'h&ocirc;tel pour loger la vieille dame le plus pr&egrave;s possible de son
+appartement. M&ecirc;me elle inventa une porte de communication qui allait de
+son cabinet de toilette dans la chambre &agrave; coucher de sa m&egrave;re. En
+pr&eacute;sence de Rougon surtout, elle &eacute;talait son affection avec une outrance
+italienne d'expressions caressantes. Comment s'&eacute;tait-elle jamais
+r&eacute;sign&eacute;e &agrave; vivre si longtemps s&eacute;par&eacute;e de la comtesse, elle qui ne
+l'avait jamais quitt&eacute;e pendant une heure avant son mariage? Elle
+s'accusait de la duret&eacute; de son c&oelig;ur. Mais ce n'&eacute;tait pas sa faute, elle
+avait d&ucirc; c&eacute;der &agrave; des conseils, &agrave; de pr&eacute;tendues n&eacute;cessit&eacute;s, dont le sens
+lui &eacute;chappait encore. Rougon, devant cette r&eacute;bellion, ne bronchait pas.
+Il ne la cat&eacute;chisait plus, ne cherchait plus &agrave; faire d'elle une des
+femmes distingu&eacute;es de Paris. Autrefois, elle avait pu occuper le vide de
+ses journ&eacute;es, lorsque la fi&egrave;vre de son oisivet&eacute; lui allumait le sang,
+&eacute;veillait les d&eacute;sirs dans ses membres de lutteur au repos. Aujourd'hui,
+en pleine bataille, il ne songeait gu&egrave;re &agrave; ces choses; son peu de
+sensualit&eacute; se trouvait mang&eacute; par ses quatorze heures de travail par
+jour. Il continuait &agrave; la traiter affectueusement, avec cette pointe de
+d&eacute;dain qu'il t&eacute;moignait d'ordinaire aux femmes. Pourtant, il venait de
+temps &agrave; autre la voir, les yeux comme allum&eacute;s par un r&eacute;veil de
+l'ancienne passion toujours inassouvie. Elle restait son vice, la seule
+chair qui le troubl&acirc;t.</p>
+
+<p>Depuis que Rougon habitait le minist&egrave;re, o&ugrave; ses amis se plaignaient de
+ne plus pouvoir le rencontrer dans l'intimit&eacute;, Clorinde s'&eacute;tait imagin&eacute;
+de recevoir la bande chez elle. Peu &agrave; peu, l'habitude fut prise. Et,
+pour mieux indiquer que ses soir&eacute;es rempla&ccedil;aient celles de la rue
+Marbeuf, elle choisit &eacute;galement le dimanche et le jeudi.</p>
+
+<p>Seulement, rue du Colis&eacute;e, on restait jusqu'&agrave; une heure du matin. Elle
+recevait dans son boudoir, Delestang gardant toujours les clefs du grand
+salon, par crainte des taches de graisse. Comme le boudoir se trouvait
+tr&egrave;s petit, elle laissait sa chambre &agrave; coucher et son cabinet de
+toilette ouverts; si bien que, le plus souvent, on s'entassait dans la
+chambre, au milieu des chiffons qui tra&icirc;naient.</p>
+
+<p>Les jeudis et les dimanches, le grand souci de Clorinde &eacute;tait de rentrer
+assez t&ocirc;t pour d&icirc;ner &agrave; la h&acirc;te et faire les honneurs de chez elle.
+Malgr&eacute; ses efforts de m&eacute;moire, cela ne l'emp&ecirc;cha pas, &agrave; deux reprises,
+d'oublier si compl&egrave;tement ses invit&eacute;s, qu'elle demeura stup&eacute;faite en
+voyant tant de monde autour de son lit, quand elle arriva &agrave; minuit
+pass&eacute;. Un jeudi, dans les derniers jours de mai, par extraordinaire,
+elle rentra vers cinq heures; elle &eacute;tait sortie &agrave; pied et avait re&ccedil;u une
+averse depuis la place de la Concorde, sans se r&eacute;signer &agrave; payer un
+fiacre de trente sous pour monter les Champs-Elys&eacute;es. Toute tremp&eacute;e,
+elle passa imm&eacute;diatement dans son cabinet de toilette, o&ugrave; sa femme de
+chambre Antonia, la bouche barbouill&eacute;e d'une tartine de confitures, la
+d&eacute;shabilla en riant tr&egrave;s fort de l'&eacute;gouttement de ses jupes, qui
+pissaient l'eau sur le parquet.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a l&agrave; un monsieur, dit enfin cette derni&egrave;re, quand elle se fut
+assise par terre pour lui retirer ses bottines. Il attend depuis une
+heure.&raquo; Clorinde lui demanda comment &eacute;tait le monsieur.</p>
+
+<p>Alors, la femme de chambre resta par terre, mal peign&eacute;e, la robe grasse,
+montrant ses dents blanches dans sa face brune. Le monsieur &eacute;tait gros,
+l'air s&eacute;v&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! oui, M. de Reuthlinguer, le banquier, s'&eacute;cria la jeune femme. C'est
+vrai, il devait venir &agrave; quatre heures.</p>
+
+<p>Eh bien, qu'il attende.... Pr&eacute;parez-moi un bain, n'est-ce pas?&raquo; Et elle
+s'allongea tranquillement dans la baignoire, cach&eacute;e derri&egrave;re un rideau,
+au fond du cabinet. L&agrave;, elle lut des lettres arriv&eacute;es pendant son
+absence. Au bout d'une grande demi-heure, Antonia, sortie depuis
+quelques minutes, reparut en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Le monsieur a vu madame rentrer. Il voudrait bien lui parler.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! je l'oubliais, le baron! dit Clorinde, qui se mit debout au
+milieu de la baignoire. Vous allez m'habiller.&raquo; Mais elle eut, ce
+soir-l&agrave;, des caprices de toilette extraordinaires. Dans l'abandon o&ugrave;
+elle laissait sa personne, elle &eacute;tait ainsi prise parfois d'un acc&egrave;s
+d'idol&acirc;trie pour son corps. Alors, elle inventait des raffinements, nue
+devant sa glace, se faisant frotter les membres d'onguents, de baumes,
+d'huiles aromatiques, connus d'elle seule, achet&eacute;s &agrave; Constantinople,
+chez le parfumeur du s&eacute;rail, disait-elle, par un diplomate italien de
+ses amis. Et pendant qu'Antonia la frottait, elle gardait des attitudes
+de statue. Cela devait lui donner une peau blanche, lisse, imp&eacute;rissable
+comme le marbre; une certaine huile surtout, dont elle comptait
+elle-m&ecirc;me les gouttes sur un tampon de flanelle, avait la propri&eacute;t&eacute;
+miraculeuse d'effacer &agrave; l'instant les moindres rides.</p>
+
+<p>Puis, elle se livrait &agrave; un minutieux examen de ses mains et de ses
+pieds. Elle aurait pass&eacute; une journ&eacute;e &agrave; s'adorer.</p>
+
+<p>Pourtant, au bout de trois quarts d'heure, lorsque Antonia lui eut pass&eacute;
+une chemise et un jupon, elle se souvint brusquement.</p>
+
+<p>&laquo;Et le baron!... Ah! tant pis, faites-le entrer! Il sait bien ce que
+c'est qu'une femme.&raquo; Il y avait plus de deux heures que M. de
+Reuthlinguer attendait dans le boudoir, patiemment assis, les mains
+nou&eacute;es sur les genoux. Bl&ecirc;me, froid, de m&oelig;urs aust&egrave;res, le banquier,
+qui poss&eacute;dait une des plus grosses fortunes de l'Europe, faisait ainsi
+antichambre chez Clorinde, depuis quelque temps, jusqu'&agrave; deux et trois
+fois par semaine. Il l'attirait m&ecirc;me chez lui, dans cet int&eacute;rieur
+pudibond et d'un rigorisme glacial, o&ugrave; le d&eacute;braill&eacute; de la jeune femme
+consternait les valets.</p>
+
+<p>&laquo;Bonjour, baron! cria-t-elle. On me coiffe, ne regardez pas.&raquo; Elle
+restait &agrave; demi nue, la chemise gliss&eacute;e des &eacute;paules. Le baron, de ses
+l&egrave;vres p&acirc;les, trouva un sourire d'indulgence; et il se tint debout pr&egrave;s
+d'elle, les yeux froids et clairs, pench&eacute; dans un salut d'extr&ecirc;me
+politesse.</p>
+
+<p>&laquo;Vous venez pour les nouvelles, n'est-ce pas?... Je sais justement
+quelque chose.&raquo; Elle se leva, renvoya Antonia, qui lui laissa le peigne
+plant&eacute; dans les cheveux. Sans doute elle eut encore peur d'&ecirc;tre
+entendue, car elle posa une main sur l'&eacute;paule du banquier, se haussa,
+lui parla &agrave; l'oreille. Le banquier, en l'&eacute;coutant, avait les yeux fix&eacute;s
+sur sa gorge, qui se tendait vers lui; mais il ne la voyait certainement
+pas, il hochait vivement la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave;! conclut-elle &agrave; voix haute. Vous pouvez marcher maintenant.&raquo; Il
+la reprit par le bras, la ramena contre lui, pour lui demander certaines
+explications. Il n'aurait pas &eacute;t&eacute; plus &agrave; l'aise en face d'un de ses
+commis. Quand il la quitta, il l'invita &agrave; venir d&icirc;ner le lendemain; sa
+femme s'ennuyait de ne pas la voir. Elle l'accompagna jusqu'&agrave; la porte.</p>
+
+<p>Mais, tout d'un coup, elle croisa les bras sur sa poitrine, tr&egrave;s rouge,
+en s'&eacute;criant:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! bien, moi qui m'en vais comme &ccedil;a avec vous!&raquo; Alors, elle bouscula
+Antonia. Cette fille n'en finissait plus! Et elle lui donna &agrave; peine le
+temps de la coiffer, disant qu'elle n'aimait pas &agrave; tra&icirc;ner ainsi &agrave; sa
+toilette.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; la saison, elle voulut mettre une longue robe de velours noir,
+une sorte de blouse flottante, serr&eacute;e &agrave; la taille par un cordon de soie
+rouge. D&eacute;j&agrave;, &agrave; deux reprises, on &eacute;tait mont&eacute; pr&eacute;venir madame que le
+d&icirc;ner &eacute;tait servi. Mais, comme elle traversait sa chambre, elle y trouva
+trois messieurs, dont personne ne soup&ccedil;onnait la pr&eacute;sence en cet
+endroit. C'&eacute;taient les trois r&eacute;fugi&eacute;s politiques, MM. Brambilla,
+Staderino et Viscardi. Elle ne parut nullement surprise de les
+rencontrer l&agrave;.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que vous m'attendez depuis longtemps? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui&raquo;, r&eacute;pondirent-ils, en balan&ccedil;ant lentement la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient arriv&eacute;s avant le banquier. Et ils n'avaient pas fait le
+moindre bruit, en personnages noirs que des malheurs politiques ont
+rendus silencieux et r&eacute;fl&eacute;chis.</p>
+
+<p>Assis c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te sur la m&ecirc;me chaise longue, ils m&acirc;chaient de gros
+cigares &eacute;teints, renvers&eacute;s tous les trois dans la m&ecirc;me posture.
+Cependant, ils s'&eacute;taient lev&eacute;s, ils entouraient Clorinde. Il y eut
+alors, &agrave; voix basse, un balbutiement rapide de syllabes italiennes.</p>
+
+<p>Elle sembla leur donner des instructions. Un d'eux prit des notes
+chiffr&eacute;es sur un carnet, tandis que les autres, tr&egrave;s excit&eacute;s sans doute
+par ce qu'ils entendaient, &eacute;touffaient de l&eacute;gers cris sous leurs doigts
+gant&eacute;s. Puis, ils s'en all&egrave;rent tous les trois &agrave; la file, le masque
+imp&eacute;n&eacute;trable.</p>
+
+<p>Ce jeudi-l&agrave;, il devait y avoir, le soir, une conf&eacute;rence entre plusieurs
+ministres, pour une importante affaire, un conflit &agrave; propos d'une
+question de viabilit&eacute;. Delestang, lorsqu'il partit apr&egrave;s le d&icirc;ner,
+promit &agrave; Clorinde de ramener Rougon; et elle eut une moue, comme pour
+faire entendre qu'elle ne tenait gu&egrave;re &agrave; le voir. Il n'y avait pas
+encore brouille, mais elle affectait une froideur croissante. Vers neuf
+heures, M. Kahn et M. B&eacute;juin arriv&egrave;rent les premiers, suivis &agrave; peu de
+distance par Mme Correur. Ils trouv&egrave;rent Clorinde dans sa chambre,
+allong&eacute;e sur une chaise longue. Elle se plaignait d'un de ces maux
+inconnus et extraordinaires qui la prenaient brusquement, d'une heure &agrave;
+l'autre; cette fois, elle avait d&ucirc; avaler une mouche en buvant; elle la
+sentait voler, au fond de son estomac. Drap&eacute;e dans sa grande blouse de
+velours noir, le buste appuy&eacute; sur trois oreillers, elle &eacute;tait d'une
+royale beaut&eacute;, la face blanche, les bras nus, pareille &agrave; une de ces
+figures couch&eacute;es qui r&ecirc;vent, adoss&eacute;es contre des monuments. A ses pieds,
+Luigi Pozzo grattait doucement les cordes d'une guitare; il avait quitt&eacute;
+la peinture pour la musique.</p>
+
+<p>&laquo;Asseyez-vous, n'est-ce pas? murmura-t-elle. Vous m'excusez. J'ai une
+b&ecirc;te qui est entr&eacute;e je ne sais comment...&raquo; Pozzo continuait &agrave; gratter sa
+guitare en chantant tr&egrave;s bas, l'air ravi, perdu dans une contemplation.</p>
+
+<p>Mme Correur roula un fauteuil pr&egrave;s de la jeune femme.</p>
+
+<p>M. Kahn et M. B&eacute;juin finirent par trouver des chaises libres. Il n'&eacute;tait
+pas facile de s'asseoir, les cinq ou six si&egrave;ges de la chambre
+disparaissant sous des tas de jupons. Lorsque, cinq minutes plus tard,
+le colonel Jobelin et son fils Auguste se pr&eacute;sent&egrave;rent, ils durent
+rester debout.</p>
+
+<p>&laquo;Petit, dit Clorinde &agrave; Auguste, qu'elle tutoyait toujours, malgr&eacute; ses
+dix-sept ans, va donc chercher deux chaises dans le cabinet de
+toilette.&raquo; C'&eacute;taient des chaises cann&eacute;es, toutes d&eacute;vernies par les
+linges mouill&eacute;s qui tra&icirc;naient sans cesse sur les dossiers. Une seule
+lampe, recouverte d'une dentelle de papier rose, &eacute;clairait la chambre;
+une autre se trouvait pos&eacute;e dans le cabinet de toilette, et une
+troisi&egrave;me dans le boudoir, dont les portes grandes ouvertes montraient
+des enfoncements cr&eacute;pusculaires, des pi&egrave;ces vagues o&ugrave; semblaient br&ucirc;ler
+des veilleuses. La chambre elle m&ecirc;me, autrefois mauve tendre, pass&eacute;e
+aujourd'hui au gris sale, restait comme pleine d'une bu&eacute;e suspendue; on
+distinguait &agrave; peine des coins de fauteuil arrach&eacute;s, des tra&icirc;n&eacute;es de
+poussi&egrave;re sur les meubles, une large tache d'encre &eacute;tal&eacute;e au beau milieu
+du tapis, quelque encrier tomb&eacute; l&agrave;, qui avait &eacute;clabouss&eacute; les boiseries;
+au fond, les rideaux du lit &eacute;taient tir&eacute;s, sans doute pour cacher le
+d&eacute;sordre des couvertures. Et, dans cette ombre, montait une odeur forte,
+comme si tous les flacons du cabinet de toilette &eacute;taient rest&eacute;s
+d&eacute;bouch&eacute;s.</p>
+
+<p>Clorinde s'ent&ecirc;tait, m&ecirc;me par les temps chauds, &agrave; ne jamais ouvrir une
+fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&laquo;&Ccedil;a sent joliment bon chez vous, dit Mme Correur pour la complimenter.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui sens bon&raquo;, r&eacute;pondit na&iuml;vement la jeune femme.</p>
+
+<p>Et elle parla des essences qu'elle tenait du parfumeur m&ecirc;me des
+sultanes. Elle mit un de ses bras nus sous le nez de Mme Correur. Sa
+blouse de velours noir avait un peu gliss&eacute;, ses pieds passaient,
+chauss&eacute;s de petites pantoufles rouges. Pozzo, p&acirc;m&eacute;, gris&eacute; par les
+parfums violents qui s'exhalaient d'elle, tapait son instrument &agrave; l&eacute;gers
+coups de pouce.</p>
+
+<p>Cependant, au bout de quelques minutes, la conversation tourna
+fatalement sur Rougon, comme cela arrivait chaque jeudi et chaque
+dimanche. La bande se r&eacute;unissait uniquement pour &eacute;puiser cet &eacute;ternel
+sujet, une rancune sourde et grandissante, un besoin de se soulager par
+des r&eacute;criminations sans fin. Clorinde ne se donnait m&ecirc;me plus la peine
+de les exciter; ils apportaient toujours quelques nouveaux griefs,
+m&eacute;contents, jaloux, aigris de tout ce que Rougon avait fait pour eux,
+travaill&eacute;s par une intense fi&egrave;vre d'ingratitude.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce que vous avez vu le gros homme, aujourd'hui?&raquo; demanda le
+colonel.</p>
+
+<p>Maintenant, Rougon n'&eacute;tait plus &laquo;le grand homme&raquo;.</p>
+
+<p>&laquo;Non, r&eacute;pondit Clorinde. Nous le verrons peut-&ecirc;tre ce soir. Mon mari
+s'ent&ecirc;te &agrave; me l'amener.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis all&eacute; cet apr&egrave;s-midi dans un caf&eacute; o&ugrave; on le jugeait bien
+s&eacute;v&egrave;rement, reprit le colonel apr&egrave;s un silence. On assurait qu'il
+branlait dans le manche, qu'il n'en avait pas dans le ventre pour deux
+mois.&raquo;</p>
+
+<p>M. Kahn eut un geste d&eacute;daigneux, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Moi, je ne lui en donne pas pour trois semaines.... Voyez-vous, Rougon
+n'est pas un homme de gouvernement; il aime trop le pouvoir, il se
+laisse griser, et alors il tape &agrave; tort et &agrave; travers, il administre &agrave;
+coups de b&acirc;ton, avec une brutalit&eacute; r&eacute;voltante.... Enfin, depuis cinq
+mois, il a commis des actes monstrueux...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, interrompit le colonel, toutes sortes de passe-droits,
+d'injustices, d'absurdit&eacute;s.... Il abuse, il abuse, vraiment.&raquo; Mme
+Correur, sans parler, tourna les doigts en l'air, comme pour dire qu'il
+avait la t&ecirc;te peu solide.</p>
+
+<p>&laquo;C'est cela, reprit M. Kahn en remarquant le geste.</p>
+
+<p>La t&ecirc;te n'est pas tr&egrave;s d'aplomb, hein?&raquo; Et, comme on le regardait, M.
+B&eacute;juin crut devoir l&acirc;cher aussi quelque chose.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! pas fort, Rougon, murmura-t-il, pas fort du tout!&raquo; Clorinde, la
+t&ecirc;te renvers&eacute;e sur ses oreillers, examinant au plafond le rond lumineux
+de la lampe, les laissait aller. Quand ils se turent, elle dit &agrave; son
+tour, pour les pousser:</p>
+
+<p>&laquo;Sans doute il a abus&eacute;, mais il pr&eacute;tend avoir fait tout ce qu'on lui
+reproche dans l'unique but d'obliger ses amis.... Ainsi, j'en causais
+l'autre jour avec lui. Les services qu'il vous a rendus...</p>
+
+<p>&mdash;A nous! &agrave; nous!&raquo; cri&egrave;rent-ils tous les quatre &agrave; la fois, furieusement.</p>
+
+<p>Ils parlaient ensemble, ils voulaient protester sur le coup. Mais M.
+Kahn cria le plus fort.</p>
+
+<p>&laquo;Les services qu'il m'a rendus! quelle plaisanterie!... J'ai d&ucirc; attendre
+ma concession pendant deux ans. Cela m'a ruin&eacute;. L'affaire, qui &eacute;tait
+superbe, est devenue tr&egrave;s lourde.... Puisqu'il m'aime tant, pourquoi ne
+vient-il pas &agrave; mon secours, maintenant? Je lui ai demand&eacute; d'obtenir de
+l'empereur une loi autorisant la fusion de ma compagnie avec la
+Compagnie du chemin de fer de l'Ouest; il m'a r&eacute;pondu qu'il fallait
+attendre.... Les services de Rougon, ah! je demande &agrave; les voir! Il n'a
+jamais rien fait, et il ne peut plus rien faire!</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, et moi, reprit le colonel en coupant du geste la parole &agrave; Mme
+Correur, et moi, croyez-vous que je lui doive quelque chose? Il ne parle
+pas peut-&ecirc;tre de ce grade de commandeur qui m'&eacute;tait promis depuis cinq
+ans?... Il a pris Auguste dans ses bureaux, c'est vrai; mais je m'en
+mords joliment les doigts aujourd'hui. Si j'avais mis Auguste dans
+l'industrie, il gagnerait d&eacute;j&agrave; le double.... Cet animal de Rougon m'a
+d&eacute;clar&eacute; hier ne pas pouvoir augmenter Auguste avant dix-huit mois. Si
+c'est ainsi qu'il ruine son cr&eacute;dit pour ses amis!&raquo; Mme Correur r&eacute;ussit
+enfin &agrave; se soulager. Elle s'&eacute;tait pench&eacute;e vers Clorinde.</p>
+
+<p>&laquo;Dites, madame, il ne m'a pas nomm&eacute;e? Jamais je n'ai re&ccedil;u &ccedil;a de lui.
+J'en suis encore &agrave; conna&icirc;tre la couleur de ses bienfaits. Il n'en peut
+pas dire autant, et si je voulais parler. J'ai sollicit&eacute; pour plusieurs
+dames de mes amies, je ne m'en d&eacute;fends pas; j'aime &agrave; rendre service. Eh
+bien, une remarque que j'ai faite: tout ce qu'il accorde tourne &agrave; mal,
+ses faveurs semblent porter malheur au monde. Ainsi cette pauvre
+Herminie Billecoq, une ancienne &eacute;l&egrave;ve de Saint-Denis, s&eacute;duite par un
+officier, et pour laquelle il avait trouv&eacute; une dot; voil&agrave; qu'elle est
+accourue me raconter une catastrophe ce matin, elle ne se marie plus,
+l'officier a fil&eacute;, apr&egrave;s avoir croqu&eacute; la dot.... Entendez-vous, toujours
+pour les autres, jamais pour moi! Je me suis avis&eacute;e, ces temps derniers,
+quand je suis revenue de Coulonges avec mon h&eacute;ritage, de lui signaler
+les man&oelig;uvres de Mme Martineau. Je voulais, dans le partage, la maison
+o&ugrave; je suis n&eacute;e, et cette femme s'est arrang&eacute;e pour la garder....
+Savez-vous quelle a &eacute;t&eacute; sa seule r&eacute;ponse? Il m'a r&eacute;p&eacute;t&eacute; &agrave; trois fois qu
+il ne voulait plus s'occuper de cette vilaine histoire.&raquo; Cependant, M.
+B&eacute;juin, lui aussi, s'agitait. Il b&eacute;gaya:</p>
+
+<p>&laquo;Moi, c'est comme madame.... Je ne lui ai rien demand&eacute;, jamais, jamais!
+Tout ce qu'il a pu faire, c'est malgr&eacute; moi, c'est sans que je le sache.
+Il profite de ce qu'on ne dit rien pour vous accaparer, oui, le mot est
+juste, vous accaparer...&raquo; Sa voix s'&eacute;teignit dans un bredouillement. Et
+tous quatre, ils continuaient &agrave; hocher la t&ecirc;te. Puis, ce fut M. Kahn qui
+recommen&ccedil;a d'une voix solennelle:</p>
+
+<p>&laquo;La v&eacute;rit&eacute;, voyez-vous, la voici.... Rougon est un ingrat. Vous vous
+souvenez du temps o&ugrave; nous battions tous le pav&eacute; de Paris pour le pousser
+au minist&egrave;re.</p>
+
+<p>Hein! nous sommes-nous assez d&eacute;vou&eacute;s &agrave; sa cause, au point d'en perdre le
+boire et le manger? A cette &eacute;poque-l&agrave;, il a contract&eacute; une dette que sa
+vie enti&egrave;re ne r&eacute;ussirait pas &agrave; payer. Parbleu! aujourd'hui, la
+reconnaissance lui est lourde, et il nous l&acirc;che. &Ccedil;a devait arriver.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, il nous doit tout! cri&egrave;rent les autres. Il nous en
+r&eacute;compense joliment!&raquo; Pendant un instant, ils l'&eacute;cras&egrave;rent sous
+l'&eacute;num&eacute;ration de leurs bienfaits; lorsqu'un d'eux se taisait, un autre
+rappelait un d&eacute;tail plus accablant encore. Pourtant, le colonel, tout
+d'un coup, s'inqui&eacute;ta de son fils Auguste, le jeune homme n'&eacute;tait plus
+dans la chambre.</p>
+
+<p>A ce moment, un bruit &eacute;trange vint du cabinet de toilette, une sorte de
+barbotement doux et continu. Le colonel se h&acirc;ta d'aller voir, et il
+trouva Auguste tr&egrave;s int&eacute;ress&eacute; par la baignoire qu'Antonia avait oubli&eacute;
+de vider. Des ronds de citron, dont Clorinde s'&eacute;tait servie pour ses
+ongles, flottaient. Auguste, trempant ses doigts, les flairait, avec une
+sensualit&eacute; de coll&eacute;gien.</p>
+
+<p>&laquo;Il est insupportable, ce petit! disait &agrave; demi-voix Clorinde. Il fouille
+partout.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! continua doucement Mme Correur, qui semblait avoir attendu
+la sortie du colonel, ce dont Rougon manque surtout, c'est de tact....
+Ainsi, entre nous, pendant que le brave colonel n'est pas l&agrave;, Rougon a
+eu le plus grand tort de prendre ce jeune homme au minist&egrave;re, en passant
+par-dessus les formalit&eacute;s. On ne rend pas &agrave; ses amis de ces sortes de
+services. On se d&eacute;consid&egrave;re.&raquo; Mais Clorinde l'interrompit, murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Ch&egrave;re dame, allez donc voir ce qu'ils font.&raquo;</p>
+
+<p>M. Kahn souriait. Quand Mme Correur ne fut plus l&agrave;, il baissa la voix &agrave;
+son tour.</p>
+
+<p>&laquo;Elle est charmante!... Le colonel a &eacute;t&eacute; combl&eacute; par Rougon. Mais,
+vraiment, elle n'a gu&egrave;re &agrave; se plaindre.</p>
+
+<p>Rougon s'est absolument compromis pour elle, dans cette f&acirc;cheuse affaire
+Martineau. Il a fait preuve l&agrave; de bien de moralit&eacute;. On ne tue pas un
+homme pour &ecirc;tre agr&eacute;able &agrave; une vieille connaissance, n'est-ce pas?&raquo; Il
+s'&eacute;tait lev&eacute;, il marchait &agrave; petits pas. Puis, il retourna &agrave;
+l'anti-chambre prendre son porte-cigares dans son paletot. Le colonel et
+Mme Correur rentraient.</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! Kahn s'est envol&eacute;&raquo;, dit le colonel.</p>
+
+<p>Et, sans transition, il s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Nous pouvons &eacute;chiner Rougon, nous autres. Seulement, je trouve que Kahn
+devrait faire le mort. Je n'aime pas les gens sans c&oelig;ur, moi. Tout &agrave;
+l'heure, j'ai &eacute;vit&eacute; de parler. Mais dans ce caf&eacute; o&ugrave; j'ai pass&eacute;
+l'apr&egrave;s-midi, on disait tr&egrave;s carr&eacute;ment que Rougon tombait pour avoir
+pr&ecirc;t&eacute; son nom &agrave; cette grande flouerie du chemin de fer de Niort &agrave;
+Angers. On ne manque pas de nez &agrave; ce point-l&agrave;! Cet imb&eacute;cile de gros
+homme qui va tirer des p&eacute;tards et prononcer des discours d'une lieue,
+dans lesquels il se permet m&ecirc;me d'engager la responsabilit&eacute; de
+l'empereur!... Voil&agrave;, mes bons amis! C'est Kahn qui nous a fichus en
+plein g&acirc;chis. Hein, B&eacute;juin, c'est aussi votre opinion?&raquo;</p>
+
+<p>M. B&eacute;juin approuva vivement de la t&ecirc;te. Il avait d&eacute;j&agrave; donn&eacute; toute son
+adh&eacute;sion aux paroles de Mme Correur et de M. Kahn. Clorinde, la t&ecirc;te
+toujours renvers&eacute;e, s'amusait &agrave; mordre le gland de sa cordeli&egrave;re,
+qu'elle promenait sur sa figure comme pour se chatouiller; et elle
+ouvrait de grands yeux qui riaient silencieusement en l'air.</p>
+
+<p>&laquo;Chut!&raquo; souffla-t-elle.</p>
+
+<p>M. Kahn rentrait, en coupant un cigare du bout des dents. Il l'alluma,
+jeta trois ou quatre grosses bouff&eacute;es; on fumait dans la chambre de la
+jeune femme. Puis il reprit, continuant la conversation, concluant:</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, si Rougon pr&eacute;tend avoir &eacute;branl&eacute; son pouvoir pour nous servir, je
+d&eacute;clare que je nous trouve au contraire horriblement compromis par sa
+protection. Il a une fa&ccedil;on brutale de pousser les gens qui leur casse le
+nez contre les murs.... D'ailleurs, avec ses coups de poing &agrave; assommer
+les b&oelig;ufs, le voil&agrave; de nouveau par terre. Merci! je n'ai pas envie de
+le ramasser une seconde fois! Quand un homme ne sait pas m&eacute;nager son
+cr&eacute;dit, c'est qu'il n'a pas des id&eacute;es nettes. Il nous compromet,
+entendez-vous, il nous compromet!... Moi, ma foi! j'ai de trop lourdes
+responsabilit&eacute;s, je l'abandonne.&raquo; Il h&eacute;sitait pourtant, sa voix
+faiblissait, tandis que le colonel et Mme Correur baissaient la t&ecirc;te
+sans doute pour &eacute;viter de se prononcer aussi nettement. En somme, Rougon
+&eacute;tait toujours au minist&egrave;re; puis, &agrave; le quitter, il aurait fallu pouvoir
+s'appuyer sur une autre toute-puissance.</p>
+
+<p>&laquo;Il n'y a pas que le gros homme&raquo;, dit n&eacute;gligemment Clorinde.</p>
+
+<p>Ils la regardaient, esp&eacute;rant un engagement plus formel. Mais elle eut un
+simple geste, comme pour leur demander un peu de patience. Cette
+promesse tacite d'un cr&eacute;dit tout neuf, dont les bienfaits pleuvraient
+sur eux, &eacute;tait au fond la grande raison de leur assiduit&eacute; aux jeudis et
+aux dimanches de la jeune femme. Ils flairaient un prochain triomphe,
+dans cette chambre aux odeurs violentes. Croyant avoir us&eacute; Rougon &agrave;
+satisfaire leurs premiers r&ecirc;ves, ils attendaient l'av&egrave;nement de quelque
+pouvoir jeune, qui contenterait leurs r&ecirc;ves nouveaux, extraordinairement
+multipli&eacute;s et &eacute;largis. Cependant, Clorinde s'&eacute;tait relev&eacute;e sur ses
+coussins.</p>
+
+<p>Accoud&eacute;e au bras de la causeuse, elle se pencha brusquement vers Pozzo,
+lui souffla dans le cou, avec des rires aigus, comme prise d'une folie
+heureuse. Quand elle &eacute;tait tr&egrave;s contente, elle avait de ces joies
+soudaines d'enfant. Pozzo, dont la main semblait s'&ecirc;tre endormie sur la
+guitare, renversa la t&ecirc;te en montrant ses dents de bel Italien, et il
+frissonnait comme chatouill&eacute; par la caresse de ce souffle, tandis que la
+jeune femme riait plus haut, soufflait plus fort, pour lui faire
+demander gr&acirc;ce. Puis, apr&egrave;s l'avoir querell&eacute; en italien, elle ajouta; en
+se tournant vers Mme Correur:</p>
+
+<p>&laquo;Il faut qu'il chante, n'est-ce pas?... S'il chante, je ne soufflerai
+plus, je le laisserai tranquille.... Il a fait une chanson bien jolie.&raquo;
+Alors, ils demand&egrave;rent tous la chanson. Pozzo se remit &agrave; gratter sa
+guitare; et il chanta, les yeux sur Clorinde. C'&eacute;tait un murmure
+passionn&eacute;, accompagn&eacute; de petites notes l&eacute;g&egrave;res; les paroles italiennes
+ne s'entendaient pas, soupir&eacute;es, trembl&eacute;es; au dernier couplet, sans
+doute un couplet de souffrance amoureuse, Pozzo, qui prenait une voix
+sombre, resta la bouche souriante, d'un air de ravissement dans le
+d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>Quand il se tut, on l'applaudit beaucoup. Pourquoi ne faisait-il pas
+&eacute;diter ces choses charmantes? Sa situation dans la diplomatie n'&eacute;tait
+pas un obstacle.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai connu un capitaine qui a fait jouer un op&eacute;ra comique, dit le
+colonel Jobelin. On ne l'en a pas plus mal regard&eacute; au r&eacute;giment.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais dans la diplomatie..., murmura Mme Correur en hochant la
+t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! non, je crois que vous vous trompez, d&eacute;clara M. Kahn. Les
+diplomates sont comme les autres hommes. Plusieurs cultivent les arts
+d'agr&eacute;ment.&raquo; Clorinde avait lanc&eacute; un l&eacute;ger coup de pied dans le flanc de
+Pozzo, en lui donnant un ordre &agrave; demi-voix. Il se leva, jeta la guitare
+sur un tas de v&ecirc;tements. Et quand il revint, au bout de cinq minutes, il
+&eacute;tait suivi d'Antonia portant un plateau o&ugrave; se trouvaient des verres et
+une carafe; lui, tenait un sucrier qui n'avait pu trouver place sur le
+plateau. Jamais on ne buvait autre chose que de l'eau sucr&eacute;e chez la
+jeune femme; encore les familiers de la maison savaient-ils lui faire
+plaisir lorsqu'ils prenaient de l'eau pure.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, qu'y a-t-il?&raquo; dit-elle en se tournant vers le cabinet de
+toilette, o&ugrave; une porte grin&ccedil;ait.</p>
+
+<p>Puis, comme se souvenant, elle s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! c'est maman.... Elle &eacute;tait couch&eacute;e.&raquo; En effet, c'&eacute;tait la comtesse
+Balbi, envelopp&eacute;e dans une robe de chambre de laine noire; elle avait
+nou&eacute; sur sa t&ecirc;te un lambeau de dentelle, dont les bouts s'enroulaient &agrave;
+son cou. Flaminio, le grand laquais &agrave; longue barbe, &agrave; mine de bandit, la
+soutenait par-derri&egrave;re, la portait presque entre ses bras. Et elle
+semblait n'avoir pas vieilli, la face blanche, gardant son sourire
+continu d'ancienne reine de beaut&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Attends, maman! reprit Clorinde. Je vais te donner ma chaise longue.
+Moi, je m'allongerai sur le lit.... Je ne suis pas bien. J'ai une b&ecirc;te
+qui est entr&eacute;e. Voil&agrave; qu'elle recommence &agrave; me mordre.&raquo; Il y eut tout un
+d&eacute;m&eacute;nagement. Pozzo et Mme Correur conduisirent la jeune femme &agrave; son
+lit; mais il fallut tirer les couvertures et taper les oreillers.
+Pendant ce temps, la comtesse Balbi se coucha sur la chaise longue.
+Derri&egrave;re elle, Flaminio resta debout, noir, muet, couvant d'un regard
+abominable les personnes qui se trouvaient l&agrave;.</p>
+
+<p>&laquo;&Ccedil;a ne vous fait rien que je me couche, n'est-ce pas? r&eacute;p&eacute;tait la jeune
+femme. Je suis beaucoup mieux couch&eacute;e.... Je ne vous renvoie pas, au
+moins? Il faut rester.&raquo; Elle s'&eacute;tait allong&eacute;e, le coude enfonc&eacute; dans un
+oreiller, &eacute;talant sa blouse noire, dont l'ampleur faisait sur la
+couverture blanche une mare d'encre. Personne, d'ailleurs, ne songeait &agrave;
+s'en aller. Mme Correur causait &agrave; demi-voix avec Pozzo de la perfection
+des formes de Clorinde, qu'ils venaient de soutenir. M. Kahn, M. B&eacute;juin
+et le colonel pr&eacute;sentaient leurs compliments &agrave; la comtesse. Celle-ci
+s'inclinait avec son sourire. Puis, sans se retourner, de temps &agrave; autre,
+elle disait, d'une voix tr&egrave;s douce:</p>
+
+<p>&laquo;Flaminio!&raquo; Le grand laquais comprenait, soulevait un coussin, apportait
+un tabouret, tirait de sa poche un flacon d'odeur, de son air farouche
+de brigand en habit noir.</p>
+
+<p>A ce moment, Auguste commit un malheur. Il avait r&ocirc;d&eacute; dans les trois
+pi&egrave;ces, s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute; &agrave; tous les chiffons de femme qui tra&icirc;naient.
+Puis, commen&ccedil;ant &agrave; s'ennuyer, il avait eu l'id&eacute;e de boire des verres
+d'eau sucr&eacute;e coup sur coup. Clorinde le surveillait depuis un instant,
+regardant le sucrier se vider, lorsqu'il cassa le verre, dans lequel il
+tapait la cuiller violemment.</p>
+
+<p>&laquo;C'est le sucre! il en met trop! cria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Imb&eacute;cile! dit le colonel. Tu ne peux pas boire de l'eau
+tranquillement?... Matin et soir, un grand verre. Il n'y a rien de
+meilleur. &Ccedil;a pr&eacute;serve de toutes les maladies.&raquo; Heureusement, M. Bouchard
+entra. Il venait un peu tard, &agrave; dix heures pass&eacute;es, parce qu'il avait d&ucirc;
+d&icirc;ner en ville. Et il parut surpris de ne pas trouver l&agrave; sa femme.</p>
+
+<p>&laquo;M. d'Escorailles s'&eacute;tait charg&eacute; de l'amener, dit-il, et j'avais promis
+de la reprendre en passant.&raquo; Au bout d'une demi-heure, en effet, Mme
+Bouchard arriva, accompagn&eacute;e de M. d'Escorailles et de M. La Rouquette.
+Apr&egrave;s une brouille d'une ann&eacute;e, le jeune marquis s'&eacute;tait remis avec la
+jolie blonde; maintenant, leur liaison tournait &agrave; l'habitude, ils se
+reprenaient pour huit jours, ne pouvaient s'emp&ecirc;cher de se pincer et de
+s'embrasser derri&egrave;re les portes, lorsqu'ils se rencontraient. Cela
+allait de soi, naturellement, avec des renouveaux de d&eacute;sir tr&egrave;s vifs.
+Comme ils venaient chez les Delestang en voiture d&eacute;couverte, ils avaient
+rencontr&eacute; M. La Rouquette. Et tous les trois s'en &eacute;taient all&eacute;s au Bois,
+riant haut, l&acirc;chant des plaisanteries risqu&eacute;es; m&ecirc;me M. d'Escorailles
+avait cru un moment rencontrer la main du d&eacute;put&eacute;, derri&egrave;re la taille de
+Mme Bouchard. Quand ils entr&egrave;rent, ils apport&egrave;rent une bouff&eacute;e de
+gaiet&eacute;, la fra&icirc;cheur des all&eacute;es noires du Bois, le myst&egrave;re des feuilles
+endormies, o&ugrave; s'&eacute;touffait la polissonnerie de leurs rires.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, nous revenons du lac, dit M. La Rouquette. Ma parole! on m'a
+d&eacute;bauch&eacute;... Je rentrais bien tranquillement travailler.&raquo; Il redevint
+subitement s&eacute;rieux. Pendant la derni&egrave;re session, il avait prononc&eacute; un
+discours &agrave; la Chambre sur une question d'amortissement, apr&egrave;s un grand
+mois d'&eacute;tudes sp&eacute;ciales; et, depuis lors, il prenait des allures pos&eacute;es
+d'homme mari&eacute;, comme s'il avait enterr&eacute; sa vie de gar&ccedil;on &agrave; la tribune.
+Kahn l'emmena au fond de la chambre, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;A propos, vous qui &ecirc;tes bien avec Marsy...&raquo; Leurs voix se perdirent,
+Ils caus&egrave;rent bas. Cependant, la jolie Mme Bouchard, qui avait salu&eacute; la
+comtesse, s'&eacute;tait assise devant le lit, gardant dans sa main la main de
+Clorinde, la plaignant beaucoup, d'une voix fl&ucirc;t&eacute;e.</p>
+
+<p>M. Bouchard, debout, digne et correct, s'&eacute;cria tout &agrave; coup, au milieu
+des conversations &eacute;touff&eacute;es:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne vous ai pas cont&eacute;?... Il est gentil, le gros homme!&raquo; Et, avant de
+s'expliquer, il parla am&egrave;rement de Rougon, comme les autres. On ne
+pouvait plus lui rien demander, il n'&eacute;tait m&ecirc;me plus poli; et M.
+Bouchard tenait avant tout &agrave; la politesse. Puis, lorsqu'on lui demanda
+ce que Rougon lui avait fait, il finit par r&eacute;pondre:</p>
+
+<p>&laquo;Moi, je n'aime pas les injustices.... C'est pour un des employ&eacute;s de ma
+division, Georges Duchesne; vous le connaissez, vous l'avez vu chez moi.
+Il est plein de m&eacute;rite, ce gar&ccedil;on! Nous le recevons comme notre enfant.
+Ma femme l'aime beaucoup, parce qu'il est de son pays.... Alors,
+derni&egrave;rement, nous complotions ensemble de faire nommer Duchesne
+sous-chef. L'id&eacute;e &eacute;tait de moi, mais tu l'approuvais, n'est-ce pas,
+Ad&egrave;le?&raquo; Mme Bouchard, l'air g&ecirc;n&eacute;, se pencha davantage vers Clorinde,
+pour &eacute;viter les regards de M. d'Escorailles, qu'elle sentait fix&eacute;s sur
+elle.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, continua le chef de division, vous ne savez pas de quelle
+fa&ccedil;on le gros homme a accueilli ma demande?... Il m'a regard&eacute; un bon
+moment en silence, de son air blessant, vous savez. Ensuite, il m'a
+carr&eacute;ment refus&eacute; la nomination. Et comme je revenais &agrave; la charge, il m'a
+dit, avec un sourire: &laquo;Monsieur Bouchard, n'insistez pas, vous me faites
+de la peine; il y a des raisons graves...&raquo; Impossible d'en tirer autre
+chose.</p>
+
+<p>Il a bien vu que j'&eacute;tais furieux, car il m'a pri&eacute; de le rappeler au bon
+souvenir de ma femme.... N'est-ce pas, Ad&egrave;le?&raquo; Mme Bouchard avait
+justement eu dans la soir&eacute;e une explication vive avec M. d'Escorailles,
+au sujet de ce Georges Duchesne. Elle crut devoir dire, d'un ton
+d'humeur:</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! M. Duchesne attendra.... Il n'est pas si int&eacute;ressant!&raquo; Mais
+le mari s'ent&ecirc;tait.</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, il a m&eacute;rit&eacute; d'&ecirc;tre sous-chef, il sera sous-chef! Je perdrai
+plut&ocirc;t mon nom.... Moi, je veux qu'on soit juste!&raquo; On dut le calmer.
+Clorinde, distraite, t&acirc;chait d'entendre la conversation de M. Kahn et de
+M. La Rouquette, r&eacute;fugi&eacute;s au pied de son lit. Le premier expliquait sa
+situation &agrave; mots couverts. Sa grande entreprise du chemin de fer de
+Niort &agrave; Angers se trouvait en pleine d&eacute;confiture. Les actions avaient
+commenc&eacute; par faire quatre-vingts francs de prime &agrave; la Bourse, avant
+qu'un seul coup de pioche f&ucirc;t donn&eacute;. Embusqu&eacute; derri&egrave;re sa fameuse
+compagnie anglaise, M. Kahn s'&eacute;tait livr&eacute; aux sp&eacute;culations les plus
+imprudentes. Et, aujourd'hui, la faillite allait &eacute;clater, si quelque
+main puissante ne le ramassait dans sa chute.</p>
+
+<p>&laquo;Autrefois, murmurait-il, Marsy m'avait offert de vendre l'affaire &agrave; la
+Compagnie de l'Ouest. Je suis tout pr&ecirc;t &agrave; rentrer en pourparlers. Il
+suffirait d'obtenir une loi...&raquo; Clorinde les appela discr&egrave;tement d'un
+geste. Et, pench&eacute;s tous deux au-dessus du lit, ils caus&egrave;rent longuement
+avec elle. Marsy n'avait pas de rancune. Elle lui parlerait. Elle lui
+offrirait le million qu'il demandait, l'ann&eacute;e pr&eacute;c&eacute;dente, pour appuyer
+la demande de concession. Sa situation de pr&eacute;sident du Corps l&eacute;gislatif
+lui permettrait d'obtenir tr&egrave;s ais&eacute;ment la loi n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>&laquo;Allez, il n'y a encore que Marsy si l'on veut le succ&egrave;s de ces sortes
+d'affaires, dit-elle en souriant. Quand on se passe de lui pour en
+lancer une, on est bient&ocirc;t forc&eacute; de l'appeler, pour le supplier d'en
+raccommoder les morceaux.&raquo; Dans la chambre, maintenant, tout le monde
+parlait &agrave; la fois, tr&egrave;s haut, Mme Correur expliquait son dernier d&eacute;sir &agrave;
+Mme Bouchard: aller mourir &agrave; Coulonges, dans la maison de sa famille; et
+elle s'attendrissait sur les lieux o&ugrave; elle &eacute;tait n&eacute;e, elle forcerait
+bien Mme Martineau &agrave; lui rendre cette maison toute pleine des souvenirs
+de son enfance. Les invit&eacute;s, fatalement, revenaient &agrave; Rougon: M.
+d'Escorailles racontait la col&egrave;re de son p&egrave;re et de sa m&egrave;re qui lui
+avaient &eacute;crit de rentrer au Conseil d'&Eacute;tat, de briser avec le ministre,
+en apprenant les abus de pouvoir de celui-ci; le colonel racontait
+comment le gros homme s'&eacute;tait absolument refus&eacute; &agrave; demander pour lui &agrave;
+l'empereur une situation dans les palais imp&eacute;riaux; M. B&eacute;juin lui-m&ecirc;me
+se lamentait de ce que Sa Majest&eacute; n'&eacute;tait pas venue visiter la
+cristallerie de Saint-Florent, lors de son dernier voyage &agrave; Bourges,
+malgr&eacute; l'engagement formel pris par Rougon d'obtenir cette faveur. Et,
+au milieu de cette rage de paroles, la comtesse Balbi, sur la chaise
+longue, souriait, regardait ses mains encore potel&eacute;es, r&eacute;p&eacute;tait
+doucement:</p>
+
+<p>&laquo;Flaminio!&raquo; Le grand diable de domestique avait sorti de la poche de son
+gilet une toute petite bo&icirc;te d'&eacute;caille pleine de pastilles &agrave; la menthe.
+La comtesse les croquait avec des mines de vieille chatte gourmande.</p>
+
+<p>Vers minuit seulement, Delestang rentra. Quand on le vit soulever la
+porti&egrave;re du boudoir, un profond silence se fit, tous les cous
+s'allong&egrave;rent. Mais la porti&egrave;re &eacute;tait retomb&eacute;e, personne ne le suivait.
+Alors, apr&egrave;s une nouvelle attente de quelques secondes, des exclamations
+partirent:</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes seul?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne l'amenez donc pas?</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donc perdu le gros homme en route?&raquo; Et il y eut un
+soulagement. Delestang expliqua que Rougon, tr&egrave;s fatigu&eacute;, venait de le
+quitter au coin de la rue Marbeuf.</p>
+
+<p>&laquo;Il a bien fait, dit Clorinde en se couchant tout &agrave; fait sur le lit. Il
+est si peu amusant!&raquo; Ce fut le signal d'un nouveau d&eacute;cha&icirc;nement de
+plaintes et d'accusations. Delestang protestait, lan&ccedil;ait des: Permettez!
+permettez! Il affectait d'ordinaire de d&eacute;fendre Rougon. Quand on le
+laissa parler, il dit d'une voix mesur&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Sans doute il aurait pu mieux agir envers certains de ses amis. Mais il
+n'en reste pas moins une grande intelligence.... Quant &agrave; moi, je lui
+serai &eacute;ternellement reconnaissant...</p>
+
+<p>&mdash;Reconnaissant de quoi? cria M. Kahn courrouc&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais de tout ce qu'il a fait...&raquo; On lui coupa violemment la parole.
+Rougon n'avait jamais rien fait pour lui. O&ugrave; prenait-il que Rougon e&ucirc;t
+fait quelque chose?</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes &eacute;tonnant! dit le colonel. On ne pousse pas la modestie &agrave; ce
+point-l&agrave;!... Mon cher ami, vous n'aviez besoin de personne. Parbleu!
+vous &ecirc;tes mont&eacute; par vos propres forces.&raquo; Alors, on c&eacute;l&eacute;bra les m&eacute;rites
+de Delestang. Sa ferme mod&egrave;le de la Chamade &eacute;tait une cr&eacute;ation hors
+ligne, qui r&eacute;v&eacute;lait depuis longtemps en lui les aptitudes d'un bon
+administrateur et d'un homme d'&Eacute;tat v&eacute;ritablement dou&eacute;. Il avait le coup
+d'&oelig;il prompt, l'intelligence nette, la main &eacute;nergique sans rudesse.
+D'ailleurs, l'empereur ne l'avait-il pas distingu&eacute;, d&egrave;s le premier jour?
+Il se rencontrait sur presque tous les points avec Sa Majest&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Laissez donc! finit par d&eacute;clarer M. Kahn, c'est vous qui soutenez
+Rougon. Si vous n'&eacute;tiez pas son ami, si vous ne l'appuyiez pas dans le
+conseil, il y a quinze jours au moins qu'il serait par terre.&raquo; Pourtant,
+Delestang protestait encore. Certainement, il n'&eacute;tait pas le premier
+venu; mais il fallait rendre justice aux qualit&eacute;s de tout le monde.
+Ainsi, le soir m&ecirc;me, chez le garde des Sceaux, dans une question de
+viabilit&eacute; tr&egrave;s embrouill&eacute;e, Rougon venait de montrer une clart&eacute; d'aper&ccedil;u
+extraordinaire.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! la souplesse d'un avou&eacute; retors&raquo;, murmura M. La Rouquette d'un air
+de d&eacute;dain.</p>
+
+<p>Clorinde n'avait point encore ouvert les l&egrave;vres. Des regards se
+tournaient vers elle, sollicitant le mot que chacun attendait. Elle
+roulait doucement la t&ecirc;te sur l'oreiller, comme pour se gratter la
+nuque. Elle dit enfin, en parlant de son mari, sans le nommer:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, grondez-le.... Il faudra le battre, le jour o&ugrave; l'on voudra le
+mettre &agrave; sa vraie place.</p>
+
+<p>&mdash;La situation de ministre de l'Agriculture et du Commerce est tout &agrave;
+fait secondaire&raquo;, fit remarquer M. Kahn, afin de brusquer les choses.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait toucher &agrave; une plaie vive. Clorinde souffrait de voir son mari
+parqu&eacute; dans ce qu'elle appelait &laquo;un petit minist&egrave;re&raquo;. Elle s'assit
+brusquement sur son s&eacute;ant, en l&acirc;chant le mot attendu:</p>
+
+<p>&laquo;Eh! il sera &agrave; l'Int&eacute;rieur quand nous voudrons!&raquo; Delestang voulut
+parler. Mais tous s'&eacute;taient pr&eacute;cipit&eacute;s, l'entourant d'un brouhaha de
+ravissement. Alors, lui, sembla se d&eacute;clarer vaincu. Peu &agrave; peu, une
+teinte ros&eacute;e montait &agrave; ses joues, une jouissance noyait sa face
+superbe. Mme Correur et Mme Bouchard, &agrave; demi-voix, le trouvaient beau;
+la seconde surtout, avec le go&ucirc;t pervers des femmes pour les hommes
+chauves, regardait passionn&eacute;ment son cr&acirc;ne nu. M. Kahn, le colonel et
+les autres, avaient des coups d'&oelig;il, de petits gestes, des mots
+rapides, pour dire le cas &eacute;norme qu'ils faisaient de sa force. Ils
+s'aplatissaient devant le plus sot de la bande, ils s'admiraient en lui.
+Ce ma&icirc;tre-l&agrave;, au moins, serait docile et ne les compromettrait pas. Ils
+pouvaient impun&eacute;ment le prendre pour dieu, sans craindre sa foudre.</p>
+
+<p>&laquo;Vous le fatiguez&raquo;, fit remarquer la jolie Mme Bouchard de sa voix
+tendre.</p>
+
+<p>On le fatiguait! Ce fut une commis&eacute;ration g&eacute;n&eacute;rale.</p>
+
+<p>En effet, il &eacute;tait un peu p&acirc;le, ses yeux se fermaient. Pensez donc!
+quand on travaille depuis le matin cinq heures! Rien ne brise comme les
+travaux de t&ecirc;te. Et avec une douce violence, on exigea qu'il all&acirc;t se
+coucher. Il ob&eacute;it docilement, il se retira, apr&egrave;s avoir pos&eacute; un baiser
+sur le front de sa femme.</p>
+
+<p>&laquo;Flaminio!&raquo; murmura la comtesse.</p>
+
+<p>Elle aussi voulait se mettre au lit. Elle traversa la chambre au bras du
+domestique, en envoyant &agrave; chacun un petit salut de la main. Dans le
+cabinet de toilette, on entendit Flaminio jurer, parce que la lampe
+s'&eacute;tait &eacute;teinte.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait une heure. On parla de se retirer. Mais Clorinde assurait
+qu'elle n'avait pas sommeil, qu'on pouvait rester. Pourtant personne ne
+se rassit. La lampe du boudoir venait &eacute;galement de s'&eacute;teindre; une forte
+odeur d'huile se r&eacute;pandait. On eut beaucoup de peine &agrave; retrouver de
+menus objets, un &eacute;ventail, la canne du colonel, le chapeau de Mme
+Bouchard. Clorinde, tranquillement allong&eacute;e, emp&ecirc;cha Mme Correur de
+sonner Antonia; la femme de chambre se couchait &agrave; onze heures. Enfin, on
+partait, quand le colonel s'aper&ccedil;ut qu'il oubliait Auguste; le jeune
+homme dormait sur le canap&eacute; du boudoir, la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur une robe
+roul&eacute;e en tampon; on le gronda de n'avoir pas remont&eacute; la lampe. Dans
+l'ombre de l'escalier, o&ugrave; le gaz baiss&eacute; agonisait, Mme Bouchard eut un
+l&eacute;ger cri; son pied avait tourn&eacute;, disait-elle. Et, comme tout ce monde
+descendait prudemment le long de la rampe, de grands rires vinrent de la
+chambre de Clorinde, o&ugrave; Pozzo s'&eacute;tait attard&eacute;; sans doute elle lui
+soufflait dans le cou.</p>
+
+<p>Chaque jeudi et chaque dimanche, les soir&eacute;es se ressemblaient.
+Au-dehors, le bruit courait que Mme Delestang avait un salon politique.
+On s'y montrait tr&egrave;s lib&eacute;ral, on y battait en br&egrave;che l'administration
+autoritaire de Rougon. Toute la bande &eacute;tait pass&eacute;e au r&ecirc;ve d'un empire
+humanitaire, &eacute;largissant peu &agrave; peu et &agrave; l'infini le cercle des libert&eacute;s
+publiques. Le colonel, &agrave; ses moments perdus, r&eacute;digeait des statuts pour
+des associations d'ouvriers; M. B&eacute;juin parlait de cr&eacute;er une cit&eacute;, autour
+de sa cristallerie de Saint-Florent; M. Kahn, pendant des heures,
+entretenait Delestang du r&ocirc;le d&eacute;mocratique des Bonaparte dans la soci&eacute;t&eacute;
+moderne. Et, &agrave; chaque nouvel acte de Rougon, il y avait des
+protestations indign&eacute;es, des terreurs patriotiques de voir la France
+sombrer aux mains d'un tel homme. Un jour, Delestang soutint que
+l'empereur &eacute;tait le seul r&eacute;publicain de l'&eacute;poque. La bande affectait des
+allures de secte religieuse apportant le salut. Maintenant, elle
+complotait d'une fa&ccedil;on ouverte le renversement du gros homme, pour le
+plus grand bien du pays.</p>
+
+<p>Cependant, Clorinde ne se h&acirc;tait pas. On la trouvait &eacute;tendue sur tous
+les canap&eacute;s de son appartement, distraite, les yeux en l'air, &eacute;tudiant
+les coins du plafond.</p>
+
+<p>Quand les autres criaient et pi&eacute;tinaient d'impatience autour d'elle,
+elle avait une figure muette, un jeu lent de paupi&egrave;res pour les inviter
+&agrave; plus de prudence. Elle sortait moins, s'amusait &agrave; s'habiller en homme
+avec sa femme de chambre, sans doute afin de tuer le temps.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;tait prise brusquement de tendresse pour son mari, l'embrassait
+devant le monde, lui parlait en z&eacute;zayant, t&eacute;moignait des inqui&eacute;tudes
+tr&egrave;s vives pour sa sant&eacute; qui &eacute;tait excellente. Peut-&ecirc;tre voulait-elle
+cacher ainsi l'empire absolu, la surveillance continue, qu'elle exer&ccedil;ait
+sur lui. Elle le guidait dans ses moindres actions, lui faisait chaque
+matin la le&ccedil;on, comme &agrave; un &eacute;colier dont on se m&eacute;fie. Delestang se
+montrait d'ailleurs d'une ob&eacute;issance absolue. Il saluait, souriait, se
+f&acirc;chait, disait noir, disait blanc, selon la ficelle qu'elle avait tir&eacute;e
+D&egrave;s qu'il n'&eacute;tait plus mont&eacute;, il revenait de lui m&ecirc;me se remettre entre
+ses mains, pour qu'elle l'accommod&acirc;t. Et il restait sup&eacute;rieur.</p>
+
+<p>Clorinde attendait. M. Beulin-d'orch&egrave;re, qui &eacute;vitait de venir le soir,
+la voyait souvent pendant la journ&eacute;e. Il se plaignait am&egrave;rement de son
+beau-fr&egrave;re, l'accusait de travailler &agrave; la fortune d'une foule
+d'&eacute;trangers; mais cela se passait toujours ainsi, on se moquait bien des
+parents! Rougon seul pouvait d&eacute;tourner l'empereur de lui confier les
+Sceaux, par crainte d'avoir &agrave; partager son influence dans le conseil. La
+jeune femme fouettait sa rancune. Puis, elle parlait &agrave; demi-mot du
+prochain triomphe de son mari, en lui donnant la vague esp&eacute;rance d'&ecirc;tre
+compris dans la nouvelle combinaison minist&eacute;rielle. En somme, elle se
+servait de lui pour savoir ce qui se passait chez Rougon. Par une
+m&eacute;chancet&eacute; de femme, elle aurait voulu voir ce dernier malheureux en
+m&eacute;nage; et elle poussait le magistrat &agrave; faire &eacute;pouser sa querelle par sa
+s&oelig;ur. Il dut essayer, regretter tout haut un mariage dont il ne tirait
+aucun profit; mais il &eacute;choua sans doute, devant la placidit&eacute; de Mme
+Rougon. Son beau-fr&egrave;re, disait-il, &eacute;tait tr&egrave;s nerveux depuis quelque
+temps. Il insinuait qu'il le croyait m&ucirc;r pour la chute; et il regardait
+la jeune femme fixement, il lui racontait des faits caract&eacute;ristiques,
+d'un air aimable de causeur colportant sans malice les cancans du monde.
+Pourquoi donc n'agissait-elle pas, si elle &eacute;tait ma&icirc;tresse? Elle,
+paresseusement, s'allongeait davantage, prenait une mine de personne
+enferm&eacute;e chez elle par un temps de pluie, se r&eacute;signant dans l'attente
+d'un rayon de soleil.</p>
+
+<p>Pourtant, aux Tuileries, la puissance de Clorinde grandissait. On
+causait &agrave; voix basse du vif caprice que Sa Majest&eacute; &eacute;prouvait pour elle.
+Dans les bals, aux r&eacute;ceptions officielles, partout o&ugrave; l'empereur la
+rencontrait, il tournait autour de ses jupes de son pas oblique, lui
+regardait dans le cou, lui parlait de pr&egrave;s, avec un lent sourire. Et,
+disait-on, elle n'avait encore rien accord&eacute;, pas m&ecirc;me le bout des
+doigts. Elle jouait son ancien jeu de fille &agrave; marier, tr&egrave;s provocante,
+libre, disant tout, montrant tout, mais continuellement sur ses gardes,
+se d&eacute;robant juste &agrave; la minute voulue. Elle semblait laisser m&ucirc;rir la
+passion du souverain, guetter une circonstance, m&eacute;nager l'heure o&ugrave; il ne
+pourrait plus rien lui refuser, afin d'assurer le triomphe de quelque
+plan longuement con&ccedil;u.</p>
+
+<p>Ce fut vers cette &eacute;poque qu'elle se montra tout d'un coup tr&egrave;s tendre &agrave;
+l'&eacute;gard de M. de Plouguern. Il y avait, depuis plusieurs mois, de la
+brouille entre eux. Le s&eacute;nateur, fort assidu aupr&egrave;s d'elle, et qui
+venait assister presque chaque matin &agrave; son lever, s'&eacute;tait un beau jour
+f&acirc;ch&eacute; de se voir consign&eacute; &agrave; la porte de son cabinet, lorsqu'elle faisait
+sa toilette. Elle rougissait, prise d'un caprice de pudeur, ne voulant
+plus &ecirc;tre taquin&eacute;e, g&ecirc;n&eacute;e, disait-elle, par les yeux gris du vieillard
+o&ugrave; s'allumaient des flammes jaunes. Mais lui, protestait, refusait de se
+pr&eacute;senter, comme tout le monde, aux heures o&ugrave; sa chambre s'emplissait de
+visites. N'&eacute;tait-il pas son p&egrave;re? ne l'avait-il pas fait sauter sur ses
+genoux toute petite?</p>
+
+<p>Et il racontait avec un ricanement les corrections qu'il se permettait
+de lui administrer jadis, les jupes relev&eacute;es.</p>
+
+<p>Elle finit par rompre, un jour o&ugrave;, malgr&eacute; les cris et les coups de poing
+d'Antonia, il &eacute;tait entr&eacute; pendant qu'elle se trouvait au bain. Quand M.
+Kahn ou le colonel Jobelin lui demandait des nouvelles de M. de
+Plouguern, elle r&eacute;pondait d'un air pinc&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Il rajeunit, il n'a pas vingt ans.... Je ne le vois plus.&raquo; Puis,
+brusquement, on ne rencontra que M. de Plouguern chez elle. A toute
+heure, il &eacute;tait l&agrave;, dans les coins du cabinet de toilette, au fond des
+trous intimes de la chambre. Il savait o&ugrave; elle serrait son linge, lui
+passait une chemise ou une paire de bas; m&ecirc;me on l'avait surpris en
+train de lui lacer son corset. Clorinde montrait le despotisme d'une
+jeune mari&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Parrain, va me chercher la lime &agrave; ongles, tu sais, dans le tiroir....
+Parrain, donne-moi donc mon &eacute;ponge...&raquo; Ce mot de parrain &eacute;tait une
+caresse. Lui, maintenant, parlait tr&egrave;s souvent du comte Balbi, pr&eacute;cisant
+les d&eacute;tails de la naissance de Clorinde. Il mentait, disait avoir connu
+la m&egrave;re de la jeune femme au troisi&egrave;me mois de sa grossesse. Et lorsque
+la comtesse, avec son rire &eacute;ternel sur sa face us&eacute;e, se trouvait l&agrave;,
+dans la chambre, au moment du lever de Clorinde, il adressait &agrave; la
+vieille dame des regards d'intelligence, attirait d'un clignement d'yeux
+son attention sur une &eacute;paule nue, sur un genou &agrave; demi d&eacute;couvert.</p>
+
+<p>&laquo;Hein? L&eacute;onora, murmurait-il, tout votre portrait!&raquo; La fille lui
+rappelait la m&egrave;re. Son visage osseux flambait. Souvent, il allongeait
+ses mains s&egrave;ches, prenait Clorinde, se serrait contre elle, pour lui
+conter quelque ordure. Cela le satisfaisait. Il &eacute;tait voltairien, niait
+tout, combattait les derniers scrupules de la jeune femme, en disant
+avec son ricanement de poulie mal graiss&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Mais, b&ecirc;te, c'est permis.... Quand &ccedil;a fait plaisir, c'est permis.&raquo; On
+ne sut jamais jusqu'o&ugrave; les choses all&egrave;rent entre eux. Clorinde avait
+alors besoin de M. de Plouguern; elle lui r&eacute;servait un r&ocirc;le dans le
+drame qu'elle r&ecirc;vait.</p>
+
+<p>D'ailleurs, il lui arrivait parfois d'acheter ainsi des amiti&eacute;s dont
+elle ne se servait plus ensuite, si elle venait &agrave; changer de plan.
+C'&eacute;tait, &agrave; ses yeux, comme une poign&eacute;e de main donn&eacute;e &agrave; la l&eacute;g&egrave;re et
+sans profit. Elle avait ce beau d&eacute;dain de ses faveurs qui d&eacute;pla&ccedil;ait en
+elle l'honn&ecirc;tet&eacute; commune et lui faisait mettre ses fiert&eacute;s autre part.</p>
+
+<p>Cependant, son attente se prolongeait. Elle causait &agrave; mots couverts,
+avec M. de Plouguern, d'un &eacute;v&eacute;nement vague, ind&eacute;termin&eacute;, trop lent &agrave; se
+produire. Le s&eacute;nateur semblait chercher des combinaisons, d'un air
+absorb&eacute; de joueur d'&eacute;checs; et il hochait la t&ecirc;te, il ne trouvait sans
+doute rien. Quant &agrave; elle, les rares jours o&ugrave; Rougon venait encore la
+voir, elle se disait lasse, elle parlait d'aller en Italie passer trois
+mois. Puis, les paupi&egrave;res &agrave; demi closes, elle l'examinait d'un mince
+regard luisant.</p>
+
+<p>Un sourire de cruaut&eacute; raffin&eacute;e pin&ccedil;ait ses l&egrave;vres. Elle aurait pu tenter
+d&eacute;j&agrave; de l'&eacute;trangler entre ses doigts effil&eacute;s; mais elle voulait
+l'&eacute;trangler net; et c'&eacute;tait une jouissance, cette longue patience
+qu'elle mettait &agrave; regarder pousser ses ongles. Rougon, toujours tr&egrave;s
+pr&eacute;occup&eacute;, lui donnait des poign&eacute;es de main distraites, sans remarquer
+la fi&egrave;vre nerveuse de sa peau. Il la croyait plus raisonnable, la
+complimentait d'ob&eacute;ir &agrave; son mari.</p>
+
+<p>&laquo;Vous voil&agrave; presque comme je vous voulais, disait-il.</p>
+
+<p>Vous avez bien raison, les femmes doivent rester tranquilles chez
+elles.&raquo; Et elle criait, avec un rire aigu, quand il n'&eacute;tait plus l&agrave;:</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! qu'il est b&ecirc;te!... Et il trouve les femmes b&ecirc;tes, encore!&raquo;
+Enfin, un dimanche soir, vers dix heures, au moment o&ugrave; toute la bande
+&eacute;tait r&eacute;unie dans la chambre de Clorinde, M. de Plouguern entra d'un air
+triomphant.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, demanda-t-il en affectant une grande indignation, vous
+connaissez le nouvel exploit de Rougon?... Cette fois, la mesure est
+comble.&raquo; On s'empressa autour de lui. Personne ne savait rien.</p>
+
+<p>&laquo;Une abomination! reprit-il, les bras en l'air. On ne comprend pas qu'un
+ministre descende si bas...&raquo; Et il raconta d'un trait l'aventure. Les
+Charbonnel, en arrivant &agrave; Faverolles pour prendre possession de
+l'h&eacute;ritage du cousin Chevassu, avaient fait grand bruit de la pr&eacute;tendue
+disparition d'une quantit&eacute; consid&eacute;rable d'argenterie. Ils accusaient la
+bonne charg&eacute;e de la garde de la maison, femme tr&egrave;s d&eacute;vote; &agrave; la nouvelle
+de l'arr&ecirc;t rendu par le Conseil d'&Eacute;tat, cette malheureuse devait s'&ecirc;tre
+entendue avec les s&oelig;urs de la Sainte-Famille, et avoir transport&eacute; au
+couvent tous les objets de valeur faciles &agrave; cacher. Trois jours apr&egrave;s,
+ils ne parlaient plus de la bonne; c'&eacute;taient les s&oelig;urs elles-m&ecirc;mes qui
+avaient d&eacute;valis&eacute; leur maison. Cela faisait dans la ville un scandale
+&eacute;pouvantable. Mais le commissaire refusait d'op&eacute;rer une descente au
+couvent, lorsque, sur une simple lettre des Charbonnel, Rougon avait
+t&eacute;l&eacute;graphi&eacute; au pr&eacute;fet de donner des ordres pour qu'une visite
+domiciliaire e&ucirc;t lieu imm&eacute;diatement.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, une visite domiciliaire, cela est en toutes lettres dans la
+d&eacute;p&ecirc;che, dit M. de Plouguern en terminant. Alors, on a vu le commissaire
+et deux gendarmes bouleverser le couvent. Ils y sont rest&eacute;s cinq heures.
+Les gendarmes ont voulu tout fouiller.... Imaginez-vous qu'ils ont mis
+le nez jusque dans les paillasses des s&oelig;urs...</p>
+
+<p>&mdash;Les paillasses des s&oelig;urs, oh! c'est indigne! s'&eacute;cria Mme Bouchard
+r&eacute;volt&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut manquer tout &agrave; fait de religion, d&eacute;clara le colonel.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, soupira &agrave; son tour Mme Correur, Rougon n'a jamais
+pratiqu&eacute;... J'ai si souvent tent&eacute; en pure perte de le r&eacute;concilier avec
+Dieu!&raquo;</p>
+
+<p>M. Bouchard et M. B&eacute;juin hochaient la t&ecirc;te d'un air d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, comme
+s'ils venaient d'apprendre quelque catastrophe sociale qui leur faisait
+douter de la raison humaine. M. Kahn demanda, en frottant rudement son
+collier de barbe:</p>
+
+<p>&laquo;Et, naturellement, on n'a rien trouv&eacute; chez les s&oelig;urs?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument rien!&raquo; r&eacute;pondit M. de Plouguern.</p>
+
+<p>Puis, il ajouta d'une voix rapide:</p>
+
+<p>&laquo;Une casserole en argent, je crois, deux timbales, un porte-huilier, des
+b&ecirc;tises, des cadeaux que l'honorable d&eacute;funt, vieillard d'une grande
+pi&eacute;t&eacute;, avait faits aux s&oelig;urs pour les r&eacute;compenser de leurs bons soins
+pendant sa longue maladie.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, &eacute;videmment&raquo;, murmur&egrave;rent les autres.</p>
+
+<p>Le s&eacute;nateur n'insista pas. Il reprit d'un ton tr&egrave;s lent, en accentuant
+chaque phrase d'un petit claquement de main:</p>
+
+<p>&laquo;La question est ailleurs. Il s'agit du respect d&ucirc; &agrave; un couvent, &agrave; une
+de ces saintes maisons, o&ugrave; se sont r&eacute;fugi&eacute;es toutes les vertus chass&eacute;es
+de notre soci&eacute;t&eacute; impie.</p>
+
+<p>Comment veut-on que les masses soient religieuses, si les attaques
+contre la religion partent de si haut? Rougon a commis l&agrave; un v&eacute;ritable
+sacril&egrave;ge, dont il devra rendre compte.... Aussi la bonne soci&eacute;t&eacute; de
+Faverolles est-elle indign&eacute;e. Mgr Rochart, l'&eacute;minent pr&eacute;lat, qui a
+toujours t&eacute;moign&eacute; aux s&oelig;urs une tendresse particuli&egrave;re, est
+imm&eacute;diatement parti pour Paris, o&ugrave; il vient demander justice. D'autre
+part, au S&eacute;nat, on &eacute;tait toujours tr&egrave;s irrit&eacute;, on parlait de soulever un
+incident, sur les quelques d&eacute;tails que j'ai pu fournir. Enfin
+l'imp&eacute;ratrice elle-m&ecirc;me...&raquo; Tous tendirent le cou.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, l'imp&eacute;ratrice a su cette d&eacute;plorable histoire par Mme de Llorentz,
+qui la tenait de notre ami La Rouquette, auquel je l'avais racont&eacute;e. Sa
+Majest&eacute; s'est &eacute;cri&eacute;e: "M. Rougon n'est plus digne de parler au nom de la
+France.&mdash;Tr&egrave;s bien!&raquo; dit tout le monde.</p>
+
+<p>Ce jeudi-l&agrave;, ce fut, jusqu'&agrave; une heure du matin, l'unique sujet de
+conversation. Clorinde n'avait pas ouvert la bouche. Aux premiers mots
+de M. de Plouguern, elle s'&eacute;tait renvers&eacute;e sur sa chaise longue, un peu
+p&acirc;le, les l&egrave;vres pinc&eacute;es. Puis elle se signa trois fois, rapidement,
+sans qu'on la v&icirc;t, comme si elle remerciait le Ciel de lui avoir accord&eacute;
+une gr&acirc;ce longtemps demand&eacute;e.</p>
+
+<p>Ses mains eurent ensuite des gestes de d&eacute;vote furieuse au r&eacute;cit de la
+visite domiciliaire. Peu &agrave; peu, elle &eacute;tait devenue tr&egrave;s rouge. Les yeux
+en l'air, elle s'absorba dans une r&ecirc;verie grave.</p>
+
+<p>Alors, pendant que les autres discutaient, M. de Plouguern s'approcha
+d'elle, glissa une main au bord de son corsage, pour lui pincer
+famili&egrave;rement le sein. Et, avec son ricanement sceptique, du ton libre
+d'un grand seigneur qui a roul&eacute; dans tous les mondes, il souffla &agrave;
+l'oreille de la jeune femme:</p>
+
+<p>&laquo;Il a touch&eacute; au Bon Dieu, il est foutu!&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIII" id="XIII"></a><a href="#table">XIII</a></h2>
+
+
+<p>Rougon, pendant huit jours, entendit monter contre lui une clameur
+croissante. On lui aurait tout pardonn&eacute;, ses abus de pouvoir, les
+app&eacute;tits de sa bande, l'&eacute;tranglement du pays; mais avoir envoy&eacute; des
+gendarmes retourner les paillasses des s&oelig;urs, c'&eacute;tait un crime si
+monstrueux, que les dames, &agrave; la cour, affectaient un petit tremblement
+sur son passage. Mgr Rochart faisait, aux quatre coins du monde
+officiel, un tapage terrible; il &eacute;tait all&eacute; jusqu'&agrave; l'imp&eacute;ratrice,
+disait-on. D'ailleurs, le scandale devait &ecirc;tre entretenu par une poign&eacute;e
+de gens habiles; des mots d'ordre circulaient; les m&ecirc;mes bruits
+s'&eacute;levaient de tous les c&ocirc;t&eacute;s &agrave; la fois, avec un ensemble singulier. Au
+milieu de ces furieuses attaques, Rougon resta d'abord calme et
+souriant. Il haussait ses fortes &eacute;paules, appelait l'aventure &laquo;une
+b&ecirc;tise&raquo;. Il plaisantait m&ecirc;me. A une soir&eacute;e du garde des Sceaux, il
+laissa &eacute;chapper: &laquo;Je n'ai pourtant pas racont&eacute; qu'on a trouv&eacute; un cur&eacute;
+dans une paillasse&raquo;; et, le mot ayant couru, l'outrage et l'impi&eacute;t&eacute;
+&eacute;tant au comble, il y eut une nouvelle explosion de col&egrave;re. Alors, lui,
+peu &agrave; peu, se passionna. On l'ennuyait, &agrave; la fin! Les s&oelig;urs &eacute;taient des
+voleuses, puisqu'on avait d&eacute;couvert chez elles des casseroles et des
+timbales d'argent. Et il se mit &agrave; vouloir pousser l'affaire, il
+s'engagea davantage, parla de confondre tout le clerg&eacute; de Faverolles
+devant les tribunaux.</p>
+
+<p>Un matin, de bonne heure, les Charbonnel se firent annoncer. Il fut tr&egrave;s
+&eacute;tonn&eacute;, il ne les savait pas &agrave; Paris.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il les aper&ccedil;ut, il leur cria que les choses marchaient bien; la
+veille, il avait encore envoy&eacute; des instructions au pr&eacute;fet pour obliger
+le parquet &agrave; se saisir de l'affaire. Mais M. Charbonnel parut constern&eacute;.</p>
+
+<p>Mme Charbonnel s'&eacute;cria: &laquo;Non, non, ce n'est pas cela.... Vous &ecirc;tes all&eacute;
+trop loin, monsieur Rougon. Vous nous avez mal compris.&raquo; Et tous deux se
+r&eacute;pandirent en &eacute;loges sur les s&oelig;urs de la Sainte-Famille. C'&eacute;taient de
+bien saintes femmes.</p>
+
+<p>Ils avaient pu un instant plaider contre elles; mais jamais, certes, ils
+n'&eacute;taient descendus jusqu'&agrave; les accuser de vilaines actions. Tout
+Faverolles, d'ailleurs, leur aurait ouvert les yeux, tant les personnes
+de la soci&eacute;t&eacute; y respectaient les bonnes s&oelig;urs.</p>
+
+<p>&laquo;Vous nous feriez le plus grand tort, monsieur Rougon, dit Mme
+Charbonnel en terminant, si vous continuiez &agrave; vous acharner ainsi contre
+la religion. Nous sommes venus pour vous supplier de vous tenir
+tranquille.... Dame! l&agrave;-bas, ils ne peuvent pas savoir, n'est-ce pas?
+Ils croyaient que nous vous poussions, et ils auraient fini par nous
+jeter des pierres.... Nous avons donn&eacute; un beau cadeau au couvent, un
+christ d'ivoire qui &eacute;tait pendu au pied du lit de notre pauvre cousin.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, conclut M. Charbonnel, vous &ecirc;tes averti, &ccedil;a vous regarde
+maintenant.... Nous autres, nous n'y sommes plus pour rien.&raquo; Rougon les
+laissa parler. Ils avaient l'air tr&egrave;s m&eacute;contents de lui, m&ecirc;me ils
+finissaient par hausser la voix. Un l&eacute;ger froid lui &eacute;tait mont&eacute; &agrave; la
+nuque. Il les regardait, pris subitement d'une lassitude, comme si un
+peu de sa force venait encore de lui &ecirc;tre enlev&eacute;. D'ailleurs, il ne
+discuta pas. Il les cong&eacute;dia, en leur promettant de ne plus agir. Et, en
+effet, il laissa &eacute;touffer l'affaire.</p>
+
+<p>Depuis quelques jours, il &eacute;tait sous le coup d'un autre scandale, auquel
+son nom se trouvait m&ecirc;l&eacute; indirectement. Un drame affreux avait eu lieu &agrave;
+Coulonges. Du Poizat, ent&ecirc;t&eacute;, voulant monter sur le dos de son p&egrave;re,
+selon l'expression de Gilquin, &eacute;tait revenu un matin frapper &agrave; la porte
+de l'avare. Cinq minutes plus tard, les voisins entendirent des coups de
+fusil dans la maison, au milieu de hurlements &eacute;pouvantables. Quand on
+entra, on trouva le vieillard &eacute;tendu au pied de l'escalier, la t&ecirc;te
+fendue; deux fusils d&eacute;charg&eacute;s gisaient au milieu du vestibule. Du
+Poizat, livide, raconta que son p&egrave;re, en le voyant se diriger vers
+l'escalier, s'&eacute;tait mis brusquement &agrave; crier au voleur, comme frapp&eacute; de
+folie, et lui avait tir&eacute; deux coups de feu, presque &agrave; bout portant; il
+montrait m&ecirc;me le trou d'une balle dans son chapeau.</p>
+
+<p>Puis, toujours d'apr&egrave;s lui, son p&egrave;re, tombant &agrave; la renverse, &eacute;tait all&eacute;
+se briser le cr&acirc;ne sur l'angle de la premi&egrave;re marche. Cette mort
+tragique, ce drame myst&eacute;rieux et sans t&eacute;moin soulevaient dans tout le
+d&eacute;partement les bruits les plus f&acirc;cheux. Les m&eacute;decins constat&egrave;rent bien
+un cas d'apoplexie foudroyante. Les ennemis du pr&eacute;fet n'en pr&eacute;tendaient
+pas moins que celui-ci devait avoir pouss&eacute; le vieux; et le nombre de ses
+ennemis grandissait chaque jour, gr&acirc;ce &agrave; l'administration pleine de
+rudesse qui &eacute;crasait Niort sous un r&eacute;gime de terreur. Du Poizat, les
+dents serr&eacute;es, crispant ses poings d'enfant maladif, restait bl&ecirc;me et
+debout, arr&ecirc;tant les comm&eacute;rages sur le pas des portes, d'un seul regard
+de ses yeux gris, quand il passait. Mais il lui arriva un autre malheur;
+il lui fallut casser Gilquin, compromis dans une vilaine histoire
+d'exon&eacute;ration militaire; Gilquin, pour cent francs, s'engageait &agrave;
+exempter des fils de paysan; et tout ce qu'on put faire, ce fut de le
+sauver de la police correctionnelle et de le renier. Cependant,
+jusque-l&agrave;, Du Poizat s'&eacute;tait appuy&eacute; fortement sur Rougon, dont il
+engageait la responsabilit&eacute; davantage &agrave; chaque nouvelle catastrophe. Il
+dut flairer la disgr&acirc;ce du ministre, car il vint &agrave; Paris sans l'avertir,
+tr&egrave;s &eacute;branl&eacute; lui-m&ecirc;me, sentant craquer ce pouvoir qu'il avait ruin&eacute;,
+cherchant d&eacute;j&agrave; quelque main puissante o&ugrave; se raccrocher. Il songeait &agrave;
+demander son changement de pr&eacute;fecture, afin d'&eacute;viter une d&eacute;mission
+certaine. Apr&egrave;s la mort de son p&egrave;re et la coquinerie de Gilquin, Niort
+devenait impossible.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai rencontr&eacute; M. Du Poizat dans le faubourg Saint-Honor&eacute;, &agrave; deux pas
+d'ici, dit un jour Clorinde au ministre, par m&eacute;chancet&eacute;. Vous n'&ecirc;tes
+donc plus bien ensemble?... Il a l'air furieux contre vous.&raquo; Rougon
+&eacute;vita de r&eacute;pondre. Peu &agrave; peu, ayant d&ucirc; refuser plusieurs faveurs au
+pr&eacute;fet, il avait senti un grand froid entre eux; maintenant, ils s'en
+tenaient aux simples relations officielles. D'ailleurs, la d&eacute;bandade
+&eacute;tait g&eacute;n&eacute;rale. Mme Correur elle-m&ecirc;me l'abandonnait.</p>
+
+<p>Certains soirs, il &eacute;prouvait de nouveau cette impression de solitude,
+dont il avait souffert d&eacute;j&agrave; autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bande
+doutait de lui. Apr&egrave;s ses journ&eacute;es si remplies, au milieu de la foule
+qui assi&eacute;geait son salon, il se retrouvait seul, perdu, navr&eacute;. Ses
+familiers lui manquaient. Un imp&eacute;rieux besoin lui revenait de
+l'admiration continue du colonel et de M. Bouchard, de la chaleur de vie
+dont l'entourait sa petite cour; jusqu'aux silences de M. B&eacute;juin qu'il
+regrettait. Alors, il tenta encore de ramener son monde; il se fit
+aimable, &eacute;crivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liens
+&eacute;taient rompus, jamais il ne parvint &agrave; les avoir tous l&agrave;, &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s;
+s'il renouait d'un bout, quelque f&acirc;cherie, &agrave; l'autre bout, cassait le
+fil; et il restait quand m&ecirc;me incomplet, avec des amis, avec des membres
+en moins.</p>
+
+<p>Enfin, tous s'&eacute;loign&egrave;rent. Ce fut l'agonie de son pouvoir. Lui, si fort,
+&eacute;tait li&eacute; &agrave; ces imb&eacute;ciles par le long travail de leur fortune commune.
+Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces, dans
+cette diminution de son importance, demeuraient comme inutiles; ses gros
+poings tapaient le vide. Le jour o&ugrave; son ombre fut seule au soleil, o&ugrave; il
+ne put s'engraisser davantage des abus de son cr&eacute;dit, il lui sembla que
+sa place avait diminu&eacute; par terre; et il r&ecirc;va une nouvelle incarnation,
+une r&eacute;surrection en Jupiter Tonnant, sans bande &agrave; ses pieds, faisant la
+loi par le seul &eacute;clat de sa parole.</p>
+
+<p>Cependant, Rougon ne se croyait pas encore s&eacute;rieusement &eacute;branl&eacute;. Il
+traitait d&eacute;daigneusement les morsures qui lui entamaient &agrave; peine les
+talons. Il Gouvernerait puissamment, impopulaire et solitaire. Puis, il
+mettait sa grande force dans l'empereur. Sa cr&eacute;dulit&eacute; fut alors son
+unique faiblesse. Chaque fois qu'il voyait Sa Majest&eacute;, il la trouvait
+bienveillante, tr&egrave;s douce, avec son p&acirc;le sourire imp&eacute;n&eacute;trable; et elle
+lui renouvelait l'expression de sa confiance, elle lui r&eacute;p&eacute;tait les
+instructions si souvent donn&eacute;es. Cela lui suffisait. Le souverain ne
+pouvait songer &agrave; le sacrifier. Cette certitude le d&eacute;cida &agrave; tenter un
+grand coup. Pour faire taire ses ennemis et asseoir son pouvoir
+solidement, il imagina d'offrir sa d&eacute;mission, en termes tr&egrave;s dignes: il
+parlait des plaintes r&eacute;pandues contre lui, il disait avoir strictement
+ob&eacute;i aux d&eacute;sirs de l'empereur, et sentir le besoin d'une haute
+approbation, avant de continuer son &oelig;uvre de salut public. D'ailleurs,
+il se posait carr&eacute;ment en homme &agrave; forte poigne, en repr&eacute;sentant de la
+r&eacute;pression sans merci. La cour &eacute;tait &agrave; Fontainebleau. La d&eacute;mission
+partie. Rougon attendit avec un sang-froid de beau joueur. L'&eacute;ponge
+allait &ecirc;tre pass&eacute;e sur les derniers scandales, le drame de Coulonges, la
+visite domiciliaire chez les s&oelig;urs de la Sainte-Famille. S'il tombait,
+au contraire, il voulait tomber de toute sa hauteur, en homme fort.</p>
+
+<p>Justement, le jour o&ugrave; le sort du ministre devait se d&eacute;cider, il y avait
+dans l'Orangerie des Tuileries, une vente de charit&eacute;, en faveur d'une
+cr&egrave;che patronn&eacute;e par l'imp&eacute;ratrice. Tous les familiers du palais, tout
+le haut monde officiel allait s&ucirc;rement s'y rendre, pour faire leur cour.
+Rougon r&eacute;solut d'y montrer sa face calme.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une bravade: regarder en face les gens qui le guetteraient de
+leurs regards obliques, promener son tranquille m&eacute;pris au milieu des
+chuchotements de la foule. Vers trois heures, il donnait un dernier
+ordre au chef du personnel, avant de partir, quand son valet de chambre
+vint lui dire qu'un monsieur et une dame insistaient vivement pour le
+voir, &agrave; son appartement particulier. La carte portait les noms du
+marquis et de la marquise d'Escorailles.</p>
+
+<p>Les deux vieillards, que le valet, tromp&eacute; par leur mise presque pauvre,
+avait laiss&eacute;s dans la salle &agrave; manger, se lev&egrave;rent c&eacute;r&eacute;monieusement.
+Rougon se h&acirc;ta de les mener au salon, tout &eacute;mu de leur pr&eacute;sence,
+vaguement inquiet. Il s'exclama sur leur brusque voyage &agrave; Paris, voulut
+se montrer tr&egrave;s aimable. Mais eux restaient pinc&eacute;s, roides, la mine
+grise.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur, dit enfin le marquis, vous excuserez la d&eacute;marche que nous
+nous trouvons oblig&eacute;s de faire. Il s'agit de notre fils Jules. Nous
+d&eacute;sirerions le voir quitter l'administration, nous vous demandons de ne
+pas le garder davantage aupr&egrave;s de votre personne.&raquo; Et, comme le ministre
+les regardait d'un air d'extr&ecirc;me surprise:</p>
+
+<p>&laquo;Les jeunes gens ont la t&ecirc;te l&eacute;g&egrave;re, continua-t-il.</p>
+
+<p>Nous avons &eacute;crit deux fois &agrave; Jules pour lui exposer nos raisons, en le
+priant de se mettre &agrave; l'&eacute;cart.... Puis, comme il n'ob&eacute;issait pas, nous
+nous sommes d&eacute;cid&eacute;s &agrave; venir. C'est la deuxi&egrave;me fois, monsieur, que nous
+faisons le voyage de Paris en trente ans.&raquo; Alors, il se r&eacute;cria, Jules
+avait le plus bel avenir. Ils allaient briser sa carri&egrave;re. Pendant qu'il
+parlait, la marquise laissa &eacute;chapper des mouvements d'impatience.</p>
+
+<p>Elle s'expliqua &agrave; son tour avec plus de vivacit&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu, monsieur Rougon, ce n'est pas &agrave; nous de vous juger. Mais il y
+a dans notre famille certaines traditions.... Jules ne peut tremper dans
+une pers&eacute;cution abominable contre l'&Eacute;glise. A Plassans, on s'&eacute;tonne
+d&eacute;j&agrave;. Nous nous f&acirc;cherions avec toute la noblesse du pays.&raquo; Il avait
+compris. Il voulut parler. Elle lui imposa silence, d'un geste
+imp&eacute;rieux.</p>
+
+<p>&laquo;Laissez-moi achever.... Notre fils s'est ralli&eacute; malgr&eacute; nous. Vous savez
+quelle a &eacute;t&eacute; notre douleur, en le voyant servir un gouvernement
+ill&eacute;gitime. J'ai emp&ecirc;ch&eacute; son p&egrave;re de le maudire. Depuis ce temps, notre
+maison est en deuil, et lorsque nous recevons des amis, le nom de notre
+fils n'est jamais prononc&eacute;. Nous avions jur&eacute; de ne plus nous occuper de
+lui; seulement, il est des limites, il devient intol&eacute;rable qu'un
+d'Escorailles se trouve m&ecirc;l&eacute; aux ennemis de notre sainte religion....
+Vous m'entendez, n'est-ce pas monsieur?&raquo; Rougon s'inclina. Il ne songea
+m&ecirc;me pas &agrave; sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait
+le marquis et la marquise tels qu'il les avait connus, &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; il
+crevait de faim sur le pav&eacute; de Plassans, hautains, pleins de morgue et
+d'insolence. Si d'autres lui avaient tenu un si singulier langage, il
+les aurait certainement jet&eacute;s &agrave; la porte. Mais il resta troubl&eacute;, bless&eacute;,
+rapetiss&eacute;; c'&eacute;tait sa jeunesse de pauvret&eacute; l&acirc;che qui revenait; un
+instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates &eacute;cul&eacute;es.
+Il promit de d&eacute;cider Jules.</p>
+
+<p>Puis, il se contenta d'ajouter, en faisant allusion &agrave; la r&eacute;ponse qu'il
+attendait de l'empereur:</p>
+
+<p>&laquo;D'ailleurs, madame, votre fils vous sera peut-&ecirc;tre rendu d&egrave;s ce soir.&raquo;
+Quand il se retrouva seul, Rougon se sentit pris de peur. Ces vieilles
+gens avaient &eacute;branl&eacute; son beau sang-froid. Maintenant, il h&eacute;sitait &agrave;
+para&icirc;tre &agrave; cette vente de charit&eacute;, o&ugrave; tous les yeux liraient son trouble
+sur son visage. Mais il eut honte de cette frayeur d'enfant. Et il
+partit, en passant par son cabinet. Il demanda &agrave; Merle s'il n'&eacute;tait rien
+venu pour lui. &laquo;Non, Excellence&raquo;, r&eacute;pondit d'un ton p&eacute;n&eacute;tr&eacute; l'huissier,
+qui semblait aux aguets depuis le matin.</p>
+
+<p>L'Orangerie des Tuileries, o&ugrave; avait lieu la vente de charit&eacute;, &eacute;tait
+orn&eacute;e tr&egrave;s luxueusement pour la circonstance. Une tenture de velours
+rouge &agrave; cr&eacute;pines d'or cachait les murs, changeait la vaste galerie nue
+en une haute salle de gala. A l'un des bouts, &agrave; gauche, un immense
+rideau, &eacute;galement de velours rouge, coupait la galerie, m&eacute;nageait une
+pi&egrave;ce; et ce rideau, relev&eacute; par des embrasses &agrave; glands d'or &eacute;normes,
+s'ouvrait largement, mettait en communication la grande salle, o&ugrave; se
+trouvaient align&eacute;s les comptoirs de vente, et la pi&egrave;ce plus &eacute;troite,
+dans laquelle &eacute;tait install&eacute; le buffet. On avait sem&eacute; le sol de sable
+fin. Des pots de majolique dressaient, dans chaque coin, des massifs de
+plantes vertes. Au milieu du carr&eacute; form&eacute; par les comptoirs, un pouf
+circulaire faisait comme un banc de velours bas, &agrave; dossier tr&egrave;s
+renvers&eacute;; tandis que, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs
+montait, une gerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des
+&oelig;illets, des verveines, pareils &agrave; une pluie de gouttes &eacute;clatantes. Et,
+devant les portes vitr&eacute;es ouvertes, &agrave; deux battants, sur la terrasse du
+bord de l'eau, des huissiers en habit noir, la mine grave, consultaient
+d'un coup d'&oelig;il les cartes des invit&eacute;s.</p>
+
+<p>Les dames patronnesses ne comptaient gu&egrave;re avoir beaucoup de monde avant
+quatre heures. Dans la grande salle, debout derri&egrave;re les comptoirs,
+elles attendaient les clients. Sur les longues tables couvertes de drap
+rouge, s'&eacute;talaient les marchandises; il y avait plusieurs comptoirs
+d'articles de Paris et de chinoiseries, deux boutiques de jouets
+d'enfant, un kiosque de bouqueti&egrave;re plein de roses, enfin un tourniquet
+sous une tente, comme dans les f&ecirc;tes de la banlieue. Les vendeuses,
+d&eacute;collet&eacute;es en toilette de bal, prenaient des gr&acirc;ces marchandes, des
+sourires de modiste pla&ccedil;ant un vieux chapeau, des inflexions caressantes
+de voix, bavardant, faisant l'article sans savoir; et, &agrave; ce jeu de
+demoiselles de magasin, elles s'encanaillaient avec de petits rires,
+chatouill&eacute;es par toutes ces mains d'acheteurs, les premi&egrave;res venues,
+fr&ocirc;lant leurs mains. C'&eacute;tait une princesse qui tenait une des boutiques
+de joujoux; en face, une marquise vendait des porte-monnaie de
+vingt-neuf sous, qu'elle ne l&acirc;chait pas &agrave; moins de vingt francs; toutes
+deux rivales, mettant le triomphe de leur beaut&eacute; dans la plus grosse
+recette, raccrochaient les pratiques, appelaient les hommes, demandaient
+des prix impudents, puis, apr&egrave;s des marchandages furieux de bouch&egrave;res
+voleuses, donnaient un peu d'elles, le bout de leurs doigts, la vue de
+leur corsage largement ouvert, par-dessus le march&eacute;, pour d&eacute;cider les
+gros achats. La charit&eacute; restait le pr&eacute;texte. Peu &agrave; peu, pourtant, la
+salle s'emplissait. Des messieurs, tranquillement, s'arr&ecirc;taient,
+examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie de
+l'&eacute;talage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens tr&egrave;s &eacute;l&eacute;gants
+s'&eacute;crasaient, ricanaient, allaient jusqu'&agrave; des allusions polissonnes sur
+leurs emplettes; tandis que ces dames, d'une complaisance in&eacute;puisable,
+passant de l'un &agrave; l'autre, offraient toute leur boutique du m&ecirc;me air
+ravi. &Ecirc;tre &agrave; la foule pendant quatre heures, c'est un r&eacute;gal. Un bruit
+d'encan s'&eacute;levait, coup&eacute; de rires clairs, au milieu du pi&eacute;tinement sourd
+des pas sur le sable. Les tentures rouges mangeaient la lumi&egrave;re crue des
+hautes fen&ecirc;tres vitr&eacute;es, m&eacute;nageaient une lueur rouge, flottante, qui
+allumait les gorges nues d'une pointe de rose. Et, entre les comptoirs,
+parmi le public, promenant de l&eacute;g&egrave;res corbeilles pendues &agrave; leur cou, six
+autres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes de
+hauts fonctionnaires, se pr&eacute;cipitaient au-devant de chaque nouveau venu,
+en criant des cigares et du feu.</p>
+
+<p>Mme de Combelot surtout avait beaucoup de succ&egrave;s.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait bouqueti&egrave;re, assise tr&egrave;s haut dans le kiosque plein de roses,
+un chalet d&eacute;coup&eacute;, dor&eacute;, pareil &agrave; une grande voli&egrave;re. Toute en rose
+elle-m&ecirc;me, un rose de peau qui continuait sa nudit&eacute; au-del&agrave; de
+l'&eacute;chancrure du corsage, portant seulement entre les deux seins le
+bouquet de violettes d'uniforme, elle avait imagin&eacute; de faire ses
+bouquets devant le public, comme une vraie bouqueti&egrave;re: une rose, un
+bouton, trois feuilles, qu'elle roulait entre ses doigts, en tenant le
+fil du bout des dents, et qu'elle vendait d'un louis &agrave; dix louis, selon
+la figure des messieurs. Et l'on s'arrachait ses bouquets, elle ne
+pouvait suffire aux commandes, elle se piquait de temps &agrave; autre,
+affair&eacute;e, su&ccedil;ant vivement le sang de ses doigts.</p>
+
+<p>En face, dans la baraque de toile, la jolie Mme Bouchard tenait le
+tourniquet. Elle portait une d&eacute;licieuse toilette bleue d'une coupe
+paysanne, la taille haute, le corsage formant fichu, presque un
+d&eacute;guisement, pour avoir bien l'air d'une marchande de pain d'&eacute;pice et
+d'oublies. Avec cela, elle affectait un z&eacute;zaiement adorable, un petit
+rire niais de la plus fine originalit&eacute;. Sur le tourniquet, les lots
+&eacute;taient class&eacute;s, d'affreux bibelots de cinq ou six sous, maroquinerie,
+verrerie, porcelaine; et la plume grin&ccedil;ait contre les fils de laiton, la
+plaque tournante emportait les lots, dans un bruit continu de vaisselle
+cass&eacute;e. Toutes les deux minutes, quand les joueurs manquaient, Mme
+Bouchard disait de sa douce voix d'innocente, d&eacute;barqu&eacute;e la veille de son
+village:</p>
+
+<p>&laquo;A vingt sous le coup, messieurs.... Voyons, messieurs, tirez un
+coup...&raquo; Le buffet &eacute;galement sabl&eacute;, orn&eacute; aux angles de plantes vertes,
+&eacute;tait garni de petites tables rondes et de chaises cann&eacute;es. On avait
+t&acirc;ch&eacute; d'imiter un vrai caf&eacute;, pour plus de piquant. Au fond, au comptoir
+monumental, trois dames s'&eacute;ventaient, en attendant les commandes des
+consommateurs. Devant elles, des carafons de liqueurs, des assiettes de
+g&acirc;teaux et de sandwiches, des bonbons, des cigares et des cigarettes
+faisaient un &eacute;talage louche de bal public. Et, par moments, la dame du
+milieu, une comtesse brune et p&eacute;tulante, se levait, se penchait pour
+verser un petit verre, ne se reconnaissait plus au milieu de cette
+d&eacute;bandade de carafons, man&oelig;uvrant ses bras nus au risque de tout
+casser. Mais Clorinde r&eacute;gnait au buffet. C'&eacute;tait elle qui servait le
+public des tables. On e&ucirc;t dit Junon fille de brasserie. Elle portait une
+robe de satin jaune, coup&eacute;e de biais de satin noir, aveuglante,
+extraordinaire, un astre dont la tra&icirc;ne ressemblait &agrave; une queue de
+com&egrave;te. D&eacute;collet&eacute;e tr&egrave;s bas, le buste libre, elle circulait royalement
+entre les chaises cann&eacute;es, promenant des chopes sur des plateaux de
+m&eacute;tal blanc, avec une tranquillit&eacute; de d&eacute;esse. Elle fr&ocirc;lait les &eacute;paules
+des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsage ouvert, pour
+prendre les ordres, r&eacute;pondait &agrave; tous, sans se presser, souriante, tr&egrave;s &agrave;
+l'aise. Quand les consommations &eacute;taient bues, elle recevait de sa main
+superbe les pi&egrave;ces blanches et les sous, qu'elle jetait d'un geste d&eacute;j&agrave;
+familier au fond d'une aum&ocirc;ni&egrave;re, pendue &agrave; sa ceinture.</p>
+
+<p>Cependant, M. Kahn et M. B&eacute;juin venaient de s'asseoir. Le premier tapa
+sur la table de zinc, par mani&egrave;re de plaisanterie, en criant:</p>
+
+<p>&laquo;Madame, deux bocks!&raquo; Elle arriva, servit les deux bocks et resta l&agrave;
+debout, &agrave; se reposer un instant, le buffet se trouvant alors presque
+vide. Distraite, &agrave; l'aide de son mouchoir de dentelle, elle s'essuyait
+les doigts, sur lesquels la bi&egrave;re avait coul&eacute;. M. Kahn remarqua la
+clart&eacute; particuli&egrave;re de ses yeux, le rayonnement de triomphe qui sortait
+de toute sa face. Il la regarda, les paupi&egrave;res battantes; puis il
+demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Quand &ecirc;tes-vous revenue de Fontainebleau?</p>
+
+<p>&mdash;Ce matin, r&eacute;pondit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez vu l'empereur, quelles nouvelles?&raquo; Elle eut un sourire,
+pin&ccedil;a les l&egrave;vres d'un air ind&eacute;finissable, en le regardant &agrave; son tour.
+Alors, il lui vit un bijou original qu'il ne lui connaissait pas.
+C'&eacute;tait, &agrave; son cou nu, sur ses &eacute;paules nues, un collier de chien, un
+vrai collier de chien en velours noir, avec la boucle, l'anneau, le
+grelot, un grelot d'or dans lequel tintait une perle fine. Sur le
+collier se trouvaient &eacute;crits en caract&egrave;res de diamants deux noms, aux
+lettres entrelac&eacute;es et bizarrement tordues. Et, tombant de l'anneau, une
+grosse cha&icirc;ne d'or battait le long de sa poitrine, entre ses seins, puis
+remontait s'attacher sur une plaque d'or, fix&eacute;e au bras droit, o&ugrave; on
+lisait: J'appartiens &agrave; mon ma&icirc;tre. &laquo;C'est un cadeau?&raquo; murmura
+discr&egrave;tement M. Kahn, en montrant le bijou d'un signe.</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit oui de la t&ecirc;te, les l&egrave;vres toujours pinc&eacute;es, dans une moue
+fine et sensuelle. Elle avait voulu ce servage. Elle l'affichait avec
+une s&eacute;r&eacute;nit&eacute; d'impudeur qui la mettait au-dessus des fautes banales,
+honor&eacute;e d'un choix princier, jalous&eacute;e de toutes. Quand elle s'&eacute;tait
+montr&eacute;e, le cou serr&eacute; dans ce collier, sur lequel des yeux per&ccedil;ants de
+rivales pr&eacute;tendaient lire un pr&eacute;nom illustre m&ecirc;l&eacute; au sien, toutes les
+femmes avaient compris, &eacute;changeant des coups d'&oelig;il, comme pour se dire:
+C'est donc fait! Depuis un mois, le monde officiel causait de cette
+aventure, attendait ce d&eacute;nouement. Et c'&eacute;tait fait, en v&eacute;rit&eacute;; elle le
+criait elle-m&ecirc;me, elle le portait &eacute;crit sur l'&eacute;paule. S'il fallait en
+croire une histoire chuchot&eacute;e d'oreille &agrave; oreille, elle avait eu pour
+premier lit, &agrave; quinze ans, la botte de paille o&ugrave; dormait un cocher, au
+fond d'une &eacute;curie. Plus tard, elle &eacute;tait mont&eacute;e dans d'autres couches,
+toujours plus haut, des couches de banquiers, de fonctionnaires, de
+ministres, &eacute;largissant sa fortune &agrave; chacune de ses nuits. Puis, d'alc&ocirc;ve
+en alc&ocirc;ve, d'&eacute;tape en &eacute;tape, comme apoth&eacute;ose, pour satisfaire une
+derni&egrave;re volont&eacute; et un dernier orgueil, elle venait de poser sa belle
+t&ecirc;te froide sur l'oreiller imp&eacute;rial.</p>
+
+<p>&laquo;Madame, un bock, je vous prie!&raquo; demanda un gros monsieur d&eacute;cor&eacute;, un
+g&eacute;n&eacute;ral qui la regardait en souriant.</p>
+
+<p>Et quand elle eut apport&eacute; le bock, deux d&eacute;put&eacute;s l'appel&egrave;rent.</p>
+
+<p>&laquo;Deux verres de chartreuse, s'il vous pla&icirc;t!&raquo; Un flot de monde arrivait,
+de tous c&ocirc;t&eacute;s les demandes se croisaient: des grogs, de l'anisette, de
+la limonade, des g&acirc;teaux, des cigares. Les hommes la d&eacute;visageaient,
+causant bas, allum&eacute;s par l'histoire polissonne qui courait. Et, quand
+cette fille de brasserie, sortie le matin m&ecirc;me des bras d'un empereur,
+recevait leur monnaie, la main tendue, ils semblaient flairer, chercher
+sur elle quelque chose de ces amours souveraines. Elle, sans un trouble,
+tournait lentement le cou, pour montrer son collier de chien, dont la
+grosse cha&icirc;ne d'or avait un petit bruit. Cela devait &ecirc;tre un rago&ucirc;t de
+plus, se faire la servante de tous, lorsqu'on vient d'&ecirc;tre reine pendant
+une nuit, tra&icirc;ner autour des tables d'un caf&eacute; pour rire, parmi les ronds
+de citron et les miettes de g&acirc;teau, des pieds de statue bais&eacute;s
+passionn&eacute;ment par d'augustes moustaches.</p>
+
+<p>&laquo;C'est tr&egrave;s amusant, dit-elle en revenant se planter devant M. Kahn. Ils
+me prennent pour une fille, ma parole! Il y en a un qui m'a pinc&eacute;e, je
+crois. Je n'ai rien dit. A quoi bon?... C'est pour les pauvres, n'est-ce
+pas?&raquo;</p>
+
+<p>M. Kahn, d'un clignement d'yeux, la pria de se pencher; et, tr&egrave;s bas, il
+demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Alors, Rougon?...</p>
+
+<p>&mdash;Chut! tout &agrave; l'heure, r&eacute;pondit-elle en baissant la voix &eacute;galement. Je
+lui ai envoy&eacute; une carte d'invitation &agrave; son nom. Je l'attends.&raquo;</p>
+
+<p>Et M. Kahn ayant hoch&eacute; la t&ecirc;te, elle ajouta vivement:</p>
+
+<p>&laquo;Si, si, je le connais, il viendra.... D'ailleurs, il ne sait rien.&raquo;</p>
+
+<p>M. Kahn et M. B&eacute;juin se mirent d&egrave;s lors &agrave; guetter l'arriv&eacute;e de Rougon.
+Ils voyaient toute la grande salle, par la large ouverture des rideaux.
+La foule y augmentait de minute en minute. Des messieurs, renvers&eacute;s
+autour du pouf circulaire, les jambes crois&eacute;es, fermaient les yeux d'un
+air somnolent; tandis que, s'accrochant &agrave; leurs pieds tendus, un
+continuel d&eacute;fil&eacute; de visiteurs tournait devant eux. La chaleur devenait
+excessive. Le brouhaha grandissait dans la bu&eacute;e rouge flottant au-dessus
+des chapeaux noirs. Et, par moments, au milieu du sourd murmure, le
+grincement du tourniquet partait avec un bruit de cr&eacute;celle.</p>
+
+<p>Mme Correur, qui arrivait, faisait &agrave; petits pas le tour des comptoirs,
+tr&egrave;s grosse, v&ecirc;tue d'une robe de grenadine ray&eacute;e blanche et mauve, sous
+laquelle la graisse de ses &eacute;paules et de ses bras se renflait en
+bourrelets ros&acirc;tres. Elle avait une mine prudente, des regards r&eacute;fl&eacute;chis
+de cliente cherchant un bon coup &agrave; faire.</p>
+
+<p>D'ordinaire, elle disait qu'on trouvait d'excellentes occasions, dans
+ces ventes de charit&eacute;; ces pauvres dames ne savaient pas, ne
+connaissaient pas toujours leurs marchandises. Jamais, d'ailleurs, elle
+n'achetait aux vendeuses de sa connaissance; celles-l&agrave; &laquo;salaient&raquo; trop
+leur monde. Quand elle eut fait le tour de la salle, retournant les
+objets, les flairant, les reposant, elle revint &agrave; un comptoir de
+maroquinerie, devant lequel elle resta dix grosses minutes, &agrave; fouiller
+l'&eacute;talage d'un air perplexe. Enfin, n&eacute;gligemment, elle prit un
+portefeuille en cuir de Russie sur lequel elle avait jet&eacute; les yeux
+depuis plus d'un quart d'heure.</p>
+
+<p>&laquo;Combien?&raquo; demanda-t-elle.</p>
+
+<p>La vendeuse, une grande jeune femme blonde, en train de plaisanter avec
+deux messieurs, se tourna &agrave; peine, r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Quinze francs.&raquo; Le portefeuille en valait au moins vingt. Ces dames,
+qui luttaient entre elles &agrave; tirer des hommes des sommes extravagantes,
+vendaient g&eacute;n&eacute;ralement aux femmes &agrave; prix co&ucirc;tant, par une sorte de
+franc-ma&ccedil;onnerie. Mais Mme Correur remit le portefeuille sur le comptoir
+d'un air effray&eacute;, en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! c'est trop cher.... Je veux faire un cadeau. J'y mettrai dix
+francs, pas plus. Vous n'avez rien de gentil &agrave; dix francs?&raquo; Et elle
+bouleversa de nouveau l'&eacute;talage. Rien ne lui plaisait. Mon Dieu! si ce
+portefeuille n'avait pas co&ucirc;t&eacute; si cher! Elle le reprenait, fourrait son
+nez dans les poches. La vendeuse, impatient&eacute;e, finit par le lui laisser &agrave;
+quatorze francs, puis &agrave; douze. Non, non, c'&eacute;tait encore trop cher. Et
+elle l'eut &agrave; onze francs, apr&egrave;s un marchandage f&eacute;roce. La grande jeune
+femme disait:</p>
+
+<p>&laquo;J'aime mieux vendre.... Toutes les femmes marchandent, pas une
+n'ach&egrave;te.... Ah! si nous n'avions pas les messieurs!&raquo; Mme Correur, en
+s'en allant, eut la joie de trouver au fond du portefeuille une
+&eacute;tiquette portant le prix de vingt-cinq francs. Elle r&ocirc;da encore, puis
+s'installa derri&egrave;re le tourniquet, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Mme Bouchard. Elle
+l'appelait &laquo;ma ch&eacute;rie&raquo;, et lui ramenait sur le front deux
+accroche-c&oelig;urs qui s'envolaient.</p>
+
+<p>&laquo;Tiens, voil&agrave; le colonel!&raquo; dit M. Kahn, toujours attabl&eacute; au buffet, les
+yeux guettant les portes.</p>
+
+<p>Le colonel venait parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il
+comptait en &ecirc;tre quitte avec un louis; et cela lui saignait d&eacute;j&agrave;
+fortement le c&oelig;ur. D&egrave;s la porte, il fut entour&eacute;, assailli par trois ou
+quatre dames, qui r&eacute;p&eacute;taient:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur, achetez-moi un cigare.... Monsieur, une bo&icirc;te
+d'allumettes...&raquo; Il sourit, en se d&eacute;barrassant poliment. Ensuite, il
+s'orienta, voulut payer sa dette tout de suite, s'arr&ecirc;ta &agrave; un comptoir
+tenu par une dame tr&egrave;s bien en cour, &agrave; laquelle il marchanda un &eacute;tui &agrave;
+cigares fort laid.</p>
+
+<p>Soixante-quinze francs! Il ne fut pas ma&icirc;tre d'un geste de terreur, il
+rejeta l'&eacute;tui et fila; tandis que la dame, rouge, bless&eacute;e, tournait la
+t&ecirc;te, comme s'il avait commis sur sa personne une inconvenance. Alors,
+lui, pour emp&ecirc;cher les commentaires f&acirc;cheux, s'approcha du kiosque o&ugrave;
+Mme de Combelot tournait toujours ses petits bouquets. &Ccedil;a ne devait pas
+&ecirc;tre cher, ces bouquets-l&agrave;. Par prudence, il ne voulut pas m&ecirc;me d'un
+bouquet, devinant que la bouqueti&egrave;re devait mettre un haut prix &agrave; son
+travail. Il choisit, dans le tas de roses, la moins &eacute;panouie, la plus
+maigre, un bouton &agrave; demi mang&eacute;. Et galamment, sortant son porte-monnaie:</p>
+
+<p>&laquo;Madame, combien cette fleur?</p>
+
+<p>&mdash;Cent francs, monsieur&raquo;, r&eacute;pondit la dame, qui avait suivi son man&egrave;ge
+du coin de l'&oelig;il.</p>
+
+<p>Il balbutia, ses mains trembl&egrave;rent. Mais, cette fois, il &eacute;tait
+impossible de reculer. Du monde se trouvait l&agrave;, on le regardait. Il
+paya, et, se r&eacute;fugiant dans le buffet, il s'assit &agrave; la table de M. Kahn,
+en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;C'est un guet-apens, un guet-apens...</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas vu Rougon dans la salle?&raquo; demanda M. Kahn.</p>
+
+<p>Le colonel ne r&eacute;pondit pas. Il jetait de loin des regards furibonds aux
+vendeuses. Puis, comme M. d'Escorailles et M. La Rouquette riaient tr&egrave;s
+fort devant un comptoir, il dit encore entre ses dents:</p>
+
+<p>&laquo;Parbleu! les jeunes gens, &ccedil;a les amuse.... Ils finissent toujours par
+en avoir pour leur argent.&raquo;</p>
+
+<p>M. d'Escorailles et M. La Rouquette, en effet, s'amusaient beaucoup. Ces
+dames se les arrachaient. D&egrave;s leur entr&eacute;e, des bras s'&eacute;taient tendus
+vers eux; &agrave; droite, &agrave; gauche, leurs noms sonnaient.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur d'Escorailles, vous savez ce que vous m'avez promis....
+Voyons, monsieur La Rouquette, vous m'ach&egrave;terez bien un petit dada. Non?
+Alors, une poup&eacute;e. Oui, oui, une poup&eacute;e, c'est ce qu'il vous faut!&raquo; Ils
+se donnaient le bras, pour se prot&eacute;ger, disaient-ils, en riant. Ils
+avan&ccedil;aient, radieux, p&acirc;m&eacute;s, au milieu de l'assaut de toutes ces jupes,
+dans la caresse ti&egrave;de de ces jolies voix. Par moments, ils
+disparaissaient, noy&eacute;s sous les gorges nues, contre lesquelles ils
+feignaient de se d&eacute;fendre, avec de petits cris d'effroi. Et, &agrave; chaque
+comptoir, ils se laissaient faire une aimable violence.</p>
+
+<p>Puis, ils jouaient l'avarice, en affectant des effarouchements comiques.
+Une poup&eacute;e d'un sou, un louis, &ccedil;a n'&eacute;tait pas dans leurs moyens! Trois
+crayons, deux louis, on voulait donc leur retirer le pain de la bouche!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; mourir de rire. Ces dames avaient une gaiet&eacute; roucoulante,
+pareille &agrave; un chant de fl&ucirc;te. Elles devenaient plus &acirc;pres, gris&eacute;es par
+cette pluie d'or, triplant, quadruplant les prix, mordues de la passion
+du vol.</p>
+
+<p>Elles se les passaient de main en main, avec des clignements d'yeux, et
+des mots couraient: &laquo;Je vais les pincer, ceux-l&agrave;... Vous allez voir, on
+peut les saler...&raquo;, phrases qu'ils entendaient et auxquelles ils
+r&eacute;pondaient par des saluts plaisants. Derri&egrave;re leur dos, elles
+triomphaient, elles se vantaient; la plus forte, la plus jalous&eacute;e fut
+une demoiselle de dix-huit ans, qui avait vendu un b&acirc;ton de cire &agrave;
+cacheter trois louis. Cependant, arriv&eacute; au bout de la salle, comme une
+vendeuse voulait absolument lui fourrer dans la poche une bo&icirc;te de
+savons, M. d'Escorailles s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai plus le sou. Si vous voulez que je vous fasse des billets?&raquo; Il
+secouait son porte-monnaie. La dame, lanc&eacute;e, s'oubliant, prit le
+porte-monnaie, le fouilla. Et elle regardait le jeune homme, elle
+semblait sur le point de lui demander sa cha&icirc;ne de montre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une farce. M. d'Escorailles emportait toujours dans les ventes
+un porte-monnaie vide, pour rire.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! zut! dit-il en entra&icirc;nant M. La Rouquette, je deviens chien,
+moi!... Hein? il faut t&acirc;cher de nous refaire.&raquo; Et, comme Ils passaient
+devant le tourniquet, Mme Bouchard jeta un cri:</p>
+
+<p>&laquo;A vingt sous le coup, messieurs.... Tirez un coup...&raquo; Ils
+s'approch&egrave;rent, en feignant de n'avoir pas entendu.</p>
+
+<p>&laquo;Combien le coup, la marchande?</p>
+
+<p>&mdash;Vingt sous, messieurs.&raquo; Les rires recommenc&egrave;rent de plus belle. Mais
+Mme Bouchard, dans sa toilette bleue, restait candide, levant des yeux
+&eacute;tonn&eacute;s sur les deux messieurs, comme si elle ne les avait pas connus.
+Alors, une partie formidable s'engagea. Pendant un quart d'heure, le
+tourniquet grin&ccedil;a, sans un arr&ecirc;t. Ils tournaient l'un apr&egrave;s l'autre. M.
+d'Escorailles gagna deux douzaines de coquetiers, trois petits miroirs,
+sept statuettes en biscuit, cinq &eacute;tuis &agrave; cigarettes; M. La Rouquette eut
+pour sa part deux paquets de dentelle, un vide-poche en porcelaine de
+camelote mont&eacute; sur des pieds de zinc dor&eacute;, des verres, un bougeoir, une
+bo&icirc;te avec une glace.</p>
+
+<p>Mme Bouchard, les l&egrave;vres pinc&eacute;es, finit par crier:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! bien, non, vous avez trop de chance! Je ne joue plus.... Tenez,
+emportez vos affaires.&raquo; Elle en avait fait deux gros tas, &agrave; c&ocirc;t&eacute;, sur
+une table.</p>
+
+<p>M. La Rouquette parut constern&eacute;. Il lui demanda d'&eacute;changer son tas
+contre le bouquet de violettes d'uniforme, qu'elle portait piqu&eacute; dans
+ses cheveux. Mais elle refusa.</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, vous avez gagn&eacute; &ccedil;a, n'est-ce pas? Eh bien, emportez &ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Madame a raison, dit gravement M. d'Escorailles.</p>
+
+<p>On ne boude pas la fortune, et du diable si je laisse un coquetier!...
+Moi, je deviens chien.&raquo; Il avait &eacute;tal&eacute; son mouchoir et nouait proprement
+un paquet. Il y eut une nouvelle explosion d'hilarit&eacute;.</p>
+
+<p>L'embarras de M. La Rouquette &eacute;tait aussi bien divertissant. Alors, Mme
+Correur, qui avait gard&eacute; jusque-l&agrave;, au fond de sa boutique, une dignit&eacute;
+souriante de matrone, avan&ccedil;a sa grosse face rose. Elle voulait bien
+faire un &eacute;change, elle.</p>
+
+<p>&laquo;Non, je ne veux rien, se h&acirc;ta de dire le jeune d&eacute;put&eacute;.</p>
+
+<p>Prenez tout, je vous donne tout.&raquo; Et Ils ne s'en all&egrave;rent pas, ils
+rest&egrave;rent l&agrave; un instant.</p>
+
+<p>Maintenant, &agrave; demi-voix, ils adressaient des galanteries &agrave; Mme Bouchard,
+d'un go&ucirc;t douteux. A la voir, les t&ecirc;tes tournaient plus encore que son
+tourniquet. Que gagnait-on &agrave; son joli jeu? &Ccedil;a ne valait pas le jeu de
+pigeon vole; et Ils voulaient lui jouer &agrave; pigeon vole toutes sortes de
+choses aimables. Mme Bouchard baissait les cils, avec un rire de jeune
+b&ecirc;te; elle avait un l&eacute;ger balancement de hanches, comme une paysanne
+dont les messieurs se gaussent; pendant que Mme Correur s'extasiait sur
+elle, en r&eacute;p&eacute;tant d'un air ravi de connaisseuse:</p>
+
+<p>&laquo;Est-elle gentille! est-elle gentille!&raquo; Mais Mme Bouchard finit par
+donner des tapes sur les mains de M. d'Escorailles, qui voulait examiner
+le m&eacute;canisme du tourniquet, en pr&eacute;tendant qu'elle devait tricher.
+Allaient-ils la laisser tranquille, &agrave; la fin! Et, quand elle les eut
+renvoy&eacute;s, elle reprit sa voix engageante de marchande.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, messieurs, &agrave; vingt sous le coup.... Un coup seulement,
+messieurs.&raquo;</p>
+
+<p>A ce moment, M. Kahn, debout pour voir par-dessus les t&ecirc;tes, se rassit
+avec pr&eacute;cipitation en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Voici Rougon.... N'ayons pas l'air, n'est-ce pas?&raquo; Rougon traversait la
+salle, lentement. Il s'arr&ecirc;ta, joua au tourniquet de Mme Bouchard, paya
+trois louis une des roses de Mme de Combelot. Puis, quand il eut fait
+ainsi son offrande, il parut vouloir repartir sur-le-champ. Il &eacute;cartait
+la foule, marchait d&eacute;j&agrave; vers une porte. Mais, tout d'un coup, comme il
+venait de jeter un regard dans le buffet, il se dirigea de ce c&ocirc;t&eacute;, la
+t&ecirc;te haute, calme, superbe. M. d'Escorailles et M. La Rouquette
+s'&eacute;taient assis pr&egrave;s de M. Kahn, de M. B&eacute;juin et du colonel; il y avait
+encore l&agrave; M. Bouchard, qui arrivait. Et tous ces messieurs, quand le
+ministre passa devant eux, eurent un l&eacute;ger frisson, tant il leur sembla
+grand et solide, avec ses gros membres. Il les avait salu&eacute;s de haut,
+famili&egrave;rement. Il se mit &agrave; une table voisine. Sa large face ne se
+baissait pas, se tournait lentement, &agrave; gauche, &agrave; droite, comme pour
+affronter et supporter sans une ombre les regards qu'il sentait fix&eacute;s
+sur lui.</p>
+
+<p>Clorinde s'&eacute;tait approch&eacute;e, tra&icirc;nant royalement sa lourde robe jaune.
+Elle lui demanda, en affectant une vulgarit&eacute; o&ugrave; per&ccedil;ait une pointe de
+raillerie:</p>
+
+<p>&laquo;Que faut-il vous servir?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave;! dit-il gaiement. Je ne bois jamais rien.... Qu'est-ce que
+vous avez?&raquo; Alors, elle lui &eacute;num&eacute;ra rapidement des liqueurs: fine
+champagne, rhum, cura&ccedil;ao, kirsch, chartreuse, anisette, vesp&eacute;tro,
+kummel.</p>
+
+<p>&laquo;Non, non, donnez-moi un verre d'eau sucr&eacute;e.&raquo; Elle alla au comptoir,
+apporta le verre d'eau sucr&eacute;e, toujours avec sa majest&eacute; de d&eacute;esse. Et
+elle resta devant Rougon, &agrave; le regarder faire fondre son sucre. Lui,
+continuait &agrave; sourire. Il dit les premi&egrave;res banalit&eacute;s venues.</p>
+
+<p>&laquo;Vous allez bien?... Il y a un si&egrave;cle que je ne vous ai vue.</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais &agrave; Fontainebleau&raquo;, r&eacute;pondit-elle simplement.</p>
+
+<p>Il leva les yeux, l'examina d'un regard profond. Mais elle
+l'interrogeait &agrave; son tour.</p>
+
+<p>&laquo;Et &ecirc;tes-vous content? tout marche-t-il &agrave; votre gr&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, parfaitement, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, tant mieux!&raquo; Et elle tourna autour de lui, avec des attentions
+de gar&ccedil;on de caf&eacute;. Elle le couvait de la flamme mauvaise de ses yeux,
+comme sur le point de laisser &agrave; chaque instant &eacute;chapper son triomphe.
+Enfin, elle se d&eacute;cidait &agrave; le quitter, quand elle se haussa sur les
+pieds, pour jeter un regard dans la salle voisine. Puis, lui touchant
+l'&eacute;paule:</p>
+
+<p>&laquo;Je crois qu'on vous cherche&raquo;, reprit-elle, le visage tout allum&eacute;.</p>
+
+<p>Merle, en effet, s'avan&ccedil;ait respectueusement, entre les chaises et les
+tables du buffet. Il fit coup sur coup trois saluts. Et il priait Son
+Excellence de l'excuser. On avait apport&eacute; derri&egrave;re Son Excellence la
+lettre que Son Excellence devait attendre depuis le matin. Alors, tout
+en n'ayant pas re&ccedil;u d'ordre, il avait cru.... &laquo;C'est bien, donnez&raquo;,
+interrompit Rougon.</p>
+
+<p>L'huissier lui remit une grande enveloppe et alla r&ocirc;der dans la salle.
+Rougon, d'un coup d'&oelig;il, avait reconnu l'&eacute;criture; c'&eacute;tait une lettre
+autographe de l'empereur, la r&eacute;ponse &agrave; l'envoi de sa d&eacute;mission. Une
+petite sueur froide monta &agrave; ses tempes. Mais il ne p&acirc;lit m&ecirc;me pas. Il
+glissa tranquillement la lettre dans la poche int&eacute;rieure de sa
+redingote, sans cesser d'affronter les regards de la table de M. Kahn,
+auquel Clorinde &eacute;tait all&eacute;e dire quelques mots. Toute la bande &agrave; pr&eacute;sent
+le guettait, ne perdait pas un de ses mouvements, dans une fi&egrave;vre aigu&euml;
+de curiosit&eacute;.</p>
+
+<p>La jeune femme &eacute;tant revenue se planter devant lui, Rougon but enfin la
+moiti&eacute; de son verre d'eau sucr&eacute;e et chercha une galanterie.</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes toute belle aujourd'hui. Si les reines se faisaient
+servantes...&raquo; Elle coupa son compliment, elle dit avec son audace:</p>
+
+<p>&laquo;Alors, vous ne lisez pas?&raquo; Il joua l'oubli. Puis, feignant de se
+souvenir:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! oui, cette lettre.... Je vais la lire, si cela peut vous plaire.&raquo;
+Et, &agrave; l'aide d'un canif, il fendit l'enveloppe, soigneusement. D'un
+regard il eut parcouru les quelques lignes.</p>
+
+<p>L'empereur acceptait sa d&eacute;mission. Pendant pr&egrave;s d'une minute, il tint le
+papier sur son visage, comme pour le relire. Il avait peur de ne plus
+&ecirc;tre ma&icirc;tre du calme de sa face. Un soul&egrave;vement terrible se faisait en
+lui; une r&eacute;bellion de toute sa force qui ne voulait pas accepter la
+chute, le secouait furieusement, jusqu'aux os; s'il ne s'&eacute;tait pas
+roidi, il aurait cri&eacute;, fendu la table &agrave; coups de poing. Le regard
+toujours fix&eacute; sur la lettre, il revoyait l'empereur tel qu'il l'avait vu
+&agrave; Saint-Cloud, avec sa parole molle, son sourire ent&ecirc;t&eacute;, lui renouvelant
+sa confiance, lui confirmant ses instructions. Quelle longue pens&eacute;e de
+disgr&acirc;ce devait-il donc m&ucirc;rir, derri&egrave;re son visage voil&eacute;, pour le briser
+si brusquement, en une nuit, apr&egrave;s l'avoir vingt fois retenu au pouvoir?</p>
+
+<p>Enfin Rougon, d'un effort supr&ecirc;me, se vainquit. Il releva sa face, o&ugrave;
+pas un trait ne bougeait; il remit la lettre dans sa poche, d'un geste
+indiff&eacute;rent. Mais Clorinde avait appuy&eacute; ses deux mains sur la petite
+table.</p>
+
+<p>Elle se courba dans un moment d'abandon, elle murmura, les coins de la
+bouche fr&eacute;missants:</p>
+
+<p>&laquo;Je le savais. J'&eacute;tais l&agrave;-bas encore ce matin.... Mon pauvre ami!&raquo; Et
+elle le plaignait d'une voix si cruellement moqueuse, qu'il la regarda
+de nouveau les yeux dans les yeux. Elle ne dissimulait plus, d'ailleurs.
+Elle tenait la jouissance attendue depuis des mois, go&ucirc;tant sans h&acirc;te,
+phrase &agrave; phrase, la volupt&eacute; de se montrer enfin &agrave; lui en ennemie
+implacable et veng&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai pas pu vous d&eacute;fendre, continua-t-elle, vous ignorez sans
+doute...&raquo; Elle n'acheva pas. Puis, elle demanda, d'un air aigu:</p>
+
+<p>&laquo;Devinez qui vous remplace &agrave; l'int&eacute;rieur?&raquo; Il eut un geste
+d'insouciance. Mais elle le fatiguait de son regard. Elle finit par
+l&acirc;cher ce seul mot:</p>
+
+<p>&laquo;Mon mari!&raquo; Rougon, la bouche s&egrave;che, but encore une gorg&eacute;e d'eau sucr&eacute;e.
+Elle avait tout mis dans ce mot, sa col&egrave;re d'avoir &eacute;t&eacute; d&eacute;daign&eacute;e
+autrefois, sa rancune men&eacute;e avec tant d'art, sa joie de femme de battre
+un homme r&eacute;put&eacute; de premi&egrave;re force. Alors, elle se donna le plaisir de le
+torturer, d'abuser de sa victoire; elle &eacute;tala les c&ocirc;t&eacute;s blessants. Mon
+Dieu! son mari n'&eacute;tait pas un homme sup&eacute;rieur; elle l'avouait, elle en
+plaisantait m&ecirc;me; et elle voulait dire que le premier venu avait suffi,
+qu'elle aurait fait un ministre de l'huissier Merle, si le caprice lui
+en &eacute;tait pouss&eacute;. Oui, l'huissier Merle, un passant imb&eacute;cile, n'importe
+qui: Rougon aurait eu un digne successeur. Cela prouvait la
+toute-puissance de la femme. Puis, se livrant compl&egrave;tement, elle se
+montra maternelle, protectrice, donneuse de bons conseils.</p>
+
+<p>&laquo;Voyez-vous, mon cher, je vous l'ai dit souvent, vous avez tort de
+m&eacute;priser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les b&ecirc;tes que vous
+pensez. &Ccedil;a me mettait en col&egrave;re, de vous entendre nous traiter de
+folles, de meubles embarrassants, que sais-je encore? de boulets au
+pied.... Regardez donc mon mari! Est-ce que j'ai &eacute;t&eacute; un boulet &agrave; son
+pied?... Moi, je voulais vous faire voir &ccedil;a. Je m'&eacute;tais promis ce r&eacute;gal,
+vous vous souvenez, le jour o&ugrave; nous avons eu cette conversation vous
+avez vu, n'est-ce pas? Eh bien, sans rancune... vous &ecirc;tes tr&egrave;s fort, mon
+cher. Mais dites-vous bien une chose: une femme vous roulera toujours
+quand elle voudra en prendre la peine.&raquo; Rougon, un peu p&acirc;le, souriait.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, vous avez raison peut-&ecirc;tre, dit-il d'une voix lente, &eacute;voquant
+toute cette histoire. J'avais ma seule force, vous aviez...</p>
+
+<p>&mdash;J'avais autre chose, parbleu!&raquo; acheva-t-elle avec une carrure qui
+arrivait &agrave; de la grandeur, tant elle se mettait haut dans le d&eacute;dain des
+convenances.</p>
+
+<p>Il n'eut pas une plainte. Elle lui avait pris de sa puissance pour le
+vaincre; elle retournait aujourd'hui contre lui les le&ccedil;ons &eacute;pel&eacute;es &agrave; son
+c&ocirc;t&eacute;, en disciple docile, pendant leurs bons apr&egrave;s-midi de la rue
+Marbeuf. C'&eacute;tait l&agrave; de l'ingratitude, de la trahison, dont il buvait
+l'amertume sans d&eacute;go&ucirc;t, en homme d'exp&eacute;rience. Sa seule pr&eacute;occupation,
+dans ce d&eacute;nouement, restait de savoir s'il la connaissait enfin tout
+enti&egrave;re. Il se rappelait ses anciennes enqu&ecirc;tes, ses efforts inutiles
+pour p&eacute;n&eacute;trer les rouages secrets de cette machine superbe et d&eacute;traqu&eacute;e.
+La b&ecirc;tise des hommes, d&eacute;cid&eacute;ment, &eacute;tait bien grande.</p>
+
+<p>A deux fois, Clorinde s'&eacute;tait &eacute;loign&eacute;e pour servir des petits verres.
+Puis, lorsqu'elle se fut satisfaite, elle recommen&ccedil;a sa marche royale
+entre les tables, en affectant de ne plus s'occuper de lui. Il la
+suivait des yeux; et il la vit s'approcher d'un monsieur &agrave; barbe
+immense, un &eacute;tranger dont les prodigalit&eacute;s r&eacute;volutionnaient alors Paris.
+Ce dernier achevait un verre de malaga.</p>
+
+<p>&laquo;Combien, madame? demanda-t-il en se levant.</p>
+
+<p>&mdash;Cinq francs, monsieur. Toutes les consommations sont &agrave; cinq francs.&raquo;
+Il paya. Puis, du m&ecirc;me ton, avec son accent:</p>
+
+<p>&laquo;Et un baiser, combien?</p>
+
+<p>&mdash;Cent mille francs&raquo;, r&eacute;pondit-elle sans une h&eacute;sitation.</p>
+
+<p>Il se rassit, &eacute;crivit quelques mots sur une page arrach&eacute;e d'un agenda.
+Ensuite, il lui posa un gros baiser sur la joue, la paya, s'en alla d'un
+pas plein de flegme. Tout le monde souriait, trouvait &ccedil;a tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>&laquo;Il ne s'agit que de mettre le prix&raquo;, murmura Clorinde, en revenant pr&egrave;s
+de Rougon.</p>
+
+<p>Et il vit l&agrave; une nouvelle allusion. Elle avait dit jamais pour lui.
+Alors, cet homme chaste, qui avait re&ccedil;u sans plier le coup de massue de
+sa disgr&acirc;ce, souffrit beaucoup du collier qu'elle portait si
+effront&eacute;ment. Elle se penchait davantage, le provoquait, roulait son
+cou. La perle fine tintait dans le grelot d'or; la cha&icirc;ne pendait, comme
+ti&egrave;de encore de la main du ma&icirc;tre; les diamants luisaient sur le
+velours, o&ugrave; il &eacute;pelait ais&eacute;ment le secret connu de tous. Et jamais il ne
+s'&eacute;tait senti &agrave; ce point mordu par la jalousie inavou&eacute;e, cette br&ucirc;lure
+d'envie orgueilleuse, qu'il avait &eacute;prouv&eacute;e parfois en face de l'empereur
+tout-puissant. Il aurait pr&eacute;f&eacute;r&eacute; Clorinde au bras de ce cocher, dont on
+parlait &agrave; voix basse. Cela irritait ses anciens d&eacute;sirs, de la savoir
+hors de sa main, tout en haut, esclave d'un homme qui d'un mot courbait
+les t&ecirc;tes.</p>
+
+<p>Sans doute la jeune femme devina son tourment. Elle ajouta une cruaut&eacute;,
+elle lui d&eacute;signa d'un clignement d'yeux Mme de Combelot, dans son
+kiosque de fleuriste, vendant ses roses. Et elle murmurait, avec son
+rire mauvais:</p>
+
+<p>&laquo;Hein! cette pauvre Mme de Combelot; elle attend toujours!&raquo; Rougon
+acheva son verre d'eau sucr&eacute;e. Il &eacute;touffait. Il prit son porte-monnaie,
+balbutia:</p>
+
+<p>&laquo;Combien?</p>
+
+<p>&mdash;Cinq francs.&raquo; Lorsqu'elle eut jet&eacute; la pi&egrave;ce dans l'aum&ocirc;ni&egrave;re, elle
+pr&eacute;senta de nouveau la main, en disant plaisamment:</p>
+
+<p>&laquo;Et vous ne donnez rien pour la fille?&raquo; il chercha, trouva deux sous
+qu'il lui mit dans la main. Ce fut sa brutalit&eacute;, la seule vengeance que
+sa rudesse de parvenu sut inventer. Elle rougit, malgr&eacute; son grand
+aplomb. Mais elle prit sa hauteur de d&eacute;esse. Elle s'en alla, saluant,
+laissant tomber de ses l&egrave;vres:</p>
+
+<p>&laquo;Merci, Excellence.&raquo; Rougon n'osa pas se mettre debout tout de suite. Il
+avait les jambes molles, il craignait de fl&eacute;chir, et il voulait se
+retirer comme il &eacute;tait venu, solide, la face calme.</p>
+
+<p>Il redoutait surtout de passer devant ses anciens familiers, dont les
+cous tendus, les oreilles &eacute;largies, les yeux braqu&eacute;s n'avaient pas perdu
+un seul incident de la sc&egrave;ne. Il promena ses regards quelques minutes,
+jouant l'indiff&eacute;rence. Il songeait. Un nouvel acte de sa vie politique
+&eacute;tait donc fini. Il tombait, min&eacute;, rong&eacute;, d&eacute;vor&eacute; par sa bande. Ses
+fortes &eacute;paules craquaient sous les responsabilit&eacute;s, sous les sottises et
+les vilenies qu'il avait prises &agrave; son compte, par une forfanterie de
+gros homme, un besoin d'&ecirc;tre un chef redout&eacute; et g&eacute;n&eacute;reux. Ses muscles de
+taureau rendaient simplement sa chute plus retentissante, l'&eacute;croulement
+de sa coterie plus vaste. Les conditions m&ecirc;mes du pouvoir, la n&eacute;cessit&eacute;
+d'avoir derri&egrave;re soi des app&eacute;tits &agrave; satisfaire, de se maintenir gr&acirc;ce &agrave;
+l'abus de son cr&eacute;dit, avaient fatalement fait de la d&eacute;b&acirc;cle une question
+de temps. Et, &agrave; cette heure, il se rappelait le travail lent de sa
+bande, ces dents aigu&euml;s qui chaque jour mangeaient un peu de sa force.
+Ils &eacute;taient autour de lui; ils lui grimpaient aux genoux, puis &agrave; la
+poitrine, puis &agrave; la gorge, jusqu'&agrave; l'&eacute;trangler; ils lui avaient tout
+pris, ses pieds pour monter, ses mains pour voler, sa m&acirc;choire pour
+mordre et engloutir; ils habitaient dans ses membres, en tiraient leur
+joie et leur sant&eacute;, s'en donnaient des ripailles, sans songer au
+lendemain. Puis, aujourd'hui, l'ayant vid&eacute;, entendant le craquement de
+la charpente, ils filaient, pareils &agrave; ces rats que leur instinct avertit
+de l'&eacute;boulement prochain des maisons, dont ils ont &eacute;miett&eacute; les murs.
+Toute la bande &eacute;tait luisante, florissante. Elle s'engraissait d&eacute;j&agrave; d'un
+autre embonpoint. M. Kahn venait de vendre son chemin de fer de Niort &agrave;
+Angers au comte de Marsy. Le colonel devait obtenir, la semaine
+suivante, une situation dans les palais imp&eacute;riaux; M. Bouchard avait la
+promesse formelle que son prot&eacute;g&eacute;, l'int&eacute;ressant Georges Duchesne,
+serait nomm&eacute; sous-chef de bureau d&egrave;s l'entr&eacute;e de Delestang au minist&egrave;re
+de l'Int&eacute;rieur.</p>
+
+<p>Mme Correur se r&eacute;jouissait d'une grosse maladie de Mme Martineau,
+croyant d&eacute;j&agrave; habiter sa maison de Coulonges, mangeant ses rentes en
+bonne bourgeoise, faisant du bien dans le canton. M. B&eacute;juin &eacute;tait
+certain de recevoir la visite de l'empereur &agrave; sa cristallerie, vers
+l'automne. M. d'Escorailles, enfin, vivement sermonn&eacute; par le marquis et
+la marquise, se mettait aux genoux de Clorinde, gagnait un poste de
+sous-pr&eacute;fet par son seul &eacute;merveillement &agrave; la regarder servir des petits
+verres. Et Rougon, en face de la bande gorg&eacute;e, se trouvait plus petit
+qu'autrefois, les sentait &eacute;normes &agrave; leur tour, &eacute;cras&eacute; sous eux, sans
+oser encore quitter sa chaise, de peur de les voir sourire, s'il
+tr&eacute;buchait.</p>
+
+<p>Pourtant, la t&ecirc;te plus libre, peu &agrave; peu raffermi, il se leva. Il
+repoussait la petite table de zinc pour passer, lorsque Delestang entra,
+au bras du comte de Marsy. Il courait sur ce dernier une histoire fort
+curieuse. A en croire certains chuchotements, il s'&eacute;tait rencontr&eacute; avec
+Clorinde au ch&acirc;teau de Fontainebleau, la semaine pr&eacute;c&eacute;dente, uniquement
+pour faciliter les rendez-vous de la jeune femme et de Sa Majest&eacute;. Il
+avait mission d'amuser l'imp&eacute;ratrice. D'ailleurs, cela paraissait
+piquant, rien de plus; c'&eacute;taient de ces services qu'on se rend toujours
+entre hommes. Mais Rougon flairait l&agrave; une revanche du comte, s'employant
+&agrave; sa chute de complicit&eacute; avec Clorinde, retournant contre son successeur
+au minist&egrave;re les armes employ&eacute;es pour le renverser lui-m&ecirc;me, quelques
+mois auparavant, &agrave; Compi&egrave;gne; cela spirituellement, aiguis&eacute; d'une pointe
+d'ordure &eacute;l&eacute;gante. Depuis son retour de Fontainebleau, M. de Marsy ne
+quittait plus Delestang.</p>
+
+<p>M. Kahn et M. B&eacute;juin, le colonel, toute la bande se jeta dans les bras
+du nouveau ministre. La nomination devait para&icirc;tre le lendemain
+seulement au Moniteur, &agrave; la suite de la d&eacute;mission de Rougon; mais le
+d&eacute;cret &eacute;tait sign&eacute;, on pouvait triompher. Ils lui allongeaient de
+vigoureuses poign&eacute;es de main, avec des ricanements, des paroles
+chuchot&eacute;es, un &eacute;lan d'enthousiasme que contenaient &agrave; grand-peine les
+regards de toute la salle.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la lente prise de possession des familiers, qui baisent les
+pieds, qui baisent les mains, avant de s'emparer des quatre membres. Et
+il leur appartenait d&eacute;j&agrave;; un le tenait par le bras droit, un autre par
+le bras gauche; un troisi&egrave;me avait saisi un bouton de sa redingote,
+tandis qu'un quatri&egrave;me, derri&egrave;re son dos, se haussait, glissait des mots
+dans sa nuque. Lui, dressant sa belle t&ecirc;te, avec une dignit&eacute; affable,
+une de ces imposantes mines, correctes, imb&eacute;ciles, de souverain en
+voyage, auquel les dames des sous-pr&eacute;fectures offrent des bouquets,
+comme on en voit sur les images officielles. En face du groupe, Rougon,
+tr&egrave;s p&acirc;le, saignant de cette apoth&eacute;ose de la m&eacute;diocrit&eacute;, ne put pourtant
+retenir un sourire. Il se souvenait.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai toujours pr&eacute;dit que Delestang irait loin&raquo;, dit-il d'un air fin au
+comte de Marsy, qui s'&eacute;tait avanc&eacute; vers lui, la main tendue.</p>
+
+<p>Le comte r&eacute;pondit par une l&eacute;g&egrave;re moue des l&egrave;vres, d'une ironie
+charmante. Depuis qu'il avait li&eacute; amiti&eacute; avec Delestang, apr&egrave;s avoir
+rendu des services &agrave; sa femme, il devait s'amuser prodigieusement. Il
+retint un instant Rougon, se montra d'une politesse exquise.</p>
+
+<p>Toujours en lutte, oppos&eacute;s par leurs temp&eacute;raments, ces deux hommes forts
+se saluaient &agrave; l'issue de chacun de leurs duels, en adversaires d'&eacute;gale
+science, se promettant d'&eacute;ternelles revanches. Rougon avait bless&eacute;
+Marsy, Marsy venait de blesser Rougon, cela continuerait ainsi jusqu'&agrave;
+ce que l'un des deux rest&acirc;t sur le carreau. Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me, au fond, ne
+souhaitaient-ils pas leur mort compl&egrave;te, amus&eacute;s par la bataille,
+occupant leur vie de leur rivalit&eacute;; puis, ils se sentaient vaguement
+comme les deux contrepoids n&eacute;cessaires &agrave; l'&eacute;quilibre de l'empire, le
+poing velu qui assomme, la fine main gant&eacute;e qui &eacute;trangle.</p>
+
+<p>Cependant, Delestang &eacute;tait en proie &agrave; un embarras cruel. Il avait aper&ccedil;u
+Rougon, il ne savait pas s'il devait aller lui tendre la main. Il jeta
+un coup d'&oelig;il perplexe &agrave; Clorinde, que son service semblait absorber,
+indiff&eacute;rente, portant aux quatre coins du buffet des sandwiches, des
+babas, des brioches. Et, sur un regard de la jeune femme, il crut
+comprendre, il s'avan&ccedil;a enfin, un peu troubl&eacute;, s'excusant.</p>
+
+<p>&laquo;Mon ami, vous ne m'en voulez pas.... Je refusais, on m'a forc&eacute;...
+N'est-ce pas? Il y a des exigences...&raquo; Rougon lui coupa la parole;
+l'empereur avait agi dans sa sagesse, le pays allait se trouver entre
+d'excellentes mains. Alors, Delestang s'enhardit.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! je vous ai d&eacute;fendu, nous vous avons tous d&eacute;fendu. Mais l&agrave;, entre
+nous, vous &eacute;tiez all&eacute; un peu loin.... On a eu surtout &agrave; c&oelig;ur votre
+derni&egrave;re affaire pour les Charbonnel, vous savez, ces pauvres
+religieuses...&raquo; M. de Marsy r&eacute;prima un sourire. Rougon r&eacute;pondit avec sa
+bonhomie des jours heureux:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, oui, la visite chez les religieuses.... Mon Dieu, parmi toutes les
+b&ecirc;tises que mes amis m'ont fait commettre, c'est peut-&ecirc;tre la seule
+chose raisonnable et juste de mes cinq mois de pouvoir.&raquo; Et il s'en
+allait, quand il vit Du Poizat entrer et s'emparer de Delestang. Le
+pr&eacute;fet affecta de ne pas l'apercevoir. Depuis trois jours, embusqu&eacute; &agrave;
+Paris, il attendait. Il dut obtenir son changement de pr&eacute;fecture, car il
+se confondit en remerciements, avec son sourire de loup aux dents
+blanches mal rang&eacute;es. Puis, comme le nouveau ministre se tournait, il
+re&ccedil;ut presque dans les bras l'huissier Merle, pouss&eacute; par Mme Correur;
+l'huissier baissait les yeux, pareil &agrave; une grande fille timide, pendant
+que Mme Correur le recommandait chaudement.</p>
+
+<p>&laquo;On ne l'aime pas au minist&egrave;re, murmura-t-elle, parce qu'il protestait
+par son silence contre les abus.</p>
+
+<p>Allez, il en a vu de dr&ocirc;les sous M. Rougon!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, de bien dr&ocirc;les! dit Merle. Je puis en conter long.... M.
+Rougon ne sera gu&egrave;re regrett&eacute;. Moi, je ne suis pas pay&eacute; pour l'aimer,
+d'abord. Il a failli me faire mettre &agrave; la porte.&raquo; Dans la grande salle,
+que Rougon traversa &agrave; pas lents, les comptoirs &eacute;taient vides. Les
+visiteurs, pour plaire &agrave; l'imp&eacute;ratrice qui patronnait l'&oelig;uvre, avaient
+mis les marchandises au pillage. Les vendeuses, enthousiasm&eacute;es,
+parlaient de rouvrir le soir, avec un nouveau fonds. Et elles comptaient
+leur argent sur les tables.</p>
+
+<p>Des chiffres partaient, au milieu de rires victorieux:</p>
+
+<p>une avait fait trois mille francs, une autre quatre mille cinq cents,
+une autre sept mille, une autre dix mille.</p>
+
+<p>Celle-l&agrave; rayonnait. Elle &eacute;tait une femme de dix mille francs.</p>
+
+<p>Pourtant, Mme de Combelot se d&eacute;sesp&eacute;rait. Elle venait de placer sa
+derni&egrave;re rose, et les clients assi&eacute;geaient toujours son kiosque. Elle
+descendit, pour demander &agrave; Mme Bouchard si elle n'avait rien &agrave; vendre,
+n'importe quoi. Mais le tourniquet, lui aussi, &eacute;tait vide; une dame
+emportait le dernier lot, une petite cuvette de poup&eacute;e. Elles
+cherch&egrave;rent quand m&ecirc;me, elles s'ent&ecirc;t&egrave;rent, et finirent par trouver un
+paquet de cure-dents, qui avait roul&eacute; par terre. Mme de Combelot
+l'emporta en criant victoire. Mme Bouchard la suivit. Toutes deux
+remont&egrave;rent dans le kiosque.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs! messieurs! appela la premi&egrave;re, hardiment, debout, ramassant
+les hommes au-dessous d'elle, d'un geste arrondi de ses bras nus voici
+tout ce qui nous reste, un paquet de cure-dents.... Il y a vingt-cinq
+cure-dents.... Je les mets aux ench&egrave;res...&raquo; Les hommes se bousculaient,
+riaient, levaient en l'air leurs mains gant&eacute;es. L'id&eacute;e de Mme de
+Combelot avait un succ&egrave;s fou.</p>
+
+<p>&laquo;Un cure-dent! cria-t-elle. Il y a marchand &agrave; cinq francs... voyons,
+messieurs, cinq francs!</p>
+
+<p>&mdash;Dix francs! dit une voix.</p>
+
+<p>&mdash;Douze francs!</p>
+
+<p>&mdash;Quinze francs!&raquo; Mais M. d'Escorailles ayant saut&eacute; brusquement &agrave;
+vingt-cinq francs, Mme Bouchard se pressa et laissa tomber de sa voix
+fl&ucirc;t&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Adjug&eacute; &agrave; vingt-cinq francs!&raquo; Les autres cure-dents mont&egrave;rent beaucoup
+plus haut.</p>
+
+<p>M. La Rouquette paya le sien quarante-trois francs; le chevalier
+Rusconi, qui arrivait, poussa son ench&egrave;re jusqu'&agrave; soixante-douze francs;
+enfin, le dernier, un cure-dent tr&egrave;s mince, que Mme de Combelot annon&ccedil;a
+comme &eacute;tant fendu, ne voulant pas tromper son monde, disait-elle, fut
+adjug&eacute; pour la somme de cent dix-sept francs &agrave; un vieux monsieur, tr&egrave;s
+allum&eacute; par l'entrain de la jeune femme, dont le corsage s'entrouvrait, &agrave;
+chacun de ses mouvements passionn&eacute;s de commissaire priseur.</p>
+
+<p>&laquo;Il est fendu, messieurs, mais il peut encore servir.... Nous disons
+cent huit!... cent dix, l&agrave;-bas!... cent onze! cent douze! cent treize!
+cent quatorze.... Allons, cent quatorze! Il vaut mieux que cela.... Cent
+dix-sept! cent dix-sept! personne n'en veut plus? Adjug&eacute; &agrave; cent dix
+sept!&raquo; Et ce fut poursuivi par ces chiffres que Rougon quitta la salle.
+Sur la terrasse du bord de l'eau, il ralentit le pas. Un orage montait &agrave;
+l'horizon. En bas, la Seine, huileuse, d'un vert sale, coulait
+lourdement entre les quais blafards, o&ugrave; de grandes poussi&egrave;res
+s'envolaient. Dans le jardin, des bouff&eacute;es d'air br&ucirc;lant secouaient les
+arbres, dont les branches retombaient alanguies, mortes, sans un frisson
+des feuilles. Rougon descendit sous les grands marronniers; la nuit y
+&eacute;tait presque compl&egrave;te; une humidit&eacute; chaude suintait comme d'une vo&ucirc;te
+de cave. Il d&eacute;bouchait dans la grande all&eacute;e, lorsqu'il aper&ccedil;ut, se
+carrant au milieu d'un banc, les Charbonnel, magnifiques, transform&eacute;s,
+le mari en pantalon clair et en redingote pinc&eacute;e &agrave; la taille, la femme
+coiff&eacute;e d'un chapeau &agrave; fleurs rouges, portant un mantelet l&eacute;ger sur une
+robe de soie lilas. A c&ocirc;t&eacute; d'eux, &agrave; califourchon sur le bout du banc, un
+individu d&eacute;penaill&eacute;, sans linge, v&ecirc;tu d'une ancienne veste de chasse
+lamentable, gesticulait, se rapprochait. C'&eacute;tait Gilquin. Il donnait des
+tapes &agrave; sa casquette en toile, qui s'&eacute;chappait.</p>
+
+<p>&laquo;Un tas de gueux! criait-il. Est-ce que Th&eacute;odore a jamais voulu faire
+tort d'un sou &agrave; quelqu'un? Ils ont invent&eacute; une histoire de remplacement
+militaire pour me compromettre. Alors, moi, je les ai plant&eacute;s l&agrave;, vous
+comprenez. Qu'ils aillent au tonnerre de Dieu, n'est-ce pas?... Ils ont
+peur de moi, parbleu! Ils connaissent bien mes opinions politiques.
+Jamais je n'ai &eacute;t&eacute; de la clique &agrave; Badinguet...&raquo; Il se pencha, ajouta
+plus bas, en roulant des yeux tendres:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne regrette qu'une personne l&agrave;-bas.... Oh! une femme adorable, une
+dame de la soci&eacute;t&eacute;. Oui, oui, une liaison bien agr&eacute;able.... Elle &eacute;tait
+blonde. J'ai eu de ses cheveux.&raquo; Puis, il reprit d'une voix tonnante,
+tout pr&egrave;s de Mme Charbonnel, lui tapant sur le ventre:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, maman, quand m'emmenez-vous &agrave; Plassans, vous savez, pour
+manger les conserves, les pommes, les cerises, les confitures?... Hein!
+on a le sac, maintenant!&raquo; Mais les Charbonnel paraissaient tr&egrave;s
+contrari&eacute;s de la familiarit&eacute; de Gilquin. La femme r&eacute;pondit du bout des
+dents, en &eacute;cartant sa robe de soie lilas:</p>
+
+<p>&laquo;Nous sommes pour quelque temps &agrave; Paris.... Nous y passerons sans doute
+six mois chaque ann&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Paris! dit le mari d'un air de profonde admiration, il n'y a que
+Paris!&raquo; Et, comme les coups de vent devenaient plus forts, et qu'une
+d&eacute;bandade de bonnes d'enfants courait dans le jardin, il reprit, en se
+tournant vers sa femme:</p>
+
+<p>&laquo;Ma bonne, nous ferons bien de rentrer, si nous ne voulons pas &ecirc;tre
+mouill&eacute;s. Heureusement, nous logeons &agrave; deux pas.&raquo; Ils &eacute;taient descendus
+&agrave; l'h&ocirc;tel du Palais-Royal, rue de Rivoli. Gilquin les regarda
+s'&eacute;loigner, avec un haussement d'&eacute;paules plein de d&eacute;dain.</p>
+
+<p>&laquo;Encore des l&acirc;cheurs! murmura-t-il; tous des l&acirc;cheurs!&raquo; Brusquement, il
+aper&ccedil;ut Rougon. Il se dandina, l'attendit au passage, donna une tape sur
+sa casquette.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne suis pas all&eacute; te voir, lui dit-il. Tu ne t'en es pas formalis&eacute;,
+n'est-ce pas?... Ce sauteur de Du Poizat a d&ucirc; te faire des rapports sur
+mon compte. Des menteries, mon bon; je te prouverai &ccedil;a quand tu
+voudras.... Enfin, moi, je ne t'en veux pas. Et, tiens, la preuve, c'est
+que je vais te donner mon adresse: rue du Bon-Puits, 25, &agrave; la Chapelle,
+&agrave; cinq minutes de la barri&egrave;re voil&agrave;! si tu as encore besoin de moi, tu
+n'as qu'&agrave; faire un signe.&raquo; Il s'en alla, tra&icirc;nant les pieds. Un instant,
+il parut s'orienter. Puis, mena&ccedil;ant du poing le ch&acirc;teau des Tuileries,
+au fond de l'all&eacute;e, d'un gris de plomb sous le ciel noir, il cria:</p>
+
+<p>&laquo;Vive la R&eacute;publique!&raquo; Rougon quitta le jardin, remonta les
+Champs-&Eacute;lys&eacute;es. Il &eacute;tait pris d'un d&eacute;sir, celui de revoir sur l'heure
+son petit h&ocirc;tel de la rue Marbeuf. D&egrave;s le lendemain, il comptait
+d&eacute;m&eacute;nager du minist&egrave;re, venir de nouveau vivre l&agrave;. Il avait comme une
+lassitude de t&ecirc;te, un grand calme, avec une douleur sourde tout au fond.
+Il songeait &agrave; des choses vagues, &agrave; de grandes choses, qu'il ferait un
+jour, pour prouver sa force. Par moments, il levait la t&ecirc;te, regardait
+le ciel. L'orage ne se d&eacute;cidait pas &agrave; crever. Des nu&eacute;es rousses
+barraient l'horizon. Dans l'avenue des Champs-&Eacute;lys&eacute;es, d&eacute;serte, de
+grands coups de tonnerre passaient, avec un fracas d'artillerie lanc&eacute;e
+au galop; et la cime des arbres en gardait un frisson.</p>
+
+<p>Les premi&egrave;res gouttes de pluie tomb&egrave;rent, comme il tournait le coin de
+la rue Marbeuf.</p>
+
+<p>Un coup&eacute; &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute; &agrave; la porte de l'h&ocirc;tel. Rougon rencontra l&agrave; sa
+femme qui examinait les pi&egrave;ces, mesurait les fen&ecirc;tres, donnait des
+ordres &agrave; un tapissier. Il resta tr&egrave;s surpris. Mais elle lui expliqua
+qu'elle venait de voir son fr&egrave;re, M. Beulin-d'orch&egrave;re; le magistrat,
+instruit d&eacute;j&agrave; de la chute de Rougon, avait voulu accabler sa s&oelig;ur, lui
+annoncer sa prochaine entr&eacute;e au minist&egrave;re de la Justice, t&acirc;cher de jeter
+enfin la discorde dans le m&eacute;nage. Mme Rougon s'&eacute;tait content&eacute;e de faire
+atteler, pour donner sur-le-champ un coup d'&oelig;il &agrave; leur prochaine
+installation. Elle gardait toujours sa face grise et repos&eacute;e de d&eacute;vote,
+son calme inalt&eacute;rable de bonne m&eacute;nag&egrave;re; et, de son pas &eacute;touff&eacute;, elle
+traversait les appartements, reprenait possession de cette maison
+qu'elle avait faite douce et muette comme un clo&icirc;tre.</p>
+
+<p>Son seul souci &eacute;tait d'administrer en intendant fid&egrave;le la fortune dont
+elle se trouvait charg&eacute;e. Rougon fut attendri devant cette figure s&egrave;che
+et &eacute;troite, aux manies d'ordre m&eacute;ticuleuses.</p>
+
+<p>Cependant, l'orage &eacute;clatait avec une violence inou&iuml;e.</p>
+
+<p>La foudre grondait, l'eau tombait &agrave; torrents. Rougon dut attendre pr&egrave;s
+de trois quarts d'heure. Il voulut repartir &agrave; pied. Les Champs-&Eacute;lys&eacute;es
+&eacute;taient un lac de boue, une boue jaune, fluide, qui, de l'Arc de
+Triomphe &agrave; la place de la Concorde, mettait comme le lit d'un fleuve
+vid&eacute; d'un trait. L'avenue restait d&eacute;serte, avec de rares pi&eacute;tons se
+hasardant, cherchant la pointe des pav&eacute;s; et les arbres, ruisselant
+d'eau, s'&eacute;gouttaient dans le calme et la fra&icirc;cheur de l'air. Au ciel,
+l'orage avait laiss&eacute; une queue de haillons cuivr&eacute;s, toute une nu&eacute;e sale,
+basse, d'o&ugrave; tombait un reste de jour m&eacute;lancolique, une lumi&egrave;re louche de
+coupe-gorge.</p>
+
+<p>Rougon reprenait son r&ecirc;ve vague d'avenir. Des gouttes de pluie &eacute;gar&eacute;e
+mouillaient ses mains. Il sentait davantage cette courbature de tout son
+&ecirc;tre, comme s'il s'&eacute;tait heurt&eacute; &agrave; quelque obstacle barrant sa route. Et,
+tout d'un coup, derri&egrave;re lui, il entendit un grand pi&eacute;tinement,
+l'approche d'un galop cadenc&eacute; dont tremblait le sol. Il se retourna.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un cort&egrave;ge qui s'approchait, dans le g&acirc;chis de la chauss&eacute;e, sous
+le jour navr&eacute; du ciel couleur de cuivre, un retour du Bois rayant de
+l'&eacute;clat des uniformes les profondeurs noy&eacute;es des Champs-&Eacute;lys&eacute;es. A la
+t&ecirc;te et &agrave; la queue, galopaient des piquets de dragons. Au milieu,
+roulait un landau ferm&eacute;, attel&eacute; de quatre chevaux; tandis que, aux deux
+porti&egrave;res, se tenaient deux &eacute;cuyers en grand costume brod&eacute; d'or,
+recevant, impassibles, les &eacute;claboussures continues des roues, couverts
+d'une couche de boue liquide, depuis leurs bottes &agrave; revers jusqu'&agrave; leur
+chapeau &agrave; claque. Et, dans le noir du landau ferm&eacute;, un enfant seul
+apparaissait, le prince imp&eacute;rial, regardant le monde, ses dix doigts
+&eacute;cart&eacute;s, son nez rose &eacute;cras&eacute; contre la glace.</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! ce crapaud!&raquo; dit en souriant un cantonnier, qui poussait une
+brouette.</p>
+
+<p>Rougon s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;, songeur, et suivait le cort&egrave;ge filant dans le
+jaillissement des flaques, mouchetant jusqu'aux feuilles basses des
+arbres.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIV" id="XIV"></a><a href="#table">XIV</a></h2>
+
+
+<p>Trois ans plus tard, un jour de mars, il y avait une s&eacute;ance tr&egrave;s
+orageuse au Corps l&eacute;gislatif. On y discutait l'adresse pour la premi&egrave;re
+fois.</p>
+
+<p>A la buvette, M. La Rouquette et un vieux d&eacute;put&eacute;,
+M. de Lamberthon, le mari d'une femme adorable, buvaient des grogs, en
+face l'un de l'autre, tranquillement.</p>
+
+<p>&laquo;Hein! si nous retournions dans la salle? demandait M. de Lamberthon,
+qui pr&ecirc;tait l'oreille. Je crois que &ccedil;a chauffe.&raquo; On entendait par
+moments une clameur lointaine, une temp&ecirc;te de voix, brusque comme un
+coup de vent; puis, tout retombait &agrave; un grand silence. Mais M. La
+Rouquette continuait &agrave; fumer d'un air de parfaite insouciance, en
+r&eacute;pondant:</p>
+
+<p>&laquo;Non, laissez donc, je veux finir mon cigare.... On nous pr&eacute;viendra, si
+l'on a besoin de nous. J'ai dit qu'on nous pr&eacute;vienne.&raquo; Ils &eacute;taient seuls
+dans la buvette, une petite salle de caf&eacute;, tr&egrave;s coquette, &eacute;tablie au
+fond de l'&eacute;troit jardin qui fait le coin du quai et de la rue de
+Bourgogne. Peinte en vert tendre, recouverte d'un treillage de bambous,
+s'ouvrant par de larges baies vitr&eacute;es sur les massifs du jardin, elle
+ressemblait &agrave; une serre chang&eacute;e en buffet de gala, avec ses panneaux de
+glace, ses tables, son comptoir de marbre rouge, ses banquettes de reps
+vert capitonn&eacute;. Une des baies ouverte laissait entrer le bel apr&egrave;s-midi,
+une ti&eacute;deur printani&egrave;re que rafra&icirc;chissaient les souffles vifs de la
+Seine. &laquo;La guerre d'Italie a mis le comble &agrave; sa gloire, reprit M. La
+Rouquette, continuant une conversation interrompue. Aujourd'hui, en
+rendant au pays la libert&eacute;, il montre toute la force de son g&eacute;nie...&raquo; Il
+parlait de l'empereur. Pendant un instant, il exalta la port&eacute;e des
+d&eacute;crets de novembre, la participation plus directe des grands corps de
+l'&Eacute;tat &agrave; la politique du souverain, la cr&eacute;ation des ministres sans
+portefeuille charg&eacute;s de repr&eacute;senter le gouvernement aupr&egrave;s des Chambres.
+C'&eacute;tait le retour du r&eacute;gime constitutionnel, dans ce qu'il avait de sain
+et de raisonnable. Une nouvelle &egrave;re, l'empire lib&eacute;ral, s'ouvrait. Et il
+secouait la cendre de son cigare, transport&eacute; d'admiration.</p>
+
+<p>M. de Lamberthon hochait la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Il est all&eacute; un peu vite, murmura-t-il. On aurait pu attendre encore.
+Rien ne pressait.</p>
+
+<p>&mdash;Si, si, je vous assure, il fallait faire quelque chose, dit vivement
+le jeune d&eacute;put&eacute;. C'est justement l&agrave; le g&eacute;nie...&raquo;</p>
+
+<p>Il baissa la voix, il expliqua la situation politique avec des coups
+d'&oelig;il profonds. Les mandements des &eacute;v&ecirc;ques, au sujet du pouvoir
+temporel, menac&eacute; par le gouvernement de Turin, inqui&eacute;taient beaucoup
+l'empereur. D'autre part, l'opposition se r&eacute;veillait, le pays traversait
+une heure de malaise. Le moment &eacute;tait venu de tenter la r&eacute;conciliation
+des partis, d'attirer &agrave; soi les hommes politiques boudeurs en leur
+faisant de sages concessions. Maintenant, il trouvait l'empire
+autoritaire tr&egrave;s d&eacute;fectueux, il transformait l'empire lib&eacute;ral en une
+apoth&eacute;ose dont l'Europe enti&egrave;re allait &ecirc;tre &eacute;clair&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;N'importe, il a agi trop vite, r&eacute;p&eacute;tait M. de Lamberthon, qui hochait
+toujours la t&ecirc;te. J'entends bien, l'empire lib&eacute;ral; mais c'est
+l'inconnu, cher monsieur, l'inconnu, l'inconnu...&raquo; Et il dit ce mot sur
+trois tons diff&eacute;rents, en promenant sa main devant lui, dans le vide. M.
+La Rouquette n'ajouta rien; il finissait son grog. Les deux d&eacute;put&eacute;s
+rest&egrave;rent l&agrave;, les yeux perdus, regardant le ciel par la baie ouverte,
+comme s'ils avaient cherch&eacute; l'inconnu au-del&agrave; du quai, du c&ocirc;t&eacute; des
+Tuileries, o&ugrave; flottaient de grandes vapeurs grises. Derri&egrave;re eux, au
+fond des couloirs, l'ouragan des voix grondait de nouveau, avec le
+vacarme sourd d'un orage qui s'approche.</p>
+
+<p>M. de Lamberthon tournait la t&ecirc;te, pris d'inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>Au bout d'un silence, il demanda:</p>
+
+<p>&laquo;C'est Rougon qui doit r&eacute;pondre, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je crois, r&eacute;pondit M. La Rouquette, les l&egrave;vres pinc&eacute;es, d'un air
+discret.</p>
+
+<p>&mdash;Il &eacute;tait bien compromis, murmura encore le vieux d&eacute;put&eacute;. L'empereur a
+fait un singulier choix, en le nommant ministre sans portefeuille et en
+le chargeant de d&eacute;fendre sa nouvelle politique.&raquo;</p>
+
+<p>M. La Rouquette ne donna pas tout de suite son avis.</p>
+
+<p>Il caressait sa moustache blonde d'une main lente. Il finit par dire;
+&laquo;L'empereur conna&icirc;t Rougon.&raquo; Puis, il s'&eacute;cria, d'une voix chang&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Dites donc, ils n'&eacute;taient pas fameux, ces grogs.... J'ai une soif
+d'enrag&eacute;. J'ai envie de prendre un verre de sirop.&raquo; Il commanda un verre
+de sirop. M. de Lamberthon h&eacute;sita, se d&eacute;cida enfin pour un mad&egrave;re. Et
+ils caus&egrave;rent de Mme de Lamberthon; le mari reprochait &agrave; son jeune
+coll&egrave;gue la raret&eacute; de ses visites. Celui-ci s'&eacute;tait renvers&eacute; sur la
+banquette capitonn&eacute;e, se mirant d'un regard oblique dans les glaces,
+jouissant du vert tendre des murs, de cette buvette fra&icirc;che, qui avait
+des airs de bosquet Pompadour, install&eacute; &agrave; quelque carrefour de for&ecirc;t
+princi&egrave;re, pour des rendez-vous amoureux.</p>
+
+<p>Un huissier arriva, essouffl&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur La Rouquette, on vous demande tout de suite, tout de suite.&raquo;
+Et, comme le jeune d&eacute;put&eacute; avait un geste d'ennui, l'huissier se pencha &agrave;
+son oreille, lui dit &agrave; demi-voix qu'il &eacute;tait envoy&eacute; par M. de Marsy
+lui-m&ecirc;me, le pr&eacute;sident de la Chambre. Il ajouta plus haut:</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, on a besoin de tout le monde, venez vite.&raquo;</p>
+
+<p>M. de Lamberthon s'&eacute;tait pr&eacute;cipit&eacute; vers la salle des s&eacute;ances. M. La
+Rouquette le suivait, lorsqu'il parut se raviser. L'id&eacute;e lui poussait de
+racoler tous les d&eacute;put&eacute;s fl&acirc;neurs, pour les envoyer &agrave; leurs bancs. Il se
+jeta d'abord dans la salle des conf&eacute;rences, une belle salle &eacute;clair&eacute;e par
+un plafond vitr&eacute;, o&ugrave; se trouvait une chemin&eacute;e g&eacute;ante en marbre vert,
+orn&eacute;e de deux femmes en marbre blanc, nues et couch&eacute;es. Malgr&eacute; la
+douceur de l'apr&egrave;s-midi, des troncs d'arbre y br&ucirc;laient. Autour de
+l'immense table, trois d&eacute;put&eacute;s sommeillaient, les yeux ouverts, en
+regardant les tableaux des murs et la pendule fameuse qu'on remontait
+une seule fois par an; un quatri&egrave;me, occup&eacute; &agrave; se chauffer les reins,
+debout devant la chemin&eacute;e, semblait examiner d'un air attendri, &agrave;
+l'autre extr&eacute;mit&eacute; de la pi&egrave;ce, une petite statue d'Henri IV en pl&acirc;tre,
+qui se d&eacute;tachait sur un troph&eacute;e de drapeaux pris &agrave; Marengo, &agrave; Austerlitz
+et &agrave; I&eacute;na. A l'appel de leur coll&egrave;gue allant de l'un &agrave; l'autre, criant:</p>
+
+<p>&laquo;Vite, vite, en s&eacute;ance!&raquo; ces messieurs, comme r&eacute;veill&eacute;s en sursaut,
+disparurent &agrave; la file.</p>
+
+<p>Cependant, emport&eacute; par son &eacute;lan, M. La Rouquette courait &agrave; la
+biblioth&egrave;que, quand il eut la pr&eacute;caution de revenir sur ses pas, pour
+fouiller d'un coup d'&oelig;il le couloir aux lavabos. M. de Combelot, les
+mains plong&eacute;es au fond d'une grande cuvette, les y frottait doucement,
+en souriant &agrave; leur blancheur. Il ne s'&eacute;mut pas, il retournait tout de
+suite &agrave; sa place. Et il prit le temps de s'&eacute;ponger longuement les mains,
+&agrave; l'aide d'une serviette chaude qu'il remit ensuite dans l'&eacute;tuve, aux
+portes de cuivre.</p>
+
+<p>M&ecirc;me il alla, &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; du couloir, devant une haute glace, peigner
+sa belle barbe noire, avec un petit peigne de poche.</p>
+
+<p>La biblioth&egrave;que &eacute;tait vide. Les livres dormaient dans leurs casiers de
+ch&ecirc;ne; toutes nues, les deux grandes tables &eacute;talaient la s&eacute;v&eacute;rit&eacute; de
+leurs tapis verts; aux bras des fauteuils, rang&eacute;s en bon ordre, les
+pupitres m&eacute;caniques se repliaient, gris d'une l&eacute;g&egrave;re poussi&egrave;re. Et, au
+milieu de ce recueillement, dans l'abandon de la galerie o&ugrave; tra&icirc;nait une
+odeur de papiers, M. La Rouquette dit tout haut, en faisant claquer la
+porte:</p>
+
+<p>&laquo;Il n'y a jamais personne, l&agrave;-dedans!&raquo; Alors, il se lan&ccedil;a dans
+l'enfilade des couloirs et des salles. Il traversa la salle de
+distribution, dall&eacute;e en marbre des Pyr&eacute;n&eacute;es, o&ugrave; son pas sonnait comme
+sous une vo&ucirc;te d'&eacute;glise. Un huissier lui ayant appris qu'un d&eacute;put&eacute; de
+ses amis, M. de la Villardi&egrave;re, faisait visiter le Palais &agrave; un monsieur
+et &agrave; une dame, il s'ent&ecirc;ta &agrave; le trouver. Il courut &agrave; la salle du g&eacute;n&eacute;ral
+Foy, ce vestibule s&eacute;v&egrave;re, dont les quatre statues, Mirabeau, le g&eacute;n&eacute;ral
+Foy, Bailly et Casimir P&eacute;rier, sont l'admiration respectueuse des
+bourgeois de province. Et ce fut &agrave; c&ocirc;t&eacute;, dans la salle du tr&ocirc;ne, qu'il
+aper&ccedil;ut enfin M. de la Villardi&egrave;re, flanqu&eacute; d'une grosse dame et d'un
+gros monsieur, des gens de Dijon, tous deux notaires et &eacute;lecteurs
+influents.</p>
+
+<p>&laquo;On vous demande, dit M. La Rouquette. Vite &agrave; votre poste, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tout de suite&raquo;, r&eacute;pondit le d&eacute;put&eacute;.</p>
+
+<p>Mais il ne put s'&eacute;chapper. Le gros monsieur, impressionn&eacute; par le luxe de
+la salle, le ruissellement des dorures, les panneaux de glace, s'&eacute;tait
+d&eacute;couvert; et il ne l&acirc;chait pas son &laquo;cher d&eacute;put&eacute;&raquo;, il lui demandait des
+explications sur les peintures de Delacroix, les Mers et les Fleuves de
+France, de hautes figures d&eacute;coratives, Mediterraneum Mare, Oceanus,
+Ligeris, Rhenus, sequana, Rhodanus, Garumna, Araris. Ces mots latins
+l'embarrassaient.</p>
+
+<p>&laquo;Ligeris, la Loire&raquo;, dit M. de la Villardi&egrave;re.</p>
+
+<p>Le notaire de Dijon hocha vivement la t&ecirc;te; il avait compris. Cependant,
+sa dame consid&eacute;rait le tr&ocirc;ne, un fauteuil un peu plus haut que les
+autres, garni d'une housse et plac&eacute; sur une large marche. Elle restait &agrave;
+distance, d&eacute;votement, l'air &eacute;mu. Elle finit par se rapprocher, par
+s'enhardir; et, d'une main furtive, elle souleva la housse, toucha le
+bois dor&eacute;, t&acirc;ta le velours rouge.</p>
+
+<p>Maintenant, M. La Rouquette battait l'aile droite du Palais, les
+corridors interminables, les pi&egrave;ces r&eacute;serv&eacute;es aux bureaux et aux
+commissions. Il revint par la salle des quatre colonnes, o&ugrave; les jeunes
+d&eacute;put&eacute;s r&ecirc;vent en face des statues de Brutus, de Solon et de Lycurgue;
+coupa de biais la salle des pas perdus; longea rapidement le pourtour,
+cette galerie en h&eacute;micycle, une sorte de crypte &eacute;cras&eacute;e, d'une nudit&eacute;
+blafarde d'&eacute;glise, &eacute;clair&eacute;e au gaz nuit et jour; et, hors d'haleine,
+tra&icirc;nant derri&egrave;re lui la petite troupe de d&eacute;put&eacute;s qu'il avait ramass&eacute;e
+dans sa battue g&eacute;n&eacute;rale, il ouvrit toute large une porte d'acajou
+&eacute;toil&eacute;e d'or. M. de Combelot, les mains blanches, la barbe correcte, le
+suivait. M. de la Villardi&egrave;re, qui s'&eacute;tait d&eacute;barrass&eacute; de ses deux
+&eacute;lecteurs, marchait sur ses talons. Tous mont&egrave;rent d'un &eacute;lan, se
+jet&egrave;rent dans la salle des s&eacute;ances o&ugrave; les d&eacute;put&eacute;s, debout &agrave; leurs bancs,
+furibonds, les bras tendus, mena&ccedil;ant un orateur impassible &agrave; la tribune,
+criaient:</p>
+
+<p>&laquo;A l'ordre! &agrave; l'ordre! &agrave; l'ordre!</p>
+
+<p>&mdash;A l'ordre! &agrave; l'ordre!&raquo; cri&egrave;rent plus haut M. La Rouquette et ses amis,
+tout en ignorant ce dont il s'agissait.</p>
+
+<p>Le vacarme &eacute;tait &eacute;pouvantable. Il y avait des pi&eacute;tinements enrag&eacute;s, un
+roulement d'orage obtenu par les planchettes des pupitres secou&eacute;es
+violemment. Des voix glapissantes, suraigu&euml;s, jetaient des notes de
+fifre au milieu d'autres voix ronflantes, prolong&eacute;es comme des
+accompagnements d'orgue. Par moments, les bruits semblaient se briser,
+le tapage se f&ecirc;lait; et alors, au milieu de la clameur mourante, des
+hu&eacute;es montaient, des paroles s'entendaient:</p>
+
+<p>&laquo;C'est odieux! c'est intol&eacute;rable!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il retire le mot!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, retirez le mot!&raquo; Mais le cri obstin&eacute;, le cri qui revenait
+sans arr&ecirc;t, comme rythm&eacute; par le battement des talons, c'&eacute;tait ce cri: &laquo;A
+l'ordre! &agrave; l'ordre! &agrave; l'ordre!&raquo; s'aigrissant, s'&eacute;tranglant dans les
+gosiers s&eacute;ch&eacute;s.</p>
+
+<p>A la tribune, l'orateur avait crois&eacute; les bras. Il regardait en face la
+Chambre furieuse, ces faces aboyantes, ces poings brandis. A deux
+reprises, croyant &agrave; un peu de silence, il ouvrit la bouche; ce qui amena
+un redoublement de temp&ecirc;te, une crise d'emportement fou. La salle
+craquait.</p>
+
+<p>M. de Marsy, debout devant son fauteuil de pr&eacute;sident, la main sur la
+p&eacute;dale de la sonnette, sonnait d'une fa&ccedil;on continue; un carillon
+d'alarme au milieu d'un ouragan. Sa haute figure p&acirc;le gardait un sang
+froid parfait. Il s'arr&ecirc;ta un instant de sonner, tira ses manchettes
+tranquillement, puis se remit &agrave; son carillon. Son mince sourire
+sceptique, une sorte de tic qui lui &eacute;tait habituel, pin&ccedil;ait les coins
+de ses l&egrave;vres fines.</p>
+
+<p>Lorsque les voix se lassaient, il se contentait de lancer:</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, permettez, permettez...&raquo; Enfin, il obtint un silence
+relatif.</p>
+
+<p>&laquo;J'invite l'orateur, dit-il, &agrave; expliquer le mot qu'il vient de
+prononcer.&raquo; L'orateur se penchant, s'appuyant sur le bord de la tribune,
+r&eacute;p&eacute;ta sa phrase avec une affirmation ent&ecirc;t&eacute;e du menton.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai dit que le 2 d&eacute;cembre &eacute;tait un crime...&raquo; Il ne put aller plus
+loin. L'orage recommen&ccedil;a. Un d&eacute;put&eacute;, le sang aux joues, le traita
+d'assassin; un autre lui jeta une ordure, si grosse, que les
+st&eacute;nographes sourirent, en se gardant d'&eacute;crire le mot. Les exclamations
+se croisaient, s'&eacute;touffaient. Pourtant, on entendait la voix fl&ucirc;t&eacute;e de
+M. La Rouquette qui r&eacute;p&eacute;tait:</p>
+
+<p>&laquo;Il insulte l'empereur, il insulte la France!&raquo; M. de Marsy eut un geste
+digne. Il se rassit, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Je rappelle l'orateur &agrave; l'ordre.&raquo; Une longue agitation suivit. Ce
+n'&eacute;tait plus le Corps l&eacute;gislatif ensommeill&eacute; qui avait vot&eacute;, cinq ans
+plus t&ocirc;t, un cr&eacute;dit de quatre cent mille francs pour le bapt&ecirc;me du
+prince imp&eacute;rial. A gauche, sur un banc, quatre d&eacute;put&eacute;s applaudissaient
+le mot lanc&eacute; &agrave; la tribune par leur coll&egrave;gue. Ils &eacute;taient cinq maintenant
+&agrave; attaquer l'empire. Ils l'&eacute;branlaient d'une secousse continue, le
+niaient, lui refusaient leur vote, avec un ent&ecirc;tement de protestation,
+dont l'effet devait peu &agrave; peu soulever le pays entier. Ces d&eacute;put&eacute;s se
+tenaient debout, groupe infime, perdu au milieu d'une majorit&eacute;
+&eacute;crasante; et ils r&eacute;pondaient aux menaces, aux poings tendus, &agrave; la
+pression bruyante de la Chambre sans un d&eacute;couragement, immobiles et
+fervents dans leur revanche.</p>
+
+<p>La salle elle-m&ecirc;me paraissait chang&eacute;e, toute sonore, fr&eacute;missante de
+fi&egrave;vre. On avait r&eacute;tabli la tribune, au pied du bureau. La froideur des
+marbres, le d&eacute;veloppement pompeux des colonnes de l'h&eacute;micycle se
+chauffaient de la parole ardente des orateurs. Sur les gradins, le long
+des banquettes de velours rouge, la lumi&egrave;re de la baie vitr&eacute;e tombant
+d'aplomb semblait allumer des incendies, dans les orages des grandes
+s&eacute;ances. Le bureau monumental avec ses panneaux s&eacute;v&egrave;res, s'animait des
+ironies et des insolences de M. de Marsy, dont la redingote correcte, la
+taille mince de viveur &eacute;puis&eacute; coupaient d'une ligne pauvre les nudit&eacute;s
+antiques du bas-relief plac&eacute; derri&egrave;re son dos. Et seules, dans leurs
+niches, entre leurs paires de colonnes, les statues all&eacute;goriques de
+l'Ordre public et de la Libert&eacute; gardaient leurs faces mortes et leurs
+yeux vides de divinit&eacute;s de pierre. Mais ce qui soufflait surtout la vie,
+c'&eacute;tait le public plus nombreux, pench&eacute; anxieusement, suivant les
+d&eacute;bats, apportant l&agrave; sa passion. Le second rang des tribunes venait
+d'&ecirc;tre remis en place. Les journalistes avaient leur tribune
+particuli&egrave;re. Tout en haut, au bord de la corniche charg&eacute;e de dorures,
+des t&ecirc;tes s'allongeaient, un envahissement de foule, qui parfois faisait
+lever les yeux inquiets des d&eacute;put&eacute;s, comme s'ils avaient cru brusquement
+entendre le pi&eacute;tinement de la populace, un jour d'&eacute;meute.</p>
+
+<p>Cependant, l'orateur, &agrave; la tribune, attendait toujours de pouvoir
+continuer. Il dit, la voix couverte par le murmure qui roulait encore:</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, je me r&eacute;sume...&raquo; Mais il s'arr&ecirc;ta pour reprendre plus haut,
+dominant le bruit:</p>
+
+<p>&laquo;Si la Chambre refuse de m'&eacute;couter, je proteste et je descends de cette
+tribune.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, parlez!&raquo; cria-t-on de plusieurs bancs.</p>
+
+<p>Et une voix &eacute;paisse, comme enrou&eacute;e, gronda:</p>
+
+<p>&laquo;Parlez, on saura vous r&eacute;pondre.&raquo; Le silence r&eacute;gna brusquement. Sur les
+gradins, dans les tribunes, on tendait le cou pour voir Rougon, qui
+venait de lancer cette phrase. Il &eacute;tait assis au premier banc, les
+coudes appuy&eacute;s sur la tablette de marbre. Son gros dos gonfl&eacute; gardait
+une immobilit&eacute; &agrave; peine rompue de loin en loin par un l&eacute;ger balancement
+des &eacute;paules.</p>
+
+<p>On n'apercevait pas son visage, enfoui entre ses larges mains. Il
+&eacute;coutait. Son d&eacute;but &eacute;tait attendu avec une vive curiosit&eacute;; car, depuis
+sa nomination de ministre sans portefeuille, il n'avait pas encore pris
+la parole.</p>
+
+<p>Sans doute il eut conscience de tous ces regards fix&eacute;s sur lui. Il
+tourna la t&ecirc;te, fit le tour de la salle. En face, dans la tribune des
+ministres, Clorinde en robe violette, accoud&eacute;e &agrave; la rampe de velours
+rouge, le regardait longuement, avec son audace tranquille. Ils
+rest&egrave;rent deux secondes les yeux dans les yeux, sans se sourire, comme
+&eacute;trangers. Puis, Rougon reprit sa position, &eacute;couta de nouveau, le visage
+entre ses mains ouvertes.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, je me r&eacute;sume, disait l'orateur. Le d&eacute;cret du 24 novembre
+octroie des libert&eacute;s purement illusoires. Nous sommes encore bien loin
+des principes de 89, inscrits si pompeusement en t&ecirc;te de la constitution
+imp&eacute;riale. Si le gouvernement reste arm&eacute; de lois exceptionnelles, s'il
+continue &agrave; imposer ses candidats au pays, s'il ne d&eacute;gage pas la presse
+du r&eacute;gime de l'arbitraire, enfin s'il tient toujours la France &agrave; sa
+merci, toutes les concessions apparentes qu'il peut faire sont
+mensong&egrave;res...&raquo; Le pr&eacute;sident l'interrompit.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne puis laisser l'orateur employer un pareil terme.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien, tr&egrave;s bien!&raquo; cria-t-on &agrave; droite.</p>
+
+<p>L'orateur reprit sa phrase, en l'adoucissant. Il s'effor&ccedil;ait d'&ecirc;tre tr&egrave;s
+mod&eacute;r&eacute; maintenant, arrondissant de belles p&eacute;riodes qui tombaient avec
+une cadence grave, d'une puret&eacute; de langue parfaite. Mais M. de Marsy
+s'acharnait, discutait chacune de ses expressions. Alors, il s'&eacute;leva
+dans de hautes consid&eacute;rations, une phras&eacute;ologie vague, encombr&eacute;e de
+grands mots, o&ugrave; sa pens&eacute;e se d&eacute;roba si bien, que le pr&eacute;sident dut
+l'abandonner. Puis, tout d'un coup, il revint &agrave; son point de d&eacute;part.</p>
+
+<p>&laquo;Je me r&eacute;sume. Mes amis et moi, nous ne voterons pas le premier
+paragraphe de l'adresse en r&eacute;ponse au discours du tr&ocirc;ne...</p>
+
+<p>&mdash;On se passera de vous&raquo;, dit une voix.</p>
+
+<p>Une hilarit&eacute; bruyante courut sur les bancs.</p>
+
+<p>&laquo;Nous ne voterons pas le premier paragraphe de l'adresse, recommen&ccedil;a
+paisiblement l'orateur, si notre amendement n'est pas adopt&eacute;. Nous ne
+saurions nous associer &agrave; des remerciements exag&eacute;r&eacute;s, lorsque la pens&eacute;e
+du chef de l'&Eacute;tat nous appara&icirc;t pleine de restrictions. La libert&eacute; est
+une; on ne peut la couper par morceaux et la distribuer en rations,
+ainsi qu'une aum&ocirc;ne.&raquo; Ici, des exclamations partirent de tous les coins
+de la salle.</p>
+
+<p>&laquo;Votre libert&eacute; est de la licence!</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlez pas d'aum&ocirc;ne, vous mendiez une popularit&eacute; malsaine!</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, ce sont les t&ecirc;tes que vous coupez!</p>
+
+<p>&mdash;Notre amendement, continua-t-il, comme s'il n'entendait pas, r&eacute;clame
+l'abrogation de la loi de s&ucirc;ret&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, la libert&eacute; de la presse, la
+sinc&eacute;rit&eacute; des &eacute;lections...&raquo; Les rires reprenaient. Un d&eacute;put&eacute; avait dit,
+assez haut pour &ecirc;tre entendu de ses voisins: &laquo;Va, va, mon bonhomme, tu
+n'auras rien de tout &ccedil;a!&raquo; Un autre ajoutait des mots dr&ocirc;les &agrave; chaque
+phrase tomb&eacute;e de la tribune.</p>
+
+<p>Mais le plus grand nombre, pour s'amuser, scandait les p&eacute;riodes &agrave; coups
+pr&eacute;cipit&eacute;s de couteau &agrave; papier, tap&eacute;s sournoisement sous leur pupitre;
+ce qui produisait un roulement de baguettes de tambour, dans lequel la
+voix de l'orateur se trouvait &eacute;touff&eacute;e. Celui-ci pourtant lutta jusqu'au
+bout. Il s'&eacute;tait redress&eacute;, il lan&ccedil;ait puissamment ces derni&egrave;res paroles,
+par-dessus le tumulte:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, nous sommes des r&eacute;volutionnaires, si vous entendez par l&agrave; des
+hommes de progr&egrave;s, d&eacute;cid&eacute;s &agrave; conqu&eacute;rir la libert&eacute;! Refusez la libert&eacute; au
+peuple, un jour le peuple la reprendra.&raquo; Et il descendit de la tribune,
+au milieu d'un nouveau d&eacute;cha&icirc;nement. Les d&eacute;put&eacute;s ne riaient plus comme
+une bande de coll&eacute;giens &eacute;chapp&eacute;s. Ils s'&eacute;taient lev&eacute;s, tourn&eacute;s vers la
+gauche, poussant une fois encore le cri: &laquo;A l'ordre! &agrave; l'ordre!&raquo;
+L'orateur avait regagn&eacute; son banc, et restait debout, entour&eacute; de ses
+amis. Il y eut des pouss&eacute;es. La majorit&eacute; sembla vouloir se jeter sur ces
+cinq hommes, dont les faces p&acirc;les les d&eacute;fiaient. Mais M. de Marsy,
+f&acirc;ch&eacute;, sonnait d'une main saccad&eacute;e, en regardant les tribunes o&ugrave; des
+dames se reculaient, l'air peureux.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, dit-il, c'est un scandale...&raquo; Et le silence s'&eacute;tant fait, il
+continua, de tr&egrave;s haut, avec son autorit&eacute; mordante:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne veux pas prononcer un second rappel &agrave; l'ordre. Je dirai seulement
+qu'il est vraiment scandaleux d'apporter &agrave; cette tribune des menaces qui
+la d&eacute;shonorent.&raquo; Une triple salve d'applaudissements accueillit ces
+paroles du pr&eacute;sident. On criait bravo, et les couteaux &agrave; papier
+marchaient ferme, cette fois en mani&egrave;re d'approbation. L'orateur de la
+gauche voulut r&eacute;pondre; mais ses amis l'en emp&ecirc;ch&egrave;rent. Le tumulte alla
+en s'apaisant, se perdit dans le brouhaha des conversations
+particuli&egrave;res.</p>
+
+<p>&laquo;La parole est &agrave; Son Excellence M. Rougon&raquo;, reprit M. de Marsy d'une
+voix calm&eacute;e.</p>
+
+<p>Un frisson courut, un soupir de curiosit&eacute; satisfaite qui fit place &agrave; une
+attention religieuse. Rougon, les &eacute;paules arrondies, &eacute;tait mont&eacute;
+pesamment &agrave; la tribune.</p>
+
+<p>Il ne regarda pas d'abord la salle; il posait devant lui un paquet de
+notes, reculait le verre d'eau sucr&eacute;e, promenait ses mains, comme pour
+prendre possession de l'&eacute;troite caisse d'acajou. Enfin, adoss&eacute; au
+bureau, au fond, il leva la face. Il ne vieillissait pas. Son front
+carr&eacute;, son grand nez bien fait, ses longues joues sans rides, gardaient
+une p&acirc;leur ros&eacute;e, un teint frais de notaire de petite ville. Seuls ses
+cheveux grisonnants, si rudement plant&eacute;s, s'&eacute;claircissaient vers les
+tempes et d&eacute;couvraient ses larges oreilles. Les yeux &agrave; demi clos, il
+jeta un regard vers la salle, attendant encore. Un instant, il parut
+chercher, rencontra le visage attentif et pench&eacute; de Clorinde, puis
+commen&ccedil;a, la langue lourde et p&acirc;teuse:</p>
+
+<p>&laquo;Nous aussi nous sommes des r&eacute;volutionnaires, si l'on entend par ce mot
+des hommes de progr&egrave;s, d&eacute;cid&eacute;s &agrave; rendre au pays, une &agrave; une, toutes les
+sages libert&eacute;s...</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien! tr&egrave;s bien!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! messieurs, quel gouvernement mieux que l'empire a jamais r&eacute;alis&eacute;
+les r&eacute;formes lib&eacute;rales dont vous venez d'entendre tracer le s&eacute;duisant
+programme?</p>
+
+<p>Je ne combattrai pas le discours de l'honorable pr&eacute;opinant. Il me
+suffira de prouver que le g&eacute;nie et le grand c&oelig;ur de l'empereur ont
+devanc&eacute; les r&eacute;clamations des adversaires les plus acharn&eacute;s de son r&egrave;gne.
+Oui, messieurs, de lui-m&ecirc;me, le souverain a remis &agrave; la nation ce pouvoir
+dont elle l'avait investi, dans un jour de danger public. Magnifique
+spectacle, si rare dans l'histoire!</p>
+
+<p>Oh! nous comprenons le d&eacute;pit de certains hommes de d&eacute;sordre. Ils en sont
+r&eacute;duits &agrave; attaquer les intentions, &agrave; discuter la quantit&eacute; de libert&eacute;
+rendue.... Vous avez compris le grand acte du 24 novembre. Vous avez
+voulu, dans le premier paragraphe de l'adresse, t&eacute;moigner &agrave; l'empereur
+votre profonde reconnaissance de sa magnanimit&eacute; et de sa confiance en la
+sagesse du Corps l&eacute;gislatif. L'adoption de l'amendement qui vous est
+soumis, serait une injure gratuite, je dirai m&ecirc;me une mauvaise action.
+Consultez vos consciences, messieurs, demandez-vous si vous vous sentez
+libres. La libert&eacute; est aujourd'hui compl&egrave;te, enti&egrave;re, je m'en porte le
+garant...&raquo; Des applaudissements prolong&eacute;s l'interrompirent. Il s'&eacute;tait
+lentement approch&eacute; du bord de la tribune. Maintenant, le corps un peu
+pench&eacute;, le bras droit &eacute;tendu, il haussait sa voix, qui se d&eacute;gageait avec
+une puissance extraordinaire. Derri&egrave;re lui, M. de Marsy, allong&eacute; au fond
+de son fauteuil, l'&eacute;coutait, de l'air vaguement souriant d'un amateur
+&eacute;merveill&eacute; par l'ex&eacute;cution magistrale de quelque tour de force. Dans la
+salle, au milieu du tonnerre des bravos, des membres se penchaient,
+chuchotaient, surpris, les l&egrave;vres pinc&eacute;es. Clorinde avait abandonn&eacute; ses
+bras sur le velours rouge de la rampe, toute s&eacute;rieuse.</p>
+
+<p>Rougon continuait.</p>
+
+<p>&laquo;Aujourd'hui, l'heure que nous avons tous attendue avec impatience a
+enfin sonn&eacute;. Il n'y a plus aucun danger &agrave; faire de la France prosp&egrave;re
+une France libre. Les passions anarchiques sont mortes. L'&eacute;nergie du
+souverain et la volont&eacute; solennelle du pays ont pour toujours refoul&eacute;
+dans le n&eacute;ant les &eacute;poques abominables de perversion publique. La libert&eacute;
+est devenue possible, le jour o&ugrave; a &eacute;t&eacute; vaincue cette faction qui
+s'obstinait &agrave; m&eacute;conna&icirc;tre les bases fondamentales du gouvernement. C'est
+pourquoi l'empereur a cru devoir retirer sa puissante main; refusant les
+pr&eacute;rogatives excessives du pouvoir comme un fardeau inutile, estimant
+son r&egrave;gne indiscutable au point de le laisser discuter. Et il n'a pas
+recul&eacute; devant la pens&eacute;e d'engager l'avenir; il ira jusqu'au bout de sa
+t&acirc;che de d&eacute;livrance, il rendra les libert&eacute;s une &agrave; une, aux &eacute;poques
+marqu&eacute;es par sa sagesse. D&eacute;sormais, c'est ce programme de progr&egrave;s
+continu que nous avons la mission de d&eacute;fendre dans cette assembl&eacute;e...&raquo;
+Un des cinq d&eacute;put&eacute;s de la gauche se leva indign&eacute;, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez &eacute;t&eacute; le ministre de la r&eacute;pression &agrave; outrance!&raquo; Et un autre
+ajouta avec passion:</p>
+
+<p>&laquo;Les pourvoyeurs de Cayenne et de Lambessa n'ont pas le droit de parler
+au nom de la libert&eacute;!&raquo; Une explosion de murmures monta. Beaucoup de
+d&eacute;put&eacute;s ne comprenaient pas, se penchaient, interrogeant leurs voisins.
+M. de Marsy feignit de ne pas avoir entendu; et il se contenta de
+menacer les interrupteurs, de les rappeler &agrave; l'ordre.</p>
+
+<p>&laquo;On vient de me reprocher...&raquo;, reprit Rougon.</p>
+
+<p>Mais des cris s'&eacute;lev&egrave;rent &agrave; droite, l'emp&ecirc;ch&egrave;rent de continuer. &laquo;Non,
+non, ne r&eacute;pondez pas!</p>
+
+<p>&mdash;Ces injures ne sauraient vous atteindre!&raquo; Alors, il apaisa la Chambre
+d'un geste; et, s'appuyant des deux poings au bord de la tribune, il se
+tourna vers la gauche, d'un air de sanglier accul&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne r&eacute;pondrai pas&raquo;, d&eacute;clara-t-il tranquillement.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait encore que l'exorde. Bien qu'il e&ucirc;t promis de ne pas r&eacute;futer
+le discours du d&eacute;put&eacute; de la gauche, il entra ensuite dans une discussion
+minutieuse. Il fit d'abord un expos&eacute; tr&egrave;s complet des arguments de son
+adversaire; il y mettait une sorte de coquetterie, une impartialit&eacute; dont
+l'effet &eacute;tait immense, comme d&eacute;daigneux de toutes ces bonnes raisons et
+pr&ecirc;t &agrave; les &eacute;carter d'un souffle. Puis, il parut oublier de les
+combattre, il ne r&eacute;pondit &agrave; aucune, il s'attaqua &agrave; la plus faible
+d'entre elles avec une violence inou&iuml;e, un flot de paroles qui la noya.
+On l'applaudissait, il triomphait. Son grand corps emplissait la
+tribune. Ses &eacute;paules, balanc&eacute;es, suivaient le roulis de ses phrases. Il
+avait l'&eacute;loquence banale, incorrecte, toute h&eacute;riss&eacute;e de questions de
+droit, enflant les lieux communs, les faisant crever en coups de foudre.
+Il tonnait, il brandissait des mots b&ecirc;tes. Sa seule sup&eacute;riorit&eacute;
+d'orateur &eacute;tait son haleine, une haleine immense, infatigable, ber&ccedil;ant
+les p&eacute;riodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier
+de ce qu'elle charriait.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir parl&eacute; une heure sans un arr&ecirc;t, il but une gorg&eacute;e d'eau, il
+souffla un peu, en rangeant les notes plac&eacute;es devant lui.</p>
+
+<p>&laquo;Reposez-vous!&raquo; dirent plusieurs d&eacute;put&eacute;s.</p>
+
+<p>Mais il ne se sentait pas fatigu&eacute;. Il voulut terminer.</p>
+
+<p>&laquo;Que vous demande-t-on, messieurs?</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez! &eacute;coutez!&raquo; Une profonde attention tint de nouveau les faces
+muettes, tourn&eacute;es vers lui. A certains &eacute;clats de sa voix, des mouvements
+agitaient la Chambre d'un bout &agrave; l'autre, comme sous un grand vent.</p>
+
+<p>&laquo;On vous demande, messieurs, d'abroger la loi de s&ucirc;ret&eacute; g&eacute;n&eacute;rale. Je ne
+rappellerai pas l'heure &agrave; jamais maudite o&ugrave; cette loi fut une arme
+n&eacute;cessaire; il s'agissait de rassurer le pays, de sauver la France d'un
+nouveau cataclysme. Aujourd'hui, l'arme est au fourreau.</p>
+
+<p>Le gouvernement, qui s'en est toujours servi avec la plus grande
+mod&eacute;ration...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Le gouvernement ne l'applique plus que dans certains cas tout &agrave; fait
+exceptionnels. Elle ne g&ecirc;ne personne, si ce n'est les sectaires qui
+nourrissent encore la coupable folie de vouloir retourner aux plus
+mauvais jours de notre histoire. Parcourez nos villes, parcourez nos
+campagnes, vous y verrez partout la paix et la prosp&eacute;rit&eacute;; interrogez
+les hommes d'ordre, aucun ne sent peser sur ses &eacute;paules ces lois
+d'exception dont on nous fait un si grand crime. Je le r&eacute;p&egrave;te, entre les
+mains paternelles du gouvernement, elles continuent &agrave; sauvegarder la
+soci&eacute;t&eacute; contre des entreprises odieuses dont le succ&egrave;s, d'ailleurs, est
+d&eacute;sormais impossible. Les honn&ecirc;tes gens n'ont pas &agrave; se pr&eacute;occuper de
+leur existence.</p>
+
+<p>Laissons-les o&ugrave; elles dorment, jusqu'au jour o&ugrave; le souverain croira
+devoir les briser lui-m&ecirc;me.... Que vous demande-t-on encore, messieurs?
+la sinc&eacute;rit&eacute; des &eacute;lections, la libert&eacute; de la presse, toutes les libert&eacute;s
+imaginables. Ah! laissez-moi me reposer ici dans le spectacle des
+grandes choses que l'empire a d&eacute;j&agrave; accomplies.</p>
+
+<p>Autour de moi, partout o&ugrave; je porte les yeux, j'aper&ccedil;ois les libert&eacute;s
+publiques cro&icirc;tre et donner des fruits splendides. Mon &eacute;motion est
+profonde. La France, si abaiss&eacute;e, se rel&egrave;ve, offre au monde l'exemple
+d'un peuple conqu&eacute;rant son &eacute;mancipation par sa bonne conduite. A cette
+heure, les jours d'&eacute;preuve sont pass&eacute;s. Il n'est plus question de
+dictature, de gouvernement autoritaire.</p>
+
+<p>Nous sommes tous les ouvriers de la libert&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! bravo!</p>
+
+<p>&mdash;On demande la sinc&eacute;rit&eacute; des &eacute;lections. Le suffrage universel, appliqu&eacute;
+sur sa base la plus large, n'est-il pas la condition primordiale
+d'existence de l'empire? Sans doute le gouvernement recommande ses
+candidats.</p>
+
+<p>Est-ce que la r&eacute;volution n'appuie pas les siens avec une audace
+impudente? On nous attaque, nous nous d&eacute;fendons, rien de plus juste. On
+voudrait nous b&acirc;illonner, nous lier les mains, nous r&eacute;duire &agrave; l'&eacute;tat de
+cadavre.</p>
+
+<p>C'est ce que nous n'accepterons jamais. Par amour pour le pays, nous
+serons toujours l&agrave;, &agrave; le conseiller, &agrave; lui dire o&ugrave; sont ses v&eacute;ritables
+int&eacute;r&ecirc;ts. Il reste, d'ailleurs, le ma&icirc;tre absolu de son sort. Il vote,
+et nous nous inclinons. Les membres de l'opposition qui appartiennent &agrave;
+cette assembl&eacute;e, o&ugrave; ils jouissent d'une enti&egrave;re libert&eacute; de parole, sont
+une preuve de notre respect pour les arr&ecirc;ts du suffrage universel. Les
+r&eacute;volutionnaires doivent s'en prendre au pays, si le pays acclame
+l'empire par des majorit&eacute;s &eacute;crasantes.... Dans le parlement, toutes les
+entraves au libre contr&ocirc;le sont aujourd'hui bris&eacute;es; Le souverain a
+voulu donner aux grands corps de l'&Eacute;tat une participation plus directe &agrave;
+sa politique et un t&eacute;moignage &eacute;clatant de sa confiance. Vous pourrez
+d&eacute;sormais discuter les actes du pouvoir, exercer dans son plein le droit
+d'amendement, &eacute;mettre des v&oelig;ux motiv&eacute;s. Chaque ann&eacute;e, l'adresse sera
+comme un rendez-vous entre l'empereur et les repr&eacute;sentants de la nation,
+o&ugrave; ceux-ci auront la facult&eacute; de tout dire avec franchise. C'est de la
+discussion au grand jour que naissent les &Eacute;tats forts. La tribune est
+r&eacute;tablie, cette tribune illustr&eacute;e par tant d'orateurs dont l'histoire a
+gard&eacute; les noms. Un parlement qui discute est un parlement qui travaille.
+Et voulez-vous conna&icirc;tre toute ma pens&eacute;e? je suis heureux de voir ici un
+groupe de d&eacute;put&eacute;s opposants. Il y aura toujours parmi nous des
+adversaires qui chercheront &agrave; nous prendre en faute, et qui mettront
+ainsi en pleine lumi&egrave;re notre honorabilit&eacute;.</p>
+
+<p>Nous r&eacute;clamons pour eux les immunit&eacute;s les plus larges.</p>
+
+<p>Nous ne craignons ni la passion, ni le scandale, ni les abus de la
+parole, si dangereux qu'ils puissent &ecirc;tre.... Quant &agrave; la presse,
+messieurs, elle n'a jamais joui d'une libert&eacute; plus enti&egrave;re, sous aucun
+gouvernement d&eacute;cid&eacute; &agrave; se faire respecter. Toutes les grandes questions,
+tous les int&eacute;r&ecirc;ts s&eacute;rieux ont des organes. L'administration ne combat
+que la propagation des doctrines funestes, le colportage du poison.
+Mais, entendez-moi bien, nous sommes tous pleins de d&eacute;f&eacute;rence pour la
+presse honn&ecirc;te, qui est la grande voix de l'opinion publique. Elle nous
+aide dans notre t&acirc;che, elle est l'outil du si&egrave;cle. Si le gouvernement
+l'a prise dans ses mains, c'est uniquement pour ne pas la laisser aux
+mains de ses ennemis...&raquo; Des rires approbateurs s'&eacute;lev&egrave;rent. Rougon,
+cependant, approchait de la p&eacute;roraison. Il empoignait le bois de la
+tribune de ses doigts crisp&eacute;s. Il jetait son corps en avant, balayait
+l'air de son bras droit. Sa voix roulait avec une sonorit&eacute; de torrent.
+Brusquement, au milieu de son idylle lib&eacute;rale, il parut pris d'une
+fureur haletante. Son poing tendu, lanc&eacute; en mani&egrave;re de b&eacute;lier, mena&ccedil;ait
+quelque chose, l&agrave;-bas, dans le vide. Cet adversaire invisible, c'&eacute;tait
+le spectre rouge. En quelques phrases dramatiques, il montra le spectre
+rouge secouant son drapeau ensanglant&eacute;, promenant sa torche incendiaire,
+laissant derri&egrave;re lui des ruisseaux de boue et de sang. Tout le tocsin
+des journ&eacute;es d'&eacute;meute sonnait dans sa voix, avec le sifflement des
+balles, les caisses de la Banque &eacute;ventr&eacute;es, l'argent des bourgeois vol&eacute;
+et partag&eacute;. Sur les bancs, les d&eacute;put&eacute;s p&acirc;lissaient. Puis, Rougon
+s'apaisa; et, &agrave; grands coups de louanges qui avaient des bruits balanc&eacute;s
+d'encensoir, il termina en parlant de l'empereur.</p>
+
+<p>&laquo;Dieu merci! nous sommes sous l'&eacute;gide de ce prince que la Providence a
+choisi pour nous sauver dans un jour de mis&eacute;ricorde infinie. Nous
+pouvons nous reposer &agrave; l'abri de sa haute intelligence. Il nous a pris
+par la main, et il nous conduit pas &agrave; pas vers le port, au milieu des
+&eacute;cueils.&raquo; Des acclamations retentirent. La s&eacute;ance fut suspendue pendant
+pr&egrave;s de dix minutes. Un flot de d&eacute;put&eacute;s s'&eacute;tait pr&eacute;cipit&eacute; au-devant du
+ministre qui regagnait son banc, le visage en sueur, les flancs encore
+agit&eacute;s de son grand souffle. M. La Rouquette, M. de Combelot, cent
+autres, le f&eacute;licitaient, allongeaient le bras pour t&acirc;cher de lui prendre
+une poign&eacute;e de main au passage.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait comme un long &eacute;branlement qui se continuait dans la salle. Les
+tribunes elles-m&ecirc;mes parlaient et gesticulaient. Sous la baie
+ensoleill&eacute;e du plafond, parmi ces dorures, ces marbres, ce luxe grave
+tenant du temple et du cabinet d'affaires, une agitation de place
+publique roulait, des rires de doute, des &eacute;tonnements bruyants, des
+admirations exalt&eacute;es, la clameur d'une foule secou&eacute;e de passion. Les
+regards de M. de Marsy et de Clorinde s'&eacute;tant rencontr&eacute;s, ils eurent
+tous deux un hochement de t&ecirc;te; ils avouaient la victoire du grand
+homme. Rougon, par son discours, venait de commencer la prodigieuse
+fortune qui devait le porter si haut.</p>
+
+<p>Un d&eacute;put&eacute;, cependant, &eacute;tait &agrave; la tribune. Il avait un visage ras&eacute;, d'un
+blanc de cire, avec de longs cheveux jaunes dont les boucles rares
+tombaient sur ses &eacute;paules.</p>
+
+<p>Roide, sans un geste, il parcourait de grandes feuilles de papier, le
+manuscrit d'un discours qu'il se mit &agrave; lire d'une voix molle. Les
+huissiers jetaient leur cri:</p>
+
+<p>&laquo;Silence, messieurs!... Veuillez faire silence!&raquo; L'orateur avait des
+explications &agrave; demander au gouvernement. Il se montrait tr&egrave;s irrit&eacute; de
+l'attitude expectante de la France, en pr&eacute;sence du Saint-Si&egrave;ge menac&eacute;
+par l'Italie. Le pouvoir temporel &eacute;tait l'arche sainte, et l'adresse
+devait contenir un v&oelig;u formel, une injonction m&ecirc;me, pour son maintien
+int&eacute;gral. Le discours entrait dans des consid&eacute;rations historiques,
+d&eacute;montrait que le droit chr&eacute;tien, plusieurs si&egrave;cles avant les trait&eacute;s de
+1815, avait &eacute;tabli l'ordre politique en Europe. Puis, venaient des
+phrases d'une rh&eacute;torique terrifi&eacute;e, l'orateur disait voir avec effroi la
+vieille soci&eacute;t&eacute; europ&eacute;enne se dissoudre au milieu des convulsions des
+peuples. Par moments, &agrave; certaines allusions trop directes contre le roi
+d'Italie, des rumeurs s'&eacute;levaient dans la salle. Mais &agrave; droite, le
+groupe compact des d&eacute;put&eacute;s cl&eacute;ricaux, pr&egrave;s d'une centaine de membres,
+attentifs, soulignaient les moindres passages par leur assentiment,
+applaudissaient chaque fois que leur coll&egrave;gue nommait le pape, avec une
+l&eacute;g&egrave;re salutation d&eacute;vote.</p>
+
+<p>L'orateur, en terminant, eut une phrase couverte de bravos.</p>
+
+<p>&laquo;Il me d&eacute;pla&icirc;t, dit-il, que Venise la superbe, la reine de l'Adriatique
+soit devenue l'obscure vassale de Turin.&raquo; Rougon, la nuque encore
+mouill&eacute;e de sueur, la voix enrou&eacute;e, son grand corps bris&eacute; par son
+premier discours, s'ent&ecirc;ta &agrave; r&eacute;pondre tout de suite. Ce fut un beau
+spectacle. Il &eacute;tala sa fatigue, la mit en sc&egrave;ne, se tra&icirc;na &agrave; la tribune,
+o&ugrave; il balbutia d'abord des paroles &eacute;teintes. Il se plaignait avec
+amertume de trouver parmi les adversaires du gouvernement des hommes
+consid&eacute;rables, si d&eacute;vou&eacute;s jusque-l&agrave; aux institutions imp&eacute;riales. Il y
+avait s&ucirc;rement malentendu; ils ne voudraient pas grossir les rangs des
+r&eacute;volutionnaires, &eacute;branler un pouvoir dont l'effort constant &eacute;tait
+d'assurer le triomphe de la religion. Et, tourn&eacute; vers la droite, il leur
+adressait des gestes path&eacute;tiques, il leur parlait avec une humilit&eacute;
+pleine de ruse, comme &agrave; des ennemis puissants, aux seuls ennemis devant
+lesquels il trembl&acirc;t.</p>
+
+<p>Mais peu &agrave; peu, sa voix avait repris toute son emphase. Il emplissait la
+salle de son mugissement, il se tapait la poitrine &agrave; grands coups de
+poing.</p>
+
+<p>&laquo;On nous a accus&eacute; d'irr&eacute;ligion. On a menti! Nous sommes l'enfant
+respectueux de l'&Eacute;glise et nous avons le bonheur de croire.... Oui,
+messieurs, la foi est notre guide et notre soutien, dans cette t&acirc;che du
+gouvernement, si lourde parfois &agrave; porter. Qu'adviendrait-il de nous, si
+nous ne nous abandonnions pas aux mains de la Providence? Nous avons la
+seule pr&eacute;tention d'&ecirc;tre l'humble ex&eacute;cuteur de ses desseins, l'instrument
+docile des volont&eacute;s de Dieu. C'est l&agrave; ce qui nous permet de parler haut
+et de faire un peu de bien.... Et, messieurs, je suis heureux de cette
+occasion pour m'agenouiller ici, avec toute la ferveur de mon c&oelig;ur de
+catholique, devant le souverain pontife, devant ce vieillard auguste
+dont la France restera la fille vigilante et d&eacute;vou&eacute;e.&raquo; Les
+applaudissements n'attendirent pas la fin de la phrase. Le triomphe
+tournait &agrave; l'apoth&eacute;ose. La salle croulait.</p>
+
+<p>A la sortie, Clorinde guetta Rougon. Ils n'avaient plus &eacute;chang&eacute; une
+parole depuis trois ans. Lorsqu'il parut, rajeuni, comme all&eacute;g&eacute;, ayant
+d&eacute;menti en une heure toute sa vie politique, pr&ecirc;t &agrave; satisfaire, sous la
+fiction du parlementarisme, son furieux app&eacute;tit d'autorit&eacute;, elle c&eacute;da &agrave;
+un entra&icirc;nement, elle alla vers lui, la main tendue, les yeux attendris
+et humides d'une caresse, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes tout de m&ecirc;me d'une jolie force, vous.&raquo;</p>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Son Excellence Eugène Rougon, by Émile Zola
+
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+even without complying with the full terms of this agreement. See
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
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+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
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+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
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+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
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+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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