summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--17565-8.txt23343
-rw-r--r--17565-8.zipbin0 -> 427924 bytes
-rw-r--r--17565-h.zipbin0 -> 455804 bytes
-rw-r--r--17565-h/17565-h.htm23487
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
7 files changed, 46846 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/17565-8.txt b/17565-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..7502b73
--- /dev/null
+++ b/17565-8.txt
@@ -0,0 +1,23343 @@
+The Project Gutenberg EBook of Les grandes espérances, by Charles Dickens
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les grandes espérances
+
+Author: Charles Dickens
+
+Translator: Charles Bernard-Derosne
+
+Release Date: January 21, 2006 [EBook #17565]
+[Date last updated: July 19, 2006]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES ESPÉRANCES ***
+
+
+
+
+Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif
+
+
+
+
+Charles Dickens
+
+LES GRANDES ESPÉRANCES
+
+(1861)
+
+Traduction Charles Bernard-Derosne
+
+
+
+
+TOME PREMIER
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+
+Le nom de famille de mon père étant Pirrip, et mon nom de baptême
+Philip, ma langue enfantine ne put jamais former de ces deux mots rien
+de plus long et de plus explicite que Pip. C'est ainsi que je m'appelai
+moi-même Pip, et que tout le monde m'appela Pip.
+
+Si je donne Pirrip comme le nom de famille de mon père, c'est d'après
+l'autorité de l'épitaphe de son tombeau, et l'attestation de ma soeur,
+Mrs Joe Gargery, qui a épousé le forgeron. N'ayant jamais vu ni mon
+père, ni ma mère, même en portrait puisqu'ils vivaient bien avant les
+photographes, la première idée que je me formai de leur personne fut
+tirée, avec assez peu de raison, du reste, de leurs pierres tumulaires.
+La forme des lettres tracées sur celle de mon père me donna l'idée
+bizarre que c'était un homme brun, fort, carré, ayant les cheveux noirs
+et frisés. De la tournure et des caractères de cette inscription: Et
+aussi Georgiana, épouse du ci-dessus, je tirai la conclusion enfantine
+que ma mère avait été une femme faible et maladive. Les cinq petites
+losanges de pierre, d'environ un pied et demi de longueur, qui étaient
+rangées avec soin à côté de leur tombe, et dédiées à la mémoire de cinq
+petits frères qui avaient quitté ce monde après y être à peine entrés,
+firent naître en moi une pensée que j'ai religieusement conservée
+depuis, c'est qu'ils étaient venus en ce monde couchés sur leurs dos,
+les mains dans les poches de leurs pantalons, et qu'ils n'étaient jamais
+sortis de cet état d'immobilité.
+
+Notre pays est une contrée marécageuse, située à vingt milles de la mer,
+près de la rivière qui y conduit en serpentant. La première impression
+que j'éprouvai de l'existence des choses extérieures semble m'être venue
+par une mémorable après-midi, froide, tirant vers le soir. À ce moment,
+je devinai que ce lieu glacé, envahi par les orties, était le cimetière;
+que Philip Pirrip, décédé dans cette paroisse, et Georgiana, sa femme, y
+étaient enterrés; que Alexander, Bartholomew, Abraham, Tobias et Roger,
+fils desdits, y étaient également morts et enterrés; que ce grand désert
+plat, au delà du cimetière, entrecoupé de murailles, de fossés, et de
+portes, avec des bestiaux qui y paissaient çà et là, se composait de
+marais; que cette petite ligne de plomb plus loin était la rivière, et
+que cette vaste étendue, plus éloignée encore, et d'où nous venait le
+vent, était la mer; et ce petit amas de chairs tremblantes effrayé de
+tout cela et commençant à crier, était Pip.
+
+«Tais-toi! s'écria une voix terrible, au moment où un homme parut au
+milieu des tombes, près du portail de l'église. Tiens-toi tranquille,
+petit drôle, où je te coupe la gorge!»
+
+C'était un homme effrayant à voir, vêtu tout en gris, avec un anneau de
+fer à la jambe; un homme sans chapeau, avec des souliers usés et troués,
+et une vieille loque autour de la tête; un homme trempé par la pluie,
+tout couvert de boue, estropié par les pierres, écorché par les
+cailloux, déchiré par les épines, piqué par les orties, égratigné par
+les ronces; un homme qui boitait, grelottait, grognait, dont les yeux
+flamboyaient, et dont les dents claquaient, lorsqu'il me saisit par le
+menton.
+
+«Oh! monsieur, ne me coupez pas la gorge!... m'écriai-je avec terreur.
+Je vous en prie, monsieur..., ne me faites pas de mal!...
+
+--Dis-moi ton nom, fit l'homme, et vivement!
+
+--Pip, monsieur....
+
+--Encore une fois, dit l'homme en me fixant, ton nom... ton nom?...
+
+--Pip... Pip... monsieur....
+
+--Montre-nous où tu demeures, dit l'homme, montre-nous ta maison.»
+
+J'indiquai du doigt notre village, qu'on apercevait parmi les aulnes et
+les peupliers, à un mille ou deux de l'église.
+
+L'homme, après m'avoir examiné pendant quelques minutes, me retourna la
+tête en bas, les pieds en l'air et vida mes poches. Elles ne contenaient
+qu'un morceau de pain. Quand je revins à moi, il avait agi si
+brusquement, et j'avais été si effrayé, que je voyais tout sens dessus
+dessous, et que le clocher de l'église semblait être à mes pieds; quand
+je revins à moi, dis-je, j'étais assis sur une grosse pierre, où je
+tremblais pendant qu'il dévorait mon pain avec avidité.
+
+«Mon jeune gaillard, dit l'homme, en se léchant les lèvres, tu as des
+joues bien grasses.»
+
+Je crois qu'effectivement mes joues étaient grasses, bien que je fusse
+resté petit et faible pour mon âge.
+
+«Du diable si je ne les mangerais pas! dit l'homme en faisant un signe
+de tête menaçant, je crois même que j'en ai quelque envie.»
+
+J'exprimai l'espoir qu'il n'en ferait rien, et je me cramponnai plus
+solidement à la pierre sur laquelle il m'avait placé, autant pour m'y
+tenir en équilibre que pour m'empêcher de crier.
+
+«Allons, dit l'homme, parle! où est ta mère?
+
+--Là, monsieur!» répondis-je.
+
+Il fit un mouvement, puis quelques pas, et s'arrêta pour regarder
+par-dessus son épaule.
+
+«Là, monsieur! repris-je timidement en montrant la tombe. Aussi
+Georgiana. C'est ma mère!
+
+--Oh! dit-il en revenant, et c'est ton père qui est là étendu à côté de
+ta mère?
+
+--Oui, monsieur, dis-je, c'est lui, défunt de cette paroisse.
+
+--Ah! murmura-t-il en réfléchissant, avec qui demeures-tu, en supposant
+qu'on te laisse demeurer quelque part, ce dont je ne suis pas certain?
+
+--Avec ma soeur, monsieur.... Mrs Joe Gargery, la femme de Joe Gargery,
+le forgeron, monsieur.
+
+--Le forgeron... hein?» dit-il en regardant le bas de sa jambe.
+
+Après avoir pendant un instant promené ses yeux alternativement sur moi
+et sur sa jambe, il me prit dans ses bras, me souleva, et, me tenant de
+manière à ce que ses yeux plongeassent dans les miens, de haut en bas,
+et les miens dans les siens, de bas en haut, il dit:
+
+«Maintenant, écoute-moi bien, c'est toi qui vas décider si tu dois
+vivre. Tu sais ce que c'est qu'une lime?
+
+--Oui, monsieur....
+
+--Tu sais aussi ce que c'est que des vivres?
+
+--Oui, monsieur...»
+
+Après chaque question, il me secouait un peu plus fort, comme pour me
+donner une idée plus sensible de mon abandon et du danger que je
+courais.
+
+«Tu me trouveras une lime...»
+
+Il me secouait.
+
+«Et tu me trouveras des vivres...»
+
+Il me secouait encore.
+
+«Tu m'apporteras ces deux choses...»
+
+Il me secouait plus fort.
+
+«Ou j'aurai ton coeur et ton foie...»
+
+Et il me secouait toujours.
+
+J'étais mortellement effrayé et si étourdi, que je me cramponnai à lui
+en disant:
+
+«Si vous vouliez bien ne pas tant me secouer, monsieur, peut-être
+n'aurais-je pas mal au coeur, et peut-être entendrais-je mieux...»
+
+Il me donna une secousse si terrible, qu'il me sembla voir danser le coq
+sur son clocher. Alors il me soutint par les bras, dans une position
+verticale, sur le bloc de pierre, puis il continua en ces termes
+effrayants:
+
+«Tu m'apporteras demain matin, à la première heure, une lime et des
+vivres. Tu m'apporteras le tout dans la vieille Batterie là-bas. Tu
+auras soin de ne pas dire un mot, de ne pas faire un signe qui puisse
+faire penser que tu m'as vu, ou que tu as vu quelque autre personne; à
+ces conditions, on te laissera vivre. Si tu manques à cette promesse en
+quelque manière que ce soit, ton coeur et ton foie te seront arrachés,
+pour être rôtis et mangés. Et puis, je ne suis pas seul, ainsi que tu
+peux le croire. Il y a là un jeune homme avec moi, un jeune homme auprès
+duquel je suis un ange. Ce jeune homme entend ce que je te dis. Ce jeune
+homme a un moyen tout particulier de se procurer le coeur et le foie des
+petits gars de ton espèce. Il est impossible, à n'importe quel moucheron
+comme toi, de le fuir ou de se cacher de lui. Tu auras beau fermer la
+porte au verrou, te croire en sûreté dans ton lit bien chaud, te cacher
+la tête sous les couvertures, et espérer que tu es à l'abri de tout
+danger, ce jeune homme saura s'approcher de toi et t'ouvrir le ventre.
+Ce n'est qu'avec de grandes difficultés que j'empêche en ce moment ce
+jeune homme de te faire du mal. J'ai beaucoup de peine à l'empêcher de
+fouiller tes entrailles. Eh bien! qu'en dis-tu?»
+
+Je lui dis que je lui procurerais la lime dont il avait besoin, et
+toutes les provisions que je pourrais apporter, et que je viendrais le
+trouver à la Batterie, le lendemain, à la première heure.
+
+«Répète après moi: «Que Dieu me frappe de mort, si je ne fais pas ce que
+vous m'ordonnez,» fit l'homme.
+
+Je dis ce qu'il voulut, et il me posa à terre.
+
+«Maintenant, reprit-il, souviens-toi de ce que tu promets, souviens-toi
+de ce jeune homme, et rentre chez toi!
+
+--Bon... bonsoir... monsieur, murmurai-je en tremblant.
+
+--C'est égal! dit-il en jetant les yeux sur le sol humide. Je voudrais
+bien être grenouille ou anguille.»
+
+En même temps il entoura son corps grelottant avec ses grands bras, en
+les serrant tellement qu'ils avaient l'air d'y tenir, et s'en alla en
+boitant le long du mur de l'église. Comme je le regardais s'en aller à
+travers les ronces et les orties qui couvraient les tertres de gazon, il
+sembla à ma jeune imagination qu'il éludait, en passant, les mains que
+les morts étendaient avec précaution hors de leurs tombes, pour le
+saisir à la cheville et l'attirer chez eux.
+
+Lorsqu'il arriva au pied du mur qui entoure le cimetière, il l'escalada
+comme un homme dont les jambes sont roides et en-gourdies, puis il se
+retourna pour voir ce que je faisais. Je me tournai alors du côté de la
+maison, et fis de mes jambes le meilleur usage possible. Mais bientôt,
+regardant en arrière, je le vis s'avancer vers la rivière, toujours
+enveloppé de ses bras, et choisissant pour ses pieds malades les grandes
+pierres jetées çà et là dans les marais, pour servir de passerelles,
+lorsqu'il avait beaucoup plu ou que la marée y était montée.
+
+Les marais formaient alors une longue ligne noire horizontale, la
+rivière formait une autre ligne un peu moins large et moins noire, les
+nuages, eux, formaient de longues lignes rouges et noires, entremêlées
+et menaçantes. Sur le bord de la rivière, je distinguais à peine les
+deux seuls objets noirs qui se détachaient dans toute la perspective qui
+s'étendait devant moi: l'un était le fanal destiné à guider les
+matelots, ressemblant assez à un casque sans houppe placé sur une
+perche, et qui était fort laid vu de près; l'autre, un gibet, avec ses
+chaînes pendantes, auquel on avait jadis pendu un pirate. L'homme, qui
+s'avançait en boitant vers ce dernier objet, semblait être le pirate
+revenu à la vie, et allant se raccrocher et se reprendre lui-même. Cette
+pensée me donna un terrible moment de vertige; et, en voyant les
+bestiaux lever leurs têtes vers lui, je me demandais s'ils ne pensaient
+pas comme moi. Je regardais autour de moi pour voir si je n'apercevais
+pas l'horrible jeune homme, je n'en vis pas la moindre trace; mais la
+frayeur me reprit tellement, que je courus à la maison sans m'arrêter.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+
+Ma soeur, Mrs Joe Gargery, n'avait pas moins de vingt ans de plus que
+moi, et elle s'était fait une certaine réputation d'âme charitable
+auprès des voisins, en m'élevant, comme elle disait, «à la main.» Obligé
+à cette époque de trouver par moi-même la signification de ce mot, et
+sachant parfaitement qu'elle avait une main dure et lourde, que
+d'habitude elle laissait facilement retomber sur son mari et sur moi, je
+supposai que Joe Gargery était, lui aussi, élevé à la main.
+
+Ce n'était pas une femme bien avenante que ma soeur; et j'ai toujours
+conservé l'impression qu'elle avait forcé par la main Joe Gargery à
+l'épouser. Joe Gargery était un bel homme; des boucles couleur filasse
+encadraient sa figure douce et bonasse, et le bleu de ses yeux était si
+vague et si indécis, qu'on eût eu de la peine à définir l'endroit où le
+blanc lui cédait la place, car les deux nuances semblaient se fondre
+l'une dans l'autre. C'était un bon garçon, doux, obligeant, une bonne
+nature, un caractère facile, une sorte d'Hercule par sa force, et aussi
+par sa faiblesse.
+
+Ma soeur, Mrs Joe, avec des cheveux et des yeux noirs, avait une peau
+tellement rouge que je me demandais souvent si, peut-être, pour sa
+toilette, elle ne remplaçait pas le savon par une râpe à muscade.
+C'était une femme grande et osseuse; elle ne quittait presque jamais un
+tablier de toile grossière, attaché par derrière à l'aide de deux
+cordons, et une bavette imperméable, toujours parsemée d'épingles et
+d'aiguilles. Ce tablier était la glorification de son mérite et un
+reproche perpétuellement suspendu sur la tête de Joe. Je n'ai jamais pu
+deviner pour quelle raison elle le portait, ni pourquoi, si elle voulait
+absolument le porter, elle ne l'aurait pas changé, au moins une fois par
+jour.
+
+La forge de Joe attenait à la maison, construite en bois, comme
+l'étaient à cette époque plus que la plupart des maisons de notre pays.
+Quand je rentrai du cimetière, la forge était fermée, et Joe était assis
+tout seul dans la cuisine. Joe et moi, nous étions compagnons de
+souffrances, et comme tels nous nous faisions des confidences; aussi, à
+peine eus-je soulevé le loquet de la porte et l'eus-je aperçu dans le
+coin de la cheminée, qu'il me dit:
+
+«Mrs Joe est sortie douze fois pour te chercher, mon petit Pip; et elle
+est maintenant dehors une treizième fois pour compléter la douzaine de
+boulanger.
+
+--Vraiment?
+
+--Oui, mon petit Pip, dit Joe; et ce qu'il y a de pire pour toi, c'est
+qu'elle a pris Tickler avec elle.»
+
+À cette terrible nouvelle, je me mis à tortiller l'unique bouton de mon
+gilet et, d'un air abattu, je regardai le feu. Tickler était un jonc
+flexible, poli à son extrémité par de fréquentes collisions avec mon
+pauvre corps.
+
+«Elle se levait sans cesse, dit Joe; elle parlait à Tickler, puis elle
+s'est précipitée dehors comme une furieuse. Oui, comme une furieuse,»
+ajouta Joe en tisonnant le feu entre les barreaux de la grille avec le
+poker.
+
+--Y a-t-il longtemps qu'elle est sortie, Joe? dis-je, car je le traitais
+toujours comme un enfant, et le considérais comme mon égal.
+
+--Hem! dit Joe en regardant le coucou hollandais, il y a bien cinq
+minutes qu'elle est partie en fureur... mon petit Pip. Elle revient!...
+Cache-toi derrière la porte, mon petit Pip, et rabats l'essuie-mains sur
+toi.»
+
+Je suivis ce conseil. Ma soeur, Mrs Joe, entra en poussant la porte
+ouverte, et trouvant une certaine résistance elle en devina aussitôt la
+cause, et chargea Tickler de ses investigations. Elle finit, je lui
+servais souvent de projectile conjugal, par me jeter sur Joe, qui,
+heureux de cette circonstance, me fit passer sous la cheminée, et me
+protégea tranquillement avec ses longues jambes.
+
+«D'où viens-tu, petit singe? dit Mrs Joe en frappant du pied. Dis-moi
+bien vite ce que tu as fait pour me donner ainsi de l'inquiétude et du
+tracas, sans cela je saurai bien t'attraper dans ce coin, quand vous
+seriez cinquante Pips et cinq cents Gargerys.
+
+--Je suis seulement allé jusqu'au cimetière, dis-je du fond de ma
+cachette en pleurant et en me grattant.
+
+--Au cimetière? répéta ma soeur. Sans moi, il y a longtemps que tu y
+serais allé et que tu n'en serais pas revenu. Qui donc t'a élevé?
+
+--C'est toi, dis-je.
+
+--Et pourquoi y es-tu allé? Voilà ce que je voudrais savoir, s'écria ma
+soeur.
+
+--Je ne sais pas, dis-je à voix basse.
+
+Je ne sais pas! reprit ma soeur, je ne le ferai plus jamais! Je connais
+cela. Je t'abandonnerai un de ces jours, moi qui n'ai jamais quitté ce
+tablier depuis que tu es au monde. C'est déjà bien assez d'être la femme
+d'un forgeron, et d'un Gargery encore, sans être ta mère!»
+
+Mes pensées s'écartèrent du sujet dont il était question, car en
+regardant le feu d'un air inconsolable, je vis paraître, dans les
+charbons vengeurs, le fugitif des marais, avec sa jambe ferrée, le
+mystérieux jeune homme, la lime, les vivres, et le terrible engagement
+que j'avais pris de commettre un larcin sous ce toit hospitalier.
+
+«Ah! dit Mrs Joe en remettant Tickler à sa place. Au cimetière, c'est
+bien cela! C'est bien à vous qu'il appartient de parler de cimetière.
+Pas un de nous, entre parenthèses, n'avait soufflé un mot de cela. Vous
+pouvez vous en vanter tous les deux, vous m'y conduirez un de ces jours,
+au cimetière. Ah! quel j... o... l... i c... o... u... p... l... e vous
+ferez sans moi!»
+
+Pendant qu'elle s'occupait à préparer le thé, Joe tournait sur moi des
+yeux interrogateurs, comme pour me demander si je prévoyais quelle sorte
+de couple nous pourrions bien faire à nous deux, si le malheur prédit
+arrivait. Puis il passa sa main gauche sur ses favoris, en suivant de
+ses gros yeux bleus les mouvements de Mrs Joe, comme il faisait toujours
+par les temps d'orage.
+
+Ma soeur avait adopté un moyen de nous préparer nos tartines de beurre,
+qui ne variait jamais. Elle appuyait d'abord vigoureusement et
+longuement avec sa main gauche, le pain sur la poitrine, où il ne
+manquait pas de ramasser sur la bavette, tantôt une épingle, tantôt une
+aiguille, qui se retrouvait bientôt dans la bouche de l'un de nous. Elle
+prenait ensuite un peu (très peu de beurre) à la pointe d'un couteau, et
+l'étalait sur le pain de la même manière qu'un apothicaire prépare un
+emplâtre, se servant des deux côtés du couteau avec dextérité, et ayant
+soin de ramasser ce qui dépassait le bord de la croûte. Puis elle
+donnait le dernier coup de couteau sur le bord de l'emplâtre, et elle
+tranchait une épaisse tartine de pain que, finalement, elle séparait en
+deux moitiés, l'une pour Joe, l'autre pour moi.
+
+Ce jour-là, j'avais faim, et malgré cela je n'osai pas manger ma
+tartine. Je sentais que j'avais à réserver quelque chose pour ma
+terrible connaissance et son allié, plus terrible encore, le jeune homme
+mystérieux. Je savais que Mrs Joe dirigeait sa maison avec la plus
+stricte économie, et que mes recherches dans le garde-manger pourraient
+bien être infructueuses. Je me décidai donc à cacher ma tartine dans
+l'une des jambes de mon pantalon.
+
+L'effort de résolution nécessaire à l'accomplissement de ce projet me
+paraissait terrible. Il produisait sur mon imagination le même effet que
+si j'eusse dû me précipiter d'une haute maison, ou dans une eau très
+profonde, et il me devenait d'autant plus difficile de m'y résoudre
+finalement, que Joe ignorait tout. Dans l'espèce de franc-maçonnerie,
+déjà mentionnée par moi, qui nous unissait comme compagnons des mêmes
+souffrances, et dans la camaraderie bienveillante de Joe pour moi, nous
+avions coutume de comparer nos tartines, à mesure que nous y faisions
+des brèches, en les exposant à notre mutuelle admiration, comme pour
+stimuler notre ardeur. Ce soir-là, Joe m'invita plusieurs fois à notre
+lutte amicale en me montrant les progrès que faisait la brèche ouverte
+dans sa tartine; mais, chaque fois, il me trouva avec ma tasse de thé
+sur un genou et ma tartine intacte sur l'autre. Enfin, je considérai que
+le sacrifice était inévitable, je devais le faire de la manière la moins
+extraordinaire et la plus compatible avec les circonstances. Profitant
+donc d'un moment où Joe avait les yeux tournés, je fourrai ma tartine
+dans une des jambes de mon pantalon.
+
+Joe paraissait évidemment mal à l'aise de ce qu'il supposait être un
+manque d'appétit, et il mordait tout pensif à même sa tartine des
+bouchées qu'il semblait avaler sans aucun plaisir. Il les tournait et
+retournait dans sa bouche plus longtemps que de coutume, et finissait
+par les avaler comme des pilules. Il allait saisir encore une fois, avec
+ses dents, le pain beurré et avait déjà ouvert une bouche d'une
+dimension fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il
+s'aperçut que ma tartine avait disparu.
+
+L'étonnement et la consternation avec lesquels Joe avait arrêté le pain
+sur le seuil de sa bouche et me regardait, étaient trop évidents pour
+échapper à l'observation de ma soeur.
+
+Qu'y a-t-il encore? dit-elle en posant sa tasse sur la table.
+
+--Oh! oh! murmurait Joe, en secouant la tête d'un air de sérieuse
+remontrance, mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, ça ne
+passera pas, tu n'as pas pu la mâcher, mon petit Pip, mon ami!
+
+--Qu'est-ce qu'il y a encore, voyons? répéta ma soeur avec plus
+d'aigreur que la première fois.
+
+--Si tu peux en faire remonter quelque parcelle, en toussant, mon petit
+Pip, fais-le, mon ami! dit Joe. Certainement chacun mange comme il
+l'entend, mais encore, ta santé!... ta santé!...»
+
+À ce moment, ma soeur furieuse avait attrapé Joe par ses deux favoris et
+lui cognait la tête contre le mur, pendant qu'assis dans mon coin je les
+considérais d'un air vraiment piteux.
+
+«Maintenant, peut-être vas-tu me dire ce qu'il y a, gros niais que tu
+es!» dit ma soeur hors d'haleine.
+
+Joe promena sur elle un regard désespéré, prit une bouchée désespérée,
+puis il me regarda de nouveau:
+
+«Tu sais, mon petit Pip, dit-il d'un ton solennel et confidentiel, comme
+si nous eussions été seuls, et en logeant sa dernière bouchée dans sa
+joue, tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le
+dernier à faire aucun mauvais rapport contre toi; mais faire un pareil
+coup...»
+
+Il éloigna sa chaise pour regarder le plancher entre lui et moi; puis il
+reprit:
+
+«Avaler un pareil morceau d'un seul coup!
+
+--Il a avalé tout son pain, n'est-ce pas? s'écria ma soeur.
+
+--Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe, en me regardant, sans faire la
+moindre attention à Mrs Joe, et ayant toujours sous la joue sa dernière
+bouchée, que j'ai avalé aussi, moi qui te parle... et souvent encore...
+quand j'avais ton âge, et j'ai vu bien des avaleurs, mais je n'ai jamais
+vu avaler comme toi, mon petit Pip, et je m'étonne que tu n'en sois pas
+mort; c'est par une permission du bon Dieu!»
+
+Ma soeur s'élança sur moi, me prit par les cheveux et m'adressa ces
+paroles terribles:
+
+«Arrive, mauvais garnement, qu'on te soigne!»
+
+Quelque brute médicale avait, à cette époque, remis en vogue l'eau de
+goudron, comme un remède très efficace, et Mrs Joe en avait toujours
+dans son armoire une certaine provision, croyant qu'elle avait d'autant
+plus de vertu qu'elle était plus dégoûtante. Dans de meilleurs temps, un
+peu de cet élixir m'avait été administré comme un excellent fortifiant;
+je craignis donc ce qui allait arriver, pressentant une nouvelle entrave
+à mes projets de sortie. Ce soir-là, l'urgence du cas demandait au moins
+une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l'introduisit dans la gorge, pour
+mon plus grand bien, en me tenant la tête sous son bras, comme un
+tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte pour une demi-pinte,
+qu'il dut avaler, bon gré, mal gré, pendant qu'il était assis, mâchant
+tranquillement et méditant devant le feu, parce qu'il avait peut-être eu
+mal au coeur. Jugeant d'après moi, je puis dire qu'il y aurait eu mal
+après, s'il n'y avait eu mal avant.
+
+La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme,
+soit un enfant; mais quand ce secret fardeau se trouve lié à un autre
+fardeau, enfoui dans les jambes d'un pantalon, c'est (je puis l'avouer)
+une grande punition. La pensée que j'allais commettre un crime en volant
+Mrs Joe, l'idée que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je
+n'avais jamais pensé qu'il eût aucun droit sur les ustensiles du ménage;
+cette pensée, jointe à la nécessité dans laquelle je me trouvais de
+tenir sans relâche ma main sur ma tartine, pendant que j'étais assis ou
+que j'allais à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques
+petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des
+marais venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me
+semblait entendre au dehors la voix de l'homme à la jambe ferrée, qui
+m'avait fait jurer le secret, me criant qu'il ne pouvait ni ne voulait
+jeûner jusqu'au lendemain, mais qu'il lui fallait manger tout de suite.
+D'autre fois, je pensais que le jeune homme, qu'il était si difficile
+d'empêcher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien céder
+à une impatience constitutionnelle, ou se tromper d'heure et se croire
+des droits à mon coeur et à mon foie ce soir même, au lieu de demain!
+S'il est jamais arrivé à quelqu'un de sentir ses cheveux se dresser sur
+sa tête, ce doit être à moi. Mais peut-être cela n'est-il jamais arrivé
+à personne.
+
+C'était la veille de Noël, et j'étais chargé de remuer, avec une tige en
+cuivre, la pâte du pudding pour le lendemain, et cela de sept à huit
+heures, au coucou hollandais. J'essayai de m'acquitter de ce devoir sans
+me séparer de ma tartine, et cela me fit penser une fois de plus à
+l'homme chargé de fers, et j'éprouvai alors une certaine tendance à
+sortir la malheureuse tartine de mon pantalon, mais la chose était bien
+difficile. Heureusement, je parvins à me glisser jusqu'à ma petite
+chambre, où je déposai cette partie de ma conscience.
+
+Écoute! dis-je, quand j'eus fini avec le pudding, et que je revins
+prendre encore un peu de chaleur au coin de la cheminée avant qu'on ne
+m'envoyât coucher. Pourquoi tire-t-on ces grands coups de canon, Joe?
+
+--Ah! dit Joe, encore un forçat d'évadé!
+
+--Qu'est-ce que cela veut dire, Joe?»
+
+Mrs Joe, qui se chargeait toujours de donner des explications, répondit
+avec aigreur:
+
+«Échappé! échappé!...» administrant ainsi la définition comme elle
+administrait l'eau de goudron.
+
+Tandis que Mrs Joe avait la tête penchée sur son ouvrage d'aiguille, je
+tâchai par des mouvements muets de mes lèvres de faire entendre à Joe
+cette question:
+
+«Qu'est-ce qu'un forçat?»
+
+Joe me fit une réponse grandement élaborée, à en juger les contorsions
+de sa bouche, mais dont je ne pus former que le seul mot: «Pip!...»
+
+«Un forçat s'est évadé hier soir après le coup de canon du coucher du
+soleil, reprit Joe à haute voix, et on a tiré le canon pour en avertir;
+et maintenant on tire sans doute encore pour un autre.
+
+--Qu'est-ce qui tire? demandai-je.
+
+--Qu'est-ce que c'est qu'un garçon comme ça? fit ma soeur en fronçant le
+sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur éternel tu fais.... Ne
+fais pas de questions, et on ne te dira pas de mensonges.»
+
+Je pensais que ce n'était pas très poli pour elle-même de me laisser
+entendre qu'elle me dirait des mensonges, si je lui faisais des
+questions. Mais elle n'était jamais polie avec moi, excepté quand il y
+avait du monde.
+
+À ce moment, Joe vint augmenter ma curiosité au plus haut degré, en
+prenant beaucoup de peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui
+faire prendre la forme d'un mot qui, au mouvement de ses lèvres, me
+parut être:
+
+«Boudé...»
+
+Je regardai naturellement Mrs Joe et dis:
+
+«Elle?»
+
+Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il répéta le mouvement avec
+plus d'énergie encore; je ne compris pas davantage.
+
+Mistress Joe, dis-je comme dernière ressource, je voudrais bien
+savoir... si cela ne te fait rien... où l'on tire le canon?
+
+--Que Dieu bénisse cet enfant! s'écria ma soeur d'un ton qui faisait
+croire qu'elle pensait tout le contraire de ce qu'elle disait. Aux
+pontons!
+
+--Oh! dis-je en levant les yeux sur Joe, aux pontons!»
+
+Joe me lança un regard de reproche qui disait:
+
+«Je te l'avais bien dit[1].
+
+ [Note 1: En anglais: «_Sulks_»--bouder--ayant la même terminaison
+ que «_hulks_»--pontons--la méprise de Pip est tout expliquée.]
+
+--Et s'il te plaît, qu'est-ce que les pontons? repris-je.
+
+--Voyez-vous, s'écria ma soeur en dirigeant sur moi son aiguille et en
+secouant la tête de mon côté, répondez-lui une fois, et il vous fera de
+suite une douzaine de questions. Les pontons sont des vaisseaux qui
+servent de prison, et qu'on trouve en traversant tout droit les marais.
+
+--Je me demande qui on peut mettre dans ces prisons, et pourquoi on y
+met quelqu'un?» dis-je d'une manière générale et avec un désespoir
+calme.
+
+C'en était trop pour Mrs Joe, qui se leva immédiatement.
+
+«Je vais te le dire, méchant vaurien, fit-elle. Je ne t'ai pas élevé
+pour que tu fasses mourir personne à petit feu; je serais à blâmer et
+non à louer si je l'avais fait. On met sur les pontons ceux qui ont tué,
+volé, fait des faux et toutes sortes de mauvaises actions, et ces
+gens-là ont tous commencé comme toi par faire des questions. Maintenant,
+va te coucher, et dépêchons!»
+
+On ne me donnait jamais de chandelle pour m'aller coucher, et en gagnant
+cette fois ma chambre dans l'obscurité, ma tête tintait, car Mrs Joe
+avait tambouriné avec son dé sur mon crâne, en disant ces derniers mots
+et je sentais avec épouvante que les pontons étaient faits pour moi;
+j'étais sur le chemin, c'était évident! J'avais commencé à faire des
+questions, et j'étais sur le point de voler Mrs Joe.
+
+Depuis cette époque, bien reculée maintenant, j'ai souvent pensé combien
+peu de gens savent à quel point on peut compter sur la discrétion des
+enfants frappés de terreur. Cependant, rien n'est plus déraisonnable
+que la terreur. J'éprouvais une terreur mortelle en pensant au jeune
+homme qui en voulait absolument à mon coeur et à mes entrailles.
+J'éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur à la
+jambe ferrée. J'éprouvais une terreur mortelle de moi-même, depuis qu'on
+m'avait arraché ce terrible serment; je n'avais aucun espoir d'être
+délivré de cette terreur par ma toute-puissante soeur, qui me rebutait à
+chaque tentative que je faisais; et je suis effrayé rien qu'en pensant à
+ce qu'un ordre quelconque aurait pu m'amener à faire sous l'influence de
+cette terreur.
+
+Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut pour me sentir entraîné vers
+les pontons par le courant de la rivière. En passant près de la potence,
+je vis un fantôme de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je
+ferais mieux d'aborder et d'être pendu tout de suite que d'attendre.
+J'aurais eu peur de dormir, quand même j'en aurais eu l'envie, car je
+savais que c'était à la première aube que je devais piller le
+garde-manger. Il ne fallait pas songer à agir la nuit, car je n'avais
+aucun moyen de me procurer de la lumière, si ce n'est en battant le
+briquet, ou une pierre à fusil avec un morceau de fer, ce qui aurait
+produit un bruit semblable à celui du pirate agitant ses chaînes.
+
+Dès que le grand rideau noir qui recouvrait ma petite fenêtre eût pris
+une légère teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le
+plancher, produisait un craquement qui me semblait crier: «Au voleur!...
+Réveillez-vous, mistress Joe!... Réveillez-vous!...» Arrivé au
+garde-manger qui, vu la saison, était plus abondamment garni que de
+coutume, j'eus un moment de frayeur indescriptible à la vue d'un lièvre
+pendu par les pattes. Il me sembla même qu'il fixait sur moi un oeil
+beaucoup trop vif pour sa situation. Je n'avais pas le temps de rien
+vérifier, ni de choisir; en un mot, je n'avais le temps de rien faire.
+Je pris du pain, du fromage, une assiette de hachis, que je nouai dans
+mon mouchoir avec la fameuse tartine de la veille, un peu d'eau-de-vie
+dans une bouteille de grès, que je transvasai dans une bouteille de
+verre que j'avais secrètement emportée dans ma chambre pour composer ce
+liquide enivrant appelé «jus de réglisse», remplissant la bouteille de
+grès avec de l'eau que je trouvai dans une cruche dans le buffet de la
+cuisine, un os, auquel il ne restait que fort peu de viande, et un
+magnifique pâté de porc. J'allais partir sans ce splendide morceau,
+quand j'eus l'idée de monter sur une planche pour voir ce que pouvait
+contenir ce plat de terre si soigneusement relégué dans le coin le plus
+obscur de l'armoire et que je découvris le pâté, je m'en emparai avec
+l'espoir qu'il n'était pas destiné à être mangé de sitôt, et qu'on ne
+s'apercevrait pas de sa disparition, de quelque temps au moins.
+
+Une porte de la cuisine donnait accès dans la forge; je tirai le verrou,
+j'ouvris cette porte, et je pris une lime parmi les outils de Joe. Puis,
+je remis toutes les fermetures dans l'état où je les avais trouvées;
+j'ouvris la porte par laquelle j'étais rentré le soir précédent; je
+m'élançai dans la rue, et pris ma course vers les marais brumeux.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+
+C'était une matinée de gelée blanche très humide. J'avais trouvé
+l'extérieur de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme si
+quelque lutin y avait pleuré toute la nuit, et qu'il lui eût servi de
+mouchoir de poche. Je retrouvai cette même humidité sur les haies
+stériles et sur l'herbe desséchée, suspendue comme de grossières toiles
+d'araignée, de rameau en rameau, de brin en brin; les grilles, les murs
+étaient dans le même état, et le brouillard était si épais, que je ne
+vis qu'en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de
+notre village, indication qui ne servait à rien car on ne passait jamais
+par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience
+oppressée en faisant un fantôme, me montrant la rue des Pontons.
+
+Le brouillard devenait encore plus épais, à mesure que j'approchais des
+marais, de sorte qu'au lieu d'aller vers les objets, il me semblait que
+c'étaient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était
+extrêmement désagréable pour un esprit coupable. Les grilles et les
+fossés s'élançaient à ma poursuite, à travers le brouillard, et criaient
+très distinctement: «Arrêtez-le! Arrêtez-le!... Il emporte un pâté qui
+n'est pas à lui!...» Les bestiaux y mettaient une ardeur égale et
+écarquillaient leurs gros yeux en me lançant par leurs naseaux un
+effroyable: «Holà! petit voleur!... Au voleur! Au voleur!...» Un boeuf
+noir, à cravate blanche, auquel ma conscience troublée trouvait un
+certain air clérical, fixait si obstinément sur moi son oeil accusateur,
+que je ne pus m'empêcher de lui dire en passant:
+
+«Je n'ai pas pu faire autrement, monsieur! Ce n'est pas pour moi que je
+l'ai pris!»
+
+Sur ce, il baissa sa grosse tête, souffla par ses naseaux un nuage de
+vapeur, et disparut après avoir lancé une ruade majestueuse avec ses
+pieds de derrière et fait le moulinet avec sa queue.
+
+Je m'avançais toujours vers la rivière. J'avais beau courir, je ne
+pouvais réchauffer mes pieds, auxquels l'humidité froide semblait rivée
+comme la chaîne de fer était rivée à la jambe de l'homme que j'allais
+retrouver. Je connaissais parfaitement bien le chemin de la Batterie,
+car j'y étais allé une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais,
+qu'assis sur un vieux canon, il m'avait dit que, lorsque je serais son
+apprenti et directement sous sa dépendance, nous viendrions là passer de
+bons quarts d'heure. Quoi qu'il en soit, le brouillard m'avait fait
+prendre un peu trop à droite; en conséquence, je dus rebrousser chemin
+le long de la rivière, sur le bord de laquelle il y avait de grosses
+pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la marée. En me
+hâtant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un fossé que je
+savais n'être pas éloigné de la Batterie, quand j'aperçus l'homme assis
+devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras croisés et la tête
+penchée en avant, sous le poids du sommeil.
+
+Je pensais qu'il serait content de me voir arriver aussi inopinément
+avec son déjeuner. Je m'approchai donc de lui et le touchai doucement à
+l'épaule. Il bondit sur ses pieds, mais ce n'était pas le même homme,
+c'en était un autre!
+
+Et pourtant cet homme était, comme l'autre, habillé tout en gris; comme
+l'autre, il avait un fer à la jambe; comme l'autre, il boitait, il avait
+froid, il était enroué; enfin c'était exactement le même homme, si ce
+n'est qu'il n'avait pas le même visage et qu'il portait un chapeau bas
+de forme et à larges bords. Je vis tout cela en un moment, car je n'eus
+qu'un moment pour voir tout cela; il me lança un gros juron à la tête,
+puis il voulut me donner un coup de poing; mais si indécis et si faible
+qu'il me manqua et faillit lui-même rouler à terre car ce mouvement le
+fit chanceler; alors, il s'enfonça dans le brouillard, en trébuchant
+deux fois et je le perdis de vue.
+
+«C'est le jeune homme!» pensai-je en portant la main sur mon coeur.
+
+Et je crois que j'aurais aussi ressenti une douleur au foie, si j'avais
+su où il était placé.
+
+J'arrivai bientôt à la Batterie. J'y trouvai mon homme, le véritable,
+s'étreignant toujours et se promenant çà et là en boitant, comme s'il
+n'eût pas cessé un instant, toute la nuit, de s'étreindre et de se
+promener en m'attendant. À coup sûr, il avait terriblement froid, et je
+m'attendais presque à le voir tombé inanimé et mourir de froid à mes
+pieds. Ses yeux annonçaient aussi une faim si épouvantable que, quand je
+lui tendis la lime, je crois qu'il eût essayé de la manger, s'il n'eût
+aperçu mon paquet. Cette fois, il ne me mit pas la tête en bas, et me
+laissa tranquillement sur mes jambes, pendant que j'ouvrais le paquet et
+que je vidais mes poches.
+
+«Qu'y a-t-il dans cette bouteille? dit-il.
+
+--De l'eau-de-vie,» répondis-je.
+
+Il avait déjà englouti une grande partie du hachis de la manière la plus
+singulière, plutôt comme un homme qui a une hâte extrême de mettre
+quelque chose en sûreté, que comme un homme qui mange; mais il s'arrêta
+un moment pour boire un peu de liqueur. Pendant tout ce temps, il
+tremblait avec une telle violence, qu'il avait toute la peine du monde à
+ne pas briser entre ses dents le goulot de la bouteille.
+
+«Je crois que vous avez la fièvre, dis-je.
+
+--Tu pourrais bien avoir raison, mon garçon, répondit-il.
+
+--Il ne fait pas bon ici, repris-je, vous avez dormi dans les marais,
+ils donnent la fièvre et des rhumatismes.
+
+--Je vais toujours manger mon déjeuner, dit-il, avant qu'on ne me mette
+à mort. J'en ferais autant, quand même je serais certain d'être repris
+et ramené là-bas, aux pontons, après avoir mangé; et je te parie que
+j'avalerai jusqu'au dernier morceau.»
+
+Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du pâté, tout à la fois:
+jetant dans le brouillard qui nous entourait des yeux inquiets, et
+souvent arrêtant, oui, arrêtant jusqu'au jeu des mâchoires pour écouter.
+Le moindre bruit, réel ou imaginaire, le murmure de l'eau, ou la
+respiration d'un animal le faisait soudain tressaillir, et il me disait
+tout à coup:
+
+«Tu ne me trahis pas, petit diable?... Tu n'as amené personne avec toi?
+
+--Non, monsieur!... non!
+
+--Tu n'as dit à personne de te suivre?
+
+--Non!
+
+--Bien! disait-il, je te crois. Tu serais un fier limier, en vérité, si
+à ton âge tu aidais déjà à faire prendre une pauvre vermine comme moi,
+près de la mort, et traquée de tous côtés, comme je le suis.»
+
+Il se fit dans sa gorge un bruit assez semblable à celui d'une pendule
+qui va sonner, puis il passa sa manche de toile grossière sur ses yeux.
+
+Touché de sa désolation, et voyant qu'il revenait toujours au pâté de
+préférence, je m'enhardis assez pour lui dire:
+
+«Je suis bien aise que vous le trouviez bon.
+
+--Est-ce toi qui as parlé?
+
+--Je dis que je suis bien aise que vous le trouviez bon....
+
+--Merci, mon garçon, je le trouve excellent.»
+
+Je m'étais souvent amusé à regarder manger un gros chien que nous avions
+à la maison, et je remarquai qu'il y avait une similitude frappante dans
+la manière de manger de ce chien et celle de cet homme. Il donnait des
+coups de dent secs comme le chien; il avalait, ou plutôt il happait
+d'énormes bouchées, trop tôt et trop vite, et regardait de côté et
+d'autres en mangeant, comme s'il eût craint que, de toutes les
+directions, on ne vînt lui enlever son pâté. Il était cependant trop
+préoccupé pour en bien apprécier le mérite, et je pensais que si
+quelqu'un avait voulu partager son dîner, il se fût jeté sur ce
+quelqu'un pour lui donner un coup de dent, tout comme aurait pu le faire
+le chien, en pareille circonstance.
+
+«Je crains bien que vous ne lui laissiez rien, dis-je timidement, après
+un silence pendant lequel j'avais hésité à faire cette observation: il
+n'en reste plus à l'endroit où j'ai pris celui-ci.
+
+--Lui en laisser?... À qui?... dit mon ami, en s'arrêtant sur un morceau
+de croûte.
+
+--Au jeune homme. À celui dont vous m'avez parlé. À celui qui se cache
+avec vous.
+
+--Ah! ah! reprit-il avec quelque chose comme un éclat de rire; lui!...
+oui!... oui!... Il n'a pas besoin de vivres.
+
+--Il semblait pourtant en avoir besoin,» dis-je.
+
+L'homme cessa de manger et me regarda d'un air surpris.
+
+«Il t'a semblé?... Quand?...
+
+--Tout à l'heure.
+
+--Où cela?
+
+--Là-bas!... dis-je, en indiquant du doigt; là-bas, où je l'ai trouvé
+endormi; je l'avais pris pour vous.»
+
+Il me prit au collet et me regarda d'une manière telle, que je commençai
+à croire qu'il était revenu à sa première idée de me couper la gorge.
+
+«Il était habillé tout comme vous, seulement, il avait un chapeau,
+dis-je en tremblant, et... et... (j'étais très embarrassé pour lui dire
+ceci), et... il avait les mêmes raisons que vous pour m'emprunter une
+lime. N'avez-vous pas entendu le canon hier soir?
+
+--Alors on a tiré! se dit-il à lui-même.
+
+--Je m'étonne que vous ne le sachiez pas, repris-je, car nous l'avons
+entendu de notre maison, qui est plus éloignée que cet endroit; et, de
+plus, nous étions enfermés.
+
+--C'est que, dit-il, quand un homme est dans ma position, avec la tête
+vide et l'estomac creux, à moitié mort de froid et de faim, il n'entend
+pendant toute la nuit que le bruit du canon et des voix qui
+l'appellent.... Écoute! Il voit des soldats avec leurs habits rouges,
+éclairés par les torches, qui s'avancent et vont l'entourer; il entend
+appeler son numéro, il entend résonner les mousquets, il entend le
+commandement: en joue!... Il entend tout cela, et il n'y a rien. Oui...
+je les ai vus me poursuivre une partie de la nuit, s'avancer en ordre,
+ces damnés, en piétinant, piétinant... j'en ai vu cent... et comme ils
+tiraient!... Oui, j'ai vu le brouillard se dissiper au canon, et, comme
+par enchantement, faire place au jour!... Mais cet homme; il avait dit
+tout le reste comme s'il eût oublié ma réponse; as-tu remarqué quelque
+chose de particulier en lui?
+
+--Il avait la face meurtrie, dis-je, en me souvenant que j'avais
+remarqué cette particularité.
+
+--Ici, n'est-ce pas? s'écria l'homme, en frappant sa joue gauche, sans
+miséricorde, avec le plat de la main.
+
+--Oui... là!
+
+--Où est-il?»
+
+En disant ces mots, il déposa dans la poche de sa jaquette grise le peu
+de nourriture qui restait.
+
+«Montre-moi le chemin qu'il a pris, je le tuerai comme un chien! Maudit
+fer, qui m'empêche de marcher! Passe-moi la lime, mon garçon.»
+
+Je lui indiquai la direction que l'autre avait prise, à travers le
+brouillard. Il regarda un instant, puis il s'assit sur le bord de
+l'herbe mouillée et commença à limer le fer de sa jambe, comme un fou,
+sans s'inquiéter de moi, ni de sa jambe, qui avait une ancienne blessure
+qui saignait et qu'il traitait aussi brutalement que si elle eût été
+aussi dépourvue de sensibilité qu'une lime. Je recommençais à avoir peur
+de lui, maintenant que je le voyais s'animer de cette façon; de plus
+j'étais effrayé de rester aussi longtemps dehors de la maison. Je lui
+dis donc qu'il me fallait partir; mais il n'y fit pas attention, et je
+pensai que ce que j'avais de mieux à faire était de m'éloigner. La
+dernière fois que je le vis, il avait toujours la tête penchée sur son
+genou, il limait toujours ses fers et murmurait de temps à autre quelque
+imprécation d'impatience contre ses fers ou contre sa jambe. La dernière
+fois que je l'entendis, je m'arrêtai dans le brouillard pour écouter et
+j'entendis le bruit de la lime qui allait toujours.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+
+Je m'attendais, en rentrant, à trouver dans la cuisine un constable qui
+allait m'arrêter; mais, non-seulement il n'y avait là aucun constable,
+mais on n'avait encore rien découvert du vol que j'avais commis. Mrs Joe
+était tout occupée des préparatifs pour la solennité du jour, et Joe
+avait été posté sur le pas de la porte de la cuisine pour éviter de
+recevoir la poussière, chose que malheureusement sa destinée l'obligeait
+à recevoir tôt ou tard, toutes les fois qu'il prenait fantaisie à ma
+soeur de balayer les planchers de la maison.
+
+«Où diable as-tu été?»
+
+Tel fut le salut de Noël de Mrs Joe, quand moi et ma conscience nous
+nous présentâmes devant elle.
+
+Je lui dis que j'étais sorti pour entendre chanter les noëls.
+
+«Ah! bien, observa Mrs Joe, tu aurais pu faire plus mal.»
+
+Je pensais qu'il n'y avait aucun doute à cela.
+
+«Si je n'étais pas la femme d'un forgeron, et ce qui revient au même,
+une esclave qui ne quitte jamais son tablier, j'aurais été aussi
+entendre les noëls, dit Mrs Joe, je ne déteste pas les noëls, et c'est
+sans doute pour cette raison que je n'en entends jamais.
+
+Joe, qui s'était aventuré dans la cuisine après moi, pensant que la
+poussière était tombée, se frottait le nez avec un petit air de
+conciliation pendant que sa femme avait les yeux sur lui; dès qu'elle
+les eut détournés, il mit en croix ses deux index, ce qui signifiait que
+Mrs Joe était en colère[2]. Cet état était devenu tellement habituel,
+que Joe et moi nous passions des semaines entières à nous croiser les
+doigts, comme les anciens croisés croisaient leurs jambes sur leurs
+tombes.
+
+ [Note 2: Jeu de mot impossible à rendre exactement «_Cross_»
+ --signifie: «_croix»_ et aussi «_contrariant, hostile, furieux, de
+ mauvaise humeur_.» En mettant ses doigts en croix, Joe indiquait à Pip
+ l'humeur de Mrs Joe.]
+
+Nous devions avoir un dîner splendide, consistant en un gigot de porc
+mariné aux choux et une paire de volailles rôties et farcies. On avait
+fait la veille au matin un magnifique mince-pie, (ce qui expliquait
+qu'on n'eût pas encore découvert la disparition du hachis), et le
+pudding était en train de bouillir. Ces énormes préparatifs nous
+forcèrent, avec assez peu de cérémonie, à nous passer de déjeuner.
+
+«Je ne vais pas m'amuser à tout salir, après avoir tout nettoyé, tout
+lavé comme je l'ai fait, dit Mrs Joe, je vous le promets!»
+
+On nous servit donc nos tartines dehors, comme si, au lieu d'être deux à
+la maison, un homme et un enfant, nous eussions été deux mille hommes en
+marche forcée; et nous puisâmes notre part de lait et d'eau à même un
+pot sur la table de la cuisine, en ayant l'air de nous excuser
+humblement de la grande peine que nous lui donnions. Cependant Mrs Joe
+avait fait voir le jour à des rideaux tout blancs et accroché un volant
+à fleurs tout neuf au manteau de la cheminée, pour remplacer l'ancien;
+elle avait même découvert tous les ornements du petit parloir donnant
+sur l'allée, qui n'étaient jamais découverts dans un autre temps, et
+restaient tous les autres jours de l'année enveloppés dans une froide et
+brumeuse gaze d'argent, qui s'étendait même sur les quatre petits
+caniches en faïence blanche qui ornaient le manteau de la cheminée, avec
+leurs nez noirs et leurs paniers de fleurs à la gueule, en face les uns
+des autres et se faisant pendant. Mrs Joe était une femme d'une extrême
+propreté, mais elle s'arrangeait pour rendre sa propreté moins
+confortable et moins acceptable que la saleté même. La propreté est
+comme la religion, bien des gens la rendent insupportable en
+l'exagérant.
+
+Ma soeur avait tant à faire qu'elle n'allait jamais à l'église que par
+procuration, c'est à dire quand Joe et moi nous y allions. Dans ses
+habits de travail, Joe avait l'air d'un brave et digne forgeron; dans
+ses habits de fête, il avait plutôt l'air d'un épouvantail dans de
+bonnes conditions que de toute autre chose. Rien de ce qu'il portait ne
+lui allait, ni ne semblait lui appartenir. Toutes les pièces de son
+habillement étaient trop grandes pour lui, et lorsqu'à l'occasion de la
+présente fête il sortit de sa chambre, au son joyeux du carillon, il
+représentait la Misère revêtue des habits prétentieux du dimanche. Quant
+à moi, je crois que ma soeur avait eu quelque vague idée que j'étais un
+jeune pécheur, dont un policeman-accoucheur s'était emparé, et qu'il lui
+avait remis pour être traité selon la majesté outragée de la loi. Je fus
+donc toujours traité comme si j'eusse insisté pour venir au monde,
+malgré les règles de la raison, de la religion et de la morale, et
+malgré les remontrances de mes meilleurs amis. Toutes les fois que
+j'allais chez le tailleur pour prendre mesure de nouveaux habits, ce
+dernier avait ordre de me les faire comme ceux des maisons de correction
+et de ne me laisser sous aucun prétexte, le libre usage de mes membres.
+
+Joe et moi, en nous rendant à l'église, devions nécessairement former un
+tableau fort émouvant pour les âmes compatissantes. Cependant ce que je
+souffrais en allant à l'église, n'était rien auprès de ce que je
+souffrais en moi-même. Les terreurs qui m'assaillaient toutes les fois
+que Mrs Joe se rapprochait de l'office, ou sortait de la chambre,
+n'étaient égalées que par les remords que j'éprouvais de ce que mes
+mains avaient fait. Je me demandais, accablé sous le poids du terrible
+secret, si l'Église serait assez puissante pour me protéger contre la
+vengeance de ce terrible jeune homme, au cas où je me déciderais à tout
+divulguer. J'eus l'idée que je devais choisir le moment où, à la
+publication des bans, le vicaire dit: «Vous êtes priés de nous en donner
+connaissance,» pour me lever et demander un entretien particulier dans
+la sacristie. Si, au lieu d'être le saint jour de Noël, c'eût été un
+simple dimanche, je ne réponds pas que je n'eusse procuré une grande
+surprise à notre petite congrégation, en ayant recours à cette mesure
+extrême.
+
+M. Wopsle, le chantre, devait dîner avec nous, ainsi que M. Hubble; le
+charron, et Mrs Hubble; et aussi l'oncle Pumblechook (oncle de Joe, que
+Mrs Joe tâchait d'accaparer), fort grainetier de la ville voisine, qui
+conduisait lui-même sa voiture. Le dîner était annoncé pour une heure et
+demie. En rentrant, Joe et moi nous trouvâmes le couvert mis, Mrs Joe
+habillée, le dîner dressé et la porte de la rue (ce qui n'arrivait
+jamais dans d'autres temps), toute grande ouverte pour recevoir les
+invités. Tout était splendide. Et pas un mot sur le larcin.
+
+La compagnie arriva, et le temps, en s'écoulant, n'apportait aucune
+consolation à mes inquiétudes. M. Wopsle, avec un nez romain, un front
+chauve et luisant, possédait, en outre, une voix de basse dont il
+n'était pas fier à moitié. C'était un fait avéré parmi ses
+connaissances, que si l'on eût pu lui donner une autre tête, il eût été
+capable de devenir clergyman, et il confessait lui-même que si l'Église
+eût été «ouverte à tous,» il n'aurait pas manqué d'y faire figure; mais
+que l'Église n'étant pas «accessible à tout le monde,» il était
+simplement, comme je l'ai dit, notre chantre. Il entonnait les réponses
+d'une voix de tonnerre qui faisait trembler, et quand il annonçait le
+psaume, en ayant soin de réciter le verset tout entier, il regardait la
+congrégation réunie autour de lui d'une manière qui voulait dire: «Vous
+avez entendu mon ami, là-bas derrière; eh bien! faites-moi maintenant
+l'amitié de me dire ce que vous pensez de ma manière de répéter le
+verset?»
+
+C'est moi qui ouvris la porte à la compagnie, en voulant faire croire
+que c'était dans nos habitudes, je reçus d'abord M. Wopsle, puis Mrs
+Hubble, et enfin l'oncle Pumblechook.--N. B. Je ne devais pas l'appeler
+mon oncle, sous peine des punitions les plus sévères.
+
+«Mistress Joe, dit l'oncle Pumblechook, homme court et gros et à la
+respiration difficile, ayant une bouche de poisson, des yeux ternes et
+étonnés, et des cheveux roux se tenant droits sur son front, qui lui
+donnaient toujours l'air effrayé, je vous apporte, avec les compliments
+d'usage, madame, une bouteille de Sherry, et je vous apporte aussi,
+madame, une bouteille de porto.»
+
+Chaque année, à Noël, il se présentait comme une grande nouveauté, avec
+les mêmes paroles exactement, et portant ses deux bouteilles comme deux
+sonnettes muettes. De même, chaque année à la Noël, Mrs Joe répliquait
+comme elle le faisait ce jour-là:
+
+«Oh!... mon... on... cle... Pum... ble... chook!... c'est bien bon de
+votre part!»
+
+De même aussi, chaque année à la Noël, l'oncle Pumblechook répliquait:
+comme il répliqua en effet ce même jour:
+
+«Ce n'est pas plus que vous ne méritez... Êtes-vous tous bien
+portants?... Comment va le petit, qui ne vaut pas le sixième d'un sou?»
+
+C'est de moi qu'il voulait parler.
+
+En ces occasions, nous dînions dans la cuisine, et l'on passait au
+salon, où nous étions aussi empruntés que Joe dans ses habits du
+dimanche, pour manger les noix, les oranges, et les pommes. Ma soeur
+était vraiment sémillante ce jour-là, et il faut convenir qu'elle était
+plus aimable pour Mrs Hubble que pour personne. Je me souviens de Mrs
+Hubble comme d'une petite personne habillée en bleu de ciel des pieds à
+la tête, aux contours aigus, qui se croyait toujours très jeune, parce
+qu'elle avait épousé M. Hubble je ne sais à quelle époque reculée, étant
+bien plus jeune que lui. Quant à M. Hubble, c'était un vieillard voûté,
+haut d'épaules, qui exhalait un parfum de sciure de bois; il avait les
+jambes très écartées l'une de l'autre; de sorte que, quand j'étais tout
+petit, je voyais toujours entre elles quelques milles de pays, lorsque
+je le rencontrais dans la rue.
+
+Au milieu de cette bonne compagnie, je ne me serais jamais senti à
+l'aise, même en admettant que je n'eusse pas pillé le garde-manger. Ce
+n'est donc pas parce que j'étais placé à l'angle de la table, que cet
+angle m'entrait dans la poitrine et que le coude de M. Pumblechook
+m'entrait dans l'oeil, que je souffrais, ni parce qu'on ne me permettait
+pas de parler (et je n'en avais guère envie), ni parce qu'on me régalait
+avec les bouts de pattes de volaille et avec ces parties obscures du
+porc dont le cochon, de son vivant, n'avait eu aucune raison de tirer
+vanité. Non; je ne me serais pas formalisé de tout cela, s'ils avaient
+voulu seulement me laisser tranquille; mais ils ne le voulaient pas. Ils
+semblaient ne pas vouloir perdre une seule occasion d'amener la
+conversation sur moi, et ce jour-là, comme toujours, chacun semblait
+prendre à tâche de m'enfoncer une pointe et de me tourmenter. Je devais
+avoir l'air d'un de ces infortunés petits taureaux que l'on martyrise
+dans les arènes espagnoles, tant j'étais douloureusement touché par tous
+ces coups d'épingle moraux.
+
+Cela commença au moment où nous nous mîmes à table. M. Wopsle dit les
+Grâces d'un ton aussi théâtral et aussi déclamatoire, du moins cela me
+fait cet effet-là maintenant, que s'il eût récité la scène du fantôme
+d'Hamlet ou celle de Richard III, et il termina avec la même emphase que
+si nous avions dû vraiment lui en être reconnaissants. Là-dessus, ma
+soeur fixa ses yeux sur moi, et me dit d'un ton de reproche:
+
+«Tu entends cela?... rends grâces... sois reconnaissant!
+
+--Rends surtout grâces, dit M. Pumblechook, à ceux qui t'ont élevé, mon
+garçon.»
+
+Mrs Hubble secoua la tête, en me contemplant avec le triste
+pressentiment que je ne ferais pas grand'chose de bon, et demanda:
+
+«Pourquoi donc les jeunes gens sont-ils toujours ingrats?»
+
+Ce mystère moral sembla trop profond pour la compagnie, jusqu'à ce que
+M. Hubble en eût, enfin, donné l'explication en disant:
+
+«Parce qu'ils sont naturellement vicieux.»
+
+Et chacun de répondre:
+
+«C'est vrai!»
+
+Et de me regarder de la manière la plus significative et la plus
+désagréable.
+
+La position et l'influence de Joe étaient encore amoindries, s'il est
+possible, quand il y avait du monde; mais il m'aidait et me consolait
+toujours quand il le pouvait; par exemple, à dîner, il me donnait de la
+sauce quand il en restait. Ce jour-là, la sauce était très abondante et
+Joe en versa au moins une demi-pinte dans mon assiette.
+
+Un peu plus tard M. Wopsle fit une critique assez sévère du sermon et
+insinua dans le cas hypothétique où l'Église «aurait été ouverte à tout
+le monde» quel genre de sermon il aurait fait. Après avoir rappelé
+quelques uns des principaux points de ce sermon, il remarqua qu'il
+considérait le sujet comme mal choisi; ce qui était d'autant moins
+excusable qu'il ne manquait certainement pas d'autres sujets.
+
+«C'est encore vrai, dit l'oncle Pumblechook. Vous avez mis le doigt
+dessus, monsieur! Il ne manque pas de sujets en ce moment, le tout est
+de savoir leur mettre un grain de sel sur la queue comme aux moineaux.
+Un homme n'est pas embarrassé pour trouver un sujet, s'il a sa boîte à
+sel toute prête.»
+
+M. Pumblechook ajouta, après un moment de réflexion:
+
+«Tenez, par exemple, le porc, voilà un sujet! Si vous voulez un sujet,
+prenez le porc!
+
+--C'est vrai, monsieur, reprit M. Wopsle, il y a plus d'un enseignement
+moral à en tirer pour la jeunesse.»
+
+Je savais bien qu'il ne manquerait pas de tourner ses yeux vers moi en
+disant ces mots.
+
+«As-tu écouté cela, toi?... Puisses-tu en profiter, me dit ma soeur»
+d'un ton sévère, en matière de parenthèse.
+
+Joe me donna encore un peu de sauce.
+
+«Les pourceaux, continua M. Wopsle de sa voix la plus grave, en me
+désignant avec sa fourchette, comme s'il eût prononcé mon nom de
+baptême, les pourceaux furent les compagnons de l'enfant prodigue. La
+gloutonnerie des pourceaux n'est-elle pas un exemple pour la jeunesse?
+(Je pensais en moi-même que cela était très bien pour lui qui avait loué
+le porc d'être aussi gras et aussi savoureux.) Ce qui est détestable
+chez un porc est bien plus détestable encore chez un garçon.
+
+--Ou chez une fille, suggéra M. Hubble.
+
+--Ou chez une fille, bien entendu, monsieur Hubble, répéta M. Wopsle,
+avec un peu d'impatience; mais il n'y a pas de fille ici.
+
+--Sans compter, dit M. Pumblechook, en s'adressant à moi, que tu as à
+rendre grâces de n'être pas né cochon de lait....
+
+--Mais il l'était, monsieur! s'écria ma soeur avec feu, il l'était
+autant qu'un enfant peut l'être.»
+
+Joe me redonna encore de la sauce.
+
+«Bien! mais je veux parler d'un cochon à quatre pattes, dit M.
+Pumblechook. Si tu étais né comme cela, serais-tu ici maintenant? Non,
+n'est-ce pas?
+
+--Si ce n'est sous cette forme, dit M. Wopsle en montrant le plat.
+
+--Mais je ne parle pas de cette forme, monsieur, repartit M.
+Pumblechook, qui n'aimait pas qu'on l'interrompît. Je veux dire qu'il ne
+serait pas ici, jouissant de la vue de ses supérieurs et de ses aînés,
+profitant de leur conversation et se roulant au sein des voluptés.
+Aurait-il fait tout cela?... Non, certes! Et quelle eût été ta
+destinée, ajouta-t-il en me regardant de nouveau; on t'aurait vendu
+moyennant une certaine somme, selon le cours du marché, et Dunstable, le
+boucher, serait venu te chercher sur la paille de ton étable; il
+t'aurait enlevé sous son bras gauche, et, de son bras droit il t'aurait
+arraché à la vie à l'aide d'un grand couteau. Tu n'aurais pas été «élevé
+à la main»... Non, rien de la sorte ne te fût arrivé!»
+
+Joe m'offrit encore de la sauce, que j'avais honte d'accepter.
+
+«Cela a dû être un bien grand tracas pour vous, madame, dit Mrs Hubble,
+en plaignant ma soeur.
+
+--Un enfer, madame, un véritable enfer, répéta ma soeur. Ah! si vous
+saviez!...»
+
+Elle commença alors à passer en revue toutes les maladies que j'avais
+eues, tous les méfaits que j'avais commis, toutes les insomnies dont
+j'avais été cause, toutes les mauvaises actions dont je m'étais rendu
+coupable, tous les endroits élevés desquels j'étais tombé, tous les
+trous au fond desquels je m'étais enfoncé, et tous les coups que je
+m'étais donné. Elle termina en disant que toutes les fois qu'elle aurait
+désiré me voir dans la tombe, j'avais constamment refusé d'y aller.
+
+Je pensais alors, en regardant M. Wopsle, que les Romains avaient dû
+pousser à bout les autres peuples avec leurs nez, et que c'est peut-être
+pour cette raison qu'ils sont restés le peuple remuant que nous
+connaissons. Quoi qu'il en soit, le nez de M. Wopsle m'impatientait si
+fort que pendant le récit de mes fautes, j'aurais aimé le tirer jusqu'à
+faire crier son propriétaire. Mais tout ce que j'endurais pendant ce
+temps n'est rien auprès des affreux tourments qui m'assaillirent lorsque
+fut rompu le silence qui avait succédé au récit de ma soeur, silence
+pendant lequel chacun m'avait regardé, comme j'en avais la triste
+conviction, avec horreur et indignation.
+
+«Et pourtant, dit M. Pumblechook qui ne voulait pas abandonner ce sujet
+de conversation, le porc... bouilli... est un excellent manger, n'est-ce
+pas?
+
+--Un peu d'eau-de-vie, mon oncle?» dit ma soeur.
+
+Ô ciel! le moment était venu! l'oncle allait trouver qu'elle était
+faible; il le dirait; j'étais perdu! Je me cramponnai au pied de la
+table, et j'attendis mon sort.
+
+Ma soeur alla chercher la bouteille de grès, revint avec elle, et versa
+de l'eau-de-vie à mon oncle, qui était la seule personne qui en prît. Ce
+malheureux homme jouait avec son verre; il le soulevait, le plaçait
+entre lui et la lumière, le remettait sur la table; et tout cela ne
+faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps, Mrs Joe, et Joe
+lui-même faisaient table nette pour recevoir le pâté et le pudding.
+
+Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me cramponnais toujours avec une
+énergie fébrile au pied de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis
+enfin la misérable créature porter le verre à ses lèvres, rejeter sa
+tête en arrière et avaler la liqueur d'un seul trait. L'instant d'après,
+la compagnie était plongée dans une inexprimable consternation. Jeter à
+ses pieds ce qu'il tenait à la main, se lever et tourner deux ou trois
+fois sur lui-même, crier, tousser, danser dans un état spasmodique
+épouvantable, fut pour lui l'affaire d'une seconde; puis il se précipita
+dehors et nous le vîmes, par la fenêtre, en proie à de violents efforts
+pour cracher et expectorer, au milieu de contorsions hideuses, et
+paraissant avoir perdu l'esprit.
+
+Je tenais mon pied de table avec acharnement, pendant que Mrs Joe et Joe
+s'élancèrent vers lui. Je ne savais pas comment, mais sans aucun doute
+je l'avais tué. Dans ma terrible situation, ce fut un soulagement pour
+moi de le voir rentrer dans la cuisine. Il en fit le tour en examinant
+toutes les personnes de la compagnie, comme si elles eussent été cause
+de sa mésaventure; puis il se laissa tomber sur sa chaise, en murmurant
+avec une grimace significative:
+
+«De l'eau de goudron!»
+
+J'avais rempli la bouteille d'eau-de-vie avec la cruche à l'eau de
+goudron, pour qu'on ne s'aperçût pas de mon larcin. Je savais ce qui
+pouvait lui arriver de pire. Je secouais la table, comme un médium de
+nos jours, par la force de mon influence invisible.
+
+«Du goudron!... s'écria ma soeur, étonnée au plus haut point. Comment
+l'eau de goudron a-t-elle pu se trouver là?»
+
+Mais l'oncle Pumblechook, qui était tout puissant dans cette cuisine, ne
+voulut plus entendre un seul mot de cette affaire: il repoussa toute
+explication sur ce sujet en agitant la main, et il demanda un grog
+chaud au gin. Ma soeur, qui avait commencé à réfléchir et à s'alarmer,
+fut alors forcée de déployer toute son activité en cherchant du gin, de
+l'eau chaude, du sucre et du citron. Pour le moment, du moins, j'étais
+sauvé! Je continuai à serrer entre mes mains le pied de la table, mais
+cette fois, c'était avec une affectueuse reconnaissance.
+
+Bientôt je repris assez de calme pour manger ma part de pudding. M.
+Pumblechook lui-même en mangea sa part, tout le monde en mangea. Lorsque
+chacun fut servi, M. Pumblechook commença à rayonner sous la
+bienheureuse influence du grog. Je commençais, moi, à croire que la
+journée se passerait bien, quand ma soeur dit à Joe de donner des
+assiettes propres... pour manger les choses froides.
+
+Je ressaisis le pied de la table, que je serrai contre ma poitrine,
+comme s'il eût été le compagnon de ma jeunesse et l'ami de mon coeur. Je
+prévoyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais que j'étais
+réellement perdu.
+
+«Vous allez en goûter, dit ma soeur en s'adressant à ses invités avec la
+meilleure grâce possible; vous allez en goûter, pour faire honneur au
+délicieux présent de l'oncle Pumblechook!»
+
+Devaient-ils vraiment y goûter! qu'ils ne l'espèrent pas!
+
+«Vous saurez, dit ma soeur en se levant, que c'est un pâté, un savoureux
+pâté au jambon.»
+
+La société se confondit en compliments. L'oncle Pumblechook, enchanté
+d'avoir bien mérité de ses semblables, s'écria:
+
+«Eh bien! mistress Joe, nous ferons de notre mieux; donnez-nous une
+tranche dudit pâté.»
+
+Ma soeur sortit pour le chercher. J'entendais ses pas dans l'office. Je
+voyais M. Pumblechook aiguiser son couteau. Je voyais l'appétit renaître
+dans les narines du nez romain de M. Wopsle. J'entendais M. Hubble faire
+remarquer qu'un morceau de pâté au jambon était meilleur que tout ce
+qu'on pouvait s'imaginer, et n'avait jamais fait de mal à personne.
+Quant à Joe, je l'entendis me dire à l'oreille:
+
+«Tu y goûteras, mon petit Pip.»
+
+Je n'ai jamais été tout à fait certain si, dans ma terreur, je proférai
+un hurlement, un cri perçant, simplement en imagination, ou si les
+oreilles de la société en entendirent quelque chose. Je n'y tenais plus,
+il fallait me sauver; je lâchai le pied de la table et courus pour
+chercher mon salut dans la fuite.
+
+Mais je ne courus pas bien loin, car, à la porte de la maison, je me
+trouvai en face d'une escouade de soldats armés de mousquets. L'un d'eux
+me présenta une paire de menottes en disant:
+
+«Ah! te voilà!... Enfin, nous le tenons; en route!...»
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+
+L'apparition d'une rangée de soldats faisant résonner leurs crosses de
+fusils sur le pas de notre porte, causa une certaine confusion parmi les
+convives. Mrs Joe reparut les mains vides, l'air effaré, en faisant
+entendre ces paroles lamentables:
+
+«Bonté divine!... qu'est devenu... le pâté?»
+
+Le sergent et moi nous étions dans la cuisine quand Mrs Joe rentra. À ce
+moment fatal, je recouvrai en partie l'usage de mes sens. C'était le
+sergent qui m'avait parlé; il promena alors ses yeux sur les assistants,
+en leur tendant d'une manière engageante les menottes de sa main droite,
+et en posant sa main gauche sur mon épaule.
+
+«Pardonnez-moi, mesdames et messieurs, dit le sergent, mais comme j'en
+ai prévenu ce jeune et habile fripon, avant d'entrer, je suis en chasse
+au nom du Roi et j'ai besoin du forgeron.
+
+--Et peut-on savoir ce que vous lui voulez? reprit ma soeur vivement.
+
+--Madame, répondit le galant sergent, si je parlais pour moi, je dirais
+que c'est pour avoir l'honneur et le plaisir de faire connaissance avec
+sa charmante épouse; mais, parlant pour le Roi, je réponds que je viens
+pour affaires.»
+
+Ce petit discours fut accueilli par la société comme une chose plutôt
+agréable que désagréable, et M. Pumblechook murmura d'une voix
+convaincue:
+
+«Bien dit, sergent.
+
+--Vous voyez, forgeron, continua le sergent qui avait fini par découvrir
+Joe; nous avons eu un petit accident à ces menottes; je trouve que
+celle-ci ne ferme pas très bien, et comme nous en avons besoin
+immédiatement, je vous prierai d'y jeter un coup d'oeil sans retard.»
+
+Joe, après y avoir jeté le coup d'oeil demandé, déclara qu'il fallait
+allumer le feu de la forge et qu'il y avait au moins pour deux heures
+d'ouvrage.
+
+«Vraiment! alors vous allez vous y mettre de suite, dit le sergent;
+comme c'est pour le service de Sa Majesté, si un de mes hommes peut vous
+donner un coup de main, ne vous gênez pas.»
+
+Là-dessus, il appela ses hommes dans la cuisine. Ils y arrivèrent un à
+un, posèrent d'abord leurs armes dans un coin, puis ils se promenèrent
+de long en large, comme font les soldats, les mains croisées
+négligemment sur leurs poitrines, s'appuyant tantôt sur une jambe,
+tantôt sur une autre, jouant avec leurs ceinturons ou leurs gibernes, et
+ouvrant la porte de temps à autre pour lancer dehors un jet de salive à
+plusieurs pieds de distance.
+
+Je voyais toutes ces choses sans avoir conscience que je les voyais, car
+j'étais dans une terrible appréhension. Mais commençant à remarquer que
+les menottes n'étaient pas pour moi, et que les militaires avaient mieux
+à faire que de s'occuper du pâté absent, je repris encore un peu de mes
+sens évanouis.
+
+«Voudriez-vous me dire quelle heure il est? dit le sergent à M.
+Pumblechook, comme à un homme dont la position, par rapport à la
+société, égalait la sienne.
+
+--Deux heures viennent de sonner, répondit celui-ci.
+
+--Allons, il n'y a pas encore grand mal, fit le sergent après
+réflexion; quand même je serais forcé de rester ici deux heures, ça ne
+fera rien. Combien croyez-vous qu'il y ait d'ici aux marais... un quart
+d'heure de marche peut-être?...
+
+--Un quart d'heure, justement, répondit Mrs Joe.
+
+--Très bien! nous serons sur eux à la brune, tels sont mes ordres; cela
+sera fait: c'est on ne peut mieux.
+
+--Des forçats, sergent? demanda M. Wopsle, en manière d'entamer la
+conversation.
+
+--Oui, répondit le sergent, deux forçats; nous savons bien qu'ils sont
+dans les marais, et qu'ils n'essayeront pas d'en sortir avant la nuit.
+Est-il ici quelqu'un qui ait vu semblable gibier?»
+
+Tout le monde, moi excepté, répondit: «Non,» avec confiance. Personne
+ne pensa à moi.
+
+«Bien, dit le sergent. Nous les cernerons et nous les prendrons plus tôt
+qu'ils ne le pensent. Allons, forgeron, le Roi est prêt, l'êtes-vous?»
+
+Joe avait ôté son habit, son gilet, sa cravate, et était passé dans la
+forge, où il avait revêtu son tablier de cuir. Un des soldats alluma le
+feu, un autre se mit au soufflet, et la forge ne tarda pas à ronfler.
+Alors Joe commença à battre sur l'enclume, et nous le regardions faire.
+
+Non seulement l'intérêt de cette éminente poursuite absorbait
+l'attention générale, mais il excitait la générosité de ma soeur. Elle
+alla tirer au tonneau un pot de bière pour les soldats, et invita le
+sergent à prendre un verre d'eau-de-vie. Mais M. Pumblechook dit avec
+intention:
+
+«Donnez-lui du vin, ma nièce, je réponds qu'il n'y a pas de goudron
+dedans.»
+
+Le sergent le remercia en disant qu'il ne tenait pas essentiellement au
+goudron, et qu'il prendrait volontiers un verre de vin, si rien ne s'y
+opposait. Quand on le lui eût versé, il but à la santé de Sa Majesté,
+avec les compliments d'usage pour la solennité du jour, et vida son
+verre d'un seul trait.
+
+«Pas mauvais, n'est-ce pas, sergent? dit M. Pumblechook.
+
+--Je vais vous dire quelque chose, répondit le sergent, je soupçonne que
+ce vin-là sort de votre cave.»
+
+M. Pumblechook se mit à rire d'une certaine manière, en disant:
+
+«Ah!... ah!... et pourquoi cela?
+
+--Parce que, reprit le sergent en lui frappant sur l'épaule, vous êtes
+un gaillard qui vous y connaissez.
+
+--Croyez-vous? dit M. Pumblechook en riant toujours. Voulez-vous un
+second verre?
+
+--Avec vous, répondit le sergent, nous trinquerons. Quelle jolie musique
+que le choc des verres! À votre santé.... Puissiez-vous vivre mille ans,
+et ne jamais en boire de plus mauvais!»
+
+Le sergent vida son second verre et paraissait tout prêt à en vider un
+troisième. Je remarquai que, dans son hospitalité généreuse, M.
+Pumblechook semblait oublier qu'il avait déjà fait présent du vin à ma
+soeur; il prit la bouteille des mains de Mrs Joe, et en fit les honneurs
+avec beaucoup d'effusion et de gaieté. Moi-même j'en bus un peu. Il alla
+jusqu'à demander une seconde bouteille, qu'il offrit avec la même
+libéralité, quant on eut vidé la première.
+
+En les voyant aller et venir dans la forge, gais et contents, je pensai
+à la terrible trempée qui attendait, pour son dîner, mon ami réfugié
+dans les marais. Avant le repas, ils étaient beaucoup plus tranquilles
+et ne s'amusaient pas le quart autant qu'ils le firent après; mais le
+festin les avait animés et leur avait donné cette excitation qu'il
+produit presque toujours. Et maintenant qu'ils avaient la perspective
+charmante de s'emparer des deux misérables; que le soufflet semblait
+ronfler pour ceux-ci, le feu briller à leur intention et la fumée
+s'élancer en toute hâte, comme si elle se mettait à leur poursuite; que
+je voyais Joe donner des coups de marteau et faire résonner la forge
+pour eux, et les ombres fantastiques sur la muraille, qui semblaient les
+atteindre et les menacer, pendant que la flamme s'élevait et
+s'abaissait; que les étincelles rouges et brillantes jaillissaient, puis
+se mouraient, le pâle déclin du jour semblait presqu'à ma jeune
+imagination compatissante s'affaiblir à leur intention... les pauvres
+malheureux....
+
+Enfin, la besogne de Joe était terminée. Les coups de marteau et la
+forge s'étaient arrêtés. En remettant son habit, Joe eut le courage de
+proposer à quelques uns de nous d'aller avec les soldats pour voir
+comment les choses se passeraient. M. Pumblechook et M. Hubble
+s'excusèrent en donnant pour raison la pipe et la société des dames;
+mais M. Wopsle dit qu'il irait si Joe y allait. Joe répondit qu'il ne
+demandait pas mieux, et qu'il m'emmènerait avec la permission de Mrs
+Joe. C'est à la curiosité de Mrs Joe que nous dûmes la permission
+qu'elle nous accorda; elle n'était pas fâchée de savoir comment tout
+cela finirait, et elle se contenta de dire:
+
+«Si vous me ramenez ce garçon la tête brisée et mise en morceaux à coups
+de mousquets, ne comptez pas sur moi pour la raccommoder.»
+
+Le sergent prit poliment congé des dames et quitta M. Pumblechook comme
+un vieux camarade. Je crois cependant que, dans ces circonstances
+difficiles, il exagérait un peu ses sentiments à l'égard de M.
+Pumblechook, lorsque ses yeux se mouillèrent de larmes naissantes. Ses
+hommes reprirent leurs mousquets et se remirent en rang. M. Wopsle, Joe
+et moi reçûmes l'ordre de rester à l'arrière-garde, et de ne plus dire
+un mot dès que nous aurions atteint les marais. Une fois en plein air,
+je dis à Joe:
+
+«J'espère, Joe, que nous ne les trouverons pas.»
+
+Et Joe me répondit:
+
+«Je donnerais un shilling pour qu'ils se soient sauvés, mon petit Pip.»
+
+Aucun flâneur du village ne vint se joindre à nous; car le temps était
+froid et menaçant, le chemin difficile et la nuit approchait. Il y
+avait de bons feux dans l'intérieur des maisons, et les habitants
+fêtaient joyeusement le jour de Noël. Quelques têtes se mettaient aux
+fenêtres pour nous regarder passer; mais personne ne sortait. Nous
+passâmes devant le poteau indicateur, et, sur un signe du sergent, nous
+nous arrêtâmes devant le cimetière, pendant que deux ou trois de ses
+hommes se dispersaient parmi les tombes ou examinaient le portail de
+l'église. Ils revinrent sans avoir rien trouvé. Alors nous reprîmes
+notre marche et nous nous enfonçâmes dans les marais. En passant par la
+porte de côté du cimetière, un grésil glacial, poussé par le vent d'est,
+nous fouetta le visage, et Joe me prit sur son dos.
+
+À présent que nous étions dans cette lugubre solitude, où l'on ne se
+doutait guère que j'étais venu quelques heures auparavant, et où j'avais
+vu les deux hommes se cacher, je me demandai pour la première fois, avec
+une frayeur terrible, si le forçat, en supposant qu'on l'arrêtât,
+n'allait pas croire que c'était moi qui amenais les soldats? Il m'avait
+déjà demandé si je n'étais pas un jeune drôle capable de le trahir, et
+il m'avait dit que je serais un fier limier si je le dépistais.
+Croirait-il que j'étais à la fois un jeune drôle et un limier de police,
+et que j'avais l'intention de le trahir?
+
+Il était inutile de me faire cette question alors; car j'étais sur le
+dos de Joe, et celui-ci s'avançait au pas de course, comme un chasseur,
+en recommandant à M. Wopsle de ne pas tomber sur son nez romain et de
+rester avec nous. Les soldats marchaient devant nous, un à un, formant
+une assez longue ligne, en laissant entre chacun d'eux un intervalle
+assez grand. Nous suivions le chemin que j'avais voulu prendre le matin,
+et dans lequel je m'étais égaré à cause du brouillard, qui ne s'était
+pas encore dissipé complètement, ou que le vent n'avait pas encore
+chassé. Aux faibles rayons du soleil couchant, le phare, le gibet, le
+monticule de la Batterie et le bord opposé de la rivière, tout
+paraissait plat et avoir pris la teinte grise et plombée de l'eau.
+
+Perché sur les larges épaules du forgeron, je regardais au loin si je
+ne découvrirais pas quelques traces des forçats. Je ne vis rien; je
+n'entendis rien. M. Wopsle m'avait plus d'une fois alarmé par son
+souffle et sa respiration difficiles; mais, maintenant, je savais
+parfaitement que ces sons n'avaient aucun rapport avec l'objet de notre
+poursuite. Il y eut un moment où je tressaillis de frayeur. J'avais cru
+entendre le bruit de la lime.... Mais c'était tout simplement la
+clochette d'un mouton. Les brebis cessaient de manger pour nous regarder
+timidement, et les bestiaux, détournant leurs têtes du vent et du
+grésil, s'arrêtaient pour nous regarder en colère, comme s'ils nous
+eussent rendus responsables de tous leurs désagréments; mais à part ces
+choses et le frémissement de chaque brin d'herbe qui se fermait à la fin
+du jour, on n'entendait aucun bruit dans la silencieuse solitude des
+marais.
+
+Les soldats s'avançaient dans la direction de la vieille Batterie, et
+nous les suivions un peu en arrière, quand soudain tout le monde
+s'arrêta, car, sur leurs ailes, le vent et la pluie venaient de nous
+apporter un grand cri. Ce cri se répéta; il semblait venir de l'est, à
+une assez grande distance; mais il était si prolongé et si fort qu'on
+aurait pu croire que c'étaient plusieurs cris partis en même temps, s'il
+eût été possible à quelqu'un de juger quelque chose dans une si grande
+confusion de sons.
+
+Le sergent en causait avec ceux des hommes qui étaient le plus rapproché
+de lui, quand Joe et moi les rejoignîmes. Après s'être concertés un
+moment, Joe (qui était bon juge) donna son avis. M. Wopsle (qui était un
+mauvais juge) donna aussi le sien. Enfin, le sergent, qui avait la
+décision, ordonna qu'on ne répondrait pas au cri, mais qu'on changerait
+de route, et qu'on se rendrait en toute hâte du côté d'où il paraissait
+venir. En conséquence, nous prîmes à droite, et Joe détala avec une
+telle rapidité, que je fus obligé de me cramponner à lui pour ne pas
+perdre l'équilibre.
+
+C'était une véritable chasse maintenant, ce que Joe appela aller comme
+le vent, dans les quatre seuls mots qu'il prononça dans tout ce temps.
+Montant et descendant les talus, franchissant les barrières, pataugeant
+dans les fossés, nous nous élancions à travers tous les obstacles, sans
+savoir où nous allions. À mesure que nous approchions, le bruit devenait
+de plus en plus distinct, et il nous semblait produit par plusieurs
+voix: quelquefois il s'arrêtait tout à coup; alors les soldats aussi
+s'arrêtaient; puis, quand il reprenait, les soldats continuaient leur
+course avec une nouvelle ardeur et nous les suivions. Bientôt, nous
+avions couru avec une telle rapidité, que nous entendîmes une voix
+crier:
+
+«Assassin!»
+
+Et une autre voix:
+
+«Forçats!... fuyards!... gardes!... soldats!... par ici!... Voici les
+forçats évadés!...»
+
+Puis toutes les voix se mêlèrent comme dans une lutte, et les soldats se
+mirent à courir comme des cerfs. Joe fit comme eux. Le sergent courait
+en tête. Le bruit cessa tout à coup. Deux de ses hommes suivaient de
+près le sergent, leurs fusils armés et prêts à tirer.
+
+«Voilà nos deux hommes! s'écria le sergent luttant déjà au fond d'un
+fossé. Rendez-vous, sauvages que vous êtes, rendez-vous tous les deux!»
+
+L'eau éclaboussait... la boue volait... on jurait... on se donnait des
+coups effroyables.... Quand d'autres hommes arrivèrent dans le fossé au
+secours du sergent, ils s'emparèrent de mes deux forçats l'un après
+l'autre, et les traînèrent sur la route; tous deux blasphémant, se
+débattant et saignant. Je les reconnus du premier coup d'oeil.
+
+«Vous savez, dit mon forçat, en essuyant sa figure couverte de sang avec
+sa manche en loques, que c'est moi qui l'ai arrêté, et que c'est moi qui
+vous l'ai livré; vous savez cela.
+
+--Cela n'a pas grande importance ici, dit le sergent, et cela vous fera
+peu de bien, mon bonhomme, car vous êtes dans la même situation. Vite,
+des menottes!
+
+--Je n'en attends pas de bien non plus, dit mon forçat avec un rire
+singulier. C'est moi qui l'ai pris; il le sait, et cela me suffit.»
+
+L'autre forçat était effrayant à voir: il avait la figure toute
+déchirée; il ne put ni remuer, ni parler, ni respirer, jusqu'à ce qu'on
+lui eût mis les menottes; et il s'appuya sur un soldat pour ne pas
+tomber.
+
+«Vous le voyez, soldats, il a voulu m'assassiner! furent ses premiers
+mots.
+
+--Voulu l'assassiner?... dit mon forçat avec dédain, allons donc! est-ce
+que je sais ce que c'est que vouloir et ne pas faire?... Je l'ai arrêté
+et livré aux soldats, voilà ce que j'ai fait! Non seulement je l'ai
+empêché de quitter les marais, mais je l'ai amené jusqu'ici, en le
+tirant par les pieds. C'est un gentleman, s'il vous plaît, que ce
+coquin. C'est moi qui rends au bagne ce gentleman... l'assassiner!...
+Pourquoi?... quand je savais faire pire en le ramenant au bagne!»
+
+L'autre râlait et s'efforçait de dire:
+
+«Il a voulu me tuer... me tuer... vous en êtes témoins.
+
+--Écoutez! dit mon forçat au sergent, je me suis échappé des pontons;
+j'aurais bien pu aussi m'échapper de vos pattes: voyez mes jambes, vous
+n'y trouverez pas beaucoup de fer. Je serais libre, si je n'avais appris
+qu'il était ici; mais le laisser profiter de mes moyens d'évasion, non
+pas!... non pas!... Si j'étais mort là-dedans, et il indiquait du geste
+le fossé où nous l'avions trouvé, je ne l'aurais pas lâché, et vous
+pouvez être certain que vous l'auriez trouvé dans mes griffes.»
+
+L'autre fugitif, qui éprouvait évidemment une horreur extrême à la vue
+de son compagnon, répétait sans cesse:
+
+«Il a voulu me tuer, et je serais un homme mort si vous n'étiez pas
+arrivés....
+
+--Il ment! dit mon forçat avec une énergie féroce; il est né menteur, et
+il mourra menteur. Regardez-le... n'est-ce pas écrit sur son front?
+Qu'il me regarde en face, je l'en défie.»
+
+L'autre, s'efforçant de trouver un sourire dédaigneux, ne réussit
+cependant pas, malgré ses efforts, à donner à sa bouche une expression
+très nette; il regarda les soldats, puis les nuages et les marais, mais
+il ne regarda certainement pas son interlocuteur.
+
+«Le voyez-vous, ce coquin? continua mon forçat. Voyez comme il me
+regarde avec ses yeux faux et lâches. Voilà comment il me regardait
+quand nous avons été jugés ensemble. Jamais il ne me regardait en face.»
+
+L'autre, après bien des efforts, parvint à fixer ses yeux sur son ennemi
+en disant:
+
+«Vous n'êtes pas beau à voir.»
+
+Mon forçat était tellement exaspéré qu'il se serait précipité sur lui,
+si les soldats ne se fussent interposés.
+
+«Ne vous ai-je pas dit, fit l'autre forçat, qu'il m'assassinerait s'il
+le pouvait?»
+
+On voyait qu'il tremblait de peur; et il sortait de ses lèvres une
+petite écume blanche comme la neige.
+
+«Assez parlé, dit le sergent, allumez des torches.»
+
+Un des soldats, qui portait un panier au lieu de fusil, se baissa et se
+mit à genoux pour l'ouvrir. Alors mon forçat, promenant ses regards pour
+la première fois autour de lui, m'aperçut. J'avais quitté le dos de Joe
+en arrivant au fossé, et je n'avais pas bougé depuis. Je le regardais,
+il me regardait; je me mis à remuer mes mains et à remuer ma tête;
+j'avais attendu qu'il me vît pour l'assurer de mon innocence. Il ne me
+fut pas bien prouvé qu'il comprît mon intention, car il me lança un
+regard que je ne compris pas non plus; ce regard ne dura qu'un instant;
+mais je m'en souviens encore, comme si je l'eusse considéré une heure
+durant, et même pendant toute une journée.
+
+Le soldat qui tenait le panier se fût bientôt procuré de la lumière, et
+il alluma trois ou quatre torches, qu'il distribua aux autres.
+Jusqu'alors il avait fait presque noir; mais en ce moment l'obscurité
+était complète. Avant de quitter l'endroit où nous étions, quatre
+soldats déchargèrent leurs armes en l'air. Bientôt après, nous vîmes
+d'autres torches briller dans l'obscurité derrière nous, puis d'autres
+dans les marais et d'autres encore sur le bord opposé de la rivière.
+
+«Tout va bien! dit le sergent. En route!
+
+Nous marchions depuis peu, quand trois coups de canons retentirent tout
+près de nous, avec tant de force que je croyais avoir quelque chose de
+brisé dans l'oreille.
+
+«On vous attend à bord, dit le sergent à mon forçat; on sait que nous
+vous amenons. Avancez, mon bonhomme, serrez les rangs.»
+
+Les deux hommes étaient séparés et entourés par des gardes différents.
+Je tenais maintenant Joe par la main, et Joe tenait une des torches. M.
+Wopsle aurait voulu retourner au logis, mais Joe était déterminé à tout
+voir, et nous suivîmes le groupe des soldats et des prisonniers. Nous
+marchions en ce moment sur un chemin pas trop mauvais qui longeait la
+rivière, en faisant çà et là un petit détour où se trouvait un petit
+fossé avec un moulin en miniature et une petite écluse pleine de vase.
+En me retournant, je voyais les autres torches qui nous suivaient,
+celles que nous tenions jetaient de grandes lueurs de feu sur les
+chemins, et je les voyais toutes flamber, fumer et s'éteindre. Autour de
+nous, tout était sombre et noir; nos lumières réchauffaient l'air qui
+nous enveloppait par leurs flammes épaisses. Les prisonniers n'en
+paraissaient pas fâchés, en s'avançant au milieu des mousquets. Comme
+ils boitaient, nous ne pouvions aller très vite, et ils étaient si
+faibles que nous fûmes obligés de nous arrêter deux ou trois fois pour
+les laisser reposer.
+
+Après une heure de marche environ, nous arrivâmes à une hutte de bois et
+à un petit débarcadère. Il y avait un poste dans la hutte. On questionna
+le sergent. Alors nous entrâmes dans la hutte où régnait une forte odeur
+de tabac et de chaux détrempée. Il y avait un bon feu, une lampe, un
+faisceau de mousquets, un tambour et un grand lit de camp en bois,
+capable de contenir une douzaine de soldats à la fois. Trois ou quatre
+soldats, étendus tout habillés sur ce lit, ne firent guère attention à
+nous; mais ils se contentèrent de lever un moment leurs têtes
+appesanties par le sommeil, puis les laissèrent retomber. Le sergent fit
+ensuite une espèce de rapport et écrivit quelque chose sur un livre.
+Alors, seulement, le forçat que j'appelle l'autre, fut emmené entre deux
+gardes pour passer à bord le premier.
+
+Mon forçat ne me regarda jamais, excepté cette fois. Tout le temps que
+nous restâmes dans la hutte, il se tint devant le feu, en me regardant
+d'un air rêveur; ou bien, mettant ses pieds sur le garde-feu, il se
+retournait et considérait tristement ses gardiens, comme pour les
+plaindre de leur récente aventure. Tout à coup, il fixa ses yeux sur le
+sergent, et dit:
+
+«J'ai quelque chose à dire sur mon évasion. Cela pourra empêcher
+d'autres personnes d'être soupçonnées à cause de moi.
+
+--Dites ce que vous voulez, répondit le sergent qui le regardait les
+bras croisés; mais ça ne servira à rien de le dire ici. L'occasion ne
+vous manquera pas d'en parler là-bas avant de... vous savez bien ce que
+je veux dire....
+
+--Je sais, mais c'est une question toute différente et une tout autre
+affaire; un homme ne peut pas mourir de faim, ou du moins, moi, je ne le
+pouvais pas. J'ai pris quelques vivres là-bas, dans le village, près de
+l'église.
+
+--Vous voulez dire que vous les avez volés, dit le sergent.
+
+--Oui, et je vais vous dire où. C'est chez le forgeron.
+
+--Holà! dit le sergent en regardant Joe.
+
+--Holà! mon petit Pip, dit Joe en me regardant.
+
+--C'étaient des restes, voilà ce que c'était, et une goutte de liqueur
+et un pâté.
+
+--Dites-donc, forgeron, avez-vous remarqué qu'il vous manquât quelque
+chose, comme un pâté? demanda le sergent.
+
+--Ma femme s'en est aperçue au moment même où vous êtes entré, n'est-ce
+pas, mon petit Pip?
+
+--Ainsi donc, dit mon forçat en tournant sur Joe des yeux timides sans
+les arrêter sur moi, ainsi donc, c'est vous qui êtes le forgeron? Alors
+je suis fâché de vous dire que j'ai mangé votre pâté.
+
+--Dieu sait si vous avez bien fait, en tant que cela me concerne,
+répondit Joe en pensant à Mrs Joe. Nous ne savons pas ce que vous avez
+fait, mais nous ne voudrions pas vous voir mourir de faim pour cela,
+pauvre infortuné!... N'est-ce pas, mon petit Pip?»
+
+Le bruit que j'avais déjà entendu dans la gorge de mon forçat se fit
+entendre de nouveau, et il se détourna. Le bateau revint le prendre et
+la garde qui était prête; nous le suivîmes jusqu'à l'embarcadère, formé
+de pierres grossières, et nous le vîmes entrer dans la barque qui
+s'éloigna aussitôt, mise en mouvement par un équipage de forçats comme
+lui. Aucun d'eux ne paraissait ni surpris, ni intéressé, ni fâché, ni
+bien aise de le revoir; personne ne parla, si ce n'est quelqu'un, qui
+dans le bateau cria comme à des chiens:
+
+«Nagez, vous autres, et vivement!»
+
+Ce qui était le signal pour faire jouer les rames. À la lumière des
+torches, nous pûmes distinguer le noir ponton, à très peu de distance de
+la vase du rivage, comme une affreuse arche de Noé. Ainsi ancré et
+retenu par de massives chaînes rouillées, le ponton semblait, à ma jeune
+imagination, être enchaîné comme les prisonniers. Nous vîmes le bateau
+arriver au ponton, le tourner, puis disparaître. Alors on jeta le bout
+des torches dans l'eau. Elles s'éteignirent, et il me sembla que tout
+était fini pour mon pauvre forçat.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+
+L'état de mon esprit, à l'égard du larcin dont j'avais été déchargé
+d'une manière si imprévue, ne me poussait pas à un aveu complet, mais
+j'espérais qu'il sortirait de là quelque chose de bon pour moi.
+
+Je ne me souviens pas d'avoir ressenti le moindre remords de conscience
+en ce qui concernait Mrs Joe, quand la crainte d'être découvert m'eut
+abandonné. Mais j'aimais Joe, sans autre raison, peut-être, dans les
+premiers temps, que parce que ce cher homme se laissait aimer de moi;
+et, quant à lui, ma conscience ne se tranquillisa pas si facilement. Je
+sentais fort bien, (surtout quand je le vis occupé à chercher sa lime)
+que j'aurais dû lui dire toute la vérité. Cependant, je n'en fis rien,
+par la raison absurde que, si je le faisais, il me croirait plus
+coupable que je ne l'étais réellement. La crainte de perdre la confiance
+de Joe, et dès lors de m'asseoir dans le coin de la cheminée, le soir,
+sans oser lever les yeux sur mon compagnon, sur mon ami perdu pour
+toujours, tint ma langue clouée à mon palais. Je me figurais que si Joe
+savait tout, je ne le verrais plus le soir, au coin du feu, caressant
+ses beaux favoris, sans penser qu'il méditait sur ma faute. Je
+m'imaginais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus me regarder,
+comme il le faisait bien souvent, et comme il l'avait encore fait hier
+et aujourd'hui, quand on avait apporté la viande et le pudding sur la
+table, sans se demander si je n'avais pas été visiter l'office. Je me
+persuadais que si Joe savait tout, il ne pourrait plus, dans nos futures
+réunions domestiques, remarquer que sa bière était plate ou épaisse,
+sans que je fusse convaincu qu'il s'imaginait qu'il y avait de l'eau de
+goudron, et que le rouge m'en monterait à la face. En un mot, j'étais
+trop lâche pour faire ce que je savais être bien, comme j'avais été trop
+lâche pour éviter ce que je savais être mal. Je n'avais encore rien
+appris du monde, je ne suivais donc l'exemple de personne. Tout à fait
+ignorant, je suivis le plan de conduite que je me traçais moi-même.
+
+Comme j'avais envie de dormir un peu après avoir quitté le ponton, Joe
+me prit encore une fois sur ses épaules pour me ramener à la maison. Il
+dut être bien fatigué, car M. Wopsle n'en pouvait plus et était dans un
+tel état de surexcitation que si l'Église eût été accessible à tout le
+monde, il eût probablement excommunié l'expédition tout entière, en
+commençant par Joe et par moi. Avec son peu de jugement, il était resté
+assis sur la terre humide, pendant un temps très déraisonnable, si bien
+qu'après avoir ôté sa redingote, pour la suspendre au feu de la cuisine,
+l'état évident de son pantalon aurait réclamé les mêmes soins, si ce
+n'eût été commettre un crime de lèse-convenances.
+
+Pendant ce temps, on m'avait remis sur mes pieds et je chancelais sur le
+plancher de la cuisine comme un petit ivrogne; j'étais étourdi, sans
+doute parce que j'avais dormi, et sans doute aussi à cause des lumières
+et du bruit que faisaient tous ces personnages qui parlaient tous en
+même temps. En revenant à moi, grâce à un grand coup de poing qui me fut
+administré par ma soeur entre les deux épaules, et grâce aussi à
+l'exclamation stimulante: «Allons donc!... A-t-on jamais vu un pareil
+gamin!» j'entendis Joe leur raconter les aveux du forçat, et tous les
+invités s'évertuer à chercher par quel moyen il avait pu pénétrer
+jusqu'au garde-manger. M. Pumblechook découvrit, après une mystérieux
+examen des lieux, qu'il avait dû gagner d'abord le toit de la forge,
+puis le toit de la maison, et que de là il s'était laissé glisser, à
+l'aide d'une corde, par la cheminée de la cuisine; et comme M.
+Pumblechook était un homme influent et positif, et qu'il conduisait
+lui-même sa voiture, au vu et au su de tout le monde, on admit que les
+choses avaient dû se passer ainsi qu'il le disait. M. Wopsle eut beau
+crier: «Mais non! Mais non!» avec la faible voix d'un homme fatigué,
+comme il n'apportait aucune théorie à l'appui de sa négation et qu'il
+n'avait pas d'habit sur le dos, on n'y fit aucune attention, sans
+compter qu'il se dégageait une vapeur épaisse du fond de son pantalon,
+qu'il tenait tourné vers le feu de la cuisine pour en faire évaporer
+l'humidité. On comprendra que tout cela n'était pas fait pour inspirer
+une grande confiance.
+
+C'est tout ce que j'entendis ce soir là, jusqu'au moment où ma soeur
+m'empoigna comme un coupable, en me reprochant d'avoir dormi sous les
+yeux de toute la société, et me mena coucher en me tirant par la main
+avec une violence telle, qu'en marchant je faisais autant de bruit que
+si j'eusse traîné cinquante paires de bottes sur les escaliers. Mon
+esprit, tendu et agité dès le matin, ainsi que je l'ai déjà dit, resta
+dans cet état longtemps encore, après qu'on eût laissé tomber dans
+l'oubli ce terrible sujet, dont on ne parla plus que dans des occasions
+tout à fait exceptionnelles.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+
+À cette époque, quand je lisais dans le cimetière les inscriptions des
+tombeaux, j'étais juste assez savant pour les épeler, et encore le sens
+que je formais de leur construction, n'était-il pas toujours très
+correct. Par exemple, je comprenais que: «_Épouse du ci-dessus_» était
+un compliment adressé à mon père dans un monde meilleur; et si, sur la
+tombe d'un de mes parents défunts, j'avais lu n'importe quel titre de
+parenté suivi de ces mots: «_du ci-dessus»_, je n'aurais pas manqué de
+prendre l'opinion la plus triste de ce membre de la famille. Mes notions
+théologiques, que je n'avais puisées que dans le catéchisme, n'étaient
+pas non plus parfaitement exactes, car je me souviens que lorsqu'on
+m'invitait à suivre «le droit chemin» durant toute ma vie, je supposais
+que cela voulait dire qu'il me fallait toujours suivre le même chemin
+pour rentrer ou sortir de chez nous, sans jamais me détourner, en
+passant par la maison du charron ou bien encore par le moulin.
+
+Je devais être, dès que je serais en âge, l'apprenti de Joe; jusque là,
+je n'avais pas à prétendre à aucune autre dignité, qu'à ce que Mrs Joe
+appelait être dorloté, et que je traduisais, moi, par être trop bourré.
+Non seulement je servais d'aide à la forge, mais si quelque voisin
+avait, par hasard, besoin d'un mannequin pour effrayer les oiseaux, ou
+de quelqu'un pour ramasser les pierres, ou faire n'importe quelle autre
+besogne du même genre, j'étais honoré de cet emploi. Cependant, afin de
+ménager la dignité de notre position élevée de ne pas la compromettre,
+on avait placé sur le manteau de la cheminée de la cuisine une tirelire
+dans laquelle, on le disait à tout le monde, tout ce que je gagnais
+était versé. Mais j'ai une vague idée que mes épargnes ont dû contribuer
+un jour à la liquidation de la Dette Nationale. Tout ce que je sais,
+c'est que je n'ai jamais, pour ma part, espéré participer à ce trésor.
+
+La grande tante de M. Wopsle tenait une école du soir dans le village,
+c'est-à-dire que c'était une vieille femme ridicule, d'un mérite fort
+restreint, et qui avait des infirmités sans nombre; elle avait
+l'habitude de dormir de six à sept heures du soir, en présence d'enfants
+qui payaient chacun deux pence par semaine pour la voir se livrer à ce
+repos salutaire. Elle louait un petit cottage, dont M. Wopsle occupait
+l'étage supérieur, où nous autres écoliers l'entendions habituellement
+lire à haute voix, et quelquefois frapper de grands coups de pied sur le
+plancher. On croyait généralement que M. Wopsle inspectait l'école une
+fois par semaine, mais ce n'était qu'une pure fiction.; tout ce qu'il
+faisait, dans ces occasions, c'était de relever les parements de son
+habit, de passer la main dans ses cheveux, et de nous débiter le
+discours de Marc Antoine sur le corps de César; puis venait
+invariablement l'ode de Collins sur les Passions, après laquelle je ne
+pouvais m'empêcher de comparer M. Wopsle à la Vengeance rejetant son
+épée teinte de sang et vociférant pour ramasser la trompette qui doit
+annoncer la Guerre. Je n'étais pas alors ce que je devins plus tard:
+quand j'atteignis l'âge des passions et que je les comparai à Collins et
+à Wopsle, ce fut au grand désavantage de ces deux gentlemen.
+
+La grand'tante de M. Wopsle, indépendamment de cette maison d'éducation,
+tenait dans la même chambre une petite boutique de toutes sortes de
+petites choses. Elle n'avait elle-même aucune idée de ce qu'elle avait
+en magasin, ni de la valeur de ces objets; mais il y avait dans un
+tiroir un mémorandum graisseux, qui servait de catalogue et indiquait
+les prix. À l'aide de cet oracle infaillible, Biddy présidait à toutes
+les transactions commerciales. Biddy était la petite-fille de la
+grand'tante de M. Wopsle. J'avoue que je n'ai jamais pu trouver à quel
+degré elle était parente de ce dernier. Biddy était orpheline comme moi;
+comme moi aussi elle avait été élevée à la main. Elle se faisait surtout
+remarquer par ses extrémités, car ses cheveux n'étaient jamais peignés,
+ses mains toujours sales, et ses souliers n'étant jamais entrés qu'à
+moitié, laissaient sortir ses talons. Je ferai remarquer que cette
+description ne doit s'appliquer qu'aux jours de la semaine; les
+Dimanches elle se nettoyait à fond pour se rendre à l'église.
+
+Grâce à mon application, et bien plus avec l'aide de Biddy qu'avec celle
+de la grand'tante de M. Wopsle, je m'escrimais avec l'alphabet comme
+avec un buisson de ronces, et j'étais très fatigué et très égratigné par
+chaque lettre. Ensuite, je tombai parmi ces neuf gredins de chiffres,
+qui semblaient chaque soir prendre un nouveau déguisement pour éviter
+d'être reconnus. Mais à la fin, je commençai à lire, écrire et calculer,
+le tout à l'aveuglette et en tâtonnant, et sur une très petite échelle.
+
+Un soir, j'étais assis dans le coin de la cheminée, mon ardoise sur les
+genoux, m'évertuant à écrire une lettre à Joe. Je pense que cela devait
+être une année au moins après notre expédition dans les marais, car
+c'était en hiver et il gelait très fort. J'avais devant moi, par terre,
+un alphabet auquel je me reportais à tout moment; je réussis donc, après
+une ou deux heures de travail, à tracer cette épître:
+
+«Mont chaiR JO j'ai ce Pair queux tU es bien PortaNt, j'aI ce Pair Osi
+qUe je seré bien TO capabe dE Td JO, Alor NouseronT Contan et croy moa
+ToN amI PiP.»
+
+Je dois dire qu'il n'était pas indispensable que je communiquasse avec
+Joe par lettres, d'autant plus qu'il était assis à côté de moi, et que
+nous étions seuls; mais je lui remis de ma propre main cette missive,
+écrite sur l'ardoise avec le crayon, et il la reçut comme un miracle
+d'érudition.
+
+«Ah! mon petit Pip! s'écria Joe en ouvrant ses grands yeux bleus; je
+dis, mon petit Pip, que tu es un fier savant, toi!
+
+--Je voudrais bien être savant,» lui répondis-je.
+
+Et en jetant un coup d'oeil sur l'ardoise, il me sembla que l'écriture
+suivait une légère inclination de bas en haut.
+
+«Ah! ah! voilà un J, dit Joe, et un O, ma parole d'honneur! Oui, un J et
+un O, mon petit Pip, ça fait Joe.»
+
+Jamais je n'avais entendu Joe lire à haute voix aussi longtemps, et
+j'avais remarqué à l'église, le dernier Dimanche, alors que je tenais
+notre livre de prières à l'envers, qu'il le trouvait tout aussi bien à
+sa convenance que si je l'eusse tenu dans le bon sens. Voulant donc
+saisir la présente occasion de m'assurer si, en enseignant Joe, j'aurais
+affaire à un commençant, je lui dis:
+
+«Oh! mais, lis le reste, Joe.
+
+--Le reste.... Hein!... mon petit Pip?... dit Joe en promenant lentement
+son regard sur l'ardoise, une... deux... trois.... Eh bien, il y a trois
+J et trois O, ça fait trois Joe, Pip!»
+
+Je me penchai sur Joe, et en suivant avec mon doigt, je lui lus la
+lettre tout entière.
+
+«C'est étonnant, dit Joe quand j'eus fini, tu es un fameux écolier.
+
+--Comment épelles-tu Gargery, Joe? lui demandai-je avec un petit air
+d'indulgence.
+
+--Je ne l'épelle pas du tout, dit Joe.
+
+--Mais en supposant que tu l'épelles?
+
+--Il ne faut pas le supposer, mon petit Pip, dit Joe, quoique j'aime
+énormément la lecture.
+
+--Vraiment, Joe?
+
+--Énormément. Mon petit Pip, dit Joe, donne-moi un bon livre ou un bon
+journal, et mets-moi près d'un bon feu, et je ne demande pas mieux.
+Seigneur! ajouta-t-il après s'être frotté les genoux durant un moment,
+quand on arrive à un J et à un O, on se dit comme cela, j'y suis enfin,
+un J et un O, ça fait Joe; c'est une fameuse lecture tout de même!»
+
+Je conclus de là, qu'ainsi que la vapeur, l'éducation de Joe était
+encore en enfance. Je continuai à l'interroger:
+
+«Es-tu jamais allé à l'école, quand tu étais petit comme moi?
+
+--Non, mon petit Pip.
+
+--Pourquoi, Joe?
+
+--Parce que, mon petit Pip, dit Joe en prenant le poker, et se livrant à
+son occupation habituelle quand il était rêveur, c'est-à-dire en se
+mettant à tisonner le feu; je vais te dire. Mon père, mon petit Pip,
+s'adonnait à la boisson, et quand il avait bu, il frappait à coups de
+marteau sur ma mère, sans miséricorde, c'était presque la seule personne
+qu'il eût à frapper, excepté moi, et il me frappait avec toute la
+vigueur qu'il aurait dû mettre à frapper son enclume. Tu m'écoutes,
+et... tu me comprends, mon petit Pip, n'est-ce pas?
+
+--Oui, Joe.
+
+--En conséquence, ma mère et moi, nous quittâmes mon père à plusieurs
+reprises; alors ma mère, en s'en allant à son ouvrage, me disait: «Joe,
+s'il plaît à Dieu, tu auras une bonne éducation.» Et elle me mettait à
+l'école. Mais mon père avait cela de bon dans sa dureté, qu'il ne
+pouvait se passer longtemps de nous: donc, il s'en venait avec un tas de
+monde faire un tel tapage à la porte des maisons où nous étions, que les
+habitants n'avaient qu'une chose à faire, c'était de nous livrer à lui.
+Alors, il nous emmenait chez nous, et là il nous frappait de plus belle;
+comme tu le penses bien, mon petit Pip, dit Joe en laissant le feu et le
+poker en repos pour réfléchir; tout cela n'avançait pas mon éducation.
+
+--Certainement non, mon pauvre Joe!
+
+--Cependant, prends garde, mon petit Pip, continua Joe, en reprenant le
+poker, et en donnant deux ou trois coups fort judicieux dans le foyer,
+il faut rendre justice à chacun: mon père avait cela de bon, vois-tu?»
+
+Je ne voyais rien de bon dans tout cela; mais je ne le lui dis pas.
+
+«Oui, continua Joe, il fallait que quelqu'un fît bouillir la marmite;
+sans cela, la marmite n'aurait pas bouilli du tout, sais-tu?...»
+
+Je le savais et je te le dis.
+
+«En conséquence, mon père ne m'empêchait pas d'aller travailler; c'est
+ainsi que je me mis à apprendre mon métier actuel, qui était aussi le
+sien, et je travaillais dur, je t'en réponds, mon petit Pip. Je vins à
+bout de le soutenir jusqu'à sa mort et de le faire enterrer
+convenablement, et j'avais l'intention de faire écrire sur sa tombe:
+«_Souviens-toi, lecteur, que, malgré ses torts, il avait eu du bon dans
+sa dureté._»
+
+Joe récita cette épitaphe avec un certain orgueil, qui me fit lui
+demander si par hasard il ne l'aurait pas composée lui-même.
+
+«Je l'ai composée moi-même, dit Joe, et d'un seul jet, comme qui dirait
+forger un fer à cheval d'un seul coup de marteau. Je n'ai jamais été
+aussi surpris de ma vie; je ne pouvais en croire mes propres yeux; à te
+dire vrai, je ne pouvais croire que c'était mon ouvrage. Comme je te le
+disais, mon petit Pip, j'avais eu l'intention de faire graver cela sur
+sa tombe; mais la poésie ne se donne pas: qu'on la grave en creux ou en
+relief, en ronde ou en gothique, ça coûte de l'argent, et je n'en fis
+rien. Sans parler des croquemorts, tout l'argent que je pus épargner fut
+pour ma mère. Elle était d'une pauvre santé et bien cassée, la pauvre
+femme! Elle ne tarda pas à suivre mon père et à goûter à son tour la
+paix éternelle.»
+
+Les gros yeux bleus de Joe se mouillèrent de larmes; il en frotta
+d'abord un, puis l'autre, avec le pommeau du poker, objet peu convenable
+pour cet usage, il faut l'avouer.
+
+«J'étais bien isolé, alors, dit Joe, car je vivais seul ici. Je fis
+connaissance de ta soeur, tu sais, mon petit Pip...»
+
+Et il me regardait comme s'il n'ignorait pas que mon opinion différât de
+la sienne; «... et ta soeur est un beau corps de femme.»
+
+Je regardai le feu pour ne pas laisser voir à Joe le doute qui se
+peignait sur ma physionomie.
+
+«Quelles que soient les opinions de la famille ou du monde à cet égard,
+mon petit Pip, ta soeur est, comme je te le dis... un... beau...
+corps... de... femme...,» dit Joe en frappant avec le poker le charbon
+de terre à chaque mot qu'il disait.
+
+Je ne trouvai rien de mieux à dire que ceci:
+
+«Je suis bien aise de te voir penser ainsi, Joe.
+
+--Et moi aussi, reprit-il en me pinçant amicalement, je suis bien aise
+de le penser, mon petit Pip.... Un peu rousse et un peu osseuse, par-ci
+par là; mais qu'est-ce que cela me fait, à moi?»
+
+J'observai, avec beaucoup de justesse, que si cela ne lui faisait rien à
+lui, à plus forte raison, cela ne devait rien faire aux autres.
+
+«Certainement! fit Joe. Tu as raison, mon petit Pip! Quand je fis la
+connaissance de ta soeur, elle me dit comment elle t'élevait «à la
+main!» ce qui était très bon de sa part, comme disaient les autres, et
+moi-même je finis par dire comme eux. Quant à toi, ajouta Joe qui avait
+l'air de considérer quelque chose de très laid, si tu avais pu voir
+combien tu étais maigre et chétif, mon pauvre garçon, tu aurais conservé
+la plus triste opinion de toi-même!
+
+--Ce que tu dis là n'est pas très consolant, mais ça ne fait rien, Joe.
+
+--Mais ça me faisait quelque chose à moi, reprit-il avec tendresse et
+simplicité. Aussi, quand j'offris à ta soeur de devenir ma compagne;
+quand à l'église et d'autres fois, je la priais de m'accompagner à la
+forge, je lui dis: «Amenez le pauvre petit avec vous.... Que Dieu
+bénisse le pauvre cher petit, il y a place pour lui à la forge!»
+
+J'éclatai en sanglots et saisis Joe par le cou, en lui demandant pardon.
+Il laissa tomber le poker pour m'embrasser, et me dit:
+
+«Nous serons toujours les meilleurs amis du monde, mon petit Pip,
+n'est-ce pas?... Ne pleure pas, mon petit Pip...»
+
+Après cette petite interruption, Joe reprit:
+
+«Eh bien! tu vois, mon petit Pip, où nous en sommes; maintenant, en te
+tenant dans mes bras et sur mon coeur, je dois te prévenir que je suis
+affreusement triste, oui, tout ce qu'il y a de plus triste; mais il ne
+faut pas que Mrs Joe s'en doute. Il faut que cela reste un secret, si je
+puis m'exprimer ainsi. Et pourquoi un secret? Le pourquoi, je vais te le
+dire, mon petit Pip.»
+
+Il avait repris le poker, sans lequel il semblait ne pouvoir mener à
+bonne fin sa démonstration.
+
+«Ta soeur s'est adonnée au gouvernement.
+
+Adonnée au gouvernement, Joe? repris-je étonné; car il m'était venu la
+drôle d'idée (je craignais et j'allais même jusqu'à espérer) que Joe
+s'était séparé de sa femme en faveur des Lords de l'Amirauté ou des
+Lords de la Trésorerie.
+
+--Adonnée au gouvernement, répéta Joe; je veux dire par là qu'elle nous
+gouverne, toi et moi.
+
+--Oh!
+
+--Et elle ne tient pas à avoir chez elle des gens instruits, continua
+Joe, et moi moins qu'un autre, dans la crainte que je ne secoue le joug
+comme un rebelle, vois-tu.»
+
+J'allais demander pourquoi il ne le faisait pas, quand Joe m'arrêta.
+
+«Attends un peu, je sais ce que tu veux dire, mon petit Pip, attends un
+peu! Je ne nie pas que Mrs Joe ne nous traite quelquefois comme des
+nègres, et qu'à certaines époques elle ne nous tombe dessus avec une
+violence que nous ne méritons pas: à ces époques, quand ta soeur a la
+tête montée, mon petit Pip, je dois avouer que je la trouve un peu
+brusque.»
+
+Joe n'avait dit ces paroles qu'après avoir regardé du côté de la porte,
+et en baissant la voix.
+
+«Pourquoi je ne me révolte pas?... Voilà ce que tu allais me demander,
+quand je t'ai interrompu, Pip?
+
+--Oui, Joe.
+
+--Eh bien! dit Joe en passant son poker dans sa main gauche, afin de
+pouvoir caresser ses favoris de sa main droite, ta soeur est un esprit
+fort, un esprit fort, un esprit fort, tu m'entends bien?
+
+--Qu'est-ce que c'est que cela?» demandai-je, dans l'espoir de
+l'empêcher d'aller plus loin.
+
+Mais Joe était mieux préparé pour sa définition que je ne m'y étais
+attendu; il m'arrêta par une argumentation évasive, et me répondit en me
+regardant en face:
+
+«Elle!... mais moi, je ne suis pas un esprit fort, reprit Joe en cessant
+de me regarder en face, et ce que je vais te dire est parfaitement
+sérieux, mon petit Pip. Je vois toujours ma pauvre mère, mourant à petit
+feu et ne pouvant goûter un seul jour de tranquillité pendant sa vie; de
+sorte que je crains toujours d'être dans la mauvaise voie et de ne pas
+faire tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse, et je préfère
+de beaucoup être un peu malmené moi-même; je voudrais qu'il n'existât
+pas de Tickler pour toi, mon petit Pip; je voudrais faire tout tomber
+sur moi, mais tu vois que je n'y puis absolument rien.»
+
+Malgré mon jeune âge, je crois que de ce moment j'eus une nouvelle
+admiration pour Joe. Dès lors nous fûmes égaux comme nous l'avions été
+auparavant; mais, à partir de ce jour, je crois que je considérai Joe
+avec un nouveau sentiment, et que ce sentiment partait du fond de mon
+coeur.
+
+«Quoi qu'il en soit, dit Joe, en se levant pour alimenter le feu, huit
+heures vont sonner au coucou hollandais, et elle n'est pas encore
+rentrée.... J'espère bien que la jument de l'oncle Pumblechook ne l'a
+pas jetée à terre.»
+
+Mrs Joe allait de temps à autre faire quelques petites tournées avec
+l'oncle Pumblechook. C'était surtout les jours de marché. Elle l'aidait
+en ces circonstances à acheter les objets de consommation ou de ménage,
+dont l'acquisition réclame les conseils d'une femme, car l'oncle
+Pumblechook était célibataire et n'avait aucune confiance dans sa
+domestique. Ce jour-là étant jour de marché, cela expliquait donc
+l'absence de Mrs Joe.
+
+Joe arrangeait le feu, balayait devant la cheminée, puis nous allions à
+la porte pour écouter si l'on n'entendait pas venir la voiture de
+l'oncle Pumblechook. La nuit était froide et sèche, le vent pénétrant,
+il gelait ferme, un homme serait mort en passant cette nuit-là dans les
+marais. Je levais les yeux vers les étoiles, et je me figurais combien
+il devait être terrible pour un homme de les regarder en se sentant
+mourir de froid, sans trouver de secours ou de pitié dans cette
+multitude étincelante.
+
+«Voilà la jument! dit Joe; elle sonne comme un carillon!»
+
+Effectivement, le bruit des fers de la jument se faisait entendre sur
+la route durcie par la gelée; l'animal trottait même plus gaiement qu'à
+son ordinaire. Nous plaçâmes dehors une chaise pour aider à descendre
+Mrs Joe, après avoir avivé le foyer de façon à ce qu'elle pût apercevoir
+la lumière par la fenêtre, et s'assurer que rien n'était en désordre
+dans la cuisine. Quand nous eûmes terminé tous ces préparatifs, les
+voyageurs étaient arrivés à la porte, enveloppés jusqu'aux yeux. Mrs Joe
+descendit sans trop de peine et l'oncle Pumblechook aussi. Ce dernier
+vint nous rejoindre à la cuisine, après avoir étendu une couverture sur
+le dos de son cheval. Ils avaient si froid tous les deux, qu'ils
+semblaient attirer toute la chaleur du foyer.
+
+«Allons, dit Mrs Joe, en ôtant à la hâte son manteau et en rejetant
+vivement en arrière son chapeau, qui resta suspendu par les cordons
+derrière son épaule; si ce garçon-là ne montre pas de reconnaissance ce
+soir, il n'en montrera jamais!»
+
+J'avais l'air aussi reconnaissant qu'on peut l'avoir, quand on ne sait
+pas pourquoi on doit exprimer sa gratitude.
+
+«Il faut seulement espérer, dit ma soeur, qu'on ne le choiera pas trop;
+mais je crains bien le contraire.
+
+--Soyez sans inquiétude, ma nièce, dit M. Pumblechook, il n'y a rien à
+craindre avec elle.»
+
+Elle?... Je levai les yeux sur Joe en lui faisant signe des lèvres et
+des sourcils: «Elle?» Joe me répondit par un mouvement tout à fait
+semblable: «Elle?» Ma soeur ayant surpris son mouvement, il passa le
+revers de sa main sur son nez, en la regardant avec l'air conciliant qui
+lui était habituel en ces occasions.
+
+«Eh bien! dit ma soeur de sa voix hargneuse, qu'est-ce que tu as à
+regarder ainsi?... le feu est-il à la maison?
+
+--Quelqu'un, hasarda poliment Joe, a dit: Elle.
+
+--Et c'est bien Elle qu'il faut dire, je suppose, dit ma soeur, à moins
+que tu ne prennes miss Havisham pour un homme; mais j'espère que tu n'es
+pas encore assez bête pour cela.
+
+--Miss Havisham de la ville? dit Joe.
+
+--Y a-t-il une miss Havisham à la campagne? repartit ma soeur. Elle a
+besoin que ce garçon aille là-bas et il y va, et il tâchera d'être
+content, ajouta-t-elle en levant la tête, comme pour m'encourager à être
+gai et content, ou bien je m'en mêlerai.»
+
+J'avais entendu parler de miss Havisham. Qui n'avait pas entendu parler
+de miss Havisham à plusieurs milles à la ronde comme d'une dame
+immensément riche et morose, habitant une vaste maison, à l'aspect
+terrible, fortifiée contre les voleurs, et qui vivait d'une manière fort
+retirée?
+
+Assurément! dit Joe étonné. Mais je me demande comment elle a connu mon
+petit Pip!
+
+--Imbécile! dit ma soeur, qui t'a dit qu'elle le connût?
+
+--Quelqu'un, reprit Joe avec beaucoup d'égards, a dit qu'elle le
+demandait et qu'elle avait besoin de lui.
+
+--Et n'a-t-elle pas pu demander à l'oncle Pumblechook, s'il ne
+connaissait pas un garçon qui pût la distraire? Ne se peut-il pas que
+l'oncle Pumblechook soit un de ses locataires et qu'il aille
+quelquefois, nous ne te dirons pas si c'est tous les trois mois, ou tous
+les six mois, ce qui serait t'en dire trop long, mais quelquefois, payer
+son loyer? Et n'a-t-elle pas pu demander à l'oncle Pumblechook s'il
+connaissait quelqu'un qui pût lui convenir, et l'oncle Pumblechook, qui
+pense à nous sans cesse, quoique tu croies peut-être tout le contraire,
+Joseph, ajouta-t-elle d'un ton de profond reproche, comme si Joe eût été
+le plus endurci des neveux, n'a-t-il pas bien pu parler de ce garçon,
+de cette mauvaise tête-là? Je déclare solennellement que moi, je ne
+l'aurais pas fait!
+
+--Très bien! s'écria l'oncle Pumblechook, voilà qui est parfaitement
+clair et précis, très bien! très bien! Maintenant, Joseph, tu sais tout.
+
+--Non, Joseph, reprit ma soeur, toujours d'un ton de reproche, tandis
+que Joe passait et repassait le revers de sa main sous son nez, tu ne
+sais pas encore tout, quoi que tu en puisses penser, et quoi que tu
+puisses croire que tu le sais; mais il n'en est rien, car tu ne sais pas
+que l'oncle Pumblechook, prenant à coeur tout ce qui nous concerne, et
+voyant que l'entrée de ce garçon chez miss Havisham, était un premier
+pas vers la fortune, m'a offert de l'emmener ce soir même dans sa
+voiture; de le garder la nuit chez lui; et de le présenter lui-même à
+mis Havisham demain matin. Eh! mon Dieu, qu'est-ce donc que je fais là?
+s'écria ma soeur tout à coup, en rejetant son chapeau par un mouvement
+de désespoir, je reste là à causer avec des imbéciles, des bêtes brutes,
+pendant que l'oncle Pumblechook attend; que la jument s'enrhume à la
+porte; et que ce mauvais sujet-là est encore tout couvert de crotte et
+de saletés, depuis le bout des cheveux jusqu'à la semelle de ses
+souliers!»
+
+Sur ce, elle fondit sur moi comme un aigle sur un agneau; elle me saisit
+la tête, me la plongea à plusieurs reprises dans un baquet plein d'eau,
+me savonna, m'essuya, me bourra, m'égratigna, et me ratissa jusqu'à ce
+que je ne fusse plus moi-même. (Je puis remarquer ici que je m'imagine
+connaître mieux qu'aucune autorité vivante, les sillons et les
+cicatrices que produit une alliance, en repassant et repassant sans
+pitié sur un visage humain.)
+
+Quand mes ablutions furent terminées, on me fit entrer dans du linge
+neuf, de l'espèce la plus rude, comme un jeune pénitent dans son
+cilice; on m'empaqueta dans mes habits les plus étroits, mes terribles
+habits! puis on me remit entre les mains de M. Pumblechook, qui me reçut
+officiellement comme s'il eût été le shériff, et qui débita le speech
+suivant: je savais qu'il avait manqué mourir en le composant:
+
+«Mon garçon, sois toujours reconnaissant envers tes parents et tes amis,
+mais surtout envers ceux qui t'ont élevé, à la main!
+
+--Adieu, Joe!
+
+--Dieu te bénisse, mon petit Pip!»
+
+Je ne l'avais jamais quitté jusqu'alors, et, grâce à mon émotion, mêlée
+à mon eau de savon, je ne pus tout d'abord voir les étoiles en montant
+dans la carriole; bientôt cependant, elles se détachèrent une à une sur
+le velours du ciel, mais sans jeter aucune lumière sur ce que j'allais
+faire chez miss Havisham.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+
+La maison de M. Pumblechook, située dans la Grande Rue, était poudreuse,
+comme doit l'être toute maison de blatier et de grainetier. Je pensais,
+à part moi, qu'il devait être un homme bienheureux, avec une telle
+quantité de petits tiroirs dans sa boutique; et je me demandais, en
+regardant dans l'un des tiroirs inférieurs, et en considérant les petits
+paquets de papier qui y étaient entassés, si les graines et les oignons
+qu'ils contenaient étaient essentiellement désireux de sortir un jour de
+leur prison pour aller germer en plein champ.
+
+C'était le lendemain matin de mon arrivée que je me livrai à ces
+remarques. La veille au soir, on m'avait envoyé coucher dans un grenier
+si bas de plafond, dans le coin où était le lit, que je calculai qu'une
+fois dans ce lit les tuiles du toit n'étaient guère à plus d'un pied
+au-dessus de ma tête. Ce même matin, je découvris qu'il existait une
+grande affinité entre les graines et le velours à côtes. M. Pumblechook
+portait du velours à côtes, ainsi que son garçon de boutique; de sorte
+qu'il y avait une odeur générale répandue sur le velours à côtes qui
+ressemblait tellement à l'odeur des graines, et dans les graines une
+telle odeur de velours à côtes, qu'on n'aurait pu dire que très
+difficilement laquelle des deux odeurs dominait. Je remarquai en même
+temps que M. Pumblechook paraissait réussir dans son commerce en
+regardant le sellier de l'autre côté de la rue, lequel sellier semblait
+n'avoir autre chose à faire dans l'existence qu'à mettre ses mains dans
+ses poches et à fixer le carrossier, qui, à son tour, gagnait sa vie en
+contemplant, les deux bras croisés, le boulanger qui, de son côté, ne
+quittait pas des yeux le mercier; celui-ci se croisait aussi les bras et
+dévisageait l'épicier, qui, sur le pas de sa porte, bayait à
+l'apothicaire. L'horloger, toujours penché sur une petite table avec son
+verre grossissant dans l'oeil, et toujours espionné par un groupe de
+commères à travers le vitrage de la devanture de sa boutique, semblait
+être la seule personne, dans la Grande-Rue, qui donnât vraiment quelque
+attention à son travail.
+
+M. Pumblechook et moi nous déjeunâmes à huit heures dans
+l'arrière-boutique, tandis que le garçon de magasin, assis sur un sac de
+pois dans la boutique même, savourait une tasse de thé et un énorme
+morceau de pain et de beurre. Je considérais M. Pumblechook comme une
+pauvre société. Sans compter qu'ayant été prévenu par ma soeur que mes
+repas devaient avoir un certain caractère de diète mortifiante et
+pénitentielle, il me donna le plus de mie possible, combinée avec une
+parcelle inappréciable de beurre, et mit dans mon lait une telle
+quantité d'eau chaude, qu'il eût autant valu me retrancher le lait tout
+à fait; de plus, sa conversation roulait toujours sur l'arithmétique. Le
+matin, quand je lui dis poliment bonjour, il me répondit:
+
+«Sept fois neuf, mon garçon?»
+
+Comment aurais-je pu répondre, interrogé de cette manière, dans un
+pareil lieu et l'estomac creux! J'avais faim; mais avant que j'eusse le
+temps d'avaler une seule bouchée, il commença une addition qui dura
+pendant tout le déjeuner.
+
+«Sept?... et quatre?... et huit?... et six?... et deux?... et dix?...»
+
+Et ainsi de suite. Après chaque nombre, j'avais à peine le temps de
+mordre une bouchée, ou de boire une gorgée, pendant qu'étalé dans son
+fauteuil et ne songeant à rien, il mangeait du jambon frit et un petit
+pain chaud, de la manière la plus gloutonne, si j'ose me servir de cette
+expression irrévérencieuse.
+
+On comprendra que je vis arriver avec bonheur le moment de nous rendre
+chez miss Havisham; quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur la
+manière dont j'allais être reçu sous le toit de cette dame. En moins
+d'un quart d'heure, nous arrivâmes à la maison de miss Havisham qui
+était construite en vieilles briques, d'un aspect lugubre, et avait une
+grande grille en fer. Quelques une des fenêtres avaient été murées; le
+bas de toutes celles qui restaient avait été grillé. Il y avait une cour
+devant la maison, elle était également grillée, de sorte qu'après avoir
+sonné, nous dûmes attendre qu'on vînt nous ouvrir. En attendant, je
+jetai un coup d'oeil à l'intérieur, bien que M. Pumblechook m'eût dit:
+
+«Cinq et quatorze?»
+
+Mais je fis semblant de ne pas l'entendre. Je vis que d'un côté de la
+maison il y avait une brasserie; on n'y travaillait pas et elle
+paraissait n'avoir pas servi depuis longtemps.
+
+On ouvrit une fenêtre, et une voix claire demanda:
+
+«Qui est là?»
+
+À quoi mon compagnon répondit:
+
+«Pumblechook.
+
+--Très bien!» répondit la voix.
+
+Puis la fenêtre se referma, et une jeune femme traversa la cour avec un
+trousseau de clefs à la main.
+
+«Voici Pip, dit M. Pumblechook.
+
+--Ah! vraiment, répondit la jeune femme, qui était fort jolie et
+paraissait très fière. Entre, Pip.»
+
+M. Pumblechook allait entrer aussi quand elle l'arrêta avec la porte:
+
+«Oh! dit-elle, est-ce que vous voulez voir miss Havisham?
+
+--Oui, si miss Havisham désire me voir, répondit M. Pumblechook
+désappointé.
+
+--Ah! dit la jeune femme, mais vous voyez bien qu'elle ne le désire
+pas.»
+
+Elle dit ces paroles d'une façon qui admettait si peu d'insistance que,
+malgré sa dignité offensée, M. Pumblechook ne put protester, mais il me
+lança un coup d'oeil sévère, comme si je lui avais fait quelque chose!
+et il partit en m'adressant ces paroles de reproche:
+
+«Mon garçon, que ta conduite ici fasse honneur à ceux qui t'ont élevé à
+la main!»
+
+Je craignais qu'il ne revînt pour me crier à travers la grille:
+
+«Et seize?...»
+
+Mais il n'en fit rien.
+
+Ma jeune introductrice ferma la grille, et nous traversâmes la cour.
+Elle était pavée et très propre; mais l'herbe poussait entre chaque
+pavé. Un petit passage conduisait à la brasserie, dont les portes
+étaient ouvertes. La brasserie était vide et hors de service. Le vent
+semblait plus froid que dans la rue, et il faisait entendre en
+s'engouffrant dans les ouvertures de la brasserie, un sifflement aigu,
+semblable au bruit de la tempête battant les agrès d'un navire.
+
+Elle vit que je regardais du côté de la brasserie, et elle me dit:
+
+«Tu pourrais boire tout ce qui se brasse de bière là-dedans,
+aujourd'hui, sans te faire de mal, mon garçon.
+
+--Je le crois bien, mademoiselle, répondis-je d'un air rusé.
+
+--Il vaut mieux ne pas essayer de brasser de la bière dans ce lieu, elle
+surirait bientôt, n'est-ce pas, mon garçon?
+
+--Je le crois, mademoiselle.
+
+--Ce n'est pas que personne soit tenté de l'essayer, ajouta-t-elle, et
+la brasserie ne servira plus guère. Quant à la bière, il y en a assez
+dans les caves pour noyer Manor House tout entier.
+
+--Est-ce que c'est là le nom de la maison, mademoiselle?
+
+--C'est un de ses noms, mon garçon.
+
+--Elle en a donc plusieurs, mademoiselle?
+
+--Elle en avait encore un autre, l'autre nom était Satis, qui, en grec,
+en latin ou en hébreu, je ne sais lequel des trois, et cela m'est égal,
+veut dire: Assez.
+
+--Maison Assez? dis-je. Quel drôle de nom, mademoiselle.
+
+--Oui, répondit-elle. Cela signifie que celui qui la possédait n'avait
+besoin de rien autre chose. Je trouve que, dans ce temps-là, on était
+facile à contenter. Mais dépêchons, mon garçon.»
+
+Bien qu'elle m'appelât à chaque instant: «Mon garçon,» avec un sans-gêne
+qui n'était pas très flatteur, elle était de mon âge, à très peu de
+chose près. Elle paraissait cependant plus âgée que moi, parce qu'elle
+était fille, belle et bien mise, et elle avait avec moi un petit air de
+protection, comme si elle eût eu vingt et un ans et qu'elle eût été
+reine.
+
+Nous entrâmes dans la maison par une porte de côté; la grande porte
+d'entrée avait deux chaînes, et la première chose que je remarquai,
+c'est que les corridors étaient entièrement noirs, et que ma conductrice
+y avait laissé une chandelle allumée. Mon introductrice prit la
+chandelle; nous passâmes à travers de nombreux corridors, nous montâmes
+un escalier: tout cela était toujours tout noir, et nous n'avions que la
+chandelle pour nous éclairer.
+
+Nous arrivâmes enfin à la porte d'une chambre; là, elle me dit:
+
+«Entre....
+
+--Après vous, mademoiselle,» lui répondis-je d'un ton plus moqueur que
+poli.
+
+À cela elle me répliqua:
+
+«Voyons, pas de niaiseries, mon garçon; c'est ridicule, je n'entre pas.»
+
+Et elle s'éloigna avec un air de dédain; et ce qui était pire, elle
+emporta la chandelle.
+
+Je n'étais pas fort rassuré; cependant je n'avais qu'une chose à faire,
+c'était de frapper à la porte. Je frappai. De l'intérieur, quelqu'un me
+cria d'entrer. J'entrai donc, et je me trouvai dans une chambre assez
+vaste, éclairée par des bougies, car pas le moindre rayon de soleil n'y
+pénétrait. C'était un cabinet de toilette, à en juger par les meubles,
+quoique la forme et l'usage de la plupart d'entre eux me fussent
+inconnus; mais je remarquai surtout une table drapée, surmontée d'un
+miroir doré, que je pensai, à première vue devoir être la toilette d'une
+grande dame.
+
+Je n'aurais peut-être pas fait cette réflexion sitôt, si dès en
+entrant, je n'avais vu, en effet, une belle dame assise à cette
+toilette, mais je ne saurais le dire. Dans un fauteuil, le coude appuyé
+sur cette table et la tête penchée sur sa main, était assise la femme la
+plus singulière que j'eusse jamais vue et que je verrai jamais.
+
+Elle portait de riches atours, dentelles, satins et soies, le tout
+blanc; ses souliers mêmes étaient blancs. Un long voile blanc tombait de
+ses cheveux; elle avait sur la tête une couronne de mariée; mais ses
+cheveux étaient tout blancs. De beaux diamants étincelaient à ses mains
+et autour de son cou et quelques autres étaient restés sur la table. Des
+habits moins somptueux que ceux qu'elle portait étaient à demi sortis
+d'un coffre et éparpillés alentour. Elle n'avait pas entièrement terminé
+sa toilette, car elle n'avait chaussé qu'un soulier; l'autre était sur
+la table près de sa main, son voile n'était posé qu'à demi; elle n'avait
+encore ni sa montre ni sa chaîne, et quelques dentelles, qui devaient
+orner son sein, étaient avec ses bijoux, son mouchoir, ses gants,
+quelques fleurs et un livre de prières, confusément entassées autour du
+miroir.
+
+Ce ne fut pas dans le premier moment que je vis toutes ces choses,
+quoique j'en visse plus au premier abord qu'on ne pourrait le supposer.
+Mais je vis bien vite que tout ce qui me paraissait d'une blancheur
+extrême, ne l'était plus depuis longtemps; cela avait perdu tout son
+lustre, et était fané et jauni. Je vis que dans sa robe nuptiale, la
+fiancée était flétrie, comme ses vêtements, comme ses fleurs, et qu'elle
+n'avait conservé rien de brillant que ses yeux caves. On voyait que ces
+vêtements avaient autrefois recouvert les formes gracieuses d'une jeune
+femme, et que le corps sur lequel ils flottaient maintenant s'était
+réduit, et n'avait plus que la peau et les os. J'avais vu autrefois à la
+foire une figure de cire représentant je ne sais plus quel personnage
+impassible, exposé après sa mort. Dans une autre occasion, j'avais été
+voir, à la vieille église de nos marais, un squelette couvert de riches
+vêtements qu'on venait de découvrir sous le pavé de l'église. En ce
+moment, la figure de cire et le squelette me semblaient avoir des yeux
+noirs qu'ils remuaient en me regardant. J'aurais crié si j'avais pu.
+
+Qui est la? demanda la dame assise à la table de toilette.
+
+--Pip, madame.
+
+--Pip?
+
+--Le jeune homme de M. Pumblechook, madame, qui vient... pour jouer.
+
+--Approche, que je te voie... approche... plus près... plus près...»
+
+Ce fut lorsque je me trouvai devant elle et que je tâchai d'éviter son
+regard, que je pris une note détaillée des objets qui l'entouraient. Je
+remarquai que sa montre était arrêtée à neuf heures moins vingt minutes,
+et que la pendule de la chambre était aussi arrêtée à la même heure.
+
+«Regarde-moi, dit miss Havisham, tu n'as pas peur d'une femme qui n'a
+pas vu la lumière du soleil depuis que tu es au monde?»
+
+Je regrette d'être obligé de constater que je ne reculai pas devant
+l'énorme mensonge, contenu dans ma réponse négative.
+
+«Sais-tu ce que je touche là, dit-elle en appuyant ses deux mains sur
+son côté gauche.
+
+--Oui, madame.»
+
+Cela me fit penser au jeune homme qui avait dû me manger le coeur.
+
+«Qu'est-ce?
+
+--Votre coeur.
+
+--Oui, il est mort!»
+
+Elle murmura ces mots avec un regard étrange et en sourire de Parque,
+qui renfermait une espèce de vanité. Puis, ayant tenu ses mains sur son
+coeur pendant quelques moments, elle les ôta lentement, comme si elles
+eussent pressé trop fortement sa poitrine.
+
+«Je suis fatiguée, dit miss Havisham; j'ai besoin de distraction... je
+suis lasse des hommes et des femmes.... Joue.»
+
+Je pense que le lecteur le plus exigeant voudra bien convenir que, dans
+les circonstances présentes, il eût été difficile de me donner un ordre
+plus embarrassant à remplir.
+
+«J'ai de singulières idées quelquefois, continua-t-elle, et j'ai
+aujourd'hui la fantaisie de voir quelqu'un jouer. Là! là!... fit-elle en
+agitant avec impatience les doigts de sa main droite; joue!... joue!...
+joue!...»
+
+Un moment la crainte de voir venir ma soeur m'aider, comme elle l'avait
+promis, me donna l'idée de courir tout autour de la chambre, en galopant
+comme la jument de M. Pumblechook, mais je sentis mon incapacité de
+remplir convenablement ce rôle, et je n'en fis rien. Je continuai à
+regarder miss Havisham d'une façon qu'elle trouva sans doute peu
+aimable, car elle me dit:
+
+«Es-tu donc maussade et obstiné?
+
+--Non madame, je suis bien fâché de ne pouvoir jouer en ce moment. Oui,
+très fâché pour vous. Si vous vous plaignez de moi, j'aurai des
+désagréments avec ma soeur, et je jouerais, je vous l'assure, si je le
+pouvais, mais tout ici est si nouveau, si étrange, si beau... si
+triste!...»
+
+Je m'arrêtai, craignant d'en dire trop, si ce n'était déjà fait, et nous
+nous regardâmes encore tous les deux.
+
+Avant de me parler, elle jeta un coup d'oeil sur les habits qu'elle
+portait, sur la table de toilette, et enfin sur elle-même dans la glace.
+
+«Si nouveau pour lui, murmura-t-elle; si vieux pour moi; si étrange pour
+lui; si familier pour moi; si triste pour tous les deux! Appelle
+Estelle.»
+
+Comme elle continuait à se regarder dans la glace, je pensai qu'elle se
+parlait à elle-même et je me tins tranquille.
+
+«Appelle Estelle, répéta-t-elle en lançant sur moi un éclair de ses
+yeux. Tu peux bien faire cela, j'espère? Vas à la porte et appelle
+Estelle.»
+
+Aller dans le sombre et mystérieux couloir d'une maison inconnue, crier:
+«Estelle!» à une jeune et méprisante petite créature que je ne pouvais
+ni voir ni entendre, et avoir le sentiment de la terrible liberté que
+j'allais prendre, en lui criant son nom, était presque aussi effrayant
+que de jouer par ordre. Mais elle répondit enfin, une étoile brilla au
+fond du long et sombre corridor... et Estelle s'avança, une chandelle à
+la main.
+
+Miss Havisham la pria d'approcher, et prenant un bijou sur la table,
+elle l'essaya sur son joli cou et sur ses beaux cheveux bruns.
+
+«Ce sera pour vous un jour, dit-elle, et vous en ferez bon usage. Jouez
+aux cartes avec ce garçon.
+
+--Avec ce garçon! Pourquoi?... ce n'est qu'un simple ouvrier!»
+
+Il me sembla entendre miss Havisham répondre, mais cela me paraissait si
+peu vraisemblable:
+
+«Eh bien! vous pouvez lui briser le coeur!
+
+--À quoi sais-tu jouer, mon garçon? me demanda Estelle avec le plus
+grand dédain.
+
+Je ne joue qu'à la bataille, mademoiselle.
+
+Eh bien! battez-le,» dit miss Havisham à Estelle.
+
+Nous nous assîmes donc en face l'un de l'autre.
+
+C'est alors que je commençai à comprendre que tout, dans cette chambre,
+s'était arrêté depuis longtemps, comme la montre et la pendule. Je
+remarquai que miss Havisham remit le bijou exactement à la place où elle
+l'avait pris. Pendant qu'Estelle battait les cartes, je regardai de
+nouveau sur la table de toilette et vis que le soulier, autrefois blanc,
+aujourd'hui jauni, n'avait jamais été porté. Je baissai les yeux sur le
+pied non chaussé, et je vis que le bas de soie, autrefois blanc et jaune
+à présent, était complètement usé. Sans cet arrêt dans toutes choses,
+sans la durée de tous ces pâles objets à moitié détruits, cette toilette
+nuptiale sur ce corps affaissé m'eût semblé un vêtement de mort, et ce
+long voile un suaire.
+
+Miss Havisham se tenait immobile comme un cadavre pendant que nous
+jouions aux cartes; et les garnitures et les dentelles de ses habits de
+fiancée semblaient pétrifiées. Je n'avais encore jamais entendu parler
+des découvertes qu'on fait de temps à autre de corps enterrés dans
+l'antiquité, et qui tombent en poussière dès qu'on y touche, mais j'ai
+souvent pensé depuis que la lumière du soleil l'eût réduite en poudre.
+
+«Il appelle les valets des Jeannots, ce garçon, dit Estelle avec dédain,
+avant que nous eussions terminé notre première partie. Et quelles mains
+il a!... et quels gros souliers!»
+
+Je n'avais jamais pensé à avoir honte de mes mains, mais je commençai à
+les trouver assez médiocres. Son mépris de ma personne fut si violent,
+qu'il devint contagieux et s'empara de moi.
+
+Elle gagna la partie, et je donnai les cartes pour la seconde. Je me
+trompai, justement parce que je ne voyais qu'elle, et que la jeune
+espiègle me surveillait pour me prendre en faute. Pendant que j'essayais
+de faire de mon mieux, elle me traita de maladroit, de stupide et de
+malotru.
+
+«Tu ne me dis rien d'elle? me fit remarquer miss Havisham; elle te dit
+cependant des choses très dures, et tu ne réponds rien. Que penses-tu
+d'elle?
+
+--Je n'ai pas besoin de le dire.
+
+--Dis-le moi tout bas à l'oreille, continua miss Havisham, en se
+penchant vers moi.
+
+--Je pense qu'elle est très fière, lui dis-je tout bas.
+
+--Après?
+
+--Je pense qu'elle est très jolie.
+
+--Après?
+
+--Je pense qu'elle a l'air très insolent.»
+
+Elle me regardait alors avec une aversion très marquée.
+
+«Après?
+
+--Je pense que je voudrais retourner chez nous.
+
+--Et ne plus jamais la voir, quoiqu'elle soit jolie?
+
+--Je ne sais pas si je voudrais ne plus jamais la voir, mais je voudrais
+bien m'en aller à la maison tout de suite.
+
+--Tu iras bientôt, dit miss Havisham à haute voix. Continuez à jouer
+ensemble.»
+
+Si je n'avais déjà vu une fois son sourire de Parque, je n'aurais jamais
+cru que le visage de miss Havisham pût sourire. Elle paraissait plongée
+dans une méditation active et incessante, comme si elle avait le pouvoir
+de transpercer toutes les choses qui l'entouraient, et il semblait que
+rien ne pourrait jamais l'en tirer. Sa poitrine était affaissée, de
+sorte qu'elle était toute courbée; sa voix était brisée, de sorte
+qu'elle parlait bas; un sommeil de mort s'appesantissait peu à peu sur
+elle. Enfin, elle paraissait avoir le corps et l'âme, le dehors et le
+dedans, également brisés, sous le poids d'un coup écrasant.
+
+Je continuai la partie avec Estelle, et elle me battit; elle rejeta les
+cartes sur la table, après me les avoir gagnées, comme si elle les
+méprisait pour avoir été touchées par moi.
+
+«Quand reviendras-tu ici? dit miss Havisham. Voyons...»
+
+J'allais lui faire observer que ce jour-là était un mercredi, quand elle
+m'interrompit avec son premier mouvement d'impatience, c'est-à-dire en
+agitant les doigts de sa main droite:
+
+«Là!... là!... je ne sais rien des jours de la semaine... ni des
+mois... ni des années.... Viens dans six jours. Tu entends?
+
+--Oui, madame.
+
+--Estelle, conduisez-le en bas. Donnez-lui quelque chose à manger, et
+laissez-le aller et venir pendant qu'il mangera. Allons, Pip, va!»
+
+Je suivis la chandelle pour descendre, comme je l'avais suivie pour
+monter. Estelle la déposa à l'endroit où nous l'avions trouvée. Jusqu'au
+moment où elle ouvrit la porte d'entrée, je m'étais imaginé qu'il
+faisait tout à fait nuit, sans y avoir réfléchi; la clarté subite du
+jour me confondit. Il me sembla que j'étais resté pendant de longues
+heures dans cette étrange chambre, qui ne recevait jamais d'autre clarté
+que celle des chandelles.
+
+«Tu vas attendre ici, entends-tu, mon garçon» dit Estelle.
+
+Et elle disparut en fermant la porte.
+
+Je profitai de ce que j'étais seul dans la cour pour jeter un coup
+d'oeil sur mes mains et sur mes souliers. Mon opinion sur ces
+accessoires ne fut pas des plus favorables; jamais, jusqu'ici, je ne
+m'en étais préoccupé, mais je commençais à ressentir tout le désagrément
+de ces vulgarités. Je résolus de demander à Joe pourquoi il m'avait
+appris à appeler Jeannots les valets des cartes. J'aurais désiré que Joe
+eût été élevé plus délicatement, au moins j'y aurais gagné quelque
+chose.
+
+Estelle revint avec du pain, de la viande et un pot de bière; elle
+déposa la bière sur une des pierres de la cour, et me donna le pain et
+la viande sans me regarder, aussi insolemment qu'on eût fait à un chien
+en pénitence. J'étais si humilié, si blessé, si piqué, si offensé, si
+fâché, si vexé, je ne puis trouver le vrai mot, pour exprimer cette
+douleur, Dieu seul sait ce que je souffris, que les larmes me
+remplirent les yeux. À leur vue, la jeune fille eut l'air d'éprouver un
+vif plaisir à en être la cause. Ceci me donna la force de les rentrer et
+de la regarder en face; elle fit un signe de tête méprisant, ce qui
+signifiait qu'elle était bien certaine de m'avoir blessé; puis elle se
+retira.
+
+Quand elle fut partie, je cherchai un endroit pour cacher mon visage et
+pleurer à mon aise. En pleurant, je me donnais de grands coups contre
+les murs, et je m'arrachai une poignée de cheveux. Telle était
+l'amertume de mes émotions, et si cruelle était cette douleur sans nom,
+qu'elles avaient besoin d'être contrecarrées.
+
+Ma soeur, en m'élevant comme elle l'avait fait, m'avait rendu
+excessivement sensible. Dans le petit monde où vivent les enfants,
+n'importe qui les élève, rien n'est plus délicatement perçu, rien n'est
+plus délicatement senti que l'injustice. L'enfant ne peut être exposé,
+il est vrai, qu'à une injustice minime, mais l'enfant est petit et son
+monde est petit; son cheval à bascule ne s'élève qu'à quelques pouces de
+terre pour être en proportion avec lui, de même que les chevaux
+d'Irlande sont faits pour les Irlandais. Dès mon enfance, j'avais eu à
+soutenir une guerre perpétuelle contre l'injustice: je m'étais aperçu,
+depuis le jour où j'avais pu parler, que ma soeur, dans ses capricieuses
+et violentes corrections, était injuste pour moi; j'avais acquis la
+conviction profonde qu'il ne s'ensuivait pas, de ce qu'elle m'élevait à
+la main, qu'elle eût le droit de m'élever à coups de fouet. Dans toutes
+mes punitions, mes jeûnes, mes veilles et autres pénitences, j'avais
+nourri cette idée, et, à force d'y penser dans mon enfance solitaire et
+sans protection, j'avais fini par me persuader que j'étais moralement
+timide et très sensible.
+
+À force de me heurter contre le mur de la brasserie et de m'arracher les
+cheveux, je parvins à calmer mon émotion; je passai alors ma manche sur
+mon visage et je quittai le mur où je m'étais appuyé. Le pain et la
+viande étaient très acceptables, la bière forte et pétillante, et je fus
+bientôt d'assez belle humeur pour regarder autour de moi.
+
+Assurément c'était un lieu abandonné. Le pigeonnier de la cour de la
+brasserie était désert, la girouette avait été ébranlée et tordue par
+quelque grand vent, qui aurait fait songer les pigeons à la mer, s'il y
+avait eu quelques pigeons pour s'y balancer; mais il n'y avait plus de
+pigeons dans le pigeonnier, plus de chevaux dans les écuries, plus de
+cochons dans l'étable, plus de bière dans les tonneaux; les caves ne
+sentaient ni le grain ni la bière; toutes les odeurs avaient été
+évaporées par la dernière bouffée de vapeur. Dans une ancienne cour, on
+voyait un désert de fûts vides, répandant une certaine odeur âcre, qui
+rappelait de meilleurs jours; mais la fermentation était un peu trop
+avancée pour qu'on pût accepter ces résidus comme échantillons de la
+bière qui n'y était plus, et, sous ce rapport, ces abandonnés n'étaient
+pas plus heureux que les autres.
+
+À l'autre bout de la brasserie, il y avait un jardin protégé par un
+vieux mur qui, cependant, n'était pas assez élevé pour m'empêcher d'y
+grimper, de regarder par-dessus, et de voir que ce jardin était le
+jardin de la maison. Il était couvert de broussailles et d'herbes
+sauvages; mais il y avait des traces de pas sur la pelouse et dans les
+allées jaunes, comme si quelqu'un s'y promenait quelquefois. J'aperçus
+Estelle qui s'éloignait de moi; mais elle me semblait être partout; car,
+lorsque je cédai à la tentation que m'offraient les fûts, et que je
+commençai à me promener sur la ligne qu'ils formaient à la suite les uns
+des autres, je la vis se livrant au même exercice à l'autre bout de la
+cour: elle me tournait le dos, et soutenait dans ses deux mains ses
+beaux cheveux bruns; jamais elle ne se retourna et disparut au même
+instant. Il en fut de même dans la brasserie; lorsque j'entrai dans une
+grande pièce pavée, haute de plafond, où l'on faisait autrefois la bière
+et où se trouvaient encore les ustensiles des brasseurs. Un peu oppressé
+par l'obscurité, je me tins à l'entrée, et je la vis passer au milieu
+des feux éteints, monter un petit escalier en fer, puis disparaître dans
+une galerie supérieure, comme dans les nuages.
+
+Ce fut dans cet endroit et à ce moment, qu'une chose très étrange se
+présenta à mon imagination. Si je la trouvai étrange alors, plus tard je
+l'ai considérée comme bien plus étrange encore. Je portai mes yeux un
+peu éblouis par la lumière du jour sur une grosse poutre placée à ma
+droite, dans un coin, et j'y vis un corps pendu par le cou; ce corps
+était habillé tout en blanc jauni, et n'avait qu'un seul soulier aux
+pieds. Il me sembla que toutes les garnitures fanées de ses vêtements
+étaient en papier, et je crus reconnaître le visage de miss Havisham, se
+balançant, en faisant des efforts pour m'appeler. Dans ma terreur de
+voir cette figure que j'étais certain de ne pas avoir vue un moment
+auparavant, je m'en éloignai d'abord, puis je m'en approchai ensuite, et
+ma terreur s'accrut au plus haut degré, quand je vis qu'il n'y avait pas
+de figure du tout.
+
+Il ne fallut rien moins, pour me rappeler à moi, que l'air frais et la
+lumière bienfaisante du jour, la vue des personnes passant derrière les
+barreaux de la grille et l'influence fortifiante du pain, de la viande
+et de la bière qui me restaient. Et encore, malgré cela, ne serais-je
+peut-être pas revenu à moi aussitôt que je le fis, sans l'approche
+d'Estelle, qui, ses clefs à la main, venait me faire sortir. Je pensai
+qu'elle serait enchantée, si elle s'apercevait que j'avais eu peur, et
+je résolus de ne pas lui procurer ce plaisir.
+
+Elle me lança un regard triomphant en passant à côté de moi, comme si
+elle se fût réjouie de ce que mes mains étaient si rudes et mes
+chaussures si grossières, et elle m'ouvrit la porte et se tint de façon
+à ce que je devais passer devant elle. J'allais sortir sans lever les
+yeux sur elle, quand elle me toucha à l'épaule.
+
+«Pourquoi ne pleures-tu pas?
+
+--Parce que je n'en ai pas envie.
+
+--Mais si, dit-elle, tu as pleuré; tu as les yeux bouffis, et tu es sur
+le point de pleurer encore.»
+
+Elle se mit à rire d'une façon tout à fait méprisante, me poussa dehors
+et ferma la porte sur moi. Je rendis tout droit chez M. Pumblechook.
+J'éprouvai un immense soulagement en ne le trouvant pas chez lui. Après
+avoir dit au garçon de boutique quel jour je reviendrais chez miss
+Havisham, je me mis en route pour regagner notre forge, songeant en
+marchant à tout ce que j'avais vu, et repassant dans mon esprit: que je
+n'étais qu'un vulgaire ouvrier; que mes mains étaient rudes et mes
+souliers épais; que j'avais contracté la déplorable habitude d'appeler
+les valets des Jeannots; que j'étais bien plus ignorant que je ne
+l'avais cru la veille, et qu'en général, je ne valais pas grand'chose.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+
+Quand j'arrivai à la maison, ma soeur se montra fort en peine de savoir
+ce qui se passait chez miss Havisham, et m'accabla de questions. Je me
+sentis bientôt lourdement secoué par derrière, et je reçus plus d'un
+coup dans la partie inférieure du dos; puis elle frotta ignominieusement
+mon visage contre le mur de la cuisine, parce que je ne répondais pas
+avec assez de prestesse aux questions qu'elle m'adressait.
+
+Si la crainte de n'être pas compris existe chez les autres petits
+garçons au même degré qu'elle existait chez moi, chose que je considère
+comme vraisemblable, car je n'ai pas de raison pour me croire une
+monstruosité, c'est la clef de bien des réserves. J'étais convaincu que
+si je décrivais miss Havisham comme mes yeux l'avaient vue, je ne serais
+pas compris, et bien que je ne la comprisse moi-même qu'imparfaitement,
+j'avais l'idée qu'il y aurait de ma part quelque chose de méchant et de
+fourbe à la présenter aux yeux de Mrs Joe telle qu'elle était en
+réalité. La même suite d'idées m'amena à penser que je ne devais pas
+parler de miss Estelle. En conséquence, j'en dis le moins possible, et
+ma pauvre tête dut essuyer à plusieurs reprises les murs de la cuisine.
+
+Le pire de tout, c'est que cette vieille brute de Pumblechook, attiré
+par une dévorante curiosité de savoir tout ce que j'avais vu et entendu,
+arriva au grand trot de sa jument, au moment de prendre le thé, pour
+tâcher de se faire donner toutes sortes de détails; et la simple vue de
+cet imbécile, avec ses yeux de poisson, sa bouche ouverte, ses cheveux
+d'un blond ardent, dressés par une attente curieuse, et son gilet,
+soulevé par sa respiration mathématique, ne firent que renforcer mes
+réticences.
+
+«Eh bien! mon garçon, commença l'oncle Pumblechook, dès qu'il fut assis
+près du feu, dans le fauteuil d'honneur, comment t'en es-tu tiré
+là-bas.
+
+--Assez bien, monsieur,» répondis-je.
+
+Ma soeur me montra son poing crispé.
+
+«Assez bien? répéta Pumblechook; assez bien n'est pas une réponse.
+Dis-nous ce que tu entends par assez bien, mon garçon.»
+
+Peut-être le blanc de chaux endurcit-il le cerveau jusqu'à
+l'obstination: ce qu'il y a de certain, c'est qu'avec le blanc de chaux
+du mur qui était resté sur mon front, mon obstination s'était durcie à
+l'égal du diamant. Je réfléchis un instant, puis je répondis, comme
+frappé d'une nouvelle idée:
+
+«Je veux dire assez bien...»
+
+Ma soeur eut une exclamation d'impatience et allait s'élancer sur moi.
+Je n'avais aucun moyen de défense, car Joe était occupé dans la forge,
+quand M. Pumblechook intervint.
+
+«Non! calmez-vous... laissez-moi faire, ma nièce... laissez-moi faire.»
+
+Et M. Pumblechook se tourna vers moi, comme s'il eût voulu me couper les
+cheveux, et dit:
+
+«D'abord, pour mettre de l'ordre dans nos idées, combien font
+quarante-trois pence?»
+
+Je calculai les conséquences qui pourraient résulter, si je répondais:
+«Quatre cents livres,» et les trouvant contre moi, j'en retranchai
+quelque chose comme huit pence. M. Pumblechook me fit alors suivre après
+lui la table de multiplication des pence et dit:
+
+«Douze pence font un shilling, donc quarante pence font trois shillings
+et quatre pence.»
+
+Puis il me demanda triomphalement:
+
+«Eh bien! maintenant, combien font quarante-trois pence?»
+
+Ce à quoi je répondis après une mûre réflexion:
+
+«Je ne sais pas.»
+
+M. Pumblechook me secoua alors la tête comme un marteau pour m'enfoncer
+de force le nombre dans la cervelle et dit:
+
+«Quarante-trois pence font-ils sept shillings, six pence trois liards,
+par hasard?
+
+--Oui, dis-je.
+
+--Mon garçon, recommença M. Pumblechook en revenant à lui et se croisant
+les bras sur la poitrine, comment est miss Havisham?
+
+--Elle est grande et noire, dis-je.
+
+--Est-ce vrai, mon oncle?» demanda ma soeur.
+
+M. Pumblechook fit un signe d'assentiment, duquel je conclus qu'il
+n'avait jamais vu miss Havisham, car elle n'était ni grande ni noire.
+
+«Bien! fit M. Pumblechook, c'est le moyen de le prendre; nous allons
+savoir ce que nous désirons.
+
+--Je voudrais bien, mon oncle, dit ma soeur, que vous le preniez avec
+vous; vous savez si bien en faire ce que vous voulez.
+
+--Maintenant, mon garçon, que faisait-elle, quand tu es entré?
+
+--Elle était assise dans une voiture de velours noir,» répondis-je.
+
+M. Pumblechook et ma soeur se regardèrent tout étonnés, comme ils en
+avaient le droit, et répétant tous deux:
+
+«Dans une voiture de velours noir?
+
+--Oui, répondis-je. Et miss Estelle, sa nièce, je pense, lui tendait des
+gâteaux et du vin par la portière, sur un plateau d'or, et nous eûmes
+tous du vin et des gâteaux sur des plats d'or, et je suis monté sur le
+siège de derrière pour manger ma part, parce qu'elle me l'avait dit.
+
+--Y avait-il là d'autres personnes? demanda mon oncle.
+
+--Quatre chiens, dis-je.
+
+--Gros ou petits?
+
+--Énormes! m'écriai-je; et ils se sont battus pour avoir quatre
+côtelettes de veau, renfermées dans un panier d'argent.
+
+Mrs Joe et M. Pumblechook se regardèrent de nouveau avec étonnement.
+J'étais tout à fait monté, complètement indifférent à la torture, et je
+comptais leur en dire bien d'autres.
+
+Où était cette voiture, au nom du ciel? demanda ma soeur.
+
+--Dans la chambre de miss Havisham.»
+
+Ils se regardèrent encore.
+
+«Mais il n'y avait pas de chevaux, ajoutai-je, en repoussant avec force
+l'idée des quatre coursiers richement caparaçonnés, que j'avais eu
+d'abord la singulière pensée d'y atteler.
+
+--Est-ce possible, mon oncle? demanda Mrs Joe; que veut dire cet enfant?
+
+--Je vais vous l'expliquer, ma nièce, dit M. Pumblechook. Mon avis est
+que ce doit être une chaise à porteurs; elle est bizarre, vous le savez,
+très bizarre et si extraordinaire, qu'il n'y aurait rien d'étonnant
+qu'elle passât ses jours dans une chaise à porteurs.
+
+--L'avez-vous jamais vue dans cette chaise? demanda Mrs Joe.
+
+--Comment l'aurais-je pu? reprit-il, forcé par cette question, quand
+jamais de ma vie je ne l'ai vue, même de loin.
+
+--Bonté divine! mon oncle, et pourtant vous lui avez parlé?
+
+--Vous savez bien, continua l'oncle, que lorsque j'y suis allé, la porte
+était entr'ouverte; je me tenais d'un côté, elle de l'autre, et nous
+nous causions de cette manière. Ne dites pas, ma nièce, que vous ne
+saviez pas cela. Quoi qu'il en soit, ce garçon est allé chez elle pour
+jouer. À quoi as-tu joué, mon garçon?
+
+--Nous avons joué avec des drapeaux,» dis-je.
+
+Je dois avouer que je suis très étonné aujourd'hui, quand je me rappelle
+les mensonges que je fis en cette occasion.
+
+«Des drapeaux? répéta ma soeur.
+
+--Oui, dis-je; Estelle agitait un drapeau bleu et moi un rouge, et miss
+Havisham en agitait un tout parsemé d'étoiles d'or; elle l'agitait par
+la portière de sa voiture, et puis nous brandissions nos sabres en
+criant: Hourra! hourra!
+
+--Des sabres?... répéta ma soeur; où les aviez-vous pris?
+
+--Dans une armoire, dis-je, où il y avait des pistolets et des
+confitures et des pilules. Le jour ne pénétrait pas dans la chambre,
+mais elle était éclairée par des chandelles.
+
+--Cela est vrai, ma nièce, dit M. Pumblechook avec un signe de tête
+plein de gravité, je puis vous garantir cet état de choses, car j'en ai
+moi-même été témoin.»
+
+Tous deux me regardèrent, et moi-même, prenant un petit air candide, je
+les regardai aussi, en plissant avec ma main droite la jambe droite de
+mon pantalon.
+
+S'ils m'eussent adressé d'autres questions, je me serais
+indubitablement trahi, car j'étais sur le point de déclarer qu'il y
+avait un ballon dans la cour, et j'aurais même hasardé cette absurde
+déclaration, si mon esprit n'eût pas balancé entre ce phénomène et un
+ours enfermé dans la brasserie. Cependant, ils étaient tellement
+absorbés par les merveilles que j'avais déjà présentées à leur
+admiration, que j'échappai à cette dangereuse alternative. Ce sujet les
+occupait encore, quand Joe revint de son travail et demanda une tasse de
+thé. Ma soeur lui raconta ce qui m'était arrivé, plutôt pour soulager
+son esprit émerveillé que pour satisfaire la curiosité de mon bon ami
+Joe.
+
+Quand je vis Joe ouvrir ses grands yeux bleus et les promener autour de
+lui, en signe d'étonnement, je fus pris de remords; mais seulement en ce
+qui le concernait lui, sans m'inquiéter en aucune manière des deux
+autres. Envers Joe, mais envers Joe seulement, je me considérais comme
+un jeune monstre, pendant qu'ils débattaient les avantages qui
+pourraient résulter de la connaissance et de la faveur de miss
+Havisham. Ils étaient certains que miss Havisham ferait quelque chose
+pour moi, mais ils se demandaient sous quelle forme. Ma soeur
+entrevoyait le don de quelque propriété rurale. M. Pumblechook
+s'attendait à une récompense magnifique, qui m'aiderait à apprendre
+quelque joli commerce, celui de grainetier, par exemple. Joe tomba dans
+la plus profonde disgrâce pour avoir osé suggérer que j'étais, aux yeux
+de miss Havisham, l'égal des chiens qui avaient combattu héroïquement
+pour les côtelettes de veau.
+
+«Si ta tête folle ne peut exprimer d'idées plus raisonnables que
+celles-là, dit ma soeur, et que tu aies à travailler, tu ferais mieux de
+t'y mettre de suite.»
+
+Et le pauvre homme sortit sans mot dire.
+
+Quand M. Pumblechook fut parti, et que ma soeur eut gagné son lit, je me
+rendis à la dérobée dans la forge, où je restai auprès de Joe jusqu'à
+ce qu'il eût fini son travail, et je lui dis alors:
+
+«Joe, avant que ton feu ne soit tout à fait éteint, je voudrais te dire
+quelque chose.
+
+--Vraiment, mon petit Pip! dit Joe en tirant son escabeau près de la
+forge; dis-moi ce que c'est, mon petit Pip.
+
+--Joe, dis-je en prenant la manche de sa chemise et la roulant entre le
+pouce et l'index, tu te souviens de tout ce que j'ai dit sur le compte
+de miss Havisham.
+
+--Si je m'en souviens, dit Joe; je crois bien, c'est merveilleux!
+
+--Oui, mais c'est une terrible chose, Joe; car tout cela n'est pas vrai.
+
+--Que dis-tu, mon petit Pip? s'écria Joe frappé d'étonnement. Tu ne
+veux pas dire, j'espère, que c'est un....
+
+--Oui, je dois te le dire, à toi, tout cela c'est un mensonge.
+
+--Mais pas tout ce que tu as raconté, bien sûr; tu ne prétends pas dire
+qu'il n'y a pas de voiture en velours noir, hein?»
+
+Je continuai à secouer la tête.
+
+«Mais au moins, il y avait des chiens, mon petit Pip; mon cher petit
+Pip, s'il n'y avait pas de côtelettes de veau, au moins il y avait des
+chiens?
+
+--Non, Joe.
+
+--Un chien, dit Joe, rien qu'un tout petit chien?
+
+--Non, Joe, il n'y avait rien qui ressemblât à un chien.»
+
+Joe me considérait avec le plus profond désappointement.
+
+«Mon petit Pip, mon cher petit Pip, ça ne peut pas marcher comme ça, mon
+garçon, où donc veux-tu en venir?
+
+--C'est terrible, n'est-ce pas?
+
+--Terrible!... s'écria Joe; terrible!... Quel démon t'a poussé?
+
+--Je ne sais, Joe, répliquai-je en lâchant sa manche de chemise et
+m'asseyant à ses pieds dans les cendres; mais je voudrais bien que tu ne
+m'aies pas appris à appeler les valets des Jeannots, et je voudrais que
+mes mains fussent moins rudes et mes souliers moins épais.»
+
+Alors je dis à Joe que je me trouvais bien malheureux, et que je
+n'avais pu m'expliquer devant Mrs Joe et M. Pumblechook, parce qu'ils
+étaient trop durs pour moi; qu'il y avait chez miss Havisham une fort
+jolie demoiselle qui était très fière; qu'elle m'avait dit que j'étais
+commun; que je savais bien que j'étais commun, mais que je voudrais bien
+ne plus l'être; et que les mensonges m'étaient venus, je ne savais ni
+comment ni pourquoi....
+
+C'était un cas de métaphysique aussi difficile à résoudre pour Joe que
+pour moi. Mais Joe voulut éloigner tout ce qu'il y avait de métaphysique
+dans l'espèce et en vint à bout.
+
+«Il y a une chose dont tu peux être bien certain mon petit Pip, dit Joe,
+après avoir longtemps ruminé. D'abord, un mensonge est un mensonge, de
+quelque manière qu'il vienne, et il ne doit pas venir; n'en dis plus,
+mon petit Pip; ça n'est pas le moyen de ne plus être commun, mon garçon,
+et quant à être commun, je ne vois pas cela très clairement: tu es d'une
+petite taille peu commune, et ton savoir n'est pas commun non plus.
+
+--Si; je suis ignorant et emprunté, Joe.
+
+--Mais vois donc cette lettre que tu m'as écrite hier soir, c'est comme
+imprimé! J'ai vu des lettres, et lettres écrites par des messieurs très
+comme il faut, encore, et elles n'avaient pas l'air d'être imprimées.
+
+--Je ne sais rien, Joe; tu as une trop bonne opinion de moi, voilà tout.
+
+--Eh bien, mon petit Pip, dit Joe, que cela soit ou que cela ne soit
+pas, il faut commencer par le commencement; le roi sur son trône, avec
+sa couronne sur sa tête, avant d'écrire ses actes du Parlement, a
+commencé par apprendre l'alphabet, alors qu'il n'était que prince
+royal.... Ah! ajouta Joe avec un signe de satisfaction personnelle, il a
+commencé par l'A et a été jusqu'au Z, je sais parfaitement ce que
+c'est, quoique je ne puisse pas dire que j'en ai fait autant.»
+
+Il y avait de la sagesse dans ces paroles, et elles m'encouragèrent un
+peu.
+
+«Ne faut-il pas mieux, continua Joe en réfléchissant, rester dans la
+société des gens communs plutôt que d'aller jouer avec ceux qui ne le
+sont pas? Ceci me fait penser qu'il y avait peut-être un drapeau?
+
+--Non, Joe.
+
+--Je suis vraiment fâché qu'il n'y ait pas eu au moins un drapeau, mon
+petit Pip. Cela finira par arriver aux oreilles de ta soeur. Écoute, mon
+petit Pip, ce que va te dire un véritable ami, si tu ne réussis pas à
+n'être plus commun, en allant tout droit devant toi, il ne faut pas
+songer que tu pourras le faire en allant de travers. Ainsi donc, mon
+petit Pip, ne dis plus de mensonges, vis bien et meurs en paix.
+
+--Tu ne m'en veux pas, Joe?
+
+--Non, mon petit Pip, non; mais je ne puis m'empêcher de penser qu'ils
+étaient joliment audacieux, ces chiens qui voulaient manger les
+côtelettes de veau, et un ami qui te veut du bien te conseille d'y
+penser quand tu monteras te coucher; voilà tout, mon petit Pip, et ne le
+fais plus.»
+
+Quand je me trouvai dans ma petite chambre, disant mes prières, je
+n'oubliai pas la recommandation de Joe; et pourtant mon jeune esprit
+était dans un tel état de trouble, que longtemps après m'être couché, je
+pensais encore comment miss Estelle considèrerait Joe, qui n'était qu'un
+simple forgeron: et combien ses mains étaient rudes, et ses souliers
+épais; je pensais aussi à Joe et à ma soeur, qui avaient l'habitude de
+s'asseoir dans la cuisine, et je réfléchissais que moi-même j'avais
+quitté la cuisine pour aller me coucher; que miss Havisham et Estelle ne
+restaient jamais à la cuisine; et qu'elles étaient bien au-dessus de ces
+habitudes communes. Je m'endormis en pensant à ce que j'avais fait chez
+miss Havisham, comme si j'y étais resté des semaines et des mois au lieu
+d'heures, et comme si c'eût été un vieux souvenir au lieu d'un événement
+arrivé le jour même.
+
+Ce fut un jour mémorable pour moi, car il apporta de grands changements
+dans ma destinée; mais c'est la même chose pour chacun. Figurez-vous un
+certain jour retranché dans votre vie, et pensez combien elle aurait été
+différente. Arrêtez-vous, vous qui lisez ce récit, et figurez-vous une
+longue chaîne de fil ou d'or, d'épines ou de fleurs, qui ne vous eût
+jamais lié, si, à un certain et mémorable jour, le premier anneau ne se
+fût formé.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+
+Un ou deux jours après, un matin en m'éveillant, il me vint l'heureuse
+idée que le meilleur moyen pour n'être plus commun était de tirer de
+Biddy tout ce qu'elle pouvait savoir sur ce point important. En
+conséquence, je déclarai à Biddy, un soir que j'étais allé chez la
+grand'tante de M. Wopsle, que j'avais des raisons particulières pour
+désirer faire mon chemin en ce monde, et que je lui serais très obligé
+si elle voulait bien m'enseigner tout ce qu'elle savait. Biddy, qui
+était la fille la plus obligeante du monde, me répondit immédiatement
+qu'elle ne demandait pas mieux, et elle mit aussitôt sa promesse à
+exécution.
+
+Le système d'éducation adopté par la grand'tante de M. Wopsle, pouvait
+se résoudre ainsi qu'il suit: Les élèves mangeaient des pommes et se
+mettaient des brins de paille sur le dos les uns des autres, jusqu'à ce
+que la grand'tante de M. Wopsle, rassemblant toute son énergie, se
+précipitât indistinctement sur eux, armée d'une baguette de bouleau, en
+faisant une course effrénée. Après avoir reçu le choc avec toutes les
+marques de dérision possibles, les élèves se formaient en ligne, et
+faisaient circuler rapidement, de main en main, un livre tout déchiré.
+Le livre contenait, ou plutôt avait contenu; un alphabet, quelques
+chiffres, une table de multiplication et un syllabaire. Dès que ce livre
+se mettait en mouvement, la grand'tante de M. Wopsle tombait dans une
+espèce de pâmoison, provenant de la fatigue ou d'un accès de rhumatisme.
+Les élèves se livraient alors entre eux à l'examen de leurs souliers,
+pour savoir celui qui pourrait frapper le plus fort avec son pied. Cet
+examen durait jusqu'au moment où Biddy arrivait avec trois Bibles, tout
+abîmées et toutes déchiquetées, comme si elles avaient été coupées avec
+le manche de quelque chose de rude et d'inégal, et plus illisibles et
+plus mal imprimées qu'aucune des curiosités littéraires que j'aie jamais
+rencontrées depuis, elles étaient mouchetées partout, avec des taches de
+rouille et avaient, écrasés entre leurs feuillets, des spécimens variés
+de tous les insectes du monde. Cette partie du cours était généralement
+égayée par quelques combats singuliers entre Biddy et les élèves
+récalcitrants. Lorsque la bataille était terminée, Biddy nous indiquait
+un certain nombre de pages, et alors nous lui lisions tous à haute voix
+ce que nous pouvions, ou plutôt ce que nous ne pouvions pas. C'était un
+bruit effroyable; Biddy conduisait cet orchestre infernal, en lisant
+elle-même d'une voix lente et monotone. Aucun de nous n'avait la moindre
+notion de ce qu'il lisait. Quand ce terrible charivari avait duré un
+certain temps, il finissait généralement par réveiller la grand'tante de
+M. Wopsle, et elle attrapait un des gens par les oreilles et les lui
+tirait d'importance. Ceci terminait la leçon du soir, et nous nous
+élancions en plein air en poussant des cris de triomphe. Je dois à la
+vérité de faire observer qu'il n'était pas défendu aux élèves de
+s'exercer à écrire sur l'ardoise, ou même sur du papier, quand il y en
+avait; mais il n'était pas facile de se livrer à cette étude pendant
+l'hiver, car la petite boutique où l'on faisait la classe, et qui
+servait en même temps de chambre à coucher et de salon à la grand'tante
+de M. Wopsle, n'était que faiblement éclairée, au moyen d'une chandelle
+sans mouchettes.
+
+Il me sembla qu'il me faudrait bien du temps pour me dégrossir dans de
+pareilles conditions. Néanmoins, je résolus d'essayer, et, ce soir-là,
+Biddy commença à remplir l'engagement qu'elle avait pris envers moi, en
+me faisant faire une lecture de son petit catalogue, et en me prêtant,
+pour le copier à la main, un grand vieux D, qu'elle avait copié
+elle-même du titre de quelque journal, et que, jusqu'à présent, j'avais
+toujours pris pour une boucle.
+
+Il va sans dire qu'il y avait un cabaret dans le village, et que Joe
+aimait à y aller, de temps en temps, fumer sa pipe. J'avais reçu l'ordre
+le plus formel de passer le prendre aux _Trois jolis bateliers,_ en
+revenant de l'école, et de le ramener à la maison, à mes risques et
+périls. Ce fut donc vers les _Trois jolis bateliers_ que je dirigeai mes
+pas.
+
+À côté du comptoir, il y avait aux _Trois jolis bateliers_ une suite de
+comptes d'une longueur alarmante, inscrits à la craie sur le mur près de
+la porte. Ces comptes semblaient n'avoir jamais été réglés; je me
+souvenais de les avoir toujours vus là, ils avaient même toujours grandi
+en même temps que moi, mais il y avait une grande quantité de craie dans
+notre pays, et sans doute les habitants ne voulaient négliger aucune
+occasion d'en tirer parti.
+
+Comme c'était un samedi soir, je trouvai le chef de l'établissement
+regardant ces comptes d'un air passablement renfrogné; mais comme
+j'avais affaire à Joe et non à lui, je lui souhaitai tout simplement le
+bonsoir et passai dans la salle commune, au fond du couloir, où il y
+avait un bon feu, et où Joe fumait sa pipe en compagnie de M. Wopsle et
+d'un étranger. Joe me reçut comme de coutume, en s'écriant:
+
+«Holà! mon petit Pip, te voilà mon garçon!»
+
+Aussitôt l'étranger tourna la tête pour me regarder. C'était un homme
+que je n'avais jamais vu, et il avait l'air fort mystérieux. Sa tête
+était penchée d'un côté, et l'un de ses yeux était constamment à demi
+fermé, comme s'il visait quelque chose avec un fusil invisible. Il avait
+une pipe à la bouche, il l'ôta; et après en avoir expulsé la fumée, sans
+cesser de me regarder fixement, il me fit un signe de tête. Je répondis
+par un signe semblable. Alors il continua le même jeu et me fit place à
+côté de lui.
+
+Mais comme j'avais l'habitude de m'asseoir à côté de Joe toutes les fois
+que je venais dans cet endroit, je dis:
+
+«Non, merci, monsieur.»
+
+Et je me laissai tomber à la place que Joe m'avait faite sur l'autre
+banc. L'étranger, après avoir jeté un regard sur Joe et vu que son
+attention était occupée ailleurs, me fit de nouveaux signes; puis il se
+frotta la jambe d'une façon vraiment singulière, du moins ça me fit cet
+effet-là.
+
+«Vous disiez, dit l'étranger en s'adressant à Joe, que vous êtes
+forgeron.
+
+--Oui, répondit Joe.
+
+--Que voulez-vous boire, monsieur?... À propos, vous ne m'avez pas dit
+votre nom.»
+
+Joe le lui dit, et l'étranger l'appela alors par son nom.
+
+«Que voulez-vous boire, monsieur Gargery, c'est moi qui paye pour
+trinquer avec vous?
+
+--À vous dire vrai, répondit Joe, je n'ai pas l'habitude de trinquer
+avec personne, et surtout de boire aux frais des autres, mais aux miens.
+
+
+
+--L'habitude, non, reprit l'étranger; mais une fois par hasard n'est pas
+coutume, et un samedi soir encore! Allons! dites ce que vous voulez,
+monsieur Gargery.
+
+--Je ne voudrais pas vous refuser plus longtemps, dit Joe; du rhum.
+
+--Soit, du rhum, répéta l'étranger. Mais monsieur voudra-t-il bien, à
+son tour, témoigner son désir?
+
+--Du rhum, dit M. Wopsle.
+
+--Trois rhums! cria l'étranger au propriétaire du cabaret, et trois
+verres pleins!
+
+--Monsieur, observa Joe, en manière de présentation, est un homme qui
+vous ferait plaisir à entendre, c'est le chantre de notre église.
+
+--Ah! ah! dit l'étranger vivement, en me regardant de côté, l'église
+isolée, à droite des marais, tout entourée de tombeaux?
+
+--C'est cela même,» dit Joe.
+
+L'étranger, avec une sorte de murmure de satisfaction à travers sa pipe,
+mit sa jambe sur le banc qu'il occupait à lui seul. Il portait un
+chapeau de voyage à larges bords, et par-dessous un mouchoir roulé
+autour de sa tête, en manière de calotte, de sorte qu'on ne voyait pas
+ses cheveux. Il me sembla que sa figure prenait en ce moment une
+expression rusée, suivie d'un éclat de rire étouffé.
+
+«Je ne connais pas très bien ce pays, messieurs, mais il me semble bien
+désert du côté de la rivière.
+
+--Les marais ne sont pas habités ordinairement, dit Joe.
+
+--Sans doute!... sans doute!... mais ne pensez-vous pas qu'il peut y
+venir quelquefois des Bohémiens, des vagabonds, ou quelque voyageur
+égaré?
+
+--Non, dit Joe; seulement par-ci, par-là, un forçat évadé, et ils ne
+sont pas faciles à prendre, n'est-ce pas, monsieur Wopsle?»
+
+M. Wopsle, se souvenant de sa déconvenue, fit un signe d'assentiment
+dépourvu de tout enthousiasme.
+
+«Il paraît que vous en avez poursuivi? demanda l'étranger.
+
+--Une fois, répondit Joe, non pas que nous tenions beaucoup à les
+prendre, comme vous pensez bien; nous y allions comme curieux, n'est-ce
+pas, mon petit Pip?
+
+--Oui, Joe.»
+
+L'étranger continuait à me lancer des regards de côté, comme si c'eût
+été particulièrement moi qu'il visât avec son fusil invisible, et dit:
+
+«C'est un gentil camarade que vous avez là; comment l'appelez-vous?
+
+--Pip, dit Joe.
+
+--Son nom de baptême est Pip?
+
+--Non, pas son nom de baptême.
+
+--Son surnom, alors?
+
+--Non, dit Joe, c'est une espèce de nom de famille qu'il s'est donné à
+lui-même, quand il était tout enfant.
+
+--C'est votre fils?
+
+--Oh! non, dit Joe en méditant, non qu'il fût nécessaire de réfléchir
+là-dessus; mais parce que c'était l'habitude, aux _Trois jolis
+bateliers,_ de réfléchir profondément sur tout ce qu'on disait, pendant
+que l'on fumait; oh!... non. Non, il n'est pas mon fils.
+
+--Votre neveu? dit l'étranger.
+
+--Pas davantage, dit Joe, avec la même apparence de réflexion profonde.
+Non... je ne veux pas vous tromper... il n'est pas mon neveu.
+
+--Que diable vous est-il donc alors?» demanda l'étranger, qui me parut
+pousser bien vigoureusement ses investigations.
+
+M. Wopsle prit alors la parole, comme quelqu'un qui connaissait tout ce
+qui a rapport aux parentés, sa profession lui faisant un devoir de
+savoir par coeur jusqu'à quel degré de parenté il était interdit à un
+homme d'épouser une femme, et il expliqua les liens qui existaient entre
+Joe et moi. M. Wopsle ne termina pas sans citer avec un air terrible un
+passage de _Richard III_, et il s'imagina avoir dit tout ce qu'il y
+avait à dire sur ce sujet, quand il eut ajouté:
+
+«Comme dit le poète!»
+
+Ici, je dois remarquer qu'en parlant de moi, M. Wopsle trouvait
+nécessaire de me caresser les cheveux et de me les ramener jusque dans
+les yeux. Je ne pouvais concevoir pourquoi tous ceux qui venaient à la
+maison me soumettaient toujours au même traitement désagréable, dans les
+mêmes circonstances. Cependant, je ne me souviens pas d'avoir jamais
+été, dans ma première enfance, le sujet des conversations de notre
+cercle de famille; mais quelques personnes à large main me favorisaient
+de temps en temps de cette caresse ophtalmique pour avoir l'air de me
+protéger.
+
+Pendant tout ce temps, l'étranger n'avait regardé personne que moi; et;
+cette fois, il me regardait comme s'il se déterminait à faire feu sur
+l'objet qu'il visait depuis si longtemps. Mais il ne dit plus rien,
+jusqu'au moment où l'on apporta les verres de rhum; alors son coup
+partit, mais de la façon la plus singulière.
+
+Il se fit comprendre par une pantomime muette, qui s'adressait
+spécialement à moi. Il mêlait son grog au rhum, et il le goûtait tout en
+me regardant, non pas avec la cuiller qu'on lui avait donnée, mais avec
+une lime.
+
+Il me fit cela de manière à ce que personne autre que moi ne le vît, et
+quand il eût fini, il essuya la lime et la mit dans sa poche de côté.
+Dès que j'aperçus l'instrument, je reconnus mon forçat et la lime de
+Joe. Je le regardai sans pouvoir faire un mouvement; j'étais tout à fait
+fasciné; mais il s'appuyait alors sur son banc, sans s'inquiéter
+davantage de moi, et il se mit à parler de navets.
+
+Il y avait en Joe un tel besoin de se purifier et de se reposer
+tranquillement avant de rentrer à la maison, qu'il osait rester une
+demi-heure de plus dans la vie active le samedi que les autres jours.
+C'était une délicieuse demi-heure qui venait de se passer à boire
+ensemble du grog au rhum. Alors Joe se leva pour partir et me prit par
+la main.
+
+«Attendez un moment, monsieur Gargery, dit l'étranger, je crois avoir
+quelque part dans ma poche un beau shilling tout neuf, et, si je le
+trouve, ce sera pour ce petit.»
+
+Il le dénicha au milieu d'une poignée d'autres pièces de peu de valeur,
+l'enveloppa dans du papier chiffonné et me le donna.
+
+«C'est pour toi, dit-il, pour toi seul, tu entends?»
+
+Je le remerciai, en écarquillant sur lui mes yeux plus qu'il ne
+convenait à un enfant bien élevé, et en me cramponnant à la main de Joe.
+Il dit bonsoir à celui-ci, ainsi qu'à M. Wopsle, qui sortit en même
+temps que nous, et il me fit un dernier signe de son bon oeil, non pas
+en me regardant, car il le ferma; mais quelles merveilles ne peut-on pas
+opérer avec un clignement d'oeil!
+
+En rentrant à la maison, j'aurais pu parler tout à mon aise, si j'en
+avais eu l'envie, car M. Wopsle nous quitta à la porte des _Trois jolis
+bateliers_, et Joe marcha tout le temps, la bouche toute grande ouverte,
+pour se la rincer et faire passer l'odeur du rhum, en absorbant le plus
+d'air possible. J'étais comme stupéfié par le changement qui s'était
+opéré chez mon ancienne et coupable connaissance, et je ne pouvais
+penser à autre chose.
+
+Ma soeur n'était pas de trop mauvaise humeur quand nous entrâmes dans la
+cuisine, et Joe profita de cette circonstance extraordinaire pour lui
+parler de mon shilling tout neuf.
+
+«C'est une pièce fausse, j'en mettrais ma main au feu, dit Mrs Joe d'un
+air de triomphe; sans cela, il ne l'aurait pas donnée à cet enfant.
+Voyons cela.»
+
+Je sortis le shilling du papier, et il se trouva qu'il était
+parfaitement bon.
+
+«Mais qu'est-ce que cela? dit Mrs Joe, en rejetant le shilling et en
+saisissant le papier, deux banknotes d'une livre chacune!»
+
+Ce n'était en effet rien moins que deux grasses banknotes d'une livre,
+qui semblaient avoir vécu dans la plus étroite intimité avec tous les
+marchands de bestiaux du comté. Joe reprit son chapeau et courut aux
+_Trois jolis bateliers_, pour les restituer à leur propriétaire. Pendant
+son absence, je m'assis sur mon banc ordinaire, et je regardai ma soeur
+d'une manière significative, car j'étais à peu près certain que l'homme
+n'y serait plus.
+
+Bientôt Joe revint dire que l'homme était parti, mais que lui Joe avait
+laissé un mot à l'hôtelier des _Trois jolis bateliers_, relativement aux
+banknotes. Alors ma soeur les enveloppa avec soin dans un papier, et les
+mit dans une théière purement ornementale qui était placée sur une
+cheminée du salon de gala. Elles restèrent là bien des nuits, bien des
+jours, et ce fut un cauchemar incessant pour mon jeune esprit.
+
+Quand je fus couché, je revis l'étranger me visant toujours avec son
+arme invisible, et je pensais combien il était commun, grossier et
+criminel de conspirer secrètement avec des condamnés, chose à laquelle
+jusque là je n'avais pas pensé. La lime aussi me tourmentait, je
+craignais à tout moment de la voir reparaître. J'essayai bien de
+m'endormir en pensant que je reverrais miss Havisham le mercredi
+suivant; j'y réussis, mais dans mon sommeil, je vis la lime sortir d'une
+porte et se diriger vers moi, sans pourtant voir celui qui la tenait, et
+je m'éveillai en criant.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+
+Le jour indiqué, je me rendis chez miss Havisham; je sonnai avec
+beaucoup d'hésitation, et Estelle parut. Elle ferma la porte après
+m'avoir fait entrer, et, comme la première fois, elle me précéda dans le
+sombre corridor où brûlait la chandelle. Elle ne parut faire attention à
+moi que lorsqu'elle eut la lumière dans la main, alors elle me dit avec
+hauteur:
+
+«Tu vas passer par ici aujourd'hui.»
+
+Et elle me conduisit dans une partie de la maison qui m'était
+complètement inconnue.
+
+Le corridor était très long, et semblait faire tout le tour de Manor
+House. Arrivée à une des extrémités, elle s'arrêta, déposa à terre sa
+chandelle et ouvrit une porte. Ici le jour reparut, et je me trouvai
+dans une petite cour pavée, dont la partie opposée était occupée par une
+maison séparée, qui avait dû appartenir au directeur ou au premier
+employé de la défunte brasserie. Il y avait une horloge au mur extérieur
+de cette maison. Comme la pendule de la chambre de miss Havisham et
+comme la montre de miss Havisham, cette horloge était arrêtée à neuf
+heures moins vingt minutes.
+
+Nous entrâmes par une porte qui se trouvait ouverte dans une chambre
+sombre et très basse de plafond. Il y avait quelques personnes dans
+cette chambre; Estelle se joignit à elles en me disant:
+
+«Tu vas rester là, mon garçon, jusqu'à ce qu'on ait besoin de toi.»
+
+«Là,» était la fenêtre, je m'y accoudai, et je restai «là,» dans un état
+d'esprit très désagréable, et regardant au dehors.
+
+La fenêtre donnait sur un coin du jardin fort misérable et très négligé,
+où il y avait une rangée de vieilles tiges de choux et un grand buis
+qui, autrefois, avait été taillé et arrondi comme un pudding; il avait à
+son sommet de nouvelles pousses de couleur différente, qui avaient
+altéré un peu sa forme, comme si cette partie du jardin avait touché à
+la casserole et s'était roussie. Telle fut, du moins, ma première
+impression, en contemplant cet arbre. Il était tombé un peu de neige
+pendant la nuit; partout ailleurs elle avait disparu, mais là elle
+n'était pas encore entièrement fondue, et, à l'ombre froide de ce bout
+de jardin, le vent la soufflait en petits flocons qui venaient fouetter
+contre la fenêtre, comme s'ils eussent voulu entrer pour me lapider.
+
+Je m'aperçus que mon arrivée avait arrêté la conversation, et que les
+personnes qui se trouvaient réunies dans cette pièce avaient les yeux
+fixés sur moi. Je ne pouvais rien voir, excepté la réverbération du feu
+sur les vitres, mais je sentais dans les articulations une gêne et une
+roideur qui me disaient que j'étais examiné avec une scrupuleuse
+attention.
+
+Il y avait dans cette chambre trois dames et un monsieur. Je n'avais pas
+été cinq minutes à la croisée, que, d'une manière ou d'une autre, ils
+m'avaient tous laissé voir qu'ils n'étaient que des flatteurs et des
+hâbleurs; mais chacun prétendait ne pas s'apercevoir que les autres
+étaient des flatteurs et des hâbleurs, parce que celui ou celle qui
+aurait admis ce soupçon aurait pu être accusé d'avoir les mêmes défauts.
+
+Tous avaient cet air inquiet et triste, de gens qui attendent le bon
+plaisir de quelqu'un, et la plus bavarde des dames avait bien de la
+peine à réprimer un bâillement, tout en parlant. Cette dame, qui avait
+nom Camille, me rappelait ma soeur, avec cette différence qu'elle était
+plus âgée, et que son visage, au premier coup d'oeil, m'avait paru avoir
+des traits plus grossiers. Je commençais à penser que c'était une grâce
+du ciel si elle avait des traits quelconques, tant était haute et pâle
+la muraille inanimée que présentait sa face.
+
+«Pauvre chère âme! dit la dame avec une vivacité de manières tout à fait
+semblable à celle de ma soeur. Il n'a d'autre ennemi que lui-même.
+
+--Il serait bien plus raisonnable d'être l'ennemie de quelqu'un, dit le
+monsieur; bien plus naturel!
+
+--Mon cousin John, observa une autre dame, nous devons aimer notre
+prochain.
+
+--Sarah Pocket, repartit le cousin John, si un homme n'est pas son
+propre prochain, qui donc l'est?»
+
+Mis Pocket se mit à rire; Camille rit aussi, et elle dit en réprimant un
+bâillement:
+
+«Quelle idée!»
+
+Mais ils pensèrent, à ce que je crois, que cela était aussi une bien
+bonne idée. L'autre dame, qui n'avait pas encore parlé, dit avec emphase
+et gravité:
+
+«C'est vrai!... c'est bien vrai!
+
+--Pauvre âme! continua bientôt Camille (je savais qu'en même temps tout
+ce monde-là me regardait). Il est si singulier! croirait-on que quand la
+femme de Tom est morte, il ne pouvait pas comprendre l'importance du
+deuil que doivent porter les enfants? «Bon Dieu!» disait-il, «Camille, à
+quoi sert de mettre en noir les pauvres petits orphelins?... Comme
+Mathew! Quelle idée!...
+
+--Il y a du bon chez lui, dit le cousin John, il y a du bon chez lui; je
+ne nie pas qu'il n'y ait du bon chez lui, mais il n'a jamais eu, et
+n'aura jamais le moindre sentiment des convenances.
+
+--Vous savez combien j'ai été obligée d'être ferme, dit Camille. Je lui
+ai dit: «Il faut que cela soit, pour «l'honneur de la famille!» Et je
+lui ai répété que si l'on ne portait pas le deuil, la famille était
+déshonorée. Je discourai là-dessus, depuis le déjeuner jusqu'au dîner,
+au point d'en troubler ma digestion. Alors il se mit en colère et, en
+jurant, il me dit: «Eh bien! faites «comme vous voudrez!» Dieu merci, ce
+sera toujours une consolation pour moi de pouvoir me rappeler que je
+sortis aussitôt, malgré la pluie qui tombait à torrents, pour acheter
+les objets de deuil.
+
+--C'est lui qui les a payés, n'est-ce pas? demanda Estelle.
+
+--On ne demande pas, ma chère enfant, qui les a payés, reprit Camille;
+la vérité, c'est que je les ai achetées, et j'y penserai souvent avec
+joie quand je serai forcée de me lever la nuit.»
+
+Le bruit d'une sonnette lointaine, mêlé à l'écho d'un bruit ou d'un
+appel venant du couloir par lequel j'étais arrivé, interrompit la
+conversation et fit dire à Estelle:
+
+«Allons, mon garçon!»
+
+Quand je me retournai, ils me regardèrent tous avec le plus souverain
+mépris, et, en sortant, j'entendis Sarah Pocket qui disait:
+
+«J'en suis certaine. Et puis après?»
+
+Et Camille ajouta avec indignation:
+
+«A-t-on jamais vu pareille chose! Quelle i... dé... e...»
+
+Comme nous avancions dans le passage obscur, Estelle s'arrêta tout à
+coup en me regardant en face, elle me dit d'un ton railleur en mettant
+son visage tout près du mien:
+
+«Eh bien?
+
+--Eh bien, mademoiselle?» fis-je en me reculant.
+
+Elle me regardait et moi je la regardais aussi, bien entendu.
+
+«Suis-je jolie?
+
+--Oui, je vous trouve très jolie.
+
+--Suis-je fière?
+
+--Pas autant que la dernière fois, dis-je.
+
+--Pas autant?
+
+--Non.»
+
+Elle s'animait en me faisant cette dernière question, et elle me frappa
+au visage de toutes ses forces.
+
+«Maintenant, dit-elle, vilain petit monstre, que penses-tu de moi?
+
+--Je ne vous le dirai pas.
+
+--Parce que tu vas le dire là-haut.... Est-ce cela?
+
+--Non! répondis-je, ce n'est pas cela.
+
+--Pourquoi ne pleures-tu plus, petit misérable?
+
+--Parce que je ne pleurerai plus jamais pour vous,» dis-je.
+
+Ce qui était la déclaration la plus fausse qui ait jamais été faite, car
+je pleurais intérieurement, et Dieu sait la peine qu'elle me fit plus
+tard.
+
+Nous continuâmes notre chemin, et, en montant, nous rencontrâmes un
+monsieur qui descendait à tâtons.
+
+«Qui est-là? demanda le monsieur, en s'arrêtant et en me regardant.
+
+--Un enfant, dit Estelle.
+
+C'était un gros homme, au teint excessivement brun, avec une très grosse
+tête et avec de très grosses mains. Il me prit le menton et me souleva
+la tête pour me voir à la lumière. Il était prématurément chauve, et
+possédait une paire de sourcils noirs qui se tenaient tout droits; ses
+yeux étaient enfoncés dans sa tête, et leur expression était perçante et
+désagréablement soupçonneuse; il avait une grande chaîne de montre, et
+sur la figure de gros points noirs où sa barbe et ses favoris eussent
+été, s'il les eût laissé pousser. Il n'était rien pour moi, mais par
+hasard j'eus l'occasion de le bien observer.
+
+«Tu es des environs? dit-il.
+
+--Oui, monsieur, répondis-je.
+
+--Pourquoi viens-tu ici?
+
+--C'est miss Havisham qui m'a envoyé chercher, monsieur.
+
+--Bien. Conduis-toi convenablement. J'ai quelque expérience des jeunes
+gens, ils ne valent pas grand'chose à eux tous. Fais attention,
+ajouta-t-il, en mordant son gros index et en fronçant ses gros sourcils,
+fais attention à te bien conduire.»
+
+Là-dessus, il me lâcha, ce dont je fus bien aise, car sa main avait une
+forte odeur de savon, et il continua à monter l'escalier. Je me
+demandais à moi-même si ce n'était pas un docteur; mais non, pensai-je,
+ce ne peut être un docteur, il aurait des manières plus douces et plus
+avenantes. Du reste, je n'eus pas grand temps pour réfléchir à ce sujet,
+car nous nous trouvâmes bientôt dans la chambre de miss Havisham, où
+elle et tous les objets qui l'entouraient étaient exactement dans le
+même état où je les avais laissés. Estelle me laissa debout près de la
+porte, et j'y restai jusqu'à ce que miss Havisham jetât les yeux sur
+moi.
+
+«Ainsi donc, dit-elle sans la moindre surprise, les jours convenus sont
+écoulés?
+
+--Oui, madame, c'est aujourd'hui....
+
+--Là!... là!... là!... fit-elle avec son impatient mouvement de doigts,
+je n'ai pas besoin de le savoir. Es-tu prêt à jouer?»
+
+Je fus obligé de répondre avec un peu de confusion.
+
+«Je ne pense pas, madame.
+
+--Pas même aux cartes? demanda-t-elle avec un regard pénétrant.
+
+--Si, madame, je puis faire cela, si c'est nécessaire.
+
+--Puisque cette maison te semble vieille et triste, dit miss Havisham
+avec impatience, et puisque tu ne veux pas jouer, veux-tu travailler?»
+
+Je répondis à cette demande de meilleur coeur qu'à la première, et je
+dis que je ne demandais pas mieux.
+
+«Alors, entre dans cette chambre, dit-elle en me montrant avec sa main
+ridée une porte qui était derrière moi, et attends-moi là jusqu'à ce que
+je vienne.»
+
+Je traversai le palier, et j'entrai dans la chambre qu'elle m'avait
+indiquée. Le jour ne pénétrait pas plus dans cette chambre que dans
+l'autre, et il y régnait une odeur de renfermé qui oppressait. On venait
+tout récemment d'allumer du feu dans la vieille cheminée, mais il était
+plus disposé à s'éteindre qu'à brûler, et la fumée qui persistait à
+séjourner dans cette chambre, semblait encore plus froide que l'air, et
+ressemblait au brouillard de nos marais. Quelques bouts de chandelles
+placés sur la tablette de la grande cheminée éclairaient faiblement la
+chambre: ou, pour mieux dire, elles n'en troublaient que faiblement
+l'obscurité. Elle était vaste, et j'ose affirmer qu'elle avait été
+belle; mais tous les objets qu'on pouvait apercevoir étaient couverts de
+poussière, dans un état complet de vétusté, et tombaient en ruine. Ce
+qui attirait d'abord l'attention, c'était une longue table couverte
+d'une nappe, comme si la fête qu'on était en train de préparer dans la
+maison s'était arrêtée en même temps que les pendules. Un surtout, un
+plat du milieu, de je ne sais quelle espèce, occupait le centre de la
+table; mais il était tellement couvert de toiles d'araignées, qu'on n'en
+pouvait distinguer la forme. En regardant cette grande étendue jaunâtre,
+il me sembla y voir pousser un immense champignon noir, duquel je voyais
+entrer et sortir d'énormes araignées aux corps mouchetés et aux pattes
+cagneuses. On eût dit que quelque événement de la plus grande
+importance venait de se passer dans la communauté arachnéenne.
+
+J'entendais aussi les souris qui couraient derrière les panneaux des
+boiseries, comme si elles eussent été sous le coup de quelque grand
+événement; mais les perce-oreilles n'y faisaient aucune attention, et
+s'avançaient en tâtonnant sur le plancher et en cherchant leur chemin,
+comme des personnes âgées et réfléchies, à la vue courte et à l'oreille
+dure, qui ne sont pas en bons termes les unes avec les autres.
+
+Ces créatures rampantes avaient captivé toute mon attention, et je les
+examinais à distance, quand miss Havisham posa une de ses mains sur mon
+épaule; de l'autre main elle tenait une canne à bec de corbin sur
+laquelle elle s'appuyait, et elle me faisait l'effet de la sorcière du
+logis.
+
+«C'est ici, dit-elle en indiquant la table du bout de sa canne; c'est
+ici que je serai exposée après ma mort.... C'est ici qu'on viendra me
+voir.»
+
+J'éprouvais une crainte vague de la voir s'étendre sur la table et y
+mourir de suite, c'eût été la complète réalisation du cadavre en cire de
+la foire. Je tremblai à son contact.
+
+«Que penses-tu de l'objet qui est au milieu de cette grande table... me
+demanda-t-elle en l'indiquant encore avec sa canne; là, où tu vois des
+toiles d'araignées?
+
+--Je ne devine pas, madame.
+
+--C'est un grand gâteau... un gâteau de noces... le mien!»
+
+Elle regarda autour de la chambre, puis se penchant sur moi, sans ôter
+sa main de mon épaule:
+
+«Viens!... viens!... viens! Promène-moi... promène-moi.»
+
+Je jugeai d'après cela que l'ouvrage que j'avais à faire était de
+promener miss Havisham tout autour de la chambre. En conséquence, nous
+nous mîmes en mouvement d'un pas qui, certes, aurait pu passer pour une
+imitation de celui de la voiture de mon oncle Pumblechook.
+
+Elle n'était pas physiquement très forte; et après un moment elle me
+dit:
+
+«Plus doucement!»
+
+Cependant nous continuions à marcher d'un pas fort raisonnable; elle
+avait toujours sa main appuyée sur mon épaule, et elle ouvrit la bouche
+pour me dire que nous n'irions pas plus loin, parce qu'elle ne le
+pourrait pas. Après un moment, elle me dit:
+
+«Appelle Estelle!»
+
+J'allai sur le palier et je criai ce nom comme j'avais fait la première
+fois. Quand sa lumière parut, je revins auprès de miss Havisham, et nous
+nous remîmes en marche.
+
+Si Estelle eût été la seule spectatrice de notre manière d'agir, je me
+serais senti déjà suffisamment humilié; mais comme elle amena avec elle
+les trois dames et le monsieur que j'avais vus en bas, je ne savais que
+faire. La politesse me faisait un devoir de m'arrêter; mais miss
+Havisham persistait à me tenir l'épaule, et nous continuions avec la
+même ardeur notre promenade insensée. Pour ma part, j'étais navré à
+l'idée qu'ils allaient croire que c'était moi qui faisais tout cela.
+
+«Chère miss Havisham, dit miss Sarah Pocket, comme vous avez bonne mine!
+
+
+
+--Ça n'est pas vrai! dit miss Havisham, je suis jaune et n'ai que la
+peau sur les os.»
+
+Camille rayonna en voyant miss Pocket recevoir cette rebuffade, et elle
+murmura en contemplant miss Havisham d'une manière tout à fait triste et
+compatissante:
+
+«Pauvre chère âme! certainement, elle ne doit pas s'attendre à ce qu'on
+lui trouve bonne mine... la pauvre créature. Quelle idée!...
+
+--Et vous, comment vous portez-vous, vous?» demanda miss Havisham à
+Camille.
+
+Nous étions alors tout près de cette dernière, et j'allais en profiter
+pour m'arrêter; mais miss Havisham ne le voulait pas; nous poursuivîmes
+donc, et je sentis que je déplaisais considérablement à Camille.
+
+«Merci, miss Havisham, continua-t-elle, je vais aussi bien que je puis
+l'espérer.
+
+--Comment cela?... qu'avez-vous?... demanda miss Havisham, avec une
+vivacité surprenante.
+
+--Rien qui vaille la peine d'être dit, répliqua Camille; je ne veux pas
+faire parade de mes sentiments. Mais j'ai pensé à vous toute la nuit, et
+cela plus que je ne l'aurais voulu.
+
+--Alors, ne pensez pas à moi.
+
+--C'est plus facile à dire qu'à faire, répondit tendrement Camille, en
+réprimant un soupir, tandis que sa lèvre supérieure tremblait et que ses
+larmes coulaient en abondance. Raymond sait de combien de gingembre et
+de sels j'ai été obligée de faire usage toute la nuit, et combien de
+mouvements nerveux j'ai éprouvés dans ma jambe. Mais tout cela n'est
+rien quand je pense à ceux que j'aime.... Si je pouvais être moins
+affectueuse et moins sensible, j'aurais une digestion plus facile et des
+nerfs de fer. Je voudrais bien qu'il en fût ainsi; mais, quant à ne plus
+penser à vous pendant la nuit... ô quelle idée!»
+
+Ici, elle éclata en sanglots.
+
+Je compris que le Raymond en question n'était autre que le monsieur
+présent, et qu'il était en même temps M. Camille. Il vint au secours de
+sa femme, et lui dit en manière de consolation:
+
+«Camille... ma chère... c'est un fait avéré que vos sentiments de
+famille vous minent, au point de rendre une de vos jambes plus courte
+que l'autre.
+
+--Je ne savais pas, dit la digne dame, dont je n'avais encore entendu
+la voix qu'une seule fois, que penser à une personne vous donnât des
+droits sur cette même personne, ma chère.»
+
+Miss Sarah Pocket, que je contemplais alors, était une petite femme,
+vieille, sèche, à la peau brune et ridée; elle avait une petite tête qui
+semblait faite en coquille de noix et une grande bouche, comme celle
+d'un chat sans les moustaches. Elle répétait sans cesse:
+
+«Non, en vérité, ma chère.... Hem!... hem!...
+
+--Penser, ou ne pas penser, est chose assez facile, dit la grave dame.
+
+--Quoi de plus facile? appuya miss Sarah Pocket.
+
+--Oh! oui! oui! s'écria Camille, dont les sentiments en fermentation
+semblaient monter de ses jambes jusqu'à son coeur. Tout cela est bien
+vrai. L'affection poussée à ce point est une faiblesse, mais je n'y puis
+rien.... Sans doute, ma santé serait bien meilleure s'il en était
+autrement; et cependant, si je le pouvais, je ne voudrais pas changer
+cette disposition de mon caractère. Elle est la cause de bien des
+peines, il est vrai; mais c'est aussi une consolation de sentir qu'on la
+possède.»
+
+Ici, nouvel éclat de sentiments.
+
+Miss Havisham et moi ne nous étions pas arrêtés une seule minute pendant
+tout ce temps: tantôt faisant le tour de la chambre, tantôt frôlant les
+vêtements des visiteurs, et tantôt encore mettant entre eux et nous
+toute la longueur de la lugubre pièce.
+
+«Voyez, Mathew! dit Camille. Il ne fraye jamais avec mes parents et
+s'inquiète fort peu de mes liens naturels; il ne vient jamais ici savoir
+des nouvelles de miss Havisham! J'en ai été si choquée, que je me suis
+accrochée au sofa avec le lacet de mon corset, et que je suis restée
+étendue pendant des heures, insensible, la tête renversée, les cheveux
+épars et les jambes je ne sais pas comment....
+
+--Bien plus hautes que votre tête, mon amour, dit M. Camille.
+
+--Je suis resté dans cet état des heures entières, à cause de la
+conduite étrange et inexpliquable de Mathew, et personne ne m'a
+remerciée.
+
+--En vérité! je dois dire que cela ne m'étonne pas, interposa la grave
+dame.
+
+--Vous voyez, ma chère, ajouta miss Sarah Pocket, une doucereuse et
+charmante personne, on serait tenté de vous demander de qui vous
+attendiez des remercîments, mon amour.
+
+--Sans attendre ni remercîments ni autre chose, reprit Camille, je suis
+restée dans cet état, pendant des heures, et Raymond est témoin de la
+manière dont je suffoquais, et de l'inefficacité du gingembre, à tel
+point qu'on m'entendait de chez l'accordeur d'en face, et que ses
+pauvres enfants, trompés, croyaient entendre roucouler des pigeons à
+distance... et, après tout cela, s'entendre dire...»
+
+Ici Camille porta la main à sa gorge comme si les nouvelles combinaisons
+chimiques qui s'y formaient l'eussent suffoquée.
+
+Au moment où le nom de Mathew fut prononcé, miss Havisham m'arrêta et
+s'arrêta aussi en levant les yeux sur l'interlocutrice. Ce changement
+eut quelque influence sur les mouvements nerveux de Camille et les fit
+cesser.
+
+«Mathew viendra me voir à la fin, dit miss Havisham avec tristesse,
+quand je serai étendue sur cette table. Ici... dit-elle en frappant la
+table avec sa béquille, ici sera sa place! là, à ma tête! La vôtre et
+celle de votre mari, là! et celle de Sarah Pocket, là! et celle de
+Georgiana, là! À présent, vous savez tous où vous vous mettrez quand
+vous viendrez me voir pour la dernière fois. Et maintenant, allez!»
+
+À chaque nom, elle avait frappé la table à un nouvel endroit avec sa
+canne, après quoi elle me dit:
+
+«Promène-moi!... promène-moi!...»
+
+Et nous recommençâmes notre course.
+
+«Je suppose, dit Camille, qu'il ne nous reste plus qu'à nous retirer.
+C'est quelque chose d'avoir vu, même pendant si peu de temps, l'objet de
+mon affection. J'y penserai, en m'éveillant la nuit, avec tendresse et
+satisfaction. Je voudrais voir à Mathew cette consolation. Je suis
+résolue à ne plus faire parade de mes sensations; mais il est très dur
+de s'entendre dire qu'on souhaite la mort d'une de ses parentes, qu'on
+s'en réjouit, comme si elle était un phénix et de se voir congédiée....
+Quelle étrange idée!»
+
+M. Camille allait intervenir au moment où Mrs Camille mettait sa main
+sur son coeur oppressé et affectait une force de caractère qui n'était
+pas naturelle et devait renfermer, je le prévoyais, l'intention de
+tomber en pâmoison, quand elle serait dehors. Elle envoya de la main un
+baiser à miss Havisham et disparut.
+
+Sarah Pocket et Georgiana se disputaient à qui sortirait la dernière;
+mais Sarah était trop polie pour ne pas céder le pas; elle se glissa
+avec tant d'adresse derrière Georgiana, que celle-ci fut obligée de
+sortir la première. Sarah Pocket fit donc son effet séparé en disant ces
+mots:
+
+«Soyez bénie, chère miss Havisham!»
+
+Et en ayant, sur sa petite figure de coquille de noix, un sourire de
+pitié pour la faiblesse des autres.
+
+Pendant qu'Estelle les éclairait pour descendre, miss Havisham
+continuait de marcher, en tenant toujours sa main sur mon épaule; mais
+elle se ralentissait de plus en plus. À la fin, elle s'arrêta devant le
+feu, et dit, après l'avoir regardé pendant quelques secondes:
+
+«C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance, Pip.»
+
+J'allais lui en souhaiter encore un grand nombre, quand elle leva sa
+canne.
+
+«Je ne souffre pas qu'on en parle jamais, pas plus ceux qui étaient ici
+tout à l'heure que les autres. Ils viennent me voir ce jour-là, mais ils
+n'osent pas y faire allusion.»
+
+Bien entendu, je n'essayai pas, moi non plus, d'y faire allusion
+davantage.
+
+«À pareil jour, bien longtemps avant ta naissance, ce monceau de ruines,
+qui était alors un gâteau, dit-elle en montrant du bout de sa canne,
+mais sans y toucher, l'amas de toiles d'araignées qui était sur la
+table, fut apporté ici. Lui et moi, nous nous sommes usés ensemble; les
+souris l'ont rongé, et moi-même j'ai été rongée par des dents plus
+aiguës que celles des souris.»
+
+Elle porta la tête de sa canne à son coeur, en s'arrêtant pour regarder
+la table, et contempla ses habits autrefois blancs, aujourd'hui flétris
+et jaunis comme elle, la nappe autrefois blanche et aujourd'hui jaunie
+et flétrie comme elle, et tous les objets qui l'entouraient et qui
+semblaient devoir tomber en poussière au moindre contact.
+
+«Quand la ruine sera complète, dit-elle, avec un regard de spectre, et
+lorsqu'on me déposera morte dans ma parure nuptiale, sur cette table de
+repas de noces, tout sera fini... et la malédiction tombera sur lui...
+et le plus tôt sera le mieux: pourquoi n'est-ce pas aujourd'hui!»
+
+Elle continuait à regarder la table comme si son propre cadavre y eût
+été étendu. Je gardai le silence. Estelle revint, et elle aussi se tint
+tranquille. Il me sembla que cette situation dura longtemps, et je
+m'imaginai qu'au milieu de cette profonde obscurité, de cette lourde
+atmosphère, Estelle et moi allions aussi commencer à nous flétrir.
+
+À la fin, sortant tout à coup et sans aucune transition de sa
+contemplation, miss Havisham dit:
+
+«Allons! jouez tous deux aux cartes devant moi; pourquoi n'avez-vous pas
+encore commencé?»
+
+Là-dessus nous rentrâmes dans la chambre et nous nous assîmes en face
+l'un de l'autre, comme la première fois: comme la première fois je fus
+battu, et comme la première fois encore, miss Havisham ne nous quitta
+pas des yeux; elle appelait mon attention sur la beauté d'Estelle, et me
+forçait de la remarquer en lui essayant des bijoux sur la poitrine et
+dans les cheveux.
+
+Estelle, de son côté, me traita comme la première fois, à l'exception
+qu'elle ne daigna pas me parler. Quand nous eûmes joué une demi-douzaine
+de parties, on m'indiqua le jour où je devais revenir, et l'on me fit
+descendre dans la cour, comme précédemment, pour me jeter ma nourriture
+comme à un chien. Puis on me laissa seul, aller et venir, comme je le
+voudrais.
+
+Il n'est pas très utile de rechercher s'il y avait une porte dans le mur
+du jardin la première fois que j'y avais grimpé pour regarder dans ce
+même jardin, et si elle était ouverte ou fermée. C'est assez de dire
+que je n'en avais pas vu alors, et que j'en voyais une maintenant. Elle
+était ouverte, et je savais qu'Estelle avait reconduit les visiteurs,
+car je l'avais vue s'en revenir la clef dans la main; j'entrai dans le
+jardin et je le parcourus dans tous les sens. C'était un lieu solitaire
+et tranquille; il y avait des tranches de melons et de concombres, qui,
+mêlées à des restes de vieux chapeaux et de vieux souliers, avaient
+produit, en se décomposant, une végétation spontanée, et par-ci, par-là,
+un fouillis de mauvaises herbes ressemblant à un poêlon cassé.
+
+Quand j'eus fini d'examiner le jardin et une serre, dans laquelle il n'y
+avait rien qu'une vigne détachée et quelques tessons de bouteilles, je
+me retrouvai dans le coin que j'avais vu par la fenêtre. Ne doutant pas
+un seul instant que la maison ne fût vide, j'y jetai un coup d'oeil par
+une autre fenêtre, et je me trouvai, à ma grande surprise, devant un
+grand jeune homme pâle, avec des cils roux et des cheveux clairs.
+
+Ce jeune homme pâle disparut pour reparaître presque aussitôt à côté de
+moi. Il était occupé devant des livres au moment où je l'avais aperçu,
+et alors je vis qu'il était tout tâché d'encre.
+
+«Holà! dit-il, mon garçon!»
+
+Holà! est une interpellation à laquelle, je l'ai remarqué souvent, on ne
+peut mieux répondre que par elle-même. Donc, je lui dis:
+
+«Holà! en omettant, avec politesse, d'ajouter: mon garçon!
+
+--Qui t'a dit de venir ici?
+
+--Miss Estelle.
+
+--Qui t'a permis de t'y promener?
+
+--Miss Estelle.
+
+--Viens et battons-nous,» dit le jeune homme pâle.
+
+Pouvais-je faire autrement que de le suivre? Je me suis souvent fait
+cette question depuis: mais pouvais-je faire autrement? Ses manières
+étaient si décidées, et j'étais si surpris que je le suivis comme sous
+l'influence d'un charme.
+
+«Attends une minute, dit-il, avant d'aller plus loin, il est bon que je
+te donne un motif pour combattre; le voici!»
+
+Prenant aussitôt un air fort irrité, il se frotta les mains l'une contre
+l'autre, jeta délicatement un coup de pied derrière lui, me tira par les
+cheveux, se frotta les mains encore une fois, courba sa tête et s'élança
+dans cette position sur mon estomac.
+
+Ce procédé de taureau, outre qu'il n'était pas soutenable, au point de
+vue de la liberté individuelle, était manifestement désagréable pour
+quelqu'un qui venait de manger. En conséquence, je me jetai sur lui une
+première fois, puis j'allais me précipiter une seconde, quand il dit:
+
+«Ah!... ah!... vraiment!»
+
+Et il commença à sauter en avant et en arrière, d'une façon tout à fait
+extraordinaire et sans exemple pour ma faible expérience.
+
+«Ce sont les règles du jeu, dit-il en sautant de sa jambe gauche sur sa
+jambe droite; ce sont les règles reçues!»
+
+Il retomba alors sur sa jambe gauche.
+
+«Viens sur le terrain, et commençons les préliminaires!»
+
+Il sautait à droite, à gauche, en avant, en arrière, et se livrait à
+toutes sortes de gambades, pendant que je le regardais dans le plus
+grand étonnement.
+
+J'étais secrètement effrayé, en le voyant si adroit et si alerte; mais
+je sentais, moralement et physiquement, qu'il n'avait aucun droit à
+enfoncer sa tête dans mon estomac, aussi irrévérencieusement qu'il
+venait de le faire. Je le suivis donc, sans mot dire, dans un
+enfoncement retiré du jardin, formé par la jonction de deux murs, et
+protégé par quelques broussailles. Après m'avoir demandé si le terrain
+me convenait, et avoir obtenu un: Oui! fort crânement articulé par moi,
+il me demanda la permission de s'absenter un moment, et revint
+promptement avec une bouteille d'eau et une éponge imbibée de vinaigre.
+
+«C'est pour nous deux,» dit-il en plaçant ces objets contre le mur.
+
+Alors, il retira non seulement sa veste et son gilet, mais aussi sa
+chemise, d'une façon qui prouvait tout à la fois sa légèreté de
+conscience, son empressement et une certaine soif sanguinaire.
+
+Bien qu'il ne parût pas fort bien portant, et qu'il eût le visage
+couvert de boutons et une échancrure à la bouche, ces effrayants
+préparatifs ne laissèrent pas que de m'épouvanter. Je jugeai qu'il
+devait avoir à peu près mon âge, mais il était bien plus grand et il
+avait une manière de se redresser qui m'en imposait beaucoup. Du reste,
+c'était un jeune homme; il était habillé tout en gris, quand il n'était
+pas déshabillé pour se battre, bien entendu, et il avait des coudes, et
+des genoux et des poings, et des pieds considérablement développés,
+comparativement au reste de sa personne.
+
+Je sentis mon coeur faiblir en le voyant me toiser avec une certaine
+affectation de plaisir, et examiner ma charpente ana-tomique comme pour
+choisir un os à sa convenance. Jamais je n'ai été aussi surpris de ma
+vie, que lorsqu'après lui avoir assené mon premier coup, je le vis
+couché sur le dos, me regardant avec son nez tout sanglant et me
+présentant son visage en raccourci.
+
+Il se releva immédiatement, et après s'être épongé avec une dextérité
+vraiment remarquable, il recommença à me toiser. La seconde surprise
+manifeste que j'éprouvai dans ma vie, ce fut de le voir sur le dos une
+deuxième fois, me regardant avec un oeil tout noir.
+
+Son courage m'inspirait un grand respect: il n'avait pas de force, ne
+tapait pas bien dur, et de plus, je renversais à chaque coup; mais il se
+relevait en un moment, s'épongeait ou buvait à même la bouteille, en se
+soignant lui-même avec une satisfaction apparente et un air triomphant
+qui me faisaient croire qu'il allait enfin me donner quelque bon coup.
+Il fut bientôt tout meurtri; car, j'ai regret à le dire, plus je
+frappais, et plus je frappais fort; mais il se releva, et revint sans
+cesse à la charge, jusqu'au moment où il reçut un mauvais coup qui
+l'envoya rouler la tête contre le mur: encore après cela, se
+releva-t-il en tournant rapidement sur lui-même, sans savoir où j'étais;
+puis enfin, il alla chercher à genoux son éponge et la jeta en l'air en
+poussant un grand soupir et en disant:
+
+«Cela signifie que tu as gagné!»
+
+Il paraissait si brave et si loyal que, bien que je n'eusse pas cherché
+la querelle, ma victoire ne me donnait qu'une médiocre satisfaction. Je
+crois même me rappeler que je me regardais moi-même comme une espèce
+d'ours ou quelque autre bête sauvage. Cependant, je m'habillai en
+essuyant par intervalle mon visage sanglant, et je lui dis:
+
+«Puis-je vous aider?»
+
+Et il me répondit:
+
+«Non, merci!»
+
+Ensuite, je lui dis:
+
+«Je vous souhaite une bonne après-midi.»
+
+Et il me répondit:
+
+«Moi de même.»
+
+En arrivant dans la cour, je trouvai Estelle, attendant avec ses clefs;
+mais elle ne me demanda ni où j'avais été, ni pourquoi je l'avais fait
+attendre. Son visage rayonnait comme s'il lui était arrivé quelque chose
+d'heureux. Au lieu d'aller droit à la porte, elle s'arrêta dans le
+passage pour m'attendre.
+
+«Viens ici!... tu peux m'embrasser si tu veux.»
+
+Je l'embrassai sur la joue qu'elle me tendait. Je crois que je serais
+passé dans le feu pour l'embrasser; mais je sentais que ce baiser
+n'était accordé à un pauvre diable tel que moi que comme une menue pièce
+de monnaie, et qu'il ne valait pas grand'chose.
+
+Les visiteurs, les cartes et le combat m'avaient retenu si longtemps
+que, lorsque j'approchai de la maison, les dernières lueurs du soleil
+disparaissaient derrière les marais, et le fourneau de Joe faisait
+flamboyer une longue trace de feu au travers de la route.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+
+Je n'étais pas fort rassuré sur le compte du jeune homme pâle. Plus je
+pensais au combat, plus je me rappelais les traits ensanglantés de ce
+jeune homme, plus je sentais qu'il devait m'être fait quelque chose pour
+l'avoir mis dans cet état. Le sang de ce jeune homme retomberait sur ma
+tête, et la loi le vengerait. Sans avoir une idée bien positive de la
+peine que j'encourais, il était évident pour moi que les jeunes gars du
+village ne devaient pas aller dans les environs ravager les maisons des
+gens bien posés et rosser les jeunes gens studieux de l'Angleterre sans
+attirer sur eux quelque punition sévère. Pendant plusieurs jours, je
+restai enfermé à la maison, et je ne sortis de la cuisine qu'après
+m'être assuré que les policemen du comté n'étaient pas à mes trousses,
+tout prêts à s'élancer sur moi. Le nez du jeune homme pâle avait tâché
+mon pantalon, et je profitai du silence de la nuit pour laver cette
+preuve de mon crime. Je m'étais écorché les doigts contre les dents du
+jeune homme, et je torturais mon imagination de mille manières pour
+trouver un moyen d'expliquer cette circonstance accablante quand je
+serais appelé devant les juges.
+
+Quand vint le jour de retourner au lieu témoin de mes actes de violence,
+me terreurs ne connurent plus de bornes. Les envoyés de la justice
+venus de Londres tout exprès ne seraient-ils pas en embuscade derrière
+la porte? Miss Havisham ne voudrait-elle pas elle-même tirer vengeance
+d'un crime commis dans sa maison, et n'allait-elle pas se lever sur moi,
+armée d'un pistolet et m'étendre mort à ses pieds? N'aurait-on pas
+soudoyé une bande de mercenaires pour tomber sur moi dans la brasserie
+et me frapper jusqu'à la mort? J'avais, je dois le dire, une assez haute
+opinion du jeune homme pâle pour le croire étranger à toutes ces
+machinations; elles se présentaient à mon esprit, ourdies par ses
+parents, indignés de l'état de son visage et excités par leur grand
+amour pour ses traits de famille.
+
+Quoi qu'il en soit, je devais aller chez miss Havisham, et j'y allai.
+Chose étrange! rien de notre lutte n'avait transpiré, on n'y fit pas la
+moindre allusion, et je n'aperçus pas le plus petit homme, jeune ou
+pâle! Je retrouvai la même porte ouverte, j'explorai le même jardin, je
+regardai par la même fenêtre, mais mon regard se trouva arrêté par des
+volets fermés intérieurement. Tout était calme et inanimé. Ce fut
+seulement dans le coin où avait eu lieu le combat que je pus découvrir
+quelques preuves de l'existence du jeune homme; il y avait là des traces
+de sang figé, et je les couvris de terre pour les dérober aux yeux des
+hommes.
+
+Sur le vaste palier qui séparait la chambre de miss Havisham de l'autre
+chambre où était dressée la longue table, je vis une chaise de jardin,
+une de ces chaises légères montées sur des roues et qu'on pousse par
+derrière. On l'avait apportée là depuis ma dernière visite, et dès ce
+moment je fus chargé de pousser régulièrement miss Havisham, dans cette
+chaise, autour de sa chambre et autour de l'autre, quand elle se
+trouvait fatiguée de me pousser par l'épaule. Nous faisions ces voyages
+d'une chambre à l'autre sans interruption, quelquefois pendant trois
+heures de suite. Ces voyages ont dû être extrêmement nombreux, car il
+fut décidé que je viendrais tous les deux jours à midi pour remplir ces
+fonctions, et je me rappelle très bien que cela dura au moins huit ou
+dix mois.
+
+À mesure que nous nous familiarisions l'une avec l'autre, miss Havisham
+me parlait davantage et me faisait quelquefois des questions sur ce que
+je savais et sur ce que je comptais faire. Je lui dis que j'allais être
+l'apprenti de Joe; que je ne savais rien, et que j'avais besoin
+d'apprendre toute chose, avec l'espoir qu'elle m'aiderait à atteindre ce
+but tant désiré. Mais elle n'en fit rien; au contraire, elle semblait
+préférer me voir rester ignorant. Elle ne me donnait jamais d'argent,
+mais seulement mon dîner, et elle ne parla même jamais de me payer mes
+services.
+
+Estelle était toujours avec nous; c'était toujours elle qui me faisait
+entrer et sortir, mais elle ne m'invita plus jamais à l'embrasser.
+Quelquefois elle me tolérait, d'autres fois elle me montrait une
+certaine condescendance; tantôt elle était très familière avec moi,
+tantôt elle me disait énergiquement qu'elle me haïssait. Miss Havisham
+me demandait quelquefois tout bas et quand nous étions seuls: «Pip,
+n'est-elle pas de plus en plus jolie?» Et quand je lui répondais: «Oui,»
+ce qui était vrai, elle semblait s'en réjouir secrètement. Aussi, tandis
+que nous jouions aux cartes, miss Havisham nous regardait avec un
+bonheur d'avare, quels que pussent être les caprices d'Estelle. Et quand
+ces caprices devenaient si nombreux et si contradictoires que je ne
+savais plus que dire ni que faire, miss Havisham l'embrassait avec amour
+et lui murmurait dans l'oreille quelque chose qui sonnait comme ceci:
+«Désespérez-les tous, mon orgueil et mon espoir!... désespérez-les tous
+sans remords!»
+
+Il y avait une chanson dont Joe se plaisait à fredonner des fragments
+pendant son travail, elle avait pour refrain: _le vieux Clem_. C'était,
+à vrai dire, une singulière manière de rendre hommage à un saint patron;
+mais, je crois bien que le vieux Clem lui-même ne se gênait pas beaucoup
+avec ses forgerons. C'était une chanson qui imitait le bruit du marteau
+sur l'enclume; ce qui excusait jusqu'à un certain point l'introduction
+du nom vénéré du vieux Clem. À la fin, on devait frapper son voisin
+d'un coup de poing en criant: «Battez, battez vieux Clem!... Soufflez,
+soufflez le feu, vieux Clem!... Grondez plus fort, élancez-vous plus
+haut!» Un jour, miss Havisham me dit, peu après avoir pris place dans sa
+chaise roulante, et en agitant ses doigts avec impatience:
+
+«Là!... là!... là!... chante...»
+
+Je me mis à chanter tout en poussant la machine. Il arriva qu'elle y
+prît un certain goût, et qu'elle répétât tout en roulant autour de la
+grande table et de l'autre chambre. Souvent même Estelle se joignait à
+nous; mais nos accords étaient si réservés, qu'à nous trois nous
+faisions moins de bruit dans la vieille maison que le plus léger souffle
+du vent.
+
+Q'allais-je devenir avec un pareil entourage? Comment empêcher son
+influence sur mon caractère? Faut-il s'étonner si, de même que mes yeux,
+mes pensées étaient éblouies quand je sortais de ces chambres obscures
+pour me retrouver dehors à la clarté du jour?
+
+Peut-être me serais-je décidé à parler à Joe du jeune homme pâle, si je
+ne m'étais pas lancé d'abord dans ce dédale d'exagérations monstrueuses
+que j'ai déjà avouées. Je sentais parfaitement que Joe ne manquerait pas
+de voir dans ce jeune homme pâle un voyageur digne de monter dans le
+carrosse en velours noir. En conséquence je gardai sur lui le silence le
+plus profond. D'ailleurs, la frayeur qui m'avait saisi tout d'abord en
+voyant miss Havisham et Estelle se concerter, ne faisait qu'augmenter
+avec le temps. Je ne mis donc toute ma confiance qu'en Biddy, et c'est à
+elle seule que j'ouvris mon coeur. Pourquoi me parut-il naturel d'agir
+ainsi, et pourquoi Biddy prenait-elle un intérêt si grand à tout ce que
+je lui disais? Je l'ignorais alors, bien que je pense le savoir
+aujourd'hui.
+
+Pendant ce temps, les conciliabules allaient leur train dans la cuisine
+du logis, et mon pauvre esprit était agité et aigri des ennuis et des
+désagréments qui en résultaient toujours. Cet âne de Pumblechook avait
+coutume de venir le soir pour causer de moi et de mon avenir avec ma
+soeur, et je crois réellement (avec moins de repentir que je n'en
+devrais éprouver) que si alors j'avais pu ôter la clavette de l'essieu
+de sa voiture, je l'eusse fait avec plaisir. Ce misérable homme était si
+borné et d'une faiblesse d'esprit telle qu'il ne pouvait parler de moi
+et de ce que je deviendrais sans m'avoir devant lui, comme si cela eût
+pu y faire quelque chose, et il m'arrachait ordinairement de mon
+escabeau (en me tirant par le collet de ma veste) et me faisait quitter
+le coin où j'étais si tranquille, pour me placer devant le feu comme
+pour me faire rôtir. Il commençait ainsi en s'adressant à ma soeur:
+
+«Voici un garçon, ma nièce, un garçon que vous avez élevé à la main.
+Tiens-toi droit, mon garçon, relève la tête et ne sois pas ingrat pour
+eux, comme tu l'es toujours. Voyons, ma nièce, qu'y a-t-il à faire pour
+ce garçon?»
+
+Et alors il me rebroussait les cheveux, ce dont, je l'ai déjà dit, je
+n'ai jamais témoigné la moindre reconnaissance à personne, et me tenait
+devant lui en me tirant par la manche: spectacle bête et stupide qui ne
+pouvait être égalé en bêtise et en stupidité que par M. Pumblechook
+lui-même.
+
+Ma soeur et lui se livraient alors aux supputations les plus absurdes
+sur miss Havisham, et sur ce qu'elle ferait de moi et pour moi. Je
+finissais toujours par pleurer de dépit, et j'avais toutes les peines du
+monde à ne pas me jeter sur lui pour le battre. Pendant ces
+conversations, chaque fois que ma soeur m'interpellait, cela me causait
+une douleur aussi forte que si l'on m'eût arraché une dent, et
+Pumblechook, qui se voyait déjà mon patron, promenait sur moi le regard
+dépréciateur d'un entrepreneur qui se voit engagé dans une affaire peu
+lucrative.
+
+Joe ne prenait aucune part à ces discussions; mais Mrs Joe lui
+adressait assez souvent la parole, car elle voyait clairement qu'elle
+n'était pas d'accord avec lui relativement à ce qu'on ferait de moi.
+J'étais en âge d'être l'apprenti de Joe, et toutes les fois que ce
+dernier, assis pensif auprès du feu, tenait le poker entre ses genoux,
+et dégageait la cendre qui obstruait les barres inférieures du foyer, ma
+soeur devinait facilement dans cette innocente action une protestation
+contre ses idées. Elle ne manquait jamais alors de se jeter sur lui, de
+le secouer vigoureusement, et de lui arracher le poker des mains, de
+sorte que ces débats avaient toujours une fin orageuse. Tout à coup et
+sans le moindre prétexte, ma soeur se retournait sur moi, me secouait
+rudement et me jetait ces mots à la figure:
+
+«Allons! En voilà assez!... Va te coucher, tu nous as donné assez de
+peine pour une soirée, j'espère!»
+
+Comme si c'eût été moi qui les eusse priés en grâce de tourmenter ma
+pauvre existence.
+
+Cet état de chose dura longtemps, et il eût pu durer plus longtemps
+encore, mais un jour que miss Havisham se promenait, comme à
+l'ordinaire, en s'appuyant sur mon épaule, elle s'arrêta subitement et,
+se penchant sur moi, elle me dit, avec un peu d'humeur:
+
+«Tu deviens grand garçon, Pip!»
+
+Je pensai que je devais lui faire entendre, par un regard méditatif, que
+c'était sans doute le résultat de circonstances sur lesquelles je
+n'avais aucun pouvoir.
+
+Elle n'en dit pas davantage pour cette fois, mais elle s'arrêta bientôt
+pour me considérer encore, et un moment après elle recommença de nouveau
+en fronçant les sourcils et en faisant la mine. Le jour suivant, quand
+notre exercice quotidien fut fini, et que je l'eus reconduite à sa
+table de toilette, elle appela mon attention au moyen du mouvement
+impatient des ses doigts.
+
+«Redis-moi donc le nom de ton forgeron?
+
+--Joe Gargery, madame.
+
+--C'est chez lui que tu devais entrer en apprentissage?
+
+--Oui, miss Havisham.
+
+--Tu aurais mieux fait d'y entrer tout de suite. Crois-tu que Gargery
+consente à venir ici avec toi, et à apporter ton acte de naissance?»
+
+Je répondis que Joe ne manquerait pas de se trouver très honoré de
+venir.
+
+«Alors, qu'il vienne.
+
+--À quelle heure voulez-vous qu'il vienne, miss Havisham?
+
+Là!... là!... Je ne connais plus rien aux heures... mais qu'il vienne
+bientôt et seul avec toi.»
+
+Lorsque le soir je rentrai à la maison et que je fis part à Joe du
+message dont j'étais chargé pour lui, ma soeur monta sur ses grands
+chevaux et s'exalta plus que je ne l'avais encore vue. Elle nous demanda
+si nous la prenions pour un paillasson, tout au plus bon pour essuyer
+mes souliers, et comment nous osions en user ainsi avec elle et pour
+quelle société nous avions l'amabilité de la croire faite? Quand elle
+eut épuisé ce torrent de questions et d'injures, elle éclata en sanglots
+et jeta un chandelier à la tête de Joe, mit son tablier de cuisine, ce
+qui était toujours un très mauvais signe, et commença à tout nettoyer
+avec une ardeur sans pareille. Non contente d'un nettoyage à sec, elle
+prit un seau et une brosse, et fit tant de gâchis, qu'elle nous força à
+nous réfugier dans la cour de derrière. Il était dix heures du soir
+quand nous nous risquâmes à rentrer. Alors, ma soeur demanda à
+brûle-pourpoint à Joe pourquoi il n'avait pas épousé une négresse? Joe
+ne répondit rien, le pauvre homme, mais il se mit à caresser ses favoris
+de l'air le plus piteux du monde, et il me regardait, comme s'il pensait
+réellement qu'il eût tout aussi bien fait.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+
+J'éprouvai une vive contrariété, le lendemain matin, en voyant Joe
+revêtir ses habits du dimanche, pour m'accompagner chez miss Havisham.
+Cependant, je ne pouvais pas lui dire qu'il était beaucoup mieux dans
+ses habits de travail, puisqu'il avait cru nécessaire de faire toilette,
+car je savais que c'était uniquement pour moi qu'il avait pris toute
+cette peine, et qu'il se gênait horriblement en portant un faux-col
+tellement haut par derrière, qu'il lui relevait les cheveux sur le
+sommet de la tête comme un plumet.
+
+Pendant le déjeuner, ma soeur annonça son intention de nous accompagner
+à la ville, en disant que nous la laisserions chez l'oncle Pumblechook,
+et que nous irions la reprendre «quand nous en aurions fini avec nos
+belles dames.» Manière de s'exprimer, qui, soit dit en passant, était
+d'un mauvais présage pour Joe. La forge fut donc fermée pour toute la
+journée, et Joe écrivit à la craie sur sa porte (ainsi qu'il avait
+coutume de le faire dans les rares occasions où il quittait son travail)
+le mot «SORTI,» accompagné d'une flèche tracée dans la direction qu'il
+avait prise.
+
+Nous partîmes pour la ville. Ma soeur ouvrait la marche avec son grand
+chapeau de castor, elle portait un panier tressé en paille avec la même
+solennité que si c'eût été le grand sceau d'Angleterre. De plus elle
+avait une paire de socques, un châle râpé et un parapluie, bien que le
+temps fût clair et beau. Je ne sais pas bien si tous ces objets étaient
+emportés par pénitence ou par ostentation; mais je crois plutôt qu'ils
+étaient exhibés pour faire voir qu'on les possédait. Beaucoup de dames,
+imitant Cléopâtre et d'autres souveraines, aiment, lorsqu'elles
+voyagent, à traîner après elles leurs richesses et à s'en faire un
+cortège d'apparat.
+
+En arrivant chez M. Pumblechook, ma soeur nous quitta et entra avec
+fracas. Il était alors près de midi; Joe et moi nous nous rendîmes donc
+directement à la maison de miss Havisham. Comme à l'ordinaire, Estelle
+vint ouvrir la porte, et dès qu'elle parut, Joe ôta son chapeau et, en
+le tenant par le bord, il se mit à le balancer d'une main dans l'autre,
+comme s'il eût eu d'importantes raisons d'en connaître exactement le
+poids.
+
+Estelle ne fit attention ni à l'un ni à l'autre, mais elle nous
+conduisit par un chemin que je connaissais très bien. Je la suivais et
+Joe venait le dernier. Quand je tournai la tête pour regarder Joe, je le
+vis qui continuait à peser son chapeau avec le plus grand soin. Je
+remarquai en même temps qu'il marchait sur la pointe des pieds.
+
+Estelle nous invita à entrer. Je pris donc Joe par le pan de son habit,
+et je l'introduisis en présence de miss Havisham. Miss Havisham était
+assise devant sa table de toilette, et leva aussitôt les yeux sur nous.
+
+«Oh! dit-elle à Joe. Vous êtes le mari de la soeur de ce garçon?»
+
+Je n'aurais jamais imaginé mon cher et vieux Joe si changé. Il restait
+là, immobile, sans pouvoir parler, avec sa touffe de cheveux en l'air et
+la bouche toute grande ouverte, comme un oiseau extraordinaire attendant
+une mouche au passage.
+
+«Vous êtes le mari de la soeur de cet enfant-là? répéta miss Havisham.
+
+--C'est-à-dire, mon petit Pip, me dit Joe d'un ton excessivement poli et
+confiant, que lorsque j'ai courtisé et épousé ta soeur, j'étais, comme
+on dit, si tu veux bien me permettre de le dire, un garçon...»
+
+La situation devenait fort embarrassante, car Joe persistait à
+s'adresser à moi, au lieu de répondre à miss Havisham.
+
+«Bien, dit miss Havisham, vous avez élevé ce garçon avec l'intention
+d'en faire votre apprenti, n'est-ce pas, monsieur Gargery?
+
+--Tu sais, mon petit Pip, répliqua Joe, que nous avons toujours été bons
+amis, et que nous avons projeté de partager peines et plaisir ensemble,
+à moins que tu n'aies quelque objection contre la profession; que tu ne
+craignes le noir et la suie, par exemple, ou à moins que d'autres ne
+t'en aient dégoûté, vois-tu, mon petit Pip....
+
+--Cet enfant-là a-t-il jamais fait la moindre objection?... A-t-il du
+goût pour cet état?
+
+--Tu dois le savoir, mon petit Pip, mieux que personne, repartit Joe;
+c'était jusqu'à présent le plus grand désir de ton coeur.»
+
+Et il répéta avec plus de force, de raisonnement, de confiance et de
+politesse que la première fois:
+
+«N'est-ce pas, mon petit Pip, que tu ne fais aucune objection, et que
+c'est bien le plus grand désir de ton coeur?»
+
+C'est en vain que je m'efforçais de lui faire comprendre que c'était à
+miss Havisham qu'il devait s'adresser; plus je lui faisais des signes et
+des gestes, plus il devenait expansif et poli à mon égard.
+
+«Avez-vous apporté ses papiers? demanda miss Havisham.
+
+--Tu le sais, mon petit Pip, répliqua Joe avec une petite moue de
+reproche. Tu me les a vu mettre dans mon chapeau, donc tu sais bien où
+ils sont...»
+
+Sur ce, il les retira du chapeau et les tendit, non pas à mis Havisham,
+mais à moi. Je commençais à être un peu honteux de mon compagnon, quand
+je vis Estelle, qui était debout derrière le fauteuil de miss Havisham,
+rire avec malice. Je pris les papiers des mains de Joe et les tendis à
+miss Havisham.
+
+«Espériez-vous quelque dédommagement pour les services que m'a rendus
+cet enfant? dit-elle en le fixant.
+
+--Joe, dis-je, car il gardait le silence, pourquoi ne réponds-tu
+pas?...
+
+--Mon petit Pip, repartit Joe, en m'arrêtant court, comme si on l'avait
+blessé, je trouve cette question inutile de toi à moi, et tu sais bien
+qu'il n'y a qu'une seule réponse à faire, et que c'est: Non! Tu sais
+aussi bien que moi que c'est: Non, mon petit Pip; pourquoi alors me le
+fais-tu dire?...»
+
+Miss Havisham regarda Joe d'un air qui signifiait qu'elle avait compris
+ce qu'il était réellement, et elle prit un petit sac placé sur la table
+à côté d'elle.
+
+«Pip a mérité une récompense en venant ici, et la voici. Ce sac contient
+vingt-cinq guinées. Donne-le à ton maître, Pip.»
+
+Comme s'il eût été tout à fait dérouté par l'étonnement que faisaient
+naître en lui cette étrange personne et cette chambre non moins
+étrange, Joe, même en ce moment, persista à s'adresser à moi:
+
+«Ceci est fort généreux de ta part, mon petit Pip, dit-il, et c'est avec
+reconnaissance que je reçois ton cadeau, bien que je ne l'aie pas plus
+cherché ici qu'ailleurs. Et maintenant, mon petit Pip, continua Joe en
+me faisant passer du chaud au froid instantanément, car il me semblait
+que cette expression familière s'adressait à miss Havisham; et
+maintenant, mon petit Pip, pouvons-nous faire notre devoir? Peut-il être
+fait par tous deux, ou bien par l'un ou par l'autre, ou bien par ceux
+qui nous ont offert ce généreux présent... pour être... une satisfaction
+pour le coeur de ceux... qui... jamais...»
+
+Ici Joe sentit qu'il s'enfonçait dans un dédale de difficultés
+inextricables, mais il reprit triomphalement par ces mots:
+
+«Et moi-même bien plus encore!»
+
+Cette dernière phrase lui parut d'un si bon effet, qu'il la répéta deux
+fois.
+
+«Adieu, Pip, dit miss Havisham. Reconduisez-les, Estelle.
+
+--Dois-je revenir, miss Havisham? demandai-je.
+
+--Non, Gargery est désormais ton maître. Gargery, un mot.»
+
+En sortant, je l'entendis dire à Joe d'une voix distincte:
+
+«Ce petit s'est conduit ici en brave garçon, et c'est sa récompense. Il
+va sans dire que vous ne compterez sur rien de plus.»
+
+Je ne sais comment Joe sortit de la chambre; je n'ai jamais bien pu m'en
+rendre compte, mais je sais qu'au lieu de descendre, il monta
+tranquillement à l'étage supérieur, qu'il resta sourd à toutes mes
+observations et que je fus forcé de courir après lui pour le remettre
+dans le bon chemin. Une minute après, nous étions sortis, la porte était
+refermée, et Estelle était partie!
+
+Dès que nous fûmes en plein air, Joe s'appuya contre un mur et me dit:
+
+«C'est étonnant!»
+
+Et il resta longtemps sans parler, puis il répéta à plusieurs reprises:
+
+«Étonnant!... très étonnant!...»
+
+Je commençais à croire qu'il avait perdu la raison. À la fin, il
+allongea sa phrase et dit:
+
+«Je t'assure, mon petit Pip, que c'est on ne peut plus étonnant!»
+
+J'ai des raisons de penser que l'intelligence de Joe s'était éclairée
+par ce qu'il avait vu, et que, pendant notre trajet jusqu'à la maison de
+Pumblechook, il avait ruminé et adopté un projet subtil et profond. Mes
+raisons s'appuient sur ce qui se passa dans le salon de Pumblechook, où
+nous trouvâmes ma soeur en grande conversation avec le grainetier
+détesté.
+
+«Eh bien! s'écria ma soeur; que vous est-il arrivé? Je m'étonne vraiment
+que vous daigniez revenir dans une aussi pauvre société que la nôtre.
+Oui, je m'en étonne vraiment!
+
+--Miss Havisham, dit Joe en me regardant, comme s'il cherchait à faire
+un effort de mémoire, nous a bien recommandé de présenter ses...
+Était-ce ses compliments ou ses respects, mon petit Pip?
+
+--Ses compliments, dis-je.
+
+--C'est ce que je croyais, répondit Joe: ses compliments à Mrs Gargery.
+
+--Grand bien me fasse! observa ma soeur, quoique cependant elle fût
+visiblement satisfaite.
+
+--Elle voudrait, continua Joe en me regardant de nouveau, et en faisant
+un effort de mémoire, que l'état de sa santé lui eût... permis...
+n'est-ce pas, mon petit Pip?
+
+--D'avoir le plaisir... ajoutai-je.
+
+--... De recevoir des dames, ajouta Joe avec un grand soupir.
+
+--C'est bien, dit ma soeur, en jetant un regard adouci à M. Pumblechook.
+Elle aurait pu envoyer ses excuses un peu plus tôt, mais il vaut mieux
+tard que jamais. Et qu'a-t-elle donné à ce jeune gredin-là?
+
+--Rien! dit Joe, rien!...»
+
+Mrs Joe allait éclater, mais Joe continua:
+
+«Ce qu'elle donne, elle le donne à ses parents, c'est-à-dire elle le
+remet entre les mains de sa soeur mistress J. Gargery.... Telles sont
+ses paroles: J. Gargery. Elle ne pouvait pas savoir, ajouta Joe avec un
+air de réflexion, si J. veut dire Joe ou Jorge.»
+
+Ma soeur se tourna du côté de Pumblechook, qui polissait avec le creux
+de la main, les bras de son fauteuil, et lui faisait des signes de tête,
+en regardant alternativement le feu et elle, comme un homme qui savait
+tout et avait tout prévu.
+
+«Et combien avez-vous reçu? demanda ma soeur en riant.
+
+--Que penserait l'honorable compagnie, de dix livres? demanda Joe.
+
+--On dirait, repartit vivement ma soeur, que c'est assez bien... ce
+n'est pas trop... mais enfin, c'est assez....
+
+--Eh bien! il y a plus que cela,» dit Joe.
+
+Cet épouvantable imposteur de Pumblechook s'empressa de dire, sans
+cesser toutefois de polir le bras de son fauteuil:
+
+«Plus que cela, ma nièce....
+
+--Vous plaisantez? fit ma soeur.
+
+--Non pas, ma nièce, dit Pumblechook; mais attendez un peu. Continuez,
+Joseph, continuez.
+
+--Que dirait-on de vingt livres? continua Joe.
+
+--Mais on dirait que c'est très beau, continua ma soeur.
+
+--Eh! bien, dit Joe, c'est plus de vingt livres.»
+
+Cet hypocrite de Pumblechook continuait ses signes de tête, et dit en
+riant.
+
+«Plus que cela, ma nièce.... Très bien! Continuez, Joseph, continuez.
+
+--Eh bien! pour en finir, dit Joe en tendant le sac à ma soeur, c'est
+vingt-cinq livres que miss Havisham a données.
+
+--Vingt-cinq livres, ma nièce, répéta cette vile canaille de
+Pumblechook, en prenant les mains de ma soeur. Et ce n'est pas plus que
+vous ne méritez. Ne vous l'avais-je pas dit, lorsque vous m'avez demandé
+mon opinion? et je souhaite que cet argent vous profite.»
+
+Si le misérable s'en était tenu là, son rôle eût été assez abject; mais
+non, il parla de sa protection d'un ton qui surpassa toutes ces
+hypocrisies antérieures.
+
+«Voyez-vous, Joseph, et vous, ma nièce, dit-il en me tiraillant par le
+bras, je suis de ces gens qui vont jusqu'au bout et surmontent tous les
+obstacles quand une fois ils ont commencé quelque chose. Ce garçon doit
+être engagé comme apprenti, voilà mon système; engagez-le donc sans plus
+tarder.
+
+--Nous savons, mon oncle Pumblechook, dit ma soeur en serrant le sac
+dans ses mains, que nous vous devons beaucoup.
+
+--Ne vous occupez pas de moi, ma nièce, repartit le diabolique marchand
+de graines, un plaisir est un plaisir; mais ce garçon doit être engagé
+par tous les moyens possibles, et je m'en charge.»
+
+Il y avait un tribunal à la maison de ville, tout près de là, et nous
+nous rendîmes auprès des juges pour m'engager, par contrat, à être
+l'apprenti de Joe. Mais ce qui ne me sembla pas drôle du tout, c'est que
+Pumblechook me poussait devant lui, comme si j'avais fouillé dans une
+poche, ou incendié un meuble. Tout le monde croyait que j'avais commis
+quelque mauvaise action et que j'avais été pris en flagrant délit, car
+j'entendais des gens autour de moi qui disaient: «Qu'a-t-il fait?» Et
+d'autres: «Il est encore tout jeune; mais il a l'air d'un mauvais drôle,
+n'est-ce pas?» Un personnage, à l'aspect bienveillant, alla même jusqu'à
+me donner un petit livre, orné d'une vignette sur bois, représentant un
+jeune mauvais sujet, portant un attirail de chaînes, aussi complet que
+celui de l'étalage d'un marchand de saucisses et intitulé: «POUR LIRE
+DANS MA CELLULE.»
+
+C'était un endroit singulier, que la grande salle où nous entrâmes. Les
+bancs me parurent encore plus grands que ceux de l'église. Il y avait
+beaucoup de spectateurs pressés sur ces bancs, et des juges formidables,
+dont l'un avait la tête poudrée. Les uns se couchaient dans leur
+fauteuil, croisaient leurs bras, prenaient une prise de tabac, et
+s'endormaient. Les autres écrivaient ou lisaient le journal. Il y avait
+aussi plusieurs sombres portraits appendus aux murs et qui parurent à
+mes yeux peu connaisseurs un composé de sucre d'orge et de taffetas
+gommé. C'est là que, dans un coin, mon identité fut dûment reconnue et
+attestée, le contrat passé, et que je fus engagé. M. Pumblechook me
+soutint pendant tous ces petits préliminaires, comme si l'on m'eût
+conduit à l'échafaud.
+
+En sortant, et après nous être débarrassés des enfants, que l'espoir de
+me voir torturer publiquement avait excités au plus haut point, et qui
+furent très désappointés en voyant que mes amis m'entouraient, nous
+rentrâmes chez Pumblechook. Les vingt-cinq livres avaient mis ma soeur
+dans une telle joie, qu'elle voulut absolument dîner au _Cochon bleu_,
+pour fêter cette bonne aubaine, et Pumblechook partit avec sa voiture
+pour ramener au plus vite les Hubbles et M. Wopsle.
+
+Je passai une bien triste journée, car il semblait admis d'un commun
+accord que j'étais de trop dans cette fête, et, ce qu'il y a de pire,
+c'est qu'ils me demandaient tous, de temps en temps, quand ils n'avaient
+rien de mieux à faire, pourquoi je ne m'amusais pas.
+
+Et que pouvais-je répondre, si ce n'est que je m'amusais beaucoup,
+quand, hélas! je m'ennuyais à mourir?
+
+Quoi qu'il en soit, ils étaient tous grands, sensés raisonnables et
+pouvaient faire ce qu'ils voulaient et ils en profitaient. Le vil
+Pumblechook, à qui revenait l'honneur de tout cela, occupait le haut de
+la table, et quand il entama son speech sur mon engagement, il eut soin
+d'insinuer hypocritement que je serais passible d'emprisonnement si je
+jouais aux cartes, si je buvais des liqueurs fortes, ou si je rentrais
+tard, ou bien encore si je fréquentais de mauvaises compagnies; ce qu'il
+considérait, d'après mes précédents, comme inévitable. Il me mit debout
+sur une chaise, à côté de lui, pour illustrer ses suppositions et rendre
+ses remarques plus palpables.
+
+Les seuls autres souvenirs qui me restent de cette grande fête de
+famille, c'est qu'on ne voulut pas me laisser dormir, et que toutes les
+fois que je fermais les yeux, on me réveillait pour me dire de m'amuser;
+puis, que très tard dans la soirée, M. Wopsle nous récita l'ode de
+Collins et il jeta à terre son sabre taché de sang avec un tel fracas,
+que le garçon accourut nous dire: «Que les gens du dessous nous
+présentaient leurs compliments, et nous faisaient dire que nous n'étions
+pas _Aux armes des Bateleurs;_» puis que tous les convives étaient de
+belle humeur, et qu'en rentrant au logis ils chantaient: _Viens belle
+dame._ M. Wopsle faisait la basse avec sa voix terriblement sonore, se
+vantait de connaître les affaires particulières de chacun, et affirmait
+qu'il était l'homme qui, malgré ses gros yeux dont on ne voyait que le
+blanc, et sa faiblesse, l'emportait encore sur tout le reste de la
+société.
+
+Enfin, je me souviens qu'en rentrant dans ma petite chambre, je me
+trouvai très misérable, et que j'avais la conviction profonde que je ne
+prendrais jamais goût au métier de Joe. Je l'avais aimé d'abord ce
+métier; mais d'abord, ce n'était plus maintenant!
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+
+C'est une chose bien misérable que d'avoir honte de sa famille, et sans
+doute cette noire ingratitude est-elle punie comme elle le mérite; mais
+ce que je puis certifier, c'est que rien n'est plus misérable.
+
+La maison n'avait jamais eu de grands charmes pour moi, à cause du
+caractère de ma soeur, mais Joe l'avait sanctifiée à mes yeux, et
+j'avais cru qu'on pouvait y être heureux. J'avais considéré notre
+parloir comme un des plus élégants salons; j'avais vu dans la porte
+d'entrée le portail d'un temple, dont on attendait l'ouverture
+solennelle pour faire un sacrifice de volailles rôties; la cuisine
+m'avait semblé un lieu fort convenable, si ce n'est magnifique, et
+j'avais regardé la forge comme le seul chemin brillant qui devait me
+conduire à la virilité et à l'indépendance. En moins d'une année, tout
+cela avait changé. Tout me paraissait maintenant commun et vulgaire, et
+pour un empire je n'aurais pas voulu que miss Havisham et Estelle
+vissent rien qui en dépendît.
+
+Était-ce la faute du malheureux état de mon esprit? Était-ce la faute de
+miss Havisham? Était-ce la faute de ma soeur? À quoi bon chercher à m'en
+rendre compte? Le changement s'était opéré en moi, c'en était fait; bon
+ou mauvais, avec ou sans excuse, c'était un fait!
+
+Dans le temps, il m'avait semblé qu'une fois dans la forge, en qualité
+d'apprenti de Joe, avec mes manches de chemise re-troussées, je serais
+distingué et heureux. J'avais alors enfin atteint ce but tant désiré, et
+tout ce que je sentais, c'est que j'étais noirci par la poussière de
+charbon, et que j'avais la mémoire chargée d'un poids tellement pesant
+qu'auprès de lui, l'enclume n'était qu'une plume. Il m'est arrivé plus
+tard dans ma vie (comme dans la plupart des existences) des moments où
+j'ai cru sentir un épais rideau tomber sur tout ce qui faisait l'intérêt
+et le charme de la mienne, pour ne me laisser que la vue de mes ennuis
+et de mes tracas: mais jamais ce rideau n'est tombé si lourd ni si épais
+que lorsque j'entrevis mon existence toute tracée devant moi dans la
+nouvelle voie où j'entrais comme apprenti de Joe.
+
+Je me souviens qu'à une époque plus reculée j'avais coutume d'aller le
+dimanche soir m'asseoir dans le cimetière quand la nuit était close. Là,
+je comparais ma propre perspective à celle des marais que j'avais sous
+les yeux et je trouvais de l'analogie entre elles en pensant combien
+elles étaient plates et basses toutes les deux et combien était sombre
+le brouillard qui s'étendait sur le chemin qui menait à la mer. J'étais
+du reste aussi découragé le premier jour de mon apprentissage que je le
+fus par la suite; mais je suis heureux de penser que jamais je n'ai
+murmuré une plainte à l'oreille de Joe pendant tout le temps que dura
+mon engagement. C'est même à peu près la seule chose dont je puisse
+m'enorgueillir et dont je sois aise de me souvenir.
+
+Car, quoiqu'on puisse m'attribuer le mérite d'avoir persévéré, ce n'est
+pas à moi qu'il appartient, mais bien à Joe. Ce n'est pas parce que
+j'étais fidèle à ma parole, mais bien parce que Joe l'était, que je ne
+me suis pas sauvé de chez lui pour me faire soldat ou matelot. Ce n'est
+pas parce que j'avais un grand amour de la vertu et du travail, mais
+parce que Joe avait ces deux amours que je travaillais avec une bonne
+volonté et un zèle très suffisants. Il est impossible de savoir jusqu'à
+quel point peut s'étendre dans le monde l'heureuse influence d'un coeur
+honnête et bienfaisant, mais il est très facile de reconnaître combien
+on a été soi-même influencé par son contact, et je sais parfaitement que
+toute la joie que j'ai goûtée pendant mon apprentissage venait du simple
+contentement de Joe et non pas de mes aspirations inquiètes et
+mécontentes. Qui peut dire ce que je voulais? Puis-je le dire moi-même,
+puisque je ne l'ai jamais bien su? Ce que je redoutais, c'était
+d'apercevoir, à une heure fatale, en levant les yeux, Estelle me
+regarder par la fenêtre de la forge au moment où j'étais le plus noir et
+où je paraissais le plus commun. J'étais poursuivi par la crainte qu'un
+jour ou l'autre elle me découvrît, les mains et le visage noircis, en
+train de faire ma besogne la plus grossière, et qu'elle me mépriserait.
+Souvent, le soir, quand je tirais le soufflet de la forge pour Joe et
+que nous entonnions la chanson du _Vieux Clem_, le souvenir de la
+manière dont je la chantais avec miss Havisham me montait l'imagination,
+et je croyais voir dans le feu la belle figure d'Estelle, ses jolis
+cheveux flottants au gré du vent, et ses yeux me regarder avec dédain.
+Souvent, dans de tels instants, je me détournais et je portais mes
+regards sur les vitres de la croisée, que la nuit détachait en noir sur
+la muraille, il me semblait voir Estelle retirer vivement sa tête, et je
+croyais qu'elle avait fini par me découvrir, et qu'elle était là.
+
+Quand notre journée était terminée et que nous allions souper, la
+cuisine et le repas me semblaient prendre un air plus vulgaire encore
+que de coutume, et mon mauvais coeur me rendait plus honteux que jamais
+de la pauvreté du logis.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+
+Je devenais trop grand pour occuper plus longtemps la chambre de la
+grand'tante de M. Wopsle. Mon éducation, sous la direction de cette
+absurde femme, se termina, non pas cependant avant que Biddy ne m'eût
+fait part de tout ce qu'elle avait appris au moyen du petit catalogue
+des prix, voire même une chanson comique qu'elle avait achetée autrefois
+pour un sou, et qui commençait ainsi:
+
+ _Quand à Londres nous irons_
+ _Ron, ron, ron,_
+ _Ron, ron, ron,_
+ _Faut voir quelle figure nous ferons_
+ _Ron, ron, ron._
+
+Mais mon désir de bien faire était si grand, que j'appris par coeur
+cette oeuvre remarquable, et cela de la meilleure foi du monde. Je ne me
+souviens pas, du reste, d'avoir jamais mis en doute le mérite de
+l'oeuvre, si ce n'est que je pensais, comme je le fais encore
+aujourd'hui, qu'il y avait dans les _ron, ron,_ tant de fois répétés, un
+excès de poésie. Dans mon avidité de science, je priai M. Wopsle de
+vouloir bien laisser tomber sur moi quelques miettes intellectuelles, ce
+à quoi il consentit avec bonté. Cependant, comme il ne m'employait que
+comme une espèce de figurant qui devait lui donner la réplique, et dans
+le sein duquel il pouvait pleurer, et qui tour à tour devait être
+embrassé, malmené, empoigné, frappé, tué selon les besoins de l'action,
+je déclinai bientôt ce genre d'instruction, mais pas assez tôt cependant
+pour que M. Wopsle, dans un accès de fureur dramatique, ne m'eût au
+trois quarts assommé.
+
+Quoi qu'il en soit, j'essayais d'inculquer à Joe tout ce que
+j'apprenais. Cela semblera si beau de ma part, que ma conscience me fait
+un devoir de l'expliquer je voulais rendre Joe moins ignorant et moins
+commun, pour qu'il fût plus digne de ma société et qu'il méritât moins
+les reproches d'Estelle.
+
+La vieille Batterie des marais était le lieu choisi pour nos études; nos
+accessoires consistaient en une ardoise cassée et un petit bout de
+crayon. Joe y ajoutait toujours une pipe et du tabac. Je n'ai jamais vu
+Joe se souvenir de quoi que ce soit d'un dimanche à l'autre, ni acquérir
+sous ma direction la moindre connaissance quelconque. Cependant il
+fumait sa pipe à la Batterie d'un air plus intelligent, plus savant
+même, que partout ailleurs. Il était persuadé qu'il faisait d'immenses
+progrès, le pauvre homme! Pour moi, j'espère toujours qu'il en faisait.
+
+J'éprouvais un grand calme et un grand plaisir à voir passer les voiles
+sur la rivière et à les regarder s'enfoncer au-delà de la jetée, et
+quand quelquefois la marée était très basse, elles me paraissaient
+appartenir à des bateaux submergés qui continuaient leur course au fond
+de l'eau. Lorsque je regardais les vaisseaux au loin en mer, avec leurs
+voiles blanches déployées je finissais toujours, d'une manière ou d'une
+autre, par penser à miss Havisham et à Estelle, et, lorsqu'un rayon de
+lumière venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile,
+sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l'eau, cela me
+produisait le même effet. Miss Havisham et Estelle, l'étrange maison et
+l'étrange vie qu'on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel
+rapport direct ou indirect avec tout ce qui était pittoresque.
+
+Un dimanche que j'avais donné congé à Joe, parce qu'il semblait avoir
+pris le parti d'être plus stupide encore que d'habitude, pendant qu'il
+savourait sa pipe avec délices, et que moi, j'étais couché sur le tertre
+d'une des batteries, le menton appuyé sur ma main, voyant partout en
+perspective l'image de miss Havisham et celle d'Estelle, aussi bien dans
+le ciel que dans l'eau, je résolus enfin d'émettre à leur propos une
+pensée qui, depuis longtemps, me trottait dans la tête:
+
+«Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite à miss Havisham?
+
+--Et pourquoi, mon petit Pip? dit Joe après réflexion.
+
+--Pourquoi, Joe?... Pourquoi rend-on des visites?
+
+--Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-être qui... dit
+Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite à
+miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose,
+ou que tu attends quelque chose d'elle.
+
+--Mais, ne pourrais-je lui dire que je n'ai besoin de rien... que je
+n'attends rien d'elle.
+
+--Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe; mais elle pourrait te croire,
+ou croire tout le contraire.»
+
+Joe sentit comme moi qu'il avait dit quelque chose de fin, et il se mit
+à aspirer avec ardeur la fumée de sa pipe, pour n'en pas gâter les
+effets par une répétition.
+
+«Tu vois, mon petit Pip, continua Joe aussitôt que ce danger fut passé,
+miss Havisham t'a fait un joli présent; eh bien! après t'avoir fait ce
+joli présent, elle m'a pris à part pour me dire que c'était tout.
+
+--Oui, Joe, j'ai entendu ce qu'elle t'a dit.
+
+--Tout! répéta Joe avec emphase.
+
+--Oui, Joe, je t'assure que j'ai entendu.
+
+--Ce qui voulait dire, sans doute, mon petit Pip: tout est terminé entre
+nous... restons chacun chez nous... vous au nord, moi au midi....
+Rompons tout à fait.»
+
+J'avais pensé tout cela, et j'étais très désappointé de voir que Joe
+avait la même opinion, car cela rendait la chose plus vraisemblable.
+
+«Mais, Joe....
+
+--Oui, mon pauvre petit Pip.
+
+--... Voilà près d'un an que je suis ton apprenti, et je n'ai pas encore
+remercié miss Havisham de ce qu'elle a fait pour moi. Je n'ai pas même
+été prendre de ses nouvelles, ou seulement témoigné que je me souvenais
+d'elle.
+
+--C'est vrai, mon petit Pip, et à moins que tu ne lui offres une
+garniture complète de fers, ce qui, je le crains bien, ne serait pas un
+présent très bien choisi, vu l'absence totale de chevaux....
+
+--Je ne veux pas parler de souvenirs de ce genre-là; je ne veux pas lui
+faire de présents.»
+
+Mais Joe avait dans la tête l'idée d'un présent, et il ne voulait pas en
+démordre.
+
+«Voyons, dit-il, si l'on te donnait un coup de main pour forger une
+chaîne toute neuve pour mettre à la porte de la rue? Ou bien encore une
+grosse ou deux de pitons à vis, dont on a toujours besoin dans un
+ménage? Ou quelque joli article de fantaisie, tel qu'une fourchette à
+rôties pour faire griller ses muffins, ou bien un gril, si elle veut
+manger un hareng saur ou quelque autre chose de semblable.
+
+--Mais Joe, je ne parle pas du tout de présent, interrompis-je.
+
+--Eh bien! continua Joe, en tenant bon comme si j'eusse insisté, à ta
+place, mon petit Pip, je ne ferais rien de tout cela, non en vérité,
+rien de tout cela! Car, qu'est-ce qu'elle ferait d'une chaîne de porte,
+quand elle en a une qui ne lui sert pas? Et les pitons sont sujets à
+s'abîmer.... Quant à la fourchette à rôties, elle se fait en laiton et
+ne nous ferait aucun honneur, et l'ouvrier le plus ordinaire se fait un
+gril, car un gril n'est qu'un gril, dit Joe en appuyant sur ces mots,
+comme s'il eût voulu m'arracher une illusion invétérée. Tu auras beau
+faire, mais un gril ne sera jamais qu'un gril, je te le répète, et tu ne
+pourras rien y changer.
+
+--Mon cher Joe, dis-je en l'attrapant par son habit dans un mouvement de
+désespoir; je t'en prie, ne continue pas sur ce ton: je n'ai jamais
+pensé à faire à miss Havisham le moindre cadeau.
+
+--Non, mon petit Pip, fit Joe, de l'air d'un homme qui a enfin réussi à
+en persuader un autre. Tout ce que je puis te dire, c'est que tu as
+raison, mon petit Pip.
+
+--Oui, Joe; mais ce que j'ai à te dire, moi, c'est que nous n'avons pas
+trop d'ouvrage en ce moment, et que, si tu pouvais me donner une
+demi-journée de congé, demain, j'irais jusqu'à la ville pour faire une
+visite à miss Est.... Havisham.
+
+--Quel nom as-tu dit là? dit gravement Joe; Esthavisham, mon petit Pip,
+ce n'est pas ainsi qu'elle s'appelle, à moins qu'elle ne se soit fait
+rebaptiser.
+
+--Je le sais.... Joe... je le sais..., c'est une erreur; mais que
+penses-tu de tout cela?
+
+En réalité, Joe pensait que c'était très bien, si je le trouvais
+moi-même ainsi; mais il stipula positivement que si je n'étais pas reçu
+avec cordialité ou si je n'étais pas encouragé à renouveler une visite
+qui n'avait d'autre objet que de prouver ma gratitude pour la faveur que
+j'avais reçue, cet essai serait le premier et le dernier. Je promis de
+me conformer à ces conditions.
+
+Joe avait pris un ouvrier à la semaine, qu'on appelait Orlick. Cet
+Orlick prétendait que son nom de baptême était Dolge, chose tout à fait
+impossible; mais cet individu était d'un caractère tellement obstiné,
+que je crois bien qu'il savait parfaitement que ce n'était pas vrai, et
+qu'il avait voulu imposer ce nom dans le village pour faire affront à
+notre intelligence. C'était un gaillard aux larges épaules, doué d'une
+grande force; jamais pressé et toujours lambinant. Il semblait même ne
+jamais venir travailler à dessein, mais comme par hasard; et quand il se
+rendait aux _Trois jolis bateliers_ pour prendre ses repas, ou quand il
+s'en allait le soir, il se traînait comme Caïn ou le Juif errant, sans
+savoir le lieu où il allait, ni s'il reviendrait jamais. Il demeurait
+chez l'éclusier, dans les marais, et tous les jours de la semaine, il
+arrivait de son ermitage, les mains dans les poches, et son dîner
+soigneusement renfermé dans un paquet suspendu à son cou, ou ballottant
+sur son dos. Les dimanches, il se tenait toute la journée sur la
+barrière de l'écluse, et se balançait continuellement, les yeux fixés à
+terre; et quand on lui parlait, il les levait, à demi fâché et à demi
+embarrassé, comme si c'eût été le fait le plus injurieux et le plus
+bizarre qui eût pu lui arriver.
+
+Cet ouvrier morose ne m'aimait pas. Quand j'étais tout petit et encore
+timide, il me disait que le diable habitait le coin le plus noir de la
+forge, et qu'il connaissait bien l'esprit malin. Il disait encore qu'il
+fallait tous les sept ans allumer le feu avec un jeune garçon, et que je
+pouvais m'attendre à servir incessamment de fagot. Mon entrée chez Joe
+comme apprenti confirma sans doute le soupçon qu'il avait conçu qu'un
+jour ou l'autre je le remplacerais, de sorte qu'il m'aima encore moins,
+non qu'il ait jamais rien dit ou rien fait qui témoignât la moindre
+hostilité; je remarquai seulement qu'il avait toujours soin d'envoyer
+ses étincelles de mon côté, et que toutes les fois que j'entonnais le
+_Vieux Clem_, il partait une mesure trop tard.
+
+Le lendemain, Dolge Orlick était à son travail, quand je rappelai à Joe
+le congé qu'il m'avait promis. Orlick ne dit rien sur le moment, car Joe
+et lui avaient justement entre eux un morceau de fer rouge qu'ils
+battaient pendant que je faisais aller la forge; mais bientôt il
+s'appuya sur son marteau et dit:
+
+«Bien sûr, notre maître!... vous n'allez pas accorder des faveurs rien
+qu'à l'un de nous deux.... Si vous donnez au petit Pip un demi-jour de
+congé, faites-en autant pour le vieux Orlick.»
+
+Il avait environ vingt-quatre ans, mais il parlait toujours de lui comme
+d'un vieillard.
+
+«Et que ferez-vous d'un demi-jour de congé si je vous l'accorde? dit
+Joe.
+
+--Ce que j'en ferai?... Et lui, qu'est-ce qu'il en fera?... J'en ferai
+toujours bien autant que lui, dit Orlick.
+
+--Quant à Pip, il va en ville, dit Joe.
+
+--Eh bien! le vieil Orlick ira aussi en ville, repartit le digne homme.
+On peut y aller deux. Il n'y a peut-être pas que lui qui puisse aller en
+ville.
+
+--Ne vous fâchez pas, dit Joe.
+
+--Je me fâcherai si c'est mon plaisir, grommela Orlick. Allons, notre
+maître, pas de préférences dans cette boutique; soyez homme!»
+
+Le maître refusa de continuer à discuter sur ce sujet jusqu'à ce que
+l'ouvrier se fût un peu calmé. Orlick s'élança alors sur la fournaise,
+en tira une barre de fer rouge, la dirigea sur moi comme s'il allait me
+la passer au travers du corps, lui fit décrire un cercle autour de ma
+tête et la posa sur l'enclume, où il se mit à jouer du marteau, il
+fallait voir, comme si c'eût été sur moi qu'il frappait, et que les
+étincelles qui jaillissaient de tous côtés eussent été des gouttes de
+mon sang. Finalement, quand il eut tant frappé qu'il se fut échauffé et
+que le fer se fut refroidi, il se reposa sur son marteau et dit:
+
+«Eh bien! notre maître?
+
+--Êtes-vous raisonnable maintenant? demanda Joe.
+
+--Ah! oui, parfaitement, répondit brusquement le vieil Orlick.
+
+--Alors, comme en général vous travaillez aussi bien qu'un autre, dit
+Joe, ce sera congé pour tout le monde.»
+
+Ma soeur était restée silencieuse dans la cour, d'où elle entendait tout
+ce qui se disait. Par habitude, elle écoutait et espionnait sans le
+moindre scrupule. Elle parut inopinément à l'une des fenêtres.
+
+«Comment! fou que tu es, tu donnes des congés à de grands chiens de
+paresseux comme ça! Il faut que tu sois bien riche, par ma foi, pour
+gaspiller ton argent de cette façon! Je voudrais être leur maître....
+
+--Vous seriez le maître de tout le monde si vous l'osiez, riposta Orlick
+avec une grimace de mauvais présage.
+
+--Laissez-la dire, fit Joe.
+
+--Je pourrais être le maître de tous les imbéciles et de tous les
+coquins, repartit ma soeur, et je ne pourrais pas être le maître de tous
+les imbéciles sans être celui de votre patron, qui est le roi des buses
+et des imbéciles... et je ne pourrais pas être le maître des coquins
+sans être votre maître, à vous, qui êtes le plus lâche et le plus fieffé
+coquin de tous les coquins d'Angleterre et de France. Et puis!...
+
+--Vous êtes une vieille folle, mère Gargery, dit l'ouvrier de Joe, et si
+cela suffit pour faire un bon juge de coquins, vous en êtes un fameux!
+
+--Laissez-la tranquille, je vous en prie, dit Joe.
+
+--Qu'avez-vous dit? s'écria ma soeur en commençant à pousser des cris;
+qu'avez-vous dit? Que m'a-t-il dit, Pip?... Comment a-t-il osé m'appeler
+en présence de mon mari?... Oh!... oh!... oh!...»
+
+Chacune de ces exclamations était un cri perçant. Ici, je dois dire,
+pour rendre hommage à la vérité, que chez ma soeur, comme chez presque
+toutes les femmes violentes que j'ai connues, la passion n'était pas une
+excuse, puisque je ne puis nier qu'au lieu d'être emportée malgré elle
+par la colère, elle ne s'efforçât consciencieusement et de propos
+délibéré de s'exciter elle-même et n'atteignit ainsi par degrés une
+fureur aveugle.
+
+«Comment, reprit-elle, comment m'a-t-il appelée devant ce lâche qui a
+juré de me défendre?... Oh! tenez-moi!... tenez-moi!...
+
+--Ah! murmura l'ouvrier entre ses dents, si tu étais ma femme, je te
+mettrais sous la pompe et je t'arroserais convenablement.
+
+--Je vous dis de la laisser tranquille, répéta Joe.
+
+--Oh! s'entendre traiter ainsi! s'écria ma soeur arrivée à la seconde
+période de sa colère, oh! s'entendre donner de tels noms par cet Orlick!
+dans ma propre maison!... Moi! une femme mariée!... en présence de mon
+mari!... Oh!... oh!... oh!...»
+
+Ici, ma soeur, après avoir crié et frappé du pied pendant quelques
+minutes, commença à se frapper la poitrine et les genoux, puis elle jeta
+son bonnet en l'air et se tira les cheveux. C'était sa dernière étape
+avant d'arriver à la rage. Ma soeur était alors une véritable furie;
+elle eut un succès complet. Elle se précipita sur la porte
+qu'heureusement j'avais eu le soin de fermer.
+
+Que pouvait faire Joe après avoir vu ses interruptions méconnues, si ce
+n'est de s'avancer vers son ouvrier et de lui demander pourquoi il
+s'interposait entre lui et Mrs Joe, et ensuite s'il était homme à venir
+sur le terrain. Le vieil Orlick vit bien que la situation exigeait qu'on
+en vînt aux mains, et il se mit aussitôt sur la défensive. Sans prendre
+seulement le temps d'ôter leurs tabliers de cuir, ils s'élancèrent l'un
+sur l'autre comme deux géants, mais personne, à ma connaissance du
+moins, n'aurait pu tenir longtemps contre Joe. Orlick roula bientôt dans
+la poussière de charbon, ni plus ni moins que s'il eût été le jeune
+homme pâle, et ne montra pas beaucoup d'empressement à sortir de cette
+situation piteuse. Alors Joe alla ouvrir la porte et ramassa ma soeur,
+qui était tombée sans connaissance près de la fenêtre (pas avant
+toutefois d'avoir assisté au combat). On la transporta dans la maison,
+on la coucha, et on fit tout ce qu'on put pour la ranimer, mais elle ne
+fit que se débattre et se cramponner aux cheveux de Joe. Alors suivit ce
+calme singulier et ce silence étrange qui succèdent à tous les orages,
+et je montai m'habiller avec une vague sensation que j'avais déjà
+assisté à une pareille scène, que c'était dimanche et que quelqu'un
+était mort.
+
+Quand je descendis, je trouvai Joe et Orlick qui balayaient, sans autres
+traces de leur querelle qu'une fente à l'une des narines d'Orlick, ce
+qui était loin de l'embellir, et ce dont il aurait parfaitement pu se
+passer. Un pot de bière avait été apporté des _Trois jolis bateliers_,
+et les deux géants se la partageaient de la manière la plus paisible du
+monde. Ce calme eut sur Joe une influence sédative et philosophique. Il
+me suivit sur la route pour me faire, en signe d'adieu, une réflexion
+qui pouvait m'être utile:
+
+«Du bruit, mon petit Pip, et de la tranquillité, mon petit Pip, voilà la
+vie!»
+
+Avec quelles émotions ridicules (car nous trouvons comiques chez
+l'enfant les sentiments qui sont sérieux chez l'homme fait), avec
+quelles émotions, dis-je, me retrouvais-je sur le chemin qui conduisait
+chez miss Havisham! Cela importe peu. Il en est de même du nombre de
+fois que je passai et repassai devant la porte avant de pouvoir prendre
+sur moi de sonner. Il importe également fort peu que je raconte comment
+j'hésitai si je m'en retournerais sans sonner, ce que je n'aurais pas
+manqué de faire si j'en avais eu le temps.
+
+Miss Sarah Pocket, et non Estelle, vint m'ouvrir.
+
+«Comment! c'est encore toi? dit miss Pocket. Que veux-tu?»
+
+Quand je lui eus dit que j'étais seulement venu pour savoir comment se
+portait miss Havisham, Sarah délibéra si elle me renverrait ou non à mon
+ouvrage. Mais ne voulant pas prendre sur elle une pareille
+responsabilité, elle me laissa entrer, et revint bientôt me dire
+sèchement que je pouvais monter.
+
+Rien n'était changé, et miss Havisham était seule.
+
+«Eh bien! dit-elle en fixant ses yeux sur moi, j'espère que tu n'as
+besoin de rien, car tu n'auras rien.
+
+--Non, miss Havisham; je voulais seulement vous apprendre que j'étais
+très content de mon état, et que je vous suis on ne peut plus
+reconnaissant.
+
+--Là!... là!... fit-elle en agitant avec rapidité ses vieux doigts.
+Viens de temps en temps, le jour de ta naissance. Ah! s'écria-t-elle
+tout à coup en se tournant vers moi avec sa chaise, tu cherches Estelle,
+n'est-ce pas?»
+
+J'avais en effet cherché si j'apercevais Estelle, et je balbutiai que
+j'espérais qu'elle allait bien.
+
+«Elle est loin, dit miss Havisham, bien loin. Elle apprend à devenir une
+dame. Elle est plus jolie que jamais, et elle est fort admirée de tous
+ceux qui la voient. Sens-tu que tu l'as perdue?»
+
+Il y avait dans la manière dont elle prononça ces derniers mots tant de
+malin plaisir, et elle partit d'un éclat de rire si désagréable que j'en
+perdis le fil de mon discours. Miss Havisham m'évita la peine de le
+reprendre en me renvoyant. Quand Sarah, la femme à la tête en coquille
+de noix, eut refermé la porte sur moi, je me sentis plus mécontent que
+jamais de notre intérieur, de mon état et de toutes choses. Ce fut tout
+ce qui résulta de ce voyage.
+
+Comme je flânais le long de la Grande-Rue, regardant d'un air désolé les
+étalages des boutiques en me demandant ce que j'achèterais si j'étais un
+monsieur, qui pouvait sortir de chez le libraire, sinon M. Wopsle? M.
+Wopsle avait entre les mains la tragédie de _George Barnwell_[3], pour
+laquelle il venait de débourser six pence, afin de pouvoir la lire d'un
+bout à l'autre sans en passer un mot en présence de Pumblechook, chez
+qui il allait prendre le thé. Aussitôt qu'il me vit, il parut persuadé
+qu'un hasard providentiel avait placé tout exprès sur son chemin un
+apprenti pour l'écouter, sinon pour le comprendre. Il mit la main sur
+moi et insista pour que je l'accompagnasse chez M. Pumblechook. Sachant
+que l'on ne serait pas très gai chez nous, que les soirées étaient très
+noires et les chemins mauvais; de plus, qu'un compagnon de route, quel
+qu'il fût, valait mieux que de n'avoir pas de compagnon du tout, je ne
+fis pas grande résistance. En conséquence, nous entrions chez M.
+Pumblechook au moment où les boutiques et les rues s'allumaient.
+
+ [Note 3: _George Barnwell_, tragédie bourgeoise de George Lillo,
+ joaillier et auteur dramatique anglais, né à Londres en 1693 et mort en
+ 1739. Fielding était un de ses amis intimes. Lillo est le créateur de la
+ tragédie bourgeoise, genre dans lequel il a précédé Diderot. George
+ Barnwell _ou L'apprenti de Londres_, qui fut représenté pour la première
+ fois en 1731, est un drame remarquable; il a été traduit en français par
+ Clément de Genève, en 1748, et imité par Saurin, membre de l'Académie
+ française.]
+
+N'ayant jamais assisté à aucune autre représentation de _George
+Barnwell_, je ne sais pas combien de temps cela dure ordinairement, mais
+je sais bien que ce soir là nous n'en fûmes pas quittes avant neuf
+heures et demie, et que, quand M. Wopsle entra à Newgate, je pensais
+qu'il n'en sortirait jamais pour aller à la potence, et qu'il était
+devenu beaucoup plus lent que dans un autre moment de sa déplorable
+carrière. Je pensai aussi qu'il se plaignait un peu trop, après tout,
+d'être coupé dans sa fleur, comme s'il n'avait pas perdu toutes ses
+feuilles les unes après les autres en s'agitant depuis le commencement
+de sa vie. Ce qui me frappait surtout c'étaient les rapports qui
+existaient dans toute cette affaire avec mon innocente personne. Quand
+Barnwell commença à mal tourner, je déclare que je me sentis
+positivement identifié avec lui. Pumblechook s'en aperçut, et il me
+foudroya de son regard indigné, et Wopsle aussi prit la peine de me
+présenter son héros sous le plus mauvais jour. Tour à tour féroce et
+insensé, on me fait assassiner mon oncle sans aucune circonstance
+atténuante; Millwood avait toujours été rempli de bontés pour moi, et
+c'était pure monomanie chez la fille de mon maître d'avoir l'oeil à ce
+qu'il ne me manquât pas un bouton. Tout ce que je puis dire pour
+expliquer ma conduite dans cette fatale journée, c'est qu'elle était le
+résultat inévitable de ma faiblesse de caractère. Même après qu'on m'eut
+pendu et que Wopsle eut fermé le livre, Pumblechook continua à me fixer
+en secouant la tête et disant:
+
+«Profite de l'exemple, mon garçon, profite de l'exemple.»
+
+Comme si c'eût été un fait bien avéré que je n'attendais, au fond de mon
+coeur, que l'occasion de trouver un de mes parents qui voulût bien avoir
+la faiblesse d'être mon bienfaiteur pour préméditer de l'assassiner.
+
+Il faisait nuit noire quand je me mis en route avec M. Wopsle. Une fois
+hors de la ville, nous nous trouvâmes enveloppés dans un brouillard
+épais, et, je le sentis en même temps, d'une humidité pénétrante. La
+lampe de la barrière de péage nous parut une grosse tache, elle ne
+semblait pas être à sa place habituelle, et ses rayons avaient l'air
+d'une substance solide dans la brume. Nous en faisions la remarque, en
+nous étonnant que ce brouillard se fût élevé avec le changement de vent
+qui s'était opéré, quand nous nous trouvâmes en face d'un homme qui se
+dandinait du côté opposé à la maison du gardien de la barrière.
+
+«Tiens! nous écriâmes-nous en nous arrêtant, Orlick ici!
+
+--Ah! répondit-il en se balançant toujours, je m'étais arrêté un instant
+dans l'espoir qu'il passerait de la compagnie.
+
+--Vous êtes en retard?» dis-je.
+
+Orlick répondit naturellement:
+
+«Et vous, vous n'êtes pas en avance.
+
+--Nous avons, dit M. Wopsle, exalté par sa récente représentation, nous
+avons passé une soirée littéraire très agréable, M. Orlick.»
+
+Orlick grogna comme un homme qui n'a rien à dire à cela, et nous
+continuâmes la route tous ensemble. Je lui demandai s'il avait passé
+tout son congé en ville.
+
+«Oui, répondit-il, tout entier. Je suis arrivé un peu après vous, je ne
+vous ai pas vu, mais vous ne deviez pas être loin. Tiens! voilà qu'on
+tire encore le canon.
+
+--Aux pontons? dis-je.
+
+--Il y a des oiseaux qui ont quitté leur cage, les canons tirent depuis
+la brune; vous allez les entendre tout à l'heure.»
+
+En effet, nous n'avions fait que quelques pas quand le _boum_! bien
+connu se fit entendre, affaibli par le brouillard, et il roula pesamment
+le long des bas côtés de la rivière, comme s'il eût poursuivi et atteint
+les fugitifs.
+
+«Une fameuse nuit pour se donner de l'air! dit Orlick. Il faudrait être
+bien malin pour attraper ces oiseaux-là cette nuit.»
+
+Cette réflexion me donnait à penser, je le fis en silence. M. Wopsle,
+comme l'oncle infortuné de la tragédie, se mit à penser tout haut dans
+son jardin de Camberwell. Orlick, les deux mains dans ses poches, se
+dandinait lourdement à mes côtés. Il faisait très sombre, très mouillé
+et très crotté, de sorte que nous nous éclaboussions en marchant. De
+temps en temps le bruit du canon nous arrivait et retentissait
+sourdement le long de la rivière. Je restais plongé dans mes pensées.
+Orlick murmurait de temps en temps:
+
+«Battez!... battez!... vieux Clem!»
+
+Je pensais qu'il avait bu; mais il n'était pas ivre.
+
+Nous atteignîmes ainsi le village. Le chemin que nous suivions nous
+faisait passer devant les _Trois jolis bateliers_; l'auberge, à notre
+grande surprise (il était onze heures), était en grande agitation et la
+porte toute grande ouverte. M. Wopsle entra pour demander ce qu'il y
+avait, soupçonnant qu'un forçat avait été arrêté; mais il en revint tout
+effaré en courant:
+
+«Il y a quelque chose qui va mal, dit-il sans s'arrêter. Courons chez
+vous, Pip... vite... courons!
+
+--Qu'y a-t-il? demandai-je en courant avec lui, tandis qu'Orlick suivait
+à côté de moi.
+
+--Je n'ai pas bien compris; il paraît qu'on est entré de force dans la
+maison pendant que Joe était sorti; on suppose que ce sont des forçats;
+ils ont attaqué et blessé quelqu'un.»
+
+Nous courions trop vite pour demander une plus longue explication, et
+nous ne nous arrêtâmes que dans notre cuisine. Elle était encombrée de
+monde, tout le village était là et dans la cour. Il y avait un médecin,
+Joe et un groupe de femmes rassemblés au milieu de la cuisine. Ceux qui
+étaient inoccupés me firent place en m'apercevant, et je vis ma soeur
+étendue sans connaissance et sans mouvement sur le plancher, où elle
+avait été renversée par un coup furieux asséné sur le derrière de la
+tête, pendant qu'elle était tournée du côté du feu. Décidément, il était
+écrit qu'elle ne se mettrait plus jamais en colère tant qu'elle serait
+la femme de Joe.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+
+La tête remplie de _George Barnwell_, je ne fus d'abord pas éloigné de
+croire qu'à mon insu j'étais pour quelque chose dans l'attentat commis
+sur ma soeur, ou que, dans tous les cas, étant son plus proche parent et
+passant généralement pour lui avoir quelques obligations, j'étais plus
+que tout autre exposé à devenir l'objet de légitimes soupçons. Mais
+quand le lendemain, à la brillante clarté du jour, je raisonnai de
+l'affaire en entendant discuter autour de moi, je la considérai sous un
+jour tout à fait différent et en même temps plus raisonnable.
+
+Joe avait été fumer sa pipe aux _Trois jolis bateliers_, depuis huit
+heures un quart jusqu'à dix heures moins un quart. Pendant son absence,
+ma soeur s'était mise à la porte et avait échangé le bonsoir avec un
+garçon de ferme, qui rentrait chez lui. Cet homme ne put dire
+positivement à quelle heure il avait quitté ma soeur, il dit seulement
+que ce devait être avant neuf heures. Quand Joe rentra à dix heures
+moins cinq minutes, il la trouva étendue à terre et s'empressa d'appeler
+à son secours. Le feu paraissait avoir peu brûlé et n'était pas éteint;
+la mèche de la chandelle pas trop longue; il est vrai que cette dernière
+avait été soufflée.
+
+Rien dans la maison n'avait disparu; rien n'avait été touché, si ce
+n'est la chandelle éteinte qui était sur la table, entre la porte et ma
+soeur, et qui était derrière elle, quand elle faisait face au feu et
+avait été frappée. Il n'y avait aucun dérangement dans le logis, si ce
+n'est celui que ma soeur avait fait elle-même en tombant et en saignant.
+Il s'y trouvait en revanche une pièce de conviction qui ne manquait pas
+d'une certaine importance. Ma soeur avait été frappée avec quelque chose
+de dur et de lourd; puis, une fois renversée, on lui avait lancé à la
+tête ce quelque chose avec beaucoup de violence. En la relevant, Joe
+retrouva derrière elle un fer de forçat qui avait été limé en deux.
+
+Après avoir examiné ce fer de son oeil de forgeron, Joe déclara qu'il y
+avait déjà quelque temps qu'il avait été limé. Les cris et la rumeur
+parvinrent bientôt aux pontons, et les personnes qui en arrivèrent pour
+examiner le fer confirmèrent l'opinion de Joe; elles n'essayèrent pas de
+déterminer à quelle époque ce fer avait quitté les pontons, mais elles
+affirmèrent qu'il n'avait été porté par aucun des deux forçats échappés
+la veille; de plus, l'un des deux forçats avait déjà été repris et il ne
+s'était pas débarrassé de ses fers.
+
+Sachant ce que je savais, je ne doutais pas que ce fer ne fût celui de
+mon forçat, ce même fer que je l'avais vu et entendu limer dans les
+marais. Cependant, je ne l'accusais pas d'en avoir fait usage contre ma
+soeur, mais je soupçonnais qu'il était tombé entre les mains d'Orlick ou
+de l'étranger, celui qui m'avait montré la lime, et que l'un de ces deux
+individus avait pu seul s'en servir d'une manière aussi cruelle.
+
+Quant à Orlick, exactement comme il nous l'avait dit au moment où nous
+l'avions rencontré à la barrière, on l'avait vu en ville pendant toute
+la soirée; il était entré dans plusieurs tavernes avec diverses
+personnes, et il était revenu avec M. Wopsle et moi. Il n'y avait donc
+rien contre lui, si ce n'est la querelle, et ma soeur s'était querellée
+plus de mille fois avec lui, comme avec tout le monde. Quant à
+l'étranger, aucune dispute ne pouvait s'être élevée entre ma soeur et
+lui, s'il était venu réclamer ses deux banknotes, car elle était
+parfaitement disposée à les lui restituer. Il était d'ailleurs évident
+qu'il n'y avait pas eu d'altercation entre ma soeur et l'assaillant, qui
+était entré avec si peu de bruit et si inopinément, qu'elle avait été
+renversée avant d'avoir eu le temps de se retourner.
+
+N'était-il pas horrible de penser que, sans le vouloir, j'avais procuré
+l'instrument du crime. Je souffrais l'impossible, en me demandant sans
+cesse si je ne ferais pas disparaître tout le charme de mon enfance en
+racontant à Joe tout ce qui s'était passé. Pendant les mois qui
+suivirent, chaque jour je répondais négativement à cette question, et,
+le lendemain, je recommençais à y réfléchir. Cette lutte venait, après
+tout, de ce que ce secret était maintenant un vieux secret pour moi; je
+l'avais nourri si longtemps, qu'il était devenu une partie de moi-même,
+et que je ne pouvais plus m'en séparer. En outre, j'avais la crainte
+qu'après avoir été la cause de tant de malheurs, je finirais
+probablement par m'aliéner Joe s'il me croyait. Mais me croirait-il? Ces
+réflexions me décidèrent à temporiser; je résolus de faire une
+confession pleine et entière si j'entrevoyais une nouvelle occasion
+d'aider à découvrir le coupable.
+
+Les constables et les hommes de Bow Street, de Londres, séjournèrent à
+la maison pendant une semaine ou deux. Ils ne firent pas mieux en cette
+circonstance que ne font d'ordinaire les agents de l'autorité en pareil
+cas, du moins d'après ce que j'ai lu ou entendu dire. Ils arrêtèrent des
+gens à tort et à travers, et se buttèrent la tête contre toutes sortes
+d'idées fausses en persistant, comme toujours, à vouloir arranger les
+circonstances d'après les probabilités, au lieu de chercher les
+probabilités dans les circonstances. Aussi les voyait-on à la porte des
+_Trois jolis bateliers_ avec l'air réservé de gens qui en savent
+beaucoup plus qu'ils ne veulent en dire, et cela remplissait tout le
+village d'admiration. Ils avaient des façons aussi mystérieuses en
+saisissant leurs verres que s'ils eussent saisi le coupable lui-même;
+pas tout à fait, cependant, puisqu'ils n'en firent jamais rien.
+
+Longtemps après le départ de ces dignes représentants de la loi, ma
+soeur était encore au lit très malade. Elle avait la vue toute troublée,
+de sorte qu'elle voyait les objets doubles, et souvent elle saisissait
+un verre ou une tasse à thé imaginaire au lieu d'une réalité. L'ouïe
+était chez elle gravement affectée, la mémoire aussi, et ses paroles
+étaient inintelligibles. Quand, plus tard, elle put descendre de sa
+chambre, il me fallut tenir mon ardoise constamment à sa portée pour
+qu'elle pût écrire ce qu'elle ne pouvait articuler; mais, comme elle
+écrivait fort mal, qu'elle était médiocrement forte sur l'orthographe,
+et que Joe n'était pas non plus un habile lecteur, il s'élevait entre
+eux des complications extraordinaires, que j'étais toujours appelé à
+résoudre.
+
+Cependant son caractère s'était considérablement amélioré, elle était
+devenue même assez patiente. Un tremblement nerveux s'empara de tous ses
+membres, et ils prirent une incertitude de mouvement qui fit partie de
+son état habituel; puis, après un intervalle de trois mois, à peine
+pouvait-elle porter sa main à sa tête, et elle tombait souvent pendant
+plusieurs semaines dans une tristesse voisine de l'aberration d'esprit.
+Nous étions très embarrassés pour lui trouver une garde convenable,
+lorsqu'une circonstance fortuite nous vint en aide. La grand'tante de M.
+Wopsle mourut, et celui-ci, voyant l'état dans lequel ma soeur était
+tombée, laissa Biddy venir la soigner.
+
+Ce fut environ un mois après la réapparition de ma soeur dans la
+cuisine, que Biddy arriva chez nous avec une petite boite contenant tous
+les effets qu'elle possédait au monde. Ce fut une bénédiction pour nous
+tous et surtout pour Joe, car le cher homme était bien abattu, en
+contemplant continuellement la lente destruction de sa femme, et il
+avait coutume, le soir, en veillant à ses côtés, de tourner sur moi de
+temps à autre ses yeux bleus humides de larmes, en me disant:
+
+«C'était un si beau corps de femme! mon petit Pip.»
+
+Biddy entra de suite en fonctions et prodigua à ma soeur les soins les
+plus intelligents, comme si elle n'eût fait que cela depuis son enfance.
+Joe put alors jouir en quelque sorte de la plus grande tranquillité
+qu'il eût jamais goûtée durant tout le cours de sa vie, et il eut le
+loisir de pousser de temps en temps jusqu'aux _Trois jolis bateliers_,
+ce qui lui fit un bien extrême. Une chose étonnante, c'est que les gens
+de la police avaient tous plus ou moins soupçonné le pauvre Joe d'être
+le coupable sans qu'il s'en doutât, et que, d'un commun accord, ils le
+regardaient comme un des esprits les plus profonds qu'ils eussent jamais
+rencontrés.
+
+Le premier triomphe de Biddy, dans sa nouvelle charge, fut de résoudre
+une difficulté que je n'avais jamais pu surmonter, malgré tous mes
+efforts. Voici ce que c'était:
+
+Toujours et sans cesse ma soeur avait tracé sur l'ardoise un chiffre qui
+ressemblait à un _T_; puis elle avait appelé notre attention sur ce
+chiffre, comme une chose dont elle avait particulièrement besoin.
+J'avais donc passé en revue tous les mots qui commençaient par un T,
+depuis Tabac jusqu'à Tyran. À la fin, il m'était venu dans l'idée que
+cette lettre avait assez la forme d'un marteau, et, ayant prononcé ce
+mot à l'oreille de ma soeur, elle avait commencé à frapper sur la table
+en signe d'assentiment. Là-dessus, j'avais apporté tous nos marteaux les
+uns après les autres, mais sans succès. Puis j'avais pensé à une
+béquille. J'en empruntai une dans le village, et, plein de confiance, je
+vins la mettre sous les yeux de ma soeur, mais elle se mit à secouer la
+tête avec une telle rapidité, que nous eûmes une grande frayeur: faible
+et brisée comme elle était, nous craignîmes qu'elle ne se disloquât le
+cou.
+
+Quand ma soeur eut remarqué que Biddy la comprenait très vite, le signe
+mystérieux reparut sur l'ardoise. Biddy l'examina avec attention,
+entendit mes explications, regarda ma soeur, me regarda, regarda Joe,
+puis elle courut à la forge, suivie par Joe et par moi.
+
+«Mais oui, c'est bien cela! s'écria Biddy, ne voyez-vous pas que c'est
+lui!»
+
+C'était Orlick! Il n'y avait pas de doute, elle avait oublié son nom et
+ne pouvait l'indiquer que par son marteau. Biddy le pria de venir dans
+la cuisine. Orlick déposa tranquillement son marteau, essuya son front
+avec son bras, puis avec son tablier, et vint en se dandinant avec cette
+singulière démarche hésitante et sans-souci qui le caractérisait.
+
+Je m'attendais, je le confesse, à entendre ma soeur le dénoncer; mais
+les choses tournèrent tout autrement. Elle manifesta le plus grand désir
+d'être en bons termes avec lui; elle montra qu'elle était contente qu'on
+le lui eût amené, et parla de lui offrir quelque chose à boire. Elle
+examinait sa contenance, comme si elle eût particulièrement souhaité de
+s'assurer qu'il prenait sa réception en bonne part. Elle manifestait le
+plus grand désir de se le concilier, et elle avait vis-à-vis de lui cet
+air d'humble soumission que j'ai souvent remarqué chez les enfants en
+présence d'un maître sévère. Dans la suite, elle ne passa pas un jour
+sans dessiner le marteau sur son ardoise, et sans qu'Orlick vînt en se
+dandinant se placer devant elle, avec sa mine hargneuse, comme s'il ne
+savait pas plus que moi ce qu'il voulait faire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+
+Je suivis le cours de mon apprentissage, qui ne fut varié, en dehors des
+limites du village et des marais, par une autre circonstance
+remarquable, que par le retour de l'anniversaire de ma naissance, qui me
+fit rendre ma seconde visite chez miss Havisham. Je trouvai Sarah Pocket
+remplissant toujours sa charge à la porte, et miss Havisham dans l'état
+où je l'avais laissée. Miss Havisham me parla d'Estelle de la même
+manière et dans les mêmes termes. L'entrevue ne dura que quelques
+minutes. En partant, miss Havisham me donna une guinée et me dit de
+revenir à mon prochain anniversaire. Disons une fois pour toutes que
+cela devint une habitude annuelle. J'essayai, la première fois, de
+refuser poliment la guinée, mais ce refus n'eut d'autre effet que de me
+faire demander avec colère si j'avais compté sur davantage. Après cela,
+je la pris sans rien dire.
+
+Tout était si peu changé, dans la vieille et triste maison, dans la
+lumière jaune de cette chambre obscure, et dans ce spectre flétri, assis
+devant la table de toilette, qu'il me semblait que le temps s'était
+arrêté comme les pendules, dans ce mystérieux endroit où, pendant que
+tout vieillissait au dehors, tout restait dans le même état. La lumière
+du jour n'entrait pas plus dans la maison que mes souvenirs et mes
+pensées ne pouvaient m'éclairer sur le fait actuel; et cela m'étonnait
+sans que je pusse m'en rendre compte, et sous cette influence je
+continuai à haïr de plus en plus mon état et à avoir honte de notre
+foyer.
+
+Imperceptiblement, je commençai à m'apercevoir qu'un grand changement
+s'était opéré chez Biddy. Les quartiers de ses souliers étaient relevés
+maintenant jusqu'à sa cheville, ses cheveux avaient poussé, ils étaient
+même brillants et lisses, et ses mains étaient toujours propres. Elle
+n'était pas jolie; étant commune, elle ne pouvait ressembler à Estelle;
+mais elle était agréable, pleine de santé, et d'un caractère charmant.
+Il n'y avait pas plus d'un an qu'elle demeurait avec nous; je me
+souviens même qu'elle venait de quitter le deuil, quand je remarquai un
+soir qu'elle avait des yeux expressifs, de bons et beaux yeux.
+
+Je fis cette découverte au moment où je levais le nez d'une tâche que
+j'étais en train de faire: je copiais quelques pages d'un livre que je
+voulais apprendre par coeur, et je m'exerçais, par cet innocent
+stratagème, à faire deux choses à la fois. En voyant Biddy qui me
+regardait et m'observait, je posai ma plume sur la table, et Biddy
+arrêta son aiguille, mais sans la quitter.
+
+«Biddy, dis-je, comment fais-tu donc? Ou je suis très bête, ou tu es
+très intelligente.
+
+--Qu'est-ce donc que je fais?... je ne sais pas,» répondit Biddy en
+souriant.
+
+C'était elle qui conduisait tout notre ménage, et étonnamment bien
+encore, mais ce n'est pas de cette habileté que je voulais parler,
+quoiqu'elle m'eût étonné bien souvent.
+
+«Comment peux-tu faire, Biddy, dis-je, pour apprendre tout ce que
+j'apprends?»
+
+Je commençais à tirer quelque vanité de mes connaissances, car pour les
+acquérir, je dépensais mes guinées d'anniversaire et tout mon argent de
+poche, bien que je comprenne aujourd'hui qu'à ce prix là le peu que je
+savais me revenait extrêmement cher.
+
+«Je pourrais te faire la même question, dit Biddy; comment fais-tu?
+
+--Le soir, quand je quitte la forge, chacun peut me voir me mettre à
+l'ouvrage, moi; mais toi, Biddy, on ne t'y voit jamais.
+
+--Je suppose que j'attrape la science comme un rhume,» dit
+tranquillement Biddy.
+
+Et elle reprit son ouvrage.
+
+Poursuivant mon idée, renversé dans mon fauteuil en bois, je regardais
+Biddy coudre, avec sa tête penchée de côté. Je commençais à voir en elle
+une fille vraiment extraordinaire, car je me souvins qu'elle était très
+savante en tout ce qui concernait notre état, qu'elle connaissait les
+noms de nos outils et les termes de notre ouvrage. En un mot, Biddy
+savait théoriquement tout ce que je savais, et elle aurait fait un
+forgeron tout aussi accompli que moi, si ce n'est davantage.
+
+«Biddy, dis-je, tu es une de ces personnes qui savent tirer parti de
+toutes les occasions; tu n'en avais jamais eu avant de venir ici, vois
+maintenant ce que tu as appris.»
+
+Biddy leva les yeux sur moi, puis se remit à coudre.
+
+«C'est moi qui ai été ton premier maître, n'est-ce pas, Pip? dit-elle.
+
+--Biddy! m'écriai-je frappé d'étonnement. Comment, tu pleures?...
+
+--Non, dit Biddy en riant, pourquoi t'imagines-tu cela?»
+
+Ce n'était pas une illusion que je me faisais, j'avais vu une larme
+brillante tomber sur son ouvrage. Je me rappelai quel pauvre
+souffre-douleur elle avait été jusqu'au jour où la grand'tante de M.
+Wopsle avait perdu la mauvaise habitude de vivre, habitude si difficile
+à perdre pour certaines personnes. Je me rappelais les misérables
+circonstances au milieu desquelles elle s'était trouvée dans la pauvre
+boutique et dans la bruyante école du soir. Je réfléchissais que, même
+dans ces temps malheureux, il devait y avoir eu en Biddy quelque talent
+caché, qui se développait maintenant, car dans mon premier
+mécontentement de moi-même, c'est à elle que j'avais demandé aide et
+assistance. Biddy causait tranquillement, elle ne pleurait plus, et il
+me semblait, en songeant à tout cela et en la regardant, que je n'avais
+peut-être pas été suffisamment reconnaissant envers elle; que j'avais
+été trop réservé, et surtout que je ne l'avais pas assez honorée, ce
+n'est peut-être pas précisément le mot dont je me servais dans mes
+méditations, de ma confiance.
+
+«Oui, Biddy, dis-je, après avoir mûrement réfléchi, tu as été mon
+premier maître, et cela à une époque où nous ne pensions guère nous
+trouver un jour réunis dans cette cuisine.
+
+--Ah! la pauvre créature! s'écria Biddy, comme si cette remarque lui
+eût rappelé qu'elle avait oublié pendant quelques instants d'aller voir
+si ma soeur avait besoin de quelque chose, c'est malheureusement vrai!
+
+--Eh bien! dis-je, il faut causer ensemble un peu plus souvent, et pour
+moi, je te consulterai aussi comme autrefois. Dimanche prochain, allons
+faire une tranquille promenade dans les marais, Biddy, et nous causerons
+tout à notre aise.»
+
+Ma soeur ne restait jamais seule; mais Joe voulut bien prendre soin
+d'elle toute l'après-midi du dimanche, et Biddy et moi nous sortîmes
+ensemble. C'était par un beau jour d'été. Quand nous eûmes traversé le
+village, passé l'église et puis le cimetière, et que nous fûmes sortis
+des marais, j'aperçus les voiles des vaisseaux gonflées par le vent; et
+je commençai alors, comme toujours, à mêler miss Havisham et Estelle aux
+objets que j'avais sous les yeux. Nous nous assîmes au bord de la
+rivière, où l'eau en bouillonnant venait se briser sous nos pieds; et ce
+doux murmure rendait encore le paysage plus silencieux qu'il ne l'eût
+été sans lui. Je trouvai que l'heure et le lieu étaient admirablement
+choisis pour faire mes plus intimes confidences à Biddy.
+
+«Biddy, dis-je, après lui avoir recommandé le secret, je veux devenir un
+monsieur.
+
+--Oh! moi, à ta place, je n'y tiendrais pas! répondit-elle; ça n'est pas
+la peine.
+
+--Biddy, repris-je d'un ton un peu sévère, j'ai des raisons toutes
+particulières pour vouloir devenir un monsieur.
+
+--Tu dois les savoir mieux que personne, Pip; mais ne penses-tu pas être
+plus heureux tel que tu es?
+
+--Biddy! m'écriai-je avec impatience, je ne suis pas heureux du tout
+comme je suis. Je suis dégoûté de mon état et de la vie que je mène. Je
+n'ai jamais pu y prendre goût depuis le commencement de mon
+apprentissage. Voyons, Biddy, ne sois donc pas bête.
+
+--Ai-je dit quelque bêtise? dit Biddy en levant tranquillement les yeux
+et les sourcils. J'en suis fâchée, je ne l'ai pas fait exprès. Tout ce
+que je désire, c'est de te voir heureux et en bonne position.
+
+--Eh bien! alors, sache une fois pour toutes que jamais je ne serai
+heureux; qu'au contraire, Biddy, je serai toujours misérable, tant que
+je ne mènerai pas une vie autre que celle que je mène aujourd'hui.
+
+--C'est dommage!» dit Biddy en secouant la tête avec tristesse.
+
+Dans ce singulier combat que je soutenais avec moi-même, j'avais si
+souvent pensé que c'était dommage de penser ainsi, qu'au moment où Biddy
+avait traduit en paroles ses sensations et les miennes, je fus presque
+sur le point de verser des larmes de dépit et de chagrin. Je lui
+répondis qu'elle avait raison; que je sentais que cela était très
+regrettable, mais que je n'y pouvais rien.
+
+«Si j'avais pu m'y habituer, dis-je en arrachant quelques brins d'herbe
+pour donner le change à mes sentiments, comme le jour où, dans la
+brasserie de miss Havisham, j'avais arraché mes cheveux et les avais
+foulés aux pieds; si j'avais pu m'y faire, ou si seulement j'avais pu
+conserver la moitié du goût que j'avais pour la forge, quand j'étais
+tout petit, je sais que cela eût beaucoup mieux valu pour moi. Toi, Joe
+et moi, nous n'eussions manqué de rien. Joe et moi, nous eussions été
+associés après mon apprentissage, et j'aurais pu t'épouser et nous
+serions venus nous asseoir ici par un beau dimanche, bien différents
+l'un pour l'autre de ce que nous sommes aujourd'hui. J'aurais toujours
+été assez bon pour toi, n'est-ce pas Biddy?»
+
+Biddy soupira en regardant les vaisseaux passer au loin et répondit:
+
+«Oui, je ne suis pas très difficile.»
+
+Je ne pouvais prendre cela pour une flatterie; mais je savais qu'elle
+n'y mettait pas de mauvaise intention.
+
+«Au lieu de cela, dis-je en continuant à arracher quelques brins d'herbe
+et à en mâcher un ou deux; vois comme je vis, mécontent et
+malheureux.... Et que m'importerait d'être grossier et commun, si
+personne ne me l'avait dit!»
+
+Biddy se retourna tout à coup de mon côté et me regarda avec plus
+d'attention qu'elle n'avait regardé les vaisseaux.
+
+«Ce n'était pas une chose très vraie ni très polie à dire, fit-elle en
+détournant les yeux aussitôt. Qui t'a dit cela?»
+
+Je fus déconcerté, car je m'étais lancé dans mes confidences sans savoir
+où j'allais; il n'y avait pas à reculer maintenant, et je répondis:
+
+«La charmante jeune demoiselle qui est chez miss Havisham. Elle est plus
+belle que personne ne l'a jamais été; je l'admire et je l'adore, et
+c'est à cause d'elle que je veux devenir un monsieur.»
+
+Après cette folle confession, je jetai toute l'herbe que j'avais
+arrachée dans la rivière, comme si j'avais eu envie de la suivre et de
+me jeter après elle.
+
+«Est-ce pour lui faire éprouver du dépit, ou pour lui plaire, que tu
+veux devenir un monsieur? demanda Biddy, après un moment de silence.
+
+--Je n'en sais rien, répondis-je de mauvaise humeur.
+
+--Parce que, si c'est pour lui donner du dépit, continua Biddy, je crois
+que tu y parviendras plus facilement en ne tenant aucun compte de ses
+paroles; et si c'est pour lui plaire, je pense qu'elle n'en vaut pas la
+peine. Du reste, tu dois le savoir mieux que personne.»
+
+C'était exactement ce que j'avais pensé bien des fois, et ce que, dans
+ce moment, me paraissait de la plus parfaite évidence; mais comment moi,
+pauvre garçon de village, aurais-je pu éviter cette inconséquence
+étonnante, dans laquelle les hommes les plus sages et les meilleurs
+tombent chaque jour?
+
+«Tout cela peut être vrai, dis-je à Biddy, mais je la trouve si belle!»
+
+En disant ces mots, je détournai brusquement ma figure, je saisis une
+bonne poignée de cheveux de chaque côté de ma tête, et je les arrachai
+violemment, tout en ayant bien conscience, pendant tout ce temps, que la
+folie de mon coeur était si absurde et si déplacée que j'aurais bien
+mieux fait, au lieu de détourner ma face et de me tirer les cheveux, de
+cogner ma tête contre une muraille pour la punir d'appartenir à un idiot
+tel que moi.
+
+Biddy était la plus raisonnable des filles, et elle n'essaya plus de me
+convaincre. Elle mit sa main, main fort agréable, quoiqu'un peu durcie
+par le travail, sur les miennes; elle les détacha gentiment de mes
+cheveux, puis elle me frappa doucement sur l'épaule pour tâcher de
+m'apaiser, tandis que, la tête dans ma manche, je versai quelques
+larmes, exactement comme j'avais fait dans la brasserie, et je sentis
+vaguement au fond de mon coeur qu'il me semblait que j'étais fort
+maltraité par quelqu'un ou par tout le monde, je ne sais lequel des
+deux.
+
+«Je me réjouis d'une chose, dit Biddy, c'est que tu aies senti que tu
+pouvais m'accorder ta confiance, Pip, et d'une autre encore, c'est que
+tu sais que je la mériterai toujours, et que je ferai tout pour la
+conserver. Quant à ta première institutrice, pauvre institutrice qui a
+tant elle-même à apprendre! si elle était ton institutrice en ce
+moment-ci, elle sait bien quelle leçon elle te donnerait, mais ce serait
+une rude leçon à apprendre; et, comme maintenant tu en sais plus
+qu'elle, ça ne servirait à rien.»
+
+En disant cela, Biddy soupira et eut l'air de me plaindre; puis elle se
+leva, et me dit avec un changement agréable dans la voix:
+
+«Allons-nous un peu plus loin ou rentrons-nous à la maison?
+
+--Biddy! m'écriai-je en me levant, en jetant mes bras à son cou et en
+l'embrassant, je te dirai toujours tout.
+
+--Jusqu'au jour où tu seras devenu un monsieur, dit Biddy.
+
+--Tu sais bien que je ne serai jamais un vrai monsieur, ce sera donc
+toujours ainsi, non pas que j'aie quelque chose à te dire, car tu sais
+maintenant tout ce que je pense et tout ce que je sais.
+
+--Ah! murmura Biddy, en portant ses yeux sur l'horizon; puis elle reprit
+sa plus douce voix pour me dire de nouveau: allons-nous un peu plus loin
+ou rentrons-nous à la maison?»
+
+Je dis à Biddy que nous irions un peu plus loin. C'est ce que nous
+fîmes; et cette charmante après-midi d'été se changea en un soir d'été
+magnifique. Je commençais à me demander si je n'étais pas infiniment
+mieux sous tous les rapports, et plus naturellement placé dans les
+conditions où je me trouvais depuis mon enfance, que de jouer à la
+bataille dans une chambre éclairée par une chandelle, où les pendules
+étaient arrêtées et où j'étais méprisé par Estelle. Je pensais que ce
+serait un grand bonheur si je pouvais m'ôter Estelle de la tête, ainsi
+que toutes mes folles imaginations et tous mes souvenirs, et si je
+pouvais prendre goût au travail, m'y attacher et réussir. Je me
+demandais si Estelle étant à côté de moi à la place de Biddy, elle ne
+m'eût pas rendu très malheureux. J'étais obligé de convenir que cela
+était très certain, et je me dis à moi-même:
+
+«Pip, quel imbécile tu fais, mon pauvre garçon!»
+
+Nous parlions beaucoup tout en marchant, et tout ce que disait Biddy me
+semblait juste. Biddy n'était jamais impolie ni capricieuse; elle
+n'était pas Biddy un jour et une autre personne le lendemain. Elle eût
+éprouvé de la peine et non du plaisir à me faire du chagrin, et elle eût
+de beaucoup préféré blesser son propre coeur que de blesser le mien.
+Comment se faisait-il donc que je ne l'aimais pas mieux que l'autre?
+
+«Biddy, disais-je, tout en retournant au logis, je voudrais que tu
+puisses me ramener au sens commun.
+
+--Je le voudrais aussi, répondit Biddy.
+
+--Si seulement je pouvais devenir amoureux de toi.... Ne te fâche pas si
+je parle aussi franchement à une vieille connaissance....
+
+--Oh! pas du tout, mon cher Pip, dit Biddy; ne t'inquiète pas de moi.
+
+--Si je pouvais seulement le faire, c'est tout ce qu'il me faudrait.
+
+--Mais tu le vois, mon pauvre Pip, tu ne pourras jamais,» dit Biddy.
+
+À ce moment de la soirée, la chose ne me paraissait pas aussi
+invraisemblable qu'elle m'eût paru si nous avions discuté cette question
+quelques heures auparavant. Je dis donc que je n'en étais pas tout à
+fait sûr. Biddy dit qu'elle en était bien certaine, et elle le dit d'une
+manière décisive. Au fond de mon coeur, je sentais qu'elle avait raison,
+et cependant j'étais peu satisfait de la voir si affirmative sur ce
+point.
+
+En approchant du cimetière, nous eûmes à traverser un remblai et à
+franchir une barrière près de l'écluse. Nous vîmes apparaître tout à
+coup le vieil Orlick; il sortait de l'écluse, des joncs ou de la vase.
+
+«Hola! fit-il, où allez-vous donc, vous deux?
+
+--Où irions-nous, si ce n'est à la maison?
+
+--Eh bien! je veux que le diable m'emporte si je ne vais pas avec vous
+pour vous voir rentrer!»
+
+C'était sa manie, à cet homme, de vouloir que le diable l'emportât.
+Peut-être n'attachait-il pas d'importance à ce mot, mais il s'en servait
+comme de son nom de baptême pour en imposer au pauvre monde et faire
+naître l'idée de quelque chose d'épouvantablement nuisible. Lorsque
+j'étais plus jeune, je me figurais généralement que si le diable
+m'emportait personnellement, il ne le ferait qu'avec un croc recourbé,
+bien trempé et bien pointu. Biddy n'était pas d'avis qu'il vînt avec
+nous, et elle me disait tout bas:
+
+«Ne le laisse pas venir, je ne l'aime pas.»
+
+Comme moi-même je ne l'aimais pas non plus, je pris la liberté de lui
+dire que nous le remerciions beaucoup, mais que nous n'avions pas besoin
+qu'on nous vît rentrer. Orlick accueillit mes paroles avec un éclat de
+rire et s'arrêta; mais bientôt après, il nous suivit à distance, tout en
+clopinant.
+
+Voulant savoir si Biddy le soupçonnait d'avoir prêté la main à la
+tentative d'assassinat contre ma soeur, dont celle-ci n'avait jamais pu
+rendre compte, je lui demandai pourquoi elle ne l'aimait pas.
+
+«Oh! dit-elle en le regardant par-dessus son épaule, pendant qu'il
+tâchait de nous rattraper d'un pas lourd, c'est que je crains qu'il ne
+m'aime.
+
+--T'a-t-il jamais dit qu'il t'aimait? demandai-je d'un air indigné.
+
+--Non, dit Biddy, en jetant de nouveau un regard en arrière; il ne me
+l'a jamais dit; mais il se met à danser devant moi toutes les fois qu'il
+s'aperçoit que je le regarde.»
+
+Quelque nouveau et singulier que me parût ce témoignage d'attachement,
+je ne doutais pas un seul instant de l'exactitude de l'interprétation de
+Biddy. Je m'échauffais à l'idée que le vieil Orlick osât l'admirer,
+comme je me serais échauffé s'il m'eût outragé moi-même.
+
+«Mais cela n'a rien qui puisse t'intéresser, ajouta Biddy avec calme.
+
+--Non, Biddy, c'est vrai; seulement je n'aime pas cela, et je ne
+l'approuve pas.
+
+--Ni moi non plus, dit Biddy, bien que cela doive t'être bien égal.
+
+--Absolument, lui dis-je; mais je dois avouer que j'aurais une bien
+faible opinion de toi, Biddy, s'il dansait devant toi, de ton propre
+consentement.»
+
+J'eus l'oeil sur Orlick par la suite, et toutes les fois qu'une
+circonstance favorable se présentait pour qu'il manifestât à Biddy
+l'émotion qu'elle lui causait, je me mettais entre lui et elle, pour
+atténuer cette démonstration. Orlick avait pris pied dans la maison de
+Joe, surtout depuis l'affection que ma soeur avait prise pour lui; sans
+cela, j'aurais essayé de le faire renvoyer. Orlick comprenait
+parfaitement mes bonnes intentions à son égard, et il y avait de sa part
+réciprocité, ainsi que j'eus l'occasion de l'apprendre par la suite. Or,
+comme si mon esprit n'eût pas été déjà assez troublé, j'en augmentai
+encore la confusion en pensant, à certains jours et à certains moments,
+que Biddy valait énormément mieux qu'Estelle, et que la vie de travail
+simple et honnête dans laquelle j'étais né n'avait rien dont on dût
+rougir, mais qu'elle offrait au contraire des ressources fort
+suffisantes de considération et de bonheur. Ces jours-là, j'arrivais à
+conclure que mon antipathie pour le pauvre vieux Joe et la forge s'était
+dissipée, et que j'étais en bon chemin pour devenir l'associé de Joe et
+le compagnon de Biddy... quand tout à coup un souvenir confus des jours
+passés chez miss Havisham fondait sur moi comme un trait meurtrier, et
+bouleversait de nouveau mes pauvres esprits. Une fois troublés, j'avais
+de la peine à les rassembler, et souvent, avant que j'eusse pu m'en
+rendre maître, ils se dispersaient dans toutes les directions, à la
+seule idée que peut-être, après tout, une fois mon apprentissage
+terminé, miss Havisham se chargerait de ma fortune.
+
+Si mon apprentissage eût continué, je n'ose affirmer que je serais resté
+jusqu'au bout dans ces mêmes perplexités; mais il fut interrompu
+prématurément, ainsi qu'on va le voir.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII.
+
+
+C'était un samedi soir de la quatrième année de mon apprentissage chez
+Joe. Un groupe entourait le feu des _Trois jolis Bateliers_ et prêtait
+une oreille attentive à M. Wopsle, qui lisait le journal à haute voix.
+Je faisais partie de ce groupe.
+
+Un crime qui causait grande rumeur dans le public venait d'être commis,
+et M. Wopsle, en le racontant, avait l'air d'être plongé dans le sang
+jusqu'aux sourcils. Il appuyait sur chaque adjectif exprimant l'horreur,
+et s'identifiait avec chacun des témoins de l'enquête. Nous l'entendions
+gémir comme la victime: «C'en est fait de moi!» et comme l'assassin,
+mugir d'un ton féroce: «Je vais régler votre compte!» Il nous fit la
+déposition médicale, en imitant sans s'y tromper le praticien de notre
+endroit. Il bégaya en tremblant comme le vieux gardien de la barrière
+qui avait entendu les coups, avec une imitation si parfaite de cet
+invalide à moitié paralysé, qu'il était permis de douter de la
+compétence morale de ce témoin. Entre les mains de M. Wopsle, le coroner
+devint Timon d'Athènes, et le bedeau, Coriolan. M. Wopsle était enchanté
+de lui-même et nous en étions tous enchantés aussi. Dans cet agréable
+état d'esprit, nous rendîmes un verdict de meurtre avec préméditation.
+
+Alors, et seulement alors, je m'aperçus de la présence d'un individu
+étranger au pays qui était assis sur le banc en face de moi, et qui
+regardait de mon côté. Un certain air de mépris régnait sur son visage,
+et il mordait le bout de son énorme index, tout en examinant les figures
+des spectateurs qui entouraient M. Wopsle.
+
+«Eh bien! dit-il à ce dernier, dès que celui-ci eut terminé sa lecture,
+vous avez arrangé tout cela à votre satisfaction, je n'en doute pas?»
+
+Chacun leva les yeux et tressaillit, comme si c'eût été l'assassin. Il
+nous regarda d'un air froid et tout à fait sarcastique.
+
+«Coupable, c'est évident, fit-il. Allons, voyons, dites!
+
+--Monsieur, répondit M. Wopsle, sans avoir l'air de vous connaître, je
+n'hésite pas à vous répondre: coupable, en effet!»
+
+Là-dessus, nous reprîmes tous assez de courage pour faire entendre un
+léger murmure d'approbation.
+
+«Je le savais, dit l'étranger, je savais ce que vous pensiez et ce que
+vous disiez; mais je vais vous faire une question. Savez-vous, ou ne
+savez-vous pas que la loi anglaise suppose tout homme innocent, jusqu'à
+ce qu'on ait prouvé... prouvé... et encore prouvé qu'il est coupable.
+
+--Monsieur, commença M. Wopsle, en ma qualité d'Anglais, je....
+
+--Allons! dit l'étranger à M. Wopsle, en mordant son index, n'éludez pas
+la question. Ou vous le savez, ou vous ne le savez pas. Lequel des
+deux?»
+
+Il tenait sa tête en avant, son corps en arrière, d'une façon
+interrogative, et il étendait son index vers M. Wopsle.
+
+«Allons, dit-il, le savez-vous ou ne le savez-vous pas?
+
+--Certainement, je le sais, répondit M. Wopsle.
+
+--Alors, pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de suite? Je vais vous
+faire une autre question, continua l'étranger, en s'emparant de M.
+Wopsle, comme s'il avait des droits sur lui: Savez-vous qu'aucun des
+témoins n'a encore subi de contre-interrogatoire?»
+
+M. Wopsle commençait:
+
+«Tout ce que je puis dire, c'est que...»
+
+Quand l'étranger l'arrêta.
+
+«Comment, vous ne pouvez pas répondre: oui ou non!... Je vais vous
+éprouver encore une fois.»
+
+Il étendit son doigt vers lui.
+
+«Attention! Savez-vous ou ne savez-vous pas qu'aucun des témoins n'a
+encore subi de contre-interrogatoire?... Allons, je ne vous demande
+qu'un mot: Oui ou non?»
+
+M. Wopsle hésita, et nous commencions à avoir de lui une assez pauvre
+opinion.
+
+«Allons, dit l'étranger, je viens à votre secours; vous ne le méritez
+pas, mais j'y viens. Jetez un coup d'oeil sur ce papier que vous tenez à
+la main. Qu'est-ce que c'est?
+
+--Qu'est-ce que c'est? répéta M. Wopsle interloqué.
+
+--Est-ce, continua l'étranger, d'un ton sarcastique et soupçonneux,
+est-ce le papier imprimé dans lequel vous venez de lire?
+
+--Sans doute.
+
+--Sans doute. Maintenant, revenons à ce journal, et dites-moi s'il
+constate que le prisonnier a dit positivement que ses conseils légaux
+lui avaient conseillé de réserver sa défense?
+
+--J'ai lu cela tout à l'heure, commença M. Wopsle.
+
+--Qu'importe ce que vous avez lu? Vous pouvez lire le _Pater_ à rebours
+si cela vous fait plaisir, et cela a dû vous arriver plus d'une fois.
+Cherchez dans le journal.... Non, non, non mon ami, pas en haut de la
+colonne, vous devez bien le savoir; en bas, en bas.»
+
+Nous commencions tous à voir en M. Wopsle un homme rempli de
+subterfuges.
+
+«Eh bien! y êtes-vous?
+
+--Voici, di M. Wopsle.
+
+--Bien. Suivez maintenant le passage et dites-moi s'il annonce
+positivement que le prisonnier a dit que ses conseils légaux lui ont
+conseillé de réserver sa défense. Allons! y a-t-il de cela?
+
+--Ce ne sont pas là les mots exacts, répondit M. Wopsle.
+
+--Pas les mots exacts, soit, répéta l'inconnu avec amertume, mais est-ce
+bien la même substance?
+
+--Oui, dit M. Wopsle.
+
+--Oui! répéta l'étranger en promenant son regard sur la compagnie et
+tenant sa main étendue vers le témoin Wopsle; et maintenant je vous
+demande ce que vous pensez d'un homme qui, ayant ce passage sous les
+yeux, peut s'endormir tranquillement après avoir déclaré coupable un de
+ses semblables, sans même l'avoir entendu?»
+
+Nous nous mîmes tous à soupçonner que M. Wopsle n'était pas du tout
+l'homme que nous avions pensé jusque-là, et que la vérité sur son compte
+commençait à se faire jour.
+
+«Et souvenez-vous que ce même homme, continua l'étranger en dirigeant
+lourdement son doigt vers M. Wopsle, que ce même homme pourrait être
+appelé à siéger comme juré dans ce même procès, après s'être ainsi
+prononcé d'avance, et qu'il retournerait au sein de sa famille et
+mettrait tranquillement sa tête sur son oreiller, après avoir juré
+d'écouter avec impartialité, et de juger de même, entre le roi, notre
+souverain maître, et le prisonnier amené à la barre, et de rendre un
+verdict basé sur l'entière évidence.... Que Dieu lui vienne en aide!»
+
+Nous étions tous persuadés maintenant que l'infortuné M. Wopsle avait
+été trop loin, et qu'il ferait mieux d'abandonner cette voie dangereuse
+pendant qu'il en était encore temps. L'étrange individu, avec un air
+d'autorité incontestable et une manière de nous faire comprendre qu'il
+savait sur chacun de nous quelque chose de secret, qu'il ne tenait qu'à
+lui de dévoiler, quitta sa place et vint se placer dans l'espace laissé
+libre entre les bancs, où il resta debout devant le feu, sa main gauche
+dans sa poche et l'index de sa main droite dans sa bouche.
+
+«D'après les informations que j'ai reçues, dit-il, en nous passant en
+revue, j'ai quelque raison de croire qu'il y a parmi vous un forgeron du
+nom de Joseph ou Joe Gargery. Qui est-ce?
+
+--Le voici,» fit Joe.
+
+L'étrange individu lui fit signe de quitter sa place, ce que Joe fit
+aussitôt.
+
+«Vous avez un apprenti, continua l'étranger, vulgairement connu sous le
+nom de Pip. Est-il ici?
+
+--Me voici,» m'écriai-je.
+
+L'étranger ne me reconnut pas, mais moi je le reconnus pour être le même
+monsieur que j'avais rencontré sur l'escalier, lors de ma seconde visite
+à miss Havisham. Il était trop reconnaissable pour que j'eusse pu
+l'oublier. Je l'avais reconnu dès que je l'avais aperçu sur le banc,
+occupé à nous regarder, et maintenant qu'il avait la main sur mon
+épaule, je pouvais l'examiner tout à mon aise. C'était bien la même tête
+large, le même teint brun, les mêmes yeux, les mêmes sourcils épais, la
+même grosse chaîne de montre, les mêmes gros points noirs à la place de
+la barbe et des favoris, et jusqu'à l'odeur de savon que j'avais sentie
+sur sa grande main.
+
+«Je désire avoir un entretien particulier avec vous deux, dit-il, après
+m'avoir examiné à loisir. Cela demandera quelque temps; peut-être
+ferions-nous mieux de nous rendre chez vous. Je préfère ne pas commencer
+ici la communication que j'ai à vous faire. Après, vous en raconterez à
+vos amis, peu ou beaucoup, comme il vous plaira, cela ne me regarde
+pas.»
+
+Au milieu d'un imposant silence, nous sortîmes tous les trois des _Trois
+jolis Bateliers_. Tout en marchant, l'étranger jetait de temps à autre
+un regard de mon côté; et il lui arrivait aussi parfois de mordre son
+doigt. En approchant de la maison, Joe, ayant un vague pressentiment que
+la circonstance devait être importante et demandait une certaine
+cérémonie, courut en avant pour ouvrir la grande porte. Notre conférence
+eut lieu dans le salon de gala, que rehaussait fort peu l'éclat d'une
+seule chandelle.
+
+L'étrange personnage commença par s'asseoir devant la table, tira à lui
+la chandelle et parcourut quelques paperasses contenues dans son
+portefeuille, puis il déposa ce portefeuille sur la table, mit la
+chandelle un peu de côté, et après avoir cherché à découvrir dans
+l'obscurité l'endroit où Joe et moi nous étions placés:
+
+«Je me nomme Jaggers, dit-il, et je suis homme de loi à Londres, où mon
+nom est assez connu. J'ai une affaire singulière à traiter avec vous, et
+je commence par vous dire que ce n'est pas moi personnellement qui l'ai
+conçue; si l'on m'avait demandé mon avis, je ne serais pas ici.... On ne
+me l'a pas demandé, c'est pourquoi vous me voyez. Je fais ce que j'ai à
+faire comme agent confidentiel d'un autre, rien de plus, rien de moins.»
+
+Trouvant sans doute qu'il ne nous distinguait pas assez bien de sa
+place, il se leva, jeta une de ses jambes sur le dos d'une chaise, et
+resta ainsi, un pied sur la chaise et l'autre à terre.
+
+«Maintenant, Joseph Gargery, je suis porteur d'une offre pour vous
+débarrasser de ce jeune homme, votre apprenti. Refuseriez-vous d'annuler
+son contrat, s'il vous le demandait dans son intérêt et ne
+demanderiez-vous pas de dédommagement?
+
+--Que Dieu me garde de demander quoi que ce soit, pour aider mon petit
+Pip à parvenir! dit Joe tout étonné, en ouvrant de grands yeux.
+
+--Que Dieu me garde est très pieux, mais n'a absolument rien à faire
+ici, répondit Jaggers. La question est: Voulez-vous quelque chose pour
+cela? Demandez-vous quelque chose?
+
+--La réponse, riposta sévèrement Joe est: Non!»
+
+Il me semble qu'à ce moment M. Jaggers regarda Joe comme s'il découvrait
+un fameux niais, à cause de son désintéressement; mais j'étais trop
+surpris et ma curiosité trop éveillée pour en être bien certain.
+
+«Très bien, dit M. Jaggers; rappelez-vous ce que vous venez d'admettre,
+et n'essayez pas de revenir là-dessus tout à l'heure.
+
+--Qui est-ce qui essaye de revenir sur quoi que ce soit? repartit Joe.
+
+--Je ne dis pas qu'on essaye. Connaissez-vous certain proverbe?
+
+--Oui, je connais les proverbes, dit Joe.
+
+--Mettez-vous alors dans la tête qu'un tiens vaut mieux que deux tu
+l'auras, et que quand on peut tenir, il ne faut pas lâcher. Mettez-vous
+bien cela dans la tête, n'est-ce pas? répéta M. Jaggers, en fermant les
+yeux et en faisant un signe de tête à Joe, comme s'il cherchait à se
+rappeler quelque chose qu'il oubliait. Maintenant, revenons à ce jeune
+homme et à la communication que j'ai à vous faire. Il a de grandes
+espérances.»
+
+Joe et moi nous ouvrîmes la bouche et nous nous regardâmes l'un l'autre.
+
+«Je suis chargé de lui apprendre, dit M. Jaggers en jetant son doigt de
+mon côté, qu'il doit prendre immédiatement possession d'une fort belle
+propriété; de plus, que c'est le désir du possesseur actuel de cette
+belle propriété qu'il sorte sans retard de ses habitudes actuelles et
+soit élevé en jeune homme comme il faut; en jeune homme qui a de grandes
+espérances.»
+
+Mon rêve était éclos, les folles fantaisies de mon imagination étaient
+dépassées par la réalité, miss Havisham se chargeait de ma fortune sur
+une grande échelle.
+
+«Maintenant, monsieur Pip, poursuivit l'homme de loi, c'est à vous que
+j'adresse ce qui me reste à dire. _Primo_, vous saurez que la personne
+qui m'a donné mes instructions exige que vous portiez toujours le nom de
+Pip. Vous n'avez nulle objection, je pense, à faire ce petit sacrifice à
+vos grandes espérances. Mais si vous voyez quelques objections, c'est
+maintenant qu'il faut les faire.»
+
+Mon coeur battait si vite et les oreilles me tintaient si fort, que
+c'est à peine si je pus bégayer:
+
+«Je n'ai aucune objection à faire à toujours porter le nom de Pip.
+
+--Je pense bien! _Secundo_, monsieur Pip, vous saurez que le nom de la
+personne... de votre généreux bienfaiteur doit rester un profond secret
+pour tous et même pour vous jusqu'à ce qu'il plaise à cette personne de
+le révéler. Je suis à même de vous dire que cette personne se réserve de
+vous dévoiler ce mystère de sa propre bouche, à la première occasion.
+Cette envie lui prendra-t-elle? je ne saurais le dire, ni personne non
+plus.... Maintenant, vous devez bien comprendre qu'il vous est très
+positivement défendu de faire aucune recherche sur ce sujet, ou même
+aucune allusion, quelque éloignée qu'elle soit, sur la personne que vous
+pourriez soupçonner. Dans toutes les communications que vous devez avoir
+avec moi, si vous avez des soupçons au fond de votre coeur, gardez-les.
+Il est inutile de chercher dans quel but on vous fait ces défenses;
+qu'elles proviennent d'un simple caprice ou des raisons les plus graves
+et les plus fortes, ce n'est pas à vous de vous en occuper. Voilà les
+conditions que vous devez accepter dès à présent, et vous engager à
+remplir. C'est la seule chose qui me reste à faire des instructions que
+j'ai reçues de la personne qui m'envoie, et pour laquelle je ne suis pas
+autrement responsable.... Cette personne est la personne sur laquelle
+reposent toutes vos espérances. Ce secret est connu seulement de cette
+personne et de moi. Encore une fois ces conditions ne sont pas
+difficiles à observer; mais si vous avez quelques objections à faire,
+c'est le moment de les produire.»
+
+Je balbutiai de nouveau avec la même difficulté:
+
+«Je n'ai aucune objection à faire à ce que vous me dites.
+
+--Je pense bien! Maintenant, monsieur Pip, j'ai fini d'énumérer mes
+stipulations.»
+
+Bien qu'il m'appelât M. Pip et commençât à me traiter en homme, il ne
+pouvait se débarrasser d'un certain air important et soupçonneux; il
+fermait même de temps en temps les yeux et jetait son doigt de mon côté
+tout en parlant, comme pour me faire comprendre qu'il savait sur mon
+compte bien des choses dont il ne tenait qu'à lui de parler.
+
+«Nous arrivons, maintenant, dit-il, aux détails de l'arrangement. Vous
+devez savoir que, quoique je me sois servi plus d'une fois du mot:
+espérances, on ne vous donnera pas que des espérances seulement. J'ai
+entre les mains une somme d'argent qui suffira amplement à votre
+éducation et à votre entretien. Vous voudrez bien me considérer comme
+votre tuteur. Oh! ajouta-t-il, comme j'allais le remercier, sachez une
+fois pour toutes qu'on me paye mes services et que sans cela je ne les
+rendrais pas. Il faut donc que vous receviez une éducation en rapport
+avec votre nouvelle position, et j'espère que vous comprendrez la
+nécessité de commencer dès à présent à acquérir ce qui vous manque.»
+
+Je répondis que j'en avais toujours eu grande envie.
+
+«Il importe peu que vous en ayez toujours eu l'envie, monsieur Pip,
+répliqua M. Jaggers, pourvu que vous l'ayez maintenant. Me
+promettez-vous que vous êtes prêt à entrer de suite sous la direction
+d'un précepteur? Est-ce convenu?
+
+--Oui, répondis-je, c'est convenu.
+
+--Très bien. Maintenant, il faut consulter vos inclinations. Je ne
+trouve pas que ce soit agir sagement; mais je fais ce qu'on m'a dit de
+faire. Avez-vous entendu parler d'un maître que vous préfériez à un
+autre?»
+
+Je n'avais jamais entendu parler d'aucun maître que de Biddy et de la
+grand'tante de M. Wopsle, je répondis donc négativement.
+
+«Je connais un certain maître, qui, je crois, remplirait parfaitement le
+but que l'on se propose, dit M. Jaggers, je ne vous le recommande pas,
+remarquez-le bien, parce que je ne recommande jamais personne; le maître
+dont je parle est un certain M. Mathieu Pocket.
+
+--Ah! fis-je tout saisi, en entendant le nom du parent de miss Havisham,
+le Mathieu dont Mrs et M. Camille avaient parlé, le Mathieu qui devait
+être placé à la tête de miss Havisham, quand elle serait étendue morte
+sur la table.
+
+--Vous connaissez ce nom?» dit M. Jaggers, en me regardant d'un air rusé
+et en clignant des yeux, en attendant ma réponse.
+
+Je répondis que j'avais déjà entendu prononcer ce nom.
+
+«Oh! dit-il, vous l'avez entendu prononcer; mais qu'en pensez-vous?»
+
+Je dis, ou plutôt j'essayai de dire, que je lui étais on ne peut plus
+reconnaissant de cette recommandation.
+
+«Non, mon jeune ami! interrompit-il en secouant tout doucement sa large
+tête. Recueillez-vous... cherchez...»
+
+Tout en me recueillant, mais ne trouvant rien, je répétai que je lui
+étais très reconnaissant de sa recommandation.
+
+«Non, mon jeune ami, fit-il en m'interrompant de nouveau; puis, fronçant
+les sourcils et souriant tout à la fois: Non... non... non... c'est très
+bien, mais ce n'est pas cela. Vous êtes trop jeune pour que je me
+contente de cette réponse: recommandation n'est pas le mot, monsieur
+Pip; trouvez-en un autre.»
+
+Me reprenant, je lui dis alors que je lui étais fort obligé de m'avoir
+indiqué M. Mathieu Pocket.
+
+«C'est mieux ainsi!» s'écria M. Jaggers.
+
+Et j'ajoutai:
+
+«Je serais bien aise d'essayer de M. Mathieu Pocket.
+
+--Bien! Vous ferez mieux de l'essayer chez lui. On le préviendra. Vous
+pourrez d'abord voir son fils qui est à Londres. Quand viendrez-vous à
+Londres?»
+
+Je répondis en jetant un coup d'oeil du côté de Joe, qui restait
+immobile et silencieux:
+
+«Je suis prêt à m'y rendre de suite.
+
+--D'abord, dit M. Jaggers, il vous faut des habits neufs, au lieu de ces
+vêtements de travail. Disons donc d'aujourd'hui en huit jours.... Vous
+avez besoin d'un peu d'argent... faut-il vous laisser une vingtaine de
+guinées?»
+
+Il tira de sa poche une longue bourse, compta avec un grand calme vingt
+guinées, qu'il mit sur la table et les poussa devant moi. C'était la
+première fois qu'il retirait sa jambe de dessus la chaise. Il se rassit
+les jambes écartées, et se mit à balancer sa longue bourse en lorgnant
+Joe de côté.
+
+«Eh bien! Joseph Gargery, vous paraissez confondu?
+
+--Je le suis, dit Joe d'un ton très décidé.
+
+--Il a été convenu que vous ne demanderiez rien pour vous, souvenez-vous
+en.
+
+--Ça a été convenu, répondit Joe, c'est bien entendu et ça ne changera
+pas, et je ne vous demanderai jamais rien de semblable.
+
+--Mais, dit M. Jaggers en balançant sa bourse, si j'avais reçu les
+instructions nécessaires pour vous faire un cadeau comme compensation?
+
+--Comme compensation de quoi? demanda Joe.
+
+--De la perte de ses services.»
+
+Joe appuya sa main sur mon épaule, aussi délicatement qu'une femme. J'ai
+souvent pensé depuis qu'il ressemblait, avec son mélange de force et de
+douceur, à un marteau à vapeur, qui peut aussi bien broyer un homme que
+frapper légèrement une coquille d'oeuf.
+
+«C'est avec une joie que rien ne peut exprimer, dit-il, et de tout mon
+coeur, que j'accueille le bonheur de mon petit Pip. Il est libre d'aller
+aux honneurs et à la fortune, et je le tiens quitte de ses services.
+Mais ne croyez pas que l'argent puisse compenser pour moi la perte de
+l'enfant que j'ai vu grandir dans la forge, et qui a toujours été mon
+meilleur ami!...»
+
+Ô! bon et cher Joe, que j'étais si près de quitter avec tant
+d'indifférence, je te vois encore passer ton robuste bras de forgeron
+sur tes yeux! Je vois encore ta large poitrine se gonfler, et j'entends
+ta voix expirer dans des sanglots étouffés! Ô! cher, bon, fidèle et
+tendre Joe! Je sens le tremblement affectueux de ta grosse main sur mon
+bras aussi solennellement aujourd'hui que si c'était le frôlement de
+l'aile d'un ange.
+
+Mais, à ce moment, j'encourageais Joe. J'étais ébloui par ma fortune à
+venir, et il me semblait impossible de revenir sur mes pas par les
+sentiers que nous avions parcourus ensemble. Je suppliai Joe de se
+consoler, puisque, comme il le disait, nous avions toujours été les
+meilleurs amis du monde, et, comme je le disais, moi, que nous le
+serions toujours. Joe s'essuya les yeux avec celle de ses mains qui
+restait libre, et il n'ajouta pas un seul mot.
+
+M. Jaggers avait vu et entendu tout cela, comme un homme prévenu que Joe
+était l'idiot du village, et moi son gardien. Quand ce fut fini, il pesa
+dans sa main la bourse qu'il avait cessé de faire balancer.
+
+«Maintenant, Joseph Gargery, je vous avertis que ceci est votre dernier
+recours. Je ne connais pas de demi-mesures: si vous voulez le cadeau que
+je suis chargé de vous faire, parlez et vous l'aurez; si, au contraire,
+comme vous le prétendez...»
+
+Ici, à mon grand étonnement, il fut interrompu par les brusques
+mouvements de Joe, qui tournait autour de lui, ayant grande envie de
+tomber sur lui et de lui administrer quelques vigoureux coups de poing.
+
+«Je prétends, cria Joe, que si vous venez dans ma maison pour me
+harceler et m'insulter, vous allez sortir! Oui, je le dis et je vous le
+répète, si vous êtes un homme, sortez! Je sais ce que je dis, ce que
+j'ai dit une fois, je n'en démords jamais!»
+
+Je pris Joe à part, il se calma aussitôt, et se contenta simplement de
+me répéter d'une manière fort obligeante et comme un avertissement poli
+pour ceux que cela pouvait concerner, qu'il ne se laisserait ni harceler
+ni insulter chez lui. M. Jaggers s'était levé pendant les démonstrations
+peu pacifiques de Joe, et il avait gagné la porte sans bruit, il est
+vrai, mais aussi sans témoigner la moindre disposition à rentrer. Il
+m'adressa de loin les dernières recommandations que voici:
+
+«Eh bien, monsieur Pip, je pense que plus tôt vous quitterez cette
+maison et mieux vous ferez, puisque vous êtes destiné à devenir un
+monsieur comme il faut: que ce soit donc dans huit jours. Vous recevrez
+d'ici là mon adresse; vous pourrez prendre un fiacre en arrivant à
+Londres, et vous vous ferez conduire directement chez moi. Comprenez que
+je n'exprime aucune opinion quelconque sur la mission toute de confiance
+dont je suis chargé; je suis payé pour la remplir, et je la remplis.
+Surtout, comprenez bien cela, comprenez-le bien.»
+
+En disant cela, il jetait son doigt tour à tour dans la direction de
+chacun de nous; je crois même qu'il aurait continué à parler longtemps
+s'il n'avait pas vu que Joe pouvait devenir dangereux; mais il partit.
+Il me vint dans l'idée de courir après lui, comme il regagnait les
+_Trois jolis Bateliers_, où il avait laissé une voiture de louage.
+
+«Pardon, monsieur Jaggers, m'écriai-je.
+
+--Eh bien! dit-il en se retournant, qu'est-ce qu'il y a encore?
+
+--Je désire faire tout ce qui est convenable, monsieur Jaggers, et
+suivre vos conseils. J'ai donc pensé qu'il fallait vous les demander. Y
+aurait-il quelque inconvénient à ce que je prisse congé de tous ceux que
+je connais dans ce pays avant de partir?
+
+--Non, dit-il en me regardant comme s'il avait peine à me comprendre.
+
+--Je ne veux pas dire dans le village seulement, mais aussi dans la
+ville.
+
+--Non, dit-il, il n'y a aucun inconvénient à cela.»
+
+Je le remerciai et retournai en courant à la maison. Joe avait déjà eu
+le temps de fermer la grande porte, de mettre un peu d'ordre au salon de
+réception, et il était assis devant le feu de la cuisine, avec une main
+sur chacun de ses genoux, regardant fixement les charbons enflammés. Je
+m'assis comme lui devant le feu, et, comme lui, je me mis à regarder les
+charbons, et nous gardâmes ainsi le silence pendant assez longtemps.
+
+Ma soeur était dans son coin, enfoncée dans son fauteuil à coussins, et
+Biddy cousait, assise près du feu. Joe était placé près de Biddy et moi
+près de Joe, dans le coin qui faisait face à ma soeur. Plus je regardais
+les charbons brûler, plus je devenais incapable de lever les yeux sur
+Joe. Plus le silence durait, plus je me sentais incapable de parler.
+
+Enfin je parvins à articuler:
+
+«Joe, as-tu dit à Biddy?...
+
+--Non, mon petit Pip, répondit Joe sans cesser de regarder le feu et
+tenant ses genoux serrés comme s'il avait été prévenu qu'ils avaient
+l'intention de se séparer. J'ai voulu te laisser le plaisir de le lui
+dire toi-même, mon petit Pip.
+
+--J'aime mieux que cela vienne de toi, Joe.
+
+--Alors, dit Joe, mon petit Pip devient un richard, Biddy, que la
+bénédiction de Dieu l'accompagne!»
+
+Biddy laissa tomber son ouvrage et leva les yeux sur moi. Joe leva ses
+deux genoux et me regarda. Quant à moi, je les regardai tous les deux.
+Après un moment de silence, ils me félicitèrent de tout leur coeur, mais
+je sentais qu'il y avait une certaine nuance de tristesse dans leurs
+félicitations. Je pris sur moi de bien faire comprendre à Biddy, et à
+Joe par Biddy, que je considérais que c'était une grave obligation pour
+mes amis de ne rien savoir et de ne rien dire sur la personne qui me
+protégeait et qui faisait ma fortune. Je fis observer que tout cela
+viendrait en temps et lieu; mais que, jusque-là, il ne fallait rien
+dire, si ce n'est que j'avais de grandes espérances, et que ces grandes
+espérances venaient d'un protecteur inconnu. Biddy secoua la tête d'un
+air rêveur en reprenant son ouvrage, et dit qu'en ce qui la regardait
+particulièrement elle serait discrète. Joe, sans ôter ses mains de
+dessus ses genoux, dit:
+
+«Et moi aussi, mon petit Pip, je serai particulièrement discret.»
+
+Ensuite, ils recommencèrent à me féliciter, et ils s'étonnèrent même à
+un tel point de me voir devenir un monsieur, que cela finit par ne me
+plaire qu'à moitié.
+
+Biddy prit alors toutes les peines imaginables pour donner à ma soeur
+une idée de ce qui était arrivé. Mais, comme je l'avais prévu, tous ses
+efforts furent inutiles. Elle rit et agita la tête à plusieurs reprises,
+puis elle répéta après Biddy ces mots:
+
+«Pip... fortune.... Pip... fortune...»
+
+Mais je doute qu'ils aient eu plus de signification pour elle qu'un cri
+d'élection, et je ne puis rien trouver de plus triste pour peindre
+l'état de son esprit.
+
+Je ne l'aurais jamais pu croire si je ne l'eusse éprouvé, mais à mesure
+que Joe et Biddy reprenaient leur gaieté habituelle je devenais plus
+triste. Je ne pouvais être, bien entendu, mécontent de ma fortune, mais
+il se peut cependant que, sans bien m'en rendre compte, j'aie été
+mécontent de moi-même.
+
+Quoi qu'il en soit, je m'assis, les coudes sur mes genoux et ma tête
+dans mes mains, regardant le feu, pendant que Biddy et Joe parlaient de
+mon départ et de ce qu'ils feraient sans moi, et de toutes sortes de
+choses analogues. Toutes les fois que je surprenais l'un d'eux me
+regardant (ce qui leur arrivait souvent, surtout à Biddy), je me sentais
+offensé comme s'ils m'eussent exprimé une sorte de méfiance, quoique,
+Dieu le sait, tel ne fût jamais leur sentiment, soit qu'ils exprimassent
+leur pensée par parole ou par action.
+
+À ce moment je me levai pour aller voir à la porte, car pour aérer la
+pièce, la porte de notre cuisine restait ouverte pendant les nuits
+d'été. Je regardai les étoiles et je les considérais comme de très
+pauvres, très malheureuses et très humbles étoiles d'être réduites à
+briller sur les objets rustiques, au milieu desquels j'avais vécu.
+
+«Samedi soir, dis-je, lorsque nous nous assîmes pour souper, de pain de
+fromage et de bière, dans cinq jours nous serons à la veille de mon
+départ: ce sera bientôt venu.
+
+Oui, mon petit Pip, observa Joe dont la voix résonna creux dans son
+gobelet de bière, ce sera bientôt venu!
+
+--Oh! oui, bientôt, bientôt venu! fit Biddy.
+
+--J'ai pensé, Joe, qu'en allant à la ville lundi pour commander mes
+nouveaux habits, je ferais bien de dire au tailleur que j'irais les
+essayer chez lui, ou plutôt qu'il doit les porter chez M. Pumblechook;
+il me serait on ne peut plus désagréable d'être toisé par tous les
+habitants du village.
+
+--M. et Mrs Hubble seraient sans doute bien aise de te voir dans ton
+nouveau joli costume, mon petit Pip, dit Joe, en coupant ingénieusement
+son pain et son fromage sur la paume de sa main gauche et en lorgnant
+mon souper intact, comme s'il se fût souvenu du temps où nous avions
+coutume de comparer nos tartines. Et Wopsle aussi, et je ne doute pas
+que les _Trois jolis Bateliers_ ne regardassent ta visite comme un grand
+honneur que tu leur ferais.
+
+--C'est justement ce que je ne veux pas, Joe. Ils en feraient une
+affaire d'État, et ça ne m'irait guère.
+
+--Ah! alors, mon petit Pip, si ça ne te va pas...»
+
+Alors Biddy me dit tout bas, en tenant l'assiette de ma soeur:
+
+«As-tu pensé à te montrer à M. Gargery, à ta soeur et à moi? Tu nous
+laisseras te voir, n'est-ce pas?
+
+--Biddy, répondis-je avec un peu de ressentiment, tu es si vive, qu'il
+est bien difficile de te suivre.
+
+--Elle a toujours été vive, observa Joe.
+
+--Si tu avais attendu un moment de plus, Biddy, tu m'aurais entendu dire
+que j'apporterai mes habits ici dans un paquet la veille de mon départ.»
+
+Biddy ne dit plus rien. Lui pardonnant généreusement, j'échangeai avec
+elle et Joe un bonsoir affectueux, et je montai me coucher. En arrivant
+dans mon réduit, je m'assis et promenai un long regard sur cette
+misérable petite chambre, que j'allais bientôt quitter à jamais pour
+parvenir à une position plus élevée. Elle contenait, elle aussi, des
+souvenirs de fraîche date, et en ce moment je ne pus m'empêcher de la
+comparer avec les chambres plus confortables que j'allais habiter, et je
+sentis dans mon esprit la même incertitude que j'avais si souvent
+éprouvée en comparant la forge à la maison de miss Havisham, et Biddy à
+Estelle.
+
+Le soleil avait dardé gaiement tout le jour sur le toit de ma mansarde,
+et la chambre était chaude. J'ouvris la fenêtre et je regardai au
+dehors. Je vis Joe sortir doucement par la sombre porte d'en bas pour
+aller faire un tour ou deux en plein air. Puis je vis Biddy aller le
+retrouver et lui apporter une pipe qu'elle lui alluma. Jamais il ne
+fumait si tard, et il me sembla qu'en ce moment il devait avoir besoin
+d'être consolé d'une manière ou d'une autre.
+
+Bientôt il vint se placer à la porte située immédiatement au-dessous de
+ma fenêtre. Biddy y vint aussi. Ils causaient tranquillement ensemble,
+et je sus bien vite qu'ils parlaient de moi, car je les entendis
+prononcer mon nom à plusieurs reprises. Je n'aurais pas voulu en
+entendre davantage quand même je l'aurais pu. Je quittai donc la petite
+fenêtre et je m'assis sur mon unique chaise, à côté de mon lit, pensant
+combien il était étrange que cette première nuit de ma brillante fortune
+fût la plus triste que j'eusse encore passée.
+
+En regardant par la fenêtre ouverte, je vis les petites ondulations
+lumineuses qui s'élevaient de la pipe de Joe. Je m'imaginai que
+c'étaient autant de bénédictions de sa part, non pas offertes avec
+importunité ou étalées devant moi, mais se répandant dans l'air que nous
+partagions. J'éteignis ma lumière et me mis au lit. Ce n'était plus mon
+lit calme et tranquille d'autrefois; et je n'y devais plus dormir de mon
+ancien sommeil, si doux et si profond!
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX.
+
+
+Le jour apporta une différence considérable dans ma manière d'envisager
+les choses et mon avenir en général, et l'éclaircit au point qu'il ne me
+semblait plus le même. Ce qui pesait surtout d'un grand poids sur mon
+esprit, c'était la réflexion qu'il y avait encore six jours entre le
+moment présent et celui de mon départ, car j'étais poursuivi par la
+crainte que, dans cet intervalle, il pouvait subvenir quelque chose
+d'extraordinaire dans Londres, et qu'à mon arrivée je trouverais
+peut-être cette ville considérablement bouleversée, sinon complètement
+rasée.
+
+Joe et Biddy me témoignaient beaucoup de sympathie et de contentement
+quand je parlais de notre prochaine séparation, mais ils n'en parlaient
+jamais les premiers. Après déjeuner, Joe alla chercher mon engagement
+d'apprentissage dans le petit salon; nous le jetâmes au feu et je sentis
+que j'étais libre. Tout fraîchement émancipé, je m'en allai à l'église
+avec Joe, et je pensai que peut-être le ministre n'aurait pas lu ce qui
+concerne le riche et le royaume des cieux s'il avait su tout ce qui se
+passait.
+
+Après notre dîner, je sortis seul avec l'intention d'en finir avec les
+marais et de leur faire mes adieux. En passant devant l'église je
+sentis, comme je l'avais déjà senti le matin une compassion sublime pour
+les pauvres créatures destinées à s'y rendre tous les dimanches de leur
+vie, puis enfin à être couchées obscurément sous ces humbles tertres
+verts. Je me promis de faire quelque chose pour elles, un jour ou
+l'autre, et je formai le projet d'octroyer un dîner composé de
+roastbeef, de plum-pudding, d'une pinte d'ale et d'un gallon de
+condescendance à chaque personne du village.
+
+Si jusqu'alors j'avais souvent pensé avec un certain mélange de honte à
+ma liaison avec le fugitif que j'avais autrefois rencontré au milieu de
+ces tombes, quelles ne furent pas mes pensées ce jour-là, dans le lieu
+même qui me rappelait le misérable grelottant et déguenillé, avec son
+fer et sa marque de criminel! Ma consolation était que cela était arrivé
+il y avait déjà longtemps; qu'il avait sans doute été transporté bien
+loin; qu'il était mort pour moi, et qu'après tout, il pouvait être
+véritablement mort pour tout le monde.
+
+Pour moi, il n'y avait plus de tertres humides, plus de fossés, plus
+d'écluses, plus de bestiaux au pâturage; ceux que je rencontrais me
+parurent, à leur démarche morne et triste, avoir pris un air plus
+respectueux, et il me sembla qu'ils retournaient leur tête pour voir, le
+plus longtemps possible, le possesseur d'aussi grandes espérances.
+
+«Adieu, compagnons monotones de mon enfance, dès à présent, je ne pense
+qu'à Londres et à la grandeur, et non à la forge et à vous!»
+
+Je gagnai, en m'exaltant, la vieille Batterie; je m'y couchai et
+m'endormis, en me demandant si miss Havisham me destinait à Estelle.
+
+Quand je m'éveillai, je fus très surpris de trouver Joe assis à côté de
+moi, et fumant sa pipe. Joe salua mon réveil d'un joyeux sourire et me
+dit:
+
+«Comme c'est la dernière fois, mon petit Pip, j'ai pris sur moi de te
+suivre.
+
+--Et j'en suis bien content, Joe.
+
+--Merci, mon petit Pip.
+
+--Tu peux être certain, Joe, dis-je quand nous nous fûmes serré les
+mains, que je ne t'oublierai jamais.
+
+--Non, non, mon petit Pip! dit Joe d'un air convaincu, j'en suis
+certain. Ah! ah! mon petit Pip, il suffit, Dieu merci, de se le bien
+fourrer dans la tête pour en être certain; mais j'ai eu assez de mal à y
+arriver.... Le changement a été si brusque, n'est-ce pas?»
+
+Quoi qu'il en soit, je n'étais pas des plus satisfaits de voir Joe si
+sûr de moi. J'aurais aimé à lui voir montrer quelque émotion, ou à
+l'entendre dire: «Cela te fait honneur, mon petit Pip,» ou bien quelque
+chose de semblable. Je ne fis donc aucune remarque à la première
+insinuation de Joe, me contentant de répondre à la seconde, que la
+nouvelle était en effet venue très brusquement, mais que j'avais
+toujours souhaité devenir un monsieur, et que j'avais souvent songé à ce
+que je ferais si je le devenais.
+
+«En vérité! dit-il, tu y as pensé?
+
+--Il est bien dommage aujourd'hui, Joe, que tu n'aies pas un peu plus
+profité, quand nous apprenions nos leçons ici, n'est-ce pas?
+
+--Je ne sais pas trop, répondit Joe, je suis si bête. Je ne connais que
+mon état, ç'a toujours été dommage que je sois si terriblement bête,
+mais ça n'est pas plus dommage aujourd'hui que ça ne l'était... il y a
+aujourd'hui un an.... Qu'en dis-tu?»
+
+J'avais voulu dire qu'en me trouvant en position de faire quelque chose
+pour Joe, j'aurais été apte à remplir une position plus élevée. Il était
+si loin de comprendre mes intentions, que je songeai à en faire part de
+préférence à Biddy.
+
+En conséquence, quand nous fûmes rentrés à la maison, et que nous eûmes
+pris notre thé, j'attirai Biddy dans notre petit jardin qui longe la
+ruelle, et après avoir stimulé ses esprits, en lui insinuant d'une
+manière générale que je ne l'oublierais jamais, je lui dis que j'avais
+une faveur à lui demander.
+
+«Et cette faveur, Biddy, dis-je, c'est que tu ne laisseras jamais
+échapper l'occasion de pousser Joe un tant soit peu.
+
+--Le pousser, comment et à quoi? demanda Biddy en ouvrant de grands
+yeux.
+
+--Joe est un brave et digne garçon; je pense même que c'est le plus
+brave et le plus digne garçon qui ait jamais vécu; mais il est un peu en
+retard dans certaines choses; par exemple, Biddy, dans son instruction
+et dans ses manières.»
+
+Bien que j'eusse regardé Biddy en parlant, et bien qu'elle ouvrît des
+yeux énormes quand j'eus parlé, elle ne me regarda pas.
+
+«Oh! ses manières! est-ce que ses manières ne sont pas convenables?
+demanda Biddy en cueillant une feuille de cassis.
+
+--Ma chère Biddy, elles conviennent parfaitement ici....
+
+--Oh! elles sont très bien ici, interrompit Biddy en regardant avec
+attention la feuille qu'elle tenait à la main.
+
+--Écoute-moi jusqu'au bout: si je devais faire arriver Joe à une
+position plus élevée, comme j'espère bien le faire, lorsque je serai
+parvenu moi-même, on n'aurait pas pour lui les égards qu'il mérite.
+
+--Et ne penses-tu pas qu'il le sache?» demanda Biddy.
+
+C'était là une question bien embarrassante, car je n'y avais jamais
+songé, et je m'écriai sèchement:
+
+«Biddy! que veux-tu dire?»
+
+Biddy mit en pièces la feuille qu'elle tenait dans sa main, et, depuis,
+je me suis toujours souvenu de cette soirée, passée dans notre petit
+jardin, toutes les fois que je sentais l'odeur du cassis. Puis elle dit:
+
+«N'as-tu jamais songé qu'il pourrait être fier?
+
+--Fier!... répétai-je avec une inflexion pleine de dédain.
+
+--Oh! il y a bien des sortes de fierté, dit Biddy en me regardant en
+face et en secouant la tête. L'orgueil n'est pas toujours de la même
+espèce.
+
+--Qu'est-ce que tu veux donc dire?
+
+--Non, il n'est pas toujours de la même espèce, Joe est peut-être trop
+fier pour abandonner une situation qu'il est apte à remplir, et qu'il
+remplit parfaitement. À dire vrai, je pense que c'est comme cela, bien
+qu'il puisse paraître hardi de m'entendre parler ainsi, car tu dois le
+connaître beaucoup mieux que moi.
+
+--Allons, Biddy, je ne m'attendais pas à cela de ta part, et j'en
+éprouve bien du chagrin.... Tu es envieuse et jalouse, Biddy, tu es
+vexée de mon changement de fortune, et tu ne peux le dissimuler.
+
+--Si tu as le coeur de penser cela, repartit Biddy, dis-le, dis-le et
+redis-le, si tu as le coeur de le penser!
+
+--Si tu as le coeur d'être ainsi, Biddy, dis-je avec un ton de
+supériorité, ne le rejette pas sur moi. Je suis vraiment fâché de
+voir... d'être témoin de pareils sentiments... c'est un des mauvais
+côtés de la nature humaine. J'avais l'intention de te prier de profiter
+de toutes les occasions que tu pourrais avoir, après mon départ, de
+rendre Joe plus convenable, mais après ce qui vient de se passer, je ne
+te demande plus rien. Je suis extrêmement peiné de te voir ainsi, Biddy,
+répétai-je, c'est... c'est un des vilains côtés de la nature humaine.
+
+--Que tu me blâmes ou que tu m'approuves, repartit Biddy, tu peux
+compter que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, et, quelle que
+soit l'opinion que tu emportes de moi, elle n'altèrera en rien le
+souvenir que je garderai de toi. Cependant, un monsieur comme tu vas
+l'être ne devrait pas être injuste,» dit Biddy en détournant la tête.
+
+Je redis encore une fois avec chaleur que c'était un des vilains côtés
+de la nature humaine. Je me trompais dans l'application de mon
+raisonnement, mais plus tard, les circonstances m'ont prouvé sa
+justesse, et je m'éloignai de Biddy, en continuant d'avancer dans la
+petite allée, et Biddy rentra dans la maison. Je sortis par la porte du
+jardin, et j'errai au hasard jusqu'à l'heure du souper, songeant combien
+il était étrange et malheureux que la seconde nuit de ma brillante
+fortune fût aussi solitaire et triste que la première.
+
+Mais le matin éclaircit encore une fois ma vue et mes idées. J'étendis
+ma clémence sur Biddy, et nous abandonnâmes ce sujet. Ayant endossé mes
+meilleurs habits, je me rendis à la ville d'aussi bon matin que je
+pouvais espérer trouver les boutiques ouvertes, et je me présentai chez
+M. Trabb, le tailleur. Ce personnage était à déjeuner dans son
+arrière-boutique; il ne jugea pas à propos de venir à moi, mais il me
+fit venir à lui.
+
+«Eh bien, s'écria M. Trabb, comme quelqu'un qui fait une bonne
+rencontre; comment allez-vous, et que puis-je faire pour vous?»
+
+M. Trabb avait coupé en trois tranches son petit pain chaud et avait
+fait trois lits sur lesquels il avait étendu du beurre frais, puis il
+les avait superposés les uns sur les autres. C'était un bienheureux
+vieux garçon. Sa fenêtre donnait sur un bienheureux petit verger, et il
+y avait un bienheureux coffre scellé dans le mur, à côté de la cheminée,
+et je ne doutais pas qu'une grande partie de sa fortune n'y fût enfermée
+dans des sacs.
+
+«M. Trabb, dis-je, c'est une chose désagréable à annoncer, parce que
+cela peut paraître de la forfanterie, mais il m'est survenu une fortune
+magnifique.»
+
+Un changement s'opéra dans toute la personne de M. Trabb. Il oublia ses
+tartines de beurre, quitta la table et essuya ses doigts sur la nappe en
+s'écriant:
+
+«Que Dieu ait pitié de mon âme!»
+
+--Je vais chez mon tuteur, à Londres, dis-je en tirant de ma poche et
+comme par hasard quelques guinées sur lesquelles je jetai complaisamment
+les yeux, et je désirerais me procurer un habillement fashionable. Je
+vais vous payer, ajoutai-je, craignant qu'il ne voulût me faire mes
+vêtements neufs que contre argent comptant.
+
+--Mon cher monsieur, dit M. Trabb en s'inclinant respectueusement et en
+prenant la liberté de s'emparer de mes bras et de me faire toucher les
+deux coudes l'un contre l'autre, ne me faites pas l'injure de me parler
+de la sorte. Me risquerai-je à vous féliciter? Me ferez-vous l'honneur
+de passer dans ma boutique?»
+
+Le garçon de M. Trabb était bien le garçon le plus effronté de tout le
+pays. Quand j'étais entré, il était en train de balayer la boutique; il
+avait égayé ses labeurs en balayant sur moi; il balayait encore quand
+j'y revins, accompagné de M. Trabb, et il cognait le manche du balai
+contre tous les coins et tous les obstacles possibles, pour exprimer, je
+ne le comprenais que trop bien, que l'égalité existait entre lui et
+n'importe quel forgeron, mort ou vif.
+
+«Cessez ce bruit, dit M. Trabb avec une grande sévérité, ou je vous
+casse la tête! Faites-moi la faveur de vous asseoir, monsieur. Voyez
+ceci, dit-il en prenant une pièce d'étoffe; et, la déployant, il la
+drapa au-dessus du comptoir, en larges plis, afin de me faire admirer
+son lustre, c'est un article charmant. Je crois pouvoir vous le
+recommander, parce qu'il est réellement extra-supérieur! Mais je vais
+vous en faire voir d'autres. Donnez-moi le numéro 4!» cria-t-il au
+garçon, en lui lançant une paire d'yeux des plus sévères, car il
+prévoyait que le mauvais sujet allait me heurter avec le numéro 4, ou me
+faire quelque autre signe de familiarité.
+
+M. Trabb ne quitta pas des yeux le garçon, jusqu'à ce qu'il eût déposé
+le numéro 4 sur la table qui se trouvait à une distance convenable.
+Alors, il lui ordonna d'apporter le numéro 5 et le numéro 8.
+
+«Et surtout plus de vos farces, dit M. Trabb, ou vous vous en
+repentirez, mauvais garnement, tout le restant de vos jours.»
+
+M. Trabb se pencha ensuite sur le numéro 4, et avec un ton confidentiel
+et respectueux tout à la fois, il me le recommanda comme un article
+d'été fort en vogue parmi la _Nobility_ et la _Gentry_, article qu'il
+considérait comme un honneur de pouvoir livrer à ses compatriotes, si
+toutefois il lui était permis de se dire mon compatriote.
+
+«M'apporterez-vous les numéros 5 et 8, vagabond! dit alors M. Trabb;
+apportez-les de suite, ou je vais vous jeter à la porte et les aller
+chercher moi-même!»
+
+Avec l'assistance de M. Trabb, je choisis les étoffes nécessaires pour
+confectionner un habillement complet, et je rentrai dans
+l'arrière-boutique pour me faire prendre mesure; car, bien que M. Trabb
+eût déjà ma mesure, et qu'il s'en fût contenté jusque là, il me dit, en
+manière d'excuse, qu'elle ne pouvait plus convenir dans les
+circonstances actuelles, que c'était même de toute impossibilité. Ainsi
+donc, M. Trabb me mesura et calcula dans l'arrière-boutique comme si
+j'eusse été une propriété et lui le plus habile des géomètres; il se
+donna tant de peine, que j'emportai la conviction que la plus ample
+facture ne pourrait le dédommager suffisamment. Quand il eut fini et
+qu'il fut convenu qu'il enverrait le tout chez M. Pumblechook, le jeudi
+soir, il dit en tenant sa main sur la serrure de l'arrière-boutique:
+
+«Je sais bien, monsieur, que les élégants de Londres ne peuvent en
+général protéger le commerce local; mais si vous vouliez venir me voir
+de temps en temps, en qualité de compatriote, je vous en serais on ne
+peut plus reconnaissant. Je vous souhaite le bonjour, monsieur, bien
+obligé!... La porte!»
+
+Ce dernier mot était à l'adresse du garçon, qui ne se doutait pas le
+moins du monde de ce que cela signifiait; mais je le vis se troubler et
+défaillir pendant que son maître m'époussetait avec ses mains, tout en
+me reconduisant. Ma première expérience de l'immense pouvoir de
+l'argent fut qu'il avait moralement renversé le garçon du tailleur
+Trabb.
+
+Après de mémorable événement, je me rendis chez le chapelier, chez le
+cordonnier et chez le bonnetier, tout en me disant que j'étais comme le
+chien de la mère Hubbart, dont l'équipement réclamait les soins de
+plusieurs genres de commerce. J'allai aussi au bureau de la diligence
+retenir ma place pour le samedi matin. Il n'était pas nécessaire
+d'expliquer partout qu'il m'était survenu une magnifique fortune, mais
+toutes les fois que je disais quelque chose à ce sujet, les boutiquiers
+cessaient aussitôt de regarder avec distraction par la fenêtre donnant
+sur la Grande-Rue, et concentraient sur moi toute leur attention. Quand
+j'eus commandé tout ce dont j'avais besoin, je me rendis chez
+Pumblechook, et en approchant de sa maison, je l'aperçus debout sur le
+pas de la porte.
+
+Il m'attendait avec une grande impatience; il était sorti de grand matin
+dans sa chaise, et il était venu à la forge et avait appris la grande
+nouvelle: il avait préparé une collation dans la fameuse salle de
+Barnwell, et il avait ordonné à son garçon de se tenir sous les armes
+dans le corridor, lorsque ma personne sacrée passerait.
+
+«Mon cher ami, dit M. Pumblechook en me prenant les deux mains, quand
+nous nous trouvâmes assis devant la collation, je vous félicite de votre
+bonne fortune; elle est on ne peut plus méritée... oui... bien...
+méritée!...»
+
+Ceci venait à point, et je crus que c'était de sa part une manière
+convenable de s'exprimer.
+
+«Penser, dit M. Pumblechook, après m'avoir considéré avec admiration
+pendant quelques instants, que j'aurai été l'humble instrument de ce qui
+arrive, est pour moi une belle récompense!»
+
+Je priai M. Pumblechook de se rappeler que rien ne devait jamais être
+dit, ni même jamais insinué sur ce point.
+
+«Mon jeune et cher ami, dit M. Pumblechook, si toutefois vous voulez
+bien me permettre de vous donner encore ce nom...»
+
+Je murmurai assez bas:
+
+«Certainement...»
+
+Là-dessus, M. Pumblechook me prit de nouveau les deux mains, et
+communiqua à son gilet un mouvement qui aurait pu passer pour de
+l'émotion, s'il se fût produit moins bas.
+
+«Mon jeune et cher ami, comptez que, pendant votre absence je ferai tout
+mon possible pour que Joseph ne l'oublie pas; Joseph!... ajouta M.
+Pumblechook d'un ton de compassion; Joseph! Joseph!...»
+
+Là-dessus il secoua la tête en se frappant le front, pour exprimer sans
+doute le peu de confiance qu'il avait en Joseph.
+
+«Mais, mon jeune et cher ami, continua M. Pumblechook, vous devez avoir
+faim, vous devez être épuisé; asseyez-vous. Voici un poulet que j'ai
+fait venir du _Cochon bleu_. Voici une langue qui m'a été envoyée du
+_Cochon bleu_, et puis une ou deux petites choses qui viennent également
+du _Cochon bleu_. J'espère que vous voudrez bien y faire honneur. Mais,
+reprit-il tout à coup, en se levant immédiatement après s'être assis,
+est-ce bien vrai? Ai-je donc réellement devant les yeux celui que j'ai
+fait jouer si souvent dans son heureuse enfance!... Permettez-moi,
+permettez...»
+
+Ce «permettez» voulait dire: «Permettez-moi de vous serrer les mains.»
+J'y consentis. Il me serra donc les mains avec tendresse, puis il se
+rassit.
+
+«Voici du vin, dit M. Pumblechook. Buvons... rendons grâces à la
+fortune. Puisse-t-elle toujours choisir ses favoris avec autant de
+discernement! Et pourtant je ne puis, continua-t-il en se levant de
+nouveau; non, je ne puis croire que j'aie devant les yeux celui qui...
+et boire à la santé de celui que... sans lui exprimer de nouveau
+combien...; mais, permettez, permettez-moi...»
+
+Je lui dis que je permettais tout ce qu'il voulait. Il me donna une
+seconde poignée de main, vida son verre et le retourna sens dessus
+dessous. Je fis comme lui, et si je m'étais retourné moi-même, au lieu
+de retourner mon verre, le vin ne se serait pas porté plus directement à
+mon cerveau.
+
+M. Pumblechook me servit l'aile gauche du poulet et la meilleure tranche
+de la langue; il ne s'agissait plus ici des débris innomés du porc, et
+je puis dire que, comparativement, il ne prit aucun soin de lui-même.
+
+«Ah! pauvre volaille! pauvre volaille! tu ne pensais guère, dit M.
+Pumblechook en apostrophant le poulet sur son plat, quand tu n'étais
+encore qu'un jeune poussin, tu ne pensais guère à l'honneur qui t'était
+réservé; tu n'espérais pas être un jour servie sur cette table et sous
+cet humble toit à celui qui.... Appelez cela de la faiblesse si vous
+voulez, dit M. Pumblechook en se levant, mais permettez...
+permettez!...»
+
+Je commençais à trouver qu'il était inutile de répéter sans cesse la
+formule qui l'autorisait. Il le comprit, et agit en conséquence. Mais
+comment put-il me serrer si souvent les mains sans se blesser avec mon
+couteau? Je n'en sais vraiment rien.
+
+«Et votre soeur, continua-t-il, après qu'il eût mangé quelques bouchées
+sans se déranger; votre soeur qui a eu l'honneur de vous élever à la
+main, il est bien triste de penser qu'elle n'est plus capable de
+comprendre ni d'apprécier tout l'honneur... permettez!...»
+
+Voyant qu'il allait encore s'élancer sur moi, je l'arrêtai.
+
+«Nous allons boire à sa santé! dis-je.
+
+Ah! s'écria M. Pumblechook en se laissant retomber sur sa chaise,
+complètement foudroyé d'admiration, voilà comment vous savez
+reconnaître, monsieur,--je ne sais pas à qui «monsieur» s'adressait, car
+il n'y avait personne avec nous, et cependant ce ne pouvait être à
+moi,--c'est ainsi que vous savez reconnaître les bons procédés,
+monsieur... toujours bon et toujours généreux. Une personne vulgaire,
+dit le servile Pumblechook en reposant son verre sans y avoir goûté et
+en le reprenant en toute hâte, pourrait me reprocher de dire toujours la
+même chose, mais permettez!... permettez!...»
+
+Quand il eut fini, il reprit sa place et but à la santé de ma soeur.
+
+«Ne nous aveuglons pas, dit M. Pumblechook, son caractère n'était pas
+exempt de défauts, mais il faut espérer que ses intentions étaient
+bonnes.»
+
+À ce moment, je commençai à remarquer que sa face devenait rouge. Quant
+à moi, je sentais ma figure me cuire comme si elle eût été plongée dans
+du vin.
+
+J'avertis M. Pumblechook que j'avais donné ordre qu'on apportât mes
+nouveaux habits chez lui. Il s'étonna que j'eusse bien voulu le
+distinguer et l'honorer à ce point. Je lui fis part de mon désir
+d'éviter l'indiscrète curiosité du village. Il m'accabla alors de
+louanges et me porta incontinent aux cieux. Il n'y avait, à l'entendre,
+absolument que lui qui fût digne de ma confiance, et, en un mot, il me
+suppliait de la lui continuer. Il me demanda tendrement si je me
+souvenais des jeux de mon enfance et du temps où nous nous amusions à
+compter, et comment nous étions allés ensemble pour contracter mon
+engagement d'apprentissage, et combien il avait toujours été l'idéal de
+mon imagination et l'ami de mon choix. Aurai-je bu dix fois autant de
+verres de vin que j'en avais bu, j'aurais toujours pu comprendre qu'il
+n'avait jamais été tel qu'il le disait dans ses relations avec moi, et
+du fond de mon coeur j'aurais protesté contre cette idée. Cependant je
+me souviens que je restai convaincu après tout cela que je m'étais
+grandement trompé sur son compte, et qu'en somme, il était un bon,
+jovial et sensible compagnon.
+
+Petit à petit, il prit une telle confiance en moi, qu'il en vint à me
+demander avis sur ses propres affaires. Il me confia qu'il se présentait
+une excellente occasion d'accaparer et de monopoliser le commerce du blé
+et des grains, et que s'il pouvait agrandir son établissement, il
+réaliserait toute une fortune; mais qu'une seule chose lui manquait pour
+ce magnifique projet, et que cette chose était la plus importante de
+toutes; qu'en un mot, c'étaient les capitaux, mais qu'il lui semblait, à
+lui, Pumblechook, que si ces capitaux étaient versés dans l'affaire par
+un associé anonyme, lequel associé anonyme n'aurait autre chose à faire
+qu'à entrer et à examiner les livres toutes les fois que cela lui
+plairait, et à venir deux fois l'an prendre sa part des bénéfices, à
+raison de 50 pour 100; qu'il lui semblait donc, répéta-t-il, que c'était
+là une excellente proposition à faire à un jeune homme intelligent et
+possesseur d'une certaine fortune, et qu'elle devait mériter son
+attention. Il voulait savoir ce que j'en pensais, car il avait la plus
+grande confiance dans mon opinion. Je lui répondis:
+
+«Attendez un peu.»
+
+L'étendue et la clairvoyance contenues dans cette manière de voir le
+frappèrent tellement, qu'il ne me demanda plus la permission de me
+serrer les mains; mais il m'assura qu'il devait le faire autrement. Il
+me les serra en effet de nouveau.
+
+Nous vidâmes la bouteille, et M. Pumblechook s'engagea à vingt reprises
+différentes à avoir l'oeil sur Joseph, je ne sais pas quel oeil, et à me
+rendre des services aussi efficaces que constants, je ne sais pas quels
+services. Il m'avoua pour la première fois de sa vie, après en avoir
+merveilleusement gardé le secret, qu'il avait toujours dit, en parlant
+de moi:
+
+«Ce garçon n'est pas un garçon ordinaire, et croyez-moi, son avenir ne
+sera pas celui de tout le monde.»
+
+Il ajouta avec des larmes dans son sourire, que c'était une chose bien
+singulière à penser aujourd'hui. Et moi je dis comme lui. Enfin je me
+trouvai en plein air, avec la vague persuasion qu'il y avait
+certainement quelque chose de changé dans la marche du soleil, et
+j'arrivai à moitié endormi à la barrière, sans seulement m'être douté
+que je m'étais mis en route.
+
+Là, je fus réveillé par M. Pumblechook, qui m'appelait. Il était bien
+loin dans la rue, et me faisait des signes expressifs de m'arrêter. Je
+m'arrêtai donc, et il arriva tout essoufflé.
+
+«Non, mon cher ami, dit-il, quand il eût recouvré assez d'haleine pour
+parler; non, je ne puis faire autrement.... Je ne laisserai pas échapper
+cette occasion de recevoir encore une marque de votre amitié. Permettez
+à un vieil ami qui veut votre bien... permettez...»
+
+Nous échangeâmes pour la centième fois une poignée de mains, et il
+ordonna avec la plus grande indignation à un jeune charretier qui était
+sur la route de me faire place et de s'ôter de mon chemin. Il me donna
+alors sa bénédiction et continua à me faire signe en agitant sa main,
+jusqu'à ce que j'eusse disparu au tournant de la route. Je me jetai dans
+un champ, et je fis un long somme sous une haie, avant de rentrer à la
+maison.
+
+Je n'avais qu'un maigre bagage à emporter avec moi à Londres; car bien
+peu, du peu que je possédais, pouvait convenir à ma nouvelle position.
+Je commençai néanmoins à tout empaqueter dans l'après-dînée. J'emballai
+follement jusqu'aux objets dont je savais avoir besoin le lendemain
+matin, me figurant qu'il n'y avait pas un moment à perdre.
+
+Le mardi, le mercredi, le jeudi passèrent, et le vendredi matin je me
+rendis chez M. Pumblechook, où je devais mettre mes nouveaux habits
+avant d'aller rendre visite à miss Havisham. M. Pumblechook m'abandonna
+sa propre chambre pour m'habiller. On y avait mis des serviettes toutes
+blanches pour la circonstance. Il va sans dire que mes habits neufs me
+procurèrent du désappointement. Il est vraisemblable que depuis qu'on
+porte des habits, tout vêtement neuf et impatiemment attendu n'a jamais
+répondu de tout point aux espérances de celui pour lequel il a été fait.
+Mais après avoir porté les miens pendant environ une demi-heure, et
+avoir pris une infinité de postures devant la glace exiguë de M.
+Pumblechook, en faisant d'incroyables efforts pour voir mes jambes, ils
+me parurent aller mieux. Comme c'était jour de marché à la ville
+voisine, située à environ dix milles, M. Pumblechook n'était pas chez
+lui. Je ne lui avais pas précisé le jour de mon départ et il était
+probable que je n'échangerais plus de poignées de mains avec lui avant
+de partir. Tout cela était pour le mieux, et je sortis dans mon nouveau
+costume, honteux d'avoir à passer devant le garçon de boutique et
+soupçonnant, après tout, que je n'étais pas plus à mon avantage
+personnel que Joe dans ses habits des dimanches. Je fis un grand détour
+pour me rendre chez miss Havisham, et j'eus beaucoup de peine pour
+sonner à la porte, à cause de la roideur de mes doigts, renfermés dans
+des gants trop étroits. Sarah Pocket vint m'ouvrir. Elle recula
+littéralement en me voyant si changé; son visage de coquille de noix
+passa instantanément du brun au vert et du vert au jaune.
+
+«Toi!... fit-elle!... toi, bon Dieu!... que veux-tu?
+
+--Je vais partir pour Londres, miss Pocket, dis-je, et je désirerais
+vivement faire mes adieux à miss Havisham.»
+
+Sans doute on ne m'attendait pas, car elle me laissa enfermé dans la
+cour, pendant qu'elle allait voir si je devais être introduit. Elle
+revint peu après et me fit monter, sans cesser de me regarder durant
+tout le trajet.
+
+Miss Havisham prenait de l'exercice dans la chambre à la longue table.
+Elle s'appuyait comme toujours sur sa béquille. La chambre était
+éclairée, comme précédemment par une chandelle. Au bruit que nous fîmes
+en entrant, elle s'arrêta pour se retourner. Elle se trouvait justement
+en face du gâteau moisi des fiançailles.
+
+«Vous pouvez rester, Sarah, dit-elle. Eh! bien, Pip?
+
+--Je pars pour Londres demain matin, miss Havisham.»
+
+J'étais on ne peut plus circonspect sur ce que je devais dire.
+
+«Et j'ai cru bien faire en venant prendre congé de vous.
+
+--C'est très bien, Pip, dit-elle en décrivant un cercle autour de moi
+avec sa canne, comme si elle était la fée bienfaisante qui avait changé
+mon sort, et qui eût voulu mettre la dernière main à son oeuvre.
+
+--Il m'est arrivé une bien bonne fortune depuis la dernière fois que je
+vous ai vue, miss Havisham, murmurai-je, et j'en suis bien
+reconnaissant, miss Havisham!
+
+--Là! là! dit-elle, en tournant les yeux avec délices vers l'envieuse et
+désappointée Sarah, j'ai vu M. Jaggers, j'ai appris cela, Pip. Ainsi
+donc tu pars demain?
+
+--Oui, miss Havisham.
+
+--Et tu es adopté par une personne riche?
+
+--Oui, miss Havisham.
+
+--Une personne qu'on ne nomme pas?
+
+--Non, miss Havisham.
+
+--Et M. Jaggers est ton tuteur?
+
+--Oui, miss Havisham.
+
+Elle se complaisait dans ces questions et ces réponses, tant était vive
+sa joie en voyant le désappointement jaloux de Sarah Pocket.
+
+«Eh bien! continua-t-elle, tu as à présent une carrière ouverte devant
+toi. Sois sage, mérite ce qu'on fait pour toi, et profite des conseils
+de M. Jaggers.»
+
+Elle fixait les yeux tantôt sur moi, tantôt sur Sarah, et la figure que
+faisait Sarah amenait sur son visage ridé un cruel sourire.
+
+«Adieu, Pip, tu garderas toujours le nom de Pip, tu entends bien!
+
+--Oui, miss Havisham.
+
+--Adieu, Pip.»
+
+Elle étendit la main; je tombai à genoux, je la saisis et la portai à
+mes lèvres. Je n'avais pas prévu comment je devais la quitter, et l'idée
+d'agir ainsi me vint tout naturellement au moment voulu. Elle lança sur
+Sarah un regard de triomphe, et je laissai ma bienfaitrice les deux
+mains posées sur sa canne, debout au milieu de cette chambre tristement
+éclairée, à côté du gâteau moisi des fiançailles, que ses toiles
+d'araignées dérobaient à la vue.
+
+Sarah Pocket me conduisit jusqu'à la porte, comme si j'eusse été un
+fantôme qu'elle eût souhaité voir dehors. Elle ne pouvait revenir du
+changement qui s'était opéré en moi, et elle en était tout à fait
+confondue. Je lui dis:
+
+«Adieu, miss Pocket.»
+
+Elle se contenta de me regarder fixement, et paraissait trop préoccupée
+pour se douter que je lui avais parlé. Une fois hors de la maison, je me
+rendis, avec toute la célérité possible, chez Pumblechook. J'ôtai mes
+habits neufs, j'en fis un paquet, et je revins à la maison, vêtu de mes
+habits ordinaires, beaucoup plus à mon aise, à vrai dire, quoique
+j'eusse un paquet à porter.
+
+Et maintenant, ces six jours qui devaient s'écouler si lentement,
+étaient passés, et bien rapidement encore, et le lendemain me regardait
+en face bien plus fixement que je n'osais le regarder. À mesure que les
+six soirées s'étaient d'abord réduites à cinq, puis à quatre, puis à
+trois, enfin à deux, je me plaisais de plus en plus dans la société de
+Joe et de Biddy. Le dernier soir, je mis mes nouveaux vêtements pour
+leur faire plaisir, et je restai dans ma splendeur jusqu'à l'heure du
+coucher. Nous eûmes pour cette occasion un souper chaud, orné de
+l'inévitable volaille rôtie, et pour terminer nous bûmes un peu de
+liqueur. Nous étions tous très abattus, et nous essayions vainement de
+paraître de joyeuse humeur.
+
+Je devais quitter notre village à cinq heures du matin, portant avec moi
+mon petit portemanteau. J'avais dit à Joe que je voulais partir seul.
+Mon but, je le crois et je le crains, était, en agissant ainsi, d'éviter
+le contraste choquant qui se serait produit entre Joe et moi, si nous
+avions été ensemble jusqu'à la diligence. J'avais tout fait pour me
+persuader que l'égoïsme était étranger à ces arrangements, mais une fois
+rentré dans ma petite chambre, où j'allais dormir pour la dernière fois,
+je fus bien forcé d'admettre qu'il en était autrement. J'eus un instant
+l'idée de descendre pour prier Joe de vouloir bien m'accompagner le
+lendemain matin, mais je n'en fis rien.
+
+Toute la nuit, je vis des diligences qui, toutes, se rendaient en tout
+autre endroit qu'à Londres; elles étaient attelées, tantôt de chiens,
+tantôt de chats, tantôt de cochons, tantôt d'hommes, mais nulle part je
+ne voyais la moindre trace de chevaux. Je rêvai de voyages manqués et
+fantastiques, jusqu'au point du jour, moment où les oiseaux commencèrent
+à chanter. Alors je me levai, et m'étant habillé à demi, je m'assis à la
+croisée pour jouir une dernière fois de la vue, et là je me rendormis.
+
+Biddy s'était levée de grand matin pour me préparer à déjeuner. Bien que
+je ne dormisse pas une heure à la fenêtre, je sentis la fumée du feu de
+la cuisine, lorsque je m'éveillai, et j'eus l'idée terrible que
+l'après-midi devait être avancée. Quand j'eus entendu pendant longtemps
+le bruit des tasses, et que je pensai que tout était prêt, je me fis
+violence pour descendre, et malgré tout je restais là. Je passai mon
+temps à dessangler mon portemanteau, à l'ouvrir et à le fermer
+alternativement, jusqu'au moment où Biddy me cria de descendre et qu'il
+était déjà tard.
+
+Je déjeunai précipitamment et sans appétit, après quoi je me levais de
+table, en disant avec une sorte de gaieté forcée:
+
+«Allons, je suppose qu'il est l'heure de partir.»
+
+Alors j'embrassai ma soeur, qui riait en agitant la tête dans son
+fauteuil comme d'habitude; j'embrassai Biddy, et je jetai mes bras
+autour du cou de Joe. Je pris ensuite mon petit portemanteau et je
+partis. Bientôt j'entendis du bruit, et je regardai derrière moi: je vis
+Joe qui jetait un vieux soulier[4]. Je m'arrêtai pour agiter mon
+chapeau, et le bon Joe agitait son bras vigoureux au-dessus de sa tête,
+en criant de toutes ses forces:
+
+«Hourra!»
+
+Quant à Biddy, elle cachait sa tête dans son tablier.
+
+ [Note 4: Habitude anglaise. Au moment du départ d'une personne
+ aimée, on jette un vieux soulier en l'air, dans la direction que va
+ prendre cette personne, comme souhait de bon voyage et d'heureux
+ retour.]
+
+Je m'éloignai d'un bon pas, pensant en moi-même qu'il était plus facile
+de partir que je ne l'avais supposé, et en réfléchissant à l'effet
+qu'auraient produit les vieux souliers jetés après la diligence en
+présence de toute la Grande-Rue. Je me mis à siffler, comme si cela ne
+me faisait rien de partir; mais le village était tranquille et
+silencieux, et les légères vapeurs du matin se levaient solennellement
+comme si elles eussent voulu me laisser apercevoir l'univers tout
+entier. J'avais été si petit et si innocent dans ces lieux; au delà,
+tout était si nouveau et si grand pour moi, que bientôt, en poussant un
+gros soupir, je me mis à fondre en larmes. C'était près du poteau
+indicateur qui se trouve au bout du village, et j'y appuyai ma main en
+disant:
+
+«Adieu, ô mon cher, mon bien cher ami!»
+
+Nous ne devrions jamais avoir honte de nos larmes, car c'est une pluie
+qui disperse la poussière, qui recouvre nos coeurs endurcis. Je me
+trouvais bien mieux quand j'eus pleuré: j'étais plus chagrin, je
+comprenais mieux mon ingratitude; en un mot, j'étais meilleur. Si
+j'avais pleuré plus tôt, j'aurais dit à Joe de m'accompagner.
+
+Ces larmes m'émurent à un tel point, qu'elles recommencèrent à couler à
+plusieurs reprises pendant mon paisible voyage, et que de la voiture,
+apercevant encore au loin la ville, je délibérais, le coeur gonflé, si
+je ne descendrais pas au prochain relais, et si je ne retournerais pas à
+la maison pour y faire des adieux plus tendres. On changea de chevaux,
+et je n'avais encore rien résolu; cependant, je me consolai en pensant
+que je pourrais descendre et retourner au relais suivant, lorsque nous
+repartîmes. Pendant que mon esprit était ainsi occupé, je m'imaginais
+voir, dans un homme qui suivait la même route que nous, l'exacte
+ressemblance de Joe, et mon coeur battait avec force, comme s'il eût été
+possible que ce fût lui.
+
+Nous relayâmes encore, puis encore, enfin il fut trop tard et nous
+étions trop loin pour que je continuasse à penser à retourner sur mes
+pas. Le brouillard s'était entièrement et solennellement levé, et le
+monde s'étendait devant moi.
+
+FIN DE LA PREMIÈRE PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+
+Le voyage de notre ville à la métropole dura environ cinq heures. Il
+était un peu plus de midi lorsque la diligence à quatre chevaux dans
+laquelle j'étais placé s'engagea dans le labyrinthe commercial ce
+Cross-Keys, de Wood-Street, de Cheapside, de Londres, en un mot.
+
+Nous autres Anglais, nous avions particulièrement, à cette époque,
+décidé que c'était un crime de lèse-nation que de mettre en doute qu'il
+pût y avoir au monde quelque chose de mieux que nous et tout ce que nous
+possédons: autrement, pendant que j'errais dans l'immensité de Londres,
+je me serais, je le crois, demandé souvent si la grande ville n'était
+pas tant soit peu laide, tortueuse, étroite et sale.
+
+M. Jaggers m'avait dûment envoyé son adresse. C'était dans la
+Petite-Bretagne, et il avait eu soin d'écrire sur sa carte: «En sortant
+de Smithfield et près du bureau de la diligence.» Quoi qu'il en soit, un
+cocher de fiacre qui semblait avoir autant de collets à son graisseux
+manteau que d'années, m'emballa dans sa voiture après m'avoir hissé sur
+un nombre infini de marchepieds, comme s'il allait me conduire à
+cinquante milles. Il mit beaucoup de temps à monter sur un siège
+recouvert d'une vielle housse vert pois, toute rongée, usée par le
+temps, et déchiquetée par les vers. C'était un équipage merveilleux,
+avec six grandes couronnes de comte sur les panneaux, et derrière,
+quantité de choses tout en loques, pour supporter je ne sais combien de
+laquais, et une flèche en bas pour empêcher les piétons amateurs de
+céder à la tentation de remplacer les laquais.
+
+J'avais à peine eu le temps de goûter les douceurs de la voiture et de
+penser combien elle ressemblait à une cour à fumier et à une boutique à
+chiffons, tout en cherchant pourquoi les sacs où les chevaux devaient
+manger se trouvaient à l'intérieur, quand je vis le cocher se préparer à
+descendre, comme si nous allions nous arrêter. Effectivement, nous nous
+arrêtâmes bientôt dans une rue à l'aspect sinistre, devant un certain
+bureau dont la porte était ouverte, et sur laquelle on lisait: M.
+JAGGERS.
+
+«Combien? demandai-je au cocher.
+
+--Un shilling, me répondit-il, à moins que vous ne vouliez donner
+davantage.»
+
+Naturellement, je ne voulais pas donner davantage, et je le lui dis.
+
+«Alors, c'est un shilling, observa le cocher. Je ne tiens pas à me faire
+une affaire avec _lui_, je le connais.»
+
+Il cligna de l'oeil et secoua la tête en prononçant le nom de M.
+Jaggers.
+
+Quand il eut pris son shilling et qu'il eut employé un certain temps à
+remonter sur son siège, il se décida à partir; ce qui parut apporter un
+grand soulagement à son esprit. J'entrai dans le premier bureau avec mon
+portemanteau à la main, et je demandai si M. Jaggers était chez lui.
+
+«Il n'y est pas, répondit le clerc, il est à la Cour. Est-ce à M. Pip
+que j'ai l'honneur de parler?»
+
+Je fis un signe affirmatif.
+
+«M. Jaggers a dit que vous l'attendiez dans son cabinet. Il n'a pu dire
+combien de temps il serait absent, ayant une cause en train, mais je
+suppose que son temps étant très précieux, il ne sera que le temps
+strictement nécessaire.»
+
+Sur ces mots, le clerc ouvrit une porte et me fit entrer dans une pièce
+retirée, donnant sur le derrière. Là, je trouvai un individu borgne,
+entièrement vêtu de velours, et portant des culottes courtes. Cet
+individu, se trouvant interrompu dans la lecture de son journal,
+s'essuya le nez avec sa manche.
+
+«Allez attendre dehors, Mike,» dit le clerc.
+
+Je commençai à balbutier que j'espérais ne pas être importun, quand le
+clerc poussa l'individu dehors avec si peu de cérémonie que j'en fus
+tout étonné. Puis, lui jetant sa casquette sur les talons d'un air de
+moquerie, il me laissa seul.
+
+Le cabinet de M. Jaggers recevait la lumière d'en haut. C'était un lieu
+fort triste. Le vitrage était tout de pièces et de morceaux, comme une
+tête cassée, et les maisons voisines, toutes déformées, semblaient se
+pencher pour me regarder au travers. Il n'y avait pas autant de
+paperasses que je m'attendais à en trouver; mais il y avait des objets
+singuliers que je ne m'attendais pas du tout à voir. Par exemple, on
+pouvait contempler dans ce lieu singulier un vieux pistolet rouillé, un
+sabre dans son fourreau, plusieurs boîtes et plusieurs paquets à
+l'aspect étrange, et sur une tablette deux effroyables moules en plâtre,
+de figures particulièrement enflées et tirées autour du nez. Le fauteuil
+à dossier de M. Jaggers était recouvert en crin noir et avait des
+rangées de clous en cuivre tout autour, comme un cercueil. Il me
+semblait le voir s'étaler dans ce fauteuil et mordre son index devant
+ses clients. La pièce était petite, et les clients paraissaient avoir
+l'habitude de s'appuyer contre le mur, car il était, surtout en face du
+fauteuil de M. Jaggers, tout graisseux, sans doute par le frottement
+continuel des épaules. Je me rappelais en effet que l'individu borgne
+s'était glissé adroitement contre la muraille, quand j'avais été la
+cause innocente de son expulsion.
+
+Je m'assis sur la chaise des clients, placée tout contre le fauteuil de
+M. Jaggers, et je fus fasciné par la sombre atmosphère du lieu. Je me
+souviens d'avoir remarqué que le clerc avait, comme son patron, l'air de
+savoir toujours quelque chose de désavantageux sur chacun des gens qui
+se présentaient devant lui. Je me demandais en moi-même combien il y
+avait de clercs à l'étage supérieur, et s'ils avaient tous la même
+puissance nuisible sur leurs semblables? Je m'étonnais de voir tant de
+vieille paille dans la chambre, et je me demandais comment elle y était
+venue? J'étais curieux de savoir si les deux figures enflées étaient de
+la famille de M. Jaggers, et je me demandais pourquoi, s'il était
+réellement assez infortuné pour avoir eu deux parents d'aussi mauvaise
+mine, il les reléguait sur cette tablette poudreuse, exposés à être
+noircis par les mouches, au lieu de leur donner une place au foyer
+domestique? Je n'avais, bien entendu, aucune idée de ce que c'était
+qu'un jour d'été à Londres, et mon esprit pouvait bien être oppressé par
+l'air chaud et étouffant et par la poussière et le gravier qui
+couvraient tous les meubles. Cependant, je continuai à rester assis et à
+attendre dans l'étroit cabinet de M. Jaggers, tout étonné de ce que je
+voyais, jusqu'au moment où il me devint impossible de supporter plus
+longtemps la vue des deux bustes placés en face du fauteuil de M.
+Jaggers. Je me levai donc, et je sortis.
+
+Quand je dis au clerc que j'allais faire un tour et prendre l'air en
+attendant le retour de M. Jaggers, il me conseilla d'aller jusqu'au bout
+de la rue, de tourner le coin, et m'apprit que là je tomberais dans
+Smithfield. En effet, j'y fus bientôt. Cette ignoble place, toute
+remplie d'ordures, de graisse, de sang et d'écume semblait m'attacher et
+me retenir. J'en sortis avec toute la promptitude possible, en tournant
+dans une rue où j'aperçus le grand dôme de Saint-Paul, qui se penchait
+pour me voir, par-dessus une construction lugubre, qu'un passant
+m'apprit être la prison de Newgate. En suivant le mur de la prison, je
+trouvai le chemin couvert de paille, pour étouffer le bruit des
+voitures. Je jugeai par là, et par la quantité de gens qui stationnaient
+tout alentour, en exhalant une forte odeur de bière et de liqueurs, que
+les jugements allaient leur train.
+
+Pendant que je regardais autour de moi, un employé de justice,
+excessivement sale et à moitié ivre, me demanda si je ne désirais pas
+entrer pour entendre prononcer un jugement ou deux; il m'assura qu'il
+pouvait me faire avoir une place de devant, moyennant la somme d'une
+demi-couronne; que pour ce prix modique je verrais tout à mon aise le
+Lord Grand-Juge avec sa grande robe et sa grande perruque; il
+m'annonçait ce terrible personnage comme on annonce les figures de cire,
+mais bientôt il me l'offrit au prix réduit de dix-huit pence. Comme je
+déclinais sa proposition, sous prétexte de rendez-vous, il eut la bonté
+de me faire entrer dans une cour, et de me montrer l'endroit où on
+rangeait les potences, et aussi celui où on fouettait publiquement.
+Ensuite, il me montra la porte par laquelle les condamnés passent pour
+se rendre au supplice; augmentant l'intérêt que devait exciter en moi
+cette terrible porte, en me donnant à entendre que le surlendemain, à
+huit heures du matin, quatre de ces malheureux devaient passer par là
+pour être pendus sur une seule ligne. C'était horrible et cela me fit
+concevoir une triste idée de Londres, d'autant plus que celui qui avait
+voulu me faire voir le Lord Grand-Juge portait, des pieds à la tête,
+jusqu'à son mouchoir inclusivement, des habits qui, évidemment, dans
+l'origine, ne lui avaient pas appartenu, et qu'il devait avoir achetés,
+du moins je l'avais en tête, à vil prix chez le bourreau. Dans ces
+circonstances, je crus en être quitte à bon compte en lui donnant un
+shilling.
+
+Je passai à l'étude pour demander si M. Jaggers était rentré. Là
+j'appris qu'il était encore absent, et je sortis de nouveau. Cette fois
+je fis le tour de la Petite-Bretagne en tournant par le clos Bartholomé.
+J'appris alors que d'autres personnes que moi attendaient le retour de
+M. Jaggers. Il y avait deux hommes à l'aspect mystérieux qui longeaient
+le clos Bartholomé, occupés, tout en causant, à mettre le bout de leurs
+souliers entre les pavés. L'un disait à l'autre, au moment où ils
+passaient près de moi pour la première fois:
+
+«Jaggers le ferait si cela était à faire.»
+
+Il y avait un rassemblement de deux femmes et de trois hommes dans un
+coin. Une des deux femmes versait des larmes sur son châle, et l'autre,
+tout en la tirant par son châle, la consolait en disant:
+
+«Jaggers est pour lui, Mélia, que veux-tu de plus?»
+
+Or, pendant que je flânais dans le clos Bartholomé, un petit juif borgne
+survint. Il était accompagné d'un autre petit juif qu'il envoya faire
+une commission. En l'absence du messager, je remarquai que ce juif, qui
+sans doute était d'un tempérament nerveux, se livrait à une gigue
+d'impatience sous un réverbère, tout en répétant avec une sorte de
+frénésie ces mots:
+
+«Oh! Zazzerz!... Zazzerz!... Zazzerz!... Tous les autres ne valent pas
+le diable! C'est Zazzerz qu'il me faut.»
+
+Ces témoignages de la popularité de mon tuteur me firent une profonde
+impression, et j'admirai, en m'étonnant plus que jamais.
+
+À la fin, en regardant à travers la grille de fer du clos Bartholomé,
+dans la Petite Bretagne, je vis M. Jaggers qui traversait la rue et
+venait de mon côté. Tous ceux qui l'attendaient le virent en même temps
+que moi. Ce fut un véritable assaut. M. Jaggers mit une main sur mon
+épaule, m'entraîna et me fit marcher à ses côtés sans me dire une seule
+parole, puis il s'adressa à ceux qui le suivaient.
+
+Il commença par les deux hommes mystérieux:
+
+«Je n'ai rien à vous dire, fit M. Jaggers en leur montrant son index; je
+n'en veux pas savoir davantage: quant au résultat, c'est une flouerie,
+je vous ai toujours dit que c'était une flouerie!... Avez-vous payé
+Wemmick?
+
+--Nous nous sommes procuré l'argent ce matin, monsieur, dit un des deux
+hommes d'un ton soumis, tandis que l'autre interrogeait la physionomie
+de M. Jaggers.
+
+--Je ne vous demande ni quand ni comment vous vous l'êtes procuré....
+Wemmick l'a-t-il?
+
+--Oui, monsieur, répondirent les deux hommes en même temps.
+
+--Très bien! Alors, vous pouvez vous en aller, je ne veux plus rien
+entendre! dit M. Jaggers en agitant sa main pour les renvoyer. Si vous
+me dites un mot de plus, j'abandonne l'affaire.
+
+--Nous avons pensé, monsieur Jaggers..., commença un des deux hommes en
+ôtant son chapeau.
+
+--C'est ce que je vous ai dit de ne pas faire, dit M. Jaggers. Vous avez
+pensé... à quoi et pourquoi faire?... je dois penser pour vous. Si j'ai
+besoin de vous, je sais où vous trouver. Je n'ai pas besoin que vous
+veniez me trouver. Allons, assez, pas un mot de plus!»
+
+Les deux hommes se regardèrent pendant que M. Jaggers agitait sa main
+pour les renvoyer, puis ils se retirèrent humblement sans proférer une
+parole.
+
+«À vous, maintenant! dit M. Jaggers, s'arrêtant tout à coup pour
+s'adresser aux deux femmes qui avaient des châles, à celles que les
+trois hommes venaient de quitter. Oh! Amélie, est-ce vrai?
+
+--Oui, M. Jaggers.
+
+--Et vous souvenez-vous, repartit M. Jaggers, que sans moi vous ne
+seriez pas et ne pourriez pas être ici?
+
+--Oh! oui, vraiment, monsieur! répondirent simultanément les femmes, que
+Dieu vous garde, monsieur, nous le savons bien!
+
+--Alors, dit M. Jaggers, pourquoi venez-vous ici?
+
+--Mon billet, monsieur, fit la femme qui pleurait.
+
+--Hein? fit M. Jaggers; une fois pour toutes, si vous ne pensez pas que
+votre billet soit en bonnes mains, je le sais, moi; et si vous veniez
+ici pour m'ennuyer avec votre billet, je ferai un exemple de vous et de
+votre billet en le laissant glisser de mes mains. Avez-vous payé
+Wemmick?
+
+--Oh! oui, monsieur, jusqu'au dernier penny.
+
+--Très bien. Alors vous avez fait tout ce que vous aviez à faire. Dites
+un mot... un seul mot de plus... et Wemmick va vous rendre votre
+argent.»
+
+Cette terrible menace nous débarrassa immédiatement des deux femmes. Il
+ne restait plus personne que le juif irritable qui avait déjà, à
+plusieurs reprises, porté à ses lèvres le pan de l'habit de M. Jaggers.
+
+«Je ne connais pas cet homme, dit M. Jaggers toujours du même ton peu
+engageant. Que veut cet individu?
+
+--Mon zer monzieur Zazzerz, ze zuis frère d'Abraham Lazaruz!
+
+--Qu'est-ce? dit M. Jaggers; lâchez mon habit.»
+
+L'homme ne lâcha prise qu'après avoir encore une fois baisé le pan de
+l'habit de M. Jaggers, et il répliqua:
+
+«Abraham Lazaruz, zoupzonné pour l'arzenterie.
+
+--Trop tard! dit M. Jaggers, trop tard! je suis pour l'autre partie!...
+
+--Saint père! monzieur Zazzerz... trop tard!... s'écria l'homme nerveux
+en pâlissant, ne dites pas que vous êtes contre Abraham Lazaruz!
+
+--Si... dit M. Jaggers, et c'est une affaire finie.... Allez vous-en!
+
+--Monzieur Zazzerz, seulement une demi-minute. Mon couzin est en ce
+moment auprès de M. Wemmick pour lui offrir ce qu'il voudra. Monzieur
+Zazzerz! un quart de minute. Si vous avez reçu de l'autre partie une
+somme d'argent, quelle qu'elle soit, l'argent ne fait rien! Monzieur
+Zazzerz!... Monzieur!...»
+
+Mon tuteur se débarrassa de l'importun avec un geste de suprême
+indifférence et le laissa se trémousser sur le pavé comme s'il eût été
+chauffé à blanc. Nous gagnâmes la maison sans plus d'interruption. Là,
+nous trouvâmes le clerc et l'homme en veste de velours et en casquette
+garnie de fourrures.
+
+«Mike est là, dit le clerc en quittant son tabouret et s'approchant
+confidentiellement de M. Jaggers.
+
+--Oh! dit M. Jaggers en se tournant vers l'homme qui ramenait une mèche
+de ses cheveux sur son front comme le taureau de Cock Robin tirait le
+cordon de la sonnette. Votre homme vient cette après-midi. Eh bien!
+
+--Eh bien! M. Jaggers, dit Mike avec la voix d'un homme qui a un rhume
+chronique; après bien de la peine, j'en ai trouvé un qui pourra faire
+l'affaire.
+
+--Qu'est-il prêt à jurer?
+
+--Monsieur Jaggers, dit Mike en essuyant cette fois son nez avec sa
+casquette de fourrure; en somme je crois qu'il jurera n'importe quoi.»
+
+M. Jaggers devenait de plus en plus irrité.
+
+«Je vous avais cependant averti d'avance, dit-il en montrant son index
+au client craintif, que si vous supposiez avoir le droit de parler de la
+sorte ici, je ferais de vous un exemple. Comment! infernal scélérat que
+vous êtes, osez-vous me parler ainsi?»
+
+Le client parut effrayé, et en même temps embarrassé comme un homme qui
+n'a pas conscience de ce qu'il a fait.
+
+«Cruche! dit le clerc en le poussant du coude, tête creuse! Pourquoi lui
+dites-vous cela en face?
+
+--Allons, répondez-moi vivement, mauvais garnement, dit mon tuteur d'un
+ton sévère: encore une fois et pour la dernière, qu'est-ce que l'homme
+que vous m'amenez est prêt à jurer?»
+
+Mike regardait mon tuteur dans le blanc des yeux, comme s'il eût cherché
+à y lire sa leçon, puis il répliqua lentement:
+
+«Il donnera des renseignements d'un caractère général, ou bien il jurera
+qu'il a passé avec la personne toute la nuit en question.
+
+--Allons, maintenant, faites bien attention: dans quelle position
+sociale est cet homme?»
+
+Mike regardait tantôt sa casquette, tantôt le plancher, tantôt le
+plafond; puis il tourna les yeux vers moi et vers le clerc, avant de
+risquer sa réponse, et en faisant beaucoup de mouvements, il se prit à
+dire:
+
+«Nous l'avons habillé comme...»
+
+Mon tuteur s'écria tout à coup:
+
+«Ah! vous y tenez!... vous y tenez!...»
+
+--Cruche!...» ajouta le clerc en lui donnant encore une fois un grand
+coup de coude.
+
+Après de nouvelles hésitations, Mike partit et recommença:
+
+«Il est habillé en homme respectable, comme qui dirait un pâtissier.
+
+--Est-il là? demanda M. Jaggers.
+
+--Je l'ai laissé, répondit Mike, assis sur le pas d'une porte au coin de
+la rue.
+
+--Faites-le passer devant cette fenêtre, que je le voie.»
+
+La fenêtre indiquée était celle de l'étude. Nous nous approchâmes tous
+les trois derrière le grillage, et nous vîmes le client passer comme par
+hasard en compagnie d'un grand escogriffe à l'air sinistre, vêtu de
+blanc et portant un chapeau en papier. Ce marmiton était loin d'être à
+jeun, il avait un certain oeil poché qui était devenu vert et jaune, vu
+son état de convalescence, et qu'il avait peint pour le dissimuler.
+
+«Dites-lui qu'il emmène son témoin sur-le-champ, dit mon tuteur au clerc
+avec un profond dégoût, et demandez-lui ce qu'il entend que je fasse
+d'un pareil individu.»
+
+Mon tuteur m'emmena ensuite dans son propre appartement, et, tout en
+déjeunant avec des sandwiches et un flacon de Sherry, il m'apprit en ce
+moment les dispositions qu'il avait prises pour moi. Je devais me rendre
+à l'Hôtel Barnard, chez M. Pocket junior, où un lit avait été préparé
+pour me recevoir; je devais rester avec M. Pocket junior jusqu'au lundi;
+et, ce jour-là je devais me rendre avec lui chez M. son père afin de
+pouvoir décider si je pourrais m'y plaire. J'appris aussi quelle serait
+ma pension; elle était fort convenable. Mon tuteur tira de son tiroir
+pour me les donner les adresses de plusieurs négociants auxquels je
+devais recourir pour mes vêtements et tout ce dont je pourrais avoir
+besoin.
+
+«Vous serez satisfait du crédit qu'on vous accordera, monsieur Pip, dit
+mon tuteur, dont la bouteille de Sherry répandait autant d'odeur que le
+fût lui-même, pendant qu'il se rafraîchissait à la hâte; mais je serai
+toujours à même de suspendre votre pension, si je vous trouve jamais
+ayant affaire aux policemen. Il est certain que vous tournerez mal d'une
+façon ou d'une autre, mais ce n'est pas de ma faute.»
+
+Quand j'eus réfléchi pendant quelques instants sur cette opinion
+encourageante, je demandai à M. Jaggers si je pouvais envoyer chercher
+une voiture. Il me répondit que cela n'en valait pas la peine, que
+j'étais très près de ma destination, et que Wemmick m'accompagnerai si
+je le désirais.
+
+J'appris alors que Wemmick était le clerc que j'avais vu dans l'étude.
+On sonna un autre clerc occupé en haut et qui vint prendre la place de
+Wemmick pendant que Wemmick serait absent. Je l'accompagnai dans la rue
+après avoir serré les mains de mon tuteur. Nous trouvâmes une foule de
+gens qui rôdaient devant la porte; mais Wemmick sut se frayer un chemin
+au milieu d'eux en leur disant doucement, mais d'un ton déterminé:
+
+«Je vous dis que c'est inutile; il n'a absolument rien à vous dire.»
+
+Nous pûmes donc bientôt nous en débarrasser, et nous poursuivîmes notre
+chemin en marchant côte à côte.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI.
+
+
+Je jetai les yeux sur M. Wemmick, tout en marchant à côté de lui, pour
+voir à quoi il ressemblait en plein jour. Je trouvai que c'était un
+homme sec, plutôt court que grand, ayant une figure de bois, carrée,
+dont les traits semblaient avoir été dégrossis au moyen d'un ciseau
+ébréché, il y avait quelques endroits qui auraient formé des fossettes
+si l'instrument eût été plus fin et la matière plus délicate, mais qui,
+de fait, n'étaient que des échancrures: le ciseau avait tenté trois ou
+quatre de ces embellissements sur son nez, mais il les avait abandonnés
+sans faire le moindre effort pour les parachever. Je jugeai qu'il devait
+être célibataire, d'après l'état éraillé de son linge, et il semblait
+avoir supporté bien des pertes, car il portait au moins quatre anneaux
+de deuil, sans compter une broche représentant une dame et un saule
+pleureur devant une tombe surmontée d'une urne. Je remarquai aussi que
+plusieurs anneaux et un certain nombre de cachets pendaient à sa chaîne
+de montre, comme s'il eût été surchargé de souvenirs d'amis qui
+n'étaient plus. Il avait des yeux brillants, petits, perçants et noirs,
+des lèvres minces et entr'ouvertes, et avec cela, selon mon estimation,
+il devait avoir de quarante à cinquante ans.
+
+«Ainsi donc vous n'êtes encore jamais venu à Londres? me dit M. Wemmick.
+
+--Non, dis-je.
+
+--J'ai moi-même été autrefois aussi neuf que vous ici, dit M. Wemmick,
+c'est une drôle de chose à penser aujourd'hui.
+
+--Vous connaissez bien tout Londres, maintenant?
+
+--Mais oui, dit M. Wemmick, je sais comment tout s'y passe.
+
+--C'est donc un bien mauvais lieu? demandai-je plutôt pour dire quelque
+chose que pour me renseigner.
+
+--Vous pouvez être floué, volé et assassiné à Londres; mais il y a
+partout des gens qui vous en feraient autant.
+
+--Il y a peut-être quelque vieille rancune entre vous et ces gens-là?
+dis-je pour adoucir un peu cette dernière phrase.
+
+--Oh! je ne connais pas les vieilles rancunes, repartit M. Wemmick. Il
+n'y a guère de vieille rancune quand il n'y a rien à y gagner.
+
+--C'est encore pire.
+
+--Vous croyez cela? reprit M. Wemmick.
+
+--Ma foi, je ne dis pas non.»
+
+Il portait son chapeau sur le derrière de la tête et regardait droit
+devant lui, tout en marchant avec indifférence dans les rues comme s'il
+n'y avait rien qui pût attirer son attention. Sa bouche était ouverte
+comme le trou d'une boîte aux lettres, et il avait l'air de sourire
+machinalement. Nous étions déjà en haut d'Holborn Hill, avant que
+j'eusse pu me rendre compte qu'il ne souriait pas du tout, et que ce
+n'était qu'un mouvement mécanique.
+
+«Savez-vous où demeure M. Mathieu Pocket? demandai-je.
+
+Oui, dit-il, à Hammersmith, à l'ouest de Londres.
+
+Est-ce loin?
+
+Assez... à peu près cinq milles.
+
+Le connaissez-vous?
+
+Mais vous êtes un véritable juge d'instruction, dit M. Wemmick en me
+regardant d'un air approbateur, oui, je le connais..., je le
+connais!...»
+
+Il y avait une espèce de demi-dénégation dans la manière dont il
+prononça ces mots qui m'oppressa, et je jetai un regard de côté sur le
+bloc de sa tête dans l'espoir d'y trouver quelque signe atténuant un peu
+le texte quand il m'avertit que nous étions arrivés à l'Hôtel Barnard.
+Mon oppression ne diminua pas à cette nouvelle, car j'avais supposé que
+cet établissement était un hôtel tenu par M. Barnard, auprès duquel le
+_Cochon bleu_ de notre ville n'était qu'un simple cabaret. Cependant, je
+trouvai que Barnard n'était qu'un esprit sans corps, ou; si vous
+préférez, une fiction, et son hôtel le plus triste assemblage de
+constructions mesquines qu'on ait jamais entassées dans un coin humide
+pour y loger un club de matous.
+
+Nous entrâmes dans cet asile par une porte à guichet, et nous tombâmes,
+par un passage de communication, dans un mélancolique petit jardin
+carré, qui me fit l'effet d'un cimetière sans sépulture ni tombeaux. Je
+crus voir qu'il y avait dans ce lieu les plus affreux arbres, les plus
+affreux pierrots, les plus affreux chats et les plus affreuses maisons,
+au nombre d'une demi-douzaine à peu près, que j'eusse jamais vus. Je
+m'aperçus que les fenêtres de cette suite de chambres, qui divisaient
+ces maisons, avaient à chaque étage des jalousies délabrées, des rideaux
+déchirés, des pots à fleurs desséchés, des carreaux brisés, des amas de
+poussière et de misérables haillons, pendant que les écriteaux: À
+LOUER--À LOUER--À LOUER--À LOUER, se penchaient sur moi en dehors des
+chambres vides, comme si de nouveaux infortunés ne pouvaient se résoudre
+à les occuper, et que la vengeance de l'âme de Barnard devait être
+lentement apaisée par le suicide successif des occupants actuels et par
+leur enterrement non sanctifié. Un linceul, dégoûtant de suie et de
+fumée, enveloppait cette création abandonnée de Barnard. Voilà tout ce
+qui frappait la vue aussi loin qu'elle pouvait s'étendre, tandis que la
+pourriture sèche et la pourriture humide et toutes les pourritures
+muettes qui existaient de la cave au grenier, également négligés, la
+mauvaise odeur des rats et des souris, des punaises et des remises qu'on
+avait sous la main, s'adressaient à mon sens olfactif et semblaient
+gémir à mes oreilles:
+
+«Voilà la Mixture de Barnard, essayez-en.»
+
+Cela réalisait si peu la première de mes grandes espérances, que je
+jetai un regard de désappointement sur M. Wemmick.
+
+«Ah! dit-il en se méprenant, cette retraite vous rappelle la campagne;
+c'est comme à moi.»
+
+Il me conduisit par un coin en haut d'un escalier qui me parut
+s'effondrer lentement sous la poussière dont il était encombré; de sorte
+qu'au premier jour les locataires de l'étage supérieur, en sortant de
+chez eux, pouvaient se trouver dans l'impossibilité de descendre. Sur
+l'une des portes, on lisait: M. POCKET JUNIOR, et écrit à la main, sur
+la boîte aux lettres: _va bientôt rentrer._
+
+«Il ne pensait sans doute pas que vous seriez arrivé si matin, dit M.
+Wemmick. Vous n'avez plus besoin de moi?
+
+--Non, je vous remercie, dis-je.
+
+--Comme c'est moi qui tiens la caisse, dit M. Wemmick, il est probable
+que nous nous verrons assez souvent. Bonjour!
+
+--Bonjour!
+
+J'avançai la main, et M. Wemmick commença par la regarder, comme s'il
+croyait que je lui demandais quelque chose, puis il me regarda, et dit
+en se reprenant:
+
+«Oh! certainement oui... vous avez donc l'habitude de donner des
+poignées de main?»
+
+J'étais quelque peu confus, en pensant que cela n'était plus de mode à
+Londres; mais je répondis que oui.
+
+«J'en ai si peu l'habitude maintenant, dit M. Wemmick; cependant, croyez
+que je suis bien aise de faire votre connaissance. Bonjour.»
+
+Quand nous nous fûmes serré les mains et qu'il fut parti, j'ouvris la
+fenêtre donnant sur l'escalier, et je manquai d'avoir la tête coupée,
+car les cordes de la poulie étaient pourries et la fenêtre retomba comme
+une guillotine[5]. Heureusement cela fut si prompt que je n'avais pas eu
+le temps de passer ma tête au dehors. Après avoir échappé à cet
+accident, je me contentai de prendre une idée confuse de l'hôtel à
+travers la fenêtre incrustée de poussière, regardant tristement dehors,
+et me disant que décidément Londres était une ville infiniment trop
+vantée.
+
+ [Note 5: On ne connaît à Londres que les fenêtres à guillotine, mais
+ dans les maisons convenablement tenues, elles sont très bien agencées et
+ fonctionnent très régulièrement.]
+
+L'idée que M. Pocket junior se faisait du mot «bientôt», n'était certes
+pas la mienne, car j'étais devenu presque fou, à force de regarder
+dehors, et j'avais écrit, avec mon doigt, mon nom plusieurs fois sur la
+poussière de chacun des carreaux de la fenêtre avant d'entendre le
+moindre bruit de pas dans l'escalier. Peu à peu cependant, parut devant
+moi le chapeau, puis la tête, la cravate, le gilet, le pantalon et les
+bottes d'un gentleman à peu près semblable à moi. Il portait sous chacun
+de ses bras un sac en papier et un pot de fraises dans une main. Il
+était tout essoufflé.
+
+«Monsieur Pip? dit-il.
+
+--Monsieur Pocket? dis-je.
+
+--Mon cher! s'écria-t-il, je suis excessivement fâché, mais j'ai appris
+qu'il arrivait à midi une diligence de votre pays, et j'ai pensé que
+vous prendriez celle-là. La vérité, c'est que je suis sorti pour vous,
+non pas que je vous donne cela pour excuse, mais j'ai pensé qu'arrivant
+de la campagne, vous seriez bien aise de goûter un petit fruit après
+votre dîner, et je suis allé moi-même au marché de Covent Garden pour en
+avoir de bons.»
+
+Pour une raison à moi connue, j'éprouvais la même impression que si mes
+yeux allaient me sortir de la tête; je le remerciai de son attention
+intempestive, et je me demandais si c'était un rêve.
+
+«Mon Dieu! dit M. Pocket junior, cette porte est si dure...»
+
+Comme il allait mettre les fraises en marmelade, en se débattant avec la
+porte, et laisser tomber les sacs en papier qui étaient sous son bras,
+je le priai de me permettre de les tenir. Il me les confia avec un
+agréable sourire; puis il se battit derechef avec la porte comme si
+c'eût été une bête féroce; elle céda si subitement, qu'il fut rejeté sur
+moi, et que moi, je fus rejeté sur la porte d'en face. Nous éclatâmes de
+rire tous deux.
+
+Mais je sentais encore davantage mes yeux sortir de ma tête, et j'étais
+de plus en plus convaincu que tout cela était un rêve.
+
+«Entrez donc, je vous prie, dit M. Pocket junior, permettez-moi de vous
+montrer le chemin. C'est un peu dénudé ici, mais j'espère que vous vous
+y conviendrez jusqu'à lundi. Mon père a pensé que vous préféreriez
+passer la soirée de demain avec moi plutôt qu'avec lui, et si vous avez
+envie de faire une petite promenade dans Londres, je serai certainement
+très heureux de vous faire voir la ville. Quant à notre table, vous ne
+la trouverez pas mauvaise, j'espère; car elle sera servie par le
+restaurant de la maison, et (est-il nécessaire de le dire) à vos frais.
+Telles sont les recommandations de M. Jaggers. Quant à notre logement,
+il n'est pas splendide, parce que j'ai mon pain à gagner et mon père n'a
+rien à me donner; d'ailleurs je ne serais pas disposé à rien recevoir de
+lui, en admettant qu'il pût me donner quelque chose. Ceci est notre
+salon, juste autant de chaises, de tables, de tapis, etc., qu'on a pu en
+détourner de la maison. Vous n'avez pas à me remercier pour le linge de
+table, les cuillers, les fourchettes, parce que je les fais venir pour
+vous du restaurant. Ceci est ma petite chambre à coucher; c'est un peu
+moisi, mais tout ce qui a appartenu à la maison Barnard est moisi. Ceci
+est votre chambre, les meubles ont été loués exprès pour vous; j'espère
+qu'ils vous suffiront. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous le
+procurerai. Ces chambres sont retirées, et nous y serons seuls; mais
+nous ne nous battrons pas, j'ose le dire. Mais, mon Dieu! pardonnez-moi,
+vous tenez les fruits depuis tout ce temps; passez-moi ces paquets, je
+vous prie, je suis vraiment honteux...»
+
+Pendant que j'étais placé devant M. Pocket junior, occupé à lui redonner
+les paquets, une..., deux... je vis dans ses yeux le même étonnement que
+je savais être dans les miens, et il dit en se reculant:
+
+«Que Dieu me bénisse! vous êtes le jeune garçon que j'ai trouvé
+rôdant....
+
+--Et vous, dis-je, vous êtes le jeune homme pâle de la brasserie!»
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII.
+
+
+Le jeune homme pâle et moi, nous restâmes en contemplation l'un devant
+l'autre, dans la chambre de l'Hôtel Barnard, jusqu'au moment où nous
+partîmes d'un grand éclat de rire.
+
+«Est-il possible!... Est-ce bien vous? dit-il.
+
+--Est-il possible! Est-ce bien vous?» dis-je.
+
+Et puis nous nous contemplâmes de nouveau, et de nouveau nous nous
+remîmes à éclater de rire.
+
+«Eh bien! dit le jeune homme pâle en avançant sa main d'un air de bonne
+humeur, c'est fini, j'espère, et vous serez assez magnanime pour me
+pardonner de vous avoir battu comme je l'ai fait?»
+
+Je compris à ce discours que M. Herbert Pocket (car Herbert était le
+prénom du jeune homme pâle), confondait encore l'intention et
+l'exécution; mais je fis une réponse modeste, et nous nous serrâmes
+chaleureusement les mains.
+
+«Vous n'étiez pas encore en bonne passe de fortune à cette époque? dit
+Herbert Pocket.
+
+--Non, répondis-je.
+
+--Non, répéta-t-il, j'ai appris que c'était arrivé tout dernièrement. Je
+cherchais moi-même quelque bonne occasion de faire fortune à ce moment.
+
+--En vérité?
+
+--Oui, miss Havisham m'avait envoyé chercher pour voir si elle pourrait
+me prendre en affection, mais elle ne l'a pas pu... ou dans tous les cas
+elle ne l'a pas fait.»
+
+Je crus poli de remarquer que j'en étais très étonné.
+
+«C'est une preuve de son mauvais goût! dit Herbert en riant; mais c'est
+un fait. Oui, elle m'avait envoyé chercher pour une visite d'essai, et
+si j'étais sorti avec succès de cette épreuve, je suppose qu'on aurait
+pourvu à mes besoins; peut-être aurais-je été le..., comme vous voudrez
+l'appeler, d'Estelle.
+
+--Qu'est-ce que cela?» demandai-je tout à coup avec gravité.
+
+Il était occupé à arranger ses fruits sur une assiette, tout en parlant;
+c'est probablement ce qui détournait son attention, et avait été cause
+que le vrai mot ne lui était pas venu.
+
+«Fiancé! reprit-il, promis... engagé... comme vous voudrez, ou tout
+autre mot de cette sorte.
+
+--Comment avez-vous supporté votre désappointement? demandai-je.
+
+--Bah! dit-il, ça m'était bien égal. C'est une sauvage.
+
+--Miss Havisham? dis-je.
+
+--Je ne dis pas cela pour elle: c'est d'Estelle que je voulais parler.
+Cette fille est dure, hautaine et capricieuse au dernier point; elle a
+été élevée par miss Havisham pour exercer sa vengeance sur tout le sexe
+masculin.
+
+--Quel est son degré de parenté avec miss Havisham?
+
+--Elle ne lui est pas parente, dit-il; mais miss Havisham l'a adoptée.
+
+--Pourquoi se vengerait-elle sur tout le sexe masculin? comment cela?...
+
+--Comment, monsieur Pip, dit-il, ne le savez-vous pas?
+
+--Non, dis-je.
+
+--Mon Dieu! mais c'est toute une histoire, nous la garderons pour le
+dîner. Et maintenant, permettez-moi de vous faire une question. Comment
+étiez-vous venu là le jour que vous savez?»
+
+Je le lui dis, et il m'écouta avec attention jusqu'à ce que j'eusse
+fini; puis il se mit à rire de nouveau, et il me demanda si j'en avais
+souffert dans la suite. Je ne lui fis pas la même question, car ma
+conviction sur ce point était parfaitement établie.
+
+«M. Jaggers est votre tuteur, à ce que je vois, continua-t-il.
+
+--Oui.
+
+--Vous savez qu'il est l'homme d'affaires et l'avoué de miss Havisham,
+et qu'il a sa confiance quand nul autre ne l'a?»
+
+Ceci m'amenait, je le sentais, sur un terrain dangereux. Je répondis,
+avec une contrainte que je n'essayai pas de déguiser, que j'avais vu M.
+Jaggers chez miss Havisham le jour même de notre combat; mais que
+c'était la seule fois, et que je croyais qu'il n'avait, lui, aucun
+souvenir de m'avoir jamais vu.
+
+«Il a eu l'obligeance de proposer mon père pour être votre précepteur,
+et il est venu le voir à ce sujet. Sans doute il avait connu mon père
+par ses rapports avec miss Havisham. Mon père est le cousin de miss
+Havisham, non pas que cela implique des relations très suivies entre
+eux, car il n'est qu'un bien mauvais courtisan, et il ne cherche pas à
+se faire bien voir d'elle.»
+
+Herbert Pocket avait des manières franches et faciles qui étaient très
+séduisantes. Je n'avais jamais vu personne alors, et je n'ai jamais vu
+personne depuis qui exprimât plus fortement, tant par la voix que par le
+regard, une incapacité naturelle de faire quoi que ce soit de vil ou de
+dissimulé. Il y avait quelque chose de merveilleusement confiant dans
+tout son air, et, en même temps, quelque chose me disait tout bas qu'il
+ne réussirait jamais et qu'il ne serait jamais riche. Je ne sais pas
+comment cela se faisait. J'eus cette conviction absolue dès le premier
+jour de notre rencontre et avant de nous mettre à table; mais je ne
+saurais définir par quels moyens.
+
+C'était toujours un jeune homme pâle; il avait dans toute sa personne
+une certaine langueur acquise, qu'on découvrait même au milieu de sa
+belle humeur et de sa gaieté, et qui ne semblait pas indiquer une nature
+vigoureuse. Son visage n'était pas beau, mais il était mieux que beau,
+car il était extrêmement gai et affable. Son corps était un peu gauche,
+comme dans le temps où mes poings avaient pris avec lui les libertés
+qu'on connaît; mais il semblait de ceux qui doivent toujours paraître
+légers et jeunes. Les confections locales de M. Trabb l'auraient-elles
+habillé plus gracieusement que moi? C'est une question. Mais ce dont je
+suis certain, c'est qu'il portait ses habits, quelque peu vieux,
+beaucoup mieux que je ne portais les miens, qui étaient tout neufs.
+
+Comme il se montrait très expansif, je sentis que pour des gens de nos
+âges la réserve de ma part serait peu convenable en retour. Je lui
+racontai donc ma petite histoire, en répétant à plusieurs reprises, et
+avec force, qu'il m'était interdit de rechercher quel était mon
+bienfaiteur. Je lui dis un peu plus tard, qu'ayant été élevé en forgeron
+de campagne, et ne connaissant que fort peu les usages de la politesse,
+je considèrerais comme une grande bonté de sa part qu'il voulût bien
+m'avertir à demi-mot toutes les fois qu'il me verrait sur le point de
+faire quelque sottise.
+
+«Avec plaisir, dit-il, bien que je puisse prédire que vous n'aurez pas
+besoin d'être averti souvent. J'aime à croire que nous serons souvent
+ensemble, et je serais bien aise de bannir sur-le-champ toute espèce de
+contrainte entre nous. Vous plaît-il de m'accorder la faveur de
+commencer dès à présent à m'appeler par mon nom de baptême, Herbert?»
+
+Je le remerciai, en disant que je ne demandais pas mieux et, en échange,
+je l'informai que mon nom de baptême était Philip.
+
+«Je ne donne pas dans Philip, dit-il en souriant, cela sonne mal et me
+rappelle l'enfant de la fable du syllabaire, qui est un paresseux et
+tombe dans une mare, ou bien qui est si gras qu'il ne peut ouvrir les
+yeux et par conséquent rien voir, ou si avare qu'il enferme ses gâteaux
+jusqu'à ce que les souris les mangent, ou si déterminé, qu'il va
+dénicher des oiseaux et est mangé par des ours, qui vivent très près
+dans le voisinage. Je vais vous dire ce qui me conviendrait. Nous sommes
+en bonne harmonie, et vous avez été forgeron, rappelez-vous le.... Cela
+vous serait-il égal?...
+
+--Tout ce que vous me proposerez me sera égal, répondis-je; mais je ne
+vous comprends pas.
+
+--Vous serait-il égal que je vous appelasse Haendel? Il y a un charmant
+morceau de musique de Haendel, intitulé l'_Harmonieux forgeron._
+
+--J'aimerais beaucoup ce nom.
+
+--Alors, mon cher Haendel, dit-il en se retournant comme la porte
+s'ouvrait, voici le dîner, et je dois vous prier de prendre le haut de
+la table, parce que c'est vous qui m'offrez à dîner.»
+
+Je ne voulus rien entendre à ce sujet. En conséquence, il prit le haut
+de la table et je me mis en face de lui. C'était un excellent petit
+dîner, qui alors me parut un véritable festin de Lord Maire; il avait
+d'autant plus de valeur, qu'il était mangé dans des circonstances
+particulières, car il n'y avait pas de vieilles gens avec nous, et nous
+avions Londres tout autour de nous; mais ce plaisir était encore
+augmenté par un certain laisser aller bohème qui présidait au banquet;
+car, tandis que la table était, comme l'aurait pu dire M. Pumblechook,
+le temple du luxe, étant entièrement fournie par le restaurant,
+l'encadrement de la pièce où nous nous tenions était comparativement
+mesquin, et avait une apparence peu appétissante. J'étonnais le garçon
+par mes habitudes excentriques et vagabondes de mettre les couverts sur
+le plancher, où il se précipitait après eux, le beurre fondu sur le
+fauteuil, le pain sur les rayons des livres, le fromage dans le panier à
+charbon, et la volaille bouillie dans le lit de la chambre voisine, où
+je trouvai encore le soir, en me mettant au lit, beaucoup de son persil
+et de son beurre, dans un état de congélation des moins gracieux: tout
+cela rendit la fête délicieuse, et, quand le garçon n'était pas là pour
+me surveiller, mon plaisir était sans mélange.
+
+Nous étions déjà avancés dans notre dîner, quand je rappelai à Herbert
+sa promesse de me parler de miss Havisham.
+
+«C'est vrai, reprit-il, je vais m'acquitter tout de suite. Permettez-moi
+de commencer, Haendel, par vous faire observer qu'à Londres, on n'a pas
+l'habitude de mettre son couteau dans sa bouche, par crainte d'accident,
+et que, bien que la fourchette soit réservée pour cet usage, il ne faut
+pas la faire entrer plus loin qu'il est nécessaire. C'est à peine digne
+d'être remarqué, mais il vaut mieux faire comme tout le monde.
+J'ajouterai qu'on ne tient pas sa cuiller sur sa main, mais dessous.
+Cela a un double avantage, vous arriverez plus facilement à la bouche,
+ce qui, après tout, est l'objet principal, et vous épargnez, dans une
+infinité de cas, à votre épaule droite, l'attitude qu'on prend en
+ouvrant des huîtres.»
+
+Il me fit ces observations amicales d'une manière si enjouée, que nous
+en rîmes tous les deux, et qu'à peine cela me fit-il rougir.
+
+«Maintenant, continua-t-il, parlons de miss Havisham. Miss Havisham,
+vous devez le savoir, a été une enfant gâtée. Sa mère mourut qu'elle
+n'était encore qu'une enfant, et son père ne sut rien lui refuser. Son
+père était gentleman campagnard, et, de plus, il était brasseur. Je ne
+sais pourquoi il est très bien vu d'être brasseur dans cette partie du
+globe, mais il est incontestable que, tandis que vous ne pouvez
+convenablement être gentleman et faire du pain, vous pouvez être aussi
+gentleman que n'importe qui et faire de la bière, vous voyez cela tous
+les jours.
+
+--Cependant un gentleman ne peut tenir un café, n'est-ce pas? dis-je.
+
+--Non, sous aucun prétexte, répondit Herbert; mais un café peut retenir
+un gentleman. Eh bien! donc, M. Havisham était très riche et très fier,
+et sa fille était de même.
+
+--Miss Havisham était fille unique? hasardai-je.
+
+--Attendez un peu, j'y arrive. Non, elle n'était pas fille unique. Elle
+avait un frère consanguin. Son père s'était remarié secrètement... avec
+sa cuisinière, je pense.
+
+--Je croyais qu'il était fier? dis-je.
+
+--Mon bon Haendel, certes, oui, il l'était. Il épousa sa seconde femme
+secrètement, parce qu'il était fier, et peu de temps après elle mourut.
+Quand elle fut morte, il avoua à sa fille, à ce que je crois, ce qu'il
+avait fait; alors le fils devint membre de la famille et demeura dans la
+maison que vous avez vue. En grandissant, ce fils devint turbulent,
+extravagant, désobéissant; en un mot, un mauvais garnement. Enfin, son
+père le déshérita; mais il se radoucit à son lit de mort, et le laissa
+dans une bonne position, moins bonne cependant que celle de miss
+Havisham.... Prenez un verre de vin, et excusez-moi de vous dire que la
+société n'exige pas que nous vidions si stoïquement et si
+consciencieusement notre verre, et que nous tournions son fond sens
+dessus dessous, en appuyant ses bords sur notre nez.»
+
+Dans l'extrême attention que j'apportais à son récit, je m'étais laissé
+aller à commettre cette inconvenance. Je le remerciai en m'excusant:
+
+«Pas du tout,» me dit-il.
+
+Et il continua.
+
+«Miss Havisham était donc une héritière, et, comme vous pouvez le
+supposer, elle était fort recherchée comme un bon parti. Son frère
+consanguin avait de nouveau une fortune suffisante; mais ses dettes d'un
+côté, de nouvelles folies de l'autre, l'eurent bientôt dissipée une
+seconde fois. Il y avait une plus grande différence de manière d'être,
+entre lui et elle, qu'il n'y en avait entre lui et son père, et on
+suppose qu'il nourrissait contre elle une haine mortelle, parce qu'elle
+avait cherché à augmenter la colère du père. J'arrive maintenant à la
+partie cruelle de l'histoire, m'arrêtant seulement, mon cher Haendel,
+pour vous faire remarquer qu'une serviette ne peut entrer dans un
+verre.»
+
+Il me serait tout à fait impossible de dire pourquoi j'essayais de faire
+entrer la mienne dans mon verre: tout ce que je sais, c'est que je me
+surpris faisant, avec une persévérance digne d'une meilleure cause, des
+efforts inouïs pour la comprimer dans ces étroites limites. Je le
+remerciai de nouveau en m'excusant, et de nouveau avec la même bonne
+humeur, il me dit:
+
+«Pas du tout, je vous assure.»
+
+Et il reprit:
+
+«Alors apparut dans le monde, c'est-à-dire aux courses, dans les bals
+publics, ou n'importe où il vous plaira un certain monsieur qui fit la
+cour à miss Havisham. Je ne l'ai jamais vu, car il y a vingt-cinq ans
+que ce que je vous raconte est arrivé, bien avant que vous et moi ne
+fussions au monde, Haendel; mais j'ai entendu mon père dire que c'était
+un homme élégant, et justement l'homme qu'il fallait pour plaire à miss
+Havisham. Mais ce que mon père affirmait le plus fortement, c'est que
+sans prévention et sans ignorance, on ne pouvait le prendre pour un
+véritable gentleman; mon père avait pour principe qu'un homme qui n'est
+pas vraiment gentleman par le coeur, n'a jamais été, depuis que le monde
+existe, un vrai gentleman par les manières. Il disait aussi qu'aucun
+vernis ne peut cacher le grain du bois, et que plus on met de vernis
+dessus, plus le grain devient apparent. Très bien! Cet homme serra de
+près miss Havisham, et fit semblant de lui être très dévoué. Je crois
+que jusqu'à ce moment, elle n'avait pas montré beaucoup de sensibilité,
+mais tout ce qu'elle en possédait se montra certainement alors. Elle
+l'aima passionnément. Il n'y a pas de doute qu'elle l'idolâtrât. Il
+exerçait une si forte influence sur son affection par sa conduite rusée,
+qu'il en obtint de fortes sommes d'argent et l'amena à racheter à son
+frère sa part de la brasserie, que son père lui avait laissé par
+faiblesse, à un prix énorme, et en lui faisant prendre l'engagement, que
+lorsqu'il serait son mari, il gérerait de tout. Votre tuteur ne faisait
+pas partie, à cette époque, des conseils de miss Havisham, et elle était
+trop hautaine et trop éprise pour se laisser conseiller par quelqu'un.
+Ses parents étaient pauvres et intrigants, à l'exception de mon père. Il
+était assez pauvre, mais il n'était ni avide, ni jaloux, et c'était le
+seul qui fût indépendant parmi eux. Il l'avertit qu'elle faisait trop
+pour cet homme, et qu'elle se mettait trop complètement à sa merci. Elle
+saisit la première occasion qui se présenta d'ordonner à mon père de
+sortir de sa présence et de sa maison, et mon père ne l'a jamais revue
+depuis.»
+
+À ce moment du récit de mon convive je me rappelai que miss Havisham
+avait dit: «Mathieu viendra me voir à la fin, quand je serai étendue
+morte sur cette table,» et je demandai à Herbert si son père était
+réellement si fâché contre elle.
+
+«Ce n'est pas cela, dit-il, mais elle l'a accusé, en présence de son
+prétendu, d'être désappointé d'avoir perdu tout espoir de faire ses
+affaires en la flattant; et s'il y allait maintenant, cela paraîtrait
+vrai, à lui comme à elle. Revenons à ce prétendu pour en finir avec lui.
+Le jour du mariage fut fixé, les habits de noce achetés, le voyage qui
+devait suivre la noce projeté, les gens de la noce invités, le jour
+arriva, mais non pas le fiancé: il lui écrivit une lettre....
+
+--Qu'elle reçut, m'écriai-je, au moment où elle s'habillait pour la
+cérémonie... à neuf heures moins vingt minutes....
+
+--À cette heure et à ces minutes, dit Herbert en faisant un signe de
+tête affirmatif, heures et minutes auxquelles elle arrêta ensuite toutes
+les pendules. Ce qui, au fond de tout cela, fit manquer le mariage, je
+ne vous le dirai pas parce que je ne le sais pas.... Quand elle se
+releva d'une forte maladie qu'elle fit, elle laissa tomber toute la
+maison dans l'état de délabrement où vous l'avez vue et elle n'a jamais
+regardé depuis la lumière du soleil.
+
+--Est-ce là toute l'histoire? demandai-je après quelque réflexion.
+
+--C'est tout ce que j'en sais, et encore je n'en sais autant que parce
+que j'ai rassemblé moi-même tous ces détails, car mon père évite
+toujours d'en parler, et même lorsque miss Havisham m'invita à aller
+chez elle, il ne me dit que ce qui était absolument nécessaire pour moi
+de savoir. Mais il y a une chose que j'ai oubliée: on a supposé que
+l'homme dans lequel elle avait si mal placé sa confiance a agi, dans
+toute cette affaire, de connivence avec son frère; que c'était une
+intrigue ourdie entre eux et dont ils devaient se partager les
+bénéfices.
+
+--Je suis surpris alors qu'il ne l'ait pas épousée pour s'emparer de
+toute la fortune, dis-je.
+
+--Peut-être était-il déjà marié, et cette cruelle mystification peut
+avoir fait partie du plan de son frère, dit Herbert; mais faites
+attention que je n'en suis pas sûr du tout.
+
+--Que sont devenus ces deux hommes? demandai-je après avoir réfléchi un
+instant.
+
+--Ils sont tombés dans une dégradation et une honte plus profonde encore
+si c'est possible; puis la ruine est venue.
+
+--Vivent-ils encore?
+
+--Je ne sais pas.
+
+--Vous disiez tout à l'heure qu'Estelle n'était pas parente de miss
+Havisham, mais seulement adoptée par elle. Quand a-t-elle été adoptée?
+
+Herbert leva les épaules.
+
+«Il y a toujours eu une Estelle depuis que j'ai entendu parler de miss
+Havisham. Je ne sais rien de plus. Et maintenant, Haendel, dit-il en
+laissant là l'histoire, il y a entre nous une parfaite entente: vous
+savez tout ce que je sais sur miss Havisham.
+
+--Et vous aussi, repartis-je, vous savez tout ce que je sais.
+
+--Je le crois. Ainsi donc il ne peut y avoir entre vous et moi ni
+rivalité ni brouille, et quant à la condition attachée à votre fortune
+que vous ne devez pas chercher à savoir à qui vous la devez, vous pouvez
+compter que cette corde ne sera ni touchée ni même effleurée par moi, ni
+par aucun des miens.»
+
+En vérité, il dit cela avec une telle délicatesse, que je sentis qu'il
+n'y aurait plus à revenir sur ce sujet, bien que je dusse rester sous le
+toit de son père pendant des années. Et pourtant il y avait dans ses
+paroles tant d'intention, que je sentis qu'il comprenait aussi
+parfaitement que je le comprenais moi-même, que miss Havisham était ma
+bienfaitrice.
+
+Je n'avais pas songé tout d'abord qu'il avait amené la conversation sur
+ce sujet pour en finir une fois pour toutes et rendre notre position
+nette; mais après cet entretien nous fûmes si à l'aise et de si bonne
+humeur, que je m'aperçus alors que telle avait été son intention. Nous
+étions très gais et très accorts, et je lui demandai, tout en causant,
+ce qu'il faisait. Il me répondit:
+
+«Je suis capitaliste assureur de navires.»
+
+Je suppose qu'il vit mon regard errer autour de la chambre à la
+recherche de quelque chose qui rappelât la navigation ou le capital, car
+il ajouta:
+
+«Dans la Cité.»
+
+J'avais une haute idée de la richesse et de l'importance des assureurs
+maritimes de la Cité, et je commençai à penser avec terreur que j'avais
+renversé autrefois ce jeune assureur sur le dos, que j'avais noirci son
+oeil entreprenant et fait une entaille à sa tête commerciale. Mais
+alors, à mon grand soulagement, l'étrange impression qu'Herbert Pocket
+ne réussirait jamais, et ne serait jamais riche, me revint à l'esprit.
+Il continua:
+
+«Je ne me contenterai pas à l'avenir d'employer uniquement mes capitaux
+dans les assurances maritimes; j'achèterai quelques bonnes actions dans
+les assurances sur la vie, et je me lancerai dans quelque conseil de
+direction; je ferai aussi quelques petites choses dans les mines, mais
+rien de tout cela ne m'empêchera de charger quelques milliers de tonnes
+pour mon propre compte. Je crois que je ferai le commerce, dit-il en se
+renversant sur sa chaise, avec les Indes Orientales, j'y ferai les
+soies, les châles, les épices, les teintures, les drogues et les bois
+précieux. C'est un commerce intéressant.
+
+--Et les profits sont grands? dis-je.
+
+--Énormes!» dit-il.
+
+L'irrésolution me revint, et je commençai à croire qu'il avait encore de
+plus grandes espérances que les miennes.
+
+«Je crois aussi que je ferai le commerce, dit-il en mettant ses pouces
+dans les poches de son gilet, avec les Indes Occidentales, pour le
+sucre, le tabac et le rhum, et aussi avec Ceylan, spécialement pour les
+dents d'éléphants.
+
+--Il vous faudra un grand nombre de vaisseaux, dis-je.
+
+--Une vraie flotte,» dit-il.
+
+Complètement ébloui par les magnificences de ce programme, je lui
+demandai dans quelle direction naviguaient le plus grand nombre des
+vaisseaux qu'il avait assurés.
+
+«Je n'ai pas encore fait une seule assurance, répondit-il, je cherche à
+me caser.»
+
+Cette occupation semblait en quelque manière plus en rapport avec
+l'Hôtel Barnard, aussi je dis d'un ton de conviction:
+
+«Ah!... ah!...
+
+--Oui, je suis dans un bureau d'affaires, et je cherche à me retourner.
+
+--Ce bureau est-il avantageux? demandai-je.
+
+--À qui?... Voulez-vous dire au jeune homme qui y est? demanda-t-il pour
+réponse.
+
+--Non, à vous?
+
+--Mais, non, pas à moi...»
+
+Il dit cela de l'air de quelqu'un qui compte avec soin avant d'arrêter
+une balance.
+
+«Cela ne m'est pas directement avantageux, c'est-à-dire que cela ne me
+rapporte rien et j'ai à... m'entretenir.»
+
+Certainement l'affaire n'avait pas l'air avantageuse, et je secouai la
+tête comme pour dire qu'il serait difficile d'amasser un grand capital
+avec une pareille source de revenu.
+
+«Mais c'est ainsi qu'il faut s'y prendre, dit Herbert Pocket. Vous êtes
+posé quelque part; c'est le grand point. Vous êtes dans un bureau
+d'affaires, vous n'avez plus qu'à regarder tout autour de vous ce qui
+vous conviendra le mieux.»
+
+Je fus frappé d'une chose singulière: c'est que pour chercher des
+affaires il fallût être dans un bureau; mais je gardai le silence, m'en
+rapportant complètement à son expérience.
+
+«Alors, continua Herbert, le vrai moment arrive où vous trouvez une
+occasion; vous la saisissez au passage, vous fondez dessus, vous faites
+votre capital et vous êtes établi. Quand une fois votre capital est
+fait, vous n'avez plus rien à faire qu'à l'employer.»
+
+Sa manière de se conduire ressemblait beaucoup à celle qu'il avait tenue
+dans le jardin le jour de notre rencontre. C'était bien toujours la même
+chose. Il supportait sa pauvreté comme il avait supporté sa défaite, et
+il me semblait qu'il prenait maintenant toutes les luttes et tous les
+coups de la fortune comme il avait pris les miens autrefois. Il était
+évident qu'il n'avait autour de lui que les choses les plus nécessaires,
+car tout ce que je remarquais sur la table et dans l'appartement
+finissait toujours par avoir été apporté pour moi du restaurant ou
+d'autre part.
+
+Cependant, malgré qu'il s'imaginât avoir fait sa fortune, il s'en
+faisait si peu accroire, que je lui sus un gré infini de ne pas s'en
+enorgueillir.
+
+C'était une aimable qualité à ajouter à son charmant naturel, et nous
+continuâmes à être au mieux. Le soir nous sortîmes pour aller faire un
+tour dans les rues, et nous entrâmes au théâtre à moitié prix. Le
+lendemain nous fûmes entendre le service à l'abbaye de Westminster. Dans
+l'après-midi, nous visitâmes les parcs. Je me demandais qui ferrait tous
+les chevaux que je rencontrais; j'aurais voulu que ce fût Joe.
+
+Il me semblait, en supputant modérément le temps qui s'était écoulé
+depuis le dimanche où j'avais quitté Joe et Biddy, qu'il y avait
+plusieurs mois. L'espace qui nous séparait participa à cette extension,
+et nos marais se trouvèrent à une distance impossible à évaluer. L'idée
+que j'aurais pu assister ce même dimanche aux offices de notre vieille
+église, revêtu de mes vieux habits des jours de fêtes, me semblait une
+réunion d'impossibilités géographiques et sociales, solaires et
+lunaires. Pourtant, au milieu des rues de Londres, si encombrées de
+monde et si brillamment éclairées le soir, j'éprouvais une espèce de
+remords intime d'avoir relégué si loin la pauvre vieille cuisine du
+logis; et, dans le silence de la nuit, le pas de quelque maladroit
+imposteur de portier, rôdant çà et là dans l'Hôtel Barnard sous prétexte
+de surveillance, tombaient sourdement sur mon coeur.
+
+Le lundi matin, à neuf heures moins un quart, Herbert alla à son bureau
+pour se faire son rapport à lui-même et prendre l'air de ce même bureau,
+comme on dit, à ce que je crois toujours, et je l'accompagnai. Il devait
+en sortir une heure ou deux après, pour me conduire à Hammersmith, et je
+devais l'attendre dans les environs. Il me sembla que les oeufs d'où
+sortaient les jeunes assureurs étaient incubés dans la poussière et la
+chaleur, comme les oeufs d'autruche, à en juger par les endroits où ces
+petits géants se rendaient le lundi matin. Le bureau où Herbert tenait
+ses séances ne me fit pas l'effet d'un bon Observatoire; il était à un
+second étage sur la cour, d'une apparence très sale, très maussade sous
+tous les rapports, et avait vue sur un autre second étage également sur
+la cour, d'où il devait être impossible d'observer bien loin autour de
+soi.
+
+J'attendis jusqu'à près de midi. J'allai faire un tour à la Bourse; je
+vis des hommes barbus, assis sous les affiches des vaisseaux en
+partance, que je pris pour de grands marchands, bien que je ne puisse
+comprendre pourquoi aucun d'eux ne paraissait avoir sa raison. Quand
+Herbert vint me rejoindre, nous allâmes déjeuner dans un établissement
+célèbre, que je vénérai alors beaucoup, mais que je crois aujourd'hui
+avoir été la superstition la plus abjecte de l'Europe, et où je ne pus
+m'empêcher de remarquer qu'il y avait beaucoup plus de sauce sur les
+nappes, sur les couteaux et sur les habits des garçons que dans les
+plats. Cette collation faite à un prix modéré, eu égard à la graisse
+qu'on ne nous fit pas payer, nous retournâmes à l'Hôtel Barnard, pour
+chercher mon petit portemanteau, et nous prîmes ensuite une voiture pour
+Hammersmith, où nous arrivâmes vers trois heures de l'après-midi. Nous
+n'avions que peu de chemin à faire pour gagner la maison de M. Pocket.
+Soulevant le loquet d'une porte, nous entrâmes immédiatement dans un
+petit jardin donnant sur la rivière, où les enfants de M. Pocket
+prenaient leurs ébats, et, à moins que je ne me sois abusé sur un point
+où mes préjugés ou mes intérêts n'étaient pas en jeu, je remarquai que
+les enfants de M. et Mrs Pocket ne s'élevaient pas, ou n'étaient pas
+élevés, mais qu'ils se roulaient.
+
+Mrs Pocket était assise sur une chaise de jardin, sous un arbre; elle
+lisait, les jambes croisées sur une autre chaise de jardin; et les deux
+servantes de Mrs Pocket se regardaient pendant que les enfants jouaient.
+
+«Maman, dit Herbert, c'est le jeune M. Pip.»
+
+Sur ce, Mrs Pocket me reçut avec une apparence d'aimable dignité.
+
+«Master Alick et miss Jane! cria une des bonnes à deux enfants, si vous
+courez comme cela contre ces buissons, vous tomberez dans la rivière, et
+vous vous noierez, et alors que dira votre papa?»
+
+En même temps, cette bonne ramassa le mouchoir de Mrs Pocket, et dit:
+
+«C'est au moins la sixième fois, madame, que vous le laissez tomber!»
+
+Sur quoi Mrs Pocket se mit à rire, et dit:
+
+«Merci, Flopson.»
+
+Puis, s'installant sur une seule chaise, elle continua sa lecture. Son
+visage prit une expression sérieuse, comme si elle eût lu depuis une
+semaine; mais, avant qu'elle eût pu lire une demi-douzaine de lignes,
+elle leva les yeux sur moi, et dit:
+
+«J'espère que votre maman se porte bien?»
+
+Cette demande inattendue me mit dans un tel embarras, que je commençai à
+dire de la façon la plus absurde du monde, qu'en vérité si une telle
+personne avait existé, je ne doutais pas qu'elle ne se fût bien portée,
+qu'elle ne lui en eût été bien obligée, et qu'elle ne lui eût envoyé ses
+compliments, quand la bonne vint à mon aide.
+
+«Encore!... dit-elle en ramassant le mouchoir de poche; si ça n'est pas
+la septième fois!... Que ferez-vous cette après-midi, madame?»
+
+Mrs Pocket regarda son mouchoir d'un air inexprimable, comme si elle ne
+l'eût jamais vu; ensuite, en le reconnaissant, elle dit avec un sourire:
+
+«Merci, Flopson.»
+
+Puis elle m'oublia, et reprit sa lecture.
+
+Maintenant que j'avais le temps de les compter, je vis qu'il n'y avait
+pas moins de six petits Pockets, de grandeurs variées, qui se roulaient
+de différentes manières.
+
+J'arrivai à peine au total, quand un septième se fit entendre dans des
+régions élevées, en pleurant d'une façon navrante.
+
+N'est-ce pas Baby[6]? dit Flopson d'un air surpris; dépêchez-vous,
+Millers, d'aller voir.»
+
+ [Note 6: _Baby_, nom générique du dernier enfant d'une famille riche
+ ou pauvre; on appelle _baby_ le dernier-né jusqu'à quatre ou cinq ans.]
+
+Millers, qui était la seconde bonne, gagna la maison, et peu à peu
+l'enfant qui pleurait se tut et resta tranquille, comme si c'eût été un
+jeune ventriloque auquel on eût fermé la bouche avec quelque chose. Mrs
+Pocket lut tout le temps, et j'étais très curieux de savoir quel livre
+ce pouvait être.
+
+Je suppose que nous attendions là que M. Pocket vînt à nous; dans tous
+les cas, nous attendions. J'eus ainsi l'occasion d'observer un
+remarquable phénomène de famille. Toutes les fois que les enfants
+s'approchaient par hasard de Mrs Pocket en jouant, ils se donnaient des
+crocs-en-jambe et se roulaient sur elle, et cela avait toujours lieu à
+son étonnement momentané et à leurs plus pénibles lamentations. Je ne
+savais comment expliquer cette singulière circonstance, et je ne pouvais
+m'empêcher de former des conjectures sur ce sujet, jusqu'au moment où
+Millers descendit avec le Baby, lequel Baby fut remis entre les mains de
+Flopson, laquelle Flopson allait le passer à Mrs Pocket, quand elle alla
+donner la tête la première contre Mrs Pocket. Baby et Flopson furent
+heureusement rattrapés par Herbert et moi.
+
+«Miséricorde! Flopson, dit Mrs Pocket en quittant son livre, tout le
+monde tombe ici.
+
+--Miséricorde vous-même, vraiment, madame! repartit Flopson en
+rougissant très fort, qu'avez-vous donc là?
+
+--Ce que j'ai là, Flopson? demanda Mrs Pocket.
+
+--Mais c'est votre tabouret! s'écria Flopson; et si vous le tenez sous
+vos jupons comme cela, comment voulez-vous qu'on ne tombe pas?... Tenez,
+prenez le Baby, madame, et donnez-moi votre livre.»
+
+Mrs Pocket fit ce qu'on lui conseillait et fit maladroitement danser
+l'enfant sur ses genoux, pendant que les autres enfants jouaient
+alentour. Cela ne durait que depuis fort peu de temps, quand Mrs Pocket
+donna sommairement des ordres pour qu'on les rentrât tous dans la maison
+pour leur faire faire un somme. C'est ainsi que, dans ma première
+visite, je fis cette seconde découverte, que l'éducation des petits
+Pockets consistait à tomber et à dormir alternativement. Dans ces
+circonstances, lorsque Flopson et Millers eurent fait rentrer les
+enfants dans la maison, comme un petit troupeau de moutons, et quand M.
+Pocket en sortit pour faire ma connaissance, je ne fus pas très surpris
+en trouvant que M. Pocket était un gentleman dont le visage avait l'air
+perplexe, et qui avait sur la tête des cheveux très gris et en désordre,
+comme un homme qui ne peut pas parvenir à trouver le vrai moyen
+d'arriver à son but.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII.
+
+
+«Je suis bien aise de vous voir, me dit M. Pocket, et j'espère que vous
+n'êtes pas fâché de me voir non plus, car je ne suis pas, ajouta-t-il
+avec le sourire de son fils, un personnage bien effrayant.»
+
+Il avait l'air assez jeune, malgré son désordre et ses cheveux très
+gris, et ses manières semblaient tout à fait naturelles. Je veux dire
+par là qu'elles étaient dépourvues de toute affectation. Il y avait
+quelque chose de comique dans son air distrait, qui eût été franchement
+burlesque, s'il ne s'était aperçu lui-même qu'il était bien près de
+l'être. Quand il eut causé un moment avec moi, il dit, en s'adressant à
+Mrs Pocket, avec une contraction un peu inquiète de ses sourcils, qui
+étaient noirs et beaux:
+
+«Belinda, j'espère que vous avez bien reçu M. Pip?»
+
+Elle regarda par-dessus son livre et répondit:
+
+«Oui.»
+
+Elle me sourit alors, mais sans savoir ce qu'elle faisait, car son
+esprit était ailleurs; puis elle me demanda si j'aimerais à goûter un
+peu de fleur d'oranger. Comme cette question n'avait aucun rapport
+éloigné ou rapproché avec aucun sujet, passé ou futur, je considérai
+qu'elle l'avait lancée comme le premier pas qu'elle daignait faire dans
+la conversation générale.
+
+Je découvris en quelques heures, je puis le dire ici sans plus tarder,
+que Mrs Pocket était fille unique d'un certain chevalier, mort d'une
+façon tout à fait accidentelle, qui s'était persuadé à lui-même que
+défunt son père aurait été fait baronnet, sans l'opposition acharnée de
+quelqu'un, opposition basée sur des motifs entièrement personnels. J'ai
+oublié de qui, si toutefois je l'ai jamais su. Était-ce du souverain, du
+premier ministre, du chancelier, de l'archevêque de Canterbury ou de
+toute autre personne? Je ne sais; mais en raison de ce fait, entièrement
+supposé, il s'était lié avec tous les nobles de la terre. Je crois que
+lui-même avait été créé chevalier pour s'être rendu maître, à la pointe
+de la plume, de la grammaire anglaise, dans une adresse désespérée,
+copiée sur vélin, à l'occasion de la pose de la première pierre d'un
+édifice quelconque, et pour avoir tendu à quelque personne royale, soit
+la truelle, soit le mortier. Peu importe pourquoi; il avait destiné Mrs
+Pocket à être élevée, dès le berceau, comme une personne qui, dans
+l'ordre des choses, devait épouser un personnage titré, et de laquelle
+il fallait éloigner toute espèce de connaissance plébéienne. On avait
+réussi à faire si bonne garde autour de la jeune miss, d'après les
+intentions de ce père judicieux, qu'elle avait toutes sortes d'agréments
+acquis et brillants, mais qu'elle était du reste parfaitement incapable
+et inutile. Avec ce caractère si heureusement formé, dans la première
+fleur de jeunesse, il n'avait pas encore décidé s'il se destinerait aux
+grandeurs administratives ou aux grandeurs cléricales. Comme pour
+arriver aux unes ou autres, ce n'était qu'une question de temps, lui et
+Mrs Pocket avaient pris le temps par les cheveux (qui, à en juger par
+leur longueur, semblaient avoir besoin d'être coupés) et s'étaient
+mariés à l'insu du père judicieux. Le père judicieux, n'ayant rien à
+accorder ou à refuser que sa bénédiction, avait magnifiquement passé ce
+douaire sur leurs têtes, après une courte résistance, et avait assuré à
+M. Pocket que sa femme était un trésor digne d'un prince. M. Pocket
+avait installé ce trésor de prince dans les voies du monde tel qu'il
+est, et l'on suppose qu'il n'y prit qu'un bien faible intérêt. Cependant
+Mrs Pocket était en général l'objet d'une pitié respectueuse, parce
+qu'elle n'avait pas épousé un personnage titré, tandis que, de son côté,
+M. Pocket était l'objet d'une espèce de reproche tacite, parce qu'il
+n'avait jamais su acquérir la moindre distinction honorifique.
+
+M. Pocket me conduisit dans la maison et me montra ma chambre, qui était
+une chambre agréable, et meublée de façon à ce que je pusse m'y trouver
+confortablement. Il frappa ensuite aux portes de deux chambres
+semblables et me présenta à leurs habitants, qui se nommaient Drummle et
+Startop. Drummle, jeune homme à l'air vieux et d'une structure lourde,
+était en train de siffler. Startop, plus jeune d'années et d'apparence,
+lisait en tenant sa tête comme s'il eût craint qu'une très forte charge
+de science ne la fît éclater.
+
+M. et Mrs Pocket avaient tellement l'air d'être chez les autres, que je
+me demandais qui était réellement en possession de la maison et les
+laissait y vivre, jusqu'à ce que j'eusse découvert que cette grande
+autorité était dévolue aux domestiques. C'était peut-être une assez
+agréable manière de mener les choses pour s'éviter de l'embarras, mais
+elle paraissait coûteuse, car les domestiques sentaient qu'ils se
+devaient à eux-mêmes de bien manger, de bien boire, et de recevoir
+nombreuse compagnie à l'office. Ils accordaient une table très
+généreusement servie à M. et Mrs Pocket; cependant il me parut toujours
+que l'endroit où il était de beaucoup préférable d'avoir sa pension
+était la cuisine; en supposant toutefois le pensionnaire en état de se
+défendre, car moins d'une semaine après mon arrivée, une dame du
+voisinage, personnellement inconnue de la famille, écrivit pour dire
+qu'elle avait vu Millers battre le Baby. Ceci affligea grandement Mrs
+Pocket, qui fondit en larmes à la réception de cette lettre, et s'écria
+qu'il était vraiment extraordinaire que les voisins ne pussent s'occuper
+de leurs affaires.
+
+J'appris peu à peu, par Herbert particulièrement, que M. Pocket avait
+étudié à Harrow et à Cambridge, où il s'était distingué, et qu'ayant eu
+le bonheur d'épouser Mrs Pocket à un âge peu avancé, il avait changé de
+voie et avait pris l'état de rémouleur universitaire. Après avoir
+repassé un certain nombre de lames émoussées, dont les possesseurs,
+lorsqu'ils étaient influents, lui promettaient toujours de l'aider dans
+son avancement, mais oubliaient toujours de le faire, quand une fois les
+lames avaient quitté la meule, il s'était fatigué de ce pauvre travail
+et était venu à Londres. Là, après avoir vu s'évanouir graduellement ses
+plus belles espérances, il avait, sous le prétexte de faire des
+lectures, appris à lire à diverses personnes qui n'avaient pas eu
+occasion de le faire ou qui l'avaient négligé; puis il en avait refourbi
+plusieurs autres; de plus, en raison de ses connaissances littéraires,
+il s'était chargé de compilations et de corrections bibliographiques; et
+tout cela, ajouté à des ressources particulières, très modérées, avait
+finir par maintenir la maison sur le pied où je la voyais.
+
+M. et Mrs Pocket avaient un pernicieux voisinage; c'était une dame
+veuve, d'une nature tellement sympathique, qu'elle s'accordait avec tout
+le monde, bénissait tout le monde, et répandait des sourires ou des
+larmes sur tout le monde, selon les circonstances. Cette dame s'appelait
+Coiler, et j'eus l'honneur de lui offrir le bras pour la conduire à
+table le jour de mon installation. Elle me donna à entendre, en
+descendant l'escalier, que c'était un grand coup pour cette chère Mrs
+Pocket et pour ce cher M. Pocket, de se voir dans la nécessité de
+recevoir des pensionnaires chez eux.
+
+«Ceci n'est pas pour vous, me dit-elle dans un débordement d'affection
+et de confidence, il y avait un peu moins de cinq minutes que je la
+connaissais; s'ils étaient tous comme vous, ce serait tout autre chose.
+Mais cette chère Mrs Pocket, dit Mrs Coiler, après le désappointement
+qu'elle a éprouvé de si bonne heure, non qu'il faille blâmer ce cher M.
+Pocket, a besoin de tant de luxe et d'élégance....
+
+--Oui, madame, dis-je pour l'arrêter, car je craignais qu'elle ne se
+prît à pleurer.
+
+--Et elle est d'une nature si aristocratique!...
+
+--Oui, madame, dis-je encore dans le même but que la première fois.
+
+--Que c'est dur, continua Mrs Coiler, de voir l'attention et le temps de
+ce cher M. Pocket détournés de cette chère Mrs Pocket!»
+
+Tandis que j'accordais toute mon attention à mon couteau, à ma
+fourchette, à ma cuillère, à mes verres et aux autres instruments de
+destruction qui se trouvaient sous ma main, il se passa quelque chose,
+entre Mrs Pocket et Drummle, qui m'apprit que Drummle, dont le nom de
+baptême était Bentloy, était actuellement le plus proche héritier, moins
+un, d'un titre de baronnet, et plus tard, je sus que le livre que
+j'avais vu dans le jardin entre les mains de Mrs Pocket, était un traité
+de blason, et qu'elle connaissait la date exacte à laquelle son
+grand-papa aurait figuré dans le livre, s'il avait jamais dû y figurer.
+Drummle parlait peu; mais, dans ces rares moments de loquacité, il me
+fit l'effet d'une espèce de garçon boudeur; il parlait comme un des élus
+et reconnaissait Mrs Pocket comme femme et comme soeur. Excepté eux et
+Mrs Coiler, la pernicieuse voisine, personne ne prit le moindre intérêt
+à cette partie de la conversation, et il me sembla qu'elle était pénible
+pour Herbert. Elle promettait de durer encore longtemps, lorsque le
+groom vint annoncer un malheur domestique. En effet, la cuisinière avait
+manqué son rôti. À mon indicible surprise, je vis alors pour la première
+fois M. Pocket se livrer, pour soulager son esprit, à une démonstration
+qui me sembla fort extraordinaire, mais qui ne parut faire aucune
+impression sur les autres convives, et avec laquelle je me familiarisai
+bientôt comme tout le monde. Étant en train de découper, il posa sur la
+table son couteau et sa fourchette, passa ses deux mains dans ses
+cheveux en désordre et parut faire un violent effort pour se soulever
+avec leur aide. Après cela, voyant qu'il ne soulevait pas sa tête d'une
+ligne, il continua tranquillement ce qu'il était en train de faire.
+
+Ensuite, Mrs Coiler changea de sujet et commença à me faire des
+compliments. Cela me plut pendant quelques instants; mais elle me flatta
+si brutalement, que le plaisir ne dura pas longtemps. Elle avait une
+manière serpentine de s'approcher de moi, lorsqu'elle prétendait
+s'intéresser sérieusement aux localités et aux amis que j'avais quittés,
+qui ressemblait à celle de la vipère à langue fourchue, et quand, par
+hasard, elle s'adressait à Startop, lequel lui parlait fort peu, ou à
+Drummle, qui lui parlait moins encore, je les enviais d'être à l'autre
+bout de la table.
+
+Après dîner, on amena les enfants, et Mrs Coiler se livra aux
+commentaires les plus flatteurs, sur leurs yeux, leurs nez ou leurs
+jambes. C'était un moyen bien trouvé pour former leur esprit. Il y avait
+quatre petites filles et deux petits garçons, sans compter le baby, qui
+était l'un ou l'autre, et le prochain successeur du Baby, qui n'était
+encore ni l'un ni l'autre. Ils furent introduits par Flopson et Millers,
+comme si ces deux sous-officiers avaient été envoyés pour recruter des
+enfants, et avaient enrôlé ceux-ci. Mrs Pocket regardait ses jeunes
+bambins, qui auraient dû être nobles, comme si elle avait déjà eu le
+plaisir de les voir quelque part, mais ne sachant pas au juste ce
+qu'elle en voulait faire.
+
+«Donnez-moi votre fourchette, madame, et prenez le Baby, dit Flopson. Ne
+le prenez pas de cette manière, ou vous allez lui mettre la tête sous la
+table.»
+
+Ainsi prévenue, Mrs Pocket prit le Baby de l'autre sens, et lui mit la
+tête sur la table; ce qui fut annoncé, à tous ceux qui étaient présents,
+par une affreuse secousse.
+
+«Mon Dieu! mon Dieu! rendez-le-moi, madame, dit Flopson, Miss Jane,
+venez danser devant le Baby, oh! venez! venez!»
+
+Une des petites filles, une simple fourmi, qui semblait avoir
+prématurément pris sur elle de s'occuper des autres, quitta sa place
+près de moi et se mit à danser devant le Baby jusqu'à ce qu'il cessât de
+crier, et se mît à rire. Alors tous les enfants éclatèrent de rire, et
+M. Pocket, qui pendant tout le temps avait essayé à deux reprises
+différentes de se soulever par les cheveux, se prit à rire également, et
+nous rîmes tous, pour manifester notre grande satisfaction.
+
+Flopson, à force de secouer le Baby et de faire mouvoir ses
+articulations, comme celles d'une poupée d'Allemagne, parvint à le
+déposer, sain et sauf, dans le giron de Mrs Pocket, et lui donna le
+casse-noisette pour s'amuser, recommandant en même temps à Mrs Pocket de
+bien faire attention que les branches de cet instrument n'étaient pas de
+nature à vivre en parfait accord avec les yeux de l'enfant, et chargea
+sévèrement miss Jane d'y veiller. Les deux bonnes quittèrent ensuite
+l'appartement et se disputèrent vivement sur l'escalier, avec un groom
+débauché, qui avait servi à table, et qui avait perdu au jeu la moitié
+des boutons de sa veste.
+
+Je me sentis l'esprit très mal à l'aise quand je vis Mrs Pocket, tout en
+mangeant des quartiers d'oranges trempés dans du vin sucré, entamer une
+discussion avec Drummle à propos de deux baronnies, oubliant tout à fait
+le Baby qui, sur ses genoux, exécutait des choses vraiment effroyables
+avec le casse-noisette. À la fin, la petite Jane, voyant le jeune
+cerveau de son petit frère en danger, quitta doucement sa place, et,
+employant une foule de petits artifices, elle parvint à éloigner l'arme
+dangereuse. Mrs Pocket finissait au même instant son orange, et
+n'approuvant pas cela, elle dit à Jane:
+
+«Oh! vilaine enfant! comment oses-tu?... Va t'asseoir de suite....
+
+--Chère maman, balbutia la petite fille, le Baby pouvait se crever les
+yeux.
+
+--Comment oses-tu me répondre ainsi? reprit Mrs Pocket; va te remettre
+sur ta chaise, à l'instant.»
+
+La dignité de Mrs Pocket était si écrasante, que je me sentais tout
+embarrassé, comme si j'avais fait moi-même quelque chose pour la mettre
+en colère.
+
+«Belinda, reprit M. Pocket, de l'autre bout de la table, comment peux-tu
+être si déraisonnable? Jane ne l'a fait que pour empêcher le Baby de se
+blesser.
+
+--Je ne permets à personne de se mêler du Baby, dit Mrs Pocket; je suis
+surprise, Mathieu, que vous m'exposiez à un pareil affront.
+
+--Bon Dieu! s'écria M. Pocket poussé à bout, doit-on laisser les enfants
+se tuer à coups de casse-noisette sans essayer de les sauver?
+
+--Je ne veux pas que Jane se mêle du Baby, dit Mrs Pocket, avec un
+regard majestueux, à l'adresse de l'innocente petite coupable; je
+connais, j'espère, la position de mon grand-papa. En vérité, Jane...»
+
+M. Pocket mit encore ses mains dans ses cheveux, et, cette fois, il se
+souleva réellement à quelques pouces de sa chaise.
+
+«Écoutez ceci, s'écria-t-il en s'adressant aux éléments, ne sachant plus
+à qui demander secours, faut-il que les Babies des pauvres gens se
+tuent, à coups de casse-noisette, à cause de la position de leur
+grand-papa?»
+
+Puis il se souleva encore, et garda le silence.
+
+Nous tenions tous les yeux fixés sur la nappe, avec embarras, pendant
+que tout cela se passait. Une pause s'ensuivit pendant laquelle
+l'honnête Baby, qu'on ne pouvait pas maintenir en repos, se livra à une
+série de sauts et de mouvements pour aller avec la petite Jane, qui me
+parut le seul membre de la famille, hors les domestiques, avec lequel il
+eût envie de se mettre en rapport.
+
+«Monsieur Drummle, dit Mrs Pocket, voulez-vous sonner Flopson? Jane,
+désobéissante petite créature, va te coucher. Et toi, Baby chéri, viens
+avec maman.»
+
+Le Baby avait un noble coeur, et il protesta de toutes ses forces; il se
+plia en deux et se jeta en arrière par-dessus le bras de Mrs Pocket;
+puis il exhiba à la compagnie une paire de bas tricotés et de jambes à
+fossettes au lieu de sa douce figure; finalement on l'emporta dans un
+accès de mutinerie terrible. Après tout, il finit par gagner la partie,
+car quelques minutes après, je le vis à travers la fenêtre, dans les
+bras de la petite Jane.
+
+On laissa les cinq autres enfants seuls à table, parce que Flopson avait
+une occupation secrète qui ne regardait personne; et je pus alors me
+rendre compte des relations qui existaient entre eux et M. Pocket. On le
+verra par ce qui va suivre. M. Pocket, avec l'embarras naturel à son
+visage échauffé et à ses cheveux en désordre, les regarda pendant
+quelques minutes comme s'il ne se rendait pas bien compte comment ils
+couchaient et mangeaient dans l'établissement, et pourquoi la nature ne
+les avait pas logés chez une autre personne; puis, d'une manière
+détournée et jésuitique, il leur fit certaines questions:
+
+«Pourquoi le petit Joe a-t-il ce trou à son devant de chemise?»
+
+Celui-ci répondit:
+
+«Papa, Flopson devait le raccommoder quand elle aurait le temps.
+
+--Comment la petite Fanny a-t-elle ce panaris?»
+
+Celle-ci répondit:
+
+«Papa, Millers allait lui mettre un cataplasme, quand elle l'a oublié.»
+
+Puis il se laissa aller à sa tendresse paternelle, leur donna à chacun
+un shilling, et leur dit d'aller jouer. Dès qu'ils furent sortis, il fit
+un effort violent pour se soulever par les cheveux et ne plus penser à
+ce malencontreux sujet.
+
+Dans la soirée, on fit une partie sur l'eau. Comme Drummle et Startop
+avaient chacun un bateau, je résolus d'avoir aussi le mien et de les
+battre tous deux.
+
+J'étais assez fort dans la plupart des exercices en usage chez les
+jeunes gens de la campagne; mais, comme je sentais que je n'avais pas
+assez d'élégance et de genre pour la Tamise, pour ne rien dire des
+autres rivières, je résolus de me placer de suite sous la direction d'un
+homme qui avait remporté le prix aux dernières régates, et à qui mes
+nouveaux amis m'avaient présenté quelque temps auparavant. Cette
+autorité pratique me rendit tout confus, en disant que j'avais un bras
+de forgeron. S'il avait su combien son compliment avait été près de lui
+faire perdre son élève, je doute qu'il l'eût fait.
+
+Un bon souper nous attendait à la maison, et je pense que nous nous
+serions tous bien amusés, sans une circonstance des plus désagréables.
+M. Pocket était de bonne humeur quand une servante entra et dit:
+
+«Monsieur, je voudrais vous parler, s'il vous plaît.
+
+--Parler à votre maître? dit Mrs Pocket, dont la dignité se révolta
+encore. Comment! y pensez-vous? Allez parler à Flopson, ou parlez-moi...
+à un autre moment.
+
+--Je vous demande pardon, madame, repartit la servante; je désire parler
+tout de suite, et parler à mon maître.»
+
+Là-dessus, M. Pocket sortit de la salle, et jusqu'à son retour nous
+fîmes de notre mieux pour prendre patience.
+
+«Voilà quelque chose de joli, Belinda, dit M. Pocket, en revenant, avec
+une expression de chagrin et même de désespoir sur le visage; voilà la
+cuisinière qui est étendue ivre-morte sur le plancher de la cuisine, et
+qui a mis dans l'armoire un énorme morceau de beurre frais, tout près à
+être vendu comme graisse!»
+
+Mrs Pocket montra aussitôt une aimable émotion, et dit:
+
+«C'est encore cette odieuse Sophie!
+
+--Que veux-tu dire, Belinda? demanda M. Pocket.
+
+--Oui, c'est Sophie qui vous l'a dit, fit Mrs Pocket; ne l'ai-je pas vue
+de mes yeux et entendue de mes oreilles, revenir tout à l'heure ici et
+demander à vous parler?
+
+--Mais ne m'a-t-elle pas emmené en bas, Belinda, répondit M. Pocket,
+montré la situation dans laquelle se trouvait la cuisinière et jusqu'au
+paquet de beurre?
+
+--Et vous la défendez, Mathieu, dit Mrs Pocket, quand elle fait mal?»
+
+M. Pocket fit entendre un grognement terrible.
+
+«Suis-je la petite fille de grand-papa pour n'être rien dans la maison?
+dit Mrs Pocket; sans compter que la cuisinière a toujours été un très
+bonne et très respectable femme, qui a dit, en venant s'offrir ici,
+qu'elle sentait que j'étais née pour être duchesse.»
+
+Il y avait un sofa près duquel se trouvait M. Pocket; il se laissa
+tomber dessus, dans l'attitude du Gladiateur mourant. Sans abandonner
+cette posture, il dit d'une voix creuse:
+
+«Bonsoir, monsieur Pip.»
+
+Alors je pensai qu'il était temps de le quitter pour m'en aller coucher.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV.
+
+
+Deux ou trois jours après, quand je me fus bien installé dans ma
+chambre, que j'eus fait plusieurs courses dans Londres et commandé à mes
+fournisseurs tout ce dont j'avais besoin, M. Pocket et moi nous eûmes
+une longue conversation ensemble. Il en savait plus sur ma carrière
+future que je n'en savais moi-même, car il m'apprit que M. Jaggers lui
+avait dit que n'étant destiné à aucune profession, j'aurais une
+éducation suffisante, si je pouvais m'entretenir avec la pension moyenne
+que reçoivent les jeunes gens dont les familles se trouvent dans une
+bonne situation de fortune. J'acquiesçai, cela va sans dire, ne sachant
+rien qui allât à l'encontre.
+
+Il m'indiqua certains endroits de Londres où je trouverais les rudiments
+des choses que j'avais besoin de savoir, et moi je l'investis des
+fonctions de directeur et de répétiteur pour toutes mes études. Il
+espérait qu'avec une direction intelligente, je ne rencontrerais que peu
+de difficultés et serais bientôt en état de me dispenser de toute autre
+aide que la sienne. Par le ton avec lequel il me dit cela, et par
+beaucoup d'autres choses semblables, il sut admirablement gagner ma
+confiance, et je puis dire dès à présent qu'il remplit toujours ses
+engagements envers moi, avec tant de zèle et d'honorabilité, qu'il me
+rendit zélé à remplir honorablement les miens envers lui. S'il m'avait
+montré l'indifférence d'un maître, je lui aurais, en retour, montré
+celle d'un écolier; il ne me donna aucun prétexte semblable, et nous
+agissions tous deux avec une égale justice. Je ne le considérai jamais
+comme un homme ayant quelque chose de grotesque en lui, ou quoique ce
+soit qui ne fût sérieux, honnête et bon dans ses rapports de professeur
+avec moi.
+
+Une fois ces points réglés, et quand j'eus commencé à travailler avec
+ardeur, il me vint dans l'idée que, si je pouvais garder ma chambre dans
+l'Hôtel Barnard, mon existence serait agréablement variée, et que mes
+manières ne pourraient que gagner dans la société d'Herbert. M. Pocket
+ne fit aucune objection à cet arrangement; mais il pensa qu'avant de
+rien décider à ce sujet, il devait être soumis à mon tuteur. Je compris
+que sa délicatesse venait de la considération, que ce plan épargnerait
+quelques dépenses à Herbert. En conséquence, je me rendis dans la Petite
+Bretagne, et je fis part à M. Jaggers de mon désir.
+
+«Si je pouvais acheter les meubles que je loue maintenant, dis-je, et
+deux ou trois autres petites choses, je serais tout à fait comme chez
+moi dans cet appartement.
+
+--Faites donc, dit M. Jaggers avec un petit sourire, je vous ai dit que
+vous iriez bien. Allons, combien vous faut-il?»
+
+Je dis que je ne savais pas combien.
+
+«Allons, repartit M. Jaggers, combien?... cinquante livres?
+
+--Oh! pas à beaucoup près autant.
+
+--Cinq livres?» dit M. Jaggers.
+
+C'était une si grande chute, que je dis tout désappointé:
+
+«Oh! plus que cela.
+
+Plus que cela? Eh?... dit M. Jaggers, en se posant pour attendre ma
+réponse, les mains dans ses poches, la tête de côté et les yeux fixés
+sur le mur qui était derrière moi: combien de plus?
+
+Il est si difficile de fixer une somme, dis-je en hésitant.
+
+Allons, dit M. Jaggers, arrivons-y: deux fois cinq, est-ce assez?...
+trois fois cinq, est-ce assez?... quatre fois cinq, est-ce assez?...»
+
+Je dis que je pensais que ce serait magnifique.
+
+«Quatre fois cinq feront magnifiquement votre affaire, vraiment! dit M.
+Jaggers en fronçant les sourcils, et que faites-vous de quatre fois
+cinq?
+
+--Ce que j'en fais?
+
+--Ah! dit M. Jaggers, combien?
+
+--Je suppose que vous en faites vingt livres, dis-je en souriant.
+
+--Ne vous inquiétez pas de ce que j'en fais, mon ami, observa M.
+Jaggers, en secouant et en agitant sa tête d'une manière contradictoire;
+je veux savoir ce que vous en ferez, vous?
+
+--Vingt livres naturellement!
+
+--Wemmick! dit M. Jaggers en ouvrant la porte de son cabinet, prenez le
+reçu de M. Pip et comptez-lui vingt livres.»
+
+Cette manière bien accusée de traiter les affaires me fit une impression
+très profonde, et qui n'était pas des plus agréables. M. Jaggers ne
+riait jamais, mais il portait de grandes bottes luisantes et craquantes,
+et en appuyant ses mains sur ses bottes, avec sa grosse tête penchée en
+avant et ses sourcils rapprochés pour attendre ma réponse, il faisait
+craquer ses bottes, comme si elles eussent ri d'un rire sec et méfiant.
+Comme il sortit en ce moment, et que Wemmick était assez causeur, je dis
+à Wemmick que j'avais peine à comprendre les manières de M. Jaggers.
+
+«Dites-lui cela, et il le prendra comme un compliment, répondit Wemmick.
+Il ne tient pas à ce que vous le compreniez. Oh! ajouta-t-il, car je
+paraissais surpris, ceci n'est pas personnel; c'est professionnel...
+professionnel seulement.»
+
+Wemmick était à son pupitre; il déjeunait et grignotait un biscuit sec
+et dur, dont il jetait de temps en temps de petits morceaux dans sa
+bouche ouverte, comme s'il les mettait à la poste.
+
+«Il me fait toujours l'effet, dit Wemmick, de s'amuser à tendre un piège
+à homme, et de le veiller de près. Tout d'un coup, clac! vous êtes
+pris!»
+
+Sans remarquer que les pièges à hommes n'étaient pas au nombre des
+aménités de cette vie, je dis que je le supposais très adroit.
+
+«Profond, dit Wemmick, comme l'Australie, en indiquant avec sa plume le
+parquet du cabinet, pour faire comprendre que l'Australie était
+l'endroit du globe le plus symétriquement opposé à l'Angleterre. S'il y
+avait quelque chose de plus profond que cette contrée, ajouta Wemmick en
+portant sa plume sur le papier, ce serait lui.»
+
+Je lui dis ensuite que je supposais que le cabinet de M. Jaggers était
+une bonne étude. À quoi Wemmick répondit:
+
+«Excellente!»
+
+Je lui demandai encore s'ils étaient beaucoup de clercs. Il me dit:
+
+«Nous ne courons pas beaucoup après les clercs, parce qu'il n'y a qu'un
+Jaggers, et que les clients n'aiment pas à l'avoir de seconde main. Nous
+ne sommes que quatre. Voulez-vous voir les autres? Je puis dire que vous
+êtes des nôtres.»
+
+J'acceptai l'offre. Lorsque M. Wemmick eut mis tout son biscuit à la
+poste et m'eut compté mon argent, qu'il prit dans la cassette du
+coffre-fort, la clef duquel coffre-fort il gardait quelque part dans son
+dos, et qu'il l'eût tirée de son collet d'habit comme une queue de
+cochon en fer, nous montâmes à l'étage supérieur. La maison était sombre
+et poussiéreuse, et les épaules graisseuses, dont on voyait les marques
+dans le cabinet de M. Jaggers semblaient s'être frottées depuis des
+années contre les parois de l'escalier. Sur le devant du premier étage,
+un commis qui semblait être quelque chose d'intermédiaire entre le
+cabaretier et le tueur de rats, gros homme pâle et bouffi, était très
+occupé avec trois ou quatre personnages de piètre apparence, qu'il
+traitait avec aussi peu de cérémonie qu'on paraissait traiter
+généralement toutes les personnes qui contribuaient à remplir les
+coffres de M. Jaggers.
+
+«En train de trouver des preuves pour Old Bailey,» dit M. Wemmick en
+sortant.
+
+Dans la chambre au-dessus de celle-ci, un mollasse petit basset de
+commis, aux cheveux tombants, dont la tonte semblait avoir été oubliée
+depuis sa plus tendre enfance, était également occupé avec un homme à la
+vue faible, que M. Wemmick me présenta comme un fondeur qui avait son
+creuset toujours brûlant, et qui me fondrait tout ce que je voudrais. Il
+était dans un tel état de transpiration, qu'on eût dit qu'il essayait
+son art sur lui-même. Dans une chambre du fond, un homme haut d'épaules,
+à la figure souffreteuse, enveloppé d'une flanelle sale, vêtu de vieux
+habits noirs, qui avaient l'air d'avoir été cirés, se tenait penché sur
+son travail, qui consistait à faire de belles copies et à remettre au
+net les notes des deux autres employés, pour servir à M. Jaggers.
+
+C'était là tout l'établissement quand nous regagnâmes l'étage inférieur,
+Wemmick me conduisit dans le cabinet de M. Jaggers, et me dit:
+
+«Vous êtes déjà venu ici.
+
+--Dites-moi, je vous prie, lui demandai-je, en apercevant encore les
+deux bustes au regard étrange, quels sont ces portraits?
+
+--Ceux-ci, dit Wemmick, en montant sur une chaise et soufflant la
+poussière qui couvrait les deux horribles têtes avant de les descendre,
+ce sont deux célébrités, deux fameux clients, qui nous ont valu un monde
+de crédit. Ce gaillard-là...--mais tu as dû, vieux coquin, descendre de
+ton armoire pendant la nuit, et mettre ton oeil sur l'encrier, pour
+avoir ce pâté-là sur ton sourcil,--a assassiné son maître.
+
+--Cela lui ressemble-t-il? demandai-je en reculant devant cette brute,
+pendant que Wemmick crachait sur son sourcil et l'essuyait avec sa
+manche.
+
+--Si cela lui ressemble!... mais c'est lui-même, le moule a été fait à
+Newgate, aussitôt qu'il a été décroché.--Tu avais de l'amitié pour moi,
+n'est-ce pas, mon vieux gredin?» dit Wemmick, en interpellant le buste.
+
+Il m'expliqua ensuite cette singulière apostrophe, en touchant sa
+broche, et en disant:
+
+«Il l'a fait faire exprès pour moi.
+
+--Est-ce que cet autre animal a eu la même fin? dis-je. Il a le même
+air.
+
+--Vous avez deviné, dit Wemmick, c'est l'air de tous ces gens-là; on
+dirait qu'on leur a saisi la narine avec du crin et un petit hameçon.
+Oui, il a eu la même fin. C'est, je vous assure une fin toute naturelle
+ici. Il avait falsifié des testaments, et c'est cette lame, si ce n'est
+pas lui, qui a envoyé dormir les testateurs supposés.--Tu étais un avide
+gaillard, malgré tout, dit M. Wemmick, en commençant à apostropher le
+second buste; et tu te vantais de pouvoir écrire le grec; tu étais un
+fier menteur; quel menteur tu faisais! Je n'en ai jamais vu de pareil à
+toi!»
+
+Avant de remettre son défunt ami sur sa tablette, Wemmick toucha la plus
+grosse de ses bagues de deuil, et dit:
+
+«Il l'a envoyée acheter, la veille, tout exprès pour moi.»
+
+Tandis qu'il mettait en place l'autre buste, et qu'il descendait de la
+chaise, il me vint à l'idée que tous les bijoux qu'il portait
+provenaient de sources analogues. Comme il n'avait montré aucune
+discrétion sur ce sujet, je pris la liberté de le lui demander, quand il
+se retrouva devant moi, occupé à épousseter ses mains.
+
+«Oh! oui, dit-il, ce sont tous des cadeaux de même genre; l'un amène
+l'autre. Vous voyez, voilà comment cela se joue, et je ne les refuse
+jamais. Ce sont des curiosités. Elles ont toujours quelque valeur,
+peut-être n'en ont-elles pas beaucoup; mais, après tout, on les a et on
+les porte. Cela ne signifie pas grand'chose pour vous, avec vos
+brillants dehors, mais pour moi, l'étoile qui me guide me dit: «Accepte
+tout ce qui se peut porter.»
+
+Quand j'eus rendu hommage à cette théorie, il continua d'un ton affable:
+
+«Si un de ces jours vous n'aviez rien de mieux à faire, et qu'il vous
+fût agréable de venir me voir à Walworth, je pourrais vous offrir un
+lit, et je considèrerais cela comme un grand honneur pour moi. Je n'ai
+que peu de choses à vous montrer: seulement deux ou trois curiosités,
+que vous serez peut-être bien aise de voir. Je raffole de mon petit bout
+de jardin et de ma maison de campagne.»
+
+Je lui dis que je serais enchanté d'accepter son hospitalité.
+
+«Merci! dit-il alors, nous considèrerons donc la chose comme tout à fait
+entendue. Venez lorsque cela vous fera plaisir. Avez-vous déjà dîné avec
+M. Jaggers?
+
+--Pas encore.
+
+--Eh bien! dit Wemmick, il vous donnera du vin et du bon vin. Moi, je
+vous donnerai du punch et du punch qui ne sera pas mauvais. Maintenant
+je vais vous dire quelque chose: Quand vous irez dîner chez M. Jaggers,
+faites attention à sa gouvernante.
+
+--Verrai-je quelque chose de bien extraordinaire?
+
+--Vous verrez, dit Wemmick, une bête féroce apprivoisée. Vous allez me
+dire que ça n'est pas si extraordinaire; je vous répondrai que cela
+dépend de la férocité naturelle de la bête et de son degré de
+soumission. Je ne veux pas amoindrir votre opinion de la puissance de M.
+Jaggers, mais faites-y bien attention.»
+
+Je lui dis que je le ferais avec tout l'intérêt et toute la curiosité
+que cette communication éveillait en moi; et, au moment où j'allais
+partir, il me demanda si je ne pouvais pas disposer de cinq minutes pour
+voir M. Jaggers à l'oeuvre.
+
+Pour plusieurs raisons, et surtout parce que je ne savais pas bien
+clairement à quelle oeuvre nous allions voir M. Jaggers, je répondis
+affirmativement. Nous plongeâmes dans la Cité, et nous entrâmes dans un
+tribunal de police encombré de monde, où un individu assez semblable au
+défunt qui avait du goût pour les broches, se tenait debout à la barre
+et mâchait quelque chose, tandis que mon tuteur faisait subir à une
+femme un interrogatoire ou contre-interrogatoire, je ne sais plus
+lequel. Il la frappait de terreur, et en frappait également le tribunal
+et toutes les personnes présentes. Si quelqu'un, à quelque classe qu'il
+appartînt, disait un mot qu'il n'approuvait pas, il demandait aussitôt
+son expulsion. Si quelqu'un ne voulait pas admettre son affirmation, il
+disait:
+
+«Je saurai bien vous y forcer!»
+
+Et si, au contraire, quelqu'un l'admettait, il disait:
+
+«Maintenant, je vous tiens!»
+
+Les juges tremblaient au seul mouvement de son doigt. Le voleurs, les
+policemen étaient suspendus, avec un ravissement mêlé de crainte, à ses
+paroles, et tremblaient quand un des poils de ses sourcils se tournait
+de leur côté. Pour qui était-il? Que faisait-il? Je ne pouvais le
+deviner, car il me paraissait tenir la salle tout entière comme sous la
+meule d'un moulin. Je sais seulement que quand je sortis sur la pointe
+des pieds, il n'était pas du côté des juges, car par ses récriminations
+il faisait trembler convulsivement sous la table les jambes du vieux
+gentleman qui présidait, et qui représentait sur ce siège la loi et la
+justice britanniques.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV.
+
+
+Bentley Drummle, qui avait le caractère assez mal fait pour voir dans un
+livre une injure personnelle que lui faisait l'auteur, ne reçut pas la
+nouvelle connaissance qu'il faisait en moi dans une meilleure
+disposition d'esprit. Lourd de tournure, de mouvements et de
+compréhension, son apathie se révélait dans l'expression inerte de son
+visage et dans sa grosse langue, qui semblait s'étaler maladroitement
+dans sa bouche, comme il s'étalait lui-même dans la chambre. Il était
+paresseux, fier, mesquin, réservé et méfiant. Il appartenait à une
+famille de gens riches du comté de Sommerset, qui avaient nourri cet
+amalgame de qualités jusqu'au jour où ils avaient découvert qu'il
+avançait en âge et n'était qu'un idiot. Ainsi donc Bentlet Drummle était
+entré chez M. Pocket quand il avait une tête de plus que ce dernier en
+hauteur, et une demi-douzaine de têtes de plus que la plupart des autres
+hommes en largeur.
+
+Startop avait été gâté par une mère trop faible et gardé à la maison, au
+lieu d'être envoyé en pension; mais il était profondément attaché à sa
+mère, et il l'admirait par-dessus toutes choses au monde; il avait les
+traits délicats comme ceux d'une femme, et était,--«comme vous pouvez le
+voir, bien que vous ne l'ayez jamais vu,» me disait Herbert,--tout le
+portrait de sa mère. Il était donc tout naturel que je me prisse
+d'amitié pour lui plus que pour Drummle.
+
+Dans les premières soirées de nos parties de canotage, nous ramions,
+côte à côte, en revenant à la maison, nous parlant d'un bateau à
+l'autre, tandis que Drummle suivait seul notre sillage sur les bords en
+saillie, et parmi les roseaux; il s'approchait toujours des rives comme
+un animal amphibie, qui se trouve mal à l'aise lorsqu'il est poussé par
+la marée dans le vrai chemin. Il me semble toujours le voir nous suivre
+dans l'ombre et sur les bas-fonds, pendant que nos deux bateaux
+glissaient au milieu du fleuve, au soleil couchant, ou aux rayons de la
+lune.
+
+Herbert était mon camarade et mon ami intime. Je lui offris la moitié de
+mon bateau, ce qui fut pour lui l'occasion de fréquents voyages à
+Hammersmith, et comme j'avais la moitié de son appartement, cela
+m'amenait souvent à Londres. Nous avions coutume d'aller et de venir à
+toute heure d'un endroit à l'autre. J'éprouve encore de l'affection pour
+cette route (bien qu'elle ne soit plus ce qu'elle était alors) embellie
+par les impressions d'une jeunesse pleine d'espoir et qui n'a pas été
+encore éprouvée.
+
+J'avais déjà passé un ou deux mois dans la famille de M. Pocket, lorsque
+M. et Mrs Camille firent leur apparition. Camille était la soeur de M.
+Pocket. Georgiana, que j'avais vue chez miss Havisham, le même jour, fit
+aussi son apparition. C'était une de ces cousines, vieilles filles,
+difficiles à digérer, qui donnent à leur roideur le nom de religion, et
+à leur gaieté le nom d'humour. Ces gens là me haïssaient avec toute la
+haine de la cupidité et du désappointement. Il va sans dire qu'ils me
+cajolaient dans ma prospérité avec la bassesse la plus vile. Quant à M.
+Pocket, ils le regardaient comme un grand enfant n'ayant aucune notion
+de ses propres intérêts, et ils lui témoignaient cependant la
+complaisante déférence que je leur avais entendu exprimer à son égard.
+Ils avaient un profond mépris pour Mrs Pocket, mais ils convenaient que
+la pauvre âme avait éprouvé un cruel désappointement dans sa vie, parce
+que cela faisait rejaillir sur eux un faible rayon de considération.
+
+Tel était le milieu dans lequel je m'étais installé, et dans lequel je
+devais continuer mon éducation. Je contractai bientôt des habitudes
+coûteuses, et je commençai par dépenser une quantité d'argent, qui,
+quelque temps auparavant, m'aurait paru fabuleuse; mais, tant bien que
+mal, je pris goût à mes livres. Je n'avais d'autre mérite que d'avoir
+assez de sens pour m'apercevoir de mon insuffisance. Entre M. Pocket et
+Herbert, je fis quelques progrès. J'avais sans cesse l'un ou l'autre sur
+mes épaules pour me donner l'élan qui me manquait et m'aplanir toutes
+les difficultés. Si j'avais moins travaillé j'aurais été infailliblement
+un aussi grand niais que Drummle.
+
+Je n'avais pas revu M. Wemmick depuis quelques semaines, lorsqu'il me
+vint à l'idée de lui écrire un mot pour lui proposer de l'accompagner
+chez lui un soir ou l'autre. Il me répondit que cela lui ferait bien
+plaisir, et qu'il m'attendrait à son étude à six heures. Je m'y rendis
+et je le trouvai en train de glisser dans son dos la clef de son
+coffre-fort au moment où l'horloge sonnait.
+
+«Avez-vous pensé aller à pied jusqu'à Walworth? dit-il.
+
+--Certainement, dis-je, si cela vous va.
+
+--On ne peut mieux, répondit Wemmick, car j'ai eu toute la journée les
+jambes sous mon bureau, et je serai bien aise de les allonger. Je vais
+maintenant vous dire ce que j'ai pour souper, M. Pip: j'ai du boeuf
+bouilli préparé à la maison, une volaille froide rôtie, venue de chez le
+rôtisseur; je la crois tendre, parce que le rôtisseur a été juré dans
+une de nos causes l'autre jour; or, nous lui avons rendu la besogne
+facile; je lui ai rappelé cette circonstance en lui achetant la
+volaille, et je lui ai dit: «Choisissez-en une bonne, mon vieux brave,
+parce que si vous avions voulu vous clouer à votre banc pour un jour ou
+deux de plus, nous l'aurions pu facilement.» À cela il me répondit:
+«Laissez-moi vous offrir la meilleure volaille de la boutique.» Je le
+laissai faire, bien entendu. Jusqu'à un certain point, ça peut se
+prendre et se porter. Vous ne voyez pas d'objection, je suppose, à ce
+que j'aie à dîner un vieux?...»
+
+Je croyais réellement qu'il parlait encore de la volaille, jusqu'à ce
+qu'il ajoutât:
+
+«Parce que j'ai chez moi un vieillard qui est mon père.»
+
+Je lui dis alors ce que la politesse réclamait.
+
+«Ainsi donc, vous n'avez pas encore dîné avec M. Jaggers? continua-t-il
+tout en marchant.
+
+--Pas encore.
+
+--Il me l'a dit cet après-midi, en apprenant que vous veniez. Je pense
+que vous recevrez demain une invitation qu'il doit vous envoyer, il va
+aussi inviter vos camarades; ils sont trois, n'est-ce pas?»
+
+Bien que je n'eusse pas l'habitude de compter Drummle parmi mes amis
+intimes, je répondis:
+
+«Oui.
+
+--Oui, il va inviter toute la bande...»
+
+J'eus peine à prendre ce mot pour un compliment.
+
+«Et quel que soit le menu, il sera bon. Ne comptez pas d'avance sur la
+variété, mais vous aurez la qualité. Il y a encore quelque chose de
+drôle chez lui, continua Wemmick après un moment de silence, il ne ferme
+jamais ni ses portes ni ses fenêtres pendant la nuit.
+
+--Et on ne le vole jamais?
+
+--Jamais, répondit Wemmick; il dit, et il le redit à qui veut
+l'entendre: «Je voudrais voir l'homme qui me volera.» Que Dieu vous
+bénisse! si je ne l'ai pas entendu cent fois, je ne l'ai pas entendu
+une, dire dans notre étude, aux voleurs: «Vous savez où je demeure: on
+ne tire jamais de verrous chez moi. Pourquoi n'y essayeriez-vous pas
+quelque bon coup? Allons, est-ce que cela ne vous tente pas?» Pas un
+d'entre eux, monsieur, ne serait assez hardi pour l'essayer, pour amour
+ni pour argent.
+
+--Ils le craignent donc beaucoup? dis-je.
+
+--S'ils le craignent! dit Wemmick, je crois bien qu'ils le craignent!
+Malgré cela, il est rusé jusque dans la défiance qu'il a d'eux. Point
+d'argenterie, monsieur, tout métal anglais jusqu'à la dernière cuiller.
+
+--De sorte qu'ils n'auraient pas grand'chose, observai-je, quand bien
+même ils....
+
+--Ah! mais, il aurait beaucoup, lui, dit Wemmick en m'interrompant, et
+ils le savent. Il aurait leurs têtes; les têtes de grand nombre d'entre
+eux. Il aurait tout ce qu'il pourrait obtenir, et il est impossible de
+dire ce qu'il n'obtiendrait pas, s'il se l'était mis dans la tête.»
+
+J'allais me laisser aller à méditer sur la grandeur de mon tuteur quand
+Wemmick ajouta:
+
+«Quant à l'absence d'argenterie, ce n'est que le résultat de sa
+profondeur naturelle, vous savez. Une rivière a sa profondeur naturelle,
+et lui aussi, il a sa profondeur naturelle. Voyez sa chaîne de montre,
+elle est vraie, je pense.
+
+--Elle est très massive, dis-je.
+
+--Massive, répéta Wemmick, je le crois, et sa montre à répétition est en
+or et vaut cent livres comme un sou. Monsieur Pip, il y a quelque chose
+comme sept cents voleurs dans cette ville qui savent tout ce qui
+concerne cette montre; il n'y a pas un homme, une femme ou un enfant
+parmi eux qui ne reconnaîtrait le plus petit anneau de cette chaîne, et
+qui ne le laisserait tomber, comme s'il était chauffé à blanc, s'il se
+laissait aller à y toucher.»
+
+En commençant par ce sujet, et passant ensuite à une conversation d'une
+nature plus générale, M. Wemmick et moi nous sûmes tromper le temps et
+la longueur de la route jusqu'au moment où il m'annonça que nous étions
+entrés dans le district de Walworth.
+
+Cela me parut être un assemblage de ruelles retirées, de fossés et de
+petits jardins, et présenter l'aspect d'une retraite assez triste. La
+maison de Wemmick était un petit cottage en bois, élevé au milieu d'un
+terrain disposé en plates bandes; le faîte de la maison était découpé et
+peint de manière à simuler une batterie munie de canons.
+
+«C'est mon propre ouvrage, dit Wemmick; c'est gentil, n'est-ce pas?»
+
+J'approuvai hautement l'architecture et l'emplacement. Je crois que
+c'était la plus petite maison que j'eusse jamais vue; elle avait de
+petites fenêtres gothiques fort drôles, dont la plus grande partie
+étaient fausses, et une porte gothique si petite qu'on pouvait à peine
+entrer.
+
+«C'est un véritable mât de pavillon, dit Wemmick, et les dimanches j'y
+hisse un vrai drapeau, et puis, voyez: quand j'ai passé ce pont, je le
+relève ainsi, et je coupe les communications.»
+
+Le pont était une planche qui était jetée sur un fossé d'environ quatre
+pieds de large et deux de profondeur.
+
+Il était vraiment plaisant de voir avec quel orgueil et quelle
+promptitude il le leva, tout en souriant d'un sourire de véritable
+satisfaction, et non pas simplement d'un sourire machinal.
+
+«À neuf heures, tous les soirs, heure de Greenwich, dit Wemmick, le
+canon part. Tenez, le voilà! En l'entendant partir, ne croyez-vous pas
+entendre une véritable couleuvrine?»
+
+La pièce d'artillerie en question était montée dans une forteresse
+séparée, construite en treillage, et elle était protégée contre les
+injures du temps par une ingénieuse combinaison de toile et de goudron
+formant parapluie.
+
+«Plus loin, par derrière, dit Wemmick, hors de vue, comme pour empêcher
+toute idée de fortifications, car j'ai pour principe quand j'ai une idée
+de la suivre jusqu'au bout et de la maintenir; je ne sais pas si vous
+êtes de cette opinion....
+
+--Bien certainement, dis-je.
+
+Plus loin, par derrière, reprit Wemmick, nous avons un cochon, des
+volailles et des lapins. Souvent, je secoue mes pauvres petits membres
+et je plante des concombres, et vous verrez à souper quelle sorte de
+salade j'obtiens ainsi, monsieur, dit Wemmick en souriant de nouveau,
+mais sérieusement cette fois, et en secouant la tête. Supposer, par
+exemple, que la place soit assiégée, elle pourrait tenir un diable de
+temps avec ses provisions.»
+
+Il me conduisit ensuite à un berceau, à une douzaine de mètres plus
+loin, mais auquel on arrivait par des détours si nombreux, qu'il fallait
+véritablement un certain temps pour y parvenir. Nos verres étaient déjà
+préparés dans cette retraite, et notre punch rafraîchissait dans un lac
+factice sur le bord duquel s'élevait le berceau. Cette pièce d'eau, avec
+une île dans le milieu, qui aurait pu servir de saladier pour le souper,
+était de forme circulaire et on avait construit à son centre une
+fontaine qui, lorsqu'on faisait mouvoir un petit moulin en ôtant le
+bouchon d'un tuyau, jouait avec assez de force pour mouiller
+complètement le dos de la main.
+
+«C'est moi qui suis mon ingénieur, mon charpentier, mon jardinier, mon
+plombier; c'est moi qui fais tout, dit Wemmick en réponse à mes
+compliments. Eh bien, ça n'est pas mauvais; tout cela efface les toiles
+d'araignées de Newgate, et ça plaît au vieux. Il vous est égal d'être
+présenté de suite au vieux, n'est-ce pas? Ce serait une affaire faite.»
+
+J'exprimai la bonne disposition dans laquelle je me trouvais, et nous
+entrâmes au château. Là, nous trouvâmes, assis près du feu, un homme
+très âgé, vêtu d'un paletot de flanelle, propre, gai, présentable, bien
+soigné, mais étonnamment sourd.
+
+«Eh bien! vieux père, dit Wemmick en serrant les mains du vieillard
+d'une manière à la fois cordiale et joviale, comment allez-vous?
+
+--Ça va bien, John, ça va bien, répondit le vieillard.
+
+--Vieux père, voici M. Pip, dit Wemmick, je voudrais que vous pussiez
+entendre son nom. Faites-lui des signes de tête, M. Pip, il aime ça...
+faites-lui des signes de tête, s'il vous plaît, comme si vous étiez de
+son avis!
+
+--C'est une jolie maison qu'a là mon fils, monsieur, dit le vieillard,
+pendant que j'agitais la tête avec toute la rapidité possible; c'est un
+joli jardin d'agrément, monsieur; après mon fils, ce charmant endroit et
+les magnifiques travaux qu'on y a exécutés devraient être conservés
+intacts par la nation pour l'agrément du peuple.
+
+--Vous en êtes aussi fier que Polichinelle, n'est-ce pas, vieux? dit
+Wemmick, dont les traits durs s'adoucissaient pendant qu'il contemplait
+le vieillard. Tenez, voilà un signe de tête pour vous, dit-il en lui en
+faisant un énorme. Tenez, en voilà un autre.... Vous aimez cela,
+n'est-ce pas?... Si vous n'êtes pas fatigué, M. Pip, bien que je sache
+que c'est fatigant pour les étrangers, voulez-vous lui en faire encore
+un? Vous ne vous imaginez pas combien cela lui plaît.»
+
+Je lui en fis plusieurs, ce qui le mit en charmante humeur. Nous le
+laissâmes occupé à donner à manger aux poules, et nous nous assîmes pour
+prendre notre punch sous le berceau, où Wemmick me dit en fumant une
+pipe qu'il lui avait fallu bien des années pour amener sa propriété à
+son état actuel de perfection.
+
+«Est-elle à vous, M. Wemmick?
+
+--Oh! oui, dit Wemmick, il y a pas mal de temps que je l'ai. Par
+Saint-Georges! c'est une propriété dont le sol m'appartient.
+
+--Vraiment? J'espère que M. Jaggers l'admire.
+
+--Il ne l'a jamais vue, dit Wemmick; il n'en a jamais entendu parler, ni
+jamais vu le vieux, ni jamais entendu parler de lui. Non, les affaires
+sont une chose et la vie privée en est une autre. Quand je vais à
+l'étude, je laisse le château derrière moi, de même que, quand je viens
+au château, je laisse aussi l'étude derrière moi. Si cela ne vous est
+pas désagréable, vous m'obligerez en faisant de même; je ne tiens pas à
+ce qu'on parle de mes affaires.»
+
+D'après cela, je sentis que ma bonne foi était engagée, et que je devais
+obtempérer à la demande. Le punch étant très bon, nous restâmes à boire
+et à causer jusqu'à près de neuf heures.
+
+«Le moment de tirer le canon approche, dit alors Wemmick, en déposant sa
+pipe, c'est le régal du vieux.»
+
+Nous rentrâmes au château et nous y trouvâmes le vieillard occupé à
+rougir un pocker. C'était un de ces préliminaires indispensables à cette
+grande cérémonie nocturne, et ses yeux exprimaient l'attente la plus
+vive. Wemmick était là, la montre sous les yeux, attendant le moment de
+prendre le fer des mains du vieillard pour se rendre à la batterie. Il
+le prit, sortit, et bientôt le canon partit, en faisant un bruit qui fit
+trembler la pauvre petite boite de cottage comme si elle allait tomber
+en pièces, et résonner tous les verres et jusqu'aux tasses à thé.
+Là-dessus le vieux, qui aurait, je crois, été lancé hors de son fauteuil
+s'il ne s'était pas retenu à ses bras, s'écria d'une voix exaltée:
+
+«Il est parti!... je l'ai entendu!...»
+
+Et je lui fis des signes de tête jusqu'au moment où je pus lui dire, ce
+qui n'était pas une figure de rhétorique, qu'il m'était absolument
+impossible de le voir.
+
+Wemmick employa le temps qui s'écoula entre cet instant et le souper à
+me faire admirer sa collection de curiosités. La plupart étaient d'une
+nature criminelle. C'était la plume avec laquelle avait été commis un
+faux célèbre, un ou deux rasoirs de distinction, quelques mèches de
+cheveux et plusieurs confessions manuscrites formulées après la
+condamnation, et auxquelles M. Wemmick attachait une valeur
+particulière, comme n'étant toutes, pour me servir de ses propres
+paroles, «qu'un tas de mensonges, monsieur.» Ces dernières étaient
+agréablement disséminées parmi des petits spécimens de porcelaine de
+Chine, des verres et diverses bagatelles sans importance, faites de la
+main de l'heureux possesseur de ce muséum, et quelques pots à tabac,
+ornés par le vieux. Tout cela se voyait dans cette chambre du château,
+où j'avais été introduit tout d'abord, et qui servait non seulement de
+salle de réception, mais aussi de cuisine, à en juger par un poêlon
+accroché au mur, et certaine mécanique en cuivre qui se trouvait
+au-dessus du foyer, et qui sans doute était destinée à suspendre le
+tournebroche.
+
+On était servi par une petite fille très propre, qui donnait des soins
+au vieillard pendant le jour. Quand elle eut mis le couvert, le pont fut
+baissé pour lui donner passage, et elle se retira pour aller se coucher.
+Le souper était excellent, et bien que le château fût sujet à des odeurs
+de fumier; qu'il eût un arrière-goût de noix gâtées; et que le cochon
+aurait pu être tenu plus à l'écart, je fus me coucher, enchanté de la
+réception qui m'avait été faite. Comme il n'y avait aucune autre pièce
+au-dessus de ma petite chambre-tourelle et que le plafond qui me
+séparait du mât de pavillon était très mince, il me sembla, lorsque je
+fus couché sur le dos dans mon lit, que ce bâton s'appuyait sur mon
+front et s'y balançait toute la nuit.
+
+Wemmick était debout de très grand matin, et je crains bien de l'avoir
+entendu cirer lui-même mes souliers. Après cela il se mit à jardiner et
+je le voyais, de ma fenêtre gothique, faisant semblant d'occuper le
+vieillard, et lui faisant des signes de tête de la manière la plus
+dévouée et la plus affectueuse. Notre déjeuner fut aussi bon que le
+souper, et à huit heures et demie précises, nous partîmes pour la Petite
+Bretagne. À mesure que nous avancions, Wemmick devenait de plus en plus
+sec et de plus en plus dur, et sa bouche reprenait la forme du trou
+d'une boite aux lettres. À la fin, lorsque nous fûmes arrivés au lieu de
+ses occupations et qu'il tira la clef du collet de son habit, il
+paraissait ne pas plus se soucier de sa propriété de Walworth que si le
+château, le pont-levis, le berceau, le lac, la fontaine et le vieux
+lui-même, eussent été lancés dans l'espace par la dernière décharge du
+canon.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI.
+
+
+Il arriva, ainsi que Wemmick me l'avait prédit, que j'allais bientôt
+avoir l'occasion de comparer l'intérieur de mon tuteur avec celui de son
+clerc-caissier. Mon tuteur était dans son cabinet et se lavait les mains
+avec son savon parfumé. Quand j'arrivai dans l'étude il m'appela et me
+fit, pour moi et mes amis, l'invitation que Wemmick m'avait préparé à
+recevoir.
+
+«Sans cérémonie! stipula-t-il: pas d'habits de gala, et mettons cela à
+demain.»
+
+Je lui demandai où il faudrait aller, car je ne savais pas où il
+demeurait, et je crois que c'était uniquement pour ne pas démordre de
+son système de ne jamais convenir d'une chose, qu'il répliqua:
+
+«Venez me prendre ici, et je vous conduirai chez moi.»
+
+Je profite de l'occasion pour faire remarquer qu'il se lavait en
+quittant ses clients comme fait un dentiste ou un médecin. Il avait
+près de sa chambre un cabinet préparé pour cet usage, et qui sentait le
+savon parfumé comme une boutique de parfumeur. Là, il avait derrière la
+porte une serviette d'une dimension peu commune, et il se lavait les
+mains, les essuyait et les séchait sur cette serviette toutes les fois
+qu'il rentrait du tribunal, ou qu'un client quittait sa chambre. Quand
+mes amis et moi nous vînmes le prendre le lendemain à six heures, il
+paraissait avoir eu à s'occuper d'une affaire plus compliquée et plus
+noire qu'à l'ordinaire, car nous le trouvâmes la tête enfoncée dans son
+cabinet, lavant non seulement ses mains, mais se baignant la figure dans
+sa cuvette en se gargarisant le gosier. Et même, quand il eut fait tout
+cela et qu'il eut employé toute la serviette à se bien essuyer, il prit
+son canif et gratta ses ongles avant de mettre son habit, pour en
+effacer toute trace de sa nouvelle affaire. Il y avait comme de coutume,
+lorsque nous sortîmes de la rue, quelques personnes qui rôdaient à
+l'entour de la maison et qui désiraient évidemment lui parler; mais il y
+avait quelque chose de si concluant dans l'auréole de savon parfumé qui
+entourait sa personne, qu'elles en restèrent là pour cette fois. En
+s'avançant vers l'ouest, il fut reconnu à chaque instant par quelqu'un
+des visages qui encombraient les rues.
+
+Dans ces occasions, il ne manqua jamais de me parler un peu plus haut,
+mais il ne reconnut personne et ne sembla pas remarquer que quelqu'un le
+reconnût.
+
+Il nous conduisit dans Gerrard Street, au quartier de Soho, à une maison
+située au sud de cette rue. C'était une maison assez belle dans son
+genre, mais qui avait grand besoin d'être repeinte, et dont les fenêtres
+étaient fort sales. Il prit la clef, ouvrit la porte, et nous entrâmes
+tous dans un vestibule en pierre, nu, triste et paraissant peu habité.
+En haut d'un escalier, sombre et noir, était une enfilade de trois
+pièces, également sombres et noires, qui formaient le premier étage. Les
+panneaux des murs étaient entourés de guirlandes sculptées, et pendant
+que mon tuteur était au milieu de ces sculptures, nous priant d'entrer,
+je pensais que je savais bien à quelles guirlandes elles ressemblaient.
+
+Le dîner était servi dans la plus confortable de ces pièces; la seconde
+était le cabinet de toilette, la troisième la chambre à coucher. Il nous
+dit qu'il occupait toute la maison, mais qu'il ne se servait guère que
+de l'appartement dans lequel nous nous trouvions. La table était
+convenablement servie, sans argenterie véritable bien entendu. Près de
+sa chaise se trouvait un grand dressoir qui supportait une quantité de
+carafes et de bouteilles, et quatre assiettes de fruits pour le dessert.
+Je remarquai que chaque chose était posée à sa portée, et qu'il
+distribuait chaque objet lui-même.
+
+Il y avait une bibliothèque dans la chambre. Je vis, d'après le dos des
+livres, qu'ils traitaient généralement de lois criminelles, de
+biographies criminelles, de procès criminels, de jugements criminels,
+d'actes du Parlement et d'autres choses semblables. Tout le mobilier
+était bon et solide, comme sa chaîne et sa montre; mais il avait un air
+officiel, et l'on n'y voyait aucun ornement de fantaisie. Dans un coin
+était une petite table couverte de papiers, avec une lampe à abat-jour;
+Jaggers semblait ainsi apporter avec lui au logis l'étude et ses
+travaux, et les voiturer le soir pour se mettre au travail.
+
+Comme il avait à peine vu, jusqu'à ce moment, mes trois compagnons; car,
+lui et moi, nous avions marché ensemble, il se tint appuyé contre la
+cheminée après avoir sonné, et les examina avec attention. À ma grande
+surprise, il parut aussitôt s'intéresser principalement, sinon
+exclusivement au jeune Drummle.
+
+«Pip, dit-il en posant sa large main sur mon épaule et en m'attirant
+vers la fenêtre, je ne les distingue pas l'un de l'autre; lequel est
+l'araignée?
+
+--L'araignée? dis-je.
+
+--Le pustuleux, le paresseux, le sournois..., quel est celui qui est
+couperosé?
+
+--C'est Bentley Drummle, répliquai-je; celui au visage délicat est
+Startop.»
+
+Sans faire la moindre attention au visage délicat, il répondit:
+
+«Bentley Drummle est son nom?... Vraiment!... J'ai du plaisir à regarder
+ce gaillard-là...»
+
+Il commença immédiatement à parler à Drummle, ne se laissant pas rebuter
+par sa lourde manière de répondre et ses réticences; mais apparemment
+incité au contraire à lui arracher des paroles. Je les regardais tous
+les deux, quand survint entre eux et moi la gouvernante, qui apportait
+le premier plat du dîner.
+
+C'était une femme d'environ quarante ans, je suppose; mais j'ai pu la
+croire plus vieille qu'elle n'était réellement, comme la jeunesse a
+l'habitude de faire. Plutôt grande que petite, elle avait une figure
+vive et mobile, extrêmement pâle, de grands yeux bleus flétris, et une
+quantité de cheveux flottants. Je ne saurais dire si c'était une
+affection du coeur qui tenait ses lèvres entr'ouvertes, comme si elle
+avait des palpitations, et qui donnait à son visage une expression
+curieuse d'étonnement et d'agitation; mais je sais que j'avais été au
+théâtre voir jouer _Macbeth_ un ou deux soirs auparavant, et que son
+visage me paraissait animé d'un air féroce, comme les visages que
+j'avais vu sortir du chaudron des sorcières.
+
+Elle mit le plat sur la table, toucha tranquillement du doigt mon tuteur
+au bras, pour lui notifier que le dîner était prêt, et disparut. Nous
+prîmes place autour de la table ronde, et mon tuteur garda Drummle d'un
+côté, tandis que Startop s'asseyait de l'autre. C'était un fort beau
+plat de poisson que la gouvernante avait mis sur la table. Nous eûmes
+ensuite un gigot de mouton des meilleurs; et puis après une volaille
+également bien choisie. Les sauces, les vins et tous les accessoires
+étaient d'excellente qualité et nous furent servies de la main même de
+notre hôte, qui les prenait sur son dressoir; quand ils avaient fait le
+tour de la table, il les replaçait sur le même dressoir. De même il nous
+passait des assiettes propres, des couteaux et des fourchettes propres
+pour chaque plat, et déposait ensuite ceux que nous lui rendions dans
+deux paniers placés à terre près de sa chaise. Aucun autre domestique
+que la femme de ménage ne parut. Elle apportait tous les plats, et je
+continuais à trouver sa figure toute semblable à celles que j'avais vues
+sortir du chaudron. Des années après, je fis apparaître la terrible
+image de cette femme en faisant passer un visage qui n'avait d'autre
+ressemblance naturelle avec le sien que celle qui provenait de cheveux
+flottants derrière un bol d'esprit de vin enflammé dans une chambre
+obscure.
+
+Poussé à observer tout particulièrement la gouvernante, tant pour son
+extérieur extraordinaire que pour ce que m'en avait dit Wemmick, je
+remarquai que toutes les fois qu'elle se trouvait dans la salle, elle
+tenait les yeux attentivement fixés sur mon tuteur, et qu'elle retirait
+promptement ses mains des plats qu'elle mettait avec hésitation devant
+lui, comme si elle eût craint qu'il ne la rappelât et n'essayât de lui
+parler pendant qu'elle était proche, s'il avait eu quelque chose à lui
+dire. Je crus apercevoir dans ses manières le sentiment intime de ceci,
+et d'un autre côté l'intention de toujours le tenir caché.
+
+Le dîner se passa gaiement; et, bien que mon tuteur semblât suivre
+plutôt que conduire la conversation, je voyais bien qu'il cherchait à
+deviner le côté faible de nos caractères. Pour ma part, j'étais en train
+d'exprimer mes tendances à la prodigalité et aux dépenses, et mon désir
+de protéger Herbert, et je me vantais de mes grandes espérances, avant
+d'avoir l'idée que j'avais ouvert la bouche. C'était la même chose pour
+chacun de nous, mais pour Drummle encore plus que pour tout autre; ses
+dispositions à railler les autres avec envie et soupçon se firent jour
+avant qu'on n'eût enlevé le poisson.
+
+Ce n'est pas alors, mais seulement quand on fut au fromage, que notre
+conversation tomba sur nos plaisirs nautiques, et qu'on railla Drummle
+de sa manière amphibie de ramer, le soir, derrière nous. Là-dessus,
+Drummle informa notre hôte qu'il préférait de beaucoup jouir à lui seul
+de notre place sur l'eau à notre compagnie, et que, sous le rapport de
+l'adresse, il était plus que notre maître, et que, quant à la force, il
+pourrait nous hacher comme paille. Par une influence invisible, mon
+tuteur sut l'animer, le faire arriver à un degré qui n'était pas éloigné
+de la fureur, à propos de cette plaisanterie, et il se prit à mettre son
+bras à nu et à le mesurer, pour montrer combien il était musculeux; et
+nous nous mîmes tous à mettre nos bras à nu, et à les mesurer de la
+façon la plus ridicule.
+
+À ce moment, la gouvernante desservait la table: mon tuteur ne faisait
+pas attention à elle; mais, le profil tourné de côté, il s'appuyait sur
+le dos de sa chaise en mordant le bout de son index, et témoignait à
+Drummle un intérêt que je ne m'expliquais pas le moins du monde. Tout à
+coup il laissa tomber comme une trappe sa large main sur celle de la
+gouvernante, qu'elle étendait par-dessus la table. Il fit ce mouvement
+si subitement et si subtilement, que nous en laissâmes là notre folle
+dispute.
+
+«Si vous parlez de force, dit M. Jaggers, je vais vous faire voir un
+poignet. Molly, faites voir votre poignet.»
+
+La main de Molly, prise au piège, était sur la table; mais elle avait
+déjà mis son autre main derrière son dos.
+
+«Maître, dit-elle à voix basse, les yeux fixés sur lui, attentifs et
+suppliants, je vous en prie!...
+
+--Je vais vous faire voir un poignet, répéta M. Jaggers avec une
+immuable détermination de le montrer. Molly, faites-leur voir votre
+poignet.
+
+--Maître, fit-elle de nouveau, je vous en prie!...
+
+--Molly, dit M. Jaggers sans la regarder, mais regardant au contraire
+obstinément de l'autre côté de la salle, faites-leur voir vos deux
+poignets, faites-les voir, allons!»
+
+Il lui prit la main, et tourna et retourna son poignet sur la table.
+Elle avança son autre main et tint ses deux poignets l'un à côté de
+l'autre.
+
+Ce dernier poignet était complètement défiguré et couvert de cicatrices
+profondes dans tous les sens. En tenant ses mains étendues en avant,
+elle quitta des yeux M. Jaggers, et les tourna d'un air d'interrogation
+sur chacun de nous successivement.
+
+«Voilà de la force, dit M. Jaggers en traçant tranquillement avec son
+index les nerfs du poignet; très peu d'hommes ont la force de poignet
+qu'a cette femme. Ces mains ont une force d'étreinte vraiment
+remarquable. J'ai eu occasion de voir bien des mains, mais je n'en ai
+jamais vu de plus fortes sous ce rapport, soit d'hommes, soit de femmes,
+que celles-ci.»
+
+Pendant qu'il disait ces mots d'une façon légèrement moqueuse, elle
+continuait à regarder chacun d'entre nous, l'un après l'autre, en
+suivant l'ordre dans lequel nous étions placés. Dès qu'il cessa de
+parler, elle reporta ses yeux sur lui.
+
+«C'est bien, Molly, dit M. Jaggers en lui faisant un léger signe de
+tête; on vous a admirée, et vous pouvez vous en aller.»
+
+Elle retira ses mains et sortit de la chambre. M. Jaggers, prenant alors
+les carafons sur son dressoir, remplit son verre et fit circuler le vin.
+
+«Il va être neuf heures et demie, messieurs, dit-il, et il faudra tout à
+l'heure nous séparer. Je vous engage à faire le meilleur usage possible
+de votre temps. Je suis aise de vous avoir vus tous. M. Drummle, je bois
+à votre santé!»
+
+Si son but, en distinguant Drummle, était de l'embarrasser encore
+davantage, il réussit parfaitement. Dans son triomphe stupide, Drummle
+montra le mépris morose qu'il faisait de nous, d'une manière de plus en
+plus offensante, jusqu'à ce qu'il devînt positivement intolérable. À
+travers toutes ces phases, M. Jaggers le suivit avec le même intérêt
+étrange. Drummle semblait en ce moment trouver du bouquet au vin de M.
+Jaggers.
+
+Dans notre peu de discrétion juvénile, je crois que nous bûmes trop et
+je sais que nous parlâmes aussi beaucoup trop. Nous nous échauffâmes
+particulièrement à quelque grossière raillerie de Drummle, sur notre
+penchant à être trop généreux et à dépenser notre argent. Cela me
+conduisit à faire remarquer, avec plus de zèle que de tact, qu'il avait
+mauvaise grâce à parler ainsi, lui à qui Startop avait prêté de l'argent
+en ma présence, il y avait à peine une semaine.
+
+«Eh bien! repartit Drummle, il sera payé.
+
+--Je ne veux pas dire qu'il ne le sera pas, répliquai-je; mais cela
+devrait vous faire retenir votre langue sur nous et notre argent, je
+pense.
+
+--Vous pensez! repartit Drummle. Ah! Seigneur!
+
+--J'ose dire, continuai-je avec l'intention d'être très mordant, que
+vous ne prêteriez d'argent à aucun de nous, si nous en avions besoin.
+
+--Vous dites vrai, répondit Drummle; je ne vous prêterais pas une pièce
+de six pence. D'ailleurs, je ne la prêterais à personne.
+
+--Vous préfèreriez la demander dans les mêmes circonstances, je crois?
+
+--Vous croyez? répliqua Drummle. Ah! Seigneur!»
+
+Cela devenait d'autant plus maladroit, qu'il était évident que je
+n'obtiendrais rien de sa stupidité sordide. Je dis donc, sans avoir
+égard aux efforts d'Herbert pour me retenir:
+
+«Allons, M. Drummle, puisque nous sommes sur ce sujet, je vais vous dire
+ce qui s'est passé, entre Herbert que voici et moi, quand vous lui avez
+emprunté de l'argent.
+
+--Je n'ai pas besoin de savoir ce qui s'est passé entre Herbert que
+voici et vous, grommela Drummle, et je pense, ajouta-t-il en grommelant
+plus bas, que nous pourrions aller tous deux au diable pour en finir.
+
+--Je vous le dirai cependant, fis-je, que vous ayez ou non besoin de le
+savoir. Nous avons dit qu'en le mettant dans votre poche, bien content
+de l'avoir, vous paraissiez vous amuser beaucoup de ce qu'il avait été
+assez faible pour vous le prêter.»
+
+Drummle éclata de rire; et il nous riait à la face, avec ses mains dans
+ses poches et ses épaules rondes jetées en arrière: ce qui voulait dire
+que c'était parfaitement vrai, et qu'il nous tenait tous pour des ânes.
+
+Là-dessus Startop l'entreprit, bien qu'avec plus de grâce que je n'en
+avais montrée, et l'exhorta à être un peu plus aimable.
+
+Startop était un garçon vif et plein de gaieté, et Drummle était
+exactement l'opposé. Ce dernier était toujours disposé à voir en lui un
+affront direct et personnel. Ce dernier répondit d'une façon lourde et
+grossière, et Startop essaya d'apaiser la discussion, en faisant
+quelques légères plaisanteries qui nous firent tous rire. Piqué de ce
+petit succès, plus que de toute autre chose, Drummle, sans menacer, sans
+prévenir, tira ses mains de ses poches, laissa tomber ses épaules, jura,
+s'empara d'un grand verre et l'aurait lancé à la tête de son adversaire,
+sans la présence d'esprit de notre amphitryon, qui le saisit au moment
+où il s'était levé dans cette intention.
+
+«Messieurs, dit M. Jaggers, posant résolument le verre sur la table et
+tirant sa montre à répétition en or, par sa chaîne massive, je suis
+excessivement fâché de vous annoncer qu'il est neuf heures et demie.»
+
+Sur cet avis, nous nous levâmes tous pour partir. Startop appelait
+gaiement Drummle: «Mon vieux,» comme si rien ne s'était passé; mais le
+vieux était si peu disposé à répondre, qu'il ne voulut même pas regagner
+Hammersmith en suivant le même côté du chemin; de sorte qu'Herbert et
+moi, qui restions en ville, nous les vîmes s'avancer chacun d'un côté
+différent de la rue, Startop marchant le premier, et Drummle se traînant
+derrière, rasant les maisons, comme il avait coutume de nous suivre dans
+son bateau.
+
+Comme la porte n'était pas encore fermée, j'eus l'idée de laisser
+Herbert seul un instant, et de retourner dire un mot à mon tuteur. Je le
+trouvai dans son cabinet de toilette, entouré de sa provision de bottes;
+il y allait déjà de tout coeur et se lavait les mains, comme pour ne
+rien garder de nous.
+
+Je lui dis que j'étais remonté pour lui exprimer combien j'étais fâché
+qu'il se fût passé quelque chose de désagréable, et que j'espérais qu'il
+ne m'en voudrait pas beaucoup.
+
+«Peuh!... dit-il en baignant sa tête et parlant à travers les gouttes
+d'eau. Ce n'est rien, Pip; cependant je ne déteste pas cette araignée.»
+
+Il s'était tourné vers moi, en secouant la tête, en soufflant et en
+s'essuyant.
+
+«Je suis bien aise que vous l'aimiez, monsieur; mais je ne l'aime pas,
+moi.
+
+--Non, non, dit mon tuteur avec un signe d'assentiment; n'ayez pas trop
+de choses à démêler avec lui.... Tenez-vous aussi éloigné de lui que
+possible.... Mais j'aime cet individu, Pip; c'est un garçon de la bonne
+espèce. Ah! si j'étais un diseur de bonne aventure!»
+
+Regardant par-dessus sa serviette, son oeil rencontra le mien; puis il
+dit, en laissant retomber sa tête dans les plis de la serviette et en
+s'essuyant les deux oreilles:
+
+«Vous savez ce que je suis?... Bonsoir, Pip.
+
+--Bonsoir, monsieur.»
+
+Environ un mois après cela, le temps que l'Araignée devait passer chez
+M. Pocket était écoulé, et au grand contentement de toute la maison, à
+l'exception de Mrs Pocket, Drummle rentra dans sa famille, et regagna
+son trou.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVII.
+
+
+«Mon cher monsieur Pip,
+
+«Je vous écris la présente, à la demande de M. Gargery, pour vous faire
+savoir qu'il va se rendre à Londres, en compagnie de M. Wopsle. Il
+serait bien content s'il lui était permis d'aller vous voir. Il compte
+passer à l'Hôtel Barnard, mardi, à neuf heures du matin. Si cela vous
+gênait, veuillez y laisser un mot. Votre pauvre soeur est toujours dans
+le même état où vous l'avez laissée. Nous parlons de vous tous les soirs
+dans la cuisine, et nous nous demandons ce que vous faites et ce que
+vous dites pendant ce temps-là. Si vous trouvez que je prends ici des
+libertés, excusez-les pour l'amour des jours passés. Rien de plus, cher
+monsieur Pip, de
+
+«Votre reconnaissante et à jamais affectionnée servante,
+
+ «Biddy.
+
+«P. S. Il désire très particulièrement que je vous écrive ces deux mots:
+_What larks_[7]. Il dit que vous comprendrez. J'espère et je ne doute
+pas que vous serez charmé de le voir, quoique vous soyez maintenant un
+beau monsieur, car vous avez toujours eu bon coeur, et lui, c'est un
+digne, bien digne homme. Je lui ai tout lu, excepté seulement la
+dernière petite phrase, et il désire très particulièrement que je vous
+répète encore: _What larks._»
+
+ [Note 7: «_What larks,_» intraduisible; manière de demander à Pip
+ des nouvelles de sa vie de garçon.]
+
+Je reçus cette lettre par la poste, le lundi matin. Le rendez-vous était
+donc pour le lendemain. Qu'il me soit permis de confesser exactement
+avec quels sentiments j'attendis l'arrivée de Joe.
+
+Ce n'était pas avec plaisir, bien que je tinsse à lui par tant de
+liens. Non; c'était avec un trouble considérable, un peu de
+mortification et un vif sentiment de mauvaise humeur en pensant à son
+manque de manières. Si j'avais pu l'empêcher de venir, en donnant de
+l'argent, j'en aurais certainement donné. Ce qui me rassurait le plus,
+c'est qu'il venait à l'Hôtel Barnard et non pas à Hammersmith, et que
+conséquemment il ne tomberait pas sous la griffe de Drummle. Je n'avais
+pas d'objection à laisser voir Joe à Herbert ou à son père, car je les
+estimais tous les deux; mais j'aurais été très vexé de le laisser voir
+par Drummle, pour lequel je n'avais que du mépris. C'est ainsi que, dans
+la vie, nous commettons généralement nos plus grandes bassesses et nos
+plus grandes faiblesses pour des gens que nous méprisons.
+
+J'avais commencé à décorer nos chambres, tantôt d'une manière tout à
+fait inutile, tantôt d'une manière mal appropriée, et ces luttes avec le
+délabrement de l'Hôtel Barnard ne laissaient pas que d'être fort
+coûteuses. À cette époque, nos chambres étaient bien différentes de ce
+que je les avais trouvées, et je jouissais de l'honneur d'occuper une
+des premières pages dans les registres des tapissiers voisins. J'avais
+été bon train dans les derniers temps, et j'avais même poussé les choses
+jusqu'à m'imaginer de faire mettre des bottes à un jeune garçon; c'était
+même des bottes à revers. On aurait pu dire que c'était moi qui étais le
+domestique, car lorsque j'eus pris ce monstre dans le rebut de la
+famille de ma blanchisseuse, et que je l'eus affublé d'un habit bleu,
+d'un gilet canari, d'une cravate blanche, de culottes beurre frais et
+des bottes susdites, je dus lui trouver peu de travail à faire, mais
+beaucoup de choses à manger, et, avec ces deux terribles exigences, il
+troublait ma vie.
+
+Ce fantôme vengeur reçut l'ordre de se trouver à son poste, dès huit
+heures du matin, le mardi suivant, dans le vestibule; c'étaient deux
+pieds carrés, garnis de tapis; et Herbert me suggéra l'idée de certains
+mets pour le déjeuner, qu'il supposait devoir être du goût de Joe. Bien
+que je lui fusse sincèrement obligé de l'intérêt et de la considération
+qu'il témoignait pour mon ami, j'avais en même temps un vague soupçon
+que si Joe fût venu pour le voir, lui, il n'aurait pas été à beaucoup
+près aussi empressé.
+
+Quoi qu'il en soit, je vins en ville le lundi soir pour être prêt à
+recevoir Joe. Je me levai de grand matin pour faire donner à la salle à
+manger et au déjeuner leur plus splendide apparence. Malheureusement, la
+matinée était pluvieuse, et un ange n'aurait pu s'empêcher de voir que
+Barnard répandait des larmes de suie en dehors des fenêtres, comme si
+quelque ramoneur gigantesque avait pleuré au-dessus des toits.
+
+À mesure que le moment approchait, j'aurais voulu fuir, mais le Vengeur,
+suivant les ordres reçus, était dans le vestibule, et bientôt j'entendis
+Joe dans l'escalier. Je devinais que c'était Joe, à sa manière bruyante
+de monter les marches, se souliers de grande tenue étant toujours trop
+larges, et au temps qu'il mit à lire les noms inscrits sur les portes
+des autres étages pendant son ascension. Lorsqu'enfin il s'arrêta à
+notre porte, j'entendis ses doigts suivre les lettres de mon nom, et
+ensuite j'entendis distinctement respirer, à travers le trou de la
+serrure; finalement, il donna un unique petit coup sur la porte, et
+Pepper, tel était le nom compromettant du Vengeur, annonça:
+
+«M. Gargery!»
+
+Je crus que Joe ne finirait jamais de s'essuyer les pieds, et que
+j'allais être obligé de sortir pour l'enlever du paillasson; mais à la
+fin, il entra.
+
+«Joe, comment allez-vous, Joe?
+
+--Pip, comment allez-vous, Pip?»
+
+Avec son bon et honnête visage, ruisselant et tout luisant d'eau et de
+sueur, il posa son chapeau entre nous sur le plancher, et me prit les
+deux mains et les fit manoeuvrer de haut en bas, comme si j'eusse été la
+dernière pompe brevetée.
+
+«Je suis aise de vous voir, Joe.... Donnez-moi votre chapeau.»
+
+Mais Joe, prenant avec soin son chapeau dans ses deux mains, comme si
+c'eût été un nid garni de ses oeufs, ne voulait pas se séparer de cette
+partie de sa propriété, et s'obstinait à parler par-dessus de la manière
+la plus incommode du monde.
+
+«Comme vous avez grandi! dit Joe, comme vous avez gagné!... Vous êtes
+devenu tout à fait un homme de bonne compagnie.»
+
+Joe réfléchit pendant quelques instants avant de trouver ces mots:
+
+«... À coup sûr, vous ferez honneur à votre roi et à votre pays.
+
+--Et vous, Joe, vous avez l'air tout à fait bien.
+
+--Dieu merci! dit Joe, je suis également bien; et votre soeur ne va pas
+plus mal, et Biddy est toujours bonne et obligeante, et tous nos amis ne
+vont pas plus mal, s'ils ne vont pas mieux; excepté Wopsle qui a fait
+une chute.»
+
+Et pendant tout ce temps, prenant toujours grand soin du nid d'oiseaux
+qu'il tenait dans ses mains, Joe roulait ses yeux tout autour de la
+chambre et suivait les dessins à fleur de ma robe de chambre.
+
+«Il a fait une chute, Joe?
+
+--Mais oui, dit Joe en baissant la voix; il a quitté l'église pour se
+mettre au théâtre; le théâtre l'a donc amené à Londres avec moi, et il a
+désiré, dit Joe en plaçant le nid d'oiseaux sous son bras gauche et en
+se penchant comme s'il y prenait un oeuf avec sa main droite, vous
+offrir ceci comme je voudrais le faire moi-même.»
+
+Je pris ce que Joe me tendait. C'était l'affiche toute chiffonnée d'un
+petit théâtre de la capitale, annonçant, pour cette semaine même, les
+premiers débuts du célèbre et renommé Roscius, amateur de province, dont
+le jeu sans pareil, dans les pièces les plus tragiques de notre poète
+national, venait de produire dernièrement une si grande sensation dans
+les cercles dramatiques de la localité.
+
+«Étiez-vous à cette représentation, Joe? demandai-je.
+
+--J'y étais, dit Joe avec emphase et solennité.
+
+--A-t-il fait une grande sensation?
+
+--Mais oui, dit Joe; on lui a jeté certainement beaucoup de pelures
+d'oranges: particulièrement au moment où il voit le fantôme. Mais je
+m'en rapporte à vous, monsieur, est-ce fait pour encourager un homme et
+lui donner du coeur à l'ouvrage, que d'intervenir à tout moment entre
+lui et le fantôme, en disant: _Amen_. Un homme peut avoir eu des
+malheurs et avoir été à l'église, dit Joe en baissant la voix et en
+prenant le ton de l'étonnement et de la persuasion, mais ce n'est pas
+une raison pour qu'on le pousse à bout dans un pareil moment. C'est à
+dire que si l'ombre du propre père de cet homme ne peut attirer son
+attention, qu'est-ce donc qui le pourra, monsieur? Encore bien plus
+quand son affliction est malheureusement si légère, que le poids des
+plumes noires la chasse. Essayez de la fixer comme vous pourrez.»
+
+À ce moment, l'air effrayé de Joe, qui paraissait aussi terrifié que
+s'il eût vu un fantôme, m'annonça qu'Herbert venait d'entrer dans la
+chambre. Je présentai donc Joe à Herbert, qui avança la main, mais Joe
+se recula et continua à tenir le nid d'oiseaux.
+
+«Votre serviteur, monsieur, dit-il, j'espère que vous et Pip...»
+
+Ici ses yeux tombèrent sur le groom qui déposait des rôties sur la
+table, et son regard semblait indiquer si clairement qu'il considérait
+ce jeune gentleman comme un membre de la famille, que je le regardai en
+fronçant les sourcils, ce qui l'embarrassa encore davantage.
+
+«Je parle de vous deux, messieurs; j'espère que vous vous portez bien,
+dans ce lieu renfermé? Car l'endroit où nous sommes peut être une
+excellente auberge, selon les goûts et les opinions que l'on a à
+Londres, dit Joe confidentiellement; mais quant à moi, je n'y garderais
+pas un cochon, surtout si je voulais l'engraisser sainement et le manger
+de bon appétit.»
+
+Après avoir émis ce jugement flatteur sur les mérites de notre logement,
+et avoir montré incidemment sa tendance à m'appeler monsieur, Joe,
+invité à se mettre à table, chercha autour de la chambre un endroit
+convenable où il pût déposer son chapeau, comme s'il ne pouvait trouver
+une place pour un objet si rare: il finit par le poser sur l'extrême
+bord de la cheminée, d'où ce malheureux chapeau ne tarda pas à tomber à
+plusieurs reprises.
+
+«Prenez-vous du thé ou du café, monsieur Gargery? demanda Herbert, qui
+faisait toujours les honneurs du déjeuner.
+
+--Je vous remercie, monsieur répondit Joe en se roidissant des pieds à
+la tête; je prendrai ce qui vous sera la plus agréable à vous-même.
+
+--Préférez-vous le café?
+
+--Merci, monsieur, répondit Joe, évidemment embarrassé par cette
+question, puisque vous êtes assez bon pour choisir le café, je ne vous
+contredirai pas; mais ne trouvez-vous pas que c'est un peu échauffant?
+
+--Du thé, alors?» dit Herbert en lui en versant.
+
+Ici, le chapeau de Joe tomba de la cheminée; il se précipita pour le
+ramasser et le posa exactement au même endroit, comme s'il eût fallu
+absolument, selon les règles de la bienséance, qu'il retombât presque
+aussitôt.
+
+«Quand êtes-vous arrivé ici, monsieur Gargery?
+
+--Était-ce hier dans l'après-midi? répondit Joe après avoir toussé dans
+sa main, comme s'il avait eu le temps d'attraper un rhume depuis qu'il
+était arrivé. Non, non.... Oui, oui..., c'était hier dans l'après-midi,
+dit-il avec une apparence de sagesse mêlée de soulagement et de stricte
+impartialité.
+
+--Avez-vous déjà vu quelque chose à Londres?
+
+--Mais oui, monsieur, fit Joe. M. Wopsle et moi, nous sommes allés tout
+droit au grand magasin de cirage, mais nous n'avons pas trouvé que cela
+répondît aux belles affiches rouges posées sur les murs. Je veux dire,
+ajouta Joe en matière d'explication, quand à ce qui est de
+l'_archi-tec-ta-to-ture_...»
+
+Je crois réellement que Joe aurait encore prolongé ce mot, qui exprimait
+pour moi un genre d'architecture de ma connaissance, si son attention
+n'eût été providentiellement détournée par son chapeau qui roulait de
+nouveau à terre. En effet, ce chapeau exigeait de lui une attention
+constante et une vivacité d'oeil et de main assez semblable à celle d'un
+joueur de cricket[8].
+
+ [Note 8: _Cricket_, jeu de paume ressemblant assez à notre jeu de
+ barres.]
+
+Il joua avec ce couvre-chef d'une manière surprenante, et déploya une
+grande adresse, tantôt se précipitant sur lui et le rattrapant au moment
+où il glissait à terre, tantôt l'arrêtant à moitié chemin, le heurtant
+partout, et le faisant rebondir comme un volant à tous les coins de la
+chambre, et contre toutes les fleurs du papier qui garnissait le mur,
+avant de pouvoir s'en emparer et le sentir en sûreté; puis, finalement,
+le laissant tomber dans le bol à rincer les tasses, où je pris la
+liberté de mettre la main dessus.
+
+Quant à son col de chemise et à son col d'habit, c'étaient deux
+problèmes à étudier, mais également insolubles. Pourquoi faut-il qu'un
+homme se gêne à ce point, pour se croire complètement habillé! Pourquoi
+faut-il qu'il croie nécessaire de faire pénitence en souffrant dans ses
+habits de fête. Alors Joe tomba dans une si inexplicable rêverie, que sa
+fourchette en resta suspendue, entre son assiette et sa bouche. Ses yeux
+se portaient dans de si étranges directions; il était affligé d'une toux
+si extraordinaire et se tenait si éloigné de la table, qu'il laissa
+tomber plus de morceaux qu'il n'en mangeait, prétendant ensuite qu'il
+n'avait rien laissé échapper; et je fus très content, au fond du coeur,
+quand Herbert nous quitta pour se rendre dans la Cité.
+
+Je n'avais ni assez de sens ni assez de sentiment pour reconnaître que
+tout cela était de ma faute, et que si j'avais été plus sans cérémonie
+avec Joe, Joe aurait été plus à l'aise avec moi. Je me sentais gêné et à
+bout de patience avec lui; il avait ainsi amoncelé des charbons ardents
+sur ma tête.
+
+«Puisque nous sommes seuls maintenant, monsieur... commença Joe.
+
+--Joe, interrompis-je d'un ton chagrin, comment pouvez-vous m'appeler
+monsieur?»
+
+Joe me regarda un instant avec quelque chose d'indécis dans le regard
+qui ressemblait à un reproche. En voyant sa cravate de travers, ainsi
+que son col, j'eus conscience qu'il avait une sorte de dignité qui
+sommeillait en lui.
+
+«Nous sommes seuls, maintenant, reprit Joe, et comme je n'ai ni
+l'intention ni le loisir de rester ici bien longtemps, je vais conclure
+dès à présent, en commençant par vous apprendre ce qui m'a procuré le
+plaisir que vous me faites en ce moment. Car si ce n'était pas, dit Joe
+avec son ancien air de bonne franchise, que mon seul désir est de vous
+être utile, je n'aurais pas eu l'honneur de rompre le pain en compagnie
+de gentlemen tels que vous deux, et dans leur propre demeure.»
+
+Je désirais si peu revoir le regard qu'il m'avait déjà jeté, que je ne
+lui fis aucun reproche sur le ton qu'il prenait.
+
+«Eh bien! monsieur, continua Joe, voilà ce qui s'est passé; je me
+trouvais aux _Trois jolis Bateliers_, l'autre soir, Pip...»
+
+Toutes les fois qu'il revenait à son ancienne affection, il m'appelait
+Pip, et quand il retombait dans ses ambitions de politesse, il
+m'appelait monsieur.
+
+«Alors, dit Joe en reprenant son ton cérémonieux, Pumblechook arriva
+dans sa charrette; il était toujours le même... iden-tique... et me
+faisant quelquefois l'effet d'un peigne qui m'aurait peigné à rebrousse
+poil, en se donnant par toute la ville comme si c'était lui qui eût été
+votre camarade d'enfance, et comme si vous le regardiez comme le
+compagnon de vos jeux.
+
+--Allons donc! mais c'était vous, Joe.
+
+--Je l'avais toujours cru, Pip, dit Joe en branlant doucement la tête,
+bien que cela ne signifie pas grand'chose maintenant, monsieur. Eh bien!
+Pip, ce même Pumblechook, ce faiseur d'embarras, vint me trouver aux
+_Trois jolis Bateliers_ (où l'ouvrier vient boire tranquillement une
+pinte de bière et fumer une pipe sans faire d'abus), et il me dit:
+«Joseph, miss Havisham désire vous parler.
+
+--Miss Havisham, Joe?
+
+--Elle désire vous parler; ce sont les paroles de Pumblechook.»
+
+Joe s'assit et leva les yeux au plafond.
+
+«Oui, Joe; continuez, je vous prie.
+
+--Le lendemain, monsieur, dit Joe en me regardant comme si j'étais à une
+grande distance de lui, après m'être fait propre, je fus voir miss A.
+
+--Miss A, Joe, miss Havisham?
+
+--Je dis, monsieur, répliqua Joe avec un air de formalité légale, comme
+s'il faisait son testament, miss A ou autrement miss Havisham. Elle
+s'exprima ainsi qu'il suit: «Monsieur Gargery, vous êtes en
+correspondance avec M. Pip?» Ayant en effet reçu une lettre de vous,
+j'ai pu répondre que je l'étais. Quand j'ai épousé votre soeur,
+monsieur, j'ai dit: «Je le serai;» et, interrogé par votre amie, Pip,
+j'ai dit: «Je le suis.»--Voudrez-vous lui dire alors, dit-elle,
+qu'Estelle est ici, et qu'elle serait bien aise de le voir?»
+
+Je sentais mon visage en feu, en levant les yeux sur Joe. J'espère
+qu'une des causes lointaines de cette douleur devait venir de ce que je
+sentais que si j'avais connu le but de sa visite, je lui aurais donné
+plus d'encouragement.
+
+«Biddy, continua Joe, quand j'arrivai à la maison et la priai de vous
+écrire un petit mot, Biddy hésita un moment: «Je sais, dit-elle, qu'il
+sera plus content d'entendre ce mot de votre bouche; c'est jour de fête,
+si vous avez besoin de le voir, allez-y.» J'ai fini, monsieur, dit Joe
+en se levant, et, Pip, je souhaite que vous prospériez et réussissiez de
+plus en plus.
+
+--Mais vous ne vous en allez pas tout de suite, Joe?
+
+--Si fait, je m'en vais, dit Joe.
+
+--Mais vous reviendrez pour dîner, Joe?
+
+--Non, je ne reviendrai pas,» dit Joe.
+
+Nos yeux se rencontrèrent, et tous les «monsieur» furent bannis du coeur
+de cet excellent homme, quand il me tendit la main.
+
+«Pip! mon cher Pip, mon vieux camarade, la vie est composée d'une suite
+de séparations de gens qui ont été liés ensemble, s'il m'est permis de
+le dire: l'un est forgeron, un autre orfèvre, celui-ci bijoutier,
+celui-là chaudronnier; les uns réussissent, les autres ne réussissent
+pas. La séparation entre ces gens-là doit venir un jour ou l'autre, et
+il faut bien l'accepter quand elle vient. Si quelqu'un a commis
+aujourd'hui une faute, c'est moi. Vous et moi ne sommes pas deux
+personnages à paraître ensemble dans Londres, ni même ailleurs, si ce
+n'est quand nous sommes dans l'intimité et entre gens de connaissance.
+Je veux dire entre amis. Ce n'est pas que je sois fier, mais je n'ai pas
+ce qu'il faut, et vous ne me verrez plus dans ces habits. Je suis gêné
+dans ces habits, je suis gêné hors de la forge, de notre cuisine et de
+nos marais. Vous ne me trouveriez pas la moitié autant de défauts, si
+vous pensiez à moi et si vous vous figuriez me voir dans mes habits de
+la forge, avec mon marteau à la main, voire même avec ma pipe. Vous ne
+me trouveriez pas la moitié autant de défauts si, en supposant que vous
+ayez eu envie de me voir, vous soyez venu mettre la tête à la fenêtre de
+la forge et regarder Joe, le forgeron, là, devant sa vieille enclume,
+avec son vieux tablier brûlé, et attaché à son vieux travail. Je suis
+terriblement triste aujourd'hui; mais je crois que, malgré tout, j'ai
+dit quelque chose qui a le sens commun. Ainsi donc, Dieu te bénisse, mon
+cher petit Pip, mon vieux camarade, Dieu te bénisse!»
+
+Je ne m'étais pas trompé, en m'imaginant qu'il y avait en lui une
+véritable dignité. La coupe de ses habits m'était aussi indifférente,
+quand il eut dit ces quelques mots, qu'elle eût pu l'être dans le ciel.
+Il me toucha doucement le front avec ses lèvres et partit. Aussitôt que
+je fus revenu suffisamment à moi, je me précipitai sur ses pas, et je le
+cherchai dans les rues voisines, mais il avait disparu.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVIII.
+
+
+Il était clair que je devais me rendre à notre ville dès le lendemain,
+et dans les premières effusions de mon repentir, il me semblait
+également clair que je devais descendre chez Joe. Mais quand j'eus
+retenu ma place à la voiture pour le lendemain, quand je fus allé chez
+M. Pocket, et quand je fus revenu, je n'étais en aucune façon convaincu
+de la nécessité de ce dernier point, et je commençai à chercher quelque
+prétexte et à trouver de bonnes raisons pour descendre au _Cochon bleu_:
+
+«Je serais un embarras chez Joe, pensai-je; je ne suis pas attendu, et
+mon lit ne sera pas prêt. Je serai trop loin de miss Havisham. Elle est
+exigeante et pourrait ne pas le trouver bon.»
+
+On n'est jamais mieux trompé sur terre que par soi-même, et c'est avec
+de tels prétextes que je me donnai le change. Que je reçoive innocemment
+et sans m'en douter une mauvaise demi-couronne fabriquée par un autre,
+c'est assez déraisonnable, mais qu'en connaissance de cause je compte
+pour bon argent des pièces fausses de ma façon, c'est assurément chose
+curieuse! Un étranger complaisant, sous prétexte de mettre en sûreté et
+de serrer avec soin mes banknotes pour moi s'en empare, et me donne des
+coquilles de noix; qu'est-ce que ce tour de passe-passe auprès du mien,
+si je serre moi-même mes coquilles de noix, et si je les fais passer à
+mes propres yeux pour des banknotes.
+
+Après avoir décidé que je devais descendre au _Cochon bleu_, mon esprit
+resta dans une grande indécision. Emmènerais-je mon groom avec moi ou ne
+l'emmènerais-je pas? C'était bien tentant de se représenter ce coûteux
+mercenaire avec ses bottes, prenant publiquement l'air sous la grande
+porte du _Cochon bleu_. Il y avait quelque chose de presque solennel à
+se l'imaginer introduit comme par hasard dans la boutique du tailleur,
+et confondant de surprise admiratrice l'irrespectueux garçon de Trabb.
+D'un autre côté, le garçon de Trabb pouvait se glisser dans son intimité
+et lui dire beaucoup de choses; ou bien, hardi et méchant comme je le
+connaissais, il le poursuivrait peut-être de ses huées jusque dans la
+Grande Rue. Ma protectrice pourrait aussi entendre parler de lui, et ne
+pas m'approuver. D'après tout cela, je résolus de laisser le Vengeur à
+la maison.
+
+C'était pour la voiture de l'après-midi que j'avais retenu ma place; et
+comme l'hiver était revenu, je ne devais arriver à destination que deux
+ou trois heures après le coucher du soleil. Notre heure de départ de
+Cross Keys était fixée à deux heures. J'arrivai un quart d'heure en
+avance, suivi du Vengeur, si je puis parler ainsi d'un individu qui ne
+me suivait jamais, quand il lui était possible de faire autrement.
+
+À cette époque, on avait l'habitude de conduire les condamnés au dépôt
+par la voiture publique, et comme j'avais souvent entendu dire qu'ils
+voyageaient sur l'impériale, et que je les avais vus plus d'une fois sur
+la grande route balancer leurs jambes enchaînées au-dessus de la
+voiture, je ne fus pas très surpris quand Herbert, en m'apercevant dans
+la cour, vint me dire que deux forçats allaient faire route avec moi;
+mais j'avais une raison, qui commençait à être une vieille raison, pour
+trembler malgré moi des pieds à la tête quand j'entendais prononcer le
+mot forçat.
+
+«Cela ne vous inquiète pas, Haendel? dit Herbert.
+
+--Oh! non!
+
+--Je croyais que vous paraissiez ne pas les aimer.
+
+--Je ne prétends pas que je les aime, et je suppose que vous ne les
+aimez pas particulièrement non plus; mais ils me sont indifférents.
+
+--Tenez! les voilà, dit Herbert, ils sortent du cabaret; quel misérable
+et honteux spectacle!»
+
+Les deux forçats venaient de régaler leur gardien, je suppose, car ils
+avaient avec eux un geôlier, et tous les trois s'essuyaient encore la
+bouche avec leurs mains. Les deux malheureux étaient attachés ensemble
+et avaient des fers aux jambes, des fers dont j'avais déjà vu un
+échantillon, et ils portaient un habillement que je ne connaissais que
+trop bien aussi. Leur gardien avait une paire de pistolets et portait
+sous son bras un gros bâton noueux, mais il paraissait dans de bons
+termes avec eux et se tenait à leur côté, occupé à voir mettre les
+chevaux à la voiture. Ils avaient vraiment l'air de faire partie de
+quelque exhibition intéressante, non encore ouverte, et lui, d'être leur
+directeur. L'un était plus grand et plus fort que l'autre, et on eût dit
+que, selon les règles mystérieuses du monde des forçats, comme des gens
+libres, on lui avait alloué l'habillement le plus court. Ses bras et ses
+jambes étaient comme de grosses pelotes de cette forme et son
+accoutrement le déguisait d'une façon complète. Cependant, je reconnus
+du premier coup son clignotement d'oeil. J'avais devant moi l'homme que
+j'avais vu sur le banc, aux _Trois jolis Bateliers_, certain samedi
+soir, et qui m'avait mis en joue avec son fusil invisible!
+
+Il était facile de voir que jusqu'à présent il ne me reconnaissait pas
+plus que s'il ne m'eût jamais vu de sa vie. Il me regarda de côté, et
+ses yeux rencontrèrent ma chaîne de montre; alors il se mit à cracher
+comme par hasard, puis il dit quelques mots à l'autre forçat, et ils se
+mirent à rire; ils pivotèrent ensuite sur eux-mêmes en faisant résonner
+leurs chaînes entremêlées, et finirent par s'occuper d'autre chose. Les
+grands numéros qu'ils avaient sur le dos, leur enveloppe sale et
+grossière comme celle de vils animaux; leurs jambes enchaînées et
+modestement entourées de mouchoirs de poche, et la manière dont tous
+ceux qui étaient présents les regardaient et s'en tenaient éloignés, en
+faisaient, comme l'avait dit Herbert, un spectacle des plus désagréables
+et des plus honteux.
+
+Mais ce n'était pas encore tout. Il arriva que toute la rotonde de la
+voiture avait été retenue par une famille quittant Londres, et qu'il n'y
+avait pas d'autre place pour les deux prisonniers que sur la banquette
+de devant, derrière le cocher. Là-dessus, un monsieur de mauvaise
+humeur, qui avait pris la quatrième place sur cette banquette, se mit
+dans une violente colère, et dit que c'était violer tous les traités que
+de le mêler à une si atroce compagnie; que c'était pernicieux, infâme,
+honteux, et je ne sais plus combien d'autres choses. À ce moment les
+chevaux étaient attelés et le cocher impatient de partir. Nous nous
+préparâmes tous à monter, et les prisonniers s'approchèrent avec leur
+gardien, apportant avec eux cette singulière odeur de mie de pain,
+d'étoupe, de fil de caret, de pierre enfumée qui accompagne la présence
+des forçats.
+
+--Ne prenez pas la chose si mal, monsieur, dit le gardien au voyageur en
+colère, je me mettrai moi-même auprès de vous, et je les placerai tout
+au bout de la banquette. Ils ne vous adresseront pas la parole,
+monsieur, vous ne vous apercevrez pas qu'ils sont là.
+
+--Et il ne faut pas m'en vouloir, grommela le forçat que j'avais
+reconnu; je ne tiens pas à partir, je suis tout disposé à rester, en ce
+qui me concerne; la première personne venue peut prendre ma place.
+
+--Ou la mienne, dit l'autre d'un ton rude, je ne vous aurais gêné ni les
+uns ni les autres si l'on m'eût laissé faire.»
+
+Puis ils se mirent tous deux à rire, à casser des noix, en crachant les
+coquilles tout autour d'eux, comme je crois réellement que je l'aurais
+fait moi-même à leur place si j'avais été aussi méprisé.
+
+À la fin, on décida qu'on ne pouvait rien faire pour le monsieur en
+colère, et qu'il devait ou rester, ou se contenter de la compagnie que
+le hasard lui avait donnée; de sorte qu'il prit sa place sans cesser
+cependant de grogner et de se plaindre, puis le gardien se mit à côté de
+lui. Les forçats s'installèrent du mieux qu'ils purent, et celui des
+deux que j'avais reconnu s'assit si près derrière moi que je sentais son
+souffle dans mes cheveux.
+
+«Adieu, Haendel!» cria Herbert quand nous nous mîmes en mouvement.
+
+Et je songeai combien il était heureux qu'il m'eût trouvé un autre nom
+que celui de Pip.
+
+Il est impossible d'exprimer avec quelle douleur je sentais la
+respiration du forçat me parcourir, non-seulement derrière la tête, mais
+encore toute l'épine dorsale; c'était comme si l'on m'eût touché la
+moelle au moyen de quelque acide mordant et pénétrant au point de me
+faire grincer des dents. Il semblait avoir un bien plus grand besoin de
+respirer qu'un autre homme et faire plus de bruit en respirant; je
+sentais qu'une de mes épaules remontait et s'allongeait par les efforts
+que je faisais pour m'en préserver.
+
+Le temps était horriblement dur, et les deux forçats maudissaient le
+froid. Avant d'avoir fait beaucoup de chemin, nous étions tous tombés
+dans une immobilité léthargique, et quand nous eûmes passé la maison qui
+se trouve à mi-route, nous ne fîmes autre chose que de somnoler, de
+trembler et de garder le silence. Je m'assoupis moi-même en me demandant
+si je ne devais pas restituer une couple de livres sterling à ce pauvre
+misérable avant de le perdre de vue, et quel était le meilleur moyen à
+employer pour y parvenir. Tout en réfléchissant ainsi, je sentis ma tête
+se pencher en avant comme si j'allais tomber sur les chevaux. Je
+m'éveillai tout effrayé et repris la question que je m'adressais à
+moi-même.
+
+Mais je devais l'avoir abandonnée depuis plus longtemps que je ne le
+pensais, puisque, bien que je ne pusse rien reconnaître dans
+l'obscurité, aux lueurs et aux ombres capricieuses de nos lanternes, je
+devinais les marais de notre pays, au vent froid et humide qui soufflait
+sur nous. Les forçats, en se repliant sur eux-mêmes pour avoir plus
+chaud et pour que je pusse leur servir de paravent, se trouvaient encore
+plus près de moi. Les premiers mots que je leur entendis échanger quand
+je m'éveillai répondaient à ceux de ma propre pensée.
+
+«Deux banknotes d'une livre.
+
+--Comment les a-t-il eues? dit le forçat que je ne connaissais pas.
+
+--Comment le saurais-je? repartit l'autre. Quelqu'un les lui aura
+données, des amis, je pense.
+
+--Je voudrais, dit l'autre avec une terrible imprécation contre le
+froid, les avoir ici.
+
+--Les deux billets d'une livre, ou les amis?
+
+--Les deux billets d'une livre. Je vendrais tous les amis que j'ai et
+que j'ai eus pour un seul, et je trouverais que c'est un fameux marché.
+Eh bien! il disait donc?...
+
+--Il disait donc, reprit le forçat que j'avais reconnu: tout fut dit et
+fait en une demi-minute derrière une pile de bois, à l'arsenal de la
+Marine. Vous allez être acquitté? Je le fus. Trouverai-je le garçon qui
+l'a nourri, qui a gardé son secret, et lui donnerai-je les deux billets
+d'une livre? Oui, je le trouverai. Et c'est ce que j'ai fait.
+
+--Vous êtes fou! grommela l'autre. Moi je les aurais dépensés à boire et
+à manger. Il était sans doute bien naïf. Vous dites qu'il ne savait rien
+sur votre compte?
+
+--Non, pas la moindre chose. Autres bandes, autres vaisseaux. Il avait
+été jugé pour rupture de ban et condamné.
+
+--Est-ce là sur l'honneur, la seule fois que vous ayez travaillé dans
+cette partie du pays?
+
+--C'est la seule fois.
+
+--Quelle est votre opinion sur l'endroit?
+
+--Un très vilain endroit; de la vase, du brouillard, des marais et du
+travail. Du travail, des marais, du brouillard et de la vase.»
+
+Ils témoignèrent tous deux de leur aversion pour le pays avec une grande
+énergie de langage, et après avoir épuisé ce sujet il ne leur resta plus
+rien à dire.
+
+Après avoir entendu ce dialogue j'aurais assurément dû descendre et me
+cacher dans la solitude et dans l'ombre de la route, si je n'avais pas
+tenu pour certain que cet homme ne pouvait avoir aucun soupçon de mon
+identité. En vérité, non seulement ma personne était si changée, mais
+j'avais des habits si différents et j'étais dans des circonstances si
+opposées qu'il n'était pas probable qu'il pût me reconnaître sans
+quelque secours accidentel. Pourtant ce fait seul d'être avec lui sur la
+voiture était assez étrange pour me remplir de crainte et me faire
+penser qu'à l'aide de la moindre coïncidence il pourrait à tout moment
+me reconnaître, soit en entendant prononcer mon nom, soit en m'entendant
+parler. Pour cette raison, je résolus de descendre aussitôt que nous
+toucherions à la ville et de me mettre ainsi hors de sa portée.
+J'exécutai ce projet avec succès. Mon petit portemanteau se trouvait
+dans le coffre, sous mes pieds; je n'avais qu'à tourner un ressort pour
+m'en emparer; je le jetai avant moi, puis je descendis devant le premier
+réverbère et posai les pieds sur les premiers pavés de la ville. Quant
+aux forçats, ils continuèrent leur chemin avec la voiture, et, comme je
+savais vers quel endroit de la rivière ils devaient être dirigés, je
+voyais dans mon imagination le bateau des forçats les attendant devant
+l'escalier vaseux. J'entendis encore une voix rude s'écrier: «Au large,
+vous autres!» comme à des chiens. Je voyais de nouveau cette maudite
+arche de Noé, ancrée au loin, dans l'eau noire et bourbeuse.
+
+Je n'aurais pu dire de quoi j'avais peur, car mes craintes étaient
+vagues et indéfinies, mais j'avais une grande frayeur. En gagnant
+l'hôtel je sentais qu'une terreur épouvantable, surpassant de beaucoup
+la simple appréhension d'une reconnaissance pénible ou désagréable, me
+faisait trembler; je crois même qu'elle ne prit aucune forme distincte,
+et qu'elle ne fut même pendant quelques minutes qu'un souvenir des
+terreurs de mon enfance.
+
+La salle à manger du _Cochon bleu_ était vide, je n'avais pas encore
+commandé mon dîner, et j'étais à peine assis quand le garçon me
+reconnut. Il s'excusa de son peu de mémoire et me demanda s'il fallait
+envoyer Boots chez M. Pumblechook.
+
+«Non, dis-je, certainement non!»
+
+Le garçon, c'était lui qui avait apporté le Code de commerce le jour de
+mon contrat, parut surpris et profita de la première occasion qui se
+présenta pour placer à ma portée un vieil extrait crasseux d'un journal
+de la localité avec tant d'empressement que je le pris et lus ce
+paragraphe:
+
+«Nos lecteurs n'apprendront pas sans intérêt, à propos de l'élévation
+récente et romanesque à «la fortune d'un jeune ouvrier serrurier de nos
+environs (quel thème, disons-le en passant, pour la «plume magique de
+notre compatriote Toby, le poète de nos colonnes, bien qu'il ne soit pas
+encore «universellement connu), que le premier patron du jeune homme,
+son compagnon et son ami, est «un personnage très respecté, qui n'est
+pas étranger au commerce des grains, et dont les magasins, «éminemment
+commodes et confortables, sont situés à moins d'une centaine de milles
+de la «Grande Rue. Ce n'est pas sans éprouver un certain plaisir
+personnel que nous le citons comme le «Mentor de notre jeune Télémaque,
+car il est bon de savoir que notre ville a également produit le
+«fondateur de la fortune de ce dernier. De la fortune de qui?
+demanderont les sages aux sourcils «contractés et les beautés aux yeux
+brillants de la localité. Nous croyons que Quentin Metsys fut «forgeron
+à Anvers.»--VERB. SAP.
+
+J'ai l'intime conviction, basée sur une grande expérience, que si, dans
+les jours de ma prospérité, j'avais été au pôle nord, j'y aurais trouvé
+quelqu'un, Esquimau errant ou homme civilisé, pour me dire que
+Pumblechook avait été mon premier protecteur et le fondateur de ma
+fortune.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIX.
+
+
+De bonne heure j'étais debout et dehors. Il était encore trop tôt pour
+aller chez miss Havisham; j'allai donc flâner dans la campagne, du côté
+de la ville qu'habitait miss Havisham, qui n'était pas du même côté que
+Joe: remettant au lendemain à aller chez ce dernier. En pensant à ma
+patronne, je me peignais en couleurs brillantes les projets qu'elle
+formait pour moi.
+
+Elle avait adopté Estelle, elle m'avait en quelque sorte adopté aussi;
+il ne pouvait donc manquer d'être dans ses intentions de nous unir. Elle
+me réservait de restaurer la maison délabrée, de faire entrer le soleil
+dans les chambres obscures, de mettre les horloges en mouvement et le
+feu aux foyers refroidis, d'arracher les toiles d'araignées, de détruire
+la vermine; en un mot d'exécuter tous les brillants haut faits d'un
+jeune chevalier de roman et d'épouser la princesse. Je m'étais arrêté
+pour voir la maison en passant, et ses murs de briques rouges calcinées,
+ses fenêtres murées, le lierre vert et vigoureux embrassant jusqu'au
+chambranle des cheminées, avec ses tendons et ses ramilles, comme si ses
+vieux bras sinueux eussent caché quelque mystère précieux et attrayant
+dont je fusse le héros. Estelle en était l'inspiration, cela va sans
+dire, comme elle en était l'âme; mais quoiqu'elle eût pris un très grand
+empire sur moi et que ma fantaisie et mon espoir reposassent sur elle,
+bien que son influence sur mon enfance et sur mon caractère eût été
+toute puissante, je ne l'investis pas, même en cette matinée romantique,
+d'autres attributs que ceux qu'elle possédait. C'est avec intention que
+je mentionne cela maintenant parce que c'est le fil conducteur au moyen
+duquel on pourra me suivre dans mon pauvre labyrinthe. Selon mon
+expérience, les sentiments de convention d'un amant ne peuvent pas
+toujours être vrais. La vérité pure est que, lorsque j'aimai Estelle
+d'un amour d'homme, je l'aimai parce que je la trouvais irrésistible.
+Une fois pour toutes j'ai senti, à mon grand regret, très souvent pour
+ne pas dire toujours, que je l'aimais malgré la raison, malgré les
+promesses, malgré la tranquillité, malgré l'espoir, malgré le bonheur,
+malgré enfin tous les découragements qui pouvaient m'assaillir. Une fois
+pour toutes, je ne l'en aimais pas moins, tout en le sachant
+parfaitement, et cela n'eut pas plus d'influence pour me retenir, que si
+je m'étais imaginé très sérieusement qu'elle eût toutes les perfections
+humaines.
+
+Je calculai ma promenade de façon à arriver à la porte comme dans
+l'ancien temps. Quand j'eus sonné d'une main tremblante, je tournai le
+dos à la porte, en essayant de reprendre haleine et d'arrêter les
+battements de mon coeur. J'entendis la porte de côté s'ouvrir, puis des
+pas traverser la cour; mais je fis semblant de ne rien entendre, même
+quand la porte tourna sur ses gonds rouillés.
+
+Enfin, me sentant touché à l'épaule, je tressaillis et me retournai. Je
+tressaillis bien davantage alors, en me trouvant face à face avec un
+homme vêtu de vêtements sombres. C'était le dernier homme que je me
+serais attendu à voir occuper le poste de portier chez miss Havisham.
+
+«Orlick!
+
+--Ah! c'est que voyez-vous, il y a des changements de position encore
+plus grand que le vôtre. Mais entrez, entrez! j'ai reçu l'ordre de ne
+pas laisser la porte ouverte.»
+
+J'entrai; il la laissa retomber, la ferma et retira la clef.
+
+«Oui, dit-il en se tournant, après m'avoir assez malhonnêtement précédé
+de quelques pas dans la maison, c'est bien moi!
+
+--Comment êtes-vous venu ici?
+
+--Je suis venu ici sur mes jambes, répondit-il, et j'ai apporté ma malle
+avec moi sur une brouette.
+
+--Êtes-vous ici pour le bien?
+
+--Je n'y suis pas pour le mal, au moins, d'après ce que je suppose?»
+
+Je n'en étais pas bien certain; j'eus le loisir de songer en moi-même à
+sa réponse, pendant qu'il levait lentement un regard inquisiteur du pavé
+à mes jambes, et de mes bras à ma tête.
+
+«Alors vous avez quitté la forge? dis-je.
+
+--Est-ce que ça a l'air d'une forge, ici? répliqua Orlick, en jetant un
+coup d'oeil méprisant autour de lui; maintenant prenez-le pour une forge
+si cela vous fait plaisir.»
+
+Je lui demandai depuis combien de temps il avait quitté la forge de
+Gargery.
+
+«Un jour est ici tellement semblable à l'autre, répliqua-t-il, que je ne
+saurais le dire sans en faire le calcul. Cependant, je suis venu ici
+quelque temps après votre départ.
+
+--J'aurais pu vous le dire, Orlick.
+
+--Ah! fit-il sèchement, je croyais que vous étiez pour être étudiant.»
+
+En ce moment, nous étions arrivés à la maison, où je vis que sa chambre
+était placée juste à côté de la porte, et qu'elle avait une petite
+fenêtre donnant sur la cour. Dans de petites proportions, elle
+ressemblait assez au genre de pièces appelées loges, généralement
+habitées par les portiers à Paris; une certaine quantité de clefs
+étaient accrochées au mur; il y ajouta celle de la rue. Son lit, à
+couvertures rapiécées, se trouvait derrière, dans un petit compartiment
+ou renfoncement. Le tout avait un air malpropre, renfermé et endormi
+comme une cage à marmotte humaine, tandis que lui, Orlick, apparaissait
+sombre et lourd dans l'ombre d'un coin près de la fenêtre, et semblait
+être la marmotte humaine pour laquelle cette cage avait été faite. Et
+cela était réellement.
+
+«Je n'ai jamais vu cette chambre, dis-je, et autrefois il n'y avait pas
+de portier ici.
+
+--Non, dit-il, jusqu'au jour où il n'y eut plus aucune porte pour
+défendre l'habitation, et que les habitants considérassent cela comme
+dangereux à cause des forçats et d'un tas de canailles et de va-nu-pieds
+qui passent par ici. Alors on m'a recommandé pour remplir cette place
+comme un homme en état de tenir tête à un autre homme, et je l'ai prise.
+C'est plus facile que de souffler et de jouer du marteau.--Il est
+chargé; il l'est!»
+
+Mes yeux avaient rencontré, au-dessus de la cheminée, un fusil à monture
+en cuivre, et ses yeux avaient suivi les miens.
+
+«Eh bien, dis-je, ne désirant pas prolonger davantage la conversation,
+faut-il monter chez miss Havisham?
+
+--Que je sois brûlé si je le sais! répondit-il en s'étendant et en se
+secouant. Mes ordres ne vont pas plus loin. Je vais frapper un coup sur
+cette cloche avec le marteau, et vous suivrez le couloir jusqu'à ce que
+vous rencontriez quelqu'un.
+
+--Je suis attendu, je pense.
+
+--Qu'on me brûle deux fois, si je puis le dire!» répondit-il.
+
+Là-dessus, je descendis dans le long couloir qu'autrefois j'avais si
+souvent foulé de mes gros souliers, et il fit résonner sa cloche. Au
+bout du passage, pendant que la cloche vibrait encore, je trouvai Sarah
+Pocket, qui me parut avoir verdi et jauni à cause de moi.
+
+«Oh! dit-elle, est-ce vous, monsieur Pip?
+
+--Moi-même, miss Pocket. Je suis aise de vous dire que M. Pocket et sa
+famille se portent bien.
+
+--Sont-ils un peu plus sages? dit Sarah, en secouant tristement la tête.
+Il vaudrait mieux qu'ils fussent sages que bien portants. Ah! Mathieu!
+Mathieu!... vous savez le chemin, monsieur?
+
+--Passablement, car j'ai monté cet escalier bien souvent dans
+l'obscurité.»
+
+Je le gravis alors avec des bottes bien plus légères qu'autrefois et je
+frappai, de la même manière que j'avais coutume de le faire, à la porte
+de la chambre de miss Havisham.
+
+«C'est le coup de Pip, dit-elle immédiatement; entrez, Pip.»
+
+Elle était dans sa chaise, auprès de la vieille table, toujours avec ses
+vieux habits, les deux mains croisées sur sa canne, le menton appuyé
+dessus, et les yeux tournés du côté du feu. À côté d'elle était le
+soulier blanc qui n'avait jamais été porté, et une dame élégante que je
+n'avais jamais vue, était assise, la tête penchée sur le soulier, comme
+si elle le regardait.
+
+«Entrez, Pip, continua miss Havisham, sans détourner les yeux. Entrez,
+Pip. Comment allez-vous, Pip? Ainsi donc, vous me baisez la main comme
+si j'étais une reine? Eh! eh bien?...»
+
+Elle me regarda tout à coup sans lever les yeux, et répéta d'un air
+moitié riant, moitié de mauvaise humeur:
+
+«Eh bien?
+
+--J'ai appris, mis Havisham, dis-je un peu embarrassé, que vous étiez
+assez bonne pour désirer que je vinsse vous voir: je suis venu aussitôt.
+
+--Eh bien?»
+
+La dame qu'il me semblait n'avoir jamais vue avant, leva les yeux sur
+moi et me regarda durement. Alors je vis que ses yeux étaient les yeux
+d'Estelle. Mais elle était tellement changée, tellement embellie; elle
+était devenue si complètement femme, elle avait fait tant de progrès
+dans tout ce qui excite l'admiration, qu'il me semblait n'en avoir fait
+aucun. Je m'imaginais, en la regardant, que je redevenais un garçon
+commun et grossier. C'est alors que je sentis toute la distance et
+l'inégalité qui nous séparaient, et l'impossibilité d'arriver jusqu'à
+elle.
+
+Elle me tendit la main. Je bégayai quelque chose sur le plaisir que
+j'avais à la revoir, et sur ce que je l'avais longtemps, bien longtemps
+espéré.
+
+«La trouvez-vous très changée, Pip? demanda miss Havisham avec son
+regard avide et en frappant avec sa canne sur une chaise qui se trouvait
+entre elles deux, et pour me faire signe de m'asseoir.
+
+--Quand je suis entré, miss Havisham, je n'ai absolument rien reconnu
+d'Estelle, ni son visage, ni sa tournure, mais maintenant je reconnais
+bien que tout cela appartient bien à l'ancienne....
+
+--Comment! vous n'allez pas dire à l'ancienne Estelle? interrompit miss
+Havisham. Elle était fière et insolente, et vous avez voulu vous
+éloigner d'elle, ne vous en souvenez-vous pas?»
+
+Je répondis avec confusion qu'il y avait très longtemps de tout cela,
+qu'alors je ne m'y connaissais pas... et ainsi de suite. Estelle
+souriait avec un calme parfait, et dit qu'elle avait conscience que
+j'avais parfaitement raison, et qu'elle avait été désagréable.
+
+«Et lui!... est-il changé? demanda miss Havisham.
+
+--Énormément! dit Estelle en m'examinant.
+
+--Moins grossier et moins commun,» dit miss Havisham en jouant avec les
+cheveux d'Estelle.
+
+Et elle se mit à rire, puis elle regarda le soulier qu'elle tenait à la
+main, et elle se mit à rire de nouveau et me regarda. Elle posa le
+soulier à terre. Elle me traitait encore en enfant; mais elle cherchait
+à m'attirer.
+
+Nous étions dans la chambre fantastique, au milieu des vieilles et
+étranges influences qui m'avaient tant frappé, et j'appris qu'elle
+arrivait de France, et qu'elle allait se rendre à Londres. Hautaine et
+volontaire comme autrefois, ces défauts étaient presque effacés par sa
+beauté, qui était quelque chose d'extraordinaire et de surnaturel; je le
+pensais, du moins, désireux que j'étais de séparer ses défauts de sa
+beauté. Mais il était impossible de séparer sa présence de ces
+malheureux et vifs désirs de fortune et d'élégance qui avaient tourmenté
+mon enfance, de toutes ces mauvaises aspirations qui avaient commencé
+par me rendre honteux de notre pauvre logis et de Joe, de toutes ces
+visions qui m'avaient fait voir son visage dans le foyer ardent, dans
+les éclats du fer, jusque sur l'enclume, qui l'avaient fait sortir de
+l'obscurité de la nuit, pour me regarder à travers la fenêtre de la
+forge et disparaître ensuite.... En un mot, il m'était impossible de la
+séparer, dans le passé ou dans le présent, des moments les plus intimes
+de mon existence.
+
+Il fut convenu que je passerais tout le reste de la journée chez miss
+Havisham; que je retournerais à l'hôtel le soir, et le lendemain à
+Londres. Quand nous eûmes causé pendant quelque temps, miss Havisham
+nous envoya promener dans le jardin abandonné. En y entrant, Estelle me
+dit que je devais bien la rouler un peu comme autrefois.
+
+Estelle et moi entrâmes donc dans le jardin, par la porte près de
+laquelle j'avais rencontré le jeune homme pâle, aujourd'hui Herbert;
+moi, le coeur tremblant et adorant jusqu'aux ourlets de sa robe; elle,
+entièrement calme et bien certainement n'adorant pas les ourlets de mon
+habit. En approchant du lieu du combat, elle s'arrêta et dit:
+
+«Il faut que j'aie été une singulière petite créature, pour me cacher et
+vous regarder combattre ce jour-là, mais je l'ai fait, et cela m'a
+beaucoup amusée.
+
+--Vous m'en avez bien récompensé.
+
+--Vraiment! répliqua-t-elle naturellement, comme si elle se souvenait à
+peine. Je me rappelle que je n'étais pas du tout favorable à votre
+adversaire, parce que j'avais vu de fort mauvais oeil qu'on l'eût fait
+venir ici pour m'ennuyer de sa compagnie.
+
+--Lui et moi, nous sommes bons amis maintenant, lui dis-je.
+
+--Vraiment! Je crois me souvenir que vous faites vos études chez son
+père?
+
+--Oui.»
+
+C'est avec répugnance que je répondis affirmativement, car cela me
+donnait l'air d'un enfant, et elle me traitait déjà suffisamment comme
+tel.
+
+«En changeant de position pour le présent et l'avenir, vous avez changé
+de camarades? dit Estelle.
+
+--Naturellement, dis-je.
+
+--Et nécessairement, ajouta-t-elle d'un ton fier, ceux qui vous
+convenaient autrefois comme société ne vous conviendraient plus
+aujourd'hui?»
+
+En conscience, je doute fort qu'il me restât en ce moment la plus légère
+intention d'aller voir Joe; mais s'il m'en restait une ombre, cette
+observation la fit évanouir.
+
+«Vous n'aviez en ce temps-là aucune idée de la fortune qui vous était
+destinée? dit Estelle.
+
+--Pas la moindre.»
+
+Son air de complète supériorité en marchant à côté de moi, et mon air de
+soumission et de naïveté en marchant à côté d'elle formaient un
+contraste que je sentais parfaitement: il m'eût encore fait souffrir
+davantage, si je ne l'avais considéré comme venant absolument de moi,
+qui étais si éloigné d'elle par mes manières, et en même temps si
+rapproché d'elle par ma passion.
+
+Le jardin était trop encombré de végétation pour qu'on y pût marcher à
+l'aise, et quand nous en eûmes fait deux ou trois fois le tour, nous
+rentrâmes dans la cour de la brasserie. Je lui montrai avec finesse
+l'endroit où je l'avais vue marcher sur les tonneaux le premier jour des
+temps passés, et elle me dit en accompagnant ses paroles d'un regard
+froid et indifférent:
+
+«Vraiment!... ai-je fait cela?»
+
+Je lui rappelai l'endroit où elle était sortie de la maison pour me
+donner à manger et à boire, et elle me répondit:
+
+«Je ne m'en souviens pas.
+
+--Vous ne vous souvenez pas de m'avoir fait pleurer? dis-je.
+
+--Non,» fit-elle en secouant la tête et en regardant autour d'elle.
+
+Je crois vraiment que son peu de mémoire, et surtout son indifférence me
+firent pleurer de nouveau en moi-même, et ce sont ces larmes-là qui sont
+les larmes les plus cuisantes de toutes celles que l'on puisse verser.
+
+«Vous savez, dit Estelle, d'un air de condescendance qu'une belle et
+ravissante femme peut seule prendre, que je n'ai pas de coeur... si cela
+peut avoir quelque rapport avec ma mémoire.»
+
+Je me mis à balbutier quelque chose qui indiquait assez que je prenais
+la liberté d'en douter... que je savais le contraire... qu'il était
+impossible qu'une telle beauté n'ait pas de coeur....
+
+«Oh! j'ai un coeur qu'on peut poignarder ou percer de balles, sans
+doute, dit Estelle, et il va sans dire que s'il cessait de battre, je
+cesserais de vivre, mais vous savez ce que je veux dire: je n'ai pas la
+moindre douceur à cet endroit-là. Non; la sympathie, le sentiment,
+autant d'absurdités selon moi.»
+
+Qu'était-ce donc qui me frappait chez elle pendant qu'elle se tenait
+immobile à côté de moi et qu'elle me regardait avec attention? Était-ce
+quelque chose qui m'avait frappé chez miss Havisham? Dans quelques uns
+de ses regards, dans quelques uns de ses gestes, il y avait une légère
+ressemblance avec miss Havisham; c'était cette ressemblance qu'on
+remarque souvent entre les enfants et les personnes avec lesquelles ils
+ont vécu longtemps dans la retraite, ressemblance de mouvements,
+d'expression entre des visages qui, sous d'autres rapports, sont tout à
+fait différents. Et pourtant je ne pouvais lui trouver aucune similitude
+de traits avec miss Havisham. Je regardai de nouveau, et bien qu'elle me
+regardât encore, la ressemblance avait disparu.
+
+Qu'était-ce donc?...
+
+«Je parle sérieusement, dit Estelle, sans froncer les sourcils (car son
+front était uni) autant que son visage s'assombrissait. Si nous étions
+destinés à vivre longtemps ensemble, vous feriez bien de vous pénétrer
+de cette idée, une fois pour toutes. Non, fit-elle en m'arrêtant d'un
+geste impérieux, comme j'entrouvrais les lèvres, je n'ai accordé ma
+tendresse à personne, et je n'ai même jamais su ce que c'était.»
+
+Un moment après, nous étions dans la brasserie abandonnée, elle
+m'indiquait du doigt la galerie élevée d'où je l'avais vue sortir le
+premier jour, et me dit qu'elle se souvenait d'y être montée, et de
+m'avoir vu tout effarouché. En suivant des yeux sa blanche main, cette
+même ressemblance vague, que je ne pouvais définir, me traversa de
+nouveau l'esprit. Mon tressaillement involontaire lui fit poser sa main
+sur mon bras, et immédiatement le fantôme s'évanouit encore et disparut.
+
+Qu'était-ce donc?...
+
+«Qu'avez-vous? demanda Estelle. Êtes-vous effrayé?
+
+--Je le serais, si je croyais ce que vous venez de dire, répondis-je
+pour finir.
+
+--Alors vous ne le croyez pas? N'importe, je vous l'ai dit, miss
+Havisham va bientôt vous le rappeler. Faisons encore un tour de jardin,
+puis vous rentrerez. Allons! il ne faut pas pleurer sur ma cruauté:
+aujourd'hui, vous serez mon page; donnez-moi votre épaule.»
+
+Sa belle robe avait traîné à terre, elle la relevait alors d'une main et
+de l'autre me touchait légèrement l'épaule en marchant. Nous fîmes
+encore deux ou trois tours dans ce jardin abandonné, qui pour moi
+paraissait tout en fleurs. Les végétations jaunes et vertes qui
+sortaient des fentes du vieux mur eussent-elles été les fleurs les plus
+belles et les plus précieuses, qu'elles ne m'eussent pas laissé un plus
+charmant souvenir.
+
+Il n'y avait pas entre nous assez de différence d'années pour l'éloigner
+de moi: nous étions presque du même âge, quoi que bien entendu elle
+parût plus âgée que moi; mais l'air d'inaccessibilité que lui donnaient
+sa beauté et ses manières me tourmentait au milieu de mon bonheur;
+cependant, j'avais l'assurance intime que notre protectrice nous avait
+choisis l'un pour l'autre. Malheureux garçon!
+
+Enfin, nous rentrâmes dans la maison et j'appris avec surprise que mon
+tuteur était venu voir miss Havisham pour affaires, et qu'il reviendrait
+dîner. Les vieilles branches des candélabres de la chambre avaient été
+allumées pendant notre absence, et miss Havisham m'attendait dans son
+fauteuil.
+
+Je dus pousser le fauteuil comme par le passé, et nous commençâmes notre
+lente promenade habituelle autour des cendres du festin nuptial. Mais
+dans cette chambre funèbre, avec cette image de la mort, couchée dans ce
+fauteuil et fixant ses yeux sur elle, Estelle paraissait plus belle,
+plus brillante que jamais, et je tombai sous un charme encore plus
+puissant.
+
+Le temps s'écoula ainsi, l'heure du dîner approchait, et Estelle nous
+quitta pour aller à sa toilette. Nous nous étions arrêtés près du centre
+de la longue table et miss Havisham, un de ses bras flétris hors du
+fauteuil, reposait sa main crispée sur la nappe jaunie.
+
+Estelle ayant retourné la tête et jeté un coup d'oeil par-dessus son
+épaule, avant de sortir, miss Havisham lui envoya de la main un baiser;
+elle imprima à ce mouvement une ardeur dévorante, vraiment terrible dans
+son genre. Puis Estelle étant partie, et nous restant seuls, elle se
+tourna vers moi, et me dit à voix basse:
+
+«N'est-elle pas belle... gracieuse... bien élevée? Ne l'admirez-vous
+pas?
+
+--Tous ceux qui la voient doivent l'admirer, miss Havisham.»
+
+Elle passa son bras autour de mon cou et attira ma tête contre la
+sienne, toujours appuyée sur le dos de son fauteuil.
+
+«Aimez-la.... Aimez-la!... Aimez-la.... Comment est-elle avec vous?»
+
+Avant que j'eusse eu le temps de répondre, si toutefois j'avais pu
+répondre à une question si délicate, elle répéta:
+
+«Aimez-la!... Aimez-la!... Si elle vous traite avec faveur, aimez-la!...
+Si elle vous accable, aimez-la!... Si elle déchire votre coeur en
+morceaux, et à mesure qu'il deviendra plus vieux et plus fort, il
+saignera davantage, aimez-la!... aimez-la!... aimez-la!...»
+
+Jamais je n'avais vu une ardeur aussi passionnée que celle avec laquelle
+elle prononçait ces mots. Je sentais autour de mon cou les muscles de
+son bras amaigri se gonfler sous l'influence de la passion qui la
+possédait.
+
+«Écoutez-moi, Pip, je l'ai adoptée pour qu'on l'aime, je l'ai élevée
+pour qu'on l'aime, je lui ai donné de l'éducation pour qu'on l'aime,
+j'en ai fait ce qu'elle est afin qu'elle pût être aimée, aimez-la!...»
+
+Elle répétait le mot assez souvent pour ne laisser aucun doute sur ce
+qu'elle voulait dire; mais si le mot souvent répété eût été un mot de
+haine, au lieu d'être un mot d'amour, tels que désespoir, vengeance,
+mort cruelle, il n'aurait pu résonner davantage à mes oreilles comme une
+malédiction.
+
+«Je vais vous dire, fit-elle dans le même murmure passionné et
+précipité, ce que c'est que l'amour vrai: c'est le dévouement aveugle,
+l'abnégation entière, la soumission absolue, la confiance et la foi
+contre vous-même et contre le monde entier, l'abandon de votre âme et de
+votre coeur tout entier à la personne aimée. C'est ce que j'ai fait!»
+
+Lorsqu'elle arriva à ces paroles et à un cri sauvage qui les suivit, je
+la retins par la taille, car elle se soulevait sur son fauteuil,
+enveloppée dans sa robe qui lui servait de suaire, et s'élançait dans
+l'espace comme si elle eût voulu se briser contre la muraille et tomber
+morte.
+
+Tout ceci se passa en quelques secondes. En la remettant dans son
+fauteuil, je crus sentir une odeur qui ne m'était pas inconnue; en me
+tournant, j'aperçus mon tuteur dans la chambre.
+
+Il portait toujours, je crois ne pas l'avoir dit encore, un riche
+foulard, de proportions imposantes, qui lui était d'un grand secours
+dans sa profession. Je l'ai vu remplir de terreur un client ou un
+témoin, en déployant avec cérémonie ce foulard, comme s'il allait se
+moucher immédiatement, puis s'arrêtant, comme s'il voyait bien qu'il
+n'aurait pas le temps de le faire avant que le client ou le témoin ne se
+fussent compromis; le client ou le témoin, à demi compromis, imitant son
+exemple, s'arrêtait immédiatement, comme cela devait être. Quand je le
+vis dans la chambre, il tenait cet expressif mouchoir de poche des deux
+mains et nous regardait. En rencontrant mon oeil, il dit clairement, par
+une pause momentanée et silencieuse, tout en conservant son attitude:
+«En vérité! C'est singulier!» Puis il se servit de son mouchoir comme on
+doit s'en servir, avec un effet formidable.
+
+Miss Havisham l'avait vu en même temps que moi. Comme tout le monde,
+elle avait peur de lui. Elle fit de violents efforts pour se remettre,
+et balbutia qu'il était aussi exact que toujours.
+
+«Toujours exact, répéta-t-il en venant à moi; comment ça va-t-il, Pip?
+Vous ferai-je faire un tour, miss Havisham? Ainsi donc, vous voilà ici,
+Pip?»
+
+Je lui dis depuis quand j'étais arrivé, et comment miss Havisham avait
+désiré que je vinsse voir Estelle. Ce à quoi il répliqua:
+
+«Ah! c'est une très jolie personne!»
+
+Puis il poussa devant lui miss Havisham dans son fauteuil avec une de
+ses grosses mains, et mit l'autre dans la poche de son pantalon, comme
+si ladite poche était pleine de secrets.
+
+«Eh! Pip! combien de fois aviez-vous déjà vu miss Estelle, dit-il en
+s'arrêtant.
+
+--Combien!...
+
+--Ah! combien de fois? Dix mille fois?
+
+--Oh! non, pas aussi souvent.
+
+--Deux fois?
+
+--Jaggers, interrompit miss Havisham, à mon grand soulagement, laissez
+donc mon Pip tranquille, et descendez dîner avec lui.»
+
+Il s'exécuta, et nous descendîmes ensemble l'escalier. Pendant que nous
+nous rendions aux appartements séparés en traversant la cour du fond, il
+me demanda combien de fois j'avais vu miss Havisham manger et boire, me
+donnant comme de coutume à choisir entre cent fois et une fois.
+
+Je réfléchis et je répondis:
+
+«Jamais!
+
+--Et jamais vous ne la verrez, Pip, reprit-il avec un singulier sourire;
+elle n'a jamais souffert qu'on la voie faire l'un ou l'autre depuis
+qu'elle a adopté ce genre de vie. La nuit elle erre au hasard dans la
+maison et prend la nourriture qu'il lui faut.
+
+--Permettez, monsieur, dis-je, puis-je vous faire une question?
+
+--Vous le pouvez, dit-il, mais je suis libre de refuser d'y répondre.
+Voyons votre question.
+
+--Le nom d'Estelle est-il Havisham, ou bien...»
+
+Je n'avais rien à ajouter.
+
+«Ou qui? dit-il.
+
+--Est-ce Havisham?
+
+--C'est Havisham.
+
+Cela nous mena jusqu'à la table où elle et Sarah Pocket nous
+attendaient. M. Jaggers présidait. Estelle s'assit en face de lui. Nous
+dînâmes fort bien, et nous fûmes servis par une servante que je n'avais
+jamais vue pendant mes allées et venues, mais qui, je le sais, avait
+toujours été employée dans cette mystérieuse maison. Après dîner, on
+plaça devant mon tuteur une bouteille de vieux porto; il était évident
+qu'il se connaissait en vins, et les deux dames nous laissèrent. Je n'ai
+jamais vu autre part, même chez M. Jaggers, rien de pareil à la réserve
+que M. Jaggers affectait dans cette maison. Il tenait ses regards
+baissés sur son assiette, et c'est à peine si pendant le dîner il les
+dirigea une seule fois sur Estelle. Quand elle lui parlait, il écoutait
+et répondait, mais ne la regardait jamais, du moins je ne m'en aperçus
+pas. De son côté, elle le regardait souvent avec intérêt et curiosité,
+sinon avec méfiance; mais il n'avait jamais l'air de se douter de
+l'attention dont il était l'objet. Pendant tout le temps que dura le
+dîner, il semblait prendre un malin plaisir à rendre Sarah Pocket plus
+jaune et plus verte, en revenant souvent dans la conversation à mes
+espérances; mais là encore il semblait ne se douter de rien, il allait
+jusqu'à paraître arracher, et il arrachait en effet, bien que je ne
+susse pas comment, des renseignements sur mon innocent individu.
+
+Quand lui et moi restâmes seuls, il se posa et il se répandit sur toute
+sa personne un air de tranquillité parfaite, conséquence probable des
+informations qu'il possédait sur tout le monde en général. C'en était
+réellement trop pour moi. Il contre-examinait jusqu'à son vin quand il
+n'avait rien d'autre sous la main; il le plaçait entre la lumière et
+lui, le goûtait, le retournait dans sa bouche, puis l'avalait, posait le
+verre, le reprenait, regardait de nouveau le vin, le sentait,
+l'essayait, le buvait, remplissait de nouveau son verre, le
+contre-examinait encore jusqu'à ce que je fusse aussi inquiet que si
+j'avais su que le vin lui disait quelque chose de désagréable sur mon
+compte. Trois ou quatre fois, je crus faiblement que j'allais entamer la
+conversation; mais toutes les fois qu'il me voyait sur le point de lui
+demander quelque chose, il me regardait, son verre à la main, en
+tournant et retournant son vin dans sa bouche, comme pour me faire
+remarquer que c'était inutile de lui parler puisqu'il ne pourrait pas me
+répondre.
+
+Je crois que miss Pocket sentait que ma présence la mettait en danger de
+devenir folle et d'aller peut-être jusqu'à déchirer son bonnet, lequel
+était un affreux bonnet, une espèce de loque en mousseline, et à semer
+le plancher de ses cheveux, lesquels n'avaient assurément jamais poussé
+sur sa tête. Elle ne reparut que plus tard lorsque nous remontâmes chez
+miss Havisham pour faire un whist. Pendant notre absence, miss Havisham
+avait, d'une manière vraiment fantastique, placé quelques uns de ses
+plus beaux bijoux de sa table de toilette dans les cheveux d'Estelle,
+sur son sein et sur ses bras, et je vis jusqu'à mon tuteur qui la
+regardait par-dessous ses épais sourcils, et levait un peu les yeux
+quand cette beauté merveilleuse se trouvait devant lui avec son brillant
+éclat de lumière et de couleur.
+
+Je ne dirai rien de la manière étonnante avec laquelle il gardait tous
+ses atouts au whist, et parvenait, au moyen de basses cartes qu'il avait
+dans la main, à rabaisser complètement la gloire de nos rois et de nos
+reines, ni de la conviction que j'avais qu'il nous regardait comme trois
+innocentes et pauvres énigmes qu'il avait devinées depuis longtemps. Ce
+dont je souffrais le plus, c'était l'incompatibilité qui existait entre
+sa froide personne et mes sentiments pour Estelle; ce n'était pas parce
+que je savais que je ne pourrais jamais me décider à lui parler d'elle,
+ni parce que je savais que je ne pourrais jamais supporter de l'entendre
+faire craquer ses bottes devant elle, ni parce que je savais que je ne
+pourrais jamais me résigner à le voir se laver les mains près d'elle:
+c'était parce que je savais que mon admiration serait toujours à un ou
+deux pieds au-dessus de lui, et que mes sentiments seraient regardés par
+lui comme une circonstance aggravante.
+
+On joua jusqu'à neuf heures, et alors il fut convenu que, lorsque
+Estelle viendrait à Londres j'en serais averti, et que j'irais
+l'attendre à la voiture. Puis je lui dis bonsoir, je lui serrai la main
+et je la quittai.
+
+Mon tuteur occupait au _Cochon bleu_ la chambre voisine de la mienne.
+Jusqu'au milieu de la nuit les paroles de miss Havisham: «Aimez-la!
+aimez-la! aimez-la!» résonnèrent à mon oreille. Je les adaptai à mon
+usage, et je répétais à mon oreille: «Je l'aime!... je l'aime!... je
+l'aime!...» plus de cent fois. Alors un transport de gratitude envers
+miss Havisham s'empara de moi en songeant qu'Estelle m'était destinée, à
+moi, autrefois le pauvre garçon de forge. Puis je pensais avec crainte
+qu'elle n'entrevoyait pas encore cette destinée sous le même jour que
+moi. Quand commencerait-elle à s'y intéresser? Quand me serait-il donné
+d'éveiller son coeur muet et endormi?
+
+Mon Dieu! je croyais ces émotions grandes et nobles, et je ne pensais
+pas qu'il y avait quelque chose de bas et de petit à rester éloigné de
+Joe parce que je savais qu'elle avait et qu'elle devait avoir un profond
+dédain pour lui. Il n'y avait qu'un jour que Joe avait fait couler mes
+larmes, mais elles avaient bien vite séché!... Dieu me pardonne! elles
+avaient bien vite séché!...
+
+FIN DU PREMIER VOLUME.
+
+
+
+
+TOME SECOND.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+
+Le matin, après avoir bien considéré la chose, tout en m'habillant au
+_Cochon bleu_, je résolus de dire à mon tuteur que je ne savais pas trop
+si Orlick était bien le genre d'homme qui convenait pour remplir un
+poste de confiance chez miss Havisham.
+
+«Sans doute, il n'est pas tout à fait le genre d'homme qu'il faut, Pip,
+dit mon tuteur, sachant d'avance à quoi s'en tenir sur son compte; parce
+que l'homme qui remplit un poste de confiance n'est jamais le genre
+d'homme qu'il faut.»
+
+Et il sembla ravi de trouver que ce poste en particulier n'était pas
+tenu exceptionnellement par quelqu'un du genre qu'il fallait, et il
+m'écouta d'un air satisfait pendant que je lui racontais ce que je
+savais d'Orlick.
+
+«Très bien, Pip, dit-il quand j'eus fini, je passerai tout à l'heure
+pour remercier notre ami.»
+
+Un peu alarmé par cette promptitude d'action, j'opinai pour un peu de
+délai, et je ne lui cachai même pas que notre ami lui-même serait
+peut-être assez difficile à manier.
+
+«Oh! allons donc! dit mon tuteur en laissant passer le bout de son
+mouchoir de poche avec une entière confiance, je voudrais bien le voir
+discuter la chose avec moi!»
+
+Comme nous devions retourner ensemble à Londres par la voiture de midi,
+et que j'avais déjeuné avec une si grande appréhension de voir paraître
+Pumblechook, que je pouvais à peine tenir ma tasse, cela me fournit
+l'occasion de dire que j'avais besoin de marcher et que j'irais en avant
+sur la route de Londres, pendant que M. Jaggers irait à ses affaires,
+s'il voulait bien prévenir le cocher que je reprendrais ma place quand
+la voiture me rejoindrait. Je pus ainsi fuir le _Cochon bleu_ aussitôt
+après déjeuner. En faisant un détour d'un couple de milles, en pleine
+campagne, derrière la propriété de Pumblechook, je retombai dans la
+grande rue, un peu au-delà de ce traquenard, et je me sentis
+comparativement en sûreté.
+
+Ce me fut un grand plaisir de me retrouver dans la vieille et
+silencieuse ville, et il ne m'était pas trop désagréable de me voir,
+par-ci par-là, reconnu et lorgné. Un ou deux boutiquiers sortirent même
+de leurs boutiques, et marchèrent un peu en avant de moi, dans la rue,
+afin de pouvoir se retourner, comme s'ils avaient oublié quelque chose,
+et se trouver face à face avec moi pour me contempler. Dans ces
+occasions, je ne sais pas qui d'eux ou de moi faisait le pire semblant:
+eux de ne pas me regarder, moi de ne pas les voir; toujours est-il que
+ma position me semblait une position distinguée, et que je n'en étais
+pas du tout mécontent, quand le sort jeta sur mon chemin ce mécréant
+sans nom, le garçon du tailleur Trabb.
+
+En portant les yeux à une certaine distance en avant, j'aperçus ce
+garçon, qui approchait en se battant les flancs avec un grand sac bleu
+qui était vide. Jugeant qu'un regard tranquille et indifférent, jeté sur
+lui comme par hasard, était ce qui me convenait le mieux et ce qui
+parviendrait probablement à conjurer son mauvais esprit, je m'avançai
+avec une grande placidité de visage, et je me félicitais déjà de mon
+succès, quand tout à coup les genoux du garçon de Trabb
+s'entre-choquèrent, ses cheveux se dressèrent, sa casquette tomba, tous
+ses membres tremblèrent avec violence, il chancela enfin sur la route,
+en criant à la populace:
+
+«Au secours!... soutenez-moi!... j'ai peur!...»
+
+Il feignait d'être au comble de la terreur et de la prostration, par
+l'effet de la dignité de ma démarche et de toute ma personne. Quand je
+passai à côté de lui, ses dents claquèrent à grand bruit dans sa bouche,
+et il se prosterna dans la poussière, avec tous les signes d'une
+humiliation profonde.
+
+C'était une chose bien dure à supporter, mais ça n'était encore rien que
+cela. Je n'avais pas fait deux cents pas, quand, à mon inexprimable
+terreur, à mon juste étonnement et à ma profonde indignation, je vis de
+nouveau le garçon Trabb qui approchait. Il venait de tourner le coin
+d'une rue; son sac bleu était passé sur son épaule, ses yeux reflétaient
+un honnête empressement, et la détermination de gagner au plus vite la
+maison de Trabb se lisait dans sa démarche. Cette fois, ce fut avec une
+espèce d'épouvante qu'il eut l'air de me découvrir. Il éprouva les mêmes
+effets que la première fois, mais avec un mouvement de rotation; il
+courut autour de moi tout en chancelant, les genoux faibles et
+tremblants, et les mains levées comme pour demander miséricorde. Ses
+prétendues souffrances furent une grande jubilation pour les
+spectateurs; quant à moi, j'étais littéralement confondu.
+
+Je n'avais pas dépassé de beaucoup la poste aux lettres, quand de
+nouveau j'aperçus le garçon de Trabb, débusquant par un chemin détourné.
+Cette fois, il était entièrement changé; il portait le sac bleu de la
+manière dégagée dont je portais mon pardessus et se carrait en face de
+moi, de l'autre côté de la rue, suivi d'une foule joyeuse de jeunes
+amis, auxquels il criait de temps en temps, en agitant la main et en
+prenant un air superbe:
+
+«Je ne vous connais pas! je ne vous connais pas!»
+
+Les mots ne pourraient donner une idée de l'outrage et du ridicule
+lancés sur moi par le garçon de Trabb, quand, passant à côté de moi, il
+tirait son col de chemise, frisait ses cheveux, appuyait son poing sur
+la hanche, tout en se carrant d'une manière extravagante, en balançant
+ses coudes et son corps, et en criant à ceux qui le suivaient:
+
+«Connais pas!... connais pas!... Sur mon âme, je ne vous connais
+pas!...»
+
+Son ignominieux cortège se mit immédiatement à pousser des cris et à me
+poursuivre sur le pont. Ces cris ressemblaient à ceux d'une basse-cour
+extrêmement effrayée, dont les volatiles m'auraient connu quand j'étais
+forgeron; ils mirent le comble à ma honte lorsque je quittai la ville,
+et me poursuivirent jusqu'en plein champ.
+
+Mais, à moins d'avoir, en cette occasion, ôté la vie au garçon de Trabb,
+je ne sais réellement pas aujourd'hui ce que j'aurais pu faire, sinon de
+me résigner à endurer ce supplice. Lui chercher querelle dans la rue ou
+tirer de lui une autre réparation que le meilleur sang de son coeur, eût
+été futile et dégradant. C'était d'ailleurs un garçon que personne ne
+pouvait atteindre, un serpent invulnérable et astucieux, qui, traqué
+dans un coin, s'échappait entre les jambes de celui qui le poursuivait,
+en sifflant dédaigneusement. J'écrivis cependant, par le courrier du
+lendemain, à M. Trabb pour lui dire que M. Pip se devait à lui-même de
+cesser à l'avenir tout rapport avec un homme qui pouvait oublier ce
+qu'il devait aux intérêts de la société, au point d'employer un garçon
+qui excitait le dégoût et le mépris de tous les gens respectables.
+
+La voiture, portant dans ses flancs M. Jaggers, arriva en temps
+opportun. Je repris donc ma place sur l'impériale et j'arrivai à
+Londres, sauf, mais non sain, car mon coeur était déchiré. Dès mon
+arrivée, j'envoyai à Joe une morue et une bourriche d'huîtres, comme
+offrande expiatoire, en réparation de ce que je n'étais pas allé
+moi-même lui faire une visite; puis je me rendis à l'hôtel Barnard.
+
+Je trouvai Herbert en train de dîner avec des viandes froides, et
+enchanté de me revoir. Ayant envoyé le Vengeur au restaurant pour
+demander une addition au dîner, je sentis que je devais ce soir-là même
+ouvrir mon coeur à mon camarade et ami. Cette confidence ne regardant
+aucunement le Vengeur qui était dans le vestibule, et cette pièce, vue
+par le trou de la serrure, ne paraissait guère qu'une antichambre, je
+l'envoyai au spectacle. Je ne pourrais donner une meilleure preuve de la
+dureté de mon esclavage, vis-à-vis de ce maître, que les dégradantes
+subtilités auxquelles j'étais forcé d'avoir recours pour lui trouver de
+l'emploi. J'avais si peu de ressources, que souvent je l'envoyais au
+coin de Hyde Park pour voir quelle heure il était.
+
+Quand nous eûmes fini de dîner, les pieds posés sur les chenets, je lui
+dis:
+
+«Mon cher Herbert, j'ai quelque chose de très particulier à vous
+communiquer.
+
+--Mon cher Haendel, répondit-il, j'écouterai avec attention et déférence
+ce que vous voudrez bien me confier.
+
+--Cela me concerne, Herbert, dis-je, ainsi qu'une autre personne.»
+
+Herbert se croisa les pieds, regarda le feu, la tête penchée de côté,
+et, l'ayant vainement regardé pendant un moment, il me regarda de
+nouveau, parce que je ne continuais pas.
+
+«Herbert, dis-je en mettant ma main sur son genou, j'aime... j'adore
+Estelle.»
+
+Au lieu d'être abasourdi, Herbert répliqua comme si de rien n'était:
+
+«C'est juste! Eh bien?
+
+--Eh bien! Herbert, est-ce là tout ce que vous me dites: Eh bien?
+
+--Après? voulais-je dire, fit Herbert; il va sans dire que je sais cela.
+
+--Comment savez-vous cela? dis-je.
+
+--Comment je le sais, Haendel?... Mais par vous.
+
+--Je ne vous l'ai jamais dit.
+
+--Vous ne me l'avez jamais dit?... Vous ne m'avez jamais dit non plus
+quand vous vous êtes fait couper les cheveux, mais j'ai eu assez
+d'intelligence pour m'en apercevoir. Vous l'avez toujours adorée, depuis
+que je vous connais. Vous êtes arrivé ici avec votre adoration et votre
+portemanteau! Jamais dit!... mais vous ne m'avez dit que cela du matin
+au soir. En me racontant votre propre histoire, vous m'avez dit
+clairement que vous aviez commencé à l'adorer la première fois que vous
+l'aviez vue, quand vous étiez tout jeune, tout jeune.
+
+--Très bien, alors, dis-je, nullement fâché de cette nouvelle lumière
+jetée sur mon coeur. Je n'ai jamais cessé de l'adorer, et elle est
+devenue la plus belle et la plus adorable des créatures. Je l'ai vue
+hier, et si je l'adorais déjà, je l'adore doublement maintenant.
+
+--Il est heureux pour vous alors, Haendel, dit Herbert, que vous ayez
+été choisi pour elle, et que vous lui soyez destiné. Sans nous occuper
+de ce qu'il nous est défendu de rechercher, nous pouvons nous risquer à
+dire qu'il ne peut y avoir de doute entre nous sur ce point. Mais
+savez-vous ce qu'Estelle pense de cette adoration?
+
+Je secouai tristement la tête.
+
+«Oh! elle en est à mille lieues.
+
+--Patience, mon cher Haendel; vous avez le temps, vous avez le temps!
+Mais vous avez encore quelque chose à me dire?
+
+--Je suis honteux de le dire, répondis-je, et pourtant il n'y a pas plus
+de mal à le dire qu'à le penser: vous m'appelez un heureux mortel...
+sans doute je le suis. Hier je n'étais encore qu'un pauvre garçon de
+forge; aujourd'hui, je suis... quoi?...
+
+--Dites un bon garçon, si vous voulez finir votre phrase, répondit
+Herbert en souriant et en pressant mes mains dans les siennes, un bon
+garçon, un curieux mélange d'impétuosité et d'hésitation, de hardiesse
+et de défiance, d'animation et de rêverie.»
+
+Je m'arrêtai un instant pour considérer si mon caractère contenait
+réellement un pareil mélange. Je n'en retrouvai pas les éléments; mais
+je pensais que cela ne valait pas la peine d'être discuté.
+
+«Quand je demande ce que je suis aujourd'hui, Herbert, continuai-je, je
+traduis en parole la pensée qui me préoccupe le plus; vous dites que je
+suis heureux! Je sais que je n'ai rien fait pour m'élever, et que c'est
+la fortune seule qui a tout fait. C'est avoir eu bien de la chance, et
+pourtant quand je pense à Estelle....
+
+--Et quand vous n'y pensez pas, êtes-vous plus tranquille? interjeta
+Herbert, les yeux fixés sur le feu, ce qui me parut très bon et très
+sympathique de sa part.
+
+--... Alors, mon cher Herbert, je ne puis vous dire combien je me sens
+dépendant de tout et incertain de l'avenir, et à combien de centaines de
+hasards je m'en sens exposé. Tout en évitant le terrain défendu, comme
+vous l'avez fait si judicieusement tout à l'heure, je puis encore dire
+que toutes mes espérances dépendent de la constance d'une
+personne,--sans nommer personne,--et m'affliger de voir ces espérances
+encore si vagues et si indéfinies.»
+
+En disant cela, je soulageai mon esprit de tout ce qui l'avait toujours
+tourmenté plus ou moins; mais, sans nul doute, depuis la veille plus que
+jamais.
+
+«Maintenant, Haendel, répliqua Herbert de son ton gai et encourageant,
+il me semble que les angoisses d'une tendre passion nous font regarder
+le défaut de notre cheval avec un verre grossissant, et détournent notre
+attention de ses qualités. Ne m'avez-vous pas raconté que votre tuteur,
+M. Jaggers, vous avait dit, dès le début, que vous n'aviez pas que des
+espérances? Et même, s'il ne vous l'avait pas dit, bien que ce soit là
+un très grand _si_, j'en conviens, ne pensez-vous pas que de tous les
+hommes de Londres, M. Jaggers serait le dernier à continuer ses
+relations actuelles avec vous, s'il n'était pas sûr de son terrain?»
+
+Je répondis que je ne pouvais nier que ce fût là un grand point, et,
+comme il arrive souvent en pareil cas, je le dis en ayant l'air de faire
+avec répugnance une concession à la vérité et à la justice, et comme si
+j'avais réprimé le besoin de le nier!
+
+«Je crois bien que c'est un grand point, dit Herbert, et je crois aussi
+que vous seriez bien embarrassé d'en trouver un plus grand. Du reste,
+vous devez attendre le bon plaisir de votre tuteur comme il doit
+attendre le bon plaisir de ses clients. Vous aurez vingt et un ans avant
+de savoir où vous en êtes; peut-être alors recevrez-vous quelque nouvel
+éclaircissement. Dans tous les cas, vous serez plus près de le recevoir,
+car il faut bien que cela vienne à la fin.
+
+--Quel charmant caractère vous avez, dis-je en admirant avec
+reconnaissance l'entrain de ses manières.
+
+--Ce doit être, dit Herbert, car je n'ai guère que cela. Je dois
+reconnaître que le bon sens de ce que je viens de dire n'est pas de moi,
+mais de mon père. La seule remarque que je lui ai jamais entendu faire
+sur votre situation, c'est cette conclusion: «La chose est faite et
+arrangée, ou sans cela M. Jaggers ne s'en mêlerait pas.» Et maintenant,
+avant d'en dire davantage sur mon père, ou le fils de mon père, et de
+vous rendre confidence pour confidence, j'éprouve le besoin de me rendre
+sérieusement désagréable à vos yeux, positivement repoussant.
+
+--Vous n'y réussirez pas, dis-je.
+
+--Oh! si! dit-il. Une... deux... trois... et je commence, Haendel, mon
+bon ami...»
+
+Quoi qu'il parlât d'un ton fort léger, il était très ému.
+
+«J'ai pensé, depuis que nous causons ici, les pieds sur les barreaux de
+la grille, que votre mariage avec Estelle ne peut être assurément une
+condition de votre héritage, si votre tuteur ne vous en a jamais parlé.
+Ai-je raison de comprendre ainsi ce que vous m'avez dit, qu'il n'a
+jamais fait allusion à elle, en aucune manière, directement ou
+indirectement; que votre protecteur pouvait avoir des vues quant à votre
+mariage futur?
+
+--Jamais.
+
+--Maintenant, Haendel, je ne veux pas vous faire de peine, sur mon âme
+et sur mon honneur! Ne lui étant pas engagé, ne pouvez-vous vous
+détacher d'elle? Je vous ai dit que j'allais être désagréable.»
+
+Je détournai la tête, car quelque chose de glacial et d'inattendu
+fondait sur moi, comme le vent des vieux marais venant de la mer; un
+sensation pénible comme celle qui m'avait subjugué le matin où j'avais
+quitté la forge, quand le brouillard se levait solennellement, et quand
+j'avais mis la main sur le poteau indicateur de notre village, fit de
+nouveau battre mon coeur. Il y eut entre nous un silence de quelques
+instants.
+
+«Oui, mais mon cher Haendel, continua Herbert, comme si nous avions
+parlé au lieu de garder le silence, ce qui rend la chose très sérieuse,
+c'est qu'elle a pris d'aussi fortes racines dans la poitrine d'un garçon
+que la nature et les circonstances ont fait si romanesque! Songez à la
+manière dont elle a été élevée, et songez à miss Havisham. Songez à ce
+qu'elle est par elle-même. Mais voilà que je deviens repoussant et que
+vous me haïssez: cela peut amener des événements malheureux.
+
+--Je sais tout ce que vous pouvez me dire, Herbert, repris-je en
+continuant de tenir ma tête tournée, mais je ne puis m'empêcher de
+l'aimer.
+
+--Vous ne pouvez vous en détacher?
+
+--Non, cela m'est impossible!
+
+--Vous ne pouvez pas essayer, Haendel?
+
+--Non, cela m'est impossible!
+
+--Eh bien! dit Herbert en se levant et se secouant vivement, comme s'il
+avait dormi, et se mettant vivement à remuer le feu, maintenant, je vais
+essayer de devenir agréable!»
+
+Il fit le tour de la chambre, secoua les rideaux, mit les chaises à leur
+place, rangea les livres et tout ce qui traînait, regarda dans le
+vestibule, jeta un coup d'oeil dans la boite aux lettres, ferma la porte
+et revint prendre sa chaise au coin du feu, où il s'assit, en berçant sa
+jambe gauche entre ses deux bras.
+
+«Je vais vous dire un ou deux mots, Haendel, touchant mon père et le
+fils de mon père. Je crains qu'il soit à peine nécessaire, pour le fils
+de mon père, de vous faire remarquer que l'établissement de mon père
+n'est pas tenu d'une façon bien brillante.
+
+--Il y a toujours plus qu'il ne faut, Herbert, dis-je, pour dire quelque
+chose d'encourageant.
+
+--Oh! oui; c'est aussi ce que dit le balayeur et aussi la marchande de
+poisson, qui demeure dans la rue qui se trouve derrière. Sérieusement,
+Haendel, car le sujet est assez sérieux, vous savez ce qui en est aussi
+bien que moi. Je crois qu'il fut un temps où mon père s'occupait encore
+de quelque chose; mais si ce temps a jamais existé, il n'est plus.
+Puis-je vous demander si vous avez déjà eu l'occasion de remarquer dans
+votre pays que les enfants, qui ne sont pas positivement de bons partis,
+sont toujours très particulièrement pressés de se marier?»
+
+Cette question était si singulière, que je lui demandai en retour:
+
+«En est-il ainsi?
+
+--Je ne sais pas, dit Herbert, et c'est ce que j'ai besoin de savoir,
+parce que c'est positivement le cas avec nous. Ma pauvre soeur
+Charlotte, qui venait après moi et qui est morte avant sa quatorzième
+année, en est un exemple frappant. La petite Jane est de même; son désir
+d'être maritalement établie pourrait vous faire croire qu'elle a passé
+sa courte existence dans la contemplation perpétuelle du bonheur
+domestique. Le petit Alick, qui est encore en robe, a déjà pris des
+arrangements pour son union avec une jeune personne très convenable de
+Kew, et, en vérité, je pense qu'à l'exception du Baby, nous sommes tous
+fiancés.
+
+--Alors, vous aussi, vous l'êtes? dis-je.
+
+--Je le suis, dit Herbert, mais c'est un secret.»
+
+Je l'assurai de ma discrétion, et je le priai de me faire la faveur de
+me donner de plus longs détails. Il avait parlé avec tant de délicatesse
+et de sympathie de ma faiblesse, que j'avais besoin de savoir quelque
+chose de sa force.
+
+«Puis-je demander le nom de la personne? dis-je.
+
+--Clara, dit Herbert.
+
+--Habite-t-elle Londres?
+
+--Oui. Peut-être dois-je dire, fit Herbert, qui était devenu très abattu
+et très faible depuis que nous avions abordé cet intéressant sujet,
+qu'elle est un peu au-dessous des absurdes notions de famille de ma
+mère. Son père était employé aux vivres dans la marine; je crois que
+c'était une espèce de _purser_[9].
+
+ [Note 9: _Purser_ est le titre qui, sur les vaisseaux de la marine
+ royale et de la marine marchande, est donné à l'officier ou à l'employé
+ chargé de toutes les questions relatives aux approvisionnements et au
+ service de la table. Cet emploi correspond à peu près à celui de nos
+ comptables.]
+
+--Qu'est-il maintenant?
+
+--Maintenant, il est invalide, répondit Herbert.
+
+--Vivant... sur?...
+
+--À un premier étage, dit Herbert, qui n'y était pas du tout, car
+j'avais voulu parler de ses moyens d'existence. Je ne l'ai jamais vu
+depuis que je connais Clara, car il ne quitte pas sa chambre, qui est
+au-dessus, mais je l'ai entendu constamment aller et venir et faire un
+vacarme effroyable en roulant quelque terrible instrument sur le
+plancher.»
+
+Herbert me regarda et se mit à rire de tout son coeur, et recouvra en un
+moment ses manières enjouées ordinaires.
+
+«Ne vous attendez-vous pas à le voir?
+
+--Oh! oui, je m'attends toujours à le voir, répondit Herbert, parce que
+je ne l'entends jamais sans m'attendre à le voir passer à travers le
+plancher, mais je ne sais pas combien de temps les solives pourront y
+tenir.»
+
+Quand il eut encore ri de tout son coeur, il redevint inquiet, et me dit
+que dès qu'il aurait réalisé un capital, il avait l'intention d'épouser
+cette jeune personne. Puis il ajouta comme une chose fort mélancolique,
+mais allant de soi:
+
+«Mais on ne peut se marier, vous le savez, tant qu'on ne s'est pas
+encore tiré d'affaire.»
+
+Comme nous étions à contempler le feu, et que je pensais combien le
+capital était quelquefois un rêve difficile à réaliser, je mis mes mains
+dans mes poches. Un morceau de papier plié, qui se trouvait dans l'une
+d'elles, attira mon attention. Je l'ouvris, et je vis que c'était le
+programme de théâtre que j'avais reçu de Joe, et qui annonçait le
+célèbre amateur de province, le Roscius en renom.
+
+«Dieu me bénisse! m'écriai-je involontairement; c'est pour ce soir!»
+
+Ceci changea notre sujet de conversation en un moment, et nous résolûmes
+immédiatement de nous rendre au théâtre. Donc, lorsque j'eus pris
+l'engagement de consoler et d'aider Herbert dans son affaire de coeur,
+par tous les moyens praticables et impraticables, quand Herbert m'eut
+dit que sa fiancée me connaissait déjà de réputation, et que je lui
+serais présenté, et quand nous eûmes scellé d'une chaude poignée de main
+notre mutuelle confidence, nous soufflâmes nos bougies, nous arrangeâmes
+notre feu, et après avoir fermé notre porte, nous nous mîmes en quête de
+M. Wopsle et d'Hamlet, prince de Danemark.
+
+
+
+
+CHAPITRE II[10].
+
+
+À notre arrivée en Danemark[11], nous trouvâmes le roi et la reine de ce
+pays dans deux fauteuils élevés sur une table de cuisine, et tenant leur
+cour. Toute la noblesse danoise était là; elle se composait d'un jeune
+gentilhomme enfoui dans des bottes en peau de chamois, qu'il avait
+probablement héritées d'un ancêtre géant; d'un vénérable pair à figure
+sale, qui paraissait n'être sorti des rangs du peuple que dans un âge
+très avancé; et d'une personne avec un peigne dans les cheveux, les deux
+jambes recouvertes de soie blanche, et présentant une apparence toute
+féminine. Mon éminent compatriote, M. Wopsle, chargé du rôle d'Hamlet,
+se tenait sournoisement à part, les bras croisés, et j'aurais pu désirer
+que ses boucles de cheveux et son front eussent été plus vraisemblables.
+
+ [Note 10: Ce chapitre est, comme on le verra, consacré au récit
+ d'une représentation d'_Hamlet_ sur un théâtre de trente-sixième ordre.
+ Le chef-d'oeuvre de Shakespeare est trop généralement connu en France
+ pour que les excentricités de cette représentation aient besoin de
+ commentaires. Nous dirons seulement que les représentations de
+ Shakespeare sur des théâtres borgnes son en effet un des côtés
+ caractéristiques de la liberté des théâtres en Angleterre, et ce sont
+ justement elles qui donnent la mesure de l'immense popularité de cette
+ grande illustration nationale.]
+
+ [Note 11: C'est-à-dire au théâtre, la scène se passant en Danemark.]
+
+Plusieurs petites circonstances curieuses transpiraient à mesure que
+l'action se déroulait. Le défunt roi paraissait non seulement avoir été
+atteint d'un rhume au moment de sa mort, mais l'avoir emporté avec lui
+dans la tombe, et l'avoir rapporté en sortant. Le royal fantôme portait
+aussi un fantôme de manuscrit autour de son bâton de commandement, qu'il
+avait l'air de consulter de temps en temps, et cela avec une tendance
+évidente à perdre l'endroit où il en était resté, ce qui résultait sans
+doute de son état de mortalité. C'est ce qui, je pense, amena la galerie
+à conseiller à l'ombre de tourner la page, recommandation qu'elle prit
+extrêmement mal. Il faut aussi faire remarquer que cet esprit
+majestueux, qui avait l'air, en faisant son apparition, d'avoir marché
+longtemps et d'avoir parcouru une distance énorme, sortait d'un mur,
+immédiatement contigu. Cela fut cause que les terreurs qu'il inspirait
+furent reçues avec dérision. La reine de Danemark, dame très gaillarde,
+fut considérée par le public comme ayant trop de cuivre sur sa personne.
+Son menton se réunissait à son diadème par une large bande de ce métal,
+comme si elle eût eu un mal de dents formidable. Sa taille était ceinte
+d'une autre bande, et chacun de ses bras également, de sorte qu'on lui
+donnait tout haut le nom de grosse caisse. Le jeune gentilhomme, dans
+les bottes de son ancêtre, était très insuffisant pour représenter tout
+d'une baleine à lui seul, un marin habile, un acteur ambulant, un
+fossoyeur, un prêtre et un personnage de la plus haute importance,
+assistant à l'assaut d'armes devant la cour, et qui par son oeil habile
+et son jugement sain, était appelé à juger les plus beaux coups. Cela
+amena graduellement le public à manquer graduellement d'indulgence pour
+lui, et lorsque enfin on le reconnut dans les saints ordres, se refusant
+à célébrer le service funèbre, l'indignation générale ne connut plus de
+bornes et le poursuivit sous la forme de coquilles de noix. En dernier
+lieu, Ophélia fut en proie à une folie si lente et si musicale, que,
+lorsque au moment voulu, elle eut ôté son écharpe de mousseline blanche,
+qu'elle l'eut pliée et entourée, un mauvais plaisant du parterre, qui
+depuis longtemps rafraîchissait son nez impatient contre une barre de
+fer du premier rang, s'écria:
+
+«Maintenant que le moutard est couché, qu'on nous donne à souper.»
+
+Ce qui, pour ne pas dire davantage, était tout à fait hors de propos.
+
+Tous ces incidents s'accumulaient d'une manière folâtre sur mon
+infortuné compatriote. Toutes les fois que le prince indécis avait à
+faire une question ou à éclairer un doute, le public l'y aidait. Comme
+par exemple, à la question: s'il était plus noble à l'esprit de
+souffrir, quelques uns crièrent:
+
+«Oui!»
+
+Quelques uns:
+
+«Non»
+
+Et d'autres, penchant pour les deux opinions, dirent:
+
+«Voyons, à pile ou face!»
+
+C'était tout à fait une conférence d'avocats. Quand il demanda pourquoi
+un être comme lui ramperait entre le ciel et la terre, il fut encouragé
+par les cris:
+
+«Écoutez! Écoutez!»
+
+Lorsqu'il parut avec son bas en désordre (ce désordre exprimé, selon
+l'usage, par un pli très propre à la partie supérieure, pli que l'on
+obtient, je crois, à l'aide d'un fer à repasser), une discussion s'éleva
+dans la galerie, à propos de la pâleur de sa jambe, et le public demanda
+si elle était occasionnée par la peur que lui avait faite le fantôme.
+Lorsqu'il saisit le flageolet qui ressemblait énormément à une petite
+flûte dont on avait joué dans l'orchestre, et qu'on venait de mettre
+dehors, on lui demanda, à l'unanimité, le _Rule Britannia._ Quand il
+recommanda à l'accompagnateur de ne pas massacrer l'air, le mauvais
+plaisant dit:
+
+«Et vous non plus, vous êtes bien plus mauvais que lui.»
+
+Et j'éprouve de la peine à ajouter que des éclats de rire accueillirent
+M. Wopsle dans chacune de ces occasions.
+
+Mais ses plus rudes épreuves furent dans le cimetière, qui avait
+l'apparence d'une forêt vierge, avec une sorte de petit vestiaire d'un
+côté, et une porte à tourniquet de l'autre. Quand M. Wopsle, en manteau
+noir, fut aperçu passant au tourniquet, on avertit amicalement le
+fossoyeur, en criant:
+
+«Attention! voilà l'entrepreneur des pompes funèbres qui vient voir
+comment vous travaillez!»
+
+Je crois qu'il est bien connu, que dans un pays constitutionnel, M.
+Wopsle ne pouvait décemment pas rendre le crâne après avoir moralisé
+dessus, sans s'essuyer les doigts avec une serviette blanche, qu'il tira
+de son sein; mais même cette action, innocente et indispensable, ne
+passa pas sans le commentaire:
+
+«Garçon!...»
+
+L'arrivée du corps pour l'enterrement, dans une grande boite noire,
+vide, avec le couvercle ouvert et retombant en dehors, fut le signal
+d'une joie générale, qui s'accrut encore par la découverte, parmi les
+porteurs, d'un individu, sujet à l'identification. La joie suivit M.
+Wopsle, dans sa lutte avec Laërte sur le bord de la tombe de l'orchestre
+et ne se ralentit pas jusqu'au moment où il renversa le Roi de dessus la
+table de cuisine et qu'il fut mort à force de se tenir les pieds en
+l'air.
+
+Nous avions fait au commencement quelques timides efforts pour applaudir
+M. Wopsle, mais avec trop d'insuccès pour persister. Nous étions donc
+restés tranquilles, tout en souffrant pour lui, mais riant tout bas,
+néanmoins, de l'un à l'autre. Je riais tout le temps, malgré moi, tant
+cela était comique, et pourtant j'avais une espèce d'impression qu'il y
+avait quelque chose de positivement beau dans l'élocution de M. Wopsle:
+non pas que j'en aie peur à cause de mes anciennes relations, mais parce
+qu'elle était très lente, terrible, montante et descendante, et qu'elle
+ne ressemblait en aucune manière à la façon dont un homme, dans les
+circonstances naturelles de la vie ou de la mort, s'est jamais exprimé
+sur quoi que ce soit. Quand la tragédie fut finie, et qu'on eût rappelé
+et hué notre ami, je dis à Herbert:
+
+«Partons sur-le-champ de peur de le rencontrer.»
+
+Nous descendîmes en toute hâte, mais pas assez vite cependant. À la
+porte se trouvait une espèce de juif, avec des sourcils extrêmement
+épais et crasseux. Il m'aperçut comme nous avancions, et me dit quand
+nous passâmes à côté de lui:
+
+«M. Pip et son ami?
+
+L'identité de M. Pip et de son ami ayant été avouée, il continua:
+
+«M. Waldengarver, serait bien aise d'avoir l'honneur....
+
+--Waldengarver?» répétai-je.
+
+Immédiatement Herbert me dit à l'oreille:
+
+«C'est Wopsle, sans doute.
+
+--Oh! bien, dis-je, faut-il vous suivre?
+
+--Quelques pas, s'il vous plaît.»
+
+Quand nous fûmes dans un couloir retiré, il se retourna pour me
+demander:
+
+«Quel air lui avez-vous trouvé? c'est moi qui l'ai habillé.»
+
+Je ne savais pas de quoi il avait l'air, si ce n'est d'un conducteur
+d'enterrement avec l'addition d'un grand soleil ou d'une étoile danoise
+pendue à son cou, par un ruban bleu--ce qui lui avait donné l'air d'être
+assuré par quelque compagnie extraordinaire d'assurance contre
+l'incendie. Mais je répondis qu'il m'avait paru très convenable.
+
+«Quand il arrive à la tombe, il fait admirablement valoir son manteau;
+mais, de la coulisse, il m'a semblé que quand il voit le fantôme dans
+l'appartement de la reine, il aurait pu tirer meilleur parti de ses
+bas.»
+
+Je fis un signe d'assentiment, et nous tombâmes, en passant par une sale
+petite porte volante, dans une sorte de caisse d'emballage où il faisait
+très chaud et où M. Wopsle se débarrassait de ses vêtements danois. Il y
+avait juste assez de place pour nous permettre de regarder par-dessus
+nos épaules, en tenant ouverte la porte ou le couvercle de la caisse.
+
+«Messieurs, dit M. Wopsle, je suis fier de vous voir. J'espère, monsieur
+Pip, que vous m'excuserez de vous avoir fait prier de venir. J'ai eu le
+bonheur de vous connaître autrefois, et le drame a toujours eu des
+droits particuliers à l'estime des nobles et des riches.»
+
+En même temps, M. Waldengarver, dans une effroyable transpiration,
+cherchait à se débarrasser de son deuil princier.
+
+«Retournez les bas! monsieur Waldengarver, dit le possesseur de cette
+partie du costume, ou vous les crèverez, vous les crèverez, et vous
+crèverez trente-cinq shillings. Shakespeare n'a jamais été interprété
+avec une plus belle paire de bas. Tenez-vous tranquille sur votre
+chaise, et laissez-moi faire.»
+
+Sur ce, il se mit à genoux et commença à dépouiller sa victime qui, le
+premier bas ôté, serait infailliblement tombée à la renverse avec sa
+chaise, s'il y avait eu de la place pour tomber n'importe comment.
+
+Je n'avais pas osé dire jusqu'alors un seul mot sur la représentation;
+mais en ce moment M. Waldengarver nous regarda avec satisfaction, et
+dit:
+
+«Messieurs, comment vous a-t-il semblé que cela marchait, vu de face?»
+
+Herbert répondit derrière moi, me poussant en même temps:
+
+«Supérieurement!»
+
+Comment avez-vous trouvé que j'ai rendu le personnage, messieurs?» dit
+M. Waldengarver, presque avec un ton de protection, si ce n'est tout à
+fait.
+
+Herbert répondit de derrière, en me poussant de nouveau:
+
+«Merveilleux! complet!»
+
+Et je répétai hardiment, comme si je l'avais inventé et comme si je
+devais appuyer sur ces mots:
+
+«Merveilleux! complet!
+
+--Je suis aise d'avoir votre approbation, messieurs, dit M.
+Waldengarver, avec un air de dignité, tout en se cognant en même temps
+contre la muraille et en se retenant au siège du fauteuil.
+
+--Mais je vais vous dire une chose, monsieur Waldengarver, dit l'homme
+qui lui retirait ses bas, que vous ne comprenez pas, maintenant faites
+attention, je ne crains pas qu'on dise le contraire, je vous dis donc
+que vous vous trompez quand vous placez vos jambes de profil. Le dernier
+Hamlet que j'ai habillé faisait la même faute aux répétitions, jusqu'au
+jour où je lui fis mettre un grand pain à cacheter rouge sur chaque
+genou; puis, à la dernière répétition, j'allai me mettre de face,
+monsieur, au fond du parterre, et toutes les fois que son rôle le
+plaçait de profil, je criais: «Je ne «vois pas les pains à cacheter!» À
+la représentation, tout marcha le mieux du monde.»
+
+M. Waldengarver me sourit, comme pour me dire:
+
+«Un fidèle serviteur, je flatte sa manie.»
+
+Puis il dit très haut:
+
+«Mes vues sont un peu classiques et abstraites pour eux; mais ils
+progresseront, ils progresseront.»
+
+Herbert et moi nous répétâmes ensemble:
+
+«Oh! sans doute ils progresseront.
+
+--Avez-vous remarqué, messieurs, dit M. Waldengarver, qu'il y avait un
+homme à la galerie qui voulait jeter du ridicule sur le service... je
+veux dire la représentation?»
+
+Nous répondîmes lâchement que nous croyions avoir remarqué quelque chose
+de semblable, et j'ajoutai que, sans doute, cet homme était ivre.
+
+«Oh! non pas! non pas, monsieur! Il n'était pas ivre; celui qui
+l'emploie veille à cela, monsieur: il ne lui permettrait pas de
+s'enivrer.
+
+--Vous connaissez celui qui l'emploie» dis-je.
+
+M. Wopsle ferma les yeux et les rouvrit, exécutant ces mouvements avec
+une grande lenteur.
+
+«Vous avez dû remarquer, messieurs, dit-il, un âne ignorant et beuglant,
+à la gorge pelée, qui a une expression de basse malignité sur le visage;
+il a essayé, je ne dirai pas joué, le rôle de Claudius, roi de Danemark.
+C'est celui qui l'emploie, messieurs, voilà sa profession!»
+
+Sans savoir exactement si j'aurais été plus fâché pour M. Wopsle, s'il
+eût été au désespoir, j'étais, quoi qu'il en soit, si fâché pour lui, et
+je compatissais tellement à son sort, que je profitai de l'instant où il
+se retournait pour faire mettre ses bretelles, ce qui nous forçait à
+rester en dehors de la porte, pour demander à Herbert ce qu'il pensait
+de l'avoir à souper. Herbert dit qu'il pensait qu'il serait bien de
+l'inviter. En conséquence je lui fis mon invitation et il vint avec nous
+à l'hôtel _Barnard_, enveloppé jusqu'aux yeux. Nous le traitâmes de
+notre mieux, et il resta jusqu'à deux heures du matin, en passant en
+revue son succès et en développant ses plans. J'ai oublié ce qu'ils
+étaient en détail, mais j'ai un souvenir général qu'il voulait commencer
+par ressusciter le théâtre pour finir par l'anéantir, d'autant plus que
+sa mort le laisserait dans un abandon complet, et sans aucune chance
+d'espoir.
+
+Après tout cela, je gagnai mon lit dans un état piteux; je pensai à
+Estelle, je rêvai que toutes mes espérances étaient évanouies, et que je
+devais donner ma main en légitime mariage à la Clara d'Herbert, ou jouer
+_Hamlet_ avec le fantôme de miss Havisham, devant vingt mille personnes,
+sans en savoir les vingt premiers mots.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+
+Un des jours suivants, tandis que j'étais occupé avec mes livres et M.
+Pocket, je reçus par la poste une lettre, dont la seule enveloppe me
+jeta dans un grand émoi, car bien que je n'eusse jamais vu l'écriture de
+l'adresse, je devinai sur-le-champ de qui elle venait. Elle ne
+commençait pas par «Cher monsieur Pip,» ni par «Cher Pip,» ni par «Cher
+monsieur,» ni par Cher n'importe qui, mais ainsi:
+
+«Je dois venir à Londres après-demain, par la voiture de midi; je crois
+qu'il a été convenu que vous deviez venir à ma rencontre. C'est dans
+tous les cas le désir de miss Havisham, et je vous écris pour m'y
+conformer. Elle vous envoie ses souvenirs.
+
+«Toute à vous,
+
+«ESTELLE.»
+
+Si j'en avais eu le temps, j'aurais probablement commandé plusieurs
+habillements complets pour cette occasion; mais comme je ne l'avais pas,
+je dus me contenter de ceux que j'avais. Mon appétit me quitta
+instantanément, et je ne goûtai ni paix ni repos que le jour indiqué ne
+fût arrivé; non cependant que sa venue m'apportât l'un ou l'autre, car
+alors ce fut pire que jamais. Je commençai par rôder autour du bureau
+des voitures, bien avant que la voiture eût seulement quitté le _Cochon
+bleu_ de notre ville. Je le savais parfaitement, et pourtant il me
+semblait qu'il n'y avait pas de sécurité à quitter de vue le bureau
+pendant plus de cinq minutes de suite. J'avais déjà passé la première
+demi-heure d'une garde de quatre ou cinq heures dans cet état
+d'excitation, quand M. Wemmick se heurta contre moi.
+
+«Holà! ah! monsieur Pip! dit-il, comment ça va-t-il? Je ne pensais pas
+que ce fût ici que vous dussiez faire votre faction.»
+
+Je lui expliquai que je venais attendre quelqu'un qui devait arriver par
+la voiture, et je lui demandai des nouvelles de son père et du château.
+
+«Tous les deux sont florissants. Merci! dit-il, le vieux surtout, c'est
+un fameux père, il aura quatre-vingt-deux ans à son prochain
+anniversaire; j'ai envie de tirer quatre-vingt-deux coups de canon, si
+toutefois les voisins ne se plaignent pas, et si mon canon peut
+supporter un pareil service. Mais on ne parle pas de cela à Londres. Où
+pensez-vous que j'aille?
+
+--À l'étude, dis-je, car il était tourné dans cette direction.
+
+--Tout près, répondit Wemmick, car je vais à Newgate. Nous sommes en ce
+moment dans l'affaire d'un banquier qui a été volé. Je suis allé jusque
+sur la route, pour avoir une idée de la scène où l'action s'est passée,
+et là-dessus je dois avoir un mot ou deux d'entretien avec notre client.
+
+--Est-ce que votre client a commis le vol? demandai-je.
+
+--Que Dieu ait pitié de votre âme et de votre corps, non! répondit
+Wemmick sèchement; mais il en est accusé comme vous ou moi pourrions
+l'être. L'un de nous, vous le savez, pourrait aussi bien en être accusé.
+
+--Seulement nous ne le sommes ni l'un ni l'autre, répondis-je.
+
+--En vérité, dit Wemmick en me touchant la poitrine du bout du doigt,
+vous êtes un profond gaillard, monsieur Pip. Vous serait-il agréable de
+jeter un coup d'oeil sur Newgate?... Avez-vous le temps?»
+
+J'avais tant de temps à perdre que la proposition m'agréa comme un
+soulagement malgré ce qu'elle avait d'inconciliable avec mon ardent
+désir de ne pas perdre de vue le bureau des voitures. Je murmurais donc
+que j'allais m'informer si j'avais le temps d'aller avec lui. J'entrai
+dans le bureau et demandai au commis, avec la plus stricte précision, le
+moment le plus rapproché auquel on attendait la voiture, ce que je
+savais d'avance tout aussi bien que lui. Je rejoignis alors M. Wemmick,
+et, faisant semblant de consulter ma montre, et d'être surpris du
+renseignement que j'avais reçu, j'acceptai son offre.
+
+En quelques minutes, nous arrivâmes à Newgate et nous traversâmes la
+loge où quelques fers étaient suspendus aux murailles nues, à côté des
+règlements de l'intérieur de la prison. À cette époque, les prisons
+étaient fort négligées, et la période de réaction exagérée, suite
+inévitable de toutes les erreurs publiques qui en est toujours la
+punition la plus lourde et la plus longue, était encore loin. Alors les
+criminels n'étaient pas mieux logés et mieux nourris que les soldats
+(pour ne point parler des pauvres), et ils mettaient rarement le feu à
+leur prison, dans le but excusable d'ajouter à la saveur de leur soupe.
+Quand Wemmick me fit entrer, c'était l'heure des visites. Un cabaretier
+circulait avec de la bière, et les prisonniers, derrière les barreaux
+des grilles, en achetaient et causaient à des amis: c'était, à vrai
+dire, une scène repoussante, laide, sale et affligeante.
+
+Je remarquai que Wemmick marchait au milieu des prisonniers comme un
+jardinier marcherait au milieu de ses plantes. Cette idée me vint quand
+je le vis aborder un grand gaillard qui était arrivé la nuit, et qu'il
+lui dit:
+
+«Eh bien! capitaine Tom, nous voilà donc ici? Ah! vraiment!... Eh!
+n'est-ce pas Black Bill qui est là-bas derrière la fontaine?... Mais je
+ne vous ai pas vu depuis deux mois. Comment vous trouvez-vous ici?»
+
+S'arrêtant devant les barreaux, il écoutait les paroles inquiètes et
+précipitées des prisonniers, mais ne parlait jamais à plus d'un à la
+fois. Wemmick, avec sa bouche en forme de boite aux lettres, dans une
+parfaite immobilité, les regardait pendant qu'ils parlaient comme s'il
+voulait prendre tout particulièrement note des pas qu'ils avaient fait
+depuis sa dernière visite vers l'avenir qui les attendait après leur
+jugement.
+
+Il était très populaire, et je vis qu'il jouait le rôle familier et bon
+enfant dans les affaires de M. Jaggers; bien qu'il y eût dans toute sa
+personne un peu de la dignité de M. Jaggers, qui empêchait qu'on
+l'approchât au-delà de certaines limites. En reconnaissant
+successivement chaque client, il leur faisait un signe de tête,
+arrangeait son chapeau de ses deux mains sur sa tête, pinçait davantage
+sa bouche, et finissait par remettre ses mains dans ses poches. Une ou
+deux fois il eut des difficultés à propos des à-comptes sur les
+honoraires. Alors, s'éloignant le plus possible de l'argent offert en
+quantité insuffisante, il disait:
+
+«C'est inutile, mon garçon, je ne suis qu'un subordonné; je ne puis
+prendre cela. N'agissez pas ainsi avec un subordonné. Si vous ne pouvez
+pas fournir le montant, mon garçon, vous feriez mieux de vous adresser à
+un autre patron. Ils sont nombreux dans la profession, vous savez, et ce
+qui ne vaut pas la peine pour l'un est suffisant pour l'autre. C'est ce
+que je vous recommande en ma qualité de subordonné. Ne prenez pas une
+peine inutile, à quoi bon? À qui le tour?»
+
+C'est ainsi que nous nous promenâmes dans la serre de Wemmick jusqu'à ce
+qu'il se tournât vers moi, et me dît:
+
+«Faites attention à l'homme auquel je vais donner une poignée de main.»
+
+Je n'aurais pas manqué de le faire sans y être engagé, car il n'avait
+encore donné de poignée de main à personne.
+
+Presque aussitôt qu'il eut fini de parler, un gros homme roide, que je
+vois encore en écrivant, dans un habit olive à la mode, avec une
+certaine pâleur s'étendant sur son teint naturellement rouge, et des
+yeux qui allaient et venaient de tous côtés quand il essayait de les
+fixer, arriva à un des coins de la grille, et porta la main à son
+chapeau, qui avait une surface graisseuse et épaisse comme celle d'un
+bouillon froid, en faisant un salut militaire demi-sérieux,
+demi-plaisant.
+
+«Bien à vous, colonel! dit Wemmick. Comment allez-vous, colonel?
+
+--Très bien, monsieur Wemmick.
+
+--On a fait tout ce qu'il était possible de faire, mais les preuves
+étaient trop fortes contre nous, colonel.
+
+--Oui, elles étaient trop fortes, monsieur, mais ça m'est égal.
+
+--Non, non, dit Wemmick froidement, ça ne vous est pas égal. Puis se
+tournant vers moi: Il a servi Sa Majesté cet homme, il a été soldat dans
+la ligne, il s'est fait remplacer.
+
+--En vérité?» dis-je.
+
+Et les yeux de l'homme me regardèrent, puis ils regardèrent par-dessus
+ma tête, puis tout autour de moi, et enfin il passa ses mains sur ses
+lèvres et se mit à rire.
+
+«Je crois que je sortirai d'ici lundi, monsieur, dit-il à Wemmick.
+
+--Peut-être! répondit mon ami, mais on ne sait pas.
+
+--Je suis aise d'avoir eu la chance de vous dire adieu, monsieur
+Wemmick, dit l'homme en passant sa main entre les barreaux.
+
+--Merci! dit Wemmick en lui donnant une poignée de main, moi de même
+colonel.
+
+--Si ce que j'avais sur moi quand j'ai été pris avait été du vrai,
+monsieur Wemmick, dit l'homme sans vouloir retirer sa main, je vous
+aurais demandé la faveur de porter une autre bague en reconnaissance de
+vos attentions.
+
+--Je prends votre bonne volonté pour le fait, dit Wemmick. À propos,
+vous étiez un grand amateur de pigeons?»
+
+L'homme leva les yeux en l'air.
+
+«On m'a dit que vous aviez une race remarquable de culbutants, ajouta
+Wemmick, pourriez-vous dire à un de vos amis de m'en apporter une paire
+si vous n'en avez plus besoin?
+
+--Ce sera fait, monsieur.
+
+--Très bien! dit Wemmick, on aura soin d'eux. Bonjour, colonel; adieu.»
+
+Ils se serrèrent de nouveau les mains, et, en nous éloignant, Wemmick me
+dit:
+
+«C'est un faux monnayeur, excellent ouvrier. Le rapport du recorder sera
+fait aujourd'hui. Il est sûr d'être exécuté lundi.... Une paire de
+pigeons a bien son prix.»
+
+Là-dessus, il tourna la tête, et fit signe à cette plante morte, puis il
+promena les yeux autour de lui en sortant de la cour comme s'il eût
+considéré quelle autre plante il pourrait bien mettre à sa place.
+
+En sortant de la prison par la loge, je vis que l'importance de mon
+tuteur n'était pas moins bien appréciée par les porte-clefs que par ceux
+qu'ils gardaient.
+
+«Eh bien! monsieur Wemmick, dit l'un d'eux qui nous retenait entre deux
+portes garnies de pointes de fer et de clous, en ayant soin de fermer
+l'une avant d'ouvrir l'autre, qu'est-ce que va faire M. Jaggers de cet
+assassin de l'autre côté de l'eau? Va-t-il en faire un meurtrier sans
+préméditation ou autre chose?... Que va-t-il faire de lui?
+
+--Pourquoi ne le lui demandez-vous pas? répondit Wemmick.
+
+--Oh! oui, n'est-ce pas? dit le porte-clefs.
+
+--Vous voyez, monsieur Pip, voilà la manière d'en user avec ces gens-là,
+observa Wemmick. Ils ne se gênent pas pour me faire des questions à moi,
+le subordonné, mais vous ne les prendrez jamais à en faire à mon patron.
+
+--Est-ce que ce jeune homme est un des apprentis ou un des membres de
+votre étude? demanda le porte-clefs en riant de l'humeur de Wemmick.
+
+--Tenez, le voilà encore! s'écria Wemmick, je vous l'ai dit: il fait au
+subordonné une seconde question avant qu'on ait répondu à la première.
+Eh bien! quand M. Pip serait l'un des deux?
+
+--Mais alors, dit le porte-clefs en riant de nouveau, il connaît M.
+Jaggers?
+
+--Ya! cria Wemmick en regardant le porte-clefs d'une façon burlesque,
+vous êtes aussi muet qu'une de vos clefs quand vous avez affaire à mon
+patron, vous le savez bien. Faites-nous sortir, vieux renard, ou je vous
+fais intenter par lui une action pour emprisonnement illégal.»
+
+Le porte-clefs se mit à rire et nous souhaita le bonsoir; puis il
+continua de rire après nous, par-dessus les piques du guichet quand nous
+descendîmes dans la rue.
+
+«Faites attention, monsieur Pip, me dit gravement Wemmick à l'oreille en
+prenant mon bras pour se montrer plus confidentiel; je crois que ce
+qu'il y a de plus fort chez M. Jaggers c'est la manière dont il se
+tient. Il est toujours si fier que sa roideur constante fait partie de
+ses immenses capacités. Ce faux-monnayeur n'eût pas plus osé se passer
+de lui que ce porte-clefs n'eût osé lui demander ses intentions dans une
+de ses causes. Alors, entre sa roideur et eux il introduit ses
+subordonnés, voyez-vous; et, de cette manière, il les tient corps et
+âme.»
+
+J'admirai fort la subtilité de mon tuteur. Mais, à vrai dire, j'eusse
+désiré de tout mon coeur, et ce n'est pas la première fois, avoir un
+tuteur d'une capacité moindre.
+
+M. Wemmick et moi nous nous séparâmes à l'étude de la Petite Bretagne,
+où les clients de M. Jaggers abondaient comme de coutume, et je
+retournai me mettre en faction dans la rue du bureau des voitures, ayant
+encore deux ou trois heures devant moi. Je passai tout ce temps à penser
+combien il était étrange pour moi de me voir poursuivi et entouré de
+toute cette infection de prison et de crimes: pendant mon enfance, dans
+nos marais isolés, par un soir d'hiver, je l'avais rencontrée d'abord;
+elle avait ensuite déjà reparu à deux reprises différentes comme une
+tache à demi effacée mais non enlevée, et je ne pouvais l'empêcher de se
+mêler à ma fortune et à mes progrès dans le monde. Je pensais aussi à la
+belle Estelle, si fière et si distinguée qui venait à moi, et je
+songeais avec une extrême horreur au contraste qui existait entre elle
+et la prison. J'aurais donné beaucoup alors pour que Wemmick ne m'eût
+pas rencontré ou bien que je ne lui eusse pas cédé en allant avec lui.
+Je sentais que j'allais retrouver Newgate toujours et partout, imprégné
+jusque dans mes habits et dans l'air que je respirais. Je secouai la
+poussière de la prison restée à mes pieds; je l'enlevai de mes habits et
+l'exhalai de mes poumons. J'étais si troublé au souvenir de la personne
+qui allait venir, je me trouvais tellement indigne d'elle que je n'eus
+plus conscience du temps. La voiture me parut donc arriver assez
+promptement après tout, et je n'étais pas encore débarrassé de la
+souillure de conscience que m'avait communiquée la serre de M. Wemmick,
+quand je vis Estelle passer sa tête à la portière et me faire signe en
+agitant la main.
+
+Qu'était donc cette ombre sans nom qui passait encore dans cet instant?
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+
+Dans ses fourrures de voyage, Estelle semblait plus délicatement belle
+qu'elle n'avait encore paru, même à mes yeux. Ses manières aussi étaient
+plus séduisantes qu'elle ne leur avait permis d'être jusqu'alors
+vis-à-vis de moi, et je crus voir dans ce changement l'influence de miss
+Havisham.
+
+Nous étions dans la cour de l'hôtel: elle m'indiquait ses bagages. Quand
+nous les eûmes tous assemblés, je me souvins, n'ayant pensé qu'à elle
+pendant tout le temps, que je ne savais pas où elle allait.
+
+«Je vais à Richmond, me dit-elle. Nous avons appris qu'il y a deux
+Richmond: l'un dans le comté de Surrey, l'autre dans le comté d'York. Le
+mien est le Richmond de Surrey. C'est à dix milles d'ici. Je dois
+prendre une voiture et vous devez me conduire. Voici ma bourse, et vous
+devez y puiser pour toutes mes dépenses. Oh! il faut la prendre! Nous
+n'avons le choix ni vous ni moi, il faut obéir à nos instructions. Ni
+vous ni moi ne sommes libres de suivre notre propre impulsion.»
+
+À son regard en me donnant la bourse, j'espérai qu'il y avait dans ses
+paroles une intention plus intime. Elle les dit avec une nuance de
+hauteur, mais cependant sans déplaisir.
+
+«Il va falloir envoyer chercher une voiture, Estelle. Voulez-vous vous
+reposer un peu ici?
+
+--Oui, je dois me reposer un peu ici. Je dois prendre un peu de thé et
+vous devez veiller sur moi pendant tout ce temps.»
+
+Elle passa son bras sous le mien, comme si on lui eût dit qu'elle devait
+le faire, et je priai un garçon qui regardait la voiture de l'air d'un
+homme qui n'avait jamais vu pareille chose de sa vie, de nous conduire à
+une chambre particulière. Là-dessus, il tira une serviette, comme si
+c'était un talisman magique sans lequel il ne trouverait jamais son
+chemin dans l'escalier, et nous conduisit dans le trou le plus noir de
+l'établissement, meublé d'un diminutif de miroir, article tout à fait
+superflu, vu l'exiguïté du lieu, d'un ravier à anchois, d'un huilier à
+sauces et des socques de quelqu'un. Sur les objections que je fis, il
+nous mena dans une autre pièce, où se trouvait une table pour trente
+couverts, et dans la cheminée de cette même chambre, on voyait une
+feuille de papier arrachée à un cahier de copie sous un boisseau de
+charbon de terre. Le garçon prit mes ordres qui ne consistaient qu'à
+demander un peu de thé pour ma compagnie, et nous quitta.
+
+J'ai cru et je crois que l'air de cette chambre, avec sa forte
+combinaison d'odeur d'étable et d'odeur de soupe, aurait pu induire à
+penser que le département des transports n'allait pas très bien et que
+le propriétaire de l'entreprise faisait bouillir les chevaux pour le
+département des vivres; cependant cette chambre était tout pour moi,
+puisque Estelle y était; je pensais qu'avec elle j'aurais pu y être
+heureux pour la vie. Remarquez que je n'y étais pas du tout heureux, à
+ce moment-là, et que je le savais bien.
+
+«Où allez-vous, à Richmond? demandai-je à Estelle.
+
+--Je vais demeurer, dit-elle, à grand frais, chez une dame du pays qui a
+le pouvoir, ou du moins elle le dit, de me mener partout, de me
+présenter, de me montrer le monde, et de me montrer au monde.
+
+--Je suppose que vous serez enchantée du changement et de l'admiration
+qui vous sera témoignée.
+
+--Oui, je le suppose aussi.»
+
+Elle répondit avec tant d'insouciance, que je lui dis:
+
+«Vous parlez de vous-même comme si vous étiez une autre.
+
+--Où avez-vous appris comment je parle des autres? Allons! allons! dit
+Estelle, avec un charmant sourire, vous ne vous attendez pas à me voir
+aller à votre école; je parle à ma manière. Comment vous trouvez-vous
+chez M. Pocket?
+
+--J'y suis tout à fait bien. Du moins...»
+
+Il me sembla alors que je venais de baisser dans son esprit.
+
+«Du moins? répéta Estelle.
+
+--Aussi bien que je puis être partout où vous n'êtes pas.
+
+--Quel niais vous faites! dit Estelle avec beaucoup de calme; comment
+pouvez-vous dire de pareilles absurdités? P. Pocket est, je crois, bien
+supérieur au reste de la famille?
+
+--Très supérieur, en vérité. Il n'est l'ennemi de personne.
+
+--N'ajoutez pas: que de lui-même, interrompit Estelle, car je hais ces
+sortes de gens; mais il est réellement désintéressé et au-dessus des
+petitesses de la jalousie et du dépit, du moins à ce que j'ai entendu
+dire?
+
+--J'ai tout lieu de le dire, je vous assure.
+
+--Vous n'avez pas lieu de le dire de tous les siens, dit Estelle en me
+faisant signe de la tête, avec une expression tout à la fois grave et
+railleuse, car ils assomment miss Havisham de rapports et d'insinuations
+qui vous sont peu favorables. Ils vous espionnent, dénaturent tout ce
+que vous faites, et écrivent contre vous des lettres quelquefois
+anonymes. Vous êtes enfin le tourment de leur vie. Vous pouvez à peine
+vous faire une idée de la haine que ces gens-là ont pour vous.
+
+--J'espère qu'ils ne parviennent pas à me nuire?» dis-je.
+
+Au lieu de répondre, Estelle se mit à rire. Ceci me parut très singulier
+et je fixai les yeux sur elle dans une grande perplexité. Quand elle
+cessa, et elle n'avait pas ri du bout des lèvres, mais avec une gaieté
+réelle, je dis d'un ton défiant dont je me servais avec elle:
+
+«J'espère que cela ne vous amuserait pas, s'ils me faisaient du mal?
+
+--Non, non, soyez-en sûr? dit Estelle; vous pouvez être certain que je
+ris parce qu'ils échouent. Oh! quelles tortures ces gens-là éprouvent
+avec miss Havisham!»
+
+Elle se mit à rire de nouveau, et maintenant qu'elle m'avait dit
+pourquoi, son rire continuait à me paraître singulier; je ne pouvais
+m'empêcher de douter qu'il fût naturel, et il me semblait trop fort pour
+la circonstance. Je pensai qu'il devait y avoir là-dessous plus de
+choses que je n'en savais. Elle comprit ma pensée et y répondit.
+
+«Il n'est pas facile, même pour vous, dit-elle, de comprendre la
+satisfaction que j'éprouve à voir contrecarrer ces gens-là, et quel
+sentiment délicieux je ressens quand ils se rendent ridicules. Vous
+n'avez pas été élevé dans cette étrange maison depuis l'enfance; moi, je
+l'ai été. Votre jeune esprit n'a pas été aigri par leurs intrigues
+contre vous, on ne l'a pas étouffé sans défense, sous le masque de la
+sympathie et de la compassion: moi, j'ai éprouvé cela. Vous n'avez pas,
+petit à petit, ouvert vos grands yeux d'enfant sur toutes ces
+impostures: moi, je l'ai fait!»
+
+Estelle ne riait plus; elle n'allait pas non plus chercher ses souvenirs
+dans des endroits sans profondeur. Je n'aurais pas voulu être la cause
+de son regard en ce moment pour toutes mes belles espérances.
+
+«Je puis vous dire deux choses, continua Estelle: d'abord, malgré le
+proverbe qui dit: pierre qui roule finit par s'user, vous pouvez être
+certain que ces gens-là ne pourront jamais, même dans cent ans, vous
+pardonner sous aucun prétexte le pied sur lequel vous êtes avec miss
+Havisham. Ensuite, c'est à vous que je dois de les voir si occupés et si
+lâches sans nul résultat, et là-dessus, je vous tends la main.»
+
+Comme elle me l'offrait franchement, car son air sombre n'avait été que
+momentané, je la pris et la portai à mes lèvres.
+
+«Que vous êtes un garçon ridicule! dit Estelle; ne voudrez-vous donc
+jamais recevoir un avis? ou embrassez-vous ma main avec les pensées que
+j'avais le jour où je vous laissai autrefois embrasser ma joue?
+
+--Quelles pensées? dis-je.
+
+--Il faut que je réfléchisse un moment. Des pensées de mépris pour les
+vils flatteurs et les intrigants.
+
+--Si je dis oui, pourrai-je encore embrasser votre joue?
+
+--Vous auriez dû le demander avant de toucher ma main. Mais oui, si vous
+voulez.»
+
+Je me penchai, et son visage resta calme, comme celui d'une statue.
+
+«Maintenant, dit Estelle en s'échappant à l'instant même où je touchai
+sa joue, vous devez vous occuper de me faire donner du thé et de me
+conduire à Richmond.»
+
+Son retour à ce ton, comme si notre réunion nous était imposée et que
+nous fussions de simples marionnettes, me fit de la peine; mais tout me
+fit de la peine dans cette rencontre. Quelque pût être son ton avec moi,
+c'eût été folie de prendre confiance et d'y mettre toutes mes
+espérances, et pourtant je continuai à me leurrer contre toute raison et
+tout espoir. Pourquoi le répéter mille fois? C'est ainsi qu'il en fut
+toujours.
+
+Je sonnai pour le thé et le garçon revint avec son fil magique; il
+apporta peu à peu une cinquantaine d'accessoires à ce breuvage, mais de
+thé, pas une goutte: un plateau, des tasses et des soucoupes, des
+assiettes, des couteaux et des fourchettes, y compris le couteau à
+découper, des cuillers de différentes dimensions, des salières, un
+modeste petit muffin enfermé avec une extrême précaution sous une forte
+cloche en fer: Moïse dans les roseaux, représenté par un appétissant
+morceau de beurre dans une quantité de persil, un pain pâle avec une
+tête poudrée, puis des tartines triangulaires recouvertes par deux
+épreuves d'impression et reposant sur les barres du foyer de la cuisine,
+et enfin une grosse fontaine de famille, avec laquelle le garçon entra
+en chancelant, son visage exprimant la fatigue et la souffrance. Après
+une absence assez prolongée à ce moment du repas, il revint enfin avec
+une cassette de belle apparence, contenant des petites brindilles et des
+petites feuilles. Je les plongeai dans l'eau chaude, et de tous ces
+préparatifs, je parvins à extraire une tasse de je ne sais quoi pour
+Estelle.
+
+La note payée, après avoir laissé quelque souvenir au garçon, sans
+oublier le valet d'écurie et la femme de chambre; en un mot, ayant semé
+des pourboires partout sans avoir contenté personne, et la bourse
+d'Estelle considérablement allégée, nous montâmes dans notre voiture de
+poste et nous partîmes. Tournant dans Cheapside, et montant la rue de
+Newgate, nous nous trouvâmes bientôt sous les murs dont j'avais tant de
+honte.
+
+«Quel est cet endroit?» demanda Estelle.
+
+D'abord, je voulais faire semblant de ne pas le connaître; ensuite, je
+le lui dis. Elle regarda par la portière, puis rentra aussitôt sa tête
+en murmurant:
+
+«Les misérables!»
+
+Pour rien au monde, je n'aurais pas alors avoué ma visite.
+
+«M. Jaggers, dis-je, pour changer la conversation, et mettre adroitement
+Estelle sur une autre voie, passe pour être plus que toute autre
+personne de Londres dans les secrets de cet affreux endroit.
+
+--Il est plus que personne dans les secrets de tous les endroits, je
+pense, dit Estelle à voix basse.
+
+--Vous avez été habituée à le voir souvent, je suppose?
+
+--J'ai été habituée à le voir à des intervalles très irréguliers,
+d'aussi longtemps que je m'en souvienne; mais je ne le connais pas mieux
+maintenant que je ne le connaissais avant de pouvoir parler. Où en
+êtes-vous avec lui? avancez-vous dans son intimité?
+
+--Une fois accoutumé à ses manières méfiantes, dis-je, je m'y suis assez
+bien fait.
+
+--Êtes-vous intimes?
+
+--J'ai dîné avec lui, à sa maison particulière.
+
+--J'imagine, dit Estelle en frissonnant, que ce doit être une maison
+curieuse.
+
+--Oui, c'est une maison très curieuse.»
+
+Je m'étais promis d'être circonspect et de ne pas parler trop librement
+de mon tuteur avec elle; mais étant sur ce sujet, je me serais laissé
+aller à décrire le dîner de Gerrard Street, si nous n'étions pas arrivés
+tout à coup devant la lumière d'un bec de gaz. Il parut, tout le temps
+que nous le vîmes, jeter une flamme très vive, avivée encore par cet
+inexplicable sentiment que j'avais déjà éprouvé, et lorsque nous l'eûmes
+dépassé, je restai pendant quelques moments tout ébloui, comme si un
+éclair venait de passer devant mes yeux.
+
+La conversation tomba sur autre chose, et principalement sur la route
+que nous suivions en voyageant, et sur les endroits remarquables de
+Londres de ce côté de la ville, et ainsi de suite. La grande ville lui
+était presque inconnue, me dit-elle, car elle n'avait jamais quitté les
+environs de miss Havisham jusqu'à son départ pour la France, et elle
+n'avait fait qu'y passer en allant et en revenant. Je lui demandai si
+mon tuteur devait beaucoup s'occuper d'elle pendant qu'elle resterait à
+Richmond; ce à quoi elle répondit avec feu:
+
+«Dieu m'en préserve!»
+
+Et rien de plus.
+
+Cependant, il m'était impossible de ne pas voir qu'elle mettait tous ses
+soins à m'attirer, qu'elle se rendait très séduisante: elle n'avait pas
+besoin de prendre tant de peine. Mais cela ne me rendait pas plus
+heureux. Elle tenait mon coeur dans sa main, parce qu'elle avait la
+volonté de s'en emparer, de le briser et de le jeter au vent, et non
+parce qu'elle avait pour moi la moindre tendresse. Voilà ce que je
+sentais.
+
+En traversant Hammersmith, je lui montrai la demeure de M. Mathieu
+Pocket, en lui disant que ce n'était pas bien éloigné de Richmond, et
+que j'espérais bien la voir quelquefois.
+
+«Oh! oui, vous me verrez.... Vous viendrez quand vous le jugerez
+convenable.... On doit vous annoncer à la famille.... On vous a même
+déjà annoncé.»
+
+Je lui demandai si c'était une famille nombreuse que celle dont elle
+allait faire partie.
+
+«Non, il n'y a que deux personnes: la mère et la fille; la mère est une
+dame d'un certain rang, je crois, mais qui ne dédaigne pas d'augmenter
+son revenu.
+
+--Je m'étonne que miss Havisham ait pu se séparer de vous encore une
+fois et si tôt.
+
+--Cela fait partie de ses projets sur moi, Pip, dit Estelle avec un
+soupir comme si elle était fatiguée. Je dois lui écrire constamment et
+la voir régulièrement, et lui dire comment je vais, moi et mes bijoux,
+car ils sont presque tous à moi maintenant.»
+
+C'était la première fois qu'elle m'eût encore appelé par mon nom; sans
+doute elle le fit avec intention, et sachant bien que je ne le
+laisserais pas tomber à terre.
+
+Nous arrivâmes à Richmond, hélas! bien trop vite. Le lieu de notre
+destination était une maison près de la prairie, une vieille et grave
+maison où les paniers, la poudre et les mouches, les habits brodés, les
+bas rembourrés, les manchettes et les épées avaient eu leurs beaux
+jours, mais il y avait longtemps. Quelques vieux arbres devant la maison
+étaient encore coupés d'une façon aussi surannée et aussi peu naturelle
+que les paniers, les perruques et les anciens habits à pans roides; mais
+le moment n'était pas loin où leurs places dans la grande procession des
+morts allaient être désignées, et ils ne devaient pas tarder à s'y mêler
+pour suivre la route silencieuse qui mène à l'oubli et au repos.
+
+Une sonnette à vieux timbre, qui, j'ose le dire, avait souvent dit dans
+son temps à la maison:»Voici le panier vert, voici l'épée à poignée de
+diamant, voici les souliers à talons rouges, et le bleu solitaire,»
+résonna gravement dans le clair de lune, et deux servantes, rouges comme
+des cerises, vinrent en voltigeant recevoir Estelle.
+
+Les malles ne tardèrent pas à disparaître sous la porte d'entrée; elle
+me donna la main et un sourire, et disparut également après m'avoir dit
+bonsoir. Et cependant je ne quittai pas des yeux la maison, pensant quel
+bonheur ce serait de vivre près d'elle, tout en sachant que je ne serais
+jamais heureux avec elle, mais toujours misérable.
+
+Je remontai en voiture pour retourner à Hammersmith; j'y montai avec un
+coeur malade et j'en sortis avec un coeur plus malade encore. À notre
+porte, je trouvai la petite Jane Pocket qui revenait d'une petite
+soirée, escortée par son petit amoureux, malgré qu'il fût sujet de
+Flopson.
+
+M. Pocket n'était pas encore rentré; il faisait une lecture au dehors,
+car c'était un excellent professeur d'économie domestique, et ses
+traités sur la manière d'élever les enfants et de diriger les
+domestiques étaient considérés comme les meilleurs ouvrages écrits sur
+ces matières. Mais Mrs Pocket était à la maison et se trouvait dans un
+léger embarras, parce qu'on avait donné à son petit Baby un étui rempli
+d'aiguilles pour le faire tenir tranquille pendant l'inexplicable
+absence de Millers avec un de ses parents, soldat dans l'infanterie de
+la garde, et il mangeait plus d'aiguilles qu'il n'était facile d'en
+retrouver, soit en faisant une petite opération, soit en administrant
+quelque tonique, à un enfant d'un âge aussi tendre.
+
+M. Pocket était aussi justement renommé pour donner d'excellents avis
+pratiques et pour avoir une perception saine et nette des choses,
+beaucoup de jugement; j'avais quelque idée, sentant mon coeur si malade,
+de le prier de vouloir bien recevoir mes confidences; mais ayant par
+hasard aperçu Mrs Pocket qui lisait son livre sur les titres et les
+dignités, après avoir prescrit le lit comme remède souverain pour le
+Baby, je pensai que je ferais tout aussi bien de m'abstenir.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+
+En m'habituant à mes espérances, j'étais arrivé insensiblement à
+observer l'effet qu'elles produisaient sur moi et sur ceux qui
+m'entouraient; et tout en me dissimulant autant que possible leur action
+sur mon caractère, je savais très bien que cette action n'était pas
+bonne de tout point. Je vivais dans un état de malaise chronique en
+songeant à ma conduite envers Joe, et ma conscience n'était pas plus à
+l'aise à l'égard de Biddy. Souvent, quand je m'éveillais la nuit, je
+pensais avec un grand abattement d'esprit que j'aurais été plus heureux
+et meilleur si je n'avais jamais vu la figure de miss Havisham et si
+j'étais arrivé à l'âge d'homme, content d'être le compagnon de Joe, dans
+la vieille et honnête forge. Bien souvent aussi, le soir, quand j'étais
+seul, assis devant le feu, je pensais qu'après tout il n'y avait pas de
+feu comme celui de la forge et celui de notre cuisine.
+
+Cependant Estelle était si inséparable de mes insomnies et de mes
+agitations d'esprit, que j'étais réellement confus en m'apercevant de
+l'effet prodigieux qu'elle produisait sur moi, c'est-à-dire qu'en
+supposant que je n'eusse pas eu d'autres préoccupations et d'autres
+espérances, et que j'eusse simplement continué de penser à elle, je ne
+pouvais parvenir à me persuader que mon état eût été beaucoup meilleur.
+Quant à l'influence de ma position sur les autres, je n'étais pas dans
+le même embarras, et je vis, bien qu'un peu obscurément peut-être,
+qu'elle ne profitait à personne, et surtout qu'elle ne profitait pas à
+Herbert. Mes habitudes coûteuses entraînaient sa nature facile à des
+dépenses qu'il n'était pas en état de supporter, corrompaient la
+simplicité de sa vie et mêlaient à sa tranquillité des inquiétudes et
+des regrets. Je n'avais pas le moindre remords d'avoir amené sans le
+savoir les autres membres de la famille Pocket aux pauvres ruses qu'ils
+pratiquaient, parce que ces petitesses étaient dans leur nature et
+auraient été provoquées par n'importe qui si je les avais laissés
+sommeiller. Mais avec Herbert c'était bien différent. Je me reprochais
+souvent de lui avoir rendu le mauvais service d'encombrer ses chambres,
+modestement garnies, de meubles plus luxueux et aussi inutiles les uns
+que les autres, et d'avoir mis à sa disposition le Vengeur à gilet jaune
+serin.
+
+De sorte que, pour augmenter de plus en plus notre petit confortable, je
+commençai dès ce moment à contracter une quantité de dettes. Il m'était
+presque impossible de commencer sans qu'Herbert en fît autant; il suivit
+donc bientôt mon exemple. D'après l'idée que nous suggéra Startop, nous
+nous fîmes présenter à un club appelé les _Pinsons du Bocage_,
+institution dont je n'ai jamais bien deviné le but, si ce n'est que les
+membres devaient dîner à grands frais une fois tous les quinze jours
+pour se quereller entre eux le plus possible après dîner et s'amuser à
+griser les six garçons de service, de façon à leur faire descendre les
+escaliers sur la tête. Je sais que ces remarquables fins sociales
+s'accomplissaient si invariablement qu'Herbert et moi nous ne trouvâmes
+rien de mieux à dire dans le premier toast de la réunion que la
+magnifique phrase suivante: «Messieurs, puisse ce premier accord de bons
+sentiments régner toujours parmi les _Pinsons du Bocage._» Les Pinsons
+dépensaient follement leur argent. L'hôtel où nous dînions était situé
+dans Covent Garden, et le premier Pinson que je vis quand j'eus
+l'honneur de faire partie du Bocage fut Bentley Drummle, qui, à cette
+époque, se promenait par la ville dans un cabriolet à lui, et causait un
+dommage considérable aux bornes des coins de rues. Quelquefois il
+s'élançait de son équipage par-dessus le tablier, la tête la première,
+et je le vis dans une occasion descendre à la porte du Bocage de cette
+manière imprévue exactement comme du charbon de terre. Mais ici
+j'anticipe un peu, car je n'étais pas encore Pinson et ne pouvais
+l'être, selon les lois jurées par la société, avant ma majorité.
+
+Confiant dans mes propres ressources, j'aurais volontiers pris sur moi
+les dépenses d'Herbert, mais Herbert était fier, et je ne pouvais lui
+faire une semblable proposition. Ainsi, il se mettait de tous côtés dans
+l'embarras, et continuait à se préoccuper vivement des moyens qu'il
+pourrait trouver pour tâcher d'en sortir. Quand, petit à petit, nous
+arrivâmes à passer ensemble de longues heures, je remarquai qu'il
+considérait sa position présente et future d'un oeil désespéré au
+déjeuner; puis qu'il commençait à la considérer avec un peu plus
+d'espoir vers midi, qu'il retombait dans ses inquiétudes vers l'heure du
+dîner; qu'il semblait apercevoir le capital indispensable assez
+nettement dans le lointain après le dîner, qu'il le réalisait vers
+minuit, et que, vers dix heures du matin, le désespoir le reprenait au
+point qu'il parlait d'acheter une carabine et de partir pour l'Amérique
+avec l'intention bien arrêtée de forcer les buffles à faire sa fortune.
+
+J'étais ordinairement à Hammersmith la moitié de la semaine environ, et
+quand j'étais à Hammersmith j'allais à Richmond. Herbert venait souvent
+à Hammersmith quand j'y étais, et je pense que ces jours-là son père
+entrevoyait vaguement que l'occasion qu'il cherchait n'avait pas encore
+paru; mais que, eu égard à la manie générale de tomber, remarquable dans
+cette famille, il devait nécessairement finir par tomber sur quelque
+chose d'avantageux. Pendant ce temps-là, M. Pocket grisonnait et
+essayait plus souvent que jamais de se tirer les cheveux pour sortir de
+ses perplexités, tandis que Mrs Pocket donnait des crocs-en-jambe à
+toute la famille à l'aide de son tabouret, lisait son livre de blason,
+perdait son mouchoir de poche, nous parlait de son grand-papa et
+enseignait au Baby à se conduire, en le faisant mettre au lit toutes les
+fois qu'il attirait son attention.
+
+Comme je suis maintenant en train de résumer toute une époque de ma vie
+dans le but de déblayer la route devant moi, je ne puis mieux faire que
+de compléter la description de nos habitudes et de notre manière de
+vivre à l'Hôtel Barnard.
+
+Nous dépensions le plus d'argent que nous pouvions, et nous obtenions en
+échange aussi peu que les gens auxquels nous avions affaire se mettaient
+dans la tête de nous donner. Nous étions toujours plus ou moins gênés,
+et la plupart de nos connaissances se trouvaient dans la même condition.
+Une heureuse fiction nous faisait croire que nous nous amusions
+constamment, et une ombre de vérité nous faisait voir que nous n'y
+arrivions jamais, et j'avais une entière certitude que notre cas, sous
+ce dernier rapport, était assez commun.
+
+Chaque matin Herbert se rendait dans la Cité pour regarder autour de lui
+s'il ne voyait pas quelque moyen de sortir d'embarras. Je lui rendais
+souvent visite dans la sombre chambre du fond dans laquelle il vivait
+avec une bouteille d'encre, une patère à chapeau, une boite à charbon,
+une boite à ficelle, un almanach, un pupitre, un tabouret et une règle,
+et je ne me rappelle pas l'avoir vu faire autre chose que d'attendre
+l'occasion de faire la fortune si patiemment espérée. Si nous avions
+fait tout ce que nous entreprenions aussi fidèlement qu'Herbert, nous
+aurions pu former une république de toutes les vertus. Il n'avait rien
+autre chose à faire, le pauvre garçon, si ce n'est de se rendre à une
+certaine heure de l'après-midi au Lloyd pour voir son patron, je pense.
+Il ne faisait jamais autre chose au Lloyd, à ma connaissance du moins,
+que d'en revenir. Quand il voyait les choses très sérieusement et qu'il
+fallait positivement trouver quelque expédient, il allait à la Bourse à
+l'heure des affaires, il entrait, il sortait et exécutait une sorte de
+contredanse lugubre au milieu des magnats de la finance.
+
+«Car, me disait Herbert en rentrant dîner, un jour qu'il sortait de
+cette réunion, je trouve que l'occasion ne vient pas toute seule,
+Haendel, et qu'il faut aller la trouver... et c'est ce que je fais.»
+
+Si nous avions eu moins d'attachement l'un pour l'autre, je crois que,
+par mauvaise humeur, nous nous serions querellés régulièrement tous les
+matins. Je détestais au-delà de toute expression cet appartement qui
+m'avait fait faire tant de folies, et, dans ces moments de repentir, je
+ne pouvais supporter la vue de la livrée du Vengeur, qui me paraissait
+plus coûteuse alors et moins rémunératrice qu'à tout autre moment de la
+journée. À mesure que mes dettes s'accumulaient, le déjeuner prenait une
+forme de plus en plus creuse, et dans une certaine occasion, menacé par
+lettres de poursuites légales qui n'étaient pas tout à fait étrangères à
+la bijouterie, comme le disait certain papier griffonné que j'avais sous
+les yeux, j'allai jusqu'à saisir le Vengeur par le collet et à l'enlever
+de terre, de sorte qu'il se trouvait en l'air comme un Cupidon botté,
+sous prétexte qu'il nous manquait un petit pain.
+
+À certains jours, ou plutôt à des jours incertains, car ils dépendaient
+de notre humeur, je disais à Herbert, comme si je venais de faire une
+découverte remarquable:
+
+«Mon cher Herbert, nous nous enfonçons.
+
+--Mon cher Haendel, me répondait Herbert, en toute sincérité, croyez-le
+si vous le voulez, mais ces mêmes mots, par une étrange coïncidence,
+étaient sur mes lèvres.
+
+--Alors, Herbert, répliquais-je, voyons à voir clair dans nos affaires.»
+
+Nous éprouvions toujours une profonde satisfaction en prenant jour dans
+cette intention; je m'imaginais toujours que c'était là traiter les
+affaires; que c'était le moyen de prendre l'ennemi à la gorge, et je
+sais qu'Herbert pensait comme moi.
+
+Nous commandions quelque chose de délicat et de rare, pour dîner, avec
+une bouteille de quelque chose sortant aussi de l'ordinaire, afin de
+fortifier nos esprits et d'être en état de bien examiner les choses. Le
+dîner fini, nous mettions sur la table un paquet de plumes, de l'encre
+en abondance et une quantité raisonnable de papier blanc et de papier
+buvard, car il nous avait paru convenable d'avoir une papeterie bien
+montée.
+
+Je prenais alors une feuille de papier et j'écrivais en haut de la page,
+et d'une belle main:
+
+ÉTAT DES DETTES DE PIP.
+
+Ajoutant avec soin:
+
+«Hôtel Barnard.»
+
+Et la date.
+
+Herbert aussi prenait une feuille de papier et écrivait la même formule:
+
+ÉTAT DES DETTES D'HERBERT.
+
+Chacun de nous se reportait alors à un monceau de papiers placé à son
+côté, et qui avaient été jetés dans des tiroirs après avoir été usés et
+déchirés dans les poches, ou à demi brûlés pour allumer les bougies,
+plantés dans le coin des glaces pendant des semaines, ou autrement
+avariés. Le bruit de nos plumes sur le papier nous calmait
+considérablement, et parfois même je trouvais autant de mérite au
+travail édifiant que nous entreprenions que si nous avions réellement
+payé nos dettes. Au point de vue méritoire, ces deux choses me
+semblaient à peu près égales.
+
+Quand nous avions écrit un certain temps, je demandais à Herbert où il
+en était.
+
+«Elles montent, Haendel, disait-il, elles montent, sur ma parole!»
+
+Herbert se grattait préalablement la tête à la vue de ces chiffres
+accumulés!
+
+«Soyez ferme, Herbert, répondais-je en me couchant sur ma plume avec une
+nouvelle ardeur; regardez la chose en face; voyez dans vos affaires,
+fixez-les jusqu'à les dévisager.
+
+--C'est ce que je voudrais, Haendel; seulement, ce sont elles qui me
+dévisagent.»
+
+Mon ton résolu n'en produisait pas moins son effet, et Herbert se
+remettait au travail. Un moment après, il cessait de nouveau, sous
+prétexte qu'il n'avait pas la facture de Cobb ou de Lobb, ou de Nobb,
+selon la circonstance.
+
+«Alors, Herbert, évaluez à peu près à quelle somme elle peut monter;
+prenez un chiffre rond et portez-le sur votre liste.
+
+--Quel garçon de ressource vous faites, mon ami, répondait-il avec
+admiration. Réellement, vous avez des dispositions remarquables pour les
+affaires.»
+
+C'est ce que je pensais, et en ces occasions j'étais très convaincu que
+je méritais la réputation d'un homme d'affaires de première force:
+prompt, décisif, énergique, précis, et de sang-froid. Quand j'avais
+porté toutes mes dettes sur ma liste, je pointais et numérotais les
+factures. Chaque fois que j'inscrivais un numéro, j'éprouvais une
+véritable sensation de plaisir. Quand je n'avais plus rien à numéroter,
+je pliais toutes mes factures d'une manière uniforme, j'inscrivais le
+montant sur le dos de chacune d'elles et les liais en un seul paquet
+symétrique; puis je faisais la même opération pour les comptes
+d'Herbert, qui convenait modestement qu'il n'avait pas mon génie
+administratif, et qui sentait que j'avais apporté quelque lumière dans
+ses affaires.
+
+Mon système avait encore un autre côté brillant: c'était ce que
+j'appelais «laisser une marge.» Supposons, par exemple, que les dettes
+d'Herbert se montassent à cent soixante-quatre livres quatre shillings
+et deux pence, je disais:
+
+«Laissez une marge, et portez-les à deux cents livres.»
+
+Ou, supposons que les miennes montassent à quatre fois autant, je
+laissais une marge et je les portais à sept cents livres. J'avais la
+plus haute opinion de la sagesse de cette marge. Mais je suis forcé de
+convenir, en regardant en arrière, que je crois que ce fut un système
+coûteux, car nous recommencions aussitôt à faire de nouvelles dettes,
+pour combler la marge; et quelquefois, vu les idées de liberté et de
+solvabilité qu'elle comportait, nous étions promptement forcés d'avoir
+recours à une nouvelle marge.
+
+À la suite d'un examen de ce genre, il y avait généralement un calme, un
+repos, un vertueux silence, qui me donnait pour le moment une opinion
+admirable de moi-même. Satisfait de mes efforts, de ma méthode et des
+compliments d'Herbert, je restais assis, avec son paquet symétrique et
+le mien posé devant moi sur la table, au milieu des diverses fournitures
+de bureau, me figurant être une sorte de banquier plutôt qu'un simple
+particulier tel que j'étais.
+
+En ces occasions solennelles, nous fermions notre porte d'entrée, afin
+de ne pas être dérangés. Un soir, je venais de tomber dans cet état de
+béatitude, quand nous entendîmes une lettre glisser dans la fente de
+ladite porte, et tomber sur le plancher.
+
+«C'est pour vous, Haendel, dit Herbert qui était sorti et rentrait en la
+tenant, et j'espère que ce n'est rien de mauvais.»
+
+Il faisait allusion au lourd cachet noir de l'enveloppe et à sa bordure
+noire.
+
+La lettre était signée Trabb et Co; elle contenait simplement que
+j'étais un honoré monsieur, et qu'ils prenaient la liberté de m'informer
+que Mrs Gargery avait quitté ce monde le lundi dernier à six heures
+vingt minutes du soir, et que ma présence était réclamée à l'enterrement
+le lundi suivant, à trois heures de l'après-midi.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+
+C'était la première fois qu'une tombe s'ouvrait sur la route de ma vie,
+et la brèche qu'elle fit sur ce terrain uni fut extraordinaire. La
+figure de ma soeur dans son fauteuil, auprès du feu de la cuisine, me
+poursuivit nuit et jour. Mon esprit ne pouvait se figurer que ce
+fauteuil pût se passer d'elle, et quoiqu'elle n'eût tenu depuis
+longtemps que peu de place dans ma pensée, je me sentis pourchassé par
+les idées les plus étranges. Tantôt je croyais qu'elle courait après moi
+dans la rue, tantôt qu'elle frappait à la porte. Dans ma chambre, avec
+laquelle elle n'avait jamais eu le moindre rapport, je m'imaginais
+perpétuellement entendre le son de sa voix, voir sa figure couverte de
+la pâleur de la mort, et apercevoir la forme de son corps.
+
+Mon enfance avait été telle, que je pouvais à peine me souvenir de ma
+soeur avec tendresse; mais je suppose qu'une certaine somme de regrets
+peut exister sans beaucoup d'affection. Sous cette influence, et
+peut-être pour compenser l'absence d'un sentiment plus doux, je fus
+saisi d'une violente indignation contre l'assassin qui l'avait fait tant
+souffrir, et je sentais qu'avec des preuves suffisantes, j'aurais été
+capable de poursuivre de ma vengeance Orlick, ou tout autre, jusqu'à la
+dernière extrémité.
+
+Ayant écrit à Joe pour lui offrir des consolations et pour l'assurer que
+je me rendrais à l'enterrement, je passai les jours qui suivirent dans
+le curieux état d'esprit que je viens de décrire. Au jour fixé, je
+partis de grand matin, et descendis au _Cochon bleu_, assez à temps pour
+aller à pied jusqu'à la forge.
+
+C'était un jour d'été. Tout en marchant, le temps où j'étais une pauvre
+petite créature sans appui, et où ma soeur ne m'épargnait pas, me
+revenait vivement à l'esprit, mais en teintes légères et adoucies. Le
+souffle même des fèves et des trèfles murmurait à mon coeur qu'un jour
+viendrait où il serait bon pour ma mémoire que ceux qui marcheraient
+sous le soleil fussent apaisés en pensant à moi, comme je l'étais en
+pensant à ma soeur.
+
+Enfin, j'arrivai en vue de la maison. Je vis que Trabb et Co avaient
+commandé tout ce qui était nécessaire pour les funé-railles, et qu'ils
+avaient pris possession de la demeure de Joe. Deux êtres sinistres et
+ridicules, tenant chacun une canne recouverte d'un crêpe noir, comme si
+cet instrument pouvait communiquer la plus petite consolation à qui que
+ce fût, étaient postés devant la porte de la maison; je reconnus l'un
+d'eux, un petit postillon renvoyé du _Cochon bleu_ pour avoir versé un
+jeune couple dans un fossé le matin même du mariage, par suite de son
+état d'ivresse qui l'obligeait à monter à cheval en tenant ses deux bras
+croisés autour du cou de l'animal. Tous les enfants du village, et la
+plupart des femmes admiraient ces noires sentinelles, et les fenêtres
+closes de la maison et de la forge. Quand j'arrivai, une des deux
+sentinelles, l'ancien postillon, frappa à la porte pensant que j'étais
+trop épuisé par la douleur pour qu'il me restât la force de frapper
+moi-même.
+
+L'autre, un charpentier qui avait autrefois mangé deux oies sans boire,
+à la suite d'un pari, ouvrit la porte et me fit entrer dans le petit
+salon. M. Trabb avait accaparé la meilleure table, à laquelle il avait
+mis toutes les rallonges, et où il étalait une espèce de bazar de deuil,
+à grand renfort d'épingles également noires. Au moment de mon arrivée,
+il finissait d'entourer le chapeau de quelqu'un d'un long crêpe, noir
+comme un négrillon d'Afrique. Il tendit la main pour prendre le mien, et
+moi, me méprenant sur son mouvement, et troublé par la circonstance, je
+lui serrai les mains avec toutes les marques d'une ardente affection.
+
+Le pauvre cher Joe, embarrassé dans un petit manteau noir, attaché par
+un gros noeud sous son menton, était assis tout seul à l'autre bout de
+la chambre, où, comme conducteur du deuil, il avait été placé par Trabb.
+Quand je me penchai pour lui dire:
+
+«Cher Joe, comment vous portez-vous?»
+
+Il répondit:
+
+«Pip!... mon petit Pip, vous l'avez connue lorsqu'elle était une bien
+belle...»
+
+Et il saisit ma main sans rien dire de plus.
+
+Biddy avait l'air très propre et très modeste dans ses vêtements noirs;
+elle allait et venait tranquillement, et se rendait très utile. Quand
+j'eus parlé à Biddy, j'allai m'asseoir auprès de Joe, et je commençai à
+me demander dans quelle partie du salon... elle... ma soeur... se
+trouvait. L'air du salon exhalait une odeur de gâteau; je cherchai
+autour de moi la table des rafraîchissements. On ne pouvait la voir que
+lorsqu'on s'était habitué à l'obscurité, mais il y avait dessus un
+plum-cake coupé par morceaux, des oranges coupées aussi, et des
+sandwichs, et des biscuits, et deux carafes que j'avais bien connues
+comme ornement, mais que je n'avais jamais vu servir de ma vie, l'une
+pleine de porto, l'autre de sherry. Devant cette table, se tenait le
+servile Pumblechook, enveloppé dans un manteau noir, et ayant plusieurs
+mètres de crêpe à son chapeau: tantôt il se bourrait, et tantôt il
+faisait d'obséquieux mouvements pour attirer mon attention. Dès qu'il
+eut réussi, il vint à moi en répandant autour de lui une odeur de sherry
+et de gâteau et il me dit d'une voix émue:
+
+«Permettez, cher monsieur...»
+
+Et il exécuta ce qu'il me demandait la permission de faire. Je découvris
+aussi M. et Mrs Hubble; cette dernière dans le silencieux paroxysme de
+douleur commandé par la circonstance, se tenait dans un coin. Nous
+devions tous suivre le convoi, bien entendu après avoir été affublés par
+Trabb comme de ridicules paquets.
+
+«C'est-à-dire, Pip, me dit tout bas Joe, au moment où nous allions être
+ce que M. Trabb appelait rangés dans le salon deux à deux,--ce qui avait
+terriblement l'air de la répétition de quelque drame
+burlesque,--c'est-à-dire, monsieur, que je l'aurais de préférence portée
+à l'église moi-même, avec trois ou quatre amis, qui seraient venus à mon
+aide de bon coeur et avec de bons bras; mais il a fallu considérer ce
+que les voisins en diraient, et s'ils ne penseraient pas que c'eût été
+lui manquer de respect.
+
+--Tous les mouchoirs dehors! cria en ce moment M. Trabb d'une voix
+affairée. Les mouchoirs dehors, nous sommes prêts!»
+
+Nous portâmes donc nos mouchoirs à nos visages, comme si nous saignions
+du nez, et nous nous mîmes deux par deux. Joe et moi. Biddy et
+Pumblechook. M. et Mrs Hubble. On fit faire à la dépouille mortelle de
+ma soeur le tour par la porte de la cuisine; et, comme c'est un point
+important dans un convoi funèbre que les six porteurs soient étouffés et
+aveuglés sous une horrible housse en velours noir à bordure blanche, le
+convoi ressemblait à un monstre aveugle avec douze jambes humaines, se
+traînant et avançant sous la direction des deux conducteurs--le
+postillon et son camarade.
+
+Les voisins cependant approuvaient hautement ce cérémonial, et on nous
+admira beaucoup lorsque nous traversâmes le village. La partie la plus
+jeune et la plus agitée de la commune se précipitait à travers le
+cortège sans s'inquiéter de le couper, ou restait à nous attendre pour
+nous voir défiler aux endroits les plus avantageux. Alors les plus
+intrépides criaient d'un ton exalté à notre approche des coins où ils
+stationnaient:
+
+«Les voici!... les voilà!...
+
+Et nous n'étions pas du tout réjouis. Pendant cette marche je fus on ne
+peut plus vexé par l'abject Pumblechook qui se trouvant derrière moi
+persista tout le long du chemin--croyant avoir une attention délicate--à
+arranger mon crêpe flottant et à étendre les plis de mon manteau. Plus
+tard mon attention fut attirée par l'expressif orgueil de M. et de Mrs
+Hubble qui se gonflaient et s'enorgueillissaient démesurément de faire
+partie d'un convoi si distingué.
+
+Nous aperçûmes enfin la ligne des marais qui s'étendait lumineuse devant
+nous, avec les voiles des vaisseaux sur la rivière, dont ils semblaient
+sortir, et nous arrivâmes au cimetière, auprès des tombes de mes
+parents, que je n'avais jamais connus:
+
+ FEU PHILIP PIRRIP
+ de cette paroisse
+ et aussi
+ GEORGIANA
+ épouse du ci-dessus.
+
+On déposa tranquillement ma soeur dans la terre, pendant que les
+alouettes chantaient dans les airs, et qu'un vent léger faisait se jouer
+sur le sol les magnifiques ombres des nuages et des arbres.
+
+Je ne parlerai pas de la conduite toute mondaine de Pumblechook devant
+la tombe. Je dirai seulement que toutes ses politesses m'étaient
+adressées, et que même, lorsqu'on lut ces nobles passages des Écritures
+qui rappellent à l'humanité qu'elle n'a rien apporté en ce monde, et
+qu'elle n'en peut rien emporter, et comment elle passe comme une ombre,
+je l'entendis grommeler je ne sais quoi sous forme de réserve mentale,
+d'un jeune monsieur de sa connaissance qui venait d'arriver à une
+immense fortune, d'une manière tout à fait inattendue. Quand nous
+rentrâmes il eut la hardiesse de me dire qu'il aurait souhaité que ma
+soeur pût connaître que je lui avais fait tant d'honneur et de me
+laisser entendre qu'elle eut considéré que sa mort ne payait pas trop un
+tel honneur. De retour à la maison, il but ce qui restait de sherry, et
+M. Hubble but le porto, et tous deux se mirent à causer de choses et
+d'autres, ce qui, je l'ai remarqué depuis, est l'habitude générale dans
+ces occasions, comme si les survivants étaient d'une tout autre race que
+le défunt et reconnus immortels. Enfin, Pumblechook partit avec M. et
+Mrs Hubble pour passer la soirée chez eux, j'en étais convaincu, et pour
+dire au _Trois jolis bateliers_ qu'il était le fondateur de ma fortune
+et mon premier bienfaiteur.
+
+Quand ils furent tout partis, et quant Trabb et ses hommes, mais non son
+garçon, eurent serré l'appareil de leurs momeries dans des sacs, et
+qu'ils furent partis aussi, la maison me parut plus saine. Bientôt
+après, Biddy, Joe et moi, nous nous assîmes devant un dîner froid; mais
+nous dînâmes dans le salon, et non dans la vieille cuisine, et Joe était
+si excessivement attentif à ce qu'il faisait avec son couteau, sa
+fourchette et la salière et tout le reste, qu'il y avait une grande gêne
+entre nous. Mais après dîner, quand je lui eus fait prendre sa pipe pour
+aller flâner avec lui dans la forge, et que nous nous fûmes assis
+ensemble sur le grand bloc de pierre dans la rue, tout alla mieux.
+J'avais remarqué qu'après l'enterrement Joe avait changé ses habits, de
+manière à établir un compromis entre ses vêtements du dimanche et ceux
+de tous les jours: il avait ainsi l'air plus naturel et paraissait
+réellement l'homme qu'il était.
+
+Il fut enchanté de la prière que je lui fis de me faire coucher dans mon
+ancienne petite chambre, et moi je fus enchanté aussi, car je crus avoir
+fait quelque chose de grand en présentant cette requête. Quand les
+ombres de la nuit furent venues, je saisis une occasion d'entraîner
+Biddy dans le jardin, pour avoir avec elle une petite conversation.
+
+«Biddy, dis-je, je pense que tu aurais bien pu m'écrire quelques mots
+sur ces tristes choses.
+
+--Pensez-vous, monsieur Pip? dit Biddy. J'aurais écrit, si j'y avais
+pensé.
+
+--Ne crois pas que j'ai l'intention d'être dur, quand je dis que je
+crois qu tu aurais dû y avoir pensé.
+
+--Croyez-vous, monsieur Pip?»
+
+Elle était si calme et il y avait un air si gentil, si doux et si bon
+dans toute sa personne, que je ne pouvais supporter l'idée de la faire
+pleurer encore. Après avoir considéré un moment ses yeux baissés,
+pendant qu'elle marchait à côté de moi, je changeai donc de
+conversation.
+
+«Je suppose qu'il te sera difficile de rester ici maintenant, chère
+Biddy.
+
+--Oh! je ne le puis, monsieur Pip, dit Biddy d'un ton de regret mais
+cependant de profonde conviction. J'ai parlé à Mrs Hubble, et je dois
+aller chez elle demain; j'espère qu'ensemble nous pourrons avoir soin de
+M. Gargery jusqu'à ce qu'il ait pris ses arrangements.
+
+--Comment vas-tu vivre, Biddy? Si tu as besoin d'ar....
+
+--Comment je vais vivre? répéta Biddy avec une rougeur fugitive, je vais
+vous le dire, monsieur Pip. Je vais tâcher d'obtenir la place de
+maîtresse dans la nouvelle école qu'on finit de bâtir ici; je puis me
+faire bien recommander par tous les voisins, et j'espère être à la fois
+appliquée et patiente, et m'instruire moi-même en instruisant les
+autres. Vous savez, monsieur Pip, continua Biddy avec un sourire, en
+levant les yeux sur moi, les nouvelles écoles ne sont pas comme les
+anciennes; mais j'ai appris beaucoup, grâce à vous, depuis ce temps-là,
+et j'ai eu le temps de faire des progrès.
+
+--Je pense que tu feras toujours des progrès, Biddy, dans n'importe
+quelle circonstance.
+
+--Ah! pourvu que ce ne soit pas du mauvais côté de la nature humaine!»
+murmura Biddy.
+
+C'était moins un reproche intentionnel à mon adresse, qu'une pensée
+involontairement échappée.
+
+«Eh bien! pensai-je, je vais aussi laisser de côté ce sujet-là.»
+
+Je continuai à marcher à côté de Biddy, qui tenait toujours les yeux
+fixés à terre.
+
+«Je ne connais pas les détails de la mort de ma soeur, Biddy.
+
+--Il y a peu de chose à en dire. La pauvre créature! Elle était dans un
+de ses accès, bien qu'ils fussent plutôt moindres que plus forts dans
+ces derniers temps. Il y a quatre jours, dans la soirée, elle sortit de
+son apathie ordinaire, juste au moment du thé, et dit très
+distinctement: «Joe!» Comme elle n'avait pas dit un seul mot depuis
+longtemps, je courus chercher M. Gargery dans la forge. Elle me faisait
+signe qu'elle désirait le voir assis à côté d'elle, et voulait que je
+misse ses bras autour de son cou. C'est ce que je fis, et elle appuya sa
+main sur son épaule, toute contente et toute satisfaite, et bientôt
+après, elle dit encore une fois: «Joe,» et puis une fois: «Pardon,» et
+une fois: «Pip.» Et elle ne releva plus jamais sa tête, et ce fut juste
+une heure après que nous l'étendîmes sur son lit, parce que nous vîmes
+qu'elle était morte.»
+
+Biddy pleura.... Le sombre jardin, et la rue, et les étoiles qui se
+montraient, tout cela était trouble à mes yeux.
+
+--On n'a jamais rien découvert, Biddy?
+
+--Rien.
+
+--Sais-tu ce qu'Orlick est devenu?
+
+--À la couleur de ses habits, je dois penser qu'il travaille dans les
+carrières.
+
+--Tu l'as donc revu? Pourquoi regardes-tu maintenant cet arbre sombre
+dans la rue?
+
+--C'est là que j'ai vu Orlick le soir de la mort de votre soeur.
+
+--Et tu l'as encore revu depuis, Biddy?
+
+--Oui, je l'ai vu là depuis que nous nous promenons ici. C'est inutile,
+ajouta Biddy en posant la main sur mon bras, comme j'allais m'élancer
+dehors. Vous savez que je ne voudrais pas vous tromper: il n'est pas
+resté une minute là, et il est parti.»
+
+Cela raviva mon indignation de voir Biddy poursuivie par cet individu,
+et je me sentis outré contre lui. Je le dis à Biddy, et j'ajoutai que je
+donnerais n'importe quelle somme, et que je prendrais toutes les peines
+du monde pour le faire partir du pays. Par degrés, elle m'amena à des
+paroles plus calmes; elle me dit combien Joe m'aimait, et qu'il ne
+s'était jamais plaint de rien:--elle n'ajouta pas de moi, il n'en était
+pas besoin; je savais ce qu'elle voulait dire,--mais qu'il remplissait
+toujours les devoirs de son état; qu'il avait le bras solide, la langue
+calme et bon coeur.
+
+«En effet, il serait impossible de dire trop de bien de lui, dis-je;
+Biddy, nous parlerons souvent de ces choses; car, sans doute, je
+viendrai souvent ici; maintenant, je ne vais pas laisser le pauvre Joe
+seul.»
+
+Biddy ne répliqua pas un mot.
+
+«Biddy, ne m'entends-tu pas?
+
+--Oui, monsieur Pip.
+
+--Sans te demander pourquoi tu m'appelles monsieur Pip, ce qui me paraît
+être de mauvais goût, fais-moi savoir ce que tu veux dire?
+
+--Ce que je veux dire? demanda Biddy timidement.
+
+--Biddy, dis-je, en appuyant avec force, je t'en prie, dis-moi ce que tu
+veux dire par là?
+
+--Par là? dit Biddy.
+
+--Allons, ne répète pas comme un écho; autrefois, tu ne répétais pas
+ainsi, Biddy.
+
+--Autrefois? dit Biddy; oh! monsieur Pip! autrefois!...»
+
+Je songeai que je ferais bien d'abandonner aussi ce sujet. Cependant,
+après un autre tour silencieux dans le jardin, je repris:
+
+«Biddy, j'ai dit tout à l'heure que je reviendrais souvent voir Joe. Tu
+n'as rien répondu.... Dis-moi pourquoi, Biddy?
+
+--Êtes-vous donc bien sûr que vous viendrez le voir souvent? demanda
+Biddy, s'arrêtant dans l'étroite allée du jardin et me regardant à la
+clarté des étoiles d'un oeil clair et pur.
+
+--Oh! mon Dieu, dis-je, comme désespérant de faire entendre raison à
+Biddy, voilà qui est vraiment un très mauvais côté de la nature humaine.
+N'en dis pas davantage, s'il te plaît, Biddy, cela me fait trop de
+peine.»
+
+Par cette raison dominante, je tins Biddy à distance pendant le souper,
+et, quand je montai à mon ancienne petite chambre, je pris congé d'elle
+aussi froidement que le permettait le souvenir du cimetière et de
+l'enterrement. Toutes les fois que je me réveillais dans la nuit, et
+cela m'arriva tous les quarts d'heure, je pensais à la méchanceté, à
+l'injure, à l'injustice que Biddy m'avait faites.
+
+Je devais partir de grand matin. De grand matin, je fus debout, et
+regardant, sans être vu, par la fenêtre de la forge, je restai là
+pendant plusieurs minutes, contemplant Joe, déjà au travail, et
+rayonnant de santé et de force.
+
+«Adieu, cher Joe. Non, ne l'essuyez pas, pour l'amour de Dieu!
+Donnez-moi votre main noircie; je reviendrai bientôt et souvent.
+
+--Jamais trop tôt, monsieur, et jamais trop souvent, Pip.» dit Joe.
+
+Biddy m'attendait à la porte de la cuisine avec une tasse de lait encore
+chaud et du pain grillé.
+
+«Biddy, dis-je en lui tendant la main avant de partir, je ne suis pas
+fâché, mais je suis blessé.
+
+--Non, ne soyez pas blessé, dit-elle avec émotion; que je sois seule
+blessée, si j'ai manqué de générosité.»
+
+Et de nouveau comme autrefois, le brouillard se levait devant mon
+chemin. Voulait-il me dire, comme je suis tenté de le croire, que je ne
+reviendrais pas, et que Biddy avait raison? S'il voulait le dire, hélas!
+il avait deviné juste.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+
+Herbert et moi, nous allions de mal en pis, dans le sens de
+l'accroissement de nos dettes. Tout en regardant dans nos affaires et
+laissant des marges, nous vivions comme devant, et le temps s'écoulait,
+malgré cela, comme il a l'habitude de faire; et j'atteignis ma majorité,
+accomplissant ainsi la prédiction d'Herbert, que j'en arriverais là
+avant de savoir le secret de ma destinée.
+
+Herbert lui-même avait atteint sa majorité huit mois avant moi. Comme il
+n'avait rien d'autre que sa majorité à attendre, l'événement ne fit pas
+une grande sensation dans l'Hôtel Barnard. Mais nous avions envisagé le
+vingt et unième anniversaire de ma naissance avec une multitude de
+conjectures et d'espérances, pensant tous deux que mon tuteur ne pouvait
+éviter de me dire quelque chose de positif en cette occasion.
+
+J'avais eu soin de bien faire savoir, dans la Petite Bretagne, quand
+arriverait mon jour de naissance. La veille, je reçus un mot officiel de
+Wemmick, m'informant que M. Jaggers serait bien aise que je prisse la
+peine de passer chez lui à cinq heures, dans l'après-midi de cet heureux
+jour. Ceci nous convainquit que quelque chose de décisif allait arriver,
+et me jeta dans un trouble extraordinaire, au moment où je me rendais à
+l'étude de mon tuteur, avec une ponctualité modèle.
+
+Dans la pièce d'entrée, Wemmick m'offrit ses félicitations et se frotta
+incidemment le nez avec un morceau de papier de soie qu'il tenait plié
+et que je me plaisais à regarder; mais il ne me dit rien de plus, et me
+fit signe d'entrer dans le cabinet de mon tuteur. On était en novembre,
+et mon tuteur se tenait devant le feu, le dos appuyé contre la cheminée,
+les mains sous les pans de son habit.
+
+«Eh bien! Pip, je dois vous appeler monsieur Pip, aujourd'hui. Recevez
+mes félicitations, monsieur Pip.»
+
+Nous échangeâmes une poignée de mains; c'était un faible donneur de
+poignée de mains, et je le remerciai.
+
+«Asseyez-vous, monsieur Pip,» dit mon tuteur.
+
+Comme j'étais assis et qu'il conservait son attitude et fronçait ses
+sourcils en regardant ses bottes, je me sentis dans une position peu
+agréable, qui me rappela le jour d'autrefois où j'avais été mis sur la
+pierre d'un tombeau. Les deux bustes sinistres de la console n'étaient
+pas loin de lui, et ils avaient l'air de tenter un effort stupide et
+apoplectique pour se mêler à la conversation.
+
+«Maintenant, mon jeune ami, débuta mon tuteur, comme si j'étais un
+témoin sur la sellette, je vais avoir un mot ou deux de conversation
+avec vous.
+
+--Tout ce qu'il vous plaira, monsieur.
+
+--À combien estimez-vous, dit M. Jaggers en se penchant d'abord pour
+regarder à terre, puis, rejetant sa tête en arrière pour regarder au
+plafond; à combien estimez-vous le montant de ce que vous dépensez pour
+vivre?
+
+--Pour vivre, monsieur?
+
+--Oui, répéta M. Jaggers en regardant toujours au plafond, le montant?»
+
+Et alors, en regardant tout autour de la chambre, il porta le mouchoir
+qu'il tenait à la main près de son nez.
+
+J'avais si souvent regardé dans mes affaires, que j'avais entièrement
+perdu toute idée que j'avais pu avoir de ce qu'elles étaient réellement.
+Je me reconnus donc avec chagrin tout à fait incapable de répondre à
+cette question. Cette réplique parut agréable à M. Jaggers, qui dit:
+
+«Je le pensais bien!»
+
+Et il se moucha d'un air satisfait.
+
+«Maintenant que je vous ai fait une question, mon ami, avez-vous quelque
+chose à me demander?
+
+--Ce serait sans doute un grand soulagement pour moi, de vous faire
+plusieurs questions, monsieur; mais je me souviens de la défense que
+vous m'avez faite.
+
+--Adressez-moi une question, dit M. Jaggers.
+
+--Dois-je connaître le nom de mon bienfaiteur aujourd'hui?
+
+--Non; demandez autre chose.
+
+--Cette confidence doit-elle m'être faite bientôt?
+
+--Mettez cela de côté pour le moment, dit M. Jaggers, et demandez autre
+chose.»
+
+Je cherchai en moi-même, mais il me parut impossible d'éviter cette
+question:
+
+«Ai...-je quelque chose à recevoir, monsieur?»
+
+Là-dessus M. Jaggers s'écria d'une voix triomphante:
+
+«Je pensais bien que nous y viendrions!»
+
+Et il appela Wemmick pour lui demander le morceau de papier, Wemmick
+parut, le donna et disparut.
+
+«Maintenant, monsieur Pip, dit M. Jaggers, faites attention, s'il vous
+plaît; vous n'avez pas trop mal tiré sur nous, votre nom paraît assez
+souvent sur le livre de caisse de Wemmick; mais vous avez des dettes,
+cela va sans dire?
+
+--Je crains bien qu'il ne faille dire oui, monsieur.
+
+--Vous savez qu'il faut dire oui, n'est-ce pas? dit M. Jaggers.
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Je ne vous demande pas ce que vous devez, parce que vous ne le savez
+pas, et que, si vous le saviez, vous ne le diriez pas.... Oui... oui...
+mon ami! s'écria M. Jaggers en agitant son index, en voyant que j'allais
+protester, il est assez probable que, quand même vous le voudriez, vous
+ne le pourriez pas. J'en sais plus long là-dessus que vous. Maintenant,
+prenez ce morceau de papier. Vous le tenez?... Très bien!... Allons,
+dépliez-le et dites-moi ce que c'est.
+
+--C'est une banknote, dis-je, de cinq cents livres.
+
+--C'est une banknote de cinq cents livres, et c'est une jolie somme
+d'argent! Qu'en dites-vous?
+
+--Comment pourrais-je dire autrement!
+
+--Ah! mais, répondez à ma question, dit M. Jaggers.
+
+--Indubitablement.
+
+--Vous trouvez que c'est indubitablement une jolie somme. Eh bien! cette
+jolie somme, monsieur Pip, vous appartient; c'est un présent qu'on vous
+fait aujourd'hui; c'est un à-compte sur vos espérances, et c'est à
+raison de cette belle somme par an, et pas d'une plus grande, que vous
+devez vivre, jusqu'à ce que le donateur du tout se présente.
+C'est-à-dire que vous arrangerez vos affaires d'argent comme vous
+l'entendrez, et vous recevrez de Wemmick cent vingt-cinq livres par
+trimestre, jusqu'à ce que vous communiquiez directement avec la source
+principale, et non plus avec celui qui n'est qu'un simple agent. Comme
+je vous l'ai déjà dit, je ne suis qu'un simple agent, j'exécute mes
+instructions et je suis payé pour cela. Je les crois imprudentes, mais
+je ne suis pas payé pour donner mon opinion sur leur mérite.»
+
+Je commençais à exprimer ma reconnaissance pour mon bienfaiteur inconnu,
+et pour la générosité grande avec laquelle il me traitait, quand M.
+Jaggers m'arrêta.
+
+«Je ne suis pas payé, dit-il froidement, pour rapporter vos paroles à
+qui que ce soit.»
+
+Puis il rassembla les pans de son habit, comme il avait rassemblé les
+éléments de la conversation, et se mit à regarder ses bottes, les
+sourcils froncés, comme s'il les eût soupçonnées de mauvaises intentions
+contre lui.
+
+Après un silence, je lui dis:
+
+«Il y avait tout à l'heure, monsieur Jaggers, une question que vous avez
+désiré me voir écarter un instant; j'espère ne rien faire de mal en la
+faisant de nouveau.
+
+--Qu'est-ce que c'est?» dit-il.
+
+J'aurais pu prévoir qu'il ne m'aiderait jamais, mais j'étais aussi
+embarrassé pour refaire cette question que si elle eût été tout à fait
+neuve; je dis en hésitant:
+
+«Mais, mon patron... cette source principale dont vous m'avez parlé, M.
+Jaggers... doit-il bientôt...?»
+
+Ici j'eus la délicatesse de m'arrêter.
+
+«Doit-il bientôt? quoi? dit M. Jaggers, ça n'est pas une question, çà,
+vous le savez.
+
+--... Venir à Londres? dis-je, après avoir cherché une forme précise de
+mots; ou m'appellera-t-il autre part?
+
+--Pour ceci, répliqua Jaggers, en fixant pour la première fois ses yeux
+profondément enfoncés, il faut vous rappeler le soir où nous nous sommes
+rencontrés dans votre village. Que vous ai-je dit alors, Pip?
+
+--Vous m'avez dit, monsieur Jaggers, qu'il pourrait se passer des années
+avant que cette personne se fît connaître.
+
+--C'est cela même, dit M. Jaggers; eh bien, voilà ma réponse...»
+
+Comme nous nous regardions tous les deux, je sentis mon coeur battre
+plus fort par le désir ardent de tirer quelque chose de lui, et en
+sentant qu'il battait plus fort et que mon tuteur s'en apercevait, je
+sentais aussi que j'avais moins de chance de tirer quelque chose de lui.
+
+«Pensez-vous que cela dure encore des années, monsieur Jaggers?»
+
+M. Jaggers secoua la tête, non pour répondre négativement à ma question,
+mais pour indiquer qu'il ne pouvait répondre n'importe comment, et les
+deux horribles bustes, aux visages grimaçants, semblaient, lorsque mes
+yeux se portaient sur eux, être sous le coup d'un pénible effort, en
+voyant leur attention suspendue comme s'ils allaient éternuer.
+
+«Allons, dit M. Jaggers en réchauffant le gras de ses jambes avec le dos
+de ses mains, je vais être précis avec vous, mon ami Pip. C'est une
+question qu'il ne faut pas faire; vous le comprendrez mieux quand je
+vous dirai que cela pourrait me compromettre. Allons, je vais aller un
+peu plus avant avec vous, je vous dirai même quelque chose de plus.»
+
+Il se pencha tellement, pour froncer les sourcils, du côté de ses
+bottes, qu'il pouvait se frotter le gras des jambes dans la pose qu'il
+avait prise.
+
+«Quand cette personne se fera connaître, dit M. Jaggers en se
+redressant, vous et elle règlerez vos affaires ensemble; quand cette
+personne se fera connaître, mon rôle dans cette affaire cessera; quand
+cette personne se fera connaître, il ne sera pas nécessaire que j'en
+sache davantage. Voilà tout ce que j'ai à dire.»
+
+Nous nous regardâmes l'un l'autre; puis je détournai les yeux, et les
+portai sur le plancher, en réfléchissant. De ces dernières paroles, je
+tirai la conclusion que miss Havisham, avec ou sans raison, ne l'avait
+pas mis dans sa confidence au sujet de ses projets sur Estelle; qu'il en
+éprouvait quelque ressentiment et même de la jalousie, ou que réellement
+il s'opposait à ces projets, et ne voulait pas s'en occuper. Quand je
+relevai les yeux, je vis qu'il n'avait cessé tout le temps de me
+regarder malicieusement, et qu'il le faisait encore.
+
+«Si c'est là tout ce que vous avez à me dire, monsieur, remarquai-je, il
+ne me reste plus rien à ajouter.»
+
+Il fit un signe d'assentiment, tira sa montre tant redoutée des voleurs,
+et me demanda où j'allais dîner. Je lui répondis:
+
+«Chez moi avec Herbert.»
+
+Et, comme conséquence naturelle, je lui demandai s'il voudrait bien nous
+honorer de sa compagnie. Il accepta aussitôt l'invitation, mais il
+insista pour partir sur-le-champ avec moi, afin que je ne fisse pas
+d'extra pour lui. Il avait d'abord une ou deux lettres à écrire et, bien
+entendu, ses mains à laver.
+
+«Alors, dis-je, je vais aller dans le cabinet à côté, causer avec
+Wemmick.»
+
+Le fait est que, lorsque les cinq cents livres étaient tombées dans ma
+poche, une pensée m'était venue à l'esprit; elle s'y était déjà
+présentée souvent, et il me semblait que Wemmick était une excellente
+personne à consulter sur une pensée de cette sorte.
+
+Il avait déjà fermé sa caisse, et faisait ses préparatifs de départ. Il
+avait quitté son pupitre, sorti les deux chandeliers de son bureau
+graisseux, les avait placés en ligne avec les mouchettes sur une
+tablette près de la porte, tout près d'être éteints; il avait éparpillé
+son feu, apprêté son chapeau et son pardessus, et se frappait la
+poitrine avec sa clef, comme si c'était un bon exercice après les
+affaires.
+
+«Monsieur Wemmick, dis-je, j'ai besoin de votre opinion. J'ai le plus
+grand désir d'être utile à un ami...»
+
+Wemmick pinça sa boite aux lettres et secoua la tête, comme si son
+opinion était morte pour toute fatale faiblesse de cette sorte.
+
+«Cet ami, continuai-je, essaye d'entrer dans la vie commerciale, mais il
+n'a pas d'argent et trouve les commencements difficiles et
+décourageants.... Je voudrais, d'une manière ou d'une autre, l'aider à
+commencer....
+
+--Avec de l'argent comptant? dit Wemmick d'un ton plus sec que de la
+sciure de bois.
+
+--Avec un peu d'argent comptant, et peut-être aussi en anticipant un peu
+sur mes espérances.
+
+--Monsieur Pip, dit Wemmick, j'aimerais à récapituler avec vous sur mes
+doigts, s'il vous plaît, les noms des divers ponts jusqu'à Chelsea.
+Voyons: il y a le pont de Londres, un; Southwark, deux; Blackfriars,
+trois; Waterloo, quatre; Westminster, cinq; Wauxhall, six; Chelsea,
+sept.[12]
+
+ [Note 12: Depuis l'époque vague où se passent les faits racontés par
+ Philip Pirrip, la Tamise s'est enrichie de trois ponts: 1° le pont de
+ _Charing-Cross_, entre les ponts de Waterloo et de Westminster; 2° le
+ pont _Victoria_, entre les ponts du Wauxhall et de Chelsea; 3° le pont
+ de _Battersea_ en aval du pont de Chelsea.]
+
+Il avait marqué chaque pont à son tour, en frappant avec la poignée de
+sa clef sur la paume de sa main:
+
+«Il n'y en a pas moins de sept à choisir, vous voyez.
+
+--Je ne vous comprends pas, dis-je.
+
+--Choisissez votre pont, monsieur Pip, repartit Wemmick, promenez-vous
+sur votre pont, et lancez votre argent dans la Tamise par-dessus l'arche
+centrale de votre pont, et vous en connaîtrez la fin. Rendez service à
+un ami, prêtez-lui de l'argent, et vous pourrez également en savoir la
+fin; mais c'est une fin moins agréable et moins profitable.»
+
+J'aurais pu mettre un journal à la poste dans sa bouche, tant il
+l'entrebâillait après avoir dit cela.
+
+«C'est bien décourageant, dis-je.
+
+--Je n'ai pas voulu faire autre chose.
+
+--Alors, votre opinion, dis-je légèrement indigné, est qu'un homme ne
+devrait jamais....
+
+--Placer un avoir portatif chez un ami, dit Wemmick, certainement non; à
+moins qu'il ne veuille se débarrasser de l'ami; et alors, le tout est de
+savoir quelle somme portative il peut falloir pour se débarrasser de
+lui.
+
+--Et c'est là votre dernier mot, monsieur Wemmick!
+
+--C'est là! répondit-il, mon dernier mot... ici....
+
+--Ah! dis-je en le pressant, car je croyais voir jour derrière lui. Mais
+serait-ce votre dernier mot chez vous, à Walworth.
+
+--Monsieur Pip, répliqua-t-il avec gravité, Walworth est un endroit, et
+cette étude en est un autre, de même que mon père est une personne, et
+que M. Jaggers est une autre personne: il ne faut pas les confondre l'un
+avec l'autre. Mes sentiments de Walworth doivent être pris à Walworth;
+ici, dans cette étude, il ne faut compter que sur mes sentiments
+officiels.
+
+--Très bien, dis-je, considérablement soulagé; alors j'irai vous trouver
+à Walworth, vous pouvez y compter.
+
+--Monsieur Pip, répondit-il, vous y serez le bienvenu, comme
+connaissance personnelle et privée.»
+
+Nous avions dit tout cela à voix basse, sachant bien que les oreilles de
+mon tuteur étaient les plus fines parmi les plus fines. Comme il se
+montrait dans l'embrasure de sa porte, en essuyant ses mains, Wemmick
+mit son pardessus et se tint prêt à éteindre les chandelles. Nous
+descendîmes dans la rue tous les trois ensemble, et, sur le pas de la
+porte, Wemmick prit de son côté, M. Jaggers et moi de l'autre.
+
+Je ne pus m'empêcher de désirer plus d'une fois ce soir là que M.
+Jaggers eût dans Gerrard Street, ou un vieux, ou un canon, ou quelque
+chose, ou quelqu'un pour le piquer un peu et dérider son front. C'était
+une considération désagréable pour un vingt-et-unième anniversaire de
+naissance et cela ne valait guère la peine de songer qu'on atteignait sa
+majorité pour entrer dans un monde méfiant où il fallait toujours être
+sur ses gardes comme il le faisait. Il était mille fois mieux informé et
+plus intelligent que Wemmick et pourtant j'aurais mille fois préféré
+avoir Wemmick à dîner que lui. M. Jaggers ne me rendit pas seul
+mélancolique, car lorsqu'il fut parti Herbert me dit en fixant les yeux
+sur le feu, qu'il lui semblait avoir commis une mauvaise action et
+l'avoir oubliée, tant il se sentait abattu et coupable.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+
+Pensant que le dimanche était le jour le plus convenable pour aller
+consulter M. Wemmick à Walworth, je consacrai l'après-midi du dimanche
+suivant à un pèlerinage au château. En arrivant devant les créneaux, je
+trouvai le pavillon flottant et le pont-levis levé; mais, sans me
+laisser décourager par ces démonstrations de défiance et de résistance,
+je sonnai à la porte, et fus admis de la manière la plus pacifique.
+
+«Mon fils, monsieur, dit le vieillard, après avoir assuré le pont-levis,
+avait dans l'idée que le hasard pourrait vous amener aujourd'hui, et il
+m'a chargé de vous dire qu'il serait bientôt de retour de sa promenade
+de l'après-midi. Il est très réglé dans ses promenades, mon fils... très
+réglé en toutes choses, mon fils.»
+
+Je faisais des signes de tête au vieillard, comme Wemmick lui-même
+aurait pu faire, et nous entrâmes nous mettre près du feu.
+
+«C'est à son étude que vous avez fait la connaissance de mon fils,
+monsieur?» dit le vieillard en gazouillant selon son habitude, tout en
+se chauffant les mains à la flamme.
+
+Je fis un signe affirmatif.
+
+«Ah! j'ai entendu dire que mon fils était très habile dans sa partie,
+monsieur.»
+
+Je fis plusieurs signes successifs.
+
+«Oui, c'est ce qu'on m'a dit. Il s'occupe de jurisprudence.»
+
+Je fis des signes sans interruption.
+
+«Ce qui me surprend beaucoup chez mon fils, dit le vieillard, car il n'a
+pas été élevé dans cette partie, mais dans la tonnellerie.»
+
+Curieux de savoir ce que le vieillard connaissait de la réputation de M.
+Jaggers, je lui hurlai ce nom à l'oreille. Il me jeta dans une grande
+confusion en se mettant à rire de tout son coeur, et en répliquant d'une
+manière très fine:
+
+«Non, à coup sûr, vous avez raison!»
+
+Et, à l'heure qu'il est, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il voulait
+dire, ni de la plaisanterie qu'il croyait que j'avais faite.
+
+Comme je ne pouvais pas rester à lui faire perpétuellement des signes de
+tête, je lui demandai en criant s'il avait exercé la profession de
+tonnelier. À force de hurler ce mot plusieurs fois, en frappant
+doucement sur le ventre du vieillard, pour mieux attirer son attention,
+je réussis enfin à me faire comprendre.
+
+«Non, dit-il, un magasin... un magasin... d'abord, là-bas.»
+
+Il semblait me montrer la cheminée; mais je crois qu'il voulait dire à
+Liverpool.
+
+«Et puis, dans la Cité de Londres, ici. Cependant, ayant une infirmité,
+car j'ai l'oreille dure, monsieur...»
+
+J'exprimai par gestes le plus grand étonnement.
+
+«Oui, j'ai l'oreille dure, et voyant cette infirmité, mon fils s'est mis
+dans la jurisprudence et il a pris soin de moi, et petit à petit il a
+créé cette élégante et belle propriété. Mais pour en revenir à ce que
+vous disiez, vous savez, poursuivit le vieillard en riant de nouveau, je
+dis: non, à coup sûr; vous avez raison.»
+
+Je me demande modestement si mon extrême ingénuité m'aurait jamais mis à
+même de dire quelque chose qui l'aurait amusé moitié autant que cette
+plaisanterie imaginaire, quand j'entendis tout à coup un clic-clac dans
+le mur d'un côté de la cheminée, et que je vis s'ouvrir un carré
+montrant une petite planchette, sur laquelle on lisait:
+
+JOHN.
+
+Le vieillard suivait mes yeux, et s'écria d'une voix triomphante:
+
+«Mon fils est rentré!»
+
+Et tous deux nous nous rendîmes au pont-levis.
+
+On aurait vraiment payé pour voir Wemmick m'adressant un salut de
+l'autre côté du fossé, pendant que nous aurions pu nous serrer la main
+par-dessus, avec la plus grande facilité. Le vieux était si enchanté de
+faire manoeuvrer le pont-levis, que je n'offris pas de l'aider; je me
+tins tranquille, jusqu'au moment où Wemmick eût traversé et m'eût
+présenté à miss Skiffins. C'était une jeune femme qui l'accompagnait.
+
+Miss Skiffins avait l'air d'être en bois, et ouvrait la bouche comme
+celui qui l'escortait. Elle pouvait avoir deux ou trois ans de moins que
+Wemmick, et, à juger par l'apparence, elle paraissait assez à son aise;
+la coupe de ses vêtements, depuis le haut de la taille, par derrière et
+par devant, la faisait ressembler beaucoup à un cerf-volant, et j'aurais
+pu trouver sa robe d'un orange un peu trop décidé et ses gants d'un vert
+un peu trop intense, mais elle paraissait être une excellente personne,
+et montrait les plus grands égards pour le vieux. Je ne fus pas
+longtemps à découvrir qu'elle rendait de fréquentes visites au château,
+car lorsque nous entrâmes, et que je complimentai Wemmick sur son
+ingénieux moyen de s'annoncer à son père, il me pria de fixer, pour un
+instant, mon attention de l'autre côté de la cheminée, et disparut.
+Bientôt on entendit un autre clic-clac, et un autre petit carré
+s'ouvrit, sur lequel on lisait:
+
+MISS SKIFFINS.
+
+Alors, le carré de miss Skiffins se ferma et celui de John s'ouvrit.
+Ensuite, miss Skiffins et John s'ouvrirent ensemble, et finalement ils
+se fermèrent ensemble. Lorsque Wemmick revint de faire manoeuvrer ces
+petites mécaniques, j'exprimai toute l'admiration qu'elles
+m'inspiraient, et il me dit:
+
+«Vous savez, elles sont toutes deux agréables et utiles au père, et par
+saint Georges, monsieur, c'est une chose digne de remarque, que de tous
+les gens qui viennent à cette porte, le secret de ces ressorts n'est
+connu que du vieux, de miss Skiffins et de moi!
+
+--Et c'est M. Wemmick qui les a faits, ajouta miss Skiffins, de son
+imagination et de sa propre main.»
+
+Miss Skiffins ôta son chapeau, mais elle garda ses gants verts pendant
+toute la soirée, comme un signe visible et extérieur qu'il y avait
+compagnie. Wemmick m'invita à aller faire un tour dans la propriété pour
+jouir de l'effet de l'île pendant l'hiver. Pensant qu'il agissait ainsi
+pour me fournir l'occasion de prendre ses sentiments de Walworth, j'en
+profitai aussitôt que nous fûmes sortis du château.
+
+Ayant bien réfléchi à ce sujet, je l'abordai, comme s'il n'en avait
+jamais été question auparavant. J'appris à Wemmick que j'étais inquiet
+sur le compte d'Herbert Pocket, et je lui dis comment nous nous étions
+d'abord rencontrés, et comment nous nous étions battus. Je dis quelques
+mots en passant de la famille d'Herbert, de son caractère, de son peu de
+ressources personnelles, et de la pension inexacte et insuffisante qu'il
+recevait de son père. Je fis allusion aux avantages que j'avais tirés de
+sa société dans mon ignorance primitive et mon peu d'usage du monde, et
+j'avouai que je craignais de ne l'avoir que fort mal payé de retour, et
+qu'il aurait mieux réussi sans moi et mes espérances. Tenant miss
+Havisham à un plan très éloigné, je laissai entrevoir que j'aurais
+désiré prendre des arrangements avec lui pour son avenir, ayant la
+certitude qu'il possédait une âme généreuse, et qu'il était au-dessus de
+tout soupçon d'ingratitude ou de mauvais desseins.
+
+«Pour toutes ces raisons, dis-je à Wemmick, et parce qu'il est mon
+compagnon et mon ami, et parce que j'ai une grande affection pour lui,
+je souhaiterais de faire refléter sur lui quelques rayons de ma bonne
+fortune, et, en conséquence, je viens demander conseil à votre
+expérience et à votre connaissance des hommes et des affaires, et savoir
+de vous comment, avec mes ressources, je pourrais assurer à Herbert un
+revenu réel, une centaine de livres par an, par exemple, pour le tenir
+en bon espoir et bon courage, et graduellement lui acheter une petite
+part dans quelque association.»
+
+En concluant, je priai Wemmick de bien comprendre que je désirais tenir
+ce service secret, sans qu'Herbert en eût connaissance ou soupçon, et
+qu'il n'y avait personne autre au monde à qui je pusse demander conseil.
+Je terminai en posant ma main sur son épaule, et en disant:
+
+«Je ne puis m'empêcher de me fier à vous, bien que je sache que cela
+vous embarrasse; mais c'est votre faute, puisque vous m'avez vous-même
+amené ici.»
+
+Wemmick garda le silence pendant un moment, puis il dit avec une sorte
+d'élan:
+
+«Sachez-le, monsieur Pip, je dois vous dire une chose, c'est que cela
+est diablement bien à vous!
+
+--Dites que vous m'aiderez à faire le bien alors.
+
+--Diable! répliqua Wemmick en secouant la tête, ça n'est pas mon
+affaire.
+
+--Ce n'est pas non plus ici votre maison d'affaires, dis-je.
+
+--Vous avez raison, répondit-il; vous frappez le clou sur la tête,
+monsieur Pip; je vais y réfléchir, si vous le voulez bien, et je pense
+que tout ce que vous voulez faire peut être fait petit à petit. Skiffins
+(c'est le frère de mademoiselle) est un comptable; je le verrai et lui
+dirai votre projet.
+
+--Je vous remercie dix mille fois.
+
+--Au contraire, dit-il, c'est à moi de vous remercier; car, bien que
+nous agissions strictement sous notre responsabilité privée et
+personnelle, on peut dire cependant qu'il reste toujours autour de nous
+quelques toiles d'araignée de Newgate, et cela les enlève.»
+
+Après avoir causé quelques moments de plus, nous rentrâmes au château,
+où nous trouvâmes miss Skiffins en train de préparer le thé. La
+responsabilité du pain rôti était laissée au vieux, et cet excellent
+homme y mettait une telle ardeur, que ses yeux me semblaient être en
+danger de fondre.
+
+Le repas que nous allions faire n'était pas seulement nominal, c'était
+une vigoureuse réalité. Le vieillard avait préparé une telle pyramide de
+rôties bourrées, que c'est à peine si je pouvais le voir par-dessus,
+tandis qu'il accrochait le gril au sommet de la barre supérieure de la
+grille à charbon de terre après les avoir enlevées et les avoir
+remplacées par d'autres qui commençaient à fumer. De son côté miss
+Skiffins brassait une telle quantité de thé que le cochon relégué dans
+un endroit retiré en fut fortement excité et qu'il manifesta à plusieurs
+reprises son désir de prendre part à la fête.
+
+Le pavillon avait été baissé, le canon tiré à l'heure dite et je me
+sentais aussi séparé du reste du monde, qui n'était pas Walworth, que si
+le fossé avait eu trente pieds de largeur et autant de profondeur. Rien
+ne troublait la tranquillité du château, si ce n'est le bruit que
+faisaient en s'ouvrant de temps à autre _John_ et _miss Skiffins_, ces
+petites portes semblaient en proie à quelque infirmité spasmodique et
+sympathique, et je me sentis mal à l'aise jusqu'à ce que j'y fusse
+habitué. D'après la nature méthodique des arrangements de miss Skiffins,
+je conclus qu'elle faisait le thé tous les dimanches soir, et je
+soupçonnai certaine broche classique qu'elle portait, représentant le
+profil d'une femme peu séduisante, avec un nez aussi mince que le
+premier quartier de la lune, d'être un cadeau de Wemmick.
+
+Nous mangeâmes toutes les rôties et bûmes du thé en proportion, et il
+était réjouissant de voir combien après le repas nous étions tous chauds
+et graisseux. Le vieux surtout aurait pu passer pour un vieux chef de
+tribu sauvage nouvellement huilé; après un moment de repos, miss
+Skiffins, en l'absence de la petite servante, qui, à ce qu'il paraît, se
+retirait dans le sein de sa famille les après-midi du dimanche, lava les
+tasses à thé, comme une dame qui le fait pour s'amuser, et de manière à
+ne pas se compromettre vis-à-vis d'aucun de nous; puis elle remit ses
+gants verts, et nous nous groupâmes autour du feu. Alors Wemmick dit:
+
+«Maintenant, vieux père, lisez-nous le journal.»
+
+Wemmick m'expliqua, pendant que le vieux tirait ses lunettes, que
+c'était une vieille habitude, et que le vieillard éprouvait une
+satisfaction infinie à lire le journal à haute voix.
+
+«Je ne chercherai pas de prétexte pour l'en empêcher, dit Wemmick; car
+il a si peu de plaisir.... Y êtes-vous, vieux père?
+
+--J'y suis, John, j'y suis! répondit le vieillard, en voyant qu'on lui
+parlait.
+
+--Faites-lui seulement un signe de tête de temps en temps, quand il
+quittera le journal des yeux, dit Wemmick, et il sera heureux comme un
+roi. Nous écoutons, vieux père.
+
+--Très bien, John, très bien! repartit le joyeux vieillard, si content
+et si affairé, que c'était vraiment charmant de le voir.
+
+Le vieillard, en lisant, me rappela la classe de la grand'tante de M.
+Wopsle, avec cette plaisante particularité, que sa voix semblait sortir
+par le trou de la serrure. Comme il avait besoin que les chandelles
+fussent près de lui, et comme il était toujours sur le point de brûler,
+soit sa tête, soit le journal, il demandait autant de surveillance qu'un
+moulin à poudre. Mais Wemmick était également infatigable dans sa
+douceur et dans sa vigilance, et le vieux continuait à lire, sans se
+douter des nombreux dangers dont on le sauvait à tout moment. Toutes les
+fois qu'il levait les yeux sur nous, nous exprimions tous le plus grand
+intérêt et la plus grande attention, et nous lui faisions des signes de
+tête jusqu'à ce qu'il continuât.
+
+Comme Wemmick et miss Skiffins étaient assis l'un à côté de l'autre, et
+comme j'étais, moi, dans un coin obscur, j'observai une extension longue
+et graduelle de la bouche de M. Wemmick, en même temps que son bras se
+glissait lentement et graduellement autour de la taille de miss
+Skiffins. Avec le temps, je vis paraître sa main de l'autre côté de miss
+Skiffins; mais, à ce moment, miss Skiffins l'arrêta doucement avec son
+gant vert, ôta son bras, comme si c'eût été une partie de son propre
+vêtement, et, avec le plus grand sang-froid, le déposa sur la table
+devant elle. Le calme de miss Skiffins, pendant cette opération, était
+un des spectacles les plus remarquables que j'eusse encore vus, et on
+aurait presque pu croire qu'elle le faisait machinalement.
+
+Bientôt je vis le bras de Wemmick qui recommençait à disparaître, et
+graduellement je le perdis de vue. Un peu après, sa bouche commença à
+s'élargir de nouveau. Après un intervalle d'incertitude qui, pour moi du
+moins, fut tout à fait fatigant et presque pénible, je vis sa main
+paraître de l'autre côté de miss Skiffins. Aussitôt miss Skiffins
+l'arrêta avec le calme d'un placide boxeur, ôta cette ceinture ou ceste,
+comme la première fois, et la posa sur la table. Supposant que la table
+était l'image du sentier de la vertu, je dois déclarer que, pendant tout
+le temps que dura la lecture du vieux, le bras de Wemmick s'éloigna
+continuellement de ce sentier, et y fut non moins continuellement ramené
+par miss Skiffins.
+
+À la fin, le vieillard tomba dans un léger assoupissement. Ce fut le
+moment pour Wemmick de produire une petite bouilloire, un plateau et des
+verres, ainsi qu'une bouteille noire à bouchon de porcelaine,
+représentant quelque dignitaire clérical, à l'aspect rubicond et
+gaillard. À l'aide de tous ces ustensiles, nous eûmes tous quelque chose
+de chaud à boire, sans excepter le vieux, qui ne tarda pas à se
+réveiller. Miss Skiffins composait le mélange, et je remarquai qu'elle
+et Wemmick burent dans le même verre. J'étais sans doute trop bien élevé
+pour offrir de reconduire miss Skiffins jusque chez elle; et dans ces
+circonstances, je pensai que je ferais mieux de partir le premier. C'est
+ce que je fis, après avoir pris cordialement congé du vieillard, et
+passé une soirée extrêmement agréable.
+
+Avant qu'une semaine fût écoulée, je reçus un mot de Wemmick, daté de
+Walworth, et m'informant qu'il espérait avoir avancé l'affaire dont nous
+nous étions occupés, et qu'il serait bien aise de me voir à ce sujet. Je
+me rendis donc de nouveau plusieurs fois à Walworth, et cependant je
+l'avais souvent vu et revu dans la Cité; mais nous n'ouvrions jamais la
+bouche sur ce sujet dans la Petite Bretagne ou ses environs. Le fait est
+que nous trouvâmes un jeune et honorable négociant ou courtier maritime,
+établi depuis peu, et qui demandait un aide intelligent, en même temps
+qu'un capital, et qui, dans un temps déterminé, aurait besoin d'un
+associé. Un traité secret fut signé entre lui et moi au sujet d'Herbert;
+je lui versai comptant la moitié de mes cinq cents livres, et je pris
+l'engagement de lui faire divers autres versements, les uns à certaines
+échéances sur mon revenu, les autres à l'époque où j'entrerais en
+possession de ma fortune. Le frère de miss Skiffins dirigea la
+négociation; Wemmick s'en occupa tout le temps, mais ne parut jamais.
+
+Toute cette affaire fut si habilement conduite, que Herbert ne soupçonna
+pas un instant que j'y fusse pour quelque chose. Jamais je n'oublierai
+le visage radieux avec lequel il rentra à la maison, une certaine
+après-midi, et me dit comme une grande nouvelle qu'il s'était abouché
+avec un certain Claricker, c'était le nom du jeune marchand, et que
+Claricker lui avait témoigné à première vue une sympathie
+extraordinaire, et qu'il croyait que la chance de réussir était enfin
+venue. À mesure que ses espérances prenaient plus de consistance et que
+son visage devenait plus radieux, il dut voir en moi un ami de plus en
+plus affectueux; car j'eus là la plus grande difficulté à retenir des
+larmes de bonheur et de triomphe en le voyant si heureux. À la fin, la
+chose se fit, et le jour qu'il entra dans la maison Claricker, il me
+parla pendant toute la soirée avec l'animation du plaisir et du succès.
+Je pleurai alors réellement et abondamment, en allant me coucher, et en
+pensant que mes espérances avaient fait au moins un peu de bien à
+quelqu'un.
+
+Maintenant commence à poindre un grand événement dans ma vie, et qui la
+fit dévier de sa route. Mais avant que je raconte, et que je passe à
+tous les changements qui s'ensuivirent, je dois consacrer un chapitre à
+Estelle. C'est bien peu accorder au sujet qui, depuis si longtemps,
+remplissait mon coeur.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+
+Si la vieille maison sombre qui se trouve près de la pelouse à Richmond
+est jamais hantée après ma mort, assurément ce sera par mon esprit. Oh!
+combien de fois... combien de nuits... combien de jours... mon esprit
+inquiet a-t-il visité cette maison quand Estelle y demeurait! Que mon
+corps fût n'importe où, mon âme errait, errait, errait sans cesse dans
+cette maison.
+
+La dame chez laquelle on avait placé Estelle s'appelait Mrs Brandley;
+elle était veuve et avait une fille de quelques années plus âgée
+qu'Estelle. La mère paraissait jeune et la fille vieille. Le teint de la
+mère était rosé, celui de la jeune fille était jaune. La mère donnait
+dans la frivolité, la fille dans la théologie. Elles étaient dans ce
+qu'on appelle une bonne position; elles faisaient fréquemment des
+visites et recevaient un grand nombre de personnes. Je ne sais s'il
+subsistait entre ces dames et Estelle la moindre communauté de
+sentiments; mais il était convenu qu'elles lui étaient nécessaires, et
+qu'elle leur était nécessaire. Mrs Brandley avait été l'amie de miss
+Havisham, avant l'époque où cette dernière s'était retirée du monde.
+
+Dans la maison de Mrs Brandley, comme au dehors, je souffris toutes les
+espèces de torture de la part d'Estelle, et à tous les degrés
+inimaginables. La nature de mes relations avec elle, qui me mettait dans
+des termes de familiarité sans me mettre dans ceux de la faveur,
+contribuait à me rendre fou. Elle se servait de moi pour tourmenter ses
+autres admirateurs; et elle usait de cette même familiarité, entre elle
+et moi, pour traiter avec un mépris incessant mon dévouement pour elle.
+Si j'avais été son secrétaire, son intendant, son frère de lait, un
+parent pauvre; si j'avais été son plus jeune frère ou son futur mari, je
+n'aurais pu me croire plus loin de mes espérances que je l'étais, si
+près d'elle. Le privilège de l'appeler par son nom et de l'entendre
+m'appeler par le mien, devint dans plus d'une occasion une aggravation
+de mes tourments; il rendait presque fous de dépit ses autres amants,
+mais je ne savais que trop qu'il me rendait presque fou moi-même.
+
+Elle avait des admirateurs sans nombre; sans doute ma jalousie voyait un
+admirateur dans chacun de ceux qui l'approchaient; mais il y en avait
+encore beaucoup trop, sans compter ceux-là.
+
+Je la voyais souvent à Richmond, j'entendais souvent parler d'elle en
+ville, et j'avais coutume de la promener souvent sur l'eau avec les
+Brandleys. Il y avait des pique-niques, des fêtes de jour, des
+spectacles, des opéras, des concerts, des soirées et toutes sortes de
+plaisirs, auxquels je l'accompagnais toujours, et qui étaient autant de
+douleurs pour moi. Jamais je n'eus une heure de bonheur dans sa société,
+et pourtant, pendant tout le temps que duraient les vingt-quatre heures,
+mon esprit se réjouissait du bonheur de rester avec elle jusqu'à la
+mort.
+
+Pendant toute cette partie de notre existence, et elle dura, comme on
+le verra tout à l'heure, ce que je croyais alors être un long espace de
+temps, elle ne quitta pas ce ton froid qui dénotait que notre liaison
+nous était imposée; par moments seulement il y avait un soudain
+adoucissement dans ses paroles, ainsi que dans mes manières, et elle
+semblait me plaindre.
+
+«Pip!... Pip!... dit-elle un soir en s'adoucissant un peu, pendant que
+nous étions retirés dans l'embrasure d'une fenêtre de la maison de
+Richmond, ne voudrez-vous donc jamais vous tenir pour averti?
+
+--De quoi?...
+
+--De moi.
+
+--Averti de ne pas me laisser attirer par vous, est-ce là ce que vous
+voulez dire, Estelle?
+
+--Ce que je veux dire? Si vous ne savez pas ce que je veux dire, vous
+êtes aveugle.»
+
+J'aurais pu répliquer que l'amour avait la réputation d'être aveugle;
+mais par la raison que j'avais d'être toujours retenu, et ce n'était pas
+là la moindre de mes misères, par un sentiment qu'il n'était pas
+généreux à elle de m'imposer quand elle savait qu'elle ne pouvait se
+dispenser d'obéir à miss Havisham, je craignais toujours que cette
+certitude de sa part ne me plaçât d'une façon désavantageuse vis-à-vis
+de son orgueil et que je ne fusse cause d'une secrète rébellion dans son
+coeur.
+
+«Dans tous les cas, dis-je, je n'ai reçu d'autre avertissement que
+celui-ci; car vous-même m'avez écrit de me rendre près de vous.
+
+--C'est vrai,» dit Estelle avec ce sourire indifférent et froid qui me
+glaçait toujours.
+
+Après avoir regardé un instant au dehors dans le crépuscule, elle
+continua:
+
+«Miss Havisham désire m'avoir une journée à Satis House; vous pouvez m'y
+conduire et me ramener si vous le voulez. Elle préfèrerait que je ne
+voyageasse pas seule, et elle refuse de recevoir ma femme de chambre,
+car elle a horreur de s'entendre adresser la parole par de telles gens.
+Pouvez-vous me conduire?
+
+--Si je puis vous conduire, Estelle!...
+
+--Vous le pouvez?... Alors, ce sera pour après-demain, si vous le voulez
+bien; vous payerez tous les frais de ma bourse. Voilà les conditions de
+votre voyage avec moi.
+
+--Et je dois obéir?» dis-je.
+
+Ce fut la seule invitation que je reçus pour cette visite, de même que
+pour toutes les autres. Miss Havisham ne m'écrivait jamais, et je
+n'avais seulement jamais vu son écriture. Nous partîmes le surlendemain,
+et nous la trouvâmes dans la chambre où je l'avais vue la première fois.
+Il est inutile d'ajouter qu'il n'y avait aucun changement à Satis House.
+
+Miss Havisham fut encore plus terriblement affectueuse avec Estelle
+qu'elle ne l'avait été la dernière fois que je les avais vues ensemble.
+Je dis le mot avec intention, car il y avait positivement quelque chose
+de terrible dans l'énergie de ses regards et de ses embrassements. Elle
+mangeait des yeux la beauté d'Estelle, elle mangeait ses paroles, elle
+mangeait ses gestes, elle mordait ses doigts tremblants, comme si elle
+eût dévoré la belle créature qu'elle avait élevée.
+
+Puis d'Estelle, elle reportait les yeux sur moi avec un regard
+inquisiteur, qui semblait fouiller dans mon coeur et sonder ses
+blessures.
+
+«Comment agit-elle avec vous, Pip?... Comment agit-elle avec vous?...»
+me demanda-t-elle encore avec son ton brusque et sec de sorcière, même
+en présence d'Estelle.
+
+Quand, le soir, nous fûmes assis devant son feu brillant, elle fut
+encore plus pressante. Alors, tenant la main d'Estelle, passive sous son
+bras et serrée dans la sienne, elle lui arracha, à force de lui rappeler
+le contenu de ses lettres, les noms et les conditions des hommes qu'elle
+avait fascinés; et tout en s'étendant sur ce sujet, avec l'ardeur d'un
+esprit malade et mortellement blessé, miss Havisham posa son autre main
+sur sa canne, appuya son menton dessus, et me dévisagea avec ses yeux
+pâles et brillants. C'était un véritable spectre.
+
+Je vis par tout cela, tout malheureux que j'en étais, et malgré le sens
+amer de dépendance et même de dégradation que cela éveillait en moi,
+qu'Estelle était destinée à assouvir la vengeance de miss Havisham sur
+les hommes, et qu'elle ne me serait pas donnée avant qu'elle ne l'eût
+satisfaite pendant un certain temps. Je voyais en cela la raison pour
+laquelle elle m'avait été destinée d'avance. En l'envoyant pour séduire,
+tourmenter et faire le mal, miss Havisham avait la maligne assurance
+qu'elle était hors de l'atteinte de tous les admirateurs, et que tous
+ceux qui parieraient sur ce coup étaient sûrs de perdre. Je vis en cela
+que moi aussi j'étais tourmenté par une perversion d'ingénuité, quoique
+le prix me fût réservé. Je vis en cela la raison pour laquelle on me
+tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle on me tenait
+à distance si longtemps, et la raison pour laquelle mon tuteur refusait
+de se compromettre par la connaissance formelle d'un tel plan. En un
+mot, je vis en cela miss Havisham telle que je l'avais vue la première
+fois, et telle que je la voyais devant mes yeux, et je vis en tout cela
+comme l'ombre de la sombre et malsaine maison dans laquelle sa vie était
+cachée au soleil.
+
+Les bougies qui éclairaient cette chambre étaient placées dans les
+branches de candélabres fixées au mur; elles étaient très élevées et
+brûlaient avec cette tristesse calme d'une lumière artificielle, dans un
+air rarement renouvelé. En regardant la pâle lueur qu'elles répandaient,
+en voyant la pendule arrêtée et les vêtements de noces de miss Havisham
+flétris, épars sur la table et à terre; en voyant l'horrible figure de
+miss Havisham, avec son ombre fantastique, que le feu projetait agrandie
+sur le mur et sur le plafond, je reconnus en toute chose la confirmation
+de l'explication à laquelle mon esprit s'était arrêté, répétée de mille
+manières et retombant sur moi. Mes pensées pénétrèrent dans la grande
+chambre, de l'autre côté du palier, où la table était servie; et je vis
+la même explication écrite dans les toiles d'araignée amoncelées sur
+tout, dans la marche des araignées sur la nappe, dans les traces des
+souris qui rentraient, leurs petits coeurs tout en émoi, derrière les
+panneaux, et dans les groupes des insectes sur le plancher, aussi bien
+que dans leur manière d'avancer ou de s'arrêter.
+
+Il arriva, à l'occasion de cette visite, que quelques mots piquants
+s'élevèrent entre Estelle et miss Havisham. C'était la première fois que
+je voyais une discussion entre elles.
+
+Nous étions assis près du feu, comme je l'ai dit tout à l'heure. Miss
+Havisham tenait encore le bras d'Estelle passé sous le sien, et elle
+serrait encore la main d'Estelle dans la sienne, quand Estelle essaya
+peu à peu de se dégager. Elle avait montré plus d'une fois une
+impatience hautaine, et avait plutôt enduré cette furieuse affection
+qu'elle ne l'avait acceptée ou rendue.
+
+«Comment! dit miss Havisham en jetant sur elle ses yeux étincelants,
+vous êtes fatiguée de moi?
+
+--Je ne suis qu'un peu fatiguée de moi-même, répondit Estelle en
+dégageant son bras, et en s'approchant de la grande cheminée, où elle
+resta les yeux fixés sur le feu.
+
+--Dites la vérité, ingrate que vous êtes! s'écria miss Havisham en
+frappant avec colère le plancher de sa canne; vous êtes fatiguée de
+moi!»
+
+Estelle, avec un grand calme, leva les yeux sur elle, puis elle les
+rabaissa sur le feu; son corps gracieux et son charmant visage
+exprimaient une froide impassibilité devant la colère de l'autre, qui
+était presque cruelle.
+
+«Coeur de pierre! s'écria miss Havisham, coeur froid!... froid!...
+
+--Quoi!... dit Estelle en conservant son attitude d'indifférence pendant
+qu'elle s'appuyait contre la cheminée, et en ne remuant que les yeux,
+vous me reprochez d'être froide?... vous!...
+
+--Ne l'êtes-vous pas? repartit fièrement miss Havisham.
+
+--Vous devriez savoir, dit Estelle, que je suis ce que vous m'avez
+faite; prenez-en toutes les louanges et tout le blâme; prenez-en tout le
+succès et tout l'insuccès: en un mot, prenez-moi.
+
+--Oh! regardez-la! regardez-la!... s'écria miss Havisham avec amertume;
+regardez-la! si dure, si ingrate, dans la maison même où elle a été
+élevée... où je l'ai pressée sur cette poitrine brisée, alors qu'elle
+saignait encore, et où je lui ai prodigué des années de tendresse!
+
+--Du moins je n'ai pas pris part au contrat, dit Estelle, car si je
+savais marcher et parler quand on le fit, c'était tout ce que je pouvais
+faire. Mais que voulez-vous dire? Vous avez été très bonne pour moi, et
+je vous dois tout.... Que voudriez-vous?
+
+--Votre affection, répliqua l'autre.
+
+--Vous l'avez.
+
+--Je ne l'ai pas, dit miss Havisham.
+
+--Ma mère adoptive, répliqua Estelle sans perdre la grâce aisée de son
+attitude, sans élever la voix comme faisait l'autre, sans céder jamais
+ni à la tendresse, ni à la colère; ma mère adoptive, je vous ai dit que
+je vous dois tout.... Tout ce que je possède est à vous, tout ce que
+vous m'avez donné, vous pouvez le reprendre. Au delà je n'ai rien, et si
+vous me demandez de vous rendre ce que vous ne m'avez jamais donné, mon
+devoir et ma reconnaissance ne peuvent faire l'impossible.
+
+--Ne lui ai-je jamais donné d'affection? s'écria miss Havisham en se
+tournant vers moi avec fureur. Ne lui ai-je jamais donné une affection
+brûlante, pleine de jalousie en tout temps, et de douleur cuisante,
+quand elle me parle ainsi! Qu'elle dise que je suis folle!... qu'elle
+dise que je suis folle....
+
+--Pourquoi vous appellerai-je folle, repartit Estelle, moi plus que les
+autres? Est-il quelqu'un au monde qui sache vos projets à moitié aussi
+bien que moi?... est-il quelqu'un au monde qui sache à moitié aussi bien
+que moi quelle mémoire nette vous avez?... Moi qui suis restée au même
+foyer, sur ce petit tabouret qui est encore à côté de vous, à apprendre
+vos leçons et à lire dans vos yeux, quand votre visage m'étonnait et
+m'effrayait.
+
+--Leçons et moments bientôt oubliés!... gémit miss Havisham, leçons et
+moments bien oubliés!...
+
+--Non pas oubliés, repartit Estelle, non pas oubliés, mais recueillis
+dans ma mémoire.... Quand m'avez-vous trouvée sourde à vos
+enseignements? quand m'avez-vous trouvée inattentive à vos leçons?...
+quand m'avez-vous vue laisser pénétrer ici, dit-elle, en appuyant la
+main sur son coeur, quelque chose que vous en aviez exclu?... Soyez
+juste envers moi.
+
+--Si fière!... si fière!... gémit miss Havisham en rejetant ses cheveux
+gris à l'aide de ses deux mains.
+
+--Qui m'a appris à être fière? répondit Estelle, qui me vantait quand
+j'apprenais ma leçon?...
+
+--Si dure!... si dure!... gémit miss Havisham avec le même mouvement.
+
+--Qui m'a appris à être dure? repartit Estelle; qui me comblait d'éloges
+quand j'apprenais ma leçon?...
+
+--Mais être fière et dure envers moi!... cria miss Havisham en étendant
+ses bras, Estelle!... Estelle!... Estelle!... être fière et dure envers
+moi!...»
+
+Estelle la considéra pendant un moment avec une sorte d'étonnement
+calme, mais sans être autrement troublée. Quand ce moment fut passé,
+elle reporta ses yeux sur le feu.
+
+«Je ne puis comprendre, dit-elle en levant les yeux après un silence,
+pourquoi vous êtes si peu raisonnable quand je viens vous voir après une
+aussi longue séparation. Je n'ai jamais oublié vos malheurs et leurs
+causes; je ne vous ai jamais été infidèle, ni à vos enseignements non
+plus; je n'ai jamais montré de faiblesse dont je puisse me repentir.
+
+--Serait-ce donc de la faiblesse que de me rendre mon amour? s'écria
+miss Havisham; mais oui... oui... elle l'appellerait ainsi!
+
+--Je commence à comprendre, dit Estelle comme en se parlant à elle-même,
+après une seconde minute d'étonnement calme, et à deviner presque
+comment cela s'est fait: si vous eussiez élevé votre fille adoptive,
+dans la sombre retraite de cet appartement, sans jamais lui laisser voir
+qu'il existait quelque chose comme la lumière du soleil, à laquelle elle
+n'avait jamais vu une seule fois votre visage; si vous eussiez fait cela
+et qu'ensuite, dans un but quelconque, vous eussiez voulu lui faire
+comprendre la lumière et tout ce qui s'y rattache, vous eussiez été
+désappointée et mécontente...»
+
+Miss Havisham, sa tête dans sa main, faisait entendre des gémissements
+étouffés et se balançait sur sa chaise, mais ne faisait pas de réponse.
+
+«Ou, dit Estelle, ce qui eût été plus naturel, si vous lui eussiez
+appris, dès que vous avez vu poindre son intelligence, avec votre
+extrême énergie et votre puissance, qu'il existait quelque chose comme
+la lumière, mais que cette chose devait être son ennemie, sa
+destructrice, et qu'elle devait toujours se détourner d'elle, car
+puisqu'elle vous avait flétrie elle ne manquerait pas de la flétrir
+aussi... si vous eussiez fait cela, et qu'après, dans un but quelconque,
+vous eussiez voulu l'exposer naturellement à la lumière et qu'elle n'eût
+pu la supporter, vous eussiez été désappointée et mécontente?...»
+
+Miss Havisham écoutait ou semblait écouter, car je ne pouvais voir son
+visage; mais elle ne fit pas encore de réponse.
+
+«Ainsi, dit Estelle, il faut me prendre telle qu'on m'a faite.... Les
+qualités ne sont pas les miennes et les défauts ne sont pas davantage
+les miens, mais les deux réunis font un ensemble qui est moi.»
+
+Miss Havisham gisait sur le plancher, je sais à peine comment, au milieu
+des débris fanés de ses habits de fiancée qui le jonchaient. Je profitai
+de ce moment--j'en avais cherché un dès le début--pour quitter
+l'appartement, après avoir recommandé par un geste à Estelle de prendre
+soin de miss Havisham. Quand je sortis, Estelle était encore debout
+devant la grande cheminée, exactement comme elle était restée pendant
+toute cette scène.
+
+Les cheveux de miss Havisham étaient épars sur le plancher, parmi les
+restes de ses vêtements de mariée. C'était un spectacle navrant à
+contempler.
+
+Aussi est-ce le coeur oppressé que je marchai pendant une heure et plus
+à la lueur des étoiles, dans la cour, dans la brasserie et dans le
+jardin en ruines. Quand à la fin j'eus le courage de revenir dans la
+chambre, je trouvai Estelle assise aux genoux de miss Havisham, faisant
+quelques points à l'un de ces vieux objets de toilette qui tombaient en
+pièces, et qui m'ont souvent rappelé depuis les guenilles fanées des
+vieilles bannières que j'ai vues pendues dans les cathédrales. Ensuite,
+Estelle et moi nous jouâmes aux cartes comme autrefois; seulement, nous
+étions forts maintenant, et nous jouions aux jeux français. La soirée se
+passa ainsi, et je gagnai mon lit.
+
+Je couchai dans le bâtiment séparé, de l'autre côté de la cour. C'était
+la première fois que je couchais à Satis Hous, et le sommeil refusa de
+venir me visiter. Mille fois je vis miss Havisham. Elle était tantôt
+d'un côté de mon oreiller, tantôt de l'autre, au pied du lit, à la tête,
+derrière la porte entr'ouverte du cabinet de toilette, dans le cabinet
+de toilette, dans la chambre au-dessus, dans la chambre au-dessous...
+partout. À la fin, quand la nuit lente à passer, atteignit deux heures,
+je sentis que je ne pouvais plus absolument supporter de rester couché
+en ce lieu et qu'il valait mieux me lever. Je me levai donc, je
+m'habillai, et, traversant la cour, je passai par le long couloir en
+pierres, avec l'intention de gagner la cour extérieure et de m'y
+promener pour tâcher de soulager mon esprit. Mais je ne fus pas plutôt
+dans le couloir que j'éteignis ma lumière, car je vis miss Havisham s'y
+promener comme un fantôme, en faisant entendre un faible cri. Je la
+suivis à distance, et je la vis monter l'escalier. Elle tenait à la main
+une chandelle qu'elle avait sans doute prise dans l'un des candélabres
+de sa chambre. C'était vraiment fantastique à contempler à la lumière.
+Étant resté au bas de l'escalier, je sentais l'air renfermé de la salle
+du festin, sans pouvoir voir miss Havisham ouvrir la porte, et je
+l'entendais marcher là, puis retourner à sa chambre, et revenir dans la
+première pièce sans jamais cesser son petit cri. Un moment après,
+j'essayai dans l'obscurité de sortir ou de retourner sur mes pas, mais
+je ne pus faire ni l'un ni l'autre, jusqu'à ce que quelques rayons de
+lumière pénétrant à l'intérieur me permissent de voir où je posais les
+mains. Pendant tout le temps que je mis à descendre l'escalier,
+j'entendais ses pas, je voyais la lumière passer au-dessus, et
+j'entendais sans cesse son petit cri.
+
+Avant notre départ, le lendemain, il ne fut plus question du différend
+qui s'était élevé entre elle et Estelle, et il n'en fut plus jamais
+question dans aucune autre occasion. Il y eut cependant quatre occasions
+semblables, si je m'en souviens bien. Je n'ai jamais non plus remarqué
+le moindre changement dans les manières de miss Havisham vis-à-vis
+d'Estelle, si ce n'est qu'il y avait quelque chose comme de la crainte
+mêlée à sa tendresse emportée.
+
+Il m'est impossible de tourner cette première page de ma vie, sans y
+mettre le nom de Bentley Drummle; sans cela, c'est avec joie que je n'en
+parlerais pas.
+
+En une certaine occasion, le club des Pinsons était réuni en grand
+nombre; les bons sentiments roulaient comme de coutume, c'est-à-dire que
+personne ne s'accordait; le pinson-président rappelait le Bocage à
+l'ordre. Drummle n'avait pas encore porté de toast à une dame, ainsi que
+le voulait la constitution de la société, et c'était le tour de cette
+brute ce jour-là. Il m'avait semblé le voir me narguer de son vilain
+rire, pendant que les carafes circulaient; comme il n'y avait aucune
+sympathie entre nous, cela pouvait bien être et ne m'étonnait pas: mais
+quelle fut ma surprise et mon indignation quand il invita la compagnie à
+porter un toast à Estelle!
+
+«Estelle, qui? dis-je.
+
+--Qu'est-ce que cela vous fait? repartit Drummle.
+
+--Estelle, d'où? dis-je. Vous êtes obligé de le dire.»
+
+Et, de fait, il était obligé de le dire, en sa qualité de Pinson.
+
+«De Richmond, messieurs, dit Drummle, et c'est une beauté sans égale.
+
+--Est-ce qu'il sait ce que c'est qu'une beauté sans égale, ce misérable
+idiot? dis-je à l'oreille d'Herbert.
+
+--Je connais cette dame, dit Herbert par-dessus la table, quand on eut
+fait honneur au toast.
+
+--Vraiment? dit Drummle, ô Seigneur!»
+
+C'était la seule réplique, à l'exception du bruit des verres et des
+assiettes que cette épaisse créature était capable de faire, mais j'en
+fus tout aussi irrité que si elle eût été pétrie d'esprit. Je me levai
+aussitôt de ma place, et dis que je ne pouvais m'empêcher de regarder
+comme une impudence de la part de l'honorable «pinson de venir devant le
+Bocage,»--nous nous servions fréquemment de cette expression, «venir
+devant le Bocage» comme d'une tournure parlementaire convenable;--devant
+le Bocage, proposer la santé d'une dame sur le compte de laquelle il ne
+savait rien du tout. Là-dessus, M. Drummle se leva et demanda ce que je
+voulais dire par ces paroles. Ce à quoi je répondis, sans plus
+d'explications, que sans doute il savait où l'on me trouvait.
+
+Si après cela il était possible, dans un pays chrétien, de se passer de
+sang, était une question sur laquelle les pinsons n'étaient pas d'accord
+le débat devint même si vif, qu'au moins six des plus honorables membres
+dirent à six autres, pendant la discussion, que sans doute ils savaient
+où on les trouvait. Cependant il fut décidé à la fin, le Bocage était
+une cour d'honneur, que si M. Drummle apportait le plus léger certificat
+de la dame, constatant qu'il avait l'honneur de la connaître, M. Pip
+exprimerait ses regrets comme gentleman et comme pinson, de s'être
+laissé emporter à une ardeur qui.... On convint que la pièce devait être
+produite le lendemain, dans la crainte que notre honneur se refroidît
+pendant le délai; et, le lendemain, Drummle arriva avec un petit mot
+poli de la main d'Estelle, dans lequel elle avouait qu'elle avait eu
+l'honneur de danser plusieurs fois avec lui. Cela ne me laissait d'autre
+ressource que de regretter de m'être laissé emporter par une ardeur
+qui... et surtout de répudier comme insoutenable l'idée qu'on pouvait me
+trouver quelque part. Drummle et moi, nous restâmes à nous regarder l'un
+l'autre, sans rien dire pendant l'heure que dura la contestation dans
+laquelle le Bocage était engagé. Finalement, on déclara que la motion
+tendant à la reprise du bon accord était votée à une immense majorité.
+
+J'en parle ici légèrement, mais ce ne fut pas une petite affaire pour
+moi, car je ne puis exprimer exactement quelle peine je ressentis en
+pensant qu'Estelle montrât la moindre faveur à un individu si
+méprisable, si lourd, si maladroit, si stupide et si inférieur. À
+l'heure qu'il est, je crois pouvoir attribuer à quelque pur sentiment de
+générosité et de désintéressement, qui se mêlait à mon amour pour elle,
+d'avoir pu endurer l'idée qu'elle s'appuyait sur cet animal. Sans doute,
+j'aurais souffert de n'importe quelle préférence, mais un objet plus
+digne m'aurait causé une autre espèce de tristesse et un degré de
+chagrin différent.
+
+Il me fut facile de découvrir, et je découvris bientôt que Drummle avait
+commencé ses assiduités auprès d'elle, et qu'elle lui avait permis
+d'agir ainsi. Pendant un certain temps, il fut toujours à sa poursuite,
+et lui et moi, nous nous rencontrions chaque jour, et il s'obstinait
+d'une façon stupide, et Estelle le retenait, soit en l'encourageant,
+soit en le décourageant, tantôt le flattant presque, tantôt le méprisant
+ouvertement, quelquefois ayant l'air de le connaître très bien, d'autres
+fois se souvenant à peine qui il était.
+
+L'araignée, comme l'appelait M. Jaggers, était accoutumée à attendre, et
+elle avait la patience de sa race. Ajoutez à cela qu'il avait une
+confiance stupide dans son argent et dans la haute position de sa
+famille qui, quelquefois, lui était d'un grand secours, en lui tenant
+lieu de concentration et de but déterminé. Ainsi l'araignée, tout en
+épiant de près Estelle, épiait plusieurs insectes plus brillants, et
+souvent elle se détortillait et tombait à propos sur une autre proie.
+
+À un certain bal, à Richmond, il y avait alors des bals presque partout,
+où Estelle avait éclipsé toutes les autres beautés, cet absurde Drummle
+s'attacha tellement à elle, et avec tant de tolérance de sa part, que je
+résolus d'en dire quelques mots à Estelle. Je saisis la première
+occasion qui se présenta. Ce fut pendant qu'elle attendait Mrs Brandley
+pour s'en aller. Elle était assise seule au milieu des fleurs, prête à
+partir. J'étais avec elle, car presque toujours je les conduisais dans
+ces réunions, et je les ramenais jusque chez elles.
+
+«Êtes-vous fatiguée, Estelle?
+
+--Assez, Pip.
+
+--Vous devez l'être.
+
+--Dites plutôt que je ne devrais pas l'être, car j'ai à écrire ma lettre
+pour Satis House avant de me coucher.
+
+--Pour en revenir à votre triomphe de ce soir, dis-je, c'est assurément
+un très pauvre triomphe, Estelle.
+
+--Que voulez-vous dire?... Je ne sais pas s'il y a eu quelque triomphe
+ce soir.
+
+--Estelle, dis-je, jetez les yeux sur cet individu qui nous regarde dans
+le coin là-bas.
+
+--Pourquoi le regarderais-je? répondit Estelle en fixant les yeux sur
+moi au lieu de le regarder. Qu'y a-t-il dans cet individu du coin
+là-bas, pour me servir de vos paroles, que j'aie besoin de voir?
+
+--En effet, c'est justement la question que je voulais vous faire, car
+il a voltigé autour de vous pendant toute la soirée.
+
+--Les papillons de nuit et toutes sortes de vilaines bêtes, répondit
+Estelle en jetant un regard de son côté, voltigent autour d'une
+chandelle allumée: la chandelle peut-elle l'empêcher?
+
+--Non, dis-je; mais Estelle ne peut-elle l'empêcher, elle?...
+
+--Eh bien, dit-elle en riant, après un moment, peut-être... oui... comme
+vous voudrez....
+
+--Mais, Estelle, laissez-moi parler. Cela me rend malheureux de vous
+voir encourager un homme aussi généralement méprisé que Drummle.... Vous
+savez qu'il est méprisé?
+
+--Eh bien? dit-elle.
+
+--Vous savez qu'il est commun au dedans comme au dehors; que c'est un
+individu d'un mauvais caractère, bas et stupide.
+
+--Eh bien? dit-elle.
+
+--Vous savez qu'il n'a d'autre recommandation que son argent et une
+ridicule lignée d'ancêtres insignifiants, n'est-ce pas?
+
+--Eh bien?» dit-elle encore.
+
+Et chaque fois qu'elle disait ce mot, elle ouvrait ses jolis yeux plus
+grands.
+
+Afin de vaincre la difficulté et de me débarrasser de ce monosyllabe, je
+m'en emparai et dis avec chaleur:
+
+«Eh bien! cela me rend malheureux.»
+
+En ce moment, si j'avais pu croire qu'elle favorisât Drummle avec l'idée
+de me rendre malheureux, moi, j'aurais eu le coeur moins navré; mais,
+selon sa manière habituelle, elle me mit si entièrement hors de la
+question, que je ne pouvais rien croire de la sorte.
+
+«Pip, dit Estelle en promenant ses yeux autour de la chambre, ne vous
+effrayez pas de cet effet sur vous, cela peut avoir le même effet sur
+d'autres, et peut-être faut-il que ce soit ainsi, cela ne vaut pas la
+peine de discuter.
+
+--Oui, dis-je, parce que je ne peux pas supporter qu'on dise: Elle
+répand ses grâces et ses charmes sur un rustre, le plus vil de tous.
+
+--Je puis bien le supporter, moi, dit Estelle.
+
+--Oh! ne soyez pas si fière, Estelle et si inflexible.
+
+--Il m'appelle fière et inflexible, dit Estelle en ouvrant ses mains, et
+il me reproche de m'abaisser pour un rustre!
+
+--Sans doute vous le faites! dis-je un peu vivement; car je vous ai vue
+lui adresser des regards et des sourires, ce soir même, comme jamais
+vous ne m'en adressez à moi.
+
+--Voulez-vous donc, dit Estelle, en se tournant tout à coup avec un
+regard fixe et sérieux, sinon fâché, que je vous trompe et que je vous
+tende des pièges!
+
+--Le trompez-vous et lui tendez-vous des pièges, Estelle?
+
+--Oui, à lui et à beaucoup d'autres, à tous, excepté à vous. Voici Mrs
+Brandley, je n'en dirai pas davantage...»
+
+ * * * * *
+
+Et maintenant que j'ai rempli ce chapitre du sujet qui remplissait aussi
+mon coeur et le fait souffrir encore, je passe à l'événement qui me
+menaçait depuis longtemps, événement qui avait commencé à se préparer
+avant que je susse qu'il y avait une Estelle au monde, et dans les jours
+où son intelligence de baby commençait à être faussée par les principes
+destructifs de miss Havisham.
+
+Dans le conte oriental, la lourde dalle qui doit un jour tomber sur le
+trône dans l'enivrement de la victoire, est lentement extraite de la
+carrière; le souterrain que doit traverser la corde pour amener ce gros
+bloc à sa place est lentement creusé à travers plusieurs lieues de roc;
+la pierre est lentement soulevée et fixée à la voûte; la corde y est
+passée et tirée lentement à travers la voie creusée jusqu'au grand
+anneau de fer. Tout est prêt après des peines infinies, et, l'heure
+arrivée, le sultan est éveillé dans le silence de la nuit, et la hache
+aiguisée qui doit séparer la corde du grand anneau de fer est dans sa
+main, il en frappe un coup, la corde est coupée, s'en va au loin, et la
+voûte tombe. De même pour moi: tout ce qui de près ou de loin devait
+concourir au dénoûment inévitable, avait été accompli. En un instant le
+coup fut frappé, et le faîte de mes belles illusions s'écroula sur moi!
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+
+J'avais vingt-trois ans, et pas un seul mot n'était venu m'éclairer sur
+mes espérances, et mon vingt-troisième anniversaire était passé depuis
+une semaine. Il y avait plus d'un an que nous avions quitté l'Hôtel
+Barnard. Nous habitions dans le quartier du Temple, nos chambres
+donnaient sur la rivière.
+
+M. Pocket et moi nous avions depuis quelque temps cessé nos relations
+primitives, bien que nous continuassions à être dans les meilleurs
+termes. Malgré mon inhabileté à m'occuper de quelque chose, inhabileté
+qui venait, je l'espère, de la manière incomplète et irrégulière avec
+laquelle je disposais de mes ressources, j'avais du goût pour la
+lecture, et je lisais régulièrement un certain nombre d'heures par jour.
+L'affaire d'Herbert allait de mieux en mieux, et tout continuait à
+marcher pour moi, comme je l'ai dit à la fin du dernier chapitre.
+
+Les affaires d'Herbert l'avaient envoyé à Marseille. J'étais seul, et je
+me trouvais tout triste d'être seul. Découragé et inquiet, espérant
+depuis longtemps que le lendemain ou la semaine suivante éclairerait ma
+route, et depuis longtemps toujours désappointé, je ressentais avec
+tristesse l'absence du joyeux visage et de la réplique toujours prête de
+mon ami.
+
+Il faisait un temps affreux, orageux et humide, et la boue, la boue,
+l'affreuse boue était épaisse dans toutes les rues. Depuis plusieurs
+jours, un immense voile de plomb s'était appesanti sur Londres, venant
+de l'Est, et il s'étendait sans cesse, comme si dans l'Est il y avait
+une éternité de nuages et de vents. Si furieuses avaient été les
+bouffées de la tempête, que les hautes constructions de la ville avaient
+eu le plomb arraché de leurs toitures. Dans la campagne, des arbres
+avaient été déracinés et des ailes de moulin emportées. De tristes
+nouvelles arrivaient de la côte, on annonçait des naufrages et des
+morts. De violentes pluies avaient accompagné ces rafales de vent. Le
+jour qui finissait, au moment où je m'asseyais pour lire, avait été le
+plus terrible de tous.
+
+Des changements ont été faits dans cette partie du Temple depuis cette
+époque, et il ne présente pas aujourd'hui l'aspect isolé qu'il avait
+alors, il n'est pas non plus aussi exposé à la rivière. Nous demeurions
+au dernier étage, et le vent, en remontant la rivière, faisait trembler
+notre maison cette nuit-là, comme des décharges de canon ou les brisants
+de la mer. Quand la pluie s'en mêla et vint fouetter contre les
+fenêtres, je pensai, en levant les yeux et en les voyant remuer, que
+j'aurais pu facilement me figurer être dans un phare battu par l'orage.
+Par moments, la fumée retombait dans la cheminée, comme si elle ne
+pouvait se décider à sortir par un temps pareil, et quand j'ouvris les
+portes pour regarder dans l'escalier, je vis que les lampes étaient
+éteintes, et quand je reformais un abat-jour de mes mains pour regarder
+à travers les fenêtres noires (il était impossible de les ouvrir si peu
+que ce fût), je vis que les lampes de la cour l'étaient également, et
+les réverbères, sur les ponts et sur les quais, vacillaient, et les feux
+de charbon dans les bateaux, sur la rivière, étaient emportés par le
+vent, comme des éclats de fer rouge dans la pluie.
+
+Je lisais, ayant ma montre posée devant moi sur la table, et m'étais
+proposé de fermer mon livre à onze heures, comme d'habitude. J'entendis
+Saint-Paul et toutes les églises de la Cité, les unes avant, les unes en
+même temps, les autres après, sonner cette heure. Le son luttait contre
+le vent, qui l'entrecoupait, et j'écoutais cette lutte, quand soudain
+j'entendis des pas dans l'escalier.
+
+Je ne sais quel mouvement d'inexplicable folie me fit tressaillir, et
+trouver un affreux rapport entre ces pas et celui de ma soeur morte...
+mais, peu importe: cela se passa aussitôt. J'écoutai de nouveau, et
+j'entendis le bruit des pas qui se rapprochait. Me souvenant alors que
+les lampes de l'escalier étaient éteintes, je pris la mienne et sortis
+sur le carré. Celui qui montait s'était arrêté en voyant ma lampe, car
+tout était tranquille.
+
+«Il y a quelqu'un en bas, n'est-ce pas? criai-je en cherchant à voir.
+
+--Oui, répondit une voix sortant de l'obscurité.
+
+--À quel étage allez-vous?
+
+--Au dernier, chez M. Pip.
+
+--C'est mon nom.... Vous ne m'apportez pas de mauvaises nouvelles?
+
+--Non, aucune mauvaise nouvelle,» répondit la voix.
+
+Et l'homme continua à monter.
+
+Je me tenais sur l'escalier avec ma lampe au dehors de la rampe, et il
+passa bientôt sous sa lumière. C'était une lampe à abat-jour, faite pour
+n'éclairer que le livre, et son cercle de lumière était très restreint,
+de sorte que l'homme qui montait l'escalier ne fit qu'y apparaître un
+moment et rentrer aussitôt dans l'obscurité. Mais ce moment m'avait
+suffi pour voir un visage qui m'était étranger, et qui me regardait d'un
+air satisfait et heureux de me voir.
+
+Changeant la lampe de place à mesure que l'homme avançait, je vis qu'il
+était chaudement, mais grossièrement vêtu, comme quelqu'un qui a
+l'habitude de voyager sur mer; qu'il avait de long cheveux gris, qu'il
+pouvait avoir environ soixante ans, que c'était un homme robuste et
+solide sur ses jambes, et qu'il était bruni et endurci par les injures
+du temps. Lorsqu'il arriva à l'avant-dernière marche, et que la lumière
+de ma lampe nous éclaira tous les deux, je vis avec une sorte
+d'étonnement stupide qu'il me tendait ses deux mains.
+
+«Que voulez-vous, je vous prie? lui demandai-je.
+
+--Ce que je veux, reprit-il. Ah! oui... je vais vous le dire, si vous le
+permettez.
+
+--Voulez-vous entrer?...
+
+--Oui, répondit-il; je désire entrer, monsieur.»
+
+Je lui avais fait cette question d'une façon peu hospitalière, car
+j'étais encore sous l'impression de la joie et de la satisfaction qui
+brillaient sur son visage lorsqu'il m'avait reconnu, et je m'imaginais
+que cela semblait impliquer qu'il s'attendait à m'y voir répondre. Je le
+conduisis dans la chambre que je venais de quitter, et, ayant posé la
+lampe sur la table, je lui demandai le plus poliment possible de vouloir
+bien s'expliquer.
+
+Il regarda autour de lui d'un air vraiment étrange, d'un air de plaisir
+extrême, comme s'il avait quelque raison de s'intéresser aux choses
+qu'il admirait; puis il ôta son chapeau et un pardessus d'étoffe
+grossière. Alors, je vis que sa tête était chauve et ridée, et que ses
+longs cheveux gris poussaient seulement sur les côtés; mais je ne voyais
+rien qui me l'expliquât le moins du monde, au contraire. Un moment
+après, je le vis qui me tendait encore une fois ses deux mains.
+
+Que voulez-vous dire?» demandai-je, supposant que c'était un fou.
+
+Il cessa un instant de me regarder, et passa lentement sa main droite
+sur sa tête.
+
+«C'est un grand désappointement pour un homme, dit-il d'une voix rude et
+cassée, qui a désiré si longtemps ce moment et qui est venu de si
+loin.... Mais il ne faut pas vous blâmer pour cela, ni blâmer personne
+de nous. Je vais parler dans une demi-minute.... Donnez-moi une
+demi-minute, s'il vous plaît.»
+
+Il s'assit dans une chaise placée devant le feu, et se couvrit le front
+de sa large main calleuse. Je le regardais avec attention, et je me
+reculais un peu pour le voir à distance; mais je ne le reconnaissais
+pas.
+
+«Il n'y a personne ici, n'est-ce pas? dit-il en regardant par-dessus son
+épaule, n'est-ce pas?
+
+--Pourquoi, vous qui m'êtes étranger et qui entrez pour la première fois
+chez moi, à pareille heure, pourquoi me faites-vous cette question? lui
+dis-je.
+
+--Vous êtes un malin, répondit-il en secouant la tête avec un ton
+d'affection que je ne pouvais comprendre et qui m'exaspérait. Je suis
+bien aise que vous soyez devenu malin! Mais n'essayez pas de me tromper,
+vous seriez fâché de l'avoir fait.»
+
+J'abandonnai l'intention qu'il avait devinée, car je venais à ce moment
+de le reconnaître! Je ne pouvais me rappeler aucun de ses traits, et
+pourtant je le reconnaissais! Car si le vent et la pluie avaient chassé
+les années qui s'étaient écoulées depuis et dispersé tous les objets qui
+nous entouraient lors de notre rencontre, pour nous ramener au cimetière
+où nous nous étions rencontrés, dans des situations bien différentes, je
+n'aurais pas pu reconnaître mon forçat plus distinctement que je le
+reconnaissais, en le voyant assis dans le fauteuil près du feu. Il
+n'était pas nécessaire qu'il tirât une lime de sa poche et qu'il me la
+montrât... qu'il ôtât le mouchoir de son cou pour le rouler autour de sa
+tête... il n'était pas nécessaire qu'il se serrât avec ses deux bras et
+qu'il fît en frissonnant le tour de la chambre, en se retournant vers
+moi pour tâcher de se faire reconnaître.... Je l'avais reconnu avant
+qu'il ne m'aidât par aucun de ces signes, bien qu'un instant auparavant
+je n'eusse pas le moindre soupçon sur son identité.
+
+Il revint à l'endroit où je me trouvais, et il me tendit encore ses deux
+mains. Ne sachant que faire, car dans mon étonnement j'avais perdu mon
+sang-froid, je lui abandonnai mes mains avec répugnance. Il les serra
+cordialement, les porta à ses lèvres, les baisa et les retint encore.
+
+«Vous avez noblement agi, mon cher ami, dit-il; brave Pip!... Et je ne
+l'ai jamais oublié!»
+
+Il fit un mouvement comme s'il allait m'embrasser, mais je posai une
+main sur sa poitrine et je le repoussai.
+
+«Arrêtez! dis-je, modérez-vous! Si vous êtes reconnaissant de ce que
+j'ai fait pour vous quand je n'étais qu'un enfant, j'espère que, pour me
+montrer votre reconnaissance, vous avez modifié votre genre de vie. Si
+vous êtes venu ici pour me remercier, cela n'était pas nécessaire.
+Cependant vous m'avez découvert, il doit y avoir quelque chose de bon
+dans le sentiment qui vous a conduit ici, et je ne vous repousserai pas,
+mais assurément vous devez comprendre que je...»
+
+Mon attention était tellement éveillée par la singularité de ses regards
+fixés sur moi, que les mots moururent sur mes lèvres.
+
+«Vous disiez, fit-il observer quand nous nous fûmes toisés en silence,
+qu'assurément je dois comprendre... que dois-je assurément comprendre?
+
+--Que je ne puis désirer renouveler connaissance avec vous, dans les
+circonstances différentes dans lesquelles je me trouve. Je suis aise de
+croire que vous vous êtes repenti, et que vous êtes devenu meilleur...
+je suis aise de vous le dire... je suis aise que vous ayez pensé que je
+méritais d'être remercié et que vous soyez venu me remercier; mais nos
+routes dans la vie sont différentes. Cependant vous êtes mouillé et vous
+paraissez fatigué, voulez-vous boire quelque chose avant de partir?»
+
+Il avait replacé son mouchoir à son cou, et n'avait cessé de m'observer
+en en mordant un long bout.
+
+«Je pense, répondit-il en conservant le bout du mouchoir dans sa bouche,
+et sans cesser de m'observer, que je veux bien boire, merci, avant de
+m'en aller.»
+
+Il y avait un plateau tout prêt sur un des bouts de la table; je
+l'approchai du feu et lui demandai ce qu'il voulait boire. Il toucha
+l'une des bouteilles, sans regarder ni parler, et je lui fis un grog
+chaud au rhum. J'essayai, en le préparant, d'empêcher ma main de
+trembler; mais je ne cessais de le voir, appuyé sur le dos de sa chaise,
+avec le long bout de son mouchoir évidemment oublié entre ses dents, et
+son regard m'empêchait de maîtriser ma main. Quand enfin je lui tendis
+le verre, je vis avec un nouvel étonnement que ses yeux étaient remplis
+de larmes.
+
+Jusqu'à ce moment, je n'avais pas cherché à cacher mon désir de le voir
+partir; mais je fus attendri pas son émotion, et j'eus un moment de
+remords.
+
+«J'espère, dis-je en versant vivement quelque chose pour moi dans un
+verre, et en approchant une chaise de la table, que vous ne pensez plus
+que je vous ai parlé rudement tout à l'heure; je n'en avais pas
+l'intention, et je le regrette si je l'ai fait. Je veux vous savoir
+content et heureux.»
+
+Comme je portais le verre à mes lèvres, il regarda avec surprise le bout
+de son mouchoir, qui tomba de sa bouche quand il l'ouvrit et me tendit
+les mains. Je lui donnai les miennes. Alors il but et passa sa main sur
+ses yeux et sur son front.
+
+«Comment vivez-vous? demandai-je.
+
+--J'ai été fermier, éleveur de moutons, et j'ai fait beaucoup d'autres
+commerces dans le Nouveau-Monde, dit-il, bien loin d'ici... au delà des
+mers.
+
+--J'espère que vous avez réussi?
+
+--J'ai merveilleusement réussi. Bien d'autres, de ceux qui sont partis
+avec moi ont réussi également bien; mais aucun n'a réussi comme moi, je
+suis connu pour cela.
+
+--Je suis aise de l'apprendre.
+
+--J'espérais vous entendre parler ainsi, mon cher ami.»
+
+Sans m'arrêter à chercher à comprendre le sens de ces paroles, ni le ton
+avec lequel il les disait, je passai à un sujet qui venait de se
+présenter à mon esprit.
+
+«Avez-vous revu un messager que vous m'avez envoyé? demandai-je, depuis
+qu'il a rempli votre commission?
+
+--Jamais.... Je n'y tiens pas.
+
+--Il m'a fidèlement apporté les deux billets d'une livre; j'étais un
+pauvre enfant alors, comme vous savez, et pour un pauvre enfant, c'était
+une petite fortune. Mais, comme vous, j'ai réussi depuis ce temps-là.
+Laissez-moi vous les rendre; vous pourrez les donner à quelque autre
+enfant.»
+
+Je tirai ma bourse de ma poche.
+
+Il suivit mes mouvements, pendant que je mettais ma bourse sur la table
+et que je tirais les deux billets d'une livre qu'elle contenait. Ils
+étaient neufs et propres. Je les dépliai et les lui tendis. Tout en
+continuant à me regarder, il les plaça l'un sur l'autre, les plia
+pendant longtemps, les tordit, les alluma à la lampe, et en laissa
+tomber les cendres sur le plateau.
+
+«Puis-je m'enhardir, dit-il alors, avec un sourire qui ressemblait à une
+grimace, et une grimace qui ressemblait à un sourire, à vous demander
+comment vous avez réussi depuis que nous nous sommes rencontrés dans les
+marais glacés de là-bas.
+
+--Comment?...
+
+--Ah!»
+
+Il vida son verre, se leva, et se tint debout auprès du feu, avec sa
+lourde main brunie, posée sur le manteau de la cheminée. Il mit un pied
+sur les barres de la grille, pour le chauffer et le sécher, et le
+soulier humide commença à fumer; mais il n'y fit pas plus d'attention
+qu'au feu, et ne cessa pas de me regarder fixement. C'est alors
+seulement que je commençais à trembler.
+
+Quand mes lèvres s'ouvrirent pour former quelques mots, le son ne put
+sortir, et je fis un effort pour lui dire, bien que je ne pusse le faire
+distinctement, que j'avais été choisi pour hériter de quelque bien.
+
+«Une simple vermine comme moi peut-elle demander quel genre de bien?
+dit-il.
+
+--Je ne sais pas, balbutiai-je.
+
+--Une simple vermine peut-elle demander à qui est ce bien? dit-il.
+
+--Je ne sais pas, balbutiai-je encore.
+
+--Pourrais-je deviner? dit le forçat. Voyons... sur votre revenu depuis
+que vous avez atteint votre majorité, mettons comme premier chiffre
+cinq?»
+
+Mon coeur battait inégalement comme un lourd marteau. Je me levai de ma
+chaise et posai ma main sur son dossier, en le regardant avec avidité.
+
+«Venons au tuteur, continua-t-il; il doit y avoir eu un tuteur, ou
+quelque chose d'approchant, pendant votre minorité, quelque homme de loi
+peut-être. La première lettre du nom de cet homme de loi ne serait-elle
+pas un J?»
+
+Toute la vérité de ma position fondit sur moi comme la foudre; et ses
+déceptions, ses dangers, ses hontes et ses conséquences de toutes
+sortes, arrivèrent en si grand nombre, que j'en fus renversé, et que je
+fus obligé de faire des efforts inouïs pour retrouver ma respiration.
+
+«Mettons, reprit-il, que celui qui emploie l'homme de loi, dont le nom
+commence par un J, et pourrait bien être Jaggers, mettons, dis-je, qu'il
+soit arrivé à Portsmouth, qu'il y ait débarqué, et qu'il ait voulu venir
+vous voir.... Vous me demandiez tout à l'heure comment je vous avais
+découvert.... Voilà comment je vous ai découvert.... J'ai écrit de
+Portsmouth à une personne de Londres pour avoir votre adresse; le nom de
+cette personne, disons-le, est Wemmick.»
+
+Je n'aurais pu prononcer un seul mot, quand il se fût agi de sauver ma
+vie. Je me tenais debout, une main sur le dos de la chaise, et l'autre
+sur ma poitrine; il me semblait que je suffoquais. Je le regardais avec
+terreur. Bientôt je me cramponnai à la chaise, car la chambre commençait
+à danser et à tourner. Il me prit, me porta sur le sofa, m'étendit sur
+les coussins et plia un genou devant moi, approchant le visage que je
+reconnaissais bien maintenant, et qui me faisait trembler, tout près du
+mien.
+
+--Oui, Pip, mon cher ami, j'ai fait de vous un gentleman!... C'est moi
+qui ai tout fait! J'ai juré ce jour-là que lorsque je gagnerais une
+guinée, cette guinée serait à vous.... J'ai juré plus tard que si, en
+spéculant, je devenais riche, vous seriez riche.... J'ai mené la vie
+dure afin qu'elle soit douce pour vous.... J'ai travaillé ferme, afin
+que vous n'eussiez pas besoin de travailler.... Je ne vous dis pas cela
+pour que vous m'ayez de l'obligation.... Non, pas le moins du monde....
+Je le dis pour que vous sachiez que ce chien méprisable et pourchassé
+qui vous doit la vie s'est élevé au point de pouvoir faire un gentleman.
+Oui, un gentleman, car vous l'êtes, mon cher Pip!...»
+
+L'horreur que j'éprouvais pour cet homme, la terreur que j'éprouvais à
+sa vue, la répugnance avec laquelle je m'éloignais de lui n'auraient pas
+été plus grandes, si c'eût été une bête féroce.
+
+«Voyez, Pip, je suis votre second père... vous êtes mon fils... plus
+qu'un fils pour moi!... Je n'ai mis de l'argent de côté que pour que
+vous le dépensiez.... Quand je gardais les moutons dans une hutte
+solitaire, ne voyant d'autres visages que des visages de moutons, si
+bien que j'oubliais comment étaient faits les visages d'hommes ou de
+femmes; je voyais le vôtre.... Souvent je laissais tomber mon couteau en
+mangeant dans ma hutte, et je disais: «Voilà encore le garçon qui me
+regarde pendant que je bois et mange.» Je vous ai souvent vu là, aussi
+clairement que je vous ai vu jadis dans les marais brumeux. «Que Dieu me
+fasse mourir!» disais-je chaque fois; et je sortais en plein air pour le
+dire à ciel ouvert, «si je ne fais pas un gentleman de ce garçon, le
+jour où j'aurai ma liberté et de l'argent!» Voyez, l'appartement que
+vous habitez n'est-il pas meublé comme pour un lord? Ah! les lords!...
+Vous pouvez parier de l'argent avec eux car vous en avez plus qu'eux!»
+
+Dans sa chaleur et son triomphe, malgré qu'il sût que je m'étais presque
+trouvé mal, il ne remarqua pas quel accueil je faisais à ses discours.
+C'était la seule consolation que j'eusse.
+
+«Voyez, continua-t-il en prenant ma montre dans ma poche, et examinant
+une des bagues que j'avais aux doigts, pendant que je fuyais son contact
+comme s'il eût été un serpent; une montre en or, et une belle encore!
+Voilà qui est d'un gentleman, j'espère! Un diamant entouré de rubis;
+voilà qui est d'un gentleman, j'espère!... Voyez quel linge beau et
+fin!... Quels habits!... Il n'y a pas mieux!... Et des livres aussi,
+dit-il en promenant ses yeux autour de la chambre, par centaines sur des
+rayons!... Et vous les lisez, n'est-ce pas? J'ai vu que vous aviez lu
+quand je suis entré, ha!... ha!... ha!... Vous me les lirez, cher ami,
+vous me les lirez! Et s'ils sont écrits en langue étrangère que je ne
+comprenne pas, j'en serai tout aussi fier que si je les comprenais.»
+
+Il prit encore une fois mes mains et les porta à ses lèvres pendant que
+mon sang se glaçait dans mes veines.
+
+Est-ce que cela vous gêne que je parle, Pip? dit-il après avoir passé
+encore une fois sa manche sur ses yeux et sur son front pendant qu'il se
+faisait dans sa gorge ce bruit d'horloge dont je me souvenais si bien.
+Et il me paraissait encore plus horrible dans cet état de surexcitation.
+Vous ne pouvez mieux faire que de vous tenir tranquille, mon cher ami,
+vous n'avez pas souhaité ce moment, comme moi je l'ai souhaité, vous n'y
+étiez pas préparé comme j'y étais. Mais n'avez-vous jamais pensé que ce
+pouvait être moi?
+
+--Oh! non! non! répondis-je. Jamais!... jamais!...
+
+--Eh bien! vous le voyez, c'est moi et moi seul qui ai tout fait;
+personne ne s'en est mêlé que moi et M. Jaggers.
+
+--Personne autre? demandai-je.
+
+--Non, dit-il d'un air surpris, qui donc cela serait-il? Eh! mon cher
+enfant, comme vous avez bon air! Il y a de beaux yeux quelque part....
+Eh! n'est-ce pas qu'il y a quelque part de beaux yeux auxquels vous
+aimez à penser?»
+
+Ô Estelle!... Estelle!...
+
+«Ils seront à vous, mon cher enfant, si l'argent peut vous les procurer.
+Non qu'un gentleman comme vous, posé comme vous, ne puisse les obtenir
+par lui-même, mais l'argent vous aidera! Il faut que je finisse ce que
+j'étais en train de vous dire, cher garçon. Dans cette hutte et par mon
+travail, j'eus de l'argent que mon maître me laissa (il avait été comme
+moi, et il mourut); j'eus ma liberté et je travaillai pour mon compte.
+Tout ce que je tentai, je le tentai pour vous.... Que Dieu me détruise
+si ce que je tentais n'était pas pour vous! Tout réussit
+merveilleusement. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis renommé
+pour cela. C'est l'argent qu'on m'avait laissé et les gains de la
+première année que j'envoyais à M. Jaggers, le tout pour vous, quand,
+d'après les instructions contenues dans ma lettre, il est allé vous
+chercher.»
+
+Oh! mieux eût valu qu'il ne fût jamais venu! qu'il m'eût laissé à la
+forge. J'étais loin d'être content, et pourtant, comparativement,
+j'étais heureux!
+
+«Et alors, mon cher ami, ce fut une récompense pour moi de savoir en
+secret que je faisais un gentleman. Les maudits chevaux des colons
+pouvaient lancer la poussière sur moi pendant que je marchais. Que me
+disais-je? Je me disais: «Je fais un gentleman meilleur que vous ne le
+serez jamais!» Quand l'un d'eux disait à un autre: «C'était un forçat il
+y a quelques années, et c'est aujourd'hui un individu aussi grossier et
+ignorant qu'il est heureux.» Que disais-je? Je me disais: «Si je ne suis
+pas un gentleman, et si je n'ai pas d'instruction, je possède quelqu'un
+qui l'est et qui en a. Vous tous, vous possédez des troupeaux et de la
+terre. Qui de vous possède un gentleman élevé à Londres?...» Voilà comme
+je me suis soutenu, et voilà comme je me suis mis dans l'idée que je
+viendrais certainement un jour voir mon cher enfant, et me faire
+connaître à lui, devant son propre foyer.»
+
+Il appuya ses mains sur mon épaule.... Je tremblais à la pensée que
+peut-être sa main était tachée de sang.
+
+«Cela n'était pas chose facile pour moi, Pip, de quitter ces pays
+là-bas, et cela n'était pas sûr non plus, mais je tins bon; et plus
+c'était difficile, plus je tins bon, car j'étais résolu, et je l'avais
+dans l'esprit. Enfin j'ai réussi, mon cher enfant, j'ai réussi!»
+
+J'essayai de mettre de l'ordre dans mes idées, mais j'étais comme
+foudroyé. Pendant toute cette scène j'avais cru entendre plutôt le vent
+et la pluie que mon interlocuteur; maintenant encore je ne pouvais
+séparer sa voix de leurs voix, quoique celles-ci se fissent entendre et
+que la sienne gardât le silence.
+
+«Où allez-vous me mettre? demanda-t-il bientôt; il faut me mettre
+quelque part, mon cher garçon.
+
+--Pour dormir? dis-je.
+
+--Oui, pour dormir longtemps et profondément, répondit-il, car j'ai été
+trempé et secoué par la mer depuis des mois.
+
+--Mon ami et mon camarade, dis-je, est absent, vous prendrez sa place.
+
+--Il ne va pas revenir demain, n'est-ce pas?
+
+--Non, dis-je en répondant machinalement malgré les efforts extrêmes que
+je faisais, non, pas demain.
+
+--Parce que, voyez-vous, mon cher enfant, dit-il en baissant la voix et
+posant un long doigt sur ma poitrine pour mieux m'impressionner, il faut
+de la prudence....
+
+--Comment dites-vous?... de la prudence?...
+
+--Par Dieu! c'est la mort!
+
+--Comment, la mort?
+
+--J'ai été envoyé là-bas pour la vie, c'est la mort quand on en revient;
+il en est revenu beaucoup depuis quelques années, et je serais
+certainement pendu si j'étais pris.»
+
+Cela suffisait... le malheureux homme, après m'avoir chargé de ses
+chaînes d'or et d'argent pendant des années, avait risqué sa vie pour me
+venir voir, et je le tenais maintenant dans mes mains! Si je l'eusse
+aimé au lieu de le haïr, si j'eusse été attiré à lui par la plus forte
+admiration et par une affection sans bornes, au lieu de me reculer de
+lui avec répugnance, cela n'eût pas été si malheureux, son salut eût été
+la tendre et naturelle préoccupation de mon coeur.
+
+Mon premier soin fut de fermer les volets, de façon à ce que l'on ne vît
+pas la lumière du dehors, et ensuite de fermer et de verrouiller la
+porte. Pendant que j'étais occupé de cette manière, il s'était remis à
+table, buvait du rhum et mangeait des biscuits. En le voyant ainsi, il
+me semblait voir mon forçat des marais prendre son repas; il me semblait
+presque que tout à l'heure il allait se baisser pour limer sa chaîne....
+
+Après avoir été dans la chambre d'Herbert fermer toute communication
+entre elle et l'escalier qui séparait la chambre où nous avions eu cette
+conversation, je lui demandai s'il voulait se coucher. Il me répondit
+que oui, et me pria de lui donner un peu de mon linge de gentleman pour
+mettre le lendemain matin. Je lui en apportai et le lui préparai, et mon
+sang se glaça encore une fois dans mes veines, quand il me prit les deux
+mains pour me dire:
+
+«Bonsoir.»
+
+Je le quittai sans savoir comment. Je refis du feu dans la pièce où nous
+avions causé, et je m'assis auprès, craignant de me remettre au lit.
+Pendant une heure encore, je restai trop étonné pour pouvoir penser, et
+ce ne fut que lorsque je commençai à penser, que je sentis combien
+j'étais malheureux, et jusqu'à quel point le vaisseau sur lequel j'avais
+navigué était en pièces.
+
+Les intentions de miss Havisham à mon égard étaient un simple rêve.
+Estelle ne m'était pas destinée; on ne me souffrait à Satis House que
+comme une utilité, et pour servir d'aiguillon pour les parents avides;
+comme une espèce de mannequin, au coeur mécanique, sur lequel on
+s'exerçait quand on n'avait pas d'autre sujet sous la main. Ce furent là
+mes premières souffrances. Mais la douleur la plus aiguë et la plus
+profonde de toutes, c'était que ce forçat, coupable d'un crime que
+j'ignorais, était exposé à être arrêté dans cette même chambre où je me
+trouvais plongé dans mes réflexions, et pendu à la porte d'Old Bailey,
+et que j'avais abandonné Joe.
+
+Je ne serais pas retourné alors auprès de Joe, je ne serais pas retourné
+alors auprès de Biddy pour aucune considération que ce fût, simplement
+je suppose, parce que le sentiment de mon indigne conduite envers eux
+était plus fort que toute autre considération. Aucune sagesse sur terre
+n'aurait pu me donner le contentement que j'aurais trouvé dans leur
+simplicité et leur constante amitié. Mais jamais... jamais... jamais je
+ne pourrais revenir sur ce qui était fait.
+
+Dans chaque rafale de vent et à chaque redoublement de pluie,
+j'entendais les agents de police. Deux fois, j'aurais juré qu'on
+frappait et que l'on parlait bas à la porte. Sous l'impression de ces
+craintes, je commençai à m'imaginer et à me rappeler que j'avais eu de
+mystérieux avis sur l'arrivée de cet homme. Que, pendant des semaines,
+j'avais rencontré dans les rues des visages que je pensais ressembler au
+sien. Que ces ressemblances étaient devenues de plus en plus nombreuses
+à mesure que son voyage sur mer approchait de son terme. Que son mauvais
+esprit avait envoyé ces messagers au mien, et que maintenant par cette
+nuit orageuse, il était aussi bon qu'il le disait, et avec moi.
+
+Avec cette foule de réflexions, vint celle qu'avec mes yeux d'enfant,
+j'avais vu en lui un homme d'une violence désespérée; que j'avais
+entendu l'autre forçat dire, à plusieurs reprises, qu'il avait essayé de
+l'assassiner; que je l'avais vu dans le fossé le battre et le déchirer
+comme un bête féroce. Rempli de ces souvenirs, tout me faisait peur,
+jusqu'au mouvement de la flamme, et tout me semblait dire que je n'étais
+pas en sûreté, enfermé là avec le déporté dans le silence de cette nuit
+furieuse et solitaire. Je sentis comme une terreur palpable, qui se
+dilata jusqu'à remplir la chambre, et me poussa à prendre la chandelle
+pour aller voir mon terrible fardeau.
+
+Il avait roulé un mouchoir autour de sa tête, et son visage paraissait
+abattu dans son sommeil; mais il dormait tranquillement, bien qu'il eût
+un pistolet posé sur son oreiller. Assuré de son sommeil, je retirai
+doucement la clef, pour la mettre en dehors, et je lui donnai un tour
+avant de me rasseoir auprès du feu. Peu à peu, je glissai de la chaise
+sur le plancher. Quand je m'éveillai, sans avoir perdu pendant mon
+sommeil la perception de mon malheur, les horloges des églises de l'Est
+de Londres sonnaient cinq heures. Les chandelles étaient usées, le feu
+était mort, et le vent et la pluie rendaient plus intense encore
+l'épaisse obscurité de la nuit.
+
+FIN DE LA DEUXIÈME PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+
+Ce fut heureux pour moi d'avoir à prendre des précautions pour assurer
+(autant que possible) la sécurité de mon terrible visiteur; car cette
+pensée, en occupant mon esprit dès mon réveil, écarta toutes les autres
+et les tint confusément à distance.
+
+L'impossibilité de le tenir caché dans l'appartement était évidente: et
+en essayant de le faire, on aurait évidemment pro-voqué les soupçons. Il
+est vrai que je n'avais plus mon groom à mon service; mais j'étais
+espionné par une vieille femelle, assistée d'un sac à haillons vivant,
+qu'elle appelait sa nièce; et vouloir les tenir éloignées d'une des
+chambres c'eût été donner naissance à leur curiosité et à leurs
+soupçons. Elles avaient toutes les deux la vue faible, ce que j'avais
+longtemps attribué à leur manière de regarder par le trou des serrures,
+et elles étaient toujours sur mon dos, quand je ne le demandais pas;
+c'était même, en outre de l'habitude de voler, l'unique qualité qu'elles
+possédaient. Pour ne pas avoir l'air de faire de mystère avec ces
+gens-là, je résolus d'annoncer dans la matinée que mon oncle était
+arrivé inopinément de la province.
+
+Je pris cette résolution, tout en cherchant dans l'obscurité les moyens
+de me procurer de la lumière. N'en finissant pas, je fus obligé de
+descendre à la loge pour prier le concierge de venir avec sa lanterne.
+En descendant à tâtons l'escalier obscur, je tombai sur quelque chose,
+et ce quelque chose était un homme accroupi dans un coin.
+
+L'homme ne répondit pas quand je lui demandai ce qu'il faisait là; il se
+déroba au contact de ma main, sans prononcer une parole: je courus à la
+loge du concierge du Temple et criai au portier d'accourir promptement,
+lui disant ce qui venait de m'arriver. Le vent soufflant avec plus de
+force que jamais, nous n'osâmes pas risquer la lumière de la lanterne
+pour allumer les lampes de l'escalier, mais nous examinâmes l'escalier
+du bas en haut, sans trouver personne. Il me vint alors à l'idée que cet
+homme avait pu se glisser dans mon appartement. J'allumai ma chandelle à
+celle du portier, et, le laissant à la porte, je visitai avec soin
+toutes nos chambres, sans oublier celle où dormait mon terrible
+visiteur. Tout était tranquille, et, assurément, il n'y avait personne
+que lui dans l'appartement.
+
+Je craignais qu'il n'y eût quelque guet-apens sur l'escalier dans cette
+nuit terrible, et je demandai au portier, dans l'espoir d'en tirer
+quelque explication, tout en lui versant à la porte un verre
+d'eau-de-vie, s'il n'avait pas ouvert à plusieurs individus ayant
+visiblement bien dîné.
+
+«Oui, dit-il, à trois reprises différentes: l'un demeure dans la Cour de
+la Fontaine, les deux autres dans la rue Basse, et je les ai vus tous
+sortir.»
+
+Le seul homme qui habitât la maison dont mon appartement faisait partie
+était à la campagne depuis plusieurs semaines, et il n'était
+certainement pas rentré pendant la nuit, car nous avions vu son cadenas
+à sa porte en montant.
+
+«La nuit est si mauvaise, monsieur, dit le portier en me rendant le
+verre, qu'il est venu peu de monde à ma porte; en outre des trois
+individus dont je vous ai parlé je ne me souviens pas qu'il soit entré
+personne depuis environ onze heures; un étranger vous a demandé à cette
+heure-là.
+
+--Oui, mon oncle, murmurai-je.
+
+--Vous l'avez vu, monsieur?
+
+--Oui!... oh! oui....
+
+--Ainsi que la personne qui était avec lui?
+
+--La personne qui était avec lui? répétai-je.
+
+--J'ai jugé que la personne était avec lui, repartit le portier, car
+elle s'est arrêtée en même temps que lui quand il m'a parlé, et l'a
+suivi lorsqu'il a continué son chemin.
+
+--Quel genre d'homme était-ce?»
+
+Le portier ne l'avait pas particulièrement remarqué; il pensait que
+c'était un ouvrier, autant qu'il pouvait se le rappeler: il avait une
+sorte de vêtement couleur poussière et par-dessus un habit noir. Le
+portier faisait moins d'attention à cette circonstance que je n'en
+faisais moi-même, et cela tout naturellement, car il n'avait pas les
+mêmes raisons que moi pour y attacher de l'importance.
+
+Quand je me fus débarrassé de lui, ce que je crus bon de faire sans
+prolonger davantage ces explications, j'eus l'esprit fort troublé par
+ces deux circonstances coïncidant ensemble, bien qu'on pût leur donner
+séparément une innocente solution: l'inconnu de l'escalier pouvait être
+quelque dîneur en ville attardé, qui s'était trompé de maison et qui
+pouvait être monté jusque sur mon escalier et là s'être assoupi;
+peut-être aussi mon visiteur sans nom avait-il amené quelqu'un avec lui
+pour lui montrer le chemin. Cependant tout cela avait un vilain air pour
+moi, porté à la méfiance et à la crainte comme je l'étais depuis les
+événements survenus pendant ces dernières heures.
+
+J'activai mon feu, qui brûlait avec un faible éclat à cette heure
+matinale, et je m'assoupis devant la cheminée. Il me semblait avoir
+sommeillé toute une nuit, quand les horloges sonnèrent six heures. Comme
+l'aurore ne devait paraître que dans une grande heure et demie, je
+m'assoupis de nouveau, tantôt m'éveillant accablé, entendant des
+conversations diffuses sur des riens, tantôt prenant pour le tonnerre le
+vent qui grondait dans la cheminée, et finissant enfin par tomber dans
+un profond sommeil, dont je fus réveillé en sursaut par le grand jour.
+
+Pendant tout ce temps, il m'avait été impossible de bien considérer ma
+situation, et je ne pouvais encore le faire. Je n'avais pas encore la
+faculté de fixer mon attention, ou je ne le faisais que d'une façon tout
+à fait incohérente. Quant à former un plan pour l'avenir, j'aurais
+plutôt formé un éléphant. En ouvrant les volets, en voyant la triste et
+humide matinée, le ciel gris de plomb, en passant d'une chambre à
+l'autre, en me rasseyant ensuite en grelottant devant le feu pour
+attendre ma servante, je songeais bien combien j'étais malheureux, mais
+je me rendais à peine compte pourquoi, ni depuis combien de temps je
+l'étais, ni à quel jour de la semaine je faisais cette réflexion, ni
+même qui j'étais, moi qui la faisais.
+
+À la fin, la vieille femme et sa nièce arrivèrent. Cette dernière avait
+une tête assez difficile à distinguer du plumeau qu'elle tenait à la
+main. Elles parurent surprises de me voir déjà levé et auprès du feu. Je
+leur dis que mon oncle était arrivé pendant la nuit, qu'il dormait
+encore, et que le menu du déjeuner devait être modifié en conséquence.
+Puis je me lavai et m'habillai pendant qu'elles roulaient les meubles çà
+et là en faisant de la poussière, et c'est ainsi que, dans une sorte de
+rêve ou de demi-sommeil, je me retrouvai assis devant le feu,
+l'attendant, lui, pour déjeuner.
+
+Bientôt sa porte s'ouvrit et il parut. Je ne pouvais prendre sur moi de
+le regarder, et je trouvais qu'il avait encore plus mauvais air au grand
+jour.
+
+«Je ne sais même pas, dis-je à voix basse pendant qu'il prenait place à
+table, de quel nom vous appeler. J'ai dit que vous étiez mon oncle.
+
+--C'est cela, mon cher enfant, appelez-moi votre oncle.
+
+--Vous aviez sans doute pris un nom à bord du vaisseau?
+
+--Oui, mon cher ami, j'avais pris le nom de Provis.
+
+--Avez-vous l'intention de conserver ce nom?
+
+--Mais, oui, mon cher enfant, il est aussi bon qu'un autre, à moins que
+vous n'en préfériez un plus convenable.
+
+--Quel est votre vrai nom? lui demandai-je à voix basse.
+
+--Magwitch, me répondit-il sur le même ton, et Abel est mon nom de
+baptême.
+
+--Pour quel état avez-vous été élevé?
+
+--Pour l'état de vermine, mon cher enfant.»
+
+Il répondait tout à fait sérieusement en se servant de ce mot comme s'il
+indiquait une profession.
+
+«En venant dans le Temple, hier soir... dis-je m'arrêtant soudain pour
+me demander intérieurement si c'était bien la soirée précédente, car
+cela me semblait bien éloigné.
+
+--Oui, mon cher enfant....
+
+--Quand vous vous êtes arrêté à la porte pour demander au portier où je
+restais, y avait-il quelqu'un avec vous?
+
+--Avec moi?... Non, mon cher ami.
+
+--Mais y avait-il quelqu'un à la porte?... dis-je.
+
+--Je ne l'ai pas remarqué, répliqua-t-il d'un air équivoque, ne
+connaissant pas les êtres de la maison; mais je pense qu'il est entré
+quelqu'un en même temps que moi.
+
+--Êtes-vous connu dans Londres?
+
+--J'espère que non,» dit-il en traçant sur son cou une ligne avec son
+doigt.
+
+--Ce geste me fit éprouver une chaleur et un malaise indicibles.
+
+--Étiez-vous connu dans Londres autrefois?
+
+--Pas énormément, mon cher ami, j'étais presque toujours en province.
+
+--Avez-vous été... jugé... à Londres?
+
+--Quelle fois? dit-il avec un regard rusé.
+
+--La dernière fois?»
+
+Il fit un signe de tête affirmatif et ajouta:
+
+«C'est comme cela que j'ai fait connaissance avec Jaggers: Jaggers était
+pour moi.»
+
+J'allais lui demander pour quel crime il avait été condamné; mais il
+prit un couteau, lui fit faire le moulinet en disant:
+
+«Mais peu importe ce que j'ai pu faire; c'est réglé et payé.»
+
+Il se mit à déjeuner.
+
+Il mangeait avec une avidité tout à fait désagréable, et, dans toutes
+ses actions, il se montrait grossier, bruyant et insatiable. Il avait
+perdu quelques-unes de ses dents depuis que je l'avais vu manger dans
+les marais; et en retournant ses aliments dans sa bouche et mettant sa
+tête de côté pour les faire passer sous les dents les plus fortes, il
+ressemblait terriblement en ce moment à un vieux chien affamé. Si
+j'avais eu de l'appétit en me mettant à table, il me l'aurait
+certainement enlevé, et je serais resté loin de lui comme je l'étais
+alors, retenu par une aversion insurmontable et les yeux tristement
+fixés sur la nappe.
+
+«Je suis un fort mangeur, mon cher ami, dit-il en manière d'excuse
+polie, quand il eut fini son repas, mais je l'ai toujours été; s'il eût
+été dans ma constitution d'être moins fort mangeur j'aurais éprouvé
+moins d'embarras. Pareillement, il me faut ma pipe. Quand je me suis mis
+à garder les moutons de l'autre côté du monde, je crois que je serais
+devenu moi-même un mouton fou de tristesse si je n'avais pas eu ma
+pipe.»
+
+En disant cela, il se leva de table, et, mettant sa main dans la poche
+de côté de son vêtement, il en tira une pipe courte et noire, et une
+poignée de ce tabac appelé _tête de nègre_. Ayant bourré sa pipe, il
+remit le surplus du tabac dans sa poche, comme si c'eût été un tiroir.
+Alors il prit avec les pincettes un charbon ardent et y alluma sa pipe,
+puis il tourna le dos à la cheminée, en renouvelant son mouvement favori
+de tendre ses deux mains en avant pour prendre les miennes.
+
+«Et voilà, dit-il, en levant et abaissant alternativement mes mains
+prises dans les siennes, tout en fumant sa pipe, et voilà le gentleman
+que j'ai fait! C'est bien lui-même! Cela me fait du bien de vous
+regarder, Pip. Tout ce que je demande, c'est d'être près de vous et de
+vous regarder, mon cher enfant!»
+
+Je dégageai mes mains dès que cela me fut possible, et je découvris que
+je commençais tout doucement à me familiariser avec l'idée de ma
+situation. Je compris à qui j'étais enchaîné, et combien fortement je
+l'étais, en entendant sa voix rude, et en voyant sa tête chauve et
+ridée, avec ses touffes de cheveux gris fer de chaque côté.
+
+«Je ne veux pas voir mon gentleman à pied dans la boue des rues, il ne
+faut pas qu'il y ait de boue à ses souliers. Mon gentleman doit avoir
+des chevaux, Pip, des chevaux de selle et des chevaux d'attelage, des
+chevaux de tout genre pour que son domestique monte et conduise tour à
+tour! Bon Dieu! des colons auraient des chevaux, et des chevaux
+pur-sang, s'il vous plaît, et mon gentleman, à Londres, n'en aurait pas!
+Non, non; nous leur montrerons ce que nous savons faire!... N'est-ce
+pas, Pip?»
+
+Il sortit de sa poche un grand et épais portefeuille tout gonflé de
+papiers et le jeta sur la table.
+
+«Il y a dans ce portefeuille quelque chose qui vaut la peine d'être
+dépensé, mon cher enfant; c'est à vous; tout ce que j'ai n'est pas à
+moi, mais bien à vous, usez-en sans crainte: il y en a encore au lieu
+d'où vient celui-ci. Je suis venu du pays là-bas pour voir mon gentleman
+dépenser son argent en véritable gentleman; ce sera mon seul plaisir;
+mais il sera grand, et malheur à vous tous! continua-t-il en faisant
+claquer ses doigts avec bruit. Malheur à vous tous, depuis le juge avec
+sa grande perruque, jusqu'au colon faisant voler la poussière au nez des
+passants; je vous ferai voir un plus parfait gentleman que vous tous
+ensemble!
+
+--Arrêtez, dis-je, presque dans un accès de crainte et de dégoût. J'ai
+besoin de vous parler; j'ai besoin de savoir ce qu'il faut faire; j'ai
+besoin de savoir comment vous éviterez le danger, combien de temps vous
+allez rester, et quels sont vos projets.
+
+--Tenez, Pip, dit-il en mettant tout à coup sa main sur mon bras d'une
+manière attristée et soumise; d'abord, tenez, je me suis oublié il y a
+une demi-minute. Ce que j'ai dit était petit, oui, c'était petit, très
+petit. Tenez, Pip, voyez, je ne veux plus être si petit.
+
+--D'abord, repris-je en soupirant, quelles précautions peut-on prendre
+pour vous empêcher d'être reconnu et arrêté?
+
+--Non, mon cher enfant, dit-il du même ton que précédemment, cela ne
+peut pas passer; c'est de la petitesse; je n'ai pas mis tant d'années à
+faire un gentleman sans savoir ce qui lui est dû. Tenez, Pip, j'ai été
+petit; voilà ce que j'ai été, très petit, voyez-vous, mon cher enfant.»
+
+J'étais sur le point de céder à un rire nerveux et irrité, en
+répliquant:
+
+«J'ai tout vu. Au nom du ciel, ne vous arrêtez pas à cela.
+
+--Oui; mais, tenez, continua-t-il; mon cher enfant, je ne suis pas venu
+de si loin pour me montrer petit. Voyons, continuez, mon cher ami: vous
+disiez....
+
+--Comment vous préserver du danger qui vous menace?
+
+--Mais, mon cher enfant, le danger n'est pas si grand que vous le
+croyez. Si l'on ne m'a pas encore reconnu, le danger est insignifiant.
+Il y a Jaggers, il y a Wemmick, il y a vous: quel autre pourrait me
+dénoncer?
+
+--Ne risquez-vous pas qu'on vous reconnaisse dans la rue? dis-je.
+
+--Mais, répondit-il, ce n'est pas trop à craindre. Je n'ai pas
+l'intention de me faire mettre dans les journaux sous le nom de A. M...,
+revenu de Botany Bay. Les années ont passé, et quel est celui qui y
+gagne? Cependant, voyez-vous, Pip, quand même le danger aurait été
+cinquante fois plus grand, je serais venu vous voir tout de même,
+voyez-vous, Pip.
+
+--Et combien de temps comptez-vous rester?
+
+--Combien de temps? fit-il en ôtant sa pipe noire de sa bouche et en
+laissant retomber sa mâchoire pendant qu'il me regardait; je ne m'en
+retournerai pas, je suis venu pour toujours.
+
+--Où allez-vous demeurer? dis-je. Que faut-il faire de vous?... Où
+serez-vous en sûreté?
+
+--Mon cher ami, répondit-il, il y a des perruques qu'on peut se procurer
+pour de l'argent, et qui vous changent totalement; il y a la poudre, les
+lunettes et les habits noirs, et mille autres choses. D'autres l'ont
+fait déjà avec succès, et ce que d'autres ont fait, d'autres peuvent le
+faire encore. Quant à mon logement et à ma manière de vivre, mon cher
+enfant, donnez-moi votre opinion.
+
+--Vous voyez les choses d'une manière plus calme, aujourd'hui, dis-je;
+mais vous étiez plus sérieux hier, en jurant qu'il y allait de votre
+mort.
+
+--Et je le jure encore, dit-il en remettant sa pipe dans sa bouche; et
+la mort par la corde, en pleine rue, pas bien loin d'ici, et il est
+nécessaire que vous compreniez parfaitement qu'il en est ainsi. Eh!
+quoi? quand on en est où j'en suis, retourner serait aussi mauvais que
+de rester, pire même; sans compter, Pip, que je suis ici, parce que
+depuis des années, je désire être près de vous. Quant à ce que je
+risque, je suis un vieil oiseau maintenant, qui a vu en face toutes
+sortes de pièges, depuis qu'il a des plumes, et qui ne craint pas de
+percher sur un épouvantail. Si la mort se cache dedans, qu'elle se
+montre, et je la regarderai en face, et alors seulement j'y croirai,
+mais pas avant. Et maintenant, laissez-moi regarder encore une fois mon
+gentleman!»
+
+Il me prit de nouveau par les deux mains, et m'examina de l'air
+admirateur d'un propriétaire, en fumant tout le temps avec complaisance.
+
+Il me sembla que je n'avais rien de mieux à faire que de lui retenir
+dans les environs un logement tranquille, dont il pourrait prendre
+possession au retour d'Herbert, que j'attendais sous deux ou trois
+jours. Je jugeai que, de toute nécessité, je devais confier ce secret à
+Herbert. En laissant même de côté l'immense consolation que je devais
+éprouver en le partageant avec lui, cela me paraissait tout simple. Mais
+cela ne paraissait pas simple à M. Provis (j'avais résolu de lui donner
+ce nom) et il ne voulut consentir à ce que j'avertisse Herbert qu'après
+l'avoir vu et avoir jugé favorablement de sa physionomie.
+
+«Et encore, alors, mon cher enfant, dit-il en tirant de sa poche une
+graisseuse petite Bible noire à fermoir, nous lui ferons prêter
+serment.»
+
+Déclarer que mon terrible protecteur portait ce petit livre noir partout
+avec lui dans le seul but de faire jurer les gens dans les circonstances
+importantes, ce serait déclarer ce dont je n'ai jamais été parfaitement
+sûr; mais ce que je puis dire, c'est que je ne l'en ai jamais vu en
+faire un autre usage. Le livre lui-même semblait avoir été dérobé à
+quelque cour de justice, et peut-être la connaissance de cette origine,
+combinée avec la propre expérience de Provis en cette matière, le
+faisait-il compter sur le pouvoir de sa Bible, comme sur une sorte de
+charme ou de sortilège légal. En le voyant tirer ce livre de sa poche,
+je me souvins comment il m'avait fait jurer fidélité dans le cimetière,
+il y avait longtemps, et comment il s'était représenté lui-même, la
+veille au soir, jurant sans cesse, dans sa solitude, qu'il accomplirait
+ses résolutions.
+
+Comme il portait pour le moment une espèce de vareuse de marin, qui lui
+donnait l'air d'un marchand de perroquets ou de cigares, je discutai
+ensuite avec lui le vêtement qu'il pourrait mettre le plus
+convenablement. Il avait une foi extraordinaire dans la vertu des
+culottes courtes comme déguisement, et il avait, dans son idée, esquissé
+un costume qui devait faire de lui quelque chose tenant le milieu entre
+un doyen et un dentiste. Ce fut après des difficultés extrêmes que je
+l'amenai à prendre des habits qui lui donnèrent l'air d'un fermier aisé;
+et il fut convenu qu'il se ferait couper les cheveux courts, et qu'il se
+mettrait un peu de poudre. Enfin, comme il n'avait encore été vu, ni de
+ma femme de ménage ni de sa nièce, nous conclûmes qu'il devait se
+dérober à leurs regards, jusqu'à ce que son changement de costume fût
+complet.
+
+Il semblait qu'il était bien simple de prendre une décision sur ces
+précautions; mais dans l'état d'éblouissement, pour ne pas dire de folie
+où je me trouvais, je n'en vins à bout que vers deux ou trois heures de
+l'après-midi. Il devait rester enfermé dans l'appartement pendant que je
+serais sorti, et n'ouvrir la porte sous aucun prétexte.
+
+Il y avait à ma connaissance, dans Essex Street, une maison meublée
+convenable, dont les derrières donnaient sur le Temple, et étaient
+presque à portée de voix de ma fenêtre. C'est à cette maison que je me
+rendis tout d'abord, et je fus assez heureux pour retenir le second
+étage pour mon oncle, M. Provis. Je fus ensuite de boutique en boutique
+pour les achats nécessaires à son déguisement. La chose faite, je me
+rendis pour mon propre compte à la Petite Bretagne. M. Jaggers était à
+son bureau; mais, en me voyant entrer, il se leva immédiatement et se
+fut mettre auprès du feu.
+
+«Maintenant, Pip, dit-il, soyez circonspect.
+
+--Je le serai, monsieur, répondis-je, car j'avais bien songé pendant la
+route à ce que j'allais dire.
+
+--Ne vous compromettez pas, dit M. Jaggers, et ne compromettez
+personne.... Vous entendez... personne.... Ne me dites rien... je n'ai
+besoin de rien savoir... je ne suis pas curieux...»
+
+Tout de suite, je m'aperçus qu'il savait que l'homme était venu.
+
+«J'ai simplement besoin, monsieur Jaggers, dis-je, de m'assurer que ce
+qu'on m'a dit est vrai. Je n'ai pas le moindre espoir que ce ne soit pas
+vrai, mais je puis au moins tâcher de le vérifier.»
+
+M. Jaggers fit un signe d'assentiment.
+
+«Mais n'avez-vous pas dit: «On m'a dit ou on m'a informé?» me
+demanda-t-il en tournant la tête de l'autre côté sans me regarder, et en
+fixant le plancher comme quelqu'un qui écoute. «Dit» impliquerait une
+communication verbale. Vous ne pouvez pas avoir eu, vous le savez, de
+communication verbale avec un homme qui se trouve dans la
+Nouvelle-Galles du Sud.
+
+--Je dirai alors: «on m'a informé,» monsieur Jaggers.
+
+--Bien.
+
+--J'ai été informé, par un homme du nom d'Abel Magwitch, qu'il est le
+bienfaiteur resté si longtemps inconnu.
+
+--C'est bien l'homme, dit M. Jaggers, de la Nouvelle-Galles du Sud.
+
+--Et lui seul? dis-je.
+
+--Et lui seul, dit M. Jaggers.
+
+--Je ne suis pas assez déraisonnable, monsieur, pour vous rendre le
+moins du monde responsable de mes erreurs et de mes suppositions
+erronées, mais j'ai toujours supposé que c'était miss Havisham.
+
+--Comme vous le dites, Pip, repartit M. Jaggers, en tournant froidement
+les yeux vers moi et en mordant son index, je n'en suis pas du tout
+responsable.
+
+--Et cependant cela paraissait si probable, dis-je, le coeur brisé.
+
+--Il n'y avait pas la moindre preuve, Pip, dit M. Jaggers en secouant la
+tête et en rassemblant les basques de son habit, ne jugez pas sur
+l'apparence, ne jugez jamais que sur des preuves. Il n'y a pas de
+meilleure règle.
+
+--Je n'ai plus rien à dire, fis-je avec un soupir, après avoir gardé un
+moment le silence. J'ai vérifié les informations que j'avais reçues, et
+c'est tout.
+
+--Et Magwitch de la Nouvelle-Galles du Sud s'étant enfin fait connaître,
+dit M. Jaggers, vous devez comprendre, Pip, avec quelle rigidité, dans
+mes rapports avec vous, j'ai toujours gardé la stricte ligne du fait....
+Je n'ai jamais dévié, si peu que ce soit, de la stricte ligne du fait...
+vous le savez parfaitement.
+
+--Parfaitement, monsieur.
+
+--Je communiquai à Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud... la
+première fois qu'il m'écrivit... de la Nouvelle-Galles du Sud... l'avis
+qu'il ne devait pas s'attendre à me voir jamais dévier de la stricte
+ligne du fait. Je lui communiquai aussi un autre avis. Il me paraissait
+avoir fait une vague allusion dans sa lettre à quelque espoir lointain
+de venir vous visiter en Angleterre. Je le prévins que je ne voulais
+plus entendre parler de cela; qu'il n'était pas probable qu'il obtînt sa
+grâce, qu'il était expatrié pour le reste de sa vie, et qu'en se
+présentant en ce pays il commettait un acte de félonie, qui le mettait
+sous le coup du maximum de la peine prononcée par la loi. Je donnai cet
+avis à Magwitch, dit M. Jaggers en me regardant sévèrement. Je lui
+écrivis à la Nouvelle-Galles du Sud, et, sans doute, il aura réglé sa
+conduite là-dessus.
+
+--Sans doute, dis-je.
+
+--J'ai appris par Wemmick, continua M. Jaggers, sans cesser de me
+regarder sévèrement, qu'il a reçu une lettre, datée de Portsmouth, d'un
+colon du nom de Parvis ou....
+
+--Ou Provis, dis-je.
+
+--Ou Provis.... Merci, Pip... peut-être est-ce Provis... peut-être
+savez-vous ce qu'est Provis?
+
+--Oui, dis-je.
+
+--Vous savez que c'est Provis; il a reçu, disais-je, une lettre datée de
+Portsmouth, d'un colon du nom de Provis qui demandait quelques
+renseignements sur votre adresse, pour le compte de Magwitch. Wemmick
+lui a envoyé ces détails, à ce que je pense, par le retour du courrier.
+C'est probablement par Provis que vous avez reçu les explications de
+Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud?
+
+--C'est par Provis, répondis-je.
+
+--Adieu, Pip, dit M. Jaggers en me tendant la main; je suis bien aise de
+vous avoir vu. En écrivant par la poste à Magwitch... de la
+Nouvelle-Galles du Sud... ou en communiquant avec lui par le canal de
+Provis, ayez la bonté de lui dire que les détails et les pièces
+justificatives de notre long compte vous seront envoyés en même temps
+que la balance de compte, car il existe encore une balance. Adieu, Pip!»
+
+Nous échangeâmes une poignée de main, et il me regarda sévèrement, aussi
+longtemps qu'il put me voir. En arrivant à la porte, je tournai la tête:
+il continuait à me regarder sévèrement pendant que les deux affreux
+bustes de la tablette semblaient essayer d'ouvrir leurs paupières, et de
+faire sortir de leur gosier ces mots:
+
+«Oh! quel homme!»
+
+Wemmick était sorti, mais eût-il été à son pupitre, il n'aurait rien pu
+faire pour moi.
+
+Je rentrai tout droit au Temple, où je trouvai le terrible Provis en
+train de boire du grog au rhum et de fumer tranquillement sa tête de
+nègre.
+
+Le lendemain, on apporta les habits que j'avais commandés. Il me sembla
+(et j'en éprouvais un grand désappointement), que tout ce qu'il mettait
+lui allait moins bien que tout ce qu'il ôtait. Selon moi, il y avait en
+lui quelque chose qui enlevait tout espoir de le pouvoir déguiser. Plus
+je l'habillais, mieux je l'habillais, et plus il ressemblait au fugitif
+à la démarche lourde que j'avais vu dans nos marais. L'effet qu'il
+produisait sur mon imagination inquiète était sans doute dû à son vieux
+visage et à ses manières qui me devenaient plus familières, mais je
+crois aussi qu'il traînait une de ses jambes comme si le poids des fers
+y eût été encore; je crois que, des pieds à la tête, il y avait du
+forçat jusque dans les veines de cet homme.
+
+Les influences de la vie solitaire, sous la hutte, se voyaient aussi
+dans tout son extérieur et lui donnaient un air sauvage qu'aucun
+vêtement ne pouvait atténuer. Ajoutez-y les traces de la vie flétrie
+qu'il avait menée parmi les hommes, et par-dessus tout le sentiment
+intime qui le possédait d'être épié et d'être obligé de se cacher. Dans
+toutes ses façons de s'asseoir et de se tenir debout, de manger et de
+boire, d'aller et de venir en haussant les épaules malgré lui, de
+prendre son grand coutelas à manche de corne, de l'essuyer sur ses
+jambes et de couper son pain, de lever à ses lèvres des verres légers et
+des tasses légères avec le même effort de la main que si c'eussent été
+de grossiers gobelets, de couper un morceau de son pain et d'essuyer
+avec le peu de sauce qui restait sur son assiette comme pour ne rien
+perdre de sa portion, puis d'essuyer avec ce même pain le bout de ses
+doigts, ensuite d'avaler le tout; dans ces manières et dans une foule
+d'autres petites circonstances sans nom, qui se présentaient à toute
+minute de la journée, on devinait très clairement le prisonnier, le
+criminel, l'homme qui ne s'appartient pas!
+
+C'est lui qui avait eu l'idée de mettre un peu de poudre, et j'avais
+cédé la poudre après l'avoir emporté pour les culottes courtes; mais je
+n'en puis mieux comparer l'effet qu'à celui du rouge sur un mort, tant
+ce qui avait le plus besoin d'être atténué reparaissait horriblement à
+travers cette légère couche d'emprunt. Cela fut abandonné aussitôt
+qu'essayé, et il garda ses cheveux gris et courts. Outre cette
+impression, les mots ne peuvent rendre ce que me faisait ressentir, en
+même temps, le terrible mystère de sa vie, encore scellé pour moi. Quand
+il s'endormait, étreignant de ses mains nerveuses les bras de son
+fauteuil, et que sa tête chauve, sillonnée de rides profondes, retombait
+sur sa poitrine, je le regardais, je me demandais ce qu'il avait fait,
+je l'accusais de tous les crimes connus jusqu'à ce que ma terreur fût au
+comble; alors, je me levais pour le fuir. Chaque heure augmentait
+l'horreur que j'avais de lui, et je crois que, malgré tout ce qu'il
+avait fait pour moi et malgré les risques qu'il pouvait courir, j'aurais
+cédé à l'impulsion qui m'éloignait de lui sans retour, si je n'avais eu
+la certitude qu'Herbert devait revenir bientôt.
+
+Une fois, pendant la nuit, je sautai positivement à bas de mon lit, et
+je commençai à mettre mes plus mauvais habits avec l'intention de
+l'abandonner précipitamment, en lui laissant tout ce que je possédais,
+et de m'enrôler comme simple soldat dans un des régiments partant pour
+les Indes. Nul fantôme ne m'eût causé plus de terreur dans ces chambres
+isolées, pendant ces longues soirées et ces nuits sans fin, avec le vent
+qui soufflait et la pluie qui battait sans relâche la fenêtre. Un
+fantôme d'ailleurs n'aurait pu être arrêté et pendu à cause de moi, et
+la considération que cet homme pouvait l'être et la crainte qu'il le
+fût, n'ajoutaient pas peu à mes terreurs.
+
+Quand il ne dormait pas, il jouait le plus souvent à une espèce de
+Patience très compliquée avec un paquet de cartes toutes déchirées, qui
+était sa propriété, jeu que je n'avais jamais vu jusqu'alors et que je
+n'ai jamais revu depuis, et il marquait ses coups en fichant son
+coutelas dans la table; quand il ne jouait pas, il me disait:
+
+«Lisez-moi quelque chose... dans une langue étrangère... mon cher
+enfant!»
+
+Il ne comprenait pas un seul mot de ce que je lisais, mais il se tenait
+devant le feu en m'examinant de l'air d'un homme qui montre un prodige,
+et le suivant de l'oeil entre les doigts de la main avec laquelle je
+garantissais mon visage de l'éclat de la lumière, je le voyais faire un
+appel muet aux meubles et les inviter à prendre note des progrès que
+j'avais faits. Le savant de la légende, poursuivi par la créature
+difforme qu'il a eu l'impiété de créer, n'était pas plus malheureux que
+moi, poursuivi par la créature qui m'avait fait, et je me reculais de
+lui avec une répulsion d'autant plus forte qu'il m'admirait davantage et
+était plus épris de moi. J'insiste sur ces détails; je le sens comme si
+cela avait duré une année, et cela ne dura environ que cinq jours.
+
+J'attendais Herbert à tout moment, et je n'osais pas sortir, si ce n'est
+pour faire prendre l'air à Provis quand la nuit était venue. Enfin, un
+soir après dîner que j'étais très fatigué et que je m'étais laissé aller
+à un demi-sommeil, car mes nuits avaient été agitées et mon repos
+troublé par des rêves affreux, je fus réveillé par le pas tant désiré
+qui montait l'escalier. Provis, qui, lui aussi, avait dormi, se leva au
+bruit que je fis, et en un moment je vis son coutelas briller dans sa
+main.
+
+«Ne craignez rien, c'est Herbert,» dis-je.
+
+Et Herbert entra aussitôt, portant sur lui la vive fraîcheur de deux
+cents lieues de France.
+
+«Haendel, mon cher ami, comment allez-vous? comment allez-vous? et
+encore une fois comment allez-vous? Il me semble qu'il y a douze mois
+que je suis parti! Mais j'ai dû être longtemps absent, en effet, car
+vous êtes devenu tout maigre et tout pâle. Haendel, mon.... Oh! je vous
+demande pardon!»
+
+Il fut arrêté dans son babil et dans son effusion de poignées de mains
+par la vue de Provis, qui le regardait fixement et qui préparait son
+coutelas tout en cherchant autre chose dans une autre poche.
+
+«Herbert, mon ami, dis-je en fermant les portes pendant qu'Herbert
+restait étonné et immobile; il est arrivé quelque chose de bien étrange,
+c'est une visite pour moi.
+
+--C'est bien, mon cher enfant, dit Provis en s'avançant avec son petit
+livre noir à fermoir. Et alors, s'adressant à Herbert: Prenez-le dans
+votre main droite, et que Dieu vous frappe de mort sur place si jamais
+dans aucun cas vous vous parjurez. Baisez-le!
+
+--Faites ce qu'il désire,» dis-je à Herbert.
+
+Herbert me regardait avec étonnement et paraissait très mal à l'aise;
+néanmoins, il fit ce que je lui demandais, et Provis lui dit en lui
+serrant aussitôt les mains:
+
+«Maintenant vous êtes lié par votre serment, vous savez, et ne croyez
+jamais au mien si Pip ne fait pas de vous un gentleman.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+
+C'est en vain que j'essayerais de décrire l'étonnement et l'inquiétude
+d'Herbert quand lui, moi et Provis nous nous assîmes devant le feu et
+que je lui confiai le secret tout entier. Je voyais mes propres
+sentiments se refléter sur ses traits, et surtout ma répugnance envers
+l'homme qui avait tant fait pour moi.
+
+Mais ce qui eût suffi pour creuser un abîme entre cet homme et nous,
+s'il n'y avait eu rien d'autre pour nous diviser, c'eût été son triomphe
+pendant mon récit. À part le regret profond qu'il avait de s'être montré
+petit dans une certaine occasion, depuis son retour, point sur lequel il
+se mit à fatiguer Herbert, dès que ma révélation fut terminée, il
+n'avait pas la moindre idée qu'il me fût possible de trouver quelque
+chose à reprendre dans ma bonne fortune. Il se vantait d'avoir fait de
+moi un gentleman et d'être venu pour me voir soutenir ce rôle avec ses
+grandes ressources, tout autant pour moi que pour lui-même; que c'était
+une vanité fort agréable pour tous deux, et que, tous deux, nous devions
+en être très fiers. Telle était la conclusion parfaitement établie dans
+son esprit.
+
+«Car, voyez-vous, vous qui êtes l'ami de Pip, dit-il à Herbert après
+avoir discouru pendant un moment, je sais très bien qu'une fois, depuis
+mon retour, j'ai été petit pendant une demi-minute. J'ai dit à Pip que
+je savais que j'avais été petit; mais ne vous inquiétez pas de cela, je
+n'ai pas fait de Pip un gentleman, et Pip ne fera pas un gentleman de
+vous, sans que je sache ce qui vous est dû à tous les deux. Vous, mon
+cher enfant, et vous, l'ami de Pip; vous pouvez tous deux compter me
+voir toujours gentiment muselé. À dater de cette demi-minute, où je me
+suis laissé entraîner à une petitesse, je suis muselé; je suis muselé
+maintenant, et je serai toujours muselé.
+
+--Certainement,» dit Herbert.
+
+Mais il paraissait ne pas trouver en cela de consolation suffisante, et
+restait embarrassé et troublé.
+
+Nous avions hâte de voir arriver l'instant où il irait prendre
+possession de son logement et de rester ensemble, mais il éprouvait
+évidemment une certaine crainte à nous laisser seuls, et il ne partit
+que tard. Il était plus de minuit quand je le conduisis par Essex Street
+à sa sombre porte, où je le laissai sain et sauf. Quand elle se referma
+sur lui, j'éprouvais le premier moment de tranquillité que j'eusse
+éprouvé depuis le soir de son arrivée.
+
+Cependant, je n'avais pas entièrement perdu le souvenir de l'homme que
+j'avais trouvé sur l'escalier; j'avais toujours regardé autour de moi,
+lorsque le soir je menais mon hôte prendre l'air, et en le ramenant; et
+maintenant encore, je regardais tout autour de moi. Il est difficile,
+dans une grande ville, de ne pas soupçonner qu'on vous épie quand on a
+conscience de courir quelque danger en étant suivi; je ne pouvais
+cependant me persuader que les gens auprès desquels je passais
+s'occupassent de mes mouvements. Les quelques personnes qui passaient
+suivaient leurs différents chemins, et les rues étaient désertes quand
+je rentrai dans le Temple. Personne n'était sorti par la porte en même
+temps que nous. Personne ne rentra par la porte en même temps que moi.
+En passant près de la fontaine, je vis les fenêtres de derrière
+éclairées; elles paraissaient brillantes et calmes, et en restant
+quelques moments sous la porte de la maison où je demeurais, avant de
+monter, je pus remarquer que la cour du Jardin était aussi tranquille et
+silencieuse que l'escalier, quand je le montai.
+
+Herbert me reçut les bras ouverts, et jamais je n'avais encore senti si
+complètement la douceur d'avoir un ami. Après qu'il m'eût adressé
+quelques paroles de sympathie et d'encouragement, nous nous assîmes pour
+examiner la situation et voir ce qu'il fallait faire.
+
+La chaise que Provis avait occupée était encore à la place où elle avait
+été pendant toute la soirée; car il avait une manière à lui de s'emparer
+d'un endroit, de s'y établir en remuant sans cesse, et en se mouvant par
+le même cercle de petits mouvements habituels, avec sa pipe, son tabac
+tête de nègre, son coutelas, son paquet de cartes et je ne sais quoi
+encore, comme si tout cela était inscrit d'avance sur une ardoise. Sa
+chaise était, dis-je, restée où il l'avait laissée. Herbert la prit sans
+y faire attention; mais un instant après, il la quitta brusquement, la
+mit de côté et en prit une autre. Il n'est pas besoin de dire après
+cela, qu'il avait conçu une aversion profonde pour mon protecteur, et je
+n'eus pas besoin non plus d'avouer la mienne. Nous échangeâmes cette
+confidence sans proférer une seule syllabe.
+
+«Eh! bien, dis-je à Herbert, quand je le vis établi sur une autre
+chaise, que faut-il faire?
+
+--Mon pauvre cher Haendel, répondit-il en se tenant la tête dans les
+mains, je suis trop abasourdi pour réfléchir à quoi que ce soit.
+
+--Et moi aussi, j'ai été abasourdi quand ce coup est venu fondre sur
+moi. Cependant il faut faire quelque chose. Il veut faire de nouvelles
+dépenses, avoir des chevaux, des voitures, et afficher des dehors de
+prodigalité de toute espèce. Il faut l'arrêter d'une manière ou d'une
+autre.
+
+--Vous voulez dire que vous ne pouvez accepter....
+
+--Comment le pourrais-je? dis-je, comme Herbert s'arrêtait. Pensez-y
+donc!... Regardez-le!»
+
+Un frisson involontaire nous parcourut tout le corps.
+
+«Cependant, Herbert, j'entrevois l'affreuse vérité. Il m'est attaché,
+très fortement attaché. Vit-on jamais une destinée semblable!
+
+--Mon pauvre cher Haendel! répéta Herbert.
+
+--Et puis, dis-je en coupant court à ses bienfaits, en ne recevant pas
+de lui un seul penny de plus, songez à ce que je lui dois déjà! et puis,
+je suis couvert de dettes, très lourdes pour moi qui n'ai plus aucune
+espérance, qui n'ai pas appris d'état et qui ne suis bon à rien.
+
+--Allons!... allons!... allons!... fit Herbert, ne dites pas bon à rien.
+
+--À quoi suis-je bon? Je ne sais qu'une chose à laquelle je sois bon, et
+cette chose est de me faire soldat, et je le serais déjà, cher Herbert,
+si je n'avais voulu d'abord prendre conseil de votre amitié et de votre
+affection.»
+
+Ici je m'attendris, bien entendu, et bien entendu aussi Herbert, après
+avoir saisi chaleureusement ma main, prétendit ne pas s'en apercevoir.
+
+«Mon cher Haendel, dit-il après un moment de réflexion, l'état de soldat
+ne fera pas l'affaire.... Si vous étiez décidé à renoncer à sa
+protection et à ses faveurs, je suppose que vous ne le feriez qu'avec
+l'espoir vague de lui rendre un jour ce que vous en avez déjà reçu. Cet
+espoir ne serait pas grand, si vous vous faisiez soldat! sans compter
+que c'est absurde. Vous seriez bien mieux dans la maison de Clarricker,
+toute petite qu'elle soit; je suis sur le point de m'y associer, vous
+savez.»
+
+Pauvre garçon! il ne soupçonnait pas avec quel argent.
+
+«Mais il y a une autre question, dit Herbert; Provis est un homme
+ignorant et résolu qui a eu longtemps une idée fixe. Plus que cela, il
+me paraît (je puis me tromper sur son compte), être un homme désespéré
+et d'un caractère très violent.
+
+--Je le sais, répondis-je; laissez-moi vous raconter quelle preuve j'en
+ai eue.»
+
+Et je lui dis, ce que j'avais passé sous silence dans mon récit, la
+rencontre avec l'autre forçat.
+
+«Voyez alors, dit Herbert; pensez qu'il vient ici au péril de sa vie
+pour la réalisation de son idée fixe. Au moment de cette réalisation,
+après toutes ses peines et son espoir, vous minez le terrain sous ses
+pieds, vous détruisez ses projets, et vous lui enlevez le fruit de ses
+labeurs. Ne voyez-vous rien qu'il puisse faire sous le coup d'un tel
+désappointement?
+
+--Oui, Herbert, j'y ai songé et j'en ai rêvé; depuis la fatale soirée de
+son arrivée, rien n'a été plus présent à mon esprit que la crainte de le
+voir se faire arrêter lui-même.
+
+--Alors, vous pouvez compter, dit Herbert, qu'il y aurait grand danger à
+ce qu'il s'y exposât; c'est là le pouvoir qu'il exercera sur vous tant
+qu'il sera en Angleterre, et ce serait le plan qu'il adopterait
+infailliblement si vous l'abandonniez.»
+
+Je fus tellement frappé d'horreur à cette idée, qui s'était tout d'abord
+présentée à mon esprit, que je me regardais en quelque sorte déjà comme
+son meurtrier. Je ne pus rester en place sur ma chaise, et je me mis à
+marcher çà et là à travers la chambre, en disant à Herbert que, même si
+Provis était reconnu et arrêté malgré lui, je n'en serais pas moins
+malheureux, bien qu'innocent. Oui, et j'étais si malheureux, en l'ayant
+loin ou près de moi, que j'eusse de beaucoup préféré travailler à la
+forge tous les jours de ma vie, que d'en arriver là! Mais il n'y avait
+pas à sortir de cette question: Que fallait-il faire?
+
+«La première et la principale chose à faire, dit Herbert, c'est de
+l'obliger à quitter l'Angleterre. Dans ce cas, vous partiriez avec lui,
+et alors il ne demanderait pas mieux que de s'en aller.
+
+--Mais en le conduisant n'importe où, pourrai-je l'empêcher de revenir?
+
+--Mon bon Haendel, n'est-il pas évident qu'avec Newgate dans la rue
+voisine, il y a plus de chances ici que partout ailleurs à ce que vous
+lui fassiez adopter votre idée et le rendiez plus docile. Si l'on
+pouvait se servir de l'autre forçat ou de n'importe quel événement de sa
+vie pour trouver le prétexte de le faire partir....
+
+--Là, encore! dis-je en m'arrêtant devant Herbert, et tenant en avant
+mes mains ouvertes, comme si elles contenaient le désespoir de la cause;
+je ne connais rien de sa vie, je suis devenu presque fou l'autre soir,
+lorsqu'étant assis, je l'ai vu devant moi, si lié à mon bonheur et à mon
+malheur, et pourtant je le connais à peine, si ce n'est pour être
+l'affreux misérable qui m'a terrifié pendant deux jours de mon enfance!»
+
+Herbert se leva et passa son bras sous le mien; nous marchâmes
+lentement, de long en large, en paraissant étudier le tapis.
+
+«Haendel! dit Herbert en s'arrêtant, vous êtes bien convaincu que vous
+ne pouvez plus accepter d'autres bienfaits de lui, n'est-ce pas?
+
+--Parfaitement.... Assurément, vous le seriez aussi, si vous étiez à ma
+place.
+
+--Et vous êtes convaincu que vous devez rompre avec lui?
+
+--Herbert, pouvez-vous me le demander?
+
+--Et vous avez et êtes obligé d'avoir assez de tendresse pour la vie
+qu'il a risquée pour vous, pour comprendre que vous devez l'empêcher,
+s'il est possible, de la risquer en pure perte.... Alors, vous devez le
+faire sortir d'Angleterre avant de bouger un doigt pour vous tirer
+vous-même d'embarras. Une fois cela fait, au nom du ciel! tâchez de vous
+tirer d'affaire, et nous verrons cela ensemble, mon cher et bon
+camarade.»
+
+Ce fut une consolation de se serrer les mains là-dessus, et de marcher
+encore de long en large n'ayant que cela de fait.
+
+«Maintenant, Herbert, dis-je, pour tâcher d'apprendre quelque chose de
+son histoire, je ne connais qu'un moyen: c'est de la lui demander de but
+en blanc.
+
+--Oui... demandez-la-lui, dit Herbert, quand nous serons réunis à
+déjeuner demain matin.»
+
+En effet, il avait dit, en quittant Herbert, qu'il viendrait déjeuner
+avec nous.
+
+Après avoir arrêté ce projet, nous allâmes nous coucher. J'eus les rêves
+les plus étranges, et je m'éveillai sans m'être reposé. En m'éveillant,
+je repris aussi la crainte que j'avais perdue pendant la nuit, de le
+voir découvert et arrêté pour rupture de ban. Une fois éveillé, cette
+crainte ne me quitta plus.
+
+Provis arriva à l'heure convenue, tira son coutelas et se mit à table.
+Il avait fait les plus beaux projets pour que son gentleman se montrât
+le plus magnifiquement et agît en véritable gentleman, et il m'excitait
+à entamer promptement le portefeuille qu'il avait laissé en ma
+possession. Il considérait nos chambres et son logement comme des
+résidences provisoires, et me conseillait de chercher tout de suite une
+maisonnette élégante, dans laquelle il pourrait avoir un «pied-à-terre,»
+près de Hyde Park. Quand il eut fini de déjeuner, et pendant qu'il
+essuyait son couteau sur son pantalon, je lui dis sans aucun préambule:
+
+«Hier soir, après que vous fûtes parti, j'ai parlé à mon ami de la lutte
+dans laquelle les soldats vous avaient trouvé engagé dans les marais, au
+moment où nous sommes arrivés; vous en souvenez-vous?
+
+--Si je m'en souviens! dit-il, je crois bien!
+
+--Nous désirons savoir quelque chose sur cet homme et sur vous. Il est
+étrange de savoir si peu sur votre compte à tous deux, et
+particulièrement sur vous, que ce que j'en ai pu dire à mon ami la nuit
+dernière. Ce moment n'est-il pas aussi bien choisi qu'un autre pour en
+apprendre davantage?
+
+--Eh bien, dit-il après avoir réfléchi, vous êtes engagé par serment,
+vous savez, vous, l'ami de Pip.
+
+--Assurément! répondit Herbert.
+
+--Pour tout ce que je dis, vous savez, dit-il en insistant, le serment
+s'applique à tout.
+
+--C'est ainsi que je le comprends.
+
+--Et voyez-vous, tout ce que j'ai fait est fini et payé.»
+
+Il insista de nouveau.
+
+«Comme vous voudrez.»
+
+Il sortit sa pipe noire et allait la remplir de tête de nègre, quand,
+jetant les yeux sur le paquet de tabac qu'il tenait à la main, il parut
+réfléchir que cela pourrait embrouiller le fil de son récit. Il le
+rentra, ficha sa pipe dans une des boutonnières de son habit, étendit
+une main sur chaque genou, et, après avoir considéré le feu d'un oeil
+irrité pendant quelques moments, il se tourna vers nous et raconta ce
+qui suit.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+
+«Cher garçon, et vous, ami de Pip, je ne vais pas aller par quatre
+chemins pour vous dire ma vie, comme une chanson ou un livre d'histoire,
+mais je vais vous la dire courte et facile à saisir; je vais vous la
+raconter tout de suite en deux phrases d'anglais.
+
+«En prison et hors de prison, en prison et hors de prison, en prison et
+hors de prison.
+
+«Vous en savez tout ce qu'il y a à en savoir.
+
+«Voilà ma vie en grande partie, jusqu'au jour où l'on m'embarqua, peu
+après que j'eusse fait la connaissance de Pip.
+
+«On a fait de moi tout ce qu'il est possible, excepté qu'on ne m'a pas
+pendu.
+
+«J'ai été enfermé aussi soigneusement qu'une théière d'argent.
+
+«J'ai été transporté par-ci, transporté par-là.
+
+«J'ai été mis à la porte de cette ville-ci; j'ai été mis à la porte de
+cette ville-là.
+
+«On m'a attaché à un chantier.
+
+«On m'a fouetté, tourmenté et réduit au désespoir.
+
+«Je n'ai pas plus d'idée de l'endroit où je suis né que vous, si j'en ai
+autant.
+
+«D'aussi loin que je me souvienne, je me vois dans le comté d'Essex,
+volant des navets pour me nourrir.
+
+«Quelqu'un m'avait abandonné, un homme, un chaudronnier. Il avait
+emporté le feu avec lui, et j'avais très froid.
+
+«J'ai su que mon nom était Magwitch, et mon nom de baptême Abel.
+
+«Comment l'ai-je su?
+
+«De même, sans doute, que j'ai appris que les oiseaux dans les haies
+s'appelaient pinsons, pierrots, grives.
+
+«J'aurais pu supposer que ce n'étaient que des mensonges; seulement,
+comme il arriva que les noms des oiseaux étaient vrais, j'ai supposé que
+le mien l'était aussi.
+
+«Je ne brillais ni par le dehors ni par le dedans; et, de si loin que je
+puisse me souvenir, il n'y avait pas une âme qui supportât la vue du
+petit Abel Magwitch, sans en être effrayée, sans le repousser ou sans le
+faire prendre et arrêter.
+
+«Je fus pris, pris et repris, au point que j'ai grandi en prison.
+
+«On me fit la réputation d'être incorrigible.
+
+«--Voilà un incorrigible mauvais sujet,» disait-on aux visiteurs de la
+prison, en me montrant du doigt. «Ce garçon-là, on peut le dire, est
+fait pour les prisons.»
+
+«Alors ils me regardaient et je les regardais, et quelques uns d'entre
+eux mesuraient ma tête: ils auraient mieux fait de mesurer mon estomac.
+
+«D'autres me donnaient de petits livres religieux, que je ne pouvais
+lire, et me tenaient des discours que je ne pouvais comprendre.
+
+«Ils parlaient sans cesse du diable, mais qu'est-ce que j'avais à faire
+avec le diable?
+
+«Il fallait bien mettre quelque chose dans mon estomac, n'est-ce pas?
+
+«Mais voilà que je deviens petit, et je sais ce qui vous est dû, mon
+cher enfant, et à vous aussi, cher ami de Pip, n'ayez aucune crainte que
+je sois petit.
+
+«Tout en errant, mendiant, volant, travaillant quelquefois, quand je le
+pouvais, pas aussi souvent que vous pourriez le croire, à moins que vous
+ne vous demandiez à vous-mêmes si vous auriez été bien disposés à me
+donner de l'ouvrage. Un peu braconnier, un peu laboureur, un peu
+roulier, un peu moissonneur, un peu colporteur et un peu de toutes ces
+choses qui ne rapportent rien et vous mettent dans la peine, je devins
+homme.
+
+«Un soldat déserteur, qui se tenait caché jusqu'au menton sous un tas de
+pommes de terre, m'apprit à lire, et un géant ambulant qui, chaque fois
+qu'il signait son nom, gagnait un sou, m'apprit à écrire.
+
+«Je n'étais plus enfermé aussi souvent qu'autrefois, mais j'usais encore
+ma bonne part de clefs et de verrous.
+
+«Aux courses d'Epson, il y a quelque chose comme vingt ans, je fis la
+connaissance d'un homme, auquel j'aurais fendu le crâne avec ce
+coutelas, aussi facilement qu'une patte de homard, si je n'avais craint
+d'en faire sortir le diable.
+
+«Compeyson était son vrai nom, et c'est l'homme, mon cher enfant, que
+vous m'avez vu assommer dans le fossé, ainsi que vous l'avez raconté à
+votre camarade hier soir quand j'ai été parti.
+
+«Il se posait en gentleman, ce Compeyson: il avait été au collège et
+avait de l'instruction. C'était un homme au doux langage, et qui était
+initié aux manières des gens comme il faut. Il avait bonne tournure et
+bon air.
+
+«La veille de la grande course, je le trouvai sur la bruyère, dans une
+baraque que je connaissais déjà. Il était, ainsi que plusieurs autres
+personnes, assis autour des tables, quand j'arrivai, et le maître de la
+baraque, qui me connaissait et aimait à plaisanter, l'interpella pour
+lui dire en me montrant:
+
+«--Je crois que voilà un homme qui fera votre affaire.»
+
+«Compeyson m'examina avec attention, et je l'examinai aussi.
+
+«Il avait une montre et une chaîne, une bague, une épingle de cravate et
+de beaux habits.
+
+«--À en juger sur les apparences, vous n'êtes pas dans une bonne passe?
+me dit Compeyson.
+
+«--Non, monsieur, et je n'y ai jamais été beaucoup.»
+
+«Je sortais en effet de la prison de Kingston pour vagabondage; j'aurais
+pu y être pour quelque chose de plus, mais ce n'était pas.
+
+«--La fortune peut changer; peut-être la vôtre va-t-elle tourner, dit
+Compeyson.
+
+«--J'espère que cela se peut. Il y a de la place, dis-je.
+
+«--Que savez-vous faire? dit Compeyson.
+
+«--Manger et boire, dis-je, si vous voulez me trouver les choses
+nécessaires.»
+
+«Compeyson se mit à rire, et m'examina scrupuleusement, il me donna cinq
+shillings, et prit rendez-vous pour le lendemain soir au même endroit.
+
+«Je vins trouver Compeyson le lendemain soir au même endroit, et
+Compeyson me proposa d'être son homme et son associé.
+
+«Et quelles étaient les affaires de Compeyson dans lesquelles nous
+devions être associés?
+
+«Les affaires de Compeyson, c'était d'escroquer, de faire des faux, de
+passer des billets de banque volés, et ainsi de suite. Tous les tours
+que Compeyson pouvait trouver dans sa cervelle, sans compromettre sa
+peau, et dont il pouvait tirer profit, et laisser toute la
+responsabilité à un autre: telles étaient les affaires de Compeyson.
+
+«Il n'avait pas plus de coeur qu'une lime de fer. Il était froid comme
+un mort. Et il avait la tête de diable dont j'ai parlé plus haut. Il y
+avait avec Compeyson un autre homme qu'on appelait Arthur. Ce n'était
+pas un nom de baptême, mais un surnom. Il était à son déclin; on aurait
+cru voir une ombre.
+
+«Quelques années auparavant, lui et Compeyson avaient eu une mauvaise
+affaire avec une dame riche, et ils en avaient tiré pas mal d'argent;
+mais Compeyson jouait et pariait, et il avait tout perdu. Arthur se
+mourait dans une horrible misère, et la femme de Compeyson (que
+Compeyson battait constamment), prenait pitié de lui quand elle pouvait,
+mais Compeyson n'avait pitié de rien, ni de personne.
+
+«J'aurais pu prendre conseil d'Arthur; mais je n'en fis rien, et je ne
+prétends pas que ce fût par scrupule; mais à quoi cela m'aurait-il
+servi, mon cher enfant, et vous, cher camarade de Pip?
+
+«Je commençai donc avec Compeyson, et je fus un faible outil dans ses
+mains.
+
+«Arthur demeurait dans le grenier de la maison de Compeyson (qui était
+près de Bentford), et Compeyson tenait un compte exact de son logement
+et de sa pension, pour le jour où il trouverait plus d'avantages à le
+trahir.
+
+«Mais Arthur eut bientôt réglé lui-même son compte.
+
+«La deuxième ou la troisième fois que je le vis, il arriva tout hors de
+lui, et avec toutes les allures de la folie, dans le parloir de
+Compeyson, à une heure très avancée de la soirée, n'ayant sur lui qu'une
+chemise de flanelle et ses cheveux tout mouillés, il dit à la femme de
+Compeyson:
+
+«--Sally, _Elle_ est actuellement près de moi là-haut, et je ne puis me
+débarrasser d'elle; elle est tout en blanc, avec des fleurs blanches
+dans les cheveux, et elle est horriblement folle, et elle tient un
+linceul dans ses bras, et elle dit qu'elle le jettera sur moi à cinq
+heures du matin.
+
+«--Mais fou que vous êtes, dit Compeyson, ne savez-vous pas que celle
+dont vous voulez parler a une forme humaine? et comment pourrait-elle
+être entrée là-haut sans passer par la porte, par la fenêtre ou par
+l'escalier?
+
+«--Je ne sais pas comment elle y est venue, dit Arthur en frissonnant
+d'horreur, mais elle est dans le coin au pied du lit, horriblement
+folle, et à l'endroit où son coeur est brisé, où vous l'avez brisé, il y
+a des gouttes de sang.»
+
+«Compeyson parlait haut, mais en réalité il était lâche.
+
+«--Monte avec ce radoteur malade, dit-il à sa femme; et, vous, Magwitch,
+donnez-lui un coup de main, voulez-vous?
+
+«Mais, quant à lui, il ne bougea pas.
+
+«La femme de Compeyson et moi, nous reconduisîmes Arthur pour le
+remettre au lit, et il divagua d'une manière horrible.
+
+«--Regardez-la donc!... criait-il, en montrant un endroit où nous
+n'apercevions absolument rien, elle secoue le linceul sur moi!... Ne la
+voyez-vous pas?... Voyez ses yeux!... N'est-ce pas horrible de la voir
+toujours folle?»
+
+«Puis il s'écria:
+
+«--Elle va l'étendre sur moi!... Ah! c'en est fait de moi!...
+Enlevez-le-lui! enlevez-le-lui!...»
+
+«Puis, tout en s'attachant à nous, il continuait à parler au fantôme et
+à lui répondre, jusqu'à ce que je crus à moitié le voir moi-même.
+
+«La femme de Compeyson, qui était habituée à ces crises, lui donna un
+peu de liqueur pour calmer ses visions, et bientôt il devint plus
+tranquille.
+
+«--Oh! elle est partie, son gardien est-il venu la chercher? dit-il.
+
+«--Oui, répondit la femme de Compeyson.
+
+«--Lui avez-vous dit de l'enfermer au verrou?
+
+«--Oui.
+
+«--Et de lui enlever cette vilaine chose?
+
+«--Oui... oui... c'est fait.
+
+«--Vous êtes une bonne créature, dit-il, ne me quittez pas, et quoi que
+vous fassiez, je vous remercie.»
+
+«Il demeura assez tranquille, jusqu'à cinq heures moins cinq minutes.
+
+«Alors il s'élança en criant, en criant très fort:
+
+«--La voilà! Elle a encore le linceul.... Elle le déploie!... Elle sort
+du coin!... Elle approche du lit.... Tenez-moi tous les deux, chacun
+d'un côté.... Ne la laissez pas me toucher.... Ah!... elle m'a manqué
+cette fois.... Empêchez-la de me le jeter sur les épaules!... Ne la
+laissez pas me soulever pour le passer autour de moi.... Elle me
+soulève... tenez-moi ferme.»
+
+«Puis il se souleva lui-même avec effort, et nous découvrîmes qu'il
+était mort.
+
+«Compeyson vit dans ce fait un bon débarras pour tous deux.
+
+«Lui et moi, nous commençâmes bientôt les affaires, et il débuta par me
+faire un serment (étant toujours très rusé) sur mon livre, ce petit
+livre noir, mon cher enfant, sur lequel j'ai fait jurer votre camarade.
+
+«Pour ne pas entrer dans le détail des choses que Compeyson conçut et
+que j'exécutai, ce qui demanderait une semaine, je vous dirai
+simplement, mon cher enfant, et vous, le camarade de Pip, que cet homme
+m'enveloppa dans de tels filets, qu'il fit de moi son nègre et son
+esclave.
+
+«J'étais toujours endetté vis-à-vis de lui, toujours à ses ordres,
+toujours travaillant, toujours courant des dangers.
+
+«Il était plus jeune que moi, mais il était rusé et instruit, et il
+était, sans exagération, cinq cents fois plus fort que moi.
+
+«Ma maîtresse, pendant ces rudes temps... mais je m'arrête, je n'en ai
+pas encore parlé.»
+
+Il chercha autour de lui d'une manière confuse, comme s'il avait perdu
+le fil de ses souvenirs, et tourna son visage vers le feu, et étendit
+ses mains dans toute leur largeur sur ses genoux, les leva et les remit
+en place:
+
+«Il n'est pas nécessaire d'aborder ce sujet,» dit-il.
+
+Et, regardant encore une fois autour de lui:
+
+«Le temps que je passai avec Compeyson fut presque aussi dur que celui
+qui l'avait précédé. Cela dit, tout est dit.
+
+«Vous ai-je dit comment je fus jugé seul pour les méfaits que j'avais
+commis pendant que j'étais avec Compeyson?»
+
+Je répondis négativement.
+
+«Eh bien! dit-il, j'ai été jugé et condamné. J'avais déjà été arrêté sur
+des soupçons, deux ou trois fois pendant les trois ou quatre ans que
+cela dura; mais les preuves manquaient; à la fin, Compeyson et moi, nous
+fûmes tous deux mis en jugement sous l'inculpation d'avoir mis en
+circulation des billets volés, et il y avait encore d'autres charges
+derrière.
+
+«--Défendons-nous chacun de notre côté, et n'ayons aucune
+communication,» me dit Compeyson.
+
+«Et ce fut tout.
+
+«J'étais si pauvre, que je vendis tout ce que je possédais, excepté ce
+que j'avais sur le dos, afin d'avoir Jaggers pour moi.
+
+«Quand on nous amena au banc des accusés, je remarquai tout d'abord
+combien Compeyson avait bonne tournure et l'air d'un gentleman, avec ses
+cheveux frisés et ses habits noirs et son mouchoir blanc, et combien,
+moi, j'avais l'air d'un misérable tout à fait vulgaire.
+
+«Quand on lut l'acte d'accusation, et qu'on chercha à prouver notre
+culpabilité, je remarquai combien on pesait lourdement sur moi et
+légèrement sur lui.
+
+«Quand les témoins furent appelés, je remarquai comment on pouvait jurer
+que c'était toujours moi qui m'étais présenté--comment c'était toujours
+à moi que l'argent avait été payé--comment c'était toujours moi qui
+semblais avoir fait la chose et profité du gain.
+
+«Mais quand ce fut le tour de la défense, je vis plus distinctement
+encore quel était le plan de Compeyson; car son avocat avait dit:
+
+«--Milord et Messieurs, vous avez devant vous, côte à côte sur le même
+banc, deux individus que vous ne devez pas confondre: l'un, le plus
+jeune, bien élevé, dont on parlera comme il convient; l'autre, mal
+élevé, auquel on parlera comme il convient. L'un, le plus jeune, qu'on
+voit rarement apparaître dans les affaires de la cause, si jamais on l'y
+voit, est seulement soupçonné; l'autre, le plus âgé, qu'on voit toujours
+agir dans ces mêmes affaires, mène le crime au logis. Pouvez-vous
+balancer, s'il n'y a qu'un coupable dans cette affaire, à dire lequel ce
+doit être? et, s'il y en a deux, lequel est pire que l'autre?»
+
+«Et ainsi de suite, et quand on arriva aux antécédents, il se trouva que
+Compeyson avait été en pension, que ses camarades de pension étaient
+dans telle ou telle position; plusieurs témoins l'avaient connu au club
+et dans le monde, et n'avaient que de bons renseignements à donner sur
+lui.
+
+«Quant à moi, j'étais en récidive et l'on m'avait vu constamment par
+voies et chemins, dans les maisons de correction et sous clef.
+
+«Quand vint le moment de parler aux juges, qui donc, sinon Compeyson,
+leur parla, en laissant retomber de temps en temps son visage dans son
+mouchoir blanc, et avec des vers dans son discours encore! Moi, je pus
+seulement dire:
+
+«--Messieurs, cet homme, qui est à côté de moi, est le plus fameux
+scélérat...»
+
+«Quand vint le verdict, ce fut pour Compeyson qu'on réclama
+l'indulgence, en conséquence de ses bons antécédents, de la mauvaise
+compagnie qu'il avait fréquentée, et aussi en considération de toutes
+les informations qu'il avait données contre moi.
+
+«Moi je n'entendis d'autre mot que le mot: _coupable!_
+
+«Et quand je dis à Compeyson:
+
+«--Une fois sorti du tribunal, je t'écraserai le visage, misérable!»
+
+«Ce fut Compeyson qui demanda protection au juge et l'on mit deux
+geôliers entre nous.
+
+«Il en eut pour sept ans, et moi pour quatorze, et encore le juge, en le
+condamnant, ajouta qu'il le regrettait, parce qu'il aurait pu bien
+tourner.
+
+«Quant à moi, le juge voyait bien que j'étais un vieux pécheur, aux
+passions violentes, ayant tout ce qu'il fallait pour devenir pire...»
+
+Provis était petit à petit arrivé à un grand état de surexcitation; mais
+il se retint, poussa deux ou trois soupirs, avala sa salive un nombre de
+fois égal, et, étendant vers moi sa main comme pour me rassurer:
+
+«Je ne vais pas me montrer petit, cher enfant,» dit-il.
+
+Il s'était échauffé à tel point, qu'il tira son mouchoir et s'essuya la
+figure, la tête, le cou et les mains avant de pouvoir continuer.
+
+«Je dis à Compeyson que je jurais de lui écraser le visage, et je
+m'écriai:
+
+«--Que Dieu écrase le mien, si je ne le fais pas!»
+
+«Nous étions tous deux sur le même ponton, mais je ne pus l'approcher de
+longtemps, malgré tous mes efforts. Enfin, j'arrivai derrière lui, et je
+lui frappai sur l'épaule pour le faire retourner et le souffleter; on
+nous aperçut et on me saisit. Le cachot noir du ponton n'était pas des
+plus solides pour un habitué des cachots, qui savait nager et plonger.
+Je gagnai le rivage, et me cachai au milieu des tombeaux, enviant ceux
+qui y étaient couchés. C'est alors que je vous vis pour la première
+fois, mon cher enfant!»
+
+Il me regardait d'un oeil affectueux, qui le rendait encore plus
+horrible à mes yeux, quoique j'eusse ressenti une grande pitié pour lui.
+
+«C'est par vous, mon cher enfant, que j'appris que Compeyson se trouvait
+aussi dans les marais. Sur mon âme, je crois presque qu'il s'était sauvé
+par frayeur et pour s'éloigner de moi, ignorant que c'était moi qui
+avais gagné le rivage. Je le poursuivis, je le souffletai.
+
+«--Et maintenant, lui dis-je, comme il ne peut rien m'arriver de pire,
+et que je ne crains rien pour moi-même, je vais vous ramener au ponton.»
+
+«Et je l'aurais traîné par les cheveux, en nageant, si j'en avais eu le
+temps, et certainement, je l'aurais ramené à bord sans les soldats, qui
+nous arrêtèrent tous les deux.
+
+«Malgré tout, il finit par s'en tirer; il avait de si bons antécédents!
+Il ne s'était évadé que rendu à moitié fou par moi et par mes mauvais
+traitements. Il fut puni légèrement; moi, je fus mis aux fers; puis on
+me ramena devant le tribunal, et je fus condamné à vie. Je n'ai pas
+attendu la fin de ma peine, mon cher enfant, et vous, le camarade de
+Pip, puisque me voici.»
+
+Il s'essuya encore, comme il l'avait fait auparavant, puis il tira
+lentement de sa poche son paquet de tabac; il ôta sa pipe de sa
+boutonnière, la remplit lentement, et se mit à fumer.
+
+«Il est mort? demandai-je après un moment de silence.
+
+--Qui cela, mon cher enfant?
+
+--Compeyson.
+
+--Il espère que je le suis, s'il est vivant, soyez-en sûr, dit-il avec
+un regard féroce. Je n'ai plus jamais entendu parler de lui.»
+
+Pendant ce temps, Herbert avait écrit quelques mots au crayon sur
+l'intérieur de la couverture d'un livre.
+
+Il me passa doucement le livre, pendant que Provis fumait sa pipe, les
+yeux tournés vers le feu, et je lus:
+
+«LE JEUNE HAVISHAM S'APPELAIT ARTHUR; COMPEYSON EST L'HOMME QUI A
+PRÉTENDU AIMER MISS HAVISHAM.»
+
+Je fermai le livre en faisant un léger signe de tête à Herbert, et je
+mis le livre de côté; et sans rien dire, ni l'un ni l'autre, nous
+regardâmes tous les deux Provis, pendant qu'il fumait sa pipe auprès du
+feu.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+
+Pourquoi m'arrêtais-je pour chercher combien, parmi les craintes
+suscitées par Provis, il y en avait qui se rapportaient à Estelle?
+Pourquoi ralentirais-je ma course pour comparer l'état d'esprit dans
+lequel j'étais lorsque j'ai essayé de me débarrasser de la souillure de
+la prison avant de la rencontrer au bureau des voitures, avec l'état
+d'esprit dans lequel j'étais alors en réfléchissant à l'abîme qu'il y
+avait entre Estelle, dans tout l'orgueil de sa beauté, et le forçat
+évadé que je cachais. La route n'en serait pas plus douce, le but n'en
+serait pas meilleur; il ne serait pas plus vite atteint, ni moi moins
+exténué.
+
+Le récit de Provis avait fait naître une nouvelle crainte dans mon
+esprit, ou plutôt il avait donné une forme et une direction plus
+précises à la crainte qu'il y avait déjà. Si Compeyson était vivant et
+découvrait que Provis était de retour, la conséquence n'était pas
+douteuse pour moi. Que Compeyson eût une crainte mortelle de lui,
+personne ne pouvait le savoir mieux que moi, et l'on avait peine à
+s'imaginer qu'un homme comme celui qu'il nous avait dépeint hésiterait à
+se débarrasser d'un ennemi redouté par le moyen le plus sûr,
+c'est-à-dire en se faisant son dénonciateur.
+
+Je n'avais jamais soufflé ni ne voulais jamais souffler un mot d'Estelle
+à Provis; du moins, j'en prenais la résolution: mais je dis à Herbert
+qu'avant de partir, je croyais devoir aller voir miss Havisham et
+Estelle. Cette idée me vint quand nous nous retrouvâmes seuls, le soir
+du jour où Provis nous avait raconté son histoire. Je résolus d'aller à
+Richmond le lendemain, et j'y allai.
+
+Quand j'arrivai chez Mrs Brandley, la femme de chambre d'Estelle vint me
+dire qu'Estelle était allée à la campagne.
+
+«Où?
+
+--À Satis House, comme de coutume.
+
+--Non pas comme de coutume, dis-je, car elle n'y est jamais allée sans
+moi. Quand doit-elle revenir?»
+
+Il y avait dans la réponse qu'on me fit un air de réserve qui augmenta
+ma perplexité. Cette réponse fut que la femme de chambre croyait
+qu'Estelle ne reviendrait que pour peu de temps. Je ne pouvais rien
+tirer de cela, si ce n'est qu'on avait voulu que je n'en tirasse rien,
+et je rentrai chez moi dans un inconcevable état de contrariété.
+
+J'eus une autre consultation de nuit avec Herbert, après que Provis fut
+rentré chez lui (je le reconduisais toujours, et j'avais toujours soin
+de bien regarder autour de moi), et nous résolûmes de ne rien dire de
+mes projets de départ, jusqu'à mon retour de chez miss Havisham. En même
+temps, Herbert et moi nous devions réfléchir séparément à ce qu'il
+conviendrait le mieux de dire à Provis, pour le déterminer à quitter
+l'Angleterre avec moi. Ferions-nous semblant de craindre qu'il ne fût
+sous le coup d'une surveillance suspecte, ou moi, qui n'étais jamais
+sorti de notre pays, proposerais-je un voyage sur le continent? Nous
+savions tous les deux que je n'avais qu'à proposer et qu'il consentirait
+à tout ce que je voudrais, et nous étions pleinement convaincus que nous
+ne pouvions courir plus longtemps les chances de la situation présente.
+
+Le lendemain j'eus la bassesse de feindre que j'étais tenu, selon ma
+promesse, d'aller voir Joe; mais j'étais capable de toutes les bassesses
+envers Joe ou en son nom. Provis devait se montrer extrêmement prudent
+pendant mon absence, et Herbert devait se charger de veiller sur lui à
+ma place. Je ne devais rester absent qu'une seule nuit, et, à mon
+retour, je promettais de donner satisfaction à son impatience de me voir
+commencer sur une grande échelle la vie de gentleman. Il me vint même à
+l'idée, comme à Herbert, qu'il serait aisé de le déterminer à passer sur
+le continent, sous prétexte de faire des achats pour monter notre
+maison.
+
+Ayant ainsi déblayé le chemin pour mon expédition chez miss Havisham, je
+partis par la voiture du matin, avant le jour, et j'étais déjà en pleine
+campagne quand le soleil se leva, boitant et grelottant, enveloppé dans
+des lambeaux de nuages et des haillons de brouillard, comme un mendiant.
+Quand nous arrivâmes au _Cochon bleu_, après un trajet humide, qui
+rencontrai-je sous la porte, un cure-dent en main, regardant la voiture,
+sinon Bentley Drummle?
+
+De même qu'il faisait semblant de ne pas me voir, je fis semblant, moi
+aussi, de ne pas le reconnaître. C'était un bien pauvre semblant pour
+tous deux, d'autant plus pauvre que nous rentrâmes tous les deux dans
+l'auberge, où il venait de terminer son déjeuner et où je commandai le
+mien. Ce fut comme du poison pour moi de le trouver en ville, car je
+savais très bien pourquoi il était venu.
+
+Faisant semblant de lire un vieux journal graisseux, qui n'avait rien
+d'à moitié aussi lisible dans ses nouvelles locales que les nouvelles
+étrangères, sur les cafés, les conserves, les sauces à poisson, le
+beurre fondu et les vins dont il était couvert, comme s'il avait gagné
+la rougeole d'une manière tout à fait irrégulière, je m'assis à ma table
+pendant qu'il se tenait devant le feu. Par degrés, je vis une insulte
+grave dans sa persistance à rester devant le feu et je me levai,
+déterminé à me chauffer à ses côtés. Il me fallut passer ma main
+derrière ses jambes pour prendre le poker afin de tisonner le feu, mais
+j'eus encore l'air de ne pas le connaître.
+
+«Est-ce exprès? dit M. Drummle.
+
+Oh! dis-je, le poker en main, est-ce vous... est-ce possible?... Comment
+vous portez-vous? Je me demandais qui pouvait ainsi masquer le feu...»
+
+Sur ce, je me mis à tisonner avec ardeur. Après cela, je me plantai côte
+à côte de M. Drummle, les épaules rejetées en arrière et le dos au feu.
+
+«Vous venez d'arriver? dit M. Drummle en me poussant un peu avec son
+épaule.
+
+--Oui, dis-je en le poussant de la même manière.
+
+--Quel sale et vilain endroit! dit Drummle; n'est-ce pas votre pays?
+
+--Oui, répondis-je; on m'a dit qu'il ressemblait beaucoup à votre
+Shrosphire.
+
+--Pas le moins du monde,» dit Drummle.
+
+Alors M. Drummle regarda ses bottes, et je regardai les miennes; puis il
+regarda les miennes et je regardai les siennes.
+
+«Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? demandai-je, résolu à ne pas
+céder un pouce du feu.
+
+--Assez longtemps pour en être fatigué, répondit Drummle en faisant
+semblant de bâiller, mais également résolu à ne pas bouger.
+
+--Restez-vous longtemps ici?
+
+--Je ne puis vous dire, répondit Drummle. Et vous?
+
+--Je ne puis vous dire,» répondis-je.
+
+Je sentis en ce moment, au frémissement de mon sang, que si l'épaule de
+M. Drummle avait empiété d'une épaisseur de cheveu de plus sur ma place,
+je l'aurais jeté par la fenêtre. Je sentis en même temps que si mon
+épaule montrait une semblable prétention, M. Drummle m'aurait jeté par
+la première ouverture venue. Il se mit à siffler un peu, je fis comme
+lui.
+
+«N'y a-t-il pas une grande étendue de marais par là? dit Drummle.
+
+--Oui. Eh bien, après?» dis-je.
+
+M. Drummle me regarda, puis après il regarda mes bottes, puis enfin il
+dit:
+
+«Oh!»
+
+Et il se mit à rire.
+
+«Vous vous amusez, monsieur Drummle?
+
+--Non, dit-il, pas particulièrement; je vais faire une promenade à
+cheval, je veux explorer ces marais pour mon plaisir. Il y a dans les
+villages environnants, à ce qu'on m'a dit, de curieuses petites auberges
+et de jolies petites forges. Est-ce vrai? Garçon!
+
+--Monsieur?
+
+--Mon cheval est-il prêt?
+
+--Il est devant la porte, monsieur.
+
+--Écoutez-moi bien à présent: la dame ne montera pas à cheval
+aujourd'hui, le temps est trop mauvais.
+
+--Très bien, monsieur.
+
+--Et je ne rentrerai pas, parce que je dîne chez cette dame.
+
+--Très bien, monsieur.»
+
+Alors Drummle me regarda. Il y avait sur son grand visage en hure de
+brochet un air de triomphe insolent qui me fendit le coeur. Triste comme
+je l'étais, cela m'exaspéra au point que je me sentis porté à le prendre
+dans mes bras et à l'asseoir sur le feu.
+
+Une chose était évidente pour tous les deux: c'est que, jusqu'à ce qu'on
+vînt à notre secours, ni l'un ni l'autre ne pouvait quitter le feu. Nous
+étions donc devant le feu, épaule contre épaule, pied contre-pied, avec
+nos mains derrière le dos, sans bouger d'un pouce. Malgré le brouillard,
+le cheval se voyait en dehors de la porte. Mon déjeuner était sur la
+table; celui de Drummle était enlevé; le garçon m'invita à commencer; je
+fis un signe de tête, et tous deux nous restâmes à nos places.
+
+«Êtes-vous allé au Bocage depuis la dernière fois? dit Drummle.
+
+--Non, dis-je, j'ai eu bien assez des Pinsons la dernière fois que j'y
+suis allé.
+
+--Est-ce le jour où nous avons différé d'opinion?
+
+--Oui, répondis-je très sèchement.
+
+--Allons! allons! on vous a laissé assez tranquille, dit Drummle d'un
+ton moqueur; vous n'auriez pas dû vous laisser emporter.
+
+--M. Drummle, dis-je, vous n'êtes pas compétent pour donner un avis sur
+ce sujet. Quand je me laisse emporter (non pas que j'admette l'avoir
+fait à cette occasion), je ne lance pas de verres à la tête des gens.
+
+--Moi, j'en lance,» dit Drummle.
+
+Après l'avoir regardé deux ou trois fois, en examinant son état
+d'excitation et de fureur croissantes, je dis:
+
+«Monsieur Drummle, je n'ai pas cherché cette conversation, et je ne la
+trouve pas agréable.
+
+--Assurément, elle ne l'est pas, dit-il avec dédain et par-dessus son
+épaule, mais cela m'est absolument égal.
+
+--Et, en conséquence, continuai-je, avec votre permission, j'insinuerai
+que nous n'ayons à l'avenir aucune espèce de rapports.
+
+--C'est tout à fait mon opinion, dit Drummle, et c'est ce que j'aurais
+insinué moi-même ou plutôt fait sans insinuation; mais, ne perdez pas
+votre calme, n'avez-vous pas assez perdu sans cela?
+
+--Que voulez-vous dire, monsieur?
+
+--Garçon!» dit Drummle, en manière de réponse.
+
+Le garçon reparut.
+
+«Par ici!... écoutez et comprenez bien: la jeune dame ne sort pas
+aujourd'hui, et je dîne chez la jeune dame.
+
+--Parfaitement, monsieur.»
+
+Après que le garçon eût touché de la paume de sa main ma théière qui se
+refroidissait rapidement; qu'il m'eût regardé d'un air suppliant et
+qu'il eût quitté la pièce, Drummle, tout en ayant pris soin de ne pas
+bouger l'épaule qui me touchait, prit un cigare de sa poche, en mordit
+le bout, mais ne fit pas mine de bouger. Je bouillais, j'étouffais, je
+sentais que nous ne pourrions pas dire un seul mot de plus sans faire
+intervenir le nom d'Estelle, et que je ne pourrais supporter de le lui
+entendre prononcer. En conséquence, je tournai froidement les yeux de
+l'autre côté du mur, comme s'il n'y avait personne dans la chambre, et
+je me forçai au silence. Il est impossible de dire combien de temps nous
+aurions pu rester dans cette position ridicule, sans l'arrivée de trois
+fermiers aisés, amenés, je pense, par le garçon; ils entrèrent dans la
+salle en déboutonnant leurs paletots et en se frottant les mains, et
+comme ils s'avançaient vers le feu, nous fûmes obligés de leur céder la
+place.
+
+Je vis Drummle, par la fenêtre, saisir les rênes de son cheval et se
+mettre en selle, avec sa manière maladroite et brutale, en chancelant à
+droite, à gauche, en avant et en arrière. Je croyais qu'il était parti,
+quand il revint demander du feu pour le cigare qu'il tenait à la bouche,
+et qu'il avait oublié d'allumer. Un homme, dont les vêtements étaient
+couverts de poussière, apporta ce qu'il réclamait. Je ne pourrais pas
+dire d'où il sortait, était-ce de la cour intérieure, de la rue ou
+d'autre part? Et comme Drummle se penchait sur sa selle en allumant son
+cigare, en riant et en tournant la tête du côté des fenêtres de
+l'auberge, le balancement d'épaules et le désordre des cheveux de cet
+homme me fit souvenir d'Orlick.
+
+Trop complètement hors de moi pour m'inquiéter si c'était lui ou non ou
+pour toucher au déjeuner, je lavai ma figure et mes mains salies par le
+voyage, et je me rendis à la mémorable vieille maison, qu'il eût été
+beaucoup plus heureux pour moi de n'avoir jamais vue, et dans laquelle
+jamais je n'aurais dû entrer.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+
+Dans la chambre où était la table de toilette et où les bougies
+brûlaient accrochées à la muraille, je trouvai miss Havisham et Estelle.
+Miss Havisham, assise sur un sofa près du feu, et Estelle sur un coussin
+à ses pieds. Estelle tricotait et miss Havisham la regardait. Toutes
+deux levèrent les yeux quand j'entrai, et toutes deux remarquèrent du
+changement en moi. Je vis cela au regard qu'elles échangèrent.
+
+«Et quel vent, dit miss Havisham, vous pousse ici, Pip?»
+
+Bien qu'elle me regardât fixement, je vis qu'elle était quelque peu
+confuse. Estelle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les yeux sur
+nous, puis se remit à travailler. Je m'imaginai lire dans le mouvement
+de ses doigts, aussi clairement que si elle me l'eût dit dans l'alphabet
+des sourds-muets, qu'elle s'apercevait que j'avais découvert mon
+bienfaiteur.
+
+«Miss Havisham, dis-je, je suis allé à Richmond pour parler à Estelle,
+et, trouvant que le vent l'avait poussée ici, je l'ai suivie.»
+
+Miss Havisham me faisant signe pour la troisième ou quatrième fois de
+m'asseoir, je pris la chaise placée auprès de la table de toilette que
+j'avais vue si souvent occupée par elle. Avec toutes ces ruines à mes
+pieds et autour de moi, il me semblait que c'était bien en ce jour la
+place qui me convenait.
+
+«Ce que j'ai à dire à miss Estelle, miss Havisham, je le dirai devant
+vous dans quelques moments. Cela ne vous surprendra pas, cela ne vous
+déplaira pas. Je suis aussi malheureux que vous ayez jamais pu désirer
+me voir.»
+
+Miss Havisham continuait à me regarder fixement. Je voyais au mouvement
+des doigts d'Estelle pendant qu'ils travaillaient qu'elle était
+attentive à ce que je disais, mais elle ne levait pas les yeux.
+
+«J'ai découvert quel est mon protecteur. Ce n'est pas une heureuse
+découverte, et il n'est pas probable qu'elle élève jamais ni ma
+réputation, ni ma position, ni ma fortune, ou quoi que ce soit. Il y a
+des raisons qui m'empêchent d'en dire davantage: ce n'est pas mon
+secret, mais celui d'un autre.»
+
+Comme je gardais le silence pendant un moment, regardant Estelle et
+cherchant comment continuer, miss Havisham répéta:
+
+«Ce n'est pas votre secret, mais celui d'un autre, eh bien?...
+
+--Quand pour la première fois vous m'avez fait venir ici, miss Havisham,
+quand j'appartenais au village là-bas, que je voudrais bien n'avoir
+jamais quitté, je suppose que je vins réellement ici comme tout autre
+enfant aurait pu y venir, comme une espèce de domestique, pour
+satisfaire vos caprices et en être payé.
+
+--Ah! Pip! répliqua miss Havisham en secouant la tête avec calme, vous
+croyez....
+
+--Est-ce que M. Jaggers?...
+
+--M. Jaggers, dit miss Havisham en me répondant d'une voix ferme,
+n'avait rien à faire là-dedans et n'en savait rien. S'il est mon avoué
+et s'il est celui de votre bienfaiteur, c'est une coïncidence. Il a de
+semblables relations avec un assez grand nombre de personnes, et cela a
+pu arriver naturellement; mais, n'importe comment cette coïncidence est
+arrivée, soyez convaincu qu'elle n'a été amenée par personne.»
+
+Tout le monde aurait pu voir dans son visage hagard qu'il n'y avait
+jusqu'ici ni subterfuge ni dissimulation dans ce qu'elle venait de dire.
+
+«Mais lorsque je suis tombé dans l'erreur où je suis resté si longtemps,
+du moins vous m'y avez entretenu? dis-je.
+
+--Oui, répondit-elle en faisant encore un signe, je vous ai laissé
+aller.
+
+--Était-ce de la bonté?
+
+--Qui suis-je? s'écria miss Havisham en frappant sa canne sur le
+plancher et se laissant emporter par une colère si subite qu'Estelle
+leva sur elle des yeux surpris, qui suis-je, pour l'amour de Dieu, pour
+avoir de la bonté?»
+
+J'avais élevé une bien faible plainte et je n'avais même pas eu
+l'intention de le faire. Je le lui dis lorsqu'elle se rassit plus calme
+après cet éclat.
+
+«Eh bien!... eh bien!... eh bien!... dit-elle, après?...
+
+--J'ai été généreusement payé ici pour mes anciens services, dis-je pour
+la calmer, en étant mis en apprentissage, et je n'ai fait ces questions
+que pour me renseigner personnellement. Ce qui suit a un but différent,
+et, je l'espère, plus désintéressé. En entretenant mon erreur, miss
+Havisham, vous avez voulu punir et contrarier--peut-être sauriez-vous
+trouver mieux que moi les termes qui pourraient exprimer votre intention
+sans vous offenser--vos égoïstes parents.
+
+--Je l'ai fait, dit-elle, mais ils l'ont voulu, et vous aussi. Quelle a
+été mon histoire pour que je me donne la peine de les avertir ou de les
+supplier, eux ou vous, pour qu'il en soit autrement? Vous vous êtes
+tendu vos propres pièges, et ce n'est pas moi qui les ai tendus...»
+
+Après avoir attendu qu'elle redevînt calme, car ses paroles éclataient
+en cascades sauvages et inattendues, je continuai:
+
+«J'ai été jeté dans une famille de vos parents, miss Havisham, et je
+suis resté constamment au milieu d'eux depuis mon arrivée à Londres. Je
+sais qu'ils ont été de bonne foi et trompés sur mon compte comme je l'ai
+été moi-même, et je serais faux et bas si je ne vous disais pas, que
+cela vous soit agréable ou non, que vous faites sérieusement injure à M.
+Mathieu Pocket et à son fils Herbert si vous supposez qu'ils sont autre
+chose que généreux, droits, ouverts, et incapables de quoi que ce soit
+de vil ou de lâche.
+
+--Ce sont vos amis? dit miss Havisham.
+
+--Ils se sont faits mes amis, dis-je, quand ils supposaient que j'avais
+pris leur place et quand Sarah Pocket, miss Georgina et mistress Camille
+n'étaient pas mes amis, je pense.»
+
+Le contraste de mes amis avec le reste de sa famille semblait, j'étais
+bien aise de le voir, les mettre bien avec elle. Elle me regarda avec
+des yeux perçants pendant un moment, puis elle dit avec calme:
+
+«Que demandez-vous pour eux?
+
+--Rien, dis-je, si ce n'est que vous ne les confondiez pas avec les
+autres. Il se peut qu'ils soient du même sang, mais, croyez-moi, ils ne
+sont pas de la même nature.»
+
+Miss Havisham répéta, en continuant à me regarder avec avidité:
+
+«Que demandez-vous pour eux?
+
+--Je ne suis pas assez rusé, vous le voyez, répondis-je sentant bien que
+je rougissais un peu, pour pouvoir vous cacher, quand bien même je le
+désirerais, que j'ai quelque chose à vous demander, miss Havisham: si
+vous pouviez disposer de quelque argent pour rendre à mon ami Herbert un
+service pour le reste de ses jours... mais ce service, par sa nature,
+doit être rendu sans qu'il s'en doute, je vous dirai comment.
+
+--Pourquoi faut-il que cela se fasse sans qu'il s'en doute?
+demanda-t-elle en appuyant sa main sur sa canne afin de me regarder plus
+attentivement.
+
+--Parce que, dis-je, j'ai commencé moi-même à lui rendre service il y a
+plus de deux ans sans qu'il le sache, et que je ne veux pas être trahi.
+Par quelles raisons suis-je incapable de continuer? Je ne puis vous le
+dire. C'est une partie du secret d'un autre et non pas le mien.»
+
+Elle détourna peu à peu les yeux de moi et les porta sur le feu. Après
+l'avoir contemplé pendant un temps qui, dans le silence, à la lumière
+des bougies qui brûlaient lentement, me parut bien long, elle fut
+réveillée par l'écroulement de quelques charbons enflammés, et regarda
+de nouveau de mon côté, d'abord d'une manière vague, puis avec une
+attention graduellement concentrée. Pendant tout ce temps Estelle
+tricotait toujours. Quand miss Havisham eut arrêté son attention sur
+moi, elle dit, en parlant comme s'il n'y avait pas eu d'interruption
+dans notre conversation:
+
+«Ensuite?...
+
+--Estelle, dis-je en me tournant vers elle en essayant de maîtriser ma
+voix tremblante, vous savez que je vous aime, vous savez que je vous
+aime depuis longtemps, et que je vous aime tendrement...»
+
+Ainsi interpellée, Estelle leva les yeux sur mon visage, et ses doigts
+continuèrent leur travail, et elle me regarda sans changer de
+contenance. Je vis que miss Havisham portait les yeux tantôt de moi à
+elle, tantôt d'elle à moi.
+
+«J'aurais dit cela plus tôt sans ma longue erreur. Cette erreur m'avait
+fait espérer que miss Havisham nous destinait l'un à l'autre, et,
+pensant que vous ne pouviez rien y faire vous-même, quelles que fussent
+vos intentions, je me suis retenu de le dire, mais je dois l'avouer
+maintenant.»
+
+Sans rien perdre de sa contenance impassible et ses doigts allant
+toujours, Estelle secoua la tête.
+
+«Je sais, dis-je en réponse à ce mouvement, je sais que je n'ai pas
+l'espoir de pouvoir jamais vous appeler ma femme, Estelle. J'ignore ce
+que je vais devenir, combien malheureux je serai, où j'irai. Cependant,
+je vous aime, je vous ai aimée depuis la première fois que je vous ai
+vue dans cette maison.»
+
+En me regardant, parfaitement impassible et les doigts toujours occupés,
+elle secoua de nouveau la tête. Je repris:
+
+«Il eût été bien cruel, horriblement cruel à miss Havisham de jouer avec
+la sensibilité et la candeur d'un pauvre garçon, de me torturer pendant
+toutes ces années dans un vain espoir et pour un but inutile si elle
+avait songé à la gravité de ce qu'elle faisait; mais je pense qu'elle
+n'en avait pas conscience. Je crois qu'en endurant ses propres
+souffrances elle a oublié les miennes, Estelle.»
+
+Je vis miss Havisham porter la main à son coeur et l'y retenir pendant
+qu'elle continuait à me regarder, ainsi qu'Estelle, tour à tour.
+
+«Il me semble, dit Estelle avec un grand calme, qu'il y a des
+sentiments, des fantaisies, je ne sais pas comment les appeler, que je
+suis incapable de comprendre. Quand vous dites que vous m'aimez, je sais
+ce que vous voulez dire quant à la formation des mots, mais rien de
+plus. Vous ne dites rien à mon coeur... vous ne touchez rien là... Je
+m'inquiète peu de ce que vous pouvez dire... j'ai essayé de vous en
+avertir.... Dites, ne l'ai-je pas fait?
+
+--Oui, répondis-je d'un ton lamentable.
+
+--Oui, mais vous n'avez pas voulu vous tenir pour averti, car vous avez
+cru que je ne le pensais pas. Ne l'avez-vous pas cru?
+
+--J'ai cru et espéré que vous ne le pensiez pas, vous si jeune, si peu
+éprouvée et si belle, Estelle. Assurément ce n'est pas dans la nature.
+
+--C'est dans _ma_ nature, répondit-elle; puis elle ajouta en appuyant
+sur les mots: C'est dans mon for intérieur. Je fais une grande
+différence entre vous et les autres en vous en disant autant. Je ne puis
+faire davantage.
+
+--N'est-il pas vrai, dis-je, que Bentley Drummle est ici en ville et
+qu'il vous recherche?
+
+--C'est parfaitement vrai, répondit-elle en parlant de lui avec
+l'indifférence du plus entier mépris.
+
+--N'est-il pas vrai que vous l'encouragez, que vous sortez à cheval avec
+lui, et qu'il dîne avec vous aujourd'hui même?»
+
+Elle parut un peu surprise de voir que je connaissais tous ces détails,
+mais elle répondit encore:
+
+«C'est parfaitement vrai!
+
+--Vous pouvez l'aimer, Estelle!»
+
+Ses doigts s'arrêtèrent pour la première fois quand elle répliqua avec
+un peu de colère:
+
+«Que vous ai-je dit? Croyez-vous encore après cela que je ne sois pas
+telle que je le dis?
+
+--Vous ne l'épouserez jamais Estelle?»
+
+Elle se tourna vers miss Havisham et réfléchit un instant en tenant son
+ouvrage dans ses mains, puis elle dit:
+
+«Pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité? On va me marier avec lui.»
+
+Je laissai tomber ma tête dans mes mains; mais je pus me contenir mieux
+que je ne pouvais l'espérer, eu égard à la douleur que j'éprouvai en lui
+entendant prononcer ces paroles. Quand je relevai la tête, miss Havisham
+avait un air si horrible, que j'en fus impressionné, même dans le
+bouleversement extrême de ma douleur.
+
+«Estelle, chère, très chère Estelle, ne permettez pas à miss Havisham de
+vous précipiter dans cet abîme. Mettez-moi de côté pour toujours. Vous
+l'avez fait, je le sais bien, mais donnez votre main à quelque personne
+plus digne que Drummle. Miss Havisham vous donne à lui comme pour
+témoigner le plus profond mépris, et faire la plus grande injure qu'on
+puisse faire à tous les hommes beaucoup meilleurs qui vous admirent, et
+aux quelques-uns qui vous aiment vraiment. Parmi ces quelques-uns il
+peut y en avoir un qui vous aime aussi tendrement, bien qu'il ne vous
+ait pas aimé aussi longtemps que moi. Prenez-le et je le supporterai
+avec courage pour l'amour de vous!»
+
+Mon ardeur éveilla en elle un étonnement qui me fit supposer qu'elle
+était touchée de compassion, et que tout à coup j'étais devenu
+intelligible à son esprit.
+
+«Je vais, dit-elle encore d'un ton plus doux, l'épouser. On s'occupe des
+préparatifs de mon mariage, et je serai bientôt mariée. Pourquoi
+mêlez-vous ici injustement le nom de ma mère adoptive? C'est par ma
+propre volonté que tout se fait.
+
+--C'est par votre propre volonté, Estelle, que vous vous jetez dans les
+bras d'une brute?
+
+--Dans les bras de qui devrais-je me jeter? repartit-elle avec un
+sourire. Devrais-je me jeter dans les bras de l'homme qui sentirait le
+mieux (s'il y a des gens qui sentent de pareilles choses) que je n'ai
+rien pour lui?... Là!... c'en est fait, je ferai assez bien et mon mari
+aussi. Quant à me précipiter dans ce que vous appelez un abîme, miss
+Havisham voulait me faire attendre et ne pas me marier encore; mais je
+suis fatiguée de la vie que j'ai menée; elle n'a que très peu de charmes
+pour moi, et je suis d'avis d'en changer. N'en dites pas davantage. Nous
+ne nous comprendrons jamais l'un l'autre.
+
+--Une vile brute! une telle stupide brute! criai-je désespéré.
+
+--Ne craignez pas que je sois un ange pour lui, dit Estelle; je ne le
+serai pas. Allons, voici ma main. Séparons-nous là-dessus, enfant et
+homme romanesque.
+
+--Ô Estelle, répondis-je, pendant que mes larmes tombaient en abondance
+sur sa main, malgré tous mes efforts pour les retenir, quand même je
+resterais en Angleterre et que je pourrais me tenir la tête haute devant
+les autres, comment pourrais-je voir en vous la femme de Drummle!
+
+--Enfantillage!... enfantillage!... dit-elle, cela passera avec le
+temps.
+
+--Jamais, Estelle!
+
+--Vous ne penserez plus à moi dans une semaine.
+
+--Ne plus penser à vous! Vous faites partie de mon existence, partie de
+moi-même. Vous avez été dans chaque ligne que j'ai lue depuis la
+première fois que je suis venu ici, n'étant encore qu'un pauvre enfant
+bien grossier et bien vulgaire, dont, même alors, vous avez blessé le
+coeur. Vous avez été dans tous les rêves d'avenir que j'ai faits depuis.
+Sur la rivière, sur les voiles des vaisseaux, sur les marais, dans les
+nuages, dans la lumière, dans l'obscurité, dans le vent, dans la mer,
+dans les bois, dans les rues, vous avez été la personnification de
+toutes les fantaisies gracieuses que mon esprit ait jamais conçues. Les
+pierres avec lesquelles sont bâties les plus solides constructions de
+Londres ne sont pas plus réelles ou plus impossibles à déplacer par vos
+mains, que votre présence et votre influence l'ont été et le seront
+toujours pour moi, ici et partout. Estelle, jusqu'à la dernière heure de
+ma vie, il faut que vous restiez une partie de ma nature, une partie du
+peu de bien et une partie du mal qui est en moi. Mais pendant notre
+séparation, je vous associerai seulement au bien, et je vous y
+maintiendrai toujours fidèlement, car vous devez m'avoir fait beaucoup
+plus de bien que de mal. Quelle que soit la douleur aiguë que je
+ressente maintenant... oh! Dieu vous garde! Dieu vous pardonne!»
+
+Dans quelle angoisse de malheur j'arrachai de mon coeur ces paroles
+entrecoupées? je ne le sais. Elles montèrent à mes lèvres comme le sang
+d'une blessure interne. Je tins sa main sur mes lèvres pendant un
+moment, et je la quittai. Mais toujours dans la suite, je me suis
+souvenu, et bientôt après à plus forte raison, que, tandis qu'Estelle me
+regardait seulement avec un étonnement mêlé d'incrédulité, la figure de
+spectre de miss Havisham, dont la main couvrait encore son coeur,
+semblait trahir, dans un terrible regard, la pitié et le remords.
+
+Tout est dit, tout est fini! Tout était si bien dit et si bien fini,
+que, lorsque je franchis la porte, la lumière du jour paraissait d'une
+couleur plus sombre que lorsque j'étais entré. Pendant un instant, je me
+cachai parmi les ruelles et les passages, et ensuite je partis pour
+faire à pied toute la route jusqu'à Londres. Car j'avais à ce moment
+tellement repris mes esprits, que je réfléchis que je ne pouvais pas
+retourner à l'hôtel et y voir Drummle; que je ne pourrais pas supporter
+d'être assis dans la voiture et m'entendre adresser la parole; que je ne
+pouvais rien faire de mieux pour moi-même que de me fatiguer.
+
+Il était plus de minuit quand je traversai le pont de Londres. Passant
+par les étroits labyrinthes des rues qui, à cette époque, longeaient à
+l'ouest la rive du fleuve qui faisait partie du comté de Middlesex, mon
+plus court chemin pour gagner le Temple était de suivre la rivière par
+Whitefriars. On ne m'attendait que le lendemain, mais j'avais mes clefs,
+et si Herbert était couché, je pouvais gagner mon lit sans le déranger.
+
+Comme il arrivait rarement que j'entrasse par la porte de Whitefriars,
+quand le Temple était fermé, et que j'étais très crotté et très fatigué,
+je ne me formalisai pas, en voyant le portier m'examiner avec beaucoup
+d'attention en tenant la porte entr'ouverte pour me laisser passer. Pour
+aider sa mémoire je lui dis mon nom.
+
+«Je n'en étais pas bien certain, monsieur, mais je le pensais. Voici une
+lettre, monsieur; la personne qui l'a apportée a dit que vous soyez
+assez bon pour la lire à la lanterne.»
+
+Très surpris de cette recommandation, je pris la lettre. Elle était
+adressée à Philip Pip, Esquire, et au haut de l'enveloppe étaient ces
+mots:» VEUILLEZ LIRE CETTE LETTRE ICI MÊME.» Je l'ouvris, le portier
+m'éclairait, et je lus de la main de Wemmick:
+
+«NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS!»
+
+Toutes les fantaisies et les bruits de la nuit qui m'assiégeaient
+disaient le même refrain: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Cette phrase
+s'insinuait dans tout ce que je pensais, comme l'aurait fait une douleur
+physique. Il n'y avait pas longtemps, j'avais lu dans les journaux qu'un
+inconnu était venu aux Hummums dans la nuit, s'était mis au lit, s'était
+suicidé, et que le lendemain matin on l'avait trouvé baigné dans son
+sang. Il me vint dans l'idée que cet inconnu avait dû occuper cette même
+voûte, et je me levai pour m'assurer qu'il n'y avait pas de traces
+rouges. Alors j'ouvris la porte pour regarder dans les couloirs et me
+ranimer un peu à la vue d'une lumière lointaine, près de laquelle je
+savais que le garçon de service dormait. Mais pendant tout ce temps, je
+me demandais: «Pourquoi ne dois-je pas rentrer chez moi?... Que peut-il
+être arrivé à la maison?... Si j'y rentrais, y trouverais-je Provis en
+sûreté?...» Ces questions occupaient à tel point mon esprit, qu'on
+aurait pu supposer qu'il n'y avait plus de place pour d'autres
+réflexions. Même lorsque je pensais à Estelle, et à la manière dont nous
+nous étions quittés ce jour-là pour toujours, et quand je me rappelais
+les circonstances de notre séparation, et tous ses regards, et toutes
+ses intonations, et le mouvement de ses doigts pendant qu'elle
+tricotait, même alors j'étais poursuivi ici, là et partout par cet
+avertissement: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Quand à la fin je m'assoupis, à
+force d'épuisement d'esprit et de corps, cela devint un immense verbe
+imaginaire, qu'il me fallut conjuguer à l'impératif présent: Ne rentre
+pas chez toi; qu'il ne rentre pas chez lui; ne rentrons pas chez nous;
+qu'ils ne rentrent pas chez eux; et puis virtuellement: Je ne puis pas
+et je ne dois pas rentrer chez moi; je ne pouvais pas, ne voulais pas et
+ne devais pas rentrer chez moi, jusqu'à ce que je sentisse que j'allais
+devenir fou. Je me roulai sur l'oreiller et regardai les grands ronds
+fixes sur la muraille.
+
+J'avais recommandé que l'on m'éveillât à sept heures, car il était clair
+que je devais voir Wemmick avant tout autre personne, et également clair
+que c'était là une circonstance pour laquelle il ne fallait lui demander
+que ses sentiments de Walmorth. Ce fut pour moi un grand soulagement de
+sortir de la chambre où j'avais passé la nuit si misérablement, et il ne
+fut pas nécessaire de frapper deux fois à la porte pour me faire sauter
+de ce lit d'inquiétudes.
+
+À huit heures, j'étais en vue des murs du château. La petite servante
+entrait justement dans la forteresse avec deux petits pains chauds. Je
+passai la poterne et franchis le pont-levis, en même temps qu'elle.
+J'arrivai ainsi sans être annoncé, pendant que Wemmick préparait le thé
+pour lui et pour son père. Une porte ouverte m'offrait en perspective le
+vieux au lit.
+
+«Tiens! monsieur Pip, dit Wemmick, vous êtes donc revenu?
+
+--Oui, répondis-je, mais je ne suis pas rentré chez moi.
+
+--C'est très bien! dit-il en se frottant les mains, j'ai laissé un mot
+pour vous à chacune des portes du Temple, à tout hasard. Par quelle
+porte êtes-vous entré?»
+
+Je le lui dis:
+
+«J'irai à toutes les autres dans la journée, dit Wemmick, et je
+détruirai les lettres. C'est une bonne règle de ne jamais laisser de
+preuves écrites, quand on peut l'éviter, parce qu'on ne sait jamais si
+cela ne servira pas contre soi un jour. Je vais prendre une liberté avec
+vous. Vous est-il égal de faire cuire cette saucisse pour le vieux?»
+
+Je répondis que je serais enchanté de le faire.
+
+«Alors, vous pouvez aller à votre ouvrage, Mary Anne, dit Wemmick à la
+petite servante, ce qui nous laisse seuls, vous voyez, monsieur Pip,»
+ajouta-t-il en clignant de l'oeil pendant qu'elle s'éloignait.
+
+Je le remerciai de son amitié et de sa prudence, et nous continuâmes à
+causer à voix basse, pendant que je faisais griller la saucisse et qu'il
+beurrait la mie du petit pain de son père.
+
+«Maintenant, monsieur Pip, vous savez, nous nous comprenons. Nous sommes
+dans nos capacités personnelles et privées, et ce n'est pas
+d'aujourd'hui que nous sommes engagés dans une transaction
+confidentielle. Les sentiments officiels sont une chose; mais nous
+sommes extra-officiels pour le moment.»
+
+Je fis un signe d'assentiment cordial. J'étais tellement surexcité, que
+j'avais déjà enflammé la saucisse du vieux comme une torche et que
+j'avais été obligé de l'éteindre.
+
+«J'ai accidentellement appris hier matin, me trouvant dans un certain
+lieu, où je vous ai conduit une fois... même entre vous et moi, il vaut
+mieux ne pas dire les noms, quand on peut l'éviter....
+
+--Beaucoup mieux, dis-je; je vous comprends.
+
+--J'ai appris là, par hasard, hier matin, dit Wemmick, qu'une certaine
+personne, qui n'est pas entièrement étrangère aux colonies et qui n'est
+pas non plus dénuée d'un certain avoir... je ne sais pas qui cela peut
+être réellement, nous ne nommerons pas cette personne....
+
+--C'est inutile, dis-je.
+
+--...avait fait quelques petits tours dans certaine partie du monde où
+vont bien des gens, pas toujours pour satisfaire leurs inclinations
+personnelles, et qui n'est pas tout à fait sans rapports avec les
+dépenses du gouvernement.»
+
+En regardant sa figure je fis un véritable feu d'artifice de la saucisse
+du vieux, et cela apporta une grande distraction dans mon attention et
+dans celle de Wemmick. Je lui fis mes excuses.
+
+«Cette personne disparaissant de cet endroit, et personne n'entendant
+plus parler d'elle dans les environs, dit Wemmick, on a formé des
+conjectures et soulevé des théories: j'ai aussi appris que vous aviez
+été surveillé dans votre appartement de la Cour du Jardin au Temple, et
+que vous pourriez l'être encore.
+
+--Par qui? dis-je.
+
+--Je ne voudrais pas entrer dans ces détails, dit Wemmick évasivement,
+cela pourrait empiéter sur ma responsabilité offi-cielle. J'ai appris
+cela comme j'ai appris bien d'autres choses curieuses en d'autres temps,
+dans le même lieu. Je ne vous dis pas cela sur des informations reçues,
+je l'ai entendu.»
+
+Il me prit des mains la fourchette à rôtir et la saucisse tout en
+parlant, et disposa convenablement sur un petit plateau le déjeuner de
+son père. Avant de le lui servir, il entra dans sa chambre avec une
+serviette propre, qu'il attacha sous le menton du vieillard. Il le
+souleva, mit son bonnet de nuit de côté, et lui donna un air tout à fait
+crâne. Ensuite il plaça son déjeuner devant lui avec grand soin, et dit:
+
+«C'est bien, n'est-ce pas, vieux père?»
+
+Ce à quoi le joyeux vieillard répondit:
+
+«Très bien! John, mon garçon, très bien!»
+
+Comme il paraissait tacitement entendu que le vieux n'était pas dans un
+état présentable, je pensais qu'en conséquence il fallait le regarder
+comme invisible, et je fis semblant d'ignorer complètement tout ce qui
+se passait.
+
+«Cette surveillance exercée sur moi dans mon appartement, surveillance
+que j'avais déjà eu quelque raison de soupçonner, dis-je à Wemmick quand
+il revint, est inséparable de la personne à laquelle vous avez fait
+allusion, n'est-ce pas?»
+
+Wemmick prit un air très sérieux:
+
+«Je ne puis pas vous assurer cela d'après ce que j'en sais. Je veux dire
+que je ne puis pas vous affirmer qu'il en a été ainsi d'abord; mais, ou
+cela est, ou sera, ou est en grand danger d'être.»
+
+Comme je voyais que sa position à la Petite Bretagne l'empêchait d'en
+dire davantage, et que je savais (et je lui en étais très reconnaissant)
+combien il sortait de sa voie ordinaire, en me disant ce qu'il me
+disait, je ne pus pas le presser; mais je lui dis, après un moment de
+méditation, que j'aimerais bien lui faire une question, le laissant juge
+d'y répondre ou de n'y pas répondre, comme il le voudrait, certain que
+j'étais que ce qu'il ferait serait bien. Il posa son déjeuner et
+croisant les bras et pinçant ses manches de chemise (il trouvait commode
+de rester chez lui sans habit), il me fit signe aussitôt de faire ma
+question.
+
+«Vous avez entendu parler d'un homme de mauvaise conduite, dont le vrai
+nom est Compeyson?»
+
+Il me répondit par un autre signe.
+
+«Vit-il encore?»
+
+Un autre signe.
+
+«Est-il à Londres?»
+
+Il me fit encore un signe, comprima excessivement sa boite aux lettres,
+me fit un dernier signe, et continua son déjeuner.
+
+«Maintenant, dit Wemmick, que les questions sont faites, ce qu'il dit
+avec emphase et répéta pour ma gouverne, j'arrive à ce que je fis après
+avoir entendu ce que j'avais entendu. Je me rendis à la Cour du Jardin
+pour vous trouver. Ne vous trouvant pas, je fus chez Clarricker, pour
+trouver M. Herbert.
+
+--Et vous l'avez trouvé? fis-je avec inquiétude.
+
+--Et je l'ai trouvé. Sans prononcer un seul nom, sans entrer dans aucun
+détail, je lui ai fait entendre que s'il avait connaissance qu'il y ait
+quelqu'un.... Tom, Jack, ou Richard dans votre appartement, ou dans le
+voisinage immédiat, il ferait mieux d'éloigner Tom, Jack, ou Richard,
+pendant que vous étiez absent.
+
+--Il a dû être bien embarrassé?
+
+--Bien embarrassé?... Pas le moins du monde, parce que je lui ai fait
+entendre qu'il n'était pas prudent d'essayer de trop éloigner Tom, Jack,
+ou Richard, pour le présent. Monsieur Pip, je vais vous dire quelque
+chose. Dans les circonstances présentes, il n'y a rien de tel qu'une
+grande ville, quand une fois l'on y est. N'ouvrez pas trop tôt la porte,
+restez tranquille, laissez les choses se remettre un peu avant d'essayer
+d'ouvrir, même pour laisser entrer l'air du dehors.»
+
+Je le remerciai de ses bons avis, et je lui demandai ce qu'avait fait
+Herbert.
+
+«M. Herbert, dit Wemmick, après être resté immobile pendant une
+demi-heure, a trouvé un moyen. Il m'a confié sous le sceau du secret,
+qu'il recherchait une jeune dame, qui a, comme vous le savez sans doute,
+un père alité, lequel père ayant été quelque chose comme _purser_,
+couche dans un lit d'où il peut voir les vaisseaux monter et descendre
+le fleuve. Vous connaissez probablement cette jeune dame?...
+
+--Pas personnellement,» dis-je.
+
+La vérité est que la jeune dame en question avait vu en moi un camarade
+dépensier, qui ne pouvait que nuire à Herbert, et que, lorsque Herbert
+avait proposé de me présenter à elle, elle avait accueilli sa
+proposition avec un empressement si modéré, que Herbert avait été obligé
+de me confier l'état des choses, en me disant qu'il fallait laisser
+s'écouler quelque temps avant de faire sa connaissance. Quand j'avais
+entrepris de faire la carrière d'Herbert à son insu, j'avais supporté
+l'indifférence de sa fiancée avec une joyeuse philosophie. Lui et elle,
+de leur côté, n'avaient pas été très désireux d'introduire une troisième
+personne dans leurs entrevues, et, bien que j'eusse l'assurance de
+m'être depuis élevé dans l'estime de Clara, et que la jeune dame et moi
+échangions depuis quelque temps des messages et des souvenirs, par
+l'entremise d'Herbert, je ne l'avais néanmoins jamais vue. Quoi qu'il en
+soit, je ne fatiguais pas Wemmick avec ces détails.
+
+«M. Herbert me demanda, dit Wemmick, si la maison aux fenêtres cintrées
+qui se trouve à côté de la rivière, dans l'espace compris entre
+Limehouse et Greenwich, et qui est tenue, à ce qu'il paraît, par une
+très respectable veuve, qui a un des étages supérieurs à louer, ne
+pourrait pas, selon moi, servir de retraite momentanée à Tom, Jack, ou
+Richard? Je trouvai cela très convenable pour trois raisons que je vais
+vous donner: _primo_, c'est loin de votre quartier et loin de
+l'agglomération ordinaire des rues grandes ou petites; _secundo_, sans
+en approcher vous-même, vous pourriez toujours être à portée d'avoir de
+nouvelles de Tom, Jack ou Richard, par M. Herbert; _tertio_, après un
+certain temps, et quand cela sera prudent, si vous voulez glisser Tom,
+Jack, ou Richard à bord de quelque paquebot étranger, c'est tout près.»
+
+Réconforté par ces considérations, je remerciai Wemmick à plusieurs
+reprises, et je le priai de continuer.
+
+«Eh bien! monsieur, M. Herbert se jeta dans l'affaire avec une ferme
+volonté, et vers neuf heures, hier soir, il installait Tom, Jack, ou
+Richard, n'importe lequel, ni vous ni moi n'avons besoin de le savoir,
+dans la maison avec le plus grand succès. À l'ancien logement, on laissa
+entendre qu'il était appelé à Douvres; et de fait, il prit la route de
+Douvres, et fit un coude pour revenir. Maintenant, un autre grand
+avantage de tout cela, c'est que tout a été fait sans vous, et que si
+quelqu'un a épié vos mouvements, on saura que vous étiez loin, à
+plusieurs milles, et occupé de tout autre chose. Cela détournera les
+soupçons et les embrouillera, et c'est pour la même raison que je vous
+ai recommandé, quand même vous reviendriez hier soir, de ne pas rentrer
+chez vous. Cela apportera encore plus de confusion, c'est tout ce qu'il
+faut.»
+
+Wemmick ayant terminé son déjeuner, regarda sa montre et commença à
+mette son paletot.
+
+«Et maintenant, monsieur Pip, dit-il, les mains encore dans ses manches,
+j'ai probablement fait tout ce que je pouvais faire; mais si je puis
+faire davantage au point de vue de Walworth et dans ma capacité
+strictement personnelle et privée, je serai aise de le faire. Voici
+l'adresse. Il ne peut y avoir d'inconvénient à ce que vous alliez ce
+soir voir par vous-même que tout est bien pour Tom, Jack ou Richard,
+avant de rentrer chez vous. Mais quand une fois vous serez retourné chez
+vous, ce qui est une autre raison pour que vous n'y soyez pas rentré
+hier soir, ne revenez pas ici. Vous y êtes le bien venu, c'est certain,
+monsieur Pip...»
+
+Ses mains n'étaient pas encore tout à fait sorties des manches de son
+habit, je les pris et les secouai.
+
+«Et... laissez-moi finalement appuyer sur un point important pour vous.»
+
+En disant cela, il mit ses mains sur mes épaules, et il ajouta d'une
+voix basse et solennelle tout à la fois:
+
+«Tâchez ce soir de vous emparer de ses valeurs portatives; vous ne savez
+pas ce qui peut lui arriver.
+
+Ayez soin qu'il n'arrive rien à ses valeurs portatives.»
+
+Désespérant tout à fait de bien faire comprendre à Wemmick mes
+intentions sur ce point, je lui dis que j'essayerais.
+
+«Il est l'heure, dit Wemmick, et il faut que je parte. Si vous n'aviez
+rien de mieux à faire jusqu'à la nuit, voilà ce que je vous
+conseillerais de faire. Vous semblez très fatigué, et cela vous ferait
+beaucoup de bien de passer une journée tranquille avec le vieux; il va
+se lever tout à l'heure, et vous mangerez un petit morceau de... vous
+vous rappelez le cochon?...
+
+--Sans doute, dis-je.
+
+--Eh bien! un petit morceau de cette pauvre petite bête. Cette saucisse
+que vous avez grillée en était. C'était sous tous les rapports, un
+cochon de première qualité. Goûtez-le, quand ce ne serait que parce que
+c'est une vieille connaissance. Adieu, père! dit-il avec un air joyeux.
+
+--Adieu, John, adieu mon garçon!» cria le vieillard, de l'intérieur de
+la maison.
+
+Je m'endormis bientôt devant le feu de Wemmick, et le vieux et moi nous
+goûtâmes la société l'un de l'autre, en dormant plus ou moins pendant
+toute la journée. Nous eûmes pour dîner une queue de porc et des légumes
+récoltés sur la propriété, et je faisais des signes de tête au vieux,
+avec une bonne intention, toutes les fois que je manquais de le faire
+accidentellement. Quand il fit tout à fait nuit, je laissai le vieillard
+préparer le feu pour faire rôtir le pain, et je jugeai, au nombre de
+tasses à thé, aussi bien qu'aux regards qu'il lançait aux deux petites
+portes de la muraille, que miss Skiffins était attendue.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+
+Huit heures avaient sonné avant que je fusse arrivé à l'endroit où l'air
+commence à se parfumer de l'odeur des copeaux et de la sciure de bois
+provenant des chantiers de construction de bateaux, et des fabricants de
+mâts, de rames et de poulies qui se trouvent au bord de l'eau. Toute
+cette partie des rives du fleuve, en aval du pont, m'était inconnue, et
+quand je me trouvai près de la Tamise, je vis que l'endroit que je
+cherchais n'était pas où je l'avais supposé, et qu'il n'était rien moins
+que facile à trouver. On l'appelait le Moulin du Bord de l'Eau, près du
+Bassin aux Écus (Mill Pond Bank, Chinks's Basin), et je n'avais d'autre
+indication pour arriver près du Bassin au Écus, que de savoir qu'il se
+trouvait dans les environs de la Vieille Corderie de Cuivre Vert (Old
+Green Copper Rope Walk).
+
+Il est bien inutile de dire combien je vis de vaisseaux en réparation
+dans les bassins d'échouage, combien de vieilles carcasses de navires en
+train d'être démolies, quel amas de limon et d'autres lies, laissées par
+la marée; quels chantiers de construction et de démolition de bateaux;
+quelles ancres rouillées, mordant aveuglément dans la terre, quoique
+hors de service depuis des années; quel amas incommensurable de tonneaux
+et de madriers accumulés, et dans combien de champs de cordes, qui
+n'étaient pas la Vieille Corderie que je cherchais, je faillis maintes
+fois me perdre. Après avoir plusieurs fois touché à ma destination, et
+m'en être autant de fois éloigné, j'arrivai inopinément, par un détour,
+au Moulin du Bord de l'Eau. C'était une sorte de lieu assez frais, tout
+bien considéré, où le vent de la rivière avait assez de place pour se
+retourner, et où il y avait deux ou trois arches et un tronçon de vieux
+moulin en ruines; et puis il y avait la _Vieille Corderie_, dont je
+pouvais distinguer l'étroite et longue perspective au clair de lune, le
+long d'une série de poteaux en bois plantés en terre, qui ressemblaient
+à de vieux râteaux à glaner, et qui, en vieillissant, avaient perdu
+presque toutes leurs dents.
+
+Choisissant parmi les quelques habitations étranges qui entourent le
+Moulin du Bord de l'Eau, une maison à façade en bois à trois étages de
+fenêtres cintrées, pas à travées, ce qui n'est pas du tout la même
+chose, j'examinai la plaque de la porte, et j'y lus: Mrs WHIMPLE.
+C'était le nom que je cherchais. Je frappai, et une femme âgée, à l'air
+aimable et aisé, vint m'ouvrir. Elle fut immédiatement remplacée par
+Herbert, qui me conduisit en silence dans le parloir et ferma la porte.
+Il me semblait étrange de voir son visage, qui m'était familier, tout à
+fait chez lui dans ce quartier et dans cette chambre, qui m'étaient si
+peu familiers, et je me surpris le regardant, avec autant d'étonnement
+que je regardais le buffet du coin avec ses verres et ses porcelaines de
+Chine, les coquillages sur la cheminée et les gravures coloriées sur la
+muraille, représentant la mort du capitane Cook, le lancement d'un
+vaisseau, et Sa Majesté le roi George III en perruque de cocher en
+grande tenue, en culottes de peau et en bottes à revers, sur la terrasse
+de Windsor.
+
+«Tout va bien, Haendel, dit Herbert, et il est très content, quoique
+très désireux de vous voir. Ma chère Clara est avec son père; et, si
+vous voulez attendre jusqu'à ce qu'elle descende, je vous la
+présenterai; puis, ensuite, nous monterons là-haut.... C'est son père!»
+
+J'avais entendu un grognement plaintif au-dessus de ma tête, et
+probablement mon visage avait exprimé une muette interrogation.
+
+«Je crains que ce ne soit un triste et vieux routier, dit Herbert en
+souriant. Mais je ne l'ai jamais vu. Ne sentez-vous pas le rhum? Il ne
+le quitte pas.
+
+--Le rhum? dis-je.
+
+--Oui, repartit Herbert, et vous pouvez vous imaginer comment il calme
+sa goutte. Il persiste aussi à garder toutes les provisions là-haut dans
+sa chambre et à les distribuer. Il les entasse sur des planches
+au-dessus de sa tête, et il pèse tout; sa chambre doit avoir l'air de la
+boutique d'un épicier.»
+
+Pendant qu'il parlait ainsi, le grognement de tout à l'heure était
+devenu un rugissement prolongé, puis il s'éteignit.
+
+«Quelle autre conséquence pouvait-il en résulter, dit Herbert en manière
+d'explication, s'il a voulu couper le fromage? Un homme qui a la goutte
+dans la main droite, et partout ailleurs, peut-il s'attendre à trancher
+un double Gloucester sans se faire mal?»
+
+Il paraissait s'être fait très mal, car il fit entendre un autre
+rugissement, rugissement furieux cette fois-ci.
+
+«Avoir Provis pour locataire de l'étage supérieur est une véritable
+aubaine pour Mrs Whimple, dit Herbert, car il est certain qu'en général
+personne ne supporterait ce bruit. C'est une curieuse maison, Haendel,
+n'est-ce pas?»
+
+C'était une curieuse maison, en vérité, mais elle était remarquablement
+propre et bien tenue.
+
+«Mrs Whimple, dit Herbert, quand je lui fis cette remarque, est le
+modèle des ménagères, et je ne sais réellement pas ce que ferait ma
+Clara sans son aide maternelle, car Clara n'a plus sa mère, Haendel, ni
+aucun parent dans le monde, après le vieux _Gruff and Grim_[13].
+
+ [Note 13: _Gruff_, repoussant, rude, aigre; _Grim_, affreux, cruel,
+ renfrogné. Plaisanterie impossible à rendre et très habituelle en
+ anglais, où l'on donne aux individus des surnoms en rapport avec leur
+ caractère.]
+
+--Assurément ce n'est pas son nom, Herbert?
+
+--Non, non, dit Herbert, c'est le nom que je lui ai donné. Son nom est
+M. Barley. Mais quelle bénédiction pour le fils de mon père et de ma
+mère d'aimer une fille qui n'a pas de parents, et qui ne peut jamais se
+tracasser elle-même, ni tracasser les autres à propos de sa famille.»
+
+Herbert m'avait dit, dans une première occasion, et me rappela alors,
+qu'il avait d'abord connu miss Clara Barley quand elle terminait son
+éducation dans une pension d'Hammersmith, et que, lorsqu'elle avait été
+rappelée à la maison pour soigner son père, lui et elle avaient confié
+leur affection à la maternelle Mrs Whimple, par laquelle elle avait
+toujours été protégée depuis avec une bonté et une discrétion sans
+égales. Il était entendu que quoi que ce fût d'une nature tendre ne
+pouvait être confié au vieux Barley, par la raison qu'il n'entendait
+absolument rien aux sujets plus psychologiques que la goutte, le rhum et
+les fournitures de vivres.
+
+Pendant que nous causions ainsi à voix basse, et que le grognement
+soutenu du vieux Barley vibrait dans la poutre qui traversait le
+plafond, la porte du parloir s'ouvrit, et une très jolie fille, élancée,
+aux yeux bleus, âgée d'environ vingt ans, entra, tenant un panier à la
+main. Herbert la débarrassa tendrement du panier, et me la présenta en
+rougissant:
+
+«Clara,» me dit-il.
+
+C'était réellement une personne bien charmante, et elle aurait pu passer
+pour une fée captive que cet ogre brutal de vieux Barley avait forcée à
+le servir.
+
+«Tenez, dit Herbert, en me montrant le panier, avec un sourire tendre et
+compatissant; voici le souper de la pauvre Clara, qu'on lui sert tous
+les soirs. Voici sa ration de pain et sa tranche de fromage, et voici
+son rhum que je bois. Voici le déjeuner de M. Barley pour demain, il est
+tout prêt à cuire: deux côtelettes de mouton, trois pommes de terre, un
+peu de pois cassés, un peu de farine, deux onces de beurre, une pincée
+de sel et tout ce poivre noir. Tout cela est cuit ensemble et servi
+chaud. Qu'on me pende, si ce n'est pas une excellente chose pour la
+goutte!»
+
+Il y avait quelque chose de si naturel et de si charmant dans la manière
+résignée avec laquelle Clara regardait ces provisions une à une, à
+mesure que Herbert en faisait l'énumération, et quelque chose de si
+confiant, de si aimant et de si innocent dans la manière modeste avec
+laquelle elle s'abandonnait au bras d'Herbert, qui l'enlaçait, et
+quelque chose de si doux en elle, qui avait tant besoin de protection au
+Moulin du Bord de l'Eau, près du Bassin aux Écus et de la Vieille
+Corderie de Cuivre Vert, avec le vieux Barley grognant dans la poutre,
+que je n'aurais pas voulu défaire l'engagement qui existait entre elle
+et Herbert pour tout l'argent contenu dans le portefeuille que je
+n'avais jamais ouvert.
+
+Je la regardai avec plaisir et admiration, quand tout à coup le
+grognement redevint un rugissement, et on entendit à l'étage au-dessus
+un effroyable bruit, comme si un géant à jambe de bois essayait de
+percer le plafond pour venir à nous. Sur ce, Clara dit à Herbert:
+
+«Papa me demande, mon ami!»
+
+Et elle se sauva.
+
+«Voilà un vieux gueux que vous aurez de la peine à comprendre, dit
+Herbert. Que croyez-vous qu'il demande, Haendel?
+
+--Je ne sais pas, dis-je, quelque chose à boire.
+
+--C'est cela même! s'écria Herbert, comme si j'avais deviné quelque
+chose de très difficile. Il a son grog préparé dans un petit baril, sur
+sa table. Attendez un moment, et vous allez entendre Clara le soulever
+pour lui en faire prendre. Là! la voilà!»
+
+On entendit alors un autre rugissement, avec une secousse prolongée à la
+fin.
+
+«Maintenant, dit Herbert, le silence s'étant rétabli, il boit.... Puis
+le grognement ayant encore raisonné dans la poutre, il est recouché,»
+ajouta Herbert.
+
+Clara revint bientôt après, et Herbert m'accompagna en haut pour voir
+l'objet de nos soins. En passant devant la porte de M. Barley, nous
+l'entendîmes murmurer d'une voix enrouée, dans un ton qui s'élevait et
+s'abaissait comme le vent, le refrain suivant, dans lequel je substitue
+un bon souhait à quelque chose de tout à fait opposé.
+
+«Oh! soyez tous bénis!... Voici le vieux Bill Barley... le vieux Bill
+Barley.... Soyez tous bénis... Voici le vieux Bill Barley à plat sur le
+dos, mordieu!... couché à plat sur le dos, comme une vieille limande
+blessée. Voici votre vieux Bill Barley.... Soyez tous bénis... oh! soyez
+tous bénis!...»
+
+Herbert m'apprit que l'invisible Barley conversait avec lui-même jour et
+nuit, en manière de consolation, ayant souvent, quand il faisait jour,
+l'oeil sur un télescope, qui était ajusté sur son lit, pour lui
+permettre de surveiller le fleuve.
+
+Je trouvai Provis, confortablement installé dans ses deux petites
+chambres, en haut de la maison; elles étaient fraîches et bien aérées,
+et on y entendait beaucoup moins M. Barley qu'au-dessous. Il n'exprima
+nulle alarme, et parut n'en ressentir aucune qui valût la peine d'être
+mentionnée; mais je fus frappé de son adoucissement indéfinissable; je
+n'aurais pu dire alors comment ce changement s'était opéré, et dans la
+suite, quand je l'ai essayé, je n'ai jamais pu me rappeler comment cela
+avait pu se faire; mais c'était un fait certain.
+
+Les réflexions que m'avait permis de faire un jour de repos avaient eu
+pour résultat ma détermination bien arrêtée de ne rien lui dire à
+l'égard de Compeyson; car d'après ce que je savais, son animosité contre
+cet homme pouvait le conduire à le chercher, et à précipiter ainsi sa
+propre perte. En conséquence, quand Herbert et moi fûmes assis avec lui
+devant le feu, je lui demandai avant tout s'il s'en rapportait au
+jugement et aux sources d'information de Wemmick.
+
+«Ah! Ah! mon cher ami, répondit-il, avec un grave signe de tête, Jaggers
+le connaît.
+
+--Alors j'ai causé avec Wemmick, dis-je, et je suis venu pour vous dire
+quelle prudence il m'a recommandée et quels conseils il m'a donnés.»
+
+Je le fis exactement, avec la réserve que je viens de dire, et je lui
+appris comment Wemmick avait entendu dire à Newgate (était-ce des
+employés ou des prisonniers, je ne pouvais le dire) qu'il était sous le
+coup de soupçons, et que mon logement avait été surveillé, comment
+Wemmick avait recommandé qu'il restât caché pendant quelque temps, et
+que moi je restasse éloigné de lui, et ce que Wemmick avait dit à propos
+de son éloignement. J'ajoutai que, bien entendu, quand il serait temps,
+je partirais avec lui, ou que je le suivrais de près, selon ce qui
+paraîtrait plus prudent au jugement de Wemmick. Je ne touchai pas à ce
+qui devait suivre; car, en vérité, je n'étais pas du tout tranquille, et
+ce n'était pas très clair dans mon propre esprit, maintenant que je
+voyais Provis dans cette condition plus douce, et cependant dans un
+péril imminent, à cause de moi. Quant à changer ma manière de vivre, en
+augmentant mes dépenses, je lui demandai si dans les circonstances
+présentes, difficiles et peu viables, cela ne serait pas simplement
+ridicule, sinon pire.
+
+Il ne put nier ceci et même il se montra très raisonnable. Son retour
+était une entreprise très aventureuse; il l'avait toujours considérée
+ainsi, disait-il. Il ne ferait rien pour la rendre désespérée et il
+avait peu à craindre pour sa sûreté avec de si bons soutiens.
+
+Herbert, qui avait tenu les yeux fixés sur le feu en réfléchissant, dit
+alors:
+
+«D'après les suggestions de Wemmick, il m'est venu à l'idée une chose
+qui pourra être de quelque utilité. Nous sommes tous les deux bons
+canotiers, Haendel, et nous pourrions lui faire descendre nous-mêmes la
+rivière, quand le moment sera venu. De cette manière, il n'y aurait à
+louer ni bateau, ni bateliers, et cela nous épargnerait au moins le
+risque d'être soupçonnés; et tous risques sont bons à éviter. Sans nous
+inquiéter de la saison, ne pensez-vous pas que ce serait une bonne chose
+si vous commenciez dès à présent à avoir un bateau à l'escalier du
+Temple, et si vous preniez l'habitude de monter et de descendre la
+rivière de temps en temps? Une fois que vous en auriez pris l'habitude,
+personne n'y fera attention et ne s'en inquiètera. Faites-le vingt fois
+ou cinquante fois, et il n'y aura rien d'étonnant à ce que vous le
+fassiez une vingt et unième ou une cinquante et unième fois.»
+
+Ce plan me plut, et Provis en fut tout à fait enthousiasmé. Nous
+convînmes qu'il serait mis à exécution, et que Provis ne nous
+reconnaîtrait jamais, si nous venions à descendre au delà du pont, passé
+le Moulin du Bord de l'Eau. Mais nous décidâmes ensuite qu'il baisserait
+le store de la partie orientale de sa fenêtre toutes les fois qu'il nous
+verrait et que tout serait pour le mieux.
+
+Notre conférence étant alors terminée, et tout étant arrangé, je me
+levai pour partir, faisant observer à Herbert que lui et moi nous
+ferions mieux de ne pas rentrer ensemble, et que j'allais prendre une
+demi-heure d'avance sur lui.
+
+«Je n'aime pas à vous laisser ici, dis-je à Provis, bien que je ne doute
+pas que vous ne soyez plus en sûreté ici que près de moi. Adieu!
+
+--Cher enfant, répondit-il, en me serrant les mains, je ne sais pas
+quand nous nous reverrons et je n'aime pas le mot: adieu! dites-moi
+bonsoir!
+
+--Bonsoir! Herbert nous servira d'intermédiaire, et quand le moment
+arrivera, soyez certain que je serai prêt. Bonsoir! bonsoir!»
+
+Comme nous pensions qu'il valait mieux qu'il restât dans son
+appartement, nous le quittâmes sur le palier devant sa porte, tenant une
+lumière par-dessus la rampe pour nous éclairer. En me retournant vers
+lui, je pensais à la première nuit de son retour, où nos positions
+étaient renversées, et où je supposais peu que j'aurais jamais le coeur
+gros et inquiet en me séparant de lui, comme je l'avais en ce moment.
+
+Le vieux Barley grognait et jurait quand nous repassâmes devant sa
+porte; il paraissait n'avoir pas cessé, et n'avoir pas l'intention de
+cesser. Quand nous arrivâmes au pied de l'escalier, je demandai à
+Herbert si Provis avait conservé son nom. Il répondit que bien
+certainement non, et que le locataire était M. Campbell. Il m'expliqua
+aussi que tout ce qu'on savait en ce lieu de ce M. Campbell, c'était
+qu'on le lui avait recommandé, à lui Herbert, et qu'il avait un grand
+intérêt personnel à ce qu'on eût bien soin de lui, et qu'il vécut d'une
+vie retirée. Ainsi quand nous entrâmes dans le salon où Mrs Whimple et
+Clara travaillaient, je ne dis rien de l'intérêt que je portais à M.
+Campbell, mais je le gardai pour moi.
+
+Quand j'eus pris congé de la jolie et charmante fille aux yeux noirs, et
+de la bonne femme qui avait voué une honnête sympathie à une petite
+affaire d'amour véritable, je fus impressionné en remarquant combien la
+Vieille Corderie de Cuivre Vert était devenue un lieu tout à fait
+différent. Le vieux Barley pouvait être vieux comme les montagnes et
+jurer comme un régiment tout entier. Mais il y avait compensation de
+jeunesse, de foi et d'espérance dans le Bassin aux Écus, en quantité
+suffisante pour déborder. Je pensai ensuite à Estelle et à notre
+séparation, et je rentrai chez moi bien triste.
+
+Tout était aussi tranquille que jamais dans le Temple; les fenêtres des
+chambres récemment occupées par Provis, étaient sombres et tranquilles,
+et il n'y avait personne dans la Cour du Jardin. Je passai deux ou trois
+fois devant la fontaine, avant de descendre les marches qui me
+séparaient de mon appartement, mais j'étais tout à fait seul. Découragé
+et fatigué comme je l'étais, je m'étais couché aussitôt arrivé. En
+rentrant, Herbert vint près de mon lit et me fit le même rapport.
+Ouvrant ensuite une des fenêtres, il regarda dehors à la lueur du clair
+de lune, et me dit que le pavé était aussi solennellement solitaire que
+celui d'une cathédrale à la même heure.
+
+Le lendemain, je m'occupai à la recherche du bateau, et je ne fus pas
+long à trouver ce que je cherchais. J'amenai mon embarcation devant
+l'escalier du Temple, et l'attachai à un endroit où je pouvais
+l'atteindre en une ou deux minutes, puis je commençai à me promener
+dedans comme pour m'exercer, quelquefois seul, quelquefois avec Herbert.
+Je sortais souvent, malgré le froid, la pluie et le grésil, et quand je
+fus sorti ainsi un certain nombre de fois, personne ne fit plus
+attention à moi. Je me tins d'abord au-dessus du pont de Black-Friars,
+mais, à mesure que les heures de la marée changèrent, j'avançai vers le
+pont de Londres. C'était le vieux pont de Londres en ce temps-là, et à
+certaines marées, il y avait là un courant de marée et un remous qui lui
+donnaient une mauvaise réputation. La première fois que je passai le
+Moulin du Bord de l'Eau, Herbert et moi nous tenions une paire de rames,
+et, en allant comme en revenant, nous vîmes le store du côté de l'est se
+baisser. Herbert allait rarement moins de trois fois par semaine au
+Moulin, et jamais il ne m'apportait un mot de nouvelles qui fût le moins
+du monde alarmant. Cependant je savais qu'il y avait des motifs de
+s'alarmer, et je ne pouvais me débarrasser de l'idée que j'étais
+surveillé. Une fois cette idée adoptée, elle ne me quitta plus, et il
+serait difficile de calculer combien de personnes innocentes je
+soupçonnais de m'épier.
+
+En un mot, j'étais toujours rempli de craintes pour l'homme hardi qui se
+cachait. Herbert m'avait dit quelquefois qu'il trouvait du plaisir à se
+tenir à l'une de nos fenêtres quand la nuit était venue, et, quand la
+marée descendait, de penser qu'elle coulait avec tout ce qu'elle portait
+vers Clara. Mais je pensais avec horreur qu'elle coulait vers Magwitch,
+et que toute marque noire à sa surface pouvait être des gens à sa
+poursuite, s'en allant doucement, silencieusement, et sûrement pour
+l'arrêter.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+
+Quelques semaines se passèrent sans apporter aucun changement. Nous
+attendions Wemmick, et il ne donnait aucun signe de vie. Si je ne
+l'avais pas connu hors de la Petite Bretagne, et si je n'avais jamais
+joui du privilège d'être sur un pied d'intimité au château, j'aurais pu
+douter de lui, mais le connaissant comme je le connaissais, je n'en
+doutai pas un seul instant.
+
+Mes affaires positives prenaient un triste aspect, et plus d'un
+créancier me pressait pour de l'argent. Je commençais, moi-même, à
+connaître le besoin d'argent (je veux dire d'argent comptant dans ma
+poche), et j'atténuai ce besoin en vendant quelques objets de
+bijouterie, dont on se passe facilement; mais j'avais décidé que ce
+serait une action lâche de continuer à prendre de l'argent de mon
+bienfaiteur, dans l'état d'incertitude de pensées et de projets où
+j'étais. En conséquence, je lui renvoyai, par Herbert, le portefeuille
+intact, pour qu'il le gardât, et je sentis une sorte de
+satisfaction--était-elle réelle ou fausse? je le sais à peine--de
+n'avoir pas profité de sa générosité, depuis qu'il s'était révélé à moi.
+
+Comme le temps s'écoulait, l'idée qu'Estelle était mariée s'empara de
+moi. Craignant de la voir confirmée, bien que ce ne fût rien moins
+qu'une conviction, j'évitais de lire les journaux, et je priai Herbert
+(auquel j'avais confié cette circonstance, lors de notre dernière
+entrevue) de ne jamais m'en parler. Pourquoi gardais-je avec soin ce
+misérable et dernier lambeau de la robe de l'Espérance, déchirée et
+emportée par le vent? Pourquoi, vous qui lisez ceci, avez-vous commis la
+même inconséquence, l'an dernier, le mois dernier, la semaine dernière?
+
+C'était une vie malheureuse que celle que je menais, et son anxiété
+dominante dépassait toutes les autres anxiétés comme une haute montagne
+s'élève au-dessus d'une chaîne de montagnes, et ne disparaissait jamais
+de ma vue. Cependant aucune nouvelle cause de terreur ne s'élevait que
+je ne sautasse à bas de mon lit avec la nouvelle crainte qu'il était
+découvert, et que j'écoutasse avec anxiété les pas d'Herbert rentrant le
+soir de peur qu'il fût plus léger que de coutume et chargé de mauvaises
+nouvelles: malgré tout cela ou plutôt à cause de tout cela les choses
+allaient leur train. Condamné à l'inaction, à une inquiétude et à un
+doute continuels, je ramais çà et là dans mon bateau, et j'attendais...
+j'attendais... j'attendais... du mieux que je le pouvais.
+
+Il y avait des marées où, après avoir descendu la rivière, je ne pouvais
+remonter son remous furieux à l'endroit des arches et de l'éperon du
+vieux pont de Londres. Alors je laissais mon bateau à un wharf près de
+la Douane, pour qu'on l'amenât ensuite aux escaliers du Temple. Je le
+faisais assez volontiers, car cela servait à me faire connaître, ainsi
+que mon bateau, des gens de ce côté de l'eau. Cette circonstance
+insignifiante amena deux rencontres dont je vais dire quelques mots.
+
+Une après-midi, vers la fin du mois de février, j'abordai au wharf à la
+nuit tombante. J'étais descendu jusqu'à Greenwich avec la marée, et je
+remontais avec la marée. La journée avait été superbe, mais le
+brouillard s'était élevé après le coucher du soleil, et j'avais eu
+beaucoup de peine à me frayer un chemin parmi les navires. En
+descendant, comme en remontant, j'avais vu le signal à la fenêtre: tout
+allait bien.
+
+Comme la soirée était âpre, et que j'avais très froid, je pensais à me
+réconforter, en dînant tout de suite; et comme j'avais des heures de
+tristesse et de solitude devant moi avant de rentrer au Temple, je me
+promis, après le dîner d'aller au théâtre. Le théâtre où M. Wopsle avait
+remporté son incontestable triomphe était de ce côté de l'eau (il
+n'existe plus nulle part aujourd'hui), et c'est à ce théâtre que je
+résolus d'aller. Je savais que M. Wopsle n'avait pas réussi à faire
+revivre le drame, mais qu'il avait au contraire aidé à sa décadence. On
+l'avait vu annoncé modestement sur les affiches comme un nègre fidèle à
+côté d'une petite fille de noble naissance et d'un singe. Herbert
+l'avait vu remplir le rôle d'un Tartare rapace et facétieux, avec une
+tête rouge comme une brique et un chapeau impossible tout couvert de
+sonnettes.
+
+Je dînai à l'endroit qu'Herbert et moi nous appelions la gargote
+géographique, où il y avait une mappemonde sur les rebords des pots à
+bière et sur chaque demi-mètre de la nappe, et des cartes tracées avec
+le jus sur chaque couteau,--aujourd'hui, c'est à peine s'il y a une
+seule gargote dans le domaine du Lord Maire qui ne soit pas
+géographique,--et je passai le temps à faire des boulettes de mie de
+pain, à regarder les becs de gaz, et à cuire dans la chaude atmosphère
+des dîners. Bientôt je me levai pour me rendre au théâtre.
+
+Là je vis un vertueux maître d'équipage au service de Sa Majesté,
+excellent homme, bien que j'eusse pu lui désirer un pantalon moins serré
+dans certains endroits et plus serré dans d'autres, qui enfonçait tous
+les petits chapeaux des hommes sur leurs yeux, quoiqu'il fût très
+généreux et brave, et qu'il eût désiré que personne ne payât d'impôts,
+et qu'il fût très patriote. Ce maître d'équipage avait un sac d'argent
+dans sa poche, qui faisait l'effet d'un pudding dans son linge[14], et
+avec cet avoir, il épousait une jeune personne versée dans les
+fournitures de literie, au milieu de grandes réjouissances; toute la
+population de Portsmouth (au nombre de neuf au dernier recensement) se
+tournait vers la plage pour se frotter les mains, échanger des poignées
+de mains avec les autres et chanter à tue-tête: «_Remplissez nos verres!
+Remplissez nos verres!_» Un certain balayeur de navires, au teint foncé,
+qui ne voulait ni boire ni rien faire de ce qu'on lui proposait, et dont
+le coeur, disait ouvertement le maître d'équipage, devait être aussi
+noir que la figure, proposa à deux autres de ses camarades de mettre
+dans l'embarras tous ceux qui étaient là, ce qui fut si bien exécuté (la
+famille du balayeur ayant une influence politique considérable), qu'il
+fallut une demi-soirée pour arranger les choses, et alors tout fut mené
+par l'intermédiaire d'un petit épicier avec un chapeau blanc, des
+guêtres noires, un nez rouge, qui entra dans une horloge avec un gril à
+la main pour écouter, sortir et frapper par derrière avec son gril ceux
+qu'il ne pouvait pas convaincre de ce qu'il avait entendu. Ceci amena M.
+Wopsle (dont on n'avait pas encore entendu parler); il entra portant une
+étoile et une jarretière, comme grand plénipotentiaire envoyé par
+l'amirauté, pour dire que les balayeurs devaient aller en prison sur le
+champ, et qu'il apportait le pavillon anglais au maître d'équipage,
+comme un faible témoignage des services publics qu'il avait rendus. Le
+maître d'équipage, ému pour la première fois, essuya respectueusement
+son oeil avec le pavillon; puis, éclatant de joie, et s'adressant à M.
+Wopsle:
+
+«Avec la permission de Votre Honneur, dit-il, je sollicite
+l'autorisation de lui offrir la main.»
+
+ [Note 14: Les _puddings_ sérieux doivent cuire dans un torchon; une
+ serviette les modifie en mal, dit le _Cuisinier royal britannique_.]
+
+M. Wopsle le lui permit avec une dignité gracieuse et fut immédiatement
+conduit dans un coin poussiéreux, pendant que tout le monde dansait une
+gigue. C'est de ce coin, et en promenant sur le public un oeil mécontent
+qu'il m'aperçut.
+
+La seconde pièce était la dernière nouvelle grande pantomime de Noël,
+dans la première scène de laquelle je fus peiné de découvrir M. Wopsle.
+Il entra en scène en grands bas de laine rouge, avec un visage
+phosphorescent et une masse de franges écarlates en guise de cheveux.
+Puis le génie de l'Amour ayant besoin d'un aide, à cause de la brutalité
+paternelle d'un fermier ignorant, qui s'opposait au choix de sa fille,
+évoqua un enchanteur sentencieux et arrivant des Antipodes, quelque peu
+secoué, après un voyage apparemment rude. M. Wopsle parut dans ce
+nouveau rôle avec un chapeau pointu et un ouvrage de nécromancie en un
+volume sous le bras. Le but du voyage de cet enchanteur étant
+principalement d'écouter ce qu'on lui disait, ce qu'on lui chantait, ce
+qu'on lui criait, de voir ce qu'on lui dansait et lui montrait, avec des
+feux de diverses couleurs, il avait pas mal de temps à lui, et je
+remarquai, avec une grande surprise qu'il passait ce temps à regarder de
+mon côté, comme s'il se perdait en étonnement.
+
+Il y avait quelque chose de si remarquable dans l'état croissant de
+l'oeil de M. Wopsle, et tant de choses semblaient tourbillonner dans son
+esprit et y devenir confuses, que je n'y comprenais plus rien. J'y
+pensais encore en sortant du théâtre, une heure après, et en le trouvant
+qui m'attendait près de la porte.
+
+«Comment vous portez-vous? dis-je en lui donnant une poignée de mains,
+pendant que nous descendions dans la rue. Je me suis aperçu que vous me
+voyiez.
+
+--Si je vous voyais, monsieur Pip! répondit-il; mais oui, je vous
+voyais. Mais qui donc était là aussi?
+
+--Qui?
+
+--C'est étrange, dit M. Wopsle, retombant dans son regard perdu. Et
+cependant je jurerais que c'est lui.»
+
+Prenant l'alarme, je suppliai M. Wopsle de s'expliquer.
+
+«Je ne sais pas si je l'aurais remarqué d'abord, si vous n'eussiez pas
+été là, dit M. Wopsle, continuant du même ton vague; ce n'est pas
+certain, pourtant je le crois.»
+
+Involontairement, je regardai autour de moi, comme j'avais l'habitude de
+le faire, en rentrant au logis, car ces paroles mystérieuses me
+donnaient le frisson.
+
+«Oh! on ne peut plus le voir, dit M. Wopsle, il est sorti avant moi; je
+l'ai vu partir.»
+
+Avec les raisons que j'avais d'être méfiant, j'allai jusqu'à soupçonner
+ce pauvre acteur. J'entrevoyais un dessein de m'arracher quelque aveu
+par surprise. Je le regardai donc en marchant, mais je ne disais rien.
+
+«Je me figurais follement qu'il devait être avec vous, monsieur Pip,
+jusqu'à ce que je m'aperçusse que vous ne saviez pas qu'il était là,
+assis derrière vous comme un fantôme.»
+
+Mon premier frisson me reprit, mais j'étais résolu à ne pas parler
+encore, car j'étais tout à fait convaincu, d'après les paroles de
+Wopsle, qu'il devait avoir été choisi pour m'amener à parler de ce qui
+concernait Provis. J'étais, bien entendu, parfaitement assuré que Provis
+n'était pas là.
+
+«Je vois que je vous étonne, monsieur Pip, je le vois bien; mais c'est
+bien étrange. Vous aurez peine à croire ce que je vais vous dire; je
+pourrais à peine le croire moi-même, si vous me le disiez.
+
+--Vraiment! dis-je.
+
+--Non, vraiment, monsieur Pip. Vous vous souvenez d'un certain jour de
+Noël, alors que vous n'étiez encore qu'un enfant; je dînais chez
+Gargery, et des soldats vinrent frapper à la porte pour faire réparer
+une paire de menottes.
+
+--Je m'en souviens très bien.
+
+--Et vous vous souvenez qu'ils poursuivaient deux forçats; que nous y
+allâmes avec eux; que Gargery vous portait sur son dos, et que je me mis
+à la tête, et que vous vous teniez aussi près de moi que possible?
+
+--Je me souviens très bien de tout cela.»
+
+Mieux qu'il ne le croit, pensai-je, excepté ce dernier détail.
+
+«Et vous vous souvenez que nous les trouvâmes tous les deux dans un
+fossé, et qu'ils se battaient, et que l'un avait été rudement frappé et
+blessé au visage par l'autre?
+
+--Je les vois encore.
+
+--Et que les soldats allumèrent des torches et mirent les deux forçats
+au milieu d'eux, et que nous avons été les voir emmener au-delà des
+marais; que la lumière des torches éclairait leurs visages; j'insiste
+sur ce détail, que la lumière des torches éclairait leurs visages, parce
+que tout était nuit noire autour de nous.
+
+--Oui, dis-je, je me souviens de tout cela.
+
+--Eh bien! monsieur Pip, un de ces deux prisonniers était derrière vous
+ce soir; je le voyais par-dessus votre épaule.
+
+--Attention! pensai-je. Lequel des deux supposiez-vous que c'était? lui
+demandai-je.
+
+--Celui qui a été maltraité, répondit-il aussitôt; et je jurerais que je
+l'ai vu. Plus j'y pense, plus je suis certain que c'est lui.
+
+--C'est très curieux, dis-je en prenant le meilleur air que je pus pour
+lui faire croire que cela ne me faisait rien. C'est très curieux, en
+vérité!»
+
+Je ne puis exagérer l'inquiétude extraordinaire dans laquelle cette
+conversation me jeta, ni la terreur étrange que je ressentais en
+songeant que Compeyson avait été derrière moi comme un fantôme. Car s'il
+était sorti un moment de ma pensée depuis que Provis était en sûreté,
+c'était dans le moment même qu'il avait été le plus près de moi; et
+penser que je m'en doutais si peu, que j'étais si peu sur mes gardes
+après toutes les précautions que j'avais prises, c'était comme si, après
+avoir fermé une enfilade de cent portes pour l'éloigner, je l'eusse
+retrouvé à mon bras! Je ne pouvais pas douter non plus qu'il n'eût pas
+été là, et que si légère que fût une apparence de danger autour de nous,
+le danger était toujours proche et menaçant.
+
+Je demandai à M. Wopsle à quel moment l'homme était entré.
+
+«Je ne puis vous le dire. Je vous ai vu, et par-dessus votre épaule j'ai
+vu l'homme. Ce n'est qu'après l'avoir vu pendant quelque temps que j'ai
+commencé à le reconnaître; mais je l'ai tout de suite, vaguement,
+associé à vous, et j'ai su qu'il avait, d'une manière ou d'une autre,
+quelque rapport avec vous, au temps où vous habitiez notre village.
+
+--Comment était-il vêtu?
+
+--Convenablement, mais sans rien de particulier; en noir, à ce que je
+pense.
+
+--Son visage était-il défiguré?
+
+--Non, je ne crois pas.»
+
+Je ne le croyais pas non plus, bien que dans mon état de préoccupation
+je n'eusse pas fait beaucoup attention aux gens placés derrière moi; je
+pensais cependant qu'il était probable qu'un visage défiguré aurait
+attiré mon attention.
+
+Quand M. Wopsle m'eut fait part de tout ce qu'il pouvait se rappeler ou
+de tout ce que je pouvais lui arracher, et quand je lui eus offert un
+léger rafraîchissement, pour le remettre de ses fatigues de la soirée,
+nous nous séparâmes. Il était entre minuit et une heure quand j'arrivai
+au Temple, et les portes étaient fermées. Il n'y avait personne près de
+moi, ni sur ma route, ni quand j'arrivai à la maison.
+
+Herbert était rentré, et nous tînmes un conseil très sérieux auprès du
+feu. Mais il n'y avait rien à faire, si ce n'est de communiquer à
+Wemmick ce que j'avais découvert ce soir-là, et de lui rappeler que nous
+attendions sa décision. Comme je pensais que je pourrais le compromettre
+si j'allais trop souvent à son château, je lui fis cette communication
+par lettre. Je l'écrivis avant de me mettre au lit, et je sortis pour la
+mettre à la poste. Personne encore n'était derrière moi. Herbert et moi
+nous convînmes que nous n'avions rien à faire que d'être très prudents,
+et nous fûmes réellement très prudents, plus que prudents même si c'est
+possible; et pour ma part je n'approchais jamais du Bassin aux Écus,
+excepté quand j'y passais en bateau, et alors je ne regardais le Moulin
+du Bord de l'Eau que comme j'aurais regardé tout autre chose.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII.
+
+
+La seconde des deux rencontres dont j'ai parlé dans le chapitre
+précédent arriva une semaine environ après celle-ci. J'avais encore
+laissé mon bateau au wharf, en aval du pont. L'après-midi n'était pas
+encore avancée; je n'avais pas décidé où je dînerais; j'avais flâné dans
+Cheapside et j'y flânais encore, le plus inoccupé de tous ceux qui
+allaient et venaient autour de moi, quand la large main de quelqu'un qui
+venait derrière moi tomba sur mon épaule. C'était la main de M. Jaggers,
+et il la passa sous mon bras.
+
+«Puisque nous allons du même côté, Pip, nous pouvons causer ensemble. Où
+allez-vous?
+
+--Au Temple, je crois, dis-je.
+
+--Vous ne le savez pas exactement? dit M. Jaggers.
+
+--Mais, repris-je, heureux pour une fois de pouvoir le forcer à
+m'interroger, je ne crois pas, car je suis encore indécis.
+
+--Vous allez dîner, dit M. Jaggers, vous ne craignez pas d'admettre
+cela, je suppose?
+
+--Non, répondis-je, je ne crains pas d'admettre cela.
+
+--Et vous n'êtes pas invité?
+
+--Je ne crains pas d'admettre non plus que je ne suis pas invité.
+
+--Alors, dit M. Jaggers, venez dîner avec moi.»
+
+J'allais m'excuser quand il ajouta:
+
+«Wemmick y sera.»
+
+Je changeai donc mon refus en acceptation, les quelques mots que j'avais
+prononcés pouvant servir de commencement à l'une comme à l'autre phrase.
+Nous longeâmes Cheapside et nous gagnâmes la Petite Bretagne pendant que
+les lumières commençaient à jaillir brillamment des devantures des
+boutiques, et que les allumeurs de réverbères, trouvant à peine assez de
+place pour poser leurs échelles dans la foule qui montait et descendait
+continuellement, ouvraient plus d'yeux rouges dans le brouillard qui
+s'élevait que ma tour, servant de veilleuse, n'avait ouvert d'yeux
+blancs sur la muraille fantastique des Hummums.
+
+À l'étude de la Petite Bretagne, il y eut le courrier ordinaire, le
+lavage des mains, le mouchage des chandelles, et la fermeture de la
+caisse qui terminait les occupations de la journée. Pendant que je me
+tenais devant le feu de M. Jaggers, sa flamme, en s'élevant et en
+s'abaissant, donnait aux deux bustes de la tablette la même apparence
+que s'ils avaient joué avec moi un jeu diabolique et à qui baisserait
+les yeux le premier. Quand à la paire de grasses et communes chandelles
+du bureau, elles éclairaient tristement M. Jaggers, qui écrivait dans
+son coin, et elles étaient décorées de sales feuilles de papier, qui les
+entouraient comme un linceul en souvenir d'une quantité de clients
+pendus.
+
+Nous nous rendîmes tous trois ensemble à Gerrard Street dans une voiture
+de place. Dès que nous y arrivâmes, on servit le dîner. Bien que je
+n'eusse pas dû songer à faire dans cette maison la moindre allusion aux
+sentiments que Wemmick professait chez lui, cependant je n'aurais eu
+aucune objection à rencontrer de temps en temps un coup d'oeil amical de
+sa part mais il n'en devait pas être ainsi. Toutes les fois qu'il levait
+les yeux de dessus la table, c'était pour les porter sur M. Jaggers, et
+il était sec et froid avec moi comme s'il y eût eu deux Wemmick, et que
+celui qui était devant moi eût été le mauvais.
+
+«Avez-vous envoyé la lettre de miss Havisham à M. Pip, Wemmick? demanda
+M. Jaggers quand nous eûmes commencé à dîner.
+
+--Non, monsieur, répondit Wemmick; elle allait partir par la poste quand
+vous êtes entré avec M. Pip dans l'étude, la voici.»
+
+Il la tendit à son patron au lieu de me la donner.
+
+«C'est une lettre de deux lignes, Pip, dit M. Jaggers en me la passant,
+que m'a envoyée miss Havisham parce qu'elle n'était pas sûre de votre
+adresse. Elle me dit qu'elle désire vous voir pour une petite affaire
+dont vous lui aviez parlé. Irez-vous?...
+
+--Oui, dis-je en jetant les yeux sur la lettre qui était conçue
+exactement en ces termes.
+
+--Quand croyez-vous pouvoir y aller?
+
+--J'ai une affaire urgente à terminer, dis-je en regardant Wemmick qui
+mangeait du poisson, cela m'empêche de pouvoir préciser l'époque, mais
+peut-être irai-je de suite.
+
+--Si M. Pip a l'intention d'y aller tout de suite, dit Wemmick à M.
+Jaggers, il n'est pas nécessaire qu'il fasse une réponse, n'est-ce pas?»
+
+Recevant ceci comme un avertissement qu'il valait mieux ne pas mettre de
+retard, je décidai que j'irais le lendemain, et je le dis. Wemmick but
+un verre de vin et regarda M. Jaggers d'un air à la fois boudeur et
+satisfait, mais il ne me regarda pas.
+
+«Ainsi, Pip, dit M. Jaggers, notre ami Drummle a joué ses cartes et il a
+gagné la partie.»
+
+Tout ce que je pus faire ce fut d'ébaucher un signe d'assentiment.
+
+«Ah! c'est un garçon qui promet, dans son genre; mais il pourrait bien
+ne pas pouvoir suivre ses inclinations. Le plus fort finira par
+l'emporter; mais le plus fort est encore à trouver. S'il allait l'être,
+et s'il la battait....
+
+--Assurément, interrompis-je la tête et le coeur en feu, vous ne pensez
+pas qu'il soit assez scélérat pour agir ainsi, monsieur Jaggers?
+
+--Je n'ai pas dit cela, Pip, je fais une supposition. S'il arrivait à la
+battre, il se peut qu'il ait la force pour lui; si c'était une question
+d'intelligence, il ne le ferait certainement pas. Il serait bien
+difficile de donner une opinion sur ce qu'un individu de cette espèce
+peut devenir dans telle circonstance, parce qu'il y a autant de chance
+pour l'un comme pour l'autre de ces deux résultats.
+
+--Expliquez-moi donc cela.
+
+--Un garçon comme notre ami Drummle, répondit M. Jaggers, ou bat ou
+rampe. Il peut ramper et se plaindre, ou ramper et ne pas se plaindre,
+mais il bat ou il rampe. Demandez à Wemmick ce qu'il en pense.
+
+--Il bat ou il rampe, dit Wemmick sans s'adresser à moi le moins du
+monde.
+
+--Ainsi, voici pour Mrs Bentley Drummle, dit M. Jaggers en prenant une
+carafe de vin de choix sur son buffet, et remplissant nos verres et le
+sien, et puisse la question de suprématie se terminer à la satisfaction
+de madame! ce ne sera jamais à la satisfaction de madame et de monsieur.
+Voyons donc, Molly, Molly, Molly, comme vous êtes lente aujourd'hui!»
+
+Molly était à côté de lui quand il lui adressa la parole, et elle
+mettait un plat sur la table. Quand elle retira ses mains, elle recula
+d'un pas ou deux, murmura d'un ton agité quelques mots d'excuse, et un
+certain mouvement de ses doigts, pendant qu'elle parlait, attira mon
+attention.
+
+«Qu'y a-t-il? demanda M. Jaggers.
+
+--Rien, seulement le sujet de votre conversation m'était quelque peu
+pénible.»
+
+Les doigts de Molly s'agitaient comme lorsque l'on tricote; elle
+regardait son maître, ne sachant pas si elle pouvait se retirer, ou s'il
+avait quelque chose de plus à lui dire, et s'il n'allait pas la rappeler
+si elle partait. Son regard était très perçant; bien certainement
+j'avais vu de tels yeux et de telles mains tout récemment, en une
+occasion mémorable!
+
+Il la renvoya, et elle sortit vivement de la chambre; mais elle resta
+devant moi aussi distinctement que si elle eût été encore là. Je
+regardais ces yeux, je regardais ces mains, je regardais ces cheveux
+flottants, et je les comparais à d'autres yeux, à d'autres mains, à
+d'autres cheveux que je connaissais, et je pensais à ce que tout cela
+pourrait être après vingt années d'une vie orageuse avec un mari brutal.
+Je regardai encore les yeux et les mains de la gouvernante, et je pensai
+à l'inexplicable sentiment qui s'était emparé de moi la dernière fois
+que je m'étais promené avec quelqu'un dans le jardin abandonné et à
+travers la brasserie en ruines, je pensais comment le même sentiment
+m'était revenu quand j'avais vu un visage me regarder et une main me
+faire des signes par la portière de la voiture; et comment il était
+revenu encore une fois, et m'avait traversé comme l'éclair quand j'avais
+passé dans une voiture, n'étant pas seul, à travers l'éclat soudain
+d'une lumière dans une rue obscure, je pensais comment un anneau
+d'affinité qui manquait m'avait empêché de reconnaître cette identité au
+théâtre, et comment cet anneau qui manquait auparavant, avait été rivé
+par moi maintenant que je passais par hasard du nom d'Estelle aux doigts
+qui remuaient comme s'ils tricotaient et aux yeux attentifs, et je fus
+parfaitement convaincu que cette femme était la mère d'Estelle.
+
+M. Jaggers m'avait vu avec Estelle, et il n'était pas probable que des
+sentiments que je ne m'étais pas donné la peine de cacher lui eussent
+échappé. Il fit un signe d'assentiment quand je dis que ce sujet m'était
+pénible, me frappa sur l'épaule, fit circuler le vin encore une fois, et
+continua son dîner.
+
+Seulement deux fois encore la gouvernante reparut, et alors son séjour
+dans la salle fut très court, et M. Jaggers se montra avec elle. Mais
+ses mains étaient les mains d'Estelle, et ses yeux étaient les yeux
+d'Estelle, et, quand elle aurait reparu cent fois je n'aurais été ni
+plus ni moins certain que ma conviction était la vérité.
+
+Ce fut une soirée bien triste, car Wemmick buvait son vin quand la
+carafe passait devant lui comme s'il eût rempli un devoir, juste comme
+il aurait pu prendre son salaire, le premier du mois, et, les yeux sur
+son chef, il se tenait perpétuellement prêt à subir un
+contre-interrogatoire. Quand à la quantité de vin, sa bouche était aussi
+indifférente et prête que toute autre boite aux lettres à recevoir sa
+quantité de lettres. À mon point de vue, il fut tout le temps le mauvais
+Wemmick, et du Wemmick de Walworth, il n'avait que l'enveloppe.
+
+Wemmick et moi nous prîmes congé de bonne heure et nous partîmes
+ensemble. Même en cherchant à tâtons nos chapeaux parmi la provision de
+bottes de M. Jaggers, je sentis que le vrai Wemmick était en train de
+revenir; et nous n'eûmes pas parcouru douze mètres de Gerrard Street,
+dans la direction de Walworth, que je me trouvai marchant bras dessus
+bras dessous avec le bon Wemmick, et que le mauvais s'était évaporé dans
+l'air du soir.
+
+«Eh bien! dit Wemmick, c'est fini. C'est un homme surprenant qui n'a pas
+son pareil au monde; mais il faut se serrer quand on dîne avec lui, et
+je dîne bien mieux quand je ne suis pas serré.»
+
+Je sentais que c'était bien là le cas, et je le lui dis.
+
+«Je ne le dirais pas à d'autre qu'à vous, répondit-il, mais je sais que
+ce qui se dit entre vous et moi ne va pas plus loin.
+
+--Avez-vous jamais vu la fille adoptive de miss Havisham, Mrs Bentley
+Drummle? lui demandai-je.
+
+--Non,» me répondit-il.
+
+Pour éviter de paraître trop brusque, je lui parlai de son père et de
+miss Skiffins. Il prit un air fin quand je prononçai le nom de miss
+Skiffins, et s'arrêta dans la rue pour se moucher, avec un mouvement de
+tête et un geste qui n'étaient pas tout à fait exempts d'une secrète
+fatuité.
+
+«Wemmick, dis-je, vous souvenez-vous de m'avoir dit, avant que j'allasse
+pour la première fois au domicile privé de M. Jaggers, de faire
+attention à sa gouvernante?
+
+--Vous l'ai-je dit, répliqua-t-il; ma foi, je crois que oui; le diable
+m'emporte ajouta-t-il tout à coup, je crois que je l'ai dit! Il me
+semble que je ne suis pas encore tout à fait desserré.
+
+--Vous l'avez appelée une bête féroce apprivoisée, dis-je.
+
+--Et vous, comment l'appelez-vous? dit-il.
+
+--La même chose. Comment M. Jaggers l'a-t-il apprivoisée, Wemmick?
+
+--C'est son secret; il y a de longues années qu'elle est avec lui.
+
+--Je voudrais que vous me disiez son histoire: j'ai un intérêt tout
+particulier à la connaître. Vous savez que ce qui se dit entre nous ne
+va pas plus loin.
+
+--Eh bien! répliqua Wemmick, je ne sais pas son histoire, c'est-à-dire
+que je n'en sais pas tous les détails; mais ce que j'en sais, je vais
+vous le dire. Nous sommes toujours dans nos capacités privées et
+personnelles.
+
+--Bien entendu.
+
+--Il y a une vingtaine d'années, cette femme fut jugée à Old Bailey pour
+meurtre et fut acquittée. C'était une très belle jeune femme, et je
+crois qu'elle avait un peu de sang bohémien dans les veines. N'importe
+comment, il était assez chaud quand elle était excitée.
+
+--Mais elle fut acquittée.
+
+--M. Jaggers était pour elle, continua Wemmick avec un regard plein de
+signification, et il plaida sa cause d'une manière tout à fait
+surprenante. C'était une cause désespérée. Il n'était alors
+comparativement qu'un commençant, et sa plaidoirie fit l'admiration de
+tout le monde; de fait, on peut presque dire que c'est cette affaire qui
+l'a posé. Il la plaida lui-même au bureau de police, jour par jour,
+pendant longtemps, luttant même contre le renvoi devant le tribunal, et
+le jour du jugement, où il ne pouvait plaider lui-même, il se tint près
+de l'avocat, et, chacun le sait, c'est lui qui mit tout le sel et le
+poivre. La personne assassinée était une femme, une femme qui avait une
+dizaine d'années de plus que la gouvernante, et qui était bien plus
+grande et bien plus forte. C'était un cas de jalousie. Toutes deux
+avaient mené une vie déréglée, et cette femme avait été mariée très
+jeune sous le manche à balai (comme nous disons) à un coureur, et
+c'était une vraie furie en matière de jalousie. La femme assassinée,
+mieux assortie à l'homme, certainement par rapport à l'âge, fut trouvée
+morte dans une grange, près de Hounslow Heath. Il y avait eu une lutte
+violente, un combat peut-être. Elle était contusionnée, égratignée et
+déchirée; elle avait été prise à la gorge, et enfin étouffée. Or, il n'y
+avait aucune preuve pour faire soupçonner une autre personne que cette
+femme, et c'est principalement sur l'impossibilité pour elle d'avoir
+commis le meurtre, que M. Jaggers la défendait. Vous pouvez être
+certain, dit Wemmick en me touchant le bras, qu'il ne fit alors aucune
+allusion à la force de ses poignets, bien qu'il en fasse quelquefois
+maintenant.»
+
+J'avais raconté à Wemmick qu'il lui avait fait nous montrer ses poignets
+le jour du dîner.
+
+«Eh bien, monsieur, continua Wemmick, il arriva... il arriva...
+devinez-vous? Que cette femme fut habillée avec tant d'artifice, depuis
+le jour de son arrestation, qu'elle parut bien plus faible qu'elle ne
+l'était réellement; ses manches surtout avaient été si habilement
+arrangées, que ses bras avaient une apparence tout à fait délicate. Elle
+avait seulement une ou deux contusions sur sa personne, et ne paraissait
+pas avoir été frappée à coups de pied, mais le dessus de ses mains était
+égratigné, et l'on se demandait si cela avait été fait avec les ongles.
+Alors M. Jaggers démontra qu'elle avait passé au milieu d'une très
+grande quantité d'épines, qui n'étaient pas aussi hautes que sa tête,
+mais qu'elle ne pouvait les avoir traversées sans qu'elles eussent
+déchiré ses mains, et l'on trouva des parcelles de ces épines dans sa
+peau, et l'on s'en servit comme de preuves, aussi bien que du fait que
+les épines en question, après examen, avaient été trouvées brisées pour
+avoir été traversées, et qu'elles avaient conservé, çà et là quelques
+lambeaux de vêtements et des petites tâches de sang; mais le point le
+plus hardi qu'il présenta fut celui-ci. On avait essayé d'établir comme
+preuve de sa jalousie, qu'elle était fortement soupçonnée d'avoir, vers
+cette même époque, et pour se venger de son amant, fait périr l'enfant
+qu'elle avait eu de lui, enfant âgé de trois ans. Voici de quelle
+manière M. Jaggers s'en tira: «Nous disons que ce ne sont pas là des
+marques d'ongles, mais des marques d'épines, et nous vous montrons les
+épines. Vous dites que ce sont des marques d'ongles, et vous avancez
+l'hypothèse qu'elle a fait périr son enfant. Vous devez accepter toutes
+les conséquences de cette hypothèse. D'après ce que nous en savons, elle
+peut avoir fait périr son enfant, et l'enfant, en saisissant ses mains,
+peut les avoir égratignées. Eh bien! alors, pourquoi ne la jugez-vous
+pas pour le meurtre de son enfant? Quant aux égratignures, si vous y
+tenez, nous disons que, d'après ce que nous savons, vous pouvez vous en
+rendre compte, prenant pour sûreté de votre argument que vous ne l'avez
+pas inventé.» Pour conclure, monsieur dit Wemmick, M. Jaggers était à
+lui seul beaucoup plus fort que tous les jurés ensemble, et ils se
+laissèrent convaincre.
+
+--A-t-elle toujours été à son service depuis?
+
+--Oui, mais non seulement cela, dit Wemmick, elle est entrée à son
+service immédiatement après son acquittement, aussi calme et aussi
+docile qu'elle l'est maintenant. On lui a appris depuis une chose ou une
+autre pour faire son service, mais elle fut apprivoisée dès le
+commencement.
+
+--Vous souvenez-vous du sexe de l'enfant?
+
+--On a dit que c'était une fille.
+
+--Vous n'avez plus rien à me dire ce soir?
+
+--Rien; j'ai reçu votre lettre, et je l'ai détruite. Rien.»
+
+Nous échangeâmes un bonsoir affectueux, et je rentrai chez moi avec un
+nouvel aliment pour mes pensées, mais sans soulagement des anciennes.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX.
+
+
+Mettant la lettre de miss Havisham dans ma poche, afin qu'elle pût me
+servir de lettre de créance pour reparaître à Satis House dans le cas où
+sa mauvaise humeur la conduirait à montrer de la surprise en me voyant
+revenir si tôt, je repartis le lendemain par la voiture. Je mis pied à
+terre à la maison de la Mi-Voie, j'y déjeunai et je fis à pied le reste
+de la route; car je tenais à entrer en ville tranquillement par les
+chemins peu fréquentés et en sortir de la même manière.
+
+Le jour commençait à baisser quand je passai dans les petites ruelles
+tranquilles où l'écho seul répète le bruit de la Grande Rue. Les
+enfoncements des ruines, où les vieux moines avaient autrefois leurs
+réfectoires et leurs jardins, et dont les fortes murailles se prêtaient
+maintenant à servir d'humbles remises et d'écuries, étaient presque
+aussi silencieux que les vieux moines dans leurs tombeaux. Au moment où
+je pressais le pas pour éviter d'être observé, les cloches de la
+cathédrale prirent tout d'un coup pour moi un son plus triste et plus
+lointain qu'elles n'avaient jamais eu auparavant; de même, les sons du
+vieil orgue arrivaient à mes oreilles comme une musique funèbre, et les
+oiseaux, en voltigeant autour de la tour grise, et en se balançant dans
+les grands arbres dépouillés du Prieuré, semblaient me crier que la
+maison était changée, et qu'Estelle en était partie pour toujours.
+
+Une vieille femme, que je connaissais déjà comme une des servantes qui
+habitaient la maison supplémentaire, au delà de la cour de derrière,
+m'ouvrit la porte. La chandelle allumée était dans le passage sombre.
+Comme autrefois, je la pris et montai seul l'escalier. Miss Havisham
+n'était pas dans sa chambre, mais dans l'autre grande chambre, de
+l'autre côté du palier. Regardant à l'intérieur, après avoir frappé en
+vain, je la vis tout près du foyer, assise sur une chaise tout usée, et
+perdue dans la contemplation du feu couvert de cendres.
+
+Faisant comme j'avais fait souvent, j'entrai et me tins debout près de
+la vieille cheminée où elle pouvait me voir lorsqu'elle lèverait les
+yeux. Il y avait dans toute sa personne un air d'affaissement extrême
+qui m'émut jusqu'à la compassion, quoiqu'elle m'eût fait plus de mal que
+je ne pouvais dire. Comme j'étais là, la plaignant et pensant qu'avec le
+temps, j'étais aussi devenu partie de la ruine de cette maison, ses yeux
+se portèrent sur moi. Elle me regarda fixement et dit à voix basse:
+
+«Est-ce possible?
+
+--C'est moi, Pip. M. Jaggers m'a remis votre lettre hier, et je n'ai pas
+perdu de temps.
+
+--Merci!... merci!...»
+
+Approchant du feu une des autres chaises dégarnies, et m'asseyant, je
+remarquai sur son visage une expression nouvelle, comme si elle avait
+peur de moi.
+
+«J'ai besoin, dit-elle, de continuer le sujet dont vous m'avez parlé la
+dernière fois que vous êtes venu ici, et de vous montrer que je ne suis
+pas de marbre.... Mais peut-être vous ne croirez jamais maintenant qu'il
+y ait quelque chose d'humain dans mon coeur?»
+
+Quand j'eus dit quelques paroles pour la rassurer, elle étendit sa main
+droite toute tremblante, comme si elle allait me toucher, mais elle la
+retira avant que j'eusse compris son mouvement ou su comment
+l'accueillir.
+
+«Vous avez dit, en parlant de votre ami, qu'il vous était possible de me
+dire comment je pourrais faire quelque chose d'utile et de bon, quelque
+chose que vous désirez qui soit fait, n'est-ce pas?
+
+--Quelque chose que j'aimerais beaucoup voir faire, oh! oui! beaucoup!
+beaucoup!
+
+--Qu'est-ce que c'est?»
+
+Je commençai à lui expliquer l'histoire secrète de la position
+commerciale que j'avais voulu créer à Herbert. Mais je n'étais pas
+encore bien avancé quand je jugeai, à son air, qu'elle pensait à moi
+d'une manière vague, plutôt qu'à ce que je disais. Cela me parut ainsi;
+car lorsque je cessai de parler, il se passa bien des moments avant
+qu'elle témoignât qu'elle s'en était aperçue.
+
+«Vous arrêtez-vous, me demanda-t-elle enfin, en ayant l'air d'avoir peur
+de moi, parce que vous me haïssez trop pour supporter de me parler?
+
+--Non, non, répondis-je, comment pouvez-vous penser cela, miss Havisham?
+Je me suis arrêté parce que j'ai supposé que vous n'écoutiez pas ce que
+je disais.
+
+--C'est peut-être vrai, répondit-elle, en portant une main à sa tête.
+Recommencez, je vais regarder autre chose, attendez! Dites maintenant.»
+
+Elle posa ses mains sur sa canne, de la manière résolue qu'elle prenait
+quelquefois et regarda le feu; son visage exprimait fortement l'effort
+qu'elle faisait pour être attentive. Je continuai mon explication, et je
+lui dis comment j'avais espéré pouvoir arriver à établir Herbert avec
+mes propres ressources, mais comment j'avais été désappointé. Cette
+partie du sujet (je le lui rappelai) contenait des matières qui ne
+pouvaient faire partie de mes explications; car elles se liaient aux
+secrets importants d'une autre.
+
+«Ah! dit-elle en faisant un signe d'assentiment, mais sans me regarder.
+Et combien d'argent faut-il pour compléter ce que vous désirez?»
+
+J'étais un peu effrayé de fixer le chiffre, car il sonnait assez
+rondement.
+
+«Neuf cents livres, dis-je cependant.
+
+--Si je vous donne l'argent pour votre projet, garderez-vous mon secret
+comme vous avez gardé le vôtre?
+
+--Tout aussi fidèlement.
+
+--Et votre esprit sera plus calme?
+
+--Beaucoup plus calme?
+
+--Êtes-vous bien malheureux maintenant?»
+
+Elle me fit encore cette question sans me regarder, mais avec un ton de
+sympathie peu ordinaire. Il me fut impossible de répondre à ce moment,
+car la voix me manquait. Elle passa son bras gauche sous la tête
+recourbée de sa canne, et y appuya doucement son front.
+
+«Je suis loin d'être heureux, miss Havisham; mais j'ai d'autres causes
+d'inquiétudes que toutes celles que vous connaissez: ce sont les secrets
+dont je vous ai parlé.»
+
+Peu d'instants après, elle leva la tête et regarda de nouveau le feu.
+
+«C'est généreux à vous de me dire que vous avez d'autres causes
+d'inquiétudes, mais est-ce vrai?
+
+--Trop vrai.
+
+--Pip, ne puis-je donc vous servir qu'en rendant service à votre ami? En
+considérant cela comme fait, n'y a-t-il rien que je puisse faire pour
+vous?
+
+--Rien. Je vous remercie pour cette question, et je vous remercie
+davantage encore pour la manière dont vous me la faites, mais il n'y a
+rien que vous puissiez faire pour moi.»
+
+Alors elle se leva de sa chaise et chercha, dans la chambre délabrée, ce
+qu'il fallait pour écrire. Ne trouvant rien, elle tira de sa poche
+plusieurs tablettes d'ivoire jaune, montées sur or terni, et écrivit
+dessus avec un crayon qu'elle prit dans un étui en or terni qui pendait
+à son cou.
+
+«Vous êtes toujours dans de bons termes avec M. Jaggers?
+
+--Très bons, j'ai dîné avec lui hier.
+
+--Ceci est une autorisation pour qu'il vous paye cet argent que vous
+dépenserez pour votre ami comme vous l'entendrez, sans en être
+responsable. Je ne garde pas d'argent ici; mais si vous préférez que
+Jaggers ne sache rien de l'affaire, je vous l'enverrai.
+
+--Je vous remercie, miss Havisham, je n'ai pas la moindre objection à
+recevoir cet argent des mains de M. Jaggers.»
+
+Elle me lut ce qu'elle avait écrit. C'était clair et précis, et
+évidemment rédigé de manière à empêcher tout soupçon que je voulais
+tirer profit de l'argent que je recevais. Je pris les tablettes de sa
+main. Elle tremblait encore, et elle trembla encore davantage
+lorsqu'elle ôta la chaîne à laquelle le crayon était attaché et la mit
+dans la mienne, le tout sans me regarder.
+
+«Mon nom est sur la première feuille. Si vous pouvez jamais écrire sous
+mon nom: «Je lui pardonne,» bien que depuis longtemps mon coeur brisé ne
+soit plus que poussière, je vous en prie, faites-le.
+
+--Ô miss Havisham! dis-je, je le puis maintenant. Il y a eu de fatales
+méprises, et ma vie a été une vie ingrate et aveugle, et j'ai trop
+besoin de pardon et de conseils pour agir durement avec vous.»
+
+Elle leva pour la première fois la tête sur moi depuis qu'elle l'avait
+détournée, et, à mon grand étonnement, je puis même ajouter à ma terreur
+extrême, elle tomba à genoux à mes pieds, les mains jointes levées vers
+moi, comme elle avait dû les lever vers le ciel à côté de sa mère,
+lorsque son pauvre coeur était encore tout jeune et tout naïf.
+
+En la voyant avec ses cheveux blancs et sa figure flétrie, agenouillée à
+mes pieds, je ressentis une secousse dans tout le corps. Je la suppliai
+de se lever et je la pris dans mes bras pour l'aider, mais elle ne fit
+que presser celle de mes mains qu'elle put saisir le plus facilement;
+elle y appuya sa tête et pleura. Jamais jusqu'à ce moment je ne l'avais
+vue verser une larme, et dans l'espoir que quelque consolation lui
+ferait du bien, je me penchai sur elle sans parler. Elle n'était plus
+agenouillée alors, mais tout affaissée sur le plancher.
+
+«Oh! criait-elle désespérée, qu'ai-je fait?... qu'ai-je fait?...
+
+--Si vous voulez parler, miss Havisham, du mal que vous m'avez fait,
+laissez-moi vous répondre: très peu.... Je l'aurais aimée dans n'importe
+quelle circonstance.... Est-elle mariée?...
+
+--Oui.»
+
+C'était une question inutile, car une désolation nouvelle dans cette
+maison me l'avait appris.
+
+«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...»
+
+Elle se tordait les mains, elle arrachait ses cheveux blancs et elle
+répétait ce cri sans cesse et toujours:
+
+«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...»
+
+Je ne savais que lui répondre ni comment la consoler. Qu'elle eût fait
+une chose horrible en prenant une enfant impressionnable pour la former
+dans le moule où son furieux ressentiment, son amour dédaigné et son
+orgueil blessé trouvaient une vengeance, je le savais parfaitement;
+qu'en repoussant la lumière du soleil, elle avait repoussé infiniment
+plus; que, dans la retraite où elle s'était confinée, elle s'était
+privée de mille influences naturelles et salutaires; que son esprit,
+entretenu dans la solitude, fût devenu affecté comme le sont et doivent
+l'être et le seront tous les esprits qui renversent l'ordre indiqué par
+leur Créateur: je le savais également bien. Et cependant pouvais-je la
+regarder sans compassion, en voyant son châtiment et le malheur dans
+lequel elle se trouvait, et sa profonde incapacité de vivre sur cette
+terre où elle était placée, dans la vanité de la douleur qui était
+devenue chez elle une monomanie, comme la vanité de la pénitence, la
+vanité du remords, la vanité de l'indignité et tant d'autres
+monstrueuses vanités qui ont été des malédictions en ce monde?
+
+«Jusqu'au moment où vous lui avez parlé l'autre jour, et où j'ai vu en
+vous, dans une glace qui me montrait ce que j'avais autrefois souffert
+moi-même, je ne sais pas ce que j'ai fait.... Qu'ai-je fait!... Qu'ai-je
+fait!...»
+
+Et elle répéta ces mots vingt fois, cinquante fois de suite.
+
+«Miss Havisham, dis-je, quand son cri s'éteignit, vous pouvez m'éloigner
+de votre esprit et de votre conscience; mais pour Estelle c'est tout
+différent, et si vous pouvez diminuer un peu le mal que vous lui avez
+fait, en changeant une partie de sa véritable nature, il vaut mieux le
+faire que de vous lamenter sur le passé pendant cent ans.
+
+--Oui! oui! je le sais; mais Pip... mon cher Pip!...--Il y avait un élan
+de compassion toute féminine dans sa nouvelle affection pour moi--Mon
+cher Pip, croyez bien que lorsqu'elle est venue à moi, je voulais la
+sauver d'un malheur semblable au mien. D'abord, je ne voulais rien de
+plus.
+
+--Bien! bien! dis-je, je l'espère.
+
+--Mais lorsqu'elle a grandi en promettant d'être belle, j'ai peu à peu
+fait pire, et avec mes louanges, avec mes bijoux, avec mes leçons et
+avec ce fantôme de moi-même, toujours devant elle pour l'avertir de bien
+profiter de mes leçons, je lui dérobai son coeur et mis de la glace à sa
+place.
+
+--Mieux eût valu, ne pus-je m'empêcher de dire, lui laisser son coeur
+naturel, quand il aurait dû être meurtri et brisé.»
+
+Sur ce, miss Havisham me regarda d'un air distrait pendant un moment,
+puis elle reprit encore:
+
+«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!... Si vous saviez mon histoire,
+dit-elle, vous auriez un peu pitié de moi et vous me comprendriez mieux.
+
+Miss Havisham, répondis-je aussi délicatement que je pus le faire, je
+crois pouvoir dire que je pense connaître votre histoire, et je l'ai
+connue depuis la première fois que j'ai quitté ce pays. Elle m'a inspiré
+une grande compassion, et je crois la comprendre, ainsi que ses
+influences. Ce qui s'est passé entre nous m'autorise-t-il à vous
+adresser une question relative à Estelle, non sur ce qu'elle est, mais
+sur ce qu'elle était, quand elle vint ici pour la première fois?
+
+Miss Havisham était assise à terre, les bras sur la chaise en lambeaux,
+et la tête appuyée sur ses bras; elle me regarda en plein quand je dis
+ceci, puis elle répondit:
+
+«Continuez.
+
+--De qui Estelle était-elle fille?»
+
+Elle secoua la tête.
+
+«Vous ne savez pas?»
+
+Elle secoua de nouveau la tête.
+
+«Mais M. Jaggers l'a-t-il amenée ou envoyée ici?
+
+Il l'a amenée ici.
+
+Voulez-vous me dire comment cela s'est fait?»
+
+Elle répondit à voix basse et avec beaucoup de précaution:
+
+«Il y avait longtemps que j'étais renfermée dans ces chambres (je ne
+sais pas combien il y avait de temps), quand je lui dis que je désirais
+avoir une jeune fille que je pusse élever, aimer et sauver de mon
+malheureux sort. Je l'avais vu pour la première fois lorsque je l'avais
+fait demander pour rendre cette maison solitaire, ayant lu son nom dans
+les journaux avant que le monde et moi ne nous fussions séparés. Il me
+dit qu'il chercherait dans ses connaissances une petite orpheline. Un
+soir, il l'amena ici endormie, et je l'appelai Estelle.
+
+--Puis-je vous demander quel âge elle avait alors?
+
+--Deux ou trois ans; elle-même ne sait rien, si ce n'est qu'elle était
+orpheline, et que je l'adoptai.»
+
+J'étais si convaincu que la femme que j'avais vue était sa mère, que je
+ne demandai aucune preuve pour bien établir le fait dans mon esprit.
+Mais, pour tout le monde, je le pensais du moins, la parenté était
+claire et évidente.
+
+Que pouvais-je espérer faire de plus en prolongeant cette entrevue:
+j'avais réussi en ce qui concernait Herbert; miss Havisham m'avait dit
+tout ce qu'elle savait d'Estelle; j'avais fait et dit tout ce que je
+pouvais pour calmer son esprit: peu importe ce que nous ajoutâmes en
+nous séparant; nous nous séparâmes.
+
+Le jour touchait à sa fin quand je descendis l'escalier et me retrouvai
+à l'air naturel. Je dis à la femme qui m'avait ouvert la porte lorsque
+j'étais entré, que je ne voulais pas la déranger en ce moment, mais que
+j'allais faire un tour dans la maison avant de partir, car j'avais le
+pressentiment que je n'y reviendrais jamais, et je sentis que le jour
+qui s'éteignait convenait à ma dernière visite.
+
+À travers l'amas de fûts sur lesquels j'avais couru, il y avait si
+longtemps, et sur lesquels la pluie de plusieurs années était tombée
+depuis, les pourrissant en beaucoup d'endroits et laissant des marais et
+des étangs en miniature sur ceux qui se trouvaient encore debout, je
+gagnai le jardin dévasté. J'en fis le tour, je passai par le coin où
+Herbert et moi nous nous étions battus; par les allées où Estelle et moi
+nous avions marché. Tout était bien froid... bien solitaire... bien
+triste!...
+
+Prenant pour revenir par la brasserie, je levai le loquet rouillé d'une
+petite porte donnant sur le jardin, et je le traversai. J'allais sortir
+par la porte opposée, difficile à ouvrir maintenant, car le bois humide
+avait joué et gonflé; les gonds ne tenaient plus, et le seuil était
+encombré par une énorme crue de champignons. Quand je tournai la tête
+pour regarder derrière moi, un souvenir d'enfance revint avec une force
+remarquable, au moment même de ce léger mouvement, et je m'imaginai voir
+miss Havisham pendue à la poutre. Si forte fut cette impression, que je
+restai sous la poutre, tremblant des pieds à la tête, avant de voir que
+c'était une hallucination, quoique certainement je me trouvasse là
+depuis un instant.
+
+La tristesse du lieu et de l'heure et la grande terreur causée par cette
+illusion, bien que momentanée, me causèrent une crainte indescriptible
+quand je passai entre les deux portes en bois où autrefois je m'étais
+arraché les cheveux, après qu'Estelle eut déchiré mon coeur. Passant
+alors dans la première cour, j'hésitai si j'appellerais la femme pour me
+faire sortir par la porte fermée dont elle avait la clef, ou si je
+monterais d'abord pour m'assurer si miss Havisham était aussi tranquille
+que lorsque je l'avais quittée. Je pris cette dernière résolution, et je
+montai.
+
+Je regardai dans la chambre où je l'avais laissée, et je la vis assise
+dans le fauteuil déchiré, sur le foyer, tout près du feu, et me tournant
+le dos. Au moment où je retirais ma tête pour m'éloigner tranquillement,
+je vis une grande flamme s'élever. Au même instant, je la vis accourir
+vers moi en criant, enveloppée d'un tourbillon de flammes qui s'élevait
+au-dessus de sa tête au moins d'autant de pieds qu'elle était haute.
+
+J'avais un manteau à double collet, et sur mon bras un autre paletot
+épais. Je les saisis, je l'en entourai, je la jetai à terre et eux
+par-dessus; puis je tirai la grande nappe qui était sur la table dans le
+même but, et avec elle tout le tas de moisissures du milieu, et toutes
+les vilaines choses qui s'y abritaient. Nous étions tous deux à terre,
+luttant comme des ennemis acharnés, et plus je la couvrais, plus elle
+criait et essayait de se débarrasser de moi. Comment le feu avait-il
+pris chez miss Havisham? Je le sais par ce qui en résulta, mais non par
+ce que j'en sentis, ou pensai, ou sus, ou fis.... Je ne sus rien
+jusqu'au moment où j'appris que nous étions sur le plancher, près de la
+grande table, et que je vis voler dans l'air enfumé des flammèches et
+des morceaux encore allumés, qui un moment auparavant, avaient été sa
+robe de noce fanée.
+
+Alors je regardai autour de moi, et je vis les perce-oreilles et les
+araignées courant en désordre sur le plancher, et les domestiques qui
+arrivaient hors d'haleine en poussant des cris à la porte. Je tenais
+miss Havisham de toutes mes forces, malgré elle, comme un prisonnier qui
+pouvait s'échapper, et je ne suis pas certain si je savais qui elle
+était, pourquoi nous luttions, qu'elle avait été en flammes et que les
+flammes étaient éteintes, jusqu'au moment où je vis que les flammèches
+qui avaient été sur ses vêtements n'étaient plus allumées mais tombaient
+en pluie noire autour de nous.
+
+Elle était insensible, et je craignais de la remuer ou même de la
+toucher. On envoya chercher des secours et je la tins jusqu'à ce qu'il
+arrivât, comme si je m'imaginais follement (je crois que je le fis) que
+si je la laissais aller le feu allait reparaître et la consumer. Quand
+je me levai, à l'arrivée du médecin et de son aide, je fus surpris de
+voir que j'avais les deux mains brûlées, car je n'avais senti aucune
+douleur.
+
+L'examen montra qu'elle avait reçu des blessures sérieuses, mais qui,
+par elles-mêmes, étaient loin d'ôter tout espoir. Le danger résidait
+surtout dans la violence de la secousse morale. D'après l'ordre du
+médecin, on établit miss Havisham sur la grande table qui justement
+convenait parfaitement pour le pansement de ses blessures. Quand je la
+revis, une heure après, elle était réellement couchée où je l'avais vue
+frapper avec sa canne, et où je lui avais entendu dire qu'elle serait
+couchée un jour.
+
+Bien que tous les vestiges de ses vêtements de fête fussent brûlés, à ce
+qu'on me dit, elle avait encore quelque chose de son vieil air de
+fiancée, car on l'avait couverte jusqu'à la gorge avec de la ouate
+blanche, et couchée sous un drap blanc qui recouvrait le tout, et elle
+conservait encore l'air du fantôme de quelque chose qui a été et qui
+n'est plus.
+
+J'appris, en questionnant les domestiques, qu'Estelle était à Paris, et
+je fis promettre au médecin qu'il lui écrirait par le prochain courrier.
+Quand à la famille de miss Havisham, je pris sur moi, ne voulant
+communiquer qu'avec M. Mathieu Pocket, de laisser celui-ci s'arranger
+comme il le jugeait convenable pour informer les autres parents. Je lui
+écrivis le lendemain par l'entremise d'Herbert, aussitôt que je rentrai
+en ville.
+
+Il y eut du mieux ce soir là quand elle parla à tous de ce qui était
+arrivé quoiqu'avec une certaine vivacité fébrile. Vers minuit, miss
+Havisham commença à déraisonner, et après cela elle arriva graduellement
+à répéter un nombre de fois indéfini, d'une voix basse et solennelle:
+«Qu'ai-je fait!» Puis: «Quand elle vint près de moi, je voulais la
+sauver d'un malheur semblable au mien;» ensuite: «Prenez ce crayon et
+écrivez sous mon nom: Je lui pardonne!» Elle ne changeait jamais l'ordre
+de ces phrases, mais quelquefois elle oubliait un mot de l'une d'elles;
+elle n'ajoutait jamais un autre mot, mais elle laissait une interruption
+et passait au mot suivant.
+
+Comme je n'avais rien à faire là, et que j'avais à Londres une raison
+pressante d'inquiétude et de crainte, que ses divagations même ne
+pouvaient chasser de mon esprit, je décidai pendant la nuit que je m'en
+irais par la voiture du lendemain matin, mais que je marcherais un mille
+ou deux, et que je serais recueilli par la voiture, en dehors de la
+ville. Donc, vers six heures du matin, je me penchai sur miss Havisham,
+touchai son front de mes lèvres, au moment même où elles disaient, sans
+prendre garde à mon baiser:
+
+«Prenez le crayon, et écrivez sous mon nom: «Je lui pardonne!»
+
+C'était la première et la dernière fois que je l'embrassai ainsi. Et
+jamais plus je ne la revis.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+
+Mes mains avaient été pansées deux ou trois fois pendant la nuit, et
+encore dans la matinée; mon bras gauche était brûlé jusqu'au coude, et
+moins fortement jusqu'à l'épaule; c'était très douloureux, mais les
+flammes avaient porté dans cette direction, et je rendais grâce au ciel
+que cela ne fût pas plus grave. Ma main droite n'était pas assez
+sérieusement brûlée pour m'empêcher de remuer les doigts; elle était
+bandée, bien entendu, mais d'une manière moins gênante que ma main et
+mon bras gauches. Je portais ceux-ci en écharpe, et je ne pouvais mettre
+mon paletot que comme un manteau libre sur mes épaules, et fixé au cou;
+mes cheveux avaient souffert du feu, mais ma tête et mon visage étaient
+saufs.
+
+Quand Herbert fut allé à Hammersmith et eut vu son père, il revint me
+voir, et passa la journée à me soigner. C'était le plus tendre des
+garde-malades; à certains moments, il m'enlevait mes bandages, les
+trempait dans un liquide réfrigérant qui était tout prêt, et les
+replaçait avec une tendresse patiente, dont je lui étais profondément
+reconnaissant.
+
+D'abord en me tenant tranquillement étendu sur le sofa, je trouvai
+extrêmement difficile je pourrais dire impossible de me débarrasser de
+l'impression de l'éclat des flammes, de leur vivacité, de leur bruit et
+de l'horrible odeur de brûlé. Si je m'assoupissais une minute, j'étais
+réveillé par les cris de miss Havisham, je la voyais courir vers moi
+avec ses hautes flammes au-dessus de sa tête. Cette souffrance de
+l'esprit était bien plus dure à supporter que toutes les douleurs
+corporelles que j'endurais, et Herbert, voyant cela, fit tout ce qu'il
+put pour tenir mon attention occupée.
+
+Nous ne parlions ni l'un ni l'autre du bateau, mais tous deux nous y
+pensions; cela se voyait à l'empressement que nous mettions à éviter ce
+sujet, et par notre convention--convention tacite--de faire du
+rétablissement de mes mains une question, non pas de semaines, mais
+d'heures.
+
+Ma première question, quand je sentis qu'Herbert avait été aux
+nouvelles, fut, bien entendu, de lui demander si tout allait bien en
+aval du fleuve? Comme il me répondit affirmativement, avec une gaieté et
+une confiance parfaites, nous ne reprîmes ce sujet que lorsque le jour
+commença à baisser. Mais alors, comme Herbert changeait les bandages,
+plutôt à la lueur du feu, qu'à la lueur du dehors, il y revint
+spontanément.
+
+«Hier soir, je suis resté avec Provis, deux bonnes heures, Haendel.
+
+--Où était Clara?
+
+--Chère petite créature! dit Herbert. Elle est montée et descendue
+allant et venant chez son père toute la soirée. Il frappait
+perpétuellement au plancher, dès qu'il la perdait de vue un instant. Je
+doute cependant qu'il puisse tenir longtemps. Que voulez-vous: avec du
+rhum et du poivre, du poivre et du rhum? Je crois que bientôt il ne
+frappera plus.
+
+--Et alors, vous vous marierez, Herbert?
+
+--Comment pourrai-je prendre soin de cette chère enfant autrement?
+Étendez votre bras sur le dos du sofa, mon cher ami, je vais m'asseoir
+là, et ôter le bandage si graduellement et si doucement, que vous ne
+saurez pas quand il sera enlevé. Je parlais de Provis: savez-vous,
+Haendel, qu'il gagne?
+
+--Je vous ai dit que je le croyais plus doux, la dernière fois que je
+l'ai vu.
+
+--Vous me l'avez dit, et c'est la vérité. Il s'est montré très
+communicatif hier soir, et il m'en a plus dit qu'il ne m'en avait dit de
+sa vie. Vous vous souvenez qu'il a parlé ici d'une femme avec laquelle
+il a eu bien des tracas?... Est-ce que je vous ai fait mal?»
+
+J'avais fait un mouvement, non à son toucher, mais à ses paroles, qui
+m'avaient fait tressaillir.
+
+«J'avais oublié cela, Herbert, mais je m'en souviens, maintenant que
+vous en parlez.
+
+--Eh bien! il est entré dans cette phase de sa vie, et c'est une phase
+bien sombre et bien affreuse. Vous la dirai-je? Cela ne vous
+fatiguera-t-il pas maintenant?
+
+--Dites-moi tout, quand même; répétez-moi chaque mot!»
+
+Herbert se pencha en avant pour regarder de plus près, comme si ma
+réponse avait été plus prompte et plus vive qu'il ne s'y était attendu.
+
+«Votre tête est-elle calme? dit-il en la touchant.
+
+--Parfaitement, dis-je, racontez-moi ce qu'a dit Provis, mon cher
+Herbert.
+
+--Il paraît... dit Herbert.--voilà ce qui s'appelle ôter délicatement un
+bandage, et maintenant voici la blessure à l'air: ça vous fait
+frissonner d'abord, mon cher ami, n'est-ce pas? mais cela vous fera du
+bien tout à l'heure.--Il paraît que la femme était une jeune femme et
+une femme jalouse, et une femme vindicative... vindicative, Herbert, au
+dernier degré.
+
+--Quel dernier degré?
+
+--Jusqu'au meurtre!--Est-ce que c'est trop froid sur la partie sensible?
+
+--Je ne le sens pas. Comment a-t-elle tué?... Qui a-t-elle tué?...
+
+--Son action ne mérite peut-être pas un nom aussi terrible, dit Herbert;
+mais elle a été jugée pour cela, et c'est M. Jaggers qui l'a défendue,
+et le bruit de cette défense fit connaître son nom à Provis. La victime
+était une autre femme, plus forte, et il y avait eu lutte dans une
+grange. Qui avait commencé? Qui avait tort ou raison? Il y avait doute.
+Mais comment cela avait fini, ce n'était pas douteux; car on trouva la
+victime étranglée.
+
+--La femme fut-elle déclarée coupable?
+
+--Non; elle fut acquittée.--Mon pauvre Haendel, je vous fais mal?
+
+--Il est impossible d'être plus doux, Herbert; oui.--Et ensuite....
+
+--Cette jeune femme acquittée et Provis, dit Herbert, avaient un petit
+enfant, un petit enfant que Provis aimait excessivement. Le soir de la
+même nuit où l'objet de sa jalousie fut étranglée, comme je vous l'ai
+dit, la jeune femme se présenta devant Provis un seul moment, et jura
+qu'elle ferait mourir l'enfant (lequel était en sa possession), et qu'il
+ne le reverrait jamais, puis elle disparut.... Là, voici votre plus
+mauvais bras confortablement arrangé dans son écharpe encore une fois;
+et, maintenant, il ne reste plus que la main droite, ce qui est chose
+bien plus facile. Je puis mieux faire par cette lumière que par une plus
+forte, car ma main est plus sûre quand je ne vois pas trop distinctement
+ces pauvres brûlures. Ne croyez-vous pas que votre respiration est
+affectée, mon pauvre ami, vous semblez respirer trop vite?
+
+--C'est possible, Herbert.--Cette femme a-t-elle tenu son serment?
+
+--Voilà la partie la plus sombre de la vie de Provis. Oui.
+
+--C'est-à-dire que c'est lui qui dit: Oui.
+
+--Mais certainement, mon cher ami, répondit Herbert d'un ton surpris, et
+en se penchant pour mieux voir. Il dit tout cela; je n'en sais pas
+davantage.
+
+--Non, ce n'est pas sûr.
+
+--Maintenant, continua Herbert, avait-il maltraité la mère de l'enfant,
+ou bien avait-il bien traité la mère de l'enfant? Provis ne le dit pas;
+mais elle avait partagé quelque chose comme quatre ou cinq ans de la
+malheureuse vie qu'il nous a décrite au coin de ce feu, et il semble
+avoir ressenti de la pitié et de l'indulgence pour elle. Donc, craignant
+d'être appelé à déposer sur la disparition de l'enfant, et peut-être sur
+la cause de sa mort, il se cacha, se tint dans l'ombre, comme il dit,
+éloigné de tout, éloigné de la justice. On parla vaguement d'un certain
+homme du nom d'Abel, à propos duquel la jalousie s'était élevée. Après
+l'acquittement elle disparut, et il perdit ainsi l'enfant et la mère de
+l'enfant.
+
+--Je voudrais demander....
+
+--Un moment, cher ami, dit Herbert, et j'ai fini. Ce mauvais génie, ce
+Compeyson, le pire des scélérats parmi beaucoup de scélérats, sachant
+qu'il se tenait caché à cette époque, et connaissant les raisons qui le
+faisaient agir ainsi, se servit, dans la suite, de ce qu'il savait pour
+le faire rester pauvre et le faire travailler plus dur. Il m'a été
+démontré, hier soir, que c'est là le point de départ de la haine de
+Provis.
+
+--J'ai besoin de savoir, dis-je, et particulièrement, Herbert, s'il vous
+a dit quand cela est arrivé.
+
+--Particulièrement? Attendez, alors que je me souvienne de ce qu'il a
+dit à ce sujet. L'expression dont il s'est servi était: «Il y a un
+nombre d'années assez rond, et presque aussitôt après j'entrai en
+relations avec Compeyson.» Quel âge aviez-vous, quand vous l'avez
+rencontré dans le petit cimetière?
+
+--Je crois que j'avais sept ans.
+
+--Eh! cela était arrivé depuis trois ou quatre ans, alors, dit-il. Et
+vous lui avez rappelé la petite fille si tragiquement perdue, qui aurait
+eu à peu près votre âge.
+
+--Herbert, dis-je après un court silence et d'un ton précipité, me
+voyez-vous mieux à la lueur de la fenêtre ou à la lueur du feu?
+
+--À la lueur du feu, répondit Herbert, en se rapprochant encore.
+
+--Regardez-moi.
+
+--Je vous regarde, mon cher ami.
+
+--Prenez-moi la main.
+
+--Je la tiens, mon cher ami.
+
+--Ne craignez-vous pas que j'aie un peu de fièvre, ou que ma tête ne
+soit un peu dérangée par l'accident de la nuit dernière?
+
+--Non, mon cher ami, dit Herbert, après avoir pris le temps de
+m'examiner. Vous êtes un peu agité, mais vous êtes tout à fait
+vous-même.
+
+--Je sais que je suis bien moi-même, et l'homme que nous cachons près de
+la rivière là-bas est le père d'Estelle.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI.
+
+
+Quel était mon but, en montrant tant de chaleur à chercher et à prouver
+la parenté d'Estelle? Je ne saurais le dire. On verra tout à l'heure que
+la question ne se présentait pas à moi sous une forme bien distincte,
+jusqu'à ce qu'elle me fût formulée par une tête plus sage que la mienne.
+
+Mais quand Herbert et moi eûmes terminé notre conversation, je fus saisi
+de la conviction fiévreuse, que je ne devais pas me reposer un instant,
+mais que je devais voir M. Jaggers, et arriver à apprendre l'entière
+vérité. Je ne sais réellement pas si je sentais que je faisais cela pour
+Estelle, ou si j'étais bien aise de reporter sur l'homme à la
+conservation duquel j'étais intéressé, quelques rayons de l'intérêt
+romanesque qui l'avait si longtemps enveloppée. Peut-être cette dernière
+supposition est-elle plus près de la vérité.
+
+Quoi qu'il en soit, j'eus bien de la peine à me retenir d'aller dans
+Gerrard Street ce soir-là. Herbert me représenta que si je le faisais,
+je serais probablement obligé de garder le lit, et par conséquent
+incapable d'être utile lorsque la sûreté de notre fugitif dépendrait de
+moi. Ces sages conseils parvinrent seuls à calmer mon impatience. En
+répétant plusieurs fois que, quoi qu'il pût arriver, je devais aller
+chez M. Jaggers le lendemain, je consentis enfin à rester tranquille, à
+laisser panser mes blessures et à rester à la maison. De grand matin, le
+lendemain, nous sortîmes ensemble, et, au coin de Giltspur Street, près
+de Smithfield, je laissai Herbert prendre le chemin de la Cité, et je me
+dirigeai vers la Petite Bretagne.
+
+Il y avait des jours périodiques où M. Jaggers et Wemmick passaient en
+revue les comptes de l'étude, arrêtaient les balances et mettaient tout
+en ordre. Dans ces occasions, Wemmick portait ses livres et papiers dans
+le cabinet de M. Jaggers, et un des clercs du premier étage descendait
+dans le premier bureau. En voyant ce clerc à la place de Wemmick, ce
+matin-là, j'appris que c'était le jour des balances; mais je n'étais pas
+fâché de trouver M. Jaggers et Wemmick ensemble; car Wemmick verrait
+alors par lui-même que je ne disais rien qui pouvait le compromettre.
+
+Mon apparition, avec mon bras en écharpe et mon paletot jeté sur mes
+épaules, favorisa mon projet. Quoique j'eusse adressé à M. Jaggers un
+récit succinct de l'accident, aussitôt que j'étais arrivé en ville, il
+me restait maintenant à lui donner tous les détails; et la singularité
+de la circonstance rendit notre conversation moins sèche, moins roide,
+et moins strictement judiciaire qu'elle ne l'était habituellement.
+Pendant que je narrais le désastre, M. Jaggers, selon son habitude, se
+tenait devant le feu. Wemmick se penchait sur le dos de sa chaise en me
+regardant fixement, les mains dans les poches de son paletot, et sa
+plume horizontalement placée dans la bouche. Les deux ignobles bustes,
+toujours inséparables dans mon esprit des débats officiels, paraissaient
+se demander en eux-mêmes s'ils ne sentaient pas le feu en ce moment.
+
+Mon récit terminé et les questions épuisées, je produisis l'autorisation
+de miss Havisham de recevoir les neuf cents livres pour Herbert. Les
+yeux de M. Jaggers rentrèrent un peu plus profondément dans sa tête
+quand je lui tendis les tablettes; mais bientôt, il les fit passer à
+Wemmick en lui recommandant de préparer le bon sur le banquier pour
+qu'il y apposât sa signature. Pendant que cela s'exécutait, je regardais
+Wemmick qui écrivait, et M. Jaggers qui me regardait, en s'appuyant et
+en s'inclinant sur ses bottes bien cirées.
+
+«Je suis fâché, Pip, dit-il en mettant le bon dans ma poche quand il
+l'eut signé, que nous n'ayons rien à faire pour vous.
+
+--Miss Havisham a eu la bonté de me demander, répondis-je, si elle
+pouvait faire quelque chose pour moi, et je lui ai dit que non.
+
+--Chacun doit connaître ses affaires,» dit M. Jaggers.
+
+Et je vis les lèvres de Wemmick former les mots: «Valeurs portatives.»
+
+«Je ne lui aurais pas dit non, si j'avais été à votre place, dit M.
+Jaggers; mais chacun doit connaître ses affaires.
+
+--Les affaires de chacun, dit Wemmick en me lançant un regard de
+reproche, ce sont les valeurs portatives.»
+
+Croyant le moment venu de continuer le thème que j'avais à coeur, je
+dis, en me tournant vers M. Jaggers:
+
+«J'ai cependant demandé quelque chose à miss Havisham, monsieur. Je l'ai
+priée de me donner quelques renseignements sur sa fille adoptive, et
+elle m'a dit tout ce qu'elle savait.
+
+--Vraiment, fit M. Jaggers en se penchant pour regarder ses bottes.
+
+Puis en se redressant:
+
+«Ah! je ne pense pas que j'aurais fait cela, si j'avais été à la place
+de miss Havisham. Mais elle doit mieux connaître ses affaires que moi.
+
+--J'en sais plus sur l'histoire de l'enfant adopté par miss Havisham que
+miss Havisham n'en sait elle-même. Je connais sa mère.»
+
+M. Jaggers m'interrogea du regard et répéta:
+
+«Sa mère?...
+
+--Il n'y a pas trois jours que j'ai vu sa mère.
+
+--Ah! dit M. Jaggers.
+
+--Et vous aussi, vous l'avez vue, monsieur, et plus récemment encore.
+
+--Ah! dit M. Jaggers.
+
+--Peut-être en sais-je plus de l'histoire d'Estelle que vous n'en savez
+vous-même, dis-je: je connais aussi son père.»
+
+Il y eut un certain temps d'arrêt dans les manières de M. Jaggers; il
+était trop maître de lui-même pour les changer; mais il ne put
+s'empêcher de faire un indéfinissable mouvement d'attention; puis il
+m'assura qu'il ne savait pas qui était son père. J'avais soupçonné que
+Provis n'était devenu le client de M. Jaggers qu'environ quatre ans plus
+tard, et qu'il n'avait plus alors aucune raison de faire valoir son
+identité. Mais je n'avais pu être certain de cette ignorance de M.
+Jaggers auparavant, bien que j'en fusse parfaitement certain alors.
+
+«Ainsi, vous connaissez le père de la jeune dame, Pip? dit M. Jaggers.
+
+--Oui, répondis-je, et il s'appellde la Nouvelle Galles du Sud.»
+
+M. Jaggers lui-même tressaillit quand je dis ces mots. C'était le plus
+léger tressaillement qui pût échapper à un homme, le plus soigneusement
+réprimé et le plus vite étouffé, mais il eut un tressaillement, bien
+qu'il le cachât en partie en le confondant avec le mouvement qu'il fit
+pour prendre son mouchoir dans sa poche. Il me serait impossible de dire
+comment Wemmick reçut cette nouvelle. J'évitai de le regarder en ce
+moment, de peur que la finesse de M. Jaggers ne découvrît qu'il y avait
+eu entre nous quelque communication qu'il ignorerait.
+
+«Et les preuves, Pip? demanda M. Jaggers d'une manière calme, en
+arrêtant son mouchoir à mi-chemin de son nez. Est-ce Provis qui prétend
+cela?
+
+--Il ne le dit pas, dis-je, il ne l'a jamais dit, il ne connaît rien et
+il ne croit pas à l'existence de sa fille.»
+
+Pour une fois, le puissant mouchoir de poche manqua son effet. Ma
+réponse avait été si inattendue, que M. Jaggers remit le mouchoir dans
+sa poche, sans compléter l'acte ordinaire, se croisa les bras, et me
+regarda avec une froide attention, bien qu'avec un visage impassible.
+
+Je lui dis alors tout ce que je savais et comment je le savais, avec la
+seule réserve que je lui laissai croire que je tenais de miss Havisham
+ce qu'en réalité je tenais de Wemmick. J'agis même avec beaucoup de
+prudence à cet égard; je ne regardai pas une seule fois du côté de
+Wemmick avant d'avoir fini tout ce que j'avais à dire, et j'avais,
+pendant un moment, soutenu en silence le regard de M. Jaggers. Quant à
+la fin je tournai les yeux du côté de Wemmick, je vis qu'il avait retiré
+sa plume de sa bouche, et qu'il était occupé au bureau.
+
+«Ah! dit enfin M. Jaggers en se rapprochant des papiers qui se
+trouvaient sur la table, où étions-nous, Wemmick, quand M. Pip est
+entré?»
+
+Mais je ne pouvais pas me laisser ainsi mettre de côté, et je lui
+adressai un appel passionné, presque indigné, pour être plus franc et
+plus généreux avec moi. Je lui rappelai les fausses espérances par
+lesquelles j'avais passé, la longueur du temps qu'elles avaient duré, la
+découverte que j'avais faite, et je fis allusion au danger qui pesait
+sur mon esprit. Je me représentai comme étant certainement bien digne
+d'un peu de confiance de sa part, en retour de la confidence que je
+venais de lui faire. Je dis que je ne le blâmais pas, que je ne le
+soupçonnais pas, que je ne me défiais pas de lui; mais que j'avais
+besoin qu'il m'assurât de la vérité, et que s'il me demandait pourquoi
+j'en avais besoin, et pourquoi je pensais y avoir des droits, je lui
+dirais, quoique ces pauvres rêves lui importassent peu: que j'avais aimé
+Estelle longtemps et tendrement, et que, bien que je l'eusse perdue, et
+que je dusse vivre dans l'abandon, tout ce qui la concernait m'était
+encore plus proche et plus cher que tout autre chose au monde. Voyant
+que M. Jaggers se tenait immobile et silencieux, et apparemment
+insensible à cet appel, je me tournai vers Wemmick et dis:
+
+«Wemmick, je vous sais un coeur tendre, j'ai vu votre charmant intérieur
+et votre vieux père, et tous les plaisirs innocents dans lesquels vous
+reposez votre vie affairée; je vous supplie de dire un mot à M. Jaggers,
+et de lui représenter que, tout bien considéré, il doit être plus ouvert
+avec moi!»
+
+Je n'ai jamais vu deux hommes se regarder d'une manière plus
+extraordinaire que M. Jaggers et Wemmick après cette apostrophe. D'abord
+l'idée que Wemmick allait être remercié de sa place me traversa
+l'esprit, mais elle s'évanouit quand je vis M. Jaggers céder à quelque
+chose comme un sourire, et Wemmick devenir plus hardi.
+
+«Qu'est-ce que tout cela? dit M. Jaggers, vous avez un vieux père et
+vous vous livrez à des plaisirs innocents?
+
+--Eh bien! je ne les apporte pas ici.
+
+--Pip, dit M. Jaggers en posant sa main sur mon bras et souriant
+ouvertement, cet homme doit être le menteur le plus rusé de tout
+Londres.
+
+--Pas le moins du monde, répondit Wemmick s'enhardissant de plus en
+plus, je crois que vous en êtes un autre.»
+
+Ils échangèrent encore une fois leurs singuliers regards, chacun
+paraissant craindre que l'autre ne l'emportât sur lui.
+
+«Vous avez un intérieur charmant?
+
+--Puisque cela ne gêne pas les affaires, repartit Wemmick, qu'est-ce que
+cela vous fait? Maintenant que je vous regarde, monsieur, je ne serai
+pas étonné si un de ces jours vous cherchez à avoir un intérieur
+agréable quand vous serez fatigué du travail.»
+
+M. Jaggers fit deux ou trois signes de tête rétrospectifs et poussa un
+soupir.
+
+«Pip, dit-il, ne parlons plus de ces pauvres rêves, vous en savez sur
+ces sortes de choses plus que moi, car vous avez une expérience plus
+fraîche. Mais, à propos de cette autre affaire, je vais vous faire une
+supposition, mais faites attention que je n'admets rien.»
+
+Il attendit que je déclarasse que je comprenais parfaitement qu'il avait
+expressément signifié qu'il n'admettait rien.
+
+«Maintenant, Pip, dit M. Jaggers, supposez qu'une femme, dans des
+circonstances semblables à celles que vous avez mentionnées, ait tenu
+son enfant caché et ait été obligée de communiquer le fait à son conseil
+légal, sur l'observation faite par celui-ci, qu'il doit tout savoir pour
+régler la latitude de sa défense, tout, même ce qui concerne l'enfance;
+supposez qu'à la même époque le conseil ait eu mission de trouver un
+enfant qu'une dame riche et excentrique voulait adopter et élever....
+
+--Je vous suis, monsieur.
+
+--Supposez que le conseil vécût dans une atmosphère de mal et que tous
+les enfants qu'il voyait étaient destinés, en grand nombre, à une perte
+certaine.... Supposez qu'il voyait souvent des enfants jugés
+solennellement par une cour criminelle où il fallait les soulever pour
+qu'on les aperçût.... Supposez qu'il en vît habituellement un grand
+nombre emprisonnés, fouettés, transportés, négligés, repoussés, ayant
+toutes les qualités requises par le bourreau, et grandissant pour la
+potence... Supposez qu'il avait raison de regarder presque tous les
+enfants qu'il voyait dans sa vie d'affaires comme autant de frai qui
+devait éclore en poissons destinés à venir dans ses filets pour être
+poursuivis et défendus: parjures, orphelins, endiablés d'une manière ou
+d'une autre....
+
+--Je vous écoute, monsieur.
+
+--Supposez, Pip, que dans le nombre il y avait une jolie petite fille
+qu'on pouvait sauver, que son père croyait morte et pour laquelle il
+n'osait faire aucune démarche, et à la mère de laquelle le conseil légal
+avait le droit de dire: «Je sais ce que vous avez fait et comment vous
+l'avez fait; vous êtes arrivée de telle ou telle manière; voilà comment
+vous avez attaqué, voilà comment on s'est défendu. Vous avez été çà et
+là. Vous avez fait telle et telle chose pour détourner les soupçons. Je
+vous ai suivie à la piste partout, et je puis le dire à vous et à tous,
+séparez-vous de l'enfant, à moins qu'il ne soit nécessaire de la
+produire pour nous sauver. Si vous êtes sauvée, votre enfant est sauvée
+aussi; si vous êtes perdue, votre enfant est encore sauvée.» Supposez
+que tout cela fût fait et que la femme fût acquittée?
+
+--Mais si je n'admets rien de tout cela?
+
+--Si vous n'admettez rien de tout cela?»
+
+Et Wemmick répéta:
+
+«Vous n'admettez rien de tout cela?
+
+--Supposez, Pip, que la passion et la crainte de la mort aient un peu
+ébranlé l'intelligence de cette femme, et que lorsqu'elle fut rendue à
+la liberté elle se soit retirée du monde et soit venue demander un asile
+à son conseil.... Supposez qu'il l'ait prise et qu'il ait su contenir
+l'ancienne nature sauvage et violente de sa cliente toutes les fois
+qu'elle faisait mine de reparaître, en conservant sur elle son ancien
+pouvoir. Comprenez-vous ce cas imaginaire?
+
+--Parfaitement.
+
+--Supposez que l'enfant grandît et fît un mariage d'argent; que la mère
+vécût encore, que le père vécût encore, que le père et la mère, inconnus
+l'un à l'autre, demeurassent à des milles de stades ou de mètres, comme
+vous voudrez, l'un de l'autre; que le secret fût encore un secret,
+excepté pour vous qui en avez eu vent: gardez-le vous-même en ce dernier
+cas avec beaucoup de soin.
+
+--Je le ferai.
+
+Et je demande à Wemmick de le garder en lui-même avec beaucoup de soin.»
+
+Et Wemmick dit:
+
+«Je le ferai.
+
+--En faveur de qui voudriez-vous révéler ce secret?... Pour le père?...
+Je pense qu'il ne serait pas beaucoup meilleur pour lui que pour la
+mère.... Pour la mère?... Je pense que si elle a commis un pareil crime,
+elle ne serait plus en sûreté où elle est.... Pour la fille?... Je crois
+qu'il ne lui servirait à rien d'établir sa parenté pour l'édification de
+son mari, et de retomber dans la honte, après y avoir échappé pendant
+vingt ans et avec la presque certitude d'y échapper pour le reste de ses
+jours.... Mais ajoutez le fait que vous l'avez aimée, Pip, et que vous
+avez fait de cette jeune fille le sujet de ces pauvres rêves qui, à une
+époque ou une autre, ont été dans la tête de beaucoup plus d'hommes que
+vous ne paraissez le penser: alors je vous dis que vous feriez mieux, et
+vous le ferez au plus vite, quand vous y aurez bien songé, de couper
+votre main gauche avec votre main droite, et ensuite de passer celle qui
+a coupé l'autre à Wemmick, que voilà, pour qu'il la coupe aussi.»
+
+Je tournai les yeux vers Wemmick, dont le visage était devenu très
+sérieux. Il posa gravement son index sur ses lèvres. Je fis comme lui.
+M. Jaggers aussi.
+
+«Maintenant Wemmick, dit ce dernier en reprenant son ton habituel, où en
+étions-nous quand M. Pip est entré?»
+
+Me retirant de côté, pendant qu'ils travaillaient, je remarquai que les
+regards singuliers qu'ils avaient échangés se re-nouvelèrent plusieurs
+fois, avec cette différence cependant qu'alors chacun d'eux paraissait
+soupçonner, pour ne pas dire paraissait savoir, qu'il s'était laissé
+voir à l'autre sous un jour faible et qui n'était pas dans l'esprit de
+la profession. Pour cette raison, ils se montrèrent inflexibles l'un
+envers l'autre, M. Jaggers en se posant hautement en maître, et Wemmick
+en s'obstinant à se justifier, quand il trouvait la moindre occasion de
+le faire. Jamais je ne les avais vu en si mauvais termes, car
+généralement ils s'entendaient bien ensemble.
+
+Mais ils furent heureusement secourus par l'apparition opportune de
+Mike, le client à casquette de loutre, qui avait l'habitude d'essuyer
+son nez sur sa manche, et que j'avais vu la première fois que j'étais
+entré dans ces murs. Cet individu qui, pour son propre compte, ou pour
+celui de quelques membres de sa famille, semblait toujours être dans
+l'embarras (l'embarras ici signifiait Newgate) venait annoncer que sa
+fille aînée avait été arrêtée et était inculpée de vol dans une
+boutique. Pendant qu'il faisait part de cette triste circonstance à
+Wemmick, M. Jaggers se tenait magistralement devant le feu, sans prendre
+part à ce qui se disait. Une larme brilla dans l'oeil de Mike.
+
+«Qu'avez-vous encore? demanda Wemmick avec la plus profonde indignation.
+Pourquoi venez-vous pleurnicher ici?
+
+--Je ne suis pas venu pour cela, monsieur Wemmick.
+
+--Si fait, dit Wemmick, comment osez-vous?... Vous n'êtes pas dans un
+état convenable pour venir ici, si vous ne pouvez venir sans cracher
+comme une mauvaise plume. Qu'est-ce que cela signifie?
+
+--On n'est pas maître de ses sentiments, monsieur Wemmick... commença
+Mike.
+
+--Ses quoi?... demanda Wemmick tout furieux. Dites-le encore!...
+
+--Voyons, tenez, mon brave homme, dit M. Jaggers en faisant un pas en
+avant et en montrant la porte, sortez de mon étude, je ne veux pas de
+sentiment ici. Sortez.
+
+--C'est bien fait, dit Wemmick, sortez!»
+
+Donc l'infortuné Mike se retira très humblement, et M. Jaggers et
+Wemmick semblèrent avoir repris leur bonne intelligence et continuèrent
+à travailler avec le même air de contentement que s'ils venaient de bien
+déjeuner ensemble.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII.
+
+
+De la Petite Bretagne je me rendis avec son bon dans ma poche chez le
+frère de miss Skiffins le comptable; et le frère de miss Skiffins le
+comptable alla tout droit chez Clarriker et me ramena Clarriker. J'eus
+donc la grande satisfaction de terminer à mon gré l'affaire d'Herbert.
+C'était la seule bonne chose et la seule chose complète que j'avais
+faite depuis le jour où j'avais conçu mes grandes espérances.
+
+Clarriker m'apprit en cette occasion que les affaires de sa maison
+progressaient rapidement, qu'il pouvait maintenant établir une petite
+succursale en Orient, ce qui était devenu très nécessaire pour
+l'extension des affaires, et qu'Herbert dans sa nouvelle situation
+d'associé, irait la surveiller. Je vis que je devais me préparer à me
+séparer de mon ami avant même que mes propres affaires fussent en
+meilleur état. Et alors je crus réellement sentir que ma dernière ancre
+de salut perdait de sa solidité et que j'allais bientôt devenir le jouet
+des vagues et des vents.
+
+Mais je trouvai une récompense dans la joie avec laquelle Herbert rentra
+le soir et me fit part de son bonheur, s'imaginant peu qu'il ne
+m'apprenait rien de nouveau. Il esquissait des tableaux imaginaires: il
+se voyait conduisant Clara Barley dans le pays des _Mille et une Nuits_,
+et j'allais les rejoindre (avec une caravane de chameaux, je crois), et
+nous remontions le Nil en voyant des merveilles. Sans m'exagérer la part
+que j'avais dans ces brillants projets, je sentais qu'Herbert était en
+bonne voie de réussite et que le vieux Bill Barley n'avait qu'à bien
+s'attacher à son poivre et à son rhum pour que sa fille ne manquât
+bientôt plus de rien.
+
+Nous étions maintenant en mars. Mon bras gauche, quoique ne présentant
+pas de mauvais symptômes, fut long à guérir; il m'était encore
+impossible de mettre un habit. Ma main droite était passablement
+rétablie, déformée il est vrai, mais faisant parfaitement son service.
+
+Un lundi matin, pendant que Herbert et moi nous déjeunions, je reçus par
+la poste cette lettre de Wemmick:
+
+«Walworth.
+
+«Brûlez ceci dès que vous l'aurez lu. Au commencement de la semaine,
+mercredi, par exemple, vous pourriez faire ce que vous savez, si vous
+vous sentiez disposé à l'essayer. Brûlez.»
+
+Quand j'eus montré cette lettre à Herbert, et que je l'eus mise au feu,
+pas avant pourtant de l'avoir tous deux apprise par coeur, nous
+songeâmes à ce qu'il fallait faire, car, bien entendu, on ne pouvait se
+dissimuler maintenant que j'étais incapable de rien faire.
+
+«J'y ai bien réfléchi, dit Herbert, et je pense connaître un meilleur
+moyen que de prendre un batelier de la Tamise. Prenons Startop, c'est
+une main habile, il nous aime beaucoup, il est honorable et dévoué.
+
+--J'y avais songé plus d'une fois. Mais que lui direz-vous, Herbert?
+
+--Il n'est pas nécessaire de lui en dire beaucoup. Laissons-le supposer
+que c'est une simple fantaisie, mais une fantaisie secrète, jusqu'à ce
+que le jour arrive; alors vous lui direz qu'il y a d'urgentes raisons
+pour embarquer et éloigner Provis. Vous partez avec lui?
+
+--Sans doute.
+
+--Où cela?»
+
+Il m'avait toujours semblé, dans les différentes réflexions inquiètes
+que j'avais faites sur ce point, que le port où nous devions nous
+diriger importait peu; que ce fut à Hambourg, Rotterdam ou Anvers, la
+ville ne signifiait presque rien, pourvu que nous fussions hors
+d'Angleterre: tout steamer étranger que nous trouverions sur notre
+route, qui consentirait à nous prendre, ferait l'affaire. Je m'étais
+toujours proposé en moi-même de lui faire descendre en toute sûreté le
+fleuve dans le bateau; et certainement au delà de Gravesend qui était un
+lieu critique pour les recherches et les questions si des soupçons
+s'étaient élevés. Comme les steamers étrangers quittent Londres vers
+l'heure de la marée, notre plan devait être de descendre le fleuve par
+un reflux antérieur et de nous tenir dans quelque endroit tranquille
+jusqu'à ce que nous puissions en gagner un. L'heure où nous serions
+rejoints, n'importe où cela serait, pouvait être facilement calculée en
+se renseignant d'avance.
+
+Hubert consentit à tout cela, et nous sortîmes immédiatement après
+déjeuner, pour commencer nos investigations. Nous apprîmes qu'un steamer
+pour Hambourg remplirait probablement au mieux notre but, et c'est
+principalement sur ce vaisseau que nous reportâmes nos pensées. Mais
+nous prîmes note que d'autres steamers étrangers quitteraient Londres
+par la même marée, et nous nous félicitâmes de connaître la forme et la
+couleur distinctive de chacun d'eux. Nous nous séparâmes alors pour
+quelques heures, moi pour me procurer de suite les passeports qui
+seraient utiles; Herbert pour aller trouver Startop. Nous fîmes tous
+deux ce que nous avions à faire, sans aucun empêchement, et, quand nous
+nous retrouvâmes, à une heure, tout était fait. J'avais, de mon côté,
+fait préparer les passeports; Herbert avait vu Startop, et celui-ci
+était plus que prêt à se joindre à nous.
+
+Ils devaient manoeuvrer chacun avec une paire de rames, et moi je
+tiendrais le gouvernail. L'objet de mes soins devait rester assis et se
+tenir tranquille; comme la vitesse n'était pas notre but nous ferions
+assez de chemin. Nous convînmes qu'Herbert ne rentrerait pas dîner avant
+d'aller au Moulin du Bord de l'Eau, ce soir; qu'il n'irait pas du tout
+le lendemain soir mardi; qu'il avertirait Provis de descendre par un
+escalier, le plus près possible de la maison, mercredi, quand il nous
+verrait approcher, et pas avant; que tous les arrangements avec lui
+seraient terminés ce lundi soir, et qu'on ne communiquerait plus avec
+lui d'aucune manière, avant de le prendre à bord.
+
+Ces précautions, bien convenues entre nous deux, je rentrai chez moi.
+
+En ouvrant la porte extérieure de nos chambres, avec ma clef, je trouvai
+dans la boite une lettre à mon adresse, une lettre très sale, bien
+qu'elle ne fût pas mal écrite. Elle avait été apportée (pendant mon
+absence, bien entendu), et voici ce qu'elle contenait:
+
+«Si vous ne craignez pas de venir aux vieux Marais, ce soir ou demain
+soir à neuf heures, et de venir à la maison de l'éclusier, près du four
+à chaux, je vous conseille d'y venir. Si vous voulez des renseignements
+sur _votre oncle Provis_, venez, ne dites rien à personne, et ne perdez
+pas de temps. _Vous devez venir seul_. Apportez la présente avec vous.»
+
+J'avais déjà un assez grand fardeau sur l'esprit avant la réception de
+cette étrange missive. Que faire après? Je ne pouvais le dire. Et, le
+pire de tout, c'est qu'il fallait me décider promptement, ou je
+manquerais la voiture de l'après-midi, qui me conduirait assez à temps
+pour le soir. Je ne pouvais songer à y aller le lendemain soir: c'eût
+été trop rapproché de l'heure de notre fuite; et puis l'information
+promise pouvait avoir quelque importance pour notre fuite elle-même.
+
+Si j'avais eu plus de temps pour réfléchir, je crois que je serais parti
+de même. Ayant à peine le temps de réfléchir, car ma montre me disait
+que la voiture allait partir dans une demi-heure, je résolus de quitter
+Londres. Je ne serais certainement pas parti sans les mots ayant rapport
+à mon oncle Provis; mais cette lettre étant arrivée après la lettre de
+Wemmick et les préparatifs du matin, je me décidai.
+
+Il est si difficile de comprendre clairement le contenu de n'importe
+quelle lettre, quand on est fortement agité, que je dus relire la mienne
+deux fois avant que la recommandation de ne rien dire à personne pût
+entrer machinalement dans mon esprit. Je laissai un mot au crayon pour
+Herbert, où je lui disais que devant partir bientôt, et ne sachant pas
+pour combien de temps, j'avais décidé d'aller et de revenir en tout
+hâte, pour m'assurer par moi-même comment miss Havisham se trouvait.
+J'eus, après cela, tout juste le temps de mettre mon manteau, de fermer
+notre appartement et de gagner le bureau des voitures par le plus court
+chemin. Si j'avais pris une voiture de place et passé par les rues
+j'aurais manqué mon but; en allant à pied j'arrivai à la voiture au
+moment même où elle sortait de la cour. Quand je revins à moi je me
+trouvai le seul voyageur cahoté dans l'intérieur, et j'avais de la
+paille jusqu'aux genoux.
+
+Je n'avais pas été réellement moi-même depuis la réception de la lettre,
+tant elle m'avait troublé, arrivant après la presse et les tracas du
+matin qui avaient été énormes, car, après avoir désiré, et longtemps
+attendu Herbert avec inquiétude, son avis était à la fin venu comme une
+surprise; et maintenant je commençais à m'étonner de me trouver dans une
+voiture, et à douter si j'avais des raisons suffisantes pour m'y
+trouver, et à considérer si je n'allais pas descendre et m'en retourner,
+et à trouver des arguments pour ne jamais céder à une lettre anonyme; en
+un mot, à passer par toutes les alternatives de contradiction et
+d'indécision, auxquelles, je le suppose, peu de gens agités sont
+étrangers. Cependant la mention du nom de Provis l'emporta sur tout. Je
+raisonnai comme j'avais déjà raisonné, si cela peut s'appeler raisonner,
+que, dans le cas où il lui arriverait malheur si je manquais d'y aller,
+je ne pourrais jamais me le pardonner.
+
+Nous arrivâmes à la nuit close; et le voyage me parut long et fatigant à
+moi qui ne pouvais voir que peu de choses de l'intérieur où j'étais, et
+qui, vu mon état impotent, ne pouvais monter à l'extérieur. Évitant le
+_Cochon Bleu_, je descendis à une auberge de réputation moindre, en bas
+de la ville, et je commandai à dîner. Pendant qu'on préparait mon repas,
+je me rendis à Satis House, et m'informai de miss Havisham. Elle était
+encore très malade, quoique regardée comme un peu mieux.
+
+Mon auberge avait autrefois fait partie d'un ancien couvent, et je dînai
+dans une petite salle commune octogone, comme celle des fonts
+baptismaux. Comme il m'était impossible de couper mes aliments, le vieil
+aubergiste le fit pour moi. Cela engagea la conversation entre nous. Il
+fut assez bon pour m'entretenir de ma propre histoire, en y ajoutant,
+bien entendu, le fait, devenu populaire, que Pumblechook avait été mon
+premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune.
+
+«Connaissez-vous ce jeune homme? dis-je.
+
+--Si je le connais! répéta l'aubergiste, depuis le temps où il était
+tout petit.
+
+--Revient-il quelquefois dans le pays?
+
+--Oui, il revient, dit l'hôtelier, chez ses grands amis, de temps en
+temps, et il est froid pour l'homme qui l'a fait ce qu'il est.
+
+--Pour quel homme?
+
+--Celui dont je veux parler, dit l'hôtelier, M. Pumblechook.
+
+--Est-il ingrat pour d'autres?
+
+--Sans doute! il le serait s'il le pouvait, répondit l'hôtelier. Mais il
+ne le peut pas.... Et pourquoi? Parce que Pumblechook a tout fait pour
+lui.
+
+--Est-ce que Pumblechook dit cela?
+
+--S'il dit cela! répéta l'hôtelier, il n'a pas besoin de le dire.
+
+--Mais le dit-il?
+
+--C'est à faire devenir le sang d'un homme blanc comme du vinaigre, de
+l'entendre le raconter, monsieur!» dit l'aubergiste.
+
+Et pourtant, pensais-je en moi-même, «Joe, cher Joe, tu n'en parles
+jamais, toi! Joe, affectueux et indulgent; tu ne te plains jamais, toi!
+Ni toi non plus, charmante et bonne Biddy!
+
+--Votre appétit se ressent de votre accident, dit l'aubergiste en jetant
+les yeux sur le bras qui était bandé sous mon paletot. Essayez d'un
+morceau plus tendre.
+
+--Non, merci, répondis-je en quittant la table pour m'approcher du feu;
+je ne puis manger davantage; veuillez enlever tout cela.»
+
+Je n'avais jamais été frappé d'une manière plus sensible de mon
+ingratitude envers Joe, que par l'imposture effrontée de Pumblechook. Le
+faux, c'était lui; le vrai, c'était Joe. Le plus vil, c'était lui; le
+plus noble, c'était toujours Joe.
+
+Je me sentis profondément et très injustement humilié, quand je songeai
+devant le feu, pendant une heure et plus. Le bruit de l'horloge me
+réveilla, mais non de mon abattement et de mes remords. Je me levai, fis
+agrafer mon manteau sous mon cou, et sortis. J'avais d'abord cherché
+dans ma poche la lettre, afin de m'y reporter de nouveau, mais je ne pus
+la trouver. J'étais contrarié de penser qu'elle avait dû tomber dans la
+paille de la voiture; je savais cependant très bien que le lieu indiqué
+était la petite maison de l'éclusier, près du four à chaux, dans les
+marais, et à neuf heures. C'est donc vers les marais que je me dirigeai
+directement, car je n'avais pas de temps à perdre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII.
+
+
+Il faisait nuit noire, quoique la pleine lune commençât à se lever, au
+moment où je quittais les terrains cultivés pour entrer dans les marais.
+Au-delà de leur ligne sombre, il y avait un ruban de ciel clair, à peine
+assez large pour contenir la pleine lune rouge de feu. En quelques
+minutes, la lune avait disparu de ce champ clair, derrière des montagnes
+de nuages amoncelés les uns sur les autres.
+
+Il soufflait un vent mélancolique, et les marais étaient impossibles à
+voir. Un étranger les eût trouvés horribles, et même pour moi, ils
+étaient si navrants, que j'hésitai, et que je me sentis à demi disposé à
+retourner sur mes pas. Mais je les connaissais bien, et j'y aurais
+trouvé mon chemin par une nuit encore plus noire; d'ailleurs, étant venu
+jusque là, je n'avais vis-à-vis de moi-même nulle excuse pour retourner
+sur mes pas. J'étais venu contre mon gré, je continuai même presque
+involontairement.
+
+Le chemin que je pris n'était pas celui où se trouvait notre ancienne
+demeure, ni celui par lequel nous avions poursuivi les forçats. En
+marchant, je tournais le dos aux pontons lointains, et bien que je pusse
+voir les vieilles lumières au loin sur les bancs de sable, je les voyais
+par-dessus mon épaule. Je connaissais le four à chaux, aussi bien que le
+Vieille Batterie, mais ils étaient éloignés de plusieurs milles l'un de
+l'autre; de sorte que, si l'on avait allumé une lumière à chacun de ces
+points, il y aurait eu un long espace noir entre les deux clartés.
+
+D'abord j'eus à fermer quelques clôtures après moi, et, de temps à
+autre, à m'arrêter, pendant que les bestiaux, couchés dans le sentier à
+talus, se levaient et se jetaient tout effarés parmi les herbes et les
+roseaux; mais peu après, il me sembla que j'avais toute la plaine à moi
+seul.
+
+Il se passa encore une demi-heure avant que j'arrivasse au four à chaux.
+La chaux brûlait avec une odeur lourde et étouffante, mais les feux
+étaient éteints et abandonnés, et l'on ne voyait aucun ouvrier. Tout
+près de là était une petite carrière. Elle se trouvait sur mon chemin;
+on y avait travaillé dans la journée, ainsi que je le vis aux brouettes
+et aux outils disséminés çà et là.
+
+En me retrouvant au niveau des marais, hors de cette excavation que le
+sentier traversait, je vis une lumière dans la vieille maison de
+l'éclusier. Je hâtai le pas, et frappai à la porte. En attendant une
+réponse, je regardai autour de moi, et je remarquai que l'écluse avait
+été abandonnée et brisée, et que la maison, qui était en bois, avec un
+toit en tuiles, ne supporterait pas longtemps les injures du temps, si
+même elle les supportait encore, et que la boue et la vase étaient
+recouvertes de chaux, et que la vapeur étouffante du four m'arrivait
+sous des formes étranges. Cependant on ne répondait pas. Je frappai de
+nouveau. Pas de réponse.
+
+J'essayai le loquet. Il se baissa sous ma main et la porte céda. En
+regardant à l'intérieur, je vis une chandelle allumée sur la table, un
+banc et un matelas sur un bois de lit à roulettes. Comme il y avait un
+grenier au-dessus, j'appelai et je criai:
+
+«Y a-t-il quelqu'un ici?»
+
+N'obtenant pas encore de réponse, je revins à la porte ne sachant que
+faire.
+
+Il commençait à pleuvoir très fort. Ne voyant rien, que ce que j'avais
+déjà vu, je rentrai dans la maison, et me tins à l'abri sous la porte,
+regardant au dehors, dans l'obscurité. Tandis que je me disais que
+quelqu'un avait dû venir ici récemment, et devait bientôt y revenir,
+sans quoi la chandelle ne brûlerait pas, il me vint à l'idée de regarder
+si la mèche était longue; je me tournai pour m'en assurer, et j'avais
+pris la chandelle dans ma main, quand elle fut éteinte par une violente
+secousse; et la première chose que je compris, c'est que j'avais été
+pris dans un fort noeud coulant, jeté de derrière par-dessus ma tête.
+
+«Maintenant, dit en jurant une voix comprimée, je le tiens!
+
+--Qu'est-ce! m'écriai-je, en me débattant. Qui est-ce! Au secours!... au
+secours!... au secours!...»
+
+Non seulement j'avais les bras serrés contre mon corps, mais la pression
+sur mon bras malade me causait une douleur infinie. Parfois une forte
+main d'homme, d'autre fois une forte poitrine d'homme était posée contre
+ma bouche pour étouffer mes cris, et toujours une haleine chaude était
+près de moi. Je luttai sans succès dans l'obscurité pendant qu'on
+m'attachait au mur.
+
+«Et maintenant, dit la voix comprimée, avec un autre juron, appelle au
+secours, et je ne serai pas long à en finir avec toi!»
+
+Faible et souffrant de mon bras malade, bouleversé par la surprise, et
+voyant cependant avec quelle facilité cette menace pouvait être mise à
+exécution, je cédai et j'essayai de dégager mon bras, si peu que ce fût,
+mais il était trop serré, il me semblait qu'après avoir été brûlé
+d'abord, on le faisait bouillir maintenant.
+
+Des ténèbres absolues ayant succédé tout à coup à l'obscurité douteuse
+de la nuit, m'avertirent que l'homme avait fermé un volet. Après avoir
+cherché à tâtons pendant un instant, il trouva la pierre à fusil et le
+fer dont il avait besoin, et il commença à battre le briquet. Je fixai
+ma vue sur les étincelles; elles tombaient sur une mèche sur laquelle il
+soufflait, une allumette à la main; mais je ne pouvais voir que ses
+lèvres et le point bleu de l'allumette, et encore je me les figurais
+plus que je ne les voyais. La mèche était humide, ce qui n'était pas
+étonnant dans cet endroit, et les étincelles s'éteignaient les unes
+après les autres.
+
+L'homme ne semblait pas pressé, et il continuait de frapper la pierre à
+fusil et le fer. Comme les étincelles tombaient en grand nombre autour
+de lui, je pus voir ses mains, qui touchaient presque sa figure, et
+supposer qu'il était assis et penché sur la table, mais rien de plus.
+Bientôt je vis ses lèvres bleues souffler de nouveau sur la mèche, et
+alors un éclat de lumière jaillit, et me montra Orlick.
+
+Qui m'étais-je attendu à voir? Je ne sais pas, mais ce n'était pas lui.
+En le voyant, je sentis que j'étais réellement dans une passe dangereuse
+et je tins mes yeux fixés sur lui.
+
+Il alluma résolûment la chandelle avec l'allumette enflammée, puis il la
+laissa tomber et mit le pied dessus. Ensuite il mit la chandelle à une
+certaine distance de lui sur la table, de sorte qu'il pouvait me voir,
+et il s'assit sur la table les bras croisés et me regarda. Je découvris
+que j'étais lié à une forte échelle perpendiculaire, placée à quelques
+pouces de la muraille, et fixée en cet endroit pour aider à monter au
+grenier.
+
+«Maintenant, dit-il, quand nous nous fûmes regardés pendant quelque
+temps, je te tiens.
+
+--Déliez-moi!... Laissez-moi partir!
+
+--Ah! répondit-il, je te laisserai partir! Je te laisserai partir à la
+lune, je te laisserai partir aux étoiles, quand il en sera temps.
+
+--Pourquoi m'avez-vous attiré ici?
+
+--Ne le sais-tu pas? dit-il avec un regard effrayant.
+
+--Pourquoi vous êtes-vous jeté sur moi dans l'ombre?
+
+--Parce que je veux faire tout par moi-même. Un seul garde mieux un
+secret que deux. O mon ennemi!... mon ennemi!...»
+
+Sa joie, au spectacle que je lui donnais, pendant qu'il était assis sur
+la table, les bras croisés, secouant la tête et se souriant à lui-même,
+montrait une méchanceté qui me faisait trembler. Pendant que je
+l'examinais en silence, il porta la main dans un coin à côté de lui, et
+prit un fusil à monture de cuivre.
+
+«Connais-tu cela? dit-il, en faisant mine de me mettre en joue; sais-tu
+où tu l'as déjà vu? Parle, loup!
+
+--Oui, répondis-je.
+
+--Tu m'as pris ma place, tu me l'as prise! Ose donc dire le
+contraire!...
+
+--Pouvais-je faire autrement?
+
+--Tu as fait cela, et cela serait assez, sans plus. Comment as-tu osé te
+mettre entre moi et la jeune femme que j'aimais?
+
+--Quand l'ai-je fait?
+
+--Quand ne l'as-tu pas fait? C'est toi qui, constamment devant elle,
+donnais un vilain renom au vieil Orlick.
+
+--C'est vous-même, vous aviez gagné ce nom vous-même, je n'aurais pu
+vous faire de mal, si vous ne vous en étiez pas fait à vous-même.
+
+--Tu es un menteur, et tu aurais pris n'importe quelles peines, et
+dépensé n'importe quel argent, pour me faire quitter ce pays, n'est-ce
+pas? dit-il en répétant les paroles que j'avais dites à Biddy la
+dernière fois que je l'avais vue. Maintenant, je vais t'apprendre
+quelque chose: tu n'aurais jamais pu prendre la peine de me faire
+quitter ce pays plus à propos que ce soir. Ah! quand même cela t'aurait
+coûté vingt fois l'argent que tu as dit, tout jusqu'au dernier liard!»
+
+Comme il agitait vers moi sa lourde main, et qu'il montrait ses dents en
+grondant comme un tigre, je sentais qu'il avait raison.
+
+«Qu'allez-vous me faire?
+
+--Je vais, dit-il, en frappant un vigoureux coup de poing sur la table,
+et se levant pendant que ce coup tombait, je vais t'ôter la vie!»
+
+Il se pencha en avant en me regardant fixement, desserra lentement son
+poing crispé, et le passa en travers de sa bouche comme si elle écumait
+pour moi, puis il se rassit.
+
+«Tu t'es toujours retrouvé sur le chemin du vieil Orlick depuis ton
+enfance; tu vas cesser d'y être ce soir même. Il ne veut plus entendre
+parler de toi: tu es mort!»
+
+Je sentais que j'étais sur le bord de ma tombe. Un instant, je cherchai
+autour de moi une chance de salut, mais il n'y en avait aucune.
+
+«Plus que cela, dit-il en croisant encore une fois ses bras, et restant
+assis sur la table; je ne veux pas qu'un seul morceau de ta peau, qu'un
+seul de tes os reste sur la terre. Je vais mettre ton corps dans le four
+à chaux, je voudrais en porter deux comme cela sur mes épaules: l'on
+supposera, après tout, ce qu'on voudra de toi, on ne saura jamais ce que
+tu es devenu.»
+
+Mon esprit suivit avec une inconcevable rapidité les conséquences d'une
+pareille mort: le père d'Estelle croirait que je l'avais abandonné,
+serait pris, et mourrait en m'accusant; Herbert lui-même douterait de
+moi, quand il comparerait la lettre que je lui avais laissée avec le
+fait que je n'étais resté qu'un moment à la porte de miss Havisham; Joe
+et Biddy ignoreraient toujours quel chagrin j'avais éprouvé cette
+nuit-ci. Personne ne saurait jamais ce que j'avais souffert... combien
+j'avais voulu être sincère... par quelle agonie j'avais passé. La mort
+qui se dressait devant moi était horrible; mais bien plus horrible que
+la mort était la crainte de laisser de mauvais souvenirs après ma mort;
+mes pensées faisaient tant de chemin, que je me croyais méprisé par les
+générations à naître, par les enfants d'Estelle et leurs enfants: tout
+cela pendant que les paroles du misérable étaient encore sur ses lèvres.
+
+«Eh bien! loup, dit-il, avant que je te tue comme une bête, ce que j'ai
+l'intention de faire, et ce pourquoi je t'ai attaché, je veux encore te
+bien regarder et bien m'exciter, ô mon ennemi!»
+
+Il me vint à l'idée de crier encore au secours, bien que personne ne
+connût mieux que moi la solitude du lieu, et le peu d'espoir qu'il y
+avait d'être entendu. Mais pendant qu'il se repaissait de ma vue, je me
+sentis soutenu par une haine et un mépris de lui, qui scellèrent mes
+lèvres. Tout bien considéré, je résolus de ne pas le menacer, et de
+mourir sans faire une dernière et inutile résistance. Calmé par la
+pensée que le reste des hommes est réduit à cette cruelle extrémité,
+demandant pardon au ciel comme je le faisais, attendri comme je l'étais
+par la pensée que je n'avais pas dit adieu et ne pourrais jamais, jamais
+dire adieu à ceux qui m'étaient chers et que je ne pourrais jamais leur
+donner d'explication ni réclamer leur compassion pour mes misérables
+erreurs, et cependant si j'avais pu le tuer, même en ce moment, je
+l'aurais fait.
+
+Il avait bu, et ses yeux étaient rouges et sanglants. À son cou pendait
+une grande boite en fer-blanc, dans laquelle je l'avais souvent vu
+autrefois prendre sa nourriture et sa boisson. Il porta la bouteille à
+ses lèvres et but un long coup, et je sentais que la liqueur que je
+voyais filtrer sous son visage.
+
+«Loup! dit-il, en se croisant encore les bras, le vieil Orlick va te
+dire quelque chose. C'est toi qui as tué ta mégère de soeur.»
+
+De nouveau, mon esprit, avec son inconcevable rapidité de tout à
+l'heure, avait épuisé tout ce qui se rapportait à l'attentat commis sur
+ma soeur, à sa maladie et à sa mort, avant que sa parole lente et
+hésitante eût formé ces mots.
+
+«C'est vous, scélérat! dis-je.
+
+--Je te dis que c'est toi... je te dis que c'est toi qui as été cause de
+tout, répondit-il, en prenant le fusil et donnant un coup de crosse dans
+l'espace vide qui se trouvait entre nous. Je suis arrivé sur elle par
+derrière, comme je suis arrivé sur toi ce soir. Je l'ai frappée! Je l'ai
+laissée pour morte, et s'il y avait eu un four à chaux tout près, comme
+il y en a un près de toi, elle ne serait pas revenue à la vie. Mais ce
+n'est pas le vieil Orlick qui a fait tout cela, c'est toi: on t'a
+favorisé, et on l'a maltraité et battu! Ah! tu vas me le payer. Tu l'as
+fait, maintenant tu vas le payer.»
+
+Il but encore, et devint plus furieux: je voyais à l'inclinaison qu'il
+donnait à la bouteille, qu'il n'y restait presque rien. Je comprenais
+distinctement qu'il s'excitait avec son contenu à en finir avec moi. Je
+savais que chaque goutte qu'elle contenait était une goutte de ma vie;
+je savais que lorsque je serais changé en une partie de cette vapeur,
+qui arrivait peu à peu jusqu'à moi comme un dernier avertissement, il
+ferait comme il avait fait pour ma soeur; puis il se rendrait en toute
+hâte à la ville, où on le verrait se dandiner et boire dans les
+tavernes. Ma pensée rapide le poursuivait jusqu'à la ville, et se
+formait un tableau des rues où il se promenait, et comparait leurs
+lumières et leur animation avec les marais solitaires, et avec la
+blanche vapeur dans laquelle j'avais été dissous et qui s'étendait sur
+eux.
+
+Non seulement j'aurais pu compter des années, des années et des années
+pendant qu'il disait une douzaine de mots; mais ce qu'il me disait me
+représentait des images et non de simples mots. Dans la surexcitation et
+l'exaltation de mon cerveau, je ne pouvais penser à un endroit sans le
+voir, ni à n'importe quelles personnes sans les voir. Il est impossible
+de peindre la vivacité de ces images, et cependant je suivais Orlick des
+yeux avec autant d'attention pendant tout ce temps que le tigre prêt à
+s'élancer sur sa proie! Je voyais jusqu'aux plus légers mouvements de
+ses doigts.
+
+Quand il eut bu cette seconde fois, il se leva du banc sur lequel il
+était assis, et poussa la table de côté; puis il prit la chandelle, et
+se formant un abat-jour avec sa main meurtrière, de manière à renvoyer
+la lumière sur moi, il se tint debout devant moi, me regarda, et parut
+se repaître de ma vue.
+
+«Loup! je vais te dire quelque chose de plus. C'est le vieil Orlick que
+tu as heurté sur ton escalier, l'autre nuit, dans le Temple.»
+
+Je vis l'escalier avec ses lampes éteintes; je vis l'ombre de la massive
+rampe projetée sur la muraille par la lanterne du veilleur de nuit; je
+vis les chambres que je ne devais jamais plus revoir: ici une porte
+entr'ouverte, là une porte fermée, tous les meubles çà et là.
+
+«Et pourquoi le vieil Orlick était-il là? Je vais te dire quelque chose
+de plus, loup. Toi et elle m'avez si bien chassé de ce pays, en
+m'empêchant d'y gagner ma vie, que j'ai choisi de nouveaux compagnons et
+de nouveaux maîtres. Les uns écrivent mes lettres quand j'en ai besoin,
+entends-tu? écrivent mes lettres, loup, écrivent cinquante écritures! Ce
+n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en sait écrire qu'une. J'ai
+eu la ferme intention et la ferme volonté de t'ôter la vie, depuis que
+tu es venu ici à l'enterrement de ta soeur; je n'ai pas trouvé le moyen
+de me saisir de toi, et je t'ai suivi pour connaître tes allées et tes
+venues; car, s'est dit le vieil Orlick en lui-même, d'une manière ou
+d'une autre, je l'attraperai! Eh! quoi! en te cherchant, j'ai trouvé ton
+oncle Provis. Hé!...»
+
+Le Moulin du Bord de l'Eau, le Bassin aux Écus et la Vieille Corderie,
+le tout si clair et si net! Provis dans sa chambre et le signal convenu,
+la jolie Clara, la bonne femme si maternelle, le vieux Bill Barley sur
+son dos, le tout passa devant moi comme le cours rapide de ma vie, en
+descendant promptement vers la mer!
+
+«Mais je te tiens et ton oncle aussi! Quand je t'ai connu chez Gargery,
+tu étais un loup si petit que j'aurais dû te prendre le cou entre ce
+doigt et le pouce, et t'étrangler (comme j'ai pensé souvent à le faire),
+quand je te voyais flâner parmi les joncs, le dimanche, et tu n'avais
+pas encore trouvé d'oncle, toi, dans ce temps-là!... Mais pense à ce que
+le vieil Orlick a éprouvé, lorsqu'il a entendu dire que ton oncle Provis
+avait probablement traîné le fer que le vieil Orlick avait ramassé, limé
+en deux dans ces marais, il y a tant d'années, et qu'il a gardé jusqu'au
+jour où il s'en est servi pour assommer ta soeur comme un boeuf, et
+comme il entend t'assommer.... Hein!... quand il a entendu cela....
+Hein?...»
+
+Dans sa sauvage raillerie, il approcha la chandelle si près de moi, que
+je tournai la tête de côté pour me garantir de la flamme.
+
+«Ah! s'écria-t-il en riant, après avoir recommencé cette cruelle
+plaisanterie, les enfants brûlés craignent le feu. Le vieil Orlick a su
+que tu avais été brûlé. Le vieil Orlick a appris que tu voulais faire
+partir ton oncle Provis en contrebande, et le vieil Orlick, qui est un
+second toi-même, a su que tu viendrais ce soir! Maintenant je vais te
+dire quelque chose de plus, loup! et ce sera tout. Il y a des gens qui
+ont été pour ton oncle Provis ce que le vieil Orlick a été pour toi.
+Qu'ils prennent donc garde à eux, quand il aura perdu son neveu, quand
+personne ne pourra trouver une seule loque des vêtements de son cher
+parent, ni un seul os de son corps! Il y en a qui ne veulent pas et ne
+peuvent pas souffrir que Magwitch--oui, je sais son nom--vive sur la
+même terre qu'eux, et qui l'ont connu quand il vivait dans un autre
+pays, qu'il ne devait pas et ne pouvait pas quitter à leur insu sans les
+mettre en danger. Peut-être ce sont eux qui écrivent cinquante
+écritures. Ce n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en écrit
+qu'une! Oui, nous connaissons Compeyson, Magwitch et les galères!»
+
+Il approcha encore une fois la chandelle sur moi, enfuma mon visage et
+mes cheveux, et, pendant un instant, m'aveugla; puis il me tourna son
+large dos, et replaça la chandelle sur la table. J'avais fait
+mentalement ma prière, et j'étais avec Joe, Biddy et Herbert avant qu'il
+se retournât vers moi.
+
+Il y avait un espace vide de quelques pieds entre la table et le mur
+opposé. Dans cet espace, il allait et venait continuellement. Sa grande
+force semblait redoubler pendant qu'il se mouvait ainsi, avec ses mains
+pendantes, lâches et lourdes à ses côtés, et avec ses yeux furieux fixés
+sur moi. Il ne me restait pas le moindre espoir. Malgré la violence de
+mon agitation intérieure et la vigueur surprenante des images qui
+surgissaient en moi au milieu de pensées tumultueuses, je pouvais
+cependant comprendre clairement que, s'il n'avait pas été bien résolu à
+me faire périr dans quelques moment, à l'insu de tout être humain, il ne
+m'aurait jamais dit ce qu'il venait de me dire.
+
+Tout à coup, il s'arrêta, ôta le bouchon de sa bouteille et le jeta au
+loin. Tout léger qu'il était, je l'entendis tomber comme un plomb; il
+avala lentement, en soulevant la bouteille par degrés, et alors il ne me
+regarda plus; puis il versa les quelques dernières gouttes de liqueur
+dans le creux de sa main, et les absorba avec une violence saccadée et
+en jurant horriblement; il jeta ensuite la bouteille loin de lui, se
+baissa, et je vis dans sa main un maillet à manche long et lourd.
+
+La résolution que j'avais prise ne m'abandonna pas; sans lui adresser un
+seul mot d'inutile prière, je me mis à crier de toutes mes forces. Je ne
+pouvais remuer que ma tête et mes jambes; mais je me débattais avec
+toute la force que j'avais en moi, et qui m'était jusque là inconnue. Au
+même instant, j'entendis des cris répondant aux miens, je vis des
+figures et un rayon de lumière se précipiter par la porte, et je vis
+Orlick se dégager du milieu d'un amas d'hommes, franchir la table d'un
+bond, comme une trombe, et disparaître dans l'obscurité.
+
+Après un certain temps, je revins à moi, et je me trouvai couché, dégagé
+de mes liens, sur le plancher, la tête appuyée sur les genoux de
+quelqu'un. Mes yeux étaient fixés sur l'échelle dressée contre le mur.
+Ainsi en reprenant connaissance, j'appris que j'étais encore à l'endroit
+où je l'avais perdue.
+
+Trop indifférent d'abord, même pour regarder qui me soutenait, je
+restais étendu regardant l'échelle, quand une figure vint se placer
+entre elle et moi. C'était la figure du garçon de Trabb.
+
+«Je crois qu'il est mieux, dit le garçon de Trabb d'une voix douce. Mais
+comme il est encore pâle, hein!»
+
+À ces mots, le visage de celui qui me soutenait vint se placer devant le
+mien, et je vis que celui qui me soutenait était mon ami.
+
+«Herbert!... bon Dieu?
+
+--Doucement, dit Herbert, doucement, Haendel, ne vous agitez pas.
+
+--Et notre vieux camarade Startop! m'écriai-je, comme lui aussi se
+penchait sur moi.
+
+--Souvenez-vous de l'affaire pour laquelle il va nous aider, dit
+Herbert, et soyez calme.»
+
+Cette allusion me fit redresser; mais la douleur que me causa mon bras
+me fit retomber.
+
+«Le moment n'est pas passé, Herbert, n'est-ce pas? Quel jour
+sommes-nous? Depuis combien de temps suis-je ici?»
+
+Car j'avais l'étrange et fatal sentiment que j'étais resté étendu là
+pendant longtemps: un jour et une nuit, deux jours et deux nuits,
+peut-être plus.
+
+«Le moment n'est pas passé, nous sommes encore à lundi soir.
+
+--Dieu soit béni!...
+
+--Et vous avez toute la journée de demain mardi pour vous reposer, dit
+Herbert. Mais vous ne cessez pas de gémir, mon cher Haendel, quelle
+blessure avez-vous? Pouvez-vous vous tenir debout?
+
+--Oui, oui, dis-je, je puis marcher, je n'ai d'autre blessure que la
+douleur que me cause ce bras.»
+
+Ils le mirent à nu, et firent tout ce qui était en leur pouvoir pour me
+soulager. Mon bras était considérablement enflé et enflammé, je pouvais
+à peine supporter qu'on y touchât, mais ils déchirèrent leurs mouchoirs
+pour me faire de nouveaux bandages, et le replacèrent soigneusement dans
+l'écharpe, jusqu'à ce que nous puissions gagner la ville et nous
+procurer une lotion calmante pour mettre dessus. En peu de temps, nous
+eûmes fermé la porte de la maison de l'écluse, que nous laissions sombre
+et déserte, et nous repassions par la carrière pour rentrer en ville. Le
+garçon de Trabb, maintenant le commis de Trabb, marchait en avant avec
+une lanterne. C'était sa lumière que j'avais vu paraître à la porte,
+mais la lune était beaucoup plus haute que la dernière fois que je
+l'avais vue; le ciel et la nuit, bien que pluvieuse, étaient beaucoup
+plus clairs. La vapeur blanche de la chaux passait devant nous. Pendant
+que nous marchions, et comme auparavant j'avais mentalement fait une
+prière, je fis alors une action de grâces.
+
+Suppliant Herbert de me dire comment il était venu à mon secours, ce que
+d'abord il avait positivement refusé de faire en me recommandant de
+rester tranquille, j'appris que, dans ma précipitation, j'avais laissé
+tomber la lettre anonyme dans notre appartement, où en rentrant avec
+Startop, qu'il avait rencontré dans la rue, il l'avait trouvée très peu
+de temps après mon départ. Le ton de la lettre l'avait inquiété, surtout
+à cause du peu de rapport qu'il y avait entre ce qu'elle disait et les
+quelques lignes que je lui avais laissées. Son inquiétude croissant, au
+lieu de céder après un quart d'heure de réflexion, il était parti pour
+le bureau des voitures avec Startop, qui n'avait pas mieux demandé que
+de l'accompagner pour demander à quelle heure partait la première
+voiture. Voyant que la voiture de l'après-midi était partie et trouvant
+que son inquiétude se changeait positivement en alarme à mesure qu'il
+rencontrait des obstacles, il avait résolu de partir en poste. Donc
+Startop et lui étaient arrivés au _Cochon bleu_ comptant m'y trouver, ou
+au moins avoir quelques nouvelles de moi. Mais ne trouvant rien du tout,
+ils s'étaient rendus chez miss Havisham, où ils avaient perdu mes
+traces. Après cela, ils étaient retournés à l'hôtel (au moment sans
+doute où j'écoutais la version locale et populaire de mon histoire) pour
+prendre quelques rafraîchissements, et se procurer quelqu'un qui pût les
+guider dans les marais. Parmi les personnes qu'ils trouvèrent sous la
+porte du _Cochon bleu_ se trouvait justement le garçon de Trabb, fidèle
+à son ancienne coutume de se trouver partout où il n'avait pas besoin
+d'être; et le garçon de Trabb m'avait vu partir de chez miss Havisham
+dans la direction de mon auberge. Le garçon de Trabb s'était donc fait
+leur guide et ils étaient partis avec lui pour la maison de l'écluse,
+mais par le chemin de la ville aux marais que j'avais évité. Tout en
+marchant, Herbert avait réfléchi que je pouvais, après tout, avoir été
+appelé là dans un but qui importait à la sûreté de Provis, et pensant
+que, dans ce cas, il ferait peut-être mal de me déranger, il avait
+laissé son guide et Startop au bord de la carrière et s'était approché
+seul et sans bruit de la maison, deux ou trois fois, cherchant à
+s'assurer si tout se passait bien à l'intérieur. Comme il ne pouvait
+rien entendre que les sons indistincts d'une voix rude (ceci se passait
+pendant que mon esprit était tant occupé), il avait même fini par douter
+que je fusse là, quand tout à coup il m'avait entendu crier de toutes
+mes forces. Il avait alors répondu à mes cris, et s'était précipité dans
+la cabane, suivi de près par les deux autres.
+
+Quand je dis à Herbert ce qui s'était passé dans la maison, il voulut
+aller immédiatement à la ville trouver un magistrat, malgré l'heure
+avancée, et obtenir un ordre d'arrestation; mais j'avais déjà songé
+qu'une pareille démarche, en nous retenant et en nous empêchant de
+revenir pourrait être fatale à Provis. Il n'y avait pas à contester
+cette difficulté, et nous abandonnâmes toute pensée de poursuivre Orlick
+pour le moment. Dans ces circonstances, nous crûmes prudent de traiter
+légèrement la chose aux yeux du garçon de Trabb qui, j'en suis
+convaincu, aurait été fortement désappointé s'il avait appris que son
+intervention m'avait sauvé du four à chaux; non pas que le garçon de
+Trabb fût d'une mauvaise nature, mais parce qu'il avait trop de vivacité
+non employée, et qu'il était dans sa constitution de chercher de la
+variété et de l'excitation aux dépens des autres.
+
+En le quittant, je lui fis présent de deux guinées (qui semblaient faire
+son affaire), et je lui dis que j'étais fâché d'avoir jamais eu une
+mauvaise opinion de lui (ce qui ne lui fit pas la moindre impression).
+
+Le mercredi était si près de nous, nous prîmes le parti de retourner à
+Londres le soir même tous les trois dans la chaise de poste, afin d'être
+déjà loin si l'aventure de la nuit venait à s'ébruiter. Herbert se
+procura une bouteille de mixture calmante pour mon bras, et, à force
+d'en verser sur ma blessure, pendant toute la nuit, il me fut possible
+de supporter la douleur pendant le voyage. Il faisait jour quand nous
+arrivâmes au Temple; je me mis au lit immédiatement, et j'y restai tout
+le jour.
+
+Je tremblais de tomber malade et d'être impotent pour le lendemain, et
+je m'étonne que cette crainte seule ne m'ait pas rendu incapable de rien
+faire. Cela fût arrivé sûrement, avec la fatigue et la torture morale
+que j'avais endurées, sans la force surnaturelle avec laquelle agissait
+sur moi l'idée du lendemain de ce jour, considéré avec tant
+d'inquiétudes, chargé de telles conséquences et de résultats
+impénétrables quoique si proches! Aucune précaution ne pouvait être plus
+utile que d'éviter de communiquer avec Provis ce jour-là; cependant cela
+augmentait encore mon inquiétude. Je tressaillais à chaque pas, à chaque
+bruit, croyant que Provis était découvert et arrêté, et que c'était un
+messager qui arrivait pour m'en informer. Je me persuadais à moi-même
+que je savais qu'il était arrêté; qu'il y avait sur mon esprit quelque
+chose de plus qu'une crainte ou un pressentiment; que le fait était
+arrivé, et que j'en avais une mystérieuse certitude. La journée se
+passa, et aucune mauvaise nouvelle n'arriva. Comme le jour touchait à sa
+fin, et que l'obscurité tombait, ma crainte vague d'être retenu par ma
+maladie le lendemain, s'empara de moi tout à fait; je sentais battre mon
+bras brûlant et ma tête brûlante, et il me semblait que je commençais à
+divaguer. Je comptais jusqu'à des nombres élevés pour m'assurer de
+moi-même, et je répétais des fragments d'ouvrages que je savais, en
+prose et en vers. Il arrivait quelquefois que, pendant un court répit de
+mon esprit fatigué, je m'assoupissais quelques instants et que
+j'oubliais; alors je me disais en me réveillant en sursaut:
+
+«Allons! m'y voilà, le délire s'empare de moi.»
+
+On me laissa très tranquille tout le jour; on tint mon bras constamment
+bandé et l'on me fit prendre des calmants. Toutes les fois que je
+m'endormais, je me réveillais avec l'idée que j'avais eue dans la cabane
+de l'Écluse, qu'un long espace de temps s'était écoulé, et que
+l'occasion de sauver Provis était passée. Vers minuit, je me jetai en
+bas de mon lit, et fus trouver Herbert avec la conviction que j'avais
+dormi pendant vingt-quatre heures, et que le mercredi était passé.
+C'était le dernier effort de mon excitation épuisée; après cela, je
+dormis profondément.
+
+Le mercredi matin commençait à poindre, quand je regardai par la
+fenêtre. Les lumières qui vacillaient sur les ponts avaient déjà pâli,
+le soleil levant était comme un lac de feu à l'horizon; le fleuve,
+encore sombre et mystérieux, était coupé par les ponts, qui prenaient
+une teinte grise et froide, et çà et là, à la partie supérieure, une
+touche chaude renvoyée par le ciel en feu. Comme je regardais cet amas
+de toits, de tours d'églises et de flèches, s'élevant dans l'air, plus
+clairs que de coutume, le soleil se leva, un voile parut tout à coup
+être enlevé de dessus la rivière, et des millions d'étincelles parurent
+à sa surface. De moi aussi, il me semblait qu'on avait tiré un voile, et
+je me sentais vaillant et fort.
+
+Herbert était endormi dans son lit, et notre vieux camarade d'études
+était endormi sur le sofa. Je ne pouvais pas m'habiller sans l'aide de
+quelqu'un, mais je ranimai le feu qui brûlait encore et je leur préparai
+du café. Bientôt mes compagnons se levèrent, vaillants et forts aussi;
+et nous laissâmes entrer par les fenêtres l'air vif du matin, et nous
+regardâmes la marée qui montait encore vers nous.
+
+«Quand l'aiguille sera sur neuf heures, dit Herbert avec entrain,
+attention à nous! et tenez-vous prêts, vous, là-bas, au Moulin du Bord
+de l'Eau!»
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV.
+
+
+C'était un des ces jours de mars, où le soleil brille chaud et où le
+vent souffle froid, où l'on trouve l'été sous le soleil et l'hiver à
+l'ombre. Nous avions nos paletots avec nous, et je pris un sac de
+voyage. De tout ce que je possédais sur terre, je ne pris que les
+quelques objets de première nécessité qui remplissaient le sac. Où
+allais-je? qu'allais-je faire? et quand reviendrais-je? étaient autant
+de questions auxquelles je ne pouvais répondre. Je n'en troublai pas mon
+esprit, car tout cela reposait sur la sûreté de Provis. Je me demandai
+seulement, au moment où je m'arrêtai à la porte pour jeter un dernier
+regard dans l'appartement, dans quelles circonstances différentes je
+devais revoir ces chambres, si jamais je les revoyais.
+
+Nous descendîmes sans nous presser l'escalier du Temple, et nous y
+restâmes pendant quelque temps, comme si nous n'étions pas encore tout à
+fait décidés à tenter l'aventure. J'avais, bien entendu, veillé à ce que
+le bateau se trouvât prêt et tout en ordre. Après avoir montré un peu
+d'indécision, dont personne ne fut témoin, que les deux ou trois
+créatures amphibies appartenant à notre escalier du Temple, nous nous
+embarquâmes et prîmes le large, Herbert à l'avant, moi au gouvernail. La
+marée était haute, car alors il était huit heures et demie.
+
+Voici quel était notre plan: la marée commençant à baisser à neuf
+heures, et nous emmenant jusqu'à trois heures, notre intention était de
+continuer quand elle remonterait, et de ramer contre elle jusqu'à la
+nuit. Nous serions bien alors arrivés dans ces grandes largeurs au-delà
+de Gravesend, entre Kent et Essex, où la rivière est large et solitaire,
+où les habitants riverains sont peu nombreux, et où il y a des auberges
+éparses, çà et là, parmi lesquelles nous pourrions facilement en choisir
+une pour nous reposer. Nous avions l'intention d'y rester toute la nuit.
+Le paquebot pour Hambourg et celui pour Rotterdam devaient quitter
+Londres vers neuf heures, le jeudi matin, nous savions à quelle heure
+l'attendre, selon l'endroit où nous serions, et nous hélerions d'abord
+le premier, de sorte que si, par hasard, on ne pouvait nous prendre à
+bord, nous aurions une seconde chance. Nous connaissions les marques
+distinctives de chaque vaisseau.
+
+Le soulagement que j'éprouvais en commençant enfin l'exécution de notre
+entreprise était si grand, qu'il m'était difficile de croire à l'état
+dans lequel je m'étais trouvé quelques heures auparavant. L'air vif, le
+soleil, le mouvement sur la rivière et le mouvement dans la rivière
+elle-même, l'eau qui courait avec nous, paraissant sympathiser avec
+nous, nous animer, nous encourager, me rafraîchissaient d'un nouvel
+espoir. Je me sentais intérieurement humilié d'être si peu utile dans le
+bateau, mais il y avait peu de meilleurs rameurs que mes deux amis, et
+ils ramaient avec une régularité qui devait durer tout le jour.
+
+À cette époque, la navigation à vapeur sur la Tamise était bien loin
+d'être ce qu'elle est aujourd'hui, et les bateaux à rames étaient bien
+plus nombreux. Il y avait peut-être autant de barques houillères à
+voiles et de bateaux côtiers qu'à présent; mais les vaisseaux à voiles,
+grands et petits, n'étaient pas la dixième ou la vingtième partie aussi
+nombreux. De bonne heure comme il était, il y avait déjà beaucoup de
+bateaux à rames allant et venant, beaucoup de barques descendant avec la
+marée; la navigation sur la rivière entre les ponts, en bateaux
+découverts, était chose plus commode et plus commune dans ce temps-là
+qu'aujourd'hui, et nous avancions lentement, au milieu d'un grand nombre
+d'esquifs et de péniches.
+
+Nous eûmes bientôt franchi le vieux pont de Londres et le vieux marché
+de Billingsgate, et la Tour Blanche, et la Porte des Traîtres, et nous
+passâmes entre les rangées de vaisseaux. Voici les bateaux à vapeur de
+Leith, d'Aberdeen et de Glascow, chargeant et déchargeant des
+marchandises; ils paraissent énormément élevés au-dessus de l'eau quand
+nous passons le long de leurs flancs; voici les houillers par vingtaines
+et vingtaines, et les déchargeurs de charbon qui épongent les planches
+des ponts des navires, en compensation des mesures de charbon qu'ils
+enlèvent et qu'ils versent ensuite dans des barques. Ici est amarré le
+steamer qui part demain pour Rotterdam, nous en prenons bonne note; et
+là, le steamer qui part demain pour Hambourg, sur le beaupré duquel nous
+passons; et maintenant, assis à l'arrière, je peux voir, et mon coeur en
+bat plus vite, le Moulin et les escaliers du Moulin.
+
+«Est-il là? dit Herbert.
+
+--Pas encore.
+
+--C'est juste, il ne devait pas descendre avant de nous voir.
+Pouvez-vous voir le signal?
+
+--Pas bien d'ici, mais je crois le voir lui... maintenant je le vois!
+Ensemble, doucement, Herbert, rentrez vos rames.»
+
+Pendant une seule minute, nous touchons légèrement l'escalier; Provis
+saute à bord, et nous reprenons le large. Il avait un manteau de matelot
+avec lui, une malle en toile noire, et il ressemblait autant à un pilote
+de rivière que mon coeur pouvait le désirer.
+
+«Mon cher ami, dit-il, en mettant son bras sur mon épaule pendant qu'il
+prenait sa place, cher et fidèle enfant, c'est bien, merci, merci!»
+
+Nous traversons encore une rangée de vaisseaux, nous en sortons; nous
+évitons les chaînes rouillées, les câbles de chanvre, les grelins et les
+bouées; nous dispersons les copeaux et les éclats de bois flottants,
+nous fendons les amas de scories de charbon flottantes. Nous passons
+sous la figure de la proue du _John_ de Sunderland, adressant un
+discours aux vents (comme font bien des Johns), et sous la _Betzy_ de
+Yarmouth, avec sa gorge ferme et ses yeux protubérants sortant de deux
+pouces hors de sa tête; nous passons devant des marteaux qui
+fonctionnent dans les chantiers de construction; devant des scies qui
+pénètrent dans le bois; devant des machines qui frappent à grand bruit
+sur des choses inconnues; des pompes jouent dans les vaisseaux qui
+prennent eau, les cabestans tournent, les vaisseaux gagnent la mer, et
+des créatures marines échangent des jurons impossibles par-dessus les
+bords avec des débardeurs qui leur répondent; nous passons... nous
+passons enfin sur une eau plus claire dans laquelle les mousses
+pourraient prendre leurs ébats, sans pécher plus longtemps dans les eaux
+troubles qui sont de l'autre côté, et où les voiles festonnées peuvent
+se gonfler au vent.
+
+À l'escalier où nous avions pris Provis à bord, et, toujours depuis,
+j'avais cherché vainement une preuve que nous étions soupçonnés, je n'en
+avais pas vu. Certainement nous ne l'avions pas été à ce moment-là, et
+certainement nous n'étions ni précédés ni suivis d'aucun bateau. Si nous
+avions été surveillés par quelque bateau, j'aurais nagé vers lui et je
+l'aurais obligé à continuer ou à déclarer son projet; mais nous
+continuâmes notre route, sans la moindre apparence d'être molestés.
+
+Provis avait mis son manteau de matelot, et semblait, comme je l'ai dit,
+un personnage approprié au milieu dans lequel nous nous trouvions. Il
+était remarquable (mais peut-être la vie misérable qu'il avait menée
+pouvait l'expliquer) qu'il n'était pas le moins du monde inquiet pour
+aucun de nous. Il n'était pas indifférent, car il me disait qu'il
+espérait vivre pour voir son gentleman devenir un des gentlemen les plus
+parfaits en pays étranger; il n'était pas disposé à être passif ou
+résigné, ainsi que je le compris, mais il ne se doutait aucunement qu'on
+pût rencontrer le danger à moitié route. Quand le danger fondait sur
+lui, il lui tenait tête, mais il fallait qu'il vînt avant qu'il s'en
+occupât.
+
+«Si vous saviez, mon cher ami, me dit-il, ce que c'est que d'être ici, à
+côté de mon cher enfant, et de fumer ma pipe après avoir passé des jours
+entre quatre murailles, vous m'envieriez... mais vous ne savez pas ce
+que c'est.
+
+--Je crois connaître les délices de la liberté, répondis-je.
+
+--Ah! dit-il en secouant gravement la tête, il faut avoir été sous clefs
+et verrous, mon cher enfant, pour le savoir comme moi... mais je ne vais
+pas montrer de petitesse.»
+
+Je ne pouvais concevoir comment, pour une idée fixe comme celle de me
+voir gentleman, il avait pu risquer sa liberté et même sa vie. Mais je
+réfléchis que peut-être la liberté sans danger était trop en dehors de
+toutes les habitudes de sa vie pour être pour lui ce qu'elle serait pour
+un autre homme. Je n'étais pas trop loin du vrai; car il dit, après
+avoir fumé un peu:
+
+«Écoutez-moi, cher ami: quand j'étais là-bas, de l'autre côté du monde,
+je regardais toujours de ce côté, et il me devint insipide d'y rester,
+car je devenais riche. Tout le monde connaissait Magwitch, et Magwitch
+pouvait aller et Magwitch pouvait venir, et personne ne s'occupait de
+lui. Ils ne sont pas aussi coulants avec moi, ici, mon cher enfant, ou
+du moins ils ne le seraient pas, s'ils savaient où je suis.
+
+--Si tout va bien, dis-je, vous serez, dans quelques heures, tout à fait
+libre et en sûreté.
+
+--Eh bien! reprit-il en poussant un long soupir, je l'espère.
+
+--Et le croyez-vous?»
+
+Il trempa sa main dans l'eau, par-dessus le plat bord du bateau, et dit
+en souriant de cet air doux, qui n'était pas nouveau pour moi:
+
+«Oui, je suppose que je le crois, cher enfant. Il serait difficile
+d'être plus tranquilles et plus à notre aise que nous ne le sommes
+maintenant. Mais... c'est peut-être cette brise si douce et si agréable
+sur l'eau, qui me le fait croire... je songeais tout à l'heure, en
+regardant la fumée de ma pipe, que nous ne pouvons pas plus voir au-delà
+de ces quelques heures, que nous ne pouvons voir au fond de cette
+rivière dont j'essaye de saisir l'eau; et nous ne pouvons pas retenir
+davantage le cours du temps que je ne puis retenir cette eau; et
+voyez... elle a passé à travers mes doigts, et est partie! dit-il en
+levant sa main mouillée.
+
+--Mais à votre visage, j'aurais pensé que vous étiez un peu abattu,
+dis-je.
+
+--Pas le moins du monde, mon cher enfant! Cela vient des flots qui sont
+si calmes, et qui murmurent si doucement à l'avant du bateau une espèce
+de psalmodie du dimanche. Sans compter que peut-être je deviens un peu
+vieux.»
+
+Il remit sa pipe dans sa bouche avec une expression impassible et se
+tint calme et content, comme si nous eussions été hors d'Angleterre.
+Cependant il se soumettait aussi facilement, au moindre mot d'avis, que
+s'il eût été dans une constante terreur; lorsque nous abordâmes pour
+nous procurer quelques bouteilles de bière, il allait sauter à terre,
+quand je lui fis comprendre que je croyais qu'il serait plus en sûreté
+où il était, et il dit:
+
+«Vous croyez, mon cher enfant?»
+
+Et il se rassit tranquillement.
+
+L'air était froid sur la rivière, mais c'était une belle journée, et le
+soleil nous envoyait des rayons joyeux. La marée descendait vite; je
+prenais soin d'en profiter, et nos rames nous menaient bon train.
+Imperceptiblement, avec la marée qui se retirait, nous nous éloignâmes
+de plus en plus des bois et des coteaux, et nous nous approchâmes des
+bancs de vase; mais la marée ne nous avait pas encore quittés quand nous
+eûmes passé Gravesend. Comme l'objet de nos soins était enveloppé dans
+son manteau, je passai avec intention, à une ou deux longueurs de bateau
+de la douane flottante, et un peu plus loin, pour reprendre le courant,
+le long de deux vaisseaux d'émigrants, et sous l'avant d'un gros navire
+de transport sur le gaillard d'avant duquel il y avait des troupes qui
+nous regardaient passer. Bientôt le courant se mit à faiblir et les
+radeaux à l'ancre à balancer, et bientôt tout balança à l'entour; et les
+vaisseaux qui voulaient profiter de la nouvelle marée pour remonter le
+fleuve commencèrent à passer en flottes autour de nous, qui nous
+tenions, autant que possible, près du rivage, hors du courant, évitant
+avec soins les bas-fonds et les bancs de vase.
+
+Nos rameurs s'étaient si bien reposés, en laissant de temps à autre le
+bateau suivre le courant, pendant une minute ou deux, qu'un quart
+d'heure de halte leur suffit grandement. Nous nous abritâmes au milieu
+de pierres limoneuses, pour manger et boire ce que nous avions avec
+nous, tout en veillant avec attention. Cet endroit me rappelait mon pays
+de marais, plat et monotone, avec son horizon triste et morne; la
+rivière, en serpentant, tournait et tournait, et les grandes bouées
+flottantes tournaient et tournaient, et tout le reste semblait calme et
+arrêté. Le dernier essaim de vaisseaux avait doublé la dernière basse
+pointe que nous avions franchie; la dernière barque verte, chargée de
+paille, avec une voile brune, l'avait suivie; quelques bateaux de
+ballast, construits comme la première imitation grossière d'un bateau,
+faite par un enfant, étaient enfoncés profondément dans la vase; le
+petit phare trapu construit sur pilotis se montrait désemparé sur ses
+échasses et ses supports; les pieux gluants sortaient de la vase, les
+bornes rouges sortaient de la vase, les signaux de marée sortaient de la
+vase, et une vieille plate-forme et une vieille construction sans toit,
+reposaient sur la vase; enfin, tout, autour de nous, n'était que vase et
+stagnation.
+
+Nous reprîmes le large, et fîmes le plus de chemin qu'il nous fut
+possible. C'était bien plus dur à manoeuvrer maintenant; mais Herbert et
+Startop furent persévérants, et ils ramèrent, ramèrent, ramèrent,
+jusqu'au coucher du soleil. À ce moment, la rivière nous soulevait un
+peu, de sorte que nous pouvions planer au-delà des rives. Nous voyions
+le soleil rouge au fond de l'horizon, colorant la terre d'un bleu
+empourpré qui noircissait à vue d'oeil, et les marais solitaires et
+plats, et au loin les montagnes, entre lesquelles et nous il ne semblait
+y avoir rien de vivant, si ce n'est çà et là, sur le premier plan, une
+mouette mélancolique.
+
+Comme la nuit tombait vite et que la pleine lune étant passée, la lune
+ne devait pas se lever de bonne heure, nous tînmes un petit conseil: il
+fut de courte durée, car il était clair que ce que nous avions à faire,
+c'était de nous arrêter à la première taverne isolée que nous pourrions
+trouver. On mit de nouveau les rames en mouvement, et je cherchai au
+loin quelque chose comme une maison. Nous continuâmes ainsi, parlant
+peu, pendant quatre ou cinq longs milles. Il faisait très froid, et un
+bateau de charbon, venant sur nous avec son feu brillant et fumant, nous
+parut un intérieur confortable. La nuit était aussi sombre à ce moment
+qu'elle devait le rester jusqu'au jour, et le peu de lumière que nous
+avions semblait venir plutôt de la rivière que du ciel, quand les rames,
+en plongeant, reflétaient quelques étoiles.
+
+À ce moment lugubre, nous nous sentions tous obsédés de l'idée qu'on
+nous suivait. La marée, en montant, battait lourdement, et à des
+intervalles irréguliers, contre le rivage, et toutes les fois que ce
+bruit nous arrivait, l'un ou l'autre d'entre nous ne manquait jamais de
+faire un mouvement et de regarder dans cette direction. Çà et là, le
+courant avait creusé dans la rive une petite crique. Nous redoutions ces
+sortes d'endroits, et nous les observions avec anxiété. Quelquefois l'un
+de nous s'écriait à voix basse:
+
+«Qu'est-ce que ce bruit?
+
+--Est-ce un bateau que l'on voit là-bas?» demandait un autre.
+
+Puis nous retombions dans un silence de mort, et je ne cessais de penser
+avec impatience au bruit inaccoutumé que les rames faisaient dans les
+anneaux où elles étaient retenues.
+
+À la fin, nous découvrîmes une lumière et un toit; bientôt après, nous
+glissions le long d'une petite digue, faite avec des pierres qui avaient
+été ramassées tout près de là. Laissant les autres dans le bateau, je
+sautai à terre, et je trouvai que la lumière se voyait à travers la
+fenêtre d'une taverne. C'était un endroit assez sale et, j'ose le dire,
+très connu des contrebandiers, mais il y avait un bon feu dans la
+cuisine, des oeufs et du jambon à manger, et diverses liqueurs à boire.
+Il y avait aussi deux chambres à deux lits, telles quelles, comme le dit
+le maître de l'établissement. Il n'y avait personne dans la maison que
+le propriétaire, sa femme et un individu mâle, grisonnant, le
+garde-pavillon du petit port, qui était aussi gluant, aussi limoneux que
+s'il avait été enfoncé dans l'eau pour en marquer la hauteur.
+
+Avec cet aide, je revins au bateau, et nous retournâmes tous à terre,
+emportant les rames, le gouvernail, la gaffe et tout ce qu'il contenait.
+Nous le tirâmes de l'eau pour la nuit. Nous fîmes un très bon repas,
+auprès du feu de la cuisine, et nous gagnâmes les chambres à coucher.
+Herbert et Startop devaient en occuper une, moi et l'objet de nos soins
+l'autre. Nous trouvâmes l'air aussi soigneusement exclu de l'une que de
+l'autre, comme si l'air était fatal à la vie, et il y avait plus de
+linge sale et de cartons sous les lits que je n'aurais cru la famille
+capable d'en posséder; mais nous nous considérâmes cependant comme bien
+partagés, car il nous eût été impossible de trouver un lieu plus
+solitaire.
+
+Tandis que nous nous réconfortions près du feu, après notre repas, le
+garde, qui se tenait blotti dans un coin et qui avait une énorme paire
+de souliers qu'il avait exhibée pendant que nous mangions notre omelette
+au lard, relique intéressant qu'il avait prise il y a quelques jours aux
+pieds d'un matelot noyé, me demanda si j'avais vu une galiote de
+douanier à quatre rames remonter avec la marée? Quand je lui eus répondu
+que non, il me dit:
+
+«Ils doivent alors être descendus, et pourtant ils ont pris par en haut
+en quittant d'ici; mais ils auront réfléchi que cela valait mieux, pour
+une raison ou pour une autre, et ils seront descendus.
+
+--Une galiote à quatre rames, avez-vous dit? demandai-je.
+
+--Oui, monsieur, et il y avait dedans deux hommes assis qui ne ramaient
+pas.
+
+--Sont-ils descendus à terre, et sont-ils venus ici?
+
+--Ils sont venus ici avec une cruche en grès de deux gallons, pour
+chercher de la bière. J'aurais bien voulu empoisonner la bière, dit le
+garde, ou y mettre quelque drogue.
+
+--Pourquoi?
+
+--Je sais bien pourquoi, dit le garde. Il y en avait un qui parlait
+d'une voix sourde, comme s'il avait de la vase dans le gosier.
+
+--Il croit, dit l'hôtelier, homme peu méditatif, à l'oeil pâle et qui
+semblait compter sur son garde, il pense qu'ils étaient ce qu'ils
+n'étaient pas.
+
+--Je sais ce que je pense, observa le garde.
+
+--Vous pensez que ce sont les douaniers, Jack? dit l'aubergiste.
+
+--Oui, dit le garde.
+
+--Eh bien, vous vous trompez.
+
+--Vraiment!»
+
+Dans la signification infinie de sa réplique et sa confiance sans bornes
+dans sa perspicacité, le garde ôta un de ses énormes souliers, regarda
+dedans, fit tomber quelques cailloux qui s'y trouvaient sur le pavé de
+la cuisine et le remit. Il fit ceci de l'air d'un homme qui voit si
+juste qu'il peut tout se permettre.
+
+«Que croyez-vous donc qu'ils fassent de leurs boutons? demanda le maître
+de la maison, en hésitant un peu.
+
+--Avec leurs boutons? répondit le garde; les semer par-dessus bord, les
+avaler, les semer pour récolter de petites salades. Ce qu'ils font de
+leurs boutons!
+
+--Ne vous emportez pas, dit le propriétaire d'un ton mélancolique et
+pathétique à la fois.
+
+--Un officier de la douane sait ce qu'il doit faire de ses boutons, dit
+le garde, en répétant le mot qui l'offusquait avec le plus grand mépris,
+quand on passe entre lui et sa lumière. Quatre rameurs et deux hommes
+assis ne montent pas avec une marée pour descendre avec une autre, avec
+ou contre le courant, sans qu'il y ait de la douane au fond de tout
+cela.»
+
+Là-dessus, il sortit avec un geste de dédain, et l'aubergiste n'ayant
+plus personne pour la soutenir, trouva impossible de poursuivre cette
+conversation.
+
+Ce dialogue nous donna à tous de l'inquiétude. À moi surtout, il m'en
+donna beaucoup. Un vent lugubre sifflait autour de la maison, la marée
+battait la berge, et j'avais le pressentiment que nous étions épiés et
+menacés. Une galiote à quatre rames, allant et venant d'une manière
+assez inusitée pour attirer l'attention, était une détestable
+circonstance, et je ne pouvais me débarrasser de l'appréhension qu'elle
+me causait. Quand j'eus amené Provis à se coucher, je sortis avec mes
+deux compagnons (Startop, à ce moment, connaissait l'état des choses) et
+nous tînmes de nouveau conseil. Resterions-nous dans la maison jusqu'à
+l'approche du steamer, qui devait passer vers une heure de l'après-midi
+environ, ou bien partirions-nous de grand matin? Telles étaient les
+questions que nous discutâmes. Nous terminâmes, en décidant qu'il valait
+mieux rester où nous étions, et qu'une heure avant le passage du steamer
+seulement, nous irions nous placer sur sa route, et descendre doucement
+avec la marée. Ayant pris cette résolution, nous rentrâmes dans la
+maison et nous nous mîmes au lit.
+
+Je me couchai, en conservant la plus grande partie de mes vêtements, et
+je dormis bien pendant quelques heures. Quand je m'éveillai, le vent
+s'était élevé, et l'enseigne de la maison (_Le Vaisseau_) se balançait
+en grinçant avec un bruit qui m'éveilla en sursaut. Me levant doucement,
+car l'objet de mes soins dormait profondément, je regardai par la
+fenêtre. Elle avait vue sur la digue où nous avions mis à sec notre
+bateau, et quand mes yeux se furent habitués à la lumière de la lune,
+perçant les nuages, je vis deux hommes qui le regardaient. Ils passèrent
+sous la fenêtre sans regarder autre chose, et ne descendirent pas au
+bord de l'eau, qui, je le voyais, était à sec, mais ils prirent par les
+marais, dans la direction du _Nord_.
+
+Mon premier mouvement fut d'appeler Herbert, et de lui montrer les deux
+hommes qui s'éloignaient; mais réfléchissant, avant d'entrer dans la
+chambre, qui était sur le derrière de la maison et attenant à la mienne,
+que lui et Startop avaient eu plus de fatigue que moi, je n'en fis rien.
+Retournant à ma fenêtre, je pus encore voir les deux hommes se mouvoir
+dans les marais, à la pâle clarté de la lune. Cependant je les perdis
+bientôt de vue, et, sentant que j'avais très froid, je me couchai pour
+penser à cet événement, et je me rendormis.
+
+Nous étions debout de grand matin, et pendant que nous nous promenions
+çà et là, avant le déjeuner, je crus qu'il fallait faire part à mes
+compagnons de ce que j'avais vu. Ce fut encore Provis qui se montra le
+moins inquiet:
+
+«Il est très probable que ces hommes appartiennent à la douane, dit-il
+tranquillement, et qu'ils ne songent pas à nous.»
+
+J'essayai de me persuader qu'il en était ainsi, comme en effet cela
+pouvait se faire. Cependant je lui proposai de se rendre avec moi à une
+pointe éloignée que nous voyions de là, et où le bateau pourrait nous
+prendre à bord, vers midi. La précaution ayant paru bonne, Provis et moi
+nous partîmes aussitôt après le déjeuner, sans rien dire à l'auberge.
+
+Il fumait sa pipe en marchant et il s'arrêtait parfois pour me toucher
+l'épaule. On aurait supposé que c'était moi qui courais des dangers et
+non pas lui, et qu'il cherchait à me rassurer. Nous parlions très peu;
+en approchant de la pointe indiquée, je le priai de rester dans un
+endroit abrité, pendant que je pousserais une reconnaissance plus avant,
+car c'était de ce côté que les hommes s'étaient dirigés pendant la nuit;
+il y consentit, et je continuai seul. Il n'y avait pas de bateau au-delà
+de la pointe, ni sur la rive. Rien non plus n'indiquait que des hommes
+se fussent embarqués là; mais la marée était haute, et il pouvait y
+avoir des empreintes de pas sous l'eau.
+
+Quand il regarda hors de son abri et qu'il vit que j'agitais mon chapeau
+pour lui faire signe de venir, il me rejoignit. Nous attendîmes, tantôt
+couchés à terre, enveloppés dans nos manteaux, et tantôt marchant pour
+nous réchauffer, jusqu'au moment où nous vîmes arriver notre bateau.
+Nous pûmes facilement nous embarquer et nous prîmes le large dans la
+voie du steamer. À ce moment, il n'y avait plus que dix minutes pour
+atteindre une heure, et nous commencions à chercher si nous pouvions
+apercevoir la fumée du bateau à vapeur.
+
+Mais il était une heure et demie avant que nous l'aperçûmes, et bientôt
+après nous vîmes derrière lui la fumée d'un autre steamer. Comme ils
+arrivaient à toute vapeur, nous apprêtâmes nos deux malles, et profitant
+de l'occasion, nous fîmes nos adieux à Herbert et Startop. Nous avions
+tous échangé de cordiales poignées de main, et ni les yeux d'Herbert ni
+les miens n'étaient tout à fait secs, quand je vis une galiote à quatre
+rames venir tout à coup du bord, un peu en aval de nous, et faire force
+de rames dans nos eaux.
+
+Nous avions été jusque-là séparés de la fumée du bateau à vapeur par une
+assez grande étendue de rivage, à cause de la courbe et du tournant de
+la rivière; mais alors on le voyait avancer. Je criai à Herbert et à
+Startop de se maintenir en avant, dans le courant, afin qu'il vît que
+nous l'attendions, et je suppliai Provis de continuer à ne pas bouger,
+et de rester enveloppé dans son manteau. Il répondit gaiement:
+
+«Fiez-vous à moi, mon cher enfant.»
+
+Et il resta immobile comme une statue. Pendant ce temps, la galiote,
+très habilement conduite, nous avait coupés et se maintenait à côté de
+nous, laissant dériver quand nous dérivions, et donnant un ou deux coups
+d'avirons quand nous les donnions. Des deux hommes assis, l'un tenait le
+gouvernail et nous regardait avec attention, comme le faisaient aussi
+les rameurs; l'autre était enveloppé aussi bien que Provis: il semblait
+trembler et donner quelques instructions à celui qui gouvernait, pendant
+qu'il nous regardait. Pas un mot n'était prononcé dans l'un ni dans
+l'autre bateau.
+
+Startop put voir, après quelques minutes, quel était le steamer qui
+venait le premier; il me passa le mot Hambourg, à voix basse, car nous
+étions en face l'un de l'autre. Le bateau à vapeur approchait
+rapidement, et le bruit de ses roues devenait de plus en plus distinct.
+Je sentais que son ombre était absolument sur nous; à ce moment, la
+galiote nous héla; je répondis.
+
+«Vous avez là un forçat en rupture de ban, dit celui qui tenait le
+gouvernail, c'est l'homme enveloppé dans son manteau. Il s'appelle Abel
+Magwitch, autrement dit, Provis. J'arrête cet homme et je lui enjoins de
+se rendre, et à vous de nous aider.»
+
+À ce moment, sans donner d'ordre à son équipage, il dirigea la galiote
+sur nous. Les rameurs avaient donné un coup vigoureux en avant, rentré
+leurs avirons et arrivaient sur nous en travers; ils tenaient notre
+plat-bord avant que nous eussions pu nous rendre compte de ce qu'ils
+voulaient faire. Cet incident produisit une grande confusion à bord du
+steamer, et j'entendis l'équipage nous appeler et le capitaine donner
+l'ordre d'arrêter les roues. Je les entendis s'arrêter, mais la galiote
+était lancée irrésistiblement sur nous. Au même instant, je vis l'homme
+qui était au gouvernail de la galiote mettre la main sur l'épaule de son
+prisonnier; je vis les deux bateaux fortement secoués par la force de la
+marée, et je vis que toutes les mains à bord du steamer se tendaient en
+avant d'une manière tout à fait frénétique. Puis, au même instant, je
+vis Provis s'élancer, renverser l'homme qui le tenait, et enlever le
+manteau de l'autre homme, assis et tremblant dans la galiote. Et encore
+au même instant, je vis que le visage découvert était le visage de
+l'autre forçat d'autrefois. Et encore au même instant je vis ce visage
+se reculer avec une expression de terreur que je n'oublierai jamais, et
+j'entendis un grand cri à bord du steamer, et le bruit d'un corps lourd
+tombant à l'eau, et je sentis le bateau s'enfoncer sous mes pieds.
+
+Pendant un instant, il me sembla lutter avec mille roues de moulin et
+mille éclats de lumières; l'instant d'après j'étais pris à bord de la
+galiote. Herbert y était, Startop y était; mais notre bateau était
+parti, et les deux forçats étaient partis.
+
+Au milieu des cris poussés à bord du steamer et des furieux sifflements
+de sa vapeur, et de sa dérive et de notre dérive, je ne pouvais d'abord
+distinguer le ciel de l'eau, ni le rivage du rivage. Les hommes de la
+galiote regardaient en silence et avec avidité sur l'eau, à l'arrière.
+Bientôt un sombre objet parut, entraîné vers nous par le courant;
+personne ne parlait; le timonier tenant sa main en l'air, et tous
+ramaient doucement en sens contraire et dirigeaient le bateau droit
+devant l'objet. Quand il se trouva plus près, je vis que c'était
+Magwitch; il nageait, mais difficilement. Il fut repris à bord, et
+aussitôt on lui mit les fers aux mains et aux pieds.
+
+La galiote resta en place, et l'on se mit à regarder sur l'eau en
+silence et avec avidité. Le steamer de Rotterdam approchait, et ne
+comprenant pas ce qui s'était passé, arrivait à toute vapeur; mais
+lorsque les deux steamers virent que la galiote était décidément
+arrêtée, ils s'éloignèrent de nous, et nous nous balançâmes dans leur
+sillage agité. On continua à chercher sur l'eau longtemps après que tout
+fut devenu calme et que les deux steamers eurent disparu; mais chacun
+savait que c'était inutile, et qu'il n'y avait plus aucun espoir à
+conserver.
+
+À la fin nous cessâmes nos recherches et nous gagnâmes le rivage à la
+hauteur de la taverne que nous avions quittée, et où l'on nous reçut
+avec assez de surprise. Là il me fut possible de procurer quelques soins
+à Magwitch (ce n'était plus Provis), qui avait reçu de très fortes
+contusions sur la poitrine et une profonde blessure à la tête.
+
+Il me dit qu'il croyait avoir passé sous la quille du steamer et s'être
+heurté la tête en remontant. Quand aux coups à la poitrine, qui
+rendaient sa respiration extrêmement pénible, il croyait les avoir reçus
+contre le bord de la galiote. Il ajouta qu'il ne prétendait pas dire ce
+qu'il pouvait avoir fait ou ne pas avoir fait à Compeyson, mais qu'au
+moment où il avait posé la main sur son manteau pour le reconnaître, ce
+coquin s'était reculé, et qu'ils étaient tombés tous les deux dans
+l'eau, quand l'homme qui l'avait arrêté, lui Magwitch, en le saisissant
+en dehors du bateau pour l'empêcher de se sauver, l'avait fait chavirer.
+Il me dit tout bas qu'ils étaient tombés en se serrant furieusement dans
+les bras l'un de l'autre, et qu'il y avait eu lutte sous l'eau, et qu'il
+était parvenu à se dégager, était remonté sur l'eau, et avait nagé
+jusqu'au moment où nous l'avions rattrapé.
+
+Je n'eus jamais la moindre raison de douter de l'exacte vérité de ce
+qu'il me disait, l'officier qui dirigeait la galiote m'ayant fait le
+même récit de leur chute dans l'eau.
+
+Je demandai à l'officier la permission de changer les vêtements mouillés
+du prisonnier contre d'autres habits que je pourrais acheter dans
+l'auberge; il me l'accorda aussitôt, observant seulement qu'il devait
+saisir tout ce que le prisonnier avait sur lui. Ainsi le portefeuille
+que j'avais eu quelque temps dans les mains passa dans celles de
+l'officier. Celui-ci me donna plus tard la permission d'accompagner le
+prisonnier à Londres, mais il refusa cette même grâce à mes deux amis.
+
+On désigna au garde de l'auberge du _Vaisseau_ l'endroit où l'homme noyé
+avait disparu, et il entreprit de rechercher le corps aux places où il
+avait le plus de chance de venir au bord. Son intérêt dans cette
+recherche me parut s'accroître considérablement quand il apprit que le
+noyé avait des bas aux pieds. Il aurait probablement fallu une douzaine
+de noyés pour le vêtir complètement, et ce devait être la raison pour
+laquelle les différents objets qui composaient son costume étaient à
+divers degrés de délabrement.
+
+Nous demeurâmes à la taverne jusqu'à la marée montante, et alors on
+porta Magwitch dans la galiote. Herbert et Startop devaient regagner
+Londres par terre le plus tôt qu'ils pourraient. Notre séparation fut on
+ne peut plus triste, et quand je pris place à côté de Magwitch, je
+sentis que c'était là ma place pendant tout le temps qui lui restait à
+vivre.
+
+La répugnance que j'avais éprouvée pour lui avait tout à fait disparu;
+et dans l'être poursuivi, blessé et enchaîné qui tenait ma main dans la
+sienne, je ne voyais plus qu'un homme qui avait voulu être mon
+bienfaiteur, et qui avait été affectueux, reconnaissant et généreux
+envers moi, avec une grande constance, pendant une longue suite
+d'années; je ne voyais plus en lui qu'un homme meilleur pour moi que je
+ne l'avais été pour Joe.
+
+Sa respiration devenait plus difficile et plus pénible à mesure que la
+nuit avançait, et souvent il ne pouvait réprimer un gémissement.
+J'essayais de le soutenir sur le bras dont je pouvais me servir dans une
+position facile; mais il était horrible de penser que je ne pouvais être
+fâché, au fond du coeur, de ce qu'il fût grièvement blessé, puisqu'il
+était incontestable qu'il eût mieux valu qu'il mourût. Qu'il y eût
+encore des gens capables et désireux de prouver son identité, je ne
+pouvais en douter; qu'il fût traité avec douceur, je ne pouvais
+l'espérer. Il avait en effet été présenté sous le plus mauvais jour à
+son premier jugement. Depuis, il avait rompu son ban, et il avait été
+jugé de nouveau; il était revenu de la déportation sous le coup d'une
+sentence de mort, et enfin il avait occasionné la mort de l'homme qui
+était la cause de son arrestation.
+
+En revenant vers le soleil couchant, que la veille nous avions laissé
+derrière nous, et à mesure que le flot de nos espérances semblait
+s'enfuir, je lui dis combien j'étais désolé de penser qu'il était revenu
+pour moi.
+
+«Mon cher enfant, répondit-il, je suis très content et j'accepte mon
+sort. J'ai vu mon cher enfant, et je sais qu'il peut être gentleman sans
+moi.»
+
+Non, c'est ce qui n'était plus possible; j'avais songé à cela pendant
+que j'étais assis côte à côte avec lui. Non. En dehors de mes
+inclinations personnelles, je comprenais alors l'idée de Wemmick. Je
+prévoyais que, condamné, ses biens seraient confisqués par la couronne.
+
+«Voyez-vous, mon cher enfant, dit-il, il vaut mieux qu'on ne sache pas
+maintenant qu'un gentleman dépend de moi et m'appartient. Seulement,
+venez me voir comme si vous accompagniez par hasard Wemmick.
+
+--Je ne vous quitterai pas, dis-je, si l'on me permet de rester près de
+vous, et s'il plaît à Dieu, je vous serai aussi fidèle que vous l'avez
+été pour moi.»
+
+Je sentis sa main trembler pendant qu'il tenait la mienne, et il
+détourna son visage, en s'étendant au fond du bateau, et j'entendis
+l'ancien bruit dans sa gorge, adouci, maintenant, comme tout était
+adouci en lui. Il était heureux qu'il eût touché ce sujet, car cela
+m'avertit de ce à quoi je n'aurais autrement pensé que trop tard, de
+faire en sorte qu'il ne sût jamais comment avaient péri ses espérances
+de m'enrichir.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV.
+
+
+On le conduisit au Bureau de Police, et il aurait été immédiatement
+renvoyé devant la cour criminelle pour être jugé, s'il n'avait été
+nécessaire de rechercher auparavant un vieil officier du ponton duquel
+il s'était évadé autrefois, pour constater son identité. Personne n'en
+doutait, mais Compeyson qui avait eu l'intention d'en témoigner était
+mort emporté par le courant, et il se trouva qu'il n'y avait pas à cette
+époque dans Londres un seul employé des prisons qui pût donner la preuve
+réclamée. Dès mon arrivée, je m'étais rendu directement chez M. Jaggers,
+à sa maison particulière, pour assurer son assistance à Magwitch; mais
+M. Jaggers ne voulut rien admettre en faveur de l'accusé. Il me dit que
+l'affaire serait terminée en cinq minutes, quand le témoin serait
+arrivé, et qu'aucun pouvoir sur terre ne pourrait l'empêcher d'être
+contre nous.
+
+Je fis part à M. Jaggers de mon dessein de laisser ignorer à Magwitch le
+sort de sa fortune. M. Jaggers se fâcha contre moi, et me reprocha
+d'avoir laissé glisser cette fortune entre mes doigts. Il dit qu'il nous
+faudrait bien présenter une pétition, et essayer dans tous les cas d'en
+tirer quelque chose; mais il ne me cacha pas que, bien qu'il pût y avoir
+un certain nombre de cas où la confiscation ne serait pas prononcée, il
+n'y avait dans celui-ci aucune circonstance qui permît qu'il en fût
+ainsi. Je compris très bien cela. Je n'étais pas parent du condamné, ni
+son allié par des liens reconnus; il n'avait rien écrit, rien prévu en
+ma faveur, avant son arrestation, et le faire maintenant serait tout à
+fait inutile. Je n'avais donc aucun droit, et je résolus d'abord, et je
+persistai par la suite dans la résolution que mon coeur ne s'abaisserait
+jamais à la tâche vaine d'essayer d'en établir un.
+
+Il paraît qu'on avait des raisons pour supposer que le dénonciateur noyé
+avait espéré une récompense prélevée sur cette confiscation, et avait
+une connaissance approfondie des affaires de Magwitch. Quand on retrouva
+son corps, bien loin de l'endroit où il était tombé, il était si
+horriblement défiguré qu'on ne put le reconnaître qu'au contenu de ses
+poches, dans lesquelles il y avait des notes encore lisibles, pliées
+dans un portefeuille qu'il portait. Parmi ces notes se trouvaient les
+noms d'une certaine maison de banque de la Nouvelle Galles du Sud, où
+une grosse somme était placée, et la désignation de certaines terres
+d'une valeur considérable. Ces deux chefs d'information se trouvaient
+sur une liste des biens dont il supposait que j'hériterais, et que
+Magwitch avait donnée à M. Jaggers depuis qu'il était en prison. Son
+ignorance, le pauvre homme, le servait enfin: il ne douta jamais que mon
+héritage ne fût parfaitement en sûreté avec l'assistance de M. Jaggers.
+
+Après un délai de trois jours, pendant lequel la poursuite avait attendu
+qu'on produisît le témoin du ponton, ce témoin arriva et compléta
+l'instruction. Magwitch fut renvoyé pour être jugé à la prochaine
+session des assises, qui devait commencer dans un mois.
+
+C'est à cette sombre époque de ma vie qu'Herbert rentra un soir très
+abattu et dit:
+
+«Mon cher Haendel, je crains d'être bientôt obligé de vous quitter.»
+
+Son associé m'ayant préparé à cette communication, je fus moins surpris
+qu'il ne l'avait pensé.
+
+«Nous perdrons une belle occasion si je refuse d'aller au Caire, et je
+crains fort d'être forcé d'y aller, Haendel, au moment où vous aurez le
+plus besoin de moi.
+
+--Herbert, j'aurai toujours besoin de vous, parce que je vous aimerai
+toujours; mais ce besoin n'est pas plus grand aujourd'hui qu'à aucune
+autre époque.
+
+--Vous allez être si isolé!
+
+--Je n'ai pas le loisir de penser à cela, dis-je; vous savez que je suis
+toujours avec _lui_, tout le temps qu'on me le permet, et que je serais
+avec _lui_ toute la journée, si je le pouvais; et quand je m'éloigne de
+_lui_, vous le savez, mes pensées sont avec _lui_.»
+
+La terrible situation où se trouvait Magwitch était si effrayante pour
+tous deux que nous ne pouvions en parler plus clairement.
+
+«Mon cher ami, dit Herbert, que la perspective de notre séparation, car
+elle est très proche, soit mon excuse pour vous tourmenter sur
+vous-même. Avez-vous pensé à votre avenir?
+
+--Non, car j'ai eu peur de penser à n'importe quel avenir.
+
+--Mais il ne faut pas négliger le vôtre. En vérité, mon cher Haendel, il
+ne faut pas le négliger. Je désirerais vous voir y songer dès à présent,
+faites-le, je vous en prie... si vous avez un peu d'amitié pour moi.
+
+--Je le ferai, dis-je.
+
+--Dans cette nouvelle succursale de notre maison, Haendel, il nous faut
+un...»
+
+Je vis que sa délicatesse lui faisait éviter le mot propre: aussi je lui
+dis:
+
+«Un commis?
+
+--Un commis, et j'espère qu'il n'est pas impossible qu'il devienne un
+jour (comme l'est devenu un commis de votre connaissance), un associé.
+Allons! Haendel,» comme si c'était le grave commencement d'un exorde de
+mauvais augure, il avait abandonné ce ton, étendu son honnête main, et
+parlé comme un écolier.
+
+«Clara et moi nous avons parlé et reparlé de tout cela, continua
+Herbert, et la chère petite créature m'a encore prié ce soir, avec des
+larmes dans les yeux, de vous dire que si vous vouliez venir avec nous,
+quand nous partirons ensemble, elle ferait son possible pour vous rendre
+heureux et pour convaincre l'ami de son mari qu'il est aussi son ami.
+Nous serions si contents, Haendel!...»
+
+Je la remerciai de tout mon coeur, et lui aussi; mais je dis que je
+n'étais pas encore certain de pouvoir me joindre à eux, comme il me
+l'offrait si généreusement. D'abord, mon esprit était trop occupé pour
+pouvoir bien examiner ce projet. En second lieu, oui, en second lieu, il
+y avait quelque chose d'hésitant dans ma pensée, et qu'on verra à la fin
+de ce récit.
+
+«Mais si vous pensez pouvoir, Herbert, sans préjudice pour vos affaires,
+laisser la question pendante encore quelque temps....
+
+--Tout le temps que vous voudrez, s'écria Herbert, six mois... un an!
+
+--Pas aussi longtemps que cela, dis-je, deux ou trois mois au plus.»
+
+Herbert fut très enchanté quand nous échangeâmes une poignée de mains
+sur cet arrangement; il dit qu'il avait maintenant le courage de
+m'apprendre qu'il croyait être obligé de partir à la fin de la semaine.
+
+«Et Clara? dis-je.
+
+--La chère petite créature, répondit Herbert, restera religieusement
+près de son père tant qu'il vivra; mais il ne vivra pas longtemps; Mrs
+Wimple m'a confié que certainement il est en train de s'en aller.
+
+--Sans vouloir dire une chose dure, dis-je, il ne peut mieux faire que
+de s'en aller.
+
+--Je suis obligé d'en convenir, dit Herbert. Alors, je reviendrai
+chercher la chère petite créature, et, la chère petite créature et moi,
+nous nous rendrons tranquillement à l'église la plus proche.
+Rappelez-vous que la chère petite ne vient d'aucune famille, mon cher
+Haendel; qu'elle n'a jamais regardé dans le livre rouge, et n'a aucune
+notion de ce qu'était son grand père. Quelle chance pour le fils de ma
+mère!»
+
+Le samedi de cette même semaine, je dis adieu à Herbert. Il était rempli
+de brillantes espérances, mais triste et chagrin de me quitter,
+lorsqu'il prit place dans une des voitures du service des ports.
+J'entrai dans une taverne pour écrire un petit mot à Clara, lui disant
+qu'il était parti en lui envoyant son amour et toutes ses tendresses, et
+je me rendis ensuite à mon logis solitaire, si je puis parler ainsi, car
+ce n'était pas un chez moi, et je n'avais de chez moi nulle part.
+
+Sur l'escalier, je rencontrai Wemmick, qui redescendait après avoir
+cogné inutilement avec le dos de son index à ma porte. Je ne l'avais pas
+vu seul depuis notre désastreuse tentative de fuite, et il était venu
+dans sa capacité personnelle et privée, me donner quelques mots
+d'explication au sujet de cette absence prolongée.
+
+«Feu Compeyson, dit Wemmick, avait petit à petit deviné plus de la
+moitié de la vérité de l'affaire, maintenant accomplie, et c'est d'après
+les bavardages de quelques uns de ces gens dans l'embarras (il y a
+toujours quelques uns de ces gens dans l'embarras) que j'ai appris ce
+que je sais. Je tenais mes oreilles ouvertes, tout en faisant semblant
+de les tenir fermées, jusqu'à ce que j'eusse entendu dire qu'il était
+absent, et je pensais que c'était le meilleur moment pour faire votre
+tentative. Je commence seulement à soupçonner maintenant que c'était une
+partie de sa politique, en homme très adroit qu'il était, de tromper
+habituellement ses propres agents. Vous ne me blâmez pas, j'espère,
+monsieur Pip; j'ai essayé de vous servir, et de tout mon coeur.
+
+--Je suis aussi certain de cela, Wemmick, que vous pouvez l'être, et je
+vous remercie bien vivement de tout l'intérêt et de toute l'amitié que
+vous me portez.
+
+--Je vous remercie, je vous remercie beaucoup. C'est une mauvaise
+besogne, dit Wemmick en se grattant la tête, et je vous assure que je
+n'avais pas été joué ainsi depuis longtemps. Ce que je regrette surtout,
+c'est le sacrifice de tant de valeurs portatives, mon Dieu!
+
+--Eh moi, Wemmick, je pense au pauvre possesseur de ces valeurs.
+
+--Oui, c'est sûr, dit Wemmick. Sans doute, rien ne peut vous empêcher de
+le regretter, et je mettrais un billet de cinq livres de ma poche pour
+le tirer de là. Mais ce que je vois, c'est ceci: feu Compeyson avait été
+prévenu d'avance de son retour, et il était si bien résolu à le livrer,
+que je ne pense pas qu'on eût pu le sauver. Cependant les valeurs
+portatives auraient certainement pu être sauvées. Voilà la différence
+entre les valeurs et leur possesseur, ne voyez-vous pas?»
+
+J'invitai Wemmick à monter et à prendre un verre de grog avant de partir
+pour Walworth. Il accepta l'invitation, et, en buvant le peu que
+contenait son verre, il me dit, sans aucun préambule, et après avoir
+paru quelque peu embarrassé:
+
+«Que pensez-vous de mon intention de prendre un congé lundi, monsieur
+Pip?
+
+--Mais je suppose que vous n'avez rien fait de semblable durant les
+douze mois qui viennent de s'écouler.
+
+--Les douze ans plutôt, dit Wemmick. Oui, je vais prendre un jour de
+congé; plus que cela, je vais faire une promenade; plus que cela, je
+vais vous demander de faire une promenade avec moi.»
+
+J'allais m'excuser, comme n'étant qu'un bien pauvre compagnon, quand
+Wemmick me prévint.
+
+«Je connais vos engagements, dit-il, et je sais que vous êtes rebattu de
+ces sortes de choses, monsieur Pip; mais, si vous pouviez m'obliger, je
+le considèrerais comme une grande bonté de votre part. Ça n'est pas une
+longue promenade, et c'est une promenade matinale. Cela vous prendrait,
+par exemple (en comptant le déjeuner, après la promenade), de huit
+heures à midi. Ne pourriez-vous pas trouver moyen d'arranger cela?»
+
+Il avait tant fait pour moi à différentes reprises, que c'était en
+vérité bien peu de chose à faire en échange pour lui être agréable. Je
+lui dis que j'arrangerais cela, que j'irais; et il fut si enchanté de
+mon consentement, que moi-même j'en fus satisfait. À sa demande, je
+convins d'aller le prendre à Walworth le lundi à huit heures et demie du
+matin, et nous nous séparâmes.
+
+Exact au rendez-vous, je sonnai à la porte du château le lundi matin, et
+je fus reçu par Wemmick lui-même qui me sembla avoir l'air plus pincé
+que de coutume et avoir sur la tête un chapeau plus luisant. À
+l'intérieur, on avait préparé deux verres de lait au rhum et deux
+biscuits. Le père devait être sorti dès le matin, car en jetant un coup
+d'oeil dans sa chambre, je remarquai qu'elle était vide.
+
+Après nous être réconfortés avec le lait au rhum et les biscuits, et
+quand nous fûmes prêts à sortir pour nous promener, avec cette
+bienfaisante préparation dans l'estomac, je fus extrêmement surpris de
+voir Wemmick prendre une ligne à pécher et la mettre sur son épaule.
+
+«Mais nous n'allons pas pécher? dis-je.
+
+--Non, répondit Wemmick; mais j'aime à marcher avec une ligne.»
+
+Je trouvai cela singulier; cependant je ne dis rien et nous partîmes
+dans la direction de Camberwell Green; et, quand nous y arrivâmes,
+Wemmick me dit tout à coup:
+
+«Ah! voici l'église.»
+
+Il n'y avait rien de très surprenant à cela; mais cependant je fus
+quelque peu étonné quand il me dit, comme animé d'une idée lumineuse:
+
+«Entrons!»
+
+Nous entrâmes, Wemmick laissa sa ligne sous le porche et regarda autour
+de lui. En même temps Wemmick plongeait dans les poches de son habit et
+en tira quelque chose de plié dans du papier.
+
+«Ah! dit-il, voici un couple de paires de gants, mettons-les!»
+
+Comme les gants étaient des gants de peau blancs, et comme la bouche de
+Wemmick avait atteint sa plus grande largeur, je commençai à avoir de
+forts soupçons. Ils se changèrent en certitude, quand je vis son père
+entrer par une porte de côté, escortant une dame.
+
+«Ah! dit Wemmick, voici miss Skiffins! Si nous faisions une noce?»
+
+Cette discrète demoiselle était vêtue comme de coutume, excepté qu'elle
+était présentement occupée à substituer une paire de gants blancs à ses
+gants verts. Le vieux était également occupé à faire un semblable
+sacrifice devant l'autel de l'hyménée. Le vieux gentleman cependant
+éprouvait tant de difficultés à mettre ses gants, que Wemmick dut lui
+faire appuyer le dos contre un des piliers, puis passer lui-même
+derrière le pilier et les tirer pendant que, de mon côté, je tenais le
+vieux gentleman par la taille, afin qu'il présentât une résistance sûre
+et égale. Au moyen de ce plan ingénieux, ses gants furent mis dans la
+perfection.
+
+Le bedeau et le prêtre parurent. On nous rangea en ordre devant la
+fatale balustrade. Fidèle à son idée de paraître faire tout cela sans
+préparatifs, j'entendis Wemmick se dire à lui-même, en prenant quelque
+chose dans la poche de son gilet, avant le commencement du service:
+
+«Ah! voici un anneau.»
+
+J'assistais le fiancé en qualité de témoin ou de garçon d'honneur,
+tandis qu'une petite ouvreuse de bancs faisait semblant d'être l'amie de
+coeur de miss Skiffins. La responsabilité de conduire la demoiselle à
+l'autel était échue au vieux, ce qui amena le ministre officiant à être
+involontairement scandalisé. Voici ce qui arriva quand le ministre dit:
+
+«Qui donne cette femme en mariage à cet homme?»
+
+Le vieux gentleman, ne sachant pas le moins du monde à quel point de la
+cérémonie nous étions arrivés, continua à répéter d'un air aimable et
+rayonnant les dix commandements, sur quoi le clergyman répéta:
+
+«Qui donne cette femme en mariage à cet homme?»
+
+Le vieux gentleman n'ayant pas la moindre idée de ce qu'on lui
+demandait, le jeune marié s'écria de sa voix ordinaire:
+
+«Allons, vieux père, vous savez... qui donne?»
+
+À quoi le vieux répliqua avec une grande volubilité, avant de répondre
+que c'était lui qui donnait:
+
+«Très bien! John, très bien! mon garçon.»
+
+Le ministre fit alors une pause de si mauvais augure, que je me demandai
+si nous serions complètement mariés ce jour-là.
+
+Le mariage fut consommé cependant, et quand nous sortîmes de l'église,
+Wemmick ouvrit le couvercle des fonts baptismaux, y déposa ses gants
+blancs et le referma. Mrs Wemmick, plus prévoyante, mit ses gants blancs
+dans sa poche et remit ses verts.
+
+«Maintenant, monsieur Pip, dit Wemmick en plaçant triomphalement sa
+ligne à pécher sur son épaule à la sortie de l'église, dites-moi si
+quelqu'un supposerait en nous voyant que c'est une noce.»
+
+On avait commandé à déjeuner à une jolie petite taverne, à un mille ou
+deux sur le coteau, au-delà de la prairie, et il y avait une table de
+jeu dans la chambre, pour le cas où nous aurions voulu nous délasser
+l'esprit après la solennité. Il était amusant de voir que Mrs Wemmick ne
+repoussait plus le bras de Wemmick quand il entourait sa taille; elle se
+tenait sur une chaise adossée contre la muraille, comme un violoncelle
+dans sa caisse, et se soumettait à se laisser embrasser comme aurait pu
+le faire ce mélodieux instrument.
+
+Nous eûmes un excellent déjeuner, et toutes les fois que quelqu'un
+refusait quelque chose à table, Wemmick disait:
+
+«C'est fourni par le contrat, vous savez, il ne faut pas vous effrayer.»
+
+Je bus au nouveau couple, au vieux, au château; je saluai la mariée, et
+je me rendis en un mot aussi agréable qu'il me fût possible.
+
+Wemmick me conduisit jusqu'à la porte, et je lui serrai la main en lui
+souhaitant beaucoup de bonheur.
+
+«Merci! dit Wemmick en se frottant les mains. Elle sait si bien élever
+les poules! vous n'en avez pas idée. Nous vous enverrons des oeufs, et
+vous en jugerez par vous-même. Dites donc, monsieur Pip, dit-il en me
+rappelant et en me parlant à voix basse, ceci est tout à fait un de mes
+sentiments de Walworth, je vous prie de le croire.
+
+«Je comprends, dis-je, il ne faut pas en parler dans la Petite
+Bretagne.»
+
+Wemmick fit un signe de tête.
+
+«Après ce que vous avez laissé échapper l'autre jour, j'aime autant que
+M. Jaggers ne le sache pas. Il pourrait croire que mon cerveau se
+dérange, ou quelque chose de la sorte.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI.
+
+
+Magwitch resta en prison très malade, pendant tout le temps qui s'écoula
+entre son arrestation et l'ouverture des assises. Il s'était brisé deux
+côtes, ce qui avait endommagé un de ses poumons. Il respirait avec la
+plus grande difficulté et une douleur qui augmentait chaque jour.
+C'était par suite de cette blessure qu'il parlait si bas, que c'est à
+peine si l'on pouvait l'entendre. Il parlait donc fort peu, mais il
+était toujours prêt à m'écouter, et ma première occupation fut désormais
+de lui dire et de lui lire ce que je savais qu'il devait entendre.
+
+Étant beaucoup trop malade pour rester dans la prison commune, il fut
+transporté, après deux ou trois jours, à l'infirmerie. Cette
+circonstance me permit de rester souvent près de lui, ce que je n'aurais
+jamais pu faire autrement. En effet, sans sa maladie, il eût été mis aux
+fers, car il était regardé comme passé maître en évasions, et je ne sais
+plus quoi encore.
+
+Bien que je le visse chaque jour, ce n'était jamais que pour quelques
+instants. Nos heures de séparation étaient assez longues pour que je
+pusse m'apercevoir des légers changements survenus sur son visage et
+dans son état physique. Je ne me rappelle pas y avoir vu le moindre
+indice favorable; il s'usait lentement et devenait plus faible et plus
+malade de jour en jour, depuis celui où la porte de la prison s'était
+refermée sur lui.
+
+L'espèce de soumission ou de résignation qu'il montrait était celle d'un
+homme épuisé. À ses manières, ou à un ou deux mots qui lui échappaient
+tout bas, de temps en temps, je pus soupçonner qu'il se demandait
+souvent s'il aurait pu être meilleur, placé dans de meilleures
+circonstances; mais il n'essayait jamais de se justifier, et de faire du
+passé autre chose que ce qu'il avait été.
+
+Il arriva, en deux ou trois occasions, en ma présence, qu'une des
+personnes chargées de le garder parla de sa détestable réputation. Un
+sourire passait alors sur son visage, et il tournait les yeux de mon
+côté d'un air confiant, comme pour me prendre à témoin que j'avais
+reconnu en lui quelques qualités compensatrices, même dans le temps où
+je n'étais encore qu'un petit garçon. Pour tout le reste, il se montra
+humble et repentant, et je ne l'entendis jamais se plaindre.
+
+Quand arriva l'époque de la session des assises, M. Jaggers demanda que
+son jugement fût remis à la session suivante, ayant l'assurance intime
+qu'il ne vivrait pas jusque là, mais on le refusa. Le jour du jugement
+arriva, et quand il fut amené à la barre, on l'assit sur une chaise, et
+on ne m'empêcha pas de me placer derrière lui, et de tenir la main qu'il
+me tendait.
+
+Les débats furent très courts et très précis, tout ce qu'on put dire en
+sa faveur fut dit: comment il avait pris goût aux habitudes de travail,
+et comment il avait réussi légalement et honorablement. Mais rien ne
+pouvait atténuer le fait qu'il avait rompu son ban, et qu'il était là
+pour en répondre devant le juge et le jury. Il était impossible, une
+fois le fait prouvé, de faire autrement que de le déclarer coupable.
+
+À cette époque, on avait coutume (ainsi que j'en fis la terrible
+expérience dans cette session) de consacrer le dernier jour des assises
+au prononcé des peines et de faire un dernier effort en formulant les
+sentences de mort. Mais sans le spectacle ineffaçable que mon souvenir
+me représente encore aujourd'hui, je croirais à peine, même en écrivant
+ces lignes, avoir vu trente-deux hommes et femmes amenés devant le juge
+pour s'entendre tous condamner ensemble. Magwitch était le seul, parmi
+les trente-deux, qui fût assis, afin qu'il pût respirer suffisamment
+pour conserver un peu de vie.
+
+Cette scène m'apparaît encore tout entière avec ses vives couleurs: je
+vois les gouttes d'une pluie d'avril rouler sur les fenêtres de la cour
+et briller aux rayons du soleil; les trente-deux hommes et femmes
+entassés sur le banc des accusés, derrière lequel je me tenais, avec sa
+main dans la mienne, les uns arrogants, les autres frappés de terreur,
+quelques uns soupirant et pleurant, d'autres se couvrant la face de
+leurs mains, la plupart regardant tristement autour d'eux. Il y avait eu
+quelques cris poussés par les femmes condamnées, mais on les avait fait
+taire, et un grand silence s'était établi. Les sheriffs, avec leurs
+grandes chaînes et leurs bouquets et autres monstrueuses babioles
+civiques, les crieurs, les huissiers et cette grande galerie toute
+pleine de monde, et cette grande audience théâtrale, tous regardaient
+attentivement les trente-deux accusés et le juge, mis solennellement en
+présence. Alors le juge leur adressa la parole. Parmi les misérables
+amenés devant lui, dit-il, auxquels il devait s'adresser spécialement,
+il y en avait un qui, dès son enfance, avait bravé les lois, et qui,
+après des condamnations et des emprisonnements répétés, avait enfin été
+condamné à la déportation pour un nombre d'années limité, et qui, avec
+des circonstances extrêmement audacieuses et coupables, s'était évadé et
+avait été repris et condamné à la déportation à vie. Ce misérable avait
+semblé, pendant un certain temps, être revenu de ses erreurs, tant qu'il
+avait été loin du théâtre de ses anciens forfaits, et il avait vécu
+d'une manière honnête et paisible; mais à un moment fatal, cédant aux
+inclinations perverses et aux passions violentes qui l'avaient si
+longtemps rendu redoutable à la société, il avait quitté son asile de
+repos et de repentir, et était revenu dans la contrée d'où il avait été
+proscrit. Dénoncé bientôt, il avait réussi, pendant un certain temps, à
+dépister les agents de police; mais il avait été enfin saisi au moment
+où il allait fuir; il avait opposé une vive résistance, et avait causé
+la mort de son dénonciateur, auquel toute sa carrière était connue.
+Mieux que personne, il savait si c'est avec dessein et préméditation ou
+dans l'aveuglement de la passion. La peine prévue pour la rupture de ban
+et la rentrée dans le pays d'où il avait été chassé étant la peine de
+mort, et sa cause présentant des circonstances aggravantes, il devait se
+préparer à mourir.
+
+Le soleil pénétrait par les hautes fenêtres du tribunal, à travers les
+brillantes gouttes de pluie qui étaient restées sur les carreaux, et
+étendait une large ligne de lumière entre les trente-deux coupables et
+le juge, et semblait, en les réunissant, rappeler à ceux qui étaient à
+l'audience que juges et accusés étaient absolument égaux devant celui
+qui sait tout et ne peut se tromper. Se levant un instant et paraissant
+comme un point noir dans ce rayon de lumière, le prisonnier dit:
+
+«Milord, j'ai reçu ma sentence de mort du Tout-Puissant, et je m'incline
+devant la vôtre.»
+
+Puis il se rassit. Il y eut quelques chuts, et le juge se mit à
+continuer ce qu'il avait à dire aux autres. Puis ils se trouvèrent tous
+jugés avec toutes les formalités voulues; et il fallut en soutenir
+quelques-uns, tandis que certains autres sortirent du tribunal en
+lançant un regard hagard et méprisant. Plusieurs firent des signes à la
+galerie; deux ou trois échangèrent des poignées de main; enfin
+quelques-uns sortirent en mâchant des fragments d'herbe qu'ils avaient
+arrachés à des plantes qui se trouvaient là. Il partit le dernier de
+tous, parce qu'il fallut l'aider à se lever et le faire marcher
+lentement, et il me tint la main pendant que tous les autres sortaient,
+et pendant que l'auditoire se levait et mettait de l'ordre dans ses
+vêtements, comme on fait à l'église ou ailleurs, et se montrait du doigt
+un criminel ou un autre, et presque toujours lui et moi.
+
+Je souhaitais vivement et je priai qu'il mourût avant que le rapport du
+recorder ne fût terminé; mais dans la crainte qu'il ne vécût, je
+commençai à écrire cette nuit même une pétition au secrétaire d'État de
+l'intérieur, lui déclarant ce que je savais de lui, et comment il se
+faisait qu'il était revenu pour moi. Je la rédigeai aussi pathétiquement
+et avec autant de ferveur qu'il me fut possible, et quand je l'eus finie
+et envoyée, j'écrivis d'autres pétitions aux hommes sur l'autorité
+miséricordieuse desquels je comptais. J'en rédigeai même une pour la
+Couronne. Pendant plusieurs des jours et des nuits qui suivirent sa
+condamnation, je ne pris aucun repos, excepté quand je m'endormais
+malgré moi sur ma chaise; j'étais complètement absorbé par ces
+pétitions, et quand je les eus envoyées, je ne pouvais m'éloigner des
+endroits où elles étaient, et je sentais que plus j'en étais près, moins
+je désespérais et plus j'avais d'espoir qu'elles réussiraient.
+
+Dans cette inquiétude déraisonnable et dans ce trouble d'esprit, je
+rôdais dans les rues le soir, autour des bureaux et des maisons où
+j'avais déposé ces pétitions. Aujourd'hui encore, les rues tumultueuses
+de l'ouest de Londres, par une nuit poussiéreuse du printemps, avec
+leurs rangées de sévères hôtels fermés et leurs longues files de
+candélabres, me remplissent de tristesse en me rappelant ce souvenir.
+
+Les visites quotidiennes que je pouvais faire à Magwitch étaient
+maintenant plus courtes, et on le gardait plus strictement. Voyant ou
+m'imaginant qu'on me soupçonnait d'avoir l'intention de lui porter du
+poison, je demandai à être fouillé avant de m'asseoir à côté de lui, et
+je dis à l'officier qui était toujours présent que j'étais disposé à
+faire tout ce qui pourrait le convaincre de la sincérité de mes
+desseins. Personne ne se montrait dur, ni avec lui, ni avec moi. Il y
+avait un devoir à remplir, et on le remplissait, mais sans dureté.
+L'officier me donnait toujours l'assurance que le condamné était plus
+mal, et quelques prisonniers malades qui étaient dans la chambre, et
+d'autres prisonniers qui remplissaient auprès d'eux les fonctions
+d'infirmiers (c'étaient des malfaiteurs, mais qui n'étaient pas pour
+cela, Dieu merci! incapables de bons sentiments), me faisaient toujours
+les mêmes rapports.
+
+Plus les jours s'écoulaient, et plus je remarquai qu'il restait couché
+tranquillement, regardant le plafond blanc, avec un visage sans aucune
+animation, jusqu'à ce que quelques mots prononcés par moi
+l'illuminassent un instant, et alors il revenait à la vie. Quelquefois
+il lui était presque tout à fait impossible de parler; alors il me
+répondait en me pressant légèrement la main, et je commençais à
+comprendre très bien ce langage.
+
+Le nombre de jours écoulés s'était élevé à dix, quand je remarquai en
+lui un changement plus grand que de coutume. À mon entrée, ses yeux
+étaient fixés vers la porte et brillaient.
+
+«Mon cher enfant, dit-il quand je fus assis à son chevet, je pensais que
+vous étiez en retard, mais je savais que vous ne pouviez pas l'être.
+
+--Il est juste l'heure, dis-je, j'attendais à la porte.
+
+--Vous attendez toujours à la porte, mon cher enfant, n'est-il pas vrai?
+
+--Oui, pour ne pas perdre une minute.
+
+--Merci, mon cher enfant, merci; Dieu vous bénisse! Vous ne m'avez
+jamais abandonné, mon cher enfant.»
+
+Je lui serrai la main en silence, car je ne pouvais oublier que j'avais
+eu la pensée de l'abandonner.
+
+«Et ce qu'il y a de mieux, dit-il, c'est que vous avez été meilleur pour
+moi depuis que je suis entouré d'un sombre nuage que lorsque le soleil
+était brillant; voilà le mieux de tout.»
+
+Il était couché sur le dos et respirait avec beaucoup de difficulté.
+Quoi qu'il pût faire et bien qu'il m'aimât tendrement, la lumière
+quittait son visage de plus en plus, un voile tombait sur ses yeux fixés
+tranquillement au plafond.
+
+«Souffrez-vous beaucoup aujourd'hui?
+
+--Je ne me plains pas, cher enfant!
+
+--Vous ne vous plaignez jamais.»
+
+Après avoir dit ces derniers mots, il sourit, et je compris à son
+toucher qu'il voulait lever ma main et la porter à sa poitrine. Je la
+lui donnai, et il sourit encore une fois et la couvrit avec les siennes.
+
+Le temps accordé s'écoula pendant que nous étions ainsi, mais en
+regardant autour de moi, je vis le gouverneur de la prison, et il me dit
+tout bas:
+
+«Vous pouvez rester encore.»
+
+Je le remerciai avec effusion et lui demandai:
+
+«Pourrais-je lui parler, s'il peut encore m'entendre?»
+
+Le gouverneur s'éloigna et renvoya l'officier. Ce changement, quoique
+fait sans bruit, souleva le voile qui recouvrait ses yeux, et il me
+regarda de la façon la plus affectueuse:
+
+«Cher Magwitch, je dois vous dire enfin... vous comprenez, n'est-ce pas,
+ce que je dis?...»
+
+Et je sentis une douce pression sur ma main.
+
+«Vous avez eu une fille autrefois, que vous avez aimée et perdue?...»
+
+Une pression plus forte sur ma main.
+
+«Elle a vécu et trouvé de puissants amis; elle vit encore; c'est une
+vraie dame; elle est très belle, et je l'aime!»
+
+Avec un dernier effort qui eût été insensible, si je ne m'y étais prêté
+en l'aidant, il porta ma main à ses lèvres, puis il la laissa retomber
+sur sa poitrine en y appuyant les deux siennes; le regard placide levé
+au plafond reparut et disparut, et sa tête retomba doucement sur sa
+poitrine.
+
+Me rappelant alors ce que nous avions lu ensemble, je pensais aux deux
+hommes qui entrèrent dans le Temple pour prier, et je ne trouvai rien de
+mieux à dire à son chevet que de répéter ces paroles:
+
+«Ô Seigneur, ayez pitié de lui, c'est un pauvre pécheur.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVII.
+
+
+Maintenant que je restais livré tout à fait à moi-même, j'annonçai mon
+intention de quitter l'appartement du Temple aussitôt que mon bail
+serait terminé, et en attendant, de le sous-louer. Je mis aussitôt des
+écriteaux aux fenêtres, car j'étais endetté et je n'avais que très peu
+d'argent. Je commençais même sérieusement à m'alarmer de l'état de mes
+affaires, je devrais dire plutôt que j'aurais dû m'alarmer, si j'avais
+eu assez d'énergie et de calme dans l'esprit pour voir clairement la
+vérité au-delà de l'impression du moment, et cette impression était que
+je tombais sérieusement malade. La dernière secousse que j'avais
+éprouvée avait retardé la maladie, mais n'avait pu la chasser
+complètement. Je voyais qu'elle me revenait maintenant; en dehors de
+cela, je ne savais pas grand'chose, et je ne m'en inquiétais même pas.
+
+Un jour ou deux je restai étendu sur le sofa ou sur le plancher,
+n'importe où, selon qu'il m'arrivait de me laisser tomber, la tête
+lourde, les jambes affaiblies, sans idée et sans force. Puis arriva une
+nuit qui me parut éternelle et peuplée d'inquiétudes et d'horreurs; et
+quand le matin j'essayai de m'asseoir sur mon lit et de penser à mes
+rêves, je vis qu'il m'était impossible de le faire.
+
+Étais-je réellement descendu dans la Cour du Jardin, au milieu du
+silence de la nuit, cherchant à tâtons le bateau que je supposais y
+être? Étais-je revenu à moi deux ou trois fois sur l'escalier, avec
+grande terreur, ne sachant pas comment j'étais sorti de mon lit?
+M'étais-je trouvé en train d'allumer la lampe, poursuivi par l'idée que
+Provis montait l'escalier et que les lumières étaient éteintes? Avais-je
+été énervé d'une manière ou d'une autre, par les discours incohérents,
+le rire ou les gémissements de quelqu'un, et avais-je soupçonné en
+partie que ces sons venaient de moi-même? Y avait-il eu une fournaise en
+fer placée dans un des coins noirs de la chambre, et une voix avait-elle
+crié sans cesse que miss Havisham y brûlait? C'était là autant de choses
+que je me demandais et que j'essayais de m'expliquer en mettant un peu
+d'ordre dans mes idées tout en restant étendu sur mon lit. Mais il me
+semblait que la vapeur d'un four à chaux arrivait entre mes idées et moi
+et y mettait le désordre et la confusion; c'est à travers cette vapeur
+qu'à la fin je vis deux hommes me regarder.
+
+--Que voulez-vous? demandai-je en tressaillant; je ne vous connais pas.
+
+--Mais, monsieur, répondit l'un d'eux en s'inclinant et en me touchant
+l'épaule, c'est une affaire qui sans doute sera bientôt arrangée, mais
+vous êtes arrêté.
+
+--Pour quelle dette?
+
+--Pour cent vingt-trois livres, quinze shillings et six pence. C'est
+pour le compte du bijoutier, je crois.
+
+--Que faut-il faire?
+
+--Le mieux serait de venir chez moi, dit l'homme; je tiens une maison
+très convenable.»
+
+J'essayai de me lever et de m'habiller; puis, quand je levai les yeux
+sur eux, je vis qu'ils se tenaient à quelque distance de mon lit et me
+regardaient. Je restai à ma place.
+
+«Vous voyez mon état, dis-je, j'irais avec vous si je le pouvais; mais,
+en vérité, j'en suis tout à fait incapable. Si vous m'enlevez d'ici, je
+crois que je mourrai en chemin.»
+
+Peut-être répondirent-ils ou discutèrent-ils sur la situation; autant
+qu'il m'en souvient, ils essayèrent de m'encourager à croire que j'étais
+moins mal que je ne pensais; mais je ne sais pas ce qu'ils firent, si ce
+n'est qu'ils s'abstinrent de m'emmener.
+
+Ce qui n'était que trop certain, c'est que j'avais la fièvre, que
+j'étais anéanti, que je souffrais beaucoup, que je perdais souvent la
+raison, que le temps me semblait d'une longueur démesurée, que je
+confondais des existences impossibles avec la mienne propre, que j'étais
+une des briques de la muraille, et que je suppliais qu'on m'ôtât de la
+place gênante où l'on m'avait mis, que j'étais l'arbre d'acier d'une
+vaste machine, tournant avec fracas sur un abîme, et encore que
+j'implorais pour mon compte personnel qu'on arrêtât la machine, et qu'à
+coups de marteau on séparât la part que j'y avais. Que j'aie passé par
+ces phases de la maladie, je le sais, parce que je m'en souviens et
+qu'en quelque sorte je le savais au moment même. Que j'aie lutté avec
+des personnes réelles, croyant avoir affaire à des assassins, et que
+j'aie compris tout d'un coup qu'elles me voulaient du bien, après quoi
+je tombais épuisé dans leurs bras et les laissais me remettre au lit, je
+le savais aussi en revenant à la connaissance de moi-même. Mais,
+par-dessus tout, je savais que chez tous ceux qui m'avaient entouré
+pendant ma maladie, et que j'avais cru voir passer par toutes sortes de
+transformations, se dilater dans des proportions infinies, il y avait eu
+une tendance extraordinaire à prendre plus ou moins la ressemblance de
+Joe.
+
+Après avoir passé le plus mauvais moment de ma maladie, je remarquai
+que, tandis que tous ses autres signes caractéristiques changeaient, ce
+seul trait ne changeait pas. Quiconque m'approchait, prenait l'apparence
+de Joe. J'ouvrais les yeux dans la nuit, et qui voyais-je dans le grand
+fauteuil, au chevet du lit? Joe. J'ouvrais les yeux dans le jour, et,
+assis sur l'appui de la fenêtre, fumant sa pipe à l'ombre de la fenêtre
+ouverte, qui voyais-je encore? Joe. Je demandais une boisson
+rafraîchissante, et quelle était la main chérie qui me la donnait? Celle
+de Joe. Je retombais sur mon oreiller après avoir bu, et quel était le
+visage qui me regardait avec tant d'espoir et de tendresse, si ce n'est
+celui de Joe!
+
+Enfin un jour je pris courage et je dis:
+
+«Est-ce vous, Joe?»
+
+Et la chère et ancienne voix de chez nous répondit:
+
+«Quel autre pourrait-ce être, mon vieux camarade?
+
+--Ô Joe! vous me brisez le coeur! Regardez-moi avec colère, Joe....
+Frappez-moi, Joe.... Reprochez-moi mon ingratitude... ne soyez pas si
+bon pour moi...»
+
+Car Joe venait de poser sa tête sur l'oreiller, à côté de la mienne, et
+de passer son bras autour de mon cou, dans la joie qu'il éprouvait de me
+voir le reconnaître.
+
+«Mais, oui, mon cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe. Vous et moi, nous
+avons toujours été bons amis, et quand vous serez assez bien pour sortir
+faire un tour de promenade... ah! quel plaisir!...»
+
+Après quoi Joe se retira à la fenêtre et se tint le dos tourné vers moi,
+en train de s'essuyer les yeux; et comme mon extrême faiblesse
+m'empêchait de me lever et d'aller à lui, je restai là, murmurant ces
+mots de repentir:
+
+«Ô mon Dieu! bénissez-le, bénissez cet excellent homme et ce bon
+chrétien!»
+
+Les yeux de Joe étaient rouges quand il se retourna; mais je tenais sa
+main, et nous étions heureux tous les deux.
+
+«Combien de temps, cher Joe?
+
+--Vous voulez dire, Pip, combien de temps a duré votre maladie, mon cher
+camarade?
+
+--Oui, Joe.
+
+--Nous sommes à la fin de mai, demain c'est le 1er juin.
+
+--Êtes-vous resté ici tout le temps, cher Joe?
+
+--À peu près, mon vieux camarade.
+
+--Car comme je le dis à Biddy quand la nouvelle de votre maladie nous
+fut apportée par une lettre venue par la poste; il a été longtemps seul;
+il est maintenant probablement marié, quoique mal récompensé des pas et
+des démarches qu'il a faites. Mais la richesse n'a jamais été un but
+pour lui, et le mariage fut toujours le plus grand désir de son
+coeur....
+
+--Il est bien doux de vous entendre, Joe! mais je vous interromps dans
+ce que vous disiez à Biddy....
+
+--C'est que, voyez-vous, vous pouviez être au milieu d'étrangers, et
+comme vous et moi avons toujours été amis, une visite dans un pareil
+moment pouvait ne pas vous être désagréable, et voici les paroles de
+Biddy:
+
+«Allez le trouver sans perdre de temps.» Voilà, dit Joe, en prenant un
+air grave, quelles furent les paroles de Biddy. Allez le trouver, a dit
+Biddy, sans perdre de temps. En un mot, je ne vous tromperais pas
+beaucoup, ajouta Joe après quelques moments de réflexion, si je vous
+assurais que les paroles véridiques de cette jeune femme furent: «sans
+perdre une seule minute de temps.»
+
+Ici, Joe s'arrêta court, et m'apprit qu'il ne fallait me parler qu'avec
+une grande modération, et que je devais prendre un peu de nourriture à
+des intervalles fréquents, que j'y fusse ou non disposé, et que je
+devais me soumettre à ses ordres. Je lui baisai donc la main, et me tins
+tranquille pendant qu'il s'occupait à rédiger une lettre à Biddy, dans
+laquelle il lui envoyait mes amitiés.
+
+Évidemment, Biddy avait appris à écrire à Joe. Dans l'état de faiblesse
+où je me trouvais, couché dans mon lit et le regardant, cela me fit
+encore pleurer de plaisir, de voir avec quel orgueil il se mit à écrire
+sa lettre. Mon lit, privé de ses rideaux, avait été transporté, moi
+dedans, dans le salon, comme la pièce la plus vaste et la mieux aérée;
+on avait retiré le tapis, et la chambre était maintenue, nuit et jour,
+fraîche et salubre. Joe était assis devant mon bureau, relégué dans un
+coin, et encombré de petites bouteilles, et il était occupé à son grand
+travail. Il commença d'abord par choisir une plume sur le porte-plume,
+qu'il mania comme si c'était un coffre à gros outils; puis il releva ses
+manches, comme s'il allait manoeuvrer un levier ou un marteau de forge.
+Avant de commencer, il se mit en position, c'est-à-dire qu'il s'appuya
+solidement sur la table avec son coude gauche, et tint sa jambe droite
+bien en arrière; et quand il commença, il fit des gros jambages, en
+descendant si lentement qu'on aurait pu croire qu'il leur donnait six
+pieds de longueur, tandis qu'à chacun des déliés qu'il faisait en
+remontant, j'entendais sa plume cracher énormément. Il avait la
+singulière idée que l'encrier était du côté où il n'était pas, et
+trempait constamment sa plume dans l'espace, paraissant très satisfait
+du résultat. Il commit quelques lourdes fautes d'orthographe, mais, en
+somme, il s'acquitta très bien de tout, et quand il eut signé son nom,
+et qu'avec ses deux doigts, il eu transporté un pâté final du papier sur
+le sommet de sa tête, il plana en quelque sorte sur la table pour juger
+de l'effet de son oeuvre de points de vue différents, avec une
+satisfaction sans bornes.
+
+Pour ne pas contrarier Joe en parlant trop, je me serais tu, même si
+j'avais été capable de parler beaucoup. Je remis donc au lendemain pour
+lui parler de miss Havisham. Il secoua la tête, quand je lui demandai si
+elle était rétablie:
+
+«Elle est morte, Joe?
+
+--Mais c'est que, mon vieux camarade, dit Joe, d'un ton de reproche et
+pour y arriver, par degrés, je n'aurais pas voulu dire cela; car ce
+n'est pas peu de chose à dire, mais elle n'est pas....
+
+--... Vivante, Joe?
+
+--Ça c'est plus près de la vérité, dit Joe; elle n'est pas vivante.
+
+--A-t-elle souffert beaucoup, Joe?
+
+--Après que vous êtes tombé malade, environ ce que vous pourriez appeler
+une semaine.
+
+--Cher Joe, avez-vous entendu dire ce qu'est devenue sa fortune?
+
+--Mais, mon vieux camarade, dit Joe, il me semble qu'elle avait disposé
+de la plus grande partie, c'est-à-dire qu'elle l'avait transmise à miss
+Estelle; mais elle avait écrit de sa main un petit codicille, un jour où
+deux avant l'accident, par lequel elle laissait une froide somme de
+quatre mille livres à M. Mathieu Pocket. Et pourquoi supposez-vous,
+par-dessus toutes les autres raisons, Pip, qu'elle lui ait laissé ces
+froides quatre mille livres? À cause du rapport de Pip sur ledit
+Mathieu. Biddy m'a dit que c'était écrit comme ça, dit Joe en répétant
+la formule légale: «Rapport de Pip sur ledit Mathieu.» Quatre froides
+mille livres, Pip!»
+
+Je n'ai jamais pu découvrir sur quoi Joe fondait la température qu'il
+attribuait à ces quatre mille livres; mais cela lui paraissait augmenter
+la somme, et il éprouvait un plaisir manifeste à répéter qu'elles
+étaient froides.
+
+Cette nouvelle me causa une grande joie: elle mettait le sceau sur le
+seul bien que j'eusse jamais fait. Je demandai à Joe s'il avait entendu
+dire que quelques-uns des autres parents eussent eu des legs.
+
+«Miss Sarah, dit Joe, a vingt-cinq livres par an pour acheter des
+pilules, parce qu'elle est bilieuse; miss Georgiana a eu vingt livres.
+
+--Mistress.... Comment appelez-vous ces bêtes sauvages qui ont des
+bosses sur le dos, mon vieux camarade?
+
+--_Camels?_[15] «dis-je en me demandant à quoi il pouvait vouloir en
+venir.
+
+ [Note 15: _Camels_, veut dire chameaux, et en anglais _Camels _et
+ _Camille_ ayant à peu près la même consonance: il y a là un jeu de mots
+ absolument impossible à rendre.]
+
+Joe fit un signe.
+
+«Mistress Camels.»
+
+Je sus bientôt qu'il voulait parler de Camille. Elle a eu vingt livres
+pour acheter des veilleuses pour ranimer ses esprits quand elle se
+réveille la nuit.
+
+L'exactitude de ces rapports était suffisamment évidente pour me donner
+une grande confiance dans les informations de Joe.
+
+«Et maintenant, dit Joe, vous n'êtes pas encore assez fort, mon vieux
+camarade, pour ramasser plus d'une pelletée additionnelle de nouvelles
+aujourd'hui. Le vieil Orlick s'est introduit avec effraction dans une
+maison habitée.
+
+--Chez qui? dis-je.
+
+--Non... mais je vous avoue que ses manières sont devenues très
+bruyantes, dit Joe en forme d'excuses. Cependant la maison d'un Anglais
+est son château, et les châteaux ne doivent pas être forcés, excepté en
+temps de guerre; et quels qu'aient été ses défauts, il était bon
+marchand de blé et de graines.
+
+--C'est donc la maison de Pumblechook qui a été forcée?
+
+--C'est elle, Pip, dit Joe, et on a pris son tiroir, et on a pris sa
+caisse, et on a bu son vin, et on a mangé ses provisions, et on l'a
+souffleté, et on lui a tiré le nez, et on l'a attaché à son bois de lit,
+et on lui a donné une douzaine de coups de poing, et on lui a rempli la
+bouche de graines pour l'empêcher de crier; mais il a reconnu Orlick, et
+Orlick est dans la prison du comté.»
+
+Peu à peu nous pûmes causer sans restriction. Je recouvrais mes forces
+lentement, mais je les recouvrais, et Joe restait avec moi, et il me
+semblait que j'étais encore le petit Pip.
+
+Car la tendresse de Joe était si admirablement proportionnée à mes
+besoins, que j'étais comme un enfant entre ses mains. Il lui arrivait de
+s'asseoir près de moi, et de me parler avec son ancienne confiance, son
+ancienne simplicité, et son ancienne protection paternelle, de sorte que
+j'étais tenté de croire que toute ma vie, depuis le temps où j'avais
+vécu dans la vieille cuisine, était une invention de la fièvre qui était
+partie. Il faisait tout pour moi, excepté le ménage, pour lequel il
+avait pris une femme très convenable, après avoir réglé le compte de
+l'autre, le jour même de son arrivée.
+
+«Je vous assure, Pip, disait-il souvent, pour expliquer cette liberté de
+sa part, que je l'ai trouvée en train de percer, comme un tonneau de
+bière, le lit de plume du lit inoccupé, et occupée à mettre les plumes
+dans un panier pour aller les vendre. Elle aurait ensuite percé le
+vôtre, et elle l'aurait vidé, vous dessus, et elle aurait emporté le
+charbon peu à peu dans la soupière et dans le plat aux légumes, et le
+vin et les liqueurs dans vos bottes à la Wellington.»
+
+Nous attendions avec impatience le jour où je sortirais pour faire une
+promenade, comme nous avions attendu autrefois le jour où je devais
+entrer en apprentissage; et quand ce jour arriva, et qu'on eût fait
+venir une voiture découverte, Joe m'enveloppa, me prit dans ses bras, me
+descendit et me mit dans la voiture, comme si j'étais encore la pauvre
+créature débile sur laquelle il avait si abondamment répandu les
+richesses de sa grande nature.
+
+Joe monta à côté de moi, et nous nous dirigeâmes ensemble vers la
+campagne, où la végétation était déjà luxuriante, et où l'air était tout
+rempli des douces senteurs du printemps. C'était un dimanche. En
+contemplant la belle nature qui m'entourait, je pensais combien elle
+était embellie et changée, et combien les petites fleurs des champs
+avaient poussé, et combien les voix des oiseaux avaient pris de force
+pendant les jours et pendant les nuits, sous le soleil et sous les
+étoiles, pendant que j'étais resté fiévreux et brûlant sur mon lit et le
+souvenir d'avoir été brûlant et fiévreux vint tout à coup troubler le
+calme que je goûtais. Mais, quand j'entendis les cloches du dimanche, et
+que je regardai avec plus d'attention les splendeurs étalées autour de
+moi, je sentis que je n'étais pas assez reconnaissant, et que j'étais
+encore trop faible pour éprouver même ce sentiment, et j'appuyai ma tête
+sur l'épaule de Joe, comme je l'avais appuyée autrefois, quand il me
+conduisait à la foire ou n'importe où, et que mes impressions étaient
+trop fortes pour mes jeunes sens.
+
+Après un moment je devins plus calme, et nous causâmes comme nous avions
+coutume de causer autrefois, couchés sur l'herbe de la vieille batterie.
+Il n'y avait pas le moindre changement en Joe. Ce qu'il avait été à mes
+yeux alors, il l'était exactement à mes yeux aujourd'hui: aussi
+simplement fidèle et aussi simplement droit.
+
+Quand nous rentrâmes, et qu'il me prit et me porta si facilement à
+travers la cour et l'escalier, je pensai à cette soirée de Noël, si
+fertile en événements, où il m'avait porté à travers les marais. Nous
+n'avions pas encore fait la moindre allusion à mon changement de
+fortune, et j'ignorais aussi ce qu'il savait de ma vie dans ces derniers
+temps. Je doutais tant de moi-même en ce moment, et j'avais une telle
+confiance en lui, que je ne savais pas si je devais lui en parler, quand
+il ne le faisait pas.
+
+«Avez-vous appris, Joe, lui demandai-je ce soir-là, après mûre
+considération, pendant qu'il fumait sa pipe à la fenêtre, avez-vous
+appris qui était mon protecteur?
+
+--J'ai entendu dire quelque chose, répondit Joe, comme si ce n'était pas
+miss Havisham, mon vieux camarade.
+
+--Vous a-t-on dit qui c'était, Joe?
+
+--Mais j'ai entendu dire quelque chose comme si c'était la _personne_
+qui avait envoyé la _personne_ qui vous a donné les banknotes aux _Trois
+jolis bateliers_, Pip.
+
+--C'était bien cela, en effet.
+
+--C'est surprenant! dit Joe du ton le plus placide du monde.
+
+--Avez-vous entendu dire qu'il était mort, Joe? demandai-je ensuite avec
+une défiance croissante.
+
+--Qui?... Celui qui vous a envoyé les banknotes, Pip?...
+
+--Oui.
+
+--Je pense, dit Joe, après avoir réfléchi longtemps, et en regardant
+d'une manière évasive l'appui de la fenêtre, que j'ai entendu dire d'une
+manière ou d'une autre qu'il lui était arrivé quelque chose comme cela.
+
+--Avez-vous appris quelque chose de sa vie, Joe?
+
+--Rien de particulier, Pip.
+
+--S'il vous plaisait d'en apprendre, Joe..., commençai-je à dire, quand
+Joe se leva et vint à mon sofa.
+
+Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit-il, nous sommes toujours les
+meilleurs amis, n'est-ce pas, Pip?»
+
+J'étais gêné pour lui répondre.
+
+«Très bien, alors, dit Joe, comme si j'avais répondu, tout est pour le
+mieux, c'est convenu; pourquoi entrer dans des explications qui, entre
+deux personnes comme nous, sont des sujets inutiles! Dieu! pensez à
+votre pauvre soeur et à ses colères, et ne vous souvenez-vous plus de
+son bâton?
+
+--Si fait, je m'en souviens, Joe.
+
+--Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit Joe, je faisais tout ce que
+je pouvais pour mettre une séparation entre vous et le bâton; mais mon
+pouvoir n'était pas toujours égal à mes intentions, car lorsque votre
+pauvre soeur avait dans la tête l'idée de tomber sur vous, il était
+assez dans son habitude favorite de tomber sur moi, si je faisais de
+l'opposition, et de retomber ensuite encore plus lourdement sur vous;
+j'ai souvent remarqué cela. Ce n'est pas en tiraillant la barbe d'un
+homme, ni en le secouant deux ou trois fois (ce dont votre soeur ne se
+privait pas) qu'on empêche un homme de se mettre entre un pauvre petit
+enfant et un châtiment; mais quand ce pauvre petit enfant n'en est que
+plus sévèrement châtié, parce qu'on a secoué l'autre et tiré sa barbe,
+alors cet homme se dit naturellement à lui-même: «Où est le bien que tu
+as voulu faire? Je t'avoue, se dit l'homme, que je vois le mal, mais que
+je ne vois pas le bien, je m'en rapporte à vous, monsieur, pour m'en
+montrer le bien.»
+
+--L'homme dit cela? observai-je, en voyant que Joe attendait ma réponse.
+
+--Oui, l'homme dit cela, reprit Joe. Et a-t-il raison, cet homme, de
+dire cela?
+
+Cher Joe, il a toujours raison.
+
+Bien, mon vieux camarade, dit Joe; alors je m'en rapporte à vos paroles.
+S'il a toujours raison (quoiqu'en général il ait plutôt tort), il a
+raison quand il dit ceci:--Supposant que lorsque vous gardiez quelque
+petite affaire pour vous seul, alors que vous étiez petit, vous la
+gardiez parce que vous saviez que le pouvoir de Gargery à tenir le bâton
+à distance n'était pas égal à ses intentions. Donc, qu'il n'en soit plus
+question entre gens comme nous, et ne laissons pas échapper de remarques
+sur des sujets inutiles. Biddy s'est donné bien de la peine avant mon
+départ (car cela a été horriblement dur à me faire comprendre) pour que
+je visse clair dans tout ceci, et que, voyant clair, je lui donne un
+coup d'épaule. Ces deux choses, étant convenues, un ami véritable vous
+dit: N'allez à l'encontre de rien; mangez votre souper, buvez votre eau
+rougie, et allez-vous mettre entre vos draps.»
+
+La délicatesse avec laquelle Joe débita ce discours et le tact charmant
+et la bonté avec laquelle Biddy, dans sa finesse de femme, m'avait
+deviné si vite et l'avait préparé à comprendre tout cela, firent une
+profonde impression sur mon esprit. Mais Joe connaissait-il combien
+j'étais pauvre, et comment mes grandes espérances s'étaient toutes
+dissipées au soleil comme le brouillard de nos marais, c'est ce que
+j'ignorais.
+
+Une autre chose en Joe que je ne pouvais comprendre, mais qui me peinait
+beaucoup, était celle-ci: à mesure que je devenais plus fort et mieux
+portant, Joe se montrait moins à l'aise avec moi. Pendant que j'étais
+faible et dans son entière dépendance, le cher homme s'était laissé
+aller à ses anciennes habitudes et m'avait donné tous les noms
+d'autrefois: «cher petit Pip; mon vieux camarade,» qui alors étaient une
+délicieuse musique à mes oreilles. Moi aussi, je m'étais laissé aller à
+nos anciennes manières, heureux et reconnaissant de ce qu'il me laissait
+faire; mais imperceptiblement, à mesure que j'y tenais davantage, Joe y
+tenait moins, et il commença à s'en déshabituer; tout en m'en étonnant
+d'abord, j'arrivai bientôt à comprendre que la cause était en moi, et
+que la faute en était toute à moi.
+
+Ah! n'avais-je donné à Joe aucune raison de douter de ma constance et de
+penser que, dans la prospérité, je deviendrais froid avec lui, et que je
+le repousserais! N'avais-je donné au coeur innocent de Joe aucun motif
+de sentir instinctivement, qu'à mesure que je reprenais des forces, son
+pouvoir sur moi s'affaiblirait, et qu'il ferait mieux de me lâcher à
+temps, et de me laisser aller avant que je ne m'affranchisse moi-même?
+
+C'était en allant promener dans les jardins du Temple, pour la troisième
+ou quatrième fois, appuyé sur le bras de Joe, que je vis bien clairement
+le changement qui s'était opéré en lui. Nous nous étions assis sous la
+chaude lumière du soleil, regardant la rivière, et il m'arriva de dire
+au moment où nous nous levions:
+
+«Voyez, Joe, je puis très bien marcher maintenant; vous allez me voir
+rentrer seul.
+
+--Il ne faudrait pas vous forcer pour cela, Pip, dit Joe; mais je serais
+heureux de vous en voir capable, monsieur.»
+
+Le dernier mot me choqua. Pourtant, comment me plaindre? Je n'allai pas
+plus loin que la grille du jardin; alors je prétendis être plus faible
+que je ne l'étais réellement, et je demandai à Joe de me donner le bras.
+Joe me le donna, mais il était pensif.
+
+De mon côté, j'étais pensif aussi, car comment arrêter ce changement
+naissant en Joe? C'était une grande perplexité pour mes pensées
+déchirées de remords, que j'eusse honte de lui dire exactement dans quel
+état je me trouvais et où j'en étais arrivé, je ne cherche pas à le
+cacher; mais j'espère que les motifs de mon hésitation n'étaient pas
+tout à fait indignes. Il aurait voulu m'aider à sortir de tous ces
+petits tracas; je le savais, et je savais qu'il ne devait pas m'aider,
+et que je ne devais pas souffrir qu'il m'aidât.
+
+Ce fut une triste soirée pour tous deux; mais, avant d'aller nous
+coucher, j'avais résolu d'attendre jusqu'au lendemain. Le lendemain
+était un dimanche, je commencerais une nouvelle vie avec la nouvelle
+semaine. Le lundi matin, je parlerais à Joe de son changement, je
+mettrais de côté ce dernier vestige de réserve, je lui dirais ce que
+j'avais dans la pensée (ce second point n'était pas encore tout à fait
+résolu), et pourquoi je ne m'étais pas décidé à aller retrouver Herbert,
+et alors la confiance de Joe serait reconquise pour toujours. À mesure
+que je me rassérénais, Joe se rassérénait aussi, et il me sembla qu'il
+avait pris aussi sympathiquement une résolution.
+
+Nous passâmes tranquillement la journée du dimanche, et nous gagnâmes la
+campagne en voiture, pour nous promener à pied dans les champs.
+
+«Je remercie le ciel d'avoir été malade, Joe, dis-je.
+
+--Cher vieux Pip, mon vieux camarade; vous en êtes maintenant presque
+revenu, monsieur.
+
+--Ç'a été un temps mémorable pour moi, Joe.
+
+--Comme pour moi, monsieur, répondit Joe.
+
+--Nous avons passé ensemble un temps que je n'oublierai jamais, Joe. Il
+y a eu des jours, je le sais, que j'ai oubliés pendant un certain temps,
+mais jamais je n'oublierai ceux-ci.
+
+--Pip, dit Joe paraissant un peu ému et troublé, il y a eu quelques bons
+moments, et, cher monsieur, ce qui a été entre nous, a été.»
+
+Le soir, quand je fus au lit, Joe vint dans ma chambre, comme il y était
+venu pendant tout le temps de ma convalescence. Il me demanda si j'étais
+sûr d'être aussi bien portant que le matin.
+
+«Oui, cher Joe, parfaitement.
+
+--Et vous vous sentez toujours plus fort, mon vieux camarade?
+
+--Oui, cher Joe, toujours.»
+
+Joe mit sur la couverture, à l'endroit de mon épaule, sa large et bonne
+main, et dit d'une voix qui me sembla étouffée:
+
+«Bonsoir!»
+
+Quand je me levai le lendemain matin, reposé et plus fort, j'avais pris
+la pleine résolution de tout dire à Joe sans délai. Je voulais lui
+parler avant déjeuner. Je m'habillai aussitôt pour me rendre dans sa
+chambre et le surprendre; car c'était le premier jour que je me levais
+matin. Je fus à sa chambre. Il n'y était pas. Non seulement il n'y était
+pas, mais sa malle n'y était pas non plus.
+
+Je gagnai aussitôt la table où le déjeuner était servi, j'y trouvai une
+lettre. Voici les quelques mots qu'elle contenait:
+
+«Ne voulant pas être importun, je suis parti; car vous voilà bien
+rétabli, mon cher Pip, et vous serez beaucoup mieux sans
+
+ «JO.»
+
+«P. S. Toujours les meilleurs amis.»
+
+Inclus dans la lettre, je trouvai un reçu du montant de la dette et des
+frais pour lesquels j'avais été arrêté. Jusqu'à ce moment, j'avais
+supposé que mon créancier avait arrêté ou au moins suspendu ses
+poursuites pour me permettre de me rétablir complètement. Je n'avais
+jamais songé que Joe eût payé la somme; mais Joe l'avait payée, et le
+reçu était à son nom.
+
+Que me restait-il à faire maintenant, si ce n'est de le suivre à la
+chère vieille forge, et là de m'ouvrir à lui, de lui montrer mon
+repentir, et de soulager mon esprit et mon coeur d'un second point
+réservé, qui planait sur ma pensée?
+
+Mon idée était d'aller à Biddy, de lui montrer combien je revenais
+humble et repentant, de lui dire comment j'avais perdu tout ce que
+j'avais autrefois espéré, de lui rappeler mes anciennes confidences dans
+les premiers temps où je m'étais trouvé malheureux puis de lui dire
+enfin:
+
+«Biddy, je crois que tu m'aimais bien autrefois, alors même que mon
+coeur vagabond s'écartait de toi. Si tu peux m'aimer seulement la moitié
+de ce que tu m'aimais autrefois; si tu peux me prendre avec toutes mes
+fautes et toutes les désillusions qui sont tombées sur ma tête, et si tu
+peux me recevoir comme un enfant auquel on pardonne (et vraiment je suis
+bien chagrin, Biddy, et j'ai bien besoin d'une voix douce et d'une main
+consolatrice), j'espère être maintenant un peu plus digne de toi que je
+ne l'étais alors, pas beaucoup: mais un peu. Biddy, c'est à toi de dire
+si je travaillerais à la forge avec Joe, ou si j'essayerai une
+occupation différente dans ce pays, ou si nous irons dans quelque ville
+lointaine, où m'attend une situation que je n'ai point acceptée quand on
+me l'a offerte, car je voulais auparavant connaître ta réponse. Et
+maintenant, Biddy, si tu peux me dire que tu m'accompagneras en ce
+monde, tu en feras assurément un meilleur monde pour moi, et de moi un
+meilleur homme pour lui, et je ferai tous mes efforts pour en faire un
+meilleur monde pour toi.»
+
+Tel était mon projet. Après trois jours de plus de convalescence, je
+partis pour notre vieil endroit, afin de le mettre à exécution. Tout ce
+qu'il me reste à dire, c'est comment j'y réussis.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVIII.
+
+
+La nouvelle de la lourde chute que ma haute fortune avait éprouvée,
+était arrivée avant moi dans mon pays natal et dans ses environs. Je
+trouvai le _Cochon bleu_ au courant de la nouvelle, et je trouvai même
+qu'il en résultait un grand changement dans sa conduite à mon égard.
+Autant le _Cochon_ avait recherché mon estime avec une chaleureuse
+assiduité, quand j'étais en possession de mes espérances, autant le
+_Cochon_ était froid, maintenant que la fortune m'abandonnait.
+
+Il faisait nuit quand j'arrivai très fatigué de ce voyage, que j'avais
+fait si souvent et si facilement autrefois. Le _Cochon bleu_ ne put me
+donner ma chambre accoutumée, laquelle était occupée (sans doute par
+quelqu'un qui avait des espérances) et ne put m'assigner qu'une retraite
+des plus humbles parmi les pigeons et les chaises de poste de la cour;
+mais je goûtai un aussi profond sommeil dans ce logement que dans le
+plus bel appartement que le _Cochon_ aurait pu me donner, et la qualité
+de mes rêves fut à peu près la même qu'elle aurait été dans la meilleure
+chambre à coucher.
+
+De grand matin, pendant qu'on préparait mon déjeuner, j'allai faire un
+tour du côté de Satis House. Il y avait des affiches collées sur la
+porte et des morceaux de tapis pendus hors des fenêtres, annonçant la
+vente à la criée des articles de ménage, meubles et effets, pour la
+semaine suivante. La maison elle-même devait être vendue comme vieux
+matériaux et abattue. Lot _1er_ était écrit en grosses lettres au blanc
+d'Espagne sur la brasserie. Lot _2ème_, sur cette partie du bâtiment
+principal qui était restée fermée si longtemps. D'autres lots étaient
+marqués sur différentes parties des constructions, et le lierre avait
+été arraché pour faire place aux écriteaux, et il y en avait déjà
+beaucoup traînant dans la poussière, et tout flétri. Entrant un instant
+par la porte ouverte, et regardant autour de moi de l'air maussade d'un
+étranger qui n'a rien à faire dans l'endroit où il se trouve, je vis le
+commis du commissaire-priseur se promener sur les fûts et les désigner à
+haute voix à un rédacteur du catalogue qui, plume en main, se faisait un
+pupitre provisoire du fauteuil à roues que j'avais si souvent poussé en
+chantant le vieux Clem.
+
+Quand je revins au _Cochon bleu_ pour déjeuner, je trouvai Pumblechook
+causant avec l'aubergiste. M. Pumblechook (qui ne paraissait pas avoir
+gagné depuis sa dernière aventure nocturne) m'attendait, et m'adressa la
+parole dans les termes suivants:
+
+«Jeune homme, je suis fâché de vous voir tomber; mais pouvait-on
+s'attendre à autre chose... pouvait-on s'attendre à autre chose...
+pouvait-on s'attendre à autre chose?...»
+
+Comme il étendait la main avec le geste magnifique d'un homme qui
+pardonne, et comme j'étais brisé et accablé par la maladie, et peu porté
+à quereller, je le laissai faire.
+
+«William, dit M. Pumblechook au garçon, mettez un muffin sur la table.
+En sommes-nous vraiment là?... en sommes-nous vraiment arrivés là?...»
+
+Je m'assis de mauvaise humeur devant mon déjeuner. M. Pumblechook se
+tint devant moi, et, avant que je n'eusse eu le temps de toucher la
+théière, il me versa du thé de l'air d'un bienfaiteur qui avait résolu
+de me rester fidèle jusqu'au dernier jour.
+
+«William, dit M. Pumblechook avec tristesse, servez le sel; dans des
+temps plus heureux, dit-il, en s'adressant à moi, je crois que vous
+preniez du sucre? Preniez-vous du lait? Oui, n'est-ce pas? Du sucre et
+du lait? William, apportez du cresson.
+
+--Merci! dis-je brièvement, mais je ne mange pas de cresson.
+
+--Vous ne mangez pas de cresson! répondit M. Pumblechook en soupirant et
+en agitant sa tête à plusieurs reprises, comme s'il s'y fut attendu, et
+comme si cette abstinence de cresson avait le moindre rapport avec ma
+chute. Vraiment! les plus simples produits de la terre, vous n'en mangez
+pas, décidément?... N'en apportez pas, William!...»
+
+Je continuai mon déjeuner, et M. Pumblechook continua à rester près de
+moi avec son regard de poisson et sa respiration bruyante comme
+toujours.
+
+«Il ne lui reste plus que la peau et les os! pensa Pumblechook à haute
+voix; et cependant, quand il partait d'ici (avec ma bénédiction, je puis
+le dire), quand j'étalais devant lui mon humble repas, comme l'abeille,
+il était frais comme une pêche.»
+
+Cela me fit penser à la différence surprenante qu'il y avait entre la
+manière servile avec laquelle il m'avait offert sa main dans ma nouvelle
+prospérité, en disant: «Permettez... permettez...» et la clémence
+fastueuse avec laquelle il venait d'exhiber ces mêmes cinq gros doigts.
+
+«Ah! continua-t-il, en me passant le pain et le beurre, allez-vous chez
+Joseph?
+
+--Au nom du ciel! dis-je en éclatant malgré moi, que vous importe où je
+vais? laissez la théière tranquille.»
+
+C'était la plus mauvaise voie que je pouvais prendre, parce que cela
+donna à Pumblechook l'occasion qu'il cherchait.
+
+«Oui, jeune homme, dit-il en lâchant le manche de l'objet en question,
+et en se reculant d'un ou deux pas de ma table, parlant de manière à
+être entendu de l'aubergiste et du garçon qui étaient à la porte; je
+laisserai cette théière tranquille, vous avez raison, jeune homme; une
+fois par hasard, vous avez raison. Je m'oublie moi-même quand je prends
+intérêt à votre déjeuner, au point de vouloir rendre des forces à votre
+corps épuisé par les effets débilitants de la prodigalité, et le
+stimuler par la nourriture saine de vos ancêtres.... Et pourtant, dit
+Pumblechook en se tournant vers l'aubergiste et le garçon, et en
+m'indiquant en allongeant le bras, voilà celui que j'ai constamment fait
+jouer dans les heureux jours de son enfance. Ne me dites pas que cela ne
+se peut pas; je vous assure que c'est lui!»
+
+Un murmure étouffé des deux individus interpellés servit de réponse. Le
+garçon semblait même particulièrement affecté.
+
+«C'est lui, dit Pumblechook, que j'ai promené dans ma voiture; c'est lui
+que j'ai vu _élever à la main_; c'est lui de la soeur duquel j'étais
+l'oncle par alliance. Qu'il le nie, s'il le peut!»
+
+Le garçon semblait convaincu que je ne pouvais pas le nier, et que cela
+donnait un mauvais air à l'affaire.
+
+«Jeune homme, dit Pumblechook en me jetant sa tête en avant comme
+autrefois, vous allez chez Joseph.... Que m'importe, me demandez-vous,
+où vous allez? Je vous dis, monsieur, que vous allez chez Joseph.»
+
+Le garçon toussa comme pour m'inviter modestement à passer là-dessus.
+
+«Maintenant, dit Pumblechook, et tout cela avec l'air exaspéré d'un
+homme qui aurait défendu la cause de la vertu, et qui était parfaitement
+convaincant et concluant, je vous dirai ce qu'il faut dire à Joseph.
+Voici présent le propriétaire du _Cochon bleu_, qui est connu et
+respecté dans cette ville, et voici William, dont le nom de famille est
+Potkins, si je ne me trompe.
+
+--Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit William.
+
+En leur présence, continua Pumblechook, je vais vous dire, jeune homme,
+ce que vous direz à Joseph. Vous direz: «Joseph, j'ai vu aujourd'hui mon
+premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune; je ne dirai pas ses
+noms, Joseph, c'est inutile; mais c'est ainsi qu'on veut bien l'appeler
+dans la ville, et j'ai vu cet homme.»
+
+--Je jure que je ne le vois pas ici, dis-je.
+
+--Dites cela encore! repartit Pumblechook. Dites que vous avez dit cela,
+et Joseph lui-même trahira probablement sa surprise.
+
+--Ici, vous vous méprenez sur son compte, dis-je; je le connais mieux
+que vous.
+
+--Dites, continua Pumblechook, Joseph, j'ai vu cet homme; et cet homme
+ne vous veut pas de mal et ne me veut pas de mal. Il connaît votre
+caractère, et il sait combien vous êtes brute et ignorant, il connaît
+mon caractère, et il connaît mon ingratitude. Oui, Joseph, direz-vous,
+et ici Pumblechook agita sa tête et sa main. Il connaît mon manque total
+de reconnaissance, il le connaît comme personne ne peut le connaître;
+vous ne le connaissez pas, vous, Joseph n'étant pas appelé à le
+connaître, mais cet homme le connaît.»
+
+Tout en le reconnaissant vain et impudent, j'étais réellement abasourdi
+de voir qu'il avait l'aplomb de me parler ainsi.
+
+«Joseph, direz-vous, il m'a donné le petit message que je vous répète
+maintenant. C'est que, dans mon abaissement, il a vu le doigt de Dieu;
+il a reconnu ce doigt en le voyant, Joseph, il l'a vu distinctement. Le
+doigt de Dieu a tracé ces lignes: _Il a payé d'ingratitude son premier
+bienfaiteur et le fondateur de sa fortune_. Mais cet homme a dit qu'il
+ne se repentait pas de ce qu'il avait fait, Joseph, pas du tout; que
+c'était juste, que c'était bon, que c'était bienveillant, et que si
+c'était à recommencer il le ferait encore.
+
+--Il est dommage, dis-je d'un ton dédaigneux en terminant mon déjeuner
+interrompu, que cet homme n'ait pas énuméré ce qu'il avait fait et ce
+qu'il ferait encore.
+
+--Propriétaire du _Cochon bleu_! s'écria Pumblechook en s'adressant au
+maître de l'auberge et à William, je ne m'oppose pas à ce que vous
+disiez par la ville, si tel est votre désir, qu'il était juste, bon et
+bienveillant, et que je le ferais encore si c'était encore à faire.»
+
+Sur ces mots, l'imposteur leur serra la main à tous deux d'un air
+particulier et sortit de la maison, me laissant plus étonné qu'enchanté
+de cette chose indéfinie qu'il soutenait, à savoir, qu'il était juste,
+bon et bienveillant, qu'il avait tout fait et qu'il était disposé à tout
+faire encore. Bientôt après lui, je quittai aussi la maison, et quand je
+descendis la Grand'Rue, je le vis devant sa boutique haranguer, sans
+doute sur le même sujet, un groupe choisi qu'il m'honora de certains
+coups d'oeil peu favorables, quand je passai de l'autre côté de la rue.
+
+Mais il ne fut que plus agréable pour moi de me rendre près de Biddy et
+de Joe, dont j'entrevoyais la grande indulgence, qui brillerait plus
+éclatante que jamais, en opposition avec la rudesse de cet imposteur
+éhonté. Je me dirigeai donc vers eux lentement, car mes jambes étaient
+encore bien faibles, mais avec un sentiment de contentement toujours
+croissant, à mesure que je m'approchais d'eux, et j'avais la conviction
+que je laissais l'arrogance et le manque de franchise de plus en plus
+loin derrière moi.
+
+La température de juin était délicieuse, le ciel était bleu, les
+alouettes planaient bien haut sur les blés verts; je trouvais ce pays
+bien plus beau que je ne l'avais encore trouvé. Bien des images
+agréables de la vie que j'aurais voulu y mener et l'idée du changement
+avantageux qui s'opérait dans mon caractère, quand j'aurais auprès de
+moi un guide dont je connaissais la foi naïve et la sagesse simple
+m'accompagnaient en chemin. Elles éveillaient en moi une douce émotion,
+car mon coeur était adouci par mon retour, et il était survenu de tels
+changements que j'étais comme quelqu'un qui reviendrait de lointains
+voyages et qui rentrerait nu-pieds dans ses foyers après avoir erré
+pendant plusieurs années.
+
+La maison d'école où Biddy était maîtresse m'était inconnue: mais la
+petite ruelle détournée par laquelle j'entrai dans le village me fit
+passer devant. Je fus désappointé de trouver que c'était jour de congé:
+il n'y avait pas d'enfants, et la maison de Biddy était fermée. J'avais
+nourri l'espoir que je la verrais dans l'exercice de ses fonctions
+journalières avant qu'elle m'aperçût, et cet espoir était déçu.
+
+Mais la forge n'était pas loin, et je m'y rendis en passant sous l'allée
+verte des beaux tilleuls, écoutant le bruit du marteau de Joe. Longtemps
+après que j'aurais dû l'entendre, et longtemps après que je m'étais
+imaginé l'entendre, je vis que ce n'était qu'une idée: tout était calme,
+les tilleuls étaient là comme autrefois, les aubépines et les
+châtaigniers y étaient aussi, et leurs fouilles faisaient entendre un
+harmonieux frémissement quand je m'arrêtais pour écouter; mais les coups
+de marteau de Joe ne se mêlaient pas à la brise de l'été. Effrayé sans
+savoir pourquoi d'arriver en vue de la forge, je la vis enfin, et je vis
+aussi qu'elle était fermée. Pas de réverbération de feu, pas de pluie
+d'étincelles, pas de ronflements des soufflets, tout était fermé et
+tranquille.
+
+Mais la maison n'était pas déserte et le petit salon semblait être
+occupé, car ses rideaux voltigeaient à la fenêtre, qui était ouverte et
+égayée par les fleurs. Je m'en approchai sans bruit, avec l'intention de
+regarder par-dessus les fleurs, quand je vis Joe et Biddy devant moi,
+bras dessus bras dessous.
+
+Biddy poussa d'abord un cri comme si elle pensait que c'était mon
+esprit; mais un moment après elle était dans mes bras. Je pleurais de la
+voir, et elle pleurait de me voir: moi parce qu'elle avait l'air si
+frais et charmant; elle parce que j'avais l'air si fatigué et si pâle.
+
+«Chère Biddy, comme tu es contente!
+
+--Oui, cher Pip.
+
+--Et Joe, comme vous êtes heureux!
+
+--Oui, cher vieux Pip, mon bon camarade!»
+
+Je portais mes yeux de l'un à l'autre, et puis....
+
+«C'est aujourd'hui le jour de mon mariage! s'écria Biddy dans un
+transport de bonheur, et je suis la femme de Joe!...»
+
+ * * * * *
+
+Ils m'avaient porté dans la cuisine, et j'avais la tête posée sur la
+vieille table de sapin. Biddy tenait une de mes mains sur ses lèvres, et
+je sentais sur mon épaule le contact bienfaisant de Joe.
+
+«C'est qu'il n'était pas assez fort, ma chère, pour supporter la
+surprise, dit Joe.
+
+--J'aurais dû y penser, cher Joe, dit Biddy, mais j'étais trop
+heureuse.»
+
+Il étaient tous deux si transportés et si fiers de me voir, si touchés
+que je fusse revenu à eux, si enchantés que je fusse arrivé par hasard
+pour compléter la journée!...
+
+Ma première pensée fut de remercier le ciel de n'avoir pas soufflé mot à
+Joe de ce dernier espoir perdu. Combien de fois, lorsqu'il était près de
+moi pendant ma maladie, cet aveu était-il venu sur mes lèvres! Combien
+la reconnaissance de ce fait eût été irrévocable s'il était resté une
+heure de plus avec moi.
+
+«Chère Biddy, dis-je, vous avez le meilleur mari qui soit dans le monde
+entier, et si vous aviez pu le voir auprès de mon lit, vous l'auriez...
+mais non, vous ne pourriez l'aimer plus que vous ne le faites.
+
+--Non, je ne le pourrais point vraiment, dit Biddy.
+
+--Et vous, cher Joe, vous avez la meilleure femme qui soit dans le monde
+entier, et elle vous rendra aussi heureux que vous méritez de l'être,
+cher et noble Joe.»
+
+Joe me regarda les lèvres tremblantes, et tout franchement il porta sa
+manche sur ses yeux.
+
+«Allons, Joe et Biddy, puisque vous avez été tous deux à l'église
+aujourd'hui, et que vous êtes en dispositions charitables et
+affectueuses envers le genre humain, recevez mes humbles remerciements
+pour tout ce que vous avez fait pour moi, et que j'ai si mal reconnu! Je
+vous préviens que je vais vous quitter dans une heure, car je vais
+bientôt partir, et je vous promets que je ne prendrai pas de repos avant
+d'avoir gagné l'argent que vous m'avez donné pour empêcher qu'on me
+conduisît en prison, et avant de vous l'avoir envoyé. Ne pensez pas, mon
+cher Joe, et vous, ma bonne Biddy, que si je pouvais vous le rendre
+mille fois, je pourrais m'imaginer retrancher un seul liard de ce que je
+vous dois, ni que je le ferais si je le pouvais.»
+
+Ils furent tous deux attendris par ces paroles, et me supplièrent de
+n'en pas dire davantage.
+
+«Mais je dois en dire davantage, mon cher Joe; j'espère que vous aurez
+des enfants à aimer, et qu'un jour quelque petit garçon s'assoira dans
+ce coin de la cheminée pendant les soirées d'hiver, et vous fera
+souvenir d'un autre petit garçon qui l'a quitté pour toujours. Ne lui
+dites pas, Joe, que j'ai été ingrat; ne lui dites pas, Biddy, que j'ai
+été injuste et sans générosité. Dites-lui seulement que je vous ai
+honorés tous deux, parce que vous avez été tous deux bien bons et bien
+sincères, et dites-lui que je souhaite qu'il soit un meilleur homme que
+je ne l'ai été.
+
+--Je ne lui dirai, fit Joe derrière sa manche, rien de la sorte, Pip, ni
+Biddy non plus, ni personne non plus.
+
+--Et maintenant, bien que je sache que vous l'ayez déjà fait tous deux,
+du fond de vos excellents coeurs, je vous en prie, dites-moi tous les
+deux que vous me pardonnez! Je vous en prie, laissez-moi entendre ces
+paroles; que je puisse en emporter le son avec moi, et alors je pourrai
+croire que vous pourrez avoir confiance en moi, et avoir une meilleure
+opinion de moi avec le temps.
+
+--Ô cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe, Dieu sait si je vous
+pardonne, et si j'ai quelque chose à vous pardonner!
+
+--Ainsi soit-il! Et Dieu sait que je vous pardonne! répéta Biddy.
+
+--Laissez-moi maintenant monter voir mon ancienne petite chambre et m'y
+reposer seul pendant quelques minutes; puis, quand j'aurai mangé et bu
+avec vous, venez avec moi jusqu'au poteau du chemin, mon cher Joe et ma
+chère Biddy, et nous nous dirons adieu!»
+
+ * * * * *
+
+Je vendis tout ce que j'avais, et je mis de côté, autant qu'il me fut
+possible, pour faire un arrangement avec mes créanciers, qui me
+donnèrent un temps convenable pour m'acquitter entièrement, et je partis
+pour aller rejoindre Herbert. Avant qu'un mois fut écoulé, j'avais
+quitté l'Angleterre; au bout de deux mois, j'étais commis chez
+Clarricker et Co; au bout de quatre mois, je me trouvais pour la
+première fois seul chargé de toute la responsabilité, car la poutre qui
+traversait le plafond du salon du Moulin du Bord de l'Eau avait cessé de
+trembler sous les imprécations du vieux Bill Barley et était maintenant
+en paix. Herbert était parti pour épouser Clara, et je restais seul
+chargé de la maison d'Orient jusqu'au jour où il revint avec elle.
+
+Bien des années s'écoulèrent avant que je devinsse associé de la maison,
+mais je vécus heureux avec Herbert et sa femme, je vécus modestement et
+je payai mes dettes, et j'entretins une correspondance suivie avec Biddy
+et Joe; ce ne fut que lorsque mon nom figura en troisième ordre dans la
+raison de commerce que Clarricker me trahit à Herbert; mais il déclara
+alors que le secret de l'association d'Herbert était resté assez
+longtemps sur sa conscience, et qu'il fallait qu'il le révélât. C'est ce
+qu'il fit, et Herbert en fut aussi touché que surpris, et le cher garçon
+et moi n'en restâmes pas moins amis pour cette longue dissimulation. Je
+ne dois pas laisser supposer que nous fûmes jamais une grande maison, ou
+que nous entassâmes des monceaux d'argent. Nos affaires n'étaient pas
+sur un grand pied, mais notre nom était honorablement connu, puis nous
+travaillions beaucoup, et nous réussissions très bien. Nous devions tout
+à l'application et à l'habileté d'Herbert. Je m'étonnais souvent en
+moi-même d'avoir pu concevoir autrefois l'idée de son inaptitude,
+jusqu'au jour où je fus illuminé par cette réflexion, que peut-être
+l'inaptitude n'avait jamais été en lui, mais en moi.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIX.
+
+
+Depuis onze ans, je n'avais vu de mes propres yeux ni Joe ni Biddy, bien
+qu'ils se fussent souvent présentés à mon imagination, pendant mon
+séjour en Orient, quand un soir de décembre, qu'il faisait nuit depuis
+une heure ou deux, je posai doucement la main sur le loquet de la porte
+de la vieille cuisine. Je le touchai si doucement, qu'on ne m'entendit
+pas et je regardai à l'intérieur sans être vu. Là, fumant sa pipe à son
+ancienne place, près du feu de la cuisine, aussi bien conservé et aussi
+fort que jamais, bien qu'un peu gris, était assis Joe, et, dans le coin,
+abrité par la jambe de Joe, et assis sur mon petit tabouret, et
+regardant le feu, on voyait qui?... Moi encore!
+
+«Nous lui avons donné le nom de Pip en souvenir de vous, mon cher vieux
+camarade, dit Joe, rempli de joie, quand il me vit prendre un autre
+tabouret à côté de l'enfant, à qui je ne tirai pas les cheveux, et nous
+avons espéré qu'il grandirait un petit bout comme vous, et nous croyons
+que c'est ce qu'il fait.»
+
+Je le croyais aussi, et je lui fis faire une longue promenade le
+lendemain matin; nous causâmes beaucoup, nous comprenant l'un l'autre
+parfaitement. Je le conduisis au cimetière; je le menai à une certaine
+tombe, et il me montra la pierre qui était consacrée à la mémoire de:
+
+ PHILIP PIRRIP
+ DÉCÉDÉ DANS CETTE PAROISSE,
+ ET AUSSI
+ GEORGIANA,
+ ÉPOUSE DU CI-DESSUS.
+
+«Biddy, dis-je en causant avec elle, après le dîner, pendant que sa
+petite fille jouait sur ses genoux, il faudra que vous me donniez Pip un
+de ces jours, ou qu'au moins vous me le prêtiez.
+
+--Non, non, dit doucement Biddy, il faut vous marier.
+
+--C'est ce que disent Herbert et Clara; mais je crois que je n'en ferai
+rien; je me suis si bien installé chez eux, que cela n'est même pas du
+tout probable. Je suis tout à fait un vieux garçon.»
+
+Biddy baissa les yeux sur son enfant, et porta ses petites mains à ses
+lèvres; puis elle mit sa bonne main maternelle, avec laquelle elle
+l'avait touché, dans la mienne. Il y avait quelque chose dans cette
+action et dans la légère pression de l'anneau de mariage de Biddy, qui
+avait en soi une douce éloquence.
+
+«Cher Pip, dit Biddy, êtes-vous bien sûr que votre coeur ne bat plus
+pour elle?
+
+--Oh! oui!... Je ne le pense pas, du moins, Biddy.
+
+--Dites-moi comme à une vieille... vieille amie, l'avez-vous tout à fait
+oubliée?
+
+--Ma chère Biddy, je n'ai rien oublié de ce qui a eu dans ma vie une
+grande importance, et peu de ce qui y a eu quelque importance. Mais ce
+pauvre rêve, comme je l'appelais autrefois, est envolé, Biddy, tout à
+fait envolé!»
+
+Cependant je savais, tout en disant cela, que j'avais une secrète
+intention de visiter seul, ce soir-là, l'emplacement de la vieille
+maison, et cela en souvenir d'elle. Oui, en souvenir d'Estelle!
+
+J'avais d'abord entendu dire qu'elle menait une vie des plus
+malheureuses, et qu'elle était séparée de son mari, qui l'avait traitée
+très brutalement, et qui avait la réputation d'être un composé
+d'orgueil, d'avarice, de méchanceté et de petitesse. J'avais appris
+ensuite la mort de son mari, à la suite d'un accident causé par ses
+mauvais traitements sur un cheval. Il y avait quelque deux ans que ce
+bonheur lui était arrivé, et je supposais qu'elle était remariée.
+
+On dînait de bonne heure, chez Joe, et j'avais largement le temps, sans
+presser ma causerie avec Biddy, d'aller au vieil endroit avant la nuit;
+mais, tout en flânant sur le chemin, pour regarder les objets
+d'autrefois et pour penser au passé, le jour était tout à fait tombé
+quand j'arrivai.
+
+Il n'y avait plus de maison, plus de brasserie, plus de bâtiments, si ce
+n'est le mur du vieux jardin. L'espace vide avait été entouré d'une
+grossière palissade, et, en regardant par-dessus, je vis que quelques
+branches du vieux lierre avaient repris racine, et poussaient
+tranquillement en couvrant de leur verdure de petits monceaux de ruines.
+Une porte de la palissade se trouvant entr'ouverte, je la poussai et
+j'entrai.
+
+Un brouillard froid et argenté avait voilé l'après-midi, et la lune ne
+s'était pas encore levée pour le disperser. Mais les étoiles brillaient
+au-dessus du brouillard et la lune allait paraître et la soirée n'était
+pas sombre. Je pouvais me retracer l'emplacement de chaque partie de la
+vieille maison, de la brasserie, des portes et des tonneaux. Je l'avais
+fait, et je regardais le long d'une allée du jardin dévasté, quand j'y
+aperçus une ombre solitaire.
+
+Cette ombre montra qu'elle m'avait vu, elle s'était avancée vers moi,
+mais elle resta immobile. En approchant, je vis que c'était l'ombre
+d'une femme. Quand j'approchai davantage encore, elle fut sur le point
+de s'éloigner, alors elle fit un mouvement de surprise, prononça mon
+nom, et je m'écriai:
+
+«Estelle!
+
+--Je suis bien changée.... Je m'étonne que vous me reconnaissiez.»
+
+La fraîcheur de sa beauté était en effet partie, mais sa majesté si
+indescriptible et son charme indescriptible étaient restés. Ces
+perfections, je les connaissais. Ce que je n'avais pas encore vu,
+c'était le regard adouci, attristé de ses yeux, autrefois si fiers; ce
+que je n'avais pas encore vu, c'était la pression affectueuse de sa main
+autrefois insensible.
+
+Nous nous assîmes sur un banc près de là, et je dis:
+
+«Après tant d'années, il est étrange que nous nous rencontrions,
+Estelle, ici même, où nous nous sommes vus pour la première fois. Y
+venez-vous souvent?
+
+--Je ne suis jamais revenue ici depuis....
+
+--Ni moi.»
+
+La lune commençait à se lever, et je pensai au regard placide dirigé
+vers le plafond blanc par celui qui n'était plus. La lune commençait à
+se lever, et je pensai à la pression de sa main sur ma main, quand je
+lui eus dit les dernières paroles qu'il eût entendues sur terre.
+
+Estelle rompit la première le silence qui s'était établi entre nous.
+
+«J'ai très souvent espéré et désiré revenir, mais j'ai été empêchée par
+bien des circonstances. Pauvre vieille maison!»
+
+Le brouillard argenté fut effleuré par les premiers rayons de la lune,
+et les mêmes rayons effleurèrent les larmes qui coulaient de ses yeux.
+Ignorant que je les voyais, elle dit:
+
+«Vous êtes-vous demandé, en marchant de long en large, comment il se
+fait que ce terrain soit dans cet état?
+
+--Oui, Estelle.
+
+--Le terrain m'appartient. C'est le seul bien que je n'aie pas
+abandonné; tout le reste m'a quitté petit à petit, mais j'ai gardé ce
+terrain. Il a été le sujet de la seule résistance décidée que j'aie
+faite pendant toutes ces années de malheur.
+
+--Doit-on y construire?
+
+--Oui, on finira par là. Je suis venue ici pour lui faire mes adieux
+avant ce changement. Et vous, dit-elle du ton d'intérêt touchant avec
+lequel on parle à une personne qui va s'éloigner, resterez-vous toujours
+à l'étranger?
+
+--Toujours.
+
+--Et vous êtes heureux, j'en suis sûre.
+
+--Je travaille beaucoup pour avoir de quoi vivre. Donc, je suis heureux.
+
+--J'ai souvent pensé à vous, dit Estelle.
+
+--Vraiment?
+
+--Tout dernièrement, très souvent. Il y eut un temps long et pénible, où
+j'éloignai de moi le souvenir de ce que j'avais repoussé quand
+j'ignorais ce que cela valait. Mais depuis, mon devoir n'a plus été
+incompatible avec ce souvenir, et je lui ai donné une place dans mon
+coeur.
+
+--Vous avez toujours eu votre place dans mon coeur,» dis-je.
+
+Et nous gardâmes encore le silence, jusqu'au moment où elle reprit:
+
+«J'étais loin de penser que je prendrais congé de vous en quittant cet
+endroit; je suis bien aise de le faire.
+
+--Vous êtes bien aise de nous séparer encore, Estelle? Pour moi, partir
+est une pénible chose; pour moi, le souvenir de notre séparation a
+toujours été aussi triste que pénible....
+
+--Mais vous m'avez dit autrefois, repartit Estelle avec animation: «Dieu
+vous bénisse, Dieu vous pardonne!» Et si vous avez pu me dire cela
+alors, vous n'hésiterez pas à me le dire maintenant... maintenant que la
+souffrance a été plus forte que toutes les autres leçons, et m'a appris
+à comprendre ce qu'était votre coeur. J'ai été courbée et brisée, mais,
+je l'espère, pour prendre une forme meilleure. Soyez aussi discret et
+aussi bon pour moi que vous l'étiez, et dites-moi que nous sommes amis.
+
+--Nous sommes amis, dis-je en me levant et me penchant vers elle au
+moment où elle se levait de son banc.
+
+--Et continuerons-nous à rester amis séparables?» dit Estelle.
+
+Je pris sa main dans la mienne et nous nous rendîmes à la maison
+démolie; et, comme les vapeurs du matin s'étaient levées depuis
+longtemps quand j'avais quitté la forge, de même les vapeurs du soir
+s'élevaient maintenant, et dans la vaste étendue de lumière tranquille
+qu'elles me laissaient voir, j'entrevis l'espérance de ne plus me
+séparer d'Estelle.
+
+FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.
+
+FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les grandes espérances, by Charles Dickens
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES ESPÉRANCES ***
+
+***** This file should be named 17565-8.txt or 17565-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/1/7/5/6/17565/
+
+Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
diff --git a/17565-8.zip b/17565-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..4e3715b
--- /dev/null
+++ b/17565-8.zip
Binary files differ
diff --git a/17565-h.zip b/17565-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..9434566
--- /dev/null
+++ b/17565-h.zip
Binary files differ
diff --git a/17565-h/17565-h.htm b/17565-h/17565-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..b440616
--- /dev/null
+++ b/17565-h/17565-h.htm
@@ -0,0 +1,23487 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
+ "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
+
+<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml">
+ <head>
+ <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
+ <title>
+ The Project Gutenberg eBook of LES GRANDES ESPÉRANCES par Charles Dickens.
+ </title>
+ <style type="text/css">
+/*<![CDATA[ XML blockout */
+<!--
+ p { margin-top: .75em;
+ text-align: justify;
+ margin-bottom: .75em;
+ text-indent: 2%
+ }
+ p.noindent {text-indent: 0%;}
+ p.dent {text-indent: 12%;}
+ h1,h2,h3 {
+ text-align: center; /* all headings centered */
+ clear: both;
+ }
+ hr { width: 33%;
+ margin-top: 2em;
+ margin-bottom: 2em;
+ margin-left: auto;
+ margin-right: auto;
+ clear: both;
+ }
+ table {margin-left: auto; margin-right: auto;}
+ body{margin-left: 10%;
+ margin-right: 10%;
+ }
+ .footnotes {border: dashed 1px;}
+ .footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;}
+ .footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;}
+ .fnanchor {vertical-align: super; font-size: .8em; text-decoration: none;}
+ a:link {color: blue; text-decoration: none; }
+ link {color: blue; text-decoration: none; }
+ a:visited {color: blue; text-decoration: none; }
+ a:hover {color: red }
+ // -->
+ /* XML end ]]>*/
+ </style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Les grandes espérances, by Charles Dickens
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les grandes espérances
+
+Author: Charles Dickens
+
+Translator: Charles Bernard-Derosne
+
+Release Date: January 21, 2006 [EBook #17565]
+[Date last updated: July 19, 2006]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES ESPÉRANCES ***
+
+
+
+
+Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<h1>Charles Dickens</h1>
+
+<h1>LES GRANDES ESP&Eacute;RANCES</h1>
+
+<h3>(1861)</h3>
+
+<h2>Traduction Charles Bernard-Derosne</h2>
+
+<p><a name="table" id="table"></a></p>
+<table summary="table">
+<tr><td>
+<p class="dent">
+<a href="#TOME_PREMIER"><b>TOME PREMIER:</b></a><br />
+</p>
+<a href="#CHAPITRE_I"><b>CHAPITRE: I,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_II"><b>II,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_III"><b>III,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_IV"><b>IV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_V"><b>V,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_VI"><b>VI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_VII"><b>VII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_VIII"><b>VIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_IX"><b>IX,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_X"><b>X,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XI"><b>XI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XII"><b>XII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIII"><b>XIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIV"><b>XIV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XV"><b>XV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVI"><b>XVI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVII"><b>XVII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVIII"><b>XVIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIX"><b>XIX,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XX"><b>XX,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXI"><b>XXI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXII"><b>XXII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIII"><b>XXIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIV"><b>XXIV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXV"><b>XXV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVI"><b>XXVI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVII"><b>XXVII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVIII"><b>XXVIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIX"><b>XXIX.</b></a><br />
+<p class="dent">
+<a href="#TOME_SECOND"><b>TOME SECOND:</b></a><br />
+</p>
+<a href="#CHAPITRE_Ib"><b>CHAPITRE: I,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_IIb"><b>II,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_IIIb"><b>III,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_IVb"><b>IV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_Vb"><b>V,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_VIb"><b>VI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_VIIb"><b>VII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_VIIIb"><b>VIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_IXb"><b>IX,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_Xb"><b>X,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIb"><b>XI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIIb"><b>XII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIIIb"><b>XIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIVb"><b>XIV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVb"><b>XV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVIb"><b>XVI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVIIb"><b>XVII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVIIIb"><b>XVIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIXb"><b>XIX,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXb"><b>XX,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIb"><b>XXI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIIb"><b>XXII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIIIb"><b>XXIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIVb"><b>XXIV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVb"><b>XXV,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVIb"><b>XXVI,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVIIb"><b>XXVII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVIIIb"><b>XXVIII,</b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIXb"><b>XXIX.</b></a><br />
+</td></tr>
+</table>
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="TOME_PREMIER" id="TOME_PREMIER"></a>TOME PREMIER</h2>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_I" id="CHAPITRE_I"></a><a href="#table">CHAPITRE I.</a></h2>
+
+
+<p>Le nom de famille de mon p&egrave;re &eacute;tant Pirrip, et mon nom de bapt&ecirc;me
+Philip, ma langue enfantine ne put jamais former de ces deux mots rien
+de plus long et de plus explicite que Pip. C'est ainsi que je m'appelai
+moi-m&ecirc;me Pip, et que tout le monde m'appela Pip.</p>
+
+<p>Si je donne Pirrip comme le nom de famille de mon p&egrave;re, c'est d'apr&egrave;s
+l'autorit&eacute; de l'&eacute;pitaphe de son tombeau, et l'attestation de ma s&oelig;ur,
+Mrs Joe Gargery, qui a &eacute;pous&eacute; le forgeron. N'ayant jamais vu ni mon
+p&egrave;re, ni ma m&egrave;re, m&ecirc;me en portrait puisqu'ils vivaient bien avant les
+photographes, la premi&egrave;re id&eacute;e que je me formai de leur personne fut
+tir&eacute;e, avec assez peu de raison, du reste, de leurs pierres tumulaires.
+La forme des lettres trac&eacute;es sur celle de mon p&egrave;re me donna l'id&eacute;e
+bizarre que c'&eacute;tait un homme brun, fort, carr&eacute;, ayant les cheveux noirs
+et fris&eacute;s. De la tournure et des caract&egrave;res de cette inscription: Et
+aussi Georgiana, &eacute;pouse du ci-dessus, je tirai la conclusion enfantine
+que ma m&egrave;re avait &eacute;t&eacute; une femme faible et maladive. Les cinq petites
+losanges de pierre, d'environ un pied et demi de longueur, qui &eacute;taient
+rang&eacute;es avec soin &agrave; c&ocirc;t&eacute; de leur tombe, et d&eacute;di&eacute;es &agrave; la m&eacute;moire de cinq
+petits fr&egrave;res qui avaient quitt&eacute; ce monde apr&egrave;s y &ecirc;tre &agrave; peine entr&eacute;s,
+firent na&icirc;tre en moi une pens&eacute;e que j'ai religieusement conserv&eacute;e
+depuis, c'est qu'ils &eacute;taient venus en ce monde couch&eacute;s sur leurs dos,
+les mains dans les poches de leurs pantalons, et qu'ils n'&eacute;taient jamais
+sortis de cet &eacute;tat d'immobilit&eacute;.</p>
+
+<p>Notre pays est une contr&eacute;e mar&eacute;cageuse, situ&eacute;e &agrave; vingt milles de la mer,
+pr&egrave;s de la rivi&egrave;re qui y conduit en serpentant. La premi&egrave;re impression
+que j'&eacute;prouvai de l'existence des choses ext&eacute;rieures semble m'&ecirc;tre venue
+par une m&eacute;morable apr&egrave;s-midi, froide, tirant vers le soir. &Agrave; ce moment,
+je devinai que ce lieu glac&eacute;, envahi par les orties, &eacute;tait le cimeti&egrave;re;
+que Philip Pirrip, d&eacute;c&eacute;d&eacute; dans cette paroisse, et Georgiana, sa femme, y
+&eacute;taient enterr&eacute;s; que Alexander, Bartholomew, Abraham, Tobias et Roger,
+fils desdits, y &eacute;taient &eacute;galement morts et enterr&eacute;s; que ce grand d&eacute;sert
+plat, au del&agrave; du cimeti&egrave;re, entrecoup&eacute; de murailles, de foss&eacute;s, et de
+portes, avec des bestiaux qui y paissaient &ccedil;&agrave; et l&agrave;, se composait de
+marais; que cette petite ligne de plomb plus loin &eacute;tait la rivi&egrave;re, et
+que cette vaste &eacute;tendue, plus &eacute;loign&eacute;e encore, et d'o&ugrave; nous venait le
+vent, &eacute;tait la mer; et ce petit amas de chairs tremblantes effray&eacute; de
+tout cela et commen&ccedil;ant &agrave; crier, &eacute;tait Pip.</p>
+
+<p>&laquo;Tais-toi! s'&eacute;cria une voix terrible, au moment o&ugrave; un homme parut au
+milieu des tombes, pr&egrave;s du portail de l'&eacute;glise. Tiens-toi tranquille,
+petit dr&ocirc;le, o&ugrave; je te coupe la gorge!&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un homme effrayant &agrave; voir, v&ecirc;tu tout en gris, avec un anneau de
+fer &agrave; la jambe; un homme sans chapeau, avec des souliers us&eacute;s et trou&eacute;s,
+et une vieille loque autour de la t&ecirc;te; un homme tremp&eacute; par la pluie,
+tout couvert de boue, estropi&eacute; par les pierres, &eacute;corch&eacute; par les
+cailloux, d&eacute;chir&eacute; par les &eacute;pines, piqu&eacute; par les orties, &eacute;gratign&eacute; par
+les ronces; un homme qui boitait, grelottait, grognait, dont les yeux
+flamboyaient, et dont les dents claquaient, lorsqu'il me saisit par le
+menton.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! monsieur, ne me coupez pas la gorge!... m'&eacute;criai-je avec terreur.
+Je vous en prie, monsieur..., ne me faites pas de mal!...</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi ton nom, fit l'homme, et vivement!</p>
+
+<p>&mdash;Pip, monsieur....</p>
+
+<p>&mdash;Encore une fois, dit l'homme en me fixant, ton nom... ton nom?...</p>
+
+<p>&mdash;Pip... Pip... monsieur....</p>
+
+<p>&mdash;Montre-nous o&ugrave; tu demeures, dit l'homme, montre-nous ta maison.&raquo;</p>
+
+<p>J'indiquai du doigt notre village, qu'on apercevait parmi les aulnes et
+les peupliers, &agrave; un mille ou deux de l'&eacute;glise.</p>
+
+<p>L'homme, apr&egrave;s m'avoir examin&eacute; pendant quelques minutes, me retourna la
+t&ecirc;te en bas, les pieds en l'air et vida mes poches. Elles ne contenaient
+qu'un morceau de pain. Quand je revins &agrave; moi, il avait agi si
+brusquement, et j'avais &eacute;t&eacute; si effray&eacute;, que je voyais tout sens dessus
+dessous, et que le clocher de l'&eacute;glise semblait &ecirc;tre &agrave; mes pieds; quand
+je revins &agrave; moi, dis-je, j'&eacute;tais assis sur une grosse pierre, o&ugrave; je
+tremblais pendant qu'il d&eacute;vorait mon pain avec avidit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Mon jeune gaillard, dit l'homme, en se l&eacute;chant les l&egrave;vres, tu as des
+joues bien grasses.&raquo;</p>
+
+<p>Je crois qu'effectivement mes joues &eacute;taient grasses, bien que je fusse
+rest&eacute; petit et faible pour mon &acirc;ge.</p>
+
+<p>&laquo;Du diable si je ne les mangerais pas! dit l'homme en faisant un signe
+de t&ecirc;te mena&ccedil;ant, je crois m&ecirc;me que j'en ai quelque envie.&raquo;</p>
+
+<p>J'exprimai l'espoir qu'il n'en ferait rien, et je me cramponnai plus
+solidement &agrave; la pierre sur laquelle il m'avait plac&eacute;, autant pour m'y
+tenir en &eacute;quilibre que pour m'emp&ecirc;cher de crier.</p>
+
+<p>&laquo;Allons, dit l'homme, parle! o&ugrave; est ta m&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, monsieur!&raquo; r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Il fit un mouvement, puis quelques pas, et s'arr&ecirc;ta pour regarder
+par-dessus son &eacute;paule.</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;, monsieur! repris-je timidement en montrant la tombe. Aussi
+Georgiana. C'est ma m&egrave;re!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit-il en revenant, et c'est ton p&egrave;re qui est l&agrave; &eacute;tendu &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+ta m&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, dis-je, c'est lui, d&eacute;funt de cette paroisse.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! murmura-t-il en r&eacute;fl&eacute;chissant, avec qui demeures-tu, en supposant
+qu'on te laisse demeurer quelque part, ce dont je ne suis pas certain?</p>
+
+<p>&mdash;Avec ma s&oelig;ur, monsieur.... Mrs Joe Gargery, la femme de Joe Gargery,
+le forgeron, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Le forgeron... hein?&raquo; dit-il en regardant le bas de sa jambe.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir pendant un instant promen&eacute; ses yeux alternativement sur moi
+et sur sa jambe, il me prit dans ses bras, me souleva, et, me tenant de
+mani&egrave;re &agrave; ce que ses yeux plongeassent dans les miens, de haut en bas,
+et les miens dans les siens, de bas en haut, il dit:</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, &eacute;coute-moi bien, c'est toi qui vas d&eacute;cider si tu dois
+vivre. Tu sais ce que c'est qu'une lime?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur....</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais aussi ce que c'est que des vivres?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur...&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s chaque question, il me secouait un peu plus fort, comme pour me
+donner une id&eacute;e plus sensible de mon abandon et du danger que je
+courais.</p>
+
+<p>&laquo;Tu me trouveras une lime...&raquo;</p>
+
+<p>Il me secouait.</p>
+
+<p>&laquo;Et tu me trouveras des vivres...&raquo;</p>
+
+<p>Il me secouait encore.</p>
+
+<p>&laquo;Tu m'apporteras ces deux choses...&raquo;</p>
+
+<p>Il me secouait plus fort.</p>
+
+<p>&laquo;Ou j'aurai ton c&oelig;ur et ton foie...&raquo;</p>
+
+<p>Et il me secouait toujours.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais mortellement effray&eacute; et si &eacute;tourdi, que je me cramponnai &agrave; lui
+en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Si vous vouliez bien ne pas tant me secouer, monsieur, peut-&ecirc;tre
+n'aurais-je pas mal au c&oelig;ur, et peut-&ecirc;tre entendrais-je mieux...&raquo;</p>
+
+<p>Il me donna une secousse si terrible, qu'il me sembla voir danser le coq
+sur son clocher. Alors il me soutint par les bras, dans une position
+verticale, sur le bloc de pierre, puis il continua en ces termes
+effrayants:</p>
+
+<p>&laquo;Tu m'apporteras demain matin, &agrave; la premi&egrave;re heure, une lime et des
+vivres. Tu m'apporteras le tout dans la vieille Batterie l&agrave;-bas. Tu
+auras soin de ne pas dire un mot, de ne pas faire un signe qui puisse
+faire penser que tu m'as vu, ou que tu as vu quelque autre personne; &agrave;
+ces conditions, on te laissera vivre. Si tu manques &agrave; cette promesse en
+quelque mani&egrave;re que ce soit, ton c&oelig;ur et ton foie te seront arrach&eacute;s,
+pour &ecirc;tre r&ocirc;tis et mang&eacute;s. Et puis, je ne suis pas seul, ainsi que tu
+peux le croire. Il y a l&agrave; un jeune homme avec moi, un jeune homme aupr&egrave;s
+duquel je suis un ange. Ce jeune homme entend ce que je te dis. Ce jeune
+homme a un moyen tout particulier de se procurer le c&oelig;ur et le foie des
+petits gars de ton esp&egrave;ce. Il est impossible, &agrave; n'importe quel moucheron
+comme toi, de le fuir ou de se cacher de lui. Tu auras beau fermer la
+porte au verrou, te croire en s&ucirc;ret&eacute; dans ton lit bien chaud, te cacher
+la t&ecirc;te sous les couvertures, et esp&eacute;rer que tu es &agrave; l'abri de tout
+danger, ce jeune homme saura s'approcher de toi et t'ouvrir le ventre.
+Ce n'est qu'avec de grandes difficult&eacute;s que j'emp&ecirc;che en ce moment ce
+jeune homme de te faire du mal. J'ai beaucoup de peine &agrave; l'emp&ecirc;cher de
+fouiller tes entrailles. Eh bien! qu'en dis-tu?&raquo;</p>
+
+<p>Je lui dis que je lui procurerais la lime dont il avait besoin, et
+toutes les provisions que je pourrais apporter, et que je viendrais le
+trouver &agrave; la Batterie, le lendemain, &agrave; la premi&egrave;re heure.</p>
+
+<p>&laquo;R&eacute;p&egrave;te apr&egrave;s moi: &laquo;Que Dieu me frappe de mort, si je ne fais pas ce que
+vous m'ordonnez,&raquo; fit l'homme.</p>
+
+<p>Je dis ce qu'il voulut, et il me posa &agrave; terre.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, reprit-il, souviens-toi de ce que tu promets, souviens-toi
+de ce jeune homme, et rentre chez toi!</p>
+
+<p>&mdash;Bon... bonsoir... monsieur, murmurai-je en tremblant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &eacute;gal! dit-il en jetant les yeux sur le sol humide. Je voudrais
+bien &ecirc;tre grenouille ou anguille.&raquo;</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps il entoura son corps grelottant avec ses grands bras, en
+les serrant tellement qu'ils avaient l'air d'y tenir, et s'en alla en
+boitant le long du mur de l'&eacute;glise. Comme je le regardais s'en aller &agrave;
+travers les ronces et les orties qui couvraient les tertres de gazon, il
+sembla &agrave; ma jeune imagination qu'il &eacute;ludait, en passant, les mains que
+les morts &eacute;tendaient avec pr&eacute;caution hors de leurs tombes, pour le
+saisir &agrave; la cheville et l'attirer chez eux.</p>
+
+<p>Lorsqu'il arriva au pied du mur qui entoure le cimeti&egrave;re, il l'escalada
+comme un homme dont les jambes sont roides et en-gourdies, puis il se
+retourna pour voir ce que je faisais. Je me tournai alors du c&ocirc;t&eacute; de la
+maison, et fis de mes jambes le meilleur usage possible. Mais bient&ocirc;t,
+regardant en arri&egrave;re, je le vis s'avancer vers la rivi&egrave;re, toujours
+envelopp&eacute; de ses bras, et choisissant pour ses pieds malades les grandes
+pierres jet&eacute;es &ccedil;&agrave; et l&agrave; dans les marais, pour servir de passerelles,
+lorsqu'il avait beaucoup plu ou que la mar&eacute;e y &eacute;tait mont&eacute;e.</p>
+
+<p>Les marais formaient alors une longue ligne noire horizontale, la
+rivi&egrave;re formait une autre ligne un peu moins large et moins noire, les
+nuages, eux, formaient de longues lignes rouges et noires, entrem&ecirc;l&eacute;es
+et mena&ccedil;antes. Sur le bord de la rivi&egrave;re, je distinguais &agrave; peine les
+deux seuls objets noirs qui se d&eacute;tachaient dans toute la perspective qui
+s'&eacute;tendait devant moi: l'un &eacute;tait le fanal destin&eacute; &agrave; guider les
+matelots, ressemblant assez &agrave; un casque sans houppe plac&eacute; sur une
+perche, et qui &eacute;tait fort laid vu de pr&egrave;s; l'autre, un gibet, avec ses
+cha&icirc;nes pendantes, auquel on avait jadis pendu un pirate. L'homme, qui
+s'avan&ccedil;ait en boitant vers ce dernier objet, semblait &ecirc;tre le pirate
+revenu &agrave; la vie, et allant se raccrocher et se reprendre lui-m&ecirc;me. Cette
+pens&eacute;e me donna un terrible moment de vertige; et, en voyant les
+bestiaux lever leurs t&ecirc;tes vers lui, je me demandais s'ils ne pensaient
+pas comme moi. Je regardais autour de moi pour voir si je n'apercevais
+pas l'horrible jeune homme, je n'en vis pas la moindre trace; mais la
+frayeur me reprit tellement, que je courus &agrave; la maison sans m'arr&ecirc;ter.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II"></a><a href="#table">CHAPITRE II.</a></h2>
+
+
+<p>Ma s&oelig;ur, Mrs Joe Gargery, n'avait pas moins de vingt ans de plus que
+moi, et elle s'&eacute;tait fait une certaine r&eacute;putation d'&acirc;me charitable
+aupr&egrave;s des voisins, en m'&eacute;levant, comme elle disait, &laquo;&agrave; la main.&raquo; Oblig&eacute;
+&agrave; cette &eacute;poque de trouver par moi-m&ecirc;me la signification de ce mot, et
+sachant parfaitement qu'elle avait une main dure et lourde, que
+d'habitude elle laissait facilement retomber sur son mari et sur moi, je
+supposai que Joe Gargery &eacute;tait, lui aussi, &eacute;lev&eacute; &agrave; la main.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas une femme bien avenante que ma s&oelig;ur; et j'ai toujours
+conserv&eacute; l'impression qu'elle avait forc&eacute; par la main Joe Gargery &agrave;
+l'&eacute;pouser. Joe Gargery &eacute;tait un bel homme; des boucles couleur filasse
+encadraient sa figure douce et bonasse, et le bleu de ses yeux &eacute;tait si
+vague et si ind&eacute;cis, qu'on e&ucirc;t eu de la peine &agrave; d&eacute;finir l'endroit o&ugrave; le
+blanc lui c&eacute;dait la place, car les deux nuances semblaient se fondre
+l'une dans l'autre. C'&eacute;tait un bon gar&ccedil;on, doux, obligeant, une bonne
+nature, un caract&egrave;re facile, une sorte d'Hercule par sa force, et aussi
+par sa faiblesse.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur, Mrs Joe, avec des cheveux et des yeux noirs, avait une peau
+tellement rouge que je me demandais souvent si, peut-&ecirc;tre, pour sa
+toilette, elle ne rempla&ccedil;ait pas le savon par une r&acirc;pe &agrave; muscade.
+C'&eacute;tait une femme grande et osseuse; elle ne quittait presque jamais un
+tablier de toile grossi&egrave;re, attach&eacute; par derri&egrave;re &agrave; l'aide de deux
+cordons, et une bavette imperm&eacute;able, toujours parsem&eacute;e d'&eacute;pingles et
+d'aiguilles. Ce tablier &eacute;tait la glorification de son m&eacute;rite et un
+reproche perp&eacute;tuellement suspendu sur la t&ecirc;te de Joe. Je n'ai jamais pu
+deviner pour quelle raison elle le portait, ni pourquoi, si elle voulait
+absolument le porter, elle ne l'aurait pas chang&eacute;, au moins une fois par
+jour.</p>
+
+<p>La forge de Joe attenait &agrave; la maison, construite en bois, comme
+l'&eacute;taient &agrave; cette &eacute;poque plus que la plupart des maisons de notre pays.
+Quand je rentrai du cimeti&egrave;re, la forge &eacute;tait ferm&eacute;e, et Joe &eacute;tait assis
+tout seul dans la cuisine. Joe et moi, nous &eacute;tions compagnons de
+souffrances, et comme tels nous nous faisions des confidences; aussi, &agrave;
+peine eus-je soulev&eacute; le loquet de la porte et l'eus-je aper&ccedil;u dans le
+coin de la chemin&eacute;e, qu'il me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Mrs Joe est sortie douze fois pour te chercher, mon petit Pip; et elle
+est maintenant dehors une treizi&egrave;me fois pour compl&eacute;ter la douzaine de
+boulanger.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon petit Pip, dit Joe; et ce qu'il y a de pire pour toi, c'est
+qu'elle a pris Tickler avec elle.&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; cette terrible nouvelle, je me mis &agrave; tortiller l'unique bouton de mon
+gilet et, d'un air abattu, je regardai le feu. Tickler &eacute;tait un jonc
+flexible, poli &agrave; son extr&eacute;mit&eacute; par de fr&eacute;quentes collisions avec mon
+pauvre corps.</p>
+
+<p>&laquo;Elle se levait sans cesse, dit Joe; elle parlait &agrave; Tickler, puis elle
+s'est pr&eacute;cipit&eacute;e dehors comme une furieuse. Oui, comme une furieuse,&raquo;
+ajouta Joe en tisonnant le feu entre les barreaux de la grille avec le
+poker.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il longtemps qu'elle est sortie, Joe? dis-je, car je le traitais
+toujours comme un enfant, et le consid&eacute;rais comme mon &eacute;gal.</p>
+
+<p>&mdash;Hem! dit Joe en regardant le coucou hollandais, il y a bien cinq
+minutes qu'elle est partie en fureur... mon petit Pip. Elle revient!...
+Cache-toi derri&egrave;re la porte, mon petit Pip, et rabats l'essuie-mains sur
+toi.&raquo;</p>
+
+<p>Je suivis ce conseil. Ma s&oelig;ur, Mrs Joe, entra en poussant la porte
+ouverte, et trouvant une certaine r&eacute;sistance elle en devina aussit&ocirc;t la
+cause, et chargea Tickler de ses investigations. Elle finit, je lui
+servais souvent de projectile conjugal, par me jeter sur Joe, qui,
+heureux de cette circonstance, me fit passer sous la chemin&eacute;e, et me
+prot&eacute;gea tranquillement avec ses longues jambes.</p>
+
+<p>&laquo;D'o&ugrave; viens-tu, petit singe? dit Mrs Joe en frappant du pied. Dis-moi
+bien vite ce que tu as fait pour me donner ainsi de l'inqui&eacute;tude et du
+tracas, sans cela je saurai bien t'attraper dans ce coin, quand vous
+seriez cinquante Pips et cinq cents Gargerys.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis seulement all&eacute; jusqu'au cimeti&egrave;re, dis-je du fond de ma
+cachette en pleurant et en me grattant.</p>
+
+<p>&mdash;Au cimeti&egrave;re? r&eacute;p&eacute;ta ma s&oelig;ur. Sans moi, il y a longtemps que tu y
+serais all&eacute; et que tu n'en serais pas revenu. Qui donc t'a &eacute;lev&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi y es-tu all&eacute;? Voil&agrave; ce que je voudrais savoir, s'&eacute;cria ma
+s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, dis-je &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>Je ne sais pas! reprit ma s&oelig;ur, je ne le ferai plus jamais! Je connais
+cela. Je t'abandonnerai un de ces jours, moi qui n'ai jamais quitt&eacute; ce
+tablier depuis que tu es au monde. C'est d&eacute;j&agrave; bien assez d'&ecirc;tre la femme
+d'un forgeron, et d'un Gargery encore, sans &ecirc;tre ta m&egrave;re!&raquo;</p>
+
+<p>Mes pens&eacute;es s'&eacute;cart&egrave;rent du sujet dont il &eacute;tait question, car en
+regardant le feu d'un air inconsolable, je vis para&icirc;tre, dans les
+charbons vengeurs, le fugitif des marais, avec sa jambe ferr&eacute;e, le
+myst&eacute;rieux jeune homme, la lime, les vivres, et le terrible engagement
+que j'avais pris de commettre un larcin sous ce toit hospitalier.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! dit Mrs Joe en remettant Tickler &agrave; sa place. Au cimeti&egrave;re, c'est
+bien cela! C'est bien &agrave; vous qu'il appartient de parler de cimeti&egrave;re.
+Pas un de nous, entre parenth&egrave;ses, n'avait souffl&eacute; un mot de cela. Vous
+pouvez vous en vanter tous les deux, vous m'y conduirez un de ces jours,
+au cimeti&egrave;re. Ah! quel j... o... l... i c... o... u... p... l... e vous
+ferez sans moi!&raquo;</p>
+
+<p>Pendant qu'elle s'occupait &agrave; pr&eacute;parer le th&eacute;, Joe tournait sur moi des
+yeux interrogateurs, comme pour me demander si je pr&eacute;voyais quelle sorte
+de couple nous pourrions bien faire &agrave; nous deux, si le malheur pr&eacute;dit
+arrivait. Puis il passa sa main gauche sur ses favoris, en suivant de
+ses gros yeux bleus les mouvements de Mrs Joe, comme il faisait toujours
+par les temps d'orage.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur avait adopt&eacute; un moyen de nous pr&eacute;parer nos tartines de beurre,
+qui ne variait jamais. Elle appuyait d'abord vigoureusement et
+longuement avec sa main gauche, le pain sur la poitrine, o&ugrave; il ne
+manquait pas de ramasser sur la bavette, tant&ocirc;t une &eacute;pingle, tant&ocirc;t une
+aiguille, qui se retrouvait bient&ocirc;t dans la bouche de l'un de nous. Elle
+prenait ensuite un peu (tr&egrave;s peu de beurre) &agrave; la pointe d'un couteau, et
+l'&eacute;talait sur le pain de la m&ecirc;me mani&egrave;re qu'un apothicaire pr&eacute;pare un
+empl&acirc;tre, se servant des deux c&ocirc;t&eacute;s du couteau avec dext&eacute;rit&eacute;, et ayant
+soin de ramasser ce qui d&eacute;passait le bord de la cro&ucirc;te. Puis elle
+donnait le dernier coup de couteau sur le bord de l'empl&acirc;tre, et elle
+tranchait une &eacute;paisse tartine de pain que, finalement, elle s&eacute;parait en
+deux moiti&eacute;s, l'une pour Joe, l'autre pour moi.</p>
+
+<p>Ce jour-l&agrave;, j'avais faim, et malgr&eacute; cela je n'osai pas manger ma
+tartine. Je sentais que j'avais &agrave; r&eacute;server quelque chose pour ma
+terrible connaissance et son alli&eacute;, plus terrible encore, le jeune homme
+myst&eacute;rieux. Je savais que Mrs Joe dirigeait sa maison avec la plus
+stricte &eacute;conomie, et que mes recherches dans le garde-manger pourraient
+bien &ecirc;tre infructueuses. Je me d&eacute;cidai donc &agrave; cacher ma tartine dans
+l'une des jambes de mon pantalon.</p>
+
+<p>L'effort de r&eacute;solution n&eacute;cessaire &agrave; l'accomplissement de ce projet me
+paraissait terrible. Il produisait sur mon imagination le m&ecirc;me effet que
+si j'eusse d&ucirc; me pr&eacute;cipiter d'une haute maison, ou dans une eau tr&egrave;s
+profonde, et il me devenait d'autant plus difficile de m'y r&eacute;soudre
+finalement, que Joe ignorait tout. Dans l'esp&egrave;ce de franc-ma&ccedil;onnerie,
+d&eacute;j&agrave; mentionn&eacute;e par moi, qui nous unissait comme compagnons des m&ecirc;mes
+souffrances, et dans la camaraderie bienveillante de Joe pour moi, nous
+avions coutume de comparer nos tartines, &agrave; mesure que nous y faisions
+des br&egrave;ches, en les exposant &agrave; notre mutuelle admiration, comme pour
+stimuler notre ardeur. Ce soir-l&agrave;, Joe m'invita plusieurs fois &agrave; notre
+lutte amicale en me montrant les progr&egrave;s que faisait la br&egrave;che ouverte
+dans sa tartine; mais, chaque fois, il me trouva avec ma tasse de th&eacute;
+sur un genou et ma tartine intacte sur l'autre. Enfin, je consid&eacute;rai que
+le sacrifice &eacute;tait in&eacute;vitable, je devais le faire de la mani&egrave;re la moins
+extraordinaire et la plus compatible avec les circonstances. Profitant
+donc d'un moment o&ugrave; Joe avait les yeux tourn&eacute;s, je fourrai ma tartine
+dans une des jambes de mon pantalon.</p>
+
+<p>Joe paraissait &eacute;videmment mal &agrave; l'aise de ce qu'il supposait &ecirc;tre un
+manque d'app&eacute;tit, et il mordait tout pensif &agrave; m&ecirc;me sa tartine des
+bouch&eacute;es qu'il semblait avaler sans aucun plaisir. Il les tournait et
+retournait dans sa bouche plus longtemps que de coutume, et finissait
+par les avaler comme des pilules. Il allait saisir encore une fois, avec
+ses dents, le pain beurr&eacute; et avait d&eacute;j&agrave; ouvert une bouche d'une
+dimension fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il
+s'aper&ccedil;ut que ma tartine avait disparu.</p>
+
+<p>L'&eacute;tonnement et la consternation avec lesquels Joe avait arr&ecirc;t&eacute; le pain
+sur le seuil de sa bouche et me regardait, &eacute;taient trop &eacute;vidents pour
+&eacute;chapper &agrave; l'observation de ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Qu'y a-t-il encore? dit-elle en posant sa tasse sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! murmurait Joe, en secouant la t&ecirc;te d'un air de s&eacute;rieuse
+remontrance, mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, &ccedil;a ne
+passera pas, tu n'as pas pu la m&acirc;cher, mon petit Pip, mon ami!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a encore, voyons? r&eacute;p&eacute;ta ma s&oelig;ur avec plus
+d'aigreur que la premi&egrave;re fois.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu peux en faire remonter quelque parcelle, en toussant, mon petit
+Pip, fais-le, mon ami! dit Joe. Certainement chacun mange comme il
+l'entend, mais encore, ta sant&eacute;!... ta sant&eacute;!...&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment, ma s&oelig;ur furieuse avait attrap&eacute; Joe par ses deux favoris et
+lui cognait la t&ecirc;te contre le mur, pendant qu'assis dans mon coin je les
+consid&eacute;rais d'un air vraiment piteux.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, peut-&ecirc;tre vas-tu me dire ce qu'il y a, gros niais que tu
+es!&raquo; dit ma s&oelig;ur hors d'haleine.</p>
+
+<p>Joe promena sur elle un regard d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, prit une bouch&eacute;e d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e,
+puis il me regarda de nouveau:</p>
+
+<p>&laquo;Tu sais, mon petit Pip, dit-il d'un ton solennel et confidentiel, comme
+si nous eussions &eacute;t&eacute; seuls, et en logeant sa derni&egrave;re bouch&eacute;e dans sa
+joue, tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le
+dernier &agrave; faire aucun mauvais rapport contre toi; mais faire un pareil
+coup...&raquo;</p>
+
+<p>Il &eacute;loigna sa chaise pour regarder le plancher entre lui et moi; puis il
+reprit:</p>
+
+<p>&laquo;Avaler un pareil morceau d'un seul coup!</p>
+
+<p>&mdash;Il a aval&eacute; tout son pain, n'est-ce pas? s'&eacute;cria ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe, en me regardant, sans faire la
+moindre attention &agrave; Mrs Joe, et ayant toujours sous la joue sa derni&egrave;re
+bouch&eacute;e, que j'ai aval&eacute; aussi, moi qui te parle... et souvent encore...
+quand j'avais ton &acirc;ge, et j'ai vu bien des avaleurs, mais je n'ai jamais
+vu avaler comme toi, mon petit Pip, et je m'&eacute;tonne que tu n'en sois pas
+mort; c'est par une permission du bon Dieu!&raquo;</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur s'&eacute;lan&ccedil;a sur moi, me prit par les cheveux et m'adressa ces
+paroles terribles:</p>
+
+<p>&laquo;Arrive, mauvais garnement, qu'on te soigne!&raquo;</p>
+
+<p>Quelque brute m&eacute;dicale avait, &agrave; cette &eacute;poque, remis en vogue l'eau de
+goudron, comme un rem&egrave;de tr&egrave;s efficace, et Mrs Joe en avait toujours
+dans son armoire une certaine provision, croyant qu'elle avait d'autant
+plus de vertu qu'elle &eacute;tait plus d&eacute;go&ucirc;tante. Dans de meilleurs temps, un
+peu de cet &eacute;lixir m'avait &eacute;t&eacute; administr&eacute; comme un excellent fortifiant;
+je craignis donc ce qui allait arriver, pressentant une nouvelle entrave
+&agrave; mes projets de sortie. Ce soir-l&agrave;, l'urgence du cas demandait au moins
+une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l'introduisit dans la gorge, pour
+mon plus grand bien, en me tenant la t&ecirc;te sous son bras, comme un
+tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte pour une demi-pinte,
+qu'il dut avaler, bon gr&eacute;, mal gr&eacute;, pendant qu'il &eacute;tait assis, m&acirc;chant
+tranquillement et m&eacute;ditant devant le feu, parce qu'il avait peut-&ecirc;tre eu
+mal au c&oelig;ur. Jugeant d'apr&egrave;s moi, je puis dire qu'il y aurait eu mal
+apr&egrave;s, s'il n'y avait eu mal avant.</p>
+
+<p>La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme,
+soit un enfant; mais quand ce secret fardeau se trouve li&eacute; &agrave; un autre
+fardeau, enfoui dans les jambes d'un pantalon, c'est (je puis l'avouer)
+une grande punition. La pens&eacute;e que j'allais commettre un crime en volant
+Mrs Joe, l'id&eacute;e que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je
+n'avais jamais pens&eacute; qu'il e&ucirc;t aucun droit sur les ustensiles du m&eacute;nage;
+cette pens&eacute;e, jointe &agrave; la n&eacute;cessit&eacute; dans laquelle je me trouvais de
+tenir sans rel&acirc;che ma main sur ma tartine, pendant que j'&eacute;tais assis ou
+que j'allais &agrave; la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques
+petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des
+marais venait ranimer et faire briller le feu de la chemin&eacute;e, il me
+semblait entendre au dehors la voix de l'homme &agrave; la jambe ferr&eacute;e, qui
+m'avait fait jurer le secret, me criant qu'il ne pouvait ni ne voulait
+je&ucirc;ner jusqu'au lendemain, mais qu'il lui fallait manger tout de suite.
+D'autre fois, je pensais que le jeune homme, qu'il &eacute;tait si difficile
+d'emp&ecirc;cher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien c&eacute;der
+&agrave; une impatience constitutionnelle, ou se tromper d'heure et se croire
+des droits &agrave; mon c&oelig;ur et &agrave; mon foie ce soir m&ecirc;me, au lieu de demain!
+S'il est jamais arriv&eacute; &agrave; quelqu'un de sentir ses cheveux se dresser sur
+sa t&ecirc;te, ce doit &ecirc;tre &agrave; moi. Mais peut-&ecirc;tre cela n'est-il jamais arriv&eacute;
+&agrave; personne.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la veille de No&euml;l, et j'&eacute;tais charg&eacute; de remuer, avec une tige en
+cuivre, la p&acirc;te du pudding pour le lendemain, et cela de sept &agrave; huit
+heures, au coucou hollandais. J'essayai de m'acquitter de ce devoir sans
+me s&eacute;parer de ma tartine, et cela me fit penser une fois de plus &agrave;
+l'homme charg&eacute; de fers, et j'&eacute;prouvai alors une certaine tendance &agrave;
+sortir la malheureuse tartine de mon pantalon, mais la chose &eacute;tait bien
+difficile. Heureusement, je parvins &agrave; me glisser jusqu'&agrave; ma petite
+chambre, o&ugrave; je d&eacute;posai cette partie de ma conscience.</p>
+
+<p>&Eacute;coute! dis-je, quand j'eus fini avec le pudding, et que je revins
+prendre encore un peu de chaleur au coin de la chemin&eacute;e avant qu'on ne
+m'envoy&acirc;t coucher. Pourquoi tire-t-on ces grands coups de canon, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Joe, encore un for&ccedil;at d'&eacute;vad&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela veut dire, Joe?&raquo;</p>
+
+<p>Mrs Joe, qui se chargeait toujours de donner des explications, r&eacute;pondit
+avec aigreur:</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;chapp&eacute;! &eacute;chapp&eacute;!...&raquo; administrant ainsi la d&eacute;finition comme elle
+administrait l'eau de goudron.</p>
+
+<p>Tandis que Mrs Joe avait la t&ecirc;te pench&eacute;e sur son ouvrage d'aiguille, je
+t&acirc;chai par des mouvements muets de mes l&egrave;vres de faire entendre &agrave; Joe
+cette question:</p>
+
+<p>&laquo;Qu'est-ce qu'un for&ccedil;at?&raquo;</p>
+
+<p>Joe me fit une r&eacute;ponse grandement &eacute;labor&eacute;e, &agrave; en juger les contorsions
+de sa bouche, mais dont je ne pus former que le seul mot: &laquo;Pip!...&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Un for&ccedil;at s'est &eacute;vad&eacute; hier soir apr&egrave;s le coup de canon du coucher du
+soleil, reprit Joe &agrave; haute voix, et on a tir&eacute; le canon pour en avertir;
+et maintenant on tire sans doute encore pour un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui tire? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est qu'un gar&ccedil;on comme &ccedil;a? fit ma s&oelig;ur en fron&ccedil;ant le
+sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur &eacute;ternel tu fais.... Ne
+fais pas de questions, et on ne te dira pas de mensonges.&raquo;</p>
+
+<p>Je pensais que ce n'&eacute;tait pas tr&egrave;s poli pour elle-m&ecirc;me de me laisser
+entendre qu'elle me dirait des mensonges, si je lui faisais des
+questions. Mais elle n'&eacute;tait jamais polie avec moi, except&eacute; quand il y
+avait du monde.</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment, Joe vint augmenter ma curiosit&eacute; au plus haut degr&eacute;, en
+prenant beaucoup de peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui
+faire prendre la forme d'un mot qui, au mouvement de ses l&egrave;vres, me
+parut &ecirc;tre:</p>
+
+<p>&laquo;Boud&eacute;...&raquo;</p>
+
+<p>Je regardai naturellement Mrs Joe et dis:</p>
+
+<p>&laquo;Elle?&raquo;</p>
+
+<p>Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il r&eacute;p&eacute;ta le mouvement avec
+plus d'&eacute;nergie encore; je ne compris pas davantage.</p>
+
+<p>Mistress Joe, dis-je comme derni&egrave;re ressource, je voudrais bien
+savoir... si cela ne te fait rien... o&ugrave; l'on tire le canon?</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu b&eacute;nisse cet enfant! s'&eacute;cria ma s&oelig;ur d'un ton qui faisait
+croire qu'elle pensait tout le contraire de ce qu'elle disait. Aux
+pontons!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dis-je en levant les yeux sur Joe, aux pontons!&raquo;</p>
+
+<p>Joe me lan&ccedil;a un regard de reproche qui disait:</p>
+
+<p>&laquo;Je te l'avais bien dit<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<p>&mdash;Et s'il te pla&icirc;t, qu'est-ce que les pontons? repris-je.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, s'&eacute;cria ma s&oelig;ur en dirigeant sur moi son aiguille et en
+secouant la t&ecirc;te de mon c&ocirc;t&eacute;, r&eacute;pondez-lui une fois, et il vous fera de
+suite une douzaine de questions. Les pontons sont des vaisseaux qui
+servent de prison, et qu'on trouve en traversant tout droit les marais.</p>
+
+<p>&mdash;Je me demande qui on peut mettre dans ces prisons, et pourquoi on y
+met quelqu'un?&raquo; dis-je d'une mani&egrave;re g&eacute;n&eacute;rale et avec un d&eacute;sespoir
+calme.</p>
+
+<p>C'en &eacute;tait trop pour Mrs Joe, qui se leva imm&eacute;diatement.</p>
+
+<p>&laquo;Je vais te le dire, m&eacute;chant vaurien, fit-elle. Je ne t'ai pas &eacute;lev&eacute;
+pour que tu fasses mourir personne &agrave; petit feu; je serais &agrave; bl&acirc;mer et
+non &agrave; louer si je l'avais fait. On met sur les pontons ceux qui ont tu&eacute;,
+vol&eacute;, fait des faux et toutes sortes de mauvaises actions, et ces
+gens-l&agrave; ont tous commenc&eacute; comme toi par faire des questions. Maintenant,
+va te coucher, et d&eacute;p&ecirc;chons!&raquo;</p>
+
+<p>On ne me donnait jamais de chandelle pour m'aller coucher, et en gagnant
+cette fois ma chambre dans l'obscurit&eacute;, ma t&ecirc;te tintait, car Mrs Joe
+avait tambourin&eacute; avec son d&eacute; sur mon cr&acirc;ne, en disant ces derniers mots
+et je sentais avec &eacute;pouvante que les pontons &eacute;taient faits pour moi;
+j'&eacute;tais sur le chemin, c'&eacute;tait &eacute;vident! J'avais commenc&eacute; &agrave; faire des
+questions, et j'&eacute;tais sur le point de voler Mrs Joe.</p>
+
+<p>Depuis cette &eacute;poque, bien recul&eacute;e maintenant, j'ai souvent pens&eacute; combien
+peu de gens savent &agrave; quel point on peut compter sur la discr&eacute;tion des
+enfants frapp&eacute;s de terreur. Cependant, rien n'est plus d&eacute;raisonnable
+que la terreur. J'&eacute;prouvais une terreur mortelle en pensant au jeune
+homme qui en voulait absolument &agrave; mon c&oelig;ur et &agrave; mes entrailles.
+J'&eacute;prouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur &agrave; la
+jambe ferr&eacute;e. J'&eacute;prouvais une terreur mortelle de moi-m&ecirc;me, depuis qu'on
+m'avait arrach&eacute; ce terrible serment; je n'avais aucun espoir d'&ecirc;tre
+d&eacute;livr&eacute; de cette terreur par ma toute-puissante s&oelig;ur, qui me rebutait &agrave;
+chaque tentative que je faisais; et je suis effray&eacute; rien qu'en pensant &agrave;
+ce qu'un ordre quelconque aurait pu m'amener &agrave; faire sous l'influence de
+cette terreur.</p>
+
+<p>Si je dormis un peu cette nuit-l&agrave;, ce fut pour me sentir entra&icirc;n&eacute; vers
+les pontons par le courant de la rivi&egrave;re. En passant pr&egrave;s de la potence,
+je vis un fant&ocirc;me de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je
+ferais mieux d'aborder et d'&ecirc;tre pendu tout de suite que d'attendre.
+J'aurais eu peur de dormir, quand m&ecirc;me j'en aurais eu l'envie, car je
+savais que c'&eacute;tait &agrave; la premi&egrave;re aube que je devais piller le
+garde-manger. Il ne fallait pas songer &agrave; agir la nuit, car je n'avais
+aucun moyen de me procurer de la lumi&egrave;re, si ce n'est en battant le
+briquet, ou une pierre &agrave; fusil avec un morceau de fer, ce qui aurait
+produit un bruit semblable &agrave; celui du pirate agitant ses cha&icirc;nes.</p>
+
+<p>D&egrave;s que le grand rideau noir qui recouvrait ma petite fen&ecirc;tre e&ucirc;t pris
+une l&eacute;g&egrave;re teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le
+plancher, produisait un craquement qui me semblait crier: &laquo;Au voleur!...
+R&eacute;veillez-vous, mistress Joe!... R&eacute;veillez-vous!...&raquo; Arriv&eacute; au
+garde-manger qui, vu la saison, &eacute;tait plus abondamment garni que de
+coutume, j'eus un moment de frayeur indescriptible &agrave; la vue d'un li&egrave;vre
+pendu par les pattes. Il me sembla m&ecirc;me qu'il fixait sur moi un &oelig;il
+beaucoup trop vif pour sa situation. Je n'avais pas le temps de rien
+v&eacute;rifier, ni de choisir; en un mot, je n'avais le temps de rien faire.
+Je pris du pain, du fromage, une assiette de hachis, que je nouai dans
+mon mouchoir avec la fameuse tartine de la veille, un peu d'eau-de-vie
+dans une bouteille de gr&egrave;s, que je transvasai dans une bouteille de
+verre que j'avais secr&egrave;tement emport&eacute;e dans ma chambre pour composer ce
+liquide enivrant appel&eacute; &laquo;jus de r&eacute;glisse&raquo;, remplissant la bouteille de
+gr&egrave;s avec de l'eau que je trouvai dans une cruche dans le buffet de la
+cuisine, un os, auquel il ne restait que fort peu de viande, et un
+magnifique p&acirc;t&eacute; de porc. J'allais partir sans ce splendide morceau,
+quand j'eus l'id&eacute;e de monter sur une planche pour voir ce que pouvait
+contenir ce plat de terre si soigneusement rel&eacute;gu&eacute; dans le coin le plus
+obscur de l'armoire et que je d&eacute;couvris le p&acirc;t&eacute;, je m'en emparai avec
+l'espoir qu'il n'&eacute;tait pas destin&eacute; &agrave; &ecirc;tre mang&eacute; de sit&ocirc;t, et qu'on ne
+s'apercevrait pas de sa disparition, de quelque temps au moins.</p>
+
+<p>Une porte de la cuisine donnait acc&egrave;s dans la forge; je tirai le verrou,
+j'ouvris cette porte, et je pris une lime parmi les outils de Joe. Puis,
+je remis toutes les fermetures dans l'&eacute;tat o&ugrave; je les avais trouv&eacute;es;
+j'ouvris la porte par laquelle j'&eacute;tais rentr&eacute; le soir pr&eacute;c&eacute;dent; je
+m'&eacute;lan&ccedil;ai dans la rue, et pris ma course vers les marais brumeux.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III"></a><a href="#table">CHAPITRE III.</a></h2>
+
+
+<p>C'&eacute;tait une matin&eacute;e de gel&eacute;e blanche tr&egrave;s humide. J'avais trouv&eacute;
+l'ext&eacute;rieur de la petite fen&ecirc;tre de ma chambre tout mouill&eacute;, comme si
+quelque lutin y avait pleur&eacute; toute la nuit, et qu'il lui e&ucirc;t servi de
+mouchoir de poche. Je retrouvai cette m&ecirc;me humidit&eacute; sur les haies
+st&eacute;riles et sur l'herbe dess&eacute;ch&eacute;e, suspendue comme de grossi&egrave;res toiles
+d'araign&eacute;e, de rameau en rameau, de brin en brin; les grilles, les murs
+&eacute;taient dans le m&ecirc;me &eacute;tat, et le brouillard &eacute;tait si &eacute;pais, que je ne
+vis qu'en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de
+notre village, indication qui ne servait &agrave; rien car on ne passait jamais
+par l&agrave;. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience
+oppress&eacute;e en faisant un fant&ocirc;me, me montrant la rue des Pontons.</p>
+
+<p>Le brouillard devenait encore plus &eacute;pais, &agrave; mesure que j'approchais des
+marais, de sorte qu'au lieu d'aller vers les objets, il me semblait que
+c'&eacute;taient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation &eacute;tait
+extr&ecirc;mement d&eacute;sagr&eacute;able pour un esprit coupable. Les grilles et les
+foss&eacute;s s'&eacute;lan&ccedil;aient &agrave; ma poursuite, &agrave; travers le brouillard, et criaient
+tr&egrave;s distinctement: &laquo;Arr&ecirc;tez-le! Arr&ecirc;tez-le!... Il emporte un p&acirc;t&eacute; qui
+n'est pas &agrave; lui!...&raquo; Les bestiaux y mettaient une ardeur &eacute;gale et
+&eacute;carquillaient leurs gros yeux en me lan&ccedil;ant par leurs naseaux un
+effroyable: &laquo;Hol&agrave;! petit voleur!... Au voleur! Au voleur!...&raquo; Un b&oelig;uf
+noir, &agrave; cravate blanche, auquel ma conscience troubl&eacute;e trouvait un
+certain air cl&eacute;rical, fixait si obstin&eacute;ment sur moi son &oelig;il accusateur,
+que je ne pus m'emp&ecirc;cher de lui dire en passant:</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai pas pu faire autrement, monsieur! Ce n'est pas pour moi que je
+l'ai pris!&raquo;</p>
+
+<p>Sur ce, il baissa sa grosse t&ecirc;te, souffla par ses naseaux un nuage de
+vapeur, et disparut apr&egrave;s avoir lanc&eacute; une ruade majestueuse avec ses
+pieds de derri&egrave;re et fait le moulinet avec sa queue.</p>
+
+<p>Je m'avan&ccedil;ais toujours vers la rivi&egrave;re. J'avais beau courir, je ne
+pouvais r&eacute;chauffer mes pieds, auxquels l'humidit&eacute; froide semblait riv&eacute;e
+comme la cha&icirc;ne de fer &eacute;tait riv&eacute;e &agrave; la jambe de l'homme que j'allais
+retrouver. Je connaissais parfaitement bien le chemin de la Batterie,
+car j'y &eacute;tais all&eacute; une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais,
+qu'assis sur un vieux canon, il m'avait dit que, lorsque je serais son
+apprenti et directement sous sa d&eacute;pendance, nous viendrions l&agrave; passer de
+bons quarts d'heure. Quoi qu'il en soit, le brouillard m'avait fait
+prendre un peu trop &agrave; droite; en cons&eacute;quence, je dus rebrousser chemin
+le long de la rivi&egrave;re, sur le bord de laquelle il y avait de grosses
+pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la mar&eacute;e. En me
+h&acirc;tant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un foss&eacute; que je
+savais n'&ecirc;tre pas &eacute;loign&eacute; de la Batterie, quand j'aper&ccedil;us l'homme assis
+devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras crois&eacute;s et la t&ecirc;te
+pench&eacute;e en avant, sous le poids du sommeil.</p>
+
+<p>Je pensais qu'il serait content de me voir arriver aussi inopin&eacute;ment
+avec son d&eacute;jeuner. Je m'approchai donc de lui et le touchai doucement &agrave;
+l'&eacute;paule. Il bondit sur ses pieds, mais ce n'&eacute;tait pas le m&ecirc;me homme,
+c'en &eacute;tait un autre!</p>
+
+<p>Et pourtant cet homme &eacute;tait, comme l'autre, habill&eacute; tout en gris; comme
+l'autre, il avait un fer &agrave; la jambe; comme l'autre, il boitait, il avait
+froid, il &eacute;tait enrou&eacute;; enfin c'&eacute;tait exactement le m&ecirc;me homme, si ce
+n'est qu'il n'avait pas le m&ecirc;me visage et qu'il portait un chapeau bas
+de forme et &agrave; larges bords. Je vis tout cela en un moment, car je n'eus
+qu'un moment pour voir tout cela; il me lan&ccedil;a un gros juron &agrave; la t&ecirc;te,
+puis il voulut me donner un coup de poing; mais si ind&eacute;cis et si faible
+qu'il me manqua et faillit lui-m&ecirc;me rouler &agrave; terre car ce mouvement le
+fit chanceler; alors, il s'enfon&ccedil;a dans le brouillard, en tr&eacute;buchant
+deux fois et je le perdis de vue.</p>
+
+<p>&laquo;C'est le jeune homme!&raquo; pensai-je en portant la main sur mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Et je crois que j'aurais aussi ressenti une douleur au foie, si j'avais
+su o&ugrave; il &eacute;tait plac&eacute;.</p>
+
+<p>J'arrivai bient&ocirc;t &agrave; la Batterie. J'y trouvai mon homme, le v&eacute;ritable,
+s'&eacute;treignant toujours et se promenant &ccedil;&agrave; et l&agrave; en boitant, comme s'il
+n'e&ucirc;t pas cess&eacute; un instant, toute la nuit, de s'&eacute;treindre et de se
+promener en m'attendant. &Agrave; coup s&ucirc;r, il avait terriblement froid, et je
+m'attendais presque &agrave; le voir tomb&eacute; inanim&eacute; et mourir de froid &agrave; mes
+pieds. Ses yeux annon&ccedil;aient aussi une faim si &eacute;pouvantable que, quand je
+lui tendis la lime, je crois qu'il e&ucirc;t essay&eacute; de la manger, s'il n'e&ucirc;t
+aper&ccedil;u mon paquet. Cette fois, il ne me mit pas la t&ecirc;te en bas, et me
+laissa tranquillement sur mes jambes, pendant que j'ouvrais le paquet et
+que je vidais mes poches.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'y a-t-il dans cette bouteille? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;De l'eau-de-vie,&raquo; r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Il avait d&eacute;j&agrave; englouti une grande partie du hachis de la mani&egrave;re la plus
+singuli&egrave;re, plut&ocirc;t comme un homme qui a une h&acirc;te extr&ecirc;me de mettre
+quelque chose en s&ucirc;ret&eacute;, que comme un homme qui mange; mais il s'arr&ecirc;ta
+un moment pour boire un peu de liqueur. Pendant tout ce temps, il
+tremblait avec une telle violence, qu'il avait toute la peine du monde &agrave;
+ne pas briser entre ses dents le goulot de la bouteille.</p>
+
+<p>&laquo;Je crois que vous avez la fi&egrave;vre, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Tu pourrais bien avoir raison, mon gar&ccedil;on, r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne fait pas bon ici, repris-je, vous avez dormi dans les marais,
+ils donnent la fi&egrave;vre et des rhumatismes.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais toujours manger mon d&eacute;jeuner, dit-il, avant qu'on ne me mette
+&agrave; mort. J'en ferais autant, quand m&ecirc;me je serais certain d'&ecirc;tre repris
+et ramen&eacute; l&agrave;-bas, aux pontons, apr&egrave;s avoir mang&eacute;; et je te parie que
+j'avalerai jusqu'au dernier morceau.&raquo;</p>
+
+<p>Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du p&acirc;t&eacute;, tout &agrave; la fois:
+jetant dans le brouillard qui nous entourait des yeux inquiets, et
+souvent arr&ecirc;tant, oui, arr&ecirc;tant jusqu'au jeu des m&acirc;choires pour &eacute;couter.
+Le moindre bruit, r&eacute;el ou imaginaire, le murmure de l'eau, ou la
+respiration d'un animal le faisait soudain tressaillir, et il me disait
+tout &agrave; coup:</p>
+
+<p>&laquo;Tu ne me trahis pas, petit diable?... Tu n'as amen&eacute; personne avec toi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur!... non!</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as dit &agrave; personne de te suivre?</p>
+
+<p>&mdash;Non!</p>
+
+<p>&mdash;Bien! disait-il, je te crois. Tu serais un fier limier, en v&eacute;rit&eacute;, si
+&agrave; ton &acirc;ge tu aidais d&eacute;j&agrave; &agrave; faire prendre une pauvre vermine comme moi,
+pr&egrave;s de la mort, et traqu&eacute;e de tous c&ocirc;t&eacute;s, comme je le suis.&raquo;</p>
+
+<p>Il se fit dans sa gorge un bruit assez semblable &agrave; celui d'une pendule
+qui va sonner, puis il passa sa manche de toile grossi&egrave;re sur ses yeux.</p>
+
+<p>Touch&eacute; de sa d&eacute;solation, et voyant qu'il revenait toujours au p&acirc;t&eacute; de
+pr&eacute;f&eacute;rence, je m'enhardis assez pour lui dire:</p>
+
+<p>&laquo;Je suis bien aise que vous le trouviez bon.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce toi qui as parl&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que je suis bien aise que vous le trouviez bon....</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon gar&ccedil;on, je le trouve excellent.&raquo;</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais souvent amus&eacute; &agrave; regarder manger un gros chien que nous avions
+&agrave; la maison, et je remarquai qu'il y avait une similitude frappante dans
+la mani&egrave;re de manger de ce chien et celle de cet homme. Il donnait des
+coups de dent secs comme le chien; il avalait, ou plut&ocirc;t il happait
+d'&eacute;normes bouch&eacute;es, trop t&ocirc;t et trop vite, et regardait de c&ocirc;t&eacute; et
+d'autres en mangeant, comme s'il e&ucirc;t craint que, de toutes les
+directions, on ne v&icirc;nt lui enlever son p&acirc;t&eacute;. Il &eacute;tait cependant trop
+pr&eacute;occup&eacute; pour en bien appr&eacute;cier le m&eacute;rite, et je pensais que si
+quelqu'un avait voulu partager son d&icirc;ner, il se f&ucirc;t jet&eacute; sur ce
+quelqu'un pour lui donner un coup de dent, tout comme aurait pu le faire
+le chien, en pareille circonstance.</p>
+
+<p>&laquo;Je crains bien que vous ne lui laissiez rien, dis-je timidement, apr&egrave;s
+un silence pendant lequel j'avais h&eacute;sit&eacute; &agrave; faire cette observation: il
+n'en reste plus &agrave; l'endroit o&ugrave; j'ai pris celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Lui en laisser?... &Agrave; qui?... dit mon ami, en s'arr&ecirc;tant sur un morceau
+de cro&ucirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Au jeune homme. &Agrave; celui dont vous m'avez parl&eacute;. &Agrave; celui qui se cache
+avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! reprit-il avec quelque chose comme un &eacute;clat de rire; lui!...
+oui!... oui!... Il n'a pas besoin de vivres.</p>
+
+<p>&mdash;Il semblait pourtant en avoir besoin,&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>L'homme cessa de manger et me regarda d'un air surpris.</p>
+
+<p>&laquo;Il t'a sembl&eacute;?... Quand?...</p>
+
+<p>&mdash;Tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; cela?</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;-bas!... dis-je, en indiquant du doigt; l&agrave;-bas, o&ugrave; je l'ai trouv&eacute;
+endormi; je l'avais pris pour vous.&raquo;</p>
+
+<p>Il me prit au collet et me regarda d'une mani&egrave;re telle, que je commen&ccedil;ai
+&agrave; croire qu'il &eacute;tait revenu &agrave; sa premi&egrave;re id&eacute;e de me couper la gorge.</p>
+
+<p>&laquo;Il &eacute;tait habill&eacute; tout comme vous, seulement, il avait un chapeau,
+dis-je en tremblant, et... et... (j'&eacute;tais tr&egrave;s embarrass&eacute; pour lui dire
+ceci), et... il avait les m&ecirc;mes raisons que vous pour m'emprunter une
+lime. N'avez-vous pas entendu le canon hier soir?</p>
+
+<p>&mdash;Alors on a tir&eacute;! se dit-il &agrave; lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'&eacute;tonne que vous ne le sachiez pas, repris-je, car nous l'avons
+entendu de notre maison, qui est plus &eacute;loign&eacute;e que cet endroit; et, de
+plus, nous &eacute;tions enferm&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, dit-il, quand un homme est dans ma position, avec la t&ecirc;te
+vide et l'estomac creux, &agrave; moiti&eacute; mort de froid et de faim, il n'entend
+pendant toute la nuit que le bruit du canon et des voix qui
+l'appellent.... &Eacute;coute! Il voit des soldats avec leurs habits rouges,
+&eacute;clair&eacute;s par les torches, qui s'avancent et vont l'entourer; il entend
+appeler son num&eacute;ro, il entend r&eacute;sonner les mousquets, il entend le
+commandement: en joue!... Il entend tout cela, et il n'y a rien. Oui...
+je les ai vus me poursuivre une partie de la nuit, s'avancer en ordre,
+ces damn&eacute;s, en pi&eacute;tinant, pi&eacute;tinant... j'en ai vu cent... et comme ils
+tiraient!... Oui, j'ai vu le brouillard se dissiper au canon, et, comme
+par enchantement, faire place au jour!... Mais cet homme; il avait dit
+tout le reste comme s'il e&ucirc;t oubli&eacute; ma r&eacute;ponse; as-tu remarqu&eacute; quelque
+chose de particulier en lui?</p>
+
+<p>&mdash;Il avait la face meurtrie, dis-je, en me souvenant que j'avais
+remarqu&eacute; cette particularit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ici, n'est-ce pas? s'&eacute;cria l'homme, en frappant sa joue gauche, sans
+mis&eacute;ricorde, avec le plat de la main.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... l&agrave;!</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; est-il?&raquo;</p>
+
+<p>En disant ces mots, il d&eacute;posa dans la poche de sa jaquette grise le peu
+de nourriture qui restait.</p>
+
+<p>&laquo;Montre-moi le chemin qu'il a pris, je le tuerai comme un chien! Maudit
+fer, qui m'emp&ecirc;che de marcher! Passe-moi la lime, mon gar&ccedil;on.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui indiquai la direction que l'autre avait prise, &agrave; travers le
+brouillard. Il regarda un instant, puis il s'assit sur le bord de
+l'herbe mouill&eacute;e et commen&ccedil;a &agrave; limer le fer de sa jambe, comme un fou,
+sans s'inqui&eacute;ter de moi, ni de sa jambe, qui avait une ancienne blessure
+qui saignait et qu'il traitait aussi brutalement que si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+aussi d&eacute;pourvue de sensibilit&eacute; qu'une lime. Je recommen&ccedil;ais &agrave; avoir peur
+de lui, maintenant que je le voyais s'animer de cette fa&ccedil;on; de plus
+j'&eacute;tais effray&eacute; de rester aussi longtemps dehors de la maison. Je lui
+dis donc qu'il me fallait partir; mais il n'y fit pas attention, et je
+pensai que ce que j'avais de mieux &agrave; faire &eacute;tait de m'&eacute;loigner. La
+derni&egrave;re fois que je le vis, il avait toujours la t&ecirc;te pench&eacute;e sur son
+genou, il limait toujours ses fers et murmurait de temps &agrave; autre quelque
+impr&eacute;cation d'impatience contre ses fers ou contre sa jambe. La derni&egrave;re
+fois que je l'entendis, je m'arr&ecirc;tai dans le brouillard pour &eacute;couter et
+j'entendis le bruit de la lime qui allait toujours.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV"></a><a href="#table">CHAPITRE IV.</a></h2>
+
+
+<p>Je m'attendais, en rentrant, &agrave; trouver dans la cuisine un constable qui
+allait m'arr&ecirc;ter; mais, non-seulement il n'y avait l&agrave; aucun constable,
+mais on n'avait encore rien d&eacute;couvert du vol que j'avais commis. Mrs Joe
+&eacute;tait tout occup&eacute;e des pr&eacute;paratifs pour la solennit&eacute; du jour, et Joe
+avait &eacute;t&eacute; post&eacute; sur le pas de la porte de la cuisine pour &eacute;viter de
+recevoir la poussi&egrave;re, chose que malheureusement sa destin&eacute;e l'obligeait
+&agrave; recevoir t&ocirc;t ou tard, toutes les fois qu'il prenait fantaisie &agrave; ma
+s&oelig;ur de balayer les planchers de la maison.</p>
+
+<p>&laquo;O&ugrave; diable as-tu &eacute;t&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>Tel fut le salut de No&euml;l de Mrs Joe, quand moi et ma conscience nous
+nous pr&eacute;sent&acirc;mes devant elle.</p>
+
+<p>Je lui dis que j'&eacute;tais sorti pour entendre chanter les no&euml;ls.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! bien, observa Mrs Joe, tu aurais pu faire plus mal.&raquo;</p>
+
+<p>Je pensais qu'il n'y avait aucun doute &agrave; cela.</p>
+
+<p>&laquo;Si je n'&eacute;tais pas la femme d'un forgeron, et ce qui revient au m&ecirc;me,
+une esclave qui ne quitte jamais son tablier, j'aurais &eacute;t&eacute; aussi
+entendre les no&euml;ls, dit Mrs Joe, je ne d&eacute;teste pas les no&euml;ls, et c'est
+sans doute pour cette raison que je n'en entends jamais.</p>
+
+<p>Joe, qui s'&eacute;tait aventur&eacute; dans la cuisine apr&egrave;s moi, pensant que la
+poussi&egrave;re &eacute;tait tomb&eacute;e, se frottait le nez avec un petit air de
+conciliation pendant que sa femme avait les yeux sur lui; d&egrave;s qu'elle
+les eut d&eacute;tourn&eacute;s, il mit en croix ses deux index, ce qui signifiait que
+Mrs Joe &eacute;tait en col&egrave;re<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. Cet &eacute;tat &eacute;tait devenu tellement habituel,
+que Joe et moi nous passions des semaines enti&egrave;res &agrave; nous croiser les
+doigts, comme les anciens crois&eacute;s croisaient leurs jambes sur leurs
+tombes.</p>
+
+<p>Nous devions avoir un d&icirc;ner splendide, consistant en un gigot de porc
+marin&eacute; aux choux et une paire de volailles r&ocirc;ties et farcies. On avait
+fait la veille au matin un magnifique mince-pie, (ce qui expliquait
+qu'on n'e&ucirc;t pas encore d&eacute;couvert la disparition du hachis), et le
+pudding &eacute;tait en train de bouillir. Ces &eacute;normes pr&eacute;paratifs nous
+forc&egrave;rent, avec assez peu de c&eacute;r&eacute;monie, &agrave; nous passer de d&eacute;jeuner.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne vais pas m'amuser &agrave; tout salir, apr&egrave;s avoir tout nettoy&eacute;, tout
+lav&eacute; comme je l'ai fait, dit Mrs Joe, je vous le promets!&raquo;</p>
+
+<p>On nous servit donc nos tartines dehors, comme si, au lieu d'&ecirc;tre deux &agrave;
+la maison, un homme et un enfant, nous eussions &eacute;t&eacute; deux mille hommes en
+marche forc&eacute;e; et nous puis&acirc;mes notre part de lait et d'eau &agrave; m&ecirc;me un
+pot sur la table de la cuisine, en ayant l'air de nous excuser
+humblement de la grande peine que nous lui donnions. Cependant Mrs Joe
+avait fait voir le jour &agrave; des rideaux tout blancs et accroch&eacute; un volant
+&agrave; fleurs tout neuf au manteau de la chemin&eacute;e, pour remplacer l'ancien;
+elle avait m&ecirc;me d&eacute;couvert tous les ornements du petit parloir donnant
+sur l'all&eacute;e, qui n'&eacute;taient jamais d&eacute;couverts dans un autre temps, et
+restaient tous les autres jours de l'ann&eacute;e envelopp&eacute;s dans une froide et
+brumeuse gaze d'argent, qui s'&eacute;tendait m&ecirc;me sur les quatre petits
+caniches en fa&iuml;ence blanche qui ornaient le manteau de la chemin&eacute;e, avec
+leurs nez noirs et leurs paniers de fleurs &agrave; la gueule, en face les uns
+des autres et se faisant pendant. Mrs Joe &eacute;tait une femme d'une extr&ecirc;me
+propret&eacute;, mais elle s'arrangeait pour rendre sa propret&eacute; moins
+confortable et moins acceptable que la salet&eacute; m&ecirc;me. La propret&eacute; est
+comme la religion, bien des gens la rendent insupportable en
+l'exag&eacute;rant.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur avait tant &agrave; faire qu'elle n'allait jamais &agrave; l'&eacute;glise que par
+procuration, c'est &agrave; dire quand Joe et moi nous y allions. Dans ses
+habits de travail, Joe avait l'air d'un brave et digne forgeron; dans
+ses habits de f&ecirc;te, il avait plut&ocirc;t l'air d'un &eacute;pouvantail dans de
+bonnes conditions que de toute autre chose. Rien de ce qu'il portait ne
+lui allait, ni ne semblait lui appartenir. Toutes les pi&egrave;ces de son
+habillement &eacute;taient trop grandes pour lui, et lorsqu'&agrave; l'occasion de la
+pr&eacute;sente f&ecirc;te il sortit de sa chambre, au son joyeux du carillon, il
+repr&eacute;sentait la Mis&egrave;re rev&ecirc;tue des habits pr&eacute;tentieux du dimanche. Quant
+&agrave; moi, je crois que ma s&oelig;ur avait eu quelque vague id&eacute;e que j'&eacute;tais un
+jeune p&eacute;cheur, dont un policeman-accoucheur s'&eacute;tait empar&eacute;, et qu'il lui
+avait remis pour &ecirc;tre trait&eacute; selon la majest&eacute; outrag&eacute;e de la loi. Je fus
+donc toujours trait&eacute; comme si j'eusse insist&eacute; pour venir au monde,
+malgr&eacute; les r&egrave;gles de la raison, de la religion et de la morale, et
+malgr&eacute; les remontrances de mes meilleurs amis. Toutes les fois que
+j'allais chez le tailleur pour prendre mesure de nouveaux habits, ce
+dernier avait ordre de me les faire comme ceux des maisons de correction
+et de ne me laisser sous aucun pr&eacute;texte, le libre usage de mes membres.</p>
+
+<p>Joe et moi, en nous rendant &agrave; l'&eacute;glise, devions n&eacute;cessairement former un
+tableau fort &eacute;mouvant pour les &acirc;mes compatissantes. Cependant ce que je
+souffrais en allant &agrave; l'&eacute;glise, n'&eacute;tait rien aupr&egrave;s de ce que je
+souffrais en moi-m&ecirc;me. Les terreurs qui m'assaillaient toutes les fois
+que Mrs Joe se rapprochait de l'office, ou sortait de la chambre,
+n'&eacute;taient &eacute;gal&eacute;es que par les remords que j'&eacute;prouvais de ce que mes
+mains avaient fait. Je me demandais, accabl&eacute; sous le poids du terrible
+secret, si l'&Eacute;glise serait assez puissante pour me prot&eacute;ger contre la
+vengeance de ce terrible jeune homme, au cas o&ugrave; je me d&eacute;ciderais &agrave; tout
+divulguer. J'eus l'id&eacute;e que je devais choisir le moment o&ugrave;, &agrave; la
+publication des bans, le vicaire dit: &laquo;Vous &ecirc;tes pri&eacute;s de nous en donner
+connaissance,&raquo; pour me lever et demander un entretien particulier dans
+la sacristie. Si, au lieu d'&ecirc;tre le saint jour de No&euml;l, c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un
+simple dimanche, je ne r&eacute;ponds pas que je n'eusse procur&eacute; une grande
+surprise &agrave; notre petite congr&eacute;gation, en ayant recours &agrave; cette mesure
+extr&ecirc;me.</p>
+
+<p>M. Wopsle, le chantre, devait d&icirc;ner avec nous, ainsi que M. Hubble; le
+charron, et Mrs Hubble; et aussi l'oncle Pumblechook (oncle de Joe, que
+Mrs Joe t&acirc;chait d'accaparer), fort grainetier de la ville voisine, qui
+conduisait lui-m&ecirc;me sa voiture. Le d&icirc;ner &eacute;tait annonc&eacute; pour une heure et
+demie. En rentrant, Joe et moi nous trouv&acirc;mes le couvert mis, Mrs Joe
+habill&eacute;e, le d&icirc;ner dress&eacute; et la porte de la rue (ce qui n'arrivait
+jamais dans d'autres temps), toute grande ouverte pour recevoir les
+invit&eacute;s. Tout &eacute;tait splendide. Et pas un mot sur le larcin.</p>
+
+<p>La compagnie arriva, et le temps, en s'&eacute;coulant, n'apportait aucune
+consolation &agrave; mes inqui&eacute;tudes. M. Wopsle, avec un nez romain, un front
+chauve et luisant, poss&eacute;dait, en outre, une voix de basse dont il
+n'&eacute;tait pas fier &agrave; moiti&eacute;. C'&eacute;tait un fait av&eacute;r&eacute; parmi ses
+connaissances, que si l'on e&ucirc;t pu lui donner une autre t&ecirc;te, il e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+capable de devenir clergyman, et il confessait lui-m&ecirc;me que si l'&Eacute;glise
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; &laquo;ouverte &agrave; tous,&raquo; il n'aurait pas manqu&eacute; d'y faire figure; mais
+que l'&Eacute;glise n'&eacute;tant pas &laquo;accessible &agrave; tout le monde,&raquo; il &eacute;tait
+simplement, comme je l'ai dit, notre chantre. Il entonnait les r&eacute;ponses
+d'une voix de tonnerre qui faisait trembler, et quand il annon&ccedil;ait le
+psaume, en ayant soin de r&eacute;citer le verset tout entier, il regardait la
+congr&eacute;gation r&eacute;unie autour de lui d'une mani&egrave;re qui voulait dire: &laquo;Vous
+avez entendu mon ami, l&agrave;-bas derri&egrave;re; eh bien! faites-moi maintenant
+l'amiti&eacute; de me dire ce que vous pensez de ma mani&egrave;re de r&eacute;p&eacute;ter le
+verset?&raquo;</p>
+
+<p>C'est moi qui ouvris la porte &agrave; la compagnie, en voulant faire croire
+que c'&eacute;tait dans nos habitudes, je re&ccedil;us d'abord M. Wopsle, puis Mrs
+Hubble, et enfin l'oncle Pumblechook.&mdash;N. B. Je ne devais pas l'appeler
+mon oncle, sous peine des punitions les plus s&eacute;v&egrave;res.</p>
+
+<p>&laquo;Mistress Joe, dit l'oncle Pumblechook, homme court et gros et &agrave; la
+respiration difficile, ayant une bouche de poisson, des yeux ternes et
+&eacute;tonn&eacute;s, et des cheveux roux se tenant droits sur son front, qui lui
+donnaient toujours l'air effray&eacute;, je vous apporte, avec les compliments
+d'usage, madame, une bouteille de Sherry, et je vous apporte aussi,
+madame, une bouteille de porto.&raquo;</p>
+
+<p>Chaque ann&eacute;e, &agrave; No&euml;l, il se pr&eacute;sentait comme une grande nouveaut&eacute;, avec
+les m&ecirc;mes paroles exactement, et portant ses deux bouteilles comme deux
+sonnettes muettes. De m&ecirc;me, chaque ann&eacute;e &agrave; la No&euml;l, Mrs Joe r&eacute;pliquait
+comme elle le faisait ce jour-l&agrave;:</p>
+
+<p>&laquo;Oh!... mon... on... cle... Pum... ble... chook!... c'est bien bon de
+votre part!&raquo;</p>
+
+<p>De m&ecirc;me aussi, chaque ann&eacute;e &agrave; la No&euml;l, l'oncle Pumblechook r&eacute;pliquait:
+comme il r&eacute;pliqua en effet ce m&ecirc;me jour:</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'est pas plus que vous ne m&eacute;ritez... &Ecirc;tes-vous tous bien
+portants?... Comment va le petit, qui ne vaut pas le sixi&egrave;me d'un sou?&raquo;</p>
+
+<p>C'est de moi qu'il voulait parler.</p>
+
+<p>En ces occasions, nous d&icirc;nions dans la cuisine, et l'on passait au
+salon, o&ugrave; nous &eacute;tions aussi emprunt&eacute;s que Joe dans ses habits du
+dimanche, pour manger les noix, les oranges, et les pommes. Ma s&oelig;ur
+&eacute;tait vraiment s&eacute;millante ce jour-l&agrave;, et il faut convenir qu'elle &eacute;tait
+plus aimable pour Mrs Hubble que pour personne. Je me souviens de Mrs
+Hubble comme d'une petite personne habill&eacute;e en bleu de ciel des pieds &agrave;
+la t&ecirc;te, aux contours aigus, qui se croyait toujours tr&egrave;s jeune, parce
+qu'elle avait &eacute;pous&eacute; M. Hubble je ne sais &agrave; quelle &eacute;poque recul&eacute;e, &eacute;tant
+bien plus jeune que lui. Quant &agrave; M. Hubble, c'&eacute;tait un vieillard vo&ucirc;t&eacute;,
+haut d'&eacute;paules, qui exhalait un parfum de sciure de bois; il avait les
+jambes tr&egrave;s &eacute;cart&eacute;es l'une de l'autre; de sorte que, quand j'&eacute;tais tout
+petit, je voyais toujours entre elles quelques milles de pays, lorsque
+je le rencontrais dans la rue.</p>
+
+<p>Au milieu de cette bonne compagnie, je ne me serais jamais senti &agrave;
+l'aise, m&ecirc;me en admettant que je n'eusse pas pill&eacute; le garde-manger. Ce
+n'est donc pas parce que j'&eacute;tais plac&eacute; &agrave; l'angle de la table, que cet
+angle m'entrait dans la poitrine et que le coude de M. Pumblechook
+m'entrait dans l'&oelig;il, que je souffrais, ni parce qu'on ne me permettait
+pas de parler (et je n'en avais gu&egrave;re envie), ni parce qu'on me r&eacute;galait
+avec les bouts de pattes de volaille et avec ces parties obscures du
+porc dont le cochon, de son vivant, n'avait eu aucune raison de tirer
+vanit&eacute;. Non; je ne me serais pas formalis&eacute; de tout cela, s'ils avaient
+voulu seulement me laisser tranquille; mais ils ne le voulaient pas. Ils
+semblaient ne pas vouloir perdre une seule occasion d'amener la
+conversation sur moi, et ce jour-l&agrave;, comme toujours, chacun semblait
+prendre &agrave; t&acirc;che de m'enfoncer une pointe et de me tourmenter. Je devais
+avoir l'air d'un de ces infortun&eacute;s petits taureaux que l'on martyrise
+dans les ar&egrave;nes espagnoles, tant j'&eacute;tais douloureusement touch&eacute; par tous
+ces coups d'&eacute;pingle moraux.</p>
+
+<p>Cela commen&ccedil;a au moment o&ugrave; nous nous m&icirc;mes &agrave; table. M. Wopsle dit les
+Gr&acirc;ces d'un ton aussi th&eacute;&acirc;tral et aussi d&eacute;clamatoire, du moins cela me
+fait cet effet-l&agrave; maintenant, que s'il e&ucirc;t r&eacute;cit&eacute; la sc&egrave;ne du fant&ocirc;me
+d'Hamlet ou celle de Richard III, et il termina avec la m&ecirc;me emphase que
+si nous avions d&ucirc; vraiment lui en &ecirc;tre reconnaissants. L&agrave;-dessus, ma
+s&oelig;ur fixa ses yeux sur moi, et me dit d'un ton de reproche:</p>
+
+<p>&laquo;Tu entends cela?... rends gr&acirc;ces... sois reconnaissant!</p>
+
+<p>&mdash;Rends surtout gr&acirc;ces, dit M. Pumblechook, &agrave; ceux qui t'ont &eacute;lev&eacute;, mon
+gar&ccedil;on.&raquo;</p>
+
+<p>Mrs Hubble secoua la t&ecirc;te, en me contemplant avec le triste
+pressentiment que je ne ferais pas grand'chose de bon, et demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi donc les jeunes gens sont-ils toujours ingrats?&raquo;</p>
+
+<p>Ce myst&egrave;re moral sembla trop profond pour la compagnie, jusqu'&agrave; ce que
+M. Hubble en e&ucirc;t, enfin, donn&eacute; l'explication en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Parce qu'ils sont naturellement vicieux.&raquo;</p>
+
+<p>Et chacun de r&eacute;pondre:</p>
+
+<p>&laquo;C'est vrai!&raquo;</p>
+
+<p>Et de me regarder de la mani&egrave;re la plus significative et la plus
+d&eacute;sagr&eacute;able.</p>
+
+<p>La position et l'influence de Joe &eacute;taient encore amoindries, s'il est
+possible, quand il y avait du monde; mais il m'aidait et me consolait
+toujours quand il le pouvait; par exemple, &agrave; d&icirc;ner, il me donnait de la
+sauce quand il en restait. Ce jour-l&agrave;, la sauce &eacute;tait tr&egrave;s abondante et
+Joe en versa au moins une demi-pinte dans mon assiette.</p>
+
+<p>Un peu plus tard M. Wopsle fit une critique assez s&eacute;v&egrave;re du sermon et
+insinua dans le cas hypoth&eacute;tique o&ugrave; l'&Eacute;glise &laquo;aurait &eacute;t&eacute; ouverte &agrave; tout
+le monde&raquo; quel genre de sermon il aurait fait. Apr&egrave;s avoir rappel&eacute;
+quelques uns des principaux points de ce sermon, il remarqua qu'il
+consid&eacute;rait le sujet comme mal choisi; ce qui &eacute;tait d'autant moins
+excusable qu'il ne manquait certainement pas d'autres sujets.</p>
+
+<p>&laquo;C'est encore vrai, dit l'oncle Pumblechook. Vous avez mis le doigt
+dessus, monsieur! Il ne manque pas de sujets en ce moment, le tout est
+de savoir leur mettre un grain de sel sur la queue comme aux moineaux.
+Un homme n'est pas embarrass&eacute; pour trouver un sujet, s'il a sa bo&icirc;te &agrave;
+sel toute pr&ecirc;te.&raquo;</p>
+
+<p>M. Pumblechook ajouta, apr&egrave;s un moment de r&eacute;flexion:</p>
+
+<p>&laquo;Tenez, par exemple, le porc, voil&agrave; un sujet! Si vous voulez un sujet,
+prenez le porc!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, monsieur, reprit M. Wopsle, il y a plus d'un enseignement
+moral &agrave; en tirer pour la jeunesse.&raquo;</p>
+
+<p>Je savais bien qu'il ne manquerait pas de tourner ses yeux vers moi en
+disant ces mots.</p>
+
+<p>&laquo;As-tu &eacute;cout&eacute; cela, toi?... Puisses-tu en profiter, me dit ma s&oelig;ur&raquo;
+d'un ton s&eacute;v&egrave;re, en mati&egrave;re de parenth&egrave;se.</p>
+
+<p>Joe me donna encore un peu de sauce.</p>
+
+<p>&laquo;Les pourceaux, continua M. Wopsle de sa voix la plus grave, en me
+d&eacute;signant avec sa fourchette, comme s'il e&ucirc;t prononc&eacute; mon nom de
+bapt&ecirc;me, les pourceaux furent les compagnons de l'enfant prodigue. La
+gloutonnerie des pourceaux n'est-elle pas un exemple pour la jeunesse?
+(Je pensais en moi-m&ecirc;me que cela &eacute;tait tr&egrave;s bien pour lui qui avait lou&eacute;
+le porc d'&ecirc;tre aussi gras et aussi savoureux.) Ce qui est d&eacute;testable
+chez un porc est bien plus d&eacute;testable encore chez un gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>&mdash;Ou chez une fille, sugg&eacute;ra M. Hubble.</p>
+
+<p>&mdash;Ou chez une fille, bien entendu, monsieur Hubble, r&eacute;p&eacute;ta M. Wopsle,
+avec un peu d'impatience; mais il n'y a pas de fille ici.</p>
+
+<p>&mdash;Sans compter, dit M. Pumblechook, en s'adressant &agrave; moi, que tu as &agrave;
+rendre gr&acirc;ces de n'&ecirc;tre pas n&eacute; cochon de lait....</p>
+
+<p>&mdash;Mais il l'&eacute;tait, monsieur! s'&eacute;cria ma s&oelig;ur avec feu, il l'&eacute;tait
+autant qu'un enfant peut l'&ecirc;tre.&raquo;</p>
+
+<p>Joe me redonna encore de la sauce.</p>
+
+<p>&laquo;Bien! mais je veux parler d'un cochon &agrave; quatre pattes, dit M.
+Pumblechook. Si tu &eacute;tais n&eacute; comme cela, serais-tu ici maintenant? Non,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Si ce n'est sous cette forme, dit M. Wopsle en montrant le plat.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne parle pas de cette forme, monsieur, repartit M.
+Pumblechook, qui n'aimait pas qu'on l'interromp&icirc;t. Je veux dire qu'il ne
+serait pas ici, jouissant de la vue de ses sup&eacute;rieurs et de ses a&icirc;n&eacute;s,
+profitant de leur conversation et se roulant au sein des volupt&eacute;s.
+Aurait-il fait tout cela?... Non, certes! Et quelle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; ta
+destin&eacute;e, ajouta-t-il en me regardant de nouveau; on t'aurait vendu
+moyennant une certaine somme, selon le cours du march&eacute;, et Dunstable, le
+boucher, serait venu te chercher sur la paille de ton &eacute;table; il
+t'aurait enlev&eacute; sous son bras gauche, et, de son bras droit il t'aurait
+arrach&eacute; &agrave; la vie &agrave; l'aide d'un grand couteau. Tu n'aurais pas &eacute;t&eacute; &laquo;&eacute;lev&eacute;
+&agrave; la main&raquo;... Non, rien de la sorte ne te f&ucirc;t arriv&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Joe m'offrit encore de la sauce, que j'avais honte d'accepter.</p>
+
+<p>&laquo;Cela a d&ucirc; &ecirc;tre un bien grand tracas pour vous, madame, dit Mrs Hubble,
+en plaignant ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Un enfer, madame, un v&eacute;ritable enfer, r&eacute;p&eacute;ta ma s&oelig;ur. Ah! si vous
+saviez!...&raquo;</p>
+
+<p>Elle commen&ccedil;a alors &agrave; passer en revue toutes les maladies que j'avais
+eues, tous les m&eacute;faits que j'avais commis, toutes les insomnies dont
+j'avais &eacute;t&eacute; cause, toutes les mauvaises actions dont je m'&eacute;tais rendu
+coupable, tous les endroits &eacute;lev&eacute;s desquels j'&eacute;tais tomb&eacute;, tous les
+trous au fond desquels je m'&eacute;tais enfonc&eacute;, et tous les coups que je
+m'&eacute;tais donn&eacute;. Elle termina en disant que toutes les fois qu'elle aurait
+d&eacute;sir&eacute; me voir dans la tombe, j'avais constamment refus&eacute; d'y aller.</p>
+
+<p>Je pensais alors, en regardant M. Wopsle, que les Romains avaient d&ucirc;
+pousser &agrave; bout les autres peuples avec leurs nez, et que c'est peut-&ecirc;tre
+pour cette raison qu'ils sont rest&eacute;s le peuple remuant que nous
+connaissons. Quoi qu'il en soit, le nez de M. Wopsle m'impatientait si
+fort que pendant le r&eacute;cit de mes fautes, j'aurais aim&eacute; le tirer jusqu'&agrave;
+faire crier son propri&eacute;taire. Mais tout ce que j'endurais pendant ce
+temps n'est rien aupr&egrave;s des affreux tourments qui m'assaillirent lorsque
+fut rompu le silence qui avait succ&eacute;d&eacute; au r&eacute;cit de ma s&oelig;ur, silence
+pendant lequel chacun m'avait regard&eacute;, comme j'en avais la triste
+conviction, avec horreur et indignation.</p>
+
+<p>&laquo;Et pourtant, dit M. Pumblechook qui ne voulait pas abandonner ce sujet
+de conversation, le porc... bouilli... est un excellent manger, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu d'eau-de-vie, mon oncle?&raquo; dit ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&Ocirc; ciel! le moment &eacute;tait venu! l'oncle allait trouver qu'elle &eacute;tait
+faible; il le dirait; j'&eacute;tais perdu! Je me cramponnai au pied de la
+table, et j'attendis mon sort.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur alla chercher la bouteille de gr&egrave;s, revint avec elle, et versa
+de l'eau-de-vie &agrave; mon oncle, qui &eacute;tait la seule personne qui en pr&icirc;t. Ce
+malheureux homme jouait avec son verre; il le soulevait, le pla&ccedil;ait
+entre lui et la lumi&egrave;re, le remettait sur la table; et tout cela ne
+faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps, Mrs Joe, et Joe
+lui-m&ecirc;me faisaient table nette pour recevoir le p&acirc;t&eacute; et le pudding.</p>
+
+<p>Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me cramponnais toujours avec une
+&eacute;nergie f&eacute;brile au pied de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis
+enfin la mis&eacute;rable cr&eacute;ature porter le verre &agrave; ses l&egrave;vres, rejeter sa
+t&ecirc;te en arri&egrave;re et avaler la liqueur d'un seul trait. L'instant d'apr&egrave;s,
+la compagnie &eacute;tait plong&eacute;e dans une inexprimable consternation. Jeter &agrave;
+ses pieds ce qu'il tenait &agrave; la main, se lever et tourner deux ou trois
+fois sur lui-m&ecirc;me, crier, tousser, danser dans un &eacute;tat spasmodique
+&eacute;pouvantable, fut pour lui l'affaire d'une seconde; puis il se pr&eacute;cipita
+dehors et nous le v&icirc;mes, par la fen&ecirc;tre, en proie &agrave; de violents efforts
+pour cracher et expectorer, au milieu de contorsions hideuses, et
+paraissant avoir perdu l'esprit.</p>
+
+<p>Je tenais mon pied de table avec acharnement, pendant que Mrs Joe et Joe
+s'&eacute;lanc&egrave;rent vers lui. Je ne savais pas comment, mais sans aucun doute
+je l'avais tu&eacute;. Dans ma terrible situation, ce fut un soulagement pour
+moi de le voir rentrer dans la cuisine. Il en fit le tour en examinant
+toutes les personnes de la compagnie, comme si elles eussent &eacute;t&eacute; cause
+de sa m&eacute;saventure; puis il se laissa tomber sur sa chaise, en murmurant
+avec une grimace significative:</p>
+
+<p>&laquo;De l'eau de goudron!&raquo;</p>
+
+<p>J'avais rempli la bouteille d'eau-de-vie avec la cruche &agrave; l'eau de
+goudron, pour qu'on ne s'aper&ccedil;&ucirc;t pas de mon larcin. Je savais ce qui
+pouvait lui arriver de pire. Je secouais la table, comme un m&eacute;dium de
+nos jours, par la force de mon influence invisible.</p>
+
+<p>&laquo;Du goudron!... s'&eacute;cria ma s&oelig;ur, &eacute;tonn&eacute;e au plus haut point. Comment
+l'eau de goudron a-t-elle pu se trouver l&agrave;?&raquo;</p>
+
+<p>Mais l'oncle Pumblechook, qui &eacute;tait tout puissant dans cette cuisine, ne
+voulut plus entendre un seul mot de cette affaire: il repoussa toute
+explication sur ce sujet en agitant la main, et il demanda un grog
+chaud au gin. Ma s&oelig;ur, qui avait commenc&eacute; &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir et &agrave; s'alarmer,
+fut alors forc&eacute;e de d&eacute;ployer toute son activit&eacute; en cherchant du gin, de
+l'eau chaude, du sucre et du citron. Pour le moment, du moins, j'&eacute;tais
+sauv&eacute;! Je continuai &agrave; serrer entre mes mains le pied de la table, mais
+cette fois, c'&eacute;tait avec une affectueuse reconnaissance.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t je repris assez de calme pour manger ma part de pudding. M.
+Pumblechook lui-m&ecirc;me en mangea sa part, tout le monde en mangea. Lorsque
+chacun fut servi, M. Pumblechook commen&ccedil;a &agrave; rayonner sous la
+bienheureuse influence du grog. Je commen&ccedil;ais, moi, &agrave; croire que la
+journ&eacute;e se passerait bien, quand ma s&oelig;ur dit &agrave; Joe de donner des
+assiettes propres... pour manger les choses froides.</p>
+
+<p>Je ressaisis le pied de la table, que je serrai contre ma poitrine,
+comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le compagnon de ma jeunesse et l'ami de mon c&oelig;ur. Je
+pr&eacute;voyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais que j'&eacute;tais
+r&eacute;ellement perdu.</p>
+
+<p>&laquo;Vous allez en go&ucirc;ter, dit ma s&oelig;ur en s'adressant &agrave; ses invit&eacute;s avec la
+meilleure gr&acirc;ce possible; vous allez en go&ucirc;ter, pour faire honneur au
+d&eacute;licieux pr&eacute;sent de l'oncle Pumblechook!&raquo;</p>
+
+<p>Devaient-ils vraiment y go&ucirc;ter! qu'ils ne l'esp&egrave;rent pas!</p>
+
+<p>&laquo;Vous saurez, dit ma s&oelig;ur en se levant, que c'est un p&acirc;t&eacute;, un savoureux
+p&acirc;t&eacute; au jambon.&raquo;</p>
+
+<p>La soci&eacute;t&eacute; se confondit en compliments. L'oncle Pumblechook, enchant&eacute;
+d'avoir bien m&eacute;rit&eacute; de ses semblables, s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! mistress Joe, nous ferons de notre mieux; donnez-nous une
+tranche dudit p&acirc;t&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur sortit pour le chercher. J'entendais ses pas dans l'office. Je
+voyais M. Pumblechook aiguiser son couteau. Je voyais l'app&eacute;tit rena&icirc;tre
+dans les narines du nez romain de M. Wopsle. J'entendais M. Hubble faire
+remarquer qu'un morceau de p&acirc;t&eacute; au jambon &eacute;tait meilleur que tout ce
+qu'on pouvait s'imaginer, et n'avait jamais fait de mal &agrave; personne.
+Quant &agrave; Joe, je l'entendis me dire &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>&laquo;Tu y go&ucirc;teras, mon petit Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Je n'ai jamais &eacute;t&eacute; tout &agrave; fait certain si, dans ma terreur, je prof&eacute;rai
+un hurlement, un cri per&ccedil;ant, simplement en imagination, ou si les
+oreilles de la soci&eacute;t&eacute; en entendirent quelque chose. Je n'y tenais plus,
+il fallait me sauver; je l&acirc;chai le pied de la table et courus pour
+chercher mon salut dans la fuite.</p>
+
+<p>Mais je ne courus pas bien loin, car, &agrave; la porte de la maison, je me
+trouvai en face d'une escouade de soldats arm&eacute;s de mousquets. L'un d'eux
+me pr&eacute;senta une paire de menottes en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! te voil&agrave;!... Enfin, nous le tenons; en route!...&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V"></a><a href="#table">CHAPITRE V.</a></h2>
+
+
+<p>L'apparition d'une rang&eacute;e de soldats faisant r&eacute;sonner leurs crosses de
+fusils sur le pas de notre porte, causa une certaine confusion parmi les
+convives. Mrs Joe reparut les mains vides, l'air effar&eacute;, en faisant
+entendre ces paroles lamentables:</p>
+
+<p>&laquo;Bont&eacute; divine!... qu'est devenu... le p&acirc;t&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>Le sergent et moi nous &eacute;tions dans la cuisine quand Mrs Joe rentra. &Agrave; ce
+moment fatal, je recouvrai en partie l'usage de mes sens. C'&eacute;tait le
+sergent qui m'avait parl&eacute;; il promena alors ses yeux sur les assistants,
+en leur tendant d'une mani&egrave;re engageante les menottes de sa main droite,
+et en posant sa main gauche sur mon &eacute;paule.</p>
+
+<p>&laquo;Pardonnez-moi, mesdames et messieurs, dit le sergent, mais comme j'en
+ai pr&eacute;venu ce jeune et habile fripon, avant d'entrer, je suis en chasse
+au nom du Roi et j'ai besoin du forgeron.</p>
+
+<p>&mdash;Et peut-on savoir ce que vous lui voulez? reprit ma s&oelig;ur vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, r&eacute;pondit le galant sergent, si je parlais pour moi, je dirais
+que c'est pour avoir l'honneur et le plaisir de faire connaissance avec
+sa charmante &eacute;pouse; mais, parlant pour le Roi, je r&eacute;ponds que je viens
+pour affaires.&raquo;</p>
+
+<p>Ce petit discours fut accueilli par la soci&eacute;t&eacute; comme une chose plut&ocirc;t
+agr&eacute;able que d&eacute;sagr&eacute;able, et M. Pumblechook murmura d'une voix
+convaincue:</p>
+
+<p>&laquo;Bien dit, sergent.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, forgeron, continua le sergent qui avait fini par d&eacute;couvrir
+Joe; nous avons eu un petit accident &agrave; ces menottes; je trouve que
+celle-ci ne ferme pas tr&egrave;s bien, et comme nous en avons besoin
+imm&eacute;diatement, je vous prierai d'y jeter un coup d'&oelig;il sans retard.&raquo;</p>
+
+<p>Joe, apr&egrave;s y avoir jet&eacute; le coup d'&oelig;il demand&eacute;, d&eacute;clara qu'il fallait
+allumer le feu de la forge et qu'il y avait au moins pour deux heures
+d'ouvrage.</p>
+
+<p>&laquo;Vraiment! alors vous allez vous y mettre de suite, dit le sergent;
+comme c'est pour le service de Sa Majest&eacute;, si un de mes hommes peut vous
+donner un coup de main, ne vous g&ecirc;nez pas.&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus, il appela ses hommes dans la cuisine. Ils y arriv&egrave;rent un &agrave;
+un, pos&egrave;rent d'abord leurs armes dans un coin, puis ils se promen&egrave;rent
+de long en large, comme font les soldats, les mains crois&eacute;es
+n&eacute;gligemment sur leurs poitrines, s'appuyant tant&ocirc;t sur une jambe,
+tant&ocirc;t sur une autre, jouant avec leurs ceinturons ou leurs gibernes, et
+ouvrant la porte de temps &agrave; autre pour lancer dehors un jet de salive &agrave;
+plusieurs pieds de distance.</p>
+
+<p>Je voyais toutes ces choses sans avoir conscience que je les voyais, car
+j'&eacute;tais dans une terrible appr&eacute;hension. Mais commen&ccedil;ant &agrave; remarquer que
+les menottes n'&eacute;taient pas pour moi, et que les militaires avaient mieux
+&agrave; faire que de s'occuper du p&acirc;t&eacute; absent, je repris encore un peu de mes
+sens &eacute;vanouis.</p>
+
+<p>&laquo;Voudriez-vous me dire quelle heure il est? dit le sergent &agrave; M.
+Pumblechook, comme &agrave; un homme dont la position, par rapport &agrave; la
+soci&eacute;t&eacute;, &eacute;galait la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Deux heures viennent de sonner, r&eacute;pondit celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, il n'y a pas encore grand mal, fit le sergent apr&egrave;s
+r&eacute;flexion; quand m&ecirc;me je serais forc&eacute; de rester ici deux heures, &ccedil;a ne
+fera rien. Combien croyez-vous qu'il y ait d'ici aux marais... un quart
+d'heure de marche peut-&ecirc;tre?...</p>
+
+<p>&mdash;Un quart d'heure, justement, r&eacute;pondit Mrs Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien! nous serons sur eux &agrave; la brune, tels sont mes ordres; cela
+sera fait: c'est on ne peut mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Des for&ccedil;ats, sergent? demanda M. Wopsle, en mani&egrave;re d'entamer la
+conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit le sergent, deux for&ccedil;ats; nous savons bien qu'ils sont
+dans les marais, et qu'ils n'essayeront pas d'en sortir avant la nuit.
+Est-il ici quelqu'un qui ait vu semblable gibier?&raquo;</p>
+
+<p>Tout le monde, moi except&eacute;, r&eacute;pondit: &laquo;Non,&raquo; avec confiance. Personne
+ne pensa &agrave; moi.</p>
+
+<p>&laquo;Bien, dit le sergent. Nous les cernerons et nous les prendrons plus t&ocirc;t
+qu'ils ne le pensent. Allons, forgeron, le Roi est pr&ecirc;t, l'&ecirc;tes-vous?&raquo;</p>
+
+<p>Joe avait &ocirc;t&eacute; son habit, son gilet, sa cravate, et &eacute;tait pass&eacute; dans la
+forge, o&ugrave; il avait rev&ecirc;tu son tablier de cuir. Un des soldats alluma le
+feu, un autre se mit au soufflet, et la forge ne tarda pas &agrave; ronfler.
+Alors Joe commen&ccedil;a &agrave; battre sur l'enclume, et nous le regardions faire.</p>
+
+<p>Non seulement l'int&eacute;r&ecirc;t de cette &eacute;minente poursuite absorbait
+l'attention g&eacute;n&eacute;rale, mais il excitait la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; de ma s&oelig;ur. Elle
+alla tirer au tonneau un pot de bi&egrave;re pour les soldats, et invita le
+sergent &agrave; prendre un verre d'eau-de-vie. Mais M. Pumblechook dit avec
+intention:</p>
+
+<p>&laquo;Donnez-lui du vin, ma ni&egrave;ce, je r&eacute;ponds qu'il n'y a pas de goudron
+dedans.&raquo;</p>
+
+<p>Le sergent le remercia en disant qu'il ne tenait pas essentiellement au
+goudron, et qu'il prendrait volontiers un verre de vin, si rien ne s'y
+opposait. Quand on le lui e&ucirc;t vers&eacute;, il but &agrave; la sant&eacute; de Sa Majest&eacute;,
+avec les compliments d'usage pour la solennit&eacute; du jour, et vida son
+verre d'un seul trait.</p>
+
+<p>&laquo;Pas mauvais, n'est-ce pas, sergent? dit M. Pumblechook.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous dire quelque chose, r&eacute;pondit le sergent, je soup&ccedil;onne que
+ce vin-l&agrave; sort de votre cave.&raquo;</p>
+
+<p>M. Pumblechook se mit &agrave; rire d'une certaine mani&egrave;re, en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Ah!... ah!... et pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, reprit le sergent en lui frappant sur l'&eacute;paule, vous &ecirc;tes
+un gaillard qui vous y connaissez.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous? dit M. Pumblechook en riant toujours. Voulez-vous un
+second verre?</p>
+
+<p>&mdash;Avec vous, r&eacute;pondit le sergent, nous trinquerons. Quelle jolie musique
+que le choc des verres! &Agrave; votre sant&eacute;.... Puissiez-vous vivre mille ans,
+et ne jamais en boire de plus mauvais!&raquo;</p>
+
+<p>Le sergent vida son second verre et paraissait tout pr&ecirc;t &agrave; en vider un
+troisi&egrave;me. Je remarquai que, dans son hospitalit&eacute; g&eacute;n&eacute;reuse, M.
+Pumblechook semblait oublier qu'il avait d&eacute;j&agrave; fait pr&eacute;sent du vin &agrave; ma
+s&oelig;ur; il prit la bouteille des mains de Mrs Joe, et en fit les honneurs
+avec beaucoup d'effusion et de gaiet&eacute;. Moi-m&ecirc;me j'en bus un peu. Il alla
+jusqu'&agrave; demander une seconde bouteille, qu'il offrit avec la m&ecirc;me
+lib&eacute;ralit&eacute;, quant on eut vid&eacute; la premi&egrave;re.</p>
+
+<p>En les voyant aller et venir dans la forge, gais et contents, je pensai
+&agrave; la terrible tremp&eacute;e qui attendait, pour son d&icirc;ner, mon ami r&eacute;fugi&eacute;
+dans les marais. Avant le repas, ils &eacute;taient beaucoup plus tranquilles
+et ne s'amusaient pas le quart autant qu'ils le firent apr&egrave;s; mais le
+festin les avait anim&eacute;s et leur avait donn&eacute; cette excitation qu'il
+produit presque toujours. Et maintenant qu'ils avaient la perspective
+charmante de s'emparer des deux mis&eacute;rables; que le soufflet semblait
+ronfler pour ceux-ci, le feu briller &agrave; leur intention et la fum&eacute;e
+s'&eacute;lancer en toute h&acirc;te, comme si elle se mettait &agrave; leur poursuite; que
+je voyais Joe donner des coups de marteau et faire r&eacute;sonner la forge
+pour eux, et les ombres fantastiques sur la muraille, qui semblaient les
+atteindre et les menacer, pendant que la flamme s'&eacute;levait et
+s'abaissait; que les &eacute;tincelles rouges et brillantes jaillissaient, puis
+se mouraient, le p&acirc;le d&eacute;clin du jour semblait presqu'&agrave; ma jeune
+imagination compatissante s'affaiblir &agrave; leur intention... les pauvres
+malheureux....</p>
+
+<p>Enfin, la besogne de Joe &eacute;tait termin&eacute;e. Les coups de marteau et la
+forge s'&eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;s. En remettant son habit, Joe eut le courage de
+proposer &agrave; quelques uns de nous d'aller avec les soldats pour voir
+comment les choses se passeraient. M. Pumblechook et M. Hubble
+s'excus&egrave;rent en donnant pour raison la pipe et la soci&eacute;t&eacute; des dames;
+mais M. Wopsle dit qu'il irait si Joe y allait. Joe r&eacute;pondit qu'il ne
+demandait pas mieux, et qu'il m'emm&egrave;nerait avec la permission de Mrs
+Joe. C'est &agrave; la curiosit&eacute; de Mrs Joe que nous d&ucirc;mes la permission
+qu'elle nous accorda; elle n'&eacute;tait pas f&acirc;ch&eacute;e de savoir comment tout
+cela finirait, et elle se contenta de dire:</p>
+
+<p>&laquo;Si vous me ramenez ce gar&ccedil;on la t&ecirc;te bris&eacute;e et mise en morceaux &agrave; coups
+de mousquets, ne comptez pas sur moi pour la raccommoder.&raquo;</p>
+
+<p>Le sergent prit poliment cong&eacute; des dames et quitta M. Pumblechook comme
+un vieux camarade. Je crois cependant que, dans ces circonstances
+difficiles, il exag&eacute;rait un peu ses sentiments &agrave; l'&eacute;gard de M.
+Pumblechook, lorsque ses yeux se mouill&egrave;rent de larmes naissantes. Ses
+hommes reprirent leurs mousquets et se remirent en rang. M. Wopsle, Joe
+et moi re&ccedil;&ucirc;mes l'ordre de rester &agrave; l'arri&egrave;re-garde, et de ne plus dire
+un mot d&egrave;s que nous aurions atteint les marais. Une fois en plein air,
+je dis &agrave; Joe:</p>
+
+<p>&laquo;J'esp&egrave;re, Joe, que nous ne les trouverons pas.&raquo;</p>
+
+<p>Et Joe me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Je donnerais un shilling pour qu'ils se soient sauv&eacute;s, mon petit Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Aucun fl&acirc;neur du village ne vint se joindre &agrave; nous; car le temps &eacute;tait
+froid et mena&ccedil;ant, le chemin difficile et la nuit approchait. Il y
+avait de bons feux dans l'int&eacute;rieur des maisons, et les habitants
+f&ecirc;taient joyeusement le jour de No&euml;l. Quelques t&ecirc;tes se mettaient aux
+fen&ecirc;tres pour nous regarder passer; mais personne ne sortait. Nous
+pass&acirc;mes devant le poteau indicateur, et, sur un signe du sergent, nous
+nous arr&ecirc;t&acirc;mes devant le cimeti&egrave;re, pendant que deux ou trois de ses
+hommes se dispersaient parmi les tombes ou examinaient le portail de
+l'&eacute;glise. Ils revinrent sans avoir rien trouv&eacute;. Alors nous repr&icirc;mes
+notre marche et nous nous enfon&ccedil;&acirc;mes dans les marais. En passant par la
+porte de c&ocirc;t&eacute; du cimeti&egrave;re, un gr&eacute;sil glacial, pouss&eacute; par le vent d'est,
+nous fouetta le visage, et Joe me prit sur son dos.</p>
+
+<p>&Agrave; pr&eacute;sent que nous &eacute;tions dans cette lugubre solitude, o&ugrave; l'on ne se
+doutait gu&egrave;re que j'&eacute;tais venu quelques heures auparavant, et o&ugrave; j'avais
+vu les deux hommes se cacher, je me demandai pour la premi&egrave;re fois, avec
+une frayeur terrible, si le for&ccedil;at, en supposant qu'on l'arr&ecirc;t&acirc;t,
+n'allait pas croire que c'&eacute;tait moi qui amenais les soldats? Il m'avait
+d&eacute;j&agrave; demand&eacute; si je n'&eacute;tais pas un jeune dr&ocirc;le capable de le trahir, et
+il m'avait dit que je serais un fier limier si je le d&eacute;pistais.
+Croirait-il que j'&eacute;tais &agrave; la fois un jeune dr&ocirc;le et un limier de police,
+et que j'avais l'intention de le trahir?</p>
+
+<p>Il &eacute;tait inutile de me faire cette question alors; car j'&eacute;tais sur le
+dos de Joe, et celui-ci s'avan&ccedil;ait au pas de course, comme un chasseur,
+en recommandant &agrave; M. Wopsle de ne pas tomber sur son nez romain et de
+rester avec nous. Les soldats marchaient devant nous, un &agrave; un, formant
+une assez longue ligne, en laissant entre chacun d'eux un intervalle
+assez grand. Nous suivions le chemin que j'avais voulu prendre le matin,
+et dans lequel je m'&eacute;tais &eacute;gar&eacute; &agrave; cause du brouillard, qui ne s'&eacute;tait
+pas encore dissip&eacute; compl&egrave;tement, ou que le vent n'avait pas encore
+chass&eacute;. Aux faibles rayons du soleil couchant, le phare, le gibet, le
+monticule de la Batterie et le bord oppos&eacute; de la rivi&egrave;re, tout
+paraissait plat et avoir pris la teinte grise et plomb&eacute;e de l'eau.</p>
+
+<p>Perch&eacute; sur les larges &eacute;paules du forgeron, je regardais au loin si je
+ne d&eacute;couvrirais pas quelques traces des for&ccedil;ats. Je ne vis rien; je
+n'entendis rien. M. Wopsle m'avait plus d'une fois alarm&eacute; par son
+souffle et sa respiration difficiles; mais, maintenant, je savais
+parfaitement que ces sons n'avaient aucun rapport avec l'objet de notre
+poursuite. Il y eut un moment o&ugrave; je tressaillis de frayeur. J'avais cru
+entendre le bruit de la lime.... Mais c'&eacute;tait tout simplement la
+clochette d'un mouton. Les brebis cessaient de manger pour nous regarder
+timidement, et les bestiaux, d&eacute;tournant leurs t&ecirc;tes du vent et du
+gr&eacute;sil, s'arr&ecirc;taient pour nous regarder en col&egrave;re, comme s'ils nous
+eussent rendus responsables de tous leurs d&eacute;sagr&eacute;ments; mais &agrave; part ces
+choses et le fr&eacute;missement de chaque brin d'herbe qui se fermait &agrave; la fin
+du jour, on n'entendait aucun bruit dans la silencieuse solitude des
+marais.</p>
+
+<p>Les soldats s'avan&ccedil;aient dans la direction de la vieille Batterie, et
+nous les suivions un peu en arri&egrave;re, quand soudain tout le monde
+s'arr&ecirc;ta, car, sur leurs ailes, le vent et la pluie venaient de nous
+apporter un grand cri. Ce cri se r&eacute;p&eacute;ta; il semblait venir de l'est, &agrave;
+une assez grande distance; mais il &eacute;tait si prolong&eacute; et si fort qu'on
+aurait pu croire que c'&eacute;taient plusieurs cris partis en m&ecirc;me temps, s'il
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; possible &agrave; quelqu'un de juger quelque chose dans une si grande
+confusion de sons.</p>
+
+<p>Le sergent en causait avec ceux des hommes qui &eacute;taient le plus rapproch&eacute;
+de lui, quand Joe et moi les rejoign&icirc;mes. Apr&egrave;s s'&ecirc;tre concert&eacute;s un
+moment, Joe (qui &eacute;tait bon juge) donna son avis. M. Wopsle (qui &eacute;tait un
+mauvais juge) donna aussi le sien. Enfin, le sergent, qui avait la
+d&eacute;cision, ordonna qu'on ne r&eacute;pondrait pas au cri, mais qu'on changerait
+de route, et qu'on se rendrait en toute h&acirc;te du c&ocirc;t&eacute; d'o&ugrave; il paraissait
+venir. En cons&eacute;quence, nous pr&icirc;mes &agrave; droite, et Joe d&eacute;tala avec une
+telle rapidit&eacute;, que je fus oblig&eacute; de me cramponner &agrave; lui pour ne pas
+perdre l'&eacute;quilibre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une v&eacute;ritable chasse maintenant, ce que Joe appela aller comme
+le vent, dans les quatre seuls mots qu'il pronon&ccedil;a dans tout ce temps.
+Montant et descendant les talus, franchissant les barri&egrave;res, pataugeant
+dans les foss&eacute;s, nous nous &eacute;lancions &agrave; travers tous les obstacles, sans
+savoir o&ugrave; nous allions. &Agrave; mesure que nous approchions, le bruit devenait
+de plus en plus distinct, et il nous semblait produit par plusieurs
+voix: quelquefois il s'arr&ecirc;tait tout &agrave; coup; alors les soldats aussi
+s'arr&ecirc;taient; puis, quand il reprenait, les soldats continuaient leur
+course avec une nouvelle ardeur et nous les suivions. Bient&ocirc;t, nous
+avions couru avec une telle rapidit&eacute;, que nous entend&icirc;mes une voix
+crier:</p>
+
+<p>&laquo;Assassin!&raquo;</p>
+
+<p>Et une autre voix:</p>
+
+<p>&laquo;For&ccedil;ats!... fuyards!... gardes!... soldats!... par ici!... Voici les
+for&ccedil;ats &eacute;vad&eacute;s!...&raquo;</p>
+
+<p>Puis toutes les voix se m&ecirc;l&egrave;rent comme dans une lutte, et les soldats se
+mirent &agrave; courir comme des cerfs. Joe fit comme eux. Le sergent courait
+en t&ecirc;te. Le bruit cessa tout &agrave; coup. Deux de ses hommes suivaient de
+pr&egrave;s le sergent, leurs fusils arm&eacute;s et pr&ecirc;ts &agrave; tirer.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; nos deux hommes! s'&eacute;cria le sergent luttant d&eacute;j&agrave; au fond d'un
+foss&eacute;. Rendez-vous, sauvages que vous &ecirc;tes, rendez-vous tous les deux!&raquo;</p>
+
+<p>L'eau &eacute;claboussait... la boue volait... on jurait... on se donnait des
+coups effroyables.... Quand d'autres hommes arriv&egrave;rent dans le foss&eacute; au
+secours du sergent, ils s'empar&egrave;rent de mes deux for&ccedil;ats l'un apr&egrave;s
+l'autre, et les tra&icirc;n&egrave;rent sur la route; tous deux blasph&eacute;mant, se
+d&eacute;battant et saignant. Je les reconnus du premier coup d'&oelig;il.</p>
+
+<p>&laquo;Vous savez, dit mon for&ccedil;at, en essuyant sa figure couverte de sang avec
+sa manche en loques, que c'est moi qui l'ai arr&ecirc;t&eacute;, et que c'est moi qui
+vous l'ai livr&eacute;; vous savez cela.</p>
+
+<p>&mdash;Cela n'a pas grande importance ici, dit le sergent, et cela vous fera
+peu de bien, mon bonhomme, car vous &ecirc;tes dans la m&ecirc;me situation. Vite,
+des menottes!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en attends pas de bien non plus, dit mon for&ccedil;at avec un rire
+singulier. C'est moi qui l'ai pris; il le sait, et cela me suffit.&raquo;</p>
+
+<p>L'autre for&ccedil;at &eacute;tait effrayant &agrave; voir: il avait la figure toute
+d&eacute;chir&eacute;e; il ne put ni remuer, ni parler, ni respirer, jusqu'&agrave; ce qu'on
+lui e&ucirc;t mis les menottes; et il s'appuya sur un soldat pour ne pas
+tomber.</p>
+
+<p>&laquo;Vous le voyez, soldats, il a voulu m'assassiner! furent ses premiers
+mots.</p>
+
+<p>&mdash;Voulu l'assassiner?... dit mon for&ccedil;at avec d&eacute;dain, allons donc! est-ce
+que je sais ce que c'est que vouloir et ne pas faire?... Je l'ai arr&ecirc;t&eacute;
+et livr&eacute; aux soldats, voil&agrave; ce que j'ai fait! Non seulement je l'ai
+emp&ecirc;ch&eacute; de quitter les marais, mais je l'ai amen&eacute; jusqu'ici, en le
+tirant par les pieds. C'est un gentleman, s'il vous pla&icirc;t, que ce
+coquin. C'est moi qui rends au bagne ce gentleman... l'assassiner!...
+Pourquoi?... quand je savais faire pire en le ramenant au bagne!&raquo;</p>
+
+<p>L'autre r&acirc;lait et s'effor&ccedil;ait de dire:</p>
+
+<p>&laquo;Il a voulu me tuer... me tuer... vous en &ecirc;tes t&eacute;moins.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez! dit mon for&ccedil;at au sergent, je me suis &eacute;chapp&eacute; des pontons;
+j'aurais bien pu aussi m'&eacute;chapper de vos pattes: voyez mes jambes, vous
+n'y trouverez pas beaucoup de fer. Je serais libre, si je n'avais appris
+qu'il &eacute;tait ici; mais le laisser profiter de mes moyens d'&eacute;vasion, non
+pas!... non pas!... Si j'&eacute;tais mort l&agrave;-dedans, et il indiquait du geste
+le foss&eacute; o&ugrave; nous l'avions trouv&eacute;, je ne l'aurais pas l&acirc;ch&eacute;, et vous
+pouvez &ecirc;tre certain que vous l'auriez trouv&eacute; dans mes griffes.&raquo;</p>
+
+<p>L'autre fugitif, qui &eacute;prouvait &eacute;videmment une horreur extr&ecirc;me &agrave; la vue
+de son compagnon, r&eacute;p&eacute;tait sans cesse:</p>
+
+<p>&laquo;Il a voulu me tuer, et je serais un homme mort si vous n'&eacute;tiez pas
+arriv&eacute;s....</p>
+
+<p>&mdash;Il ment! dit mon for&ccedil;at avec une &eacute;nergie f&eacute;roce; il est n&eacute; menteur, et
+il mourra menteur. Regardez-le... n'est-ce pas &eacute;crit sur son front?
+Qu'il me regarde en face, je l'en d&eacute;fie.&raquo;</p>
+
+<p>L'autre, s'effor&ccedil;ant de trouver un sourire d&eacute;daigneux, ne r&eacute;ussit
+cependant pas, malgr&eacute; ses efforts, &agrave; donner &agrave; sa bouche une expression
+tr&egrave;s nette; il regarda les soldats, puis les nuages et les marais, mais
+il ne regarda certainement pas son interlocuteur.</p>
+
+<p>&laquo;Le voyez-vous, ce coquin? continua mon for&ccedil;at. Voyez comme il me
+regarde avec ses yeux faux et l&acirc;ches. Voil&agrave; comment il me regardait
+quand nous avons &eacute;t&eacute; jug&eacute;s ensemble. Jamais il ne me regardait en face.&raquo;</p>
+
+<p>L'autre, apr&egrave;s bien des efforts, parvint &agrave; fixer ses yeux sur son ennemi
+en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Vous n'&ecirc;tes pas beau &agrave; voir.&raquo;</p>
+
+<p>Mon for&ccedil;at &eacute;tait tellement exasp&eacute;r&eacute; qu'il se serait pr&eacute;cipit&eacute; sur lui,
+si les soldats ne se fussent interpos&eacute;s.</p>
+
+<p>&laquo;Ne vous ai-je pas dit, fit l'autre for&ccedil;at, qu'il m'assassinerait s'il
+le pouvait?&raquo;</p>
+
+<p>On voyait qu'il tremblait de peur; et il sortait de ses l&egrave;vres une
+petite &eacute;cume blanche comme la neige.</p>
+
+<p>&laquo;Assez parl&eacute;, dit le sergent, allumez des torches.&raquo;</p>
+
+<p>Un des soldats, qui portait un panier au lieu de fusil, se baissa et se
+mit &agrave; genoux pour l'ouvrir. Alors mon for&ccedil;at, promenant ses regards pour
+la premi&egrave;re fois autour de lui, m'aper&ccedil;ut. J'avais quitt&eacute; le dos de Joe
+en arrivant au foss&eacute;, et je n'avais pas boug&eacute; depuis. Je le regardais,
+il me regardait; je me mis &agrave; remuer mes mains et &agrave; remuer ma t&ecirc;te;
+j'avais attendu qu'il me v&icirc;t pour l'assurer de mon innocence. Il ne me
+fut pas bien prouv&eacute; qu'il compr&icirc;t mon intention, car il me lan&ccedil;a un
+regard que je ne compris pas non plus; ce regard ne dura qu'un instant;
+mais je m'en souviens encore, comme si je l'eusse consid&eacute;r&eacute; une heure
+durant, et m&ecirc;me pendant toute une journ&eacute;e.</p>
+
+<p>Le soldat qui tenait le panier se f&ucirc;t bient&ocirc;t procur&eacute; de la lumi&egrave;re, et
+il alluma trois ou quatre torches, qu'il distribua aux autres.
+Jusqu'alors il avait fait presque noir; mais en ce moment l'obscurit&eacute;
+&eacute;tait compl&egrave;te. Avant de quitter l'endroit o&ugrave; nous &eacute;tions, quatre
+soldats d&eacute;charg&egrave;rent leurs armes en l'air. Bient&ocirc;t apr&egrave;s, nous v&icirc;mes
+d'autres torches briller dans l'obscurit&eacute; derri&egrave;re nous, puis d'autres
+dans les marais et d'autres encore sur le bord oppos&eacute; de la rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Tout va bien! dit le sergent. En route!</p>
+
+<p>Nous marchions depuis peu, quand trois coups de canons retentirent tout
+pr&egrave;s de nous, avec tant de force que je croyais avoir quelque chose de
+bris&eacute; dans l'oreille.</p>
+
+<p>&laquo;On vous attend &agrave; bord, dit le sergent &agrave; mon for&ccedil;at; on sait que nous
+vous amenons. Avancez, mon bonhomme, serrez les rangs.&raquo;</p>
+
+<p>Les deux hommes &eacute;taient s&eacute;par&eacute;s et entour&eacute;s par des gardes diff&eacute;rents.
+Je tenais maintenant Joe par la main, et Joe tenait une des torches. M.
+Wopsle aurait voulu retourner au logis, mais Joe &eacute;tait d&eacute;termin&eacute; &agrave; tout
+voir, et nous suiv&icirc;mes le groupe des soldats et des prisonniers. Nous
+marchions en ce moment sur un chemin pas trop mauvais qui longeait la
+rivi&egrave;re, en faisant &ccedil;&agrave; et l&agrave; un petit d&eacute;tour o&ugrave; se trouvait un petit
+foss&eacute; avec un moulin en miniature et une petite &eacute;cluse pleine de vase.
+En me retournant, je voyais les autres torches qui nous suivaient,
+celles que nous tenions jetaient de grandes lueurs de feu sur les
+chemins, et je les voyais toutes flamber, fumer et s'&eacute;teindre. Autour de
+nous, tout &eacute;tait sombre et noir; nos lumi&egrave;res r&eacute;chauffaient l'air qui
+nous enveloppait par leurs flammes &eacute;paisses. Les prisonniers n'en
+paraissaient pas f&acirc;ch&eacute;s, en s'avan&ccedil;ant au milieu des mousquets. Comme
+ils boitaient, nous ne pouvions aller tr&egrave;s vite, et ils &eacute;taient si
+faibles que nous f&ucirc;mes oblig&eacute;s de nous arr&ecirc;ter deux ou trois fois pour
+les laisser reposer.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s une heure de marche environ, nous arriv&acirc;mes &agrave; une hutte de bois et
+&agrave; un petit d&eacute;barcad&egrave;re. Il y avait un poste dans la hutte. On questionna
+le sergent. Alors nous entr&acirc;mes dans la hutte o&ugrave; r&eacute;gnait une forte odeur
+de tabac et de chaux d&eacute;tremp&eacute;e. Il y avait un bon feu, une lampe, un
+faisceau de mousquets, un tambour et un grand lit de camp en bois,
+capable de contenir une douzaine de soldats &agrave; la fois. Trois ou quatre
+soldats, &eacute;tendus tout habill&eacute;s sur ce lit, ne firent gu&egrave;re attention &agrave;
+nous; mais ils se content&egrave;rent de lever un moment leurs t&ecirc;tes
+appesanties par le sommeil, puis les laiss&egrave;rent retomber. Le sergent fit
+ensuite une esp&egrave;ce de rapport et &eacute;crivit quelque chose sur un livre.
+Alors, seulement, le for&ccedil;at que j'appelle l'autre, fut emmen&eacute; entre deux
+gardes pour passer &agrave; bord le premier.</p>
+
+<p>Mon for&ccedil;at ne me regarda jamais, except&eacute; cette fois. Tout le temps que
+nous rest&acirc;mes dans la hutte, il se tint devant le feu, en me regardant
+d'un air r&ecirc;veur; ou bien, mettant ses pieds sur le garde-feu, il se
+retournait et consid&eacute;rait tristement ses gardiens, comme pour les
+plaindre de leur r&eacute;cente aventure. Tout &agrave; coup, il fixa ses yeux sur le
+sergent, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai quelque chose &agrave; dire sur mon &eacute;vasion. Cela pourra emp&ecirc;cher
+d'autres personnes d'&ecirc;tre soup&ccedil;onn&eacute;es &agrave; cause de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Dites ce que vous voulez, r&eacute;pondit le sergent qui le regardait les
+bras crois&eacute;s; mais &ccedil;a ne servira &agrave; rien de le dire ici. L'occasion ne
+vous manquera pas d'en parler l&agrave;-bas avant de... vous savez bien ce que
+je veux dire....</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, mais c'est une question toute diff&eacute;rente et une tout autre
+affaire; un homme ne peut pas mourir de faim, ou du moins, moi, je ne le
+pouvais pas. J'ai pris quelques vivres l&agrave;-bas, dans le village, pr&egrave;s de
+l'&eacute;glise.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez dire que vous les avez vol&eacute;s, dit le sergent.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et je vais vous dire o&ugrave;. C'est chez le forgeron.</p>
+
+<p>&mdash;Hol&agrave;! dit le sergent en regardant Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Hol&agrave;! mon petit Pip, dit Joe en me regardant.</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;taient des restes, voil&agrave; ce que c'&eacute;tait, et une goutte de liqueur
+et un p&acirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-donc, forgeron, avez-vous remarqu&eacute; qu'il vous manqu&acirc;t quelque
+chose, comme un p&acirc;t&eacute;? demanda le sergent.</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme s'en est aper&ccedil;ue au moment m&ecirc;me o&ugrave; vous &ecirc;tes entr&eacute;, n'est-ce
+pas, mon petit Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi donc, dit mon for&ccedil;at en tournant sur Joe des yeux timides sans
+les arr&ecirc;ter sur moi, ainsi donc, c'est vous qui &ecirc;tes le forgeron? Alors
+je suis f&acirc;ch&eacute; de vous dire que j'ai mang&eacute; votre p&acirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu sait si vous avez bien fait, en tant que cela me concerne,
+r&eacute;pondit Joe en pensant &agrave; Mrs Joe. Nous ne savons pas ce que vous avez
+fait, mais nous ne voudrions pas vous voir mourir de faim pour cela,
+pauvre infortun&eacute;!... N'est-ce pas, mon petit Pip?&raquo;</p>
+
+<p>Le bruit que j'avais d&eacute;j&agrave; entendu dans la gorge de mon for&ccedil;at se fit
+entendre de nouveau, et il se d&eacute;tourna. Le bateau revint le prendre et
+la garde qui &eacute;tait pr&ecirc;te; nous le suiv&icirc;mes jusqu'&agrave; l'embarcad&egrave;re, form&eacute;
+de pierres grossi&egrave;res, et nous le v&icirc;mes entrer dans la barque qui
+s'&eacute;loigna aussit&ocirc;t, mise en mouvement par un &eacute;quipage de for&ccedil;ats comme
+lui. Aucun d'eux ne paraissait ni surpris, ni int&eacute;ress&eacute;, ni f&acirc;ch&eacute;, ni
+bien aise de le revoir; personne ne parla, si ce n'est quelqu'un, qui
+dans le bateau cria comme &agrave; des chiens:</p>
+
+<p>&laquo;Nagez, vous autres, et vivement!&raquo;</p>
+
+<p>Ce qui &eacute;tait le signal pour faire jouer les rames. &Agrave; la lumi&egrave;re des
+torches, nous p&ucirc;mes distinguer le noir ponton, &agrave; tr&egrave;s peu de distance de
+la vase du rivage, comme une affreuse arche de No&eacute;. Ainsi ancr&eacute; et
+retenu par de massives cha&icirc;nes rouill&eacute;es, le ponton semblait, &agrave; ma jeune
+imagination, &ecirc;tre encha&icirc;n&eacute; comme les prisonniers. Nous v&icirc;mes le bateau
+arriver au ponton, le tourner, puis dispara&icirc;tre. Alors on jeta le bout
+des torches dans l'eau. Elles s'&eacute;teignirent, et il me sembla que tout
+&eacute;tait fini pour mon pauvre for&ccedil;at.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI"></a><a href="#table">CHAPITRE VI.</a></h2>
+
+
+<p>L'&eacute;tat de mon esprit, &agrave; l'&eacute;gard du larcin dont j'avais &eacute;t&eacute; d&eacute;charg&eacute;
+d'une mani&egrave;re si impr&eacute;vue, ne me poussait pas &agrave; un aveu complet, mais
+j'esp&eacute;rais qu'il sortirait de l&agrave; quelque chose de bon pour moi.</p>
+
+<p>Je ne me souviens pas d'avoir ressenti le moindre remords de conscience
+en ce qui concernait Mrs Joe, quand la crainte d'&ecirc;tre d&eacute;couvert m'eut
+abandonn&eacute;. Mais j'aimais Joe, sans autre raison, peut-&ecirc;tre, dans les
+premiers temps, que parce que ce cher homme se laissait aimer de moi;
+et, quant &agrave; lui, ma conscience ne se tranquillisa pas si facilement. Je
+sentais fort bien, (surtout quand je le vis occup&eacute; &agrave; chercher sa lime)
+que j'aurais d&ucirc; lui dire toute la v&eacute;rit&eacute;. Cependant, je n'en fis rien,
+par la raison absurde que, si je le faisais, il me croirait plus
+coupable que je ne l'&eacute;tais r&eacute;ellement. La crainte de perdre la confiance
+de Joe, et d&egrave;s lors de m'asseoir dans le coin de la chemin&eacute;e, le soir,
+sans oser lever les yeux sur mon compagnon, sur mon ami perdu pour
+toujours, tint ma langue clou&eacute;e &agrave; mon palais. Je me figurais que si Joe
+savait tout, je ne le verrais plus le soir, au coin du feu, caressant
+ses beaux favoris, sans penser qu'il m&eacute;ditait sur ma faute. Je
+m'imaginais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus me regarder,
+comme il le faisait bien souvent, et comme il l'avait encore fait hier
+et aujourd'hui, quand on avait apport&eacute; la viande et le pudding sur la
+table, sans se demander si je n'avais pas &eacute;t&eacute; visiter l'office. Je me
+persuadais que si Joe savait tout, il ne pourrait plus, dans nos futures
+r&eacute;unions domestiques, remarquer que sa bi&egrave;re &eacute;tait plate ou &eacute;paisse,
+sans que je fusse convaincu qu'il s'imaginait qu'il y avait de l'eau de
+goudron, et que le rouge m'en monterait &agrave; la face. En un mot, j'&eacute;tais
+trop l&acirc;che pour faire ce que je savais &ecirc;tre bien, comme j'avais &eacute;t&eacute; trop
+l&acirc;che pour &eacute;viter ce que je savais &ecirc;tre mal. Je n'avais encore rien
+appris du monde, je ne suivais donc l'exemple de personne. Tout &agrave; fait
+ignorant, je suivis le plan de conduite que je me tra&ccedil;ais moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Comme j'avais envie de dormir un peu apr&egrave;s avoir quitt&eacute; le ponton, Joe
+me prit encore une fois sur ses &eacute;paules pour me ramener &agrave; la maison. Il
+dut &ecirc;tre bien fatigu&eacute;, car M. Wopsle n'en pouvait plus et &eacute;tait dans un
+tel &eacute;tat de surexcitation que si l'&Eacute;glise e&ucirc;t &eacute;t&eacute; accessible &agrave; tout le
+monde, il e&ucirc;t probablement excommuni&eacute; l'exp&eacute;dition tout enti&egrave;re, en
+commen&ccedil;ant par Joe et par moi. Avec son peu de jugement, il &eacute;tait rest&eacute;
+assis sur la terre humide, pendant un temps tr&egrave;s d&eacute;raisonnable, si bien
+qu'apr&egrave;s avoir &ocirc;t&eacute; sa redingote, pour la suspendre au feu de la cuisine,
+l'&eacute;tat &eacute;vident de son pantalon aurait r&eacute;clam&eacute; les m&ecirc;mes soins, si ce
+n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; commettre un crime de l&egrave;se-convenances.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, on m'avait remis sur mes pieds et je chancelais sur le
+plancher de la cuisine comme un petit ivrogne; j'&eacute;tais &eacute;tourdi, sans
+doute parce que j'avais dormi, et sans doute aussi &agrave; cause des lumi&egrave;res
+et du bruit que faisaient tous ces personnages qui parlaient tous en
+m&ecirc;me temps. En revenant &agrave; moi, gr&acirc;ce &agrave; un grand coup de poing qui me fut
+administr&eacute; par ma s&oelig;ur entre les deux &eacute;paules, et gr&acirc;ce aussi &agrave;
+l'exclamation stimulante: &laquo;Allons donc!... A-t-on jamais vu un pareil
+gamin!&raquo; j'entendis Joe leur raconter les aveux du for&ccedil;at, et tous les
+invit&eacute;s s'&eacute;vertuer &agrave; chercher par quel moyen il avait pu p&eacute;n&eacute;trer
+jusqu'au garde-manger. M. Pumblechook d&eacute;couvrit, apr&egrave;s une myst&eacute;rieux
+examen des lieux, qu'il avait d&ucirc; gagner d'abord le toit de la forge,
+puis le toit de la maison, et que de l&agrave; il s'&eacute;tait laiss&eacute; glisser, &agrave;
+l'aide d'une corde, par la chemin&eacute;e de la cuisine; et comme M.
+Pumblechook &eacute;tait un homme influent et positif, et qu'il conduisait
+lui-m&ecirc;me sa voiture, au vu et au su de tout le monde, on admit que les
+choses avaient d&ucirc; se passer ainsi qu'il le disait. M. Wopsle eut beau
+crier: &laquo;Mais non! Mais non!&raquo; avec la faible voix d'un homme fatigu&eacute;,
+comme il n'apportait aucune th&eacute;orie &agrave; l'appui de sa n&eacute;gation et qu'il
+n'avait pas d'habit sur le dos, on n'y fit aucune attention, sans
+compter qu'il se d&eacute;gageait une vapeur &eacute;paisse du fond de son pantalon,
+qu'il tenait tourn&eacute; vers le feu de la cuisine pour en faire &eacute;vaporer
+l'humidit&eacute;. On comprendra que tout cela n'&eacute;tait pas fait pour inspirer
+une grande confiance.</p>
+
+<p>C'est tout ce que j'entendis ce soir l&agrave;, jusqu'au moment o&ugrave; ma s&oelig;ur
+m'empoigna comme un coupable, en me reprochant d'avoir dormi sous les
+yeux de toute la soci&eacute;t&eacute;, et me mena coucher en me tirant par la main
+avec une violence telle, qu'en marchant je faisais autant de bruit que
+si j'eusse tra&icirc;n&eacute; cinquante paires de bottes sur les escaliers. Mon
+esprit, tendu et agit&eacute; d&egrave;s le matin, ainsi que je l'ai d&eacute;j&agrave; dit, resta
+dans cet &eacute;tat longtemps encore, apr&egrave;s qu'on e&ucirc;t laiss&eacute; tomber dans
+l'oubli ce terrible sujet, dont on ne parla plus que dans des occasions
+tout &agrave; fait exceptionnelles.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII"></a><a href="#table">CHAPITRE VII.</a></h2>
+
+
+<p>&Agrave; cette &eacute;poque, quand je lisais dans le cimeti&egrave;re les inscriptions des
+tombeaux, j'&eacute;tais juste assez savant pour les &eacute;peler, et encore le sens
+que je formais de leur construction, n'&eacute;tait-il pas toujours tr&egrave;s
+correct. Par exemple, je comprenais que: &laquo;<i>&Eacute;pouse du ci-dessus</i>&raquo; &eacute;tait
+un compliment adress&eacute; &agrave; mon p&egrave;re dans un monde meilleur; et si, sur la
+tombe d'un de mes parents d&eacute;funts, j'avais lu n'importe quel titre de
+parent&eacute; suivi de ces mots: &laquo;<i>du ci-dessus&raquo;</i>, je n'aurais pas manqu&eacute; de
+prendre l'opinion la plus triste de ce membre de la famille. Mes notions
+th&eacute;ologiques, que je n'avais puis&eacute;es que dans le cat&eacute;chisme, n'&eacute;taient
+pas non plus parfaitement exactes, car je me souviens que lorsqu'on
+m'invitait &agrave; suivre &laquo;le droit chemin&raquo; durant toute ma vie, je supposais
+que cela voulait dire qu'il me fallait toujours suivre le m&ecirc;me chemin
+pour rentrer ou sortir de chez nous, sans jamais me d&eacute;tourner, en
+passant par la maison du charron ou bien encore par le moulin.</p>
+
+<p>Je devais &ecirc;tre, d&egrave;s que je serais en &acirc;ge, l'apprenti de Joe; jusque l&agrave;,
+je n'avais pas &agrave; pr&eacute;tendre &agrave; aucune autre dignit&eacute;, qu'&agrave; ce que Mrs Joe
+appelait &ecirc;tre dorlot&eacute;, et que je traduisais, moi, par &ecirc;tre trop bourr&eacute;.
+Non seulement je servais d'aide &agrave; la forge, mais si quelque voisin
+avait, par hasard, besoin d'un mannequin pour effrayer les oiseaux, ou
+de quelqu'un pour ramasser les pierres, ou faire n'importe quelle autre
+besogne du m&ecirc;me genre, j'&eacute;tais honor&eacute; de cet emploi. Cependant, afin de
+m&eacute;nager la dignit&eacute; de notre position &eacute;lev&eacute;e de ne pas la compromettre,
+on avait plac&eacute; sur le manteau de la chemin&eacute;e de la cuisine une tirelire
+dans laquelle, on le disait &agrave; tout le monde, tout ce que je gagnais
+&eacute;tait vers&eacute;. Mais j'ai une vague id&eacute;e que mes &eacute;pargnes ont d&ucirc; contribuer
+un jour &agrave; la liquidation de la Dette Nationale. Tout ce que je sais,
+c'est que je n'ai jamais, pour ma part, esp&eacute;r&eacute; participer &agrave; ce tr&eacute;sor.</p>
+
+<p>La grande tante de M. Wopsle tenait une &eacute;cole du soir dans le village,
+c'est-&agrave;-dire que c'&eacute;tait une vieille femme ridicule, d'un m&eacute;rite fort
+restreint, et qui avait des infirmit&eacute;s sans nombre; elle avait
+l'habitude de dormir de six &agrave; sept heures du soir, en pr&eacute;sence d'enfants
+qui payaient chacun deux pence par semaine pour la voir se livrer &agrave; ce
+repos salutaire. Elle louait un petit cottage, dont M. Wopsle occupait
+l'&eacute;tage sup&eacute;rieur, o&ugrave; nous autres &eacute;coliers l'entendions habituellement
+lire &agrave; haute voix, et quelquefois frapper de grands coups de pied sur le
+plancher. On croyait g&eacute;n&eacute;ralement que M. Wopsle inspectait l'&eacute;cole une
+fois par semaine, mais ce n'&eacute;tait qu'une pure fiction.; tout ce qu'il
+faisait, dans ces occasions, c'&eacute;tait de relever les parements de son
+habit, de passer la main dans ses cheveux, et de nous d&eacute;biter le
+discours de Marc Antoine sur le corps de C&eacute;sar; puis venait
+invariablement l'ode de Collins sur les Passions, apr&egrave;s laquelle je ne
+pouvais m'emp&ecirc;cher de comparer M. Wopsle &agrave; la Vengeance rejetant son
+&eacute;p&eacute;e teinte de sang et vocif&eacute;rant pour ramasser la trompette qui doit
+annoncer la Guerre. Je n'&eacute;tais pas alors ce que je devins plus tard:
+quand j'atteignis l'&acirc;ge des passions et que je les comparai &agrave; Collins et
+&agrave; Wopsle, ce fut au grand d&eacute;savantage de ces deux gentlemen.</p>
+
+<p>La grand'tante de M. Wopsle, ind&eacute;pendamment de cette maison d'&eacute;ducation,
+tenait dans la m&ecirc;me chambre une petite boutique de toutes sortes de
+petites choses. Elle n'avait elle-m&ecirc;me aucune id&eacute;e de ce qu'elle avait
+en magasin, ni de la valeur de ces objets; mais il y avait dans un
+tiroir un m&eacute;morandum graisseux, qui servait de catalogue et indiquait
+les prix. &Agrave; l'aide de cet oracle infaillible, Biddy pr&eacute;sidait &agrave; toutes
+les transactions commerciales. Biddy &eacute;tait la petite-fille de la
+grand'tante de M. Wopsle. J'avoue que je n'ai jamais pu trouver &agrave; quel
+degr&eacute; elle &eacute;tait parente de ce dernier. Biddy &eacute;tait orpheline comme moi;
+comme moi aussi elle avait &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e &agrave; la main. Elle se faisait surtout
+remarquer par ses extr&eacute;mit&eacute;s, car ses cheveux n'&eacute;taient jamais peign&eacute;s,
+ses mains toujours sales, et ses souliers n'&eacute;tant jamais entr&eacute;s qu'&agrave;
+moiti&eacute;, laissaient sortir ses talons. Je ferai remarquer que cette
+description ne doit s'appliquer qu'aux jours de la semaine; les
+Dimanches elle se nettoyait &agrave; fond pour se rendre &agrave; l'&eacute;glise.</p>
+
+<p>Gr&acirc;ce &agrave; mon application, et bien plus avec l'aide de Biddy qu'avec celle
+de la grand'tante de M. Wopsle, je m'escrimais avec l'alphabet comme
+avec un buisson de ronces, et j'&eacute;tais tr&egrave;s fatigu&eacute; et tr&egrave;s &eacute;gratign&eacute; par
+chaque lettre. Ensuite, je tombai parmi ces neuf gredins de chiffres,
+qui semblaient chaque soir prendre un nouveau d&eacute;guisement pour &eacute;viter
+d'&ecirc;tre reconnus. Mais &agrave; la fin, je commen&ccedil;ai &agrave; lire, &eacute;crire et calculer,
+le tout &agrave; l'aveuglette et en t&acirc;tonnant, et sur une tr&egrave;s petite &eacute;chelle.</p>
+
+<p>Un soir, j'&eacute;tais assis dans le coin de la chemin&eacute;e, mon ardoise sur les
+genoux, m'&eacute;vertuant &agrave; &eacute;crire une lettre &agrave; Joe. Je pense que cela devait
+&ecirc;tre une ann&eacute;e au moins apr&egrave;s notre exp&eacute;dition dans les marais, car
+c'&eacute;tait en hiver et il gelait tr&egrave;s fort. J'avais devant moi, par terre,
+un alphabet auquel je me reportais &agrave; tout moment; je r&eacute;ussis donc, apr&egrave;s
+une ou deux heures de travail, &agrave; tracer cette &eacute;p&icirc;tre:</p>
+
+<p>&laquo;Mont chaiR JO j'ai ce Pair queux tU es bien PortaNt, j'aI ce Pair Osi
+qUe je ser&eacute; bien TO capabe dE Td JO, Alor NouseronT Contan et croy moa
+ToN amI PiP.&raquo;</p>
+
+<p>Je dois dire qu'il n'&eacute;tait pas indispensable que je communiquasse avec
+Joe par lettres, d'autant plus qu'il &eacute;tait assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, et que
+nous &eacute;tions seuls; mais je lui remis de ma propre main cette missive,
+&eacute;crite sur l'ardoise avec le crayon, et il la re&ccedil;ut comme un miracle
+d'&eacute;rudition.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! mon petit Pip! s'&eacute;cria Joe en ouvrant ses grands yeux bleus; je
+dis, mon petit Pip, que tu es un fier savant, toi!</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien &ecirc;tre savant,&raquo; lui r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Et en jetant un coup d'&oelig;il sur l'ardoise, il me sembla que l'&eacute;criture
+suivait une l&eacute;g&egrave;re inclination de bas en haut.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! ah! voil&agrave; un J, dit Joe, et un O, ma parole d'honneur! Oui, un J et
+un O, mon petit Pip, &ccedil;a fait Joe.&raquo;</p>
+
+<p>Jamais je n'avais entendu Joe lire &agrave; haute voix aussi longtemps, et
+j'avais remarqu&eacute; &agrave; l'&eacute;glise, le dernier Dimanche, alors que je tenais
+notre livre de pri&egrave;res &agrave; l'envers, qu'il le trouvait tout aussi bien &agrave;
+sa convenance que si je l'eusse tenu dans le bon sens. Voulant donc
+saisir la pr&eacute;sente occasion de m'assurer si, en enseignant Joe, j'aurais
+affaire &agrave; un commen&ccedil;ant, je lui dis:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! mais, lis le reste, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Le reste.... Hein!... mon petit Pip?... dit Joe en promenant lentement
+son regard sur l'ardoise, une... deux... trois.... Eh bien, il y a trois
+J et trois O, &ccedil;a fait trois Joe, Pip!&raquo;</p>
+
+<p>Je me penchai sur Joe, et en suivant avec mon doigt, je lui lus la
+lettre tout enti&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;C'est &eacute;tonnant, dit Joe quand j'eus fini, tu es un fameux &eacute;colier.</p>
+
+<p>&mdash;Comment &eacute;pelles-tu Gargery, Joe? lui demandai-je avec un petit air
+d'indulgence.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'&eacute;pelle pas du tout, dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Mais en supposant que tu l'&eacute;pelles?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas le supposer, mon petit Pip, dit Joe, quoique j'aime
+&eacute;norm&eacute;ment la lecture.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;norm&eacute;ment. Mon petit Pip, dit Joe, donne-moi un bon livre ou un bon
+journal, et mets-moi pr&egrave;s d'un bon feu, et je ne demande pas mieux.
+Seigneur! ajouta-t-il apr&egrave;s s'&ecirc;tre frott&eacute; les genoux durant un moment,
+quand on arrive &agrave; un J et &agrave; un O, on se dit comme cela, j'y suis enfin,
+un J et un O, &ccedil;a fait Joe; c'est une fameuse lecture tout de m&ecirc;me!&raquo;</p>
+
+<p>Je conclus de l&agrave;, qu'ainsi que la vapeur, l'&eacute;ducation de Joe &eacute;tait
+encore en enfance. Je continuai &agrave; l'interroger:</p>
+
+<p>&laquo;Es-tu jamais all&eacute; &agrave; l'&eacute;cole, quand tu &eacute;tais petit comme moi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon petit Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, mon petit Pip, dit Joe en prenant le poker, et se livrant &agrave;
+son occupation habituelle quand il &eacute;tait r&ecirc;veur, c'est-&agrave;-dire en se
+mettant &agrave; tisonner le feu; je vais te dire. Mon p&egrave;re, mon petit Pip,
+s'adonnait &agrave; la boisson, et quand il avait bu, il frappait &agrave; coups de
+marteau sur ma m&egrave;re, sans mis&eacute;ricorde, c'&eacute;tait presque la seule personne
+qu'il e&ucirc;t &agrave; frapper, except&eacute; moi, et il me frappait avec toute la
+vigueur qu'il aurait d&ucirc; mettre &agrave; frapper son enclume. Tu m'&eacute;coutes,
+et... tu me comprends, mon petit Pip, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;En cons&eacute;quence, ma m&egrave;re et moi, nous quitt&acirc;mes mon p&egrave;re &agrave; plusieurs
+reprises; alors ma m&egrave;re, en s'en allant &agrave; son ouvrage, me disait: &laquo;Joe,
+s'il pla&icirc;t &agrave; Dieu, tu auras une bonne &eacute;ducation.&raquo; Et elle me mettait &agrave;
+l'&eacute;cole. Mais mon p&egrave;re avait cela de bon dans sa duret&eacute;, qu'il ne
+pouvait se passer longtemps de nous: donc, il s'en venait avec un tas de
+monde faire un tel tapage &agrave; la porte des maisons o&ugrave; nous &eacute;tions, que les
+habitants n'avaient qu'une chose &agrave; faire, c'&eacute;tait de nous livrer &agrave; lui.
+Alors, il nous emmenait chez nous, et l&agrave; il nous frappait de plus belle;
+comme tu le penses bien, mon petit Pip, dit Joe en laissant le feu et le
+poker en repos pour r&eacute;fl&eacute;chir; tout cela n'avan&ccedil;ait pas mon &eacute;ducation.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement non, mon pauvre Joe!</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, prends garde, mon petit Pip, continua Joe, en reprenant le
+poker, et en donnant deux ou trois coups fort judicieux dans le foyer,
+il faut rendre justice &agrave; chacun: mon p&egrave;re avait cela de bon, vois-tu?&raquo;</p>
+
+<p>Je ne voyais rien de bon dans tout cela; mais je ne le lui dis pas.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, continua Joe, il fallait que quelqu'un f&icirc;t bouillir la marmite;
+sans cela, la marmite n'aurait pas bouilli du tout, sais-tu?...&raquo;</p>
+
+<p>Je le savais et je te le dis.</p>
+
+<p>&laquo;En cons&eacute;quence, mon p&egrave;re ne m'emp&ecirc;chait pas d'aller travailler; c'est
+ainsi que je me mis &agrave; apprendre mon m&eacute;tier actuel, qui &eacute;tait aussi le
+sien, et je travaillais dur, je t'en r&eacute;ponds, mon petit Pip. Je vins &agrave;
+bout de le soutenir jusqu'&agrave; sa mort et de le faire enterrer
+convenablement, et j'avais l'intention de faire &eacute;crire sur sa tombe:
+&laquo;<i>Souviens-toi, lecteur, que, malgr&eacute; ses torts, il avait eu du bon dans
+sa duret&eacute;.</i>&raquo;</p>
+
+<p>Joe r&eacute;cita cette &eacute;pitaphe avec un certain orgueil, qui me fit lui
+demander si par hasard il ne l'aurait pas compos&eacute;e lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&laquo;Je l'ai compos&eacute;e moi-m&ecirc;me, dit Joe, et d'un seul jet, comme qui dirait
+forger un fer &agrave; cheval d'un seul coup de marteau. Je n'ai jamais &eacute;t&eacute;
+aussi surpris de ma vie; je ne pouvais en croire mes propres yeux; &agrave; te
+dire vrai, je ne pouvais croire que c'&eacute;tait mon ouvrage. Comme je te le
+disais, mon petit Pip, j'avais eu l'intention de faire graver cela sur
+sa tombe; mais la po&eacute;sie ne se donne pas: qu'on la grave en creux ou en
+relief, en ronde ou en gothique, &ccedil;a co&ucirc;te de l'argent, et je n'en fis
+rien. Sans parler des croquemorts, tout l'argent que je pus &eacute;pargner fut
+pour ma m&egrave;re. Elle &eacute;tait d'une pauvre sant&eacute; et bien cass&eacute;e, la pauvre
+femme! Elle ne tarda pas &agrave; suivre mon p&egrave;re et &agrave; go&ucirc;ter &agrave; son tour la
+paix &eacute;ternelle.&raquo;</p>
+
+<p>Les gros yeux bleus de Joe se mouill&egrave;rent de larmes; il en frotta
+d'abord un, puis l'autre, avec le pommeau du poker, objet peu convenable
+pour cet usage, il faut l'avouer.</p>
+
+<p>&laquo;J'&eacute;tais bien isol&eacute;, alors, dit Joe, car je vivais seul ici. Je fis
+connaissance de ta s&oelig;ur, tu sais, mon petit Pip...&raquo;</p>
+
+<p>Et il me regardait comme s'il n'ignorait pas que mon opinion diff&eacute;r&acirc;t de
+la sienne; &laquo;... et ta s&oelig;ur est un beau corps de femme.&raquo;</p>
+
+<p>Je regardai le feu pour ne pas laisser voir &agrave; Joe le doute qui se
+peignait sur ma physionomie.</p>
+
+<p>&laquo;Quelles que soient les opinions de la famille ou du monde &agrave; cet &eacute;gard,
+mon petit Pip, ta s&oelig;ur est, comme je te le dis... un... beau...
+corps... de... femme...,&raquo; dit Joe en frappant avec le poker le charbon
+de terre &agrave; chaque mot qu'il disait.</p>
+
+<p>Je ne trouvai rien de mieux &agrave; dire que ceci:</p>
+
+<p>&laquo;Je suis bien aise de te voir penser ainsi, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, reprit-il en me pin&ccedil;ant amicalement, je suis bien aise
+de le penser, mon petit Pip.... Un peu rousse et un peu osseuse, par-ci
+par l&agrave;; mais qu'est-ce que cela me fait, &agrave; moi?&raquo;</p>
+
+<p>J'observai, avec beaucoup de justesse, que si cela ne lui faisait rien &agrave;
+lui, &agrave; plus forte raison, cela ne devait rien faire aux autres.</p>
+
+<p>&laquo;Certainement! fit Joe. Tu as raison, mon petit Pip! Quand je fis la
+connaissance de ta s&oelig;ur, elle me dit comment elle t'&eacute;levait &laquo;&agrave; la
+main!&raquo; ce qui &eacute;tait tr&egrave;s bon de sa part, comme disaient les autres, et
+moi-m&ecirc;me je finis par dire comme eux. Quant &agrave; toi, ajouta Joe qui avait
+l'air de consid&eacute;rer quelque chose de tr&egrave;s laid, si tu avais pu voir
+combien tu &eacute;tais maigre et ch&eacute;tif, mon pauvre gar&ccedil;on, tu aurais conserv&eacute;
+la plus triste opinion de toi-m&ecirc;me!</p>
+
+<p>&mdash;Ce que tu dis l&agrave; n'est pas tr&egrave;s consolant, mais &ccedil;a ne fait rien, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Mais &ccedil;a me faisait quelque chose &agrave; moi, reprit-il avec tendresse et
+simplicit&eacute;. Aussi, quand j'offris &agrave; ta s&oelig;ur de devenir ma compagne;
+quand &agrave; l'&eacute;glise et d'autres fois, je la priais de m'accompagner &agrave; la
+forge, je lui dis: &laquo;Amenez le pauvre petit avec vous.... Que Dieu b&eacute;nisse
+le pauvre cher petit, il y a place pour lui &agrave; la forge!&raquo;</p>
+
+<p>J'&eacute;clatai en sanglots et saisis Joe par le cou, en lui demandant pardon.
+Il laissa tomber le poker pour m'embrasser, et me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Nous serons toujours les meilleurs amis du monde, mon petit Pip,
+n'est-ce pas?... Ne pleure pas, mon petit Pip...&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s cette petite interruption, Joe reprit:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! tu vois, mon petit Pip, o&ugrave; nous en sommes; maintenant, en te
+tenant dans mes bras et sur mon c&oelig;ur, je dois te pr&eacute;venir que je suis
+affreusement triste, oui, tout ce qu'il y a de plus triste; mais il ne
+faut pas que Mrs Joe s'en doute. Il faut que cela reste un secret, si je
+puis m'exprimer ainsi. Et pourquoi un secret? Le pourquoi, je vais te le
+dire, mon petit Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Il avait repris le poker, sans lequel il semblait ne pouvoir mener &agrave;
+bonne fin sa d&eacute;monstration.</p>
+
+<p>&laquo;Ta s&oelig;ur s'est adonn&eacute;e au gouvernement.</p>
+
+<p>Adonn&eacute;e au gouvernement, Joe? repris-je &eacute;tonn&eacute;; car il m'&eacute;tait venu la
+dr&ocirc;le d'id&eacute;e (je craignais et j'allais m&ecirc;me jusqu'&agrave; esp&eacute;rer) que Joe
+s'&eacute;tait s&eacute;par&eacute; de sa femme en faveur des Lords de l'Amiraut&eacute; ou des
+Lords de la Tr&eacute;sorerie.</p>
+
+<p>&mdash;Adonn&eacute;e au gouvernement, r&eacute;p&eacute;ta Joe; je veux dire par l&agrave; qu'elle nous
+gouverne, toi et moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!</p>
+
+<p>&mdash;Et elle ne tient pas &agrave; avoir chez elle des gens instruits, continua
+Joe, et moi moins qu'un autre, dans la crainte que je ne secoue le joug
+comme un rebelle, vois-tu.&raquo;</p>
+
+<p>J'allais demander pourquoi il ne le faisait pas, quand Joe m'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&laquo;Attends un peu, je sais ce que tu veux dire, mon petit Pip, attends un
+peu! Je ne nie pas que Mrs Joe ne nous traite quelquefois comme des
+n&egrave;gres, et qu'&agrave; certaines &eacute;poques elle ne nous tombe dessus avec une
+violence que nous ne m&eacute;ritons pas: &agrave; ces &eacute;poques, quand ta s&oelig;ur a la
+t&ecirc;te mont&eacute;e, mon petit Pip, je dois avouer que je la trouve un peu
+brusque.&raquo;</p>
+
+<p>Joe n'avait dit ces paroles qu'apr&egrave;s avoir regard&eacute; du c&ocirc;t&eacute; de la porte,
+et en baissant la voix.</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi je ne me r&eacute;volte pas?... Voil&agrave; ce que tu allais me demander,
+quand je t'ai interrompu, Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit Joe en passant son poker dans sa main gauche, afin de
+pouvoir caresser ses favoris de sa main droite, ta s&oelig;ur est un esprit
+fort, un esprit fort, un esprit fort, tu m'entends bien?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que cela?&raquo; demandai-je, dans l'espoir de
+l'emp&ecirc;cher d'aller plus loin.</p>
+
+<p>Mais Joe &eacute;tait mieux pr&eacute;par&eacute; pour sa d&eacute;finition que je ne m'y &eacute;tais
+attendu; il m'arr&ecirc;ta par une argumentation &eacute;vasive, et me r&eacute;pondit en me
+regardant en face:</p>
+
+<p>&laquo;Elle!... mais moi, je ne suis pas un esprit fort, reprit Joe en cessant
+de me regarder en face, et ce que je vais te dire est parfaitement
+s&eacute;rieux, mon petit Pip. Je vois toujours ma pauvre m&egrave;re, mourant &agrave; petit
+feu et ne pouvant go&ucirc;ter un seul jour de tranquillit&eacute; pendant sa vie; de
+sorte que je crains toujours d'&ecirc;tre dans la mauvaise voie et de ne pas
+faire tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse, et je pr&eacute;f&egrave;re
+de beaucoup &ecirc;tre un peu malmen&eacute; moi-m&ecirc;me; je voudrais qu'il n'exist&acirc;t
+pas de Tickler pour toi, mon petit Pip; je voudrais faire tout tomber
+sur moi, mais tu vois que je n'y puis absolument rien.&raquo;</p>
+
+<p>Malgr&eacute; mon jeune &acirc;ge, je crois que de ce moment j'eus une nouvelle
+admiration pour Joe. D&egrave;s lors nous f&ucirc;mes &eacute;gaux comme nous l'avions &eacute;t&eacute;
+auparavant; mais, &agrave; partir de ce jour, je crois que je consid&eacute;rai Joe
+avec un nouveau sentiment, et que ce sentiment partait du fond de mon
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&laquo;Quoi qu'il en soit, dit Joe, en se levant pour alimenter le feu, huit
+heures vont sonner au coucou hollandais, et elle n'est pas encore
+rentr&eacute;e.... J'esp&egrave;re bien que la jument de l'oncle Pumblechook ne l'a pas
+jet&eacute;e &agrave; terre.&raquo;</p>
+
+<p>Mrs Joe allait de temps &agrave; autre faire quelques petites tourn&eacute;es avec
+l'oncle Pumblechook. C'&eacute;tait surtout les jours de march&eacute;. Elle l'aidait
+en ces circonstances &agrave; acheter les objets de consommation ou de m&eacute;nage,
+dont l'acquisition r&eacute;clame les conseils d'une femme, car l'oncle
+Pumblechook &eacute;tait c&eacute;libataire et n'avait aucune confiance dans sa
+domestique. Ce jour-l&agrave; &eacute;tant jour de march&eacute;, cela expliquait donc
+l'absence de Mrs Joe.</p>
+
+<p>Joe arrangeait le feu, balayait devant la chemin&eacute;e, puis nous allions &agrave;
+la porte pour &eacute;couter si l'on n'entendait pas venir la voiture de
+l'oncle Pumblechook. La nuit &eacute;tait froide et s&egrave;che, le vent p&eacute;n&eacute;trant,
+il gelait ferme, un homme serait mort en passant cette nuit-l&agrave; dans les
+marais. Je levais les yeux vers les &eacute;toiles, et je me figurais combien
+il devait &ecirc;tre terrible pour un homme de les regarder en se sentant
+mourir de froid, sans trouver de secours ou de piti&eacute; dans cette
+multitude &eacute;tincelante.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; la jument! dit Joe; elle sonne comme un carillon!&raquo;</p>
+
+<p>Effectivement, le bruit des fers de la jument se faisait entendre sur
+la route durcie par la gel&eacute;e; l'animal trottait m&ecirc;me plus gaiement qu'&agrave;
+son ordinaire. Nous pla&ccedil;&acirc;mes dehors une chaise pour aider &agrave; descendre
+Mrs Joe, apr&egrave;s avoir aviv&eacute; le foyer de fa&ccedil;on &agrave; ce qu'elle p&ucirc;t apercevoir
+la lumi&egrave;re par la fen&ecirc;tre, et s'assurer que rien n'&eacute;tait en d&eacute;sordre
+dans la cuisine. Quand nous e&ucirc;mes termin&eacute; tous ces pr&eacute;paratifs, les
+voyageurs &eacute;taient arriv&eacute;s &agrave; la porte, envelopp&eacute;s jusqu'aux yeux. Mrs Joe
+descendit sans trop de peine et l'oncle Pumblechook aussi. Ce dernier
+vint nous rejoindre &agrave; la cuisine, apr&egrave;s avoir &eacute;tendu une couverture sur
+le dos de son cheval. Ils avaient si froid tous les deux, qu'ils
+semblaient attirer toute la chaleur du foyer.</p>
+
+<p>&laquo;Allons, dit Mrs Joe, en &ocirc;tant &agrave; la h&acirc;te son manteau et en rejetant
+vivement en arri&egrave;re son chapeau, qui resta suspendu par les cordons
+derri&egrave;re son &eacute;paule; si ce gar&ccedil;on-l&agrave; ne montre pas de reconnaissance ce
+soir, il n'en montrera jamais!&raquo;</p>
+
+<p>J'avais l'air aussi reconnaissant qu'on peut l'avoir, quand on ne sait
+pas pourquoi on doit exprimer sa gratitude.</p>
+
+<p>&laquo;Il faut seulement esp&eacute;rer, dit ma s&oelig;ur, qu'on ne le choiera pas trop;
+mais je crains bien le contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez sans inqui&eacute;tude, ma ni&egrave;ce, dit M. Pumblechook, il n'y a rien &agrave;
+craindre avec elle.&raquo;</p>
+
+<p>Elle?... Je levai les yeux sur Joe en lui faisant signe des l&egrave;vres et
+des sourcils: &laquo;Elle?&raquo; Joe me r&eacute;pondit par un mouvement tout &agrave; fait
+semblable: &laquo;Elle?&raquo; Ma s&oelig;ur ayant surpris son mouvement, il passa le
+revers de sa main sur son nez, en la regardant avec l'air conciliant qui
+lui &eacute;tait habituel en ces occasions.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! dit ma s&oelig;ur de sa voix hargneuse, qu'est-ce que tu as &agrave;
+regarder ainsi?... le feu est-il &agrave; la maison?</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un, hasarda poliment Joe, a dit: Elle.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est bien Elle qu'il faut dire, je suppose, dit ma s&oelig;ur, &agrave; moins
+que tu ne prennes miss Havisham pour un homme; mais j'esp&egrave;re que tu n'es
+pas encore assez b&ecirc;te pour cela.</p>
+
+<p>&mdash;Miss Havisham de la ville? dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il une miss Havisham &agrave; la campagne? repartit ma s&oelig;ur. Elle a
+besoin que ce gar&ccedil;on aille l&agrave;-bas et il y va, et il t&acirc;chera d'&ecirc;tre
+content, ajouta-t-elle en levant la t&ecirc;te, comme pour m'encourager &agrave; &ecirc;tre
+gai et content, ou bien je m'en m&ecirc;lerai.&raquo;</p>
+
+<p>J'avais entendu parler de miss Havisham. Qui n'avait pas entendu parler
+de miss Havisham &agrave; plusieurs milles &agrave; la ronde comme d'une dame
+immens&eacute;ment riche et morose, habitant une vaste maison, &agrave; l'aspect
+terrible, fortifi&eacute;e contre les voleurs, et qui vivait d'une mani&egrave;re fort
+retir&eacute;e?</p>
+
+<p>Assur&eacute;ment! dit Joe &eacute;tonn&eacute;. Mais je me demande comment elle a connu mon
+petit Pip!</p>
+
+<p>&mdash;Imb&eacute;cile! dit ma s&oelig;ur, qui t'a dit qu'elle le conn&ucirc;t?</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un, reprit Joe avec beaucoup d'&eacute;gards, a dit qu'elle le
+demandait et qu'elle avait besoin de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et n'a-t-elle pas pu demander &agrave; l'oncle Pumblechook, s'il ne
+connaissait pas un gar&ccedil;on qui p&ucirc;t la distraire? Ne se peut-il pas que
+l'oncle Pumblechook soit un de ses locataires et qu'il aille
+quelquefois, nous ne te dirons pas si c'est tous les trois mois, ou tous
+les six mois, ce qui serait t'en dire trop long, mais quelquefois, payer
+son loyer? Et n'a-t-elle pas pu demander &agrave; l'oncle Pumblechook s'il
+connaissait quelqu'un qui p&ucirc;t lui convenir, et l'oncle Pumblechook, qui
+pense &agrave; nous sans cesse, quoique tu croies peut-&ecirc;tre tout le contraire,
+Joseph, ajouta-t-elle d'un ton de profond reproche, comme si Joe e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+le plus endurci des neveux, n'a-t-il pas bien pu parler de ce gar&ccedil;on,
+de cette mauvaise t&ecirc;te-l&agrave;? Je d&eacute;clare solennellement que moi, je ne
+l'aurais pas fait!</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien! s'&eacute;cria l'oncle Pumblechook, voil&agrave; qui est parfaitement
+clair et pr&eacute;cis, tr&egrave;s bien! tr&egrave;s bien! Maintenant, Joseph, tu sais tout.</p>
+
+<p>&mdash;Non, Joseph, reprit ma s&oelig;ur, toujours d'un ton de reproche, tandis
+que Joe passait et repassait le revers de sa main sous son nez, tu ne
+sais pas encore tout, quoi que tu en puisses penser, et quoi que tu
+puisses croire que tu le sais; mais il n'en est rien, car tu ne sais pas
+que l'oncle Pumblechook, prenant &agrave; c&oelig;ur tout ce qui nous concerne, et
+voyant que l'entr&eacute;e de ce gar&ccedil;on chez miss Havisham, &eacute;tait un premier
+pas vers la fortune, m'a offert de l'emmener ce soir m&ecirc;me dans sa
+voiture; de le garder la nuit chez lui; et de le pr&eacute;senter lui-m&ecirc;me &agrave;
+mis Havisham demain matin. Eh! mon Dieu, qu'est-ce donc que je fais l&agrave;?
+s'&eacute;cria ma s&oelig;ur tout &agrave; coup, en rejetant son chapeau par un mouvement
+de d&eacute;sespoir, je reste l&agrave; &agrave; causer avec des imb&eacute;ciles, des b&ecirc;tes brutes,
+pendant que l'oncle Pumblechook attend; que la jument s'enrhume &agrave; la
+porte; et que ce mauvais sujet-l&agrave; est encore tout couvert de crotte et
+de salet&eacute;s, depuis le bout des cheveux jusqu'&agrave; la semelle de ses
+souliers!&raquo;</p>
+
+<p>Sur ce, elle fondit sur moi comme un aigle sur un agneau; elle me saisit
+la t&ecirc;te, me la plongea &agrave; plusieurs reprises dans un baquet plein d'eau,
+me savonna, m'essuya, me bourra, m'&eacute;gratigna, et me ratissa jusqu'&agrave; ce
+que je ne fusse plus moi-m&ecirc;me. (Je puis remarquer ici que je m'imagine
+conna&icirc;tre mieux qu'aucune autorit&eacute; vivante, les sillons et les
+cicatrices que produit une alliance, en repassant et repassant sans
+piti&eacute; sur un visage humain.)</p>
+
+<p>Quand mes ablutions furent termin&eacute;es, on me fit entrer dans du linge
+neuf, de l'esp&egrave;ce la plus rude, comme un jeune p&eacute;nitent dans son
+cilice; on m'empaqueta dans mes habits les plus &eacute;troits, mes terribles
+habits! puis on me remit entre les mains de M. Pumblechook, qui me re&ccedil;ut
+officiellement comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le sh&eacute;riff, et qui d&eacute;bita le speech
+suivant: je savais qu'il avait manqu&eacute; mourir en le composant:</p>
+
+<p>&laquo;Mon gar&ccedil;on, sois toujours reconnaissant envers tes parents et tes amis,
+mais surtout envers ceux qui t'ont &eacute;lev&eacute;, &agrave; la main!</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Joe!</p>
+
+<p>&mdash;Dieu te b&eacute;nisse, mon petit Pip!&raquo;</p>
+
+<p>Je ne l'avais jamais quitt&eacute; jusqu'alors, et, gr&acirc;ce &agrave; mon &eacute;motion, m&ecirc;l&eacute;e
+&agrave; mon eau de savon, je ne pus tout d'abord voir les &eacute;toiles en montant
+dans la carriole; bient&ocirc;t cependant, elles se d&eacute;tach&egrave;rent une &agrave; une sur
+le velours du ciel, mais sans jeter aucune lumi&egrave;re sur ce que j'allais
+faire chez miss Havisham.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII"></a><a href="#table">CHAPITRE VIII.</a></h2>
+
+
+<p>La maison de M. Pumblechook, situ&eacute;e dans la Grande Rue, &eacute;tait poudreuse,
+comme doit l'&ecirc;tre toute maison de blatier et de grainetier. Je pensais,
+&agrave; part moi, qu'il devait &ecirc;tre un homme bienheureux, avec une telle
+quantit&eacute; de petits tiroirs dans sa boutique; et je me demandais, en
+regardant dans l'un des tiroirs inf&eacute;rieurs, et en consid&eacute;rant les petits
+paquets de papier qui y &eacute;taient entass&eacute;s, si les graines et les oignons
+qu'ils contenaient &eacute;taient essentiellement d&eacute;sireux de sortir un jour de
+leur prison pour aller germer en plein champ.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le lendemain matin de mon arriv&eacute;e que je me livrai &agrave; ces
+remarques. La veille au soir, on m'avait envoy&eacute; coucher dans un grenier
+si bas de plafond, dans le coin o&ugrave; &eacute;tait le lit, que je calculai qu'une
+fois dans ce lit les tuiles du toit n'&eacute;taient gu&egrave;re &agrave; plus d'un pied
+au-dessus de ma t&ecirc;te. Ce m&ecirc;me matin, je d&eacute;couvris qu'il existait une
+grande affinit&eacute; entre les graines et le velours &agrave; c&ocirc;tes. M. Pumblechook
+portait du velours &agrave; c&ocirc;tes, ainsi que son gar&ccedil;on de boutique; de sorte
+qu'il y avait une odeur g&eacute;n&eacute;rale r&eacute;pandue sur le velours &agrave; c&ocirc;tes qui
+ressemblait tellement &agrave; l'odeur des graines, et dans les graines une
+telle odeur de velours &agrave; c&ocirc;tes, qu'on n'aurait pu dire que tr&egrave;s
+difficilement laquelle des deux odeurs dominait. Je remarquai en m&ecirc;me
+temps que M. Pumblechook paraissait r&eacute;ussir dans son commerce en
+regardant le sellier de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue, lequel sellier semblait
+n'avoir autre chose &agrave; faire dans l'existence qu'&agrave; mettre ses mains dans
+ses poches et &agrave; fixer le carrossier, qui, &agrave; son tour, gagnait sa vie en
+contemplant, les deux bras crois&eacute;s, le boulanger qui, de son c&ocirc;t&eacute;, ne
+quittait pas des yeux le mercier; celui-ci se croisait aussi les bras et
+d&eacute;visageait l'&eacute;picier, qui, sur le pas de sa porte, bayait &agrave;
+l'apothicaire. L'horloger, toujours pench&eacute; sur une petite table avec son
+verre grossissant dans l'&oelig;il, et toujours espionn&eacute; par un groupe de
+comm&egrave;res &agrave; travers le vitrage de la devanture de sa boutique, semblait
+&ecirc;tre la seule personne, dans la Grande-Rue, qui donn&acirc;t vraiment quelque
+attention &agrave; son travail.</p>
+
+<p>M. Pumblechook et moi nous d&eacute;jeun&acirc;mes &agrave; huit heures dans
+l'arri&egrave;re-boutique, tandis que le gar&ccedil;on de magasin, assis sur un sac de
+pois dans la boutique m&ecirc;me, savourait une tasse de th&eacute; et un &eacute;norme
+morceau de pain et de beurre. Je consid&eacute;rais M. Pumblechook comme une
+pauvre soci&eacute;t&eacute;. Sans compter qu'ayant &eacute;t&eacute; pr&eacute;venu par ma s&oelig;ur que mes
+repas devaient avoir un certain caract&egrave;re de di&egrave;te mortifiante et
+p&eacute;nitentielle, il me donna le plus de mie possible, combin&eacute;e avec une
+parcelle inappr&eacute;ciable de beurre, et mit dans mon lait une telle
+quantit&eacute; d'eau chaude, qu'il e&ucirc;t autant valu me retrancher le lait tout
+&agrave; fait; de plus, sa conversation roulait toujours sur l'arithm&eacute;tique. Le
+matin, quand je lui dis poliment bonjour, il me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Sept fois neuf, mon gar&ccedil;on?&raquo;</p>
+
+<p>Comment aurais-je pu r&eacute;pondre, interrog&eacute; de cette mani&egrave;re, dans un
+pareil lieu et l'estomac creux! J'avais faim; mais avant que j'eusse le
+temps d'avaler une seule bouch&eacute;e, il commen&ccedil;a une addition qui dura
+pendant tout le d&eacute;jeuner.</p>
+
+<p>&laquo;Sept?... et quatre?... et huit?... et six?... et deux?... et dix?...&raquo;</p>
+
+<p>Et ainsi de suite. Apr&egrave;s chaque nombre, j'avais &agrave; peine le temps de
+mordre une bouch&eacute;e, ou de boire une gorg&eacute;e, pendant qu'&eacute;tal&eacute; dans son
+fauteuil et ne songeant &agrave; rien, il mangeait du jambon frit et un petit
+pain chaud, de la mani&egrave;re la plus gloutonne, si j'ose me servir de cette
+expression irr&eacute;v&eacute;rencieuse.</p>
+
+<p>On comprendra que je vis arriver avec bonheur le moment de nous rendre
+chez miss Havisham; quoique je ne fusse pas parfaitement rassur&eacute; sur la
+mani&egrave;re dont j'allais &ecirc;tre re&ccedil;u sous le toit de cette dame. En moins
+d'un quart d'heure, nous arriv&acirc;mes &agrave; la maison de miss Havisham qui
+&eacute;tait construite en vieilles briques, d'un aspect lugubre, et avait une
+grande grille en fer. Quelques une des fen&ecirc;tres avaient &eacute;t&eacute; mur&eacute;es; le
+bas de toutes celles qui restaient avait &eacute;t&eacute; grill&eacute;. Il y avait une cour
+devant la maison, elle &eacute;tait &eacute;galement grill&eacute;e, de sorte qu'apr&egrave;s avoir
+sonn&eacute;, nous d&ucirc;mes attendre qu'on v&icirc;nt nous ouvrir. En attendant, je
+jetai un coup d'&oelig;il &agrave; l'int&eacute;rieur, bien que M. Pumblechook m'e&ucirc;t dit:</p>
+
+<p>&laquo;Cinq et quatorze?&raquo;</p>
+
+<p>Mais je fis semblant de ne pas l'entendre. Je vis que d'un c&ocirc;t&eacute; de la
+maison il y avait une brasserie; on n'y travaillait pas et elle
+paraissait n'avoir pas servi depuis longtemps.</p>
+
+<p>On ouvrit une fen&ecirc;tre, et une voix claire demanda:</p>
+
+<p>&laquo;Qui est l&agrave;?&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; quoi mon compagnon r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Pumblechook.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien!&raquo; r&eacute;pondit la voix.</p>
+
+<p>Puis la fen&ecirc;tre se referma, et une jeune femme traversa la cour avec un
+trousseau de clefs &agrave; la main.</p>
+
+<p>&laquo;Voici Pip, dit M. Pumblechook.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment, r&eacute;pondit la jeune femme, qui &eacute;tait fort jolie et
+paraissait tr&egrave;s fi&egrave;re. Entre, Pip.&raquo;</p>
+
+<p>M. Pumblechook allait entrer aussi quand elle l'arr&ecirc;ta avec la porte:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! dit-elle, est-ce que vous voulez voir miss Havisham?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, si miss Havisham d&eacute;sire me voir, r&eacute;pondit M. Pumblechook
+d&eacute;sappoint&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit la jeune femme, mais vous voyez bien qu'elle ne le d&eacute;sire
+pas.&raquo;</p>
+
+<p>Elle dit ces paroles d'une fa&ccedil;on qui admettait si peu d'insistance que,
+malgr&eacute; sa dignit&eacute; offens&eacute;e, M. Pumblechook ne put protester, mais il me
+lan&ccedil;a un coup d'&oelig;il s&eacute;v&egrave;re, comme si je lui avais fait quelque chose!
+et il partit en m'adressant ces paroles de reproche:</p>
+
+<p>&laquo;Mon gar&ccedil;on, que ta conduite ici fasse honneur &agrave; ceux qui t'ont &eacute;lev&eacute; &agrave;
+la main!&raquo;</p>
+
+<p>Je craignais qu'il ne rev&icirc;nt pour me crier &agrave; travers la grille:</p>
+
+<p>&laquo;Et seize?...&raquo;</p>
+
+<p>Mais il n'en fit rien.</p>
+
+<p>Ma jeune introductrice ferma la grille, et nous travers&acirc;mes la cour.
+Elle &eacute;tait pav&eacute;e et tr&egrave;s propre; mais l'herbe poussait entre chaque
+pav&eacute;. Un petit passage conduisait &agrave; la brasserie, dont les portes
+&eacute;taient ouvertes. La brasserie &eacute;tait vide et hors de service. Le vent
+semblait plus froid que dans la rue, et il faisait entendre en
+s'engouffrant dans les ouvertures de la brasserie, un sifflement aigu,
+semblable au bruit de la temp&ecirc;te battant les agr&egrave;s d'un navire.</p>
+
+<p>Elle vit que je regardais du c&ocirc;t&eacute; de la brasserie, et elle me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Tu pourrais boire tout ce qui se brasse de bi&egrave;re l&agrave;-dedans,
+aujourd'hui, sans te faire de mal, mon gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois bien, mademoiselle, r&eacute;pondis-je d'un air rus&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Il vaut mieux ne pas essayer de brasser de la bi&egrave;re dans ce lieu, elle
+surirait bient&ocirc;t, n'est-ce pas, mon gar&ccedil;on?</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas que personne soit tent&eacute; de l'essayer, ajouta-t-elle, et
+la brasserie ne servira plus gu&egrave;re. Quant &agrave; la bi&egrave;re, il y en a assez
+dans les caves pour noyer Manor House tout entier.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est l&agrave; le nom de la maison, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un de ses noms, mon gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>&mdash;Elle en a donc plusieurs, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Elle en avait encore un autre, l'autre nom &eacute;tait Satis, qui, en grec,
+en latin ou en h&eacute;breu, je ne sais lequel des trois, et cela m'est &eacute;gal,
+veut dire: Assez.</p>
+
+<p>&mdash;Maison Assez? dis-je. Quel dr&ocirc;le de nom, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit-elle. Cela signifie que celui qui la poss&eacute;dait n'avait
+besoin de rien autre chose. Je trouve que, dans ce temps-l&agrave;, on &eacute;tait
+facile &agrave; contenter. Mais d&eacute;p&ecirc;chons, mon gar&ccedil;on.&raquo;</p>
+
+<p>Bien qu'elle m'appel&acirc;t &agrave; chaque instant: &laquo;Mon gar&ccedil;on,&raquo; avec un sans-g&ecirc;ne
+qui n'&eacute;tait pas tr&egrave;s flatteur, elle &eacute;tait de mon &acirc;ge, &agrave; tr&egrave;s peu de
+chose pr&egrave;s. Elle paraissait cependant plus &acirc;g&eacute;e que moi, parce qu'elle
+&eacute;tait fille, belle et bien mise, et elle avait avec moi un petit air de
+protection, comme si elle e&ucirc;t eu vingt et un ans et qu'elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+reine.</p>
+
+<p>Nous entr&acirc;mes dans la maison par une porte de c&ocirc;t&eacute;; la grande porte
+d'entr&eacute;e avait deux cha&icirc;nes, et la premi&egrave;re chose que je remarquai,
+c'est que les corridors &eacute;taient enti&egrave;rement noirs, et que ma conductrice
+y avait laiss&eacute; une chandelle allum&eacute;e. Mon introductrice prit la
+chandelle; nous pass&acirc;mes &agrave; travers de nombreux corridors, nous mont&acirc;mes
+un escalier: tout cela &eacute;tait toujours tout noir, et nous n'avions que la
+chandelle pour nous &eacute;clairer.</p>
+
+<p>Nous arriv&acirc;mes enfin &agrave; la porte d'une chambre; l&agrave;, elle me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Entre....</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s vous, mademoiselle,&raquo; lui r&eacute;pondis-je d'un ton plus moqueur que
+poli.</p>
+
+<p>&Agrave; cela elle me r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, pas de niaiseries, mon gar&ccedil;on; c'est ridicule, je n'entre pas.&raquo;</p>
+
+<p>Et elle s'&eacute;loigna avec un air de d&eacute;dain; et ce qui &eacute;tait pire, elle
+emporta la chandelle.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas fort rassur&eacute;; cependant je n'avais qu'une chose &agrave; faire,
+c'&eacute;tait de frapper &agrave; la porte. Je frappai. De l'int&eacute;rieur, quelqu'un me
+cria d'entrer. J'entrai donc, et je me trouvai dans une chambre assez
+vaste, &eacute;clair&eacute;e par des bougies, car pas le moindre rayon de soleil n'y
+p&eacute;n&eacute;trait. C'&eacute;tait un cabinet de toilette, &agrave; en juger par les meubles,
+quoique la forme et l'usage de la plupart d'entre eux me fussent
+inconnus; mais je remarquai surtout une table drap&eacute;e, surmont&eacute;e d'un
+miroir dor&eacute;, que je pensai, &agrave; premi&egrave;re vue devoir &ecirc;tre la toilette d'une
+grande dame.</p>
+
+<p>Je n'aurais peut-&ecirc;tre pas fait cette r&eacute;flexion sit&ocirc;t, si d&egrave;s en
+entrant, je n'avais vu, en effet, une belle dame assise &agrave; cette
+toilette, mais je ne saurais le dire. Dans un fauteuil, le coude appuy&eacute;
+sur cette table et la t&ecirc;te pench&eacute;e sur sa main, &eacute;tait assise la femme la
+plus singuli&egrave;re que j'eusse jamais vue et que je verrai jamais.</p>
+
+<p>Elle portait de riches atours, dentelles, satins et soies, le tout
+blanc; ses souliers m&ecirc;mes &eacute;taient blancs. Un long voile blanc tombait de
+ses cheveux; elle avait sur la t&ecirc;te une couronne de mari&eacute;e; mais ses
+cheveux &eacute;taient tout blancs. De beaux diamants &eacute;tincelaient &agrave; ses mains
+et autour de son cou et quelques autres &eacute;taient rest&eacute;s sur la table. Des
+habits moins somptueux que ceux qu'elle portait &eacute;taient &agrave; demi sortis
+d'un coffre et &eacute;parpill&eacute;s alentour. Elle n'avait pas enti&egrave;rement termin&eacute;
+sa toilette, car elle n'avait chauss&eacute; qu'un soulier; l'autre &eacute;tait sur
+la table pr&egrave;s de sa main, son voile n'&eacute;tait pos&eacute; qu'&agrave; demi; elle n'avait
+encore ni sa montre ni sa cha&icirc;ne, et quelques dentelles, qui devaient
+orner son sein, &eacute;taient avec ses bijoux, son mouchoir, ses gants,
+quelques fleurs et un livre de pri&egrave;res, confus&eacute;ment entass&eacute;es autour du
+miroir.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas dans le premier moment que je vis toutes ces choses,
+quoique j'en visse plus au premier abord qu'on ne pourrait le supposer.
+Mais je vis bien vite que tout ce qui me paraissait d'une blancheur
+extr&ecirc;me, ne l'&eacute;tait plus depuis longtemps; cela avait perdu tout son
+lustre, et &eacute;tait fan&eacute; et jauni. Je vis que dans sa robe nuptiale, la
+fianc&eacute;e &eacute;tait fl&eacute;trie, comme ses v&ecirc;tements, comme ses fleurs, et qu'elle
+n'avait conserv&eacute; rien de brillant que ses yeux caves. On voyait que ces
+v&ecirc;tements avaient autrefois recouvert les formes gracieuses d'une jeune
+femme, et que le corps sur lequel ils flottaient maintenant s'&eacute;tait
+r&eacute;duit, et n'avait plus que la peau et les os. J'avais vu autrefois &agrave; la
+foire une figure de cire repr&eacute;sentant je ne sais plus quel personnage
+impassible, expos&eacute; apr&egrave;s sa mort. Dans une autre occasion, j'avais &eacute;t&eacute;
+voir, &agrave; la vieille &eacute;glise de nos marais, un squelette couvert de riches
+v&ecirc;tements qu'on venait de d&eacute;couvrir sous le pav&eacute; de l'&eacute;glise. En ce
+moment, la figure de cire et le squelette me semblaient avoir des yeux
+noirs qu'ils remuaient en me regardant. J'aurais cri&eacute; si j'avais pu.</p>
+
+<p>Qui est la? demanda la dame assise &agrave; la table de toilette.</p>
+
+<p>&mdash;Pip, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Le jeune homme de M. Pumblechook, madame, qui vient... pour jouer.</p>
+
+<p>&mdash;Approche, que je te voie... approche... plus pr&egrave;s... plus pr&egrave;s...&raquo;</p>
+
+<p>Ce fut lorsque je me trouvai devant elle et que je t&acirc;chai d'&eacute;viter son
+regard, que je pris une note d&eacute;taill&eacute;e des objets qui l'entouraient. Je
+remarquai que sa montre &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;e &agrave; neuf heures moins vingt minutes,
+et que la pendule de la chambre &eacute;tait aussi arr&ecirc;t&eacute;e &agrave; la m&ecirc;me heure.</p>
+
+<p>&laquo;Regarde-moi, dit miss Havisham, tu n'as pas peur d'une femme qui n'a
+pas vu la lumi&egrave;re du soleil depuis que tu es au monde?&raquo;</p>
+
+<p>Je regrette d'&ecirc;tre oblig&eacute; de constater que je ne reculai pas devant
+l'&eacute;norme mensonge, contenu dans ma r&eacute;ponse n&eacute;gative.</p>
+
+<p>&laquo;Sais-tu ce que je touche l&agrave;, dit-elle en appuyant ses deux mains sur
+son c&ocirc;t&eacute; gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.&raquo;</p>
+
+<p>Cela me fit penser au jeune homme qui avait d&ucirc; me manger le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'est-ce?</p>
+
+<p>&mdash;Votre c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il est mort!&raquo;</p>
+
+<p>Elle murmura ces mots avec un regard &eacute;trange et en sourire de Parque,
+qui renfermait une esp&egrave;ce de vanit&eacute;. Puis, ayant tenu ses mains sur son
+c&oelig;ur pendant quelques moments, elle les &ocirc;ta lentement, comme si elles
+eussent press&eacute; trop fortement sa poitrine.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis fatigu&eacute;e, dit miss Havisham; j'ai besoin de distraction... je
+suis lasse des hommes et des femmes.... Joue.&raquo;</p>
+
+<p>Je pense que le lecteur le plus exigeant voudra bien convenir que, dans
+les circonstances pr&eacute;sentes, il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; difficile de me donner un ordre
+plus embarrassant &agrave; remplir.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai de singuli&egrave;res id&eacute;es quelquefois, continua-t-elle, et j'ai
+aujourd'hui la fantaisie de voir quelqu'un jouer. L&agrave;! l&agrave;!... fit-elle en
+agitant avec impatience les doigts de sa main droite; joue!... joue!...
+joue!...&raquo;</p>
+
+<p>Un moment la crainte de voir venir ma s&oelig;ur m'aider, comme elle l'avait
+promis, me donna l'id&eacute;e de courir tout autour de la chambre, en galopant
+comme la jument de M. Pumblechook, mais je sentis mon incapacit&eacute; de
+remplir convenablement ce r&ocirc;le, et je n'en fis rien. Je continuai &agrave;
+regarder miss Havisham d'une fa&ccedil;on qu'elle trouva sans doute peu
+aimable, car elle me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Es-tu donc maussade et obstin&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Non madame, je suis bien f&acirc;ch&eacute; de ne pouvoir jouer en ce moment. Oui,
+tr&egrave;s f&acirc;ch&eacute; pour vous. Si vous vous plaignez de moi, j'aurai des
+d&eacute;sagr&eacute;ments avec ma s&oelig;ur, et je jouerais, je vous l'assure, si je le
+pouvais, mais tout ici est si nouveau, si &eacute;trange, si beau... si
+triste!...&raquo;</p>
+
+<p>Je m'arr&ecirc;tai, craignant d'en dire trop, si ce n'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; fait, et nous
+nous regard&acirc;mes encore tous les deux.</p>
+
+<p>Avant de me parler, elle jeta un coup d'&oelig;il sur les habits qu'elle
+portait, sur la table de toilette, et enfin sur elle-m&ecirc;me dans la glace.</p>
+
+<p>&laquo;Si nouveau pour lui, murmura-t-elle; si vieux pour moi; si &eacute;trange pour
+lui; si familier pour moi; si triste pour tous les deux! Appelle
+Estelle.&raquo;</p>
+
+<p>Comme elle continuait &agrave; se regarder dans la glace, je pensai qu'elle se
+parlait &agrave; elle-m&ecirc;me et je me tins tranquille.</p>
+
+<p>&laquo;Appelle Estelle, r&eacute;p&eacute;ta-t-elle en lan&ccedil;ant sur moi un &eacute;clair de ses
+yeux. Tu peux bien faire cela, j'esp&egrave;re? Vas &agrave; la porte et appelle
+Estelle.&raquo;</p>
+
+<p>Aller dans le sombre et myst&eacute;rieux couloir d'une maison inconnue, crier:
+&laquo;Estelle!&raquo; &agrave; une jeune et m&eacute;prisante petite cr&eacute;ature que je ne pouvais
+ni voir ni entendre, et avoir le sentiment de la terrible libert&eacute; que
+j'allais prendre, en lui criant son nom, &eacute;tait presque aussi effrayant
+que de jouer par ordre. Mais elle r&eacute;pondit enfin, une &eacute;toile brilla au
+fond du long et sombre corridor... et Estelle s'avan&ccedil;a, une chandelle &agrave;
+la main.</p>
+
+<p>Miss Havisham la pria d'approcher, et prenant un bijou sur la table,
+elle l'essaya sur son joli cou et sur ses beaux cheveux bruns.</p>
+
+<p>&laquo;Ce sera pour vous un jour, dit-elle, et vous en ferez bon usage. Jouez
+aux cartes avec ce gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>&mdash;Avec ce gar&ccedil;on! Pourquoi?... ce n'est qu'un simple ouvrier!&raquo;</p>
+
+<p>Il me sembla entendre miss Havisham r&eacute;pondre, mais cela me paraissait si
+peu vraisemblable:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! vous pouvez lui briser le c&oelig;ur!</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi sais-tu jouer, mon gar&ccedil;on? me demanda Estelle avec le plus
+grand d&eacute;dain.</p>
+
+<p>Je ne joue qu'&agrave; la bataille, mademoiselle.</p>
+
+<p>Eh bien! battez-le,&raquo; dit miss Havisham &agrave; Estelle.</p>
+
+<p>Nous nous ass&icirc;mes donc en face l'un de l'autre.</p>
+
+<p>C'est alors que je commen&ccedil;ai &agrave; comprendre que tout, dans cette chambre,
+s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute; depuis longtemps, comme la montre et la pendule. Je
+remarquai que miss Havisham remit le bijou exactement &agrave; la place o&ugrave; elle
+l'avait pris. Pendant qu'Estelle battait les cartes, je regardai de
+nouveau sur la table de toilette et vis que le soulier, autrefois blanc,
+aujourd'hui jauni, n'avait jamais &eacute;t&eacute; port&eacute;. Je baissai les yeux sur le
+pied non chauss&eacute;, et je vis que le bas de soie, autrefois blanc et jaune
+&agrave; pr&eacute;sent, &eacute;tait compl&egrave;tement us&eacute;. Sans cet arr&ecirc;t dans toutes choses,
+sans la dur&eacute;e de tous ces p&acirc;les objets &agrave; moiti&eacute; d&eacute;truits, cette toilette
+nuptiale sur ce corps affaiss&eacute; m'e&ucirc;t sembl&eacute; un v&ecirc;tement de mort, et ce
+long voile un suaire.</p>
+
+<p>Miss Havisham se tenait immobile comme un cadavre pendant que nous
+jouions aux cartes; et les garnitures et les dentelles de ses habits de
+fianc&eacute;e semblaient p&eacute;trifi&eacute;es. Je n'avais encore jamais entendu parler
+des d&eacute;couvertes qu'on fait de temps &agrave; autre de corps enterr&eacute;s dans
+l'antiquit&eacute;, et qui tombent en poussi&egrave;re d&egrave;s qu'on y touche, mais j'ai
+souvent pens&eacute; depuis que la lumi&egrave;re du soleil l'e&ucirc;t r&eacute;duite en poudre.</p>
+
+<p>&laquo;Il appelle les valets des Jeannots, ce gar&ccedil;on, dit Estelle avec d&eacute;dain,
+avant que nous eussions termin&eacute; notre premi&egrave;re partie. Et quelles mains
+il a!... et quels gros souliers!&raquo;</p>
+
+<p>Je n'avais jamais pens&eacute; &agrave; avoir honte de mes mains, mais je commen&ccedil;ai &agrave;
+les trouver assez m&eacute;diocres. Son m&eacute;pris de ma personne fut si violent,
+qu'il devint contagieux et s'empara de moi.</p>
+
+<p>Elle gagna la partie, et je donnai les cartes pour la seconde. Je me
+trompai, justement parce que je ne voyais qu'elle, et que la jeune
+espi&egrave;gle me surveillait pour me prendre en faute. Pendant que j'essayais
+de faire de mon mieux, elle me traita de maladroit, de stupide et de
+malotru.</p>
+
+<p>&laquo;Tu ne me dis rien d'elle? me fit remarquer miss Havisham; elle te dit
+cependant des choses tr&egrave;s dures, et tu ne r&eacute;ponds rien. Que penses-tu
+d'elle?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Dis-le moi tout bas &agrave; l'oreille, continua miss Havisham, en se
+penchant vers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense qu'elle est tr&egrave;s fi&egrave;re, lui dis-je tout bas.</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense qu'elle est tr&egrave;s jolie.</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense qu'elle a l'air tr&egrave;s insolent.&raquo;</p>
+
+<p>Elle me regardait alors avec une aversion tr&egrave;s marqu&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que je voudrais retourner chez nous.</p>
+
+<p>&mdash;Et ne plus jamais la voir, quoiqu'elle soit jolie?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas si je voudrais ne plus jamais la voir, mais je voudrais
+bien m'en aller &agrave; la maison tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Tu iras bient&ocirc;t, dit miss Havisham &agrave; haute voix. Continuez &agrave; jouer
+ensemble.&raquo;</p>
+
+<p>Si je n'avais d&eacute;j&agrave; vu une fois son sourire de Parque, je n'aurais jamais
+cru que le visage de miss Havisham p&ucirc;t sourire. Elle paraissait plong&eacute;e
+dans une m&eacute;ditation active et incessante, comme si elle avait le pouvoir
+de transpercer toutes les choses qui l'entouraient, et il semblait que
+rien ne pourrait jamais l'en tirer. Sa poitrine &eacute;tait affaiss&eacute;e, de
+sorte qu'elle &eacute;tait toute courb&eacute;e; sa voix &eacute;tait bris&eacute;e, de sorte
+qu'elle parlait bas; un sommeil de mort s'appesantissait peu &agrave; peu sur
+elle. Enfin, elle paraissait avoir le corps et l'&acirc;me, le dehors et le
+dedans, &eacute;galement bris&eacute;s, sous le poids d'un coup &eacute;crasant.</p>
+
+<p>Je continuai la partie avec Estelle, et elle me battit; elle rejeta les
+cartes sur la table, apr&egrave;s me les avoir gagn&eacute;es, comme si elle les
+m&eacute;prisait pour avoir &eacute;t&eacute; touch&eacute;es par moi.</p>
+
+<p>&laquo;Quand reviendras-tu ici? dit miss Havisham. Voyons...&raquo;</p>
+
+<p>J'allais lui faire observer que ce jour-l&agrave; &eacute;tait un mercredi, quand elle
+m'interrompit avec son premier mouvement d'impatience, c'est-&agrave;-dire en
+agitant les doigts de sa main droite:</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;!... l&agrave;!... je ne sais rien des jours de la semaine... ni des
+mois... ni des ann&eacute;es.... Viens dans six jours. Tu entends?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Estelle, conduisez-le en bas. Donnez-lui quelque chose &agrave; manger, et
+laissez-le aller et venir pendant qu'il mangera. Allons, Pip, va!&raquo;</p>
+
+<p>Je suivis la chandelle pour descendre, comme je l'avais suivie pour
+monter. Estelle la d&eacute;posa &agrave; l'endroit o&ugrave; nous l'avions trouv&eacute;e. Jusqu'au
+moment o&ugrave; elle ouvrit la porte d'entr&eacute;e, je m'&eacute;tais imagin&eacute; qu'il
+faisait tout &agrave; fait nuit, sans y avoir r&eacute;fl&eacute;chi; la clart&eacute; subite du
+jour me confondit. Il me sembla que j'&eacute;tais rest&eacute; pendant de longues
+heures dans cette &eacute;trange chambre, qui ne recevait jamais d'autre clart&eacute;
+que celle des chandelles.</p>
+
+<p>&laquo;Tu vas attendre ici, entends-tu, mon gar&ccedil;on&raquo; dit Estelle.</p>
+
+<p>Et elle disparut en fermant la porte.</p>
+
+<p>Je profitai de ce que j'&eacute;tais seul dans la cour pour jeter un coup
+d'&oelig;il sur mes mains et sur mes souliers. Mon opinion sur ces
+accessoires ne fut pas des plus favorables; jamais, jusqu'ici, je ne
+m'en &eacute;tais pr&eacute;occup&eacute;, mais je commen&ccedil;ais &agrave; ressentir tout le d&eacute;sagr&eacute;ment
+de ces vulgarit&eacute;s. Je r&eacute;solus de demander &agrave; Joe pourquoi il m'avait
+appris &agrave; appeler Jeannots les valets des cartes. J'aurais d&eacute;sir&eacute; que Joe
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; plus d&eacute;licatement, au moins j'y aurais gagn&eacute; quelque
+chose.</p>
+
+<p>Estelle revint avec du pain, de la viande et un pot de bi&egrave;re; elle
+d&eacute;posa la bi&egrave;re sur une des pierres de la cour, et me donna le pain et
+la viande sans me regarder, aussi insolemment qu'on e&ucirc;t fait &agrave; un chien
+en p&eacute;nitence. J'&eacute;tais si humili&eacute;, si bless&eacute;, si piqu&eacute;, si offens&eacute;, si
+f&acirc;ch&eacute;, si vex&eacute;, je ne puis trouver le vrai mot, pour exprimer cette
+douleur, Dieu seul sait ce que je souffris, que les larmes me
+remplirent les yeux. &Agrave; leur vue, la jeune fille eut l'air d'&eacute;prouver un
+vif plaisir &agrave; en &ecirc;tre la cause. Ceci me donna la force de les rentrer et
+de la regarder en face; elle fit un signe de t&ecirc;te m&eacute;prisant, ce qui
+signifiait qu'elle &eacute;tait bien certaine de m'avoir bless&eacute;; puis elle se
+retira.</p>
+
+<p>Quand elle fut partie, je cherchai un endroit pour cacher mon visage et
+pleurer &agrave; mon aise. En pleurant, je me donnais de grands coups contre
+les murs, et je m'arrachai une poign&eacute;e de cheveux. Telle &eacute;tait
+l'amertume de mes &eacute;motions, et si cruelle &eacute;tait cette douleur sans nom,
+qu'elles avaient besoin d'&ecirc;tre contrecarr&eacute;es.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur, en m'&eacute;levant comme elle l'avait fait, m'avait rendu
+excessivement sensible. Dans le petit monde o&ugrave; vivent les enfants,
+n'importe qui les &eacute;l&egrave;ve, rien n'est plus d&eacute;licatement per&ccedil;u, rien n'est
+plus d&eacute;licatement senti que l'injustice. L'enfant ne peut &ecirc;tre expos&eacute;,
+il est vrai, qu'&agrave; une injustice minime, mais l'enfant est petit et son
+monde est petit; son cheval &agrave; bascule ne s'&eacute;l&egrave;ve qu'&agrave; quelques pouces de
+terre pour &ecirc;tre en proportion avec lui, de m&ecirc;me que les chevaux
+d'Irlande sont faits pour les Irlandais. D&egrave;s mon enfance, j'avais eu &agrave;
+soutenir une guerre perp&eacute;tuelle contre l'injustice: je m'&eacute;tais aper&ccedil;u,
+depuis le jour o&ugrave; j'avais pu parler, que ma s&oelig;ur, dans ses capricieuses
+et violentes corrections, &eacute;tait injuste pour moi; j'avais acquis la
+conviction profonde qu'il ne s'ensuivait pas, de ce qu'elle m'&eacute;levait &agrave;
+la main, qu'elle e&ucirc;t le droit de m'&eacute;lever &agrave; coups de fouet. Dans toutes
+mes punitions, mes je&ucirc;nes, mes veilles et autres p&eacute;nitences, j'avais
+nourri cette id&eacute;e, et, &agrave; force d'y penser dans mon enfance solitaire et
+sans protection, j'avais fini par me persuader que j'&eacute;tais moralement
+timide et tr&egrave;s sensible.</p>
+
+<p>&Agrave; force de me heurter contre le mur de la brasserie et de m'arracher les
+cheveux, je parvins &agrave; calmer mon &eacute;motion; je passai alors ma manche sur
+mon visage et je quittai le mur o&ugrave; je m'&eacute;tais appuy&eacute;. Le pain et la
+viande &eacute;taient tr&egrave;s acceptables, la bi&egrave;re forte et p&eacute;tillante, et je fus
+bient&ocirc;t d'assez belle humeur pour regarder autour de moi.</p>
+
+<p>Assur&eacute;ment c'&eacute;tait un lieu abandonn&eacute;. Le pigeonnier de la cour de la
+brasserie &eacute;tait d&eacute;sert, la girouette avait &eacute;t&eacute; &eacute;branl&eacute;e et tordue par
+quelque grand vent, qui aurait fait songer les pigeons &agrave; la mer, s'il y
+avait eu quelques pigeons pour s'y balancer; mais il n'y avait plus de
+pigeons dans le pigeonnier, plus de chevaux dans les &eacute;curies, plus de
+cochons dans l'&eacute;table, plus de bi&egrave;re dans les tonneaux; les caves ne
+sentaient ni le grain ni la bi&egrave;re; toutes les odeurs avaient &eacute;t&eacute;
+&eacute;vapor&eacute;es par la derni&egrave;re bouff&eacute;e de vapeur. Dans une ancienne cour, on
+voyait un d&eacute;sert de f&ucirc;ts vides, r&eacute;pandant une certaine odeur &acirc;cre, qui
+rappelait de meilleurs jours; mais la fermentation &eacute;tait un peu trop
+avanc&eacute;e pour qu'on p&ucirc;t accepter ces r&eacute;sidus comme &eacute;chantillons de la
+bi&egrave;re qui n'y &eacute;tait plus, et, sous ce rapport, ces abandonn&eacute;s n'&eacute;taient
+pas plus heureux que les autres.</p>
+
+<p>&Agrave; l'autre bout de la brasserie, il y avait un jardin prot&eacute;g&eacute; par un
+vieux mur qui, cependant, n'&eacute;tait pas assez &eacute;lev&eacute; pour m'emp&ecirc;cher d'y
+grimper, de regarder par-dessus, et de voir que ce jardin &eacute;tait le
+jardin de la maison. Il &eacute;tait couvert de broussailles et d'herbes
+sauvages; mais il y avait des traces de pas sur la pelouse et dans les
+all&eacute;es jaunes, comme si quelqu'un s'y promenait quelquefois. J'aper&ccedil;us
+Estelle qui s'&eacute;loignait de moi; mais elle me semblait &ecirc;tre partout; car,
+lorsque je c&eacute;dai &agrave; la tentation que m'offraient les f&ucirc;ts, et que je
+commen&ccedil;ai &agrave; me promener sur la ligne qu'ils formaient &agrave; la suite les uns
+des autres, je la vis se livrant au m&ecirc;me exercice &agrave; l'autre bout de la
+cour: elle me tournait le dos, et soutenait dans ses deux mains ses
+beaux cheveux bruns; jamais elle ne se retourna et disparut au m&ecirc;me
+instant. Il en fut de m&ecirc;me dans la brasserie; lorsque j'entrai dans une
+grande pi&egrave;ce pav&eacute;e, haute de plafond, o&ugrave; l'on faisait autrefois la bi&egrave;re
+et o&ugrave; se trouvaient encore les ustensiles des brasseurs. Un peu oppress&eacute;
+par l'obscurit&eacute;, je me tins &agrave; l'entr&eacute;e, et je la vis passer au milieu
+des feux &eacute;teints, monter un petit escalier en fer, puis dispara&icirc;tre dans
+une galerie sup&eacute;rieure, comme dans les nuages.</p>
+
+<p>Ce fut dans cet endroit et &agrave; ce moment, qu'une chose tr&egrave;s &eacute;trange se
+pr&eacute;senta &agrave; mon imagination. Si je la trouvai &eacute;trange alors, plus tard je
+l'ai consid&eacute;r&eacute;e comme bien plus &eacute;trange encore. Je portai mes yeux un
+peu &eacute;blouis par la lumi&egrave;re du jour sur une grosse poutre plac&eacute;e &agrave; ma
+droite, dans un coin, et j'y vis un corps pendu par le cou; ce corps
+&eacute;tait habill&eacute; tout en blanc jauni, et n'avait qu'un seul soulier aux
+pieds. Il me sembla que toutes les garnitures fan&eacute;es de ses v&ecirc;tements
+&eacute;taient en papier, et je crus reconna&icirc;tre le visage de miss Havisham, se
+balan&ccedil;ant, en faisant des efforts pour m'appeler. Dans ma terreur de
+voir cette figure que j'&eacute;tais certain de ne pas avoir vue un moment
+auparavant, je m'en &eacute;loignai d'abord, puis je m'en approchai ensuite, et
+ma terreur s'accrut au plus haut degr&eacute;, quand je vis qu'il n'y avait pas
+de figure du tout.</p>
+
+<p>Il ne fallut rien moins, pour me rappeler &agrave; moi, que l'air frais et la
+lumi&egrave;re bienfaisante du jour, la vue des personnes passant derri&egrave;re les
+barreaux de la grille et l'influence fortifiante du pain, de la viande
+et de la bi&egrave;re qui me restaient. Et encore, malgr&eacute; cela, ne serais-je
+peut-&ecirc;tre pas revenu &agrave; moi aussit&ocirc;t que je le fis, sans l'approche
+d'Estelle, qui, ses clefs &agrave; la main, venait me faire sortir. Je pensai
+qu'elle serait enchant&eacute;e, si elle s'apercevait que j'avais eu peur, et
+je r&eacute;solus de ne pas lui procurer ce plaisir.</p>
+
+<p>Elle me lan&ccedil;a un regard triomphant en passant &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, comme si
+elle se f&ucirc;t r&eacute;jouie de ce que mes mains &eacute;taient si rudes et mes
+chaussures si grossi&egrave;res, et elle m'ouvrit la porte et se tint de fa&ccedil;on
+&agrave; ce que je devais passer devant elle. J'allais sortir sans lever les
+yeux sur elle, quand elle me toucha &agrave; l'&eacute;paule.</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi ne pleures-tu pas?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je n'en ai pas envie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si, dit-elle, tu as pleur&eacute;; tu as les yeux bouffis, et tu es sur
+le point de pleurer encore.&raquo;</p>
+
+<p>Elle se mit &agrave; rire d'une fa&ccedil;on tout &agrave; fait m&eacute;prisante, me poussa dehors
+et ferma la porte sur moi. Je rendis tout droit chez M. Pumblechook.
+J'&eacute;prouvai un immense soulagement en ne le trouvant pas chez lui. Apr&egrave;s
+avoir dit au gar&ccedil;on de boutique quel jour je reviendrais chez miss
+Havisham, je me mis en route pour regagner notre forge, songeant en
+marchant &agrave; tout ce que j'avais vu, et repassant dans mon esprit: que je
+n'&eacute;tais qu'un vulgaire ouvrier; que mes mains &eacute;taient rudes et mes
+souliers &eacute;pais; que j'avais contract&eacute; la d&eacute;plorable habitude d'appeler
+les valets des Jeannots; que j'&eacute;tais bien plus ignorant que je ne
+l'avais cru la veille, et qu'en g&eacute;n&eacute;ral, je ne valais pas grand'chose.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX"></a><a href="#table">CHAPITRE IX.</a></h2>
+
+
+<p>Quand j'arrivai &agrave; la maison, ma s&oelig;ur se montra fort en peine de savoir
+ce qui se passait chez miss Havisham, et m'accabla de questions. Je me
+sentis bient&ocirc;t lourdement secou&eacute; par derri&egrave;re, et je re&ccedil;us plus d'un
+coup dans la partie inf&eacute;rieure du dos; puis elle frotta ignominieusement
+mon visage contre le mur de la cuisine, parce que je ne r&eacute;pondais pas
+avec assez de prestesse aux questions qu'elle m'adressait.</p>
+
+<p>Si la crainte de n'&ecirc;tre pas compris existe chez les autres petits
+gar&ccedil;ons au m&ecirc;me degr&eacute; qu'elle existait chez moi, chose que je consid&egrave;re
+comme vraisemblable, car je n'ai pas de raison pour me croire une
+monstruosit&eacute;, c'est la clef de bien des r&eacute;serves. J'&eacute;tais convaincu que
+si je d&eacute;crivais miss Havisham comme mes yeux l'avaient vue, je ne serais
+pas compris, et bien que je ne la comprisse moi-m&ecirc;me qu'imparfaitement,
+j'avais l'id&eacute;e qu'il y aurait de ma part quelque chose de m&eacute;chant et de
+fourbe &agrave; la pr&eacute;senter aux yeux de Mrs Joe telle qu'elle &eacute;tait en
+r&eacute;alit&eacute;. La m&ecirc;me suite d'id&eacute;es m'amena &agrave; penser que je ne devais pas
+parler de miss Estelle. En cons&eacute;quence, j'en dis le moins possible, et
+ma pauvre t&ecirc;te dut essuyer &agrave; plusieurs reprises les murs de la cuisine.</p>
+
+<p>Le pire de tout, c'est que cette vieille brute de Pumblechook, attir&eacute;
+par une d&eacute;vorante curiosit&eacute; de savoir tout ce que j'avais vu et entendu,
+arriva au grand trot de sa jument, au moment de prendre le th&eacute;, pour
+t&acirc;cher de se faire donner toutes sortes de d&eacute;tails; et la simple vue de
+cet imb&eacute;cile, avec ses yeux de poisson, sa bouche ouverte, ses cheveux
+d'un blond ardent, dress&eacute;s par une attente curieuse, et son gilet,
+soulev&eacute; par sa respiration math&eacute;matique, ne firent que renforcer mes
+r&eacute;ticences.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! mon gar&ccedil;on, commen&ccedil;a l'oncle Pumblechook, d&egrave;s qu'il fut assis
+pr&egrave;s du feu, dans le fauteuil d'honneur, comment t'en es-tu tir&eacute;
+l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Assez bien, monsieur,&raquo; r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur me montra son poing crisp&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Assez bien? r&eacute;p&eacute;ta Pumblechook; assez bien n'est pas une r&eacute;ponse.
+Dis-nous ce que tu entends par assez bien, mon gar&ccedil;on.&raquo;</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre le blanc de chaux endurcit-il le cerveau jusqu'&agrave;
+l'obstination: ce qu'il y a de certain, c'est qu'avec le blanc de chaux
+du mur qui &eacute;tait rest&eacute; sur mon front, mon obstination s'&eacute;tait durcie &agrave;
+l'&eacute;gal du diamant. Je r&eacute;fl&eacute;chis un instant, puis je r&eacute;pondis, comme
+frapp&eacute; d'une nouvelle id&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Je veux dire assez bien...&raquo;</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur eut une exclamation d'impatience et allait s'&eacute;lancer sur moi.
+Je n'avais aucun moyen de d&eacute;fense, car Joe &eacute;tait occup&eacute; dans la forge,
+quand M. Pumblechook intervint.</p>
+
+<p>&laquo;Non! calmez-vous... laissez-moi faire, ma ni&egrave;ce... laissez-moi faire.&raquo;</p>
+
+<p>Et M. Pumblechook se tourna vers moi, comme s'il e&ucirc;t voulu me couper les
+cheveux, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;D'abord, pour mettre de l'ordre dans nos id&eacute;es, combien font
+quarante-trois pence?&raquo;</p>
+
+<p>Je calculai les cons&eacute;quences qui pourraient r&eacute;sulter, si je r&eacute;pondais:
+&laquo;Quatre cents livres,&raquo; et les trouvant contre moi, j'en retranchai
+quelque chose comme huit pence. M. Pumblechook me fit alors suivre apr&egrave;s
+lui la table de multiplication des pence et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Douze pence font un shilling, donc quarante pence font trois shillings
+et quatre pence.&raquo;</p>
+
+<p>Puis il me demanda triomphalement:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! maintenant, combien font quarante-trois pence?&raquo;</p>
+
+<p>Ce &agrave; quoi je r&eacute;pondis apr&egrave;s une m&ucirc;re r&eacute;flexion:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne sais pas.&raquo;</p>
+
+<p>M. Pumblechook me secoua alors la t&ecirc;te comme un marteau pour m'enfoncer
+de force le nombre dans la cervelle et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Quarante-trois pence font-ils sept shillings, six pence trois liards,
+par hasard?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Mon gar&ccedil;on, recommen&ccedil;a M. Pumblechook en revenant &agrave; lui et se croisant
+les bras sur la poitrine, comment est miss Havisham?</p>
+
+<p>&mdash;Elle est grande et noire, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vrai, mon oncle?&raquo; demanda ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>M. Pumblechook fit un signe d'assentiment, duquel je conclus qu'il
+n'avait jamais vu miss Havisham, car elle n'&eacute;tait ni grande ni noire.</p>
+
+<p>&laquo;Bien! fit M. Pumblechook, c'est le moyen de le prendre; nous allons
+savoir ce que nous d&eacute;sirons.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien, mon oncle, dit ma s&oelig;ur, que vous le preniez avec
+vous; vous savez si bien en faire ce que vous voulez.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, mon gar&ccedil;on, que faisait-elle, quand tu es entr&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Elle &eacute;tait assise dans une voiture de velours noir,&raquo; r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>M. Pumblechook et ma s&oelig;ur se regard&egrave;rent tout &eacute;tonn&eacute;s, comme ils en
+avaient le droit, et r&eacute;p&eacute;tant tous deux:</p>
+
+<p>&laquo;Dans une voiture de velours noir?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondis-je. Et miss Estelle, sa ni&egrave;ce, je pense, lui tendait des
+g&acirc;teaux et du vin par la porti&egrave;re, sur un plateau d'or, et nous e&ucirc;mes
+tous du vin et des g&acirc;teaux sur des plats d'or, et je suis mont&eacute; sur le
+si&egrave;ge de derri&egrave;re pour manger ma part, parce qu'elle me l'avait dit.</p>
+
+<p>&mdash;Y avait-il l&agrave; d'autres personnes? demanda mon oncle.</p>
+
+<p>&mdash;Quatre chiens, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Gros ou petits?</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;normes! m'&eacute;criai-je; et ils se sont battus pour avoir quatre
+c&ocirc;telettes de veau, renferm&eacute;es dans un panier d'argent.</p>
+
+<p>Mrs Joe et M. Pumblechook se regard&egrave;rent de nouveau avec &eacute;tonnement.
+J'&eacute;tais tout &agrave; fait mont&eacute;, compl&egrave;tement indiff&eacute;rent &agrave; la torture, et je
+comptais leur en dire bien d'autres.</p>
+
+<p>O&ugrave; &eacute;tait cette voiture, au nom du ciel? demanda ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Dans la chambre de miss Havisham.&raquo;</p>
+
+<p>Ils se regard&egrave;rent encore.</p>
+
+<p>&laquo;Mais il n'y avait pas de chevaux, ajoutai-je, en repoussant avec force
+l'id&eacute;e des quatre coursiers richement capara&ccedil;onn&eacute;s, que j'avais eu
+d'abord la singuli&egrave;re pens&eacute;e d'y atteler.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible, mon oncle? demanda Mrs Joe; que veut dire cet enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous l'expliquer, ma ni&egrave;ce, dit M. Pumblechook. Mon avis est
+que ce doit &ecirc;tre une chaise &agrave; porteurs; elle est bizarre, vous le savez,
+tr&egrave;s bizarre et si extraordinaire, qu'il n'y aurait rien d'&eacute;tonnant
+qu'elle pass&acirc;t ses jours dans une chaise &agrave; porteurs.</p>
+
+<p>&mdash;L'avez-vous jamais vue dans cette chaise? demanda Mrs Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'aurais-je pu? reprit-il, forc&eacute; par cette question, quand
+jamais de ma vie je ne l'ai vue, m&ecirc;me de loin.</p>
+
+<p>&mdash;Bont&eacute; divine! mon oncle, et pourtant vous lui avez parl&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien, continua l'oncle, que lorsque j'y suis all&eacute;, la porte
+&eacute;tait entr'ouverte; je me tenais d'un c&ocirc;t&eacute;, elle de l'autre, et nous
+nous causions de cette mani&egrave;re. Ne dites pas, ma ni&egrave;ce, que vous ne
+saviez pas cela. Quoi qu'il en soit, ce gar&ccedil;on est all&eacute; chez elle pour
+jouer. &Agrave; quoi as-tu jou&eacute;, mon gar&ccedil;on?</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons jou&eacute; avec des drapeaux,&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>Je dois avouer que je suis tr&egrave;s &eacute;tonn&eacute; aujourd'hui, quand je me rappelle
+les mensonges que je fis en cette occasion.</p>
+
+<p>&laquo;Des drapeaux? r&eacute;p&eacute;ta ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dis-je; Estelle agitait un drapeau bleu et moi un rouge, et miss
+Havisham en agitait un tout parsem&eacute; d'&eacute;toiles d'or; elle l'agitait par
+la porti&egrave;re de sa voiture, et puis nous brandissions nos sabres en
+criant: Hourra! hourra!</p>
+
+<p>&mdash;Des sabres?... r&eacute;p&eacute;ta ma s&oelig;ur; o&ugrave; les aviez-vous pris?</p>
+
+<p>&mdash;Dans une armoire, dis-je, o&ugrave; il y avait des pistolets et des
+confitures et des pilules. Le jour ne p&eacute;n&eacute;trait pas dans la chambre,
+mais elle &eacute;tait &eacute;clair&eacute;e par des chandelles.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est vrai, ma ni&egrave;ce, dit M. Pumblechook avec un signe de t&ecirc;te
+plein de gravit&eacute;, je puis vous garantir cet &eacute;tat de choses, car j'en ai
+moi-m&ecirc;me &eacute;t&eacute; t&eacute;moin.&raquo;</p>
+
+<p>Tous deux me regard&egrave;rent, et moi-m&ecirc;me, prenant un petit air candide, je
+les regardai aussi, en plissant avec ma main droite la jambe droite de
+mon pantalon.</p>
+
+<p>S'ils m'eussent adress&eacute; d'autres questions, je me serais
+indubitablement trahi, car j'&eacute;tais sur le point de d&eacute;clarer qu'il y
+avait un ballon dans la cour, et j'aurais m&ecirc;me hasard&eacute; cette absurde
+d&eacute;claration, si mon esprit n'e&ucirc;t pas balanc&eacute; entre ce ph&eacute;nom&egrave;ne et un
+ours enferm&eacute; dans la brasserie. Cependant, ils &eacute;taient tellement
+absorb&eacute;s par les merveilles que j'avais d&eacute;j&agrave; pr&eacute;sent&eacute;es &agrave; leur
+admiration, que j'&eacute;chappai &agrave; cette dangereuse alternative. Ce sujet les
+occupait encore, quand Joe revint de son travail et demanda une tasse de
+th&eacute;. Ma s&oelig;ur lui raconta ce qui m'&eacute;tait arriv&eacute;, plut&ocirc;t pour soulager
+son esprit &eacute;merveill&eacute; que pour satisfaire la curiosit&eacute; de mon bon ami
+Joe.</p>
+
+<p>Quand je vis Joe ouvrir ses grands yeux bleus et les promener autour de
+lui, en signe d'&eacute;tonnement, je fus pris de remords; mais seulement en ce
+qui le concernait lui, sans m'inqui&eacute;ter en aucune mani&egrave;re des deux
+autres. Envers Joe, mais envers Joe seulement, je me consid&eacute;rais comme
+un jeune monstre, pendant qu'ils d&eacute;battaient les avantages qui
+pourraient r&eacute;sulter de la connaissance et de la faveur de miss
+Havisham. Ils &eacute;taient certains que miss Havisham ferait quelque chose
+pour moi, mais ils se demandaient sous quelle forme. Ma s&oelig;ur
+entrevoyait le don de quelque propri&eacute;t&eacute; rurale. M. Pumblechook
+s'attendait &agrave; une r&eacute;compense magnifique, qui m'aiderait &agrave; apprendre
+quelque joli commerce, celui de grainetier, par exemple. Joe tomba dans
+la plus profonde disgr&acirc;ce pour avoir os&eacute; sugg&eacute;rer que j'&eacute;tais, aux yeux
+de miss Havisham, l'&eacute;gal des chiens qui avaient combattu h&eacute;ro&iuml;quement
+pour les c&ocirc;telettes de veau.</p>
+
+<p>&laquo;Si ta t&ecirc;te folle ne peut exprimer d'id&eacute;es plus raisonnables que
+celles-l&agrave;, dit ma s&oelig;ur, et que tu aies &agrave; travailler, tu ferais mieux de
+t'y mettre de suite.&raquo;</p>
+
+<p>Et le pauvre homme sortit sans mot dire.</p>
+
+<p>Quand M. Pumblechook fut parti, et que ma s&oelig;ur eut gagn&eacute; son lit, je me
+rendis &agrave; la d&eacute;rob&eacute;e dans la forge, o&ugrave; je restai aupr&egrave;s de Joe jusqu'&agrave;
+ce qu'il e&ucirc;t fini son travail, et je lui dis alors:</p>
+
+<p>&laquo;Joe, avant que ton feu ne soit tout &agrave; fait &eacute;teint, je voudrais te dire
+quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, mon petit Pip! dit Joe en tirant son escabeau pr&egrave;s de la
+forge; dis-moi ce que c'est, mon petit Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Joe, dis-je en prenant la manche de sa chemise et la roulant entre le
+pouce et l'index, tu te souviens de tout ce que j'ai dit sur le compte
+de miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Si je m'en souviens, dit Joe; je crois bien, c'est merveilleux!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais c'est une terrible chose, Joe; car tout cela n'est pas vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Que dis-tu, mon petit Pip? s'&eacute;cria Joe frapp&eacute; d'&eacute;tonnement. Tu ne
+veux pas dire, j'esp&egrave;re, que c'est un....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je dois te le dire, &agrave; toi, tout cela c'est un mensonge.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pas tout ce que tu as racont&eacute;, bien s&ucirc;r; tu ne pr&eacute;tends pas dire
+qu'il n'y a pas de voiture en velours noir, hein?&raquo;</p>
+
+<p>Je continuai &agrave; secouer la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Mais au moins, il y avait des chiens, mon petit Pip; mon cher petit
+Pip, s'il n'y avait pas de c&ocirc;telettes de veau, au moins il y avait des
+chiens?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Un chien, dit Joe, rien qu'un tout petit chien?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Joe, il n'y avait rien qui ressembl&acirc;t &agrave; un chien.&raquo;</p>
+
+<p>Joe me consid&eacute;rait avec le plus profond d&eacute;sappointement.</p>
+
+<p>&laquo;Mon petit Pip, mon cher petit Pip, &ccedil;a ne peut pas marcher comme &ccedil;a, mon
+gar&ccedil;on, o&ugrave; donc veux-tu en venir?</p>
+
+<p>&mdash;C'est terrible, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Terrible!... s'&eacute;cria Joe; terrible!... Quel d&eacute;mon t'a pouss&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, Joe, r&eacute;pliquai-je en l&acirc;chant sa manche de chemise et
+m'asseyant &agrave; ses pieds dans les cendres; mais je voudrais bien que tu ne
+m'aies pas appris &agrave; appeler les valets des Jeannots, et je voudrais que
+mes mains fussent moins rudes et mes souliers moins &eacute;pais.&raquo;</p>
+
+<p>Alors je dis &agrave; Joe que je me trouvais bien malheureux, et que je
+n'avais pu m'expliquer devant Mrs Joe et M. Pumblechook, parce qu'ils
+&eacute;taient trop durs pour moi; qu'il y avait chez miss Havisham une fort
+jolie demoiselle qui &eacute;tait tr&egrave;s fi&egrave;re; qu'elle m'avait dit que j'&eacute;tais
+commun; que je savais bien que j'&eacute;tais commun, mais que je voudrais bien
+ne plus l'&ecirc;tre; et que les mensonges m'&eacute;taient venus, je ne savais ni
+comment ni pourquoi....</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un cas de m&eacute;taphysique aussi difficile &agrave; r&eacute;soudre pour Joe que
+pour moi. Mais Joe voulut &eacute;loigner tout ce qu'il y avait de m&eacute;taphysique
+dans l'esp&egrave;ce et en vint &agrave; bout.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a une chose dont tu peux &ecirc;tre bien certain mon petit Pip, dit Joe,
+apr&egrave;s avoir longtemps rumin&eacute;. D'abord, un mensonge est un mensonge, de
+quelque mani&egrave;re qu'il vienne, et il ne doit pas venir; n'en dis plus,
+mon petit Pip; &ccedil;a n'est pas le moyen de ne plus &ecirc;tre commun, mon gar&ccedil;on,
+et quant &agrave; &ecirc;tre commun, je ne vois pas cela tr&egrave;s clairement: tu es d'une
+petite taille peu commune, et ton savoir n'est pas commun non plus.</p>
+
+<p>&mdash;Si; je suis ignorant et emprunt&eacute;, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vois donc cette lettre que tu m'as &eacute;crite hier soir, c'est comme
+imprim&eacute;! J'ai vu des lettres, et lettres &eacute;crites par des messieurs tr&egrave;s
+comme il faut, encore, et elles n'avaient pas l'air d'&ecirc;tre imprim&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais rien, Joe; tu as une trop bonne opinion de moi, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon petit Pip, dit Joe, que cela soit ou que cela ne soit
+pas, il faut commencer par le commencement; le roi sur son tr&ocirc;ne, avec
+sa couronne sur sa t&ecirc;te, avant d'&eacute;crire ses actes du Parlement, a
+commenc&eacute; par apprendre l'alphabet, alors qu'il n'&eacute;tait que prince
+royal.... Ah! ajouta Joe avec un signe de satisfaction personnelle, il a
+commenc&eacute; par l'A et a &eacute;t&eacute; jusqu'au Z, je sais parfaitement ce que
+c'est, quoique je ne puisse pas dire que j'en ai fait autant.&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait de la sagesse dans ces paroles, et elles m'encourag&egrave;rent un
+peu.</p>
+
+<p>&laquo;Ne faut-il pas mieux, continua Joe en r&eacute;fl&eacute;chissant, rester dans la
+soci&eacute;t&eacute; des gens communs plut&ocirc;t que d'aller jouer avec ceux qui ne le
+sont pas? Ceci me fait penser qu'il y avait peut-&ecirc;tre un drapeau?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis vraiment f&acirc;ch&eacute; qu'il n'y ait pas eu au moins un drapeau, mon
+petit Pip. Cela finira par arriver aux oreilles de ta s&oelig;ur. &Eacute;coute, mon
+petit Pip, ce que va te dire un v&eacute;ritable ami, si tu ne r&eacute;ussis pas &agrave;
+n'&ecirc;tre plus commun, en allant tout droit devant toi, il ne faut pas
+songer que tu pourras le faire en allant de travers. Ainsi donc, mon
+petit Pip, ne dis plus de mensonges, vis bien et meurs en paix.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne m'en veux pas, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon petit Pip, non; mais je ne puis m'emp&ecirc;cher de penser qu'ils
+&eacute;taient joliment audacieux, ces chiens qui voulaient manger les
+c&ocirc;telettes de veau, et un ami qui te veut du bien te conseille d'y
+penser quand tu monteras te coucher; voil&agrave; tout, mon petit Pip, et ne le
+fais plus.&raquo;</p>
+
+<p>Quand je me trouvai dans ma petite chambre, disant mes pri&egrave;res, je
+n'oubliai pas la recommandation de Joe; et pourtant mon jeune esprit
+&eacute;tait dans un tel &eacute;tat de trouble, que longtemps apr&egrave;s m'&ecirc;tre couch&eacute;, je
+pensais encore comment miss Estelle consid&egrave;rerait Joe, qui n'&eacute;tait qu'un
+simple forgeron: et combien ses mains &eacute;taient rudes, et ses souliers
+&eacute;pais; je pensais aussi &agrave; Joe et &agrave; ma s&oelig;ur, qui avaient l'habitude de
+s'asseoir dans la cuisine, et je r&eacute;fl&eacute;chissais que moi-m&ecirc;me j'avais
+quitt&eacute; la cuisine pour aller me coucher; que miss Havisham et Estelle ne
+restaient jamais &agrave; la cuisine; et qu'elles &eacute;taient bien au-dessus de ces
+habitudes communes. Je m'endormis en pensant &agrave; ce que j'avais fait chez
+miss Havisham, comme si j'y &eacute;tais rest&eacute; des semaines et des mois au lieu
+d'heures, et comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un vieux souvenir au lieu d'un &eacute;v&eacute;nement
+arriv&eacute; le jour m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Ce fut un jour m&eacute;morable pour moi, car il apporta de grands changements
+dans ma destin&eacute;e; mais c'est la m&ecirc;me chose pour chacun. Figurez-vous un
+certain jour retranch&eacute; dans votre vie, et pensez combien elle aurait &eacute;t&eacute;
+diff&eacute;rente. Arr&ecirc;tez-vous, vous qui lisez ce r&eacute;cit, et figurez-vous une
+longue cha&icirc;ne de fil ou d'or, d'&eacute;pines ou de fleurs, qui ne vous e&ucirc;t
+jamais li&eacute;, si, &agrave; un certain et m&eacute;morable jour, le premier anneau ne se
+f&ucirc;t form&eacute;.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X"></a><a href="#table">CHAPITRE X.</a></h2>
+
+
+<p>Un ou deux jours apr&egrave;s, un matin en m'&eacute;veillant, il me vint l'heureuse
+id&eacute;e que le meilleur moyen pour n'&ecirc;tre plus commun &eacute;tait de tirer de
+Biddy tout ce qu'elle pouvait savoir sur ce point important. En
+cons&eacute;quence, je d&eacute;clarai &agrave; Biddy, un soir que j'&eacute;tais all&eacute; chez la
+grand'tante de M. Wopsle, que j'avais des raisons particuli&egrave;res pour
+d&eacute;sirer faire mon chemin en ce monde, et que je lui serais tr&egrave;s oblig&eacute;
+si elle voulait bien m'enseigner tout ce qu'elle savait. Biddy, qui
+&eacute;tait la fille la plus obligeante du monde, me r&eacute;pondit imm&eacute;diatement
+qu'elle ne demandait pas mieux, et elle mit aussit&ocirc;t sa promesse &agrave;
+ex&eacute;cution.</p>
+
+<p>Le syst&egrave;me d'&eacute;ducation adopt&eacute; par la grand'tante de M. Wopsle, pouvait
+se r&eacute;soudre ainsi qu'il suit: Les &eacute;l&egrave;ves mangeaient des pommes et se
+mettaient des brins de paille sur le dos les uns des autres, jusqu'&agrave; ce
+que la grand'tante de M. Wopsle, rassemblant toute son &eacute;nergie, se
+pr&eacute;cipit&acirc;t indistinctement sur eux, arm&eacute;e d'une baguette de bouleau, en
+faisant une course effr&eacute;n&eacute;e. Apr&egrave;s avoir re&ccedil;u le choc avec toutes les
+marques de d&eacute;rision possibles, les &eacute;l&egrave;ves se formaient en ligne, et
+faisaient circuler rapidement, de main en main, un livre tout d&eacute;chir&eacute;.
+Le livre contenait, ou plut&ocirc;t avait contenu; un alphabet, quelques
+chiffres, une table de multiplication et un syllabaire. D&egrave;s que ce livre
+se mettait en mouvement, la grand'tante de M. Wopsle tombait dans une
+esp&egrave;ce de p&acirc;moison, provenant de la fatigue ou d'un acc&egrave;s de rhumatisme.
+Les &eacute;l&egrave;ves se livraient alors entre eux &agrave; l'examen de leurs souliers,
+pour savoir celui qui pourrait frapper le plus fort avec son pied. Cet
+examen durait jusqu'au moment o&ugrave; Biddy arrivait avec trois Bibles, tout
+ab&icirc;m&eacute;es et toutes d&eacute;chiquet&eacute;es, comme si elles avaient &eacute;t&eacute; coup&eacute;es avec
+le manche de quelque chose de rude et d'in&eacute;gal, et plus illisibles et
+plus mal imprim&eacute;es qu'aucune des curiosit&eacute;s litt&eacute;raires que j'aie jamais
+rencontr&eacute;es depuis, elles &eacute;taient mouchet&eacute;es partout, avec des taches de
+rouille et avaient, &eacute;cras&eacute;s entre leurs feuillets, des sp&eacute;cimens vari&eacute;s
+de tous les insectes du monde. Cette partie du cours &eacute;tait g&eacute;n&eacute;ralement
+&eacute;gay&eacute;e par quelques combats singuliers entre Biddy et les &eacute;l&egrave;ves
+r&eacute;calcitrants. Lorsque la bataille &eacute;tait termin&eacute;e, Biddy nous indiquait
+un certain nombre de pages, et alors nous lui lisions tous &agrave; haute voix
+ce que nous pouvions, ou plut&ocirc;t ce que nous ne pouvions pas. C'&eacute;tait un
+bruit effroyable; Biddy conduisait cet orchestre infernal, en lisant
+elle-m&ecirc;me d'une voix lente et monotone. Aucun de nous n'avait la moindre
+notion de ce qu'il lisait. Quand ce terrible charivari avait dur&eacute; un
+certain temps, il finissait g&eacute;n&eacute;ralement par r&eacute;veiller la grand'tante de
+M. Wopsle, et elle attrapait un des gens par les oreilles et les lui
+tirait d'importance. Ceci terminait la le&ccedil;on du soir, et nous nous
+&eacute;lancions en plein air en poussant des cris de triomphe. Je dois &agrave; la
+v&eacute;rit&eacute; de faire observer qu'il n'&eacute;tait pas d&eacute;fendu aux &eacute;l&egrave;ves de
+s'exercer &agrave; &eacute;crire sur l'ardoise, ou m&ecirc;me sur du papier, quand il y en
+avait; mais il n'&eacute;tait pas facile de se livrer &agrave; cette &eacute;tude pendant
+l'hiver, car la petite boutique o&ugrave; l'on faisait la classe, et qui
+servait en m&ecirc;me temps de chambre &agrave; coucher et de salon &agrave; la grand'tante
+de M. Wopsle, n'&eacute;tait que faiblement &eacute;clair&eacute;e, au moyen d'une chandelle
+sans mouchettes.</p>
+
+<p>Il me sembla qu'il me faudrait bien du temps pour me d&eacute;grossir dans de
+pareilles conditions. N&eacute;anmoins, je r&eacute;solus d'essayer, et, ce soir-l&agrave;,
+Biddy commen&ccedil;a &agrave; remplir l'engagement qu'elle avait pris envers moi, en
+me faisant faire une lecture de son petit catalogue, et en me pr&ecirc;tant,
+pour le copier &agrave; la main, un grand vieux D, qu'elle avait copi&eacute;
+elle-m&ecirc;me du titre de quelque journal, et que, jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, j'avais
+toujours pris pour une boucle.</p>
+
+<p>Il va sans dire qu'il y avait un cabaret dans le village, et que Joe
+aimait &agrave; y aller, de temps en temps, fumer sa pipe. J'avais re&ccedil;u l'ordre
+le plus formel de passer le prendre aux <i>Trois jolis bateliers,</i> en
+revenant de l'&eacute;cole, et de le ramener &agrave; la maison, &agrave; mes risques et
+p&eacute;rils. Ce fut donc vers les <i>Trois jolis bateliers</i> que je dirigeai mes
+pas.</p>
+
+<p>&Agrave; c&ocirc;t&eacute; du comptoir, il y avait aux <i>Trois jolis bateliers</i> une suite de
+comptes d'une longueur alarmante, inscrits &agrave; la craie sur le mur pr&egrave;s de
+la porte. Ces comptes semblaient n'avoir jamais &eacute;t&eacute; r&eacute;gl&eacute;s; je me
+souvenais de les avoir toujours vus l&agrave;, ils avaient m&ecirc;me toujours grandi
+en m&ecirc;me temps que moi, mais il y avait une grande quantit&eacute; de craie dans
+notre pays, et sans doute les habitants ne voulaient n&eacute;gliger aucune
+occasion d'en tirer parti.</p>
+
+<p>Comme c'&eacute;tait un samedi soir, je trouvai le chef de l'&eacute;tablissement
+regardant ces comptes d'un air passablement renfrogn&eacute;; mais comme
+j'avais affaire &agrave; Joe et non &agrave; lui, je lui souhaitai tout simplement le
+bonsoir et passai dans la salle commune, au fond du couloir, o&ugrave; il y
+avait un bon feu, et o&ugrave; Joe fumait sa pipe en compagnie de M. Wopsle et
+d'un &eacute;tranger. Joe me re&ccedil;ut comme de coutume, en s'&eacute;criant:</p>
+
+<p>&laquo;Hol&agrave;! mon petit Pip, te voil&agrave; mon gar&ccedil;on!&raquo;</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t l'&eacute;tranger tourna la t&ecirc;te pour me regarder. C'&eacute;tait un homme
+que je n'avais jamais vu, et il avait l'air fort myst&eacute;rieux. Sa t&ecirc;te
+&eacute;tait pench&eacute;e d'un c&ocirc;t&eacute;, et l'un de ses yeux &eacute;tait constamment &agrave; demi
+ferm&eacute;, comme s'il visait quelque chose avec un fusil invisible. Il avait
+une pipe &agrave; la bouche, il l'&ocirc;ta; et apr&egrave;s en avoir expuls&eacute; la fum&eacute;e, sans
+cesser de me regarder fixement, il me fit un signe de t&ecirc;te. Je r&eacute;pondis
+par un signe semblable. Alors il continua le m&ecirc;me jeu et me fit place &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de lui.</p>
+
+<p>Mais comme j'avais l'habitude de m'asseoir &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Joe toutes les fois
+que je venais dans cet endroit, je dis:</p>
+
+<p>&laquo;Non, merci, monsieur.&raquo;</p>
+
+<p>Et je me laissai tomber &agrave; la place que Joe m'avait faite sur l'autre
+banc. L'&eacute;tranger, apr&egrave;s avoir jet&eacute; un regard sur Joe et vu que son
+attention &eacute;tait occup&eacute;e ailleurs, me fit de nouveaux signes; puis il se
+frotta la jambe d'une fa&ccedil;on vraiment singuli&egrave;re, du moins &ccedil;a me fit cet
+effet-l&agrave;.</p>
+
+<p>&laquo;Vous disiez, dit l'&eacute;tranger en s'adressant &agrave; Joe, que vous &ecirc;tes
+forgeron.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous boire, monsieur?... &Agrave; propos, vous ne m'avez pas dit
+votre nom.&raquo;</p>
+
+<p>Joe le lui dit, et l'&eacute;tranger l'appela alors par son nom.</p>
+
+<p>&laquo;Que voulez-vous boire, monsieur Gargery, c'est moi qui paye pour
+trinquer avec vous?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; vous dire vrai, r&eacute;pondit Joe, je n'ai pas l'habitude de trinquer
+avec personne, et surtout de boire aux frais des autres, mais aux miens.</p>
+
+
+<p>&mdash;L'habitude, non, reprit l'&eacute;tranger; mais une fois par hasard n'est pas
+coutume, et un samedi soir encore! Allons! dites ce que vous voulez,
+monsieur Gargery.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voudrais pas vous refuser plus longtemps, dit Joe; du rhum.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, du rhum, r&eacute;p&eacute;ta l'&eacute;tranger. Mais monsieur voudra-t-il bien, &agrave;
+son tour, t&eacute;moigner son d&eacute;sir?</p>
+
+<p>&mdash;Du rhum, dit M. Wopsle.</p>
+
+<p>&mdash;Trois rhums! cria l'&eacute;tranger au propri&eacute;taire du cabaret, et trois
+verres pleins!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, observa Joe, en mani&egrave;re de pr&eacute;sentation, est un homme qui
+vous ferait plaisir &agrave; entendre, c'est le chantre de notre &eacute;glise.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! dit l'&eacute;tranger vivement, en me regardant de c&ocirc;t&eacute;, l'&eacute;glise
+isol&eacute;e, &agrave; droite des marais, tout entour&eacute;e de tombeaux?</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela m&ecirc;me,&raquo; dit Joe.</p>
+
+<p>L'&eacute;tranger, avec une sorte de murmure de satisfaction &agrave; travers sa pipe,
+mit sa jambe sur le banc qu'il occupait &agrave; lui seul. Il portait un
+chapeau de voyage &agrave; larges bords, et par-dessous un mouchoir roul&eacute;
+autour de sa t&ecirc;te, en mani&egrave;re de calotte, de sorte qu'on ne voyait pas
+ses cheveux. Il me sembla que sa figure prenait en ce moment une
+expression rus&eacute;e, suivie d'un &eacute;clat de rire &eacute;touff&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne connais pas tr&egrave;s bien ce pays, messieurs, mais il me semble bien
+d&eacute;sert du c&ocirc;t&eacute; de la rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Les marais ne sont pas habit&eacute;s ordinairement, dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute!... sans doute!... mais ne pensez-vous pas qu'il peut y
+venir quelquefois des Boh&eacute;miens, des vagabonds, ou quelque voyageur
+&eacute;gar&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit Joe; seulement par-ci, par-l&agrave;, un for&ccedil;at &eacute;vad&eacute;, et ils ne
+sont pas faciles &agrave; prendre, n'est-ce pas, monsieur Wopsle?&raquo;</p>
+
+<p>M. Wopsle, se souvenant de sa d&eacute;convenue, fit un signe d'assentiment
+d&eacute;pourvu de tout enthousiasme.</p>
+
+<p>&laquo;Il para&icirc;t que vous en avez poursuivi? demanda l'&eacute;tranger.</p>
+
+<p>&mdash;Une fois, r&eacute;pondit Joe, non pas que nous tenions beaucoup &agrave; les
+prendre, comme vous pensez bien; nous y allions comme curieux, n'est-ce
+pas, mon petit Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Joe.&raquo;</p>
+
+<p>L'&eacute;tranger continuait &agrave; me lancer des regards de c&ocirc;t&eacute;, comme si c'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; particuli&egrave;rement moi qu'il vis&acirc;t avec son fusil invisible, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;C'est un gentil camarade que vous avez l&agrave;; comment l'appelez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Pip, dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Son nom de bapt&ecirc;me est Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas son nom de bapt&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Son surnom, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit Joe, c'est une esp&egrave;ce de nom de famille qu'il s'est donn&eacute; &agrave;
+lui-m&ecirc;me, quand il &eacute;tait tout enfant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est votre fils?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, dit Joe en m&eacute;ditant, non qu'il f&ucirc;t n&eacute;cessaire de r&eacute;fl&eacute;chir
+l&agrave;-dessus; mais parce que c'&eacute;tait l'habitude, aux <i>Trois jolis
+bateliers,</i> de r&eacute;fl&eacute;chir profond&eacute;ment sur tout ce qu'on disait, pendant
+que l'on fumait; oh!... non. Non, il n'est pas mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Votre neveu? dit l'&eacute;tranger.</p>
+
+<p>&mdash;Pas davantage, dit Joe, avec la m&ecirc;me apparence de r&eacute;flexion profonde.
+Non... je ne veux pas vous tromper... il n'est pas mon neveu.</p>
+
+<p>&mdash;Que diable vous est-il donc alors?&raquo; demanda l'&eacute;tranger, qui me parut
+pousser bien vigoureusement ses investigations.</p>
+
+<p>M. Wopsle prit alors la parole, comme quelqu'un qui connaissait tout ce
+qui a rapport aux parent&eacute;s, sa profession lui faisant un devoir de
+savoir par c&oelig;ur jusqu'&agrave; quel degr&eacute; de parent&eacute; il &eacute;tait interdit &agrave; un
+homme d'&eacute;pouser une femme, et il expliqua les liens qui existaient entre
+Joe et moi. M. Wopsle ne termina pas sans citer avec un air terrible un
+passage de <i>Richard III</i>, et il s'imagina avoir dit tout ce qu'il y
+avait &agrave; dire sur ce sujet, quand il eut ajout&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Comme dit le po&egrave;te!&raquo;</p>
+
+<p>Ici, je dois remarquer qu'en parlant de moi, M. Wopsle trouvait
+n&eacute;cessaire de me caresser les cheveux et de me les ramener jusque dans
+les yeux. Je ne pouvais concevoir pourquoi tous ceux qui venaient &agrave; la
+maison me soumettaient toujours au m&ecirc;me traitement d&eacute;sagr&eacute;able, dans les
+m&ecirc;mes circonstances. Cependant, je ne me souviens pas d'avoir jamais
+&eacute;t&eacute;, dans ma premi&egrave;re enfance, le sujet des conversations de notre
+cercle de famille; mais quelques personnes &agrave; large main me favorisaient
+de temps en temps de cette caresse ophtalmique pour avoir l'air de me
+prot&eacute;ger.</p>
+
+<p>Pendant tout ce temps, l'&eacute;tranger n'avait regard&eacute; personne que moi; et;
+cette fois, il me regardait comme s'il se d&eacute;terminait &agrave; faire feu sur
+l'objet qu'il visait depuis si longtemps. Mais il ne dit plus rien,
+jusqu'au moment o&ugrave; l'on apporta les verres de rhum; alors son coup
+partit, mais de la fa&ccedil;on la plus singuli&egrave;re.</p>
+
+<p>Il se fit comprendre par une pantomime muette, qui s'adressait
+sp&eacute;cialement &agrave; moi. Il m&ecirc;lait son grog au rhum, et il le go&ucirc;tait tout en
+me regardant, non pas avec la cuiller qu'on lui avait donn&eacute;e, mais avec
+une lime.</p>
+
+<p>Il me fit cela de mani&egrave;re &agrave; ce que personne autre que moi ne le v&icirc;t, et
+quand il e&ucirc;t fini, il essuya la lime et la mit dans sa poche de c&ocirc;t&eacute;.
+D&egrave;s que j'aper&ccedil;us l'instrument, je reconnus mon for&ccedil;at et la lime de
+Joe. Je le regardai sans pouvoir faire un mouvement; j'&eacute;tais tout &agrave; fait
+fascin&eacute;; mais il s'appuyait alors sur son banc, sans s'inqui&eacute;ter
+davantage de moi, et il se mit &agrave; parler de navets.</p>
+
+<p>Il y avait en Joe un tel besoin de se purifier et de se reposer
+tranquillement avant de rentrer &agrave; la maison, qu'il osait rester une
+demi-heure de plus dans la vie active le samedi que les autres jours.
+C'&eacute;tait une d&eacute;licieuse demi-heure qui venait de se passer &agrave; boire
+ensemble du grog au rhum. Alors Joe se leva pour partir et me prit par
+la main.</p>
+
+<p>&laquo;Attendez un moment, monsieur Gargery, dit l'&eacute;tranger, je crois avoir
+quelque part dans ma poche un beau shilling tout neuf, et, si je le
+trouve, ce sera pour ce petit.&raquo;</p>
+
+<p>Il le d&eacute;nicha au milieu d'une poign&eacute;e d'autres pi&egrave;ces de peu de valeur,
+l'enveloppa dans du papier chiffonn&eacute; et me le donna.</p>
+
+<p>&laquo;C'est pour toi, dit-il, pour toi seul, tu entends?&raquo;</p>
+
+<p>Je le remerciai, en &eacute;carquillant sur lui mes yeux plus qu'il ne
+convenait &agrave; un enfant bien &eacute;lev&eacute;, et en me cramponnant &agrave; la main de Joe.
+Il dit bonsoir &agrave; celui-ci, ainsi qu'&agrave; M. Wopsle, qui sortit en m&ecirc;me
+temps que nous, et il me fit un dernier signe de son bon &oelig;il, non pas
+en me regardant, car il le ferma; mais quelles merveilles ne peut-on pas
+op&eacute;rer avec un clignement d'&oelig;il!</p>
+
+<p>En rentrant &agrave; la maison, j'aurais pu parler tout &agrave; mon aise, si j'en
+avais eu l'envie, car M. Wopsle nous quitta &agrave; la porte des <i>Trois jolis
+bateliers</i>, et Joe marcha tout le temps, la bouche toute grande ouverte,
+pour se la rincer et faire passer l'odeur du rhum, en absorbant le plus
+d'air possible. J'&eacute;tais comme stup&eacute;fi&eacute; par le changement qui s'&eacute;tait
+op&eacute;r&eacute; chez mon ancienne et coupable connaissance, et je ne pouvais
+penser &agrave; autre chose.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur n'&eacute;tait pas de trop mauvaise humeur quand nous entr&acirc;mes dans la
+cuisine, et Joe profita de cette circonstance extraordinaire pour lui
+parler de mon shilling tout neuf.</p>
+
+<p>&laquo;C'est une pi&egrave;ce fausse, j'en mettrais ma main au feu, dit Mrs Joe d'un
+air de triomphe; sans cela, il ne l'aurait pas donn&eacute;e &agrave; cet enfant.
+Voyons cela.&raquo;</p>
+
+<p>Je sortis le shilling du papier, et il se trouva qu'il &eacute;tait
+parfaitement bon.</p>
+
+<p>&laquo;Mais qu'est-ce que cela? dit Mrs Joe, en rejetant le shilling et en
+saisissant le papier, deux banknotes d'une livre chacune!&raquo;</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait en effet rien moins que deux grasses banknotes d'une livre,
+qui semblaient avoir v&eacute;cu dans la plus &eacute;troite intimit&eacute; avec tous les
+marchands de bestiaux du comt&eacute;. Joe reprit son chapeau et courut aux
+<i>Trois jolis bateliers</i>, pour les restituer &agrave; leur propri&eacute;taire. Pendant
+son absence, je m'assis sur mon banc ordinaire, et je regardai ma s&oelig;ur
+d'une mani&egrave;re significative, car j'&eacute;tais &agrave; peu pr&egrave;s certain que l'homme
+n'y serait plus.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t Joe revint dire que l'homme &eacute;tait parti, mais que lui Joe avait
+laiss&eacute; un mot &agrave; l'h&ocirc;telier des <i>Trois jolis bateliers</i>, relativement aux
+banknotes. Alors ma s&oelig;ur les enveloppa avec soin dans un papier, et les
+mit dans une th&eacute;i&egrave;re purement ornementale qui &eacute;tait plac&eacute;e sur une
+chemin&eacute;e du salon de gala. Elles rest&egrave;rent l&agrave; bien des nuits, bien des
+jours, et ce fut un cauchemar incessant pour mon jeune esprit.</p>
+
+<p>Quand je fus couch&eacute;, je revis l'&eacute;tranger me visant toujours avec son
+arme invisible, et je pensais combien il &eacute;tait commun, grossier et
+criminel de conspirer secr&egrave;tement avec des condamn&eacute;s, chose &agrave; laquelle
+jusque l&agrave; je n'avais pas pens&eacute;. La lime aussi me tourmentait, je
+craignais &agrave; tout moment de la voir repara&icirc;tre. J'essayai bien de
+m'endormir en pensant que je reverrais miss Havisham le mercredi
+suivant; j'y r&eacute;ussis, mais dans mon sommeil, je vis la lime sortir d'une
+porte et se diriger vers moi, sans pourtant voir celui qui la tenait, et
+je m'&eacute;veillai en criant.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI"></a><a href="#table">CHAPITRE XI.</a></h2>
+
+
+<p>Le jour indiqu&eacute;, je me rendis chez miss Havisham; je sonnai avec
+beaucoup d'h&eacute;sitation, et Estelle parut. Elle ferma la porte apr&egrave;s
+m'avoir fait entrer, et, comme la premi&egrave;re fois, elle me pr&eacute;c&eacute;da dans le
+sombre corridor o&ugrave; br&ucirc;lait la chandelle. Elle ne parut faire attention &agrave;
+moi que lorsqu'elle eut la lumi&egrave;re dans la main, alors elle me dit avec
+hauteur:</p>
+
+<p>&laquo;Tu vas passer par ici aujourd'hui.&raquo;</p>
+
+<p>Et elle me conduisit dans une partie de la maison qui m'&eacute;tait
+compl&egrave;tement inconnue.</p>
+
+<p>Le corridor &eacute;tait tr&egrave;s long, et semblait faire tout le tour de Manor
+House. Arriv&eacute;e &agrave; une des extr&eacute;mit&eacute;s, elle s'arr&ecirc;ta, d&eacute;posa &agrave; terre sa
+chandelle et ouvrit une porte. Ici le jour reparut, et je me trouvai
+dans une petite cour pav&eacute;e, dont la partie oppos&eacute;e &eacute;tait occup&eacute;e par une
+maison s&eacute;par&eacute;e, qui avait d&ucirc; appartenir au directeur ou au premier
+employ&eacute; de la d&eacute;funte brasserie. Il y avait une horloge au mur ext&eacute;rieur
+de cette maison. Comme la pendule de la chambre de miss Havisham et
+comme la montre de miss Havisham, cette horloge &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;e &agrave; neuf
+heures moins vingt minutes.</p>
+
+<p>Nous entr&acirc;mes par une porte qui se trouvait ouverte dans une chambre
+sombre et tr&egrave;s basse de plafond. Il y avait quelques personnes dans
+cette chambre; Estelle se joignit &agrave; elles en me disant:</p>
+
+<p>&laquo;Tu vas rester l&agrave;, mon gar&ccedil;on, jusqu'&agrave; ce qu'on ait besoin de toi.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;,&raquo; &eacute;tait la fen&ecirc;tre, je m'y accoudai, et je restai &laquo;l&agrave;,&raquo; dans un &eacute;tat
+d'esprit tr&egrave;s d&eacute;sagr&eacute;able, et regardant au dehors.</p>
+
+<p>La fen&ecirc;tre donnait sur un coin du jardin fort mis&eacute;rable et tr&egrave;s n&eacute;glig&eacute;,
+o&ugrave; il y avait une rang&eacute;e de vieilles tiges de choux et un grand buis
+qui, autrefois, avait &eacute;t&eacute; taill&eacute; et arrondi comme un pudding; il avait &agrave;
+son sommet de nouvelles pousses de couleur diff&eacute;rente, qui avaient
+alt&eacute;r&eacute; un peu sa forme, comme si cette partie du jardin avait touch&eacute; &agrave;
+la casserole et s'&eacute;tait roussie. Telle fut, du moins, ma premi&egrave;re
+impression, en contemplant cet arbre. Il &eacute;tait tomb&eacute; un peu de neige
+pendant la nuit; partout ailleurs elle avait disparu, mais l&agrave; elle
+n'&eacute;tait pas encore enti&egrave;rement fondue, et, &agrave; l'ombre froide de ce bout
+de jardin, le vent la soufflait en petits flocons qui venaient fouetter
+contre la fen&ecirc;tre, comme s'ils eussent voulu entrer pour me lapider.</p>
+
+<p>Je m'aper&ccedil;us que mon arriv&eacute;e avait arr&ecirc;t&eacute; la conversation, et que les
+personnes qui se trouvaient r&eacute;unies dans cette pi&egrave;ce avaient les yeux
+fix&eacute;s sur moi. Je ne pouvais rien voir, except&eacute; la r&eacute;verb&eacute;ration du feu
+sur les vitres, mais je sentais dans les articulations une g&ecirc;ne et une
+roideur qui me disaient que j'&eacute;tais examin&eacute; avec une scrupuleuse
+attention.</p>
+
+<p>Il y avait dans cette chambre trois dames et un monsieur. Je n'avais pas
+&eacute;t&eacute; cinq minutes &agrave; la crois&eacute;e, que, d'une mani&egrave;re ou d'une autre, ils
+m'avaient tous laiss&eacute; voir qu'ils n'&eacute;taient que des flatteurs et des
+h&acirc;bleurs; mais chacun pr&eacute;tendait ne pas s'apercevoir que les autres
+&eacute;taient des flatteurs et des h&acirc;bleurs, parce que celui ou celle qui
+aurait admis ce soup&ccedil;on aurait pu &ecirc;tre accus&eacute; d'avoir les m&ecirc;mes d&eacute;fauts.</p>
+
+<p>Tous avaient cet air inquiet et triste, de gens qui attendent le bon
+plaisir de quelqu'un, et la plus bavarde des dames avait bien de la
+peine &agrave; r&eacute;primer un b&acirc;illement, tout en parlant. Cette dame, qui avait
+nom Camille, me rappelait ma s&oelig;ur, avec cette diff&eacute;rence qu'elle &eacute;tait
+plus &acirc;g&eacute;e, et que son visage, au premier coup d'&oelig;il, m'avait paru avoir
+des traits plus grossiers. Je commen&ccedil;ais &agrave; penser que c'&eacute;tait une gr&acirc;ce
+du ciel si elle avait des traits quelconques, tant &eacute;tait haute et p&acirc;le
+la muraille inanim&eacute;e que pr&eacute;sentait sa face.</p>
+
+<p>&laquo;Pauvre ch&egrave;re &acirc;me! dit la dame avec une vivacit&eacute; de mani&egrave;res tout &agrave; fait
+semblable &agrave; celle de ma s&oelig;ur. Il n'a d'autre ennemi que lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Il serait bien plus raisonnable d'&ecirc;tre l'ennemie de quelqu'un, dit le
+monsieur; bien plus naturel!</p>
+
+<p>&mdash;Mon cousin John, observa une autre dame, nous devons aimer notre
+prochain.</p>
+
+<p>&mdash;Sarah Pocket, repartit le cousin John, si un homme n'est pas son
+propre prochain, qui donc l'est?&raquo;</p>
+
+<p>Mis Pocket se mit &agrave; rire; Camille rit aussi, et elle dit en r&eacute;primant un
+b&acirc;illement:</p>
+
+<p>&laquo;Quelle id&eacute;e!&raquo;</p>
+
+<p>Mais ils pens&egrave;rent, &agrave; ce que je crois, que cela &eacute;tait aussi une bien
+bonne id&eacute;e. L'autre dame, qui n'avait pas encore parl&eacute;, dit avec emphase
+et gravit&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;C'est vrai!... c'est bien vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre &acirc;me! continua bient&ocirc;t Camille (je savais qu'en m&ecirc;me temps tout
+ce monde-l&agrave; me regardait). Il est si singulier! croirait-on que quand la
+femme de Tom est morte, il ne pouvait pas comprendre l'importance du
+deuil que doivent porter les enfants? &laquo;Bon Dieu!&raquo; disait-il, &laquo;Camille, &agrave;
+quoi sert de mettre en noir les pauvres petits orphelins?... Comme
+Mathew! Quelle id&eacute;e!...</p>
+
+<p>&mdash;Il y a du bon chez lui, dit le cousin John, il y a du bon chez lui; je
+ne nie pas qu'il n'y ait du bon chez lui, mais il n'a jamais eu, et
+n'aura jamais le moindre sentiment des convenances.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez combien j'ai &eacute;t&eacute; oblig&eacute;e d'&ecirc;tre ferme, dit Camille. Je lui
+ai dit: &laquo;Il faut que cela soit, pour &laquo;l'honneur de la famille!&raquo; Et je
+lui ai r&eacute;p&eacute;t&eacute; que si l'on ne portait pas le deuil, la famille &eacute;tait
+d&eacute;shonor&eacute;e. Je discourai l&agrave;-dessus, depuis le d&eacute;jeuner jusqu'au d&icirc;ner,
+au point d'en troubler ma digestion. Alors il se mit en col&egrave;re et, en
+jurant, il me dit: &laquo;Eh bien! faites &laquo;comme vous voudrez!&raquo; Dieu merci, ce
+sera toujours une consolation pour moi de pouvoir me rappeler que je
+sortis aussit&ocirc;t, malgr&eacute; la pluie qui tombait &agrave; torrents, pour acheter
+les objets de deuil.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui qui les a pay&eacute;s, n'est-ce pas? demanda Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;On ne demande pas, ma ch&egrave;re enfant, qui les a pay&eacute;s, reprit Camille;
+la v&eacute;rit&eacute;, c'est que je les ai achet&eacute;es, et j'y penserai souvent avec
+joie quand je serai forc&eacute;e de me lever la nuit.&raquo;</p>
+
+<p>Le bruit d'une sonnette lointaine, m&ecirc;l&eacute; &agrave; l'&eacute;cho d'un bruit ou d'un
+appel venant du couloir par lequel j'&eacute;tais arriv&eacute;, interrompit la
+conversation et fit dire &agrave; Estelle:</p>
+
+<p>&laquo;Allons, mon gar&ccedil;on!&raquo;</p>
+
+<p>Quand je me retournai, ils me regard&egrave;rent tous avec le plus souverain
+m&eacute;pris, et, en sortant, j'entendis Sarah Pocket qui disait:</p>
+
+<p>&laquo;J'en suis certaine. Et puis apr&egrave;s?&raquo;</p>
+
+<p>Et Camille ajouta avec indignation:</p>
+
+<p>&laquo;A-t-on jamais vu pareille chose! Quelle i... d&eacute;... e...&raquo;</p>
+
+<p>Comme nous avancions dans le passage obscur, Estelle s'arr&ecirc;ta tout &agrave;
+coup en me regardant en face, elle me dit d'un ton railleur en mettant
+son visage tout pr&egrave;s du mien:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mademoiselle?&raquo; fis-je en me reculant.</p>
+
+<p>Elle me regardait et moi je la regardais aussi, bien entendu.</p>
+
+<p>&laquo;Suis-je jolie?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je vous trouve tr&egrave;s jolie.</p>
+
+<p>&mdash;Suis-je fi&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Pas autant que la derni&egrave;re fois, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Pas autant?</p>
+
+<p>&mdash;Non.&raquo;</p>
+
+<p>Elle s'animait en me faisant cette derni&egrave;re question, et elle me frappa
+au visage de toutes ses forces.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, dit-elle, vilain petit monstre, que penses-tu de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous le dirai pas.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que tu vas le dire l&agrave;-haut.... Est-ce cela?</p>
+
+<p>&mdash;Non! r&eacute;pondis-je, ce n'est pas cela.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne pleures-tu plus, petit mis&eacute;rable?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je ne pleurerai plus jamais pour vous,&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>Ce qui &eacute;tait la d&eacute;claration la plus fausse qui ait jamais &eacute;t&eacute; faite, car
+je pleurais int&eacute;rieurement, et Dieu sait la peine qu'elle me fit plus
+tard.</p>
+
+<p>Nous continu&acirc;mes notre chemin, et, en montant, nous rencontr&acirc;mes un
+monsieur qui descendait &agrave; t&acirc;tons.</p>
+
+<p>&laquo;Qui est-l&agrave;? demanda le monsieur, en s'arr&ecirc;tant et en me regardant.</p>
+
+<p>&mdash;Un enfant, dit Estelle.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un gros homme, au teint excessivement brun, avec une tr&egrave;s grosse
+t&ecirc;te et avec de tr&egrave;s grosses mains. Il me prit le menton et me souleva
+la t&ecirc;te pour me voir &agrave; la lumi&egrave;re. Il &eacute;tait pr&eacute;matur&eacute;ment chauve, et
+poss&eacute;dait une paire de sourcils noirs qui se tenaient tout droits; ses
+yeux &eacute;taient enfonc&eacute;s dans sa t&ecirc;te, et leur expression &eacute;tait per&ccedil;ante et
+d&eacute;sagr&eacute;ablement soup&ccedil;onneuse; il avait une grande cha&icirc;ne de montre, et
+sur la figure de gros points noirs o&ugrave; sa barbe et ses favoris eussent
+&eacute;t&eacute;, s'il les e&ucirc;t laiss&eacute; pousser. Il n'&eacute;tait rien pour moi, mais par
+hasard j'eus l'occasion de le bien observer.</p>
+
+<p>&laquo;Tu es des environs? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi viens-tu ici?</p>
+
+<p>&mdash;C'est miss Havisham qui m'a envoy&eacute; chercher, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Conduis-toi convenablement. J'ai quelque exp&eacute;rience des jeunes
+gens, ils ne valent pas grand'chose &agrave; eux tous. Fais attention,
+ajouta-t-il, en mordant son gros index et en fron&ccedil;ant ses gros sourcils,
+fais attention &agrave; te bien conduire.&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus, il me l&acirc;cha, ce dont je fus bien aise, car sa main avait une
+forte odeur de savon, et il continua &agrave; monter l'escalier. Je me
+demandais &agrave; moi-m&ecirc;me si ce n'&eacute;tait pas un docteur; mais non, pensai-je,
+ce ne peut &ecirc;tre un docteur, il aurait des mani&egrave;res plus douces et plus
+avenantes. Du reste, je n'eus pas grand temps pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ce sujet,
+car nous nous trouv&acirc;mes bient&ocirc;t dans la chambre de miss Havisham, o&ugrave;
+elle et tous les objets qui l'entouraient &eacute;taient exactement dans le
+m&ecirc;me &eacute;tat o&ugrave; je les avais laiss&eacute;s. Estelle me laissa debout pr&egrave;s de la
+porte, et j'y restai jusqu'&agrave; ce que miss Havisham jet&acirc;t les yeux sur
+moi.</p>
+
+<p>&laquo;Ainsi donc, dit-elle sans la moindre surprise, les jours convenus sont
+&eacute;coul&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, c'est aujourd'hui....</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;!... l&agrave;!... l&agrave;!... fit-elle avec son impatient mouvement de doigts,
+je n'ai pas besoin de le savoir. Es-tu pr&ecirc;t &agrave; jouer?&raquo;</p>
+
+<p>Je fus oblig&eacute; de r&eacute;pondre avec un peu de confusion.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne pense pas, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Pas m&ecirc;me aux cartes? demanda-t-elle avec un regard p&eacute;n&eacute;trant.</p>
+
+<p>&mdash;Si, madame, je puis faire cela, si c'est n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque cette maison te semble vieille et triste, dit miss Havisham
+avec impatience, et puisque tu ne veux pas jouer, veux-tu travailler?&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis &agrave; cette demande de meilleur c&oelig;ur qu'&agrave; la premi&egrave;re, et je
+dis que je ne demandais pas mieux.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, entre dans cette chambre, dit-elle en me montrant avec sa main
+rid&eacute;e une porte qui &eacute;tait derri&egrave;re moi, et attends-moi l&agrave; jusqu'&agrave; ce que
+je vienne.&raquo;</p>
+
+<p>Je traversai le palier, et j'entrai dans la chambre qu'elle m'avait
+indiqu&eacute;e. Le jour ne p&eacute;n&eacute;trait pas plus dans cette chambre que dans
+l'autre, et il y r&eacute;gnait une odeur de renferm&eacute; qui oppressait. On venait
+tout r&eacute;cemment d'allumer du feu dans la vieille chemin&eacute;e, mais il &eacute;tait
+plus dispos&eacute; &agrave; s'&eacute;teindre qu'&agrave; br&ucirc;ler, et la fum&eacute;e qui persistait &agrave;
+s&eacute;journer dans cette chambre, semblait encore plus froide que l'air, et
+ressemblait au brouillard de nos marais. Quelques bouts de chandelles
+plac&eacute;s sur la tablette de la grande chemin&eacute;e &eacute;clairaient faiblement la
+chambre: ou, pour mieux dire, elles n'en troublaient que faiblement
+l'obscurit&eacute;. Elle &eacute;tait vaste, et j'ose affirmer qu'elle avait &eacute;t&eacute;
+belle; mais tous les objets qu'on pouvait apercevoir &eacute;taient couverts de
+poussi&egrave;re, dans un &eacute;tat complet de v&eacute;tust&eacute;, et tombaient en ruine. Ce
+qui attirait d'abord l'attention, c'&eacute;tait une longue table couverte
+d'une nappe, comme si la f&ecirc;te qu'on &eacute;tait en train de pr&eacute;parer dans la
+maison s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;e en m&ecirc;me temps que les pendules. Un surtout, un
+plat du milieu, de je ne sais quelle esp&egrave;ce, occupait le centre de la
+table; mais il &eacute;tait tellement couvert de toiles d'araign&eacute;es, qu'on n'en
+pouvait distinguer la forme. En regardant cette grande &eacute;tendue jaun&acirc;tre,
+il me sembla y voir pousser un immense champignon noir, duquel je voyais
+entrer et sortir d'&eacute;normes araign&eacute;es aux corps mouchet&eacute;s et aux pattes
+cagneuses. On e&ucirc;t dit que quelque &eacute;v&eacute;nement de la plus grande
+importance venait de se passer dans la communaut&eacute; arachn&eacute;enne.</p>
+
+<p>J'entendais aussi les souris qui couraient derri&egrave;re les panneaux des
+boiseries, comme si elles eussent &eacute;t&eacute; sous le coup de quelque grand
+&eacute;v&eacute;nement; mais les perce-oreilles n'y faisaient aucune attention, et
+s'avan&ccedil;aient en t&acirc;tonnant sur le plancher et en cherchant leur chemin,
+comme des personnes &acirc;g&eacute;es et r&eacute;fl&eacute;chies, &agrave; la vue courte et &agrave; l'oreille
+dure, qui ne sont pas en bons termes les unes avec les autres.</p>
+
+<p>Ces cr&eacute;atures rampantes avaient captiv&eacute; toute mon attention, et je les
+examinais &agrave; distance, quand miss Havisham posa une de ses mains sur mon
+&eacute;paule; de l'autre main elle tenait une canne &agrave; bec de corbin sur
+laquelle elle s'appuyait, et elle me faisait l'effet de la sorci&egrave;re du
+logis.</p>
+
+<p>&laquo;C'est ici, dit-elle en indiquant la table du bout de sa canne; c'est
+ici que je serai expos&eacute;e apr&egrave;s ma mort.... C'est ici qu'on viendra me
+voir.&raquo;</p>
+
+<p>J'&eacute;prouvais une crainte vague de la voir s'&eacute;tendre sur la table et y
+mourir de suite, c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; la compl&egrave;te r&eacute;alisation du cadavre en cire de
+la foire. Je tremblai &agrave; son contact.</p>
+
+<p>&laquo;Que penses-tu de l'objet qui est au milieu de cette grande table... me
+demanda-t-elle en l'indiquant encore avec sa canne; l&agrave;, o&ugrave; tu vois des
+toiles d'araign&eacute;es?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne devine pas, madame.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un grand g&acirc;teau... un g&acirc;teau de noces... le mien!&raquo;</p>
+
+<p>Elle regarda autour de la chambre, puis se penchant sur moi, sans &ocirc;ter
+sa main de mon &eacute;paule:</p>
+
+<p>&laquo;Viens!... viens!... viens! Prom&egrave;ne-moi... prom&egrave;ne-moi.&raquo;</p>
+
+<p>Je jugeai d'apr&egrave;s cela que l'ouvrage que j'avais &agrave; faire &eacute;tait de
+promener miss Havisham tout autour de la chambre. En cons&eacute;quence, nous
+nous m&icirc;mes en mouvement d'un pas qui, certes, aurait pu passer pour une
+imitation de celui de la voiture de mon oncle Pumblechook.</p>
+
+<p>Elle n'&eacute;tait pas physiquement tr&egrave;s forte; et apr&egrave;s un moment elle me
+dit:</p>
+
+<p>&laquo;Plus doucement!&raquo;</p>
+
+<p>Cependant nous continuions &agrave; marcher d'un pas fort raisonnable; elle
+avait toujours sa main appuy&eacute;e sur mon &eacute;paule, et elle ouvrit la bouche
+pour me dire que nous n'irions pas plus loin, parce qu'elle ne le
+pourrait pas. Apr&egrave;s un moment, elle me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Appelle Estelle!&raquo;</p>
+
+<p>J'allai sur le palier et je criai ce nom comme j'avais fait la premi&egrave;re
+fois. Quand sa lumi&egrave;re parut, je revins aupr&egrave;s de miss Havisham, et nous
+nous rem&icirc;mes en marche.</p>
+
+<p>Si Estelle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; la seule spectatrice de notre mani&egrave;re d'agir, je me
+serais senti d&eacute;j&agrave; suffisamment humili&eacute;; mais comme elle amena avec elle
+les trois dames et le monsieur que j'avais vus en bas, je ne savais que
+faire. La politesse me faisait un devoir de m'arr&ecirc;ter; mais miss
+Havisham persistait &agrave; me tenir l'&eacute;paule, et nous continuions avec la
+m&ecirc;me ardeur notre promenade insens&eacute;e. Pour ma part, j'&eacute;tais navr&eacute; &agrave;
+l'id&eacute;e qu'ils allaient croire que c'&eacute;tait moi qui faisais tout cela.</p>
+
+<p>&laquo;Ch&egrave;re miss Havisham, dit miss Sarah Pocket, comme vous avez bonne mine!</p>
+
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a n'est pas vrai! dit miss Havisham, je suis jaune et n'ai que la
+peau sur les os.&raquo;</p>
+
+<p>Camille rayonna en voyant miss Pocket recevoir cette rebuffade, et elle
+murmura en contemplant miss Havisham d'une mani&egrave;re tout &agrave; fait triste et
+compatissante:</p>
+
+<p>&laquo;Pauvre ch&egrave;re &acirc;me! certainement, elle ne doit pas s'attendre &agrave; ce qu'on
+lui trouve bonne mine... la pauvre cr&eacute;ature. Quelle id&eacute;e!...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, comment vous portez-vous, vous?&raquo; demanda miss Havisham &agrave;
+Camille.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions alors tout pr&egrave;s de cette derni&egrave;re, et j'allais en profiter
+pour m'arr&ecirc;ter; mais miss Havisham ne le voulait pas; nous poursuiv&icirc;mes
+donc, et je sentis que je d&eacute;plaisais consid&eacute;rablement &agrave; Camille.</p>
+
+<p>&laquo;Merci, miss Havisham, continua-t-elle, je vais aussi bien que je puis
+l'esp&eacute;rer.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?... qu'avez-vous?... demanda miss Havisham, avec une
+vivacit&eacute; surprenante.</p>
+
+<p>&mdash;Rien qui vaille la peine d'&ecirc;tre dit, r&eacute;pliqua Camille; je ne veux pas
+faire parade de mes sentiments. Mais j'ai pens&eacute; &agrave; vous toute la nuit, et
+cela plus que je ne l'aurais voulu.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, ne pensez pas &agrave; moi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est plus facile &agrave; dire qu'&agrave; faire, r&eacute;pondit tendrement Camille, en
+r&eacute;primant un soupir, tandis que sa l&egrave;vre sup&eacute;rieure tremblait et que ses
+larmes coulaient en abondance. Raymond sait de combien de gingembre et
+de sels j'ai &eacute;t&eacute; oblig&eacute;e de faire usage toute la nuit, et combien de
+mouvements nerveux j'ai &eacute;prouv&eacute;s dans ma jambe. Mais tout cela n'est
+rien quand je pense &agrave; ceux que j'aime.... Si je pouvais &ecirc;tre moins
+affectueuse et moins sensible, j'aurais une digestion plus facile et des
+nerfs de fer. Je voudrais bien qu'il en f&ucirc;t ainsi; mais, quant &agrave; ne plus
+penser &agrave; vous pendant la nuit... &ocirc; quelle id&eacute;e!&raquo;</p>
+
+<p>Ici, elle &eacute;clata en sanglots.</p>
+
+<p>Je compris que le Raymond en question n'&eacute;tait autre que le monsieur
+pr&eacute;sent, et qu'il &eacute;tait en m&ecirc;me temps M. Camille. Il vint au secours de
+sa femme, et lui dit en mani&egrave;re de consolation:</p>
+
+<p>&laquo;Camille... ma ch&egrave;re... c'est un fait av&eacute;r&eacute; que vos sentiments de
+famille vous minent, au point de rendre une de vos jambes plus courte
+que l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne savais pas, dit la digne dame, dont je n'avais encore entendu
+la voix qu'une seule fois, que penser &agrave; une personne vous donn&acirc;t des
+droits sur cette m&ecirc;me personne, ma ch&egrave;re.&raquo;</p>
+
+<p>Miss Sarah Pocket, que je contemplais alors, &eacute;tait une petite femme,
+vieille, s&egrave;che, &agrave; la peau brune et rid&eacute;e; elle avait une petite t&ecirc;te qui
+semblait faite en coquille de noix et une grande bouche, comme celle
+d'un chat sans les moustaches. Elle r&eacute;p&eacute;tait sans cesse:</p>
+
+<p>&laquo;Non, en v&eacute;rit&eacute;, ma ch&egrave;re.... Hem!... hem!...</p>
+
+<p>&mdash;Penser, ou ne pas penser, est chose assez facile, dit la grave dame.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi de plus facile? appuya miss Sarah Pocket.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui! oui! s'&eacute;cria Camille, dont les sentiments en fermentation
+semblaient monter de ses jambes jusqu'&agrave; son c&oelig;ur. Tout cela est bien
+vrai. L'affection pouss&eacute;e &agrave; ce point est une faiblesse, mais je n'y puis
+rien.... Sans doute, ma sant&eacute; serait bien meilleure s'il en &eacute;tait
+autrement; et cependant, si je le pouvais, je ne voudrais pas changer
+cette disposition de mon caract&egrave;re. Elle est la cause de bien des
+peines, il est vrai; mais c'est aussi une consolation de sentir qu'on la
+poss&egrave;de.&raquo;</p>
+
+<p>Ici, nouvel &eacute;clat de sentiments.</p>
+
+<p>Miss Havisham et moi ne nous &eacute;tions pas arr&ecirc;t&eacute;s une seule minute pendant
+tout ce temps: tant&ocirc;t faisant le tour de la chambre, tant&ocirc;t fr&ocirc;lant les
+v&ecirc;tements des visiteurs, et tant&ocirc;t encore mettant entre eux et nous
+toute la longueur de la lugubre pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>&laquo;Voyez, Mathew! dit Camille. Il ne fraye jamais avec mes parents et
+s'inqui&egrave;te fort peu de mes liens naturels; il ne vient jamais ici savoir
+des nouvelles de miss Havisham! J'en ai &eacute;t&eacute; si choqu&eacute;e, que je me suis
+accroch&eacute;e au sofa avec le lacet de mon corset, et que je suis rest&eacute;e
+&eacute;tendue pendant des heures, insensible, la t&ecirc;te renvers&eacute;e, les cheveux
+&eacute;pars et les jambes je ne sais pas comment....</p>
+
+<p>&mdash;Bien plus hautes que votre t&ecirc;te, mon amour, dit M. Camille.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis rest&eacute; dans cet &eacute;tat des heures enti&egrave;res, &agrave; cause de la
+conduite &eacute;trange et inexpliquable de Mathew, et personne ne m'a
+remerci&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;! je dois dire que cela ne m'&eacute;tonne pas, interposa la grave
+dame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, ma ch&egrave;re, ajouta miss Sarah Pocket, une doucereuse et
+charmante personne, on serait tent&eacute; de vous demander de qui vous
+attendiez des remerc&icirc;ments, mon amour.</p>
+
+<p>&mdash;Sans attendre ni remerc&icirc;ments ni autre chose, reprit Camille, je suis
+rest&eacute;e dans cet &eacute;tat, pendant des heures, et Raymond est t&eacute;moin de la
+mani&egrave;re dont je suffoquais, et de l'inefficacit&eacute; du gingembre, &agrave; tel
+point qu'on m'entendait de chez l'accordeur d'en face, et que ses
+pauvres enfants, tromp&eacute;s, croyaient entendre roucouler des pigeons &agrave;
+distance... et, apr&egrave;s tout cela, s'entendre dire...&raquo;</p>
+
+<p>Ici Camille porta la main &agrave; sa gorge comme si les nouvelles combinaisons
+chimiques qui s'y formaient l'eussent suffoqu&eacute;e.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; le nom de Mathew fut prononc&eacute;, miss Havisham m'arr&ecirc;ta et
+s'arr&ecirc;ta aussi en levant les yeux sur l'interlocutrice. Ce changement
+eut quelque influence sur les mouvements nerveux de Camille et les fit
+cesser.</p>
+
+<p>&laquo;Mathew viendra me voir &agrave; la fin, dit miss Havisham avec tristesse,
+quand je serai &eacute;tendue sur cette table. Ici... dit-elle en frappant la
+table avec sa b&eacute;quille, ici sera sa place! l&agrave;, &agrave; ma t&ecirc;te! La v&ocirc;tre et
+celle de votre mari, l&agrave;! et celle de Sarah Pocket, l&agrave;! et celle de
+Georgiana, l&agrave;! &Agrave; pr&eacute;sent, vous savez tous o&ugrave; vous vous mettrez quand
+vous viendrez me voir pour la derni&egrave;re fois. Et maintenant, allez!&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; chaque nom, elle avait frapp&eacute; la table &agrave; un nouvel endroit avec sa
+canne, apr&egrave;s quoi elle me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Prom&egrave;ne-moi!... prom&egrave;ne-moi!...&raquo;</p>
+
+<p>Et nous recommen&ccedil;&acirc;mes notre course.</p>
+
+<p>&laquo;Je suppose, dit Camille, qu'il ne nous reste plus qu'&agrave; nous retirer.
+C'est quelque chose d'avoir vu, m&ecirc;me pendant si peu de temps, l'objet de
+mon affection. J'y penserai, en m'&eacute;veillant la nuit, avec tendresse et
+satisfaction. Je voudrais voir &agrave; Mathew cette consolation. Je suis
+r&eacute;solue &agrave; ne plus faire parade de mes sensations; mais il est tr&egrave;s dur
+de s'entendre dire qu'on souhaite la mort d'une de ses parentes, qu'on
+s'en r&eacute;jouit, comme si elle &eacute;tait un ph&eacute;nix et de se voir cong&eacute;di&eacute;e....
+Quelle &eacute;trange id&eacute;e!&raquo;</p>
+
+<p>M. Camille allait intervenir au moment o&ugrave; Mrs Camille mettait sa main
+sur son c&oelig;ur oppress&eacute; et affectait une force de caract&egrave;re qui n'&eacute;tait
+pas naturelle et devait renfermer, je le pr&eacute;voyais, l'intention de
+tomber en p&acirc;moison, quand elle serait dehors. Elle envoya de la main un
+baiser &agrave; miss Havisham et disparut.</p>
+
+<p>Sarah Pocket et Georgiana se disputaient &agrave; qui sortirait la derni&egrave;re;
+mais Sarah &eacute;tait trop polie pour ne pas c&eacute;der le pas; elle se glissa
+avec tant d'adresse derri&egrave;re Georgiana, que celle-ci fut oblig&eacute;e de
+sortir la premi&egrave;re. Sarah Pocket fit donc son effet s&eacute;par&eacute; en disant ces
+mots:</p>
+
+<p>&laquo;Soyez b&eacute;nie, ch&egrave;re miss Havisham!&raquo;</p>
+
+<p>Et en ayant, sur sa petite figure de coquille de noix, un sourire de
+piti&eacute; pour la faiblesse des autres.</p>
+
+<p>Pendant qu'Estelle les &eacute;clairait pour descendre, miss Havisham
+continuait de marcher, en tenant toujours sa main sur mon &eacute;paule; mais
+elle se ralentissait de plus en plus. &Agrave; la fin, elle s'arr&ecirc;ta devant le
+feu, et dit, apr&egrave;s l'avoir regard&eacute; pendant quelques secondes:</p>
+
+<p>&laquo;C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance, Pip.&raquo;</p>
+
+<p>J'allais lui en souhaiter encore un grand nombre, quand elle leva sa
+canne.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne souffre pas qu'on en parle jamais, pas plus ceux qui &eacute;taient ici
+tout &agrave; l'heure que les autres. Ils viennent me voir ce jour-l&agrave;, mais ils
+n'osent pas y faire allusion.&raquo;</p>
+
+<p>Bien entendu, je n'essayai pas, moi non plus, d'y faire allusion
+davantage.</p>
+
+<p>&laquo;&Agrave; pareil jour, bien longtemps avant ta naissance, ce monceau de ruines,
+qui &eacute;tait alors un g&acirc;teau, dit-elle en montrant du bout de sa canne,
+mais sans y toucher, l'amas de toiles d'araign&eacute;es qui &eacute;tait sur la
+table, fut apport&eacute; ici. Lui et moi, nous nous sommes us&eacute;s ensemble; les
+souris l'ont rong&eacute;, et moi-m&ecirc;me j'ai &eacute;t&eacute; rong&eacute;e par des dents plus
+aigu&euml;s que celles des souris.&raquo;</p>
+
+<p>Elle porta la t&ecirc;te de sa canne &agrave; son c&oelig;ur, en s'arr&ecirc;tant pour regarder
+la table, et contempla ses habits autrefois blancs, aujourd'hui fl&eacute;tris
+et jaunis comme elle, la nappe autrefois blanche et aujourd'hui jaunie
+et fl&eacute;trie comme elle, et tous les objets qui l'entouraient et qui
+semblaient devoir tomber en poussi&egrave;re au moindre contact.</p>
+
+<p>&laquo;Quand la ruine sera compl&egrave;te, dit-elle, avec un regard de spectre, et
+lorsqu'on me d&eacute;posera morte dans ma parure nuptiale, sur cette table de
+repas de noces, tout sera fini... et la mal&eacute;diction tombera sur lui...
+et le plus t&ocirc;t sera le mieux: pourquoi n'est-ce pas aujourd'hui!&raquo;</p>
+
+<p>Elle continuait &agrave; regarder la table comme si son propre cadavre y e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; &eacute;tendu. Je gardai le silence. Estelle revint, et elle aussi se tint
+tranquille. Il me sembla que cette situation dura longtemps, et je
+m'imaginai qu'au milieu de cette profonde obscurit&eacute;, de cette lourde
+atmosph&egrave;re, Estelle et moi allions aussi commencer &agrave; nous fl&eacute;trir.</p>
+
+<p>&Agrave; la fin, sortant tout &agrave; coup et sans aucune transition de sa
+contemplation, miss Havisham dit:</p>
+
+<p>&laquo;Allons! jouez tous deux aux cartes devant moi; pourquoi n'avez-vous pas
+encore commenc&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus nous rentr&acirc;mes dans la chambre et nous nous ass&icirc;mes en face
+l'un de l'autre, comme la premi&egrave;re fois: comme la premi&egrave;re fois je fus
+battu, et comme la premi&egrave;re fois encore, miss Havisham ne nous quitta
+pas des yeux; elle appelait mon attention sur la beaut&eacute; d'Estelle, et me
+for&ccedil;ait de la remarquer en lui essayant des bijoux sur la poitrine et
+dans les cheveux.</p>
+
+<p>Estelle, de son c&ocirc;t&eacute;, me traita comme la premi&egrave;re fois, &agrave; l'exception
+qu'elle ne daigna pas me parler. Quand nous e&ucirc;mes jou&eacute; une demi-douzaine
+de parties, on m'indiqua le jour o&ugrave; je devais revenir, et l'on me fit
+descendre dans la cour, comme pr&eacute;c&eacute;demment, pour me jeter ma nourriture
+comme &agrave; un chien. Puis on me laissa seul, aller et venir, comme je le
+voudrais.</p>
+
+<p>Il n'est pas tr&egrave;s utile de rechercher s'il y avait une porte dans le mur
+du jardin la premi&egrave;re fois que j'y avais grimp&eacute; pour regarder dans ce
+m&ecirc;me jardin, et si elle &eacute;tait ouverte ou ferm&eacute;e. C'est assez de dire
+que je n'en avais pas vu alors, et que j'en voyais une maintenant. Elle
+&eacute;tait ouverte, et je savais qu'Estelle avait reconduit les visiteurs,
+car je l'avais vue s'en revenir la clef dans la main; j'entrai dans le
+jardin et je le parcourus dans tous les sens. C'&eacute;tait un lieu solitaire
+et tranquille; il y avait des tranches de melons et de concombres, qui,
+m&ecirc;l&eacute;es &agrave; des restes de vieux chapeaux et de vieux souliers, avaient
+produit, en se d&eacute;composant, une v&eacute;g&eacute;tation spontan&eacute;e, et par-ci, par-l&agrave;,
+un fouillis de mauvaises herbes ressemblant &agrave; un po&ecirc;lon cass&eacute;.</p>
+
+<p>Quand j'eus fini d'examiner le jardin et une serre, dans laquelle il n'y
+avait rien qu'une vigne d&eacute;tach&eacute;e et quelques tessons de bouteilles, je
+me retrouvai dans le coin que j'avais vu par la fen&ecirc;tre. Ne doutant pas
+un seul instant que la maison ne f&ucirc;t vide, j'y jetai un coup d'&oelig;il par
+une autre fen&ecirc;tre, et je me trouvai, &agrave; ma grande surprise, devant un
+grand jeune homme p&acirc;le, avec des cils roux et des cheveux clairs.</p>
+
+<p>Ce jeune homme p&acirc;le disparut pour repara&icirc;tre presque aussit&ocirc;t &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+moi. Il &eacute;tait occup&eacute; devant des livres au moment o&ugrave; je l'avais aper&ccedil;u,
+et alors je vis qu'il &eacute;tait tout t&acirc;ch&eacute; d'encre.</p>
+
+<p>&laquo;Hol&agrave;! dit-il, mon gar&ccedil;on!&raquo;</p>
+
+<p>Hol&agrave;! est une interpellation &agrave; laquelle, je l'ai remarqu&eacute; souvent, on ne
+peut mieux r&eacute;pondre que par elle-m&ecirc;me. Donc, je lui dis:</p>
+
+<p>&laquo;Hol&agrave;! en omettant, avec politesse, d'ajouter: mon gar&ccedil;on!</p>
+
+<p>&mdash;Qui t'a dit de venir ici?</p>
+
+<p>&mdash;Miss Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Qui t'a permis de t'y promener?</p>
+
+<p>&mdash;Miss Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Viens et battons-nous,&raquo; dit le jeune homme p&acirc;le.</p>
+
+<p>Pouvais-je faire autrement que de le suivre? Je me suis souvent fait
+cette question depuis: mais pouvais-je faire autrement? Ses mani&egrave;res
+&eacute;taient si d&eacute;cid&eacute;es, et j'&eacute;tais si surpris que je le suivis comme sous
+l'influence d'un charme.</p>
+
+<p>&laquo;Attends une minute, dit-il, avant d'aller plus loin, il est bon que je
+te donne un motif pour combattre; le voici!&raquo;</p>
+
+<p>Prenant aussit&ocirc;t un air fort irrit&eacute;, il se frotta les mains l'une contre
+l'autre, jeta d&eacute;licatement un coup de pied derri&egrave;re lui, me tira par les
+cheveux, se frotta les mains encore une fois, courba sa t&ecirc;te et s'&eacute;lan&ccedil;a
+dans cette position sur mon estomac.</p>
+
+<p>Ce proc&eacute;d&eacute; de taureau, outre qu'il n'&eacute;tait pas soutenable, au point de
+vue de la libert&eacute; individuelle, &eacute;tait manifestement d&eacute;sagr&eacute;able pour
+quelqu'un qui venait de manger. En cons&eacute;quence, je me jetai sur lui une
+premi&egrave;re fois, puis j'allais me pr&eacute;cipiter une seconde, quand il dit:</p>
+
+<p>&laquo;Ah!... ah!... vraiment!&raquo;</p>
+
+<p>Et il commen&ccedil;a &agrave; sauter en avant et en arri&egrave;re, d'une fa&ccedil;on tout &agrave; fait
+extraordinaire et sans exemple pour ma faible exp&eacute;rience.</p>
+
+<p>&laquo;Ce sont les r&egrave;gles du jeu, dit-il en sautant de sa jambe gauche sur sa
+jambe droite; ce sont les r&egrave;gles re&ccedil;ues!&raquo;</p>
+
+<p>Il retomba alors sur sa jambe gauche.</p>
+
+<p>&laquo;Viens sur le terrain, et commen&ccedil;ons les pr&eacute;liminaires!&raquo;</p>
+
+<p>Il sautait &agrave; droite, &agrave; gauche, en avant, en arri&egrave;re, et se livrait &agrave;
+toutes sortes de gambades, pendant que je le regardais dans le plus
+grand &eacute;tonnement.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais secr&egrave;tement effray&eacute;, en le voyant si adroit et si alerte; mais
+je sentais, moralement et physiquement, qu'il n'avait aucun droit &agrave;
+enfoncer sa t&ecirc;te dans mon estomac, aussi irr&eacute;v&eacute;rencieusement qu'il
+venait de le faire. Je le suivis donc, sans mot dire, dans un
+enfoncement retir&eacute; du jardin, form&eacute; par la jonction de deux murs, et
+prot&eacute;g&eacute; par quelques broussailles. Apr&egrave;s m'avoir demand&eacute; si le terrain
+me convenait, et avoir obtenu un: Oui! fort cr&acirc;nement articul&eacute; par moi,
+il me demanda la permission de s'absenter un moment, et revint
+promptement avec une bouteille d'eau et une &eacute;ponge imbib&eacute;e de vinaigre.</p>
+
+<p>&laquo;C'est pour nous deux,&raquo; dit-il en pla&ccedil;ant ces objets contre le mur.</p>
+
+<p>Alors, il retira non seulement sa veste et son gilet, mais aussi sa
+chemise, d'une fa&ccedil;on qui prouvait tout &agrave; la fois sa l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de
+conscience, son empressement et une certaine soif sanguinaire.</p>
+
+<p>Bien qu'il ne par&ucirc;t pas fort bien portant, et qu'il e&ucirc;t le visage
+couvert de boutons et une &eacute;chancrure &agrave; la bouche, ces effrayants
+pr&eacute;paratifs ne laiss&egrave;rent pas que de m'&eacute;pouvanter. Je jugeai qu'il
+devait avoir &agrave; peu pr&egrave;s mon &acirc;ge, mais il &eacute;tait bien plus grand et il
+avait une mani&egrave;re de se redresser qui m'en imposait beaucoup. Du reste,
+c'&eacute;tait un jeune homme; il &eacute;tait habill&eacute; tout en gris, quand il n'&eacute;tait
+pas d&eacute;shabill&eacute; pour se battre, bien entendu, et il avait des coudes, et
+des genoux et des poings, et des pieds consid&eacute;rablement d&eacute;velopp&eacute;s,
+comparativement au reste de sa personne.</p>
+
+<p>Je sentis mon c&oelig;ur faiblir en le voyant me toiser avec une certaine
+affectation de plaisir, et examiner ma charpente ana-tomique comme pour
+choisir un os &agrave; sa convenance. Jamais je n'ai &eacute;t&eacute; aussi surpris de ma
+vie, que lorsqu'apr&egrave;s lui avoir assen&eacute; mon premier coup, je le vis
+couch&eacute; sur le dos, me regardant avec son nez tout sanglant et me
+pr&eacute;sentant son visage en raccourci.</p>
+
+<p>Il se releva imm&eacute;diatement, et apr&egrave;s s'&ecirc;tre &eacute;pong&eacute; avec une dext&eacute;rit&eacute;
+vraiment remarquable, il recommen&ccedil;a &agrave; me toiser. La seconde surprise
+manifeste que j'&eacute;prouvai dans ma vie, ce fut de le voir sur le dos une
+deuxi&egrave;me fois, me regardant avec un &oelig;il tout noir.</p>
+
+<p>Son courage m'inspirait un grand respect: il n'avait pas de force, ne
+tapait pas bien dur, et de plus, je renversais &agrave; chaque coup; mais il se
+relevait en un moment, s'&eacute;pongeait ou buvait &agrave; m&ecirc;me la bouteille, en se
+soignant lui-m&ecirc;me avec une satisfaction apparente et un air triomphant
+qui me faisaient croire qu'il allait enfin me donner quelque bon coup.
+Il fut bient&ocirc;t tout meurtri; car, j'ai regret &agrave; le dire, plus je
+frappais, et plus je frappais fort; mais il se releva, et revint sans
+cesse &agrave; la charge, jusqu'au moment o&ugrave; il re&ccedil;ut un mauvais coup qui
+l'envoya rouler la t&ecirc;te contre le mur: encore apr&egrave;s cela, se
+releva-t-il en tournant rapidement sur lui-m&ecirc;me, sans savoir o&ugrave; j'&eacute;tais;
+puis enfin, il alla chercher &agrave; genoux son &eacute;ponge et la jeta en l'air en
+poussant un grand soupir et en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Cela signifie que tu as gagn&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Il paraissait si brave et si loyal que, bien que je n'eusse pas cherch&eacute;
+la querelle, ma victoire ne me donnait qu'une m&eacute;diocre satisfaction. Je
+crois m&ecirc;me me rappeler que je me regardais moi-m&ecirc;me comme une esp&egrave;ce
+d'ours ou quelque autre b&ecirc;te sauvage. Cependant, je m'habillai en
+essuyant par intervalle mon visage sanglant, et je lui dis:</p>
+
+<p>&laquo;Puis-je vous aider?&raquo;</p>
+
+<p>Et il me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Non, merci!&raquo;</p>
+
+<p>Ensuite, je lui dis:</p>
+
+<p>&laquo;Je vous souhaite une bonne apr&egrave;s-midi.&raquo;</p>
+
+<p>Et il me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Moi de m&ecirc;me.&raquo;</p>
+
+<p>En arrivant dans la cour, je trouvai Estelle, attendant avec ses clefs;
+mais elle ne me demanda ni o&ugrave; j'avais &eacute;t&eacute;, ni pourquoi je l'avais fait
+attendre. Son visage rayonnait comme s'il lui &eacute;tait arriv&eacute; quelque chose
+d'heureux. Au lieu d'aller droit &agrave; la porte, elle s'arr&ecirc;ta dans le
+passage pour m'attendre.</p>
+
+<p>&laquo;Viens ici!... tu peux m'embrasser si tu veux.&raquo;</p>
+
+<p>Je l'embrassai sur la joue qu'elle me tendait. Je crois que je serais
+pass&eacute; dans le feu pour l'embrasser; mais je sentais que ce baiser
+n'&eacute;tait accord&eacute; &agrave; un pauvre diable tel que moi que comme une menue pi&egrave;ce
+de monnaie, et qu'il ne valait pas grand'chose.</p>
+
+<p>Les visiteurs, les cartes et le combat m'avaient retenu si longtemps
+que, lorsque j'approchai de la maison, les derni&egrave;res lueurs du soleil
+disparaissaient derri&egrave;re les marais, et le fourneau de Joe faisait
+flamboyer une longue trace de feu au travers de la route.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII"></a><a href="#table">CHAPITRE XII.</a></h2>
+
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas fort rassur&eacute; sur le compte du jeune homme p&acirc;le. Plus je
+pensais au combat, plus je me rappelais les traits ensanglant&eacute;s de ce
+jeune homme, plus je sentais qu'il devait m'&ecirc;tre fait quelque chose pour
+l'avoir mis dans cet &eacute;tat. Le sang de ce jeune homme retomberait sur ma
+t&ecirc;te, et la loi le vengerait. Sans avoir une id&eacute;e bien positive de la
+peine que j'encourais, il &eacute;tait &eacute;vident pour moi que les jeunes gars du
+village ne devaient pas aller dans les environs ravager les maisons des
+gens bien pos&eacute;s et rosser les jeunes gens studieux de l'Angleterre sans
+attirer sur eux quelque punition s&eacute;v&egrave;re. Pendant plusieurs jours, je
+restai enferm&eacute; &agrave; la maison, et je ne sortis de la cuisine qu'apr&egrave;s
+m'&ecirc;tre assur&eacute; que les policemen du comt&eacute; n'&eacute;taient pas &agrave; mes trousses,
+tout pr&ecirc;ts &agrave; s'&eacute;lancer sur moi. Le nez du jeune homme p&acirc;le avait t&acirc;ch&eacute;
+mon pantalon, et je profitai du silence de la nuit pour laver cette
+preuve de mon crime. Je m'&eacute;tais &eacute;corch&eacute; les doigts contre les dents du
+jeune homme, et je torturais mon imagination de mille mani&egrave;res pour
+trouver un moyen d'expliquer cette circonstance accablante quand je
+serais appel&eacute; devant les juges.</p>
+
+<p>Quand vint le jour de retourner au lieu t&eacute;moin de mes actes de violence,
+me terreurs ne connurent plus de bornes. Les envoy&eacute;s de la justice
+venus de Londres tout expr&egrave;s ne seraient-ils pas en embuscade derri&egrave;re
+la porte? Miss Havisham ne voudrait-elle pas elle-m&ecirc;me tirer vengeance
+d'un crime commis dans sa maison, et n'allait-elle pas se lever sur moi,
+arm&eacute;e d'un pistolet et m'&eacute;tendre mort &agrave; ses pieds? N'aurait-on pas
+soudoy&eacute; une bande de mercenaires pour tomber sur moi dans la brasserie
+et me frapper jusqu'&agrave; la mort? J'avais, je dois le dire, une assez haute
+opinion du jeune homme p&acirc;le pour le croire &eacute;tranger &agrave; toutes ces
+machinations; elles se pr&eacute;sentaient &agrave; mon esprit, ourdies par ses
+parents, indign&eacute;s de l'&eacute;tat de son visage et excit&eacute;s par leur grand
+amour pour ses traits de famille.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, je devais aller chez miss Havisham, et j'y allai.
+Chose &eacute;trange! rien de notre lutte n'avait transpir&eacute;, on n'y fit pas la
+moindre allusion, et je n'aper&ccedil;us pas le plus petit homme, jeune ou
+p&acirc;le! Je retrouvai la m&ecirc;me porte ouverte, j'explorai le m&ecirc;me jardin, je
+regardai par la m&ecirc;me fen&ecirc;tre, mais mon regard se trouva arr&ecirc;t&eacute; par des
+volets ferm&eacute;s int&eacute;rieurement. Tout &eacute;tait calme et inanim&eacute;. Ce fut
+seulement dans le coin o&ugrave; avait eu lieu le combat que je pus d&eacute;couvrir
+quelques preuves de l'existence du jeune homme; il y avait l&agrave; des traces
+de sang fig&eacute;, et je les couvris de terre pour les d&eacute;rober aux yeux des
+hommes.</p>
+
+<p>Sur le vaste palier qui s&eacute;parait la chambre de miss Havisham de l'autre
+chambre o&ugrave; &eacute;tait dress&eacute;e la longue table, je vis une chaise de jardin,
+une de ces chaises l&eacute;g&egrave;res mont&eacute;es sur des roues et qu'on pousse par
+derri&egrave;re. On l'avait apport&eacute;e l&agrave; depuis ma derni&egrave;re visite, et d&egrave;s ce
+moment je fus charg&eacute; de pousser r&eacute;guli&egrave;rement miss Havisham, dans cette
+chaise, autour de sa chambre et autour de l'autre, quand elle se
+trouvait fatigu&eacute;e de me pousser par l'&eacute;paule. Nous faisions ces voyages
+d'une chambre &agrave; l'autre sans interruption, quelquefois pendant trois
+heures de suite. Ces voyages ont d&ucirc; &ecirc;tre extr&ecirc;mement nombreux, car il
+fut d&eacute;cid&eacute; que je viendrais tous les deux jours &agrave; midi pour remplir ces
+fonctions, et je me rappelle tr&egrave;s bien que cela dura au moins huit ou
+dix mois.</p>
+
+<p>&Agrave; mesure que nous nous familiarisions l'une avec l'autre, miss Havisham
+me parlait davantage et me faisait quelquefois des questions sur ce que
+je savais et sur ce que je comptais faire. Je lui dis que j'allais &ecirc;tre
+l'apprenti de Joe; que je ne savais rien, et que j'avais besoin
+d'apprendre toute chose, avec l'espoir qu'elle m'aiderait &agrave; atteindre ce
+but tant d&eacute;sir&eacute;. Mais elle n'en fit rien; au contraire, elle semblait
+pr&eacute;f&eacute;rer me voir rester ignorant. Elle ne me donnait jamais d'argent,
+mais seulement mon d&icirc;ner, et elle ne parla m&ecirc;me jamais de me payer mes
+services.</p>
+
+<p>Estelle &eacute;tait toujours avec nous; c'&eacute;tait toujours elle qui me faisait
+entrer et sortir, mais elle ne m'invita plus jamais &agrave; l'embrasser.
+Quelquefois elle me tol&eacute;rait, d'autres fois elle me montrait une
+certaine condescendance; tant&ocirc;t elle &eacute;tait tr&egrave;s famili&egrave;re avec moi,
+tant&ocirc;t elle me disait &eacute;nergiquement qu'elle me ha&iuml;ssait. Miss Havisham
+me demandait quelquefois tout bas et quand nous &eacute;tions seuls: &laquo;Pip,
+n'est-elle pas de plus en plus jolie?&raquo; Et quand je lui r&eacute;pondais: &laquo;Oui,&raquo;
+ce qui &eacute;tait vrai, elle semblait s'en r&eacute;jouir secr&egrave;tement. Aussi, tandis
+que nous jouions aux cartes, miss Havisham nous regardait avec un
+bonheur d'avare, quels que pussent &ecirc;tre les caprices d'Estelle. Et quand
+ces caprices devenaient si nombreux et si contradictoires que je ne
+savais plus que dire ni que faire, miss Havisham l'embrassait avec amour
+et lui murmurait dans l'oreille quelque chose qui sonnait comme ceci:
+&laquo;D&eacute;sesp&eacute;rez-les tous, mon orgueil et mon espoir!... d&eacute;sesp&eacute;rez-les tous
+sans remords!&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait une chanson dont Joe se plaisait &agrave; fredonner des fragments
+pendant son travail, elle avait pour refrain: <i>le vieux Clem</i>. C'&eacute;tait,
+&agrave; vrai dire, une singuli&egrave;re mani&egrave;re de rendre hommage &agrave; un saint patron;
+mais, je crois bien que le vieux Clem lui-m&ecirc;me ne se g&ecirc;nait pas beaucoup
+avec ses forgerons. C'&eacute;tait une chanson qui imitait le bruit du marteau
+sur l'enclume; ce qui excusait jusqu'&agrave; un certain point l'introduction
+du nom v&eacute;n&eacute;r&eacute; du vieux Clem. &Agrave; la fin, on devait frapper son voisin
+d'un coup de poing en criant: &laquo;Battez, battez vieux Clem!... Soufflez,
+soufflez le feu, vieux Clem!... Grondez plus fort, &eacute;lancez-vous plus
+haut!&raquo; Un jour, miss Havisham me dit, peu apr&egrave;s avoir pris place dans sa
+chaise roulante, et en agitant ses doigts avec impatience:</p>
+
+<p>&laquo;L&agrave;!... l&agrave;!... l&agrave;!... chante...&raquo;</p>
+
+<p>Je me mis &agrave; chanter tout en poussant la machine. Il arriva qu'elle y
+pr&icirc;t un certain go&ucirc;t, et qu'elle r&eacute;p&eacute;t&acirc;t tout en roulant autour de la
+grande table et de l'autre chambre. Souvent m&ecirc;me Estelle se joignait &agrave;
+nous; mais nos accords &eacute;taient si r&eacute;serv&eacute;s, qu'&agrave; nous trois nous
+faisions moins de bruit dans la vieille maison que le plus l&eacute;ger souffle
+du vent.</p>
+
+<p>Q'allais-je devenir avec un pareil entourage? Comment emp&ecirc;cher son
+influence sur mon caract&egrave;re? Faut-il s'&eacute;tonner si, de m&ecirc;me que mes yeux,
+mes pens&eacute;es &eacute;taient &eacute;blouies quand je sortais de ces chambres obscures
+pour me retrouver dehors &agrave; la clart&eacute; du jour?</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre me serais-je d&eacute;cid&eacute; &agrave; parler &agrave; Joe du jeune homme p&acirc;le, si je
+ne m'&eacute;tais pas lanc&eacute; d'abord dans ce d&eacute;dale d'exag&eacute;rations monstrueuses
+que j'ai d&eacute;j&agrave; avou&eacute;es. Je sentais parfaitement que Joe ne manquerait pas
+de voir dans ce jeune homme p&acirc;le un voyageur digne de monter dans le
+carrosse en velours noir. En cons&eacute;quence je gardai sur lui le silence le
+plus profond. D'ailleurs, la frayeur qui m'avait saisi tout d'abord en
+voyant miss Havisham et Estelle se concerter, ne faisait qu'augmenter
+avec le temps. Je ne mis donc toute ma confiance qu'en Biddy, et c'est &agrave;
+elle seule que j'ouvris mon c&oelig;ur. Pourquoi me parut-il naturel d'agir
+ainsi, et pourquoi Biddy prenait-elle un int&eacute;r&ecirc;t si grand &agrave; tout ce que
+je lui disais? Je l'ignorais alors, bien que je pense le savoir
+aujourd'hui.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les conciliabules allaient leur train dans la cuisine
+du logis, et mon pauvre esprit &eacute;tait agit&eacute; et aigri des ennuis et des
+d&eacute;sagr&eacute;ments qui en r&eacute;sultaient toujours. Cet &acirc;ne de Pumblechook avait
+coutume de venir le soir pour causer de moi et de mon avenir avec ma
+s&oelig;ur, et je crois r&eacute;ellement (avec moins de repentir que je n'en
+devrais &eacute;prouver) que si alors j'avais pu &ocirc;ter la clavette de l'essieu
+de sa voiture, je l'eusse fait avec plaisir. Ce mis&eacute;rable homme &eacute;tait si
+born&eacute; et d'une faiblesse d'esprit telle qu'il ne pouvait parler de moi
+et de ce que je deviendrais sans m'avoir devant lui, comme si cela e&ucirc;t
+pu y faire quelque chose, et il m'arrachait ordinairement de mon
+escabeau (en me tirant par le collet de ma veste) et me faisait quitter
+le coin o&ugrave; j'&eacute;tais si tranquille, pour me placer devant le feu comme
+pour me faire r&ocirc;tir. Il commen&ccedil;ait ainsi en s'adressant &agrave; ma s&oelig;ur:</p>
+
+<p>&laquo;Voici un gar&ccedil;on, ma ni&egrave;ce, un gar&ccedil;on que vous avez &eacute;lev&eacute; &agrave; la main.
+Tiens-toi droit, mon gar&ccedil;on, rel&egrave;ve la t&ecirc;te et ne sois pas ingrat pour
+eux, comme tu l'es toujours. Voyons, ma ni&egrave;ce, qu'y a-t-il &agrave; faire pour
+ce gar&ccedil;on?&raquo;</p>
+
+<p>Et alors il me rebroussait les cheveux, ce dont, je l'ai d&eacute;j&agrave; dit, je
+n'ai jamais t&eacute;moign&eacute; la moindre reconnaissance &agrave; personne, et me tenait
+devant lui en me tirant par la manche: spectacle b&ecirc;te et stupide qui ne
+pouvait &ecirc;tre &eacute;gal&eacute; en b&ecirc;tise et en stupidit&eacute; que par M. Pumblechook
+lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur et lui se livraient alors aux supputations les plus absurdes
+sur miss Havisham, et sur ce qu'elle ferait de moi et pour moi. Je
+finissais toujours par pleurer de d&eacute;pit, et j'avais toutes les peines du
+monde &agrave; ne pas me jeter sur lui pour le battre. Pendant ces
+conversations, chaque fois que ma s&oelig;ur m'interpellait, cela me causait
+une douleur aussi forte que si l'on m'e&ucirc;t arrach&eacute; une dent, et
+Pumblechook, qui se voyait d&eacute;j&agrave; mon patron, promenait sur moi le regard
+d&eacute;pr&eacute;ciateur d'un entrepreneur qui se voit engag&eacute; dans une affaire peu
+lucrative.</p>
+
+<p>Joe ne prenait aucune part &agrave; ces discussions; mais Mrs Joe lui
+adressait assez souvent la parole, car elle voyait clairement qu'elle
+n'&eacute;tait pas d'accord avec lui relativement &agrave; ce qu'on ferait de moi.
+J'&eacute;tais en &acirc;ge d'&ecirc;tre l'apprenti de Joe, et toutes les fois que ce
+dernier, assis pensif aupr&egrave;s du feu, tenait le poker entre ses genoux,
+et d&eacute;gageait la cendre qui obstruait les barres inf&eacute;rieures du foyer, ma
+s&oelig;ur devinait facilement dans cette innocente action une protestation
+contre ses id&eacute;es. Elle ne manquait jamais alors de se jeter sur lui, de
+le secouer vigoureusement, et de lui arracher le poker des mains, de
+sorte que ces d&eacute;bats avaient toujours une fin orageuse. Tout &agrave; coup et
+sans le moindre pr&eacute;texte, ma s&oelig;ur se retournait sur moi, me secouait
+rudement et me jetait ces mots &agrave; la figure:</p>
+
+<p>&laquo;Allons! En voil&agrave; assez!... Va te coucher, tu nous as donn&eacute; assez de
+peine pour une soir&eacute;e, j'esp&egrave;re!&raquo;</p>
+
+<p>Comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; moi qui les eusse pri&eacute;s en gr&acirc;ce de tourmenter ma
+pauvre existence.</p>
+
+<p>Cet &eacute;tat de chose dura longtemps, et il e&ucirc;t pu durer plus longtemps
+encore, mais un jour que miss Havisham se promenait, comme &agrave;
+l'ordinaire, en s'appuyant sur mon &eacute;paule, elle s'arr&ecirc;ta subitement et,
+se penchant sur moi, elle me dit, avec un peu d'humeur:</p>
+
+<p>&laquo;Tu deviens grand gar&ccedil;on, Pip!&raquo;</p>
+
+<p>Je pensai que je devais lui faire entendre, par un regard m&eacute;ditatif, que
+c'&eacute;tait sans doute le r&eacute;sultat de circonstances sur lesquelles je
+n'avais aucun pouvoir.</p>
+
+<p>Elle n'en dit pas davantage pour cette fois, mais elle s'arr&ecirc;ta bient&ocirc;t
+pour me consid&eacute;rer encore, et un moment apr&egrave;s elle recommen&ccedil;a de nouveau
+en fron&ccedil;ant les sourcils et en faisant la mine. Le jour suivant, quand
+notre exercice quotidien fut fini, et que je l'eus reconduite &agrave; sa
+table de toilette, elle appela mon attention au moyen du mouvement
+impatient des ses doigts.</p>
+
+<p>&laquo;Redis-moi donc le nom de ton forgeron?</p>
+
+<p>&mdash;Joe Gargery, madame.</p>
+
+<p>&mdash;C'est chez lui que tu devais entrer en apprentissage?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Tu aurais mieux fait d'y entrer tout de suite. Crois-tu que Gargery
+consente &agrave; venir ici avec toi, et &agrave; apporter ton acte de naissance?&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis que Joe ne manquerait pas de se trouver tr&egrave;s honor&eacute; de
+venir.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, qu'il vienne.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quelle heure voulez-vous qu'il vienne, miss Havisham?</p>
+
+<p>L&agrave;!... l&agrave;!... Je ne connais plus rien aux heures... mais qu'il vienne
+bient&ocirc;t et seul avec toi.&raquo;</p>
+
+<p>Lorsque le soir je rentrai &agrave; la maison et que je fis part &agrave; Joe du
+message dont j'&eacute;tais charg&eacute; pour lui, ma s&oelig;ur monta sur ses grands
+chevaux et s'exalta plus que je ne l'avais encore vue. Elle nous demanda
+si nous la prenions pour un paillasson, tout au plus bon pour essuyer
+mes souliers, et comment nous osions en user ainsi avec elle et pour
+quelle soci&eacute;t&eacute; nous avions l'amabilit&eacute; de la croire faite? Quand elle
+eut &eacute;puis&eacute; ce torrent de questions et d'injures, elle &eacute;clata en sanglots
+et jeta un chandelier &agrave; la t&ecirc;te de Joe, mit son tablier de cuisine, ce
+qui &eacute;tait toujours un tr&egrave;s mauvais signe, et commen&ccedil;a &agrave; tout nettoyer
+avec une ardeur sans pareille. Non contente d'un nettoyage &agrave; sec, elle
+prit un seau et une brosse, et fit tant de g&acirc;chis, qu'elle nous for&ccedil;a &agrave;
+nous r&eacute;fugier dans la cour de derri&egrave;re. Il &eacute;tait dix heures du soir
+quand nous nous risqu&acirc;mes &agrave; rentrer. Alors, ma s&oelig;ur demanda &agrave;
+br&ucirc;le-pourpoint &agrave; Joe pourquoi il n'avait pas &eacute;pous&eacute; une n&eacute;gresse? Joe
+ne r&eacute;pondit rien, le pauvre homme, mais il se mit &agrave; caresser ses favoris
+de l'air le plus piteux du monde, et il me regardait, comme s'il pensait
+r&eacute;ellement qu'il e&ucirc;t tout aussi bien fait.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XIII" id="CHAPITRE_XIII"></a><a href="#table">CHAPITRE XIII.</a></h2>
+
+
+<p>J'&eacute;prouvai une vive contrari&eacute;t&eacute;, le lendemain matin, en voyant Joe
+rev&ecirc;tir ses habits du dimanche, pour m'accompagner chez miss Havisham.
+Cependant, je ne pouvais pas lui dire qu'il &eacute;tait beaucoup mieux dans
+ses habits de travail, puisqu'il avait cru n&eacute;cessaire de faire toilette,
+car je savais que c'&eacute;tait uniquement pour moi qu'il avait pris toute
+cette peine, et qu'il se g&ecirc;nait horriblement en portant un faux-col
+tellement haut par derri&egrave;re, qu'il lui relevait les cheveux sur le
+sommet de la t&ecirc;te comme un plumet.</p>
+
+<p>Pendant le d&eacute;jeuner, ma s&oelig;ur annon&ccedil;a son intention de nous accompagner
+&agrave; la ville, en disant que nous la laisserions chez l'oncle Pumblechook,
+et que nous irions la reprendre &laquo;quand nous en aurions fini avec nos
+belles dames.&raquo; Mani&egrave;re de s'exprimer, qui, soit dit en passant, &eacute;tait
+d'un mauvais pr&eacute;sage pour Joe. La forge fut donc ferm&eacute;e pour toute la
+journ&eacute;e, et Joe &eacute;crivit &agrave; la craie sur sa porte (ainsi qu'il avait
+coutume de le faire dans les rares occasions o&ugrave; il quittait son travail)
+le mot &laquo;SORTI,&raquo; accompagn&eacute; d'une fl&egrave;che trac&eacute;e dans la direction qu'il
+avait prise.</p>
+
+<p>Nous part&icirc;mes pour la ville. Ma s&oelig;ur ouvrait la marche avec son grand
+chapeau de castor, elle portait un panier tress&eacute; en paille avec la m&ecirc;me
+solennit&eacute; que si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le grand sceau d'Angleterre. De plus elle
+avait une paire de socques, un ch&acirc;le r&acirc;p&eacute; et un parapluie, bien que le
+temps f&ucirc;t clair et beau. Je ne sais pas bien si tous ces objets &eacute;taient
+emport&eacute;s par p&eacute;nitence ou par ostentation; mais je crois plut&ocirc;t qu'ils
+&eacute;taient exhib&eacute;s pour faire voir qu'on les poss&eacute;dait. Beaucoup de dames,
+imitant Cl&eacute;op&acirc;tre et d'autres souveraines, aiment, lorsqu'elles
+voyagent, &agrave; tra&icirc;ner apr&egrave;s elles leurs richesses et &agrave; s'en faire un
+cort&egrave;ge d'apparat.</p>
+
+<p>En arrivant chez M. Pumblechook, ma s&oelig;ur nous quitta et entra avec
+fracas. Il &eacute;tait alors pr&egrave;s de midi; Joe et moi nous nous rend&icirc;mes donc
+directement &agrave; la maison de miss Havisham. Comme &agrave; l'ordinaire, Estelle
+vint ouvrir la porte, et d&egrave;s qu'elle parut, Joe &ocirc;ta son chapeau et, en
+le tenant par le bord, il se mit &agrave; le balancer d'une main dans l'autre,
+comme s'il e&ucirc;t eu d'importantes raisons d'en conna&icirc;tre exactement le
+poids.</p>
+
+<p>Estelle ne fit attention ni &agrave; l'un ni &agrave; l'autre, mais elle nous
+conduisit par un chemin que je connaissais tr&egrave;s bien. Je la suivais et
+Joe venait le dernier. Quand je tournai la t&ecirc;te pour regarder Joe, je le
+vis qui continuait &agrave; peser son chapeau avec le plus grand soin. Je
+remarquai en m&ecirc;me temps qu'il marchait sur la pointe des pieds.</p>
+
+<p>Estelle nous invita &agrave; entrer. Je pris donc Joe par le pan de son habit,
+et je l'introduisis en pr&eacute;sence de miss Havisham. Miss Havisham &eacute;tait
+assise devant sa table de toilette, et leva aussit&ocirc;t les yeux sur nous.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! dit-elle &agrave; Joe. Vous &ecirc;tes le mari de la s&oelig;ur de ce gar&ccedil;on?&raquo;</p>
+
+<p>Je n'aurais jamais imagin&eacute; mon cher et vieux Joe si chang&eacute;. Il restait
+l&agrave;, immobile, sans pouvoir parler, avec sa touffe de cheveux en l'air et
+la bouche toute grande ouverte, comme un oiseau extraordinaire attendant
+une mouche au passage.</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes le mari de la s&oelig;ur de cet enfant-l&agrave;? r&eacute;p&eacute;ta miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-&agrave;-dire, mon petit Pip, me dit Joe d'un ton excessivement poli et
+confiant, que lorsque j'ai courtis&eacute; et &eacute;pous&eacute; ta s&oelig;ur, j'&eacute;tais, comme
+on dit, si tu veux bien me permettre de le dire, un gar&ccedil;on...&raquo;</p>
+
+<p>La situation devenait fort embarrassante, car Joe persistait &agrave;
+s'adresser &agrave; moi, au lieu de r&eacute;pondre &agrave; miss Havisham.</p>
+
+<p>&laquo;Bien, dit miss Havisham, vous avez &eacute;lev&eacute; ce gar&ccedil;on avec l'intention
+d'en faire votre apprenti, n'est-ce pas, monsieur Gargery?</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, mon petit Pip, r&eacute;pliqua Joe, que nous avons toujours &eacute;t&eacute; bons
+amis, et que nous avons projet&eacute; de partager peines et plaisir ensemble,
+&agrave; moins que tu n'aies quelque objection contre la profession; que tu ne
+craignes le noir et la suie, par exemple, ou &agrave; moins que d'autres ne
+t'en aient d&eacute;go&ucirc;t&eacute;, vois-tu, mon petit Pip....</p>
+
+<p>&mdash;Cet enfant-l&agrave; a-t-il jamais fait la moindre objection?... A-t-il du
+go&ucirc;t pour cet &eacute;tat?</p>
+
+<p>&mdash;Tu dois le savoir, mon petit Pip, mieux que personne, repartit Joe;
+c'&eacute;tait jusqu'&agrave; pr&eacute;sent le plus grand d&eacute;sir de ton c&oelig;ur.&raquo;</p>
+
+<p>Et il r&eacute;p&eacute;ta avec plus de force, de raisonnement, de confiance et de
+politesse que la premi&egrave;re fois:</p>
+
+<p>&laquo;N'est-ce pas, mon petit Pip, que tu ne fais aucune objection, et que
+c'est bien le plus grand d&eacute;sir de ton c&oelig;ur?&raquo;</p>
+
+<p>C'est en vain que je m'effor&ccedil;ais de lui faire comprendre que c'&eacute;tait &agrave;
+miss Havisham qu'il devait s'adresser; plus je lui faisais des signes et
+des gestes, plus il devenait expansif et poli &agrave; mon &eacute;gard.</p>
+
+<p>&laquo;Avez-vous apport&eacute; ses papiers? demanda miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le sais, mon petit Pip, r&eacute;pliqua Joe avec une petite moue de
+reproche. Tu me les a vu mettre dans mon chapeau, donc tu sais bien o&ugrave;
+ils sont...&raquo;</p>
+
+<p>Sur ce, il les retira du chapeau et les tendit, non pas &agrave; mis Havisham,
+mais &agrave; moi. Je commen&ccedil;ais &agrave; &ecirc;tre un peu honteux de mon compagnon, quand
+je vis Estelle, qui &eacute;tait debout derri&egrave;re le fauteuil de miss Havisham,
+rire avec malice. Je pris les papiers des mains de Joe et les tendis &agrave;
+miss Havisham.</p>
+
+<p>&laquo;Esp&eacute;riez-vous quelque d&eacute;dommagement pour les services que m'a rendus
+cet enfant? dit-elle en le fixant.</p>
+
+<p>&mdash;Joe, dis-je, car il gardait le silence, pourquoi ne r&eacute;ponds-tu
+pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Mon petit Pip, repartit Joe, en m'arr&ecirc;tant court, comme si on l'avait
+bless&eacute;, je trouve cette question inutile de toi &agrave; moi, et tu sais bien
+qu'il n'y a qu'une seule r&eacute;ponse &agrave; faire, et que c'est: Non! Tu sais
+aussi bien que moi que c'est: Non, mon petit Pip; pourquoi alors me le
+fais-tu dire?...&raquo;</p>
+
+<p>Miss Havisham regarda Joe d'un air qui signifiait qu'elle avait compris
+ce qu'il &eacute;tait r&eacute;ellement, et elle prit un petit sac plac&eacute; sur la table
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle.</p>
+
+<p>&laquo;Pip a m&eacute;rit&eacute; une r&eacute;compense en venant ici, et la voici. Ce sac contient
+vingt-cinq guin&eacute;es. Donne-le &agrave; ton ma&icirc;tre, Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; tout &agrave; fait d&eacute;rout&eacute; par l'&eacute;tonnement que faisaient
+na&icirc;tre en lui cette &eacute;trange personne et cette chambre non moins
+&eacute;trange, Joe, m&ecirc;me en ce moment, persista &agrave; s'adresser &agrave; moi:</p>
+
+<p>&laquo;Ceci est fort g&eacute;n&eacute;reux de ta part, mon petit Pip, dit-il, et c'est avec
+reconnaissance que je re&ccedil;ois ton cadeau, bien que je ne l'aie pas plus
+cherch&eacute; ici qu'ailleurs. Et maintenant, mon petit Pip, continua Joe en
+me faisant passer du chaud au froid instantan&eacute;ment, car il me semblait
+que cette expression famili&egrave;re s'adressait &agrave; miss Havisham; et
+maintenant, mon petit Pip, pouvons-nous faire notre devoir? Peut-il &ecirc;tre
+fait par tous deux, ou bien par l'un ou par l'autre, ou bien par ceux
+qui nous ont offert ce g&eacute;n&eacute;reux pr&eacute;sent... pour &ecirc;tre... une satisfaction
+pour le c&oelig;ur de ceux... qui... jamais...&raquo;</p>
+
+<p>Ici Joe sentit qu'il s'enfon&ccedil;ait dans un d&eacute;dale de difficult&eacute;s
+inextricables, mais il reprit triomphalement par ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;Et moi-m&ecirc;me bien plus encore!&raquo;</p>
+
+<p>Cette derni&egrave;re phrase lui parut d'un si bon effet, qu'il la r&eacute;p&eacute;ta deux
+fois.</p>
+
+<p>&laquo;Adieu, Pip, dit miss Havisham. Reconduisez-les, Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Dois-je revenir, miss Havisham? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non, Gargery est d&eacute;sormais ton ma&icirc;tre. Gargery, un mot.&raquo;</p>
+
+<p>En sortant, je l'entendis dire &agrave; Joe d'une voix distincte:</p>
+
+<p>&laquo;Ce petit s'est conduit ici en brave gar&ccedil;on, et c'est sa r&eacute;compense. Il
+va sans dire que vous ne compterez sur rien de plus.&raquo;</p>
+
+<p>Je ne sais comment Joe sortit de la chambre; je n'ai jamais bien pu m'en
+rendre compte, mais je sais qu'au lieu de descendre, il monta
+tranquillement &agrave; l'&eacute;tage sup&eacute;rieur, qu'il resta sourd &agrave; toutes mes
+observations et que je fus forc&eacute; de courir apr&egrave;s lui pour le remettre
+dans le bon chemin. Une minute apr&egrave;s, nous &eacute;tions sortis, la porte &eacute;tait
+referm&eacute;e, et Estelle &eacute;tait partie!</p>
+
+<p>D&egrave;s que nous f&ucirc;mes en plein air, Joe s'appuya contre un mur et me dit:</p>
+
+<p>&laquo;C'est &eacute;tonnant!&raquo;</p>
+
+<p>Et il resta longtemps sans parler, puis il r&eacute;p&eacute;ta &agrave; plusieurs reprises:</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;tonnant!... tr&egrave;s &eacute;tonnant!...&raquo;</p>
+
+<p>Je commen&ccedil;ais &agrave; croire qu'il avait perdu la raison. &Agrave; la fin, il
+allongea sa phrase et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Je t'assure, mon petit Pip, que c'est on ne peut plus &eacute;tonnant!&raquo;</p>
+
+<p>J'ai des raisons de penser que l'intelligence de Joe s'&eacute;tait &eacute;clair&eacute;e
+par ce qu'il avait vu, et que, pendant notre trajet jusqu'&agrave; la maison de
+Pumblechook, il avait rumin&eacute; et adopt&eacute; un projet subtil et profond. Mes
+raisons s'appuient sur ce qui se passa dans le salon de Pumblechook, o&ugrave;
+nous trouv&acirc;mes ma s&oelig;ur en grande conversation avec le grainetier
+d&eacute;test&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! s'&eacute;cria ma s&oelig;ur; que vous est-il arriv&eacute;? Je m'&eacute;tonne vraiment
+que vous daigniez revenir dans une aussi pauvre soci&eacute;t&eacute; que la n&ocirc;tre.
+Oui, je m'en &eacute;tonne vraiment!</p>
+
+<p>&mdash;Miss Havisham, dit Joe en me regardant, comme s'il cherchait &agrave; faire
+un effort de m&eacute;moire, nous a bien recommand&eacute; de pr&eacute;senter ses...
+&Eacute;tait-ce ses compliments ou ses respects, mon petit Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Ses compliments, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je croyais, r&eacute;pondit Joe: ses compliments &agrave; Mrs Gargery.</p>
+
+<p>&mdash;Grand bien me fasse! observa ma s&oelig;ur, quoique cependant elle f&ucirc;t
+visiblement satisfaite.</p>
+
+<p>&mdash;Elle voudrait, continua Joe en me regardant de nouveau, et en faisant
+un effort de m&eacute;moire, que l'&eacute;tat de sa sant&eacute; lui e&ucirc;t... permis...
+n'est-ce pas, mon petit Pip?</p>
+
+<p>&mdash;D'avoir le plaisir... ajoutai-je.</p>
+
+<p>&mdash;... De recevoir des dames, ajouta Joe avec un grand soupir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit ma s&oelig;ur, en jetant un regard adouci &agrave; M. Pumblechook.
+Elle aurait pu envoyer ses excuses un peu plus t&ocirc;t, mais il vaut mieux
+tard que jamais. Et qu'a-t-elle donn&eacute; &agrave; ce jeune gredin-l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Rien! dit Joe, rien!...&raquo;</p>
+
+<p>Mrs Joe allait &eacute;clater, mais Joe continua:</p>
+
+<p>&laquo;Ce qu'elle donne, elle le donne &agrave; ses parents, c'est-&agrave;-dire elle le
+remet entre les mains de sa s&oelig;ur mistress J. Gargery.... Telles sont ses
+paroles: J. Gargery. Elle ne pouvait pas savoir, ajouta Joe avec un air
+de r&eacute;flexion, si J. veut dire Joe ou Jorge.&raquo;</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur se tourna du c&ocirc;t&eacute; de Pumblechook, qui polissait avec le creux
+de la main, les bras de son fauteuil, et lui faisait des signes de t&ecirc;te,
+en regardant alternativement le feu et elle, comme un homme qui savait
+tout et avait tout pr&eacute;vu.</p>
+
+<p>&laquo;Et combien avez-vous re&ccedil;u? demanda ma s&oelig;ur en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Que penserait l'honorable compagnie, de dix livres? demanda Joe.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait, repartit vivement ma s&oelig;ur, que c'est assez bien... ce
+n'est pas trop... mais enfin, c'est assez....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! il y a plus que cela,&raquo; dit Joe.</p>
+
+<p>Cet &eacute;pouvantable imposteur de Pumblechook s'empressa de dire, sans
+cesser toutefois de polir le bras de son fauteuil:</p>
+
+<p>&laquo;Plus que cela, ma ni&egrave;ce....</p>
+
+<p>&mdash;Vous plaisantez? fit ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas, ma ni&egrave;ce, dit Pumblechook; mais attendez un peu. Continuez,
+Joseph, continuez.</p>
+
+<p>&mdash;Que dirait-on de vingt livres? continua Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on dirait que c'est tr&egrave;s beau, continua ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! bien, dit Joe, c'est plus de vingt livres.&raquo;</p>
+
+<p>Cet hypocrite de Pumblechook continuait ses signes de t&ecirc;te, et dit en
+riant.</p>
+
+<p>&laquo;Plus que cela, ma ni&egrave;ce.... Tr&egrave;s bien! Continuez, Joseph, continuez.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! pour en finir, dit Joe en tendant le sac &agrave; ma s&oelig;ur, c'est
+vingt-cinq livres que miss Havisham a donn&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Vingt-cinq livres, ma ni&egrave;ce, r&eacute;p&eacute;ta cette vile canaille de
+Pumblechook, en prenant les mains de ma s&oelig;ur. Et ce n'est pas plus que
+vous ne m&eacute;ritez. Ne vous l'avais-je pas dit, lorsque vous m'avez demand&eacute;
+mon opinion? et je souhaite que cet argent vous profite.&raquo;</p>
+
+<p>Si le mis&eacute;rable s'en &eacute;tait tenu l&agrave;, son r&ocirc;le e&ucirc;t &eacute;t&eacute; assez abject; mais
+non, il parla de sa protection d'un ton qui surpassa toutes ces
+hypocrisies ant&eacute;rieures.</p>
+
+<p>&laquo;Voyez-vous, Joseph, et vous, ma ni&egrave;ce, dit-il en me tiraillant par le
+bras, je suis de ces gens qui vont jusqu'au bout et surmontent tous les
+obstacles quand une fois ils ont commenc&eacute; quelque chose. Ce gar&ccedil;on doit
+&ecirc;tre engag&eacute; comme apprenti, voil&agrave; mon syst&egrave;me; engagez-le donc sans plus
+tarder.</p>
+
+<p>&mdash;Nous savons, mon oncle Pumblechook, dit ma s&oelig;ur en serrant le sac
+dans ses mains, que nous vous devons beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous occupez pas de moi, ma ni&egrave;ce, repartit le diabolique marchand
+de graines, un plaisir est un plaisir; mais ce gar&ccedil;on doit &ecirc;tre engag&eacute;
+par tous les moyens possibles, et je m'en charge.&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait un tribunal &agrave; la maison de ville, tout pr&egrave;s de l&agrave;, et nous
+nous rend&icirc;mes aupr&egrave;s des juges pour m'engager, par contrat, &agrave; &ecirc;tre
+l'apprenti de Joe. Mais ce qui ne me sembla pas dr&ocirc;le du tout, c'est que
+Pumblechook me poussait devant lui, comme si j'avais fouill&eacute; dans une
+poche, ou incendi&eacute; un meuble. Tout le monde croyait que j'avais commis
+quelque mauvaise action et que j'avais &eacute;t&eacute; pris en flagrant d&eacute;lit, car
+j'entendais des gens autour de moi qui disaient: &laquo;Qu'a-t-il fait?&raquo; Et
+d'autres: &laquo;Il est encore tout jeune; mais il a l'air d'un mauvais dr&ocirc;le,
+n'est-ce pas?&raquo; Un personnage, &agrave; l'aspect bienveillant, alla m&ecirc;me jusqu'&agrave;
+me donner un petit livre, orn&eacute; d'une vignette sur bois, repr&eacute;sentant un
+jeune mauvais sujet, portant un attirail de cha&icirc;nes, aussi complet que
+celui de l'&eacute;talage d'un marchand de saucisses et intitul&eacute;: &laquo;POUR LIRE
+DANS MA CELLULE.&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un endroit singulier, que la grande salle o&ugrave; nous entr&acirc;mes. Les
+bancs me parurent encore plus grands que ceux de l'&eacute;glise. Il y avait
+beaucoup de spectateurs press&eacute;s sur ces bancs, et des juges formidables,
+dont l'un avait la t&ecirc;te poudr&eacute;e. Les uns se couchaient dans leur
+fauteuil, croisaient leurs bras, prenaient une prise de tabac, et
+s'endormaient. Les autres &eacute;crivaient ou lisaient le journal. Il y avait
+aussi plusieurs sombres portraits appendus aux murs et qui parurent &agrave;
+mes yeux peu connaisseurs un compos&eacute; de sucre d'orge et de taffetas
+gomm&eacute;. C'est l&agrave; que, dans un coin, mon identit&eacute; fut d&ucirc;ment reconnue et
+attest&eacute;e, le contrat pass&eacute;, et que je fus engag&eacute;. M. Pumblechook me
+soutint pendant tous ces petits pr&eacute;liminaires, comme si l'on m'e&ucirc;t
+conduit &agrave; l'&eacute;chafaud.</p>
+
+<p>En sortant, et apr&egrave;s nous &ecirc;tre d&eacute;barrass&eacute;s des enfants, que l'espoir de
+me voir torturer publiquement avait excit&eacute;s au plus haut point, et qui
+furent tr&egrave;s d&eacute;sappoint&eacute;s en voyant que mes amis m'entouraient, nous
+rentr&acirc;mes chez Pumblechook. Les vingt-cinq livres avaient mis ma s&oelig;ur
+dans une telle joie, qu'elle voulut absolument d&icirc;ner au <i>Cochon bleu</i>,
+pour f&ecirc;ter cette bonne aubaine, et Pumblechook partit avec sa voiture
+pour ramener au plus vite les Hubbles et M. Wopsle.</p>
+
+<p>Je passai une bien triste journ&eacute;e, car il semblait admis d'un commun
+accord que j'&eacute;tais de trop dans cette f&ecirc;te, et, ce qu'il y a de pire,
+c'est qu'ils me demandaient tous, de temps en temps, quand ils n'avaient
+rien de mieux &agrave; faire, pourquoi je ne m'amusais pas.</p>
+
+<p>Et que pouvais-je r&eacute;pondre, si ce n'est que je m'amusais beaucoup,
+quand, h&eacute;las! je m'ennuyais &agrave; mourir?</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, ils &eacute;taient tous grands, sens&eacute;s raisonnables et
+pouvaient faire ce qu'ils voulaient et ils en profitaient. Le vil
+Pumblechook, &agrave; qui revenait l'honneur de tout cela, occupait le haut de
+la table, et quand il entama son speech sur mon engagement, il eut soin
+d'insinuer hypocritement que je serais passible d'emprisonnement si je
+jouais aux cartes, si je buvais des liqueurs fortes, ou si je rentrais
+tard, ou bien encore si je fr&eacute;quentais de mauvaises compagnies; ce qu'il
+consid&eacute;rait, d'apr&egrave;s mes pr&eacute;c&eacute;dents, comme in&eacute;vitable. Il me mit debout
+sur une chaise, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, pour illustrer ses suppositions et rendre
+ses remarques plus palpables.</p>
+
+<p>Les seuls autres souvenirs qui me restent de cette grande f&ecirc;te de
+famille, c'est qu'on ne voulut pas me laisser dormir, et que toutes les
+fois que je fermais les yeux, on me r&eacute;veillait pour me dire de m'amuser;
+puis, que tr&egrave;s tard dans la soir&eacute;e, M. Wopsle nous r&eacute;cita l'ode de
+Collins et il jeta &agrave; terre son sabre tach&eacute; de sang avec un tel fracas,
+que le gar&ccedil;on accourut nous dire: &laquo;Que les gens du dessous nous
+pr&eacute;sentaient leurs compliments, et nous faisaient dire que nous n'&eacute;tions
+pas <i>Aux armes des Bateleurs;</i>&raquo; puis que tous les convives &eacute;taient de
+belle humeur, et qu'en rentrant au logis ils chantaient: <i>Viens belle
+dame.</i> M. Wopsle faisait la basse avec sa voix terriblement sonore, se
+vantait de conna&icirc;tre les affaires particuli&egrave;res de chacun, et affirmait
+qu'il &eacute;tait l'homme qui, malgr&eacute; ses gros yeux dont on ne voyait que le
+blanc, et sa faiblesse, l'emportait encore sur tout le reste de la
+soci&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>Enfin, je me souviens qu'en rentrant dans ma petite chambre, je me
+trouvai tr&egrave;s mis&eacute;rable, et que j'avais la conviction profonde que je ne
+prendrais jamais go&ucirc;t au m&eacute;tier de Joe. Je l'avais aim&eacute; d'abord ce
+m&eacute;tier; mais d'abord, ce n'&eacute;tait plus maintenant!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XIV" id="CHAPITRE_XIV"></a><a href="#table">CHAPITRE XIV.</a></h2>
+
+
+<p>C'est une chose bien mis&eacute;rable que d'avoir honte de sa famille, et sans
+doute cette noire ingratitude est-elle punie comme elle le m&eacute;rite; mais
+ce que je puis certifier, c'est que rien n'est plus mis&eacute;rable.</p>
+
+<p>La maison n'avait jamais eu de grands charmes pour moi, &agrave; cause du
+caract&egrave;re de ma s&oelig;ur, mais Joe l'avait sanctifi&eacute;e &agrave; mes yeux, et
+j'avais cru qu'on pouvait y &ecirc;tre heureux. J'avais consid&eacute;r&eacute; notre
+parloir comme un des plus &eacute;l&eacute;gants salons; j'avais vu dans la porte
+d'entr&eacute;e le portail d'un temple, dont on attendait l'ouverture
+solennelle pour faire un sacrifice de volailles r&ocirc;ties; la cuisine
+m'avait sembl&eacute; un lieu fort convenable, si ce n'est magnifique, et
+j'avais regard&eacute; la forge comme le seul chemin brillant qui devait me
+conduire &agrave; la virilit&eacute; et &agrave; l'ind&eacute;pendance. En moins d'une ann&eacute;e, tout
+cela avait chang&eacute;. Tout me paraissait maintenant commun et vulgaire, et
+pour un empire je n'aurais pas voulu que miss Havisham et Estelle
+vissent rien qui en d&eacute;pend&icirc;t.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce la faute du malheureux &eacute;tat de mon esprit? &Eacute;tait-ce la faute de
+miss Havisham? &Eacute;tait-ce la faute de ma s&oelig;ur? &Agrave; quoi bon chercher &agrave; m'en
+rendre compte? Le changement s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute; en moi, c'en &eacute;tait fait; bon
+ou mauvais, avec ou sans excuse, c'&eacute;tait un fait!</p>
+
+<p>Dans le temps, il m'avait sembl&eacute; qu'une fois dans la forge, en qualit&eacute;
+d'apprenti de Joe, avec mes manches de chemise re-trouss&eacute;es, je serais
+distingu&eacute; et heureux. J'avais alors enfin atteint ce but tant d&eacute;sir&eacute;, et
+tout ce que je sentais, c'est que j'&eacute;tais noirci par la poussi&egrave;re de
+charbon, et que j'avais la m&eacute;moire charg&eacute;e d'un poids tellement pesant
+qu'aupr&egrave;s de lui, l'enclume n'&eacute;tait qu'une plume. Il m'est arriv&eacute; plus
+tard dans ma vie (comme dans la plupart des existences) des moments o&ugrave;
+j'ai cru sentir un &eacute;pais rideau tomber sur tout ce qui faisait l'int&eacute;r&ecirc;t
+et le charme de la mienne, pour ne me laisser que la vue de mes ennuis
+et de mes tracas: mais jamais ce rideau n'est tomb&eacute; si lourd ni si &eacute;pais
+que lorsque j'entrevis mon existence toute trac&eacute;e devant moi dans la
+nouvelle voie o&ugrave; j'entrais comme apprenti de Joe.</p>
+
+<p>Je me souviens qu'&agrave; une &eacute;poque plus recul&eacute;e j'avais coutume d'aller le
+dimanche soir m'asseoir dans le cimeti&egrave;re quand la nuit &eacute;tait close. L&agrave;,
+je comparais ma propre perspective &agrave; celle des marais que j'avais sous
+les yeux et je trouvais de l'analogie entre elles en pensant combien
+elles &eacute;taient plates et basses toutes les deux et combien &eacute;tait sombre
+le brouillard qui s'&eacute;tendait sur le chemin qui menait &agrave; la mer. J'&eacute;tais
+du reste aussi d&eacute;courag&eacute; le premier jour de mon apprentissage que je le
+fus par la suite; mais je suis heureux de penser que jamais je n'ai
+murmur&eacute; une plainte &agrave; l'oreille de Joe pendant tout le temps que dura
+mon engagement. C'est m&ecirc;me &agrave; peu pr&egrave;s la seule chose dont je puisse
+m'enorgueillir et dont je sois aise de me souvenir.</p>
+
+<p>Car, quoiqu'on puisse m'attribuer le m&eacute;rite d'avoir pers&eacute;v&eacute;r&eacute;, ce n'est
+pas &agrave; moi qu'il appartient, mais bien &agrave; Joe. Ce n'est pas parce que
+j'&eacute;tais fid&egrave;le &agrave; ma parole, mais bien parce que Joe l'&eacute;tait, que je ne
+me suis pas sauv&eacute; de chez lui pour me faire soldat ou matelot. Ce n'est
+pas parce que j'avais un grand amour de la vertu et du travail, mais
+parce que Joe avait ces deux amours que je travaillais avec une bonne
+volont&eacute; et un z&egrave;le tr&egrave;s suffisants. Il est impossible de savoir jusqu'&agrave;
+quel point peut s'&eacute;tendre dans le monde l'heureuse influence d'un c&oelig;ur
+honn&ecirc;te et bienfaisant, mais il est tr&egrave;s facile de reconna&icirc;tre combien
+on a &eacute;t&eacute; soi-m&ecirc;me influenc&eacute; par son contact, et je sais parfaitement que
+toute la joie que j'ai go&ucirc;t&eacute;e pendant mon apprentissage venait du simple
+contentement de Joe et non pas de mes aspirations inqui&egrave;tes et
+m&eacute;contentes. Qui peut dire ce que je voulais? Puis-je le dire moi-m&ecirc;me,
+puisque je ne l'ai jamais bien su? Ce que je redoutais, c'&eacute;tait
+d'apercevoir, &agrave; une heure fatale, en levant les yeux, Estelle me
+regarder par la fen&ecirc;tre de la forge au moment o&ugrave; j'&eacute;tais le plus noir et
+o&ugrave; je paraissais le plus commun. J'&eacute;tais poursuivi par la crainte qu'un
+jour ou l'autre elle me d&eacute;couvr&icirc;t, les mains et le visage noircis, en
+train de faire ma besogne la plus grossi&egrave;re, et qu'elle me m&eacute;priserait.
+Souvent, le soir, quand je tirais le soufflet de la forge pour Joe et
+que nous entonnions la chanson du <i>Vieux Clem</i>, le souvenir de la
+mani&egrave;re dont je la chantais avec miss Havisham me montait l'imagination,
+et je croyais voir dans le feu la belle figure d'Estelle, ses jolis
+cheveux flottants au gr&eacute; du vent, et ses yeux me regarder avec d&eacute;dain.
+Souvent, dans de tels instants, je me d&eacute;tournais et je portais mes
+regards sur les vitres de la crois&eacute;e, que la nuit d&eacute;tachait en noir sur
+la muraille, il me semblait voir Estelle retirer vivement sa t&ecirc;te, et je
+croyais qu'elle avait fini par me d&eacute;couvrir, et qu'elle &eacute;tait l&agrave;.</p>
+
+<p>Quand notre journ&eacute;e &eacute;tait termin&eacute;e et que nous allions souper, la
+cuisine et le repas me semblaient prendre un air plus vulgaire encore
+que de coutume, et mon mauvais c&oelig;ur me rendait plus honteux que jamais
+de la pauvret&eacute; du logis.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XV" id="CHAPITRE_XV"></a><a href="#table">CHAPITRE XV.</a></h2>
+
+
+<p>Je devenais trop grand pour occuper plus longtemps la chambre de la
+grand'tante de M. Wopsle. Mon &eacute;ducation, sous la direction de cette
+absurde femme, se termina, non pas cependant avant que Biddy ne m'e&ucirc;t
+fait part de tout ce qu'elle avait appris au moyen du petit catalogue
+des prix, voire m&ecirc;me une chanson comique qu'elle avait achet&eacute;e autrefois
+pour un sou, et qui commen&ccedil;ait ainsi:</p>
+
+<p class="noindent">
+<span style="margin-left: 5em;"><i>Quand &agrave; Londres nous irons</i></span><br />
+<span style="margin-left: 7em;"><i>Ron, ron, ron,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 7em;"><i>Ron, ron, ron,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 5em;"><i>Faut voir quelle figure nous ferons</i></span><br />
+<span style="margin-left: 7em;"><i>Ron, ron, ron.</i></span><br />
+</p>
+
+<p>Mais mon d&eacute;sir de bien faire &eacute;tait si grand, que j'appris par c&oelig;ur
+cette &oelig;uvre remarquable, et cela de la meilleure foi du monde. Je ne me
+souviens pas, du reste, d'avoir jamais mis en doute le m&eacute;rite de
+l'&oelig;uvre, si ce n'est que je pensais, comme je le fais encore
+aujourd'hui, qu'il y avait dans les <i>ron, ron,</i> tant de fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;s, un
+exc&egrave;s de po&eacute;sie. Dans mon avidit&eacute; de science, je priai M. Wopsle de
+vouloir bien laisser tomber sur moi quelques miettes intellectuelles, ce
+&agrave; quoi il consentit avec bont&eacute;. Cependant, comme il ne m'employait que
+comme une esp&egrave;ce de figurant qui devait lui donner la r&eacute;plique, et dans
+le sein duquel il pouvait pleurer, et qui tour &agrave; tour devait &ecirc;tre
+embrass&eacute;, malmen&eacute;, empoign&eacute;, frapp&eacute;, tu&eacute; selon les besoins de l'action,
+je d&eacute;clinai bient&ocirc;t ce genre d'instruction, mais pas assez t&ocirc;t cependant
+pour que M. Wopsle, dans un acc&egrave;s de fureur dramatique, ne m'e&ucirc;t au
+trois quarts assomm&eacute;.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, j'essayais d'inculquer &agrave; Joe tout ce que
+j'apprenais. Cela semblera si beau de ma part, que ma conscience me fait
+un devoir de l'expliquer je voulais rendre Joe moins ignorant et moins
+commun, pour qu'il f&ucirc;t plus digne de ma soci&eacute;t&eacute; et qu'il m&eacute;rit&acirc;t moins
+les reproches d'Estelle.</p>
+
+<p>La vieille Batterie des marais &eacute;tait le lieu choisi pour nos &eacute;tudes; nos
+accessoires consistaient en une ardoise cass&eacute;e et un petit bout de
+crayon. Joe y ajoutait toujours une pipe et du tabac. Je n'ai jamais vu
+Joe se souvenir de quoi que ce soit d'un dimanche &agrave; l'autre, ni acqu&eacute;rir
+sous ma direction la moindre connaissance quelconque. Cependant il
+fumait sa pipe &agrave; la Batterie d'un air plus intelligent, plus savant
+m&ecirc;me, que partout ailleurs. Il &eacute;tait persuad&eacute; qu'il faisait d'immenses
+progr&egrave;s, le pauvre homme! Pour moi, j'esp&egrave;re toujours qu'il en faisait.</p>
+
+<p>J'&eacute;prouvais un grand calme et un grand plaisir &agrave; voir passer les voiles
+sur la rivi&egrave;re et &agrave; les regarder s'enfoncer au-del&agrave; de la jet&eacute;e, et
+quand quelquefois la mar&eacute;e &eacute;tait tr&egrave;s basse, elles me paraissaient
+appartenir &agrave; des bateaux submerg&eacute;s qui continuaient leur course au fond
+de l'eau. Lorsque je regardais les vaisseaux au loin en mer, avec leurs
+voiles blanches d&eacute;ploy&eacute;es je finissais toujours, d'une mani&egrave;re ou d'une
+autre, par penser &agrave; miss Havisham et &agrave; Estelle, et, lorsqu'un rayon de
+lumi&egrave;re venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile,
+sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l'eau, cela me
+produisait le m&ecirc;me effet. Miss Havisham et Estelle, l'&eacute;trange maison et
+l'&eacute;trange vie qu'on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel
+rapport direct ou indirect avec tout ce qui &eacute;tait pittoresque.</p>
+
+<p>Un dimanche que j'avais donn&eacute; cong&eacute; &agrave; Joe, parce qu'il semblait avoir
+pris le parti d'&ecirc;tre plus stupide encore que d'habitude, pendant qu'il
+savourait sa pipe avec d&eacute;lices, et que moi, j'&eacute;tais couch&eacute; sur le tertre
+d'une des batteries, le menton appuy&eacute; sur ma main, voyant partout en
+perspective l'image de miss Havisham et celle d'Estelle, aussi bien dans
+le ciel que dans l'eau, je r&eacute;solus enfin d'&eacute;mettre &agrave; leur propos une
+pens&eacute;e qui, depuis longtemps, me trottait dans la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>&laquo;Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite &agrave; miss Havisham?</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi, mon petit Pip? dit Joe apr&egrave;s r&eacute;flexion.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, Joe?... Pourquoi rend-on des visites?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-&ecirc;tre qui... dit
+Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite &agrave;
+miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose,
+ou que tu attends quelque chose d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ne pourrais-je lui dire que je n'ai besoin de rien... que je
+n'attends rien d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe; mais elle pourrait te croire,
+ou croire tout le contraire.&raquo;</p>
+
+<p>Joe sentit comme moi qu'il avait dit quelque chose de fin, et il se mit
+&agrave; aspirer avec ardeur la fum&eacute;e de sa pipe, pour n'en pas g&acirc;ter les
+effets par une r&eacute;p&eacute;tition.</p>
+
+<p>&laquo;Tu vois, mon petit Pip, continua Joe aussit&ocirc;t que ce danger fut pass&eacute;,
+miss Havisham t'a fait un joli pr&eacute;sent; eh bien! apr&egrave;s t'avoir fait ce
+joli pr&eacute;sent, elle m'a pris &agrave; part pour me dire que c'&eacute;tait tout.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Joe, j'ai entendu ce qu'elle t'a dit.</p>
+
+<p>&mdash;Tout! r&eacute;p&eacute;ta Joe avec emphase.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Joe, je t'assure que j'ai entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui voulait dire, sans doute, mon petit Pip: tout est termin&eacute; entre
+nous... restons chacun chez nous... vous au nord, moi au midi.... Rompons
+tout &agrave; fait.&raquo;</p>
+
+<p>J'avais pens&eacute; tout cela, et j'&eacute;tais tr&egrave;s d&eacute;sappoint&eacute; de voir que Joe
+avait la m&ecirc;me opinion, car cela rendait la chose plus vraisemblable.</p>
+
+<p>&laquo;Mais, Joe....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon pauvre petit Pip.</p>
+
+<p>&mdash;... Voil&agrave; pr&egrave;s d'un an que je suis ton apprenti, et je n'ai pas encore
+remerci&eacute; miss Havisham de ce qu'elle a fait pour moi. Je n'ai pas m&ecirc;me
+&eacute;t&eacute; prendre de ses nouvelles, ou seulement t&eacute;moign&eacute; que je me souvenais
+d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, mon petit Pip, et &agrave; moins que tu ne lui offres une
+garniture compl&egrave;te de fers, ce qui, je le crains bien, ne serait pas un
+pr&eacute;sent tr&egrave;s bien choisi, vu l'absence totale de chevaux....</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas parler de souvenirs de ce genre-l&agrave;; je ne veux pas lui
+faire de pr&eacute;sents.&raquo;</p>
+
+<p>Mais Joe avait dans la t&ecirc;te l'id&eacute;e d'un pr&eacute;sent, et il ne voulait pas en
+d&eacute;mordre.</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, dit-il, si l'on te donnait un coup de main pour forger une
+cha&icirc;ne toute neuve pour mettre &agrave; la porte de la rue? Ou bien encore une
+grosse ou deux de pitons &agrave; vis, dont on a toujours besoin dans un
+m&eacute;nage? Ou quelque joli article de fantaisie, tel qu'une fourchette &agrave;
+r&ocirc;ties pour faire griller ses muffins, ou bien un gril, si elle veut
+manger un hareng saur ou quelque autre chose de semblable.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Joe, je ne parle pas du tout de pr&eacute;sent, interrompis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! continua Joe, en tenant bon comme si j'eusse insist&eacute;, &agrave; ta
+place, mon petit Pip, je ne ferais rien de tout cela, non en v&eacute;rit&eacute;,
+rien de tout cela! Car, qu'est-ce qu'elle ferait d'une cha&icirc;ne de porte,
+quand elle en a une qui ne lui sert pas? Et les pitons sont sujets &agrave;
+s'ab&icirc;mer.... Quant &agrave; la fourchette &agrave; r&ocirc;ties, elle se fait en laiton et ne
+nous ferait aucun honneur, et l'ouvrier le plus ordinaire se fait un
+gril, car un gril n'est qu'un gril, dit Joe en appuyant sur ces mots,
+comme s'il e&ucirc;t voulu m'arracher une illusion inv&eacute;t&eacute;r&eacute;e. Tu auras beau
+faire, mais un gril ne sera jamais qu'un gril, je te le r&eacute;p&egrave;te, et tu ne
+pourras rien y changer.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Joe, dis-je en l'attrapant par son habit dans un mouvement de
+d&eacute;sespoir; je t'en prie, ne continue pas sur ce ton: je n'ai jamais
+pens&eacute; &agrave; faire &agrave; miss Havisham le moindre cadeau.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon petit Pip, fit Joe, de l'air d'un homme qui a enfin r&eacute;ussi &agrave;
+en persuader un autre. Tout ce que je puis te dire, c'est que tu as
+raison, mon petit Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Joe; mais ce que j'ai &agrave; te dire, moi, c'est que nous n'avons pas
+trop d'ouvrage en ce moment, et que, si tu pouvais me donner une
+demi-journ&eacute;e de cong&eacute;, demain, j'irais jusqu'&agrave; la ville pour faire une
+visite &agrave; miss Est.... Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Quel nom as-tu dit l&agrave;? dit gravement Joe; Esthavisham, mon petit Pip,
+ce n'est pas ainsi qu'elle s'appelle, &agrave; moins qu'elle ne se soit fait
+rebaptiser.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.... Joe... je le sais..., c'est une erreur; mais que
+penses-tu de tout cela?</p>
+
+<p>En r&eacute;alit&eacute;, Joe pensait que c'&eacute;tait tr&egrave;s bien, si je le trouvais
+moi-m&ecirc;me ainsi; mais il stipula positivement que si je n'&eacute;tais pas re&ccedil;u
+avec cordialit&eacute; ou si je n'&eacute;tais pas encourag&eacute; &agrave; renouveler une visite
+qui n'avait d'autre objet que de prouver ma gratitude pour la faveur que
+j'avais re&ccedil;ue, cet essai serait le premier et le dernier. Je promis de
+me conformer &agrave; ces conditions.</p>
+
+<p>Joe avait pris un ouvrier &agrave; la semaine, qu'on appelait Orlick. Cet
+Orlick pr&eacute;tendait que son nom de bapt&ecirc;me &eacute;tait Dolge, chose tout &agrave; fait
+impossible; mais cet individu &eacute;tait d'un caract&egrave;re tellement obstin&eacute;,
+que je crois bien qu'il savait parfaitement que ce n'&eacute;tait pas vrai, et
+qu'il avait voulu imposer ce nom dans le village pour faire affront &agrave;
+notre intelligence. C'&eacute;tait un gaillard aux larges &eacute;paules, dou&eacute; d'une
+grande force; jamais press&eacute; et toujours lambinant. Il semblait m&ecirc;me ne
+jamais venir travailler &agrave; dessein, mais comme par hasard; et quand il se
+rendait aux <i>Trois jolis bateliers</i> pour prendre ses repas, ou quand il
+s'en allait le soir, il se tra&icirc;nait comme Ca&iuml;n ou le Juif errant, sans
+savoir le lieu o&ugrave; il allait, ni s'il reviendrait jamais. Il demeurait
+chez l'&eacute;clusier, dans les marais, et tous les jours de la semaine, il
+arrivait de son ermitage, les mains dans les poches, et son d&icirc;ner
+soigneusement renferm&eacute; dans un paquet suspendu &agrave; son cou, ou ballottant
+sur son dos. Les dimanches, il se tenait toute la journ&eacute;e sur la
+barri&egrave;re de l'&eacute;cluse, et se balan&ccedil;ait continuellement, les yeux fix&eacute;s &agrave;
+terre; et quand on lui parlait, il les levait, &agrave; demi f&acirc;ch&eacute; et &agrave; demi
+embarrass&eacute;, comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le fait le plus injurieux et le plus
+bizarre qui e&ucirc;t pu lui arriver.</p>
+
+<p>Cet ouvrier morose ne m'aimait pas. Quand j'&eacute;tais tout petit et encore
+timide, il me disait que le diable habitait le coin le plus noir de la
+forge, et qu'il connaissait bien l'esprit malin. Il disait encore qu'il
+fallait tous les sept ans allumer le feu avec un jeune gar&ccedil;on, et que je
+pouvais m'attendre &agrave; servir incessamment de fagot. Mon entr&eacute;e chez Joe
+comme apprenti confirma sans doute le soup&ccedil;on qu'il avait con&ccedil;u qu'un
+jour ou l'autre je le remplacerais, de sorte qu'il m'aima encore moins,
+non qu'il ait jamais rien dit ou rien fait qui t&eacute;moign&acirc;t la moindre
+hostilit&eacute;; je remarquai seulement qu'il avait toujours soin d'envoyer
+ses &eacute;tincelles de mon c&ocirc;t&eacute;, et que toutes les fois que j'entonnais le
+<i>Vieux Clem</i>, il partait une mesure trop tard.</p>
+
+<p>Le lendemain, Dolge Orlick &eacute;tait &agrave; son travail, quand je rappelai &agrave; Joe
+le cong&eacute; qu'il m'avait promis. Orlick ne dit rien sur le moment, car Joe
+et lui avaient justement entre eux un morceau de fer rouge qu'ils
+battaient pendant que je faisais aller la forge; mais bient&ocirc;t il
+s'appuya sur son marteau et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Bien s&ucirc;r, notre ma&icirc;tre!... vous n'allez pas accorder des faveurs rien
+qu'&agrave; l'un de nous deux.... Si vous donnez au petit Pip un demi-jour de
+cong&eacute;, faites-en autant pour le vieux Orlick.&raquo;</p>
+
+<p>Il avait environ vingt-quatre ans, mais il parlait toujours de lui comme
+d'un vieillard.</p>
+
+<p>&laquo;Et que ferez-vous d'un demi-jour de cong&eacute; si je vous l'accorde? dit
+Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que j'en ferai?... Et lui, qu'est-ce qu'il en fera?... J'en ferai
+toujours bien autant que lui, dit Orlick.</p>
+
+<p>&mdash;Quant &agrave; Pip, il va en ville, dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! le vieil Orlick ira aussi en ville, repartit le digne homme.
+On peut y aller deux. Il n'y a peut-&ecirc;tre pas que lui qui puisse aller en
+ville.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous f&acirc;chez pas, dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Je me f&acirc;cherai si c'est mon plaisir, grommela Orlick. Allons, notre
+ma&icirc;tre, pas de pr&eacute;f&eacute;rences dans cette boutique; soyez homme!&raquo;</p>
+
+<p>Le ma&icirc;tre refusa de continuer &agrave; discuter sur ce sujet jusqu'&agrave; ce que
+l'ouvrier se f&ucirc;t un peu calm&eacute;. Orlick s'&eacute;lan&ccedil;a alors sur la fournaise,
+en tira une barre de fer rouge, la dirigea sur moi comme s'il allait me
+la passer au travers du corps, lui fit d&eacute;crire un cercle autour de ma
+t&ecirc;te et la posa sur l'enclume, o&ugrave; il se mit &agrave; jouer du marteau, il
+fallait voir, comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; sur moi qu'il frappait, et que les
+&eacute;tincelles qui jaillissaient de tous c&ocirc;t&eacute;s eussent &eacute;t&eacute; des gouttes de
+mon sang. Finalement, quand il eut tant frapp&eacute; qu'il se fut &eacute;chauff&eacute; et
+que le fer se fut refroidi, il se reposa sur son marteau et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! notre ma&icirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous raisonnable maintenant? demanda Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, parfaitement, r&eacute;pondit brusquement le vieil Orlick.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, comme en g&eacute;n&eacute;ral vous travaillez aussi bien qu'un autre, dit
+Joe, ce sera cong&eacute; pour tout le monde.&raquo;</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur &eacute;tait rest&eacute;e silencieuse dans la cour, d'o&ugrave; elle entendait tout
+ce qui se disait. Par habitude, elle &eacute;coutait et espionnait sans le
+moindre scrupule. Elle parut inopin&eacute;ment &agrave; l'une des fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>&laquo;Comment! fou que tu es, tu donnes des cong&eacute;s &agrave; de grands chiens de
+paresseux comme &ccedil;a! Il faut que tu sois bien riche, par ma foi, pour
+gaspiller ton argent de cette fa&ccedil;on! Je voudrais &ecirc;tre leur ma&icirc;tre....</p>
+
+<p>&mdash;Vous seriez le ma&icirc;tre de tout le monde si vous l'osiez, riposta Orlick
+avec une grimace de mauvais pr&eacute;sage.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-la dire, fit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Je pourrais &ecirc;tre le ma&icirc;tre de tous les imb&eacute;ciles et de tous les
+coquins, repartit ma s&oelig;ur, et je ne pourrais pas &ecirc;tre le ma&icirc;tre de tous
+les imb&eacute;ciles sans &ecirc;tre celui de votre patron, qui est le roi des buses
+et des imb&eacute;ciles... et je ne pourrais pas &ecirc;tre le ma&icirc;tre des coquins
+sans &ecirc;tre votre ma&icirc;tre, &agrave; vous, qui &ecirc;tes le plus l&acirc;che et le plus fieff&eacute;
+coquin de tous les coquins d'Angleterre et de France. Et puis!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes une vieille folle, m&egrave;re Gargery, dit l'ouvrier de Joe, et si
+cela suffit pour faire un bon juge de coquins, vous en &ecirc;tes un fameux!</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-la tranquille, je vous en prie, dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous dit? s'&eacute;cria ma s&oelig;ur en commen&ccedil;ant &agrave; pousser des cris;
+qu'avez-vous dit? Que m'a-t-il dit, Pip?... Comment a-t-il os&eacute; m'appeler
+en pr&eacute;sence de mon mari?... Oh!... oh!... oh!...&raquo;</p>
+
+<p>Chacune de ces exclamations &eacute;tait un cri per&ccedil;ant. Ici, je dois dire,
+pour rendre hommage &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, que chez ma s&oelig;ur, comme chez presque
+toutes les femmes violentes que j'ai connues, la passion n'&eacute;tait pas une
+excuse, puisque je ne puis nier qu'au lieu d'&ecirc;tre emport&eacute;e malgr&eacute; elle
+par la col&egrave;re, elle ne s'effor&ccedil;&acirc;t consciencieusement et de propos
+d&eacute;lib&eacute;r&eacute; de s'exciter elle-m&ecirc;me et n'atteignit ainsi par degr&eacute;s une
+fureur aveugle.</p>
+
+<p>&laquo;Comment, reprit-elle, comment m'a-t-il appel&eacute;e devant ce l&acirc;che qui a
+jur&eacute; de me d&eacute;fendre?... Oh! tenez-moi!... tenez-moi!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! murmura l'ouvrier entre ses dents, si tu &eacute;tais ma femme, je te
+mettrais sous la pompe et je t'arroserais convenablement.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis de la laisser tranquille, r&eacute;p&eacute;ta Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'entendre traiter ainsi! s'&eacute;cria ma s&oelig;ur arriv&eacute;e &agrave; la seconde
+p&eacute;riode de sa col&egrave;re, oh! s'entendre donner de tels noms par cet Orlick!
+dans ma propre maison!... Moi! une femme mari&eacute;e!... en pr&eacute;sence de mon
+mari!... Oh!... oh!... oh!...&raquo;</p>
+
+<p>Ici, ma s&oelig;ur, apr&egrave;s avoir cri&eacute; et frapp&eacute; du pied pendant quelques
+minutes, commen&ccedil;a &agrave; se frapper la poitrine et les genoux, puis elle jeta
+son bonnet en l'air et se tira les cheveux. C'&eacute;tait sa derni&egrave;re &eacute;tape
+avant d'arriver &agrave; la rage. Ma s&oelig;ur &eacute;tait alors une v&eacute;ritable furie;
+elle eut un succ&egrave;s complet. Elle se pr&eacute;cipita sur la porte
+qu'heureusement j'avais eu le soin de fermer.</p>
+
+<p>Que pouvait faire Joe apr&egrave;s avoir vu ses interruptions m&eacute;connues, si ce
+n'est de s'avancer vers son ouvrier et de lui demander pourquoi il
+s'interposait entre lui et Mrs Joe, et ensuite s'il &eacute;tait homme &agrave; venir
+sur le terrain. Le vieil Orlick vit bien que la situation exigeait qu'on
+en v&icirc;nt aux mains, et il se mit aussit&ocirc;t sur la d&eacute;fensive. Sans prendre
+seulement le temps d'&ocirc;ter leurs tabliers de cuir, ils s'&eacute;lanc&egrave;rent l'un
+sur l'autre comme deux g&eacute;ants, mais personne, &agrave; ma connaissance du
+moins, n'aurait pu tenir longtemps contre Joe. Orlick roula bient&ocirc;t dans
+la poussi&egrave;re de charbon, ni plus ni moins que s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le jeune
+homme p&acirc;le, et ne montra pas beaucoup d'empressement &agrave; sortir de cette
+situation piteuse. Alors Joe alla ouvrir la porte et ramassa ma s&oelig;ur,
+qui &eacute;tait tomb&eacute;e sans connaissance pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre (pas avant
+toutefois d'avoir assist&eacute; au combat). On la transporta dans la maison,
+on la coucha, et on fit tout ce qu'on put pour la ranimer, mais elle ne
+fit que se d&eacute;battre et se cramponner aux cheveux de Joe. Alors suivit ce
+calme singulier et ce silence &eacute;trange qui succ&egrave;dent &agrave; tous les orages,
+et je montai m'habiller avec une vague sensation que j'avais d&eacute;j&agrave;
+assist&eacute; &agrave; une pareille sc&egrave;ne, que c'&eacute;tait dimanche et que quelqu'un
+&eacute;tait mort.</p>
+
+<p>Quand je descendis, je trouvai Joe et Orlick qui balayaient, sans autres
+traces de leur querelle qu'une fente &agrave; l'une des narines d'Orlick, ce
+qui &eacute;tait loin de l'embellir, et ce dont il aurait parfaitement pu se
+passer. Un pot de bi&egrave;re avait &eacute;t&eacute; apport&eacute; des <i>Trois jolis bateliers</i>,
+et les deux g&eacute;ants se la partageaient de la mani&egrave;re la plus paisible du
+monde. Ce calme eut sur Joe une influence s&eacute;dative et philosophique. Il
+me suivit sur la route pour me faire, en signe d'adieu, une r&eacute;flexion
+qui pouvait m'&ecirc;tre utile:</p>
+
+<p>&laquo;Du bruit, mon petit Pip, et de la tranquillit&eacute;, mon petit Pip, voil&agrave; la
+vie!&raquo;</p>
+
+<p>Avec quelles &eacute;motions ridicules (car nous trouvons comiques chez
+l'enfant les sentiments qui sont s&eacute;rieux chez l'homme fait), avec
+quelles &eacute;motions, dis-je, me retrouvais-je sur le chemin qui conduisait
+chez miss Havisham! Cela importe peu. Il en est de m&ecirc;me du nombre de
+fois que je passai et repassai devant la porte avant de pouvoir prendre
+sur moi de sonner. Il importe &eacute;galement fort peu que je raconte comment
+j'h&eacute;sitai si je m'en retournerais sans sonner, ce que je n'aurais pas
+manqu&eacute; de faire si j'en avais eu le temps.</p>
+
+<p>Miss Sarah Pocket, et non Estelle, vint m'ouvrir.</p>
+
+<p>&laquo;Comment! c'est encore toi? dit miss Pocket. Que veux-tu?&raquo;</p>
+
+<p>Quand je lui eus dit que j'&eacute;tais seulement venu pour savoir comment se
+portait miss Havisham, Sarah d&eacute;lib&eacute;ra si elle me renverrait ou non &agrave; mon
+ouvrage. Mais ne voulant pas prendre sur elle une pareille
+responsabilit&eacute;, elle me laissa entrer, et revint bient&ocirc;t me dire
+s&egrave;chement que je pouvais monter.</p>
+
+<p>Rien n'&eacute;tait chang&eacute;, et miss Havisham &eacute;tait seule.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! dit-elle en fixant ses yeux sur moi, j'esp&egrave;re que tu n'as
+besoin de rien, car tu n'auras rien.</p>
+
+<p>&mdash;Non, miss Havisham; je voulais seulement vous apprendre que j'&eacute;tais
+tr&egrave;s content de mon &eacute;tat, et que je vous suis on ne peut plus
+reconnaissant.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;!... l&agrave;!... fit-elle en agitant avec rapidit&eacute; ses vieux doigts.
+Viens de temps en temps, le jour de ta naissance. Ah! s'&eacute;cria-t-elle
+tout &agrave; coup en se tournant vers moi avec sa chaise, tu cherches Estelle,
+n'est-ce pas?&raquo;</p>
+
+<p>J'avais en effet cherch&eacute; si j'apercevais Estelle, et je balbutiai que
+j'esp&eacute;rais qu'elle allait bien.</p>
+
+<p>&laquo;Elle est loin, dit miss Havisham, bien loin. Elle apprend &agrave; devenir une
+dame. Elle est plus jolie que jamais, et elle est fort admir&eacute;e de tous
+ceux qui la voient. Sens-tu que tu l'as perdue?&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait dans la mani&egrave;re dont elle pronon&ccedil;a ces derniers mots tant de
+malin plaisir, et elle partit d'un &eacute;clat de rire si d&eacute;sagr&eacute;able que j'en
+perdis le fil de mon discours. Miss Havisham m'&eacute;vita la peine de le
+reprendre en me renvoyant. Quand Sarah, la femme &agrave; la t&ecirc;te en coquille
+de noix, eut referm&eacute; la porte sur moi, je me sentis plus m&eacute;content que
+jamais de notre int&eacute;rieur, de mon &eacute;tat et de toutes choses. Ce fut tout
+ce qui r&eacute;sulta de ce voyage.</p>
+
+<p>Comme je fl&acirc;nais le long de la Grande-Rue, regardant d'un air d&eacute;sol&eacute; les
+&eacute;talages des boutiques en me demandant ce que j'ach&egrave;terais si j'&eacute;tais un
+monsieur, qui pouvait sortir de chez le libraire, sinon M. Wopsle? M.
+Wopsle avait entre les mains la trag&eacute;die de <i>George Barnwell</i><a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>, pour
+laquelle il venait de d&eacute;bourser six pence, afin de pouvoir la lire d'un
+bout &agrave; l'autre sans en passer un mot en pr&eacute;sence de Pumblechook, chez
+qui il allait prendre le th&eacute;. Aussit&ocirc;t qu'il me vit, il parut persuad&eacute;
+qu'un hasard providentiel avait plac&eacute; tout expr&egrave;s sur son chemin un
+apprenti pour l'&eacute;couter, sinon pour le comprendre. Il mit la main sur
+moi et insista pour que je l'accompagnasse chez M. Pumblechook. Sachant
+que l'on ne serait pas tr&egrave;s gai chez nous, que les soir&eacute;es &eacute;taient tr&egrave;s
+noires et les chemins mauvais; de plus, qu'un compagnon de route, quel
+qu'il f&ucirc;t, valait mieux que de n'avoir pas de compagnon du tout, je ne
+fis pas grande r&eacute;sistance. En cons&eacute;quence, nous entrions chez M.
+Pumblechook au moment o&ugrave; les boutiques et les rues s'allumaient.</p>
+
+<p>N'ayant jamais assist&eacute; &agrave; aucune autre repr&eacute;sentation de <i>George
+Barnwell</i>, je ne sais pas combien de temps cela dure ordinairement, mais
+je sais bien que ce soir l&agrave; nous n'en f&ucirc;mes pas quittes avant neuf
+heures et demie, et que, quand M. Wopsle entra &agrave; Newgate, je pensais
+qu'il n'en sortirait jamais pour aller &agrave; la potence, et qu'il &eacute;tait
+devenu beaucoup plus lent que dans un autre moment de sa d&eacute;plorable
+carri&egrave;re. Je pensai aussi qu'il se plaignait un peu trop, apr&egrave;s tout,
+d'&ecirc;tre coup&eacute; dans sa fleur, comme s'il n'avait pas perdu toutes ses
+feuilles les unes apr&egrave;s les autres en s'agitant depuis le commencement
+de sa vie. Ce qui me frappait surtout c'&eacute;taient les rapports qui
+existaient dans toute cette affaire avec mon innocente personne. Quand
+Barnwell commen&ccedil;a &agrave; mal tourner, je d&eacute;clare que je me sentis
+positivement identifi&eacute; avec lui. Pumblechook s'en aper&ccedil;ut, et il me
+foudroya de son regard indign&eacute;, et Wopsle aussi prit la peine de me
+pr&eacute;senter son h&eacute;ros sous le plus mauvais jour. Tour &agrave; tour f&eacute;roce et
+insens&eacute;, on me fait assassiner mon oncle sans aucune circonstance
+att&eacute;nuante; Millwood avait toujours &eacute;t&eacute; rempli de bont&eacute;s pour moi, et
+c'&eacute;tait pure monomanie chez la fille de mon ma&icirc;tre d'avoir l'&oelig;il &agrave; ce
+qu'il ne me manqu&acirc;t pas un bouton. Tout ce que je puis dire pour
+expliquer ma conduite dans cette fatale journ&eacute;e, c'est qu'elle &eacute;tait le
+r&eacute;sultat in&eacute;vitable de ma faiblesse de caract&egrave;re. M&ecirc;me apr&egrave;s qu'on m'eut
+pendu et que Wopsle eut ferm&eacute; le livre, Pumblechook continua &agrave; me fixer
+en secouant la t&ecirc;te et disant:</p>
+
+<p>&laquo;Profite de l'exemple, mon gar&ccedil;on, profite de l'exemple.&raquo;</p>
+
+<p>Comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un fait bien av&eacute;r&eacute; que je n'attendais, au fond de mon
+c&oelig;ur, que l'occasion de trouver un de mes parents qui voul&ucirc;t bien avoir
+la faiblesse d'&ecirc;tre mon bienfaiteur pour pr&eacute;m&eacute;diter de l'assassiner.</p>
+
+<p>Il faisait nuit noire quand je me mis en route avec M. Wopsle. Une fois
+hors de la ville, nous nous trouv&acirc;mes envelopp&eacute;s dans un brouillard
+&eacute;pais, et, je le sentis en m&ecirc;me temps, d'une humidit&eacute; p&eacute;n&eacute;trante. La
+lampe de la barri&egrave;re de p&eacute;age nous parut une grosse tache, elle ne
+semblait pas &ecirc;tre &agrave; sa place habituelle, et ses rayons avaient l'air
+d'une substance solide dans la brume. Nous en faisions la remarque, en
+nous &eacute;tonnant que ce brouillard se f&ucirc;t &eacute;lev&eacute; avec le changement de vent
+qui s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute;, quand nous nous trouv&acirc;mes en face d'un homme qui se
+dandinait du c&ocirc;t&eacute; oppos&eacute; &agrave; la maison du gardien de la barri&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! nous &eacute;cri&acirc;mes-nous en nous arr&ecirc;tant, Orlick ici!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! r&eacute;pondit-il en se balan&ccedil;ant toujours, je m'&eacute;tais arr&ecirc;t&eacute; un instant
+dans l'espoir qu'il passerait de la compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes en retard?&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>Orlick r&eacute;pondit naturellement:</p>
+
+<p>&laquo;Et vous, vous n'&ecirc;tes pas en avance.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons, dit M. Wopsle, exalt&eacute; par sa r&eacute;cente repr&eacute;sentation, nous
+avons pass&eacute; une soir&eacute;e litt&eacute;raire tr&egrave;s agr&eacute;able, M. Orlick.&raquo;</p>
+
+<p>Orlick grogna comme un homme qui n'a rien &agrave; dire &agrave; cela, et nous
+continu&acirc;mes la route tous ensemble. Je lui demandai s'il avait pass&eacute;
+tout son cong&eacute; en ville.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, r&eacute;pondit-il, tout entier. Je suis arriv&eacute; un peu apr&egrave;s vous, je ne
+vous ai pas vu, mais vous ne deviez pas &ecirc;tre loin. Tiens! voil&agrave; qu'on
+tire encore le canon.</p>
+
+<p>&mdash;Aux pontons? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des oiseaux qui ont quitt&eacute; leur cage, les canons tirent depuis
+la brune; vous allez les entendre tout &agrave; l'heure.&raquo;</p>
+
+<p>En effet, nous n'avions fait que quelques pas quand le <i>boum</i>! bien
+connu se fit entendre, affaibli par le brouillard, et il roula pesamment
+le long des bas c&ocirc;t&eacute;s de la rivi&egrave;re, comme s'il e&ucirc;t poursuivi et atteint
+les fugitifs.</p>
+
+<p>&laquo;Une fameuse nuit pour se donner de l'air! dit Orlick. Il faudrait &ecirc;tre
+bien malin pour attraper ces oiseaux-l&agrave; cette nuit.&raquo;</p>
+
+<p>Cette r&eacute;flexion me donnait &agrave; penser, je le fis en silence. M. Wopsle,
+comme l'oncle infortun&eacute; de la trag&eacute;die, se mit &agrave; penser tout haut dans
+son jardin de Camberwell. Orlick, les deux mains dans ses poches, se
+dandinait lourdement &agrave; mes c&ocirc;t&eacute;s. Il faisait tr&egrave;s sombre, tr&egrave;s mouill&eacute;
+et tr&egrave;s crott&eacute;, de sorte que nous nous &eacute;claboussions en marchant. De
+temps en temps le bruit du canon nous arrivait et retentissait
+sourdement le long de la rivi&egrave;re. Je restais plong&eacute; dans mes pens&eacute;es.
+Orlick murmurait de temps en temps:</p>
+
+<p>&laquo;Battez!... battez!... vieux Clem!&raquo;</p>
+
+<p>Je pensais qu'il avait bu; mais il n'&eacute;tait pas ivre.</p>
+
+<p>Nous atteign&icirc;mes ainsi le village. Le chemin que nous suivions nous
+faisait passer devant les <i>Trois jolis bateliers</i>; l'auberge, &agrave; notre
+grande surprise (il &eacute;tait onze heures), &eacute;tait en grande agitation et la
+porte toute grande ouverte. M. Wopsle entra pour demander ce qu'il y
+avait, soup&ccedil;onnant qu'un for&ccedil;at avait &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute;; mais il en revint tout
+effar&eacute; en courant:</p>
+
+<p>&laquo;Il y a quelque chose qui va mal, dit-il sans s'arr&ecirc;ter. Courons chez
+vous, Pip... vite... courons!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demandai-je en courant avec lui, tandis qu'Orlick suivait
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas bien compris; il para&icirc;t qu'on est entr&eacute; de force dans la
+maison pendant que Joe &eacute;tait sorti; on suppose que ce sont des for&ccedil;ats;
+ils ont attaqu&eacute; et bless&eacute; quelqu'un.&raquo;</p>
+
+<p>Nous courions trop vite pour demander une plus longue explication, et
+nous ne nous arr&ecirc;t&acirc;mes que dans notre cuisine. Elle &eacute;tait encombr&eacute;e de
+monde, tout le village &eacute;tait l&agrave; et dans la cour. Il y avait un m&eacute;decin,
+Joe et un groupe de femmes rassembl&eacute;s au milieu de la cuisine. Ceux qui
+&eacute;taient inoccup&eacute;s me firent place en m'apercevant, et je vis ma s&oelig;ur
+&eacute;tendue sans connaissance et sans mouvement sur le plancher, o&ugrave; elle
+avait &eacute;t&eacute; renvers&eacute;e par un coup furieux ass&eacute;n&eacute; sur le derri&egrave;re de la
+t&ecirc;te, pendant qu'elle &eacute;tait tourn&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; du feu. D&eacute;cid&eacute;ment, il &eacute;tait
+&eacute;crit qu'elle ne se mettrait plus jamais en col&egrave;re tant qu'elle serait
+la femme de Joe.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XVI" id="CHAPITRE_XVI"></a><a href="#table">CHAPITRE XVI.</a></h2>
+
+
+<p>La t&ecirc;te remplie de <i>George Barnwell</i>, je ne fus d'abord pas &eacute;loign&eacute; de
+croire qu'&agrave; mon insu j'&eacute;tais pour quelque chose dans l'attentat commis
+sur ma s&oelig;ur, ou que, dans tous les cas, &eacute;tant son plus proche parent et
+passant g&eacute;n&eacute;ralement pour lui avoir quelques obligations, j'&eacute;tais plus
+que tout autre expos&eacute; &agrave; devenir l'objet de l&eacute;gitimes soup&ccedil;ons. Mais
+quand le lendemain, &agrave; la brillante clart&eacute; du jour, je raisonnai de
+l'affaire en entendant discuter autour de moi, je la consid&eacute;rai sous un
+jour tout &agrave; fait diff&eacute;rent et en m&ecirc;me temps plus raisonnable.</p>
+
+<p>Joe avait &eacute;t&eacute; fumer sa pipe aux <i>Trois jolis bateliers</i>, depuis huit
+heures un quart jusqu'&agrave; dix heures moins un quart. Pendant son absence,
+ma s&oelig;ur s'&eacute;tait mise &agrave; la porte et avait &eacute;chang&eacute; le bonsoir avec un
+gar&ccedil;on de ferme, qui rentrait chez lui. Cet homme ne put dire
+positivement &agrave; quelle heure il avait quitt&eacute; ma s&oelig;ur, il dit seulement
+que ce devait &ecirc;tre avant neuf heures. Quand Joe rentra &agrave; dix heures
+moins cinq minutes, il la trouva &eacute;tendue &agrave; terre et s'empressa d'appeler
+&agrave; son secours. Le feu paraissait avoir peu br&ucirc;l&eacute; et n'&eacute;tait pas &eacute;teint;
+la m&egrave;che de la chandelle pas trop longue; il est vrai que cette derni&egrave;re
+avait &eacute;t&eacute; souffl&eacute;e.</p>
+
+<p>Rien dans la maison n'avait disparu; rien n'avait &eacute;t&eacute; touch&eacute;, si ce
+n'est la chandelle &eacute;teinte qui &eacute;tait sur la table, entre la porte et ma
+s&oelig;ur, et qui &eacute;tait derri&egrave;re elle, quand elle faisait face au feu et
+avait &eacute;t&eacute; frapp&eacute;e. Il n'y avait aucun d&eacute;rangement dans le logis, si ce
+n'est celui que ma s&oelig;ur avait fait elle-m&ecirc;me en tombant et en saignant.
+Il s'y trouvait en revanche une pi&egrave;ce de conviction qui ne manquait pas
+d'une certaine importance. Ma s&oelig;ur avait &eacute;t&eacute; frapp&eacute;e avec quelque chose
+de dur et de lourd; puis, une fois renvers&eacute;e, on lui avait lanc&eacute; &agrave; la
+t&ecirc;te ce quelque chose avec beaucoup de violence. En la relevant, Joe
+retrouva derri&egrave;re elle un fer de for&ccedil;at qui avait &eacute;t&eacute; lim&eacute; en deux.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir examin&eacute; ce fer de son &oelig;il de forgeron, Joe d&eacute;clara qu'il y
+avait d&eacute;j&agrave; quelque temps qu'il avait &eacute;t&eacute; lim&eacute;. Les cris et la rumeur
+parvinrent bient&ocirc;t aux pontons, et les personnes qui en arriv&egrave;rent pour
+examiner le fer confirm&egrave;rent l'opinion de Joe; elles n'essay&egrave;rent pas de
+d&eacute;terminer &agrave; quelle &eacute;poque ce fer avait quitt&eacute; les pontons, mais elles
+affirm&egrave;rent qu'il n'avait &eacute;t&eacute; port&eacute; par aucun des deux for&ccedil;ats &eacute;chapp&eacute;s
+la veille; de plus, l'un des deux for&ccedil;ats avait d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; repris et il ne
+s'&eacute;tait pas d&eacute;barrass&eacute; de ses fers.</p>
+
+<p>Sachant ce que je savais, je ne doutais pas que ce fer ne f&ucirc;t celui de
+mon for&ccedil;at, ce m&ecirc;me fer que je l'avais vu et entendu limer dans les
+marais. Cependant, je ne l'accusais pas d'en avoir fait usage contre ma
+s&oelig;ur, mais je soup&ccedil;onnais qu'il &eacute;tait tomb&eacute; entre les mains d'Orlick ou
+de l'&eacute;tranger, celui qui m'avait montr&eacute; la lime, et que l'un de ces deux
+individus avait pu seul s'en servir d'une mani&egrave;re aussi cruelle.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Orlick, exactement comme il nous l'avait dit au moment o&ugrave; nous
+l'avions rencontr&eacute; &agrave; la barri&egrave;re, on l'avait vu en ville pendant toute
+la soir&eacute;e; il &eacute;tait entr&eacute; dans plusieurs tavernes avec diverses
+personnes, et il &eacute;tait revenu avec M. Wopsle et moi. Il n'y avait donc
+rien contre lui, si ce n'est la querelle, et ma s&oelig;ur s'&eacute;tait querell&eacute;e
+plus de mille fois avec lui, comme avec tout le monde. Quant &agrave;
+l'&eacute;tranger, aucune dispute ne pouvait s'&ecirc;tre &eacute;lev&eacute;e entre ma s&oelig;ur et
+lui, s'il &eacute;tait venu r&eacute;clamer ses deux banknotes, car elle &eacute;tait
+parfaitement dispos&eacute;e &agrave; les lui restituer. Il &eacute;tait d'ailleurs &eacute;vident
+qu'il n'y avait pas eu d'altercation entre ma s&oelig;ur et l'assaillant, qui
+&eacute;tait entr&eacute; avec si peu de bruit et si inopin&eacute;ment, qu'elle avait &eacute;t&eacute;
+renvers&eacute;e avant d'avoir eu le temps de se retourner.</p>
+
+<p>N'&eacute;tait-il pas horrible de penser que, sans le vouloir, j'avais procur&eacute;
+l'instrument du crime. Je souffrais l'impossible, en me demandant sans
+cesse si je ne ferais pas dispara&icirc;tre tout le charme de mon enfance en
+racontant &agrave; Joe tout ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;. Pendant les mois qui
+suivirent, chaque jour je r&eacute;pondais n&eacute;gativement &agrave; cette question, et,
+le lendemain, je recommen&ccedil;ais &agrave; y r&eacute;fl&eacute;chir. Cette lutte venait, apr&egrave;s
+tout, de ce que ce secret &eacute;tait maintenant un vieux secret pour moi; je
+l'avais nourri si longtemps, qu'il &eacute;tait devenu une partie de moi-m&ecirc;me,
+et que je ne pouvais plus m'en s&eacute;parer. En outre, j'avais la crainte
+qu'apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; la cause de tant de malheurs, je finirais
+probablement par m'ali&eacute;ner Joe s'il me croyait. Mais me croirait-il? Ces
+r&eacute;flexions me d&eacute;cid&egrave;rent &agrave; temporiser; je r&eacute;solus de faire une
+confession pleine et enti&egrave;re si j'entrevoyais une nouvelle occasion
+d'aider &agrave; d&eacute;couvrir le coupable.</p>
+
+<p>Les constables et les hommes de Bow Street, de Londres, s&eacute;journ&egrave;rent &agrave;
+la maison pendant une semaine ou deux. Ils ne firent pas mieux en cette
+circonstance que ne font d'ordinaire les agents de l'autorit&eacute; en pareil
+cas, du moins d'apr&egrave;s ce que j'ai lu ou entendu dire. Ils arr&ecirc;t&egrave;rent des
+gens &agrave; tort et &agrave; travers, et se butt&egrave;rent la t&ecirc;te contre toutes sortes
+d'id&eacute;es fausses en persistant, comme toujours, &agrave; vouloir arranger les
+circonstances d'apr&egrave;s les probabilit&eacute;s, au lieu de chercher les
+probabilit&eacute;s dans les circonstances. Aussi les voyait-on &agrave; la porte des
+<i>Trois jolis bateliers</i> avec l'air r&eacute;serv&eacute; de gens qui en savent
+beaucoup plus qu'ils ne veulent en dire, et cela remplissait tout le
+village d'admiration. Ils avaient des fa&ccedil;ons aussi myst&eacute;rieuses en
+saisissant leurs verres que s'ils eussent saisi le coupable lui-m&ecirc;me;
+pas tout &agrave; fait, cependant, puisqu'ils n'en firent jamais rien.</p>
+
+<p>Longtemps apr&egrave;s le d&eacute;part de ces dignes repr&eacute;sentants de la loi, ma
+s&oelig;ur &eacute;tait encore au lit tr&egrave;s malade. Elle avait la vue toute troubl&eacute;e,
+de sorte qu'elle voyait les objets doubles, et souvent elle saisissait
+un verre ou une tasse &agrave; th&eacute; imaginaire au lieu d'une r&eacute;alit&eacute;. L'ou&iuml;e
+&eacute;tait chez elle gravement affect&eacute;e, la m&eacute;moire aussi, et ses paroles
+&eacute;taient inintelligibles. Quand, plus tard, elle put descendre de sa
+chambre, il me fallut tenir mon ardoise constamment &agrave; sa port&eacute;e pour
+qu'elle p&ucirc;t &eacute;crire ce qu'elle ne pouvait articuler; mais, comme elle
+&eacute;crivait fort mal, qu'elle &eacute;tait m&eacute;diocrement forte sur l'orthographe,
+et que Joe n'&eacute;tait pas non plus un habile lecteur, il s'&eacute;levait entre
+eux des complications extraordinaires, que j'&eacute;tais toujours appel&eacute; &agrave;
+r&eacute;soudre.</p>
+
+<p>Cependant son caract&egrave;re s'&eacute;tait consid&eacute;rablement am&eacute;lior&eacute;, elle &eacute;tait
+devenue m&ecirc;me assez patiente. Un tremblement nerveux s'empara de tous ses
+membres, et ils prirent une incertitude de mouvement qui fit partie de
+son &eacute;tat habituel; puis, apr&egrave;s un intervalle de trois mois, &agrave; peine
+pouvait-elle porter sa main &agrave; sa t&ecirc;te, et elle tombait souvent pendant
+plusieurs semaines dans une tristesse voisine de l'aberration d'esprit.
+Nous &eacute;tions tr&egrave;s embarrass&eacute;s pour lui trouver une garde convenable,
+lorsqu'une circonstance fortuite nous vint en aide. La grand'tante de M.
+Wopsle mourut, et celui-ci, voyant l'&eacute;tat dans lequel ma s&oelig;ur &eacute;tait
+tomb&eacute;e, laissa Biddy venir la soigner.</p>
+
+<p>Ce fut environ un mois apr&egrave;s la r&eacute;apparition de ma s&oelig;ur dans la
+cuisine, que Biddy arriva chez nous avec une petite boite contenant tous
+les effets qu'elle poss&eacute;dait au monde. Ce fut une b&eacute;n&eacute;diction pour nous
+tous et surtout pour Joe, car le cher homme &eacute;tait bien abattu, en
+contemplant continuellement la lente destruction de sa femme, et il
+avait coutume, le soir, en veillant &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, de tourner sur moi de
+temps &agrave; autre ses yeux bleus humides de larmes, en me disant:</p>
+
+<p>&laquo;C'&eacute;tait un si beau corps de femme! mon petit Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Biddy entra de suite en fonctions et prodigua &agrave; ma s&oelig;ur les soins les
+plus intelligents, comme si elle n'e&ucirc;t fait que cela depuis son enfance.
+Joe put alors jouir en quelque sorte de la plus grande tranquillit&eacute;
+qu'il e&ucirc;t jamais go&ucirc;t&eacute;e durant tout le cours de sa vie, et il eut le
+loisir de pousser de temps en temps jusqu'aux <i>Trois jolis bateliers</i>,
+ce qui lui fit un bien extr&ecirc;me. Une chose &eacute;tonnante, c'est que les gens
+de la police avaient tous plus ou moins soup&ccedil;onn&eacute; le pauvre Joe d'&ecirc;tre
+le coupable sans qu'il s'en dout&acirc;t, et que, d'un commun accord, ils le
+regardaient comme un des esprits les plus profonds qu'ils eussent jamais
+rencontr&eacute;s.</p>
+
+<p>Le premier triomphe de Biddy, dans sa nouvelle charge, fut de r&eacute;soudre
+une difficult&eacute; que je n'avais jamais pu surmonter, malgr&eacute; tous mes
+efforts. Voici ce que c'&eacute;tait:</p>
+
+<p>Toujours et sans cesse ma s&oelig;ur avait trac&eacute; sur l'ardoise un chiffre qui
+ressemblait &agrave; un <i>T</i>; puis elle avait appel&eacute; notre attention sur ce
+chiffre, comme une chose dont elle avait particuli&egrave;rement besoin.
+J'avais donc pass&eacute; en revue tous les mots qui commen&ccedil;aient par un T,
+depuis Tabac jusqu'&agrave; Tyran. &Agrave; la fin, il m'&eacute;tait venu dans l'id&eacute;e que
+cette lettre avait assez la forme d'un marteau, et, ayant prononc&eacute; ce
+mot &agrave; l'oreille de ma s&oelig;ur, elle avait commenc&eacute; &agrave; frapper sur la table
+en signe d'assentiment. L&agrave;-dessus, j'avais apport&eacute; tous nos marteaux les
+uns apr&egrave;s les autres, mais sans succ&egrave;s. Puis j'avais pens&eacute; &agrave; une
+b&eacute;quille. J'en empruntai une dans le village, et, plein de confiance, je
+vins la mettre sous les yeux de ma s&oelig;ur, mais elle se mit &agrave; secouer la
+t&ecirc;te avec une telle rapidit&eacute;, que nous e&ucirc;mes une grande frayeur: faible
+et bris&eacute;e comme elle &eacute;tait, nous craign&icirc;mes qu'elle ne se disloqu&acirc;t le
+cou.</p>
+
+<p>Quand ma s&oelig;ur eut remarqu&eacute; que Biddy la comprenait tr&egrave;s vite, le signe
+myst&eacute;rieux reparut sur l'ardoise. Biddy l'examina avec attention,
+entendit mes explications, regarda ma s&oelig;ur, me regarda, regarda Joe,
+puis elle courut &agrave; la forge, suivie par Joe et par moi.</p>
+
+<p>&laquo;Mais oui, c'est bien cela! s'&eacute;cria Biddy, ne voyez-vous pas que c'est
+lui!&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Orlick! Il n'y avait pas de doute, elle avait oubli&eacute; son nom et
+ne pouvait l'indiquer que par son marteau. Biddy le pria de venir dans
+la cuisine. Orlick d&eacute;posa tranquillement son marteau, essuya son front
+avec son bras, puis avec son tablier, et vint en se dandinant avec cette
+singuli&egrave;re d&eacute;marche h&eacute;sitante et sans-souci qui le caract&eacute;risait.</p>
+
+<p>Je m'attendais, je le confesse, &agrave; entendre ma s&oelig;ur le d&eacute;noncer; mais
+les choses tourn&egrave;rent tout autrement. Elle manifesta le plus grand d&eacute;sir
+d'&ecirc;tre en bons termes avec lui; elle montra qu'elle &eacute;tait contente qu'on
+le lui e&ucirc;t amen&eacute;, et parla de lui offrir quelque chose &agrave; boire. Elle
+examinait sa contenance, comme si elle e&ucirc;t particuli&egrave;rement souhait&eacute; de
+s'assurer qu'il prenait sa r&eacute;ception en bonne part. Elle manifestait le
+plus grand d&eacute;sir de se le concilier, et elle avait vis-&agrave;-vis de lui cet
+air d'humble soumission que j'ai souvent remarqu&eacute; chez les enfants en
+pr&eacute;sence d'un ma&icirc;tre s&eacute;v&egrave;re. Dans la suite, elle ne passa pas un jour
+sans dessiner le marteau sur son ardoise, et sans qu'Orlick v&icirc;nt en se
+dandinant se placer devant elle, avec sa mine hargneuse, comme s'il ne
+savait pas plus que moi ce qu'il voulait faire.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XVII" id="CHAPITRE_XVII"></a><a href="#table">CHAPITRE XVII.</a></h2>
+
+
+<p>Je suivis le cours de mon apprentissage, qui ne fut vari&eacute;, en dehors des
+limites du village et des marais, par une autre circonstance
+remarquable, que par le retour de l'anniversaire de ma naissance, qui me
+fit rendre ma seconde visite chez miss Havisham. Je trouvai Sarah Pocket
+remplissant toujours sa charge &agrave; la porte, et miss Havisham dans l'&eacute;tat
+o&ugrave; je l'avais laiss&eacute;e. Miss Havisham me parla d'Estelle de la m&ecirc;me
+mani&egrave;re et dans les m&ecirc;mes termes. L'entrevue ne dura que quelques
+minutes. En partant, miss Havisham me donna une guin&eacute;e et me dit de
+revenir &agrave; mon prochain anniversaire. Disons une fois pour toutes que
+cela devint une habitude annuelle. J'essayai, la premi&egrave;re fois, de
+refuser poliment la guin&eacute;e, mais ce refus n'eut d'autre effet que de me
+faire demander avec col&egrave;re si j'avais compt&eacute; sur davantage. Apr&egrave;s cela,
+je la pris sans rien dire.</p>
+
+<p>Tout &eacute;tait si peu chang&eacute;, dans la vieille et triste maison, dans la
+lumi&egrave;re jaune de cette chambre obscure, et dans ce spectre fl&eacute;tri, assis
+devant la table de toilette, qu'il me semblait que le temps s'&eacute;tait
+arr&ecirc;t&eacute; comme les pendules, dans ce myst&eacute;rieux endroit o&ugrave;, pendant que
+tout vieillissait au dehors, tout restait dans le m&ecirc;me &eacute;tat. La lumi&egrave;re
+du jour n'entrait pas plus dans la maison que mes souvenirs et mes
+pens&eacute;es ne pouvaient m'&eacute;clairer sur le fait actuel; et cela m'&eacute;tonnait
+sans que je pusse m'en rendre compte, et sous cette influence je
+continuai &agrave; ha&iuml;r de plus en plus mon &eacute;tat et &agrave; avoir honte de notre
+foyer.</p>
+
+<p>Imperceptiblement, je commen&ccedil;ai &agrave; m'apercevoir qu'un grand changement
+s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute; chez Biddy. Les quartiers de ses souliers &eacute;taient relev&eacute;s
+maintenant jusqu'&agrave; sa cheville, ses cheveux avaient pouss&eacute;, ils &eacute;taient
+m&ecirc;me brillants et lisses, et ses mains &eacute;taient toujours propres. Elle
+n'&eacute;tait pas jolie; &eacute;tant commune, elle ne pouvait ressembler &agrave; Estelle;
+mais elle &eacute;tait agr&eacute;able, pleine de sant&eacute;, et d'un caract&egrave;re charmant.
+Il n'y avait pas plus d'un an qu'elle demeurait avec nous; je me
+souviens m&ecirc;me qu'elle venait de quitter le deuil, quand je remarquai un
+soir qu'elle avait des yeux expressifs, de bons et beaux yeux.</p>
+
+<p>Je fis cette d&eacute;couverte au moment o&ugrave; je levais le nez d'une t&acirc;che que
+j'&eacute;tais en train de faire: je copiais quelques pages d'un livre que je
+voulais apprendre par c&oelig;ur, et je m'exer&ccedil;ais, par cet innocent
+stratag&egrave;me, &agrave; faire deux choses &agrave; la fois. En voyant Biddy qui me
+regardait et m'observait, je posai ma plume sur la table, et Biddy
+arr&ecirc;ta son aiguille, mais sans la quitter.</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, dis-je, comment fais-tu donc? Ou je suis tr&egrave;s b&ecirc;te, ou tu es
+tr&egrave;s intelligente.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc que je fais?... je ne sais pas,&raquo; r&eacute;pondit Biddy en
+souriant.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait elle qui conduisait tout notre m&eacute;nage, et &eacute;tonnamment bien
+encore, mais ce n'est pas de cette habilet&eacute; que je voulais parler,
+quoiqu'elle m'e&ucirc;t &eacute;tonn&eacute; bien souvent.</p>
+
+<p>&laquo;Comment peux-tu faire, Biddy, dis-je, pour apprendre tout ce que
+j'apprends?&raquo;</p>
+
+<p>Je commen&ccedil;ais &agrave; tirer quelque vanit&eacute; de mes connaissances, car pour les
+acqu&eacute;rir, je d&eacute;pensais mes guin&eacute;es d'anniversaire et tout mon argent de
+poche, bien que je comprenne aujourd'hui qu'&agrave; ce prix l&agrave; le peu que je
+savais me revenait extr&ecirc;mement cher.</p>
+
+<p>&laquo;Je pourrais te faire la m&ecirc;me question, dit Biddy; comment fais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Le soir, quand je quitte la forge, chacun peut me voir me mettre &agrave;
+l'ouvrage, moi; mais toi, Biddy, on ne t'y voit jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Je suppose que j'attrape la science comme un rhume,&raquo; dit
+tranquillement Biddy.</p>
+
+<p>Et elle reprit son ouvrage.</p>
+
+<p>Poursuivant mon id&eacute;e, renvers&eacute; dans mon fauteuil en bois, je regardais
+Biddy coudre, avec sa t&ecirc;te pench&eacute;e de c&ocirc;t&eacute;. Je commen&ccedil;ais &agrave; voir en elle
+une fille vraiment extraordinaire, car je me souvins qu'elle &eacute;tait tr&egrave;s
+savante en tout ce qui concernait notre &eacute;tat, qu'elle connaissait les
+noms de nos outils et les termes de notre ouvrage. En un mot, Biddy
+savait th&eacute;oriquement tout ce que je savais, et elle aurait fait un
+forgeron tout aussi accompli que moi, si ce n'est davantage.</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, dis-je, tu es une de ces personnes qui savent tirer parti de
+toutes les occasions; tu n'en avais jamais eu avant de venir ici, vois
+maintenant ce que tu as appris.&raquo;</p>
+
+<p>Biddy leva les yeux sur moi, puis se remit &agrave; coudre.</p>
+
+<p>&laquo;C'est moi qui ai &eacute;t&eacute; ton premier ma&icirc;tre, n'est-ce pas, Pip? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Biddy! m'&eacute;criai-je frapp&eacute; d'&eacute;tonnement. Comment, tu pleures?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit Biddy en riant, pourquoi t'imagines-tu cela?&raquo;</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas une illusion que je me faisais, j'avais vu une larme
+brillante tomber sur son ouvrage. Je me rappelai quel pauvre
+souffre-douleur elle avait &eacute;t&eacute; jusqu'au jour o&ugrave; la grand'tante de M.
+Wopsle avait perdu la mauvaise habitude de vivre, habitude si difficile
+&agrave; perdre pour certaines personnes. Je me rappelais les mis&eacute;rables
+circonstances au milieu desquelles elle s'&eacute;tait trouv&eacute;e dans la pauvre
+boutique et dans la bruyante &eacute;cole du soir. Je r&eacute;fl&eacute;chissais que, m&ecirc;me
+dans ces temps malheureux, il devait y avoir eu en Biddy quelque talent
+cach&eacute;, qui se d&eacute;veloppait maintenant, car dans mon premier
+m&eacute;contentement de moi-m&ecirc;me, c'est &agrave; elle que j'avais demand&eacute; aide et
+assistance. Biddy causait tranquillement, elle ne pleurait plus, et il
+me semblait, en songeant &agrave; tout cela et en la regardant, que je n'avais
+peut-&ecirc;tre pas &eacute;t&eacute; suffisamment reconnaissant envers elle; que j'avais
+&eacute;t&eacute; trop r&eacute;serv&eacute;, et surtout que je ne l'avais pas assez honor&eacute;e, ce
+n'est peut-&ecirc;tre pas pr&eacute;cis&eacute;ment le mot dont je me servais dans mes
+m&eacute;ditations, de ma confiance.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, Biddy, dis-je, apr&egrave;s avoir m&ucirc;rement r&eacute;fl&eacute;chi, tu as &eacute;t&eacute; mon
+premier ma&icirc;tre, et cela &agrave; une &eacute;poque o&ugrave; nous ne pensions gu&egrave;re nous
+trouver un jour r&eacute;unis dans cette cuisine.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la pauvre cr&eacute;ature! s'&eacute;cria Biddy, comme si cette remarque lui
+e&ucirc;t rappel&eacute; qu'elle avait oubli&eacute; pendant quelques instants d'aller voir
+si ma s&oelig;ur avait besoin de quelque chose, c'est malheureusement vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dis-je, il faut causer ensemble un peu plus souvent, et pour
+moi, je te consulterai aussi comme autrefois. Dimanche prochain, allons
+faire une tranquille promenade dans les marais, Biddy, et nous causerons
+tout &agrave; notre aise.&raquo;</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur ne restait jamais seule; mais Joe voulut bien prendre soin
+d'elle toute l'apr&egrave;s-midi du dimanche, et Biddy et moi nous sort&icirc;mes
+ensemble. C'&eacute;tait par un beau jour d'&eacute;t&eacute;. Quand nous e&ucirc;mes travers&eacute; le
+village, pass&eacute; l'&eacute;glise et puis le cimeti&egrave;re, et que nous f&ucirc;mes sortis
+des marais, j'aper&ccedil;us les voiles des vaisseaux gonfl&eacute;es par le vent; et
+je commen&ccedil;ai alors, comme toujours, &agrave; m&ecirc;ler miss Havisham et Estelle aux
+objets que j'avais sous les yeux. Nous nous ass&icirc;mes au bord de la
+rivi&egrave;re, o&ugrave; l'eau en bouillonnant venait se briser sous nos pieds; et ce
+doux murmure rendait encore le paysage plus silencieux qu'il ne l'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; sans lui. Je trouvai que l'heure et le lieu &eacute;taient admirablement
+choisis pour faire mes plus intimes confidences &agrave; Biddy.</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, dis-je, apr&egrave;s lui avoir recommand&eacute; le secret, je veux devenir un
+monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, &agrave; ta place, je n'y tiendrais pas! r&eacute;pondit-elle; &ccedil;a n'est pas
+la peine.</p>
+
+<p>&mdash;Biddy, repris-je d'un ton un peu s&eacute;v&egrave;re, j'ai des raisons toutes
+particuli&egrave;res pour vouloir devenir un monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dois les savoir mieux que personne, Pip; mais ne penses-tu pas &ecirc;tre
+plus heureux tel que tu es?</p>
+
+<p>&mdash;Biddy! m'&eacute;criai-je avec impatience, je ne suis pas heureux du tout
+comme je suis. Je suis d&eacute;go&ucirc;t&eacute; de mon &eacute;tat et de la vie que je m&egrave;ne. Je
+n'ai jamais pu y prendre go&ucirc;t depuis le commencement de mon
+apprentissage. Voyons, Biddy, ne sois donc pas b&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Ai-je dit quelque b&ecirc;tise? dit Biddy en levant tranquillement les yeux
+et les sourcils. J'en suis f&acirc;ch&eacute;e, je ne l'ai pas fait expr&egrave;s. Tout ce
+que je d&eacute;sire, c'est de te voir heureux et en bonne position.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! alors, sache une fois pour toutes que jamais je ne serai
+heureux; qu'au contraire, Biddy, je serai toujours mis&eacute;rable, tant que
+je ne m&egrave;nerai pas une vie autre que celle que je m&egrave;ne aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dommage!&raquo; dit Biddy en secouant la t&ecirc;te avec tristesse.</p>
+
+<p>Dans ce singulier combat que je soutenais avec moi-m&ecirc;me, j'avais si
+souvent pens&eacute; que c'&eacute;tait dommage de penser ainsi, qu'au moment o&ugrave; Biddy
+avait traduit en paroles ses sensations et les miennes, je fus presque
+sur le point de verser des larmes de d&eacute;pit et de chagrin. Je lui
+r&eacute;pondis qu'elle avait raison; que je sentais que cela &eacute;tait tr&egrave;s
+regrettable, mais que je n'y pouvais rien.</p>
+
+<p>&laquo;Si j'avais pu m'y habituer, dis-je en arrachant quelques brins d'herbe
+pour donner le change &agrave; mes sentiments, comme le jour o&ugrave;, dans la
+brasserie de miss Havisham, j'avais arrach&eacute; mes cheveux et les avais
+foul&eacute;s aux pieds; si j'avais pu m'y faire, ou si seulement j'avais pu
+conserver la moiti&eacute; du go&ucirc;t que j'avais pour la forge, quand j'&eacute;tais
+tout petit, je sais que cela e&ucirc;t beaucoup mieux valu pour moi. Toi, Joe
+et moi, nous n'eussions manqu&eacute; de rien. Joe et moi, nous eussions &eacute;t&eacute;
+associ&eacute;s apr&egrave;s mon apprentissage, et j'aurais pu t'&eacute;pouser et nous
+serions venus nous asseoir ici par un beau dimanche, bien diff&eacute;rents
+l'un pour l'autre de ce que nous sommes aujourd'hui. J'aurais toujours
+&eacute;t&eacute; assez bon pour toi, n'est-ce pas Biddy?&raquo;</p>
+
+<p>Biddy soupira en regardant les vaisseaux passer au loin et r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, je ne suis pas tr&egrave;s difficile.&raquo;</p>
+
+<p>Je ne pouvais prendre cela pour une flatterie; mais je savais qu'elle
+n'y mettait pas de mauvaise intention.</p>
+
+<p>&laquo;Au lieu de cela, dis-je en continuant &agrave; arracher quelques brins d'herbe
+et &agrave; en m&acirc;cher un ou deux; vois comme je vis, m&eacute;content et malheureux....
+Et que m'importerait d'&ecirc;tre grossier et commun, si personne ne me
+l'avait dit!&raquo;</p>
+
+<p>Biddy se retourna tout &agrave; coup de mon c&ocirc;t&eacute; et me regarda avec plus
+d'attention qu'elle n'avait regard&eacute; les vaisseaux.</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'&eacute;tait pas une chose tr&egrave;s vraie ni tr&egrave;s polie &agrave; dire, fit-elle en
+d&eacute;tournant les yeux aussit&ocirc;t. Qui t'a dit cela?&raquo;</p>
+
+<p>Je fus d&eacute;concert&eacute;, car je m'&eacute;tais lanc&eacute; dans mes confidences sans savoir
+o&ugrave; j'allais; il n'y avait pas &agrave; reculer maintenant, et je r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&laquo;La charmante jeune demoiselle qui est chez miss Havisham. Elle est plus
+belle que personne ne l'a jamais &eacute;t&eacute;; je l'admire et je l'adore, et
+c'est &agrave; cause d'elle que je veux devenir un monsieur.&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s cette folle confession, je jetai toute l'herbe que j'avais
+arrach&eacute;e dans la rivi&egrave;re, comme si j'avais eu envie de la suivre et de
+me jeter apr&egrave;s elle.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce pour lui faire &eacute;prouver du d&eacute;pit, ou pour lui plaire, que tu
+veux devenir un monsieur? demanda Biddy, apr&egrave;s un moment de silence.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, r&eacute;pondis-je de mauvaise humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, si c'est pour lui donner du d&eacute;pit, continua Biddy, je crois
+que tu y parviendras plus facilement en ne tenant aucun compte de ses
+paroles; et si c'est pour lui plaire, je pense qu'elle n'en vaut pas la
+peine. Du reste, tu dois le savoir mieux que personne.&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait exactement ce que j'avais pens&eacute; bien des fois, et ce que, dans
+ce moment, me paraissait de la plus parfaite &eacute;vidence; mais comment moi,
+pauvre gar&ccedil;on de village, aurais-je pu &eacute;viter cette incons&eacute;quence
+&eacute;tonnante, dans laquelle les hommes les plus sages et les meilleurs
+tombent chaque jour?</p>
+
+<p>&laquo;Tout cela peut &ecirc;tre vrai, dis-je &agrave; Biddy, mais je la trouve si belle!&raquo;</p>
+
+<p>En disant ces mots, je d&eacute;tournai brusquement ma figure, je saisis une
+bonne poign&eacute;e de cheveux de chaque c&ocirc;t&eacute; de ma t&ecirc;te, et je les arrachai
+violemment, tout en ayant bien conscience, pendant tout ce temps, que la
+folie de mon c&oelig;ur &eacute;tait si absurde et si d&eacute;plac&eacute;e que j'aurais bien
+mieux fait, au lieu de d&eacute;tourner ma face et de me tirer les cheveux, de
+cogner ma t&ecirc;te contre une muraille pour la punir d'appartenir &agrave; un idiot
+tel que moi.</p>
+
+<p>Biddy &eacute;tait la plus raisonnable des filles, et elle n'essaya plus de me
+convaincre. Elle mit sa main, main fort agr&eacute;able, quoiqu'un peu durcie
+par le travail, sur les miennes; elle les d&eacute;tacha gentiment de mes
+cheveux, puis elle me frappa doucement sur l'&eacute;paule pour t&acirc;cher de
+m'apaiser, tandis que, la t&ecirc;te dans ma manche, je versai quelques
+larmes, exactement comme j'avais fait dans la brasserie, et je sentis
+vaguement au fond de mon c&oelig;ur qu'il me semblait que j'&eacute;tais fort
+maltrait&eacute; par quelqu'un ou par tout le monde, je ne sais lequel des
+deux.</p>
+
+<p>&laquo;Je me r&eacute;jouis d'une chose, dit Biddy, c'est que tu aies senti que tu
+pouvais m'accorder ta confiance, Pip, et d'une autre encore, c'est que
+tu sais que je la m&eacute;riterai toujours, et que je ferai tout pour la
+conserver. Quant &agrave; ta premi&egrave;re institutrice, pauvre institutrice qui a
+tant elle-m&ecirc;me &agrave; apprendre! si elle &eacute;tait ton institutrice en ce
+moment-ci, elle sait bien quelle le&ccedil;on elle te donnerait, mais ce serait
+une rude le&ccedil;on &agrave; apprendre; et, comme maintenant tu en sais plus
+qu'elle, &ccedil;a ne servirait &agrave; rien.&raquo;</p>
+
+<p>En disant cela, Biddy soupira et eut l'air de me plaindre; puis elle se
+leva, et me dit avec un changement agr&eacute;able dans la voix:</p>
+
+<p>&laquo;Allons-nous un peu plus loin ou rentrons-nous &agrave; la maison?</p>
+
+<p>&mdash;Biddy! m'&eacute;criai-je en me levant, en jetant mes bras &agrave; son cou et en
+l'embrassant, je te dirai toujours tout.</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'au jour o&ugrave; tu seras devenu un monsieur, dit Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que je ne serai jamais un vrai monsieur, ce sera donc
+toujours ainsi, non pas que j'aie quelque chose &agrave; te dire, car tu sais
+maintenant tout ce que je pense et tout ce que je sais.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! murmura Biddy, en portant ses yeux sur l'horizon; puis elle reprit
+sa plus douce voix pour me dire de nouveau: allons-nous un peu plus loin
+ou rentrons-nous &agrave; la maison?&raquo;</p>
+
+<p>Je dis &agrave; Biddy que nous irions un peu plus loin. C'est ce que nous
+f&icirc;mes; et cette charmante apr&egrave;s-midi d'&eacute;t&eacute; se changea en un soir d'&eacute;t&eacute;
+magnifique. Je commen&ccedil;ais &agrave; me demander si je n'&eacute;tais pas infiniment
+mieux sous tous les rapports, et plus naturellement plac&eacute; dans les
+conditions o&ugrave; je me trouvais depuis mon enfance, que de jouer &agrave; la
+bataille dans une chambre &eacute;clair&eacute;e par une chandelle, o&ugrave; les pendules
+&eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;es et o&ugrave; j'&eacute;tais m&eacute;pris&eacute; par Estelle. Je pensais que ce
+serait un grand bonheur si je pouvais m'&ocirc;ter Estelle de la t&ecirc;te, ainsi
+que toutes mes folles imaginations et tous mes souvenirs, et si je
+pouvais prendre go&ucirc;t au travail, m'y attacher et r&eacute;ussir. Je me
+demandais si Estelle &eacute;tant &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi &agrave; la place de Biddy, elle ne
+m'e&ucirc;t pas rendu tr&egrave;s malheureux. J'&eacute;tais oblig&eacute; de convenir que cela
+&eacute;tait tr&egrave;s certain, et je me dis &agrave; moi-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>&laquo;Pip, quel imb&eacute;cile tu fais, mon pauvre gar&ccedil;on!&raquo;</p>
+
+<p>Nous parlions beaucoup tout en marchant, et tout ce que disait Biddy me
+semblait juste. Biddy n'&eacute;tait jamais impolie ni capricieuse; elle
+n'&eacute;tait pas Biddy un jour et une autre personne le lendemain. Elle e&ucirc;t
+&eacute;prouv&eacute; de la peine et non du plaisir &agrave; me faire du chagrin, et elle e&ucirc;t
+de beaucoup pr&eacute;f&eacute;r&eacute; blesser son propre c&oelig;ur que de blesser le mien.
+Comment se faisait-il donc que je ne l'aimais pas mieux que l'autre?</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, disais-je, tout en retournant au logis, je voudrais que tu
+puisses me ramener au sens commun.</p>
+
+<p>&mdash;Je le voudrais aussi, r&eacute;pondit Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;Si seulement je pouvais devenir amoureux de toi.... Ne te f&acirc;che pas si
+je parle aussi franchement &agrave; une vieille connaissance....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas du tout, mon cher Pip, dit Biddy; ne t'inqui&egrave;te pas de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Si je pouvais seulement le faire, c'est tout ce qu'il me faudrait.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu le vois, mon pauvre Pip, tu ne pourras jamais,&raquo; dit Biddy.</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment de la soir&eacute;e, la chose ne me paraissait pas aussi
+invraisemblable qu'elle m'e&ucirc;t paru si nous avions discut&eacute; cette question
+quelques heures auparavant. Je dis donc que je n'en &eacute;tais pas tout &agrave;
+fait s&ucirc;r. Biddy dit qu'elle en &eacute;tait bien certaine, et elle le dit d'une
+mani&egrave;re d&eacute;cisive. Au fond de mon c&oelig;ur, je sentais qu'elle avait raison,
+et cependant j'&eacute;tais peu satisfait de la voir si affirmative sur ce
+point.</p>
+
+<p>En approchant du cimeti&egrave;re, nous e&ucirc;mes &agrave; traverser un remblai et &agrave;
+franchir une barri&egrave;re pr&egrave;s de l'&eacute;cluse. Nous v&icirc;mes appara&icirc;tre tout &agrave;
+coup le vieil Orlick; il sortait de l'&eacute;cluse, des joncs ou de la vase.</p>
+
+<p>&laquo;Hola! fit-il, o&ugrave; allez-vous donc, vous deux?</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; irions-nous, si ce n'est &agrave; la maison?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je veux que le diable m'emporte si je ne vais pas avec vous
+pour vous voir rentrer!&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait sa manie, &agrave; cet homme, de vouloir que le diable l'emport&acirc;t.
+Peut-&ecirc;tre n'attachait-il pas d'importance &agrave; ce mot, mais il s'en servait
+comme de son nom de bapt&ecirc;me pour en imposer au pauvre monde et faire
+na&icirc;tre l'id&eacute;e de quelque chose d'&eacute;pouvantablement nuisible. Lorsque
+j'&eacute;tais plus jeune, je me figurais g&eacute;n&eacute;ralement que si le diable
+m'emportait personnellement, il ne le ferait qu'avec un croc recourb&eacute;,
+bien tremp&eacute; et bien pointu. Biddy n'&eacute;tait pas d'avis qu'il v&icirc;nt avec
+nous, et elle me disait tout bas:</p>
+
+<p>&laquo;Ne le laisse pas venir, je ne l'aime pas.&raquo;</p>
+
+<p>Comme moi-m&ecirc;me je ne l'aimais pas non plus, je pris la libert&eacute; de lui
+dire que nous le remerciions beaucoup, mais que nous n'avions pas besoin
+qu'on nous v&icirc;t rentrer. Orlick accueillit mes paroles avec un &eacute;clat de
+rire et s'arr&ecirc;ta; mais bient&ocirc;t apr&egrave;s, il nous suivit &agrave; distance, tout en
+clopinant.</p>
+
+<p>Voulant savoir si Biddy le soup&ccedil;onnait d'avoir pr&ecirc;t&eacute; la main &agrave; la
+tentative d'assassinat contre ma s&oelig;ur, dont celle-ci n'avait jamais pu
+rendre compte, je lui demandai pourquoi elle ne l'aimait pas.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! dit-elle en le regardant par-dessus son &eacute;paule, pendant qu'il
+t&acirc;chait de nous rattraper d'un pas lourd, c'est que je crains qu'il ne
+m'aime.</p>
+
+<p>&mdash;T'a-t-il jamais dit qu'il t'aimait? demandai-je d'un air indign&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit Biddy, en jetant de nouveau un regard en arri&egrave;re; il ne me
+l'a jamais dit; mais il se met &agrave; danser devant moi toutes les fois qu'il
+s'aper&ccedil;oit que je le regarde.&raquo;</p>
+
+<p>Quelque nouveau et singulier que me par&ucirc;t ce t&eacute;moignage d'attachement,
+je ne doutais pas un seul instant de l'exactitude de l'interpr&eacute;tation de
+Biddy. Je m'&eacute;chauffais &agrave; l'id&eacute;e que le vieil Orlick os&acirc;t l'admirer,
+comme je me serais &eacute;chauff&eacute; s'il m'e&ucirc;t outrag&eacute; moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&laquo;Mais cela n'a rien qui puisse t'int&eacute;resser, ajouta Biddy avec calme.</p>
+
+<p>&mdash;Non, Biddy, c'est vrai; seulement je n'aime pas cela, et je ne
+l'approuve pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi non plus, dit Biddy, bien que cela doive t'&ecirc;tre bien &eacute;gal.</p>
+
+<p>&mdash;Absolument, lui dis-je; mais je dois avouer que j'aurais une bien
+faible opinion de toi, Biddy, s'il dansait devant toi, de ton propre
+consentement.&raquo;</p>
+
+<p>J'eus l'&oelig;il sur Orlick par la suite, et toutes les fois qu'une
+circonstance favorable se pr&eacute;sentait pour qu'il manifest&acirc;t &agrave; Biddy
+l'&eacute;motion qu'elle lui causait, je me mettais entre lui et elle, pour
+att&eacute;nuer cette d&eacute;monstration. Orlick avait pris pied dans la maison de
+Joe, surtout depuis l'affection que ma s&oelig;ur avait prise pour lui; sans
+cela, j'aurais essay&eacute; de le faire renvoyer. Orlick comprenait
+parfaitement mes bonnes intentions &agrave; son &eacute;gard, et il y avait de sa part
+r&eacute;ciprocit&eacute;, ainsi que j'eus l'occasion de l'apprendre par la suite. Or,
+comme si mon esprit n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; d&eacute;j&agrave; assez troubl&eacute;, j'en augmentai
+encore la confusion en pensant, &agrave; certains jours et &agrave; certains moments,
+que Biddy valait &eacute;norm&eacute;ment mieux qu'Estelle, et que la vie de travail
+simple et honn&ecirc;te dans laquelle j'&eacute;tais n&eacute; n'avait rien dont on d&ucirc;t
+rougir, mais qu'elle offrait au contraire des ressources fort
+suffisantes de consid&eacute;ration et de bonheur. Ces jours-l&agrave;, j'arrivais &agrave;
+conclure que mon antipathie pour le pauvre vieux Joe et la forge s'&eacute;tait
+dissip&eacute;e, et que j'&eacute;tais en bon chemin pour devenir l'associ&eacute; de Joe et
+le compagnon de Biddy... quand tout &agrave; coup un souvenir confus des jours
+pass&eacute;s chez miss Havisham fondait sur moi comme un trait meurtrier, et
+bouleversait de nouveau mes pauvres esprits. Une fois troubl&eacute;s, j'avais
+de la peine &agrave; les rassembler, et souvent, avant que j'eusse pu m'en
+rendre ma&icirc;tre, ils se dispersaient dans toutes les directions, &agrave; la
+seule id&eacute;e que peut-&ecirc;tre, apr&egrave;s tout, une fois mon apprentissage
+termin&eacute;, miss Havisham se chargerait de ma fortune.</p>
+
+<p>Si mon apprentissage e&ucirc;t continu&eacute;, je n'ose affirmer que je serais rest&eacute;
+jusqu'au bout dans ces m&ecirc;mes perplexit&eacute;s; mais il fut interrompu
+pr&eacute;matur&eacute;ment, ainsi qu'on va le voir.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XVIII" id="CHAPITRE_XVIII"></a><a href="#table">CHAPITRE XVIII.</a></h2>
+
+
+<p>C'&eacute;tait un samedi soir de la quatri&egrave;me ann&eacute;e de mon apprentissage chez
+Joe. Un groupe entourait le feu des <i>Trois jolis Bateliers</i> et pr&ecirc;tait
+une oreille attentive &agrave; M. Wopsle, qui lisait le journal &agrave; haute voix.
+Je faisais partie de ce groupe.</p>
+
+<p>Un crime qui causait grande rumeur dans le public venait d'&ecirc;tre commis,
+et M. Wopsle, en le racontant, avait l'air d'&ecirc;tre plong&eacute; dans le sang
+jusqu'aux sourcils. Il appuyait sur chaque adjectif exprimant l'horreur,
+et s'identifiait avec chacun des t&eacute;moins de l'enqu&ecirc;te. Nous l'entendions
+g&eacute;mir comme la victime: &laquo;C'en est fait de moi!&raquo; et comme l'assassin,
+mugir d'un ton f&eacute;roce: &laquo;Je vais r&eacute;gler votre compte!&raquo; Il nous fit la
+d&eacute;position m&eacute;dicale, en imitant sans s'y tromper le praticien de notre
+endroit. Il b&eacute;gaya en tremblant comme le vieux gardien de la barri&egrave;re
+qui avait entendu les coups, avec une imitation si parfaite de cet
+invalide &agrave; moiti&eacute; paralys&eacute;, qu'il &eacute;tait permis de douter de la
+comp&eacute;tence morale de ce t&eacute;moin. Entre les mains de M. Wopsle, le coroner
+devint Timon d'Ath&egrave;nes, et le bedeau, Coriolan. M. Wopsle &eacute;tait enchant&eacute;
+de lui-m&ecirc;me et nous en &eacute;tions tous enchant&eacute;s aussi. Dans cet agr&eacute;able
+&eacute;tat d'esprit, nous rend&icirc;mes un verdict de meurtre avec pr&eacute;m&eacute;ditation.</p>
+
+<p>Alors, et seulement alors, je m'aper&ccedil;us de la pr&eacute;sence d'un individu
+&eacute;tranger au pays qui &eacute;tait assis sur le banc en face de moi, et qui
+regardait de mon c&ocirc;t&eacute;. Un certain air de m&eacute;pris r&eacute;gnait sur son visage,
+et il mordait le bout de son &eacute;norme index, tout en examinant les figures
+des spectateurs qui entouraient M. Wopsle.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! dit-il &agrave; ce dernier, d&egrave;s que celui-ci eut termin&eacute; sa lecture,
+vous avez arrang&eacute; tout cela &agrave; votre satisfaction, je n'en doute pas?&raquo;</p>
+
+<p>Chacun leva les yeux et tressaillit, comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; l'assassin. Il
+nous regarda d'un air froid et tout &agrave; fait sarcastique.</p>
+
+<p>&laquo;Coupable, c'est &eacute;vident, fit-il. Allons, voyons, dites!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, r&eacute;pondit M. Wopsle, sans avoir l'air de vous conna&icirc;tre, je
+n'h&eacute;site pas &agrave; vous r&eacute;pondre: coupable, en effet!&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus, nous repr&icirc;mes tous assez de courage pour faire entendre un
+l&eacute;ger murmure d'approbation.</p>
+
+<p>&laquo;Je le savais, dit l'&eacute;tranger, je savais ce que vous pensiez et ce que
+vous disiez; mais je vais vous faire une question. Savez-vous, ou ne
+savez-vous pas que la loi anglaise suppose tout homme innocent, jusqu'&agrave;
+ce qu'on ait prouv&eacute;... prouv&eacute;... et encore prouv&eacute; qu'il est coupable.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, commen&ccedil;a M. Wopsle, en ma qualit&eacute; d'Anglais, je....</p>
+
+<p>&mdash;Allons! dit l'&eacute;tranger &agrave; M. Wopsle, en mordant son index, n'&eacute;ludez pas
+la question. Ou vous le savez, ou vous ne le savez pas. Lequel des
+deux?&raquo;</p>
+
+<p>Il tenait sa t&ecirc;te en avant, son corps en arri&egrave;re, d'une fa&ccedil;on
+interrogative, et il &eacute;tendait son index vers M. Wopsle.</p>
+
+<p>&laquo;Allons, dit-il, le savez-vous ou ne le savez-vous pas?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, je le sais, r&eacute;pondit M. Wopsle.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de suite? Je vais vous
+faire une autre question, continua l'&eacute;tranger, en s'emparant de M.
+Wopsle, comme s'il avait des droits sur lui: Savez-vous qu'aucun des
+t&eacute;moins n'a encore subi de contre-interrogatoire?&raquo;</p>
+
+<p>M. Wopsle commen&ccedil;ait:</p>
+
+<p>&laquo;Tout ce que je puis dire, c'est que...&raquo;</p>
+
+<p>Quand l'&eacute;tranger l'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&laquo;Comment, vous ne pouvez pas r&eacute;pondre: oui ou non!... Je vais vous
+&eacute;prouver encore une fois.&raquo;</p>
+
+<p>Il &eacute;tendit son doigt vers lui.</p>
+
+<p>&laquo;Attention! Savez-vous ou ne savez-vous pas qu'aucun des t&eacute;moins n'a
+encore subi de contre-interrogatoire?... Allons, je ne vous demande
+qu'un mot: Oui ou non?&raquo;</p>
+
+<p>M. Wopsle h&eacute;sita, et nous commencions &agrave; avoir de lui une assez pauvre
+opinion.</p>
+
+<p>&laquo;Allons, dit l'&eacute;tranger, je viens &agrave; votre secours; vous ne le m&eacute;ritez
+pas, mais j'y viens. Jetez un coup d'&oelig;il sur ce papier que vous tenez &agrave;
+la main. Qu'est-ce que c'est?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est? r&eacute;p&eacute;ta M. Wopsle interloqu&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce, continua l'&eacute;tranger, d'un ton sarcastique et soup&ccedil;onneux,
+est-ce le papier imprim&eacute; dans lequel vous venez de lire?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Maintenant, revenons &agrave; ce journal, et dites-moi s'il
+constate que le prisonnier a dit positivement que ses conseils l&eacute;gaux
+lui avaient conseill&eacute; de r&eacute;server sa d&eacute;fense?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai lu cela tout &agrave; l'heure, commen&ccedil;a M. Wopsle.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe ce que vous avez lu? Vous pouvez lire le <i>Pater</i> &agrave; rebours
+si cela vous fait plaisir, et cela a d&ucirc; vous arriver plus d'une fois.
+Cherchez dans le journal.... Non, non, non mon ami, pas en haut de la
+colonne, vous devez bien le savoir; en bas, en bas.&raquo;</p>
+
+<p>Nous commencions tous &agrave; voir en M. Wopsle un homme rempli de
+subterfuges.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! y &ecirc;tes-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Voici, di M. Wopsle.</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Suivez maintenant le passage et dites-moi s'il annonce
+positivement que le prisonnier a dit que ses conseils l&eacute;gaux lui ont
+conseill&eacute; de r&eacute;server sa d&eacute;fense. Allons! y a-t-il de cela?</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sont pas l&agrave; les mots exacts, r&eacute;pondit M. Wopsle.</p>
+
+<p>&mdash;Pas les mots exacts, soit, r&eacute;p&eacute;ta l'inconnu avec amertume, mais est-ce
+bien la m&ecirc;me substance?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit M. Wopsle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! r&eacute;p&eacute;ta l'&eacute;tranger en promenant son regard sur la compagnie et
+tenant sa main &eacute;tendue vers le t&eacute;moin Wopsle; et maintenant je vous
+demande ce que vous pensez d'un homme qui, ayant ce passage sous les
+yeux, peut s'endormir tranquillement apr&egrave;s avoir d&eacute;clar&eacute; coupable un de
+ses semblables, sans m&ecirc;me l'avoir entendu?&raquo;</p>
+
+<p>Nous nous m&icirc;mes tous &agrave; soup&ccedil;onner que M. Wopsle n'&eacute;tait pas du tout
+l'homme que nous avions pens&eacute; jusque-l&agrave;, et que la v&eacute;rit&eacute; sur son compte
+commen&ccedil;ait &agrave; se faire jour.</p>
+
+<p>&laquo;Et souvenez-vous que ce m&ecirc;me homme, continua l'&eacute;tranger en dirigeant
+lourdement son doigt vers M. Wopsle, que ce m&ecirc;me homme pourrait &ecirc;tre
+appel&eacute; &agrave; si&eacute;ger comme jur&eacute; dans ce m&ecirc;me proc&egrave;s, apr&egrave;s s'&ecirc;tre ainsi
+prononc&eacute; d'avance, et qu'il retournerait au sein de sa famille et
+mettrait tranquillement sa t&ecirc;te sur son oreiller, apr&egrave;s avoir jur&eacute;
+d'&eacute;couter avec impartialit&eacute;, et de juger de m&ecirc;me, entre le roi, notre
+souverain ma&icirc;tre, et le prisonnier amen&eacute; &agrave; la barre, et de rendre un
+verdict bas&eacute; sur l'enti&egrave;re &eacute;vidence.... Que Dieu lui vienne en aide!&raquo;</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions tous persuad&eacute;s maintenant que l'infortun&eacute; M. Wopsle avait
+&eacute;t&eacute; trop loin, et qu'il ferait mieux d'abandonner cette voie dangereuse
+pendant qu'il en &eacute;tait encore temps. L'&eacute;trange individu, avec un air
+d'autorit&eacute; incontestable et une mani&egrave;re de nous faire comprendre qu'il
+savait sur chacun de nous quelque chose de secret, qu'il ne tenait qu'&agrave;
+lui de d&eacute;voiler, quitta sa place et vint se placer dans l'espace laiss&eacute;
+libre entre les bancs, o&ugrave; il resta debout devant le feu, sa main gauche
+dans sa poche et l'index de sa main droite dans sa bouche.</p>
+
+<p>&laquo;D'apr&egrave;s les informations que j'ai re&ccedil;ues, dit-il, en nous passant en
+revue, j'ai quelque raison de croire qu'il y a parmi vous un forgeron du
+nom de Joseph ou Joe Gargery. Qui est-ce?</p>
+
+<p>&mdash;Le voici,&raquo; fit Joe.</p>
+
+<p>L'&eacute;trange individu lui fit signe de quitter sa place, ce que Joe fit
+aussit&ocirc;t.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez un apprenti, continua l'&eacute;tranger, vulgairement connu sous le
+nom de Pip. Est-il ici?</p>
+
+<p>&mdash;Me voici,&raquo; m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>L'&eacute;tranger ne me reconnut pas, mais moi je le reconnus pour &ecirc;tre le m&ecirc;me
+monsieur que j'avais rencontr&eacute; sur l'escalier, lors de ma seconde visite
+&agrave; miss Havisham. Il &eacute;tait trop reconnaissable pour que j'eusse pu
+l'oublier. Je l'avais reconnu d&egrave;s que je l'avais aper&ccedil;u sur le banc,
+occup&eacute; &agrave; nous regarder, et maintenant qu'il avait la main sur mon
+&eacute;paule, je pouvais l'examiner tout &agrave; mon aise. C'&eacute;tait bien la m&ecirc;me t&ecirc;te
+large, le m&ecirc;me teint brun, les m&ecirc;mes yeux, les m&ecirc;mes sourcils &eacute;pais, la
+m&ecirc;me grosse cha&icirc;ne de montre, les m&ecirc;mes gros points noirs &agrave; la place de
+la barbe et des favoris, et jusqu'&agrave; l'odeur de savon que j'avais sentie
+sur sa grande main.</p>
+
+<p>&laquo;Je d&eacute;sire avoir un entretien particulier avec vous deux, dit-il, apr&egrave;s
+m'avoir examin&eacute; &agrave; loisir. Cela demandera quelque temps; peut-&ecirc;tre
+ferions-nous mieux de nous rendre chez vous. Je pr&eacute;f&egrave;re ne pas commencer
+ici la communication que j'ai &agrave; vous faire. Apr&egrave;s, vous en raconterez &agrave;
+vos amis, peu ou beaucoup, comme il vous plaira, cela ne me regarde
+pas.&raquo;</p>
+
+<p>Au milieu d'un imposant silence, nous sort&icirc;mes tous les trois des <i>Trois
+jolis Bateliers</i>. Tout en marchant, l'&eacute;tranger jetait de temps &agrave; autre
+un regard de mon c&ocirc;t&eacute;; et il lui arrivait aussi parfois de mordre son
+doigt. En approchant de la maison, Joe, ayant un vague pressentiment que
+la circonstance devait &ecirc;tre importante et demandait une certaine
+c&eacute;r&eacute;monie, courut en avant pour ouvrir la grande porte. Notre conf&eacute;rence
+eut lieu dans le salon de gala, que rehaussait fort peu l'&eacute;clat d'une
+seule chandelle.</p>
+
+<p>L'&eacute;trange personnage commen&ccedil;a par s'asseoir devant la table, tira &agrave; lui
+la chandelle et parcourut quelques paperasses contenues dans son
+portefeuille, puis il d&eacute;posa ce portefeuille sur la table, mit la
+chandelle un peu de c&ocirc;t&eacute;, et apr&egrave;s avoir cherch&eacute; &agrave; d&eacute;couvrir dans
+l'obscurit&eacute; l'endroit o&ugrave; Joe et moi nous &eacute;tions plac&eacute;s:</p>
+
+<p>&laquo;Je me nomme Jaggers, dit-il, et je suis homme de loi &agrave; Londres, o&ugrave; mon
+nom est assez connu. J'ai une affaire singuli&egrave;re &agrave; traiter avec vous, et
+je commence par vous dire que ce n'est pas moi personnellement qui l'ai
+con&ccedil;ue; si l'on m'avait demand&eacute; mon avis, je ne serais pas ici.... On ne
+me l'a pas demand&eacute;, c'est pourquoi vous me voyez. Je fais ce que j'ai &agrave;
+faire comme agent confidentiel d'un autre, rien de plus, rien de moins.&raquo;</p>
+
+<p>Trouvant sans doute qu'il ne nous distinguait pas assez bien de sa
+place, il se leva, jeta une de ses jambes sur le dos d'une chaise, et
+resta ainsi, un pied sur la chaise et l'autre &agrave; terre.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, Joseph Gargery, je suis porteur d'une offre pour vous
+d&eacute;barrasser de ce jeune homme, votre apprenti. Refuseriez-vous d'annuler
+son contrat, s'il vous le demandait dans son int&eacute;r&ecirc;t et ne
+demanderiez-vous pas de d&eacute;dommagement?</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu me garde de demander quoi que ce soit, pour aider mon petit
+Pip &agrave; parvenir! dit Joe tout &eacute;tonn&eacute;, en ouvrant de grands yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu me garde est tr&egrave;s pieux, mais n'a absolument rien &agrave; faire
+ici, r&eacute;pondit Jaggers. La question est: Voulez-vous quelque chose pour
+cela? Demandez-vous quelque chose?</p>
+
+<p>&mdash;La r&eacute;ponse, riposta s&eacute;v&egrave;rement Joe est: Non!&raquo;</p>
+
+<p>Il me semble qu'&agrave; ce moment M. Jaggers regarda Joe comme s'il d&eacute;couvrait
+un fameux niais, &agrave; cause de son d&eacute;sint&eacute;ressement; mais j'&eacute;tais trop
+surpris et ma curiosit&eacute; trop &eacute;veill&eacute;e pour en &ecirc;tre bien certain.</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s bien, dit M. Jaggers; rappelez-vous ce que vous venez d'admettre,
+et n'essayez pas de revenir l&agrave;-dessus tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce qui essaye de revenir sur quoi que ce soit? repartit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas qu'on essaye. Connaissez-vous certain proverbe?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je connais les proverbes, dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Mettez-vous alors dans la t&ecirc;te qu'un tiens vaut mieux que deux tu
+l'auras, et que quand on peut tenir, il ne faut pas l&acirc;cher. Mettez-vous
+bien cela dans la t&ecirc;te, n'est-ce pas? r&eacute;p&eacute;ta M. Jaggers, en fermant les
+yeux et en faisant un signe de t&ecirc;te &agrave; Joe, comme s'il cherchait &agrave; se
+rappeler quelque chose qu'il oubliait. Maintenant, revenons &agrave; ce jeune
+homme et &agrave; la communication que j'ai &agrave; vous faire. Il a de grandes
+esp&eacute;rances.&raquo;</p>
+
+<p>Joe et moi nous ouvr&icirc;mes la bouche et nous nous regard&acirc;mes l'un l'autre.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis charg&eacute; de lui apprendre, dit M. Jaggers en jetant son doigt de
+mon c&ocirc;t&eacute;, qu'il doit prendre imm&eacute;diatement possession d'une fort belle
+propri&eacute;t&eacute;; de plus, que c'est le d&eacute;sir du possesseur actuel de cette
+belle propri&eacute;t&eacute; qu'il sorte sans retard de ses habitudes actuelles et
+soit &eacute;lev&eacute; en jeune homme comme il faut; en jeune homme qui a de grandes
+esp&eacute;rances.&raquo;</p>
+
+<p>Mon r&ecirc;ve &eacute;tait &eacute;clos, les folles fantaisies de mon imagination &eacute;taient
+d&eacute;pass&eacute;es par la r&eacute;alit&eacute;, miss Havisham se chargeait de ma fortune sur
+une grande &eacute;chelle.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, monsieur Pip, poursuivit l'homme de loi, c'est &agrave; vous que
+j'adresse ce qui me reste &agrave; dire. <i>Primo</i>, vous saurez que la personne
+qui m'a donn&eacute; mes instructions exige que vous portiez toujours le nom de
+Pip. Vous n'avez nulle objection, je pense, &agrave; faire ce petit sacrifice &agrave;
+vos grandes esp&eacute;rances. Mais si vous voyez quelques objections, c'est
+maintenant qu'il faut les faire.&raquo;</p>
+
+<p>Mon c&oelig;ur battait si vite et les oreilles me tintaient si fort, que
+c'est &agrave; peine si je pus b&eacute;gayer:</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai aucune objection &agrave; faire &agrave; toujours porter le nom de Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense bien! <i>Secundo</i>, monsieur Pip, vous saurez que le nom de la
+personne... de votre g&eacute;n&eacute;reux bienfaiteur doit rester un profond secret
+pour tous et m&ecirc;me pour vous jusqu'&agrave; ce qu'il plaise &agrave; cette personne de
+le r&eacute;v&eacute;ler. Je suis &agrave; m&ecirc;me de vous dire que cette personne se r&eacute;serve de
+vous d&eacute;voiler ce myst&egrave;re de sa propre bouche, &agrave; la premi&egrave;re occasion.
+Cette envie lui prendra-t-elle? je ne saurais le dire, ni personne non
+plus.... Maintenant, vous devez bien comprendre qu'il vous est tr&egrave;s
+positivement d&eacute;fendu de faire aucune recherche sur ce sujet, ou m&ecirc;me
+aucune allusion, quelque &eacute;loign&eacute;e qu'elle soit, sur la personne que vous
+pourriez soup&ccedil;onner. Dans toutes les communications que vous devez avoir
+avec moi, si vous avez des soup&ccedil;ons au fond de votre c&oelig;ur, gardez-les.
+Il est inutile de chercher dans quel but on vous fait ces d&eacute;fenses;
+qu'elles proviennent d'un simple caprice ou des raisons les plus graves
+et les plus fortes, ce n'est pas &agrave; vous de vous en occuper. Voil&agrave; les
+conditions que vous devez accepter d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent, et vous engager &agrave;
+remplir. C'est la seule chose qui me reste &agrave; faire des instructions que
+j'ai re&ccedil;ues de la personne qui m'envoie, et pour laquelle je ne suis pas
+autrement responsable.... Cette personne est la personne sur laquelle
+reposent toutes vos esp&eacute;rances. Ce secret est connu seulement de cette
+personne et de moi. Encore une fois ces conditions ne sont pas
+difficiles &agrave; observer; mais si vous avez quelques objections &agrave; faire,
+c'est le moment de les produire.&raquo;</p>
+
+<p>Je balbutiai de nouveau avec la m&ecirc;me difficult&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai aucune objection &agrave; faire &agrave; ce que vous me dites.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense bien! Maintenant, monsieur Pip, j'ai fini d'&eacute;num&eacute;rer mes
+stipulations.&raquo;</p>
+
+<p>Bien qu'il m'appel&acirc;t M. Pip et commen&ccedil;&acirc;t &agrave; me traiter en homme, il ne
+pouvait se d&eacute;barrasser d'un certain air important et soup&ccedil;onneux; il
+fermait m&ecirc;me de temps en temps les yeux et jetait son doigt de mon c&ocirc;t&eacute;
+tout en parlant, comme pour me faire comprendre qu'il savait sur mon
+compte bien des choses dont il ne tenait qu'&agrave; lui de parler.</p>
+
+<p>&laquo;Nous arrivons, maintenant, dit-il, aux d&eacute;tails de l'arrangement. Vous
+devez savoir que, quoique je me sois servi plus d'une fois du mot:
+esp&eacute;rances, on ne vous donnera pas que des esp&eacute;rances seulement. J'ai
+entre les mains une somme d'argent qui suffira amplement &agrave; votre
+&eacute;ducation et &agrave; votre entretien. Vous voudrez bien me consid&eacute;rer comme
+votre tuteur. Oh! ajouta-t-il, comme j'allais le remercier, sachez une
+fois pour toutes qu'on me paye mes services et que sans cela je ne les
+rendrais pas. Il faut donc que vous receviez une &eacute;ducation en rapport
+avec votre nouvelle position, et j'esp&egrave;re que vous comprendrez la
+n&eacute;cessit&eacute; de commencer d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent &agrave; acqu&eacute;rir ce qui vous manque.&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis que j'en avais toujours eu grande envie.</p>
+
+<p>&laquo;Il importe peu que vous en ayez toujours eu l'envie, monsieur Pip,
+r&eacute;pliqua M. Jaggers, pourvu que vous l'ayez maintenant. Me
+promettez-vous que vous &ecirc;tes pr&ecirc;t &agrave; entrer de suite sous la direction
+d'un pr&eacute;cepteur? Est-ce convenu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondis-je, c'est convenu.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien. Maintenant, il faut consulter vos inclinations. Je ne
+trouve pas que ce soit agir sagement; mais je fais ce qu'on m'a dit de
+faire. Avez-vous entendu parler d'un ma&icirc;tre que vous pr&eacute;f&eacute;riez &agrave; un
+autre?&raquo;</p>
+
+<p>Je n'avais jamais entendu parler d'aucun ma&icirc;tre que de Biddy et de la
+grand'tante de M. Wopsle, je r&eacute;pondis donc n&eacute;gativement.</p>
+
+<p>&laquo;Je connais un certain ma&icirc;tre, qui, je crois, remplirait parfaitement le
+but que l'on se propose, dit M. Jaggers, je ne vous le recommande pas,
+remarquez-le bien, parce que je ne recommande jamais personne; le ma&icirc;tre
+dont je parle est un certain M. Mathieu Pocket.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fis-je tout saisi, en entendant le nom du parent de miss Havisham,
+le Mathieu dont Mrs et M. Camille avaient parl&eacute;, le Mathieu qui devait
+&ecirc;tre plac&eacute; &agrave; la t&ecirc;te de miss Havisham, quand elle serait &eacute;tendue morte
+sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez ce nom?&raquo; dit M. Jaggers, en me regardant d'un air rus&eacute;
+et en clignant des yeux, en attendant ma r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis que j'avais d&eacute;j&agrave; entendu prononcer ce nom.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! dit-il, vous l'avez entendu prononcer; mais qu'en pensez-vous?&raquo;</p>
+
+<p>Je dis, ou plut&ocirc;t j'essayai de dire, que je lui &eacute;tais on ne peut plus
+reconnaissant de cette recommandation.</p>
+
+<p>&laquo;Non, mon jeune ami! interrompit-il en secouant tout doucement sa large
+t&ecirc;te. Recueillez-vous... cherchez...&raquo;</p>
+
+<p>Tout en me recueillant, mais ne trouvant rien, je r&eacute;p&eacute;tai que je lui
+&eacute;tais tr&egrave;s reconnaissant de sa recommandation.</p>
+
+<p>&laquo;Non, mon jeune ami, fit-il en m'interrompant de nouveau; puis, fron&ccedil;ant
+les sourcils et souriant tout &agrave; la fois: Non... non... non... c'est tr&egrave;s
+bien, mais ce n'est pas cela. Vous &ecirc;tes trop jeune pour que je me
+contente de cette r&eacute;ponse: recommandation n'est pas le mot, monsieur
+Pip; trouvez-en un autre.&raquo;</p>
+
+<p>Me reprenant, je lui dis alors que je lui &eacute;tais fort oblig&eacute; de m'avoir
+indiqu&eacute; M. Mathieu Pocket.</p>
+
+<p>&laquo;C'est mieux ainsi!&raquo; s'&eacute;cria M. Jaggers.</p>
+
+<p>Et j'ajoutai:</p>
+
+<p>&laquo;Je serais bien aise d'essayer de M. Mathieu Pocket.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! Vous ferez mieux de l'essayer chez lui. On le pr&eacute;viendra. Vous
+pourrez d'abord voir son fils qui est &agrave; Londres. Quand viendrez-vous &agrave;
+Londres?&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis en jetant un coup d'&oelig;il du c&ocirc;t&eacute; de Joe, qui restait
+immobile et silencieux:</p>
+
+<p>&laquo;Je suis pr&ecirc;t &agrave; m'y rendre de suite.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, dit M. Jaggers, il vous faut des habits neufs, au lieu de ces
+v&ecirc;tements de travail. Disons donc d'aujourd'hui en huit jours.... Vous
+avez besoin d'un peu d'argent... faut-il vous laisser une vingtaine de
+guin&eacute;es?&raquo;</p>
+
+<p>Il tira de sa poche une longue bourse, compta avec un grand calme vingt
+guin&eacute;es, qu'il mit sur la table et les poussa devant moi. C'&eacute;tait la
+premi&egrave;re fois qu'il retirait sa jambe de dessus la chaise. Il se rassit
+les jambes &eacute;cart&eacute;es, et se mit &agrave; balancer sa longue bourse en lorgnant
+Joe de c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! Joseph Gargery, vous paraissez confondu?</p>
+
+<p>&mdash;Je le suis, dit Joe d'un ton tr&egrave;s d&eacute;cid&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Il a &eacute;t&eacute; convenu que vous ne demanderiez rien pour vous, souvenez-vous
+en.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a a &eacute;t&eacute; convenu, r&eacute;pondit Joe, c'est bien entendu et &ccedil;a ne changera
+pas, et je ne vous demanderai jamais rien de semblable.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit M. Jaggers en balan&ccedil;ant sa bourse, si j'avais re&ccedil;u les
+instructions n&eacute;cessaires pour vous faire un cadeau comme compensation?</p>
+
+<p>&mdash;Comme compensation de quoi? demanda Joe.</p>
+
+<p>&mdash;De la perte de ses services.&raquo;</p>
+
+<p>Joe appuya sa main sur mon &eacute;paule, aussi d&eacute;licatement qu'une femme. J'ai
+souvent pens&eacute; depuis qu'il ressemblait, avec son m&eacute;lange de force et de
+douceur, &agrave; un marteau &agrave; vapeur, qui peut aussi bien broyer un homme que
+frapper l&eacute;g&egrave;rement une coquille d'&oelig;uf.</p>
+
+<p>&laquo;C'est avec une joie que rien ne peut exprimer, dit-il, et de tout mon
+c&oelig;ur, que j'accueille le bonheur de mon petit Pip. Il est libre d'aller
+aux honneurs et &agrave; la fortune, et je le tiens quitte de ses services.
+Mais ne croyez pas que l'argent puisse compenser pour moi la perte de
+l'enfant que j'ai vu grandir dans la forge, et qui a toujours &eacute;t&eacute; mon
+meilleur ami!...&raquo;</p>
+
+<p>&Ocirc;! bon et cher Joe, que j'&eacute;tais si pr&egrave;s de quitter avec tant
+d'indiff&eacute;rence, je te vois encore passer ton robuste bras de forgeron
+sur tes yeux! Je vois encore ta large poitrine se gonfler, et j'entends
+ta voix expirer dans des sanglots &eacute;touff&eacute;s! &Ocirc;! cher, bon, fid&egrave;le et
+tendre Joe! Je sens le tremblement affectueux de ta grosse main sur mon
+bras aussi solennellement aujourd'hui que si c'&eacute;tait le fr&ocirc;lement de
+l'aile d'un ange.</p>
+
+<p>Mais, &agrave; ce moment, j'encourageais Joe. J'&eacute;tais &eacute;bloui par ma fortune &agrave;
+venir, et il me semblait impossible de revenir sur mes pas par les
+sentiers que nous avions parcourus ensemble. Je suppliai Joe de se
+consoler, puisque, comme il le disait, nous avions toujours &eacute;t&eacute; les
+meilleurs amis du monde, et, comme je le disais, moi, que nous le
+serions toujours. Joe s'essuya les yeux avec celle de ses mains qui
+restait libre, et il n'ajouta pas un seul mot.</p>
+
+<p>M. Jaggers avait vu et entendu tout cela, comme un homme pr&eacute;venu que Joe
+&eacute;tait l'idiot du village, et moi son gardien. Quand ce fut fini, il pesa
+dans sa main la bourse qu'il avait cess&eacute; de faire balancer.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, Joseph Gargery, je vous avertis que ceci est votre dernier
+recours. Je ne connais pas de demi-mesures: si vous voulez le cadeau que
+je suis charg&eacute; de vous faire, parlez et vous l'aurez; si, au contraire,
+comme vous le pr&eacute;tendez...&raquo;</p>
+
+<p>Ici, &agrave; mon grand &eacute;tonnement, il fut interrompu par les brusques
+mouvements de Joe, qui tournait autour de lui, ayant grande envie de
+tomber sur lui et de lui administrer quelques vigoureux coups de poing.</p>
+
+<p>&laquo;Je pr&eacute;tends, cria Joe, que si vous venez dans ma maison pour me
+harceler et m'insulter, vous allez sortir! Oui, je le dis et je vous le
+r&eacute;p&egrave;te, si vous &ecirc;tes un homme, sortez! Je sais ce que je dis, ce que
+j'ai dit une fois, je n'en d&eacute;mords jamais!&raquo;</p>
+
+<p>Je pris Joe &agrave; part, il se calma aussit&ocirc;t, et se contenta simplement de
+me r&eacute;p&eacute;ter d'une mani&egrave;re fort obligeante et comme un avertissement poli
+pour ceux que cela pouvait concerner, qu'il ne se laisserait ni harceler
+ni insulter chez lui. M. Jaggers s'&eacute;tait lev&eacute; pendant les d&eacute;monstrations
+peu pacifiques de Joe, et il avait gagn&eacute; la porte sans bruit, il est
+vrai, mais aussi sans t&eacute;moigner la moindre disposition &agrave; rentrer. Il
+m'adressa de loin les derni&egrave;res recommandations que voici:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, monsieur Pip, je pense que plus t&ocirc;t vous quitterez cette
+maison et mieux vous ferez, puisque vous &ecirc;tes destin&eacute; &agrave; devenir un
+monsieur comme il faut: que ce soit donc dans huit jours. Vous recevrez
+d'ici l&agrave; mon adresse; vous pourrez prendre un fiacre en arrivant &agrave;
+Londres, et vous vous ferez conduire directement chez moi. Comprenez que
+je n'exprime aucune opinion quelconque sur la mission toute de confiance
+dont je suis charg&eacute;; je suis pay&eacute; pour la remplir, et je la remplis.
+Surtout, comprenez bien cela, comprenez-le bien.&raquo;</p>
+
+<p>En disant cela, il jetait son doigt tour &agrave; tour dans la direction de
+chacun de nous; je crois m&ecirc;me qu'il aurait continu&eacute; &agrave; parler longtemps
+s'il n'avait pas vu que Joe pouvait devenir dangereux; mais il partit.
+Il me vint dans l'id&eacute;e de courir apr&egrave;s lui, comme il regagnait les
+<i>Trois jolis Bateliers</i>, o&ugrave; il avait laiss&eacute; une voiture de louage.</p>
+
+<p>&laquo;Pardon, monsieur Jaggers, m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-il en se retournant, qu'est-ce qu'il y a encore?</p>
+
+<p>&mdash;Je d&eacute;sire faire tout ce qui est convenable, monsieur Jaggers, et
+suivre vos conseils. J'ai donc pens&eacute; qu'il fallait vous les demander. Y
+aurait-il quelque inconv&eacute;nient &agrave; ce que je prisse cong&eacute; de tous ceux que
+je connais dans ce pays avant de partir?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il en me regardant comme s'il avait peine &agrave; me comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas dire dans le village seulement, mais aussi dans la
+ville.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il, il n'y a aucun inconv&eacute;nient &agrave; cela.&raquo;</p>
+
+<p>Je le remerciai et retournai en courant &agrave; la maison. Joe avait d&eacute;j&agrave; eu
+le temps de fermer la grande porte, de mettre un peu d'ordre au salon de
+r&eacute;ception, et il &eacute;tait assis devant le feu de la cuisine, avec une main
+sur chacun de ses genoux, regardant fixement les charbons enflamm&eacute;s. Je
+m'assis comme lui devant le feu, et, comme lui, je me mis &agrave; regarder les
+charbons, et nous gard&acirc;mes ainsi le silence pendant assez longtemps.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur &eacute;tait dans son coin, enfonc&eacute;e dans son fauteuil &agrave; coussins, et
+Biddy cousait, assise pr&egrave;s du feu. Joe &eacute;tait plac&eacute; pr&egrave;s de Biddy et moi
+pr&egrave;s de Joe, dans le coin qui faisait face &agrave; ma s&oelig;ur. Plus je regardais
+les charbons br&ucirc;ler, plus je devenais incapable de lever les yeux sur
+Joe. Plus le silence durait, plus je me sentais incapable de parler.</p>
+
+<p>Enfin je parvins &agrave; articuler:</p>
+
+<p>&laquo;Joe, as-tu dit &agrave; Biddy?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon petit Pip, r&eacute;pondit Joe sans cesser de regarder le feu et
+tenant ses genoux serr&eacute;s comme s'il avait &eacute;t&eacute; pr&eacute;venu qu'ils avaient
+l'intention de se s&eacute;parer. J'ai voulu te laisser le plaisir de le lui
+dire toi-m&ecirc;me, mon petit Pip.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime mieux que cela vienne de toi, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit Joe, mon petit Pip devient un richard, Biddy, que la
+b&eacute;n&eacute;diction de Dieu l'accompagne!&raquo;</p>
+
+<p>Biddy laissa tomber son ouvrage et leva les yeux sur moi. Joe leva ses
+deux genoux et me regarda. Quant &agrave; moi, je les regardai tous les deux.
+Apr&egrave;s un moment de silence, ils me f&eacute;licit&egrave;rent de tout leur c&oelig;ur, mais
+je sentais qu'il y avait une certaine nuance de tristesse dans leurs
+f&eacute;licitations. Je pris sur moi de bien faire comprendre &agrave; Biddy, et &agrave;
+Joe par Biddy, que je consid&eacute;rais que c'&eacute;tait une grave obligation pour
+mes amis de ne rien savoir et de ne rien dire sur la personne qui me
+prot&eacute;geait et qui faisait ma fortune. Je fis observer que tout cela
+viendrait en temps et lieu; mais que, jusque-l&agrave;, il ne fallait rien
+dire, si ce n'est que j'avais de grandes esp&eacute;rances, et que ces grandes
+esp&eacute;rances venaient d'un protecteur inconnu. Biddy secoua la t&ecirc;te d'un
+air r&ecirc;veur en reprenant son ouvrage, et dit qu'en ce qui la regardait
+particuli&egrave;rement elle serait discr&egrave;te. Joe, sans &ocirc;ter ses mains de
+dessus ses genoux, dit:</p>
+
+<p>&laquo;Et moi aussi, mon petit Pip, je serai particuli&egrave;rement discret.&raquo;</p>
+
+<p>Ensuite, ils recommenc&egrave;rent &agrave; me f&eacute;liciter, et ils s'&eacute;tonn&egrave;rent m&ecirc;me &agrave;
+un tel point de me voir devenir un monsieur, que cela finit par ne me
+plaire qu'&agrave; moiti&eacute;.</p>
+
+<p>Biddy prit alors toutes les peines imaginables pour donner &agrave; ma s&oelig;ur
+une id&eacute;e de ce qui &eacute;tait arriv&eacute;. Mais, comme je l'avais pr&eacute;vu, tous ses
+efforts furent inutiles. Elle rit et agita la t&ecirc;te &agrave; plusieurs reprises,
+puis elle r&eacute;p&eacute;ta apr&egrave;s Biddy ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;Pip... fortune.... Pip... fortune...&raquo;</p>
+
+<p>Mais je doute qu'ils aient eu plus de signification pour elle qu'un cri
+d'&eacute;lection, et je ne puis rien trouver de plus triste pour peindre
+l'&eacute;tat de son esprit.</p>
+
+<p>Je ne l'aurais jamais pu croire si je ne l'eusse &eacute;prouv&eacute;, mais &agrave; mesure
+que Joe et Biddy reprenaient leur gaiet&eacute; habituelle je devenais plus
+triste. Je ne pouvais &ecirc;tre, bien entendu, m&eacute;content de ma fortune, mais
+il se peut cependant que, sans bien m'en rendre compte, j'aie &eacute;t&eacute;
+m&eacute;content de moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, je m'assis, les coudes sur mes genoux et ma t&ecirc;te
+dans mes mains, regardant le feu, pendant que Biddy et Joe parlaient de
+mon d&eacute;part et de ce qu'ils feraient sans moi, et de toutes sortes de
+choses analogues. Toutes les fois que je surprenais l'un d'eux me
+regardant (ce qui leur arrivait souvent, surtout &agrave; Biddy), je me sentais
+offens&eacute; comme s'ils m'eussent exprim&eacute; une sorte de m&eacute;fiance, quoique,
+Dieu le sait, tel ne f&ucirc;t jamais leur sentiment, soit qu'ils exprimassent
+leur pens&eacute;e par parole ou par action.</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment je me levai pour aller voir &agrave; la porte, car pour a&eacute;rer la
+pi&egrave;ce, la porte de notre cuisine restait ouverte pendant les nuits
+d'&eacute;t&eacute;. Je regardai les &eacute;toiles et je les consid&eacute;rais comme de tr&egrave;s
+pauvres, tr&egrave;s malheureuses et tr&egrave;s humbles &eacute;toiles d'&ecirc;tre r&eacute;duites &agrave;
+briller sur les objets rustiques, au milieu desquels j'avais v&eacute;cu.</p>
+
+<p>&laquo;Samedi soir, dis-je, lorsque nous nous ass&icirc;mes pour souper, de pain de
+fromage et de bi&egrave;re, dans cinq jours nous serons &agrave; la veille de mon
+d&eacute;part: ce sera bient&ocirc;t venu.</p>
+
+<p>Oui, mon petit Pip, observa Joe dont la voix r&eacute;sonna creux dans son
+gobelet de bi&egrave;re, ce sera bient&ocirc;t venu!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, bient&ocirc;t, bient&ocirc;t venu! fit Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pens&eacute;, Joe, qu'en allant &agrave; la ville lundi pour commander mes
+nouveaux habits, je ferais bien de dire au tailleur que j'irais les
+essayer chez lui, ou plut&ocirc;t qu'il doit les porter chez M. Pumblechook;
+il me serait on ne peut plus d&eacute;sagr&eacute;able d'&ecirc;tre tois&eacute; par tous les
+habitants du village.</p>
+
+<p>&mdash;M. et Mrs Hubble seraient sans doute bien aise de te voir dans ton
+nouveau joli costume, mon petit Pip, dit Joe, en coupant ing&eacute;nieusement
+son pain et son fromage sur la paume de sa main gauche et en lorgnant
+mon souper intact, comme s'il se f&ucirc;t souvenu du temps o&ugrave; nous avions
+coutume de comparer nos tartines. Et Wopsle aussi, et je ne doute pas
+que les <i>Trois jolis Bateliers</i> ne regardassent ta visite comme un grand
+honneur que tu leur ferais.</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement ce que je ne veux pas, Joe. Ils en feraient une
+affaire d'&Eacute;tat, et &ccedil;a ne m'irait gu&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! alors, mon petit Pip, si &ccedil;a ne te va pas...&raquo;</p>
+
+<p>Alors Biddy me dit tout bas, en tenant l'assiette de ma s&oelig;ur:</p>
+
+<p>&laquo;As-tu pens&eacute; &agrave; te montrer &agrave; M. Gargery, &agrave; ta s&oelig;ur et &agrave; moi? Tu nous
+laisseras te voir, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Biddy, r&eacute;pondis-je avec un peu de ressentiment, tu es si vive, qu'il
+est bien difficile de te suivre.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a toujours &eacute;t&eacute; vive, observa Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu avais attendu un moment de plus, Biddy, tu m'aurais entendu dire
+que j'apporterai mes habits ici dans un paquet la veille de mon d&eacute;part.&raquo;</p>
+
+<p>Biddy ne dit plus rien. Lui pardonnant g&eacute;n&eacute;reusement, j'&eacute;changeai avec
+elle et Joe un bonsoir affectueux, et je montai me coucher. En arrivant
+dans mon r&eacute;duit, je m'assis et promenai un long regard sur cette
+mis&eacute;rable petite chambre, que j'allais bient&ocirc;t quitter &agrave; jamais pour
+parvenir &agrave; une position plus &eacute;lev&eacute;e. Elle contenait, elle aussi, des
+souvenirs de fra&icirc;che date, et en ce moment je ne pus m'emp&ecirc;cher de la
+comparer avec les chambres plus confortables que j'allais habiter, et je
+sentis dans mon esprit la m&ecirc;me incertitude que j'avais si souvent
+&eacute;prouv&eacute;e en comparant la forge &agrave; la maison de miss Havisham, et Biddy &agrave;
+Estelle.</p>
+
+<p>Le soleil avait dard&eacute; gaiement tout le jour sur le toit de ma mansarde,
+et la chambre &eacute;tait chaude. J'ouvris la fen&ecirc;tre et je regardai au
+dehors. Je vis Joe sortir doucement par la sombre porte d'en bas pour
+aller faire un tour ou deux en plein air. Puis je vis Biddy aller le
+retrouver et lui apporter une pipe qu'elle lui alluma. Jamais il ne
+fumait si tard, et il me sembla qu'en ce moment il devait avoir besoin
+d'&ecirc;tre consol&eacute; d'une mani&egrave;re ou d'une autre.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t il vint se placer &agrave; la porte situ&eacute;e imm&eacute;diatement au-dessous de
+ma fen&ecirc;tre. Biddy y vint aussi. Ils causaient tranquillement ensemble,
+et je sus bien vite qu'ils parlaient de moi, car je les entendis
+prononcer mon nom &agrave; plusieurs reprises. Je n'aurais pas voulu en
+entendre davantage quand m&ecirc;me je l'aurais pu. Je quittai donc la petite
+fen&ecirc;tre et je m'assis sur mon unique chaise, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de mon lit, pensant
+combien il &eacute;tait &eacute;trange que cette premi&egrave;re nuit de ma brillante fortune
+f&ucirc;t la plus triste que j'eusse encore pass&eacute;e.</p>
+
+<p>En regardant par la fen&ecirc;tre ouverte, je vis les petites ondulations
+lumineuses qui s'&eacute;levaient de la pipe de Joe. Je m'imaginai que
+c'&eacute;taient autant de b&eacute;n&eacute;dictions de sa part, non pas offertes avec
+importunit&eacute; ou &eacute;tal&eacute;es devant moi, mais se r&eacute;pandant dans l'air que nous
+partagions. J'&eacute;teignis ma lumi&egrave;re et me mis au lit. Ce n'&eacute;tait plus mon
+lit calme et tranquille d'autrefois; et je n'y devais plus dormir de mon
+ancien sommeil, si doux et si profond!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XIX" id="CHAPITRE_XIX"></a><a href="#table">CHAPITRE XIX.</a></h2>
+
+
+<p>Le jour apporta une diff&eacute;rence consid&eacute;rable dans ma mani&egrave;re d'envisager
+les choses et mon avenir en g&eacute;n&eacute;ral, et l'&eacute;claircit au point qu'il ne me
+semblait plus le m&ecirc;me. Ce qui pesait surtout d'un grand poids sur mon
+esprit, c'&eacute;tait la r&eacute;flexion qu'il y avait encore six jours entre le
+moment pr&eacute;sent et celui de mon d&eacute;part, car j'&eacute;tais poursuivi par la
+crainte que, dans cet intervalle, il pouvait subvenir quelque chose
+d'extraordinaire dans Londres, et qu'&agrave; mon arriv&eacute;e je trouverais
+peut-&ecirc;tre cette ville consid&eacute;rablement boulevers&eacute;e, sinon compl&egrave;tement
+ras&eacute;e.</p>
+
+<p>Joe et Biddy me t&eacute;moignaient beaucoup de sympathie et de contentement
+quand je parlais de notre prochaine s&eacute;paration, mais ils n'en parlaient
+jamais les premiers. Apr&egrave;s d&eacute;jeuner, Joe alla chercher mon engagement
+d'apprentissage dans le petit salon; nous le jet&acirc;mes au feu et je sentis
+que j'&eacute;tais libre. Tout fra&icirc;chement &eacute;mancip&eacute;, je m'en allai &agrave; l'&eacute;glise
+avec Joe, et je pensai que peut-&ecirc;tre le ministre n'aurait pas lu ce qui
+concerne le riche et le royaume des cieux s'il avait su tout ce qui se
+passait.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s notre d&icirc;ner, je sortis seul avec l'intention d'en finir avec les
+marais et de leur faire mes adieux. En passant devant l'&eacute;glise je
+sentis, comme je l'avais d&eacute;j&agrave; senti le matin une compassion sublime pour
+les pauvres cr&eacute;atures destin&eacute;es &agrave; s'y rendre tous les dimanches de leur
+vie, puis enfin &agrave; &ecirc;tre couch&eacute;es obscur&eacute;ment sous ces humbles tertres
+verts. Je me promis de faire quelque chose pour elles, un jour ou
+l'autre, et je formai le projet d'octroyer un d&icirc;ner compos&eacute; de
+roastbeef, de plum-pudding, d'une pinte d'ale et d'un gallon de
+condescendance &agrave; chaque personne du village.</p>
+
+<p>Si jusqu'alors j'avais souvent pens&eacute; avec un certain m&eacute;lange de honte &agrave;
+ma liaison avec le fugitif que j'avais autrefois rencontr&eacute; au milieu de
+ces tombes, quelles ne furent pas mes pens&eacute;es ce jour-l&agrave;, dans le lieu
+m&ecirc;me qui me rappelait le mis&eacute;rable grelottant et d&eacute;guenill&eacute;, avec son
+fer et sa marque de criminel! Ma consolation &eacute;tait que cela &eacute;tait arriv&eacute;
+il y avait d&eacute;j&agrave; longtemps; qu'il avait sans doute &eacute;t&eacute; transport&eacute; bien
+loin; qu'il &eacute;tait mort pour moi, et qu'apr&egrave;s tout, il pouvait &ecirc;tre
+v&eacute;ritablement mort pour tout le monde.</p>
+
+<p>Pour moi, il n'y avait plus de tertres humides, plus de foss&eacute;s, plus
+d'&eacute;cluses, plus de bestiaux au p&acirc;turage; ceux que je rencontrais me
+parurent, &agrave; leur d&eacute;marche morne et triste, avoir pris un air plus
+respectueux, et il me sembla qu'ils retournaient leur t&ecirc;te pour voir, le
+plus longtemps possible, le possesseur d'aussi grandes esp&eacute;rances.</p>
+
+<p>&laquo;Adieu, compagnons monotones de mon enfance, d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent, je ne pense
+qu'&agrave; Londres et &agrave; la grandeur, et non &agrave; la forge et &agrave; vous!&raquo;</p>
+
+<p>Je gagnai, en m'exaltant, la vieille Batterie; je m'y couchai et
+m'endormis, en me demandant si miss Havisham me destinait &agrave; Estelle.</p>
+
+<p>Quand je m'&eacute;veillai, je fus tr&egrave;s surpris de trouver Joe assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+moi, et fumant sa pipe. Joe salua mon r&eacute;veil d'un joyeux sourire et me
+dit:</p>
+
+<p>&laquo;Comme c'est la derni&egrave;re fois, mon petit Pip, j'ai pris sur moi de te
+suivre.</p>
+
+<p>&mdash;Et j'en suis bien content, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon petit Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux &ecirc;tre certain, Joe, dis-je quand nous nous f&ucirc;mes serr&eacute; les
+mains, que je ne t'oublierai jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, mon petit Pip! dit Joe d'un air convaincu, j'en suis
+certain. Ah! ah! mon petit Pip, il suffit, Dieu merci, de se le bien
+fourrer dans la t&ecirc;te pour en &ecirc;tre certain; mais j'ai eu assez de mal &agrave; y
+arriver.... Le changement a &eacute;t&eacute; si brusque, n'est-ce pas?&raquo;</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, je n'&eacute;tais pas des plus satisfaits de voir Joe si
+s&ucirc;r de moi. J'aurais aim&eacute; &agrave; lui voir montrer quelque &eacute;motion, ou &agrave;
+l'entendre dire: &laquo;Cela te fait honneur, mon petit Pip,&raquo; ou bien quelque
+chose de semblable. Je ne fis donc aucune remarque &agrave; la premi&egrave;re
+insinuation de Joe, me contentant de r&eacute;pondre &agrave; la seconde, que la
+nouvelle &eacute;tait en effet venue tr&egrave;s brusquement, mais que j'avais
+toujours souhait&eacute; devenir un monsieur, et que j'avais souvent song&eacute; &agrave; ce
+que je ferais si je le devenais.</p>
+
+<p>&laquo;En v&eacute;rit&eacute;! dit-il, tu y as pens&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien dommage aujourd'hui, Joe, que tu n'aies pas un peu plus
+profit&eacute;, quand nous apprenions nos le&ccedil;ons ici, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas trop, r&eacute;pondit Joe, je suis si b&ecirc;te. Je ne connais que
+mon &eacute;tat, &ccedil;'a toujours &eacute;t&eacute; dommage que je sois si terriblement b&ecirc;te,
+mais &ccedil;a n'est pas plus dommage aujourd'hui que &ccedil;a ne l'&eacute;tait... il y a
+aujourd'hui un an.... Qu'en dis-tu?&raquo;</p>
+
+<p>J'avais voulu dire qu'en me trouvant en position de faire quelque chose
+pour Joe, j'aurais &eacute;t&eacute; apte &agrave; remplir une position plus &eacute;lev&eacute;e. Il &eacute;tait
+si loin de comprendre mes intentions, que je songeai &agrave; en faire part de
+pr&eacute;f&eacute;rence &agrave; Biddy.</p>
+
+<p>En cons&eacute;quence, quand nous f&ucirc;mes rentr&eacute;s &agrave; la maison, et que nous e&ucirc;mes
+pris notre th&eacute;, j'attirai Biddy dans notre petit jardin qui longe la
+ruelle, et apr&egrave;s avoir stimul&eacute; ses esprits, en lui insinuant d'une
+mani&egrave;re g&eacute;n&eacute;rale que je ne l'oublierais jamais, je lui dis que j'avais
+une faveur &agrave; lui demander.</p>
+
+<p>&laquo;Et cette faveur, Biddy, dis-je, c'est que tu ne laisseras jamais
+&eacute;chapper l'occasion de pousser Joe un tant soit peu.</p>
+
+<p>&mdash;Le pousser, comment et &agrave; quoi? demanda Biddy en ouvrant de grands
+yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Joe est un brave et digne gar&ccedil;on; je pense m&ecirc;me que c'est le plus
+brave et le plus digne gar&ccedil;on qui ait jamais v&eacute;cu; mais il est un peu en
+retard dans certaines choses; par exemple, Biddy, dans son instruction
+et dans ses mani&egrave;res.&raquo;</p>
+
+<p>Bien que j'eusse regard&eacute; Biddy en parlant, et bien qu'elle ouvr&icirc;t des
+yeux &eacute;normes quand j'eus parl&eacute;, elle ne me regarda pas.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! ses mani&egrave;res! est-ce que ses mani&egrave;res ne sont pas convenables?
+demanda Biddy en cueillant une feuille de cassis.</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re Biddy, elles conviennent parfaitement ici....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! elles sont tr&egrave;s bien ici, interrompit Biddy en regardant avec
+attention la feuille qu'elle tenait &agrave; la main.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute-moi jusqu'au bout: si je devais faire arriver Joe &agrave; une
+position plus &eacute;lev&eacute;e, comme j'esp&egrave;re bien le faire, lorsque je serai
+parvenu moi-m&ecirc;me, on n'aurait pas pour lui les &eacute;gards qu'il m&eacute;rite.</p>
+
+<p>&mdash;Et ne penses-tu pas qu'il le sache?&raquo; demanda Biddy.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave; une question bien embarrassante, car je n'y avais jamais
+song&eacute;, et je m'&eacute;criai s&egrave;chement:</p>
+
+<p>&laquo;Biddy! que veux-tu dire?&raquo;</p>
+
+<p>Biddy mit en pi&egrave;ces la feuille qu'elle tenait dans sa main, et, depuis,
+je me suis toujours souvenu de cette soir&eacute;e, pass&eacute;e dans notre petit
+jardin, toutes les fois que je sentais l'odeur du cassis. Puis elle dit:</p>
+
+<p>&laquo;N'as-tu jamais song&eacute; qu'il pourrait &ecirc;tre fier?</p>
+
+<p>&mdash;Fier!... r&eacute;p&eacute;tai-je avec une inflexion pleine de d&eacute;dain.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il y a bien des sortes de fiert&eacute;, dit Biddy en me regardant en
+face et en secouant la t&ecirc;te. L'orgueil n'est pas toujours de la m&ecirc;me
+esp&egrave;ce.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu veux donc dire?</p>
+
+<p>&mdash;Non, il n'est pas toujours de la m&ecirc;me esp&egrave;ce, Joe est peut-&ecirc;tre trop
+fier pour abandonner une situation qu'il est apte &agrave; remplir, et qu'il
+remplit parfaitement. &Agrave; dire vrai, je pense que c'est comme cela, bien
+qu'il puisse para&icirc;tre hardi de m'entendre parler ainsi, car tu dois le
+conna&icirc;tre beaucoup mieux que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Biddy, je ne m'attendais pas &agrave; cela de ta part, et j'en
+&eacute;prouve bien du chagrin.... Tu es envieuse et jalouse, Biddy, tu es vex&eacute;e
+de mon changement de fortune, et tu ne peux le dissimuler.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu as le c&oelig;ur de penser cela, repartit Biddy, dis-le, dis-le et
+redis-le, si tu as le c&oelig;ur de le penser!</p>
+
+<p>&mdash;Si tu as le c&oelig;ur d'&ecirc;tre ainsi, Biddy, dis-je avec un ton de
+sup&eacute;riorit&eacute;, ne le rejette pas sur moi. Je suis vraiment f&acirc;ch&eacute; de
+voir... d'&ecirc;tre t&eacute;moin de pareils sentiments... c'est un des mauvais
+c&ocirc;t&eacute;s de la nature humaine. J'avais l'intention de te prier de profiter
+de toutes les occasions que tu pourrais avoir, apr&egrave;s mon d&eacute;part, de
+rendre Joe plus convenable, mais apr&egrave;s ce qui vient de se passer, je ne
+te demande plus rien. Je suis extr&ecirc;mement pein&eacute; de te voir ainsi, Biddy,
+r&eacute;p&eacute;tai-je, c'est... c'est un des vilains c&ocirc;t&eacute;s de la nature humaine.</p>
+
+<p>&mdash;Que tu me bl&acirc;mes ou que tu m'approuves, repartit Biddy, tu peux
+compter que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, et, quelle que
+soit l'opinion que tu emportes de moi, elle n'alt&egrave;rera en rien le
+souvenir que je garderai de toi. Cependant, un monsieur comme tu vas
+l'&ecirc;tre ne devrait pas &ecirc;tre injuste,&raquo; dit Biddy en d&eacute;tournant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Je redis encore une fois avec chaleur que c'&eacute;tait un des vilains c&ocirc;t&eacute;s
+de la nature humaine. Je me trompais dans l'application de mon
+raisonnement, mais plus tard, les circonstances m'ont prouv&eacute; sa
+justesse, et je m'&eacute;loignai de Biddy, en continuant d'avancer dans la
+petite all&eacute;e, et Biddy rentra dans la maison. Je sortis par la porte du
+jardin, et j'errai au hasard jusqu'&agrave; l'heure du souper, songeant combien
+il &eacute;tait &eacute;trange et malheureux que la seconde nuit de ma brillante
+fortune f&ucirc;t aussi solitaire et triste que la premi&egrave;re.</p>
+
+<p>Mais le matin &eacute;claircit encore une fois ma vue et mes id&eacute;es. J'&eacute;tendis
+ma cl&eacute;mence sur Biddy, et nous abandonn&acirc;mes ce sujet. Ayant endoss&eacute; mes
+meilleurs habits, je me rendis &agrave; la ville d'aussi bon matin que je
+pouvais esp&eacute;rer trouver les boutiques ouvertes, et je me pr&eacute;sentai chez
+M. Trabb, le tailleur. Ce personnage &eacute;tait &agrave; d&eacute;jeuner dans son
+arri&egrave;re-boutique; il ne jugea pas &agrave; propos de venir &agrave; moi, mais il me
+fit venir &agrave; lui.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, s'&eacute;cria M. Trabb, comme quelqu'un qui fait une bonne
+rencontre; comment allez-vous, et que puis-je faire pour vous?&raquo;</p>
+
+<p>M. Trabb avait coup&eacute; en trois tranches son petit pain chaud et avait
+fait trois lits sur lesquels il avait &eacute;tendu du beurre frais, puis il
+les avait superpos&eacute;s les uns sur les autres. C'&eacute;tait un bienheureux
+vieux gar&ccedil;on. Sa fen&ecirc;tre donnait sur un bienheureux petit verger, et il
+y avait un bienheureux coffre scell&eacute; dans le mur, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la chemin&eacute;e,
+et je ne doutais pas qu'une grande partie de sa fortune n'y f&ucirc;t enferm&eacute;e
+dans des sacs.</p>
+
+<p>&laquo;M. Trabb, dis-je, c'est une chose d&eacute;sagr&eacute;able &agrave; annoncer, parce que
+cela peut para&icirc;tre de la forfanterie, mais il m'est survenu une fortune
+magnifique.&raquo;</p>
+
+<p>Un changement s'op&eacute;ra dans toute la personne de M. Trabb. Il oublia ses
+tartines de beurre, quitta la table et essuya ses doigts sur la nappe en
+s'&eacute;criant:</p>
+
+<p>&laquo;Que Dieu ait piti&eacute; de mon &acirc;me!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Je vais chez mon tuteur, &agrave; Londres, dis-je en tirant de ma poche et
+comme par hasard quelques guin&eacute;es sur lesquelles je jetai complaisamment
+les yeux, et je d&eacute;sirerais me procurer un habillement fashionable. Je
+vais vous payer, ajoutai-je, craignant qu'il ne voul&ucirc;t me faire mes
+v&ecirc;tements neufs que contre argent comptant.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur, dit M. Trabb en s'inclinant respectueusement et en
+prenant la libert&eacute; de s'emparer de mes bras et de me faire toucher les
+deux coudes l'un contre l'autre, ne me faites pas l'injure de me parler
+de la sorte. Me risquerai-je &agrave; vous f&eacute;liciter? Me ferez-vous l'honneur
+de passer dans ma boutique?&raquo;</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on de M. Trabb &eacute;tait bien le gar&ccedil;on le plus effront&eacute; de tout le
+pays. Quand j'&eacute;tais entr&eacute;, il &eacute;tait en train de balayer la boutique; il
+avait &eacute;gay&eacute; ses labeurs en balayant sur moi; il balayait encore quand
+j'y revins, accompagn&eacute; de M. Trabb, et il cognait le manche du balai
+contre tous les coins et tous les obstacles possibles, pour exprimer, je
+ne le comprenais que trop bien, que l'&eacute;galit&eacute; existait entre lui et
+n'importe quel forgeron, mort ou vif.</p>
+
+<p>&laquo;Cessez ce bruit, dit M. Trabb avec une grande s&eacute;v&eacute;rit&eacute;, ou je vous
+casse la t&ecirc;te! Faites-moi la faveur de vous asseoir, monsieur. Voyez
+ceci, dit-il en prenant une pi&egrave;ce d'&eacute;toffe; et, la d&eacute;ployant, il la
+drapa au-dessus du comptoir, en larges plis, afin de me faire admirer
+son lustre, c'est un article charmant. Je crois pouvoir vous le
+recommander, parce qu'il est r&eacute;ellement extra-sup&eacute;rieur! Mais je vais
+vous en faire voir d'autres. Donnez-moi le num&eacute;ro 4!&raquo; cria-t-il au
+gar&ccedil;on, en lui lan&ccedil;ant une paire d'yeux des plus s&eacute;v&egrave;res, car il
+pr&eacute;voyait que le mauvais sujet allait me heurter avec le num&eacute;ro 4, ou me
+faire quelque autre signe de familiarit&eacute;.</p>
+
+<p>M. Trabb ne quitta pas des yeux le gar&ccedil;on, jusqu'&agrave; ce qu'il e&ucirc;t d&eacute;pos&eacute;
+le num&eacute;ro 4 sur la table qui se trouvait &agrave; une distance convenable.
+Alors, il lui ordonna d'apporter le num&eacute;ro 5 et le num&eacute;ro 8.</p>
+
+<p>&laquo;Et surtout plus de vos farces, dit M. Trabb, ou vous vous en
+repentirez, mauvais garnement, tout le restant de vos jours.&raquo;</p>
+
+<p>M. Trabb se pencha ensuite sur le num&eacute;ro 4, et avec un ton confidentiel
+et respectueux tout &agrave; la fois, il me le recommanda comme un article
+d'&eacute;t&eacute; fort en vogue parmi la <i>Nobility</i> et la <i>Gentry</i>, article qu'il
+consid&eacute;rait comme un honneur de pouvoir livrer &agrave; ses compatriotes, si
+toutefois il lui &eacute;tait permis de se dire mon compatriote.</p>
+
+<p>&laquo;M'apporterez-vous les num&eacute;ros 5 et 8, vagabond! dit alors M. Trabb;
+apportez-les de suite, ou je vais vous jeter &agrave; la porte et les aller
+chercher moi-m&ecirc;me!&raquo;</p>
+
+<p>Avec l'assistance de M. Trabb, je choisis les &eacute;toffes n&eacute;cessaires pour
+confectionner un habillement complet, et je rentrai dans
+l'arri&egrave;re-boutique pour me faire prendre mesure; car, bien que M. Trabb
+e&ucirc;t d&eacute;j&agrave; ma mesure, et qu'il s'en f&ucirc;t content&eacute; jusque l&agrave;, il me dit, en
+mani&egrave;re d'excuse, qu'elle ne pouvait plus convenir dans les
+circonstances actuelles, que c'&eacute;tait m&ecirc;me de toute impossibilit&eacute;. Ainsi
+donc, M. Trabb me mesura et calcula dans l'arri&egrave;re-boutique comme si
+j'eusse &eacute;t&eacute; une propri&eacute;t&eacute; et lui le plus habile des g&eacute;om&egrave;tres; il se
+donna tant de peine, que j'emportai la conviction que la plus ample
+facture ne pourrait le d&eacute;dommager suffisamment. Quand il eut fini et
+qu'il fut convenu qu'il enverrait le tout chez M. Pumblechook, le jeudi
+soir, il dit en tenant sa main sur la serrure de l'arri&egrave;re-boutique:</p>
+
+<p>&laquo;Je sais bien, monsieur, que les &eacute;l&eacute;gants de Londres ne peuvent en
+g&eacute;n&eacute;ral prot&eacute;ger le commerce local; mais si vous vouliez venir me voir
+de temps en temps, en qualit&eacute; de compatriote, je vous en serais on ne
+peut plus reconnaissant. Je vous souhaite le bonjour, monsieur, bien
+oblig&eacute;!... La porte!&raquo;</p>
+
+<p>Ce dernier mot &eacute;tait &agrave; l'adresse du gar&ccedil;on, qui ne se doutait pas le
+moins du monde de ce que cela signifiait; mais je le vis se troubler et
+d&eacute;faillir pendant que son ma&icirc;tre m'&eacute;poussetait avec ses mains, tout en
+me reconduisant. Ma premi&egrave;re exp&eacute;rience de l'immense pouvoir de
+l'argent fut qu'il avait moralement renvers&eacute; le gar&ccedil;on du tailleur
+Trabb.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s de m&eacute;morable &eacute;v&eacute;nement, je me rendis chez le chapelier, chez le
+cordonnier et chez le bonnetier, tout en me disant que j'&eacute;tais comme le
+chien de la m&egrave;re Hubbart, dont l'&eacute;quipement r&eacute;clamait les soins de
+plusieurs genres de commerce. J'allai aussi au bureau de la diligence
+retenir ma place pour le samedi matin. Il n'&eacute;tait pas n&eacute;cessaire
+d'expliquer partout qu'il m'&eacute;tait survenu une magnifique fortune, mais
+toutes les fois que je disais quelque chose &agrave; ce sujet, les boutiquiers
+cessaient aussit&ocirc;t de regarder avec distraction par la fen&ecirc;tre donnant
+sur la Grande-Rue, et concentraient sur moi toute leur attention. Quand
+j'eus command&eacute; tout ce dont j'avais besoin, je me rendis chez
+Pumblechook, et en approchant de sa maison, je l'aper&ccedil;us debout sur le
+pas de la porte.</p>
+
+<p>Il m'attendait avec une grande impatience; il &eacute;tait sorti de grand matin
+dans sa chaise, et il &eacute;tait venu &agrave; la forge et avait appris la grande
+nouvelle: il avait pr&eacute;par&eacute; une collation dans la fameuse salle de
+Barnwell, et il avait ordonn&eacute; &agrave; son gar&ccedil;on de se tenir sous les armes
+dans le corridor, lorsque ma personne sacr&eacute;e passerait.</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher ami, dit M. Pumblechook en me prenant les deux mains, quand
+nous nous trouv&acirc;mes assis devant la collation, je vous f&eacute;licite de votre
+bonne fortune; elle est on ne peut plus m&eacute;rit&eacute;e... oui... bien...
+m&eacute;rit&eacute;e!...&raquo;</p>
+
+<p>Ceci venait &agrave; point, et je crus que c'&eacute;tait de sa part une mani&egrave;re
+convenable de s'exprimer.</p>
+
+<p>&laquo;Penser, dit M. Pumblechook, apr&egrave;s m'avoir consid&eacute;r&eacute; avec admiration
+pendant quelques instants, que j'aurai &eacute;t&eacute; l'humble instrument de ce qui
+arrive, est pour moi une belle r&eacute;compense!&raquo;</p>
+
+<p>Je priai M. Pumblechook de se rappeler que rien ne devait jamais &ecirc;tre
+dit, ni m&ecirc;me jamais insinu&eacute; sur ce point.</p>
+
+<p>&laquo;Mon jeune et cher ami, dit M. Pumblechook, si toutefois vous voulez
+bien me permettre de vous donner encore ce nom...&raquo;</p>
+
+<p>Je murmurai assez bas:</p>
+
+<p>&laquo;Certainement...&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus, M. Pumblechook me prit de nouveau les deux mains, et
+communiqua &agrave; son gilet un mouvement qui aurait pu passer pour de
+l'&eacute;motion, s'il se f&ucirc;t produit moins bas.</p>
+
+<p>&laquo;Mon jeune et cher ami, comptez que, pendant votre absence je ferai tout
+mon possible pour que Joseph ne l'oublie pas; Joseph!... ajouta M.
+Pumblechook d'un ton de compassion; Joseph! Joseph!...&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus il secoua la t&ecirc;te en se frappant le front, pour exprimer sans
+doute le peu de confiance qu'il avait en Joseph.</p>
+
+<p>&laquo;Mais, mon jeune et cher ami, continua M. Pumblechook, vous devez avoir
+faim, vous devez &ecirc;tre &eacute;puis&eacute;; asseyez-vous. Voici un poulet que j'ai
+fait venir du <i>Cochon bleu</i>. Voici une langue qui m'a &eacute;t&eacute; envoy&eacute;e du
+<i>Cochon bleu</i>, et puis une ou deux petites choses qui viennent &eacute;galement
+du <i>Cochon bleu</i>. J'esp&egrave;re que vous voudrez bien y faire honneur. Mais,
+reprit-il tout &agrave; coup, en se levant imm&eacute;diatement apr&egrave;s s'&ecirc;tre assis,
+est-ce bien vrai? Ai-je donc r&eacute;ellement devant les yeux celui que j'ai
+fait jouer si souvent dans son heureuse enfance!... Permettez-moi,
+permettez...&raquo;</p>
+
+<p>Ce &laquo;permettez&raquo; voulait dire: &laquo;Permettez-moi de vous serrer les mains.&raquo;
+J'y consentis. Il me serra donc les mains avec tendresse, puis il se
+rassit.</p>
+
+<p>&laquo;Voici du vin, dit M. Pumblechook. Buvons... rendons gr&acirc;ces &agrave; la
+fortune. Puisse-t-elle toujours choisir ses favoris avec autant de
+discernement! Et pourtant je ne puis, continua-t-il en se levant de
+nouveau; non, je ne puis croire que j'aie devant les yeux celui qui...
+et boire &agrave; la sant&eacute; de celui que... sans lui exprimer de nouveau
+combien...; mais, permettez, permettez-moi...&raquo;</p>
+
+<p>Je lui dis que je permettais tout ce qu'il voulait. Il me donna une
+seconde poign&eacute;e de main, vida son verre et le retourna sens dessus
+dessous. Je fis comme lui, et si je m'&eacute;tais retourn&eacute; moi-m&ecirc;me, au lieu
+de retourner mon verre, le vin ne se serait pas port&eacute; plus directement &agrave;
+mon cerveau.</p>
+
+<p>M. Pumblechook me servit l'aile gauche du poulet et la meilleure tranche
+de la langue; il ne s'agissait plus ici des d&eacute;bris innom&eacute;s du porc, et
+je puis dire que, comparativement, il ne prit aucun soin de lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! pauvre volaille! pauvre volaille! tu ne pensais gu&egrave;re, dit M.
+Pumblechook en apostrophant le poulet sur son plat, quand tu n'&eacute;tais
+encore qu'un jeune poussin, tu ne pensais gu&egrave;re &agrave; l'honneur qui t'&eacute;tait
+r&eacute;serv&eacute;; tu n'esp&eacute;rais pas &ecirc;tre un jour servie sur cette table et sous
+cet humble toit &agrave; celui qui.... Appelez cela de la faiblesse si vous
+voulez, dit M. Pumblechook en se levant, mais permettez...
+permettez!...&raquo;</p>
+
+<p>Je commen&ccedil;ais &agrave; trouver qu'il &eacute;tait inutile de r&eacute;p&eacute;ter sans cesse la
+formule qui l'autorisait. Il le comprit, et agit en cons&eacute;quence. Mais
+comment put-il me serrer si souvent les mains sans se blesser avec mon
+couteau? Je n'en sais vraiment rien.</p>
+
+<p>&laquo;Et votre s&oelig;ur, continua-t-il, apr&egrave;s qu'il e&ucirc;t mang&eacute; quelques bouch&eacute;es
+sans se d&eacute;ranger; votre s&oelig;ur qui a eu l'honneur de vous &eacute;lever &agrave; la
+main, il est bien triste de penser qu'elle n'est plus capable de
+comprendre ni d'appr&eacute;cier tout l'honneur... permettez!...&raquo;</p>
+
+<p>Voyant qu'il allait encore s'&eacute;lancer sur moi, je l'arr&ecirc;tai.</p>
+
+<p>&laquo;Nous allons boire &agrave; sa sant&eacute;! dis-je.</p>
+
+<p>Ah! s'&eacute;cria M. Pumblechook en se laissant retomber sur sa chaise,
+compl&egrave;tement foudroy&eacute; d'admiration, voil&agrave; comment vous savez
+reconna&icirc;tre, monsieur,&mdash;je ne sais pas &agrave; qui &laquo;monsieur&raquo; s'adressait, car
+il n'y avait personne avec nous, et cependant ce ne pouvait &ecirc;tre &agrave;
+moi,&mdash;c'est ainsi que vous savez reconna&icirc;tre les bons proc&eacute;d&eacute;s,
+monsieur... toujours bon et toujours g&eacute;n&eacute;reux. Une personne vulgaire,
+dit le servile Pumblechook en reposant son verre sans y avoir go&ucirc;t&eacute; et
+en le reprenant en toute h&acirc;te, pourrait me reprocher de dire toujours la
+m&ecirc;me chose, mais permettez!... permettez!...&raquo;</p>
+
+<p>Quand il eut fini, il reprit sa place et but &agrave; la sant&eacute; de ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&laquo;Ne nous aveuglons pas, dit M. Pumblechook, son caract&egrave;re n'&eacute;tait pas
+exempt de d&eacute;fauts, mais il faut esp&eacute;rer que ses intentions &eacute;taient
+bonnes.&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment, je commen&ccedil;ai &agrave; remarquer que sa face devenait rouge. Quant
+&agrave; moi, je sentais ma figure me cuire comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; plong&eacute;e dans
+du vin.</p>
+
+<p>J'avertis M. Pumblechook que j'avais donn&eacute; ordre qu'on apport&acirc;t mes
+nouveaux habits chez lui. Il s'&eacute;tonna que j'eusse bien voulu le
+distinguer et l'honorer &agrave; ce point. Je lui fis part de mon d&eacute;sir
+d'&eacute;viter l'indiscr&egrave;te curiosit&eacute; du village. Il m'accabla alors de
+louanges et me porta incontinent aux cieux. Il n'y avait, &agrave; l'entendre,
+absolument que lui qui f&ucirc;t digne de ma confiance, et, en un mot, il me
+suppliait de la lui continuer. Il me demanda tendrement si je me
+souvenais des jeux de mon enfance et du temps o&ugrave; nous nous amusions &agrave;
+compter, et comment nous &eacute;tions all&eacute;s ensemble pour contracter mon
+engagement d'apprentissage, et combien il avait toujours &eacute;t&eacute; l'id&eacute;al de
+mon imagination et l'ami de mon choix. Aurai-je bu dix fois autant de
+verres de vin que j'en avais bu, j'aurais toujours pu comprendre qu'il
+n'avait jamais &eacute;t&eacute; tel qu'il le disait dans ses relations avec moi, et
+du fond de mon c&oelig;ur j'aurais protest&eacute; contre cette id&eacute;e. Cependant je
+me souviens que je restai convaincu apr&egrave;s tout cela que je m'&eacute;tais
+grandement tromp&eacute; sur son compte, et qu'en somme, il &eacute;tait un bon,
+jovial et sensible compagnon.</p>
+
+<p>Petit &agrave; petit, il prit une telle confiance en moi, qu'il en vint &agrave; me
+demander avis sur ses propres affaires. Il me confia qu'il se pr&eacute;sentait
+une excellente occasion d'accaparer et de monopoliser le commerce du bl&eacute;
+et des grains, et que s'il pouvait agrandir son &eacute;tablissement, il
+r&eacute;aliserait toute une fortune; mais qu'une seule chose lui manquait pour
+ce magnifique projet, et que cette chose &eacute;tait la plus importante de
+toutes; qu'en un mot, c'&eacute;taient les capitaux, mais qu'il lui semblait, &agrave;
+lui, Pumblechook, que si ces capitaux &eacute;taient vers&eacute;s dans l'affaire par
+un associ&eacute; anonyme, lequel associ&eacute; anonyme n'aurait autre chose &agrave; faire
+qu'&agrave; entrer et &agrave; examiner les livres toutes les fois que cela lui
+plairait, et &agrave; venir deux fois l'an prendre sa part des b&eacute;n&eacute;fices, &agrave;
+raison de 50 pour 100; qu'il lui semblait donc, r&eacute;p&eacute;ta-t-il, que c'&eacute;tait
+l&agrave; une excellente proposition &agrave; faire &agrave; un jeune homme intelligent et
+possesseur d'une certaine fortune, et qu'elle devait m&eacute;riter son
+attention. Il voulait savoir ce que j'en pensais, car il avait la plus
+grande confiance dans mon opinion. Je lui r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&laquo;Attendez un peu.&raquo;</p>
+
+<p>L'&eacute;tendue et la clairvoyance contenues dans cette mani&egrave;re de voir le
+frapp&egrave;rent tellement, qu'il ne me demanda plus la permission de me
+serrer les mains; mais il m'assura qu'il devait le faire autrement. Il
+me les serra en effet de nouveau.</p>
+
+<p>Nous vid&acirc;mes la bouteille, et M. Pumblechook s'engagea &agrave; vingt reprises
+diff&eacute;rentes &agrave; avoir l'&oelig;il sur Joseph, je ne sais pas quel &oelig;il, et &agrave; me
+rendre des services aussi efficaces que constants, je ne sais pas quels
+services. Il m'avoua pour la premi&egrave;re fois de sa vie, apr&egrave;s en avoir
+merveilleusement gard&eacute; le secret, qu'il avait toujours dit, en parlant
+de moi:</p>
+
+<p>&laquo;Ce gar&ccedil;on n'est pas un gar&ccedil;on ordinaire, et croyez-moi, son avenir ne
+sera pas celui de tout le monde.&raquo;</p>
+
+<p>Il ajouta avec des larmes dans son sourire, que c'&eacute;tait une chose bien
+singuli&egrave;re &agrave; penser aujourd'hui. Et moi je dis comme lui. Enfin je me
+trouvai en plein air, avec la vague persuasion qu'il y avait
+certainement quelque chose de chang&eacute; dans la marche du soleil, et
+j'arrivai &agrave; moiti&eacute; endormi &agrave; la barri&egrave;re, sans seulement m'&ecirc;tre dout&eacute;
+que je m'&eacute;tais mis en route.</p>
+
+<p>L&agrave;, je fus r&eacute;veill&eacute; par M. Pumblechook, qui m'appelait. Il &eacute;tait bien
+loin dans la rue, et me faisait des signes expressifs de m'arr&ecirc;ter. Je
+m'arr&ecirc;tai donc, et il arriva tout essouffl&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Non, mon cher ami, dit-il, quand il e&ucirc;t recouvr&eacute; assez d'haleine pour
+parler; non, je ne puis faire autrement.... Je ne laisserai pas &eacute;chapper
+cette occasion de recevoir encore une marque de votre amiti&eacute;. Permettez
+&agrave; un vieil ami qui veut votre bien... permettez...&raquo;</p>
+
+<p>Nous &eacute;change&acirc;mes pour la centi&egrave;me fois une poign&eacute;e de mains, et il
+ordonna avec la plus grande indignation &agrave; un jeune charretier qui &eacute;tait
+sur la route de me faire place et de s'&ocirc;ter de mon chemin. Il me donna
+alors sa b&eacute;n&eacute;diction et continua &agrave; me faire signe en agitant sa main,
+jusqu'&agrave; ce que j'eusse disparu au tournant de la route. Je me jetai dans
+un champ, et je fis un long somme sous une haie, avant de rentrer &agrave; la
+maison.</p>
+
+<p>Je n'avais qu'un maigre bagage &agrave; emporter avec moi &agrave; Londres; car bien
+peu, du peu que je poss&eacute;dais, pouvait convenir &agrave; ma nouvelle position.
+Je commen&ccedil;ai n&eacute;anmoins &agrave; tout empaqueter dans l'apr&egrave;s-d&icirc;n&eacute;e. J'emballai
+follement jusqu'aux objets dont je savais avoir besoin le lendemain
+matin, me figurant qu'il n'y avait pas un moment &agrave; perdre.</p>
+
+<p>Le mardi, le mercredi, le jeudi pass&egrave;rent, et le vendredi matin je me
+rendis chez M. Pumblechook, o&ugrave; je devais mettre mes nouveaux habits
+avant d'aller rendre visite &agrave; miss Havisham. M. Pumblechook m'abandonna
+sa propre chambre pour m'habiller. On y avait mis des serviettes toutes
+blanches pour la circonstance. Il va sans dire que mes habits neufs me
+procur&egrave;rent du d&eacute;sappointement. Il est vraisemblable que depuis qu'on
+porte des habits, tout v&ecirc;tement neuf et impatiemment attendu n'a jamais
+r&eacute;pondu de tout point aux esp&eacute;rances de celui pour lequel il a &eacute;t&eacute; fait.
+Mais apr&egrave;s avoir port&eacute; les miens pendant environ une demi-heure, et
+avoir pris une infinit&eacute; de postures devant la glace exigu&euml; de M.
+Pumblechook, en faisant d'incroyables efforts pour voir mes jambes, ils
+me parurent aller mieux. Comme c'&eacute;tait jour de march&eacute; &agrave; la ville
+voisine, situ&eacute;e &agrave; environ dix milles, M. Pumblechook n'&eacute;tait pas chez
+lui. Je ne lui avais pas pr&eacute;cis&eacute; le jour de mon d&eacute;part et il &eacute;tait
+probable que je n'&eacute;changerais plus de poign&eacute;es de mains avec lui avant
+de partir. Tout cela &eacute;tait pour le mieux, et je sortis dans mon nouveau
+costume, honteux d'avoir &agrave; passer devant le gar&ccedil;on de boutique et
+soup&ccedil;onnant, apr&egrave;s tout, que je n'&eacute;tais pas plus &agrave; mon avantage
+personnel que Joe dans ses habits des dimanches. Je fis un grand d&eacute;tour
+pour me rendre chez miss Havisham, et j'eus beaucoup de peine pour
+sonner &agrave; la porte, &agrave; cause de la roideur de mes doigts, renferm&eacute;s dans
+des gants trop &eacute;troits. Sarah Pocket vint m'ouvrir. Elle recula
+litt&eacute;ralement en me voyant si chang&eacute;; son visage de coquille de noix
+passa instantan&eacute;ment du brun au vert et du vert au jaune.</p>
+
+<p>&laquo;Toi!... fit-elle!... toi, bon Dieu!... que veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais partir pour Londres, miss Pocket, dis-je, et je d&eacute;sirerais
+vivement faire mes adieux &agrave; miss Havisham.&raquo;</p>
+
+<p>Sans doute on ne m'attendait pas, car elle me laissa enferm&eacute; dans la
+cour, pendant qu'elle allait voir si je devais &ecirc;tre introduit. Elle
+revint peu apr&egrave;s et me fit monter, sans cesser de me regarder durant
+tout le trajet.</p>
+
+<p>Miss Havisham prenait de l'exercice dans la chambre &agrave; la longue table.
+Elle s'appuyait comme toujours sur sa b&eacute;quille. La chambre &eacute;tait
+&eacute;clair&eacute;e, comme pr&eacute;c&eacute;demment par une chandelle. Au bruit que nous f&icirc;mes
+en entrant, elle s'arr&ecirc;ta pour se retourner. Elle se trouvait justement
+en face du g&acirc;teau moisi des fian&ccedil;ailles.</p>
+
+<p>&laquo;Vous pouvez rester, Sarah, dit-elle. Eh! bien, Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Je pars pour Londres demain matin, miss Havisham.&raquo;</p>
+
+<p>J'&eacute;tais on ne peut plus circonspect sur ce que je devais dire.</p>
+
+<p>&laquo;Et j'ai cru bien faire en venant prendre cong&eacute; de vous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tr&egrave;s bien, Pip, dit-elle en d&eacute;crivant un cercle autour de moi
+avec sa canne, comme si elle &eacute;tait la f&eacute;e bienfaisante qui avait chang&eacute;
+mon sort, et qui e&ucirc;t voulu mettre la derni&egrave;re main &agrave; son &oelig;uvre.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'est arriv&eacute; une bien bonne fortune depuis la derni&egrave;re fois que je
+vous ai vue, miss Havisham, murmurai-je, et j'en suis bien
+reconnaissant, miss Havisham!</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;! l&agrave;! dit-elle, en tournant les yeux avec d&eacute;lices vers l'envieuse et
+d&eacute;sappoint&eacute;e Sarah, j'ai vu M. Jaggers, j'ai appris cela, Pip. Ainsi
+donc tu pars demain?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu es adopt&eacute; par une personne riche?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Une personne qu'on ne nomme pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Et M. Jaggers est ton tuteur?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, miss Havisham.</p>
+
+<p>Elle se complaisait dans ces questions et ces r&eacute;ponses, tant &eacute;tait vive
+sa joie en voyant le d&eacute;sappointement jaloux de Sarah Pocket.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! continua-t-elle, tu as &agrave; pr&eacute;sent une carri&egrave;re ouverte devant
+toi. Sois sage, m&eacute;rite ce qu'on fait pour toi, et profite des conseils
+de M. Jaggers.&raquo;</p>
+
+<p>Elle fixait les yeux tant&ocirc;t sur moi, tant&ocirc;t sur Sarah, et la figure que
+faisait Sarah amenait sur son visage rid&eacute; un cruel sourire.</p>
+
+<p>&laquo;Adieu, Pip, tu garderas toujours le nom de Pip, tu entends bien!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Elle &eacute;tendit la main; je tombai &agrave; genoux, je la saisis et la portai &agrave;
+mes l&egrave;vres. Je n'avais pas pr&eacute;vu comment je devais la quitter, et l'id&eacute;e
+d'agir ainsi me vint tout naturellement au moment voulu. Elle lan&ccedil;a sur
+Sarah un regard de triomphe, et je laissai ma bienfaitrice les deux
+mains pos&eacute;es sur sa canne, debout au milieu de cette chambre tristement
+&eacute;clair&eacute;e, &agrave; c&ocirc;t&eacute; du g&acirc;teau moisi des fian&ccedil;ailles, que ses toiles
+d'araign&eacute;es d&eacute;robaient &agrave; la vue.</p>
+
+<p>Sarah Pocket me conduisit jusqu'&agrave; la porte, comme si j'eusse &eacute;t&eacute; un
+fant&ocirc;me qu'elle e&ucirc;t souhait&eacute; voir dehors. Elle ne pouvait revenir du
+changement qui s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute; en moi, et elle en &eacute;tait tout &agrave; fait
+confondue. Je lui dis:</p>
+
+<p>&laquo;Adieu, miss Pocket.&raquo;</p>
+
+<p>Elle se contenta de me regarder fixement, et paraissait trop pr&eacute;occup&eacute;e
+pour se douter que je lui avais parl&eacute;. Une fois hors de la maison, je me
+rendis, avec toute la c&eacute;l&eacute;rit&eacute; possible, chez Pumblechook. J'&ocirc;tai mes
+habits neufs, j'en fis un paquet, et je revins &agrave; la maison, v&ecirc;tu de mes
+habits ordinaires, beaucoup plus &agrave; mon aise, &agrave; vrai dire, quoique
+j'eusse un paquet &agrave; porter.</p>
+
+<p>Et maintenant, ces six jours qui devaient s'&eacute;couler si lentement,
+&eacute;taient pass&eacute;s, et bien rapidement encore, et le lendemain me regardait
+en face bien plus fixement que je n'osais le regarder. &Agrave; mesure que les
+six soir&eacute;es s'&eacute;taient d'abord r&eacute;duites &agrave; cinq, puis &agrave; quatre, puis &agrave;
+trois, enfin &agrave; deux, je me plaisais de plus en plus dans la soci&eacute;t&eacute; de
+Joe et de Biddy. Le dernier soir, je mis mes nouveaux v&ecirc;tements pour
+leur faire plaisir, et je restai dans ma splendeur jusqu'&agrave; l'heure du
+coucher. Nous e&ucirc;mes pour cette occasion un souper chaud, orn&eacute; de
+l'in&eacute;vitable volaille r&ocirc;tie, et pour terminer nous b&ucirc;mes un peu de
+liqueur. Nous &eacute;tions tous tr&egrave;s abattus, et nous essayions vainement de
+para&icirc;tre de joyeuse humeur.</p>
+
+<p>Je devais quitter notre village &agrave; cinq heures du matin, portant avec moi
+mon petit portemanteau. J'avais dit &agrave; Joe que je voulais partir seul.
+Mon but, je le crois et je le crains, &eacute;tait, en agissant ainsi, d'&eacute;viter
+le contraste choquant qui se serait produit entre Joe et moi, si nous
+avions &eacute;t&eacute; ensemble jusqu'&agrave; la diligence. J'avais tout fait pour me
+persuader que l'&eacute;go&iuml;sme &eacute;tait &eacute;tranger &agrave; ces arrangements, mais une fois
+rentr&eacute; dans ma petite chambre, o&ugrave; j'allais dormir pour la derni&egrave;re fois,
+je fus bien forc&eacute; d'admettre qu'il en &eacute;tait autrement. J'eus un instant
+l'id&eacute;e de descendre pour prier Joe de vouloir bien m'accompagner le
+lendemain matin, mais je n'en fis rien.</p>
+
+<p>Toute la nuit, je vis des diligences qui, toutes, se rendaient en tout
+autre endroit qu'&agrave; Londres; elles &eacute;taient attel&eacute;es, tant&ocirc;t de chiens,
+tant&ocirc;t de chats, tant&ocirc;t de cochons, tant&ocirc;t d'hommes, mais nulle part je
+ne voyais la moindre trace de chevaux. Je r&ecirc;vai de voyages manqu&eacute;s et
+fantastiques, jusqu'au point du jour, moment o&ugrave; les oiseaux commenc&egrave;rent
+&agrave; chanter. Alors je me levai, et m'&eacute;tant habill&eacute; &agrave; demi, je m'assis &agrave; la
+crois&eacute;e pour jouir une derni&egrave;re fois de la vue, et l&agrave; je me rendormis.</p>
+
+<p>Biddy s'&eacute;tait lev&eacute;e de grand matin pour me pr&eacute;parer &agrave; d&eacute;jeuner. Bien que
+je ne dormisse pas une heure &agrave; la fen&ecirc;tre, je sentis la fum&eacute;e du feu de
+la cuisine, lorsque je m'&eacute;veillai, et j'eus l'id&eacute;e terrible que
+l'apr&egrave;s-midi devait &ecirc;tre avanc&eacute;e. Quand j'eus entendu pendant longtemps
+le bruit des tasses, et que je pensai que tout &eacute;tait pr&ecirc;t, je me fis
+violence pour descendre, et malgr&eacute; tout je restais l&agrave;. Je passai mon
+temps &agrave; dessangler mon portemanteau, &agrave; l'ouvrir et &agrave; le fermer
+alternativement, jusqu'au moment o&ugrave; Biddy me cria de descendre et qu'il
+&eacute;tait d&eacute;j&agrave; tard.</p>
+
+<p>Je d&eacute;jeunai pr&eacute;cipitamment et sans app&eacute;tit, apr&egrave;s quoi je me levais de
+table, en disant avec une sorte de gaiet&eacute; forc&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Allons, je suppose qu'il est l'heure de partir.&raquo;</p>
+
+<p>Alors j'embrassai ma s&oelig;ur, qui riait en agitant la t&ecirc;te dans son
+fauteuil comme d'habitude; j'embrassai Biddy, et je jetai mes bras
+autour du cou de Joe. Je pris ensuite mon petit portemanteau et je
+partis. Bient&ocirc;t j'entendis du bruit, et je regardai derri&egrave;re moi: je vis
+Joe qui jetait un vieux soulier<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>. Je m'arr&ecirc;tai pour agiter mon
+chapeau, et le bon Joe agitait son bras vigoureux au-dessus de sa t&ecirc;te,
+en criant de toutes ses forces:</p>
+
+<p>&laquo;Hourra!&raquo;</p>
+
+<p>Quant &agrave; Biddy, elle cachait sa t&ecirc;te dans son tablier.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;loignai d'un bon pas, pensant en moi-m&ecirc;me qu'il &eacute;tait plus facile
+de partir que je ne l'avais suppos&eacute;, et en r&eacute;fl&eacute;chissant &agrave; l'effet
+qu'auraient produit les vieux souliers jet&eacute;s apr&egrave;s la diligence en
+pr&eacute;sence de toute la Grande-Rue. Je me mis &agrave; siffler, comme si cela ne
+me faisait rien de partir; mais le village &eacute;tait tranquille et
+silencieux, et les l&eacute;g&egrave;res vapeurs du matin se levaient solennellement
+comme si elles eussent voulu me laisser apercevoir l'univers tout
+entier. J'avais &eacute;t&eacute; si petit et si innocent dans ces lieux; au del&agrave;,
+tout &eacute;tait si nouveau et si grand pour moi, que bient&ocirc;t, en poussant un
+gros soupir, je me mis &agrave; fondre en larmes. C'&eacute;tait pr&egrave;s du poteau
+indicateur qui se trouve au bout du village, et j'y appuyai ma main en
+disant:</p>
+
+<p>&laquo;Adieu, &ocirc; mon cher, mon bien cher ami!&raquo;</p>
+
+<p>Nous ne devrions jamais avoir honte de nos larmes, car c'est une pluie
+qui disperse la poussi&egrave;re, qui recouvre nos c&oelig;urs endurcis. Je me
+trouvais bien mieux quand j'eus pleur&eacute;: j'&eacute;tais plus chagrin, je
+comprenais mieux mon ingratitude; en un mot, j'&eacute;tais meilleur. Si
+j'avais pleur&eacute; plus t&ocirc;t, j'aurais dit &agrave; Joe de m'accompagner.</p>
+
+<p>Ces larmes m'&eacute;murent &agrave; un tel point, qu'elles recommenc&egrave;rent &agrave; couler &agrave;
+plusieurs reprises pendant mon paisible voyage, et que de la voiture,
+apercevant encore au loin la ville, je d&eacute;lib&eacute;rais, le c&oelig;ur gonfl&eacute;, si
+je ne descendrais pas au prochain relais, et si je ne retournerais pas &agrave;
+la maison pour y faire des adieux plus tendres. On changea de chevaux,
+et je n'avais encore rien r&eacute;solu; cependant, je me consolai en pensant
+que je pourrais descendre et retourner au relais suivant, lorsque nous
+repart&icirc;mes. Pendant que mon esprit &eacute;tait ainsi occup&eacute;, je m'imaginais
+voir, dans un homme qui suivait la m&ecirc;me route que nous, l'exacte
+ressemblance de Joe, et mon c&oelig;ur battait avec force, comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+possible que ce f&ucirc;t lui.</p>
+
+<p>Nous relay&acirc;mes encore, puis encore, enfin il fut trop tard et nous
+&eacute;tions trop loin pour que je continuasse &agrave; penser &agrave; retourner sur mes
+pas. Le brouillard s'&eacute;tait enti&egrave;rement et solennellement lev&eacute;, et le
+monde s'&eacute;tendait devant moi.</p>
+
+<h3>FIN DE LA PREMI&Egrave;RE P&Eacute;RIODE DES ESP&Eacute;RANCES DE PIP.</h3>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XX" id="CHAPITRE_XX"></a><a href="#table">CHAPITRE XX.</a></h2>
+
+
+<p>Le voyage de notre ville &agrave; la m&eacute;tropole dura environ cinq heures. Il
+&eacute;tait un peu plus de midi lorsque la diligence &agrave; quatre chevaux dans
+laquelle j'&eacute;tais plac&eacute; s'engagea dans le labyrinthe commercial ce
+Cross-Keys, de Wood-Street, de Cheapside, de Londres, en un mot.</p>
+
+<p>Nous autres Anglais, nous avions particuli&egrave;rement, &agrave; cette &eacute;poque,
+d&eacute;cid&eacute; que c'&eacute;tait un crime de l&egrave;se-nation que de mettre en doute qu'il
+p&ucirc;t y avoir au monde quelque chose de mieux que nous et tout ce que nous
+poss&eacute;dons: autrement, pendant que j'errais dans l'immensit&eacute; de Londres,
+je me serais, je le crois, demand&eacute; souvent si la grande ville n'&eacute;tait
+pas tant soit peu laide, tortueuse, &eacute;troite et sale.</p>
+
+<p>M. Jaggers m'avait d&ucirc;ment envoy&eacute; son adresse. C'&eacute;tait dans la
+Petite-Bretagne, et il avait eu soin d'&eacute;crire sur sa carte: &laquo;En sortant
+de Smithfield et pr&egrave;s du bureau de la diligence.&raquo; Quoi qu'il en soit, un
+cocher de fiacre qui semblait avoir autant de collets &agrave; son graisseux
+manteau que d'ann&eacute;es, m'emballa dans sa voiture apr&egrave;s m'avoir hiss&eacute; sur
+un nombre infini de marchepieds, comme s'il allait me conduire &agrave;
+cinquante milles. Il mit beaucoup de temps &agrave; monter sur un si&egrave;ge
+recouvert d'une vielle housse vert pois, toute rong&eacute;e, us&eacute;e par le
+temps, et d&eacute;chiquet&eacute;e par les vers. C'&eacute;tait un &eacute;quipage merveilleux,
+avec six grandes couronnes de comte sur les panneaux, et derri&egrave;re,
+quantit&eacute; de choses tout en loques, pour supporter je ne sais combien de
+laquais, et une fl&egrave;che en bas pour emp&ecirc;cher les pi&eacute;tons amateurs de
+c&eacute;der &agrave; la tentation de remplacer les laquais.</p>
+
+<p>J'avais &agrave; peine eu le temps de go&ucirc;ter les douceurs de la voiture et de
+penser combien elle ressemblait &agrave; une cour &agrave; fumier et &agrave; une boutique &agrave;
+chiffons, tout en cherchant pourquoi les sacs o&ugrave; les chevaux devaient
+manger se trouvaient &agrave; l'int&eacute;rieur, quand je vis le cocher se pr&eacute;parer &agrave;
+descendre, comme si nous allions nous arr&ecirc;ter. Effectivement, nous nous
+arr&ecirc;t&acirc;mes bient&ocirc;t dans une rue &agrave; l'aspect sinistre, devant un certain
+bureau dont la porte &eacute;tait ouverte, et sur laquelle on lisait: M.
+JAGGERS.</p>
+
+<p>&laquo;Combien? demandai-je au cocher.</p>
+
+<p>&mdash;Un shilling, me r&eacute;pondit-il, &agrave; moins que vous ne vouliez donner
+davantage.&raquo;</p>
+
+<p>Naturellement, je ne voulais pas donner davantage, et je le lui dis.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, c'est un shilling, observa le cocher. Je ne tiens pas &agrave; me faire
+une affaire avec <i>lui</i>, je le connais.&raquo;</p>
+
+<p>Il cligna de l'&oelig;il et secoua la t&ecirc;te en pronon&ccedil;ant le nom de M.
+Jaggers.</p>
+
+<p>Quand il eut pris son shilling et qu'il eut employ&eacute; un certain temps &agrave;
+remonter sur son si&egrave;ge, il se d&eacute;cida &agrave; partir; ce qui parut apporter un
+grand soulagement &agrave; son esprit. J'entrai dans le premier bureau avec mon
+portemanteau &agrave; la main, et je demandai si M. Jaggers &eacute;tait chez lui.</p>
+
+<p>&laquo;Il n'y est pas, r&eacute;pondit le clerc, il est &agrave; la Cour. Est-ce &agrave; M. Pip
+que j'ai l'honneur de parler?&raquo;</p>
+
+<p>Je fis un signe affirmatif.</p>
+
+<p>&laquo;M. Jaggers a dit que vous l'attendiez dans son cabinet. Il n'a pu dire
+combien de temps il serait absent, ayant une cause en train, mais je
+suppose que son temps &eacute;tant tr&egrave;s pr&eacute;cieux, il ne sera que le temps
+strictement n&eacute;cessaire.&raquo;</p>
+
+<p>Sur ces mots, le clerc ouvrit une porte et me fit entrer dans une pi&egrave;ce
+retir&eacute;e, donnant sur le derri&egrave;re. L&agrave;, je trouvai un individu borgne,
+enti&egrave;rement v&ecirc;tu de velours, et portant des culottes courtes. Cet
+individu, se trouvant interrompu dans la lecture de son journal,
+s'essuya le nez avec sa manche.</p>
+
+<p>&laquo;Allez attendre dehors, Mike,&raquo; dit le clerc.</p>
+
+<p>Je commen&ccedil;ai &agrave; balbutier que j'esp&eacute;rais ne pas &ecirc;tre importun, quand le
+clerc poussa l'individu dehors avec si peu de c&eacute;r&eacute;monie que j'en fus
+tout &eacute;tonn&eacute;. Puis, lui jetant sa casquette sur les talons d'un air de
+moquerie, il me laissa seul.</p>
+
+<p>Le cabinet de M. Jaggers recevait la lumi&egrave;re d'en haut. C'&eacute;tait un lieu
+fort triste. Le vitrage &eacute;tait tout de pi&egrave;ces et de morceaux, comme une
+t&ecirc;te cass&eacute;e, et les maisons voisines, toutes d&eacute;form&eacute;es, semblaient se
+pencher pour me regarder au travers. Il n'y avait pas autant de
+paperasses que je m'attendais &agrave; en trouver; mais il y avait des objets
+singuliers que je ne m'attendais pas du tout &agrave; voir. Par exemple, on
+pouvait contempler dans ce lieu singulier un vieux pistolet rouill&eacute;, un
+sabre dans son fourreau, plusieurs bo&icirc;tes et plusieurs paquets &agrave;
+l'aspect &eacute;trange, et sur une tablette deux effroyables moules en pl&acirc;tre,
+de figures particuli&egrave;rement enfl&eacute;es et tir&eacute;es autour du nez. Le fauteuil
+&agrave; dossier de M. Jaggers &eacute;tait recouvert en crin noir et avait des
+rang&eacute;es de clous en cuivre tout autour, comme un cercueil. Il me
+semblait le voir s'&eacute;taler dans ce fauteuil et mordre son index devant
+ses clients. La pi&egrave;ce &eacute;tait petite, et les clients paraissaient avoir
+l'habitude de s'appuyer contre le mur, car il &eacute;tait, surtout en face du
+fauteuil de M. Jaggers, tout graisseux, sans doute par le frottement
+continuel des &eacute;paules. Je me rappelais en effet que l'individu borgne
+s'&eacute;tait gliss&eacute; adroitement contre la muraille, quand j'avais &eacute;t&eacute; la
+cause innocente de son expulsion.</p>
+
+<p>Je m'assis sur la chaise des clients, plac&eacute;e tout contre le fauteuil de
+M. Jaggers, et je fus fascin&eacute; par la sombre atmosph&egrave;re du lieu. Je me
+souviens d'avoir remarqu&eacute; que le clerc avait, comme son patron, l'air de
+savoir toujours quelque chose de d&eacute;savantageux sur chacun des gens qui
+se pr&eacute;sentaient devant lui. Je me demandais en moi-m&ecirc;me combien il y
+avait de clercs &agrave; l'&eacute;tage sup&eacute;rieur, et s'ils avaient tous la m&ecirc;me
+puissance nuisible sur leurs semblables? Je m'&eacute;tonnais de voir tant de
+vieille paille dans la chambre, et je me demandais comment elle y &eacute;tait
+venue? J'&eacute;tais curieux de savoir si les deux figures enfl&eacute;es &eacute;taient de
+la famille de M. Jaggers, et je me demandais pourquoi, s'il &eacute;tait
+r&eacute;ellement assez infortun&eacute; pour avoir eu deux parents d'aussi mauvaise
+mine, il les rel&eacute;guait sur cette tablette poudreuse, expos&eacute;s &agrave; &ecirc;tre
+noircis par les mouches, au lieu de leur donner une place au foyer
+domestique? Je n'avais, bien entendu, aucune id&eacute;e de ce que c'&eacute;tait
+qu'un jour d'&eacute;t&eacute; &agrave; Londres, et mon esprit pouvait bien &ecirc;tre oppress&eacute; par
+l'air chaud et &eacute;touffant et par la poussi&egrave;re et le gravier qui
+couvraient tous les meubles. Cependant, je continuai &agrave; rester assis et &agrave;
+attendre dans l'&eacute;troit cabinet de M. Jaggers, tout &eacute;tonn&eacute; de ce que je
+voyais, jusqu'au moment o&ugrave; il me devint impossible de supporter plus
+longtemps la vue des deux bustes plac&eacute;s en face du fauteuil de M.
+Jaggers. Je me levai donc, et je sortis.</p>
+
+<p>Quand je dis au clerc que j'allais faire un tour et prendre l'air en
+attendant le retour de M. Jaggers, il me conseilla d'aller jusqu'au bout
+de la rue, de tourner le coin, et m'apprit que l&agrave; je tomberais dans
+Smithfield. En effet, j'y fus bient&ocirc;t. Cette ignoble place, toute
+remplie d'ordures, de graisse, de sang et d'&eacute;cume semblait m'attacher et
+me retenir. J'en sortis avec toute la promptitude possible, en tournant
+dans une rue o&ugrave; j'aper&ccedil;us le grand d&ocirc;me de Saint-Paul, qui se penchait
+pour me voir, par-dessus une construction lugubre, qu'un passant
+m'apprit &ecirc;tre la prison de Newgate. En suivant le mur de la prison, je
+trouvai le chemin couvert de paille, pour &eacute;touffer le bruit des
+voitures. Je jugeai par l&agrave;, et par la quantit&eacute; de gens qui stationnaient
+tout alentour, en exhalant une forte odeur de bi&egrave;re et de liqueurs, que
+les jugements allaient leur train.</p>
+
+<p>Pendant que je regardais autour de moi, un employ&eacute; de justice,
+excessivement sale et &agrave; moiti&eacute; ivre, me demanda si je ne d&eacute;sirais pas
+entrer pour entendre prononcer un jugement ou deux; il m'assura qu'il
+pouvait me faire avoir une place de devant, moyennant la somme d'une
+demi-couronne; que pour ce prix modique je verrais tout &agrave; mon aise le
+Lord Grand-Juge avec sa grande robe et sa grande perruque; il
+m'annon&ccedil;ait ce terrible personnage comme on annonce les figures de cire,
+mais bient&ocirc;t il me l'offrit au prix r&eacute;duit de dix-huit pence. Comme je
+d&eacute;clinais sa proposition, sous pr&eacute;texte de rendez-vous, il eut la bont&eacute;
+de me faire entrer dans une cour, et de me montrer l'endroit o&ugrave; on
+rangeait les potences, et aussi celui o&ugrave; on fouettait publiquement.
+Ensuite, il me montra la porte par laquelle les condamn&eacute;s passent pour
+se rendre au supplice; augmentant l'int&eacute;r&ecirc;t que devait exciter en moi
+cette terrible porte, en me donnant &agrave; entendre que le surlendemain, &agrave;
+huit heures du matin, quatre de ces malheureux devaient passer par l&agrave;
+pour &ecirc;tre pendus sur une seule ligne. C'&eacute;tait horrible et cela me fit
+concevoir une triste id&eacute;e de Londres, d'autant plus que celui qui avait
+voulu me faire voir le Lord Grand-Juge portait, des pieds &agrave; la t&ecirc;te,
+jusqu'&agrave; son mouchoir inclusivement, des habits qui, &eacute;videmment, dans
+l'origine, ne lui avaient pas appartenu, et qu'il devait avoir achet&eacute;s,
+du moins je l'avais en t&ecirc;te, &agrave; vil prix chez le bourreau. Dans ces
+circonstances, je crus en &ecirc;tre quitte &agrave; bon compte en lui donnant un
+shilling.</p>
+
+<p>Je passai &agrave; l'&eacute;tude pour demander si M. Jaggers &eacute;tait rentr&eacute;. L&agrave;
+j'appris qu'il &eacute;tait encore absent, et je sortis de nouveau. Cette fois
+je fis le tour de la Petite-Bretagne en tournant par le clos Bartholom&eacute;.
+J'appris alors que d'autres personnes que moi attendaient le retour de
+M. Jaggers. Il y avait deux hommes &agrave; l'aspect myst&eacute;rieux qui longeaient
+le clos Bartholom&eacute;, occup&eacute;s, tout en causant, &agrave; mettre le bout de leurs
+souliers entre les pav&eacute;s. L'un disait &agrave; l'autre, au moment o&ugrave; ils
+passaient pr&egrave;s de moi pour la premi&egrave;re fois:</p>
+
+<p>&laquo;Jaggers le ferait si cela &eacute;tait &agrave; faire.&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait un rassemblement de deux femmes et de trois hommes dans un
+coin. Une des deux femmes versait des larmes sur son ch&acirc;le, et l'autre,
+tout en la tirant par son ch&acirc;le, la consolait en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Jaggers est pour lui, M&eacute;lia, que veux-tu de plus?&raquo;</p>
+
+<p>Or, pendant que je fl&acirc;nais dans le clos Bartholom&eacute;, un petit juif borgne
+survint. Il &eacute;tait accompagn&eacute; d'un autre petit juif qu'il envoya faire
+une commission. En l'absence du messager, je remarquai que ce juif, qui
+sans doute &eacute;tait d'un temp&eacute;rament nerveux, se livrait &agrave; une gigue
+d'impatience sous un r&eacute;verb&egrave;re, tout en r&eacute;p&eacute;tant avec une sorte de
+fr&eacute;n&eacute;sie ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! Zazzerz!... Zazzerz!... Zazzerz!... Tous les autres ne valent pas
+le diable! C'est Zazzerz qu'il me faut.&raquo;</p>
+
+<p>Ces t&eacute;moignages de la popularit&eacute; de mon tuteur me firent une profonde
+impression, et j'admirai, en m'&eacute;tonnant plus que jamais.</p>
+
+<p>&Agrave; la fin, en regardant &agrave; travers la grille de fer du clos Bartholom&eacute;,
+dans la Petite Bretagne, je vis M. Jaggers qui traversait la rue et
+venait de mon c&ocirc;t&eacute;. Tous ceux qui l'attendaient le virent en m&ecirc;me temps
+que moi. Ce fut un v&eacute;ritable assaut. M. Jaggers mit une main sur mon
+&eacute;paule, m'entra&icirc;na et me fit marcher &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s sans me dire une seule
+parole, puis il s'adressa &agrave; ceux qui le suivaient.</p>
+
+<p>Il commen&ccedil;a par les deux hommes myst&eacute;rieux:</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai rien &agrave; vous dire, fit M. Jaggers en leur montrant son index; je
+n'en veux pas savoir davantage: quant au r&eacute;sultat, c'est une flouerie,
+je vous ai toujours dit que c'&eacute;tait une flouerie!... Avez-vous pay&eacute;
+Wemmick?</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous sommes procur&eacute; l'argent ce matin, monsieur, dit un des deux
+hommes d'un ton soumis, tandis que l'autre interrogeait la physionomie
+de M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous demande ni quand ni comment vous vous l'&ecirc;tes procur&eacute;....
+Wemmick l'a-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, r&eacute;pondirent les deux hommes en m&ecirc;me temps.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien! Alors, vous pouvez vous en aller, je ne veux plus rien
+entendre! dit M. Jaggers en agitant sa main pour les renvoyer. Si vous
+me dites un mot de plus, j'abandonne l'affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons pens&eacute;, monsieur Jaggers..., commen&ccedil;a un des deux hommes en
+&ocirc;tant son chapeau.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je vous ai dit de ne pas faire, dit M. Jaggers. Vous avez
+pens&eacute;... &agrave; quoi et pourquoi faire?... je dois penser pour vous. Si j'ai
+besoin de vous, je sais o&ugrave; vous trouver. Je n'ai pas besoin que vous
+veniez me trouver. Allons, assez, pas un mot de plus!&raquo;</p>
+
+<p>Les deux hommes se regard&egrave;rent pendant que M. Jaggers agitait sa main
+pour les renvoyer, puis ils se retir&egrave;rent humblement sans prof&eacute;rer une
+parole.</p>
+
+<p>&laquo;&Agrave; vous, maintenant! dit M. Jaggers, s'arr&ecirc;tant tout &agrave; coup pour
+s'adresser aux deux femmes qui avaient des ch&acirc;les, &agrave; celles que les
+trois hommes venaient de quitter. Oh! Am&eacute;lie, est-ce vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous souvenez-vous, repartit M. Jaggers, que sans moi vous ne
+seriez pas et ne pourriez pas &ecirc;tre ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, vraiment, monsieur! r&eacute;pondirent simultan&eacute;ment les femmes, que
+Dieu vous garde, monsieur, nous le savons bien!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit M. Jaggers, pourquoi venez-vous ici?</p>
+
+<p>&mdash;Mon billet, monsieur, fit la femme qui pleurait.</p>
+
+<p>&mdash;Hein? fit M. Jaggers; une fois pour toutes, si vous ne pensez pas que
+votre billet soit en bonnes mains, je le sais, moi; et si vous veniez
+ici pour m'ennuyer avec votre billet, je ferai un exemple de vous et de
+votre billet en le laissant glisser de mes mains. Avez-vous pay&eacute;
+Wemmick?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, monsieur, jusqu'au dernier penny.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien. Alors vous avez fait tout ce que vous aviez &agrave; faire. Dites
+un mot... un seul mot de plus... et Wemmick va vous rendre votre
+argent.&raquo;</p>
+
+<p>Cette terrible menace nous d&eacute;barrassa imm&eacute;diatement des deux femmes. Il
+ne restait plus personne que le juif irritable qui avait d&eacute;j&agrave;, &agrave;
+plusieurs reprises, port&eacute; &agrave; ses l&egrave;vres le pan de l'habit de M. Jaggers.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne connais pas cet homme, dit M. Jaggers toujours du m&ecirc;me ton peu
+engageant. Que veut cet individu?</p>
+
+<p>&mdash;Mon zer monzieur Zazzerz, ze zuis fr&egrave;re d'Abraham Lazaruz!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce? dit M. Jaggers; l&acirc;chez mon habit.&raquo;</p>
+
+<p>L'homme ne l&acirc;cha prise qu'apr&egrave;s avoir encore une fois bais&eacute; le pan de
+l'habit de M. Jaggers, et il r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>&laquo;Abraham Lazaruz, zoupzonn&eacute; pour l'arzenterie.</p>
+
+<p>&mdash;Trop tard! dit M. Jaggers, trop tard! je suis pour l'autre partie!...</p>
+
+<p>&mdash;Saint p&egrave;re! monzieur Zazzerz... trop tard!... s'&eacute;cria l'homme nerveux
+en p&acirc;lissant, ne dites pas que vous &ecirc;tes contre Abraham Lazaruz!</p>
+
+<p>&mdash;Si... dit M. Jaggers, et c'est une affaire finie.... Allez vous-en!</p>
+
+<p>&mdash;Monzieur Zazzerz, seulement une demi-minute. Mon couzin est en ce
+moment aupr&egrave;s de M. Wemmick pour lui offrir ce qu'il voudra. Monzieur
+Zazzerz! un quart de minute. Si vous avez re&ccedil;u de l'autre partie une
+somme d'argent, quelle qu'elle soit, l'argent ne fait rien! Monzieur
+Zazzerz!... Monzieur!...&raquo;</p>
+
+<p>Mon tuteur se d&eacute;barrassa de l'importun avec un geste de supr&ecirc;me
+indiff&eacute;rence et le laissa se tr&eacute;mousser sur le pav&eacute; comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+chauff&eacute; &agrave; blanc. Nous gagn&acirc;mes la maison sans plus d'interruption. L&agrave;,
+nous trouv&acirc;mes le clerc et l'homme en veste de velours et en casquette
+garnie de fourrures.</p>
+
+<p>&laquo;Mike est l&agrave;, dit le clerc en quittant son tabouret et s'approchant
+confidentiellement de M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit M. Jaggers en se tournant vers l'homme qui ramenait une m&egrave;che
+de ses cheveux sur son front comme le taureau de Cock Robin tirait le
+cordon de la sonnette. Votre homme vient cette apr&egrave;s-midi. Eh bien!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! M. Jaggers, dit Mike avec la voix d'un homme qui a un rhume
+chronique; apr&egrave;s bien de la peine, j'en ai trouv&eacute; un qui pourra faire
+l'affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-il pr&ecirc;t &agrave; jurer?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Jaggers, dit Mike en essuyant cette fois son nez avec sa
+casquette de fourrure; en somme je crois qu'il jurera n'importe quoi.&raquo;</p>
+
+<p>M. Jaggers devenait de plus en plus irrit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Je vous avais cependant averti d'avance, dit-il en montrant son index
+au client craintif, que si vous supposiez avoir le droit de parler de la
+sorte ici, je ferais de vous un exemple. Comment! infernal sc&eacute;l&eacute;rat que
+vous &ecirc;tes, osez-vous me parler ainsi?&raquo;</p>
+
+<p>Le client parut effray&eacute;, et en m&ecirc;me temps embarrass&eacute; comme un homme qui
+n'a pas conscience de ce qu'il a fait.</p>
+
+<p>&laquo;Cruche! dit le clerc en le poussant du coude, t&ecirc;te creuse! Pourquoi lui
+dites-vous cela en face?</p>
+
+<p>&mdash;Allons, r&eacute;pondez-moi vivement, mauvais garnement, dit mon tuteur d'un
+ton s&eacute;v&egrave;re: encore une fois et pour la derni&egrave;re, qu'est-ce que l'homme
+que vous m'amenez est pr&ecirc;t &agrave; jurer?&raquo;</p>
+
+<p>Mike regardait mon tuteur dans le blanc des yeux, comme s'il e&ucirc;t cherch&eacute;
+&agrave; y lire sa le&ccedil;on, puis il r&eacute;pliqua lentement:</p>
+
+<p>&laquo;Il donnera des renseignements d'un caract&egrave;re g&eacute;n&eacute;ral, ou bien il jurera
+qu'il a pass&eacute; avec la personne toute la nuit en question.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, maintenant, faites bien attention: dans quelle position
+sociale est cet homme?&raquo;</p>
+
+<p>Mike regardait tant&ocirc;t sa casquette, tant&ocirc;t le plancher, tant&ocirc;t le
+plafond; puis il tourna les yeux vers moi et vers le clerc, avant de
+risquer sa r&eacute;ponse, et en faisant beaucoup de mouvements, il se prit &agrave;
+dire:</p>
+
+<p>&laquo;Nous l'avons habill&eacute; comme...&raquo;</p>
+
+<p>Mon tuteur s'&eacute;cria tout &agrave; coup:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! vous y tenez!... vous y tenez!...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Cruche!...&raquo; ajouta le clerc en lui donnant encore une fois un grand
+coup de coude.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s de nouvelles h&eacute;sitations, Mike partit et recommen&ccedil;a:</p>
+
+<p>&laquo;Il est habill&eacute; en homme respectable, comme qui dirait un p&acirc;tissier.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il l&agrave;? demanda M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai laiss&eacute;, r&eacute;pondit Mike, assis sur le pas d'une porte au coin de
+la rue.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-le passer devant cette fen&ecirc;tre, que je le voie.&raquo;</p>
+
+<p>La fen&ecirc;tre indiqu&eacute;e &eacute;tait celle de l'&eacute;tude. Nous nous approch&acirc;mes tous
+les trois derri&egrave;re le grillage, et nous v&icirc;mes le client passer comme par
+hasard en compagnie d'un grand escogriffe &agrave; l'air sinistre, v&ecirc;tu de
+blanc et portant un chapeau en papier. Ce marmiton &eacute;tait loin d'&ecirc;tre &agrave;
+jeun, il avait un certain &oelig;il poch&eacute; qui &eacute;tait devenu vert et jaune, vu
+son &eacute;tat de convalescence, et qu'il avait peint pour le dissimuler.</p>
+
+<p>&laquo;Dites-lui qu'il emm&egrave;ne son t&eacute;moin sur-le-champ, dit mon tuteur au clerc
+avec un profond d&eacute;go&ucirc;t, et demandez-lui ce qu'il entend que je fasse
+d'un pareil individu.&raquo;</p>
+
+<p>Mon tuteur m'emmena ensuite dans son propre appartement, et, tout en
+d&eacute;jeunant avec des sandwiches et un flacon de Sherry, il m'apprit en ce
+moment les dispositions qu'il avait prises pour moi. Je devais me rendre
+&agrave; l'H&ocirc;tel Barnard, chez M. Pocket junior, o&ugrave; un lit avait &eacute;t&eacute; pr&eacute;par&eacute;
+pour me recevoir; je devais rester avec M. Pocket junior jusqu'au lundi;
+et, ce jour-l&agrave; je devais me rendre avec lui chez M. son p&egrave;re afin de
+pouvoir d&eacute;cider si je pourrais m'y plaire. J'appris aussi quelle serait
+ma pension; elle &eacute;tait fort convenable. Mon tuteur tira de son tiroir
+pour me les donner les adresses de plusieurs n&eacute;gociants auxquels je
+devais recourir pour mes v&ecirc;tements et tout ce dont je pourrais avoir
+besoin.</p>
+
+<p>&laquo;Vous serez satisfait du cr&eacute;dit qu'on vous accordera, monsieur Pip, dit
+mon tuteur, dont la bouteille de Sherry r&eacute;pandait autant d'odeur que le
+f&ucirc;t lui-m&ecirc;me, pendant qu'il se rafra&icirc;chissait &agrave; la h&acirc;te; mais je serai
+toujours &agrave; m&ecirc;me de suspendre votre pension, si je vous trouve jamais
+ayant affaire aux policemen. Il est certain que vous tournerez mal d'une
+fa&ccedil;on ou d'une autre, mais ce n'est pas de ma faute.&raquo;</p>
+
+<p>Quand j'eus r&eacute;fl&eacute;chi pendant quelques instants sur cette opinion
+encourageante, je demandai &agrave; M. Jaggers si je pouvais envoyer chercher
+une voiture. Il me r&eacute;pondit que cela n'en valait pas la peine, que
+j'&eacute;tais tr&egrave;s pr&egrave;s de ma destination, et que Wemmick m'accompagnerai si
+je le d&eacute;sirais.</p>
+
+<p>J'appris alors que Wemmick &eacute;tait le clerc que j'avais vu dans l'&eacute;tude.
+On sonna un autre clerc occup&eacute; en haut et qui vint prendre la place de
+Wemmick pendant que Wemmick serait absent. Je l'accompagnai dans la rue
+apr&egrave;s avoir serr&eacute; les mains de mon tuteur. Nous trouv&acirc;mes une foule de
+gens qui r&ocirc;daient devant la porte; mais Wemmick sut se frayer un chemin
+au milieu d'eux en leur disant doucement, mais d'un ton d&eacute;termin&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Je vous dis que c'est inutile; il n'a absolument rien &agrave; vous dire.&raquo;</p>
+
+<p>Nous p&ucirc;mes donc bient&ocirc;t nous en d&eacute;barrasser, et nous poursuiv&icirc;mes notre
+chemin en marchant c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXI" id="CHAPITRE_XXI"></a><a href="#table">CHAPITRE XXI.</a></h2>
+
+
+<p>Je jetai les yeux sur M. Wemmick, tout en marchant &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, pour
+voir &agrave; quoi il ressemblait en plein jour. Je trouvai que c'&eacute;tait un
+homme sec, plut&ocirc;t court que grand, ayant une figure de bois, carr&eacute;e,
+dont les traits semblaient avoir &eacute;t&eacute; d&eacute;grossis au moyen d'un ciseau
+&eacute;br&eacute;ch&eacute;, il y avait quelques endroits qui auraient form&eacute; des fossettes
+si l'instrument e&ucirc;t &eacute;t&eacute; plus fin et la mati&egrave;re plus d&eacute;licate, mais qui,
+de fait, n'&eacute;taient que des &eacute;chancrures: le ciseau avait tent&eacute; trois ou
+quatre de ces embellissements sur son nez, mais il les avait abandonn&eacute;s
+sans faire le moindre effort pour les parachever. Je jugeai qu'il devait
+&ecirc;tre c&eacute;libataire, d'apr&egrave;s l'&eacute;tat &eacute;raill&eacute; de son linge, et il semblait
+avoir support&eacute; bien des pertes, car il portait au moins quatre anneaux
+de deuil, sans compter une broche repr&eacute;sentant une dame et un saule
+pleureur devant une tombe surmont&eacute;e d'une urne. Je remarquai aussi que
+plusieurs anneaux et un certain nombre de cachets pendaient &agrave; sa cha&icirc;ne
+de montre, comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; surcharg&eacute; de souvenirs d'amis qui
+n'&eacute;taient plus. Il avait des yeux brillants, petits, per&ccedil;ants et noirs,
+des l&egrave;vres minces et entr'ouvertes, et avec cela, selon mon estimation,
+il devait avoir de quarante &agrave; cinquante ans.</p>
+
+<p>&laquo;Ainsi donc vous n'&ecirc;tes encore jamais venu &agrave; Londres? me dit M. Wemmick.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai moi-m&ecirc;me &eacute;t&eacute; autrefois aussi neuf que vous ici, dit M. Wemmick,
+c'est une dr&ocirc;le de chose &agrave; penser aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez bien tout Londres, maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, dit M. Wemmick, je sais comment tout s'y passe.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc un bien mauvais lieu? demandai-je plut&ocirc;t pour dire quelque
+chose que pour me renseigner.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez &ecirc;tre flou&eacute;, vol&eacute; et assassin&eacute; &agrave; Londres; mais il y a
+partout des gens qui vous en feraient autant.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a peut-&ecirc;tre quelque vieille rancune entre vous et ces gens-l&agrave;?
+dis-je pour adoucir un peu cette derni&egrave;re phrase.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je ne connais pas les vieilles rancunes, repartit M. Wemmick. Il
+n'y a gu&egrave;re de vieille rancune quand il n'y a rien &agrave; y gagner.</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore pire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez cela? reprit M. Wemmick.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, je ne dis pas non.&raquo;</p>
+
+<p>Il portait son chapeau sur le derri&egrave;re de la t&ecirc;te et regardait droit
+devant lui, tout en marchant avec indiff&eacute;rence dans les rues comme s'il
+n'y avait rien qui p&ucirc;t attirer son attention. Sa bouche &eacute;tait ouverte
+comme le trou d'une bo&icirc;te aux lettres, et il avait l'air de sourire
+machinalement. Nous &eacute;tions d&eacute;j&agrave; en haut d'Holborn Hill, avant que
+j'eusse pu me rendre compte qu'il ne souriait pas du tout, et que ce
+n'&eacute;tait qu'un mouvement m&eacute;canique.</p>
+
+<p>&laquo;Savez-vous o&ugrave; demeure M. Mathieu Pocket? demandai-je.</p>
+
+<p>Oui, dit-il, &agrave; Hammersmith, &agrave; l'ouest de Londres.</p>
+
+<p>Est-ce loin?</p>
+
+<p>Assez... &agrave; peu pr&egrave;s cinq milles.</p>
+
+<p>Le connaissez-vous?</p>
+
+<p>Mais vous &ecirc;tes un v&eacute;ritable juge d'instruction, dit M. Wemmick en me
+regardant d'un air approbateur, oui, je le connais..., je le
+connais!...&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait une esp&egrave;ce de demi-d&eacute;n&eacute;gation dans la mani&egrave;re dont il
+pronon&ccedil;a ces mots qui m'oppressa, et je jetai un regard de c&ocirc;t&eacute; sur le
+bloc de sa t&ecirc;te dans l'espoir d'y trouver quelque signe att&eacute;nuant un peu
+le texte quand il m'avertit que nous &eacute;tions arriv&eacute;s &agrave; l'H&ocirc;tel Barnard.
+Mon oppression ne diminua pas &agrave; cette nouvelle, car j'avais suppos&eacute; que
+cet &eacute;tablissement &eacute;tait un h&ocirc;tel tenu par M. Barnard, aupr&egrave;s duquel le
+<i>Cochon bleu</i> de notre ville n'&eacute;tait qu'un simple cabaret. Cependant, je
+trouvai que Barnard n'&eacute;tait qu'un esprit sans corps, ou; si vous
+pr&eacute;f&eacute;rez, une fiction, et son h&ocirc;tel le plus triste assemblage de
+constructions mesquines qu'on ait jamais entass&eacute;es dans un coin humide
+pour y loger un club de matous.</p>
+
+<p>Nous entr&acirc;mes dans cet asile par une porte &agrave; guichet, et nous tomb&acirc;mes,
+par un passage de communication, dans un m&eacute;lancolique petit jardin
+carr&eacute;, qui me fit l'effet d'un cimeti&egrave;re sans s&eacute;pulture ni tombeaux. Je
+crus voir qu'il y avait dans ce lieu les plus affreux arbres, les plus
+affreux pierrots, les plus affreux chats et les plus affreuses maisons,
+au nombre d'une demi-douzaine &agrave; peu pr&egrave;s, que j'eusse jamais vus. Je
+m'aper&ccedil;us que les fen&ecirc;tres de cette suite de chambres, qui divisaient
+ces maisons, avaient &agrave; chaque &eacute;tage des jalousies d&eacute;labr&eacute;es, des rideaux
+d&eacute;chir&eacute;s, des pots &agrave; fleurs dess&eacute;ch&eacute;s, des carreaux bris&eacute;s, des amas de
+poussi&egrave;re et de mis&eacute;rables haillons, pendant que les &eacute;criteaux: &Agrave;
+LOUER&mdash;&Agrave; LOUER&mdash;&Agrave; LOUER&mdash;&Agrave; LOUER, se penchaient sur moi en dehors des
+chambres vides, comme si de nouveaux infortun&eacute;s ne pouvaient se r&eacute;soudre
+&agrave; les occuper, et que la vengeance de l'&acirc;me de Barnard devait &ecirc;tre
+lentement apais&eacute;e par le suicide successif des occupants actuels et par
+leur enterrement non sanctifi&eacute;. Un linceul, d&eacute;go&ucirc;tant de suie et de
+fum&eacute;e, enveloppait cette cr&eacute;ation abandonn&eacute;e de Barnard. Voil&agrave; tout ce
+qui frappait la vue aussi loin qu'elle pouvait s'&eacute;tendre, tandis que la
+pourriture s&egrave;che et la pourriture humide et toutes les pourritures
+muettes qui existaient de la cave au grenier, &eacute;galement n&eacute;glig&eacute;s, la
+mauvaise odeur des rats et des souris, des punaises et des remises qu'on
+avait sous la main, s'adressaient &agrave; mon sens olfactif et semblaient
+g&eacute;mir &agrave; mes oreilles:</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; la Mixture de Barnard, essayez-en.&raquo;</p>
+
+<p>Cela r&eacute;alisait si peu la premi&egrave;re de mes grandes esp&eacute;rances, que je
+jetai un regard de d&eacute;sappointement sur M. Wemmick.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! dit-il en se m&eacute;prenant, cette retraite vous rappelle la campagne;
+c'est comme &agrave; moi.&raquo;</p>
+
+<p>Il me conduisit par un coin en haut d'un escalier qui me parut
+s'effondrer lentement sous la poussi&egrave;re dont il &eacute;tait encombr&eacute;; de sorte
+qu'au premier jour les locataires de l'&eacute;tage sup&eacute;rieur, en sortant de
+chez eux, pouvaient se trouver dans l'impossibilit&eacute; de descendre. Sur
+l'une des portes, on lisait: M. POCKET JUNIOR, et &eacute;crit &agrave; la main, sur
+la bo&icirc;te aux lettres: <i>va bient&ocirc;t rentrer.</i></p>
+
+<p>&laquo;Il ne pensait sans doute pas que vous seriez arriv&eacute; si matin, dit M.
+Wemmick. Vous n'avez plus besoin de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je vous remercie, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est moi qui tiens la caisse, dit M. Wemmick, il est probable
+que nous nous verrons assez souvent. Bonjour!</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour!</p>
+
+<p>J'avan&ccedil;ai la main, et M. Wemmick commen&ccedil;a par la regarder, comme s'il
+croyait que je lui demandais quelque chose, puis il me regarda, et dit
+en se reprenant:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! certainement oui... vous avez donc l'habitude de donner des
+poign&eacute;es de main?&raquo;</p>
+
+<p>J'&eacute;tais quelque peu confus, en pensant que cela n'&eacute;tait plus de mode &agrave;
+Londres; mais je r&eacute;pondis que oui.</p>
+
+<p>&laquo;J'en ai si peu l'habitude maintenant, dit M. Wemmick; cependant, croyez
+que je suis bien aise de faire votre connaissance. Bonjour.&raquo;</p>
+
+<p>Quand nous nous f&ucirc;mes serr&eacute; les mains et qu'il fut parti, j'ouvris la
+fen&ecirc;tre donnant sur l'escalier, et je manquai d'avoir la t&ecirc;te coup&eacute;e,
+car les cordes de la poulie &eacute;taient pourries et la fen&ecirc;tre retomba comme
+une guillotine<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>. Heureusement cela fut si prompt que je n'avais pas eu
+le temps de passer ma t&ecirc;te au dehors. Apr&egrave;s avoir &eacute;chapp&eacute; &agrave; cet
+accident, je me contentai de prendre une id&eacute;e confuse de l'h&ocirc;tel &agrave;
+travers la fen&ecirc;tre incrust&eacute;e de poussi&egrave;re, regardant tristement dehors,
+et me disant que d&eacute;cid&eacute;ment Londres &eacute;tait une ville infiniment trop
+vant&eacute;e.</p>
+
+<p>L'id&eacute;e que M. Pocket junior se faisait du mot &laquo;bient&ocirc;t&raquo;, n'&eacute;tait certes
+pas la mienne, car j'&eacute;tais devenu presque fou, &agrave; force de regarder
+dehors, et j'avais &eacute;crit, avec mon doigt, mon nom plusieurs fois sur la
+poussi&egrave;re de chacun des carreaux de la fen&ecirc;tre avant d'entendre le
+moindre bruit de pas dans l'escalier. Peu &agrave; peu cependant, parut devant
+moi le chapeau, puis la t&ecirc;te, la cravate, le gilet, le pantalon et les
+bottes d'un gentleman &agrave; peu pr&egrave;s semblable &agrave; moi. Il portait sous chacun
+de ses bras un sac en papier et un pot de fraises dans une main. Il
+&eacute;tait tout essouffl&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Pip? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Pocket? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher! s'&eacute;cria-t-il, je suis excessivement f&acirc;ch&eacute;, mais j'ai appris
+qu'il arrivait &agrave; midi une diligence de votre pays, et j'ai pens&eacute; que
+vous prendriez celle-l&agrave;. La v&eacute;rit&eacute;, c'est que je suis sorti pour vous,
+non pas que je vous donne cela pour excuse, mais j'ai pens&eacute; qu'arrivant
+de la campagne, vous seriez bien aise de go&ucirc;ter un petit fruit apr&egrave;s
+votre d&icirc;ner, et je suis all&eacute; moi-m&ecirc;me au march&eacute; de Covent Garden pour en
+avoir de bons.&raquo;</p>
+
+<p>Pour une raison &agrave; moi connue, j'&eacute;prouvais la m&ecirc;me impression que si mes
+yeux allaient me sortir de la t&ecirc;te; je le remerciai de son attention
+intempestive, et je me demandais si c'&eacute;tait un r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! dit M. Pocket junior, cette porte est si dure...&raquo;</p>
+
+<p>Comme il allait mettre les fraises en marmelade, en se d&eacute;battant avec la
+porte, et laisser tomber les sacs en papier qui &eacute;taient sous son bras,
+je le priai de me permettre de les tenir. Il me les confia avec un
+agr&eacute;able sourire; puis il se battit derechef avec la porte comme si
+c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; une b&ecirc;te f&eacute;roce; elle c&eacute;da si subitement, qu'il fut rejet&eacute; sur
+moi, et que moi, je fus rejet&eacute; sur la porte d'en face. Nous &eacute;clat&acirc;mes de
+rire tous deux.</p>
+
+<p>Mais je sentais encore davantage mes yeux sortir de ma t&ecirc;te, et j'&eacute;tais
+de plus en plus convaincu que tout cela &eacute;tait un r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>&laquo;Entrez donc, je vous prie, dit M. Pocket junior, permettez-moi de vous
+montrer le chemin. C'est un peu d&eacute;nud&eacute; ici, mais j'esp&egrave;re que vous vous
+y conviendrez jusqu'&agrave; lundi. Mon p&egrave;re a pens&eacute; que vous pr&eacute;f&eacute;reriez
+passer la soir&eacute;e de demain avec moi plut&ocirc;t qu'avec lui, et si vous avez
+envie de faire une petite promenade dans Londres, je serai certainement
+tr&egrave;s heureux de vous faire voir la ville. Quant &agrave; notre table, vous ne
+la trouverez pas mauvaise, j'esp&egrave;re; car elle sera servie par le
+restaurant de la maison, et (est-il n&eacute;cessaire de le dire) &agrave; vos frais.
+Telles sont les recommandations de M. Jaggers. Quant &agrave; notre logement,
+il n'est pas splendide, parce que j'ai mon pain &agrave; gagner et mon p&egrave;re n'a
+rien &agrave; me donner; d'ailleurs je ne serais pas dispos&eacute; &agrave; rien recevoir de
+lui, en admettant qu'il p&ucirc;t me donner quelque chose. Ceci est notre
+salon, juste autant de chaises, de tables, de tapis, etc., qu'on a pu en
+d&eacute;tourner de la maison. Vous n'avez pas &agrave; me remercier pour le linge de
+table, les cuillers, les fourchettes, parce que je les fais venir pour
+vous du restaurant. Ceci est ma petite chambre &agrave; coucher; c'est un peu
+moisi, mais tout ce qui a appartenu &agrave; la maison Barnard est moisi. Ceci
+est votre chambre, les meubles ont &eacute;t&eacute; lou&eacute;s expr&egrave;s pour vous; j'esp&egrave;re
+qu'ils vous suffiront. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous le
+procurerai. Ces chambres sont retir&eacute;es, et nous y serons seuls; mais
+nous ne nous battrons pas, j'ose le dire. Mais, mon Dieu! pardonnez-moi,
+vous tenez les fruits depuis tout ce temps; passez-moi ces paquets, je
+vous prie, je suis vraiment honteux...&raquo;</p>
+
+<p>Pendant que j'&eacute;tais plac&eacute; devant M. Pocket junior, occup&eacute; &agrave; lui redonner
+les paquets, une..., deux... je vis dans ses yeux le m&ecirc;me &eacute;tonnement que
+je savais &ecirc;tre dans les miens, et il dit en se reculant:</p>
+
+<p>&laquo;Que Dieu me b&eacute;nisse! vous &ecirc;tes le jeune gar&ccedil;on que j'ai trouv&eacute;
+r&ocirc;dant....</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, dis-je, vous &ecirc;tes le jeune homme p&acirc;le de la brasserie!&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXII" id="CHAPITRE_XXII"></a><a href="#table">CHAPITRE XXII.</a></h2>
+
+
+<p>Le jeune homme p&acirc;le et moi, nous rest&acirc;mes en contemplation l'un devant
+l'autre, dans la chambre de l'H&ocirc;tel Barnard, jusqu'au moment o&ugrave; nous
+part&icirc;mes d'un grand &eacute;clat de rire.</p>
+
+<p>&laquo;Est-il possible!... Est-ce bien vous? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il possible! Est-ce bien vous?&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>Et puis nous nous contempl&acirc;mes de nouveau, et de nouveau nous nous
+rem&icirc;mes &agrave; &eacute;clater de rire.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! dit le jeune homme p&acirc;le en avan&ccedil;ant sa main d'un air de bonne
+humeur, c'est fini, j'esp&egrave;re, et vous serez assez magnanime pour me
+pardonner de vous avoir battu comme je l'ai fait?&raquo;</p>
+
+<p>Je compris &agrave; ce discours que M. Herbert Pocket (car Herbert &eacute;tait le
+pr&eacute;nom du jeune homme p&acirc;le), confondait encore l'intention et
+l'ex&eacute;cution; mais je fis une r&eacute;ponse modeste, et nous nous serr&acirc;mes
+chaleureusement les mains.</p>
+
+<p>&laquo;Vous n'&eacute;tiez pas encore en bonne passe de fortune &agrave; cette &eacute;poque? dit
+Herbert Pocket.</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;p&eacute;ta-t-il, j'ai appris que c'&eacute;tait arriv&eacute; tout derni&egrave;rement. Je
+cherchais moi-m&ecirc;me quelque bonne occasion de faire fortune &agrave; ce moment.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, miss Havisham m'avait envoy&eacute; chercher pour voir si elle pourrait
+me prendre en affection, mais elle ne l'a pas pu... ou dans tous les cas
+elle ne l'a pas fait.&raquo;</p>
+
+<p>Je crus poli de remarquer que j'en &eacute;tais tr&egrave;s &eacute;tonn&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;C'est une preuve de son mauvais go&ucirc;t! dit Herbert en riant; mais c'est
+un fait. Oui, elle m'avait envoy&eacute; chercher pour une visite d'essai, et
+si j'&eacute;tais sorti avec succ&egrave;s de cette &eacute;preuve, je suppose qu'on aurait
+pourvu &agrave; mes besoins; peut-&ecirc;tre aurais-je &eacute;t&eacute; le..., comme vous voudrez
+l'appeler, d'Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela?&raquo; demandai-je tout &agrave; coup avec gravit&eacute;.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait occup&eacute; &agrave; arranger ses fruits sur une assiette, tout en parlant;
+c'est probablement ce qui d&eacute;tournait son attention, et avait &eacute;t&eacute; cause
+que le vrai mot ne lui &eacute;tait pas venu.</p>
+
+<p>&laquo;Fianc&eacute;! reprit-il, promis... engag&eacute;... comme vous voudrez, ou tout
+autre mot de cette sorte.</p>
+
+<p>&mdash;Comment avez-vous support&eacute; votre d&eacute;sappointement? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! dit-il, &ccedil;a m'&eacute;tait bien &eacute;gal. C'est une sauvage.</p>
+
+<p>&mdash;Miss Havisham? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas cela pour elle: c'est d'Estelle que je voulais parler.
+Cette fille est dure, hautaine et capricieuse au dernier point; elle a
+&eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e par miss Havisham pour exercer sa vengeance sur tout le sexe
+masculin.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est son degr&eacute; de parent&eacute; avec miss Havisham?</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne lui est pas parente, dit-il; mais miss Havisham l'a adopt&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi se vengerait-elle sur tout le sexe masculin? comment cela?...</p>
+
+<p>&mdash;Comment, monsieur Pip, dit-il, ne le savez-vous pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mais c'est toute une histoire, nous la garderons pour le
+d&icirc;ner. Et maintenant, permettez-moi de vous faire une question. Comment
+&eacute;tiez-vous venu l&agrave; le jour que vous savez?&raquo;</p>
+
+<p>Je le lui dis, et il m'&eacute;couta avec attention jusqu'&agrave; ce que j'eusse
+fini; puis il se mit &agrave; rire de nouveau, et il me demanda si j'en avais
+souffert dans la suite. Je ne lui fis pas la m&ecirc;me question, car ma
+conviction sur ce point &eacute;tait parfaitement &eacute;tablie.</p>
+
+<p>&laquo;M. Jaggers est votre tuteur, &agrave; ce que je vois, continua-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez qu'il est l'homme d'affaires et l'avou&eacute; de miss Havisham,
+et qu'il a sa confiance quand nul autre ne l'a?&raquo;</p>
+
+<p>Ceci m'amenait, je le sentais, sur un terrain dangereux. Je r&eacute;pondis,
+avec une contrainte que je n'essayai pas de d&eacute;guiser, que j'avais vu M.
+Jaggers chez miss Havisham le jour m&ecirc;me de notre combat; mais que
+c'&eacute;tait la seule fois, et que je croyais qu'il n'avait, lui, aucun
+souvenir de m'avoir jamais vu.</p>
+
+<p>&laquo;Il a eu l'obligeance de proposer mon p&egrave;re pour &ecirc;tre votre pr&eacute;cepteur,
+et il est venu le voir &agrave; ce sujet. Sans doute il avait connu mon p&egrave;re
+par ses rapports avec miss Havisham. Mon p&egrave;re est le cousin de miss
+Havisham, non pas que cela implique des relations tr&egrave;s suivies entre
+eux, car il n'est qu'un bien mauvais courtisan, et il ne cherche pas &agrave;
+se faire bien voir d'elle.&raquo;</p>
+
+<p>Herbert Pocket avait des mani&egrave;res franches et faciles qui &eacute;taient tr&egrave;s
+s&eacute;duisantes. Je n'avais jamais vu personne alors, et je n'ai jamais vu
+personne depuis qui exprim&acirc;t plus fortement, tant par la voix que par le
+regard, une incapacit&eacute; naturelle de faire quoi que ce soit de vil ou de
+dissimul&eacute;. Il y avait quelque chose de merveilleusement confiant dans
+tout son air, et, en m&ecirc;me temps, quelque chose me disait tout bas qu'il
+ne r&eacute;ussirait jamais et qu'il ne serait jamais riche. Je ne sais pas
+comment cela se faisait. J'eus cette conviction absolue d&egrave;s le premier
+jour de notre rencontre et avant de nous mettre &agrave; table; mais je ne
+saurais d&eacute;finir par quels moyens.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait toujours un jeune homme p&acirc;le; il avait dans toute sa personne
+une certaine langueur acquise, qu'on d&eacute;couvrait m&ecirc;me au milieu de sa
+belle humeur et de sa gaiet&eacute;, et qui ne semblait pas indiquer une nature
+vigoureuse. Son visage n'&eacute;tait pas beau, mais il &eacute;tait mieux que beau,
+car il &eacute;tait extr&ecirc;mement gai et affable. Son corps &eacute;tait un peu gauche,
+comme dans le temps o&ugrave; mes poings avaient pris avec lui les libert&eacute;s
+qu'on conna&icirc;t; mais il semblait de ceux qui doivent toujours para&icirc;tre
+l&eacute;gers et jeunes. Les confections locales de M. Trabb l'auraient-elles
+habill&eacute; plus gracieusement que moi? C'est une question. Mais ce dont je
+suis certain, c'est qu'il portait ses habits, quelque peu vieux,
+beaucoup mieux que je ne portais les miens, qui &eacute;taient tout neufs.</p>
+
+<p>Comme il se montrait tr&egrave;s expansif, je sentis que pour des gens de nos
+&acirc;ges la r&eacute;serve de ma part serait peu convenable en retour. Je lui
+racontai donc ma petite histoire, en r&eacute;p&eacute;tant &agrave; plusieurs reprises, et
+avec force, qu'il m'&eacute;tait interdit de rechercher quel &eacute;tait mon
+bienfaiteur. Je lui dis un peu plus tard, qu'ayant &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; en forgeron
+de campagne, et ne connaissant que fort peu les usages de la politesse,
+je consid&egrave;rerais comme une grande bont&eacute; de sa part qu'il voul&ucirc;t bien
+m'avertir &agrave; demi-mot toutes les fois qu'il me verrait sur le point de
+faire quelque sottise.</p>
+
+<p>&laquo;Avec plaisir, dit-il, bien que je puisse pr&eacute;dire que vous n'aurez pas
+besoin d'&ecirc;tre averti souvent. J'aime &agrave; croire que nous serons souvent
+ensemble, et je serais bien aise de bannir sur-le-champ toute esp&egrave;ce de
+contrainte entre nous. Vous pla&icirc;t-il de m'accorder la faveur de
+commencer d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent &agrave; m'appeler par mon nom de bapt&ecirc;me, Herbert?&raquo;</p>
+
+<p>Je le remerciai, en disant que je ne demandais pas mieux et, en &eacute;change,
+je l'informai que mon nom de bapt&ecirc;me &eacute;tait Philip.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne donne pas dans Philip, dit-il en souriant, cela sonne mal et me
+rappelle l'enfant de la fable du syllabaire, qui est un paresseux et
+tombe dans une mare, ou bien qui est si gras qu'il ne peut ouvrir les
+yeux et par cons&eacute;quent rien voir, ou si avare qu'il enferme ses g&acirc;teaux
+jusqu'&agrave; ce que les souris les mangent, ou si d&eacute;termin&eacute;, qu'il va
+d&eacute;nicher des oiseaux et est mang&eacute; par des ours, qui vivent tr&egrave;s pr&egrave;s
+dans le voisinage. Je vais vous dire ce qui me conviendrait. Nous sommes
+en bonne harmonie, et vous avez &eacute;t&eacute; forgeron, rappelez-vous le.... Cela
+vous serait-il &eacute;gal?...</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce que vous me proposerez me sera &eacute;gal, r&eacute;pondis-je; mais je ne
+vous comprends pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous serait-il &eacute;gal que je vous appelasse Haendel? Il y a un charmant
+morceau de musique de Haendel, intitul&eacute; l'<i>Harmonieux forgeron.</i></p>
+
+<p>&mdash;J'aimerais beaucoup ce nom.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mon cher Haendel, dit-il en se retournant comme la porte
+s'ouvrait, voici le d&icirc;ner, et je dois vous prier de prendre le haut de
+la table, parce que c'est vous qui m'offrez &agrave; d&icirc;ner.&raquo;</p>
+
+<p>Je ne voulus rien entendre &agrave; ce sujet. En cons&eacute;quence, il prit le haut
+de la table et je me mis en face de lui. C'&eacute;tait un excellent petit
+d&icirc;ner, qui alors me parut un v&eacute;ritable festin de Lord Maire; il avait
+d'autant plus de valeur, qu'il &eacute;tait mang&eacute; dans des circonstances
+particuli&egrave;res, car il n'y avait pas de vieilles gens avec nous, et nous
+avions Londres tout autour de nous; mais ce plaisir &eacute;tait encore
+augment&eacute; par un certain laisser aller boh&egrave;me qui pr&eacute;sidait au banquet;
+car, tandis que la table &eacute;tait, comme l'aurait pu dire M. Pumblechook,
+le temple du luxe, &eacute;tant enti&egrave;rement fournie par le restaurant,
+l'encadrement de la pi&egrave;ce o&ugrave; nous nous tenions &eacute;tait comparativement
+mesquin, et avait une apparence peu app&eacute;tissante. J'&eacute;tonnais le gar&ccedil;on
+par mes habitudes excentriques et vagabondes de mettre les couverts sur
+le plancher, o&ugrave; il se pr&eacute;cipitait apr&egrave;s eux, le beurre fondu sur le
+fauteuil, le pain sur les rayons des livres, le fromage dans le panier &agrave;
+charbon, et la volaille bouillie dans le lit de la chambre voisine, o&ugrave;
+je trouvai encore le soir, en me mettant au lit, beaucoup de son persil
+et de son beurre, dans un &eacute;tat de cong&eacute;lation des moins gracieux: tout
+cela rendit la f&ecirc;te d&eacute;licieuse, et, quand le gar&ccedil;on n'&eacute;tait pas l&agrave; pour
+me surveiller, mon plaisir &eacute;tait sans m&eacute;lange.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions d&eacute;j&agrave; avanc&eacute;s dans notre d&icirc;ner, quand je rappelai &agrave; Herbert
+sa promesse de me parler de miss Havisham.</p>
+
+<p>&laquo;C'est vrai, reprit-il, je vais m'acquitter tout de suite. Permettez-moi
+de commencer, Haendel, par vous faire observer qu'&agrave; Londres, on n'a pas
+l'habitude de mettre son couteau dans sa bouche, par crainte d'accident,
+et que, bien que la fourchette soit r&eacute;serv&eacute;e pour cet usage, il ne faut
+pas la faire entrer plus loin qu'il est n&eacute;cessaire. C'est &agrave; peine digne
+d'&ecirc;tre remarqu&eacute;, mais il vaut mieux faire comme tout le monde.
+J'ajouterai qu'on ne tient pas sa cuiller sur sa main, mais dessous.
+Cela a un double avantage, vous arriverez plus facilement &agrave; la bouche,
+ce qui, apr&egrave;s tout, est l'objet principal, et vous &eacute;pargnez, dans une
+infinit&eacute; de cas, &agrave; votre &eacute;paule droite, l'attitude qu'on prend en
+ouvrant des hu&icirc;tres.&raquo;</p>
+
+<p>Il me fit ces observations amicales d'une mani&egrave;re si enjou&eacute;e, que nous
+en r&icirc;mes tous les deux, et qu'&agrave; peine cela me fit-il rougir.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, continua-t-il, parlons de miss Havisham. Miss Havisham,
+vous devez le savoir, a &eacute;t&eacute; une enfant g&acirc;t&eacute;e. Sa m&egrave;re mourut qu'elle
+n'&eacute;tait encore qu'une enfant, et son p&egrave;re ne sut rien lui refuser. Son
+p&egrave;re &eacute;tait gentleman campagnard, et, de plus, il &eacute;tait brasseur. Je ne
+sais pourquoi il est tr&egrave;s bien vu d'&ecirc;tre brasseur dans cette partie du
+globe, mais il est incontestable que, tandis que vous ne pouvez
+convenablement &ecirc;tre gentleman et faire du pain, vous pouvez &ecirc;tre aussi
+gentleman que n'importe qui et faire de la bi&egrave;re, vous voyez cela tous
+les jours.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant un gentleman ne peut tenir un caf&eacute;, n'est-ce pas? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non, sous aucun pr&eacute;texte, r&eacute;pondit Herbert; mais un caf&eacute; peut retenir
+un gentleman. Eh bien! donc, M. Havisham &eacute;tait tr&egrave;s riche et tr&egrave;s fier,
+et sa fille &eacute;tait de m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Miss Havisham &eacute;tait fille unique? hasardai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez un peu, j'y arrive. Non, elle n'&eacute;tait pas fille unique. Elle
+avait un fr&egrave;re consanguin. Son p&egrave;re s'&eacute;tait remari&eacute; secr&egrave;tement... avec
+sa cuisini&egrave;re, je pense.</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais qu'il &eacute;tait fier? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon Haendel, certes, oui, il l'&eacute;tait. Il &eacute;pousa sa seconde femme
+secr&egrave;tement, parce qu'il &eacute;tait fier, et peu de temps apr&egrave;s elle mourut.
+Quand elle fut morte, il avoua &agrave; sa fille, &agrave; ce que je crois, ce qu'il
+avait fait; alors le fils devint membre de la famille et demeura dans la
+maison que vous avez vue. En grandissant, ce fils devint turbulent,
+extravagant, d&eacute;sob&eacute;issant; en un mot, un mauvais garnement. Enfin, son
+p&egrave;re le d&eacute;sh&eacute;rita; mais il se radoucit &agrave; son lit de mort, et le laissa
+dans une bonne position, moins bonne cependant que celle de miss
+Havisham.... Prenez un verre de vin, et excusez-moi de vous dire que la
+soci&eacute;t&eacute; n'exige pas que nous vidions si sto&iuml;quement et si
+consciencieusement notre verre, et que nous tournions son fond sens
+dessus dessous, en appuyant ses bords sur notre nez.&raquo;</p>
+
+<p>Dans l'extr&ecirc;me attention que j'apportais &agrave; son r&eacute;cit, je m'&eacute;tais laiss&eacute;
+aller &agrave; commettre cette inconvenance. Je le remerciai en m'excusant:</p>
+
+<p>&laquo;Pas du tout,&raquo; me dit-il.</p>
+
+<p>Et il continua.</p>
+
+<p>&laquo;Miss Havisham &eacute;tait donc une h&eacute;riti&egrave;re, et, comme vous pouvez le
+supposer, elle &eacute;tait fort recherch&eacute;e comme un bon parti. Son fr&egrave;re
+consanguin avait de nouveau une fortune suffisante; mais ses dettes d'un
+c&ocirc;t&eacute;, de nouvelles folies de l'autre, l'eurent bient&ocirc;t dissip&eacute;e une
+seconde fois. Il y avait une plus grande diff&eacute;rence de mani&egrave;re d'&ecirc;tre,
+entre lui et elle, qu'il n'y en avait entre lui et son p&egrave;re, et on
+suppose qu'il nourrissait contre elle une haine mortelle, parce qu'elle
+avait cherch&eacute; &agrave; augmenter la col&egrave;re du p&egrave;re. J'arrive maintenant &agrave; la
+partie cruelle de l'histoire, m'arr&ecirc;tant seulement, mon cher Haendel,
+pour vous faire remarquer qu'une serviette ne peut entrer dans un
+verre.&raquo;</p>
+
+<p>Il me serait tout &agrave; fait impossible de dire pourquoi j'essayais de faire
+entrer la mienne dans mon verre: tout ce que je sais, c'est que je me
+surpris faisant, avec une pers&eacute;v&eacute;rance digne d'une meilleure cause, des
+efforts inou&iuml;s pour la comprimer dans ces &eacute;troites limites. Je le
+remerciai de nouveau en m'excusant, et de nouveau avec la m&ecirc;me bonne
+humeur, il me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Pas du tout, je vous assure.&raquo;</p>
+
+<p>Et il reprit:</p>
+
+<p>&laquo;Alors apparut dans le monde, c'est-&agrave;-dire aux courses, dans les bals
+publics, ou n'importe o&ugrave; il vous plaira un certain monsieur qui fit la
+cour &agrave; miss Havisham. Je ne l'ai jamais vu, car il y a vingt-cinq ans
+que ce que je vous raconte est arriv&eacute;, bien avant que vous et moi ne
+fussions au monde, Haendel; mais j'ai entendu mon p&egrave;re dire que c'&eacute;tait
+un homme &eacute;l&eacute;gant, et justement l'homme qu'il fallait pour plaire &agrave; miss
+Havisham. Mais ce que mon p&egrave;re affirmait le plus fortement, c'est que
+sans pr&eacute;vention et sans ignorance, on ne pouvait le prendre pour un
+v&eacute;ritable gentleman; mon p&egrave;re avait pour principe qu'un homme qui n'est
+pas vraiment gentleman par le c&oelig;ur, n'a jamais &eacute;t&eacute;, depuis que le monde
+existe, un vrai gentleman par les mani&egrave;res. Il disait aussi qu'aucun
+vernis ne peut cacher le grain du bois, et que plus on met de vernis
+dessus, plus le grain devient apparent. Tr&egrave;s bien! Cet homme serra de
+pr&egrave;s miss Havisham, et fit semblant de lui &ecirc;tre tr&egrave;s d&eacute;vou&eacute;. Je crois
+que jusqu'&agrave; ce moment, elle n'avait pas montr&eacute; beaucoup de sensibilit&eacute;,
+mais tout ce qu'elle en poss&eacute;dait se montra certainement alors. Elle
+l'aima passionn&eacute;ment. Il n'y a pas de doute qu'elle l'idol&acirc;tr&acirc;t. Il
+exer&ccedil;ait une si forte influence sur son affection par sa conduite rus&eacute;e,
+qu'il en obtint de fortes sommes d'argent et l'amena &agrave; racheter &agrave; son
+fr&egrave;re sa part de la brasserie, que son p&egrave;re lui avait laiss&eacute; par
+faiblesse, &agrave; un prix &eacute;norme, et en lui faisant prendre l'engagement, que
+lorsqu'il serait son mari, il g&eacute;rerait de tout. Votre tuteur ne faisait
+pas partie, &agrave; cette &eacute;poque, des conseils de miss Havisham, et elle &eacute;tait
+trop hautaine et trop &eacute;prise pour se laisser conseiller par quelqu'un.
+Ses parents &eacute;taient pauvres et intrigants, &agrave; l'exception de mon p&egrave;re. Il
+&eacute;tait assez pauvre, mais il n'&eacute;tait ni avide, ni jaloux, et c'&eacute;tait le
+seul qui f&ucirc;t ind&eacute;pendant parmi eux. Il l'avertit qu'elle faisait trop
+pour cet homme, et qu'elle se mettait trop compl&egrave;tement &agrave; sa merci. Elle
+saisit la premi&egrave;re occasion qui se pr&eacute;senta d'ordonner &agrave; mon p&egrave;re de
+sortir de sa pr&eacute;sence et de sa maison, et mon p&egrave;re ne l'a jamais revue
+depuis.&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment du r&eacute;cit de mon convive je me rappelai que miss Havisham
+avait dit: &laquo;Mathieu viendra me voir &agrave; la fin, quand je serai &eacute;tendue
+morte sur cette table,&raquo; et je demandai &agrave; Herbert si son p&egrave;re &eacute;tait
+r&eacute;ellement si f&acirc;ch&eacute; contre elle.</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'est pas cela, dit-il, mais elle l'a accus&eacute;, en pr&eacute;sence de son
+pr&eacute;tendu, d'&ecirc;tre d&eacute;sappoint&eacute; d'avoir perdu tout espoir de faire ses
+affaires en la flattant; et s'il y allait maintenant, cela para&icirc;trait
+vrai, &agrave; lui comme &agrave; elle. Revenons &agrave; ce pr&eacute;tendu pour en finir avec lui.
+Le jour du mariage fut fix&eacute;, les habits de noce achet&eacute;s, le voyage qui
+devait suivre la noce projet&eacute;, les gens de la noce invit&eacute;s, le jour
+arriva, mais non pas le fianc&eacute;: il lui &eacute;crivit une lettre....</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle re&ccedil;ut, m'&eacute;criai-je, au moment o&ugrave; elle s'habillait pour la
+c&eacute;r&eacute;monie... &agrave; neuf heures moins vingt minutes....</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; cette heure et &agrave; ces minutes, dit Herbert en faisant un signe de
+t&ecirc;te affirmatif, heures et minutes auxquelles elle arr&ecirc;ta ensuite toutes
+les pendules. Ce qui, au fond de tout cela, fit manquer le mariage, je
+ne vous le dirai pas parce que je ne le sais pas.... Quand elle se releva
+d'une forte maladie qu'elle fit, elle laissa tomber toute la maison dans
+l'&eacute;tat de d&eacute;labrement o&ugrave; vous l'avez vue et elle n'a jamais regard&eacute;
+depuis la lumi&egrave;re du soleil.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce l&agrave; toute l'histoire? demandai-je apr&egrave;s quelque r&eacute;flexion.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout ce que j'en sais, et encore je n'en sais autant que parce
+que j'ai rassembl&eacute; moi-m&ecirc;me tous ces d&eacute;tails, car mon p&egrave;re &eacute;vite
+toujours d'en parler, et m&ecirc;me lorsque miss Havisham m'invita &agrave; aller
+chez elle, il ne me dit que ce qui &eacute;tait absolument n&eacute;cessaire pour moi
+de savoir. Mais il y a une chose que j'ai oubli&eacute;e: on a suppos&eacute; que
+l'homme dans lequel elle avait si mal plac&eacute; sa confiance a agi, dans
+toute cette affaire, de connivence avec son fr&egrave;re; que c'&eacute;tait une
+intrigue ourdie entre eux et dont ils devaient se partager les
+b&eacute;n&eacute;fices.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis surpris alors qu'il ne l'ait pas &eacute;pous&eacute;e pour s'emparer de
+toute la fortune, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre &eacute;tait-il d&eacute;j&agrave; mari&eacute;, et cette cruelle mystification peut
+avoir fait partie du plan de son fr&egrave;re, dit Herbert; mais faites
+attention que je n'en suis pas s&ucirc;r du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Que sont devenus ces deux hommes? demandai-je apr&egrave;s avoir r&eacute;fl&eacute;chi un
+instant.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont tomb&eacute;s dans une d&eacute;gradation et une honte plus profonde encore
+si c'est possible; puis la ruine est venue.</p>
+
+<p>&mdash;Vivent-ils encore?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous disiez tout &agrave; l'heure qu'Estelle n'&eacute;tait pas parente de miss
+Havisham, mais seulement adopt&eacute;e par elle. Quand a-t-elle &eacute;t&eacute; adopt&eacute;e?</p>
+
+<p>Herbert leva les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a toujours eu une Estelle depuis que j'ai entendu parler de miss
+Havisham. Je ne sais rien de plus. Et maintenant, Haendel, dit-il en
+laissant l&agrave; l'histoire, il y a entre nous une parfaite entente: vous
+savez tout ce que je sais sur miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous aussi, repartis-je, vous savez tout ce que je sais.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois. Ainsi donc il ne peut y avoir entre vous et moi ni
+rivalit&eacute; ni brouille, et quant &agrave; la condition attach&eacute;e &agrave; votre fortune
+que vous ne devez pas chercher &agrave; savoir &agrave; qui vous la devez, vous pouvez
+compter que cette corde ne sera ni touch&eacute;e ni m&ecirc;me effleur&eacute;e par moi, ni
+par aucun des miens.&raquo;</p>
+
+<p>En v&eacute;rit&eacute;, il dit cela avec une telle d&eacute;licatesse, que je sentis qu'il
+n'y aurait plus &agrave; revenir sur ce sujet, bien que je dusse rester sous le
+toit de son p&egrave;re pendant des ann&eacute;es. Et pourtant il y avait dans ses
+paroles tant d'intention, que je sentis qu'il comprenait aussi
+parfaitement que je le comprenais moi-m&ecirc;me, que miss Havisham &eacute;tait ma
+bienfaitrice.</p>
+
+<p>Je n'avais pas song&eacute; tout d'abord qu'il avait amen&eacute; la conversation sur
+ce sujet pour en finir une fois pour toutes et rendre notre position
+nette; mais apr&egrave;s cet entretien nous f&ucirc;mes si &agrave; l'aise et de si bonne
+humeur, que je m'aper&ccedil;us alors que telle avait &eacute;t&eacute; son intention. Nous
+&eacute;tions tr&egrave;s gais et tr&egrave;s accorts, et je lui demandai, tout en causant,
+ce qu'il faisait. Il me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Je suis capitaliste assureur de navires.&raquo;</p>
+
+<p>Je suppose qu'il vit mon regard errer autour de la chambre &agrave; la
+recherche de quelque chose qui rappel&acirc;t la navigation ou le capital, car
+il ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;Dans la Cit&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>J'avais une haute id&eacute;e de la richesse et de l'importance des assureurs
+maritimes de la Cit&eacute;, et je commen&ccedil;ai &agrave; penser avec terreur que j'avais
+renvers&eacute; autrefois ce jeune assureur sur le dos, que j'avais noirci son
+&oelig;il entreprenant et fait une entaille &agrave; sa t&ecirc;te commerciale. Mais
+alors, &agrave; mon grand soulagement, l'&eacute;trange impression qu'Herbert Pocket
+ne r&eacute;ussirait jamais, et ne serait jamais riche, me revint &agrave; l'esprit.
+Il continua:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne me contenterai pas &agrave; l'avenir d'employer uniquement mes capitaux
+dans les assurances maritimes; j'ach&egrave;terai quelques bonnes actions dans
+les assurances sur la vie, et je me lancerai dans quelque conseil de
+direction; je ferai aussi quelques petites choses dans les mines, mais
+rien de tout cela ne m'emp&ecirc;chera de charger quelques milliers de tonnes
+pour mon propre compte. Je crois que je ferai le commerce, dit-il en se
+renversant sur sa chaise, avec les Indes Orientales, j'y ferai les
+soies, les ch&acirc;les, les &eacute;pices, les teintures, les drogues et les bois
+pr&eacute;cieux. C'est un commerce int&eacute;ressant.</p>
+
+<p>&mdash;Et les profits sont grands? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;normes!&raquo; dit-il.</p>
+
+<p>L'irr&eacute;solution me revint, et je commen&ccedil;ai &agrave; croire qu'il avait encore de
+plus grandes esp&eacute;rances que les miennes.</p>
+
+<p>&laquo;Je crois aussi que je ferai le commerce, dit-il en mettant ses pouces
+dans les poches de son gilet, avec les Indes Occidentales, pour le
+sucre, le tabac et le rhum, et aussi avec Ceylan, sp&eacute;cialement pour les
+dents d'&eacute;l&eacute;phants.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous faudra un grand nombre de vaisseaux, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Une vraie flotte,&raquo; dit-il.</p>
+
+<p>Compl&egrave;tement &eacute;bloui par les magnificences de ce programme, je lui
+demandai dans quelle direction naviguaient le plus grand nombre des
+vaisseaux qu'il avait assur&eacute;s.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai pas encore fait une seule assurance, r&eacute;pondit-il, je cherche &agrave;
+me caser.&raquo;</p>
+
+<p>Cette occupation semblait en quelque mani&egrave;re plus en rapport avec
+l'H&ocirc;tel Barnard, aussi je dis d'un ton de conviction:</p>
+
+<p>&laquo;Ah!... ah!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je suis dans un bureau d'affaires, et je cherche &agrave; me retourner.</p>
+
+<p>&mdash;Ce bureau est-il avantageux? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; qui?... Voulez-vous dire au jeune homme qui y est? demanda-t-il pour
+r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&mdash;Non, &agrave; vous?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, non, pas &agrave; moi...&raquo;</p>
+
+<p>Il dit cela de l'air de quelqu'un qui compte avec soin avant d'arr&ecirc;ter
+une balance.</p>
+
+<p>&laquo;Cela ne m'est pas directement avantageux, c'est-&agrave;-dire que cela ne me
+rapporte rien et j'ai &agrave;... m'entretenir.&raquo;</p>
+
+<p>Certainement l'affaire n'avait pas l'air avantageuse, et je secouai la
+t&ecirc;te comme pour dire qu'il serait difficile d'amasser un grand capital
+avec une pareille source de revenu.</p>
+
+<p>&laquo;Mais c'est ainsi qu'il faut s'y prendre, dit Herbert Pocket. Vous &ecirc;tes
+pos&eacute; quelque part; c'est le grand point. Vous &ecirc;tes dans un bureau
+d'affaires, vous n'avez plus qu'&agrave; regarder tout autour de vous ce qui
+vous conviendra le mieux.&raquo;</p>
+
+<p>Je fus frapp&eacute; d'une chose singuli&egrave;re: c'est que pour chercher des
+affaires il fall&ucirc;t &ecirc;tre dans un bureau; mais je gardai le silence, m'en
+rapportant compl&egrave;tement &agrave; son exp&eacute;rience.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, continua Herbert, le vrai moment arrive o&ugrave; vous trouvez une
+occasion; vous la saisissez au passage, vous fondez dessus, vous faites
+votre capital et vous &ecirc;tes &eacute;tabli. Quand une fois votre capital est
+fait, vous n'avez plus rien &agrave; faire qu'&agrave; l'employer.&raquo;</p>
+
+<p>Sa mani&egrave;re de se conduire ressemblait beaucoup &agrave; celle qu'il avait tenue
+dans le jardin le jour de notre rencontre. C'&eacute;tait bien toujours la m&ecirc;me
+chose. Il supportait sa pauvret&eacute; comme il avait support&eacute; sa d&eacute;faite, et
+il me semblait qu'il prenait maintenant toutes les luttes et tous les
+coups de la fortune comme il avait pris les miens autrefois. Il &eacute;tait
+&eacute;vident qu'il n'avait autour de lui que les choses les plus n&eacute;cessaires,
+car tout ce que je remarquais sur la table et dans l'appartement
+finissait toujours par avoir &eacute;t&eacute; apport&eacute; pour moi du restaurant ou
+d'autre part.</p>
+
+<p>Cependant, malgr&eacute; qu'il s'imagin&acirc;t avoir fait sa fortune, il s'en
+faisait si peu accroire, que je lui sus un gr&eacute; infini de ne pas s'en
+enorgueillir.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une aimable qualit&eacute; &agrave; ajouter &agrave; son charmant naturel, et nous
+continu&acirc;mes &agrave; &ecirc;tre au mieux. Le soir nous sort&icirc;mes pour aller faire un
+tour dans les rues, et nous entr&acirc;mes au th&eacute;&acirc;tre &agrave; moiti&eacute; prix. Le
+lendemain nous f&ucirc;mes entendre le service &agrave; l'abbaye de Westminster. Dans
+l'apr&egrave;s-midi, nous visit&acirc;mes les parcs. Je me demandais qui ferrait tous
+les chevaux que je rencontrais; j'aurais voulu que ce f&ucirc;t Joe.</p>
+
+<p>Il me semblait, en supputant mod&eacute;r&eacute;ment le temps qui s'&eacute;tait &eacute;coul&eacute;
+depuis le dimanche o&ugrave; j'avais quitt&eacute; Joe et Biddy, qu'il y avait
+plusieurs mois. L'espace qui nous s&eacute;parait participa &agrave; cette extension,
+et nos marais se trouv&egrave;rent &agrave; une distance impossible &agrave; &eacute;valuer. L'id&eacute;e
+que j'aurais pu assister ce m&ecirc;me dimanche aux offices de notre vieille
+&eacute;glise, rev&ecirc;tu de mes vieux habits des jours de f&ecirc;tes, me semblait une
+r&eacute;union d'impossibilit&eacute;s g&eacute;ographiques et sociales, solaires et
+lunaires. Pourtant, au milieu des rues de Londres, si encombr&eacute;es de
+monde et si brillamment &eacute;clair&eacute;es le soir, j'&eacute;prouvais une esp&egrave;ce de
+remords intime d'avoir rel&eacute;gu&eacute; si loin la pauvre vieille cuisine du
+logis; et, dans le silence de la nuit, le pas de quelque maladroit
+imposteur de portier, r&ocirc;dant &ccedil;&agrave; et l&agrave; dans l'H&ocirc;tel Barnard sous pr&eacute;texte
+de surveillance, tombaient sourdement sur mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Le lundi matin, &agrave; neuf heures moins un quart, Herbert alla &agrave; son bureau
+pour se faire son rapport &agrave; lui-m&ecirc;me et prendre l'air de ce m&ecirc;me bureau,
+comme on dit, &agrave; ce que je crois toujours, et je l'accompagnai. Il devait
+en sortir une heure ou deux apr&egrave;s, pour me conduire &agrave; Hammersmith, et je
+devais l'attendre dans les environs. Il me sembla que les &oelig;ufs d'o&ugrave;
+sortaient les jeunes assureurs &eacute;taient incub&eacute;s dans la poussi&egrave;re et la
+chaleur, comme les &oelig;ufs d'autruche, &agrave; en juger par les endroits o&ugrave; ces
+petits g&eacute;ants se rendaient le lundi matin. Le bureau o&ugrave; Herbert tenait
+ses s&eacute;ances ne me fit pas l'effet d'un bon Observatoire; il &eacute;tait &agrave; un
+second &eacute;tage sur la cour, d'une apparence tr&egrave;s sale, tr&egrave;s maussade sous
+tous les rapports, et avait vue sur un autre second &eacute;tage &eacute;galement sur
+la cour, d'o&ugrave; il devait &ecirc;tre impossible d'observer bien loin autour de
+soi.</p>
+
+<p>J'attendis jusqu'&agrave; pr&egrave;s de midi. J'allai faire un tour &agrave; la Bourse; je
+vis des hommes barbus, assis sous les affiches des vaisseaux en
+partance, que je pris pour de grands marchands, bien que je ne puisse
+comprendre pourquoi aucun d'eux ne paraissait avoir sa raison. Quand
+Herbert vint me rejoindre, nous all&acirc;mes d&eacute;jeuner dans un &eacute;tablissement
+c&eacute;l&egrave;bre, que je v&eacute;n&eacute;rai alors beaucoup, mais que je crois aujourd'hui
+avoir &eacute;t&eacute; la superstition la plus abjecte de l'Europe, et o&ugrave; je ne pus
+m'emp&ecirc;cher de remarquer qu'il y avait beaucoup plus de sauce sur les
+nappes, sur les couteaux et sur les habits des gar&ccedil;ons que dans les
+plats. Cette collation faite &agrave; un prix mod&eacute;r&eacute;, eu &eacute;gard &agrave; la graisse
+qu'on ne nous fit pas payer, nous retourn&acirc;mes &agrave; l'H&ocirc;tel Barnard, pour
+chercher mon petit portemanteau, et nous pr&icirc;mes ensuite une voiture pour
+Hammersmith, o&ugrave; nous arriv&acirc;mes vers trois heures de l'apr&egrave;s-midi. Nous
+n'avions que peu de chemin &agrave; faire pour gagner la maison de M. Pocket.
+Soulevant le loquet d'une porte, nous entr&acirc;mes imm&eacute;diatement dans un
+petit jardin donnant sur la rivi&egrave;re, o&ugrave; les enfants de M. Pocket
+prenaient leurs &eacute;bats, et, &agrave; moins que je ne me sois abus&eacute; sur un point
+o&ugrave; mes pr&eacute;jug&eacute;s ou mes int&eacute;r&ecirc;ts n'&eacute;taient pas en jeu, je remarquai que
+les enfants de M. et Mrs Pocket ne s'&eacute;levaient pas, ou n'&eacute;taient pas
+&eacute;lev&eacute;s, mais qu'ils se roulaient.</p>
+
+<p>Mrs Pocket &eacute;tait assise sur une chaise de jardin, sous un arbre; elle
+lisait, les jambes crois&eacute;es sur une autre chaise de jardin; et les deux
+servantes de Mrs Pocket se regardaient pendant que les enfants jouaient.</p>
+
+<p>&laquo;Maman, dit Herbert, c'est le jeune M. Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Sur ce, Mrs Pocket me re&ccedil;ut avec une apparence d'aimable dignit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Master Alick et miss Jane! cria une des bonnes &agrave; deux enfants, si vous
+courez comme cela contre ces buissons, vous tomberez dans la rivi&egrave;re, et
+vous vous noierez, et alors que dira votre papa?&raquo;</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, cette bonne ramassa le mouchoir de Mrs Pocket, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;C'est au moins la sixi&egrave;me fois, madame, que vous le laissez tomber!&raquo;</p>
+
+<p>Sur quoi Mrs Pocket se mit &agrave; rire, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Merci, Flopson.&raquo;</p>
+
+<p>Puis, s'installant sur une seule chaise, elle continua sa lecture. Son
+visage prit une expression s&eacute;rieuse, comme si elle e&ucirc;t lu depuis une
+semaine; mais, avant qu'elle e&ucirc;t pu lire une demi-douzaine de lignes,
+elle leva les yeux sur moi, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;J'esp&egrave;re que votre maman se porte bien?&raquo;</p>
+
+<p>Cette demande inattendue me mit dans un tel embarras, que je commen&ccedil;ai &agrave;
+dire de la fa&ccedil;on la plus absurde du monde, qu'en v&eacute;rit&eacute; si une telle
+personne avait exist&eacute;, je ne doutais pas qu'elle ne se f&ucirc;t bien port&eacute;e,
+qu'elle ne lui en e&ucirc;t &eacute;t&eacute; bien oblig&eacute;e, et qu'elle ne lui e&ucirc;t envoy&eacute; ses
+compliments, quand la bonne vint &agrave; mon aide.</p>
+
+<p>&laquo;Encore!... dit-elle en ramassant le mouchoir de poche; si &ccedil;a n'est pas
+la septi&egrave;me fois!... Que ferez-vous cette apr&egrave;s-midi, madame?&raquo;</p>
+
+<p>Mrs Pocket regarda son mouchoir d'un air inexprimable, comme si elle ne
+l'e&ucirc;t jamais vu; ensuite, en le reconnaissant, elle dit avec un sourire:</p>
+
+<p>&laquo;Merci, Flopson.&raquo;</p>
+
+<p>Puis elle m'oublia, et reprit sa lecture.</p>
+
+<p>Maintenant que j'avais le temps de les compter, je vis qu'il n'y avait
+pas moins de six petits Pockets, de grandeurs vari&eacute;es, qui se roulaient
+de diff&eacute;rentes mani&egrave;res.</p>
+
+<p>J'arrivai &agrave; peine au total, quand un septi&egrave;me se fit entendre dans des
+r&eacute;gions &eacute;lev&eacute;es, en pleurant d'une fa&ccedil;on navrante.</p>
+
+<p>N'est-ce pas Baby<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>? dit Flopson d'un air surpris; d&eacute;p&ecirc;chez-vous,
+Millers, d'aller voir.&raquo;</p>
+
+<p>Millers, qui &eacute;tait la seconde bonne, gagna la maison, et peu &agrave; peu
+l'enfant qui pleurait se tut et resta tranquille, comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un
+jeune ventriloque auquel on e&ucirc;t ferm&eacute; la bouche avec quelque chose. Mrs
+Pocket lut tout le temps, et j'&eacute;tais tr&egrave;s curieux de savoir quel livre
+ce pouvait &ecirc;tre.</p>
+
+<p>Je suppose que nous attendions l&agrave; que M. Pocket v&icirc;nt &agrave; nous; dans tous
+les cas, nous attendions. J'eus ainsi l'occasion d'observer un
+remarquable ph&eacute;nom&egrave;ne de famille. Toutes les fois que les enfants
+s'approchaient par hasard de Mrs Pocket en jouant, ils se donnaient des
+crocs-en-jambe et se roulaient sur elle, et cela avait toujours lieu &agrave;
+son &eacute;tonnement momentan&eacute; et &agrave; leurs plus p&eacute;nibles lamentations. Je ne
+savais comment expliquer cette singuli&egrave;re circonstance, et je ne pouvais
+m'emp&ecirc;cher de former des conjectures sur ce sujet, jusqu'au moment o&ugrave;
+Millers descendit avec le Baby, lequel Baby fut remis entre les mains de
+Flopson, laquelle Flopson allait le passer &agrave; Mrs Pocket, quand elle alla
+donner la t&ecirc;te la premi&egrave;re contre Mrs Pocket. Baby et Flopson furent
+heureusement rattrap&eacute;s par Herbert et moi.</p>
+
+<p>&laquo;Mis&eacute;ricorde! Flopson, dit Mrs Pocket en quittant son livre, tout le
+monde tombe ici.</p>
+
+<p>&mdash;Mis&eacute;ricorde vous-m&ecirc;me, vraiment, madame! repartit Flopson en
+rougissant tr&egrave;s fort, qu'avez-vous donc l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que j'ai l&agrave;, Flopson? demanda Mrs Pocket.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est votre tabouret! s'&eacute;cria Flopson; et si vous le tenez sous
+vos jupons comme cela, comment voulez-vous qu'on ne tombe pas?... Tenez,
+prenez le Baby, madame, et donnez-moi votre livre.&raquo;</p>
+
+<p>Mrs Pocket fit ce qu'on lui conseillait et fit maladroitement danser
+l'enfant sur ses genoux, pendant que les autres enfants jouaient
+alentour. Cela ne durait que depuis fort peu de temps, quand Mrs Pocket
+donna sommairement des ordres pour qu'on les rentr&acirc;t tous dans la maison
+pour leur faire faire un somme. C'est ainsi que, dans ma premi&egrave;re
+visite, je fis cette seconde d&eacute;couverte, que l'&eacute;ducation des petits
+Pockets consistait &agrave; tomber et &agrave; dormir alternativement. Dans ces
+circonstances, lorsque Flopson et Millers eurent fait rentrer les
+enfants dans la maison, comme un petit troupeau de moutons, et quand M.
+Pocket en sortit pour faire ma connaissance, je ne fus pas tr&egrave;s surpris
+en trouvant que M. Pocket &eacute;tait un gentleman dont le visage avait l'air
+perplexe, et qui avait sur la t&ecirc;te des cheveux tr&egrave;s gris et en d&eacute;sordre,
+comme un homme qui ne peut pas parvenir &agrave; trouver le vrai moyen
+d'arriver &agrave; son but.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXIII" id="CHAPITRE_XXIII"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIII.</a></h2>
+
+
+<p>&laquo;Je suis bien aise de vous voir, me dit M. Pocket, et j'esp&egrave;re que vous
+n'&ecirc;tes pas f&acirc;ch&eacute; de me voir non plus, car je ne suis pas, ajouta-t-il
+avec le sourire de son fils, un personnage bien effrayant.&raquo;</p>
+
+<p>Il avait l'air assez jeune, malgr&eacute; son d&eacute;sordre et ses cheveux tr&egrave;s
+gris, et ses mani&egrave;res semblaient tout &agrave; fait naturelles. Je veux dire
+par l&agrave; qu'elles &eacute;taient d&eacute;pourvues de toute affectation. Il y avait
+quelque chose de comique dans son air distrait, qui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; franchement
+burlesque, s'il ne s'&eacute;tait aper&ccedil;u lui-m&ecirc;me qu'il &eacute;tait bien pr&egrave;s de
+l'&ecirc;tre. Quand il eut caus&eacute; un moment avec moi, il dit, en s'adressant &agrave;
+Mrs Pocket, avec une contraction un peu inqui&egrave;te de ses sourcils, qui
+&eacute;taient noirs et beaux:</p>
+
+<p>&laquo;Belinda, j'esp&egrave;re que vous avez bien re&ccedil;u M. Pip?&raquo;</p>
+
+<p>Elle regarda par-dessus son livre et r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Oui.&raquo;</p>
+
+<p>Elle me sourit alors, mais sans savoir ce qu'elle faisait, car son
+esprit &eacute;tait ailleurs; puis elle me demanda si j'aimerais &agrave; go&ucirc;ter un
+peu de fleur d'oranger. Comme cette question n'avait aucun rapport
+&eacute;loign&eacute; ou rapproch&eacute; avec aucun sujet, pass&eacute; ou futur, je consid&eacute;rai
+qu'elle l'avait lanc&eacute;e comme le premier pas qu'elle daignait faire dans
+la conversation g&eacute;n&eacute;rale.</p>
+
+<p>Je d&eacute;couvris en quelques heures, je puis le dire ici sans plus tarder,
+que Mrs Pocket &eacute;tait fille unique d'un certain chevalier, mort d'une
+fa&ccedil;on tout &agrave; fait accidentelle, qui s'&eacute;tait persuad&eacute; &agrave; lui-m&ecirc;me que
+d&eacute;funt son p&egrave;re aurait &eacute;t&eacute; fait baronnet, sans l'opposition acharn&eacute;e de
+quelqu'un, opposition bas&eacute;e sur des motifs enti&egrave;rement personnels. J'ai
+oubli&eacute; de qui, si toutefois je l'ai jamais su. &Eacute;tait-ce du souverain, du
+premier ministre, du chancelier, de l'archev&ecirc;que de Canterbury ou de
+toute autre personne? Je ne sais; mais en raison de ce fait, enti&egrave;rement
+suppos&eacute;, il s'&eacute;tait li&eacute; avec tous les nobles de la terre. Je crois que
+lui-m&ecirc;me avait &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; chevalier pour s'&ecirc;tre rendu ma&icirc;tre, &agrave; la pointe
+de la plume, de la grammaire anglaise, dans une adresse d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e,
+copi&eacute;e sur v&eacute;lin, &agrave; l'occasion de la pose de la premi&egrave;re pierre d'un
+&eacute;difice quelconque, et pour avoir tendu &agrave; quelque personne royale, soit
+la truelle, soit le mortier. Peu importe pourquoi; il avait destin&eacute; Mrs
+Pocket &agrave; &ecirc;tre &eacute;lev&eacute;e, d&egrave;s le berceau, comme une personne qui, dans
+l'ordre des choses, devait &eacute;pouser un personnage titr&eacute;, et de laquelle
+il fallait &eacute;loigner toute esp&egrave;ce de connaissance pl&eacute;b&eacute;ienne. On avait
+r&eacute;ussi &agrave; faire si bonne garde autour de la jeune miss, d'apr&egrave;s les
+intentions de ce p&egrave;re judicieux, qu'elle avait toutes sortes d'agr&eacute;ments
+acquis et brillants, mais qu'elle &eacute;tait du reste parfaitement incapable
+et inutile. Avec ce caract&egrave;re si heureusement form&eacute;, dans la premi&egrave;re
+fleur de jeunesse, il n'avait pas encore d&eacute;cid&eacute; s'il se destinerait aux
+grandeurs administratives ou aux grandeurs cl&eacute;ricales. Comme pour
+arriver aux unes ou autres, ce n'&eacute;tait qu'une question de temps, lui et
+Mrs Pocket avaient pris le temps par les cheveux (qui, &agrave; en juger par
+leur longueur, semblaient avoir besoin d'&ecirc;tre coup&eacute;s) et s'&eacute;taient
+mari&eacute;s &agrave; l'insu du p&egrave;re judicieux. Le p&egrave;re judicieux, n'ayant rien &agrave;
+accorder ou &agrave; refuser que sa b&eacute;n&eacute;diction, avait magnifiquement pass&eacute; ce
+douaire sur leurs t&ecirc;tes, apr&egrave;s une courte r&eacute;sistance, et avait assur&eacute; &agrave;
+M. Pocket que sa femme &eacute;tait un tr&eacute;sor digne d'un prince. M. Pocket
+avait install&eacute; ce tr&eacute;sor de prince dans les voies du monde tel qu'il
+est, et l'on suppose qu'il n'y prit qu'un bien faible int&eacute;r&ecirc;t. Cependant
+Mrs Pocket &eacute;tait en g&eacute;n&eacute;ral l'objet d'une piti&eacute; respectueuse, parce
+qu'elle n'avait pas &eacute;pous&eacute; un personnage titr&eacute;, tandis que, de son c&ocirc;t&eacute;,
+M. Pocket &eacute;tait l'objet d'une esp&egrave;ce de reproche tacite, parce qu'il
+n'avait jamais su acqu&eacute;rir la moindre distinction honorifique.</p>
+
+<p>M. Pocket me conduisit dans la maison et me montra ma chambre, qui &eacute;tait
+une chambre agr&eacute;able, et meubl&eacute;e de fa&ccedil;on &agrave; ce que je pusse m'y trouver
+confortablement. Il frappa ensuite aux portes de deux chambres
+semblables et me pr&eacute;senta &agrave; leurs habitants, qui se nommaient Drummle et
+Startop. Drummle, jeune homme &agrave; l'air vieux et d'une structure lourde,
+&eacute;tait en train de siffler. Startop, plus jeune d'ann&eacute;es et d'apparence,
+lisait en tenant sa t&ecirc;te comme s'il e&ucirc;t craint qu'une tr&egrave;s forte charge
+de science ne la f&icirc;t &eacute;clater.</p>
+
+<p>M. et Mrs Pocket avaient tellement l'air d'&ecirc;tre chez les autres, que je
+me demandais qui &eacute;tait r&eacute;ellement en possession de la maison et les
+laissait y vivre, jusqu'&agrave; ce que j'eusse d&eacute;couvert que cette grande
+autorit&eacute; &eacute;tait d&eacute;volue aux domestiques. C'&eacute;tait peut-&ecirc;tre une assez
+agr&eacute;able mani&egrave;re de mener les choses pour s'&eacute;viter de l'embarras, mais
+elle paraissait co&ucirc;teuse, car les domestiques sentaient qu'ils se
+devaient &agrave; eux-m&ecirc;mes de bien manger, de bien boire, et de recevoir
+nombreuse compagnie &agrave; l'office. Ils accordaient une table tr&egrave;s
+g&eacute;n&eacute;reusement servie &agrave; M. et Mrs Pocket; cependant il me parut toujours
+que l'endroit o&ugrave; il &eacute;tait de beaucoup pr&eacute;f&eacute;rable d'avoir sa pension
+&eacute;tait la cuisine; en supposant toutefois le pensionnaire en &eacute;tat de se
+d&eacute;fendre, car moins d'une semaine apr&egrave;s mon arriv&eacute;e, une dame du
+voisinage, personnellement inconnue de la famille, &eacute;crivit pour dire
+qu'elle avait vu Millers battre le Baby. Ceci affligea grandement Mrs
+Pocket, qui fondit en larmes &agrave; la r&eacute;ception de cette lettre, et s'&eacute;cria
+qu'il &eacute;tait vraiment extraordinaire que les voisins ne pussent s'occuper
+de leurs affaires.</p>
+
+<p>J'appris peu &agrave; peu, par Herbert particuli&egrave;rement, que M. Pocket avait
+&eacute;tudi&eacute; &agrave; Harrow et &agrave; Cambridge, o&ugrave; il s'&eacute;tait distingu&eacute;, et qu'ayant eu
+le bonheur d'&eacute;pouser Mrs Pocket &agrave; un &acirc;ge peu avanc&eacute;, il avait chang&eacute; de
+voie et avait pris l'&eacute;tat de r&eacute;mouleur universitaire. Apr&egrave;s avoir
+repass&eacute; un certain nombre de lames &eacute;mouss&eacute;es, dont les possesseurs,
+lorsqu'ils &eacute;taient influents, lui promettaient toujours de l'aider dans
+son avancement, mais oubliaient toujours de le faire, quand une fois les
+lames avaient quitt&eacute; la meule, il s'&eacute;tait fatigu&eacute; de ce pauvre travail
+et &eacute;tait venu &agrave; Londres. L&agrave;, apr&egrave;s avoir vu s'&eacute;vanouir graduellement ses
+plus belles esp&eacute;rances, il avait, sous le pr&eacute;texte de faire des
+lectures, appris &agrave; lire &agrave; diverses personnes qui n'avaient pas eu
+occasion de le faire ou qui l'avaient n&eacute;glig&eacute;; puis il en avait refourbi
+plusieurs autres; de plus, en raison de ses connaissances litt&eacute;raires,
+il s'&eacute;tait charg&eacute; de compilations et de corrections bibliographiques; et
+tout cela, ajout&eacute; &agrave; des ressources particuli&egrave;res, tr&egrave;s mod&eacute;r&eacute;es, avait
+finir par maintenir la maison sur le pied o&ugrave; je la voyais.</p>
+
+<p>M. et Mrs Pocket avaient un pernicieux voisinage; c'&eacute;tait une dame
+veuve, d'une nature tellement sympathique, qu'elle s'accordait avec tout
+le monde, b&eacute;nissait tout le monde, et r&eacute;pandait des sourires ou des
+larmes sur tout le monde, selon les circonstances. Cette dame s'appelait
+Coiler, et j'eus l'honneur de lui offrir le bras pour la conduire &agrave;
+table le jour de mon installation. Elle me donna &agrave; entendre, en
+descendant l'escalier, que c'&eacute;tait un grand coup pour cette ch&egrave;re Mrs
+Pocket et pour ce cher M. Pocket, de se voir dans la n&eacute;cessit&eacute; de
+recevoir des pensionnaires chez eux.</p>
+
+<p>&laquo;Ceci n'est pas pour vous, me dit-elle dans un d&eacute;bordement d'affection
+et de confidence, il y avait un peu moins de cinq minutes que je la
+connaissais; s'ils &eacute;taient tous comme vous, ce serait tout autre chose.
+Mais cette ch&egrave;re Mrs Pocket, dit Mrs Coiler, apr&egrave;s le d&eacute;sappointement
+qu'elle a &eacute;prouv&eacute; de si bonne heure, non qu'il faille bl&acirc;mer ce cher M.
+Pocket, a besoin de tant de luxe et d'&eacute;l&eacute;gance....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, dis-je pour l'arr&ecirc;ter, car je craignais qu'elle ne se
+pr&icirc;t &agrave; pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle est d'une nature si aristocratique!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, dis-je encore dans le m&ecirc;me but que la premi&egrave;re fois.</p>
+
+<p>&mdash;Que c'est dur, continua Mrs Coiler, de voir l'attention et le temps de
+ce cher M. Pocket d&eacute;tourn&eacute;s de cette ch&egrave;re Mrs Pocket!&raquo;</p>
+
+<p>Tandis que j'accordais toute mon attention &agrave; mon couteau, &agrave; ma
+fourchette, &agrave; ma cuill&egrave;re, &agrave; mes verres et aux autres instruments de
+destruction qui se trouvaient sous ma main, il se passa quelque chose,
+entre Mrs Pocket et Drummle, qui m'apprit que Drummle, dont le nom de
+bapt&ecirc;me &eacute;tait Bentloy, &eacute;tait actuellement le plus proche h&eacute;ritier, moins
+un, d'un titre de baronnet, et plus tard, je sus que le livre que
+j'avais vu dans le jardin entre les mains de Mrs Pocket, &eacute;tait un trait&eacute;
+de blason, et qu'elle connaissait la date exacte &agrave; laquelle son
+grand-papa aurait figur&eacute; dans le livre, s'il avait jamais d&ucirc; y figurer.
+Drummle parlait peu; mais, dans ces rares moments de loquacit&eacute;, il me
+fit l'effet d'une esp&egrave;ce de gar&ccedil;on boudeur; il parlait comme un des &eacute;lus
+et reconnaissait Mrs Pocket comme femme et comme s&oelig;ur. Except&eacute; eux et
+Mrs Coiler, la pernicieuse voisine, personne ne prit le moindre int&eacute;r&ecirc;t
+&agrave; cette partie de la conversation, et il me sembla qu'elle &eacute;tait p&eacute;nible
+pour Herbert. Elle promettait de durer encore longtemps, lorsque le
+groom vint annoncer un malheur domestique. En effet, la cuisini&egrave;re avait
+manqu&eacute; son r&ocirc;ti. &Agrave; mon indicible surprise, je vis alors pour la premi&egrave;re
+fois M. Pocket se livrer, pour soulager son esprit, &agrave; une d&eacute;monstration
+qui me sembla fort extraordinaire, mais qui ne parut faire aucune
+impression sur les autres convives, et avec laquelle je me familiarisai
+bient&ocirc;t comme tout le monde. &Eacute;tant en train de d&eacute;couper, il posa sur la
+table son couteau et sa fourchette, passa ses deux mains dans ses
+cheveux en d&eacute;sordre et parut faire un violent effort pour se soulever
+avec leur aide. Apr&egrave;s cela, voyant qu'il ne soulevait pas sa t&ecirc;te d'une
+ligne, il continua tranquillement ce qu'il &eacute;tait en train de faire.</p>
+
+<p>Ensuite, Mrs Coiler changea de sujet et commen&ccedil;a &agrave; me faire des
+compliments. Cela me plut pendant quelques instants; mais elle me flatta
+si brutalement, que le plaisir ne dura pas longtemps. Elle avait une
+mani&egrave;re serpentine de s'approcher de moi, lorsqu'elle pr&eacute;tendait
+s'int&eacute;resser s&eacute;rieusement aux localit&eacute;s et aux amis que j'avais quitt&eacute;s,
+qui ressemblait &agrave; celle de la vip&egrave;re &agrave; langue fourchue, et quand, par
+hasard, elle s'adressait &agrave; Startop, lequel lui parlait fort peu, ou &agrave;
+Drummle, qui lui parlait moins encore, je les enviais d'&ecirc;tre &agrave; l'autre
+bout de la table.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s d&icirc;ner, on amena les enfants, et Mrs Coiler se livra aux
+commentaires les plus flatteurs, sur leurs yeux, leurs nez ou leurs
+jambes. C'&eacute;tait un moyen bien trouv&eacute; pour former leur esprit. Il y avait
+quatre petites filles et deux petits gar&ccedil;ons, sans compter le baby, qui
+&eacute;tait l'un ou l'autre, et le prochain successeur du Baby, qui n'&eacute;tait
+encore ni l'un ni l'autre. Ils furent introduits par Flopson et Millers,
+comme si ces deux sous-officiers avaient &eacute;t&eacute; envoy&eacute;s pour recruter des
+enfants, et avaient enr&ocirc;l&eacute; ceux-ci. Mrs Pocket regardait ses jeunes
+bambins, qui auraient d&ucirc; &ecirc;tre nobles, comme si elle avait d&eacute;j&agrave; eu le
+plaisir de les voir quelque part, mais ne sachant pas au juste ce
+qu'elle en voulait faire.</p>
+
+<p>&laquo;Donnez-moi votre fourchette, madame, et prenez le Baby, dit Flopson. Ne
+le prenez pas de cette mani&egrave;re, ou vous allez lui mettre la t&ecirc;te sous la
+table.&raquo;</p>
+
+<p>Ainsi pr&eacute;venue, Mrs Pocket prit le Baby de l'autre sens, et lui mit la
+t&ecirc;te sur la table; ce qui fut annonc&eacute;, &agrave; tous ceux qui &eacute;taient pr&eacute;sents,
+par une affreuse secousse.</p>
+
+<p>&laquo;Mon Dieu! mon Dieu! rendez-le-moi, madame, dit Flopson, Miss Jane,
+venez danser devant le Baby, oh! venez! venez!&raquo;</p>
+
+<p>Une des petites filles, une simple fourmi, qui semblait avoir
+pr&eacute;matur&eacute;ment pris sur elle de s'occuper des autres, quitta sa place
+pr&egrave;s de moi et se mit &agrave; danser devant le Baby jusqu'&agrave; ce qu'il cess&acirc;t de
+crier, et se m&icirc;t &agrave; rire. Alors tous les enfants &eacute;clat&egrave;rent de rire, et
+M. Pocket, qui pendant tout le temps avait essay&eacute; &agrave; deux reprises
+diff&eacute;rentes de se soulever par les cheveux, se prit &agrave; rire &eacute;galement, et
+nous r&icirc;mes tous, pour manifester notre grande satisfaction.</p>
+
+<p>Flopson, &agrave; force de secouer le Baby et de faire mouvoir ses
+articulations, comme celles d'une poup&eacute;e d'Allemagne, parvint &agrave; le
+d&eacute;poser, sain et sauf, dans le giron de Mrs Pocket, et lui donna le
+casse-noisette pour s'amuser, recommandant en m&ecirc;me temps &agrave; Mrs Pocket de
+bien faire attention que les branches de cet instrument n'&eacute;taient pas de
+nature &agrave; vivre en parfait accord avec les yeux de l'enfant, et chargea
+s&eacute;v&egrave;rement miss Jane d'y veiller. Les deux bonnes quitt&egrave;rent ensuite
+l'appartement et se disput&egrave;rent vivement sur l'escalier, avec un groom
+d&eacute;bauch&eacute;, qui avait servi &agrave; table, et qui avait perdu au jeu la moiti&eacute;
+des boutons de sa veste.</p>
+
+<p>Je me sentis l'esprit tr&egrave;s mal &agrave; l'aise quand je vis Mrs Pocket, tout en
+mangeant des quartiers d'oranges tremp&eacute;s dans du vin sucr&eacute;, entamer une
+discussion avec Drummle &agrave; propos de deux baronnies, oubliant tout &agrave; fait
+le Baby qui, sur ses genoux, ex&eacute;cutait des choses vraiment effroyables
+avec le casse-noisette. &Agrave; la fin, la petite Jane, voyant le jeune
+cerveau de son petit fr&egrave;re en danger, quitta doucement sa place, et,
+employant une foule de petits artifices, elle parvint &agrave; &eacute;loigner l'arme
+dangereuse. Mrs Pocket finissait au m&ecirc;me instant son orange, et
+n'approuvant pas cela, elle dit &agrave; Jane:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! vilaine enfant! comment oses-tu?... Va t'asseoir de suite....</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re maman, balbutia la petite fille, le Baby pouvait se crever les
+yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Comment oses-tu me r&eacute;pondre ainsi? reprit Mrs Pocket; va te remettre
+sur ta chaise, &agrave; l'instant.&raquo;</p>
+
+<p>La dignit&eacute; de Mrs Pocket &eacute;tait si &eacute;crasante, que je me sentais tout
+embarrass&eacute;, comme si j'avais fait moi-m&ecirc;me quelque chose pour la mettre
+en col&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Belinda, reprit M. Pocket, de l'autre bout de la table, comment peux-tu
+&ecirc;tre si d&eacute;raisonnable? Jane ne l'a fait que pour emp&ecirc;cher le Baby de se
+blesser.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne permets &agrave; personne de se m&ecirc;ler du Baby, dit Mrs Pocket; je suis
+surprise, Mathieu, que vous m'exposiez &agrave; un pareil affront.</p>
+
+<p>&mdash;Bon Dieu! s'&eacute;cria M. Pocket pouss&eacute; &agrave; bout, doit-on laisser les enfants
+se tuer &agrave; coups de casse-noisette sans essayer de les sauver?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas que Jane se m&ecirc;le du Baby, dit Mrs Pocket, avec un
+regard majestueux, &agrave; l'adresse de l'innocente petite coupable; je
+connais, j'esp&egrave;re, la position de mon grand-papa. En v&eacute;rit&eacute;, Jane...&raquo;</p>
+
+<p>M. Pocket mit encore ses mains dans ses cheveux, et, cette fois, il se
+souleva r&eacute;ellement &agrave; quelques pouces de sa chaise.</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;coutez ceci, s'&eacute;cria-t-il en s'adressant aux &eacute;l&eacute;ments, ne sachant plus
+&agrave; qui demander secours, faut-il que les Babies des pauvres gens se
+tuent, &agrave; coups de casse-noisette, &agrave; cause de la position de leur
+grand-papa?&raquo;</p>
+
+<p>Puis il se souleva encore, et garda le silence.</p>
+
+<p>Nous tenions tous les yeux fix&eacute;s sur la nappe, avec embarras, pendant
+que tout cela se passait. Une pause s'ensuivit pendant laquelle
+l'honn&ecirc;te Baby, qu'on ne pouvait pas maintenir en repos, se livra &agrave; une
+s&eacute;rie de sauts et de mouvements pour aller avec la petite Jane, qui me
+parut le seul membre de la famille, hors les domestiques, avec lequel il
+e&ucirc;t envie de se mettre en rapport.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Drummle, dit Mrs Pocket, voulez-vous sonner Flopson? Jane,
+d&eacute;sob&eacute;issante petite cr&eacute;ature, va te coucher. Et toi, Baby ch&eacute;ri, viens
+avec maman.&raquo;</p>
+
+<p>Le Baby avait un noble c&oelig;ur, et il protesta de toutes ses forces; il se
+plia en deux et se jeta en arri&egrave;re par-dessus le bras de Mrs Pocket;
+puis il exhiba &agrave; la compagnie une paire de bas tricot&eacute;s et de jambes &agrave;
+fossettes au lieu de sa douce figure; finalement on l'emporta dans un
+acc&egrave;s de mutinerie terrible. Apr&egrave;s tout, il finit par gagner la partie,
+car quelques minutes apr&egrave;s, je le vis &agrave; travers la fen&ecirc;tre, dans les
+bras de la petite Jane.</p>
+
+<p>On laissa les cinq autres enfants seuls &agrave; table, parce que Flopson avait
+une occupation secr&egrave;te qui ne regardait personne; et je pus alors me
+rendre compte des relations qui existaient entre eux et M. Pocket. On le
+verra par ce qui va suivre. M. Pocket, avec l'embarras naturel &agrave; son
+visage &eacute;chauff&eacute; et &agrave; ses cheveux en d&eacute;sordre, les regarda pendant
+quelques minutes comme s'il ne se rendait pas bien compte comment ils
+couchaient et mangeaient dans l'&eacute;tablissement, et pourquoi la nature ne
+les avait pas log&eacute;s chez une autre personne; puis, d'une mani&egrave;re
+d&eacute;tourn&eacute;e et j&eacute;suitique, il leur fit certaines questions:</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi le petit Joe a-t-il ce trou &agrave; son devant de chemise?&raquo;</p>
+
+<p>Celui-ci r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Papa, Flopson devait le raccommoder quand elle aurait le temps.</p>
+
+<p>&mdash;Comment la petite Fanny a-t-elle ce panaris?&raquo;</p>
+
+<p>Celle-ci r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Papa, Millers allait lui mettre un cataplasme, quand elle l'a oubli&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Puis il se laissa aller &agrave; sa tendresse paternelle, leur donna &agrave; chacun
+un shilling, et leur dit d'aller jouer. D&egrave;s qu'ils furent sortis, il fit
+un effort violent pour se soulever par les cheveux et ne plus penser &agrave;
+ce malencontreux sujet.</p>
+
+<p>Dans la soir&eacute;e, on fit une partie sur l'eau. Comme Drummle et Startop
+avaient chacun un bateau, je r&eacute;solus d'avoir aussi le mien et de les
+battre tous deux.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais assez fort dans la plupart des exercices en usage chez les
+jeunes gens de la campagne; mais, comme je sentais que je n'avais pas
+assez d'&eacute;l&eacute;gance et de genre pour la Tamise, pour ne rien dire des
+autres rivi&egrave;res, je r&eacute;solus de me placer de suite sous la direction d'un
+homme qui avait remport&eacute; le prix aux derni&egrave;res r&eacute;gates, et &agrave; qui mes
+nouveaux amis m'avaient pr&eacute;sent&eacute; quelque temps auparavant. Cette
+autorit&eacute; pratique me rendit tout confus, en disant que j'avais un bras
+de forgeron. S'il avait su combien son compliment avait &eacute;t&eacute; pr&egrave;s de lui
+faire perdre son &eacute;l&egrave;ve, je doute qu'il l'e&ucirc;t fait.</p>
+
+<p>Un bon souper nous attendait &agrave; la maison, et je pense que nous nous
+serions tous bien amus&eacute;s, sans une circonstance des plus d&eacute;sagr&eacute;ables.
+M. Pocket &eacute;tait de bonne humeur quand une servante entra et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur, je voudrais vous parler, s'il vous pla&icirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Parler &agrave; votre ma&icirc;tre? dit Mrs Pocket, dont la dignit&eacute; se r&eacute;volta
+encore. Comment! y pensez-vous? Allez parler &agrave; Flopson, ou parlez-moi...
+&agrave; un autre moment.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon, madame, repartit la servante; je d&eacute;sire parler
+tout de suite, et parler &agrave; mon ma&icirc;tre.&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus, M. Pocket sortit de la salle, et jusqu'&agrave; son retour nous
+f&icirc;mes de notre mieux pour prendre patience.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; quelque chose de joli, Belinda, dit M. Pocket, en revenant, avec
+une expression de chagrin et m&ecirc;me de d&eacute;sespoir sur le visage; voil&agrave; la
+cuisini&egrave;re qui est &eacute;tendue ivre-morte sur le plancher de la cuisine, et
+qui a mis dans l'armoire un &eacute;norme morceau de beurre frais, tout pr&egrave;s &agrave;
+&ecirc;tre vendu comme graisse!&raquo;</p>
+
+<p>Mrs Pocket montra aussit&ocirc;t une aimable &eacute;motion, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;C'est encore cette odieuse Sophie!</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire, Belinda? demanda M. Pocket.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est Sophie qui vous l'a dit, fit Mrs Pocket; ne l'ai-je pas vue
+de mes yeux et entendue de mes oreilles, revenir tout &agrave; l'heure ici et
+demander &agrave; vous parler?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ne m'a-t-elle pas emmen&eacute; en bas, Belinda, r&eacute;pondit M. Pocket,
+montr&eacute; la situation dans laquelle se trouvait la cuisini&egrave;re et jusqu'au
+paquet de beurre?</p>
+
+<p>&mdash;Et vous la d&eacute;fendez, Mathieu, dit Mrs Pocket, quand elle fait mal?&raquo;</p>
+
+<p>M. Pocket fit entendre un grognement terrible.</p>
+
+<p>&laquo;Suis-je la petite fille de grand-papa pour n'&ecirc;tre rien dans la maison?
+dit Mrs Pocket; sans compter que la cuisini&egrave;re a toujours &eacute;t&eacute; un tr&egrave;s
+bonne et tr&egrave;s respectable femme, qui a dit, en venant s'offrir ici,
+qu'elle sentait que j'&eacute;tais n&eacute;e pour &ecirc;tre duchesse.&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait un sofa pr&egrave;s duquel se trouvait M. Pocket; il se laissa
+tomber dessus, dans l'attitude du Gladiateur mourant. Sans abandonner
+cette posture, il dit d'une voix creuse:</p>
+
+<p>&laquo;Bonsoir, monsieur Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Alors je pensai qu'il &eacute;tait temps de le quitter pour m'en aller coucher.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXIV" id="CHAPITRE_XXIV"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIV.</a></h2>
+
+
+<p>Deux ou trois jours apr&egrave;s, quand je me fus bien install&eacute; dans ma
+chambre, que j'eus fait plusieurs courses dans Londres et command&eacute; &agrave; mes
+fournisseurs tout ce dont j'avais besoin, M. Pocket et moi nous e&ucirc;mes
+une longue conversation ensemble. Il en savait plus sur ma carri&egrave;re
+future que je n'en savais moi-m&ecirc;me, car il m'apprit que M. Jaggers lui
+avait dit que n'&eacute;tant destin&eacute; &agrave; aucune profession, j'aurais une
+&eacute;ducation suffisante, si je pouvais m'entretenir avec la pension moyenne
+que re&ccedil;oivent les jeunes gens dont les familles se trouvent dans une
+bonne situation de fortune. J'acquies&ccedil;ai, cela va sans dire, ne sachant
+rien qui all&acirc;t &agrave; l'encontre.</p>
+
+<p>Il m'indiqua certains endroits de Londres o&ugrave; je trouverais les rudiments
+des choses que j'avais besoin de savoir, et moi je l'investis des
+fonctions de directeur et de r&eacute;p&eacute;titeur pour toutes mes &eacute;tudes. Il
+esp&eacute;rait qu'avec une direction intelligente, je ne rencontrerais que peu
+de difficult&eacute;s et serais bient&ocirc;t en &eacute;tat de me dispenser de toute autre
+aide que la sienne. Par le ton avec lequel il me dit cela, et par
+beaucoup d'autres choses semblables, il sut admirablement gagner ma
+confiance, et je puis dire d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent qu'il remplit toujours ses
+engagements envers moi, avec tant de z&egrave;le et d'honorabilit&eacute;, qu'il me
+rendit z&eacute;l&eacute; &agrave; remplir honorablement les miens envers lui. S'il m'avait
+montr&eacute; l'indiff&eacute;rence d'un ma&icirc;tre, je lui aurais, en retour, montr&eacute;
+celle d'un &eacute;colier; il ne me donna aucun pr&eacute;texte semblable, et nous
+agissions tous deux avec une &eacute;gale justice. Je ne le consid&eacute;rai jamais
+comme un homme ayant quelque chose de grotesque en lui, ou quoique ce
+soit qui ne f&ucirc;t s&eacute;rieux, honn&ecirc;te et bon dans ses rapports de professeur
+avec moi.</p>
+
+<p>Une fois ces points r&eacute;gl&eacute;s, et quand j'eus commenc&eacute; &agrave; travailler avec
+ardeur, il me vint dans l'id&eacute;e que, si je pouvais garder ma chambre dans
+l'H&ocirc;tel Barnard, mon existence serait agr&eacute;ablement vari&eacute;e, et que mes
+mani&egrave;res ne pourraient que gagner dans la soci&eacute;t&eacute; d'Herbert. M. Pocket
+ne fit aucune objection &agrave; cet arrangement; mais il pensa qu'avant de
+rien d&eacute;cider &agrave; ce sujet, il devait &ecirc;tre soumis &agrave; mon tuteur. Je compris
+que sa d&eacute;licatesse venait de la consid&eacute;ration, que ce plan &eacute;pargnerait
+quelques d&eacute;penses &agrave; Herbert. En cons&eacute;quence, je me rendis dans la Petite
+Bretagne, et je fis part &agrave; M. Jaggers de mon d&eacute;sir.</p>
+
+<p>&laquo;Si je pouvais acheter les meubles que je loue maintenant, dis-je, et
+deux ou trois autres petites choses, je serais tout &agrave; fait comme chez
+moi dans cet appartement.</p>
+
+<p>&mdash;Faites donc, dit M. Jaggers avec un petit sourire, je vous ai dit que
+vous iriez bien. Allons, combien vous faut-il?&raquo;</p>
+
+<p>Je dis que je ne savais pas combien.</p>
+
+<p>&laquo;Allons, repartit M. Jaggers, combien?... cinquante livres?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas &agrave; beaucoup pr&egrave;s autant.</p>
+
+<p>&mdash;Cinq livres?&raquo; dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une si grande chute, que je dis tout d&eacute;sappoint&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! plus que cela.</p>
+
+<p>Plus que cela? Eh?... dit M. Jaggers, en se posant pour attendre ma
+r&eacute;ponse, les mains dans ses poches, la t&ecirc;te de c&ocirc;t&eacute; et les yeux fix&eacute;s
+sur le mur qui &eacute;tait derri&egrave;re moi: combien de plus?</p>
+
+<p>Il est si difficile de fixer une somme, dis-je en h&eacute;sitant.</p>
+
+<p>Allons, dit M. Jaggers, arrivons-y: deux fois cinq, est-ce assez?...
+trois fois cinq, est-ce assez?... quatre fois cinq, est-ce assez?...&raquo;</p>
+
+<p>Je dis que je pensais que ce serait magnifique.</p>
+
+<p>&laquo;Quatre fois cinq feront magnifiquement votre affaire, vraiment! dit M.
+Jaggers en fron&ccedil;ant les sourcils, et que faites-vous de quatre fois
+cinq?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que j'en fais?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit M. Jaggers, combien?</p>
+
+<p>&mdash;Je suppose que vous en faites vingt livres, dis-je en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous inqui&eacute;tez pas de ce que j'en fais, mon ami, observa M.
+Jaggers, en secouant et en agitant sa t&ecirc;te d'une mani&egrave;re contradictoire;
+je veux savoir ce que vous en ferez, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Vingt livres naturellement!</p>
+
+<p>&mdash;Wemmick! dit M. Jaggers en ouvrant la porte de son cabinet, prenez le
+re&ccedil;u de M. Pip et comptez-lui vingt livres.&raquo;</p>
+
+<p>Cette mani&egrave;re bien accus&eacute;e de traiter les affaires me fit une impression
+tr&egrave;s profonde, et qui n'&eacute;tait pas des plus agr&eacute;ables. M. Jaggers ne
+riait jamais, mais il portait de grandes bottes luisantes et craquantes,
+et en appuyant ses mains sur ses bottes, avec sa grosse t&ecirc;te pench&eacute;e en
+avant et ses sourcils rapproch&eacute;s pour attendre ma r&eacute;ponse, il faisait
+craquer ses bottes, comme si elles eussent ri d'un rire sec et m&eacute;fiant.
+Comme il sortit en ce moment, et que Wemmick &eacute;tait assez causeur, je dis
+&agrave; Wemmick que j'avais peine &agrave; comprendre les mani&egrave;res de M. Jaggers.</p>
+
+<p>&laquo;Dites-lui cela, et il le prendra comme un compliment, r&eacute;pondit Wemmick.
+Il ne tient pas &agrave; ce que vous le compreniez. Oh! ajouta-t-il, car je
+paraissais surpris, ceci n'est pas personnel; c'est professionnel...
+professionnel seulement.&raquo;</p>
+
+<p>Wemmick &eacute;tait &agrave; son pupitre; il d&eacute;jeunait et grignotait un biscuit sec
+et dur, dont il jetait de temps en temps de petits morceaux dans sa
+bouche ouverte, comme s'il les mettait &agrave; la poste.</p>
+
+<p>&laquo;Il me fait toujours l'effet, dit Wemmick, de s'amuser &agrave; tendre un pi&egrave;ge
+&agrave; homme, et de le veiller de pr&egrave;s. Tout d'un coup, clac! vous &ecirc;tes
+pris!&raquo;</p>
+
+<p>Sans remarquer que les pi&egrave;ges &agrave; hommes n'&eacute;taient pas au nombre des
+am&eacute;nit&eacute;s de cette vie, je dis que je le supposais tr&egrave;s adroit.</p>
+
+<p>&laquo;Profond, dit Wemmick, comme l'Australie, en indiquant avec sa plume le
+parquet du cabinet, pour faire comprendre que l'Australie &eacute;tait
+l'endroit du globe le plus sym&eacute;triquement oppos&eacute; &agrave; l'Angleterre. S'il y
+avait quelque chose de plus profond que cette contr&eacute;e, ajouta Wemmick en
+portant sa plume sur le papier, ce serait lui.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui dis ensuite que je supposais que le cabinet de M. Jaggers &eacute;tait
+une bonne &eacute;tude. &Agrave; quoi Wemmick r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Excellente!&raquo;</p>
+
+<p>Je lui demandai encore s'ils &eacute;taient beaucoup de clercs. Il me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Nous ne courons pas beaucoup apr&egrave;s les clercs, parce qu'il n'y a qu'un
+Jaggers, et que les clients n'aiment pas &agrave; l'avoir de seconde main. Nous
+ne sommes que quatre. Voulez-vous voir les autres? Je puis dire que vous
+&ecirc;tes des n&ocirc;tres.&raquo;</p>
+
+<p>J'acceptai l'offre. Lorsque M. Wemmick eut mis tout son biscuit &agrave; la
+poste et m'eut compt&eacute; mon argent, qu'il prit dans la cassette du
+coffre-fort, la clef duquel coffre-fort il gardait quelque part dans son
+dos, et qu'il l'e&ucirc;t tir&eacute;e de son collet d'habit comme une queue de
+cochon en fer, nous mont&acirc;mes &agrave; l'&eacute;tage sup&eacute;rieur. La maison &eacute;tait sombre
+et poussi&eacute;reuse, et les &eacute;paules graisseuses, dont on voyait les marques
+dans le cabinet de M. Jaggers semblaient s'&ecirc;tre frott&eacute;es depuis des
+ann&eacute;es contre les parois de l'escalier. Sur le devant du premier &eacute;tage,
+un commis qui semblait &ecirc;tre quelque chose d'interm&eacute;diaire entre le
+cabaretier et le tueur de rats, gros homme p&acirc;le et bouffi, &eacute;tait tr&egrave;s
+occup&eacute; avec trois ou quatre personnages de pi&egrave;tre apparence, qu'il
+traitait avec aussi peu de c&eacute;r&eacute;monie qu'on paraissait traiter
+g&eacute;n&eacute;ralement toutes les personnes qui contribuaient &agrave; remplir les
+coffres de M. Jaggers.</p>
+
+<p>&laquo;En train de trouver des preuves pour Old Bailey,&raquo; dit M. Wemmick en
+sortant.</p>
+
+<p>Dans la chambre au-dessus de celle-ci, un mollasse petit basset de
+commis, aux cheveux tombants, dont la tonte semblait avoir &eacute;t&eacute; oubli&eacute;e
+depuis sa plus tendre enfance, &eacute;tait &eacute;galement occup&eacute; avec un homme &agrave; la
+vue faible, que M. Wemmick me pr&eacute;senta comme un fondeur qui avait son
+creuset toujours br&ucirc;lant, et qui me fondrait tout ce que je voudrais. Il
+&eacute;tait dans un tel &eacute;tat de transpiration, qu'on e&ucirc;t dit qu'il essayait
+son art sur lui-m&ecirc;me. Dans une chambre du fond, un homme haut d'&eacute;paules,
+&agrave; la figure souffreteuse, envelopp&eacute; d'une flanelle sale, v&ecirc;tu de vieux
+habits noirs, qui avaient l'air d'avoir &eacute;t&eacute; cir&eacute;s, se tenait pench&eacute; sur
+son travail, qui consistait &agrave; faire de belles copies et &agrave; remettre au
+net les notes des deux autres employ&eacute;s, pour servir &agrave; M. Jaggers.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave; tout l'&eacute;tablissement quand nous regagn&acirc;mes l'&eacute;tage inf&eacute;rieur,
+Wemmick me conduisit dans le cabinet de M. Jaggers, et me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes d&eacute;j&agrave; venu ici.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, je vous prie, lui demandai-je, en apercevant encore les
+deux bustes au regard &eacute;trange, quels sont ces portraits?</p>
+
+<p>&mdash;Ceux-ci, dit Wemmick, en montant sur une chaise et soufflant la
+poussi&egrave;re qui couvrait les deux horribles t&ecirc;tes avant de les descendre,
+ce sont deux c&eacute;l&eacute;brit&eacute;s, deux fameux clients, qui nous ont valu un monde
+de cr&eacute;dit. Ce gaillard-l&agrave;...&mdash;mais tu as d&ucirc;, vieux coquin, descendre de
+ton armoire pendant la nuit, et mettre ton &oelig;il sur l'encrier, pour
+avoir ce p&acirc;t&eacute;-l&agrave; sur ton sourcil,&mdash;a assassin&eacute; son ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Cela lui ressemble-t-il? demandai-je en reculant devant cette brute,
+pendant que Wemmick crachait sur son sourcil et l'essuyait avec sa
+manche.</p>
+
+<p>&mdash;Si cela lui ressemble!... mais c'est lui-m&ecirc;me, le moule a &eacute;t&eacute; fait &agrave;
+Newgate, aussit&ocirc;t qu'il a &eacute;t&eacute; d&eacute;croch&eacute;.&mdash;Tu avais de l'amiti&eacute; pour moi,
+n'est-ce pas, mon vieux gredin?&raquo; dit Wemmick, en interpellant le buste.</p>
+
+<p>Il m'expliqua ensuite cette singuli&egrave;re apostrophe, en touchant sa
+broche, et en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Il l'a fait faire expr&egrave;s pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que cet autre animal a eu la m&ecirc;me fin? dis-je. Il a le m&ecirc;me
+air.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez devin&eacute;, dit Wemmick, c'est l'air de tous ces gens-l&agrave;; on
+dirait qu'on leur a saisi la narine avec du crin et un petit hame&ccedil;on.
+Oui, il a eu la m&ecirc;me fin. C'est, je vous assure une fin toute naturelle
+ici. Il avait falsifi&eacute; des testaments, et c'est cette lame, si ce n'est
+pas lui, qui a envoy&eacute; dormir les testateurs suppos&eacute;s.&mdash;Tu &eacute;tais un avide
+gaillard, malgr&eacute; tout, dit M. Wemmick, en commen&ccedil;ant &agrave; apostropher le
+second buste; et tu te vantais de pouvoir &eacute;crire le grec; tu &eacute;tais un
+fier menteur; quel menteur tu faisais! Je n'en ai jamais vu de pareil &agrave;
+toi!&raquo;</p>
+
+<p>Avant de remettre son d&eacute;funt ami sur sa tablette, Wemmick toucha la plus
+grosse de ses bagues de deuil, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Il l'a envoy&eacute;e acheter, la veille, tout expr&egrave;s pour moi.&raquo;</p>
+
+<p>Tandis qu'il mettait en place l'autre buste, et qu'il descendait de la
+chaise, il me vint &agrave; l'id&eacute;e que tous les bijoux qu'il portait
+provenaient de sources analogues. Comme il n'avait montr&eacute; aucune
+discr&eacute;tion sur ce sujet, je pris la libert&eacute; de le lui demander, quand il
+se retrouva devant moi, occup&eacute; &agrave; &eacute;pousseter ses mains.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! oui, dit-il, ce sont tous des cadeaux de m&ecirc;me genre; l'un am&egrave;ne
+l'autre. Vous voyez, voil&agrave; comment cela se joue, et je ne les refuse
+jamais. Ce sont des curiosit&eacute;s. Elles ont toujours quelque valeur,
+peut-&ecirc;tre n'en ont-elles pas beaucoup; mais, apr&egrave;s tout, on les a et on
+les porte. Cela ne signifie pas grand'chose pour vous, avec vos
+brillants dehors, mais pour moi, l'&eacute;toile qui me guide me dit: &laquo;Accepte
+tout ce qui se peut porter.&raquo;</p>
+
+<p>Quand j'eus rendu hommage &agrave; cette th&eacute;orie, il continua d'un ton affable:</p>
+
+<p>&laquo;Si un de ces jours vous n'aviez rien de mieux &agrave; faire, et qu'il vous
+f&ucirc;t agr&eacute;able de venir me voir &agrave; Walworth, je pourrais vous offrir un
+lit, et je consid&egrave;rerais cela comme un grand honneur pour moi. Je n'ai
+que peu de choses &agrave; vous montrer: seulement deux ou trois curiosit&eacute;s,
+que vous serez peut-&ecirc;tre bien aise de voir. Je raffole de mon petit bout
+de jardin et de ma maison de campagne.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui dis que je serais enchant&eacute; d'accepter son hospitalit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Merci! dit-il alors, nous consid&egrave;rerons donc la chose comme tout &agrave; fait
+entendue. Venez lorsque cela vous fera plaisir. Avez-vous d&eacute;j&agrave; d&icirc;n&eacute; avec
+M. Jaggers?</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit Wemmick, il vous donnera du vin et du bon vin. Moi, je
+vous donnerai du punch et du punch qui ne sera pas mauvais. Maintenant
+je vais vous dire quelque chose: Quand vous irez d&icirc;ner chez M. Jaggers,
+faites attention &agrave; sa gouvernante.</p>
+
+<p>&mdash;Verrai-je quelque chose de bien extraordinaire?</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez, dit Wemmick, une b&ecirc;te f&eacute;roce apprivois&eacute;e. Vous allez me
+dire que &ccedil;a n'est pas si extraordinaire; je vous r&eacute;pondrai que cela
+d&eacute;pend de la f&eacute;rocit&eacute; naturelle de la b&ecirc;te et de son degr&eacute; de
+soumission. Je ne veux pas amoindrir votre opinion de la puissance de M.
+Jaggers, mais faites-y bien attention.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui dis que je le ferais avec tout l'int&eacute;r&ecirc;t et toute la curiosit&eacute;
+que cette communication &eacute;veillait en moi; et, au moment o&ugrave; j'allais
+partir, il me demanda si je ne pouvais pas disposer de cinq minutes pour
+voir M. Jaggers &agrave; l'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>Pour plusieurs raisons, et surtout parce que je ne savais pas bien
+clairement &agrave; quelle &oelig;uvre nous allions voir M. Jaggers, je r&eacute;pondis
+affirmativement. Nous plonge&acirc;mes dans la Cit&eacute;, et nous entr&acirc;mes dans un
+tribunal de police encombr&eacute; de monde, o&ugrave; un individu assez semblable au
+d&eacute;funt qui avait du go&ucirc;t pour les broches, se tenait debout &agrave; la barre
+et m&acirc;chait quelque chose, tandis que mon tuteur faisait subir &agrave; une
+femme un interrogatoire ou contre-interrogatoire, je ne sais plus
+lequel. Il la frappait de terreur, et en frappait &eacute;galement le tribunal
+et toutes les personnes pr&eacute;sentes. Si quelqu'un, &agrave; quelque classe qu'il
+appart&icirc;nt, disait un mot qu'il n'approuvait pas, il demandait aussit&ocirc;t
+son expulsion. Si quelqu'un ne voulait pas admettre son affirmation, il
+disait:</p>
+
+<p>&laquo;Je saurai bien vous y forcer!&raquo;</p>
+
+<p>Et si, au contraire, quelqu'un l'admettait, il disait:</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, je vous tiens!&raquo;</p>
+
+<p>Les juges tremblaient au seul mouvement de son doigt. Le voleurs, les
+policemen &eacute;taient suspendus, avec un ravissement m&ecirc;l&eacute; de crainte, &agrave; ses
+paroles, et tremblaient quand un des poils de ses sourcils se tournait
+de leur c&ocirc;t&eacute;. Pour qui &eacute;tait-il? Que faisait-il? Je ne pouvais le
+deviner, car il me paraissait tenir la salle tout enti&egrave;re comme sous la
+meule d'un moulin. Je sais seulement que quand je sortis sur la pointe
+des pieds, il n'&eacute;tait pas du c&ocirc;t&eacute; des juges, car par ses r&eacute;criminations
+il faisait trembler convulsivement sous la table les jambes du vieux
+gentleman qui pr&eacute;sidait, et qui repr&eacute;sentait sur ce si&egrave;ge la loi et la
+justice britanniques.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXV" id="CHAPITRE_XXV"></a><a href="#table">CHAPITRE XXV.</a></h2>
+
+
+<p>Bentley Drummle, qui avait le caract&egrave;re assez mal fait pour voir dans un
+livre une injure personnelle que lui faisait l'auteur, ne re&ccedil;ut pas la
+nouvelle connaissance qu'il faisait en moi dans une meilleure
+disposition d'esprit. Lourd de tournure, de mouvements et de
+compr&eacute;hension, son apathie se r&eacute;v&eacute;lait dans l'expression inerte de son
+visage et dans sa grosse langue, qui semblait s'&eacute;taler maladroitement
+dans sa bouche, comme il s'&eacute;talait lui-m&ecirc;me dans la chambre. Il &eacute;tait
+paresseux, fier, mesquin, r&eacute;serv&eacute; et m&eacute;fiant. Il appartenait &agrave; une
+famille de gens riches du comt&eacute; de Sommerset, qui avaient nourri cet
+amalgame de qualit&eacute;s jusqu'au jour o&ugrave; ils avaient d&eacute;couvert qu'il
+avan&ccedil;ait en &acirc;ge et n'&eacute;tait qu'un idiot. Ainsi donc Bentlet Drummle &eacute;tait
+entr&eacute; chez M. Pocket quand il avait une t&ecirc;te de plus que ce dernier en
+hauteur, et une demi-douzaine de t&ecirc;tes de plus que la plupart des autres
+hommes en largeur.</p>
+
+<p>Startop avait &eacute;t&eacute; g&acirc;t&eacute; par une m&egrave;re trop faible et gard&eacute; &agrave; la maison, au
+lieu d'&ecirc;tre envoy&eacute; en pension; mais il &eacute;tait profond&eacute;ment attach&eacute; &agrave; sa
+m&egrave;re, et il l'admirait par-dessus toutes choses au monde; il avait les
+traits d&eacute;licats comme ceux d'une femme, et &eacute;tait,&mdash;&laquo;comme vous pouvez le
+voir, bien que vous ne l'ayez jamais vu,&raquo; me disait Herbert,&mdash;tout le
+portrait de sa m&egrave;re. Il &eacute;tait donc tout naturel que je me prisse
+d'amiti&eacute; pour lui plus que pour Drummle.</p>
+
+<p>Dans les premi&egrave;res soir&eacute;es de nos parties de canotage, nous ramions,
+c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, en revenant &agrave; la maison, nous parlant d'un bateau &agrave;
+l'autre, tandis que Drummle suivait seul notre sillage sur les bords en
+saillie, et parmi les roseaux; il s'approchait toujours des rives comme
+un animal amphibie, qui se trouve mal &agrave; l'aise lorsqu'il est pouss&eacute; par
+la mar&eacute;e dans le vrai chemin. Il me semble toujours le voir nous suivre
+dans l'ombre et sur les bas-fonds, pendant que nos deux bateaux
+glissaient au milieu du fleuve, au soleil couchant, ou aux rayons de la
+lune.</p>
+
+<p>Herbert &eacute;tait mon camarade et mon ami intime. Je lui offris la moiti&eacute; de
+mon bateau, ce qui fut pour lui l'occasion de fr&eacute;quents voyages &agrave;
+Hammersmith, et comme j'avais la moiti&eacute; de son appartement, cela
+m'amenait souvent &agrave; Londres. Nous avions coutume d'aller et de venir &agrave;
+toute heure d'un endroit &agrave; l'autre. J'&eacute;prouve encore de l'affection pour
+cette route (bien qu'elle ne soit plus ce qu'elle &eacute;tait alors) embellie
+par les impressions d'une jeunesse pleine d'espoir et qui n'a pas &eacute;t&eacute;
+encore &eacute;prouv&eacute;e.</p>
+
+<p>J'avais d&eacute;j&agrave; pass&eacute; un ou deux mois dans la famille de M. Pocket, lorsque
+M. et Mrs Camille firent leur apparition. Camille &eacute;tait la s&oelig;ur de M.
+Pocket. Georgiana, que j'avais vue chez miss Havisham, le m&ecirc;me jour, fit
+aussi son apparition. C'&eacute;tait une de ces cousines, vieilles filles,
+difficiles &agrave; dig&eacute;rer, qui donnent &agrave; leur roideur le nom de religion, et
+&agrave; leur gaiet&eacute; le nom d'humour. Ces gens l&agrave; me ha&iuml;ssaient avec toute la
+haine de la cupidit&eacute; et du d&eacute;sappointement. Il va sans dire qu'ils me
+cajolaient dans ma prosp&eacute;rit&eacute; avec la bassesse la plus vile. Quant &agrave; M.
+Pocket, ils le regardaient comme un grand enfant n'ayant aucune notion
+de ses propres int&eacute;r&ecirc;ts, et ils lui t&eacute;moignaient cependant la
+complaisante d&eacute;f&eacute;rence que je leur avais entendu exprimer &agrave; son &eacute;gard.
+Ils avaient un profond m&eacute;pris pour Mrs Pocket, mais ils convenaient que
+la pauvre &acirc;me avait &eacute;prouv&eacute; un cruel d&eacute;sappointement dans sa vie, parce
+que cela faisait rejaillir sur eux un faible rayon de consid&eacute;ration.</p>
+
+<p>Tel &eacute;tait le milieu dans lequel je m'&eacute;tais install&eacute;, et dans lequel je
+devais continuer mon &eacute;ducation. Je contractai bient&ocirc;t des habitudes
+co&ucirc;teuses, et je commen&ccedil;ai par d&eacute;penser une quantit&eacute; d'argent, qui,
+quelque temps auparavant, m'aurait paru fabuleuse; mais, tant bien que
+mal, je pris go&ucirc;t &agrave; mes livres. Je n'avais d'autre m&eacute;rite que d'avoir
+assez de sens pour m'apercevoir de mon insuffisance. Entre M. Pocket et
+Herbert, je fis quelques progr&egrave;s. J'avais sans cesse l'un ou l'autre sur
+mes &eacute;paules pour me donner l'&eacute;lan qui me manquait et m'aplanir toutes
+les difficult&eacute;s. Si j'avais moins travaill&eacute; j'aurais &eacute;t&eacute; infailliblement
+un aussi grand niais que Drummle.</p>
+
+<p>Je n'avais pas revu M. Wemmick depuis quelques semaines, lorsqu'il me
+vint &agrave; l'id&eacute;e de lui &eacute;crire un mot pour lui proposer de l'accompagner
+chez lui un soir ou l'autre. Il me r&eacute;pondit que cela lui ferait bien
+plaisir, et qu'il m'attendrait &agrave; son &eacute;tude &agrave; six heures. Je m'y rendis
+et je le trouvai en train de glisser dans son dos la clef de son
+coffre-fort au moment o&ugrave; l'horloge sonnait.</p>
+
+<p>&laquo;Avez-vous pens&eacute; aller &agrave; pied jusqu'&agrave; Walworth? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, dis-je, si cela vous va.</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut mieux, r&eacute;pondit Wemmick, car j'ai eu toute la journ&eacute;e les
+jambes sous mon bureau, et je serai bien aise de les allonger. Je vais
+maintenant vous dire ce que j'ai pour souper, M. Pip: j'ai du b&oelig;uf
+bouilli pr&eacute;par&eacute; &agrave; la maison, une volaille froide r&ocirc;tie, venue de chez le
+r&ocirc;tisseur; je la crois tendre, parce que le r&ocirc;tisseur a &eacute;t&eacute; jur&eacute; dans
+une de nos causes l'autre jour; or, nous lui avons rendu la besogne
+facile; je lui ai rappel&eacute; cette circonstance en lui achetant la
+volaille, et je lui ai dit: &laquo;Choisissez-en une bonne, mon vieux brave,
+parce que si vous avions voulu vous clouer &agrave; votre banc pour un jour ou
+deux de plus, nous l'aurions pu facilement.&raquo; &Agrave; cela il me r&eacute;pondit:
+&laquo;Laissez-moi vous offrir la meilleure volaille de la boutique.&raquo; Je le
+laissai faire, bien entendu. Jusqu'&agrave; un certain point, &ccedil;a peut se
+prendre et se porter. Vous ne voyez pas d'objection, je suppose, &agrave; ce
+que j'aie &agrave; d&icirc;ner un vieux?...&raquo;</p>
+
+<p>Je croyais r&eacute;ellement qu'il parlait encore de la volaille, jusqu'&agrave; ce
+qu'il ajout&acirc;t:</p>
+
+<p>&laquo;Parce que j'ai chez moi un vieillard qui est mon p&egrave;re.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui dis alors ce que la politesse r&eacute;clamait.</p>
+
+<p>&laquo;Ainsi donc, vous n'avez pas encore d&icirc;n&eacute; avec M. Jaggers? continua-t-il
+tout en marchant.</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore.</p>
+
+<p>&mdash;Il me l'a dit cet apr&egrave;s-midi, en apprenant que vous veniez. Je pense
+que vous recevrez demain une invitation qu'il doit vous envoyer, il va
+aussi inviter vos camarades; ils sont trois, n'est-ce pas?&raquo;</p>
+
+<p>Bien que je n'eusse pas l'habitude de compter Drummle parmi mes amis
+intimes, je r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&laquo;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il va inviter toute la bande...&raquo;</p>
+
+<p>J'eus peine &agrave; prendre ce mot pour un compliment.</p>
+
+<p>&laquo;Et quel que soit le menu, il sera bon. Ne comptez pas d'avance sur la
+vari&eacute;t&eacute;, mais vous aurez la qualit&eacute;. Il y a encore quelque chose de
+dr&ocirc;le chez lui, continua Wemmick apr&egrave;s un moment de silence, il ne ferme
+jamais ni ses portes ni ses fen&ecirc;tres pendant la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Et on ne le vole jamais?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, r&eacute;pondit Wemmick; il dit, et il le redit &agrave; qui veut
+l'entendre: &laquo;Je voudrais voir l'homme qui me volera.&raquo; Que Dieu vous
+b&eacute;nisse! si je ne l'ai pas entendu cent fois, je ne l'ai pas entendu
+une, dire dans notre &eacute;tude, aux voleurs: &laquo;Vous savez o&ugrave; je demeure: on
+ne tire jamais de verrous chez moi. Pourquoi n'y essayeriez-vous pas
+quelque bon coup? Allons, est-ce que cela ne vous tente pas?&raquo; Pas un
+d'entre eux, monsieur, ne serait assez hardi pour l'essayer, pour amour
+ni pour argent.</p>
+
+<p>&mdash;Ils le craignent donc beaucoup? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;S'ils le craignent! dit Wemmick, je crois bien qu'ils le craignent!
+Malgr&eacute; cela, il est rus&eacute; jusque dans la d&eacute;fiance qu'il a d'eux. Point
+d'argenterie, monsieur, tout m&eacute;tal anglais jusqu'&agrave; la derni&egrave;re cuiller.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte qu'ils n'auraient pas grand'chose, observai-je, quand bien
+m&ecirc;me ils....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais, il aurait beaucoup, lui, dit Wemmick en m'interrompant, et
+ils le savent. Il aurait leurs t&ecirc;tes; les t&ecirc;tes de grand nombre d'entre
+eux. Il aurait tout ce qu'il pourrait obtenir, et il est impossible de
+dire ce qu'il n'obtiendrait pas, s'il se l'&eacute;tait mis dans la t&ecirc;te.&raquo;</p>
+
+<p>J'allais me laisser aller &agrave; m&eacute;diter sur la grandeur de mon tuteur quand
+Wemmick ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;Quant &agrave; l'absence d'argenterie, ce n'est que le r&eacute;sultat de sa
+profondeur naturelle, vous savez. Une rivi&egrave;re a sa profondeur naturelle,
+et lui aussi, il a sa profondeur naturelle. Voyez sa cha&icirc;ne de montre,
+elle est vraie, je pense.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est tr&egrave;s massive, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Massive, r&eacute;p&eacute;ta Wemmick, je le crois, et sa montre &agrave; r&eacute;p&eacute;tition est en
+or et vaut cent livres comme un sou. Monsieur Pip, il y a quelque chose
+comme sept cents voleurs dans cette ville qui savent tout ce qui
+concerne cette montre; il n'y a pas un homme, une femme ou un enfant
+parmi eux qui ne reconna&icirc;trait le plus petit anneau de cette cha&icirc;ne, et
+qui ne le laisserait tomber, comme s'il &eacute;tait chauff&eacute; &agrave; blanc, s'il se
+laissait aller &agrave; y toucher.&raquo;</p>
+
+<p>En commen&ccedil;ant par ce sujet, et passant ensuite &agrave; une conversation d'une
+nature plus g&eacute;n&eacute;rale, M. Wemmick et moi nous s&ucirc;mes tromper le temps et
+la longueur de la route jusqu'au moment o&ugrave; il m'annon&ccedil;a que nous &eacute;tions
+entr&eacute;s dans le district de Walworth.</p>
+
+<p>Cela me parut &ecirc;tre un assemblage de ruelles retir&eacute;es, de foss&eacute;s et de
+petits jardins, et pr&eacute;senter l'aspect d'une retraite assez triste. La
+maison de Wemmick &eacute;tait un petit cottage en bois, &eacute;lev&eacute; au milieu d'un
+terrain dispos&eacute; en plates bandes; le fa&icirc;te de la maison &eacute;tait d&eacute;coup&eacute; et
+peint de mani&egrave;re &agrave; simuler une batterie munie de canons.</p>
+
+<p>&laquo;C'est mon propre ouvrage, dit Wemmick; c'est gentil, n'est-ce pas?&raquo;</p>
+
+<p>J'approuvai hautement l'architecture et l'emplacement. Je crois que
+c'&eacute;tait la plus petite maison que j'eusse jamais vue; elle avait de
+petites fen&ecirc;tres gothiques fort dr&ocirc;les, dont la plus grande partie
+&eacute;taient fausses, et une porte gothique si petite qu'on pouvait &agrave; peine
+entrer.</p>
+
+<p>&laquo;C'est un v&eacute;ritable m&acirc;t de pavillon, dit Wemmick, et les dimanches j'y
+hisse un vrai drapeau, et puis, voyez: quand j'ai pass&eacute; ce pont, je le
+rel&egrave;ve ainsi, et je coupe les communications.&raquo;</p>
+
+<p>Le pont &eacute;tait une planche qui &eacute;tait jet&eacute;e sur un foss&eacute; d'environ quatre
+pieds de large et deux de profondeur.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait vraiment plaisant de voir avec quel orgueil et quelle
+promptitude il le leva, tout en souriant d'un sourire de v&eacute;ritable
+satisfaction, et non pas simplement d'un sourire machinal.</p>
+
+<p>&laquo;&Agrave; neuf heures, tous les soirs, heure de Greenwich, dit Wemmick, le
+canon part. Tenez, le voil&agrave;! En l'entendant partir, ne croyez-vous pas
+entendre une v&eacute;ritable couleuvrine?&raquo;</p>
+
+<p>La pi&egrave;ce d'artillerie en question &eacute;tait mont&eacute;e dans une forteresse
+s&eacute;par&eacute;e, construite en treillage, et elle &eacute;tait prot&eacute;g&eacute;e contre les
+injures du temps par une ing&eacute;nieuse combinaison de toile et de goudron
+formant parapluie.</p>
+
+<p>&laquo;Plus loin, par derri&egrave;re, dit Wemmick, hors de vue, comme pour emp&ecirc;cher
+toute id&eacute;e de fortifications, car j'ai pour principe quand j'ai une id&eacute;e
+de la suivre jusqu'au bout et de la maintenir; je ne sais pas si vous
+&ecirc;tes de cette opinion....</p>
+
+<p>&mdash;Bien certainement, dis-je.</p>
+
+<p>Plus loin, par derri&egrave;re, reprit Wemmick, nous avons un cochon, des
+volailles et des lapins. Souvent, je secoue mes pauvres petits membres
+et je plante des concombres, et vous verrez &agrave; souper quelle sorte de
+salade j'obtiens ainsi, monsieur, dit Wemmick en souriant de nouveau,
+mais s&eacute;rieusement cette fois, et en secouant la t&ecirc;te. Supposer, par
+exemple, que la place soit assi&eacute;g&eacute;e, elle pourrait tenir un diable de
+temps avec ses provisions.&raquo;</p>
+
+<p>Il me conduisit ensuite &agrave; un berceau, &agrave; une douzaine de m&egrave;tres plus
+loin, mais auquel on arrivait par des d&eacute;tours si nombreux, qu'il fallait
+v&eacute;ritablement un certain temps pour y parvenir. Nos verres &eacute;taient d&eacute;j&agrave;
+pr&eacute;par&eacute;s dans cette retraite, et notre punch rafra&icirc;chissait dans un lac
+factice sur le bord duquel s'&eacute;levait le berceau. Cette pi&egrave;ce d'eau, avec
+une &icirc;le dans le milieu, qui aurait pu servir de saladier pour le souper,
+&eacute;tait de forme circulaire et on avait construit &agrave; son centre une
+fontaine qui, lorsqu'on faisait mouvoir un petit moulin en &ocirc;tant le
+bouchon d'un tuyau, jouait avec assez de force pour mouiller
+compl&egrave;tement le dos de la main.</p>
+
+<p>&laquo;C'est moi qui suis mon ing&eacute;nieur, mon charpentier, mon jardinier, mon
+plombier; c'est moi qui fais tout, dit Wemmick en r&eacute;ponse &agrave; mes
+compliments. Eh bien, &ccedil;a n'est pas mauvais; tout cela efface les toiles
+d'araign&eacute;es de Newgate, et &ccedil;a pla&icirc;t au vieux. Il vous est &eacute;gal d'&ecirc;tre
+pr&eacute;sent&eacute; de suite au vieux, n'est-ce pas? Ce serait une affaire faite.&raquo;</p>
+
+<p>J'exprimai la bonne disposition dans laquelle je me trouvais, et nous
+entr&acirc;mes au ch&acirc;teau. L&agrave;, nous trouv&acirc;mes, assis pr&egrave;s du feu, un homme
+tr&egrave;s &acirc;g&eacute;, v&ecirc;tu d'un paletot de flanelle, propre, gai, pr&eacute;sentable, bien
+soign&eacute;, mais &eacute;tonnamment sourd.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! vieux p&egrave;re, dit Wemmick en serrant les mains du vieillard
+d'une mani&egrave;re &agrave; la fois cordiale et joviale, comment allez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a va bien, John, &ccedil;a va bien, r&eacute;pondit le vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Vieux p&egrave;re, voici M. Pip, dit Wemmick, je voudrais que vous pussiez
+entendre son nom. Faites-lui des signes de t&ecirc;te, M. Pip, il aime &ccedil;a...
+faites-lui des signes de t&ecirc;te, s'il vous pla&icirc;t, comme si vous &eacute;tiez de
+son avis!</p>
+
+<p>&mdash;C'est une jolie maison qu'a l&agrave; mon fils, monsieur, dit le vieillard,
+pendant que j'agitais la t&ecirc;te avec toute la rapidit&eacute; possible; c'est un
+joli jardin d'agr&eacute;ment, monsieur; apr&egrave;s mon fils, ce charmant endroit et
+les magnifiques travaux qu'on y a ex&eacute;cut&eacute;s devraient &ecirc;tre conserv&eacute;s
+intacts par la nation pour l'agr&eacute;ment du peuple.</p>
+
+<p>&mdash;Vous en &ecirc;tes aussi fier que Polichinelle, n'est-ce pas, vieux? dit
+Wemmick, dont les traits durs s'adoucissaient pendant qu'il contemplait
+le vieillard. Tenez, voil&agrave; un signe de t&ecirc;te pour vous, dit-il en lui en
+faisant un &eacute;norme. Tenez, en voil&agrave; un autre.... Vous aimez cela, n'est-ce
+pas?... Si vous n'&ecirc;tes pas fatigu&eacute;, M. Pip, bien que je sache que c'est
+fatigant pour les &eacute;trangers, voulez-vous lui en faire encore un? Vous ne
+vous imaginez pas combien cela lui pla&icirc;t.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui en fis plusieurs, ce qui le mit en charmante humeur. Nous le
+laiss&acirc;mes occup&eacute; &agrave; donner &agrave; manger aux poules, et nous nous ass&icirc;mes pour
+prendre notre punch sous le berceau, o&ugrave; Wemmick me dit en fumant une
+pipe qu'il lui avait fallu bien des ann&eacute;es pour amener sa propri&eacute;t&eacute; &agrave;
+son &eacute;tat actuel de perfection.</p>
+
+<p>&laquo;Est-elle &agrave; vous, M. Wemmick?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, dit Wemmick, il y a pas mal de temps que je l'ai. Par
+Saint-Georges! c'est une propri&eacute;t&eacute; dont le sol m'appartient.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? J'esp&egrave;re que M. Jaggers l'admire.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne l'a jamais vue, dit Wemmick; il n'en a jamais entendu parler, ni
+jamais vu le vieux, ni jamais entendu parler de lui. Non, les affaires
+sont une chose et la vie priv&eacute;e en est une autre. Quand je vais &agrave;
+l'&eacute;tude, je laisse le ch&acirc;teau derri&egrave;re moi, de m&ecirc;me que, quand je viens
+au ch&acirc;teau, je laisse aussi l'&eacute;tude derri&egrave;re moi. Si cela ne vous est
+pas d&eacute;sagr&eacute;able, vous m'obligerez en faisant de m&ecirc;me; je ne tiens pas &agrave;
+ce qu'on parle de mes affaires.&raquo;</p>
+
+<p>D'apr&egrave;s cela, je sentis que ma bonne foi &eacute;tait engag&eacute;e, et que je devais
+obtemp&eacute;rer &agrave; la demande. Le punch &eacute;tant tr&egrave;s bon, nous rest&acirc;mes &agrave; boire
+et &agrave; causer jusqu'&agrave; pr&egrave;s de neuf heures.</p>
+
+<p>&laquo;Le moment de tirer le canon approche, dit alors Wemmick, en d&eacute;posant sa
+pipe, c'est le r&eacute;gal du vieux.&raquo;</p>
+
+<p>Nous rentr&acirc;mes au ch&acirc;teau et nous y trouv&acirc;mes le vieillard occup&eacute; &agrave;
+rougir un pocker. C'&eacute;tait un de ces pr&eacute;liminaires indispensables &agrave; cette
+grande c&eacute;r&eacute;monie nocturne, et ses yeux exprimaient l'attente la plus
+vive. Wemmick &eacute;tait l&agrave;, la montre sous les yeux, attendant le moment de
+prendre le fer des mains du vieillard pour se rendre &agrave; la batterie. Il
+le prit, sortit, et bient&ocirc;t le canon partit, en faisant un bruit qui fit
+trembler la pauvre petite boite de cottage comme si elle allait tomber
+en pi&egrave;ces, et r&eacute;sonner tous les verres et jusqu'aux tasses &agrave; th&eacute;.
+L&agrave;-dessus le vieux, qui aurait, je crois, &eacute;t&eacute; lanc&eacute; hors de son fauteuil
+s'il ne s'&eacute;tait pas retenu &agrave; ses bras, s'&eacute;cria d'une voix exalt&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Il est parti!... je l'ai entendu!...&raquo;</p>
+
+<p>Et je lui fis des signes de t&ecirc;te jusqu'au moment o&ugrave; je pus lui dire, ce
+qui n'&eacute;tait pas une figure de rh&eacute;torique, qu'il m'&eacute;tait absolument
+impossible de le voir.</p>
+
+<p>Wemmick employa le temps qui s'&eacute;coula entre cet instant et le souper &agrave;
+me faire admirer sa collection de curiosit&eacute;s. La plupart &eacute;taient d'une
+nature criminelle. C'&eacute;tait la plume avec laquelle avait &eacute;t&eacute; commis un
+faux c&eacute;l&egrave;bre, un ou deux rasoirs de distinction, quelques m&egrave;ches de
+cheveux et plusieurs confessions manuscrites formul&eacute;es apr&egrave;s la
+condamnation, et auxquelles M. Wemmick attachait une valeur
+particuli&egrave;re, comme n'&eacute;tant toutes, pour me servir de ses propres
+paroles, &laquo;qu'un tas de mensonges, monsieur.&raquo; Ces derni&egrave;res &eacute;taient
+agr&eacute;ablement diss&eacute;min&eacute;es parmi des petits sp&eacute;cimens de porcelaine de
+Chine, des verres et diverses bagatelles sans importance, faites de la
+main de l'heureux possesseur de ce mus&eacute;um, et quelques pots &agrave; tabac,
+orn&eacute;s par le vieux. Tout cela se voyait dans cette chambre du ch&acirc;teau,
+o&ugrave; j'avais &eacute;t&eacute; introduit tout d'abord, et qui servait non seulement de
+salle de r&eacute;ception, mais aussi de cuisine, &agrave; en juger par un po&ecirc;lon
+accroch&eacute; au mur, et certaine m&eacute;canique en cuivre qui se trouvait
+au-dessus du foyer, et qui sans doute &eacute;tait destin&eacute;e &agrave; suspendre le
+tournebroche.</p>
+
+<p>On &eacute;tait servi par une petite fille tr&egrave;s propre, qui donnait des soins
+au vieillard pendant le jour. Quand elle eut mis le couvert, le pont fut
+baiss&eacute; pour lui donner passage, et elle se retira pour aller se coucher.
+Le souper &eacute;tait excellent, et bien que le ch&acirc;teau f&ucirc;t sujet &agrave; des odeurs
+de fumier; qu'il e&ucirc;t un arri&egrave;re-go&ucirc;t de noix g&acirc;t&eacute;es; et que le cochon
+aurait pu &ecirc;tre tenu plus &agrave; l'&eacute;cart, je fus me coucher, enchant&eacute; de la
+r&eacute;ception qui m'avait &eacute;t&eacute; faite. Comme il n'y avait aucune autre pi&egrave;ce
+au-dessus de ma petite chambre-tourelle et que le plafond qui me
+s&eacute;parait du m&acirc;t de pavillon &eacute;tait tr&egrave;s mince, il me sembla, lorsque je
+fus couch&eacute; sur le dos dans mon lit, que ce b&acirc;ton s'appuyait sur mon
+front et s'y balan&ccedil;ait toute la nuit.</p>
+
+<p>Wemmick &eacute;tait debout de tr&egrave;s grand matin, et je crains bien de l'avoir
+entendu cirer lui-m&ecirc;me mes souliers. Apr&egrave;s cela il se mit &agrave; jardiner et
+je le voyais, de ma fen&ecirc;tre gothique, faisant semblant d'occuper le
+vieillard, et lui faisant des signes de t&ecirc;te de la mani&egrave;re la plus
+d&eacute;vou&eacute;e et la plus affectueuse. Notre d&eacute;jeuner fut aussi bon que le
+souper, et &agrave; huit heures et demie pr&eacute;cises, nous part&icirc;mes pour la Petite
+Bretagne. &Agrave; mesure que nous avancions, Wemmick devenait de plus en plus
+sec et de plus en plus dur, et sa bouche reprenait la forme du trou
+d'une boite aux lettres. &Agrave; la fin, lorsque nous f&ucirc;mes arriv&eacute;s au lieu de
+ses occupations et qu'il tira la clef du collet de son habit, il
+paraissait ne pas plus se soucier de sa propri&eacute;t&eacute; de Walworth que si le
+ch&acirc;teau, le pont-levis, le berceau, le lac, la fontaine et le vieux
+lui-m&ecirc;me, eussent &eacute;t&eacute; lanc&eacute;s dans l'espace par la derni&egrave;re d&eacute;charge du
+canon.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXVI" id="CHAPITRE_XXVI"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVI.</a></h2>
+
+
+<p>Il arriva, ainsi que Wemmick me l'avait pr&eacute;dit, que j'allais bient&ocirc;t
+avoir l'occasion de comparer l'int&eacute;rieur de mon tuteur avec celui de son
+clerc-caissier. Mon tuteur &eacute;tait dans son cabinet et se lavait les mains
+avec son savon parfum&eacute;. Quand j'arrivai dans l'&eacute;tude il m'appela et me
+fit, pour moi et mes amis, l'invitation que Wemmick m'avait pr&eacute;par&eacute; &agrave;
+recevoir.</p>
+
+<p>&laquo;Sans c&eacute;r&eacute;monie! stipula-t-il: pas d'habits de gala, et mettons cela &agrave;
+demain.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui demandai o&ugrave; il faudrait aller, car je ne savais pas o&ugrave; il
+demeurait, et je crois que c'&eacute;tait uniquement pour ne pas d&eacute;mordre de
+son syst&egrave;me de ne jamais convenir d'une chose, qu'il r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>&laquo;Venez me prendre ici, et je vous conduirai chez moi.&raquo;</p>
+
+<p>Je profite de l'occasion pour faire remarquer qu'il se lavait en
+quittant ses clients comme fait un dentiste ou un m&eacute;decin. Il avait
+pr&egrave;s de sa chambre un cabinet pr&eacute;par&eacute; pour cet usage, et qui sentait le
+savon parfum&eacute; comme une boutique de parfumeur. L&agrave;, il avait derri&egrave;re la
+porte une serviette d'une dimension peu commune, et il se lavait les
+mains, les essuyait et les s&eacute;chait sur cette serviette toutes les fois
+qu'il rentrait du tribunal, ou qu'un client quittait sa chambre. Quand
+mes amis et moi nous v&icirc;nmes le prendre le lendemain &agrave; six heures, il
+paraissait avoir eu &agrave; s'occuper d'une affaire plus compliqu&eacute;e et plus
+noire qu'&agrave; l'ordinaire, car nous le trouv&acirc;mes la t&ecirc;te enfonc&eacute;e dans son
+cabinet, lavant non seulement ses mains, mais se baignant la figure dans
+sa cuvette en se gargarisant le gosier. Et m&ecirc;me, quand il eut fait tout
+cela et qu'il eut employ&eacute; toute la serviette &agrave; se bien essuyer, il prit
+son canif et gratta ses ongles avant de mettre son habit, pour en
+effacer toute trace de sa nouvelle affaire. Il y avait comme de coutume,
+lorsque nous sort&icirc;mes de la rue, quelques personnes qui r&ocirc;daient &agrave;
+l'entour de la maison et qui d&eacute;siraient &eacute;videmment lui parler; mais il y
+avait quelque chose de si concluant dans l'aur&eacute;ole de savon parfum&eacute; qui
+entourait sa personne, qu'elles en rest&egrave;rent l&agrave; pour cette fois. En
+s'avan&ccedil;ant vers l'ouest, il fut reconnu &agrave; chaque instant par quelqu'un
+des visages qui encombraient les rues.</p>
+
+<p>Dans ces occasions, il ne manqua jamais de me parler un peu plus haut,
+mais il ne reconnut personne et ne sembla pas remarquer que quelqu'un le
+reconn&ucirc;t.</p>
+
+<p>Il nous conduisit dans Gerrard Street, au quartier de Soho, &agrave; une maison
+situ&eacute;e au sud de cette rue. C'&eacute;tait une maison assez belle dans son
+genre, mais qui avait grand besoin d'&ecirc;tre repeinte, et dont les fen&ecirc;tres
+&eacute;taient fort sales. Il prit la clef, ouvrit la porte, et nous entr&acirc;mes
+tous dans un vestibule en pierre, nu, triste et paraissant peu habit&eacute;.
+En haut d'un escalier, sombre et noir, &eacute;tait une enfilade de trois
+pi&egrave;ces, &eacute;galement sombres et noires, qui formaient le premier &eacute;tage. Les
+panneaux des murs &eacute;taient entour&eacute;s de guirlandes sculpt&eacute;es, et pendant
+que mon tuteur &eacute;tait au milieu de ces sculptures, nous priant d'entrer,
+je pensais que je savais bien &agrave; quelles guirlandes elles ressemblaient.</p>
+
+<p>Le d&icirc;ner &eacute;tait servi dans la plus confortable de ces pi&egrave;ces; la seconde
+&eacute;tait le cabinet de toilette, la troisi&egrave;me la chambre &agrave; coucher. Il nous
+dit qu'il occupait toute la maison, mais qu'il ne se servait gu&egrave;re que
+de l'appartement dans lequel nous nous trouvions. La table &eacute;tait
+convenablement servie, sans argenterie v&eacute;ritable bien entendu. Pr&egrave;s de
+sa chaise se trouvait un grand dressoir qui supportait une quantit&eacute; de
+carafes et de bouteilles, et quatre assiettes de fruits pour le dessert.
+Je remarquai que chaque chose &eacute;tait pos&eacute;e &agrave; sa port&eacute;e, et qu'il
+distribuait chaque objet lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Il y avait une biblioth&egrave;que dans la chambre. Je vis, d'apr&egrave;s le dos des
+livres, qu'ils traitaient g&eacute;n&eacute;ralement de lois criminelles, de
+biographies criminelles, de proc&egrave;s criminels, de jugements criminels,
+d'actes du Parlement et d'autres choses semblables. Tout le mobilier
+&eacute;tait bon et solide, comme sa cha&icirc;ne et sa montre; mais il avait un air
+officiel, et l'on n'y voyait aucun ornement de fantaisie. Dans un coin
+&eacute;tait une petite table couverte de papiers, avec une lampe &agrave; abat-jour;
+Jaggers semblait ainsi apporter avec lui au logis l'&eacute;tude et ses
+travaux, et les voiturer le soir pour se mettre au travail.</p>
+
+<p>Comme il avait &agrave; peine vu, jusqu'&agrave; ce moment, mes trois compagnons; car,
+lui et moi, nous avions march&eacute; ensemble, il se tint appuy&eacute; contre la
+chemin&eacute;e apr&egrave;s avoir sonn&eacute;, et les examina avec attention. &Agrave; ma grande
+surprise, il parut aussit&ocirc;t s'int&eacute;resser principalement, sinon
+exclusivement au jeune Drummle.</p>
+
+<p>&laquo;Pip, dit-il en posant sa large main sur mon &eacute;paule et en m'attirant
+vers la fen&ecirc;tre, je ne les distingue pas l'un de l'autre; lequel est
+l'araign&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;L'araign&eacute;e? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Le pustuleux, le paresseux, le sournois..., quel est celui qui est
+couperos&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;C'est Bentley Drummle, r&eacute;pliquai-je; celui au visage d&eacute;licat est
+Startop.&raquo;</p>
+
+<p>Sans faire la moindre attention au visage d&eacute;licat, il r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Bentley Drummle est son nom?... Vraiment!... J'ai du plaisir &agrave; regarder
+ce gaillard-l&agrave;...&raquo;</p>
+
+<p>Il commen&ccedil;a imm&eacute;diatement &agrave; parler &agrave; Drummle, ne se laissant pas rebuter
+par sa lourde mani&egrave;re de r&eacute;pondre et ses r&eacute;ticences; mais apparemment
+incit&eacute; au contraire &agrave; lui arracher des paroles. Je les regardais tous
+les deux, quand survint entre eux et moi la gouvernante, qui apportait
+le premier plat du d&icirc;ner.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une femme d'environ quarante ans, je suppose; mais j'ai pu la
+croire plus vieille qu'elle n'&eacute;tait r&eacute;ellement, comme la jeunesse a
+l'habitude de faire. Plut&ocirc;t grande que petite, elle avait une figure
+vive et mobile, extr&ecirc;mement p&acirc;le, de grands yeux bleus fl&eacute;tris, et une
+quantit&eacute; de cheveux flottants. Je ne saurais dire si c'&eacute;tait une
+affection du c&oelig;ur qui tenait ses l&egrave;vres entr'ouvertes, comme si elle
+avait des palpitations, et qui donnait &agrave; son visage une expression
+curieuse d'&eacute;tonnement et d'agitation; mais je sais que j'avais &eacute;t&eacute; au
+th&eacute;&acirc;tre voir jouer <i>Macbeth</i> un ou deux soirs auparavant, et que son
+visage me paraissait anim&eacute; d'un air f&eacute;roce, comme les visages que
+j'avais vu sortir du chaudron des sorci&egrave;res.</p>
+
+<p>Elle mit le plat sur la table, toucha tranquillement du doigt mon tuteur
+au bras, pour lui notifier que le d&icirc;ner &eacute;tait pr&ecirc;t, et disparut. Nous
+pr&icirc;mes place autour de la table ronde, et mon tuteur garda Drummle d'un
+c&ocirc;t&eacute;, tandis que Startop s'asseyait de l'autre. C'&eacute;tait un fort beau
+plat de poisson que la gouvernante avait mis sur la table. Nous e&ucirc;mes
+ensuite un gigot de mouton des meilleurs; et puis apr&egrave;s une volaille
+&eacute;galement bien choisie. Les sauces, les vins et tous les accessoires
+&eacute;taient d'excellente qualit&eacute; et nous furent servies de la main m&ecirc;me de
+notre h&ocirc;te, qui les prenait sur son dressoir; quand ils avaient fait le
+tour de la table, il les repla&ccedil;ait sur le m&ecirc;me dressoir. De m&ecirc;me il nous
+passait des assiettes propres, des couteaux et des fourchettes propres
+pour chaque plat, et d&eacute;posait ensuite ceux que nous lui rendions dans
+deux paniers plac&eacute;s &agrave; terre pr&egrave;s de sa chaise. Aucun autre domestique
+que la femme de m&eacute;nage ne parut. Elle apportait tous les plats, et je
+continuais &agrave; trouver sa figure toute semblable &agrave; celles que j'avais vues
+sortir du chaudron. Des ann&eacute;es apr&egrave;s, je fis appara&icirc;tre la terrible
+image de cette femme en faisant passer un visage qui n'avait d'autre
+ressemblance naturelle avec le sien que celle qui provenait de cheveux
+flottants derri&egrave;re un bol d'esprit de vin enflamm&eacute; dans une chambre
+obscure.</p>
+
+<p>Pouss&eacute; &agrave; observer tout particuli&egrave;rement la gouvernante, tant pour son
+ext&eacute;rieur extraordinaire que pour ce que m'en avait dit Wemmick, je
+remarquai que toutes les fois qu'elle se trouvait dans la salle, elle
+tenait les yeux attentivement fix&eacute;s sur mon tuteur, et qu'elle retirait
+promptement ses mains des plats qu'elle mettait avec h&eacute;sitation devant
+lui, comme si elle e&ucirc;t craint qu'il ne la rappel&acirc;t et n'essay&acirc;t de lui
+parler pendant qu'elle &eacute;tait proche, s'il avait eu quelque chose &agrave; lui
+dire. Je crus apercevoir dans ses mani&egrave;res le sentiment intime de ceci,
+et d'un autre c&ocirc;t&eacute; l'intention de toujours le tenir cach&eacute;.</p>
+
+<p>Le d&icirc;ner se passa gaiement; et, bien que mon tuteur sembl&acirc;t suivre
+plut&ocirc;t que conduire la conversation, je voyais bien qu'il cherchait &agrave;
+deviner le c&ocirc;t&eacute; faible de nos caract&egrave;res. Pour ma part, j'&eacute;tais en train
+d'exprimer mes tendances &agrave; la prodigalit&eacute; et aux d&eacute;penses, et mon d&eacute;sir
+de prot&eacute;ger Herbert, et je me vantais de mes grandes esp&eacute;rances, avant
+d'avoir l'id&eacute;e que j'avais ouvert la bouche. C'&eacute;tait la m&ecirc;me chose pour
+chacun de nous, mais pour Drummle encore plus que pour tout autre; ses
+dispositions &agrave; railler les autres avec envie et soup&ccedil;on se firent jour
+avant qu'on n'e&ucirc;t enlev&eacute; le poisson.</p>
+
+<p>Ce n'est pas alors, mais seulement quand on fut au fromage, que notre
+conversation tomba sur nos plaisirs nautiques, et qu'on railla Drummle
+de sa mani&egrave;re amphibie de ramer, le soir, derri&egrave;re nous. L&agrave;-dessus,
+Drummle informa notre h&ocirc;te qu'il pr&eacute;f&eacute;rait de beaucoup jouir &agrave; lui seul
+de notre place sur l'eau &agrave; notre compagnie, et que, sous le rapport de
+l'adresse, il &eacute;tait plus que notre ma&icirc;tre, et que, quant &agrave; la force, il
+pourrait nous hacher comme paille. Par une influence invisible, mon
+tuteur sut l'animer, le faire arriver &agrave; un degr&eacute; qui n'&eacute;tait pas &eacute;loign&eacute;
+de la fureur, &agrave; propos de cette plaisanterie, et il se prit &agrave; mettre son
+bras &agrave; nu et &agrave; le mesurer, pour montrer combien il &eacute;tait musculeux; et
+nous nous m&icirc;mes tous &agrave; mettre nos bras &agrave; nu, et &agrave; les mesurer de la
+fa&ccedil;on la plus ridicule.</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment, la gouvernante desservait la table: mon tuteur ne faisait
+pas attention &agrave; elle; mais, le profil tourn&eacute; de c&ocirc;t&eacute;, il s'appuyait sur
+le dos de sa chaise en mordant le bout de son index, et t&eacute;moignait &agrave;
+Drummle un int&eacute;r&ecirc;t que je ne m'expliquais pas le moins du monde. Tout &agrave;
+coup il laissa tomber comme une trappe sa large main sur celle de la
+gouvernante, qu'elle &eacute;tendait par-dessus la table. Il fit ce mouvement
+si subitement et si subtilement, que nous en laiss&acirc;mes l&agrave; notre folle
+dispute.</p>
+
+<p>&laquo;Si vous parlez de force, dit M. Jaggers, je vais vous faire voir un
+poignet. Molly, faites voir votre poignet.&raquo;</p>
+
+<p>La main de Molly, prise au pi&egrave;ge, &eacute;tait sur la table; mais elle avait
+d&eacute;j&agrave; mis son autre main derri&egrave;re son dos.</p>
+
+<p>&laquo;Ma&icirc;tre, dit-elle &agrave; voix basse, les yeux fix&eacute;s sur lui, attentifs et
+suppliants, je vous en prie!...</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous faire voir un poignet, r&eacute;p&eacute;ta M. Jaggers avec une
+immuable d&eacute;termination de le montrer. Molly, faites-leur voir votre
+poignet.</p>
+
+<p>&mdash;Ma&icirc;tre, fit-elle de nouveau, je vous en prie!...</p>
+
+<p>&mdash;Molly, dit M. Jaggers sans la regarder, mais regardant au contraire
+obstin&eacute;ment de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la salle, faites-leur voir vos deux
+poignets, faites-les voir, allons!&raquo;</p>
+
+<p>Il lui prit la main, et tourna et retourna son poignet sur la table.
+Elle avan&ccedil;a son autre main et tint ses deux poignets l'un &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+l'autre.</p>
+
+<p>Ce dernier poignet &eacute;tait compl&egrave;tement d&eacute;figur&eacute; et couvert de cicatrices
+profondes dans tous les sens. En tenant ses mains &eacute;tendues en avant,
+elle quitta des yeux M. Jaggers, et les tourna d'un air d'interrogation
+sur chacun de nous successivement.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; de la force, dit M. Jaggers en tra&ccedil;ant tranquillement avec son
+index les nerfs du poignet; tr&egrave;s peu d'hommes ont la force de poignet
+qu'a cette femme. Ces mains ont une force d'&eacute;treinte vraiment
+remarquable. J'ai eu occasion de voir bien des mains, mais je n'en ai
+jamais vu de plus fortes sous ce rapport, soit d'hommes, soit de femmes,
+que celles-ci.&raquo;</p>
+
+<p>Pendant qu'il disait ces mots d'une fa&ccedil;on l&eacute;g&egrave;rement moqueuse, elle
+continuait &agrave; regarder chacun d'entre nous, l'un apr&egrave;s l'autre, en
+suivant l'ordre dans lequel nous &eacute;tions plac&eacute;s. D&egrave;s qu'il cessa de
+parler, elle reporta ses yeux sur lui.</p>
+
+<p>&laquo;C'est bien, Molly, dit M. Jaggers en lui faisant un l&eacute;ger signe de
+t&ecirc;te; on vous a admir&eacute;e, et vous pouvez vous en aller.&raquo;</p>
+
+<p>Elle retira ses mains et sortit de la chambre. M. Jaggers, prenant alors
+les carafons sur son dressoir, remplit son verre et fit circuler le vin.</p>
+
+<p>&laquo;Il va &ecirc;tre neuf heures et demie, messieurs, dit-il, et il faudra tout &agrave;
+l'heure nous s&eacute;parer. Je vous engage &agrave; faire le meilleur usage possible
+de votre temps. Je suis aise de vous avoir vus tous. M. Drummle, je bois
+&agrave; votre sant&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Si son but, en distinguant Drummle, &eacute;tait de l'embarrasser encore
+davantage, il r&eacute;ussit parfaitement. Dans son triomphe stupide, Drummle
+montra le m&eacute;pris morose qu'il faisait de nous, d'une mani&egrave;re de plus en
+plus offensante, jusqu'&agrave; ce qu'il dev&icirc;nt positivement intol&eacute;rable. &Agrave;
+travers toutes ces phases, M. Jaggers le suivit avec le m&ecirc;me int&eacute;r&ecirc;t
+&eacute;trange. Drummle semblait en ce moment trouver du bouquet au vin de M.
+Jaggers.</p>
+
+<p>Dans notre peu de discr&eacute;tion juv&eacute;nile, je crois que nous b&ucirc;mes trop et
+je sais que nous parl&acirc;mes aussi beaucoup trop. Nous nous &eacute;chauff&acirc;mes
+particuli&egrave;rement &agrave; quelque grossi&egrave;re raillerie de Drummle, sur notre
+penchant &agrave; &ecirc;tre trop g&eacute;n&eacute;reux et &agrave; d&eacute;penser notre argent. Cela me
+conduisit &agrave; faire remarquer, avec plus de z&egrave;le que de tact, qu'il avait
+mauvaise gr&acirc;ce &agrave; parler ainsi, lui &agrave; qui Startop avait pr&ecirc;t&eacute; de l'argent
+en ma pr&eacute;sence, il y avait &agrave; peine une semaine.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! repartit Drummle, il sera pay&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas dire qu'il ne le sera pas, r&eacute;pliquai-je; mais cela
+devrait vous faire retenir votre langue sur nous et notre argent, je
+pense.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pensez! repartit Drummle. Ah! Seigneur!</p>
+
+<p>&mdash;J'ose dire, continuai-je avec l'intention d'&ecirc;tre tr&egrave;s mordant, que
+vous ne pr&ecirc;teriez d'argent &agrave; aucun de nous, si nous en avions besoin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites vrai, r&eacute;pondit Drummle; je ne vous pr&ecirc;terais pas une pi&egrave;ce
+de six pence. D'ailleurs, je ne la pr&ecirc;terais &agrave; personne.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pr&eacute;f&egrave;reriez la demander dans les m&ecirc;mes circonstances, je crois?</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez? r&eacute;pliqua Drummle. Ah! Seigneur!&raquo;</p>
+
+<p>Cela devenait d'autant plus maladroit, qu'il &eacute;tait &eacute;vident que je
+n'obtiendrais rien de sa stupidit&eacute; sordide. Je dis donc, sans avoir
+&eacute;gard aux efforts d'Herbert pour me retenir:</p>
+
+<p>&laquo;Allons, M. Drummle, puisque nous sommes sur ce sujet, je vais vous dire
+ce qui s'est pass&eacute;, entre Herbert que voici et moi, quand vous lui avez
+emprunt&eacute; de l'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de savoir ce qui s'est pass&eacute; entre Herbert que
+voici et vous, grommela Drummle, et je pense, ajouta-t-il en grommelant
+plus bas, que nous pourrions aller tous deux au diable pour en finir.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le dirai cependant, fis-je, que vous ayez ou non besoin de le
+savoir. Nous avons dit qu'en le mettant dans votre poche, bien content
+de l'avoir, vous paraissiez vous amuser beaucoup de ce qu'il avait &eacute;t&eacute;
+assez faible pour vous le pr&ecirc;ter.&raquo;</p>
+
+<p>Drummle &eacute;clata de rire; et il nous riait &agrave; la face, avec ses mains dans
+ses poches et ses &eacute;paules rondes jet&eacute;es en arri&egrave;re: ce qui voulait dire
+que c'&eacute;tait parfaitement vrai, et qu'il nous tenait tous pour des &acirc;nes.</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus Startop l'entreprit, bien qu'avec plus de gr&acirc;ce que je n'en
+avais montr&eacute;e, et l'exhorta &agrave; &ecirc;tre un peu plus aimable.</p>
+
+<p>Startop &eacute;tait un gar&ccedil;on vif et plein de gaiet&eacute;, et Drummle &eacute;tait
+exactement l'oppos&eacute;. Ce dernier &eacute;tait toujours dispos&eacute; &agrave; voir en lui un
+affront direct et personnel. Ce dernier r&eacute;pondit d'une fa&ccedil;on lourde et
+grossi&egrave;re, et Startop essaya d'apaiser la discussion, en faisant
+quelques l&eacute;g&egrave;res plaisanteries qui nous firent tous rire. Piqu&eacute; de ce
+petit succ&egrave;s, plus que de toute autre chose, Drummle, sans menacer, sans
+pr&eacute;venir, tira ses mains de ses poches, laissa tomber ses &eacute;paules, jura,
+s'empara d'un grand verre et l'aurait lanc&eacute; &agrave; la t&ecirc;te de son adversaire,
+sans la pr&eacute;sence d'esprit de notre amphitryon, qui le saisit au moment
+o&ugrave; il s'&eacute;tait lev&eacute; dans cette intention.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, dit M. Jaggers, posant r&eacute;solument le verre sur la table et
+tirant sa montre &agrave; r&eacute;p&eacute;tition en or, par sa cha&icirc;ne massive, je suis
+excessivement f&acirc;ch&eacute; de vous annoncer qu'il est neuf heures et demie.&raquo;</p>
+
+<p>Sur cet avis, nous nous lev&acirc;mes tous pour partir. Startop appelait
+gaiement Drummle: &laquo;Mon vieux,&raquo; comme si rien ne s'&eacute;tait pass&eacute;; mais le
+vieux &eacute;tait si peu dispos&eacute; &agrave; r&eacute;pondre, qu'il ne voulut m&ecirc;me pas regagner
+Hammersmith en suivant le m&ecirc;me c&ocirc;t&eacute; du chemin; de sorte qu'Herbert et
+moi, qui restions en ville, nous les v&icirc;mes s'avancer chacun d'un c&ocirc;t&eacute;
+diff&eacute;rent de la rue, Startop marchant le premier, et Drummle se tra&icirc;nant
+derri&egrave;re, rasant les maisons, comme il avait coutume de nous suivre dans
+son bateau.</p>
+
+<p>Comme la porte n'&eacute;tait pas encore ferm&eacute;e, j'eus l'id&eacute;e de laisser
+Herbert seul un instant, et de retourner dire un mot &agrave; mon tuteur. Je le
+trouvai dans son cabinet de toilette, entour&eacute; de sa provision de bottes;
+il y allait d&eacute;j&agrave; de tout c&oelig;ur et se lavait les mains, comme pour ne
+rien garder de nous.</p>
+
+<p>Je lui dis que j'&eacute;tais remont&eacute; pour lui exprimer combien j'&eacute;tais f&acirc;ch&eacute;
+qu'il se f&ucirc;t pass&eacute; quelque chose de d&eacute;sagr&eacute;able, et que j'esp&eacute;rais qu'il
+ne m'en voudrait pas beaucoup.</p>
+
+<p>&laquo;Peuh!... dit-il en baignant sa t&ecirc;te et parlant &agrave; travers les gouttes
+d'eau. Ce n'est rien, Pip; cependant je ne d&eacute;teste pas cette araign&eacute;e.&raquo;</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait tourn&eacute; vers moi, en secouant la t&ecirc;te, en soufflant et en
+s'essuyant.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis bien aise que vous l'aimiez, monsieur; mais je ne l'aime pas,
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit mon tuteur avec un signe d'assentiment; n'ayez pas trop
+de choses &agrave; d&eacute;m&ecirc;ler avec lui.... Tenez-vous aussi &eacute;loign&eacute; de lui que
+possible.... Mais j'aime cet individu, Pip; c'est un gar&ccedil;on de la bonne
+esp&egrave;ce. Ah! si j'&eacute;tais un diseur de bonne aventure!&raquo;</p>
+
+<p>Regardant par-dessus sa serviette, son &oelig;il rencontra le mien; puis il
+dit, en laissant retomber sa t&ecirc;te dans les plis de la serviette et en
+s'essuyant les deux oreilles:</p>
+
+<p>&laquo;Vous savez ce que je suis?... Bonsoir, Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, monsieur.&raquo;</p>
+
+<p>Environ un mois apr&egrave;s cela, le temps que l'Araign&eacute;e devait passer chez
+M. Pocket &eacute;tait &eacute;coul&eacute;, et au grand contentement de toute la maison, &agrave;
+l'exception de Mrs Pocket, Drummle rentra dans sa famille, et regagna
+son trou.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXVII" id="CHAPITRE_XXVII"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVII.</a></h2>
+
+
+<p>&laquo;Mon cher monsieur Pip,</p>
+
+<p>&laquo;Je vous &eacute;cris la pr&eacute;sente, &agrave; la demande de M. Gargery, pour vous faire
+savoir qu'il va se rendre &agrave; Londres, en compagnie de M. Wopsle. Il
+serait bien content s'il lui &eacute;tait permis d'aller vous voir. Il compte
+passer &agrave; l'H&ocirc;tel Barnard, mardi, &agrave; neuf heures du matin. Si cela vous
+g&ecirc;nait, veuillez y laisser un mot. Votre pauvre s&oelig;ur est toujours dans
+le m&ecirc;me &eacute;tat o&ugrave; vous l'avez laiss&eacute;e. Nous parlons de vous tous les soirs
+dans la cuisine, et nous nous demandons ce que vous faites et ce que
+vous dites pendant ce temps-l&agrave;. Si vous trouvez que je prends ici des
+libert&eacute;s, excusez-les pour l'amour des jours pass&eacute;s. Rien de plus, cher
+monsieur Pip, de</p>
+
+<p>&laquo;Votre reconnaissante et &agrave; jamais affectionn&eacute;e servante,</p>
+
+<p class="noindent">
+<span style="margin-left: 5em;">&laquo;Biddy.</span><br />
+</p>
+
+<p>&laquo;P. S. Il d&eacute;sire tr&egrave;s particuli&egrave;rement que je vous &eacute;crive ces deux mots:
+<i>What larks</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>. Il dit que vous comprendrez. J'esp&egrave;re et je ne doute
+pas que vous serez charm&eacute; de le voir, quoique vous soyez maintenant un
+beau monsieur, car vous avez toujours eu bon c&oelig;ur, et lui, c'est un
+digne, bien digne homme. Je lui ai tout lu, except&eacute; seulement la
+derni&egrave;re petite phrase, et il d&eacute;sire tr&egrave;s particuli&egrave;rement que je vous
+r&eacute;p&egrave;te encore: <i>What larks.</i>&raquo;</p>
+
+<p>Je re&ccedil;us cette lettre par la poste, le lundi matin. Le rendez-vous &eacute;tait
+donc pour le lendemain. Qu'il me soit permis de confesser exactement
+avec quels sentiments j'attendis l'arriv&eacute;e de Joe.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas avec plaisir, bien que je tinsse &agrave; lui par tant de
+liens. Non; c'&eacute;tait avec un trouble consid&eacute;rable, un peu de
+mortification et un vif sentiment de mauvaise humeur en pensant &agrave; son
+manque de mani&egrave;res. Si j'avais pu l'emp&ecirc;cher de venir, en donnant de
+l'argent, j'en aurais certainement donn&eacute;. Ce qui me rassurait le plus,
+c'est qu'il venait &agrave; l'H&ocirc;tel Barnard et non pas &agrave; Hammersmith, et que
+cons&eacute;quemment il ne tomberait pas sous la griffe de Drummle. Je n'avais
+pas d'objection &agrave; laisser voir Joe &agrave; Herbert ou &agrave; son p&egrave;re, car je les
+estimais tous les deux; mais j'aurais &eacute;t&eacute; tr&egrave;s vex&eacute; de le laisser voir
+par Drummle, pour lequel je n'avais que du m&eacute;pris. C'est ainsi que, dans
+la vie, nous commettons g&eacute;n&eacute;ralement nos plus grandes bassesses et nos
+plus grandes faiblesses pour des gens que nous m&eacute;prisons.</p>
+
+<p>J'avais commenc&eacute; &agrave; d&eacute;corer nos chambres, tant&ocirc;t d'une mani&egrave;re tout &agrave;
+fait inutile, tant&ocirc;t d'une mani&egrave;re mal appropri&eacute;e, et ces luttes avec le
+d&eacute;labrement de l'H&ocirc;tel Barnard ne laissaient pas que d'&ecirc;tre fort
+co&ucirc;teuses. &Agrave; cette &eacute;poque, nos chambres &eacute;taient bien diff&eacute;rentes de ce
+que je les avais trouv&eacute;es, et je jouissais de l'honneur d'occuper une
+des premi&egrave;res pages dans les registres des tapissiers voisins. J'avais
+&eacute;t&eacute; bon train dans les derniers temps, et j'avais m&ecirc;me pouss&eacute; les choses
+jusqu'&agrave; m'imaginer de faire mettre des bottes &agrave; un jeune gar&ccedil;on; c'&eacute;tait
+m&ecirc;me des bottes &agrave; revers. On aurait pu dire que c'&eacute;tait moi qui &eacute;tais le
+domestique, car lorsque j'eus pris ce monstre dans le rebut de la
+famille de ma blanchisseuse, et que je l'eus affubl&eacute; d'un habit bleu,
+d'un gilet canari, d'une cravate blanche, de culottes beurre frais et
+des bottes susdites, je dus lui trouver peu de travail &agrave; faire, mais
+beaucoup de choses &agrave; manger, et, avec ces deux terribles exigences, il
+troublait ma vie.</p>
+
+<p>Ce fant&ocirc;me vengeur re&ccedil;ut l'ordre de se trouver &agrave; son poste, d&egrave;s huit
+heures du matin, le mardi suivant, dans le vestibule; c'&eacute;taient deux
+pieds carr&eacute;s, garnis de tapis; et Herbert me sugg&eacute;ra l'id&eacute;e de certains
+mets pour le d&eacute;jeuner, qu'il supposait devoir &ecirc;tre du go&ucirc;t de Joe. Bien
+que je lui fusse sinc&egrave;rement oblig&eacute; de l'int&eacute;r&ecirc;t et de la consid&eacute;ration
+qu'il t&eacute;moignait pour mon ami, j'avais en m&ecirc;me temps un vague soup&ccedil;on
+que si Joe f&ucirc;t venu pour le voir, lui, il n'aurait pas &eacute;t&eacute; &agrave; beaucoup
+pr&egrave;s aussi empress&eacute;.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, je vins en ville le lundi soir pour &ecirc;tre pr&ecirc;t &agrave;
+recevoir Joe. Je me levai de grand matin pour faire donner &agrave; la salle &agrave;
+manger et au d&eacute;jeuner leur plus splendide apparence. Malheureusement, la
+matin&eacute;e &eacute;tait pluvieuse, et un ange n'aurait pu s'emp&ecirc;cher de voir que
+Barnard r&eacute;pandait des larmes de suie en dehors des fen&ecirc;tres, comme si
+quelque ramoneur gigantesque avait pleur&eacute; au-dessus des toits.</p>
+
+<p>&Agrave; mesure que le moment approchait, j'aurais voulu fuir, mais le Vengeur,
+suivant les ordres re&ccedil;us, &eacute;tait dans le vestibule, et bient&ocirc;t j'entendis
+Joe dans l'escalier. Je devinais que c'&eacute;tait Joe, &agrave; sa mani&egrave;re bruyante
+de monter les marches, se souliers de grande tenue &eacute;tant toujours trop
+larges, et au temps qu'il mit &agrave; lire les noms inscrits sur les portes
+des autres &eacute;tages pendant son ascension. Lorsqu'enfin il s'arr&ecirc;ta &agrave;
+notre porte, j'entendis ses doigts suivre les lettres de mon nom, et
+ensuite j'entendis distinctement respirer, &agrave; travers le trou de la
+serrure; finalement, il donna un unique petit coup sur la porte, et
+Pepper, tel &eacute;tait le nom compromettant du Vengeur, annon&ccedil;a:</p>
+
+<p>&laquo;M. Gargery!&raquo;</p>
+
+<p>Je crus que Joe ne finirait jamais de s'essuyer les pieds, et que
+j'allais &ecirc;tre oblig&eacute; de sortir pour l'enlever du paillasson; mais &agrave; la
+fin, il entra.</p>
+
+<p>&laquo;Joe, comment allez-vous, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Pip, comment allez-vous, Pip?&raquo;</p>
+
+<p>Avec son bon et honn&ecirc;te visage, ruisselant et tout luisant d'eau et de
+sueur, il posa son chapeau entre nous sur le plancher, et me prit les
+deux mains et les fit man&oelig;uvrer de haut en bas, comme si j'eusse &eacute;t&eacute; la
+derni&egrave;re pompe brevet&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis aise de vous voir, Joe.... Donnez-moi votre chapeau.&raquo;</p>
+
+<p>Mais Joe, prenant avec soin son chapeau dans ses deux mains, comme si
+c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un nid garni de ses &oelig;ufs, ne voulait pas se s&eacute;parer de cette
+partie de sa propri&eacute;t&eacute;, et s'obstinait &agrave; parler par-dessus de la mani&egrave;re
+la plus incommode du monde.</p>
+
+<p>&laquo;Comme vous avez grandi! dit Joe, comme vous avez gagn&eacute;!... Vous &ecirc;tes
+devenu tout &agrave; fait un homme de bonne compagnie.&raquo;</p>
+
+<p>Joe r&eacute;fl&eacute;chit pendant quelques instants avant de trouver ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;... &Agrave; coup s&ucirc;r, vous ferez honneur &agrave; votre roi et &agrave; votre pays.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, Joe, vous avez l'air tout &agrave; fait bien.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu merci! dit Joe, je suis &eacute;galement bien; et votre s&oelig;ur ne va pas
+plus mal, et Biddy est toujours bonne et obligeante, et tous nos amis ne
+vont pas plus mal, s'ils ne vont pas mieux; except&eacute; Wopsle qui a fait
+une chute.&raquo;</p>
+
+<p>Et pendant tout ce temps, prenant toujours grand soin du nid d'oiseaux
+qu'il tenait dans ses mains, Joe roulait ses yeux tout autour de la
+chambre et suivait les dessins &agrave; fleur de ma robe de chambre.</p>
+
+<p>&laquo;Il a fait une chute, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, dit Joe en baissant la voix; il a quitt&eacute; l'&eacute;glise pour se
+mettre au th&eacute;&acirc;tre; le th&eacute;&acirc;tre l'a donc amen&eacute; &agrave; Londres avec moi, et il a
+d&eacute;sir&eacute;, dit Joe en pla&ccedil;ant le nid d'oiseaux sous son bras gauche et en
+se penchant comme s'il y prenait un &oelig;uf avec sa main droite, vous
+offrir ceci comme je voudrais le faire moi-m&ecirc;me.&raquo;</p>
+
+<p>Je pris ce que Joe me tendait. C'&eacute;tait l'affiche toute chiffonn&eacute;e d'un
+petit th&eacute;&acirc;tre de la capitale, annon&ccedil;ant, pour cette semaine m&ecirc;me, les
+premiers d&eacute;buts du c&eacute;l&egrave;bre et renomm&eacute; Roscius, amateur de province, dont
+le jeu sans pareil, dans les pi&egrave;ces les plus tragiques de notre po&egrave;te
+national, venait de produire derni&egrave;rement une si grande sensation dans
+les cercles dramatiques de la localit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;tiez-vous &agrave; cette repr&eacute;sentation, Joe? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;J'y &eacute;tais, dit Joe avec emphase et solennit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;A-t-il fait une grande sensation?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, dit Joe; on lui a jet&eacute; certainement beaucoup de pelures
+d'oranges: particuli&egrave;rement au moment o&ugrave; il voit le fant&ocirc;me. Mais je
+m'en rapporte &agrave; vous, monsieur, est-ce fait pour encourager un homme et
+lui donner du c&oelig;ur &agrave; l'ouvrage, que d'intervenir &agrave; tout moment entre
+lui et le fant&ocirc;me, en disant: <i>Amen</i>. Un homme peut avoir eu des malheurs
+et avoir &eacute;t&eacute; &agrave; l'&eacute;glise, dit Joe en baissant la voix et en prenant le
+ton de l'&eacute;tonnement et de la persuasion, mais ce n'est pas une raison
+pour qu'on le pousse &agrave; bout dans un pareil moment. C'est &agrave; dire que si
+l'ombre du propre p&egrave;re de cet homme ne peut attirer son attention,
+qu'est-ce donc qui le pourra, monsieur? Encore bien plus quand son
+affliction est malheureusement si l&eacute;g&egrave;re, que le poids des plumes noires
+la chasse. Essayez de la fixer comme vous pourrez.&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment, l'air effray&eacute; de Joe, qui paraissait aussi terrifi&eacute; que
+s'il e&ucirc;t vu un fant&ocirc;me, m'annon&ccedil;a qu'Herbert venait d'entrer dans la
+chambre. Je pr&eacute;sentai donc Joe &agrave; Herbert, qui avan&ccedil;a la main, mais Joe
+se recula et continua &agrave; tenir le nid d'oiseaux.</p>
+
+<p>&laquo;Votre serviteur, monsieur, dit-il, j'esp&egrave;re que vous et Pip...&raquo;</p>
+
+<p>Ici ses yeux tomb&egrave;rent sur le groom qui d&eacute;posait des r&ocirc;ties sur la
+table, et son regard semblait indiquer si clairement qu'il consid&eacute;rait
+ce jeune gentleman comme un membre de la famille, que je le regardai en
+fron&ccedil;ant les sourcils, ce qui l'embarrassa encore davantage.</p>
+
+<p>&laquo;Je parle de vous deux, messieurs; j'esp&egrave;re que vous vous portez bien,
+dans ce lieu renferm&eacute;? Car l'endroit o&ugrave; nous sommes peut &ecirc;tre une
+excellente auberge, selon les go&ucirc;ts et les opinions que l'on a &agrave;
+Londres, dit Joe confidentiellement; mais quant &agrave; moi, je n'y garderais
+pas un cochon, surtout si je voulais l'engraisser sainement et le manger
+de bon app&eacute;tit.&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir &eacute;mis ce jugement flatteur sur les m&eacute;rites de notre logement,
+et avoir montr&eacute; incidemment sa tendance &agrave; m'appeler monsieur, Joe,
+invit&eacute; &agrave; se mettre &agrave; table, chercha autour de la chambre un endroit
+convenable o&ugrave; il p&ucirc;t d&eacute;poser son chapeau, comme s'il ne pouvait trouver
+une place pour un objet si rare: il finit par le poser sur l'extr&ecirc;me
+bord de la chemin&eacute;e, d'o&ugrave; ce malheureux chapeau ne tarda pas &agrave; tomber &agrave;
+plusieurs reprises.</p>
+
+<p>&laquo;Prenez-vous du th&eacute; ou du caf&eacute;, monsieur Gargery? demanda Herbert, qui
+faisait toujours les honneurs du d&eacute;jeuner.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, monsieur r&eacute;pondit Joe en se roidissant des pieds &agrave;
+la t&ecirc;te; je prendrai ce qui vous sera la plus agr&eacute;able &agrave; vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Pr&eacute;f&eacute;rez-vous le caf&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Merci, monsieur, r&eacute;pondit Joe, &eacute;videmment embarrass&eacute; par cette
+question, puisque vous &ecirc;tes assez bon pour choisir le caf&eacute;, je ne vous
+contredirai pas; mais ne trouvez-vous pas que c'est un peu &eacute;chauffant?</p>
+
+<p>&mdash;Du th&eacute;, alors?&raquo; dit Herbert en lui en versant.</p>
+
+<p>Ici, le chapeau de Joe tomba de la chemin&eacute;e; il se pr&eacute;cipita pour le
+ramasser et le posa exactement au m&ecirc;me endroit, comme s'il e&ucirc;t fallu
+absolument, selon les r&egrave;gles de la biens&eacute;ance, qu'il retomb&acirc;t presque
+aussit&ocirc;t.</p>
+
+<p>&laquo;Quand &ecirc;tes-vous arriv&eacute; ici, monsieur Gargery?</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;tait-ce hier dans l'apr&egrave;s-midi? r&eacute;pondit Joe apr&egrave;s avoir touss&eacute; dans
+sa main, comme s'il avait eu le temps d'attraper un rhume depuis qu'il
+&eacute;tait arriv&eacute;. Non, non.... Oui, oui..., c'&eacute;tait hier dans l'apr&egrave;s-midi,
+dit-il avec une apparence de sagesse m&ecirc;l&eacute;e de soulagement et de stricte
+impartialit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous d&eacute;j&agrave; vu quelque chose &agrave; Londres?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, monsieur, fit Joe. M. Wopsle et moi, nous sommes all&eacute;s tout
+droit au grand magasin de cirage, mais nous n'avons pas trouv&eacute; que cela
+r&eacute;pond&icirc;t aux belles affiches rouges pos&eacute;es sur les murs. Je veux dire,
+ajouta Joe en mati&egrave;re d'explication, quand &agrave; ce qui est de
+l'<i>archi-tec-ta-to-ture</i>...&raquo;</p>
+
+<p>Je crois r&eacute;ellement que Joe aurait encore prolong&eacute; ce mot, qui exprimait
+pour moi un genre d'architecture de ma connaissance, si son attention
+n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; providentiellement d&eacute;tourn&eacute;e par son chapeau qui roulait de
+nouveau &agrave; terre. En effet, ce chapeau exigeait de lui une attention
+constante et une vivacit&eacute; d'&oelig;il et de main assez semblable &agrave; celle d'un
+joueur de cricket<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
+
+<p>Il joua avec ce couvre-chef d'une mani&egrave;re surprenante, et d&eacute;ploya une
+grande adresse, tant&ocirc;t se pr&eacute;cipitant sur lui et le rattrapant au moment
+o&ugrave; il glissait &agrave; terre, tant&ocirc;t l'arr&ecirc;tant &agrave; moiti&eacute; chemin, le heurtant
+partout, et le faisant rebondir comme un volant &agrave; tous les coins de la
+chambre, et contre toutes les fleurs du papier qui garnissait le mur,
+avant de pouvoir s'en emparer et le sentir en s&ucirc;ret&eacute;; puis, finalement,
+le laissant tomber dans le bol &agrave; rincer les tasses, o&ugrave; je pris la
+libert&eacute; de mettre la main dessus.</p>
+
+<p>Quant &agrave; son col de chemise et &agrave; son col d'habit, c'&eacute;taient deux
+probl&egrave;mes &agrave; &eacute;tudier, mais &eacute;galement insolubles. Pourquoi faut-il qu'un
+homme se g&ecirc;ne &agrave; ce point, pour se croire compl&egrave;tement habill&eacute;! Pourquoi
+faut-il qu'il croie n&eacute;cessaire de faire p&eacute;nitence en souffrant dans ses
+habits de f&ecirc;te. Alors Joe tomba dans une si inexplicable r&ecirc;verie, que sa
+fourchette en resta suspendue, entre son assiette et sa bouche. Ses yeux
+se portaient dans de si &eacute;tranges directions; il &eacute;tait afflig&eacute; d'une toux
+si extraordinaire et se tenait si &eacute;loign&eacute; de la table, qu'il laissa
+tomber plus de morceaux qu'il n'en mangeait, pr&eacute;tendant ensuite qu'il
+n'avait rien laiss&eacute; &eacute;chapper; et je fus tr&egrave;s content, au fond du c&oelig;ur,
+quand Herbert nous quitta pour se rendre dans la Cit&eacute;.</p>
+
+<p>Je n'avais ni assez de sens ni assez de sentiment pour reconna&icirc;tre que
+tout cela &eacute;tait de ma faute, et que si j'avais &eacute;t&eacute; plus sans c&eacute;r&eacute;monie
+avec Joe, Joe aurait &eacute;t&eacute; plus &agrave; l'aise avec moi. Je me sentais g&ecirc;n&eacute; et &agrave;
+bout de patience avec lui; il avait ainsi amoncel&eacute; des charbons ardents
+sur ma t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Puisque nous sommes seuls maintenant, monsieur... commen&ccedil;a Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Joe, interrompis-je d'un ton chagrin, comment pouvez-vous m'appeler
+monsieur?&raquo;</p>
+
+<p>Joe me regarda un instant avec quelque chose d'ind&eacute;cis dans le regard
+qui ressemblait &agrave; un reproche. En voyant sa cravate de travers, ainsi
+que son col, j'eus conscience qu'il avait une sorte de dignit&eacute; qui
+sommeillait en lui.</p>
+
+<p>&laquo;Nous sommes seuls, maintenant, reprit Joe, et comme je n'ai ni
+l'intention ni le loisir de rester ici bien longtemps, je vais conclure
+d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent, en commen&ccedil;ant par vous apprendre ce qui m'a procur&eacute; le
+plaisir que vous me faites en ce moment. Car si ce n'&eacute;tait pas, dit Joe
+avec son ancien air de bonne franchise, que mon seul d&eacute;sir est de vous
+&ecirc;tre utile, je n'aurais pas eu l'honneur de rompre le pain en compagnie
+de gentlemen tels que vous deux, et dans leur propre demeure.&raquo;</p>
+
+<p>Je d&eacute;sirais si peu revoir le regard qu'il m'avait d&eacute;j&agrave; jet&eacute;, que je ne
+lui fis aucun reproche sur le ton qu'il prenait.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! monsieur, continua Joe, voil&agrave; ce qui s'est pass&eacute;; je me
+trouvais aux <i>Trois jolis Bateliers</i>, l'autre soir, Pip...&raquo;</p>
+
+<p>Toutes les fois qu'il revenait &agrave; son ancienne affection, il m'appelait
+Pip, et quand il retombait dans ses ambitions de politesse, il
+m'appelait monsieur.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, dit Joe en reprenant son ton c&eacute;r&eacute;monieux, Pumblechook arriva
+dans sa charrette; il &eacute;tait toujours le m&ecirc;me... iden-tique... et me
+faisant quelquefois l'effet d'un peigne qui m'aurait peign&eacute; &agrave; rebrousse
+poil, en se donnant par toute la ville comme si c'&eacute;tait lui qui e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+votre camarade d'enfance, et comme si vous le regardiez comme le
+compagnon de vos jeux.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! mais c'&eacute;tait vous, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'avais toujours cru, Pip, dit Joe en branlant doucement la t&ecirc;te,
+bien que cela ne signifie pas grand'chose maintenant, monsieur. Eh bien!
+Pip, ce m&ecirc;me Pumblechook, ce faiseur d'embarras, vint me trouver aux
+<i>Trois jolis Bateliers</i> (o&ugrave; l'ouvrier vient boire tranquillement une
+pinte de bi&egrave;re et fumer une pipe sans faire d'abus), et il me dit:
+&laquo;Joseph, miss Havisham d&eacute;sire vous parler.</p>
+
+<p>&mdash;Miss Havisham, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Elle d&eacute;sire vous parler; ce sont les paroles de Pumblechook.&raquo;</p>
+
+<p>Joe s'assit et leva les yeux au plafond.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, Joe; continuez, je vous prie.</p>
+
+<p>&mdash;Le lendemain, monsieur, dit Joe en me regardant comme si j'&eacute;tais &agrave; une
+grande distance de lui, apr&egrave;s m'&ecirc;tre fait propre, je fus voir miss A.</p>
+
+<p>&mdash;Miss A, Joe, miss Havisham?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis, monsieur, r&eacute;pliqua Joe avec un air de formalit&eacute; l&eacute;gale, comme
+s'il faisait son testament, miss A ou autrement miss Havisham. Elle
+s'exprima ainsi qu'il suit: &laquo;Monsieur Gargery, vous &ecirc;tes en
+correspondance avec M. Pip?&raquo; Ayant en effet re&ccedil;u une lettre de vous,
+j'ai pu r&eacute;pondre que je l'&eacute;tais. Quand j'ai &eacute;pous&eacute; votre s&oelig;ur,
+monsieur, j'ai dit: &laquo;Je le serai;&raquo; et, interrog&eacute; par votre amie, Pip,
+j'ai dit: &laquo;Je le suis.&raquo;&mdash;Voudrez-vous lui dire alors, dit-elle,
+qu'Estelle est ici, et qu'elle serait bien aise de le voir?&raquo;</p>
+
+<p>Je sentais mon visage en feu, en levant les yeux sur Joe. J'esp&egrave;re
+qu'une des causes lointaines de cette douleur devait venir de ce que je
+sentais que si j'avais connu le but de sa visite, je lui aurais donn&eacute;
+plus d'encouragement.</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, continua Joe, quand j'arrivai &agrave; la maison et la priai de vous
+&eacute;crire un petit mot, Biddy h&eacute;sita un moment: &laquo;Je sais, dit-elle, qu'il
+sera plus content d'entendre ce mot de votre bouche; c'est jour de f&ecirc;te,
+si vous avez besoin de le voir, allez-y.&raquo; J'ai fini, monsieur, dit Joe
+en se levant, et, Pip, je souhaite que vous prosp&eacute;riez et r&eacute;ussissiez de
+plus en plus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne vous en allez pas tout de suite, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, je m'en vais, dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous reviendrez pour d&icirc;ner, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne reviendrai pas,&raquo; dit Joe.</p>
+
+<p>Nos yeux se rencontr&egrave;rent, et tous les &laquo;monsieur&raquo; furent bannis du c&oelig;ur
+de cet excellent homme, quand il me tendit la main.</p>
+
+<p>&laquo;Pip! mon cher Pip, mon vieux camarade, la vie est compos&eacute;e d'une suite
+de s&eacute;parations de gens qui ont &eacute;t&eacute; li&eacute;s ensemble, s'il m'est permis de
+le dire: l'un est forgeron, un autre orf&egrave;vre, celui-ci bijoutier,
+celui-l&agrave; chaudronnier; les uns r&eacute;ussissent, les autres ne r&eacute;ussissent
+pas. La s&eacute;paration entre ces gens-l&agrave; doit venir un jour ou l'autre, et
+il faut bien l'accepter quand elle vient. Si quelqu'un a commis
+aujourd'hui une faute, c'est moi. Vous et moi ne sommes pas deux
+personnages &agrave; para&icirc;tre ensemble dans Londres, ni m&ecirc;me ailleurs, si ce
+n'est quand nous sommes dans l'intimit&eacute; et entre gens de connaissance.
+Je veux dire entre amis. Ce n'est pas que je sois fier, mais je n'ai pas
+ce qu'il faut, et vous ne me verrez plus dans ces habits. Je suis g&ecirc;n&eacute;
+dans ces habits, je suis g&ecirc;n&eacute; hors de la forge, de notre cuisine et de
+nos marais. Vous ne me trouveriez pas la moiti&eacute; autant de d&eacute;fauts, si
+vous pensiez &agrave; moi et si vous vous figuriez me voir dans mes habits de
+la forge, avec mon marteau &agrave; la main, voire m&ecirc;me avec ma pipe. Vous ne
+me trouveriez pas la moiti&eacute; autant de d&eacute;fauts si, en supposant que vous
+ayez eu envie de me voir, vous soyez venu mettre la t&ecirc;te &agrave; la fen&ecirc;tre de
+la forge et regarder Joe, le forgeron, l&agrave;, devant sa vieille enclume,
+avec son vieux tablier br&ucirc;l&eacute;, et attach&eacute; &agrave; son vieux travail. Je suis
+terriblement triste aujourd'hui; mais je crois que, malgr&eacute; tout, j'ai
+dit quelque chose qui a le sens commun. Ainsi donc, Dieu te b&eacute;nisse, mon
+cher petit Pip, mon vieux camarade, Dieu te b&eacute;nisse!&raquo;</p>
+
+<p>Je ne m'&eacute;tais pas tromp&eacute;, en m'imaginant qu'il y avait en lui une
+v&eacute;ritable dignit&eacute;. La coupe de ses habits m'&eacute;tait aussi indiff&eacute;rente,
+quand il eut dit ces quelques mots, qu'elle e&ucirc;t pu l'&ecirc;tre dans le ciel.
+Il me toucha doucement le front avec ses l&egrave;vres et partit. Aussit&ocirc;t que
+je fus revenu suffisamment &agrave; moi, je me pr&eacute;cipitai sur ses pas, et je le
+cherchai dans les rues voisines, mais il avait disparu.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXVIII" id="CHAPITRE_XXVIII"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVIII.</a></h2>
+
+
+<p>Il &eacute;tait clair que je devais me rendre &agrave; notre ville d&egrave;s le lendemain,
+et dans les premi&egrave;res effusions de mon repentir, il me semblait
+&eacute;galement clair que je devais descendre chez Joe. Mais quand j'eus
+retenu ma place &agrave; la voiture pour le lendemain, quand je fus all&eacute; chez
+M. Pocket, et quand je fus revenu, je n'&eacute;tais en aucune fa&ccedil;on convaincu
+de la n&eacute;cessit&eacute; de ce dernier point, et je commen&ccedil;ai &agrave; chercher quelque
+pr&eacute;texte et &agrave; trouver de bonnes raisons pour descendre au <i>Cochon bleu</i>:</p>
+
+<p>&laquo;Je serais un embarras chez Joe, pensai-je; je ne suis pas attendu, et
+mon lit ne sera pas pr&ecirc;t. Je serai trop loin de miss Havisham. Elle est
+exigeante et pourrait ne pas le trouver bon.&raquo;</p>
+
+<p>On n'est jamais mieux tromp&eacute; sur terre que par soi-m&ecirc;me, et c'est avec
+de tels pr&eacute;textes que je me donnai le change. Que je re&ccedil;oive innocemment
+et sans m'en douter une mauvaise demi-couronne fabriqu&eacute;e par un autre,
+c'est assez d&eacute;raisonnable, mais qu'en connaissance de cause je compte
+pour bon argent des pi&egrave;ces fausses de ma fa&ccedil;on, c'est assur&eacute;ment chose
+curieuse! Un &eacute;tranger complaisant, sous pr&eacute;texte de mettre en s&ucirc;ret&eacute; et
+de serrer avec soin mes banknotes pour moi s'en empare, et me donne des
+coquilles de noix; qu'est-ce que ce tour de passe-passe aupr&egrave;s du mien,
+si je serre moi-m&ecirc;me mes coquilles de noix, et si je les fais passer &agrave;
+mes propres yeux pour des banknotes.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir d&eacute;cid&eacute; que je devais descendre au <i>Cochon bleu</i>, mon esprit
+resta dans une grande ind&eacute;cision. Emm&egrave;nerais-je mon groom avec moi ou ne
+l'emm&egrave;nerais-je pas? C'&eacute;tait bien tentant de se repr&eacute;senter ce co&ucirc;teux
+mercenaire avec ses bottes, prenant publiquement l'air sous la grande
+porte du <i>Cochon bleu</i>. Il y avait quelque chose de presque solennel &agrave;
+se l'imaginer introduit comme par hasard dans la boutique du tailleur,
+et confondant de surprise admiratrice l'irrespectueux gar&ccedil;on de Trabb.
+D'un autre c&ocirc;t&eacute;, le gar&ccedil;on de Trabb pouvait se glisser dans son intimit&eacute;
+et lui dire beaucoup de choses; ou bien, hardi et m&eacute;chant comme je le
+connaissais, il le poursuivrait peut-&ecirc;tre de ses hu&eacute;es jusque dans la
+Grande Rue. Ma protectrice pourrait aussi entendre parler de lui, et ne
+pas m'approuver. D'apr&egrave;s tout cela, je r&eacute;solus de laisser le Vengeur &agrave;
+la maison.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait pour la voiture de l'apr&egrave;s-midi que j'avais retenu ma place; et
+comme l'hiver &eacute;tait revenu, je ne devais arriver &agrave; destination que deux
+ou trois heures apr&egrave;s le coucher du soleil. Notre heure de d&eacute;part de
+Cross Keys &eacute;tait fix&eacute;e &agrave; deux heures. J'arrivai un quart d'heure en
+avance, suivi du Vengeur, si je puis parler ainsi d'un individu qui ne
+me suivait jamais, quand il lui &eacute;tait possible de faire autrement.</p>
+
+<p>&Agrave; cette &eacute;poque, on avait l'habitude de conduire les condamn&eacute;s au d&eacute;p&ocirc;t
+par la voiture publique, et comme j'avais souvent entendu dire qu'ils
+voyageaient sur l'imp&eacute;riale, et que je les avais vus plus d'une fois sur
+la grande route balancer leurs jambes encha&icirc;n&eacute;es au-dessus de la
+voiture, je ne fus pas tr&egrave;s surpris quand Herbert, en m'apercevant dans
+la cour, vint me dire que deux for&ccedil;ats allaient faire route avec moi;
+mais j'avais une raison, qui commen&ccedil;ait &agrave; &ecirc;tre une vieille raison, pour
+trembler malgr&eacute; moi des pieds &agrave; la t&ecirc;te quand j'entendais prononcer le
+mot for&ccedil;at.</p>
+
+<p>&laquo;Cela ne vous inqui&egrave;te pas, Haendel? dit Herbert.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non!</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais que vous paraissiez ne pas les aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne pr&eacute;tends pas que je les aime, et je suppose que vous ne les
+aimez pas particuli&egrave;rement non plus; mais ils me sont indiff&eacute;rents.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! les voil&agrave;, dit Herbert, ils sortent du cabaret; quel mis&eacute;rable
+et honteux spectacle!&raquo;</p>
+
+<p>Les deux for&ccedil;ats venaient de r&eacute;galer leur gardien, je suppose, car ils
+avaient avec eux un ge&ocirc;lier, et tous les trois s'essuyaient encore la
+bouche avec leurs mains. Les deux malheureux &eacute;taient attach&eacute;s ensemble
+et avaient des fers aux jambes, des fers dont j'avais d&eacute;j&agrave; vu un
+&eacute;chantillon, et ils portaient un habillement que je ne connaissais que
+trop bien aussi. Leur gardien avait une paire de pistolets et portait
+sous son bras un gros b&acirc;ton noueux, mais il paraissait dans de bons
+termes avec eux et se tenait &agrave; leur c&ocirc;t&eacute;, occup&eacute; &agrave; voir mettre les
+chevaux &agrave; la voiture. Ils avaient vraiment l'air de faire partie de
+quelque exhibition int&eacute;ressante, non encore ouverte, et lui, d'&ecirc;tre leur
+directeur. L'un &eacute;tait plus grand et plus fort que l'autre, et on e&ucirc;t dit
+que, selon les r&egrave;gles myst&eacute;rieuses du monde des for&ccedil;ats, comme des gens
+libres, on lui avait allou&eacute; l'habillement le plus court. Ses bras et ses
+jambes &eacute;taient comme de grosses pelotes de cette forme et son
+accoutrement le d&eacute;guisait d'une fa&ccedil;on compl&egrave;te. Cependant, je reconnus
+du premier coup son clignotement d'&oelig;il. J'avais devant moi l'homme que
+j'avais vu sur le banc, aux <i>Trois jolis Bateliers</i>, certain samedi
+soir, et qui m'avait mis en joue avec son fusil invisible!</p>
+
+<p>Il &eacute;tait facile de voir que jusqu'&agrave; pr&eacute;sent il ne me reconnaissait pas
+plus que s'il ne m'e&ucirc;t jamais vu de sa vie. Il me regarda de c&ocirc;t&eacute;, et
+ses yeux rencontr&egrave;rent ma cha&icirc;ne de montre; alors il se mit &agrave; cracher
+comme par hasard, puis il dit quelques mots &agrave; l'autre for&ccedil;at, et ils se
+mirent &agrave; rire; ils pivot&egrave;rent ensuite sur eux-m&ecirc;mes en faisant r&eacute;sonner
+leurs cha&icirc;nes entrem&ecirc;l&eacute;es, et finirent par s'occuper d'autre chose. Les
+grands num&eacute;ros qu'ils avaient sur le dos, leur enveloppe sale et
+grossi&egrave;re comme celle de vils animaux; leurs jambes encha&icirc;n&eacute;es et
+modestement entour&eacute;es de mouchoirs de poche, et la mani&egrave;re dont tous
+ceux qui &eacute;taient pr&eacute;sents les regardaient et s'en tenaient &eacute;loign&eacute;s, en
+faisaient, comme l'avait dit Herbert, un spectacle des plus d&eacute;sagr&eacute;ables
+et des plus honteux.</p>
+
+<p>Mais ce n'&eacute;tait pas encore tout. Il arriva que toute la rotonde de la
+voiture avait &eacute;t&eacute; retenue par une famille quittant Londres, et qu'il n'y
+avait pas d'autre place pour les deux prisonniers que sur la banquette
+de devant, derri&egrave;re le cocher. L&agrave;-dessus, un monsieur de mauvaise
+humeur, qui avait pris la quatri&egrave;me place sur cette banquette, se mit
+dans une violente col&egrave;re, et dit que c'&eacute;tait violer tous les trait&eacute;s que
+de le m&ecirc;ler &agrave; une si atroce compagnie; que c'&eacute;tait pernicieux, inf&acirc;me,
+honteux, et je ne sais plus combien d'autres choses. &Agrave; ce moment les
+chevaux &eacute;taient attel&eacute;s et le cocher impatient de partir. Nous nous
+pr&eacute;par&acirc;mes tous &agrave; monter, et les prisonniers s'approch&egrave;rent avec leur
+gardien, apportant avec eux cette singuli&egrave;re odeur de mie de pain,
+d'&eacute;toupe, de fil de caret, de pierre enfum&eacute;e qui accompagne la pr&eacute;sence
+des for&ccedil;ats.</p>
+
+<p>&mdash;Ne prenez pas la chose si mal, monsieur, dit le gardien au voyageur en
+col&egrave;re, je me mettrai moi-m&ecirc;me aupr&egrave;s de vous, et je les placerai tout
+au bout de la banquette. Ils ne vous adresseront pas la parole,
+monsieur, vous ne vous apercevrez pas qu'ils sont l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Et il ne faut pas m'en vouloir, grommela le for&ccedil;at que j'avais
+reconnu; je ne tiens pas &agrave; partir, je suis tout dispos&eacute; &agrave; rester, en ce
+qui me concerne; la premi&egrave;re personne venue peut prendre ma place.</p>
+
+<p>&mdash;Ou la mienne, dit l'autre d'un ton rude, je ne vous aurais g&ecirc;n&eacute; ni les
+uns ni les autres si l'on m'e&ucirc;t laiss&eacute; faire.&raquo;</p>
+
+<p>Puis ils se mirent tous deux &agrave; rire, &agrave; casser des noix, en crachant les
+coquilles tout autour d'eux, comme je crois r&eacute;ellement que je l'aurais
+fait moi-m&ecirc;me &agrave; leur place si j'avais &eacute;t&eacute; aussi m&eacute;pris&eacute;.</p>
+
+<p>&Agrave; la fin, on d&eacute;cida qu'on ne pouvait rien faire pour le monsieur en
+col&egrave;re, et qu'il devait ou rester, ou se contenter de la compagnie que
+le hasard lui avait donn&eacute;e; de sorte qu'il prit sa place sans cesser
+cependant de grogner et de se plaindre, puis le gardien se mit &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+lui. Les for&ccedil;ats s'install&egrave;rent du mieux qu'ils purent, et celui des
+deux que j'avais reconnu s'assit si pr&egrave;s derri&egrave;re moi que je sentais son
+souffle dans mes cheveux.</p>
+
+<p>&laquo;Adieu, Haendel!&raquo; cria Herbert quand nous nous m&icirc;mes en mouvement.</p>
+
+<p>Et je songeai combien il &eacute;tait heureux qu'il m'e&ucirc;t trouv&eacute; un autre nom
+que celui de Pip.</p>
+
+<p>Il est impossible d'exprimer avec quelle douleur je sentais la
+respiration du for&ccedil;at me parcourir, non-seulement derri&egrave;re la t&ecirc;te, mais
+encore toute l'&eacute;pine dorsale; c'&eacute;tait comme si l'on m'e&ucirc;t touch&eacute; la
+moelle au moyen de quelque acide mordant et p&eacute;n&eacute;trant au point de me
+faire grincer des dents. Il semblait avoir un bien plus grand besoin de
+respirer qu'un autre homme et faire plus de bruit en respirant; je
+sentais qu'une de mes &eacute;paules remontait et s'allongeait par les efforts
+que je faisais pour m'en pr&eacute;server.</p>
+
+<p>Le temps &eacute;tait horriblement dur, et les deux for&ccedil;ats maudissaient le
+froid. Avant d'avoir fait beaucoup de chemin, nous &eacute;tions tous tomb&eacute;s
+dans une immobilit&eacute; l&eacute;thargique, et quand nous e&ucirc;mes pass&eacute; la maison qui
+se trouve &agrave; mi-route, nous ne f&icirc;mes autre chose que de somnoler, de
+trembler et de garder le silence. Je m'assoupis moi-m&ecirc;me en me demandant
+si je ne devais pas restituer une couple de livres sterling &agrave; ce pauvre
+mis&eacute;rable avant de le perdre de vue, et quel &eacute;tait le meilleur moyen &agrave;
+employer pour y parvenir. Tout en r&eacute;fl&eacute;chissant ainsi, je sentis ma t&ecirc;te
+se pencher en avant comme si j'allais tomber sur les chevaux. Je
+m'&eacute;veillai tout effray&eacute; et repris la question que je m'adressais &agrave;
+moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Mais je devais l'avoir abandonn&eacute;e depuis plus longtemps que je ne le
+pensais, puisque, bien que je ne pusse rien reconna&icirc;tre dans
+l'obscurit&eacute;, aux lueurs et aux ombres capricieuses de nos lanternes, je
+devinais les marais de notre pays, au vent froid et humide qui soufflait
+sur nous. Les for&ccedil;ats, en se repliant sur eux-m&ecirc;mes pour avoir plus
+chaud et pour que je pusse leur servir de paravent, se trouvaient encore
+plus pr&egrave;s de moi. Les premiers mots que je leur entendis &eacute;changer quand
+je m'&eacute;veillai r&eacute;pondaient &agrave; ceux de ma propre pens&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Deux banknotes d'une livre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment les a-t-il eues? dit le for&ccedil;at que je ne connaissais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Comment le saurais-je? repartit l'autre. Quelqu'un les lui aura
+donn&eacute;es, des amis, je pense.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais, dit l'autre avec une terrible impr&eacute;cation contre le
+froid, les avoir ici.</p>
+
+<p>&mdash;Les deux billets d'une livre, ou les amis?</p>
+
+<p>&mdash;Les deux billets d'une livre. Je vendrais tous les amis que j'ai et
+que j'ai eus pour un seul, et je trouverais que c'est un fameux march&eacute;.
+Eh bien! il disait donc?...</p>
+
+<p>&mdash;Il disait donc, reprit le for&ccedil;at que j'avais reconnu: tout fut dit et
+fait en une demi-minute derri&egrave;re une pile de bois, &agrave; l'arsenal de la
+Marine. Vous allez &ecirc;tre acquitt&eacute;? Je le fus. Trouverai-je le gar&ccedil;on qui
+l'a nourri, qui a gard&eacute; son secret, et lui donnerai-je les deux billets
+d'une livre? Oui, je le trouverai. Et c'est ce que j'ai fait.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes fou! grommela l'autre. Moi je les aurais d&eacute;pens&eacute;s &agrave; boire et
+&agrave; manger. Il &eacute;tait sans doute bien na&iuml;f. Vous dites qu'il ne savait rien
+sur votre compte?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas la moindre chose. Autres bandes, autres vaisseaux. Il avait
+&eacute;t&eacute; jug&eacute; pour rupture de ban et condamn&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce l&agrave; sur l'honneur, la seule fois que vous ayez travaill&eacute; dans
+cette partie du pays?</p>
+
+<p>&mdash;C'est la seule fois.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est votre opinion sur l'endroit?</p>
+
+<p>&mdash;Un tr&egrave;s vilain endroit; de la vase, du brouillard, des marais et du
+travail. Du travail, des marais, du brouillard et de la vase.&raquo;</p>
+
+<p>Ils t&eacute;moign&egrave;rent tous deux de leur aversion pour le pays avec une grande
+&eacute;nergie de langage, et apr&egrave;s avoir &eacute;puis&eacute; ce sujet il ne leur resta plus
+rien &agrave; dire.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir entendu ce dialogue j'aurais assur&eacute;ment d&ucirc; descendre et me
+cacher dans la solitude et dans l'ombre de la route, si je n'avais pas
+tenu pour certain que cet homme ne pouvait avoir aucun soup&ccedil;on de mon
+identit&eacute;. En v&eacute;rit&eacute;, non seulement ma personne &eacute;tait si chang&eacute;e, mais
+j'avais des habits si diff&eacute;rents et j'&eacute;tais dans des circonstances si
+oppos&eacute;es qu'il n'&eacute;tait pas probable qu'il p&ucirc;t me reconna&icirc;tre sans
+quelque secours accidentel. Pourtant ce fait seul d'&ecirc;tre avec lui sur la
+voiture &eacute;tait assez &eacute;trange pour me remplir de crainte et me faire
+penser qu'&agrave; l'aide de la moindre co&iuml;ncidence il pourrait &agrave; tout moment
+me reconna&icirc;tre, soit en entendant prononcer mon nom, soit en m'entendant
+parler. Pour cette raison, je r&eacute;solus de descendre aussit&ocirc;t que nous
+toucherions &agrave; la ville et de me mettre ainsi hors de sa port&eacute;e.
+J'ex&eacute;cutai ce projet avec succ&egrave;s. Mon petit portemanteau se trouvait
+dans le coffre, sous mes pieds; je n'avais qu'&agrave; tourner un ressort pour
+m'en emparer; je le jetai avant moi, puis je descendis devant le premier
+r&eacute;verb&egrave;re et posai les pieds sur les premiers pav&eacute;s de la ville. Quant
+aux for&ccedil;ats, ils continu&egrave;rent leur chemin avec la voiture, et, comme je
+savais vers quel endroit de la rivi&egrave;re ils devaient &ecirc;tre dirig&eacute;s, je
+voyais dans mon imagination le bateau des for&ccedil;ats les attendant devant
+l'escalier vaseux. J'entendis encore une voix rude s'&eacute;crier: &laquo;Au large,
+vous autres!&raquo; comme &agrave; des chiens. Je voyais de nouveau cette maudite
+arche de No&eacute;, ancr&eacute;e au loin, dans l'eau noire et bourbeuse.</p>
+
+<p>Je n'aurais pu dire de quoi j'avais peur, car mes craintes &eacute;taient
+vagues et ind&eacute;finies, mais j'avais une grande frayeur. En gagnant
+l'h&ocirc;tel je sentais qu'une terreur &eacute;pouvantable, surpassant de beaucoup
+la simple appr&eacute;hension d'une reconnaissance p&eacute;nible ou d&eacute;sagr&eacute;able, me
+faisait trembler; je crois m&ecirc;me qu'elle ne prit aucune forme distincte,
+et qu'elle ne fut m&ecirc;me pendant quelques minutes qu'un souvenir des
+terreurs de mon enfance.</p>
+
+<p>La salle &agrave; manger du <i>Cochon bleu</i> &eacute;tait vide, je n'avais pas encore
+command&eacute; mon d&icirc;ner, et j'&eacute;tais &agrave; peine assis quand le gar&ccedil;on me
+reconnut. Il s'excusa de son peu de m&eacute;moire et me demanda s'il fallait
+envoyer Boots chez M. Pumblechook.</p>
+
+<p>&laquo;Non, dis-je, certainement non!&raquo;</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on, c'&eacute;tait lui qui avait apport&eacute; le Code de commerce le jour de
+mon contrat, parut surpris et profita de la premi&egrave;re occasion qui se
+pr&eacute;senta pour placer &agrave; ma port&eacute;e un vieil extrait crasseux d'un journal
+de la localit&eacute; avec tant d'empressement que je le pris et lus ce
+paragraphe:</p>
+
+<p>&laquo;Nos lecteurs n'apprendront pas sans int&eacute;r&ecirc;t, &agrave; propos de l'&eacute;l&eacute;vation
+r&eacute;cente et romanesque &agrave; &laquo;la fortune d'un jeune ouvrier serrurier de nos
+environs (quel th&egrave;me, disons-le en passant, pour la &laquo;plume magique de
+notre compatriote Toby, le po&egrave;te de nos colonnes, bien qu'il ne soit pas
+encore &laquo;universellement connu), que le premier patron du jeune homme,
+son compagnon et son ami, est &laquo;un personnage tr&egrave;s respect&eacute;, qui n'est
+pas &eacute;tranger au commerce des grains, et dont les magasins, &laquo;&eacute;minemment
+commodes et confortables, sont situ&eacute;s &agrave; moins d'une centaine de milles
+de la &laquo;Grande Rue. Ce n'est pas sans &eacute;prouver un certain plaisir
+personnel que nous le citons comme le &laquo;Mentor de notre jeune T&eacute;l&eacute;maque,
+car il est bon de savoir que notre ville a &eacute;galement produit le
+&laquo;fondateur de la fortune de ce dernier. De la fortune de qui?
+demanderont les sages aux sourcils &laquo;contract&eacute;s et les beaut&eacute;s aux yeux
+brillants de la localit&eacute;. Nous croyons que Quentin Metsys fut &laquo;forgeron
+&agrave; Anvers.&raquo;&mdash;VERB. SAP.</p>
+
+<p>J'ai l'intime conviction, bas&eacute;e sur une grande exp&eacute;rience, que si, dans
+les jours de ma prosp&eacute;rit&eacute;, j'avais &eacute;t&eacute; au p&ocirc;le nord, j'y aurais trouv&eacute;
+quelqu'un, Esquimau errant ou homme civilis&eacute;, pour me dire que
+Pumblechook avait &eacute;t&eacute; mon premier protecteur et le fondateur de ma
+fortune.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXIX" id="CHAPITRE_XXIX"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIX.</a></h2>
+
+
+<p>De bonne heure j'&eacute;tais debout et dehors. Il &eacute;tait encore trop t&ocirc;t pour
+aller chez miss Havisham; j'allai donc fl&acirc;ner dans la campagne, du c&ocirc;t&eacute;
+de la ville qu'habitait miss Havisham, qui n'&eacute;tait pas du m&ecirc;me c&ocirc;t&eacute; que
+Joe: remettant au lendemain &agrave; aller chez ce dernier. En pensant &agrave; ma
+patronne, je me peignais en couleurs brillantes les projets qu'elle
+formait pour moi.</p>
+
+<p>Elle avait adopt&eacute; Estelle, elle m'avait en quelque sorte adopt&eacute; aussi;
+il ne pouvait donc manquer d'&ecirc;tre dans ses intentions de nous unir. Elle
+me r&eacute;servait de restaurer la maison d&eacute;labr&eacute;e, de faire entrer le soleil
+dans les chambres obscures, de mettre les horloges en mouvement et le
+feu aux foyers refroidis, d'arracher les toiles d'araign&eacute;es, de d&eacute;truire
+la vermine; en un mot d'ex&eacute;cuter tous les brillants haut faits d'un
+jeune chevalier de roman et d'&eacute;pouser la princesse. Je m'&eacute;tais arr&ecirc;t&eacute;
+pour voir la maison en passant, et ses murs de briques rouges calcin&eacute;es,
+ses fen&ecirc;tres mur&eacute;es, le lierre vert et vigoureux embrassant jusqu'au
+chambranle des chemin&eacute;es, avec ses tendons et ses ramilles, comme si ses
+vieux bras sinueux eussent cach&eacute; quelque myst&egrave;re pr&eacute;cieux et attrayant
+dont je fusse le h&eacute;ros. Estelle en &eacute;tait l'inspiration, cela va sans
+dire, comme elle en &eacute;tait l'&acirc;me; mais quoiqu'elle e&ucirc;t pris un tr&egrave;s grand
+empire sur moi et que ma fantaisie et mon espoir reposassent sur elle,
+bien que son influence sur mon enfance et sur mon caract&egrave;re e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+toute puissante, je ne l'investis pas, m&ecirc;me en cette matin&eacute;e romantique,
+d'autres attributs que ceux qu'elle poss&eacute;dait. C'est avec intention que
+je mentionne cela maintenant parce que c'est le fil conducteur au moyen
+duquel on pourra me suivre dans mon pauvre labyrinthe. Selon mon
+exp&eacute;rience, les sentiments de convention d'un amant ne peuvent pas
+toujours &ecirc;tre vrais. La v&eacute;rit&eacute; pure est que, lorsque j'aimai Estelle
+d'un amour d'homme, je l'aimai parce que je la trouvais irr&eacute;sistible.
+Une fois pour toutes j'ai senti, &agrave; mon grand regret, tr&egrave;s souvent pour
+ne pas dire toujours, que je l'aimais malgr&eacute; la raison, malgr&eacute; les
+promesses, malgr&eacute; la tranquillit&eacute;, malgr&eacute; l'espoir, malgr&eacute; le bonheur,
+malgr&eacute; enfin tous les d&eacute;couragements qui pouvaient m'assaillir. Une fois
+pour toutes, je ne l'en aimais pas moins, tout en le sachant
+parfaitement, et cela n'eut pas plus d'influence pour me retenir, que si
+je m'&eacute;tais imagin&eacute; tr&egrave;s s&eacute;rieusement qu'elle e&ucirc;t toutes les perfections
+humaines.</p>
+
+<p>Je calculai ma promenade de fa&ccedil;on &agrave; arriver &agrave; la porte comme dans
+l'ancien temps. Quand j'eus sonn&eacute; d'une main tremblante, je tournai le
+dos &agrave; la porte, en essayant de reprendre haleine et d'arr&ecirc;ter les
+battements de mon c&oelig;ur. J'entendis la porte de c&ocirc;t&eacute; s'ouvrir, puis des
+pas traverser la cour; mais je fis semblant de ne rien entendre, m&ecirc;me
+quand la porte tourna sur ses gonds rouill&eacute;s.</p>
+
+<p>Enfin, me sentant touch&eacute; &agrave; l'&eacute;paule, je tressaillis et me retournai. Je
+tressaillis bien davantage alors, en me trouvant face &agrave; face avec un
+homme v&ecirc;tu de v&ecirc;tements sombres. C'&eacute;tait le dernier homme que je me
+serais attendu &agrave; voir occuper le poste de portier chez miss Havisham.</p>
+
+<p>&laquo;Orlick!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est que voyez-vous, il y a des changements de position encore
+plus grand que le v&ocirc;tre. Mais entrez, entrez! j'ai re&ccedil;u l'ordre de ne
+pas laisser la porte ouverte.&raquo;</p>
+
+<p>J'entrai; il la laissa retomber, la ferma et retira la clef.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, dit-il en se tournant, apr&egrave;s m'avoir assez malhonn&ecirc;tement pr&eacute;c&eacute;d&eacute;
+de quelques pas dans la maison, c'est bien moi!</p>
+
+<p>&mdash;Comment &ecirc;tes-vous venu ici?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venu ici sur mes jambes, r&eacute;pondit-il, et j'ai apport&eacute; ma malle
+avec moi sur une brouette.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous ici pour le bien?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y suis pas pour le mal, au moins, d'apr&egrave;s ce que je suppose?&raquo;</p>
+
+<p>Je n'en &eacute;tais pas bien certain; j'eus le loisir de songer en moi-m&ecirc;me &agrave;
+sa r&eacute;ponse, pendant qu'il levait lentement un regard inquisiteur du pav&eacute;
+&agrave; mes jambes, et de mes bras &agrave; ma t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Alors vous avez quitt&eacute; la forge? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que &ccedil;a a l'air d'une forge, ici? r&eacute;pliqua Orlick, en jetant un
+coup d'&oelig;il m&eacute;prisant autour de lui; maintenant prenez-le pour une forge
+si cela vous fait plaisir.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui demandai depuis combien de temps il avait quitt&eacute; la forge de
+Gargery.</p>
+
+<p>&laquo;Un jour est ici tellement semblable &agrave; l'autre, r&eacute;pliqua-t-il, que je ne
+saurais le dire sans en faire le calcul. Cependant, je suis venu ici
+quelque temps apr&egrave;s votre d&eacute;part.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais pu vous le dire, Orlick.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit-il s&egrave;chement, je croyais que vous &eacute;tiez pour &ecirc;tre &eacute;tudiant.&raquo;</p>
+
+<p>En ce moment, nous &eacute;tions arriv&eacute;s &agrave; la maison, o&ugrave; je vis que sa chambre
+&eacute;tait plac&eacute;e juste &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la porte, et qu'elle avait une petite
+fen&ecirc;tre donnant sur la cour. Dans de petites proportions, elle
+ressemblait assez au genre de pi&egrave;ces appel&eacute;es loges, g&eacute;n&eacute;ralement
+habit&eacute;es par les portiers &agrave; Paris; une certaine quantit&eacute; de clefs
+&eacute;taient accroch&eacute;es au mur; il y ajouta celle de la rue. Son lit, &agrave;
+couvertures rapi&eacute;c&eacute;es, se trouvait derri&egrave;re, dans un petit compartiment
+ou renfoncement. Le tout avait un air malpropre, renferm&eacute; et endormi
+comme une cage &agrave; marmotte humaine, tandis que lui, Orlick, apparaissait
+sombre et lourd dans l'ombre d'un coin pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre, et semblait
+&ecirc;tre la marmotte humaine pour laquelle cette cage avait &eacute;t&eacute; faite. Et
+cela &eacute;tait r&eacute;ellement.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai jamais vu cette chambre, dis-je, et autrefois il n'y avait pas
+de portier ici.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il, jusqu'au jour o&ugrave; il n'y eut plus aucune porte pour
+d&eacute;fendre l'habitation, et que les habitants consid&eacute;rassent cela comme
+dangereux &agrave; cause des for&ccedil;ats et d'un tas de canailles et de va-nu-pieds
+qui passent par ici. Alors on m'a recommand&eacute; pour remplir cette place
+comme un homme en &eacute;tat de tenir t&ecirc;te &agrave; un autre homme, et je l'ai prise.
+C'est plus facile que de souffler et de jouer du marteau.&mdash;Il est
+charg&eacute;; il l'est!&raquo;</p>
+
+<p>Mes yeux avaient rencontr&eacute;, au-dessus de la chemin&eacute;e, un fusil &agrave; monture
+en cuivre, et ses yeux avaient suivi les miens.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, dis-je, ne d&eacute;sirant pas prolonger davantage la conversation,
+faut-il monter chez miss Havisham?</p>
+
+<p>&mdash;Que je sois br&ucirc;l&eacute; si je le sais! r&eacute;pondit-il en s'&eacute;tendant et en se
+secouant. Mes ordres ne vont pas plus loin. Je vais frapper un coup sur
+cette cloche avec le marteau, et vous suivrez le couloir jusqu'&agrave; ce que
+vous rencontriez quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis attendu, je pense.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on me br&ucirc;le deux fois, si je puis le dire!&raquo; r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus, je descendis dans le long couloir qu'autrefois j'avais si
+souvent foul&eacute; de mes gros souliers, et il fit r&eacute;sonner sa cloche. Au
+bout du passage, pendant que la cloche vibrait encore, je trouvai Sarah
+Pocket, qui me parut avoir verdi et jauni &agrave; cause de moi.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! dit-elle, est-ce vous, monsieur Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Moi-m&ecirc;me, miss Pocket. Je suis aise de vous dire que M. Pocket et sa
+famille se portent bien.</p>
+
+<p>&mdash;Sont-ils un peu plus sages? dit Sarah, en secouant tristement la t&ecirc;te.
+Il vaudrait mieux qu'ils fussent sages que bien portants. Ah! Mathieu!
+Mathieu!... vous savez le chemin, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Passablement, car j'ai mont&eacute; cet escalier bien souvent dans
+l'obscurit&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Je le gravis alors avec des bottes bien plus l&eacute;g&egrave;res qu'autrefois et je
+frappai, de la m&ecirc;me mani&egrave;re que j'avais coutume de le faire, &agrave; la porte
+de la chambre de miss Havisham.</p>
+
+<p>&laquo;C'est le coup de Pip, dit-elle imm&eacute;diatement; entrez, Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait dans sa chaise, aupr&egrave;s de la vieille table, toujours avec ses
+vieux habits, les deux mains crois&eacute;es sur sa canne, le menton appuy&eacute;
+dessus, et les yeux tourn&eacute;s du c&ocirc;t&eacute; du feu. &Agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle &eacute;tait le
+soulier blanc qui n'avait jamais &eacute;t&eacute; port&eacute;, et une dame &eacute;l&eacute;gante que je
+n'avais jamais vue, &eacute;tait assise, la t&ecirc;te pench&eacute;e sur le soulier, comme
+si elle le regardait.</p>
+
+<p>&laquo;Entrez, Pip, continua miss Havisham, sans d&eacute;tourner les yeux. Entrez,
+Pip. Comment allez-vous, Pip? Ainsi donc, vous me baisez la main comme
+si j'&eacute;tais une reine? Eh! eh bien?...&raquo;</p>
+
+<p>Elle me regarda tout &agrave; coup sans lever les yeux, et r&eacute;p&eacute;ta d'un air
+moiti&eacute; riant, moiti&eacute; de mauvaise humeur:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai appris, mis Havisham, dis-je un peu embarrass&eacute;, que vous &eacute;tiez
+assez bonne pour d&eacute;sirer que je vinsse vous voir: je suis venu aussit&ocirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?&raquo;</p>
+
+<p>La dame qu'il me semblait n'avoir jamais vue avant, leva les yeux sur
+moi et me regarda durement. Alors je vis que ses yeux &eacute;taient les yeux
+d'Estelle. Mais elle &eacute;tait tellement chang&eacute;e, tellement embellie; elle
+&eacute;tait devenue si compl&egrave;tement femme, elle avait fait tant de progr&egrave;s
+dans tout ce qui excite l'admiration, qu'il me semblait n'en avoir fait
+aucun. Je m'imaginais, en la regardant, que je redevenais un gar&ccedil;on
+commun et grossier. C'est alors que je sentis toute la distance et
+l'in&eacute;galit&eacute; qui nous s&eacute;paraient, et l'impossibilit&eacute; d'arriver jusqu'&agrave;
+elle.</p>
+
+<p>Elle me tendit la main. Je b&eacute;gayai quelque chose sur le plaisir que
+j'avais &agrave; la revoir, et sur ce que je l'avais longtemps, bien longtemps
+esp&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;La trouvez-vous tr&egrave;s chang&eacute;e, Pip? demanda miss Havisham avec son
+regard avide et en frappant avec sa canne sur une chaise qui se trouvait
+entre elles deux, et pour me faire signe de m'asseoir.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je suis entr&eacute;, miss Havisham, je n'ai absolument rien reconnu
+d'Estelle, ni son visage, ni sa tournure, mais maintenant je reconnais
+bien que tout cela appartient bien &agrave; l'ancienne....</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous n'allez pas dire &agrave; l'ancienne Estelle? interrompit miss
+Havisham. Elle &eacute;tait fi&egrave;re et insolente, et vous avez voulu vous
+&eacute;loigner d'elle, ne vous en souvenez-vous pas?&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis avec confusion qu'il y avait tr&egrave;s longtemps de tout cela,
+qu'alors je ne m'y connaissais pas... et ainsi de suite. Estelle
+souriait avec un calme parfait, et dit qu'elle avait conscience que
+j'avais parfaitement raison, et qu'elle avait &eacute;t&eacute; d&eacute;sagr&eacute;able.</p>
+
+<p>&laquo;Et lui!... est-il chang&eacute;? demanda miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;norm&eacute;ment! dit Estelle en m'examinant.</p>
+
+<p>&mdash;Moins grossier et moins commun,&raquo; dit miss Havisham en jouant avec les
+cheveux d'Estelle.</p>
+
+<p>Et elle se mit &agrave; rire, puis elle regarda le soulier qu'elle tenait &agrave; la
+main, et elle se mit &agrave; rire de nouveau et me regarda. Elle posa le
+soulier &agrave; terre. Elle me traitait encore en enfant; mais elle cherchait
+&agrave; m'attirer.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions dans la chambre fantastique, au milieu des vieilles et
+&eacute;tranges influences qui m'avaient tant frapp&eacute;, et j'appris qu'elle
+arrivait de France, et qu'elle allait se rendre &agrave; Londres. Hautaine et
+volontaire comme autrefois, ces d&eacute;fauts &eacute;taient presque effac&eacute;s par sa
+beaut&eacute;, qui &eacute;tait quelque chose d'extraordinaire et de surnaturel; je le
+pensais, du moins, d&eacute;sireux que j'&eacute;tais de s&eacute;parer ses d&eacute;fauts de sa
+beaut&eacute;. Mais il &eacute;tait impossible de s&eacute;parer sa pr&eacute;sence de ces
+malheureux et vifs d&eacute;sirs de fortune et d'&eacute;l&eacute;gance qui avaient tourment&eacute;
+mon enfance, de toutes ces mauvaises aspirations qui avaient commenc&eacute;
+par me rendre honteux de notre pauvre logis et de Joe, de toutes ces
+visions qui m'avaient fait voir son visage dans le foyer ardent, dans
+les &eacute;clats du fer, jusque sur l'enclume, qui l'avaient fait sortir de
+l'obscurit&eacute; de la nuit, pour me regarder &agrave; travers la fen&ecirc;tre de la
+forge et dispara&icirc;tre ensuite.... En un mot, il m'&eacute;tait impossible de la
+s&eacute;parer, dans le pass&eacute; ou dans le pr&eacute;sent, des moments les plus intimes
+de mon existence.</p>
+
+<p>Il fut convenu que je passerais tout le reste de la journ&eacute;e chez miss
+Havisham; que je retournerais &agrave; l'h&ocirc;tel le soir, et le lendemain &agrave;
+Londres. Quand nous e&ucirc;mes caus&eacute; pendant quelque temps, miss Havisham
+nous envoya promener dans le jardin abandonn&eacute;. En y entrant, Estelle me
+dit que je devais bien la rouler un peu comme autrefois.</p>
+
+<p>Estelle et moi entr&acirc;mes donc dans le jardin, par la porte pr&egrave;s de
+laquelle j'avais rencontr&eacute; le jeune homme p&acirc;le, aujourd'hui Herbert;
+moi, le c&oelig;ur tremblant et adorant jusqu'aux ourlets de sa robe; elle,
+enti&egrave;rement calme et bien certainement n'adorant pas les ourlets de mon
+habit. En approchant du lieu du combat, elle s'arr&ecirc;ta et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Il faut que j'aie &eacute;t&eacute; une singuli&egrave;re petite cr&eacute;ature, pour me cacher et
+vous regarder combattre ce jour-l&agrave;, mais je l'ai fait, et cela m'a
+beaucoup amus&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'en avez bien r&eacute;compens&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! r&eacute;pliqua-t-elle naturellement, comme si elle se souvenait &agrave;
+peine. Je me rappelle que je n'&eacute;tais pas du tout favorable &agrave; votre
+adversaire, parce que j'avais vu de fort mauvais &oelig;il qu'on l'e&ucirc;t fait
+venir ici pour m'ennuyer de sa compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Lui et moi, nous sommes bons amis maintenant, lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! Je crois me souvenir que vous faites vos &eacute;tudes chez son
+p&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.&raquo;</p>
+
+<p>C'est avec r&eacute;pugnance que je r&eacute;pondis affirmativement, car cela me
+donnait l'air d'un enfant, et elle me traitait d&eacute;j&agrave; suffisamment comme
+tel.</p>
+
+<p>&laquo;En changeant de position pour le pr&eacute;sent et l'avenir, vous avez chang&eacute;
+de camarades? dit Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Naturellement, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Et n&eacute;cessairement, ajouta-t-elle d'un ton fier, ceux qui vous
+convenaient autrefois comme soci&eacute;t&eacute; ne vous conviendraient plus
+aujourd'hui?&raquo;</p>
+
+<p>En conscience, je doute fort qu'il me rest&acirc;t en ce moment la plus l&eacute;g&egrave;re
+intention d'aller voir Joe; mais s'il m'en restait une ombre, cette
+observation la fit &eacute;vanouir.</p>
+
+<p>&laquo;Vous n'aviez en ce temps-l&agrave; aucune id&eacute;e de la fortune qui vous &eacute;tait
+destin&eacute;e? dit Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Pas la moindre.&raquo;</p>
+
+<p>Son air de compl&egrave;te sup&eacute;riorit&eacute; en marchant &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, et mon air de
+soumission et de na&iuml;vet&eacute; en marchant &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle formaient un
+contraste que je sentais parfaitement: il m'e&ucirc;t encore fait souffrir
+davantage, si je ne l'avais consid&eacute;r&eacute; comme venant absolument de moi,
+qui &eacute;tais si &eacute;loign&eacute; d'elle par mes mani&egrave;res, et en m&ecirc;me temps si
+rapproch&eacute; d'elle par ma passion.</p>
+
+<p>Le jardin &eacute;tait trop encombr&eacute; de v&eacute;g&eacute;tation pour qu'on y p&ucirc;t marcher &agrave;
+l'aise, et quand nous en e&ucirc;mes fait deux ou trois fois le tour, nous
+rentr&acirc;mes dans la cour de la brasserie. Je lui montrai avec finesse
+l'endroit o&ugrave; je l'avais vue marcher sur les tonneaux le premier jour des
+temps pass&eacute;s, et elle me dit en accompagnant ses paroles d'un regard
+froid et indiff&eacute;rent:</p>
+
+<p>&laquo;Vraiment!... ai-je fait cela?&raquo;</p>
+
+<p>Je lui rappelai l'endroit o&ugrave; elle &eacute;tait sortie de la maison pour me
+donner &agrave; manger et &agrave; boire, et elle me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne m'en souviens pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous souvenez pas de m'avoir fait pleurer? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non,&raquo; fit-elle en secouant la t&ecirc;te et en regardant autour d'elle.</p>
+
+<p>Je crois vraiment que son peu de m&eacute;moire, et surtout son indiff&eacute;rence me
+firent pleurer de nouveau en moi-m&ecirc;me, et ce sont ces larmes-l&agrave; qui sont
+les larmes les plus cuisantes de toutes celles que l'on puisse verser.</p>
+
+<p>&laquo;Vous savez, dit Estelle, d'un air de condescendance qu'une belle et
+ravissante femme peut seule prendre, que je n'ai pas de c&oelig;ur... si cela
+peut avoir quelque rapport avec ma m&eacute;moire.&raquo;</p>
+
+<p>Je me mis &agrave; balbutier quelque chose qui indiquait assez que je prenais
+la libert&eacute; d'en douter... que je savais le contraire... qu'il &eacute;tait
+impossible qu'une telle beaut&eacute; n'ait pas de c&oelig;ur....</p>
+
+<p>&laquo;Oh! j'ai un c&oelig;ur qu'on peut poignarder ou percer de balles, sans
+doute, dit Estelle, et il va sans dire que s'il cessait de battre, je
+cesserais de vivre, mais vous savez ce que je veux dire: je n'ai pas la
+moindre douceur &agrave; cet endroit-l&agrave;. Non; la sympathie, le sentiment,
+autant d'absurdit&eacute;s selon moi.&raquo;</p>
+
+<p>Qu'&eacute;tait-ce donc qui me frappait chez elle pendant qu'elle se tenait
+immobile &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi et qu'elle me regardait avec attention? &Eacute;tait-ce
+quelque chose qui m'avait frapp&eacute; chez miss Havisham? Dans quelques uns
+de ses regards, dans quelques uns de ses gestes, il y avait une l&eacute;g&egrave;re
+ressemblance avec miss Havisham; c'&eacute;tait cette ressemblance qu'on
+remarque souvent entre les enfants et les personnes avec lesquelles ils
+ont v&eacute;cu longtemps dans la retraite, ressemblance de mouvements,
+d'expression entre des visages qui, sous d'autres rapports, sont tout &agrave;
+fait diff&eacute;rents. Et pourtant je ne pouvais lui trouver aucune similitude
+de traits avec miss Havisham. Je regardai de nouveau, et bien qu'elle me
+regard&acirc;t encore, la ressemblance avait disparu.</p>
+
+<p>Qu'&eacute;tait-ce donc?...</p>
+
+<p>&laquo;Je parle s&eacute;rieusement, dit Estelle, sans froncer les sourcils (car son
+front &eacute;tait uni) autant que son visage s'assombrissait. Si nous &eacute;tions
+destin&eacute;s &agrave; vivre longtemps ensemble, vous feriez bien de vous p&eacute;n&eacute;trer
+de cette id&eacute;e, une fois pour toutes. Non, fit-elle en m'arr&ecirc;tant d'un
+geste imp&eacute;rieux, comme j'entrouvrais les l&egrave;vres, je n'ai accord&eacute; ma
+tendresse &agrave; personne, et je n'ai m&ecirc;me jamais su ce que c'&eacute;tait.&raquo;</p>
+
+<p>Un moment apr&egrave;s, nous &eacute;tions dans la brasserie abandonn&eacute;e, elle
+m'indiquait du doigt la galerie &eacute;lev&eacute;e d'o&ugrave; je l'avais vue sortir le
+premier jour, et me dit qu'elle se souvenait d'y &ecirc;tre mont&eacute;e, et de
+m'avoir vu tout effarouch&eacute;. En suivant des yeux sa blanche main, cette
+m&ecirc;me ressemblance vague, que je ne pouvais d&eacute;finir, me traversa de
+nouveau l'esprit. Mon tressaillement involontaire lui fit poser sa main
+sur mon bras, et imm&eacute;diatement le fant&ocirc;me s'&eacute;vanouit encore et disparut.</p>
+
+<p>Qu'&eacute;tait-ce donc?...</p>
+
+<p>&laquo;Qu'avez-vous? demanda Estelle. &Ecirc;tes-vous effray&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Je le serais, si je croyais ce que vous venez de dire, r&eacute;pondis-je
+pour finir.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous ne le croyez pas? N'importe, je vous l'ai dit, miss
+Havisham va bient&ocirc;t vous le rappeler. Faisons encore un tour de jardin,
+puis vous rentrerez. Allons! il ne faut pas pleurer sur ma cruaut&eacute;:
+aujourd'hui, vous serez mon page; donnez-moi votre &eacute;paule.&raquo;</p>
+
+<p>Sa belle robe avait tra&icirc;n&eacute; &agrave; terre, elle la relevait alors d'une main et
+de l'autre me touchait l&eacute;g&egrave;rement l'&eacute;paule en marchant. Nous f&icirc;mes
+encore deux ou trois tours dans ce jardin abandonn&eacute;, qui pour moi
+paraissait tout en fleurs. Les v&eacute;g&eacute;tations jaunes et vertes qui
+sortaient des fentes du vieux mur eussent-elles &eacute;t&eacute; les fleurs les plus
+belles et les plus pr&eacute;cieuses, qu'elles ne m'eussent pas laiss&eacute; un plus
+charmant souvenir.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas entre nous assez de diff&eacute;rence d'ann&eacute;es pour l'&eacute;loigner
+de moi: nous &eacute;tions presque du m&ecirc;me &acirc;ge, quoi que bien entendu elle
+par&ucirc;t plus &acirc;g&eacute;e que moi; mais l'air d'inaccessibilit&eacute; que lui donnaient
+sa beaut&eacute; et ses mani&egrave;res me tourmentait au milieu de mon bonheur;
+cependant, j'avais l'assurance intime que notre protectrice nous avait
+choisis l'un pour l'autre. Malheureux gar&ccedil;on!</p>
+
+<p>Enfin, nous rentr&acirc;mes dans la maison et j'appris avec surprise que mon
+tuteur &eacute;tait venu voir miss Havisham pour affaires, et qu'il reviendrait
+d&icirc;ner. Les vieilles branches des cand&eacute;labres de la chambre avaient &eacute;t&eacute;
+allum&eacute;es pendant notre absence, et miss Havisham m'attendait dans son
+fauteuil.</p>
+
+<p>Je dus pousser le fauteuil comme par le pass&eacute;, et nous commen&ccedil;&acirc;mes notre
+lente promenade habituelle autour des cendres du festin nuptial. Mais
+dans cette chambre fun&egrave;bre, avec cette image de la mort, couch&eacute;e dans ce
+fauteuil et fixant ses yeux sur elle, Estelle paraissait plus belle,
+plus brillante que jamais, et je tombai sous un charme encore plus
+puissant.</p>
+
+<p>Le temps s'&eacute;coula ainsi, l'heure du d&icirc;ner approchait, et Estelle nous
+quitta pour aller &agrave; sa toilette. Nous nous &eacute;tions arr&ecirc;t&eacute;s pr&egrave;s du centre
+de la longue table et miss Havisham, un de ses bras fl&eacute;tris hors du
+fauteuil, reposait sa main crisp&eacute;e sur la nappe jaunie.</p>
+
+<p>Estelle ayant retourn&eacute; la t&ecirc;te et jet&eacute; un coup d'&oelig;il par-dessus son
+&eacute;paule, avant de sortir, miss Havisham lui envoya de la main un baiser;
+elle imprima &agrave; ce mouvement une ardeur d&eacute;vorante, vraiment terrible dans
+son genre. Puis Estelle &eacute;tant partie, et nous restant seuls, elle se
+tourna vers moi, et me dit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&laquo;N'est-elle pas belle... gracieuse... bien &eacute;lev&eacute;e? Ne l'admirez-vous
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Tous ceux qui la voient doivent l'admirer, miss Havisham.&raquo;</p>
+
+<p>Elle passa son bras autour de mon cou et attira ma t&ecirc;te contre la
+sienne, toujours appuy&eacute;e sur le dos de son fauteuil.</p>
+
+<p>&laquo;Aimez-la.... Aimez-la!... Aimez-la.... Comment est-elle avec vous?&raquo;</p>
+
+<p>Avant que j'eusse eu le temps de r&eacute;pondre, si toutefois j'avais pu
+r&eacute;pondre &agrave; une question si d&eacute;licate, elle r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&laquo;Aimez-la!... Aimez-la!... Si elle vous traite avec faveur, aimez-la!...
+Si elle vous accable, aimez-la!... Si elle d&eacute;chire votre c&oelig;ur en
+morceaux, et &agrave; mesure qu'il deviendra plus vieux et plus fort, il
+saignera davantage, aimez-la!... aimez-la!... aimez-la!...&raquo;</p>
+
+<p>Jamais je n'avais vu une ardeur aussi passionn&eacute;e que celle avec laquelle
+elle pronon&ccedil;ait ces mots. Je sentais autour de mon cou les muscles de
+son bras amaigri se gonfler sous l'influence de la passion qui la
+poss&eacute;dait.</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;coutez-moi, Pip, je l'ai adopt&eacute;e pour qu'on l'aime, je l'ai &eacute;lev&eacute;e
+pour qu'on l'aime, je lui ai donn&eacute; de l'&eacute;ducation pour qu'on l'aime,
+j'en ai fait ce qu'elle est afin qu'elle p&ucirc;t &ecirc;tre aim&eacute;e, aimez-la!...&raquo;</p>
+
+<p>Elle r&eacute;p&eacute;tait le mot assez souvent pour ne laisser aucun doute sur ce
+qu'elle voulait dire; mais si le mot souvent r&eacute;p&eacute;t&eacute; e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un mot de
+haine, au lieu d'&ecirc;tre un mot d'amour, tels que d&eacute;sespoir, vengeance,
+mort cruelle, il n'aurait pu r&eacute;sonner davantage &agrave; mes oreilles comme une
+mal&eacute;diction.</p>
+
+<p>&laquo;Je vais vous dire, fit-elle dans le m&ecirc;me murmure passionn&eacute; et
+pr&eacute;cipit&eacute;, ce que c'est que l'amour vrai: c'est le d&eacute;vouement aveugle,
+l'abn&eacute;gation enti&egrave;re, la soumission absolue, la confiance et la foi
+contre vous-m&ecirc;me et contre le monde entier, l'abandon de votre &acirc;me et de
+votre c&oelig;ur tout entier &agrave; la personne aim&eacute;e. C'est ce que j'ai fait!&raquo;</p>
+
+<p>Lorsqu'elle arriva &agrave; ces paroles et &agrave; un cri sauvage qui les suivit, je
+la retins par la taille, car elle se soulevait sur son fauteuil,
+envelopp&eacute;e dans sa robe qui lui servait de suaire, et s'&eacute;lan&ccedil;ait dans
+l'espace comme si elle e&ucirc;t voulu se briser contre la muraille et tomber
+morte.</p>
+
+<p>Tout ceci se passa en quelques secondes. En la remettant dans son
+fauteuil, je crus sentir une odeur qui ne m'&eacute;tait pas inconnue; en me
+tournant, j'aper&ccedil;us mon tuteur dans la chambre.</p>
+
+<p>Il portait toujours, je crois ne pas l'avoir dit encore, un riche
+foulard, de proportions imposantes, qui lui &eacute;tait d'un grand secours
+dans sa profession. Je l'ai vu remplir de terreur un client ou un
+t&eacute;moin, en d&eacute;ployant avec c&eacute;r&eacute;monie ce foulard, comme s'il allait se
+moucher imm&eacute;diatement, puis s'arr&ecirc;tant, comme s'il voyait bien qu'il
+n'aurait pas le temps de le faire avant que le client ou le t&eacute;moin ne se
+fussent compromis; le client ou le t&eacute;moin, &agrave; demi compromis, imitant son
+exemple, s'arr&ecirc;tait imm&eacute;diatement, comme cela devait &ecirc;tre. Quand je le
+vis dans la chambre, il tenait cet expressif mouchoir de poche des deux
+mains et nous regardait. En rencontrant mon &oelig;il, il dit clairement, par
+une pause momentan&eacute;e et silencieuse, tout en conservant son attitude:
+&laquo;En v&eacute;rit&eacute;! C'est singulier!&raquo; Puis il se servit de son mouchoir comme on
+doit s'en servir, avec un effet formidable.</p>
+
+<p>Miss Havisham l'avait vu en m&ecirc;me temps que moi. Comme tout le monde,
+elle avait peur de lui. Elle fit de violents efforts pour se remettre,
+et balbutia qu'il &eacute;tait aussi exact que toujours.</p>
+
+<p>&laquo;Toujours exact, r&eacute;p&eacute;ta-t-il en venant &agrave; moi; comment &ccedil;a va-t-il, Pip?
+Vous ferai-je faire un tour, miss Havisham? Ainsi donc, vous voil&agrave; ici,
+Pip?&raquo;</p>
+
+<p>Je lui dis depuis quand j'&eacute;tais arriv&eacute;, et comment miss Havisham avait
+d&eacute;sir&eacute; que je vinsse voir Estelle. Ce &agrave; quoi il r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! c'est une tr&egrave;s jolie personne!&raquo;</p>
+
+<p>Puis il poussa devant lui miss Havisham dans son fauteuil avec une de
+ses grosses mains, et mit l'autre dans la poche de son pantalon, comme
+si ladite poche &eacute;tait pleine de secrets.</p>
+
+<p>&laquo;Eh! Pip! combien de fois aviez-vous d&eacute;j&agrave; vu miss Estelle, dit-il en
+s'arr&ecirc;tant.</p>
+
+<p>&mdash;Combien!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! combien de fois? Dix mille fois?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, pas aussi souvent.</p>
+
+<p>&mdash;Deux fois?</p>
+
+<p>&mdash;Jaggers, interrompit miss Havisham, &agrave; mon grand soulagement, laissez
+donc mon Pip tranquille, et descendez d&icirc;ner avec lui.&raquo;</p>
+
+<p>Il s'ex&eacute;cuta, et nous descend&icirc;mes ensemble l'escalier. Pendant que nous
+nous rendions aux appartements s&eacute;par&eacute;s en traversant la cour du fond, il
+me demanda combien de fois j'avais vu miss Havisham manger et boire, me
+donnant comme de coutume &agrave; choisir entre cent fois et une fois.</p>
+
+<p>Je r&eacute;fl&eacute;chis et je r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&laquo;Jamais!</p>
+
+<p>&mdash;Et jamais vous ne la verrez, Pip, reprit-il avec un singulier sourire;
+elle n'a jamais souffert qu'on la voie faire l'un ou l'autre depuis
+qu'elle a adopt&eacute; ce genre de vie. La nuit elle erre au hasard dans la
+maison et prend la nourriture qu'il lui faut.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez, monsieur, dis-je, puis-je vous faire une question?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le pouvez, dit-il, mais je suis libre de refuser d'y r&eacute;pondre.
+Voyons votre question.</p>
+
+<p>&mdash;Le nom d'Estelle est-il Havisham, ou bien...&raquo;</p>
+
+<p>Je n'avais rien &agrave; ajouter.</p>
+
+<p>&laquo;Ou qui? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce Havisham?</p>
+
+<p>&mdash;C'est Havisham.</p>
+
+<p>Cela nous mena jusqu'&agrave; la table o&ugrave; elle et Sarah Pocket nous
+attendaient. M. Jaggers pr&eacute;sidait. Estelle s'assit en face de lui. Nous
+d&icirc;n&acirc;mes fort bien, et nous f&ucirc;mes servis par une servante que je n'avais
+jamais vue pendant mes all&eacute;es et venues, mais qui, je le sais, avait
+toujours &eacute;t&eacute; employ&eacute;e dans cette myst&eacute;rieuse maison. Apr&egrave;s d&icirc;ner, on
+pla&ccedil;a devant mon tuteur une bouteille de vieux porto; il &eacute;tait &eacute;vident
+qu'il se connaissait en vins, et les deux dames nous laiss&egrave;rent. Je n'ai
+jamais vu autre part, m&ecirc;me chez M. Jaggers, rien de pareil &agrave; la r&eacute;serve
+que M. Jaggers affectait dans cette maison. Il tenait ses regards
+baiss&eacute;s sur son assiette, et c'est &agrave; peine si pendant le d&icirc;ner il les
+dirigea une seule fois sur Estelle. Quand elle lui parlait, il &eacute;coutait
+et r&eacute;pondait, mais ne la regardait jamais, du moins je ne m'en aper&ccedil;us
+pas. De son c&ocirc;t&eacute;, elle le regardait souvent avec int&eacute;r&ecirc;t et curiosit&eacute;,
+sinon avec m&eacute;fiance; mais il n'avait jamais l'air de se douter de
+l'attention dont il &eacute;tait l'objet. Pendant tout le temps que dura le
+d&icirc;ner, il semblait prendre un malin plaisir &agrave; rendre Sarah Pocket plus
+jaune et plus verte, en revenant souvent dans la conversation &agrave; mes
+esp&eacute;rances; mais l&agrave; encore il semblait ne se douter de rien, il allait
+jusqu'&agrave; para&icirc;tre arracher, et il arrachait en effet, bien que je ne
+susse pas comment, des renseignements sur mon innocent individu.</p>
+
+<p>Quand lui et moi rest&acirc;mes seuls, il se posa et il se r&eacute;pandit sur toute
+sa personne un air de tranquillit&eacute; parfaite, cons&eacute;quence probable des
+informations qu'il poss&eacute;dait sur tout le monde en g&eacute;n&eacute;ral. C'en &eacute;tait
+r&eacute;ellement trop pour moi. Il contre-examinait jusqu'&agrave; son vin quand il
+n'avait rien d'autre sous la main; il le pla&ccedil;ait entre la lumi&egrave;re et
+lui, le go&ucirc;tait, le retournait dans sa bouche, puis l'avalait, posait le
+verre, le reprenait, regardait de nouveau le vin, le sentait,
+l'essayait, le buvait, remplissait de nouveau son verre, le
+contre-examinait encore jusqu'&agrave; ce que je fusse aussi inquiet que si
+j'avais su que le vin lui disait quelque chose de d&eacute;sagr&eacute;able sur mon
+compte. Trois ou quatre fois, je crus faiblement que j'allais entamer la
+conversation; mais toutes les fois qu'il me voyait sur le point de lui
+demander quelque chose, il me regardait, son verre &agrave; la main, en
+tournant et retournant son vin dans sa bouche, comme pour me faire
+remarquer que c'&eacute;tait inutile de lui parler puisqu'il ne pourrait pas me
+r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Je crois que miss Pocket sentait que ma pr&eacute;sence la mettait en danger de
+devenir folle et d'aller peut-&ecirc;tre jusqu'&agrave; d&eacute;chirer son bonnet, lequel
+&eacute;tait un affreux bonnet, une esp&egrave;ce de loque en mousseline, et &agrave; semer
+le plancher de ses cheveux, lesquels n'avaient assur&eacute;ment jamais pouss&eacute;
+sur sa t&ecirc;te. Elle ne reparut que plus tard lorsque nous remont&acirc;mes chez
+miss Havisham pour faire un whist. Pendant notre absence, miss Havisham
+avait, d'une mani&egrave;re vraiment fantastique, plac&eacute; quelques uns de ses
+plus beaux bijoux de sa table de toilette dans les cheveux d'Estelle,
+sur son sein et sur ses bras, et je vis jusqu'&agrave; mon tuteur qui la
+regardait par-dessous ses &eacute;pais sourcils, et levait un peu les yeux
+quand cette beaut&eacute; merveilleuse se trouvait devant lui avec son brillant
+&eacute;clat de lumi&egrave;re et de couleur.</p>
+
+<p>Je ne dirai rien de la mani&egrave;re &eacute;tonnante avec laquelle il gardait tous
+ses atouts au whist, et parvenait, au moyen de basses cartes qu'il avait
+dans la main, &agrave; rabaisser compl&egrave;tement la gloire de nos rois et de nos
+reines, ni de la conviction que j'avais qu'il nous regardait comme trois
+innocentes et pauvres &eacute;nigmes qu'il avait devin&eacute;es depuis longtemps. Ce
+dont je souffrais le plus, c'&eacute;tait l'incompatibilit&eacute; qui existait entre
+sa froide personne et mes sentiments pour Estelle; ce n'&eacute;tait pas parce
+que je savais que je ne pourrais jamais me d&eacute;cider &agrave; lui parler d'elle,
+ni parce que je savais que je ne pourrais jamais supporter de l'entendre
+faire craquer ses bottes devant elle, ni parce que je savais que je ne
+pourrais jamais me r&eacute;signer &agrave; le voir se laver les mains pr&egrave;s d'elle:
+c'&eacute;tait parce que je savais que mon admiration serait toujours &agrave; un ou
+deux pieds au-dessus de lui, et que mes sentiments seraient regard&eacute;s par
+lui comme une circonstance aggravante.</p>
+
+<p>On joua jusqu'&agrave; neuf heures, et alors il fut convenu que, lorsque
+Estelle viendrait &agrave; Londres j'en serais averti, et que j'irais
+l'attendre &agrave; la voiture. Puis je lui dis bonsoir, je lui serrai la main
+et je la quittai.</p>
+
+<p>Mon tuteur occupait au <i>Cochon bleu</i> la chambre voisine de la mienne.
+Jusqu'au milieu de la nuit les paroles de miss Havisham: &laquo;Aimez-la!
+aimez-la! aimez-la!&raquo; r&eacute;sonn&egrave;rent &agrave; mon oreille. Je les adaptai &agrave; mon
+usage, et je r&eacute;p&eacute;tais &agrave; mon oreille: &laquo;Je l'aime!... je l'aime!... je
+l'aime!...&raquo; plus de cent fois. Alors un transport de gratitude envers
+miss Havisham s'empara de moi en songeant qu'Estelle m'&eacute;tait destin&eacute;e, &agrave;
+moi, autrefois le pauvre gar&ccedil;on de forge. Puis je pensais avec crainte
+qu'elle n'entrevoyait pas encore cette destin&eacute;e sous le m&ecirc;me jour que
+moi. Quand commencerait-elle &agrave; s'y int&eacute;resser? Quand me serait-il donn&eacute;
+d'&eacute;veiller son c&oelig;ur muet et endormi?</p>
+
+<p>Mon Dieu! je croyais ces &eacute;motions grandes et nobles, et je ne pensais
+pas qu'il y avait quelque chose de bas et de petit &agrave; rester &eacute;loign&eacute; de
+Joe parce que je savais qu'elle avait et qu'elle devait avoir un profond
+d&eacute;dain pour lui. Il n'y avait qu'un jour que Joe avait fait couler mes
+larmes, mais elles avaient bien vite s&eacute;ch&eacute;!... Dieu me pardonne! elles
+avaient bien vite s&eacute;ch&eacute;!...</p>
+
+<h3>FIN DU PREMIER VOLUME.</h3>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="TOME_SECOND" id="TOME_SECOND"></a>TOME SECOND.</h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_Ib" id="CHAPITRE_Ib"></a><a href="#table">CHAPITRE I.</a></h2>
+
+
+<p>Le matin, apr&egrave;s avoir bien consid&eacute;r&eacute; la chose, tout en m'habillant au
+<i>Cochon bleu</i>, je r&eacute;solus de dire &agrave; mon tuteur que je ne savais pas trop
+si Orlick &eacute;tait bien le genre d'homme qui convenait pour remplir un
+poste de confiance chez miss Havisham.</p>
+
+<p>&laquo;Sans doute, il n'est pas tout &agrave; fait le genre d'homme qu'il faut, Pip,
+dit mon tuteur, sachant d'avance &agrave; quoi s'en tenir sur son compte; parce
+que l'homme qui remplit un poste de confiance n'est jamais le genre
+d'homme qu'il faut.&raquo;</p>
+
+<p>Et il sembla ravi de trouver que ce poste en particulier n'&eacute;tait pas
+tenu exceptionnellement par quelqu'un du genre qu'il fallait, et il
+m'&eacute;couta d'un air satisfait pendant que je lui racontais ce que je
+savais d'Orlick.</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s bien, Pip, dit-il quand j'eus fini, je passerai tout &agrave; l'heure
+pour remercier notre ami.&raquo;</p>
+
+<p>Un peu alarm&eacute; par cette promptitude d'action, j'opinai pour un peu de
+d&eacute;lai, et je ne lui cachai m&ecirc;me pas que notre ami lui-m&ecirc;me serait
+peut-&ecirc;tre assez difficile &agrave; manier.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! allons donc! dit mon tuteur en laissant passer le bout de son
+mouchoir de poche avec une enti&egrave;re confiance, je voudrais bien le voir
+discuter la chose avec moi!&raquo;</p>
+
+<p>Comme nous devions retourner ensemble &agrave; Londres par la voiture de midi,
+et que j'avais d&eacute;jeun&eacute; avec une si grande appr&eacute;hension de voir para&icirc;tre
+Pumblechook, que je pouvais &agrave; peine tenir ma tasse, cela me fournit
+l'occasion de dire que j'avais besoin de marcher et que j'irais en avant
+sur la route de Londres, pendant que M. Jaggers irait &agrave; ses affaires,
+s'il voulait bien pr&eacute;venir le cocher que je reprendrais ma place quand
+la voiture me rejoindrait. Je pus ainsi fuir le <i>Cochon bleu</i> aussit&ocirc;t
+apr&egrave;s d&eacute;jeuner. En faisant un d&eacute;tour d'un couple de milles, en pleine
+campagne, derri&egrave;re la propri&eacute;t&eacute; de Pumblechook, je retombai dans la
+grande rue, un peu au-del&agrave; de ce traquenard, et je me sentis
+comparativement en s&ucirc;ret&eacute;.</p>
+
+<p>Ce me fut un grand plaisir de me retrouver dans la vieille et
+silencieuse ville, et il ne m'&eacute;tait pas trop d&eacute;sagr&eacute;able de me voir,
+par-ci par-l&agrave;, reconnu et lorgn&eacute;. Un ou deux boutiquiers sortirent m&ecirc;me
+de leurs boutiques, et march&egrave;rent un peu en avant de moi, dans la rue,
+afin de pouvoir se retourner, comme s'ils avaient oubli&eacute; quelque chose,
+et se trouver face &agrave; face avec moi pour me contempler. Dans ces
+occasions, je ne sais pas qui d'eux ou de moi faisait le pire semblant:
+eux de ne pas me regarder, moi de ne pas les voir; toujours est-il que
+ma position me semblait une position distingu&eacute;e, et que je n'en &eacute;tais
+pas du tout m&eacute;content, quand le sort jeta sur mon chemin ce m&eacute;cr&eacute;ant
+sans nom, le gar&ccedil;on du tailleur Trabb.</p>
+
+<p>En portant les yeux &agrave; une certaine distance en avant, j'aper&ccedil;us ce
+gar&ccedil;on, qui approchait en se battant les flancs avec un grand sac bleu
+qui &eacute;tait vide. Jugeant qu'un regard tranquille et indiff&eacute;rent, jet&eacute; sur
+lui comme par hasard, &eacute;tait ce qui me convenait le mieux et ce qui
+parviendrait probablement &agrave; conjurer son mauvais esprit, je m'avan&ccedil;ai
+avec une grande placidit&eacute; de visage, et je me f&eacute;licitais d&eacute;j&agrave; de mon
+succ&egrave;s, quand tout &agrave; coup les genoux du gar&ccedil;on de Trabb
+s'entre-choqu&egrave;rent, ses cheveux se dress&egrave;rent, sa casquette tomba, tous
+ses membres trembl&egrave;rent avec violence, il chancela enfin sur la route,
+en criant &agrave; la populace:</p>
+
+<p>&laquo;Au secours!... soutenez-moi!... j'ai peur!...&raquo;</p>
+
+<p>Il feignait d'&ecirc;tre au comble de la terreur et de la prostration, par
+l'effet de la dignit&eacute; de ma d&eacute;marche et de toute ma personne. Quand je
+passai &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, ses dents claqu&egrave;rent &agrave; grand bruit dans sa bouche,
+et il se prosterna dans la poussi&egrave;re, avec tous les signes d'une
+humiliation profonde.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une chose bien dure &agrave; supporter, mais &ccedil;a n'&eacute;tait encore rien que
+cela. Je n'avais pas fait deux cents pas, quand, &agrave; mon inexprimable
+terreur, &agrave; mon juste &eacute;tonnement et &agrave; ma profonde indignation, je vis de
+nouveau le gar&ccedil;on Trabb qui approchait. Il venait de tourner le coin
+d'une rue; son sac bleu &eacute;tait pass&eacute; sur son &eacute;paule, ses yeux refl&eacute;taient
+un honn&ecirc;te empressement, et la d&eacute;termination de gagner au plus vite la
+maison de Trabb se lisait dans sa d&eacute;marche. Cette fois, ce fut avec une
+esp&egrave;ce d'&eacute;pouvante qu'il eut l'air de me d&eacute;couvrir. Il &eacute;prouva les m&ecirc;mes
+effets que la premi&egrave;re fois, mais avec un mouvement de rotation; il
+courut autour de moi tout en chancelant, les genoux faibles et
+tremblants, et les mains lev&eacute;es comme pour demander mis&eacute;ricorde. Ses
+pr&eacute;tendues souffrances furent une grande jubilation pour les
+spectateurs; quant &agrave; moi, j'&eacute;tais litt&eacute;ralement confondu.</p>
+
+<p>Je n'avais pas d&eacute;pass&eacute; de beaucoup la poste aux lettres, quand de
+nouveau j'aper&ccedil;us le gar&ccedil;on de Trabb, d&eacute;busquant par un chemin d&eacute;tourn&eacute;.
+Cette fois, il &eacute;tait enti&egrave;rement chang&eacute;; il portait le sac bleu de la
+mani&egrave;re d&eacute;gag&eacute;e dont je portais mon pardessus et se carrait en face de
+moi, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue, suivi d'une foule joyeuse de jeunes
+amis, auxquels il criait de temps en temps, en agitant la main et en
+prenant un air superbe:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne vous connais pas! je ne vous connais pas!&raquo;</p>
+
+<p>Les mots ne pourraient donner une id&eacute;e de l'outrage et du ridicule
+lanc&eacute;s sur moi par le gar&ccedil;on de Trabb, quand, passant &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, il
+tirait son col de chemise, frisait ses cheveux, appuyait son poing sur
+la hanche, tout en se carrant d'une mani&egrave;re extravagante, en balan&ccedil;ant
+ses coudes et son corps, et en criant &agrave; ceux qui le suivaient:</p>
+
+<p>&laquo;Connais pas!... connais pas!... Sur mon &acirc;me, je ne vous connais
+pas!...&raquo;</p>
+
+<p>Son ignominieux cort&egrave;ge se mit imm&eacute;diatement &agrave; pousser des cris et &agrave; me
+poursuivre sur le pont. Ces cris ressemblaient &agrave; ceux d'une basse-cour
+extr&ecirc;mement effray&eacute;e, dont les volatiles m'auraient connu quand j'&eacute;tais
+forgeron; ils mirent le comble &agrave; ma honte lorsque je quittai la ville,
+et me poursuivirent jusqu'en plein champ.</p>
+
+<p>Mais, &agrave; moins d'avoir, en cette occasion, &ocirc;t&eacute; la vie au gar&ccedil;on de Trabb,
+je ne sais r&eacute;ellement pas aujourd'hui ce que j'aurais pu faire, sinon de
+me r&eacute;signer &agrave; endurer ce supplice. Lui chercher querelle dans la rue ou
+tirer de lui une autre r&eacute;paration que le meilleur sang de son c&oelig;ur, e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; futile et d&eacute;gradant. C'&eacute;tait d'ailleurs un gar&ccedil;on que personne ne
+pouvait atteindre, un serpent invuln&eacute;rable et astucieux, qui, traqu&eacute;
+dans un coin, s'&eacute;chappait entre les jambes de celui qui le poursuivait,
+en sifflant d&eacute;daigneusement. J'&eacute;crivis cependant, par le courrier du
+lendemain, &agrave; M. Trabb pour lui dire que M. Pip se devait &agrave; lui-m&ecirc;me de
+cesser &agrave; l'avenir tout rapport avec un homme qui pouvait oublier ce
+qu'il devait aux int&eacute;r&ecirc;ts de la soci&eacute;t&eacute;, au point d'employer un gar&ccedil;on
+qui excitait le d&eacute;go&ucirc;t et le m&eacute;pris de tous les gens respectables.</p>
+
+<p>La voiture, portant dans ses flancs M. Jaggers, arriva en temps
+opportun. Je repris donc ma place sur l'imp&eacute;riale et j'arrivai &agrave;
+Londres, sauf, mais non sain, car mon c&oelig;ur &eacute;tait d&eacute;chir&eacute;. D&egrave;s mon
+arriv&eacute;e, j'envoyai &agrave; Joe une morue et une bourriche d'hu&icirc;tres, comme
+offrande expiatoire, en r&eacute;paration de ce que je n'&eacute;tais pas all&eacute;
+moi-m&ecirc;me lui faire une visite; puis je me rendis &agrave; l'h&ocirc;tel Barnard.</p>
+
+<p>Je trouvai Herbert en train de d&icirc;ner avec des viandes froides, et
+enchant&eacute; de me revoir. Ayant envoy&eacute; le Vengeur au restaurant pour
+demander une addition au d&icirc;ner, je sentis que je devais ce soir-l&agrave; m&ecirc;me
+ouvrir mon c&oelig;ur &agrave; mon camarade et ami. Cette confidence ne regardant
+aucunement le Vengeur qui &eacute;tait dans le vestibule, et cette pi&egrave;ce, vue
+par le trou de la serrure, ne paraissait gu&egrave;re qu'une antichambre, je
+l'envoyai au spectacle. Je ne pourrais donner une meilleure preuve de la
+duret&eacute; de mon esclavage, vis-&agrave;-vis de ce ma&icirc;tre, que les d&eacute;gradantes
+subtilit&eacute;s auxquelles j'&eacute;tais forc&eacute; d'avoir recours pour lui trouver de
+l'emploi. J'avais si peu de ressources, que souvent je l'envoyais au
+coin de Hyde Park pour voir quelle heure il &eacute;tait.</p>
+
+<p>Quand nous e&ucirc;mes fini de d&icirc;ner, les pieds pos&eacute;s sur les chenets, je lui
+dis:</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher Herbert, j'ai quelque chose de tr&egrave;s particulier &agrave; vous
+communiquer.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Haendel, r&eacute;pondit-il, j'&eacute;couterai avec attention et d&eacute;f&eacute;rence
+ce que vous voudrez bien me confier.</p>
+
+<p>&mdash;Cela me concerne, Herbert, dis-je, ainsi qu'une autre personne.&raquo;</p>
+
+<p>Herbert se croisa les pieds, regarda le feu, la t&ecirc;te pench&eacute;e de c&ocirc;t&eacute;,
+et, l'ayant vainement regard&eacute; pendant un moment, il me regarda de
+nouveau, parce que je ne continuais pas.</p>
+
+<p>&laquo;Herbert, dis-je en mettant ma main sur son genou, j'aime... j'adore
+Estelle.&raquo;</p>
+
+<p>Au lieu d'&ecirc;tre abasourdi, Herbert r&eacute;pliqua comme si de rien n'&eacute;tait:</p>
+
+<p>&laquo;C'est juste! Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Herbert, est-ce l&agrave; tout ce que vous me dites: Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s? voulais-je dire, fit Herbert; il va sans dire que je sais cela.</p>
+
+<p>&mdash;Comment savez-vous cela? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Comment je le sais, Haendel?... Mais par vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous l'ai jamais dit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne me l'avez jamais dit?... Vous ne m'avez jamais dit non plus
+quand vous vous &ecirc;tes fait couper les cheveux, mais j'ai eu assez
+d'intelligence pour m'en apercevoir. Vous l'avez toujours ador&eacute;e, depuis
+que je vous connais. Vous &ecirc;tes arriv&eacute; ici avec votre adoration et votre
+portemanteau! Jamais dit!... mais vous ne m'avez dit que cela du matin
+au soir. En me racontant votre propre histoire, vous m'avez dit
+clairement que vous aviez commenc&eacute; &agrave; l'adorer la premi&egrave;re fois que vous
+l'aviez vue, quand vous &eacute;tiez tout jeune, tout jeune.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien, alors, dis-je, nullement f&acirc;ch&eacute; de cette nouvelle lumi&egrave;re
+jet&eacute;e sur mon c&oelig;ur. Je n'ai jamais cess&eacute; de l'adorer, et elle est
+devenue la plus belle et la plus adorable des cr&eacute;atures. Je l'ai vue
+hier, et si je l'adorais d&eacute;j&agrave;, je l'adore doublement maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Il est heureux pour vous alors, Haendel, dit Herbert, que vous ayez
+&eacute;t&eacute; choisi pour elle, et que vous lui soyez destin&eacute;. Sans nous occuper
+de ce qu'il nous est d&eacute;fendu de rechercher, nous pouvons nous risquer &agrave;
+dire qu'il ne peut y avoir de doute entre nous sur ce point. Mais
+savez-vous ce qu'Estelle pense de cette adoration?</p>
+
+<p>Je secouai tristement la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! elle en est &agrave; mille lieues.</p>
+
+<p>&mdash;Patience, mon cher Haendel; vous avez le temps, vous avez le temps!
+Mais vous avez encore quelque chose &agrave; me dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis honteux de le dire, r&eacute;pondis-je, et pourtant il n'y a pas plus
+de mal &agrave; le dire qu'&agrave; le penser: vous m'appelez un heureux mortel...
+sans doute je le suis. Hier je n'&eacute;tais encore qu'un pauvre gar&ccedil;on de
+forge; aujourd'hui, je suis... quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;Dites un bon gar&ccedil;on, si vous voulez finir votre phrase, r&eacute;pondit
+Herbert en souriant et en pressant mes mains dans les siennes, un bon
+gar&ccedil;on, un curieux m&eacute;lange d'imp&eacute;tuosit&eacute; et d'h&eacute;sitation, de hardiesse
+et de d&eacute;fiance, d'animation et de r&ecirc;verie.&raquo;</p>
+
+<p>Je m'arr&ecirc;tai un instant pour consid&eacute;rer si mon caract&egrave;re contenait
+r&eacute;ellement un pareil m&eacute;lange. Je n'en retrouvai pas les &eacute;l&eacute;ments; mais
+je pensais que cela ne valait pas la peine d'&ecirc;tre discut&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Quand je demande ce que je suis aujourd'hui, Herbert, continuai-je, je
+traduis en parole la pens&eacute;e qui me pr&eacute;occupe le plus; vous dites que je
+suis heureux! Je sais que je n'ai rien fait pour m'&eacute;lever, et que c'est
+la fortune seule qui a tout fait. C'est avoir eu bien de la chance, et
+pourtant quand je pense &agrave; Estelle....</p>
+
+<p>&mdash;Et quand vous n'y pensez pas, &ecirc;tes-vous plus tranquille? interjeta
+Herbert, les yeux fix&eacute;s sur le feu, ce qui me parut tr&egrave;s bon et tr&egrave;s
+sympathique de sa part.</p>
+
+<p>&mdash;... Alors, mon cher Herbert, je ne puis vous dire combien je me sens
+d&eacute;pendant de tout et incertain de l'avenir, et &agrave; combien de centaines de
+hasards je m'en sens expos&eacute;. Tout en &eacute;vitant le terrain d&eacute;fendu, comme
+vous l'avez fait si judicieusement tout &agrave; l'heure, je puis encore dire
+que toutes mes esp&eacute;rances d&eacute;pendent de la constance d'une
+personne,&mdash;sans nommer personne,&mdash;et m'affliger de voir ces esp&eacute;rances
+encore si vagues et si ind&eacute;finies.&raquo;</p>
+
+<p>En disant cela, je soulageai mon esprit de tout ce qui l'avait toujours
+tourment&eacute; plus ou moins; mais, sans nul doute, depuis la veille plus que
+jamais.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, Haendel, r&eacute;pliqua Herbert de son ton gai et encourageant,
+il me semble que les angoisses d'une tendre passion nous font regarder
+le d&eacute;faut de notre cheval avec un verre grossissant, et d&eacute;tournent notre
+attention de ses qualit&eacute;s. Ne m'avez-vous pas racont&eacute; que votre tuteur,
+M. Jaggers, vous avait dit, d&egrave;s le d&eacute;but, que vous n'aviez pas que des
+esp&eacute;rances? Et m&ecirc;me, s'il ne vous l'avait pas dit, bien que ce soit l&agrave;
+un tr&egrave;s grand <i>si</i>, j'en conviens, ne pensez-vous pas que de tous les
+hommes de Londres, M. Jaggers serait le dernier &agrave; continuer ses
+relations actuelles avec vous, s'il n'&eacute;tait pas s&ucirc;r de son terrain?&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis que je ne pouvais nier que ce f&ucirc;t l&agrave; un grand point, et,
+comme il arrive souvent en pareil cas, je le dis en ayant l'air de faire
+avec r&eacute;pugnance une concession &agrave; la v&eacute;rit&eacute; et &agrave; la justice, et comme si
+j'avais r&eacute;prim&eacute; le besoin de le nier!</p>
+
+<p>&laquo;Je crois bien que c'est un grand point, dit Herbert, et je crois aussi
+que vous seriez bien embarrass&eacute; d'en trouver un plus grand. Du reste,
+vous devez attendre le bon plaisir de votre tuteur comme il doit
+attendre le bon plaisir de ses clients. Vous aurez vingt et un ans avant
+de savoir o&ugrave; vous en &ecirc;tes; peut-&ecirc;tre alors recevrez-vous quelque nouvel
+&eacute;claircissement. Dans tous les cas, vous serez plus pr&egrave;s de le recevoir,
+car il faut bien que cela vienne &agrave; la fin.</p>
+
+<p>&mdash;Quel charmant caract&egrave;re vous avez, dis-je en admirant avec
+reconnaissance l'entrain de ses mani&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Ce doit &ecirc;tre, dit Herbert, car je n'ai gu&egrave;re que cela. Je dois
+reconna&icirc;tre que le bon sens de ce que je viens de dire n'est pas de moi,
+mais de mon p&egrave;re. La seule remarque que je lui ai jamais entendu faire
+sur votre situation, c'est cette conclusion: &laquo;La chose est faite et
+arrang&eacute;e, ou sans cela M. Jaggers ne s'en m&ecirc;lerait pas.&raquo; Et maintenant,
+avant d'en dire davantage sur mon p&egrave;re, ou le fils de mon p&egrave;re, et de
+vous rendre confidence pour confidence, j'&eacute;prouve le besoin de me rendre
+s&eacute;rieusement d&eacute;sagr&eacute;able &agrave; vos yeux, positivement repoussant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'y r&eacute;ussirez pas, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si! dit-il. Une... deux... trois... et je commence, Haendel, mon
+bon ami...&raquo;</p>
+
+<p>Quoi qu'il parl&acirc;t d'un ton fort l&eacute;ger, il &eacute;tait tr&egrave;s &eacute;mu.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai pens&eacute;, depuis que nous causons ici, les pieds sur les barreaux de
+la grille, que votre mariage avec Estelle ne peut &ecirc;tre assur&eacute;ment une
+condition de votre h&eacute;ritage, si votre tuteur ne vous en a jamais parl&eacute;.
+Ai-je raison de comprendre ainsi ce que vous m'avez dit, qu'il n'a
+jamais fait allusion &agrave; elle, en aucune mani&egrave;re, directement ou
+indirectement; que votre protecteur pouvait avoir des vues quant &agrave; votre
+mariage futur?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, Haendel, je ne veux pas vous faire de peine, sur mon &acirc;me
+et sur mon honneur! Ne lui &eacute;tant pas engag&eacute;, ne pouvez-vous vous
+d&eacute;tacher d'elle? Je vous ai dit que j'allais &ecirc;tre d&eacute;sagr&eacute;able.&raquo;</p>
+
+<p>Je d&eacute;tournai la t&ecirc;te, car quelque chose de glacial et d'inattendu
+fondait sur moi, comme le vent des vieux marais venant de la mer; un
+sensation p&eacute;nible comme celle qui m'avait subjugu&eacute; le matin o&ugrave; j'avais
+quitt&eacute; la forge, quand le brouillard se levait solennellement, et quand
+j'avais mis la main sur le poteau indicateur de notre village, fit de
+nouveau battre mon c&oelig;ur. Il y eut entre nous un silence de quelques
+instants.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, mais mon cher Haendel, continua Herbert, comme si nous avions
+parl&eacute; au lieu de garder le silence, ce qui rend la chose tr&egrave;s s&eacute;rieuse,
+c'est qu'elle a pris d'aussi fortes racines dans la poitrine d'un gar&ccedil;on
+que la nature et les circonstances ont fait si romanesque! Songez &agrave; la
+mani&egrave;re dont elle a &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e, et songez &agrave; miss Havisham. Songez &agrave; ce
+qu'elle est par elle-m&ecirc;me. Mais voil&agrave; que je deviens repoussant et que
+vous me ha&iuml;ssez: cela peut amener des &eacute;v&eacute;nements malheureux.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais tout ce que vous pouvez me dire, Herbert, repris-je en
+continuant de tenir ma t&ecirc;te tourn&eacute;e, mais je ne puis m'emp&ecirc;cher de
+l'aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pouvez vous en d&eacute;tacher?</p>
+
+<p>&mdash;Non, cela m'est impossible!</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pouvez pas essayer, Haendel?</p>
+
+<p>&mdash;Non, cela m'est impossible!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit Herbert en se levant et se secouant vivement, comme s'il
+avait dormi, et se mettant vivement &agrave; remuer le feu, maintenant, je vais
+essayer de devenir agr&eacute;able!&raquo;</p>
+
+<p>Il fit le tour de la chambre, secoua les rideaux, mit les chaises &agrave; leur
+place, rangea les livres et tout ce qui tra&icirc;nait, regarda dans le
+vestibule, jeta un coup d'&oelig;il dans la boite aux lettres, ferma la porte
+et revint prendre sa chaise au coin du feu, o&ugrave; il s'assit, en ber&ccedil;ant sa
+jambe gauche entre ses deux bras.</p>
+
+<p>&laquo;Je vais vous dire un ou deux mots, Haendel, touchant mon p&egrave;re et le
+fils de mon p&egrave;re. Je crains qu'il soit &agrave; peine n&eacute;cessaire, pour le fils
+de mon p&egrave;re, de vous faire remarquer que l'&eacute;tablissement de mon p&egrave;re
+n'est pas tenu d'une fa&ccedil;on bien brillante.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a toujours plus qu'il ne faut, Herbert, dis-je, pour dire quelque
+chose d'encourageant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui; c'est aussi ce que dit le balayeur et aussi la marchande de
+poisson, qui demeure dans la rue qui se trouve derri&egrave;re. S&eacute;rieusement,
+Haendel, car le sujet est assez s&eacute;rieux, vous savez ce qui en est aussi
+bien que moi. Je crois qu'il fut un temps o&ugrave; mon p&egrave;re s'occupait encore
+de quelque chose; mais si ce temps a jamais exist&eacute;, il n'est plus.
+Puis-je vous demander si vous avez d&eacute;j&agrave; eu l'occasion de remarquer dans
+votre pays que les enfants, qui ne sont pas positivement de bons partis,
+sont toujours tr&egrave;s particuli&egrave;rement press&eacute;s de se marier?&raquo;</p>
+
+<p>Cette question &eacute;tait si singuli&egrave;re, que je lui demandai en retour:</p>
+
+<p>&laquo;En est-il ainsi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, dit Herbert, et c'est ce que j'ai besoin de savoir,
+parce que c'est positivement le cas avec nous. Ma pauvre s&oelig;ur
+Charlotte, qui venait apr&egrave;s moi et qui est morte avant sa quatorzi&egrave;me
+ann&eacute;e, en est un exemple frappant. La petite Jane est de m&ecirc;me; son d&eacute;sir
+d'&ecirc;tre maritalement &eacute;tablie pourrait vous faire croire qu'elle a pass&eacute;
+sa courte existence dans la contemplation perp&eacute;tuelle du bonheur
+domestique. Le petit Alick, qui est encore en robe, a d&eacute;j&agrave; pris des
+arrangements pour son union avec une jeune personne tr&egrave;s convenable de
+Kew, et, en v&eacute;rit&eacute;, je pense qu'&agrave; l'exception du Baby, nous sommes tous
+fianc&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous aussi, vous l'&ecirc;tes? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je le suis, dit Herbert, mais c'est un secret.&raquo;</p>
+
+<p>Je l'assurai de ma discr&eacute;tion, et je le priai de me faire la faveur de
+me donner de plus longs d&eacute;tails. Il avait parl&eacute; avec tant de d&eacute;licatesse
+et de sympathie de ma faiblesse, que j'avais besoin de savoir quelque
+chose de sa force.</p>
+
+<p>&laquo;Puis-je demander le nom de la personne? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Clara, dit Herbert.</p>
+
+<p>&mdash;Habite-t-elle Londres?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Peut-&ecirc;tre dois-je dire, fit Herbert, qui &eacute;tait devenu tr&egrave;s abattu
+et tr&egrave;s faible depuis que nous avions abord&eacute; cet int&eacute;ressant sujet,
+qu'elle est un peu au-dessous des absurdes notions de famille de ma
+m&egrave;re. Son p&egrave;re &eacute;tait employ&eacute; aux vivres dans la marine; je crois que
+c'&eacute;tait une esp&egrave;ce de <i>purser</i><a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-il maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, il est invalide, r&eacute;pondit Herbert.</p>
+
+<p>&mdash;Vivant... sur?...</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; un premier &eacute;tage, dit Herbert, qui n'y &eacute;tait pas du tout, car
+j'avais voulu parler de ses moyens d'existence. Je ne l'ai jamais vu
+depuis que je connais Clara, car il ne quitte pas sa chambre, qui est
+au-dessus, mais je l'ai entendu constamment aller et venir et faire un
+vacarme effroyable en roulant quelque terrible instrument sur le
+plancher.&raquo;</p>
+
+<p>Herbert me regarda et se mit &agrave; rire de tout son c&oelig;ur, et recouvra en un
+moment ses mani&egrave;res enjou&eacute;es ordinaires.</p>
+
+<p>&laquo;Ne vous attendez-vous pas &agrave; le voir?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, je m'attends toujours &agrave; le voir, r&eacute;pondit Herbert, parce que
+je ne l'entends jamais sans m'attendre &agrave; le voir passer &agrave; travers le
+plancher, mais je ne sais pas combien de temps les solives pourront y
+tenir.&raquo;</p>
+
+<p>Quand il eut encore ri de tout son c&oelig;ur, il redevint inquiet, et me dit
+que d&egrave;s qu'il aurait r&eacute;alis&eacute; un capital, il avait l'intention d'&eacute;pouser
+cette jeune personne. Puis il ajouta comme une chose fort m&eacute;lancolique,
+mais allant de soi:</p>
+
+<p>&laquo;Mais on ne peut se marier, vous le savez, tant qu'on ne s'est pas
+encore tir&eacute; d'affaire.&raquo;</p>
+
+<p>Comme nous &eacute;tions &agrave; contempler le feu, et que je pensais combien le
+capital &eacute;tait quelquefois un r&ecirc;ve difficile &agrave; r&eacute;aliser, je mis mes mains
+dans mes poches. Un morceau de papier pli&eacute;, qui se trouvait dans l'une
+d'elles, attira mon attention. Je l'ouvris, et je vis que c'&eacute;tait le
+programme de th&eacute;&acirc;tre que j'avais re&ccedil;u de Joe, et qui annon&ccedil;ait le
+c&eacute;l&egrave;bre amateur de province, le Roscius en renom.</p>
+
+<p>&laquo;Dieu me b&eacute;nisse! m'&eacute;criai-je involontairement; c'est pour ce soir!&raquo;</p>
+
+<p>Ceci changea notre sujet de conversation en un moment, et nous r&eacute;sol&ucirc;mes
+imm&eacute;diatement de nous rendre au th&eacute;&acirc;tre. Donc, lorsque j'eus pris
+l'engagement de consoler et d'aider Herbert dans son affaire de c&oelig;ur,
+par tous les moyens praticables et impraticables, quand Herbert m'eut
+dit que sa fianc&eacute;e me connaissait d&eacute;j&agrave; de r&eacute;putation, et que je lui
+serais pr&eacute;sent&eacute;, et quand nous e&ucirc;mes scell&eacute; d'une chaude poign&eacute;e de main
+notre mutuelle confidence, nous souffl&acirc;mes nos bougies, nous arrange&acirc;mes
+notre feu, et apr&egrave;s avoir ferm&eacute; notre porte, nous nous m&icirc;mes en qu&ecirc;te de
+M. Wopsle et d'Hamlet, prince de Danemark.</p>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_IIb" id="CHAPITRE_IIb"></a><a href="#table">CHAPITRE II.</a>
+</h2>
+
+<p>&Agrave;<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a>
+<a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a> notre arriv&eacute;e en Danemark<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>, nous trouv&acirc;mes le roi et la reine de ce
+pays dans deux fauteuils &eacute;lev&eacute;s sur une table de cuisine, et tenant leur
+cour. Toute la noblesse danoise &eacute;tait l&agrave;; elle se composait d'un jeune
+gentilhomme enfoui dans des bottes en peau de chamois, qu'il avait
+probablement h&eacute;rit&eacute;es d'un anc&ecirc;tre g&eacute;ant; d'un v&eacute;n&eacute;rable pair &agrave; figure
+sale, qui paraissait n'&ecirc;tre sorti des rangs du peuple que dans un &acirc;ge
+tr&egrave;s avanc&eacute;; et d'une personne avec un peigne dans les cheveux, les deux
+jambes recouvertes de soie blanche, et pr&eacute;sentant une apparence toute
+f&eacute;minine. Mon &eacute;minent compatriote, M. Wopsle, charg&eacute; du r&ocirc;le d'Hamlet,
+se tenait sournoisement &agrave; part, les bras crois&eacute;s, et j'aurais pu d&eacute;sirer
+que ses boucles de cheveux et son front eussent &eacute;t&eacute; plus vraisemblables.</p>
+
+<p>Plusieurs petites circonstances curieuses transpiraient &agrave; mesure que
+l'action se d&eacute;roulait. Le d&eacute;funt roi paraissait non seulement avoir &eacute;t&eacute;
+atteint d'un rhume au moment de sa mort, mais l'avoir emport&eacute; avec lui
+dans la tombe, et l'avoir rapport&eacute; en sortant. Le royal fant&ocirc;me portait
+aussi un fant&ocirc;me de manuscrit autour de son b&acirc;ton de commandement, qu'il
+avait l'air de consulter de temps en temps, et cela avec une tendance
+&eacute;vidente &agrave; perdre l'endroit o&ugrave; il en &eacute;tait rest&eacute;, ce qui r&eacute;sultait sans
+doute de son &eacute;tat de mortalit&eacute;. C'est ce qui, je pense, amena la galerie
+&agrave; conseiller &agrave; l'ombre de tourner la page, recommandation qu'elle prit
+extr&ecirc;mement mal. Il faut aussi faire remarquer que cet esprit
+majestueux, qui avait l'air, en faisant son apparition, d'avoir march&eacute;
+longtemps et d'avoir parcouru une distance &eacute;norme, sortait d'un mur,
+imm&eacute;diatement contigu. Cela fut cause que les terreurs qu'il inspirait
+furent re&ccedil;ues avec d&eacute;rision. La reine de Danemark, dame tr&egrave;s gaillarde,
+fut consid&eacute;r&eacute;e par le public comme ayant trop de cuivre sur sa personne.
+Son menton se r&eacute;unissait &agrave; son diad&egrave;me par une large bande de ce m&eacute;tal,
+comme si elle e&ucirc;t eu un mal de dents formidable. Sa taille &eacute;tait ceinte
+d'une autre bande, et chacun de ses bras &eacute;galement, de sorte qu'on lui
+donnait tout haut le nom de grosse caisse. Le jeune gentilhomme, dans
+les bottes de son anc&ecirc;tre, &eacute;tait tr&egrave;s insuffisant pour repr&eacute;senter tout
+d'une baleine &agrave; lui seul, un marin habile, un acteur ambulant, un
+fossoyeur, un pr&ecirc;tre et un personnage de la plus haute importance,
+assistant &agrave; l'assaut d'armes devant la cour, et qui par son &oelig;il habile
+et son jugement sain, &eacute;tait appel&eacute; &agrave; juger les plus beaux coups. Cela
+amena graduellement le public &agrave; manquer graduellement d'indulgence pour
+lui, et lorsque enfin on le reconnut dans les saints ordres, se refusant
+&agrave; c&eacute;l&eacute;brer le service fun&egrave;bre, l'indignation g&eacute;n&eacute;rale ne connut plus de
+bornes et le poursuivit sous la forme de coquilles de noix. En dernier
+lieu, Oph&eacute;lia fut en proie &agrave; une folie si lente et si musicale, que,
+lorsque au moment voulu, elle eut &ocirc;t&eacute; son &eacute;charpe de mousseline blanche,
+qu'elle l'eut pli&eacute;e et entour&eacute;e, un mauvais plaisant du parterre, qui
+depuis longtemps rafra&icirc;chissait son nez impatient contre une barre de
+fer du premier rang, s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant que le moutard est couch&eacute;, qu'on nous donne &agrave; souper.&raquo;</p>
+
+<p>Ce qui, pour ne pas dire davantage, &eacute;tait tout &agrave; fait hors de propos.</p>
+
+<p>Tous ces incidents s'accumulaient d'une mani&egrave;re fol&acirc;tre sur mon
+infortun&eacute; compatriote. Toutes les fois que le prince ind&eacute;cis avait &agrave;
+faire une question ou &agrave; &eacute;clairer un doute, le public l'y aidait. Comme
+par exemple, &agrave; la question: s'il &eacute;tait plus noble &agrave; l'esprit de
+souffrir, quelques uns cri&egrave;rent:</p>
+
+<p>&laquo;Oui!&raquo;</p>
+
+<p>Quelques uns:</p>
+
+<p>&laquo;Non&raquo;</p>
+
+<p>Et d'autres, penchant pour les deux opinions, dirent:</p>
+
+<p>&laquo;Voyons, &agrave; pile ou face!&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait tout &agrave; fait une conf&eacute;rence d'avocats. Quand il demanda pourquoi
+un &ecirc;tre comme lui ramperait entre le ciel et la terre, il fut encourag&eacute;
+par les cris:</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;coutez! &Eacute;coutez!&raquo;</p>
+
+<p>Lorsqu'il parut avec son bas en d&eacute;sordre (ce d&eacute;sordre exprim&eacute;, selon
+l'usage, par un pli tr&egrave;s propre &agrave; la partie sup&eacute;rieure, pli que l'on
+obtient, je crois, &agrave; l'aide d'un fer &agrave; repasser), une discussion s'&eacute;leva
+dans la galerie, &agrave; propos de la p&acirc;leur de sa jambe, et le public demanda
+si elle &eacute;tait occasionn&eacute;e par la peur que lui avait faite le fant&ocirc;me.
+Lorsqu'il saisit le flageolet qui ressemblait &eacute;norm&eacute;ment &agrave; une petite
+fl&ucirc;te dont on avait jou&eacute; dans l'orchestre, et qu'on venait de mettre
+dehors, on lui demanda, &agrave; l'unanimit&eacute;, le <i>Rule Britannia.</i> Quand il
+recommanda &agrave; l'accompagnateur de ne pas massacrer l'air, le mauvais
+plaisant dit:</p>
+
+<p>&laquo;Et vous non plus, vous &ecirc;tes bien plus mauvais que lui.&raquo;</p>
+
+<p>Et j'&eacute;prouve de la peine &agrave; ajouter que des &eacute;clats de rire accueillirent
+M. Wopsle dans chacune de ces occasions.</p>
+
+<p>Mais ses plus rudes &eacute;preuves furent dans le cimeti&egrave;re, qui avait
+l'apparence d'une for&ecirc;t vierge, avec une sorte de petit vestiaire d'un
+c&ocirc;t&eacute;, et une porte &agrave; tourniquet de l'autre. Quand M. Wopsle, en manteau
+noir, fut aper&ccedil;u passant au tourniquet, on avertit amicalement le
+fossoyeur, en criant:</p>
+
+<p>&laquo;Attention! voil&agrave; l'entrepreneur des pompes fun&egrave;bres qui vient voir
+comment vous travaillez!&raquo;</p>
+
+<p>Je crois qu'il est bien connu, que dans un pays constitutionnel, M.
+Wopsle ne pouvait d&eacute;cemment pas rendre le cr&acirc;ne apr&egrave;s avoir moralis&eacute;
+dessus, sans s'essuyer les doigts avec une serviette blanche, qu'il tira
+de son sein; mais m&ecirc;me cette action, innocente et indispensable, ne
+passa pas sans le commentaire:</p>
+
+<p>&laquo;Gar&ccedil;on!...&raquo;</p>
+
+<p>L'arriv&eacute;e du corps pour l'enterrement, dans une grande boite noire,
+vide, avec le couvercle ouvert et retombant en dehors, fut le signal
+d'une joie g&eacute;n&eacute;rale, qui s'accrut encore par la d&eacute;couverte, parmi les
+porteurs, d'un individu, sujet &agrave; l'identification. La joie suivit M.
+Wopsle, dans sa lutte avec La&euml;rte sur le bord de la tombe de l'orchestre
+et ne se ralentit pas jusqu'au moment o&ugrave; il renversa le Roi de dessus la
+table de cuisine et qu'il fut mort &agrave; force de se tenir les pieds en
+l'air.</p>
+
+<p>Nous avions fait au commencement quelques timides efforts pour applaudir
+M. Wopsle, mais avec trop d'insucc&egrave;s pour persister. Nous &eacute;tions donc
+rest&eacute;s tranquilles, tout en souffrant pour lui, mais riant tout bas,
+n&eacute;anmoins, de l'un &agrave; l'autre. Je riais tout le temps, malgr&eacute; moi, tant
+cela &eacute;tait comique, et pourtant j'avais une esp&egrave;ce d'impression qu'il y
+avait quelque chose de positivement beau dans l'&eacute;locution de M. Wopsle:
+non pas que j'en aie peur &agrave; cause de mes anciennes relations, mais parce
+qu'elle &eacute;tait tr&egrave;s lente, terrible, montante et descendante, et qu'elle
+ne ressemblait en aucune mani&egrave;re &agrave; la fa&ccedil;on dont un homme, dans les
+circonstances naturelles de la vie ou de la mort, s'est jamais exprim&eacute;
+sur quoi que ce soit. Quand la trag&eacute;die fut finie, et qu'on e&ucirc;t rappel&eacute;
+et hu&eacute; notre ami, je dis &agrave; Herbert:</p>
+
+<p>&laquo;Partons sur-le-champ de peur de le rencontrer.&raquo;</p>
+
+<p>Nous descend&icirc;mes en toute h&acirc;te, mais pas assez vite cependant. &Agrave; la
+porte se trouvait une esp&egrave;ce de juif, avec des sourcils extr&ecirc;mement
+&eacute;pais et crasseux. Il m'aper&ccedil;ut comme nous avancions, et me dit quand
+nous pass&acirc;mes &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui:</p>
+
+<p>&laquo;M. Pip et son ami?</p>
+
+<p>L'identit&eacute; de M. Pip et de son ami ayant &eacute;t&eacute; avou&eacute;e, il continua:</p>
+
+<p>&laquo;M. Waldengarver, serait bien aise d'avoir l'honneur....</p>
+
+<p>&mdash;Waldengarver?&raquo; r&eacute;p&eacute;tai-je.</p>
+
+<p>Imm&eacute;diatement Herbert me dit &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>&laquo;C'est Wopsle, sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bien, dis-je, faut-il vous suivre?</p>
+
+<p>&mdash;Quelques pas, s'il vous pla&icirc;t.&raquo;</p>
+
+<p>Quand nous f&ucirc;mes dans un couloir retir&eacute;, il se retourna pour me
+demander:</p>
+
+<p>&laquo;Quel air lui avez-vous trouv&eacute;? c'est moi qui l'ai habill&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Je ne savais pas de quoi il avait l'air, si ce n'est d'un conducteur
+d'enterrement avec l'addition d'un grand soleil ou d'une &eacute;toile danoise
+pendue &agrave; son cou, par un ruban bleu&mdash;ce qui lui avait donn&eacute; l'air d'&ecirc;tre
+assur&eacute; par quelque compagnie extraordinaire d'assurance contre
+l'incendie. Mais je r&eacute;pondis qu'il m'avait paru tr&egrave;s convenable.</p>
+
+<p>&laquo;Quand il arrive &agrave; la tombe, il fait admirablement valoir son manteau;
+mais, de la coulisse, il m'a sembl&eacute; que quand il voit le fant&ocirc;me dans
+l'appartement de la reine, il aurait pu tirer meilleur parti de ses
+bas.&raquo;</p>
+
+<p>Je fis un signe d'assentiment, et nous tomb&acirc;mes, en passant par une sale
+petite porte volante, dans une sorte de caisse d'emballage o&ugrave; il faisait
+tr&egrave;s chaud et o&ugrave; M. Wopsle se d&eacute;barrassait de ses v&ecirc;tements danois. Il y
+avait juste assez de place pour nous permettre de regarder par-dessus
+nos &eacute;paules, en tenant ouverte la porte ou le couvercle de la caisse.</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, dit M. Wopsle, je suis fier de vous voir. J'esp&egrave;re, monsieur
+Pip, que vous m'excuserez de vous avoir fait prier de venir. J'ai eu le
+bonheur de vous conna&icirc;tre autrefois, et le drame a toujours eu des
+droits particuliers &agrave; l'estime des nobles et des riches.&raquo;</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, M. Waldengarver, dans une effroyable transpiration,
+cherchait &agrave; se d&eacute;barrasser de son deuil princier.</p>
+
+<p>&laquo;Retournez les bas! monsieur Waldengarver, dit le possesseur de cette
+partie du costume, ou vous les cr&egrave;verez, vous les cr&egrave;verez, et vous
+cr&egrave;verez trente-cinq shillings. Shakespeare n'a jamais &eacute;t&eacute; interpr&eacute;t&eacute;
+avec une plus belle paire de bas. Tenez-vous tranquille sur votre
+chaise, et laissez-moi faire.&raquo;</p>
+
+<p>Sur ce, il se mit &agrave; genoux et commen&ccedil;a &agrave; d&eacute;pouiller sa victime qui, le
+premier bas &ocirc;t&eacute;, serait infailliblement tomb&eacute;e &agrave; la renverse avec sa
+chaise, s'il y avait eu de la place pour tomber n'importe comment.</p>
+
+<p>Je n'avais pas os&eacute; dire jusqu'alors un seul mot sur la repr&eacute;sentation;
+mais en ce moment M. Waldengarver nous regarda avec satisfaction, et
+dit:</p>
+
+<p>&laquo;Messieurs, comment vous a-t-il sembl&eacute; que cela marchait, vu de face?&raquo;</p>
+
+<p>Herbert r&eacute;pondit derri&egrave;re moi, me poussant en m&ecirc;me temps:</p>
+
+<p>&laquo;Sup&eacute;rieurement!&raquo;</p>
+
+<p>Comment avez-vous trouv&eacute; que j'ai rendu le personnage, messieurs?&raquo; dit
+M. Waldengarver, presque avec un ton de protection, si ce n'est tout &agrave;
+fait.</p>
+
+<p>Herbert r&eacute;pondit de derri&egrave;re, en me poussant de nouveau:</p>
+
+<p>&laquo;Merveilleux! complet!&raquo;</p>
+
+<p>Et je r&eacute;p&eacute;tai hardiment, comme si je l'avais invent&eacute; et comme si je
+devais appuyer sur ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;Merveilleux! complet!</p>
+
+<p>&mdash;Je suis aise d'avoir votre approbation, messieurs, dit M.
+Waldengarver, avec un air de dignit&eacute;, tout en se cognant en m&ecirc;me temps
+contre la muraille et en se retenant au si&egrave;ge du fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je vais vous dire une chose, monsieur Waldengarver, dit l'homme
+qui lui retirait ses bas, que vous ne comprenez pas, maintenant faites
+attention, je ne crains pas qu'on dise le contraire, je vous dis donc
+que vous vous trompez quand vous placez vos jambes de profil. Le dernier
+Hamlet que j'ai habill&eacute; faisait la m&ecirc;me faute aux r&eacute;p&eacute;titions, jusqu'au
+jour o&ugrave; je lui fis mettre un grand pain &agrave; cacheter rouge sur chaque
+genou; puis, &agrave; la derni&egrave;re r&eacute;p&eacute;tition, j'allai me mettre de face,
+monsieur, au fond du parterre, et toutes les fois que son r&ocirc;le le
+pla&ccedil;ait de profil, je criais: &laquo;Je ne &laquo;vois pas les pains &agrave; cacheter!&raquo; &Agrave;
+la repr&eacute;sentation, tout marcha le mieux du monde.&raquo;</p>
+
+<p>M. Waldengarver me sourit, comme pour me dire:</p>
+
+<p>&laquo;Un fid&egrave;le serviteur, je flatte sa manie.&raquo;</p>
+
+<p>Puis il dit tr&egrave;s haut:</p>
+
+<p>&laquo;Mes vues sont un peu classiques et abstraites pour eux; mais ils
+progresseront, ils progresseront.&raquo;</p>
+
+<p>Herbert et moi nous r&eacute;p&eacute;t&acirc;mes ensemble:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! sans doute ils progresseront.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous remarqu&eacute;, messieurs, dit M. Waldengarver, qu'il y avait un
+homme &agrave; la galerie qui voulait jeter du ridicule sur le service... je
+veux dire la repr&eacute;sentation?&raquo;</p>
+
+<p>Nous r&eacute;pond&icirc;mes l&acirc;chement que nous croyions avoir remarqu&eacute; quelque chose
+de semblable, et j'ajoutai que, sans doute, cet homme &eacute;tait ivre.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! non pas! non pas, monsieur! Il n'&eacute;tait pas ivre; celui qui
+l'emploie veille &agrave; cela, monsieur: il ne lui permettrait pas de
+s'enivrer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez celui qui l'emploie&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>M. Wopsle ferma les yeux et les rouvrit, ex&eacute;cutant ces mouvements avec
+une grande lenteur.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez d&ucirc; remarquer, messieurs, dit-il, un &acirc;ne ignorant et beuglant,
+&agrave; la gorge pel&eacute;e, qui a une expression de basse malignit&eacute; sur le visage;
+il a essay&eacute;, je ne dirai pas jou&eacute;, le r&ocirc;le de Claudius, roi de Danemark.
+C'est celui qui l'emploie, messieurs, voil&agrave; sa profession!&raquo;</p>
+
+<p>Sans savoir exactement si j'aurais &eacute;t&eacute; plus f&acirc;ch&eacute; pour M. Wopsle, s'il
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; au d&eacute;sespoir, j'&eacute;tais, quoi qu'il en soit, si f&acirc;ch&eacute; pour lui, et
+je compatissais tellement &agrave; son sort, que je profitai de l'instant o&ugrave; il
+se retournait pour faire mettre ses bretelles, ce qui nous for&ccedil;ait &agrave;
+rester en dehors de la porte, pour demander &agrave; Herbert ce qu'il pensait
+de l'avoir &agrave; souper. Herbert dit qu'il pensait qu'il serait bien de
+l'inviter. En cons&eacute;quence je lui fis mon invitation et il vint avec nous
+&agrave; l'h&ocirc;tel <i>Barnard</i>, envelopp&eacute; jusqu'aux yeux. Nous le trait&acirc;mes de
+notre mieux, et il resta jusqu'&agrave; deux heures du matin, en passant en
+revue son succ&egrave;s et en d&eacute;veloppant ses plans. J'ai oubli&eacute; ce qu'ils
+&eacute;taient en d&eacute;tail, mais j'ai un souvenir g&eacute;n&eacute;ral qu'il voulait commencer
+par ressusciter le th&eacute;&acirc;tre pour finir par l'an&eacute;antir, d'autant plus que
+sa mort le laisserait dans un abandon complet, et sans aucune chance
+d'espoir.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s tout cela, je gagnai mon lit dans un &eacute;tat piteux; je pensai &agrave;
+Estelle, je r&ecirc;vai que toutes mes esp&eacute;rances &eacute;taient &eacute;vanouies, et que je
+devais donner ma main en l&eacute;gitime mariage &agrave; la Clara d'Herbert, ou jouer
+<i>Hamlet</i> avec le fant&ocirc;me de miss Havisham, devant vingt mille personnes,
+sans en savoir les vingt premiers mots.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_IIIb" id="CHAPITRE_IIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE III.</a></h2>
+
+
+<p>Un des jours suivants, tandis que j'&eacute;tais occup&eacute; avec mes livres et M.
+Pocket, je re&ccedil;us par la poste une lettre, dont la seule enveloppe me
+jeta dans un grand &eacute;moi, car bien que je n'eusse jamais vu l'&eacute;criture de
+l'adresse, je devinai sur-le-champ de qui elle venait. Elle ne
+commen&ccedil;ait pas par &laquo;Cher monsieur Pip,&raquo; ni par &laquo;Cher Pip,&raquo; ni par &laquo;Cher
+monsieur,&raquo; ni par Cher n'importe qui, mais ainsi:</p>
+
+<p>&laquo;Je dois venir &agrave; Londres apr&egrave;s-demain, par la voiture de midi; je crois
+qu'il a &eacute;t&eacute; convenu que vous deviez venir &agrave; ma rencontre. C'est dans
+tous les cas le d&eacute;sir de miss Havisham, et je vous &eacute;cris pour m'y
+conformer. Elle vous envoie ses souvenirs.</p>
+
+<p>&laquo;Toute &agrave; vous,</p>
+
+<p>&laquo;ESTELLE.&raquo;</p>
+
+<p>Si j'en avais eu le temps, j'aurais probablement command&eacute; plusieurs
+habillements complets pour cette occasion; mais comme je ne l'avais pas,
+je dus me contenter de ceux que j'avais. Mon app&eacute;tit me quitta
+instantan&eacute;ment, et je ne go&ucirc;tai ni paix ni repos que le jour indiqu&eacute; ne
+f&ucirc;t arriv&eacute;; non cependant que sa venue m'apport&acirc;t l'un ou l'autre, car
+alors ce fut pire que jamais. Je commen&ccedil;ai par r&ocirc;der autour du bureau
+des voitures, bien avant que la voiture e&ucirc;t seulement quitt&eacute; le <i>Cochon
+bleu</i> de notre ville. Je le savais parfaitement, et pourtant il me
+semblait qu'il n'y avait pas de s&eacute;curit&eacute; &agrave; quitter de vue le bureau
+pendant plus de cinq minutes de suite. J'avais d&eacute;j&agrave; pass&eacute; la premi&egrave;re
+demi-heure d'une garde de quatre ou cinq heures dans cet &eacute;tat
+d'excitation, quand M. Wemmick se heurta contre moi.</p>
+
+<p>&laquo;Hol&agrave;! ah! monsieur Pip! dit-il, comment &ccedil;a va-t-il? Je ne pensais pas
+que ce f&ucirc;t ici que vous dussiez faire votre faction.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui expliquai que je venais attendre quelqu'un qui devait arriver par
+la voiture, et je lui demandai des nouvelles de son p&egrave;re et du ch&acirc;teau.</p>
+
+<p>&laquo;Tous les deux sont florissants. Merci! dit-il, le vieux surtout, c'est
+un fameux p&egrave;re, il aura quatre-vingt-deux ans &agrave; son prochain
+anniversaire; j'ai envie de tirer quatre-vingt-deux coups de canon, si
+toutefois les voisins ne se plaignent pas, et si mon canon peut
+supporter un pareil service. Mais on ne parle pas de cela &agrave; Londres. O&ugrave;
+pensez-vous que j'aille?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; l'&eacute;tude, dis-je, car il &eacute;tait tourn&eacute; dans cette direction.</p>
+
+<p>&mdash;Tout pr&egrave;s, r&eacute;pondit Wemmick, car je vais &agrave; Newgate. Nous sommes en ce
+moment dans l'affaire d'un banquier qui a &eacute;t&eacute; vol&eacute;. Je suis all&eacute; jusque
+sur la route, pour avoir une id&eacute;e de la sc&egrave;ne o&ugrave; l'action s'est pass&eacute;e,
+et l&agrave;-dessus je dois avoir un mot ou deux d'entretien avec notre client.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que votre client a commis le vol? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu ait piti&eacute; de votre &acirc;me et de votre corps, non! r&eacute;pondit
+Wemmick s&egrave;chement; mais il en est accus&eacute; comme vous ou moi pourrions
+l'&ecirc;tre. L'un de nous, vous le savez, pourrait aussi bien en &ecirc;tre accus&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Seulement nous ne le sommes ni l'un ni l'autre, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;, dit Wemmick en me touchant la poitrine du bout du doigt,
+vous &ecirc;tes un profond gaillard, monsieur Pip. Vous serait-il agr&eacute;able de
+jeter un coup d'&oelig;il sur Newgate?... Avez-vous le temps?&raquo;</p>
+
+<p>J'avais tant de temps &agrave; perdre que la proposition m'agr&eacute;a comme un
+soulagement malgr&eacute; ce qu'elle avait d'inconciliable avec mon ardent
+d&eacute;sir de ne pas perdre de vue le bureau des voitures. Je murmurais donc
+que j'allais m'informer si j'avais le temps d'aller avec lui. J'entrai
+dans le bureau et demandai au commis, avec la plus stricte pr&eacute;cision, le
+moment le plus rapproch&eacute; auquel on attendait la voiture, ce que je
+savais d'avance tout aussi bien que lui. Je rejoignis alors M. Wemmick,
+et, faisant semblant de consulter ma montre, et d'&ecirc;tre surpris du
+renseignement que j'avais re&ccedil;u, j'acceptai son offre.</p>
+
+<p>En quelques minutes, nous arriv&acirc;mes &agrave; Newgate et nous travers&acirc;mes la
+loge o&ugrave; quelques fers &eacute;taient suspendus aux murailles nues, &agrave; c&ocirc;t&eacute; des
+r&egrave;glements de l'int&eacute;rieur de la prison. &Agrave; cette &eacute;poque, les prisons
+&eacute;taient fort n&eacute;glig&eacute;es, et la p&eacute;riode de r&eacute;action exag&eacute;r&eacute;e, suite
+in&eacute;vitable de toutes les erreurs publiques qui en est toujours la
+punition la plus lourde et la plus longue, &eacute;tait encore loin. Alors les
+criminels n'&eacute;taient pas mieux log&eacute;s et mieux nourris que les soldats
+(pour ne point parler des pauvres), et ils mettaient rarement le feu &agrave;
+leur prison, dans le but excusable d'ajouter &agrave; la saveur de leur soupe.
+Quand Wemmick me fit entrer, c'&eacute;tait l'heure des visites. Un cabaretier
+circulait avec de la bi&egrave;re, et les prisonniers, derri&egrave;re les barreaux
+des grilles, en achetaient et causaient &agrave; des amis: c'&eacute;tait, &agrave; vrai
+dire, une sc&egrave;ne repoussante, laide, sale et affligeante.</p>
+
+<p>Je remarquai que Wemmick marchait au milieu des prisonniers comme un
+jardinier marcherait au milieu de ses plantes. Cette id&eacute;e me vint quand
+je le vis aborder un grand gaillard qui &eacute;tait arriv&eacute; la nuit, et qu'il
+lui dit:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! capitaine Tom, nous voil&agrave; donc ici? Ah! vraiment!... Eh!
+n'est-ce pas Black Bill qui est l&agrave;-bas derri&egrave;re la fontaine?... Mais je
+ne vous ai pas vu depuis deux mois. Comment vous trouvez-vous ici?&raquo;</p>
+
+<p>S'arr&ecirc;tant devant les barreaux, il &eacute;coutait les paroles inqui&egrave;tes et
+pr&eacute;cipit&eacute;es des prisonniers, mais ne parlait jamais &agrave; plus d'un &agrave; la
+fois. Wemmick, avec sa bouche en forme de boite aux lettres, dans une
+parfaite immobilit&eacute;, les regardait pendant qu'ils parlaient comme s'il
+voulait prendre tout particuli&egrave;rement note des pas qu'ils avaient fait
+depuis sa derni&egrave;re visite vers l'avenir qui les attendait apr&egrave;s leur
+jugement.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait tr&egrave;s populaire, et je vis qu'il jouait le r&ocirc;le familier et bon
+enfant dans les affaires de M. Jaggers; bien qu'il y e&ucirc;t dans toute sa
+personne un peu de la dignit&eacute; de M. Jaggers, qui emp&ecirc;chait qu'on
+l'approch&acirc;t au-del&agrave; de certaines limites. En reconnaissant
+successivement chaque client, il leur faisait un signe de t&ecirc;te,
+arrangeait son chapeau de ses deux mains sur sa t&ecirc;te, pin&ccedil;ait davantage
+sa bouche, et finissait par remettre ses mains dans ses poches. Une ou
+deux fois il eut des difficult&eacute;s &agrave; propos des &agrave;-comptes sur les
+honoraires. Alors, s'&eacute;loignant le plus possible de l'argent offert en
+quantit&eacute; insuffisante, il disait:</p>
+
+<p>&laquo;C'est inutile, mon gar&ccedil;on, je ne suis qu'un subordonn&eacute;; je ne puis
+prendre cela. N'agissez pas ainsi avec un subordonn&eacute;. Si vous ne pouvez
+pas fournir le montant, mon gar&ccedil;on, vous feriez mieux de vous adresser &agrave;
+un autre patron. Ils sont nombreux dans la profession, vous savez, et ce
+qui ne vaut pas la peine pour l'un est suffisant pour l'autre. C'est ce
+que je vous recommande en ma qualit&eacute; de subordonn&eacute;. Ne prenez pas une
+peine inutile, &agrave; quoi bon? &Agrave; qui le tour?&raquo;</p>
+
+<p>C'est ainsi que nous nous promen&acirc;mes dans la serre de Wemmick jusqu'&agrave; ce
+qu'il se tourn&acirc;t vers moi, et me d&icirc;t:</p>
+
+<p>&laquo;Faites attention &agrave; l'homme auquel je vais donner une poign&eacute;e de main.&raquo;</p>
+
+<p>Je n'aurais pas manqu&eacute; de le faire sans y &ecirc;tre engag&eacute;, car il n'avait
+encore donn&eacute; de poign&eacute;e de main &agrave; personne.</p>
+
+<p>Presque aussit&ocirc;t qu'il eut fini de parler, un gros homme roide, que je
+vois encore en &eacute;crivant, dans un habit olive &agrave; la mode, avec une
+certaine p&acirc;leur s'&eacute;tendant sur son teint naturellement rouge, et des
+yeux qui allaient et venaient de tous c&ocirc;t&eacute;s quand il essayait de les
+fixer, arriva &agrave; un des coins de la grille, et porta la main &agrave; son
+chapeau, qui avait une surface graisseuse et &eacute;paisse comme celle d'un
+bouillon froid, en faisant un salut militaire demi-s&eacute;rieux,
+demi-plaisant.</p>
+
+<p>&laquo;Bien &agrave; vous, colonel! dit Wemmick. Comment allez-vous, colonel?</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien, monsieur Wemmick.</p>
+
+<p>&mdash;On a fait tout ce qu'il &eacute;tait possible de faire, mais les preuves
+&eacute;taient trop fortes contre nous, colonel.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elles &eacute;taient trop fortes, monsieur, mais &ccedil;a m'est &eacute;gal.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit Wemmick froidement, &ccedil;a ne vous est pas &eacute;gal. Puis se
+tournant vers moi: Il a servi Sa Majest&eacute; cet homme, il a &eacute;t&eacute; soldat dans
+la ligne, il s'est fait remplacer.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;?&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>Et les yeux de l'homme me regard&egrave;rent, puis ils regard&egrave;rent par-dessus
+ma t&ecirc;te, puis tout autour de moi, et enfin il passa ses mains sur ses
+l&egrave;vres et se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&laquo;Je crois que je sortirai d'ici lundi, monsieur, dit-il &agrave; Wemmick.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre! r&eacute;pondit mon ami, mais on ne sait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis aise d'avoir eu la chance de vous dire adieu, monsieur
+Wemmick, dit l'homme en passant sa main entre les barreaux.</p>
+
+<p>&mdash;Merci! dit Wemmick en lui donnant une poign&eacute;e de main, moi de m&ecirc;me
+colonel.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce que j'avais sur moi quand j'ai &eacute;t&eacute; pris avait &eacute;t&eacute; du vrai,
+monsieur Wemmick, dit l'homme sans vouloir retirer sa main, je vous
+aurais demand&eacute; la faveur de porter une autre bague en reconnaissance de
+vos attentions.</p>
+
+<p>&mdash;Je prends votre bonne volont&eacute; pour le fait, dit Wemmick. &Agrave; propos,
+vous &eacute;tiez un grand amateur de pigeons?&raquo;</p>
+
+<p>L'homme leva les yeux en l'air.</p>
+
+<p>&laquo;On m'a dit que vous aviez une race remarquable de culbutants, ajouta
+Wemmick, pourriez-vous dire &agrave; un de vos amis de m'en apporter une paire
+si vous n'en avez plus besoin?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera fait, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien! dit Wemmick, on aura soin d'eux. Bonjour, colonel; adieu.&raquo;</p>
+
+<p>Ils se serr&egrave;rent de nouveau les mains, et, en nous &eacute;loignant, Wemmick me
+dit:</p>
+
+<p>&laquo;C'est un faux monnayeur, excellent ouvrier. Le rapport du recorder sera
+fait aujourd'hui. Il est s&ucirc;r d'&ecirc;tre ex&eacute;cut&eacute; lundi.... Une paire de
+pigeons a bien son prix.&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus, il tourna la t&ecirc;te, et fit signe &agrave; cette plante morte, puis il
+promena les yeux autour de lui en sortant de la cour comme s'il e&ucirc;t
+consid&eacute;r&eacute; quelle autre plante il pourrait bien mettre &agrave; sa place.</p>
+
+<p>En sortant de la prison par la loge, je vis que l'importance de mon
+tuteur n'&eacute;tait pas moins bien appr&eacute;ci&eacute;e par les porte-clefs que par ceux
+qu'ils gardaient.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! monsieur Wemmick, dit l'un d'eux qui nous retenait entre deux
+portes garnies de pointes de fer et de clous, en ayant soin de fermer
+l'une avant d'ouvrir l'autre, qu'est-ce que va faire M. Jaggers de cet
+assassin de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'eau? Va-t-il en faire un meurtrier sans
+pr&eacute;m&eacute;ditation ou autre chose?... Que va-t-il faire de lui?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne le lui demandez-vous pas? r&eacute;pondit Wemmick.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, n'est-ce pas? dit le porte-clefs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, monsieur Pip, voil&agrave; la mani&egrave;re d'en user avec ces gens-l&agrave;,
+observa Wemmick. Ils ne se g&ecirc;nent pas pour me faire des questions &agrave; moi,
+le subordonn&eacute;, mais vous ne les prendrez jamais &agrave; en faire &agrave; mon patron.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que ce jeune homme est un des apprentis ou un des membres de
+votre &eacute;tude? demanda le porte-clefs en riant de l'humeur de Wemmick.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, le voil&agrave; encore! s'&eacute;cria Wemmick, je vous l'ai dit: il fait au
+subordonn&eacute; une seconde question avant qu'on ait r&eacute;pondu &agrave; la premi&egrave;re.
+Eh bien! quand M. Pip serait l'un des deux?</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, dit le porte-clefs en riant de nouveau, il conna&icirc;t M.
+Jaggers?</p>
+
+<p>&mdash;Ya! cria Wemmick en regardant le porte-clefs d'une fa&ccedil;on burlesque,
+vous &ecirc;tes aussi muet qu'une de vos clefs quand vous avez affaire &agrave; mon
+patron, vous le savez bien. Faites-nous sortir, vieux renard, ou je vous
+fais intenter par lui une action pour emprisonnement ill&eacute;gal.&raquo;</p>
+
+<p>Le porte-clefs se mit &agrave; rire et nous souhaita le bonsoir; puis il
+continua de rire apr&egrave;s nous, par-dessus les piques du guichet quand nous
+descend&icirc;mes dans la rue.</p>
+
+<p>&laquo;Faites attention, monsieur Pip, me dit gravement Wemmick &agrave; l'oreille en
+prenant mon bras pour se montrer plus confidentiel; je crois que ce
+qu'il y a de plus fort chez M. Jaggers c'est la mani&egrave;re dont il se
+tient. Il est toujours si fier que sa roideur constante fait partie de
+ses immenses capacit&eacute;s. Ce faux-monnayeur n'e&ucirc;t pas plus os&eacute; se passer
+de lui que ce porte-clefs n'e&ucirc;t os&eacute; lui demander ses intentions dans une
+de ses causes. Alors, entre sa roideur et eux il introduit ses
+subordonn&eacute;s, voyez-vous; et, de cette mani&egrave;re, il les tient corps et
+&acirc;me.&raquo;</p>
+
+<p>J'admirai fort la subtilit&eacute; de mon tuteur. Mais, &agrave; vrai dire, j'eusse
+d&eacute;sir&eacute; de tout mon c&oelig;ur, et ce n'est pas la premi&egrave;re fois, avoir un
+tuteur d'une capacit&eacute; moindre.</p>
+
+<p>M. Wemmick et moi nous nous s&eacute;par&acirc;mes &agrave; l'&eacute;tude de la Petite Bretagne,
+o&ugrave; les clients de M. Jaggers abondaient comme de coutume, et je
+retournai me mettre en faction dans la rue du bureau des voitures, ayant
+encore deux ou trois heures devant moi. Je passai tout ce temps &agrave; penser
+combien il &eacute;tait &eacute;trange pour moi de me voir poursuivi et entour&eacute; de
+toute cette infection de prison et de crimes: pendant mon enfance, dans
+nos marais isol&eacute;s, par un soir d'hiver, je l'avais rencontr&eacute;e d'abord;
+elle avait ensuite d&eacute;j&agrave; reparu &agrave; deux reprises diff&eacute;rentes comme une
+tache &agrave; demi effac&eacute;e mais non enlev&eacute;e, et je ne pouvais l'emp&ecirc;cher de se
+m&ecirc;ler &agrave; ma fortune et &agrave; mes progr&egrave;s dans le monde. Je pensais aussi &agrave; la
+belle Estelle, si fi&egrave;re et si distingu&eacute;e qui venait &agrave; moi, et je
+songeais avec une extr&ecirc;me horreur au contraste qui existait entre elle
+et la prison. J'aurais donn&eacute; beaucoup alors pour que Wemmick ne m'e&ucirc;t
+pas rencontr&eacute; ou bien que je ne lui eusse pas c&eacute;d&eacute; en allant avec lui.
+Je sentais que j'allais retrouver Newgate toujours et partout, impr&eacute;gn&eacute;
+jusque dans mes habits et dans l'air que je respirais. Je secouai la
+poussi&egrave;re de la prison rest&eacute;e &agrave; mes pieds; je l'enlevai de mes habits et
+l'exhalai de mes poumons. J'&eacute;tais si troubl&eacute; au souvenir de la personne
+qui allait venir, je me trouvais tellement indigne d'elle que je n'eus
+plus conscience du temps. La voiture me parut donc arriver assez
+promptement apr&egrave;s tout, et je n'&eacute;tais pas encore d&eacute;barrass&eacute; de la
+souillure de conscience que m'avait communiqu&eacute;e la serre de M. Wemmick,
+quand je vis Estelle passer sa t&ecirc;te &agrave; la porti&egrave;re et me faire signe en
+agitant la main.</p>
+
+<p>Qu'&eacute;tait donc cette ombre sans nom qui passait encore dans cet instant?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_IVb" id="CHAPITRE_IVb"></a><a href="#table">CHAPITRE IV.</a></h2>
+
+
+<p>Dans ses fourrures de voyage, Estelle semblait plus d&eacute;licatement belle
+qu'elle n'avait encore paru, m&ecirc;me &agrave; mes yeux. Ses mani&egrave;res aussi &eacute;taient
+plus s&eacute;duisantes qu'elle ne leur avait permis d'&ecirc;tre jusqu'alors
+vis-&agrave;-vis de moi, et je crus voir dans ce changement l'influence de miss
+Havisham.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions dans la cour de l'h&ocirc;tel: elle m'indiquait ses bagages. Quand
+nous les e&ucirc;mes tous assembl&eacute;s, je me souvins, n'ayant pens&eacute; qu'&agrave; elle
+pendant tout le temps, que je ne savais pas o&ugrave; elle allait.</p>
+
+<p>&laquo;Je vais &agrave; Richmond, me dit-elle. Nous avons appris qu'il y a deux
+Richmond: l'un dans le comt&eacute; de Surrey, l'autre dans le comt&eacute; d'York. Le
+mien est le Richmond de Surrey. C'est &agrave; dix milles d'ici. Je dois
+prendre une voiture et vous devez me conduire. Voici ma bourse, et vous
+devez y puiser pour toutes mes d&eacute;penses. Oh! il faut la prendre! Nous
+n'avons le choix ni vous ni moi, il faut ob&eacute;ir &agrave; nos instructions. Ni
+vous ni moi ne sommes libres de suivre notre propre impulsion.&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; son regard en me donnant la bourse, j'esp&eacute;rai qu'il y avait dans ses
+paroles une intention plus intime. Elle les dit avec une nuance de
+hauteur, mais cependant sans d&eacute;plaisir.</p>
+
+<p>&laquo;Il va falloir envoyer chercher une voiture, Estelle. Voulez-vous vous
+reposer un peu ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je dois me reposer un peu ici. Je dois prendre un peu de th&eacute; et
+vous devez veiller sur moi pendant tout ce temps.&raquo;</p>
+
+<p>Elle passa son bras sous le mien, comme si on lui e&ucirc;t dit qu'elle devait
+le faire, et je priai un gar&ccedil;on qui regardait la voiture de l'air d'un
+homme qui n'avait jamais vu pareille chose de sa vie, de nous conduire &agrave;
+une chambre particuli&egrave;re. L&agrave;-dessus, il tira une serviette, comme si
+c'&eacute;tait un talisman magique sans lequel il ne trouverait jamais son
+chemin dans l'escalier, et nous conduisit dans le trou le plus noir de
+l'&eacute;tablissement, meubl&eacute; d'un diminutif de miroir, article tout &agrave; fait
+superflu, vu l'exigu&iuml;t&eacute; du lieu, d'un ravier &agrave; anchois, d'un huilier &agrave;
+sauces et des socques de quelqu'un. Sur les objections que je fis, il
+nous mena dans une autre pi&egrave;ce, o&ugrave; se trouvait une table pour trente
+couverts, et dans la chemin&eacute;e de cette m&ecirc;me chambre, on voyait une
+feuille de papier arrach&eacute;e &agrave; un cahier de copie sous un boisseau de
+charbon de terre. Le gar&ccedil;on prit mes ordres qui ne consistaient qu'&agrave;
+demander un peu de th&eacute; pour ma compagnie, et nous quitta.</p>
+
+<p>J'ai cru et je crois que l'air de cette chambre, avec sa forte
+combinaison d'odeur d'&eacute;table et d'odeur de soupe, aurait pu induire &agrave;
+penser que le d&eacute;partement des transports n'allait pas tr&egrave;s bien et que
+le propri&eacute;taire de l'entreprise faisait bouillir les chevaux pour le
+d&eacute;partement des vivres; cependant cette chambre &eacute;tait tout pour moi,
+puisque Estelle y &eacute;tait; je pensais qu'avec elle j'aurais pu y &ecirc;tre
+heureux pour la vie. Remarquez que je n'y &eacute;tais pas du tout heureux, &agrave;
+ce moment-l&agrave;, et que je le savais bien.</p>
+
+<p>&laquo;O&ugrave; allez-vous, &agrave; Richmond? demandai-je &agrave; Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais demeurer, dit-elle, &agrave; grand frais, chez une dame du pays qui a
+le pouvoir, ou du moins elle le dit, de me mener partout, de me
+pr&eacute;senter, de me montrer le monde, et de me montrer au monde.</p>
+
+<p>&mdash;Je suppose que vous serez enchant&eacute;e du changement et de l'admiration
+qui vous sera t&eacute;moign&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je le suppose aussi.&raquo;</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit avec tant d'insouciance, que je lui dis:</p>
+
+<p>&laquo;Vous parlez de vous-m&ecirc;me comme si vous &eacute;tiez une autre.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; avez-vous appris comment je parle des autres? Allons! allons! dit
+Estelle, avec un charmant sourire, vous ne vous attendez pas &agrave; me voir
+aller &agrave; votre &eacute;cole; je parle &agrave; ma mani&egrave;re. Comment vous trouvez-vous
+chez M. Pocket?</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis tout &agrave; fait bien. Du moins...&raquo;</p>
+
+<p>Il me sembla alors que je venais de baisser dans son esprit.</p>
+
+<p>&laquo;Du moins? r&eacute;p&eacute;ta Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi bien que je puis &ecirc;tre partout o&ugrave; vous n'&ecirc;tes pas.</p>
+
+<p>&mdash;Quel niais vous faites! dit Estelle avec beaucoup de calme; comment
+pouvez-vous dire de pareilles absurdit&eacute;s? P. Pocket est, je crois, bien
+sup&eacute;rieur au reste de la famille?</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s sup&eacute;rieur, en v&eacute;rit&eacute;. Il n'est l'ennemi de personne.</p>
+
+<p>&mdash;N'ajoutez pas: que de lui-m&ecirc;me, interrompit Estelle, car je hais ces
+sortes de gens; mais il est r&eacute;ellement d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; et au-dessus des
+petitesses de la jalousie et du d&eacute;pit, du moins &agrave; ce que j'ai entendu
+dire?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tout lieu de le dire, je vous assure.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas lieu de le dire de tous les siens, dit Estelle en me
+faisant signe de la t&ecirc;te, avec une expression tout &agrave; la fois grave et
+railleuse, car ils assomment miss Havisham de rapports et d'insinuations
+qui vous sont peu favorables. Ils vous espionnent, d&eacute;naturent tout ce
+que vous faites, et &eacute;crivent contre vous des lettres quelquefois
+anonymes. Vous &ecirc;tes enfin le tourment de leur vie. Vous pouvez &agrave; peine
+vous faire une id&eacute;e de la haine que ces gens-l&agrave; ont pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;J'esp&egrave;re qu'ils ne parviennent pas &agrave; me nuire?&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>Au lieu de r&eacute;pondre, Estelle se mit &agrave; rire. Ceci me parut tr&egrave;s singulier
+et je fixai les yeux sur elle dans une grande perplexit&eacute;. Quand elle
+cessa, et elle n'avait pas ri du bout des l&egrave;vres, mais avec une gaiet&eacute;
+r&eacute;elle, je dis d'un ton d&eacute;fiant dont je me servais avec elle:</p>
+
+<p>&laquo;J'esp&egrave;re que cela ne vous amuserait pas, s'ils me faisaient du mal?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, soyez-en s&ucirc;r? dit Estelle; vous pouvez &ecirc;tre certain que je
+ris parce qu'ils &eacute;chouent. Oh! quelles tortures ces gens-l&agrave; &eacute;prouvent
+avec miss Havisham!&raquo;</p>
+
+<p>Elle se mit &agrave; rire de nouveau, et maintenant qu'elle m'avait dit
+pourquoi, son rire continuait &agrave; me para&icirc;tre singulier; je ne pouvais
+m'emp&ecirc;cher de douter qu'il f&ucirc;t naturel, et il me semblait trop fort pour
+la circonstance. Je pensai qu'il devait y avoir l&agrave;-dessous plus de
+choses que je n'en savais. Elle comprit ma pens&eacute;e et y r&eacute;pondit.</p>
+
+<p>&laquo;Il n'est pas facile, m&ecirc;me pour vous, dit-elle, de comprendre la
+satisfaction que j'&eacute;prouve &agrave; voir contrecarrer ces gens-l&agrave;, et quel
+sentiment d&eacute;licieux je ressens quand ils se rendent ridicules. Vous
+n'avez pas &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; dans cette &eacute;trange maison depuis l'enfance; moi, je
+l'ai &eacute;t&eacute;. Votre jeune esprit n'a pas &eacute;t&eacute; aigri par leurs intrigues
+contre vous, on ne l'a pas &eacute;touff&eacute; sans d&eacute;fense, sous le masque de la
+sympathie et de la compassion: moi, j'ai &eacute;prouv&eacute; cela. Vous n'avez pas,
+petit &agrave; petit, ouvert vos grands yeux d'enfant sur toutes ces
+impostures: moi, je l'ai fait!&raquo;</p>
+
+<p>Estelle ne riait plus; elle n'allait pas non plus chercher ses souvenirs
+dans des endroits sans profondeur. Je n'aurais pas voulu &ecirc;tre la cause
+de son regard en ce moment pour toutes mes belles esp&eacute;rances.</p>
+
+<p>&laquo;Je puis vous dire deux choses, continua Estelle: d'abord, malgr&eacute; le
+proverbe qui dit: pierre qui roule finit par s'user, vous pouvez &ecirc;tre
+certain que ces gens-l&agrave; ne pourront jamais, m&ecirc;me dans cent ans, vous
+pardonner sous aucun pr&eacute;texte le pied sur lequel vous &ecirc;tes avec miss
+Havisham. Ensuite, c'est &agrave; vous que je dois de les voir si occup&eacute;s et si
+l&acirc;ches sans nul r&eacute;sultat, et l&agrave;-dessus, je vous tends la main.&raquo;</p>
+
+<p>Comme elle me l'offrait franchement, car son air sombre n'avait &eacute;t&eacute; que
+momentan&eacute;, je la pris et la portai &agrave; mes l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&laquo;Que vous &ecirc;tes un gar&ccedil;on ridicule! dit Estelle; ne voudrez-vous donc
+jamais recevoir un avis? ou embrassez-vous ma main avec les pens&eacute;es que
+j'avais le jour o&ugrave; je vous laissai autrefois embrasser ma joue?</p>
+
+<p>&mdash;Quelles pens&eacute;es? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que je r&eacute;fl&eacute;chisse un moment. Des pens&eacute;es de m&eacute;pris pour les
+vils flatteurs et les intrigants.</p>
+
+<p>&mdash;Si je dis oui, pourrai-je encore embrasser votre joue?</p>
+
+<p>&mdash;Vous auriez d&ucirc; le demander avant de toucher ma main. Mais oui, si vous
+voulez.&raquo;</p>
+
+<p>Je me penchai, et son visage resta calme, comme celui d'une statue.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, dit Estelle en s'&eacute;chappant &agrave; l'instant m&ecirc;me o&ugrave; je touchai
+sa joue, vous devez vous occuper de me faire donner du th&eacute; et de me
+conduire &agrave; Richmond.&raquo;</p>
+
+<p>Son retour &agrave; ce ton, comme si notre r&eacute;union nous &eacute;tait impos&eacute;e et que
+nous fussions de simples marionnettes, me fit de la peine; mais tout me
+fit de la peine dans cette rencontre. Quelque p&ucirc;t &ecirc;tre son ton avec moi,
+c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; folie de prendre confiance et d'y mettre toutes mes
+esp&eacute;rances, et pourtant je continuai &agrave; me leurrer contre toute raison et
+tout espoir. Pourquoi le r&eacute;p&eacute;ter mille fois? C'est ainsi qu'il en fut
+toujours.</p>
+
+<p>Je sonnai pour le th&eacute; et le gar&ccedil;on revint avec son fil magique; il
+apporta peu &agrave; peu une cinquantaine d'accessoires &agrave; ce breuvage, mais de
+th&eacute;, pas une goutte: un plateau, des tasses et des soucoupes, des
+assiettes, des couteaux et des fourchettes, y compris le couteau &agrave;
+d&eacute;couper, des cuillers de diff&eacute;rentes dimensions, des sali&egrave;res, un
+modeste petit muffin enferm&eacute; avec une extr&ecirc;me pr&eacute;caution sous une forte
+cloche en fer: Mo&iuml;se dans les roseaux, repr&eacute;sent&eacute; par un app&eacute;tissant
+morceau de beurre dans une quantit&eacute; de persil, un pain p&acirc;le avec une
+t&ecirc;te poudr&eacute;e, puis des tartines triangulaires recouvertes par deux
+&eacute;preuves d'impression et reposant sur les barres du foyer de la cuisine,
+et enfin une grosse fontaine de famille, avec laquelle le gar&ccedil;on entra
+en chancelant, son visage exprimant la fatigue et la souffrance. Apr&egrave;s
+une absence assez prolong&eacute;e &agrave; ce moment du repas, il revint enfin avec
+une cassette de belle apparence, contenant des petites brindilles et des
+petites feuilles. Je les plongeai dans l'eau chaude, et de tous ces
+pr&eacute;paratifs, je parvins &agrave; extraire une tasse de je ne sais quoi pour
+Estelle.</p>
+
+<p>La note pay&eacute;e, apr&egrave;s avoir laiss&eacute; quelque souvenir au gar&ccedil;on, sans
+oublier le valet d'&eacute;curie et la femme de chambre; en un mot, ayant sem&eacute;
+des pourboires partout sans avoir content&eacute; personne, et la bourse
+d'Estelle consid&eacute;rablement all&eacute;g&eacute;e, nous mont&acirc;mes dans notre voiture de
+poste et nous part&icirc;mes. Tournant dans Cheapside, et montant la rue de
+Newgate, nous nous trouv&acirc;mes bient&ocirc;t sous les murs dont j'avais tant de
+honte.</p>
+
+<p>&laquo;Quel est cet endroit?&raquo; demanda Estelle.</p>
+
+<p>D'abord, je voulais faire semblant de ne pas le conna&icirc;tre; ensuite, je
+le lui dis. Elle regarda par la porti&egrave;re, puis rentra aussit&ocirc;t sa t&ecirc;te
+en murmurant:</p>
+
+<p>&laquo;Les mis&eacute;rables!&raquo;</p>
+
+<p>Pour rien au monde, je n'aurais pas alors avou&eacute; ma visite.</p>
+
+<p>&laquo;M. Jaggers, dis-je, pour changer la conversation, et mettre adroitement
+Estelle sur une autre voie, passe pour &ecirc;tre plus que toute autre
+personne de Londres dans les secrets de cet affreux endroit.</p>
+
+<p>&mdash;Il est plus que personne dans les secrets de tous les endroits, je
+pense, dit Estelle &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez &eacute;t&eacute; habitu&eacute;e &agrave; le voir souvent, je suppose?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai &eacute;t&eacute; habitu&eacute;e &agrave; le voir &agrave; des intervalles tr&egrave;s irr&eacute;guliers,
+d'aussi longtemps que je m'en souvienne; mais je ne le connais pas mieux
+maintenant que je ne le connaissais avant de pouvoir parler. O&ugrave; en
+&ecirc;tes-vous avec lui? avancez-vous dans son intimit&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Une fois accoutum&eacute; &agrave; ses mani&egrave;res m&eacute;fiantes, dis-je, je m'y suis assez
+bien fait.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous intimes?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai d&icirc;n&eacute; avec lui, &agrave; sa maison particuli&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;J'imagine, dit Estelle en frissonnant, que ce doit &ecirc;tre une maison
+curieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est une maison tr&egrave;s curieuse.&raquo;</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais promis d'&ecirc;tre circonspect et de ne pas parler trop librement
+de mon tuteur avec elle; mais &eacute;tant sur ce sujet, je me serais laiss&eacute;
+aller &agrave; d&eacute;crire le d&icirc;ner de Gerrard Street, si nous n'&eacute;tions pas arriv&eacute;s
+tout &agrave; coup devant la lumi&egrave;re d'un bec de gaz. Il parut, tout le temps
+que nous le v&icirc;mes, jeter une flamme tr&egrave;s vive, aviv&eacute;e encore par cet
+inexplicable sentiment que j'avais d&eacute;j&agrave; &eacute;prouv&eacute;, et lorsque nous l'e&ucirc;mes
+d&eacute;pass&eacute;, je restai pendant quelques moments tout &eacute;bloui, comme si un
+&eacute;clair venait de passer devant mes yeux.</p>
+
+<p>La conversation tomba sur autre chose, et principalement sur la route
+que nous suivions en voyageant, et sur les endroits remarquables de
+Londres de ce c&ocirc;t&eacute; de la ville, et ainsi de suite. La grande ville lui
+&eacute;tait presque inconnue, me dit-elle, car elle n'avait jamais quitt&eacute; les
+environs de miss Havisham jusqu'&agrave; son d&eacute;part pour la France, et elle
+n'avait fait qu'y passer en allant et en revenant. Je lui demandai si
+mon tuteur devait beaucoup s'occuper d'elle pendant qu'elle resterait &agrave;
+Richmond; ce &agrave; quoi elle r&eacute;pondit avec feu:</p>
+
+<p>&laquo;Dieu m'en pr&eacute;serve!&raquo;</p>
+
+<p>Et rien de plus.</p>
+
+<p>Cependant, il m'&eacute;tait impossible de ne pas voir qu'elle mettait tous ses
+soins &agrave; m'attirer, qu'elle se rendait tr&egrave;s s&eacute;duisante: elle n'avait pas
+besoin de prendre tant de peine. Mais cela ne me rendait pas plus
+heureux. Elle tenait mon c&oelig;ur dans sa main, parce qu'elle avait la
+volont&eacute; de s'en emparer, de le briser et de le jeter au vent, et non
+parce qu'elle avait pour moi la moindre tendresse. Voil&agrave; ce que je
+sentais.</p>
+
+<p>En traversant Hammersmith, je lui montrai la demeure de M. Mathieu
+Pocket, en lui disant que ce n'&eacute;tait pas bien &eacute;loign&eacute; de Richmond, et
+que j'esp&eacute;rais bien la voir quelquefois.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! oui, vous me verrez.... Vous viendrez quand vous le jugerez
+convenable.... On doit vous annoncer &agrave; la famille.... On vous a m&ecirc;me d&eacute;j&agrave;
+annonc&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui demandai si c'&eacute;tait une famille nombreuse que celle dont elle
+allait faire partie.</p>
+
+<p>&laquo;Non, il n'y a que deux personnes: la m&egrave;re et la fille; la m&egrave;re est une
+dame d'un certain rang, je crois, mais qui ne d&eacute;daigne pas d'augmenter
+son revenu.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'&eacute;tonne que miss Havisham ait pu se s&eacute;parer de vous encore une
+fois et si t&ocirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Cela fait partie de ses projets sur moi, Pip, dit Estelle avec un
+soupir comme si elle &eacute;tait fatigu&eacute;e. Je dois lui &eacute;crire constamment et
+la voir r&eacute;guli&egrave;rement, et lui dire comment je vais, moi et mes bijoux,
+car ils sont presque tous &agrave; moi maintenant.&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois qu'elle m'e&ucirc;t encore appel&eacute; par mon nom; sans
+doute elle le fit avec intention, et sachant bien que je ne le
+laisserais pas tomber &agrave; terre.</p>
+
+<p>Nous arriv&acirc;mes &agrave; Richmond, h&eacute;las! bien trop vite. Le lieu de notre
+destination &eacute;tait une maison pr&egrave;s de la prairie, une vieille et grave
+maison o&ugrave; les paniers, la poudre et les mouches, les habits brod&eacute;s, les
+bas rembourr&eacute;s, les manchettes et les &eacute;p&eacute;es avaient eu leurs beaux
+jours, mais il y avait longtemps. Quelques vieux arbres devant la maison
+&eacute;taient encore coup&eacute;s d'une fa&ccedil;on aussi surann&eacute;e et aussi peu naturelle
+que les paniers, les perruques et les anciens habits &agrave; pans roides; mais
+le moment n'&eacute;tait pas loin o&ugrave; leurs places dans la grande procession des
+morts allaient &ecirc;tre d&eacute;sign&eacute;es, et ils ne devaient pas tarder &agrave; s'y m&ecirc;ler
+pour suivre la route silencieuse qui m&egrave;ne &agrave; l'oubli et au repos.</p>
+
+<p>Une sonnette &agrave; vieux timbre, qui, j'ose le dire, avait souvent dit dans
+son temps &agrave; la maison:&raquo;Voici le panier vert, voici l'&eacute;p&eacute;e &agrave; poign&eacute;e de
+diamant, voici les souliers &agrave; talons rouges, et le bleu solitaire,&raquo;
+r&eacute;sonna gravement dans le clair de lune, et deux servantes, rouges comme
+des cerises, vinrent en voltigeant recevoir Estelle.</p>
+
+<p>Les malles ne tard&egrave;rent pas &agrave; dispara&icirc;tre sous la porte d'entr&eacute;e; elle
+me donna la main et un sourire, et disparut &eacute;galement apr&egrave;s m'avoir dit
+bonsoir. Et cependant je ne quittai pas des yeux la maison, pensant quel
+bonheur ce serait de vivre pr&egrave;s d'elle, tout en sachant que je ne serais
+jamais heureux avec elle, mais toujours mis&eacute;rable.</p>
+
+<p>Je remontai en voiture pour retourner &agrave; Hammersmith; j'y montai avec un
+c&oelig;ur malade et j'en sortis avec un c&oelig;ur plus malade encore. &Agrave; notre
+porte, je trouvai la petite Jane Pocket qui revenait d'une petite
+soir&eacute;e, escort&eacute;e par son petit amoureux, malgr&eacute; qu'il f&ucirc;t sujet de
+Flopson.</p>
+
+<p>M. Pocket n'&eacute;tait pas encore rentr&eacute;; il faisait une lecture au dehors,
+car c'&eacute;tait un excellent professeur d'&eacute;conomie domestique, et ses
+trait&eacute;s sur la mani&egrave;re d'&eacute;lever les enfants et de diriger les
+domestiques &eacute;taient consid&eacute;r&eacute;s comme les meilleurs ouvrages &eacute;crits sur
+ces mati&egrave;res. Mais Mrs Pocket &eacute;tait &agrave; la maison et se trouvait dans un
+l&eacute;ger embarras, parce qu'on avait donn&eacute; &agrave; son petit Baby un &eacute;tui rempli
+d'aiguilles pour le faire tenir tranquille pendant l'inexplicable
+absence de Millers avec un de ses parents, soldat dans l'infanterie de
+la garde, et il mangeait plus d'aiguilles qu'il n'&eacute;tait facile d'en
+retrouver, soit en faisant une petite op&eacute;ration, soit en administrant
+quelque tonique, &agrave; un enfant d'un &acirc;ge aussi tendre.</p>
+
+<p>M. Pocket &eacute;tait aussi justement renomm&eacute; pour donner d'excellents avis
+pratiques et pour avoir une perception saine et nette des choses,
+beaucoup de jugement; j'avais quelque id&eacute;e, sentant mon c&oelig;ur si malade,
+de le prier de vouloir bien recevoir mes confidences; mais ayant par
+hasard aper&ccedil;u Mrs Pocket qui lisait son livre sur les titres et les
+dignit&eacute;s, apr&egrave;s avoir prescrit le lit comme rem&egrave;de souverain pour le
+Baby, je pensai que je ferais tout aussi bien de m'abstenir.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_Vb" id="CHAPITRE_Vb"></a><a href="#table">CHAPITRE V.</a></h2>
+
+
+<p>En m'habituant &agrave; mes esp&eacute;rances, j'&eacute;tais arriv&eacute; insensiblement &agrave;
+observer l'effet qu'elles produisaient sur moi et sur ceux qui
+m'entouraient; et tout en me dissimulant autant que possible leur action
+sur mon caract&egrave;re, je savais tr&egrave;s bien que cette action n'&eacute;tait pas
+bonne de tout point. Je vivais dans un &eacute;tat de malaise chronique en
+songeant &agrave; ma conduite envers Joe, et ma conscience n'&eacute;tait pas plus &agrave;
+l'aise &agrave; l'&eacute;gard de Biddy. Souvent, quand je m'&eacute;veillais la nuit, je
+pensais avec un grand abattement d'esprit que j'aurais &eacute;t&eacute; plus heureux
+et meilleur si je n'avais jamais vu la figure de miss Havisham et si
+j'&eacute;tais arriv&eacute; &agrave; l'&acirc;ge d'homme, content d'&ecirc;tre le compagnon de Joe, dans
+la vieille et honn&ecirc;te forge. Bien souvent aussi, le soir, quand j'&eacute;tais
+seul, assis devant le feu, je pensais qu'apr&egrave;s tout il n'y avait pas de
+feu comme celui de la forge et celui de notre cuisine.</p>
+
+<p>Cependant Estelle &eacute;tait si ins&eacute;parable de mes insomnies et de mes
+agitations d'esprit, que j'&eacute;tais r&eacute;ellement confus en m'apercevant de
+l'effet prodigieux qu'elle produisait sur moi, c'est-&agrave;-dire qu'en
+supposant que je n'eusse pas eu d'autres pr&eacute;occupations et d'autres
+esp&eacute;rances, et que j'eusse simplement continu&eacute; de penser &agrave; elle, je ne
+pouvais parvenir &agrave; me persuader que mon &eacute;tat e&ucirc;t &eacute;t&eacute; beaucoup meilleur.
+Quant &agrave; l'influence de ma position sur les autres, je n'&eacute;tais pas dans
+le m&ecirc;me embarras, et je vis, bien qu'un peu obscur&eacute;ment peut-&ecirc;tre,
+qu'elle ne profitait &agrave; personne, et surtout qu'elle ne profitait pas &agrave;
+Herbert. Mes habitudes co&ucirc;teuses entra&icirc;naient sa nature facile &agrave; des
+d&eacute;penses qu'il n'&eacute;tait pas en &eacute;tat de supporter, corrompaient la
+simplicit&eacute; de sa vie et m&ecirc;laient &agrave; sa tranquillit&eacute; des inqui&eacute;tudes et
+des regrets. Je n'avais pas le moindre remords d'avoir amen&eacute; sans le
+savoir les autres membres de la famille Pocket aux pauvres ruses qu'ils
+pratiquaient, parce que ces petitesses &eacute;taient dans leur nature et
+auraient &eacute;t&eacute; provoqu&eacute;es par n'importe qui si je les avais laiss&eacute;s
+sommeiller. Mais avec Herbert c'&eacute;tait bien diff&eacute;rent. Je me reprochais
+souvent de lui avoir rendu le mauvais service d'encombrer ses chambres,
+modestement garnies, de meubles plus luxueux et aussi inutiles les uns
+que les autres, et d'avoir mis &agrave; sa disposition le Vengeur &agrave; gilet jaune
+serin.</p>
+
+<p>De sorte que, pour augmenter de plus en plus notre petit confortable, je
+commen&ccedil;ai d&egrave;s ce moment &agrave; contracter une quantit&eacute; de dettes. Il m'&eacute;tait
+presque impossible de commencer sans qu'Herbert en f&icirc;t autant; il suivit
+donc bient&ocirc;t mon exemple. D'apr&egrave;s l'id&eacute;e que nous sugg&eacute;ra Startop, nous
+nous f&icirc;mes pr&eacute;senter &agrave; un club appel&eacute; les <i>Pinsons du Bocage</i>,
+institution dont je n'ai jamais bien devin&eacute; le but, si ce n'est que les
+membres devaient d&icirc;ner &agrave; grands frais une fois tous les quinze jours
+pour se quereller entre eux le plus possible apr&egrave;s d&icirc;ner et s'amuser &agrave;
+griser les six gar&ccedil;ons de service, de fa&ccedil;on &agrave; leur faire descendre les
+escaliers sur la t&ecirc;te. Je sais que ces remarquables fins sociales
+s'accomplissaient si invariablement qu'Herbert et moi nous ne trouv&acirc;mes
+rien de mieux &agrave; dire dans le premier toast de la r&eacute;union que la
+magnifique phrase suivante: &laquo;Messieurs, puisse ce premier accord de bons
+sentiments r&eacute;gner toujours parmi les <i>Pinsons du Bocage.</i>&raquo; Les Pinsons
+d&eacute;pensaient follement leur argent. L'h&ocirc;tel o&ugrave; nous d&icirc;nions &eacute;tait situ&eacute;
+dans Covent Garden, et le premier Pinson que je vis quand j'eus
+l'honneur de faire partie du Bocage fut Bentley Drummle, qui, &agrave; cette
+&eacute;poque, se promenait par la ville dans un cabriolet &agrave; lui, et causait un
+dommage consid&eacute;rable aux bornes des coins de rues. Quelquefois il
+s'&eacute;lan&ccedil;ait de son &eacute;quipage par-dessus le tablier, la t&ecirc;te la premi&egrave;re,
+et je le vis dans une occasion descendre &agrave; la porte du Bocage de cette
+mani&egrave;re impr&eacute;vue exactement comme du charbon de terre. Mais ici
+j'anticipe un peu, car je n'&eacute;tais pas encore Pinson et ne pouvais
+l'&ecirc;tre, selon les lois jur&eacute;es par la soci&eacute;t&eacute;, avant ma majorit&eacute;.</p>
+
+<p>Confiant dans mes propres ressources, j'aurais volontiers pris sur moi
+les d&eacute;penses d'Herbert, mais Herbert &eacute;tait fier, et je ne pouvais lui
+faire une semblable proposition. Ainsi, il se mettait de tous c&ocirc;t&eacute;s dans
+l'embarras, et continuait &agrave; se pr&eacute;occuper vivement des moyens qu'il
+pourrait trouver pour t&acirc;cher d'en sortir. Quand, petit &agrave; petit, nous
+arriv&acirc;mes &agrave; passer ensemble de longues heures, je remarquai qu'il
+consid&eacute;rait sa position pr&eacute;sente et future d'un &oelig;il d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; au
+d&eacute;jeuner; puis qu'il commen&ccedil;ait &agrave; la consid&eacute;rer avec un peu plus
+d'espoir vers midi, qu'il retombait dans ses inqui&eacute;tudes vers l'heure du
+d&icirc;ner; qu'il semblait apercevoir le capital indispensable assez
+nettement dans le lointain apr&egrave;s le d&icirc;ner, qu'il le r&eacute;alisait vers
+minuit, et que, vers dix heures du matin, le d&eacute;sespoir le reprenait au
+point qu'il parlait d'acheter une carabine et de partir pour l'Am&eacute;rique
+avec l'intention bien arr&ecirc;t&eacute;e de forcer les buffles &agrave; faire sa fortune.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais ordinairement &agrave; Hammersmith la moiti&eacute; de la semaine environ, et
+quand j'&eacute;tais &agrave; Hammersmith j'allais &agrave; Richmond. Herbert venait souvent
+&agrave; Hammersmith quand j'y &eacute;tais, et je pense que ces jours-l&agrave; son p&egrave;re
+entrevoyait vaguement que l'occasion qu'il cherchait n'avait pas encore
+paru; mais que, eu &eacute;gard &agrave; la manie g&eacute;n&eacute;rale de tomber, remarquable dans
+cette famille, il devait n&eacute;cessairement finir par tomber sur quelque
+chose d'avantageux. Pendant ce temps-l&agrave;, M. Pocket grisonnait et
+essayait plus souvent que jamais de se tirer les cheveux pour sortir de
+ses perplexit&eacute;s, tandis que Mrs Pocket donnait des crocs-en-jambe &agrave;
+toute la famille &agrave; l'aide de son tabouret, lisait son livre de blason,
+perdait son mouchoir de poche, nous parlait de son grand-papa et
+enseignait au Baby &agrave; se conduire, en le faisant mettre au lit toutes les
+fois qu'il attirait son attention.</p>
+
+<p>Comme je suis maintenant en train de r&eacute;sumer toute une &eacute;poque de ma vie
+dans le but de d&eacute;blayer la route devant moi, je ne puis mieux faire que
+de compl&eacute;ter la description de nos habitudes et de notre mani&egrave;re de
+vivre &agrave; l'H&ocirc;tel Barnard.</p>
+
+<p>Nous d&eacute;pensions le plus d'argent que nous pouvions, et nous obtenions en
+&eacute;change aussi peu que les gens auxquels nous avions affaire se mettaient
+dans la t&ecirc;te de nous donner. Nous &eacute;tions toujours plus ou moins g&ecirc;n&eacute;s,
+et la plupart de nos connaissances se trouvaient dans la m&ecirc;me condition.
+Une heureuse fiction nous faisait croire que nous nous amusions
+constamment, et une ombre de v&eacute;rit&eacute; nous faisait voir que nous n'y
+arrivions jamais, et j'avais une enti&egrave;re certitude que notre cas, sous
+ce dernier rapport, &eacute;tait assez commun.</p>
+
+<p>Chaque matin Herbert se rendait dans la Cit&eacute; pour regarder autour de lui
+s'il ne voyait pas quelque moyen de sortir d'embarras. Je lui rendais
+souvent visite dans la sombre chambre du fond dans laquelle il vivait
+avec une bouteille d'encre, une pat&egrave;re &agrave; chapeau, une boite &agrave; charbon,
+une boite &agrave; ficelle, un almanach, un pupitre, un tabouret et une r&egrave;gle,
+et je ne me rappelle pas l'avoir vu faire autre chose que d'attendre
+l'occasion de faire la fortune si patiemment esp&eacute;r&eacute;e. Si nous avions
+fait tout ce que nous entreprenions aussi fid&egrave;lement qu'Herbert, nous
+aurions pu former une r&eacute;publique de toutes les vertus. Il n'avait rien
+autre chose &agrave; faire, le pauvre gar&ccedil;on, si ce n'est de se rendre &agrave; une
+certaine heure de l'apr&egrave;s-midi au Lloyd pour voir son patron, je pense.
+Il ne faisait jamais autre chose au Lloyd, &agrave; ma connaissance du moins,
+que d'en revenir. Quand il voyait les choses tr&egrave;s s&eacute;rieusement et qu'il
+fallait positivement trouver quelque exp&eacute;dient, il allait &agrave; la Bourse &agrave;
+l'heure des affaires, il entrait, il sortait et ex&eacute;cutait une sorte de
+contredanse lugubre au milieu des magnats de la finance.</p>
+
+<p>&laquo;Car, me disait Herbert en rentrant d&icirc;ner, un jour qu'il sortait de
+cette r&eacute;union, je trouve que l'occasion ne vient pas toute seule,
+Haendel, et qu'il faut aller la trouver... et c'est ce que je fais.&raquo;</p>
+
+<p>Si nous avions eu moins d'attachement l'un pour l'autre, je crois que,
+par mauvaise humeur, nous nous serions querell&eacute;s r&eacute;guli&egrave;rement tous les
+matins. Je d&eacute;testais au-del&agrave; de toute expression cet appartement qui
+m'avait fait faire tant de folies, et, dans ces moments de repentir, je
+ne pouvais supporter la vue de la livr&eacute;e du Vengeur, qui me paraissait
+plus co&ucirc;teuse alors et moins r&eacute;mun&eacute;ratrice qu'&agrave; tout autre moment de la
+journ&eacute;e. &Agrave; mesure que mes dettes s'accumulaient, le d&eacute;jeuner prenait une
+forme de plus en plus creuse, et dans une certaine occasion, menac&eacute; par
+lettres de poursuites l&eacute;gales qui n'&eacute;taient pas tout &agrave; fait &eacute;trang&egrave;res &agrave;
+la bijouterie, comme le disait certain papier griffonn&eacute; que j'avais sous
+les yeux, j'allai jusqu'&agrave; saisir le Vengeur par le collet et &agrave; l'enlever
+de terre, de sorte qu'il se trouvait en l'air comme un Cupidon bott&eacute;,
+sous pr&eacute;texte qu'il nous manquait un petit pain.</p>
+
+<p>&Agrave; certains jours, ou plut&ocirc;t &agrave; des jours incertains, car ils d&eacute;pendaient
+de notre humeur, je disais &agrave; Herbert, comme si je venais de faire une
+d&eacute;couverte remarquable:</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher Herbert, nous nous enfon&ccedil;ons.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Haendel, me r&eacute;pondait Herbert, en toute sinc&eacute;rit&eacute;, croyez-le
+si vous le voulez, mais ces m&ecirc;mes mots, par une &eacute;trange co&iuml;ncidence,
+&eacute;taient sur mes l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, Herbert, r&eacute;pliquais-je, voyons &agrave; voir clair dans nos affaires.&raquo;</p>
+
+<p>Nous &eacute;prouvions toujours une profonde satisfaction en prenant jour dans
+cette intention; je m'imaginais toujours que c'&eacute;tait l&agrave; traiter les
+affaires; que c'&eacute;tait le moyen de prendre l'ennemi &agrave; la gorge, et je
+sais qu'Herbert pensait comme moi.</p>
+
+<p>Nous commandions quelque chose de d&eacute;licat et de rare, pour d&icirc;ner, avec
+une bouteille de quelque chose sortant aussi de l'ordinaire, afin de
+fortifier nos esprits et d'&ecirc;tre en &eacute;tat de bien examiner les choses. Le
+d&icirc;ner fini, nous mettions sur la table un paquet de plumes, de l'encre
+en abondance et une quantit&eacute; raisonnable de papier blanc et de papier
+buvard, car il nous avait paru convenable d'avoir une papeterie bien
+mont&eacute;e.</p>
+
+<p>Je prenais alors une feuille de papier et j'&eacute;crivais en haut de la page,
+et d'une belle main:</p>
+
+<p>&Eacute;TAT DES DETTES DE PIP.</p>
+
+<p>Ajoutant avec soin:</p>
+
+<p>&laquo;H&ocirc;tel Barnard.&raquo;</p>
+
+<p>Et la date.</p>
+
+<p>Herbert aussi prenait une feuille de papier et &eacute;crivait la m&ecirc;me formule:</p>
+
+<p>&Eacute;TAT DES DETTES D'HERBERT.</p>
+
+<p>Chacun de nous se reportait alors &agrave; un monceau de papiers plac&eacute; &agrave; son
+c&ocirc;t&eacute;, et qui avaient &eacute;t&eacute; jet&eacute;s dans des tiroirs apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; us&eacute;s et
+d&eacute;chir&eacute;s dans les poches, ou &agrave; demi br&ucirc;l&eacute;s pour allumer les bougies,
+plant&eacute;s dans le coin des glaces pendant des semaines, ou autrement
+avari&eacute;s. Le bruit de nos plumes sur le papier nous calmait
+consid&eacute;rablement, et parfois m&ecirc;me je trouvais autant de m&eacute;rite au
+travail &eacute;difiant que nous entreprenions que si nous avions r&eacute;ellement
+pay&eacute; nos dettes. Au point de vue m&eacute;ritoire, ces deux choses me
+semblaient &agrave; peu pr&egrave;s &eacute;gales.</p>
+
+<p>Quand nous avions &eacute;crit un certain temps, je demandais &agrave; Herbert o&ugrave; il
+en &eacute;tait.</p>
+
+<p>&laquo;Elles montent, Haendel, disait-il, elles montent, sur ma parole!&raquo;</p>
+
+<p>Herbert se grattait pr&eacute;alablement la t&ecirc;te &agrave; la vue de ces chiffres
+accumul&eacute;s!</p>
+
+<p>&laquo;Soyez ferme, Herbert, r&eacute;pondais-je en me couchant sur ma plume avec une
+nouvelle ardeur; regardez la chose en face; voyez dans vos affaires,
+fixez-les jusqu'&agrave; les d&eacute;visager.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je voudrais, Haendel; seulement, ce sont elles qui me
+d&eacute;visagent.&raquo;</p>
+
+<p>Mon ton r&eacute;solu n'en produisait pas moins son effet, et Herbert se
+remettait au travail. Un moment apr&egrave;s, il cessait de nouveau, sous
+pr&eacute;texte qu'il n'avait pas la facture de Cobb ou de Lobb, ou de Nobb,
+selon la circonstance.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, Herbert, &eacute;valuez &agrave; peu pr&egrave;s &agrave; quelle somme elle peut monter;
+prenez un chiffre rond et portez-le sur votre liste.</p>
+
+<p>&mdash;Quel gar&ccedil;on de ressource vous faites, mon ami, r&eacute;pondait-il avec
+admiration. R&eacute;ellement, vous avez des dispositions remarquables pour les
+affaires.&raquo;</p>
+
+<p>C'est ce que je pensais, et en ces occasions j'&eacute;tais tr&egrave;s convaincu que
+je m&eacute;ritais la r&eacute;putation d'un homme d'affaires de premi&egrave;re force:
+prompt, d&eacute;cisif, &eacute;nergique, pr&eacute;cis, et de sang-froid. Quand j'avais
+port&eacute; toutes mes dettes sur ma liste, je pointais et num&eacute;rotais les
+factures. Chaque fois que j'inscrivais un num&eacute;ro, j'&eacute;prouvais une
+v&eacute;ritable sensation de plaisir. Quand je n'avais plus rien &agrave; num&eacute;roter,
+je pliais toutes mes factures d'une mani&egrave;re uniforme, j'inscrivais le
+montant sur le dos de chacune d'elles et les liais en un seul paquet
+sym&eacute;trique; puis je faisais la m&ecirc;me op&eacute;ration pour les comptes
+d'Herbert, qui convenait modestement qu'il n'avait pas mon g&eacute;nie
+administratif, et qui sentait que j'avais apport&eacute; quelque lumi&egrave;re dans
+ses affaires.</p>
+
+<p>Mon syst&egrave;me avait encore un autre c&ocirc;t&eacute; brillant: c'&eacute;tait ce que
+j'appelais &laquo;laisser une marge.&raquo; Supposons, par exemple, que les dettes
+d'Herbert se montassent &agrave; cent soixante-quatre livres quatre shillings
+et deux pence, je disais:</p>
+
+<p>&laquo;Laissez une marge, et portez-les &agrave; deux cents livres.&raquo;</p>
+
+<p>Ou, supposons que les miennes montassent &agrave; quatre fois autant, je
+laissais une marge et je les portais &agrave; sept cents livres. J'avais la
+plus haute opinion de la sagesse de cette marge. Mais je suis forc&eacute; de
+convenir, en regardant en arri&egrave;re, que je crois que ce fut un syst&egrave;me
+co&ucirc;teux, car nous recommencions aussit&ocirc;t &agrave; faire de nouvelles dettes,
+pour combler la marge; et quelquefois, vu les id&eacute;es de libert&eacute; et de
+solvabilit&eacute; qu'elle comportait, nous &eacute;tions promptement forc&eacute;s d'avoir
+recours &agrave; une nouvelle marge.</p>
+
+<p>&Agrave; la suite d'un examen de ce genre, il y avait g&eacute;n&eacute;ralement un calme, un
+repos, un vertueux silence, qui me donnait pour le moment une opinion
+admirable de moi-m&ecirc;me. Satisfait de mes efforts, de ma m&eacute;thode et des
+compliments d'Herbert, je restais assis, avec son paquet sym&eacute;trique et
+le mien pos&eacute; devant moi sur la table, au milieu des diverses fournitures
+de bureau, me figurant &ecirc;tre une sorte de banquier plut&ocirc;t qu'un simple
+particulier tel que j'&eacute;tais.</p>
+
+<p>En ces occasions solennelles, nous fermions notre porte d'entr&eacute;e, afin
+de ne pas &ecirc;tre d&eacute;rang&eacute;s. Un soir, je venais de tomber dans cet &eacute;tat de
+b&eacute;atitude, quand nous entend&icirc;mes une lettre glisser dans la fente de
+ladite porte, et tomber sur le plancher.</p>
+
+<p>&laquo;C'est pour vous, Haendel, dit Herbert qui &eacute;tait sorti et rentrait en la
+tenant, et j'esp&egrave;re que ce n'est rien de mauvais.&raquo;</p>
+
+<p>Il faisait allusion au lourd cachet noir de l'enveloppe et &agrave; sa bordure
+noire.</p>
+
+<p>La lettre &eacute;tait sign&eacute;e Trabb et Co; elle contenait simplement que
+j'&eacute;tais un honor&eacute; monsieur, et qu'ils prenaient la libert&eacute; de m'informer
+que Mrs Gargery avait quitt&eacute; ce monde le lundi dernier &agrave; six heures
+vingt minutes du soir, et que ma pr&eacute;sence &eacute;tait r&eacute;clam&eacute;e &agrave; l'enterrement
+le lundi suivant, &agrave; trois heures de l'apr&egrave;s-midi.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_VIb" id="CHAPITRE_VIb"></a><a href="#table">CHAPITRE VI.</a></h2>
+
+
+<p>C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois qu'une tombe s'ouvrait sur la route de ma vie,
+et la br&egrave;che qu'elle fit sur ce terrain uni fut extraordinaire. La
+figure de ma s&oelig;ur dans son fauteuil, aupr&egrave;s du feu de la cuisine, me
+poursuivit nuit et jour. Mon esprit ne pouvait se figurer que ce
+fauteuil p&ucirc;t se passer d'elle, et quoiqu'elle n'e&ucirc;t tenu depuis
+longtemps que peu de place dans ma pens&eacute;e, je me sentis pourchass&eacute; par
+les id&eacute;es les plus &eacute;tranges. Tant&ocirc;t je croyais qu'elle courait apr&egrave;s moi
+dans la rue, tant&ocirc;t qu'elle frappait &agrave; la porte. Dans ma chambre, avec
+laquelle elle n'avait jamais eu le moindre rapport, je m'imaginais
+perp&eacute;tuellement entendre le son de sa voix, voir sa figure couverte de
+la p&acirc;leur de la mort, et apercevoir la forme de son corps.</p>
+
+<p>Mon enfance avait &eacute;t&eacute; telle, que je pouvais &agrave; peine me souvenir de ma
+s&oelig;ur avec tendresse; mais je suppose qu'une certaine somme de regrets
+peut exister sans beaucoup d'affection. Sous cette influence, et
+peut-&ecirc;tre pour compenser l'absence d'un sentiment plus doux, je fus
+saisi d'une violente indignation contre l'assassin qui l'avait fait tant
+souffrir, et je sentais qu'avec des preuves suffisantes, j'aurais &eacute;t&eacute;
+capable de poursuivre de ma vengeance Orlick, ou tout autre, jusqu'&agrave; la
+derni&egrave;re extr&eacute;mit&eacute;.</p>
+
+<p>Ayant &eacute;crit &agrave; Joe pour lui offrir des consolations et pour l'assurer que
+je me rendrais &agrave; l'enterrement, je passai les jours qui suivirent dans
+le curieux &eacute;tat d'esprit que je viens de d&eacute;crire. Au jour fix&eacute;, je
+partis de grand matin, et descendis au <i>Cochon bleu</i>, assez &agrave; temps pour
+aller &agrave; pied jusqu'&agrave; la forge.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un jour d'&eacute;t&eacute;. Tout en marchant, le temps o&ugrave; j'&eacute;tais une pauvre
+petite cr&eacute;ature sans appui, et o&ugrave; ma s&oelig;ur ne m'&eacute;pargnait pas, me
+revenait vivement &agrave; l'esprit, mais en teintes l&eacute;g&egrave;res et adoucies. Le
+souffle m&ecirc;me des f&egrave;ves et des tr&egrave;fles murmurait &agrave; mon c&oelig;ur qu'un jour
+viendrait o&ugrave; il serait bon pour ma m&eacute;moire que ceux qui marcheraient
+sous le soleil fussent apais&eacute;s en pensant &agrave; moi, comme je l'&eacute;tais en
+pensant &agrave; ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Enfin, j'arrivai en vue de la maison. Je vis que Trabb et Co avaient
+command&eacute; tout ce qui &eacute;tait n&eacute;cessaire pour les fun&eacute;-railles, et qu'ils
+avaient pris possession de la demeure de Joe. Deux &ecirc;tres sinistres et
+ridicules, tenant chacun une canne recouverte d'un cr&ecirc;pe noir, comme si
+cet instrument pouvait communiquer la plus petite consolation &agrave; qui que
+ce f&ucirc;t, &eacute;taient post&eacute;s devant la porte de la maison; je reconnus l'un
+d'eux, un petit postillon renvoy&eacute; du <i>Cochon bleu</i> pour avoir vers&eacute; un
+jeune couple dans un foss&eacute; le matin m&ecirc;me du mariage, par suite de son
+&eacute;tat d'ivresse qui l'obligeait &agrave; monter &agrave; cheval en tenant ses deux bras
+crois&eacute;s autour du cou de l'animal. Tous les enfants du village, et la
+plupart des femmes admiraient ces noires sentinelles, et les fen&ecirc;tres
+closes de la maison et de la forge. Quand j'arrivai, une des deux
+sentinelles, l'ancien postillon, frappa &agrave; la porte pensant que j'&eacute;tais
+trop &eacute;puis&eacute; par la douleur pour qu'il me rest&acirc;t la force de frapper
+moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>L'autre, un charpentier qui avait autrefois mang&eacute; deux oies sans boire,
+&agrave; la suite d'un pari, ouvrit la porte et me fit entrer dans le petit
+salon. M. Trabb avait accapar&eacute; la meilleure table, &agrave; laquelle il avait
+mis toutes les rallonges, et o&ugrave; il &eacute;talait une esp&egrave;ce de bazar de deuil,
+&agrave; grand renfort d'&eacute;pingles &eacute;galement noires. Au moment de mon arriv&eacute;e,
+il finissait d'entourer le chapeau de quelqu'un d'un long cr&ecirc;pe, noir
+comme un n&eacute;grillon d'Afrique. Il tendit la main pour prendre le mien, et
+moi, me m&eacute;prenant sur son mouvement, et troubl&eacute; par la circonstance, je
+lui serrai les mains avec toutes les marques d'une ardente affection.</p>
+
+<p>Le pauvre cher Joe, embarrass&eacute; dans un petit manteau noir, attach&eacute; par
+un gros n&oelig;ud sous son menton, &eacute;tait assis tout seul &agrave; l'autre bout de
+la chambre, o&ugrave;, comme conducteur du deuil, il avait &eacute;t&eacute; plac&eacute; par Trabb.
+Quand je me penchai pour lui dire:</p>
+
+<p>&laquo;Cher Joe, comment vous portez-vous?&raquo;</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Pip!... mon petit Pip, vous l'avez connue lorsqu'elle &eacute;tait une bien
+belle...&raquo;</p>
+
+<p>Et il saisit ma main sans rien dire de plus.</p>
+
+<p>Biddy avait l'air tr&egrave;s propre et tr&egrave;s modeste dans ses v&ecirc;tements noirs;
+elle allait et venait tranquillement, et se rendait tr&egrave;s utile. Quand
+j'eus parl&eacute; &agrave; Biddy, j'allai m'asseoir aupr&egrave;s de Joe, et je commen&ccedil;ai &agrave;
+me demander dans quelle partie du salon... elle... ma s&oelig;ur... se
+trouvait. L'air du salon exhalait une odeur de g&acirc;teau; je cherchai
+autour de moi la table des rafra&icirc;chissements. On ne pouvait la voir que
+lorsqu'on s'&eacute;tait habitu&eacute; &agrave; l'obscurit&eacute;, mais il y avait dessus un
+plum-cake coup&eacute; par morceaux, des oranges coup&eacute;es aussi, et des
+sandwichs, et des biscuits, et deux carafes que j'avais bien connues
+comme ornement, mais que je n'avais jamais vu servir de ma vie, l'une
+pleine de porto, l'autre de sherry. Devant cette table, se tenait le
+servile Pumblechook, envelopp&eacute; dans un manteau noir, et ayant plusieurs
+m&egrave;tres de cr&ecirc;pe &agrave; son chapeau: tant&ocirc;t il se bourrait, et tant&ocirc;t il
+faisait d'obs&eacute;quieux mouvements pour attirer mon attention. D&egrave;s qu'il
+eut r&eacute;ussi, il vint &agrave; moi en r&eacute;pandant autour de lui une odeur de sherry
+et de g&acirc;teau et il me dit d'une voix &eacute;mue:</p>
+
+<p>&laquo;Permettez, cher monsieur...&raquo;</p>
+
+<p>Et il ex&eacute;cuta ce qu'il me demandait la permission de faire. Je d&eacute;couvris
+aussi M. et Mrs Hubble; cette derni&egrave;re dans le silencieux paroxysme de
+douleur command&eacute; par la circonstance, se tenait dans un coin. Nous
+devions tous suivre le convoi, bien entendu apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; affubl&eacute;s par
+Trabb comme de ridicules paquets.</p>
+
+<p>&laquo;C'est-&agrave;-dire, Pip, me dit tout bas Joe, au moment o&ugrave; nous allions &ecirc;tre
+ce que M. Trabb appelait rang&eacute;s dans le salon deux &agrave; deux,&mdash;ce qui avait
+terriblement l'air de la r&eacute;p&eacute;tition de quelque drame
+burlesque,&mdash;c'est-&agrave;-dire, monsieur, que je l'aurais de pr&eacute;f&eacute;rence port&eacute;e
+&agrave; l'&eacute;glise moi-m&ecirc;me, avec trois ou quatre amis, qui seraient venus &agrave; mon
+aide de bon c&oelig;ur et avec de bons bras; mais il a fallu consid&eacute;rer ce
+que les voisins en diraient, et s'ils ne penseraient pas que c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+lui manquer de respect.</p>
+
+<p>&mdash;Tous les mouchoirs dehors! cria en ce moment M. Trabb d'une voix
+affair&eacute;e. Les mouchoirs dehors, nous sommes pr&ecirc;ts!&raquo;</p>
+
+<p>Nous port&acirc;mes donc nos mouchoirs &agrave; nos visages, comme si nous saignions
+du nez, et nous nous m&icirc;mes deux par deux. Joe et moi. Biddy et
+Pumblechook. M. et Mrs Hubble. On fit faire &agrave; la d&eacute;pouille mortelle de
+ma s&oelig;ur le tour par la porte de la cuisine; et, comme c'est un point
+important dans un convoi fun&egrave;bre que les six porteurs soient &eacute;touff&eacute;s et
+aveugl&eacute;s sous une horrible housse en velours noir &agrave; bordure blanche, le
+convoi ressemblait &agrave; un monstre aveugle avec douze jambes humaines, se
+tra&icirc;nant et avan&ccedil;ant sous la direction des deux conducteurs&mdash;le
+postillon et son camarade.</p>
+
+<p>Les voisins cependant approuvaient hautement ce c&eacute;r&eacute;monial, et on nous
+admira beaucoup lorsque nous travers&acirc;mes le village. La partie la plus
+jeune et la plus agit&eacute;e de la commune se pr&eacute;cipitait &agrave; travers le
+cort&egrave;ge sans s'inqui&eacute;ter de le couper, ou restait &agrave; nous attendre pour
+nous voir d&eacute;filer aux endroits les plus avantageux. Alors les plus
+intr&eacute;pides criaient d'un ton exalt&eacute; &agrave; notre approche des coins o&ugrave; ils
+stationnaient:</p>
+
+<p>&laquo;Les voici!... les voil&agrave;!...</p>
+
+<p>Et nous n'&eacute;tions pas du tout r&eacute;jouis. Pendant cette marche je fus on ne
+peut plus vex&eacute; par l'abject Pumblechook qui se trouvant derri&egrave;re moi
+persista tout le long du chemin&mdash;croyant avoir une attention d&eacute;licate&mdash;&agrave;
+arranger mon cr&ecirc;pe flottant et &agrave; &eacute;tendre les plis de mon manteau. Plus
+tard mon attention fut attir&eacute;e par l'expressif orgueil de M. et de Mrs
+Hubble qui se gonflaient et s'enorgueillissaient d&eacute;mesur&eacute;ment de faire
+partie d'un convoi si distingu&eacute;.</p>
+
+<p>Nous aper&ccedil;&ucirc;mes enfin la ligne des marais qui s'&eacute;tendait lumineuse devant
+nous, avec les voiles des vaisseaux sur la rivi&egrave;re, dont ils semblaient
+sortir, et nous arriv&acirc;mes au cimeti&egrave;re, aupr&egrave;s des tombes de mes
+parents, que je n'avais jamais connus:</p>
+
+<p class="noindent">
+<span style="margin-left: 5em;">FEU PHILIP PIRRIP</span><br />
+<span style="margin-left: 6em;">de cette paroisse</span><br />
+<span style="margin-left: 7.5em;">et aussi</span><br />
+<span style="margin-left: 6em;">GEORGIANA</span><br />
+<span style="margin-left: 5.5em;">&eacute;pouse du ci-dessus.</span><br />
+</p>
+
+<p>On d&eacute;posa tranquillement ma s&oelig;ur dans la terre, pendant que les
+alouettes chantaient dans les airs, et qu'un vent l&eacute;ger faisait se jouer
+sur le sol les magnifiques ombres des nuages et des arbres.</p>
+
+<p>Je ne parlerai pas de la conduite toute mondaine de Pumblechook devant
+la tombe. Je dirai seulement que toutes ses politesses m'&eacute;taient
+adress&eacute;es, et que m&ecirc;me, lorsqu'on lut ces nobles passages des &Eacute;critures
+qui rappellent &agrave; l'humanit&eacute; qu'elle n'a rien apport&eacute; en ce monde, et
+qu'elle n'en peut rien emporter, et comment elle passe comme une ombre,
+je l'entendis grommeler je ne sais quoi sous forme de r&eacute;serve mentale,
+d'un jeune monsieur de sa connaissance qui venait d'arriver &agrave; une
+immense fortune, d'une mani&egrave;re tout &agrave; fait inattendue. Quand nous
+rentr&acirc;mes il eut la hardiesse de me dire qu'il aurait souhait&eacute; que ma
+s&oelig;ur p&ucirc;t conna&icirc;tre que je lui avais fait tant d'honneur et de me
+laisser entendre qu'elle eut consid&eacute;r&eacute; que sa mort ne payait pas trop un
+tel honneur. De retour &agrave; la maison, il but ce qui restait de sherry, et
+M. Hubble but le porto, et tous deux se mirent &agrave; causer de choses et
+d'autres, ce qui, je l'ai remarqu&eacute; depuis, est l'habitude g&eacute;n&eacute;rale dans
+ces occasions, comme si les survivants &eacute;taient d'une tout autre race que
+le d&eacute;funt et reconnus immortels. Enfin, Pumblechook partit avec M. et
+Mrs Hubble pour passer la soir&eacute;e chez eux, j'en &eacute;tais convaincu, et pour
+dire au <i>Trois jolis bateliers</i> qu'il &eacute;tait le fondateur de ma fortune
+et mon premier bienfaiteur.</p>
+
+<p>Quand ils furent tout partis, et quant Trabb et ses hommes, mais non son
+gar&ccedil;on, eurent serr&eacute; l'appareil de leurs momeries dans des sacs, et
+qu'ils furent partis aussi, la maison me parut plus saine. Bient&ocirc;t
+apr&egrave;s, Biddy, Joe et moi, nous nous ass&icirc;mes devant un d&icirc;ner froid; mais
+nous d&icirc;n&acirc;mes dans le salon, et non dans la vieille cuisine, et Joe &eacute;tait
+si excessivement attentif &agrave; ce qu'il faisait avec son couteau, sa
+fourchette et la sali&egrave;re et tout le reste, qu'il y avait une grande g&ecirc;ne
+entre nous. Mais apr&egrave;s d&icirc;ner, quand je lui eus fait prendre sa pipe pour
+aller fl&acirc;ner avec lui dans la forge, et que nous nous f&ucirc;mes assis
+ensemble sur le grand bloc de pierre dans la rue, tout alla mieux.
+J'avais remarqu&eacute; qu'apr&egrave;s l'enterrement Joe avait chang&eacute; ses habits, de
+mani&egrave;re &agrave; &eacute;tablir un compromis entre ses v&ecirc;tements du dimanche et ceux
+de tous les jours: il avait ainsi l'air plus naturel et paraissait
+r&eacute;ellement l'homme qu'il &eacute;tait.</p>
+
+<p>Il fut enchant&eacute; de la pri&egrave;re que je lui fis de me faire coucher dans mon
+ancienne petite chambre, et moi je fus enchant&eacute; aussi, car je crus avoir
+fait quelque chose de grand en pr&eacute;sentant cette requ&ecirc;te. Quand les
+ombres de la nuit furent venues, je saisis une occasion d'entra&icirc;ner
+Biddy dans le jardin, pour avoir avec elle une petite conversation.</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, dis-je, je pense que tu aurais bien pu m'&eacute;crire quelques mots
+sur ces tristes choses.</p>
+
+<p>&mdash;Pensez-vous, monsieur Pip? dit Biddy. J'aurais &eacute;crit, si j'y avais
+pens&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ne crois pas que j'ai l'intention d'&ecirc;tre dur, quand je dis que je
+crois qu tu aurais d&ucirc; y avoir pens&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous, monsieur Pip?&raquo;</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait si calme et il y avait un air si gentil, si doux et si bon
+dans toute sa personne, que je ne pouvais supporter l'id&eacute;e de la faire
+pleurer encore. Apr&egrave;s avoir consid&eacute;r&eacute; un moment ses yeux baiss&eacute;s,
+pendant qu'elle marchait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, je changeai donc de
+conversation.</p>
+
+<p>&laquo;Je suppose qu'il te sera difficile de rester ici maintenant, ch&egrave;re
+Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je ne le puis, monsieur Pip, dit Biddy d'un ton de regret mais
+cependant de profonde conviction. J'ai parl&eacute; &agrave; Mrs Hubble, et je dois
+aller chez elle demain; j'esp&egrave;re qu'ensemble nous pourrons avoir soin de
+M. Gargery jusqu'&agrave; ce qu'il ait pris ses arrangements.</p>
+
+<p>&mdash;Comment vas-tu vivre, Biddy? Si tu as besoin d'ar....</p>
+
+<p>&mdash;Comment je vais vivre? r&eacute;p&eacute;ta Biddy avec une rougeur fugitive, je vais
+vous le dire, monsieur Pip. Je vais t&acirc;cher d'obtenir la place de
+ma&icirc;tresse dans la nouvelle &eacute;cole qu'on finit de b&acirc;tir ici; je puis me
+faire bien recommander par tous les voisins, et j'esp&egrave;re &ecirc;tre &agrave; la fois
+appliqu&eacute;e et patiente, et m'instruire moi-m&ecirc;me en instruisant les
+autres. Vous savez, monsieur Pip, continua Biddy avec un sourire, en
+levant les yeux sur moi, les nouvelles &eacute;coles ne sont pas comme les
+anciennes; mais j'ai appris beaucoup, gr&acirc;ce &agrave; vous, depuis ce temps-l&agrave;,
+et j'ai eu le temps de faire des progr&egrave;s.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que tu feras toujours des progr&egrave;s, Biddy, dans n'importe
+quelle circonstance.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pourvu que ce ne soit pas du mauvais c&ocirc;t&eacute; de la nature humaine!&raquo;
+murmura Biddy.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait moins un reproche intentionnel &agrave; mon adresse, qu'une pens&eacute;e
+involontairement &eacute;chapp&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! pensai-je, je vais aussi laisser de c&ocirc;t&eacute; ce sujet-l&agrave;.&raquo;</p>
+
+<p>Je continuai &agrave; marcher &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Biddy, qui tenait toujours les yeux
+fix&eacute;s &agrave; terre.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne connais pas les d&eacute;tails de la mort de ma s&oelig;ur, Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a peu de chose &agrave; en dire. La pauvre cr&eacute;ature! Elle &eacute;tait dans un
+de ses acc&egrave;s, bien qu'ils fussent plut&ocirc;t moindres que plus forts dans
+ces derniers temps. Il y a quatre jours, dans la soir&eacute;e, elle sortit de
+son apathie ordinaire, juste au moment du th&eacute;, et dit tr&egrave;s
+distinctement: &laquo;Joe!&raquo; Comme elle n'avait pas dit un seul mot depuis
+longtemps, je courus chercher M. Gargery dans la forge. Elle me faisait
+signe qu'elle d&eacute;sirait le voir assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, et voulait que je
+misse ses bras autour de son cou. C'est ce que je fis, et elle appuya sa
+main sur son &eacute;paule, toute contente et toute satisfaite, et bient&ocirc;t
+apr&egrave;s, elle dit encore une fois: &laquo;Joe,&raquo; et puis une fois: &laquo;Pardon,&raquo; et
+une fois: &laquo;Pip.&raquo; Et elle ne releva plus jamais sa t&ecirc;te, et ce fut juste
+une heure apr&egrave;s que nous l'&eacute;tend&icirc;mes sur son lit, parce que nous v&icirc;mes
+qu'elle &eacute;tait morte.&raquo;</p>
+
+<p>Biddy pleura.... Le sombre jardin, et la rue, et les &eacute;toiles qui se
+montraient, tout cela &eacute;tait trouble &agrave; mes yeux.</p>
+
+<p>&mdash;On n'a jamais rien d&eacute;couvert, Biddy?</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu ce qu'Orlick est devenu?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la couleur de ses habits, je dois penser qu'il travaille dans les
+carri&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as donc revu? Pourquoi regardes-tu maintenant cet arbre sombre
+dans la rue?</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave; que j'ai vu Orlick le soir de la mort de votre s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu l'as encore revu depuis, Biddy?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je l'ai vu l&agrave; depuis que nous nous promenons ici. C'est inutile,
+ajouta Biddy en posant la main sur mon bras, comme j'allais m'&eacute;lancer
+dehors. Vous savez que je ne voudrais pas vous tromper: il n'est pas
+rest&eacute; une minute l&agrave;, et il est parti.&raquo;</p>
+
+<p>Cela raviva mon indignation de voir Biddy poursuivie par cet individu,
+et je me sentis outr&eacute; contre lui. Je le dis &agrave; Biddy, et j'ajoutai que je
+donnerais n'importe quelle somme, et que je prendrais toutes les peines
+du monde pour le faire partir du pays. Par degr&eacute;s, elle m'amena &agrave; des
+paroles plus calmes; elle me dit combien Joe m'aimait, et qu'il ne
+s'&eacute;tait jamais plaint de rien:&mdash;elle n'ajouta pas de moi, il n'en &eacute;tait
+pas besoin; je savais ce qu'elle voulait dire,&mdash;mais qu'il remplissait
+toujours les devoirs de son &eacute;tat; qu'il avait le bras solide, la langue
+calme et bon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&laquo;En effet, il serait impossible de dire trop de bien de lui, dis-je;
+Biddy, nous parlerons souvent de ces choses; car, sans doute, je
+viendrai souvent ici; maintenant, je ne vais pas laisser le pauvre Joe
+seul.&raquo;</p>
+
+<p>Biddy ne r&eacute;pliqua pas un mot.</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, ne m'entends-tu pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Sans te demander pourquoi tu m'appelles monsieur Pip, ce qui me para&icirc;t
+&ecirc;tre de mauvais go&ucirc;t, fais-moi savoir ce que tu veux dire?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux dire? demanda Biddy timidement.</p>
+
+<p>&mdash;Biddy, dis-je, en appuyant avec force, je t'en prie, dis-moi ce que tu
+veux dire par l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Par l&agrave;? dit Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ne r&eacute;p&egrave;te pas comme un &eacute;cho; autrefois, tu ne r&eacute;p&eacute;tais pas
+ainsi, Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;Autrefois? dit Biddy; oh! monsieur Pip! autrefois!...&raquo;</p>
+
+<p>Je songeai que je ferais bien d'abandonner aussi ce sujet. Cependant,
+apr&egrave;s un autre tour silencieux dans le jardin, je repris:</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, j'ai dit tout &agrave; l'heure que je reviendrais souvent voir Joe. Tu
+n'as rien r&eacute;pondu.... Dis-moi pourquoi, Biddy?</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous donc bien s&ucirc;r que vous viendrez le voir souvent? demanda
+Biddy, s'arr&ecirc;tant dans l'&eacute;troite all&eacute;e du jardin et me regardant &agrave; la
+clart&eacute; des &eacute;toiles d'un &oelig;il clair et pur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu, dis-je, comme d&eacute;sesp&eacute;rant de faire entendre raison &agrave;
+Biddy, voil&agrave; qui est vraiment un tr&egrave;s mauvais c&ocirc;t&eacute; de la nature humaine.
+N'en dis pas davantage, s'il te pla&icirc;t, Biddy, cela me fait trop de
+peine.&raquo;</p>
+
+<p>Par cette raison dominante, je tins Biddy &agrave; distance pendant le souper,
+et, quand je montai &agrave; mon ancienne petite chambre, je pris cong&eacute; d'elle
+aussi froidement que le permettait le souvenir du cimeti&egrave;re et de
+l'enterrement. Toutes les fois que je me r&eacute;veillais dans la nuit, et
+cela m'arriva tous les quarts d'heure, je pensais &agrave; la m&eacute;chancet&eacute;, &agrave;
+l'injure, &agrave; l'injustice que Biddy m'avait faites.</p>
+
+<p>Je devais partir de grand matin. De grand matin, je fus debout, et
+regardant, sans &ecirc;tre vu, par la fen&ecirc;tre de la forge, je restai l&agrave;
+pendant plusieurs minutes, contemplant Joe, d&eacute;j&agrave; au travail, et
+rayonnant de sant&eacute; et de force.</p>
+
+<p>&laquo;Adieu, cher Joe. Non, ne l'essuyez pas, pour l'amour de Dieu!
+Donnez-moi votre main noircie; je reviendrai bient&ocirc;t et souvent.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais trop t&ocirc;t, monsieur, et jamais trop souvent, Pip.&raquo; dit Joe.</p>
+
+<p>Biddy m'attendait &agrave; la porte de la cuisine avec une tasse de lait encore
+chaud et du pain grill&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, dis-je en lui tendant la main avant de partir, je ne suis pas
+f&acirc;ch&eacute;, mais je suis bless&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ne soyez pas bless&eacute;, dit-elle avec &eacute;motion; que je sois seule
+bless&eacute;e, si j'ai manqu&eacute; de g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Et de nouveau comme autrefois, le brouillard se levait devant mon
+chemin. Voulait-il me dire, comme je suis tent&eacute; de le croire, que je ne
+reviendrais pas, et que Biddy avait raison? S'il voulait le dire, h&eacute;las!
+il avait devin&eacute; juste.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_VIIb" id="CHAPITRE_VIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE VII.</a></h2>
+
+
+<p>Herbert et moi, nous allions de mal en pis, dans le sens de
+l'accroissement de nos dettes. Tout en regardant dans nos affaires et
+laissant des marges, nous vivions comme devant, et le temps s'&eacute;coulait,
+malgr&eacute; cela, comme il a l'habitude de faire; et j'atteignis ma majorit&eacute;,
+accomplissant ainsi la pr&eacute;diction d'Herbert, que j'en arriverais l&agrave;
+avant de savoir le secret de ma destin&eacute;e.</p>
+
+<p>Herbert lui-m&ecirc;me avait atteint sa majorit&eacute; huit mois avant moi. Comme il
+n'avait rien d'autre que sa majorit&eacute; &agrave; attendre, l'&eacute;v&eacute;nement ne fit pas
+une grande sensation dans l'H&ocirc;tel Barnard. Mais nous avions envisag&eacute; le
+vingt et uni&egrave;me anniversaire de ma naissance avec une multitude de
+conjectures et d'esp&eacute;rances, pensant tous deux que mon tuteur ne pouvait
+&eacute;viter de me dire quelque chose de positif en cette occasion.</p>
+
+<p>J'avais eu soin de bien faire savoir, dans la Petite Bretagne, quand
+arriverait mon jour de naissance. La veille, je re&ccedil;us un mot officiel de
+Wemmick, m'informant que M. Jaggers serait bien aise que je prisse la
+peine de passer chez lui &agrave; cinq heures, dans l'apr&egrave;s-midi de cet heureux
+jour. Ceci nous convainquit que quelque chose de d&eacute;cisif allait arriver,
+et me jeta dans un trouble extraordinaire, au moment o&ugrave; je me rendais &agrave;
+l'&eacute;tude de mon tuteur, avec une ponctualit&eacute; mod&egrave;le.</p>
+
+<p>Dans la pi&egrave;ce d'entr&eacute;e, Wemmick m'offrit ses f&eacute;licitations et se frotta
+incidemment le nez avec un morceau de papier de soie qu'il tenait pli&eacute;
+et que je me plaisais &agrave; regarder; mais il ne me dit rien de plus, et me
+fit signe d'entrer dans le cabinet de mon tuteur. On &eacute;tait en novembre,
+et mon tuteur se tenait devant le feu, le dos appuy&eacute; contre la chemin&eacute;e,
+les mains sous les pans de son habit.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! Pip, je dois vous appeler monsieur Pip, aujourd'hui. Recevez
+mes f&eacute;licitations, monsieur Pip.&raquo;</p>
+
+<p>Nous &eacute;change&acirc;mes une poign&eacute;e de mains; c'&eacute;tait un faible donneur de
+poign&eacute;e de mains, et je le remerciai.</p>
+
+<p>&laquo;Asseyez-vous, monsieur Pip,&raquo; dit mon tuteur.</p>
+
+<p>Comme j'&eacute;tais assis et qu'il conservait son attitude et fron&ccedil;ait ses
+sourcils en regardant ses bottes, je me sentis dans une position peu
+agr&eacute;able, qui me rappela le jour d'autrefois o&ugrave; j'avais &eacute;t&eacute; mis sur la
+pierre d'un tombeau. Les deux bustes sinistres de la console n'&eacute;taient
+pas loin de lui, et ils avaient l'air de tenter un effort stupide et
+apoplectique pour se m&ecirc;ler &agrave; la conversation.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, mon jeune ami, d&eacute;buta mon tuteur, comme si j'&eacute;tais un
+t&eacute;moin sur la sellette, je vais avoir un mot ou deux de conversation
+avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'il vous plaira, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; combien estimez-vous, dit M. Jaggers en se penchant d'abord pour
+regarder &agrave; terre, puis, rejetant sa t&ecirc;te en arri&egrave;re pour regarder au
+plafond; &agrave; combien estimez-vous le montant de ce que vous d&eacute;pensez pour
+vivre?</p>
+
+<p>&mdash;Pour vivre, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;p&eacute;ta M. Jaggers en regardant toujours au plafond, le montant?&raquo;</p>
+
+<p>Et alors, en regardant tout autour de la chambre, il porta le mouchoir
+qu'il tenait &agrave; la main pr&egrave;s de son nez.</p>
+
+<p>J'avais si souvent regard&eacute; dans mes affaires, que j'avais enti&egrave;rement
+perdu toute id&eacute;e que j'avais pu avoir de ce qu'elles &eacute;taient r&eacute;ellement.
+Je me reconnus donc avec chagrin tout &agrave; fait incapable de r&eacute;pondre &agrave;
+cette question. Cette r&eacute;plique parut agr&eacute;able &agrave; M. Jaggers, qui dit:</p>
+
+<p>&laquo;Je le pensais bien!&raquo;</p>
+
+<p>Et il se moucha d'un air satisfait.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant que je vous ai fait une question, mon ami, avez-vous quelque
+chose &agrave; me demander?</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait sans doute un grand soulagement pour moi, de vous faire
+plusieurs questions, monsieur; mais je me souviens de la d&eacute;fense que
+vous m'avez faite.</p>
+
+<p>&mdash;Adressez-moi une question, dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Dois-je conna&icirc;tre le nom de mon bienfaiteur aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Non; demandez autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Cette confidence doit-elle m'&ecirc;tre faite bient&ocirc;t?</p>
+
+<p>&mdash;Mettez cela de c&ocirc;t&eacute; pour le moment, dit M. Jaggers, et demandez autre
+chose.&raquo;</p>
+
+<p>Je cherchai en moi-m&ecirc;me, mais il me parut impossible d'&eacute;viter cette
+question:</p>
+
+<p>&laquo;Ai...-je quelque chose &agrave; recevoir, monsieur?&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus M. Jaggers s'&eacute;cria d'une voix triomphante:</p>
+
+<p>&laquo;Je pensais bien que nous y viendrions!&raquo;</p>
+
+<p>Et il appela Wemmick pour lui demander le morceau de papier, Wemmick
+parut, le donna et disparut.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, monsieur Pip, dit M. Jaggers, faites attention, s'il vous
+pla&icirc;t; vous n'avez pas trop mal tir&eacute; sur nous, votre nom para&icirc;t assez
+souvent sur le livre de caisse de Wemmick; mais vous avez des dettes,
+cela va sans dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je crains bien qu'il ne faille dire oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez qu'il faut dire oui, n'est-ce pas? dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous demande pas ce que vous devez, parce que vous ne le savez
+pas, et que, si vous le saviez, vous ne le diriez pas.... Oui... oui...
+mon ami! s'&eacute;cria M. Jaggers en agitant son index, en voyant que j'allais
+protester, il est assez probable que, quand m&ecirc;me vous le voudriez, vous
+ne le pourriez pas. J'en sais plus long l&agrave;-dessus que vous. Maintenant,
+prenez ce morceau de papier. Vous le tenez?... Tr&egrave;s bien!... Allons,
+d&eacute;pliez-le et dites-moi ce que c'est.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une banknote, dis-je, de cinq cents livres.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une banknote de cinq cents livres, et c'est une jolie somme
+d'argent! Qu'en dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Comment pourrais-je dire autrement!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais, r&eacute;pondez &agrave; ma question, dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Indubitablement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous trouvez que c'est indubitablement une jolie somme. Eh bien! cette
+jolie somme, monsieur Pip, vous appartient; c'est un pr&eacute;sent qu'on vous
+fait aujourd'hui; c'est un &agrave;-compte sur vos esp&eacute;rances, et c'est &agrave;
+raison de cette belle somme par an, et pas d'une plus grande, que vous
+devez vivre, jusqu'&agrave; ce que le donateur du tout se pr&eacute;sente.
+C'est-&agrave;-dire que vous arrangerez vos affaires d'argent comme vous
+l'entendrez, et vous recevrez de Wemmick cent vingt-cinq livres par
+trimestre, jusqu'&agrave; ce que vous communiquiez directement avec la source
+principale, et non plus avec celui qui n'est qu'un simple agent. Comme
+je vous l'ai d&eacute;j&agrave; dit, je ne suis qu'un simple agent, j'ex&eacute;cute mes
+instructions et je suis pay&eacute; pour cela. Je les crois imprudentes, mais
+je ne suis pas pay&eacute; pour donner mon opinion sur leur m&eacute;rite.&raquo;</p>
+
+<p>Je commen&ccedil;ais &agrave; exprimer ma reconnaissance pour mon bienfaiteur inconnu,
+et pour la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; grande avec laquelle il me traitait, quand M.
+Jaggers m'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne suis pas pay&eacute;, dit-il froidement, pour rapporter vos paroles &agrave;
+qui que ce soit.&raquo;</p>
+
+<p>Puis il rassembla les pans de son habit, comme il avait rassembl&eacute; les
+&eacute;l&eacute;ments de la conversation, et se mit &agrave; regarder ses bottes, les
+sourcils fronc&eacute;s, comme s'il les e&ucirc;t soup&ccedil;onn&eacute;es de mauvaises intentions
+contre lui.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un silence, je lui dis:</p>
+
+<p>&laquo;Il y avait tout &agrave; l'heure, monsieur Jaggers, une question que vous avez
+d&eacute;sir&eacute; me voir &eacute;carter un instant; j'esp&egrave;re ne rien faire de mal en la
+faisant de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est?&raquo; dit-il.</p>
+
+<p>J'aurais pu pr&eacute;voir qu'il ne m'aiderait jamais, mais j'&eacute;tais aussi
+embarrass&eacute; pour refaire cette question que si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; tout &agrave; fait
+neuve; je dis en h&eacute;sitant:</p>
+
+<p>&laquo;Mais, mon patron... cette source principale dont vous m'avez parl&eacute;, M.
+Jaggers... doit-il bient&ocirc;t...?&raquo;</p>
+
+<p>Ici j'eus la d&eacute;licatesse de m'arr&ecirc;ter.</p>
+
+<p>&laquo;Doit-il bient&ocirc;t? quoi? dit M. Jaggers, &ccedil;a n'est pas une question, &ccedil;&agrave;,
+vous le savez.</p>
+
+<p>&mdash;... Venir &agrave; Londres? dis-je, apr&egrave;s avoir cherch&eacute; une forme pr&eacute;cise de
+mots; ou m'appellera-t-il autre part?</p>
+
+<p>&mdash;Pour ceci, r&eacute;pliqua Jaggers, en fixant pour la premi&egrave;re fois ses yeux
+profond&eacute;ment enfonc&eacute;s, il faut vous rappeler le soir o&ugrave; nous nous sommes
+rencontr&eacute;s dans votre village. Que vous ai-je dit alors, Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez dit, monsieur Jaggers, qu'il pourrait se passer des ann&eacute;es
+avant que cette personne se f&icirc;t conna&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela m&ecirc;me, dit M. Jaggers; eh bien, voil&agrave; ma r&eacute;ponse...&raquo;</p>
+
+<p>Comme nous nous regardions tous les deux, je sentis mon c&oelig;ur battre
+plus fort par le d&eacute;sir ardent de tirer quelque chose de lui, et en
+sentant qu'il battait plus fort et que mon tuteur s'en apercevait, je
+sentais aussi que j'avais moins de chance de tirer quelque chose de lui.</p>
+
+<p>&laquo;Pensez-vous que cela dure encore des ann&eacute;es, monsieur Jaggers?&raquo;</p>
+
+<p>M. Jaggers secoua la t&ecirc;te, non pour r&eacute;pondre n&eacute;gativement &agrave; ma question,
+mais pour indiquer qu'il ne pouvait r&eacute;pondre n'importe comment, et les
+deux horribles bustes, aux visages grima&ccedil;ants, semblaient, lorsque mes
+yeux se portaient sur eux, &ecirc;tre sous le coup d'un p&eacute;nible effort, en
+voyant leur attention suspendue comme s'ils allaient &eacute;ternuer.</p>
+
+<p>&laquo;Allons, dit M. Jaggers en r&eacute;chauffant le gras de ses jambes avec le dos
+de ses mains, je vais &ecirc;tre pr&eacute;cis avec vous, mon ami Pip. C'est une
+question qu'il ne faut pas faire; vous le comprendrez mieux quand je
+vous dirai que cela pourrait me compromettre. Allons, je vais aller un
+peu plus avant avec vous, je vous dirai m&ecirc;me quelque chose de plus.&raquo;</p>
+
+<p>Il se pencha tellement, pour froncer les sourcils, du c&ocirc;t&eacute; de ses
+bottes, qu'il pouvait se frotter le gras des jambes dans la pose qu'il
+avait prise.</p>
+
+<p>&laquo;Quand cette personne se fera conna&icirc;tre, dit M. Jaggers en se
+redressant, vous et elle r&egrave;glerez vos affaires ensemble; quand cette
+personne se fera conna&icirc;tre, mon r&ocirc;le dans cette affaire cessera; quand
+cette personne se fera conna&icirc;tre, il ne sera pas n&eacute;cessaire que j'en
+sache davantage. Voil&agrave; tout ce que j'ai &agrave; dire.&raquo;</p>
+
+<p>Nous nous regard&acirc;mes l'un l'autre; puis je d&eacute;tournai les yeux, et les
+portai sur le plancher, en r&eacute;fl&eacute;chissant. De ces derni&egrave;res paroles, je
+tirai la conclusion que miss Havisham, avec ou sans raison, ne l'avait
+pas mis dans sa confidence au sujet de ses projets sur Estelle; qu'il en
+&eacute;prouvait quelque ressentiment et m&ecirc;me de la jalousie, ou que r&eacute;ellement
+il s'opposait &agrave; ces projets, et ne voulait pas s'en occuper. Quand je
+relevai les yeux, je vis qu'il n'avait cess&eacute; tout le temps de me
+regarder malicieusement, et qu'il le faisait encore.</p>
+
+<p>&laquo;Si c'est l&agrave; tout ce que vous avez &agrave; me dire, monsieur, remarquai-je, il
+ne me reste plus rien &agrave; ajouter.&raquo;</p>
+
+<p>Il fit un signe d'assentiment, tira sa montre tant redout&eacute;e des voleurs,
+et me demanda o&ugrave; j'allais d&icirc;ner. Je lui r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&laquo;Chez moi avec Herbert.&raquo;</p>
+
+<p>Et, comme cons&eacute;quence naturelle, je lui demandai s'il voudrait bien nous
+honorer de sa compagnie. Il accepta aussit&ocirc;t l'invitation, mais il
+insista pour partir sur-le-champ avec moi, afin que je ne fisse pas
+d'extra pour lui. Il avait d'abord une ou deux lettres &agrave; &eacute;crire et, bien
+entendu, ses mains &agrave; laver.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, dis-je, je vais aller dans le cabinet &agrave; c&ocirc;t&eacute;, causer avec
+Wemmick.&raquo;</p>
+
+<p>Le fait est que, lorsque les cinq cents livres &eacute;taient tomb&eacute;es dans ma
+poche, une pens&eacute;e m'&eacute;tait venue &agrave; l'esprit; elle s'y &eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+pr&eacute;sent&eacute;e souvent, et il me semblait que Wemmick &eacute;tait une excellente
+personne &agrave; consulter sur une pens&eacute;e de cette sorte.</p>
+
+<p>Il avait d&eacute;j&agrave; ferm&eacute; sa caisse, et faisait ses pr&eacute;paratifs de d&eacute;part. Il
+avait quitt&eacute; son pupitre, sorti les deux chandeliers de son bureau
+graisseux, les avait plac&eacute;s en ligne avec les mouchettes sur une
+tablette pr&egrave;s de la porte, tout pr&egrave;s d'&ecirc;tre &eacute;teints; il avait &eacute;parpill&eacute;
+son feu, appr&ecirc;t&eacute; son chapeau et son pardessus, et se frappait la
+poitrine avec sa clef, comme si c'&eacute;tait un bon exercice apr&egrave;s les
+affaires.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Wemmick, dis-je, j'ai besoin de votre opinion. J'ai le plus
+grand d&eacute;sir d'&ecirc;tre utile &agrave; un ami...&raquo;</p>
+
+<p>Wemmick pin&ccedil;a sa boite aux lettres et secoua la t&ecirc;te, comme si son
+opinion &eacute;tait morte pour toute fatale faiblesse de cette sorte.</p>
+
+<p>&laquo;Cet ami, continuai-je, essaye d'entrer dans la vie commerciale, mais il
+n'a pas d'argent et trouve les commencements difficiles et
+d&eacute;courageants.... Je voudrais, d'une mani&egrave;re ou d'une autre, l'aider &agrave;
+commencer....</p>
+
+<p>&mdash;Avec de l'argent comptant? dit Wemmick d'un ton plus sec que de la
+sciure de bois.</p>
+
+<p>&mdash;Avec un peu d'argent comptant, et peut-&ecirc;tre aussi en anticipant un peu
+sur mes esp&eacute;rances.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Pip, dit Wemmick, j'aimerais &agrave; r&eacute;capituler avec vous sur mes
+doigts, s'il vous pla&icirc;t, les noms des divers ponts jusqu'&agrave; Chelsea.
+Voyons: il y a le pont de Londres, un; Southwark, deux; Blackfriars,
+trois; Waterloo, quatre; Westminster, cinq; Wauxhall, six; Chelsea,
+sept.<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a></p>
+
+<p>Il avait marqu&eacute; chaque pont &agrave; son tour, en frappant avec la poign&eacute;e de
+sa clef sur la paume de sa main:</p>
+
+<p>&laquo;Il n'y en a pas moins de sept &agrave; choisir, vous voyez.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous comprends pas, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Choisissez votre pont, monsieur Pip, repartit Wemmick, promenez-vous
+sur votre pont, et lancez votre argent dans la Tamise par-dessus l'arche
+centrale de votre pont, et vous en conna&icirc;trez la fin. Rendez service &agrave;
+un ami, pr&ecirc;tez-lui de l'argent, et vous pourrez &eacute;galement en savoir la
+fin; mais c'est une fin moins agr&eacute;able et moins profitable.&raquo;</p>
+
+<p>J'aurais pu mettre un journal &agrave; la poste dans sa bouche, tant il
+l'entreb&acirc;illait apr&egrave;s avoir dit cela.</p>
+
+<p>&laquo;C'est bien d&eacute;courageant, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas voulu faire autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, votre opinion, dis-je l&eacute;g&egrave;rement indign&eacute;, est qu'un homme ne
+devrait jamais....</p>
+
+<p>&mdash;Placer un avoir portatif chez un ami, dit Wemmick, certainement non; &agrave;
+moins qu'il ne veuille se d&eacute;barrasser de l'ami; et alors, le tout est de
+savoir quelle somme portative il peut falloir pour se d&eacute;barrasser de
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est l&agrave; votre dernier mot, monsieur Wemmick!</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave;! r&eacute;pondit-il, mon dernier mot... ici....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dis-je en le pressant, car je croyais voir jour derri&egrave;re lui. Mais
+serait-ce votre dernier mot chez vous, &agrave; Walworth.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Pip, r&eacute;pliqua-t-il avec gravit&eacute;, Walworth est un endroit, et
+cette &eacute;tude en est un autre, de m&ecirc;me que mon p&egrave;re est une personne, et
+que M. Jaggers est une autre personne: il ne faut pas les confondre l'un
+avec l'autre. Mes sentiments de Walworth doivent &ecirc;tre pris &agrave; Walworth;
+ici, dans cette &eacute;tude, il ne faut compter que sur mes sentiments
+officiels.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien, dis-je, consid&eacute;rablement soulag&eacute;; alors j'irai vous trouver
+&agrave; Walworth, vous pouvez y compter.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Pip, r&eacute;pondit-il, vous y serez le bienvenu, comme
+connaissance personnelle et priv&eacute;e.&raquo;</p>
+
+<p>Nous avions dit tout cela &agrave; voix basse, sachant bien que les oreilles de
+mon tuteur &eacute;taient les plus fines parmi les plus fines. Comme il se
+montrait dans l'embrasure de sa porte, en essuyant ses mains, Wemmick
+mit son pardessus et se tint pr&ecirc;t &agrave; &eacute;teindre les chandelles. Nous
+descend&icirc;mes dans la rue tous les trois ensemble, et, sur le pas de la
+porte, Wemmick prit de son c&ocirc;t&eacute;, M. Jaggers et moi de l'autre.</p>
+
+<p>Je ne pus m'emp&ecirc;cher de d&eacute;sirer plus d'une fois ce soir l&agrave; que M.
+Jaggers e&ucirc;t dans Gerrard Street, ou un vieux, ou un canon, ou quelque
+chose, ou quelqu'un pour le piquer un peu et d&eacute;rider son front. C'&eacute;tait
+une consid&eacute;ration d&eacute;sagr&eacute;able pour un vingt-et-uni&egrave;me anniversaire de
+naissance et cela ne valait gu&egrave;re la peine de songer qu'on atteignait sa
+majorit&eacute; pour entrer dans un monde m&eacute;fiant o&ugrave; il fallait toujours &ecirc;tre
+sur ses gardes comme il le faisait. Il &eacute;tait mille fois mieux inform&eacute; et
+plus intelligent que Wemmick et pourtant j'aurais mille fois pr&eacute;f&eacute;r&eacute;
+avoir Wemmick &agrave; d&icirc;ner que lui. M. Jaggers ne me rendit pas seul
+m&eacute;lancolique, car lorsqu'il fut parti Herbert me dit en fixant les yeux
+sur le feu, qu'il lui semblait avoir commis une mauvaise action et
+l'avoir oubli&eacute;e, tant il se sentait abattu et coupable.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_VIIIb" id="CHAPITRE_VIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE VIII.</a></h2>
+
+
+<p>Pensant que le dimanche &eacute;tait le jour le plus convenable pour aller
+consulter M. Wemmick &agrave; Walworth, je consacrai l'apr&egrave;s-midi du dimanche
+suivant &agrave; un p&egrave;lerinage au ch&acirc;teau. En arrivant devant les cr&eacute;neaux, je
+trouvai le pavillon flottant et le pont-levis lev&eacute;; mais, sans me
+laisser d&eacute;courager par ces d&eacute;monstrations de d&eacute;fiance et de r&eacute;sistance,
+je sonnai &agrave; la porte, et fus admis de la mani&egrave;re la plus pacifique.</p>
+
+<p>&laquo;Mon fils, monsieur, dit le vieillard, apr&egrave;s avoir assur&eacute; le pont-levis,
+avait dans l'id&eacute;e que le hasard pourrait vous amener aujourd'hui, et il
+m'a charg&eacute; de vous dire qu'il serait bient&ocirc;t de retour de sa promenade
+de l'apr&egrave;s-midi. Il est tr&egrave;s r&eacute;gl&eacute; dans ses promenades, mon fils... tr&egrave;s
+r&eacute;gl&eacute; en toutes choses, mon fils.&raquo;</p>
+
+<p>Je faisais des signes de t&ecirc;te au vieillard, comme Wemmick lui-m&ecirc;me
+aurait pu faire, et nous entr&acirc;mes nous mettre pr&egrave;s du feu.</p>
+
+<p>&laquo;C'est &agrave; son &eacute;tude que vous avez fait la connaissance de mon fils,
+monsieur?&raquo; dit le vieillard en gazouillant selon son habitude, tout en
+se chauffant les mains &agrave; la flamme.</p>
+
+<p>Je fis un signe affirmatif.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! j'ai entendu dire que mon fils &eacute;tait tr&egrave;s habile dans sa partie,
+monsieur.&raquo;</p>
+
+<p>Je fis plusieurs signes successifs.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, c'est ce qu'on m'a dit. Il s'occupe de jurisprudence.&raquo;</p>
+
+<p>Je fis des signes sans interruption.</p>
+
+<p>&laquo;Ce qui me surprend beaucoup chez mon fils, dit le vieillard, car il n'a
+pas &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; dans cette partie, mais dans la tonnellerie.&raquo;</p>
+
+<p>Curieux de savoir ce que le vieillard connaissait de la r&eacute;putation de M.
+Jaggers, je lui hurlai ce nom &agrave; l'oreille. Il me jeta dans une grande
+confusion en se mettant &agrave; rire de tout son c&oelig;ur, et en r&eacute;pliquant d'une
+mani&egrave;re tr&egrave;s fine:</p>
+
+<p>&laquo;Non, &agrave; coup s&ucirc;r, vous avez raison!&raquo;</p>
+
+<p>Et, &agrave; l'heure qu'il est, je n'ai pas la moindre id&eacute;e de ce qu'il voulait
+dire, ni de la plaisanterie qu'il croyait que j'avais faite.</p>
+
+<p>Comme je ne pouvais pas rester &agrave; lui faire perp&eacute;tuellement des signes de
+t&ecirc;te, je lui demandai en criant s'il avait exerc&eacute; la profession de
+tonnelier. &Agrave; force de hurler ce mot plusieurs fois, en frappant
+doucement sur le ventre du vieillard, pour mieux attirer son attention,
+je r&eacute;ussis enfin &agrave; me faire comprendre.</p>
+
+<p>&laquo;Non, dit-il, un magasin... un magasin... d'abord, l&agrave;-bas.&raquo;</p>
+
+<p>Il semblait me montrer la chemin&eacute;e; mais je crois qu'il voulait dire &agrave;
+Liverpool.</p>
+
+<p>&laquo;Et puis, dans la Cit&eacute; de Londres, ici. Cependant, ayant une infirmit&eacute;,
+car j'ai l'oreille dure, monsieur...&raquo;</p>
+
+<p>J'exprimai par gestes le plus grand &eacute;tonnement.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, j'ai l'oreille dure, et voyant cette infirmit&eacute;, mon fils s'est mis
+dans la jurisprudence et il a pris soin de moi, et petit &agrave; petit il a
+cr&eacute;&eacute; cette &eacute;l&eacute;gante et belle propri&eacute;t&eacute;. Mais pour en revenir &agrave; ce que
+vous disiez, vous savez, poursuivit le vieillard en riant de nouveau, je
+dis: non, &agrave; coup s&ucirc;r; vous avez raison.&raquo;</p>
+
+<p>Je me demande modestement si mon extr&ecirc;me ing&eacute;nuit&eacute; m'aurait jamais mis &agrave;
+m&ecirc;me de dire quelque chose qui l'aurait amus&eacute; moiti&eacute; autant que cette
+plaisanterie imaginaire, quand j'entendis tout &agrave; coup un clic-clac dans
+le mur d'un c&ocirc;t&eacute; de la chemin&eacute;e, et que je vis s'ouvrir un carr&eacute;
+montrant une petite planchette, sur laquelle on lisait:</p>
+
+<p>JOHN.</p>
+
+<p>Le vieillard suivait mes yeux, et s'&eacute;cria d'une voix triomphante:</p>
+
+<p>&laquo;Mon fils est rentr&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Et tous deux nous nous rend&icirc;mes au pont-levis.</p>
+
+<p>On aurait vraiment pay&eacute; pour voir Wemmick m'adressant un salut de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; du foss&eacute;, pendant que nous aurions pu nous serrer la main
+par-dessus, avec la plus grande facilit&eacute;. Le vieux &eacute;tait si enchant&eacute; de
+faire man&oelig;uvrer le pont-levis, que je n'offris pas de l'aider; je me
+tins tranquille, jusqu'au moment o&ugrave; Wemmick e&ucirc;t travers&eacute; et m'e&ucirc;t
+pr&eacute;sent&eacute; &agrave; miss Skiffins. C'&eacute;tait une jeune femme qui l'accompagnait.</p>
+
+<p>Miss Skiffins avait l'air d'&ecirc;tre en bois, et ouvrait la bouche comme
+celui qui l'escortait. Elle pouvait avoir deux ou trois ans de moins que
+Wemmick, et, &agrave; juger par l'apparence, elle paraissait assez &agrave; son aise;
+la coupe de ses v&ecirc;tements, depuis le haut de la taille, par derri&egrave;re et
+par devant, la faisait ressembler beaucoup &agrave; un cerf-volant, et j'aurais
+pu trouver sa robe d'un orange un peu trop d&eacute;cid&eacute; et ses gants d'un vert
+un peu trop intense, mais elle paraissait &ecirc;tre une excellente personne,
+et montrait les plus grands &eacute;gards pour le vieux. Je ne fus pas
+longtemps &agrave; d&eacute;couvrir qu'elle rendait de fr&eacute;quentes visites au ch&acirc;teau,
+car lorsque nous entr&acirc;mes, et que je complimentai Wemmick sur son
+ing&eacute;nieux moyen de s'annoncer &agrave; son p&egrave;re, il me pria de fixer, pour un
+instant, mon attention de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la chemin&eacute;e, et disparut.
+Bient&ocirc;t on entendit un autre clic-clac, et un autre petit carr&eacute;
+s'ouvrit, sur lequel on lisait:</p>
+
+<p>MISS SKIFFINS.</p>
+
+<p>Alors, le carr&eacute; de miss Skiffins se ferma et celui de John s'ouvrit.
+Ensuite, miss Skiffins et John s'ouvrirent ensemble, et finalement ils
+se ferm&egrave;rent ensemble. Lorsque Wemmick revint de faire man&oelig;uvrer ces
+petites m&eacute;caniques, j'exprimai toute l'admiration qu'elles
+m'inspiraient, et il me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Vous savez, elles sont toutes deux agr&eacute;ables et utiles au p&egrave;re, et par
+saint Georges, monsieur, c'est une chose digne de remarque, que de tous
+les gens qui viennent &agrave; cette porte, le secret de ces ressorts n'est
+connu que du vieux, de miss Skiffins et de moi!</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est M. Wemmick qui les a faits, ajouta miss Skiffins, de son
+imagination et de sa propre main.&raquo;</p>
+
+<p>Miss Skiffins &ocirc;ta son chapeau, mais elle garda ses gants verts pendant
+toute la soir&eacute;e, comme un signe visible et ext&eacute;rieur qu'il y avait
+compagnie. Wemmick m'invita &agrave; aller faire un tour dans la propri&eacute;t&eacute; pour
+jouir de l'effet de l'&icirc;le pendant l'hiver. Pensant qu'il agissait ainsi
+pour me fournir l'occasion de prendre ses sentiments de Walworth, j'en
+profitai aussit&ocirc;t que nous f&ucirc;mes sortis du ch&acirc;teau.</p>
+
+<p>Ayant bien r&eacute;fl&eacute;chi &agrave; ce sujet, je l'abordai, comme s'il n'en avait
+jamais &eacute;t&eacute; question auparavant. J'appris &agrave; Wemmick que j'&eacute;tais inquiet
+sur le compte d'Herbert Pocket, et je lui dis comment nous nous &eacute;tions
+d'abord rencontr&eacute;s, et comment nous nous &eacute;tions battus. Je dis quelques
+mots en passant de la famille d'Herbert, de son caract&egrave;re, de son peu de
+ressources personnelles, et de la pension inexacte et insuffisante qu'il
+recevait de son p&egrave;re. Je fis allusion aux avantages que j'avais tir&eacute;s de
+sa soci&eacute;t&eacute; dans mon ignorance primitive et mon peu d'usage du monde, et
+j'avouai que je craignais de ne l'avoir que fort mal pay&eacute; de retour, et
+qu'il aurait mieux r&eacute;ussi sans moi et mes esp&eacute;rances. Tenant miss
+Havisham &agrave; un plan tr&egrave;s &eacute;loign&eacute;, je laissai entrevoir que j'aurais
+d&eacute;sir&eacute; prendre des arrangements avec lui pour son avenir, ayant la
+certitude qu'il poss&eacute;dait une &acirc;me g&eacute;n&eacute;reuse, et qu'il &eacute;tait au-dessus de
+tout soup&ccedil;on d'ingratitude ou de mauvais desseins.</p>
+
+<p>&laquo;Pour toutes ces raisons, dis-je &agrave; Wemmick, et parce qu'il est mon
+compagnon et mon ami, et parce que j'ai une grande affection pour lui,
+je souhaiterais de faire refl&eacute;ter sur lui quelques rayons de ma bonne
+fortune, et, en cons&eacute;quence, je viens demander conseil &agrave; votre
+exp&eacute;rience et &agrave; votre connaissance des hommes et des affaires, et savoir
+de vous comment, avec mes ressources, je pourrais assurer &agrave; Herbert un
+revenu r&eacute;el, une centaine de livres par an, par exemple, pour le tenir
+en bon espoir et bon courage, et graduellement lui acheter une petite
+part dans quelque association.&raquo;</p>
+
+<p>En concluant, je priai Wemmick de bien comprendre que je d&eacute;sirais tenir
+ce service secret, sans qu'Herbert en e&ucirc;t connaissance ou soup&ccedil;on, et
+qu'il n'y avait personne autre au monde &agrave; qui je pusse demander conseil.
+Je terminai en posant ma main sur son &eacute;paule, et en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne puis m'emp&ecirc;cher de me fier &agrave; vous, bien que je sache que cela
+vous embarrasse; mais c'est votre faute, puisque vous m'avez vous-m&ecirc;me
+amen&eacute; ici.&raquo;</p>
+
+<p>Wemmick garda le silence pendant un moment, puis il dit avec une sorte
+d'&eacute;lan:</p>
+
+<p>&laquo;Sachez-le, monsieur Pip, je dois vous dire une chose, c'est que cela
+est diablement bien &agrave; vous!</p>
+
+<p>&mdash;Dites que vous m'aiderez &agrave; faire le bien alors.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! r&eacute;pliqua Wemmick en secouant la t&ecirc;te, &ccedil;a n'est pas mon
+affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas non plus ici votre maison d'affaires, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, r&eacute;pondit-il; vous frappez le clou sur la t&ecirc;te,
+monsieur Pip; je vais y r&eacute;fl&eacute;chir, si vous le voulez bien, et je pense
+que tout ce que vous voulez faire peut &ecirc;tre fait petit &agrave; petit. Skiffins
+(c'est le fr&egrave;re de mademoiselle) est un comptable; je le verrai et lui
+dirai votre projet.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie dix mille fois.</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, dit-il, c'est &agrave; moi de vous remercier; car, bien que
+nous agissions strictement sous notre responsabilit&eacute; priv&eacute;e et
+personnelle, on peut dire cependant qu'il reste toujours autour de nous
+quelques toiles d'araign&eacute;e de Newgate, et cela les enl&egrave;ve.&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir caus&eacute; quelques moments de plus, nous rentr&acirc;mes au ch&acirc;teau,
+o&ugrave; nous trouv&acirc;mes miss Skiffins en train de pr&eacute;parer le th&eacute;. La
+responsabilit&eacute; du pain r&ocirc;ti &eacute;tait laiss&eacute;e au vieux, et cet excellent
+homme y mettait une telle ardeur, que ses yeux me semblaient &ecirc;tre en
+danger de fondre.</p>
+
+<p>Le repas que nous allions faire n'&eacute;tait pas seulement nominal, c'&eacute;tait
+une vigoureuse r&eacute;alit&eacute;. Le vieillard avait pr&eacute;par&eacute; une telle pyramide de
+r&ocirc;ties bourr&eacute;es, que c'est &agrave; peine si je pouvais le voir par-dessus,
+tandis qu'il accrochait le gril au sommet de la barre sup&eacute;rieure de la
+grille &agrave; charbon de terre apr&egrave;s les avoir enlev&eacute;es et les avoir
+remplac&eacute;es par d'autres qui commen&ccedil;aient &agrave; fumer. De son c&ocirc;t&eacute; miss
+Skiffins brassait une telle quantit&eacute; de th&eacute; que le cochon rel&eacute;gu&eacute; dans
+un endroit retir&eacute; en fut fortement excit&eacute; et qu'il manifesta &agrave; plusieurs
+reprises son d&eacute;sir de prendre part &agrave; la f&ecirc;te.</p>
+
+<p>Le pavillon avait &eacute;t&eacute; baiss&eacute;, le canon tir&eacute; &agrave; l'heure dite et je me
+sentais aussi s&eacute;par&eacute; du reste du monde, qui n'&eacute;tait pas Walworth, que si
+le foss&eacute; avait eu trente pieds de largeur et autant de profondeur. Rien
+ne troublait la tranquillit&eacute; du ch&acirc;teau, si ce n'est le bruit que
+faisaient en s'ouvrant de temps &agrave; autre <i>John</i> et <i>miss Skiffins</i>, ces
+petites portes semblaient en proie &agrave; quelque infirmit&eacute; spasmodique et
+sympathique, et je me sentis mal &agrave; l'aise jusqu'&agrave; ce que j'y fusse
+habitu&eacute;. D'apr&egrave;s la nature m&eacute;thodique des arrangements de miss Skiffins,
+je conclus qu'elle faisait le th&eacute; tous les dimanches soir, et je
+soup&ccedil;onnai certaine broche classique qu'elle portait, repr&eacute;sentant le
+profil d'une femme peu s&eacute;duisante, avec un nez aussi mince que le
+premier quartier de la lune, d'&ecirc;tre un cadeau de Wemmick.</p>
+
+<p>Nous mange&acirc;mes toutes les r&ocirc;ties et b&ucirc;mes du th&eacute; en proportion, et il
+&eacute;tait r&eacute;jouissant de voir combien apr&egrave;s le repas nous &eacute;tions tous chauds
+et graisseux. Le vieux surtout aurait pu passer pour un vieux chef de
+tribu sauvage nouvellement huil&eacute;; apr&egrave;s un moment de repos, miss
+Skiffins, en l'absence de la petite servante, qui, &agrave; ce qu'il para&icirc;t, se
+retirait dans le sein de sa famille les apr&egrave;s-midi du dimanche, lava les
+tasses &agrave; th&eacute;, comme une dame qui le fait pour s'amuser, et de mani&egrave;re &agrave;
+ne pas se compromettre vis-&agrave;-vis d'aucun de nous; puis elle remit ses
+gants verts, et nous nous group&acirc;mes autour du feu. Alors Wemmick dit:</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, vieux p&egrave;re, lisez-nous le journal.&raquo;</p>
+
+<p>Wemmick m'expliqua, pendant que le vieux tirait ses lunettes, que
+c'&eacute;tait une vieille habitude, et que le vieillard &eacute;prouvait une
+satisfaction infinie &agrave; lire le journal &agrave; haute voix.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne chercherai pas de pr&eacute;texte pour l'en emp&ecirc;cher, dit Wemmick; car
+il a si peu de plaisir.... Y &ecirc;tes-vous, vieux p&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis, John, j'y suis! r&eacute;pondit le vieillard, en voyant qu'on lui
+parlait.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-lui seulement un signe de t&ecirc;te de temps en temps, quand il
+quittera le journal des yeux, dit Wemmick, et il sera heureux comme un
+roi. Nous &eacute;coutons, vieux p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien, John, tr&egrave;s bien! repartit le joyeux vieillard, si content
+et si affair&eacute;, que c'&eacute;tait vraiment charmant de le voir.</p>
+
+<p>Le vieillard, en lisant, me rappela la classe de la grand'tante de M.
+Wopsle, avec cette plaisante particularit&eacute;, que sa voix semblait sortir
+par le trou de la serrure. Comme il avait besoin que les chandelles
+fussent pr&egrave;s de lui, et comme il &eacute;tait toujours sur le point de br&ucirc;ler,
+soit sa t&ecirc;te, soit le journal, il demandait autant de surveillance qu'un
+moulin &agrave; poudre. Mais Wemmick &eacute;tait &eacute;galement infatigable dans sa
+douceur et dans sa vigilance, et le vieux continuait &agrave; lire, sans se
+douter des nombreux dangers dont on le sauvait &agrave; tout moment. Toutes les
+fois qu'il levait les yeux sur nous, nous exprimions tous le plus grand
+int&eacute;r&ecirc;t et la plus grande attention, et nous lui faisions des signes de
+t&ecirc;te jusqu'&agrave; ce qu'il continu&acirc;t.</p>
+
+<p>Comme Wemmick et miss Skiffins &eacute;taient assis l'un &agrave; c&ocirc;t&eacute; de l'autre, et
+comme j'&eacute;tais, moi, dans un coin obscur, j'observai une extension longue
+et graduelle de la bouche de M. Wemmick, en m&ecirc;me temps que son bras se
+glissait lentement et graduellement autour de la taille de miss
+Skiffins. Avec le temps, je vis para&icirc;tre sa main de l'autre c&ocirc;t&eacute; de miss
+Skiffins; mais, &agrave; ce moment, miss Skiffins l'arr&ecirc;ta doucement avec son
+gant vert, &ocirc;ta son bras, comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; une partie de son propre
+v&ecirc;tement, et, avec le plus grand sang-froid, le d&eacute;posa sur la table
+devant elle. Le calme de miss Skiffins, pendant cette op&eacute;ration, &eacute;tait
+un des spectacles les plus remarquables que j'eusse encore vus, et on
+aurait presque pu croire qu'elle le faisait machinalement.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t je vis le bras de Wemmick qui recommen&ccedil;ait &agrave; dispara&icirc;tre, et
+graduellement je le perdis de vue. Un peu apr&egrave;s, sa bouche commen&ccedil;a &agrave;
+s'&eacute;largir de nouveau. Apr&egrave;s un intervalle d'incertitude qui, pour moi du
+moins, fut tout &agrave; fait fatigant et presque p&eacute;nible, je vis sa main
+para&icirc;tre de l'autre c&ocirc;t&eacute; de miss Skiffins. Aussit&ocirc;t miss Skiffins
+l'arr&ecirc;ta avec le calme d'un placide boxeur, &ocirc;ta cette ceinture ou ceste,
+comme la premi&egrave;re fois, et la posa sur la table. Supposant que la table
+&eacute;tait l'image du sentier de la vertu, je dois d&eacute;clarer que, pendant tout
+le temps que dura la lecture du vieux, le bras de Wemmick s'&eacute;loigna
+continuellement de ce sentier, et y fut non moins continuellement ramen&eacute;
+par miss Skiffins.</p>
+
+<p>&Agrave; la fin, le vieillard tomba dans un l&eacute;ger assoupissement. Ce fut le
+moment pour Wemmick de produire une petite bouilloire, un plateau et des
+verres, ainsi qu'une bouteille noire &agrave; bouchon de porcelaine,
+repr&eacute;sentant quelque dignitaire cl&eacute;rical, &agrave; l'aspect rubicond et
+gaillard. &Agrave; l'aide de tous ces ustensiles, nous e&ucirc;mes tous quelque chose
+de chaud &agrave; boire, sans excepter le vieux, qui ne tarda pas &agrave; se
+r&eacute;veiller. Miss Skiffins composait le m&eacute;lange, et je remarquai qu'elle
+et Wemmick burent dans le m&ecirc;me verre. J'&eacute;tais sans doute trop bien &eacute;lev&eacute;
+pour offrir de reconduire miss Skiffins jusque chez elle; et dans ces
+circonstances, je pensai que je ferais mieux de partir le premier. C'est
+ce que je fis, apr&egrave;s avoir pris cordialement cong&eacute; du vieillard, et
+pass&eacute; une soir&eacute;e extr&ecirc;mement agr&eacute;able.</p>
+
+<p>Avant qu'une semaine f&ucirc;t &eacute;coul&eacute;e, je re&ccedil;us un mot de Wemmick, dat&eacute; de
+Walworth, et m'informant qu'il esp&eacute;rait avoir avanc&eacute; l'affaire dont nous
+nous &eacute;tions occup&eacute;s, et qu'il serait bien aise de me voir &agrave; ce sujet. Je
+me rendis donc de nouveau plusieurs fois &agrave; Walworth, et cependant je
+l'avais souvent vu et revu dans la Cit&eacute;; mais nous n'ouvrions jamais la
+bouche sur ce sujet dans la Petite Bretagne ou ses environs. Le fait est
+que nous trouv&acirc;mes un jeune et honorable n&eacute;gociant ou courtier maritime,
+&eacute;tabli depuis peu, et qui demandait un aide intelligent, en m&ecirc;me temps
+qu'un capital, et qui, dans un temps d&eacute;termin&eacute;, aurait besoin d'un
+associ&eacute;. Un trait&eacute; secret fut sign&eacute; entre lui et moi au sujet d'Herbert;
+je lui versai comptant la moiti&eacute; de mes cinq cents livres, et je pris
+l'engagement de lui faire divers autres versements, les uns &agrave; certaines
+&eacute;ch&eacute;ances sur mon revenu, les autres &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; j'entrerais en
+possession de ma fortune. Le fr&egrave;re de miss Skiffins dirigea la
+n&eacute;gociation; Wemmick s'en occupa tout le temps, mais ne parut jamais.</p>
+
+<p>Toute cette affaire fut si habilement conduite, que Herbert ne soup&ccedil;onna
+pas un instant que j'y fusse pour quelque chose. Jamais je n'oublierai
+le visage radieux avec lequel il rentra &agrave; la maison, une certaine
+apr&egrave;s-midi, et me dit comme une grande nouvelle qu'il s'&eacute;tait abouch&eacute;
+avec un certain Claricker, c'&eacute;tait le nom du jeune marchand, et que
+Claricker lui avait t&eacute;moign&eacute; &agrave; premi&egrave;re vue une sympathie
+extraordinaire, et qu'il croyait que la chance de r&eacute;ussir &eacute;tait enfin
+venue. &Agrave; mesure que ses esp&eacute;rances prenaient plus de consistance et que
+son visage devenait plus radieux, il dut voir en moi un ami de plus en
+plus affectueux; car j'eus l&agrave; la plus grande difficult&eacute; &agrave; retenir des
+larmes de bonheur et de triomphe en le voyant si heureux. &Agrave; la fin, la
+chose se fit, et le jour qu'il entra dans la maison Claricker, il me
+parla pendant toute la soir&eacute;e avec l'animation du plaisir et du succ&egrave;s.
+Je pleurai alors r&eacute;ellement et abondamment, en allant me coucher, et en
+pensant que mes esp&eacute;rances avaient fait au moins un peu de bien &agrave;
+quelqu'un.</p>
+
+<p>Maintenant commence &agrave; poindre un grand &eacute;v&eacute;nement dans ma vie, et qui la
+fit d&eacute;vier de sa route. Mais avant que je raconte, et que je passe &agrave;
+tous les changements qui s'ensuivirent, je dois consacrer un chapitre &agrave;
+Estelle. C'est bien peu accorder au sujet qui, depuis si longtemps,
+remplissait mon c&oelig;ur.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_IXb" id="CHAPITRE_IXb"></a><a href="#table">CHAPITRE IX.</a></h2>
+
+
+<p>Si la vieille maison sombre qui se trouve pr&egrave;s de la pelouse &agrave; Richmond
+est jamais hant&eacute;e apr&egrave;s ma mort, assur&eacute;ment ce sera par mon esprit. Oh!
+combien de fois... combien de nuits... combien de jours... mon esprit
+inquiet a-t-il visit&eacute; cette maison quand Estelle y demeurait! Que mon
+corps f&ucirc;t n'importe o&ugrave;, mon &acirc;me errait, errait, errait sans cesse dans
+cette maison.</p>
+
+<p>La dame chez laquelle on avait plac&eacute; Estelle s'appelait Mrs Brandley;
+elle &eacute;tait veuve et avait une fille de quelques ann&eacute;es plus &acirc;g&eacute;e
+qu'Estelle. La m&egrave;re paraissait jeune et la fille vieille. Le teint de la
+m&egrave;re &eacute;tait ros&eacute;, celui de la jeune fille &eacute;tait jaune. La m&egrave;re donnait
+dans la frivolit&eacute;, la fille dans la th&eacute;ologie. Elles &eacute;taient dans ce
+qu'on appelle une bonne position; elles faisaient fr&eacute;quemment des
+visites et recevaient un grand nombre de personnes. Je ne sais s'il
+subsistait entre ces dames et Estelle la moindre communaut&eacute; de
+sentiments; mais il &eacute;tait convenu qu'elles lui &eacute;taient n&eacute;cessaires, et
+qu'elle leur &eacute;tait n&eacute;cessaire. Mrs Brandley avait &eacute;t&eacute; l'amie de miss
+Havisham, avant l'&eacute;poque o&ugrave; cette derni&egrave;re s'&eacute;tait retir&eacute;e du monde.</p>
+
+<p>Dans la maison de Mrs Brandley, comme au dehors, je souffris toutes les
+esp&egrave;ces de torture de la part d'Estelle, et &agrave; tous les degr&eacute;s
+inimaginables. La nature de mes relations avec elle, qui me mettait dans
+des termes de familiarit&eacute; sans me mettre dans ceux de la faveur,
+contribuait &agrave; me rendre fou. Elle se servait de moi pour tourmenter ses
+autres admirateurs; et elle usait de cette m&ecirc;me familiarit&eacute;, entre elle
+et moi, pour traiter avec un m&eacute;pris incessant mon d&eacute;vouement pour elle.
+Si j'avais &eacute;t&eacute; son secr&eacute;taire, son intendant, son fr&egrave;re de lait, un
+parent pauvre; si j'avais &eacute;t&eacute; son plus jeune fr&egrave;re ou son futur mari, je
+n'aurais pu me croire plus loin de mes esp&eacute;rances que je l'&eacute;tais, si
+pr&egrave;s d'elle. Le privil&egrave;ge de l'appeler par son nom et de l'entendre
+m'appeler par le mien, devint dans plus d'une occasion une aggravation
+de mes tourments; il rendait presque fous de d&eacute;pit ses autres amants,
+mais je ne savais que trop qu'il me rendait presque fou moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Elle avait des admirateurs sans nombre; sans doute ma jalousie voyait un
+admirateur dans chacun de ceux qui l'approchaient; mais il y en avait
+encore beaucoup trop, sans compter ceux-l&agrave;.</p>
+
+<p>Je la voyais souvent &agrave; Richmond, j'entendais souvent parler d'elle en
+ville, et j'avais coutume de la promener souvent sur l'eau avec les
+Brandleys. Il y avait des pique-niques, des f&ecirc;tes de jour, des
+spectacles, des op&eacute;ras, des concerts, des soir&eacute;es et toutes sortes de
+plaisirs, auxquels je l'accompagnais toujours, et qui &eacute;taient autant de
+douleurs pour moi. Jamais je n'eus une heure de bonheur dans sa soci&eacute;t&eacute;,
+et pourtant, pendant tout le temps que duraient les vingt-quatre heures,
+mon esprit se r&eacute;jouissait du bonheur de rester avec elle jusqu'&agrave; la
+mort.</p>
+
+<p>Pendant toute cette partie de notre existence, et elle dura, comme on
+le verra tout &agrave; l'heure, ce que je croyais alors &ecirc;tre un long espace de
+temps, elle ne quitta pas ce ton froid qui d&eacute;notait que notre liaison
+nous &eacute;tait impos&eacute;e; par moments seulement il y avait un soudain
+adoucissement dans ses paroles, ainsi que dans mes mani&egrave;res, et elle
+semblait me plaindre.</p>
+
+<p>&laquo;Pip!... Pip!... dit-elle un soir en s'adoucissant un peu, pendant que
+nous &eacute;tions retir&eacute;s dans l'embrasure d'une fen&ecirc;tre de la maison de
+Richmond, ne voudrez-vous donc jamais vous tenir pour averti?</p>
+
+<p>&mdash;De quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;De moi.</p>
+
+<p>&mdash;Averti de ne pas me laisser attirer par vous, est-ce l&agrave; ce que vous
+voulez dire, Estelle?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux dire? Si vous ne savez pas ce que je veux dire, vous
+&ecirc;tes aveugle.&raquo;</p>
+
+<p>J'aurais pu r&eacute;pliquer que l'amour avait la r&eacute;putation d'&ecirc;tre aveugle;
+mais par la raison que j'avais d'&ecirc;tre toujours retenu, et ce n'&eacute;tait pas
+l&agrave; la moindre de mes mis&egrave;res, par un sentiment qu'il n'&eacute;tait pas
+g&eacute;n&eacute;reux &agrave; elle de m'imposer quand elle savait qu'elle ne pouvait se
+dispenser d'ob&eacute;ir &agrave; miss Havisham, je craignais toujours que cette
+certitude de sa part ne me pla&ccedil;&acirc;t d'une fa&ccedil;on d&eacute;savantageuse vis-&agrave;-vis
+de son orgueil et que je ne fusse cause d'une secr&egrave;te r&eacute;bellion dans son
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&laquo;Dans tous les cas, dis-je, je n'ai re&ccedil;u d'autre avertissement que
+celui-ci; car vous-m&ecirc;me m'avez &eacute;crit de me rendre pr&egrave;s de vous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai,&raquo; dit Estelle avec ce sourire indiff&eacute;rent et froid qui me
+gla&ccedil;ait toujours.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir regard&eacute; un instant au dehors dans le cr&eacute;puscule, elle
+continua:</p>
+
+<p>&laquo;Miss Havisham d&eacute;sire m'avoir une journ&eacute;e &agrave; Satis House; vous pouvez m'y
+conduire et me ramener si vous le voulez. Elle pr&eacute;f&egrave;rerait que je ne
+voyageasse pas seule, et elle refuse de recevoir ma femme de chambre,
+car elle a horreur de s'entendre adresser la parole par de telles gens.
+Pouvez-vous me conduire?</p>
+
+<p>&mdash;Si je puis vous conduire, Estelle!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous le pouvez?... Alors, ce sera pour apr&egrave;s-demain, si vous le voulez
+bien; vous payerez tous les frais de ma bourse. Voil&agrave; les conditions de
+votre voyage avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et je dois ob&eacute;ir?&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>Ce fut la seule invitation que je re&ccedil;us pour cette visite, de m&ecirc;me que
+pour toutes les autres. Miss Havisham ne m'&eacute;crivait jamais, et je
+n'avais seulement jamais vu son &eacute;criture. Nous part&icirc;mes le surlendemain,
+et nous la trouv&acirc;mes dans la chambre o&ugrave; je l'avais vue la premi&egrave;re fois.
+Il est inutile d'ajouter qu'il n'y avait aucun changement &agrave; Satis House.</p>
+
+<p>Miss Havisham fut encore plus terriblement affectueuse avec Estelle
+qu'elle ne l'avait &eacute;t&eacute; la derni&egrave;re fois que je les avais vues ensemble.
+Je dis le mot avec intention, car il y avait positivement quelque chose
+de terrible dans l'&eacute;nergie de ses regards et de ses embrassements. Elle
+mangeait des yeux la beaut&eacute; d'Estelle, elle mangeait ses paroles, elle
+mangeait ses gestes, elle mordait ses doigts tremblants, comme si elle
+e&ucirc;t d&eacute;vor&eacute; la belle cr&eacute;ature qu'elle avait &eacute;lev&eacute;e.</p>
+
+<p>Puis d'Estelle, elle reportait les yeux sur moi avec un regard
+inquisiteur, qui semblait fouiller dans mon c&oelig;ur et sonder ses
+blessures.</p>
+
+<p>&laquo;Comment agit-elle avec vous, Pip?... Comment agit-elle avec vous?...&raquo;
+me demanda-t-elle encore avec son ton brusque et sec de sorci&egrave;re, m&ecirc;me
+en pr&eacute;sence d'Estelle.</p>
+
+<p>Quand, le soir, nous f&ucirc;mes assis devant son feu brillant, elle fut
+encore plus pressante. Alors, tenant la main d'Estelle, passive sous son
+bras et serr&eacute;e dans la sienne, elle lui arracha, &agrave; force de lui rappeler
+le contenu de ses lettres, les noms et les conditions des hommes qu'elle
+avait fascin&eacute;s; et tout en s'&eacute;tendant sur ce sujet, avec l'ardeur d'un
+esprit malade et mortellement bless&eacute;, miss Havisham posa son autre main
+sur sa canne, appuya son menton dessus, et me d&eacute;visagea avec ses yeux
+p&acirc;les et brillants. C'&eacute;tait un v&eacute;ritable spectre.</p>
+
+<p>Je vis par tout cela, tout malheureux que j'en &eacute;tais, et malgr&eacute; le sens
+amer de d&eacute;pendance et m&ecirc;me de d&eacute;gradation que cela &eacute;veillait en moi,
+qu'Estelle &eacute;tait destin&eacute;e &agrave; assouvir la vengeance de miss Havisham sur
+les hommes, et qu'elle ne me serait pas donn&eacute;e avant qu'elle ne l'e&ucirc;t
+satisfaite pendant un certain temps. Je voyais en cela la raison pour
+laquelle elle m'avait &eacute;t&eacute; destin&eacute;e d'avance. En l'envoyant pour s&eacute;duire,
+tourmenter et faire le mal, miss Havisham avait la maligne assurance
+qu'elle &eacute;tait hors de l'atteinte de tous les admirateurs, et que tous
+ceux qui parieraient sur ce coup &eacute;taient s&ucirc;rs de perdre. Je vis en cela
+que moi aussi j'&eacute;tais tourment&eacute; par une perversion d'ing&eacute;nuit&eacute;, quoique
+le prix me f&ucirc;t r&eacute;serv&eacute;. Je vis en cela la raison pour laquelle on me
+tenait &agrave; distance si longtemps, et la raison pour laquelle on me tenait
+&agrave; distance si longtemps, et la raison pour laquelle mon tuteur refusait
+de se compromettre par la connaissance formelle d'un tel plan. En un
+mot, je vis en cela miss Havisham telle que je l'avais vue la premi&egrave;re
+fois, et telle que je la voyais devant mes yeux, et je vis en tout cela
+comme l'ombre de la sombre et malsaine maison dans laquelle sa vie &eacute;tait
+cach&eacute;e au soleil.</p>
+
+<p>Les bougies qui &eacute;clairaient cette chambre &eacute;taient plac&eacute;es dans les
+branches de cand&eacute;labres fix&eacute;es au mur; elles &eacute;taient tr&egrave;s &eacute;lev&eacute;es et
+br&ucirc;laient avec cette tristesse calme d'une lumi&egrave;re artificielle, dans un
+air rarement renouvel&eacute;. En regardant la p&acirc;le lueur qu'elles r&eacute;pandaient,
+en voyant la pendule arr&ecirc;t&eacute;e et les v&ecirc;tements de noces de miss Havisham
+fl&eacute;tris, &eacute;pars sur la table et &agrave; terre; en voyant l'horrible figure de
+miss Havisham, avec son ombre fantastique, que le feu projetait agrandie
+sur le mur et sur le plafond, je reconnus en toute chose la confirmation
+de l'explication &agrave; laquelle mon esprit s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;, r&eacute;p&eacute;t&eacute;e de mille
+mani&egrave;res et retombant sur moi. Mes pens&eacute;es p&eacute;n&eacute;tr&egrave;rent dans la grande
+chambre, de l'autre c&ocirc;t&eacute; du palier, o&ugrave; la table &eacute;tait servie; et je vis
+la m&ecirc;me explication &eacute;crite dans les toiles d'araign&eacute;e amoncel&eacute;es sur
+tout, dans la marche des araign&eacute;es sur la nappe, dans les traces des
+souris qui rentraient, leurs petits c&oelig;urs tout en &eacute;moi, derri&egrave;re les
+panneaux, et dans les groupes des insectes sur le plancher, aussi bien
+que dans leur mani&egrave;re d'avancer ou de s'arr&ecirc;ter.</p>
+
+<p>Il arriva, &agrave; l'occasion de cette visite, que quelques mots piquants
+s'&eacute;lev&egrave;rent entre Estelle et miss Havisham. C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois que
+je voyais une discussion entre elles.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions assis pr&egrave;s du feu, comme je l'ai dit tout &agrave; l'heure. Miss
+Havisham tenait encore le bras d'Estelle pass&eacute; sous le sien, et elle
+serrait encore la main d'Estelle dans la sienne, quand Estelle essaya
+peu &agrave; peu de se d&eacute;gager. Elle avait montr&eacute; plus d'une fois une
+impatience hautaine, et avait plut&ocirc;t endur&eacute; cette furieuse affection
+qu'elle ne l'avait accept&eacute;e ou rendue.</p>
+
+<p>&laquo;Comment! dit miss Havisham en jetant sur elle ses yeux &eacute;tincelants,
+vous &ecirc;tes fatigu&eacute;e de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis qu'un peu fatigu&eacute;e de moi-m&ecirc;me, r&eacute;pondit Estelle en
+d&eacute;gageant son bras, et en s'approchant de la grande chemin&eacute;e, o&ugrave; elle
+resta les yeux fix&eacute;s sur le feu.</p>
+
+<p>&mdash;Dites la v&eacute;rit&eacute;, ingrate que vous &ecirc;tes! s'&eacute;cria miss Havisham en
+frappant avec col&egrave;re le plancher de sa canne; vous &ecirc;tes fatigu&eacute;e de
+moi!&raquo;</p>
+
+<p>Estelle, avec un grand calme, leva les yeux sur elle, puis elle les
+rabaissa sur le feu; son corps gracieux et son charmant visage
+exprimaient une froide impassibilit&eacute; devant la col&egrave;re de l'autre, qui
+&eacute;tait presque cruelle.</p>
+
+<p>&laquo;C&oelig;ur de pierre! s'&eacute;cria miss Havisham, c&oelig;ur froid!... froid!...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi!... dit Estelle en conservant son attitude d'indiff&eacute;rence pendant
+qu'elle s'appuyait contre la chemin&eacute;e, et en ne remuant que les yeux,
+vous me reprochez d'&ecirc;tre froide?... vous!...</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'&ecirc;tes-vous pas? repartit fi&egrave;rement miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devriez savoir, dit Estelle, que je suis ce que vous m'avez
+faite; prenez-en toutes les louanges et tout le bl&acirc;me; prenez-en tout le
+succ&egrave;s et tout l'insucc&egrave;s: en un mot, prenez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! regardez-la! regardez-la!... s'&eacute;cria miss Havisham avec amertume;
+regardez-la! si dure, si ingrate, dans la maison m&ecirc;me o&ugrave; elle a &eacute;t&eacute;
+&eacute;lev&eacute;e... o&ugrave; je l'ai press&eacute;e sur cette poitrine bris&eacute;e, alors qu'elle
+saignait encore, et o&ugrave; je lui ai prodigu&eacute; des ann&eacute;es de tendresse!</p>
+
+<p>&mdash;Du moins je n'ai pas pris part au contrat, dit Estelle, car si je
+savais marcher et parler quand on le fit, c'&eacute;tait tout ce que je pouvais
+faire. Mais que voulez-vous dire? Vous avez &eacute;t&eacute; tr&egrave;s bonne pour moi, et
+je vous dois tout.... Que voudriez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Votre affection, r&eacute;pliqua l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai pas, dit miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Ma m&egrave;re adoptive, r&eacute;pliqua Estelle sans perdre la gr&acirc;ce ais&eacute;e de son
+attitude, sans &eacute;lever la voix comme faisait l'autre, sans c&eacute;der jamais
+ni &agrave; la tendresse, ni &agrave; la col&egrave;re; ma m&egrave;re adoptive, je vous ai dit que
+je vous dois tout.... Tout ce que je poss&egrave;de est &agrave; vous, tout ce que vous
+m'avez donn&eacute;, vous pouvez le reprendre. Au del&agrave; je n'ai rien, et si vous
+me demandez de vous rendre ce que vous ne m'avez jamais donn&eacute;, mon
+devoir et ma reconnaissance ne peuvent faire l'impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Ne lui ai-je jamais donn&eacute; d'affection? s'&eacute;cria miss Havisham en se
+tournant vers moi avec fureur. Ne lui ai-je jamais donn&eacute; une affection
+br&ucirc;lante, pleine de jalousie en tout temps, et de douleur cuisante,
+quand elle me parle ainsi! Qu'elle dise que je suis folle!... qu'elle
+dise que je suis folle....</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi vous appellerai-je folle, repartit Estelle, moi plus que les
+autres? Est-il quelqu'un au monde qui sache vos projets &agrave; moiti&eacute; aussi
+bien que moi?... est-il quelqu'un au monde qui sache &agrave; moiti&eacute; aussi bien
+que moi quelle m&eacute;moire nette vous avez?... Moi qui suis rest&eacute;e au m&ecirc;me
+foyer, sur ce petit tabouret qui est encore &agrave; c&ocirc;t&eacute; de vous, &agrave; apprendre
+vos le&ccedil;ons et &agrave; lire dans vos yeux, quand votre visage m'&eacute;tonnait et
+m'effrayait.</p>
+
+<p>&mdash;Le&ccedil;ons et moments bient&ocirc;t oubli&eacute;s!... g&eacute;mit miss Havisham, le&ccedil;ons et
+moments bien oubli&eacute;s!...</p>
+
+<p>&mdash;Non pas oubli&eacute;s, repartit Estelle, non pas oubli&eacute;s, mais recueillis
+dans ma m&eacute;moire.... Quand m'avez-vous trouv&eacute;e sourde &agrave; vos enseignements?
+quand m'avez-vous trouv&eacute;e inattentive &agrave; vos le&ccedil;ons?... quand m'avez-vous
+vue laisser p&eacute;n&eacute;trer ici, dit-elle, en appuyant la main sur son c&oelig;ur,
+quelque chose que vous en aviez exclu?... Soyez juste envers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Si fi&egrave;re!... si fi&egrave;re!... g&eacute;mit miss Havisham en rejetant ses cheveux
+gris &agrave; l'aide de ses deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Qui m'a appris &agrave; &ecirc;tre fi&egrave;re? r&eacute;pondit Estelle, qui me vantait quand
+j'apprenais ma le&ccedil;on?...</p>
+
+<p>&mdash;Si dure!... si dure!... g&eacute;mit miss Havisham avec le m&ecirc;me mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;Qui m'a appris &agrave; &ecirc;tre dure? repartit Estelle; qui me comblait d'&eacute;loges
+quand j'apprenais ma le&ccedil;on?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais &ecirc;tre fi&egrave;re et dure envers moi!... cria miss Havisham en &eacute;tendant
+ses bras, Estelle!... Estelle!... Estelle!... &ecirc;tre fi&egrave;re et dure envers
+moi!...&raquo;</p>
+
+<p>Estelle la consid&eacute;ra pendant un moment avec une sorte d'&eacute;tonnement
+calme, mais sans &ecirc;tre autrement troubl&eacute;e. Quand ce moment fut pass&eacute;,
+elle reporta ses yeux sur le feu.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne puis comprendre, dit-elle en levant les yeux apr&egrave;s un silence,
+pourquoi vous &ecirc;tes si peu raisonnable quand je viens vous voir apr&egrave;s une
+aussi longue s&eacute;paration. Je n'ai jamais oubli&eacute; vos malheurs et leurs
+causes; je ne vous ai jamais &eacute;t&eacute; infid&egrave;le, ni &agrave; vos enseignements non
+plus; je n'ai jamais montr&eacute; de faiblesse dont je puisse me repentir.</p>
+
+<p>&mdash;Serait-ce donc de la faiblesse que de me rendre mon amour? s'&eacute;cria
+miss Havisham; mais oui... oui... elle l'appellerait ainsi!</p>
+
+<p>&mdash;Je commence &agrave; comprendre, dit Estelle comme en se parlant &agrave; elle-m&ecirc;me,
+apr&egrave;s une seconde minute d'&eacute;tonnement calme, et &agrave; deviner presque
+comment cela s'est fait: si vous eussiez &eacute;lev&eacute; votre fille adoptive,
+dans la sombre retraite de cet appartement, sans jamais lui laisser voir
+qu'il existait quelque chose comme la lumi&egrave;re du soleil, &agrave; laquelle elle
+n'avait jamais vu une seule fois votre visage; si vous eussiez fait cela
+et qu'ensuite, dans un but quelconque, vous eussiez voulu lui faire
+comprendre la lumi&egrave;re et tout ce qui s'y rattache, vous eussiez &eacute;t&eacute;
+d&eacute;sappoint&eacute;e et m&eacute;contente...&raquo;</p>
+
+<p>Miss Havisham, sa t&ecirc;te dans sa main, faisait entendre des g&eacute;missements
+&eacute;touff&eacute;s et se balan&ccedil;ait sur sa chaise, mais ne faisait pas de r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&laquo;Ou, dit Estelle, ce qui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; plus naturel, si vous lui eussiez
+appris, d&egrave;s que vous avez vu poindre son intelligence, avec votre
+extr&ecirc;me &eacute;nergie et votre puissance, qu'il existait quelque chose comme
+la lumi&egrave;re, mais que cette chose devait &ecirc;tre son ennemie, sa
+destructrice, et qu'elle devait toujours se d&eacute;tourner d'elle, car
+puisqu'elle vous avait fl&eacute;trie elle ne manquerait pas de la fl&eacute;trir
+aussi... si vous eussiez fait cela, et qu'apr&egrave;s, dans un but quelconque,
+vous eussiez voulu l'exposer naturellement &agrave; la lumi&egrave;re et qu'elle n'e&ucirc;t
+pu la supporter, vous eussiez &eacute;t&eacute; d&eacute;sappoint&eacute;e et m&eacute;contente?...&raquo;</p>
+
+<p>Miss Havisham &eacute;coutait ou semblait &eacute;couter, car je ne pouvais voir son
+visage; mais elle ne fit pas encore de r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&laquo;Ainsi, dit Estelle, il faut me prendre telle qu'on m'a faite.... Les
+qualit&eacute;s ne sont pas les miennes et les d&eacute;fauts ne sont pas davantage
+les miens, mais les deux r&eacute;unis font un ensemble qui est moi.&raquo;</p>
+
+<p>Miss Havisham gisait sur le plancher, je sais &agrave; peine comment, au milieu
+des d&eacute;bris fan&eacute;s de ses habits de fianc&eacute;e qui le jonchaient. Je profitai
+de ce moment&mdash;j'en avais cherch&eacute; un d&egrave;s le d&eacute;but&mdash;pour quitter
+l'appartement, apr&egrave;s avoir recommand&eacute; par un geste &agrave; Estelle de prendre
+soin de miss Havisham. Quand je sortis, Estelle &eacute;tait encore debout
+devant la grande chemin&eacute;e, exactement comme elle &eacute;tait rest&eacute;e pendant
+toute cette sc&egrave;ne.</p>
+
+<p>Les cheveux de miss Havisham &eacute;taient &eacute;pars sur le plancher, parmi les
+restes de ses v&ecirc;tements de mari&eacute;e. C'&eacute;tait un spectacle navrant &agrave;
+contempler.</p>
+
+<p>Aussi est-ce le c&oelig;ur oppress&eacute; que je marchai pendant une heure et plus
+&agrave; la lueur des &eacute;toiles, dans la cour, dans la brasserie et dans le
+jardin en ruines. Quand &agrave; la fin j'eus le courage de revenir dans la
+chambre, je trouvai Estelle assise aux genoux de miss Havisham, faisant
+quelques points &agrave; l'un de ces vieux objets de toilette qui tombaient en
+pi&egrave;ces, et qui m'ont souvent rappel&eacute; depuis les guenilles fan&eacute;es des
+vieilles banni&egrave;res que j'ai vues pendues dans les cath&eacute;drales. Ensuite,
+Estelle et moi nous jou&acirc;mes aux cartes comme autrefois; seulement, nous
+&eacute;tions forts maintenant, et nous jouions aux jeux fran&ccedil;ais. La soir&eacute;e se
+passa ainsi, et je gagnai mon lit.</p>
+
+<p>Je couchai dans le b&acirc;timent s&eacute;par&eacute;, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la cour. C'&eacute;tait
+la premi&egrave;re fois que je couchais &agrave; Satis Hous, et le sommeil refusa de
+venir me visiter. Mille fois je vis miss Havisham. Elle &eacute;tait tant&ocirc;t
+d'un c&ocirc;t&eacute; de mon oreiller, tant&ocirc;t de l'autre, au pied du lit, &agrave; la t&ecirc;te,
+derri&egrave;re la porte entr'ouverte du cabinet de toilette, dans le cabinet
+de toilette, dans la chambre au-dessus, dans la chambre au-dessous...
+partout. &Agrave; la fin, quand la nuit lente &agrave; passer, atteignit deux heures,
+je sentis que je ne pouvais plus absolument supporter de rester couch&eacute;
+en ce lieu et qu'il valait mieux me lever. Je me levai donc, je
+m'habillai, et, traversant la cour, je passai par le long couloir en
+pierres, avec l'intention de gagner la cour ext&eacute;rieure et de m'y
+promener pour t&acirc;cher de soulager mon esprit. Mais je ne fus pas plut&ocirc;t
+dans le couloir que j'&eacute;teignis ma lumi&egrave;re, car je vis miss Havisham s'y
+promener comme un fant&ocirc;me, en faisant entendre un faible cri. Je la
+suivis &agrave; distance, et je la vis monter l'escalier. Elle tenait &agrave; la main
+une chandelle qu'elle avait sans doute prise dans l'un des cand&eacute;labres
+de sa chambre. C'&eacute;tait vraiment fantastique &agrave; contempler &agrave; la lumi&egrave;re.
+&Eacute;tant rest&eacute; au bas de l'escalier, je sentais l'air renferm&eacute; de la salle
+du festin, sans pouvoir voir miss Havisham ouvrir la porte, et je
+l'entendais marcher l&agrave;, puis retourner &agrave; sa chambre, et revenir dans la
+premi&egrave;re pi&egrave;ce sans jamais cesser son petit cri. Un moment apr&egrave;s,
+j'essayai dans l'obscurit&eacute; de sortir ou de retourner sur mes pas, mais
+je ne pus faire ni l'un ni l'autre, jusqu'&agrave; ce que quelques rayons de
+lumi&egrave;re p&eacute;n&eacute;trant &agrave; l'int&eacute;rieur me permissent de voir o&ugrave; je posais les
+mains. Pendant tout le temps que je mis &agrave; descendre l'escalier,
+j'entendais ses pas, je voyais la lumi&egrave;re passer au-dessus, et
+j'entendais sans cesse son petit cri.</p>
+
+<p>Avant notre d&eacute;part, le lendemain, il ne fut plus question du diff&eacute;rend
+qui s'&eacute;tait &eacute;lev&eacute; entre elle et Estelle, et il n'en fut plus jamais
+question dans aucune autre occasion. Il y eut cependant quatre occasions
+semblables, si je m'en souviens bien. Je n'ai jamais non plus remarqu&eacute;
+le moindre changement dans les mani&egrave;res de miss Havisham vis-&agrave;-vis
+d'Estelle, si ce n'est qu'il y avait quelque chose comme de la crainte
+m&ecirc;l&eacute;e &agrave; sa tendresse emport&eacute;e.</p>
+
+<p>Il m'est impossible de tourner cette premi&egrave;re page de ma vie, sans y
+mettre le nom de Bentley Drummle; sans cela, c'est avec joie que je n'en
+parlerais pas.</p>
+
+<p>En une certaine occasion, le club des Pinsons &eacute;tait r&eacute;uni en grand
+nombre; les bons sentiments roulaient comme de coutume, c'est-&agrave;-dire que
+personne ne s'accordait; le pinson-pr&eacute;sident rappelait le Bocage &agrave;
+l'ordre. Drummle n'avait pas encore port&eacute; de toast &agrave; une dame, ainsi que
+le voulait la constitution de la soci&eacute;t&eacute;, et c'&eacute;tait le tour de cette
+brute ce jour-l&agrave;. Il m'avait sembl&eacute; le voir me narguer de son vilain
+rire, pendant que les carafes circulaient; comme il n'y avait aucune
+sympathie entre nous, cela pouvait bien &ecirc;tre et ne m'&eacute;tonnait pas: mais
+quelle fut ma surprise et mon indignation quand il invita la compagnie &agrave;
+porter un toast &agrave; Estelle!</p>
+
+<p>&laquo;Estelle, qui? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela vous fait? repartit Drummle.</p>
+
+<p>&mdash;Estelle, d'o&ugrave;? dis-je. Vous &ecirc;tes oblig&eacute; de le dire.&raquo;</p>
+
+<p>Et, de fait, il &eacute;tait oblig&eacute; de le dire, en sa qualit&eacute; de Pinson.</p>
+
+<p>&laquo;De Richmond, messieurs, dit Drummle, et c'est une beaut&eacute; sans &eacute;gale.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il sait ce que c'est qu'une beaut&eacute; sans &eacute;gale, ce mis&eacute;rable
+idiot? dis-je &agrave; l'oreille d'Herbert.</p>
+
+<p>&mdash;Je connais cette dame, dit Herbert par-dessus la table, quand on eut
+fait honneur au toast.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? dit Drummle, &ocirc; Seigneur!&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la seule r&eacute;plique, &agrave; l'exception du bruit des verres et des
+assiettes que cette &eacute;paisse cr&eacute;ature &eacute;tait capable de faire, mais j'en
+fus tout aussi irrit&eacute; que si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; p&eacute;trie d'esprit. Je me levai
+aussit&ocirc;t de ma place, et dis que je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de regarder
+comme une impudence de la part de l'honorable &laquo;pinson de venir devant le
+Bocage,&raquo;&mdash;nous nous servions fr&eacute;quemment de cette expression, &laquo;venir
+devant le Bocage&raquo; comme d'une tournure parlementaire convenable;&mdash;devant
+le Bocage, proposer la sant&eacute; d'une dame sur le compte de laquelle il ne
+savait rien du tout. L&agrave;-dessus, M. Drummle se leva et demanda ce que je
+voulais dire par ces paroles. Ce &agrave; quoi je r&eacute;pondis, sans plus
+d'explications, que sans doute il savait o&ugrave; l'on me trouvait.</p>
+
+<p>Si apr&egrave;s cela il &eacute;tait possible, dans un pays chr&eacute;tien, de se passer de
+sang, &eacute;tait une question sur laquelle les pinsons n'&eacute;taient pas d'accord
+le d&eacute;bat devint m&ecirc;me si vif, qu'au moins six des plus honorables membres
+dirent &agrave; six autres, pendant la discussion, que sans doute ils savaient
+o&ugrave; on les trouvait. Cependant il fut d&eacute;cid&eacute; &agrave; la fin, le Bocage &eacute;tait
+une cour d'honneur, que si M. Drummle apportait le plus l&eacute;ger certificat
+de la dame, constatant qu'il avait l'honneur de la conna&icirc;tre, M. Pip
+exprimerait ses regrets comme gentleman et comme pinson, de s'&ecirc;tre
+laiss&eacute; emporter &agrave; une ardeur qui.... On convint que la pi&egrave;ce devait &ecirc;tre
+produite le lendemain, dans la crainte que notre honneur se refroid&icirc;t
+pendant le d&eacute;lai; et, le lendemain, Drummle arriva avec un petit mot
+poli de la main d'Estelle, dans lequel elle avouait qu'elle avait eu
+l'honneur de danser plusieurs fois avec lui. Cela ne me laissait d'autre
+ressource que de regretter de m'&ecirc;tre laiss&eacute; emporter par une ardeur
+qui... et surtout de r&eacute;pudier comme insoutenable l'id&eacute;e qu'on pouvait me
+trouver quelque part. Drummle et moi, nous rest&acirc;mes &agrave; nous regarder l'un
+l'autre, sans rien dire pendant l'heure que dura la contestation dans
+laquelle le Bocage &eacute;tait engag&eacute;. Finalement, on d&eacute;clara que la motion
+tendant &agrave; la reprise du bon accord &eacute;tait vot&eacute;e &agrave; une immense majorit&eacute;.</p>
+
+<p>J'en parle ici l&eacute;g&egrave;rement, mais ce ne fut pas une petite affaire pour
+moi, car je ne puis exprimer exactement quelle peine je ressentis en
+pensant qu'Estelle montr&acirc;t la moindre faveur &agrave; un individu si
+m&eacute;prisable, si lourd, si maladroit, si stupide et si inf&eacute;rieur. &Agrave;
+l'heure qu'il est, je crois pouvoir attribuer &agrave; quelque pur sentiment de
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; et de d&eacute;sint&eacute;ressement, qui se m&ecirc;lait &agrave; mon amour pour elle,
+d'avoir pu endurer l'id&eacute;e qu'elle s'appuyait sur cet animal. Sans doute,
+j'aurais souffert de n'importe quelle pr&eacute;f&eacute;rence, mais un objet plus
+digne m'aurait caus&eacute; une autre esp&egrave;ce de tristesse et un degr&eacute; de
+chagrin diff&eacute;rent.</p>
+
+<p>Il me fut facile de d&eacute;couvrir, et je d&eacute;couvris bient&ocirc;t que Drummle avait
+commenc&eacute; ses assiduit&eacute;s aupr&egrave;s d'elle, et qu'elle lui avait permis
+d'agir ainsi. Pendant un certain temps, il fut toujours &agrave; sa poursuite,
+et lui et moi, nous nous rencontrions chaque jour, et il s'obstinait
+d'une fa&ccedil;on stupide, et Estelle le retenait, soit en l'encourageant,
+soit en le d&eacute;courageant, tant&ocirc;t le flattant presque, tant&ocirc;t le m&eacute;prisant
+ouvertement, quelquefois ayant l'air de le conna&icirc;tre tr&egrave;s bien, d'autres
+fois se souvenant &agrave; peine qui il &eacute;tait.</p>
+
+<p>L'araign&eacute;e, comme l'appelait M. Jaggers, &eacute;tait accoutum&eacute;e &agrave; attendre, et
+elle avait la patience de sa race. Ajoutez &agrave; cela qu'il avait une
+confiance stupide dans son argent et dans la haute position de sa
+famille qui, quelquefois, lui &eacute;tait d'un grand secours, en lui tenant
+lieu de concentration et de but d&eacute;termin&eacute;. Ainsi l'araign&eacute;e, tout en
+&eacute;piant de pr&egrave;s Estelle, &eacute;piait plusieurs insectes plus brillants, et
+souvent elle se d&eacute;tortillait et tombait &agrave; propos sur une autre proie.</p>
+
+<p>&Agrave; un certain bal, &agrave; Richmond, il y avait alors des bals presque partout,
+o&ugrave; Estelle avait &eacute;clips&eacute; toutes les autres beaut&eacute;s, cet absurde Drummle
+s'attacha tellement &agrave; elle, et avec tant de tol&eacute;rance de sa part, que je
+r&eacute;solus d'en dire quelques mots &agrave; Estelle. Je saisis la premi&egrave;re
+occasion qui se pr&eacute;senta. Ce fut pendant qu'elle attendait Mrs Brandley
+pour s'en aller. Elle &eacute;tait assise seule au milieu des fleurs, pr&ecirc;te &agrave;
+partir. J'&eacute;tais avec elle, car presque toujours je les conduisais dans
+ces r&eacute;unions, et je les ramenais jusque chez elles.</p>
+
+<p>&laquo;&Ecirc;tes-vous fatigu&eacute;e, Estelle?</p>
+
+<p>&mdash;Assez, Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez l'&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Dites plut&ocirc;t que je ne devrais pas l'&ecirc;tre, car j'ai &agrave; &eacute;crire ma lettre
+pour Satis House avant de me coucher.</p>
+
+<p>&mdash;Pour en revenir &agrave; votre triomphe de ce soir, dis-je, c'est assur&eacute;ment
+un tr&egrave;s pauvre triomphe, Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?... Je ne sais pas s'il y a eu quelque triomphe
+ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Estelle, dis-je, jetez les yeux sur cet individu qui nous regarde dans
+le coin l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi le regarderais-je? r&eacute;pondit Estelle en fixant les yeux sur
+moi au lieu de le regarder. Qu'y a-t-il dans cet individu du coin
+l&agrave;-bas, pour me servir de vos paroles, que j'aie besoin de voir?</p>
+
+<p>&mdash;En effet, c'est justement la question que je voulais vous faire, car
+il a voltig&eacute; autour de vous pendant toute la soir&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Les papillons de nuit et toutes sortes de vilaines b&ecirc;tes, r&eacute;pondit
+Estelle en jetant un regard de son c&ocirc;t&eacute;, voltigent autour d'une
+chandelle allum&eacute;e: la chandelle peut-elle l'emp&ecirc;cher?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dis-je; mais Estelle ne peut-elle l'emp&ecirc;cher, elle?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit-elle en riant, apr&egrave;s un moment, peut-&ecirc;tre... oui... comme
+vous voudrez....</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Estelle, laissez-moi parler. Cela me rend malheureux de vous
+voir encourager un homme aussi g&eacute;n&eacute;ralement m&eacute;pris&eacute; que Drummle.... Vous
+savez qu'il est m&eacute;pris&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez qu'il est commun au dedans comme au dehors; que c'est un
+individu d'un mauvais caract&egrave;re, bas et stupide.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez qu'il n'a d'autre recommandation que son argent et une
+ridicule lign&eacute;e d'anc&ecirc;tres insignifiants, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?&raquo; dit-elle encore.</p>
+
+<p>Et chaque fois qu'elle disait ce mot, elle ouvrait ses jolis yeux plus
+grands.</p>
+
+<p>Afin de vaincre la difficult&eacute; et de me d&eacute;barrasser de ce monosyllabe, je
+m'en emparai et dis avec chaleur:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! cela me rend malheureux.&raquo;</p>
+
+<p>En ce moment, si j'avais pu croire qu'elle favoris&acirc;t Drummle avec l'id&eacute;e
+de me rendre malheureux, moi, j'aurais eu le c&oelig;ur moins navr&eacute;; mais,
+selon sa mani&egrave;re habituelle, elle me mit si enti&egrave;rement hors de la
+question, que je ne pouvais rien croire de la sorte.</p>
+
+<p>&laquo;Pip, dit Estelle en promenant ses yeux autour de la chambre, ne vous
+effrayez pas de cet effet sur vous, cela peut avoir le m&ecirc;me effet sur
+d'autres, et peut-&ecirc;tre faut-il que ce soit ainsi, cela ne vaut pas la
+peine de discuter.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dis-je, parce que je ne peux pas supporter qu'on dise: Elle
+r&eacute;pand ses gr&acirc;ces et ses charmes sur un rustre, le plus vil de tous.</p>
+
+<p>&mdash;Je puis bien le supporter, moi, dit Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne soyez pas si fi&egrave;re, Estelle et si inflexible.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'appelle fi&egrave;re et inflexible, dit Estelle en ouvrant ses mains, et
+il me reproche de m'abaisser pour un rustre!</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute vous le faites! dis-je un peu vivement; car je vous ai vue
+lui adresser des regards et des sourires, ce soir m&ecirc;me, comme jamais
+vous ne m'en adressez &agrave; moi.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous donc, dit Estelle, en se tournant tout &agrave; coup avec un
+regard fixe et s&eacute;rieux, sinon f&acirc;ch&eacute;, que je vous trompe et que je vous
+tende des pi&egrave;ges!</p>
+
+<p>&mdash;Le trompez-vous et lui tendez-vous des pi&egrave;ges, Estelle?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, &agrave; lui et &agrave; beaucoup d'autres, &agrave; tous, except&eacute; &agrave; vous. Voici Mrs
+Brandley, je n'en dirai pas davantage...&raquo;</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Et maintenant que j'ai rempli ce chapitre du sujet qui remplissait aussi
+mon c&oelig;ur et le fait souffrir encore, je passe &agrave; l'&eacute;v&eacute;nement qui me
+mena&ccedil;ait depuis longtemps, &eacute;v&eacute;nement qui avait commenc&eacute; &agrave; se pr&eacute;parer
+avant que je susse qu'il y avait une Estelle au monde, et dans les jours
+o&ugrave; son intelligence de baby commen&ccedil;ait &agrave; &ecirc;tre fauss&eacute;e par les principes
+destructifs de miss Havisham.</p>
+
+<p>Dans le conte oriental, la lourde dalle qui doit un jour tomber sur le
+tr&ocirc;ne dans l'enivrement de la victoire, est lentement extraite de la
+carri&egrave;re; le souterrain que doit traverser la corde pour amener ce gros
+bloc &agrave; sa place est lentement creus&eacute; &agrave; travers plusieurs lieues de roc;
+la pierre est lentement soulev&eacute;e et fix&eacute;e &agrave; la vo&ucirc;te; la corde y est
+pass&eacute;e et tir&eacute;e lentement &agrave; travers la voie creus&eacute;e jusqu'au grand
+anneau de fer. Tout est pr&ecirc;t apr&egrave;s des peines infinies, et, l'heure
+arriv&eacute;e, le sultan est &eacute;veill&eacute; dans le silence de la nuit, et la hache
+aiguis&eacute;e qui doit s&eacute;parer la corde du grand anneau de fer est dans sa
+main, il en frappe un coup, la corde est coup&eacute;e, s'en va au loin, et la
+vo&ucirc;te tombe. De m&ecirc;me pour moi: tout ce qui de pr&egrave;s ou de loin devait
+concourir au d&eacute;no&ucirc;ment in&eacute;vitable, avait &eacute;t&eacute; accompli. En un instant le
+coup fut frapp&eacute;, et le fa&icirc;te de mes belles illusions s'&eacute;croula sur moi!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_Xb" id="CHAPITRE_Xb"></a><a href="#table">CHAPITRE X.</a></h2>
+
+
+<p>J'avais vingt-trois ans, et pas un seul mot n'&eacute;tait venu m'&eacute;clairer sur
+mes esp&eacute;rances, et mon vingt-troisi&egrave;me anniversaire &eacute;tait pass&eacute; depuis
+une semaine. Il y avait plus d'un an que nous avions quitt&eacute; l'H&ocirc;tel
+Barnard. Nous habitions dans le quartier du Temple, nos chambres
+donnaient sur la rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>M. Pocket et moi nous avions depuis quelque temps cess&eacute; nos relations
+primitives, bien que nous continuassions &agrave; &ecirc;tre dans les meilleurs
+termes. Malgr&eacute; mon inhabilet&eacute; &agrave; m'occuper de quelque chose, inhabilet&eacute;
+qui venait, je l'esp&egrave;re, de la mani&egrave;re incompl&egrave;te et irr&eacute;guli&egrave;re avec
+laquelle je disposais de mes ressources, j'avais du go&ucirc;t pour la
+lecture, et je lisais r&eacute;guli&egrave;rement un certain nombre d'heures par jour.
+L'affaire d'Herbert allait de mieux en mieux, et tout continuait &agrave;
+marcher pour moi, comme je l'ai dit &agrave; la fin du dernier chapitre.</p>
+
+<p>Les affaires d'Herbert l'avaient envoy&eacute; &agrave; Marseille. J'&eacute;tais seul, et je
+me trouvais tout triste d'&ecirc;tre seul. D&eacute;courag&eacute; et inquiet, esp&eacute;rant
+depuis longtemps que le lendemain ou la semaine suivante &eacute;clairerait ma
+route, et depuis longtemps toujours d&eacute;sappoint&eacute;, je ressentais avec
+tristesse l'absence du joyeux visage et de la r&eacute;plique toujours pr&ecirc;te de
+mon ami.</p>
+
+<p>Il faisait un temps affreux, orageux et humide, et la boue, la boue,
+l'affreuse boue &eacute;tait &eacute;paisse dans toutes les rues. Depuis plusieurs
+jours, un immense voile de plomb s'&eacute;tait appesanti sur Londres, venant
+de l'Est, et il s'&eacute;tendait sans cesse, comme si dans l'Est il y avait
+une &eacute;ternit&eacute; de nuages et de vents. Si furieuses avaient &eacute;t&eacute; les
+bouff&eacute;es de la temp&ecirc;te, que les hautes constructions de la ville avaient
+eu le plomb arrach&eacute; de leurs toitures. Dans la campagne, des arbres
+avaient &eacute;t&eacute; d&eacute;racin&eacute;s et des ailes de moulin emport&eacute;es. De tristes
+nouvelles arrivaient de la c&ocirc;te, on annon&ccedil;ait des naufrages et des
+morts. De violentes pluies avaient accompagn&eacute; ces rafales de vent. Le
+jour qui finissait, au moment o&ugrave; je m'asseyais pour lire, avait &eacute;t&eacute; le
+plus terrible de tous.</p>
+
+<p>Des changements ont &eacute;t&eacute; faits dans cette partie du Temple depuis cette
+&eacute;poque, et il ne pr&eacute;sente pas aujourd'hui l'aspect isol&eacute; qu'il avait
+alors, il n'est pas non plus aussi expos&eacute; &agrave; la rivi&egrave;re. Nous demeurions
+au dernier &eacute;tage, et le vent, en remontant la rivi&egrave;re, faisait trembler
+notre maison cette nuit-l&agrave;, comme des d&eacute;charges de canon ou les brisants
+de la mer. Quand la pluie s'en m&ecirc;la et vint fouetter contre les
+fen&ecirc;tres, je pensai, en levant les yeux et en les voyant remuer, que
+j'aurais pu facilement me figurer &ecirc;tre dans un phare battu par l'orage.
+Par moments, la fum&eacute;e retombait dans la chemin&eacute;e, comme si elle ne
+pouvait se d&eacute;cider &agrave; sortir par un temps pareil, et quand j'ouvris les
+portes pour regarder dans l'escalier, je vis que les lampes &eacute;taient
+&eacute;teintes, et quand je reformais un abat-jour de mes mains pour regarder
+&agrave; travers les fen&ecirc;tres noires (il &eacute;tait impossible de les ouvrir si peu
+que ce f&ucirc;t), je vis que les lampes de la cour l'&eacute;taient &eacute;galement, et
+les r&eacute;verb&egrave;res, sur les ponts et sur les quais, vacillaient, et les feux
+de charbon dans les bateaux, sur la rivi&egrave;re, &eacute;taient emport&eacute;s par le
+vent, comme des &eacute;clats de fer rouge dans la pluie.</p>
+
+<p>Je lisais, ayant ma montre pos&eacute;e devant moi sur la table, et m'&eacute;tais
+propos&eacute; de fermer mon livre &agrave; onze heures, comme d'habitude. J'entendis
+Saint-Paul et toutes les &eacute;glises de la Cit&eacute;, les unes avant, les unes en
+m&ecirc;me temps, les autres apr&egrave;s, sonner cette heure. Le son luttait contre
+le vent, qui l'entrecoupait, et j'&eacute;coutais cette lutte, quand soudain
+j'entendis des pas dans l'escalier.</p>
+
+<p>Je ne sais quel mouvement d'inexplicable folie me fit tressaillir, et
+trouver un affreux rapport entre ces pas et celui de ma s&oelig;ur morte...
+mais, peu importe: cela se passa aussit&ocirc;t. J'&eacute;coutai de nouveau, et
+j'entendis le bruit des pas qui se rapprochait. Me souvenant alors que
+les lampes de l'escalier &eacute;taient &eacute;teintes, je pris la mienne et sortis
+sur le carr&eacute;. Celui qui montait s'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute; en voyant ma lampe, car
+tout &eacute;tait tranquille.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a quelqu'un en bas, n'est-ce pas? criai-je en cherchant &agrave; voir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit une voix sortant de l'obscurit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quel &eacute;tage allez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Au dernier, chez M. Pip.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon nom.... Vous ne m'apportez pas de mauvaises nouvelles?</p>
+
+<p>&mdash;Non, aucune mauvaise nouvelle,&raquo; r&eacute;pondit la voix.</p>
+
+<p>Et l'homme continua &agrave; monter.</p>
+
+<p>Je me tenais sur l'escalier avec ma lampe au dehors de la rampe, et il
+passa bient&ocirc;t sous sa lumi&egrave;re. C'&eacute;tait une lampe &agrave; abat-jour, faite pour
+n'&eacute;clairer que le livre, et son cercle de lumi&egrave;re &eacute;tait tr&egrave;s restreint,
+de sorte que l'homme qui montait l'escalier ne fit qu'y appara&icirc;tre un
+moment et rentrer aussit&ocirc;t dans l'obscurit&eacute;. Mais ce moment m'avait
+suffi pour voir un visage qui m'&eacute;tait &eacute;tranger, et qui me regardait d'un
+air satisfait et heureux de me voir.</p>
+
+<p>Changeant la lampe de place &agrave; mesure que l'homme avan&ccedil;ait, je vis qu'il
+&eacute;tait chaudement, mais grossi&egrave;rement v&ecirc;tu, comme quelqu'un qui a
+l'habitude de voyager sur mer; qu'il avait de long cheveux gris, qu'il
+pouvait avoir environ soixante ans, que c'&eacute;tait un homme robuste et
+solide sur ses jambes, et qu'il &eacute;tait bruni et endurci par les injures
+du temps. Lorsqu'il arriva &agrave; l'avant-derni&egrave;re marche, et que la lumi&egrave;re
+de ma lampe nous &eacute;claira tous les deux, je vis avec une sorte
+d'&eacute;tonnement stupide qu'il me tendait ses deux mains.</p>
+
+<p>&laquo;Que voulez-vous, je vous prie? lui demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux, reprit-il. Ah! oui... je vais vous le dire, si vous le
+permettez.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous entrer?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit-il; je d&eacute;sire entrer, monsieur.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui avais fait cette question d'une fa&ccedil;on peu hospitali&egrave;re, car
+j'&eacute;tais encore sous l'impression de la joie et de la satisfaction qui
+brillaient sur son visage lorsqu'il m'avait reconnu, et je m'imaginais
+que cela semblait impliquer qu'il s'attendait &agrave; m'y voir r&eacute;pondre. Je le
+conduisis dans la chambre que je venais de quitter, et, ayant pos&eacute; la
+lampe sur la table, je lui demandai le plus poliment possible de vouloir
+bien s'expliquer.</p>
+
+<p>Il regarda autour de lui d'un air vraiment &eacute;trange, d'un air de plaisir
+extr&ecirc;me, comme s'il avait quelque raison de s'int&eacute;resser aux choses
+qu'il admirait; puis il &ocirc;ta son chapeau et un pardessus d'&eacute;toffe
+grossi&egrave;re. Alors, je vis que sa t&ecirc;te &eacute;tait chauve et rid&eacute;e, et que ses
+longs cheveux gris poussaient seulement sur les c&ocirc;t&eacute;s; mais je ne voyais
+rien qui me l'expliqu&acirc;t le moins du monde, au contraire. Un moment
+apr&egrave;s, je le vis qui me tendait encore une fois ses deux mains.</p>
+
+<p>Que voulez-vous dire?&raquo; demandai-je, supposant que c'&eacute;tait un fou.</p>
+
+<p>Il cessa un instant de me regarder, et passa lentement sa main droite
+sur sa t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;C'est un grand d&eacute;sappointement pour un homme, dit-il d'une voix rude et
+cass&eacute;e, qui a d&eacute;sir&eacute; si longtemps ce moment et qui est venu de si
+loin.... Mais il ne faut pas vous bl&acirc;mer pour cela, ni bl&acirc;mer personne de
+nous. Je vais parler dans une demi-minute.... Donnez-moi une demi-minute,
+s'il vous pla&icirc;t.&raquo;</p>
+
+<p>Il s'assit dans une chaise plac&eacute;e devant le feu, et se couvrit le front
+de sa large main calleuse. Je le regardais avec attention, et je me
+reculais un peu pour le voir &agrave; distance; mais je ne le reconnaissais
+pas.</p>
+
+<p>&laquo;Il n'y a personne ici, n'est-ce pas? dit-il en regardant par-dessus son
+&eacute;paule, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, vous qui m'&ecirc;tes &eacute;tranger et qui entrez pour la premi&egrave;re fois
+chez moi, &agrave; pareille heure, pourquoi me faites-vous cette question? lui
+dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes un malin, r&eacute;pondit-il en secouant la t&ecirc;te avec un ton
+d'affection que je ne pouvais comprendre et qui m'exasp&eacute;rait. Je suis
+bien aise que vous soyez devenu malin! Mais n'essayez pas de me tromper,
+vous seriez f&acirc;ch&eacute; de l'avoir fait.&raquo;</p>
+
+<p>J'abandonnai l'intention qu'il avait devin&eacute;e, car je venais &agrave; ce moment
+de le reconna&icirc;tre! Je ne pouvais me rappeler aucun de ses traits, et
+pourtant je le reconnaissais! Car si le vent et la pluie avaient chass&eacute;
+les ann&eacute;es qui s'&eacute;taient &eacute;coul&eacute;es depuis et dispers&eacute; tous les objets qui
+nous entouraient lors de notre rencontre, pour nous ramener au cimeti&egrave;re
+o&ugrave; nous nous &eacute;tions rencontr&eacute;s, dans des situations bien diff&eacute;rentes, je
+n'aurais pas pu reconna&icirc;tre mon for&ccedil;at plus distinctement que je le
+reconnaissais, en le voyant assis dans le fauteuil pr&egrave;s du feu. Il
+n'&eacute;tait pas n&eacute;cessaire qu'il tir&acirc;t une lime de sa poche et qu'il me la
+montr&acirc;t... qu'il &ocirc;t&acirc;t le mouchoir de son cou pour le rouler autour de sa
+t&ecirc;te... il n'&eacute;tait pas n&eacute;cessaire qu'il se serr&acirc;t avec ses deux bras et
+qu'il f&icirc;t en frissonnant le tour de la chambre, en se retournant vers
+moi pour t&acirc;cher de se faire reconna&icirc;tre.... Je l'avais reconnu avant
+qu'il ne m'aid&acirc;t par aucun de ces signes, bien qu'un instant auparavant
+je n'eusse pas le moindre soup&ccedil;on sur son identit&eacute;.</p>
+
+<p>Il revint &agrave; l'endroit o&ugrave; je me trouvais, et il me tendit encore ses deux
+mains. Ne sachant que faire, car dans mon &eacute;tonnement j'avais perdu mon
+sang-froid, je lui abandonnai mes mains avec r&eacute;pugnance. Il les serra
+cordialement, les porta &agrave; ses l&egrave;vres, les baisa et les retint encore.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez noblement agi, mon cher ami, dit-il; brave Pip!... Et je ne
+l'ai jamais oubli&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Il fit un mouvement comme s'il allait m'embrasser, mais je posai une
+main sur sa poitrine et je le repoussai.</p>
+
+<p>&laquo;Arr&ecirc;tez! dis-je, mod&eacute;rez-vous! Si vous &ecirc;tes reconnaissant de ce que
+j'ai fait pour vous quand je n'&eacute;tais qu'un enfant, j'esp&egrave;re que, pour me
+montrer votre reconnaissance, vous avez modifi&eacute; votre genre de vie. Si
+vous &ecirc;tes venu ici pour me remercier, cela n'&eacute;tait pas n&eacute;cessaire.
+Cependant vous m'avez d&eacute;couvert, il doit y avoir quelque chose de bon
+dans le sentiment qui vous a conduit ici, et je ne vous repousserai pas,
+mais assur&eacute;ment vous devez comprendre que je...&raquo;</p>
+
+<p>Mon attention &eacute;tait tellement &eacute;veill&eacute;e par la singularit&eacute; de ses regards
+fix&eacute;s sur moi, que les mots moururent sur mes l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&laquo;Vous disiez, fit-il observer quand nous nous f&ucirc;mes tois&eacute;s en silence,
+qu'assur&eacute;ment je dois comprendre... que dois-je assur&eacute;ment comprendre?</p>
+
+<p>&mdash;Que je ne puis d&eacute;sirer renouveler connaissance avec vous, dans les
+circonstances diff&eacute;rentes dans lesquelles je me trouve. Je suis aise de
+croire que vous vous &ecirc;tes repenti, et que vous &ecirc;tes devenu meilleur...
+je suis aise de vous le dire... je suis aise que vous ayez pens&eacute; que je
+m&eacute;ritais d'&ecirc;tre remerci&eacute; et que vous soyez venu me remercier; mais nos
+routes dans la vie sont diff&eacute;rentes. Cependant vous &ecirc;tes mouill&eacute; et vous
+paraissez fatigu&eacute;, voulez-vous boire quelque chose avant de partir?&raquo;</p>
+
+<p>Il avait replac&eacute; son mouchoir &agrave; son cou, et n'avait cess&eacute; de m'observer
+en en mordant un long bout.</p>
+
+<p>&laquo;Je pense, r&eacute;pondit-il en conservant le bout du mouchoir dans sa bouche,
+et sans cesser de m'observer, que je veux bien boire, merci, avant de
+m'en aller.&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait un plateau tout pr&ecirc;t sur un des bouts de la table; je
+l'approchai du feu et lui demandai ce qu'il voulait boire. Il toucha
+l'une des bouteilles, sans regarder ni parler, et je lui fis un grog
+chaud au rhum. J'essayai, en le pr&eacute;parant, d'emp&ecirc;cher ma main de
+trembler; mais je ne cessais de le voir, appuy&eacute; sur le dos de sa chaise,
+avec le long bout de son mouchoir &eacute;videmment oubli&eacute; entre ses dents, et
+son regard m'emp&ecirc;chait de ma&icirc;triser ma main. Quand enfin je lui tendis
+le verre, je vis avec un nouvel &eacute;tonnement que ses yeux &eacute;taient remplis
+de larmes.</p>
+
+<p>Jusqu'&agrave; ce moment, je n'avais pas cherch&eacute; &agrave; cacher mon d&eacute;sir de le voir
+partir; mais je fus attendri pas son &eacute;motion, et j'eus un moment de
+remords.</p>
+
+<p>&laquo;J'esp&egrave;re, dis-je en versant vivement quelque chose pour moi dans un
+verre, et en approchant une chaise de la table, que vous ne pensez plus
+que je vous ai parl&eacute; rudement tout &agrave; l'heure; je n'en avais pas
+l'intention, et je le regrette si je l'ai fait. Je veux vous savoir
+content et heureux.&raquo;</p>
+
+<p>Comme je portais le verre &agrave; mes l&egrave;vres, il regarda avec surprise le bout
+de son mouchoir, qui tomba de sa bouche quand il l'ouvrit et me tendit
+les mains. Je lui donnai les miennes. Alors il but et passa sa main sur
+ses yeux et sur son front.</p>
+
+<p>&laquo;Comment vivez-vous? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai &eacute;t&eacute; fermier, &eacute;leveur de moutons, et j'ai fait beaucoup d'autres
+commerces dans le Nouveau-Monde, dit-il, bien loin d'ici... au del&agrave; des
+mers.</p>
+
+<p>&mdash;J'esp&egrave;re que vous avez r&eacute;ussi?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai merveilleusement r&eacute;ussi. Bien d'autres, de ceux qui sont partis
+avec moi ont r&eacute;ussi &eacute;galement bien; mais aucun n'a r&eacute;ussi comme moi, je
+suis connu pour cela.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis aise de l'apprendre.</p>
+
+<p>&mdash;J'esp&eacute;rais vous entendre parler ainsi, mon cher ami.&raquo;</p>
+
+<p>Sans m'arr&ecirc;ter &agrave; chercher &agrave; comprendre le sens de ces paroles, ni le ton
+avec lequel il les disait, je passai &agrave; un sujet qui venait de se
+pr&eacute;senter &agrave; mon esprit.</p>
+
+<p>&laquo;Avez-vous revu un messager que vous m'avez envoy&eacute;? demandai-je, depuis
+qu'il a rempli votre commission?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.... Je n'y tiens pas.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a fid&egrave;lement apport&eacute; les deux billets d'une livre; j'&eacute;tais un
+pauvre enfant alors, comme vous savez, et pour un pauvre enfant, c'&eacute;tait
+une petite fortune. Mais, comme vous, j'ai r&eacute;ussi depuis ce temps-l&agrave;.
+Laissez-moi vous les rendre; vous pourrez les donner &agrave; quelque autre
+enfant.&raquo;</p>
+
+<p>Je tirai ma bourse de ma poche.</p>
+
+<p>Il suivit mes mouvements, pendant que je mettais ma bourse sur la table
+et que je tirais les deux billets d'une livre qu'elle contenait. Ils
+&eacute;taient neufs et propres. Je les d&eacute;pliai et les lui tendis. Tout en
+continuant &agrave; me regarder, il les pla&ccedil;a l'un sur l'autre, les plia
+pendant longtemps, les tordit, les alluma &agrave; la lampe, et en laissa
+tomber les cendres sur le plateau.</p>
+
+<p>&laquo;Puis-je m'enhardir, dit-il alors, avec un sourire qui ressemblait &agrave; une
+grimace, et une grimace qui ressemblait &agrave; un sourire, &agrave; vous demander
+comment vous avez r&eacute;ussi depuis que nous nous sommes rencontr&eacute;s dans les
+marais glac&eacute;s de l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Comment?...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!&raquo;</p>
+
+<p>Il vida son verre, se leva, et se tint debout aupr&egrave;s du feu, avec sa
+lourde main brunie, pos&eacute;e sur le manteau de la chemin&eacute;e. Il mit un pied
+sur les barres de la grille, pour le chauffer et le s&eacute;cher, et le
+soulier humide commen&ccedil;a &agrave; fumer; mais il n'y fit pas plus d'attention
+qu'au feu, et ne cessa pas de me regarder fixement. C'est alors
+seulement que je commen&ccedil;ais &agrave; trembler.</p>
+
+<p>Quand mes l&egrave;vres s'ouvrirent pour former quelques mots, le son ne put
+sortir, et je fis un effort pour lui dire, bien que je ne pusse le faire
+distinctement, que j'avais &eacute;t&eacute; choisi pour h&eacute;riter de quelque bien.</p>
+
+<p>&laquo;Une simple vermine comme moi peut-elle demander quel genre de bien?
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, balbutiai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Une simple vermine peut-elle demander &agrave; qui est ce bien? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, balbutiai-je encore.</p>
+
+<p>&mdash;Pourrais-je deviner? dit le for&ccedil;at. Voyons... sur votre revenu depuis
+que vous avez atteint votre majorit&eacute;, mettons comme premier chiffre
+cinq?&raquo;</p>
+
+<p>Mon c&oelig;ur battait in&eacute;galement comme un lourd marteau. Je me levai de ma
+chaise et posai ma main sur son dossier, en le regardant avec avidit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Venons au tuteur, continua-t-il; il doit y avoir eu un tuteur, ou
+quelque chose d'approchant, pendant votre minorit&eacute;, quelque homme de loi
+peut-&ecirc;tre. La premi&egrave;re lettre du nom de cet homme de loi ne serait-elle
+pas un J?&raquo;</p>
+
+<p>Toute la v&eacute;rit&eacute; de ma position fondit sur moi comme la foudre; et ses
+d&eacute;ceptions, ses dangers, ses hontes et ses cons&eacute;quences de toutes
+sortes, arriv&egrave;rent en si grand nombre, que j'en fus renvers&eacute;, et que je
+fus oblig&eacute; de faire des efforts inou&iuml;s pour retrouver ma respiration.</p>
+
+<p>&laquo;Mettons, reprit-il, que celui qui emploie l'homme de loi, dont le nom
+commence par un J, et pourrait bien &ecirc;tre Jaggers, mettons, dis-je, qu'il
+soit arriv&eacute; &agrave; Portsmouth, qu'il y ait d&eacute;barqu&eacute;, et qu'il ait voulu venir
+vous voir.... Vous me demandiez tout &agrave; l'heure comment je vous avais
+d&eacute;couvert.... Voil&agrave; comment je vous ai d&eacute;couvert.... J'ai &eacute;crit de
+Portsmouth &agrave; une personne de Londres pour avoir votre adresse; le nom de
+cette personne, disons-le, est Wemmick.&raquo;</p>
+
+<p>Je n'aurais pu prononcer un seul mot, quand il se f&ucirc;t agi de sauver ma
+vie. Je me tenais debout, une main sur le dos de la chaise, et l'autre
+sur ma poitrine; il me semblait que je suffoquais. Je le regardais avec
+terreur. Bient&ocirc;t je me cramponnai &agrave; la chaise, car la chambre commen&ccedil;ait
+&agrave; danser et &agrave; tourner. Il me prit, me porta sur le sofa, m'&eacute;tendit sur
+les coussins et plia un genou devant moi, approchant le visage que je
+reconnaissais bien maintenant, et qui me faisait trembler, tout pr&egrave;s du
+mien.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Pip, mon cher ami, j'ai fait de vous un gentleman!... C'est moi
+qui ai tout fait! J'ai jur&eacute; ce jour-l&agrave; que lorsque je gagnerais une
+guin&eacute;e, cette guin&eacute;e serait &agrave; vous.... J'ai jur&eacute; plus tard que si, en
+sp&eacute;culant, je devenais riche, vous seriez riche.... J'ai men&eacute; la vie dure
+afin qu'elle soit douce pour vous.... J'ai travaill&eacute; ferme, afin que vous
+n'eussiez pas besoin de travailler.... Je ne vous dis pas cela pour que
+vous m'ayez de l'obligation.... Non, pas le moins du monde.... Je le dis
+pour que vous sachiez que ce chien m&eacute;prisable et pourchass&eacute; qui vous
+doit la vie s'est &eacute;lev&eacute; au point de pouvoir faire un gentleman. Oui, un
+gentleman, car vous l'&ecirc;tes, mon cher Pip!...&raquo;</p>
+
+<p>L'horreur que j'&eacute;prouvais pour cet homme, la terreur que j'&eacute;prouvais &agrave;
+sa vue, la r&eacute;pugnance avec laquelle je m'&eacute;loignais de lui n'auraient pas
+&eacute;t&eacute; plus grandes, si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; une b&ecirc;te f&eacute;roce.</p>
+
+<p>&laquo;Voyez, Pip, je suis votre second p&egrave;re... vous &ecirc;tes mon fils... plus
+qu'un fils pour moi!... Je n'ai mis de l'argent de c&ocirc;t&eacute; que pour que
+vous le d&eacute;pensiez.... Quand je gardais les moutons dans une hutte
+solitaire, ne voyant d'autres visages que des visages de moutons, si
+bien que j'oubliais comment &eacute;taient faits les visages d'hommes ou de
+femmes; je voyais le v&ocirc;tre.... Souvent je laissais tomber mon couteau en
+mangeant dans ma hutte, et je disais: &laquo;Voil&agrave; encore le gar&ccedil;on qui me
+regarde pendant que je bois et mange.&raquo; Je vous ai souvent vu l&agrave;, aussi
+clairement que je vous ai vu jadis dans les marais brumeux. &laquo;Que Dieu me
+fasse mourir!&raquo; disais-je chaque fois; et je sortais en plein air pour le
+dire &agrave; ciel ouvert, &laquo;si je ne fais pas un gentleman de ce gar&ccedil;on, le
+jour o&ugrave; j'aurai ma libert&eacute; et de l'argent!&raquo; Voyez, l'appartement que
+vous habitez n'est-il pas meubl&eacute; comme pour un lord? Ah! les lords!...
+Vous pouvez parier de l'argent avec eux car vous en avez plus qu'eux!&raquo;</p>
+
+<p>Dans sa chaleur et son triomphe, malgr&eacute; qu'il s&ucirc;t que je m'&eacute;tais presque
+trouv&eacute; mal, il ne remarqua pas quel accueil je faisais &agrave; ses discours.
+C'&eacute;tait la seule consolation que j'eusse.</p>
+
+<p>&laquo;Voyez, continua-t-il en prenant ma montre dans ma poche, et examinant
+une des bagues que j'avais aux doigts, pendant que je fuyais son contact
+comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un serpent; une montre en or, et une belle encore!
+Voil&agrave; qui est d'un gentleman, j'esp&egrave;re! Un diamant entour&eacute; de rubis;
+voil&agrave; qui est d'un gentleman, j'esp&egrave;re!... Voyez quel linge beau et
+fin!... Quels habits!... Il n'y a pas mieux!... Et des livres aussi,
+dit-il en promenant ses yeux autour de la chambre, par centaines sur des
+rayons!... Et vous les lisez, n'est-ce pas? J'ai vu que vous aviez lu
+quand je suis entr&eacute;, ha!... ha!... ha!... Vous me les lirez, cher ami,
+vous me les lirez! Et s'ils sont &eacute;crits en langue &eacute;trang&egrave;re que je ne
+comprenne pas, j'en serai tout aussi fier que si je les comprenais.&raquo;</p>
+
+<p>Il prit encore une fois mes mains et les porta &agrave; ses l&egrave;vres pendant que
+mon sang se gla&ccedil;ait dans mes veines.</p>
+
+<p>Est-ce que cela vous g&ecirc;ne que je parle, Pip? dit-il apr&egrave;s avoir pass&eacute;
+encore une fois sa manche sur ses yeux et sur son front pendant qu'il se
+faisait dans sa gorge ce bruit d'horloge dont je me souvenais si bien.
+Et il me paraissait encore plus horrible dans cet &eacute;tat de surexcitation.
+Vous ne pouvez mieux faire que de vous tenir tranquille, mon cher ami,
+vous n'avez pas souhait&eacute; ce moment, comme moi je l'ai souhait&eacute;, vous n'y
+&eacute;tiez pas pr&eacute;par&eacute; comme j'y &eacute;tais. Mais n'avez-vous jamais pens&eacute; que ce
+pouvait &ecirc;tre moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non! non! r&eacute;pondis-je. Jamais!... jamais!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous le voyez, c'est moi et moi seul qui ai tout fait;
+personne ne s'en est m&ecirc;l&eacute; que moi et M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Personne autre? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il d'un air surpris, qui donc cela serait-il? Eh! mon cher
+enfant, comme vous avez bon air! Il y a de beaux yeux quelque part....
+Eh! n'est-ce pas qu'il y a quelque part de beaux yeux auxquels vous
+aimez &agrave; penser?&raquo;</p>
+
+<p>&Ocirc; Estelle!... Estelle!...</p>
+
+<p>&laquo;Ils seront &agrave; vous, mon cher enfant, si l'argent peut vous les procurer.
+Non qu'un gentleman comme vous, pos&eacute; comme vous, ne puisse les obtenir
+par lui-m&ecirc;me, mais l'argent vous aidera! Il faut que je finisse ce que
+j'&eacute;tais en train de vous dire, cher gar&ccedil;on. Dans cette hutte et par mon
+travail, j'eus de l'argent que mon ma&icirc;tre me laissa (il avait &eacute;t&eacute; comme
+moi, et il mourut); j'eus ma libert&eacute; et je travaillai pour mon compte.
+Tout ce que je tentai, je le tentai pour vous.... Que Dieu me d&eacute;truise si
+ce que je tentais n'&eacute;tait pas pour vous! Tout r&eacute;ussit merveilleusement.
+Comme je vous l'ai dit tout &agrave; l'heure, je suis renomm&eacute; pour cela. C'est
+l'argent qu'on m'avait laiss&eacute; et les gains de la premi&egrave;re ann&eacute;e que
+j'envoyais &agrave; M. Jaggers, le tout pour vous, quand, d'apr&egrave;s les
+instructions contenues dans ma lettre, il est all&eacute; vous chercher.&raquo;</p>
+
+<p>Oh! mieux e&ucirc;t valu qu'il ne f&ucirc;t jamais venu! qu'il m'e&ucirc;t laiss&eacute; &agrave; la
+forge. J'&eacute;tais loin d'&ecirc;tre content, et pourtant, comparativement,
+j'&eacute;tais heureux!</p>
+
+<p>&laquo;Et alors, mon cher ami, ce fut une r&eacute;compense pour moi de savoir en
+secret que je faisais un gentleman. Les maudits chevaux des colons
+pouvaient lancer la poussi&egrave;re sur moi pendant que je marchais. Que me
+disais-je? Je me disais: &laquo;Je fais un gentleman meilleur que vous ne le
+serez jamais!&raquo; Quand l'un d'eux disait &agrave; un autre: &laquo;C'&eacute;tait un for&ccedil;at il
+y a quelques ann&eacute;es, et c'est aujourd'hui un individu aussi grossier et
+ignorant qu'il est heureux.&raquo; Que disais-je? Je me disais: &laquo;Si je ne suis
+pas un gentleman, et si je n'ai pas d'instruction, je poss&egrave;de quelqu'un
+qui l'est et qui en a. Vous tous, vous poss&eacute;dez des troupeaux et de la
+terre. Qui de vous poss&egrave;de un gentleman &eacute;lev&eacute; &agrave; Londres?...&raquo; Voil&agrave; comme
+je me suis soutenu, et voil&agrave; comme je me suis mis dans l'id&eacute;e que je
+viendrais certainement un jour voir mon cher enfant, et me faire
+conna&icirc;tre &agrave; lui, devant son propre foyer.&raquo;</p>
+
+<p>Il appuya ses mains sur mon &eacute;paule.... Je tremblais &agrave; la pens&eacute;e que
+peut-&ecirc;tre sa main &eacute;tait tach&eacute;e de sang.</p>
+
+<p>&laquo;Cela n'&eacute;tait pas chose facile pour moi, Pip, de quitter ces pays
+l&agrave;-bas, et cela n'&eacute;tait pas s&ucirc;r non plus, mais je tins bon; et plus
+c'&eacute;tait difficile, plus je tins bon, car j'&eacute;tais r&eacute;solu, et je l'avais
+dans l'esprit. Enfin j'ai r&eacute;ussi, mon cher enfant, j'ai r&eacute;ussi!&raquo;</p>
+
+<p>J'essayai de mettre de l'ordre dans mes id&eacute;es, mais j'&eacute;tais comme
+foudroy&eacute;. Pendant toute cette sc&egrave;ne j'avais cru entendre plut&ocirc;t le vent
+et la pluie que mon interlocuteur; maintenant encore je ne pouvais
+s&eacute;parer sa voix de leurs voix, quoique celles-ci se fissent entendre et
+que la sienne gard&acirc;t le silence.</p>
+
+<p>&laquo;O&ugrave; allez-vous me mettre? demanda-t-il bient&ocirc;t; il faut me mettre
+quelque part, mon cher gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>&mdash;Pour dormir? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pour dormir longtemps et profond&eacute;ment, r&eacute;pondit-il, car j'ai &eacute;t&eacute;
+tremp&eacute; et secou&eacute; par la mer depuis des mois.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami et mon camarade, dis-je, est absent, vous prendrez sa place.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne va pas revenir demain, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dis-je en r&eacute;pondant machinalement malgr&eacute; les efforts extr&ecirc;mes que
+je faisais, non, pas demain.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, voyez-vous, mon cher enfant, dit-il en baissant la voix et
+posant un long doigt sur ma poitrine pour mieux m'impressionner, il faut
+de la prudence....</p>
+
+<p>&mdash;Comment dites-vous?... de la prudence?...</p>
+
+<p>&mdash;Par Dieu! c'est la mort!</p>
+
+<p>&mdash;Comment, la mort?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai &eacute;t&eacute; envoy&eacute; l&agrave;-bas pour la vie, c'est la mort quand on en revient;
+il en est revenu beaucoup depuis quelques ann&eacute;es, et je serais
+certainement pendu si j'&eacute;tais pris.&raquo;</p>
+
+<p>Cela suffisait... le malheureux homme, apr&egrave;s m'avoir charg&eacute; de ses
+cha&icirc;nes d'or et d'argent pendant des ann&eacute;es, avait risqu&eacute; sa vie pour me
+venir voir, et je le tenais maintenant dans mes mains! Si je l'eusse
+aim&eacute; au lieu de le ha&iuml;r, si j'eusse &eacute;t&eacute; attir&eacute; &agrave; lui par la plus forte
+admiration et par une affection sans bornes, au lieu de me reculer de
+lui avec r&eacute;pugnance, cela n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; si malheureux, son salut e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+la tendre et naturelle pr&eacute;occupation de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Mon premier soin fut de fermer les volets, de fa&ccedil;on &agrave; ce que l'on ne v&icirc;t
+pas la lumi&egrave;re du dehors, et ensuite de fermer et de verrouiller la
+porte. Pendant que j'&eacute;tais occup&eacute; de cette mani&egrave;re, il s'&eacute;tait remis &agrave;
+table, buvait du rhum et mangeait des biscuits. En le voyant ainsi, il
+me semblait voir mon for&ccedil;at des marais prendre son repas; il me semblait
+presque que tout &agrave; l'heure il allait se baisser pour limer sa cha&icirc;ne....</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; dans la chambre d'Herbert fermer toute communication
+entre elle et l'escalier qui s&eacute;parait la chambre o&ugrave; nous avions eu cette
+conversation, je lui demandai s'il voulait se coucher. Il me r&eacute;pondit
+que oui, et me pria de lui donner un peu de mon linge de gentleman pour
+mettre le lendemain matin. Je lui en apportai et le lui pr&eacute;parai, et mon
+sang se gla&ccedil;a encore une fois dans mes veines, quand il me prit les deux
+mains pour me dire:</p>
+
+<p>&laquo;Bonsoir.&raquo;</p>
+
+<p>Je le quittai sans savoir comment. Je refis du feu dans la pi&egrave;ce o&ugrave; nous
+avions caus&eacute;, et je m'assis aupr&egrave;s, craignant de me remettre au lit.
+Pendant une heure encore, je restai trop &eacute;tonn&eacute; pour pouvoir penser, et
+ce ne fut que lorsque je commen&ccedil;ai &agrave; penser, que je sentis combien
+j'&eacute;tais malheureux, et jusqu'&agrave; quel point le vaisseau sur lequel j'avais
+navigu&eacute; &eacute;tait en pi&egrave;ces.</p>
+
+<p>Les intentions de miss Havisham &agrave; mon &eacute;gard &eacute;taient un simple r&ecirc;ve.
+Estelle ne m'&eacute;tait pas destin&eacute;e; on ne me souffrait &agrave; Satis House que
+comme une utilit&eacute;, et pour servir d'aiguillon pour les parents avides;
+comme une esp&egrave;ce de mannequin, au c&oelig;ur m&eacute;canique, sur lequel on
+s'exer&ccedil;ait quand on n'avait pas d'autre sujet sous la main. Ce furent l&agrave;
+mes premi&egrave;res souffrances. Mais la douleur la plus aigu&euml; et la plus
+profonde de toutes, c'&eacute;tait que ce for&ccedil;at, coupable d'un crime que
+j'ignorais, &eacute;tait expos&eacute; &agrave; &ecirc;tre arr&ecirc;t&eacute; dans cette m&ecirc;me chambre o&ugrave; je me
+trouvais plong&eacute; dans mes r&eacute;flexions, et pendu &agrave; la porte d'Old Bailey,
+et que j'avais abandonn&eacute; Joe.</p>
+
+<p>Je ne serais pas retourn&eacute; alors aupr&egrave;s de Joe, je ne serais pas retourn&eacute;
+alors aupr&egrave;s de Biddy pour aucune consid&eacute;ration que ce f&ucirc;t, simplement
+je suppose, parce que le sentiment de mon indigne conduite envers eux
+&eacute;tait plus fort que toute autre consid&eacute;ration. Aucune sagesse sur terre
+n'aurait pu me donner le contentement que j'aurais trouv&eacute; dans leur
+simplicit&eacute; et leur constante amiti&eacute;. Mais jamais... jamais... jamais je
+ne pourrais revenir sur ce qui &eacute;tait fait.</p>
+
+<p>Dans chaque rafale de vent et &agrave; chaque redoublement de pluie,
+j'entendais les agents de police. Deux fois, j'aurais jur&eacute; qu'on
+frappait et que l'on parlait bas &agrave; la porte. Sous l'impression de ces
+craintes, je commen&ccedil;ai &agrave; m'imaginer et &agrave; me rappeler que j'avais eu de
+myst&eacute;rieux avis sur l'arriv&eacute;e de cet homme. Que, pendant des semaines,
+j'avais rencontr&eacute; dans les rues des visages que je pensais ressembler au
+sien. Que ces ressemblances &eacute;taient devenues de plus en plus nombreuses
+&agrave; mesure que son voyage sur mer approchait de son terme. Que son mauvais
+esprit avait envoy&eacute; ces messagers au mien, et que maintenant par cette
+nuit orageuse, il &eacute;tait aussi bon qu'il le disait, et avec moi.</p>
+
+<p>Avec cette foule de r&eacute;flexions, vint celle qu'avec mes yeux d'enfant,
+j'avais vu en lui un homme d'une violence d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e; que j'avais
+entendu l'autre for&ccedil;at dire, &agrave; plusieurs reprises, qu'il avait essay&eacute; de
+l'assassiner; que je l'avais vu dans le foss&eacute; le battre et le d&eacute;chirer
+comme un b&ecirc;te f&eacute;roce. Rempli de ces souvenirs, tout me faisait peur,
+jusqu'au mouvement de la flamme, et tout me semblait dire que je n'&eacute;tais
+pas en s&ucirc;ret&eacute;, enferm&eacute; l&agrave; avec le d&eacute;port&eacute; dans le silence de cette nuit
+furieuse et solitaire. Je sentis comme une terreur palpable, qui se
+dilata jusqu'&agrave; remplir la chambre, et me poussa &agrave; prendre la chandelle
+pour aller voir mon terrible fardeau.</p>
+
+<p>Il avait roul&eacute; un mouchoir autour de sa t&ecirc;te, et son visage paraissait
+abattu dans son sommeil; mais il dormait tranquillement, bien qu'il e&ucirc;t
+un pistolet pos&eacute; sur son oreiller. Assur&eacute; de son sommeil, je retirai
+doucement la clef, pour la mettre en dehors, et je lui donnai un tour
+avant de me rasseoir aupr&egrave;s du feu. Peu &agrave; peu, je glissai de la chaise
+sur le plancher. Quand je m'&eacute;veillai, sans avoir perdu pendant mon
+sommeil la perception de mon malheur, les horloges des &eacute;glises de l'Est
+de Londres sonnaient cinq heures. Les chandelles &eacute;taient us&eacute;es, le feu
+&eacute;tait mort, et le vent et la pluie rendaient plus intense encore
+l'&eacute;paisse obscurit&eacute; de la nuit.</p>
+
+<h3>FIN DE LA DEUXI&Egrave;ME P&Eacute;RIODE DES ESP&Eacute;RANCES DE PIP.</h3>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XIb" id="CHAPITRE_XIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XI.</a></h2>
+
+
+<p>Ce fut heureux pour moi d'avoir &agrave; prendre des pr&eacute;cautions pour assurer
+(autant que possible) la s&eacute;curit&eacute; de mon terrible visiteur; car cette
+pens&eacute;e, en occupant mon esprit d&egrave;s mon r&eacute;veil, &eacute;carta toutes les autres
+et les tint confus&eacute;ment &agrave; distance.</p>
+
+<p>L'impossibilit&eacute; de le tenir cach&eacute; dans l'appartement &eacute;tait &eacute;vidente: et
+en essayant de le faire, on aurait &eacute;videmment pro-voqu&eacute; les soup&ccedil;ons. Il
+est vrai que je n'avais plus mon groom &agrave; mon service; mais j'&eacute;tais
+espionn&eacute; par une vieille femelle, assist&eacute;e d'un sac &agrave; haillons vivant,
+qu'elle appelait sa ni&egrave;ce; et vouloir les tenir &eacute;loign&eacute;es d'une des
+chambres c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; donner naissance &agrave; leur curiosit&eacute; et &agrave; leurs
+soup&ccedil;ons. Elles avaient toutes les deux la vue faible, ce que j'avais
+longtemps attribu&eacute; &agrave; leur mani&egrave;re de regarder par le trou des serrures,
+et elles &eacute;taient toujours sur mon dos, quand je ne le demandais pas;
+c'&eacute;tait m&ecirc;me, en outre de l'habitude de voler, l'unique qualit&eacute; qu'elles
+poss&eacute;daient. Pour ne pas avoir l'air de faire de myst&egrave;re avec ces
+gens-l&agrave;, je r&eacute;solus d'annoncer dans la matin&eacute;e que mon oncle &eacute;tait
+arriv&eacute; inopin&eacute;ment de la province.</p>
+
+<p>Je pris cette r&eacute;solution, tout en cherchant dans l'obscurit&eacute; les moyens
+de me procurer de la lumi&egrave;re. N'en finissant pas, je fus oblig&eacute; de
+descendre &agrave; la loge pour prier le concierge de venir avec sa lanterne.
+En descendant &agrave; t&acirc;tons l'escalier obscur, je tombai sur quelque chose,
+et ce quelque chose &eacute;tait un homme accroupi dans un coin.</p>
+
+<p>L'homme ne r&eacute;pondit pas quand je lui demandai ce qu'il faisait l&agrave;; il se
+d&eacute;roba au contact de ma main, sans prononcer une parole: je courus &agrave; la
+loge du concierge du Temple et criai au portier d'accourir promptement,
+lui disant ce qui venait de m'arriver. Le vent soufflant avec plus de
+force que jamais, nous n'os&acirc;mes pas risquer la lumi&egrave;re de la lanterne
+pour allumer les lampes de l'escalier, mais nous examin&acirc;mes l'escalier
+du bas en haut, sans trouver personne. Il me vint alors &agrave; l'id&eacute;e que cet
+homme avait pu se glisser dans mon appartement. J'allumai ma chandelle &agrave;
+celle du portier, et, le laissant &agrave; la porte, je visitai avec soin
+toutes nos chambres, sans oublier celle o&ugrave; dormait mon terrible
+visiteur. Tout &eacute;tait tranquille, et, assur&eacute;ment, il n'y avait personne
+que lui dans l'appartement.</p>
+
+<p>Je craignais qu'il n'y e&ucirc;t quelque guet-apens sur l'escalier dans cette
+nuit terrible, et je demandai au portier, dans l'espoir d'en tirer
+quelque explication, tout en lui versant &agrave; la porte un verre
+d'eau-de-vie, s'il n'avait pas ouvert &agrave; plusieurs individus ayant
+visiblement bien d&icirc;n&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, dit-il, &agrave; trois reprises diff&eacute;rentes: l'un demeure dans la Cour de
+la Fontaine, les deux autres dans la rue Basse, et je les ai vus tous
+sortir.&raquo;</p>
+
+<p>Le seul homme qui habit&acirc;t la maison dont mon appartement faisait partie
+&eacute;tait &agrave; la campagne depuis plusieurs semaines, et il n'&eacute;tait
+certainement pas rentr&eacute; pendant la nuit, car nous avions vu son cadenas
+&agrave; sa porte en montant.</p>
+
+<p>&laquo;La nuit est si mauvaise, monsieur, dit le portier en me rendant le
+verre, qu'il est venu peu de monde &agrave; ma porte; en outre des trois
+individus dont je vous ai parl&eacute; je ne me souviens pas qu'il soit entr&eacute;
+personne depuis environ onze heures; un &eacute;tranger vous a demand&eacute; &agrave; cette
+heure-l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon oncle, murmurai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez vu, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Oui!... oh! oui....</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi que la personne qui &eacute;tait avec lui?</p>
+
+<p>&mdash;La personne qui &eacute;tait avec lui? r&eacute;p&eacute;tai-je.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai jug&eacute; que la personne &eacute;tait avec lui, repartit le portier, car
+elle s'est arr&ecirc;t&eacute;e en m&ecirc;me temps que lui quand il m'a parl&eacute;, et l'a
+suivi lorsqu'il a continu&eacute; son chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Quel genre d'homme &eacute;tait-ce?&raquo;</p>
+
+<p>Le portier ne l'avait pas particuli&egrave;rement remarqu&eacute;; il pensait que
+c'&eacute;tait un ouvrier, autant qu'il pouvait se le rappeler: il avait une
+sorte de v&ecirc;tement couleur poussi&egrave;re et par-dessus un habit noir. Le
+portier faisait moins d'attention &agrave; cette circonstance que je n'en
+faisais moi-m&ecirc;me, et cela tout naturellement, car il n'avait pas les
+m&ecirc;mes raisons que moi pour y attacher de l'importance.</p>
+
+<p>Quand je me fus d&eacute;barrass&eacute; de lui, ce que je crus bon de faire sans
+prolonger davantage ces explications, j'eus l'esprit fort troubl&eacute; par
+ces deux circonstances co&iuml;ncidant ensemble, bien qu'on p&ucirc;t leur donner
+s&eacute;par&eacute;ment une innocente solution: l'inconnu de l'escalier pouvait &ecirc;tre
+quelque d&icirc;neur en ville attard&eacute;, qui s'&eacute;tait tromp&eacute; de maison et qui
+pouvait &ecirc;tre mont&eacute; jusque sur mon escalier et l&agrave; s'&ecirc;tre assoupi;
+peut-&ecirc;tre aussi mon visiteur sans nom avait-il amen&eacute; quelqu'un avec lui
+pour lui montrer le chemin. Cependant tout cela avait un vilain air pour
+moi, port&eacute; &agrave; la m&eacute;fiance et &agrave; la crainte comme je l'&eacute;tais depuis les
+&eacute;v&eacute;nements survenus pendant ces derni&egrave;res heures.</p>
+
+<p>J'activai mon feu, qui br&ucirc;lait avec un faible &eacute;clat &agrave; cette heure
+matinale, et je m'assoupis devant la chemin&eacute;e. Il me semblait avoir
+sommeill&eacute; toute une nuit, quand les horloges sonn&egrave;rent six heures. Comme
+l'aurore ne devait para&icirc;tre que dans une grande heure et demie, je
+m'assoupis de nouveau, tant&ocirc;t m'&eacute;veillant accabl&eacute;, entendant des
+conversations diffuses sur des riens, tant&ocirc;t prenant pour le tonnerre le
+vent qui grondait dans la chemin&eacute;e, et finissant enfin par tomber dans
+un profond sommeil, dont je fus r&eacute;veill&eacute; en sursaut par le grand jour.</p>
+
+<p>Pendant tout ce temps, il m'avait &eacute;t&eacute; impossible de bien consid&eacute;rer ma
+situation, et je ne pouvais encore le faire. Je n'avais pas encore la
+facult&eacute; de fixer mon attention, ou je ne le faisais que d'une fa&ccedil;on tout
+&agrave; fait incoh&eacute;rente. Quant &agrave; former un plan pour l'avenir, j'aurais
+plut&ocirc;t form&eacute; un &eacute;l&eacute;phant. En ouvrant les volets, en voyant la triste et
+humide matin&eacute;e, le ciel gris de plomb, en passant d'une chambre &agrave;
+l'autre, en me rasseyant ensuite en grelottant devant le feu pour
+attendre ma servante, je songeais bien combien j'&eacute;tais malheureux, mais
+je me rendais &agrave; peine compte pourquoi, ni depuis combien de temps je
+l'&eacute;tais, ni &agrave; quel jour de la semaine je faisais cette r&eacute;flexion, ni
+m&ecirc;me qui j'&eacute;tais, moi qui la faisais.</p>
+
+<p>&Agrave; la fin, la vieille femme et sa ni&egrave;ce arriv&egrave;rent. Cette derni&egrave;re avait
+une t&ecirc;te assez difficile &agrave; distinguer du plumeau qu'elle tenait &agrave; la
+main. Elles parurent surprises de me voir d&eacute;j&agrave; lev&eacute; et aupr&egrave;s du feu. Je
+leur dis que mon oncle &eacute;tait arriv&eacute; pendant la nuit, qu'il dormait
+encore, et que le menu du d&eacute;jeuner devait &ecirc;tre modifi&eacute; en cons&eacute;quence.
+Puis je me lavai et m'habillai pendant qu'elles roulaient les meubles &ccedil;&agrave;
+et l&agrave; en faisant de la poussi&egrave;re, et c'est ainsi que, dans une sorte de
+r&ecirc;ve ou de demi-sommeil, je me retrouvai assis devant le feu,
+l'attendant, lui, pour d&eacute;jeuner.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t sa porte s'ouvrit et il parut. Je ne pouvais prendre sur moi de
+le regarder, et je trouvais qu'il avait encore plus mauvais air au grand
+jour.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne sais m&ecirc;me pas, dis-je &agrave; voix basse pendant qu'il prenait place &agrave;
+table, de quel nom vous appeler. J'ai dit que vous &eacute;tiez mon oncle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, mon cher enfant, appelez-moi votre oncle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aviez sans doute pris un nom &agrave; bord du vaisseau?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon cher ami, j'avais pris le nom de Provis.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous l'intention de conserver ce nom?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, oui, mon cher enfant, il est aussi bon qu'un autre, &agrave; moins que
+vous n'en pr&eacute;f&eacute;riez un plus convenable.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est votre vrai nom? lui demandai-je &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Magwitch, me r&eacute;pondit-il sur le m&ecirc;me ton, et Abel est mon nom de
+bapt&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Pour quel &eacute;tat avez-vous &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Pour l'&eacute;tat de vermine, mon cher enfant.&raquo;</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondait tout &agrave; fait s&eacute;rieusement en se servant de ce mot comme s'il
+indiquait une profession.</p>
+
+<p>&laquo;En venant dans le Temple, hier soir... dis-je m'arr&ecirc;tant soudain pour
+me demander int&eacute;rieurement si c'&eacute;tait bien la soir&eacute;e pr&eacute;c&eacute;dente, car
+cela me semblait bien &eacute;loign&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon cher enfant....</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous vous &ecirc;tes arr&ecirc;t&eacute; &agrave; la porte pour demander au portier o&ugrave; je
+restais, y avait-il quelqu'un avec vous?</p>
+
+<p>&mdash;Avec moi?... Non, mon cher ami.</p>
+
+<p>&mdash;Mais y avait-il quelqu'un &agrave; la porte?... dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai pas remarqu&eacute;, r&eacute;pliqua-t-il d'un air &eacute;quivoque, ne
+connaissant pas les &ecirc;tres de la maison; mais je pense qu'il est entr&eacute;
+quelqu'un en m&ecirc;me temps que moi.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous connu dans Londres?</p>
+
+<p>&mdash;J'esp&egrave;re que non,&raquo; dit-il en tra&ccedil;ant sur son cou une ligne avec son
+doigt.</p>
+
+<p>&mdash;Ce geste me fit &eacute;prouver une chaleur et un malaise indicibles.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;tiez-vous connu dans Londres autrefois?</p>
+
+<p>&mdash;Pas &eacute;norm&eacute;ment, mon cher ami, j'&eacute;tais presque toujours en province.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous &eacute;t&eacute;... jug&eacute;... &agrave; Londres?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle fois? dit-il avec un regard rus&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;La derni&egrave;re fois?&raquo;</p>
+
+<p>Il fit un signe de t&ecirc;te affirmatif et ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;C'est comme cela que j'ai fait connaissance avec Jaggers: Jaggers &eacute;tait
+pour moi.&raquo;</p>
+
+<p>J'allais lui demander pour quel crime il avait &eacute;t&eacute; condamn&eacute;; mais il
+prit un couteau, lui fit faire le moulinet en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Mais peu importe ce que j'ai pu faire; c'est r&eacute;gl&eacute; et pay&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Il se mit &agrave; d&eacute;jeuner.</p>
+
+<p>Il mangeait avec une avidit&eacute; tout &agrave; fait d&eacute;sagr&eacute;able, et, dans toutes
+ses actions, il se montrait grossier, bruyant et insatiable. Il avait
+perdu quelques-unes de ses dents depuis que je l'avais vu manger dans
+les marais; et en retournant ses aliments dans sa bouche et mettant sa
+t&ecirc;te de c&ocirc;t&eacute; pour les faire passer sous les dents les plus fortes, il
+ressemblait terriblement en ce moment &agrave; un vieux chien affam&eacute;. Si
+j'avais eu de l'app&eacute;tit en me mettant &agrave; table, il me l'aurait
+certainement enlev&eacute;, et je serais rest&eacute; loin de lui comme je l'&eacute;tais
+alors, retenu par une aversion insurmontable et les yeux tristement
+fix&eacute;s sur la nappe.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis un fort mangeur, mon cher ami, dit-il en mani&egrave;re d'excuse
+polie, quand il eut fini son repas, mais je l'ai toujours &eacute;t&eacute;; s'il e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; dans ma constitution d'&ecirc;tre moins fort mangeur j'aurais &eacute;prouv&eacute;
+moins d'embarras. Pareillement, il me faut ma pipe. Quand je me suis mis
+&agrave; garder les moutons de l'autre c&ocirc;t&eacute; du monde, je crois que je serais
+devenu moi-m&ecirc;me un mouton fou de tristesse si je n'avais pas eu ma
+pipe.&raquo;</p>
+
+<p>En disant cela, il se leva de table, et, mettant sa main dans la poche
+de c&ocirc;t&eacute; de son v&ecirc;tement, il en tira une pipe courte et noire, et une
+poign&eacute;e de ce tabac appel&eacute; <i>t&ecirc;te de n&egrave;gre</i>. Ayant bourr&eacute; sa pipe, il
+remit le surplus du tabac dans sa poche, comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un tiroir.
+Alors il prit avec les pincettes un charbon ardent et y alluma sa pipe,
+puis il tourna le dos &agrave; la chemin&eacute;e, en renouvelant son mouvement favori
+de tendre ses deux mains en avant pour prendre les miennes.</p>
+
+<p>&laquo;Et voil&agrave;, dit-il, en levant et abaissant alternativement mes mains
+prises dans les siennes, tout en fumant sa pipe, et voil&agrave; le gentleman
+que j'ai fait! C'est bien lui-m&ecirc;me! Cela me fait du bien de vous
+regarder, Pip. Tout ce que je demande, c'est d'&ecirc;tre pr&egrave;s de vous et de
+vous regarder, mon cher enfant!&raquo;</p>
+
+<p>Je d&eacute;gageai mes mains d&egrave;s que cela me fut possible, et je d&eacute;couvris que
+je commen&ccedil;ais tout doucement &agrave; me familiariser avec l'id&eacute;e de ma
+situation. Je compris &agrave; qui j'&eacute;tais encha&icirc;n&eacute;, et combien fortement je
+l'&eacute;tais, en entendant sa voix rude, et en voyant sa t&ecirc;te chauve et
+rid&eacute;e, avec ses touffes de cheveux gris fer de chaque c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne veux pas voir mon gentleman &agrave; pied dans la boue des rues, il ne
+faut pas qu'il y ait de boue &agrave; ses souliers. Mon gentleman doit avoir
+des chevaux, Pip, des chevaux de selle et des chevaux d'attelage, des
+chevaux de tout genre pour que son domestique monte et conduise tour &agrave;
+tour! Bon Dieu! des colons auraient des chevaux, et des chevaux
+pur-sang, s'il vous pla&icirc;t, et mon gentleman, &agrave; Londres, n'en aurait pas!
+Non, non; nous leur montrerons ce que nous savons faire!... N'est-ce
+pas, Pip?&raquo;</p>
+
+<p>Il sortit de sa poche un grand et &eacute;pais portefeuille tout gonfl&eacute; de
+papiers et le jeta sur la table.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a dans ce portefeuille quelque chose qui vaut la peine d'&ecirc;tre
+d&eacute;pens&eacute;, mon cher enfant; c'est &agrave; vous; tout ce que j'ai n'est pas &agrave;
+moi, mais bien &agrave; vous, usez-en sans crainte: il y en a encore au lieu
+d'o&ugrave; vient celui-ci. Je suis venu du pays l&agrave;-bas pour voir mon gentleman
+d&eacute;penser son argent en v&eacute;ritable gentleman; ce sera mon seul plaisir;
+mais il sera grand, et malheur &agrave; vous tous! continua-t-il en faisant
+claquer ses doigts avec bruit. Malheur &agrave; vous tous, depuis le juge avec
+sa grande perruque, jusqu'au colon faisant voler la poussi&egrave;re au nez des
+passants; je vous ferai voir un plus parfait gentleman que vous tous
+ensemble!</p>
+
+<p>&mdash;Arr&ecirc;tez, dis-je, presque dans un acc&egrave;s de crainte et de d&eacute;go&ucirc;t. J'ai
+besoin de vous parler; j'ai besoin de savoir ce qu'il faut faire; j'ai
+besoin de savoir comment vous &eacute;viterez le danger, combien de temps vous
+allez rester, et quels sont vos projets.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, Pip, dit-il en mettant tout &agrave; coup sa main sur mon bras d'une
+mani&egrave;re attrist&eacute;e et soumise; d'abord, tenez, je me suis oubli&eacute; il y a
+une demi-minute. Ce que j'ai dit &eacute;tait petit, oui, c'&eacute;tait petit, tr&egrave;s
+petit. Tenez, Pip, voyez, je ne veux plus &ecirc;tre si petit.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, repris-je en soupirant, quelles pr&eacute;cautions peut-on prendre
+pour vous emp&ecirc;cher d'&ecirc;tre reconnu et arr&ecirc;t&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon cher enfant, dit-il du m&ecirc;me ton que pr&eacute;c&eacute;demment, cela ne
+peut pas passer; c'est de la petitesse; je n'ai pas mis tant d'ann&eacute;es &agrave;
+faire un gentleman sans savoir ce qui lui est d&ucirc;. Tenez, Pip, j'ai &eacute;t&eacute;
+petit; voil&agrave; ce que j'ai &eacute;t&eacute;, tr&egrave;s petit, voyez-vous, mon cher enfant.&raquo;</p>
+
+<p>J'&eacute;tais sur le point de c&eacute;der &agrave; un rire nerveux et irrit&eacute;, en
+r&eacute;pliquant:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai tout vu. Au nom du ciel, ne vous arr&ecirc;tez pas &agrave; cela.</p>
+
+<p>&mdash;Oui; mais, tenez, continua-t-il; mon cher enfant, je ne suis pas venu
+de si loin pour me montrer petit. Voyons, continuez, mon cher ami: vous
+disiez....</p>
+
+<p>&mdash;Comment vous pr&eacute;server du danger qui vous menace?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon cher enfant, le danger n'est pas si grand que vous le
+croyez. Si l'on ne m'a pas encore reconnu, le danger est insignifiant.
+Il y a Jaggers, il y a Wemmick, il y a vous: quel autre pourrait me
+d&eacute;noncer?</p>
+
+<p>&mdash;Ne risquez-vous pas qu'on vous reconnaisse dans la rue? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, r&eacute;pondit-il, ce n'est pas trop &agrave; craindre. Je n'ai pas
+l'intention de me faire mettre dans les journaux sous le nom de A. M...,
+revenu de Botany Bay. Les ann&eacute;es ont pass&eacute;, et quel est celui qui y
+gagne? Cependant, voyez-vous, Pip, quand m&ecirc;me le danger aurait &eacute;t&eacute;
+cinquante fois plus grand, je serais venu vous voir tout de m&ecirc;me,
+voyez-vous, Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Et combien de temps comptez-vous rester?</p>
+
+<p>&mdash;Combien de temps? fit-il en &ocirc;tant sa pipe noire de sa bouche et en
+laissant retomber sa m&acirc;choire pendant qu'il me regardait; je ne m'en
+retournerai pas, je suis venu pour toujours.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; allez-vous demeurer? dis-je. Que faut-il faire de vous?... O&ugrave;
+serez-vous en s&ucirc;ret&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher ami, r&eacute;pondit-il, il y a des perruques qu'on peut se procurer
+pour de l'argent, et qui vous changent totalement; il y a la poudre, les
+lunettes et les habits noirs, et mille autres choses. D'autres l'ont
+fait d&eacute;j&agrave; avec succ&egrave;s, et ce que d'autres ont fait, d'autres peuvent le
+faire encore. Quant &agrave; mon logement et &agrave; ma mani&egrave;re de vivre, mon cher
+enfant, donnez-moi votre opinion.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez les choses d'une mani&egrave;re plus calme, aujourd'hui, dis-je;
+mais vous &eacute;tiez plus s&eacute;rieux hier, en jurant qu'il y allait de votre
+mort.</p>
+
+<p>&mdash;Et je le jure encore, dit-il en remettant sa pipe dans sa bouche; et
+la mort par la corde, en pleine rue, pas bien loin d'ici, et il est
+n&eacute;cessaire que vous compreniez parfaitement qu'il en est ainsi. Eh!
+quoi? quand on en est o&ugrave; j'en suis, retourner serait aussi mauvais que
+de rester, pire m&ecirc;me; sans compter, Pip, que je suis ici, parce que
+depuis des ann&eacute;es, je d&eacute;sire &ecirc;tre pr&egrave;s de vous. Quant &agrave; ce que je
+risque, je suis un vieil oiseau maintenant, qui a vu en face toutes
+sortes de pi&egrave;ges, depuis qu'il a des plumes, et qui ne craint pas de
+percher sur un &eacute;pouvantail. Si la mort se cache dedans, qu'elle se
+montre, et je la regarderai en face, et alors seulement j'y croirai,
+mais pas avant. Et maintenant, laissez-moi regarder encore une fois mon
+gentleman!&raquo;</p>
+
+<p>Il me prit de nouveau par les deux mains, et m'examina de l'air
+admirateur d'un propri&eacute;taire, en fumant tout le temps avec complaisance.</p>
+
+<p>Il me sembla que je n'avais rien de mieux &agrave; faire que de lui retenir
+dans les environs un logement tranquille, dont il pourrait prendre
+possession au retour d'Herbert, que j'attendais sous deux ou trois
+jours. Je jugeai que, de toute n&eacute;cessit&eacute;, je devais confier ce secret &agrave;
+Herbert. En laissant m&ecirc;me de c&ocirc;t&eacute; l'immense consolation que je devais
+&eacute;prouver en le partageant avec lui, cela me paraissait tout simple. Mais
+cela ne paraissait pas simple &agrave; M. Provis (j'avais r&eacute;solu de lui donner
+ce nom) et il ne voulut consentir &agrave; ce que j'avertisse Herbert qu'apr&egrave;s
+l'avoir vu et avoir jug&eacute; favorablement de sa physionomie.</p>
+
+<p>&laquo;Et encore, alors, mon cher enfant, dit-il en tirant de sa poche une
+graisseuse petite Bible noire &agrave; fermoir, nous lui ferons pr&ecirc;ter
+serment.&raquo;</p>
+
+<p>D&eacute;clarer que mon terrible protecteur portait ce petit livre noir partout
+avec lui dans le seul but de faire jurer les gens dans les circonstances
+importantes, ce serait d&eacute;clarer ce dont je n'ai jamais &eacute;t&eacute; parfaitement
+s&ucirc;r; mais ce que je puis dire, c'est que je ne l'en ai jamais vu en
+faire un autre usage. Le livre lui-m&ecirc;me semblait avoir &eacute;t&eacute; d&eacute;rob&eacute; &agrave;
+quelque cour de justice, et peut-&ecirc;tre la connaissance de cette origine,
+combin&eacute;e avec la propre exp&eacute;rience de Provis en cette mati&egrave;re, le
+faisait-il compter sur le pouvoir de sa Bible, comme sur une sorte de
+charme ou de sortil&egrave;ge l&eacute;gal. En le voyant tirer ce livre de sa poche,
+je me souvins comment il m'avait fait jurer fid&eacute;lit&eacute; dans le cimeti&egrave;re,
+il y avait longtemps, et comment il s'&eacute;tait repr&eacute;sent&eacute; lui-m&ecirc;me, la
+veille au soir, jurant sans cesse, dans sa solitude, qu'il accomplirait
+ses r&eacute;solutions.</p>
+
+<p>Comme il portait pour le moment une esp&egrave;ce de vareuse de marin, qui lui
+donnait l'air d'un marchand de perroquets ou de cigares, je discutai
+ensuite avec lui le v&ecirc;tement qu'il pourrait mettre le plus
+convenablement. Il avait une foi extraordinaire dans la vertu des
+culottes courtes comme d&eacute;guisement, et il avait, dans son id&eacute;e, esquiss&eacute;
+un costume qui devait faire de lui quelque chose tenant le milieu entre
+un doyen et un dentiste. Ce fut apr&egrave;s des difficult&eacute;s extr&ecirc;mes que je
+l'amenai &agrave; prendre des habits qui lui donn&egrave;rent l'air d'un fermier ais&eacute;;
+et il fut convenu qu'il se ferait couper les cheveux courts, et qu'il se
+mettrait un peu de poudre. Enfin, comme il n'avait encore &eacute;t&eacute; vu, ni de
+ma femme de m&eacute;nage ni de sa ni&egrave;ce, nous concl&ucirc;mes qu'il devait se
+d&eacute;rober &agrave; leurs regards, jusqu'&agrave; ce que son changement de costume f&ucirc;t
+complet.</p>
+
+<p>Il semblait qu'il &eacute;tait bien simple de prendre une d&eacute;cision sur ces
+pr&eacute;cautions; mais dans l'&eacute;tat d'&eacute;blouissement, pour ne pas dire de folie
+o&ugrave; je me trouvais, je n'en vins &agrave; bout que vers deux ou trois heures de
+l'apr&egrave;s-midi. Il devait rester enferm&eacute; dans l'appartement pendant que je
+serais sorti, et n'ouvrir la porte sous aucun pr&eacute;texte.</p>
+
+<p>Il y avait &agrave; ma connaissance, dans Essex Street, une maison meubl&eacute;e
+convenable, dont les derri&egrave;res donnaient sur le Temple, et &eacute;taient
+presque &agrave; port&eacute;e de voix de ma fen&ecirc;tre. C'est &agrave; cette maison que je me
+rendis tout d'abord, et je fus assez heureux pour retenir le second
+&eacute;tage pour mon oncle, M. Provis. Je fus ensuite de boutique en boutique
+pour les achats n&eacute;cessaires &agrave; son d&eacute;guisement. La chose faite, je me
+rendis pour mon propre compte &agrave; la Petite Bretagne. M. Jaggers &eacute;tait &agrave;
+son bureau; mais, en me voyant entrer, il se leva imm&eacute;diatement et se
+fut mettre aupr&egrave;s du feu.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, Pip, dit-il, soyez circonspect.</p>
+
+<p>&mdash;Je le serai, monsieur, r&eacute;pondis-je, car j'avais bien song&eacute; pendant la
+route &agrave; ce que j'allais dire.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous compromettez pas, dit M. Jaggers, et ne compromettez
+personne.... Vous entendez... personne.... Ne me dites rien... je n'ai
+besoin de rien savoir... je ne suis pas curieux...&raquo;</p>
+
+<p>Tout de suite, je m'aper&ccedil;us qu'il savait que l'homme &eacute;tait venu.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai simplement besoin, monsieur Jaggers, dis-je, de m'assurer que ce
+qu'on m'a dit est vrai. Je n'ai pas le moindre espoir que ce ne soit pas
+vrai, mais je puis au moins t&acirc;cher de le v&eacute;rifier.&raquo;</p>
+
+<p>M. Jaggers fit un signe d'assentiment.</p>
+
+<p>&laquo;Mais n'avez-vous pas dit: &laquo;On m'a dit ou on m'a inform&eacute;?&raquo; me
+demanda-t-il en tournant la t&ecirc;te de l'autre c&ocirc;t&eacute; sans me regarder, et en
+fixant le plancher comme quelqu'un qui &eacute;coute. &laquo;Dit&raquo; impliquerait une
+communication verbale. Vous ne pouvez pas avoir eu, vous le savez, de
+communication verbale avec un homme qui se trouve dans la
+Nouvelle-Galles du Sud.</p>
+
+<p>&mdash;Je dirai alors: &laquo;on m'a inform&eacute;,&raquo; monsieur Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Bien.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai &eacute;t&eacute; inform&eacute;, par un homme du nom d'Abel Magwitch, qu'il est le
+bienfaiteur rest&eacute; si longtemps inconnu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien l'homme, dit M. Jaggers, de la Nouvelle-Galles du Sud.</p>
+
+<p>&mdash;Et lui seul? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Et lui seul, dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas assez d&eacute;raisonnable, monsieur, pour vous rendre le
+moins du monde responsable de mes erreurs et de mes suppositions
+erron&eacute;es, mais j'ai toujours suppos&eacute; que c'&eacute;tait miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous le dites, Pip, repartit M. Jaggers, en tournant froidement
+les yeux vers moi et en mordant son index, je n'en suis pas du tout
+responsable.</p>
+
+<p>&mdash;Et cependant cela paraissait si probable, dis-je, le c&oelig;ur bris&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y avait pas la moindre preuve, Pip, dit M. Jaggers en secouant la
+t&ecirc;te et en rassemblant les basques de son habit, ne jugez pas sur
+l'apparence, ne jugez jamais que sur des preuves. Il n'y a pas de
+meilleure r&egrave;gle.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai plus rien &agrave; dire, fis-je avec un soupir, apr&egrave;s avoir gard&eacute; un
+moment le silence. J'ai v&eacute;rifi&eacute; les informations que j'avais re&ccedil;ues, et
+c'est tout.</p>
+
+<p>&mdash;Et Magwitch de la Nouvelle-Galles du Sud s'&eacute;tant enfin fait conna&icirc;tre,
+dit M. Jaggers, vous devez comprendre, Pip, avec quelle rigidit&eacute;, dans
+mes rapports avec vous, j'ai toujours gard&eacute; la stricte ligne du fait....
+Je n'ai jamais d&eacute;vi&eacute;, si peu que ce soit, de la stricte ligne du fait...
+vous le savez parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Je communiquai &agrave; Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud... la
+premi&egrave;re fois qu'il m'&eacute;crivit... de la Nouvelle-Galles du Sud... l'avis
+qu'il ne devait pas s'attendre &agrave; me voir jamais d&eacute;vier de la stricte
+ligne du fait. Je lui communiquai aussi un autre avis. Il me paraissait
+avoir fait une vague allusion dans sa lettre &agrave; quelque espoir lointain
+de venir vous visiter en Angleterre. Je le pr&eacute;vins que je ne voulais
+plus entendre parler de cela; qu'il n'&eacute;tait pas probable qu'il obt&icirc;nt sa
+gr&acirc;ce, qu'il &eacute;tait expatri&eacute; pour le reste de sa vie, et qu'en se
+pr&eacute;sentant en ce pays il commettait un acte de f&eacute;lonie, qui le mettait
+sous le coup du maximum de la peine prononc&eacute;e par la loi. Je donnai cet
+avis &agrave; Magwitch, dit M. Jaggers en me regardant s&eacute;v&egrave;rement. Je lui
+&eacute;crivis &agrave; la Nouvelle-Galles du Sud, et, sans doute, il aura r&eacute;gl&eacute; sa
+conduite l&agrave;-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai appris par Wemmick, continua M. Jaggers, sans cesser de me
+regarder s&eacute;v&egrave;rement, qu'il a re&ccedil;u une lettre, dat&eacute;e de Portsmouth, d'un
+colon du nom de Parvis ou....</p>
+
+<p>&mdash;Ou Provis, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ou Provis.... Merci, Pip... peut-&ecirc;tre est-ce Provis... peut-&ecirc;tre
+savez-vous ce qu'est Provis?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que c'est Provis; il a re&ccedil;u, disais-je, une lettre dat&eacute;e de
+Portsmouth, d'un colon du nom de Provis qui demandait quelques
+renseignements sur votre adresse, pour le compte de Magwitch. Wemmick
+lui a envoy&eacute; ces d&eacute;tails, &agrave; ce que je pense, par le retour du courrier.
+C'est probablement par Provis que vous avez re&ccedil;u les explications de
+Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud?</p>
+
+<p>&mdash;C'est par Provis, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Pip, dit M. Jaggers en me tendant la main; je suis bien aise de
+vous avoir vu. En &eacute;crivant par la poste &agrave; Magwitch... de la
+Nouvelle-Galles du Sud... ou en communiquant avec lui par le canal de
+Provis, ayez la bont&eacute; de lui dire que les d&eacute;tails et les pi&egrave;ces
+justificatives de notre long compte vous seront envoy&eacute;s en m&ecirc;me temps
+que la balance de compte, car il existe encore une balance. Adieu, Pip!&raquo;</p>
+
+<p>Nous &eacute;change&acirc;mes une poign&eacute;e de main, et il me regarda s&eacute;v&egrave;rement, aussi
+longtemps qu'il put me voir. En arrivant &agrave; la porte, je tournai la t&ecirc;te:
+il continuait &agrave; me regarder s&eacute;v&egrave;rement pendant que les deux affreux
+bustes de la tablette semblaient essayer d'ouvrir leurs paupi&egrave;res, et de
+faire sortir de leur gosier ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! quel homme!&raquo;</p>
+
+<p>Wemmick &eacute;tait sorti, mais e&ucirc;t-il &eacute;t&eacute; &agrave; son pupitre, il n'aurait rien pu
+faire pour moi.</p>
+
+<p>Je rentrai tout droit au Temple, o&ugrave; je trouvai le terrible Provis en
+train de boire du grog au rhum et de fumer tranquillement sa t&ecirc;te de
+n&egrave;gre.</p>
+
+<p>Le lendemain, on apporta les habits que j'avais command&eacute;s. Il me sembla
+(et j'en &eacute;prouvais un grand d&eacute;sappointement), que tout ce qu'il mettait
+lui allait moins bien que tout ce qu'il &ocirc;tait. Selon moi, il y avait en
+lui quelque chose qui enlevait tout espoir de le pouvoir d&eacute;guiser. Plus
+je l'habillais, mieux je l'habillais, et plus il ressemblait au fugitif
+&agrave; la d&eacute;marche lourde que j'avais vu dans nos marais. L'effet qu'il
+produisait sur mon imagination inqui&egrave;te &eacute;tait sans doute d&ucirc; &agrave; son vieux
+visage et &agrave; ses mani&egrave;res qui me devenaient plus famili&egrave;res, mais je
+crois aussi qu'il tra&icirc;nait une de ses jambes comme si le poids des fers
+y e&ucirc;t &eacute;t&eacute; encore; je crois que, des pieds &agrave; la t&ecirc;te, il y avait du
+for&ccedil;at jusque dans les veines de cet homme.</p>
+
+<p>Les influences de la vie solitaire, sous la hutte, se voyaient aussi
+dans tout son ext&eacute;rieur et lui donnaient un air sauvage qu'aucun
+v&ecirc;tement ne pouvait att&eacute;nuer. Ajoutez-y les traces de la vie fl&eacute;trie
+qu'il avait men&eacute;e parmi les hommes, et par-dessus tout le sentiment
+intime qui le poss&eacute;dait d'&ecirc;tre &eacute;pi&eacute; et d'&ecirc;tre oblig&eacute; de se cacher. Dans
+toutes ses fa&ccedil;ons de s'asseoir et de se tenir debout, de manger et de
+boire, d'aller et de venir en haussant les &eacute;paules malgr&eacute; lui, de
+prendre son grand coutelas &agrave; manche de corne, de l'essuyer sur ses
+jambes et de couper son pain, de lever &agrave; ses l&egrave;vres des verres l&eacute;gers et
+des tasses l&eacute;g&egrave;res avec le m&ecirc;me effort de la main que si c'eussent &eacute;t&eacute;
+de grossiers gobelets, de couper un morceau de son pain et d'essuyer
+avec le peu de sauce qui restait sur son assiette comme pour ne rien
+perdre de sa portion, puis d'essuyer avec ce m&ecirc;me pain le bout de ses
+doigts, ensuite d'avaler le tout; dans ces mani&egrave;res et dans une foule
+d'autres petites circonstances sans nom, qui se pr&eacute;sentaient &agrave; toute
+minute de la journ&eacute;e, on devinait tr&egrave;s clairement le prisonnier, le
+criminel, l'homme qui ne s'appartient pas!</p>
+
+<p>C'est lui qui avait eu l'id&eacute;e de mettre un peu de poudre, et j'avais
+c&eacute;d&eacute; la poudre apr&egrave;s l'avoir emport&eacute; pour les culottes courtes; mais je
+n'en puis mieux comparer l'effet qu'&agrave; celui du rouge sur un mort, tant
+ce qui avait le plus besoin d'&ecirc;tre att&eacute;nu&eacute; reparaissait horriblement &agrave;
+travers cette l&eacute;g&egrave;re couche d'emprunt. Cela fut abandonn&eacute; aussit&ocirc;t
+qu'essay&eacute;, et il garda ses cheveux gris et courts. Outre cette
+impression, les mots ne peuvent rendre ce que me faisait ressentir, en
+m&ecirc;me temps, le terrible myst&egrave;re de sa vie, encore scell&eacute; pour moi. Quand
+il s'endormait, &eacute;treignant de ses mains nerveuses les bras de son
+fauteuil, et que sa t&ecirc;te chauve, sillonn&eacute;e de rides profondes, retombait
+sur sa poitrine, je le regardais, je me demandais ce qu'il avait fait,
+je l'accusais de tous les crimes connus jusqu'&agrave; ce que ma terreur f&ucirc;t au
+comble; alors, je me levais pour le fuir. Chaque heure augmentait
+l'horreur que j'avais de lui, et je crois que, malgr&eacute; tout ce qu'il
+avait fait pour moi et malgr&eacute; les risques qu'il pouvait courir, j'aurais
+c&eacute;d&eacute; &agrave; l'impulsion qui m'&eacute;loignait de lui sans retour, si je n'avais eu
+la certitude qu'Herbert devait revenir bient&ocirc;t.</p>
+
+<p>Une fois, pendant la nuit, je sautai positivement &agrave; bas de mon lit, et
+je commen&ccedil;ai &agrave; mettre mes plus mauvais habits avec l'intention de
+l'abandonner pr&eacute;cipitamment, en lui laissant tout ce que je poss&eacute;dais,
+et de m'enr&ocirc;ler comme simple soldat dans un des r&eacute;giments partant pour
+les Indes. Nul fant&ocirc;me ne m'e&ucirc;t caus&eacute; plus de terreur dans ces chambres
+isol&eacute;es, pendant ces longues soir&eacute;es et ces nuits sans fin, avec le vent
+qui soufflait et la pluie qui battait sans rel&acirc;che la fen&ecirc;tre. Un
+fant&ocirc;me d'ailleurs n'aurait pu &ecirc;tre arr&ecirc;t&eacute; et pendu &agrave; cause de moi, et
+la consid&eacute;ration que cet homme pouvait l'&ecirc;tre et la crainte qu'il le
+f&ucirc;t, n'ajoutaient pas peu &agrave; mes terreurs.</p>
+
+<p>Quand il ne dormait pas, il jouait le plus souvent &agrave; une esp&egrave;ce de
+Patience tr&egrave;s compliqu&eacute;e avec un paquet de cartes toutes d&eacute;chir&eacute;es, qui
+&eacute;tait sa propri&eacute;t&eacute;, jeu que je n'avais jamais vu jusqu'alors et que je
+n'ai jamais revu depuis, et il marquait ses coups en fichant son
+coutelas dans la table; quand il ne jouait pas, il me disait:</p>
+
+<p>&laquo;Lisez-moi quelque chose... dans une langue &eacute;trang&egrave;re... mon cher
+enfant!&raquo;</p>
+
+<p>Il ne comprenait pas un seul mot de ce que je lisais, mais il se tenait
+devant le feu en m'examinant de l'air d'un homme qui montre un prodige,
+et le suivant de l'&oelig;il entre les doigts de la main avec laquelle je
+garantissais mon visage de l'&eacute;clat de la lumi&egrave;re, je le voyais faire un
+appel muet aux meubles et les inviter &agrave; prendre note des progr&egrave;s que
+j'avais faits. Le savant de la l&eacute;gende, poursuivi par la cr&eacute;ature
+difforme qu'il a eu l'impi&eacute;t&eacute; de cr&eacute;er, n'&eacute;tait pas plus malheureux que
+moi, poursuivi par la cr&eacute;ature qui m'avait fait, et je me reculais de
+lui avec une r&eacute;pulsion d'autant plus forte qu'il m'admirait davantage et
+&eacute;tait plus &eacute;pris de moi. J'insiste sur ces d&eacute;tails; je le sens comme si
+cela avait dur&eacute; une ann&eacute;e, et cela ne dura environ que cinq jours.</p>
+
+<p>J'attendais Herbert &agrave; tout moment, et je n'osais pas sortir, si ce n'est
+pour faire prendre l'air &agrave; Provis quand la nuit &eacute;tait venue. Enfin, un
+soir apr&egrave;s d&icirc;ner que j'&eacute;tais tr&egrave;s fatigu&eacute; et que je m'&eacute;tais laiss&eacute; aller
+&agrave; un demi-sommeil, car mes nuits avaient &eacute;t&eacute; agit&eacute;es et mon repos
+troubl&eacute; par des r&ecirc;ves affreux, je fus r&eacute;veill&eacute; par le pas tant d&eacute;sir&eacute;
+qui montait l'escalier. Provis, qui, lui aussi, avait dormi, se leva au
+bruit que je fis, et en un moment je vis son coutelas briller dans sa
+main.</p>
+
+<p>&laquo;Ne craignez rien, c'est Herbert,&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>Et Herbert entra aussit&ocirc;t, portant sur lui la vive fra&icirc;cheur de deux
+cents lieues de France.</p>
+
+<p>&laquo;Haendel, mon cher ami, comment allez-vous? comment allez-vous? et
+encore une fois comment allez-vous? Il me semble qu'il y a douze mois
+que je suis parti! Mais j'ai d&ucirc; &ecirc;tre longtemps absent, en effet, car
+vous &ecirc;tes devenu tout maigre et tout p&acirc;le. Haendel, mon.... Oh! je vous
+demande pardon!&raquo;</p>
+
+<p>Il fut arr&ecirc;t&eacute; dans son babil et dans son effusion de poign&eacute;es de mains
+par la vue de Provis, qui le regardait fixement et qui pr&eacute;parait son
+coutelas tout en cherchant autre chose dans une autre poche.</p>
+
+<p>&laquo;Herbert, mon ami, dis-je en fermant les portes pendant qu'Herbert
+restait &eacute;tonn&eacute; et immobile; il est arriv&eacute; quelque chose de bien &eacute;trange,
+c'est une visite pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, mon cher enfant, dit Provis en s'avan&ccedil;ant avec son petit
+livre noir &agrave; fermoir. Et alors, s'adressant &agrave; Herbert: Prenez-le dans
+votre main droite, et que Dieu vous frappe de mort sur place si jamais
+dans aucun cas vous vous parjurez. Baisez-le!</p>
+
+<p>&mdash;Faites ce qu'il d&eacute;sire,&raquo; dis-je &agrave; Herbert.</p>
+
+<p>Herbert me regardait avec &eacute;tonnement et paraissait tr&egrave;s mal &agrave; l'aise;
+n&eacute;anmoins, il fit ce que je lui demandais, et Provis lui dit en lui
+serrant aussit&ocirc;t les mains:</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant vous &ecirc;tes li&eacute; par votre serment, vous savez, et ne croyez
+jamais au mien si Pip ne fait pas de vous un gentleman.&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XIIb" id="CHAPITRE_XIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XII.</a></h2>
+
+
+<p>C'est en vain que j'essayerais de d&eacute;crire l'&eacute;tonnement et l'inqui&eacute;tude
+d'Herbert quand lui, moi et Provis nous nous ass&icirc;mes devant le feu et
+que je lui confiai le secret tout entier. Je voyais mes propres
+sentiments se refl&eacute;ter sur ses traits, et surtout ma r&eacute;pugnance envers
+l'homme qui avait tant fait pour moi.</p>
+
+<p>Mais ce qui e&ucirc;t suffi pour creuser un ab&icirc;me entre cet homme et nous,
+s'il n'y avait eu rien d'autre pour nous diviser, c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; son triomphe
+pendant mon r&eacute;cit. &Agrave; part le regret profond qu'il avait de s'&ecirc;tre montr&eacute;
+petit dans une certaine occasion, depuis son retour, point sur lequel il
+se mit &agrave; fatiguer Herbert, d&egrave;s que ma r&eacute;v&eacute;lation fut termin&eacute;e, il
+n'avait pas la moindre id&eacute;e qu'il me f&ucirc;t possible de trouver quelque
+chose &agrave; reprendre dans ma bonne fortune. Il se vantait d'avoir fait de
+moi un gentleman et d'&ecirc;tre venu pour me voir soutenir ce r&ocirc;le avec ses
+grandes ressources, tout autant pour moi que pour lui-m&ecirc;me; que c'&eacute;tait
+une vanit&eacute; fort agr&eacute;able pour tous deux, et que, tous deux, nous devions
+en &ecirc;tre tr&egrave;s fiers. Telle &eacute;tait la conclusion parfaitement &eacute;tablie dans
+son esprit.</p>
+
+<p>&laquo;Car, voyez-vous, vous qui &ecirc;tes l'ami de Pip, dit-il &agrave; Herbert apr&egrave;s
+avoir discouru pendant un moment, je sais tr&egrave;s bien qu'une fois, depuis
+mon retour, j'ai &eacute;t&eacute; petit pendant une demi-minute. J'ai dit &agrave; Pip que
+je savais que j'avais &eacute;t&eacute; petit; mais ne vous inqui&eacute;tez pas de cela, je
+n'ai pas fait de Pip un gentleman, et Pip ne fera pas un gentleman de
+vous, sans que je sache ce qui vous est d&ucirc; &agrave; tous les deux. Vous, mon
+cher enfant, et vous, l'ami de Pip; vous pouvez tous deux compter me
+voir toujours gentiment musel&eacute;. &Agrave; dater de cette demi-minute, o&ugrave; je me
+suis laiss&eacute; entra&icirc;ner &agrave; une petitesse, je suis musel&eacute;; je suis musel&eacute;
+maintenant, et je serai toujours musel&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement,&raquo; dit Herbert.</p>
+
+<p>Mais il paraissait ne pas trouver en cela de consolation suffisante, et
+restait embarrass&eacute; et troubl&eacute;.</p>
+
+<p>Nous avions h&acirc;te de voir arriver l'instant o&ugrave; il irait prendre
+possession de son logement et de rester ensemble, mais il &eacute;prouvait
+&eacute;videmment une certaine crainte &agrave; nous laisser seuls, et il ne partit
+que tard. Il &eacute;tait plus de minuit quand je le conduisis par Essex Street
+&agrave; sa sombre porte, o&ugrave; je le laissai sain et sauf. Quand elle se referma
+sur lui, j'&eacute;prouvais le premier moment de tranquillit&eacute; que j'eusse
+&eacute;prouv&eacute; depuis le soir de son arriv&eacute;e.</p>
+
+<p>Cependant, je n'avais pas enti&egrave;rement perdu le souvenir de l'homme que
+j'avais trouv&eacute; sur l'escalier; j'avais toujours regard&eacute; autour de moi,
+lorsque le soir je menais mon h&ocirc;te prendre l'air, et en le ramenant; et
+maintenant encore, je regardais tout autour de moi. Il est difficile,
+dans une grande ville, de ne pas soup&ccedil;onner qu'on vous &eacute;pie quand on a
+conscience de courir quelque danger en &eacute;tant suivi; je ne pouvais
+cependant me persuader que les gens aupr&egrave;s desquels je passais
+s'occupassent de mes mouvements. Les quelques personnes qui passaient
+suivaient leurs diff&eacute;rents chemins, et les rues &eacute;taient d&eacute;sertes quand
+je rentrai dans le Temple. Personne n'&eacute;tait sorti par la porte en m&ecirc;me
+temps que nous. Personne ne rentra par la porte en m&ecirc;me temps que moi.
+En passant pr&egrave;s de la fontaine, je vis les fen&ecirc;tres de derri&egrave;re
+&eacute;clair&eacute;es; elles paraissaient brillantes et calmes, et en restant
+quelques moments sous la porte de la maison o&ugrave; je demeurais, avant de
+monter, je pus remarquer que la cour du Jardin &eacute;tait aussi tranquille et
+silencieuse que l'escalier, quand je le montai.</p>
+
+<p>Herbert me re&ccedil;ut les bras ouverts, et jamais je n'avais encore senti si
+compl&egrave;tement la douceur d'avoir un ami. Apr&egrave;s qu'il m'e&ucirc;t adress&eacute;
+quelques paroles de sympathie et d'encouragement, nous nous ass&icirc;mes pour
+examiner la situation et voir ce qu'il fallait faire.</p>
+
+<p>La chaise que Provis avait occup&eacute;e &eacute;tait encore &agrave; la place o&ugrave; elle avait
+&eacute;t&eacute; pendant toute la soir&eacute;e; car il avait une mani&egrave;re &agrave; lui de s'emparer
+d'un endroit, de s'y &eacute;tablir en remuant sans cesse, et en se mouvant par
+le m&ecirc;me cercle de petits mouvements habituels, avec sa pipe, son tabac
+t&ecirc;te de n&egrave;gre, son coutelas, son paquet de cartes et je ne sais quoi
+encore, comme si tout cela &eacute;tait inscrit d'avance sur une ardoise. Sa
+chaise &eacute;tait, dis-je, rest&eacute;e o&ugrave; il l'avait laiss&eacute;e. Herbert la prit sans
+y faire attention; mais un instant apr&egrave;s, il la quitta brusquement, la
+mit de c&ocirc;t&eacute; et en prit une autre. Il n'est pas besoin de dire apr&egrave;s
+cela, qu'il avait con&ccedil;u une aversion profonde pour mon protecteur, et je
+n'eus pas besoin non plus d'avouer la mienne. Nous &eacute;change&acirc;mes cette
+confidence sans prof&eacute;rer une seule syllabe.</p>
+
+<p>&laquo;Eh! bien, dis-je &agrave; Herbert, quand je le vis &eacute;tabli sur une autre
+chaise, que faut-il faire?</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre cher Haendel, r&eacute;pondit-il en se tenant la t&ecirc;te dans les
+mains, je suis trop abasourdi pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; quoi que ce soit.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, j'ai &eacute;t&eacute; abasourdi quand ce coup est venu fondre sur
+moi. Cependant il faut faire quelque chose. Il veut faire de nouvelles
+d&eacute;penses, avoir des chevaux, des voitures, et afficher des dehors de
+prodigalit&eacute; de toute esp&egrave;ce. Il faut l'arr&ecirc;ter d'une mani&egrave;re ou d'une
+autre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez dire que vous ne pouvez accepter....</p>
+
+<p>&mdash;Comment le pourrais-je? dis-je, comme Herbert s'arr&ecirc;tait. Pensez-y
+donc!... Regardez-le!&raquo;</p>
+
+<p>Un frisson involontaire nous parcourut tout le corps.</p>
+
+<p>&laquo;Cependant, Herbert, j'entrevois l'affreuse v&eacute;rit&eacute;. Il m'est attach&eacute;,
+tr&egrave;s fortement attach&eacute;. Vit-on jamais une destin&eacute;e semblable!</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre cher Haendel! r&eacute;p&eacute;ta Herbert.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, dis-je en coupant court &agrave; ses bienfaits, en ne recevant pas
+de lui un seul penny de plus, songez &agrave; ce que je lui dois d&eacute;j&agrave;! et puis,
+je suis couvert de dettes, tr&egrave;s lourdes pour moi qui n'ai plus aucune
+esp&eacute;rance, qui n'ai pas appris d'&eacute;tat et qui ne suis bon &agrave; rien.</p>
+
+<p>&mdash;Allons!... allons!... allons!... fit Herbert, ne dites pas bon &agrave; rien.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi suis-je bon? Je ne sais qu'une chose &agrave; laquelle je sois bon, et
+cette chose est de me faire soldat, et je le serais d&eacute;j&agrave;, cher Herbert,
+si je n'avais voulu d'abord prendre conseil de votre amiti&eacute; et de votre
+affection.&raquo;</p>
+
+<p>Ici je m'attendris, bien entendu, et bien entendu aussi Herbert, apr&egrave;s
+avoir saisi chaleureusement ma main, pr&eacute;tendit ne pas s'en apercevoir.</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher Haendel, dit-il apr&egrave;s un moment de r&eacute;flexion, l'&eacute;tat de soldat
+ne fera pas l'affaire.... Si vous &eacute;tiez d&eacute;cid&eacute; &agrave; renoncer &agrave; sa protection
+et &agrave; ses faveurs, je suppose que vous ne le feriez qu'avec l'espoir
+vague de lui rendre un jour ce que vous en avez d&eacute;j&agrave; re&ccedil;u. Cet espoir ne
+serait pas grand, si vous vous faisiez soldat! sans compter que c'est
+absurde. Vous seriez bien mieux dans la maison de Clarricker, toute
+petite qu'elle soit; je suis sur le point de m'y associer, vous savez.&raquo;</p>
+
+<p>Pauvre gar&ccedil;on! il ne soup&ccedil;onnait pas avec quel argent.</p>
+
+<p>&laquo;Mais il y a une autre question, dit Herbert; Provis est un homme
+ignorant et r&eacute;solu qui a eu longtemps une id&eacute;e fixe. Plus que cela, il
+me para&icirc;t (je puis me tromper sur son compte), &ecirc;tre un homme d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;
+et d'un caract&egrave;re tr&egrave;s violent.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, r&eacute;pondis-je; laissez-moi vous raconter quelle preuve j'en
+ai eue.&raquo;</p>
+
+<p>Et je lui dis, ce que j'avais pass&eacute; sous silence dans mon r&eacute;cit, la
+rencontre avec l'autre for&ccedil;at.</p>
+
+<p>&laquo;Voyez alors, dit Herbert; pensez qu'il vient ici au p&eacute;ril de sa vie
+pour la r&eacute;alisation de son id&eacute;e fixe. Au moment de cette r&eacute;alisation,
+apr&egrave;s toutes ses peines et son espoir, vous minez le terrain sous ses
+pieds, vous d&eacute;truisez ses projets, et vous lui enlevez le fruit de ses
+labeurs. Ne voyez-vous rien qu'il puisse faire sous le coup d'un tel
+d&eacute;sappointement?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Herbert, j'y ai song&eacute; et j'en ai r&ecirc;v&eacute;; depuis la fatale soir&eacute;e de
+son arriv&eacute;e, rien n'a &eacute;t&eacute; plus pr&eacute;sent &agrave; mon esprit que la crainte de le
+voir se faire arr&ecirc;ter lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous pouvez compter, dit Herbert, qu'il y aurait grand danger &agrave;
+ce qu'il s'y expos&acirc;t; c'est l&agrave; le pouvoir qu'il exercera sur vous tant
+qu'il sera en Angleterre, et ce serait le plan qu'il adopterait
+infailliblement si vous l'abandonniez.&raquo;</p>
+
+<p>Je fus tellement frapp&eacute; d'horreur &agrave; cette id&eacute;e, qui s'&eacute;tait tout d'abord
+pr&eacute;sent&eacute;e &agrave; mon esprit, que je me regardais en quelque sorte d&eacute;j&agrave; comme
+son meurtrier. Je ne pus rester en place sur ma chaise, et je me mis &agrave;
+marcher &ccedil;&agrave; et l&agrave; &agrave; travers la chambre, en disant &agrave; Herbert que, m&ecirc;me si
+Provis &eacute;tait reconnu et arr&ecirc;t&eacute; malgr&eacute; lui, je n'en serais pas moins
+malheureux, bien qu'innocent. Oui, et j'&eacute;tais si malheureux, en l'ayant
+loin ou pr&egrave;s de moi, que j'eusse de beaucoup pr&eacute;f&eacute;r&eacute; travailler &agrave; la
+forge tous les jours de ma vie, que d'en arriver l&agrave;! Mais il n'y avait
+pas &agrave; sortir de cette question: Que fallait-il faire?</p>
+
+<p>&laquo;La premi&egrave;re et la principale chose &agrave; faire, dit Herbert, c'est de
+l'obliger &agrave; quitter l'Angleterre. Dans ce cas, vous partiriez avec lui,
+et alors il ne demanderait pas mieux que de s'en aller.</p>
+
+<p>&mdash;Mais en le conduisant n'importe o&ugrave;, pourrai-je l'emp&ecirc;cher de revenir?</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon Haendel, n'est-il pas &eacute;vident qu'avec Newgate dans la rue
+voisine, il y a plus de chances ici que partout ailleurs &agrave; ce que vous
+lui fassiez adopter votre id&eacute;e et le rendiez plus docile. Si l'on
+pouvait se servir de l'autre for&ccedil;at ou de n'importe quel &eacute;v&eacute;nement de sa
+vie pour trouver le pr&eacute;texte de le faire partir....</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, encore! dis-je en m'arr&ecirc;tant devant Herbert, et tenant en avant
+mes mains ouvertes, comme si elles contenaient le d&eacute;sespoir de la cause;
+je ne connais rien de sa vie, je suis devenu presque fou l'autre soir,
+lorsqu'&eacute;tant assis, je l'ai vu devant moi, si li&eacute; &agrave; mon bonheur et &agrave; mon
+malheur, et pourtant je le connais &agrave; peine, si ce n'est pour &ecirc;tre
+l'affreux mis&eacute;rable qui m'a terrifi&eacute; pendant deux jours de mon enfance!&raquo;</p>
+
+<p>Herbert se leva et passa son bras sous le mien; nous march&acirc;mes
+lentement, de long en large, en paraissant &eacute;tudier le tapis.</p>
+
+<p>&laquo;Haendel! dit Herbert en s'arr&ecirc;tant, vous &ecirc;tes bien convaincu que vous
+ne pouvez plus accepter d'autres bienfaits de lui, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.... Assur&eacute;ment, vous le seriez aussi, si vous &eacute;tiez &agrave; ma
+place.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous &ecirc;tes convaincu que vous devez rompre avec lui?</p>
+
+<p>&mdash;Herbert, pouvez-vous me le demander?</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez et &ecirc;tes oblig&eacute; d'avoir assez de tendresse pour la vie
+qu'il a risqu&eacute;e pour vous, pour comprendre que vous devez l'emp&ecirc;cher,
+s'il est possible, de la risquer en pure perte.... Alors, vous devez le
+faire sortir d'Angleterre avant de bouger un doigt pour vous tirer
+vous-m&ecirc;me d'embarras. Une fois cela fait, au nom du ciel! t&acirc;chez de vous
+tirer d'affaire, et nous verrons cela ensemble, mon cher et bon
+camarade.&raquo;</p>
+
+<p>Ce fut une consolation de se serrer les mains l&agrave;-dessus, et de marcher
+encore de long en large n'ayant que cela de fait.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, Herbert, dis-je, pour t&acirc;cher d'apprendre quelque chose de
+son histoire, je ne connais qu'un moyen: c'est de la lui demander de but
+en blanc.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... demandez-la-lui, dit Herbert, quand nous serons r&eacute;unis &agrave;
+d&eacute;jeuner demain matin.&raquo;</p>
+
+<p>En effet, il avait dit, en quittant Herbert, qu'il viendrait d&eacute;jeuner
+avec nous.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir arr&ecirc;t&eacute; ce projet, nous all&acirc;mes nous coucher. J'eus les r&ecirc;ves
+les plus &eacute;tranges, et je m'&eacute;veillai sans m'&ecirc;tre repos&eacute;. En m'&eacute;veillant,
+je repris aussi la crainte que j'avais perdue pendant la nuit, de le
+voir d&eacute;couvert et arr&ecirc;t&eacute; pour rupture de ban. Une fois &eacute;veill&eacute;, cette
+crainte ne me quitta plus.</p>
+
+<p>Provis arriva &agrave; l'heure convenue, tira son coutelas et se mit &agrave; table.
+Il avait fait les plus beaux projets pour que son gentleman se montr&acirc;t
+le plus magnifiquement et ag&icirc;t en v&eacute;ritable gentleman, et il m'excitait
+&agrave; entamer promptement le portefeuille qu'il avait laiss&eacute; en ma
+possession. Il consid&eacute;rait nos chambres et son logement comme des
+r&eacute;sidences provisoires, et me conseillait de chercher tout de suite une
+maisonnette &eacute;l&eacute;gante, dans laquelle il pourrait avoir un &laquo;pied-&agrave;-terre,&raquo;
+pr&egrave;s de Hyde Park. Quand il eut fini de d&eacute;jeuner, et pendant qu'il
+essuyait son couteau sur son pantalon, je lui dis sans aucun pr&eacute;ambule:</p>
+
+<p>&laquo;Hier soir, apr&egrave;s que vous f&ucirc;tes parti, j'ai parl&eacute; &agrave; mon ami de la lutte
+dans laquelle les soldats vous avaient trouv&eacute; engag&eacute; dans les marais, au
+moment o&ugrave; nous sommes arriv&eacute;s; vous en souvenez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Si je m'en souviens! dit-il, je crois bien!</p>
+
+<p>&mdash;Nous d&eacute;sirons savoir quelque chose sur cet homme et sur vous. Il est
+&eacute;trange de savoir si peu sur votre compte &agrave; tous deux, et
+particuli&egrave;rement sur vous, que ce que j'en ai pu dire &agrave; mon ami la nuit
+derni&egrave;re. Ce moment n'est-il pas aussi bien choisi qu'un autre pour en
+apprendre davantage?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit-il apr&egrave;s avoir r&eacute;fl&eacute;chi, vous &ecirc;tes engag&eacute; par serment,
+vous savez, vous, l'ami de Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Assur&eacute;ment! r&eacute;pondit Herbert.</p>
+
+<p>&mdash;Pour tout ce que je dis, vous savez, dit-il en insistant, le serment
+s'applique &agrave; tout.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi que je le comprends.</p>
+
+<p>&mdash;Et voyez-vous, tout ce que j'ai fait est fini et pay&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Il insista de nouveau.</p>
+
+<p>&laquo;Comme vous voudrez.&raquo;</p>
+
+<p>Il sortit sa pipe noire et allait la remplir de t&ecirc;te de n&egrave;gre, quand,
+jetant les yeux sur le paquet de tabac qu'il tenait &agrave; la main, il parut
+r&eacute;fl&eacute;chir que cela pourrait embrouiller le fil de son r&eacute;cit. Il le
+rentra, ficha sa pipe dans une des boutonni&egrave;res de son habit, &eacute;tendit
+une main sur chaque genou, et, apr&egrave;s avoir consid&eacute;r&eacute; le feu d'un &oelig;il
+irrit&eacute; pendant quelques moments, il se tourna vers nous et raconta ce
+qui suit.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XIIIb" id="CHAPITRE_XIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XIII.</a></h2>
+
+
+<p>&laquo;Cher gar&ccedil;on, et vous, ami de Pip, je ne vais pas aller par quatre
+chemins pour vous dire ma vie, comme une chanson ou un livre d'histoire,
+mais je vais vous la dire courte et facile &agrave; saisir; je vais vous la
+raconter tout de suite en deux phrases d'anglais.</p>
+
+<p>&laquo;En prison et hors de prison, en prison et hors de prison, en prison et
+hors de prison.</p>
+
+<p>&laquo;Vous en savez tout ce qu'il y a &agrave; en savoir.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; ma vie en grande partie, jusqu'au jour o&ugrave; l'on m'embarqua, peu
+apr&egrave;s que j'eusse fait la connaissance de Pip.</p>
+
+<p>&laquo;On a fait de moi tout ce qu'il est possible, except&eacute; qu'on ne m'a pas
+pendu.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai &eacute;t&eacute; enferm&eacute; aussi soigneusement qu'une th&eacute;i&egrave;re d'argent.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai &eacute;t&eacute; transport&eacute; par-ci, transport&eacute; par-l&agrave;.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai &eacute;t&eacute; mis &agrave; la porte de cette ville-ci; j'ai &eacute;t&eacute; mis &agrave; la porte de
+cette ville-l&agrave;.</p>
+
+<p>&laquo;On m'a attach&eacute; &agrave; un chantier.</p>
+
+<p>&laquo;On m'a fouett&eacute;, tourment&eacute; et r&eacute;duit au d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'ai pas plus d'id&eacute;e de l'endroit o&ugrave; je suis n&eacute; que vous, si j'en ai
+autant.</p>
+
+<p>&laquo;D'aussi loin que je me souvienne, je me vois dans le comt&eacute; d'Essex,
+volant des navets pour me nourrir.</p>
+
+<p>&laquo;Quelqu'un m'avait abandonn&eacute;, un homme, un chaudronnier. Il avait
+emport&eacute; le feu avec lui, et j'avais tr&egrave;s froid.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai su que mon nom &eacute;tait Magwitch, et mon nom de bapt&ecirc;me Abel.</p>
+
+<p>&laquo;Comment l'ai-je su?</p>
+
+<p>&laquo;De m&ecirc;me, sans doute, que j'ai appris que les oiseaux dans les haies
+s'appelaient pinsons, pierrots, grives.</p>
+
+<p>&laquo;J'aurais pu supposer que ce n'&eacute;taient que des mensonges; seulement,
+comme il arriva que les noms des oiseaux &eacute;taient vrais, j'ai suppos&eacute; que
+le mien l'&eacute;tait aussi.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne brillais ni par le dehors ni par le dedans; et, de si loin que je
+puisse me souvenir, il n'y avait pas une &acirc;me qui support&acirc;t la vue du
+petit Abel Magwitch, sans en &ecirc;tre effray&eacute;e, sans le repousser ou sans le
+faire prendre et arr&ecirc;ter.</p>
+
+<p>&laquo;Je fus pris, pris et repris, au point que j'ai grandi en prison.</p>
+
+<p>&laquo;On me fit la r&eacute;putation d'&ecirc;tre incorrigible.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Voil&agrave; un incorrigible mauvais sujet,&raquo; disait-on aux visiteurs de la
+prison, en me montrant du doigt. &laquo;Ce gar&ccedil;on-l&agrave;, on peut le dire, est
+fait pour les prisons.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Alors ils me regardaient et je les regardais, et quelques uns d'entre
+eux mesuraient ma t&ecirc;te: ils auraient mieux fait de mesurer mon estomac.</p>
+
+<p>&laquo;D'autres me donnaient de petits livres religieux, que je ne pouvais
+lire, et me tenaient des discours que je ne pouvais comprendre.</p>
+
+<p>&laquo;Ils parlaient sans cesse du diable, mais qu'est-ce que j'avais &agrave; faire
+avec le diable?</p>
+
+<p>&laquo;Il fallait bien mettre quelque chose dans mon estomac, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&laquo;Mais voil&agrave; que je deviens petit, et je sais ce qui vous est d&ucirc;, mon
+cher enfant, et &agrave; vous aussi, cher ami de Pip, n'ayez aucune crainte que
+je sois petit.</p>
+
+<p>&laquo;Tout en errant, mendiant, volant, travaillant quelquefois, quand je le
+pouvais, pas aussi souvent que vous pourriez le croire, &agrave; moins que vous
+ne vous demandiez &agrave; vous-m&ecirc;mes si vous auriez &eacute;t&eacute; bien dispos&eacute;s &agrave; me
+donner de l'ouvrage. Un peu braconnier, un peu laboureur, un peu
+roulier, un peu moissonneur, un peu colporteur et un peu de toutes ces
+choses qui ne rapportent rien et vous mettent dans la peine, je devins
+homme.</p>
+
+<p>&laquo;Un soldat d&eacute;serteur, qui se tenait cach&eacute; jusqu'au menton sous un tas de
+pommes de terre, m'apprit &agrave; lire, et un g&eacute;ant ambulant qui, chaque fois
+qu'il signait son nom, gagnait un sou, m'apprit &agrave; &eacute;crire.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'&eacute;tais plus enferm&eacute; aussi souvent qu'autrefois, mais j'usais encore
+ma bonne part de clefs et de verrous.</p>
+
+<p>&laquo;Aux courses d'Epson, il y a quelque chose comme vingt ans, je fis la
+connaissance d'un homme, auquel j'aurais fendu le cr&acirc;ne avec ce
+coutelas, aussi facilement qu'une patte de homard, si je n'avais craint
+d'en faire sortir le diable.</p>
+
+<p>&laquo;Compeyson &eacute;tait son vrai nom, et c'est l'homme, mon cher enfant, que
+vous m'avez vu assommer dans le foss&eacute;, ainsi que vous l'avez racont&eacute; &agrave;
+votre camarade hier soir quand j'ai &eacute;t&eacute; parti.</p>
+
+<p>&laquo;Il se posait en gentleman, ce Compeyson: il avait &eacute;t&eacute; au coll&egrave;ge et
+avait de l'instruction. C'&eacute;tait un homme au doux langage, et qui &eacute;tait
+initi&eacute; aux mani&egrave;res des gens comme il faut. Il avait bonne tournure et
+bon air.</p>
+
+<p>&laquo;La veille de la grande course, je le trouvai sur la bruy&egrave;re, dans une
+baraque que je connaissais d&eacute;j&agrave;. Il &eacute;tait, ainsi que plusieurs autres
+personnes, assis autour des tables, quand j'arrivai, et le ma&icirc;tre de la
+baraque, qui me connaissait et aimait &agrave; plaisanter, l'interpella pour
+lui dire en me montrant:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Je crois que voil&agrave; un homme qui fera votre affaire.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Compeyson m'examina avec attention, et je l'examinai aussi.</p>
+
+<p>&laquo;Il avait une montre et une cha&icirc;ne, une bague, une &eacute;pingle de cravate et
+de beaux habits.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;&Agrave; en juger sur les apparences, vous n'&ecirc;tes pas dans une bonne passe?
+me dit Compeyson.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Non, monsieur, et je n'y ai jamais &eacute;t&eacute; beaucoup.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Je sortais en effet de la prison de Kingston pour vagabondage; j'aurais
+pu y &ecirc;tre pour quelque chose de plus, mais ce n'&eacute;tait pas.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;La fortune peut changer; peut-&ecirc;tre la v&ocirc;tre va-t-elle tourner, dit
+Compeyson.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;J'esp&egrave;re que cela se peut. Il y a de la place, dis-je.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Que savez-vous faire? dit Compeyson.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Manger et boire, dis-je, si vous voulez me trouver les choses
+n&eacute;cessaires.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Compeyson se mit &agrave; rire, et m'examina scrupuleusement, il me donna cinq
+shillings, et prit rendez-vous pour le lendemain soir au m&ecirc;me endroit.</p>
+
+<p>&laquo;Je vins trouver Compeyson le lendemain soir au m&ecirc;me endroit, et
+Compeyson me proposa d'&ecirc;tre son homme et son associ&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Et quelles &eacute;taient les affaires de Compeyson dans lesquelles nous
+devions &ecirc;tre associ&eacute;s?</p>
+
+<p>&laquo;Les affaires de Compeyson, c'&eacute;tait d'escroquer, de faire des faux, de
+passer des billets de banque vol&eacute;s, et ainsi de suite. Tous les tours
+que Compeyson pouvait trouver dans sa cervelle, sans compromettre sa
+peau, et dont il pouvait tirer profit, et laisser toute la
+responsabilit&eacute; &agrave; un autre: telles &eacute;taient les affaires de Compeyson.</p>
+
+<p>&laquo;Il n'avait pas plus de c&oelig;ur qu'une lime de fer. Il &eacute;tait froid comme
+un mort. Et il avait la t&ecirc;te de diable dont j'ai parl&eacute; plus haut. Il y
+avait avec Compeyson un autre homme qu'on appelait Arthur. Ce n'&eacute;tait
+pas un nom de bapt&ecirc;me, mais un surnom. Il &eacute;tait &agrave; son d&eacute;clin; on aurait
+cru voir une ombre.</p>
+
+<p>&laquo;Quelques ann&eacute;es auparavant, lui et Compeyson avaient eu une mauvaise
+affaire avec une dame riche, et ils en avaient tir&eacute; pas mal d'argent;
+mais Compeyson jouait et pariait, et il avait tout perdu. Arthur se
+mourait dans une horrible mis&egrave;re, et la femme de Compeyson (que
+Compeyson battait constamment), prenait piti&eacute; de lui quand elle pouvait,
+mais Compeyson n'avait piti&eacute; de rien, ni de personne.</p>
+
+<p>&laquo;J'aurais pu prendre conseil d'Arthur; mais je n'en fis rien, et je ne
+pr&eacute;tends pas que ce f&ucirc;t par scrupule; mais &agrave; quoi cela m'aurait-il
+servi, mon cher enfant, et vous, cher camarade de Pip?</p>
+
+<p>&laquo;Je commen&ccedil;ai donc avec Compeyson, et je fus un faible outil dans ses
+mains.</p>
+
+<p>&laquo;Arthur demeurait dans le grenier de la maison de Compeyson (qui &eacute;tait
+pr&egrave;s de Bentford), et Compeyson tenait un compte exact de son logement
+et de sa pension, pour le jour o&ugrave; il trouverait plus d'avantages &agrave; le
+trahir.</p>
+
+<p>&laquo;Mais Arthur eut bient&ocirc;t r&eacute;gl&eacute; lui-m&ecirc;me son compte.</p>
+
+<p>&laquo;La deuxi&egrave;me ou la troisi&egrave;me fois que je le vis, il arriva tout hors de
+lui, et avec toutes les allures de la folie, dans le parloir de
+Compeyson, &agrave; une heure tr&egrave;s avanc&eacute;e de la soir&eacute;e, n'ayant sur lui qu'une
+chemise de flanelle et ses cheveux tout mouill&eacute;s, il dit &agrave; la femme de
+Compeyson:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Sally, <i>Elle</i> est actuellement pr&egrave;s de moi l&agrave;-haut, et je ne puis me
+d&eacute;barrasser d'elle; elle est tout en blanc, avec des fleurs blanches
+dans les cheveux, et elle est horriblement folle, et elle tient un
+linceul dans ses bras, et elle dit qu'elle le jettera sur moi &agrave; cinq
+heures du matin.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Mais fou que vous &ecirc;tes, dit Compeyson, ne savez-vous pas que celle
+dont vous voulez parler a une forme humaine? et comment pourrait-elle
+&ecirc;tre entr&eacute;e l&agrave;-haut sans passer par la porte, par la fen&ecirc;tre ou par
+l'escalier?</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Je ne sais pas comment elle y est venue, dit Arthur en frissonnant
+d'horreur, mais elle est dans le coin au pied du lit, horriblement
+folle, et &agrave; l'endroit o&ugrave; son c&oelig;ur est bris&eacute;, o&ugrave; vous l'avez bris&eacute;, il y
+a des gouttes de sang.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Compeyson parlait haut, mais en r&eacute;alit&eacute; il &eacute;tait l&acirc;che.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Monte avec ce radoteur malade, dit-il &agrave; sa femme; et, vous, Magwitch,
+donnez-lui un coup de main, voulez-vous?</p>
+
+<p>&laquo;Mais, quant &agrave; lui, il ne bougea pas.</p>
+
+<p>&laquo;La femme de Compeyson et moi, nous reconduis&icirc;mes Arthur pour le
+remettre au lit, et il divagua d'une mani&egrave;re horrible.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Regardez-la donc!... criait-il, en montrant un endroit o&ugrave; nous
+n'apercevions absolument rien, elle secoue le linceul sur moi!... Ne la
+voyez-vous pas?... Voyez ses yeux!... N'est-ce pas horrible de la voir
+toujours folle?&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Puis il s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Elle va l'&eacute;tendre sur moi!... Ah! c'en est fait de moi!...
+Enlevez-le-lui! enlevez-le-lui!...&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Puis, tout en s'attachant &agrave; nous, il continuait &agrave; parler au fant&ocirc;me et
+&agrave; lui r&eacute;pondre, jusqu'&agrave; ce que je crus &agrave; moiti&eacute; le voir moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&laquo;La femme de Compeyson, qui &eacute;tait habitu&eacute;e &agrave; ces crises, lui donna un
+peu de liqueur pour calmer ses visions, et bient&ocirc;t il devint plus
+tranquille.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Oh! elle est partie, son gardien est-il venu la chercher? dit-il.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Oui, r&eacute;pondit la femme de Compeyson.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Lui avez-vous dit de l'enfermer au verrou?</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Et de lui enlever cette vilaine chose?</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Oui... oui... c'est fait.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Vous &ecirc;tes une bonne cr&eacute;ature, dit-il, ne me quittez pas, et quoi que
+vous fassiez, je vous remercie.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Il demeura assez tranquille, jusqu'&agrave; cinq heures moins cinq minutes.</p>
+
+<p>&laquo;Alors il s'&eacute;lan&ccedil;a en criant, en criant tr&egrave;s fort:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;La voil&agrave;! Elle a encore le linceul.... Elle le d&eacute;ploie!... Elle sort
+du coin!... Elle approche du lit.... Tenez-moi tous les deux, chacun d'un
+c&ocirc;t&eacute;.... Ne la laissez pas me toucher.... Ah!... elle m'a manqu&eacute; cette
+fois.... Emp&ecirc;chez-la de me le jeter sur les &eacute;paules!... Ne la laissez pas
+me soulever pour le passer autour de moi.... Elle me soul&egrave;ve... tenez-moi
+ferme.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Puis il se souleva lui-m&ecirc;me avec effort, et nous d&eacute;couvr&icirc;mes qu'il
+&eacute;tait mort.</p>
+
+<p>&laquo;Compeyson vit dans ce fait un bon d&eacute;barras pour tous deux.</p>
+
+<p>&laquo;Lui et moi, nous commen&ccedil;&acirc;mes bient&ocirc;t les affaires, et il d&eacute;buta par me
+faire un serment (&eacute;tant toujours tr&egrave;s rus&eacute;) sur mon livre, ce petit
+livre noir, mon cher enfant, sur lequel j'ai fait jurer votre camarade.</p>
+
+<p>&laquo;Pour ne pas entrer dans le d&eacute;tail des choses que Compeyson con&ccedil;ut et
+que j'ex&eacute;cutai, ce qui demanderait une semaine, je vous dirai
+simplement, mon cher enfant, et vous, le camarade de Pip, que cet homme
+m'enveloppa dans de tels filets, qu'il fit de moi son n&egrave;gre et son
+esclave.</p>
+
+<p>&laquo;J'&eacute;tais toujours endett&eacute; vis-&agrave;-vis de lui, toujours &agrave; ses ordres,
+toujours travaillant, toujours courant des dangers.</p>
+
+<p>&laquo;Il &eacute;tait plus jeune que moi, mais il &eacute;tait rus&eacute; et instruit, et il
+&eacute;tait, sans exag&eacute;ration, cinq cents fois plus fort que moi.</p>
+
+<p>&laquo;Ma ma&icirc;tresse, pendant ces rudes temps... mais je m'arr&ecirc;te, je n'en ai
+pas encore parl&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Il chercha autour de lui d'une mani&egrave;re confuse, comme s'il avait perdu
+le fil de ses souvenirs, et tourna son visage vers le feu, et &eacute;tendit
+ses mains dans toute leur largeur sur ses genoux, les leva et les remit
+en place:</p>
+
+<p>&laquo;Il n'est pas n&eacute;cessaire d'aborder ce sujet,&raquo; dit-il.</p>
+
+<p>Et, regardant encore une fois autour de lui:</p>
+
+<p>&laquo;Le temps que je passai avec Compeyson fut presque aussi dur que celui
+qui l'avait pr&eacute;c&eacute;d&eacute;. Cela dit, tout est dit.</p>
+
+<p>&laquo;Vous ai-je dit comment je fus jug&eacute; seul pour les m&eacute;faits que j'avais
+commis pendant que j'&eacute;tais avec Compeyson?&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis n&eacute;gativement.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! dit-il, j'ai &eacute;t&eacute; jug&eacute; et condamn&eacute;. J'avais d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute; sur
+des soup&ccedil;ons, deux ou trois fois pendant les trois ou quatre ans que
+cela dura; mais les preuves manquaient; &agrave; la fin, Compeyson et moi, nous
+f&ucirc;mes tous deux mis en jugement sous l'inculpation d'avoir mis en
+circulation des billets vol&eacute;s, et il y avait encore d'autres charges
+derri&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;D&eacute;fendons-nous chacun de notre c&ocirc;t&eacute;, et n'ayons aucune
+communication,&raquo; me dit Compeyson.</p>
+
+<p>&laquo;Et ce fut tout.</p>
+
+<p>&laquo;J'&eacute;tais si pauvre, que je vendis tout ce que je poss&eacute;dais, except&eacute; ce
+que j'avais sur le dos, afin d'avoir Jaggers pour moi.</p>
+
+<p>&laquo;Quand on nous amena au banc des accus&eacute;s, je remarquai tout d'abord
+combien Compeyson avait bonne tournure et l'air d'un gentleman, avec ses
+cheveux fris&eacute;s et ses habits noirs et son mouchoir blanc, et combien,
+moi, j'avais l'air d'un mis&eacute;rable tout &agrave; fait vulgaire.</p>
+
+<p>&laquo;Quand on lut l'acte d'accusation, et qu'on chercha &agrave; prouver notre
+culpabilit&eacute;, je remarquai combien on pesait lourdement sur moi et
+l&eacute;g&egrave;rement sur lui.</p>
+
+<p>&laquo;Quand les t&eacute;moins furent appel&eacute;s, je remarquai comment on pouvait jurer
+que c'&eacute;tait toujours moi qui m'&eacute;tais pr&eacute;sent&eacute;&mdash;comment c'&eacute;tait toujours
+&agrave; moi que l'argent avait &eacute;t&eacute; pay&eacute;&mdash;comment c'&eacute;tait toujours moi qui
+semblais avoir fait la chose et profit&eacute; du gain.</p>
+
+<p>&laquo;Mais quand ce fut le tour de la d&eacute;fense, je vis plus distinctement
+encore quel &eacute;tait le plan de Compeyson; car son avocat avait dit:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Milord et Messieurs, vous avez devant vous, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te sur le m&ecirc;me
+banc, deux individus que vous ne devez pas confondre: l'un, le plus
+jeune, bien &eacute;lev&eacute;, dont on parlera comme il convient; l'autre, mal
+&eacute;lev&eacute;, auquel on parlera comme il convient. L'un, le plus jeune, qu'on
+voit rarement appara&icirc;tre dans les affaires de la cause, si jamais on l'y
+voit, est seulement soup&ccedil;onn&eacute;; l'autre, le plus &acirc;g&eacute;, qu'on voit toujours
+agir dans ces m&ecirc;mes affaires, m&egrave;ne le crime au logis. Pouvez-vous
+balancer, s'il n'y a qu'un coupable dans cette affaire, &agrave; dire lequel ce
+doit &ecirc;tre? et, s'il y en a deux, lequel est pire que l'autre?&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Et ainsi de suite, et quand on arriva aux ant&eacute;c&eacute;dents, il se trouva que
+Compeyson avait &eacute;t&eacute; en pension, que ses camarades de pension &eacute;taient
+dans telle ou telle position; plusieurs t&eacute;moins l'avaient connu au club
+et dans le monde, et n'avaient que de bons renseignements &agrave; donner sur
+lui.</p>
+
+<p>&laquo;Quant &agrave; moi, j'&eacute;tais en r&eacute;cidive et l'on m'avait vu constamment par
+voies et chemins, dans les maisons de correction et sous clef.</p>
+
+<p>&laquo;Quand vint le moment de parler aux juges, qui donc, sinon Compeyson,
+leur parla, en laissant retomber de temps en temps son visage dans son
+mouchoir blanc, et avec des vers dans son discours encore! Moi, je pus
+seulement dire:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Messieurs, cet homme, qui est &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, est le plus fameux
+sc&eacute;l&eacute;rat...&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Quand vint le verdict, ce fut pour Compeyson qu'on r&eacute;clama
+l'indulgence, en cons&eacute;quence de ses bons ant&eacute;c&eacute;dents, de la mauvaise
+compagnie qu'il avait fr&eacute;quent&eacute;e, et aussi en consid&eacute;ration de toutes
+les informations qu'il avait donn&eacute;es contre moi.</p>
+
+<p>&laquo;Moi je n'entendis d'autre mot que le mot: <i>coupable!</i></p>
+
+<p>&laquo;Et quand je dis &agrave; Compeyson:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Une fois sorti du tribunal, je t'&eacute;craserai le visage, mis&eacute;rable!&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Ce fut Compeyson qui demanda protection au juge et l'on mit deux
+ge&ocirc;liers entre nous.</p>
+
+<p>&laquo;Il en eut pour sept ans, et moi pour quatorze, et encore le juge, en le
+condamnant, ajouta qu'il le regrettait, parce qu'il aurait pu bien
+tourner.</p>
+
+<p>&laquo;Quant &agrave; moi, le juge voyait bien que j'&eacute;tais un vieux p&eacute;cheur, aux
+passions violentes, ayant tout ce qu'il fallait pour devenir pire...&raquo;</p>
+
+<p>Provis &eacute;tait petit &agrave; petit arriv&eacute; &agrave; un grand &eacute;tat de surexcitation; mais
+il se retint, poussa deux ou trois soupirs, avala sa salive un nombre de
+fois &eacute;gal, et, &eacute;tendant vers moi sa main comme pour me rassurer:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne vais pas me montrer petit, cher enfant,&raquo; dit-il.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait &eacute;chauff&eacute; &agrave; tel point, qu'il tira son mouchoir et s'essuya la
+figure, la t&ecirc;te, le cou et les mains avant de pouvoir continuer.</p>
+
+<p>&laquo;Je dis &agrave; Compeyson que je jurais de lui &eacute;craser le visage, et je
+m'&eacute;criai:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Que Dieu &eacute;crase le mien, si je ne le fais pas!&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Nous &eacute;tions tous deux sur le m&ecirc;me ponton, mais je ne pus l'approcher de
+longtemps, malgr&eacute; tous mes efforts. Enfin, j'arrivai derri&egrave;re lui, et je
+lui frappai sur l'&eacute;paule pour le faire retourner et le souffleter; on
+nous aper&ccedil;ut et on me saisit. Le cachot noir du ponton n'&eacute;tait pas des
+plus solides pour un habitu&eacute; des cachots, qui savait nager et plonger.
+Je gagnai le rivage, et me cachai au milieu des tombeaux, enviant ceux
+qui y &eacute;taient couch&eacute;s. C'est alors que je vous vis pour la premi&egrave;re
+fois, mon cher enfant!&raquo;</p>
+
+<p>Il me regardait d'un &oelig;il affectueux, qui le rendait encore plus
+horrible &agrave; mes yeux, quoique j'eusse ressenti une grande piti&eacute; pour lui.</p>
+
+<p>&laquo;C'est par vous, mon cher enfant, que j'appris que Compeyson se trouvait
+aussi dans les marais. Sur mon &acirc;me, je crois presque qu'il s'&eacute;tait sauv&eacute;
+par frayeur et pour s'&eacute;loigner de moi, ignorant que c'&eacute;tait moi qui
+avais gagn&eacute; le rivage. Je le poursuivis, je le souffletai.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Et maintenant, lui dis-je, comme il ne peut rien m'arriver de pire,
+et que je ne crains rien pour moi-m&ecirc;me, je vais vous ramener au ponton.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Et je l'aurais tra&icirc;n&eacute; par les cheveux, en nageant, si j'en avais eu le
+temps, et certainement, je l'aurais ramen&eacute; &agrave; bord sans les soldats, qui
+nous arr&ecirc;t&egrave;rent tous les deux.</p>
+
+<p>&laquo;Malgr&eacute; tout, il finit par s'en tirer; il avait de si bons ant&eacute;c&eacute;dents!
+Il ne s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute; que rendu &agrave; moiti&eacute; fou par moi et par mes mauvais
+traitements. Il fut puni l&eacute;g&egrave;rement; moi, je fus mis aux fers; puis on
+me ramena devant le tribunal, et je fus condamn&eacute; &agrave; vie. Je n'ai pas
+attendu la fin de ma peine, mon cher enfant, et vous, le camarade de
+Pip, puisque me voici.&raquo;</p>
+
+<p>Il s'essuya encore, comme il l'avait fait auparavant, puis il tira
+lentement de sa poche son paquet de tabac; il &ocirc;ta sa pipe de sa
+boutonni&egrave;re, la remplit lentement, et se mit &agrave; fumer.</p>
+
+<p>&laquo;Il est mort? demandai-je apr&egrave;s un moment de silence.</p>
+
+<p>&mdash;Qui cela, mon cher enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Compeyson.</p>
+
+<p>&mdash;Il esp&egrave;re que je le suis, s'il est vivant, soyez-en s&ucirc;r, dit-il avec
+un regard f&eacute;roce. Je n'ai plus jamais entendu parler de lui.&raquo;</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Herbert avait &eacute;crit quelques mots au crayon sur
+l'int&eacute;rieur de la couverture d'un livre.</p>
+
+<p>Il me passa doucement le livre, pendant que Provis fumait sa pipe, les
+yeux tourn&eacute;s vers le feu, et je lus:</p>
+
+<p>&laquo;LE JEUNE HAVISHAM S'APPELAIT ARTHUR; COMPEYSON EST L'HOMME QUI A
+PR&Eacute;TENDU AIMER MISS HAVISHAM.&raquo;</p>
+
+<p>Je fermai le livre en faisant un l&eacute;ger signe de t&ecirc;te &agrave; Herbert, et je
+mis le livre de c&ocirc;t&eacute;; et sans rien dire, ni l'un ni l'autre, nous
+regard&acirc;mes tous les deux Provis, pendant qu'il fumait sa pipe aupr&egrave;s du
+feu.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XIVb" id="CHAPITRE_XIVb"></a><a href="#table">CHAPITRE XIV.</a></h2>
+
+
+<p>Pourquoi m'arr&ecirc;tais-je pour chercher combien, parmi les craintes
+suscit&eacute;es par Provis, il y en avait qui se rapportaient &agrave; Estelle?
+Pourquoi ralentirais-je ma course pour comparer l'&eacute;tat d'esprit dans
+lequel j'&eacute;tais lorsque j'ai essay&eacute; de me d&eacute;barrasser de la souillure de
+la prison avant de la rencontrer au bureau des voitures, avec l'&eacute;tat
+d'esprit dans lequel j'&eacute;tais alors en r&eacute;fl&eacute;chissant &agrave; l'ab&icirc;me qu'il y
+avait entre Estelle, dans tout l'orgueil de sa beaut&eacute;, et le for&ccedil;at
+&eacute;vad&eacute; que je cachais. La route n'en serait pas plus douce, le but n'en
+serait pas meilleur; il ne serait pas plus vite atteint, ni moi moins
+ext&eacute;nu&eacute;.</p>
+
+<p>Le r&eacute;cit de Provis avait fait na&icirc;tre une nouvelle crainte dans mon
+esprit, ou plut&ocirc;t il avait donn&eacute; une forme et une direction plus
+pr&eacute;cises &agrave; la crainte qu'il y avait d&eacute;j&agrave;. Si Compeyson &eacute;tait vivant et
+d&eacute;couvrait que Provis &eacute;tait de retour, la cons&eacute;quence n'&eacute;tait pas
+douteuse pour moi. Que Compeyson e&ucirc;t une crainte mortelle de lui,
+personne ne pouvait le savoir mieux que moi, et l'on avait peine &agrave;
+s'imaginer qu'un homme comme celui qu'il nous avait d&eacute;peint h&eacute;siterait &agrave;
+se d&eacute;barrasser d'un ennemi redout&eacute; par le moyen le plus s&ucirc;r,
+c'est-&agrave;-dire en se faisant son d&eacute;nonciateur.</p>
+
+<p>Je n'avais jamais souffl&eacute; ni ne voulais jamais souffler un mot d'Estelle
+&agrave; Provis; du moins, j'en prenais la r&eacute;solution: mais je dis &agrave; Herbert
+qu'avant de partir, je croyais devoir aller voir miss Havisham et
+Estelle. Cette id&eacute;e me vint quand nous nous retrouv&acirc;mes seuls, le soir
+du jour o&ugrave; Provis nous avait racont&eacute; son histoire. Je r&eacute;solus d'aller &agrave;
+Richmond le lendemain, et j'y allai.</p>
+
+<p>Quand j'arrivai chez Mrs Brandley, la femme de chambre d'Estelle vint me
+dire qu'Estelle &eacute;tait all&eacute;e &agrave; la campagne.</p>
+
+<p>&laquo;O&ugrave;?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; Satis House, comme de coutume.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas comme de coutume, dis-je, car elle n'y est jamais all&eacute;e sans
+moi. Quand doit-elle revenir?&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait dans la r&eacute;ponse qu'on me fit un air de r&eacute;serve qui augmenta
+ma perplexit&eacute;. Cette r&eacute;ponse fut que la femme de chambre croyait
+qu'Estelle ne reviendrait que pour peu de temps. Je ne pouvais rien
+tirer de cela, si ce n'est qu'on avait voulu que je n'en tirasse rien,
+et je rentrai chez moi dans un inconcevable &eacute;tat de contrari&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>J'eus une autre consultation de nuit avec Herbert, apr&egrave;s que Provis fut
+rentr&eacute; chez lui (je le reconduisais toujours, et j'avais toujours soin
+de bien regarder autour de moi), et nous r&eacute;sol&ucirc;mes de ne rien dire de
+mes projets de d&eacute;part, jusqu'&agrave; mon retour de chez miss Havisham. En m&ecirc;me
+temps, Herbert et moi nous devions r&eacute;fl&eacute;chir s&eacute;par&eacute;ment &agrave; ce qu'il
+conviendrait le mieux de dire &agrave; Provis, pour le d&eacute;terminer &agrave; quitter
+l'Angleterre avec moi. Ferions-nous semblant de craindre qu'il ne f&ucirc;t
+sous le coup d'une surveillance suspecte, ou moi, qui n'&eacute;tais jamais
+sorti de notre pays, proposerais-je un voyage sur le continent? Nous
+savions tous les deux que je n'avais qu'&agrave; proposer et qu'il consentirait
+&agrave; tout ce que je voudrais, et nous &eacute;tions pleinement convaincus que nous
+ne pouvions courir plus longtemps les chances de la situation pr&eacute;sente.</p>
+
+<p>Le lendemain j'eus la bassesse de feindre que j'&eacute;tais tenu, selon ma
+promesse, d'aller voir Joe; mais j'&eacute;tais capable de toutes les bassesses
+envers Joe ou en son nom. Provis devait se montrer extr&ecirc;mement prudent
+pendant mon absence, et Herbert devait se charger de veiller sur lui &agrave;
+ma place. Je ne devais rester absent qu'une seule nuit, et, &agrave; mon
+retour, je promettais de donner satisfaction &agrave; son impatience de me voir
+commencer sur une grande &eacute;chelle la vie de gentleman. Il me vint m&ecirc;me &agrave;
+l'id&eacute;e, comme &agrave; Herbert, qu'il serait ais&eacute; de le d&eacute;terminer &agrave; passer sur
+le continent, sous pr&eacute;texte de faire des achats pour monter notre
+maison.</p>
+
+<p>Ayant ainsi d&eacute;blay&eacute; le chemin pour mon exp&eacute;dition chez miss Havisham, je
+partis par la voiture du matin, avant le jour, et j'&eacute;tais d&eacute;j&agrave; en pleine
+campagne quand le soleil se leva, boitant et grelottant, envelopp&eacute; dans
+des lambeaux de nuages et des haillons de brouillard, comme un mendiant.
+Quand nous arriv&acirc;mes au <i>Cochon bleu</i>, apr&egrave;s un trajet humide, qui
+rencontrai-je sous la porte, un cure-dent en main, regardant la voiture,
+sinon Bentley Drummle?</p>
+
+<p>De m&ecirc;me qu'il faisait semblant de ne pas me voir, je fis semblant, moi
+aussi, de ne pas le reconna&icirc;tre. C'&eacute;tait un bien pauvre semblant pour
+tous deux, d'autant plus pauvre que nous rentr&acirc;mes tous les deux dans
+l'auberge, o&ugrave; il venait de terminer son d&eacute;jeuner et o&ugrave; je commandai le
+mien. Ce fut comme du poison pour moi de le trouver en ville, car je
+savais tr&egrave;s bien pourquoi il &eacute;tait venu.</p>
+
+<p>Faisant semblant de lire un vieux journal graisseux, qui n'avait rien
+d'&agrave; moiti&eacute; aussi lisible dans ses nouvelles locales que les nouvelles
+&eacute;trang&egrave;res, sur les caf&eacute;s, les conserves, les sauces &agrave; poisson, le
+beurre fondu et les vins dont il &eacute;tait couvert, comme s'il avait gagn&eacute;
+la rougeole d'une mani&egrave;re tout &agrave; fait irr&eacute;guli&egrave;re, je m'assis &agrave; ma table
+pendant qu'il se tenait devant le feu. Par degr&eacute;s, je vis une insulte
+grave dans sa persistance &agrave; rester devant le feu et je me levai,
+d&eacute;termin&eacute; &agrave; me chauffer &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s. Il me fallut passer ma main
+derri&egrave;re ses jambes pour prendre le poker afin de tisonner le feu, mais
+j'eus encore l'air de ne pas le conna&icirc;tre.</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce expr&egrave;s? dit M. Drummle.</p>
+
+<p>Oh! dis-je, le poker en main, est-ce vous... est-ce possible?... Comment
+vous portez-vous? Je me demandais qui pouvait ainsi masquer le feu...&raquo;</p>
+
+<p>Sur ce, je me mis &agrave; tisonner avec ardeur. Apr&egrave;s cela, je me plantai c&ocirc;te
+&agrave; c&ocirc;te de M. Drummle, les &eacute;paules rejet&eacute;es en arri&egrave;re et le dos au feu.</p>
+
+<p>&laquo;Vous venez d'arriver? dit M. Drummle en me poussant un peu avec son
+&eacute;paule.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dis-je en le poussant de la m&ecirc;me mani&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Quel sale et vilain endroit! dit Drummle; n'est-ce pas votre pays?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondis-je; on m'a dit qu'il ressemblait beaucoup &agrave; votre
+Shrosphire.</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde,&raquo; dit Drummle.</p>
+
+<p>Alors M. Drummle regarda ses bottes, et je regardai les miennes; puis il
+regarda les miennes et je regardai les siennes.</p>
+
+<p>&laquo;Y a-t-il longtemps que vous &ecirc;tes ici? demandai-je, r&eacute;solu &agrave; ne pas
+c&eacute;der un pouce du feu.</p>
+
+<p>&mdash;Assez longtemps pour en &ecirc;tre fatigu&eacute;, r&eacute;pondit Drummle en faisant
+semblant de b&acirc;iller, mais &eacute;galement r&eacute;solu &agrave; ne pas bouger.</p>
+
+<p>&mdash;Restez-vous longtemps ici?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis vous dire, r&eacute;pondit Drummle. Et vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis vous dire,&raquo; r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Je sentis en ce moment, au fr&eacute;missement de mon sang, que si l'&eacute;paule de
+M. Drummle avait empi&eacute;t&eacute; d'une &eacute;paisseur de cheveu de plus sur ma place,
+je l'aurais jet&eacute; par la fen&ecirc;tre. Je sentis en m&ecirc;me temps que si mon
+&eacute;paule montrait une semblable pr&eacute;tention, M. Drummle m'aurait jet&eacute; par
+la premi&egrave;re ouverture venue. Il se mit &agrave; siffler un peu, je fis comme
+lui.</p>
+
+<p>&laquo;N'y a-t-il pas une grande &eacute;tendue de marais par l&agrave;? dit Drummle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Eh bien, apr&egrave;s?&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>M. Drummle me regarda, puis apr&egrave;s il regarda mes bottes, puis enfin il
+dit:</p>
+
+<p>&laquo;Oh!&raquo;</p>
+
+<p>Et il se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&laquo;Vous vous amusez, monsieur Drummle?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il, pas particuli&egrave;rement; je vais faire une promenade &agrave;
+cheval, je veux explorer ces marais pour mon plaisir. Il y a dans les
+villages environnants, &agrave; ce qu'on m'a dit, de curieuses petites auberges
+et de jolies petites forges. Est-ce vrai? Gar&ccedil;on!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Mon cheval est-il pr&ecirc;t?</p>
+
+<p>&mdash;Il est devant la porte, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez-moi bien &agrave; pr&eacute;sent: la dame ne montera pas &agrave; cheval
+aujourd'hui, le temps est trop mauvais.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et je ne rentrerai pas, parce que je d&icirc;ne chez cette dame.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien, monsieur.&raquo;</p>
+
+<p>Alors Drummle me regarda. Il y avait sur son grand visage en hure de
+brochet un air de triomphe insolent qui me fendit le c&oelig;ur. Triste comme
+je l'&eacute;tais, cela m'exasp&eacute;ra au point que je me sentis port&eacute; &agrave; le prendre
+dans mes bras et &agrave; l'asseoir sur le feu.</p>
+
+<p>Une chose &eacute;tait &eacute;vidente pour tous les deux: c'est que, jusqu'&agrave; ce qu'on
+v&icirc;nt &agrave; notre secours, ni l'un ni l'autre ne pouvait quitter le feu. Nous
+&eacute;tions donc devant le feu, &eacute;paule contre &eacute;paule, pied contre-pied, avec
+nos mains derri&egrave;re le dos, sans bouger d'un pouce. Malgr&eacute; le brouillard,
+le cheval se voyait en dehors de la porte. Mon d&eacute;jeuner &eacute;tait sur la
+table; celui de Drummle &eacute;tait enlev&eacute;; le gar&ccedil;on m'invita &agrave; commencer; je
+fis un signe de t&ecirc;te, et tous deux nous rest&acirc;mes &agrave; nos places.</p>
+
+<p>&laquo;&Ecirc;tes-vous all&eacute; au Bocage depuis la derni&egrave;re fois? dit Drummle.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dis-je, j'ai eu bien assez des Pinsons la derni&egrave;re fois que j'y
+suis all&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce le jour o&ugrave; nous avons diff&eacute;r&eacute; d'opinion?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondis-je tr&egrave;s s&egrave;chement.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! allons! on vous a laiss&eacute; assez tranquille, dit Drummle d'un
+ton moqueur; vous n'auriez pas d&ucirc; vous laisser emporter.</p>
+
+<p>&mdash;M. Drummle, dis-je, vous n'&ecirc;tes pas comp&eacute;tent pour donner un avis sur
+ce sujet. Quand je me laisse emporter (non pas que j'admette l'avoir
+fait &agrave; cette occasion), je ne lance pas de verres &agrave; la t&ecirc;te des gens.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'en lance,&raquo; dit Drummle.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s l'avoir regard&eacute; deux ou trois fois, en examinant son &eacute;tat
+d'excitation et de fureur croissantes, je dis:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Drummle, je n'ai pas cherch&eacute; cette conversation, et je ne la
+trouve pas agr&eacute;able.</p>
+
+<p>&mdash;Assur&eacute;ment, elle ne l'est pas, dit-il avec d&eacute;dain et par-dessus son
+&eacute;paule, mais cela m'est absolument &eacute;gal.</p>
+
+<p>&mdash;Et, en cons&eacute;quence, continuai-je, avec votre permission, j'insinuerai
+que nous n'ayons &agrave; l'avenir aucune esp&egrave;ce de rapports.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout &agrave; fait mon opinion, dit Drummle, et c'est ce que j'aurais
+insinu&eacute; moi-m&ecirc;me ou plut&ocirc;t fait sans insinuation; mais, ne perdez pas
+votre calme, n'avez-vous pas assez perdu sans cela?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Gar&ccedil;on!&raquo; dit Drummle, en mani&egrave;re de r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on reparut.</p>
+
+<p>&laquo;Par ici!... &eacute;coutez et comprenez bien: la jeune dame ne sort pas
+aujourd'hui, et je d&icirc;ne chez la jeune dame.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, monsieur.&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s que le gar&ccedil;on e&ucirc;t touch&eacute; de la paume de sa main ma th&eacute;i&egrave;re qui se
+refroidissait rapidement; qu'il m'e&ucirc;t regard&eacute; d'un air suppliant et
+qu'il e&ucirc;t quitt&eacute; la pi&egrave;ce, Drummle, tout en ayant pris soin de ne pas
+bouger l'&eacute;paule qui me touchait, prit un cigare de sa poche, en mordit
+le bout, mais ne fit pas mine de bouger. Je bouillais, j'&eacute;touffais, je
+sentais que nous ne pourrions pas dire un seul mot de plus sans faire
+intervenir le nom d'Estelle, et que je ne pourrais supporter de le lui
+entendre prononcer. En cons&eacute;quence, je tournai froidement les yeux de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; du mur, comme s'il n'y avait personne dans la chambre, et
+je me for&ccedil;ai au silence. Il est impossible de dire combien de temps nous
+aurions pu rester dans cette position ridicule, sans l'arriv&eacute;e de trois
+fermiers ais&eacute;s, amen&eacute;s, je pense, par le gar&ccedil;on; ils entr&egrave;rent dans la
+salle en d&eacute;boutonnant leurs paletots et en se frottant les mains, et
+comme ils s'avan&ccedil;aient vers le feu, nous f&ucirc;mes oblig&eacute;s de leur c&eacute;der la
+place.</p>
+
+<p>Je vis Drummle, par la fen&ecirc;tre, saisir les r&ecirc;nes de son cheval et se
+mettre en selle, avec sa mani&egrave;re maladroite et brutale, en chancelant &agrave;
+droite, &agrave; gauche, en avant et en arri&egrave;re. Je croyais qu'il &eacute;tait parti,
+quand il revint demander du feu pour le cigare qu'il tenait &agrave; la bouche,
+et qu'il avait oubli&eacute; d'allumer. Un homme, dont les v&ecirc;tements &eacute;taient
+couverts de poussi&egrave;re, apporta ce qu'il r&eacute;clamait. Je ne pourrais pas
+dire d'o&ugrave; il sortait, &eacute;tait-ce de la cour int&eacute;rieure, de la rue ou
+d'autre part? Et comme Drummle se penchait sur sa selle en allumant son
+cigare, en riant et en tournant la t&ecirc;te du c&ocirc;t&eacute; des fen&ecirc;tres de
+l'auberge, le balancement d'&eacute;paules et le d&eacute;sordre des cheveux de cet
+homme me fit souvenir d'Orlick.</p>
+
+<p>Trop compl&egrave;tement hors de moi pour m'inqui&eacute;ter si c'&eacute;tait lui ou non ou
+pour toucher au d&eacute;jeuner, je lavai ma figure et mes mains salies par le
+voyage, et je me rendis &agrave; la m&eacute;morable vieille maison, qu'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+beaucoup plus heureux pour moi de n'avoir jamais vue, et dans laquelle
+jamais je n'aurais d&ucirc; entrer.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XVb" id="CHAPITRE_XVb"></a><a href="#table">CHAPITRE XV.</a></h2>
+
+
+<p>Dans la chambre o&ugrave; &eacute;tait la table de toilette et o&ugrave; les bougies
+br&ucirc;laient accroch&eacute;es &agrave; la muraille, je trouvai miss Havisham et Estelle.
+Miss Havisham, assise sur un sofa pr&egrave;s du feu, et Estelle sur un coussin
+&agrave; ses pieds. Estelle tricotait et miss Havisham la regardait. Toutes
+deux lev&egrave;rent les yeux quand j'entrai, et toutes deux remarqu&egrave;rent du
+changement en moi. Je vis cela au regard qu'elles &eacute;chang&egrave;rent.</p>
+
+<p>&laquo;Et quel vent, dit miss Havisham, vous pousse ici, Pip?&raquo;</p>
+
+<p>Bien qu'elle me regard&acirc;t fixement, je vis qu'elle &eacute;tait quelque peu
+confuse. Estelle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les yeux sur
+nous, puis se remit &agrave; travailler. Je m'imaginai lire dans le mouvement
+de ses doigts, aussi clairement que si elle me l'e&ucirc;t dit dans l'alphabet
+des sourds-muets, qu'elle s'apercevait que j'avais d&eacute;couvert mon
+bienfaiteur.</p>
+
+<p>&laquo;Miss Havisham, dis-je, je suis all&eacute; &agrave; Richmond pour parler &agrave; Estelle,
+et, trouvant que le vent l'avait pouss&eacute;e ici, je l'ai suivie.&raquo;</p>
+
+<p>Miss Havisham me faisant signe pour la troisi&egrave;me ou quatri&egrave;me fois de
+m'asseoir, je pris la chaise plac&eacute;e aupr&egrave;s de la table de toilette que
+j'avais vue si souvent occup&eacute;e par elle. Avec toutes ces ruines &agrave; mes
+pieds et autour de moi, il me semblait que c'&eacute;tait bien en ce jour la
+place qui me convenait.</p>
+
+<p>&laquo;Ce que j'ai &agrave; dire &agrave; miss Estelle, miss Havisham, je le dirai devant
+vous dans quelques moments. Cela ne vous surprendra pas, cela ne vous
+d&eacute;plaira pas. Je suis aussi malheureux que vous ayez jamais pu d&eacute;sirer
+me voir.&raquo;</p>
+
+<p>Miss Havisham continuait &agrave; me regarder fixement. Je voyais au mouvement
+des doigts d'Estelle pendant qu'ils travaillaient qu'elle &eacute;tait
+attentive &agrave; ce que je disais, mais elle ne levait pas les yeux.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai d&eacute;couvert quel est mon protecteur. Ce n'est pas une heureuse
+d&eacute;couverte, et il n'est pas probable qu'elle &eacute;l&egrave;ve jamais ni ma
+r&eacute;putation, ni ma position, ni ma fortune, ou quoi que ce soit. Il y a
+des raisons qui m'emp&ecirc;chent d'en dire davantage: ce n'est pas mon
+secret, mais celui d'un autre.&raquo;</p>
+
+<p>Comme je gardais le silence pendant un moment, regardant Estelle et
+cherchant comment continuer, miss Havisham r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'est pas votre secret, mais celui d'un autre, eh bien?...</p>
+
+<p>&mdash;Quand pour la premi&egrave;re fois vous m'avez fait venir ici, miss Havisham,
+quand j'appartenais au village l&agrave;-bas, que je voudrais bien n'avoir
+jamais quitt&eacute;, je suppose que je vins r&eacute;ellement ici comme tout autre
+enfant aurait pu y venir, comme une esp&egrave;ce de domestique, pour
+satisfaire vos caprices et en &ecirc;tre pay&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Pip! r&eacute;pliqua miss Havisham en secouant la t&ecirc;te avec calme, vous
+croyez....</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que M. Jaggers?...</p>
+
+<p>&mdash;M. Jaggers, dit miss Havisham en me r&eacute;pondant d'une voix ferme,
+n'avait rien &agrave; faire l&agrave;-dedans et n'en savait rien. S'il est mon avou&eacute;
+et s'il est celui de votre bienfaiteur, c'est une co&iuml;ncidence. Il a de
+semblables relations avec un assez grand nombre de personnes, et cela a
+pu arriver naturellement; mais, n'importe comment cette co&iuml;ncidence est
+arriv&eacute;e, soyez convaincu qu'elle n'a &eacute;t&eacute; amen&eacute;e par personne.&raquo;</p>
+
+<p>Tout le monde aurait pu voir dans son visage hagard qu'il n'y avait
+jusqu'ici ni subterfuge ni dissimulation dans ce qu'elle venait de dire.</p>
+
+<p>&laquo;Mais lorsque je suis tomb&eacute; dans l'erreur o&ugrave; je suis rest&eacute; si longtemps,
+du moins vous m'y avez entretenu? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit-elle en faisant encore un signe, je vous ai laiss&eacute;
+aller.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;tait-ce de la bont&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Qui suis-je? s'&eacute;cria miss Havisham en frappant sa canne sur le
+plancher et se laissant emporter par une col&egrave;re si subite qu'Estelle
+leva sur elle des yeux surpris, qui suis-je, pour l'amour de Dieu, pour
+avoir de la bont&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>J'avais &eacute;lev&eacute; une bien faible plainte et je n'avais m&ecirc;me pas eu
+l'intention de le faire. Je le lui dis lorsqu'elle se rassit plus calme
+apr&egrave;s cet &eacute;clat.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien!... eh bien!... eh bien!... dit-elle, apr&egrave;s?...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai &eacute;t&eacute; g&eacute;n&eacute;reusement pay&eacute; ici pour mes anciens services, dis-je pour
+la calmer, en &eacute;tant mis en apprentissage, et je n'ai fait ces questions
+que pour me renseigner personnellement. Ce qui suit a un but diff&eacute;rent,
+et, je l'esp&egrave;re, plus d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;. En entretenant mon erreur, miss
+Havisham, vous avez voulu punir et contrarier&mdash;peut-&ecirc;tre sauriez-vous
+trouver mieux que moi les termes qui pourraient exprimer votre intention
+sans vous offenser&mdash;vos &eacute;go&iuml;stes parents.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai fait, dit-elle, mais ils l'ont voulu, et vous aussi. Quelle a
+&eacute;t&eacute; mon histoire pour que je me donne la peine de les avertir ou de les
+supplier, eux ou vous, pour qu'il en soit autrement? Vous vous &ecirc;tes
+tendu vos propres pi&egrave;ges, et ce n'est pas moi qui les ai tendus...&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir attendu qu'elle redev&icirc;nt calme, car ses paroles &eacute;clataient
+en cascades sauvages et inattendues, je continuai:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai &eacute;t&eacute; jet&eacute; dans une famille de vos parents, miss Havisham, et je
+suis rest&eacute; constamment au milieu d'eux depuis mon arriv&eacute;e &agrave; Londres. Je
+sais qu'ils ont &eacute;t&eacute; de bonne foi et tromp&eacute;s sur mon compte comme je l'ai
+&eacute;t&eacute; moi-m&ecirc;me, et je serais faux et bas si je ne vous disais pas, que
+cela vous soit agr&eacute;able ou non, que vous faites s&eacute;rieusement injure &agrave; M.
+Mathieu Pocket et &agrave; son fils Herbert si vous supposez qu'ils sont autre
+chose que g&eacute;n&eacute;reux, droits, ouverts, et incapables de quoi que ce soit
+de vil ou de l&acirc;che.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont vos amis? dit miss Havisham.</p>
+
+<p>&mdash;Ils se sont faits mes amis, dis-je, quand ils supposaient que j'avais
+pris leur place et quand Sarah Pocket, miss Georgina et mistress Camille
+n'&eacute;taient pas mes amis, je pense.&raquo;</p>
+
+<p>Le contraste de mes amis avec le reste de sa famille semblait, j'&eacute;tais
+bien aise de le voir, les mettre bien avec elle. Elle me regarda avec
+des yeux per&ccedil;ants pendant un moment, puis elle dit avec calme:</p>
+
+<p>&laquo;Que demandez-vous pour eux?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, dis-je, si ce n'est que vous ne les confondiez pas avec les
+autres. Il se peut qu'ils soient du m&ecirc;me sang, mais, croyez-moi, ils ne
+sont pas de la m&ecirc;me nature.&raquo;</p>
+
+<p>Miss Havisham r&eacute;p&eacute;ta, en continuant &agrave; me regarder avec avidit&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Que demandez-vous pour eux?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas assez rus&eacute;, vous le voyez, r&eacute;pondis-je sentant bien que
+je rougissais un peu, pour pouvoir vous cacher, quand bien m&ecirc;me je le
+d&eacute;sirerais, que j'ai quelque chose &agrave; vous demander, miss Havisham: si
+vous pouviez disposer de quelque argent pour rendre &agrave; mon ami Herbert un
+service pour le reste de ses jours... mais ce service, par sa nature,
+doit &ecirc;tre rendu sans qu'il s'en doute, je vous dirai comment.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faut-il que cela se fasse sans qu'il s'en doute?
+demanda-t-elle en appuyant sa main sur sa canne afin de me regarder plus
+attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, dis-je, j'ai commenc&eacute; moi-m&ecirc;me &agrave; lui rendre service il y a
+plus de deux ans sans qu'il le sache, et que je ne veux pas &ecirc;tre trahi.
+Par quelles raisons suis-je incapable de continuer? Je ne puis vous le
+dire. C'est une partie du secret d'un autre et non pas le mien.&raquo;</p>
+
+<p>Elle d&eacute;tourna peu &agrave; peu les yeux de moi et les porta sur le feu. Apr&egrave;s
+l'avoir contempl&eacute; pendant un temps qui, dans le silence, &agrave; la lumi&egrave;re
+des bougies qui br&ucirc;laient lentement, me parut bien long, elle fut
+r&eacute;veill&eacute;e par l'&eacute;croulement de quelques charbons enflamm&eacute;s, et regarda
+de nouveau de mon c&ocirc;t&eacute;, d'abord d'une mani&egrave;re vague, puis avec une
+attention graduellement concentr&eacute;e. Pendant tout ce temps Estelle
+tricotait toujours. Quand miss Havisham eut arr&ecirc;t&eacute; son attention sur
+moi, elle dit, en parlant comme s'il n'y avait pas eu d'interruption
+dans notre conversation:</p>
+
+<p>&laquo;Ensuite?...</p>
+
+<p>&mdash;Estelle, dis-je en me tournant vers elle en essayant de ma&icirc;triser ma
+voix tremblante, vous savez que je vous aime, vous savez que je vous
+aime depuis longtemps, et que je vous aime tendrement...&raquo;</p>
+
+<p>Ainsi interpell&eacute;e, Estelle leva les yeux sur mon visage, et ses doigts
+continu&egrave;rent leur travail, et elle me regarda sans changer de
+contenance. Je vis que miss Havisham portait les yeux tant&ocirc;t de moi &agrave;
+elle, tant&ocirc;t d'elle &agrave; moi.</p>
+
+<p>&laquo;J'aurais dit cela plus t&ocirc;t sans ma longue erreur. Cette erreur m'avait
+fait esp&eacute;rer que miss Havisham nous destinait l'un &agrave; l'autre, et,
+pensant que vous ne pouviez rien y faire vous-m&ecirc;me, quelles que fussent
+vos intentions, je me suis retenu de le dire, mais je dois l'avouer
+maintenant.&raquo;</p>
+
+<p>Sans rien perdre de sa contenance impassible et ses doigts allant
+toujours, Estelle secoua la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Je sais, dis-je en r&eacute;ponse &agrave; ce mouvement, je sais que je n'ai pas
+l'espoir de pouvoir jamais vous appeler ma femme, Estelle. J'ignore ce
+que je vais devenir, combien malheureux je serai, o&ugrave; j'irai. Cependant,
+je vous aime, je vous ai aim&eacute;e depuis la premi&egrave;re fois que je vous ai
+vue dans cette maison.&raquo;</p>
+
+<p>En me regardant, parfaitement impassible et les doigts toujours occup&eacute;s,
+elle secoua de nouveau la t&ecirc;te. Je repris:</p>
+
+<p>&laquo;Il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; bien cruel, horriblement cruel &agrave; miss Havisham de jouer avec
+la sensibilit&eacute; et la candeur d'un pauvre gar&ccedil;on, de me torturer pendant
+toutes ces ann&eacute;es dans un vain espoir et pour un but inutile si elle
+avait song&eacute; &agrave; la gravit&eacute; de ce qu'elle faisait; mais je pense qu'elle
+n'en avait pas conscience. Je crois qu'en endurant ses propres
+souffrances elle a oubli&eacute; les miennes, Estelle.&raquo;</p>
+
+<p>Je vis miss Havisham porter la main &agrave; son c&oelig;ur et l'y retenir pendant
+qu'elle continuait &agrave; me regarder, ainsi qu'Estelle, tour &agrave; tour.</p>
+
+<p>&laquo;Il me semble, dit Estelle avec un grand calme, qu'il y a des
+sentiments, des fantaisies, je ne sais pas comment les appeler, que je
+suis incapable de comprendre. Quand vous dites que vous m'aimez, je sais
+ce que vous voulez dire quant &agrave; la formation des mots, mais rien de
+plus. Vous ne dites rien &agrave; mon c&oelig;ur... vous ne touchez rien l&agrave;... Je
+m'inqui&egrave;te peu de ce que vous pouvez dire... j'ai essay&eacute; de vous en
+avertir.... Dites, ne l'ai-je pas fait?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondis-je d'un ton lamentable.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais vous n'avez pas voulu vous tenir pour averti, car vous avez
+cru que je ne le pensais pas. Ne l'avez-vous pas cru?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai cru et esp&eacute;r&eacute; que vous ne le pensiez pas, vous si jeune, si peu
+&eacute;prouv&eacute;e et si belle, Estelle. Assur&eacute;ment ce n'est pas dans la nature.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dans <i>ma</i> nature, r&eacute;pondit-elle; puis elle ajouta en appuyant
+sur les mots: C'est dans mon for int&eacute;rieur. Je fais une grande
+diff&eacute;rence entre vous et les autres en vous en disant autant. Je ne puis
+faire davantage.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il pas vrai, dis-je, que Bentley Drummle est ici en ville et
+qu'il vous recherche?</p>
+
+<p>&mdash;C'est parfaitement vrai, r&eacute;pondit-elle en parlant de lui avec
+l'indiff&eacute;rence du plus entier m&eacute;pris.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il pas vrai que vous l'encouragez, que vous sortez &agrave; cheval avec
+lui, et qu'il d&icirc;ne avec vous aujourd'hui m&ecirc;me?&raquo;</p>
+
+<p>Elle parut un peu surprise de voir que je connaissais tous ces d&eacute;tails,
+mais elle r&eacute;pondit encore:</p>
+
+<p>&laquo;C'est parfaitement vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez l'aimer, Estelle!&raquo;</p>
+
+<p>Ses doigts s'arr&ecirc;t&egrave;rent pour la premi&egrave;re fois quand elle r&eacute;pliqua avec
+un peu de col&egrave;re:</p>
+
+<p>&laquo;Que vous ai-je dit? Croyez-vous encore apr&egrave;s cela que je ne sois pas
+telle que je le dis?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne l'&eacute;pouserez jamais Estelle?&raquo;</p>
+
+<p>Elle se tourna vers miss Havisham et r&eacute;fl&eacute;chit un instant en tenant son
+ouvrage dans ses mains, puis elle dit:</p>
+
+<p>&laquo;Pourquoi ne vous dirais-je pas la v&eacute;rit&eacute;? On va me marier avec lui.&raquo;</p>
+
+<p>Je laissai tomber ma t&ecirc;te dans mes mains; mais je pus me contenir mieux
+que je ne pouvais l'esp&eacute;rer, eu &eacute;gard &agrave; la douleur que j'&eacute;prouvai en lui
+entendant prononcer ces paroles. Quand je relevai la t&ecirc;te, miss Havisham
+avait un air si horrible, que j'en fus impressionn&eacute;, m&ecirc;me dans le
+bouleversement extr&ecirc;me de ma douleur.</p>
+
+<p>&laquo;Estelle, ch&egrave;re, tr&egrave;s ch&egrave;re Estelle, ne permettez pas &agrave; miss Havisham de
+vous pr&eacute;cipiter dans cet ab&icirc;me. Mettez-moi de c&ocirc;t&eacute; pour toujours. Vous
+l'avez fait, je le sais bien, mais donnez votre main &agrave; quelque personne
+plus digne que Drummle. Miss Havisham vous donne &agrave; lui comme pour
+t&eacute;moigner le plus profond m&eacute;pris, et faire la plus grande injure qu'on
+puisse faire &agrave; tous les hommes beaucoup meilleurs qui vous admirent, et
+aux quelques-uns qui vous aiment vraiment. Parmi ces quelques-uns il
+peut y en avoir un qui vous aime aussi tendrement, bien qu'il ne vous
+ait pas aim&eacute; aussi longtemps que moi. Prenez-le et je le supporterai
+avec courage pour l'amour de vous!&raquo;</p>
+
+<p>Mon ardeur &eacute;veilla en elle un &eacute;tonnement qui me fit supposer qu'elle
+&eacute;tait touch&eacute;e de compassion, et que tout &agrave; coup j'&eacute;tais devenu
+intelligible &agrave; son esprit.</p>
+
+<p>&laquo;Je vais, dit-elle encore d'un ton plus doux, l'&eacute;pouser. On s'occupe des
+pr&eacute;paratifs de mon mariage, et je serai bient&ocirc;t mari&eacute;e. Pourquoi
+m&ecirc;lez-vous ici injustement le nom de ma m&egrave;re adoptive? C'est par ma
+propre volont&eacute; que tout se fait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est par votre propre volont&eacute;, Estelle, que vous vous jetez dans les
+bras d'une brute?</p>
+
+<p>&mdash;Dans les bras de qui devrais-je me jeter? repartit-elle avec un
+sourire. Devrais-je me jeter dans les bras de l'homme qui sentirait le
+mieux (s'il y a des gens qui sentent de pareilles choses) que je n'ai
+rien pour lui?... L&agrave;!... c'en est fait, je ferai assez bien et mon mari
+aussi. Quant &agrave; me pr&eacute;cipiter dans ce que vous appelez un ab&icirc;me, miss
+Havisham voulait me faire attendre et ne pas me marier encore; mais je
+suis fatigu&eacute;e de la vie que j'ai men&eacute;e; elle n'a que tr&egrave;s peu de charmes
+pour moi, et je suis d'avis d'en changer. N'en dites pas davantage. Nous
+ne nous comprendrons jamais l'un l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Une vile brute! une telle stupide brute! criai-je d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez pas que je sois un ange pour lui, dit Estelle; je ne le
+serai pas. Allons, voici ma main. S&eacute;parons-nous l&agrave;-dessus, enfant et
+homme romanesque.</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; Estelle, r&eacute;pondis-je, pendant que mes larmes tombaient en abondance
+sur sa main, malgr&eacute; tous mes efforts pour les retenir, quand m&ecirc;me je
+resterais en Angleterre et que je pourrais me tenir la t&ecirc;te haute devant
+les autres, comment pourrais-je voir en vous la femme de Drummle!</p>
+
+<p>&mdash;Enfantillage!... enfantillage!... dit-elle, cela passera avec le
+temps.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, Estelle!</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne penserez plus &agrave; moi dans une semaine.</p>
+
+<p>&mdash;Ne plus penser &agrave; vous! Vous faites partie de mon existence, partie de
+moi-m&ecirc;me. Vous avez &eacute;t&eacute; dans chaque ligne que j'ai lue depuis la
+premi&egrave;re fois que je suis venu ici, n'&eacute;tant encore qu'un pauvre enfant
+bien grossier et bien vulgaire, dont, m&ecirc;me alors, vous avez bless&eacute; le
+c&oelig;ur. Vous avez &eacute;t&eacute; dans tous les r&ecirc;ves d'avenir que j'ai faits depuis.
+Sur la rivi&egrave;re, sur les voiles des vaisseaux, sur les marais, dans les
+nuages, dans la lumi&egrave;re, dans l'obscurit&eacute;, dans le vent, dans la mer,
+dans les bois, dans les rues, vous avez &eacute;t&eacute; la personnification de
+toutes les fantaisies gracieuses que mon esprit ait jamais con&ccedil;ues. Les
+pierres avec lesquelles sont b&acirc;ties les plus solides constructions de
+Londres ne sont pas plus r&eacute;elles ou plus impossibles &agrave; d&eacute;placer par vos
+mains, que votre pr&eacute;sence et votre influence l'ont &eacute;t&eacute; et le seront
+toujours pour moi, ici et partout. Estelle, jusqu'&agrave; la derni&egrave;re heure de
+ma vie, il faut que vous restiez une partie de ma nature, une partie du
+peu de bien et une partie du mal qui est en moi. Mais pendant notre
+s&eacute;paration, je vous associerai seulement au bien, et je vous y
+maintiendrai toujours fid&egrave;lement, car vous devez m'avoir fait beaucoup
+plus de bien que de mal. Quelle que soit la douleur aigu&euml; que je
+ressente maintenant... oh! Dieu vous garde! Dieu vous pardonne!&raquo;</p>
+
+<p>Dans quelle angoisse de malheur j'arrachai de mon c&oelig;ur ces paroles
+entrecoup&eacute;es? je ne le sais. Elles mont&egrave;rent &agrave; mes l&egrave;vres comme le sang
+d'une blessure interne. Je tins sa main sur mes l&egrave;vres pendant un
+moment, et je la quittai. Mais toujours dans la suite, je me suis
+souvenu, et bient&ocirc;t apr&egrave;s &agrave; plus forte raison, que, tandis qu'Estelle me
+regardait seulement avec un &eacute;tonnement m&ecirc;l&eacute; d'incr&eacute;dulit&eacute;, la figure de
+spectre de miss Havisham, dont la main couvrait encore son c&oelig;ur,
+semblait trahir, dans un terrible regard, la piti&eacute; et le remords.</p>
+
+<p>Tout est dit, tout est fini! Tout &eacute;tait si bien dit et si bien fini,
+que, lorsque je franchis la porte, la lumi&egrave;re du jour paraissait d'une
+couleur plus sombre que lorsque j'&eacute;tais entr&eacute;. Pendant un instant, je me
+cachai parmi les ruelles et les passages, et ensuite je partis pour
+faire &agrave; pied toute la route jusqu'&agrave; Londres. Car j'avais &agrave; ce moment
+tellement repris mes esprits, que je r&eacute;fl&eacute;chis que je ne pouvais pas
+retourner &agrave; l'h&ocirc;tel et y voir Drummle; que je ne pourrais pas supporter
+d'&ecirc;tre assis dans la voiture et m'entendre adresser la parole; que je ne
+pouvais rien faire de mieux pour moi-m&ecirc;me que de me fatiguer.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait plus de minuit quand je traversai le pont de Londres. Passant
+par les &eacute;troits labyrinthes des rues qui, &agrave; cette &eacute;poque, longeaient &agrave;
+l'ouest la rive du fleuve qui faisait partie du comt&eacute; de Middlesex, mon
+plus court chemin pour gagner le Temple &eacute;tait de suivre la rivi&egrave;re par
+Whitefriars. On ne m'attendait que le lendemain, mais j'avais mes clefs,
+et si Herbert &eacute;tait couch&eacute;, je pouvais gagner mon lit sans le d&eacute;ranger.</p>
+
+<p>Comme il arrivait rarement que j'entrasse par la porte de Whitefriars,
+quand le Temple &eacute;tait ferm&eacute;, et que j'&eacute;tais tr&egrave;s crott&eacute; et tr&egrave;s fatigu&eacute;,
+je ne me formalisai pas, en voyant le portier m'examiner avec beaucoup
+d'attention en tenant la porte entr'ouverte pour me laisser passer. Pour
+aider sa m&eacute;moire je lui dis mon nom.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'en &eacute;tais pas bien certain, monsieur, mais je le pensais. Voici une
+lettre, monsieur; la personne qui l'a apport&eacute;e a dit que vous soyez
+assez bon pour la lire &agrave; la lanterne.&raquo;</p>
+
+<p>Tr&egrave;s surpris de cette recommandation, je pris la lettre. Elle &eacute;tait
+adress&eacute;e &agrave; Philip Pip, Esquire, et au haut de l'enveloppe &eacute;taient ces
+mots:&raquo; VEUILLEZ LIRE CETTE LETTRE ICI M&Ecirc;ME.&raquo; Je l'ouvris, le portier
+m'&eacute;clairait, et je lus de la main de Wemmick:</p>
+
+<p>&laquo;NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS!&raquo;</p>
+
+<p>Toutes les fantaisies et les bruits de la nuit qui m'assi&eacute;geaient
+disaient le m&ecirc;me refrain: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Cette phrase
+s'insinuait dans tout ce que je pensais, comme l'aurait fait une douleur
+physique. Il n'y avait pas longtemps, j'avais lu dans les journaux qu'un
+inconnu &eacute;tait venu aux Hummums dans la nuit, s'&eacute;tait mis au lit, s'&eacute;tait
+suicid&eacute;, et que le lendemain matin on l'avait trouv&eacute; baign&eacute; dans son
+sang. Il me vint dans l'id&eacute;e que cet inconnu avait d&ucirc; occuper cette m&ecirc;me
+vo&ucirc;te, et je me levai pour m'assurer qu'il n'y avait pas de traces
+rouges. Alors j'ouvris la porte pour regarder dans les couloirs et me
+ranimer un peu &agrave; la vue d'une lumi&egrave;re lointaine, pr&egrave;s de laquelle je
+savais que le gar&ccedil;on de service dormait. Mais pendant tout ce temps, je
+me demandais: &laquo;Pourquoi ne dois-je pas rentrer chez moi?... Que peut-il
+&ecirc;tre arriv&eacute; &agrave; la maison?... Si j'y rentrais, y trouverais-je Provis en
+s&ucirc;ret&eacute;?...&raquo; Ces questions occupaient &agrave; tel point mon esprit, qu'on
+aurait pu supposer qu'il n'y avait plus de place pour d'autres
+r&eacute;flexions. M&ecirc;me lorsque je pensais &agrave; Estelle, et &agrave; la mani&egrave;re dont nous
+nous &eacute;tions quitt&eacute;s ce jour-l&agrave; pour toujours, et quand je me rappelais
+les circonstances de notre s&eacute;paration, et tous ses regards, et toutes
+ses intonations, et le mouvement de ses doigts pendant qu'elle
+tricotait, m&ecirc;me alors j'&eacute;tais poursuivi ici, l&agrave; et partout par cet
+avertissement: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Quand &agrave; la fin je m'assoupis, &agrave;
+force d'&eacute;puisement d'esprit et de corps, cela devint un immense verbe
+imaginaire, qu'il me fallut conjuguer &agrave; l'imp&eacute;ratif pr&eacute;sent: Ne rentre
+pas chez toi; qu'il ne rentre pas chez lui; ne rentrons pas chez nous;
+qu'ils ne rentrent pas chez eux; et puis virtuellement: Je ne puis pas
+et je ne dois pas rentrer chez moi; je ne pouvais pas, ne voulais pas et
+ne devais pas rentrer chez moi, jusqu'&agrave; ce que je sentisse que j'allais
+devenir fou. Je me roulai sur l'oreiller et regardai les grands ronds
+fixes sur la muraille.</p>
+
+<p>J'avais recommand&eacute; que l'on m'&eacute;veill&acirc;t &agrave; sept heures, car il &eacute;tait clair
+que je devais voir Wemmick avant tout autre personne, et &eacute;galement clair
+que c'&eacute;tait l&agrave; une circonstance pour laquelle il ne fallait lui demander
+que ses sentiments de Walmorth. Ce fut pour moi un grand soulagement de
+sortir de la chambre o&ugrave; j'avais pass&eacute; la nuit si mis&eacute;rablement, et il ne
+fut pas n&eacute;cessaire de frapper deux fois &agrave; la porte pour me faire sauter
+de ce lit d'inqui&eacute;tudes.</p>
+
+<p>&Agrave; huit heures, j'&eacute;tais en vue des murs du ch&acirc;teau. La petite servante
+entrait justement dans la forteresse avec deux petits pains chauds. Je
+passai la poterne et franchis le pont-levis, en m&ecirc;me temps qu'elle.
+J'arrivai ainsi sans &ecirc;tre annonc&eacute;, pendant que Wemmick pr&eacute;parait le th&eacute;
+pour lui et pour son p&egrave;re. Une porte ouverte m'offrait en perspective le
+vieux au lit.</p>
+
+<p>&laquo;Tiens! monsieur Pip, dit Wemmick, vous &ecirc;tes donc revenu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondis-je, mais je ne suis pas rentr&eacute; chez moi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tr&egrave;s bien! dit-il en se frottant les mains, j'ai laiss&eacute; un mot
+pour vous &agrave; chacune des portes du Temple, &agrave; tout hasard. Par quelle
+porte &ecirc;tes-vous entr&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>Je le lui dis:</p>
+
+<p>&laquo;J'irai &agrave; toutes les autres dans la journ&eacute;e, dit Wemmick, et je
+d&eacute;truirai les lettres. C'est une bonne r&egrave;gle de ne jamais laisser de
+preuves &eacute;crites, quand on peut l'&eacute;viter, parce qu'on ne sait jamais si
+cela ne servira pas contre soi un jour. Je vais prendre une libert&eacute; avec
+vous. Vous est-il &eacute;gal de faire cuire cette saucisse pour le vieux?&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis que je serais enchant&eacute; de le faire.</p>
+
+<p>&laquo;Alors, vous pouvez aller &agrave; votre ouvrage, Mary Anne, dit Wemmick &agrave; la
+petite servante, ce qui nous laisse seuls, vous voyez, monsieur Pip,&raquo;
+ajouta-t-il en clignant de l'&oelig;il pendant qu'elle s'&eacute;loignait.</p>
+
+<p>Je le remerciai de son amiti&eacute; et de sa prudence, et nous continu&acirc;mes &agrave;
+causer &agrave; voix basse, pendant que je faisais griller la saucisse et qu'il
+beurrait la mie du petit pain de son p&egrave;re.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, monsieur Pip, vous savez, nous nous comprenons. Nous sommes
+dans nos capacit&eacute;s personnelles et priv&eacute;es, et ce n'est pas
+d'aujourd'hui que nous sommes engag&eacute;s dans une transaction
+confidentielle. Les sentiments officiels sont une chose; mais nous
+sommes extra-officiels pour le moment.&raquo;</p>
+
+<p>Je fis un signe d'assentiment cordial. J'&eacute;tais tellement surexcit&eacute;, que
+j'avais d&eacute;j&agrave; enflamm&eacute; la saucisse du vieux comme une torche et que
+j'avais &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de l'&eacute;teindre.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai accidentellement appris hier matin, me trouvant dans un certain
+lieu, o&ugrave; je vous ai conduit une fois... m&ecirc;me entre vous et moi, il vaut
+mieux ne pas dire les noms, quand on peut l'&eacute;viter....</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup mieux, dis-je; je vous comprends.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai appris l&agrave;, par hasard, hier matin, dit Wemmick, qu'une certaine
+personne, qui n'est pas enti&egrave;rement &eacute;trang&egrave;re aux colonies et qui n'est
+pas non plus d&eacute;nu&eacute;e d'un certain avoir... je ne sais pas qui cela peut
+&ecirc;tre r&eacute;ellement, nous ne nommerons pas cette personne....</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;...avait fait quelques petits tours dans certaine partie du monde o&ugrave;
+vont bien des gens, pas toujours pour satisfaire leurs inclinations
+personnelles, et qui n'est pas tout &agrave; fait sans rapports avec les
+d&eacute;penses du gouvernement.&raquo;</p>
+
+<p>En regardant sa figure je fis un v&eacute;ritable feu d'artifice de la saucisse
+du vieux, et cela apporta une grande distraction dans mon attention et
+dans celle de Wemmick. Je lui fis mes excuses.</p>
+
+<p>&laquo;Cette personne disparaissant de cet endroit, et personne n'entendant
+plus parler d'elle dans les environs, dit Wemmick, on a form&eacute; des
+conjectures et soulev&eacute; des th&eacute;ories: j'ai aussi appris que vous aviez
+&eacute;t&eacute; surveill&eacute; dans votre appartement de la Cour du Jardin au Temple, et
+que vous pourriez l'&ecirc;tre encore.</p>
+
+<p>&mdash;Par qui? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voudrais pas entrer dans ces d&eacute;tails, dit Wemmick &eacute;vasivement,
+cela pourrait empi&eacute;ter sur ma responsabilit&eacute; offi-cielle. J'ai appris
+cela comme j'ai appris bien d'autres choses curieuses en d'autres temps,
+dans le m&ecirc;me lieu. Je ne vous dis pas cela sur des informations re&ccedil;ues,
+je l'ai entendu.&raquo;</p>
+
+<p>Il me prit des mains la fourchette &agrave; r&ocirc;tir et la saucisse tout en
+parlant, et disposa convenablement sur un petit plateau le d&eacute;jeuner de
+son p&egrave;re. Avant de le lui servir, il entra dans sa chambre avec une
+serviette propre, qu'il attacha sous le menton du vieillard. Il le
+souleva, mit son bonnet de nuit de c&ocirc;t&eacute;, et lui donna un air tout &agrave; fait
+cr&acirc;ne. Ensuite il pla&ccedil;a son d&eacute;jeuner devant lui avec grand soin, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;C'est bien, n'est-ce pas, vieux p&egrave;re?&raquo;</p>
+
+<p>Ce &agrave; quoi le joyeux vieillard r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s bien! John, mon gar&ccedil;on, tr&egrave;s bien!&raquo;</p>
+
+<p>Comme il paraissait tacitement entendu que le vieux n'&eacute;tait pas dans un
+&eacute;tat pr&eacute;sentable, je pensais qu'en cons&eacute;quence il fallait le regarder
+comme invisible, et je fis semblant d'ignorer compl&egrave;tement tout ce qui
+se passait.</p>
+
+<p>&laquo;Cette surveillance exerc&eacute;e sur moi dans mon appartement, surveillance
+que j'avais d&eacute;j&agrave; eu quelque raison de soup&ccedil;onner, dis-je &agrave; Wemmick quand
+il revint, est ins&eacute;parable de la personne &agrave; laquelle vous avez fait
+allusion, n'est-ce pas?&raquo;</p>
+
+<p>Wemmick prit un air tr&egrave;s s&eacute;rieux:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne puis pas vous assurer cela d'apr&egrave;s ce que j'en sais. Je veux dire
+que je ne puis pas vous affirmer qu'il en a &eacute;t&eacute; ainsi d'abord; mais, ou
+cela est, ou sera, ou est en grand danger d'&ecirc;tre.&raquo;</p>
+
+<p>Comme je voyais que sa position &agrave; la Petite Bretagne l'emp&ecirc;chait d'en
+dire davantage, et que je savais (et je lui en &eacute;tais tr&egrave;s reconnaissant)
+combien il sortait de sa voie ordinaire, en me disant ce qu'il me
+disait, je ne pus pas le presser; mais je lui dis, apr&egrave;s un moment de
+m&eacute;ditation, que j'aimerais bien lui faire une question, le laissant juge
+d'y r&eacute;pondre ou de n'y pas r&eacute;pondre, comme il le voudrait, certain que
+j'&eacute;tais que ce qu'il ferait serait bien. Il posa son d&eacute;jeuner et
+croisant les bras et pin&ccedil;ant ses manches de chemise (il trouvait commode
+de rester chez lui sans habit), il me fit signe aussit&ocirc;t de faire ma
+question.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez entendu parler d'un homme de mauvaise conduite, dont le vrai
+nom est Compeyson?&raquo;</p>
+
+<p>Il me r&eacute;pondit par un autre signe.</p>
+
+<p>&laquo;Vit-il encore?&raquo;</p>
+
+<p>Un autre signe.</p>
+
+<p>&laquo;Est-il &agrave; Londres?&raquo;</p>
+
+<p>Il me fit encore un signe, comprima excessivement sa boite aux lettres,
+me fit un dernier signe, et continua son d&eacute;jeuner.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, dit Wemmick, que les questions sont faites, ce qu'il dit
+avec emphase et r&eacute;p&eacute;ta pour ma gouverne, j'arrive &agrave; ce que je fis apr&egrave;s
+avoir entendu ce que j'avais entendu. Je me rendis &agrave; la Cour du Jardin
+pour vous trouver. Ne vous trouvant pas, je fus chez Clarricker, pour
+trouver M. Herbert.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous l'avez trouv&eacute;? fis-je avec inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>&mdash;Et je l'ai trouv&eacute;. Sans prononcer un seul nom, sans entrer dans aucun
+d&eacute;tail, je lui ai fait entendre que s'il avait connaissance qu'il y ait
+quelqu'un.... Tom, Jack, ou Richard dans votre appartement, ou dans le
+voisinage imm&eacute;diat, il ferait mieux d'&eacute;loigner Tom, Jack, ou Richard,
+pendant que vous &eacute;tiez absent.</p>
+
+<p>&mdash;Il a d&ucirc; &ecirc;tre bien embarrass&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Bien embarrass&eacute;?... Pas le moins du monde, parce que je lui ai fait
+entendre qu'il n'&eacute;tait pas prudent d'essayer de trop &eacute;loigner Tom, Jack,
+ou Richard, pour le pr&eacute;sent. Monsieur Pip, je vais vous dire quelque
+chose. Dans les circonstances pr&eacute;sentes, il n'y a rien de tel qu'une
+grande ville, quand une fois l'on y est. N'ouvrez pas trop t&ocirc;t la porte,
+restez tranquille, laissez les choses se remettre un peu avant d'essayer
+d'ouvrir, m&ecirc;me pour laisser entrer l'air du dehors.&raquo;</p>
+
+<p>Je le remerciai de ses bons avis, et je lui demandai ce qu'avait fait
+Herbert.</p>
+
+<p>&laquo;M. Herbert, dit Wemmick, apr&egrave;s &ecirc;tre rest&eacute; immobile pendant une
+demi-heure, a trouv&eacute; un moyen. Il m'a confi&eacute; sous le sceau du secret,
+qu'il recherchait une jeune dame, qui a, comme vous le savez sans doute,
+un p&egrave;re alit&eacute;, lequel p&egrave;re ayant &eacute;t&eacute; quelque chose comme <i>purser</i>,
+couche dans un lit d'o&ugrave; il peut voir les vaisseaux monter et descendre
+le fleuve. Vous connaissez probablement cette jeune dame?...</p>
+
+<p>&mdash;Pas personnellement,&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>La v&eacute;rit&eacute; est que la jeune dame en question avait vu en moi un camarade
+d&eacute;pensier, qui ne pouvait que nuire &agrave; Herbert, et que, lorsque Herbert
+avait propos&eacute; de me pr&eacute;senter &agrave; elle, elle avait accueilli sa
+proposition avec un empressement si mod&eacute;r&eacute;, que Herbert avait &eacute;t&eacute; oblig&eacute;
+de me confier l'&eacute;tat des choses, en me disant qu'il fallait laisser
+s'&eacute;couler quelque temps avant de faire sa connaissance. Quand j'avais
+entrepris de faire la carri&egrave;re d'Herbert &agrave; son insu, j'avais support&eacute;
+l'indiff&eacute;rence de sa fianc&eacute;e avec une joyeuse philosophie. Lui et elle,
+de leur c&ocirc;t&eacute;, n'avaient pas &eacute;t&eacute; tr&egrave;s d&eacute;sireux d'introduire une troisi&egrave;me
+personne dans leurs entrevues, et, bien que j'eusse l'assurance de
+m'&ecirc;tre depuis &eacute;lev&eacute; dans l'estime de Clara, et que la jeune dame et moi
+&eacute;changions depuis quelque temps des messages et des souvenirs, par
+l'entremise d'Herbert, je ne l'avais n&eacute;anmoins jamais vue. Quoi qu'il en
+soit, je ne fatiguais pas Wemmick avec ces d&eacute;tails.</p>
+
+<p>&laquo;M. Herbert me demanda, dit Wemmick, si la maison aux fen&ecirc;tres cintr&eacute;es
+qui se trouve &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la rivi&egrave;re, dans l'espace compris entre
+Limehouse et Greenwich, et qui est tenue, &agrave; ce qu'il para&icirc;t, par une
+tr&egrave;s respectable veuve, qui a un des &eacute;tages sup&eacute;rieurs &agrave; louer, ne
+pourrait pas, selon moi, servir de retraite momentan&eacute;e &agrave; Tom, Jack, ou
+Richard? Je trouvai cela tr&egrave;s convenable pour trois raisons que je vais
+vous donner: <i>primo</i>, c'est loin de votre quartier et loin de
+l'agglom&eacute;ration ordinaire des rues grandes ou petites; <i>secundo</i>, sans
+en approcher vous-m&ecirc;me, vous pourriez toujours &ecirc;tre &agrave; port&eacute;e d'avoir de
+nouvelles de Tom, Jack ou Richard, par M. Herbert; <i>tertio</i>, apr&egrave;s un
+certain temps, et quand cela sera prudent, si vous voulez glisser Tom,
+Jack, ou Richard &agrave; bord de quelque paquebot &eacute;tranger, c'est tout pr&egrave;s.&raquo;</p>
+
+<p>R&eacute;confort&eacute; par ces consid&eacute;rations, je remerciai Wemmick &agrave; plusieurs
+reprises, et je le priai de continuer.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! monsieur, M. Herbert se jeta dans l'affaire avec une ferme
+volont&eacute;, et vers neuf heures, hier soir, il installait Tom, Jack, ou
+Richard, n'importe lequel, ni vous ni moi n'avons besoin de le savoir,
+dans la maison avec le plus grand succ&egrave;s. &Agrave; l'ancien logement, on laissa
+entendre qu'il &eacute;tait appel&eacute; &agrave; Douvres; et de fait, il prit la route de
+Douvres, et fit un coude pour revenir. Maintenant, un autre grand
+avantage de tout cela, c'est que tout a &eacute;t&eacute; fait sans vous, et que si
+quelqu'un a &eacute;pi&eacute; vos mouvements, on saura que vous &eacute;tiez loin, &agrave;
+plusieurs milles, et occup&eacute; de tout autre chose. Cela d&eacute;tournera les
+soup&ccedil;ons et les embrouillera, et c'est pour la m&ecirc;me raison que je vous
+ai recommand&eacute;, quand m&ecirc;me vous reviendriez hier soir, de ne pas rentrer
+chez vous. Cela apportera encore plus de confusion, c'est tout ce qu'il
+faut.&raquo;</p>
+
+<p>Wemmick ayant termin&eacute; son d&eacute;jeuner, regarda sa montre et commen&ccedil;a &agrave;
+mette son paletot.</p>
+
+<p>&laquo;Et maintenant, monsieur Pip, dit-il, les mains encore dans ses manches,
+j'ai probablement fait tout ce que je pouvais faire; mais si je puis
+faire davantage au point de vue de Walworth et dans ma capacit&eacute;
+strictement personnelle et priv&eacute;e, je serai aise de le faire. Voici
+l'adresse. Il ne peut y avoir d'inconv&eacute;nient &agrave; ce que vous alliez ce
+soir voir par vous-m&ecirc;me que tout est bien pour Tom, Jack ou Richard,
+avant de rentrer chez vous. Mais quand une fois vous serez retourn&eacute; chez
+vous, ce qui est une autre raison pour que vous n'y soyez pas rentr&eacute;
+hier soir, ne revenez pas ici. Vous y &ecirc;tes le bien venu, c'est certain,
+monsieur Pip...&raquo;</p>
+
+<p>Ses mains n'&eacute;taient pas encore tout &agrave; fait sorties des manches de son
+habit, je les pris et les secouai.</p>
+
+<p>&laquo;Et... laissez-moi finalement appuyer sur un point important pour vous.&raquo;</p>
+
+<p>En disant cela, il mit ses mains sur mes &eacute;paules, et il ajouta d'une
+voix basse et solennelle tout &agrave; la fois:</p>
+
+<p>&laquo;T&acirc;chez ce soir de vous emparer de ses valeurs portatives; vous ne savez
+pas ce qui peut lui arriver.</p>
+
+<p>Ayez soin qu'il n'arrive rien &agrave; ses valeurs portatives.&raquo;</p>
+
+<p>D&eacute;sesp&eacute;rant tout &agrave; fait de bien faire comprendre &agrave; Wemmick mes
+intentions sur ce point, je lui dis que j'essayerais.</p>
+
+<p>&laquo;Il est l'heure, dit Wemmick, et il faut que je parte. Si vous n'aviez
+rien de mieux &agrave; faire jusqu'&agrave; la nuit, voil&agrave; ce que je vous
+conseillerais de faire. Vous semblez tr&egrave;s fatigu&eacute;, et cela vous ferait
+beaucoup de bien de passer une journ&eacute;e tranquille avec le vieux; il va
+se lever tout &agrave; l'heure, et vous mangerez un petit morceau de... vous
+vous rappelez le cochon?...</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! un petit morceau de cette pauvre petite b&ecirc;te. Cette saucisse
+que vous avez grill&eacute;e en &eacute;tait. C'&eacute;tait sous tous les rapports, un
+cochon de premi&egrave;re qualit&eacute;. Go&ucirc;tez-le, quand ce ne serait que parce que
+c'est une vieille connaissance. Adieu, p&egrave;re! dit-il avec un air joyeux.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, John, adieu mon gar&ccedil;on!&raquo; cria le vieillard, de l'int&eacute;rieur de
+la maison.</p>
+
+<p>Je m'endormis bient&ocirc;t devant le feu de Wemmick, et le vieux et moi nous
+go&ucirc;t&acirc;mes la soci&eacute;t&eacute; l'un de l'autre, en dormant plus ou moins pendant
+toute la journ&eacute;e. Nous e&ucirc;mes pour d&icirc;ner une queue de porc et des l&eacute;gumes
+r&eacute;colt&eacute;s sur la propri&eacute;t&eacute;, et je faisais des signes de t&ecirc;te au vieux,
+avec une bonne intention, toutes les fois que je manquais de le faire
+accidentellement. Quand il fit tout &agrave; fait nuit, je laissai le vieillard
+pr&eacute;parer le feu pour faire r&ocirc;tir le pain, et je jugeai, au nombre de
+tasses &agrave; th&eacute;, aussi bien qu'aux regards qu'il lan&ccedil;ait aux deux petites
+portes de la muraille, que miss Skiffins &eacute;tait attendue.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XVIb" id="CHAPITRE_XVIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XVI.</a></h2>
+
+
+<p>Huit heures avaient sonn&eacute; avant que je fusse arriv&eacute; &agrave; l'endroit o&ugrave; l'air
+commence &agrave; se parfumer de l'odeur des copeaux et de la sciure de bois
+provenant des chantiers de construction de bateaux, et des fabricants de
+m&acirc;ts, de rames et de poulies qui se trouvent au bord de l'eau. Toute
+cette partie des rives du fleuve, en aval du pont, m'&eacute;tait inconnue, et
+quand je me trouvai pr&egrave;s de la Tamise, je vis que l'endroit que je
+cherchais n'&eacute;tait pas o&ugrave; je l'avais suppos&eacute;, et qu'il n'&eacute;tait rien moins
+que facile &agrave; trouver. On l'appelait le Moulin du Bord de l'Eau, pr&egrave;s du
+Bassin aux &Eacute;cus (Mill Pond Bank, Chinks's Basin), et je n'avais d'autre
+indication pour arriver pr&egrave;s du Bassin au &Eacute;cus, que de savoir qu'il se
+trouvait dans les environs de la Vieille Corderie de Cuivre Vert (Old
+Green Copper Rope Walk).</p>
+
+<p>Il est bien inutile de dire combien je vis de vaisseaux en r&eacute;paration
+dans les bassins d'&eacute;chouage, combien de vieilles carcasses de navires en
+train d'&ecirc;tre d&eacute;molies, quel amas de limon et d'autres lies, laiss&eacute;es par
+la mar&eacute;e; quels chantiers de construction et de d&eacute;molition de bateaux;
+quelles ancres rouill&eacute;es, mordant aveugl&eacute;ment dans la terre, quoique
+hors de service depuis des ann&eacute;es; quel amas incommensurable de tonneaux
+et de madriers accumul&eacute;s, et dans combien de champs de cordes, qui
+n'&eacute;taient pas la Vieille Corderie que je cherchais, je faillis maintes
+fois me perdre. Apr&egrave;s avoir plusieurs fois touch&eacute; &agrave; ma destination, et
+m'en &ecirc;tre autant de fois &eacute;loign&eacute;, j'arrivai inopin&eacute;ment, par un d&eacute;tour,
+au Moulin du Bord de l'Eau. C'&eacute;tait une sorte de lieu assez frais, tout
+bien consid&eacute;r&eacute;, o&ugrave; le vent de la rivi&egrave;re avait assez de place pour se
+retourner, et o&ugrave; il y avait deux ou trois arches et un tron&ccedil;on de vieux
+moulin en ruines; et puis il y avait la <i>Vieille Corderie</i>, dont je
+pouvais distinguer l'&eacute;troite et longue perspective au clair de lune, le
+long d'une s&eacute;rie de poteaux en bois plant&eacute;s en terre, qui ressemblaient
+&agrave; de vieux r&acirc;teaux &agrave; glaner, et qui, en vieillissant, avaient perdu
+presque toutes leurs dents.</p>
+
+<p>Choisissant parmi les quelques habitations &eacute;tranges qui entourent le
+Moulin du Bord de l'Eau, une maison &agrave; fa&ccedil;ade en bois &agrave; trois &eacute;tages de
+fen&ecirc;tres cintr&eacute;es, pas &agrave; trav&eacute;es, ce qui n'est pas du tout la m&ecirc;me
+chose, j'examinai la plaque de la porte, et j'y lus: Mrs WHIMPLE.
+C'&eacute;tait le nom que je cherchais. Je frappai, et une femme &acirc;g&eacute;e, &agrave; l'air
+aimable et ais&eacute;, vint m'ouvrir. Elle fut imm&eacute;diatement remplac&eacute;e par
+Herbert, qui me conduisit en silence dans le parloir et ferma la porte.
+Il me semblait &eacute;trange de voir son visage, qui m'&eacute;tait familier, tout &agrave;
+fait chez lui dans ce quartier et dans cette chambre, qui m'&eacute;taient si
+peu familiers, et je me surpris le regardant, avec autant d'&eacute;tonnement
+que je regardais le buffet du coin avec ses verres et ses porcelaines de
+Chine, les coquillages sur la chemin&eacute;e et les gravures colori&eacute;es sur la
+muraille, repr&eacute;sentant la mort du capitane Cook, le lancement d'un
+vaisseau, et Sa Majest&eacute; le roi George III en perruque de cocher en
+grande tenue, en culottes de peau et en bottes &agrave; revers, sur la terrasse
+de Windsor.</p>
+
+<p>&laquo;Tout va bien, Haendel, dit Herbert, et il est tr&egrave;s content, quoique
+tr&egrave;s d&eacute;sireux de vous voir. Ma ch&egrave;re Clara est avec son p&egrave;re; et, si
+vous voulez attendre jusqu'&agrave; ce qu'elle descende, je vous la
+pr&eacute;senterai; puis, ensuite, nous monterons l&agrave;-haut.... C'est son p&egrave;re!&raquo;</p>
+
+<p>J'avais entendu un grognement plaintif au-dessus de ma t&ecirc;te, et
+probablement mon visage avait exprim&eacute; une muette interrogation.</p>
+
+<p>&laquo;Je crains que ce ne soit un triste et vieux routier, dit Herbert en
+souriant. Mais je ne l'ai jamais vu. Ne sentez-vous pas le rhum? Il ne
+le quitte pas.</p>
+
+<p>&mdash;Le rhum? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, repartit Herbert, et vous pouvez vous imaginer comment il calme
+sa goutte. Il persiste aussi &agrave; garder toutes les provisions l&agrave;-haut dans
+sa chambre et &agrave; les distribuer. Il les entasse sur des planches
+au-dessus de sa t&ecirc;te, et il p&egrave;se tout; sa chambre doit avoir l'air de la
+boutique d'un &eacute;picier.&raquo;</p>
+
+<p>Pendant qu'il parlait ainsi, le grognement de tout &agrave; l'heure &eacute;tait
+devenu un rugissement prolong&eacute;, puis il s'&eacute;teignit.</p>
+
+<p>&laquo;Quelle autre cons&eacute;quence pouvait-il en r&eacute;sulter, dit Herbert en mani&egrave;re
+d'explication, s'il a voulu couper le fromage? Un homme qui a la goutte
+dans la main droite, et partout ailleurs, peut-il s'attendre &agrave; trancher
+un double Gloucester sans se faire mal?&raquo;</p>
+
+<p>Il paraissait s'&ecirc;tre fait tr&egrave;s mal, car il fit entendre un autre
+rugissement, rugissement furieux cette fois-ci.</p>
+
+<p>&laquo;Avoir Provis pour locataire de l'&eacute;tage sup&eacute;rieur est une v&eacute;ritable
+aubaine pour Mrs Whimple, dit Herbert, car il est certain qu'en g&eacute;n&eacute;ral
+personne ne supporterait ce bruit. C'est une curieuse maison, Haendel,
+n'est-ce pas?&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une curieuse maison, en v&eacute;rit&eacute;, mais elle &eacute;tait remarquablement
+propre et bien tenue.</p>
+
+<p>&laquo;Mrs Whimple, dit Herbert, quand je lui fis cette remarque, est le
+mod&egrave;le des m&eacute;nag&egrave;res, et je ne sais r&eacute;ellement pas ce que ferait ma
+Clara sans son aide maternelle, car Clara n'a plus sa m&egrave;re, Haendel, ni
+aucun parent dans le monde, apr&egrave;s le vieux <i>Gruff and Grim</i><a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>.</p>
+
+<p>&mdash;Assur&eacute;ment ce n'est pas son nom, Herbert?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit Herbert, c'est le nom que je lui ai donn&eacute;. Son nom est
+M. Barley. Mais quelle b&eacute;n&eacute;diction pour le fils de mon p&egrave;re et de ma
+m&egrave;re d'aimer une fille qui n'a pas de parents, et qui ne peut jamais se
+tracasser elle-m&ecirc;me, ni tracasser les autres &agrave; propos de sa famille.&raquo;</p>
+
+<p>Herbert m'avait dit, dans une premi&egrave;re occasion, et me rappela alors,
+qu'il avait d'abord connu miss Clara Barley quand elle terminait son
+&eacute;ducation dans une pension d'Hammersmith, et que, lorsqu'elle avait &eacute;t&eacute;
+rappel&eacute;e &agrave; la maison pour soigner son p&egrave;re, lui et elle avaient confi&eacute;
+leur affection &agrave; la maternelle Mrs Whimple, par laquelle elle avait
+toujours &eacute;t&eacute; prot&eacute;g&eacute;e depuis avec une bont&eacute; et une discr&eacute;tion sans
+&eacute;gales. Il &eacute;tait entendu que quoi que ce f&ucirc;t d'une nature tendre ne
+pouvait &ecirc;tre confi&eacute; au vieux Barley, par la raison qu'il n'entendait
+absolument rien aux sujets plus psychologiques que la goutte, le rhum et
+les fournitures de vivres.</p>
+
+<p>Pendant que nous causions ainsi &agrave; voix basse, et que le grognement
+soutenu du vieux Barley vibrait dans la poutre qui traversait le
+plafond, la porte du parloir s'ouvrit, et une tr&egrave;s jolie fille, &eacute;lanc&eacute;e,
+aux yeux bleus, &acirc;g&eacute;e d'environ vingt ans, entra, tenant un panier &agrave; la
+main. Herbert la d&eacute;barrassa tendrement du panier, et me la pr&eacute;senta en
+rougissant:</p>
+
+<p>&laquo;Clara,&raquo; me dit-il.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait r&eacute;ellement une personne bien charmante, et elle aurait pu passer
+pour une f&eacute;e captive que cet ogre brutal de vieux Barley avait forc&eacute;e &agrave;
+le servir.</p>
+
+<p>&laquo;Tenez, dit Herbert, en me montrant le panier, avec un sourire tendre et
+compatissant; voici le souper de la pauvre Clara, qu'on lui sert tous
+les soirs. Voici sa ration de pain et sa tranche de fromage, et voici
+son rhum que je bois. Voici le d&eacute;jeuner de M. Barley pour demain, il est
+tout pr&ecirc;t &agrave; cuire: deux c&ocirc;telettes de mouton, trois pommes de terre, un
+peu de pois cass&eacute;s, un peu de farine, deux onces de beurre, une pinc&eacute;e
+de sel et tout ce poivre noir. Tout cela est cuit ensemble et servi
+chaud. Qu'on me pende, si ce n'est pas une excellente chose pour la
+goutte!&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait quelque chose de si naturel et de si charmant dans la mani&egrave;re
+r&eacute;sign&eacute;e avec laquelle Clara regardait ces provisions une &agrave; une, &agrave;
+mesure que Herbert en faisait l'&eacute;num&eacute;ration, et quelque chose de si
+confiant, de si aimant et de si innocent dans la mani&egrave;re modeste avec
+laquelle elle s'abandonnait au bras d'Herbert, qui l'enla&ccedil;ait, et
+quelque chose de si doux en elle, qui avait tant besoin de protection au
+Moulin du Bord de l'Eau, pr&egrave;s du Bassin aux &Eacute;cus et de la Vieille
+Corderie de Cuivre Vert, avec le vieux Barley grognant dans la poutre,
+que je n'aurais pas voulu d&eacute;faire l'engagement qui existait entre elle
+et Herbert pour tout l'argent contenu dans le portefeuille que je
+n'avais jamais ouvert.</p>
+
+<p>Je la regardai avec plaisir et admiration, quand tout &agrave; coup le
+grognement redevint un rugissement, et on entendit &agrave; l'&eacute;tage au-dessus
+un effroyable bruit, comme si un g&eacute;ant &agrave; jambe de bois essayait de
+percer le plafond pour venir &agrave; nous. Sur ce, Clara dit &agrave; Herbert:</p>
+
+<p>&laquo;Papa me demande, mon ami!&raquo;</p>
+
+<p>Et elle se sauva.</p>
+
+<p>&laquo;Voil&agrave; un vieux gueux que vous aurez de la peine &agrave; comprendre, dit
+Herbert. Que croyez-vous qu'il demande, Haendel?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, dis-je, quelque chose &agrave; boire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela m&ecirc;me! s'&eacute;cria Herbert, comme si j'avais devin&eacute; quelque
+chose de tr&egrave;s difficile. Il a son grog pr&eacute;par&eacute; dans un petit baril, sur
+sa table. Attendez un moment, et vous allez entendre Clara le soulever
+pour lui en faire prendre. L&agrave;! la voil&agrave;!&raquo;</p>
+
+<p>On entendit alors un autre rugissement, avec une secousse prolong&eacute;e &agrave; la
+fin.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, dit Herbert, le silence s'&eacute;tant r&eacute;tabli, il boit.... Puis le
+grognement ayant encore raisonn&eacute; dans la poutre, il est recouch&eacute;,&raquo;
+ajouta Herbert.</p>
+
+<p>Clara revint bient&ocirc;t apr&egrave;s, et Herbert m'accompagna en haut pour voir
+l'objet de nos soins. En passant devant la porte de M. Barley, nous
+l'entend&icirc;mes murmurer d'une voix enrou&eacute;e, dans un ton qui s'&eacute;levait et
+s'abaissait comme le vent, le refrain suivant, dans lequel je substitue
+un bon souhait &agrave; quelque chose de tout &agrave; fait oppos&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! soyez tous b&eacute;nis!... Voici le vieux Bill Barley... le vieux Bill
+Barley.... Soyez tous b&eacute;nis... Voici le vieux Bill Barley &agrave; plat sur le
+dos, mordieu!... couch&eacute; &agrave; plat sur le dos, comme une vieille limande
+bless&eacute;e. Voici votre vieux Bill Barley.... Soyez tous b&eacute;nis... oh! soyez
+tous b&eacute;nis!...&raquo;</p>
+
+<p>Herbert m'apprit que l'invisible Barley conversait avec lui-m&ecirc;me jour et
+nuit, en mani&egrave;re de consolation, ayant souvent, quand il faisait jour,
+l'&oelig;il sur un t&eacute;lescope, qui &eacute;tait ajust&eacute; sur son lit, pour lui
+permettre de surveiller le fleuve.</p>
+
+<p>Je trouvai Provis, confortablement install&eacute; dans ses deux petites
+chambres, en haut de la maison; elles &eacute;taient fra&icirc;ches et bien a&eacute;r&eacute;es,
+et on y entendait beaucoup moins M. Barley qu'au-dessous. Il n'exprima
+nulle alarme, et parut n'en ressentir aucune qui val&ucirc;t la peine d'&ecirc;tre
+mentionn&eacute;e; mais je fus frapp&eacute; de son adoucissement ind&eacute;finissable; je
+n'aurais pu dire alors comment ce changement s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute;, et dans la
+suite, quand je l'ai essay&eacute;, je n'ai jamais pu me rappeler comment cela
+avait pu se faire; mais c'&eacute;tait un fait certain.</p>
+
+<p>Les r&eacute;flexions que m'avait permis de faire un jour de repos avaient eu
+pour r&eacute;sultat ma d&eacute;termination bien arr&ecirc;t&eacute;e de ne rien lui dire &agrave;
+l'&eacute;gard de Compeyson; car d'apr&egrave;s ce que je savais, son animosit&eacute; contre
+cet homme pouvait le conduire &agrave; le chercher, et &agrave; pr&eacute;cipiter ainsi sa
+propre perte. En cons&eacute;quence, quand Herbert et moi f&ucirc;mes assis avec lui
+devant le feu, je lui demandai avant tout s'il s'en rapportait au
+jugement et aux sources d'information de Wemmick.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! Ah! mon cher ami, r&eacute;pondit-il, avec un grave signe de t&ecirc;te, Jaggers
+le conna&icirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Alors j'ai caus&eacute; avec Wemmick, dis-je, et je suis venu pour vous dire
+quelle prudence il m'a recommand&eacute;e et quels conseils il m'a donn&eacute;s.&raquo;</p>
+
+<p>Je le fis exactement, avec la r&eacute;serve que je viens de dire, et je lui
+appris comment Wemmick avait entendu dire &agrave; Newgate (&eacute;tait-ce des
+employ&eacute;s ou des prisonniers, je ne pouvais le dire) qu'il &eacute;tait sous le
+coup de soup&ccedil;ons, et que mon logement avait &eacute;t&eacute; surveill&eacute;, comment
+Wemmick avait recommand&eacute; qu'il rest&acirc;t cach&eacute; pendant quelque temps, et
+que moi je restasse &eacute;loign&eacute; de lui, et ce que Wemmick avait dit &agrave; propos
+de son &eacute;loignement. J'ajoutai que, bien entendu, quand il serait temps,
+je partirais avec lui, ou que je le suivrais de pr&egrave;s, selon ce qui
+para&icirc;trait plus prudent au jugement de Wemmick. Je ne touchai pas &agrave; ce
+qui devait suivre; car, en v&eacute;rit&eacute;, je n'&eacute;tais pas du tout tranquille, et
+ce n'&eacute;tait pas tr&egrave;s clair dans mon propre esprit, maintenant que je
+voyais Provis dans cette condition plus douce, et cependant dans un
+p&eacute;ril imminent, &agrave; cause de moi. Quant &agrave; changer ma mani&egrave;re de vivre, en
+augmentant mes d&eacute;penses, je lui demandai si dans les circonstances
+pr&eacute;sentes, difficiles et peu viables, cela ne serait pas simplement
+ridicule, sinon pire.</p>
+
+<p>Il ne put nier ceci et m&ecirc;me il se montra tr&egrave;s raisonnable. Son retour
+&eacute;tait une entreprise tr&egrave;s aventureuse; il l'avait toujours consid&eacute;r&eacute;e
+ainsi, disait-il. Il ne ferait rien pour la rendre d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e et il
+avait peu &agrave; craindre pour sa s&ucirc;ret&eacute; avec de si bons soutiens.</p>
+
+<p>Herbert, qui avait tenu les yeux fix&eacute;s sur le feu en r&eacute;fl&eacute;chissant, dit
+alors:</p>
+
+<p>&laquo;D'apr&egrave;s les suggestions de Wemmick, il m'est venu &agrave; l'id&eacute;e une chose
+qui pourra &ecirc;tre de quelque utilit&eacute;. Nous sommes tous les deux bons
+canotiers, Haendel, et nous pourrions lui faire descendre nous-m&ecirc;mes la
+rivi&egrave;re, quand le moment sera venu. De cette mani&egrave;re, il n'y aurait &agrave;
+louer ni bateau, ni bateliers, et cela nous &eacute;pargnerait au moins le
+risque d'&ecirc;tre soup&ccedil;onn&eacute;s; et tous risques sont bons &agrave; &eacute;viter. Sans nous
+inqui&eacute;ter de la saison, ne pensez-vous pas que ce serait une bonne chose
+si vous commenciez d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent &agrave; avoir un bateau &agrave; l'escalier du
+Temple, et si vous preniez l'habitude de monter et de descendre la
+rivi&egrave;re de temps en temps? Une fois que vous en auriez pris l'habitude,
+personne n'y fera attention et ne s'en inqui&egrave;tera. Faites-le vingt fois
+ou cinquante fois, et il n'y aura rien d'&eacute;tonnant &agrave; ce que vous le
+fassiez une vingt et uni&egrave;me ou une cinquante et uni&egrave;me fois.&raquo;</p>
+
+<p>Ce plan me plut, et Provis en fut tout &agrave; fait enthousiasm&eacute;. Nous
+conv&icirc;nmes qu'il serait mis &agrave; ex&eacute;cution, et que Provis ne nous
+reconna&icirc;trait jamais, si nous venions &agrave; descendre au del&agrave; du pont, pass&eacute;
+le Moulin du Bord de l'Eau. Mais nous d&eacute;cid&acirc;mes ensuite qu'il baisserait
+le store de la partie orientale de sa fen&ecirc;tre toutes les fois qu'il nous
+verrait et que tout serait pour le mieux.</p>
+
+<p>Notre conf&eacute;rence &eacute;tant alors termin&eacute;e, et tout &eacute;tant arrang&eacute;, je me
+levai pour partir, faisant observer &agrave; Herbert que lui et moi nous
+ferions mieux de ne pas rentrer ensemble, et que j'allais prendre une
+demi-heure d'avance sur lui.</p>
+
+<p>&laquo;Je n'aime pas &agrave; vous laisser ici, dis-je &agrave; Provis, bien que je ne doute
+pas que vous ne soyez plus en s&ucirc;ret&eacute; ici que pr&egrave;s de moi. Adieu!</p>
+
+<p>&mdash;Cher enfant, r&eacute;pondit-il, en me serrant les mains, je ne sais pas
+quand nous nous reverrons et je n'aime pas le mot: adieu! dites-moi
+bonsoir!</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir! Herbert nous servira d'interm&eacute;diaire, et quand le moment
+arrivera, soyez certain que je serai pr&ecirc;t. Bonsoir! bonsoir!&raquo;</p>
+
+<p>Comme nous pensions qu'il valait mieux qu'il rest&acirc;t dans son
+appartement, nous le quitt&acirc;mes sur le palier devant sa porte, tenant une
+lumi&egrave;re par-dessus la rampe pour nous &eacute;clairer. En me retournant vers
+lui, je pensais &agrave; la premi&egrave;re nuit de son retour, o&ugrave; nos positions
+&eacute;taient renvers&eacute;es, et o&ugrave; je supposais peu que j'aurais jamais le c&oelig;ur
+gros et inquiet en me s&eacute;parant de lui, comme je l'avais en ce moment.</p>
+
+<p>Le vieux Barley grognait et jurait quand nous repass&acirc;mes devant sa
+porte; il paraissait n'avoir pas cess&eacute;, et n'avoir pas l'intention de
+cesser. Quand nous arriv&acirc;mes au pied de l'escalier, je demandai &agrave;
+Herbert si Provis avait conserv&eacute; son nom. Il r&eacute;pondit que bien
+certainement non, et que le locataire &eacute;tait M. Campbell. Il m'expliqua
+aussi que tout ce qu'on savait en ce lieu de ce M. Campbell, c'&eacute;tait
+qu'on le lui avait recommand&eacute;, &agrave; lui Herbert, et qu'il avait un grand
+int&eacute;r&ecirc;t personnel &agrave; ce qu'on e&ucirc;t bien soin de lui, et qu'il v&eacute;cut d'une
+vie retir&eacute;e. Ainsi quand nous entr&acirc;mes dans le salon o&ugrave; Mrs Whimple et
+Clara travaillaient, je ne dis rien de l'int&eacute;r&ecirc;t que je portais &agrave; M.
+Campbell, mais je le gardai pour moi.</p>
+
+<p>Quand j'eus pris cong&eacute; de la jolie et charmante fille aux yeux noirs, et
+de la bonne femme qui avait vou&eacute; une honn&ecirc;te sympathie &agrave; une petite
+affaire d'amour v&eacute;ritable, je fus impressionn&eacute; en remarquant combien la
+Vieille Corderie de Cuivre Vert &eacute;tait devenue un lieu tout &agrave; fait
+diff&eacute;rent. Le vieux Barley pouvait &ecirc;tre vieux comme les montagnes et
+jurer comme un r&eacute;giment tout entier. Mais il y avait compensation de
+jeunesse, de foi et d'esp&eacute;rance dans le Bassin aux &Eacute;cus, en quantit&eacute;
+suffisante pour d&eacute;border. Je pensai ensuite &agrave; Estelle et &agrave; notre
+s&eacute;paration, et je rentrai chez moi bien triste.</p>
+
+<p>Tout &eacute;tait aussi tranquille que jamais dans le Temple; les fen&ecirc;tres des
+chambres r&eacute;cemment occup&eacute;es par Provis, &eacute;taient sombres et tranquilles,
+et il n'y avait personne dans la Cour du Jardin. Je passai deux ou trois
+fois devant la fontaine, avant de descendre les marches qui me
+s&eacute;paraient de mon appartement, mais j'&eacute;tais tout &agrave; fait seul. D&eacute;courag&eacute;
+et fatigu&eacute; comme je l'&eacute;tais, je m'&eacute;tais couch&eacute; aussit&ocirc;t arriv&eacute;. En
+rentrant, Herbert vint pr&egrave;s de mon lit et me fit le m&ecirc;me rapport.
+Ouvrant ensuite une des fen&ecirc;tres, il regarda dehors &agrave; la lueur du clair
+de lune, et me dit que le pav&eacute; &eacute;tait aussi solennellement solitaire que
+celui d'une cath&eacute;drale &agrave; la m&ecirc;me heure.</p>
+
+<p>Le lendemain, je m'occupai &agrave; la recherche du bateau, et je ne fus pas
+long &agrave; trouver ce que je cherchais. J'amenai mon embarcation devant
+l'escalier du Temple, et l'attachai &agrave; un endroit o&ugrave; je pouvais
+l'atteindre en une ou deux minutes, puis je commen&ccedil;ai &agrave; me promener
+dedans comme pour m'exercer, quelquefois seul, quelquefois avec Herbert.
+Je sortais souvent, malgr&eacute; le froid, la pluie et le gr&eacute;sil, et quand je
+fus sorti ainsi un certain nombre de fois, personne ne fit plus
+attention &agrave; moi. Je me tins d'abord au-dessus du pont de Black-Friars,
+mais, &agrave; mesure que les heures de la mar&eacute;e chang&egrave;rent, j'avan&ccedil;ai vers le
+pont de Londres. C'&eacute;tait le vieux pont de Londres en ce temps-l&agrave;, et &agrave;
+certaines mar&eacute;es, il y avait l&agrave; un courant de mar&eacute;e et un remous qui lui
+donnaient une mauvaise r&eacute;putation. La premi&egrave;re fois que je passai le
+Moulin du Bord de l'Eau, Herbert et moi nous tenions une paire de rames,
+et, en allant comme en revenant, nous v&icirc;mes le store du c&ocirc;t&eacute; de l'est se
+baisser. Herbert allait rarement moins de trois fois par semaine au
+Moulin, et jamais il ne m'apportait un mot de nouvelles qui f&ucirc;t le moins
+du monde alarmant. Cependant je savais qu'il y avait des motifs de
+s'alarmer, et je ne pouvais me d&eacute;barrasser de l'id&eacute;e que j'&eacute;tais
+surveill&eacute;. Une fois cette id&eacute;e adopt&eacute;e, elle ne me quitta plus, et il
+serait difficile de calculer combien de personnes innocentes je
+soup&ccedil;onnais de m'&eacute;pier.</p>
+
+<p>En un mot, j'&eacute;tais toujours rempli de craintes pour l'homme hardi qui se
+cachait. Herbert m'avait dit quelquefois qu'il trouvait du plaisir &agrave; se
+tenir &agrave; l'une de nos fen&ecirc;tres quand la nuit &eacute;tait venue, et, quand la
+mar&eacute;e descendait, de penser qu'elle coulait avec tout ce qu'elle portait
+vers Clara. Mais je pensais avec horreur qu'elle coulait vers Magwitch,
+et que toute marque noire &agrave; sa surface pouvait &ecirc;tre des gens &agrave; sa
+poursuite, s'en allant doucement, silencieusement, et s&ucirc;rement pour
+l'arr&ecirc;ter.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XVIIb" id="CHAPITRE_XVIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XVII.</a></h2>
+
+
+<p>Quelques semaines se pass&egrave;rent sans apporter aucun changement. Nous
+attendions Wemmick, et il ne donnait aucun signe de vie. Si je ne
+l'avais pas connu hors de la Petite Bretagne, et si je n'avais jamais
+joui du privil&egrave;ge d'&ecirc;tre sur un pied d'intimit&eacute; au ch&acirc;teau, j'aurais pu
+douter de lui, mais le connaissant comme je le connaissais, je n'en
+doutai pas un seul instant.</p>
+
+<p>Mes affaires positives prenaient un triste aspect, et plus d'un
+cr&eacute;ancier me pressait pour de l'argent. Je commen&ccedil;ais, moi-m&ecirc;me, &agrave;
+conna&icirc;tre le besoin d'argent (je veux dire d'argent comptant dans ma
+poche), et j'att&eacute;nuai ce besoin en vendant quelques objets de
+bijouterie, dont on se passe facilement; mais j'avais d&eacute;cid&eacute; que ce
+serait une action l&acirc;che de continuer &agrave; prendre de l'argent de mon
+bienfaiteur, dans l'&eacute;tat d'incertitude de pens&eacute;es et de projets o&ugrave;
+j'&eacute;tais. En cons&eacute;quence, je lui renvoyai, par Herbert, le portefeuille
+intact, pour qu'il le gard&acirc;t, et je sentis une sorte de
+satisfaction&mdash;&eacute;tait-elle r&eacute;elle ou fausse? je le sais &agrave; peine&mdash;de
+n'avoir pas profit&eacute; de sa g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;, depuis qu'il s'&eacute;tait r&eacute;v&eacute;l&eacute; &agrave; moi.</p>
+
+<p>Comme le temps s'&eacute;coulait, l'id&eacute;e qu'Estelle &eacute;tait mari&eacute;e s'empara de
+moi. Craignant de la voir confirm&eacute;e, bien que ce ne f&ucirc;t rien moins
+qu'une conviction, j'&eacute;vitais de lire les journaux, et je priai Herbert
+(auquel j'avais confi&eacute; cette circonstance, lors de notre derni&egrave;re
+entrevue) de ne jamais m'en parler. Pourquoi gardais-je avec soin ce
+mis&eacute;rable et dernier lambeau de la robe de l'Esp&eacute;rance, d&eacute;chir&eacute;e et
+emport&eacute;e par le vent? Pourquoi, vous qui lisez ceci, avez-vous commis la
+m&ecirc;me incons&eacute;quence, l'an dernier, le mois dernier, la semaine derni&egrave;re?</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une vie malheureuse que celle que je menais, et son anxi&eacute;t&eacute;
+dominante d&eacute;passait toutes les autres anxi&eacute;t&eacute;s comme une haute montagne
+s'&eacute;l&egrave;ve au-dessus d'une cha&icirc;ne de montagnes, et ne disparaissait jamais
+de ma vue. Cependant aucune nouvelle cause de terreur ne s'&eacute;levait que
+je ne sautasse &agrave; bas de mon lit avec la nouvelle crainte qu'il &eacute;tait
+d&eacute;couvert, et que j'&eacute;coutasse avec anxi&eacute;t&eacute; les pas d'Herbert rentrant le
+soir de peur qu'il f&ucirc;t plus l&eacute;ger que de coutume et charg&eacute; de mauvaises
+nouvelles: malgr&eacute; tout cela ou plut&ocirc;t &agrave; cause de tout cela les choses
+allaient leur train. Condamn&eacute; &agrave; l'inaction, &agrave; une inqui&eacute;tude et &agrave; un
+doute continuels, je ramais &ccedil;&agrave; et l&agrave; dans mon bateau, et j'attendais...
+j'attendais... j'attendais... du mieux que je le pouvais.</p>
+
+<p>Il y avait des mar&eacute;es o&ugrave;, apr&egrave;s avoir descendu la rivi&egrave;re, je ne pouvais
+remonter son remous furieux &agrave; l'endroit des arches et de l'&eacute;peron du
+vieux pont de Londres. Alors je laissais mon bateau &agrave; un wharf pr&egrave;s de
+la Douane, pour qu'on l'amen&acirc;t ensuite aux escaliers du Temple. Je le
+faisais assez volontiers, car cela servait &agrave; me faire conna&icirc;tre, ainsi
+que mon bateau, des gens de ce c&ocirc;t&eacute; de l'eau. Cette circonstance
+insignifiante amena deux rencontres dont je vais dire quelques mots.</p>
+
+<p>Une apr&egrave;s-midi, vers la fin du mois de f&eacute;vrier, j'abordai au wharf &agrave; la
+nuit tombante. J'&eacute;tais descendu jusqu'&agrave; Greenwich avec la mar&eacute;e, et je
+remontais avec la mar&eacute;e. La journ&eacute;e avait &eacute;t&eacute; superbe, mais le
+brouillard s'&eacute;tait &eacute;lev&eacute; apr&egrave;s le coucher du soleil, et j'avais eu
+beaucoup de peine &agrave; me frayer un chemin parmi les navires. En
+descendant, comme en remontant, j'avais vu le signal &agrave; la fen&ecirc;tre: tout
+allait bien.</p>
+
+<p>Comme la soir&eacute;e &eacute;tait &acirc;pre, et que j'avais tr&egrave;s froid, je pensais &agrave; me
+r&eacute;conforter, en d&icirc;nant tout de suite; et comme j'avais des heures de
+tristesse et de solitude devant moi avant de rentrer au Temple, je me
+promis, apr&egrave;s le d&icirc;ner d'aller au th&eacute;&acirc;tre. Le th&eacute;&acirc;tre o&ugrave; M. Wopsle avait
+remport&eacute; son incontestable triomphe &eacute;tait de ce c&ocirc;t&eacute; de l'eau (il
+n'existe plus nulle part aujourd'hui), et c'est &agrave; ce th&eacute;&acirc;tre que je
+r&eacute;solus d'aller. Je savais que M. Wopsle n'avait pas r&eacute;ussi &agrave; faire
+revivre le drame, mais qu'il avait au contraire aid&eacute; &agrave; sa d&eacute;cadence. On
+l'avait vu annonc&eacute; modestement sur les affiches comme un n&egrave;gre fid&egrave;le &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; d'une petite fille de noble naissance et d'un singe. Herbert
+l'avait vu remplir le r&ocirc;le d'un Tartare rapace et fac&eacute;tieux, avec une
+t&ecirc;te rouge comme une brique et un chapeau impossible tout couvert de
+sonnettes.</p>
+
+<p>Je d&icirc;nai &agrave; l'endroit qu'Herbert et moi nous appelions la gargote
+g&eacute;ographique, o&ugrave; il y avait une mappemonde sur les rebords des pots &agrave;
+bi&egrave;re et sur chaque demi-m&egrave;tre de la nappe, et des cartes trac&eacute;es avec
+le jus sur chaque couteau,&mdash;aujourd'hui, c'est &agrave; peine s'il y a une
+seule gargote dans le domaine du Lord Maire qui ne soit pas
+g&eacute;ographique,&mdash;et je passai le temps &agrave; faire des boulettes de mie de
+pain, &agrave; regarder les becs de gaz, et &agrave; cuire dans la chaude atmosph&egrave;re
+des d&icirc;ners. Bient&ocirc;t je me levai pour me rendre au th&eacute;&acirc;tre.</p>
+
+<p>L&agrave; je vis un vertueux ma&icirc;tre d'&eacute;quipage au service de Sa Majest&eacute;,
+excellent homme, bien que j'eusse pu lui d&eacute;sirer un pantalon moins serr&eacute;
+dans certains endroits et plus serr&eacute; dans d'autres, qui enfon&ccedil;ait tous
+les petits chapeaux des hommes sur leurs yeux, quoiqu'il f&ucirc;t tr&egrave;s
+g&eacute;n&eacute;reux et brave, et qu'il e&ucirc;t d&eacute;sir&eacute; que personne ne pay&acirc;t d'imp&ocirc;ts,
+et qu'il f&ucirc;t tr&egrave;s patriote. Ce ma&icirc;tre d'&eacute;quipage avait un sac d'argent
+dans sa poche, qui faisait l'effet d'un pudding dans son linge<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>, et
+avec cet avoir, il &eacute;pousait une jeune personne vers&eacute;e dans les
+fournitures de literie, au milieu de grandes r&eacute;jouissances; toute la
+population de Portsmouth (au nombre de neuf au dernier recensement) se
+tournait vers la plage pour se frotter les mains, &eacute;changer des poign&eacute;es
+de mains avec les autres et chanter &agrave; tue-t&ecirc;te: &laquo;<i>Remplissez nos verres!
+Remplissez nos verres!</i>&raquo; Un certain balayeur de navires, au teint fonc&eacute;,
+qui ne voulait ni boire ni rien faire de ce qu'on lui proposait, et dont
+le c&oelig;ur, disait ouvertement le ma&icirc;tre d'&eacute;quipage, devait &ecirc;tre aussi
+noir que la figure, proposa &agrave; deux autres de ses camarades de mettre
+dans l'embarras tous ceux qui &eacute;taient l&agrave;, ce qui fut si bien ex&eacute;cut&eacute; (la
+famille du balayeur ayant une influence politique consid&eacute;rable), qu'il
+fallut une demi-soir&eacute;e pour arranger les choses, et alors tout fut men&eacute;
+par l'interm&eacute;diaire d'un petit &eacute;picier avec un chapeau blanc, des
+gu&ecirc;tres noires, un nez rouge, qui entra dans une horloge avec un gril &agrave;
+la main pour &eacute;couter, sortir et frapper par derri&egrave;re avec son gril ceux
+qu'il ne pouvait pas convaincre de ce qu'il avait entendu. Ceci amena M.
+Wopsle (dont on n'avait pas encore entendu parler); il entra portant une
+&eacute;toile et une jarreti&egrave;re, comme grand pl&eacute;nipotentiaire envoy&eacute; par
+l'amiraut&eacute;, pour dire que les balayeurs devaient aller en prison sur le
+champ, et qu'il apportait le pavillon anglais au ma&icirc;tre d'&eacute;quipage,
+comme un faible t&eacute;moignage des services publics qu'il avait rendus. Le
+ma&icirc;tre d'&eacute;quipage, &eacute;mu pour la premi&egrave;re fois, essuya respectueusement
+son &oelig;il avec le pavillon; puis, &eacute;clatant de joie, et s'adressant &agrave; M.
+Wopsle:</p>
+
+<p>&laquo;Avec la permission de Votre Honneur, dit-il, je sollicite
+l'autorisation de lui offrir la main.&raquo;</p>
+
+<p>M. Wopsle le lui permit avec une dignit&eacute; gracieuse et fut imm&eacute;diatement
+conduit dans un coin poussi&eacute;reux, pendant que tout le monde dansait une
+gigue. C'est de ce coin, et en promenant sur le public un &oelig;il m&eacute;content
+qu'il m'aper&ccedil;ut.</p>
+
+<p>La seconde pi&egrave;ce &eacute;tait la derni&egrave;re nouvelle grande pantomime de No&euml;l,
+dans la premi&egrave;re sc&egrave;ne de laquelle je fus pein&eacute; de d&eacute;couvrir M. Wopsle.
+Il entra en sc&egrave;ne en grands bas de laine rouge, avec un visage
+phosphorescent et une masse de franges &eacute;carlates en guise de cheveux.
+Puis le g&eacute;nie de l'Amour ayant besoin d'un aide, &agrave; cause de la brutalit&eacute;
+paternelle d'un fermier ignorant, qui s'opposait au choix de sa fille,
+&eacute;voqua un enchanteur sentencieux et arrivant des Antipodes, quelque peu
+secou&eacute;, apr&egrave;s un voyage apparemment rude. M. Wopsle parut dans ce
+nouveau r&ocirc;le avec un chapeau pointu et un ouvrage de n&eacute;cromancie en un
+volume sous le bras. Le but du voyage de cet enchanteur &eacute;tant
+principalement d'&eacute;couter ce qu'on lui disait, ce qu'on lui chantait, ce
+qu'on lui criait, de voir ce qu'on lui dansait et lui montrait, avec des
+feux de diverses couleurs, il avait pas mal de temps &agrave; lui, et je
+remarquai, avec une grande surprise qu'il passait ce temps &agrave; regarder de
+mon c&ocirc;t&eacute;, comme s'il se perdait en &eacute;tonnement.</p>
+
+<p>Il y avait quelque chose de si remarquable dans l'&eacute;tat croissant de
+l'&oelig;il de M. Wopsle, et tant de choses semblaient tourbillonner dans son
+esprit et y devenir confuses, que je n'y comprenais plus rien. J'y
+pensais encore en sortant du th&eacute;&acirc;tre, une heure apr&egrave;s, et en le trouvant
+qui m'attendait pr&egrave;s de la porte.</p>
+
+<p>&laquo;Comment vous portez-vous? dis-je en lui donnant une poign&eacute;e de mains,
+pendant que nous descendions dans la rue. Je me suis aper&ccedil;u que vous me
+voyiez.</p>
+
+<p>&mdash;Si je vous voyais, monsieur Pip! r&eacute;pondit-il; mais oui, je vous
+voyais. Mais qui donc &eacute;tait l&agrave; aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Qui?</p>
+
+<p>&mdash;C'est &eacute;trange, dit M. Wopsle, retombant dans son regard perdu. Et
+cependant je jurerais que c'est lui.&raquo;</p>
+
+<p>Prenant l'alarme, je suppliai M. Wopsle de s'expliquer.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne sais pas si je l'aurais remarqu&eacute; d'abord, si vous n'eussiez pas
+&eacute;t&eacute; l&agrave;, dit M. Wopsle, continuant du m&ecirc;me ton vague; ce n'est pas
+certain, pourtant je le crois.&raquo;</p>
+
+<p>Involontairement, je regardai autour de moi, comme j'avais l'habitude de
+le faire, en rentrant au logis, car ces paroles myst&eacute;rieuses me
+donnaient le frisson.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! on ne peut plus le voir, dit M. Wopsle, il est sorti avant moi; je
+l'ai vu partir.&raquo;</p>
+
+<p>Avec les raisons que j'avais d'&ecirc;tre m&eacute;fiant, j'allai jusqu'&agrave; soup&ccedil;onner
+ce pauvre acteur. J'entrevoyais un dessein de m'arracher quelque aveu
+par surprise. Je le regardai donc en marchant, mais je ne disais rien.</p>
+
+<p>&laquo;Je me figurais follement qu'il devait &ecirc;tre avec vous, monsieur Pip,
+jusqu'&agrave; ce que je m'aper&ccedil;usse que vous ne saviez pas qu'il &eacute;tait l&agrave;,
+assis derri&egrave;re vous comme un fant&ocirc;me.&raquo;</p>
+
+<p>Mon premier frisson me reprit, mais j'&eacute;tais r&eacute;solu &agrave; ne pas parler
+encore, car j'&eacute;tais tout &agrave; fait convaincu, d'apr&egrave;s les paroles de
+Wopsle, qu'il devait avoir &eacute;t&eacute; choisi pour m'amener &agrave; parler de ce qui
+concernait Provis. J'&eacute;tais, bien entendu, parfaitement assur&eacute; que Provis
+n'&eacute;tait pas l&agrave;.</p>
+
+<p>&laquo;Je vois que je vous &eacute;tonne, monsieur Pip, je le vois bien; mais c'est
+bien &eacute;trange. Vous aurez peine &agrave; croire ce que je vais vous dire; je
+pourrais &agrave; peine le croire moi-m&ecirc;me, si vous me le disiez.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non, vraiment, monsieur Pip. Vous vous souvenez d'un certain jour de
+No&euml;l, alors que vous n'&eacute;tiez encore qu'un enfant; je d&icirc;nais chez
+Gargery, et des soldats vinrent frapper &agrave; la porte pour faire r&eacute;parer
+une paire de menottes.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en souviens tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous vous souvenez qu'ils poursuivaient deux for&ccedil;ats; que nous y
+all&acirc;mes avec eux; que Gargery vous portait sur son dos, et que je me mis
+&agrave; la t&ecirc;te, et que vous vous teniez aussi pr&egrave;s de moi que possible?</p>
+
+<p>&mdash;Je me souviens tr&egrave;s bien de tout cela.&raquo;</p>
+
+<p>Mieux qu'il ne le croit, pensai-je, except&eacute; ce dernier d&eacute;tail.</p>
+
+<p>&laquo;Et vous vous souvenez que nous les trouv&acirc;mes tous les deux dans un
+foss&eacute;, et qu'ils se battaient, et que l'un avait &eacute;t&eacute; rudement frapp&eacute; et
+bless&eacute; au visage par l'autre?</p>
+
+<p>&mdash;Je les vois encore.</p>
+
+<p>&mdash;Et que les soldats allum&egrave;rent des torches et mirent les deux for&ccedil;ats
+au milieu d'eux, et que nous avons &eacute;t&eacute; les voir emmener au-del&agrave; des
+marais; que la lumi&egrave;re des torches &eacute;clairait leurs visages; j'insiste
+sur ce d&eacute;tail, que la lumi&egrave;re des torches &eacute;clairait leurs visages, parce
+que tout &eacute;tait nuit noire autour de nous.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dis-je, je me souviens de tout cela.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monsieur Pip, un de ces deux prisonniers &eacute;tait derri&egrave;re vous
+ce soir; je le voyais par-dessus votre &eacute;paule.</p>
+
+<p>&mdash;Attention! pensai-je. Lequel des deux supposiez-vous que c'&eacute;tait? lui
+demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui a &eacute;t&eacute; maltrait&eacute;, r&eacute;pondit-il aussit&ocirc;t; et je jurerais que je
+l'ai vu. Plus j'y pense, plus je suis certain que c'est lui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tr&egrave;s curieux, dis-je en prenant le meilleur air que je pus pour
+lui faire croire que cela ne me faisait rien. C'est tr&egrave;s curieux, en
+v&eacute;rit&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Je ne puis exag&eacute;rer l'inqui&eacute;tude extraordinaire dans laquelle cette
+conversation me jeta, ni la terreur &eacute;trange que je ressentais en
+songeant que Compeyson avait &eacute;t&eacute; derri&egrave;re moi comme un fant&ocirc;me. Car s'il
+&eacute;tait sorti un moment de ma pens&eacute;e depuis que Provis &eacute;tait en s&ucirc;ret&eacute;,
+c'&eacute;tait dans le moment m&ecirc;me qu'il avait &eacute;t&eacute; le plus pr&egrave;s de moi; et
+penser que je m'en doutais si peu, que j'&eacute;tais si peu sur mes gardes
+apr&egrave;s toutes les pr&eacute;cautions que j'avais prises, c'&eacute;tait comme si, apr&egrave;s
+avoir ferm&eacute; une enfilade de cent portes pour l'&eacute;loigner, je l'eusse
+retrouv&eacute; &agrave; mon bras! Je ne pouvais pas douter non plus qu'il n'e&ucirc;t pas
+&eacute;t&eacute; l&agrave;, et que si l&eacute;g&egrave;re que f&ucirc;t une apparence de danger autour de nous,
+le danger &eacute;tait toujours proche et mena&ccedil;ant.</p>
+
+<p>Je demandai &agrave; M. Wopsle &agrave; quel moment l'homme &eacute;tait entr&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne puis vous le dire. Je vous ai vu, et par-dessus votre &eacute;paule j'ai
+vu l'homme. Ce n'est qu'apr&egrave;s l'avoir vu pendant quelque temps que j'ai
+commenc&eacute; &agrave; le reconna&icirc;tre; mais je l'ai tout de suite, vaguement,
+associ&eacute; &agrave; vous, et j'ai su qu'il avait, d'une mani&egrave;re ou d'une autre,
+quelque rapport avec vous, au temps o&ugrave; vous habitiez notre village.</p>
+
+<p>&mdash;Comment &eacute;tait-il v&ecirc;tu?</p>
+
+<p>&mdash;Convenablement, mais sans rien de particulier; en noir, &agrave; ce que je
+pense.</p>
+
+<p>&mdash;Son visage &eacute;tait-il d&eacute;figur&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne crois pas.&raquo;</p>
+
+<p>Je ne le croyais pas non plus, bien que dans mon &eacute;tat de pr&eacute;occupation
+je n'eusse pas fait beaucoup attention aux gens plac&eacute;s derri&egrave;re moi; je
+pensais cependant qu'il &eacute;tait probable qu'un visage d&eacute;figur&eacute; aurait
+attir&eacute; mon attention.</p>
+
+<p>Quand M. Wopsle m'eut fait part de tout ce qu'il pouvait se rappeler ou
+de tout ce que je pouvais lui arracher, et quand je lui eus offert un
+l&eacute;ger rafra&icirc;chissement, pour le remettre de ses fatigues de la soir&eacute;e,
+nous nous s&eacute;par&acirc;mes. Il &eacute;tait entre minuit et une heure quand j'arrivai
+au Temple, et les portes &eacute;taient ferm&eacute;es. Il n'y avait personne pr&egrave;s de
+moi, ni sur ma route, ni quand j'arrivai &agrave; la maison.</p>
+
+<p>Herbert &eacute;tait rentr&eacute;, et nous t&icirc;nmes un conseil tr&egrave;s s&eacute;rieux aupr&egrave;s du
+feu. Mais il n'y avait rien &agrave; faire, si ce n'est de communiquer &agrave;
+Wemmick ce que j'avais d&eacute;couvert ce soir-l&agrave;, et de lui rappeler que nous
+attendions sa d&eacute;cision. Comme je pensais que je pourrais le compromettre
+si j'allais trop souvent &agrave; son ch&acirc;teau, je lui fis cette communication
+par lettre. Je l'&eacute;crivis avant de me mettre au lit, et je sortis pour la
+mettre &agrave; la poste. Personne encore n'&eacute;tait derri&egrave;re moi. Herbert et moi
+nous conv&icirc;nmes que nous n'avions rien &agrave; faire que d'&ecirc;tre tr&egrave;s prudents,
+et nous f&ucirc;mes r&eacute;ellement tr&egrave;s prudents, plus que prudents m&ecirc;me si c'est
+possible; et pour ma part je n'approchais jamais du Bassin aux &Eacute;cus,
+except&eacute; quand j'y passais en bateau, et alors je ne regardais le Moulin
+du Bord de l'Eau que comme j'aurais regard&eacute; tout autre chose.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XVIIIb" id="CHAPITRE_XVIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XVIII.</a></h2>
+
+
+<p>La seconde des deux rencontres dont j'ai parl&eacute; dans le chapitre
+pr&eacute;c&eacute;dent arriva une semaine environ apr&egrave;s celle-ci. J'avais encore
+laiss&eacute; mon bateau au wharf, en aval du pont. L'apr&egrave;s-midi n'&eacute;tait pas
+encore avanc&eacute;e; je n'avais pas d&eacute;cid&eacute; o&ugrave; je d&icirc;nerais; j'avais fl&acirc;n&eacute; dans
+Cheapside et j'y fl&acirc;nais encore, le plus inoccup&eacute; de tous ceux qui
+allaient et venaient autour de moi, quand la large main de quelqu'un qui
+venait derri&egrave;re moi tomba sur mon &eacute;paule. C'&eacute;tait la main de M. Jaggers,
+et il la passa sous mon bras.</p>
+
+<p>&laquo;Puisque nous allons du m&ecirc;me c&ocirc;t&eacute;, Pip, nous pouvons causer ensemble. O&ugrave;
+allez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Au Temple, je crois, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne le savez pas exactement? dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, repris-je, heureux pour une fois de pouvoir le forcer &agrave;
+m'interroger, je ne crois pas, car je suis encore ind&eacute;cis.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez d&icirc;ner, dit M. Jaggers, vous ne craignez pas d'admettre
+cela, je suppose?</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondis-je, je ne crains pas d'admettre cela.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'&ecirc;tes pas invit&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crains pas d'admettre non plus que je ne suis pas invit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit M. Jaggers, venez d&icirc;ner avec moi.&raquo;</p>
+
+<p>J'allais m'excuser quand il ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;Wemmick y sera.&raquo;</p>
+
+<p>Je changeai donc mon refus en acceptation, les quelques mots que j'avais
+prononc&eacute;s pouvant servir de commencement &agrave; l'une comme &agrave; l'autre phrase.
+Nous longe&acirc;mes Cheapside et nous gagn&acirc;mes la Petite Bretagne pendant que
+les lumi&egrave;res commen&ccedil;aient &agrave; jaillir brillamment des devantures des
+boutiques, et que les allumeurs de r&eacute;verb&egrave;res, trouvant &agrave; peine assez de
+place pour poser leurs &eacute;chelles dans la foule qui montait et descendait
+continuellement, ouvraient plus d'yeux rouges dans le brouillard qui
+s'&eacute;levait que ma tour, servant de veilleuse, n'avait ouvert d'yeux
+blancs sur la muraille fantastique des Hummums.</p>
+
+<p>&Agrave; l'&eacute;tude de la Petite Bretagne, il y eut le courrier ordinaire, le
+lavage des mains, le mouchage des chandelles, et la fermeture de la
+caisse qui terminait les occupations de la journ&eacute;e. Pendant que je me
+tenais devant le feu de M. Jaggers, sa flamme, en s'&eacute;levant et en
+s'abaissant, donnait aux deux bustes de la tablette la m&ecirc;me apparence
+que s'ils avaient jou&eacute; avec moi un jeu diabolique et &agrave; qui baisserait
+les yeux le premier. Quand &agrave; la paire de grasses et communes chandelles
+du bureau, elles &eacute;clairaient tristement M. Jaggers, qui &eacute;crivait dans
+son coin, et elles &eacute;taient d&eacute;cor&eacute;es de sales feuilles de papier, qui les
+entouraient comme un linceul en souvenir d'une quantit&eacute; de clients
+pendus.</p>
+
+<p>Nous nous rend&icirc;mes tous trois ensemble &agrave; Gerrard Street dans une voiture
+de place. D&egrave;s que nous y arriv&acirc;mes, on servit le d&icirc;ner. Bien que je
+n'eusse pas d&ucirc; songer &agrave; faire dans cette maison la moindre allusion aux
+sentiments que Wemmick professait chez lui, cependant je n'aurais eu
+aucune objection &agrave; rencontrer de temps en temps un coup d'&oelig;il amical de
+sa part mais il n'en devait pas &ecirc;tre ainsi. Toutes les fois qu'il levait
+les yeux de dessus la table, c'&eacute;tait pour les porter sur M. Jaggers, et
+il &eacute;tait sec et froid avec moi comme s'il y e&ucirc;t eu deux Wemmick, et que
+celui qui &eacute;tait devant moi e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le mauvais.</p>
+
+<p>&laquo;Avez-vous envoy&eacute; la lettre de miss Havisham &agrave; M. Pip, Wemmick? demanda
+M. Jaggers quand nous e&ucirc;mes commenc&eacute; &agrave; d&icirc;ner.</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, r&eacute;pondit Wemmick; elle allait partir par la poste quand
+vous &ecirc;tes entr&eacute; avec M. Pip dans l'&eacute;tude, la voici.&raquo;</p>
+
+<p>Il la tendit &agrave; son patron au lieu de me la donner.</p>
+
+<p>&laquo;C'est une lettre de deux lignes, Pip, dit M. Jaggers en me la passant,
+que m'a envoy&eacute;e miss Havisham parce qu'elle n'&eacute;tait pas s&ucirc;re de votre
+adresse. Elle me dit qu'elle d&eacute;sire vous voir pour une petite affaire
+dont vous lui aviez parl&eacute;. Irez-vous?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dis-je en jetant les yeux sur la lettre qui &eacute;tait con&ccedil;ue
+exactement en ces termes.</p>
+
+<p>&mdash;Quand croyez-vous pouvoir y aller?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai une affaire urgente &agrave; terminer, dis-je en regardant Wemmick qui
+mangeait du poisson, cela m'emp&ecirc;che de pouvoir pr&eacute;ciser l'&eacute;poque, mais
+peut-&ecirc;tre irai-je de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Si M. Pip a l'intention d'y aller tout de suite, dit Wemmick &agrave; M.
+Jaggers, il n'est pas n&eacute;cessaire qu'il fasse une r&eacute;ponse, n'est-ce pas?&raquo;</p>
+
+<p>Recevant ceci comme un avertissement qu'il valait mieux ne pas mettre de
+retard, je d&eacute;cidai que j'irais le lendemain, et je le dis. Wemmick but
+un verre de vin et regarda M. Jaggers d'un air &agrave; la fois boudeur et
+satisfait, mais il ne me regarda pas.</p>
+
+<p>&laquo;Ainsi, Pip, dit M. Jaggers, notre ami Drummle a jou&eacute; ses cartes et il a
+gagn&eacute; la partie.&raquo;</p>
+
+<p>Tout ce que je pus faire ce fut d'&eacute;baucher un signe d'assentiment.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! c'est un gar&ccedil;on qui promet, dans son genre; mais il pourrait bien
+ne pas pouvoir suivre ses inclinations. Le plus fort finira par
+l'emporter; mais le plus fort est encore &agrave; trouver. S'il allait l'&ecirc;tre,
+et s'il la battait....</p>
+
+<p>&mdash;Assur&eacute;ment, interrompis-je la t&ecirc;te et le c&oelig;ur en feu, vous ne pensez
+pas qu'il soit assez sc&eacute;l&eacute;rat pour agir ainsi, monsieur Jaggers?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas dit cela, Pip, je fais une supposition. S'il arrivait &agrave; la
+battre, il se peut qu'il ait la force pour lui; si c'&eacute;tait une question
+d'intelligence, il ne le ferait certainement pas. Il serait bien
+difficile de donner une opinion sur ce qu'un individu de cette esp&egrave;ce
+peut devenir dans telle circonstance, parce qu'il y a autant de chance
+pour l'un comme pour l'autre de ces deux r&eacute;sultats.</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-moi donc cela.</p>
+
+<p>&mdash;Un gar&ccedil;on comme notre ami Drummle, r&eacute;pondit M. Jaggers, ou bat ou
+rampe. Il peut ramper et se plaindre, ou ramper et ne pas se plaindre,
+mais il bat ou il rampe. Demandez &agrave; Wemmick ce qu'il en pense.</p>
+
+<p>&mdash;Il bat ou il rampe, dit Wemmick sans s'adresser &agrave; moi le moins du
+monde.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, voici pour Mrs Bentley Drummle, dit M. Jaggers en prenant une
+carafe de vin de choix sur son buffet, et remplissant nos verres et le
+sien, et puisse la question de supr&eacute;matie se terminer &agrave; la satisfaction
+de madame! ce ne sera jamais &agrave; la satisfaction de madame et de monsieur.
+Voyons donc, Molly, Molly, Molly, comme vous &ecirc;tes lente aujourd'hui!&raquo;</p>
+
+<p>Molly &eacute;tait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui quand il lui adressa la parole, et elle
+mettait un plat sur la table. Quand elle retira ses mains, elle recula
+d'un pas ou deux, murmura d'un ton agit&eacute; quelques mots d'excuse, et un
+certain mouvement de ses doigts, pendant qu'elle parlait, attira mon
+attention.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'y a-t-il? demanda M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, seulement le sujet de votre conversation m'&eacute;tait quelque peu
+p&eacute;nible.&raquo;</p>
+
+<p>Les doigts de Molly s'agitaient comme lorsque l'on tricote; elle
+regardait son ma&icirc;tre, ne sachant pas si elle pouvait se retirer, ou s'il
+avait quelque chose de plus &agrave; lui dire, et s'il n'allait pas la rappeler
+si elle partait. Son regard &eacute;tait tr&egrave;s per&ccedil;ant; bien certainement
+j'avais vu de tels yeux et de telles mains tout r&eacute;cemment, en une
+occasion m&eacute;morable!</p>
+
+<p>Il la renvoya, et elle sortit vivement de la chambre; mais elle resta
+devant moi aussi distinctement que si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; encore l&agrave;. Je
+regardais ces yeux, je regardais ces mains, je regardais ces cheveux
+flottants, et je les comparais &agrave; d'autres yeux, &agrave; d'autres mains, &agrave;
+d'autres cheveux que je connaissais, et je pensais &agrave; ce que tout cela
+pourrait &ecirc;tre apr&egrave;s vingt ann&eacute;es d'une vie orageuse avec un mari brutal.
+Je regardai encore les yeux et les mains de la gouvernante, et je pensai
+&agrave; l'inexplicable sentiment qui s'&eacute;tait empar&eacute; de moi la derni&egrave;re fois
+que je m'&eacute;tais promen&eacute; avec quelqu'un dans le jardin abandonn&eacute; et &agrave;
+travers la brasserie en ruines, je pensais comment le m&ecirc;me sentiment
+m'&eacute;tait revenu quand j'avais vu un visage me regarder et une main me
+faire des signes par la porti&egrave;re de la voiture; et comment il &eacute;tait
+revenu encore une fois, et m'avait travers&eacute; comme l'&eacute;clair quand j'avais
+pass&eacute; dans une voiture, n'&eacute;tant pas seul, &agrave; travers l'&eacute;clat soudain
+d'une lumi&egrave;re dans une rue obscure, je pensais comment un anneau
+d'affinit&eacute; qui manquait m'avait emp&ecirc;ch&eacute; de reconna&icirc;tre cette identit&eacute; au
+th&eacute;&acirc;tre, et comment cet anneau qui manquait auparavant, avait &eacute;t&eacute; riv&eacute;
+par moi maintenant que je passais par hasard du nom d'Estelle aux doigts
+qui remuaient comme s'ils tricotaient et aux yeux attentifs, et je fus
+parfaitement convaincu que cette femme &eacute;tait la m&egrave;re d'Estelle.</p>
+
+<p>M. Jaggers m'avait vu avec Estelle, et il n'&eacute;tait pas probable que des
+sentiments que je ne m'&eacute;tais pas donn&eacute; la peine de cacher lui eussent
+&eacute;chapp&eacute;. Il fit un signe d'assentiment quand je dis que ce sujet m'&eacute;tait
+p&eacute;nible, me frappa sur l'&eacute;paule, fit circuler le vin encore une fois, et
+continua son d&icirc;ner.</p>
+
+<p>Seulement deux fois encore la gouvernante reparut, et alors son s&eacute;jour
+dans la salle fut tr&egrave;s court, et M. Jaggers se montra avec elle. Mais
+ses mains &eacute;taient les mains d'Estelle, et ses yeux &eacute;taient les yeux
+d'Estelle, et, quand elle aurait reparu cent fois je n'aurais &eacute;t&eacute; ni
+plus ni moins certain que ma conviction &eacute;tait la v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>Ce fut une soir&eacute;e bien triste, car Wemmick buvait son vin quand la
+carafe passait devant lui comme s'il e&ucirc;t rempli un devoir, juste comme
+il aurait pu prendre son salaire, le premier du mois, et, les yeux sur
+son chef, il se tenait perp&eacute;tuellement pr&ecirc;t &agrave; subir un
+contre-interrogatoire. Quand &agrave; la quantit&eacute; de vin, sa bouche &eacute;tait aussi
+indiff&eacute;rente et pr&ecirc;te que toute autre boite aux lettres &agrave; recevoir sa
+quantit&eacute; de lettres. &Agrave; mon point de vue, il fut tout le temps le mauvais
+Wemmick, et du Wemmick de Walworth, il n'avait que l'enveloppe.</p>
+
+<p>Wemmick et moi nous pr&icirc;mes cong&eacute; de bonne heure et nous part&icirc;mes
+ensemble. M&ecirc;me en cherchant &agrave; t&acirc;tons nos chapeaux parmi la provision de
+bottes de M. Jaggers, je sentis que le vrai Wemmick &eacute;tait en train de
+revenir; et nous n'e&ucirc;mes pas parcouru douze m&egrave;tres de Gerrard Street,
+dans la direction de Walworth, que je me trouvai marchant bras dessus
+bras dessous avec le bon Wemmick, et que le mauvais s'&eacute;tait &eacute;vapor&eacute; dans
+l'air du soir.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! dit Wemmick, c'est fini. C'est un homme surprenant qui n'a pas
+son pareil au monde; mais il faut se serrer quand on d&icirc;ne avec lui, et
+je d&icirc;ne bien mieux quand je ne suis pas serr&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Je sentais que c'&eacute;tait bien l&agrave; le cas, et je le lui dis.</p>
+
+<p>&laquo;Je ne le dirais pas &agrave; d'autre qu'&agrave; vous, r&eacute;pondit-il, mais je sais que
+ce qui se dit entre vous et moi ne va pas plus loin.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous jamais vu la fille adoptive de miss Havisham, Mrs Bentley
+Drummle? lui demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non,&raquo; me r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>Pour &eacute;viter de para&icirc;tre trop brusque, je lui parlai de son p&egrave;re et de
+miss Skiffins. Il prit un air fin quand je pronon&ccedil;ai le nom de miss
+Skiffins, et s'arr&ecirc;ta dans la rue pour se moucher, avec un mouvement de
+t&ecirc;te et un geste qui n'&eacute;taient pas tout &agrave; fait exempts d'une secr&egrave;te
+fatuit&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Wemmick, dis-je, vous souvenez-vous de m'avoir dit, avant que j'allasse
+pour la premi&egrave;re fois au domicile priv&eacute; de M. Jaggers, de faire
+attention &agrave; sa gouvernante?</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'ai-je dit, r&eacute;pliqua-t-il; ma foi, je crois que oui; le diable
+m'emporte ajouta-t-il tout &agrave; coup, je crois que je l'ai dit! Il me
+semble que je ne suis pas encore tout &agrave; fait desserr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez appel&eacute;e une b&ecirc;te f&eacute;roce apprivois&eacute;e, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, comment l'appelez-vous? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;La m&ecirc;me chose. Comment M. Jaggers l'a-t-il apprivois&eacute;e, Wemmick?</p>
+
+<p>&mdash;C'est son secret; il y a de longues ann&eacute;es qu'elle est avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais que vous me disiez son histoire: j'ai un int&eacute;r&ecirc;t tout
+particulier &agrave; la conna&icirc;tre. Vous savez que ce qui se dit entre nous ne
+va pas plus loin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! r&eacute;pliqua Wemmick, je ne sais pas son histoire, c'est-&agrave;-dire
+que je n'en sais pas tous les d&eacute;tails; mais ce que j'en sais, je vais
+vous le dire. Nous sommes toujours dans nos capacit&eacute;s priv&eacute;es et
+personnelles.</p>
+
+<p>&mdash;Bien entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a une vingtaine d'ann&eacute;es, cette femme fut jug&eacute;e &agrave; Old Bailey pour
+meurtre et fut acquitt&eacute;e. C'&eacute;tait une tr&egrave;s belle jeune femme, et je
+crois qu'elle avait un peu de sang boh&eacute;mien dans les veines. N'importe
+comment, il &eacute;tait assez chaud quand elle &eacute;tait excit&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle fut acquitt&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;M. Jaggers &eacute;tait pour elle, continua Wemmick avec un regard plein de
+signification, et il plaida sa cause d'une mani&egrave;re tout &agrave; fait
+surprenante. C'&eacute;tait une cause d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e. Il n'&eacute;tait alors
+comparativement qu'un commen&ccedil;ant, et sa plaidoirie fit l'admiration de
+tout le monde; de fait, on peut presque dire que c'est cette affaire qui
+l'a pos&eacute;. Il la plaida lui-m&ecirc;me au bureau de police, jour par jour,
+pendant longtemps, luttant m&ecirc;me contre le renvoi devant le tribunal, et
+le jour du jugement, o&ugrave; il ne pouvait plaider lui-m&ecirc;me, il se tint pr&egrave;s
+de l'avocat, et, chacun le sait, c'est lui qui mit tout le sel et le
+poivre. La personne assassin&eacute;e &eacute;tait une femme, une femme qui avait une
+dizaine d'ann&eacute;es de plus que la gouvernante, et qui &eacute;tait bien plus
+grande et bien plus forte. C'&eacute;tait un cas de jalousie. Toutes deux
+avaient men&eacute; une vie d&eacute;r&eacute;gl&eacute;e, et cette femme avait &eacute;t&eacute; mari&eacute;e tr&egrave;s
+jeune sous le manche &agrave; balai (comme nous disons) &agrave; un coureur, et
+c'&eacute;tait une vraie furie en mati&egrave;re de jalousie. La femme assassin&eacute;e,
+mieux assortie &agrave; l'homme, certainement par rapport &agrave; l'&acirc;ge, fut trouv&eacute;e
+morte dans une grange, pr&egrave;s de Hounslow Heath. Il y avait eu une lutte
+violente, un combat peut-&ecirc;tre. Elle &eacute;tait contusionn&eacute;e, &eacute;gratign&eacute;e et
+d&eacute;chir&eacute;e; elle avait &eacute;t&eacute; prise &agrave; la gorge, et enfin &eacute;touff&eacute;e. Or, il n'y
+avait aucune preuve pour faire soup&ccedil;onner une autre personne que cette
+femme, et c'est principalement sur l'impossibilit&eacute; pour elle d'avoir
+commis le meurtre, que M. Jaggers la d&eacute;fendait. Vous pouvez &ecirc;tre
+certain, dit Wemmick en me touchant le bras, qu'il ne fit alors aucune
+allusion &agrave; la force de ses poignets, bien qu'il en fasse quelquefois
+maintenant.&raquo;</p>
+
+<p>J'avais racont&eacute; &agrave; Wemmick qu'il lui avait fait nous montrer ses poignets
+le jour du d&icirc;ner.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien, monsieur, continua Wemmick, il arriva... il arriva...
+devinez-vous? Que cette femme fut habill&eacute;e avec tant d'artifice, depuis
+le jour de son arrestation, qu'elle parut bien plus faible qu'elle ne
+l'&eacute;tait r&eacute;ellement; ses manches surtout avaient &eacute;t&eacute; si habilement
+arrang&eacute;es, que ses bras avaient une apparence tout &agrave; fait d&eacute;licate. Elle
+avait seulement une ou deux contusions sur sa personne, et ne paraissait
+pas avoir &eacute;t&eacute; frapp&eacute;e &agrave; coups de pied, mais le dessus de ses mains &eacute;tait
+&eacute;gratign&eacute;, et l'on se demandait si cela avait &eacute;t&eacute; fait avec les ongles.
+Alors M. Jaggers d&eacute;montra qu'elle avait pass&eacute; au milieu d'une tr&egrave;s
+grande quantit&eacute; d'&eacute;pines, qui n'&eacute;taient pas aussi hautes que sa t&ecirc;te,
+mais qu'elle ne pouvait les avoir travers&eacute;es sans qu'elles eussent
+d&eacute;chir&eacute; ses mains, et l'on trouva des parcelles de ces &eacute;pines dans sa
+peau, et l'on s'en servit comme de preuves, aussi bien que du fait que
+les &eacute;pines en question, apr&egrave;s examen, avaient &eacute;t&eacute; trouv&eacute;es bris&eacute;es pour
+avoir &eacute;t&eacute; travers&eacute;es, et qu'elles avaient conserv&eacute;, &ccedil;&agrave; et l&agrave; quelques
+lambeaux de v&ecirc;tements et des petites t&acirc;ches de sang; mais le point le
+plus hardi qu'il pr&eacute;senta fut celui-ci. On avait essay&eacute; d'&eacute;tablir comme
+preuve de sa jalousie, qu'elle &eacute;tait fortement soup&ccedil;onn&eacute;e d'avoir, vers
+cette m&ecirc;me &eacute;poque, et pour se venger de son amant, fait p&eacute;rir l'enfant
+qu'elle avait eu de lui, enfant &acirc;g&eacute; de trois ans. Voici de quelle
+mani&egrave;re M. Jaggers s'en tira: &laquo;Nous disons que ce ne sont pas l&agrave; des
+marques d'ongles, mais des marques d'&eacute;pines, et nous vous montrons les
+&eacute;pines. Vous dites que ce sont des marques d'ongles, et vous avancez
+l'hypoth&egrave;se qu'elle a fait p&eacute;rir son enfant. Vous devez accepter toutes
+les cons&eacute;quences de cette hypoth&egrave;se. D'apr&egrave;s ce que nous en savons, elle
+peut avoir fait p&eacute;rir son enfant, et l'enfant, en saisissant ses mains,
+peut les avoir &eacute;gratign&eacute;es. Eh bien! alors, pourquoi ne la jugez-vous
+pas pour le meurtre de son enfant? Quant aux &eacute;gratignures, si vous y
+tenez, nous disons que, d'apr&egrave;s ce que nous savons, vous pouvez vous en
+rendre compte, prenant pour s&ucirc;ret&eacute; de votre argument que vous ne l'avez
+pas invent&eacute;.&raquo; Pour conclure, monsieur dit Wemmick, M. Jaggers &eacute;tait &agrave;
+lui seul beaucoup plus fort que tous les jur&eacute;s ensemble, et ils se
+laiss&egrave;rent convaincre.</p>
+
+<p>&mdash;A-t-elle toujours &eacute;t&eacute; &agrave; son service depuis?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais non seulement cela, dit Wemmick, elle est entr&eacute;e &agrave; son
+service imm&eacute;diatement apr&egrave;s son acquittement, aussi calme et aussi
+docile qu'elle l'est maintenant. On lui a appris depuis une chose ou une
+autre pour faire son service, mais elle fut apprivois&eacute;e d&egrave;s le
+commencement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous souvenez-vous du sexe de l'enfant?</p>
+
+<p>&mdash;On a dit que c'&eacute;tait une fille.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez plus rien &agrave; me dire ce soir?</p>
+
+<p>&mdash;Rien; j'ai re&ccedil;u votre lettre, et je l'ai d&eacute;truite. Rien.&raquo;</p>
+
+<p>Nous &eacute;change&acirc;mes un bonsoir affectueux, et je rentrai chez moi avec un
+nouvel aliment pour mes pens&eacute;es, mais sans soulagement des anciennes.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XIXb" id="CHAPITRE_XIXb"></a><a href="#table">CHAPITRE XIX.</a></h2>
+
+
+<p>Mettant la lettre de miss Havisham dans ma poche, afin qu'elle p&ucirc;t me
+servir de lettre de cr&eacute;ance pour repara&icirc;tre &agrave; Satis House dans le cas o&ugrave;
+sa mauvaise humeur la conduirait &agrave; montrer de la surprise en me voyant
+revenir si t&ocirc;t, je repartis le lendemain par la voiture. Je mis pied &agrave;
+terre &agrave; la maison de la Mi-Voie, j'y d&eacute;jeunai et je fis &agrave; pied le reste
+de la route; car je tenais &agrave; entrer en ville tranquillement par les
+chemins peu fr&eacute;quent&eacute;s et en sortir de la m&ecirc;me mani&egrave;re.</p>
+
+<p>Le jour commen&ccedil;ait &agrave; baisser quand je passai dans les petites ruelles
+tranquilles o&ugrave; l'&eacute;cho seul r&eacute;p&egrave;te le bruit de la Grande Rue. Les
+enfoncements des ruines, o&ugrave; les vieux moines avaient autrefois leurs
+r&eacute;fectoires et leurs jardins, et dont les fortes murailles se pr&ecirc;taient
+maintenant &agrave; servir d'humbles remises et d'&eacute;curies, &eacute;taient presque
+aussi silencieux que les vieux moines dans leurs tombeaux. Au moment o&ugrave;
+je pressais le pas pour &eacute;viter d'&ecirc;tre observ&eacute;, les cloches de la
+cath&eacute;drale prirent tout d'un coup pour moi un son plus triste et plus
+lointain qu'elles n'avaient jamais eu auparavant; de m&ecirc;me, les sons du
+vieil orgue arrivaient &agrave; mes oreilles comme une musique fun&egrave;bre, et les
+oiseaux, en voltigeant autour de la tour grise, et en se balan&ccedil;ant dans
+les grands arbres d&eacute;pouill&eacute;s du Prieur&eacute;, semblaient me crier que la
+maison &eacute;tait chang&eacute;e, et qu'Estelle en &eacute;tait partie pour toujours.</p>
+
+<p>Une vieille femme, que je connaissais d&eacute;j&agrave; comme une des servantes qui
+habitaient la maison suppl&eacute;mentaire, au del&agrave; de la cour de derri&egrave;re,
+m'ouvrit la porte. La chandelle allum&eacute;e &eacute;tait dans le passage sombre.
+Comme autrefois, je la pris et montai seul l'escalier. Miss Havisham
+n'&eacute;tait pas dans sa chambre, mais dans l'autre grande chambre, de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; du palier. Regardant &agrave; l'int&eacute;rieur, apr&egrave;s avoir frapp&eacute; en
+vain, je la vis tout pr&egrave;s du foyer, assise sur une chaise tout us&eacute;e, et
+perdue dans la contemplation du feu couvert de cendres.</p>
+
+<p>Faisant comme j'avais fait souvent, j'entrai et me tins debout pr&egrave;s de
+la vieille chemin&eacute;e o&ugrave; elle pouvait me voir lorsqu'elle l&egrave;verait les
+yeux. Il y avait dans toute sa personne un air d'affaissement extr&ecirc;me
+qui m'&eacute;mut jusqu'&agrave; la compassion, quoiqu'elle m'e&ucirc;t fait plus de mal que
+je ne pouvais dire. Comme j'&eacute;tais l&agrave;, la plaignant et pensant qu'avec le
+temps, j'&eacute;tais aussi devenu partie de la ruine de cette maison, ses yeux
+se port&egrave;rent sur moi. Elle me regarda fixement et dit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce possible?</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, Pip. M. Jaggers m'a remis votre lettre hier, et je n'ai pas
+perdu de temps.</p>
+
+<p>&mdash;Merci!... merci!...&raquo;</p>
+
+<p>Approchant du feu une des autres chaises d&eacute;garnies, et m'asseyant, je
+remarquai sur son visage une expression nouvelle, comme si elle avait
+peur de moi.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai besoin, dit-elle, de continuer le sujet dont vous m'avez parl&eacute; la
+derni&egrave;re fois que vous &ecirc;tes venu ici, et de vous montrer que je ne suis
+pas de marbre.... Mais peut-&ecirc;tre vous ne croirez jamais maintenant qu'il
+y ait quelque chose d'humain dans mon c&oelig;ur?&raquo;</p>
+
+<p>Quand j'eus dit quelques paroles pour la rassurer, elle &eacute;tendit sa main
+droite toute tremblante, comme si elle allait me toucher, mais elle la
+retira avant que j'eusse compris son mouvement ou su comment
+l'accueillir.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez dit, en parlant de votre ami, qu'il vous &eacute;tait possible de me
+dire comment je pourrais faire quelque chose d'utile et de bon, quelque
+chose que vous d&eacute;sirez qui soit fait, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Quelque chose que j'aimerais beaucoup voir faire, oh! oui! beaucoup!
+beaucoup!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est?&raquo;</p>
+
+<p>Je commen&ccedil;ai &agrave; lui expliquer l'histoire secr&egrave;te de la position
+commerciale que j'avais voulu cr&eacute;er &agrave; Herbert. Mais je n'&eacute;tais pas
+encore bien avanc&eacute; quand je jugeai, &agrave; son air, qu'elle pensait &agrave; moi
+d'une mani&egrave;re vague, plut&ocirc;t qu'&agrave; ce que je disais. Cela me parut ainsi;
+car lorsque je cessai de parler, il se passa bien des moments avant
+qu'elle t&eacute;moign&acirc;t qu'elle s'en &eacute;tait aper&ccedil;ue.</p>
+
+<p>&laquo;Vous arr&ecirc;tez-vous, me demanda-t-elle enfin, en ayant l'air d'avoir peur
+de moi, parce que vous me ha&iuml;ssez trop pour supporter de me parler?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, r&eacute;pondis-je, comment pouvez-vous penser cela, miss Havisham?
+Je me suis arr&ecirc;t&eacute; parce que j'ai suppos&eacute; que vous n'&eacute;coutiez pas ce que
+je disais.</p>
+
+<p>&mdash;C'est peut-&ecirc;tre vrai, r&eacute;pondit-elle, en portant une main &agrave; sa t&ecirc;te.
+Recommencez, je vais regarder autre chose, attendez! Dites maintenant.&raquo;</p>
+
+<p>Elle posa ses mains sur sa canne, de la mani&egrave;re r&eacute;solue qu'elle prenait
+quelquefois et regarda le feu; son visage exprimait fortement l'effort
+qu'elle faisait pour &ecirc;tre attentive. Je continuai mon explication, et je
+lui dis comment j'avais esp&eacute;r&eacute; pouvoir arriver &agrave; &eacute;tablir Herbert avec
+mes propres ressources, mais comment j'avais &eacute;t&eacute; d&eacute;sappoint&eacute;. Cette
+partie du sujet (je le lui rappelai) contenait des mati&egrave;res qui ne
+pouvaient faire partie de mes explications; car elles se liaient aux
+secrets importants d'une autre.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! dit-elle en faisant un signe d'assentiment, mais sans me regarder.
+Et combien d'argent faut-il pour compl&eacute;ter ce que vous d&eacute;sirez?&raquo;</p>
+
+<p>J'&eacute;tais un peu effray&eacute; de fixer le chiffre, car il sonnait assez
+rondement.</p>
+
+<p>&laquo;Neuf cents livres, dis-je cependant.</p>
+
+<p>&mdash;Si je vous donne l'argent pour votre projet, garderez-vous mon secret
+comme vous avez gard&eacute; le v&ocirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Tout aussi fid&egrave;lement.</p>
+
+<p>&mdash;Et votre esprit sera plus calme?</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup plus calme?</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous bien malheureux maintenant?&raquo;</p>
+
+<p>Elle me fit encore cette question sans me regarder, mais avec un ton de
+sympathie peu ordinaire. Il me fut impossible de r&eacute;pondre &agrave; ce moment,
+car la voix me manquait. Elle passa son bras gauche sous la t&ecirc;te
+recourb&eacute;e de sa canne, et y appuya doucement son front.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis loin d'&ecirc;tre heureux, miss Havisham; mais j'ai d'autres causes
+d'inqui&eacute;tudes que toutes celles que vous connaissez: ce sont les secrets
+dont je vous ai parl&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Peu d'instants apr&egrave;s, elle leva la t&ecirc;te et regarda de nouveau le feu.</p>
+
+<p>&laquo;C'est g&eacute;n&eacute;reux &agrave; vous de me dire que vous avez d'autres causes
+d'inqui&eacute;tudes, mais est-ce vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Trop vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Pip, ne puis-je donc vous servir qu'en rendant service &agrave; votre ami? En
+consid&eacute;rant cela comme fait, n'y a-t-il rien que je puisse faire pour
+vous?</p>
+
+<p>&mdash;Rien. Je vous remercie pour cette question, et je vous remercie
+davantage encore pour la mani&egrave;re dont vous me la faites, mais il n'y a
+rien que vous puissiez faire pour moi.&raquo;</p>
+
+<p>Alors elle se leva de sa chaise et chercha, dans la chambre d&eacute;labr&eacute;e, ce
+qu'il fallait pour &eacute;crire. Ne trouvant rien, elle tira de sa poche
+plusieurs tablettes d'ivoire jaune, mont&eacute;es sur or terni, et &eacute;crivit
+dessus avec un crayon qu'elle prit dans un &eacute;tui en or terni qui pendait
+&agrave; son cou.</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes toujours dans de bons termes avec M. Jaggers?</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bons, j'ai d&icirc;n&eacute; avec lui hier.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est une autorisation pour qu'il vous paye cet argent que vous
+d&eacute;penserez pour votre ami comme vous l'entendrez, sans en &ecirc;tre
+responsable. Je ne garde pas d'argent ici; mais si vous pr&eacute;f&eacute;rez que
+Jaggers ne sache rien de l'affaire, je vous l'enverrai.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, miss Havisham, je n'ai pas la moindre objection &agrave;
+recevoir cet argent des mains de M. Jaggers.&raquo;</p>
+
+<p>Elle me lut ce qu'elle avait &eacute;crit. C'&eacute;tait clair et pr&eacute;cis, et
+&eacute;videmment r&eacute;dig&eacute; de mani&egrave;re &agrave; emp&ecirc;cher tout soup&ccedil;on que je voulais
+tirer profit de l'argent que je recevais. Je pris les tablettes de sa
+main. Elle tremblait encore, et elle trembla encore davantage
+lorsqu'elle &ocirc;ta la cha&icirc;ne &agrave; laquelle le crayon &eacute;tait attach&eacute; et la mit
+dans la mienne, le tout sans me regarder.</p>
+
+<p>&laquo;Mon nom est sur la premi&egrave;re feuille. Si vous pouvez jamais &eacute;crire sous
+mon nom: &laquo;Je lui pardonne,&raquo; bien que depuis longtemps mon c&oelig;ur bris&eacute; ne
+soit plus que poussi&egrave;re, je vous en prie, faites-le.</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; miss Havisham! dis-je, je le puis maintenant. Il y a eu de fatales
+m&eacute;prises, et ma vie a &eacute;t&eacute; une vie ingrate et aveugle, et j'ai trop
+besoin de pardon et de conseils pour agir durement avec vous.&raquo;</p>
+
+<p>Elle leva pour la premi&egrave;re fois la t&ecirc;te sur moi depuis qu'elle l'avait
+d&eacute;tourn&eacute;e, et, &agrave; mon grand &eacute;tonnement, je puis m&ecirc;me ajouter &agrave; ma terreur
+extr&ecirc;me, elle tomba &agrave; genoux &agrave; mes pieds, les mains jointes lev&eacute;es vers
+moi, comme elle avait d&ucirc; les lever vers le ciel &agrave; c&ocirc;t&eacute; de sa m&egrave;re,
+lorsque son pauvre c&oelig;ur &eacute;tait encore tout jeune et tout na&iuml;f.</p>
+
+<p>En la voyant avec ses cheveux blancs et sa figure fl&eacute;trie, agenouill&eacute;e &agrave;
+mes pieds, je ressentis une secousse dans tout le corps. Je la suppliai
+de se lever et je la pris dans mes bras pour l'aider, mais elle ne fit
+que presser celle de mes mains qu'elle put saisir le plus facilement;
+elle y appuya sa t&ecirc;te et pleura. Jamais jusqu'&agrave; ce moment je ne l'avais
+vue verser une larme, et dans l'espoir que quelque consolation lui
+ferait du bien, je me penchai sur elle sans parler. Elle n'&eacute;tait plus
+agenouill&eacute;e alors, mais tout affaiss&eacute;e sur le plancher.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! criait-elle d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, qu'ai-je fait?... qu'ai-je fait?...</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez parler, miss Havisham, du mal que vous m'avez fait,
+laissez-moi vous r&eacute;pondre: tr&egrave;s peu.... Je l'aurais aim&eacute;e dans n'importe
+quelle circonstance.... Est-elle mari&eacute;e?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui.&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une question inutile, car une d&eacute;solation nouvelle dans cette
+maison me l'avait appris.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...&raquo;</p>
+
+<p>Elle se tordait les mains, elle arrachait ses cheveux blancs et elle
+r&eacute;p&eacute;tait ce cri sans cesse et toujours:</p>
+
+<p>&laquo;Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...&raquo;</p>
+
+<p>Je ne savais que lui r&eacute;pondre ni comment la consoler. Qu'elle e&ucirc;t fait
+une chose horrible en prenant une enfant impressionnable pour la former
+dans le moule o&ugrave; son furieux ressentiment, son amour d&eacute;daign&eacute; et son
+orgueil bless&eacute; trouvaient une vengeance, je le savais parfaitement;
+qu'en repoussant la lumi&egrave;re du soleil, elle avait repouss&eacute; infiniment
+plus; que, dans la retraite o&ugrave; elle s'&eacute;tait confin&eacute;e, elle s'&eacute;tait
+priv&eacute;e de mille influences naturelles et salutaires; que son esprit,
+entretenu dans la solitude, f&ucirc;t devenu affect&eacute; comme le sont et doivent
+l'&ecirc;tre et le seront tous les esprits qui renversent l'ordre indiqu&eacute; par
+leur Cr&eacute;ateur: je le savais &eacute;galement bien. Et cependant pouvais-je la
+regarder sans compassion, en voyant son ch&acirc;timent et le malheur dans
+lequel elle se trouvait, et sa profonde incapacit&eacute; de vivre sur cette
+terre o&ugrave; elle &eacute;tait plac&eacute;e, dans la vanit&eacute; de la douleur qui &eacute;tait
+devenue chez elle une monomanie, comme la vanit&eacute; de la p&eacute;nitence, la
+vanit&eacute; du remords, la vanit&eacute; de l'indignit&eacute; et tant d'autres
+monstrueuses vanit&eacute;s qui ont &eacute;t&eacute; des mal&eacute;dictions en ce monde?</p>
+
+<p>&laquo;Jusqu'au moment o&ugrave; vous lui avez parl&eacute; l'autre jour, et o&ugrave; j'ai vu en
+vous, dans une glace qui me montrait ce que j'avais autrefois souffert
+moi-m&ecirc;me, je ne sais pas ce que j'ai fait.... Qu'ai-je fait!... Qu'ai-je
+fait!...&raquo;</p>
+
+<p>Et elle r&eacute;p&eacute;ta ces mots vingt fois, cinquante fois de suite.</p>
+
+<p>&laquo;Miss Havisham, dis-je, quand son cri s'&eacute;teignit, vous pouvez m'&eacute;loigner
+de votre esprit et de votre conscience; mais pour Estelle c'est tout
+diff&eacute;rent, et si vous pouvez diminuer un peu le mal que vous lui avez
+fait, en changeant une partie de sa v&eacute;ritable nature, il vaut mieux le
+faire que de vous lamenter sur le pass&eacute; pendant cent ans.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui! je le sais; mais Pip... mon cher Pip!...&mdash;Il y avait un &eacute;lan
+de compassion toute f&eacute;minine dans sa nouvelle affection pour moi&mdash;Mon
+cher Pip, croyez bien que lorsqu'elle est venue &agrave; moi, je voulais la
+sauver d'un malheur semblable au mien. D'abord, je ne voulais rien de
+plus.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! bien! dis-je, je l'esp&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Mais lorsqu'elle a grandi en promettant d'&ecirc;tre belle, j'ai peu &agrave; peu
+fait pire, et avec mes louanges, avec mes bijoux, avec mes le&ccedil;ons et
+avec ce fant&ocirc;me de moi-m&ecirc;me, toujours devant elle pour l'avertir de bien
+profiter de mes le&ccedil;ons, je lui d&eacute;robai son c&oelig;ur et mis de la glace &agrave; sa
+place.</p>
+
+<p>&mdash;Mieux e&ucirc;t valu, ne pus-je m'emp&ecirc;cher de dire, lui laisser son c&oelig;ur
+naturel, quand il aurait d&ucirc; &ecirc;tre meurtri et bris&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Sur ce, miss Havisham me regarda d'un air distrait pendant un moment,
+puis elle reprit encore:</p>
+
+<p>&laquo;Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!... Si vous saviez mon histoire,
+dit-elle, vous auriez un peu piti&eacute; de moi et vous me comprendriez mieux.</p>
+
+<p>Miss Havisham, r&eacute;pondis-je aussi d&eacute;licatement que je pus le faire, je
+crois pouvoir dire que je pense conna&icirc;tre votre histoire, et je l'ai
+connue depuis la premi&egrave;re fois que j'ai quitt&eacute; ce pays. Elle m'a inspir&eacute;
+une grande compassion, et je crois la comprendre, ainsi que ses
+influences. Ce qui s'est pass&eacute; entre nous m'autorise-t-il &agrave; vous
+adresser une question relative &agrave; Estelle, non sur ce qu'elle est, mais
+sur ce qu'elle &eacute;tait, quand elle vint ici pour la premi&egrave;re fois?</p>
+
+<p>Miss Havisham &eacute;tait assise &agrave; terre, les bras sur la chaise en lambeaux,
+et la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur ses bras; elle me regarda en plein quand je dis
+ceci, puis elle r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Continuez.</p>
+
+<p>&mdash;De qui Estelle &eacute;tait-elle fille?&raquo;</p>
+
+<p>Elle secoua la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne savez pas?&raquo;</p>
+
+<p>Elle secoua de nouveau la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Mais M. Jaggers l'a-t-il amen&eacute;e ou envoy&eacute;e ici?</p>
+
+<p>Il l'a amen&eacute;e ici.</p>
+
+<p>Voulez-vous me dire comment cela s'est fait?&raquo;</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit &agrave; voix basse et avec beaucoup de pr&eacute;caution:</p>
+
+<p>&laquo;Il y avait longtemps que j'&eacute;tais renferm&eacute;e dans ces chambres (je ne
+sais pas combien il y avait de temps), quand je lui dis que je d&eacute;sirais
+avoir une jeune fille que je pusse &eacute;lever, aimer et sauver de mon
+malheureux sort. Je l'avais vu pour la premi&egrave;re fois lorsque je l'avais
+fait demander pour rendre cette maison solitaire, ayant lu son nom dans
+les journaux avant que le monde et moi ne nous fussions s&eacute;par&eacute;s. Il me
+dit qu'il chercherait dans ses connaissances une petite orpheline. Un
+soir, il l'amena ici endormie, et je l'appelai Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je vous demander quel &acirc;ge elle avait alors?</p>
+
+<p>&mdash;Deux ou trois ans; elle-m&ecirc;me ne sait rien, si ce n'est qu'elle &eacute;tait
+orpheline, et que je l'adoptai.&raquo;</p>
+
+<p>J'&eacute;tais si convaincu que la femme que j'avais vue &eacute;tait sa m&egrave;re, que je
+ne demandai aucune preuve pour bien &eacute;tablir le fait dans mon esprit.
+Mais, pour tout le monde, je le pensais du moins, la parent&eacute; &eacute;tait
+claire et &eacute;vidente.</p>
+
+<p>Que pouvais-je esp&eacute;rer faire de plus en prolongeant cette entrevue:
+j'avais r&eacute;ussi en ce qui concernait Herbert; miss Havisham m'avait dit
+tout ce qu'elle savait d'Estelle; j'avais fait et dit tout ce que je
+pouvais pour calmer son esprit: peu importe ce que nous ajout&acirc;mes en
+nous s&eacute;parant; nous nous s&eacute;par&acirc;mes.</p>
+
+<p>Le jour touchait &agrave; sa fin quand je descendis l'escalier et me retrouvai
+&agrave; l'air naturel. Je dis &agrave; la femme qui m'avait ouvert la porte lorsque
+j'&eacute;tais entr&eacute;, que je ne voulais pas la d&eacute;ranger en ce moment, mais que
+j'allais faire un tour dans la maison avant de partir, car j'avais le
+pressentiment que je n'y reviendrais jamais, et je sentis que le jour
+qui s'&eacute;teignait convenait &agrave; ma derni&egrave;re visite.</p>
+
+<p>&Agrave; travers l'amas de f&ucirc;ts sur lesquels j'avais couru, il y avait si
+longtemps, et sur lesquels la pluie de plusieurs ann&eacute;es &eacute;tait tomb&eacute;e
+depuis, les pourrissant en beaucoup d'endroits et laissant des marais et
+des &eacute;tangs en miniature sur ceux qui se trouvaient encore debout, je
+gagnai le jardin d&eacute;vast&eacute;. J'en fis le tour, je passai par le coin o&ugrave;
+Herbert et moi nous nous &eacute;tions battus; par les all&eacute;es o&ugrave; Estelle et moi
+nous avions march&eacute;. Tout &eacute;tait bien froid... bien solitaire... bien
+triste!...</p>
+
+<p>Prenant pour revenir par la brasserie, je levai le loquet rouill&eacute; d'une
+petite porte donnant sur le jardin, et je le traversai. J'allais sortir
+par la porte oppos&eacute;e, difficile &agrave; ouvrir maintenant, car le bois humide
+avait jou&eacute; et gonfl&eacute;; les gonds ne tenaient plus, et le seuil &eacute;tait
+encombr&eacute; par une &eacute;norme crue de champignons. Quand je tournai la t&ecirc;te
+pour regarder derri&egrave;re moi, un souvenir d'enfance revint avec une force
+remarquable, au moment m&ecirc;me de ce l&eacute;ger mouvement, et je m'imaginai voir
+miss Havisham pendue &agrave; la poutre. Si forte fut cette impression, que je
+restai sous la poutre, tremblant des pieds &agrave; la t&ecirc;te, avant de voir que
+c'&eacute;tait une hallucination, quoique certainement je me trouvasse l&agrave;
+depuis un instant.</p>
+
+<p>La tristesse du lieu et de l'heure et la grande terreur caus&eacute;e par cette
+illusion, bien que momentan&eacute;e, me caus&egrave;rent une crainte indescriptible
+quand je passai entre les deux portes en bois o&ugrave; autrefois je m'&eacute;tais
+arrach&eacute; les cheveux, apr&egrave;s qu'Estelle eut d&eacute;chir&eacute; mon c&oelig;ur. Passant
+alors dans la premi&egrave;re cour, j'h&eacute;sitai si j'appellerais la femme pour me
+faire sortir par la porte ferm&eacute;e dont elle avait la clef, ou si je
+monterais d'abord pour m'assurer si miss Havisham &eacute;tait aussi tranquille
+que lorsque je l'avais quitt&eacute;e. Je pris cette derni&egrave;re r&eacute;solution, et je
+montai.</p>
+
+<p>Je regardai dans la chambre o&ugrave; je l'avais laiss&eacute;e, et je la vis assise
+dans le fauteuil d&eacute;chir&eacute;, sur le foyer, tout pr&egrave;s du feu, et me tournant
+le dos. Au moment o&ugrave; je retirais ma t&ecirc;te pour m'&eacute;loigner tranquillement,
+je vis une grande flamme s'&eacute;lever. Au m&ecirc;me instant, je la vis accourir
+vers moi en criant, envelopp&eacute;e d'un tourbillon de flammes qui s'&eacute;levait
+au-dessus de sa t&ecirc;te au moins d'autant de pieds qu'elle &eacute;tait haute.</p>
+
+<p>J'avais un manteau &agrave; double collet, et sur mon bras un autre paletot
+&eacute;pais. Je les saisis, je l'en entourai, je la jetai &agrave; terre et eux
+par-dessus; puis je tirai la grande nappe qui &eacute;tait sur la table dans le
+m&ecirc;me but, et avec elle tout le tas de moisissures du milieu, et toutes
+les vilaines choses qui s'y abritaient. Nous &eacute;tions tous deux &agrave; terre,
+luttant comme des ennemis acharn&eacute;s, et plus je la couvrais, plus elle
+criait et essayait de se d&eacute;barrasser de moi. Comment le feu avait-il
+pris chez miss Havisham? Je le sais par ce qui en r&eacute;sulta, mais non par
+ce que j'en sentis, ou pensai, ou sus, ou fis.... Je ne sus rien jusqu'au
+moment o&ugrave; j'appris que nous &eacute;tions sur le plancher, pr&egrave;s de la grande
+table, et que je vis voler dans l'air enfum&eacute; des flamm&egrave;ches et des
+morceaux encore allum&eacute;s, qui un moment auparavant, avaient &eacute;t&eacute; sa robe
+de noce fan&eacute;e.</p>
+
+<p>Alors je regardai autour de moi, et je vis les perce-oreilles et les
+araign&eacute;es courant en d&eacute;sordre sur le plancher, et les domestiques qui
+arrivaient hors d'haleine en poussant des cris &agrave; la porte. Je tenais
+miss Havisham de toutes mes forces, malgr&eacute; elle, comme un prisonnier qui
+pouvait s'&eacute;chapper, et je ne suis pas certain si je savais qui elle
+&eacute;tait, pourquoi nous luttions, qu'elle avait &eacute;t&eacute; en flammes et que les
+flammes &eacute;taient &eacute;teintes, jusqu'au moment o&ugrave; je vis que les flamm&egrave;ches
+qui avaient &eacute;t&eacute; sur ses v&ecirc;tements n'&eacute;taient plus allum&eacute;es mais tombaient
+en pluie noire autour de nous.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait insensible, et je craignais de la remuer ou m&ecirc;me de la
+toucher. On envoya chercher des secours et je la tins jusqu'&agrave; ce qu'il
+arriv&acirc;t, comme si je m'imaginais follement (je crois que je le fis) que
+si je la laissais aller le feu allait repara&icirc;tre et la consumer. Quand
+je me levai, &agrave; l'arriv&eacute;e du m&eacute;decin et de son aide, je fus surpris de
+voir que j'avais les deux mains br&ucirc;l&eacute;es, car je n'avais senti aucune
+douleur.</p>
+
+<p>L'examen montra qu'elle avait re&ccedil;u des blessures s&eacute;rieuses, mais qui,
+par elles-m&ecirc;mes, &eacute;taient loin d'&ocirc;ter tout espoir. Le danger r&eacute;sidait
+surtout dans la violence de la secousse morale. D'apr&egrave;s l'ordre du
+m&eacute;decin, on &eacute;tablit miss Havisham sur la grande table qui justement
+convenait parfaitement pour le pansement de ses blessures. Quand je la
+revis, une heure apr&egrave;s, elle &eacute;tait r&eacute;ellement couch&eacute;e o&ugrave; je l'avais vue
+frapper avec sa canne, et o&ugrave; je lui avais entendu dire qu'elle serait
+couch&eacute;e un jour.</p>
+
+<p>Bien que tous les vestiges de ses v&ecirc;tements de f&ecirc;te fussent br&ucirc;l&eacute;s, &agrave; ce
+qu'on me dit, elle avait encore quelque chose de son vieil air de
+fianc&eacute;e, car on l'avait couverte jusqu'&agrave; la gorge avec de la ouate
+blanche, et couch&eacute;e sous un drap blanc qui recouvrait le tout, et elle
+conservait encore l'air du fant&ocirc;me de quelque chose qui a &eacute;t&eacute; et qui
+n'est plus.</p>
+
+<p>J'appris, en questionnant les domestiques, qu'Estelle &eacute;tait &agrave; Paris, et
+je fis promettre au m&eacute;decin qu'il lui &eacute;crirait par le prochain courrier.
+Quand &agrave; la famille de miss Havisham, je pris sur moi, ne voulant
+communiquer qu'avec M. Mathieu Pocket, de laisser celui-ci s'arranger
+comme il le jugeait convenable pour informer les autres parents. Je lui
+&eacute;crivis le lendemain par l'entremise d'Herbert, aussit&ocirc;t que je rentrai
+en ville.</p>
+
+<p>Il y eut du mieux ce soir l&agrave; quand elle parla &agrave; tous de ce qui &eacute;tait
+arriv&eacute; quoiqu'avec une certaine vivacit&eacute; f&eacute;brile. Vers minuit, miss
+Havisham commen&ccedil;a &agrave; d&eacute;raisonner, et apr&egrave;s cela elle arriva graduellement
+&agrave; r&eacute;p&eacute;ter un nombre de fois ind&eacute;fini, d'une voix basse et solennelle:
+&laquo;Qu'ai-je fait!&raquo; Puis: &laquo;Quand elle vint pr&egrave;s de moi, je voulais la
+sauver d'un malheur semblable au mien;&raquo; ensuite: &laquo;Prenez ce crayon et
+&eacute;crivez sous mon nom: Je lui pardonne!&raquo; Elle ne changeait jamais l'ordre
+de ces phrases, mais quelquefois elle oubliait un mot de l'une d'elles;
+elle n'ajoutait jamais un autre mot, mais elle laissait une interruption
+et passait au mot suivant.</p>
+
+<p>Comme je n'avais rien &agrave; faire l&agrave;, et que j'avais &agrave; Londres une raison
+pressante d'inqui&eacute;tude et de crainte, que ses divagations m&ecirc;me ne
+pouvaient chasser de mon esprit, je d&eacute;cidai pendant la nuit que je m'en
+irais par la voiture du lendemain matin, mais que je marcherais un mille
+ou deux, et que je serais recueilli par la voiture, en dehors de la
+ville. Donc, vers six heures du matin, je me penchai sur miss Havisham,
+touchai son front de mes l&egrave;vres, au moment m&ecirc;me o&ugrave; elles disaient, sans
+prendre garde &agrave; mon baiser:</p>
+
+<p>&laquo;Prenez le crayon, et &eacute;crivez sous mon nom: &laquo;Je lui pardonne!&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la premi&egrave;re et la derni&egrave;re fois que je l'embrassai ainsi. Et
+jamais plus je ne la revis.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXb" id="CHAPITRE_XXb"></a><a href="#table">CHAPITRE XX.</a></h2>
+
+
+<p>Mes mains avaient &eacute;t&eacute; pans&eacute;es deux ou trois fois pendant la nuit, et
+encore dans la matin&eacute;e; mon bras gauche &eacute;tait br&ucirc;l&eacute; jusqu'au coude, et
+moins fortement jusqu'&agrave; l'&eacute;paule; c'&eacute;tait tr&egrave;s douloureux, mais les
+flammes avaient port&eacute; dans cette direction, et je rendais gr&acirc;ce au ciel
+que cela ne f&ucirc;t pas plus grave. Ma main droite n'&eacute;tait pas assez
+s&eacute;rieusement br&ucirc;l&eacute;e pour m'emp&ecirc;cher de remuer les doigts; elle &eacute;tait
+band&eacute;e, bien entendu, mais d'une mani&egrave;re moins g&ecirc;nante que ma main et
+mon bras gauches. Je portais ceux-ci en &eacute;charpe, et je ne pouvais mettre
+mon paletot que comme un manteau libre sur mes &eacute;paules, et fix&eacute; au cou;
+mes cheveux avaient souffert du feu, mais ma t&ecirc;te et mon visage &eacute;taient
+saufs.</p>
+
+<p>Quand Herbert fut all&eacute; &agrave; Hammersmith et eut vu son p&egrave;re, il revint me
+voir, et passa la journ&eacute;e &agrave; me soigner. C'&eacute;tait le plus tendre des
+garde-malades; &agrave; certains moments, il m'enlevait mes bandages, les
+trempait dans un liquide r&eacute;frig&eacute;rant qui &eacute;tait tout pr&ecirc;t, et les
+repla&ccedil;ait avec une tendresse patiente, dont je lui &eacute;tais profond&eacute;ment
+reconnaissant.</p>
+
+<p>D'abord en me tenant tranquillement &eacute;tendu sur le sofa, je trouvai
+extr&ecirc;mement difficile je pourrais dire impossible de me d&eacute;barrasser de
+l'impression de l'&eacute;clat des flammes, de leur vivacit&eacute;, de leur bruit et
+de l'horrible odeur de br&ucirc;l&eacute;. Si je m'assoupissais une minute, j'&eacute;tais
+r&eacute;veill&eacute; par les cris de miss Havisham, je la voyais courir vers moi
+avec ses hautes flammes au-dessus de sa t&ecirc;te. Cette souffrance de
+l'esprit &eacute;tait bien plus dure &agrave; supporter que toutes les douleurs
+corporelles que j'endurais, et Herbert, voyant cela, fit tout ce qu'il
+put pour tenir mon attention occup&eacute;e.</p>
+
+<p>Nous ne parlions ni l'un ni l'autre du bateau, mais tous deux nous y
+pensions; cela se voyait &agrave; l'empressement que nous mettions &agrave; &eacute;viter ce
+sujet, et par notre convention&mdash;convention tacite&mdash;de faire du
+r&eacute;tablissement de mes mains une question, non pas de semaines, mais
+d'heures.</p>
+
+<p>Ma premi&egrave;re question, quand je sentis qu'Herbert avait &eacute;t&eacute; aux
+nouvelles, fut, bien entendu, de lui demander si tout allait bien en
+aval du fleuve? Comme il me r&eacute;pondit affirmativement, avec une gaiet&eacute; et
+une confiance parfaites, nous ne repr&icirc;mes ce sujet que lorsque le jour
+commen&ccedil;a &agrave; baisser. Mais alors, comme Herbert changeait les bandages,
+plut&ocirc;t &agrave; la lueur du feu, qu'&agrave; la lueur du dehors, il y revint
+spontan&eacute;ment.</p>
+
+<p>&laquo;Hier soir, je suis rest&eacute; avec Provis, deux bonnes heures, Haendel.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; &eacute;tait Clara?</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re petite cr&eacute;ature! dit Herbert. Elle est mont&eacute;e et descendue
+allant et venant chez son p&egrave;re toute la soir&eacute;e. Il frappait
+perp&eacute;tuellement au plancher, d&egrave;s qu'il la perdait de vue un instant. Je
+doute cependant qu'il puisse tenir longtemps. Que voulez-vous: avec du
+rhum et du poivre, du poivre et du rhum? Je crois que bient&ocirc;t il ne
+frappera plus.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors, vous vous marierez, Herbert?</p>
+
+<p>&mdash;Comment pourrai-je prendre soin de cette ch&egrave;re enfant autrement?
+&Eacute;tendez votre bras sur le dos du sofa, mon cher ami, je vais m'asseoir
+l&agrave;, et &ocirc;ter le bandage si graduellement et si doucement, que vous ne
+saurez pas quand il sera enlev&eacute;. Je parlais de Provis: savez-vous,
+Haendel, qu'il gagne?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai dit que je le croyais plus doux, la derni&egrave;re fois que je
+l'ai vu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me l'avez dit, et c'est la v&eacute;rit&eacute;. Il s'est montr&eacute; tr&egrave;s
+communicatif hier soir, et il m'en a plus dit qu'il ne m'en avait dit de
+sa vie. Vous vous souvenez qu'il a parl&eacute; ici d'une femme avec laquelle
+il a eu bien des tracas?... Est-ce que je vous ai fait mal?&raquo;</p>
+
+<p>J'avais fait un mouvement, non &agrave; son toucher, mais &agrave; ses paroles, qui
+m'avaient fait tressaillir.</p>
+
+<p>&laquo;J'avais oubli&eacute; cela, Herbert, mais je m'en souviens, maintenant que
+vous en parlez.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! il est entr&eacute; dans cette phase de sa vie, et c'est une phase
+bien sombre et bien affreuse. Vous la dirai-je? Cela ne vous
+fatiguera-t-il pas maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi tout, quand m&ecirc;me; r&eacute;p&eacute;tez-moi chaque mot!&raquo;</p>
+
+<p>Herbert se pencha en avant pour regarder de plus pr&egrave;s, comme si ma
+r&eacute;ponse avait &eacute;t&eacute; plus prompte et plus vive qu'il ne s'y &eacute;tait attendu.</p>
+
+<p>&laquo;Votre t&ecirc;te est-elle calme? dit-il en la touchant.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, dis-je, racontez-moi ce qu'a dit Provis, mon cher
+Herbert.</p>
+
+<p>&mdash;Il para&icirc;t... dit Herbert.&mdash;voil&agrave; ce qui s'appelle &ocirc;ter d&eacute;licatement un
+bandage, et maintenant voici la blessure &agrave; l'air: &ccedil;a vous fait
+frissonner d'abord, mon cher ami, n'est-ce pas? mais cela vous fera du
+bien tout &agrave; l'heure.&mdash;Il para&icirc;t que la femme &eacute;tait une jeune femme et
+une femme jalouse, et une femme vindicative... vindicative, Herbert, au
+dernier degr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Quel dernier degr&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'au meurtre!&mdash;Est-ce que c'est trop froid sur la partie sensible?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le sens pas. Comment a-t-elle tu&eacute;?... Qui a-t-elle tu&eacute;?...</p>
+
+<p>&mdash;Son action ne m&eacute;rite peut-&ecirc;tre pas un nom aussi terrible, dit Herbert;
+mais elle a &eacute;t&eacute; jug&eacute;e pour cela, et c'est M. Jaggers qui l'a d&eacute;fendue,
+et le bruit de cette d&eacute;fense fit conna&icirc;tre son nom &agrave; Provis. La victime
+&eacute;tait une autre femme, plus forte, et il y avait eu lutte dans une
+grange. Qui avait commenc&eacute;? Qui avait tort ou raison? Il y avait doute.
+Mais comment cela avait fini, ce n'&eacute;tait pas douteux; car on trouva la
+victime &eacute;trangl&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;La femme fut-elle d&eacute;clar&eacute;e coupable?</p>
+
+<p>&mdash;Non; elle fut acquitt&eacute;e.&mdash;Mon pauvre Haendel, je vous fais mal?</p>
+
+<p>&mdash;Il est impossible d'&ecirc;tre plus doux, Herbert; oui.&mdash;Et ensuite....</p>
+
+<p>&mdash;Cette jeune femme acquitt&eacute;e et Provis, dit Herbert, avaient un petit
+enfant, un petit enfant que Provis aimait excessivement. Le soir de la
+m&ecirc;me nuit o&ugrave; l'objet de sa jalousie fut &eacute;trangl&eacute;e, comme je vous l'ai
+dit, la jeune femme se pr&eacute;senta devant Provis un seul moment, et jura
+qu'elle ferait mourir l'enfant (lequel &eacute;tait en sa possession), et qu'il
+ne le reverrait jamais, puis elle disparut.... L&agrave;, voici votre plus
+mauvais bras confortablement arrang&eacute; dans son &eacute;charpe encore une fois;
+et, maintenant, il ne reste plus que la main droite, ce qui est chose
+bien plus facile. Je puis mieux faire par cette lumi&egrave;re que par une plus
+forte, car ma main est plus s&ucirc;re quand je ne vois pas trop distinctement
+ces pauvres br&ucirc;lures. Ne croyez-vous pas que votre respiration est
+affect&eacute;e, mon pauvre ami, vous semblez respirer trop vite?</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible, Herbert.&mdash;Cette femme a-t-elle tenu son serment?</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; la partie la plus sombre de la vie de Provis. Oui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-&agrave;-dire que c'est lui qui dit: Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Mais certainement, mon cher ami, r&eacute;pondit Herbert d'un ton surpris, et
+en se penchant pour mieux voir. Il dit tout cela; je n'en sais pas
+davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ce n'est pas s&ucirc;r.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, continua Herbert, avait-il maltrait&eacute; la m&egrave;re de l'enfant,
+ou bien avait-il bien trait&eacute; la m&egrave;re de l'enfant? Provis ne le dit pas;
+mais elle avait partag&eacute; quelque chose comme quatre ou cinq ans de la
+malheureuse vie qu'il nous a d&eacute;crite au coin de ce feu, et il semble
+avoir ressenti de la piti&eacute; et de l'indulgence pour elle. Donc, craignant
+d'&ecirc;tre appel&eacute; &agrave; d&eacute;poser sur la disparition de l'enfant, et peut-&ecirc;tre sur
+la cause de sa mort, il se cacha, se tint dans l'ombre, comme il dit,
+&eacute;loign&eacute; de tout, &eacute;loign&eacute; de la justice. On parla vaguement d'un certain
+homme du nom d'Abel, &agrave; propos duquel la jalousie s'&eacute;tait &eacute;lev&eacute;e. Apr&egrave;s
+l'acquittement elle disparut, et il perdit ainsi l'enfant et la m&egrave;re de
+l'enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais demander....</p>
+
+<p>&mdash;Un moment, cher ami, dit Herbert, et j'ai fini. Ce mauvais g&eacute;nie, ce
+Compeyson, le pire des sc&eacute;l&eacute;rats parmi beaucoup de sc&eacute;l&eacute;rats, sachant
+qu'il se tenait cach&eacute; &agrave; cette &eacute;poque, et connaissant les raisons qui le
+faisaient agir ainsi, se servit, dans la suite, de ce qu'il savait pour
+le faire rester pauvre et le faire travailler plus dur. Il m'a &eacute;t&eacute;
+d&eacute;montr&eacute;, hier soir, que c'est l&agrave; le point de d&eacute;part de la haine de
+Provis.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai besoin de savoir, dis-je, et particuli&egrave;rement, Herbert, s'il vous
+a dit quand cela est arriv&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Particuli&egrave;rement? Attendez, alors que je me souvienne de ce qu'il a
+dit &agrave; ce sujet. L'expression dont il s'est servi &eacute;tait: &laquo;Il y a un
+nombre d'ann&eacute;es assez rond, et presque aussit&ocirc;t apr&egrave;s j'entrai en
+relations avec Compeyson.&raquo; Quel &acirc;ge aviez-vous, quand vous l'avez
+rencontr&eacute; dans le petit cimeti&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que j'avais sept ans.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! cela &eacute;tait arriv&eacute; depuis trois ou quatre ans, alors, dit-il. Et
+vous lui avez rappel&eacute; la petite fille si tragiquement perdue, qui aurait
+eu &agrave; peu pr&egrave;s votre &acirc;ge.</p>
+
+<p>&mdash;Herbert, dis-je apr&egrave;s un court silence et d'un ton pr&eacute;cipit&eacute;, me
+voyez-vous mieux &agrave; la lueur de la fen&ecirc;tre ou &agrave; la lueur du feu?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la lueur du feu, r&eacute;pondit Herbert, en se rapprochant encore.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous regarde, mon cher ami.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez-moi la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je la tiens, mon cher ami.</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez-vous pas que j'aie un peu de fi&egrave;vre, ou que ma t&ecirc;te ne
+soit un peu d&eacute;rang&eacute;e par l'accident de la nuit derni&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon cher ami, dit Herbert, apr&egrave;s avoir pris le temps de
+m'examiner. Vous &ecirc;tes un peu agit&eacute;, mais vous &ecirc;tes tout &agrave; fait
+vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que je suis bien moi-m&ecirc;me, et l'homme que nous cachons pr&egrave;s de
+la rivi&egrave;re l&agrave;-bas est le p&egrave;re d'Estelle.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXIb" id="CHAPITRE_XXIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXI.</a></h2>
+
+
+<p>Quel &eacute;tait mon but, en montrant tant de chaleur &agrave; chercher et &agrave; prouver
+la parent&eacute; d'Estelle? Je ne saurais le dire. On verra tout &agrave; l'heure que
+la question ne se pr&eacute;sentait pas &agrave; moi sous une forme bien distincte,
+jusqu'&agrave; ce qu'elle me f&ucirc;t formul&eacute;e par une t&ecirc;te plus sage que la mienne.</p>
+
+<p>Mais quand Herbert et moi e&ucirc;mes termin&eacute; notre conversation, je fus saisi
+de la conviction fi&eacute;vreuse, que je ne devais pas me reposer un instant,
+mais que je devais voir M. Jaggers, et arriver &agrave; apprendre l'enti&egrave;re
+v&eacute;rit&eacute;. Je ne sais r&eacute;ellement pas si je sentais que je faisais cela pour
+Estelle, ou si j'&eacute;tais bien aise de reporter sur l'homme &agrave; la
+conservation duquel j'&eacute;tais int&eacute;ress&eacute;, quelques rayons de l'int&eacute;r&ecirc;t
+romanesque qui l'avait si longtemps envelopp&eacute;e. Peut-&ecirc;tre cette derni&egrave;re
+supposition est-elle plus pr&egrave;s de la v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, j'eus bien de la peine &agrave; me retenir d'aller dans
+Gerrard Street ce soir-l&agrave;. Herbert me repr&eacute;senta que si je le faisais,
+je serais probablement oblig&eacute; de garder le lit, et par cons&eacute;quent
+incapable d'&ecirc;tre utile lorsque la s&ucirc;ret&eacute; de notre fugitif d&eacute;pendrait de
+moi. Ces sages conseils parvinrent seuls &agrave; calmer mon impatience. En
+r&eacute;p&eacute;tant plusieurs fois que, quoi qu'il p&ucirc;t arriver, je devais aller
+chez M. Jaggers le lendemain, je consentis enfin &agrave; rester tranquille, &agrave;
+laisser panser mes blessures et &agrave; rester &agrave; la maison. De grand matin, le
+lendemain, nous sort&icirc;mes ensemble, et, au coin de Giltspur Street, pr&egrave;s
+de Smithfield, je laissai Herbert prendre le chemin de la Cit&eacute;, et je me
+dirigeai vers la Petite Bretagne.</p>
+
+<p>Il y avait des jours p&eacute;riodiques o&ugrave; M. Jaggers et Wemmick passaient en
+revue les comptes de l'&eacute;tude, arr&ecirc;taient les balances et mettaient tout
+en ordre. Dans ces occasions, Wemmick portait ses livres et papiers dans
+le cabinet de M. Jaggers, et un des clercs du premier &eacute;tage descendait
+dans le premier bureau. En voyant ce clerc &agrave; la place de Wemmick, ce
+matin-l&agrave;, j'appris que c'&eacute;tait le jour des balances; mais je n'&eacute;tais pas
+f&acirc;ch&eacute; de trouver M. Jaggers et Wemmick ensemble; car Wemmick verrait
+alors par lui-m&ecirc;me que je ne disais rien qui pouvait le compromettre.</p>
+
+<p>Mon apparition, avec mon bras en &eacute;charpe et mon paletot jet&eacute; sur mes
+&eacute;paules, favorisa mon projet. Quoique j'eusse adress&eacute; &agrave; M. Jaggers un
+r&eacute;cit succinct de l'accident, aussit&ocirc;t que j'&eacute;tais arriv&eacute; en ville, il
+me restait maintenant &agrave; lui donner tous les d&eacute;tails; et la singularit&eacute;
+de la circonstance rendit notre conversation moins s&egrave;che, moins roide,
+et moins strictement judiciaire qu'elle ne l'&eacute;tait habituellement.
+Pendant que je narrais le d&eacute;sastre, M. Jaggers, selon son habitude, se
+tenait devant le feu. Wemmick se penchait sur le dos de sa chaise en me
+regardant fixement, les mains dans les poches de son paletot, et sa
+plume horizontalement plac&eacute;e dans la bouche. Les deux ignobles bustes,
+toujours ins&eacute;parables dans mon esprit des d&eacute;bats officiels, paraissaient
+se demander en eux-m&ecirc;mes s'ils ne sentaient pas le feu en ce moment.</p>
+
+<p>Mon r&eacute;cit termin&eacute; et les questions &eacute;puis&eacute;es, je produisis l'autorisation
+de miss Havisham de recevoir les neuf cents livres pour Herbert. Les
+yeux de M. Jaggers rentr&egrave;rent un peu plus profond&eacute;ment dans sa t&ecirc;te
+quand je lui tendis les tablettes; mais bient&ocirc;t, il les fit passer &agrave;
+Wemmick en lui recommandant de pr&eacute;parer le bon sur le banquier pour
+qu'il y appos&acirc;t sa signature. Pendant que cela s'ex&eacute;cutait, je regardais
+Wemmick qui &eacute;crivait, et M. Jaggers qui me regardait, en s'appuyant et
+en s'inclinant sur ses bottes bien cir&eacute;es.</p>
+
+<p>&laquo;Je suis f&acirc;ch&eacute;, Pip, dit-il en mettant le bon dans ma poche quand il
+l'eut sign&eacute;, que nous n'ayons rien &agrave; faire pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Miss Havisham a eu la bont&eacute; de me demander, r&eacute;pondis-je, si elle
+pouvait faire quelque chose pour moi, et je lui ai dit que non.</p>
+
+<p>&mdash;Chacun doit conna&icirc;tre ses affaires,&raquo; dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>Et je vis les l&egrave;vres de Wemmick former les mots: &laquo;Valeurs portatives.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Je ne lui aurais pas dit non, si j'avais &eacute;t&eacute; &agrave; votre place, dit M.
+Jaggers; mais chacun doit conna&icirc;tre ses affaires.</p>
+
+<p>&mdash;Les affaires de chacun, dit Wemmick en me lan&ccedil;ant un regard de
+reproche, ce sont les valeurs portatives.&raquo;</p>
+
+<p>Croyant le moment venu de continuer le th&egrave;me que j'avais &agrave; c&oelig;ur, je
+dis, en me tournant vers M. Jaggers:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai cependant demand&eacute; quelque chose &agrave; miss Havisham, monsieur. Je l'ai
+pri&eacute;e de me donner quelques renseignements sur sa fille adoptive, et
+elle m'a dit tout ce qu'elle savait.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, fit M. Jaggers en se penchant pour regarder ses bottes.</p>
+
+<p>Puis en se redressant:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! je ne pense pas que j'aurais fait cela, si j'avais &eacute;t&eacute; &agrave; la place
+de miss Havisham. Mais elle doit mieux conna&icirc;tre ses affaires que moi.</p>
+
+<p>&mdash;J'en sais plus sur l'histoire de l'enfant adopt&eacute; par miss Havisham que
+miss Havisham n'en sait elle-m&ecirc;me. Je connais sa m&egrave;re.&raquo;</p>
+
+<p>M. Jaggers m'interrogea du regard et r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&laquo;Sa m&egrave;re?...</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas trois jours que j'ai vu sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous aussi, vous l'avez vue, monsieur, et plus r&eacute;cemment encore.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre en sais-je plus de l'histoire d'Estelle que vous n'en savez
+vous-m&ecirc;me, dis-je: je connais aussi son p&egrave;re.&raquo;</p>
+
+<p>Il y eut un certain temps d'arr&ecirc;t dans les mani&egrave;res de M. Jaggers; il
+&eacute;tait trop ma&icirc;tre de lui-m&ecirc;me pour les changer; mais il ne put
+s'emp&ecirc;cher de faire un ind&eacute;finissable mouvement d'attention; puis il
+m'assura qu'il ne savait pas qui &eacute;tait son p&egrave;re. J'avais soup&ccedil;onn&eacute; que
+Provis n'&eacute;tait devenu le client de M. Jaggers qu'environ quatre ans plus
+tard, et qu'il n'avait plus alors aucune raison de faire valoir son
+identit&eacute;. Mais je n'avais pu &ecirc;tre certain de cette ignorance de M.
+Jaggers auparavant, bien que j'en fusse parfaitement certain alors.</p>
+
+<p>&laquo;Ainsi, vous connaissez le p&egrave;re de la jeune dame, Pip? dit M. Jaggers.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondis-je, et il s'appellde la Nouvelle Galles du
+Sud.&raquo;</p>
+
+<p>M. Jaggers lui-m&ecirc;me tressaillit quand je dis ces mots. C'&eacute;tait le plus
+l&eacute;ger tressaillement qui p&ucirc;t &eacute;chapper &agrave; un homme, le plus soigneusement
+r&eacute;prim&eacute; et le plus vite &eacute;touff&eacute;, mais il eut un tressaillement, bien
+qu'il le cach&acirc;t en partie en le confondant avec le mouvement qu'il fit
+pour prendre son mouchoir dans sa poche. Il me serait impossible de dire
+comment Wemmick re&ccedil;ut cette nouvelle. J'&eacute;vitai de le regarder en ce
+moment, de peur que la finesse de M. Jaggers ne d&eacute;couvr&icirc;t qu'il y avait
+eu entre nous quelque communication qu'il ignorerait.</p>
+
+<p>&laquo;Et les preuves, Pip? demanda M. Jaggers d'une mani&egrave;re calme, en
+arr&ecirc;tant son mouchoir &agrave; mi-chemin de son nez. Est-ce Provis qui pr&eacute;tend
+cela?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne le dit pas, dis-je, il ne l'a jamais dit, il ne conna&icirc;t rien et
+il ne croit pas &agrave; l'existence de sa fille.&raquo;</p>
+
+<p>Pour une fois, le puissant mouchoir de poche manqua son effet. Ma
+r&eacute;ponse avait &eacute;t&eacute; si inattendue, que M. Jaggers remit le mouchoir dans
+sa poche, sans compl&eacute;ter l'acte ordinaire, se croisa les bras, et me
+regarda avec une froide attention, bien qu'avec un visage impassible.</p>
+
+<p>Je lui dis alors tout ce que je savais et comment je le savais, avec la
+seule r&eacute;serve que je lui laissai croire que je tenais de miss Havisham
+ce qu'en r&eacute;alit&eacute; je tenais de Wemmick. J'agis m&ecirc;me avec beaucoup de
+prudence &agrave; cet &eacute;gard; je ne regardai pas une seule fois du c&ocirc;t&eacute; de
+Wemmick avant d'avoir fini tout ce que j'avais &agrave; dire, et j'avais,
+pendant un moment, soutenu en silence le regard de M. Jaggers. Quant &agrave;
+la fin je tournai les yeux du c&ocirc;t&eacute; de Wemmick, je vis qu'il avait retir&eacute;
+sa plume de sa bouche, et qu'il &eacute;tait occup&eacute; au bureau.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! dit enfin M. Jaggers en se rapprochant des papiers qui se
+trouvaient sur la table, o&ugrave; &eacute;tions-nous, Wemmick, quand M. Pip est
+entr&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>Mais je ne pouvais pas me laisser ainsi mettre de c&ocirc;t&eacute;, et je lui
+adressai un appel passionn&eacute;, presque indign&eacute;, pour &ecirc;tre plus franc et
+plus g&eacute;n&eacute;reux avec moi. Je lui rappelai les fausses esp&eacute;rances par
+lesquelles j'avais pass&eacute;, la longueur du temps qu'elles avaient dur&eacute;, la
+d&eacute;couverte que j'avais faite, et je fis allusion au danger qui pesait
+sur mon esprit. Je me repr&eacute;sentai comme &eacute;tant certainement bien digne
+d'un peu de confiance de sa part, en retour de la confidence que je
+venais de lui faire. Je dis que je ne le bl&acirc;mais pas, que je ne le
+soup&ccedil;onnais pas, que je ne me d&eacute;fiais pas de lui; mais que j'avais
+besoin qu'il m'assur&acirc;t de la v&eacute;rit&eacute;, et que s'il me demandait pourquoi
+j'en avais besoin, et pourquoi je pensais y avoir des droits, je lui
+dirais, quoique ces pauvres r&ecirc;ves lui importassent peu: que j'avais aim&eacute;
+Estelle longtemps et tendrement, et que, bien que je l'eusse perdue, et
+que je dusse vivre dans l'abandon, tout ce qui la concernait m'&eacute;tait
+encore plus proche et plus cher que tout autre chose au monde. Voyant
+que M. Jaggers se tenait immobile et silencieux, et apparemment
+insensible &agrave; cet appel, je me tournai vers Wemmick et dis:</p>
+
+<p>&laquo;Wemmick, je vous sais un c&oelig;ur tendre, j'ai vu votre charmant int&eacute;rieur
+et votre vieux p&egrave;re, et tous les plaisirs innocents dans lesquels vous
+reposez votre vie affair&eacute;e; je vous supplie de dire un mot &agrave; M. Jaggers,
+et de lui repr&eacute;senter que, tout bien consid&eacute;r&eacute;, il doit &ecirc;tre plus ouvert
+avec moi!&raquo;</p>
+
+<p>Je n'ai jamais vu deux hommes se regarder d'une mani&egrave;re plus
+extraordinaire que M. Jaggers et Wemmick apr&egrave;s cette apostrophe. D'abord
+l'id&eacute;e que Wemmick allait &ecirc;tre remerci&eacute; de sa place me traversa
+l'esprit, mais elle s'&eacute;vanouit quand je vis M. Jaggers c&eacute;der &agrave; quelque
+chose comme un sourire, et Wemmick devenir plus hardi.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'est-ce que tout cela? dit M. Jaggers, vous avez un vieux p&egrave;re et
+vous vous livrez &agrave; des plaisirs innocents?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je ne les apporte pas ici.</p>
+
+<p>&mdash;Pip, dit M. Jaggers en posant sa main sur mon bras et souriant
+ouvertement, cet homme doit &ecirc;tre le menteur le plus rus&eacute; de tout
+Londres.</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde, r&eacute;pondit Wemmick s'enhardissant de plus en
+plus, je crois que vous en &ecirc;tes un autre.&raquo;</p>
+
+<p>Ils &eacute;chang&egrave;rent encore une fois leurs singuliers regards, chacun
+paraissant craindre que l'autre ne l'emport&acirc;t sur lui.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez un int&eacute;rieur charmant?</p>
+
+<p>&mdash;Puisque cela ne g&ecirc;ne pas les affaires, repartit Wemmick, qu'est-ce que
+cela vous fait? Maintenant que je vous regarde, monsieur, je ne serai
+pas &eacute;tonn&eacute; si un de ces jours vous cherchez &agrave; avoir un int&eacute;rieur
+agr&eacute;able quand vous serez fatigu&eacute; du travail.&raquo;</p>
+
+<p>M. Jaggers fit deux ou trois signes de t&ecirc;te r&eacute;trospectifs et poussa un
+soupir.</p>
+
+<p>&laquo;Pip, dit-il, ne parlons plus de ces pauvres r&ecirc;ves, vous en savez sur
+ces sortes de choses plus que moi, car vous avez une exp&eacute;rience plus
+fra&icirc;che. Mais, &agrave; propos de cette autre affaire, je vais vous faire une
+supposition, mais faites attention que je n'admets rien.&raquo;</p>
+
+<p>Il attendit que je d&eacute;clarasse que je comprenais parfaitement qu'il avait
+express&eacute;ment signifi&eacute; qu'il n'admettait rien.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, Pip, dit M. Jaggers, supposez qu'une femme, dans des
+circonstances semblables &agrave; celles que vous avez mentionn&eacute;es, ait tenu
+son enfant cach&eacute; et ait &eacute;t&eacute; oblig&eacute;e de communiquer le fait &agrave; son conseil
+l&eacute;gal, sur l'observation faite par celui-ci, qu'il doit tout savoir pour
+r&eacute;gler la latitude de sa d&eacute;fense, tout, m&ecirc;me ce qui concerne l'enfance;
+supposez qu'&agrave; la m&ecirc;me &eacute;poque le conseil ait eu mission de trouver un
+enfant qu'une dame riche et excentrique voulait adopter et &eacute;lever....</p>
+
+<p>&mdash;Je vous suis, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Supposez que le conseil v&eacute;c&ucirc;t dans une atmosph&egrave;re de mal et que tous
+les enfants qu'il voyait &eacute;taient destin&eacute;s, en grand nombre, &agrave; une perte
+certaine.... Supposez qu'il voyait souvent des enfants jug&eacute;s
+solennellement par une cour criminelle o&ugrave; il fallait les soulever pour
+qu'on les aper&ccedil;&ucirc;t.... Supposez qu'il en v&icirc;t habituellement un grand
+nombre emprisonn&eacute;s, fouett&eacute;s, transport&eacute;s, n&eacute;glig&eacute;s, repouss&eacute;s, ayant
+toutes les qualit&eacute;s requises par le bourreau, et grandissant pour la
+potence... Supposez qu'il avait raison de regarder presque tous les
+enfants qu'il voyait dans sa vie d'affaires comme autant de frai qui
+devait &eacute;clore en poissons destin&eacute;s &agrave; venir dans ses filets pour &ecirc;tre
+poursuivis et d&eacute;fendus: parjures, orphelins, endiabl&eacute;s d'une mani&egrave;re ou
+d'une autre....</p>
+
+<p>&mdash;Je vous &eacute;coute, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Supposez, Pip, que dans le nombre il y avait une jolie petite fille
+qu'on pouvait sauver, que son p&egrave;re croyait morte et pour laquelle il
+n'osait faire aucune d&eacute;marche, et &agrave; la m&egrave;re de laquelle le conseil l&eacute;gal
+avait le droit de dire: &laquo;Je sais ce que vous avez fait et comment vous
+l'avez fait; vous &ecirc;tes arriv&eacute;e de telle ou telle mani&egrave;re; voil&agrave; comment
+vous avez attaqu&eacute;, voil&agrave; comment on s'est d&eacute;fendu. Vous avez &eacute;t&eacute; &ccedil;&agrave; et
+l&agrave;. Vous avez fait telle et telle chose pour d&eacute;tourner les soup&ccedil;ons. Je
+vous ai suivie &agrave; la piste partout, et je puis le dire &agrave; vous et &agrave; tous,
+s&eacute;parez-vous de l'enfant, &agrave; moins qu'il ne soit n&eacute;cessaire de la
+produire pour nous sauver. Si vous &ecirc;tes sauv&eacute;e, votre enfant est sauv&eacute;e
+aussi; si vous &ecirc;tes perdue, votre enfant est encore sauv&eacute;e.&raquo; Supposez
+que tout cela f&ucirc;t fait et que la femme f&ucirc;t acquitt&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Mais si je n'admets rien de tout cela?</p>
+
+<p>&mdash;Si vous n'admettez rien de tout cela?&raquo;</p>
+
+<p>Et Wemmick r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&laquo;Vous n'admettez rien de tout cela?</p>
+
+<p>&mdash;Supposez, Pip, que la passion et la crainte de la mort aient un peu
+&eacute;branl&eacute; l'intelligence de cette femme, et que lorsqu'elle fut rendue &agrave;
+la libert&eacute; elle se soit retir&eacute;e du monde et soit venue demander un asile
+&agrave; son conseil.... Supposez qu'il l'ait prise et qu'il ait su contenir
+l'ancienne nature sauvage et violente de sa cliente toutes les fois
+qu'elle faisait mine de repara&icirc;tre, en conservant sur elle son ancien
+pouvoir. Comprenez-vous ce cas imaginaire?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Supposez que l'enfant grand&icirc;t et f&icirc;t un mariage d'argent; que la m&egrave;re
+v&eacute;c&ucirc;t encore, que le p&egrave;re v&eacute;c&ucirc;t encore, que le p&egrave;re et la m&egrave;re, inconnus
+l'un &agrave; l'autre, demeurassent &agrave; des milles de stades ou de m&egrave;tres, comme
+vous voudrez, l'un de l'autre; que le secret f&ucirc;t encore un secret,
+except&eacute; pour vous qui en avez eu vent: gardez-le vous-m&ecirc;me en ce dernier
+cas avec beaucoup de soin.</p>
+
+<p>&mdash;Je le ferai.</p>
+
+<p>Et je demande &agrave; Wemmick de le garder en lui-m&ecirc;me avec beaucoup de soin.&raquo;</p>
+
+<p>Et Wemmick dit:</p>
+
+<p>&laquo;Je le ferai.</p>
+
+<p>&mdash;En faveur de qui voudriez-vous r&eacute;v&eacute;ler ce secret?... Pour le p&egrave;re?...
+Je pense qu'il ne serait pas beaucoup meilleur pour lui que pour la
+m&egrave;re.... Pour la m&egrave;re?... Je pense que si elle a commis un pareil crime,
+elle ne serait plus en s&ucirc;ret&eacute; o&ugrave; elle est.... Pour la fille?... Je crois
+qu'il ne lui servirait &agrave; rien d'&eacute;tablir sa parent&eacute; pour l'&eacute;dification de
+son mari, et de retomber dans la honte, apr&egrave;s y avoir &eacute;chapp&eacute; pendant
+vingt ans et avec la presque certitude d'y &eacute;chapper pour le reste de ses
+jours.... Mais ajoutez le fait que vous l'avez aim&eacute;e, Pip, et que vous
+avez fait de cette jeune fille le sujet de ces pauvres r&ecirc;ves qui, &agrave; une
+&eacute;poque ou une autre, ont &eacute;t&eacute; dans la t&ecirc;te de beaucoup plus d'hommes que
+vous ne paraissez le penser: alors je vous dis que vous feriez mieux, et
+vous le ferez au plus vite, quand vous y aurez bien song&eacute;, de couper
+votre main gauche avec votre main droite, et ensuite de passer celle qui
+a coup&eacute; l'autre &agrave; Wemmick, que voil&agrave;, pour qu'il la coupe aussi.&raquo;</p>
+
+<p>Je tournai les yeux vers Wemmick, dont le visage &eacute;tait devenu tr&egrave;s
+s&eacute;rieux. Il posa gravement son index sur ses l&egrave;vres. Je fis comme lui.
+M. Jaggers aussi.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant Wemmick, dit ce dernier en reprenant son ton habituel, o&ugrave; en
+&eacute;tions-nous quand M. Pip est entr&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>Me retirant de c&ocirc;t&eacute;, pendant qu'ils travaillaient, je remarquai que les
+regards singuliers qu'ils avaient &eacute;chang&eacute;s se re-nouvel&egrave;rent plusieurs
+fois, avec cette diff&eacute;rence cependant qu'alors chacun d'eux paraissait
+soup&ccedil;onner, pour ne pas dire paraissait savoir, qu'il s'&eacute;tait laiss&eacute;
+voir &agrave; l'autre sous un jour faible et qui n'&eacute;tait pas dans l'esprit de
+la profession. Pour cette raison, ils se montr&egrave;rent inflexibles l'un
+envers l'autre, M. Jaggers en se posant hautement en ma&icirc;tre, et Wemmick
+en s'obstinant &agrave; se justifier, quand il trouvait la moindre occasion de
+le faire. Jamais je ne les avais vu en si mauvais termes, car
+g&eacute;n&eacute;ralement ils s'entendaient bien ensemble.</p>
+
+<p>Mais ils furent heureusement secourus par l'apparition opportune de
+Mike, le client &agrave; casquette de loutre, qui avait l'habitude d'essuyer
+son nez sur sa manche, et que j'avais vu la premi&egrave;re fois que j'&eacute;tais
+entr&eacute; dans ces murs. Cet individu qui, pour son propre compte, ou pour
+celui de quelques membres de sa famille, semblait toujours &ecirc;tre dans
+l'embarras (l'embarras ici signifiait Newgate) venait annoncer que sa
+fille a&icirc;n&eacute;e avait &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute;e et &eacute;tait inculp&eacute;e de vol dans une
+boutique. Pendant qu'il faisait part de cette triste circonstance &agrave;
+Wemmick, M. Jaggers se tenait magistralement devant le feu, sans prendre
+part &agrave; ce qui se disait. Une larme brilla dans l'&oelig;il de Mike.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'avez-vous encore? demanda Wemmick avec la plus profonde indignation.
+Pourquoi venez-vous pleurnicher ici?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas venu pour cela, monsieur Wemmick.</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, dit Wemmick, comment osez-vous?... Vous n'&ecirc;tes pas dans un
+&eacute;tat convenable pour venir ici, si vous ne pouvez venir sans cracher
+comme une mauvaise plume. Qu'est-ce que cela signifie?</p>
+
+<p>&mdash;On n'est pas ma&icirc;tre de ses sentiments, monsieur Wemmick... commen&ccedil;a
+Mike.</p>
+
+<p>&mdash;Ses quoi?... demanda Wemmick tout furieux. Dites-le encore!...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, tenez, mon brave homme, dit M. Jaggers en faisant un pas en
+avant et en montrant la porte, sortez de mon &eacute;tude, je ne veux pas de
+sentiment ici. Sortez.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien fait, dit Wemmick, sortez!&raquo;</p>
+
+<p>Donc l'infortun&eacute; Mike se retira tr&egrave;s humblement, et M. Jaggers et
+Wemmick sembl&egrave;rent avoir repris leur bonne intelligence et continu&egrave;rent
+&agrave; travailler avec le m&ecirc;me air de contentement que s'ils venaient de bien
+d&eacute;jeuner ensemble.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXIIb" id="CHAPITRE_XXIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXII.</a></h2>
+
+
+<p>De la Petite Bretagne je me rendis avec son bon dans ma poche chez le
+fr&egrave;re de miss Skiffins le comptable; et le fr&egrave;re de miss Skiffins le
+comptable alla tout droit chez Clarriker et me ramena Clarriker. J'eus
+donc la grande satisfaction de terminer &agrave; mon gr&eacute; l'affaire d'Herbert.
+C'&eacute;tait la seule bonne chose et la seule chose compl&egrave;te que j'avais
+faite depuis le jour o&ugrave; j'avais con&ccedil;u mes grandes esp&eacute;rances.</p>
+
+<p>Clarriker m'apprit en cette occasion que les affaires de sa maison
+progressaient rapidement, qu'il pouvait maintenant &eacute;tablir une petite
+succursale en Orient, ce qui &eacute;tait devenu tr&egrave;s n&eacute;cessaire pour
+l'extension des affaires, et qu'Herbert dans sa nouvelle situation
+d'associ&eacute;, irait la surveiller. Je vis que je devais me pr&eacute;parer &agrave; me
+s&eacute;parer de mon ami avant m&ecirc;me que mes propres affaires fussent en
+meilleur &eacute;tat. Et alors je crus r&eacute;ellement sentir que ma derni&egrave;re ancre
+de salut perdait de sa solidit&eacute; et que j'allais bient&ocirc;t devenir le jouet
+des vagues et des vents.</p>
+
+<p>Mais je trouvai une r&eacute;compense dans la joie avec laquelle Herbert rentra
+le soir et me fit part de son bonheur, s'imaginant peu qu'il ne
+m'apprenait rien de nouveau. Il esquissait des tableaux imaginaires: il
+se voyait conduisant Clara Barley dans le pays des <i>Mille et une Nuits</i>,
+et j'allais les rejoindre (avec une caravane de chameaux, je crois), et
+nous remontions le Nil en voyant des merveilles. Sans m'exag&eacute;rer la part
+que j'avais dans ces brillants projets, je sentais qu'Herbert &eacute;tait en
+bonne voie de r&eacute;ussite et que le vieux Bill Barley n'avait qu'&agrave; bien
+s'attacher &agrave; son poivre et &agrave; son rhum pour que sa fille ne manqu&acirc;t
+bient&ocirc;t plus de rien.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions maintenant en mars. Mon bras gauche, quoique ne pr&eacute;sentant
+pas de mauvais sympt&ocirc;mes, fut long &agrave; gu&eacute;rir; il m'&eacute;tait encore
+impossible de mettre un habit. Ma main droite &eacute;tait passablement
+r&eacute;tablie, d&eacute;form&eacute;e il est vrai, mais faisant parfaitement son service.</p>
+
+<p>Un lundi matin, pendant que Herbert et moi nous d&eacute;jeunions, je re&ccedil;us par
+la poste cette lettre de Wemmick:</p>
+
+<p>&laquo;Walworth.</p>
+
+<p>&laquo;Br&ucirc;lez ceci d&egrave;s que vous l'aurez lu. Au commencement de la semaine,
+mercredi, par exemple, vous pourriez faire ce que vous savez, si vous
+vous sentiez dispos&eacute; &agrave; l'essayer. Br&ucirc;lez.&raquo;</p>
+
+<p>Quand j'eus montr&eacute; cette lettre &agrave; Herbert, et que je l'eus mise au feu,
+pas avant pourtant de l'avoir tous deux apprise par c&oelig;ur, nous
+songe&acirc;mes &agrave; ce qu'il fallait faire, car, bien entendu, on ne pouvait se
+dissimuler maintenant que j'&eacute;tais incapable de rien faire.</p>
+
+<p>&laquo;J'y ai bien r&eacute;fl&eacute;chi, dit Herbert, et je pense conna&icirc;tre un meilleur
+moyen que de prendre un batelier de la Tamise. Prenons Startop, c'est
+une main habile, il nous aime beaucoup, il est honorable et d&eacute;vou&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;J'y avais song&eacute; plus d'une fois. Mais que lui direz-vous, Herbert?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas n&eacute;cessaire de lui en dire beaucoup. Laissons-le supposer
+que c'est une simple fantaisie, mais une fantaisie secr&egrave;te, jusqu'&agrave; ce
+que le jour arrive; alors vous lui direz qu'il y a d'urgentes raisons
+pour embarquer et &eacute;loigner Provis. Vous partez avec lui?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; cela?&raquo;</p>
+
+<p>Il m'avait toujours sembl&eacute;, dans les diff&eacute;rentes r&eacute;flexions inqui&egrave;tes
+que j'avais faites sur ce point, que le port o&ugrave; nous devions nous
+diriger importait peu; que ce fut &agrave; Hambourg, Rotterdam ou Anvers, la
+ville ne signifiait presque rien, pourvu que nous fussions hors
+d'Angleterre: tout steamer &eacute;tranger que nous trouverions sur notre
+route, qui consentirait &agrave; nous prendre, ferait l'affaire. Je m'&eacute;tais
+toujours propos&eacute; en moi-m&ecirc;me de lui faire descendre en toute s&ucirc;ret&eacute; le
+fleuve dans le bateau; et certainement au del&agrave; de Gravesend qui &eacute;tait un
+lieu critique pour les recherches et les questions si des soup&ccedil;ons
+s'&eacute;taient &eacute;lev&eacute;s. Comme les steamers &eacute;trangers quittent Londres vers
+l'heure de la mar&eacute;e, notre plan devait &ecirc;tre de descendre le fleuve par
+un reflux ant&eacute;rieur et de nous tenir dans quelque endroit tranquille
+jusqu'&agrave; ce que nous puissions en gagner un. L'heure o&ugrave; nous serions
+rejoints, n'importe o&ugrave; cela serait, pouvait &ecirc;tre facilement calcul&eacute;e en
+se renseignant d'avance.</p>
+
+<p>Hubert consentit &agrave; tout cela, et nous sort&icirc;mes imm&eacute;diatement apr&egrave;s
+d&eacute;jeuner, pour commencer nos investigations. Nous appr&icirc;mes qu'un steamer
+pour Hambourg remplirait probablement au mieux notre but, et c'est
+principalement sur ce vaisseau que nous report&acirc;mes nos pens&eacute;es. Mais
+nous pr&icirc;mes note que d'autres steamers &eacute;trangers quitteraient Londres
+par la m&ecirc;me mar&eacute;e, et nous nous f&eacute;licit&acirc;mes de conna&icirc;tre la forme et la
+couleur distinctive de chacun d'eux. Nous nous s&eacute;par&acirc;mes alors pour
+quelques heures, moi pour me procurer de suite les passeports qui
+seraient utiles; Herbert pour aller trouver Startop. Nous f&icirc;mes tous
+deux ce que nous avions &agrave; faire, sans aucun emp&ecirc;chement, et, quand nous
+nous retrouv&acirc;mes, &agrave; une heure, tout &eacute;tait fait. J'avais, de mon c&ocirc;t&eacute;,
+fait pr&eacute;parer les passeports; Herbert avait vu Startop, et celui-ci
+&eacute;tait plus que pr&ecirc;t &agrave; se joindre &agrave; nous.</p>
+
+<p>Ils devaient man&oelig;uvrer chacun avec une paire de rames, et moi je
+tiendrais le gouvernail. L'objet de mes soins devait rester assis et se
+tenir tranquille; comme la vitesse n'&eacute;tait pas notre but nous ferions
+assez de chemin. Nous conv&icirc;nmes qu'Herbert ne rentrerait pas d&icirc;ner avant
+d'aller au Moulin du Bord de l'Eau, ce soir; qu'il n'irait pas du tout
+le lendemain soir mardi; qu'il avertirait Provis de descendre par un
+escalier, le plus pr&egrave;s possible de la maison, mercredi, quand il nous
+verrait approcher, et pas avant; que tous les arrangements avec lui
+seraient termin&eacute;s ce lundi soir, et qu'on ne communiquerait plus avec
+lui d'aucune mani&egrave;re, avant de le prendre &agrave; bord.</p>
+
+<p>Ces pr&eacute;cautions, bien convenues entre nous deux, je rentrai chez moi.</p>
+
+<p>En ouvrant la porte ext&eacute;rieure de nos chambres, avec ma clef, je trouvai
+dans la boite une lettre &agrave; mon adresse, une lettre tr&egrave;s sale, bien
+qu'elle ne f&ucirc;t pas mal &eacute;crite. Elle avait &eacute;t&eacute; apport&eacute;e (pendant mon
+absence, bien entendu), et voici ce qu'elle contenait:</p>
+
+<p>&laquo;Si vous ne craignez pas de venir aux vieux Marais, ce soir ou demain
+soir &agrave; neuf heures, et de venir &agrave; la maison de l'&eacute;clusier, pr&egrave;s du four
+&agrave; chaux, je vous conseille d'y venir. Si vous voulez des renseignements
+sur <i>votre oncle Provis</i>, venez, ne dites rien &agrave; personne, et ne perdez
+pas de temps. <i>Vous devez venir seul</i>. Apportez la pr&eacute;sente avec vous.&raquo;</p>
+
+<p>J'avais d&eacute;j&agrave; un assez grand fardeau sur l'esprit avant la r&eacute;ception de
+cette &eacute;trange missive. Que faire apr&egrave;s? Je ne pouvais le dire. Et, le
+pire de tout, c'est qu'il fallait me d&eacute;cider promptement, ou je
+manquerais la voiture de l'apr&egrave;s-midi, qui me conduirait assez &agrave; temps
+pour le soir. Je ne pouvais songer &agrave; y aller le lendemain soir: c'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; trop rapproch&eacute; de l'heure de notre fuite; et puis l'information
+promise pouvait avoir quelque importance pour notre fuite elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Si j'avais eu plus de temps pour r&eacute;fl&eacute;chir, je crois que je serais parti
+de m&ecirc;me. Ayant &agrave; peine le temps de r&eacute;fl&eacute;chir, car ma montre me disait
+que la voiture allait partir dans une demi-heure, je r&eacute;solus de quitter
+Londres. Je ne serais certainement pas parti sans les mots ayant rapport
+&agrave; mon oncle Provis; mais cette lettre &eacute;tant arriv&eacute;e apr&egrave;s la lettre de
+Wemmick et les pr&eacute;paratifs du matin, je me d&eacute;cidai.</p>
+
+<p>Il est si difficile de comprendre clairement le contenu de n'importe
+quelle lettre, quand on est fortement agit&eacute;, que je dus relire la mienne
+deux fois avant que la recommandation de ne rien dire &agrave; personne p&ucirc;t
+entrer machinalement dans mon esprit. Je laissai un mot au crayon pour
+Herbert, o&ugrave; je lui disais que devant partir bient&ocirc;t, et ne sachant pas
+pour combien de temps, j'avais d&eacute;cid&eacute; d'aller et de revenir en tout
+h&acirc;te, pour m'assurer par moi-m&ecirc;me comment miss Havisham se trouvait.
+J'eus, apr&egrave;s cela, tout juste le temps de mettre mon manteau, de fermer
+notre appartement et de gagner le bureau des voitures par le plus court
+chemin. Si j'avais pris une voiture de place et pass&eacute; par les rues
+j'aurais manqu&eacute; mon but; en allant &agrave; pied j'arrivai &agrave; la voiture au
+moment m&ecirc;me o&ugrave; elle sortait de la cour. Quand je revins &agrave; moi je me
+trouvai le seul voyageur cahot&eacute; dans l'int&eacute;rieur, et j'avais de la
+paille jusqu'aux genoux.</p>
+
+<p>Je n'avais pas &eacute;t&eacute; r&eacute;ellement moi-m&ecirc;me depuis la r&eacute;ception de la lettre,
+tant elle m'avait troubl&eacute;, arrivant apr&egrave;s la presse et les tracas du
+matin qui avaient &eacute;t&eacute; &eacute;normes, car, apr&egrave;s avoir d&eacute;sir&eacute;, et longtemps
+attendu Herbert avec inqui&eacute;tude, son avis &eacute;tait &agrave; la fin venu comme une
+surprise; et maintenant je commen&ccedil;ais &agrave; m'&eacute;tonner de me trouver dans une
+voiture, et &agrave; douter si j'avais des raisons suffisantes pour m'y
+trouver, et &agrave; consid&eacute;rer si je n'allais pas descendre et m'en retourner,
+et &agrave; trouver des arguments pour ne jamais c&eacute;der &agrave; une lettre anonyme; en
+un mot, &agrave; passer par toutes les alternatives de contradiction et
+d'ind&eacute;cision, auxquelles, je le suppose, peu de gens agit&eacute;s sont
+&eacute;trangers. Cependant la mention du nom de Provis l'emporta sur tout. Je
+raisonnai comme j'avais d&eacute;j&agrave; raisonn&eacute;, si cela peut s'appeler raisonner,
+que, dans le cas o&ugrave; il lui arriverait malheur si je manquais d'y aller,
+je ne pourrais jamais me le pardonner.</p>
+
+<p>Nous arriv&acirc;mes &agrave; la nuit close; et le voyage me parut long et fatigant &agrave;
+moi qui ne pouvais voir que peu de choses de l'int&eacute;rieur o&ugrave; j'&eacute;tais, et
+qui, vu mon &eacute;tat impotent, ne pouvais monter &agrave; l'ext&eacute;rieur. &Eacute;vitant le
+<i>Cochon Bleu</i>, je descendis &agrave; une auberge de r&eacute;putation moindre, en bas
+de la ville, et je commandai &agrave; d&icirc;ner. Pendant qu'on pr&eacute;parait mon repas,
+je me rendis &agrave; Satis House, et m'informai de miss Havisham. Elle &eacute;tait
+encore tr&egrave;s malade, quoique regard&eacute;e comme un peu mieux.</p>
+
+<p>Mon auberge avait autrefois fait partie d'un ancien couvent, et je d&icirc;nai
+dans une petite salle commune octogone, comme celle des fonts
+baptismaux. Comme il m'&eacute;tait impossible de couper mes aliments, le vieil
+aubergiste le fit pour moi. Cela engagea la conversation entre nous. Il
+fut assez bon pour m'entretenir de ma propre histoire, en y ajoutant,
+bien entendu, le fait, devenu populaire, que Pumblechook avait &eacute;t&eacute; mon
+premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune.</p>
+
+<p>&laquo;Connaissez-vous ce jeune homme? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Si je le connais! r&eacute;p&eacute;ta l'aubergiste, depuis le temps o&ugrave; il &eacute;tait
+tout petit.</p>
+
+<p>&mdash;Revient-il quelquefois dans le pays?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il revient, dit l'h&ocirc;telier, chez ses grands amis, de temps en
+temps, et il est froid pour l'homme qui l'a fait ce qu'il est.</p>
+
+<p>&mdash;Pour quel homme?</p>
+
+<p>&mdash;Celui dont je veux parler, dit l'h&ocirc;telier, M. Pumblechook.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il ingrat pour d'autres?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute! il le serait s'il le pouvait, r&eacute;pondit l'h&ocirc;telier. Mais il
+ne le peut pas.... Et pourquoi? Parce que Pumblechook a tout fait pour
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que Pumblechook dit cela?</p>
+
+<p>&mdash;S'il dit cela! r&eacute;p&eacute;ta l'h&ocirc;telier, il n'a pas besoin de le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais le dit-il?</p>
+
+<p>&mdash;C'est &agrave; faire devenir le sang d'un homme blanc comme du vinaigre, de
+l'entendre le raconter, monsieur!&raquo; dit l'aubergiste.</p>
+
+<p>Et pourtant, pensais-je en moi-m&ecirc;me, &laquo;Joe, cher Joe, tu n'en parles
+jamais, toi! Joe, affectueux et indulgent; tu ne te plains jamais, toi!
+Ni toi non plus, charmante et bonne Biddy!</p>
+
+<p>&mdash;Votre app&eacute;tit se ressent de votre accident, dit l'aubergiste en jetant
+les yeux sur le bras qui &eacute;tait band&eacute; sous mon paletot. Essayez d'un
+morceau plus tendre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, r&eacute;pondis-je en quittant la table pour m'approcher du feu;
+je ne puis manger davantage; veuillez enlever tout cela.&raquo;</p>
+
+<p>Je n'avais jamais &eacute;t&eacute; frapp&eacute; d'une mani&egrave;re plus sensible de mon
+ingratitude envers Joe, que par l'imposture effront&eacute;e de Pumblechook. Le
+faux, c'&eacute;tait lui; le vrai, c'&eacute;tait Joe. Le plus vil, c'&eacute;tait lui; le
+plus noble, c'&eacute;tait toujours Joe.</p>
+
+<p>Je me sentis profond&eacute;ment et tr&egrave;s injustement humili&eacute;, quand je songeai
+devant le feu, pendant une heure et plus. Le bruit de l'horloge me
+r&eacute;veilla, mais non de mon abattement et de mes remords. Je me levai, fis
+agrafer mon manteau sous mon cou, et sortis. J'avais d'abord cherch&eacute;
+dans ma poche la lettre, afin de m'y reporter de nouveau, mais je ne pus
+la trouver. J'&eacute;tais contrari&eacute; de penser qu'elle avait d&ucirc; tomber dans la
+paille de la voiture; je savais cependant tr&egrave;s bien que le lieu indiqu&eacute;
+&eacute;tait la petite maison de l'&eacute;clusier, pr&egrave;s du four &agrave; chaux, dans les
+marais, et &agrave; neuf heures. C'est donc vers les marais que je me dirigeai
+directement, car je n'avais pas de temps &agrave; perdre.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXIIIb" id="CHAPITRE_XXIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIII.</a></h2>
+
+
+<p>Il faisait nuit noire, quoique la pleine lune commen&ccedil;&acirc;t &agrave; se lever, au
+moment o&ugrave; je quittais les terrains cultiv&eacute;s pour entrer dans les marais.
+Au-del&agrave; de leur ligne sombre, il y avait un ruban de ciel clair, &agrave; peine
+assez large pour contenir la pleine lune rouge de feu. En quelques
+minutes, la lune avait disparu de ce champ clair, derri&egrave;re des montagnes
+de nuages amoncel&eacute;s les uns sur les autres.</p>
+
+<p>Il soufflait un vent m&eacute;lancolique, et les marais &eacute;taient impossibles &agrave;
+voir. Un &eacute;tranger les e&ucirc;t trouv&eacute;s horribles, et m&ecirc;me pour moi, ils
+&eacute;taient si navrants, que j'h&eacute;sitai, et que je me sentis &agrave; demi dispos&eacute; &agrave;
+retourner sur mes pas. Mais je les connaissais bien, et j'y aurais
+trouv&eacute; mon chemin par une nuit encore plus noire; d'ailleurs, &eacute;tant venu
+jusque l&agrave;, je n'avais vis-&agrave;-vis de moi-m&ecirc;me nulle excuse pour retourner
+sur mes pas. J'&eacute;tais venu contre mon gr&eacute;, je continuai m&ecirc;me presque
+involontairement.</p>
+
+<p>Le chemin que je pris n'&eacute;tait pas celui o&ugrave; se trouvait notre ancienne
+demeure, ni celui par lequel nous avions poursuivi les for&ccedil;ats. En
+marchant, je tournais le dos aux pontons lointains, et bien que je pusse
+voir les vieilles lumi&egrave;res au loin sur les bancs de sable, je les voyais
+par-dessus mon &eacute;paule. Je connaissais le four &agrave; chaux, aussi bien que le
+Vieille Batterie, mais ils &eacute;taient &eacute;loign&eacute;s de plusieurs milles l'un de
+l'autre; de sorte que, si l'on avait allum&eacute; une lumi&egrave;re &agrave; chacun de ces
+points, il y aurait eu un long espace noir entre les deux clart&eacute;s.</p>
+
+<p>D'abord j'eus &agrave; fermer quelques cl&ocirc;tures apr&egrave;s moi, et, de temps &agrave;
+autre, &agrave; m'arr&ecirc;ter, pendant que les bestiaux, couch&eacute;s dans le sentier &agrave;
+talus, se levaient et se jetaient tout effar&eacute;s parmi les herbes et les
+roseaux; mais peu apr&egrave;s, il me sembla que j'avais toute la plaine &agrave; moi
+seul.</p>
+
+<p>Il se passa encore une demi-heure avant que j'arrivasse au four &agrave; chaux.
+La chaux br&ucirc;lait avec une odeur lourde et &eacute;touffante, mais les feux
+&eacute;taient &eacute;teints et abandonn&eacute;s, et l'on ne voyait aucun ouvrier. Tout
+pr&egrave;s de l&agrave; &eacute;tait une petite carri&egrave;re. Elle se trouvait sur mon chemin;
+on y avait travaill&eacute; dans la journ&eacute;e, ainsi que je le vis aux brouettes
+et aux outils diss&eacute;min&eacute;s &ccedil;&agrave; et l&agrave;.</p>
+
+<p>En me retrouvant au niveau des marais, hors de cette excavation que le
+sentier traversait, je vis une lumi&egrave;re dans la vieille maison de
+l'&eacute;clusier. Je h&acirc;tai le pas, et frappai &agrave; la porte. En attendant une
+r&eacute;ponse, je regardai autour de moi, et je remarquai que l'&eacute;cluse avait
+&eacute;t&eacute; abandonn&eacute;e et bris&eacute;e, et que la maison, qui &eacute;tait en bois, avec un
+toit en tuiles, ne supporterait pas longtemps les injures du temps, si
+m&ecirc;me elle les supportait encore, et que la boue et la vase &eacute;taient
+recouvertes de chaux, et que la vapeur &eacute;touffante du four m'arrivait
+sous des formes &eacute;tranges. Cependant on ne r&eacute;pondait pas. Je frappai de
+nouveau. Pas de r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>J'essayai le loquet. Il se baissa sous ma main et la porte c&eacute;da. En
+regardant &agrave; l'int&eacute;rieur, je vis une chandelle allum&eacute;e sur la table, un
+banc et un matelas sur un bois de lit &agrave; roulettes. Comme il y avait un
+grenier au-dessus, j'appelai et je criai:</p>
+
+<p>&laquo;Y a-t-il quelqu'un ici?&raquo;</p>
+
+<p>N'obtenant pas encore de r&eacute;ponse, je revins &agrave; la porte ne sachant que
+faire.</p>
+
+<p>Il commen&ccedil;ait &agrave; pleuvoir tr&egrave;s fort. Ne voyant rien, que ce que j'avais
+d&eacute;j&agrave; vu, je rentrai dans la maison, et me tins &agrave; l'abri sous la porte,
+regardant au dehors, dans l'obscurit&eacute;. Tandis que je me disais que
+quelqu'un avait d&ucirc; venir ici r&eacute;cemment, et devait bient&ocirc;t y revenir,
+sans quoi la chandelle ne br&ucirc;lerait pas, il me vint &agrave; l'id&eacute;e de regarder
+si la m&egrave;che &eacute;tait longue; je me tournai pour m'en assurer, et j'avais
+pris la chandelle dans ma main, quand elle fut &eacute;teinte par une violente
+secousse; et la premi&egrave;re chose que je compris, c'est que j'avais &eacute;t&eacute;
+pris dans un fort n&oelig;ud coulant, jet&eacute; de derri&egrave;re par-dessus ma t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, dit en jurant une voix comprim&eacute;e, je le tiens!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce! m'&eacute;criai-je, en me d&eacute;battant. Qui est-ce! Au secours!... au
+secours!... au secours!...&raquo;</p>
+
+<p>Non seulement j'avais les bras serr&eacute;s contre mon corps, mais la pression
+sur mon bras malade me causait une douleur infinie. Parfois une forte
+main d'homme, d'autre fois une forte poitrine d'homme &eacute;tait pos&eacute;e contre
+ma bouche pour &eacute;touffer mes cris, et toujours une haleine chaude &eacute;tait
+pr&egrave;s de moi. Je luttai sans succ&egrave;s dans l'obscurit&eacute; pendant qu'on
+m'attachait au mur.</p>
+
+<p>&laquo;Et maintenant, dit la voix comprim&eacute;e, avec un autre juron, appelle au
+secours, et je ne serai pas long &agrave; en finir avec toi!&raquo;</p>
+
+<p>Faible et souffrant de mon bras malade, boulevers&eacute; par la surprise, et
+voyant cependant avec quelle facilit&eacute; cette menace pouvait &ecirc;tre mise &agrave;
+ex&eacute;cution, je c&eacute;dai et j'essayai de d&eacute;gager mon bras, si peu que ce f&ucirc;t,
+mais il &eacute;tait trop serr&eacute;, il me semblait qu'apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; br&ucirc;l&eacute;
+d'abord, on le faisait bouillir maintenant.</p>
+
+<p>Des t&eacute;n&egrave;bres absolues ayant succ&eacute;d&eacute; tout &agrave; coup &agrave; l'obscurit&eacute; douteuse
+de la nuit, m'avertirent que l'homme avait ferm&eacute; un volet. Apr&egrave;s avoir
+cherch&eacute; &agrave; t&acirc;tons pendant un instant, il trouva la pierre &agrave; fusil et le
+fer dont il avait besoin, et il commen&ccedil;a &agrave; battre le briquet. Je fixai
+ma vue sur les &eacute;tincelles; elles tombaient sur une m&egrave;che sur laquelle il
+soufflait, une allumette &agrave; la main; mais je ne pouvais voir que ses
+l&egrave;vres et le point bleu de l'allumette, et encore je me les figurais
+plus que je ne les voyais. La m&egrave;che &eacute;tait humide, ce qui n'&eacute;tait pas
+&eacute;tonnant dans cet endroit, et les &eacute;tincelles s'&eacute;teignaient les unes
+apr&egrave;s les autres.</p>
+
+<p>L'homme ne semblait pas press&eacute;, et il continuait de frapper la pierre &agrave;
+fusil et le fer. Comme les &eacute;tincelles tombaient en grand nombre autour
+de lui, je pus voir ses mains, qui touchaient presque sa figure, et
+supposer qu'il &eacute;tait assis et pench&eacute; sur la table, mais rien de plus.
+Bient&ocirc;t je vis ses l&egrave;vres bleues souffler de nouveau sur la m&egrave;che, et
+alors un &eacute;clat de lumi&egrave;re jaillit, et me montra Orlick.</p>
+
+<p>Qui m'&eacute;tais-je attendu &agrave; voir? Je ne sais pas, mais ce n'&eacute;tait pas lui.
+En le voyant, je sentis que j'&eacute;tais r&eacute;ellement dans une passe dangereuse
+et je tins mes yeux fix&eacute;s sur lui.</p>
+
+<p>Il alluma r&eacute;sol&ucirc;ment la chandelle avec l'allumette enflamm&eacute;e, puis il la
+laissa tomber et mit le pied dessus. Ensuite il mit la chandelle &agrave; une
+certaine distance de lui sur la table, de sorte qu'il pouvait me voir,
+et il s'assit sur la table les bras crois&eacute;s et me regarda. Je d&eacute;couvris
+que j'&eacute;tais li&eacute; &agrave; une forte &eacute;chelle perpendiculaire, plac&eacute;e &agrave; quelques
+pouces de la muraille, et fix&eacute;e en cet endroit pour aider &agrave; monter au
+grenier.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, dit-il, quand nous nous f&ucirc;mes regard&eacute;s pendant quelque
+temps, je te tiens.</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;liez-moi!... Laissez-moi partir!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! r&eacute;pondit-il, je te laisserai partir! Je te laisserai partir &agrave; la
+lune, je te laisserai partir aux &eacute;toiles, quand il en sera temps.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi m'avez-vous attir&eacute; ici?</p>
+
+<p>&mdash;Ne le sais-tu pas? dit-il avec un regard effrayant.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi vous &ecirc;tes-vous jet&eacute; sur moi dans l'ombre?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je veux faire tout par moi-m&ecirc;me. Un seul garde mieux un
+secret que deux. O mon ennemi!... mon ennemi!...&raquo;</p>
+
+<p>Sa joie, au spectacle que je lui donnais, pendant qu'il &eacute;tait assis sur
+la table, les bras crois&eacute;s, secouant la t&ecirc;te et se souriant &agrave; lui-m&ecirc;me,
+montrait une m&eacute;chancet&eacute; qui me faisait trembler. Pendant que je
+l'examinais en silence, il porta la main dans un coin &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, et
+prit un fusil &agrave; monture de cuivre.</p>
+
+<p>&laquo;Connais-tu cela? dit-il, en faisant mine de me mettre en joue; sais-tu
+o&ugrave; tu l'as d&eacute;j&agrave; vu? Parle, loup!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as pris ma place, tu me l'as prise! Ose donc dire le
+contraire!...</p>
+
+<p>&mdash;Pouvais-je faire autrement?</p>
+
+<p>&mdash;Tu as fait cela, et cela serait assez, sans plus. Comment as-tu os&eacute; te
+mettre entre moi et la jeune femme que j'aimais?</p>
+
+<p>&mdash;Quand l'ai-je fait?</p>
+
+<p>&mdash;Quand ne l'as-tu pas fait? C'est toi qui, constamment devant elle,
+donnais un vilain renom au vieil Orlick.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous-m&ecirc;me, vous aviez gagn&eacute; ce nom vous-m&ecirc;me, je n'aurais pu
+vous faire de mal, si vous ne vous en &eacute;tiez pas fait &agrave; vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un menteur, et tu aurais pris n'importe quelles peines, et
+d&eacute;pens&eacute; n'importe quel argent, pour me faire quitter ce pays, n'est-ce
+pas? dit-il en r&eacute;p&eacute;tant les paroles que j'avais dites &agrave; Biddy la
+derni&egrave;re fois que je l'avais vue. Maintenant, je vais t'apprendre
+quelque chose: tu n'aurais jamais pu prendre la peine de me faire
+quitter ce pays plus &agrave; propos que ce soir. Ah! quand m&ecirc;me cela t'aurait
+co&ucirc;t&eacute; vingt fois l'argent que tu as dit, tout jusqu'au dernier liard!&raquo;</p>
+
+<p>Comme il agitait vers moi sa lourde main, et qu'il montrait ses dents en
+grondant comme un tigre, je sentais qu'il avait raison.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'allez-vous me faire?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais, dit-il, en frappant un vigoureux coup de poing sur la table,
+et se levant pendant que ce coup tombait, je vais t'&ocirc;ter la vie!&raquo;</p>
+
+<p>Il se pencha en avant en me regardant fixement, desserra lentement son
+poing crisp&eacute;, et le passa en travers de sa bouche comme si elle &eacute;cumait
+pour moi, puis il se rassit.</p>
+
+<p>&laquo;Tu t'es toujours retrouv&eacute; sur le chemin du vieil Orlick depuis ton
+enfance; tu vas cesser d'y &ecirc;tre ce soir m&ecirc;me. Il ne veut plus entendre
+parler de toi: tu es mort!&raquo;</p>
+
+<p>Je sentais que j'&eacute;tais sur le bord de ma tombe. Un instant, je cherchai
+autour de moi une chance de salut, mais il n'y en avait aucune.</p>
+
+<p>&laquo;Plus que cela, dit-il en croisant encore une fois ses bras, et restant
+assis sur la table; je ne veux pas qu'un seul morceau de ta peau, qu'un
+seul de tes os reste sur la terre. Je vais mettre ton corps dans le four
+&agrave; chaux, je voudrais en porter deux comme cela sur mes &eacute;paules: l'on
+supposera, apr&egrave;s tout, ce qu'on voudra de toi, on ne saura jamais ce que
+tu es devenu.&raquo;</p>
+
+<p>Mon esprit suivit avec une inconcevable rapidit&eacute; les cons&eacute;quences d'une
+pareille mort: le p&egrave;re d'Estelle croirait que je l'avais abandonn&eacute;,
+serait pris, et mourrait en m'accusant; Herbert lui-m&ecirc;me douterait de
+moi, quand il comparerait la lettre que je lui avais laiss&eacute;e avec le
+fait que je n'&eacute;tais rest&eacute; qu'un moment &agrave; la porte de miss Havisham; Joe
+et Biddy ignoreraient toujours quel chagrin j'avais &eacute;prouv&eacute; cette
+nuit-ci. Personne ne saurait jamais ce que j'avais souffert... combien
+j'avais voulu &ecirc;tre sinc&egrave;re... par quelle agonie j'avais pass&eacute;. La mort
+qui se dressait devant moi &eacute;tait horrible; mais bien plus horrible que
+la mort &eacute;tait la crainte de laisser de mauvais souvenirs apr&egrave;s ma mort;
+mes pens&eacute;es faisaient tant de chemin, que je me croyais m&eacute;pris&eacute; par les
+g&eacute;n&eacute;rations &agrave; na&icirc;tre, par les enfants d'Estelle et leurs enfants: tout
+cela pendant que les paroles du mis&eacute;rable &eacute;taient encore sur ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! loup, dit-il, avant que je te tue comme une b&ecirc;te, ce que j'ai
+l'intention de faire, et ce pourquoi je t'ai attach&eacute;, je veux encore te
+bien regarder et bien m'exciter, &ocirc; mon ennemi!&raquo;</p>
+
+<p>Il me vint &agrave; l'id&eacute;e de crier encore au secours, bien que personne ne
+conn&ucirc;t mieux que moi la solitude du lieu, et le peu d'espoir qu'il y
+avait d'&ecirc;tre entendu. Mais pendant qu'il se repaissait de ma vue, je me
+sentis soutenu par une haine et un m&eacute;pris de lui, qui scell&egrave;rent mes
+l&egrave;vres. Tout bien consid&eacute;r&eacute;, je r&eacute;solus de ne pas le menacer, et de
+mourir sans faire une derni&egrave;re et inutile r&eacute;sistance. Calm&eacute; par la
+pens&eacute;e que le reste des hommes est r&eacute;duit &agrave; cette cruelle extr&eacute;mit&eacute;,
+demandant pardon au ciel comme je le faisais, attendri comme je l'&eacute;tais
+par la pens&eacute;e que je n'avais pas dit adieu et ne pourrais jamais, jamais
+dire adieu &agrave; ceux qui m'&eacute;taient chers et que je ne pourrais jamais leur
+donner d'explication ni r&eacute;clamer leur compassion pour mes mis&eacute;rables
+erreurs, et cependant si j'avais pu le tuer, m&ecirc;me en ce moment, je
+l'aurais fait.</p>
+
+<p>Il avait bu, et ses yeux &eacute;taient rouges et sanglants. &Agrave; son cou pendait
+une grande boite en fer-blanc, dans laquelle je l'avais souvent vu
+autrefois prendre sa nourriture et sa boisson. Il porta la bouteille &agrave;
+ses l&egrave;vres et but un long coup, et je sentais que la liqueur que je
+voyais filtrer sous son visage.</p>
+
+<p>&laquo;Loup! dit-il, en se croisant encore les bras, le vieil Orlick va te
+dire quelque chose. C'est toi qui as tu&eacute; ta m&eacute;g&egrave;re de s&oelig;ur.&raquo;</p>
+
+<p>De nouveau, mon esprit, avec son inconcevable rapidit&eacute; de tout &agrave;
+l'heure, avait &eacute;puis&eacute; tout ce qui se rapportait &agrave; l'attentat commis sur
+ma s&oelig;ur, &agrave; sa maladie et &agrave; sa mort, avant que sa parole lente et
+h&eacute;sitante e&ucirc;t form&eacute; ces mots.</p>
+
+<p>&laquo;C'est vous, sc&eacute;l&eacute;rat! dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis que c'est toi... je te dis que c'est toi qui as &eacute;t&eacute; cause de
+tout, r&eacute;pondit-il, en prenant le fusil et donnant un coup de crosse dans
+l'espace vide qui se trouvait entre nous. Je suis arriv&eacute; sur elle par
+derri&egrave;re, comme je suis arriv&eacute; sur toi ce soir. Je l'ai frapp&eacute;e! Je l'ai
+laiss&eacute;e pour morte, et s'il y avait eu un four &agrave; chaux tout pr&egrave;s, comme
+il y en a un pr&egrave;s de toi, elle ne serait pas revenue &agrave; la vie. Mais ce
+n'est pas le vieil Orlick qui a fait tout cela, c'est toi: on t'a
+favoris&eacute;, et on l'a maltrait&eacute; et battu! Ah! tu vas me le payer. Tu l'as
+fait, maintenant tu vas le payer.&raquo;</p>
+
+<p>Il but encore, et devint plus furieux: je voyais &agrave; l'inclinaison qu'il
+donnait &agrave; la bouteille, qu'il n'y restait presque rien. Je comprenais
+distinctement qu'il s'excitait avec son contenu &agrave; en finir avec moi. Je
+savais que chaque goutte qu'elle contenait &eacute;tait une goutte de ma vie;
+je savais que lorsque je serais chang&eacute; en une partie de cette vapeur,
+qui arrivait peu &agrave; peu jusqu'&agrave; moi comme un dernier avertissement, il
+ferait comme il avait fait pour ma s&oelig;ur; puis il se rendrait en toute
+h&acirc;te &agrave; la ville, o&ugrave; on le verrait se dandiner et boire dans les
+tavernes. Ma pens&eacute;e rapide le poursuivait jusqu'&agrave; la ville, et se
+formait un tableau des rues o&ugrave; il se promenait, et comparait leurs
+lumi&egrave;res et leur animation avec les marais solitaires, et avec la
+blanche vapeur dans laquelle j'avais &eacute;t&eacute; dissous et qui s'&eacute;tendait sur
+eux.</p>
+
+<p>Non seulement j'aurais pu compter des ann&eacute;es, des ann&eacute;es et des ann&eacute;es
+pendant qu'il disait une douzaine de mots; mais ce qu'il me disait me
+repr&eacute;sentait des images et non de simples mots. Dans la surexcitation et
+l'exaltation de mon cerveau, je ne pouvais penser &agrave; un endroit sans le
+voir, ni &agrave; n'importe quelles personnes sans les voir. Il est impossible
+de peindre la vivacit&eacute; de ces images, et cependant je suivais Orlick des
+yeux avec autant d'attention pendant tout ce temps que le tigre pr&ecirc;t &agrave;
+s'&eacute;lancer sur sa proie! Je voyais jusqu'aux plus l&eacute;gers mouvements de
+ses doigts.</p>
+
+<p>Quand il eut bu cette seconde fois, il se leva du banc sur lequel il
+&eacute;tait assis, et poussa la table de c&ocirc;t&eacute;; puis il prit la chandelle, et
+se formant un abat-jour avec sa main meurtri&egrave;re, de mani&egrave;re &agrave; renvoyer
+la lumi&egrave;re sur moi, il se tint debout devant moi, me regarda, et parut
+se repa&icirc;tre de ma vue.</p>
+
+<p>&laquo;Loup! je vais te dire quelque chose de plus. C'est le vieil Orlick que
+tu as heurt&eacute; sur ton escalier, l'autre nuit, dans le Temple.&raquo;</p>
+
+<p>Je vis l'escalier avec ses lampes &eacute;teintes; je vis l'ombre de la massive
+rampe projet&eacute;e sur la muraille par la lanterne du veilleur de nuit; je
+vis les chambres que je ne devais jamais plus revoir: ici une porte
+entr'ouverte, l&agrave; une porte ferm&eacute;e, tous les meubles &ccedil;&agrave; et l&agrave;.</p>
+
+<p>&laquo;Et pourquoi le vieil Orlick &eacute;tait-il l&agrave;? Je vais te dire quelque chose
+de plus, loup. Toi et elle m'avez si bien chass&eacute; de ce pays, en
+m'emp&ecirc;chant d'y gagner ma vie, que j'ai choisi de nouveaux compagnons et
+de nouveaux ma&icirc;tres. Les uns &eacute;crivent mes lettres quand j'en ai besoin,
+entends-tu? &eacute;crivent mes lettres, loup, &eacute;crivent cinquante &eacute;critures! Ce
+n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en sait &eacute;crire qu'une. J'ai
+eu la ferme intention et la ferme volont&eacute; de t'&ocirc;ter la vie, depuis que
+tu es venu ici &agrave; l'enterrement de ta s&oelig;ur; je n'ai pas trouv&eacute; le moyen
+de me saisir de toi, et je t'ai suivi pour conna&icirc;tre tes all&eacute;es et tes
+venues; car, s'est dit le vieil Orlick en lui-m&ecirc;me, d'une mani&egrave;re ou
+d'une autre, je l'attraperai! Eh! quoi! en te cherchant, j'ai trouv&eacute; ton
+oncle Provis. H&eacute;!...&raquo;</p>
+
+<p>Le Moulin du Bord de l'Eau, le Bassin aux &Eacute;cus et la Vieille Corderie,
+le tout si clair et si net! Provis dans sa chambre et le signal convenu,
+la jolie Clara, la bonne femme si maternelle, le vieux Bill Barley sur
+son dos, le tout passa devant moi comme le cours rapide de ma vie, en
+descendant promptement vers la mer!</p>
+
+<p>&laquo;Mais je te tiens et ton oncle aussi! Quand je t'ai connu chez Gargery,
+tu &eacute;tais un loup si petit que j'aurais d&ucirc; te prendre le cou entre ce
+doigt et le pouce, et t'&eacute;trangler (comme j'ai pens&eacute; souvent &agrave; le faire),
+quand je te voyais fl&acirc;ner parmi les joncs, le dimanche, et tu n'avais
+pas encore trouv&eacute; d'oncle, toi, dans ce temps-l&agrave;!... Mais pense &agrave; ce que
+le vieil Orlick a &eacute;prouv&eacute;, lorsqu'il a entendu dire que ton oncle Provis
+avait probablement tra&icirc;n&eacute; le fer que le vieil Orlick avait ramass&eacute;, lim&eacute;
+en deux dans ces marais, il y a tant d'ann&eacute;es, et qu'il a gard&eacute; jusqu'au
+jour o&ugrave; il s'en est servi pour assommer ta s&oelig;ur comme un b&oelig;uf, et
+comme il entend t'assommer.... Hein!... quand il a entendu cela....
+Hein?...&raquo;</p>
+
+<p>Dans sa sauvage raillerie, il approcha la chandelle si pr&egrave;s de moi, que
+je tournai la t&ecirc;te de c&ocirc;t&eacute; pour me garantir de la flamme.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! s'&eacute;cria-t-il en riant, apr&egrave;s avoir recommenc&eacute; cette cruelle
+plaisanterie, les enfants br&ucirc;l&eacute;s craignent le feu. Le vieil Orlick a su
+que tu avais &eacute;t&eacute; br&ucirc;l&eacute;. Le vieil Orlick a appris que tu voulais faire
+partir ton oncle Provis en contrebande, et le vieil Orlick, qui est un
+second toi-m&ecirc;me, a su que tu viendrais ce soir! Maintenant je vais te
+dire quelque chose de plus, loup! et ce sera tout. Il y a des gens qui
+ont &eacute;t&eacute; pour ton oncle Provis ce que le vieil Orlick a &eacute;t&eacute; pour toi.
+Qu'ils prennent donc garde &agrave; eux, quand il aura perdu son neveu, quand
+personne ne pourra trouver une seule loque des v&ecirc;tements de son cher
+parent, ni un seul os de son corps! Il y en a qui ne veulent pas et ne
+peuvent pas souffrir que Magwitch&mdash;oui, je sais son nom&mdash;vive sur la
+m&ecirc;me terre qu'eux, et qui l'ont connu quand il vivait dans un autre
+pays, qu'il ne devait pas et ne pouvait pas quitter &agrave; leur insu sans les
+mettre en danger. Peut-&ecirc;tre ce sont eux qui &eacute;crivent cinquante
+&eacute;critures. Ce n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en &eacute;crit
+qu'une! Oui, nous connaissons Compeyson, Magwitch et les gal&egrave;res!&raquo;</p>
+
+<p>Il approcha encore une fois la chandelle sur moi, enfuma mon visage et
+mes cheveux, et, pendant un instant, m'aveugla; puis il me tourna son
+large dos, et repla&ccedil;a la chandelle sur la table. J'avais fait
+mentalement ma pri&egrave;re, et j'&eacute;tais avec Joe, Biddy et Herbert avant qu'il
+se retourn&acirc;t vers moi.</p>
+
+<p>Il y avait un espace vide de quelques pieds entre la table et le mur
+oppos&eacute;. Dans cet espace, il allait et venait continuellement. Sa grande
+force semblait redoubler pendant qu'il se mouvait ainsi, avec ses mains
+pendantes, l&acirc;ches et lourdes &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, et avec ses yeux furieux fix&eacute;s
+sur moi. Il ne me restait pas le moindre espoir. Malgr&eacute; la violence de
+mon agitation int&eacute;rieure et la vigueur surprenante des images qui
+surgissaient en moi au milieu de pens&eacute;es tumultueuses, je pouvais
+cependant comprendre clairement que, s'il n'avait pas &eacute;t&eacute; bien r&eacute;solu &agrave;
+me faire p&eacute;rir dans quelques moment, &agrave; l'insu de tout &ecirc;tre humain, il ne
+m'aurait jamais dit ce qu'il venait de me dire.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, il s'arr&ecirc;ta, &ocirc;ta le bouchon de sa bouteille et le jeta au
+loin. Tout l&eacute;ger qu'il &eacute;tait, je l'entendis tomber comme un plomb; il
+avala lentement, en soulevant la bouteille par degr&eacute;s, et alors il ne me
+regarda plus; puis il versa les quelques derni&egrave;res gouttes de liqueur
+dans le creux de sa main, et les absorba avec une violence saccad&eacute;e et
+en jurant horriblement; il jeta ensuite la bouteille loin de lui, se
+baissa, et je vis dans sa main un maillet &agrave; manche long et lourd.</p>
+
+<p>La r&eacute;solution que j'avais prise ne m'abandonna pas; sans lui adresser un
+seul mot d'inutile pri&egrave;re, je me mis &agrave; crier de toutes mes forces. Je ne
+pouvais remuer que ma t&ecirc;te et mes jambes; mais je me d&eacute;battais avec
+toute la force que j'avais en moi, et qui m'&eacute;tait jusque l&agrave; inconnue. Au
+m&ecirc;me instant, j'entendis des cris r&eacute;pondant aux miens, je vis des
+figures et un rayon de lumi&egrave;re se pr&eacute;cipiter par la porte, et je vis
+Orlick se d&eacute;gager du milieu d'un amas d'hommes, franchir la table d'un
+bond, comme une trombe, et dispara&icirc;tre dans l'obscurit&eacute;.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un certain temps, je revins &agrave; moi, et je me trouvai couch&eacute;, d&eacute;gag&eacute;
+de mes liens, sur le plancher, la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur les genoux de
+quelqu'un. Mes yeux &eacute;taient fix&eacute;s sur l'&eacute;chelle dress&eacute;e contre le mur.
+Ainsi en reprenant connaissance, j'appris que j'&eacute;tais encore &agrave; l'endroit
+o&ugrave; je l'avais perdue.</p>
+
+<p>Trop indiff&eacute;rent d'abord, m&ecirc;me pour regarder qui me soutenait, je
+restais &eacute;tendu regardant l'&eacute;chelle, quand une figure vint se placer
+entre elle et moi. C'&eacute;tait la figure du gar&ccedil;on de Trabb.</p>
+
+<p>&laquo;Je crois qu'il est mieux, dit le gar&ccedil;on de Trabb d'une voix douce. Mais
+comme il est encore p&acirc;le, hein!&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; ces mots, le visage de celui qui me soutenait vint se placer devant le
+mien, et je vis que celui qui me soutenait &eacute;tait mon ami.</p>
+
+<p>&laquo;Herbert!... bon Dieu?</p>
+
+<p>&mdash;Doucement, dit Herbert, doucement, Haendel, ne vous agitez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et notre vieux camarade Startop! m'&eacute;criai-je, comme lui aussi se
+penchait sur moi.</p>
+
+<p>&mdash;Souvenez-vous de l'affaire pour laquelle il va nous aider, dit
+Herbert, et soyez calme.&raquo;</p>
+
+<p>Cette allusion me fit redresser; mais la douleur que me causa mon bras
+me fit retomber.</p>
+
+<p>&laquo;Le moment n'est pas pass&eacute;, Herbert, n'est-ce pas? Quel jour
+sommes-nous? Depuis combien de temps suis-je ici?&raquo;</p>
+
+<p>Car j'avais l'&eacute;trange et fatal sentiment que j'&eacute;tais rest&eacute; &eacute;tendu l&agrave;
+pendant longtemps: un jour et une nuit, deux jours et deux nuits,
+peut-&ecirc;tre plus.</p>
+
+<p>&laquo;Le moment n'est pas pass&eacute;, nous sommes encore &agrave; lundi soir.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu soit b&eacute;ni!...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez toute la journ&eacute;e de demain mardi pour vous reposer, dit
+Herbert. Mais vous ne cessez pas de g&eacute;mir, mon cher Haendel, quelle
+blessure avez-vous? Pouvez-vous vous tenir debout?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, dis-je, je puis marcher, je n'ai d'autre blessure que la
+douleur que me cause ce bras.&raquo;</p>
+
+<p>Ils le mirent &agrave; nu, et firent tout ce qui &eacute;tait en leur pouvoir pour me
+soulager. Mon bras &eacute;tait consid&eacute;rablement enfl&eacute; et enflamm&eacute;, je pouvais
+&agrave; peine supporter qu'on y touch&acirc;t, mais ils d&eacute;chir&egrave;rent leurs mouchoirs
+pour me faire de nouveaux bandages, et le replac&egrave;rent soigneusement dans
+l'&eacute;charpe, jusqu'&agrave; ce que nous puissions gagner la ville et nous
+procurer une lotion calmante pour mettre dessus. En peu de temps, nous
+e&ucirc;mes ferm&eacute; la porte de la maison de l'&eacute;cluse, que nous laissions sombre
+et d&eacute;serte, et nous repassions par la carri&egrave;re pour rentrer en ville. Le
+gar&ccedil;on de Trabb, maintenant le commis de Trabb, marchait en avant avec
+une lanterne. C'&eacute;tait sa lumi&egrave;re que j'avais vu para&icirc;tre &agrave; la porte,
+mais la lune &eacute;tait beaucoup plus haute que la derni&egrave;re fois que je
+l'avais vue; le ciel et la nuit, bien que pluvieuse, &eacute;taient beaucoup
+plus clairs. La vapeur blanche de la chaux passait devant nous. Pendant
+que nous marchions, et comme auparavant j'avais mentalement fait une
+pri&egrave;re, je fis alors une action de gr&acirc;ces.</p>
+
+<p>Suppliant Herbert de me dire comment il &eacute;tait venu &agrave; mon secours, ce que
+d'abord il avait positivement refus&eacute; de faire en me recommandant de
+rester tranquille, j'appris que, dans ma pr&eacute;cipitation, j'avais laiss&eacute;
+tomber la lettre anonyme dans notre appartement, o&ugrave; en rentrant avec
+Startop, qu'il avait rencontr&eacute; dans la rue, il l'avait trouv&eacute;e tr&egrave;s peu
+de temps apr&egrave;s mon d&eacute;part. Le ton de la lettre l'avait inqui&eacute;t&eacute;, surtout
+&agrave; cause du peu de rapport qu'il y avait entre ce qu'elle disait et les
+quelques lignes que je lui avais laiss&eacute;es. Son inqui&eacute;tude croissant, au
+lieu de c&eacute;der apr&egrave;s un quart d'heure de r&eacute;flexion, il &eacute;tait parti pour
+le bureau des voitures avec Startop, qui n'avait pas mieux demand&eacute; que
+de l'accompagner pour demander &agrave; quelle heure partait la premi&egrave;re
+voiture. Voyant que la voiture de l'apr&egrave;s-midi &eacute;tait partie et trouvant
+que son inqui&eacute;tude se changeait positivement en alarme &agrave; mesure qu'il
+rencontrait des obstacles, il avait r&eacute;solu de partir en poste. Donc
+Startop et lui &eacute;taient arriv&eacute;s au <i>Cochon bleu</i> comptant m'y trouver, ou
+au moins avoir quelques nouvelles de moi. Mais ne trouvant rien du tout,
+ils s'&eacute;taient rendus chez miss Havisham, o&ugrave; ils avaient perdu mes
+traces. Apr&egrave;s cela, ils &eacute;taient retourn&eacute;s &agrave; l'h&ocirc;tel (au moment sans
+doute o&ugrave; j'&eacute;coutais la version locale et populaire de mon histoire) pour
+prendre quelques rafra&icirc;chissements, et se procurer quelqu'un qui p&ucirc;t les
+guider dans les marais. Parmi les personnes qu'ils trouv&egrave;rent sous la
+porte du <i>Cochon bleu</i> se trouvait justement le gar&ccedil;on de Trabb, fid&egrave;le
+&agrave; son ancienne coutume de se trouver partout o&ugrave; il n'avait pas besoin
+d'&ecirc;tre; et le gar&ccedil;on de Trabb m'avait vu partir de chez miss Havisham
+dans la direction de mon auberge. Le gar&ccedil;on de Trabb s'&eacute;tait donc fait
+leur guide et ils &eacute;taient partis avec lui pour la maison de l'&eacute;cluse,
+mais par le chemin de la ville aux marais que j'avais &eacute;vit&eacute;. Tout en
+marchant, Herbert avait r&eacute;fl&eacute;chi que je pouvais, apr&egrave;s tout, avoir &eacute;t&eacute;
+appel&eacute; l&agrave; dans un but qui importait &agrave; la s&ucirc;ret&eacute; de Provis, et pensant
+que, dans ce cas, il ferait peut-&ecirc;tre mal de me d&eacute;ranger, il avait
+laiss&eacute; son guide et Startop au bord de la carri&egrave;re et s'&eacute;tait approch&eacute;
+seul et sans bruit de la maison, deux ou trois fois, cherchant &agrave;
+s'assurer si tout se passait bien &agrave; l'int&eacute;rieur. Comme il ne pouvait
+rien entendre que les sons indistincts d'une voix rude (ceci se passait
+pendant que mon esprit &eacute;tait tant occup&eacute;), il avait m&ecirc;me fini par douter
+que je fusse l&agrave;, quand tout &agrave; coup il m'avait entendu crier de toutes
+mes forces. Il avait alors r&eacute;pondu &agrave; mes cris, et s'&eacute;tait pr&eacute;cipit&eacute; dans
+la cabane, suivi de pr&egrave;s par les deux autres.</p>
+
+<p>Quand je dis &agrave; Herbert ce qui s'&eacute;tait pass&eacute; dans la maison, il voulut
+aller imm&eacute;diatement &agrave; la ville trouver un magistrat, malgr&eacute; l'heure
+avanc&eacute;e, et obtenir un ordre d'arrestation; mais j'avais d&eacute;j&agrave; song&eacute;
+qu'une pareille d&eacute;marche, en nous retenant et en nous emp&ecirc;chant de
+revenir pourrait &ecirc;tre fatale &agrave; Provis. Il n'y avait pas &agrave; contester
+cette difficult&eacute;, et nous abandonn&acirc;mes toute pens&eacute;e de poursuivre Orlick
+pour le moment. Dans ces circonstances, nous cr&ucirc;mes prudent de traiter
+l&eacute;g&egrave;rement la chose aux yeux du gar&ccedil;on de Trabb qui, j'en suis
+convaincu, aurait &eacute;t&eacute; fortement d&eacute;sappoint&eacute; s'il avait appris que son
+intervention m'avait sauv&eacute; du four &agrave; chaux; non pas que le gar&ccedil;on de
+Trabb f&ucirc;t d'une mauvaise nature, mais parce qu'il avait trop de vivacit&eacute;
+non employ&eacute;e, et qu'il &eacute;tait dans sa constitution de chercher de la
+vari&eacute;t&eacute; et de l'excitation aux d&eacute;pens des autres.</p>
+
+<p>En le quittant, je lui fis pr&eacute;sent de deux guin&eacute;es (qui semblaient faire
+son affaire), et je lui dis que j'&eacute;tais f&acirc;ch&eacute; d'avoir jamais eu une
+mauvaise opinion de lui (ce qui ne lui fit pas la moindre impression).</p>
+
+<p>Le mercredi &eacute;tait si pr&egrave;s de nous, nous pr&icirc;mes le parti de retourner &agrave;
+Londres le soir m&ecirc;me tous les trois dans la chaise de poste, afin d'&ecirc;tre
+d&eacute;j&agrave; loin si l'aventure de la nuit venait &agrave; s'&eacute;bruiter. Herbert se
+procura une bouteille de mixture calmante pour mon bras, et, &agrave; force
+d'en verser sur ma blessure, pendant toute la nuit, il me fut possible
+de supporter la douleur pendant le voyage. Il faisait jour quand nous
+arriv&acirc;mes au Temple; je me mis au lit imm&eacute;diatement, et j'y restai tout
+le jour.</p>
+
+<p>Je tremblais de tomber malade et d'&ecirc;tre impotent pour le lendemain, et
+je m'&eacute;tonne que cette crainte seule ne m'ait pas rendu incapable de rien
+faire. Cela f&ucirc;t arriv&eacute; s&ucirc;rement, avec la fatigue et la torture morale
+que j'avais endur&eacute;es, sans la force surnaturelle avec laquelle agissait
+sur moi l'id&eacute;e du lendemain de ce jour, consid&eacute;r&eacute; avec tant
+d'inqui&eacute;tudes, charg&eacute; de telles cons&eacute;quences et de r&eacute;sultats
+imp&eacute;n&eacute;trables quoique si proches! Aucune pr&eacute;caution ne pouvait &ecirc;tre plus
+utile que d'&eacute;viter de communiquer avec Provis ce jour-l&agrave;; cependant cela
+augmentait encore mon inqui&eacute;tude. Je tressaillais &agrave; chaque pas, &agrave; chaque
+bruit, croyant que Provis &eacute;tait d&eacute;couvert et arr&ecirc;t&eacute;, et que c'&eacute;tait un
+messager qui arrivait pour m'en informer. Je me persuadais &agrave; moi-m&ecirc;me
+que je savais qu'il &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute;; qu'il y avait sur mon esprit quelque
+chose de plus qu'une crainte ou un pressentiment; que le fait &eacute;tait
+arriv&eacute;, et que j'en avais une myst&eacute;rieuse certitude. La journ&eacute;e se
+passa, et aucune mauvaise nouvelle n'arriva. Comme le jour touchait &agrave; sa
+fin, et que l'obscurit&eacute; tombait, ma crainte vague d'&ecirc;tre retenu par ma
+maladie le lendemain, s'empara de moi tout &agrave; fait; je sentais battre mon
+bras br&ucirc;lant et ma t&ecirc;te br&ucirc;lante, et il me semblait que je commen&ccedil;ais &agrave;
+divaguer. Je comptais jusqu'&agrave; des nombres &eacute;lev&eacute;s pour m'assurer de
+moi-m&ecirc;me, et je r&eacute;p&eacute;tais des fragments d'ouvrages que je savais, en
+prose et en vers. Il arrivait quelquefois que, pendant un court r&eacute;pit de
+mon esprit fatigu&eacute;, je m'assoupissais quelques instants et que
+j'oubliais; alors je me disais en me r&eacute;veillant en sursaut:</p>
+
+<p>&laquo;Allons! m'y voil&agrave;, le d&eacute;lire s'empare de moi.&raquo;</p>
+
+<p>On me laissa tr&egrave;s tranquille tout le jour; on tint mon bras constamment
+band&eacute; et l'on me fit prendre des calmants. Toutes les fois que je
+m'endormais, je me r&eacute;veillais avec l'id&eacute;e que j'avais eue dans la cabane
+de l'&Eacute;cluse, qu'un long espace de temps s'&eacute;tait &eacute;coul&eacute;, et que
+l'occasion de sauver Provis &eacute;tait pass&eacute;e. Vers minuit, je me jetai en
+bas de mon lit, et fus trouver Herbert avec la conviction que j'avais
+dormi pendant vingt-quatre heures, et que le mercredi &eacute;tait pass&eacute;.
+C'&eacute;tait le dernier effort de mon excitation &eacute;puis&eacute;e; apr&egrave;s cela, je
+dormis profond&eacute;ment.</p>
+
+<p>Le mercredi matin commen&ccedil;ait &agrave; poindre, quand je regardai par la
+fen&ecirc;tre. Les lumi&egrave;res qui vacillaient sur les ponts avaient d&eacute;j&agrave; p&acirc;li,
+le soleil levant &eacute;tait comme un lac de feu &agrave; l'horizon; le fleuve,
+encore sombre et myst&eacute;rieux, &eacute;tait coup&eacute; par les ponts, qui prenaient
+une teinte grise et froide, et &ccedil;&agrave; et l&agrave;, &agrave; la partie sup&eacute;rieure, une
+touche chaude renvoy&eacute;e par le ciel en feu. Comme je regardais cet amas
+de toits, de tours d'&eacute;glises et de fl&egrave;ches, s'&eacute;levant dans l'air, plus
+clairs que de coutume, le soleil se leva, un voile parut tout &agrave; coup
+&ecirc;tre enlev&eacute; de dessus la rivi&egrave;re, et des millions d'&eacute;tincelles parurent
+&agrave; sa surface. De moi aussi, il me semblait qu'on avait tir&eacute; un voile, et
+je me sentais vaillant et fort.</p>
+
+<p>Herbert &eacute;tait endormi dans son lit, et notre vieux camarade d'&eacute;tudes
+&eacute;tait endormi sur le sofa. Je ne pouvais pas m'habiller sans l'aide de
+quelqu'un, mais je ranimai le feu qui br&ucirc;lait encore et je leur pr&eacute;parai
+du caf&eacute;. Bient&ocirc;t mes compagnons se lev&egrave;rent, vaillants et forts aussi;
+et nous laiss&acirc;mes entrer par les fen&ecirc;tres l'air vif du matin, et nous
+regard&acirc;mes la mar&eacute;e qui montait encore vers nous.</p>
+
+<p>&laquo;Quand l'aiguille sera sur neuf heures, dit Herbert avec entrain,
+attention &agrave; nous! et tenez-vous pr&ecirc;ts, vous, l&agrave;-bas, au Moulin du Bord
+de l'Eau!&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXIVb" id="CHAPITRE_XXIVb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIV.</a></h2>
+
+
+<p>C'&eacute;tait un des ces jours de mars, o&ugrave; le soleil brille chaud et o&ugrave; le
+vent souffle froid, o&ugrave; l'on trouve l'&eacute;t&eacute; sous le soleil et l'hiver &agrave;
+l'ombre. Nous avions nos paletots avec nous, et je pris un sac de
+voyage. De tout ce que je poss&eacute;dais sur terre, je ne pris que les
+quelques objets de premi&egrave;re n&eacute;cessit&eacute; qui remplissaient le sac. O&ugrave;
+allais-je? qu'allais-je faire? et quand reviendrais-je? &eacute;taient autant
+de questions auxquelles je ne pouvais r&eacute;pondre. Je n'en troublai pas mon
+esprit, car tout cela reposait sur la s&ucirc;ret&eacute; de Provis. Je me demandai
+seulement, au moment o&ugrave; je m'arr&ecirc;tai &agrave; la porte pour jeter un dernier
+regard dans l'appartement, dans quelles circonstances diff&eacute;rentes je
+devais revoir ces chambres, si jamais je les revoyais.</p>
+
+<p>Nous descend&icirc;mes sans nous presser l'escalier du Temple, et nous y
+rest&acirc;mes pendant quelque temps, comme si nous n'&eacute;tions pas encore tout &agrave;
+fait d&eacute;cid&eacute;s &agrave; tenter l'aventure. J'avais, bien entendu, veill&eacute; &agrave; ce que
+le bateau se trouv&acirc;t pr&ecirc;t et tout en ordre. Apr&egrave;s avoir montr&eacute; un peu
+d'ind&eacute;cision, dont personne ne fut t&eacute;moin, que les deux ou trois
+cr&eacute;atures amphibies appartenant &agrave; notre escalier du Temple, nous nous
+embarqu&acirc;mes et pr&icirc;mes le large, Herbert &agrave; l'avant, moi au gouvernail. La
+mar&eacute;e &eacute;tait haute, car alors il &eacute;tait huit heures et demie.</p>
+
+<p>Voici quel &eacute;tait notre plan: la mar&eacute;e commen&ccedil;ant &agrave; baisser &agrave; neuf
+heures, et nous emmenant jusqu'&agrave; trois heures, notre intention &eacute;tait de
+continuer quand elle remonterait, et de ramer contre elle jusqu'&agrave; la
+nuit. Nous serions bien alors arriv&eacute;s dans ces grandes largeurs au-del&agrave;
+de Gravesend, entre Kent et Essex, o&ugrave; la rivi&egrave;re est large et solitaire,
+o&ugrave; les habitants riverains sont peu nombreux, et o&ugrave; il y a des auberges
+&eacute;parses, &ccedil;&agrave; et l&agrave;, parmi lesquelles nous pourrions facilement en choisir
+une pour nous reposer. Nous avions l'intention d'y rester toute la nuit.
+Le paquebot pour Hambourg et celui pour Rotterdam devaient quitter
+Londres vers neuf heures, le jeudi matin, nous savions &agrave; quelle heure
+l'attendre, selon l'endroit o&ugrave; nous serions, et nous h&eacute;lerions d'abord
+le premier, de sorte que si, par hasard, on ne pouvait nous prendre &agrave;
+bord, nous aurions une seconde chance. Nous connaissions les marques
+distinctives de chaque vaisseau.</p>
+
+<p>Le soulagement que j'&eacute;prouvais en commen&ccedil;ant enfin l'ex&eacute;cution de notre
+entreprise &eacute;tait si grand, qu'il m'&eacute;tait difficile de croire &agrave; l'&eacute;tat
+dans lequel je m'&eacute;tais trouv&eacute; quelques heures auparavant. L'air vif, le
+soleil, le mouvement sur la rivi&egrave;re et le mouvement dans la rivi&egrave;re
+elle-m&ecirc;me, l'eau qui courait avec nous, paraissant sympathiser avec
+nous, nous animer, nous encourager, me rafra&icirc;chissaient d'un nouvel
+espoir. Je me sentais int&eacute;rieurement humili&eacute; d'&ecirc;tre si peu utile dans le
+bateau, mais il y avait peu de meilleurs rameurs que mes deux amis, et
+ils ramaient avec une r&eacute;gularit&eacute; qui devait durer tout le jour.</p>
+
+<p>&Agrave; cette &eacute;poque, la navigation &agrave; vapeur sur la Tamise &eacute;tait bien loin
+d'&ecirc;tre ce qu'elle est aujourd'hui, et les bateaux &agrave; rames &eacute;taient bien
+plus nombreux. Il y avait peut-&ecirc;tre autant de barques houill&egrave;res &agrave;
+voiles et de bateaux c&ocirc;tiers qu'&agrave; pr&eacute;sent; mais les vaisseaux &agrave; voiles,
+grands et petits, n'&eacute;taient pas la dixi&egrave;me ou la vingti&egrave;me partie aussi
+nombreux. De bonne heure comme il &eacute;tait, il y avait d&eacute;j&agrave; beaucoup de
+bateaux &agrave; rames allant et venant, beaucoup de barques descendant avec la
+mar&eacute;e; la navigation sur la rivi&egrave;re entre les ponts, en bateaux
+d&eacute;couverts, &eacute;tait chose plus commode et plus commune dans ce temps-l&agrave;
+qu'aujourd'hui, et nous avancions lentement, au milieu d'un grand nombre
+d'esquifs et de p&eacute;niches.</p>
+
+<p>Nous e&ucirc;mes bient&ocirc;t franchi le vieux pont de Londres et le vieux march&eacute;
+de Billingsgate, et la Tour Blanche, et la Porte des Tra&icirc;tres, et nous
+pass&acirc;mes entre les rang&eacute;es de vaisseaux. Voici les bateaux &agrave; vapeur de
+Leith, d'Aberdeen et de Glascow, chargeant et d&eacute;chargeant des
+marchandises; ils paraissent &eacute;norm&eacute;ment &eacute;lev&eacute;s au-dessus de l'eau quand
+nous passons le long de leurs flancs; voici les houillers par vingtaines
+et vingtaines, et les d&eacute;chargeurs de charbon qui &eacute;pongent les planches
+des ponts des navires, en compensation des mesures de charbon qu'ils
+enl&egrave;vent et qu'ils versent ensuite dans des barques. Ici est amarr&eacute; le
+steamer qui part demain pour Rotterdam, nous en prenons bonne note; et
+l&agrave;, le steamer qui part demain pour Hambourg, sur le beaupr&eacute; duquel nous
+passons; et maintenant, assis &agrave; l'arri&egrave;re, je peux voir, et mon c&oelig;ur en
+bat plus vite, le Moulin et les escaliers du Moulin.</p>
+
+<p>&laquo;Est-il l&agrave;? dit Herbert.</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, il ne devait pas descendre avant de nous voir.
+Pouvez-vous voir le signal?</p>
+
+<p>&mdash;Pas bien d'ici, mais je crois le voir lui... maintenant je le vois!
+Ensemble, doucement, Herbert, rentrez vos rames.&raquo;</p>
+
+<p>Pendant une seule minute, nous touchons l&eacute;g&egrave;rement l'escalier; Provis
+saute &agrave; bord, et nous reprenons le large. Il avait un manteau de matelot
+avec lui, une malle en toile noire, et il ressemblait autant &agrave; un pilote
+de rivi&egrave;re que mon c&oelig;ur pouvait le d&eacute;sirer.</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher ami, dit-il, en mettant son bras sur mon &eacute;paule pendant qu'il
+prenait sa place, cher et fid&egrave;le enfant, c'est bien, merci, merci!&raquo;</p>
+
+<p>Nous traversons encore une rang&eacute;e de vaisseaux, nous en sortons; nous
+&eacute;vitons les cha&icirc;nes rouill&eacute;es, les c&acirc;bles de chanvre, les grelins et les
+bou&eacute;es; nous dispersons les copeaux et les &eacute;clats de bois flottants,
+nous fendons les amas de scories de charbon flottantes. Nous passons
+sous la figure de la proue du <i>John</i> de Sunderland, adressant un
+discours aux vents (comme font bien des Johns), et sous la <i>Betzy</i> de
+Yarmouth, avec sa gorge ferme et ses yeux protub&eacute;rants sortant de deux
+pouces hors de sa t&ecirc;te; nous passons devant des marteaux qui
+fonctionnent dans les chantiers de construction; devant des scies qui
+p&eacute;n&egrave;trent dans le bois; devant des machines qui frappent &agrave; grand bruit
+sur des choses inconnues; des pompes jouent dans les vaisseaux qui
+prennent eau, les cabestans tournent, les vaisseaux gagnent la mer, et
+des cr&eacute;atures marines &eacute;changent des jurons impossibles par-dessus les
+bords avec des d&eacute;bardeurs qui leur r&eacute;pondent; nous passons... nous
+passons enfin sur une eau plus claire dans laquelle les mousses
+pourraient prendre leurs &eacute;bats, sans p&eacute;cher plus longtemps dans les eaux
+troubles qui sont de l'autre c&ocirc;t&eacute;, et o&ugrave; les voiles festonn&eacute;es peuvent
+se gonfler au vent.</p>
+
+<p>&Agrave; l'escalier o&ugrave; nous avions pris Provis &agrave; bord, et, toujours depuis,
+j'avais cherch&eacute; vainement une preuve que nous &eacute;tions soup&ccedil;onn&eacute;s, je n'en
+avais pas vu. Certainement nous ne l'avions pas &eacute;t&eacute; &agrave; ce moment-l&agrave;, et
+certainement nous n'&eacute;tions ni pr&eacute;c&eacute;d&eacute;s ni suivis d'aucun bateau. Si nous
+avions &eacute;t&eacute; surveill&eacute;s par quelque bateau, j'aurais nag&eacute; vers lui et je
+l'aurais oblig&eacute; &agrave; continuer ou &agrave; d&eacute;clarer son projet; mais nous
+continu&acirc;mes notre route, sans la moindre apparence d'&ecirc;tre molest&eacute;s.</p>
+
+<p>Provis avait mis son manteau de matelot, et semblait, comme je l'ai dit,
+un personnage appropri&eacute; au milieu dans lequel nous nous trouvions. Il
+&eacute;tait remarquable (mais peut-&ecirc;tre la vie mis&eacute;rable qu'il avait men&eacute;e
+pouvait l'expliquer) qu'il n'&eacute;tait pas le moins du monde inquiet pour
+aucun de nous. Il n'&eacute;tait pas indiff&eacute;rent, car il me disait qu'il
+esp&eacute;rait vivre pour voir son gentleman devenir un des gentlemen les plus
+parfaits en pays &eacute;tranger; il n'&eacute;tait pas dispos&eacute; &agrave; &ecirc;tre passif ou
+r&eacute;sign&eacute;, ainsi que je le compris, mais il ne se doutait aucunement qu'on
+p&ucirc;t rencontrer le danger &agrave; moiti&eacute; route. Quand le danger fondait sur
+lui, il lui tenait t&ecirc;te, mais il fallait qu'il v&icirc;nt avant qu'il s'en
+occup&acirc;t.</p>
+
+<p>&laquo;Si vous saviez, mon cher ami, me dit-il, ce que c'est que d'&ecirc;tre ici, &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de mon cher enfant, et de fumer ma pipe apr&egrave;s avoir pass&eacute; des jours
+entre quatre murailles, vous m'envieriez... mais vous ne savez pas ce
+que c'est.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois conna&icirc;tre les d&eacute;lices de la libert&eacute;, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il en secouant gravement la t&ecirc;te, il faut avoir &eacute;t&eacute; sous clefs
+et verrous, mon cher enfant, pour le savoir comme moi... mais je ne vais
+pas montrer de petitesse.&raquo;</p>
+
+<p>Je ne pouvais concevoir comment, pour une id&eacute;e fixe comme celle de me
+voir gentleman, il avait pu risquer sa libert&eacute; et m&ecirc;me sa vie. Mais je
+r&eacute;fl&eacute;chis que peut-&ecirc;tre la libert&eacute; sans danger &eacute;tait trop en dehors de
+toutes les habitudes de sa vie pour &ecirc;tre pour lui ce qu'elle serait pour
+un autre homme. Je n'&eacute;tais pas trop loin du vrai; car il dit, apr&egrave;s
+avoir fum&eacute; un peu:</p>
+
+<p>&laquo;&Eacute;coutez-moi, cher ami: quand j'&eacute;tais l&agrave;-bas, de l'autre c&ocirc;t&eacute; du monde,
+je regardais toujours de ce c&ocirc;t&eacute;, et il me devint insipide d'y rester,
+car je devenais riche. Tout le monde connaissait Magwitch, et Magwitch
+pouvait aller et Magwitch pouvait venir, et personne ne s'occupait de
+lui. Ils ne sont pas aussi coulants avec moi, ici, mon cher enfant, ou
+du moins ils ne le seraient pas, s'ils savaient o&ugrave; je suis.</p>
+
+<p>&mdash;Si tout va bien, dis-je, vous serez, dans quelques heures, tout &agrave; fait
+libre et en s&ucirc;ret&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprit-il en poussant un long soupir, je l'esp&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Et le croyez-vous?&raquo;</p>
+
+<p>Il trempa sa main dans l'eau, par-dessus le plat bord du bateau, et dit
+en souriant de cet air doux, qui n'&eacute;tait pas nouveau pour moi:</p>
+
+<p>&laquo;Oui, je suppose que je le crois, cher enfant. Il serait difficile
+d'&ecirc;tre plus tranquilles et plus &agrave; notre aise que nous ne le sommes
+maintenant. Mais... c'est peut-&ecirc;tre cette brise si douce et si agr&eacute;able
+sur l'eau, qui me le fait croire... je songeais tout &agrave; l'heure, en
+regardant la fum&eacute;e de ma pipe, que nous ne pouvons pas plus voir au-del&agrave;
+de ces quelques heures, que nous ne pouvons voir au fond de cette
+rivi&egrave;re dont j'essaye de saisir l'eau; et nous ne pouvons pas retenir
+davantage le cours du temps que je ne puis retenir cette eau; et
+voyez... elle a pass&eacute; &agrave; travers mes doigts, et est partie! dit-il en
+levant sa main mouill&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Mais &agrave; votre visage, j'aurais pens&eacute; que vous &eacute;tiez un peu abattu,
+dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde, mon cher enfant! Cela vient des flots qui sont
+si calmes, et qui murmurent si doucement &agrave; l'avant du bateau une esp&egrave;ce
+de psalmodie du dimanche. Sans compter que peut-&ecirc;tre je deviens un peu
+vieux.&raquo;</p>
+
+<p>Il remit sa pipe dans sa bouche avec une expression impassible et se
+tint calme et content, comme si nous eussions &eacute;t&eacute; hors d'Angleterre.
+Cependant il se soumettait aussi facilement, au moindre mot d'avis, que
+s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dans une constante terreur; lorsque nous abord&acirc;mes pour
+nous procurer quelques bouteilles de bi&egrave;re, il allait sauter &agrave; terre,
+quand je lui fis comprendre que je croyais qu'il serait plus en s&ucirc;ret&eacute;
+o&ugrave; il &eacute;tait, et il dit:</p>
+
+<p>&laquo;Vous croyez, mon cher enfant?&raquo;</p>
+
+<p>Et il se rassit tranquillement.</p>
+
+<p>L'air &eacute;tait froid sur la rivi&egrave;re, mais c'&eacute;tait une belle journ&eacute;e, et le
+soleil nous envoyait des rayons joyeux. La mar&eacute;e descendait vite; je
+prenais soin d'en profiter, et nos rames nous menaient bon train.
+Imperceptiblement, avec la mar&eacute;e qui se retirait, nous nous &eacute;loign&acirc;mes
+de plus en plus des bois et des coteaux, et nous nous approch&acirc;mes des
+bancs de vase; mais la mar&eacute;e ne nous avait pas encore quitt&eacute;s quand nous
+e&ucirc;mes pass&eacute; Gravesend. Comme l'objet de nos soins &eacute;tait envelopp&eacute; dans
+son manteau, je passai avec intention, &agrave; une ou deux longueurs de bateau
+de la douane flottante, et un peu plus loin, pour reprendre le courant,
+le long de deux vaisseaux d'&eacute;migrants, et sous l'avant d'un gros navire
+de transport sur le gaillard d'avant duquel il y avait des troupes qui
+nous regardaient passer. Bient&ocirc;t le courant se mit &agrave; faiblir et les
+radeaux &agrave; l'ancre &agrave; balancer, et bient&ocirc;t tout balan&ccedil;a &agrave; l'entour; et les
+vaisseaux qui voulaient profiter de la nouvelle mar&eacute;e pour remonter le
+fleuve commenc&egrave;rent &agrave; passer en flottes autour de nous, qui nous
+tenions, autant que possible, pr&egrave;s du rivage, hors du courant, &eacute;vitant
+avec soins les bas-fonds et les bancs de vase.</p>
+
+<p>Nos rameurs s'&eacute;taient si bien repos&eacute;s, en laissant de temps &agrave; autre le
+bateau suivre le courant, pendant une minute ou deux, qu'un quart
+d'heure de halte leur suffit grandement. Nous nous abrit&acirc;mes au milieu
+de pierres limoneuses, pour manger et boire ce que nous avions avec
+nous, tout en veillant avec attention. Cet endroit me rappelait mon pays
+de marais, plat et monotone, avec son horizon triste et morne; la
+rivi&egrave;re, en serpentant, tournait et tournait, et les grandes bou&eacute;es
+flottantes tournaient et tournaient, et tout le reste semblait calme et
+arr&ecirc;t&eacute;. Le dernier essaim de vaisseaux avait doubl&eacute; la derni&egrave;re basse
+pointe que nous avions franchie; la derni&egrave;re barque verte, charg&eacute;e de
+paille, avec une voile brune, l'avait suivie; quelques bateaux de
+ballast, construits comme la premi&egrave;re imitation grossi&egrave;re d'un bateau,
+faite par un enfant, &eacute;taient enfonc&eacute;s profond&eacute;ment dans la vase; le
+petit phare trapu construit sur pilotis se montrait d&eacute;sempar&eacute; sur ses
+&eacute;chasses et ses supports; les pieux gluants sortaient de la vase, les
+bornes rouges sortaient de la vase, les signaux de mar&eacute;e sortaient de la
+vase, et une vieille plate-forme et une vieille construction sans toit,
+reposaient sur la vase; enfin, tout, autour de nous, n'&eacute;tait que vase et
+stagnation.</p>
+
+<p>Nous repr&icirc;mes le large, et f&icirc;mes le plus de chemin qu'il nous fut
+possible. C'&eacute;tait bien plus dur &agrave; man&oelig;uvrer maintenant; mais Herbert et
+Startop furent pers&eacute;v&eacute;rants, et ils ram&egrave;rent, ram&egrave;rent, ram&egrave;rent,
+jusqu'au coucher du soleil. &Agrave; ce moment, la rivi&egrave;re nous soulevait un
+peu, de sorte que nous pouvions planer au-del&agrave; des rives. Nous voyions
+le soleil rouge au fond de l'horizon, colorant la terre d'un bleu
+empourpr&eacute; qui noircissait &agrave; vue d'&oelig;il, et les marais solitaires et
+plats, et au loin les montagnes, entre lesquelles et nous il ne semblait
+y avoir rien de vivant, si ce n'est &ccedil;&agrave; et l&agrave;, sur le premier plan, une
+mouette m&eacute;lancolique.</p>
+
+<p>Comme la nuit tombait vite et que la pleine lune &eacute;tant pass&eacute;e, la lune
+ne devait pas se lever de bonne heure, nous t&icirc;nmes un petit conseil: il
+fut de courte dur&eacute;e, car il &eacute;tait clair que ce que nous avions &agrave; faire,
+c'&eacute;tait de nous arr&ecirc;ter &agrave; la premi&egrave;re taverne isol&eacute;e que nous pourrions
+trouver. On mit de nouveau les rames en mouvement, et je cherchai au
+loin quelque chose comme une maison. Nous continu&acirc;mes ainsi, parlant
+peu, pendant quatre ou cinq longs milles. Il faisait tr&egrave;s froid, et un
+bateau de charbon, venant sur nous avec son feu brillant et fumant, nous
+parut un int&eacute;rieur confortable. La nuit &eacute;tait aussi sombre &agrave; ce moment
+qu'elle devait le rester jusqu'au jour, et le peu de lumi&egrave;re que nous
+avions semblait venir plut&ocirc;t de la rivi&egrave;re que du ciel, quand les rames,
+en plongeant, refl&eacute;taient quelques &eacute;toiles.</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment lugubre, nous nous sentions tous obs&eacute;d&eacute;s de l'id&eacute;e qu'on
+nous suivait. La mar&eacute;e, en montant, battait lourdement, et &agrave; des
+intervalles irr&eacute;guliers, contre le rivage, et toutes les fois que ce
+bruit nous arrivait, l'un ou l'autre d'entre nous ne manquait jamais de
+faire un mouvement et de regarder dans cette direction. &Ccedil;&agrave; et l&agrave;, le
+courant avait creus&eacute; dans la rive une petite crique. Nous redoutions ces
+sortes d'endroits, et nous les observions avec anxi&eacute;t&eacute;. Quelquefois l'un
+de nous s'&eacute;criait &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&laquo;Qu'est-ce que ce bruit?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce un bateau que l'on voit l&agrave;-bas?&raquo; demandait un autre.</p>
+
+<p>Puis nous retombions dans un silence de mort, et je ne cessais de penser
+avec impatience au bruit inaccoutum&eacute; que les rames faisaient dans les
+anneaux o&ugrave; elles &eacute;taient retenues.</p>
+
+<p>&Agrave; la fin, nous d&eacute;couvr&icirc;mes une lumi&egrave;re et un toit; bient&ocirc;t apr&egrave;s, nous
+glissions le long d'une petite digue, faite avec des pierres qui avaient
+&eacute;t&eacute; ramass&eacute;es tout pr&egrave;s de l&agrave;. Laissant les autres dans le bateau, je
+sautai &agrave; terre, et je trouvai que la lumi&egrave;re se voyait &agrave; travers la
+fen&ecirc;tre d'une taverne. C'&eacute;tait un endroit assez sale et, j'ose le dire,
+tr&egrave;s connu des contrebandiers, mais il y avait un bon feu dans la
+cuisine, des &oelig;ufs et du jambon &agrave; manger, et diverses liqueurs &agrave; boire.
+Il y avait aussi deux chambres &agrave; deux lits, telles quelles, comme le dit
+le ma&icirc;tre de l'&eacute;tablissement. Il n'y avait personne dans la maison que
+le propri&eacute;taire, sa femme et un individu m&acirc;le, grisonnant, le
+garde-pavillon du petit port, qui &eacute;tait aussi gluant, aussi limoneux que
+s'il avait &eacute;t&eacute; enfonc&eacute; dans l'eau pour en marquer la hauteur.</p>
+
+<p>Avec cet aide, je revins au bateau, et nous retourn&acirc;mes tous &agrave; terre,
+emportant les rames, le gouvernail, la gaffe et tout ce qu'il contenait.
+Nous le tir&acirc;mes de l'eau pour la nuit. Nous f&icirc;mes un tr&egrave;s bon repas,
+aupr&egrave;s du feu de la cuisine, et nous gagn&acirc;mes les chambres &agrave; coucher.
+Herbert et Startop devaient en occuper une, moi et l'objet de nos soins
+l'autre. Nous trouv&acirc;mes l'air aussi soigneusement exclu de l'une que de
+l'autre, comme si l'air &eacute;tait fatal &agrave; la vie, et il y avait plus de
+linge sale et de cartons sous les lits que je n'aurais cru la famille
+capable d'en poss&eacute;der; mais nous nous consid&eacute;r&acirc;mes cependant comme bien
+partag&eacute;s, car il nous e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible de trouver un lieu plus
+solitaire.</p>
+
+<p>Tandis que nous nous r&eacute;confortions pr&egrave;s du feu, apr&egrave;s notre repas, le
+garde, qui se tenait blotti dans un coin et qui avait une &eacute;norme paire
+de souliers qu'il avait exhib&eacute;e pendant que nous mangions notre omelette
+au lard, relique int&eacute;ressant qu'il avait prise il y a quelques jours aux
+pieds d'un matelot noy&eacute;, me demanda si j'avais vu une galiote de
+douanier &agrave; quatre rames remonter avec la mar&eacute;e? Quand je lui eus r&eacute;pondu
+que non, il me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Ils doivent alors &ecirc;tre descendus, et pourtant ils ont pris par en haut
+en quittant d'ici; mais ils auront r&eacute;fl&eacute;chi que cela valait mieux, pour
+une raison ou pour une autre, et ils seront descendus.</p>
+
+<p>&mdash;Une galiote &agrave; quatre rames, avez-vous dit? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, et il y avait dedans deux hommes assis qui ne ramaient
+pas.</p>
+
+<p>&mdash;Sont-ils descendus &agrave; terre, et sont-ils venus ici?</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont venus ici avec une cruche en gr&egrave;s de deux gallons, pour
+chercher de la bi&egrave;re. J'aurais bien voulu empoisonner la bi&egrave;re, dit le
+garde, ou y mettre quelque drogue.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien pourquoi, dit le garde. Il y en avait un qui parlait
+d'une voix sourde, comme s'il avait de la vase dans le gosier.</p>
+
+<p>&mdash;Il croit, dit l'h&ocirc;telier, homme peu m&eacute;ditatif, &agrave; l'&oelig;il p&acirc;le et qui
+semblait compter sur son garde, il pense qu'ils &eacute;taient ce qu'ils
+n'&eacute;taient pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais ce que je pense, observa le garde.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pensez que ce sont les douaniers, Jack? dit l'aubergiste.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit le garde.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vous vous trompez.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment!&raquo;</p>
+
+<p>Dans la signification infinie de sa r&eacute;plique et sa confiance sans bornes
+dans sa perspicacit&eacute;, le garde &ocirc;ta un de ses &eacute;normes souliers, regarda
+dedans, fit tomber quelques cailloux qui s'y trouvaient sur le pav&eacute; de
+la cuisine et le remit. Il fit ceci de l'air d'un homme qui voit si
+juste qu'il peut tout se permettre.</p>
+
+<p>&laquo;Que croyez-vous donc qu'ils fassent de leurs boutons? demanda le ma&icirc;tre
+de la maison, en h&eacute;sitant un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Avec leurs boutons? r&eacute;pondit le garde; les semer par-dessus bord, les
+avaler, les semer pour r&eacute;colter de petites salades. Ce qu'ils font de
+leurs boutons!</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous emportez pas, dit le propri&eacute;taire d'un ton m&eacute;lancolique et
+path&eacute;tique &agrave; la fois.</p>
+
+<p>&mdash;Un officier de la douane sait ce qu'il doit faire de ses boutons, dit
+le garde, en r&eacute;p&eacute;tant le mot qui l'offusquait avec le plus grand m&eacute;pris,
+quand on passe entre lui et sa lumi&egrave;re. Quatre rameurs et deux hommes
+assis ne montent pas avec une mar&eacute;e pour descendre avec une autre, avec
+ou contre le courant, sans qu'il y ait de la douane au fond de tout
+cela.&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;-dessus, il sortit avec un geste de d&eacute;dain, et l'aubergiste n'ayant
+plus personne pour la soutenir, trouva impossible de poursuivre cette
+conversation.</p>
+
+<p>Ce dialogue nous donna &agrave; tous de l'inqui&eacute;tude. &Agrave; moi surtout, il m'en
+donna beaucoup. Un vent lugubre sifflait autour de la maison, la mar&eacute;e
+battait la berge, et j'avais le pressentiment que nous &eacute;tions &eacute;pi&eacute;s et
+menac&eacute;s. Une galiote &agrave; quatre rames, allant et venant d'une mani&egrave;re
+assez inusit&eacute;e pour attirer l'attention, &eacute;tait une d&eacute;testable
+circonstance, et je ne pouvais me d&eacute;barrasser de l'appr&eacute;hension qu'elle
+me causait. Quand j'eus amen&eacute; Provis &agrave; se coucher, je sortis avec mes
+deux compagnons (Startop, &agrave; ce moment, connaissait l'&eacute;tat des choses) et
+nous t&icirc;nmes de nouveau conseil. Resterions-nous dans la maison jusqu'&agrave;
+l'approche du steamer, qui devait passer vers une heure de l'apr&egrave;s-midi
+environ, ou bien partirions-nous de grand matin? Telles &eacute;taient les
+questions que nous discut&acirc;mes. Nous termin&acirc;mes, en d&eacute;cidant qu'il valait
+mieux rester o&ugrave; nous &eacute;tions, et qu'une heure avant le passage du steamer
+seulement, nous irions nous placer sur sa route, et descendre doucement
+avec la mar&eacute;e. Ayant pris cette r&eacute;solution, nous rentr&acirc;mes dans la
+maison et nous nous m&icirc;mes au lit.</p>
+
+<p>Je me couchai, en conservant la plus grande partie de mes v&ecirc;tements, et
+je dormis bien pendant quelques heures. Quand je m'&eacute;veillai, le vent
+s'&eacute;tait &eacute;lev&eacute;, et l'enseigne de la maison (<i>Le Vaisseau</i>) se balan&ccedil;ait
+en grin&ccedil;ant avec un bruit qui m'&eacute;veilla en sursaut. Me levant doucement,
+car l'objet de mes soins dormait profond&eacute;ment, je regardai par la
+fen&ecirc;tre. Elle avait vue sur la digue o&ugrave; nous avions mis &agrave; sec notre
+bateau, et quand mes yeux se furent habitu&eacute;s &agrave; la lumi&egrave;re de la lune,
+per&ccedil;ant les nuages, je vis deux hommes qui le regardaient. Ils pass&egrave;rent
+sous la fen&ecirc;tre sans regarder autre chose, et ne descendirent pas au
+bord de l'eau, qui, je le voyais, &eacute;tait &agrave; sec, mais ils prirent par les
+marais, dans la direction du <i>Nord</i>.</p>
+
+<p>Mon premier mouvement fut d'appeler Herbert, et de lui montrer les deux
+hommes qui s'&eacute;loignaient; mais r&eacute;fl&eacute;chissant, avant d'entrer dans la
+chambre, qui &eacute;tait sur le derri&egrave;re de la maison et attenant &agrave; la mienne,
+que lui et Startop avaient eu plus de fatigue que moi, je n'en fis rien.
+Retournant &agrave; ma fen&ecirc;tre, je pus encore voir les deux hommes se mouvoir
+dans les marais, &agrave; la p&acirc;le clart&eacute; de la lune. Cependant je les perdis
+bient&ocirc;t de vue, et, sentant que j'avais tr&egrave;s froid, je me couchai pour
+penser &agrave; cet &eacute;v&eacute;nement, et je me rendormis.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions debout de grand matin, et pendant que nous nous promenions
+&ccedil;&agrave; et l&agrave;, avant le d&eacute;jeuner, je crus qu'il fallait faire part &agrave; mes
+compagnons de ce que j'avais vu. Ce fut encore Provis qui se montra le
+moins inquiet:</p>
+
+<p>&laquo;Il est tr&egrave;s probable que ces hommes appartiennent &agrave; la douane, dit-il
+tranquillement, et qu'ils ne songent pas &agrave; nous.&raquo;</p>
+
+<p>J'essayai de me persuader qu'il en &eacute;tait ainsi, comme en effet cela
+pouvait se faire. Cependant je lui proposai de se rendre avec moi &agrave; une
+pointe &eacute;loign&eacute;e que nous voyions de l&agrave;, et o&ugrave; le bateau pourrait nous
+prendre &agrave; bord, vers midi. La pr&eacute;caution ayant paru bonne, Provis et moi
+nous part&icirc;mes aussit&ocirc;t apr&egrave;s le d&eacute;jeuner, sans rien dire &agrave; l'auberge.</p>
+
+<p>Il fumait sa pipe en marchant et il s'arr&ecirc;tait parfois pour me toucher
+l'&eacute;paule. On aurait suppos&eacute; que c'&eacute;tait moi qui courais des dangers et
+non pas lui, et qu'il cherchait &agrave; me rassurer. Nous parlions tr&egrave;s peu;
+en approchant de la pointe indiqu&eacute;e, je le priai de rester dans un
+endroit abrit&eacute;, pendant que je pousserais une reconnaissance plus avant,
+car c'&eacute;tait de ce c&ocirc;t&eacute; que les hommes s'&eacute;taient dirig&eacute;s pendant la nuit;
+il y consentit, et je continuai seul. Il n'y avait pas de bateau au-del&agrave;
+de la pointe, ni sur la rive. Rien non plus n'indiquait que des hommes
+se fussent embarqu&eacute;s l&agrave;; mais la mar&eacute;e &eacute;tait haute, et il pouvait y
+avoir des empreintes de pas sous l'eau.</p>
+
+<p>Quand il regarda hors de son abri et qu'il vit que j'agitais mon chapeau
+pour lui faire signe de venir, il me rejoignit. Nous attend&icirc;mes, tant&ocirc;t
+couch&eacute;s &agrave; terre, envelopp&eacute;s dans nos manteaux, et tant&ocirc;t marchant pour
+nous r&eacute;chauffer, jusqu'au moment o&ugrave; nous v&icirc;mes arriver notre bateau.
+Nous p&ucirc;mes facilement nous embarquer et nous pr&icirc;mes le large dans la
+voie du steamer. &Agrave; ce moment, il n'y avait plus que dix minutes pour
+atteindre une heure, et nous commencions &agrave; chercher si nous pouvions
+apercevoir la fum&eacute;e du bateau &agrave; vapeur.</p>
+
+<p>Mais il &eacute;tait une heure et demie avant que nous l'aper&ccedil;&ucirc;mes, et bient&ocirc;t
+apr&egrave;s nous v&icirc;mes derri&egrave;re lui la fum&eacute;e d'un autre steamer. Comme ils
+arrivaient &agrave; toute vapeur, nous appr&ecirc;t&acirc;mes nos deux malles, et profitant
+de l'occasion, nous f&icirc;mes nos adieux &agrave; Herbert et Startop. Nous avions
+tous &eacute;chang&eacute; de cordiales poign&eacute;es de main, et ni les yeux d'Herbert ni
+les miens n'&eacute;taient tout &agrave; fait secs, quand je vis une galiote &agrave; quatre
+rames venir tout &agrave; coup du bord, un peu en aval de nous, et faire force
+de rames dans nos eaux.</p>
+
+<p>Nous avions &eacute;t&eacute; jusque-l&agrave; s&eacute;par&eacute;s de la fum&eacute;e du bateau &agrave; vapeur par une
+assez grande &eacute;tendue de rivage, &agrave; cause de la courbe et du tournant de
+la rivi&egrave;re; mais alors on le voyait avancer. Je criai &agrave; Herbert et &agrave;
+Startop de se maintenir en avant, dans le courant, afin qu'il v&icirc;t que
+nous l'attendions, et je suppliai Provis de continuer &agrave; ne pas bouger,
+et de rester envelopp&eacute; dans son manteau. Il r&eacute;pondit gaiement:</p>
+
+<p>&laquo;Fiez-vous &agrave; moi, mon cher enfant.&raquo;</p>
+
+<p>Et il resta immobile comme une statue. Pendant ce temps, la galiote,
+tr&egrave;s habilement conduite, nous avait coup&eacute;s et se maintenait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+nous, laissant d&eacute;river quand nous d&eacute;rivions, et donnant un ou deux coups
+d'avirons quand nous les donnions. Des deux hommes assis, l'un tenait le
+gouvernail et nous regardait avec attention, comme le faisaient aussi
+les rameurs; l'autre &eacute;tait envelopp&eacute; aussi bien que Provis: il semblait
+trembler et donner quelques instructions &agrave; celui qui gouvernait, pendant
+qu'il nous regardait. Pas un mot n'&eacute;tait prononc&eacute; dans l'un ni dans
+l'autre bateau.</p>
+
+<p>Startop put voir, apr&egrave;s quelques minutes, quel &eacute;tait le steamer qui
+venait le premier; il me passa le mot Hambourg, &agrave; voix basse, car nous
+&eacute;tions en face l'un de l'autre. Le bateau &agrave; vapeur approchait
+rapidement, et le bruit de ses roues devenait de plus en plus distinct.
+Je sentais que son ombre &eacute;tait absolument sur nous; &agrave; ce moment, la
+galiote nous h&eacute;la; je r&eacute;pondis.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez l&agrave; un for&ccedil;at en rupture de ban, dit celui qui tenait le
+gouvernail, c'est l'homme envelopp&eacute; dans son manteau. Il s'appelle Abel
+Magwitch, autrement dit, Provis. J'arr&ecirc;te cet homme et je lui enjoins de
+se rendre, et &agrave; vous de nous aider.&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; ce moment, sans donner d'ordre &agrave; son &eacute;quipage, il dirigea la galiote
+sur nous. Les rameurs avaient donn&eacute; un coup vigoureux en avant, rentr&eacute;
+leurs avirons et arrivaient sur nous en travers; ils tenaient notre
+plat-bord avant que nous eussions pu nous rendre compte de ce qu'ils
+voulaient faire. Cet incident produisit une grande confusion &agrave; bord du
+steamer, et j'entendis l'&eacute;quipage nous appeler et le capitaine donner
+l'ordre d'arr&ecirc;ter les roues. Je les entendis s'arr&ecirc;ter, mais la galiote
+&eacute;tait lanc&eacute;e irr&eacute;sistiblement sur nous. Au m&ecirc;me instant, je vis l'homme
+qui &eacute;tait au gouvernail de la galiote mettre la main sur l'&eacute;paule de son
+prisonnier; je vis les deux bateaux fortement secou&eacute;s par la force de la
+mar&eacute;e, et je vis que toutes les mains &agrave; bord du steamer se tendaient en
+avant d'une mani&egrave;re tout &agrave; fait fr&eacute;n&eacute;tique. Puis, au m&ecirc;me instant, je
+vis Provis s'&eacute;lancer, renverser l'homme qui le tenait, et enlever le
+manteau de l'autre homme, assis et tremblant dans la galiote. Et encore
+au m&ecirc;me instant, je vis que le visage d&eacute;couvert &eacute;tait le visage de
+l'autre for&ccedil;at d'autrefois. Et encore au m&ecirc;me instant je vis ce visage
+se reculer avec une expression de terreur que je n'oublierai jamais, et
+j'entendis un grand cri &agrave; bord du steamer, et le bruit d'un corps lourd
+tombant &agrave; l'eau, et je sentis le bateau s'enfoncer sous mes pieds.</p>
+
+<p>Pendant un instant, il me sembla lutter avec mille roues de moulin et
+mille &eacute;clats de lumi&egrave;res; l'instant d'apr&egrave;s j'&eacute;tais pris &agrave; bord de la
+galiote. Herbert y &eacute;tait, Startop y &eacute;tait; mais notre bateau &eacute;tait
+parti, et les deux for&ccedil;ats &eacute;taient partis.</p>
+
+<p>Au milieu des cris pouss&eacute;s &agrave; bord du steamer et des furieux sifflements
+de sa vapeur, et de sa d&eacute;rive et de notre d&eacute;rive, je ne pouvais d'abord
+distinguer le ciel de l'eau, ni le rivage du rivage. Les hommes de la
+galiote regardaient en silence et avec avidit&eacute; sur l'eau, &agrave; l'arri&egrave;re.
+Bient&ocirc;t un sombre objet parut, entra&icirc;n&eacute; vers nous par le courant;
+personne ne parlait; le timonier tenant sa main en l'air, et tous
+ramaient doucement en sens contraire et dirigeaient le bateau droit
+devant l'objet. Quand il se trouva plus pr&egrave;s, je vis que c'&eacute;tait
+Magwitch; il nageait, mais difficilement. Il fut repris &agrave; bord, et
+aussit&ocirc;t on lui mit les fers aux mains et aux pieds.</p>
+
+<p>La galiote resta en place, et l'on se mit &agrave; regarder sur l'eau en
+silence et avec avidit&eacute;. Le steamer de Rotterdam approchait, et ne
+comprenant pas ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;, arrivait &agrave; toute vapeur; mais
+lorsque les deux steamers virent que la galiote &eacute;tait d&eacute;cid&eacute;ment
+arr&ecirc;t&eacute;e, ils s'&eacute;loign&egrave;rent de nous, et nous nous balan&ccedil;&acirc;mes dans leur
+sillage agit&eacute;. On continua &agrave; chercher sur l'eau longtemps apr&egrave;s que tout
+fut devenu calme et que les deux steamers eurent disparu; mais chacun
+savait que c'&eacute;tait inutile, et qu'il n'y avait plus aucun espoir &agrave;
+conserver.</p>
+
+<p>&Agrave; la fin nous cess&acirc;mes nos recherches et nous gagn&acirc;mes le rivage &agrave; la
+hauteur de la taverne que nous avions quitt&eacute;e, et o&ugrave; l'on nous re&ccedil;ut
+avec assez de surprise. L&agrave; il me fut possible de procurer quelques soins
+&agrave; Magwitch (ce n'&eacute;tait plus Provis), qui avait re&ccedil;u de tr&egrave;s fortes
+contusions sur la poitrine et une profonde blessure &agrave; la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Il me dit qu'il croyait avoir pass&eacute; sous la quille du steamer et s'&ecirc;tre
+heurt&eacute; la t&ecirc;te en remontant. Quand aux coups &agrave; la poitrine, qui
+rendaient sa respiration extr&ecirc;mement p&eacute;nible, il croyait les avoir re&ccedil;us
+contre le bord de la galiote. Il ajouta qu'il ne pr&eacute;tendait pas dire ce
+qu'il pouvait avoir fait ou ne pas avoir fait &agrave; Compeyson, mais qu'au
+moment o&ugrave; il avait pos&eacute; la main sur son manteau pour le reconna&icirc;tre, ce
+coquin s'&eacute;tait recul&eacute;, et qu'ils &eacute;taient tomb&eacute;s tous les deux dans
+l'eau, quand l'homme qui l'avait arr&ecirc;t&eacute;, lui Magwitch, en le saisissant
+en dehors du bateau pour l'emp&ecirc;cher de se sauver, l'avait fait chavirer.
+Il me dit tout bas qu'ils &eacute;taient tomb&eacute;s en se serrant furieusement dans
+les bras l'un de l'autre, et qu'il y avait eu lutte sous l'eau, et qu'il
+&eacute;tait parvenu &agrave; se d&eacute;gager, &eacute;tait remont&eacute; sur l'eau, et avait nag&eacute;
+jusqu'au moment o&ugrave; nous l'avions rattrap&eacute;.</p>
+
+<p>Je n'eus jamais la moindre raison de douter de l'exacte v&eacute;rit&eacute; de ce
+qu'il me disait, l'officier qui dirigeait la galiote m'ayant fait le
+m&ecirc;me r&eacute;cit de leur chute dans l'eau.</p>
+
+<p>Je demandai &agrave; l'officier la permission de changer les v&ecirc;tements mouill&eacute;s
+du prisonnier contre d'autres habits que je pourrais acheter dans
+l'auberge; il me l'accorda aussit&ocirc;t, observant seulement qu'il devait
+saisir tout ce que le prisonnier avait sur lui. Ainsi le portefeuille
+que j'avais eu quelque temps dans les mains passa dans celles de
+l'officier. Celui-ci me donna plus tard la permission d'accompagner le
+prisonnier &agrave; Londres, mais il refusa cette m&ecirc;me gr&acirc;ce &agrave; mes deux amis.</p>
+
+<p>On d&eacute;signa au garde de l'auberge du <i>Vaisseau</i> l'endroit o&ugrave; l'homme noy&eacute;
+avait disparu, et il entreprit de rechercher le corps aux places o&ugrave; il
+avait le plus de chance de venir au bord. Son int&eacute;r&ecirc;t dans cette
+recherche me parut s'accro&icirc;tre consid&eacute;rablement quand il apprit que le
+noy&eacute; avait des bas aux pieds. Il aurait probablement fallu une douzaine
+de noy&eacute;s pour le v&ecirc;tir compl&egrave;tement, et ce devait &ecirc;tre la raison pour
+laquelle les diff&eacute;rents objets qui composaient son costume &eacute;taient &agrave;
+divers degr&eacute;s de d&eacute;labrement.</p>
+
+<p>Nous demeur&acirc;mes &agrave; la taverne jusqu'&agrave; la mar&eacute;e montante, et alors on
+porta Magwitch dans la galiote. Herbert et Startop devaient regagner
+Londres par terre le plus t&ocirc;t qu'ils pourraient. Notre s&eacute;paration fut on
+ne peut plus triste, et quand je pris place &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Magwitch, je
+sentis que c'&eacute;tait l&agrave; ma place pendant tout le temps qui lui restait &agrave;
+vivre.</p>
+
+<p>La r&eacute;pugnance que j'avais &eacute;prouv&eacute;e pour lui avait tout &agrave; fait disparu;
+et dans l'&ecirc;tre poursuivi, bless&eacute; et encha&icirc;n&eacute; qui tenait ma main dans la
+sienne, je ne voyais plus qu'un homme qui avait voulu &ecirc;tre mon
+bienfaiteur, et qui avait &eacute;t&eacute; affectueux, reconnaissant et g&eacute;n&eacute;reux
+envers moi, avec une grande constance, pendant une longue suite
+d'ann&eacute;es; je ne voyais plus en lui qu'un homme meilleur pour moi que je
+ne l'avais &eacute;t&eacute; pour Joe.</p>
+
+<p>Sa respiration devenait plus difficile et plus p&eacute;nible &agrave; mesure que la
+nuit avan&ccedil;ait, et souvent il ne pouvait r&eacute;primer un g&eacute;missement.
+J'essayais de le soutenir sur le bras dont je pouvais me servir dans une
+position facile; mais il &eacute;tait horrible de penser que je ne pouvais &ecirc;tre
+f&acirc;ch&eacute;, au fond du c&oelig;ur, de ce qu'il f&ucirc;t gri&egrave;vement bless&eacute;, puisqu'il
+&eacute;tait incontestable qu'il e&ucirc;t mieux valu qu'il mour&ucirc;t. Qu'il y e&ucirc;t
+encore des gens capables et d&eacute;sireux de prouver son identit&eacute;, je ne
+pouvais en douter; qu'il f&ucirc;t trait&eacute; avec douceur, je ne pouvais
+l'esp&eacute;rer. Il avait en effet &eacute;t&eacute; pr&eacute;sent&eacute; sous le plus mauvais jour &agrave;
+son premier jugement. Depuis, il avait rompu son ban, et il avait &eacute;t&eacute;
+jug&eacute; de nouveau; il &eacute;tait revenu de la d&eacute;portation sous le coup d'une
+sentence de mort, et enfin il avait occasionn&eacute; la mort de l'homme qui
+&eacute;tait la cause de son arrestation.</p>
+
+<p>En revenant vers le soleil couchant, que la veille nous avions laiss&eacute;
+derri&egrave;re nous, et &agrave; mesure que le flot de nos esp&eacute;rances semblait
+s'enfuir, je lui dis combien j'&eacute;tais d&eacute;sol&eacute; de penser qu'il &eacute;tait revenu
+pour moi.</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher enfant, r&eacute;pondit-il, je suis tr&egrave;s content et j'accepte mon
+sort. J'ai vu mon cher enfant, et je sais qu'il peut &ecirc;tre gentleman sans
+moi.&raquo;</p>
+
+<p>Non, c'est ce qui n'&eacute;tait plus possible; j'avais song&eacute; &agrave; cela pendant
+que j'&eacute;tais assis c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te avec lui. Non. En dehors de mes
+inclinations personnelles, je comprenais alors l'id&eacute;e de Wemmick. Je
+pr&eacute;voyais que, condamn&eacute;, ses biens seraient confisqu&eacute;s par la couronne.</p>
+
+<p>&laquo;Voyez-vous, mon cher enfant, dit-il, il vaut mieux qu'on ne sache pas
+maintenant qu'un gentleman d&eacute;pend de moi et m'appartient. Seulement,
+venez me voir comme si vous accompagniez par hasard Wemmick.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous quitterai pas, dis-je, si l'on me permet de rester pr&egrave;s de
+vous, et s'il pla&icirc;t &agrave; Dieu, je vous serai aussi fid&egrave;le que vous l'avez
+&eacute;t&eacute; pour moi.&raquo;</p>
+
+<p>Je sentis sa main trembler pendant qu'il tenait la mienne, et il
+d&eacute;tourna son visage, en s'&eacute;tendant au fond du bateau, et j'entendis
+l'ancien bruit dans sa gorge, adouci, maintenant, comme tout &eacute;tait
+adouci en lui. Il &eacute;tait heureux qu'il e&ucirc;t touch&eacute; ce sujet, car cela
+m'avertit de ce &agrave; quoi je n'aurais autrement pens&eacute; que trop tard, de
+faire en sorte qu'il ne s&ucirc;t jamais comment avaient p&eacute;ri ses esp&eacute;rances
+de m'enrichir.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXVb" id="CHAPITRE_XXVb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXV.</a></h2>
+
+
+<p>On le conduisit au Bureau de Police, et il aurait &eacute;t&eacute; imm&eacute;diatement
+renvoy&eacute; devant la cour criminelle pour &ecirc;tre jug&eacute;, s'il n'avait &eacute;t&eacute;
+n&eacute;cessaire de rechercher auparavant un vieil officier du ponton duquel
+il s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute; autrefois, pour constater son identit&eacute;. Personne n'en
+doutait, mais Compeyson qui avait eu l'intention d'en t&eacute;moigner &eacute;tait
+mort emport&eacute; par le courant, et il se trouva qu'il n'y avait pas &agrave; cette
+&eacute;poque dans Londres un seul employ&eacute; des prisons qui p&ucirc;t donner la preuve
+r&eacute;clam&eacute;e. D&egrave;s mon arriv&eacute;e, je m'&eacute;tais rendu directement chez M. Jaggers,
+&agrave; sa maison particuli&egrave;re, pour assurer son assistance &agrave; Magwitch; mais
+M. Jaggers ne voulut rien admettre en faveur de l'accus&eacute;. Il me dit que
+l'affaire serait termin&eacute;e en cinq minutes, quand le t&eacute;moin serait
+arriv&eacute;, et qu'aucun pouvoir sur terre ne pourrait l'emp&ecirc;cher d'&ecirc;tre
+contre nous.</p>
+
+<p>Je fis part &agrave; M. Jaggers de mon dessein de laisser ignorer &agrave; Magwitch le
+sort de sa fortune. M. Jaggers se f&acirc;cha contre moi, et me reprocha
+d'avoir laiss&eacute; glisser cette fortune entre mes doigts. Il dit qu'il nous
+faudrait bien pr&eacute;senter une p&eacute;tition, et essayer dans tous les cas d'en
+tirer quelque chose; mais il ne me cacha pas que, bien qu'il p&ucirc;t y avoir
+un certain nombre de cas o&ugrave; la confiscation ne serait pas prononc&eacute;e, il
+n'y avait dans celui-ci aucune circonstance qui perm&icirc;t qu'il en f&ucirc;t
+ainsi. Je compris tr&egrave;s bien cela. Je n'&eacute;tais pas parent du condamn&eacute;, ni
+son alli&eacute; par des liens reconnus; il n'avait rien &eacute;crit, rien pr&eacute;vu en
+ma faveur, avant son arrestation, et le faire maintenant serait tout &agrave;
+fait inutile. Je n'avais donc aucun droit, et je r&eacute;solus d'abord, et je
+persistai par la suite dans la r&eacute;solution que mon c&oelig;ur ne s'abaisserait
+jamais &agrave; la t&acirc;che vaine d'essayer d'en &eacute;tablir un.</p>
+
+<p>Il para&icirc;t qu'on avait des raisons pour supposer que le d&eacute;nonciateur noy&eacute;
+avait esp&eacute;r&eacute; une r&eacute;compense pr&eacute;lev&eacute;e sur cette confiscation, et avait
+une connaissance approfondie des affaires de Magwitch. Quand on retrouva
+son corps, bien loin de l'endroit o&ugrave; il &eacute;tait tomb&eacute;, il &eacute;tait si
+horriblement d&eacute;figur&eacute; qu'on ne put le reconna&icirc;tre qu'au contenu de ses
+poches, dans lesquelles il y avait des notes encore lisibles, pli&eacute;es
+dans un portefeuille qu'il portait. Parmi ces notes se trouvaient les
+noms d'une certaine maison de banque de la Nouvelle Galles du Sud, o&ugrave;
+une grosse somme &eacute;tait plac&eacute;e, et la d&eacute;signation de certaines terres
+d'une valeur consid&eacute;rable. Ces deux chefs d'information se trouvaient
+sur une liste des biens dont il supposait que j'h&eacute;riterais, et que
+Magwitch avait donn&eacute;e &agrave; M. Jaggers depuis qu'il &eacute;tait en prison. Son
+ignorance, le pauvre homme, le servait enfin: il ne douta jamais que mon
+h&eacute;ritage ne f&ucirc;t parfaitement en s&ucirc;ret&eacute; avec l'assistance de M. Jaggers.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un d&eacute;lai de trois jours, pendant lequel la poursuite avait attendu
+qu'on produis&icirc;t le t&eacute;moin du ponton, ce t&eacute;moin arriva et compl&eacute;ta
+l'instruction. Magwitch fut renvoy&eacute; pour &ecirc;tre jug&eacute; &agrave; la prochaine
+session des assises, qui devait commencer dans un mois.</p>
+
+<p>C'est &agrave; cette sombre &eacute;poque de ma vie qu'Herbert rentra un soir tr&egrave;s
+abattu et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher Haendel, je crains d'&ecirc;tre bient&ocirc;t oblig&eacute; de vous quitter.&raquo;</p>
+
+<p>Son associ&eacute; m'ayant pr&eacute;par&eacute; &agrave; cette communication, je fus moins surpris
+qu'il ne l'avait pens&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Nous perdrons une belle occasion si je refuse d'aller au Caire, et je
+crains fort d'&ecirc;tre forc&eacute; d'y aller, Haendel, au moment o&ugrave; vous aurez le
+plus besoin de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Herbert, j'aurai toujours besoin de vous, parce que je vous aimerai
+toujours; mais ce besoin n'est pas plus grand aujourd'hui qu'&agrave; aucune
+autre &eacute;poque.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez &ecirc;tre si isol&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas le loisir de penser &agrave; cela, dis-je; vous savez que je suis
+toujours avec <i>lui</i>, tout le temps qu'on me le permet, et que je serais
+avec <i>lui</i> toute la journ&eacute;e, si je le pouvais; et quand je m'&eacute;loigne de
+<i>lui</i>, vous le savez, mes pens&eacute;es sont avec <i>lui</i>.&raquo;</p>
+
+<p>La terrible situation o&ugrave; se trouvait Magwitch &eacute;tait si effrayante pour
+tous deux que nous ne pouvions en parler plus clairement.</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher ami, dit Herbert, que la perspective de notre s&eacute;paration, car
+elle est tr&egrave;s proche, soit mon excuse pour vous tourmenter sur
+vous-m&ecirc;me. Avez-vous pens&eacute; &agrave; votre avenir?</p>
+
+<p>&mdash;Non, car j'ai eu peur de penser &agrave; n'importe quel avenir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il ne faut pas n&eacute;gliger le v&ocirc;tre. En v&eacute;rit&eacute;, mon cher Haendel, il
+ne faut pas le n&eacute;gliger. Je d&eacute;sirerais vous voir y songer d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent,
+faites-le, je vous en prie... si vous avez un peu d'amiti&eacute; pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je le ferai, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Dans cette nouvelle succursale de notre maison, Haendel, il nous faut
+un...&raquo;</p>
+
+<p>Je vis que sa d&eacute;licatesse lui faisait &eacute;viter le mot propre: aussi je lui
+dis:</p>
+
+<p>&laquo;Un commis?</p>
+
+<p>&mdash;Un commis, et j'esp&egrave;re qu'il n'est pas impossible qu'il devienne un
+jour (comme l'est devenu un commis de votre connaissance), un associ&eacute;.
+Allons! Haendel,&raquo; comme si c'&eacute;tait le grave commencement d'un exorde de
+mauvais augure, il avait abandonn&eacute; ce ton, &eacute;tendu son honn&ecirc;te main, et
+parl&eacute; comme un &eacute;colier.</p>
+
+<p>&laquo;Clara et moi nous avons parl&eacute; et reparl&eacute; de tout cela, continua
+Herbert, et la ch&egrave;re petite cr&eacute;ature m'a encore pri&eacute; ce soir, avec des
+larmes dans les yeux, de vous dire que si vous vouliez venir avec nous,
+quand nous partirons ensemble, elle ferait son possible pour vous rendre
+heureux et pour convaincre l'ami de son mari qu'il est aussi son ami.
+Nous serions si contents, Haendel!...&raquo;</p>
+
+<p>Je la remerciai de tout mon c&oelig;ur, et lui aussi; mais je dis que je
+n'&eacute;tais pas encore certain de pouvoir me joindre &agrave; eux, comme il me
+l'offrait si g&eacute;n&eacute;reusement. D'abord, mon esprit &eacute;tait trop occup&eacute; pour
+pouvoir bien examiner ce projet. En second lieu, oui, en second lieu, il
+y avait quelque chose d'h&eacute;sitant dans ma pens&eacute;e, et qu'on verra &agrave; la fin
+de ce r&eacute;cit.</p>
+
+<p>&laquo;Mais si vous pensez pouvoir, Herbert, sans pr&eacute;judice pour vos affaires,
+laisser la question pendante encore quelque temps....</p>
+
+<p>&mdash;Tout le temps que vous voudrez, s'&eacute;cria Herbert, six mois... un an!</p>
+
+<p>&mdash;Pas aussi longtemps que cela, dis-je, deux ou trois mois au plus.&raquo;</p>
+
+<p>Herbert fut tr&egrave;s enchant&eacute; quand nous &eacute;change&acirc;mes une poign&eacute;e de mains
+sur cet arrangement; il dit qu'il avait maintenant le courage de
+m'apprendre qu'il croyait &ecirc;tre oblig&eacute; de partir &agrave; la fin de la semaine.</p>
+
+<p>&laquo;Et Clara? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;La ch&egrave;re petite cr&eacute;ature, r&eacute;pondit Herbert, restera religieusement
+pr&egrave;s de son p&egrave;re tant qu'il vivra; mais il ne vivra pas longtemps; Mrs
+Wimple m'a confi&eacute; que certainement il est en train de s'en aller.</p>
+
+<p>&mdash;Sans vouloir dire une chose dure, dis-je, il ne peut mieux faire que
+de s'en aller.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis oblig&eacute; d'en convenir, dit Herbert. Alors, je reviendrai
+chercher la ch&egrave;re petite cr&eacute;ature, et, la ch&egrave;re petite cr&eacute;ature et moi,
+nous nous rendrons tranquillement &agrave; l'&eacute;glise la plus proche.
+Rappelez-vous que la ch&egrave;re petite ne vient d'aucune famille, mon cher
+Haendel; qu'elle n'a jamais regard&eacute; dans le livre rouge, et n'a aucune
+notion de ce qu'&eacute;tait son grand p&egrave;re. Quelle chance pour le fils de ma
+m&egrave;re!&raquo;</p>
+
+<p>Le samedi de cette m&ecirc;me semaine, je dis adieu &agrave; Herbert. Il &eacute;tait rempli
+de brillantes esp&eacute;rances, mais triste et chagrin de me quitter,
+lorsqu'il prit place dans une des voitures du service des ports.
+J'entrai dans une taverne pour &eacute;crire un petit mot &agrave; Clara, lui disant
+qu'il &eacute;tait parti en lui envoyant son amour et toutes ses tendresses, et
+je me rendis ensuite &agrave; mon logis solitaire, si je puis parler ainsi, car
+ce n'&eacute;tait pas un chez moi, et je n'avais de chez moi nulle part.</p>
+
+<p>Sur l'escalier, je rencontrai Wemmick, qui redescendait apr&egrave;s avoir
+cogn&eacute; inutilement avec le dos de son index &agrave; ma porte. Je ne l'avais pas
+vu seul depuis notre d&eacute;sastreuse tentative de fuite, et il &eacute;tait venu
+dans sa capacit&eacute; personnelle et priv&eacute;e, me donner quelques mots
+d'explication au sujet de cette absence prolong&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Feu Compeyson, dit Wemmick, avait petit &agrave; petit devin&eacute; plus de la
+moiti&eacute; de la v&eacute;rit&eacute; de l'affaire, maintenant accomplie, et c'est d'apr&egrave;s
+les bavardages de quelques uns de ces gens dans l'embarras (il y a
+toujours quelques uns de ces gens dans l'embarras) que j'ai appris ce
+que je sais. Je tenais mes oreilles ouvertes, tout en faisant semblant
+de les tenir ferm&eacute;es, jusqu'&agrave; ce que j'eusse entendu dire qu'il &eacute;tait
+absent, et je pensais que c'&eacute;tait le meilleur moment pour faire votre
+tentative. Je commence seulement &agrave; soup&ccedil;onner maintenant que c'&eacute;tait une
+partie de sa politique, en homme tr&egrave;s adroit qu'il &eacute;tait, de tromper
+habituellement ses propres agents. Vous ne me bl&acirc;mez pas, j'esp&egrave;re,
+monsieur Pip; j'ai essay&eacute; de vous servir, et de tout mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis aussi certain de cela, Wemmick, que vous pouvez l'&ecirc;tre, et je
+vous remercie bien vivement de tout l'int&eacute;r&ecirc;t et de toute l'amiti&eacute; que
+vous me portez.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, je vous remercie beaucoup. C'est une mauvaise
+besogne, dit Wemmick en se grattant la t&ecirc;te, et je vous assure que je
+n'avais pas &eacute;t&eacute; jou&eacute; ainsi depuis longtemps. Ce que je regrette surtout,
+c'est le sacrifice de tant de valeurs portatives, mon Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Eh moi, Wemmick, je pense au pauvre possesseur de ces valeurs.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est s&ucirc;r, dit Wemmick. Sans doute, rien ne peut vous emp&ecirc;cher de
+le regretter, et je mettrais un billet de cinq livres de ma poche pour
+le tirer de l&agrave;. Mais ce que je vois, c'est ceci: feu Compeyson avait &eacute;t&eacute;
+pr&eacute;venu d'avance de son retour, et il &eacute;tait si bien r&eacute;solu &agrave; le livrer,
+que je ne pense pas qu'on e&ucirc;t pu le sauver. Cependant les valeurs
+portatives auraient certainement pu &ecirc;tre sauv&eacute;es. Voil&agrave; la diff&eacute;rence
+entre les valeurs et leur possesseur, ne voyez-vous pas?&raquo;</p>
+
+<p>J'invitai Wemmick &agrave; monter et &agrave; prendre un verre de grog avant de partir
+pour Walworth. Il accepta l'invitation, et, en buvant le peu que
+contenait son verre, il me dit, sans aucun pr&eacute;ambule, et apr&egrave;s avoir
+paru quelque peu embarrass&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Que pensez-vous de mon intention de prendre un cong&eacute; lundi, monsieur
+Pip?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je suppose que vous n'avez rien fait de semblable durant les
+douze mois qui viennent de s'&eacute;couler.</p>
+
+<p>&mdash;Les douze ans plut&ocirc;t, dit Wemmick. Oui, je vais prendre un jour de
+cong&eacute;; plus que cela, je vais faire une promenade; plus que cela, je
+vais vous demander de faire une promenade avec moi.&raquo;</p>
+
+<p>J'allais m'excuser, comme n'&eacute;tant qu'un bien pauvre compagnon, quand
+Wemmick me pr&eacute;vint.</p>
+
+<p>&laquo;Je connais vos engagements, dit-il, et je sais que vous &ecirc;tes rebattu de
+ces sortes de choses, monsieur Pip; mais, si vous pouviez m'obliger, je
+le consid&egrave;rerais comme une grande bont&eacute; de votre part. &Ccedil;a n'est pas une
+longue promenade, et c'est une promenade matinale. Cela vous prendrait,
+par exemple (en comptant le d&eacute;jeuner, apr&egrave;s la promenade), de huit
+heures &agrave; midi. Ne pourriez-vous pas trouver moyen d'arranger cela?&raquo;</p>
+
+<p>Il avait tant fait pour moi &agrave; diff&eacute;rentes reprises, que c'&eacute;tait en
+v&eacute;rit&eacute; bien peu de chose &agrave; faire en &eacute;change pour lui &ecirc;tre agr&eacute;able. Je
+lui dis que j'arrangerais cela, que j'irais; et il fut si enchant&eacute; de
+mon consentement, que moi-m&ecirc;me j'en fus satisfait. &Agrave; sa demande, je
+convins d'aller le prendre &agrave; Walworth le lundi &agrave; huit heures et demie du
+matin, et nous nous s&eacute;par&acirc;mes.</p>
+
+<p>Exact au rendez-vous, je sonnai &agrave; la porte du ch&acirc;teau le lundi matin, et
+je fus re&ccedil;u par Wemmick lui-m&ecirc;me qui me sembla avoir l'air plus pinc&eacute;
+que de coutume et avoir sur la t&ecirc;te un chapeau plus luisant. &Agrave;
+l'int&eacute;rieur, on avait pr&eacute;par&eacute; deux verres de lait au rhum et deux
+biscuits. Le p&egrave;re devait &ecirc;tre sorti d&egrave;s le matin, car en jetant un coup
+d'&oelig;il dans sa chambre, je remarquai qu'elle &eacute;tait vide.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s nous &ecirc;tre r&eacute;confort&eacute;s avec le lait au rhum et les biscuits, et
+quand nous f&ucirc;mes pr&ecirc;ts &agrave; sortir pour nous promener, avec cette
+bienfaisante pr&eacute;paration dans l'estomac, je fus extr&ecirc;mement surpris de
+voir Wemmick prendre une ligne &agrave; p&eacute;cher et la mettre sur son &eacute;paule.</p>
+
+<p>&laquo;Mais nous n'allons pas p&eacute;cher? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondit Wemmick; mais j'aime &agrave; marcher avec une ligne.&raquo;</p>
+
+<p>Je trouvai cela singulier; cependant je ne dis rien et nous part&icirc;mes
+dans la direction de Camberwell Green; et, quand nous y arriv&acirc;mes,
+Wemmick me dit tout &agrave; coup:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! voici l'&eacute;glise.&raquo;</p>
+
+<p>Il n'y avait rien de tr&egrave;s surprenant &agrave; cela; mais cependant je fus
+quelque peu &eacute;tonn&eacute; quand il me dit, comme anim&eacute; d'une id&eacute;e lumineuse:</p>
+
+<p>&laquo;Entrons!&raquo;</p>
+
+<p>Nous entr&acirc;mes, Wemmick laissa sa ligne sous le porche et regarda autour
+de lui. En m&ecirc;me temps Wemmick plongeait dans les poches de son habit et
+en tira quelque chose de pli&eacute; dans du papier.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! dit-il, voici un couple de paires de gants, mettons-les!&raquo;</p>
+
+<p>Comme les gants &eacute;taient des gants de peau blancs, et comme la bouche de
+Wemmick avait atteint sa plus grande largeur, je commen&ccedil;ai &agrave; avoir de
+forts soup&ccedil;ons. Ils se chang&egrave;rent en certitude, quand je vis son p&egrave;re
+entrer par une porte de c&ocirc;t&eacute;, escortant une dame.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! dit Wemmick, voici miss Skiffins! Si nous faisions une noce?&raquo;</p>
+
+<p>Cette discr&egrave;te demoiselle &eacute;tait v&ecirc;tue comme de coutume, except&eacute; qu'elle
+&eacute;tait pr&eacute;sentement occup&eacute;e &agrave; substituer une paire de gants blancs &agrave; ses
+gants verts. Le vieux &eacute;tait &eacute;galement occup&eacute; &agrave; faire un semblable
+sacrifice devant l'autel de l'hym&eacute;n&eacute;e. Le vieux gentleman cependant
+&eacute;prouvait tant de difficult&eacute;s &agrave; mettre ses gants, que Wemmick dut lui
+faire appuyer le dos contre un des piliers, puis passer lui-m&ecirc;me
+derri&egrave;re le pilier et les tirer pendant que, de mon c&ocirc;t&eacute;, je tenais le
+vieux gentleman par la taille, afin qu'il pr&eacute;sent&acirc;t une r&eacute;sistance s&ucirc;re
+et &eacute;gale. Au moyen de ce plan ing&eacute;nieux, ses gants furent mis dans la
+perfection.</p>
+
+<p>Le bedeau et le pr&ecirc;tre parurent. On nous rangea en ordre devant la
+fatale balustrade. Fid&egrave;le &agrave; son id&eacute;e de para&icirc;tre faire tout cela sans
+pr&eacute;paratifs, j'entendis Wemmick se dire &agrave; lui-m&ecirc;me, en prenant quelque
+chose dans la poche de son gilet, avant le commencement du service:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! voici un anneau.&raquo;</p>
+
+<p>J'assistais le fianc&eacute; en qualit&eacute; de t&eacute;moin ou de gar&ccedil;on d'honneur,
+tandis qu'une petite ouvreuse de bancs faisait semblant d'&ecirc;tre l'amie de
+c&oelig;ur de miss Skiffins. La responsabilit&eacute; de conduire la demoiselle &agrave;
+l'autel &eacute;tait &eacute;chue au vieux, ce qui amena le ministre officiant &agrave; &ecirc;tre
+involontairement scandalis&eacute;. Voici ce qui arriva quand le ministre dit:</p>
+
+<p>&laquo;Qui donne cette femme en mariage &agrave; cet homme?&raquo;</p>
+
+<p>Le vieux gentleman, ne sachant pas le moins du monde &agrave; quel point de la
+c&eacute;r&eacute;monie nous &eacute;tions arriv&eacute;s, continua &agrave; r&eacute;p&eacute;ter d'un air aimable et
+rayonnant les dix commandements, sur quoi le clergyman r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&laquo;Qui donne cette femme en mariage &agrave; cet homme?&raquo;</p>
+
+<p>Le vieux gentleman n'ayant pas la moindre id&eacute;e de ce qu'on lui
+demandait, le jeune mari&eacute; s'&eacute;cria de sa voix ordinaire:</p>
+
+<p>&laquo;Allons, vieux p&egrave;re, vous savez... qui donne?&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; quoi le vieux r&eacute;pliqua avec une grande volubilit&eacute;, avant de r&eacute;pondre
+que c'&eacute;tait lui qui donnait:</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s bien! John, tr&egrave;s bien! mon gar&ccedil;on.&raquo;</p>
+
+<p>Le ministre fit alors une pause de si mauvais augure, que je me demandai
+si nous serions compl&egrave;tement mari&eacute;s ce jour-l&agrave;.</p>
+
+<p>Le mariage fut consomm&eacute; cependant, et quand nous sort&icirc;mes de l'&eacute;glise,
+Wemmick ouvrit le couvercle des fonts baptismaux, y d&eacute;posa ses gants
+blancs et le referma. Mrs Wemmick, plus pr&eacute;voyante, mit ses gants blancs
+dans sa poche et remit ses verts.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, monsieur Pip, dit Wemmick en pla&ccedil;ant triomphalement sa
+ligne &agrave; p&eacute;cher sur son &eacute;paule &agrave; la sortie de l'&eacute;glise, dites-moi si
+quelqu'un supposerait en nous voyant que c'est une noce.&raquo;</p>
+
+<p>On avait command&eacute; &agrave; d&eacute;jeuner &agrave; une jolie petite taverne, &agrave; un mille ou
+deux sur le coteau, au-del&agrave; de la prairie, et il y avait une table de
+jeu dans la chambre, pour le cas o&ugrave; nous aurions voulu nous d&eacute;lasser
+l'esprit apr&egrave;s la solennit&eacute;. Il &eacute;tait amusant de voir que Mrs Wemmick ne
+repoussait plus le bras de Wemmick quand il entourait sa taille; elle se
+tenait sur une chaise adoss&eacute;e contre la muraille, comme un violoncelle
+dans sa caisse, et se soumettait &agrave; se laisser embrasser comme aurait pu
+le faire ce m&eacute;lodieux instrument.</p>
+
+<p>Nous e&ucirc;mes un excellent d&eacute;jeuner, et toutes les fois que quelqu'un
+refusait quelque chose &agrave; table, Wemmick disait:</p>
+
+<p>&laquo;C'est fourni par le contrat, vous savez, il ne faut pas vous effrayer.&raquo;</p>
+
+<p>Je bus au nouveau couple, au vieux, au ch&acirc;teau; je saluai la mari&eacute;e, et
+je me rendis en un mot aussi agr&eacute;able qu'il me f&ucirc;t possible.</p>
+
+<p>Wemmick me conduisit jusqu'&agrave; la porte, et je lui serrai la main en lui
+souhaitant beaucoup de bonheur.</p>
+
+<p>&laquo;Merci! dit Wemmick en se frottant les mains. Elle sait si bien &eacute;lever
+les poules! vous n'en avez pas id&eacute;e. Nous vous enverrons des &oelig;ufs, et
+vous en jugerez par vous-m&ecirc;me. Dites donc, monsieur Pip, dit-il en me
+rappelant et en me parlant &agrave; voix basse, ceci est tout &agrave; fait un de mes
+sentiments de Walworth, je vous prie de le croire.</p>
+
+<p>&laquo;Je comprends, dis-je, il ne faut pas en parler dans la Petite
+Bretagne.&raquo;</p>
+
+<p>Wemmick fit un signe de t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&laquo;Apr&egrave;s ce que vous avez laiss&eacute; &eacute;chapper l'autre jour, j'aime autant que
+M. Jaggers ne le sache pas. Il pourrait croire que mon cerveau se
+d&eacute;range, ou quelque chose de la sorte.&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXVIb" id="CHAPITRE_XXVIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVI.</a></h2>
+
+
+<p>Magwitch resta en prison tr&egrave;s malade, pendant tout le temps qui s'&eacute;coula
+entre son arrestation et l'ouverture des assises. Il s'&eacute;tait bris&eacute; deux
+c&ocirc;tes, ce qui avait endommag&eacute; un de ses poumons. Il respirait avec la
+plus grande difficult&eacute; et une douleur qui augmentait chaque jour.
+C'&eacute;tait par suite de cette blessure qu'il parlait si bas, que c'est &agrave;
+peine si l'on pouvait l'entendre. Il parlait donc fort peu, mais il
+&eacute;tait toujours pr&ecirc;t &agrave; m'&eacute;couter, et ma premi&egrave;re occupation fut d&eacute;sormais
+de lui dire et de lui lire ce que je savais qu'il devait entendre.</p>
+
+<p>&Eacute;tant beaucoup trop malade pour rester dans la prison commune, il fut
+transport&eacute;, apr&egrave;s deux ou trois jours, &agrave; l'infirmerie. Cette
+circonstance me permit de rester souvent pr&egrave;s de lui, ce que je n'aurais
+jamais pu faire autrement. En effet, sans sa maladie, il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; mis aux
+fers, car il &eacute;tait regard&eacute; comme pass&eacute; ma&icirc;tre en &eacute;vasions, et je ne sais
+plus quoi encore.</p>
+
+<p>Bien que je le visse chaque jour, ce n'&eacute;tait jamais que pour quelques
+instants. Nos heures de s&eacute;paration &eacute;taient assez longues pour que je
+pusse m'apercevoir des l&eacute;gers changements survenus sur son visage et
+dans son &eacute;tat physique. Je ne me rappelle pas y avoir vu le moindre
+indice favorable; il s'usait lentement et devenait plus faible et plus
+malade de jour en jour, depuis celui o&ugrave; la porte de la prison s'&eacute;tait
+referm&eacute;e sur lui.</p>
+
+<p>L'esp&egrave;ce de soumission ou de r&eacute;signation qu'il montrait &eacute;tait celle d'un
+homme &eacute;puis&eacute;. &Agrave; ses mani&egrave;res, ou &agrave; un ou deux mots qui lui &eacute;chappaient
+tout bas, de temps en temps, je pus soup&ccedil;onner qu'il se demandait
+souvent s'il aurait pu &ecirc;tre meilleur, plac&eacute; dans de meilleures
+circonstances; mais il n'essayait jamais de se justifier, et de faire du
+pass&eacute; autre chose que ce qu'il avait &eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>Il arriva, en deux ou trois occasions, en ma pr&eacute;sence, qu'une des
+personnes charg&eacute;es de le garder parla de sa d&eacute;testable r&eacute;putation. Un
+sourire passait alors sur son visage, et il tournait les yeux de mon
+c&ocirc;t&eacute; d'un air confiant, comme pour me prendre &agrave; t&eacute;moin que j'avais
+reconnu en lui quelques qualit&eacute;s compensatrices, m&ecirc;me dans le temps o&ugrave;
+je n'&eacute;tais encore qu'un petit gar&ccedil;on. Pour tout le reste, il se montra
+humble et repentant, et je ne l'entendis jamais se plaindre.</p>
+
+<p>Quand arriva l'&eacute;poque de la session des assises, M. Jaggers demanda que
+son jugement f&ucirc;t remis &agrave; la session suivante, ayant l'assurance intime
+qu'il ne vivrait pas jusque l&agrave;, mais on le refusa. Le jour du jugement
+arriva, et quand il fut amen&eacute; &agrave; la barre, on l'assit sur une chaise, et
+on ne m'emp&ecirc;cha pas de me placer derri&egrave;re lui, et de tenir la main qu'il
+me tendait.</p>
+
+<p>Les d&eacute;bats furent tr&egrave;s courts et tr&egrave;s pr&eacute;cis, tout ce qu'on put dire en
+sa faveur fut dit: comment il avait pris go&ucirc;t aux habitudes de travail,
+et comment il avait r&eacute;ussi l&eacute;galement et honorablement. Mais rien ne
+pouvait att&eacute;nuer le fait qu'il avait rompu son ban, et qu'il &eacute;tait l&agrave;
+pour en r&eacute;pondre devant le juge et le jury. Il &eacute;tait impossible, une
+fois le fait prouv&eacute;, de faire autrement que de le d&eacute;clarer coupable.</p>
+
+<p>&Agrave; cette &eacute;poque, on avait coutume (ainsi que j'en fis la terrible
+exp&eacute;rience dans cette session) de consacrer le dernier jour des assises
+au prononc&eacute; des peines et de faire un dernier effort en formulant les
+sentences de mort. Mais sans le spectacle ineffa&ccedil;able que mon souvenir
+me repr&eacute;sente encore aujourd'hui, je croirais &agrave; peine, m&ecirc;me en &eacute;crivant
+ces lignes, avoir vu trente-deux hommes et femmes amen&eacute;s devant le juge
+pour s'entendre tous condamner ensemble. Magwitch &eacute;tait le seul, parmi
+les trente-deux, qui f&ucirc;t assis, afin qu'il p&ucirc;t respirer suffisamment
+pour conserver un peu de vie.</p>
+
+<p>Cette sc&egrave;ne m'appara&icirc;t encore tout enti&egrave;re avec ses vives couleurs: je
+vois les gouttes d'une pluie d'avril rouler sur les fen&ecirc;tres de la cour
+et briller aux rayons du soleil; les trente-deux hommes et femmes
+entass&eacute;s sur le banc des accus&eacute;s, derri&egrave;re lequel je me tenais, avec sa
+main dans la mienne, les uns arrogants, les autres frapp&eacute;s de terreur,
+quelques uns soupirant et pleurant, d'autres se couvrant la face de
+leurs mains, la plupart regardant tristement autour d'eux. Il y avait eu
+quelques cris pouss&eacute;s par les femmes condamn&eacute;es, mais on les avait fait
+taire, et un grand silence s'&eacute;tait &eacute;tabli. Les sheriffs, avec leurs
+grandes cha&icirc;nes et leurs bouquets et autres monstrueuses babioles
+civiques, les crieurs, les huissiers et cette grande galerie toute
+pleine de monde, et cette grande audience th&eacute;&acirc;trale, tous regardaient
+attentivement les trente-deux accus&eacute;s et le juge, mis solennellement en
+pr&eacute;sence. Alors le juge leur adressa la parole. Parmi les mis&eacute;rables
+amen&eacute;s devant lui, dit-il, auxquels il devait s'adresser sp&eacute;cialement,
+il y en avait un qui, d&egrave;s son enfance, avait brav&eacute; les lois, et qui,
+apr&egrave;s des condamnations et des emprisonnements r&eacute;p&eacute;t&eacute;s, avait enfin &eacute;t&eacute;
+condamn&eacute; &agrave; la d&eacute;portation pour un nombre d'ann&eacute;es limit&eacute;, et qui, avec
+des circonstances extr&ecirc;mement audacieuses et coupables, s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute; et
+avait &eacute;t&eacute; repris et condamn&eacute; &agrave; la d&eacute;portation &agrave; vie. Ce mis&eacute;rable avait
+sembl&eacute;, pendant un certain temps, &ecirc;tre revenu de ses erreurs, tant qu'il
+avait &eacute;t&eacute; loin du th&eacute;&acirc;tre de ses anciens forfaits, et il avait v&eacute;cu
+d'une mani&egrave;re honn&ecirc;te et paisible; mais &agrave; un moment fatal, c&eacute;dant aux
+inclinations perverses et aux passions violentes qui l'avaient si
+longtemps rendu redoutable &agrave; la soci&eacute;t&eacute;, il avait quitt&eacute; son asile de
+repos et de repentir, et &eacute;tait revenu dans la contr&eacute;e d'o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute;
+proscrit. D&eacute;nonc&eacute; bient&ocirc;t, il avait r&eacute;ussi, pendant un certain temps, &agrave;
+d&eacute;pister les agents de police; mais il avait &eacute;t&eacute; enfin saisi au moment
+o&ugrave; il allait fuir; il avait oppos&eacute; une vive r&eacute;sistance, et avait caus&eacute;
+la mort de son d&eacute;nonciateur, auquel toute sa carri&egrave;re &eacute;tait connue.
+Mieux que personne, il savait si c'est avec dessein et pr&eacute;m&eacute;ditation ou
+dans l'aveuglement de la passion. La peine pr&eacute;vue pour la rupture de ban
+et la rentr&eacute;e dans le pays d'o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute; chass&eacute; &eacute;tant la peine de
+mort, et sa cause pr&eacute;sentant des circonstances aggravantes, il devait se
+pr&eacute;parer &agrave; mourir.</p>
+
+<p>Le soleil p&eacute;n&eacute;trait par les hautes fen&ecirc;tres du tribunal, &agrave; travers les
+brillantes gouttes de pluie qui &eacute;taient rest&eacute;es sur les carreaux, et
+&eacute;tendait une large ligne de lumi&egrave;re entre les trente-deux coupables et
+le juge, et semblait, en les r&eacute;unissant, rappeler &agrave; ceux qui &eacute;taient &agrave;
+l'audience que juges et accus&eacute;s &eacute;taient absolument &eacute;gaux devant celui
+qui sait tout et ne peut se tromper. Se levant un instant et paraissant
+comme un point noir dans ce rayon de lumi&egrave;re, le prisonnier dit:</p>
+
+<p>&laquo;Milord, j'ai re&ccedil;u ma sentence de mort du Tout-Puissant, et je m'incline
+devant la v&ocirc;tre.&raquo;</p>
+
+<p>Puis il se rassit. Il y eut quelques chuts, et le juge se mit &agrave;
+continuer ce qu'il avait &agrave; dire aux autres. Puis ils se trouv&egrave;rent tous
+jug&eacute;s avec toutes les formalit&eacute;s voulues; et il fallut en soutenir
+quelques-uns, tandis que certains autres sortirent du tribunal en
+lan&ccedil;ant un regard hagard et m&eacute;prisant. Plusieurs firent des signes &agrave; la
+galerie; deux ou trois &eacute;chang&egrave;rent des poign&eacute;es de main; enfin
+quelques-uns sortirent en m&acirc;chant des fragments d'herbe qu'ils avaient
+arrach&eacute;s &agrave; des plantes qui se trouvaient l&agrave;. Il partit le dernier de
+tous, parce qu'il fallut l'aider &agrave; se lever et le faire marcher
+lentement, et il me tint la main pendant que tous les autres sortaient,
+et pendant que l'auditoire se levait et mettait de l'ordre dans ses
+v&ecirc;tements, comme on fait &agrave; l'&eacute;glise ou ailleurs, et se montrait du doigt
+un criminel ou un autre, et presque toujours lui et moi.</p>
+
+<p>Je souhaitais vivement et je priai qu'il mour&ucirc;t avant que le rapport du
+recorder ne f&ucirc;t termin&eacute;; mais dans la crainte qu'il ne v&eacute;c&ucirc;t, je
+commen&ccedil;ai &agrave; &eacute;crire cette nuit m&ecirc;me une p&eacute;tition au secr&eacute;taire d'&Eacute;tat de
+l'int&eacute;rieur, lui d&eacute;clarant ce que je savais de lui, et comment il se
+faisait qu'il &eacute;tait revenu pour moi. Je la r&eacute;digeai aussi path&eacute;tiquement
+et avec autant de ferveur qu'il me fut possible, et quand je l'eus finie
+et envoy&eacute;e, j'&eacute;crivis d'autres p&eacute;titions aux hommes sur l'autorit&eacute;
+mis&eacute;ricordieuse desquels je comptais. J'en r&eacute;digeai m&ecirc;me une pour la
+Couronne. Pendant plusieurs des jours et des nuits qui suivirent sa
+condamnation, je ne pris aucun repos, except&eacute; quand je m'endormais
+malgr&eacute; moi sur ma chaise; j'&eacute;tais compl&egrave;tement absorb&eacute; par ces
+p&eacute;titions, et quand je les eus envoy&eacute;es, je ne pouvais m'&eacute;loigner des
+endroits o&ugrave; elles &eacute;taient, et je sentais que plus j'en &eacute;tais pr&egrave;s, moins
+je d&eacute;sesp&eacute;rais et plus j'avais d'espoir qu'elles r&eacute;ussiraient.</p>
+
+<p>Dans cette inqui&eacute;tude d&eacute;raisonnable et dans ce trouble d'esprit, je
+r&ocirc;dais dans les rues le soir, autour des bureaux et des maisons o&ugrave;
+j'avais d&eacute;pos&eacute; ces p&eacute;titions. Aujourd'hui encore, les rues tumultueuses
+de l'ouest de Londres, par une nuit poussi&eacute;reuse du printemps, avec
+leurs rang&eacute;es de s&eacute;v&egrave;res h&ocirc;tels ferm&eacute;s et leurs longues files de
+cand&eacute;labres, me remplissent de tristesse en me rappelant ce souvenir.</p>
+
+<p>Les visites quotidiennes que je pouvais faire &agrave; Magwitch &eacute;taient
+maintenant plus courtes, et on le gardait plus strictement. Voyant ou
+m'imaginant qu'on me soup&ccedil;onnait d'avoir l'intention de lui porter du
+poison, je demandai &agrave; &ecirc;tre fouill&eacute; avant de m'asseoir &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, et
+je dis &agrave; l'officier qui &eacute;tait toujours pr&eacute;sent que j'&eacute;tais dispos&eacute; &agrave;
+faire tout ce qui pourrait le convaincre de la sinc&eacute;rit&eacute; de mes
+desseins. Personne ne se montrait dur, ni avec lui, ni avec moi. Il y
+avait un devoir &agrave; remplir, et on le remplissait, mais sans duret&eacute;.
+L'officier me donnait toujours l'assurance que le condamn&eacute; &eacute;tait plus
+mal, et quelques prisonniers malades qui &eacute;taient dans la chambre, et
+d'autres prisonniers qui remplissaient aupr&egrave;s d'eux les fonctions
+d'infirmiers (c'&eacute;taient des malfaiteurs, mais qui n'&eacute;taient pas pour
+cela, Dieu merci! incapables de bons sentiments), me faisaient toujours
+les m&ecirc;mes rapports.</p>
+
+<p>Plus les jours s'&eacute;coulaient, et plus je remarquai qu'il restait couch&eacute;
+tranquillement, regardant le plafond blanc, avec un visage sans aucune
+animation, jusqu'&agrave; ce que quelques mots prononc&eacute;s par moi
+l'illuminassent un instant, et alors il revenait &agrave; la vie. Quelquefois
+il lui &eacute;tait presque tout &agrave; fait impossible de parler; alors il me
+r&eacute;pondait en me pressant l&eacute;g&egrave;rement la main, et je commen&ccedil;ais &agrave;
+comprendre tr&egrave;s bien ce langage.</p>
+
+<p>Le nombre de jours &eacute;coul&eacute;s s'&eacute;tait &eacute;lev&eacute; &agrave; dix, quand je remarquai en
+lui un changement plus grand que de coutume. &Agrave; mon entr&eacute;e, ses yeux
+&eacute;taient fix&eacute;s vers la porte et brillaient.</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher enfant, dit-il quand je fus assis &agrave; son chevet, je pensais que
+vous &eacute;tiez en retard, mais je savais que vous ne pouviez pas l'&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Il est juste l'heure, dis-je, j'attendais &agrave; la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Vous attendez toujours &agrave; la porte, mon cher enfant, n'est-il pas vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pour ne pas perdre une minute.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon cher enfant, merci; Dieu vous b&eacute;nisse! Vous ne m'avez
+jamais abandonn&eacute;, mon cher enfant.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui serrai la main en silence, car je ne pouvais oublier que j'avais
+eu la pens&eacute;e de l'abandonner.</p>
+
+<p>&laquo;Et ce qu'il y a de mieux, dit-il, c'est que vous avez &eacute;t&eacute; meilleur pour
+moi depuis que je suis entour&eacute; d'un sombre nuage que lorsque le soleil
+&eacute;tait brillant; voil&agrave; le mieux de tout.&raquo;</p>
+
+<p>Il &eacute;tait couch&eacute; sur le dos et respirait avec beaucoup de difficult&eacute;.
+Quoi qu'il p&ucirc;t faire et bien qu'il m'aim&acirc;t tendrement, la lumi&egrave;re
+quittait son visage de plus en plus, un voile tombait sur ses yeux fix&eacute;s
+tranquillement au plafond.</p>
+
+<p>&laquo;Souffrez-vous beaucoup aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me plains pas, cher enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous plaignez jamais.&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir dit ces derniers mots, il sourit, et je compris &agrave; son
+toucher qu'il voulait lever ma main et la porter &agrave; sa poitrine. Je la
+lui donnai, et il sourit encore une fois et la couvrit avec les siennes.</p>
+
+<p>Le temps accord&eacute; s'&eacute;coula pendant que nous &eacute;tions ainsi, mais en
+regardant autour de moi, je vis le gouverneur de la prison, et il me dit
+tout bas:</p>
+
+<p>&laquo;Vous pouvez rester encore.&raquo;</p>
+
+<p>Je le remerciai avec effusion et lui demandai:</p>
+
+<p>&laquo;Pourrais-je lui parler, s'il peut encore m'entendre?&raquo;</p>
+
+<p>Le gouverneur s'&eacute;loigna et renvoya l'officier. Ce changement, quoique
+fait sans bruit, souleva le voile qui recouvrait ses yeux, et il me
+regarda de la fa&ccedil;on la plus affectueuse:</p>
+
+<p>&laquo;Cher Magwitch, je dois vous dire enfin... vous comprenez, n'est-ce pas,
+ce que je dis?...&raquo;</p>
+
+<p>Et je sentis une douce pression sur ma main.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez eu une fille autrefois, que vous avez aim&eacute;e et perdue?...&raquo;</p>
+
+<p>Une pression plus forte sur ma main.</p>
+
+<p>&laquo;Elle a v&eacute;cu et trouv&eacute; de puissants amis; elle vit encore; c'est une
+vraie dame; elle est tr&egrave;s belle, et je l'aime!&raquo;</p>
+
+<p>Avec un dernier effort qui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; insensible, si je ne m'y &eacute;tais pr&ecirc;t&eacute;
+en l'aidant, il porta ma main &agrave; ses l&egrave;vres, puis il la laissa retomber
+sur sa poitrine en y appuyant les deux siennes; le regard placide lev&eacute;
+au plafond reparut et disparut, et sa t&ecirc;te retomba doucement sur sa
+poitrine.</p>
+
+<p>Me rappelant alors ce que nous avions lu ensemble, je pensais aux deux
+hommes qui entr&egrave;rent dans le Temple pour prier, et je ne trouvai rien de
+mieux &agrave; dire &agrave; son chevet que de r&eacute;p&eacute;ter ces paroles:</p>
+
+<p>&laquo;&Ocirc; Seigneur, ayez piti&eacute; de lui, c'est un pauvre p&eacute;cheur.&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXVIIb" id="CHAPITRE_XXVIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVII.</a></h2>
+
+
+<p>Maintenant que je restais livr&eacute; tout &agrave; fait &agrave; moi-m&ecirc;me, j'annon&ccedil;ai mon
+intention de quitter l'appartement du Temple aussit&ocirc;t que mon bail
+serait termin&eacute;, et en attendant, de le sous-louer. Je mis aussit&ocirc;t des
+&eacute;criteaux aux fen&ecirc;tres, car j'&eacute;tais endett&eacute; et je n'avais que tr&egrave;s peu
+d'argent. Je commen&ccedil;ais m&ecirc;me s&eacute;rieusement &agrave; m'alarmer de l'&eacute;tat de mes
+affaires, je devrais dire plut&ocirc;t que j'aurais d&ucirc; m'alarmer, si j'avais
+eu assez d'&eacute;nergie et de calme dans l'esprit pour voir clairement la
+v&eacute;rit&eacute; au-del&agrave; de l'impression du moment, et cette impression &eacute;tait que
+je tombais s&eacute;rieusement malade. La derni&egrave;re secousse que j'avais
+&eacute;prouv&eacute;e avait retard&eacute; la maladie, mais n'avait pu la chasser
+compl&egrave;tement. Je voyais qu'elle me revenait maintenant; en dehors de
+cela, je ne savais pas grand'chose, et je ne m'en inqui&eacute;tais m&ecirc;me pas.</p>
+
+<p>Un jour ou deux je restai &eacute;tendu sur le sofa ou sur le plancher,
+n'importe o&ugrave;, selon qu'il m'arrivait de me laisser tomber, la t&ecirc;te
+lourde, les jambes affaiblies, sans id&eacute;e et sans force. Puis arriva une
+nuit qui me parut &eacute;ternelle et peupl&eacute;e d'inqui&eacute;tudes et d'horreurs; et
+quand le matin j'essayai de m'asseoir sur mon lit et de penser &agrave; mes
+r&ecirc;ves, je vis qu'il m'&eacute;tait impossible de le faire.</p>
+
+<p>&Eacute;tais-je r&eacute;ellement descendu dans la Cour du Jardin, au milieu du
+silence de la nuit, cherchant &agrave; t&acirc;tons le bateau que je supposais y
+&ecirc;tre? &Eacute;tais-je revenu &agrave; moi deux ou trois fois sur l'escalier, avec
+grande terreur, ne sachant pas comment j'&eacute;tais sorti de mon lit?
+M'&eacute;tais-je trouv&eacute; en train d'allumer la lampe, poursuivi par l'id&eacute;e que
+Provis montait l'escalier et que les lumi&egrave;res &eacute;taient &eacute;teintes? Avais-je
+&eacute;t&eacute; &eacute;nerv&eacute; d'une mani&egrave;re ou d'une autre, par les discours incoh&eacute;rents,
+le rire ou les g&eacute;missements de quelqu'un, et avais-je soup&ccedil;onn&eacute; en
+partie que ces sons venaient de moi-m&ecirc;me? Y avait-il eu une fournaise en
+fer plac&eacute;e dans un des coins noirs de la chambre, et une voix avait-elle
+cri&eacute; sans cesse que miss Havisham y br&ucirc;lait? C'&eacute;tait l&agrave; autant de choses
+que je me demandais et que j'essayais de m'expliquer en mettant un peu
+d'ordre dans mes id&eacute;es tout en restant &eacute;tendu sur mon lit. Mais il me
+semblait que la vapeur d'un four &agrave; chaux arrivait entre mes id&eacute;es et moi
+et y mettait le d&eacute;sordre et la confusion; c'est &agrave; travers cette vapeur
+qu'&agrave; la fin je vis deux hommes me regarder.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? demandai-je en tressaillant; je ne vous connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, r&eacute;pondit l'un d'eux en s'inclinant et en me touchant
+l'&eacute;paule, c'est une affaire qui sans doute sera bient&ocirc;t arrang&eacute;e, mais
+vous &ecirc;tes arr&ecirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Pour quelle dette?</p>
+
+<p>&mdash;Pour cent vingt-trois livres, quinze shillings et six pence. C'est
+pour le compte du bijoutier, je crois.</p>
+
+<p>&mdash;Que faut-il faire?</p>
+
+<p>&mdash;Le mieux serait de venir chez moi, dit l'homme; je tiens une maison
+tr&egrave;s convenable.&raquo;</p>
+
+<p>J'essayai de me lever et de m'habiller; puis, quand je levai les yeux
+sur eux, je vis qu'ils se tenaient &agrave; quelque distance de mon lit et me
+regardaient. Je restai &agrave; ma place.</p>
+
+<p>&laquo;Vous voyez mon &eacute;tat, dis-je, j'irais avec vous si je le pouvais; mais,
+en v&eacute;rit&eacute;, j'en suis tout &agrave; fait incapable. Si vous m'enlevez d'ici, je
+crois que je mourrai en chemin.&raquo;</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre r&eacute;pondirent-ils ou discut&egrave;rent-ils sur la situation; autant
+qu'il m'en souvient, ils essay&egrave;rent de m'encourager &agrave; croire que j'&eacute;tais
+moins mal que je ne pensais; mais je ne sais pas ce qu'ils firent, si ce
+n'est qu'ils s'abstinrent de m'emmener.</p>
+
+<p>Ce qui n'&eacute;tait que trop certain, c'est que j'avais la fi&egrave;vre, que
+j'&eacute;tais an&eacute;anti, que je souffrais beaucoup, que je perdais souvent la
+raison, que le temps me semblait d'une longueur d&eacute;mesur&eacute;e, que je
+confondais des existences impossibles avec la mienne propre, que j'&eacute;tais
+une des briques de la muraille, et que je suppliais qu'on m'&ocirc;t&acirc;t de la
+place g&ecirc;nante o&ugrave; l'on m'avait mis, que j'&eacute;tais l'arbre d'acier d'une
+vaste machine, tournant avec fracas sur un ab&icirc;me, et encore que
+j'implorais pour mon compte personnel qu'on arr&ecirc;t&acirc;t la machine, et qu'&agrave;
+coups de marteau on s&eacute;par&acirc;t la part que j'y avais. Que j'aie pass&eacute; par
+ces phases de la maladie, je le sais, parce que je m'en souviens et
+qu'en quelque sorte je le savais au moment m&ecirc;me. Que j'aie lutt&eacute; avec
+des personnes r&eacute;elles, croyant avoir affaire &agrave; des assassins, et que
+j'aie compris tout d'un coup qu'elles me voulaient du bien, apr&egrave;s quoi
+je tombais &eacute;puis&eacute; dans leurs bras et les laissais me remettre au lit, je
+le savais aussi en revenant &agrave; la connaissance de moi-m&ecirc;me. Mais,
+par-dessus tout, je savais que chez tous ceux qui m'avaient entour&eacute;
+pendant ma maladie, et que j'avais cru voir passer par toutes sortes de
+transformations, se dilater dans des proportions infinies, il y avait eu
+une tendance extraordinaire &agrave; prendre plus ou moins la ressemblance de
+Joe.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir pass&eacute; le plus mauvais moment de ma maladie, je remarquai
+que, tandis que tous ses autres signes caract&eacute;ristiques changeaient, ce
+seul trait ne changeait pas. Quiconque m'approchait, prenait l'apparence
+de Joe. J'ouvrais les yeux dans la nuit, et qui voyais-je dans le grand
+fauteuil, au chevet du lit? Joe. J'ouvrais les yeux dans le jour, et,
+assis sur l'appui de la fen&ecirc;tre, fumant sa pipe &agrave; l'ombre de la fen&ecirc;tre
+ouverte, qui voyais-je encore? Joe. Je demandais une boisson
+rafra&icirc;chissante, et quelle &eacute;tait la main ch&eacute;rie qui me la donnait? Celle
+de Joe. Je retombais sur mon oreiller apr&egrave;s avoir bu, et quel &eacute;tait le
+visage qui me regardait avec tant d'espoir et de tendresse, si ce n'est
+celui de Joe!</p>
+
+<p>Enfin un jour je pris courage et je dis:</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce vous, Joe?&raquo;</p>
+
+<p>Et la ch&egrave;re et ancienne voix de chez nous r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&laquo;Quel autre pourrait-ce &ecirc;tre, mon vieux camarade?</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; Joe! vous me brisez le c&oelig;ur! Regardez-moi avec col&egrave;re, Joe....
+Frappez-moi, Joe.... Reprochez-moi mon ingratitude... ne soyez pas si bon
+pour moi...&raquo;</p>
+
+<p>Car Joe venait de poser sa t&ecirc;te sur l'oreiller, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la mienne, et
+de passer son bras autour de mon cou, dans la joie qu'il &eacute;prouvait de me
+voir le reconna&icirc;tre.</p>
+
+<p>&laquo;Mais, oui, mon cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe. Vous et moi, nous
+avons toujours &eacute;t&eacute; bons amis, et quand vous serez assez bien pour sortir
+faire un tour de promenade... ah! quel plaisir!...&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s quoi Joe se retira &agrave; la fen&ecirc;tre et se tint le dos tourn&eacute; vers moi,
+en train de s'essuyer les yeux; et comme mon extr&ecirc;me faiblesse
+m'emp&ecirc;chait de me lever et d'aller &agrave; lui, je restai l&agrave;, murmurant ces
+mots de repentir:</p>
+
+<p>&laquo;&Ocirc; mon Dieu! b&eacute;nissez-le, b&eacute;nissez cet excellent homme et ce bon
+chr&eacute;tien!&raquo;</p>
+
+<p>Les yeux de Joe &eacute;taient rouges quand il se retourna; mais je tenais sa
+main, et nous &eacute;tions heureux tous les deux.</p>
+
+<p>&laquo;Combien de temps, cher Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez dire, Pip, combien de temps a dur&eacute; votre maladie, mon cher
+camarade?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes &agrave; la fin de mai, demain c'est le 1<sup>er</sup> juin.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous rest&eacute; ici tout le temps, cher Joe?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; peu pr&egrave;s, mon vieux camarade.</p>
+
+<p>&mdash;Car comme je le dis &agrave; Biddy quand la nouvelle de votre maladie nous
+fut apport&eacute;e par une lettre venue par la poste; il a &eacute;t&eacute; longtemps seul;
+il est maintenant probablement mari&eacute;, quoique mal r&eacute;compens&eacute; des pas et
+des d&eacute;marches qu'il a faites. Mais la richesse n'a jamais &eacute;t&eacute; un but
+pour lui, et le mariage fut toujours le plus grand d&eacute;sir de son c&oelig;ur....</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien doux de vous entendre, Joe! mais je vous interromps dans
+ce que vous disiez &agrave; Biddy....</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, voyez-vous, vous pouviez &ecirc;tre au milieu d'&eacute;trangers, et
+comme vous et moi avons toujours &eacute;t&eacute; amis, une visite dans un pareil
+moment pouvait ne pas vous &ecirc;tre d&eacute;sagr&eacute;able, et voici les paroles de
+Biddy:</p>
+
+<p>&laquo;Allez le trouver sans perdre de temps.&raquo; Voil&agrave;, dit Joe, en prenant un
+air grave, quelles furent les paroles de Biddy. Allez le trouver, a dit
+Biddy, sans perdre de temps. En un mot, je ne vous tromperais pas
+beaucoup, ajouta Joe apr&egrave;s quelques moments de r&eacute;flexion, si je vous
+assurais que les paroles v&eacute;ridiques de cette jeune femme furent: &laquo;sans
+perdre une seule minute de temps.&raquo;</p>
+
+<p>Ici, Joe s'arr&ecirc;ta court, et m'apprit qu'il ne fallait me parler qu'avec
+une grande mod&eacute;ration, et que je devais prendre un peu de nourriture &agrave;
+des intervalles fr&eacute;quents, que j'y fusse ou non dispos&eacute;, et que je
+devais me soumettre &agrave; ses ordres. Je lui baisai donc la main, et me tins
+tranquille pendant qu'il s'occupait &agrave; r&eacute;diger une lettre &agrave; Biddy, dans
+laquelle il lui envoyait mes amiti&eacute;s.</p>
+
+<p>&Eacute;videmment, Biddy avait appris &agrave; &eacute;crire &agrave; Joe. Dans l'&eacute;tat de faiblesse
+o&ugrave; je me trouvais, couch&eacute; dans mon lit et le regardant, cela me fit
+encore pleurer de plaisir, de voir avec quel orgueil il se mit &agrave; &eacute;crire
+sa lettre. Mon lit, priv&eacute; de ses rideaux, avait &eacute;t&eacute; transport&eacute;, moi
+dedans, dans le salon, comme la pi&egrave;ce la plus vaste et la mieux a&eacute;r&eacute;e;
+on avait retir&eacute; le tapis, et la chambre &eacute;tait maintenue, nuit et jour,
+fra&icirc;che et salubre. Joe &eacute;tait assis devant mon bureau, rel&eacute;gu&eacute; dans un
+coin, et encombr&eacute; de petites bouteilles, et il &eacute;tait occup&eacute; &agrave; son grand
+travail. Il commen&ccedil;a d'abord par choisir une plume sur le porte-plume,
+qu'il mania comme si c'&eacute;tait un coffre &agrave; gros outils; puis il releva ses
+manches, comme s'il allait man&oelig;uvrer un levier ou un marteau de forge.
+Avant de commencer, il se mit en position, c'est-&agrave;-dire qu'il s'appuya
+solidement sur la table avec son coude gauche, et tint sa jambe droite
+bien en arri&egrave;re; et quand il commen&ccedil;a, il fit des gros jambages, en
+descendant si lentement qu'on aurait pu croire qu'il leur donnait six
+pieds de longueur, tandis qu'&agrave; chacun des d&eacute;li&eacute;s qu'il faisait en
+remontant, j'entendais sa plume cracher &eacute;norm&eacute;ment. Il avait la
+singuli&egrave;re id&eacute;e que l'encrier &eacute;tait du c&ocirc;t&eacute; o&ugrave; il n'&eacute;tait pas, et
+trempait constamment sa plume dans l'espace, paraissant tr&egrave;s satisfait
+du r&eacute;sultat. Il commit quelques lourdes fautes d'orthographe, mais, en
+somme, il s'acquitta tr&egrave;s bien de tout, et quand il eut sign&eacute; son nom,
+et qu'avec ses deux doigts, il eu transport&eacute; un p&acirc;t&eacute; final du papier sur
+le sommet de sa t&ecirc;te, il plana en quelque sorte sur la table pour juger
+de l'effet de son &oelig;uvre de points de vue diff&eacute;rents, avec une
+satisfaction sans bornes.</p>
+
+<p>Pour ne pas contrarier Joe en parlant trop, je me serais tu, m&ecirc;me si
+j'avais &eacute;t&eacute; capable de parler beaucoup. Je remis donc au lendemain pour
+lui parler de miss Havisham. Il secoua la t&ecirc;te, quand je lui demandai si
+elle &eacute;tait r&eacute;tablie:</p>
+
+<p>&laquo;Elle est morte, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est que, mon vieux camarade, dit Joe, d'un ton de reproche et
+pour y arriver, par degr&eacute;s, je n'aurais pas voulu dire cela; car ce
+n'est pas peu de chose &agrave; dire, mais elle n'est pas....</p>
+
+<p>&mdash;... Vivante, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a c'est plus pr&egrave;s de la v&eacute;rit&eacute;, dit Joe; elle n'est pas vivante.</p>
+
+<p>&mdash;A-t-elle souffert beaucoup, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s que vous &ecirc;tes tomb&eacute; malade, environ ce que vous pourriez appeler
+une semaine.</p>
+
+<p>&mdash;Cher Joe, avez-vous entendu dire ce qu'est devenue sa fortune?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon vieux camarade, dit Joe, il me semble qu'elle avait dispos&eacute;
+de la plus grande partie, c'est-&agrave;-dire qu'elle l'avait transmise &agrave; miss
+Estelle; mais elle avait &eacute;crit de sa main un petit codicille, un jour o&ugrave;
+deux avant l'accident, par lequel elle laissait une froide somme de
+quatre mille livres &agrave; M. Mathieu Pocket. Et pourquoi supposez-vous,
+par-dessus toutes les autres raisons, Pip, qu'elle lui ait laiss&eacute; ces
+froides quatre mille livres? &Agrave; cause du rapport de Pip sur ledit
+Mathieu. Biddy m'a dit que c'&eacute;tait &eacute;crit comme &ccedil;a, dit Joe en r&eacute;p&eacute;tant
+la formule l&eacute;gale: &laquo;Rapport de Pip sur ledit Mathieu.&raquo; Quatre froides
+mille livres, Pip!&raquo;</p>
+
+<p>Je n'ai jamais pu d&eacute;couvrir sur quoi Joe fondait la temp&eacute;rature qu'il
+attribuait &agrave; ces quatre mille livres; mais cela lui paraissait augmenter
+la somme, et il &eacute;prouvait un plaisir manifeste &agrave; r&eacute;p&eacute;ter qu'elles
+&eacute;taient froides.</p>
+
+<p>Cette nouvelle me causa une grande joie: elle mettait le sceau sur le
+seul bien que j'eusse jamais fait. Je demandai &agrave; Joe s'il avait entendu
+dire que quelques-uns des autres parents eussent eu des legs.</p>
+
+<p>&laquo;Miss Sarah, dit Joe, a vingt-cinq livres par an pour acheter des
+pilules, parce qu'elle est bilieuse; miss Georgiana a eu vingt livres.</p>
+
+<p>&mdash;Mistress.... Comment appelez-vous ces b&ecirc;tes sauvages qui ont des bosses
+sur le dos, mon vieux camarade?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Camels?</i><a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a> &laquo;dis-je en me demandant &agrave; quoi il pouvait vouloir en
+venir.</p>
+
+<p>Joe fit un signe.</p>
+
+<p>&laquo;Mistress Camels.&raquo;</p>
+
+<p>Je sus bient&ocirc;t qu'il voulait parler de Camille. Elle a eu vingt livres
+pour acheter des veilleuses pour ranimer ses esprits quand elle se
+r&eacute;veille la nuit.</p>
+
+<p>L'exactitude de ces rapports &eacute;tait suffisamment &eacute;vidente pour me donner
+une grande confiance dans les informations de Joe.</p>
+
+<p>&laquo;Et maintenant, dit Joe, vous n'&ecirc;tes pas encore assez fort, mon vieux
+camarade, pour ramasser plus d'une pellet&eacute;e additionnelle de nouvelles
+aujourd'hui. Le vieil Orlick s'est introduit avec effraction dans une
+maison habit&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Chez qui? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non... mais je vous avoue que ses mani&egrave;res sont devenues tr&egrave;s
+bruyantes, dit Joe en forme d'excuses. Cependant la maison d'un Anglais
+est son ch&acirc;teau, et les ch&acirc;teaux ne doivent pas &ecirc;tre forc&eacute;s, except&eacute; en
+temps de guerre; et quels qu'aient &eacute;t&eacute; ses d&eacute;fauts, il &eacute;tait bon
+marchand de bl&eacute; et de graines.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc la maison de Pumblechook qui a &eacute;t&eacute; forc&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;C'est elle, Pip, dit Joe, et on a pris son tiroir, et on a pris sa
+caisse, et on a bu son vin, et on a mang&eacute; ses provisions, et on l'a
+soufflet&eacute;, et on lui a tir&eacute; le nez, et on l'a attach&eacute; &agrave; son bois de lit,
+et on lui a donn&eacute; une douzaine de coups de poing, et on lui a rempli la
+bouche de graines pour l'emp&ecirc;cher de crier; mais il a reconnu Orlick, et
+Orlick est dans la prison du comt&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu nous p&ucirc;mes causer sans restriction. Je recouvrais mes forces
+lentement, mais je les recouvrais, et Joe restait avec moi, et il me
+semblait que j'&eacute;tais encore le petit Pip.</p>
+
+<p>Car la tendresse de Joe &eacute;tait si admirablement proportionn&eacute;e &agrave; mes
+besoins, que j'&eacute;tais comme un enfant entre ses mains. Il lui arrivait de
+s'asseoir pr&egrave;s de moi, et de me parler avec son ancienne confiance, son
+ancienne simplicit&eacute;, et son ancienne protection paternelle, de sorte que
+j'&eacute;tais tent&eacute; de croire que toute ma vie, depuis le temps o&ugrave; j'avais
+v&eacute;cu dans la vieille cuisine, &eacute;tait une invention de la fi&egrave;vre qui &eacute;tait
+partie. Il faisait tout pour moi, except&eacute; le m&eacute;nage, pour lequel il
+avait pris une femme tr&egrave;s convenable, apr&egrave;s avoir r&eacute;gl&eacute; le compte de
+l'autre, le jour m&ecirc;me de son arriv&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;Je vous assure, Pip, disait-il souvent, pour expliquer cette libert&eacute; de
+sa part, que je l'ai trouv&eacute;e en train de percer, comme un tonneau de
+bi&egrave;re, le lit de plume du lit inoccup&eacute;, et occup&eacute;e &agrave; mettre les plumes
+dans un panier pour aller les vendre. Elle aurait ensuite perc&eacute; le
+v&ocirc;tre, et elle l'aurait vid&eacute;, vous dessus, et elle aurait emport&eacute; le
+charbon peu &agrave; peu dans la soupi&egrave;re et dans le plat aux l&eacute;gumes, et le
+vin et les liqueurs dans vos bottes &agrave; la Wellington.&raquo;</p>
+
+<p>Nous attendions avec impatience le jour o&ugrave; je sortirais pour faire une
+promenade, comme nous avions attendu autrefois le jour o&ugrave; je devais
+entrer en apprentissage; et quand ce jour arriva, et qu'on e&ucirc;t fait
+venir une voiture d&eacute;couverte, Joe m'enveloppa, me prit dans ses bras, me
+descendit et me mit dans la voiture, comme si j'&eacute;tais encore la pauvre
+cr&eacute;ature d&eacute;bile sur laquelle il avait si abondamment r&eacute;pandu les
+richesses de sa grande nature.</p>
+
+<p>Joe monta &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, et nous nous dirige&acirc;mes ensemble vers la
+campagne, o&ugrave; la v&eacute;g&eacute;tation &eacute;tait d&eacute;j&agrave; luxuriante, et o&ugrave; l'air &eacute;tait tout
+rempli des douces senteurs du printemps. C'&eacute;tait un dimanche. En
+contemplant la belle nature qui m'entourait, je pensais combien elle
+&eacute;tait embellie et chang&eacute;e, et combien les petites fleurs des champs
+avaient pouss&eacute;, et combien les voix des oiseaux avaient pris de force
+pendant les jours et pendant les nuits, sous le soleil et sous les
+&eacute;toiles, pendant que j'&eacute;tais rest&eacute; fi&eacute;vreux et br&ucirc;lant sur mon lit et le
+souvenir d'avoir &eacute;t&eacute; br&ucirc;lant et fi&eacute;vreux vint tout &agrave; coup troubler le
+calme que je go&ucirc;tais. Mais, quand j'entendis les cloches du dimanche, et
+que je regardai avec plus d'attention les splendeurs &eacute;tal&eacute;es autour de
+moi, je sentis que je n'&eacute;tais pas assez reconnaissant, et que j'&eacute;tais
+encore trop faible pour &eacute;prouver m&ecirc;me ce sentiment, et j'appuyai ma t&ecirc;te
+sur l'&eacute;paule de Joe, comme je l'avais appuy&eacute;e autrefois, quand il me
+conduisait &agrave; la foire ou n'importe o&ugrave;, et que mes impressions &eacute;taient
+trop fortes pour mes jeunes sens.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un moment je devins plus calme, et nous caus&acirc;mes comme nous avions
+coutume de causer autrefois, couch&eacute;s sur l'herbe de la vieille batterie.
+Il n'y avait pas le moindre changement en Joe. Ce qu'il avait &eacute;t&eacute; &agrave; mes
+yeux alors, il l'&eacute;tait exactement &agrave; mes yeux aujourd'hui: aussi
+simplement fid&egrave;le et aussi simplement droit.</p>
+
+<p>Quand nous rentr&acirc;mes, et qu'il me prit et me porta si facilement &agrave;
+travers la cour et l'escalier, je pensai &agrave; cette soir&eacute;e de No&euml;l, si
+fertile en &eacute;v&eacute;nements, o&ugrave; il m'avait port&eacute; &agrave; travers les marais. Nous
+n'avions pas encore fait la moindre allusion &agrave; mon changement de
+fortune, et j'ignorais aussi ce qu'il savait de ma vie dans ces derniers
+temps. Je doutais tant de moi-m&ecirc;me en ce moment, et j'avais une telle
+confiance en lui, que je ne savais pas si je devais lui en parler, quand
+il ne le faisait pas.</p>
+
+<p>&laquo;Avez-vous appris, Joe, lui demandai-je ce soir-l&agrave;, apr&egrave;s m&ucirc;re
+consid&eacute;ration, pendant qu'il fumait sa pipe &agrave; la fen&ecirc;tre, avez-vous
+appris qui &eacute;tait mon protecteur?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai entendu dire quelque chose, r&eacute;pondit Joe, comme si ce n'&eacute;tait pas
+miss Havisham, mon vieux camarade.</p>
+
+<p>&mdash;Vous a-t-on dit qui c'&eacute;tait, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Mais j'ai entendu dire quelque chose comme si c'&eacute;tait la <i>personne</i>
+qui avait envoy&eacute; la <i>personne</i> qui vous a donn&eacute; les banknotes aux <i>Trois
+jolis bateliers</i>, Pip.</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait bien cela, en effet.</p>
+
+<p>&mdash;C'est surprenant! dit Joe du ton le plus placide du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu dire qu'il &eacute;tait mort, Joe? demandai-je ensuite avec
+une d&eacute;fiance croissante.</p>
+
+<p>&mdash;Qui?... Celui qui vous a envoy&eacute; les banknotes, Pip?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense, dit Joe, apr&egrave;s avoir r&eacute;fl&eacute;chi longtemps, et en regardant
+d'une mani&egrave;re &eacute;vasive l'appui de la fen&ecirc;tre, que j'ai entendu dire d'une
+mani&egrave;re ou d'une autre qu'il lui &eacute;tait arriv&eacute; quelque chose comme cela.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous appris quelque chose de sa vie, Joe?</p>
+
+<p>&mdash;Rien de particulier, Pip.</p>
+
+<p>&mdash;S'il vous plaisait d'en apprendre, Joe..., commen&ccedil;ai-je &agrave; dire, quand
+Joe se leva et vint &agrave; mon sofa.</p>
+
+<p>Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit-il, nous sommes toujours les
+meilleurs amis, n'est-ce pas, Pip?&raquo;</p>
+
+<p>J'&eacute;tais g&ecirc;n&eacute; pour lui r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&laquo;Tr&egrave;s bien, alors, dit Joe, comme si j'avais r&eacute;pondu, tout est pour le
+mieux, c'est convenu; pourquoi entrer dans des explications qui, entre
+deux personnes comme nous, sont des sujets inutiles! Dieu! pensez &agrave;
+votre pauvre s&oelig;ur et &agrave; ses col&egrave;res, et ne vous souvenez-vous plus de
+son b&acirc;ton?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, je m'en souviens, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit Joe, je faisais tout ce que
+je pouvais pour mettre une s&eacute;paration entre vous et le b&acirc;ton; mais mon
+pouvoir n'&eacute;tait pas toujours &eacute;gal &agrave; mes intentions, car lorsque votre
+pauvre s&oelig;ur avait dans la t&ecirc;te l'id&eacute;e de tomber sur vous, il &eacute;tait
+assez dans son habitude favorite de tomber sur moi, si je faisais de
+l'opposition, et de retomber ensuite encore plus lourdement sur vous;
+j'ai souvent remarqu&eacute; cela. Ce n'est pas en tiraillant la barbe d'un
+homme, ni en le secouant deux ou trois fois (ce dont votre s&oelig;ur ne se
+privait pas) qu'on emp&ecirc;che un homme de se mettre entre un pauvre petit
+enfant et un ch&acirc;timent; mais quand ce pauvre petit enfant n'en est que
+plus s&eacute;v&egrave;rement ch&acirc;ti&eacute;, parce qu'on a secou&eacute; l'autre et tir&eacute; sa barbe,
+alors cet homme se dit naturellement &agrave; lui-m&ecirc;me: &laquo;O&ugrave; est le bien que tu
+as voulu faire? Je t'avoue, se dit l'homme, que je vois le mal, mais que
+je ne vois pas le bien, je m'en rapporte &agrave; vous, monsieur, pour m'en
+montrer le bien.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;L'homme dit cela? observai-je, en voyant que Joe attendait ma r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, l'homme dit cela, reprit Joe. Et a-t-il raison, cet homme, de
+dire cela?</p>
+
+<p>Cher Joe, il a toujours raison.</p>
+
+<p>Bien, mon vieux camarade, dit Joe; alors je m'en rapporte &agrave; vos paroles.
+S'il a toujours raison (quoiqu'en g&eacute;n&eacute;ral il ait plut&ocirc;t tort), il a
+raison quand il dit ceci:&mdash;Supposant que lorsque vous gardiez quelque
+petite affaire pour vous seul, alors que vous &eacute;tiez petit, vous la
+gardiez parce que vous saviez que le pouvoir de Gargery &agrave; tenir le b&acirc;ton
+&agrave; distance n'&eacute;tait pas &eacute;gal &agrave; ses intentions. Donc, qu'il n'en soit plus
+question entre gens comme nous, et ne laissons pas &eacute;chapper de remarques
+sur des sujets inutiles. Biddy s'est donn&eacute; bien de la peine avant mon
+d&eacute;part (car cela a &eacute;t&eacute; horriblement dur &agrave; me faire comprendre) pour que
+je visse clair dans tout ceci, et que, voyant clair, je lui donne un
+coup d'&eacute;paule. Ces deux choses, &eacute;tant convenues, un ami v&eacute;ritable vous
+dit: N'allez &agrave; l'encontre de rien; mangez votre souper, buvez votre eau
+rougie, et allez-vous mettre entre vos draps.&raquo;</p>
+
+<p>La d&eacute;licatesse avec laquelle Joe d&eacute;bita ce discours et le tact charmant
+et la bont&eacute; avec laquelle Biddy, dans sa finesse de femme, m'avait
+devin&eacute; si vite et l'avait pr&eacute;par&eacute; &agrave; comprendre tout cela, firent une
+profonde impression sur mon esprit. Mais Joe connaissait-il combien
+j'&eacute;tais pauvre, et comment mes grandes esp&eacute;rances s'&eacute;taient toutes
+dissip&eacute;es au soleil comme le brouillard de nos marais, c'est ce que
+j'ignorais.</p>
+
+<p>Une autre chose en Joe que je ne pouvais comprendre, mais qui me peinait
+beaucoup, &eacute;tait celle-ci: &agrave; mesure que je devenais plus fort et mieux
+portant, Joe se montrait moins &agrave; l'aise avec moi. Pendant que j'&eacute;tais
+faible et dans son enti&egrave;re d&eacute;pendance, le cher homme s'&eacute;tait laiss&eacute;
+aller &agrave; ses anciennes habitudes et m'avait donn&eacute; tous les noms
+d'autrefois: &laquo;cher petit Pip; mon vieux camarade,&raquo; qui alors &eacute;taient une
+d&eacute;licieuse musique &agrave; mes oreilles. Moi aussi, je m'&eacute;tais laiss&eacute; aller &agrave;
+nos anciennes mani&egrave;res, heureux et reconnaissant de ce qu'il me laissait
+faire; mais imperceptiblement, &agrave; mesure que j'y tenais davantage, Joe y
+tenait moins, et il commen&ccedil;a &agrave; s'en d&eacute;shabituer; tout en m'en &eacute;tonnant
+d'abord, j'arrivai bient&ocirc;t &agrave; comprendre que la cause &eacute;tait en moi, et
+que la faute en &eacute;tait toute &agrave; moi.</p>
+
+<p>Ah! n'avais-je donn&eacute; &agrave; Joe aucune raison de douter de ma constance et de
+penser que, dans la prosp&eacute;rit&eacute;, je deviendrais froid avec lui, et que je
+le repousserais! N'avais-je donn&eacute; au c&oelig;ur innocent de Joe aucun motif
+de sentir instinctivement, qu'&agrave; mesure que je reprenais des forces, son
+pouvoir sur moi s'affaiblirait, et qu'il ferait mieux de me l&acirc;cher &agrave;
+temps, et de me laisser aller avant que je ne m'affranchisse moi-m&ecirc;me?</p>
+
+<p>C'&eacute;tait en allant promener dans les jardins du Temple, pour la troisi&egrave;me
+ou quatri&egrave;me fois, appuy&eacute; sur le bras de Joe, que je vis bien clairement
+le changement qui s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute; en lui. Nous nous &eacute;tions assis sous la
+chaude lumi&egrave;re du soleil, regardant la rivi&egrave;re, et il m'arriva de dire
+au moment o&ugrave; nous nous levions:</p>
+
+<p>&laquo;Voyez, Joe, je puis tr&egrave;s bien marcher maintenant; vous allez me voir
+rentrer seul.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faudrait pas vous forcer pour cela, Pip, dit Joe; mais je serais
+heureux de vous en voir capable, monsieur.&raquo;</p>
+
+<p>Le dernier mot me choqua. Pourtant, comment me plaindre? Je n'allai pas
+plus loin que la grille du jardin; alors je pr&eacute;tendis &ecirc;tre plus faible
+que je ne l'&eacute;tais r&eacute;ellement, et je demandai &agrave; Joe de me donner le bras.
+Joe me le donna, mais il &eacute;tait pensif.</p>
+
+<p>De mon c&ocirc;t&eacute;, j'&eacute;tais pensif aussi, car comment arr&ecirc;ter ce changement
+naissant en Joe? C'&eacute;tait une grande perplexit&eacute; pour mes pens&eacute;es
+d&eacute;chir&eacute;es de remords, que j'eusse honte de lui dire exactement dans quel
+&eacute;tat je me trouvais et o&ugrave; j'en &eacute;tais arriv&eacute;, je ne cherche pas &agrave; le
+cacher; mais j'esp&egrave;re que les motifs de mon h&eacute;sitation n'&eacute;taient pas
+tout &agrave; fait indignes. Il aurait voulu m'aider &agrave; sortir de tous ces
+petits tracas; je le savais, et je savais qu'il ne devait pas m'aider,
+et que je ne devais pas souffrir qu'il m'aid&acirc;t.</p>
+
+<p>Ce fut une triste soir&eacute;e pour tous deux; mais, avant d'aller nous
+coucher, j'avais r&eacute;solu d'attendre jusqu'au lendemain. Le lendemain
+&eacute;tait un dimanche, je commencerais une nouvelle vie avec la nouvelle
+semaine. Le lundi matin, je parlerais &agrave; Joe de son changement, je
+mettrais de c&ocirc;t&eacute; ce dernier vestige de r&eacute;serve, je lui dirais ce que
+j'avais dans la pens&eacute;e (ce second point n'&eacute;tait pas encore tout &agrave; fait
+r&eacute;solu), et pourquoi je ne m'&eacute;tais pas d&eacute;cid&eacute; &agrave; aller retrouver Herbert,
+et alors la confiance de Joe serait reconquise pour toujours. &Agrave; mesure
+que je me rass&eacute;r&eacute;nais, Joe se rass&eacute;r&eacute;nait aussi, et il me sembla qu'il
+avait pris aussi sympathiquement une r&eacute;solution.</p>
+
+<p>Nous pass&acirc;mes tranquillement la journ&eacute;e du dimanche, et nous gagn&acirc;mes la
+campagne en voiture, pour nous promener &agrave; pied dans les champs.</p>
+
+<p>&laquo;Je remercie le ciel d'avoir &eacute;t&eacute; malade, Joe, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Cher vieux Pip, mon vieux camarade; vous en &ecirc;tes maintenant presque
+revenu, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;'a &eacute;t&eacute; un temps m&eacute;morable pour moi, Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Comme pour moi, monsieur, r&eacute;pondit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons pass&eacute; ensemble un temps que je n'oublierai jamais, Joe. Il
+y a eu des jours, je le sais, que j'ai oubli&eacute;s pendant un certain temps,
+mais jamais je n'oublierai ceux-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Pip, dit Joe paraissant un peu &eacute;mu et troubl&eacute;, il y a eu quelques bons
+moments, et, cher monsieur, ce qui a &eacute;t&eacute; entre nous, a &eacute;t&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Le soir, quand je fus au lit, Joe vint dans ma chambre, comme il y &eacute;tait
+venu pendant tout le temps de ma convalescence. Il me demanda si j'&eacute;tais
+s&ucirc;r d'&ecirc;tre aussi bien portant que le matin.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, cher Joe, parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous vous sentez toujours plus fort, mon vieux camarade?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cher Joe, toujours.&raquo;</p>
+
+<p>Joe mit sur la couverture, &agrave; l'endroit de mon &eacute;paule, sa large et bonne
+main, et dit d'une voix qui me sembla &eacute;touff&eacute;e:</p>
+
+<p>&laquo;Bonsoir!&raquo;</p>
+
+<p>Quand je me levai le lendemain matin, repos&eacute; et plus fort, j'avais pris
+la pleine r&eacute;solution de tout dire &agrave; Joe sans d&eacute;lai. Je voulais lui
+parler avant d&eacute;jeuner. Je m'habillai aussit&ocirc;t pour me rendre dans sa
+chambre et le surprendre; car c'&eacute;tait le premier jour que je me levais
+matin. Je fus &agrave; sa chambre. Il n'y &eacute;tait pas. Non seulement il n'y &eacute;tait
+pas, mais sa malle n'y &eacute;tait pas non plus.</p>
+
+<p>Je gagnai aussit&ocirc;t la table o&ugrave; le d&eacute;jeuner &eacute;tait servi, j'y trouvai une
+lettre. Voici les quelques mots qu'elle contenait:</p>
+
+<p>&laquo;Ne voulant pas &ecirc;tre importun, je suis parti; car vous voil&agrave; bien
+r&eacute;tabli, mon cher Pip, et vous serez beaucoup mieux sans</p>
+
+<p>
+&laquo;JO.&raquo;<br />
+</p>
+
+<p>&laquo;P. S. Toujours les meilleurs amis.&raquo;</p>
+
+<p>Inclus dans la lettre, je trouvai un re&ccedil;u du montant de la dette et des
+frais pour lesquels j'avais &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute;. Jusqu'&agrave; ce moment, j'avais
+suppos&eacute; que mon cr&eacute;ancier avait arr&ecirc;t&eacute; ou au moins suspendu ses
+poursuites pour me permettre de me r&eacute;tablir compl&egrave;tement. Je n'avais
+jamais song&eacute; que Joe e&ucirc;t pay&eacute; la somme; mais Joe l'avait pay&eacute;e, et le
+re&ccedil;u &eacute;tait &agrave; son nom.</p>
+
+<p>Que me restait-il &agrave; faire maintenant, si ce n'est de le suivre &agrave; la
+ch&egrave;re vieille forge, et l&agrave; de m'ouvrir &agrave; lui, de lui montrer mon
+repentir, et de soulager mon esprit et mon c&oelig;ur d'un second point
+r&eacute;serv&eacute;, qui planait sur ma pens&eacute;e?</p>
+
+<p>Mon id&eacute;e &eacute;tait d'aller &agrave; Biddy, de lui montrer combien je revenais
+humble et repentant, de lui dire comment j'avais perdu tout ce que
+j'avais autrefois esp&eacute;r&eacute;, de lui rappeler mes anciennes confidences dans
+les premiers temps o&ugrave; je m'&eacute;tais trouv&eacute; malheureux puis de lui dire
+enfin:</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, je crois que tu m'aimais bien autrefois, alors m&ecirc;me que mon
+c&oelig;ur vagabond s'&eacute;cartait de toi. Si tu peux m'aimer seulement la moiti&eacute;
+de ce que tu m'aimais autrefois; si tu peux me prendre avec toutes mes
+fautes et toutes les d&eacute;sillusions qui sont tomb&eacute;es sur ma t&ecirc;te, et si tu
+peux me recevoir comme un enfant auquel on pardonne (et vraiment je suis
+bien chagrin, Biddy, et j'ai bien besoin d'une voix douce et d'une main
+consolatrice), j'esp&egrave;re &ecirc;tre maintenant un peu plus digne de toi que je
+ne l'&eacute;tais alors, pas beaucoup: mais un peu. Biddy, c'est &agrave; toi de dire
+si je travaillerais &agrave; la forge avec Joe, ou si j'essayerai une
+occupation diff&eacute;rente dans ce pays, ou si nous irons dans quelque ville
+lointaine, o&ugrave; m'attend une situation que je n'ai point accept&eacute;e quand on
+me l'a offerte, car je voulais auparavant conna&icirc;tre ta r&eacute;ponse. Et
+maintenant, Biddy, si tu peux me dire que tu m'accompagneras en ce
+monde, tu en feras assur&eacute;ment un meilleur monde pour moi, et de moi un
+meilleur homme pour lui, et je ferai tous mes efforts pour en faire un
+meilleur monde pour toi.&raquo;</p>
+
+<p>Tel &eacute;tait mon projet. Apr&egrave;s trois jours de plus de convalescence, je
+partis pour notre vieil endroit, afin de le mettre &agrave; ex&eacute;cution. Tout ce
+qu'il me reste &agrave; dire, c'est comment j'y r&eacute;ussis.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXVIIIb" id="CHAPITRE_XXVIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVIII.</a></h2>
+
+
+<p>La nouvelle de la lourde chute que ma haute fortune avait &eacute;prouv&eacute;e,
+&eacute;tait arriv&eacute;e avant moi dans mon pays natal et dans ses environs. Je
+trouvai le <i>Cochon bleu</i> au courant de la nouvelle, et je trouvai m&ecirc;me
+qu'il en r&eacute;sultait un grand changement dans sa conduite &agrave; mon &eacute;gard.
+Autant le <i>Cochon</i> avait recherch&eacute; mon estime avec une chaleureuse
+assiduit&eacute;, quand j'&eacute;tais en possession de mes esp&eacute;rances, autant le
+<i>Cochon</i> &eacute;tait froid, maintenant que la fortune m'abandonnait.</p>
+
+<p>Il faisait nuit quand j'arrivai tr&egrave;s fatigu&eacute; de ce voyage, que j'avais
+fait si souvent et si facilement autrefois. Le <i>Cochon bleu</i> ne put me
+donner ma chambre accoutum&eacute;e, laquelle &eacute;tait occup&eacute;e (sans doute par
+quelqu'un qui avait des esp&eacute;rances) et ne put m'assigner qu'une retraite
+des plus humbles parmi les pigeons et les chaises de poste de la cour;
+mais je go&ucirc;tai un aussi profond sommeil dans ce logement que dans le
+plus bel appartement que le <i>Cochon</i> aurait pu me donner, et la qualit&eacute;
+de mes r&ecirc;ves fut &agrave; peu pr&egrave;s la m&ecirc;me qu'elle aurait &eacute;t&eacute; dans la meilleure
+chambre &agrave; coucher.</p>
+
+<p>De grand matin, pendant qu'on pr&eacute;parait mon d&eacute;jeuner, j'allai faire un
+tour du c&ocirc;t&eacute; de Satis House. Il y avait des affiches coll&eacute;es sur la
+porte et des morceaux de tapis pendus hors des fen&ecirc;tres, annon&ccedil;ant la
+vente &agrave; la cri&eacute;e des articles de m&eacute;nage, meubles et effets, pour la
+semaine suivante. La maison elle-m&ecirc;me devait &ecirc;tre vendue comme vieux
+mat&eacute;riaux et abattue. Lot <i>1<sup>er</sup></i> &eacute;tait &eacute;crit en grosses lettres au blanc
+d'Espagne sur la brasserie. Lot <i>2<sup>&egrave;me</sup></i>, sur cette partie du b&acirc;timent
+principal qui &eacute;tait rest&eacute;e ferm&eacute;e si longtemps. D'autres lots &eacute;taient
+marqu&eacute;s sur diff&eacute;rentes parties des constructions, et le lierre avait
+&eacute;t&eacute; arrach&eacute; pour faire place aux &eacute;criteaux, et il y en avait d&eacute;j&agrave;
+beaucoup tra&icirc;nant dans la poussi&egrave;re, et tout fl&eacute;tri. Entrant un instant
+par la porte ouverte, et regardant autour de moi de l'air maussade d'un
+&eacute;tranger qui n'a rien &agrave; faire dans l'endroit o&ugrave; il se trouve, je vis le
+commis du commissaire-priseur se promener sur les f&ucirc;ts et les d&eacute;signer &agrave;
+haute voix &agrave; un r&eacute;dacteur du catalogue qui, plume en main, se faisait un
+pupitre provisoire du fauteuil &agrave; roues que j'avais si souvent pouss&eacute; en
+chantant le vieux Clem.</p>
+
+<p>Quand je revins au <i>Cochon bleu</i> pour d&eacute;jeuner, je trouvai Pumblechook
+causant avec l'aubergiste. M. Pumblechook (qui ne paraissait pas avoir
+gagn&eacute; depuis sa derni&egrave;re aventure nocturne) m'attendait, et m'adressa la
+parole dans les termes suivants:</p>
+
+<p>&laquo;Jeune homme, je suis f&acirc;ch&eacute; de vous voir tomber; mais pouvait-on
+s'attendre &agrave; autre chose... pouvait-on s'attendre &agrave; autre chose...
+pouvait-on s'attendre &agrave; autre chose?...&raquo;</p>
+
+<p>Comme il &eacute;tendait la main avec le geste magnifique d'un homme qui
+pardonne, et comme j'&eacute;tais bris&eacute; et accabl&eacute; par la maladie, et peu port&eacute;
+&agrave; quereller, je le laissai faire.</p>
+
+<p>&laquo;William, dit M. Pumblechook au gar&ccedil;on, mettez un muffin sur la table.
+En sommes-nous vraiment l&agrave;?... en sommes-nous vraiment arriv&eacute;s l&agrave;?...&raquo;</p>
+
+<p>Je m'assis de mauvaise humeur devant mon d&eacute;jeuner. M. Pumblechook se
+tint devant moi, et, avant que je n'eusse eu le temps de toucher la
+th&eacute;i&egrave;re, il me versa du th&eacute; de l'air d'un bienfaiteur qui avait r&eacute;solu
+de me rester fid&egrave;le jusqu'au dernier jour.</p>
+
+<p>&laquo;William, dit M. Pumblechook avec tristesse, servez le sel; dans des
+temps plus heureux, dit-il, en s'adressant &agrave; moi, je crois que vous
+preniez du sucre? Preniez-vous du lait? Oui, n'est-ce pas? Du sucre et
+du lait? William, apportez du cresson.</p>
+
+<p>&mdash;Merci! dis-je bri&egrave;vement, mais je ne mange pas de cresson.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne mangez pas de cresson! r&eacute;pondit M. Pumblechook en soupirant et
+en agitant sa t&ecirc;te &agrave; plusieurs reprises, comme s'il s'y fut attendu, et
+comme si cette abstinence de cresson avait le moindre rapport avec ma
+chute. Vraiment! les plus simples produits de la terre, vous n'en mangez
+pas, d&eacute;cid&eacute;ment?... N'en apportez pas, William!...&raquo;</p>
+
+<p>Je continuai mon d&eacute;jeuner, et M. Pumblechook continua &agrave; rester pr&egrave;s de
+moi avec son regard de poisson et sa respiration bruyante comme
+toujours.</p>
+
+<p>&laquo;Il ne lui reste plus que la peau et les os! pensa Pumblechook &agrave; haute
+voix; et cependant, quand il partait d'ici (avec ma b&eacute;n&eacute;diction, je puis
+le dire), quand j'&eacute;talais devant lui mon humble repas, comme l'abeille,
+il &eacute;tait frais comme une p&ecirc;che.&raquo;</p>
+
+<p>Cela me fit penser &agrave; la diff&eacute;rence surprenante qu'il y avait entre la
+mani&egrave;re servile avec laquelle il m'avait offert sa main dans ma nouvelle
+prosp&eacute;rit&eacute;, en disant: &laquo;Permettez... permettez...&raquo; et la cl&eacute;mence
+fastueuse avec laquelle il venait d'exhiber ces m&ecirc;mes cinq gros doigts.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! continua-t-il, en me passant le pain et le beurre, allez-vous chez
+Joseph?</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du ciel! dis-je en &eacute;clatant malgr&eacute; moi, que vous importe o&ugrave; je
+vais? laissez la th&eacute;i&egrave;re tranquille.&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la plus mauvaise voie que je pouvais prendre, parce que cela
+donna &agrave; Pumblechook l'occasion qu'il cherchait.</p>
+
+<p>&laquo;Oui, jeune homme, dit-il en l&acirc;chant le manche de l'objet en question,
+et en se reculant d'un ou deux pas de ma table, parlant de mani&egrave;re &agrave;
+&ecirc;tre entendu de l'aubergiste et du gar&ccedil;on qui &eacute;taient &agrave; la porte; je
+laisserai cette th&eacute;i&egrave;re tranquille, vous avez raison, jeune homme; une
+fois par hasard, vous avez raison. Je m'oublie moi-m&ecirc;me quand je prends
+int&eacute;r&ecirc;t &agrave; votre d&eacute;jeuner, au point de vouloir rendre des forces &agrave; votre
+corps &eacute;puis&eacute; par les effets d&eacute;bilitants de la prodigalit&eacute;, et le
+stimuler par la nourriture saine de vos anc&ecirc;tres.... Et pourtant, dit
+Pumblechook en se tournant vers l'aubergiste et le gar&ccedil;on, et en
+m'indiquant en allongeant le bras, voil&agrave; celui que j'ai constamment fait
+jouer dans les heureux jours de son enfance. Ne me dites pas que cela ne
+se peut pas; je vous assure que c'est lui!&raquo;</p>
+
+<p>Un murmure &eacute;touff&eacute; des deux individus interpell&eacute;s servit de r&eacute;ponse. Le
+gar&ccedil;on semblait m&ecirc;me particuli&egrave;rement affect&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;C'est lui, dit Pumblechook, que j'ai promen&eacute; dans ma voiture; c'est lui
+que j'ai vu <i>&eacute;lever &agrave; la main</i>; c'est lui de la s&oelig;ur duquel j'&eacute;tais
+l'oncle par alliance. Qu'il le nie, s'il le peut!&raquo;</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on semblait convaincu que je ne pouvais pas le nier, et que cela
+donnait un mauvais air &agrave; l'affaire.</p>
+
+<p>&laquo;Jeune homme, dit Pumblechook en me jetant sa t&ecirc;te en avant comme
+autrefois, vous allez chez Joseph.... Que m'importe, me demandez-vous, o&ugrave;
+vous allez? Je vous dis, monsieur, que vous allez chez Joseph.&raquo;</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on toussa comme pour m'inviter modestement &agrave; passer l&agrave;-dessus.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant, dit Pumblechook, et tout cela avec l'air exasp&eacute;r&eacute; d'un
+homme qui aurait d&eacute;fendu la cause de la vertu, et qui &eacute;tait parfaitement
+convaincant et concluant, je vous dirai ce qu'il faut dire &agrave; Joseph.
+Voici pr&eacute;sent le propri&eacute;taire du <i>Cochon bleu</i>, qui est connu et
+respect&eacute; dans cette ville, et voici William, dont le nom de famille est
+Potkins, si je ne me trompe.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit William.</p>
+
+<p>En leur pr&eacute;sence, continua Pumblechook, je vais vous dire, jeune homme,
+ce que vous direz &agrave; Joseph. Vous direz: &laquo;Joseph, j'ai vu aujourd'hui mon
+premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune; je ne dirai pas ses
+noms, Joseph, c'est inutile; mais c'est ainsi qu'on veut bien l'appeler
+dans la ville, et j'ai vu cet homme.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Je jure que je ne le vois pas ici, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Dites cela encore! repartit Pumblechook. Dites que vous avez dit cela,
+et Joseph lui-m&ecirc;me trahira probablement sa surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Ici, vous vous m&eacute;prenez sur son compte, dis-je; je le connais mieux
+que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Dites, continua Pumblechook, Joseph, j'ai vu cet homme; et cet homme
+ne vous veut pas de mal et ne me veut pas de mal. Il conna&icirc;t votre
+caract&egrave;re, et il sait combien vous &ecirc;tes brute et ignorant, il conna&icirc;t
+mon caract&egrave;re, et il conna&icirc;t mon ingratitude. Oui, Joseph, direz-vous,
+et ici Pumblechook agita sa t&ecirc;te et sa main. Il conna&icirc;t mon manque total
+de reconnaissance, il le conna&icirc;t comme personne ne peut le conna&icirc;tre;
+vous ne le connaissez pas, vous, Joseph n'&eacute;tant pas appel&eacute; &agrave; le
+conna&icirc;tre, mais cet homme le conna&icirc;t.&raquo;</p>
+
+<p>Tout en le reconnaissant vain et impudent, j'&eacute;tais r&eacute;ellement abasourdi
+de voir qu'il avait l'aplomb de me parler ainsi.</p>
+
+<p>&laquo;Joseph, direz-vous, il m'a donn&eacute; le petit message que je vous r&eacute;p&egrave;te
+maintenant. C'est que, dans mon abaissement, il a vu le doigt de Dieu;
+il a reconnu ce doigt en le voyant, Joseph, il l'a vu distinctement. Le
+doigt de Dieu a trac&eacute; ces lignes: <i>Il a pay&eacute; d'ingratitude son premier
+bienfaiteur et le fondateur de sa fortune</i>. Mais cet homme a dit qu'il
+ne se repentait pas de ce qu'il avait fait, Joseph, pas du tout; que
+c'&eacute;tait juste, que c'&eacute;tait bon, que c'&eacute;tait bienveillant, et que si
+c'&eacute;tait &agrave; recommencer il le ferait encore.</p>
+
+<p>&mdash;Il est dommage, dis-je d'un ton d&eacute;daigneux en terminant mon d&eacute;jeuner
+interrompu, que cet homme n'ait pas &eacute;num&eacute;r&eacute; ce qu'il avait fait et ce
+qu'il ferait encore.</p>
+
+<p>&mdash;Propri&eacute;taire du <i>Cochon bleu</i>! s'&eacute;cria Pumblechook en s'adressant au
+ma&icirc;tre de l'auberge et &agrave; William, je ne m'oppose pas &agrave; ce que vous
+disiez par la ville, si tel est votre d&eacute;sir, qu'il &eacute;tait juste, bon et
+bienveillant, et que je le ferais encore si c'&eacute;tait encore &agrave; faire.&raquo;</p>
+
+<p>Sur ces mots, l'imposteur leur serra la main &agrave; tous deux d'un air
+particulier et sortit de la maison, me laissant plus &eacute;tonn&eacute; qu'enchant&eacute;
+de cette chose ind&eacute;finie qu'il soutenait, &agrave; savoir, qu'il &eacute;tait juste,
+bon et bienveillant, qu'il avait tout fait et qu'il &eacute;tait dispos&eacute; &agrave; tout
+faire encore. Bient&ocirc;t apr&egrave;s lui, je quittai aussi la maison, et quand je
+descendis la Grand'Rue, je le vis devant sa boutique haranguer, sans
+doute sur le m&ecirc;me sujet, un groupe choisi qu'il m'honora de certains
+coups d'&oelig;il peu favorables, quand je passai de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue.</p>
+
+<p>Mais il ne fut que plus agr&eacute;able pour moi de me rendre pr&egrave;s de Biddy et
+de Joe, dont j'entrevoyais la grande indulgence, qui brillerait plus
+&eacute;clatante que jamais, en opposition avec la rudesse de cet imposteur
+&eacute;hont&eacute;. Je me dirigeai donc vers eux lentement, car mes jambes &eacute;taient
+encore bien faibles, mais avec un sentiment de contentement toujours
+croissant, &agrave; mesure que je m'approchais d'eux, et j'avais la conviction
+que je laissais l'arrogance et le manque de franchise de plus en plus
+loin derri&egrave;re moi.</p>
+
+<p>La temp&eacute;rature de juin &eacute;tait d&eacute;licieuse, le ciel &eacute;tait bleu, les
+alouettes planaient bien haut sur les bl&eacute;s verts; je trouvais ce pays
+bien plus beau que je ne l'avais encore trouv&eacute;. Bien des images
+agr&eacute;ables de la vie que j'aurais voulu y mener et l'id&eacute;e du changement
+avantageux qui s'op&eacute;rait dans mon caract&egrave;re, quand j'aurais aupr&egrave;s de
+moi un guide dont je connaissais la foi na&iuml;ve et la sagesse simple
+m'accompagnaient en chemin. Elles &eacute;veillaient en moi une douce &eacute;motion,
+car mon c&oelig;ur &eacute;tait adouci par mon retour, et il &eacute;tait survenu de tels
+changements que j'&eacute;tais comme quelqu'un qui reviendrait de lointains
+voyages et qui rentrerait nu-pieds dans ses foyers apr&egrave;s avoir err&eacute;
+pendant plusieurs ann&eacute;es.</p>
+
+<p>La maison d'&eacute;cole o&ugrave; Biddy &eacute;tait ma&icirc;tresse m'&eacute;tait inconnue: mais la
+petite ruelle d&eacute;tourn&eacute;e par laquelle j'entrai dans le village me fit
+passer devant. Je fus d&eacute;sappoint&eacute; de trouver que c'&eacute;tait jour de cong&eacute;:
+il n'y avait pas d'enfants, et la maison de Biddy &eacute;tait ferm&eacute;e. J'avais
+nourri l'espoir que je la verrais dans l'exercice de ses fonctions
+journali&egrave;res avant qu'elle m'aper&ccedil;&ucirc;t, et cet espoir &eacute;tait d&eacute;&ccedil;u.</p>
+
+<p>Mais la forge n'&eacute;tait pas loin, et je m'y rendis en passant sous l'all&eacute;e
+verte des beaux tilleuls, &eacute;coutant le bruit du marteau de Joe. Longtemps
+apr&egrave;s que j'aurais d&ucirc; l'entendre, et longtemps apr&egrave;s que je m'&eacute;tais
+imagin&eacute; l'entendre, je vis que ce n'&eacute;tait qu'une id&eacute;e: tout &eacute;tait calme,
+les tilleuls &eacute;taient l&agrave; comme autrefois, les aub&eacute;pines et les
+ch&acirc;taigniers y &eacute;taient aussi, et leurs fouilles faisaient entendre un
+harmonieux fr&eacute;missement quand je m'arr&ecirc;tais pour &eacute;couter; mais les coups
+de marteau de Joe ne se m&ecirc;laient pas &agrave; la brise de l'&eacute;t&eacute;. Effray&eacute; sans
+savoir pourquoi d'arriver en vue de la forge, je la vis enfin, et je vis
+aussi qu'elle &eacute;tait ferm&eacute;e. Pas de r&eacute;verb&eacute;ration de feu, pas de pluie
+d'&eacute;tincelles, pas de ronflements des soufflets, tout &eacute;tait ferm&eacute; et
+tranquille.</p>
+
+<p>Mais la maison n'&eacute;tait pas d&eacute;serte et le petit salon semblait &ecirc;tre
+occup&eacute;, car ses rideaux voltigeaient &agrave; la fen&ecirc;tre, qui &eacute;tait ouverte et
+&eacute;gay&eacute;e par les fleurs. Je m'en approchai sans bruit, avec l'intention de
+regarder par-dessus les fleurs, quand je vis Joe et Biddy devant moi,
+bras dessus bras dessous.</p>
+
+<p>Biddy poussa d'abord un cri comme si elle pensait que c'&eacute;tait mon
+esprit; mais un moment apr&egrave;s elle &eacute;tait dans mes bras. Je pleurais de la
+voir, et elle pleurait de me voir: moi parce qu'elle avait l'air si
+frais et charmant; elle parce que j'avais l'air si fatigu&eacute; et si p&acirc;le.</p>
+
+<p>&laquo;Ch&egrave;re Biddy, comme tu es contente!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cher Pip.</p>
+
+<p>&mdash;Et Joe, comme vous &ecirc;tes heureux!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cher vieux Pip, mon bon camarade!&raquo;</p>
+
+<p>Je portais mes yeux de l'un &agrave; l'autre, et puis....</p>
+
+<p>&laquo;C'est aujourd'hui le jour de mon mariage! s'&eacute;cria Biddy dans un
+transport de bonheur, et je suis la femme de Joe!...&raquo;</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Ils m'avaient port&eacute; dans la cuisine, et j'avais la t&ecirc;te pos&eacute;e sur la
+vieille table de sapin. Biddy tenait une de mes mains sur ses l&egrave;vres, et
+je sentais sur mon &eacute;paule le contact bienfaisant de Joe.</p>
+
+<p>&laquo;C'est qu'il n'&eacute;tait pas assez fort, ma ch&egrave;re, pour supporter la
+surprise, dit Joe.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais d&ucirc; y penser, cher Joe, dit Biddy, mais j'&eacute;tais trop
+heureuse.&raquo;</p>
+
+<p>Il &eacute;taient tous deux si transport&eacute;s et si fiers de me voir, si touch&eacute;s
+que je fusse revenu &agrave; eux, si enchant&eacute;s que je fusse arriv&eacute; par hasard
+pour compl&eacute;ter la journ&eacute;e!...</p>
+
+<p>Ma premi&egrave;re pens&eacute;e fut de remercier le ciel de n'avoir pas souffl&eacute; mot &agrave;
+Joe de ce dernier espoir perdu. Combien de fois, lorsqu'il &eacute;tait pr&egrave;s de
+moi pendant ma maladie, cet aveu &eacute;tait-il venu sur mes l&egrave;vres! Combien
+la reconnaissance de ce fait e&ucirc;t &eacute;t&eacute; irr&eacute;vocable s'il &eacute;tait rest&eacute; une
+heure de plus avec moi.</p>
+
+<p>&laquo;Ch&egrave;re Biddy, dis-je, vous avez le meilleur mari qui soit dans le monde
+entier, et si vous aviez pu le voir aupr&egrave;s de mon lit, vous l'auriez...
+mais non, vous ne pourriez l'aimer plus que vous ne le faites.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne le pourrais point vraiment, dit Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, cher Joe, vous avez la meilleure femme qui soit dans le monde
+entier, et elle vous rendra aussi heureux que vous m&eacute;ritez de l'&ecirc;tre,
+cher et noble Joe.&raquo;</p>
+
+<p>Joe me regarda les l&egrave;vres tremblantes, et tout franchement il porta sa
+manche sur ses yeux.</p>
+
+<p>&laquo;Allons, Joe et Biddy, puisque vous avez &eacute;t&eacute; tous deux &agrave; l'&eacute;glise
+aujourd'hui, et que vous &ecirc;tes en dispositions charitables et
+affectueuses envers le genre humain, recevez mes humbles remerciements
+pour tout ce que vous avez fait pour moi, et que j'ai si mal reconnu! Je
+vous pr&eacute;viens que je vais vous quitter dans une heure, car je vais
+bient&ocirc;t partir, et je vous promets que je ne prendrai pas de repos avant
+d'avoir gagn&eacute; l'argent que vous m'avez donn&eacute; pour emp&ecirc;cher qu'on me
+conduis&icirc;t en prison, et avant de vous l'avoir envoy&eacute;. Ne pensez pas, mon
+cher Joe, et vous, ma bonne Biddy, que si je pouvais vous le rendre
+mille fois, je pourrais m'imaginer retrancher un seul liard de ce que je
+vous dois, ni que je le ferais si je le pouvais.&raquo;</p>
+
+<p>Ils furent tous deux attendris par ces paroles, et me suppli&egrave;rent de
+n'en pas dire davantage.</p>
+
+<p>&laquo;Mais je dois en dire davantage, mon cher Joe; j'esp&egrave;re que vous aurez
+des enfants &agrave; aimer, et qu'un jour quelque petit gar&ccedil;on s'assoira dans
+ce coin de la chemin&eacute;e pendant les soir&eacute;es d'hiver, et vous fera
+souvenir d'un autre petit gar&ccedil;on qui l'a quitt&eacute; pour toujours. Ne lui
+dites pas, Joe, que j'ai &eacute;t&eacute; ingrat; ne lui dites pas, Biddy, que j'ai
+&eacute;t&eacute; injuste et sans g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;. Dites-lui seulement que je vous ai
+honor&eacute;s tous deux, parce que vous avez &eacute;t&eacute; tous deux bien bons et bien
+sinc&egrave;res, et dites-lui que je souhaite qu'il soit un meilleur homme que
+je ne l'ai &eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne lui dirai, fit Joe derri&egrave;re sa manche, rien de la sorte, Pip, ni
+Biddy non plus, ni personne non plus.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, bien que je sache que vous l'ayez d&eacute;j&agrave; fait tous deux,
+du fond de vos excellents c&oelig;urs, je vous en prie, dites-moi tous les
+deux que vous me pardonnez! Je vous en prie, laissez-moi entendre ces
+paroles; que je puisse en emporter le son avec moi, et alors je pourrai
+croire que vous pourrez avoir confiance en moi, et avoir une meilleure
+opinion de moi avec le temps.</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe, Dieu sait si je vous
+pardonne, et si j'ai quelque chose &agrave; vous pardonner!</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi soit-il! Et Dieu sait que je vous pardonne! r&eacute;p&eacute;ta Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi maintenant monter voir mon ancienne petite chambre et m'y
+reposer seul pendant quelques minutes; puis, quand j'aurai mang&eacute; et bu
+avec vous, venez avec moi jusqu'au poteau du chemin, mon cher Joe et ma
+ch&egrave;re Biddy, et nous nous dirons adieu!&raquo;</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Je vendis tout ce que j'avais, et je mis de c&ocirc;t&eacute;, autant qu'il me fut
+possible, pour faire un arrangement avec mes cr&eacute;anciers, qui me
+donn&egrave;rent un temps convenable pour m'acquitter enti&egrave;rement, et je partis
+pour aller rejoindre Herbert. Avant qu'un mois fut &eacute;coul&eacute;, j'avais
+quitt&eacute; l'Angleterre; au bout de deux mois, j'&eacute;tais commis chez
+Clarricker et Co; au bout de quatre mois, je me trouvais pour la
+premi&egrave;re fois seul charg&eacute; de toute la responsabilit&eacute;, car la poutre qui
+traversait le plafond du salon du Moulin du Bord de l'Eau avait cess&eacute; de
+trembler sous les impr&eacute;cations du vieux Bill Barley et &eacute;tait maintenant
+en paix. Herbert &eacute;tait parti pour &eacute;pouser Clara, et je restais seul
+charg&eacute; de la maison d'Orient jusqu'au jour o&ugrave; il revint avec elle.</p>
+
+<p>Bien des ann&eacute;es s'&eacute;coul&egrave;rent avant que je devinsse associ&eacute; de la maison,
+mais je v&eacute;cus heureux avec Herbert et sa femme, je v&eacute;cus modestement et
+je payai mes dettes, et j'entretins une correspondance suivie avec Biddy
+et Joe; ce ne fut que lorsque mon nom figura en troisi&egrave;me ordre dans la
+raison de commerce que Clarricker me trahit &agrave; Herbert; mais il d&eacute;clara
+alors que le secret de l'association d'Herbert &eacute;tait rest&eacute; assez
+longtemps sur sa conscience, et qu'il fallait qu'il le r&eacute;v&eacute;l&acirc;t. C'est ce
+qu'il fit, et Herbert en fut aussi touch&eacute; que surpris, et le cher gar&ccedil;on
+et moi n'en rest&acirc;mes pas moins amis pour cette longue dissimulation. Je
+ne dois pas laisser supposer que nous f&ucirc;mes jamais une grande maison, ou
+que nous entass&acirc;mes des monceaux d'argent. Nos affaires n'&eacute;taient pas
+sur un grand pied, mais notre nom &eacute;tait honorablement connu, puis nous
+travaillions beaucoup, et nous r&eacute;ussissions tr&egrave;s bien. Nous devions tout
+&agrave; l'application et &agrave; l'habilet&eacute; d'Herbert. Je m'&eacute;tonnais souvent en
+moi-m&ecirc;me d'avoir pu concevoir autrefois l'id&eacute;e de son inaptitude,
+jusqu'au jour o&ugrave; je fus illumin&eacute; par cette r&eacute;flexion, que peut-&ecirc;tre
+l'inaptitude n'avait jamais &eacute;t&eacute; en lui, mais en moi.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XXIXb" id="CHAPITRE_XXIXb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIX.</a></h2>
+
+
+<p>Depuis onze ans, je n'avais vu de mes propres yeux ni Joe ni Biddy, bien
+qu'ils se fussent souvent pr&eacute;sent&eacute;s &agrave; mon imagination, pendant mon
+s&eacute;jour en Orient, quand un soir de d&eacute;cembre, qu'il faisait nuit depuis
+une heure ou deux, je posai doucement la main sur le loquet de la porte
+de la vieille cuisine. Je le touchai si doucement, qu'on ne m'entendit
+pas et je regardai &agrave; l'int&eacute;rieur sans &ecirc;tre vu. L&agrave;, fumant sa pipe &agrave; son
+ancienne place, pr&egrave;s du feu de la cuisine, aussi bien conserv&eacute; et aussi
+fort que jamais, bien qu'un peu gris, &eacute;tait assis Joe, et, dans le coin,
+abrit&eacute; par la jambe de Joe, et assis sur mon petit tabouret, et
+regardant le feu, on voyait qui?... Moi encore!</p>
+
+<p>&laquo;Nous lui avons donn&eacute; le nom de Pip en souvenir de vous, mon cher vieux
+camarade, dit Joe, rempli de joie, quand il me vit prendre un autre
+tabouret &agrave; c&ocirc;t&eacute; de l'enfant, &agrave; qui je ne tirai pas les cheveux, et nous
+avons esp&eacute;r&eacute; qu'il grandirait un petit bout comme vous, et nous croyons
+que c'est ce qu'il fait.&raquo;</p>
+
+<p>Je le croyais aussi, et je lui fis faire une longue promenade le
+lendemain matin; nous caus&acirc;mes beaucoup, nous comprenant l'un l'autre
+parfaitement. Je le conduisis au cimeti&egrave;re; je le menai &agrave; une certaine
+tombe, et il me montra la pierre qui &eacute;tait consacr&eacute;e &agrave; la m&eacute;moire de:</p>
+
+<p class="noindent">
+<span style="margin-left: 7.5em;">PHILIP PIRRIP</span><br />
+<span style="margin-left: 5em;">D&Eacute;C&Eacute;D&Eacute; DANS CETTE PAROISSE,</span><br />
+<span style="margin-left: 8.5em;">ET AUSSI</span><br />
+<span style="margin-left: 8em;">GEORGIANA,</span><br />
+<span style="margin-left: 6em;">&Eacute;POUSE DU CI-DESSUS.</span><br />
+</p>
+
+<p>&laquo;Biddy, dis-je en causant avec elle, apr&egrave;s le d&icirc;ner, pendant que sa
+petite fille jouait sur ses genoux, il faudra que vous me donniez Pip un
+de ces jours, ou qu'au moins vous me le pr&ecirc;tiez.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit doucement Biddy, il faut vous marier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que disent Herbert et Clara; mais je crois que je n'en ferai
+rien; je me suis si bien install&eacute; chez eux, que cela n'est m&ecirc;me pas du
+tout probable. Je suis tout &agrave; fait un vieux gar&ccedil;on.&raquo;</p>
+
+<p>Biddy baissa les yeux sur son enfant, et porta ses petites mains &agrave; ses
+l&egrave;vres; puis elle mit sa bonne main maternelle, avec laquelle elle
+l'avait touch&eacute;, dans la mienne. Il y avait quelque chose dans cette
+action et dans la l&eacute;g&egrave;re pression de l'anneau de mariage de Biddy, qui
+avait en soi une douce &eacute;loquence.</p>
+
+<p>&laquo;Cher Pip, dit Biddy, &ecirc;tes-vous bien s&ucirc;r que votre c&oelig;ur ne bat plus
+pour elle?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui!... Je ne le pense pas, du moins, Biddy.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi comme &agrave; une vieille... vieille amie, l'avez-vous tout &agrave; fait
+oubli&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re Biddy, je n'ai rien oubli&eacute; de ce qui a eu dans ma vie une
+grande importance, et peu de ce qui y a eu quelque importance. Mais ce
+pauvre r&ecirc;ve, comme je l'appelais autrefois, est envol&eacute;, Biddy, tout &agrave;
+fait envol&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Cependant je savais, tout en disant cela, que j'avais une secr&egrave;te
+intention de visiter seul, ce soir-l&agrave;, l'emplacement de la vieille
+maison, et cela en souvenir d'elle. Oui, en souvenir d'Estelle!</p>
+
+<p>J'avais d'abord entendu dire qu'elle menait une vie des plus
+malheureuses, et qu'elle &eacute;tait s&eacute;par&eacute;e de son mari, qui l'avait trait&eacute;e
+tr&egrave;s brutalement, et qui avait la r&eacute;putation d'&ecirc;tre un compos&eacute;
+d'orgueil, d'avarice, de m&eacute;chancet&eacute; et de petitesse. J'avais appris
+ensuite la mort de son mari, &agrave; la suite d'un accident caus&eacute; par ses
+mauvais traitements sur un cheval. Il y avait quelque deux ans que ce
+bonheur lui &eacute;tait arriv&eacute;, et je supposais qu'elle &eacute;tait remari&eacute;e.</p>
+
+<p>On d&icirc;nait de bonne heure, chez Joe, et j'avais largement le temps, sans
+presser ma causerie avec Biddy, d'aller au vieil endroit avant la nuit;
+mais, tout en fl&acirc;nant sur le chemin, pour regarder les objets
+d'autrefois et pour penser au pass&eacute;, le jour &eacute;tait tout &agrave; fait tomb&eacute;
+quand j'arrivai.</p>
+
+<p>Il n'y avait plus de maison, plus de brasserie, plus de b&acirc;timents, si ce
+n'est le mur du vieux jardin. L'espace vide avait &eacute;t&eacute; entour&eacute; d'une
+grossi&egrave;re palissade, et, en regardant par-dessus, je vis que quelques
+branches du vieux lierre avaient repris racine, et poussaient
+tranquillement en couvrant de leur verdure de petits monceaux de ruines.
+Une porte de la palissade se trouvant entr'ouverte, je la poussai et
+j'entrai.</p>
+
+<p>Un brouillard froid et argent&eacute; avait voil&eacute; l'apr&egrave;s-midi, et la lune ne
+s'&eacute;tait pas encore lev&eacute;e pour le disperser. Mais les &eacute;toiles brillaient
+au-dessus du brouillard et la lune allait para&icirc;tre et la soir&eacute;e n'&eacute;tait
+pas sombre. Je pouvais me retracer l'emplacement de chaque partie de la
+vieille maison, de la brasserie, des portes et des tonneaux. Je l'avais
+fait, et je regardais le long d'une all&eacute;e du jardin d&eacute;vast&eacute;, quand j'y
+aper&ccedil;us une ombre solitaire.</p>
+
+<p>Cette ombre montra qu'elle m'avait vu, elle s'&eacute;tait avanc&eacute;e vers moi,
+mais elle resta immobile. En approchant, je vis que c'&eacute;tait l'ombre
+d'une femme. Quand j'approchai davantage encore, elle fut sur le point
+de s'&eacute;loigner, alors elle fit un mouvement de surprise, pronon&ccedil;a mon
+nom, et je m'&eacute;criai:</p>
+
+<p>&laquo;Estelle!</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien chang&eacute;e.... Je m'&eacute;tonne que vous me reconnaissiez.&raquo;</p>
+
+<p>La fra&icirc;cheur de sa beaut&eacute; &eacute;tait en effet partie, mais sa majest&eacute; si
+indescriptible et son charme indescriptible &eacute;taient rest&eacute;s. Ces
+perfections, je les connaissais. Ce que je n'avais pas encore vu,
+c'&eacute;tait le regard adouci, attrist&eacute; de ses yeux, autrefois si fiers; ce
+que je n'avais pas encore vu, c'&eacute;tait la pression affectueuse de sa main
+autrefois insensible.</p>
+
+<p>Nous nous ass&icirc;mes sur un banc pr&egrave;s de l&agrave;, et je dis:</p>
+
+<p>&laquo;Apr&egrave;s tant d'ann&eacute;es, il est &eacute;trange que nous nous rencontrions,
+Estelle, ici m&ecirc;me, o&ugrave; nous nous sommes vus pour la premi&egrave;re fois. Y
+venez-vous souvent?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis jamais revenue ici depuis....</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi.&raquo;</p>
+
+<p>La lune commen&ccedil;ait &agrave; se lever, et je pensai au regard placide dirig&eacute;
+vers le plafond blanc par celui qui n'&eacute;tait plus. La lune commen&ccedil;ait &agrave;
+se lever, et je pensai &agrave; la pression de sa main sur ma main, quand je
+lui eus dit les derni&egrave;res paroles qu'il e&ucirc;t entendues sur terre.</p>
+
+<p>Estelle rompit la premi&egrave;re le silence qui s'&eacute;tait &eacute;tabli entre nous.</p>
+
+<p>&laquo;J'ai tr&egrave;s souvent esp&eacute;r&eacute; et d&eacute;sir&eacute; revenir, mais j'ai &eacute;t&eacute; emp&ecirc;ch&eacute;e par
+bien des circonstances. Pauvre vieille maison!&raquo;</p>
+
+<p>Le brouillard argent&eacute; fut effleur&eacute; par les premiers rayons de la lune,
+et les m&ecirc;mes rayons effleur&egrave;rent les larmes qui coulaient de ses yeux.
+Ignorant que je les voyais, elle dit:</p>
+
+<p>&laquo;Vous &ecirc;tes-vous demand&eacute;, en marchant de long en large, comment il se
+fait que ce terrain soit dans cet &eacute;tat?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Le terrain m'appartient. C'est le seul bien que je n'aie pas
+abandonn&eacute;; tout le reste m'a quitt&eacute; petit &agrave; petit, mais j'ai gard&eacute; ce
+terrain. Il a &eacute;t&eacute; le sujet de la seule r&eacute;sistance d&eacute;cid&eacute;e que j'aie
+faite pendant toutes ces ann&eacute;es de malheur.</p>
+
+<p>&mdash;Doit-on y construire?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, on finira par l&agrave;. Je suis venue ici pour lui faire mes adieux
+avant ce changement. Et vous, dit-elle du ton d'int&eacute;r&ecirc;t touchant avec
+lequel on parle &agrave; une personne qui va s'&eacute;loigner, resterez-vous toujours
+&agrave; l'&eacute;tranger?</p>
+
+<p>&mdash;Toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous &ecirc;tes heureux, j'en suis s&ucirc;re.</p>
+
+<p>&mdash;Je travaille beaucoup pour avoir de quoi vivre. Donc, je suis heureux.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai souvent pens&eacute; &agrave; vous, dit Estelle.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment?</p>
+
+<p>&mdash;Tout derni&egrave;rement, tr&egrave;s souvent. Il y eut un temps long et p&eacute;nible, o&ugrave;
+j'&eacute;loignai de moi le souvenir de ce que j'avais repouss&eacute; quand
+j'ignorais ce que cela valait. Mais depuis, mon devoir n'a plus &eacute;t&eacute;
+incompatible avec ce souvenir, et je lui ai donn&eacute; une place dans mon
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez toujours eu votre place dans mon c&oelig;ur,&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>Et nous gard&acirc;mes encore le silence, jusqu'au moment o&ugrave; elle reprit:</p>
+
+<p>&laquo;J'&eacute;tais loin de penser que je prendrais cong&eacute; de vous en quittant cet
+endroit; je suis bien aise de le faire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes bien aise de nous s&eacute;parer encore, Estelle? Pour moi, partir
+est une p&eacute;nible chose; pour moi, le souvenir de notre s&eacute;paration a
+toujours &eacute;t&eacute; aussi triste que p&eacute;nible....</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous m'avez dit autrefois, repartit Estelle avec animation: &laquo;Dieu
+vous b&eacute;nisse, Dieu vous pardonne!&raquo; Et si vous avez pu me dire cela
+alors, vous n'h&eacute;siterez pas &agrave; me le dire maintenant... maintenant que la
+souffrance a &eacute;t&eacute; plus forte que toutes les autres le&ccedil;ons, et m'a appris
+&agrave; comprendre ce qu'&eacute;tait votre c&oelig;ur. J'ai &eacute;t&eacute; courb&eacute;e et bris&eacute;e, mais,
+je l'esp&egrave;re, pour prendre une forme meilleure. Soyez aussi discret et
+aussi bon pour moi que vous l'&eacute;tiez, et dites-moi que nous sommes amis.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes amis, dis-je en me levant et me penchant vers elle au
+moment o&ugrave; elle se levait de son banc.</p>
+
+<p>&mdash;Et continuerons-nous &agrave; rester amis s&eacute;parables?&raquo; dit Estelle.</p>
+
+<p>Je pris sa main dans la mienne et nous nous rend&icirc;mes &agrave; la maison
+d&eacute;molie; et, comme les vapeurs du matin s'&eacute;taient lev&eacute;es depuis
+longtemps quand j'avais quitt&eacute; la forge, de m&ecirc;me les vapeurs du soir
+s'&eacute;levaient maintenant, et dans la vaste &eacute;tendue de lumi&egrave;re tranquille
+qu'elles me laissaient voir, j'entrevis l'esp&eacute;rance de ne plus me
+s&eacute;parer d'Estelle.</p>
+
+<h3>FIN DE LA TROISI&Egrave;ME ET DERNI&Egrave;RE P&Eacute;RIODE DES ESP&Eacute;RANCES DE PIP.</h3>
+
+<h3>FIN DU DEUXI&Egrave;ME VOLUME.</h3>
+<p class="footnotes"></p>
+<h3>NOTES:</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> En anglais: &laquo;<i>Sulks</i>&raquo;&mdash;bouder&mdash;ayant la m&ecirc;me terminaison
+que &laquo;<i>hulks</i>&raquo;&mdash;pontons&mdash;la m&eacute;prise de Pip est tout expliqu&eacute;e.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Jeu de mot impossible &agrave; rendre exactement &laquo;<i>Cross</i>&raquo;
+&mdash;signifie: &laquo;<i>croix&raquo;</i> et aussi &laquo;<i>contrariant, hostile, furieux, de
+mauvaise humeur</i>.&raquo; En mettant ses doigts en croix, Joe indiquait &agrave; Pip
+l'humeur de Mrs Joe.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>George Barnwell</i>, trag&eacute;die bourgeoise de George Lillo,
+joaillier et auteur dramatique anglais, n&eacute; &agrave; Londres en 1693 et mort en
+1739. Fielding &eacute;tait un de ses amis intimes. Lillo est le cr&eacute;ateur de la
+trag&eacute;die bourgeoise, genre dans lequel il a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; Diderot. George
+Barnwell <i>ou L'apprenti de Londres</i>, qui fut repr&eacute;sent&eacute; pour la premi&egrave;re
+fois en 1731, est un drame remarquable; il a &eacute;t&eacute; traduit en fran&ccedil;ais par
+Cl&eacute;ment de Gen&egrave;ve, en 1748, et imit&eacute; par Saurin, membre de l'Acad&eacute;mie
+fran&ccedil;aise.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Habitude anglaise. Au moment du d&eacute;part d'une personne
+aim&eacute;e, on jette un vieux soulier en l'air, dans la direction que va
+prendre cette personne, comme souhait de bon voyage et d'heureux
+retour.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> On ne conna&icirc;t &agrave; Londres que les fen&ecirc;tres &agrave; guillotine, mais
+dans les maisons convenablement tenues, elles sont tr&egrave;s bien agenc&eacute;es et
+fonctionnent tr&egrave;s r&eacute;guli&egrave;rement.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> <i>Baby</i>, nom g&eacute;n&eacute;rique du dernier enfant d'une famille riche
+ou pauvre; on appelle <i>baby</i> le dernier-n&eacute; jusqu'&agrave; quatre ou cinq ans.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> &laquo;<i>What larks,</i>&raquo; intraduisible; mani&egrave;re de demander &agrave; Pip
+des nouvelles de sa vie de gar&ccedil;on.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> <i>Cricket</i>, jeu de paume ressemblant assez &agrave; notre jeu de
+barres.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> <i>Purser</i> est le titre qui, sur les vaisseaux de la marine
+royale et de la marine marchande, est donn&eacute; &agrave; l'officier ou &agrave; l'employ&eacute;
+charg&eacute; de toutes les questions relatives aux approvisionnements et au
+service de la table. Cet emploi correspond &agrave; peu pr&egrave;s &agrave; celui de nos
+comptables.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Ce chapitre est, comme on le verra, consacr&eacute; au r&eacute;cit
+d'une repr&eacute;sentation d'<i>Hamlet</i> sur un th&eacute;&acirc;tre de trente-sixi&egrave;me ordre.
+Le chef-d'&oelig;uvre de Shakespeare est trop g&eacute;n&eacute;ralement connu en France
+pour que les excentricit&eacute;s de cette repr&eacute;sentation aient besoin de
+commentaires. Nous dirons seulement que les repr&eacute;sentations de
+Shakespeare sur des th&eacute;&acirc;tres borgnes son en effet un des c&ocirc;t&eacute;s
+caract&eacute;ristiques de la libert&eacute; des th&eacute;&acirc;tres en Angleterre, et ce sont
+justement elles qui donnent la mesure de l'immense popularit&eacute; de cette
+grande illustration nationale.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> C'est-&agrave;-dire au th&eacute;&acirc;tre, la sc&egrave;ne se passant en Danemark.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Depuis l'&eacute;poque vague o&ugrave; se passent les faits racont&eacute;s par
+Philip Pirrip, la Tamise s'est enrichie de trois ponts: 1&deg; le pont de
+<i>Charing-Cross</i>, entre les ponts de Waterloo et de Westminster; 2&deg; le
+pont <i>Victoria</i>, entre les ponts du Wauxhall et de Chelsea; 3&deg; le pont
+de <i>Battersea</i> en aval du pont de Chelsea.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> <i>Gruff</i>, repoussant, rude, aigre; <i>Grim</i>, affreux, cruel,
+renfrogn&eacute;. Plaisanterie impossible &agrave; rendre et tr&egrave;s habituelle en
+anglais, o&ugrave; l'on donne aux individus des surnoms en rapport avec leur
+caract&egrave;re.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> Les <i>puddings</i> s&eacute;rieux doivent cuire dans un torchon; une
+serviette les modifie en mal, dit le <i>Cuisinier royal britannique</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> <i>Camels</i>, veut dire chameaux, et en anglais <i>Camels </i>et
+<i>Camille</i> ayant &agrave; peu pr&egrave;s la m&ecirc;me consonance: il y a l&agrave; un jeu de mots
+absolument impossible &agrave; rendre.</p></div>
+<hr style="width: 65%;" />
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les grandes espérances, by Charles Dickens
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES ESPÉRANCES ***
+
+***** This file should be named 17565-h.htm or 17565-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/1/7/5/6/17565/
+
+Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
+
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..7d55246
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #17565 (https://www.gutenberg.org/ebooks/17565)