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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17565-8.txt b/17565-8.txt new file mode 100644 index 0000000..7502b73 --- /dev/null +++ b/17565-8.txt @@ -0,0 +1,23343 @@ +The Project Gutenberg EBook of Les grandes espérances, by Charles Dickens + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les grandes espérances + +Author: Charles Dickens + +Translator: Charles Bernard-Derosne + +Release Date: January 21, 2006 [EBook #17565] +[Date last updated: July 19, 2006] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES ESPÉRANCES *** + + + + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + + + + +Charles Dickens + +LES GRANDES ESPÉRANCES + +(1861) + +Traduction Charles Bernard-Derosne + + + + +TOME PREMIER + + + + +CHAPITRE I. + + +Le nom de famille de mon père étant Pirrip, et mon nom de baptême +Philip, ma langue enfantine ne put jamais former de ces deux mots rien +de plus long et de plus explicite que Pip. C'est ainsi que je m'appelai +moi-même Pip, et que tout le monde m'appela Pip. + +Si je donne Pirrip comme le nom de famille de mon père, c'est d'après +l'autorité de l'épitaphe de son tombeau, et l'attestation de ma soeur, +Mrs Joe Gargery, qui a épousé le forgeron. N'ayant jamais vu ni mon +père, ni ma mère, même en portrait puisqu'ils vivaient bien avant les +photographes, la première idée que je me formai de leur personne fut +tirée, avec assez peu de raison, du reste, de leurs pierres tumulaires. +La forme des lettres tracées sur celle de mon père me donna l'idée +bizarre que c'était un homme brun, fort, carré, ayant les cheveux noirs +et frisés. De la tournure et des caractères de cette inscription: Et +aussi Georgiana, épouse du ci-dessus, je tirai la conclusion enfantine +que ma mère avait été une femme faible et maladive. Les cinq petites +losanges de pierre, d'environ un pied et demi de longueur, qui étaient +rangées avec soin à côté de leur tombe, et dédiées à la mémoire de cinq +petits frères qui avaient quitté ce monde après y être à peine entrés, +firent naître en moi une pensée que j'ai religieusement conservée +depuis, c'est qu'ils étaient venus en ce monde couchés sur leurs dos, +les mains dans les poches de leurs pantalons, et qu'ils n'étaient jamais +sortis de cet état d'immobilité. + +Notre pays est une contrée marécageuse, située à vingt milles de la mer, +près de la rivière qui y conduit en serpentant. La première impression +que j'éprouvai de l'existence des choses extérieures semble m'être venue +par une mémorable après-midi, froide, tirant vers le soir. À ce moment, +je devinai que ce lieu glacé, envahi par les orties, était le cimetière; +que Philip Pirrip, décédé dans cette paroisse, et Georgiana, sa femme, y +étaient enterrés; que Alexander, Bartholomew, Abraham, Tobias et Roger, +fils desdits, y étaient également morts et enterrés; que ce grand désert +plat, au delà du cimetière, entrecoupé de murailles, de fossés, et de +portes, avec des bestiaux qui y paissaient çà et là, se composait de +marais; que cette petite ligne de plomb plus loin était la rivière, et +que cette vaste étendue, plus éloignée encore, et d'où nous venait le +vent, était la mer; et ce petit amas de chairs tremblantes effrayé de +tout cela et commençant à crier, était Pip. + +«Tais-toi! s'écria une voix terrible, au moment où un homme parut au +milieu des tombes, près du portail de l'église. Tiens-toi tranquille, +petit drôle, où je te coupe la gorge!» + +C'était un homme effrayant à voir, vêtu tout en gris, avec un anneau de +fer à la jambe; un homme sans chapeau, avec des souliers usés et troués, +et une vieille loque autour de la tête; un homme trempé par la pluie, +tout couvert de boue, estropié par les pierres, écorché par les +cailloux, déchiré par les épines, piqué par les orties, égratigné par +les ronces; un homme qui boitait, grelottait, grognait, dont les yeux +flamboyaient, et dont les dents claquaient, lorsqu'il me saisit par le +menton. + +«Oh! monsieur, ne me coupez pas la gorge!... m'écriai-je avec terreur. +Je vous en prie, monsieur..., ne me faites pas de mal!... + +--Dis-moi ton nom, fit l'homme, et vivement! + +--Pip, monsieur.... + +--Encore une fois, dit l'homme en me fixant, ton nom... ton nom?... + +--Pip... Pip... monsieur.... + +--Montre-nous où tu demeures, dit l'homme, montre-nous ta maison.» + +J'indiquai du doigt notre village, qu'on apercevait parmi les aulnes et +les peupliers, à un mille ou deux de l'église. + +L'homme, après m'avoir examiné pendant quelques minutes, me retourna la +tête en bas, les pieds en l'air et vida mes poches. Elles ne contenaient +qu'un morceau de pain. Quand je revins à moi, il avait agi si +brusquement, et j'avais été si effrayé, que je voyais tout sens dessus +dessous, et que le clocher de l'église semblait être à mes pieds; quand +je revins à moi, dis-je, j'étais assis sur une grosse pierre, où je +tremblais pendant qu'il dévorait mon pain avec avidité. + +«Mon jeune gaillard, dit l'homme, en se léchant les lèvres, tu as des +joues bien grasses.» + +Je crois qu'effectivement mes joues étaient grasses, bien que je fusse +resté petit et faible pour mon âge. + +«Du diable si je ne les mangerais pas! dit l'homme en faisant un signe +de tête menaçant, je crois même que j'en ai quelque envie.» + +J'exprimai l'espoir qu'il n'en ferait rien, et je me cramponnai plus +solidement à la pierre sur laquelle il m'avait placé, autant pour m'y +tenir en équilibre que pour m'empêcher de crier. + +«Allons, dit l'homme, parle! où est ta mère? + +--Là, monsieur!» répondis-je. + +Il fit un mouvement, puis quelques pas, et s'arrêta pour regarder +par-dessus son épaule. + +«Là, monsieur! repris-je timidement en montrant la tombe. Aussi +Georgiana. C'est ma mère! + +--Oh! dit-il en revenant, et c'est ton père qui est là étendu à côté de +ta mère? + +--Oui, monsieur, dis-je, c'est lui, défunt de cette paroisse. + +--Ah! murmura-t-il en réfléchissant, avec qui demeures-tu, en supposant +qu'on te laisse demeurer quelque part, ce dont je ne suis pas certain? + +--Avec ma soeur, monsieur.... Mrs Joe Gargery, la femme de Joe Gargery, +le forgeron, monsieur. + +--Le forgeron... hein?» dit-il en regardant le bas de sa jambe. + +Après avoir pendant un instant promené ses yeux alternativement sur moi +et sur sa jambe, il me prit dans ses bras, me souleva, et, me tenant de +manière à ce que ses yeux plongeassent dans les miens, de haut en bas, +et les miens dans les siens, de bas en haut, il dit: + +«Maintenant, écoute-moi bien, c'est toi qui vas décider si tu dois +vivre. Tu sais ce que c'est qu'une lime? + +--Oui, monsieur.... + +--Tu sais aussi ce que c'est que des vivres? + +--Oui, monsieur...» + +Après chaque question, il me secouait un peu plus fort, comme pour me +donner une idée plus sensible de mon abandon et du danger que je +courais. + +«Tu me trouveras une lime...» + +Il me secouait. + +«Et tu me trouveras des vivres...» + +Il me secouait encore. + +«Tu m'apporteras ces deux choses...» + +Il me secouait plus fort. + +«Ou j'aurai ton coeur et ton foie...» + +Et il me secouait toujours. + +J'étais mortellement effrayé et si étourdi, que je me cramponnai à lui +en disant: + +«Si vous vouliez bien ne pas tant me secouer, monsieur, peut-être +n'aurais-je pas mal au coeur, et peut-être entendrais-je mieux...» + +Il me donna une secousse si terrible, qu'il me sembla voir danser le coq +sur son clocher. Alors il me soutint par les bras, dans une position +verticale, sur le bloc de pierre, puis il continua en ces termes +effrayants: + +«Tu m'apporteras demain matin, à la première heure, une lime et des +vivres. Tu m'apporteras le tout dans la vieille Batterie là-bas. Tu +auras soin de ne pas dire un mot, de ne pas faire un signe qui puisse +faire penser que tu m'as vu, ou que tu as vu quelque autre personne; à +ces conditions, on te laissera vivre. Si tu manques à cette promesse en +quelque manière que ce soit, ton coeur et ton foie te seront arrachés, +pour être rôtis et mangés. Et puis, je ne suis pas seul, ainsi que tu +peux le croire. Il y a là un jeune homme avec moi, un jeune homme auprès +duquel je suis un ange. Ce jeune homme entend ce que je te dis. Ce jeune +homme a un moyen tout particulier de se procurer le coeur et le foie des +petits gars de ton espèce. Il est impossible, à n'importe quel moucheron +comme toi, de le fuir ou de se cacher de lui. Tu auras beau fermer la +porte au verrou, te croire en sûreté dans ton lit bien chaud, te cacher +la tête sous les couvertures, et espérer que tu es à l'abri de tout +danger, ce jeune homme saura s'approcher de toi et t'ouvrir le ventre. +Ce n'est qu'avec de grandes difficultés que j'empêche en ce moment ce +jeune homme de te faire du mal. J'ai beaucoup de peine à l'empêcher de +fouiller tes entrailles. Eh bien! qu'en dis-tu?» + +Je lui dis que je lui procurerais la lime dont il avait besoin, et +toutes les provisions que je pourrais apporter, et que je viendrais le +trouver à la Batterie, le lendemain, à la première heure. + +«Répète après moi: «Que Dieu me frappe de mort, si je ne fais pas ce que +vous m'ordonnez,» fit l'homme. + +Je dis ce qu'il voulut, et il me posa à terre. + +«Maintenant, reprit-il, souviens-toi de ce que tu promets, souviens-toi +de ce jeune homme, et rentre chez toi! + +--Bon... bonsoir... monsieur, murmurai-je en tremblant. + +--C'est égal! dit-il en jetant les yeux sur le sol humide. Je voudrais +bien être grenouille ou anguille.» + +En même temps il entoura son corps grelottant avec ses grands bras, en +les serrant tellement qu'ils avaient l'air d'y tenir, et s'en alla en +boitant le long du mur de l'église. Comme je le regardais s'en aller à +travers les ronces et les orties qui couvraient les tertres de gazon, il +sembla à ma jeune imagination qu'il éludait, en passant, les mains que +les morts étendaient avec précaution hors de leurs tombes, pour le +saisir à la cheville et l'attirer chez eux. + +Lorsqu'il arriva au pied du mur qui entoure le cimetière, il l'escalada +comme un homme dont les jambes sont roides et en-gourdies, puis il se +retourna pour voir ce que je faisais. Je me tournai alors du côté de la +maison, et fis de mes jambes le meilleur usage possible. Mais bientôt, +regardant en arrière, je le vis s'avancer vers la rivière, toujours +enveloppé de ses bras, et choisissant pour ses pieds malades les grandes +pierres jetées çà et là dans les marais, pour servir de passerelles, +lorsqu'il avait beaucoup plu ou que la marée y était montée. + +Les marais formaient alors une longue ligne noire horizontale, la +rivière formait une autre ligne un peu moins large et moins noire, les +nuages, eux, formaient de longues lignes rouges et noires, entremêlées +et menaçantes. Sur le bord de la rivière, je distinguais à peine les +deux seuls objets noirs qui se détachaient dans toute la perspective qui +s'étendait devant moi: l'un était le fanal destiné à guider les +matelots, ressemblant assez à un casque sans houppe placé sur une +perche, et qui était fort laid vu de près; l'autre, un gibet, avec ses +chaînes pendantes, auquel on avait jadis pendu un pirate. L'homme, qui +s'avançait en boitant vers ce dernier objet, semblait être le pirate +revenu à la vie, et allant se raccrocher et se reprendre lui-même. Cette +pensée me donna un terrible moment de vertige; et, en voyant les +bestiaux lever leurs têtes vers lui, je me demandais s'ils ne pensaient +pas comme moi. Je regardais autour de moi pour voir si je n'apercevais +pas l'horrible jeune homme, je n'en vis pas la moindre trace; mais la +frayeur me reprit tellement, que je courus à la maison sans m'arrêter. + + + + +CHAPITRE II. + + +Ma soeur, Mrs Joe Gargery, n'avait pas moins de vingt ans de plus que +moi, et elle s'était fait une certaine réputation d'âme charitable +auprès des voisins, en m'élevant, comme elle disait, «à la main.» Obligé +à cette époque de trouver par moi-même la signification de ce mot, et +sachant parfaitement qu'elle avait une main dure et lourde, que +d'habitude elle laissait facilement retomber sur son mari et sur moi, je +supposai que Joe Gargery était, lui aussi, élevé à la main. + +Ce n'était pas une femme bien avenante que ma soeur; et j'ai toujours +conservé l'impression qu'elle avait forcé par la main Joe Gargery à +l'épouser. Joe Gargery était un bel homme; des boucles couleur filasse +encadraient sa figure douce et bonasse, et le bleu de ses yeux était si +vague et si indécis, qu'on eût eu de la peine à définir l'endroit où le +blanc lui cédait la place, car les deux nuances semblaient se fondre +l'une dans l'autre. C'était un bon garçon, doux, obligeant, une bonne +nature, un caractère facile, une sorte d'Hercule par sa force, et aussi +par sa faiblesse. + +Ma soeur, Mrs Joe, avec des cheveux et des yeux noirs, avait une peau +tellement rouge que je me demandais souvent si, peut-être, pour sa +toilette, elle ne remplaçait pas le savon par une râpe à muscade. +C'était une femme grande et osseuse; elle ne quittait presque jamais un +tablier de toile grossière, attaché par derrière à l'aide de deux +cordons, et une bavette imperméable, toujours parsemée d'épingles et +d'aiguilles. Ce tablier était la glorification de son mérite et un +reproche perpétuellement suspendu sur la tête de Joe. Je n'ai jamais pu +deviner pour quelle raison elle le portait, ni pourquoi, si elle voulait +absolument le porter, elle ne l'aurait pas changé, au moins une fois par +jour. + +La forge de Joe attenait à la maison, construite en bois, comme +l'étaient à cette époque plus que la plupart des maisons de notre pays. +Quand je rentrai du cimetière, la forge était fermée, et Joe était assis +tout seul dans la cuisine. Joe et moi, nous étions compagnons de +souffrances, et comme tels nous nous faisions des confidences; aussi, à +peine eus-je soulevé le loquet de la porte et l'eus-je aperçu dans le +coin de la cheminée, qu'il me dit: + +«Mrs Joe est sortie douze fois pour te chercher, mon petit Pip; et elle +est maintenant dehors une treizième fois pour compléter la douzaine de +boulanger. + +--Vraiment? + +--Oui, mon petit Pip, dit Joe; et ce qu'il y a de pire pour toi, c'est +qu'elle a pris Tickler avec elle.» + +À cette terrible nouvelle, je me mis à tortiller l'unique bouton de mon +gilet et, d'un air abattu, je regardai le feu. Tickler était un jonc +flexible, poli à son extrémité par de fréquentes collisions avec mon +pauvre corps. + +«Elle se levait sans cesse, dit Joe; elle parlait à Tickler, puis elle +s'est précipitée dehors comme une furieuse. Oui, comme une furieuse,» +ajouta Joe en tisonnant le feu entre les barreaux de la grille avec le +poker. + +--Y a-t-il longtemps qu'elle est sortie, Joe? dis-je, car je le traitais +toujours comme un enfant, et le considérais comme mon égal. + +--Hem! dit Joe en regardant le coucou hollandais, il y a bien cinq +minutes qu'elle est partie en fureur... mon petit Pip. Elle revient!... +Cache-toi derrière la porte, mon petit Pip, et rabats l'essuie-mains sur +toi.» + +Je suivis ce conseil. Ma soeur, Mrs Joe, entra en poussant la porte +ouverte, et trouvant une certaine résistance elle en devina aussitôt la +cause, et chargea Tickler de ses investigations. Elle finit, je lui +servais souvent de projectile conjugal, par me jeter sur Joe, qui, +heureux de cette circonstance, me fit passer sous la cheminée, et me +protégea tranquillement avec ses longues jambes. + +«D'où viens-tu, petit singe? dit Mrs Joe en frappant du pied. Dis-moi +bien vite ce que tu as fait pour me donner ainsi de l'inquiétude et du +tracas, sans cela je saurai bien t'attraper dans ce coin, quand vous +seriez cinquante Pips et cinq cents Gargerys. + +--Je suis seulement allé jusqu'au cimetière, dis-je du fond de ma +cachette en pleurant et en me grattant. + +--Au cimetière? répéta ma soeur. Sans moi, il y a longtemps que tu y +serais allé et que tu n'en serais pas revenu. Qui donc t'a élevé? + +--C'est toi, dis-je. + +--Et pourquoi y es-tu allé? Voilà ce que je voudrais savoir, s'écria ma +soeur. + +--Je ne sais pas, dis-je à voix basse. + +Je ne sais pas! reprit ma soeur, je ne le ferai plus jamais! Je connais +cela. Je t'abandonnerai un de ces jours, moi qui n'ai jamais quitté ce +tablier depuis que tu es au monde. C'est déjà bien assez d'être la femme +d'un forgeron, et d'un Gargery encore, sans être ta mère!» + +Mes pensées s'écartèrent du sujet dont il était question, car en +regardant le feu d'un air inconsolable, je vis paraître, dans les +charbons vengeurs, le fugitif des marais, avec sa jambe ferrée, le +mystérieux jeune homme, la lime, les vivres, et le terrible engagement +que j'avais pris de commettre un larcin sous ce toit hospitalier. + +«Ah! dit Mrs Joe en remettant Tickler à sa place. Au cimetière, c'est +bien cela! C'est bien à vous qu'il appartient de parler de cimetière. +Pas un de nous, entre parenthèses, n'avait soufflé un mot de cela. Vous +pouvez vous en vanter tous les deux, vous m'y conduirez un de ces jours, +au cimetière. Ah! quel j... o... l... i c... o... u... p... l... e vous +ferez sans moi!» + +Pendant qu'elle s'occupait à préparer le thé, Joe tournait sur moi des +yeux interrogateurs, comme pour me demander si je prévoyais quelle sorte +de couple nous pourrions bien faire à nous deux, si le malheur prédit +arrivait. Puis il passa sa main gauche sur ses favoris, en suivant de +ses gros yeux bleus les mouvements de Mrs Joe, comme il faisait toujours +par les temps d'orage. + +Ma soeur avait adopté un moyen de nous préparer nos tartines de beurre, +qui ne variait jamais. Elle appuyait d'abord vigoureusement et +longuement avec sa main gauche, le pain sur la poitrine, où il ne +manquait pas de ramasser sur la bavette, tantôt une épingle, tantôt une +aiguille, qui se retrouvait bientôt dans la bouche de l'un de nous. Elle +prenait ensuite un peu (très peu de beurre) à la pointe d'un couteau, et +l'étalait sur le pain de la même manière qu'un apothicaire prépare un +emplâtre, se servant des deux côtés du couteau avec dextérité, et ayant +soin de ramasser ce qui dépassait le bord de la croûte. Puis elle +donnait le dernier coup de couteau sur le bord de l'emplâtre, et elle +tranchait une épaisse tartine de pain que, finalement, elle séparait en +deux moitiés, l'une pour Joe, l'autre pour moi. + +Ce jour-là, j'avais faim, et malgré cela je n'osai pas manger ma +tartine. Je sentais que j'avais à réserver quelque chose pour ma +terrible connaissance et son allié, plus terrible encore, le jeune homme +mystérieux. Je savais que Mrs Joe dirigeait sa maison avec la plus +stricte économie, et que mes recherches dans le garde-manger pourraient +bien être infructueuses. Je me décidai donc à cacher ma tartine dans +l'une des jambes de mon pantalon. + +L'effort de résolution nécessaire à l'accomplissement de ce projet me +paraissait terrible. Il produisait sur mon imagination le même effet que +si j'eusse dû me précipiter d'une haute maison, ou dans une eau très +profonde, et il me devenait d'autant plus difficile de m'y résoudre +finalement, que Joe ignorait tout. Dans l'espèce de franc-maçonnerie, +déjà mentionnée par moi, qui nous unissait comme compagnons des mêmes +souffrances, et dans la camaraderie bienveillante de Joe pour moi, nous +avions coutume de comparer nos tartines, à mesure que nous y faisions +des brèches, en les exposant à notre mutuelle admiration, comme pour +stimuler notre ardeur. Ce soir-là, Joe m'invita plusieurs fois à notre +lutte amicale en me montrant les progrès que faisait la brèche ouverte +dans sa tartine; mais, chaque fois, il me trouva avec ma tasse de thé +sur un genou et ma tartine intacte sur l'autre. Enfin, je considérai que +le sacrifice était inévitable, je devais le faire de la manière la moins +extraordinaire et la plus compatible avec les circonstances. Profitant +donc d'un moment où Joe avait les yeux tournés, je fourrai ma tartine +dans une des jambes de mon pantalon. + +Joe paraissait évidemment mal à l'aise de ce qu'il supposait être un +manque d'appétit, et il mordait tout pensif à même sa tartine des +bouchées qu'il semblait avaler sans aucun plaisir. Il les tournait et +retournait dans sa bouche plus longtemps que de coutume, et finissait +par les avaler comme des pilules. Il allait saisir encore une fois, avec +ses dents, le pain beurré et avait déjà ouvert une bouche d'une +dimension fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il +s'aperçut que ma tartine avait disparu. + +L'étonnement et la consternation avec lesquels Joe avait arrêté le pain +sur le seuil de sa bouche et me regardait, étaient trop évidents pour +échapper à l'observation de ma soeur. + +Qu'y a-t-il encore? dit-elle en posant sa tasse sur la table. + +--Oh! oh! murmurait Joe, en secouant la tête d'un air de sérieuse +remontrance, mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, ça ne +passera pas, tu n'as pas pu la mâcher, mon petit Pip, mon ami! + +--Qu'est-ce qu'il y a encore, voyons? répéta ma soeur avec plus +d'aigreur que la première fois. + +--Si tu peux en faire remonter quelque parcelle, en toussant, mon petit +Pip, fais-le, mon ami! dit Joe. Certainement chacun mange comme il +l'entend, mais encore, ta santé!... ta santé!...» + +À ce moment, ma soeur furieuse avait attrapé Joe par ses deux favoris et +lui cognait la tête contre le mur, pendant qu'assis dans mon coin je les +considérais d'un air vraiment piteux. + +«Maintenant, peut-être vas-tu me dire ce qu'il y a, gros niais que tu +es!» dit ma soeur hors d'haleine. + +Joe promena sur elle un regard désespéré, prit une bouchée désespérée, +puis il me regarda de nouveau: + +«Tu sais, mon petit Pip, dit-il d'un ton solennel et confidentiel, comme +si nous eussions été seuls, et en logeant sa dernière bouchée dans sa +joue, tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le +dernier à faire aucun mauvais rapport contre toi; mais faire un pareil +coup...» + +Il éloigna sa chaise pour regarder le plancher entre lui et moi; puis il +reprit: + +«Avaler un pareil morceau d'un seul coup! + +--Il a avalé tout son pain, n'est-ce pas? s'écria ma soeur. + +--Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe, en me regardant, sans faire la +moindre attention à Mrs Joe, et ayant toujours sous la joue sa dernière +bouchée, que j'ai avalé aussi, moi qui te parle... et souvent encore... +quand j'avais ton âge, et j'ai vu bien des avaleurs, mais je n'ai jamais +vu avaler comme toi, mon petit Pip, et je m'étonne que tu n'en sois pas +mort; c'est par une permission du bon Dieu!» + +Ma soeur s'élança sur moi, me prit par les cheveux et m'adressa ces +paroles terribles: + +«Arrive, mauvais garnement, qu'on te soigne!» + +Quelque brute médicale avait, à cette époque, remis en vogue l'eau de +goudron, comme un remède très efficace, et Mrs Joe en avait toujours +dans son armoire une certaine provision, croyant qu'elle avait d'autant +plus de vertu qu'elle était plus dégoûtante. Dans de meilleurs temps, un +peu de cet élixir m'avait été administré comme un excellent fortifiant; +je craignis donc ce qui allait arriver, pressentant une nouvelle entrave +à mes projets de sortie. Ce soir-là, l'urgence du cas demandait au moins +une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l'introduisit dans la gorge, pour +mon plus grand bien, en me tenant la tête sous son bras, comme un +tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte pour une demi-pinte, +qu'il dut avaler, bon gré, mal gré, pendant qu'il était assis, mâchant +tranquillement et méditant devant le feu, parce qu'il avait peut-être eu +mal au coeur. Jugeant d'après moi, je puis dire qu'il y aurait eu mal +après, s'il n'y avait eu mal avant. + +La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme, +soit un enfant; mais quand ce secret fardeau se trouve lié à un autre +fardeau, enfoui dans les jambes d'un pantalon, c'est (je puis l'avouer) +une grande punition. La pensée que j'allais commettre un crime en volant +Mrs Joe, l'idée que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je +n'avais jamais pensé qu'il eût aucun droit sur les ustensiles du ménage; +cette pensée, jointe à la nécessité dans laquelle je me trouvais de +tenir sans relâche ma main sur ma tartine, pendant que j'étais assis ou +que j'allais à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques +petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des +marais venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me +semblait entendre au dehors la voix de l'homme à la jambe ferrée, qui +m'avait fait jurer le secret, me criant qu'il ne pouvait ni ne voulait +jeûner jusqu'au lendemain, mais qu'il lui fallait manger tout de suite. +D'autre fois, je pensais que le jeune homme, qu'il était si difficile +d'empêcher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien céder +à une impatience constitutionnelle, ou se tromper d'heure et se croire +des droits à mon coeur et à mon foie ce soir même, au lieu de demain! +S'il est jamais arrivé à quelqu'un de sentir ses cheveux se dresser sur +sa tête, ce doit être à moi. Mais peut-être cela n'est-il jamais arrivé +à personne. + +C'était la veille de Noël, et j'étais chargé de remuer, avec une tige en +cuivre, la pâte du pudding pour le lendemain, et cela de sept à huit +heures, au coucou hollandais. J'essayai de m'acquitter de ce devoir sans +me séparer de ma tartine, et cela me fit penser une fois de plus à +l'homme chargé de fers, et j'éprouvai alors une certaine tendance à +sortir la malheureuse tartine de mon pantalon, mais la chose était bien +difficile. Heureusement, je parvins à me glisser jusqu'à ma petite +chambre, où je déposai cette partie de ma conscience. + +Écoute! dis-je, quand j'eus fini avec le pudding, et que je revins +prendre encore un peu de chaleur au coin de la cheminée avant qu'on ne +m'envoyât coucher. Pourquoi tire-t-on ces grands coups de canon, Joe? + +--Ah! dit Joe, encore un forçat d'évadé! + +--Qu'est-ce que cela veut dire, Joe?» + +Mrs Joe, qui se chargeait toujours de donner des explications, répondit +avec aigreur: + +«Échappé! échappé!...» administrant ainsi la définition comme elle +administrait l'eau de goudron. + +Tandis que Mrs Joe avait la tête penchée sur son ouvrage d'aiguille, je +tâchai par des mouvements muets de mes lèvres de faire entendre à Joe +cette question: + +«Qu'est-ce qu'un forçat?» + +Joe me fit une réponse grandement élaborée, à en juger les contorsions +de sa bouche, mais dont je ne pus former que le seul mot: «Pip!...» + +«Un forçat s'est évadé hier soir après le coup de canon du coucher du +soleil, reprit Joe à haute voix, et on a tiré le canon pour en avertir; +et maintenant on tire sans doute encore pour un autre. + +--Qu'est-ce qui tire? demandai-je. + +--Qu'est-ce que c'est qu'un garçon comme ça? fit ma soeur en fronçant le +sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur éternel tu fais.... Ne +fais pas de questions, et on ne te dira pas de mensonges.» + +Je pensais que ce n'était pas très poli pour elle-même de me laisser +entendre qu'elle me dirait des mensonges, si je lui faisais des +questions. Mais elle n'était jamais polie avec moi, excepté quand il y +avait du monde. + +À ce moment, Joe vint augmenter ma curiosité au plus haut degré, en +prenant beaucoup de peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui +faire prendre la forme d'un mot qui, au mouvement de ses lèvres, me +parut être: + +«Boudé...» + +Je regardai naturellement Mrs Joe et dis: + +«Elle?» + +Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il répéta le mouvement avec +plus d'énergie encore; je ne compris pas davantage. + +Mistress Joe, dis-je comme dernière ressource, je voudrais bien +savoir... si cela ne te fait rien... où l'on tire le canon? + +--Que Dieu bénisse cet enfant! s'écria ma soeur d'un ton qui faisait +croire qu'elle pensait tout le contraire de ce qu'elle disait. Aux +pontons! + +--Oh! dis-je en levant les yeux sur Joe, aux pontons!» + +Joe me lança un regard de reproche qui disait: + +«Je te l'avais bien dit[1]. + + [Note 1: En anglais: «_Sulks_»--bouder--ayant la même terminaison + que «_hulks_»--pontons--la méprise de Pip est tout expliquée.] + +--Et s'il te plaît, qu'est-ce que les pontons? repris-je. + +--Voyez-vous, s'écria ma soeur en dirigeant sur moi son aiguille et en +secouant la tête de mon côté, répondez-lui une fois, et il vous fera de +suite une douzaine de questions. Les pontons sont des vaisseaux qui +servent de prison, et qu'on trouve en traversant tout droit les marais. + +--Je me demande qui on peut mettre dans ces prisons, et pourquoi on y +met quelqu'un?» dis-je d'une manière générale et avec un désespoir +calme. + +C'en était trop pour Mrs Joe, qui se leva immédiatement. + +«Je vais te le dire, méchant vaurien, fit-elle. Je ne t'ai pas élevé +pour que tu fasses mourir personne à petit feu; je serais à blâmer et +non à louer si je l'avais fait. On met sur les pontons ceux qui ont tué, +volé, fait des faux et toutes sortes de mauvaises actions, et ces +gens-là ont tous commencé comme toi par faire des questions. Maintenant, +va te coucher, et dépêchons!» + +On ne me donnait jamais de chandelle pour m'aller coucher, et en gagnant +cette fois ma chambre dans l'obscurité, ma tête tintait, car Mrs Joe +avait tambouriné avec son dé sur mon crâne, en disant ces derniers mots +et je sentais avec épouvante que les pontons étaient faits pour moi; +j'étais sur le chemin, c'était évident! J'avais commencé à faire des +questions, et j'étais sur le point de voler Mrs Joe. + +Depuis cette époque, bien reculée maintenant, j'ai souvent pensé combien +peu de gens savent à quel point on peut compter sur la discrétion des +enfants frappés de terreur. Cependant, rien n'est plus déraisonnable +que la terreur. J'éprouvais une terreur mortelle en pensant au jeune +homme qui en voulait absolument à mon coeur et à mes entrailles. +J'éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur à la +jambe ferrée. J'éprouvais une terreur mortelle de moi-même, depuis qu'on +m'avait arraché ce terrible serment; je n'avais aucun espoir d'être +délivré de cette terreur par ma toute-puissante soeur, qui me rebutait à +chaque tentative que je faisais; et je suis effrayé rien qu'en pensant à +ce qu'un ordre quelconque aurait pu m'amener à faire sous l'influence de +cette terreur. + +Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut pour me sentir entraîné vers +les pontons par le courant de la rivière. En passant près de la potence, +je vis un fantôme de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je +ferais mieux d'aborder et d'être pendu tout de suite que d'attendre. +J'aurais eu peur de dormir, quand même j'en aurais eu l'envie, car je +savais que c'était à la première aube que je devais piller le +garde-manger. Il ne fallait pas songer à agir la nuit, car je n'avais +aucun moyen de me procurer de la lumière, si ce n'est en battant le +briquet, ou une pierre à fusil avec un morceau de fer, ce qui aurait +produit un bruit semblable à celui du pirate agitant ses chaînes. + +Dès que le grand rideau noir qui recouvrait ma petite fenêtre eût pris +une légère teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le +plancher, produisait un craquement qui me semblait crier: «Au voleur!... +Réveillez-vous, mistress Joe!... Réveillez-vous!...» Arrivé au +garde-manger qui, vu la saison, était plus abondamment garni que de +coutume, j'eus un moment de frayeur indescriptible à la vue d'un lièvre +pendu par les pattes. Il me sembla même qu'il fixait sur moi un oeil +beaucoup trop vif pour sa situation. Je n'avais pas le temps de rien +vérifier, ni de choisir; en un mot, je n'avais le temps de rien faire. +Je pris du pain, du fromage, une assiette de hachis, que je nouai dans +mon mouchoir avec la fameuse tartine de la veille, un peu d'eau-de-vie +dans une bouteille de grès, que je transvasai dans une bouteille de +verre que j'avais secrètement emportée dans ma chambre pour composer ce +liquide enivrant appelé «jus de réglisse», remplissant la bouteille de +grès avec de l'eau que je trouvai dans une cruche dans le buffet de la +cuisine, un os, auquel il ne restait que fort peu de viande, et un +magnifique pâté de porc. J'allais partir sans ce splendide morceau, +quand j'eus l'idée de monter sur une planche pour voir ce que pouvait +contenir ce plat de terre si soigneusement relégué dans le coin le plus +obscur de l'armoire et que je découvris le pâté, je m'en emparai avec +l'espoir qu'il n'était pas destiné à être mangé de sitôt, et qu'on ne +s'apercevrait pas de sa disparition, de quelque temps au moins. + +Une porte de la cuisine donnait accès dans la forge; je tirai le verrou, +j'ouvris cette porte, et je pris une lime parmi les outils de Joe. Puis, +je remis toutes les fermetures dans l'état où je les avais trouvées; +j'ouvris la porte par laquelle j'étais rentré le soir précédent; je +m'élançai dans la rue, et pris ma course vers les marais brumeux. + + + + +CHAPITRE III. + + +C'était une matinée de gelée blanche très humide. J'avais trouvé +l'extérieur de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme si +quelque lutin y avait pleuré toute la nuit, et qu'il lui eût servi de +mouchoir de poche. Je retrouvai cette même humidité sur les haies +stériles et sur l'herbe desséchée, suspendue comme de grossières toiles +d'araignée, de rameau en rameau, de brin en brin; les grilles, les murs +étaient dans le même état, et le brouillard était si épais, que je ne +vis qu'en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de +notre village, indication qui ne servait à rien car on ne passait jamais +par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience +oppressée en faisant un fantôme, me montrant la rue des Pontons. + +Le brouillard devenait encore plus épais, à mesure que j'approchais des +marais, de sorte qu'au lieu d'aller vers les objets, il me semblait que +c'étaient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était +extrêmement désagréable pour un esprit coupable. Les grilles et les +fossés s'élançaient à ma poursuite, à travers le brouillard, et criaient +très distinctement: «Arrêtez-le! Arrêtez-le!... Il emporte un pâté qui +n'est pas à lui!...» Les bestiaux y mettaient une ardeur égale et +écarquillaient leurs gros yeux en me lançant par leurs naseaux un +effroyable: «Holà! petit voleur!... Au voleur! Au voleur!...» Un boeuf +noir, à cravate blanche, auquel ma conscience troublée trouvait un +certain air clérical, fixait si obstinément sur moi son oeil accusateur, +que je ne pus m'empêcher de lui dire en passant: + +«Je n'ai pas pu faire autrement, monsieur! Ce n'est pas pour moi que je +l'ai pris!» + +Sur ce, il baissa sa grosse tête, souffla par ses naseaux un nuage de +vapeur, et disparut après avoir lancé une ruade majestueuse avec ses +pieds de derrière et fait le moulinet avec sa queue. + +Je m'avançais toujours vers la rivière. J'avais beau courir, je ne +pouvais réchauffer mes pieds, auxquels l'humidité froide semblait rivée +comme la chaîne de fer était rivée à la jambe de l'homme que j'allais +retrouver. Je connaissais parfaitement bien le chemin de la Batterie, +car j'y étais allé une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais, +qu'assis sur un vieux canon, il m'avait dit que, lorsque je serais son +apprenti et directement sous sa dépendance, nous viendrions là passer de +bons quarts d'heure. Quoi qu'il en soit, le brouillard m'avait fait +prendre un peu trop à droite; en conséquence, je dus rebrousser chemin +le long de la rivière, sur le bord de laquelle il y avait de grosses +pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la marée. En me +hâtant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un fossé que je +savais n'être pas éloigné de la Batterie, quand j'aperçus l'homme assis +devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras croisés et la tête +penchée en avant, sous le poids du sommeil. + +Je pensais qu'il serait content de me voir arriver aussi inopinément +avec son déjeuner. Je m'approchai donc de lui et le touchai doucement à +l'épaule. Il bondit sur ses pieds, mais ce n'était pas le même homme, +c'en était un autre! + +Et pourtant cet homme était, comme l'autre, habillé tout en gris; comme +l'autre, il avait un fer à la jambe; comme l'autre, il boitait, il avait +froid, il était enroué; enfin c'était exactement le même homme, si ce +n'est qu'il n'avait pas le même visage et qu'il portait un chapeau bas +de forme et à larges bords. Je vis tout cela en un moment, car je n'eus +qu'un moment pour voir tout cela; il me lança un gros juron à la tête, +puis il voulut me donner un coup de poing; mais si indécis et si faible +qu'il me manqua et faillit lui-même rouler à terre car ce mouvement le +fit chanceler; alors, il s'enfonça dans le brouillard, en trébuchant +deux fois et je le perdis de vue. + +«C'est le jeune homme!» pensai-je en portant la main sur mon coeur. + +Et je crois que j'aurais aussi ressenti une douleur au foie, si j'avais +su où il était placé. + +J'arrivai bientôt à la Batterie. J'y trouvai mon homme, le véritable, +s'étreignant toujours et se promenant çà et là en boitant, comme s'il +n'eût pas cessé un instant, toute la nuit, de s'étreindre et de se +promener en m'attendant. À coup sûr, il avait terriblement froid, et je +m'attendais presque à le voir tombé inanimé et mourir de froid à mes +pieds. Ses yeux annonçaient aussi une faim si épouvantable que, quand je +lui tendis la lime, je crois qu'il eût essayé de la manger, s'il n'eût +aperçu mon paquet. Cette fois, il ne me mit pas la tête en bas, et me +laissa tranquillement sur mes jambes, pendant que j'ouvrais le paquet et +que je vidais mes poches. + +«Qu'y a-t-il dans cette bouteille? dit-il. + +--De l'eau-de-vie,» répondis-je. + +Il avait déjà englouti une grande partie du hachis de la manière la plus +singulière, plutôt comme un homme qui a une hâte extrême de mettre +quelque chose en sûreté, que comme un homme qui mange; mais il s'arrêta +un moment pour boire un peu de liqueur. Pendant tout ce temps, il +tremblait avec une telle violence, qu'il avait toute la peine du monde à +ne pas briser entre ses dents le goulot de la bouteille. + +«Je crois que vous avez la fièvre, dis-je. + +--Tu pourrais bien avoir raison, mon garçon, répondit-il. + +--Il ne fait pas bon ici, repris-je, vous avez dormi dans les marais, +ils donnent la fièvre et des rhumatismes. + +--Je vais toujours manger mon déjeuner, dit-il, avant qu'on ne me mette +à mort. J'en ferais autant, quand même je serais certain d'être repris +et ramené là-bas, aux pontons, après avoir mangé; et je te parie que +j'avalerai jusqu'au dernier morceau.» + +Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du pâté, tout à la fois: +jetant dans le brouillard qui nous entourait des yeux inquiets, et +souvent arrêtant, oui, arrêtant jusqu'au jeu des mâchoires pour écouter. +Le moindre bruit, réel ou imaginaire, le murmure de l'eau, ou la +respiration d'un animal le faisait soudain tressaillir, et il me disait +tout à coup: + +«Tu ne me trahis pas, petit diable?... Tu n'as amené personne avec toi? + +--Non, monsieur!... non! + +--Tu n'as dit à personne de te suivre? + +--Non! + +--Bien! disait-il, je te crois. Tu serais un fier limier, en vérité, si +à ton âge tu aidais déjà à faire prendre une pauvre vermine comme moi, +près de la mort, et traquée de tous côtés, comme je le suis.» + +Il se fit dans sa gorge un bruit assez semblable à celui d'une pendule +qui va sonner, puis il passa sa manche de toile grossière sur ses yeux. + +Touché de sa désolation, et voyant qu'il revenait toujours au pâté de +préférence, je m'enhardis assez pour lui dire: + +«Je suis bien aise que vous le trouviez bon. + +--Est-ce toi qui as parlé? + +--Je dis que je suis bien aise que vous le trouviez bon.... + +--Merci, mon garçon, je le trouve excellent.» + +Je m'étais souvent amusé à regarder manger un gros chien que nous avions +à la maison, et je remarquai qu'il y avait une similitude frappante dans +la manière de manger de ce chien et celle de cet homme. Il donnait des +coups de dent secs comme le chien; il avalait, ou plutôt il happait +d'énormes bouchées, trop tôt et trop vite, et regardait de côté et +d'autres en mangeant, comme s'il eût craint que, de toutes les +directions, on ne vînt lui enlever son pâté. Il était cependant trop +préoccupé pour en bien apprécier le mérite, et je pensais que si +quelqu'un avait voulu partager son dîner, il se fût jeté sur ce +quelqu'un pour lui donner un coup de dent, tout comme aurait pu le faire +le chien, en pareille circonstance. + +«Je crains bien que vous ne lui laissiez rien, dis-je timidement, après +un silence pendant lequel j'avais hésité à faire cette observation: il +n'en reste plus à l'endroit où j'ai pris celui-ci. + +--Lui en laisser?... À qui?... dit mon ami, en s'arrêtant sur un morceau +de croûte. + +--Au jeune homme. À celui dont vous m'avez parlé. À celui qui se cache +avec vous. + +--Ah! ah! reprit-il avec quelque chose comme un éclat de rire; lui!... +oui!... oui!... Il n'a pas besoin de vivres. + +--Il semblait pourtant en avoir besoin,» dis-je. + +L'homme cessa de manger et me regarda d'un air surpris. + +«Il t'a semblé?... Quand?... + +--Tout à l'heure. + +--Où cela? + +--Là-bas!... dis-je, en indiquant du doigt; là-bas, où je l'ai trouvé +endormi; je l'avais pris pour vous.» + +Il me prit au collet et me regarda d'une manière telle, que je commençai +à croire qu'il était revenu à sa première idée de me couper la gorge. + +«Il était habillé tout comme vous, seulement, il avait un chapeau, +dis-je en tremblant, et... et... (j'étais très embarrassé pour lui dire +ceci), et... il avait les mêmes raisons que vous pour m'emprunter une +lime. N'avez-vous pas entendu le canon hier soir? + +--Alors on a tiré! se dit-il à lui-même. + +--Je m'étonne que vous ne le sachiez pas, repris-je, car nous l'avons +entendu de notre maison, qui est plus éloignée que cet endroit; et, de +plus, nous étions enfermés. + +--C'est que, dit-il, quand un homme est dans ma position, avec la tête +vide et l'estomac creux, à moitié mort de froid et de faim, il n'entend +pendant toute la nuit que le bruit du canon et des voix qui +l'appellent.... Écoute! Il voit des soldats avec leurs habits rouges, +éclairés par les torches, qui s'avancent et vont l'entourer; il entend +appeler son numéro, il entend résonner les mousquets, il entend le +commandement: en joue!... Il entend tout cela, et il n'y a rien. Oui... +je les ai vus me poursuivre une partie de la nuit, s'avancer en ordre, +ces damnés, en piétinant, piétinant... j'en ai vu cent... et comme ils +tiraient!... Oui, j'ai vu le brouillard se dissiper au canon, et, comme +par enchantement, faire place au jour!... Mais cet homme; il avait dit +tout le reste comme s'il eût oublié ma réponse; as-tu remarqué quelque +chose de particulier en lui? + +--Il avait la face meurtrie, dis-je, en me souvenant que j'avais +remarqué cette particularité. + +--Ici, n'est-ce pas? s'écria l'homme, en frappant sa joue gauche, sans +miséricorde, avec le plat de la main. + +--Oui... là! + +--Où est-il?» + +En disant ces mots, il déposa dans la poche de sa jaquette grise le peu +de nourriture qui restait. + +«Montre-moi le chemin qu'il a pris, je le tuerai comme un chien! Maudit +fer, qui m'empêche de marcher! Passe-moi la lime, mon garçon.» + +Je lui indiquai la direction que l'autre avait prise, à travers le +brouillard. Il regarda un instant, puis il s'assit sur le bord de +l'herbe mouillée et commença à limer le fer de sa jambe, comme un fou, +sans s'inquiéter de moi, ni de sa jambe, qui avait une ancienne blessure +qui saignait et qu'il traitait aussi brutalement que si elle eût été +aussi dépourvue de sensibilité qu'une lime. Je recommençais à avoir peur +de lui, maintenant que je le voyais s'animer de cette façon; de plus +j'étais effrayé de rester aussi longtemps dehors de la maison. Je lui +dis donc qu'il me fallait partir; mais il n'y fit pas attention, et je +pensai que ce que j'avais de mieux à faire était de m'éloigner. La +dernière fois que je le vis, il avait toujours la tête penchée sur son +genou, il limait toujours ses fers et murmurait de temps à autre quelque +imprécation d'impatience contre ses fers ou contre sa jambe. La dernière +fois que je l'entendis, je m'arrêtai dans le brouillard pour écouter et +j'entendis le bruit de la lime qui allait toujours. + + + + +CHAPITRE IV. + + +Je m'attendais, en rentrant, à trouver dans la cuisine un constable qui +allait m'arrêter; mais, non-seulement il n'y avait là aucun constable, +mais on n'avait encore rien découvert du vol que j'avais commis. Mrs Joe +était tout occupée des préparatifs pour la solennité du jour, et Joe +avait été posté sur le pas de la porte de la cuisine pour éviter de +recevoir la poussière, chose que malheureusement sa destinée l'obligeait +à recevoir tôt ou tard, toutes les fois qu'il prenait fantaisie à ma +soeur de balayer les planchers de la maison. + +«Où diable as-tu été?» + +Tel fut le salut de Noël de Mrs Joe, quand moi et ma conscience nous +nous présentâmes devant elle. + +Je lui dis que j'étais sorti pour entendre chanter les noëls. + +«Ah! bien, observa Mrs Joe, tu aurais pu faire plus mal.» + +Je pensais qu'il n'y avait aucun doute à cela. + +«Si je n'étais pas la femme d'un forgeron, et ce qui revient au même, +une esclave qui ne quitte jamais son tablier, j'aurais été aussi +entendre les noëls, dit Mrs Joe, je ne déteste pas les noëls, et c'est +sans doute pour cette raison que je n'en entends jamais. + +Joe, qui s'était aventuré dans la cuisine après moi, pensant que la +poussière était tombée, se frottait le nez avec un petit air de +conciliation pendant que sa femme avait les yeux sur lui; dès qu'elle +les eut détournés, il mit en croix ses deux index, ce qui signifiait que +Mrs Joe était en colère[2]. Cet état était devenu tellement habituel, +que Joe et moi nous passions des semaines entières à nous croiser les +doigts, comme les anciens croisés croisaient leurs jambes sur leurs +tombes. + + [Note 2: Jeu de mot impossible à rendre exactement «_Cross_» + --signifie: «_croix»_ et aussi «_contrariant, hostile, furieux, de + mauvaise humeur_.» En mettant ses doigts en croix, Joe indiquait à Pip + l'humeur de Mrs Joe.] + +Nous devions avoir un dîner splendide, consistant en un gigot de porc +mariné aux choux et une paire de volailles rôties et farcies. On avait +fait la veille au matin un magnifique mince-pie, (ce qui expliquait +qu'on n'eût pas encore découvert la disparition du hachis), et le +pudding était en train de bouillir. Ces énormes préparatifs nous +forcèrent, avec assez peu de cérémonie, à nous passer de déjeuner. + +«Je ne vais pas m'amuser à tout salir, après avoir tout nettoyé, tout +lavé comme je l'ai fait, dit Mrs Joe, je vous le promets!» + +On nous servit donc nos tartines dehors, comme si, au lieu d'être deux à +la maison, un homme et un enfant, nous eussions été deux mille hommes en +marche forcée; et nous puisâmes notre part de lait et d'eau à même un +pot sur la table de la cuisine, en ayant l'air de nous excuser +humblement de la grande peine que nous lui donnions. Cependant Mrs Joe +avait fait voir le jour à des rideaux tout blancs et accroché un volant +à fleurs tout neuf au manteau de la cheminée, pour remplacer l'ancien; +elle avait même découvert tous les ornements du petit parloir donnant +sur l'allée, qui n'étaient jamais découverts dans un autre temps, et +restaient tous les autres jours de l'année enveloppés dans une froide et +brumeuse gaze d'argent, qui s'étendait même sur les quatre petits +caniches en faïence blanche qui ornaient le manteau de la cheminée, avec +leurs nez noirs et leurs paniers de fleurs à la gueule, en face les uns +des autres et se faisant pendant. Mrs Joe était une femme d'une extrême +propreté, mais elle s'arrangeait pour rendre sa propreté moins +confortable et moins acceptable que la saleté même. La propreté est +comme la religion, bien des gens la rendent insupportable en +l'exagérant. + +Ma soeur avait tant à faire qu'elle n'allait jamais à l'église que par +procuration, c'est à dire quand Joe et moi nous y allions. Dans ses +habits de travail, Joe avait l'air d'un brave et digne forgeron; dans +ses habits de fête, il avait plutôt l'air d'un épouvantail dans de +bonnes conditions que de toute autre chose. Rien de ce qu'il portait ne +lui allait, ni ne semblait lui appartenir. Toutes les pièces de son +habillement étaient trop grandes pour lui, et lorsqu'à l'occasion de la +présente fête il sortit de sa chambre, au son joyeux du carillon, il +représentait la Misère revêtue des habits prétentieux du dimanche. Quant +à moi, je crois que ma soeur avait eu quelque vague idée que j'étais un +jeune pécheur, dont un policeman-accoucheur s'était emparé, et qu'il lui +avait remis pour être traité selon la majesté outragée de la loi. Je fus +donc toujours traité comme si j'eusse insisté pour venir au monde, +malgré les règles de la raison, de la religion et de la morale, et +malgré les remontrances de mes meilleurs amis. Toutes les fois que +j'allais chez le tailleur pour prendre mesure de nouveaux habits, ce +dernier avait ordre de me les faire comme ceux des maisons de correction +et de ne me laisser sous aucun prétexte, le libre usage de mes membres. + +Joe et moi, en nous rendant à l'église, devions nécessairement former un +tableau fort émouvant pour les âmes compatissantes. Cependant ce que je +souffrais en allant à l'église, n'était rien auprès de ce que je +souffrais en moi-même. Les terreurs qui m'assaillaient toutes les fois +que Mrs Joe se rapprochait de l'office, ou sortait de la chambre, +n'étaient égalées que par les remords que j'éprouvais de ce que mes +mains avaient fait. Je me demandais, accablé sous le poids du terrible +secret, si l'Église serait assez puissante pour me protéger contre la +vengeance de ce terrible jeune homme, au cas où je me déciderais à tout +divulguer. J'eus l'idée que je devais choisir le moment où, à la +publication des bans, le vicaire dit: «Vous êtes priés de nous en donner +connaissance,» pour me lever et demander un entretien particulier dans +la sacristie. Si, au lieu d'être le saint jour de Noël, c'eût été un +simple dimanche, je ne réponds pas que je n'eusse procuré une grande +surprise à notre petite congrégation, en ayant recours à cette mesure +extrême. + +M. Wopsle, le chantre, devait dîner avec nous, ainsi que M. Hubble; le +charron, et Mrs Hubble; et aussi l'oncle Pumblechook (oncle de Joe, que +Mrs Joe tâchait d'accaparer), fort grainetier de la ville voisine, qui +conduisait lui-même sa voiture. Le dîner était annoncé pour une heure et +demie. En rentrant, Joe et moi nous trouvâmes le couvert mis, Mrs Joe +habillée, le dîner dressé et la porte de la rue (ce qui n'arrivait +jamais dans d'autres temps), toute grande ouverte pour recevoir les +invités. Tout était splendide. Et pas un mot sur le larcin. + +La compagnie arriva, et le temps, en s'écoulant, n'apportait aucune +consolation à mes inquiétudes. M. Wopsle, avec un nez romain, un front +chauve et luisant, possédait, en outre, une voix de basse dont il +n'était pas fier à moitié. C'était un fait avéré parmi ses +connaissances, que si l'on eût pu lui donner une autre tête, il eût été +capable de devenir clergyman, et il confessait lui-même que si l'Église +eût été «ouverte à tous,» il n'aurait pas manqué d'y faire figure; mais +que l'Église n'étant pas «accessible à tout le monde,» il était +simplement, comme je l'ai dit, notre chantre. Il entonnait les réponses +d'une voix de tonnerre qui faisait trembler, et quand il annonçait le +psaume, en ayant soin de réciter le verset tout entier, il regardait la +congrégation réunie autour de lui d'une manière qui voulait dire: «Vous +avez entendu mon ami, là-bas derrière; eh bien! faites-moi maintenant +l'amitié de me dire ce que vous pensez de ma manière de répéter le +verset?» + +C'est moi qui ouvris la porte à la compagnie, en voulant faire croire +que c'était dans nos habitudes, je reçus d'abord M. Wopsle, puis Mrs +Hubble, et enfin l'oncle Pumblechook.--N. B. Je ne devais pas l'appeler +mon oncle, sous peine des punitions les plus sévères. + +«Mistress Joe, dit l'oncle Pumblechook, homme court et gros et à la +respiration difficile, ayant une bouche de poisson, des yeux ternes et +étonnés, et des cheveux roux se tenant droits sur son front, qui lui +donnaient toujours l'air effrayé, je vous apporte, avec les compliments +d'usage, madame, une bouteille de Sherry, et je vous apporte aussi, +madame, une bouteille de porto.» + +Chaque année, à Noël, il se présentait comme une grande nouveauté, avec +les mêmes paroles exactement, et portant ses deux bouteilles comme deux +sonnettes muettes. De même, chaque année à la Noël, Mrs Joe répliquait +comme elle le faisait ce jour-là: + +«Oh!... mon... on... cle... Pum... ble... chook!... c'est bien bon de +votre part!» + +De même aussi, chaque année à la Noël, l'oncle Pumblechook répliquait: +comme il répliqua en effet ce même jour: + +«Ce n'est pas plus que vous ne méritez... Êtes-vous tous bien +portants?... Comment va le petit, qui ne vaut pas le sixième d'un sou?» + +C'est de moi qu'il voulait parler. + +En ces occasions, nous dînions dans la cuisine, et l'on passait au +salon, où nous étions aussi empruntés que Joe dans ses habits du +dimanche, pour manger les noix, les oranges, et les pommes. Ma soeur +était vraiment sémillante ce jour-là, et il faut convenir qu'elle était +plus aimable pour Mrs Hubble que pour personne. Je me souviens de Mrs +Hubble comme d'une petite personne habillée en bleu de ciel des pieds à +la tête, aux contours aigus, qui se croyait toujours très jeune, parce +qu'elle avait épousé M. Hubble je ne sais à quelle époque reculée, étant +bien plus jeune que lui. Quant à M. Hubble, c'était un vieillard voûté, +haut d'épaules, qui exhalait un parfum de sciure de bois; il avait les +jambes très écartées l'une de l'autre; de sorte que, quand j'étais tout +petit, je voyais toujours entre elles quelques milles de pays, lorsque +je le rencontrais dans la rue. + +Au milieu de cette bonne compagnie, je ne me serais jamais senti à +l'aise, même en admettant que je n'eusse pas pillé le garde-manger. Ce +n'est donc pas parce que j'étais placé à l'angle de la table, que cet +angle m'entrait dans la poitrine et que le coude de M. Pumblechook +m'entrait dans l'oeil, que je souffrais, ni parce qu'on ne me permettait +pas de parler (et je n'en avais guère envie), ni parce qu'on me régalait +avec les bouts de pattes de volaille et avec ces parties obscures du +porc dont le cochon, de son vivant, n'avait eu aucune raison de tirer +vanité. Non; je ne me serais pas formalisé de tout cela, s'ils avaient +voulu seulement me laisser tranquille; mais ils ne le voulaient pas. Ils +semblaient ne pas vouloir perdre une seule occasion d'amener la +conversation sur moi, et ce jour-là, comme toujours, chacun semblait +prendre à tâche de m'enfoncer une pointe et de me tourmenter. Je devais +avoir l'air d'un de ces infortunés petits taureaux que l'on martyrise +dans les arènes espagnoles, tant j'étais douloureusement touché par tous +ces coups d'épingle moraux. + +Cela commença au moment où nous nous mîmes à table. M. Wopsle dit les +Grâces d'un ton aussi théâtral et aussi déclamatoire, du moins cela me +fait cet effet-là maintenant, que s'il eût récité la scène du fantôme +d'Hamlet ou celle de Richard III, et il termina avec la même emphase que +si nous avions dû vraiment lui en être reconnaissants. Là-dessus, ma +soeur fixa ses yeux sur moi, et me dit d'un ton de reproche: + +«Tu entends cela?... rends grâces... sois reconnaissant! + +--Rends surtout grâces, dit M. Pumblechook, à ceux qui t'ont élevé, mon +garçon.» + +Mrs Hubble secoua la tête, en me contemplant avec le triste +pressentiment que je ne ferais pas grand'chose de bon, et demanda: + +«Pourquoi donc les jeunes gens sont-ils toujours ingrats?» + +Ce mystère moral sembla trop profond pour la compagnie, jusqu'à ce que +M. Hubble en eût, enfin, donné l'explication en disant: + +«Parce qu'ils sont naturellement vicieux.» + +Et chacun de répondre: + +«C'est vrai!» + +Et de me regarder de la manière la plus significative et la plus +désagréable. + +La position et l'influence de Joe étaient encore amoindries, s'il est +possible, quand il y avait du monde; mais il m'aidait et me consolait +toujours quand il le pouvait; par exemple, à dîner, il me donnait de la +sauce quand il en restait. Ce jour-là, la sauce était très abondante et +Joe en versa au moins une demi-pinte dans mon assiette. + +Un peu plus tard M. Wopsle fit une critique assez sévère du sermon et +insinua dans le cas hypothétique où l'Église «aurait été ouverte à tout +le monde» quel genre de sermon il aurait fait. Après avoir rappelé +quelques uns des principaux points de ce sermon, il remarqua qu'il +considérait le sujet comme mal choisi; ce qui était d'autant moins +excusable qu'il ne manquait certainement pas d'autres sujets. + +«C'est encore vrai, dit l'oncle Pumblechook. Vous avez mis le doigt +dessus, monsieur! Il ne manque pas de sujets en ce moment, le tout est +de savoir leur mettre un grain de sel sur la queue comme aux moineaux. +Un homme n'est pas embarrassé pour trouver un sujet, s'il a sa boîte à +sel toute prête.» + +M. Pumblechook ajouta, après un moment de réflexion: + +«Tenez, par exemple, le porc, voilà un sujet! Si vous voulez un sujet, +prenez le porc! + +--C'est vrai, monsieur, reprit M. Wopsle, il y a plus d'un enseignement +moral à en tirer pour la jeunesse.» + +Je savais bien qu'il ne manquerait pas de tourner ses yeux vers moi en +disant ces mots. + +«As-tu écouté cela, toi?... Puisses-tu en profiter, me dit ma soeur» +d'un ton sévère, en matière de parenthèse. + +Joe me donna encore un peu de sauce. + +«Les pourceaux, continua M. Wopsle de sa voix la plus grave, en me +désignant avec sa fourchette, comme s'il eût prononcé mon nom de +baptême, les pourceaux furent les compagnons de l'enfant prodigue. La +gloutonnerie des pourceaux n'est-elle pas un exemple pour la jeunesse? +(Je pensais en moi-même que cela était très bien pour lui qui avait loué +le porc d'être aussi gras et aussi savoureux.) Ce qui est détestable +chez un porc est bien plus détestable encore chez un garçon. + +--Ou chez une fille, suggéra M. Hubble. + +--Ou chez une fille, bien entendu, monsieur Hubble, répéta M. Wopsle, +avec un peu d'impatience; mais il n'y a pas de fille ici. + +--Sans compter, dit M. Pumblechook, en s'adressant à moi, que tu as à +rendre grâces de n'être pas né cochon de lait.... + +--Mais il l'était, monsieur! s'écria ma soeur avec feu, il l'était +autant qu'un enfant peut l'être.» + +Joe me redonna encore de la sauce. + +«Bien! mais je veux parler d'un cochon à quatre pattes, dit M. +Pumblechook. Si tu étais né comme cela, serais-tu ici maintenant? Non, +n'est-ce pas? + +--Si ce n'est sous cette forme, dit M. Wopsle en montrant le plat. + +--Mais je ne parle pas de cette forme, monsieur, repartit M. +Pumblechook, qui n'aimait pas qu'on l'interrompît. Je veux dire qu'il ne +serait pas ici, jouissant de la vue de ses supérieurs et de ses aînés, +profitant de leur conversation et se roulant au sein des voluptés. +Aurait-il fait tout cela?... Non, certes! Et quelle eût été ta +destinée, ajouta-t-il en me regardant de nouveau; on t'aurait vendu +moyennant une certaine somme, selon le cours du marché, et Dunstable, le +boucher, serait venu te chercher sur la paille de ton étable; il +t'aurait enlevé sous son bras gauche, et, de son bras droit il t'aurait +arraché à la vie à l'aide d'un grand couteau. Tu n'aurais pas été «élevé +à la main»... Non, rien de la sorte ne te fût arrivé!» + +Joe m'offrit encore de la sauce, que j'avais honte d'accepter. + +«Cela a dû être un bien grand tracas pour vous, madame, dit Mrs Hubble, +en plaignant ma soeur. + +--Un enfer, madame, un véritable enfer, répéta ma soeur. Ah! si vous +saviez!...» + +Elle commença alors à passer en revue toutes les maladies que j'avais +eues, tous les méfaits que j'avais commis, toutes les insomnies dont +j'avais été cause, toutes les mauvaises actions dont je m'étais rendu +coupable, tous les endroits élevés desquels j'étais tombé, tous les +trous au fond desquels je m'étais enfoncé, et tous les coups que je +m'étais donné. Elle termina en disant que toutes les fois qu'elle aurait +désiré me voir dans la tombe, j'avais constamment refusé d'y aller. + +Je pensais alors, en regardant M. Wopsle, que les Romains avaient dû +pousser à bout les autres peuples avec leurs nez, et que c'est peut-être +pour cette raison qu'ils sont restés le peuple remuant que nous +connaissons. Quoi qu'il en soit, le nez de M. Wopsle m'impatientait si +fort que pendant le récit de mes fautes, j'aurais aimé le tirer jusqu'à +faire crier son propriétaire. Mais tout ce que j'endurais pendant ce +temps n'est rien auprès des affreux tourments qui m'assaillirent lorsque +fut rompu le silence qui avait succédé au récit de ma soeur, silence +pendant lequel chacun m'avait regardé, comme j'en avais la triste +conviction, avec horreur et indignation. + +«Et pourtant, dit M. Pumblechook qui ne voulait pas abandonner ce sujet +de conversation, le porc... bouilli... est un excellent manger, n'est-ce +pas? + +--Un peu d'eau-de-vie, mon oncle?» dit ma soeur. + +Ô ciel! le moment était venu! l'oncle allait trouver qu'elle était +faible; il le dirait; j'étais perdu! Je me cramponnai au pied de la +table, et j'attendis mon sort. + +Ma soeur alla chercher la bouteille de grès, revint avec elle, et versa +de l'eau-de-vie à mon oncle, qui était la seule personne qui en prît. Ce +malheureux homme jouait avec son verre; il le soulevait, le plaçait +entre lui et la lumière, le remettait sur la table; et tout cela ne +faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps, Mrs Joe, et Joe +lui-même faisaient table nette pour recevoir le pâté et le pudding. + +Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me cramponnais toujours avec une +énergie fébrile au pied de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis +enfin la misérable créature porter le verre à ses lèvres, rejeter sa +tête en arrière et avaler la liqueur d'un seul trait. L'instant d'après, +la compagnie était plongée dans une inexprimable consternation. Jeter à +ses pieds ce qu'il tenait à la main, se lever et tourner deux ou trois +fois sur lui-même, crier, tousser, danser dans un état spasmodique +épouvantable, fut pour lui l'affaire d'une seconde; puis il se précipita +dehors et nous le vîmes, par la fenêtre, en proie à de violents efforts +pour cracher et expectorer, au milieu de contorsions hideuses, et +paraissant avoir perdu l'esprit. + +Je tenais mon pied de table avec acharnement, pendant que Mrs Joe et Joe +s'élancèrent vers lui. Je ne savais pas comment, mais sans aucun doute +je l'avais tué. Dans ma terrible situation, ce fut un soulagement pour +moi de le voir rentrer dans la cuisine. Il en fit le tour en examinant +toutes les personnes de la compagnie, comme si elles eussent été cause +de sa mésaventure; puis il se laissa tomber sur sa chaise, en murmurant +avec une grimace significative: + +«De l'eau de goudron!» + +J'avais rempli la bouteille d'eau-de-vie avec la cruche à l'eau de +goudron, pour qu'on ne s'aperçût pas de mon larcin. Je savais ce qui +pouvait lui arriver de pire. Je secouais la table, comme un médium de +nos jours, par la force de mon influence invisible. + +«Du goudron!... s'écria ma soeur, étonnée au plus haut point. Comment +l'eau de goudron a-t-elle pu se trouver là?» + +Mais l'oncle Pumblechook, qui était tout puissant dans cette cuisine, ne +voulut plus entendre un seul mot de cette affaire: il repoussa toute +explication sur ce sujet en agitant la main, et il demanda un grog +chaud au gin. Ma soeur, qui avait commencé à réfléchir et à s'alarmer, +fut alors forcée de déployer toute son activité en cherchant du gin, de +l'eau chaude, du sucre et du citron. Pour le moment, du moins, j'étais +sauvé! Je continuai à serrer entre mes mains le pied de la table, mais +cette fois, c'était avec une affectueuse reconnaissance. + +Bientôt je repris assez de calme pour manger ma part de pudding. M. +Pumblechook lui-même en mangea sa part, tout le monde en mangea. Lorsque +chacun fut servi, M. Pumblechook commença à rayonner sous la +bienheureuse influence du grog. Je commençais, moi, à croire que la +journée se passerait bien, quand ma soeur dit à Joe de donner des +assiettes propres... pour manger les choses froides. + +Je ressaisis le pied de la table, que je serrai contre ma poitrine, +comme s'il eût été le compagnon de ma jeunesse et l'ami de mon coeur. Je +prévoyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais que j'étais +réellement perdu. + +«Vous allez en goûter, dit ma soeur en s'adressant à ses invités avec la +meilleure grâce possible; vous allez en goûter, pour faire honneur au +délicieux présent de l'oncle Pumblechook!» + +Devaient-ils vraiment y goûter! qu'ils ne l'espèrent pas! + +«Vous saurez, dit ma soeur en se levant, que c'est un pâté, un savoureux +pâté au jambon.» + +La société se confondit en compliments. L'oncle Pumblechook, enchanté +d'avoir bien mérité de ses semblables, s'écria: + +«Eh bien! mistress Joe, nous ferons de notre mieux; donnez-nous une +tranche dudit pâté.» + +Ma soeur sortit pour le chercher. J'entendais ses pas dans l'office. Je +voyais M. Pumblechook aiguiser son couteau. Je voyais l'appétit renaître +dans les narines du nez romain de M. Wopsle. J'entendais M. Hubble faire +remarquer qu'un morceau de pâté au jambon était meilleur que tout ce +qu'on pouvait s'imaginer, et n'avait jamais fait de mal à personne. +Quant à Joe, je l'entendis me dire à l'oreille: + +«Tu y goûteras, mon petit Pip.» + +Je n'ai jamais été tout à fait certain si, dans ma terreur, je proférai +un hurlement, un cri perçant, simplement en imagination, ou si les +oreilles de la société en entendirent quelque chose. Je n'y tenais plus, +il fallait me sauver; je lâchai le pied de la table et courus pour +chercher mon salut dans la fuite. + +Mais je ne courus pas bien loin, car, à la porte de la maison, je me +trouvai en face d'une escouade de soldats armés de mousquets. L'un d'eux +me présenta une paire de menottes en disant: + +«Ah! te voilà!... Enfin, nous le tenons; en route!...» + + + + +CHAPITRE V. + + +L'apparition d'une rangée de soldats faisant résonner leurs crosses de +fusils sur le pas de notre porte, causa une certaine confusion parmi les +convives. Mrs Joe reparut les mains vides, l'air effaré, en faisant +entendre ces paroles lamentables: + +«Bonté divine!... qu'est devenu... le pâté?» + +Le sergent et moi nous étions dans la cuisine quand Mrs Joe rentra. À ce +moment fatal, je recouvrai en partie l'usage de mes sens. C'était le +sergent qui m'avait parlé; il promena alors ses yeux sur les assistants, +en leur tendant d'une manière engageante les menottes de sa main droite, +et en posant sa main gauche sur mon épaule. + +«Pardonnez-moi, mesdames et messieurs, dit le sergent, mais comme j'en +ai prévenu ce jeune et habile fripon, avant d'entrer, je suis en chasse +au nom du Roi et j'ai besoin du forgeron. + +--Et peut-on savoir ce que vous lui voulez? reprit ma soeur vivement. + +--Madame, répondit le galant sergent, si je parlais pour moi, je dirais +que c'est pour avoir l'honneur et le plaisir de faire connaissance avec +sa charmante épouse; mais, parlant pour le Roi, je réponds que je viens +pour affaires.» + +Ce petit discours fut accueilli par la société comme une chose plutôt +agréable que désagréable, et M. Pumblechook murmura d'une voix +convaincue: + +«Bien dit, sergent. + +--Vous voyez, forgeron, continua le sergent qui avait fini par découvrir +Joe; nous avons eu un petit accident à ces menottes; je trouve que +celle-ci ne ferme pas très bien, et comme nous en avons besoin +immédiatement, je vous prierai d'y jeter un coup d'oeil sans retard.» + +Joe, après y avoir jeté le coup d'oeil demandé, déclara qu'il fallait +allumer le feu de la forge et qu'il y avait au moins pour deux heures +d'ouvrage. + +«Vraiment! alors vous allez vous y mettre de suite, dit le sergent; +comme c'est pour le service de Sa Majesté, si un de mes hommes peut vous +donner un coup de main, ne vous gênez pas.» + +Là-dessus, il appela ses hommes dans la cuisine. Ils y arrivèrent un à +un, posèrent d'abord leurs armes dans un coin, puis ils se promenèrent +de long en large, comme font les soldats, les mains croisées +négligemment sur leurs poitrines, s'appuyant tantôt sur une jambe, +tantôt sur une autre, jouant avec leurs ceinturons ou leurs gibernes, et +ouvrant la porte de temps à autre pour lancer dehors un jet de salive à +plusieurs pieds de distance. + +Je voyais toutes ces choses sans avoir conscience que je les voyais, car +j'étais dans une terrible appréhension. Mais commençant à remarquer que +les menottes n'étaient pas pour moi, et que les militaires avaient mieux +à faire que de s'occuper du pâté absent, je repris encore un peu de mes +sens évanouis. + +«Voudriez-vous me dire quelle heure il est? dit le sergent à M. +Pumblechook, comme à un homme dont la position, par rapport à la +société, égalait la sienne. + +--Deux heures viennent de sonner, répondit celui-ci. + +--Allons, il n'y a pas encore grand mal, fit le sergent après +réflexion; quand même je serais forcé de rester ici deux heures, ça ne +fera rien. Combien croyez-vous qu'il y ait d'ici aux marais... un quart +d'heure de marche peut-être?... + +--Un quart d'heure, justement, répondit Mrs Joe. + +--Très bien! nous serons sur eux à la brune, tels sont mes ordres; cela +sera fait: c'est on ne peut mieux. + +--Des forçats, sergent? demanda M. Wopsle, en manière d'entamer la +conversation. + +--Oui, répondit le sergent, deux forçats; nous savons bien qu'ils sont +dans les marais, et qu'ils n'essayeront pas d'en sortir avant la nuit. +Est-il ici quelqu'un qui ait vu semblable gibier?» + +Tout le monde, moi excepté, répondit: «Non,» avec confiance. Personne +ne pensa à moi. + +«Bien, dit le sergent. Nous les cernerons et nous les prendrons plus tôt +qu'ils ne le pensent. Allons, forgeron, le Roi est prêt, l'êtes-vous?» + +Joe avait ôté son habit, son gilet, sa cravate, et était passé dans la +forge, où il avait revêtu son tablier de cuir. Un des soldats alluma le +feu, un autre se mit au soufflet, et la forge ne tarda pas à ronfler. +Alors Joe commença à battre sur l'enclume, et nous le regardions faire. + +Non seulement l'intérêt de cette éminente poursuite absorbait +l'attention générale, mais il excitait la générosité de ma soeur. Elle +alla tirer au tonneau un pot de bière pour les soldats, et invita le +sergent à prendre un verre d'eau-de-vie. Mais M. Pumblechook dit avec +intention: + +«Donnez-lui du vin, ma nièce, je réponds qu'il n'y a pas de goudron +dedans.» + +Le sergent le remercia en disant qu'il ne tenait pas essentiellement au +goudron, et qu'il prendrait volontiers un verre de vin, si rien ne s'y +opposait. Quand on le lui eût versé, il but à la santé de Sa Majesté, +avec les compliments d'usage pour la solennité du jour, et vida son +verre d'un seul trait. + +«Pas mauvais, n'est-ce pas, sergent? dit M. Pumblechook. + +--Je vais vous dire quelque chose, répondit le sergent, je soupçonne que +ce vin-là sort de votre cave.» + +M. Pumblechook se mit à rire d'une certaine manière, en disant: + +«Ah!... ah!... et pourquoi cela? + +--Parce que, reprit le sergent en lui frappant sur l'épaule, vous êtes +un gaillard qui vous y connaissez. + +--Croyez-vous? dit M. Pumblechook en riant toujours. Voulez-vous un +second verre? + +--Avec vous, répondit le sergent, nous trinquerons. Quelle jolie musique +que le choc des verres! À votre santé.... Puissiez-vous vivre mille ans, +et ne jamais en boire de plus mauvais!» + +Le sergent vida son second verre et paraissait tout prêt à en vider un +troisième. Je remarquai que, dans son hospitalité généreuse, M. +Pumblechook semblait oublier qu'il avait déjà fait présent du vin à ma +soeur; il prit la bouteille des mains de Mrs Joe, et en fit les honneurs +avec beaucoup d'effusion et de gaieté. Moi-même j'en bus un peu. Il alla +jusqu'à demander une seconde bouteille, qu'il offrit avec la même +libéralité, quant on eut vidé la première. + +En les voyant aller et venir dans la forge, gais et contents, je pensai +à la terrible trempée qui attendait, pour son dîner, mon ami réfugié +dans les marais. Avant le repas, ils étaient beaucoup plus tranquilles +et ne s'amusaient pas le quart autant qu'ils le firent après; mais le +festin les avait animés et leur avait donné cette excitation qu'il +produit presque toujours. Et maintenant qu'ils avaient la perspective +charmante de s'emparer des deux misérables; que le soufflet semblait +ronfler pour ceux-ci, le feu briller à leur intention et la fumée +s'élancer en toute hâte, comme si elle se mettait à leur poursuite; que +je voyais Joe donner des coups de marteau et faire résonner la forge +pour eux, et les ombres fantastiques sur la muraille, qui semblaient les +atteindre et les menacer, pendant que la flamme s'élevait et +s'abaissait; que les étincelles rouges et brillantes jaillissaient, puis +se mouraient, le pâle déclin du jour semblait presqu'à ma jeune +imagination compatissante s'affaiblir à leur intention... les pauvres +malheureux.... + +Enfin, la besogne de Joe était terminée. Les coups de marteau et la +forge s'étaient arrêtés. En remettant son habit, Joe eut le courage de +proposer à quelques uns de nous d'aller avec les soldats pour voir +comment les choses se passeraient. M. Pumblechook et M. Hubble +s'excusèrent en donnant pour raison la pipe et la société des dames; +mais M. Wopsle dit qu'il irait si Joe y allait. Joe répondit qu'il ne +demandait pas mieux, et qu'il m'emmènerait avec la permission de Mrs +Joe. C'est à la curiosité de Mrs Joe que nous dûmes la permission +qu'elle nous accorda; elle n'était pas fâchée de savoir comment tout +cela finirait, et elle se contenta de dire: + +«Si vous me ramenez ce garçon la tête brisée et mise en morceaux à coups +de mousquets, ne comptez pas sur moi pour la raccommoder.» + +Le sergent prit poliment congé des dames et quitta M. Pumblechook comme +un vieux camarade. Je crois cependant que, dans ces circonstances +difficiles, il exagérait un peu ses sentiments à l'égard de M. +Pumblechook, lorsque ses yeux se mouillèrent de larmes naissantes. Ses +hommes reprirent leurs mousquets et se remirent en rang. M. Wopsle, Joe +et moi reçûmes l'ordre de rester à l'arrière-garde, et de ne plus dire +un mot dès que nous aurions atteint les marais. Une fois en plein air, +je dis à Joe: + +«J'espère, Joe, que nous ne les trouverons pas.» + +Et Joe me répondit: + +«Je donnerais un shilling pour qu'ils se soient sauvés, mon petit Pip.» + +Aucun flâneur du village ne vint se joindre à nous; car le temps était +froid et menaçant, le chemin difficile et la nuit approchait. Il y +avait de bons feux dans l'intérieur des maisons, et les habitants +fêtaient joyeusement le jour de Noël. Quelques têtes se mettaient aux +fenêtres pour nous regarder passer; mais personne ne sortait. Nous +passâmes devant le poteau indicateur, et, sur un signe du sergent, nous +nous arrêtâmes devant le cimetière, pendant que deux ou trois de ses +hommes se dispersaient parmi les tombes ou examinaient le portail de +l'église. Ils revinrent sans avoir rien trouvé. Alors nous reprîmes +notre marche et nous nous enfonçâmes dans les marais. En passant par la +porte de côté du cimetière, un grésil glacial, poussé par le vent d'est, +nous fouetta le visage, et Joe me prit sur son dos. + +À présent que nous étions dans cette lugubre solitude, où l'on ne se +doutait guère que j'étais venu quelques heures auparavant, et où j'avais +vu les deux hommes se cacher, je me demandai pour la première fois, avec +une frayeur terrible, si le forçat, en supposant qu'on l'arrêtât, +n'allait pas croire que c'était moi qui amenais les soldats? Il m'avait +déjà demandé si je n'étais pas un jeune drôle capable de le trahir, et +il m'avait dit que je serais un fier limier si je le dépistais. +Croirait-il que j'étais à la fois un jeune drôle et un limier de police, +et que j'avais l'intention de le trahir? + +Il était inutile de me faire cette question alors; car j'étais sur le +dos de Joe, et celui-ci s'avançait au pas de course, comme un chasseur, +en recommandant à M. Wopsle de ne pas tomber sur son nez romain et de +rester avec nous. Les soldats marchaient devant nous, un à un, formant +une assez longue ligne, en laissant entre chacun d'eux un intervalle +assez grand. Nous suivions le chemin que j'avais voulu prendre le matin, +et dans lequel je m'étais égaré à cause du brouillard, qui ne s'était +pas encore dissipé complètement, ou que le vent n'avait pas encore +chassé. Aux faibles rayons du soleil couchant, le phare, le gibet, le +monticule de la Batterie et le bord opposé de la rivière, tout +paraissait plat et avoir pris la teinte grise et plombée de l'eau. + +Perché sur les larges épaules du forgeron, je regardais au loin si je +ne découvrirais pas quelques traces des forçats. Je ne vis rien; je +n'entendis rien. M. Wopsle m'avait plus d'une fois alarmé par son +souffle et sa respiration difficiles; mais, maintenant, je savais +parfaitement que ces sons n'avaient aucun rapport avec l'objet de notre +poursuite. Il y eut un moment où je tressaillis de frayeur. J'avais cru +entendre le bruit de la lime.... Mais c'était tout simplement la +clochette d'un mouton. Les brebis cessaient de manger pour nous regarder +timidement, et les bestiaux, détournant leurs têtes du vent et du +grésil, s'arrêtaient pour nous regarder en colère, comme s'ils nous +eussent rendus responsables de tous leurs désagréments; mais à part ces +choses et le frémissement de chaque brin d'herbe qui se fermait à la fin +du jour, on n'entendait aucun bruit dans la silencieuse solitude des +marais. + +Les soldats s'avançaient dans la direction de la vieille Batterie, et +nous les suivions un peu en arrière, quand soudain tout le monde +s'arrêta, car, sur leurs ailes, le vent et la pluie venaient de nous +apporter un grand cri. Ce cri se répéta; il semblait venir de l'est, à +une assez grande distance; mais il était si prolongé et si fort qu'on +aurait pu croire que c'étaient plusieurs cris partis en même temps, s'il +eût été possible à quelqu'un de juger quelque chose dans une si grande +confusion de sons. + +Le sergent en causait avec ceux des hommes qui étaient le plus rapproché +de lui, quand Joe et moi les rejoignîmes. Après s'être concertés un +moment, Joe (qui était bon juge) donna son avis. M. Wopsle (qui était un +mauvais juge) donna aussi le sien. Enfin, le sergent, qui avait la +décision, ordonna qu'on ne répondrait pas au cri, mais qu'on changerait +de route, et qu'on se rendrait en toute hâte du côté d'où il paraissait +venir. En conséquence, nous prîmes à droite, et Joe détala avec une +telle rapidité, que je fus obligé de me cramponner à lui pour ne pas +perdre l'équilibre. + +C'était une véritable chasse maintenant, ce que Joe appela aller comme +le vent, dans les quatre seuls mots qu'il prononça dans tout ce temps. +Montant et descendant les talus, franchissant les barrières, pataugeant +dans les fossés, nous nous élancions à travers tous les obstacles, sans +savoir où nous allions. À mesure que nous approchions, le bruit devenait +de plus en plus distinct, et il nous semblait produit par plusieurs +voix: quelquefois il s'arrêtait tout à coup; alors les soldats aussi +s'arrêtaient; puis, quand il reprenait, les soldats continuaient leur +course avec une nouvelle ardeur et nous les suivions. Bientôt, nous +avions couru avec une telle rapidité, que nous entendîmes une voix +crier: + +«Assassin!» + +Et une autre voix: + +«Forçats!... fuyards!... gardes!... soldats!... par ici!... Voici les +forçats évadés!...» + +Puis toutes les voix se mêlèrent comme dans une lutte, et les soldats se +mirent à courir comme des cerfs. Joe fit comme eux. Le sergent courait +en tête. Le bruit cessa tout à coup. Deux de ses hommes suivaient de +près le sergent, leurs fusils armés et prêts à tirer. + +«Voilà nos deux hommes! s'écria le sergent luttant déjà au fond d'un +fossé. Rendez-vous, sauvages que vous êtes, rendez-vous tous les deux!» + +L'eau éclaboussait... la boue volait... on jurait... on se donnait des +coups effroyables.... Quand d'autres hommes arrivèrent dans le fossé au +secours du sergent, ils s'emparèrent de mes deux forçats l'un après +l'autre, et les traînèrent sur la route; tous deux blasphémant, se +débattant et saignant. Je les reconnus du premier coup d'oeil. + +«Vous savez, dit mon forçat, en essuyant sa figure couverte de sang avec +sa manche en loques, que c'est moi qui l'ai arrêté, et que c'est moi qui +vous l'ai livré; vous savez cela. + +--Cela n'a pas grande importance ici, dit le sergent, et cela vous fera +peu de bien, mon bonhomme, car vous êtes dans la même situation. Vite, +des menottes! + +--Je n'en attends pas de bien non plus, dit mon forçat avec un rire +singulier. C'est moi qui l'ai pris; il le sait, et cela me suffit.» + +L'autre forçat était effrayant à voir: il avait la figure toute +déchirée; il ne put ni remuer, ni parler, ni respirer, jusqu'à ce qu'on +lui eût mis les menottes; et il s'appuya sur un soldat pour ne pas +tomber. + +«Vous le voyez, soldats, il a voulu m'assassiner! furent ses premiers +mots. + +--Voulu l'assassiner?... dit mon forçat avec dédain, allons donc! est-ce +que je sais ce que c'est que vouloir et ne pas faire?... Je l'ai arrêté +et livré aux soldats, voilà ce que j'ai fait! Non seulement je l'ai +empêché de quitter les marais, mais je l'ai amené jusqu'ici, en le +tirant par les pieds. C'est un gentleman, s'il vous plaît, que ce +coquin. C'est moi qui rends au bagne ce gentleman... l'assassiner!... +Pourquoi?... quand je savais faire pire en le ramenant au bagne!» + +L'autre râlait et s'efforçait de dire: + +«Il a voulu me tuer... me tuer... vous en êtes témoins. + +--Écoutez! dit mon forçat au sergent, je me suis échappé des pontons; +j'aurais bien pu aussi m'échapper de vos pattes: voyez mes jambes, vous +n'y trouverez pas beaucoup de fer. Je serais libre, si je n'avais appris +qu'il était ici; mais le laisser profiter de mes moyens d'évasion, non +pas!... non pas!... Si j'étais mort là-dedans, et il indiquait du geste +le fossé où nous l'avions trouvé, je ne l'aurais pas lâché, et vous +pouvez être certain que vous l'auriez trouvé dans mes griffes.» + +L'autre fugitif, qui éprouvait évidemment une horreur extrême à la vue +de son compagnon, répétait sans cesse: + +«Il a voulu me tuer, et je serais un homme mort si vous n'étiez pas +arrivés.... + +--Il ment! dit mon forçat avec une énergie féroce; il est né menteur, et +il mourra menteur. Regardez-le... n'est-ce pas écrit sur son front? +Qu'il me regarde en face, je l'en défie.» + +L'autre, s'efforçant de trouver un sourire dédaigneux, ne réussit +cependant pas, malgré ses efforts, à donner à sa bouche une expression +très nette; il regarda les soldats, puis les nuages et les marais, mais +il ne regarda certainement pas son interlocuteur. + +«Le voyez-vous, ce coquin? continua mon forçat. Voyez comme il me +regarde avec ses yeux faux et lâches. Voilà comment il me regardait +quand nous avons été jugés ensemble. Jamais il ne me regardait en face.» + +L'autre, après bien des efforts, parvint à fixer ses yeux sur son ennemi +en disant: + +«Vous n'êtes pas beau à voir.» + +Mon forçat était tellement exaspéré qu'il se serait précipité sur lui, +si les soldats ne se fussent interposés. + +«Ne vous ai-je pas dit, fit l'autre forçat, qu'il m'assassinerait s'il +le pouvait?» + +On voyait qu'il tremblait de peur; et il sortait de ses lèvres une +petite écume blanche comme la neige. + +«Assez parlé, dit le sergent, allumez des torches.» + +Un des soldats, qui portait un panier au lieu de fusil, se baissa et se +mit à genoux pour l'ouvrir. Alors mon forçat, promenant ses regards pour +la première fois autour de lui, m'aperçut. J'avais quitté le dos de Joe +en arrivant au fossé, et je n'avais pas bougé depuis. Je le regardais, +il me regardait; je me mis à remuer mes mains et à remuer ma tête; +j'avais attendu qu'il me vît pour l'assurer de mon innocence. Il ne me +fut pas bien prouvé qu'il comprît mon intention, car il me lança un +regard que je ne compris pas non plus; ce regard ne dura qu'un instant; +mais je m'en souviens encore, comme si je l'eusse considéré une heure +durant, et même pendant toute une journée. + +Le soldat qui tenait le panier se fût bientôt procuré de la lumière, et +il alluma trois ou quatre torches, qu'il distribua aux autres. +Jusqu'alors il avait fait presque noir; mais en ce moment l'obscurité +était complète. Avant de quitter l'endroit où nous étions, quatre +soldats déchargèrent leurs armes en l'air. Bientôt après, nous vîmes +d'autres torches briller dans l'obscurité derrière nous, puis d'autres +dans les marais et d'autres encore sur le bord opposé de la rivière. + +«Tout va bien! dit le sergent. En route! + +Nous marchions depuis peu, quand trois coups de canons retentirent tout +près de nous, avec tant de force que je croyais avoir quelque chose de +brisé dans l'oreille. + +«On vous attend à bord, dit le sergent à mon forçat; on sait que nous +vous amenons. Avancez, mon bonhomme, serrez les rangs.» + +Les deux hommes étaient séparés et entourés par des gardes différents. +Je tenais maintenant Joe par la main, et Joe tenait une des torches. M. +Wopsle aurait voulu retourner au logis, mais Joe était déterminé à tout +voir, et nous suivîmes le groupe des soldats et des prisonniers. Nous +marchions en ce moment sur un chemin pas trop mauvais qui longeait la +rivière, en faisant çà et là un petit détour où se trouvait un petit +fossé avec un moulin en miniature et une petite écluse pleine de vase. +En me retournant, je voyais les autres torches qui nous suivaient, +celles que nous tenions jetaient de grandes lueurs de feu sur les +chemins, et je les voyais toutes flamber, fumer et s'éteindre. Autour de +nous, tout était sombre et noir; nos lumières réchauffaient l'air qui +nous enveloppait par leurs flammes épaisses. Les prisonniers n'en +paraissaient pas fâchés, en s'avançant au milieu des mousquets. Comme +ils boitaient, nous ne pouvions aller très vite, et ils étaient si +faibles que nous fûmes obligés de nous arrêter deux ou trois fois pour +les laisser reposer. + +Après une heure de marche environ, nous arrivâmes à une hutte de bois et +à un petit débarcadère. Il y avait un poste dans la hutte. On questionna +le sergent. Alors nous entrâmes dans la hutte où régnait une forte odeur +de tabac et de chaux détrempée. Il y avait un bon feu, une lampe, un +faisceau de mousquets, un tambour et un grand lit de camp en bois, +capable de contenir une douzaine de soldats à la fois. Trois ou quatre +soldats, étendus tout habillés sur ce lit, ne firent guère attention à +nous; mais ils se contentèrent de lever un moment leurs têtes +appesanties par le sommeil, puis les laissèrent retomber. Le sergent fit +ensuite une espèce de rapport et écrivit quelque chose sur un livre. +Alors, seulement, le forçat que j'appelle l'autre, fut emmené entre deux +gardes pour passer à bord le premier. + +Mon forçat ne me regarda jamais, excepté cette fois. Tout le temps que +nous restâmes dans la hutte, il se tint devant le feu, en me regardant +d'un air rêveur; ou bien, mettant ses pieds sur le garde-feu, il se +retournait et considérait tristement ses gardiens, comme pour les +plaindre de leur récente aventure. Tout à coup, il fixa ses yeux sur le +sergent, et dit: + +«J'ai quelque chose à dire sur mon évasion. Cela pourra empêcher +d'autres personnes d'être soupçonnées à cause de moi. + +--Dites ce que vous voulez, répondit le sergent qui le regardait les +bras croisés; mais ça ne servira à rien de le dire ici. L'occasion ne +vous manquera pas d'en parler là-bas avant de... vous savez bien ce que +je veux dire.... + +--Je sais, mais c'est une question toute différente et une tout autre +affaire; un homme ne peut pas mourir de faim, ou du moins, moi, je ne le +pouvais pas. J'ai pris quelques vivres là-bas, dans le village, près de +l'église. + +--Vous voulez dire que vous les avez volés, dit le sergent. + +--Oui, et je vais vous dire où. C'est chez le forgeron. + +--Holà! dit le sergent en regardant Joe. + +--Holà! mon petit Pip, dit Joe en me regardant. + +--C'étaient des restes, voilà ce que c'était, et une goutte de liqueur +et un pâté. + +--Dites-donc, forgeron, avez-vous remarqué qu'il vous manquât quelque +chose, comme un pâté? demanda le sergent. + +--Ma femme s'en est aperçue au moment même où vous êtes entré, n'est-ce +pas, mon petit Pip? + +--Ainsi donc, dit mon forçat en tournant sur Joe des yeux timides sans +les arrêter sur moi, ainsi donc, c'est vous qui êtes le forgeron? Alors +je suis fâché de vous dire que j'ai mangé votre pâté. + +--Dieu sait si vous avez bien fait, en tant que cela me concerne, +répondit Joe en pensant à Mrs Joe. Nous ne savons pas ce que vous avez +fait, mais nous ne voudrions pas vous voir mourir de faim pour cela, +pauvre infortuné!... N'est-ce pas, mon petit Pip?» + +Le bruit que j'avais déjà entendu dans la gorge de mon forçat se fit +entendre de nouveau, et il se détourna. Le bateau revint le prendre et +la garde qui était prête; nous le suivîmes jusqu'à l'embarcadère, formé +de pierres grossières, et nous le vîmes entrer dans la barque qui +s'éloigna aussitôt, mise en mouvement par un équipage de forçats comme +lui. Aucun d'eux ne paraissait ni surpris, ni intéressé, ni fâché, ni +bien aise de le revoir; personne ne parla, si ce n'est quelqu'un, qui +dans le bateau cria comme à des chiens: + +«Nagez, vous autres, et vivement!» + +Ce qui était le signal pour faire jouer les rames. À la lumière des +torches, nous pûmes distinguer le noir ponton, à très peu de distance de +la vase du rivage, comme une affreuse arche de Noé. Ainsi ancré et +retenu par de massives chaînes rouillées, le ponton semblait, à ma jeune +imagination, être enchaîné comme les prisonniers. Nous vîmes le bateau +arriver au ponton, le tourner, puis disparaître. Alors on jeta le bout +des torches dans l'eau. Elles s'éteignirent, et il me sembla que tout +était fini pour mon pauvre forçat. + + + + +CHAPITRE VI. + + +L'état de mon esprit, à l'égard du larcin dont j'avais été déchargé +d'une manière si imprévue, ne me poussait pas à un aveu complet, mais +j'espérais qu'il sortirait de là quelque chose de bon pour moi. + +Je ne me souviens pas d'avoir ressenti le moindre remords de conscience +en ce qui concernait Mrs Joe, quand la crainte d'être découvert m'eut +abandonné. Mais j'aimais Joe, sans autre raison, peut-être, dans les +premiers temps, que parce que ce cher homme se laissait aimer de moi; +et, quant à lui, ma conscience ne se tranquillisa pas si facilement. Je +sentais fort bien, (surtout quand je le vis occupé à chercher sa lime) +que j'aurais dû lui dire toute la vérité. Cependant, je n'en fis rien, +par la raison absurde que, si je le faisais, il me croirait plus +coupable que je ne l'étais réellement. La crainte de perdre la confiance +de Joe, et dès lors de m'asseoir dans le coin de la cheminée, le soir, +sans oser lever les yeux sur mon compagnon, sur mon ami perdu pour +toujours, tint ma langue clouée à mon palais. Je me figurais que si Joe +savait tout, je ne le verrais plus le soir, au coin du feu, caressant +ses beaux favoris, sans penser qu'il méditait sur ma faute. Je +m'imaginais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus me regarder, +comme il le faisait bien souvent, et comme il l'avait encore fait hier +et aujourd'hui, quand on avait apporté la viande et le pudding sur la +table, sans se demander si je n'avais pas été visiter l'office. Je me +persuadais que si Joe savait tout, il ne pourrait plus, dans nos futures +réunions domestiques, remarquer que sa bière était plate ou épaisse, +sans que je fusse convaincu qu'il s'imaginait qu'il y avait de l'eau de +goudron, et que le rouge m'en monterait à la face. En un mot, j'étais +trop lâche pour faire ce que je savais être bien, comme j'avais été trop +lâche pour éviter ce que je savais être mal. Je n'avais encore rien +appris du monde, je ne suivais donc l'exemple de personne. Tout à fait +ignorant, je suivis le plan de conduite que je me traçais moi-même. + +Comme j'avais envie de dormir un peu après avoir quitté le ponton, Joe +me prit encore une fois sur ses épaules pour me ramener à la maison. Il +dut être bien fatigué, car M. Wopsle n'en pouvait plus et était dans un +tel état de surexcitation que si l'Église eût été accessible à tout le +monde, il eût probablement excommunié l'expédition tout entière, en +commençant par Joe et par moi. Avec son peu de jugement, il était resté +assis sur la terre humide, pendant un temps très déraisonnable, si bien +qu'après avoir ôté sa redingote, pour la suspendre au feu de la cuisine, +l'état évident de son pantalon aurait réclamé les mêmes soins, si ce +n'eût été commettre un crime de lèse-convenances. + +Pendant ce temps, on m'avait remis sur mes pieds et je chancelais sur le +plancher de la cuisine comme un petit ivrogne; j'étais étourdi, sans +doute parce que j'avais dormi, et sans doute aussi à cause des lumières +et du bruit que faisaient tous ces personnages qui parlaient tous en +même temps. En revenant à moi, grâce à un grand coup de poing qui me fut +administré par ma soeur entre les deux épaules, et grâce aussi à +l'exclamation stimulante: «Allons donc!... A-t-on jamais vu un pareil +gamin!» j'entendis Joe leur raconter les aveux du forçat, et tous les +invités s'évertuer à chercher par quel moyen il avait pu pénétrer +jusqu'au garde-manger. M. Pumblechook découvrit, après une mystérieux +examen des lieux, qu'il avait dû gagner d'abord le toit de la forge, +puis le toit de la maison, et que de là il s'était laissé glisser, à +l'aide d'une corde, par la cheminée de la cuisine; et comme M. +Pumblechook était un homme influent et positif, et qu'il conduisait +lui-même sa voiture, au vu et au su de tout le monde, on admit que les +choses avaient dû se passer ainsi qu'il le disait. M. Wopsle eut beau +crier: «Mais non! Mais non!» avec la faible voix d'un homme fatigué, +comme il n'apportait aucune théorie à l'appui de sa négation et qu'il +n'avait pas d'habit sur le dos, on n'y fit aucune attention, sans +compter qu'il se dégageait une vapeur épaisse du fond de son pantalon, +qu'il tenait tourné vers le feu de la cuisine pour en faire évaporer +l'humidité. On comprendra que tout cela n'était pas fait pour inspirer +une grande confiance. + +C'est tout ce que j'entendis ce soir là, jusqu'au moment où ma soeur +m'empoigna comme un coupable, en me reprochant d'avoir dormi sous les +yeux de toute la société, et me mena coucher en me tirant par la main +avec une violence telle, qu'en marchant je faisais autant de bruit que +si j'eusse traîné cinquante paires de bottes sur les escaliers. Mon +esprit, tendu et agité dès le matin, ainsi que je l'ai déjà dit, resta +dans cet état longtemps encore, après qu'on eût laissé tomber dans +l'oubli ce terrible sujet, dont on ne parla plus que dans des occasions +tout à fait exceptionnelles. + + + + +CHAPITRE VII. + + +À cette époque, quand je lisais dans le cimetière les inscriptions des +tombeaux, j'étais juste assez savant pour les épeler, et encore le sens +que je formais de leur construction, n'était-il pas toujours très +correct. Par exemple, je comprenais que: «_Épouse du ci-dessus_» était +un compliment adressé à mon père dans un monde meilleur; et si, sur la +tombe d'un de mes parents défunts, j'avais lu n'importe quel titre de +parenté suivi de ces mots: «_du ci-dessus»_, je n'aurais pas manqué de +prendre l'opinion la plus triste de ce membre de la famille. Mes notions +théologiques, que je n'avais puisées que dans le catéchisme, n'étaient +pas non plus parfaitement exactes, car je me souviens que lorsqu'on +m'invitait à suivre «le droit chemin» durant toute ma vie, je supposais +que cela voulait dire qu'il me fallait toujours suivre le même chemin +pour rentrer ou sortir de chez nous, sans jamais me détourner, en +passant par la maison du charron ou bien encore par le moulin. + +Je devais être, dès que je serais en âge, l'apprenti de Joe; jusque là, +je n'avais pas à prétendre à aucune autre dignité, qu'à ce que Mrs Joe +appelait être dorloté, et que je traduisais, moi, par être trop bourré. +Non seulement je servais d'aide à la forge, mais si quelque voisin +avait, par hasard, besoin d'un mannequin pour effrayer les oiseaux, ou +de quelqu'un pour ramasser les pierres, ou faire n'importe quelle autre +besogne du même genre, j'étais honoré de cet emploi. Cependant, afin de +ménager la dignité de notre position élevée de ne pas la compromettre, +on avait placé sur le manteau de la cheminée de la cuisine une tirelire +dans laquelle, on le disait à tout le monde, tout ce que je gagnais +était versé. Mais j'ai une vague idée que mes épargnes ont dû contribuer +un jour à la liquidation de la Dette Nationale. Tout ce que je sais, +c'est que je n'ai jamais, pour ma part, espéré participer à ce trésor. + +La grande tante de M. Wopsle tenait une école du soir dans le village, +c'est-à-dire que c'était une vieille femme ridicule, d'un mérite fort +restreint, et qui avait des infirmités sans nombre; elle avait +l'habitude de dormir de six à sept heures du soir, en présence d'enfants +qui payaient chacun deux pence par semaine pour la voir se livrer à ce +repos salutaire. Elle louait un petit cottage, dont M. Wopsle occupait +l'étage supérieur, où nous autres écoliers l'entendions habituellement +lire à haute voix, et quelquefois frapper de grands coups de pied sur le +plancher. On croyait généralement que M. Wopsle inspectait l'école une +fois par semaine, mais ce n'était qu'une pure fiction.; tout ce qu'il +faisait, dans ces occasions, c'était de relever les parements de son +habit, de passer la main dans ses cheveux, et de nous débiter le +discours de Marc Antoine sur le corps de César; puis venait +invariablement l'ode de Collins sur les Passions, après laquelle je ne +pouvais m'empêcher de comparer M. Wopsle à la Vengeance rejetant son +épée teinte de sang et vociférant pour ramasser la trompette qui doit +annoncer la Guerre. Je n'étais pas alors ce que je devins plus tard: +quand j'atteignis l'âge des passions et que je les comparai à Collins et +à Wopsle, ce fut au grand désavantage de ces deux gentlemen. + +La grand'tante de M. Wopsle, indépendamment de cette maison d'éducation, +tenait dans la même chambre une petite boutique de toutes sortes de +petites choses. Elle n'avait elle-même aucune idée de ce qu'elle avait +en magasin, ni de la valeur de ces objets; mais il y avait dans un +tiroir un mémorandum graisseux, qui servait de catalogue et indiquait +les prix. À l'aide de cet oracle infaillible, Biddy présidait à toutes +les transactions commerciales. Biddy était la petite-fille de la +grand'tante de M. Wopsle. J'avoue que je n'ai jamais pu trouver à quel +degré elle était parente de ce dernier. Biddy était orpheline comme moi; +comme moi aussi elle avait été élevée à la main. Elle se faisait surtout +remarquer par ses extrémités, car ses cheveux n'étaient jamais peignés, +ses mains toujours sales, et ses souliers n'étant jamais entrés qu'à +moitié, laissaient sortir ses talons. Je ferai remarquer que cette +description ne doit s'appliquer qu'aux jours de la semaine; les +Dimanches elle se nettoyait à fond pour se rendre à l'église. + +Grâce à mon application, et bien plus avec l'aide de Biddy qu'avec celle +de la grand'tante de M. Wopsle, je m'escrimais avec l'alphabet comme +avec un buisson de ronces, et j'étais très fatigué et très égratigné par +chaque lettre. Ensuite, je tombai parmi ces neuf gredins de chiffres, +qui semblaient chaque soir prendre un nouveau déguisement pour éviter +d'être reconnus. Mais à la fin, je commençai à lire, écrire et calculer, +le tout à l'aveuglette et en tâtonnant, et sur une très petite échelle. + +Un soir, j'étais assis dans le coin de la cheminée, mon ardoise sur les +genoux, m'évertuant à écrire une lettre à Joe. Je pense que cela devait +être une année au moins après notre expédition dans les marais, car +c'était en hiver et il gelait très fort. J'avais devant moi, par terre, +un alphabet auquel je me reportais à tout moment; je réussis donc, après +une ou deux heures de travail, à tracer cette épître: + +«Mont chaiR JO j'ai ce Pair queux tU es bien PortaNt, j'aI ce Pair Osi +qUe je seré bien TO capabe dE Td JO, Alor NouseronT Contan et croy moa +ToN amI PiP.» + +Je dois dire qu'il n'était pas indispensable que je communiquasse avec +Joe par lettres, d'autant plus qu'il était assis à côté de moi, et que +nous étions seuls; mais je lui remis de ma propre main cette missive, +écrite sur l'ardoise avec le crayon, et il la reçut comme un miracle +d'érudition. + +«Ah! mon petit Pip! s'écria Joe en ouvrant ses grands yeux bleus; je +dis, mon petit Pip, que tu es un fier savant, toi! + +--Je voudrais bien être savant,» lui répondis-je. + +Et en jetant un coup d'oeil sur l'ardoise, il me sembla que l'écriture +suivait une légère inclination de bas en haut. + +«Ah! ah! voilà un J, dit Joe, et un O, ma parole d'honneur! Oui, un J et +un O, mon petit Pip, ça fait Joe.» + +Jamais je n'avais entendu Joe lire à haute voix aussi longtemps, et +j'avais remarqué à l'église, le dernier Dimanche, alors que je tenais +notre livre de prières à l'envers, qu'il le trouvait tout aussi bien à +sa convenance que si je l'eusse tenu dans le bon sens. Voulant donc +saisir la présente occasion de m'assurer si, en enseignant Joe, j'aurais +affaire à un commençant, je lui dis: + +«Oh! mais, lis le reste, Joe. + +--Le reste.... Hein!... mon petit Pip?... dit Joe en promenant lentement +son regard sur l'ardoise, une... deux... trois.... Eh bien, il y a trois +J et trois O, ça fait trois Joe, Pip!» + +Je me penchai sur Joe, et en suivant avec mon doigt, je lui lus la +lettre tout entière. + +«C'est étonnant, dit Joe quand j'eus fini, tu es un fameux écolier. + +--Comment épelles-tu Gargery, Joe? lui demandai-je avec un petit air +d'indulgence. + +--Je ne l'épelle pas du tout, dit Joe. + +--Mais en supposant que tu l'épelles? + +--Il ne faut pas le supposer, mon petit Pip, dit Joe, quoique j'aime +énormément la lecture. + +--Vraiment, Joe? + +--Énormément. Mon petit Pip, dit Joe, donne-moi un bon livre ou un bon +journal, et mets-moi près d'un bon feu, et je ne demande pas mieux. +Seigneur! ajouta-t-il après s'être frotté les genoux durant un moment, +quand on arrive à un J et à un O, on se dit comme cela, j'y suis enfin, +un J et un O, ça fait Joe; c'est une fameuse lecture tout de même!» + +Je conclus de là, qu'ainsi que la vapeur, l'éducation de Joe était +encore en enfance. Je continuai à l'interroger: + +«Es-tu jamais allé à l'école, quand tu étais petit comme moi? + +--Non, mon petit Pip. + +--Pourquoi, Joe? + +--Parce que, mon petit Pip, dit Joe en prenant le poker, et se livrant à +son occupation habituelle quand il était rêveur, c'est-à-dire en se +mettant à tisonner le feu; je vais te dire. Mon père, mon petit Pip, +s'adonnait à la boisson, et quand il avait bu, il frappait à coups de +marteau sur ma mère, sans miséricorde, c'était presque la seule personne +qu'il eût à frapper, excepté moi, et il me frappait avec toute la +vigueur qu'il aurait dû mettre à frapper son enclume. Tu m'écoutes, +et... tu me comprends, mon petit Pip, n'est-ce pas? + +--Oui, Joe. + +--En conséquence, ma mère et moi, nous quittâmes mon père à plusieurs +reprises; alors ma mère, en s'en allant à son ouvrage, me disait: «Joe, +s'il plaît à Dieu, tu auras une bonne éducation.» Et elle me mettait à +l'école. Mais mon père avait cela de bon dans sa dureté, qu'il ne +pouvait se passer longtemps de nous: donc, il s'en venait avec un tas de +monde faire un tel tapage à la porte des maisons où nous étions, que les +habitants n'avaient qu'une chose à faire, c'était de nous livrer à lui. +Alors, il nous emmenait chez nous, et là il nous frappait de plus belle; +comme tu le penses bien, mon petit Pip, dit Joe en laissant le feu et le +poker en repos pour réfléchir; tout cela n'avançait pas mon éducation. + +--Certainement non, mon pauvre Joe! + +--Cependant, prends garde, mon petit Pip, continua Joe, en reprenant le +poker, et en donnant deux ou trois coups fort judicieux dans le foyer, +il faut rendre justice à chacun: mon père avait cela de bon, vois-tu?» + +Je ne voyais rien de bon dans tout cela; mais je ne le lui dis pas. + +«Oui, continua Joe, il fallait que quelqu'un fît bouillir la marmite; +sans cela, la marmite n'aurait pas bouilli du tout, sais-tu?...» + +Je le savais et je te le dis. + +«En conséquence, mon père ne m'empêchait pas d'aller travailler; c'est +ainsi que je me mis à apprendre mon métier actuel, qui était aussi le +sien, et je travaillais dur, je t'en réponds, mon petit Pip. Je vins à +bout de le soutenir jusqu'à sa mort et de le faire enterrer +convenablement, et j'avais l'intention de faire écrire sur sa tombe: +«_Souviens-toi, lecteur, que, malgré ses torts, il avait eu du bon dans +sa dureté._» + +Joe récita cette épitaphe avec un certain orgueil, qui me fit lui +demander si par hasard il ne l'aurait pas composée lui-même. + +«Je l'ai composée moi-même, dit Joe, et d'un seul jet, comme qui dirait +forger un fer à cheval d'un seul coup de marteau. Je n'ai jamais été +aussi surpris de ma vie; je ne pouvais en croire mes propres yeux; à te +dire vrai, je ne pouvais croire que c'était mon ouvrage. Comme je te le +disais, mon petit Pip, j'avais eu l'intention de faire graver cela sur +sa tombe; mais la poésie ne se donne pas: qu'on la grave en creux ou en +relief, en ronde ou en gothique, ça coûte de l'argent, et je n'en fis +rien. Sans parler des croquemorts, tout l'argent que je pus épargner fut +pour ma mère. Elle était d'une pauvre santé et bien cassée, la pauvre +femme! Elle ne tarda pas à suivre mon père et à goûter à son tour la +paix éternelle.» + +Les gros yeux bleus de Joe se mouillèrent de larmes; il en frotta +d'abord un, puis l'autre, avec le pommeau du poker, objet peu convenable +pour cet usage, il faut l'avouer. + +«J'étais bien isolé, alors, dit Joe, car je vivais seul ici. Je fis +connaissance de ta soeur, tu sais, mon petit Pip...» + +Et il me regardait comme s'il n'ignorait pas que mon opinion différât de +la sienne; «... et ta soeur est un beau corps de femme.» + +Je regardai le feu pour ne pas laisser voir à Joe le doute qui se +peignait sur ma physionomie. + +«Quelles que soient les opinions de la famille ou du monde à cet égard, +mon petit Pip, ta soeur est, comme je te le dis... un... beau... +corps... de... femme...,» dit Joe en frappant avec le poker le charbon +de terre à chaque mot qu'il disait. + +Je ne trouvai rien de mieux à dire que ceci: + +«Je suis bien aise de te voir penser ainsi, Joe. + +--Et moi aussi, reprit-il en me pinçant amicalement, je suis bien aise +de le penser, mon petit Pip.... Un peu rousse et un peu osseuse, par-ci +par là; mais qu'est-ce que cela me fait, à moi?» + +J'observai, avec beaucoup de justesse, que si cela ne lui faisait rien à +lui, à plus forte raison, cela ne devait rien faire aux autres. + +«Certainement! fit Joe. Tu as raison, mon petit Pip! Quand je fis la +connaissance de ta soeur, elle me dit comment elle t'élevait «à la +main!» ce qui était très bon de sa part, comme disaient les autres, et +moi-même je finis par dire comme eux. Quant à toi, ajouta Joe qui avait +l'air de considérer quelque chose de très laid, si tu avais pu voir +combien tu étais maigre et chétif, mon pauvre garçon, tu aurais conservé +la plus triste opinion de toi-même! + +--Ce que tu dis là n'est pas très consolant, mais ça ne fait rien, Joe. + +--Mais ça me faisait quelque chose à moi, reprit-il avec tendresse et +simplicité. Aussi, quand j'offris à ta soeur de devenir ma compagne; +quand à l'église et d'autres fois, je la priais de m'accompagner à la +forge, je lui dis: «Amenez le pauvre petit avec vous.... Que Dieu +bénisse le pauvre cher petit, il y a place pour lui à la forge!» + +J'éclatai en sanglots et saisis Joe par le cou, en lui demandant pardon. +Il laissa tomber le poker pour m'embrasser, et me dit: + +«Nous serons toujours les meilleurs amis du monde, mon petit Pip, +n'est-ce pas?... Ne pleure pas, mon petit Pip...» + +Après cette petite interruption, Joe reprit: + +«Eh bien! tu vois, mon petit Pip, où nous en sommes; maintenant, en te +tenant dans mes bras et sur mon coeur, je dois te prévenir que je suis +affreusement triste, oui, tout ce qu'il y a de plus triste; mais il ne +faut pas que Mrs Joe s'en doute. Il faut que cela reste un secret, si je +puis m'exprimer ainsi. Et pourquoi un secret? Le pourquoi, je vais te le +dire, mon petit Pip.» + +Il avait repris le poker, sans lequel il semblait ne pouvoir mener à +bonne fin sa démonstration. + +«Ta soeur s'est adonnée au gouvernement. + +Adonnée au gouvernement, Joe? repris-je étonné; car il m'était venu la +drôle d'idée (je craignais et j'allais même jusqu'à espérer) que Joe +s'était séparé de sa femme en faveur des Lords de l'Amirauté ou des +Lords de la Trésorerie. + +--Adonnée au gouvernement, répéta Joe; je veux dire par là qu'elle nous +gouverne, toi et moi. + +--Oh! + +--Et elle ne tient pas à avoir chez elle des gens instruits, continua +Joe, et moi moins qu'un autre, dans la crainte que je ne secoue le joug +comme un rebelle, vois-tu.» + +J'allais demander pourquoi il ne le faisait pas, quand Joe m'arrêta. + +«Attends un peu, je sais ce que tu veux dire, mon petit Pip, attends un +peu! Je ne nie pas que Mrs Joe ne nous traite quelquefois comme des +nègres, et qu'à certaines époques elle ne nous tombe dessus avec une +violence que nous ne méritons pas: à ces époques, quand ta soeur a la +tête montée, mon petit Pip, je dois avouer que je la trouve un peu +brusque.» + +Joe n'avait dit ces paroles qu'après avoir regardé du côté de la porte, +et en baissant la voix. + +«Pourquoi je ne me révolte pas?... Voilà ce que tu allais me demander, +quand je t'ai interrompu, Pip? + +--Oui, Joe. + +--Eh bien! dit Joe en passant son poker dans sa main gauche, afin de +pouvoir caresser ses favoris de sa main droite, ta soeur est un esprit +fort, un esprit fort, un esprit fort, tu m'entends bien? + +--Qu'est-ce que c'est que cela?» demandai-je, dans l'espoir de +l'empêcher d'aller plus loin. + +Mais Joe était mieux préparé pour sa définition que je ne m'y étais +attendu; il m'arrêta par une argumentation évasive, et me répondit en me +regardant en face: + +«Elle!... mais moi, je ne suis pas un esprit fort, reprit Joe en cessant +de me regarder en face, et ce que je vais te dire est parfaitement +sérieux, mon petit Pip. Je vois toujours ma pauvre mère, mourant à petit +feu et ne pouvant goûter un seul jour de tranquillité pendant sa vie; de +sorte que je crains toujours d'être dans la mauvaise voie et de ne pas +faire tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse, et je préfère +de beaucoup être un peu malmené moi-même; je voudrais qu'il n'existât +pas de Tickler pour toi, mon petit Pip; je voudrais faire tout tomber +sur moi, mais tu vois que je n'y puis absolument rien.» + +Malgré mon jeune âge, je crois que de ce moment j'eus une nouvelle +admiration pour Joe. Dès lors nous fûmes égaux comme nous l'avions été +auparavant; mais, à partir de ce jour, je crois que je considérai Joe +avec un nouveau sentiment, et que ce sentiment partait du fond de mon +coeur. + +«Quoi qu'il en soit, dit Joe, en se levant pour alimenter le feu, huit +heures vont sonner au coucou hollandais, et elle n'est pas encore +rentrée.... J'espère bien que la jument de l'oncle Pumblechook ne l'a +pas jetée à terre.» + +Mrs Joe allait de temps à autre faire quelques petites tournées avec +l'oncle Pumblechook. C'était surtout les jours de marché. Elle l'aidait +en ces circonstances à acheter les objets de consommation ou de ménage, +dont l'acquisition réclame les conseils d'une femme, car l'oncle +Pumblechook était célibataire et n'avait aucune confiance dans sa +domestique. Ce jour-là étant jour de marché, cela expliquait donc +l'absence de Mrs Joe. + +Joe arrangeait le feu, balayait devant la cheminée, puis nous allions à +la porte pour écouter si l'on n'entendait pas venir la voiture de +l'oncle Pumblechook. La nuit était froide et sèche, le vent pénétrant, +il gelait ferme, un homme serait mort en passant cette nuit-là dans les +marais. Je levais les yeux vers les étoiles, et je me figurais combien +il devait être terrible pour un homme de les regarder en se sentant +mourir de froid, sans trouver de secours ou de pitié dans cette +multitude étincelante. + +«Voilà la jument! dit Joe; elle sonne comme un carillon!» + +Effectivement, le bruit des fers de la jument se faisait entendre sur +la route durcie par la gelée; l'animal trottait même plus gaiement qu'à +son ordinaire. Nous plaçâmes dehors une chaise pour aider à descendre +Mrs Joe, après avoir avivé le foyer de façon à ce qu'elle pût apercevoir +la lumière par la fenêtre, et s'assurer que rien n'était en désordre +dans la cuisine. Quand nous eûmes terminé tous ces préparatifs, les +voyageurs étaient arrivés à la porte, enveloppés jusqu'aux yeux. Mrs Joe +descendit sans trop de peine et l'oncle Pumblechook aussi. Ce dernier +vint nous rejoindre à la cuisine, après avoir étendu une couverture sur +le dos de son cheval. Ils avaient si froid tous les deux, qu'ils +semblaient attirer toute la chaleur du foyer. + +«Allons, dit Mrs Joe, en ôtant à la hâte son manteau et en rejetant +vivement en arrière son chapeau, qui resta suspendu par les cordons +derrière son épaule; si ce garçon-là ne montre pas de reconnaissance ce +soir, il n'en montrera jamais!» + +J'avais l'air aussi reconnaissant qu'on peut l'avoir, quand on ne sait +pas pourquoi on doit exprimer sa gratitude. + +«Il faut seulement espérer, dit ma soeur, qu'on ne le choiera pas trop; +mais je crains bien le contraire. + +--Soyez sans inquiétude, ma nièce, dit M. Pumblechook, il n'y a rien à +craindre avec elle.» + +Elle?... Je levai les yeux sur Joe en lui faisant signe des lèvres et +des sourcils: «Elle?» Joe me répondit par un mouvement tout à fait +semblable: «Elle?» Ma soeur ayant surpris son mouvement, il passa le +revers de sa main sur son nez, en la regardant avec l'air conciliant qui +lui était habituel en ces occasions. + +«Eh bien! dit ma soeur de sa voix hargneuse, qu'est-ce que tu as à +regarder ainsi?... le feu est-il à la maison? + +--Quelqu'un, hasarda poliment Joe, a dit: Elle. + +--Et c'est bien Elle qu'il faut dire, je suppose, dit ma soeur, à moins +que tu ne prennes miss Havisham pour un homme; mais j'espère que tu n'es +pas encore assez bête pour cela. + +--Miss Havisham de la ville? dit Joe. + +--Y a-t-il une miss Havisham à la campagne? repartit ma soeur. Elle a +besoin que ce garçon aille là-bas et il y va, et il tâchera d'être +content, ajouta-t-elle en levant la tête, comme pour m'encourager à être +gai et content, ou bien je m'en mêlerai.» + +J'avais entendu parler de miss Havisham. Qui n'avait pas entendu parler +de miss Havisham à plusieurs milles à la ronde comme d'une dame +immensément riche et morose, habitant une vaste maison, à l'aspect +terrible, fortifiée contre les voleurs, et qui vivait d'une manière fort +retirée? + +Assurément! dit Joe étonné. Mais je me demande comment elle a connu mon +petit Pip! + +--Imbécile! dit ma soeur, qui t'a dit qu'elle le connût? + +--Quelqu'un, reprit Joe avec beaucoup d'égards, a dit qu'elle le +demandait et qu'elle avait besoin de lui. + +--Et n'a-t-elle pas pu demander à l'oncle Pumblechook, s'il ne +connaissait pas un garçon qui pût la distraire? Ne se peut-il pas que +l'oncle Pumblechook soit un de ses locataires et qu'il aille +quelquefois, nous ne te dirons pas si c'est tous les trois mois, ou tous +les six mois, ce qui serait t'en dire trop long, mais quelquefois, payer +son loyer? Et n'a-t-elle pas pu demander à l'oncle Pumblechook s'il +connaissait quelqu'un qui pût lui convenir, et l'oncle Pumblechook, qui +pense à nous sans cesse, quoique tu croies peut-être tout le contraire, +Joseph, ajouta-t-elle d'un ton de profond reproche, comme si Joe eût été +le plus endurci des neveux, n'a-t-il pas bien pu parler de ce garçon, +de cette mauvaise tête-là? Je déclare solennellement que moi, je ne +l'aurais pas fait! + +--Très bien! s'écria l'oncle Pumblechook, voilà qui est parfaitement +clair et précis, très bien! très bien! Maintenant, Joseph, tu sais tout. + +--Non, Joseph, reprit ma soeur, toujours d'un ton de reproche, tandis +que Joe passait et repassait le revers de sa main sous son nez, tu ne +sais pas encore tout, quoi que tu en puisses penser, et quoi que tu +puisses croire que tu le sais; mais il n'en est rien, car tu ne sais pas +que l'oncle Pumblechook, prenant à coeur tout ce qui nous concerne, et +voyant que l'entrée de ce garçon chez miss Havisham, était un premier +pas vers la fortune, m'a offert de l'emmener ce soir même dans sa +voiture; de le garder la nuit chez lui; et de le présenter lui-même à +mis Havisham demain matin. Eh! mon Dieu, qu'est-ce donc que je fais là? +s'écria ma soeur tout à coup, en rejetant son chapeau par un mouvement +de désespoir, je reste là à causer avec des imbéciles, des bêtes brutes, +pendant que l'oncle Pumblechook attend; que la jument s'enrhume à la +porte; et que ce mauvais sujet-là est encore tout couvert de crotte et +de saletés, depuis le bout des cheveux jusqu'à la semelle de ses +souliers!» + +Sur ce, elle fondit sur moi comme un aigle sur un agneau; elle me saisit +la tête, me la plongea à plusieurs reprises dans un baquet plein d'eau, +me savonna, m'essuya, me bourra, m'égratigna, et me ratissa jusqu'à ce +que je ne fusse plus moi-même. (Je puis remarquer ici que je m'imagine +connaître mieux qu'aucune autorité vivante, les sillons et les +cicatrices que produit une alliance, en repassant et repassant sans +pitié sur un visage humain.) + +Quand mes ablutions furent terminées, on me fit entrer dans du linge +neuf, de l'espèce la plus rude, comme un jeune pénitent dans son +cilice; on m'empaqueta dans mes habits les plus étroits, mes terribles +habits! puis on me remit entre les mains de M. Pumblechook, qui me reçut +officiellement comme s'il eût été le shériff, et qui débita le speech +suivant: je savais qu'il avait manqué mourir en le composant: + +«Mon garçon, sois toujours reconnaissant envers tes parents et tes amis, +mais surtout envers ceux qui t'ont élevé, à la main! + +--Adieu, Joe! + +--Dieu te bénisse, mon petit Pip!» + +Je ne l'avais jamais quitté jusqu'alors, et, grâce à mon émotion, mêlée +à mon eau de savon, je ne pus tout d'abord voir les étoiles en montant +dans la carriole; bientôt cependant, elles se détachèrent une à une sur +le velours du ciel, mais sans jeter aucune lumière sur ce que j'allais +faire chez miss Havisham. + + + + +CHAPITRE VIII. + + +La maison de M. Pumblechook, située dans la Grande Rue, était poudreuse, +comme doit l'être toute maison de blatier et de grainetier. Je pensais, +à part moi, qu'il devait être un homme bienheureux, avec une telle +quantité de petits tiroirs dans sa boutique; et je me demandais, en +regardant dans l'un des tiroirs inférieurs, et en considérant les petits +paquets de papier qui y étaient entassés, si les graines et les oignons +qu'ils contenaient étaient essentiellement désireux de sortir un jour de +leur prison pour aller germer en plein champ. + +C'était le lendemain matin de mon arrivée que je me livrai à ces +remarques. La veille au soir, on m'avait envoyé coucher dans un grenier +si bas de plafond, dans le coin où était le lit, que je calculai qu'une +fois dans ce lit les tuiles du toit n'étaient guère à plus d'un pied +au-dessus de ma tête. Ce même matin, je découvris qu'il existait une +grande affinité entre les graines et le velours à côtes. M. Pumblechook +portait du velours à côtes, ainsi que son garçon de boutique; de sorte +qu'il y avait une odeur générale répandue sur le velours à côtes qui +ressemblait tellement à l'odeur des graines, et dans les graines une +telle odeur de velours à côtes, qu'on n'aurait pu dire que très +difficilement laquelle des deux odeurs dominait. Je remarquai en même +temps que M. Pumblechook paraissait réussir dans son commerce en +regardant le sellier de l'autre côté de la rue, lequel sellier semblait +n'avoir autre chose à faire dans l'existence qu'à mettre ses mains dans +ses poches et à fixer le carrossier, qui, à son tour, gagnait sa vie en +contemplant, les deux bras croisés, le boulanger qui, de son côté, ne +quittait pas des yeux le mercier; celui-ci se croisait aussi les bras et +dévisageait l'épicier, qui, sur le pas de sa porte, bayait à +l'apothicaire. L'horloger, toujours penché sur une petite table avec son +verre grossissant dans l'oeil, et toujours espionné par un groupe de +commères à travers le vitrage de la devanture de sa boutique, semblait +être la seule personne, dans la Grande-Rue, qui donnât vraiment quelque +attention à son travail. + +M. Pumblechook et moi nous déjeunâmes à huit heures dans +l'arrière-boutique, tandis que le garçon de magasin, assis sur un sac de +pois dans la boutique même, savourait une tasse de thé et un énorme +morceau de pain et de beurre. Je considérais M. Pumblechook comme une +pauvre société. Sans compter qu'ayant été prévenu par ma soeur que mes +repas devaient avoir un certain caractère de diète mortifiante et +pénitentielle, il me donna le plus de mie possible, combinée avec une +parcelle inappréciable de beurre, et mit dans mon lait une telle +quantité d'eau chaude, qu'il eût autant valu me retrancher le lait tout +à fait; de plus, sa conversation roulait toujours sur l'arithmétique. Le +matin, quand je lui dis poliment bonjour, il me répondit: + +«Sept fois neuf, mon garçon?» + +Comment aurais-je pu répondre, interrogé de cette manière, dans un +pareil lieu et l'estomac creux! J'avais faim; mais avant que j'eusse le +temps d'avaler une seule bouchée, il commença une addition qui dura +pendant tout le déjeuner. + +«Sept?... et quatre?... et huit?... et six?... et deux?... et dix?...» + +Et ainsi de suite. Après chaque nombre, j'avais à peine le temps de +mordre une bouchée, ou de boire une gorgée, pendant qu'étalé dans son +fauteuil et ne songeant à rien, il mangeait du jambon frit et un petit +pain chaud, de la manière la plus gloutonne, si j'ose me servir de cette +expression irrévérencieuse. + +On comprendra que je vis arriver avec bonheur le moment de nous rendre +chez miss Havisham; quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur la +manière dont j'allais être reçu sous le toit de cette dame. En moins +d'un quart d'heure, nous arrivâmes à la maison de miss Havisham qui +était construite en vieilles briques, d'un aspect lugubre, et avait une +grande grille en fer. Quelques une des fenêtres avaient été murées; le +bas de toutes celles qui restaient avait été grillé. Il y avait une cour +devant la maison, elle était également grillée, de sorte qu'après avoir +sonné, nous dûmes attendre qu'on vînt nous ouvrir. En attendant, je +jetai un coup d'oeil à l'intérieur, bien que M. Pumblechook m'eût dit: + +«Cinq et quatorze?» + +Mais je fis semblant de ne pas l'entendre. Je vis que d'un côté de la +maison il y avait une brasserie; on n'y travaillait pas et elle +paraissait n'avoir pas servi depuis longtemps. + +On ouvrit une fenêtre, et une voix claire demanda: + +«Qui est là?» + +À quoi mon compagnon répondit: + +«Pumblechook. + +--Très bien!» répondit la voix. + +Puis la fenêtre se referma, et une jeune femme traversa la cour avec un +trousseau de clefs à la main. + +«Voici Pip, dit M. Pumblechook. + +--Ah! vraiment, répondit la jeune femme, qui était fort jolie et +paraissait très fière. Entre, Pip.» + +M. Pumblechook allait entrer aussi quand elle l'arrêta avec la porte: + +«Oh! dit-elle, est-ce que vous voulez voir miss Havisham? + +--Oui, si miss Havisham désire me voir, répondit M. Pumblechook +désappointé. + +--Ah! dit la jeune femme, mais vous voyez bien qu'elle ne le désire +pas.» + +Elle dit ces paroles d'une façon qui admettait si peu d'insistance que, +malgré sa dignité offensée, M. Pumblechook ne put protester, mais il me +lança un coup d'oeil sévère, comme si je lui avais fait quelque chose! +et il partit en m'adressant ces paroles de reproche: + +«Mon garçon, que ta conduite ici fasse honneur à ceux qui t'ont élevé à +la main!» + +Je craignais qu'il ne revînt pour me crier à travers la grille: + +«Et seize?...» + +Mais il n'en fit rien. + +Ma jeune introductrice ferma la grille, et nous traversâmes la cour. +Elle était pavée et très propre; mais l'herbe poussait entre chaque +pavé. Un petit passage conduisait à la brasserie, dont les portes +étaient ouvertes. La brasserie était vide et hors de service. Le vent +semblait plus froid que dans la rue, et il faisait entendre en +s'engouffrant dans les ouvertures de la brasserie, un sifflement aigu, +semblable au bruit de la tempête battant les agrès d'un navire. + +Elle vit que je regardais du côté de la brasserie, et elle me dit: + +«Tu pourrais boire tout ce qui se brasse de bière là-dedans, +aujourd'hui, sans te faire de mal, mon garçon. + +--Je le crois bien, mademoiselle, répondis-je d'un air rusé. + +--Il vaut mieux ne pas essayer de brasser de la bière dans ce lieu, elle +surirait bientôt, n'est-ce pas, mon garçon? + +--Je le crois, mademoiselle. + +--Ce n'est pas que personne soit tenté de l'essayer, ajouta-t-elle, et +la brasserie ne servira plus guère. Quant à la bière, il y en a assez +dans les caves pour noyer Manor House tout entier. + +--Est-ce que c'est là le nom de la maison, mademoiselle? + +--C'est un de ses noms, mon garçon. + +--Elle en a donc plusieurs, mademoiselle? + +--Elle en avait encore un autre, l'autre nom était Satis, qui, en grec, +en latin ou en hébreu, je ne sais lequel des trois, et cela m'est égal, +veut dire: Assez. + +--Maison Assez? dis-je. Quel drôle de nom, mademoiselle. + +--Oui, répondit-elle. Cela signifie que celui qui la possédait n'avait +besoin de rien autre chose. Je trouve que, dans ce temps-là, on était +facile à contenter. Mais dépêchons, mon garçon.» + +Bien qu'elle m'appelât à chaque instant: «Mon garçon,» avec un sans-gêne +qui n'était pas très flatteur, elle était de mon âge, à très peu de +chose près. Elle paraissait cependant plus âgée que moi, parce qu'elle +était fille, belle et bien mise, et elle avait avec moi un petit air de +protection, comme si elle eût eu vingt et un ans et qu'elle eût été +reine. + +Nous entrâmes dans la maison par une porte de côté; la grande porte +d'entrée avait deux chaînes, et la première chose que je remarquai, +c'est que les corridors étaient entièrement noirs, et que ma conductrice +y avait laissé une chandelle allumée. Mon introductrice prit la +chandelle; nous passâmes à travers de nombreux corridors, nous montâmes +un escalier: tout cela était toujours tout noir, et nous n'avions que la +chandelle pour nous éclairer. + +Nous arrivâmes enfin à la porte d'une chambre; là, elle me dit: + +«Entre.... + +--Après vous, mademoiselle,» lui répondis-je d'un ton plus moqueur que +poli. + +À cela elle me répliqua: + +«Voyons, pas de niaiseries, mon garçon; c'est ridicule, je n'entre pas.» + +Et elle s'éloigna avec un air de dédain; et ce qui était pire, elle +emporta la chandelle. + +Je n'étais pas fort rassuré; cependant je n'avais qu'une chose à faire, +c'était de frapper à la porte. Je frappai. De l'intérieur, quelqu'un me +cria d'entrer. J'entrai donc, et je me trouvai dans une chambre assez +vaste, éclairée par des bougies, car pas le moindre rayon de soleil n'y +pénétrait. C'était un cabinet de toilette, à en juger par les meubles, +quoique la forme et l'usage de la plupart d'entre eux me fussent +inconnus; mais je remarquai surtout une table drapée, surmontée d'un +miroir doré, que je pensai, à première vue devoir être la toilette d'une +grande dame. + +Je n'aurais peut-être pas fait cette réflexion sitôt, si dès en +entrant, je n'avais vu, en effet, une belle dame assise à cette +toilette, mais je ne saurais le dire. Dans un fauteuil, le coude appuyé +sur cette table et la tête penchée sur sa main, était assise la femme la +plus singulière que j'eusse jamais vue et que je verrai jamais. + +Elle portait de riches atours, dentelles, satins et soies, le tout +blanc; ses souliers mêmes étaient blancs. Un long voile blanc tombait de +ses cheveux; elle avait sur la tête une couronne de mariée; mais ses +cheveux étaient tout blancs. De beaux diamants étincelaient à ses mains +et autour de son cou et quelques autres étaient restés sur la table. Des +habits moins somptueux que ceux qu'elle portait étaient à demi sortis +d'un coffre et éparpillés alentour. Elle n'avait pas entièrement terminé +sa toilette, car elle n'avait chaussé qu'un soulier; l'autre était sur +la table près de sa main, son voile n'était posé qu'à demi; elle n'avait +encore ni sa montre ni sa chaîne, et quelques dentelles, qui devaient +orner son sein, étaient avec ses bijoux, son mouchoir, ses gants, +quelques fleurs et un livre de prières, confusément entassées autour du +miroir. + +Ce ne fut pas dans le premier moment que je vis toutes ces choses, +quoique j'en visse plus au premier abord qu'on ne pourrait le supposer. +Mais je vis bien vite que tout ce qui me paraissait d'une blancheur +extrême, ne l'était plus depuis longtemps; cela avait perdu tout son +lustre, et était fané et jauni. Je vis que dans sa robe nuptiale, la +fiancée était flétrie, comme ses vêtements, comme ses fleurs, et qu'elle +n'avait conservé rien de brillant que ses yeux caves. On voyait que ces +vêtements avaient autrefois recouvert les formes gracieuses d'une jeune +femme, et que le corps sur lequel ils flottaient maintenant s'était +réduit, et n'avait plus que la peau et les os. J'avais vu autrefois à la +foire une figure de cire représentant je ne sais plus quel personnage +impassible, exposé après sa mort. Dans une autre occasion, j'avais été +voir, à la vieille église de nos marais, un squelette couvert de riches +vêtements qu'on venait de découvrir sous le pavé de l'église. En ce +moment, la figure de cire et le squelette me semblaient avoir des yeux +noirs qu'ils remuaient en me regardant. J'aurais crié si j'avais pu. + +Qui est la? demanda la dame assise à la table de toilette. + +--Pip, madame. + +--Pip? + +--Le jeune homme de M. Pumblechook, madame, qui vient... pour jouer. + +--Approche, que je te voie... approche... plus près... plus près...» + +Ce fut lorsque je me trouvai devant elle et que je tâchai d'éviter son +regard, que je pris une note détaillée des objets qui l'entouraient. Je +remarquai que sa montre était arrêtée à neuf heures moins vingt minutes, +et que la pendule de la chambre était aussi arrêtée à la même heure. + +«Regarde-moi, dit miss Havisham, tu n'as pas peur d'une femme qui n'a +pas vu la lumière du soleil depuis que tu es au monde?» + +Je regrette d'être obligé de constater que je ne reculai pas devant +l'énorme mensonge, contenu dans ma réponse négative. + +«Sais-tu ce que je touche là, dit-elle en appuyant ses deux mains sur +son côté gauche. + +--Oui, madame.» + +Cela me fit penser au jeune homme qui avait dû me manger le coeur. + +«Qu'est-ce? + +--Votre coeur. + +--Oui, il est mort!» + +Elle murmura ces mots avec un regard étrange et en sourire de Parque, +qui renfermait une espèce de vanité. Puis, ayant tenu ses mains sur son +coeur pendant quelques moments, elle les ôta lentement, comme si elles +eussent pressé trop fortement sa poitrine. + +«Je suis fatiguée, dit miss Havisham; j'ai besoin de distraction... je +suis lasse des hommes et des femmes.... Joue.» + +Je pense que le lecteur le plus exigeant voudra bien convenir que, dans +les circonstances présentes, il eût été difficile de me donner un ordre +plus embarrassant à remplir. + +«J'ai de singulières idées quelquefois, continua-t-elle, et j'ai +aujourd'hui la fantaisie de voir quelqu'un jouer. Là! là!... fit-elle en +agitant avec impatience les doigts de sa main droite; joue!... joue!... +joue!...» + +Un moment la crainte de voir venir ma soeur m'aider, comme elle l'avait +promis, me donna l'idée de courir tout autour de la chambre, en galopant +comme la jument de M. Pumblechook, mais je sentis mon incapacité de +remplir convenablement ce rôle, et je n'en fis rien. Je continuai à +regarder miss Havisham d'une façon qu'elle trouva sans doute peu +aimable, car elle me dit: + +«Es-tu donc maussade et obstiné? + +--Non madame, je suis bien fâché de ne pouvoir jouer en ce moment. Oui, +très fâché pour vous. Si vous vous plaignez de moi, j'aurai des +désagréments avec ma soeur, et je jouerais, je vous l'assure, si je le +pouvais, mais tout ici est si nouveau, si étrange, si beau... si +triste!...» + +Je m'arrêtai, craignant d'en dire trop, si ce n'était déjà fait, et nous +nous regardâmes encore tous les deux. + +Avant de me parler, elle jeta un coup d'oeil sur les habits qu'elle +portait, sur la table de toilette, et enfin sur elle-même dans la glace. + +«Si nouveau pour lui, murmura-t-elle; si vieux pour moi; si étrange pour +lui; si familier pour moi; si triste pour tous les deux! Appelle +Estelle.» + +Comme elle continuait à se regarder dans la glace, je pensai qu'elle se +parlait à elle-même et je me tins tranquille. + +«Appelle Estelle, répéta-t-elle en lançant sur moi un éclair de ses +yeux. Tu peux bien faire cela, j'espère? Vas à la porte et appelle +Estelle.» + +Aller dans le sombre et mystérieux couloir d'une maison inconnue, crier: +«Estelle!» à une jeune et méprisante petite créature que je ne pouvais +ni voir ni entendre, et avoir le sentiment de la terrible liberté que +j'allais prendre, en lui criant son nom, était presque aussi effrayant +que de jouer par ordre. Mais elle répondit enfin, une étoile brilla au +fond du long et sombre corridor... et Estelle s'avança, une chandelle à +la main. + +Miss Havisham la pria d'approcher, et prenant un bijou sur la table, +elle l'essaya sur son joli cou et sur ses beaux cheveux bruns. + +«Ce sera pour vous un jour, dit-elle, et vous en ferez bon usage. Jouez +aux cartes avec ce garçon. + +--Avec ce garçon! Pourquoi?... ce n'est qu'un simple ouvrier!» + +Il me sembla entendre miss Havisham répondre, mais cela me paraissait si +peu vraisemblable: + +«Eh bien! vous pouvez lui briser le coeur! + +--À quoi sais-tu jouer, mon garçon? me demanda Estelle avec le plus +grand dédain. + +Je ne joue qu'à la bataille, mademoiselle. + +Eh bien! battez-le,» dit miss Havisham à Estelle. + +Nous nous assîmes donc en face l'un de l'autre. + +C'est alors que je commençai à comprendre que tout, dans cette chambre, +s'était arrêté depuis longtemps, comme la montre et la pendule. Je +remarquai que miss Havisham remit le bijou exactement à la place où elle +l'avait pris. Pendant qu'Estelle battait les cartes, je regardai de +nouveau sur la table de toilette et vis que le soulier, autrefois blanc, +aujourd'hui jauni, n'avait jamais été porté. Je baissai les yeux sur le +pied non chaussé, et je vis que le bas de soie, autrefois blanc et jaune +à présent, était complètement usé. Sans cet arrêt dans toutes choses, +sans la durée de tous ces pâles objets à moitié détruits, cette toilette +nuptiale sur ce corps affaissé m'eût semblé un vêtement de mort, et ce +long voile un suaire. + +Miss Havisham se tenait immobile comme un cadavre pendant que nous +jouions aux cartes; et les garnitures et les dentelles de ses habits de +fiancée semblaient pétrifiées. Je n'avais encore jamais entendu parler +des découvertes qu'on fait de temps à autre de corps enterrés dans +l'antiquité, et qui tombent en poussière dès qu'on y touche, mais j'ai +souvent pensé depuis que la lumière du soleil l'eût réduite en poudre. + +«Il appelle les valets des Jeannots, ce garçon, dit Estelle avec dédain, +avant que nous eussions terminé notre première partie. Et quelles mains +il a!... et quels gros souliers!» + +Je n'avais jamais pensé à avoir honte de mes mains, mais je commençai à +les trouver assez médiocres. Son mépris de ma personne fut si violent, +qu'il devint contagieux et s'empara de moi. + +Elle gagna la partie, et je donnai les cartes pour la seconde. Je me +trompai, justement parce que je ne voyais qu'elle, et que la jeune +espiègle me surveillait pour me prendre en faute. Pendant que j'essayais +de faire de mon mieux, elle me traita de maladroit, de stupide et de +malotru. + +«Tu ne me dis rien d'elle? me fit remarquer miss Havisham; elle te dit +cependant des choses très dures, et tu ne réponds rien. Que penses-tu +d'elle? + +--Je n'ai pas besoin de le dire. + +--Dis-le moi tout bas à l'oreille, continua miss Havisham, en se +penchant vers moi. + +--Je pense qu'elle est très fière, lui dis-je tout bas. + +--Après? + +--Je pense qu'elle est très jolie. + +--Après? + +--Je pense qu'elle a l'air très insolent.» + +Elle me regardait alors avec une aversion très marquée. + +«Après? + +--Je pense que je voudrais retourner chez nous. + +--Et ne plus jamais la voir, quoiqu'elle soit jolie? + +--Je ne sais pas si je voudrais ne plus jamais la voir, mais je voudrais +bien m'en aller à la maison tout de suite. + +--Tu iras bientôt, dit miss Havisham à haute voix. Continuez à jouer +ensemble.» + +Si je n'avais déjà vu une fois son sourire de Parque, je n'aurais jamais +cru que le visage de miss Havisham pût sourire. Elle paraissait plongée +dans une méditation active et incessante, comme si elle avait le pouvoir +de transpercer toutes les choses qui l'entouraient, et il semblait que +rien ne pourrait jamais l'en tirer. Sa poitrine était affaissée, de +sorte qu'elle était toute courbée; sa voix était brisée, de sorte +qu'elle parlait bas; un sommeil de mort s'appesantissait peu à peu sur +elle. Enfin, elle paraissait avoir le corps et l'âme, le dehors et le +dedans, également brisés, sous le poids d'un coup écrasant. + +Je continuai la partie avec Estelle, et elle me battit; elle rejeta les +cartes sur la table, après me les avoir gagnées, comme si elle les +méprisait pour avoir été touchées par moi. + +«Quand reviendras-tu ici? dit miss Havisham. Voyons...» + +J'allais lui faire observer que ce jour-là était un mercredi, quand elle +m'interrompit avec son premier mouvement d'impatience, c'est-à-dire en +agitant les doigts de sa main droite: + +«Là!... là!... je ne sais rien des jours de la semaine... ni des +mois... ni des années.... Viens dans six jours. Tu entends? + +--Oui, madame. + +--Estelle, conduisez-le en bas. Donnez-lui quelque chose à manger, et +laissez-le aller et venir pendant qu'il mangera. Allons, Pip, va!» + +Je suivis la chandelle pour descendre, comme je l'avais suivie pour +monter. Estelle la déposa à l'endroit où nous l'avions trouvée. Jusqu'au +moment où elle ouvrit la porte d'entrée, je m'étais imaginé qu'il +faisait tout à fait nuit, sans y avoir réfléchi; la clarté subite du +jour me confondit. Il me sembla que j'étais resté pendant de longues +heures dans cette étrange chambre, qui ne recevait jamais d'autre clarté +que celle des chandelles. + +«Tu vas attendre ici, entends-tu, mon garçon» dit Estelle. + +Et elle disparut en fermant la porte. + +Je profitai de ce que j'étais seul dans la cour pour jeter un coup +d'oeil sur mes mains et sur mes souliers. Mon opinion sur ces +accessoires ne fut pas des plus favorables; jamais, jusqu'ici, je ne +m'en étais préoccupé, mais je commençais à ressentir tout le désagrément +de ces vulgarités. Je résolus de demander à Joe pourquoi il m'avait +appris à appeler Jeannots les valets des cartes. J'aurais désiré que Joe +eût été élevé plus délicatement, au moins j'y aurais gagné quelque +chose. + +Estelle revint avec du pain, de la viande et un pot de bière; elle +déposa la bière sur une des pierres de la cour, et me donna le pain et +la viande sans me regarder, aussi insolemment qu'on eût fait à un chien +en pénitence. J'étais si humilié, si blessé, si piqué, si offensé, si +fâché, si vexé, je ne puis trouver le vrai mot, pour exprimer cette +douleur, Dieu seul sait ce que je souffris, que les larmes me +remplirent les yeux. À leur vue, la jeune fille eut l'air d'éprouver un +vif plaisir à en être la cause. Ceci me donna la force de les rentrer et +de la regarder en face; elle fit un signe de tête méprisant, ce qui +signifiait qu'elle était bien certaine de m'avoir blessé; puis elle se +retira. + +Quand elle fut partie, je cherchai un endroit pour cacher mon visage et +pleurer à mon aise. En pleurant, je me donnais de grands coups contre +les murs, et je m'arrachai une poignée de cheveux. Telle était +l'amertume de mes émotions, et si cruelle était cette douleur sans nom, +qu'elles avaient besoin d'être contrecarrées. + +Ma soeur, en m'élevant comme elle l'avait fait, m'avait rendu +excessivement sensible. Dans le petit monde où vivent les enfants, +n'importe qui les élève, rien n'est plus délicatement perçu, rien n'est +plus délicatement senti que l'injustice. L'enfant ne peut être exposé, +il est vrai, qu'à une injustice minime, mais l'enfant est petit et son +monde est petit; son cheval à bascule ne s'élève qu'à quelques pouces de +terre pour être en proportion avec lui, de même que les chevaux +d'Irlande sont faits pour les Irlandais. Dès mon enfance, j'avais eu à +soutenir une guerre perpétuelle contre l'injustice: je m'étais aperçu, +depuis le jour où j'avais pu parler, que ma soeur, dans ses capricieuses +et violentes corrections, était injuste pour moi; j'avais acquis la +conviction profonde qu'il ne s'ensuivait pas, de ce qu'elle m'élevait à +la main, qu'elle eût le droit de m'élever à coups de fouet. Dans toutes +mes punitions, mes jeûnes, mes veilles et autres pénitences, j'avais +nourri cette idée, et, à force d'y penser dans mon enfance solitaire et +sans protection, j'avais fini par me persuader que j'étais moralement +timide et très sensible. + +À force de me heurter contre le mur de la brasserie et de m'arracher les +cheveux, je parvins à calmer mon émotion; je passai alors ma manche sur +mon visage et je quittai le mur où je m'étais appuyé. Le pain et la +viande étaient très acceptables, la bière forte et pétillante, et je fus +bientôt d'assez belle humeur pour regarder autour de moi. + +Assurément c'était un lieu abandonné. Le pigeonnier de la cour de la +brasserie était désert, la girouette avait été ébranlée et tordue par +quelque grand vent, qui aurait fait songer les pigeons à la mer, s'il y +avait eu quelques pigeons pour s'y balancer; mais il n'y avait plus de +pigeons dans le pigeonnier, plus de chevaux dans les écuries, plus de +cochons dans l'étable, plus de bière dans les tonneaux; les caves ne +sentaient ni le grain ni la bière; toutes les odeurs avaient été +évaporées par la dernière bouffée de vapeur. Dans une ancienne cour, on +voyait un désert de fûts vides, répandant une certaine odeur âcre, qui +rappelait de meilleurs jours; mais la fermentation était un peu trop +avancée pour qu'on pût accepter ces résidus comme échantillons de la +bière qui n'y était plus, et, sous ce rapport, ces abandonnés n'étaient +pas plus heureux que les autres. + +À l'autre bout de la brasserie, il y avait un jardin protégé par un +vieux mur qui, cependant, n'était pas assez élevé pour m'empêcher d'y +grimper, de regarder par-dessus, et de voir que ce jardin était le +jardin de la maison. Il était couvert de broussailles et d'herbes +sauvages; mais il y avait des traces de pas sur la pelouse et dans les +allées jaunes, comme si quelqu'un s'y promenait quelquefois. J'aperçus +Estelle qui s'éloignait de moi; mais elle me semblait être partout; car, +lorsque je cédai à la tentation que m'offraient les fûts, et que je +commençai à me promener sur la ligne qu'ils formaient à la suite les uns +des autres, je la vis se livrant au même exercice à l'autre bout de la +cour: elle me tournait le dos, et soutenait dans ses deux mains ses +beaux cheveux bruns; jamais elle ne se retourna et disparut au même +instant. Il en fut de même dans la brasserie; lorsque j'entrai dans une +grande pièce pavée, haute de plafond, où l'on faisait autrefois la bière +et où se trouvaient encore les ustensiles des brasseurs. Un peu oppressé +par l'obscurité, je me tins à l'entrée, et je la vis passer au milieu +des feux éteints, monter un petit escalier en fer, puis disparaître dans +une galerie supérieure, comme dans les nuages. + +Ce fut dans cet endroit et à ce moment, qu'une chose très étrange se +présenta à mon imagination. Si je la trouvai étrange alors, plus tard je +l'ai considérée comme bien plus étrange encore. Je portai mes yeux un +peu éblouis par la lumière du jour sur une grosse poutre placée à ma +droite, dans un coin, et j'y vis un corps pendu par le cou; ce corps +était habillé tout en blanc jauni, et n'avait qu'un seul soulier aux +pieds. Il me sembla que toutes les garnitures fanées de ses vêtements +étaient en papier, et je crus reconnaître le visage de miss Havisham, se +balançant, en faisant des efforts pour m'appeler. Dans ma terreur de +voir cette figure que j'étais certain de ne pas avoir vue un moment +auparavant, je m'en éloignai d'abord, puis je m'en approchai ensuite, et +ma terreur s'accrut au plus haut degré, quand je vis qu'il n'y avait pas +de figure du tout. + +Il ne fallut rien moins, pour me rappeler à moi, que l'air frais et la +lumière bienfaisante du jour, la vue des personnes passant derrière les +barreaux de la grille et l'influence fortifiante du pain, de la viande +et de la bière qui me restaient. Et encore, malgré cela, ne serais-je +peut-être pas revenu à moi aussitôt que je le fis, sans l'approche +d'Estelle, qui, ses clefs à la main, venait me faire sortir. Je pensai +qu'elle serait enchantée, si elle s'apercevait que j'avais eu peur, et +je résolus de ne pas lui procurer ce plaisir. + +Elle me lança un regard triomphant en passant à côté de moi, comme si +elle se fût réjouie de ce que mes mains étaient si rudes et mes +chaussures si grossières, et elle m'ouvrit la porte et se tint de façon +à ce que je devais passer devant elle. J'allais sortir sans lever les +yeux sur elle, quand elle me toucha à l'épaule. + +«Pourquoi ne pleures-tu pas? + +--Parce que je n'en ai pas envie. + +--Mais si, dit-elle, tu as pleuré; tu as les yeux bouffis, et tu es sur +le point de pleurer encore.» + +Elle se mit à rire d'une façon tout à fait méprisante, me poussa dehors +et ferma la porte sur moi. Je rendis tout droit chez M. Pumblechook. +J'éprouvai un immense soulagement en ne le trouvant pas chez lui. Après +avoir dit au garçon de boutique quel jour je reviendrais chez miss +Havisham, je me mis en route pour regagner notre forge, songeant en +marchant à tout ce que j'avais vu, et repassant dans mon esprit: que je +n'étais qu'un vulgaire ouvrier; que mes mains étaient rudes et mes +souliers épais; que j'avais contracté la déplorable habitude d'appeler +les valets des Jeannots; que j'étais bien plus ignorant que je ne +l'avais cru la veille, et qu'en général, je ne valais pas grand'chose. + + + + +CHAPITRE IX. + + +Quand j'arrivai à la maison, ma soeur se montra fort en peine de savoir +ce qui se passait chez miss Havisham, et m'accabla de questions. Je me +sentis bientôt lourdement secoué par derrière, et je reçus plus d'un +coup dans la partie inférieure du dos; puis elle frotta ignominieusement +mon visage contre le mur de la cuisine, parce que je ne répondais pas +avec assez de prestesse aux questions qu'elle m'adressait. + +Si la crainte de n'être pas compris existe chez les autres petits +garçons au même degré qu'elle existait chez moi, chose que je considère +comme vraisemblable, car je n'ai pas de raison pour me croire une +monstruosité, c'est la clef de bien des réserves. J'étais convaincu que +si je décrivais miss Havisham comme mes yeux l'avaient vue, je ne serais +pas compris, et bien que je ne la comprisse moi-même qu'imparfaitement, +j'avais l'idée qu'il y aurait de ma part quelque chose de méchant et de +fourbe à la présenter aux yeux de Mrs Joe telle qu'elle était en +réalité. La même suite d'idées m'amena à penser que je ne devais pas +parler de miss Estelle. En conséquence, j'en dis le moins possible, et +ma pauvre tête dut essuyer à plusieurs reprises les murs de la cuisine. + +Le pire de tout, c'est que cette vieille brute de Pumblechook, attiré +par une dévorante curiosité de savoir tout ce que j'avais vu et entendu, +arriva au grand trot de sa jument, au moment de prendre le thé, pour +tâcher de se faire donner toutes sortes de détails; et la simple vue de +cet imbécile, avec ses yeux de poisson, sa bouche ouverte, ses cheveux +d'un blond ardent, dressés par une attente curieuse, et son gilet, +soulevé par sa respiration mathématique, ne firent que renforcer mes +réticences. + +«Eh bien! mon garçon, commença l'oncle Pumblechook, dès qu'il fut assis +près du feu, dans le fauteuil d'honneur, comment t'en es-tu tiré +là-bas. + +--Assez bien, monsieur,» répondis-je. + +Ma soeur me montra son poing crispé. + +«Assez bien? répéta Pumblechook; assez bien n'est pas une réponse. +Dis-nous ce que tu entends par assez bien, mon garçon.» + +Peut-être le blanc de chaux endurcit-il le cerveau jusqu'à +l'obstination: ce qu'il y a de certain, c'est qu'avec le blanc de chaux +du mur qui était resté sur mon front, mon obstination s'était durcie à +l'égal du diamant. Je réfléchis un instant, puis je répondis, comme +frappé d'une nouvelle idée: + +«Je veux dire assez bien...» + +Ma soeur eut une exclamation d'impatience et allait s'élancer sur moi. +Je n'avais aucun moyen de défense, car Joe était occupé dans la forge, +quand M. Pumblechook intervint. + +«Non! calmez-vous... laissez-moi faire, ma nièce... laissez-moi faire.» + +Et M. Pumblechook se tourna vers moi, comme s'il eût voulu me couper les +cheveux, et dit: + +«D'abord, pour mettre de l'ordre dans nos idées, combien font +quarante-trois pence?» + +Je calculai les conséquences qui pourraient résulter, si je répondais: +«Quatre cents livres,» et les trouvant contre moi, j'en retranchai +quelque chose comme huit pence. M. Pumblechook me fit alors suivre après +lui la table de multiplication des pence et dit: + +«Douze pence font un shilling, donc quarante pence font trois shillings +et quatre pence.» + +Puis il me demanda triomphalement: + +«Eh bien! maintenant, combien font quarante-trois pence?» + +Ce à quoi je répondis après une mûre réflexion: + +«Je ne sais pas.» + +M. Pumblechook me secoua alors la tête comme un marteau pour m'enfoncer +de force le nombre dans la cervelle et dit: + +«Quarante-trois pence font-ils sept shillings, six pence trois liards, +par hasard? + +--Oui, dis-je. + +--Mon garçon, recommença M. Pumblechook en revenant à lui et se croisant +les bras sur la poitrine, comment est miss Havisham? + +--Elle est grande et noire, dis-je. + +--Est-ce vrai, mon oncle?» demanda ma soeur. + +M. Pumblechook fit un signe d'assentiment, duquel je conclus qu'il +n'avait jamais vu miss Havisham, car elle n'était ni grande ni noire. + +«Bien! fit M. Pumblechook, c'est le moyen de le prendre; nous allons +savoir ce que nous désirons. + +--Je voudrais bien, mon oncle, dit ma soeur, que vous le preniez avec +vous; vous savez si bien en faire ce que vous voulez. + +--Maintenant, mon garçon, que faisait-elle, quand tu es entré? + +--Elle était assise dans une voiture de velours noir,» répondis-je. + +M. Pumblechook et ma soeur se regardèrent tout étonnés, comme ils en +avaient le droit, et répétant tous deux: + +«Dans une voiture de velours noir? + +--Oui, répondis-je. Et miss Estelle, sa nièce, je pense, lui tendait des +gâteaux et du vin par la portière, sur un plateau d'or, et nous eûmes +tous du vin et des gâteaux sur des plats d'or, et je suis monté sur le +siège de derrière pour manger ma part, parce qu'elle me l'avait dit. + +--Y avait-il là d'autres personnes? demanda mon oncle. + +--Quatre chiens, dis-je. + +--Gros ou petits? + +--Énormes! m'écriai-je; et ils se sont battus pour avoir quatre +côtelettes de veau, renfermées dans un panier d'argent. + +Mrs Joe et M. Pumblechook se regardèrent de nouveau avec étonnement. +J'étais tout à fait monté, complètement indifférent à la torture, et je +comptais leur en dire bien d'autres. + +Où était cette voiture, au nom du ciel? demanda ma soeur. + +--Dans la chambre de miss Havisham.» + +Ils se regardèrent encore. + +«Mais il n'y avait pas de chevaux, ajoutai-je, en repoussant avec force +l'idée des quatre coursiers richement caparaçonnés, que j'avais eu +d'abord la singulière pensée d'y atteler. + +--Est-ce possible, mon oncle? demanda Mrs Joe; que veut dire cet enfant? + +--Je vais vous l'expliquer, ma nièce, dit M. Pumblechook. Mon avis est +que ce doit être une chaise à porteurs; elle est bizarre, vous le savez, +très bizarre et si extraordinaire, qu'il n'y aurait rien d'étonnant +qu'elle passât ses jours dans une chaise à porteurs. + +--L'avez-vous jamais vue dans cette chaise? demanda Mrs Joe. + +--Comment l'aurais-je pu? reprit-il, forcé par cette question, quand +jamais de ma vie je ne l'ai vue, même de loin. + +--Bonté divine! mon oncle, et pourtant vous lui avez parlé? + +--Vous savez bien, continua l'oncle, que lorsque j'y suis allé, la porte +était entr'ouverte; je me tenais d'un côté, elle de l'autre, et nous +nous causions de cette manière. Ne dites pas, ma nièce, que vous ne +saviez pas cela. Quoi qu'il en soit, ce garçon est allé chez elle pour +jouer. À quoi as-tu joué, mon garçon? + +--Nous avons joué avec des drapeaux,» dis-je. + +Je dois avouer que je suis très étonné aujourd'hui, quand je me rappelle +les mensonges que je fis en cette occasion. + +«Des drapeaux? répéta ma soeur. + +--Oui, dis-je; Estelle agitait un drapeau bleu et moi un rouge, et miss +Havisham en agitait un tout parsemé d'étoiles d'or; elle l'agitait par +la portière de sa voiture, et puis nous brandissions nos sabres en +criant: Hourra! hourra! + +--Des sabres?... répéta ma soeur; où les aviez-vous pris? + +--Dans une armoire, dis-je, où il y avait des pistolets et des +confitures et des pilules. Le jour ne pénétrait pas dans la chambre, +mais elle était éclairée par des chandelles. + +--Cela est vrai, ma nièce, dit M. Pumblechook avec un signe de tête +plein de gravité, je puis vous garantir cet état de choses, car j'en ai +moi-même été témoin.» + +Tous deux me regardèrent, et moi-même, prenant un petit air candide, je +les regardai aussi, en plissant avec ma main droite la jambe droite de +mon pantalon. + +S'ils m'eussent adressé d'autres questions, je me serais +indubitablement trahi, car j'étais sur le point de déclarer qu'il y +avait un ballon dans la cour, et j'aurais même hasardé cette absurde +déclaration, si mon esprit n'eût pas balancé entre ce phénomène et un +ours enfermé dans la brasserie. Cependant, ils étaient tellement +absorbés par les merveilles que j'avais déjà présentées à leur +admiration, que j'échappai à cette dangereuse alternative. Ce sujet les +occupait encore, quand Joe revint de son travail et demanda une tasse de +thé. Ma soeur lui raconta ce qui m'était arrivé, plutôt pour soulager +son esprit émerveillé que pour satisfaire la curiosité de mon bon ami +Joe. + +Quand je vis Joe ouvrir ses grands yeux bleus et les promener autour de +lui, en signe d'étonnement, je fus pris de remords; mais seulement en ce +qui le concernait lui, sans m'inquiéter en aucune manière des deux +autres. Envers Joe, mais envers Joe seulement, je me considérais comme +un jeune monstre, pendant qu'ils débattaient les avantages qui +pourraient résulter de la connaissance et de la faveur de miss +Havisham. Ils étaient certains que miss Havisham ferait quelque chose +pour moi, mais ils se demandaient sous quelle forme. Ma soeur +entrevoyait le don de quelque propriété rurale. M. Pumblechook +s'attendait à une récompense magnifique, qui m'aiderait à apprendre +quelque joli commerce, celui de grainetier, par exemple. Joe tomba dans +la plus profonde disgrâce pour avoir osé suggérer que j'étais, aux yeux +de miss Havisham, l'égal des chiens qui avaient combattu héroïquement +pour les côtelettes de veau. + +«Si ta tête folle ne peut exprimer d'idées plus raisonnables que +celles-là, dit ma soeur, et que tu aies à travailler, tu ferais mieux de +t'y mettre de suite.» + +Et le pauvre homme sortit sans mot dire. + +Quand M. Pumblechook fut parti, et que ma soeur eut gagné son lit, je me +rendis à la dérobée dans la forge, où je restai auprès de Joe jusqu'à +ce qu'il eût fini son travail, et je lui dis alors: + +«Joe, avant que ton feu ne soit tout à fait éteint, je voudrais te dire +quelque chose. + +--Vraiment, mon petit Pip! dit Joe en tirant son escabeau près de la +forge; dis-moi ce que c'est, mon petit Pip. + +--Joe, dis-je en prenant la manche de sa chemise et la roulant entre le +pouce et l'index, tu te souviens de tout ce que j'ai dit sur le compte +de miss Havisham. + +--Si je m'en souviens, dit Joe; je crois bien, c'est merveilleux! + +--Oui, mais c'est une terrible chose, Joe; car tout cela n'est pas vrai. + +--Que dis-tu, mon petit Pip? s'écria Joe frappé d'étonnement. Tu ne +veux pas dire, j'espère, que c'est un.... + +--Oui, je dois te le dire, à toi, tout cela c'est un mensonge. + +--Mais pas tout ce que tu as raconté, bien sûr; tu ne prétends pas dire +qu'il n'y a pas de voiture en velours noir, hein?» + +Je continuai à secouer la tête. + +«Mais au moins, il y avait des chiens, mon petit Pip; mon cher petit +Pip, s'il n'y avait pas de côtelettes de veau, au moins il y avait des +chiens? + +--Non, Joe. + +--Un chien, dit Joe, rien qu'un tout petit chien? + +--Non, Joe, il n'y avait rien qui ressemblât à un chien.» + +Joe me considérait avec le plus profond désappointement. + +«Mon petit Pip, mon cher petit Pip, ça ne peut pas marcher comme ça, mon +garçon, où donc veux-tu en venir? + +--C'est terrible, n'est-ce pas? + +--Terrible!... s'écria Joe; terrible!... Quel démon t'a poussé? + +--Je ne sais, Joe, répliquai-je en lâchant sa manche de chemise et +m'asseyant à ses pieds dans les cendres; mais je voudrais bien que tu ne +m'aies pas appris à appeler les valets des Jeannots, et je voudrais que +mes mains fussent moins rudes et mes souliers moins épais.» + +Alors je dis à Joe que je me trouvais bien malheureux, et que je +n'avais pu m'expliquer devant Mrs Joe et M. Pumblechook, parce qu'ils +étaient trop durs pour moi; qu'il y avait chez miss Havisham une fort +jolie demoiselle qui était très fière; qu'elle m'avait dit que j'étais +commun; que je savais bien que j'étais commun, mais que je voudrais bien +ne plus l'être; et que les mensonges m'étaient venus, je ne savais ni +comment ni pourquoi.... + +C'était un cas de métaphysique aussi difficile à résoudre pour Joe que +pour moi. Mais Joe voulut éloigner tout ce qu'il y avait de métaphysique +dans l'espèce et en vint à bout. + +«Il y a une chose dont tu peux être bien certain mon petit Pip, dit Joe, +après avoir longtemps ruminé. D'abord, un mensonge est un mensonge, de +quelque manière qu'il vienne, et il ne doit pas venir; n'en dis plus, +mon petit Pip; ça n'est pas le moyen de ne plus être commun, mon garçon, +et quant à être commun, je ne vois pas cela très clairement: tu es d'une +petite taille peu commune, et ton savoir n'est pas commun non plus. + +--Si; je suis ignorant et emprunté, Joe. + +--Mais vois donc cette lettre que tu m'as écrite hier soir, c'est comme +imprimé! J'ai vu des lettres, et lettres écrites par des messieurs très +comme il faut, encore, et elles n'avaient pas l'air d'être imprimées. + +--Je ne sais rien, Joe; tu as une trop bonne opinion de moi, voilà tout. + +--Eh bien, mon petit Pip, dit Joe, que cela soit ou que cela ne soit +pas, il faut commencer par le commencement; le roi sur son trône, avec +sa couronne sur sa tête, avant d'écrire ses actes du Parlement, a +commencé par apprendre l'alphabet, alors qu'il n'était que prince +royal.... Ah! ajouta Joe avec un signe de satisfaction personnelle, il a +commencé par l'A et a été jusqu'au Z, je sais parfaitement ce que +c'est, quoique je ne puisse pas dire que j'en ai fait autant.» + +Il y avait de la sagesse dans ces paroles, et elles m'encouragèrent un +peu. + +«Ne faut-il pas mieux, continua Joe en réfléchissant, rester dans la +société des gens communs plutôt que d'aller jouer avec ceux qui ne le +sont pas? Ceci me fait penser qu'il y avait peut-être un drapeau? + +--Non, Joe. + +--Je suis vraiment fâché qu'il n'y ait pas eu au moins un drapeau, mon +petit Pip. Cela finira par arriver aux oreilles de ta soeur. Écoute, mon +petit Pip, ce que va te dire un véritable ami, si tu ne réussis pas à +n'être plus commun, en allant tout droit devant toi, il ne faut pas +songer que tu pourras le faire en allant de travers. Ainsi donc, mon +petit Pip, ne dis plus de mensonges, vis bien et meurs en paix. + +--Tu ne m'en veux pas, Joe? + +--Non, mon petit Pip, non; mais je ne puis m'empêcher de penser qu'ils +étaient joliment audacieux, ces chiens qui voulaient manger les +côtelettes de veau, et un ami qui te veut du bien te conseille d'y +penser quand tu monteras te coucher; voilà tout, mon petit Pip, et ne le +fais plus.» + +Quand je me trouvai dans ma petite chambre, disant mes prières, je +n'oubliai pas la recommandation de Joe; et pourtant mon jeune esprit +était dans un tel état de trouble, que longtemps après m'être couché, je +pensais encore comment miss Estelle considèrerait Joe, qui n'était qu'un +simple forgeron: et combien ses mains étaient rudes, et ses souliers +épais; je pensais aussi à Joe et à ma soeur, qui avaient l'habitude de +s'asseoir dans la cuisine, et je réfléchissais que moi-même j'avais +quitté la cuisine pour aller me coucher; que miss Havisham et Estelle ne +restaient jamais à la cuisine; et qu'elles étaient bien au-dessus de ces +habitudes communes. Je m'endormis en pensant à ce que j'avais fait chez +miss Havisham, comme si j'y étais resté des semaines et des mois au lieu +d'heures, et comme si c'eût été un vieux souvenir au lieu d'un événement +arrivé le jour même. + +Ce fut un jour mémorable pour moi, car il apporta de grands changements +dans ma destinée; mais c'est la même chose pour chacun. Figurez-vous un +certain jour retranché dans votre vie, et pensez combien elle aurait été +différente. Arrêtez-vous, vous qui lisez ce récit, et figurez-vous une +longue chaîne de fil ou d'or, d'épines ou de fleurs, qui ne vous eût +jamais lié, si, à un certain et mémorable jour, le premier anneau ne se +fût formé. + + + + +CHAPITRE X. + + +Un ou deux jours après, un matin en m'éveillant, il me vint l'heureuse +idée que le meilleur moyen pour n'être plus commun était de tirer de +Biddy tout ce qu'elle pouvait savoir sur ce point important. En +conséquence, je déclarai à Biddy, un soir que j'étais allé chez la +grand'tante de M. Wopsle, que j'avais des raisons particulières pour +désirer faire mon chemin en ce monde, et que je lui serais très obligé +si elle voulait bien m'enseigner tout ce qu'elle savait. Biddy, qui +était la fille la plus obligeante du monde, me répondit immédiatement +qu'elle ne demandait pas mieux, et elle mit aussitôt sa promesse à +exécution. + +Le système d'éducation adopté par la grand'tante de M. Wopsle, pouvait +se résoudre ainsi qu'il suit: Les élèves mangeaient des pommes et se +mettaient des brins de paille sur le dos les uns des autres, jusqu'à ce +que la grand'tante de M. Wopsle, rassemblant toute son énergie, se +précipitât indistinctement sur eux, armée d'une baguette de bouleau, en +faisant une course effrénée. Après avoir reçu le choc avec toutes les +marques de dérision possibles, les élèves se formaient en ligne, et +faisaient circuler rapidement, de main en main, un livre tout déchiré. +Le livre contenait, ou plutôt avait contenu; un alphabet, quelques +chiffres, une table de multiplication et un syllabaire. Dès que ce livre +se mettait en mouvement, la grand'tante de M. Wopsle tombait dans une +espèce de pâmoison, provenant de la fatigue ou d'un accès de rhumatisme. +Les élèves se livraient alors entre eux à l'examen de leurs souliers, +pour savoir celui qui pourrait frapper le plus fort avec son pied. Cet +examen durait jusqu'au moment où Biddy arrivait avec trois Bibles, tout +abîmées et toutes déchiquetées, comme si elles avaient été coupées avec +le manche de quelque chose de rude et d'inégal, et plus illisibles et +plus mal imprimées qu'aucune des curiosités littéraires que j'aie jamais +rencontrées depuis, elles étaient mouchetées partout, avec des taches de +rouille et avaient, écrasés entre leurs feuillets, des spécimens variés +de tous les insectes du monde. Cette partie du cours était généralement +égayée par quelques combats singuliers entre Biddy et les élèves +récalcitrants. Lorsque la bataille était terminée, Biddy nous indiquait +un certain nombre de pages, et alors nous lui lisions tous à haute voix +ce que nous pouvions, ou plutôt ce que nous ne pouvions pas. C'était un +bruit effroyable; Biddy conduisait cet orchestre infernal, en lisant +elle-même d'une voix lente et monotone. Aucun de nous n'avait la moindre +notion de ce qu'il lisait. Quand ce terrible charivari avait duré un +certain temps, il finissait généralement par réveiller la grand'tante de +M. Wopsle, et elle attrapait un des gens par les oreilles et les lui +tirait d'importance. Ceci terminait la leçon du soir, et nous nous +élancions en plein air en poussant des cris de triomphe. Je dois à la +vérité de faire observer qu'il n'était pas défendu aux élèves de +s'exercer à écrire sur l'ardoise, ou même sur du papier, quand il y en +avait; mais il n'était pas facile de se livrer à cette étude pendant +l'hiver, car la petite boutique où l'on faisait la classe, et qui +servait en même temps de chambre à coucher et de salon à la grand'tante +de M. Wopsle, n'était que faiblement éclairée, au moyen d'une chandelle +sans mouchettes. + +Il me sembla qu'il me faudrait bien du temps pour me dégrossir dans de +pareilles conditions. Néanmoins, je résolus d'essayer, et, ce soir-là, +Biddy commença à remplir l'engagement qu'elle avait pris envers moi, en +me faisant faire une lecture de son petit catalogue, et en me prêtant, +pour le copier à la main, un grand vieux D, qu'elle avait copié +elle-même du titre de quelque journal, et que, jusqu'à présent, j'avais +toujours pris pour une boucle. + +Il va sans dire qu'il y avait un cabaret dans le village, et que Joe +aimait à y aller, de temps en temps, fumer sa pipe. J'avais reçu l'ordre +le plus formel de passer le prendre aux _Trois jolis bateliers,_ en +revenant de l'école, et de le ramener à la maison, à mes risques et +périls. Ce fut donc vers les _Trois jolis bateliers_ que je dirigeai mes +pas. + +À côté du comptoir, il y avait aux _Trois jolis bateliers_ une suite de +comptes d'une longueur alarmante, inscrits à la craie sur le mur près de +la porte. Ces comptes semblaient n'avoir jamais été réglés; je me +souvenais de les avoir toujours vus là, ils avaient même toujours grandi +en même temps que moi, mais il y avait une grande quantité de craie dans +notre pays, et sans doute les habitants ne voulaient négliger aucune +occasion d'en tirer parti. + +Comme c'était un samedi soir, je trouvai le chef de l'établissement +regardant ces comptes d'un air passablement renfrogné; mais comme +j'avais affaire à Joe et non à lui, je lui souhaitai tout simplement le +bonsoir et passai dans la salle commune, au fond du couloir, où il y +avait un bon feu, et où Joe fumait sa pipe en compagnie de M. Wopsle et +d'un étranger. Joe me reçut comme de coutume, en s'écriant: + +«Holà! mon petit Pip, te voilà mon garçon!» + +Aussitôt l'étranger tourna la tête pour me regarder. C'était un homme +que je n'avais jamais vu, et il avait l'air fort mystérieux. Sa tête +était penchée d'un côté, et l'un de ses yeux était constamment à demi +fermé, comme s'il visait quelque chose avec un fusil invisible. Il avait +une pipe à la bouche, il l'ôta; et après en avoir expulsé la fumée, sans +cesser de me regarder fixement, il me fit un signe de tête. Je répondis +par un signe semblable. Alors il continua le même jeu et me fit place à +côté de lui. + +Mais comme j'avais l'habitude de m'asseoir à côté de Joe toutes les fois +que je venais dans cet endroit, je dis: + +«Non, merci, monsieur.» + +Et je me laissai tomber à la place que Joe m'avait faite sur l'autre +banc. L'étranger, après avoir jeté un regard sur Joe et vu que son +attention était occupée ailleurs, me fit de nouveaux signes; puis il se +frotta la jambe d'une façon vraiment singulière, du moins ça me fit cet +effet-là. + +«Vous disiez, dit l'étranger en s'adressant à Joe, que vous êtes +forgeron. + +--Oui, répondit Joe. + +--Que voulez-vous boire, monsieur?... À propos, vous ne m'avez pas dit +votre nom.» + +Joe le lui dit, et l'étranger l'appela alors par son nom. + +«Que voulez-vous boire, monsieur Gargery, c'est moi qui paye pour +trinquer avec vous? + +--À vous dire vrai, répondit Joe, je n'ai pas l'habitude de trinquer +avec personne, et surtout de boire aux frais des autres, mais aux miens. + + + +--L'habitude, non, reprit l'étranger; mais une fois par hasard n'est pas +coutume, et un samedi soir encore! Allons! dites ce que vous voulez, +monsieur Gargery. + +--Je ne voudrais pas vous refuser plus longtemps, dit Joe; du rhum. + +--Soit, du rhum, répéta l'étranger. Mais monsieur voudra-t-il bien, à +son tour, témoigner son désir? + +--Du rhum, dit M. Wopsle. + +--Trois rhums! cria l'étranger au propriétaire du cabaret, et trois +verres pleins! + +--Monsieur, observa Joe, en manière de présentation, est un homme qui +vous ferait plaisir à entendre, c'est le chantre de notre église. + +--Ah! ah! dit l'étranger vivement, en me regardant de côté, l'église +isolée, à droite des marais, tout entourée de tombeaux? + +--C'est cela même,» dit Joe. + +L'étranger, avec une sorte de murmure de satisfaction à travers sa pipe, +mit sa jambe sur le banc qu'il occupait à lui seul. Il portait un +chapeau de voyage à larges bords, et par-dessous un mouchoir roulé +autour de sa tête, en manière de calotte, de sorte qu'on ne voyait pas +ses cheveux. Il me sembla que sa figure prenait en ce moment une +expression rusée, suivie d'un éclat de rire étouffé. + +«Je ne connais pas très bien ce pays, messieurs, mais il me semble bien +désert du côté de la rivière. + +--Les marais ne sont pas habités ordinairement, dit Joe. + +--Sans doute!... sans doute!... mais ne pensez-vous pas qu'il peut y +venir quelquefois des Bohémiens, des vagabonds, ou quelque voyageur +égaré? + +--Non, dit Joe; seulement par-ci, par-là, un forçat évadé, et ils ne +sont pas faciles à prendre, n'est-ce pas, monsieur Wopsle?» + +M. Wopsle, se souvenant de sa déconvenue, fit un signe d'assentiment +dépourvu de tout enthousiasme. + +«Il paraît que vous en avez poursuivi? demanda l'étranger. + +--Une fois, répondit Joe, non pas que nous tenions beaucoup à les +prendre, comme vous pensez bien; nous y allions comme curieux, n'est-ce +pas, mon petit Pip? + +--Oui, Joe.» + +L'étranger continuait à me lancer des regards de côté, comme si c'eût +été particulièrement moi qu'il visât avec son fusil invisible, et dit: + +«C'est un gentil camarade que vous avez là; comment l'appelez-vous? + +--Pip, dit Joe. + +--Son nom de baptême est Pip? + +--Non, pas son nom de baptême. + +--Son surnom, alors? + +--Non, dit Joe, c'est une espèce de nom de famille qu'il s'est donné à +lui-même, quand il était tout enfant. + +--C'est votre fils? + +--Oh! non, dit Joe en méditant, non qu'il fût nécessaire de réfléchir +là-dessus; mais parce que c'était l'habitude, aux _Trois jolis +bateliers,_ de réfléchir profondément sur tout ce qu'on disait, pendant +que l'on fumait; oh!... non. Non, il n'est pas mon fils. + +--Votre neveu? dit l'étranger. + +--Pas davantage, dit Joe, avec la même apparence de réflexion profonde. +Non... je ne veux pas vous tromper... il n'est pas mon neveu. + +--Que diable vous est-il donc alors?» demanda l'étranger, qui me parut +pousser bien vigoureusement ses investigations. + +M. Wopsle prit alors la parole, comme quelqu'un qui connaissait tout ce +qui a rapport aux parentés, sa profession lui faisant un devoir de +savoir par coeur jusqu'à quel degré de parenté il était interdit à un +homme d'épouser une femme, et il expliqua les liens qui existaient entre +Joe et moi. M. Wopsle ne termina pas sans citer avec un air terrible un +passage de _Richard III_, et il s'imagina avoir dit tout ce qu'il y +avait à dire sur ce sujet, quand il eut ajouté: + +«Comme dit le poète!» + +Ici, je dois remarquer qu'en parlant de moi, M. Wopsle trouvait +nécessaire de me caresser les cheveux et de me les ramener jusque dans +les yeux. Je ne pouvais concevoir pourquoi tous ceux qui venaient à la +maison me soumettaient toujours au même traitement désagréable, dans les +mêmes circonstances. Cependant, je ne me souviens pas d'avoir jamais +été, dans ma première enfance, le sujet des conversations de notre +cercle de famille; mais quelques personnes à large main me favorisaient +de temps en temps de cette caresse ophtalmique pour avoir l'air de me +protéger. + +Pendant tout ce temps, l'étranger n'avait regardé personne que moi; et; +cette fois, il me regardait comme s'il se déterminait à faire feu sur +l'objet qu'il visait depuis si longtemps. Mais il ne dit plus rien, +jusqu'au moment où l'on apporta les verres de rhum; alors son coup +partit, mais de la façon la plus singulière. + +Il se fit comprendre par une pantomime muette, qui s'adressait +spécialement à moi. Il mêlait son grog au rhum, et il le goûtait tout en +me regardant, non pas avec la cuiller qu'on lui avait donnée, mais avec +une lime. + +Il me fit cela de manière à ce que personne autre que moi ne le vît, et +quand il eût fini, il essuya la lime et la mit dans sa poche de côté. +Dès que j'aperçus l'instrument, je reconnus mon forçat et la lime de +Joe. Je le regardai sans pouvoir faire un mouvement; j'étais tout à fait +fasciné; mais il s'appuyait alors sur son banc, sans s'inquiéter +davantage de moi, et il se mit à parler de navets. + +Il y avait en Joe un tel besoin de se purifier et de se reposer +tranquillement avant de rentrer à la maison, qu'il osait rester une +demi-heure de plus dans la vie active le samedi que les autres jours. +C'était une délicieuse demi-heure qui venait de se passer à boire +ensemble du grog au rhum. Alors Joe se leva pour partir et me prit par +la main. + +«Attendez un moment, monsieur Gargery, dit l'étranger, je crois avoir +quelque part dans ma poche un beau shilling tout neuf, et, si je le +trouve, ce sera pour ce petit.» + +Il le dénicha au milieu d'une poignée d'autres pièces de peu de valeur, +l'enveloppa dans du papier chiffonné et me le donna. + +«C'est pour toi, dit-il, pour toi seul, tu entends?» + +Je le remerciai, en écarquillant sur lui mes yeux plus qu'il ne +convenait à un enfant bien élevé, et en me cramponnant à la main de Joe. +Il dit bonsoir à celui-ci, ainsi qu'à M. Wopsle, qui sortit en même +temps que nous, et il me fit un dernier signe de son bon oeil, non pas +en me regardant, car il le ferma; mais quelles merveilles ne peut-on pas +opérer avec un clignement d'oeil! + +En rentrant à la maison, j'aurais pu parler tout à mon aise, si j'en +avais eu l'envie, car M. Wopsle nous quitta à la porte des _Trois jolis +bateliers_, et Joe marcha tout le temps, la bouche toute grande ouverte, +pour se la rincer et faire passer l'odeur du rhum, en absorbant le plus +d'air possible. J'étais comme stupéfié par le changement qui s'était +opéré chez mon ancienne et coupable connaissance, et je ne pouvais +penser à autre chose. + +Ma soeur n'était pas de trop mauvaise humeur quand nous entrâmes dans la +cuisine, et Joe profita de cette circonstance extraordinaire pour lui +parler de mon shilling tout neuf. + +«C'est une pièce fausse, j'en mettrais ma main au feu, dit Mrs Joe d'un +air de triomphe; sans cela, il ne l'aurait pas donnée à cet enfant. +Voyons cela.» + +Je sortis le shilling du papier, et il se trouva qu'il était +parfaitement bon. + +«Mais qu'est-ce que cela? dit Mrs Joe, en rejetant le shilling et en +saisissant le papier, deux banknotes d'une livre chacune!» + +Ce n'était en effet rien moins que deux grasses banknotes d'une livre, +qui semblaient avoir vécu dans la plus étroite intimité avec tous les +marchands de bestiaux du comté. Joe reprit son chapeau et courut aux +_Trois jolis bateliers_, pour les restituer à leur propriétaire. Pendant +son absence, je m'assis sur mon banc ordinaire, et je regardai ma soeur +d'une manière significative, car j'étais à peu près certain que l'homme +n'y serait plus. + +Bientôt Joe revint dire que l'homme était parti, mais que lui Joe avait +laissé un mot à l'hôtelier des _Trois jolis bateliers_, relativement aux +banknotes. Alors ma soeur les enveloppa avec soin dans un papier, et les +mit dans une théière purement ornementale qui était placée sur une +cheminée du salon de gala. Elles restèrent là bien des nuits, bien des +jours, et ce fut un cauchemar incessant pour mon jeune esprit. + +Quand je fus couché, je revis l'étranger me visant toujours avec son +arme invisible, et je pensais combien il était commun, grossier et +criminel de conspirer secrètement avec des condamnés, chose à laquelle +jusque là je n'avais pas pensé. La lime aussi me tourmentait, je +craignais à tout moment de la voir reparaître. J'essayai bien de +m'endormir en pensant que je reverrais miss Havisham le mercredi +suivant; j'y réussis, mais dans mon sommeil, je vis la lime sortir d'une +porte et se diriger vers moi, sans pourtant voir celui qui la tenait, et +je m'éveillai en criant. + + + + +CHAPITRE XI. + + +Le jour indiqué, je me rendis chez miss Havisham; je sonnai avec +beaucoup d'hésitation, et Estelle parut. Elle ferma la porte après +m'avoir fait entrer, et, comme la première fois, elle me précéda dans le +sombre corridor où brûlait la chandelle. Elle ne parut faire attention à +moi que lorsqu'elle eut la lumière dans la main, alors elle me dit avec +hauteur: + +«Tu vas passer par ici aujourd'hui.» + +Et elle me conduisit dans une partie de la maison qui m'était +complètement inconnue. + +Le corridor était très long, et semblait faire tout le tour de Manor +House. Arrivée à une des extrémités, elle s'arrêta, déposa à terre sa +chandelle et ouvrit une porte. Ici le jour reparut, et je me trouvai +dans une petite cour pavée, dont la partie opposée était occupée par une +maison séparée, qui avait dû appartenir au directeur ou au premier +employé de la défunte brasserie. Il y avait une horloge au mur extérieur +de cette maison. Comme la pendule de la chambre de miss Havisham et +comme la montre de miss Havisham, cette horloge était arrêtée à neuf +heures moins vingt minutes. + +Nous entrâmes par une porte qui se trouvait ouverte dans une chambre +sombre et très basse de plafond. Il y avait quelques personnes dans +cette chambre; Estelle se joignit à elles en me disant: + +«Tu vas rester là, mon garçon, jusqu'à ce qu'on ait besoin de toi.» + +«Là,» était la fenêtre, je m'y accoudai, et je restai «là,» dans un état +d'esprit très désagréable, et regardant au dehors. + +La fenêtre donnait sur un coin du jardin fort misérable et très négligé, +où il y avait une rangée de vieilles tiges de choux et un grand buis +qui, autrefois, avait été taillé et arrondi comme un pudding; il avait à +son sommet de nouvelles pousses de couleur différente, qui avaient +altéré un peu sa forme, comme si cette partie du jardin avait touché à +la casserole et s'était roussie. Telle fut, du moins, ma première +impression, en contemplant cet arbre. Il était tombé un peu de neige +pendant la nuit; partout ailleurs elle avait disparu, mais là elle +n'était pas encore entièrement fondue, et, à l'ombre froide de ce bout +de jardin, le vent la soufflait en petits flocons qui venaient fouetter +contre la fenêtre, comme s'ils eussent voulu entrer pour me lapider. + +Je m'aperçus que mon arrivée avait arrêté la conversation, et que les +personnes qui se trouvaient réunies dans cette pièce avaient les yeux +fixés sur moi. Je ne pouvais rien voir, excepté la réverbération du feu +sur les vitres, mais je sentais dans les articulations une gêne et une +roideur qui me disaient que j'étais examiné avec une scrupuleuse +attention. + +Il y avait dans cette chambre trois dames et un monsieur. Je n'avais pas +été cinq minutes à la croisée, que, d'une manière ou d'une autre, ils +m'avaient tous laissé voir qu'ils n'étaient que des flatteurs et des +hâbleurs; mais chacun prétendait ne pas s'apercevoir que les autres +étaient des flatteurs et des hâbleurs, parce que celui ou celle qui +aurait admis ce soupçon aurait pu être accusé d'avoir les mêmes défauts. + +Tous avaient cet air inquiet et triste, de gens qui attendent le bon +plaisir de quelqu'un, et la plus bavarde des dames avait bien de la +peine à réprimer un bâillement, tout en parlant. Cette dame, qui avait +nom Camille, me rappelait ma soeur, avec cette différence qu'elle était +plus âgée, et que son visage, au premier coup d'oeil, m'avait paru avoir +des traits plus grossiers. Je commençais à penser que c'était une grâce +du ciel si elle avait des traits quelconques, tant était haute et pâle +la muraille inanimée que présentait sa face. + +«Pauvre chère âme! dit la dame avec une vivacité de manières tout à fait +semblable à celle de ma soeur. Il n'a d'autre ennemi que lui-même. + +--Il serait bien plus raisonnable d'être l'ennemie de quelqu'un, dit le +monsieur; bien plus naturel! + +--Mon cousin John, observa une autre dame, nous devons aimer notre +prochain. + +--Sarah Pocket, repartit le cousin John, si un homme n'est pas son +propre prochain, qui donc l'est?» + +Mis Pocket se mit à rire; Camille rit aussi, et elle dit en réprimant un +bâillement: + +«Quelle idée!» + +Mais ils pensèrent, à ce que je crois, que cela était aussi une bien +bonne idée. L'autre dame, qui n'avait pas encore parlé, dit avec emphase +et gravité: + +«C'est vrai!... c'est bien vrai! + +--Pauvre âme! continua bientôt Camille (je savais qu'en même temps tout +ce monde-là me regardait). Il est si singulier! croirait-on que quand la +femme de Tom est morte, il ne pouvait pas comprendre l'importance du +deuil que doivent porter les enfants? «Bon Dieu!» disait-il, «Camille, à +quoi sert de mettre en noir les pauvres petits orphelins?... Comme +Mathew! Quelle idée!... + +--Il y a du bon chez lui, dit le cousin John, il y a du bon chez lui; je +ne nie pas qu'il n'y ait du bon chez lui, mais il n'a jamais eu, et +n'aura jamais le moindre sentiment des convenances. + +--Vous savez combien j'ai été obligée d'être ferme, dit Camille. Je lui +ai dit: «Il faut que cela soit, pour «l'honneur de la famille!» Et je +lui ai répété que si l'on ne portait pas le deuil, la famille était +déshonorée. Je discourai là-dessus, depuis le déjeuner jusqu'au dîner, +au point d'en troubler ma digestion. Alors il se mit en colère et, en +jurant, il me dit: «Eh bien! faites «comme vous voudrez!» Dieu merci, ce +sera toujours une consolation pour moi de pouvoir me rappeler que je +sortis aussitôt, malgré la pluie qui tombait à torrents, pour acheter +les objets de deuil. + +--C'est lui qui les a payés, n'est-ce pas? demanda Estelle. + +--On ne demande pas, ma chère enfant, qui les a payés, reprit Camille; +la vérité, c'est que je les ai achetées, et j'y penserai souvent avec +joie quand je serai forcée de me lever la nuit.» + +Le bruit d'une sonnette lointaine, mêlé à l'écho d'un bruit ou d'un +appel venant du couloir par lequel j'étais arrivé, interrompit la +conversation et fit dire à Estelle: + +«Allons, mon garçon!» + +Quand je me retournai, ils me regardèrent tous avec le plus souverain +mépris, et, en sortant, j'entendis Sarah Pocket qui disait: + +«J'en suis certaine. Et puis après?» + +Et Camille ajouta avec indignation: + +«A-t-on jamais vu pareille chose! Quelle i... dé... e...» + +Comme nous avancions dans le passage obscur, Estelle s'arrêta tout à +coup en me regardant en face, elle me dit d'un ton railleur en mettant +son visage tout près du mien: + +«Eh bien? + +--Eh bien, mademoiselle?» fis-je en me reculant. + +Elle me regardait et moi je la regardais aussi, bien entendu. + +«Suis-je jolie? + +--Oui, je vous trouve très jolie. + +--Suis-je fière? + +--Pas autant que la dernière fois, dis-je. + +--Pas autant? + +--Non.» + +Elle s'animait en me faisant cette dernière question, et elle me frappa +au visage de toutes ses forces. + +«Maintenant, dit-elle, vilain petit monstre, que penses-tu de moi? + +--Je ne vous le dirai pas. + +--Parce que tu vas le dire là-haut.... Est-ce cela? + +--Non! répondis-je, ce n'est pas cela. + +--Pourquoi ne pleures-tu plus, petit misérable? + +--Parce que je ne pleurerai plus jamais pour vous,» dis-je. + +Ce qui était la déclaration la plus fausse qui ait jamais été faite, car +je pleurais intérieurement, et Dieu sait la peine qu'elle me fit plus +tard. + +Nous continuâmes notre chemin, et, en montant, nous rencontrâmes un +monsieur qui descendait à tâtons. + +«Qui est-là? demanda le monsieur, en s'arrêtant et en me regardant. + +--Un enfant, dit Estelle. + +C'était un gros homme, au teint excessivement brun, avec une très grosse +tête et avec de très grosses mains. Il me prit le menton et me souleva +la tête pour me voir à la lumière. Il était prématurément chauve, et +possédait une paire de sourcils noirs qui se tenaient tout droits; ses +yeux étaient enfoncés dans sa tête, et leur expression était perçante et +désagréablement soupçonneuse; il avait une grande chaîne de montre, et +sur la figure de gros points noirs où sa barbe et ses favoris eussent +été, s'il les eût laissé pousser. Il n'était rien pour moi, mais par +hasard j'eus l'occasion de le bien observer. + +«Tu es des environs? dit-il. + +--Oui, monsieur, répondis-je. + +--Pourquoi viens-tu ici? + +--C'est miss Havisham qui m'a envoyé chercher, monsieur. + +--Bien. Conduis-toi convenablement. J'ai quelque expérience des jeunes +gens, ils ne valent pas grand'chose à eux tous. Fais attention, +ajouta-t-il, en mordant son gros index et en fronçant ses gros sourcils, +fais attention à te bien conduire.» + +Là-dessus, il me lâcha, ce dont je fus bien aise, car sa main avait une +forte odeur de savon, et il continua à monter l'escalier. Je me +demandais à moi-même si ce n'était pas un docteur; mais non, pensai-je, +ce ne peut être un docteur, il aurait des manières plus douces et plus +avenantes. Du reste, je n'eus pas grand temps pour réfléchir à ce sujet, +car nous nous trouvâmes bientôt dans la chambre de miss Havisham, où +elle et tous les objets qui l'entouraient étaient exactement dans le +même état où je les avais laissés. Estelle me laissa debout près de la +porte, et j'y restai jusqu'à ce que miss Havisham jetât les yeux sur +moi. + +«Ainsi donc, dit-elle sans la moindre surprise, les jours convenus sont +écoulés? + +--Oui, madame, c'est aujourd'hui.... + +--Là!... là!... là!... fit-elle avec son impatient mouvement de doigts, +je n'ai pas besoin de le savoir. Es-tu prêt à jouer?» + +Je fus obligé de répondre avec un peu de confusion. + +«Je ne pense pas, madame. + +--Pas même aux cartes? demanda-t-elle avec un regard pénétrant. + +--Si, madame, je puis faire cela, si c'est nécessaire. + +--Puisque cette maison te semble vieille et triste, dit miss Havisham +avec impatience, et puisque tu ne veux pas jouer, veux-tu travailler?» + +Je répondis à cette demande de meilleur coeur qu'à la première, et je +dis que je ne demandais pas mieux. + +«Alors, entre dans cette chambre, dit-elle en me montrant avec sa main +ridée une porte qui était derrière moi, et attends-moi là jusqu'à ce que +je vienne.» + +Je traversai le palier, et j'entrai dans la chambre qu'elle m'avait +indiquée. Le jour ne pénétrait pas plus dans cette chambre que dans +l'autre, et il y régnait une odeur de renfermé qui oppressait. On venait +tout récemment d'allumer du feu dans la vieille cheminée, mais il était +plus disposé à s'éteindre qu'à brûler, et la fumée qui persistait à +séjourner dans cette chambre, semblait encore plus froide que l'air, et +ressemblait au brouillard de nos marais. Quelques bouts de chandelles +placés sur la tablette de la grande cheminée éclairaient faiblement la +chambre: ou, pour mieux dire, elles n'en troublaient que faiblement +l'obscurité. Elle était vaste, et j'ose affirmer qu'elle avait été +belle; mais tous les objets qu'on pouvait apercevoir étaient couverts de +poussière, dans un état complet de vétusté, et tombaient en ruine. Ce +qui attirait d'abord l'attention, c'était une longue table couverte +d'une nappe, comme si la fête qu'on était en train de préparer dans la +maison s'était arrêtée en même temps que les pendules. Un surtout, un +plat du milieu, de je ne sais quelle espèce, occupait le centre de la +table; mais il était tellement couvert de toiles d'araignées, qu'on n'en +pouvait distinguer la forme. En regardant cette grande étendue jaunâtre, +il me sembla y voir pousser un immense champignon noir, duquel je voyais +entrer et sortir d'énormes araignées aux corps mouchetés et aux pattes +cagneuses. On eût dit que quelque événement de la plus grande +importance venait de se passer dans la communauté arachnéenne. + +J'entendais aussi les souris qui couraient derrière les panneaux des +boiseries, comme si elles eussent été sous le coup de quelque grand +événement; mais les perce-oreilles n'y faisaient aucune attention, et +s'avançaient en tâtonnant sur le plancher et en cherchant leur chemin, +comme des personnes âgées et réfléchies, à la vue courte et à l'oreille +dure, qui ne sont pas en bons termes les unes avec les autres. + +Ces créatures rampantes avaient captivé toute mon attention, et je les +examinais à distance, quand miss Havisham posa une de ses mains sur mon +épaule; de l'autre main elle tenait une canne à bec de corbin sur +laquelle elle s'appuyait, et elle me faisait l'effet de la sorcière du +logis. + +«C'est ici, dit-elle en indiquant la table du bout de sa canne; c'est +ici que je serai exposée après ma mort.... C'est ici qu'on viendra me +voir.» + +J'éprouvais une crainte vague de la voir s'étendre sur la table et y +mourir de suite, c'eût été la complète réalisation du cadavre en cire de +la foire. Je tremblai à son contact. + +«Que penses-tu de l'objet qui est au milieu de cette grande table... me +demanda-t-elle en l'indiquant encore avec sa canne; là, où tu vois des +toiles d'araignées? + +--Je ne devine pas, madame. + +--C'est un grand gâteau... un gâteau de noces... le mien!» + +Elle regarda autour de la chambre, puis se penchant sur moi, sans ôter +sa main de mon épaule: + +«Viens!... viens!... viens! Promène-moi... promène-moi.» + +Je jugeai d'après cela que l'ouvrage que j'avais à faire était de +promener miss Havisham tout autour de la chambre. En conséquence, nous +nous mîmes en mouvement d'un pas qui, certes, aurait pu passer pour une +imitation de celui de la voiture de mon oncle Pumblechook. + +Elle n'était pas physiquement très forte; et après un moment elle me +dit: + +«Plus doucement!» + +Cependant nous continuions à marcher d'un pas fort raisonnable; elle +avait toujours sa main appuyée sur mon épaule, et elle ouvrit la bouche +pour me dire que nous n'irions pas plus loin, parce qu'elle ne le +pourrait pas. Après un moment, elle me dit: + +«Appelle Estelle!» + +J'allai sur le palier et je criai ce nom comme j'avais fait la première +fois. Quand sa lumière parut, je revins auprès de miss Havisham, et nous +nous remîmes en marche. + +Si Estelle eût été la seule spectatrice de notre manière d'agir, je me +serais senti déjà suffisamment humilié; mais comme elle amena avec elle +les trois dames et le monsieur que j'avais vus en bas, je ne savais que +faire. La politesse me faisait un devoir de m'arrêter; mais miss +Havisham persistait à me tenir l'épaule, et nous continuions avec la +même ardeur notre promenade insensée. Pour ma part, j'étais navré à +l'idée qu'ils allaient croire que c'était moi qui faisais tout cela. + +«Chère miss Havisham, dit miss Sarah Pocket, comme vous avez bonne mine! + + + +--Ça n'est pas vrai! dit miss Havisham, je suis jaune et n'ai que la +peau sur les os.» + +Camille rayonna en voyant miss Pocket recevoir cette rebuffade, et elle +murmura en contemplant miss Havisham d'une manière tout à fait triste et +compatissante: + +«Pauvre chère âme! certainement, elle ne doit pas s'attendre à ce qu'on +lui trouve bonne mine... la pauvre créature. Quelle idée!... + +--Et vous, comment vous portez-vous, vous?» demanda miss Havisham à +Camille. + +Nous étions alors tout près de cette dernière, et j'allais en profiter +pour m'arrêter; mais miss Havisham ne le voulait pas; nous poursuivîmes +donc, et je sentis que je déplaisais considérablement à Camille. + +«Merci, miss Havisham, continua-t-elle, je vais aussi bien que je puis +l'espérer. + +--Comment cela?... qu'avez-vous?... demanda miss Havisham, avec une +vivacité surprenante. + +--Rien qui vaille la peine d'être dit, répliqua Camille; je ne veux pas +faire parade de mes sentiments. Mais j'ai pensé à vous toute la nuit, et +cela plus que je ne l'aurais voulu. + +--Alors, ne pensez pas à moi. + +--C'est plus facile à dire qu'à faire, répondit tendrement Camille, en +réprimant un soupir, tandis que sa lèvre supérieure tremblait et que ses +larmes coulaient en abondance. Raymond sait de combien de gingembre et +de sels j'ai été obligée de faire usage toute la nuit, et combien de +mouvements nerveux j'ai éprouvés dans ma jambe. Mais tout cela n'est +rien quand je pense à ceux que j'aime.... Si je pouvais être moins +affectueuse et moins sensible, j'aurais une digestion plus facile et des +nerfs de fer. Je voudrais bien qu'il en fût ainsi; mais, quant à ne plus +penser à vous pendant la nuit... ô quelle idée!» + +Ici, elle éclata en sanglots. + +Je compris que le Raymond en question n'était autre que le monsieur +présent, et qu'il était en même temps M. Camille. Il vint au secours de +sa femme, et lui dit en manière de consolation: + +«Camille... ma chère... c'est un fait avéré que vos sentiments de +famille vous minent, au point de rendre une de vos jambes plus courte +que l'autre. + +--Je ne savais pas, dit la digne dame, dont je n'avais encore entendu +la voix qu'une seule fois, que penser à une personne vous donnât des +droits sur cette même personne, ma chère.» + +Miss Sarah Pocket, que je contemplais alors, était une petite femme, +vieille, sèche, à la peau brune et ridée; elle avait une petite tête qui +semblait faite en coquille de noix et une grande bouche, comme celle +d'un chat sans les moustaches. Elle répétait sans cesse: + +«Non, en vérité, ma chère.... Hem!... hem!... + +--Penser, ou ne pas penser, est chose assez facile, dit la grave dame. + +--Quoi de plus facile? appuya miss Sarah Pocket. + +--Oh! oui! oui! s'écria Camille, dont les sentiments en fermentation +semblaient monter de ses jambes jusqu'à son coeur. Tout cela est bien +vrai. L'affection poussée à ce point est une faiblesse, mais je n'y puis +rien.... Sans doute, ma santé serait bien meilleure s'il en était +autrement; et cependant, si je le pouvais, je ne voudrais pas changer +cette disposition de mon caractère. Elle est la cause de bien des +peines, il est vrai; mais c'est aussi une consolation de sentir qu'on la +possède.» + +Ici, nouvel éclat de sentiments. + +Miss Havisham et moi ne nous étions pas arrêtés une seule minute pendant +tout ce temps: tantôt faisant le tour de la chambre, tantôt frôlant les +vêtements des visiteurs, et tantôt encore mettant entre eux et nous +toute la longueur de la lugubre pièce. + +«Voyez, Mathew! dit Camille. Il ne fraye jamais avec mes parents et +s'inquiète fort peu de mes liens naturels; il ne vient jamais ici savoir +des nouvelles de miss Havisham! J'en ai été si choquée, que je me suis +accrochée au sofa avec le lacet de mon corset, et que je suis restée +étendue pendant des heures, insensible, la tête renversée, les cheveux +épars et les jambes je ne sais pas comment.... + +--Bien plus hautes que votre tête, mon amour, dit M. Camille. + +--Je suis resté dans cet état des heures entières, à cause de la +conduite étrange et inexpliquable de Mathew, et personne ne m'a +remerciée. + +--En vérité! je dois dire que cela ne m'étonne pas, interposa la grave +dame. + +--Vous voyez, ma chère, ajouta miss Sarah Pocket, une doucereuse et +charmante personne, on serait tenté de vous demander de qui vous +attendiez des remercîments, mon amour. + +--Sans attendre ni remercîments ni autre chose, reprit Camille, je suis +restée dans cet état, pendant des heures, et Raymond est témoin de la +manière dont je suffoquais, et de l'inefficacité du gingembre, à tel +point qu'on m'entendait de chez l'accordeur d'en face, et que ses +pauvres enfants, trompés, croyaient entendre roucouler des pigeons à +distance... et, après tout cela, s'entendre dire...» + +Ici Camille porta la main à sa gorge comme si les nouvelles combinaisons +chimiques qui s'y formaient l'eussent suffoquée. + +Au moment où le nom de Mathew fut prononcé, miss Havisham m'arrêta et +s'arrêta aussi en levant les yeux sur l'interlocutrice. Ce changement +eut quelque influence sur les mouvements nerveux de Camille et les fit +cesser. + +«Mathew viendra me voir à la fin, dit miss Havisham avec tristesse, +quand je serai étendue sur cette table. Ici... dit-elle en frappant la +table avec sa béquille, ici sera sa place! là, à ma tête! La vôtre et +celle de votre mari, là! et celle de Sarah Pocket, là! et celle de +Georgiana, là! À présent, vous savez tous où vous vous mettrez quand +vous viendrez me voir pour la dernière fois. Et maintenant, allez!» + +À chaque nom, elle avait frappé la table à un nouvel endroit avec sa +canne, après quoi elle me dit: + +«Promène-moi!... promène-moi!...» + +Et nous recommençâmes notre course. + +«Je suppose, dit Camille, qu'il ne nous reste plus qu'à nous retirer. +C'est quelque chose d'avoir vu, même pendant si peu de temps, l'objet de +mon affection. J'y penserai, en m'éveillant la nuit, avec tendresse et +satisfaction. Je voudrais voir à Mathew cette consolation. Je suis +résolue à ne plus faire parade de mes sensations; mais il est très dur +de s'entendre dire qu'on souhaite la mort d'une de ses parentes, qu'on +s'en réjouit, comme si elle était un phénix et de se voir congédiée.... +Quelle étrange idée!» + +M. Camille allait intervenir au moment où Mrs Camille mettait sa main +sur son coeur oppressé et affectait une force de caractère qui n'était +pas naturelle et devait renfermer, je le prévoyais, l'intention de +tomber en pâmoison, quand elle serait dehors. Elle envoya de la main un +baiser à miss Havisham et disparut. + +Sarah Pocket et Georgiana se disputaient à qui sortirait la dernière; +mais Sarah était trop polie pour ne pas céder le pas; elle se glissa +avec tant d'adresse derrière Georgiana, que celle-ci fut obligée de +sortir la première. Sarah Pocket fit donc son effet séparé en disant ces +mots: + +«Soyez bénie, chère miss Havisham!» + +Et en ayant, sur sa petite figure de coquille de noix, un sourire de +pitié pour la faiblesse des autres. + +Pendant qu'Estelle les éclairait pour descendre, miss Havisham +continuait de marcher, en tenant toujours sa main sur mon épaule; mais +elle se ralentissait de plus en plus. À la fin, elle s'arrêta devant le +feu, et dit, après l'avoir regardé pendant quelques secondes: + +«C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance, Pip.» + +J'allais lui en souhaiter encore un grand nombre, quand elle leva sa +canne. + +«Je ne souffre pas qu'on en parle jamais, pas plus ceux qui étaient ici +tout à l'heure que les autres. Ils viennent me voir ce jour-là, mais ils +n'osent pas y faire allusion.» + +Bien entendu, je n'essayai pas, moi non plus, d'y faire allusion +davantage. + +«À pareil jour, bien longtemps avant ta naissance, ce monceau de ruines, +qui était alors un gâteau, dit-elle en montrant du bout de sa canne, +mais sans y toucher, l'amas de toiles d'araignées qui était sur la +table, fut apporté ici. Lui et moi, nous nous sommes usés ensemble; les +souris l'ont rongé, et moi-même j'ai été rongée par des dents plus +aiguës que celles des souris.» + +Elle porta la tête de sa canne à son coeur, en s'arrêtant pour regarder +la table, et contempla ses habits autrefois blancs, aujourd'hui flétris +et jaunis comme elle, la nappe autrefois blanche et aujourd'hui jaunie +et flétrie comme elle, et tous les objets qui l'entouraient et qui +semblaient devoir tomber en poussière au moindre contact. + +«Quand la ruine sera complète, dit-elle, avec un regard de spectre, et +lorsqu'on me déposera morte dans ma parure nuptiale, sur cette table de +repas de noces, tout sera fini... et la malédiction tombera sur lui... +et le plus tôt sera le mieux: pourquoi n'est-ce pas aujourd'hui!» + +Elle continuait à regarder la table comme si son propre cadavre y eût +été étendu. Je gardai le silence. Estelle revint, et elle aussi se tint +tranquille. Il me sembla que cette situation dura longtemps, et je +m'imaginai qu'au milieu de cette profonde obscurité, de cette lourde +atmosphère, Estelle et moi allions aussi commencer à nous flétrir. + +À la fin, sortant tout à coup et sans aucune transition de sa +contemplation, miss Havisham dit: + +«Allons! jouez tous deux aux cartes devant moi; pourquoi n'avez-vous pas +encore commencé?» + +Là-dessus nous rentrâmes dans la chambre et nous nous assîmes en face +l'un de l'autre, comme la première fois: comme la première fois je fus +battu, et comme la première fois encore, miss Havisham ne nous quitta +pas des yeux; elle appelait mon attention sur la beauté d'Estelle, et me +forçait de la remarquer en lui essayant des bijoux sur la poitrine et +dans les cheveux. + +Estelle, de son côté, me traita comme la première fois, à l'exception +qu'elle ne daigna pas me parler. Quand nous eûmes joué une demi-douzaine +de parties, on m'indiqua le jour où je devais revenir, et l'on me fit +descendre dans la cour, comme précédemment, pour me jeter ma nourriture +comme à un chien. Puis on me laissa seul, aller et venir, comme je le +voudrais. + +Il n'est pas très utile de rechercher s'il y avait une porte dans le mur +du jardin la première fois que j'y avais grimpé pour regarder dans ce +même jardin, et si elle était ouverte ou fermée. C'est assez de dire +que je n'en avais pas vu alors, et que j'en voyais une maintenant. Elle +était ouverte, et je savais qu'Estelle avait reconduit les visiteurs, +car je l'avais vue s'en revenir la clef dans la main; j'entrai dans le +jardin et je le parcourus dans tous les sens. C'était un lieu solitaire +et tranquille; il y avait des tranches de melons et de concombres, qui, +mêlées à des restes de vieux chapeaux et de vieux souliers, avaient +produit, en se décomposant, une végétation spontanée, et par-ci, par-là, +un fouillis de mauvaises herbes ressemblant à un poêlon cassé. + +Quand j'eus fini d'examiner le jardin et une serre, dans laquelle il n'y +avait rien qu'une vigne détachée et quelques tessons de bouteilles, je +me retrouvai dans le coin que j'avais vu par la fenêtre. Ne doutant pas +un seul instant que la maison ne fût vide, j'y jetai un coup d'oeil par +une autre fenêtre, et je me trouvai, à ma grande surprise, devant un +grand jeune homme pâle, avec des cils roux et des cheveux clairs. + +Ce jeune homme pâle disparut pour reparaître presque aussitôt à côté de +moi. Il était occupé devant des livres au moment où je l'avais aperçu, +et alors je vis qu'il était tout tâché d'encre. + +«Holà! dit-il, mon garçon!» + +Holà! est une interpellation à laquelle, je l'ai remarqué souvent, on ne +peut mieux répondre que par elle-même. Donc, je lui dis: + +«Holà! en omettant, avec politesse, d'ajouter: mon garçon! + +--Qui t'a dit de venir ici? + +--Miss Estelle. + +--Qui t'a permis de t'y promener? + +--Miss Estelle. + +--Viens et battons-nous,» dit le jeune homme pâle. + +Pouvais-je faire autrement que de le suivre? Je me suis souvent fait +cette question depuis: mais pouvais-je faire autrement? Ses manières +étaient si décidées, et j'étais si surpris que je le suivis comme sous +l'influence d'un charme. + +«Attends une minute, dit-il, avant d'aller plus loin, il est bon que je +te donne un motif pour combattre; le voici!» + +Prenant aussitôt un air fort irrité, il se frotta les mains l'une contre +l'autre, jeta délicatement un coup de pied derrière lui, me tira par les +cheveux, se frotta les mains encore une fois, courba sa tête et s'élança +dans cette position sur mon estomac. + +Ce procédé de taureau, outre qu'il n'était pas soutenable, au point de +vue de la liberté individuelle, était manifestement désagréable pour +quelqu'un qui venait de manger. En conséquence, je me jetai sur lui une +première fois, puis j'allais me précipiter une seconde, quand il dit: + +«Ah!... ah!... vraiment!» + +Et il commença à sauter en avant et en arrière, d'une façon tout à fait +extraordinaire et sans exemple pour ma faible expérience. + +«Ce sont les règles du jeu, dit-il en sautant de sa jambe gauche sur sa +jambe droite; ce sont les règles reçues!» + +Il retomba alors sur sa jambe gauche. + +«Viens sur le terrain, et commençons les préliminaires!» + +Il sautait à droite, à gauche, en avant, en arrière, et se livrait à +toutes sortes de gambades, pendant que je le regardais dans le plus +grand étonnement. + +J'étais secrètement effrayé, en le voyant si adroit et si alerte; mais +je sentais, moralement et physiquement, qu'il n'avait aucun droit à +enfoncer sa tête dans mon estomac, aussi irrévérencieusement qu'il +venait de le faire. Je le suivis donc, sans mot dire, dans un +enfoncement retiré du jardin, formé par la jonction de deux murs, et +protégé par quelques broussailles. Après m'avoir demandé si le terrain +me convenait, et avoir obtenu un: Oui! fort crânement articulé par moi, +il me demanda la permission de s'absenter un moment, et revint +promptement avec une bouteille d'eau et une éponge imbibée de vinaigre. + +«C'est pour nous deux,» dit-il en plaçant ces objets contre le mur. + +Alors, il retira non seulement sa veste et son gilet, mais aussi sa +chemise, d'une façon qui prouvait tout à la fois sa légèreté de +conscience, son empressement et une certaine soif sanguinaire. + +Bien qu'il ne parût pas fort bien portant, et qu'il eût le visage +couvert de boutons et une échancrure à la bouche, ces effrayants +préparatifs ne laissèrent pas que de m'épouvanter. Je jugeai qu'il +devait avoir à peu près mon âge, mais il était bien plus grand et il +avait une manière de se redresser qui m'en imposait beaucoup. Du reste, +c'était un jeune homme; il était habillé tout en gris, quand il n'était +pas déshabillé pour se battre, bien entendu, et il avait des coudes, et +des genoux et des poings, et des pieds considérablement développés, +comparativement au reste de sa personne. + +Je sentis mon coeur faiblir en le voyant me toiser avec une certaine +affectation de plaisir, et examiner ma charpente ana-tomique comme pour +choisir un os à sa convenance. Jamais je n'ai été aussi surpris de ma +vie, que lorsqu'après lui avoir assené mon premier coup, je le vis +couché sur le dos, me regardant avec son nez tout sanglant et me +présentant son visage en raccourci. + +Il se releva immédiatement, et après s'être épongé avec une dextérité +vraiment remarquable, il recommença à me toiser. La seconde surprise +manifeste que j'éprouvai dans ma vie, ce fut de le voir sur le dos une +deuxième fois, me regardant avec un oeil tout noir. + +Son courage m'inspirait un grand respect: il n'avait pas de force, ne +tapait pas bien dur, et de plus, je renversais à chaque coup; mais il se +relevait en un moment, s'épongeait ou buvait à même la bouteille, en se +soignant lui-même avec une satisfaction apparente et un air triomphant +qui me faisaient croire qu'il allait enfin me donner quelque bon coup. +Il fut bientôt tout meurtri; car, j'ai regret à le dire, plus je +frappais, et plus je frappais fort; mais il se releva, et revint sans +cesse à la charge, jusqu'au moment où il reçut un mauvais coup qui +l'envoya rouler la tête contre le mur: encore après cela, se +releva-t-il en tournant rapidement sur lui-même, sans savoir où j'étais; +puis enfin, il alla chercher à genoux son éponge et la jeta en l'air en +poussant un grand soupir et en disant: + +«Cela signifie que tu as gagné!» + +Il paraissait si brave et si loyal que, bien que je n'eusse pas cherché +la querelle, ma victoire ne me donnait qu'une médiocre satisfaction. Je +crois même me rappeler que je me regardais moi-même comme une espèce +d'ours ou quelque autre bête sauvage. Cependant, je m'habillai en +essuyant par intervalle mon visage sanglant, et je lui dis: + +«Puis-je vous aider?» + +Et il me répondit: + +«Non, merci!» + +Ensuite, je lui dis: + +«Je vous souhaite une bonne après-midi.» + +Et il me répondit: + +«Moi de même.» + +En arrivant dans la cour, je trouvai Estelle, attendant avec ses clefs; +mais elle ne me demanda ni où j'avais été, ni pourquoi je l'avais fait +attendre. Son visage rayonnait comme s'il lui était arrivé quelque chose +d'heureux. Au lieu d'aller droit à la porte, elle s'arrêta dans le +passage pour m'attendre. + +«Viens ici!... tu peux m'embrasser si tu veux.» + +Je l'embrassai sur la joue qu'elle me tendait. Je crois que je serais +passé dans le feu pour l'embrasser; mais je sentais que ce baiser +n'était accordé à un pauvre diable tel que moi que comme une menue pièce +de monnaie, et qu'il ne valait pas grand'chose. + +Les visiteurs, les cartes et le combat m'avaient retenu si longtemps +que, lorsque j'approchai de la maison, les dernières lueurs du soleil +disparaissaient derrière les marais, et le fourneau de Joe faisait +flamboyer une longue trace de feu au travers de la route. + + + + +CHAPITRE XII. + + +Je n'étais pas fort rassuré sur le compte du jeune homme pâle. Plus je +pensais au combat, plus je me rappelais les traits ensanglantés de ce +jeune homme, plus je sentais qu'il devait m'être fait quelque chose pour +l'avoir mis dans cet état. Le sang de ce jeune homme retomberait sur ma +tête, et la loi le vengerait. Sans avoir une idée bien positive de la +peine que j'encourais, il était évident pour moi que les jeunes gars du +village ne devaient pas aller dans les environs ravager les maisons des +gens bien posés et rosser les jeunes gens studieux de l'Angleterre sans +attirer sur eux quelque punition sévère. Pendant plusieurs jours, je +restai enfermé à la maison, et je ne sortis de la cuisine qu'après +m'être assuré que les policemen du comté n'étaient pas à mes trousses, +tout prêts à s'élancer sur moi. Le nez du jeune homme pâle avait tâché +mon pantalon, et je profitai du silence de la nuit pour laver cette +preuve de mon crime. Je m'étais écorché les doigts contre les dents du +jeune homme, et je torturais mon imagination de mille manières pour +trouver un moyen d'expliquer cette circonstance accablante quand je +serais appelé devant les juges. + +Quand vint le jour de retourner au lieu témoin de mes actes de violence, +me terreurs ne connurent plus de bornes. Les envoyés de la justice +venus de Londres tout exprès ne seraient-ils pas en embuscade derrière +la porte? Miss Havisham ne voudrait-elle pas elle-même tirer vengeance +d'un crime commis dans sa maison, et n'allait-elle pas se lever sur moi, +armée d'un pistolet et m'étendre mort à ses pieds? N'aurait-on pas +soudoyé une bande de mercenaires pour tomber sur moi dans la brasserie +et me frapper jusqu'à la mort? J'avais, je dois le dire, une assez haute +opinion du jeune homme pâle pour le croire étranger à toutes ces +machinations; elles se présentaient à mon esprit, ourdies par ses +parents, indignés de l'état de son visage et excités par leur grand +amour pour ses traits de famille. + +Quoi qu'il en soit, je devais aller chez miss Havisham, et j'y allai. +Chose étrange! rien de notre lutte n'avait transpiré, on n'y fit pas la +moindre allusion, et je n'aperçus pas le plus petit homme, jeune ou +pâle! Je retrouvai la même porte ouverte, j'explorai le même jardin, je +regardai par la même fenêtre, mais mon regard se trouva arrêté par des +volets fermés intérieurement. Tout était calme et inanimé. Ce fut +seulement dans le coin où avait eu lieu le combat que je pus découvrir +quelques preuves de l'existence du jeune homme; il y avait là des traces +de sang figé, et je les couvris de terre pour les dérober aux yeux des +hommes. + +Sur le vaste palier qui séparait la chambre de miss Havisham de l'autre +chambre où était dressée la longue table, je vis une chaise de jardin, +une de ces chaises légères montées sur des roues et qu'on pousse par +derrière. On l'avait apportée là depuis ma dernière visite, et dès ce +moment je fus chargé de pousser régulièrement miss Havisham, dans cette +chaise, autour de sa chambre et autour de l'autre, quand elle se +trouvait fatiguée de me pousser par l'épaule. Nous faisions ces voyages +d'une chambre à l'autre sans interruption, quelquefois pendant trois +heures de suite. Ces voyages ont dû être extrêmement nombreux, car il +fut décidé que je viendrais tous les deux jours à midi pour remplir ces +fonctions, et je me rappelle très bien que cela dura au moins huit ou +dix mois. + +À mesure que nous nous familiarisions l'une avec l'autre, miss Havisham +me parlait davantage et me faisait quelquefois des questions sur ce que +je savais et sur ce que je comptais faire. Je lui dis que j'allais être +l'apprenti de Joe; que je ne savais rien, et que j'avais besoin +d'apprendre toute chose, avec l'espoir qu'elle m'aiderait à atteindre ce +but tant désiré. Mais elle n'en fit rien; au contraire, elle semblait +préférer me voir rester ignorant. Elle ne me donnait jamais d'argent, +mais seulement mon dîner, et elle ne parla même jamais de me payer mes +services. + +Estelle était toujours avec nous; c'était toujours elle qui me faisait +entrer et sortir, mais elle ne m'invita plus jamais à l'embrasser. +Quelquefois elle me tolérait, d'autres fois elle me montrait une +certaine condescendance; tantôt elle était très familière avec moi, +tantôt elle me disait énergiquement qu'elle me haïssait. Miss Havisham +me demandait quelquefois tout bas et quand nous étions seuls: «Pip, +n'est-elle pas de plus en plus jolie?» Et quand je lui répondais: «Oui,» +ce qui était vrai, elle semblait s'en réjouir secrètement. Aussi, tandis +que nous jouions aux cartes, miss Havisham nous regardait avec un +bonheur d'avare, quels que pussent être les caprices d'Estelle. Et quand +ces caprices devenaient si nombreux et si contradictoires que je ne +savais plus que dire ni que faire, miss Havisham l'embrassait avec amour +et lui murmurait dans l'oreille quelque chose qui sonnait comme ceci: +«Désespérez-les tous, mon orgueil et mon espoir!... désespérez-les tous +sans remords!» + +Il y avait une chanson dont Joe se plaisait à fredonner des fragments +pendant son travail, elle avait pour refrain: _le vieux Clem_. C'était, +à vrai dire, une singulière manière de rendre hommage à un saint patron; +mais, je crois bien que le vieux Clem lui-même ne se gênait pas beaucoup +avec ses forgerons. C'était une chanson qui imitait le bruit du marteau +sur l'enclume; ce qui excusait jusqu'à un certain point l'introduction +du nom vénéré du vieux Clem. À la fin, on devait frapper son voisin +d'un coup de poing en criant: «Battez, battez vieux Clem!... Soufflez, +soufflez le feu, vieux Clem!... Grondez plus fort, élancez-vous plus +haut!» Un jour, miss Havisham me dit, peu après avoir pris place dans sa +chaise roulante, et en agitant ses doigts avec impatience: + +«Là!... là!... là!... chante...» + +Je me mis à chanter tout en poussant la machine. Il arriva qu'elle y +prît un certain goût, et qu'elle répétât tout en roulant autour de la +grande table et de l'autre chambre. Souvent même Estelle se joignait à +nous; mais nos accords étaient si réservés, qu'à nous trois nous +faisions moins de bruit dans la vieille maison que le plus léger souffle +du vent. + +Q'allais-je devenir avec un pareil entourage? Comment empêcher son +influence sur mon caractère? Faut-il s'étonner si, de même que mes yeux, +mes pensées étaient éblouies quand je sortais de ces chambres obscures +pour me retrouver dehors à la clarté du jour? + +Peut-être me serais-je décidé à parler à Joe du jeune homme pâle, si je +ne m'étais pas lancé d'abord dans ce dédale d'exagérations monstrueuses +que j'ai déjà avouées. Je sentais parfaitement que Joe ne manquerait pas +de voir dans ce jeune homme pâle un voyageur digne de monter dans le +carrosse en velours noir. En conséquence je gardai sur lui le silence le +plus profond. D'ailleurs, la frayeur qui m'avait saisi tout d'abord en +voyant miss Havisham et Estelle se concerter, ne faisait qu'augmenter +avec le temps. Je ne mis donc toute ma confiance qu'en Biddy, et c'est à +elle seule que j'ouvris mon coeur. Pourquoi me parut-il naturel d'agir +ainsi, et pourquoi Biddy prenait-elle un intérêt si grand à tout ce que +je lui disais? Je l'ignorais alors, bien que je pense le savoir +aujourd'hui. + +Pendant ce temps, les conciliabules allaient leur train dans la cuisine +du logis, et mon pauvre esprit était agité et aigri des ennuis et des +désagréments qui en résultaient toujours. Cet âne de Pumblechook avait +coutume de venir le soir pour causer de moi et de mon avenir avec ma +soeur, et je crois réellement (avec moins de repentir que je n'en +devrais éprouver) que si alors j'avais pu ôter la clavette de l'essieu +de sa voiture, je l'eusse fait avec plaisir. Ce misérable homme était si +borné et d'une faiblesse d'esprit telle qu'il ne pouvait parler de moi +et de ce que je deviendrais sans m'avoir devant lui, comme si cela eût +pu y faire quelque chose, et il m'arrachait ordinairement de mon +escabeau (en me tirant par le collet de ma veste) et me faisait quitter +le coin où j'étais si tranquille, pour me placer devant le feu comme +pour me faire rôtir. Il commençait ainsi en s'adressant à ma soeur: + +«Voici un garçon, ma nièce, un garçon que vous avez élevé à la main. +Tiens-toi droit, mon garçon, relève la tête et ne sois pas ingrat pour +eux, comme tu l'es toujours. Voyons, ma nièce, qu'y a-t-il à faire pour +ce garçon?» + +Et alors il me rebroussait les cheveux, ce dont, je l'ai déjà dit, je +n'ai jamais témoigné la moindre reconnaissance à personne, et me tenait +devant lui en me tirant par la manche: spectacle bête et stupide qui ne +pouvait être égalé en bêtise et en stupidité que par M. Pumblechook +lui-même. + +Ma soeur et lui se livraient alors aux supputations les plus absurdes +sur miss Havisham, et sur ce qu'elle ferait de moi et pour moi. Je +finissais toujours par pleurer de dépit, et j'avais toutes les peines du +monde à ne pas me jeter sur lui pour le battre. Pendant ces +conversations, chaque fois que ma soeur m'interpellait, cela me causait +une douleur aussi forte que si l'on m'eût arraché une dent, et +Pumblechook, qui se voyait déjà mon patron, promenait sur moi le regard +dépréciateur d'un entrepreneur qui se voit engagé dans une affaire peu +lucrative. + +Joe ne prenait aucune part à ces discussions; mais Mrs Joe lui +adressait assez souvent la parole, car elle voyait clairement qu'elle +n'était pas d'accord avec lui relativement à ce qu'on ferait de moi. +J'étais en âge d'être l'apprenti de Joe, et toutes les fois que ce +dernier, assis pensif auprès du feu, tenait le poker entre ses genoux, +et dégageait la cendre qui obstruait les barres inférieures du foyer, ma +soeur devinait facilement dans cette innocente action une protestation +contre ses idées. Elle ne manquait jamais alors de se jeter sur lui, de +le secouer vigoureusement, et de lui arracher le poker des mains, de +sorte que ces débats avaient toujours une fin orageuse. Tout à coup et +sans le moindre prétexte, ma soeur se retournait sur moi, me secouait +rudement et me jetait ces mots à la figure: + +«Allons! En voilà assez!... Va te coucher, tu nous as donné assez de +peine pour une soirée, j'espère!» + +Comme si c'eût été moi qui les eusse priés en grâce de tourmenter ma +pauvre existence. + +Cet état de chose dura longtemps, et il eût pu durer plus longtemps +encore, mais un jour que miss Havisham se promenait, comme à +l'ordinaire, en s'appuyant sur mon épaule, elle s'arrêta subitement et, +se penchant sur moi, elle me dit, avec un peu d'humeur: + +«Tu deviens grand garçon, Pip!» + +Je pensai que je devais lui faire entendre, par un regard méditatif, que +c'était sans doute le résultat de circonstances sur lesquelles je +n'avais aucun pouvoir. + +Elle n'en dit pas davantage pour cette fois, mais elle s'arrêta bientôt +pour me considérer encore, et un moment après elle recommença de nouveau +en fronçant les sourcils et en faisant la mine. Le jour suivant, quand +notre exercice quotidien fut fini, et que je l'eus reconduite à sa +table de toilette, elle appela mon attention au moyen du mouvement +impatient des ses doigts. + +«Redis-moi donc le nom de ton forgeron? + +--Joe Gargery, madame. + +--C'est chez lui que tu devais entrer en apprentissage? + +--Oui, miss Havisham. + +--Tu aurais mieux fait d'y entrer tout de suite. Crois-tu que Gargery +consente à venir ici avec toi, et à apporter ton acte de naissance?» + +Je répondis que Joe ne manquerait pas de se trouver très honoré de +venir. + +«Alors, qu'il vienne. + +--À quelle heure voulez-vous qu'il vienne, miss Havisham? + +Là!... là!... Je ne connais plus rien aux heures... mais qu'il vienne +bientôt et seul avec toi.» + +Lorsque le soir je rentrai à la maison et que je fis part à Joe du +message dont j'étais chargé pour lui, ma soeur monta sur ses grands +chevaux et s'exalta plus que je ne l'avais encore vue. Elle nous demanda +si nous la prenions pour un paillasson, tout au plus bon pour essuyer +mes souliers, et comment nous osions en user ainsi avec elle et pour +quelle société nous avions l'amabilité de la croire faite? Quand elle +eut épuisé ce torrent de questions et d'injures, elle éclata en sanglots +et jeta un chandelier à la tête de Joe, mit son tablier de cuisine, ce +qui était toujours un très mauvais signe, et commença à tout nettoyer +avec une ardeur sans pareille. Non contente d'un nettoyage à sec, elle +prit un seau et une brosse, et fit tant de gâchis, qu'elle nous força à +nous réfugier dans la cour de derrière. Il était dix heures du soir +quand nous nous risquâmes à rentrer. Alors, ma soeur demanda à +brûle-pourpoint à Joe pourquoi il n'avait pas épousé une négresse? Joe +ne répondit rien, le pauvre homme, mais il se mit à caresser ses favoris +de l'air le plus piteux du monde, et il me regardait, comme s'il pensait +réellement qu'il eût tout aussi bien fait. + + + + +CHAPITRE XIII. + + +J'éprouvai une vive contrariété, le lendemain matin, en voyant Joe +revêtir ses habits du dimanche, pour m'accompagner chez miss Havisham. +Cependant, je ne pouvais pas lui dire qu'il était beaucoup mieux dans +ses habits de travail, puisqu'il avait cru nécessaire de faire toilette, +car je savais que c'était uniquement pour moi qu'il avait pris toute +cette peine, et qu'il se gênait horriblement en portant un faux-col +tellement haut par derrière, qu'il lui relevait les cheveux sur le +sommet de la tête comme un plumet. + +Pendant le déjeuner, ma soeur annonça son intention de nous accompagner +à la ville, en disant que nous la laisserions chez l'oncle Pumblechook, +et que nous irions la reprendre «quand nous en aurions fini avec nos +belles dames.» Manière de s'exprimer, qui, soit dit en passant, était +d'un mauvais présage pour Joe. La forge fut donc fermée pour toute la +journée, et Joe écrivit à la craie sur sa porte (ainsi qu'il avait +coutume de le faire dans les rares occasions où il quittait son travail) +le mot «SORTI,» accompagné d'une flèche tracée dans la direction qu'il +avait prise. + +Nous partîmes pour la ville. Ma soeur ouvrait la marche avec son grand +chapeau de castor, elle portait un panier tressé en paille avec la même +solennité que si c'eût été le grand sceau d'Angleterre. De plus elle +avait une paire de socques, un châle râpé et un parapluie, bien que le +temps fût clair et beau. Je ne sais pas bien si tous ces objets étaient +emportés par pénitence ou par ostentation; mais je crois plutôt qu'ils +étaient exhibés pour faire voir qu'on les possédait. Beaucoup de dames, +imitant Cléopâtre et d'autres souveraines, aiment, lorsqu'elles +voyagent, à traîner après elles leurs richesses et à s'en faire un +cortège d'apparat. + +En arrivant chez M. Pumblechook, ma soeur nous quitta et entra avec +fracas. Il était alors près de midi; Joe et moi nous nous rendîmes donc +directement à la maison de miss Havisham. Comme à l'ordinaire, Estelle +vint ouvrir la porte, et dès qu'elle parut, Joe ôta son chapeau et, en +le tenant par le bord, il se mit à le balancer d'une main dans l'autre, +comme s'il eût eu d'importantes raisons d'en connaître exactement le +poids. + +Estelle ne fit attention ni à l'un ni à l'autre, mais elle nous +conduisit par un chemin que je connaissais très bien. Je la suivais et +Joe venait le dernier. Quand je tournai la tête pour regarder Joe, je le +vis qui continuait à peser son chapeau avec le plus grand soin. Je +remarquai en même temps qu'il marchait sur la pointe des pieds. + +Estelle nous invita à entrer. Je pris donc Joe par le pan de son habit, +et je l'introduisis en présence de miss Havisham. Miss Havisham était +assise devant sa table de toilette, et leva aussitôt les yeux sur nous. + +«Oh! dit-elle à Joe. Vous êtes le mari de la soeur de ce garçon?» + +Je n'aurais jamais imaginé mon cher et vieux Joe si changé. Il restait +là, immobile, sans pouvoir parler, avec sa touffe de cheveux en l'air et +la bouche toute grande ouverte, comme un oiseau extraordinaire attendant +une mouche au passage. + +«Vous êtes le mari de la soeur de cet enfant-là? répéta miss Havisham. + +--C'est-à-dire, mon petit Pip, me dit Joe d'un ton excessivement poli et +confiant, que lorsque j'ai courtisé et épousé ta soeur, j'étais, comme +on dit, si tu veux bien me permettre de le dire, un garçon...» + +La situation devenait fort embarrassante, car Joe persistait à +s'adresser à moi, au lieu de répondre à miss Havisham. + +«Bien, dit miss Havisham, vous avez élevé ce garçon avec l'intention +d'en faire votre apprenti, n'est-ce pas, monsieur Gargery? + +--Tu sais, mon petit Pip, répliqua Joe, que nous avons toujours été bons +amis, et que nous avons projeté de partager peines et plaisir ensemble, +à moins que tu n'aies quelque objection contre la profession; que tu ne +craignes le noir et la suie, par exemple, ou à moins que d'autres ne +t'en aient dégoûté, vois-tu, mon petit Pip.... + +--Cet enfant-là a-t-il jamais fait la moindre objection?... A-t-il du +goût pour cet état? + +--Tu dois le savoir, mon petit Pip, mieux que personne, repartit Joe; +c'était jusqu'à présent le plus grand désir de ton coeur.» + +Et il répéta avec plus de force, de raisonnement, de confiance et de +politesse que la première fois: + +«N'est-ce pas, mon petit Pip, que tu ne fais aucune objection, et que +c'est bien le plus grand désir de ton coeur?» + +C'est en vain que je m'efforçais de lui faire comprendre que c'était à +miss Havisham qu'il devait s'adresser; plus je lui faisais des signes et +des gestes, plus il devenait expansif et poli à mon égard. + +«Avez-vous apporté ses papiers? demanda miss Havisham. + +--Tu le sais, mon petit Pip, répliqua Joe avec une petite moue de +reproche. Tu me les a vu mettre dans mon chapeau, donc tu sais bien où +ils sont...» + +Sur ce, il les retira du chapeau et les tendit, non pas à mis Havisham, +mais à moi. Je commençais à être un peu honteux de mon compagnon, quand +je vis Estelle, qui était debout derrière le fauteuil de miss Havisham, +rire avec malice. Je pris les papiers des mains de Joe et les tendis à +miss Havisham. + +«Espériez-vous quelque dédommagement pour les services que m'a rendus +cet enfant? dit-elle en le fixant. + +--Joe, dis-je, car il gardait le silence, pourquoi ne réponds-tu +pas?... + +--Mon petit Pip, repartit Joe, en m'arrêtant court, comme si on l'avait +blessé, je trouve cette question inutile de toi à moi, et tu sais bien +qu'il n'y a qu'une seule réponse à faire, et que c'est: Non! Tu sais +aussi bien que moi que c'est: Non, mon petit Pip; pourquoi alors me le +fais-tu dire?...» + +Miss Havisham regarda Joe d'un air qui signifiait qu'elle avait compris +ce qu'il était réellement, et elle prit un petit sac placé sur la table +à côté d'elle. + +«Pip a mérité une récompense en venant ici, et la voici. Ce sac contient +vingt-cinq guinées. Donne-le à ton maître, Pip.» + +Comme s'il eût été tout à fait dérouté par l'étonnement que faisaient +naître en lui cette étrange personne et cette chambre non moins +étrange, Joe, même en ce moment, persista à s'adresser à moi: + +«Ceci est fort généreux de ta part, mon petit Pip, dit-il, et c'est avec +reconnaissance que je reçois ton cadeau, bien que je ne l'aie pas plus +cherché ici qu'ailleurs. Et maintenant, mon petit Pip, continua Joe en +me faisant passer du chaud au froid instantanément, car il me semblait +que cette expression familière s'adressait à miss Havisham; et +maintenant, mon petit Pip, pouvons-nous faire notre devoir? Peut-il être +fait par tous deux, ou bien par l'un ou par l'autre, ou bien par ceux +qui nous ont offert ce généreux présent... pour être... une satisfaction +pour le coeur de ceux... qui... jamais...» + +Ici Joe sentit qu'il s'enfonçait dans un dédale de difficultés +inextricables, mais il reprit triomphalement par ces mots: + +«Et moi-même bien plus encore!» + +Cette dernière phrase lui parut d'un si bon effet, qu'il la répéta deux +fois. + +«Adieu, Pip, dit miss Havisham. Reconduisez-les, Estelle. + +--Dois-je revenir, miss Havisham? demandai-je. + +--Non, Gargery est désormais ton maître. Gargery, un mot.» + +En sortant, je l'entendis dire à Joe d'une voix distincte: + +«Ce petit s'est conduit ici en brave garçon, et c'est sa récompense. Il +va sans dire que vous ne compterez sur rien de plus.» + +Je ne sais comment Joe sortit de la chambre; je n'ai jamais bien pu m'en +rendre compte, mais je sais qu'au lieu de descendre, il monta +tranquillement à l'étage supérieur, qu'il resta sourd à toutes mes +observations et que je fus forcé de courir après lui pour le remettre +dans le bon chemin. Une minute après, nous étions sortis, la porte était +refermée, et Estelle était partie! + +Dès que nous fûmes en plein air, Joe s'appuya contre un mur et me dit: + +«C'est étonnant!» + +Et il resta longtemps sans parler, puis il répéta à plusieurs reprises: + +«Étonnant!... très étonnant!...» + +Je commençais à croire qu'il avait perdu la raison. À la fin, il +allongea sa phrase et dit: + +«Je t'assure, mon petit Pip, que c'est on ne peut plus étonnant!» + +J'ai des raisons de penser que l'intelligence de Joe s'était éclairée +par ce qu'il avait vu, et que, pendant notre trajet jusqu'à la maison de +Pumblechook, il avait ruminé et adopté un projet subtil et profond. Mes +raisons s'appuient sur ce qui se passa dans le salon de Pumblechook, où +nous trouvâmes ma soeur en grande conversation avec le grainetier +détesté. + +«Eh bien! s'écria ma soeur; que vous est-il arrivé? Je m'étonne vraiment +que vous daigniez revenir dans une aussi pauvre société que la nôtre. +Oui, je m'en étonne vraiment! + +--Miss Havisham, dit Joe en me regardant, comme s'il cherchait à faire +un effort de mémoire, nous a bien recommandé de présenter ses... +Était-ce ses compliments ou ses respects, mon petit Pip? + +--Ses compliments, dis-je. + +--C'est ce que je croyais, répondit Joe: ses compliments à Mrs Gargery. + +--Grand bien me fasse! observa ma soeur, quoique cependant elle fût +visiblement satisfaite. + +--Elle voudrait, continua Joe en me regardant de nouveau, et en faisant +un effort de mémoire, que l'état de sa santé lui eût... permis... +n'est-ce pas, mon petit Pip? + +--D'avoir le plaisir... ajoutai-je. + +--... De recevoir des dames, ajouta Joe avec un grand soupir. + +--C'est bien, dit ma soeur, en jetant un regard adouci à M. Pumblechook. +Elle aurait pu envoyer ses excuses un peu plus tôt, mais il vaut mieux +tard que jamais. Et qu'a-t-elle donné à ce jeune gredin-là? + +--Rien! dit Joe, rien!...» + +Mrs Joe allait éclater, mais Joe continua: + +«Ce qu'elle donne, elle le donne à ses parents, c'est-à-dire elle le +remet entre les mains de sa soeur mistress J. Gargery.... Telles sont +ses paroles: J. Gargery. Elle ne pouvait pas savoir, ajouta Joe avec un +air de réflexion, si J. veut dire Joe ou Jorge.» + +Ma soeur se tourna du côté de Pumblechook, qui polissait avec le creux +de la main, les bras de son fauteuil, et lui faisait des signes de tête, +en regardant alternativement le feu et elle, comme un homme qui savait +tout et avait tout prévu. + +«Et combien avez-vous reçu? demanda ma soeur en riant. + +--Que penserait l'honorable compagnie, de dix livres? demanda Joe. + +--On dirait, repartit vivement ma soeur, que c'est assez bien... ce +n'est pas trop... mais enfin, c'est assez.... + +--Eh bien! il y a plus que cela,» dit Joe. + +Cet épouvantable imposteur de Pumblechook s'empressa de dire, sans +cesser toutefois de polir le bras de son fauteuil: + +«Plus que cela, ma nièce.... + +--Vous plaisantez? fit ma soeur. + +--Non pas, ma nièce, dit Pumblechook; mais attendez un peu. Continuez, +Joseph, continuez. + +--Que dirait-on de vingt livres? continua Joe. + +--Mais on dirait que c'est très beau, continua ma soeur. + +--Eh! bien, dit Joe, c'est plus de vingt livres.» + +Cet hypocrite de Pumblechook continuait ses signes de tête, et dit en +riant. + +«Plus que cela, ma nièce.... Très bien! Continuez, Joseph, continuez. + +--Eh bien! pour en finir, dit Joe en tendant le sac à ma soeur, c'est +vingt-cinq livres que miss Havisham a données. + +--Vingt-cinq livres, ma nièce, répéta cette vile canaille de +Pumblechook, en prenant les mains de ma soeur. Et ce n'est pas plus que +vous ne méritez. Ne vous l'avais-je pas dit, lorsque vous m'avez demandé +mon opinion? et je souhaite que cet argent vous profite.» + +Si le misérable s'en était tenu là, son rôle eût été assez abject; mais +non, il parla de sa protection d'un ton qui surpassa toutes ces +hypocrisies antérieures. + +«Voyez-vous, Joseph, et vous, ma nièce, dit-il en me tiraillant par le +bras, je suis de ces gens qui vont jusqu'au bout et surmontent tous les +obstacles quand une fois ils ont commencé quelque chose. Ce garçon doit +être engagé comme apprenti, voilà mon système; engagez-le donc sans plus +tarder. + +--Nous savons, mon oncle Pumblechook, dit ma soeur en serrant le sac +dans ses mains, que nous vous devons beaucoup. + +--Ne vous occupez pas de moi, ma nièce, repartit le diabolique marchand +de graines, un plaisir est un plaisir; mais ce garçon doit être engagé +par tous les moyens possibles, et je m'en charge.» + +Il y avait un tribunal à la maison de ville, tout près de là, et nous +nous rendîmes auprès des juges pour m'engager, par contrat, à être +l'apprenti de Joe. Mais ce qui ne me sembla pas drôle du tout, c'est que +Pumblechook me poussait devant lui, comme si j'avais fouillé dans une +poche, ou incendié un meuble. Tout le monde croyait que j'avais commis +quelque mauvaise action et que j'avais été pris en flagrant délit, car +j'entendais des gens autour de moi qui disaient: «Qu'a-t-il fait?» Et +d'autres: «Il est encore tout jeune; mais il a l'air d'un mauvais drôle, +n'est-ce pas?» Un personnage, à l'aspect bienveillant, alla même jusqu'à +me donner un petit livre, orné d'une vignette sur bois, représentant un +jeune mauvais sujet, portant un attirail de chaînes, aussi complet que +celui de l'étalage d'un marchand de saucisses et intitulé: «POUR LIRE +DANS MA CELLULE.» + +C'était un endroit singulier, que la grande salle où nous entrâmes. Les +bancs me parurent encore plus grands que ceux de l'église. Il y avait +beaucoup de spectateurs pressés sur ces bancs, et des juges formidables, +dont l'un avait la tête poudrée. Les uns se couchaient dans leur +fauteuil, croisaient leurs bras, prenaient une prise de tabac, et +s'endormaient. Les autres écrivaient ou lisaient le journal. Il y avait +aussi plusieurs sombres portraits appendus aux murs et qui parurent à +mes yeux peu connaisseurs un composé de sucre d'orge et de taffetas +gommé. C'est là que, dans un coin, mon identité fut dûment reconnue et +attestée, le contrat passé, et que je fus engagé. M. Pumblechook me +soutint pendant tous ces petits préliminaires, comme si l'on m'eût +conduit à l'échafaud. + +En sortant, et après nous être débarrassés des enfants, que l'espoir de +me voir torturer publiquement avait excités au plus haut point, et qui +furent très désappointés en voyant que mes amis m'entouraient, nous +rentrâmes chez Pumblechook. Les vingt-cinq livres avaient mis ma soeur +dans une telle joie, qu'elle voulut absolument dîner au _Cochon bleu_, +pour fêter cette bonne aubaine, et Pumblechook partit avec sa voiture +pour ramener au plus vite les Hubbles et M. Wopsle. + +Je passai une bien triste journée, car il semblait admis d'un commun +accord que j'étais de trop dans cette fête, et, ce qu'il y a de pire, +c'est qu'ils me demandaient tous, de temps en temps, quand ils n'avaient +rien de mieux à faire, pourquoi je ne m'amusais pas. + +Et que pouvais-je répondre, si ce n'est que je m'amusais beaucoup, +quand, hélas! je m'ennuyais à mourir? + +Quoi qu'il en soit, ils étaient tous grands, sensés raisonnables et +pouvaient faire ce qu'ils voulaient et ils en profitaient. Le vil +Pumblechook, à qui revenait l'honneur de tout cela, occupait le haut de +la table, et quand il entama son speech sur mon engagement, il eut soin +d'insinuer hypocritement que je serais passible d'emprisonnement si je +jouais aux cartes, si je buvais des liqueurs fortes, ou si je rentrais +tard, ou bien encore si je fréquentais de mauvaises compagnies; ce qu'il +considérait, d'après mes précédents, comme inévitable. Il me mit debout +sur une chaise, à côté de lui, pour illustrer ses suppositions et rendre +ses remarques plus palpables. + +Les seuls autres souvenirs qui me restent de cette grande fête de +famille, c'est qu'on ne voulut pas me laisser dormir, et que toutes les +fois que je fermais les yeux, on me réveillait pour me dire de m'amuser; +puis, que très tard dans la soirée, M. Wopsle nous récita l'ode de +Collins et il jeta à terre son sabre taché de sang avec un tel fracas, +que le garçon accourut nous dire: «Que les gens du dessous nous +présentaient leurs compliments, et nous faisaient dire que nous n'étions +pas _Aux armes des Bateleurs;_» puis que tous les convives étaient de +belle humeur, et qu'en rentrant au logis ils chantaient: _Viens belle +dame._ M. Wopsle faisait la basse avec sa voix terriblement sonore, se +vantait de connaître les affaires particulières de chacun, et affirmait +qu'il était l'homme qui, malgré ses gros yeux dont on ne voyait que le +blanc, et sa faiblesse, l'emportait encore sur tout le reste de la +société. + +Enfin, je me souviens qu'en rentrant dans ma petite chambre, je me +trouvai très misérable, et que j'avais la conviction profonde que je ne +prendrais jamais goût au métier de Joe. Je l'avais aimé d'abord ce +métier; mais d'abord, ce n'était plus maintenant! + + + + +CHAPITRE XIV. + + +C'est une chose bien misérable que d'avoir honte de sa famille, et sans +doute cette noire ingratitude est-elle punie comme elle le mérite; mais +ce que je puis certifier, c'est que rien n'est plus misérable. + +La maison n'avait jamais eu de grands charmes pour moi, à cause du +caractère de ma soeur, mais Joe l'avait sanctifiée à mes yeux, et +j'avais cru qu'on pouvait y être heureux. J'avais considéré notre +parloir comme un des plus élégants salons; j'avais vu dans la porte +d'entrée le portail d'un temple, dont on attendait l'ouverture +solennelle pour faire un sacrifice de volailles rôties; la cuisine +m'avait semblé un lieu fort convenable, si ce n'est magnifique, et +j'avais regardé la forge comme le seul chemin brillant qui devait me +conduire à la virilité et à l'indépendance. En moins d'une année, tout +cela avait changé. Tout me paraissait maintenant commun et vulgaire, et +pour un empire je n'aurais pas voulu que miss Havisham et Estelle +vissent rien qui en dépendît. + +Était-ce la faute du malheureux état de mon esprit? Était-ce la faute de +miss Havisham? Était-ce la faute de ma soeur? À quoi bon chercher à m'en +rendre compte? Le changement s'était opéré en moi, c'en était fait; bon +ou mauvais, avec ou sans excuse, c'était un fait! + +Dans le temps, il m'avait semblé qu'une fois dans la forge, en qualité +d'apprenti de Joe, avec mes manches de chemise re-troussées, je serais +distingué et heureux. J'avais alors enfin atteint ce but tant désiré, et +tout ce que je sentais, c'est que j'étais noirci par la poussière de +charbon, et que j'avais la mémoire chargée d'un poids tellement pesant +qu'auprès de lui, l'enclume n'était qu'une plume. Il m'est arrivé plus +tard dans ma vie (comme dans la plupart des existences) des moments où +j'ai cru sentir un épais rideau tomber sur tout ce qui faisait l'intérêt +et le charme de la mienne, pour ne me laisser que la vue de mes ennuis +et de mes tracas: mais jamais ce rideau n'est tombé si lourd ni si épais +que lorsque j'entrevis mon existence toute tracée devant moi dans la +nouvelle voie où j'entrais comme apprenti de Joe. + +Je me souviens qu'à une époque plus reculée j'avais coutume d'aller le +dimanche soir m'asseoir dans le cimetière quand la nuit était close. Là, +je comparais ma propre perspective à celle des marais que j'avais sous +les yeux et je trouvais de l'analogie entre elles en pensant combien +elles étaient plates et basses toutes les deux et combien était sombre +le brouillard qui s'étendait sur le chemin qui menait à la mer. J'étais +du reste aussi découragé le premier jour de mon apprentissage que je le +fus par la suite; mais je suis heureux de penser que jamais je n'ai +murmuré une plainte à l'oreille de Joe pendant tout le temps que dura +mon engagement. C'est même à peu près la seule chose dont je puisse +m'enorgueillir et dont je sois aise de me souvenir. + +Car, quoiqu'on puisse m'attribuer le mérite d'avoir persévéré, ce n'est +pas à moi qu'il appartient, mais bien à Joe. Ce n'est pas parce que +j'étais fidèle à ma parole, mais bien parce que Joe l'était, que je ne +me suis pas sauvé de chez lui pour me faire soldat ou matelot. Ce n'est +pas parce que j'avais un grand amour de la vertu et du travail, mais +parce que Joe avait ces deux amours que je travaillais avec une bonne +volonté et un zèle très suffisants. Il est impossible de savoir jusqu'à +quel point peut s'étendre dans le monde l'heureuse influence d'un coeur +honnête et bienfaisant, mais il est très facile de reconnaître combien +on a été soi-même influencé par son contact, et je sais parfaitement que +toute la joie que j'ai goûtée pendant mon apprentissage venait du simple +contentement de Joe et non pas de mes aspirations inquiètes et +mécontentes. Qui peut dire ce que je voulais? Puis-je le dire moi-même, +puisque je ne l'ai jamais bien su? Ce que je redoutais, c'était +d'apercevoir, à une heure fatale, en levant les yeux, Estelle me +regarder par la fenêtre de la forge au moment où j'étais le plus noir et +où je paraissais le plus commun. J'étais poursuivi par la crainte qu'un +jour ou l'autre elle me découvrît, les mains et le visage noircis, en +train de faire ma besogne la plus grossière, et qu'elle me mépriserait. +Souvent, le soir, quand je tirais le soufflet de la forge pour Joe et +que nous entonnions la chanson du _Vieux Clem_, le souvenir de la +manière dont je la chantais avec miss Havisham me montait l'imagination, +et je croyais voir dans le feu la belle figure d'Estelle, ses jolis +cheveux flottants au gré du vent, et ses yeux me regarder avec dédain. +Souvent, dans de tels instants, je me détournais et je portais mes +regards sur les vitres de la croisée, que la nuit détachait en noir sur +la muraille, il me semblait voir Estelle retirer vivement sa tête, et je +croyais qu'elle avait fini par me découvrir, et qu'elle était là. + +Quand notre journée était terminée et que nous allions souper, la +cuisine et le repas me semblaient prendre un air plus vulgaire encore +que de coutume, et mon mauvais coeur me rendait plus honteux que jamais +de la pauvreté du logis. + + + + +CHAPITRE XV. + + +Je devenais trop grand pour occuper plus longtemps la chambre de la +grand'tante de M. Wopsle. Mon éducation, sous la direction de cette +absurde femme, se termina, non pas cependant avant que Biddy ne m'eût +fait part de tout ce qu'elle avait appris au moyen du petit catalogue +des prix, voire même une chanson comique qu'elle avait achetée autrefois +pour un sou, et qui commençait ainsi: + + _Quand à Londres nous irons_ + _Ron, ron, ron,_ + _Ron, ron, ron,_ + _Faut voir quelle figure nous ferons_ + _Ron, ron, ron._ + +Mais mon désir de bien faire était si grand, que j'appris par coeur +cette oeuvre remarquable, et cela de la meilleure foi du monde. Je ne me +souviens pas, du reste, d'avoir jamais mis en doute le mérite de +l'oeuvre, si ce n'est que je pensais, comme je le fais encore +aujourd'hui, qu'il y avait dans les _ron, ron,_ tant de fois répétés, un +excès de poésie. Dans mon avidité de science, je priai M. Wopsle de +vouloir bien laisser tomber sur moi quelques miettes intellectuelles, ce +à quoi il consentit avec bonté. Cependant, comme il ne m'employait que +comme une espèce de figurant qui devait lui donner la réplique, et dans +le sein duquel il pouvait pleurer, et qui tour à tour devait être +embrassé, malmené, empoigné, frappé, tué selon les besoins de l'action, +je déclinai bientôt ce genre d'instruction, mais pas assez tôt cependant +pour que M. Wopsle, dans un accès de fureur dramatique, ne m'eût au +trois quarts assommé. + +Quoi qu'il en soit, j'essayais d'inculquer à Joe tout ce que +j'apprenais. Cela semblera si beau de ma part, que ma conscience me fait +un devoir de l'expliquer je voulais rendre Joe moins ignorant et moins +commun, pour qu'il fût plus digne de ma société et qu'il méritât moins +les reproches d'Estelle. + +La vieille Batterie des marais était le lieu choisi pour nos études; nos +accessoires consistaient en une ardoise cassée et un petit bout de +crayon. Joe y ajoutait toujours une pipe et du tabac. Je n'ai jamais vu +Joe se souvenir de quoi que ce soit d'un dimanche à l'autre, ni acquérir +sous ma direction la moindre connaissance quelconque. Cependant il +fumait sa pipe à la Batterie d'un air plus intelligent, plus savant +même, que partout ailleurs. Il était persuadé qu'il faisait d'immenses +progrès, le pauvre homme! Pour moi, j'espère toujours qu'il en faisait. + +J'éprouvais un grand calme et un grand plaisir à voir passer les voiles +sur la rivière et à les regarder s'enfoncer au-delà de la jetée, et +quand quelquefois la marée était très basse, elles me paraissaient +appartenir à des bateaux submergés qui continuaient leur course au fond +de l'eau. Lorsque je regardais les vaisseaux au loin en mer, avec leurs +voiles blanches déployées je finissais toujours, d'une manière ou d'une +autre, par penser à miss Havisham et à Estelle, et, lorsqu'un rayon de +lumière venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile, +sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l'eau, cela me +produisait le même effet. Miss Havisham et Estelle, l'étrange maison et +l'étrange vie qu'on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel +rapport direct ou indirect avec tout ce qui était pittoresque. + +Un dimanche que j'avais donné congé à Joe, parce qu'il semblait avoir +pris le parti d'être plus stupide encore que d'habitude, pendant qu'il +savourait sa pipe avec délices, et que moi, j'étais couché sur le tertre +d'une des batteries, le menton appuyé sur ma main, voyant partout en +perspective l'image de miss Havisham et celle d'Estelle, aussi bien dans +le ciel que dans l'eau, je résolus enfin d'émettre à leur propos une +pensée qui, depuis longtemps, me trottait dans la tête: + +«Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite à miss Havisham? + +--Et pourquoi, mon petit Pip? dit Joe après réflexion. + +--Pourquoi, Joe?... Pourquoi rend-on des visites? + +--Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-être qui... dit +Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite à +miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose, +ou que tu attends quelque chose d'elle. + +--Mais, ne pourrais-je lui dire que je n'ai besoin de rien... que je +n'attends rien d'elle. + +--Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe; mais elle pourrait te croire, +ou croire tout le contraire.» + +Joe sentit comme moi qu'il avait dit quelque chose de fin, et il se mit +à aspirer avec ardeur la fumée de sa pipe, pour n'en pas gâter les +effets par une répétition. + +«Tu vois, mon petit Pip, continua Joe aussitôt que ce danger fut passé, +miss Havisham t'a fait un joli présent; eh bien! après t'avoir fait ce +joli présent, elle m'a pris à part pour me dire que c'était tout. + +--Oui, Joe, j'ai entendu ce qu'elle t'a dit. + +--Tout! répéta Joe avec emphase. + +--Oui, Joe, je t'assure que j'ai entendu. + +--Ce qui voulait dire, sans doute, mon petit Pip: tout est terminé entre +nous... restons chacun chez nous... vous au nord, moi au midi.... +Rompons tout à fait.» + +J'avais pensé tout cela, et j'étais très désappointé de voir que Joe +avait la même opinion, car cela rendait la chose plus vraisemblable. + +«Mais, Joe.... + +--Oui, mon pauvre petit Pip. + +--... Voilà près d'un an que je suis ton apprenti, et je n'ai pas encore +remercié miss Havisham de ce qu'elle a fait pour moi. Je n'ai pas même +été prendre de ses nouvelles, ou seulement témoigné que je me souvenais +d'elle. + +--C'est vrai, mon petit Pip, et à moins que tu ne lui offres une +garniture complète de fers, ce qui, je le crains bien, ne serait pas un +présent très bien choisi, vu l'absence totale de chevaux.... + +--Je ne veux pas parler de souvenirs de ce genre-là; je ne veux pas lui +faire de présents.» + +Mais Joe avait dans la tête l'idée d'un présent, et il ne voulait pas en +démordre. + +«Voyons, dit-il, si l'on te donnait un coup de main pour forger une +chaîne toute neuve pour mettre à la porte de la rue? Ou bien encore une +grosse ou deux de pitons à vis, dont on a toujours besoin dans un +ménage? Ou quelque joli article de fantaisie, tel qu'une fourchette à +rôties pour faire griller ses muffins, ou bien un gril, si elle veut +manger un hareng saur ou quelque autre chose de semblable. + +--Mais Joe, je ne parle pas du tout de présent, interrompis-je. + +--Eh bien! continua Joe, en tenant bon comme si j'eusse insisté, à ta +place, mon petit Pip, je ne ferais rien de tout cela, non en vérité, +rien de tout cela! Car, qu'est-ce qu'elle ferait d'une chaîne de porte, +quand elle en a une qui ne lui sert pas? Et les pitons sont sujets à +s'abîmer.... Quant à la fourchette à rôties, elle se fait en laiton et +ne nous ferait aucun honneur, et l'ouvrier le plus ordinaire se fait un +gril, car un gril n'est qu'un gril, dit Joe en appuyant sur ces mots, +comme s'il eût voulu m'arracher une illusion invétérée. Tu auras beau +faire, mais un gril ne sera jamais qu'un gril, je te le répète, et tu ne +pourras rien y changer. + +--Mon cher Joe, dis-je en l'attrapant par son habit dans un mouvement de +désespoir; je t'en prie, ne continue pas sur ce ton: je n'ai jamais +pensé à faire à miss Havisham le moindre cadeau. + +--Non, mon petit Pip, fit Joe, de l'air d'un homme qui a enfin réussi à +en persuader un autre. Tout ce que je puis te dire, c'est que tu as +raison, mon petit Pip. + +--Oui, Joe; mais ce que j'ai à te dire, moi, c'est que nous n'avons pas +trop d'ouvrage en ce moment, et que, si tu pouvais me donner une +demi-journée de congé, demain, j'irais jusqu'à la ville pour faire une +visite à miss Est.... Havisham. + +--Quel nom as-tu dit là? dit gravement Joe; Esthavisham, mon petit Pip, +ce n'est pas ainsi qu'elle s'appelle, à moins qu'elle ne se soit fait +rebaptiser. + +--Je le sais.... Joe... je le sais..., c'est une erreur; mais que +penses-tu de tout cela? + +En réalité, Joe pensait que c'était très bien, si je le trouvais +moi-même ainsi; mais il stipula positivement que si je n'étais pas reçu +avec cordialité ou si je n'étais pas encouragé à renouveler une visite +qui n'avait d'autre objet que de prouver ma gratitude pour la faveur que +j'avais reçue, cet essai serait le premier et le dernier. Je promis de +me conformer à ces conditions. + +Joe avait pris un ouvrier à la semaine, qu'on appelait Orlick. Cet +Orlick prétendait que son nom de baptême était Dolge, chose tout à fait +impossible; mais cet individu était d'un caractère tellement obstiné, +que je crois bien qu'il savait parfaitement que ce n'était pas vrai, et +qu'il avait voulu imposer ce nom dans le village pour faire affront à +notre intelligence. C'était un gaillard aux larges épaules, doué d'une +grande force; jamais pressé et toujours lambinant. Il semblait même ne +jamais venir travailler à dessein, mais comme par hasard; et quand il se +rendait aux _Trois jolis bateliers_ pour prendre ses repas, ou quand il +s'en allait le soir, il se traînait comme Caïn ou le Juif errant, sans +savoir le lieu où il allait, ni s'il reviendrait jamais. Il demeurait +chez l'éclusier, dans les marais, et tous les jours de la semaine, il +arrivait de son ermitage, les mains dans les poches, et son dîner +soigneusement renfermé dans un paquet suspendu à son cou, ou ballottant +sur son dos. Les dimanches, il se tenait toute la journée sur la +barrière de l'écluse, et se balançait continuellement, les yeux fixés à +terre; et quand on lui parlait, il les levait, à demi fâché et à demi +embarrassé, comme si c'eût été le fait le plus injurieux et le plus +bizarre qui eût pu lui arriver. + +Cet ouvrier morose ne m'aimait pas. Quand j'étais tout petit et encore +timide, il me disait que le diable habitait le coin le plus noir de la +forge, et qu'il connaissait bien l'esprit malin. Il disait encore qu'il +fallait tous les sept ans allumer le feu avec un jeune garçon, et que je +pouvais m'attendre à servir incessamment de fagot. Mon entrée chez Joe +comme apprenti confirma sans doute le soupçon qu'il avait conçu qu'un +jour ou l'autre je le remplacerais, de sorte qu'il m'aima encore moins, +non qu'il ait jamais rien dit ou rien fait qui témoignât la moindre +hostilité; je remarquai seulement qu'il avait toujours soin d'envoyer +ses étincelles de mon côté, et que toutes les fois que j'entonnais le +_Vieux Clem_, il partait une mesure trop tard. + +Le lendemain, Dolge Orlick était à son travail, quand je rappelai à Joe +le congé qu'il m'avait promis. Orlick ne dit rien sur le moment, car Joe +et lui avaient justement entre eux un morceau de fer rouge qu'ils +battaient pendant que je faisais aller la forge; mais bientôt il +s'appuya sur son marteau et dit: + +«Bien sûr, notre maître!... vous n'allez pas accorder des faveurs rien +qu'à l'un de nous deux.... Si vous donnez au petit Pip un demi-jour de +congé, faites-en autant pour le vieux Orlick.» + +Il avait environ vingt-quatre ans, mais il parlait toujours de lui comme +d'un vieillard. + +«Et que ferez-vous d'un demi-jour de congé si je vous l'accorde? dit +Joe. + +--Ce que j'en ferai?... Et lui, qu'est-ce qu'il en fera?... J'en ferai +toujours bien autant que lui, dit Orlick. + +--Quant à Pip, il va en ville, dit Joe. + +--Eh bien! le vieil Orlick ira aussi en ville, repartit le digne homme. +On peut y aller deux. Il n'y a peut-être pas que lui qui puisse aller en +ville. + +--Ne vous fâchez pas, dit Joe. + +--Je me fâcherai si c'est mon plaisir, grommela Orlick. Allons, notre +maître, pas de préférences dans cette boutique; soyez homme!» + +Le maître refusa de continuer à discuter sur ce sujet jusqu'à ce que +l'ouvrier se fût un peu calmé. Orlick s'élança alors sur la fournaise, +en tira une barre de fer rouge, la dirigea sur moi comme s'il allait me +la passer au travers du corps, lui fit décrire un cercle autour de ma +tête et la posa sur l'enclume, où il se mit à jouer du marteau, il +fallait voir, comme si c'eût été sur moi qu'il frappait, et que les +étincelles qui jaillissaient de tous côtés eussent été des gouttes de +mon sang. Finalement, quand il eut tant frappé qu'il se fut échauffé et +que le fer se fut refroidi, il se reposa sur son marteau et dit: + +«Eh bien! notre maître? + +--Êtes-vous raisonnable maintenant? demanda Joe. + +--Ah! oui, parfaitement, répondit brusquement le vieil Orlick. + +--Alors, comme en général vous travaillez aussi bien qu'un autre, dit +Joe, ce sera congé pour tout le monde.» + +Ma soeur était restée silencieuse dans la cour, d'où elle entendait tout +ce qui se disait. Par habitude, elle écoutait et espionnait sans le +moindre scrupule. Elle parut inopinément à l'une des fenêtres. + +«Comment! fou que tu es, tu donnes des congés à de grands chiens de +paresseux comme ça! Il faut que tu sois bien riche, par ma foi, pour +gaspiller ton argent de cette façon! Je voudrais être leur maître.... + +--Vous seriez le maître de tout le monde si vous l'osiez, riposta Orlick +avec une grimace de mauvais présage. + +--Laissez-la dire, fit Joe. + +--Je pourrais être le maître de tous les imbéciles et de tous les +coquins, repartit ma soeur, et je ne pourrais pas être le maître de tous +les imbéciles sans être celui de votre patron, qui est le roi des buses +et des imbéciles... et je ne pourrais pas être le maître des coquins +sans être votre maître, à vous, qui êtes le plus lâche et le plus fieffé +coquin de tous les coquins d'Angleterre et de France. Et puis!... + +--Vous êtes une vieille folle, mère Gargery, dit l'ouvrier de Joe, et si +cela suffit pour faire un bon juge de coquins, vous en êtes un fameux! + +--Laissez-la tranquille, je vous en prie, dit Joe. + +--Qu'avez-vous dit? s'écria ma soeur en commençant à pousser des cris; +qu'avez-vous dit? Que m'a-t-il dit, Pip?... Comment a-t-il osé m'appeler +en présence de mon mari?... Oh!... oh!... oh!...» + +Chacune de ces exclamations était un cri perçant. Ici, je dois dire, +pour rendre hommage à la vérité, que chez ma soeur, comme chez presque +toutes les femmes violentes que j'ai connues, la passion n'était pas une +excuse, puisque je ne puis nier qu'au lieu d'être emportée malgré elle +par la colère, elle ne s'efforçât consciencieusement et de propos +délibéré de s'exciter elle-même et n'atteignit ainsi par degrés une +fureur aveugle. + +«Comment, reprit-elle, comment m'a-t-il appelée devant ce lâche qui a +juré de me défendre?... Oh! tenez-moi!... tenez-moi!... + +--Ah! murmura l'ouvrier entre ses dents, si tu étais ma femme, je te +mettrais sous la pompe et je t'arroserais convenablement. + +--Je vous dis de la laisser tranquille, répéta Joe. + +--Oh! s'entendre traiter ainsi! s'écria ma soeur arrivée à la seconde +période de sa colère, oh! s'entendre donner de tels noms par cet Orlick! +dans ma propre maison!... Moi! une femme mariée!... en présence de mon +mari!... Oh!... oh!... oh!...» + +Ici, ma soeur, après avoir crié et frappé du pied pendant quelques +minutes, commença à se frapper la poitrine et les genoux, puis elle jeta +son bonnet en l'air et se tira les cheveux. C'était sa dernière étape +avant d'arriver à la rage. Ma soeur était alors une véritable furie; +elle eut un succès complet. Elle se précipita sur la porte +qu'heureusement j'avais eu le soin de fermer. + +Que pouvait faire Joe après avoir vu ses interruptions méconnues, si ce +n'est de s'avancer vers son ouvrier et de lui demander pourquoi il +s'interposait entre lui et Mrs Joe, et ensuite s'il était homme à venir +sur le terrain. Le vieil Orlick vit bien que la situation exigeait qu'on +en vînt aux mains, et il se mit aussitôt sur la défensive. Sans prendre +seulement le temps d'ôter leurs tabliers de cuir, ils s'élancèrent l'un +sur l'autre comme deux géants, mais personne, à ma connaissance du +moins, n'aurait pu tenir longtemps contre Joe. Orlick roula bientôt dans +la poussière de charbon, ni plus ni moins que s'il eût été le jeune +homme pâle, et ne montra pas beaucoup d'empressement à sortir de cette +situation piteuse. Alors Joe alla ouvrir la porte et ramassa ma soeur, +qui était tombée sans connaissance près de la fenêtre (pas avant +toutefois d'avoir assisté au combat). On la transporta dans la maison, +on la coucha, et on fit tout ce qu'on put pour la ranimer, mais elle ne +fit que se débattre et se cramponner aux cheveux de Joe. Alors suivit ce +calme singulier et ce silence étrange qui succèdent à tous les orages, +et je montai m'habiller avec une vague sensation que j'avais déjà +assisté à une pareille scène, que c'était dimanche et que quelqu'un +était mort. + +Quand je descendis, je trouvai Joe et Orlick qui balayaient, sans autres +traces de leur querelle qu'une fente à l'une des narines d'Orlick, ce +qui était loin de l'embellir, et ce dont il aurait parfaitement pu se +passer. Un pot de bière avait été apporté des _Trois jolis bateliers_, +et les deux géants se la partageaient de la manière la plus paisible du +monde. Ce calme eut sur Joe une influence sédative et philosophique. Il +me suivit sur la route pour me faire, en signe d'adieu, une réflexion +qui pouvait m'être utile: + +«Du bruit, mon petit Pip, et de la tranquillité, mon petit Pip, voilà la +vie!» + +Avec quelles émotions ridicules (car nous trouvons comiques chez +l'enfant les sentiments qui sont sérieux chez l'homme fait), avec +quelles émotions, dis-je, me retrouvais-je sur le chemin qui conduisait +chez miss Havisham! Cela importe peu. Il en est de même du nombre de +fois que je passai et repassai devant la porte avant de pouvoir prendre +sur moi de sonner. Il importe également fort peu que je raconte comment +j'hésitai si je m'en retournerais sans sonner, ce que je n'aurais pas +manqué de faire si j'en avais eu le temps. + +Miss Sarah Pocket, et non Estelle, vint m'ouvrir. + +«Comment! c'est encore toi? dit miss Pocket. Que veux-tu?» + +Quand je lui eus dit que j'étais seulement venu pour savoir comment se +portait miss Havisham, Sarah délibéra si elle me renverrait ou non à mon +ouvrage. Mais ne voulant pas prendre sur elle une pareille +responsabilité, elle me laissa entrer, et revint bientôt me dire +sèchement que je pouvais monter. + +Rien n'était changé, et miss Havisham était seule. + +«Eh bien! dit-elle en fixant ses yeux sur moi, j'espère que tu n'as +besoin de rien, car tu n'auras rien. + +--Non, miss Havisham; je voulais seulement vous apprendre que j'étais +très content de mon état, et que je vous suis on ne peut plus +reconnaissant. + +--Là!... là!... fit-elle en agitant avec rapidité ses vieux doigts. +Viens de temps en temps, le jour de ta naissance. Ah! s'écria-t-elle +tout à coup en se tournant vers moi avec sa chaise, tu cherches Estelle, +n'est-ce pas?» + +J'avais en effet cherché si j'apercevais Estelle, et je balbutiai que +j'espérais qu'elle allait bien. + +«Elle est loin, dit miss Havisham, bien loin. Elle apprend à devenir une +dame. Elle est plus jolie que jamais, et elle est fort admirée de tous +ceux qui la voient. Sens-tu que tu l'as perdue?» + +Il y avait dans la manière dont elle prononça ces derniers mots tant de +malin plaisir, et elle partit d'un éclat de rire si désagréable que j'en +perdis le fil de mon discours. Miss Havisham m'évita la peine de le +reprendre en me renvoyant. Quand Sarah, la femme à la tête en coquille +de noix, eut refermé la porte sur moi, je me sentis plus mécontent que +jamais de notre intérieur, de mon état et de toutes choses. Ce fut tout +ce qui résulta de ce voyage. + +Comme je flânais le long de la Grande-Rue, regardant d'un air désolé les +étalages des boutiques en me demandant ce que j'achèterais si j'étais un +monsieur, qui pouvait sortir de chez le libraire, sinon M. Wopsle? M. +Wopsle avait entre les mains la tragédie de _George Barnwell_[3], pour +laquelle il venait de débourser six pence, afin de pouvoir la lire d'un +bout à l'autre sans en passer un mot en présence de Pumblechook, chez +qui il allait prendre le thé. Aussitôt qu'il me vit, il parut persuadé +qu'un hasard providentiel avait placé tout exprès sur son chemin un +apprenti pour l'écouter, sinon pour le comprendre. Il mit la main sur +moi et insista pour que je l'accompagnasse chez M. Pumblechook. Sachant +que l'on ne serait pas très gai chez nous, que les soirées étaient très +noires et les chemins mauvais; de plus, qu'un compagnon de route, quel +qu'il fût, valait mieux que de n'avoir pas de compagnon du tout, je ne +fis pas grande résistance. En conséquence, nous entrions chez M. +Pumblechook au moment où les boutiques et les rues s'allumaient. + + [Note 3: _George Barnwell_, tragédie bourgeoise de George Lillo, + joaillier et auteur dramatique anglais, né à Londres en 1693 et mort en + 1739. Fielding était un de ses amis intimes. Lillo est le créateur de la + tragédie bourgeoise, genre dans lequel il a précédé Diderot. George + Barnwell _ou L'apprenti de Londres_, qui fut représenté pour la première + fois en 1731, est un drame remarquable; il a été traduit en français par + Clément de Genève, en 1748, et imité par Saurin, membre de l'Académie + française.] + +N'ayant jamais assisté à aucune autre représentation de _George +Barnwell_, je ne sais pas combien de temps cela dure ordinairement, mais +je sais bien que ce soir là nous n'en fûmes pas quittes avant neuf +heures et demie, et que, quand M. Wopsle entra à Newgate, je pensais +qu'il n'en sortirait jamais pour aller à la potence, et qu'il était +devenu beaucoup plus lent que dans un autre moment de sa déplorable +carrière. Je pensai aussi qu'il se plaignait un peu trop, après tout, +d'être coupé dans sa fleur, comme s'il n'avait pas perdu toutes ses +feuilles les unes après les autres en s'agitant depuis le commencement +de sa vie. Ce qui me frappait surtout c'étaient les rapports qui +existaient dans toute cette affaire avec mon innocente personne. Quand +Barnwell commença à mal tourner, je déclare que je me sentis +positivement identifié avec lui. Pumblechook s'en aperçut, et il me +foudroya de son regard indigné, et Wopsle aussi prit la peine de me +présenter son héros sous le plus mauvais jour. Tour à tour féroce et +insensé, on me fait assassiner mon oncle sans aucune circonstance +atténuante; Millwood avait toujours été rempli de bontés pour moi, et +c'était pure monomanie chez la fille de mon maître d'avoir l'oeil à ce +qu'il ne me manquât pas un bouton. Tout ce que je puis dire pour +expliquer ma conduite dans cette fatale journée, c'est qu'elle était le +résultat inévitable de ma faiblesse de caractère. Même après qu'on m'eut +pendu et que Wopsle eut fermé le livre, Pumblechook continua à me fixer +en secouant la tête et disant: + +«Profite de l'exemple, mon garçon, profite de l'exemple.» + +Comme si c'eût été un fait bien avéré que je n'attendais, au fond de mon +coeur, que l'occasion de trouver un de mes parents qui voulût bien avoir +la faiblesse d'être mon bienfaiteur pour préméditer de l'assassiner. + +Il faisait nuit noire quand je me mis en route avec M. Wopsle. Une fois +hors de la ville, nous nous trouvâmes enveloppés dans un brouillard +épais, et, je le sentis en même temps, d'une humidité pénétrante. La +lampe de la barrière de péage nous parut une grosse tache, elle ne +semblait pas être à sa place habituelle, et ses rayons avaient l'air +d'une substance solide dans la brume. Nous en faisions la remarque, en +nous étonnant que ce brouillard se fût élevé avec le changement de vent +qui s'était opéré, quand nous nous trouvâmes en face d'un homme qui se +dandinait du côté opposé à la maison du gardien de la barrière. + +«Tiens! nous écriâmes-nous en nous arrêtant, Orlick ici! + +--Ah! répondit-il en se balançant toujours, je m'étais arrêté un instant +dans l'espoir qu'il passerait de la compagnie. + +--Vous êtes en retard?» dis-je. + +Orlick répondit naturellement: + +«Et vous, vous n'êtes pas en avance. + +--Nous avons, dit M. Wopsle, exalté par sa récente représentation, nous +avons passé une soirée littéraire très agréable, M. Orlick.» + +Orlick grogna comme un homme qui n'a rien à dire à cela, et nous +continuâmes la route tous ensemble. Je lui demandai s'il avait passé +tout son congé en ville. + +«Oui, répondit-il, tout entier. Je suis arrivé un peu après vous, je ne +vous ai pas vu, mais vous ne deviez pas être loin. Tiens! voilà qu'on +tire encore le canon. + +--Aux pontons? dis-je. + +--Il y a des oiseaux qui ont quitté leur cage, les canons tirent depuis +la brune; vous allez les entendre tout à l'heure.» + +En effet, nous n'avions fait que quelques pas quand le _boum_! bien +connu se fit entendre, affaibli par le brouillard, et il roula pesamment +le long des bas côtés de la rivière, comme s'il eût poursuivi et atteint +les fugitifs. + +«Une fameuse nuit pour se donner de l'air! dit Orlick. Il faudrait être +bien malin pour attraper ces oiseaux-là cette nuit.» + +Cette réflexion me donnait à penser, je le fis en silence. M. Wopsle, +comme l'oncle infortuné de la tragédie, se mit à penser tout haut dans +son jardin de Camberwell. Orlick, les deux mains dans ses poches, se +dandinait lourdement à mes côtés. Il faisait très sombre, très mouillé +et très crotté, de sorte que nous nous éclaboussions en marchant. De +temps en temps le bruit du canon nous arrivait et retentissait +sourdement le long de la rivière. Je restais plongé dans mes pensées. +Orlick murmurait de temps en temps: + +«Battez!... battez!... vieux Clem!» + +Je pensais qu'il avait bu; mais il n'était pas ivre. + +Nous atteignîmes ainsi le village. Le chemin que nous suivions nous +faisait passer devant les _Trois jolis bateliers_; l'auberge, à notre +grande surprise (il était onze heures), était en grande agitation et la +porte toute grande ouverte. M. Wopsle entra pour demander ce qu'il y +avait, soupçonnant qu'un forçat avait été arrêté; mais il en revint tout +effaré en courant: + +«Il y a quelque chose qui va mal, dit-il sans s'arrêter. Courons chez +vous, Pip... vite... courons! + +--Qu'y a-t-il? demandai-je en courant avec lui, tandis qu'Orlick suivait +à côté de moi. + +--Je n'ai pas bien compris; il paraît qu'on est entré de force dans la +maison pendant que Joe était sorti; on suppose que ce sont des forçats; +ils ont attaqué et blessé quelqu'un.» + +Nous courions trop vite pour demander une plus longue explication, et +nous ne nous arrêtâmes que dans notre cuisine. Elle était encombrée de +monde, tout le village était là et dans la cour. Il y avait un médecin, +Joe et un groupe de femmes rassemblés au milieu de la cuisine. Ceux qui +étaient inoccupés me firent place en m'apercevant, et je vis ma soeur +étendue sans connaissance et sans mouvement sur le plancher, où elle +avait été renversée par un coup furieux asséné sur le derrière de la +tête, pendant qu'elle était tournée du côté du feu. Décidément, il était +écrit qu'elle ne se mettrait plus jamais en colère tant qu'elle serait +la femme de Joe. + + + + +CHAPITRE XVI. + + +La tête remplie de _George Barnwell_, je ne fus d'abord pas éloigné de +croire qu'à mon insu j'étais pour quelque chose dans l'attentat commis +sur ma soeur, ou que, dans tous les cas, étant son plus proche parent et +passant généralement pour lui avoir quelques obligations, j'étais plus +que tout autre exposé à devenir l'objet de légitimes soupçons. Mais +quand le lendemain, à la brillante clarté du jour, je raisonnai de +l'affaire en entendant discuter autour de moi, je la considérai sous un +jour tout à fait différent et en même temps plus raisonnable. + +Joe avait été fumer sa pipe aux _Trois jolis bateliers_, depuis huit +heures un quart jusqu'à dix heures moins un quart. Pendant son absence, +ma soeur s'était mise à la porte et avait échangé le bonsoir avec un +garçon de ferme, qui rentrait chez lui. Cet homme ne put dire +positivement à quelle heure il avait quitté ma soeur, il dit seulement +que ce devait être avant neuf heures. Quand Joe rentra à dix heures +moins cinq minutes, il la trouva étendue à terre et s'empressa d'appeler +à son secours. Le feu paraissait avoir peu brûlé et n'était pas éteint; +la mèche de la chandelle pas trop longue; il est vrai que cette dernière +avait été soufflée. + +Rien dans la maison n'avait disparu; rien n'avait été touché, si ce +n'est la chandelle éteinte qui était sur la table, entre la porte et ma +soeur, et qui était derrière elle, quand elle faisait face au feu et +avait été frappée. Il n'y avait aucun dérangement dans le logis, si ce +n'est celui que ma soeur avait fait elle-même en tombant et en saignant. +Il s'y trouvait en revanche une pièce de conviction qui ne manquait pas +d'une certaine importance. Ma soeur avait été frappée avec quelque chose +de dur et de lourd; puis, une fois renversée, on lui avait lancé à la +tête ce quelque chose avec beaucoup de violence. En la relevant, Joe +retrouva derrière elle un fer de forçat qui avait été limé en deux. + +Après avoir examiné ce fer de son oeil de forgeron, Joe déclara qu'il y +avait déjà quelque temps qu'il avait été limé. Les cris et la rumeur +parvinrent bientôt aux pontons, et les personnes qui en arrivèrent pour +examiner le fer confirmèrent l'opinion de Joe; elles n'essayèrent pas de +déterminer à quelle époque ce fer avait quitté les pontons, mais elles +affirmèrent qu'il n'avait été porté par aucun des deux forçats échappés +la veille; de plus, l'un des deux forçats avait déjà été repris et il ne +s'était pas débarrassé de ses fers. + +Sachant ce que je savais, je ne doutais pas que ce fer ne fût celui de +mon forçat, ce même fer que je l'avais vu et entendu limer dans les +marais. Cependant, je ne l'accusais pas d'en avoir fait usage contre ma +soeur, mais je soupçonnais qu'il était tombé entre les mains d'Orlick ou +de l'étranger, celui qui m'avait montré la lime, et que l'un de ces deux +individus avait pu seul s'en servir d'une manière aussi cruelle. + +Quant à Orlick, exactement comme il nous l'avait dit au moment où nous +l'avions rencontré à la barrière, on l'avait vu en ville pendant toute +la soirée; il était entré dans plusieurs tavernes avec diverses +personnes, et il était revenu avec M. Wopsle et moi. Il n'y avait donc +rien contre lui, si ce n'est la querelle, et ma soeur s'était querellée +plus de mille fois avec lui, comme avec tout le monde. Quant à +l'étranger, aucune dispute ne pouvait s'être élevée entre ma soeur et +lui, s'il était venu réclamer ses deux banknotes, car elle était +parfaitement disposée à les lui restituer. Il était d'ailleurs évident +qu'il n'y avait pas eu d'altercation entre ma soeur et l'assaillant, qui +était entré avec si peu de bruit et si inopinément, qu'elle avait été +renversée avant d'avoir eu le temps de se retourner. + +N'était-il pas horrible de penser que, sans le vouloir, j'avais procuré +l'instrument du crime. Je souffrais l'impossible, en me demandant sans +cesse si je ne ferais pas disparaître tout le charme de mon enfance en +racontant à Joe tout ce qui s'était passé. Pendant les mois qui +suivirent, chaque jour je répondais négativement à cette question, et, +le lendemain, je recommençais à y réfléchir. Cette lutte venait, après +tout, de ce que ce secret était maintenant un vieux secret pour moi; je +l'avais nourri si longtemps, qu'il était devenu une partie de moi-même, +et que je ne pouvais plus m'en séparer. En outre, j'avais la crainte +qu'après avoir été la cause de tant de malheurs, je finirais +probablement par m'aliéner Joe s'il me croyait. Mais me croirait-il? Ces +réflexions me décidèrent à temporiser; je résolus de faire une +confession pleine et entière si j'entrevoyais une nouvelle occasion +d'aider à découvrir le coupable. + +Les constables et les hommes de Bow Street, de Londres, séjournèrent à +la maison pendant une semaine ou deux. Ils ne firent pas mieux en cette +circonstance que ne font d'ordinaire les agents de l'autorité en pareil +cas, du moins d'après ce que j'ai lu ou entendu dire. Ils arrêtèrent des +gens à tort et à travers, et se buttèrent la tête contre toutes sortes +d'idées fausses en persistant, comme toujours, à vouloir arranger les +circonstances d'après les probabilités, au lieu de chercher les +probabilités dans les circonstances. Aussi les voyait-on à la porte des +_Trois jolis bateliers_ avec l'air réservé de gens qui en savent +beaucoup plus qu'ils ne veulent en dire, et cela remplissait tout le +village d'admiration. Ils avaient des façons aussi mystérieuses en +saisissant leurs verres que s'ils eussent saisi le coupable lui-même; +pas tout à fait, cependant, puisqu'ils n'en firent jamais rien. + +Longtemps après le départ de ces dignes représentants de la loi, ma +soeur était encore au lit très malade. Elle avait la vue toute troublée, +de sorte qu'elle voyait les objets doubles, et souvent elle saisissait +un verre ou une tasse à thé imaginaire au lieu d'une réalité. L'ouïe +était chez elle gravement affectée, la mémoire aussi, et ses paroles +étaient inintelligibles. Quand, plus tard, elle put descendre de sa +chambre, il me fallut tenir mon ardoise constamment à sa portée pour +qu'elle pût écrire ce qu'elle ne pouvait articuler; mais, comme elle +écrivait fort mal, qu'elle était médiocrement forte sur l'orthographe, +et que Joe n'était pas non plus un habile lecteur, il s'élevait entre +eux des complications extraordinaires, que j'étais toujours appelé à +résoudre. + +Cependant son caractère s'était considérablement amélioré, elle était +devenue même assez patiente. Un tremblement nerveux s'empara de tous ses +membres, et ils prirent une incertitude de mouvement qui fit partie de +son état habituel; puis, après un intervalle de trois mois, à peine +pouvait-elle porter sa main à sa tête, et elle tombait souvent pendant +plusieurs semaines dans une tristesse voisine de l'aberration d'esprit. +Nous étions très embarrassés pour lui trouver une garde convenable, +lorsqu'une circonstance fortuite nous vint en aide. La grand'tante de M. +Wopsle mourut, et celui-ci, voyant l'état dans lequel ma soeur était +tombée, laissa Biddy venir la soigner. + +Ce fut environ un mois après la réapparition de ma soeur dans la +cuisine, que Biddy arriva chez nous avec une petite boite contenant tous +les effets qu'elle possédait au monde. Ce fut une bénédiction pour nous +tous et surtout pour Joe, car le cher homme était bien abattu, en +contemplant continuellement la lente destruction de sa femme, et il +avait coutume, le soir, en veillant à ses côtés, de tourner sur moi de +temps à autre ses yeux bleus humides de larmes, en me disant: + +«C'était un si beau corps de femme! mon petit Pip.» + +Biddy entra de suite en fonctions et prodigua à ma soeur les soins les +plus intelligents, comme si elle n'eût fait que cela depuis son enfance. +Joe put alors jouir en quelque sorte de la plus grande tranquillité +qu'il eût jamais goûtée durant tout le cours de sa vie, et il eut le +loisir de pousser de temps en temps jusqu'aux _Trois jolis bateliers_, +ce qui lui fit un bien extrême. Une chose étonnante, c'est que les gens +de la police avaient tous plus ou moins soupçonné le pauvre Joe d'être +le coupable sans qu'il s'en doutât, et que, d'un commun accord, ils le +regardaient comme un des esprits les plus profonds qu'ils eussent jamais +rencontrés. + +Le premier triomphe de Biddy, dans sa nouvelle charge, fut de résoudre +une difficulté que je n'avais jamais pu surmonter, malgré tous mes +efforts. Voici ce que c'était: + +Toujours et sans cesse ma soeur avait tracé sur l'ardoise un chiffre qui +ressemblait à un _T_; puis elle avait appelé notre attention sur ce +chiffre, comme une chose dont elle avait particulièrement besoin. +J'avais donc passé en revue tous les mots qui commençaient par un T, +depuis Tabac jusqu'à Tyran. À la fin, il m'était venu dans l'idée que +cette lettre avait assez la forme d'un marteau, et, ayant prononcé ce +mot à l'oreille de ma soeur, elle avait commencé à frapper sur la table +en signe d'assentiment. Là-dessus, j'avais apporté tous nos marteaux les +uns après les autres, mais sans succès. Puis j'avais pensé à une +béquille. J'en empruntai une dans le village, et, plein de confiance, je +vins la mettre sous les yeux de ma soeur, mais elle se mit à secouer la +tête avec une telle rapidité, que nous eûmes une grande frayeur: faible +et brisée comme elle était, nous craignîmes qu'elle ne se disloquât le +cou. + +Quand ma soeur eut remarqué que Biddy la comprenait très vite, le signe +mystérieux reparut sur l'ardoise. Biddy l'examina avec attention, +entendit mes explications, regarda ma soeur, me regarda, regarda Joe, +puis elle courut à la forge, suivie par Joe et par moi. + +«Mais oui, c'est bien cela! s'écria Biddy, ne voyez-vous pas que c'est +lui!» + +C'était Orlick! Il n'y avait pas de doute, elle avait oublié son nom et +ne pouvait l'indiquer que par son marteau. Biddy le pria de venir dans +la cuisine. Orlick déposa tranquillement son marteau, essuya son front +avec son bras, puis avec son tablier, et vint en se dandinant avec cette +singulière démarche hésitante et sans-souci qui le caractérisait. + +Je m'attendais, je le confesse, à entendre ma soeur le dénoncer; mais +les choses tournèrent tout autrement. Elle manifesta le plus grand désir +d'être en bons termes avec lui; elle montra qu'elle était contente qu'on +le lui eût amené, et parla de lui offrir quelque chose à boire. Elle +examinait sa contenance, comme si elle eût particulièrement souhaité de +s'assurer qu'il prenait sa réception en bonne part. Elle manifestait le +plus grand désir de se le concilier, et elle avait vis-à-vis de lui cet +air d'humble soumission que j'ai souvent remarqué chez les enfants en +présence d'un maître sévère. Dans la suite, elle ne passa pas un jour +sans dessiner le marteau sur son ardoise, et sans qu'Orlick vînt en se +dandinant se placer devant elle, avec sa mine hargneuse, comme s'il ne +savait pas plus que moi ce qu'il voulait faire. + + + + +CHAPITRE XVII. + + +Je suivis le cours de mon apprentissage, qui ne fut varié, en dehors des +limites du village et des marais, par une autre circonstance +remarquable, que par le retour de l'anniversaire de ma naissance, qui me +fit rendre ma seconde visite chez miss Havisham. Je trouvai Sarah Pocket +remplissant toujours sa charge à la porte, et miss Havisham dans l'état +où je l'avais laissée. Miss Havisham me parla d'Estelle de la même +manière et dans les mêmes termes. L'entrevue ne dura que quelques +minutes. En partant, miss Havisham me donna une guinée et me dit de +revenir à mon prochain anniversaire. Disons une fois pour toutes que +cela devint une habitude annuelle. J'essayai, la première fois, de +refuser poliment la guinée, mais ce refus n'eut d'autre effet que de me +faire demander avec colère si j'avais compté sur davantage. Après cela, +je la pris sans rien dire. + +Tout était si peu changé, dans la vieille et triste maison, dans la +lumière jaune de cette chambre obscure, et dans ce spectre flétri, assis +devant la table de toilette, qu'il me semblait que le temps s'était +arrêté comme les pendules, dans ce mystérieux endroit où, pendant que +tout vieillissait au dehors, tout restait dans le même état. La lumière +du jour n'entrait pas plus dans la maison que mes souvenirs et mes +pensées ne pouvaient m'éclairer sur le fait actuel; et cela m'étonnait +sans que je pusse m'en rendre compte, et sous cette influence je +continuai à haïr de plus en plus mon état et à avoir honte de notre +foyer. + +Imperceptiblement, je commençai à m'apercevoir qu'un grand changement +s'était opéré chez Biddy. Les quartiers de ses souliers étaient relevés +maintenant jusqu'à sa cheville, ses cheveux avaient poussé, ils étaient +même brillants et lisses, et ses mains étaient toujours propres. Elle +n'était pas jolie; étant commune, elle ne pouvait ressembler à Estelle; +mais elle était agréable, pleine de santé, et d'un caractère charmant. +Il n'y avait pas plus d'un an qu'elle demeurait avec nous; je me +souviens même qu'elle venait de quitter le deuil, quand je remarquai un +soir qu'elle avait des yeux expressifs, de bons et beaux yeux. + +Je fis cette découverte au moment où je levais le nez d'une tâche que +j'étais en train de faire: je copiais quelques pages d'un livre que je +voulais apprendre par coeur, et je m'exerçais, par cet innocent +stratagème, à faire deux choses à la fois. En voyant Biddy qui me +regardait et m'observait, je posai ma plume sur la table, et Biddy +arrêta son aiguille, mais sans la quitter. + +«Biddy, dis-je, comment fais-tu donc? Ou je suis très bête, ou tu es +très intelligente. + +--Qu'est-ce donc que je fais?... je ne sais pas,» répondit Biddy en +souriant. + +C'était elle qui conduisait tout notre ménage, et étonnamment bien +encore, mais ce n'est pas de cette habileté que je voulais parler, +quoiqu'elle m'eût étonné bien souvent. + +«Comment peux-tu faire, Biddy, dis-je, pour apprendre tout ce que +j'apprends?» + +Je commençais à tirer quelque vanité de mes connaissances, car pour les +acquérir, je dépensais mes guinées d'anniversaire et tout mon argent de +poche, bien que je comprenne aujourd'hui qu'à ce prix là le peu que je +savais me revenait extrêmement cher. + +«Je pourrais te faire la même question, dit Biddy; comment fais-tu? + +--Le soir, quand je quitte la forge, chacun peut me voir me mettre à +l'ouvrage, moi; mais toi, Biddy, on ne t'y voit jamais. + +--Je suppose que j'attrape la science comme un rhume,» dit +tranquillement Biddy. + +Et elle reprit son ouvrage. + +Poursuivant mon idée, renversé dans mon fauteuil en bois, je regardais +Biddy coudre, avec sa tête penchée de côté. Je commençais à voir en elle +une fille vraiment extraordinaire, car je me souvins qu'elle était très +savante en tout ce qui concernait notre état, qu'elle connaissait les +noms de nos outils et les termes de notre ouvrage. En un mot, Biddy +savait théoriquement tout ce que je savais, et elle aurait fait un +forgeron tout aussi accompli que moi, si ce n'est davantage. + +«Biddy, dis-je, tu es une de ces personnes qui savent tirer parti de +toutes les occasions; tu n'en avais jamais eu avant de venir ici, vois +maintenant ce que tu as appris.» + +Biddy leva les yeux sur moi, puis se remit à coudre. + +«C'est moi qui ai été ton premier maître, n'est-ce pas, Pip? dit-elle. + +--Biddy! m'écriai-je frappé d'étonnement. Comment, tu pleures?... + +--Non, dit Biddy en riant, pourquoi t'imagines-tu cela?» + +Ce n'était pas une illusion que je me faisais, j'avais vu une larme +brillante tomber sur son ouvrage. Je me rappelai quel pauvre +souffre-douleur elle avait été jusqu'au jour où la grand'tante de M. +Wopsle avait perdu la mauvaise habitude de vivre, habitude si difficile +à perdre pour certaines personnes. Je me rappelais les misérables +circonstances au milieu desquelles elle s'était trouvée dans la pauvre +boutique et dans la bruyante école du soir. Je réfléchissais que, même +dans ces temps malheureux, il devait y avoir eu en Biddy quelque talent +caché, qui se développait maintenant, car dans mon premier +mécontentement de moi-même, c'est à elle que j'avais demandé aide et +assistance. Biddy causait tranquillement, elle ne pleurait plus, et il +me semblait, en songeant à tout cela et en la regardant, que je n'avais +peut-être pas été suffisamment reconnaissant envers elle; que j'avais +été trop réservé, et surtout que je ne l'avais pas assez honorée, ce +n'est peut-être pas précisément le mot dont je me servais dans mes +méditations, de ma confiance. + +«Oui, Biddy, dis-je, après avoir mûrement réfléchi, tu as été mon +premier maître, et cela à une époque où nous ne pensions guère nous +trouver un jour réunis dans cette cuisine. + +--Ah! la pauvre créature! s'écria Biddy, comme si cette remarque lui +eût rappelé qu'elle avait oublié pendant quelques instants d'aller voir +si ma soeur avait besoin de quelque chose, c'est malheureusement vrai! + +--Eh bien! dis-je, il faut causer ensemble un peu plus souvent, et pour +moi, je te consulterai aussi comme autrefois. Dimanche prochain, allons +faire une tranquille promenade dans les marais, Biddy, et nous causerons +tout à notre aise.» + +Ma soeur ne restait jamais seule; mais Joe voulut bien prendre soin +d'elle toute l'après-midi du dimanche, et Biddy et moi nous sortîmes +ensemble. C'était par un beau jour d'été. Quand nous eûmes traversé le +village, passé l'église et puis le cimetière, et que nous fûmes sortis +des marais, j'aperçus les voiles des vaisseaux gonflées par le vent; et +je commençai alors, comme toujours, à mêler miss Havisham et Estelle aux +objets que j'avais sous les yeux. Nous nous assîmes au bord de la +rivière, où l'eau en bouillonnant venait se briser sous nos pieds; et ce +doux murmure rendait encore le paysage plus silencieux qu'il ne l'eût +été sans lui. Je trouvai que l'heure et le lieu étaient admirablement +choisis pour faire mes plus intimes confidences à Biddy. + +«Biddy, dis-je, après lui avoir recommandé le secret, je veux devenir un +monsieur. + +--Oh! moi, à ta place, je n'y tiendrais pas! répondit-elle; ça n'est pas +la peine. + +--Biddy, repris-je d'un ton un peu sévère, j'ai des raisons toutes +particulières pour vouloir devenir un monsieur. + +--Tu dois les savoir mieux que personne, Pip; mais ne penses-tu pas être +plus heureux tel que tu es? + +--Biddy! m'écriai-je avec impatience, je ne suis pas heureux du tout +comme je suis. Je suis dégoûté de mon état et de la vie que je mène. Je +n'ai jamais pu y prendre goût depuis le commencement de mon +apprentissage. Voyons, Biddy, ne sois donc pas bête. + +--Ai-je dit quelque bêtise? dit Biddy en levant tranquillement les yeux +et les sourcils. J'en suis fâchée, je ne l'ai pas fait exprès. Tout ce +que je désire, c'est de te voir heureux et en bonne position. + +--Eh bien! alors, sache une fois pour toutes que jamais je ne serai +heureux; qu'au contraire, Biddy, je serai toujours misérable, tant que +je ne mènerai pas une vie autre que celle que je mène aujourd'hui. + +--C'est dommage!» dit Biddy en secouant la tête avec tristesse. + +Dans ce singulier combat que je soutenais avec moi-même, j'avais si +souvent pensé que c'était dommage de penser ainsi, qu'au moment où Biddy +avait traduit en paroles ses sensations et les miennes, je fus presque +sur le point de verser des larmes de dépit et de chagrin. Je lui +répondis qu'elle avait raison; que je sentais que cela était très +regrettable, mais que je n'y pouvais rien. + +«Si j'avais pu m'y habituer, dis-je en arrachant quelques brins d'herbe +pour donner le change à mes sentiments, comme le jour où, dans la +brasserie de miss Havisham, j'avais arraché mes cheveux et les avais +foulés aux pieds; si j'avais pu m'y faire, ou si seulement j'avais pu +conserver la moitié du goût que j'avais pour la forge, quand j'étais +tout petit, je sais que cela eût beaucoup mieux valu pour moi. Toi, Joe +et moi, nous n'eussions manqué de rien. Joe et moi, nous eussions été +associés après mon apprentissage, et j'aurais pu t'épouser et nous +serions venus nous asseoir ici par un beau dimanche, bien différents +l'un pour l'autre de ce que nous sommes aujourd'hui. J'aurais toujours +été assez bon pour toi, n'est-ce pas Biddy?» + +Biddy soupira en regardant les vaisseaux passer au loin et répondit: + +«Oui, je ne suis pas très difficile.» + +Je ne pouvais prendre cela pour une flatterie; mais je savais qu'elle +n'y mettait pas de mauvaise intention. + +«Au lieu de cela, dis-je en continuant à arracher quelques brins d'herbe +et à en mâcher un ou deux; vois comme je vis, mécontent et +malheureux.... Et que m'importerait d'être grossier et commun, si +personne ne me l'avait dit!» + +Biddy se retourna tout à coup de mon côté et me regarda avec plus +d'attention qu'elle n'avait regardé les vaisseaux. + +«Ce n'était pas une chose très vraie ni très polie à dire, fit-elle en +détournant les yeux aussitôt. Qui t'a dit cela?» + +Je fus déconcerté, car je m'étais lancé dans mes confidences sans savoir +où j'allais; il n'y avait pas à reculer maintenant, et je répondis: + +«La charmante jeune demoiselle qui est chez miss Havisham. Elle est plus +belle que personne ne l'a jamais été; je l'admire et je l'adore, et +c'est à cause d'elle que je veux devenir un monsieur.» + +Après cette folle confession, je jetai toute l'herbe que j'avais +arrachée dans la rivière, comme si j'avais eu envie de la suivre et de +me jeter après elle. + +«Est-ce pour lui faire éprouver du dépit, ou pour lui plaire, que tu +veux devenir un monsieur? demanda Biddy, après un moment de silence. + +--Je n'en sais rien, répondis-je de mauvaise humeur. + +--Parce que, si c'est pour lui donner du dépit, continua Biddy, je crois +que tu y parviendras plus facilement en ne tenant aucun compte de ses +paroles; et si c'est pour lui plaire, je pense qu'elle n'en vaut pas la +peine. Du reste, tu dois le savoir mieux que personne.» + +C'était exactement ce que j'avais pensé bien des fois, et ce que, dans +ce moment, me paraissait de la plus parfaite évidence; mais comment moi, +pauvre garçon de village, aurais-je pu éviter cette inconséquence +étonnante, dans laquelle les hommes les plus sages et les meilleurs +tombent chaque jour? + +«Tout cela peut être vrai, dis-je à Biddy, mais je la trouve si belle!» + +En disant ces mots, je détournai brusquement ma figure, je saisis une +bonne poignée de cheveux de chaque côté de ma tête, et je les arrachai +violemment, tout en ayant bien conscience, pendant tout ce temps, que la +folie de mon coeur était si absurde et si déplacée que j'aurais bien +mieux fait, au lieu de détourner ma face et de me tirer les cheveux, de +cogner ma tête contre une muraille pour la punir d'appartenir à un idiot +tel que moi. + +Biddy était la plus raisonnable des filles, et elle n'essaya plus de me +convaincre. Elle mit sa main, main fort agréable, quoiqu'un peu durcie +par le travail, sur les miennes; elle les détacha gentiment de mes +cheveux, puis elle me frappa doucement sur l'épaule pour tâcher de +m'apaiser, tandis que, la tête dans ma manche, je versai quelques +larmes, exactement comme j'avais fait dans la brasserie, et je sentis +vaguement au fond de mon coeur qu'il me semblait que j'étais fort +maltraité par quelqu'un ou par tout le monde, je ne sais lequel des +deux. + +«Je me réjouis d'une chose, dit Biddy, c'est que tu aies senti que tu +pouvais m'accorder ta confiance, Pip, et d'une autre encore, c'est que +tu sais que je la mériterai toujours, et que je ferai tout pour la +conserver. Quant à ta première institutrice, pauvre institutrice qui a +tant elle-même à apprendre! si elle était ton institutrice en ce +moment-ci, elle sait bien quelle leçon elle te donnerait, mais ce serait +une rude leçon à apprendre; et, comme maintenant tu en sais plus +qu'elle, ça ne servirait à rien.» + +En disant cela, Biddy soupira et eut l'air de me plaindre; puis elle se +leva, et me dit avec un changement agréable dans la voix: + +«Allons-nous un peu plus loin ou rentrons-nous à la maison? + +--Biddy! m'écriai-je en me levant, en jetant mes bras à son cou et en +l'embrassant, je te dirai toujours tout. + +--Jusqu'au jour où tu seras devenu un monsieur, dit Biddy. + +--Tu sais bien que je ne serai jamais un vrai monsieur, ce sera donc +toujours ainsi, non pas que j'aie quelque chose à te dire, car tu sais +maintenant tout ce que je pense et tout ce que je sais. + +--Ah! murmura Biddy, en portant ses yeux sur l'horizon; puis elle reprit +sa plus douce voix pour me dire de nouveau: allons-nous un peu plus loin +ou rentrons-nous à la maison?» + +Je dis à Biddy que nous irions un peu plus loin. C'est ce que nous +fîmes; et cette charmante après-midi d'été se changea en un soir d'été +magnifique. Je commençais à me demander si je n'étais pas infiniment +mieux sous tous les rapports, et plus naturellement placé dans les +conditions où je me trouvais depuis mon enfance, que de jouer à la +bataille dans une chambre éclairée par une chandelle, où les pendules +étaient arrêtées et où j'étais méprisé par Estelle. Je pensais que ce +serait un grand bonheur si je pouvais m'ôter Estelle de la tête, ainsi +que toutes mes folles imaginations et tous mes souvenirs, et si je +pouvais prendre goût au travail, m'y attacher et réussir. Je me +demandais si Estelle étant à côté de moi à la place de Biddy, elle ne +m'eût pas rendu très malheureux. J'étais obligé de convenir que cela +était très certain, et je me dis à moi-même: + +«Pip, quel imbécile tu fais, mon pauvre garçon!» + +Nous parlions beaucoup tout en marchant, et tout ce que disait Biddy me +semblait juste. Biddy n'était jamais impolie ni capricieuse; elle +n'était pas Biddy un jour et une autre personne le lendemain. Elle eût +éprouvé de la peine et non du plaisir à me faire du chagrin, et elle eût +de beaucoup préféré blesser son propre coeur que de blesser le mien. +Comment se faisait-il donc que je ne l'aimais pas mieux que l'autre? + +«Biddy, disais-je, tout en retournant au logis, je voudrais que tu +puisses me ramener au sens commun. + +--Je le voudrais aussi, répondit Biddy. + +--Si seulement je pouvais devenir amoureux de toi.... Ne te fâche pas si +je parle aussi franchement à une vieille connaissance.... + +--Oh! pas du tout, mon cher Pip, dit Biddy; ne t'inquiète pas de moi. + +--Si je pouvais seulement le faire, c'est tout ce qu'il me faudrait. + +--Mais tu le vois, mon pauvre Pip, tu ne pourras jamais,» dit Biddy. + +À ce moment de la soirée, la chose ne me paraissait pas aussi +invraisemblable qu'elle m'eût paru si nous avions discuté cette question +quelques heures auparavant. Je dis donc que je n'en étais pas tout à +fait sûr. Biddy dit qu'elle en était bien certaine, et elle le dit d'une +manière décisive. Au fond de mon coeur, je sentais qu'elle avait raison, +et cependant j'étais peu satisfait de la voir si affirmative sur ce +point. + +En approchant du cimetière, nous eûmes à traverser un remblai et à +franchir une barrière près de l'écluse. Nous vîmes apparaître tout à +coup le vieil Orlick; il sortait de l'écluse, des joncs ou de la vase. + +«Hola! fit-il, où allez-vous donc, vous deux? + +--Où irions-nous, si ce n'est à la maison? + +--Eh bien! je veux que le diable m'emporte si je ne vais pas avec vous +pour vous voir rentrer!» + +C'était sa manie, à cet homme, de vouloir que le diable l'emportât. +Peut-être n'attachait-il pas d'importance à ce mot, mais il s'en servait +comme de son nom de baptême pour en imposer au pauvre monde et faire +naître l'idée de quelque chose d'épouvantablement nuisible. Lorsque +j'étais plus jeune, je me figurais généralement que si le diable +m'emportait personnellement, il ne le ferait qu'avec un croc recourbé, +bien trempé et bien pointu. Biddy n'était pas d'avis qu'il vînt avec +nous, et elle me disait tout bas: + +«Ne le laisse pas venir, je ne l'aime pas.» + +Comme moi-même je ne l'aimais pas non plus, je pris la liberté de lui +dire que nous le remerciions beaucoup, mais que nous n'avions pas besoin +qu'on nous vît rentrer. Orlick accueillit mes paroles avec un éclat de +rire et s'arrêta; mais bientôt après, il nous suivit à distance, tout en +clopinant. + +Voulant savoir si Biddy le soupçonnait d'avoir prêté la main à la +tentative d'assassinat contre ma soeur, dont celle-ci n'avait jamais pu +rendre compte, je lui demandai pourquoi elle ne l'aimait pas. + +«Oh! dit-elle en le regardant par-dessus son épaule, pendant qu'il +tâchait de nous rattraper d'un pas lourd, c'est que je crains qu'il ne +m'aime. + +--T'a-t-il jamais dit qu'il t'aimait? demandai-je d'un air indigné. + +--Non, dit Biddy, en jetant de nouveau un regard en arrière; il ne me +l'a jamais dit; mais il se met à danser devant moi toutes les fois qu'il +s'aperçoit que je le regarde.» + +Quelque nouveau et singulier que me parût ce témoignage d'attachement, +je ne doutais pas un seul instant de l'exactitude de l'interprétation de +Biddy. Je m'échauffais à l'idée que le vieil Orlick osât l'admirer, +comme je me serais échauffé s'il m'eût outragé moi-même. + +«Mais cela n'a rien qui puisse t'intéresser, ajouta Biddy avec calme. + +--Non, Biddy, c'est vrai; seulement je n'aime pas cela, et je ne +l'approuve pas. + +--Ni moi non plus, dit Biddy, bien que cela doive t'être bien égal. + +--Absolument, lui dis-je; mais je dois avouer que j'aurais une bien +faible opinion de toi, Biddy, s'il dansait devant toi, de ton propre +consentement.» + +J'eus l'oeil sur Orlick par la suite, et toutes les fois qu'une +circonstance favorable se présentait pour qu'il manifestât à Biddy +l'émotion qu'elle lui causait, je me mettais entre lui et elle, pour +atténuer cette démonstration. Orlick avait pris pied dans la maison de +Joe, surtout depuis l'affection que ma soeur avait prise pour lui; sans +cela, j'aurais essayé de le faire renvoyer. Orlick comprenait +parfaitement mes bonnes intentions à son égard, et il y avait de sa part +réciprocité, ainsi que j'eus l'occasion de l'apprendre par la suite. Or, +comme si mon esprit n'eût pas été déjà assez troublé, j'en augmentai +encore la confusion en pensant, à certains jours et à certains moments, +que Biddy valait énormément mieux qu'Estelle, et que la vie de travail +simple et honnête dans laquelle j'étais né n'avait rien dont on dût +rougir, mais qu'elle offrait au contraire des ressources fort +suffisantes de considération et de bonheur. Ces jours-là, j'arrivais à +conclure que mon antipathie pour le pauvre vieux Joe et la forge s'était +dissipée, et que j'étais en bon chemin pour devenir l'associé de Joe et +le compagnon de Biddy... quand tout à coup un souvenir confus des jours +passés chez miss Havisham fondait sur moi comme un trait meurtrier, et +bouleversait de nouveau mes pauvres esprits. Une fois troublés, j'avais +de la peine à les rassembler, et souvent, avant que j'eusse pu m'en +rendre maître, ils se dispersaient dans toutes les directions, à la +seule idée que peut-être, après tout, une fois mon apprentissage +terminé, miss Havisham se chargerait de ma fortune. + +Si mon apprentissage eût continué, je n'ose affirmer que je serais resté +jusqu'au bout dans ces mêmes perplexités; mais il fut interrompu +prématurément, ainsi qu'on va le voir. + + + + +CHAPITRE XVIII. + + +C'était un samedi soir de la quatrième année de mon apprentissage chez +Joe. Un groupe entourait le feu des _Trois jolis Bateliers_ et prêtait +une oreille attentive à M. Wopsle, qui lisait le journal à haute voix. +Je faisais partie de ce groupe. + +Un crime qui causait grande rumeur dans le public venait d'être commis, +et M. Wopsle, en le racontant, avait l'air d'être plongé dans le sang +jusqu'aux sourcils. Il appuyait sur chaque adjectif exprimant l'horreur, +et s'identifiait avec chacun des témoins de l'enquête. Nous l'entendions +gémir comme la victime: «C'en est fait de moi!» et comme l'assassin, +mugir d'un ton féroce: «Je vais régler votre compte!» Il nous fit la +déposition médicale, en imitant sans s'y tromper le praticien de notre +endroit. Il bégaya en tremblant comme le vieux gardien de la barrière +qui avait entendu les coups, avec une imitation si parfaite de cet +invalide à moitié paralysé, qu'il était permis de douter de la +compétence morale de ce témoin. Entre les mains de M. Wopsle, le coroner +devint Timon d'Athènes, et le bedeau, Coriolan. M. Wopsle était enchanté +de lui-même et nous en étions tous enchantés aussi. Dans cet agréable +état d'esprit, nous rendîmes un verdict de meurtre avec préméditation. + +Alors, et seulement alors, je m'aperçus de la présence d'un individu +étranger au pays qui était assis sur le banc en face de moi, et qui +regardait de mon côté. Un certain air de mépris régnait sur son visage, +et il mordait le bout de son énorme index, tout en examinant les figures +des spectateurs qui entouraient M. Wopsle. + +«Eh bien! dit-il à ce dernier, dès que celui-ci eut terminé sa lecture, +vous avez arrangé tout cela à votre satisfaction, je n'en doute pas?» + +Chacun leva les yeux et tressaillit, comme si c'eût été l'assassin. Il +nous regarda d'un air froid et tout à fait sarcastique. + +«Coupable, c'est évident, fit-il. Allons, voyons, dites! + +--Monsieur, répondit M. Wopsle, sans avoir l'air de vous connaître, je +n'hésite pas à vous répondre: coupable, en effet!» + +Là-dessus, nous reprîmes tous assez de courage pour faire entendre un +léger murmure d'approbation. + +«Je le savais, dit l'étranger, je savais ce que vous pensiez et ce que +vous disiez; mais je vais vous faire une question. Savez-vous, ou ne +savez-vous pas que la loi anglaise suppose tout homme innocent, jusqu'à +ce qu'on ait prouvé... prouvé... et encore prouvé qu'il est coupable. + +--Monsieur, commença M. Wopsle, en ma qualité d'Anglais, je.... + +--Allons! dit l'étranger à M. Wopsle, en mordant son index, n'éludez pas +la question. Ou vous le savez, ou vous ne le savez pas. Lequel des +deux?» + +Il tenait sa tête en avant, son corps en arrière, d'une façon +interrogative, et il étendait son index vers M. Wopsle. + +«Allons, dit-il, le savez-vous ou ne le savez-vous pas? + +--Certainement, je le sais, répondit M. Wopsle. + +--Alors, pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de suite? Je vais vous +faire une autre question, continua l'étranger, en s'emparant de M. +Wopsle, comme s'il avait des droits sur lui: Savez-vous qu'aucun des +témoins n'a encore subi de contre-interrogatoire?» + +M. Wopsle commençait: + +«Tout ce que je puis dire, c'est que...» + +Quand l'étranger l'arrêta. + +«Comment, vous ne pouvez pas répondre: oui ou non!... Je vais vous +éprouver encore une fois.» + +Il étendit son doigt vers lui. + +«Attention! Savez-vous ou ne savez-vous pas qu'aucun des témoins n'a +encore subi de contre-interrogatoire?... Allons, je ne vous demande +qu'un mot: Oui ou non?» + +M. Wopsle hésita, et nous commencions à avoir de lui une assez pauvre +opinion. + +«Allons, dit l'étranger, je viens à votre secours; vous ne le méritez +pas, mais j'y viens. Jetez un coup d'oeil sur ce papier que vous tenez à +la main. Qu'est-ce que c'est? + +--Qu'est-ce que c'est? répéta M. Wopsle interloqué. + +--Est-ce, continua l'étranger, d'un ton sarcastique et soupçonneux, +est-ce le papier imprimé dans lequel vous venez de lire? + +--Sans doute. + +--Sans doute. Maintenant, revenons à ce journal, et dites-moi s'il +constate que le prisonnier a dit positivement que ses conseils légaux +lui avaient conseillé de réserver sa défense? + +--J'ai lu cela tout à l'heure, commença M. Wopsle. + +--Qu'importe ce que vous avez lu? Vous pouvez lire le _Pater_ à rebours +si cela vous fait plaisir, et cela a dû vous arriver plus d'une fois. +Cherchez dans le journal.... Non, non, non mon ami, pas en haut de la +colonne, vous devez bien le savoir; en bas, en bas.» + +Nous commencions tous à voir en M. Wopsle un homme rempli de +subterfuges. + +«Eh bien! y êtes-vous? + +--Voici, di M. Wopsle. + +--Bien. Suivez maintenant le passage et dites-moi s'il annonce +positivement que le prisonnier a dit que ses conseils légaux lui ont +conseillé de réserver sa défense. Allons! y a-t-il de cela? + +--Ce ne sont pas là les mots exacts, répondit M. Wopsle. + +--Pas les mots exacts, soit, répéta l'inconnu avec amertume, mais est-ce +bien la même substance? + +--Oui, dit M. Wopsle. + +--Oui! répéta l'étranger en promenant son regard sur la compagnie et +tenant sa main étendue vers le témoin Wopsle; et maintenant je vous +demande ce que vous pensez d'un homme qui, ayant ce passage sous les +yeux, peut s'endormir tranquillement après avoir déclaré coupable un de +ses semblables, sans même l'avoir entendu?» + +Nous nous mîmes tous à soupçonner que M. Wopsle n'était pas du tout +l'homme que nous avions pensé jusque-là, et que la vérité sur son compte +commençait à se faire jour. + +«Et souvenez-vous que ce même homme, continua l'étranger en dirigeant +lourdement son doigt vers M. Wopsle, que ce même homme pourrait être +appelé à siéger comme juré dans ce même procès, après s'être ainsi +prononcé d'avance, et qu'il retournerait au sein de sa famille et +mettrait tranquillement sa tête sur son oreiller, après avoir juré +d'écouter avec impartialité, et de juger de même, entre le roi, notre +souverain maître, et le prisonnier amené à la barre, et de rendre un +verdict basé sur l'entière évidence.... Que Dieu lui vienne en aide!» + +Nous étions tous persuadés maintenant que l'infortuné M. Wopsle avait +été trop loin, et qu'il ferait mieux d'abandonner cette voie dangereuse +pendant qu'il en était encore temps. L'étrange individu, avec un air +d'autorité incontestable et une manière de nous faire comprendre qu'il +savait sur chacun de nous quelque chose de secret, qu'il ne tenait qu'à +lui de dévoiler, quitta sa place et vint se placer dans l'espace laissé +libre entre les bancs, où il resta debout devant le feu, sa main gauche +dans sa poche et l'index de sa main droite dans sa bouche. + +«D'après les informations que j'ai reçues, dit-il, en nous passant en +revue, j'ai quelque raison de croire qu'il y a parmi vous un forgeron du +nom de Joseph ou Joe Gargery. Qui est-ce? + +--Le voici,» fit Joe. + +L'étrange individu lui fit signe de quitter sa place, ce que Joe fit +aussitôt. + +«Vous avez un apprenti, continua l'étranger, vulgairement connu sous le +nom de Pip. Est-il ici? + +--Me voici,» m'écriai-je. + +L'étranger ne me reconnut pas, mais moi je le reconnus pour être le même +monsieur que j'avais rencontré sur l'escalier, lors de ma seconde visite +à miss Havisham. Il était trop reconnaissable pour que j'eusse pu +l'oublier. Je l'avais reconnu dès que je l'avais aperçu sur le banc, +occupé à nous regarder, et maintenant qu'il avait la main sur mon +épaule, je pouvais l'examiner tout à mon aise. C'était bien la même tête +large, le même teint brun, les mêmes yeux, les mêmes sourcils épais, la +même grosse chaîne de montre, les mêmes gros points noirs à la place de +la barbe et des favoris, et jusqu'à l'odeur de savon que j'avais sentie +sur sa grande main. + +«Je désire avoir un entretien particulier avec vous deux, dit-il, après +m'avoir examiné à loisir. Cela demandera quelque temps; peut-être +ferions-nous mieux de nous rendre chez vous. Je préfère ne pas commencer +ici la communication que j'ai à vous faire. Après, vous en raconterez à +vos amis, peu ou beaucoup, comme il vous plaira, cela ne me regarde +pas.» + +Au milieu d'un imposant silence, nous sortîmes tous les trois des _Trois +jolis Bateliers_. Tout en marchant, l'étranger jetait de temps à autre +un regard de mon côté; et il lui arrivait aussi parfois de mordre son +doigt. En approchant de la maison, Joe, ayant un vague pressentiment que +la circonstance devait être importante et demandait une certaine +cérémonie, courut en avant pour ouvrir la grande porte. Notre conférence +eut lieu dans le salon de gala, que rehaussait fort peu l'éclat d'une +seule chandelle. + +L'étrange personnage commença par s'asseoir devant la table, tira à lui +la chandelle et parcourut quelques paperasses contenues dans son +portefeuille, puis il déposa ce portefeuille sur la table, mit la +chandelle un peu de côté, et après avoir cherché à découvrir dans +l'obscurité l'endroit où Joe et moi nous étions placés: + +«Je me nomme Jaggers, dit-il, et je suis homme de loi à Londres, où mon +nom est assez connu. J'ai une affaire singulière à traiter avec vous, et +je commence par vous dire que ce n'est pas moi personnellement qui l'ai +conçue; si l'on m'avait demandé mon avis, je ne serais pas ici.... On ne +me l'a pas demandé, c'est pourquoi vous me voyez. Je fais ce que j'ai à +faire comme agent confidentiel d'un autre, rien de plus, rien de moins.» + +Trouvant sans doute qu'il ne nous distinguait pas assez bien de sa +place, il se leva, jeta une de ses jambes sur le dos d'une chaise, et +resta ainsi, un pied sur la chaise et l'autre à terre. + +«Maintenant, Joseph Gargery, je suis porteur d'une offre pour vous +débarrasser de ce jeune homme, votre apprenti. Refuseriez-vous d'annuler +son contrat, s'il vous le demandait dans son intérêt et ne +demanderiez-vous pas de dédommagement? + +--Que Dieu me garde de demander quoi que ce soit, pour aider mon petit +Pip à parvenir! dit Joe tout étonné, en ouvrant de grands yeux. + +--Que Dieu me garde est très pieux, mais n'a absolument rien à faire +ici, répondit Jaggers. La question est: Voulez-vous quelque chose pour +cela? Demandez-vous quelque chose? + +--La réponse, riposta sévèrement Joe est: Non!» + +Il me semble qu'à ce moment M. Jaggers regarda Joe comme s'il découvrait +un fameux niais, à cause de son désintéressement; mais j'étais trop +surpris et ma curiosité trop éveillée pour en être bien certain. + +«Très bien, dit M. Jaggers; rappelez-vous ce que vous venez d'admettre, +et n'essayez pas de revenir là-dessus tout à l'heure. + +--Qui est-ce qui essaye de revenir sur quoi que ce soit? repartit Joe. + +--Je ne dis pas qu'on essaye. Connaissez-vous certain proverbe? + +--Oui, je connais les proverbes, dit Joe. + +--Mettez-vous alors dans la tête qu'un tiens vaut mieux que deux tu +l'auras, et que quand on peut tenir, il ne faut pas lâcher. Mettez-vous +bien cela dans la tête, n'est-ce pas? répéta M. Jaggers, en fermant les +yeux et en faisant un signe de tête à Joe, comme s'il cherchait à se +rappeler quelque chose qu'il oubliait. Maintenant, revenons à ce jeune +homme et à la communication que j'ai à vous faire. Il a de grandes +espérances.» + +Joe et moi nous ouvrîmes la bouche et nous nous regardâmes l'un l'autre. + +«Je suis chargé de lui apprendre, dit M. Jaggers en jetant son doigt de +mon côté, qu'il doit prendre immédiatement possession d'une fort belle +propriété; de plus, que c'est le désir du possesseur actuel de cette +belle propriété qu'il sorte sans retard de ses habitudes actuelles et +soit élevé en jeune homme comme il faut; en jeune homme qui a de grandes +espérances.» + +Mon rêve était éclos, les folles fantaisies de mon imagination étaient +dépassées par la réalité, miss Havisham se chargeait de ma fortune sur +une grande échelle. + +«Maintenant, monsieur Pip, poursuivit l'homme de loi, c'est à vous que +j'adresse ce qui me reste à dire. _Primo_, vous saurez que la personne +qui m'a donné mes instructions exige que vous portiez toujours le nom de +Pip. Vous n'avez nulle objection, je pense, à faire ce petit sacrifice à +vos grandes espérances. Mais si vous voyez quelques objections, c'est +maintenant qu'il faut les faire.» + +Mon coeur battait si vite et les oreilles me tintaient si fort, que +c'est à peine si je pus bégayer: + +«Je n'ai aucune objection à faire à toujours porter le nom de Pip. + +--Je pense bien! _Secundo_, monsieur Pip, vous saurez que le nom de la +personne... de votre généreux bienfaiteur doit rester un profond secret +pour tous et même pour vous jusqu'à ce qu'il plaise à cette personne de +le révéler. Je suis à même de vous dire que cette personne se réserve de +vous dévoiler ce mystère de sa propre bouche, à la première occasion. +Cette envie lui prendra-t-elle? je ne saurais le dire, ni personne non +plus.... Maintenant, vous devez bien comprendre qu'il vous est très +positivement défendu de faire aucune recherche sur ce sujet, ou même +aucune allusion, quelque éloignée qu'elle soit, sur la personne que vous +pourriez soupçonner. Dans toutes les communications que vous devez avoir +avec moi, si vous avez des soupçons au fond de votre coeur, gardez-les. +Il est inutile de chercher dans quel but on vous fait ces défenses; +qu'elles proviennent d'un simple caprice ou des raisons les plus graves +et les plus fortes, ce n'est pas à vous de vous en occuper. Voilà les +conditions que vous devez accepter dès à présent, et vous engager à +remplir. C'est la seule chose qui me reste à faire des instructions que +j'ai reçues de la personne qui m'envoie, et pour laquelle je ne suis pas +autrement responsable.... Cette personne est la personne sur laquelle +reposent toutes vos espérances. Ce secret est connu seulement de cette +personne et de moi. Encore une fois ces conditions ne sont pas +difficiles à observer; mais si vous avez quelques objections à faire, +c'est le moment de les produire.» + +Je balbutiai de nouveau avec la même difficulté: + +«Je n'ai aucune objection à faire à ce que vous me dites. + +--Je pense bien! Maintenant, monsieur Pip, j'ai fini d'énumérer mes +stipulations.» + +Bien qu'il m'appelât M. Pip et commençât à me traiter en homme, il ne +pouvait se débarrasser d'un certain air important et soupçonneux; il +fermait même de temps en temps les yeux et jetait son doigt de mon côté +tout en parlant, comme pour me faire comprendre qu'il savait sur mon +compte bien des choses dont il ne tenait qu'à lui de parler. + +«Nous arrivons, maintenant, dit-il, aux détails de l'arrangement. Vous +devez savoir que, quoique je me sois servi plus d'une fois du mot: +espérances, on ne vous donnera pas que des espérances seulement. J'ai +entre les mains une somme d'argent qui suffira amplement à votre +éducation et à votre entretien. Vous voudrez bien me considérer comme +votre tuteur. Oh! ajouta-t-il, comme j'allais le remercier, sachez une +fois pour toutes qu'on me paye mes services et que sans cela je ne les +rendrais pas. Il faut donc que vous receviez une éducation en rapport +avec votre nouvelle position, et j'espère que vous comprendrez la +nécessité de commencer dès à présent à acquérir ce qui vous manque.» + +Je répondis que j'en avais toujours eu grande envie. + +«Il importe peu que vous en ayez toujours eu l'envie, monsieur Pip, +répliqua M. Jaggers, pourvu que vous l'ayez maintenant. Me +promettez-vous que vous êtes prêt à entrer de suite sous la direction +d'un précepteur? Est-ce convenu? + +--Oui, répondis-je, c'est convenu. + +--Très bien. Maintenant, il faut consulter vos inclinations. Je ne +trouve pas que ce soit agir sagement; mais je fais ce qu'on m'a dit de +faire. Avez-vous entendu parler d'un maître que vous préfériez à un +autre?» + +Je n'avais jamais entendu parler d'aucun maître que de Biddy et de la +grand'tante de M. Wopsle, je répondis donc négativement. + +«Je connais un certain maître, qui, je crois, remplirait parfaitement le +but que l'on se propose, dit M. Jaggers, je ne vous le recommande pas, +remarquez-le bien, parce que je ne recommande jamais personne; le maître +dont je parle est un certain M. Mathieu Pocket. + +--Ah! fis-je tout saisi, en entendant le nom du parent de miss Havisham, +le Mathieu dont Mrs et M. Camille avaient parlé, le Mathieu qui devait +être placé à la tête de miss Havisham, quand elle serait étendue morte +sur la table. + +--Vous connaissez ce nom?» dit M. Jaggers, en me regardant d'un air rusé +et en clignant des yeux, en attendant ma réponse. + +Je répondis que j'avais déjà entendu prononcer ce nom. + +«Oh! dit-il, vous l'avez entendu prononcer; mais qu'en pensez-vous?» + +Je dis, ou plutôt j'essayai de dire, que je lui étais on ne peut plus +reconnaissant de cette recommandation. + +«Non, mon jeune ami! interrompit-il en secouant tout doucement sa large +tête. Recueillez-vous... cherchez...» + +Tout en me recueillant, mais ne trouvant rien, je répétai que je lui +étais très reconnaissant de sa recommandation. + +«Non, mon jeune ami, fit-il en m'interrompant de nouveau; puis, fronçant +les sourcils et souriant tout à la fois: Non... non... non... c'est très +bien, mais ce n'est pas cela. Vous êtes trop jeune pour que je me +contente de cette réponse: recommandation n'est pas le mot, monsieur +Pip; trouvez-en un autre.» + +Me reprenant, je lui dis alors que je lui étais fort obligé de m'avoir +indiqué M. Mathieu Pocket. + +«C'est mieux ainsi!» s'écria M. Jaggers. + +Et j'ajoutai: + +«Je serais bien aise d'essayer de M. Mathieu Pocket. + +--Bien! Vous ferez mieux de l'essayer chez lui. On le préviendra. Vous +pourrez d'abord voir son fils qui est à Londres. Quand viendrez-vous à +Londres?» + +Je répondis en jetant un coup d'oeil du côté de Joe, qui restait +immobile et silencieux: + +«Je suis prêt à m'y rendre de suite. + +--D'abord, dit M. Jaggers, il vous faut des habits neufs, au lieu de ces +vêtements de travail. Disons donc d'aujourd'hui en huit jours.... Vous +avez besoin d'un peu d'argent... faut-il vous laisser une vingtaine de +guinées?» + +Il tira de sa poche une longue bourse, compta avec un grand calme vingt +guinées, qu'il mit sur la table et les poussa devant moi. C'était la +première fois qu'il retirait sa jambe de dessus la chaise. Il se rassit +les jambes écartées, et se mit à balancer sa longue bourse en lorgnant +Joe de côté. + +«Eh bien! Joseph Gargery, vous paraissez confondu? + +--Je le suis, dit Joe d'un ton très décidé. + +--Il a été convenu que vous ne demanderiez rien pour vous, souvenez-vous +en. + +--Ça a été convenu, répondit Joe, c'est bien entendu et ça ne changera +pas, et je ne vous demanderai jamais rien de semblable. + +--Mais, dit M. Jaggers en balançant sa bourse, si j'avais reçu les +instructions nécessaires pour vous faire un cadeau comme compensation? + +--Comme compensation de quoi? demanda Joe. + +--De la perte de ses services.» + +Joe appuya sa main sur mon épaule, aussi délicatement qu'une femme. J'ai +souvent pensé depuis qu'il ressemblait, avec son mélange de force et de +douceur, à un marteau à vapeur, qui peut aussi bien broyer un homme que +frapper légèrement une coquille d'oeuf. + +«C'est avec une joie que rien ne peut exprimer, dit-il, et de tout mon +coeur, que j'accueille le bonheur de mon petit Pip. Il est libre d'aller +aux honneurs et à la fortune, et je le tiens quitte de ses services. +Mais ne croyez pas que l'argent puisse compenser pour moi la perte de +l'enfant que j'ai vu grandir dans la forge, et qui a toujours été mon +meilleur ami!...» + +Ô! bon et cher Joe, que j'étais si près de quitter avec tant +d'indifférence, je te vois encore passer ton robuste bras de forgeron +sur tes yeux! Je vois encore ta large poitrine se gonfler, et j'entends +ta voix expirer dans des sanglots étouffés! Ô! cher, bon, fidèle et +tendre Joe! Je sens le tremblement affectueux de ta grosse main sur mon +bras aussi solennellement aujourd'hui que si c'était le frôlement de +l'aile d'un ange. + +Mais, à ce moment, j'encourageais Joe. J'étais ébloui par ma fortune à +venir, et il me semblait impossible de revenir sur mes pas par les +sentiers que nous avions parcourus ensemble. Je suppliai Joe de se +consoler, puisque, comme il le disait, nous avions toujours été les +meilleurs amis du monde, et, comme je le disais, moi, que nous le +serions toujours. Joe s'essuya les yeux avec celle de ses mains qui +restait libre, et il n'ajouta pas un seul mot. + +M. Jaggers avait vu et entendu tout cela, comme un homme prévenu que Joe +était l'idiot du village, et moi son gardien. Quand ce fut fini, il pesa +dans sa main la bourse qu'il avait cessé de faire balancer. + +«Maintenant, Joseph Gargery, je vous avertis que ceci est votre dernier +recours. Je ne connais pas de demi-mesures: si vous voulez le cadeau que +je suis chargé de vous faire, parlez et vous l'aurez; si, au contraire, +comme vous le prétendez...» + +Ici, à mon grand étonnement, il fut interrompu par les brusques +mouvements de Joe, qui tournait autour de lui, ayant grande envie de +tomber sur lui et de lui administrer quelques vigoureux coups de poing. + +«Je prétends, cria Joe, que si vous venez dans ma maison pour me +harceler et m'insulter, vous allez sortir! Oui, je le dis et je vous le +répète, si vous êtes un homme, sortez! Je sais ce que je dis, ce que +j'ai dit une fois, je n'en démords jamais!» + +Je pris Joe à part, il se calma aussitôt, et se contenta simplement de +me répéter d'une manière fort obligeante et comme un avertissement poli +pour ceux que cela pouvait concerner, qu'il ne se laisserait ni harceler +ni insulter chez lui. M. Jaggers s'était levé pendant les démonstrations +peu pacifiques de Joe, et il avait gagné la porte sans bruit, il est +vrai, mais aussi sans témoigner la moindre disposition à rentrer. Il +m'adressa de loin les dernières recommandations que voici: + +«Eh bien, monsieur Pip, je pense que plus tôt vous quitterez cette +maison et mieux vous ferez, puisque vous êtes destiné à devenir un +monsieur comme il faut: que ce soit donc dans huit jours. Vous recevrez +d'ici là mon adresse; vous pourrez prendre un fiacre en arrivant à +Londres, et vous vous ferez conduire directement chez moi. Comprenez que +je n'exprime aucune opinion quelconque sur la mission toute de confiance +dont je suis chargé; je suis payé pour la remplir, et je la remplis. +Surtout, comprenez bien cela, comprenez-le bien.» + +En disant cela, il jetait son doigt tour à tour dans la direction de +chacun de nous; je crois même qu'il aurait continué à parler longtemps +s'il n'avait pas vu que Joe pouvait devenir dangereux; mais il partit. +Il me vint dans l'idée de courir après lui, comme il regagnait les +_Trois jolis Bateliers_, où il avait laissé une voiture de louage. + +«Pardon, monsieur Jaggers, m'écriai-je. + +--Eh bien! dit-il en se retournant, qu'est-ce qu'il y a encore? + +--Je désire faire tout ce qui est convenable, monsieur Jaggers, et +suivre vos conseils. J'ai donc pensé qu'il fallait vous les demander. Y +aurait-il quelque inconvénient à ce que je prisse congé de tous ceux que +je connais dans ce pays avant de partir? + +--Non, dit-il en me regardant comme s'il avait peine à me comprendre. + +--Je ne veux pas dire dans le village seulement, mais aussi dans la +ville. + +--Non, dit-il, il n'y a aucun inconvénient à cela.» + +Je le remerciai et retournai en courant à la maison. Joe avait déjà eu +le temps de fermer la grande porte, de mettre un peu d'ordre au salon de +réception, et il était assis devant le feu de la cuisine, avec une main +sur chacun de ses genoux, regardant fixement les charbons enflammés. Je +m'assis comme lui devant le feu, et, comme lui, je me mis à regarder les +charbons, et nous gardâmes ainsi le silence pendant assez longtemps. + +Ma soeur était dans son coin, enfoncée dans son fauteuil à coussins, et +Biddy cousait, assise près du feu. Joe était placé près de Biddy et moi +près de Joe, dans le coin qui faisait face à ma soeur. Plus je regardais +les charbons brûler, plus je devenais incapable de lever les yeux sur +Joe. Plus le silence durait, plus je me sentais incapable de parler. + +Enfin je parvins à articuler: + +«Joe, as-tu dit à Biddy?... + +--Non, mon petit Pip, répondit Joe sans cesser de regarder le feu et +tenant ses genoux serrés comme s'il avait été prévenu qu'ils avaient +l'intention de se séparer. J'ai voulu te laisser le plaisir de le lui +dire toi-même, mon petit Pip. + +--J'aime mieux que cela vienne de toi, Joe. + +--Alors, dit Joe, mon petit Pip devient un richard, Biddy, que la +bénédiction de Dieu l'accompagne!» + +Biddy laissa tomber son ouvrage et leva les yeux sur moi. Joe leva ses +deux genoux et me regarda. Quant à moi, je les regardai tous les deux. +Après un moment de silence, ils me félicitèrent de tout leur coeur, mais +je sentais qu'il y avait une certaine nuance de tristesse dans leurs +félicitations. Je pris sur moi de bien faire comprendre à Biddy, et à +Joe par Biddy, que je considérais que c'était une grave obligation pour +mes amis de ne rien savoir et de ne rien dire sur la personne qui me +protégeait et qui faisait ma fortune. Je fis observer que tout cela +viendrait en temps et lieu; mais que, jusque-là, il ne fallait rien +dire, si ce n'est que j'avais de grandes espérances, et que ces grandes +espérances venaient d'un protecteur inconnu. Biddy secoua la tête d'un +air rêveur en reprenant son ouvrage, et dit qu'en ce qui la regardait +particulièrement elle serait discrète. Joe, sans ôter ses mains de +dessus ses genoux, dit: + +«Et moi aussi, mon petit Pip, je serai particulièrement discret.» + +Ensuite, ils recommencèrent à me féliciter, et ils s'étonnèrent même à +un tel point de me voir devenir un monsieur, que cela finit par ne me +plaire qu'à moitié. + +Biddy prit alors toutes les peines imaginables pour donner à ma soeur +une idée de ce qui était arrivé. Mais, comme je l'avais prévu, tous ses +efforts furent inutiles. Elle rit et agita la tête à plusieurs reprises, +puis elle répéta après Biddy ces mots: + +«Pip... fortune.... Pip... fortune...» + +Mais je doute qu'ils aient eu plus de signification pour elle qu'un cri +d'élection, et je ne puis rien trouver de plus triste pour peindre +l'état de son esprit. + +Je ne l'aurais jamais pu croire si je ne l'eusse éprouvé, mais à mesure +que Joe et Biddy reprenaient leur gaieté habituelle je devenais plus +triste. Je ne pouvais être, bien entendu, mécontent de ma fortune, mais +il se peut cependant que, sans bien m'en rendre compte, j'aie été +mécontent de moi-même. + +Quoi qu'il en soit, je m'assis, les coudes sur mes genoux et ma tête +dans mes mains, regardant le feu, pendant que Biddy et Joe parlaient de +mon départ et de ce qu'ils feraient sans moi, et de toutes sortes de +choses analogues. Toutes les fois que je surprenais l'un d'eux me +regardant (ce qui leur arrivait souvent, surtout à Biddy), je me sentais +offensé comme s'ils m'eussent exprimé une sorte de méfiance, quoique, +Dieu le sait, tel ne fût jamais leur sentiment, soit qu'ils exprimassent +leur pensée par parole ou par action. + +À ce moment je me levai pour aller voir à la porte, car pour aérer la +pièce, la porte de notre cuisine restait ouverte pendant les nuits +d'été. Je regardai les étoiles et je les considérais comme de très +pauvres, très malheureuses et très humbles étoiles d'être réduites à +briller sur les objets rustiques, au milieu desquels j'avais vécu. + +«Samedi soir, dis-je, lorsque nous nous assîmes pour souper, de pain de +fromage et de bière, dans cinq jours nous serons à la veille de mon +départ: ce sera bientôt venu. + +Oui, mon petit Pip, observa Joe dont la voix résonna creux dans son +gobelet de bière, ce sera bientôt venu! + +--Oh! oui, bientôt, bientôt venu! fit Biddy. + +--J'ai pensé, Joe, qu'en allant à la ville lundi pour commander mes +nouveaux habits, je ferais bien de dire au tailleur que j'irais les +essayer chez lui, ou plutôt qu'il doit les porter chez M. Pumblechook; +il me serait on ne peut plus désagréable d'être toisé par tous les +habitants du village. + +--M. et Mrs Hubble seraient sans doute bien aise de te voir dans ton +nouveau joli costume, mon petit Pip, dit Joe, en coupant ingénieusement +son pain et son fromage sur la paume de sa main gauche et en lorgnant +mon souper intact, comme s'il se fût souvenu du temps où nous avions +coutume de comparer nos tartines. Et Wopsle aussi, et je ne doute pas +que les _Trois jolis Bateliers_ ne regardassent ta visite comme un grand +honneur que tu leur ferais. + +--C'est justement ce que je ne veux pas, Joe. Ils en feraient une +affaire d'État, et ça ne m'irait guère. + +--Ah! alors, mon petit Pip, si ça ne te va pas...» + +Alors Biddy me dit tout bas, en tenant l'assiette de ma soeur: + +«As-tu pensé à te montrer à M. Gargery, à ta soeur et à moi? Tu nous +laisseras te voir, n'est-ce pas? + +--Biddy, répondis-je avec un peu de ressentiment, tu es si vive, qu'il +est bien difficile de te suivre. + +--Elle a toujours été vive, observa Joe. + +--Si tu avais attendu un moment de plus, Biddy, tu m'aurais entendu dire +que j'apporterai mes habits ici dans un paquet la veille de mon départ.» + +Biddy ne dit plus rien. Lui pardonnant généreusement, j'échangeai avec +elle et Joe un bonsoir affectueux, et je montai me coucher. En arrivant +dans mon réduit, je m'assis et promenai un long regard sur cette +misérable petite chambre, que j'allais bientôt quitter à jamais pour +parvenir à une position plus élevée. Elle contenait, elle aussi, des +souvenirs de fraîche date, et en ce moment je ne pus m'empêcher de la +comparer avec les chambres plus confortables que j'allais habiter, et je +sentis dans mon esprit la même incertitude que j'avais si souvent +éprouvée en comparant la forge à la maison de miss Havisham, et Biddy à +Estelle. + +Le soleil avait dardé gaiement tout le jour sur le toit de ma mansarde, +et la chambre était chaude. J'ouvris la fenêtre et je regardai au +dehors. Je vis Joe sortir doucement par la sombre porte d'en bas pour +aller faire un tour ou deux en plein air. Puis je vis Biddy aller le +retrouver et lui apporter une pipe qu'elle lui alluma. Jamais il ne +fumait si tard, et il me sembla qu'en ce moment il devait avoir besoin +d'être consolé d'une manière ou d'une autre. + +Bientôt il vint se placer à la porte située immédiatement au-dessous de +ma fenêtre. Biddy y vint aussi. Ils causaient tranquillement ensemble, +et je sus bien vite qu'ils parlaient de moi, car je les entendis +prononcer mon nom à plusieurs reprises. Je n'aurais pas voulu en +entendre davantage quand même je l'aurais pu. Je quittai donc la petite +fenêtre et je m'assis sur mon unique chaise, à côté de mon lit, pensant +combien il était étrange que cette première nuit de ma brillante fortune +fût la plus triste que j'eusse encore passée. + +En regardant par la fenêtre ouverte, je vis les petites ondulations +lumineuses qui s'élevaient de la pipe de Joe. Je m'imaginai que +c'étaient autant de bénédictions de sa part, non pas offertes avec +importunité ou étalées devant moi, mais se répandant dans l'air que nous +partagions. J'éteignis ma lumière et me mis au lit. Ce n'était plus mon +lit calme et tranquille d'autrefois; et je n'y devais plus dormir de mon +ancien sommeil, si doux et si profond! + + + + +CHAPITRE XIX. + + +Le jour apporta une différence considérable dans ma manière d'envisager +les choses et mon avenir en général, et l'éclaircit au point qu'il ne me +semblait plus le même. Ce qui pesait surtout d'un grand poids sur mon +esprit, c'était la réflexion qu'il y avait encore six jours entre le +moment présent et celui de mon départ, car j'étais poursuivi par la +crainte que, dans cet intervalle, il pouvait subvenir quelque chose +d'extraordinaire dans Londres, et qu'à mon arrivée je trouverais +peut-être cette ville considérablement bouleversée, sinon complètement +rasée. + +Joe et Biddy me témoignaient beaucoup de sympathie et de contentement +quand je parlais de notre prochaine séparation, mais ils n'en parlaient +jamais les premiers. Après déjeuner, Joe alla chercher mon engagement +d'apprentissage dans le petit salon; nous le jetâmes au feu et je sentis +que j'étais libre. Tout fraîchement émancipé, je m'en allai à l'église +avec Joe, et je pensai que peut-être le ministre n'aurait pas lu ce qui +concerne le riche et le royaume des cieux s'il avait su tout ce qui se +passait. + +Après notre dîner, je sortis seul avec l'intention d'en finir avec les +marais et de leur faire mes adieux. En passant devant l'église je +sentis, comme je l'avais déjà senti le matin une compassion sublime pour +les pauvres créatures destinées à s'y rendre tous les dimanches de leur +vie, puis enfin à être couchées obscurément sous ces humbles tertres +verts. Je me promis de faire quelque chose pour elles, un jour ou +l'autre, et je formai le projet d'octroyer un dîner composé de +roastbeef, de plum-pudding, d'une pinte d'ale et d'un gallon de +condescendance à chaque personne du village. + +Si jusqu'alors j'avais souvent pensé avec un certain mélange de honte à +ma liaison avec le fugitif que j'avais autrefois rencontré au milieu de +ces tombes, quelles ne furent pas mes pensées ce jour-là, dans le lieu +même qui me rappelait le misérable grelottant et déguenillé, avec son +fer et sa marque de criminel! Ma consolation était que cela était arrivé +il y avait déjà longtemps; qu'il avait sans doute été transporté bien +loin; qu'il était mort pour moi, et qu'après tout, il pouvait être +véritablement mort pour tout le monde. + +Pour moi, il n'y avait plus de tertres humides, plus de fossés, plus +d'écluses, plus de bestiaux au pâturage; ceux que je rencontrais me +parurent, à leur démarche morne et triste, avoir pris un air plus +respectueux, et il me sembla qu'ils retournaient leur tête pour voir, le +plus longtemps possible, le possesseur d'aussi grandes espérances. + +«Adieu, compagnons monotones de mon enfance, dès à présent, je ne pense +qu'à Londres et à la grandeur, et non à la forge et à vous!» + +Je gagnai, en m'exaltant, la vieille Batterie; je m'y couchai et +m'endormis, en me demandant si miss Havisham me destinait à Estelle. + +Quand je m'éveillai, je fus très surpris de trouver Joe assis à côté de +moi, et fumant sa pipe. Joe salua mon réveil d'un joyeux sourire et me +dit: + +«Comme c'est la dernière fois, mon petit Pip, j'ai pris sur moi de te +suivre. + +--Et j'en suis bien content, Joe. + +--Merci, mon petit Pip. + +--Tu peux être certain, Joe, dis-je quand nous nous fûmes serré les +mains, que je ne t'oublierai jamais. + +--Non, non, mon petit Pip! dit Joe d'un air convaincu, j'en suis +certain. Ah! ah! mon petit Pip, il suffit, Dieu merci, de se le bien +fourrer dans la tête pour en être certain; mais j'ai eu assez de mal à y +arriver.... Le changement a été si brusque, n'est-ce pas?» + +Quoi qu'il en soit, je n'étais pas des plus satisfaits de voir Joe si +sûr de moi. J'aurais aimé à lui voir montrer quelque émotion, ou à +l'entendre dire: «Cela te fait honneur, mon petit Pip,» ou bien quelque +chose de semblable. Je ne fis donc aucune remarque à la première +insinuation de Joe, me contentant de répondre à la seconde, que la +nouvelle était en effet venue très brusquement, mais que j'avais +toujours souhaité devenir un monsieur, et que j'avais souvent songé à ce +que je ferais si je le devenais. + +«En vérité! dit-il, tu y as pensé? + +--Il est bien dommage aujourd'hui, Joe, que tu n'aies pas un peu plus +profité, quand nous apprenions nos leçons ici, n'est-ce pas? + +--Je ne sais pas trop, répondit Joe, je suis si bête. Je ne connais que +mon état, ç'a toujours été dommage que je sois si terriblement bête, +mais ça n'est pas plus dommage aujourd'hui que ça ne l'était... il y a +aujourd'hui un an.... Qu'en dis-tu?» + +J'avais voulu dire qu'en me trouvant en position de faire quelque chose +pour Joe, j'aurais été apte à remplir une position plus élevée. Il était +si loin de comprendre mes intentions, que je songeai à en faire part de +préférence à Biddy. + +En conséquence, quand nous fûmes rentrés à la maison, et que nous eûmes +pris notre thé, j'attirai Biddy dans notre petit jardin qui longe la +ruelle, et après avoir stimulé ses esprits, en lui insinuant d'une +manière générale que je ne l'oublierais jamais, je lui dis que j'avais +une faveur à lui demander. + +«Et cette faveur, Biddy, dis-je, c'est que tu ne laisseras jamais +échapper l'occasion de pousser Joe un tant soit peu. + +--Le pousser, comment et à quoi? demanda Biddy en ouvrant de grands +yeux. + +--Joe est un brave et digne garçon; je pense même que c'est le plus +brave et le plus digne garçon qui ait jamais vécu; mais il est un peu en +retard dans certaines choses; par exemple, Biddy, dans son instruction +et dans ses manières.» + +Bien que j'eusse regardé Biddy en parlant, et bien qu'elle ouvrît des +yeux énormes quand j'eus parlé, elle ne me regarda pas. + +«Oh! ses manières! est-ce que ses manières ne sont pas convenables? +demanda Biddy en cueillant une feuille de cassis. + +--Ma chère Biddy, elles conviennent parfaitement ici.... + +--Oh! elles sont très bien ici, interrompit Biddy en regardant avec +attention la feuille qu'elle tenait à la main. + +--Écoute-moi jusqu'au bout: si je devais faire arriver Joe à une +position plus élevée, comme j'espère bien le faire, lorsque je serai +parvenu moi-même, on n'aurait pas pour lui les égards qu'il mérite. + +--Et ne penses-tu pas qu'il le sache?» demanda Biddy. + +C'était là une question bien embarrassante, car je n'y avais jamais +songé, et je m'écriai sèchement: + +«Biddy! que veux-tu dire?» + +Biddy mit en pièces la feuille qu'elle tenait dans sa main, et, depuis, +je me suis toujours souvenu de cette soirée, passée dans notre petit +jardin, toutes les fois que je sentais l'odeur du cassis. Puis elle dit: + +«N'as-tu jamais songé qu'il pourrait être fier? + +--Fier!... répétai-je avec une inflexion pleine de dédain. + +--Oh! il y a bien des sortes de fierté, dit Biddy en me regardant en +face et en secouant la tête. L'orgueil n'est pas toujours de la même +espèce. + +--Qu'est-ce que tu veux donc dire? + +--Non, il n'est pas toujours de la même espèce, Joe est peut-être trop +fier pour abandonner une situation qu'il est apte à remplir, et qu'il +remplit parfaitement. À dire vrai, je pense que c'est comme cela, bien +qu'il puisse paraître hardi de m'entendre parler ainsi, car tu dois le +connaître beaucoup mieux que moi. + +--Allons, Biddy, je ne m'attendais pas à cela de ta part, et j'en +éprouve bien du chagrin.... Tu es envieuse et jalouse, Biddy, tu es +vexée de mon changement de fortune, et tu ne peux le dissimuler. + +--Si tu as le coeur de penser cela, repartit Biddy, dis-le, dis-le et +redis-le, si tu as le coeur de le penser! + +--Si tu as le coeur d'être ainsi, Biddy, dis-je avec un ton de +supériorité, ne le rejette pas sur moi. Je suis vraiment fâché de +voir... d'être témoin de pareils sentiments... c'est un des mauvais +côtés de la nature humaine. J'avais l'intention de te prier de profiter +de toutes les occasions que tu pourrais avoir, après mon départ, de +rendre Joe plus convenable, mais après ce qui vient de se passer, je ne +te demande plus rien. Je suis extrêmement peiné de te voir ainsi, Biddy, +répétai-je, c'est... c'est un des vilains côtés de la nature humaine. + +--Que tu me blâmes ou que tu m'approuves, repartit Biddy, tu peux +compter que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, et, quelle que +soit l'opinion que tu emportes de moi, elle n'altèrera en rien le +souvenir que je garderai de toi. Cependant, un monsieur comme tu vas +l'être ne devrait pas être injuste,» dit Biddy en détournant la tête. + +Je redis encore une fois avec chaleur que c'était un des vilains côtés +de la nature humaine. Je me trompais dans l'application de mon +raisonnement, mais plus tard, les circonstances m'ont prouvé sa +justesse, et je m'éloignai de Biddy, en continuant d'avancer dans la +petite allée, et Biddy rentra dans la maison. Je sortis par la porte du +jardin, et j'errai au hasard jusqu'à l'heure du souper, songeant combien +il était étrange et malheureux que la seconde nuit de ma brillante +fortune fût aussi solitaire et triste que la première. + +Mais le matin éclaircit encore une fois ma vue et mes idées. J'étendis +ma clémence sur Biddy, et nous abandonnâmes ce sujet. Ayant endossé mes +meilleurs habits, je me rendis à la ville d'aussi bon matin que je +pouvais espérer trouver les boutiques ouvertes, et je me présentai chez +M. Trabb, le tailleur. Ce personnage était à déjeuner dans son +arrière-boutique; il ne jugea pas à propos de venir à moi, mais il me +fit venir à lui. + +«Eh bien, s'écria M. Trabb, comme quelqu'un qui fait une bonne +rencontre; comment allez-vous, et que puis-je faire pour vous?» + +M. Trabb avait coupé en trois tranches son petit pain chaud et avait +fait trois lits sur lesquels il avait étendu du beurre frais, puis il +les avait superposés les uns sur les autres. C'était un bienheureux +vieux garçon. Sa fenêtre donnait sur un bienheureux petit verger, et il +y avait un bienheureux coffre scellé dans le mur, à côté de la cheminée, +et je ne doutais pas qu'une grande partie de sa fortune n'y fût enfermée +dans des sacs. + +«M. Trabb, dis-je, c'est une chose désagréable à annoncer, parce que +cela peut paraître de la forfanterie, mais il m'est survenu une fortune +magnifique.» + +Un changement s'opéra dans toute la personne de M. Trabb. Il oublia ses +tartines de beurre, quitta la table et essuya ses doigts sur la nappe en +s'écriant: + +«Que Dieu ait pitié de mon âme!» + +--Je vais chez mon tuteur, à Londres, dis-je en tirant de ma poche et +comme par hasard quelques guinées sur lesquelles je jetai complaisamment +les yeux, et je désirerais me procurer un habillement fashionable. Je +vais vous payer, ajoutai-je, craignant qu'il ne voulût me faire mes +vêtements neufs que contre argent comptant. + +--Mon cher monsieur, dit M. Trabb en s'inclinant respectueusement et en +prenant la liberté de s'emparer de mes bras et de me faire toucher les +deux coudes l'un contre l'autre, ne me faites pas l'injure de me parler +de la sorte. Me risquerai-je à vous féliciter? Me ferez-vous l'honneur +de passer dans ma boutique?» + +Le garçon de M. Trabb était bien le garçon le plus effronté de tout le +pays. Quand j'étais entré, il était en train de balayer la boutique; il +avait égayé ses labeurs en balayant sur moi; il balayait encore quand +j'y revins, accompagné de M. Trabb, et il cognait le manche du balai +contre tous les coins et tous les obstacles possibles, pour exprimer, je +ne le comprenais que trop bien, que l'égalité existait entre lui et +n'importe quel forgeron, mort ou vif. + +«Cessez ce bruit, dit M. Trabb avec une grande sévérité, ou je vous +casse la tête! Faites-moi la faveur de vous asseoir, monsieur. Voyez +ceci, dit-il en prenant une pièce d'étoffe; et, la déployant, il la +drapa au-dessus du comptoir, en larges plis, afin de me faire admirer +son lustre, c'est un article charmant. Je crois pouvoir vous le +recommander, parce qu'il est réellement extra-supérieur! Mais je vais +vous en faire voir d'autres. Donnez-moi le numéro 4!» cria-t-il au +garçon, en lui lançant une paire d'yeux des plus sévères, car il +prévoyait que le mauvais sujet allait me heurter avec le numéro 4, ou me +faire quelque autre signe de familiarité. + +M. Trabb ne quitta pas des yeux le garçon, jusqu'à ce qu'il eût déposé +le numéro 4 sur la table qui se trouvait à une distance convenable. +Alors, il lui ordonna d'apporter le numéro 5 et le numéro 8. + +«Et surtout plus de vos farces, dit M. Trabb, ou vous vous en +repentirez, mauvais garnement, tout le restant de vos jours.» + +M. Trabb se pencha ensuite sur le numéro 4, et avec un ton confidentiel +et respectueux tout à la fois, il me le recommanda comme un article +d'été fort en vogue parmi la _Nobility_ et la _Gentry_, article qu'il +considérait comme un honneur de pouvoir livrer à ses compatriotes, si +toutefois il lui était permis de se dire mon compatriote. + +«M'apporterez-vous les numéros 5 et 8, vagabond! dit alors M. Trabb; +apportez-les de suite, ou je vais vous jeter à la porte et les aller +chercher moi-même!» + +Avec l'assistance de M. Trabb, je choisis les étoffes nécessaires pour +confectionner un habillement complet, et je rentrai dans +l'arrière-boutique pour me faire prendre mesure; car, bien que M. Trabb +eût déjà ma mesure, et qu'il s'en fût contenté jusque là, il me dit, en +manière d'excuse, qu'elle ne pouvait plus convenir dans les +circonstances actuelles, que c'était même de toute impossibilité. Ainsi +donc, M. Trabb me mesura et calcula dans l'arrière-boutique comme si +j'eusse été une propriété et lui le plus habile des géomètres; il se +donna tant de peine, que j'emportai la conviction que la plus ample +facture ne pourrait le dédommager suffisamment. Quand il eut fini et +qu'il fut convenu qu'il enverrait le tout chez M. Pumblechook, le jeudi +soir, il dit en tenant sa main sur la serrure de l'arrière-boutique: + +«Je sais bien, monsieur, que les élégants de Londres ne peuvent en +général protéger le commerce local; mais si vous vouliez venir me voir +de temps en temps, en qualité de compatriote, je vous en serais on ne +peut plus reconnaissant. Je vous souhaite le bonjour, monsieur, bien +obligé!... La porte!» + +Ce dernier mot était à l'adresse du garçon, qui ne se doutait pas le +moins du monde de ce que cela signifiait; mais je le vis se troubler et +défaillir pendant que son maître m'époussetait avec ses mains, tout en +me reconduisant. Ma première expérience de l'immense pouvoir de +l'argent fut qu'il avait moralement renversé le garçon du tailleur +Trabb. + +Après de mémorable événement, je me rendis chez le chapelier, chez le +cordonnier et chez le bonnetier, tout en me disant que j'étais comme le +chien de la mère Hubbart, dont l'équipement réclamait les soins de +plusieurs genres de commerce. J'allai aussi au bureau de la diligence +retenir ma place pour le samedi matin. Il n'était pas nécessaire +d'expliquer partout qu'il m'était survenu une magnifique fortune, mais +toutes les fois que je disais quelque chose à ce sujet, les boutiquiers +cessaient aussitôt de regarder avec distraction par la fenêtre donnant +sur la Grande-Rue, et concentraient sur moi toute leur attention. Quand +j'eus commandé tout ce dont j'avais besoin, je me rendis chez +Pumblechook, et en approchant de sa maison, je l'aperçus debout sur le +pas de la porte. + +Il m'attendait avec une grande impatience; il était sorti de grand matin +dans sa chaise, et il était venu à la forge et avait appris la grande +nouvelle: il avait préparé une collation dans la fameuse salle de +Barnwell, et il avait ordonné à son garçon de se tenir sous les armes +dans le corridor, lorsque ma personne sacrée passerait. + +«Mon cher ami, dit M. Pumblechook en me prenant les deux mains, quand +nous nous trouvâmes assis devant la collation, je vous félicite de votre +bonne fortune; elle est on ne peut plus méritée... oui... bien... +méritée!...» + +Ceci venait à point, et je crus que c'était de sa part une manière +convenable de s'exprimer. + +«Penser, dit M. Pumblechook, après m'avoir considéré avec admiration +pendant quelques instants, que j'aurai été l'humble instrument de ce qui +arrive, est pour moi une belle récompense!» + +Je priai M. Pumblechook de se rappeler que rien ne devait jamais être +dit, ni même jamais insinué sur ce point. + +«Mon jeune et cher ami, dit M. Pumblechook, si toutefois vous voulez +bien me permettre de vous donner encore ce nom...» + +Je murmurai assez bas: + +«Certainement...» + +Là-dessus, M. Pumblechook me prit de nouveau les deux mains, et +communiqua à son gilet un mouvement qui aurait pu passer pour de +l'émotion, s'il se fût produit moins bas. + +«Mon jeune et cher ami, comptez que, pendant votre absence je ferai tout +mon possible pour que Joseph ne l'oublie pas; Joseph!... ajouta M. +Pumblechook d'un ton de compassion; Joseph! Joseph!...» + +Là-dessus il secoua la tête en se frappant le front, pour exprimer sans +doute le peu de confiance qu'il avait en Joseph. + +«Mais, mon jeune et cher ami, continua M. Pumblechook, vous devez avoir +faim, vous devez être épuisé; asseyez-vous. Voici un poulet que j'ai +fait venir du _Cochon bleu_. Voici une langue qui m'a été envoyée du +_Cochon bleu_, et puis une ou deux petites choses qui viennent également +du _Cochon bleu_. J'espère que vous voudrez bien y faire honneur. Mais, +reprit-il tout à coup, en se levant immédiatement après s'être assis, +est-ce bien vrai? Ai-je donc réellement devant les yeux celui que j'ai +fait jouer si souvent dans son heureuse enfance!... Permettez-moi, +permettez...» + +Ce «permettez» voulait dire: «Permettez-moi de vous serrer les mains.» +J'y consentis. Il me serra donc les mains avec tendresse, puis il se +rassit. + +«Voici du vin, dit M. Pumblechook. Buvons... rendons grâces à la +fortune. Puisse-t-elle toujours choisir ses favoris avec autant de +discernement! Et pourtant je ne puis, continua-t-il en se levant de +nouveau; non, je ne puis croire que j'aie devant les yeux celui qui... +et boire à la santé de celui que... sans lui exprimer de nouveau +combien...; mais, permettez, permettez-moi...» + +Je lui dis que je permettais tout ce qu'il voulait. Il me donna une +seconde poignée de main, vida son verre et le retourna sens dessus +dessous. Je fis comme lui, et si je m'étais retourné moi-même, au lieu +de retourner mon verre, le vin ne se serait pas porté plus directement à +mon cerveau. + +M. Pumblechook me servit l'aile gauche du poulet et la meilleure tranche +de la langue; il ne s'agissait plus ici des débris innomés du porc, et +je puis dire que, comparativement, il ne prit aucun soin de lui-même. + +«Ah! pauvre volaille! pauvre volaille! tu ne pensais guère, dit M. +Pumblechook en apostrophant le poulet sur son plat, quand tu n'étais +encore qu'un jeune poussin, tu ne pensais guère à l'honneur qui t'était +réservé; tu n'espérais pas être un jour servie sur cette table et sous +cet humble toit à celui qui.... Appelez cela de la faiblesse si vous +voulez, dit M. Pumblechook en se levant, mais permettez... +permettez!...» + +Je commençais à trouver qu'il était inutile de répéter sans cesse la +formule qui l'autorisait. Il le comprit, et agit en conséquence. Mais +comment put-il me serrer si souvent les mains sans se blesser avec mon +couteau? Je n'en sais vraiment rien. + +«Et votre soeur, continua-t-il, après qu'il eût mangé quelques bouchées +sans se déranger; votre soeur qui a eu l'honneur de vous élever à la +main, il est bien triste de penser qu'elle n'est plus capable de +comprendre ni d'apprécier tout l'honneur... permettez!...» + +Voyant qu'il allait encore s'élancer sur moi, je l'arrêtai. + +«Nous allons boire à sa santé! dis-je. + +Ah! s'écria M. Pumblechook en se laissant retomber sur sa chaise, +complètement foudroyé d'admiration, voilà comment vous savez +reconnaître, monsieur,--je ne sais pas à qui «monsieur» s'adressait, car +il n'y avait personne avec nous, et cependant ce ne pouvait être à +moi,--c'est ainsi que vous savez reconnaître les bons procédés, +monsieur... toujours bon et toujours généreux. Une personne vulgaire, +dit le servile Pumblechook en reposant son verre sans y avoir goûté et +en le reprenant en toute hâte, pourrait me reprocher de dire toujours la +même chose, mais permettez!... permettez!...» + +Quand il eut fini, il reprit sa place et but à la santé de ma soeur. + +«Ne nous aveuglons pas, dit M. Pumblechook, son caractère n'était pas +exempt de défauts, mais il faut espérer que ses intentions étaient +bonnes.» + +À ce moment, je commençai à remarquer que sa face devenait rouge. Quant +à moi, je sentais ma figure me cuire comme si elle eût été plongée dans +du vin. + +J'avertis M. Pumblechook que j'avais donné ordre qu'on apportât mes +nouveaux habits chez lui. Il s'étonna que j'eusse bien voulu le +distinguer et l'honorer à ce point. Je lui fis part de mon désir +d'éviter l'indiscrète curiosité du village. Il m'accabla alors de +louanges et me porta incontinent aux cieux. Il n'y avait, à l'entendre, +absolument que lui qui fût digne de ma confiance, et, en un mot, il me +suppliait de la lui continuer. Il me demanda tendrement si je me +souvenais des jeux de mon enfance et du temps où nous nous amusions à +compter, et comment nous étions allés ensemble pour contracter mon +engagement d'apprentissage, et combien il avait toujours été l'idéal de +mon imagination et l'ami de mon choix. Aurai-je bu dix fois autant de +verres de vin que j'en avais bu, j'aurais toujours pu comprendre qu'il +n'avait jamais été tel qu'il le disait dans ses relations avec moi, et +du fond de mon coeur j'aurais protesté contre cette idée. Cependant je +me souviens que je restai convaincu après tout cela que je m'étais +grandement trompé sur son compte, et qu'en somme, il était un bon, +jovial et sensible compagnon. + +Petit à petit, il prit une telle confiance en moi, qu'il en vint à me +demander avis sur ses propres affaires. Il me confia qu'il se présentait +une excellente occasion d'accaparer et de monopoliser le commerce du blé +et des grains, et que s'il pouvait agrandir son établissement, il +réaliserait toute une fortune; mais qu'une seule chose lui manquait pour +ce magnifique projet, et que cette chose était la plus importante de +toutes; qu'en un mot, c'étaient les capitaux, mais qu'il lui semblait, à +lui, Pumblechook, que si ces capitaux étaient versés dans l'affaire par +un associé anonyme, lequel associé anonyme n'aurait autre chose à faire +qu'à entrer et à examiner les livres toutes les fois que cela lui +plairait, et à venir deux fois l'an prendre sa part des bénéfices, à +raison de 50 pour 100; qu'il lui semblait donc, répéta-t-il, que c'était +là une excellente proposition à faire à un jeune homme intelligent et +possesseur d'une certaine fortune, et qu'elle devait mériter son +attention. Il voulait savoir ce que j'en pensais, car il avait la plus +grande confiance dans mon opinion. Je lui répondis: + +«Attendez un peu.» + +L'étendue et la clairvoyance contenues dans cette manière de voir le +frappèrent tellement, qu'il ne me demanda plus la permission de me +serrer les mains; mais il m'assura qu'il devait le faire autrement. Il +me les serra en effet de nouveau. + +Nous vidâmes la bouteille, et M. Pumblechook s'engagea à vingt reprises +différentes à avoir l'oeil sur Joseph, je ne sais pas quel oeil, et à me +rendre des services aussi efficaces que constants, je ne sais pas quels +services. Il m'avoua pour la première fois de sa vie, après en avoir +merveilleusement gardé le secret, qu'il avait toujours dit, en parlant +de moi: + +«Ce garçon n'est pas un garçon ordinaire, et croyez-moi, son avenir ne +sera pas celui de tout le monde.» + +Il ajouta avec des larmes dans son sourire, que c'était une chose bien +singulière à penser aujourd'hui. Et moi je dis comme lui. Enfin je me +trouvai en plein air, avec la vague persuasion qu'il y avait +certainement quelque chose de changé dans la marche du soleil, et +j'arrivai à moitié endormi à la barrière, sans seulement m'être douté +que je m'étais mis en route. + +Là, je fus réveillé par M. Pumblechook, qui m'appelait. Il était bien +loin dans la rue, et me faisait des signes expressifs de m'arrêter. Je +m'arrêtai donc, et il arriva tout essoufflé. + +«Non, mon cher ami, dit-il, quand il eût recouvré assez d'haleine pour +parler; non, je ne puis faire autrement.... Je ne laisserai pas échapper +cette occasion de recevoir encore une marque de votre amitié. Permettez +à un vieil ami qui veut votre bien... permettez...» + +Nous échangeâmes pour la centième fois une poignée de mains, et il +ordonna avec la plus grande indignation à un jeune charretier qui était +sur la route de me faire place et de s'ôter de mon chemin. Il me donna +alors sa bénédiction et continua à me faire signe en agitant sa main, +jusqu'à ce que j'eusse disparu au tournant de la route. Je me jetai dans +un champ, et je fis un long somme sous une haie, avant de rentrer à la +maison. + +Je n'avais qu'un maigre bagage à emporter avec moi à Londres; car bien +peu, du peu que je possédais, pouvait convenir à ma nouvelle position. +Je commençai néanmoins à tout empaqueter dans l'après-dînée. J'emballai +follement jusqu'aux objets dont je savais avoir besoin le lendemain +matin, me figurant qu'il n'y avait pas un moment à perdre. + +Le mardi, le mercredi, le jeudi passèrent, et le vendredi matin je me +rendis chez M. Pumblechook, où je devais mettre mes nouveaux habits +avant d'aller rendre visite à miss Havisham. M. Pumblechook m'abandonna +sa propre chambre pour m'habiller. On y avait mis des serviettes toutes +blanches pour la circonstance. Il va sans dire que mes habits neufs me +procurèrent du désappointement. Il est vraisemblable que depuis qu'on +porte des habits, tout vêtement neuf et impatiemment attendu n'a jamais +répondu de tout point aux espérances de celui pour lequel il a été fait. +Mais après avoir porté les miens pendant environ une demi-heure, et +avoir pris une infinité de postures devant la glace exiguë de M. +Pumblechook, en faisant d'incroyables efforts pour voir mes jambes, ils +me parurent aller mieux. Comme c'était jour de marché à la ville +voisine, située à environ dix milles, M. Pumblechook n'était pas chez +lui. Je ne lui avais pas précisé le jour de mon départ et il était +probable que je n'échangerais plus de poignées de mains avec lui avant +de partir. Tout cela était pour le mieux, et je sortis dans mon nouveau +costume, honteux d'avoir à passer devant le garçon de boutique et +soupçonnant, après tout, que je n'étais pas plus à mon avantage +personnel que Joe dans ses habits des dimanches. Je fis un grand détour +pour me rendre chez miss Havisham, et j'eus beaucoup de peine pour +sonner à la porte, à cause de la roideur de mes doigts, renfermés dans +des gants trop étroits. Sarah Pocket vint m'ouvrir. Elle recula +littéralement en me voyant si changé; son visage de coquille de noix +passa instantanément du brun au vert et du vert au jaune. + +«Toi!... fit-elle!... toi, bon Dieu!... que veux-tu? + +--Je vais partir pour Londres, miss Pocket, dis-je, et je désirerais +vivement faire mes adieux à miss Havisham.» + +Sans doute on ne m'attendait pas, car elle me laissa enfermé dans la +cour, pendant qu'elle allait voir si je devais être introduit. Elle +revint peu après et me fit monter, sans cesser de me regarder durant +tout le trajet. + +Miss Havisham prenait de l'exercice dans la chambre à la longue table. +Elle s'appuyait comme toujours sur sa béquille. La chambre était +éclairée, comme précédemment par une chandelle. Au bruit que nous fîmes +en entrant, elle s'arrêta pour se retourner. Elle se trouvait justement +en face du gâteau moisi des fiançailles. + +«Vous pouvez rester, Sarah, dit-elle. Eh! bien, Pip? + +--Je pars pour Londres demain matin, miss Havisham.» + +J'étais on ne peut plus circonspect sur ce que je devais dire. + +«Et j'ai cru bien faire en venant prendre congé de vous. + +--C'est très bien, Pip, dit-elle en décrivant un cercle autour de moi +avec sa canne, comme si elle était la fée bienfaisante qui avait changé +mon sort, et qui eût voulu mettre la dernière main à son oeuvre. + +--Il m'est arrivé une bien bonne fortune depuis la dernière fois que je +vous ai vue, miss Havisham, murmurai-je, et j'en suis bien +reconnaissant, miss Havisham! + +--Là! là! dit-elle, en tournant les yeux avec délices vers l'envieuse et +désappointée Sarah, j'ai vu M. Jaggers, j'ai appris cela, Pip. Ainsi +donc tu pars demain? + +--Oui, miss Havisham. + +--Et tu es adopté par une personne riche? + +--Oui, miss Havisham. + +--Une personne qu'on ne nomme pas? + +--Non, miss Havisham. + +--Et M. Jaggers est ton tuteur? + +--Oui, miss Havisham. + +Elle se complaisait dans ces questions et ces réponses, tant était vive +sa joie en voyant le désappointement jaloux de Sarah Pocket. + +«Eh bien! continua-t-elle, tu as à présent une carrière ouverte devant +toi. Sois sage, mérite ce qu'on fait pour toi, et profite des conseils +de M. Jaggers.» + +Elle fixait les yeux tantôt sur moi, tantôt sur Sarah, et la figure que +faisait Sarah amenait sur son visage ridé un cruel sourire. + +«Adieu, Pip, tu garderas toujours le nom de Pip, tu entends bien! + +--Oui, miss Havisham. + +--Adieu, Pip.» + +Elle étendit la main; je tombai à genoux, je la saisis et la portai à +mes lèvres. Je n'avais pas prévu comment je devais la quitter, et l'idée +d'agir ainsi me vint tout naturellement au moment voulu. Elle lança sur +Sarah un regard de triomphe, et je laissai ma bienfaitrice les deux +mains posées sur sa canne, debout au milieu de cette chambre tristement +éclairée, à côté du gâteau moisi des fiançailles, que ses toiles +d'araignées dérobaient à la vue. + +Sarah Pocket me conduisit jusqu'à la porte, comme si j'eusse été un +fantôme qu'elle eût souhaité voir dehors. Elle ne pouvait revenir du +changement qui s'était opéré en moi, et elle en était tout à fait +confondue. Je lui dis: + +«Adieu, miss Pocket.» + +Elle se contenta de me regarder fixement, et paraissait trop préoccupée +pour se douter que je lui avais parlé. Une fois hors de la maison, je me +rendis, avec toute la célérité possible, chez Pumblechook. J'ôtai mes +habits neufs, j'en fis un paquet, et je revins à la maison, vêtu de mes +habits ordinaires, beaucoup plus à mon aise, à vrai dire, quoique +j'eusse un paquet à porter. + +Et maintenant, ces six jours qui devaient s'écouler si lentement, +étaient passés, et bien rapidement encore, et le lendemain me regardait +en face bien plus fixement que je n'osais le regarder. À mesure que les +six soirées s'étaient d'abord réduites à cinq, puis à quatre, puis à +trois, enfin à deux, je me plaisais de plus en plus dans la société de +Joe et de Biddy. Le dernier soir, je mis mes nouveaux vêtements pour +leur faire plaisir, et je restai dans ma splendeur jusqu'à l'heure du +coucher. Nous eûmes pour cette occasion un souper chaud, orné de +l'inévitable volaille rôtie, et pour terminer nous bûmes un peu de +liqueur. Nous étions tous très abattus, et nous essayions vainement de +paraître de joyeuse humeur. + +Je devais quitter notre village à cinq heures du matin, portant avec moi +mon petit portemanteau. J'avais dit à Joe que je voulais partir seul. +Mon but, je le crois et je le crains, était, en agissant ainsi, d'éviter +le contraste choquant qui se serait produit entre Joe et moi, si nous +avions été ensemble jusqu'à la diligence. J'avais tout fait pour me +persuader que l'égoïsme était étranger à ces arrangements, mais une fois +rentré dans ma petite chambre, où j'allais dormir pour la dernière fois, +je fus bien forcé d'admettre qu'il en était autrement. J'eus un instant +l'idée de descendre pour prier Joe de vouloir bien m'accompagner le +lendemain matin, mais je n'en fis rien. + +Toute la nuit, je vis des diligences qui, toutes, se rendaient en tout +autre endroit qu'à Londres; elles étaient attelées, tantôt de chiens, +tantôt de chats, tantôt de cochons, tantôt d'hommes, mais nulle part je +ne voyais la moindre trace de chevaux. Je rêvai de voyages manqués et +fantastiques, jusqu'au point du jour, moment où les oiseaux commencèrent +à chanter. Alors je me levai, et m'étant habillé à demi, je m'assis à la +croisée pour jouir une dernière fois de la vue, et là je me rendormis. + +Biddy s'était levée de grand matin pour me préparer à déjeuner. Bien que +je ne dormisse pas une heure à la fenêtre, je sentis la fumée du feu de +la cuisine, lorsque je m'éveillai, et j'eus l'idée terrible que +l'après-midi devait être avancée. Quand j'eus entendu pendant longtemps +le bruit des tasses, et que je pensai que tout était prêt, je me fis +violence pour descendre, et malgré tout je restais là. Je passai mon +temps à dessangler mon portemanteau, à l'ouvrir et à le fermer +alternativement, jusqu'au moment où Biddy me cria de descendre et qu'il +était déjà tard. + +Je déjeunai précipitamment et sans appétit, après quoi je me levais de +table, en disant avec une sorte de gaieté forcée: + +«Allons, je suppose qu'il est l'heure de partir.» + +Alors j'embrassai ma soeur, qui riait en agitant la tête dans son +fauteuil comme d'habitude; j'embrassai Biddy, et je jetai mes bras +autour du cou de Joe. Je pris ensuite mon petit portemanteau et je +partis. Bientôt j'entendis du bruit, et je regardai derrière moi: je vis +Joe qui jetait un vieux soulier[4]. Je m'arrêtai pour agiter mon +chapeau, et le bon Joe agitait son bras vigoureux au-dessus de sa tête, +en criant de toutes ses forces: + +«Hourra!» + +Quant à Biddy, elle cachait sa tête dans son tablier. + + [Note 4: Habitude anglaise. Au moment du départ d'une personne + aimée, on jette un vieux soulier en l'air, dans la direction que va + prendre cette personne, comme souhait de bon voyage et d'heureux + retour.] + +Je m'éloignai d'un bon pas, pensant en moi-même qu'il était plus facile +de partir que je ne l'avais supposé, et en réfléchissant à l'effet +qu'auraient produit les vieux souliers jetés après la diligence en +présence de toute la Grande-Rue. Je me mis à siffler, comme si cela ne +me faisait rien de partir; mais le village était tranquille et +silencieux, et les légères vapeurs du matin se levaient solennellement +comme si elles eussent voulu me laisser apercevoir l'univers tout +entier. J'avais été si petit et si innocent dans ces lieux; au delà, +tout était si nouveau et si grand pour moi, que bientôt, en poussant un +gros soupir, je me mis à fondre en larmes. C'était près du poteau +indicateur qui se trouve au bout du village, et j'y appuyai ma main en +disant: + +«Adieu, ô mon cher, mon bien cher ami!» + +Nous ne devrions jamais avoir honte de nos larmes, car c'est une pluie +qui disperse la poussière, qui recouvre nos coeurs endurcis. Je me +trouvais bien mieux quand j'eus pleuré: j'étais plus chagrin, je +comprenais mieux mon ingratitude; en un mot, j'étais meilleur. Si +j'avais pleuré plus tôt, j'aurais dit à Joe de m'accompagner. + +Ces larmes m'émurent à un tel point, qu'elles recommencèrent à couler à +plusieurs reprises pendant mon paisible voyage, et que de la voiture, +apercevant encore au loin la ville, je délibérais, le coeur gonflé, si +je ne descendrais pas au prochain relais, et si je ne retournerais pas à +la maison pour y faire des adieux plus tendres. On changea de chevaux, +et je n'avais encore rien résolu; cependant, je me consolai en pensant +que je pourrais descendre et retourner au relais suivant, lorsque nous +repartîmes. Pendant que mon esprit était ainsi occupé, je m'imaginais +voir, dans un homme qui suivait la même route que nous, l'exacte +ressemblance de Joe, et mon coeur battait avec force, comme s'il eût été +possible que ce fût lui. + +Nous relayâmes encore, puis encore, enfin il fut trop tard et nous +étions trop loin pour que je continuasse à penser à retourner sur mes +pas. Le brouillard s'était entièrement et solennellement levé, et le +monde s'étendait devant moi. + +FIN DE LA PREMIÈRE PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP. + + + + +CHAPITRE XX. + + +Le voyage de notre ville à la métropole dura environ cinq heures. Il +était un peu plus de midi lorsque la diligence à quatre chevaux dans +laquelle j'étais placé s'engagea dans le labyrinthe commercial ce +Cross-Keys, de Wood-Street, de Cheapside, de Londres, en un mot. + +Nous autres Anglais, nous avions particulièrement, à cette époque, +décidé que c'était un crime de lèse-nation que de mettre en doute qu'il +pût y avoir au monde quelque chose de mieux que nous et tout ce que nous +possédons: autrement, pendant que j'errais dans l'immensité de Londres, +je me serais, je le crois, demandé souvent si la grande ville n'était +pas tant soit peu laide, tortueuse, étroite et sale. + +M. Jaggers m'avait dûment envoyé son adresse. C'était dans la +Petite-Bretagne, et il avait eu soin d'écrire sur sa carte: «En sortant +de Smithfield et près du bureau de la diligence.» Quoi qu'il en soit, un +cocher de fiacre qui semblait avoir autant de collets à son graisseux +manteau que d'années, m'emballa dans sa voiture après m'avoir hissé sur +un nombre infini de marchepieds, comme s'il allait me conduire à +cinquante milles. Il mit beaucoup de temps à monter sur un siège +recouvert d'une vielle housse vert pois, toute rongée, usée par le +temps, et déchiquetée par les vers. C'était un équipage merveilleux, +avec six grandes couronnes de comte sur les panneaux, et derrière, +quantité de choses tout en loques, pour supporter je ne sais combien de +laquais, et une flèche en bas pour empêcher les piétons amateurs de +céder à la tentation de remplacer les laquais. + +J'avais à peine eu le temps de goûter les douceurs de la voiture et de +penser combien elle ressemblait à une cour à fumier et à une boutique à +chiffons, tout en cherchant pourquoi les sacs où les chevaux devaient +manger se trouvaient à l'intérieur, quand je vis le cocher se préparer à +descendre, comme si nous allions nous arrêter. Effectivement, nous nous +arrêtâmes bientôt dans une rue à l'aspect sinistre, devant un certain +bureau dont la porte était ouverte, et sur laquelle on lisait: M. +JAGGERS. + +«Combien? demandai-je au cocher. + +--Un shilling, me répondit-il, à moins que vous ne vouliez donner +davantage.» + +Naturellement, je ne voulais pas donner davantage, et je le lui dis. + +«Alors, c'est un shilling, observa le cocher. Je ne tiens pas à me faire +une affaire avec _lui_, je le connais.» + +Il cligna de l'oeil et secoua la tête en prononçant le nom de M. +Jaggers. + +Quand il eut pris son shilling et qu'il eut employé un certain temps à +remonter sur son siège, il se décida à partir; ce qui parut apporter un +grand soulagement à son esprit. J'entrai dans le premier bureau avec mon +portemanteau à la main, et je demandai si M. Jaggers était chez lui. + +«Il n'y est pas, répondit le clerc, il est à la Cour. Est-ce à M. Pip +que j'ai l'honneur de parler?» + +Je fis un signe affirmatif. + +«M. Jaggers a dit que vous l'attendiez dans son cabinet. Il n'a pu dire +combien de temps il serait absent, ayant une cause en train, mais je +suppose que son temps étant très précieux, il ne sera que le temps +strictement nécessaire.» + +Sur ces mots, le clerc ouvrit une porte et me fit entrer dans une pièce +retirée, donnant sur le derrière. Là, je trouvai un individu borgne, +entièrement vêtu de velours, et portant des culottes courtes. Cet +individu, se trouvant interrompu dans la lecture de son journal, +s'essuya le nez avec sa manche. + +«Allez attendre dehors, Mike,» dit le clerc. + +Je commençai à balbutier que j'espérais ne pas être importun, quand le +clerc poussa l'individu dehors avec si peu de cérémonie que j'en fus +tout étonné. Puis, lui jetant sa casquette sur les talons d'un air de +moquerie, il me laissa seul. + +Le cabinet de M. Jaggers recevait la lumière d'en haut. C'était un lieu +fort triste. Le vitrage était tout de pièces et de morceaux, comme une +tête cassée, et les maisons voisines, toutes déformées, semblaient se +pencher pour me regarder au travers. Il n'y avait pas autant de +paperasses que je m'attendais à en trouver; mais il y avait des objets +singuliers que je ne m'attendais pas du tout à voir. Par exemple, on +pouvait contempler dans ce lieu singulier un vieux pistolet rouillé, un +sabre dans son fourreau, plusieurs boîtes et plusieurs paquets à +l'aspect étrange, et sur une tablette deux effroyables moules en plâtre, +de figures particulièrement enflées et tirées autour du nez. Le fauteuil +à dossier de M. Jaggers était recouvert en crin noir et avait des +rangées de clous en cuivre tout autour, comme un cercueil. Il me +semblait le voir s'étaler dans ce fauteuil et mordre son index devant +ses clients. La pièce était petite, et les clients paraissaient avoir +l'habitude de s'appuyer contre le mur, car il était, surtout en face du +fauteuil de M. Jaggers, tout graisseux, sans doute par le frottement +continuel des épaules. Je me rappelais en effet que l'individu borgne +s'était glissé adroitement contre la muraille, quand j'avais été la +cause innocente de son expulsion. + +Je m'assis sur la chaise des clients, placée tout contre le fauteuil de +M. Jaggers, et je fus fasciné par la sombre atmosphère du lieu. Je me +souviens d'avoir remarqué que le clerc avait, comme son patron, l'air de +savoir toujours quelque chose de désavantageux sur chacun des gens qui +se présentaient devant lui. Je me demandais en moi-même combien il y +avait de clercs à l'étage supérieur, et s'ils avaient tous la même +puissance nuisible sur leurs semblables? Je m'étonnais de voir tant de +vieille paille dans la chambre, et je me demandais comment elle y était +venue? J'étais curieux de savoir si les deux figures enflées étaient de +la famille de M. Jaggers, et je me demandais pourquoi, s'il était +réellement assez infortuné pour avoir eu deux parents d'aussi mauvaise +mine, il les reléguait sur cette tablette poudreuse, exposés à être +noircis par les mouches, au lieu de leur donner une place au foyer +domestique? Je n'avais, bien entendu, aucune idée de ce que c'était +qu'un jour d'été à Londres, et mon esprit pouvait bien être oppressé par +l'air chaud et étouffant et par la poussière et le gravier qui +couvraient tous les meubles. Cependant, je continuai à rester assis et à +attendre dans l'étroit cabinet de M. Jaggers, tout étonné de ce que je +voyais, jusqu'au moment où il me devint impossible de supporter plus +longtemps la vue des deux bustes placés en face du fauteuil de M. +Jaggers. Je me levai donc, et je sortis. + +Quand je dis au clerc que j'allais faire un tour et prendre l'air en +attendant le retour de M. Jaggers, il me conseilla d'aller jusqu'au bout +de la rue, de tourner le coin, et m'apprit que là je tomberais dans +Smithfield. En effet, j'y fus bientôt. Cette ignoble place, toute +remplie d'ordures, de graisse, de sang et d'écume semblait m'attacher et +me retenir. J'en sortis avec toute la promptitude possible, en tournant +dans une rue où j'aperçus le grand dôme de Saint-Paul, qui se penchait +pour me voir, par-dessus une construction lugubre, qu'un passant +m'apprit être la prison de Newgate. En suivant le mur de la prison, je +trouvai le chemin couvert de paille, pour étouffer le bruit des +voitures. Je jugeai par là, et par la quantité de gens qui stationnaient +tout alentour, en exhalant une forte odeur de bière et de liqueurs, que +les jugements allaient leur train. + +Pendant que je regardais autour de moi, un employé de justice, +excessivement sale et à moitié ivre, me demanda si je ne désirais pas +entrer pour entendre prononcer un jugement ou deux; il m'assura qu'il +pouvait me faire avoir une place de devant, moyennant la somme d'une +demi-couronne; que pour ce prix modique je verrais tout à mon aise le +Lord Grand-Juge avec sa grande robe et sa grande perruque; il +m'annonçait ce terrible personnage comme on annonce les figures de cire, +mais bientôt il me l'offrit au prix réduit de dix-huit pence. Comme je +déclinais sa proposition, sous prétexte de rendez-vous, il eut la bonté +de me faire entrer dans une cour, et de me montrer l'endroit où on +rangeait les potences, et aussi celui où on fouettait publiquement. +Ensuite, il me montra la porte par laquelle les condamnés passent pour +se rendre au supplice; augmentant l'intérêt que devait exciter en moi +cette terrible porte, en me donnant à entendre que le surlendemain, à +huit heures du matin, quatre de ces malheureux devaient passer par là +pour être pendus sur une seule ligne. C'était horrible et cela me fit +concevoir une triste idée de Londres, d'autant plus que celui qui avait +voulu me faire voir le Lord Grand-Juge portait, des pieds à la tête, +jusqu'à son mouchoir inclusivement, des habits qui, évidemment, dans +l'origine, ne lui avaient pas appartenu, et qu'il devait avoir achetés, +du moins je l'avais en tête, à vil prix chez le bourreau. Dans ces +circonstances, je crus en être quitte à bon compte en lui donnant un +shilling. + +Je passai à l'étude pour demander si M. Jaggers était rentré. Là +j'appris qu'il était encore absent, et je sortis de nouveau. Cette fois +je fis le tour de la Petite-Bretagne en tournant par le clos Bartholomé. +J'appris alors que d'autres personnes que moi attendaient le retour de +M. Jaggers. Il y avait deux hommes à l'aspect mystérieux qui longeaient +le clos Bartholomé, occupés, tout en causant, à mettre le bout de leurs +souliers entre les pavés. L'un disait à l'autre, au moment où ils +passaient près de moi pour la première fois: + +«Jaggers le ferait si cela était à faire.» + +Il y avait un rassemblement de deux femmes et de trois hommes dans un +coin. Une des deux femmes versait des larmes sur son châle, et l'autre, +tout en la tirant par son châle, la consolait en disant: + +«Jaggers est pour lui, Mélia, que veux-tu de plus?» + +Or, pendant que je flânais dans le clos Bartholomé, un petit juif borgne +survint. Il était accompagné d'un autre petit juif qu'il envoya faire +une commission. En l'absence du messager, je remarquai que ce juif, qui +sans doute était d'un tempérament nerveux, se livrait à une gigue +d'impatience sous un réverbère, tout en répétant avec une sorte de +frénésie ces mots: + +«Oh! Zazzerz!... Zazzerz!... Zazzerz!... Tous les autres ne valent pas +le diable! C'est Zazzerz qu'il me faut.» + +Ces témoignages de la popularité de mon tuteur me firent une profonde +impression, et j'admirai, en m'étonnant plus que jamais. + +À la fin, en regardant à travers la grille de fer du clos Bartholomé, +dans la Petite Bretagne, je vis M. Jaggers qui traversait la rue et +venait de mon côté. Tous ceux qui l'attendaient le virent en même temps +que moi. Ce fut un véritable assaut. M. Jaggers mit une main sur mon +épaule, m'entraîna et me fit marcher à ses côtés sans me dire une seule +parole, puis il s'adressa à ceux qui le suivaient. + +Il commença par les deux hommes mystérieux: + +«Je n'ai rien à vous dire, fit M. Jaggers en leur montrant son index; je +n'en veux pas savoir davantage: quant au résultat, c'est une flouerie, +je vous ai toujours dit que c'était une flouerie!... Avez-vous payé +Wemmick? + +--Nous nous sommes procuré l'argent ce matin, monsieur, dit un des deux +hommes d'un ton soumis, tandis que l'autre interrogeait la physionomie +de M. Jaggers. + +--Je ne vous demande ni quand ni comment vous vous l'êtes procuré.... +Wemmick l'a-t-il? + +--Oui, monsieur, répondirent les deux hommes en même temps. + +--Très bien! Alors, vous pouvez vous en aller, je ne veux plus rien +entendre! dit M. Jaggers en agitant sa main pour les renvoyer. Si vous +me dites un mot de plus, j'abandonne l'affaire. + +--Nous avons pensé, monsieur Jaggers..., commença un des deux hommes en +ôtant son chapeau. + +--C'est ce que je vous ai dit de ne pas faire, dit M. Jaggers. Vous avez +pensé... à quoi et pourquoi faire?... je dois penser pour vous. Si j'ai +besoin de vous, je sais où vous trouver. Je n'ai pas besoin que vous +veniez me trouver. Allons, assez, pas un mot de plus!» + +Les deux hommes se regardèrent pendant que M. Jaggers agitait sa main +pour les renvoyer, puis ils se retirèrent humblement sans proférer une +parole. + +«À vous, maintenant! dit M. Jaggers, s'arrêtant tout à coup pour +s'adresser aux deux femmes qui avaient des châles, à celles que les +trois hommes venaient de quitter. Oh! Amélie, est-ce vrai? + +--Oui, M. Jaggers. + +--Et vous souvenez-vous, repartit M. Jaggers, que sans moi vous ne +seriez pas et ne pourriez pas être ici? + +--Oh! oui, vraiment, monsieur! répondirent simultanément les femmes, que +Dieu vous garde, monsieur, nous le savons bien! + +--Alors, dit M. Jaggers, pourquoi venez-vous ici? + +--Mon billet, monsieur, fit la femme qui pleurait. + +--Hein? fit M. Jaggers; une fois pour toutes, si vous ne pensez pas que +votre billet soit en bonnes mains, je le sais, moi; et si vous veniez +ici pour m'ennuyer avec votre billet, je ferai un exemple de vous et de +votre billet en le laissant glisser de mes mains. Avez-vous payé +Wemmick? + +--Oh! oui, monsieur, jusqu'au dernier penny. + +--Très bien. Alors vous avez fait tout ce que vous aviez à faire. Dites +un mot... un seul mot de plus... et Wemmick va vous rendre votre +argent.» + +Cette terrible menace nous débarrassa immédiatement des deux femmes. Il +ne restait plus personne que le juif irritable qui avait déjà, à +plusieurs reprises, porté à ses lèvres le pan de l'habit de M. Jaggers. + +«Je ne connais pas cet homme, dit M. Jaggers toujours du même ton peu +engageant. Que veut cet individu? + +--Mon zer monzieur Zazzerz, ze zuis frère d'Abraham Lazaruz! + +--Qu'est-ce? dit M. Jaggers; lâchez mon habit.» + +L'homme ne lâcha prise qu'après avoir encore une fois baisé le pan de +l'habit de M. Jaggers, et il répliqua: + +«Abraham Lazaruz, zoupzonné pour l'arzenterie. + +--Trop tard! dit M. Jaggers, trop tard! je suis pour l'autre partie!... + +--Saint père! monzieur Zazzerz... trop tard!... s'écria l'homme nerveux +en pâlissant, ne dites pas que vous êtes contre Abraham Lazaruz! + +--Si... dit M. Jaggers, et c'est une affaire finie.... Allez vous-en! + +--Monzieur Zazzerz, seulement une demi-minute. Mon couzin est en ce +moment auprès de M. Wemmick pour lui offrir ce qu'il voudra. Monzieur +Zazzerz! un quart de minute. Si vous avez reçu de l'autre partie une +somme d'argent, quelle qu'elle soit, l'argent ne fait rien! Monzieur +Zazzerz!... Monzieur!...» + +Mon tuteur se débarrassa de l'importun avec un geste de suprême +indifférence et le laissa se trémousser sur le pavé comme s'il eût été +chauffé à blanc. Nous gagnâmes la maison sans plus d'interruption. Là, +nous trouvâmes le clerc et l'homme en veste de velours et en casquette +garnie de fourrures. + +«Mike est là, dit le clerc en quittant son tabouret et s'approchant +confidentiellement de M. Jaggers. + +--Oh! dit M. Jaggers en se tournant vers l'homme qui ramenait une mèche +de ses cheveux sur son front comme le taureau de Cock Robin tirait le +cordon de la sonnette. Votre homme vient cette après-midi. Eh bien! + +--Eh bien! M. Jaggers, dit Mike avec la voix d'un homme qui a un rhume +chronique; après bien de la peine, j'en ai trouvé un qui pourra faire +l'affaire. + +--Qu'est-il prêt à jurer? + +--Monsieur Jaggers, dit Mike en essuyant cette fois son nez avec sa +casquette de fourrure; en somme je crois qu'il jurera n'importe quoi.» + +M. Jaggers devenait de plus en plus irrité. + +«Je vous avais cependant averti d'avance, dit-il en montrant son index +au client craintif, que si vous supposiez avoir le droit de parler de la +sorte ici, je ferais de vous un exemple. Comment! infernal scélérat que +vous êtes, osez-vous me parler ainsi?» + +Le client parut effrayé, et en même temps embarrassé comme un homme qui +n'a pas conscience de ce qu'il a fait. + +«Cruche! dit le clerc en le poussant du coude, tête creuse! Pourquoi lui +dites-vous cela en face? + +--Allons, répondez-moi vivement, mauvais garnement, dit mon tuteur d'un +ton sévère: encore une fois et pour la dernière, qu'est-ce que l'homme +que vous m'amenez est prêt à jurer?» + +Mike regardait mon tuteur dans le blanc des yeux, comme s'il eût cherché +à y lire sa leçon, puis il répliqua lentement: + +«Il donnera des renseignements d'un caractère général, ou bien il jurera +qu'il a passé avec la personne toute la nuit en question. + +--Allons, maintenant, faites bien attention: dans quelle position +sociale est cet homme?» + +Mike regardait tantôt sa casquette, tantôt le plancher, tantôt le +plafond; puis il tourna les yeux vers moi et vers le clerc, avant de +risquer sa réponse, et en faisant beaucoup de mouvements, il se prit à +dire: + +«Nous l'avons habillé comme...» + +Mon tuteur s'écria tout à coup: + +«Ah! vous y tenez!... vous y tenez!...» + +--Cruche!...» ajouta le clerc en lui donnant encore une fois un grand +coup de coude. + +Après de nouvelles hésitations, Mike partit et recommença: + +«Il est habillé en homme respectable, comme qui dirait un pâtissier. + +--Est-il là? demanda M. Jaggers. + +--Je l'ai laissé, répondit Mike, assis sur le pas d'une porte au coin de +la rue. + +--Faites-le passer devant cette fenêtre, que je le voie.» + +La fenêtre indiquée était celle de l'étude. Nous nous approchâmes tous +les trois derrière le grillage, et nous vîmes le client passer comme par +hasard en compagnie d'un grand escogriffe à l'air sinistre, vêtu de +blanc et portant un chapeau en papier. Ce marmiton était loin d'être à +jeun, il avait un certain oeil poché qui était devenu vert et jaune, vu +son état de convalescence, et qu'il avait peint pour le dissimuler. + +«Dites-lui qu'il emmène son témoin sur-le-champ, dit mon tuteur au clerc +avec un profond dégoût, et demandez-lui ce qu'il entend que je fasse +d'un pareil individu.» + +Mon tuteur m'emmena ensuite dans son propre appartement, et, tout en +déjeunant avec des sandwiches et un flacon de Sherry, il m'apprit en ce +moment les dispositions qu'il avait prises pour moi. Je devais me rendre +à l'Hôtel Barnard, chez M. Pocket junior, où un lit avait été préparé +pour me recevoir; je devais rester avec M. Pocket junior jusqu'au lundi; +et, ce jour-là je devais me rendre avec lui chez M. son père afin de +pouvoir décider si je pourrais m'y plaire. J'appris aussi quelle serait +ma pension; elle était fort convenable. Mon tuteur tira de son tiroir +pour me les donner les adresses de plusieurs négociants auxquels je +devais recourir pour mes vêtements et tout ce dont je pourrais avoir +besoin. + +«Vous serez satisfait du crédit qu'on vous accordera, monsieur Pip, dit +mon tuteur, dont la bouteille de Sherry répandait autant d'odeur que le +fût lui-même, pendant qu'il se rafraîchissait à la hâte; mais je serai +toujours à même de suspendre votre pension, si je vous trouve jamais +ayant affaire aux policemen. Il est certain que vous tournerez mal d'une +façon ou d'une autre, mais ce n'est pas de ma faute.» + +Quand j'eus réfléchi pendant quelques instants sur cette opinion +encourageante, je demandai à M. Jaggers si je pouvais envoyer chercher +une voiture. Il me répondit que cela n'en valait pas la peine, que +j'étais très près de ma destination, et que Wemmick m'accompagnerai si +je le désirais. + +J'appris alors que Wemmick était le clerc que j'avais vu dans l'étude. +On sonna un autre clerc occupé en haut et qui vint prendre la place de +Wemmick pendant que Wemmick serait absent. Je l'accompagnai dans la rue +après avoir serré les mains de mon tuteur. Nous trouvâmes une foule de +gens qui rôdaient devant la porte; mais Wemmick sut se frayer un chemin +au milieu d'eux en leur disant doucement, mais d'un ton déterminé: + +«Je vous dis que c'est inutile; il n'a absolument rien à vous dire.» + +Nous pûmes donc bientôt nous en débarrasser, et nous poursuivîmes notre +chemin en marchant côte à côte. + + + + +CHAPITRE XXI. + + +Je jetai les yeux sur M. Wemmick, tout en marchant à côté de lui, pour +voir à quoi il ressemblait en plein jour. Je trouvai que c'était un +homme sec, plutôt court que grand, ayant une figure de bois, carrée, +dont les traits semblaient avoir été dégrossis au moyen d'un ciseau +ébréché, il y avait quelques endroits qui auraient formé des fossettes +si l'instrument eût été plus fin et la matière plus délicate, mais qui, +de fait, n'étaient que des échancrures: le ciseau avait tenté trois ou +quatre de ces embellissements sur son nez, mais il les avait abandonnés +sans faire le moindre effort pour les parachever. Je jugeai qu'il devait +être célibataire, d'après l'état éraillé de son linge, et il semblait +avoir supporté bien des pertes, car il portait au moins quatre anneaux +de deuil, sans compter une broche représentant une dame et un saule +pleureur devant une tombe surmontée d'une urne. Je remarquai aussi que +plusieurs anneaux et un certain nombre de cachets pendaient à sa chaîne +de montre, comme s'il eût été surchargé de souvenirs d'amis qui +n'étaient plus. Il avait des yeux brillants, petits, perçants et noirs, +des lèvres minces et entr'ouvertes, et avec cela, selon mon estimation, +il devait avoir de quarante à cinquante ans. + +«Ainsi donc vous n'êtes encore jamais venu à Londres? me dit M. Wemmick. + +--Non, dis-je. + +--J'ai moi-même été autrefois aussi neuf que vous ici, dit M. Wemmick, +c'est une drôle de chose à penser aujourd'hui. + +--Vous connaissez bien tout Londres, maintenant? + +--Mais oui, dit M. Wemmick, je sais comment tout s'y passe. + +--C'est donc un bien mauvais lieu? demandai-je plutôt pour dire quelque +chose que pour me renseigner. + +--Vous pouvez être floué, volé et assassiné à Londres; mais il y a +partout des gens qui vous en feraient autant. + +--Il y a peut-être quelque vieille rancune entre vous et ces gens-là? +dis-je pour adoucir un peu cette dernière phrase. + +--Oh! je ne connais pas les vieilles rancunes, repartit M. Wemmick. Il +n'y a guère de vieille rancune quand il n'y a rien à y gagner. + +--C'est encore pire. + +--Vous croyez cela? reprit M. Wemmick. + +--Ma foi, je ne dis pas non.» + +Il portait son chapeau sur le derrière de la tête et regardait droit +devant lui, tout en marchant avec indifférence dans les rues comme s'il +n'y avait rien qui pût attirer son attention. Sa bouche était ouverte +comme le trou d'une boîte aux lettres, et il avait l'air de sourire +machinalement. Nous étions déjà en haut d'Holborn Hill, avant que +j'eusse pu me rendre compte qu'il ne souriait pas du tout, et que ce +n'était qu'un mouvement mécanique. + +«Savez-vous où demeure M. Mathieu Pocket? demandai-je. + +Oui, dit-il, à Hammersmith, à l'ouest de Londres. + +Est-ce loin? + +Assez... à peu près cinq milles. + +Le connaissez-vous? + +Mais vous êtes un véritable juge d'instruction, dit M. Wemmick en me +regardant d'un air approbateur, oui, je le connais..., je le +connais!...» + +Il y avait une espèce de demi-dénégation dans la manière dont il +prononça ces mots qui m'oppressa, et je jetai un regard de côté sur le +bloc de sa tête dans l'espoir d'y trouver quelque signe atténuant un peu +le texte quand il m'avertit que nous étions arrivés à l'Hôtel Barnard. +Mon oppression ne diminua pas à cette nouvelle, car j'avais supposé que +cet établissement était un hôtel tenu par M. Barnard, auprès duquel le +_Cochon bleu_ de notre ville n'était qu'un simple cabaret. Cependant, je +trouvai que Barnard n'était qu'un esprit sans corps, ou; si vous +préférez, une fiction, et son hôtel le plus triste assemblage de +constructions mesquines qu'on ait jamais entassées dans un coin humide +pour y loger un club de matous. + +Nous entrâmes dans cet asile par une porte à guichet, et nous tombâmes, +par un passage de communication, dans un mélancolique petit jardin +carré, qui me fit l'effet d'un cimetière sans sépulture ni tombeaux. Je +crus voir qu'il y avait dans ce lieu les plus affreux arbres, les plus +affreux pierrots, les plus affreux chats et les plus affreuses maisons, +au nombre d'une demi-douzaine à peu près, que j'eusse jamais vus. Je +m'aperçus que les fenêtres de cette suite de chambres, qui divisaient +ces maisons, avaient à chaque étage des jalousies délabrées, des rideaux +déchirés, des pots à fleurs desséchés, des carreaux brisés, des amas de +poussière et de misérables haillons, pendant que les écriteaux: À +LOUER--À LOUER--À LOUER--À LOUER, se penchaient sur moi en dehors des +chambres vides, comme si de nouveaux infortunés ne pouvaient se résoudre +à les occuper, et que la vengeance de l'âme de Barnard devait être +lentement apaisée par le suicide successif des occupants actuels et par +leur enterrement non sanctifié. Un linceul, dégoûtant de suie et de +fumée, enveloppait cette création abandonnée de Barnard. Voilà tout ce +qui frappait la vue aussi loin qu'elle pouvait s'étendre, tandis que la +pourriture sèche et la pourriture humide et toutes les pourritures +muettes qui existaient de la cave au grenier, également négligés, la +mauvaise odeur des rats et des souris, des punaises et des remises qu'on +avait sous la main, s'adressaient à mon sens olfactif et semblaient +gémir à mes oreilles: + +«Voilà la Mixture de Barnard, essayez-en.» + +Cela réalisait si peu la première de mes grandes espérances, que je +jetai un regard de désappointement sur M. Wemmick. + +«Ah! dit-il en se méprenant, cette retraite vous rappelle la campagne; +c'est comme à moi.» + +Il me conduisit par un coin en haut d'un escalier qui me parut +s'effondrer lentement sous la poussière dont il était encombré; de sorte +qu'au premier jour les locataires de l'étage supérieur, en sortant de +chez eux, pouvaient se trouver dans l'impossibilité de descendre. Sur +l'une des portes, on lisait: M. POCKET JUNIOR, et écrit à la main, sur +la boîte aux lettres: _va bientôt rentrer._ + +«Il ne pensait sans doute pas que vous seriez arrivé si matin, dit M. +Wemmick. Vous n'avez plus besoin de moi? + +--Non, je vous remercie, dis-je. + +--Comme c'est moi qui tiens la caisse, dit M. Wemmick, il est probable +que nous nous verrons assez souvent. Bonjour! + +--Bonjour! + +J'avançai la main, et M. Wemmick commença par la regarder, comme s'il +croyait que je lui demandais quelque chose, puis il me regarda, et dit +en se reprenant: + +«Oh! certainement oui... vous avez donc l'habitude de donner des +poignées de main?» + +J'étais quelque peu confus, en pensant que cela n'était plus de mode à +Londres; mais je répondis que oui. + +«J'en ai si peu l'habitude maintenant, dit M. Wemmick; cependant, croyez +que je suis bien aise de faire votre connaissance. Bonjour.» + +Quand nous nous fûmes serré les mains et qu'il fut parti, j'ouvris la +fenêtre donnant sur l'escalier, et je manquai d'avoir la tête coupée, +car les cordes de la poulie étaient pourries et la fenêtre retomba comme +une guillotine[5]. Heureusement cela fut si prompt que je n'avais pas eu +le temps de passer ma tête au dehors. Après avoir échappé à cet +accident, je me contentai de prendre une idée confuse de l'hôtel à +travers la fenêtre incrustée de poussière, regardant tristement dehors, +et me disant que décidément Londres était une ville infiniment trop +vantée. + + [Note 5: On ne connaît à Londres que les fenêtres à guillotine, mais + dans les maisons convenablement tenues, elles sont très bien agencées et + fonctionnent très régulièrement.] + +L'idée que M. Pocket junior se faisait du mot «bientôt», n'était certes +pas la mienne, car j'étais devenu presque fou, à force de regarder +dehors, et j'avais écrit, avec mon doigt, mon nom plusieurs fois sur la +poussière de chacun des carreaux de la fenêtre avant d'entendre le +moindre bruit de pas dans l'escalier. Peu à peu cependant, parut devant +moi le chapeau, puis la tête, la cravate, le gilet, le pantalon et les +bottes d'un gentleman à peu près semblable à moi. Il portait sous chacun +de ses bras un sac en papier et un pot de fraises dans une main. Il +était tout essoufflé. + +«Monsieur Pip? dit-il. + +--Monsieur Pocket? dis-je. + +--Mon cher! s'écria-t-il, je suis excessivement fâché, mais j'ai appris +qu'il arrivait à midi une diligence de votre pays, et j'ai pensé que +vous prendriez celle-là. La vérité, c'est que je suis sorti pour vous, +non pas que je vous donne cela pour excuse, mais j'ai pensé qu'arrivant +de la campagne, vous seriez bien aise de goûter un petit fruit après +votre dîner, et je suis allé moi-même au marché de Covent Garden pour en +avoir de bons.» + +Pour une raison à moi connue, j'éprouvais la même impression que si mes +yeux allaient me sortir de la tête; je le remerciai de son attention +intempestive, et je me demandais si c'était un rêve. + +«Mon Dieu! dit M. Pocket junior, cette porte est si dure...» + +Comme il allait mettre les fraises en marmelade, en se débattant avec la +porte, et laisser tomber les sacs en papier qui étaient sous son bras, +je le priai de me permettre de les tenir. Il me les confia avec un +agréable sourire; puis il se battit derechef avec la porte comme si +c'eût été une bête féroce; elle céda si subitement, qu'il fut rejeté sur +moi, et que moi, je fus rejeté sur la porte d'en face. Nous éclatâmes de +rire tous deux. + +Mais je sentais encore davantage mes yeux sortir de ma tête, et j'étais +de plus en plus convaincu que tout cela était un rêve. + +«Entrez donc, je vous prie, dit M. Pocket junior, permettez-moi de vous +montrer le chemin. C'est un peu dénudé ici, mais j'espère que vous vous +y conviendrez jusqu'à lundi. Mon père a pensé que vous préféreriez +passer la soirée de demain avec moi plutôt qu'avec lui, et si vous avez +envie de faire une petite promenade dans Londres, je serai certainement +très heureux de vous faire voir la ville. Quant à notre table, vous ne +la trouverez pas mauvaise, j'espère; car elle sera servie par le +restaurant de la maison, et (est-il nécessaire de le dire) à vos frais. +Telles sont les recommandations de M. Jaggers. Quant à notre logement, +il n'est pas splendide, parce que j'ai mon pain à gagner et mon père n'a +rien à me donner; d'ailleurs je ne serais pas disposé à rien recevoir de +lui, en admettant qu'il pût me donner quelque chose. Ceci est notre +salon, juste autant de chaises, de tables, de tapis, etc., qu'on a pu en +détourner de la maison. Vous n'avez pas à me remercier pour le linge de +table, les cuillers, les fourchettes, parce que je les fais venir pour +vous du restaurant. Ceci est ma petite chambre à coucher; c'est un peu +moisi, mais tout ce qui a appartenu à la maison Barnard est moisi. Ceci +est votre chambre, les meubles ont été loués exprès pour vous; j'espère +qu'ils vous suffiront. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous le +procurerai. Ces chambres sont retirées, et nous y serons seuls; mais +nous ne nous battrons pas, j'ose le dire. Mais, mon Dieu! pardonnez-moi, +vous tenez les fruits depuis tout ce temps; passez-moi ces paquets, je +vous prie, je suis vraiment honteux...» + +Pendant que j'étais placé devant M. Pocket junior, occupé à lui redonner +les paquets, une..., deux... je vis dans ses yeux le même étonnement que +je savais être dans les miens, et il dit en se reculant: + +«Que Dieu me bénisse! vous êtes le jeune garçon que j'ai trouvé +rôdant.... + +--Et vous, dis-je, vous êtes le jeune homme pâle de la brasserie!» + + + + +CHAPITRE XXII. + + +Le jeune homme pâle et moi, nous restâmes en contemplation l'un devant +l'autre, dans la chambre de l'Hôtel Barnard, jusqu'au moment où nous +partîmes d'un grand éclat de rire. + +«Est-il possible!... Est-ce bien vous? dit-il. + +--Est-il possible! Est-ce bien vous?» dis-je. + +Et puis nous nous contemplâmes de nouveau, et de nouveau nous nous +remîmes à éclater de rire. + +«Eh bien! dit le jeune homme pâle en avançant sa main d'un air de bonne +humeur, c'est fini, j'espère, et vous serez assez magnanime pour me +pardonner de vous avoir battu comme je l'ai fait?» + +Je compris à ce discours que M. Herbert Pocket (car Herbert était le +prénom du jeune homme pâle), confondait encore l'intention et +l'exécution; mais je fis une réponse modeste, et nous nous serrâmes +chaleureusement les mains. + +«Vous n'étiez pas encore en bonne passe de fortune à cette époque? dit +Herbert Pocket. + +--Non, répondis-je. + +--Non, répéta-t-il, j'ai appris que c'était arrivé tout dernièrement. Je +cherchais moi-même quelque bonne occasion de faire fortune à ce moment. + +--En vérité? + +--Oui, miss Havisham m'avait envoyé chercher pour voir si elle pourrait +me prendre en affection, mais elle ne l'a pas pu... ou dans tous les cas +elle ne l'a pas fait.» + +Je crus poli de remarquer que j'en étais très étonné. + +«C'est une preuve de son mauvais goût! dit Herbert en riant; mais c'est +un fait. Oui, elle m'avait envoyé chercher pour une visite d'essai, et +si j'étais sorti avec succès de cette épreuve, je suppose qu'on aurait +pourvu à mes besoins; peut-être aurais-je été le..., comme vous voudrez +l'appeler, d'Estelle. + +--Qu'est-ce que cela?» demandai-je tout à coup avec gravité. + +Il était occupé à arranger ses fruits sur une assiette, tout en parlant; +c'est probablement ce qui détournait son attention, et avait été cause +que le vrai mot ne lui était pas venu. + +«Fiancé! reprit-il, promis... engagé... comme vous voudrez, ou tout +autre mot de cette sorte. + +--Comment avez-vous supporté votre désappointement? demandai-je. + +--Bah! dit-il, ça m'était bien égal. C'est une sauvage. + +--Miss Havisham? dis-je. + +--Je ne dis pas cela pour elle: c'est d'Estelle que je voulais parler. +Cette fille est dure, hautaine et capricieuse au dernier point; elle a +été élevée par miss Havisham pour exercer sa vengeance sur tout le sexe +masculin. + +--Quel est son degré de parenté avec miss Havisham? + +--Elle ne lui est pas parente, dit-il; mais miss Havisham l'a adoptée. + +--Pourquoi se vengerait-elle sur tout le sexe masculin? comment cela?... + +--Comment, monsieur Pip, dit-il, ne le savez-vous pas? + +--Non, dis-je. + +--Mon Dieu! mais c'est toute une histoire, nous la garderons pour le +dîner. Et maintenant, permettez-moi de vous faire une question. Comment +étiez-vous venu là le jour que vous savez?» + +Je le lui dis, et il m'écouta avec attention jusqu'à ce que j'eusse +fini; puis il se mit à rire de nouveau, et il me demanda si j'en avais +souffert dans la suite. Je ne lui fis pas la même question, car ma +conviction sur ce point était parfaitement établie. + +«M. Jaggers est votre tuteur, à ce que je vois, continua-t-il. + +--Oui. + +--Vous savez qu'il est l'homme d'affaires et l'avoué de miss Havisham, +et qu'il a sa confiance quand nul autre ne l'a?» + +Ceci m'amenait, je le sentais, sur un terrain dangereux. Je répondis, +avec une contrainte que je n'essayai pas de déguiser, que j'avais vu M. +Jaggers chez miss Havisham le jour même de notre combat; mais que +c'était la seule fois, et que je croyais qu'il n'avait, lui, aucun +souvenir de m'avoir jamais vu. + +«Il a eu l'obligeance de proposer mon père pour être votre précepteur, +et il est venu le voir à ce sujet. Sans doute il avait connu mon père +par ses rapports avec miss Havisham. Mon père est le cousin de miss +Havisham, non pas que cela implique des relations très suivies entre +eux, car il n'est qu'un bien mauvais courtisan, et il ne cherche pas à +se faire bien voir d'elle.» + +Herbert Pocket avait des manières franches et faciles qui étaient très +séduisantes. Je n'avais jamais vu personne alors, et je n'ai jamais vu +personne depuis qui exprimât plus fortement, tant par la voix que par le +regard, une incapacité naturelle de faire quoi que ce soit de vil ou de +dissimulé. Il y avait quelque chose de merveilleusement confiant dans +tout son air, et, en même temps, quelque chose me disait tout bas qu'il +ne réussirait jamais et qu'il ne serait jamais riche. Je ne sais pas +comment cela se faisait. J'eus cette conviction absolue dès le premier +jour de notre rencontre et avant de nous mettre à table; mais je ne +saurais définir par quels moyens. + +C'était toujours un jeune homme pâle; il avait dans toute sa personne +une certaine langueur acquise, qu'on découvrait même au milieu de sa +belle humeur et de sa gaieté, et qui ne semblait pas indiquer une nature +vigoureuse. Son visage n'était pas beau, mais il était mieux que beau, +car il était extrêmement gai et affable. Son corps était un peu gauche, +comme dans le temps où mes poings avaient pris avec lui les libertés +qu'on connaît; mais il semblait de ceux qui doivent toujours paraître +légers et jeunes. Les confections locales de M. Trabb l'auraient-elles +habillé plus gracieusement que moi? C'est une question. Mais ce dont je +suis certain, c'est qu'il portait ses habits, quelque peu vieux, +beaucoup mieux que je ne portais les miens, qui étaient tout neufs. + +Comme il se montrait très expansif, je sentis que pour des gens de nos +âges la réserve de ma part serait peu convenable en retour. Je lui +racontai donc ma petite histoire, en répétant à plusieurs reprises, et +avec force, qu'il m'était interdit de rechercher quel était mon +bienfaiteur. Je lui dis un peu plus tard, qu'ayant été élevé en forgeron +de campagne, et ne connaissant que fort peu les usages de la politesse, +je considèrerais comme une grande bonté de sa part qu'il voulût bien +m'avertir à demi-mot toutes les fois qu'il me verrait sur le point de +faire quelque sottise. + +«Avec plaisir, dit-il, bien que je puisse prédire que vous n'aurez pas +besoin d'être averti souvent. J'aime à croire que nous serons souvent +ensemble, et je serais bien aise de bannir sur-le-champ toute espèce de +contrainte entre nous. Vous plaît-il de m'accorder la faveur de +commencer dès à présent à m'appeler par mon nom de baptême, Herbert?» + +Je le remerciai, en disant que je ne demandais pas mieux et, en échange, +je l'informai que mon nom de baptême était Philip. + +«Je ne donne pas dans Philip, dit-il en souriant, cela sonne mal et me +rappelle l'enfant de la fable du syllabaire, qui est un paresseux et +tombe dans une mare, ou bien qui est si gras qu'il ne peut ouvrir les +yeux et par conséquent rien voir, ou si avare qu'il enferme ses gâteaux +jusqu'à ce que les souris les mangent, ou si déterminé, qu'il va +dénicher des oiseaux et est mangé par des ours, qui vivent très près +dans le voisinage. Je vais vous dire ce qui me conviendrait. Nous sommes +en bonne harmonie, et vous avez été forgeron, rappelez-vous le.... Cela +vous serait-il égal?... + +--Tout ce que vous me proposerez me sera égal, répondis-je; mais je ne +vous comprends pas. + +--Vous serait-il égal que je vous appelasse Haendel? Il y a un charmant +morceau de musique de Haendel, intitulé l'_Harmonieux forgeron._ + +--J'aimerais beaucoup ce nom. + +--Alors, mon cher Haendel, dit-il en se retournant comme la porte +s'ouvrait, voici le dîner, et je dois vous prier de prendre le haut de +la table, parce que c'est vous qui m'offrez à dîner.» + +Je ne voulus rien entendre à ce sujet. En conséquence, il prit le haut +de la table et je me mis en face de lui. C'était un excellent petit +dîner, qui alors me parut un véritable festin de Lord Maire; il avait +d'autant plus de valeur, qu'il était mangé dans des circonstances +particulières, car il n'y avait pas de vieilles gens avec nous, et nous +avions Londres tout autour de nous; mais ce plaisir était encore +augmenté par un certain laisser aller bohème qui présidait au banquet; +car, tandis que la table était, comme l'aurait pu dire M. Pumblechook, +le temple du luxe, étant entièrement fournie par le restaurant, +l'encadrement de la pièce où nous nous tenions était comparativement +mesquin, et avait une apparence peu appétissante. J'étonnais le garçon +par mes habitudes excentriques et vagabondes de mettre les couverts sur +le plancher, où il se précipitait après eux, le beurre fondu sur le +fauteuil, le pain sur les rayons des livres, le fromage dans le panier à +charbon, et la volaille bouillie dans le lit de la chambre voisine, où +je trouvai encore le soir, en me mettant au lit, beaucoup de son persil +et de son beurre, dans un état de congélation des moins gracieux: tout +cela rendit la fête délicieuse, et, quand le garçon n'était pas là pour +me surveiller, mon plaisir était sans mélange. + +Nous étions déjà avancés dans notre dîner, quand je rappelai à Herbert +sa promesse de me parler de miss Havisham. + +«C'est vrai, reprit-il, je vais m'acquitter tout de suite. Permettez-moi +de commencer, Haendel, par vous faire observer qu'à Londres, on n'a pas +l'habitude de mettre son couteau dans sa bouche, par crainte d'accident, +et que, bien que la fourchette soit réservée pour cet usage, il ne faut +pas la faire entrer plus loin qu'il est nécessaire. C'est à peine digne +d'être remarqué, mais il vaut mieux faire comme tout le monde. +J'ajouterai qu'on ne tient pas sa cuiller sur sa main, mais dessous. +Cela a un double avantage, vous arriverez plus facilement à la bouche, +ce qui, après tout, est l'objet principal, et vous épargnez, dans une +infinité de cas, à votre épaule droite, l'attitude qu'on prend en +ouvrant des huîtres.» + +Il me fit ces observations amicales d'une manière si enjouée, que nous +en rîmes tous les deux, et qu'à peine cela me fit-il rougir. + +«Maintenant, continua-t-il, parlons de miss Havisham. Miss Havisham, +vous devez le savoir, a été une enfant gâtée. Sa mère mourut qu'elle +n'était encore qu'une enfant, et son père ne sut rien lui refuser. Son +père était gentleman campagnard, et, de plus, il était brasseur. Je ne +sais pourquoi il est très bien vu d'être brasseur dans cette partie du +globe, mais il est incontestable que, tandis que vous ne pouvez +convenablement être gentleman et faire du pain, vous pouvez être aussi +gentleman que n'importe qui et faire de la bière, vous voyez cela tous +les jours. + +--Cependant un gentleman ne peut tenir un café, n'est-ce pas? dis-je. + +--Non, sous aucun prétexte, répondit Herbert; mais un café peut retenir +un gentleman. Eh bien! donc, M. Havisham était très riche et très fier, +et sa fille était de même. + +--Miss Havisham était fille unique? hasardai-je. + +--Attendez un peu, j'y arrive. Non, elle n'était pas fille unique. Elle +avait un frère consanguin. Son père s'était remarié secrètement... avec +sa cuisinière, je pense. + +--Je croyais qu'il était fier? dis-je. + +--Mon bon Haendel, certes, oui, il l'était. Il épousa sa seconde femme +secrètement, parce qu'il était fier, et peu de temps après elle mourut. +Quand elle fut morte, il avoua à sa fille, à ce que je crois, ce qu'il +avait fait; alors le fils devint membre de la famille et demeura dans la +maison que vous avez vue. En grandissant, ce fils devint turbulent, +extravagant, désobéissant; en un mot, un mauvais garnement. Enfin, son +père le déshérita; mais il se radoucit à son lit de mort, et le laissa +dans une bonne position, moins bonne cependant que celle de miss +Havisham.... Prenez un verre de vin, et excusez-moi de vous dire que la +société n'exige pas que nous vidions si stoïquement et si +consciencieusement notre verre, et que nous tournions son fond sens +dessus dessous, en appuyant ses bords sur notre nez.» + +Dans l'extrême attention que j'apportais à son récit, je m'étais laissé +aller à commettre cette inconvenance. Je le remerciai en m'excusant: + +«Pas du tout,» me dit-il. + +Et il continua. + +«Miss Havisham était donc une héritière, et, comme vous pouvez le +supposer, elle était fort recherchée comme un bon parti. Son frère +consanguin avait de nouveau une fortune suffisante; mais ses dettes d'un +côté, de nouvelles folies de l'autre, l'eurent bientôt dissipée une +seconde fois. Il y avait une plus grande différence de manière d'être, +entre lui et elle, qu'il n'y en avait entre lui et son père, et on +suppose qu'il nourrissait contre elle une haine mortelle, parce qu'elle +avait cherché à augmenter la colère du père. J'arrive maintenant à la +partie cruelle de l'histoire, m'arrêtant seulement, mon cher Haendel, +pour vous faire remarquer qu'une serviette ne peut entrer dans un +verre.» + +Il me serait tout à fait impossible de dire pourquoi j'essayais de faire +entrer la mienne dans mon verre: tout ce que je sais, c'est que je me +surpris faisant, avec une persévérance digne d'une meilleure cause, des +efforts inouïs pour la comprimer dans ces étroites limites. Je le +remerciai de nouveau en m'excusant, et de nouveau avec la même bonne +humeur, il me dit: + +«Pas du tout, je vous assure.» + +Et il reprit: + +«Alors apparut dans le monde, c'est-à-dire aux courses, dans les bals +publics, ou n'importe où il vous plaira un certain monsieur qui fit la +cour à miss Havisham. Je ne l'ai jamais vu, car il y a vingt-cinq ans +que ce que je vous raconte est arrivé, bien avant que vous et moi ne +fussions au monde, Haendel; mais j'ai entendu mon père dire que c'était +un homme élégant, et justement l'homme qu'il fallait pour plaire à miss +Havisham. Mais ce que mon père affirmait le plus fortement, c'est que +sans prévention et sans ignorance, on ne pouvait le prendre pour un +véritable gentleman; mon père avait pour principe qu'un homme qui n'est +pas vraiment gentleman par le coeur, n'a jamais été, depuis que le monde +existe, un vrai gentleman par les manières. Il disait aussi qu'aucun +vernis ne peut cacher le grain du bois, et que plus on met de vernis +dessus, plus le grain devient apparent. Très bien! Cet homme serra de +près miss Havisham, et fit semblant de lui être très dévoué. Je crois +que jusqu'à ce moment, elle n'avait pas montré beaucoup de sensibilité, +mais tout ce qu'elle en possédait se montra certainement alors. Elle +l'aima passionnément. Il n'y a pas de doute qu'elle l'idolâtrât. Il +exerçait une si forte influence sur son affection par sa conduite rusée, +qu'il en obtint de fortes sommes d'argent et l'amena à racheter à son +frère sa part de la brasserie, que son père lui avait laissé par +faiblesse, à un prix énorme, et en lui faisant prendre l'engagement, que +lorsqu'il serait son mari, il gérerait de tout. Votre tuteur ne faisait +pas partie, à cette époque, des conseils de miss Havisham, et elle était +trop hautaine et trop éprise pour se laisser conseiller par quelqu'un. +Ses parents étaient pauvres et intrigants, à l'exception de mon père. Il +était assez pauvre, mais il n'était ni avide, ni jaloux, et c'était le +seul qui fût indépendant parmi eux. Il l'avertit qu'elle faisait trop +pour cet homme, et qu'elle se mettait trop complètement à sa merci. Elle +saisit la première occasion qui se présenta d'ordonner à mon père de +sortir de sa présence et de sa maison, et mon père ne l'a jamais revue +depuis.» + +À ce moment du récit de mon convive je me rappelai que miss Havisham +avait dit: «Mathieu viendra me voir à la fin, quand je serai étendue +morte sur cette table,» et je demandai à Herbert si son père était +réellement si fâché contre elle. + +«Ce n'est pas cela, dit-il, mais elle l'a accusé, en présence de son +prétendu, d'être désappointé d'avoir perdu tout espoir de faire ses +affaires en la flattant; et s'il y allait maintenant, cela paraîtrait +vrai, à lui comme à elle. Revenons à ce prétendu pour en finir avec lui. +Le jour du mariage fut fixé, les habits de noce achetés, le voyage qui +devait suivre la noce projeté, les gens de la noce invités, le jour +arriva, mais non pas le fiancé: il lui écrivit une lettre.... + +--Qu'elle reçut, m'écriai-je, au moment où elle s'habillait pour la +cérémonie... à neuf heures moins vingt minutes.... + +--À cette heure et à ces minutes, dit Herbert en faisant un signe de +tête affirmatif, heures et minutes auxquelles elle arrêta ensuite toutes +les pendules. Ce qui, au fond de tout cela, fit manquer le mariage, je +ne vous le dirai pas parce que je ne le sais pas.... Quand elle se +releva d'une forte maladie qu'elle fit, elle laissa tomber toute la +maison dans l'état de délabrement où vous l'avez vue et elle n'a jamais +regardé depuis la lumière du soleil. + +--Est-ce là toute l'histoire? demandai-je après quelque réflexion. + +--C'est tout ce que j'en sais, et encore je n'en sais autant que parce +que j'ai rassemblé moi-même tous ces détails, car mon père évite +toujours d'en parler, et même lorsque miss Havisham m'invita à aller +chez elle, il ne me dit que ce qui était absolument nécessaire pour moi +de savoir. Mais il y a une chose que j'ai oubliée: on a supposé que +l'homme dans lequel elle avait si mal placé sa confiance a agi, dans +toute cette affaire, de connivence avec son frère; que c'était une +intrigue ourdie entre eux et dont ils devaient se partager les +bénéfices. + +--Je suis surpris alors qu'il ne l'ait pas épousée pour s'emparer de +toute la fortune, dis-je. + +--Peut-être était-il déjà marié, et cette cruelle mystification peut +avoir fait partie du plan de son frère, dit Herbert; mais faites +attention que je n'en suis pas sûr du tout. + +--Que sont devenus ces deux hommes? demandai-je après avoir réfléchi un +instant. + +--Ils sont tombés dans une dégradation et une honte plus profonde encore +si c'est possible; puis la ruine est venue. + +--Vivent-ils encore? + +--Je ne sais pas. + +--Vous disiez tout à l'heure qu'Estelle n'était pas parente de miss +Havisham, mais seulement adoptée par elle. Quand a-t-elle été adoptée? + +Herbert leva les épaules. + +«Il y a toujours eu une Estelle depuis que j'ai entendu parler de miss +Havisham. Je ne sais rien de plus. Et maintenant, Haendel, dit-il en +laissant là l'histoire, il y a entre nous une parfaite entente: vous +savez tout ce que je sais sur miss Havisham. + +--Et vous aussi, repartis-je, vous savez tout ce que je sais. + +--Je le crois. Ainsi donc il ne peut y avoir entre vous et moi ni +rivalité ni brouille, et quant à la condition attachée à votre fortune +que vous ne devez pas chercher à savoir à qui vous la devez, vous pouvez +compter que cette corde ne sera ni touchée ni même effleurée par moi, ni +par aucun des miens.» + +En vérité, il dit cela avec une telle délicatesse, que je sentis qu'il +n'y aurait plus à revenir sur ce sujet, bien que je dusse rester sous le +toit de son père pendant des années. Et pourtant il y avait dans ses +paroles tant d'intention, que je sentis qu'il comprenait aussi +parfaitement que je le comprenais moi-même, que miss Havisham était ma +bienfaitrice. + +Je n'avais pas songé tout d'abord qu'il avait amené la conversation sur +ce sujet pour en finir une fois pour toutes et rendre notre position +nette; mais après cet entretien nous fûmes si à l'aise et de si bonne +humeur, que je m'aperçus alors que telle avait été son intention. Nous +étions très gais et très accorts, et je lui demandai, tout en causant, +ce qu'il faisait. Il me répondit: + +«Je suis capitaliste assureur de navires.» + +Je suppose qu'il vit mon regard errer autour de la chambre à la +recherche de quelque chose qui rappelât la navigation ou le capital, car +il ajouta: + +«Dans la Cité.» + +J'avais une haute idée de la richesse et de l'importance des assureurs +maritimes de la Cité, et je commençai à penser avec terreur que j'avais +renversé autrefois ce jeune assureur sur le dos, que j'avais noirci son +oeil entreprenant et fait une entaille à sa tête commerciale. Mais +alors, à mon grand soulagement, l'étrange impression qu'Herbert Pocket +ne réussirait jamais, et ne serait jamais riche, me revint à l'esprit. +Il continua: + +«Je ne me contenterai pas à l'avenir d'employer uniquement mes capitaux +dans les assurances maritimes; j'achèterai quelques bonnes actions dans +les assurances sur la vie, et je me lancerai dans quelque conseil de +direction; je ferai aussi quelques petites choses dans les mines, mais +rien de tout cela ne m'empêchera de charger quelques milliers de tonnes +pour mon propre compte. Je crois que je ferai le commerce, dit-il en se +renversant sur sa chaise, avec les Indes Orientales, j'y ferai les +soies, les châles, les épices, les teintures, les drogues et les bois +précieux. C'est un commerce intéressant. + +--Et les profits sont grands? dis-je. + +--Énormes!» dit-il. + +L'irrésolution me revint, et je commençai à croire qu'il avait encore de +plus grandes espérances que les miennes. + +«Je crois aussi que je ferai le commerce, dit-il en mettant ses pouces +dans les poches de son gilet, avec les Indes Occidentales, pour le +sucre, le tabac et le rhum, et aussi avec Ceylan, spécialement pour les +dents d'éléphants. + +--Il vous faudra un grand nombre de vaisseaux, dis-je. + +--Une vraie flotte,» dit-il. + +Complètement ébloui par les magnificences de ce programme, je lui +demandai dans quelle direction naviguaient le plus grand nombre des +vaisseaux qu'il avait assurés. + +«Je n'ai pas encore fait une seule assurance, répondit-il, je cherche à +me caser.» + +Cette occupation semblait en quelque manière plus en rapport avec +l'Hôtel Barnard, aussi je dis d'un ton de conviction: + +«Ah!... ah!... + +--Oui, je suis dans un bureau d'affaires, et je cherche à me retourner. + +--Ce bureau est-il avantageux? demandai-je. + +--À qui?... Voulez-vous dire au jeune homme qui y est? demanda-t-il pour +réponse. + +--Non, à vous? + +--Mais, non, pas à moi...» + +Il dit cela de l'air de quelqu'un qui compte avec soin avant d'arrêter +une balance. + +«Cela ne m'est pas directement avantageux, c'est-à-dire que cela ne me +rapporte rien et j'ai à... m'entretenir.» + +Certainement l'affaire n'avait pas l'air avantageuse, et je secouai la +tête comme pour dire qu'il serait difficile d'amasser un grand capital +avec une pareille source de revenu. + +«Mais c'est ainsi qu'il faut s'y prendre, dit Herbert Pocket. Vous êtes +posé quelque part; c'est le grand point. Vous êtes dans un bureau +d'affaires, vous n'avez plus qu'à regarder tout autour de vous ce qui +vous conviendra le mieux.» + +Je fus frappé d'une chose singulière: c'est que pour chercher des +affaires il fallût être dans un bureau; mais je gardai le silence, m'en +rapportant complètement à son expérience. + +«Alors, continua Herbert, le vrai moment arrive où vous trouvez une +occasion; vous la saisissez au passage, vous fondez dessus, vous faites +votre capital et vous êtes établi. Quand une fois votre capital est +fait, vous n'avez plus rien à faire qu'à l'employer.» + +Sa manière de se conduire ressemblait beaucoup à celle qu'il avait tenue +dans le jardin le jour de notre rencontre. C'était bien toujours la même +chose. Il supportait sa pauvreté comme il avait supporté sa défaite, et +il me semblait qu'il prenait maintenant toutes les luttes et tous les +coups de la fortune comme il avait pris les miens autrefois. Il était +évident qu'il n'avait autour de lui que les choses les plus nécessaires, +car tout ce que je remarquais sur la table et dans l'appartement +finissait toujours par avoir été apporté pour moi du restaurant ou +d'autre part. + +Cependant, malgré qu'il s'imaginât avoir fait sa fortune, il s'en +faisait si peu accroire, que je lui sus un gré infini de ne pas s'en +enorgueillir. + +C'était une aimable qualité à ajouter à son charmant naturel, et nous +continuâmes à être au mieux. Le soir nous sortîmes pour aller faire un +tour dans les rues, et nous entrâmes au théâtre à moitié prix. Le +lendemain nous fûmes entendre le service à l'abbaye de Westminster. Dans +l'après-midi, nous visitâmes les parcs. Je me demandais qui ferrait tous +les chevaux que je rencontrais; j'aurais voulu que ce fût Joe. + +Il me semblait, en supputant modérément le temps qui s'était écoulé +depuis le dimanche où j'avais quitté Joe et Biddy, qu'il y avait +plusieurs mois. L'espace qui nous séparait participa à cette extension, +et nos marais se trouvèrent à une distance impossible à évaluer. L'idée +que j'aurais pu assister ce même dimanche aux offices de notre vieille +église, revêtu de mes vieux habits des jours de fêtes, me semblait une +réunion d'impossibilités géographiques et sociales, solaires et +lunaires. Pourtant, au milieu des rues de Londres, si encombrées de +monde et si brillamment éclairées le soir, j'éprouvais une espèce de +remords intime d'avoir relégué si loin la pauvre vieille cuisine du +logis; et, dans le silence de la nuit, le pas de quelque maladroit +imposteur de portier, rôdant çà et là dans l'Hôtel Barnard sous prétexte +de surveillance, tombaient sourdement sur mon coeur. + +Le lundi matin, à neuf heures moins un quart, Herbert alla à son bureau +pour se faire son rapport à lui-même et prendre l'air de ce même bureau, +comme on dit, à ce que je crois toujours, et je l'accompagnai. Il devait +en sortir une heure ou deux après, pour me conduire à Hammersmith, et je +devais l'attendre dans les environs. Il me sembla que les oeufs d'où +sortaient les jeunes assureurs étaient incubés dans la poussière et la +chaleur, comme les oeufs d'autruche, à en juger par les endroits où ces +petits géants se rendaient le lundi matin. Le bureau où Herbert tenait +ses séances ne me fit pas l'effet d'un bon Observatoire; il était à un +second étage sur la cour, d'une apparence très sale, très maussade sous +tous les rapports, et avait vue sur un autre second étage également sur +la cour, d'où il devait être impossible d'observer bien loin autour de +soi. + +J'attendis jusqu'à près de midi. J'allai faire un tour à la Bourse; je +vis des hommes barbus, assis sous les affiches des vaisseaux en +partance, que je pris pour de grands marchands, bien que je ne puisse +comprendre pourquoi aucun d'eux ne paraissait avoir sa raison. Quand +Herbert vint me rejoindre, nous allâmes déjeuner dans un établissement +célèbre, que je vénérai alors beaucoup, mais que je crois aujourd'hui +avoir été la superstition la plus abjecte de l'Europe, et où je ne pus +m'empêcher de remarquer qu'il y avait beaucoup plus de sauce sur les +nappes, sur les couteaux et sur les habits des garçons que dans les +plats. Cette collation faite à un prix modéré, eu égard à la graisse +qu'on ne nous fit pas payer, nous retournâmes à l'Hôtel Barnard, pour +chercher mon petit portemanteau, et nous prîmes ensuite une voiture pour +Hammersmith, où nous arrivâmes vers trois heures de l'après-midi. Nous +n'avions que peu de chemin à faire pour gagner la maison de M. Pocket. +Soulevant le loquet d'une porte, nous entrâmes immédiatement dans un +petit jardin donnant sur la rivière, où les enfants de M. Pocket +prenaient leurs ébats, et, à moins que je ne me sois abusé sur un point +où mes préjugés ou mes intérêts n'étaient pas en jeu, je remarquai que +les enfants de M. et Mrs Pocket ne s'élevaient pas, ou n'étaient pas +élevés, mais qu'ils se roulaient. + +Mrs Pocket était assise sur une chaise de jardin, sous un arbre; elle +lisait, les jambes croisées sur une autre chaise de jardin; et les deux +servantes de Mrs Pocket se regardaient pendant que les enfants jouaient. + +«Maman, dit Herbert, c'est le jeune M. Pip.» + +Sur ce, Mrs Pocket me reçut avec une apparence d'aimable dignité. + +«Master Alick et miss Jane! cria une des bonnes à deux enfants, si vous +courez comme cela contre ces buissons, vous tomberez dans la rivière, et +vous vous noierez, et alors que dira votre papa?» + +En même temps, cette bonne ramassa le mouchoir de Mrs Pocket, et dit: + +«C'est au moins la sixième fois, madame, que vous le laissez tomber!» + +Sur quoi Mrs Pocket se mit à rire, et dit: + +«Merci, Flopson.» + +Puis, s'installant sur une seule chaise, elle continua sa lecture. Son +visage prit une expression sérieuse, comme si elle eût lu depuis une +semaine; mais, avant qu'elle eût pu lire une demi-douzaine de lignes, +elle leva les yeux sur moi, et dit: + +«J'espère que votre maman se porte bien?» + +Cette demande inattendue me mit dans un tel embarras, que je commençai à +dire de la façon la plus absurde du monde, qu'en vérité si une telle +personne avait existé, je ne doutais pas qu'elle ne se fût bien portée, +qu'elle ne lui en eût été bien obligée, et qu'elle ne lui eût envoyé ses +compliments, quand la bonne vint à mon aide. + +«Encore!... dit-elle en ramassant le mouchoir de poche; si ça n'est pas +la septième fois!... Que ferez-vous cette après-midi, madame?» + +Mrs Pocket regarda son mouchoir d'un air inexprimable, comme si elle ne +l'eût jamais vu; ensuite, en le reconnaissant, elle dit avec un sourire: + +«Merci, Flopson.» + +Puis elle m'oublia, et reprit sa lecture. + +Maintenant que j'avais le temps de les compter, je vis qu'il n'y avait +pas moins de six petits Pockets, de grandeurs variées, qui se roulaient +de différentes manières. + +J'arrivai à peine au total, quand un septième se fit entendre dans des +régions élevées, en pleurant d'une façon navrante. + +N'est-ce pas Baby[6]? dit Flopson d'un air surpris; dépêchez-vous, +Millers, d'aller voir.» + + [Note 6: _Baby_, nom générique du dernier enfant d'une famille riche + ou pauvre; on appelle _baby_ le dernier-né jusqu'à quatre ou cinq ans.] + +Millers, qui était la seconde bonne, gagna la maison, et peu à peu +l'enfant qui pleurait se tut et resta tranquille, comme si c'eût été un +jeune ventriloque auquel on eût fermé la bouche avec quelque chose. Mrs +Pocket lut tout le temps, et j'étais très curieux de savoir quel livre +ce pouvait être. + +Je suppose que nous attendions là que M. Pocket vînt à nous; dans tous +les cas, nous attendions. J'eus ainsi l'occasion d'observer un +remarquable phénomène de famille. Toutes les fois que les enfants +s'approchaient par hasard de Mrs Pocket en jouant, ils se donnaient des +crocs-en-jambe et se roulaient sur elle, et cela avait toujours lieu à +son étonnement momentané et à leurs plus pénibles lamentations. Je ne +savais comment expliquer cette singulière circonstance, et je ne pouvais +m'empêcher de former des conjectures sur ce sujet, jusqu'au moment où +Millers descendit avec le Baby, lequel Baby fut remis entre les mains de +Flopson, laquelle Flopson allait le passer à Mrs Pocket, quand elle alla +donner la tête la première contre Mrs Pocket. Baby et Flopson furent +heureusement rattrapés par Herbert et moi. + +«Miséricorde! Flopson, dit Mrs Pocket en quittant son livre, tout le +monde tombe ici. + +--Miséricorde vous-même, vraiment, madame! repartit Flopson en +rougissant très fort, qu'avez-vous donc là? + +--Ce que j'ai là, Flopson? demanda Mrs Pocket. + +--Mais c'est votre tabouret! s'écria Flopson; et si vous le tenez sous +vos jupons comme cela, comment voulez-vous qu'on ne tombe pas?... Tenez, +prenez le Baby, madame, et donnez-moi votre livre.» + +Mrs Pocket fit ce qu'on lui conseillait et fit maladroitement danser +l'enfant sur ses genoux, pendant que les autres enfants jouaient +alentour. Cela ne durait que depuis fort peu de temps, quand Mrs Pocket +donna sommairement des ordres pour qu'on les rentrât tous dans la maison +pour leur faire faire un somme. C'est ainsi que, dans ma première +visite, je fis cette seconde découverte, que l'éducation des petits +Pockets consistait à tomber et à dormir alternativement. Dans ces +circonstances, lorsque Flopson et Millers eurent fait rentrer les +enfants dans la maison, comme un petit troupeau de moutons, et quand M. +Pocket en sortit pour faire ma connaissance, je ne fus pas très surpris +en trouvant que M. Pocket était un gentleman dont le visage avait l'air +perplexe, et qui avait sur la tête des cheveux très gris et en désordre, +comme un homme qui ne peut pas parvenir à trouver le vrai moyen +d'arriver à son but. + + + + +CHAPITRE XXIII. + + +«Je suis bien aise de vous voir, me dit M. Pocket, et j'espère que vous +n'êtes pas fâché de me voir non plus, car je ne suis pas, ajouta-t-il +avec le sourire de son fils, un personnage bien effrayant.» + +Il avait l'air assez jeune, malgré son désordre et ses cheveux très +gris, et ses manières semblaient tout à fait naturelles. Je veux dire +par là qu'elles étaient dépourvues de toute affectation. Il y avait +quelque chose de comique dans son air distrait, qui eût été franchement +burlesque, s'il ne s'était aperçu lui-même qu'il était bien près de +l'être. Quand il eut causé un moment avec moi, il dit, en s'adressant à +Mrs Pocket, avec une contraction un peu inquiète de ses sourcils, qui +étaient noirs et beaux: + +«Belinda, j'espère que vous avez bien reçu M. Pip?» + +Elle regarda par-dessus son livre et répondit: + +«Oui.» + +Elle me sourit alors, mais sans savoir ce qu'elle faisait, car son +esprit était ailleurs; puis elle me demanda si j'aimerais à goûter un +peu de fleur d'oranger. Comme cette question n'avait aucun rapport +éloigné ou rapproché avec aucun sujet, passé ou futur, je considérai +qu'elle l'avait lancée comme le premier pas qu'elle daignait faire dans +la conversation générale. + +Je découvris en quelques heures, je puis le dire ici sans plus tarder, +que Mrs Pocket était fille unique d'un certain chevalier, mort d'une +façon tout à fait accidentelle, qui s'était persuadé à lui-même que +défunt son père aurait été fait baronnet, sans l'opposition acharnée de +quelqu'un, opposition basée sur des motifs entièrement personnels. J'ai +oublié de qui, si toutefois je l'ai jamais su. Était-ce du souverain, du +premier ministre, du chancelier, de l'archevêque de Canterbury ou de +toute autre personne? Je ne sais; mais en raison de ce fait, entièrement +supposé, il s'était lié avec tous les nobles de la terre. Je crois que +lui-même avait été créé chevalier pour s'être rendu maître, à la pointe +de la plume, de la grammaire anglaise, dans une adresse désespérée, +copiée sur vélin, à l'occasion de la pose de la première pierre d'un +édifice quelconque, et pour avoir tendu à quelque personne royale, soit +la truelle, soit le mortier. Peu importe pourquoi; il avait destiné Mrs +Pocket à être élevée, dès le berceau, comme une personne qui, dans +l'ordre des choses, devait épouser un personnage titré, et de laquelle +il fallait éloigner toute espèce de connaissance plébéienne. On avait +réussi à faire si bonne garde autour de la jeune miss, d'après les +intentions de ce père judicieux, qu'elle avait toutes sortes d'agréments +acquis et brillants, mais qu'elle était du reste parfaitement incapable +et inutile. Avec ce caractère si heureusement formé, dans la première +fleur de jeunesse, il n'avait pas encore décidé s'il se destinerait aux +grandeurs administratives ou aux grandeurs cléricales. Comme pour +arriver aux unes ou autres, ce n'était qu'une question de temps, lui et +Mrs Pocket avaient pris le temps par les cheveux (qui, à en juger par +leur longueur, semblaient avoir besoin d'être coupés) et s'étaient +mariés à l'insu du père judicieux. Le père judicieux, n'ayant rien à +accorder ou à refuser que sa bénédiction, avait magnifiquement passé ce +douaire sur leurs têtes, après une courte résistance, et avait assuré à +M. Pocket que sa femme était un trésor digne d'un prince. M. Pocket +avait installé ce trésor de prince dans les voies du monde tel qu'il +est, et l'on suppose qu'il n'y prit qu'un bien faible intérêt. Cependant +Mrs Pocket était en général l'objet d'une pitié respectueuse, parce +qu'elle n'avait pas épousé un personnage titré, tandis que, de son côté, +M. Pocket était l'objet d'une espèce de reproche tacite, parce qu'il +n'avait jamais su acquérir la moindre distinction honorifique. + +M. Pocket me conduisit dans la maison et me montra ma chambre, qui était +une chambre agréable, et meublée de façon à ce que je pusse m'y trouver +confortablement. Il frappa ensuite aux portes de deux chambres +semblables et me présenta à leurs habitants, qui se nommaient Drummle et +Startop. Drummle, jeune homme à l'air vieux et d'une structure lourde, +était en train de siffler. Startop, plus jeune d'années et d'apparence, +lisait en tenant sa tête comme s'il eût craint qu'une très forte charge +de science ne la fît éclater. + +M. et Mrs Pocket avaient tellement l'air d'être chez les autres, que je +me demandais qui était réellement en possession de la maison et les +laissait y vivre, jusqu'à ce que j'eusse découvert que cette grande +autorité était dévolue aux domestiques. C'était peut-être une assez +agréable manière de mener les choses pour s'éviter de l'embarras, mais +elle paraissait coûteuse, car les domestiques sentaient qu'ils se +devaient à eux-mêmes de bien manger, de bien boire, et de recevoir +nombreuse compagnie à l'office. Ils accordaient une table très +généreusement servie à M. et Mrs Pocket; cependant il me parut toujours +que l'endroit où il était de beaucoup préférable d'avoir sa pension +était la cuisine; en supposant toutefois le pensionnaire en état de se +défendre, car moins d'une semaine après mon arrivée, une dame du +voisinage, personnellement inconnue de la famille, écrivit pour dire +qu'elle avait vu Millers battre le Baby. Ceci affligea grandement Mrs +Pocket, qui fondit en larmes à la réception de cette lettre, et s'écria +qu'il était vraiment extraordinaire que les voisins ne pussent s'occuper +de leurs affaires. + +J'appris peu à peu, par Herbert particulièrement, que M. Pocket avait +étudié à Harrow et à Cambridge, où il s'était distingué, et qu'ayant eu +le bonheur d'épouser Mrs Pocket à un âge peu avancé, il avait changé de +voie et avait pris l'état de rémouleur universitaire. Après avoir +repassé un certain nombre de lames émoussées, dont les possesseurs, +lorsqu'ils étaient influents, lui promettaient toujours de l'aider dans +son avancement, mais oubliaient toujours de le faire, quand une fois les +lames avaient quitté la meule, il s'était fatigué de ce pauvre travail +et était venu à Londres. Là, après avoir vu s'évanouir graduellement ses +plus belles espérances, il avait, sous le prétexte de faire des +lectures, appris à lire à diverses personnes qui n'avaient pas eu +occasion de le faire ou qui l'avaient négligé; puis il en avait refourbi +plusieurs autres; de plus, en raison de ses connaissances littéraires, +il s'était chargé de compilations et de corrections bibliographiques; et +tout cela, ajouté à des ressources particulières, très modérées, avait +finir par maintenir la maison sur le pied où je la voyais. + +M. et Mrs Pocket avaient un pernicieux voisinage; c'était une dame +veuve, d'une nature tellement sympathique, qu'elle s'accordait avec tout +le monde, bénissait tout le monde, et répandait des sourires ou des +larmes sur tout le monde, selon les circonstances. Cette dame s'appelait +Coiler, et j'eus l'honneur de lui offrir le bras pour la conduire à +table le jour de mon installation. Elle me donna à entendre, en +descendant l'escalier, que c'était un grand coup pour cette chère Mrs +Pocket et pour ce cher M. Pocket, de se voir dans la nécessité de +recevoir des pensionnaires chez eux. + +«Ceci n'est pas pour vous, me dit-elle dans un débordement d'affection +et de confidence, il y avait un peu moins de cinq minutes que je la +connaissais; s'ils étaient tous comme vous, ce serait tout autre chose. +Mais cette chère Mrs Pocket, dit Mrs Coiler, après le désappointement +qu'elle a éprouvé de si bonne heure, non qu'il faille blâmer ce cher M. +Pocket, a besoin de tant de luxe et d'élégance.... + +--Oui, madame, dis-je pour l'arrêter, car je craignais qu'elle ne se +prît à pleurer. + +--Et elle est d'une nature si aristocratique!... + +--Oui, madame, dis-je encore dans le même but que la première fois. + +--Que c'est dur, continua Mrs Coiler, de voir l'attention et le temps de +ce cher M. Pocket détournés de cette chère Mrs Pocket!» + +Tandis que j'accordais toute mon attention à mon couteau, à ma +fourchette, à ma cuillère, à mes verres et aux autres instruments de +destruction qui se trouvaient sous ma main, il se passa quelque chose, +entre Mrs Pocket et Drummle, qui m'apprit que Drummle, dont le nom de +baptême était Bentloy, était actuellement le plus proche héritier, moins +un, d'un titre de baronnet, et plus tard, je sus que le livre que +j'avais vu dans le jardin entre les mains de Mrs Pocket, était un traité +de blason, et qu'elle connaissait la date exacte à laquelle son +grand-papa aurait figuré dans le livre, s'il avait jamais dû y figurer. +Drummle parlait peu; mais, dans ces rares moments de loquacité, il me +fit l'effet d'une espèce de garçon boudeur; il parlait comme un des élus +et reconnaissait Mrs Pocket comme femme et comme soeur. Excepté eux et +Mrs Coiler, la pernicieuse voisine, personne ne prit le moindre intérêt +à cette partie de la conversation, et il me sembla qu'elle était pénible +pour Herbert. Elle promettait de durer encore longtemps, lorsque le +groom vint annoncer un malheur domestique. En effet, la cuisinière avait +manqué son rôti. À mon indicible surprise, je vis alors pour la première +fois M. Pocket se livrer, pour soulager son esprit, à une démonstration +qui me sembla fort extraordinaire, mais qui ne parut faire aucune +impression sur les autres convives, et avec laquelle je me familiarisai +bientôt comme tout le monde. Étant en train de découper, il posa sur la +table son couteau et sa fourchette, passa ses deux mains dans ses +cheveux en désordre et parut faire un violent effort pour se soulever +avec leur aide. Après cela, voyant qu'il ne soulevait pas sa tête d'une +ligne, il continua tranquillement ce qu'il était en train de faire. + +Ensuite, Mrs Coiler changea de sujet et commença à me faire des +compliments. Cela me plut pendant quelques instants; mais elle me flatta +si brutalement, que le plaisir ne dura pas longtemps. Elle avait une +manière serpentine de s'approcher de moi, lorsqu'elle prétendait +s'intéresser sérieusement aux localités et aux amis que j'avais quittés, +qui ressemblait à celle de la vipère à langue fourchue, et quand, par +hasard, elle s'adressait à Startop, lequel lui parlait fort peu, ou à +Drummle, qui lui parlait moins encore, je les enviais d'être à l'autre +bout de la table. + +Après dîner, on amena les enfants, et Mrs Coiler se livra aux +commentaires les plus flatteurs, sur leurs yeux, leurs nez ou leurs +jambes. C'était un moyen bien trouvé pour former leur esprit. Il y avait +quatre petites filles et deux petits garçons, sans compter le baby, qui +était l'un ou l'autre, et le prochain successeur du Baby, qui n'était +encore ni l'un ni l'autre. Ils furent introduits par Flopson et Millers, +comme si ces deux sous-officiers avaient été envoyés pour recruter des +enfants, et avaient enrôlé ceux-ci. Mrs Pocket regardait ses jeunes +bambins, qui auraient dû être nobles, comme si elle avait déjà eu le +plaisir de les voir quelque part, mais ne sachant pas au juste ce +qu'elle en voulait faire. + +«Donnez-moi votre fourchette, madame, et prenez le Baby, dit Flopson. Ne +le prenez pas de cette manière, ou vous allez lui mettre la tête sous la +table.» + +Ainsi prévenue, Mrs Pocket prit le Baby de l'autre sens, et lui mit la +tête sur la table; ce qui fut annoncé, à tous ceux qui étaient présents, +par une affreuse secousse. + +«Mon Dieu! mon Dieu! rendez-le-moi, madame, dit Flopson, Miss Jane, +venez danser devant le Baby, oh! venez! venez!» + +Une des petites filles, une simple fourmi, qui semblait avoir +prématurément pris sur elle de s'occuper des autres, quitta sa place +près de moi et se mit à danser devant le Baby jusqu'à ce qu'il cessât de +crier, et se mît à rire. Alors tous les enfants éclatèrent de rire, et +M. Pocket, qui pendant tout le temps avait essayé à deux reprises +différentes de se soulever par les cheveux, se prit à rire également, et +nous rîmes tous, pour manifester notre grande satisfaction. + +Flopson, à force de secouer le Baby et de faire mouvoir ses +articulations, comme celles d'une poupée d'Allemagne, parvint à le +déposer, sain et sauf, dans le giron de Mrs Pocket, et lui donna le +casse-noisette pour s'amuser, recommandant en même temps à Mrs Pocket de +bien faire attention que les branches de cet instrument n'étaient pas de +nature à vivre en parfait accord avec les yeux de l'enfant, et chargea +sévèrement miss Jane d'y veiller. Les deux bonnes quittèrent ensuite +l'appartement et se disputèrent vivement sur l'escalier, avec un groom +débauché, qui avait servi à table, et qui avait perdu au jeu la moitié +des boutons de sa veste. + +Je me sentis l'esprit très mal à l'aise quand je vis Mrs Pocket, tout en +mangeant des quartiers d'oranges trempés dans du vin sucré, entamer une +discussion avec Drummle à propos de deux baronnies, oubliant tout à fait +le Baby qui, sur ses genoux, exécutait des choses vraiment effroyables +avec le casse-noisette. À la fin, la petite Jane, voyant le jeune +cerveau de son petit frère en danger, quitta doucement sa place, et, +employant une foule de petits artifices, elle parvint à éloigner l'arme +dangereuse. Mrs Pocket finissait au même instant son orange, et +n'approuvant pas cela, elle dit à Jane: + +«Oh! vilaine enfant! comment oses-tu?... Va t'asseoir de suite.... + +--Chère maman, balbutia la petite fille, le Baby pouvait se crever les +yeux. + +--Comment oses-tu me répondre ainsi? reprit Mrs Pocket; va te remettre +sur ta chaise, à l'instant.» + +La dignité de Mrs Pocket était si écrasante, que je me sentais tout +embarrassé, comme si j'avais fait moi-même quelque chose pour la mettre +en colère. + +«Belinda, reprit M. Pocket, de l'autre bout de la table, comment peux-tu +être si déraisonnable? Jane ne l'a fait que pour empêcher le Baby de se +blesser. + +--Je ne permets à personne de se mêler du Baby, dit Mrs Pocket; je suis +surprise, Mathieu, que vous m'exposiez à un pareil affront. + +--Bon Dieu! s'écria M. Pocket poussé à bout, doit-on laisser les enfants +se tuer à coups de casse-noisette sans essayer de les sauver? + +--Je ne veux pas que Jane se mêle du Baby, dit Mrs Pocket, avec un +regard majestueux, à l'adresse de l'innocente petite coupable; je +connais, j'espère, la position de mon grand-papa. En vérité, Jane...» + +M. Pocket mit encore ses mains dans ses cheveux, et, cette fois, il se +souleva réellement à quelques pouces de sa chaise. + +«Écoutez ceci, s'écria-t-il en s'adressant aux éléments, ne sachant plus +à qui demander secours, faut-il que les Babies des pauvres gens se +tuent, à coups de casse-noisette, à cause de la position de leur +grand-papa?» + +Puis il se souleva encore, et garda le silence. + +Nous tenions tous les yeux fixés sur la nappe, avec embarras, pendant +que tout cela se passait. Une pause s'ensuivit pendant laquelle +l'honnête Baby, qu'on ne pouvait pas maintenir en repos, se livra à une +série de sauts et de mouvements pour aller avec la petite Jane, qui me +parut le seul membre de la famille, hors les domestiques, avec lequel il +eût envie de se mettre en rapport. + +«Monsieur Drummle, dit Mrs Pocket, voulez-vous sonner Flopson? Jane, +désobéissante petite créature, va te coucher. Et toi, Baby chéri, viens +avec maman.» + +Le Baby avait un noble coeur, et il protesta de toutes ses forces; il se +plia en deux et se jeta en arrière par-dessus le bras de Mrs Pocket; +puis il exhiba à la compagnie une paire de bas tricotés et de jambes à +fossettes au lieu de sa douce figure; finalement on l'emporta dans un +accès de mutinerie terrible. Après tout, il finit par gagner la partie, +car quelques minutes après, je le vis à travers la fenêtre, dans les +bras de la petite Jane. + +On laissa les cinq autres enfants seuls à table, parce que Flopson avait +une occupation secrète qui ne regardait personne; et je pus alors me +rendre compte des relations qui existaient entre eux et M. Pocket. On le +verra par ce qui va suivre. M. Pocket, avec l'embarras naturel à son +visage échauffé et à ses cheveux en désordre, les regarda pendant +quelques minutes comme s'il ne se rendait pas bien compte comment ils +couchaient et mangeaient dans l'établissement, et pourquoi la nature ne +les avait pas logés chez une autre personne; puis, d'une manière +détournée et jésuitique, il leur fit certaines questions: + +«Pourquoi le petit Joe a-t-il ce trou à son devant de chemise?» + +Celui-ci répondit: + +«Papa, Flopson devait le raccommoder quand elle aurait le temps. + +--Comment la petite Fanny a-t-elle ce panaris?» + +Celle-ci répondit: + +«Papa, Millers allait lui mettre un cataplasme, quand elle l'a oublié.» + +Puis il se laissa aller à sa tendresse paternelle, leur donna à chacun +un shilling, et leur dit d'aller jouer. Dès qu'ils furent sortis, il fit +un effort violent pour se soulever par les cheveux et ne plus penser à +ce malencontreux sujet. + +Dans la soirée, on fit une partie sur l'eau. Comme Drummle et Startop +avaient chacun un bateau, je résolus d'avoir aussi le mien et de les +battre tous deux. + +J'étais assez fort dans la plupart des exercices en usage chez les +jeunes gens de la campagne; mais, comme je sentais que je n'avais pas +assez d'élégance et de genre pour la Tamise, pour ne rien dire des +autres rivières, je résolus de me placer de suite sous la direction d'un +homme qui avait remporté le prix aux dernières régates, et à qui mes +nouveaux amis m'avaient présenté quelque temps auparavant. Cette +autorité pratique me rendit tout confus, en disant que j'avais un bras +de forgeron. S'il avait su combien son compliment avait été près de lui +faire perdre son élève, je doute qu'il l'eût fait. + +Un bon souper nous attendait à la maison, et je pense que nous nous +serions tous bien amusés, sans une circonstance des plus désagréables. +M. Pocket était de bonne humeur quand une servante entra et dit: + +«Monsieur, je voudrais vous parler, s'il vous plaît. + +--Parler à votre maître? dit Mrs Pocket, dont la dignité se révolta +encore. Comment! y pensez-vous? Allez parler à Flopson, ou parlez-moi... +à un autre moment. + +--Je vous demande pardon, madame, repartit la servante; je désire parler +tout de suite, et parler à mon maître.» + +Là-dessus, M. Pocket sortit de la salle, et jusqu'à son retour nous +fîmes de notre mieux pour prendre patience. + +«Voilà quelque chose de joli, Belinda, dit M. Pocket, en revenant, avec +une expression de chagrin et même de désespoir sur le visage; voilà la +cuisinière qui est étendue ivre-morte sur le plancher de la cuisine, et +qui a mis dans l'armoire un énorme morceau de beurre frais, tout près à +être vendu comme graisse!» + +Mrs Pocket montra aussitôt une aimable émotion, et dit: + +«C'est encore cette odieuse Sophie! + +--Que veux-tu dire, Belinda? demanda M. Pocket. + +--Oui, c'est Sophie qui vous l'a dit, fit Mrs Pocket; ne l'ai-je pas vue +de mes yeux et entendue de mes oreilles, revenir tout à l'heure ici et +demander à vous parler? + +--Mais ne m'a-t-elle pas emmené en bas, Belinda, répondit M. Pocket, +montré la situation dans laquelle se trouvait la cuisinière et jusqu'au +paquet de beurre? + +--Et vous la défendez, Mathieu, dit Mrs Pocket, quand elle fait mal?» + +M. Pocket fit entendre un grognement terrible. + +«Suis-je la petite fille de grand-papa pour n'être rien dans la maison? +dit Mrs Pocket; sans compter que la cuisinière a toujours été un très +bonne et très respectable femme, qui a dit, en venant s'offrir ici, +qu'elle sentait que j'étais née pour être duchesse.» + +Il y avait un sofa près duquel se trouvait M. Pocket; il se laissa +tomber dessus, dans l'attitude du Gladiateur mourant. Sans abandonner +cette posture, il dit d'une voix creuse: + +«Bonsoir, monsieur Pip.» + +Alors je pensai qu'il était temps de le quitter pour m'en aller coucher. + + + + +CHAPITRE XXIV. + + +Deux ou trois jours après, quand je me fus bien installé dans ma +chambre, que j'eus fait plusieurs courses dans Londres et commandé à mes +fournisseurs tout ce dont j'avais besoin, M. Pocket et moi nous eûmes +une longue conversation ensemble. Il en savait plus sur ma carrière +future que je n'en savais moi-même, car il m'apprit que M. Jaggers lui +avait dit que n'étant destiné à aucune profession, j'aurais une +éducation suffisante, si je pouvais m'entretenir avec la pension moyenne +que reçoivent les jeunes gens dont les familles se trouvent dans une +bonne situation de fortune. J'acquiesçai, cela va sans dire, ne sachant +rien qui allât à l'encontre. + +Il m'indiqua certains endroits de Londres où je trouverais les rudiments +des choses que j'avais besoin de savoir, et moi je l'investis des +fonctions de directeur et de répétiteur pour toutes mes études. Il +espérait qu'avec une direction intelligente, je ne rencontrerais que peu +de difficultés et serais bientôt en état de me dispenser de toute autre +aide que la sienne. Par le ton avec lequel il me dit cela, et par +beaucoup d'autres choses semblables, il sut admirablement gagner ma +confiance, et je puis dire dès à présent qu'il remplit toujours ses +engagements envers moi, avec tant de zèle et d'honorabilité, qu'il me +rendit zélé à remplir honorablement les miens envers lui. S'il m'avait +montré l'indifférence d'un maître, je lui aurais, en retour, montré +celle d'un écolier; il ne me donna aucun prétexte semblable, et nous +agissions tous deux avec une égale justice. Je ne le considérai jamais +comme un homme ayant quelque chose de grotesque en lui, ou quoique ce +soit qui ne fût sérieux, honnête et bon dans ses rapports de professeur +avec moi. + +Une fois ces points réglés, et quand j'eus commencé à travailler avec +ardeur, il me vint dans l'idée que, si je pouvais garder ma chambre dans +l'Hôtel Barnard, mon existence serait agréablement variée, et que mes +manières ne pourraient que gagner dans la société d'Herbert. M. Pocket +ne fit aucune objection à cet arrangement; mais il pensa qu'avant de +rien décider à ce sujet, il devait être soumis à mon tuteur. Je compris +que sa délicatesse venait de la considération, que ce plan épargnerait +quelques dépenses à Herbert. En conséquence, je me rendis dans la Petite +Bretagne, et je fis part à M. Jaggers de mon désir. + +«Si je pouvais acheter les meubles que je loue maintenant, dis-je, et +deux ou trois autres petites choses, je serais tout à fait comme chez +moi dans cet appartement. + +--Faites donc, dit M. Jaggers avec un petit sourire, je vous ai dit que +vous iriez bien. Allons, combien vous faut-il?» + +Je dis que je ne savais pas combien. + +«Allons, repartit M. Jaggers, combien?... cinquante livres? + +--Oh! pas à beaucoup près autant. + +--Cinq livres?» dit M. Jaggers. + +C'était une si grande chute, que je dis tout désappointé: + +«Oh! plus que cela. + +Plus que cela? Eh?... dit M. Jaggers, en se posant pour attendre ma +réponse, les mains dans ses poches, la tête de côté et les yeux fixés +sur le mur qui était derrière moi: combien de plus? + +Il est si difficile de fixer une somme, dis-je en hésitant. + +Allons, dit M. Jaggers, arrivons-y: deux fois cinq, est-ce assez?... +trois fois cinq, est-ce assez?... quatre fois cinq, est-ce assez?...» + +Je dis que je pensais que ce serait magnifique. + +«Quatre fois cinq feront magnifiquement votre affaire, vraiment! dit M. +Jaggers en fronçant les sourcils, et que faites-vous de quatre fois +cinq? + +--Ce que j'en fais? + +--Ah! dit M. Jaggers, combien? + +--Je suppose que vous en faites vingt livres, dis-je en souriant. + +--Ne vous inquiétez pas de ce que j'en fais, mon ami, observa M. +Jaggers, en secouant et en agitant sa tête d'une manière contradictoire; +je veux savoir ce que vous en ferez, vous? + +--Vingt livres naturellement! + +--Wemmick! dit M. Jaggers en ouvrant la porte de son cabinet, prenez le +reçu de M. Pip et comptez-lui vingt livres.» + +Cette manière bien accusée de traiter les affaires me fit une impression +très profonde, et qui n'était pas des plus agréables. M. Jaggers ne +riait jamais, mais il portait de grandes bottes luisantes et craquantes, +et en appuyant ses mains sur ses bottes, avec sa grosse tête penchée en +avant et ses sourcils rapprochés pour attendre ma réponse, il faisait +craquer ses bottes, comme si elles eussent ri d'un rire sec et méfiant. +Comme il sortit en ce moment, et que Wemmick était assez causeur, je dis +à Wemmick que j'avais peine à comprendre les manières de M. Jaggers. + +«Dites-lui cela, et il le prendra comme un compliment, répondit Wemmick. +Il ne tient pas à ce que vous le compreniez. Oh! ajouta-t-il, car je +paraissais surpris, ceci n'est pas personnel; c'est professionnel... +professionnel seulement.» + +Wemmick était à son pupitre; il déjeunait et grignotait un biscuit sec +et dur, dont il jetait de temps en temps de petits morceaux dans sa +bouche ouverte, comme s'il les mettait à la poste. + +«Il me fait toujours l'effet, dit Wemmick, de s'amuser à tendre un piège +à homme, et de le veiller de près. Tout d'un coup, clac! vous êtes +pris!» + +Sans remarquer que les pièges à hommes n'étaient pas au nombre des +aménités de cette vie, je dis que je le supposais très adroit. + +«Profond, dit Wemmick, comme l'Australie, en indiquant avec sa plume le +parquet du cabinet, pour faire comprendre que l'Australie était +l'endroit du globe le plus symétriquement opposé à l'Angleterre. S'il y +avait quelque chose de plus profond que cette contrée, ajouta Wemmick en +portant sa plume sur le papier, ce serait lui.» + +Je lui dis ensuite que je supposais que le cabinet de M. Jaggers était +une bonne étude. À quoi Wemmick répondit: + +«Excellente!» + +Je lui demandai encore s'ils étaient beaucoup de clercs. Il me dit: + +«Nous ne courons pas beaucoup après les clercs, parce qu'il n'y a qu'un +Jaggers, et que les clients n'aiment pas à l'avoir de seconde main. Nous +ne sommes que quatre. Voulez-vous voir les autres? Je puis dire que vous +êtes des nôtres.» + +J'acceptai l'offre. Lorsque M. Wemmick eut mis tout son biscuit à la +poste et m'eut compté mon argent, qu'il prit dans la cassette du +coffre-fort, la clef duquel coffre-fort il gardait quelque part dans son +dos, et qu'il l'eût tirée de son collet d'habit comme une queue de +cochon en fer, nous montâmes à l'étage supérieur. La maison était sombre +et poussiéreuse, et les épaules graisseuses, dont on voyait les marques +dans le cabinet de M. Jaggers semblaient s'être frottées depuis des +années contre les parois de l'escalier. Sur le devant du premier étage, +un commis qui semblait être quelque chose d'intermédiaire entre le +cabaretier et le tueur de rats, gros homme pâle et bouffi, était très +occupé avec trois ou quatre personnages de piètre apparence, qu'il +traitait avec aussi peu de cérémonie qu'on paraissait traiter +généralement toutes les personnes qui contribuaient à remplir les +coffres de M. Jaggers. + +«En train de trouver des preuves pour Old Bailey,» dit M. Wemmick en +sortant. + +Dans la chambre au-dessus de celle-ci, un mollasse petit basset de +commis, aux cheveux tombants, dont la tonte semblait avoir été oubliée +depuis sa plus tendre enfance, était également occupé avec un homme à la +vue faible, que M. Wemmick me présenta comme un fondeur qui avait son +creuset toujours brûlant, et qui me fondrait tout ce que je voudrais. Il +était dans un tel état de transpiration, qu'on eût dit qu'il essayait +son art sur lui-même. Dans une chambre du fond, un homme haut d'épaules, +à la figure souffreteuse, enveloppé d'une flanelle sale, vêtu de vieux +habits noirs, qui avaient l'air d'avoir été cirés, se tenait penché sur +son travail, qui consistait à faire de belles copies et à remettre au +net les notes des deux autres employés, pour servir à M. Jaggers. + +C'était là tout l'établissement quand nous regagnâmes l'étage inférieur, +Wemmick me conduisit dans le cabinet de M. Jaggers, et me dit: + +«Vous êtes déjà venu ici. + +--Dites-moi, je vous prie, lui demandai-je, en apercevant encore les +deux bustes au regard étrange, quels sont ces portraits? + +--Ceux-ci, dit Wemmick, en montant sur une chaise et soufflant la +poussière qui couvrait les deux horribles têtes avant de les descendre, +ce sont deux célébrités, deux fameux clients, qui nous ont valu un monde +de crédit. Ce gaillard-là...--mais tu as dû, vieux coquin, descendre de +ton armoire pendant la nuit, et mettre ton oeil sur l'encrier, pour +avoir ce pâté-là sur ton sourcil,--a assassiné son maître. + +--Cela lui ressemble-t-il? demandai-je en reculant devant cette brute, +pendant que Wemmick crachait sur son sourcil et l'essuyait avec sa +manche. + +--Si cela lui ressemble!... mais c'est lui-même, le moule a été fait à +Newgate, aussitôt qu'il a été décroché.--Tu avais de l'amitié pour moi, +n'est-ce pas, mon vieux gredin?» dit Wemmick, en interpellant le buste. + +Il m'expliqua ensuite cette singulière apostrophe, en touchant sa +broche, et en disant: + +«Il l'a fait faire exprès pour moi. + +--Est-ce que cet autre animal a eu la même fin? dis-je. Il a le même +air. + +--Vous avez deviné, dit Wemmick, c'est l'air de tous ces gens-là; on +dirait qu'on leur a saisi la narine avec du crin et un petit hameçon. +Oui, il a eu la même fin. C'est, je vous assure une fin toute naturelle +ici. Il avait falsifié des testaments, et c'est cette lame, si ce n'est +pas lui, qui a envoyé dormir les testateurs supposés.--Tu étais un avide +gaillard, malgré tout, dit M. Wemmick, en commençant à apostropher le +second buste; et tu te vantais de pouvoir écrire le grec; tu étais un +fier menteur; quel menteur tu faisais! Je n'en ai jamais vu de pareil à +toi!» + +Avant de remettre son défunt ami sur sa tablette, Wemmick toucha la plus +grosse de ses bagues de deuil, et dit: + +«Il l'a envoyée acheter, la veille, tout exprès pour moi.» + +Tandis qu'il mettait en place l'autre buste, et qu'il descendait de la +chaise, il me vint à l'idée que tous les bijoux qu'il portait +provenaient de sources analogues. Comme il n'avait montré aucune +discrétion sur ce sujet, je pris la liberté de le lui demander, quand il +se retrouva devant moi, occupé à épousseter ses mains. + +«Oh! oui, dit-il, ce sont tous des cadeaux de même genre; l'un amène +l'autre. Vous voyez, voilà comment cela se joue, et je ne les refuse +jamais. Ce sont des curiosités. Elles ont toujours quelque valeur, +peut-être n'en ont-elles pas beaucoup; mais, après tout, on les a et on +les porte. Cela ne signifie pas grand'chose pour vous, avec vos +brillants dehors, mais pour moi, l'étoile qui me guide me dit: «Accepte +tout ce qui se peut porter.» + +Quand j'eus rendu hommage à cette théorie, il continua d'un ton affable: + +«Si un de ces jours vous n'aviez rien de mieux à faire, et qu'il vous +fût agréable de venir me voir à Walworth, je pourrais vous offrir un +lit, et je considèrerais cela comme un grand honneur pour moi. Je n'ai +que peu de choses à vous montrer: seulement deux ou trois curiosités, +que vous serez peut-être bien aise de voir. Je raffole de mon petit bout +de jardin et de ma maison de campagne.» + +Je lui dis que je serais enchanté d'accepter son hospitalité. + +«Merci! dit-il alors, nous considèrerons donc la chose comme tout à fait +entendue. Venez lorsque cela vous fera plaisir. Avez-vous déjà dîné avec +M. Jaggers? + +--Pas encore. + +--Eh bien! dit Wemmick, il vous donnera du vin et du bon vin. Moi, je +vous donnerai du punch et du punch qui ne sera pas mauvais. Maintenant +je vais vous dire quelque chose: Quand vous irez dîner chez M. Jaggers, +faites attention à sa gouvernante. + +--Verrai-je quelque chose de bien extraordinaire? + +--Vous verrez, dit Wemmick, une bête féroce apprivoisée. Vous allez me +dire que ça n'est pas si extraordinaire; je vous répondrai que cela +dépend de la férocité naturelle de la bête et de son degré de +soumission. Je ne veux pas amoindrir votre opinion de la puissance de M. +Jaggers, mais faites-y bien attention.» + +Je lui dis que je le ferais avec tout l'intérêt et toute la curiosité +que cette communication éveillait en moi; et, au moment où j'allais +partir, il me demanda si je ne pouvais pas disposer de cinq minutes pour +voir M. Jaggers à l'oeuvre. + +Pour plusieurs raisons, et surtout parce que je ne savais pas bien +clairement à quelle oeuvre nous allions voir M. Jaggers, je répondis +affirmativement. Nous plongeâmes dans la Cité, et nous entrâmes dans un +tribunal de police encombré de monde, où un individu assez semblable au +défunt qui avait du goût pour les broches, se tenait debout à la barre +et mâchait quelque chose, tandis que mon tuteur faisait subir à une +femme un interrogatoire ou contre-interrogatoire, je ne sais plus +lequel. Il la frappait de terreur, et en frappait également le tribunal +et toutes les personnes présentes. Si quelqu'un, à quelque classe qu'il +appartînt, disait un mot qu'il n'approuvait pas, il demandait aussitôt +son expulsion. Si quelqu'un ne voulait pas admettre son affirmation, il +disait: + +«Je saurai bien vous y forcer!» + +Et si, au contraire, quelqu'un l'admettait, il disait: + +«Maintenant, je vous tiens!» + +Les juges tremblaient au seul mouvement de son doigt. Le voleurs, les +policemen étaient suspendus, avec un ravissement mêlé de crainte, à ses +paroles, et tremblaient quand un des poils de ses sourcils se tournait +de leur côté. Pour qui était-il? Que faisait-il? Je ne pouvais le +deviner, car il me paraissait tenir la salle tout entière comme sous la +meule d'un moulin. Je sais seulement que quand je sortis sur la pointe +des pieds, il n'était pas du côté des juges, car par ses récriminations +il faisait trembler convulsivement sous la table les jambes du vieux +gentleman qui présidait, et qui représentait sur ce siège la loi et la +justice britanniques. + + + + +CHAPITRE XXV. + + +Bentley Drummle, qui avait le caractère assez mal fait pour voir dans un +livre une injure personnelle que lui faisait l'auteur, ne reçut pas la +nouvelle connaissance qu'il faisait en moi dans une meilleure +disposition d'esprit. Lourd de tournure, de mouvements et de +compréhension, son apathie se révélait dans l'expression inerte de son +visage et dans sa grosse langue, qui semblait s'étaler maladroitement +dans sa bouche, comme il s'étalait lui-même dans la chambre. Il était +paresseux, fier, mesquin, réservé et méfiant. Il appartenait à une +famille de gens riches du comté de Sommerset, qui avaient nourri cet +amalgame de qualités jusqu'au jour où ils avaient découvert qu'il +avançait en âge et n'était qu'un idiot. Ainsi donc Bentlet Drummle était +entré chez M. Pocket quand il avait une tête de plus que ce dernier en +hauteur, et une demi-douzaine de têtes de plus que la plupart des autres +hommes en largeur. + +Startop avait été gâté par une mère trop faible et gardé à la maison, au +lieu d'être envoyé en pension; mais il était profondément attaché à sa +mère, et il l'admirait par-dessus toutes choses au monde; il avait les +traits délicats comme ceux d'une femme, et était,--«comme vous pouvez le +voir, bien que vous ne l'ayez jamais vu,» me disait Herbert,--tout le +portrait de sa mère. Il était donc tout naturel que je me prisse +d'amitié pour lui plus que pour Drummle. + +Dans les premières soirées de nos parties de canotage, nous ramions, +côte à côte, en revenant à la maison, nous parlant d'un bateau à +l'autre, tandis que Drummle suivait seul notre sillage sur les bords en +saillie, et parmi les roseaux; il s'approchait toujours des rives comme +un animal amphibie, qui se trouve mal à l'aise lorsqu'il est poussé par +la marée dans le vrai chemin. Il me semble toujours le voir nous suivre +dans l'ombre et sur les bas-fonds, pendant que nos deux bateaux +glissaient au milieu du fleuve, au soleil couchant, ou aux rayons de la +lune. + +Herbert était mon camarade et mon ami intime. Je lui offris la moitié de +mon bateau, ce qui fut pour lui l'occasion de fréquents voyages à +Hammersmith, et comme j'avais la moitié de son appartement, cela +m'amenait souvent à Londres. Nous avions coutume d'aller et de venir à +toute heure d'un endroit à l'autre. J'éprouve encore de l'affection pour +cette route (bien qu'elle ne soit plus ce qu'elle était alors) embellie +par les impressions d'une jeunesse pleine d'espoir et qui n'a pas été +encore éprouvée. + +J'avais déjà passé un ou deux mois dans la famille de M. Pocket, lorsque +M. et Mrs Camille firent leur apparition. Camille était la soeur de M. +Pocket. Georgiana, que j'avais vue chez miss Havisham, le même jour, fit +aussi son apparition. C'était une de ces cousines, vieilles filles, +difficiles à digérer, qui donnent à leur roideur le nom de religion, et +à leur gaieté le nom d'humour. Ces gens là me haïssaient avec toute la +haine de la cupidité et du désappointement. Il va sans dire qu'ils me +cajolaient dans ma prospérité avec la bassesse la plus vile. Quant à M. +Pocket, ils le regardaient comme un grand enfant n'ayant aucune notion +de ses propres intérêts, et ils lui témoignaient cependant la +complaisante déférence que je leur avais entendu exprimer à son égard. +Ils avaient un profond mépris pour Mrs Pocket, mais ils convenaient que +la pauvre âme avait éprouvé un cruel désappointement dans sa vie, parce +que cela faisait rejaillir sur eux un faible rayon de considération. + +Tel était le milieu dans lequel je m'étais installé, et dans lequel je +devais continuer mon éducation. Je contractai bientôt des habitudes +coûteuses, et je commençai par dépenser une quantité d'argent, qui, +quelque temps auparavant, m'aurait paru fabuleuse; mais, tant bien que +mal, je pris goût à mes livres. Je n'avais d'autre mérite que d'avoir +assez de sens pour m'apercevoir de mon insuffisance. Entre M. Pocket et +Herbert, je fis quelques progrès. J'avais sans cesse l'un ou l'autre sur +mes épaules pour me donner l'élan qui me manquait et m'aplanir toutes +les difficultés. Si j'avais moins travaillé j'aurais été infailliblement +un aussi grand niais que Drummle. + +Je n'avais pas revu M. Wemmick depuis quelques semaines, lorsqu'il me +vint à l'idée de lui écrire un mot pour lui proposer de l'accompagner +chez lui un soir ou l'autre. Il me répondit que cela lui ferait bien +plaisir, et qu'il m'attendrait à son étude à six heures. Je m'y rendis +et je le trouvai en train de glisser dans son dos la clef de son +coffre-fort au moment où l'horloge sonnait. + +«Avez-vous pensé aller à pied jusqu'à Walworth? dit-il. + +--Certainement, dis-je, si cela vous va. + +--On ne peut mieux, répondit Wemmick, car j'ai eu toute la journée les +jambes sous mon bureau, et je serai bien aise de les allonger. Je vais +maintenant vous dire ce que j'ai pour souper, M. Pip: j'ai du boeuf +bouilli préparé à la maison, une volaille froide rôtie, venue de chez le +rôtisseur; je la crois tendre, parce que le rôtisseur a été juré dans +une de nos causes l'autre jour; or, nous lui avons rendu la besogne +facile; je lui ai rappelé cette circonstance en lui achetant la +volaille, et je lui ai dit: «Choisissez-en une bonne, mon vieux brave, +parce que si vous avions voulu vous clouer à votre banc pour un jour ou +deux de plus, nous l'aurions pu facilement.» À cela il me répondit: +«Laissez-moi vous offrir la meilleure volaille de la boutique.» Je le +laissai faire, bien entendu. Jusqu'à un certain point, ça peut se +prendre et se porter. Vous ne voyez pas d'objection, je suppose, à ce +que j'aie à dîner un vieux?...» + +Je croyais réellement qu'il parlait encore de la volaille, jusqu'à ce +qu'il ajoutât: + +«Parce que j'ai chez moi un vieillard qui est mon père.» + +Je lui dis alors ce que la politesse réclamait. + +«Ainsi donc, vous n'avez pas encore dîné avec M. Jaggers? continua-t-il +tout en marchant. + +--Pas encore. + +--Il me l'a dit cet après-midi, en apprenant que vous veniez. Je pense +que vous recevrez demain une invitation qu'il doit vous envoyer, il va +aussi inviter vos camarades; ils sont trois, n'est-ce pas?» + +Bien que je n'eusse pas l'habitude de compter Drummle parmi mes amis +intimes, je répondis: + +«Oui. + +--Oui, il va inviter toute la bande...» + +J'eus peine à prendre ce mot pour un compliment. + +«Et quel que soit le menu, il sera bon. Ne comptez pas d'avance sur la +variété, mais vous aurez la qualité. Il y a encore quelque chose de +drôle chez lui, continua Wemmick après un moment de silence, il ne ferme +jamais ni ses portes ni ses fenêtres pendant la nuit. + +--Et on ne le vole jamais? + +--Jamais, répondit Wemmick; il dit, et il le redit à qui veut +l'entendre: «Je voudrais voir l'homme qui me volera.» Que Dieu vous +bénisse! si je ne l'ai pas entendu cent fois, je ne l'ai pas entendu +une, dire dans notre étude, aux voleurs: «Vous savez où je demeure: on +ne tire jamais de verrous chez moi. Pourquoi n'y essayeriez-vous pas +quelque bon coup? Allons, est-ce que cela ne vous tente pas?» Pas un +d'entre eux, monsieur, ne serait assez hardi pour l'essayer, pour amour +ni pour argent. + +--Ils le craignent donc beaucoup? dis-je. + +--S'ils le craignent! dit Wemmick, je crois bien qu'ils le craignent! +Malgré cela, il est rusé jusque dans la défiance qu'il a d'eux. Point +d'argenterie, monsieur, tout métal anglais jusqu'à la dernière cuiller. + +--De sorte qu'ils n'auraient pas grand'chose, observai-je, quand bien +même ils.... + +--Ah! mais, il aurait beaucoup, lui, dit Wemmick en m'interrompant, et +ils le savent. Il aurait leurs têtes; les têtes de grand nombre d'entre +eux. Il aurait tout ce qu'il pourrait obtenir, et il est impossible de +dire ce qu'il n'obtiendrait pas, s'il se l'était mis dans la tête.» + +J'allais me laisser aller à méditer sur la grandeur de mon tuteur quand +Wemmick ajouta: + +«Quant à l'absence d'argenterie, ce n'est que le résultat de sa +profondeur naturelle, vous savez. Une rivière a sa profondeur naturelle, +et lui aussi, il a sa profondeur naturelle. Voyez sa chaîne de montre, +elle est vraie, je pense. + +--Elle est très massive, dis-je. + +--Massive, répéta Wemmick, je le crois, et sa montre à répétition est en +or et vaut cent livres comme un sou. Monsieur Pip, il y a quelque chose +comme sept cents voleurs dans cette ville qui savent tout ce qui +concerne cette montre; il n'y a pas un homme, une femme ou un enfant +parmi eux qui ne reconnaîtrait le plus petit anneau de cette chaîne, et +qui ne le laisserait tomber, comme s'il était chauffé à blanc, s'il se +laissait aller à y toucher.» + +En commençant par ce sujet, et passant ensuite à une conversation d'une +nature plus générale, M. Wemmick et moi nous sûmes tromper le temps et +la longueur de la route jusqu'au moment où il m'annonça que nous étions +entrés dans le district de Walworth. + +Cela me parut être un assemblage de ruelles retirées, de fossés et de +petits jardins, et présenter l'aspect d'une retraite assez triste. La +maison de Wemmick était un petit cottage en bois, élevé au milieu d'un +terrain disposé en plates bandes; le faîte de la maison était découpé et +peint de manière à simuler une batterie munie de canons. + +«C'est mon propre ouvrage, dit Wemmick; c'est gentil, n'est-ce pas?» + +J'approuvai hautement l'architecture et l'emplacement. Je crois que +c'était la plus petite maison que j'eusse jamais vue; elle avait de +petites fenêtres gothiques fort drôles, dont la plus grande partie +étaient fausses, et une porte gothique si petite qu'on pouvait à peine +entrer. + +«C'est un véritable mât de pavillon, dit Wemmick, et les dimanches j'y +hisse un vrai drapeau, et puis, voyez: quand j'ai passé ce pont, je le +relève ainsi, et je coupe les communications.» + +Le pont était une planche qui était jetée sur un fossé d'environ quatre +pieds de large et deux de profondeur. + +Il était vraiment plaisant de voir avec quel orgueil et quelle +promptitude il le leva, tout en souriant d'un sourire de véritable +satisfaction, et non pas simplement d'un sourire machinal. + +«À neuf heures, tous les soirs, heure de Greenwich, dit Wemmick, le +canon part. Tenez, le voilà! En l'entendant partir, ne croyez-vous pas +entendre une véritable couleuvrine?» + +La pièce d'artillerie en question était montée dans une forteresse +séparée, construite en treillage, et elle était protégée contre les +injures du temps par une ingénieuse combinaison de toile et de goudron +formant parapluie. + +«Plus loin, par derrière, dit Wemmick, hors de vue, comme pour empêcher +toute idée de fortifications, car j'ai pour principe quand j'ai une idée +de la suivre jusqu'au bout et de la maintenir; je ne sais pas si vous +êtes de cette opinion.... + +--Bien certainement, dis-je. + +Plus loin, par derrière, reprit Wemmick, nous avons un cochon, des +volailles et des lapins. Souvent, je secoue mes pauvres petits membres +et je plante des concombres, et vous verrez à souper quelle sorte de +salade j'obtiens ainsi, monsieur, dit Wemmick en souriant de nouveau, +mais sérieusement cette fois, et en secouant la tête. Supposer, par +exemple, que la place soit assiégée, elle pourrait tenir un diable de +temps avec ses provisions.» + +Il me conduisit ensuite à un berceau, à une douzaine de mètres plus +loin, mais auquel on arrivait par des détours si nombreux, qu'il fallait +véritablement un certain temps pour y parvenir. Nos verres étaient déjà +préparés dans cette retraite, et notre punch rafraîchissait dans un lac +factice sur le bord duquel s'élevait le berceau. Cette pièce d'eau, avec +une île dans le milieu, qui aurait pu servir de saladier pour le souper, +était de forme circulaire et on avait construit à son centre une +fontaine qui, lorsqu'on faisait mouvoir un petit moulin en ôtant le +bouchon d'un tuyau, jouait avec assez de force pour mouiller +complètement le dos de la main. + +«C'est moi qui suis mon ingénieur, mon charpentier, mon jardinier, mon +plombier; c'est moi qui fais tout, dit Wemmick en réponse à mes +compliments. Eh bien, ça n'est pas mauvais; tout cela efface les toiles +d'araignées de Newgate, et ça plaît au vieux. Il vous est égal d'être +présenté de suite au vieux, n'est-ce pas? Ce serait une affaire faite.» + +J'exprimai la bonne disposition dans laquelle je me trouvais, et nous +entrâmes au château. Là, nous trouvâmes, assis près du feu, un homme +très âgé, vêtu d'un paletot de flanelle, propre, gai, présentable, bien +soigné, mais étonnamment sourd. + +«Eh bien! vieux père, dit Wemmick en serrant les mains du vieillard +d'une manière à la fois cordiale et joviale, comment allez-vous? + +--Ça va bien, John, ça va bien, répondit le vieillard. + +--Vieux père, voici M. Pip, dit Wemmick, je voudrais que vous pussiez +entendre son nom. Faites-lui des signes de tête, M. Pip, il aime ça... +faites-lui des signes de tête, s'il vous plaît, comme si vous étiez de +son avis! + +--C'est une jolie maison qu'a là mon fils, monsieur, dit le vieillard, +pendant que j'agitais la tête avec toute la rapidité possible; c'est un +joli jardin d'agrément, monsieur; après mon fils, ce charmant endroit et +les magnifiques travaux qu'on y a exécutés devraient être conservés +intacts par la nation pour l'agrément du peuple. + +--Vous en êtes aussi fier que Polichinelle, n'est-ce pas, vieux? dit +Wemmick, dont les traits durs s'adoucissaient pendant qu'il contemplait +le vieillard. Tenez, voilà un signe de tête pour vous, dit-il en lui en +faisant un énorme. Tenez, en voilà un autre.... Vous aimez cela, +n'est-ce pas?... Si vous n'êtes pas fatigué, M. Pip, bien que je sache +que c'est fatigant pour les étrangers, voulez-vous lui en faire encore +un? Vous ne vous imaginez pas combien cela lui plaît.» + +Je lui en fis plusieurs, ce qui le mit en charmante humeur. Nous le +laissâmes occupé à donner à manger aux poules, et nous nous assîmes pour +prendre notre punch sous le berceau, où Wemmick me dit en fumant une +pipe qu'il lui avait fallu bien des années pour amener sa propriété à +son état actuel de perfection. + +«Est-elle à vous, M. Wemmick? + +--Oh! oui, dit Wemmick, il y a pas mal de temps que je l'ai. Par +Saint-Georges! c'est une propriété dont le sol m'appartient. + +--Vraiment? J'espère que M. Jaggers l'admire. + +--Il ne l'a jamais vue, dit Wemmick; il n'en a jamais entendu parler, ni +jamais vu le vieux, ni jamais entendu parler de lui. Non, les affaires +sont une chose et la vie privée en est une autre. Quand je vais à +l'étude, je laisse le château derrière moi, de même que, quand je viens +au château, je laisse aussi l'étude derrière moi. Si cela ne vous est +pas désagréable, vous m'obligerez en faisant de même; je ne tiens pas à +ce qu'on parle de mes affaires.» + +D'après cela, je sentis que ma bonne foi était engagée, et que je devais +obtempérer à la demande. Le punch étant très bon, nous restâmes à boire +et à causer jusqu'à près de neuf heures. + +«Le moment de tirer le canon approche, dit alors Wemmick, en déposant sa +pipe, c'est le régal du vieux.» + +Nous rentrâmes au château et nous y trouvâmes le vieillard occupé à +rougir un pocker. C'était un de ces préliminaires indispensables à cette +grande cérémonie nocturne, et ses yeux exprimaient l'attente la plus +vive. Wemmick était là, la montre sous les yeux, attendant le moment de +prendre le fer des mains du vieillard pour se rendre à la batterie. Il +le prit, sortit, et bientôt le canon partit, en faisant un bruit qui fit +trembler la pauvre petite boite de cottage comme si elle allait tomber +en pièces, et résonner tous les verres et jusqu'aux tasses à thé. +Là-dessus le vieux, qui aurait, je crois, été lancé hors de son fauteuil +s'il ne s'était pas retenu à ses bras, s'écria d'une voix exaltée: + +«Il est parti!... je l'ai entendu!...» + +Et je lui fis des signes de tête jusqu'au moment où je pus lui dire, ce +qui n'était pas une figure de rhétorique, qu'il m'était absolument +impossible de le voir. + +Wemmick employa le temps qui s'écoula entre cet instant et le souper à +me faire admirer sa collection de curiosités. La plupart étaient d'une +nature criminelle. C'était la plume avec laquelle avait été commis un +faux célèbre, un ou deux rasoirs de distinction, quelques mèches de +cheveux et plusieurs confessions manuscrites formulées après la +condamnation, et auxquelles M. Wemmick attachait une valeur +particulière, comme n'étant toutes, pour me servir de ses propres +paroles, «qu'un tas de mensonges, monsieur.» Ces dernières étaient +agréablement disséminées parmi des petits spécimens de porcelaine de +Chine, des verres et diverses bagatelles sans importance, faites de la +main de l'heureux possesseur de ce muséum, et quelques pots à tabac, +ornés par le vieux. Tout cela se voyait dans cette chambre du château, +où j'avais été introduit tout d'abord, et qui servait non seulement de +salle de réception, mais aussi de cuisine, à en juger par un poêlon +accroché au mur, et certaine mécanique en cuivre qui se trouvait +au-dessus du foyer, et qui sans doute était destinée à suspendre le +tournebroche. + +On était servi par une petite fille très propre, qui donnait des soins +au vieillard pendant le jour. Quand elle eut mis le couvert, le pont fut +baissé pour lui donner passage, et elle se retira pour aller se coucher. +Le souper était excellent, et bien que le château fût sujet à des odeurs +de fumier; qu'il eût un arrière-goût de noix gâtées; et que le cochon +aurait pu être tenu plus à l'écart, je fus me coucher, enchanté de la +réception qui m'avait été faite. Comme il n'y avait aucune autre pièce +au-dessus de ma petite chambre-tourelle et que le plafond qui me +séparait du mât de pavillon était très mince, il me sembla, lorsque je +fus couché sur le dos dans mon lit, que ce bâton s'appuyait sur mon +front et s'y balançait toute la nuit. + +Wemmick était debout de très grand matin, et je crains bien de l'avoir +entendu cirer lui-même mes souliers. Après cela il se mit à jardiner et +je le voyais, de ma fenêtre gothique, faisant semblant d'occuper le +vieillard, et lui faisant des signes de tête de la manière la plus +dévouée et la plus affectueuse. Notre déjeuner fut aussi bon que le +souper, et à huit heures et demie précises, nous partîmes pour la Petite +Bretagne. À mesure que nous avancions, Wemmick devenait de plus en plus +sec et de plus en plus dur, et sa bouche reprenait la forme du trou +d'une boite aux lettres. À la fin, lorsque nous fûmes arrivés au lieu de +ses occupations et qu'il tira la clef du collet de son habit, il +paraissait ne pas plus se soucier de sa propriété de Walworth que si le +château, le pont-levis, le berceau, le lac, la fontaine et le vieux +lui-même, eussent été lancés dans l'espace par la dernière décharge du +canon. + + + + +CHAPITRE XXVI. + + +Il arriva, ainsi que Wemmick me l'avait prédit, que j'allais bientôt +avoir l'occasion de comparer l'intérieur de mon tuteur avec celui de son +clerc-caissier. Mon tuteur était dans son cabinet et se lavait les mains +avec son savon parfumé. Quand j'arrivai dans l'étude il m'appela et me +fit, pour moi et mes amis, l'invitation que Wemmick m'avait préparé à +recevoir. + +«Sans cérémonie! stipula-t-il: pas d'habits de gala, et mettons cela à +demain.» + +Je lui demandai où il faudrait aller, car je ne savais pas où il +demeurait, et je crois que c'était uniquement pour ne pas démordre de +son système de ne jamais convenir d'une chose, qu'il répliqua: + +«Venez me prendre ici, et je vous conduirai chez moi.» + +Je profite de l'occasion pour faire remarquer qu'il se lavait en +quittant ses clients comme fait un dentiste ou un médecin. Il avait +près de sa chambre un cabinet préparé pour cet usage, et qui sentait le +savon parfumé comme une boutique de parfumeur. Là, il avait derrière la +porte une serviette d'une dimension peu commune, et il se lavait les +mains, les essuyait et les séchait sur cette serviette toutes les fois +qu'il rentrait du tribunal, ou qu'un client quittait sa chambre. Quand +mes amis et moi nous vînmes le prendre le lendemain à six heures, il +paraissait avoir eu à s'occuper d'une affaire plus compliquée et plus +noire qu'à l'ordinaire, car nous le trouvâmes la tête enfoncée dans son +cabinet, lavant non seulement ses mains, mais se baignant la figure dans +sa cuvette en se gargarisant le gosier. Et même, quand il eut fait tout +cela et qu'il eut employé toute la serviette à se bien essuyer, il prit +son canif et gratta ses ongles avant de mettre son habit, pour en +effacer toute trace de sa nouvelle affaire. Il y avait comme de coutume, +lorsque nous sortîmes de la rue, quelques personnes qui rôdaient à +l'entour de la maison et qui désiraient évidemment lui parler; mais il y +avait quelque chose de si concluant dans l'auréole de savon parfumé qui +entourait sa personne, qu'elles en restèrent là pour cette fois. En +s'avançant vers l'ouest, il fut reconnu à chaque instant par quelqu'un +des visages qui encombraient les rues. + +Dans ces occasions, il ne manqua jamais de me parler un peu plus haut, +mais il ne reconnut personne et ne sembla pas remarquer que quelqu'un le +reconnût. + +Il nous conduisit dans Gerrard Street, au quartier de Soho, à une maison +située au sud de cette rue. C'était une maison assez belle dans son +genre, mais qui avait grand besoin d'être repeinte, et dont les fenêtres +étaient fort sales. Il prit la clef, ouvrit la porte, et nous entrâmes +tous dans un vestibule en pierre, nu, triste et paraissant peu habité. +En haut d'un escalier, sombre et noir, était une enfilade de trois +pièces, également sombres et noires, qui formaient le premier étage. Les +panneaux des murs étaient entourés de guirlandes sculptées, et pendant +que mon tuteur était au milieu de ces sculptures, nous priant d'entrer, +je pensais que je savais bien à quelles guirlandes elles ressemblaient. + +Le dîner était servi dans la plus confortable de ces pièces; la seconde +était le cabinet de toilette, la troisième la chambre à coucher. Il nous +dit qu'il occupait toute la maison, mais qu'il ne se servait guère que +de l'appartement dans lequel nous nous trouvions. La table était +convenablement servie, sans argenterie véritable bien entendu. Près de +sa chaise se trouvait un grand dressoir qui supportait une quantité de +carafes et de bouteilles, et quatre assiettes de fruits pour le dessert. +Je remarquai que chaque chose était posée à sa portée, et qu'il +distribuait chaque objet lui-même. + +Il y avait une bibliothèque dans la chambre. Je vis, d'après le dos des +livres, qu'ils traitaient généralement de lois criminelles, de +biographies criminelles, de procès criminels, de jugements criminels, +d'actes du Parlement et d'autres choses semblables. Tout le mobilier +était bon et solide, comme sa chaîne et sa montre; mais il avait un air +officiel, et l'on n'y voyait aucun ornement de fantaisie. Dans un coin +était une petite table couverte de papiers, avec une lampe à abat-jour; +Jaggers semblait ainsi apporter avec lui au logis l'étude et ses +travaux, et les voiturer le soir pour se mettre au travail. + +Comme il avait à peine vu, jusqu'à ce moment, mes trois compagnons; car, +lui et moi, nous avions marché ensemble, il se tint appuyé contre la +cheminée après avoir sonné, et les examina avec attention. À ma grande +surprise, il parut aussitôt s'intéresser principalement, sinon +exclusivement au jeune Drummle. + +«Pip, dit-il en posant sa large main sur mon épaule et en m'attirant +vers la fenêtre, je ne les distingue pas l'un de l'autre; lequel est +l'araignée? + +--L'araignée? dis-je. + +--Le pustuleux, le paresseux, le sournois..., quel est celui qui est +couperosé? + +--C'est Bentley Drummle, répliquai-je; celui au visage délicat est +Startop.» + +Sans faire la moindre attention au visage délicat, il répondit: + +«Bentley Drummle est son nom?... Vraiment!... J'ai du plaisir à regarder +ce gaillard-là...» + +Il commença immédiatement à parler à Drummle, ne se laissant pas rebuter +par sa lourde manière de répondre et ses réticences; mais apparemment +incité au contraire à lui arracher des paroles. Je les regardais tous +les deux, quand survint entre eux et moi la gouvernante, qui apportait +le premier plat du dîner. + +C'était une femme d'environ quarante ans, je suppose; mais j'ai pu la +croire plus vieille qu'elle n'était réellement, comme la jeunesse a +l'habitude de faire. Plutôt grande que petite, elle avait une figure +vive et mobile, extrêmement pâle, de grands yeux bleus flétris, et une +quantité de cheveux flottants. Je ne saurais dire si c'était une +affection du coeur qui tenait ses lèvres entr'ouvertes, comme si elle +avait des palpitations, et qui donnait à son visage une expression +curieuse d'étonnement et d'agitation; mais je sais que j'avais été au +théâtre voir jouer _Macbeth_ un ou deux soirs auparavant, et que son +visage me paraissait animé d'un air féroce, comme les visages que +j'avais vu sortir du chaudron des sorcières. + +Elle mit le plat sur la table, toucha tranquillement du doigt mon tuteur +au bras, pour lui notifier que le dîner était prêt, et disparut. Nous +prîmes place autour de la table ronde, et mon tuteur garda Drummle d'un +côté, tandis que Startop s'asseyait de l'autre. C'était un fort beau +plat de poisson que la gouvernante avait mis sur la table. Nous eûmes +ensuite un gigot de mouton des meilleurs; et puis après une volaille +également bien choisie. Les sauces, les vins et tous les accessoires +étaient d'excellente qualité et nous furent servies de la main même de +notre hôte, qui les prenait sur son dressoir; quand ils avaient fait le +tour de la table, il les replaçait sur le même dressoir. De même il nous +passait des assiettes propres, des couteaux et des fourchettes propres +pour chaque plat, et déposait ensuite ceux que nous lui rendions dans +deux paniers placés à terre près de sa chaise. Aucun autre domestique +que la femme de ménage ne parut. Elle apportait tous les plats, et je +continuais à trouver sa figure toute semblable à celles que j'avais vues +sortir du chaudron. Des années après, je fis apparaître la terrible +image de cette femme en faisant passer un visage qui n'avait d'autre +ressemblance naturelle avec le sien que celle qui provenait de cheveux +flottants derrière un bol d'esprit de vin enflammé dans une chambre +obscure. + +Poussé à observer tout particulièrement la gouvernante, tant pour son +extérieur extraordinaire que pour ce que m'en avait dit Wemmick, je +remarquai que toutes les fois qu'elle se trouvait dans la salle, elle +tenait les yeux attentivement fixés sur mon tuteur, et qu'elle retirait +promptement ses mains des plats qu'elle mettait avec hésitation devant +lui, comme si elle eût craint qu'il ne la rappelât et n'essayât de lui +parler pendant qu'elle était proche, s'il avait eu quelque chose à lui +dire. Je crus apercevoir dans ses manières le sentiment intime de ceci, +et d'un autre côté l'intention de toujours le tenir caché. + +Le dîner se passa gaiement; et, bien que mon tuteur semblât suivre +plutôt que conduire la conversation, je voyais bien qu'il cherchait à +deviner le côté faible de nos caractères. Pour ma part, j'étais en train +d'exprimer mes tendances à la prodigalité et aux dépenses, et mon désir +de protéger Herbert, et je me vantais de mes grandes espérances, avant +d'avoir l'idée que j'avais ouvert la bouche. C'était la même chose pour +chacun de nous, mais pour Drummle encore plus que pour tout autre; ses +dispositions à railler les autres avec envie et soupçon se firent jour +avant qu'on n'eût enlevé le poisson. + +Ce n'est pas alors, mais seulement quand on fut au fromage, que notre +conversation tomba sur nos plaisirs nautiques, et qu'on railla Drummle +de sa manière amphibie de ramer, le soir, derrière nous. Là-dessus, +Drummle informa notre hôte qu'il préférait de beaucoup jouir à lui seul +de notre place sur l'eau à notre compagnie, et que, sous le rapport de +l'adresse, il était plus que notre maître, et que, quant à la force, il +pourrait nous hacher comme paille. Par une influence invisible, mon +tuteur sut l'animer, le faire arriver à un degré qui n'était pas éloigné +de la fureur, à propos de cette plaisanterie, et il se prit à mettre son +bras à nu et à le mesurer, pour montrer combien il était musculeux; et +nous nous mîmes tous à mettre nos bras à nu, et à les mesurer de la +façon la plus ridicule. + +À ce moment, la gouvernante desservait la table: mon tuteur ne faisait +pas attention à elle; mais, le profil tourné de côté, il s'appuyait sur +le dos de sa chaise en mordant le bout de son index, et témoignait à +Drummle un intérêt que je ne m'expliquais pas le moins du monde. Tout à +coup il laissa tomber comme une trappe sa large main sur celle de la +gouvernante, qu'elle étendait par-dessus la table. Il fit ce mouvement +si subitement et si subtilement, que nous en laissâmes là notre folle +dispute. + +«Si vous parlez de force, dit M. Jaggers, je vais vous faire voir un +poignet. Molly, faites voir votre poignet.» + +La main de Molly, prise au piège, était sur la table; mais elle avait +déjà mis son autre main derrière son dos. + +«Maître, dit-elle à voix basse, les yeux fixés sur lui, attentifs et +suppliants, je vous en prie!... + +--Je vais vous faire voir un poignet, répéta M. Jaggers avec une +immuable détermination de le montrer. Molly, faites-leur voir votre +poignet. + +--Maître, fit-elle de nouveau, je vous en prie!... + +--Molly, dit M. Jaggers sans la regarder, mais regardant au contraire +obstinément de l'autre côté de la salle, faites-leur voir vos deux +poignets, faites-les voir, allons!» + +Il lui prit la main, et tourna et retourna son poignet sur la table. +Elle avança son autre main et tint ses deux poignets l'un à côté de +l'autre. + +Ce dernier poignet était complètement défiguré et couvert de cicatrices +profondes dans tous les sens. En tenant ses mains étendues en avant, +elle quitta des yeux M. Jaggers, et les tourna d'un air d'interrogation +sur chacun de nous successivement. + +«Voilà de la force, dit M. Jaggers en traçant tranquillement avec son +index les nerfs du poignet; très peu d'hommes ont la force de poignet +qu'a cette femme. Ces mains ont une force d'étreinte vraiment +remarquable. J'ai eu occasion de voir bien des mains, mais je n'en ai +jamais vu de plus fortes sous ce rapport, soit d'hommes, soit de femmes, +que celles-ci.» + +Pendant qu'il disait ces mots d'une façon légèrement moqueuse, elle +continuait à regarder chacun d'entre nous, l'un après l'autre, en +suivant l'ordre dans lequel nous étions placés. Dès qu'il cessa de +parler, elle reporta ses yeux sur lui. + +«C'est bien, Molly, dit M. Jaggers en lui faisant un léger signe de +tête; on vous a admirée, et vous pouvez vous en aller.» + +Elle retira ses mains et sortit de la chambre. M. Jaggers, prenant alors +les carafons sur son dressoir, remplit son verre et fit circuler le vin. + +«Il va être neuf heures et demie, messieurs, dit-il, et il faudra tout à +l'heure nous séparer. Je vous engage à faire le meilleur usage possible +de votre temps. Je suis aise de vous avoir vus tous. M. Drummle, je bois +à votre santé!» + +Si son but, en distinguant Drummle, était de l'embarrasser encore +davantage, il réussit parfaitement. Dans son triomphe stupide, Drummle +montra le mépris morose qu'il faisait de nous, d'une manière de plus en +plus offensante, jusqu'à ce qu'il devînt positivement intolérable. À +travers toutes ces phases, M. Jaggers le suivit avec le même intérêt +étrange. Drummle semblait en ce moment trouver du bouquet au vin de M. +Jaggers. + +Dans notre peu de discrétion juvénile, je crois que nous bûmes trop et +je sais que nous parlâmes aussi beaucoup trop. Nous nous échauffâmes +particulièrement à quelque grossière raillerie de Drummle, sur notre +penchant à être trop généreux et à dépenser notre argent. Cela me +conduisit à faire remarquer, avec plus de zèle que de tact, qu'il avait +mauvaise grâce à parler ainsi, lui à qui Startop avait prêté de l'argent +en ma présence, il y avait à peine une semaine. + +«Eh bien! repartit Drummle, il sera payé. + +--Je ne veux pas dire qu'il ne le sera pas, répliquai-je; mais cela +devrait vous faire retenir votre langue sur nous et notre argent, je +pense. + +--Vous pensez! repartit Drummle. Ah! Seigneur! + +--J'ose dire, continuai-je avec l'intention d'être très mordant, que +vous ne prêteriez d'argent à aucun de nous, si nous en avions besoin. + +--Vous dites vrai, répondit Drummle; je ne vous prêterais pas une pièce +de six pence. D'ailleurs, je ne la prêterais à personne. + +--Vous préfèreriez la demander dans les mêmes circonstances, je crois? + +--Vous croyez? répliqua Drummle. Ah! Seigneur!» + +Cela devenait d'autant plus maladroit, qu'il était évident que je +n'obtiendrais rien de sa stupidité sordide. Je dis donc, sans avoir +égard aux efforts d'Herbert pour me retenir: + +«Allons, M. Drummle, puisque nous sommes sur ce sujet, je vais vous dire +ce qui s'est passé, entre Herbert que voici et moi, quand vous lui avez +emprunté de l'argent. + +--Je n'ai pas besoin de savoir ce qui s'est passé entre Herbert que +voici et vous, grommela Drummle, et je pense, ajouta-t-il en grommelant +plus bas, que nous pourrions aller tous deux au diable pour en finir. + +--Je vous le dirai cependant, fis-je, que vous ayez ou non besoin de le +savoir. Nous avons dit qu'en le mettant dans votre poche, bien content +de l'avoir, vous paraissiez vous amuser beaucoup de ce qu'il avait été +assez faible pour vous le prêter.» + +Drummle éclata de rire; et il nous riait à la face, avec ses mains dans +ses poches et ses épaules rondes jetées en arrière: ce qui voulait dire +que c'était parfaitement vrai, et qu'il nous tenait tous pour des ânes. + +Là-dessus Startop l'entreprit, bien qu'avec plus de grâce que je n'en +avais montrée, et l'exhorta à être un peu plus aimable. + +Startop était un garçon vif et plein de gaieté, et Drummle était +exactement l'opposé. Ce dernier était toujours disposé à voir en lui un +affront direct et personnel. Ce dernier répondit d'une façon lourde et +grossière, et Startop essaya d'apaiser la discussion, en faisant +quelques légères plaisanteries qui nous firent tous rire. Piqué de ce +petit succès, plus que de toute autre chose, Drummle, sans menacer, sans +prévenir, tira ses mains de ses poches, laissa tomber ses épaules, jura, +s'empara d'un grand verre et l'aurait lancé à la tête de son adversaire, +sans la présence d'esprit de notre amphitryon, qui le saisit au moment +où il s'était levé dans cette intention. + +«Messieurs, dit M. Jaggers, posant résolument le verre sur la table et +tirant sa montre à répétition en or, par sa chaîne massive, je suis +excessivement fâché de vous annoncer qu'il est neuf heures et demie.» + +Sur cet avis, nous nous levâmes tous pour partir. Startop appelait +gaiement Drummle: «Mon vieux,» comme si rien ne s'était passé; mais le +vieux était si peu disposé à répondre, qu'il ne voulut même pas regagner +Hammersmith en suivant le même côté du chemin; de sorte qu'Herbert et +moi, qui restions en ville, nous les vîmes s'avancer chacun d'un côté +différent de la rue, Startop marchant le premier, et Drummle se traînant +derrière, rasant les maisons, comme il avait coutume de nous suivre dans +son bateau. + +Comme la porte n'était pas encore fermée, j'eus l'idée de laisser +Herbert seul un instant, et de retourner dire un mot à mon tuteur. Je le +trouvai dans son cabinet de toilette, entouré de sa provision de bottes; +il y allait déjà de tout coeur et se lavait les mains, comme pour ne +rien garder de nous. + +Je lui dis que j'étais remonté pour lui exprimer combien j'étais fâché +qu'il se fût passé quelque chose de désagréable, et que j'espérais qu'il +ne m'en voudrait pas beaucoup. + +«Peuh!... dit-il en baignant sa tête et parlant à travers les gouttes +d'eau. Ce n'est rien, Pip; cependant je ne déteste pas cette araignée.» + +Il s'était tourné vers moi, en secouant la tête, en soufflant et en +s'essuyant. + +«Je suis bien aise que vous l'aimiez, monsieur; mais je ne l'aime pas, +moi. + +--Non, non, dit mon tuteur avec un signe d'assentiment; n'ayez pas trop +de choses à démêler avec lui.... Tenez-vous aussi éloigné de lui que +possible.... Mais j'aime cet individu, Pip; c'est un garçon de la bonne +espèce. Ah! si j'étais un diseur de bonne aventure!» + +Regardant par-dessus sa serviette, son oeil rencontra le mien; puis il +dit, en laissant retomber sa tête dans les plis de la serviette et en +s'essuyant les deux oreilles: + +«Vous savez ce que je suis?... Bonsoir, Pip. + +--Bonsoir, monsieur.» + +Environ un mois après cela, le temps que l'Araignée devait passer chez +M. Pocket était écoulé, et au grand contentement de toute la maison, à +l'exception de Mrs Pocket, Drummle rentra dans sa famille, et regagna +son trou. + + + + +CHAPITRE XXVII. + + +«Mon cher monsieur Pip, + +«Je vous écris la présente, à la demande de M. Gargery, pour vous faire +savoir qu'il va se rendre à Londres, en compagnie de M. Wopsle. Il +serait bien content s'il lui était permis d'aller vous voir. Il compte +passer à l'Hôtel Barnard, mardi, à neuf heures du matin. Si cela vous +gênait, veuillez y laisser un mot. Votre pauvre soeur est toujours dans +le même état où vous l'avez laissée. Nous parlons de vous tous les soirs +dans la cuisine, et nous nous demandons ce que vous faites et ce que +vous dites pendant ce temps-là. Si vous trouvez que je prends ici des +libertés, excusez-les pour l'amour des jours passés. Rien de plus, cher +monsieur Pip, de + +«Votre reconnaissante et à jamais affectionnée servante, + + «Biddy. + +«P. S. Il désire très particulièrement que je vous écrive ces deux mots: +_What larks_[7]. Il dit que vous comprendrez. J'espère et je ne doute +pas que vous serez charmé de le voir, quoique vous soyez maintenant un +beau monsieur, car vous avez toujours eu bon coeur, et lui, c'est un +digne, bien digne homme. Je lui ai tout lu, excepté seulement la +dernière petite phrase, et il désire très particulièrement que je vous +répète encore: _What larks._» + + [Note 7: «_What larks,_» intraduisible; manière de demander à Pip + des nouvelles de sa vie de garçon.] + +Je reçus cette lettre par la poste, le lundi matin. Le rendez-vous était +donc pour le lendemain. Qu'il me soit permis de confesser exactement +avec quels sentiments j'attendis l'arrivée de Joe. + +Ce n'était pas avec plaisir, bien que je tinsse à lui par tant de +liens. Non; c'était avec un trouble considérable, un peu de +mortification et un vif sentiment de mauvaise humeur en pensant à son +manque de manières. Si j'avais pu l'empêcher de venir, en donnant de +l'argent, j'en aurais certainement donné. Ce qui me rassurait le plus, +c'est qu'il venait à l'Hôtel Barnard et non pas à Hammersmith, et que +conséquemment il ne tomberait pas sous la griffe de Drummle. Je n'avais +pas d'objection à laisser voir Joe à Herbert ou à son père, car je les +estimais tous les deux; mais j'aurais été très vexé de le laisser voir +par Drummle, pour lequel je n'avais que du mépris. C'est ainsi que, dans +la vie, nous commettons généralement nos plus grandes bassesses et nos +plus grandes faiblesses pour des gens que nous méprisons. + +J'avais commencé à décorer nos chambres, tantôt d'une manière tout à +fait inutile, tantôt d'une manière mal appropriée, et ces luttes avec le +délabrement de l'Hôtel Barnard ne laissaient pas que d'être fort +coûteuses. À cette époque, nos chambres étaient bien différentes de ce +que je les avais trouvées, et je jouissais de l'honneur d'occuper une +des premières pages dans les registres des tapissiers voisins. J'avais +été bon train dans les derniers temps, et j'avais même poussé les choses +jusqu'à m'imaginer de faire mettre des bottes à un jeune garçon; c'était +même des bottes à revers. On aurait pu dire que c'était moi qui étais le +domestique, car lorsque j'eus pris ce monstre dans le rebut de la +famille de ma blanchisseuse, et que je l'eus affublé d'un habit bleu, +d'un gilet canari, d'une cravate blanche, de culottes beurre frais et +des bottes susdites, je dus lui trouver peu de travail à faire, mais +beaucoup de choses à manger, et, avec ces deux terribles exigences, il +troublait ma vie. + +Ce fantôme vengeur reçut l'ordre de se trouver à son poste, dès huit +heures du matin, le mardi suivant, dans le vestibule; c'étaient deux +pieds carrés, garnis de tapis; et Herbert me suggéra l'idée de certains +mets pour le déjeuner, qu'il supposait devoir être du goût de Joe. Bien +que je lui fusse sincèrement obligé de l'intérêt et de la considération +qu'il témoignait pour mon ami, j'avais en même temps un vague soupçon +que si Joe fût venu pour le voir, lui, il n'aurait pas été à beaucoup +près aussi empressé. + +Quoi qu'il en soit, je vins en ville le lundi soir pour être prêt à +recevoir Joe. Je me levai de grand matin pour faire donner à la salle à +manger et au déjeuner leur plus splendide apparence. Malheureusement, la +matinée était pluvieuse, et un ange n'aurait pu s'empêcher de voir que +Barnard répandait des larmes de suie en dehors des fenêtres, comme si +quelque ramoneur gigantesque avait pleuré au-dessus des toits. + +À mesure que le moment approchait, j'aurais voulu fuir, mais le Vengeur, +suivant les ordres reçus, était dans le vestibule, et bientôt j'entendis +Joe dans l'escalier. Je devinais que c'était Joe, à sa manière bruyante +de monter les marches, se souliers de grande tenue étant toujours trop +larges, et au temps qu'il mit à lire les noms inscrits sur les portes +des autres étages pendant son ascension. Lorsqu'enfin il s'arrêta à +notre porte, j'entendis ses doigts suivre les lettres de mon nom, et +ensuite j'entendis distinctement respirer, à travers le trou de la +serrure; finalement, il donna un unique petit coup sur la porte, et +Pepper, tel était le nom compromettant du Vengeur, annonça: + +«M. Gargery!» + +Je crus que Joe ne finirait jamais de s'essuyer les pieds, et que +j'allais être obligé de sortir pour l'enlever du paillasson; mais à la +fin, il entra. + +«Joe, comment allez-vous, Joe? + +--Pip, comment allez-vous, Pip?» + +Avec son bon et honnête visage, ruisselant et tout luisant d'eau et de +sueur, il posa son chapeau entre nous sur le plancher, et me prit les +deux mains et les fit manoeuvrer de haut en bas, comme si j'eusse été la +dernière pompe brevetée. + +«Je suis aise de vous voir, Joe.... Donnez-moi votre chapeau.» + +Mais Joe, prenant avec soin son chapeau dans ses deux mains, comme si +c'eût été un nid garni de ses oeufs, ne voulait pas se séparer de cette +partie de sa propriété, et s'obstinait à parler par-dessus de la manière +la plus incommode du monde. + +«Comme vous avez grandi! dit Joe, comme vous avez gagné!... Vous êtes +devenu tout à fait un homme de bonne compagnie.» + +Joe réfléchit pendant quelques instants avant de trouver ces mots: + +«... À coup sûr, vous ferez honneur à votre roi et à votre pays. + +--Et vous, Joe, vous avez l'air tout à fait bien. + +--Dieu merci! dit Joe, je suis également bien; et votre soeur ne va pas +plus mal, et Biddy est toujours bonne et obligeante, et tous nos amis ne +vont pas plus mal, s'ils ne vont pas mieux; excepté Wopsle qui a fait +une chute.» + +Et pendant tout ce temps, prenant toujours grand soin du nid d'oiseaux +qu'il tenait dans ses mains, Joe roulait ses yeux tout autour de la +chambre et suivait les dessins à fleur de ma robe de chambre. + +«Il a fait une chute, Joe? + +--Mais oui, dit Joe en baissant la voix; il a quitté l'église pour se +mettre au théâtre; le théâtre l'a donc amené à Londres avec moi, et il a +désiré, dit Joe en plaçant le nid d'oiseaux sous son bras gauche et en +se penchant comme s'il y prenait un oeuf avec sa main droite, vous +offrir ceci comme je voudrais le faire moi-même.» + +Je pris ce que Joe me tendait. C'était l'affiche toute chiffonnée d'un +petit théâtre de la capitale, annonçant, pour cette semaine même, les +premiers débuts du célèbre et renommé Roscius, amateur de province, dont +le jeu sans pareil, dans les pièces les plus tragiques de notre poète +national, venait de produire dernièrement une si grande sensation dans +les cercles dramatiques de la localité. + +«Étiez-vous à cette représentation, Joe? demandai-je. + +--J'y étais, dit Joe avec emphase et solennité. + +--A-t-il fait une grande sensation? + +--Mais oui, dit Joe; on lui a jeté certainement beaucoup de pelures +d'oranges: particulièrement au moment où il voit le fantôme. Mais je +m'en rapporte à vous, monsieur, est-ce fait pour encourager un homme et +lui donner du coeur à l'ouvrage, que d'intervenir à tout moment entre +lui et le fantôme, en disant: _Amen_. Un homme peut avoir eu des +malheurs et avoir été à l'église, dit Joe en baissant la voix et en +prenant le ton de l'étonnement et de la persuasion, mais ce n'est pas +une raison pour qu'on le pousse à bout dans un pareil moment. C'est à +dire que si l'ombre du propre père de cet homme ne peut attirer son +attention, qu'est-ce donc qui le pourra, monsieur? Encore bien plus +quand son affliction est malheureusement si légère, que le poids des +plumes noires la chasse. Essayez de la fixer comme vous pourrez.» + +À ce moment, l'air effrayé de Joe, qui paraissait aussi terrifié que +s'il eût vu un fantôme, m'annonça qu'Herbert venait d'entrer dans la +chambre. Je présentai donc Joe à Herbert, qui avança la main, mais Joe +se recula et continua à tenir le nid d'oiseaux. + +«Votre serviteur, monsieur, dit-il, j'espère que vous et Pip...» + +Ici ses yeux tombèrent sur le groom qui déposait des rôties sur la +table, et son regard semblait indiquer si clairement qu'il considérait +ce jeune gentleman comme un membre de la famille, que je le regardai en +fronçant les sourcils, ce qui l'embarrassa encore davantage. + +«Je parle de vous deux, messieurs; j'espère que vous vous portez bien, +dans ce lieu renfermé? Car l'endroit où nous sommes peut être une +excellente auberge, selon les goûts et les opinions que l'on a à +Londres, dit Joe confidentiellement; mais quant à moi, je n'y garderais +pas un cochon, surtout si je voulais l'engraisser sainement et le manger +de bon appétit.» + +Après avoir émis ce jugement flatteur sur les mérites de notre logement, +et avoir montré incidemment sa tendance à m'appeler monsieur, Joe, +invité à se mettre à table, chercha autour de la chambre un endroit +convenable où il pût déposer son chapeau, comme s'il ne pouvait trouver +une place pour un objet si rare: il finit par le poser sur l'extrême +bord de la cheminée, d'où ce malheureux chapeau ne tarda pas à tomber à +plusieurs reprises. + +«Prenez-vous du thé ou du café, monsieur Gargery? demanda Herbert, qui +faisait toujours les honneurs du déjeuner. + +--Je vous remercie, monsieur répondit Joe en se roidissant des pieds à +la tête; je prendrai ce qui vous sera la plus agréable à vous-même. + +--Préférez-vous le café? + +--Merci, monsieur, répondit Joe, évidemment embarrassé par cette +question, puisque vous êtes assez bon pour choisir le café, je ne vous +contredirai pas; mais ne trouvez-vous pas que c'est un peu échauffant? + +--Du thé, alors?» dit Herbert en lui en versant. + +Ici, le chapeau de Joe tomba de la cheminée; il se précipita pour le +ramasser et le posa exactement au même endroit, comme s'il eût fallu +absolument, selon les règles de la bienséance, qu'il retombât presque +aussitôt. + +«Quand êtes-vous arrivé ici, monsieur Gargery? + +--Était-ce hier dans l'après-midi? répondit Joe après avoir toussé dans +sa main, comme s'il avait eu le temps d'attraper un rhume depuis qu'il +était arrivé. Non, non.... Oui, oui..., c'était hier dans l'après-midi, +dit-il avec une apparence de sagesse mêlée de soulagement et de stricte +impartialité. + +--Avez-vous déjà vu quelque chose à Londres? + +--Mais oui, monsieur, fit Joe. M. Wopsle et moi, nous sommes allés tout +droit au grand magasin de cirage, mais nous n'avons pas trouvé que cela +répondît aux belles affiches rouges posées sur les murs. Je veux dire, +ajouta Joe en matière d'explication, quand à ce qui est de +l'_archi-tec-ta-to-ture_...» + +Je crois réellement que Joe aurait encore prolongé ce mot, qui exprimait +pour moi un genre d'architecture de ma connaissance, si son attention +n'eût été providentiellement détournée par son chapeau qui roulait de +nouveau à terre. En effet, ce chapeau exigeait de lui une attention +constante et une vivacité d'oeil et de main assez semblable à celle d'un +joueur de cricket[8]. + + [Note 8: _Cricket_, jeu de paume ressemblant assez à notre jeu de + barres.] + +Il joua avec ce couvre-chef d'une manière surprenante, et déploya une +grande adresse, tantôt se précipitant sur lui et le rattrapant au moment +où il glissait à terre, tantôt l'arrêtant à moitié chemin, le heurtant +partout, et le faisant rebondir comme un volant à tous les coins de la +chambre, et contre toutes les fleurs du papier qui garnissait le mur, +avant de pouvoir s'en emparer et le sentir en sûreté; puis, finalement, +le laissant tomber dans le bol à rincer les tasses, où je pris la +liberté de mettre la main dessus. + +Quant à son col de chemise et à son col d'habit, c'étaient deux +problèmes à étudier, mais également insolubles. Pourquoi faut-il qu'un +homme se gêne à ce point, pour se croire complètement habillé! Pourquoi +faut-il qu'il croie nécessaire de faire pénitence en souffrant dans ses +habits de fête. Alors Joe tomba dans une si inexplicable rêverie, que sa +fourchette en resta suspendue, entre son assiette et sa bouche. Ses yeux +se portaient dans de si étranges directions; il était affligé d'une toux +si extraordinaire et se tenait si éloigné de la table, qu'il laissa +tomber plus de morceaux qu'il n'en mangeait, prétendant ensuite qu'il +n'avait rien laissé échapper; et je fus très content, au fond du coeur, +quand Herbert nous quitta pour se rendre dans la Cité. + +Je n'avais ni assez de sens ni assez de sentiment pour reconnaître que +tout cela était de ma faute, et que si j'avais été plus sans cérémonie +avec Joe, Joe aurait été plus à l'aise avec moi. Je me sentais gêné et à +bout de patience avec lui; il avait ainsi amoncelé des charbons ardents +sur ma tête. + +«Puisque nous sommes seuls maintenant, monsieur... commença Joe. + +--Joe, interrompis-je d'un ton chagrin, comment pouvez-vous m'appeler +monsieur?» + +Joe me regarda un instant avec quelque chose d'indécis dans le regard +qui ressemblait à un reproche. En voyant sa cravate de travers, ainsi +que son col, j'eus conscience qu'il avait une sorte de dignité qui +sommeillait en lui. + +«Nous sommes seuls, maintenant, reprit Joe, et comme je n'ai ni +l'intention ni le loisir de rester ici bien longtemps, je vais conclure +dès à présent, en commençant par vous apprendre ce qui m'a procuré le +plaisir que vous me faites en ce moment. Car si ce n'était pas, dit Joe +avec son ancien air de bonne franchise, que mon seul désir est de vous +être utile, je n'aurais pas eu l'honneur de rompre le pain en compagnie +de gentlemen tels que vous deux, et dans leur propre demeure.» + +Je désirais si peu revoir le regard qu'il m'avait déjà jeté, que je ne +lui fis aucun reproche sur le ton qu'il prenait. + +«Eh bien! monsieur, continua Joe, voilà ce qui s'est passé; je me +trouvais aux _Trois jolis Bateliers_, l'autre soir, Pip...» + +Toutes les fois qu'il revenait à son ancienne affection, il m'appelait +Pip, et quand il retombait dans ses ambitions de politesse, il +m'appelait monsieur. + +«Alors, dit Joe en reprenant son ton cérémonieux, Pumblechook arriva +dans sa charrette; il était toujours le même... iden-tique... et me +faisant quelquefois l'effet d'un peigne qui m'aurait peigné à rebrousse +poil, en se donnant par toute la ville comme si c'était lui qui eût été +votre camarade d'enfance, et comme si vous le regardiez comme le +compagnon de vos jeux. + +--Allons donc! mais c'était vous, Joe. + +--Je l'avais toujours cru, Pip, dit Joe en branlant doucement la tête, +bien que cela ne signifie pas grand'chose maintenant, monsieur. Eh bien! +Pip, ce même Pumblechook, ce faiseur d'embarras, vint me trouver aux +_Trois jolis Bateliers_ (où l'ouvrier vient boire tranquillement une +pinte de bière et fumer une pipe sans faire d'abus), et il me dit: +«Joseph, miss Havisham désire vous parler. + +--Miss Havisham, Joe? + +--Elle désire vous parler; ce sont les paroles de Pumblechook.» + +Joe s'assit et leva les yeux au plafond. + +«Oui, Joe; continuez, je vous prie. + +--Le lendemain, monsieur, dit Joe en me regardant comme si j'étais à une +grande distance de lui, après m'être fait propre, je fus voir miss A. + +--Miss A, Joe, miss Havisham? + +--Je dis, monsieur, répliqua Joe avec un air de formalité légale, comme +s'il faisait son testament, miss A ou autrement miss Havisham. Elle +s'exprima ainsi qu'il suit: «Monsieur Gargery, vous êtes en +correspondance avec M. Pip?» Ayant en effet reçu une lettre de vous, +j'ai pu répondre que je l'étais. Quand j'ai épousé votre soeur, +monsieur, j'ai dit: «Je le serai;» et, interrogé par votre amie, Pip, +j'ai dit: «Je le suis.»--Voudrez-vous lui dire alors, dit-elle, +qu'Estelle est ici, et qu'elle serait bien aise de le voir?» + +Je sentais mon visage en feu, en levant les yeux sur Joe. J'espère +qu'une des causes lointaines de cette douleur devait venir de ce que je +sentais que si j'avais connu le but de sa visite, je lui aurais donné +plus d'encouragement. + +«Biddy, continua Joe, quand j'arrivai à la maison et la priai de vous +écrire un petit mot, Biddy hésita un moment: «Je sais, dit-elle, qu'il +sera plus content d'entendre ce mot de votre bouche; c'est jour de fête, +si vous avez besoin de le voir, allez-y.» J'ai fini, monsieur, dit Joe +en se levant, et, Pip, je souhaite que vous prospériez et réussissiez de +plus en plus. + +--Mais vous ne vous en allez pas tout de suite, Joe? + +--Si fait, je m'en vais, dit Joe. + +--Mais vous reviendrez pour dîner, Joe? + +--Non, je ne reviendrai pas,» dit Joe. + +Nos yeux se rencontrèrent, et tous les «monsieur» furent bannis du coeur +de cet excellent homme, quand il me tendit la main. + +«Pip! mon cher Pip, mon vieux camarade, la vie est composée d'une suite +de séparations de gens qui ont été liés ensemble, s'il m'est permis de +le dire: l'un est forgeron, un autre orfèvre, celui-ci bijoutier, +celui-là chaudronnier; les uns réussissent, les autres ne réussissent +pas. La séparation entre ces gens-là doit venir un jour ou l'autre, et +il faut bien l'accepter quand elle vient. Si quelqu'un a commis +aujourd'hui une faute, c'est moi. Vous et moi ne sommes pas deux +personnages à paraître ensemble dans Londres, ni même ailleurs, si ce +n'est quand nous sommes dans l'intimité et entre gens de connaissance. +Je veux dire entre amis. Ce n'est pas que je sois fier, mais je n'ai pas +ce qu'il faut, et vous ne me verrez plus dans ces habits. Je suis gêné +dans ces habits, je suis gêné hors de la forge, de notre cuisine et de +nos marais. Vous ne me trouveriez pas la moitié autant de défauts, si +vous pensiez à moi et si vous vous figuriez me voir dans mes habits de +la forge, avec mon marteau à la main, voire même avec ma pipe. Vous ne +me trouveriez pas la moitié autant de défauts si, en supposant que vous +ayez eu envie de me voir, vous soyez venu mettre la tête à la fenêtre de +la forge et regarder Joe, le forgeron, là, devant sa vieille enclume, +avec son vieux tablier brûlé, et attaché à son vieux travail. Je suis +terriblement triste aujourd'hui; mais je crois que, malgré tout, j'ai +dit quelque chose qui a le sens commun. Ainsi donc, Dieu te bénisse, mon +cher petit Pip, mon vieux camarade, Dieu te bénisse!» + +Je ne m'étais pas trompé, en m'imaginant qu'il y avait en lui une +véritable dignité. La coupe de ses habits m'était aussi indifférente, +quand il eut dit ces quelques mots, qu'elle eût pu l'être dans le ciel. +Il me toucha doucement le front avec ses lèvres et partit. Aussitôt que +je fus revenu suffisamment à moi, je me précipitai sur ses pas, et je le +cherchai dans les rues voisines, mais il avait disparu. + + + + +CHAPITRE XXVIII. + + +Il était clair que je devais me rendre à notre ville dès le lendemain, +et dans les premières effusions de mon repentir, il me semblait +également clair que je devais descendre chez Joe. Mais quand j'eus +retenu ma place à la voiture pour le lendemain, quand je fus allé chez +M. Pocket, et quand je fus revenu, je n'étais en aucune façon convaincu +de la nécessité de ce dernier point, et je commençai à chercher quelque +prétexte et à trouver de bonnes raisons pour descendre au _Cochon bleu_: + +«Je serais un embarras chez Joe, pensai-je; je ne suis pas attendu, et +mon lit ne sera pas prêt. Je serai trop loin de miss Havisham. Elle est +exigeante et pourrait ne pas le trouver bon.» + +On n'est jamais mieux trompé sur terre que par soi-même, et c'est avec +de tels prétextes que je me donnai le change. Que je reçoive innocemment +et sans m'en douter une mauvaise demi-couronne fabriquée par un autre, +c'est assez déraisonnable, mais qu'en connaissance de cause je compte +pour bon argent des pièces fausses de ma façon, c'est assurément chose +curieuse! Un étranger complaisant, sous prétexte de mettre en sûreté et +de serrer avec soin mes banknotes pour moi s'en empare, et me donne des +coquilles de noix; qu'est-ce que ce tour de passe-passe auprès du mien, +si je serre moi-même mes coquilles de noix, et si je les fais passer à +mes propres yeux pour des banknotes. + +Après avoir décidé que je devais descendre au _Cochon bleu_, mon esprit +resta dans une grande indécision. Emmènerais-je mon groom avec moi ou ne +l'emmènerais-je pas? C'était bien tentant de se représenter ce coûteux +mercenaire avec ses bottes, prenant publiquement l'air sous la grande +porte du _Cochon bleu_. Il y avait quelque chose de presque solennel à +se l'imaginer introduit comme par hasard dans la boutique du tailleur, +et confondant de surprise admiratrice l'irrespectueux garçon de Trabb. +D'un autre côté, le garçon de Trabb pouvait se glisser dans son intimité +et lui dire beaucoup de choses; ou bien, hardi et méchant comme je le +connaissais, il le poursuivrait peut-être de ses huées jusque dans la +Grande Rue. Ma protectrice pourrait aussi entendre parler de lui, et ne +pas m'approuver. D'après tout cela, je résolus de laisser le Vengeur à +la maison. + +C'était pour la voiture de l'après-midi que j'avais retenu ma place; et +comme l'hiver était revenu, je ne devais arriver à destination que deux +ou trois heures après le coucher du soleil. Notre heure de départ de +Cross Keys était fixée à deux heures. J'arrivai un quart d'heure en +avance, suivi du Vengeur, si je puis parler ainsi d'un individu qui ne +me suivait jamais, quand il lui était possible de faire autrement. + +À cette époque, on avait l'habitude de conduire les condamnés au dépôt +par la voiture publique, et comme j'avais souvent entendu dire qu'ils +voyageaient sur l'impériale, et que je les avais vus plus d'une fois sur +la grande route balancer leurs jambes enchaînées au-dessus de la +voiture, je ne fus pas très surpris quand Herbert, en m'apercevant dans +la cour, vint me dire que deux forçats allaient faire route avec moi; +mais j'avais une raison, qui commençait à être une vieille raison, pour +trembler malgré moi des pieds à la tête quand j'entendais prononcer le +mot forçat. + +«Cela ne vous inquiète pas, Haendel? dit Herbert. + +--Oh! non! + +--Je croyais que vous paraissiez ne pas les aimer. + +--Je ne prétends pas que je les aime, et je suppose que vous ne les +aimez pas particulièrement non plus; mais ils me sont indifférents. + +--Tenez! les voilà, dit Herbert, ils sortent du cabaret; quel misérable +et honteux spectacle!» + +Les deux forçats venaient de régaler leur gardien, je suppose, car ils +avaient avec eux un geôlier, et tous les trois s'essuyaient encore la +bouche avec leurs mains. Les deux malheureux étaient attachés ensemble +et avaient des fers aux jambes, des fers dont j'avais déjà vu un +échantillon, et ils portaient un habillement que je ne connaissais que +trop bien aussi. Leur gardien avait une paire de pistolets et portait +sous son bras un gros bâton noueux, mais il paraissait dans de bons +termes avec eux et se tenait à leur côté, occupé à voir mettre les +chevaux à la voiture. Ils avaient vraiment l'air de faire partie de +quelque exhibition intéressante, non encore ouverte, et lui, d'être leur +directeur. L'un était plus grand et plus fort que l'autre, et on eût dit +que, selon les règles mystérieuses du monde des forçats, comme des gens +libres, on lui avait alloué l'habillement le plus court. Ses bras et ses +jambes étaient comme de grosses pelotes de cette forme et son +accoutrement le déguisait d'une façon complète. Cependant, je reconnus +du premier coup son clignotement d'oeil. J'avais devant moi l'homme que +j'avais vu sur le banc, aux _Trois jolis Bateliers_, certain samedi +soir, et qui m'avait mis en joue avec son fusil invisible! + +Il était facile de voir que jusqu'à présent il ne me reconnaissait pas +plus que s'il ne m'eût jamais vu de sa vie. Il me regarda de côté, et +ses yeux rencontrèrent ma chaîne de montre; alors il se mit à cracher +comme par hasard, puis il dit quelques mots à l'autre forçat, et ils se +mirent à rire; ils pivotèrent ensuite sur eux-mêmes en faisant résonner +leurs chaînes entremêlées, et finirent par s'occuper d'autre chose. Les +grands numéros qu'ils avaient sur le dos, leur enveloppe sale et +grossière comme celle de vils animaux; leurs jambes enchaînées et +modestement entourées de mouchoirs de poche, et la manière dont tous +ceux qui étaient présents les regardaient et s'en tenaient éloignés, en +faisaient, comme l'avait dit Herbert, un spectacle des plus désagréables +et des plus honteux. + +Mais ce n'était pas encore tout. Il arriva que toute la rotonde de la +voiture avait été retenue par une famille quittant Londres, et qu'il n'y +avait pas d'autre place pour les deux prisonniers que sur la banquette +de devant, derrière le cocher. Là-dessus, un monsieur de mauvaise +humeur, qui avait pris la quatrième place sur cette banquette, se mit +dans une violente colère, et dit que c'était violer tous les traités que +de le mêler à une si atroce compagnie; que c'était pernicieux, infâme, +honteux, et je ne sais plus combien d'autres choses. À ce moment les +chevaux étaient attelés et le cocher impatient de partir. Nous nous +préparâmes tous à monter, et les prisonniers s'approchèrent avec leur +gardien, apportant avec eux cette singulière odeur de mie de pain, +d'étoupe, de fil de caret, de pierre enfumée qui accompagne la présence +des forçats. + +--Ne prenez pas la chose si mal, monsieur, dit le gardien au voyageur en +colère, je me mettrai moi-même auprès de vous, et je les placerai tout +au bout de la banquette. Ils ne vous adresseront pas la parole, +monsieur, vous ne vous apercevrez pas qu'ils sont là. + +--Et il ne faut pas m'en vouloir, grommela le forçat que j'avais +reconnu; je ne tiens pas à partir, je suis tout disposé à rester, en ce +qui me concerne; la première personne venue peut prendre ma place. + +--Ou la mienne, dit l'autre d'un ton rude, je ne vous aurais gêné ni les +uns ni les autres si l'on m'eût laissé faire.» + +Puis ils se mirent tous deux à rire, à casser des noix, en crachant les +coquilles tout autour d'eux, comme je crois réellement que je l'aurais +fait moi-même à leur place si j'avais été aussi méprisé. + +À la fin, on décida qu'on ne pouvait rien faire pour le monsieur en +colère, et qu'il devait ou rester, ou se contenter de la compagnie que +le hasard lui avait donnée; de sorte qu'il prit sa place sans cesser +cependant de grogner et de se plaindre, puis le gardien se mit à côté de +lui. Les forçats s'installèrent du mieux qu'ils purent, et celui des +deux que j'avais reconnu s'assit si près derrière moi que je sentais son +souffle dans mes cheveux. + +«Adieu, Haendel!» cria Herbert quand nous nous mîmes en mouvement. + +Et je songeai combien il était heureux qu'il m'eût trouvé un autre nom +que celui de Pip. + +Il est impossible d'exprimer avec quelle douleur je sentais la +respiration du forçat me parcourir, non-seulement derrière la tête, mais +encore toute l'épine dorsale; c'était comme si l'on m'eût touché la +moelle au moyen de quelque acide mordant et pénétrant au point de me +faire grincer des dents. Il semblait avoir un bien plus grand besoin de +respirer qu'un autre homme et faire plus de bruit en respirant; je +sentais qu'une de mes épaules remontait et s'allongeait par les efforts +que je faisais pour m'en préserver. + +Le temps était horriblement dur, et les deux forçats maudissaient le +froid. Avant d'avoir fait beaucoup de chemin, nous étions tous tombés +dans une immobilité léthargique, et quand nous eûmes passé la maison qui +se trouve à mi-route, nous ne fîmes autre chose que de somnoler, de +trembler et de garder le silence. Je m'assoupis moi-même en me demandant +si je ne devais pas restituer une couple de livres sterling à ce pauvre +misérable avant de le perdre de vue, et quel était le meilleur moyen à +employer pour y parvenir. Tout en réfléchissant ainsi, je sentis ma tête +se pencher en avant comme si j'allais tomber sur les chevaux. Je +m'éveillai tout effrayé et repris la question que je m'adressais à +moi-même. + +Mais je devais l'avoir abandonnée depuis plus longtemps que je ne le +pensais, puisque, bien que je ne pusse rien reconnaître dans +l'obscurité, aux lueurs et aux ombres capricieuses de nos lanternes, je +devinais les marais de notre pays, au vent froid et humide qui soufflait +sur nous. Les forçats, en se repliant sur eux-mêmes pour avoir plus +chaud et pour que je pusse leur servir de paravent, se trouvaient encore +plus près de moi. Les premiers mots que je leur entendis échanger quand +je m'éveillai répondaient à ceux de ma propre pensée. + +«Deux banknotes d'une livre. + +--Comment les a-t-il eues? dit le forçat que je ne connaissais pas. + +--Comment le saurais-je? repartit l'autre. Quelqu'un les lui aura +données, des amis, je pense. + +--Je voudrais, dit l'autre avec une terrible imprécation contre le +froid, les avoir ici. + +--Les deux billets d'une livre, ou les amis? + +--Les deux billets d'une livre. Je vendrais tous les amis que j'ai et +que j'ai eus pour un seul, et je trouverais que c'est un fameux marché. +Eh bien! il disait donc?... + +--Il disait donc, reprit le forçat que j'avais reconnu: tout fut dit et +fait en une demi-minute derrière une pile de bois, à l'arsenal de la +Marine. Vous allez être acquitté? Je le fus. Trouverai-je le garçon qui +l'a nourri, qui a gardé son secret, et lui donnerai-je les deux billets +d'une livre? Oui, je le trouverai. Et c'est ce que j'ai fait. + +--Vous êtes fou! grommela l'autre. Moi je les aurais dépensés à boire et +à manger. Il était sans doute bien naïf. Vous dites qu'il ne savait rien +sur votre compte? + +--Non, pas la moindre chose. Autres bandes, autres vaisseaux. Il avait +été jugé pour rupture de ban et condamné. + +--Est-ce là sur l'honneur, la seule fois que vous ayez travaillé dans +cette partie du pays? + +--C'est la seule fois. + +--Quelle est votre opinion sur l'endroit? + +--Un très vilain endroit; de la vase, du brouillard, des marais et du +travail. Du travail, des marais, du brouillard et de la vase.» + +Ils témoignèrent tous deux de leur aversion pour le pays avec une grande +énergie de langage, et après avoir épuisé ce sujet il ne leur resta plus +rien à dire. + +Après avoir entendu ce dialogue j'aurais assurément dû descendre et me +cacher dans la solitude et dans l'ombre de la route, si je n'avais pas +tenu pour certain que cet homme ne pouvait avoir aucun soupçon de mon +identité. En vérité, non seulement ma personne était si changée, mais +j'avais des habits si différents et j'étais dans des circonstances si +opposées qu'il n'était pas probable qu'il pût me reconnaître sans +quelque secours accidentel. Pourtant ce fait seul d'être avec lui sur la +voiture était assez étrange pour me remplir de crainte et me faire +penser qu'à l'aide de la moindre coïncidence il pourrait à tout moment +me reconnaître, soit en entendant prononcer mon nom, soit en m'entendant +parler. Pour cette raison, je résolus de descendre aussitôt que nous +toucherions à la ville et de me mettre ainsi hors de sa portée. +J'exécutai ce projet avec succès. Mon petit portemanteau se trouvait +dans le coffre, sous mes pieds; je n'avais qu'à tourner un ressort pour +m'en emparer; je le jetai avant moi, puis je descendis devant le premier +réverbère et posai les pieds sur les premiers pavés de la ville. Quant +aux forçats, ils continuèrent leur chemin avec la voiture, et, comme je +savais vers quel endroit de la rivière ils devaient être dirigés, je +voyais dans mon imagination le bateau des forçats les attendant devant +l'escalier vaseux. J'entendis encore une voix rude s'écrier: «Au large, +vous autres!» comme à des chiens. Je voyais de nouveau cette maudite +arche de Noé, ancrée au loin, dans l'eau noire et bourbeuse. + +Je n'aurais pu dire de quoi j'avais peur, car mes craintes étaient +vagues et indéfinies, mais j'avais une grande frayeur. En gagnant +l'hôtel je sentais qu'une terreur épouvantable, surpassant de beaucoup +la simple appréhension d'une reconnaissance pénible ou désagréable, me +faisait trembler; je crois même qu'elle ne prit aucune forme distincte, +et qu'elle ne fut même pendant quelques minutes qu'un souvenir des +terreurs de mon enfance. + +La salle à manger du _Cochon bleu_ était vide, je n'avais pas encore +commandé mon dîner, et j'étais à peine assis quand le garçon me +reconnut. Il s'excusa de son peu de mémoire et me demanda s'il fallait +envoyer Boots chez M. Pumblechook. + +«Non, dis-je, certainement non!» + +Le garçon, c'était lui qui avait apporté le Code de commerce le jour de +mon contrat, parut surpris et profita de la première occasion qui se +présenta pour placer à ma portée un vieil extrait crasseux d'un journal +de la localité avec tant d'empressement que je le pris et lus ce +paragraphe: + +«Nos lecteurs n'apprendront pas sans intérêt, à propos de l'élévation +récente et romanesque à «la fortune d'un jeune ouvrier serrurier de nos +environs (quel thème, disons-le en passant, pour la «plume magique de +notre compatriote Toby, le poète de nos colonnes, bien qu'il ne soit pas +encore «universellement connu), que le premier patron du jeune homme, +son compagnon et son ami, est «un personnage très respecté, qui n'est +pas étranger au commerce des grains, et dont les magasins, «éminemment +commodes et confortables, sont situés à moins d'une centaine de milles +de la «Grande Rue. Ce n'est pas sans éprouver un certain plaisir +personnel que nous le citons comme le «Mentor de notre jeune Télémaque, +car il est bon de savoir que notre ville a également produit le +«fondateur de la fortune de ce dernier. De la fortune de qui? +demanderont les sages aux sourcils «contractés et les beautés aux yeux +brillants de la localité. Nous croyons que Quentin Metsys fut «forgeron +à Anvers.»--VERB. SAP. + +J'ai l'intime conviction, basée sur une grande expérience, que si, dans +les jours de ma prospérité, j'avais été au pôle nord, j'y aurais trouvé +quelqu'un, Esquimau errant ou homme civilisé, pour me dire que +Pumblechook avait été mon premier protecteur et le fondateur de ma +fortune. + + + + +CHAPITRE XXIX. + + +De bonne heure j'étais debout et dehors. Il était encore trop tôt pour +aller chez miss Havisham; j'allai donc flâner dans la campagne, du côté +de la ville qu'habitait miss Havisham, qui n'était pas du même côté que +Joe: remettant au lendemain à aller chez ce dernier. En pensant à ma +patronne, je me peignais en couleurs brillantes les projets qu'elle +formait pour moi. + +Elle avait adopté Estelle, elle m'avait en quelque sorte adopté aussi; +il ne pouvait donc manquer d'être dans ses intentions de nous unir. Elle +me réservait de restaurer la maison délabrée, de faire entrer le soleil +dans les chambres obscures, de mettre les horloges en mouvement et le +feu aux foyers refroidis, d'arracher les toiles d'araignées, de détruire +la vermine; en un mot d'exécuter tous les brillants haut faits d'un +jeune chevalier de roman et d'épouser la princesse. Je m'étais arrêté +pour voir la maison en passant, et ses murs de briques rouges calcinées, +ses fenêtres murées, le lierre vert et vigoureux embrassant jusqu'au +chambranle des cheminées, avec ses tendons et ses ramilles, comme si ses +vieux bras sinueux eussent caché quelque mystère précieux et attrayant +dont je fusse le héros. Estelle en était l'inspiration, cela va sans +dire, comme elle en était l'âme; mais quoiqu'elle eût pris un très grand +empire sur moi et que ma fantaisie et mon espoir reposassent sur elle, +bien que son influence sur mon enfance et sur mon caractère eût été +toute puissante, je ne l'investis pas, même en cette matinée romantique, +d'autres attributs que ceux qu'elle possédait. C'est avec intention que +je mentionne cela maintenant parce que c'est le fil conducteur au moyen +duquel on pourra me suivre dans mon pauvre labyrinthe. Selon mon +expérience, les sentiments de convention d'un amant ne peuvent pas +toujours être vrais. La vérité pure est que, lorsque j'aimai Estelle +d'un amour d'homme, je l'aimai parce que je la trouvais irrésistible. +Une fois pour toutes j'ai senti, à mon grand regret, très souvent pour +ne pas dire toujours, que je l'aimais malgré la raison, malgré les +promesses, malgré la tranquillité, malgré l'espoir, malgré le bonheur, +malgré enfin tous les découragements qui pouvaient m'assaillir. Une fois +pour toutes, je ne l'en aimais pas moins, tout en le sachant +parfaitement, et cela n'eut pas plus d'influence pour me retenir, que si +je m'étais imaginé très sérieusement qu'elle eût toutes les perfections +humaines. + +Je calculai ma promenade de façon à arriver à la porte comme dans +l'ancien temps. Quand j'eus sonné d'une main tremblante, je tournai le +dos à la porte, en essayant de reprendre haleine et d'arrêter les +battements de mon coeur. J'entendis la porte de côté s'ouvrir, puis des +pas traverser la cour; mais je fis semblant de ne rien entendre, même +quand la porte tourna sur ses gonds rouillés. + +Enfin, me sentant touché à l'épaule, je tressaillis et me retournai. Je +tressaillis bien davantage alors, en me trouvant face à face avec un +homme vêtu de vêtements sombres. C'était le dernier homme que je me +serais attendu à voir occuper le poste de portier chez miss Havisham. + +«Orlick! + +--Ah! c'est que voyez-vous, il y a des changements de position encore +plus grand que le vôtre. Mais entrez, entrez! j'ai reçu l'ordre de ne +pas laisser la porte ouverte.» + +J'entrai; il la laissa retomber, la ferma et retira la clef. + +«Oui, dit-il en se tournant, après m'avoir assez malhonnêtement précédé +de quelques pas dans la maison, c'est bien moi! + +--Comment êtes-vous venu ici? + +--Je suis venu ici sur mes jambes, répondit-il, et j'ai apporté ma malle +avec moi sur une brouette. + +--Êtes-vous ici pour le bien? + +--Je n'y suis pas pour le mal, au moins, d'après ce que je suppose?» + +Je n'en étais pas bien certain; j'eus le loisir de songer en moi-même à +sa réponse, pendant qu'il levait lentement un regard inquisiteur du pavé +à mes jambes, et de mes bras à ma tête. + +«Alors vous avez quitté la forge? dis-je. + +--Est-ce que ça a l'air d'une forge, ici? répliqua Orlick, en jetant un +coup d'oeil méprisant autour de lui; maintenant prenez-le pour une forge +si cela vous fait plaisir.» + +Je lui demandai depuis combien de temps il avait quitté la forge de +Gargery. + +«Un jour est ici tellement semblable à l'autre, répliqua-t-il, que je ne +saurais le dire sans en faire le calcul. Cependant, je suis venu ici +quelque temps après votre départ. + +--J'aurais pu vous le dire, Orlick. + +--Ah! fit-il sèchement, je croyais que vous étiez pour être étudiant.» + +En ce moment, nous étions arrivés à la maison, où je vis que sa chambre +était placée juste à côté de la porte, et qu'elle avait une petite +fenêtre donnant sur la cour. Dans de petites proportions, elle +ressemblait assez au genre de pièces appelées loges, généralement +habitées par les portiers à Paris; une certaine quantité de clefs +étaient accrochées au mur; il y ajouta celle de la rue. Son lit, à +couvertures rapiécées, se trouvait derrière, dans un petit compartiment +ou renfoncement. Le tout avait un air malpropre, renfermé et endormi +comme une cage à marmotte humaine, tandis que lui, Orlick, apparaissait +sombre et lourd dans l'ombre d'un coin près de la fenêtre, et semblait +être la marmotte humaine pour laquelle cette cage avait été faite. Et +cela était réellement. + +«Je n'ai jamais vu cette chambre, dis-je, et autrefois il n'y avait pas +de portier ici. + +--Non, dit-il, jusqu'au jour où il n'y eut plus aucune porte pour +défendre l'habitation, et que les habitants considérassent cela comme +dangereux à cause des forçats et d'un tas de canailles et de va-nu-pieds +qui passent par ici. Alors on m'a recommandé pour remplir cette place +comme un homme en état de tenir tête à un autre homme, et je l'ai prise. +C'est plus facile que de souffler et de jouer du marteau.--Il est +chargé; il l'est!» + +Mes yeux avaient rencontré, au-dessus de la cheminée, un fusil à monture +en cuivre, et ses yeux avaient suivi les miens. + +«Eh bien, dis-je, ne désirant pas prolonger davantage la conversation, +faut-il monter chez miss Havisham? + +--Que je sois brûlé si je le sais! répondit-il en s'étendant et en se +secouant. Mes ordres ne vont pas plus loin. Je vais frapper un coup sur +cette cloche avec le marteau, et vous suivrez le couloir jusqu'à ce que +vous rencontriez quelqu'un. + +--Je suis attendu, je pense. + +--Qu'on me brûle deux fois, si je puis le dire!» répondit-il. + +Là-dessus, je descendis dans le long couloir qu'autrefois j'avais si +souvent foulé de mes gros souliers, et il fit résonner sa cloche. Au +bout du passage, pendant que la cloche vibrait encore, je trouvai Sarah +Pocket, qui me parut avoir verdi et jauni à cause de moi. + +«Oh! dit-elle, est-ce vous, monsieur Pip? + +--Moi-même, miss Pocket. Je suis aise de vous dire que M. Pocket et sa +famille se portent bien. + +--Sont-ils un peu plus sages? dit Sarah, en secouant tristement la tête. +Il vaudrait mieux qu'ils fussent sages que bien portants. Ah! Mathieu! +Mathieu!... vous savez le chemin, monsieur? + +--Passablement, car j'ai monté cet escalier bien souvent dans +l'obscurité.» + +Je le gravis alors avec des bottes bien plus légères qu'autrefois et je +frappai, de la même manière que j'avais coutume de le faire, à la porte +de la chambre de miss Havisham. + +«C'est le coup de Pip, dit-elle immédiatement; entrez, Pip.» + +Elle était dans sa chaise, auprès de la vieille table, toujours avec ses +vieux habits, les deux mains croisées sur sa canne, le menton appuyé +dessus, et les yeux tournés du côté du feu. À côté d'elle était le +soulier blanc qui n'avait jamais été porté, et une dame élégante que je +n'avais jamais vue, était assise, la tête penchée sur le soulier, comme +si elle le regardait. + +«Entrez, Pip, continua miss Havisham, sans détourner les yeux. Entrez, +Pip. Comment allez-vous, Pip? Ainsi donc, vous me baisez la main comme +si j'étais une reine? Eh! eh bien?...» + +Elle me regarda tout à coup sans lever les yeux, et répéta d'un air +moitié riant, moitié de mauvaise humeur: + +«Eh bien? + +--J'ai appris, mis Havisham, dis-je un peu embarrassé, que vous étiez +assez bonne pour désirer que je vinsse vous voir: je suis venu aussitôt. + +--Eh bien?» + +La dame qu'il me semblait n'avoir jamais vue avant, leva les yeux sur +moi et me regarda durement. Alors je vis que ses yeux étaient les yeux +d'Estelle. Mais elle était tellement changée, tellement embellie; elle +était devenue si complètement femme, elle avait fait tant de progrès +dans tout ce qui excite l'admiration, qu'il me semblait n'en avoir fait +aucun. Je m'imaginais, en la regardant, que je redevenais un garçon +commun et grossier. C'est alors que je sentis toute la distance et +l'inégalité qui nous séparaient, et l'impossibilité d'arriver jusqu'à +elle. + +Elle me tendit la main. Je bégayai quelque chose sur le plaisir que +j'avais à la revoir, et sur ce que je l'avais longtemps, bien longtemps +espéré. + +«La trouvez-vous très changée, Pip? demanda miss Havisham avec son +regard avide et en frappant avec sa canne sur une chaise qui se trouvait +entre elles deux, et pour me faire signe de m'asseoir. + +--Quand je suis entré, miss Havisham, je n'ai absolument rien reconnu +d'Estelle, ni son visage, ni sa tournure, mais maintenant je reconnais +bien que tout cela appartient bien à l'ancienne.... + +--Comment! vous n'allez pas dire à l'ancienne Estelle? interrompit miss +Havisham. Elle était fière et insolente, et vous avez voulu vous +éloigner d'elle, ne vous en souvenez-vous pas?» + +Je répondis avec confusion qu'il y avait très longtemps de tout cela, +qu'alors je ne m'y connaissais pas... et ainsi de suite. Estelle +souriait avec un calme parfait, et dit qu'elle avait conscience que +j'avais parfaitement raison, et qu'elle avait été désagréable. + +«Et lui!... est-il changé? demanda miss Havisham. + +--Énormément! dit Estelle en m'examinant. + +--Moins grossier et moins commun,» dit miss Havisham en jouant avec les +cheveux d'Estelle. + +Et elle se mit à rire, puis elle regarda le soulier qu'elle tenait à la +main, et elle se mit à rire de nouveau et me regarda. Elle posa le +soulier à terre. Elle me traitait encore en enfant; mais elle cherchait +à m'attirer. + +Nous étions dans la chambre fantastique, au milieu des vieilles et +étranges influences qui m'avaient tant frappé, et j'appris qu'elle +arrivait de France, et qu'elle allait se rendre à Londres. Hautaine et +volontaire comme autrefois, ces défauts étaient presque effacés par sa +beauté, qui était quelque chose d'extraordinaire et de surnaturel; je le +pensais, du moins, désireux que j'étais de séparer ses défauts de sa +beauté. Mais il était impossible de séparer sa présence de ces +malheureux et vifs désirs de fortune et d'élégance qui avaient tourmenté +mon enfance, de toutes ces mauvaises aspirations qui avaient commencé +par me rendre honteux de notre pauvre logis et de Joe, de toutes ces +visions qui m'avaient fait voir son visage dans le foyer ardent, dans +les éclats du fer, jusque sur l'enclume, qui l'avaient fait sortir de +l'obscurité de la nuit, pour me regarder à travers la fenêtre de la +forge et disparaître ensuite.... En un mot, il m'était impossible de la +séparer, dans le passé ou dans le présent, des moments les plus intimes +de mon existence. + +Il fut convenu que je passerais tout le reste de la journée chez miss +Havisham; que je retournerais à l'hôtel le soir, et le lendemain à +Londres. Quand nous eûmes causé pendant quelque temps, miss Havisham +nous envoya promener dans le jardin abandonné. En y entrant, Estelle me +dit que je devais bien la rouler un peu comme autrefois. + +Estelle et moi entrâmes donc dans le jardin, par la porte près de +laquelle j'avais rencontré le jeune homme pâle, aujourd'hui Herbert; +moi, le coeur tremblant et adorant jusqu'aux ourlets de sa robe; elle, +entièrement calme et bien certainement n'adorant pas les ourlets de mon +habit. En approchant du lieu du combat, elle s'arrêta et dit: + +«Il faut que j'aie été une singulière petite créature, pour me cacher et +vous regarder combattre ce jour-là, mais je l'ai fait, et cela m'a +beaucoup amusée. + +--Vous m'en avez bien récompensé. + +--Vraiment! répliqua-t-elle naturellement, comme si elle se souvenait à +peine. Je me rappelle que je n'étais pas du tout favorable à votre +adversaire, parce que j'avais vu de fort mauvais oeil qu'on l'eût fait +venir ici pour m'ennuyer de sa compagnie. + +--Lui et moi, nous sommes bons amis maintenant, lui dis-je. + +--Vraiment! Je crois me souvenir que vous faites vos études chez son +père? + +--Oui.» + +C'est avec répugnance que je répondis affirmativement, car cela me +donnait l'air d'un enfant, et elle me traitait déjà suffisamment comme +tel. + +«En changeant de position pour le présent et l'avenir, vous avez changé +de camarades? dit Estelle. + +--Naturellement, dis-je. + +--Et nécessairement, ajouta-t-elle d'un ton fier, ceux qui vous +convenaient autrefois comme société ne vous conviendraient plus +aujourd'hui?» + +En conscience, je doute fort qu'il me restât en ce moment la plus légère +intention d'aller voir Joe; mais s'il m'en restait une ombre, cette +observation la fit évanouir. + +«Vous n'aviez en ce temps-là aucune idée de la fortune qui vous était +destinée? dit Estelle. + +--Pas la moindre.» + +Son air de complète supériorité en marchant à côté de moi, et mon air de +soumission et de naïveté en marchant à côté d'elle formaient un +contraste que je sentais parfaitement: il m'eût encore fait souffrir +davantage, si je ne l'avais considéré comme venant absolument de moi, +qui étais si éloigné d'elle par mes manières, et en même temps si +rapproché d'elle par ma passion. + +Le jardin était trop encombré de végétation pour qu'on y pût marcher à +l'aise, et quand nous en eûmes fait deux ou trois fois le tour, nous +rentrâmes dans la cour de la brasserie. Je lui montrai avec finesse +l'endroit où je l'avais vue marcher sur les tonneaux le premier jour des +temps passés, et elle me dit en accompagnant ses paroles d'un regard +froid et indifférent: + +«Vraiment!... ai-je fait cela?» + +Je lui rappelai l'endroit où elle était sortie de la maison pour me +donner à manger et à boire, et elle me répondit: + +«Je ne m'en souviens pas. + +--Vous ne vous souvenez pas de m'avoir fait pleurer? dis-je. + +--Non,» fit-elle en secouant la tête et en regardant autour d'elle. + +Je crois vraiment que son peu de mémoire, et surtout son indifférence me +firent pleurer de nouveau en moi-même, et ce sont ces larmes-là qui sont +les larmes les plus cuisantes de toutes celles que l'on puisse verser. + +«Vous savez, dit Estelle, d'un air de condescendance qu'une belle et +ravissante femme peut seule prendre, que je n'ai pas de coeur... si cela +peut avoir quelque rapport avec ma mémoire.» + +Je me mis à balbutier quelque chose qui indiquait assez que je prenais +la liberté d'en douter... que je savais le contraire... qu'il était +impossible qu'une telle beauté n'ait pas de coeur.... + +«Oh! j'ai un coeur qu'on peut poignarder ou percer de balles, sans +doute, dit Estelle, et il va sans dire que s'il cessait de battre, je +cesserais de vivre, mais vous savez ce que je veux dire: je n'ai pas la +moindre douceur à cet endroit-là. Non; la sympathie, le sentiment, +autant d'absurdités selon moi.» + +Qu'était-ce donc qui me frappait chez elle pendant qu'elle se tenait +immobile à côté de moi et qu'elle me regardait avec attention? Était-ce +quelque chose qui m'avait frappé chez miss Havisham? Dans quelques uns +de ses regards, dans quelques uns de ses gestes, il y avait une légère +ressemblance avec miss Havisham; c'était cette ressemblance qu'on +remarque souvent entre les enfants et les personnes avec lesquelles ils +ont vécu longtemps dans la retraite, ressemblance de mouvements, +d'expression entre des visages qui, sous d'autres rapports, sont tout à +fait différents. Et pourtant je ne pouvais lui trouver aucune similitude +de traits avec miss Havisham. Je regardai de nouveau, et bien qu'elle me +regardât encore, la ressemblance avait disparu. + +Qu'était-ce donc?... + +«Je parle sérieusement, dit Estelle, sans froncer les sourcils (car son +front était uni) autant que son visage s'assombrissait. Si nous étions +destinés à vivre longtemps ensemble, vous feriez bien de vous pénétrer +de cette idée, une fois pour toutes. Non, fit-elle en m'arrêtant d'un +geste impérieux, comme j'entrouvrais les lèvres, je n'ai accordé ma +tendresse à personne, et je n'ai même jamais su ce que c'était.» + +Un moment après, nous étions dans la brasserie abandonnée, elle +m'indiquait du doigt la galerie élevée d'où je l'avais vue sortir le +premier jour, et me dit qu'elle se souvenait d'y être montée, et de +m'avoir vu tout effarouché. En suivant des yeux sa blanche main, cette +même ressemblance vague, que je ne pouvais définir, me traversa de +nouveau l'esprit. Mon tressaillement involontaire lui fit poser sa main +sur mon bras, et immédiatement le fantôme s'évanouit encore et disparut. + +Qu'était-ce donc?... + +«Qu'avez-vous? demanda Estelle. Êtes-vous effrayé? + +--Je le serais, si je croyais ce que vous venez de dire, répondis-je +pour finir. + +--Alors vous ne le croyez pas? N'importe, je vous l'ai dit, miss +Havisham va bientôt vous le rappeler. Faisons encore un tour de jardin, +puis vous rentrerez. Allons! il ne faut pas pleurer sur ma cruauté: +aujourd'hui, vous serez mon page; donnez-moi votre épaule.» + +Sa belle robe avait traîné à terre, elle la relevait alors d'une main et +de l'autre me touchait légèrement l'épaule en marchant. Nous fîmes +encore deux ou trois tours dans ce jardin abandonné, qui pour moi +paraissait tout en fleurs. Les végétations jaunes et vertes qui +sortaient des fentes du vieux mur eussent-elles été les fleurs les plus +belles et les plus précieuses, qu'elles ne m'eussent pas laissé un plus +charmant souvenir. + +Il n'y avait pas entre nous assez de différence d'années pour l'éloigner +de moi: nous étions presque du même âge, quoi que bien entendu elle +parût plus âgée que moi; mais l'air d'inaccessibilité que lui donnaient +sa beauté et ses manières me tourmentait au milieu de mon bonheur; +cependant, j'avais l'assurance intime que notre protectrice nous avait +choisis l'un pour l'autre. Malheureux garçon! + +Enfin, nous rentrâmes dans la maison et j'appris avec surprise que mon +tuteur était venu voir miss Havisham pour affaires, et qu'il reviendrait +dîner. Les vieilles branches des candélabres de la chambre avaient été +allumées pendant notre absence, et miss Havisham m'attendait dans son +fauteuil. + +Je dus pousser le fauteuil comme par le passé, et nous commençâmes notre +lente promenade habituelle autour des cendres du festin nuptial. Mais +dans cette chambre funèbre, avec cette image de la mort, couchée dans ce +fauteuil et fixant ses yeux sur elle, Estelle paraissait plus belle, +plus brillante que jamais, et je tombai sous un charme encore plus +puissant. + +Le temps s'écoula ainsi, l'heure du dîner approchait, et Estelle nous +quitta pour aller à sa toilette. Nous nous étions arrêtés près du centre +de la longue table et miss Havisham, un de ses bras flétris hors du +fauteuil, reposait sa main crispée sur la nappe jaunie. + +Estelle ayant retourné la tête et jeté un coup d'oeil par-dessus son +épaule, avant de sortir, miss Havisham lui envoya de la main un baiser; +elle imprima à ce mouvement une ardeur dévorante, vraiment terrible dans +son genre. Puis Estelle étant partie, et nous restant seuls, elle se +tourna vers moi, et me dit à voix basse: + +«N'est-elle pas belle... gracieuse... bien élevée? Ne l'admirez-vous +pas? + +--Tous ceux qui la voient doivent l'admirer, miss Havisham.» + +Elle passa son bras autour de mon cou et attira ma tête contre la +sienne, toujours appuyée sur le dos de son fauteuil. + +«Aimez-la.... Aimez-la!... Aimez-la.... Comment est-elle avec vous?» + +Avant que j'eusse eu le temps de répondre, si toutefois j'avais pu +répondre à une question si délicate, elle répéta: + +«Aimez-la!... Aimez-la!... Si elle vous traite avec faveur, aimez-la!... +Si elle vous accable, aimez-la!... Si elle déchire votre coeur en +morceaux, et à mesure qu'il deviendra plus vieux et plus fort, il +saignera davantage, aimez-la!... aimez-la!... aimez-la!...» + +Jamais je n'avais vu une ardeur aussi passionnée que celle avec laquelle +elle prononçait ces mots. Je sentais autour de mon cou les muscles de +son bras amaigri se gonfler sous l'influence de la passion qui la +possédait. + +«Écoutez-moi, Pip, je l'ai adoptée pour qu'on l'aime, je l'ai élevée +pour qu'on l'aime, je lui ai donné de l'éducation pour qu'on l'aime, +j'en ai fait ce qu'elle est afin qu'elle pût être aimée, aimez-la!...» + +Elle répétait le mot assez souvent pour ne laisser aucun doute sur ce +qu'elle voulait dire; mais si le mot souvent répété eût été un mot de +haine, au lieu d'être un mot d'amour, tels que désespoir, vengeance, +mort cruelle, il n'aurait pu résonner davantage à mes oreilles comme une +malédiction. + +«Je vais vous dire, fit-elle dans le même murmure passionné et +précipité, ce que c'est que l'amour vrai: c'est le dévouement aveugle, +l'abnégation entière, la soumission absolue, la confiance et la foi +contre vous-même et contre le monde entier, l'abandon de votre âme et de +votre coeur tout entier à la personne aimée. C'est ce que j'ai fait!» + +Lorsqu'elle arriva à ces paroles et à un cri sauvage qui les suivit, je +la retins par la taille, car elle se soulevait sur son fauteuil, +enveloppée dans sa robe qui lui servait de suaire, et s'élançait dans +l'espace comme si elle eût voulu se briser contre la muraille et tomber +morte. + +Tout ceci se passa en quelques secondes. En la remettant dans son +fauteuil, je crus sentir une odeur qui ne m'était pas inconnue; en me +tournant, j'aperçus mon tuteur dans la chambre. + +Il portait toujours, je crois ne pas l'avoir dit encore, un riche +foulard, de proportions imposantes, qui lui était d'un grand secours +dans sa profession. Je l'ai vu remplir de terreur un client ou un +témoin, en déployant avec cérémonie ce foulard, comme s'il allait se +moucher immédiatement, puis s'arrêtant, comme s'il voyait bien qu'il +n'aurait pas le temps de le faire avant que le client ou le témoin ne se +fussent compromis; le client ou le témoin, à demi compromis, imitant son +exemple, s'arrêtait immédiatement, comme cela devait être. Quand je le +vis dans la chambre, il tenait cet expressif mouchoir de poche des deux +mains et nous regardait. En rencontrant mon oeil, il dit clairement, par +une pause momentanée et silencieuse, tout en conservant son attitude: +«En vérité! C'est singulier!» Puis il se servit de son mouchoir comme on +doit s'en servir, avec un effet formidable. + +Miss Havisham l'avait vu en même temps que moi. Comme tout le monde, +elle avait peur de lui. Elle fit de violents efforts pour se remettre, +et balbutia qu'il était aussi exact que toujours. + +«Toujours exact, répéta-t-il en venant à moi; comment ça va-t-il, Pip? +Vous ferai-je faire un tour, miss Havisham? Ainsi donc, vous voilà ici, +Pip?» + +Je lui dis depuis quand j'étais arrivé, et comment miss Havisham avait +désiré que je vinsse voir Estelle. Ce à quoi il répliqua: + +«Ah! c'est une très jolie personne!» + +Puis il poussa devant lui miss Havisham dans son fauteuil avec une de +ses grosses mains, et mit l'autre dans la poche de son pantalon, comme +si ladite poche était pleine de secrets. + +«Eh! Pip! combien de fois aviez-vous déjà vu miss Estelle, dit-il en +s'arrêtant. + +--Combien!... + +--Ah! combien de fois? Dix mille fois? + +--Oh! non, pas aussi souvent. + +--Deux fois? + +--Jaggers, interrompit miss Havisham, à mon grand soulagement, laissez +donc mon Pip tranquille, et descendez dîner avec lui.» + +Il s'exécuta, et nous descendîmes ensemble l'escalier. Pendant que nous +nous rendions aux appartements séparés en traversant la cour du fond, il +me demanda combien de fois j'avais vu miss Havisham manger et boire, me +donnant comme de coutume à choisir entre cent fois et une fois. + +Je réfléchis et je répondis: + +«Jamais! + +--Et jamais vous ne la verrez, Pip, reprit-il avec un singulier sourire; +elle n'a jamais souffert qu'on la voie faire l'un ou l'autre depuis +qu'elle a adopté ce genre de vie. La nuit elle erre au hasard dans la +maison et prend la nourriture qu'il lui faut. + +--Permettez, monsieur, dis-je, puis-je vous faire une question? + +--Vous le pouvez, dit-il, mais je suis libre de refuser d'y répondre. +Voyons votre question. + +--Le nom d'Estelle est-il Havisham, ou bien...» + +Je n'avais rien à ajouter. + +«Ou qui? dit-il. + +--Est-ce Havisham? + +--C'est Havisham. + +Cela nous mena jusqu'à la table où elle et Sarah Pocket nous +attendaient. M. Jaggers présidait. Estelle s'assit en face de lui. Nous +dînâmes fort bien, et nous fûmes servis par une servante que je n'avais +jamais vue pendant mes allées et venues, mais qui, je le sais, avait +toujours été employée dans cette mystérieuse maison. Après dîner, on +plaça devant mon tuteur une bouteille de vieux porto; il était évident +qu'il se connaissait en vins, et les deux dames nous laissèrent. Je n'ai +jamais vu autre part, même chez M. Jaggers, rien de pareil à la réserve +que M. Jaggers affectait dans cette maison. Il tenait ses regards +baissés sur son assiette, et c'est à peine si pendant le dîner il les +dirigea une seule fois sur Estelle. Quand elle lui parlait, il écoutait +et répondait, mais ne la regardait jamais, du moins je ne m'en aperçus +pas. De son côté, elle le regardait souvent avec intérêt et curiosité, +sinon avec méfiance; mais il n'avait jamais l'air de se douter de +l'attention dont il était l'objet. Pendant tout le temps que dura le +dîner, il semblait prendre un malin plaisir à rendre Sarah Pocket plus +jaune et plus verte, en revenant souvent dans la conversation à mes +espérances; mais là encore il semblait ne se douter de rien, il allait +jusqu'à paraître arracher, et il arrachait en effet, bien que je ne +susse pas comment, des renseignements sur mon innocent individu. + +Quand lui et moi restâmes seuls, il se posa et il se répandit sur toute +sa personne un air de tranquillité parfaite, conséquence probable des +informations qu'il possédait sur tout le monde en général. C'en était +réellement trop pour moi. Il contre-examinait jusqu'à son vin quand il +n'avait rien d'autre sous la main; il le plaçait entre la lumière et +lui, le goûtait, le retournait dans sa bouche, puis l'avalait, posait le +verre, le reprenait, regardait de nouveau le vin, le sentait, +l'essayait, le buvait, remplissait de nouveau son verre, le +contre-examinait encore jusqu'à ce que je fusse aussi inquiet que si +j'avais su que le vin lui disait quelque chose de désagréable sur mon +compte. Trois ou quatre fois, je crus faiblement que j'allais entamer la +conversation; mais toutes les fois qu'il me voyait sur le point de lui +demander quelque chose, il me regardait, son verre à la main, en +tournant et retournant son vin dans sa bouche, comme pour me faire +remarquer que c'était inutile de lui parler puisqu'il ne pourrait pas me +répondre. + +Je crois que miss Pocket sentait que ma présence la mettait en danger de +devenir folle et d'aller peut-être jusqu'à déchirer son bonnet, lequel +était un affreux bonnet, une espèce de loque en mousseline, et à semer +le plancher de ses cheveux, lesquels n'avaient assurément jamais poussé +sur sa tête. Elle ne reparut que plus tard lorsque nous remontâmes chez +miss Havisham pour faire un whist. Pendant notre absence, miss Havisham +avait, d'une manière vraiment fantastique, placé quelques uns de ses +plus beaux bijoux de sa table de toilette dans les cheveux d'Estelle, +sur son sein et sur ses bras, et je vis jusqu'à mon tuteur qui la +regardait par-dessous ses épais sourcils, et levait un peu les yeux +quand cette beauté merveilleuse se trouvait devant lui avec son brillant +éclat de lumière et de couleur. + +Je ne dirai rien de la manière étonnante avec laquelle il gardait tous +ses atouts au whist, et parvenait, au moyen de basses cartes qu'il avait +dans la main, à rabaisser complètement la gloire de nos rois et de nos +reines, ni de la conviction que j'avais qu'il nous regardait comme trois +innocentes et pauvres énigmes qu'il avait devinées depuis longtemps. Ce +dont je souffrais le plus, c'était l'incompatibilité qui existait entre +sa froide personne et mes sentiments pour Estelle; ce n'était pas parce +que je savais que je ne pourrais jamais me décider à lui parler d'elle, +ni parce que je savais que je ne pourrais jamais supporter de l'entendre +faire craquer ses bottes devant elle, ni parce que je savais que je ne +pourrais jamais me résigner à le voir se laver les mains près d'elle: +c'était parce que je savais que mon admiration serait toujours à un ou +deux pieds au-dessus de lui, et que mes sentiments seraient regardés par +lui comme une circonstance aggravante. + +On joua jusqu'à neuf heures, et alors il fut convenu que, lorsque +Estelle viendrait à Londres j'en serais averti, et que j'irais +l'attendre à la voiture. Puis je lui dis bonsoir, je lui serrai la main +et je la quittai. + +Mon tuteur occupait au _Cochon bleu_ la chambre voisine de la mienne. +Jusqu'au milieu de la nuit les paroles de miss Havisham: «Aimez-la! +aimez-la! aimez-la!» résonnèrent à mon oreille. Je les adaptai à mon +usage, et je répétais à mon oreille: «Je l'aime!... je l'aime!... je +l'aime!...» plus de cent fois. Alors un transport de gratitude envers +miss Havisham s'empara de moi en songeant qu'Estelle m'était destinée, à +moi, autrefois le pauvre garçon de forge. Puis je pensais avec crainte +qu'elle n'entrevoyait pas encore cette destinée sous le même jour que +moi. Quand commencerait-elle à s'y intéresser? Quand me serait-il donné +d'éveiller son coeur muet et endormi? + +Mon Dieu! je croyais ces émotions grandes et nobles, et je ne pensais +pas qu'il y avait quelque chose de bas et de petit à rester éloigné de +Joe parce que je savais qu'elle avait et qu'elle devait avoir un profond +dédain pour lui. Il n'y avait qu'un jour que Joe avait fait couler mes +larmes, mais elles avaient bien vite séché!... Dieu me pardonne! elles +avaient bien vite séché!... + +FIN DU PREMIER VOLUME. + + + + +TOME SECOND. + + + + +CHAPITRE I. + + +Le matin, après avoir bien considéré la chose, tout en m'habillant au +_Cochon bleu_, je résolus de dire à mon tuteur que je ne savais pas trop +si Orlick était bien le genre d'homme qui convenait pour remplir un +poste de confiance chez miss Havisham. + +«Sans doute, il n'est pas tout à fait le genre d'homme qu'il faut, Pip, +dit mon tuteur, sachant d'avance à quoi s'en tenir sur son compte; parce +que l'homme qui remplit un poste de confiance n'est jamais le genre +d'homme qu'il faut.» + +Et il sembla ravi de trouver que ce poste en particulier n'était pas +tenu exceptionnellement par quelqu'un du genre qu'il fallait, et il +m'écouta d'un air satisfait pendant que je lui racontais ce que je +savais d'Orlick. + +«Très bien, Pip, dit-il quand j'eus fini, je passerai tout à l'heure +pour remercier notre ami.» + +Un peu alarmé par cette promptitude d'action, j'opinai pour un peu de +délai, et je ne lui cachai même pas que notre ami lui-même serait +peut-être assez difficile à manier. + +«Oh! allons donc! dit mon tuteur en laissant passer le bout de son +mouchoir de poche avec une entière confiance, je voudrais bien le voir +discuter la chose avec moi!» + +Comme nous devions retourner ensemble à Londres par la voiture de midi, +et que j'avais déjeuné avec une si grande appréhension de voir paraître +Pumblechook, que je pouvais à peine tenir ma tasse, cela me fournit +l'occasion de dire que j'avais besoin de marcher et que j'irais en avant +sur la route de Londres, pendant que M. Jaggers irait à ses affaires, +s'il voulait bien prévenir le cocher que je reprendrais ma place quand +la voiture me rejoindrait. Je pus ainsi fuir le _Cochon bleu_ aussitôt +après déjeuner. En faisant un détour d'un couple de milles, en pleine +campagne, derrière la propriété de Pumblechook, je retombai dans la +grande rue, un peu au-delà de ce traquenard, et je me sentis +comparativement en sûreté. + +Ce me fut un grand plaisir de me retrouver dans la vieille et +silencieuse ville, et il ne m'était pas trop désagréable de me voir, +par-ci par-là, reconnu et lorgné. Un ou deux boutiquiers sortirent même +de leurs boutiques, et marchèrent un peu en avant de moi, dans la rue, +afin de pouvoir se retourner, comme s'ils avaient oublié quelque chose, +et se trouver face à face avec moi pour me contempler. Dans ces +occasions, je ne sais pas qui d'eux ou de moi faisait le pire semblant: +eux de ne pas me regarder, moi de ne pas les voir; toujours est-il que +ma position me semblait une position distinguée, et que je n'en étais +pas du tout mécontent, quand le sort jeta sur mon chemin ce mécréant +sans nom, le garçon du tailleur Trabb. + +En portant les yeux à une certaine distance en avant, j'aperçus ce +garçon, qui approchait en se battant les flancs avec un grand sac bleu +qui était vide. Jugeant qu'un regard tranquille et indifférent, jeté sur +lui comme par hasard, était ce qui me convenait le mieux et ce qui +parviendrait probablement à conjurer son mauvais esprit, je m'avançai +avec une grande placidité de visage, et je me félicitais déjà de mon +succès, quand tout à coup les genoux du garçon de Trabb +s'entre-choquèrent, ses cheveux se dressèrent, sa casquette tomba, tous +ses membres tremblèrent avec violence, il chancela enfin sur la route, +en criant à la populace: + +«Au secours!... soutenez-moi!... j'ai peur!...» + +Il feignait d'être au comble de la terreur et de la prostration, par +l'effet de la dignité de ma démarche et de toute ma personne. Quand je +passai à côté de lui, ses dents claquèrent à grand bruit dans sa bouche, +et il se prosterna dans la poussière, avec tous les signes d'une +humiliation profonde. + +C'était une chose bien dure à supporter, mais ça n'était encore rien que +cela. Je n'avais pas fait deux cents pas, quand, à mon inexprimable +terreur, à mon juste étonnement et à ma profonde indignation, je vis de +nouveau le garçon Trabb qui approchait. Il venait de tourner le coin +d'une rue; son sac bleu était passé sur son épaule, ses yeux reflétaient +un honnête empressement, et la détermination de gagner au plus vite la +maison de Trabb se lisait dans sa démarche. Cette fois, ce fut avec une +espèce d'épouvante qu'il eut l'air de me découvrir. Il éprouva les mêmes +effets que la première fois, mais avec un mouvement de rotation; il +courut autour de moi tout en chancelant, les genoux faibles et +tremblants, et les mains levées comme pour demander miséricorde. Ses +prétendues souffrances furent une grande jubilation pour les +spectateurs; quant à moi, j'étais littéralement confondu. + +Je n'avais pas dépassé de beaucoup la poste aux lettres, quand de +nouveau j'aperçus le garçon de Trabb, débusquant par un chemin détourné. +Cette fois, il était entièrement changé; il portait le sac bleu de la +manière dégagée dont je portais mon pardessus et se carrait en face de +moi, de l'autre côté de la rue, suivi d'une foule joyeuse de jeunes +amis, auxquels il criait de temps en temps, en agitant la main et en +prenant un air superbe: + +«Je ne vous connais pas! je ne vous connais pas!» + +Les mots ne pourraient donner une idée de l'outrage et du ridicule +lancés sur moi par le garçon de Trabb, quand, passant à côté de moi, il +tirait son col de chemise, frisait ses cheveux, appuyait son poing sur +la hanche, tout en se carrant d'une manière extravagante, en balançant +ses coudes et son corps, et en criant à ceux qui le suivaient: + +«Connais pas!... connais pas!... Sur mon âme, je ne vous connais +pas!...» + +Son ignominieux cortège se mit immédiatement à pousser des cris et à me +poursuivre sur le pont. Ces cris ressemblaient à ceux d'une basse-cour +extrêmement effrayée, dont les volatiles m'auraient connu quand j'étais +forgeron; ils mirent le comble à ma honte lorsque je quittai la ville, +et me poursuivirent jusqu'en plein champ. + +Mais, à moins d'avoir, en cette occasion, ôté la vie au garçon de Trabb, +je ne sais réellement pas aujourd'hui ce que j'aurais pu faire, sinon de +me résigner à endurer ce supplice. Lui chercher querelle dans la rue ou +tirer de lui une autre réparation que le meilleur sang de son coeur, eût +été futile et dégradant. C'était d'ailleurs un garçon que personne ne +pouvait atteindre, un serpent invulnérable et astucieux, qui, traqué +dans un coin, s'échappait entre les jambes de celui qui le poursuivait, +en sifflant dédaigneusement. J'écrivis cependant, par le courrier du +lendemain, à M. Trabb pour lui dire que M. Pip se devait à lui-même de +cesser à l'avenir tout rapport avec un homme qui pouvait oublier ce +qu'il devait aux intérêts de la société, au point d'employer un garçon +qui excitait le dégoût et le mépris de tous les gens respectables. + +La voiture, portant dans ses flancs M. Jaggers, arriva en temps +opportun. Je repris donc ma place sur l'impériale et j'arrivai à +Londres, sauf, mais non sain, car mon coeur était déchiré. Dès mon +arrivée, j'envoyai à Joe une morue et une bourriche d'huîtres, comme +offrande expiatoire, en réparation de ce que je n'étais pas allé +moi-même lui faire une visite; puis je me rendis à l'hôtel Barnard. + +Je trouvai Herbert en train de dîner avec des viandes froides, et +enchanté de me revoir. Ayant envoyé le Vengeur au restaurant pour +demander une addition au dîner, je sentis que je devais ce soir-là même +ouvrir mon coeur à mon camarade et ami. Cette confidence ne regardant +aucunement le Vengeur qui était dans le vestibule, et cette pièce, vue +par le trou de la serrure, ne paraissait guère qu'une antichambre, je +l'envoyai au spectacle. Je ne pourrais donner une meilleure preuve de la +dureté de mon esclavage, vis-à-vis de ce maître, que les dégradantes +subtilités auxquelles j'étais forcé d'avoir recours pour lui trouver de +l'emploi. J'avais si peu de ressources, que souvent je l'envoyais au +coin de Hyde Park pour voir quelle heure il était. + +Quand nous eûmes fini de dîner, les pieds posés sur les chenets, je lui +dis: + +«Mon cher Herbert, j'ai quelque chose de très particulier à vous +communiquer. + +--Mon cher Haendel, répondit-il, j'écouterai avec attention et déférence +ce que vous voudrez bien me confier. + +--Cela me concerne, Herbert, dis-je, ainsi qu'une autre personne.» + +Herbert se croisa les pieds, regarda le feu, la tête penchée de côté, +et, l'ayant vainement regardé pendant un moment, il me regarda de +nouveau, parce que je ne continuais pas. + +«Herbert, dis-je en mettant ma main sur son genou, j'aime... j'adore +Estelle.» + +Au lieu d'être abasourdi, Herbert répliqua comme si de rien n'était: + +«C'est juste! Eh bien? + +--Eh bien! Herbert, est-ce là tout ce que vous me dites: Eh bien? + +--Après? voulais-je dire, fit Herbert; il va sans dire que je sais cela. + +--Comment savez-vous cela? dis-je. + +--Comment je le sais, Haendel?... Mais par vous. + +--Je ne vous l'ai jamais dit. + +--Vous ne me l'avez jamais dit?... Vous ne m'avez jamais dit non plus +quand vous vous êtes fait couper les cheveux, mais j'ai eu assez +d'intelligence pour m'en apercevoir. Vous l'avez toujours adorée, depuis +que je vous connais. Vous êtes arrivé ici avec votre adoration et votre +portemanteau! Jamais dit!... mais vous ne m'avez dit que cela du matin +au soir. En me racontant votre propre histoire, vous m'avez dit +clairement que vous aviez commencé à l'adorer la première fois que vous +l'aviez vue, quand vous étiez tout jeune, tout jeune. + +--Très bien, alors, dis-je, nullement fâché de cette nouvelle lumière +jetée sur mon coeur. Je n'ai jamais cessé de l'adorer, et elle est +devenue la plus belle et la plus adorable des créatures. Je l'ai vue +hier, et si je l'adorais déjà, je l'adore doublement maintenant. + +--Il est heureux pour vous alors, Haendel, dit Herbert, que vous ayez +été choisi pour elle, et que vous lui soyez destiné. Sans nous occuper +de ce qu'il nous est défendu de rechercher, nous pouvons nous risquer à +dire qu'il ne peut y avoir de doute entre nous sur ce point. Mais +savez-vous ce qu'Estelle pense de cette adoration? + +Je secouai tristement la tête. + +«Oh! elle en est à mille lieues. + +--Patience, mon cher Haendel; vous avez le temps, vous avez le temps! +Mais vous avez encore quelque chose à me dire? + +--Je suis honteux de le dire, répondis-je, et pourtant il n'y a pas plus +de mal à le dire qu'à le penser: vous m'appelez un heureux mortel... +sans doute je le suis. Hier je n'étais encore qu'un pauvre garçon de +forge; aujourd'hui, je suis... quoi?... + +--Dites un bon garçon, si vous voulez finir votre phrase, répondit +Herbert en souriant et en pressant mes mains dans les siennes, un bon +garçon, un curieux mélange d'impétuosité et d'hésitation, de hardiesse +et de défiance, d'animation et de rêverie.» + +Je m'arrêtai un instant pour considérer si mon caractère contenait +réellement un pareil mélange. Je n'en retrouvai pas les éléments; mais +je pensais que cela ne valait pas la peine d'être discuté. + +«Quand je demande ce que je suis aujourd'hui, Herbert, continuai-je, je +traduis en parole la pensée qui me préoccupe le plus; vous dites que je +suis heureux! Je sais que je n'ai rien fait pour m'élever, et que c'est +la fortune seule qui a tout fait. C'est avoir eu bien de la chance, et +pourtant quand je pense à Estelle.... + +--Et quand vous n'y pensez pas, êtes-vous plus tranquille? interjeta +Herbert, les yeux fixés sur le feu, ce qui me parut très bon et très +sympathique de sa part. + +--... Alors, mon cher Herbert, je ne puis vous dire combien je me sens +dépendant de tout et incertain de l'avenir, et à combien de centaines de +hasards je m'en sens exposé. Tout en évitant le terrain défendu, comme +vous l'avez fait si judicieusement tout à l'heure, je puis encore dire +que toutes mes espérances dépendent de la constance d'une +personne,--sans nommer personne,--et m'affliger de voir ces espérances +encore si vagues et si indéfinies.» + +En disant cela, je soulageai mon esprit de tout ce qui l'avait toujours +tourmenté plus ou moins; mais, sans nul doute, depuis la veille plus que +jamais. + +«Maintenant, Haendel, répliqua Herbert de son ton gai et encourageant, +il me semble que les angoisses d'une tendre passion nous font regarder +le défaut de notre cheval avec un verre grossissant, et détournent notre +attention de ses qualités. Ne m'avez-vous pas raconté que votre tuteur, +M. Jaggers, vous avait dit, dès le début, que vous n'aviez pas que des +espérances? Et même, s'il ne vous l'avait pas dit, bien que ce soit là +un très grand _si_, j'en conviens, ne pensez-vous pas que de tous les +hommes de Londres, M. Jaggers serait le dernier à continuer ses +relations actuelles avec vous, s'il n'était pas sûr de son terrain?» + +Je répondis que je ne pouvais nier que ce fût là un grand point, et, +comme il arrive souvent en pareil cas, je le dis en ayant l'air de faire +avec répugnance une concession à la vérité et à la justice, et comme si +j'avais réprimé le besoin de le nier! + +«Je crois bien que c'est un grand point, dit Herbert, et je crois aussi +que vous seriez bien embarrassé d'en trouver un plus grand. Du reste, +vous devez attendre le bon plaisir de votre tuteur comme il doit +attendre le bon plaisir de ses clients. Vous aurez vingt et un ans avant +de savoir où vous en êtes; peut-être alors recevrez-vous quelque nouvel +éclaircissement. Dans tous les cas, vous serez plus près de le recevoir, +car il faut bien que cela vienne à la fin. + +--Quel charmant caractère vous avez, dis-je en admirant avec +reconnaissance l'entrain de ses manières. + +--Ce doit être, dit Herbert, car je n'ai guère que cela. Je dois +reconnaître que le bon sens de ce que je viens de dire n'est pas de moi, +mais de mon père. La seule remarque que je lui ai jamais entendu faire +sur votre situation, c'est cette conclusion: «La chose est faite et +arrangée, ou sans cela M. Jaggers ne s'en mêlerait pas.» Et maintenant, +avant d'en dire davantage sur mon père, ou le fils de mon père, et de +vous rendre confidence pour confidence, j'éprouve le besoin de me rendre +sérieusement désagréable à vos yeux, positivement repoussant. + +--Vous n'y réussirez pas, dis-je. + +--Oh! si! dit-il. Une... deux... trois... et je commence, Haendel, mon +bon ami...» + +Quoi qu'il parlât d'un ton fort léger, il était très ému. + +«J'ai pensé, depuis que nous causons ici, les pieds sur les barreaux de +la grille, que votre mariage avec Estelle ne peut être assurément une +condition de votre héritage, si votre tuteur ne vous en a jamais parlé. +Ai-je raison de comprendre ainsi ce que vous m'avez dit, qu'il n'a +jamais fait allusion à elle, en aucune manière, directement ou +indirectement; que votre protecteur pouvait avoir des vues quant à votre +mariage futur? + +--Jamais. + +--Maintenant, Haendel, je ne veux pas vous faire de peine, sur mon âme +et sur mon honneur! Ne lui étant pas engagé, ne pouvez-vous vous +détacher d'elle? Je vous ai dit que j'allais être désagréable.» + +Je détournai la tête, car quelque chose de glacial et d'inattendu +fondait sur moi, comme le vent des vieux marais venant de la mer; un +sensation pénible comme celle qui m'avait subjugué le matin où j'avais +quitté la forge, quand le brouillard se levait solennellement, et quand +j'avais mis la main sur le poteau indicateur de notre village, fit de +nouveau battre mon coeur. Il y eut entre nous un silence de quelques +instants. + +«Oui, mais mon cher Haendel, continua Herbert, comme si nous avions +parlé au lieu de garder le silence, ce qui rend la chose très sérieuse, +c'est qu'elle a pris d'aussi fortes racines dans la poitrine d'un garçon +que la nature et les circonstances ont fait si romanesque! Songez à la +manière dont elle a été élevée, et songez à miss Havisham. Songez à ce +qu'elle est par elle-même. Mais voilà que je deviens repoussant et que +vous me haïssez: cela peut amener des événements malheureux. + +--Je sais tout ce que vous pouvez me dire, Herbert, repris-je en +continuant de tenir ma tête tournée, mais je ne puis m'empêcher de +l'aimer. + +--Vous ne pouvez vous en détacher? + +--Non, cela m'est impossible! + +--Vous ne pouvez pas essayer, Haendel? + +--Non, cela m'est impossible! + +--Eh bien! dit Herbert en se levant et se secouant vivement, comme s'il +avait dormi, et se mettant vivement à remuer le feu, maintenant, je vais +essayer de devenir agréable!» + +Il fit le tour de la chambre, secoua les rideaux, mit les chaises à leur +place, rangea les livres et tout ce qui traînait, regarda dans le +vestibule, jeta un coup d'oeil dans la boite aux lettres, ferma la porte +et revint prendre sa chaise au coin du feu, où il s'assit, en berçant sa +jambe gauche entre ses deux bras. + +«Je vais vous dire un ou deux mots, Haendel, touchant mon père et le +fils de mon père. Je crains qu'il soit à peine nécessaire, pour le fils +de mon père, de vous faire remarquer que l'établissement de mon père +n'est pas tenu d'une façon bien brillante. + +--Il y a toujours plus qu'il ne faut, Herbert, dis-je, pour dire quelque +chose d'encourageant. + +--Oh! oui; c'est aussi ce que dit le balayeur et aussi la marchande de +poisson, qui demeure dans la rue qui se trouve derrière. Sérieusement, +Haendel, car le sujet est assez sérieux, vous savez ce qui en est aussi +bien que moi. Je crois qu'il fut un temps où mon père s'occupait encore +de quelque chose; mais si ce temps a jamais existé, il n'est plus. +Puis-je vous demander si vous avez déjà eu l'occasion de remarquer dans +votre pays que les enfants, qui ne sont pas positivement de bons partis, +sont toujours très particulièrement pressés de se marier?» + +Cette question était si singulière, que je lui demandai en retour: + +«En est-il ainsi? + +--Je ne sais pas, dit Herbert, et c'est ce que j'ai besoin de savoir, +parce que c'est positivement le cas avec nous. Ma pauvre soeur +Charlotte, qui venait après moi et qui est morte avant sa quatorzième +année, en est un exemple frappant. La petite Jane est de même; son désir +d'être maritalement établie pourrait vous faire croire qu'elle a passé +sa courte existence dans la contemplation perpétuelle du bonheur +domestique. Le petit Alick, qui est encore en robe, a déjà pris des +arrangements pour son union avec une jeune personne très convenable de +Kew, et, en vérité, je pense qu'à l'exception du Baby, nous sommes tous +fiancés. + +--Alors, vous aussi, vous l'êtes? dis-je. + +--Je le suis, dit Herbert, mais c'est un secret.» + +Je l'assurai de ma discrétion, et je le priai de me faire la faveur de +me donner de plus longs détails. Il avait parlé avec tant de délicatesse +et de sympathie de ma faiblesse, que j'avais besoin de savoir quelque +chose de sa force. + +«Puis-je demander le nom de la personne? dis-je. + +--Clara, dit Herbert. + +--Habite-t-elle Londres? + +--Oui. Peut-être dois-je dire, fit Herbert, qui était devenu très abattu +et très faible depuis que nous avions abordé cet intéressant sujet, +qu'elle est un peu au-dessous des absurdes notions de famille de ma +mère. Son père était employé aux vivres dans la marine; je crois que +c'était une espèce de _purser_[9]. + + [Note 9: _Purser_ est le titre qui, sur les vaisseaux de la marine + royale et de la marine marchande, est donné à l'officier ou à l'employé + chargé de toutes les questions relatives aux approvisionnements et au + service de la table. Cet emploi correspond à peu près à celui de nos + comptables.] + +--Qu'est-il maintenant? + +--Maintenant, il est invalide, répondit Herbert. + +--Vivant... sur?... + +--À un premier étage, dit Herbert, qui n'y était pas du tout, car +j'avais voulu parler de ses moyens d'existence. Je ne l'ai jamais vu +depuis que je connais Clara, car il ne quitte pas sa chambre, qui est +au-dessus, mais je l'ai entendu constamment aller et venir et faire un +vacarme effroyable en roulant quelque terrible instrument sur le +plancher.» + +Herbert me regarda et se mit à rire de tout son coeur, et recouvra en un +moment ses manières enjouées ordinaires. + +«Ne vous attendez-vous pas à le voir? + +--Oh! oui, je m'attends toujours à le voir, répondit Herbert, parce que +je ne l'entends jamais sans m'attendre à le voir passer à travers le +plancher, mais je ne sais pas combien de temps les solives pourront y +tenir.» + +Quand il eut encore ri de tout son coeur, il redevint inquiet, et me dit +que dès qu'il aurait réalisé un capital, il avait l'intention d'épouser +cette jeune personne. Puis il ajouta comme une chose fort mélancolique, +mais allant de soi: + +«Mais on ne peut se marier, vous le savez, tant qu'on ne s'est pas +encore tiré d'affaire.» + +Comme nous étions à contempler le feu, et que je pensais combien le +capital était quelquefois un rêve difficile à réaliser, je mis mes mains +dans mes poches. Un morceau de papier plié, qui se trouvait dans l'une +d'elles, attira mon attention. Je l'ouvris, et je vis que c'était le +programme de théâtre que j'avais reçu de Joe, et qui annonçait le +célèbre amateur de province, le Roscius en renom. + +«Dieu me bénisse! m'écriai-je involontairement; c'est pour ce soir!» + +Ceci changea notre sujet de conversation en un moment, et nous résolûmes +immédiatement de nous rendre au théâtre. Donc, lorsque j'eus pris +l'engagement de consoler et d'aider Herbert dans son affaire de coeur, +par tous les moyens praticables et impraticables, quand Herbert m'eut +dit que sa fiancée me connaissait déjà de réputation, et que je lui +serais présenté, et quand nous eûmes scellé d'une chaude poignée de main +notre mutuelle confidence, nous soufflâmes nos bougies, nous arrangeâmes +notre feu, et après avoir fermé notre porte, nous nous mîmes en quête de +M. Wopsle et d'Hamlet, prince de Danemark. + + + + +CHAPITRE II[10]. + + +À notre arrivée en Danemark[11], nous trouvâmes le roi et la reine de ce +pays dans deux fauteuils élevés sur une table de cuisine, et tenant leur +cour. Toute la noblesse danoise était là; elle se composait d'un jeune +gentilhomme enfoui dans des bottes en peau de chamois, qu'il avait +probablement héritées d'un ancêtre géant; d'un vénérable pair à figure +sale, qui paraissait n'être sorti des rangs du peuple que dans un âge +très avancé; et d'une personne avec un peigne dans les cheveux, les deux +jambes recouvertes de soie blanche, et présentant une apparence toute +féminine. Mon éminent compatriote, M. Wopsle, chargé du rôle d'Hamlet, +se tenait sournoisement à part, les bras croisés, et j'aurais pu désirer +que ses boucles de cheveux et son front eussent été plus vraisemblables. + + [Note 10: Ce chapitre est, comme on le verra, consacré au récit + d'une représentation d'_Hamlet_ sur un théâtre de trente-sixième ordre. + Le chef-d'oeuvre de Shakespeare est trop généralement connu en France + pour que les excentricités de cette représentation aient besoin de + commentaires. Nous dirons seulement que les représentations de + Shakespeare sur des théâtres borgnes son en effet un des côtés + caractéristiques de la liberté des théâtres en Angleterre, et ce sont + justement elles qui donnent la mesure de l'immense popularité de cette + grande illustration nationale.] + + [Note 11: C'est-à-dire au théâtre, la scène se passant en Danemark.] + +Plusieurs petites circonstances curieuses transpiraient à mesure que +l'action se déroulait. Le défunt roi paraissait non seulement avoir été +atteint d'un rhume au moment de sa mort, mais l'avoir emporté avec lui +dans la tombe, et l'avoir rapporté en sortant. Le royal fantôme portait +aussi un fantôme de manuscrit autour de son bâton de commandement, qu'il +avait l'air de consulter de temps en temps, et cela avec une tendance +évidente à perdre l'endroit où il en était resté, ce qui résultait sans +doute de son état de mortalité. C'est ce qui, je pense, amena la galerie +à conseiller à l'ombre de tourner la page, recommandation qu'elle prit +extrêmement mal. Il faut aussi faire remarquer que cet esprit +majestueux, qui avait l'air, en faisant son apparition, d'avoir marché +longtemps et d'avoir parcouru une distance énorme, sortait d'un mur, +immédiatement contigu. Cela fut cause que les terreurs qu'il inspirait +furent reçues avec dérision. La reine de Danemark, dame très gaillarde, +fut considérée par le public comme ayant trop de cuivre sur sa personne. +Son menton se réunissait à son diadème par une large bande de ce métal, +comme si elle eût eu un mal de dents formidable. Sa taille était ceinte +d'une autre bande, et chacun de ses bras également, de sorte qu'on lui +donnait tout haut le nom de grosse caisse. Le jeune gentilhomme, dans +les bottes de son ancêtre, était très insuffisant pour représenter tout +d'une baleine à lui seul, un marin habile, un acteur ambulant, un +fossoyeur, un prêtre et un personnage de la plus haute importance, +assistant à l'assaut d'armes devant la cour, et qui par son oeil habile +et son jugement sain, était appelé à juger les plus beaux coups. Cela +amena graduellement le public à manquer graduellement d'indulgence pour +lui, et lorsque enfin on le reconnut dans les saints ordres, se refusant +à célébrer le service funèbre, l'indignation générale ne connut plus de +bornes et le poursuivit sous la forme de coquilles de noix. En dernier +lieu, Ophélia fut en proie à une folie si lente et si musicale, que, +lorsque au moment voulu, elle eut ôté son écharpe de mousseline blanche, +qu'elle l'eut pliée et entourée, un mauvais plaisant du parterre, qui +depuis longtemps rafraîchissait son nez impatient contre une barre de +fer du premier rang, s'écria: + +«Maintenant que le moutard est couché, qu'on nous donne à souper.» + +Ce qui, pour ne pas dire davantage, était tout à fait hors de propos. + +Tous ces incidents s'accumulaient d'une manière folâtre sur mon +infortuné compatriote. Toutes les fois que le prince indécis avait à +faire une question ou à éclairer un doute, le public l'y aidait. Comme +par exemple, à la question: s'il était plus noble à l'esprit de +souffrir, quelques uns crièrent: + +«Oui!» + +Quelques uns: + +«Non» + +Et d'autres, penchant pour les deux opinions, dirent: + +«Voyons, à pile ou face!» + +C'était tout à fait une conférence d'avocats. Quand il demanda pourquoi +un être comme lui ramperait entre le ciel et la terre, il fut encouragé +par les cris: + +«Écoutez! Écoutez!» + +Lorsqu'il parut avec son bas en désordre (ce désordre exprimé, selon +l'usage, par un pli très propre à la partie supérieure, pli que l'on +obtient, je crois, à l'aide d'un fer à repasser), une discussion s'éleva +dans la galerie, à propos de la pâleur de sa jambe, et le public demanda +si elle était occasionnée par la peur que lui avait faite le fantôme. +Lorsqu'il saisit le flageolet qui ressemblait énormément à une petite +flûte dont on avait joué dans l'orchestre, et qu'on venait de mettre +dehors, on lui demanda, à l'unanimité, le _Rule Britannia._ Quand il +recommanda à l'accompagnateur de ne pas massacrer l'air, le mauvais +plaisant dit: + +«Et vous non plus, vous êtes bien plus mauvais que lui.» + +Et j'éprouve de la peine à ajouter que des éclats de rire accueillirent +M. Wopsle dans chacune de ces occasions. + +Mais ses plus rudes épreuves furent dans le cimetière, qui avait +l'apparence d'une forêt vierge, avec une sorte de petit vestiaire d'un +côté, et une porte à tourniquet de l'autre. Quand M. Wopsle, en manteau +noir, fut aperçu passant au tourniquet, on avertit amicalement le +fossoyeur, en criant: + +«Attention! voilà l'entrepreneur des pompes funèbres qui vient voir +comment vous travaillez!» + +Je crois qu'il est bien connu, que dans un pays constitutionnel, M. +Wopsle ne pouvait décemment pas rendre le crâne après avoir moralisé +dessus, sans s'essuyer les doigts avec une serviette blanche, qu'il tira +de son sein; mais même cette action, innocente et indispensable, ne +passa pas sans le commentaire: + +«Garçon!...» + +L'arrivée du corps pour l'enterrement, dans une grande boite noire, +vide, avec le couvercle ouvert et retombant en dehors, fut le signal +d'une joie générale, qui s'accrut encore par la découverte, parmi les +porteurs, d'un individu, sujet à l'identification. La joie suivit M. +Wopsle, dans sa lutte avec Laërte sur le bord de la tombe de l'orchestre +et ne se ralentit pas jusqu'au moment où il renversa le Roi de dessus la +table de cuisine et qu'il fut mort à force de se tenir les pieds en +l'air. + +Nous avions fait au commencement quelques timides efforts pour applaudir +M. Wopsle, mais avec trop d'insuccès pour persister. Nous étions donc +restés tranquilles, tout en souffrant pour lui, mais riant tout bas, +néanmoins, de l'un à l'autre. Je riais tout le temps, malgré moi, tant +cela était comique, et pourtant j'avais une espèce d'impression qu'il y +avait quelque chose de positivement beau dans l'élocution de M. Wopsle: +non pas que j'en aie peur à cause de mes anciennes relations, mais parce +qu'elle était très lente, terrible, montante et descendante, et qu'elle +ne ressemblait en aucune manière à la façon dont un homme, dans les +circonstances naturelles de la vie ou de la mort, s'est jamais exprimé +sur quoi que ce soit. Quand la tragédie fut finie, et qu'on eût rappelé +et hué notre ami, je dis à Herbert: + +«Partons sur-le-champ de peur de le rencontrer.» + +Nous descendîmes en toute hâte, mais pas assez vite cependant. À la +porte se trouvait une espèce de juif, avec des sourcils extrêmement +épais et crasseux. Il m'aperçut comme nous avancions, et me dit quand +nous passâmes à côté de lui: + +«M. Pip et son ami? + +L'identité de M. Pip et de son ami ayant été avouée, il continua: + +«M. Waldengarver, serait bien aise d'avoir l'honneur.... + +--Waldengarver?» répétai-je. + +Immédiatement Herbert me dit à l'oreille: + +«C'est Wopsle, sans doute. + +--Oh! bien, dis-je, faut-il vous suivre? + +--Quelques pas, s'il vous plaît.» + +Quand nous fûmes dans un couloir retiré, il se retourna pour me +demander: + +«Quel air lui avez-vous trouvé? c'est moi qui l'ai habillé.» + +Je ne savais pas de quoi il avait l'air, si ce n'est d'un conducteur +d'enterrement avec l'addition d'un grand soleil ou d'une étoile danoise +pendue à son cou, par un ruban bleu--ce qui lui avait donné l'air d'être +assuré par quelque compagnie extraordinaire d'assurance contre +l'incendie. Mais je répondis qu'il m'avait paru très convenable. + +«Quand il arrive à la tombe, il fait admirablement valoir son manteau; +mais, de la coulisse, il m'a semblé que quand il voit le fantôme dans +l'appartement de la reine, il aurait pu tirer meilleur parti de ses +bas.» + +Je fis un signe d'assentiment, et nous tombâmes, en passant par une sale +petite porte volante, dans une sorte de caisse d'emballage où il faisait +très chaud et où M. Wopsle se débarrassait de ses vêtements danois. Il y +avait juste assez de place pour nous permettre de regarder par-dessus +nos épaules, en tenant ouverte la porte ou le couvercle de la caisse. + +«Messieurs, dit M. Wopsle, je suis fier de vous voir. J'espère, monsieur +Pip, que vous m'excuserez de vous avoir fait prier de venir. J'ai eu le +bonheur de vous connaître autrefois, et le drame a toujours eu des +droits particuliers à l'estime des nobles et des riches.» + +En même temps, M. Waldengarver, dans une effroyable transpiration, +cherchait à se débarrasser de son deuil princier. + +«Retournez les bas! monsieur Waldengarver, dit le possesseur de cette +partie du costume, ou vous les crèverez, vous les crèverez, et vous +crèverez trente-cinq shillings. Shakespeare n'a jamais été interprété +avec une plus belle paire de bas. Tenez-vous tranquille sur votre +chaise, et laissez-moi faire.» + +Sur ce, il se mit à genoux et commença à dépouiller sa victime qui, le +premier bas ôté, serait infailliblement tombée à la renverse avec sa +chaise, s'il y avait eu de la place pour tomber n'importe comment. + +Je n'avais pas osé dire jusqu'alors un seul mot sur la représentation; +mais en ce moment M. Waldengarver nous regarda avec satisfaction, et +dit: + +«Messieurs, comment vous a-t-il semblé que cela marchait, vu de face?» + +Herbert répondit derrière moi, me poussant en même temps: + +«Supérieurement!» + +Comment avez-vous trouvé que j'ai rendu le personnage, messieurs?» dit +M. Waldengarver, presque avec un ton de protection, si ce n'est tout à +fait. + +Herbert répondit de derrière, en me poussant de nouveau: + +«Merveilleux! complet!» + +Et je répétai hardiment, comme si je l'avais inventé et comme si je +devais appuyer sur ces mots: + +«Merveilleux! complet! + +--Je suis aise d'avoir votre approbation, messieurs, dit M. +Waldengarver, avec un air de dignité, tout en se cognant en même temps +contre la muraille et en se retenant au siège du fauteuil. + +--Mais je vais vous dire une chose, monsieur Waldengarver, dit l'homme +qui lui retirait ses bas, que vous ne comprenez pas, maintenant faites +attention, je ne crains pas qu'on dise le contraire, je vous dis donc +que vous vous trompez quand vous placez vos jambes de profil. Le dernier +Hamlet que j'ai habillé faisait la même faute aux répétitions, jusqu'au +jour où je lui fis mettre un grand pain à cacheter rouge sur chaque +genou; puis, à la dernière répétition, j'allai me mettre de face, +monsieur, au fond du parterre, et toutes les fois que son rôle le +plaçait de profil, je criais: «Je ne «vois pas les pains à cacheter!» À +la représentation, tout marcha le mieux du monde.» + +M. Waldengarver me sourit, comme pour me dire: + +«Un fidèle serviteur, je flatte sa manie.» + +Puis il dit très haut: + +«Mes vues sont un peu classiques et abstraites pour eux; mais ils +progresseront, ils progresseront.» + +Herbert et moi nous répétâmes ensemble: + +«Oh! sans doute ils progresseront. + +--Avez-vous remarqué, messieurs, dit M. Waldengarver, qu'il y avait un +homme à la galerie qui voulait jeter du ridicule sur le service... je +veux dire la représentation?» + +Nous répondîmes lâchement que nous croyions avoir remarqué quelque chose +de semblable, et j'ajoutai que, sans doute, cet homme était ivre. + +«Oh! non pas! non pas, monsieur! Il n'était pas ivre; celui qui +l'emploie veille à cela, monsieur: il ne lui permettrait pas de +s'enivrer. + +--Vous connaissez celui qui l'emploie» dis-je. + +M. Wopsle ferma les yeux et les rouvrit, exécutant ces mouvements avec +une grande lenteur. + +«Vous avez dû remarquer, messieurs, dit-il, un âne ignorant et beuglant, +à la gorge pelée, qui a une expression de basse malignité sur le visage; +il a essayé, je ne dirai pas joué, le rôle de Claudius, roi de Danemark. +C'est celui qui l'emploie, messieurs, voilà sa profession!» + +Sans savoir exactement si j'aurais été plus fâché pour M. Wopsle, s'il +eût été au désespoir, j'étais, quoi qu'il en soit, si fâché pour lui, et +je compatissais tellement à son sort, que je profitai de l'instant où il +se retournait pour faire mettre ses bretelles, ce qui nous forçait à +rester en dehors de la porte, pour demander à Herbert ce qu'il pensait +de l'avoir à souper. Herbert dit qu'il pensait qu'il serait bien de +l'inviter. En conséquence je lui fis mon invitation et il vint avec nous +à l'hôtel _Barnard_, enveloppé jusqu'aux yeux. Nous le traitâmes de +notre mieux, et il resta jusqu'à deux heures du matin, en passant en +revue son succès et en développant ses plans. J'ai oublié ce qu'ils +étaient en détail, mais j'ai un souvenir général qu'il voulait commencer +par ressusciter le théâtre pour finir par l'anéantir, d'autant plus que +sa mort le laisserait dans un abandon complet, et sans aucune chance +d'espoir. + +Après tout cela, je gagnai mon lit dans un état piteux; je pensai à +Estelle, je rêvai que toutes mes espérances étaient évanouies, et que je +devais donner ma main en légitime mariage à la Clara d'Herbert, ou jouer +_Hamlet_ avec le fantôme de miss Havisham, devant vingt mille personnes, +sans en savoir les vingt premiers mots. + + + + +CHAPITRE III. + + +Un des jours suivants, tandis que j'étais occupé avec mes livres et M. +Pocket, je reçus par la poste une lettre, dont la seule enveloppe me +jeta dans un grand émoi, car bien que je n'eusse jamais vu l'écriture de +l'adresse, je devinai sur-le-champ de qui elle venait. Elle ne +commençait pas par «Cher monsieur Pip,» ni par «Cher Pip,» ni par «Cher +monsieur,» ni par Cher n'importe qui, mais ainsi: + +«Je dois venir à Londres après-demain, par la voiture de midi; je crois +qu'il a été convenu que vous deviez venir à ma rencontre. C'est dans +tous les cas le désir de miss Havisham, et je vous écris pour m'y +conformer. Elle vous envoie ses souvenirs. + +«Toute à vous, + +«ESTELLE.» + +Si j'en avais eu le temps, j'aurais probablement commandé plusieurs +habillements complets pour cette occasion; mais comme je ne l'avais pas, +je dus me contenter de ceux que j'avais. Mon appétit me quitta +instantanément, et je ne goûtai ni paix ni repos que le jour indiqué ne +fût arrivé; non cependant que sa venue m'apportât l'un ou l'autre, car +alors ce fut pire que jamais. Je commençai par rôder autour du bureau +des voitures, bien avant que la voiture eût seulement quitté le _Cochon +bleu_ de notre ville. Je le savais parfaitement, et pourtant il me +semblait qu'il n'y avait pas de sécurité à quitter de vue le bureau +pendant plus de cinq minutes de suite. J'avais déjà passé la première +demi-heure d'une garde de quatre ou cinq heures dans cet état +d'excitation, quand M. Wemmick se heurta contre moi. + +«Holà! ah! monsieur Pip! dit-il, comment ça va-t-il? Je ne pensais pas +que ce fût ici que vous dussiez faire votre faction.» + +Je lui expliquai que je venais attendre quelqu'un qui devait arriver par +la voiture, et je lui demandai des nouvelles de son père et du château. + +«Tous les deux sont florissants. Merci! dit-il, le vieux surtout, c'est +un fameux père, il aura quatre-vingt-deux ans à son prochain +anniversaire; j'ai envie de tirer quatre-vingt-deux coups de canon, si +toutefois les voisins ne se plaignent pas, et si mon canon peut +supporter un pareil service. Mais on ne parle pas de cela à Londres. Où +pensez-vous que j'aille? + +--À l'étude, dis-je, car il était tourné dans cette direction. + +--Tout près, répondit Wemmick, car je vais à Newgate. Nous sommes en ce +moment dans l'affaire d'un banquier qui a été volé. Je suis allé jusque +sur la route, pour avoir une idée de la scène où l'action s'est passée, +et là-dessus je dois avoir un mot ou deux d'entretien avec notre client. + +--Est-ce que votre client a commis le vol? demandai-je. + +--Que Dieu ait pitié de votre âme et de votre corps, non! répondit +Wemmick sèchement; mais il en est accusé comme vous ou moi pourrions +l'être. L'un de nous, vous le savez, pourrait aussi bien en être accusé. + +--Seulement nous ne le sommes ni l'un ni l'autre, répondis-je. + +--En vérité, dit Wemmick en me touchant la poitrine du bout du doigt, +vous êtes un profond gaillard, monsieur Pip. Vous serait-il agréable de +jeter un coup d'oeil sur Newgate?... Avez-vous le temps?» + +J'avais tant de temps à perdre que la proposition m'agréa comme un +soulagement malgré ce qu'elle avait d'inconciliable avec mon ardent +désir de ne pas perdre de vue le bureau des voitures. Je murmurais donc +que j'allais m'informer si j'avais le temps d'aller avec lui. J'entrai +dans le bureau et demandai au commis, avec la plus stricte précision, le +moment le plus rapproché auquel on attendait la voiture, ce que je +savais d'avance tout aussi bien que lui. Je rejoignis alors M. Wemmick, +et, faisant semblant de consulter ma montre, et d'être surpris du +renseignement que j'avais reçu, j'acceptai son offre. + +En quelques minutes, nous arrivâmes à Newgate et nous traversâmes la +loge où quelques fers étaient suspendus aux murailles nues, à côté des +règlements de l'intérieur de la prison. À cette époque, les prisons +étaient fort négligées, et la période de réaction exagérée, suite +inévitable de toutes les erreurs publiques qui en est toujours la +punition la plus lourde et la plus longue, était encore loin. Alors les +criminels n'étaient pas mieux logés et mieux nourris que les soldats +(pour ne point parler des pauvres), et ils mettaient rarement le feu à +leur prison, dans le but excusable d'ajouter à la saveur de leur soupe. +Quand Wemmick me fit entrer, c'était l'heure des visites. Un cabaretier +circulait avec de la bière, et les prisonniers, derrière les barreaux +des grilles, en achetaient et causaient à des amis: c'était, à vrai +dire, une scène repoussante, laide, sale et affligeante. + +Je remarquai que Wemmick marchait au milieu des prisonniers comme un +jardinier marcherait au milieu de ses plantes. Cette idée me vint quand +je le vis aborder un grand gaillard qui était arrivé la nuit, et qu'il +lui dit: + +«Eh bien! capitaine Tom, nous voilà donc ici? Ah! vraiment!... Eh! +n'est-ce pas Black Bill qui est là-bas derrière la fontaine?... Mais je +ne vous ai pas vu depuis deux mois. Comment vous trouvez-vous ici?» + +S'arrêtant devant les barreaux, il écoutait les paroles inquiètes et +précipitées des prisonniers, mais ne parlait jamais à plus d'un à la +fois. Wemmick, avec sa bouche en forme de boite aux lettres, dans une +parfaite immobilité, les regardait pendant qu'ils parlaient comme s'il +voulait prendre tout particulièrement note des pas qu'ils avaient fait +depuis sa dernière visite vers l'avenir qui les attendait après leur +jugement. + +Il était très populaire, et je vis qu'il jouait le rôle familier et bon +enfant dans les affaires de M. Jaggers; bien qu'il y eût dans toute sa +personne un peu de la dignité de M. Jaggers, qui empêchait qu'on +l'approchât au-delà de certaines limites. En reconnaissant +successivement chaque client, il leur faisait un signe de tête, +arrangeait son chapeau de ses deux mains sur sa tête, pinçait davantage +sa bouche, et finissait par remettre ses mains dans ses poches. Une ou +deux fois il eut des difficultés à propos des à-comptes sur les +honoraires. Alors, s'éloignant le plus possible de l'argent offert en +quantité insuffisante, il disait: + +«C'est inutile, mon garçon, je ne suis qu'un subordonné; je ne puis +prendre cela. N'agissez pas ainsi avec un subordonné. Si vous ne pouvez +pas fournir le montant, mon garçon, vous feriez mieux de vous adresser à +un autre patron. Ils sont nombreux dans la profession, vous savez, et ce +qui ne vaut pas la peine pour l'un est suffisant pour l'autre. C'est ce +que je vous recommande en ma qualité de subordonné. Ne prenez pas une +peine inutile, à quoi bon? À qui le tour?» + +C'est ainsi que nous nous promenâmes dans la serre de Wemmick jusqu'à ce +qu'il se tournât vers moi, et me dît: + +«Faites attention à l'homme auquel je vais donner une poignée de main.» + +Je n'aurais pas manqué de le faire sans y être engagé, car il n'avait +encore donné de poignée de main à personne. + +Presque aussitôt qu'il eut fini de parler, un gros homme roide, que je +vois encore en écrivant, dans un habit olive à la mode, avec une +certaine pâleur s'étendant sur son teint naturellement rouge, et des +yeux qui allaient et venaient de tous côtés quand il essayait de les +fixer, arriva à un des coins de la grille, et porta la main à son +chapeau, qui avait une surface graisseuse et épaisse comme celle d'un +bouillon froid, en faisant un salut militaire demi-sérieux, +demi-plaisant. + +«Bien à vous, colonel! dit Wemmick. Comment allez-vous, colonel? + +--Très bien, monsieur Wemmick. + +--On a fait tout ce qu'il était possible de faire, mais les preuves +étaient trop fortes contre nous, colonel. + +--Oui, elles étaient trop fortes, monsieur, mais ça m'est égal. + +--Non, non, dit Wemmick froidement, ça ne vous est pas égal. Puis se +tournant vers moi: Il a servi Sa Majesté cet homme, il a été soldat dans +la ligne, il s'est fait remplacer. + +--En vérité?» dis-je. + +Et les yeux de l'homme me regardèrent, puis ils regardèrent par-dessus +ma tête, puis tout autour de moi, et enfin il passa ses mains sur ses +lèvres et se mit à rire. + +«Je crois que je sortirai d'ici lundi, monsieur, dit-il à Wemmick. + +--Peut-être! répondit mon ami, mais on ne sait pas. + +--Je suis aise d'avoir eu la chance de vous dire adieu, monsieur +Wemmick, dit l'homme en passant sa main entre les barreaux. + +--Merci! dit Wemmick en lui donnant une poignée de main, moi de même +colonel. + +--Si ce que j'avais sur moi quand j'ai été pris avait été du vrai, +monsieur Wemmick, dit l'homme sans vouloir retirer sa main, je vous +aurais demandé la faveur de porter une autre bague en reconnaissance de +vos attentions. + +--Je prends votre bonne volonté pour le fait, dit Wemmick. À propos, +vous étiez un grand amateur de pigeons?» + +L'homme leva les yeux en l'air. + +«On m'a dit que vous aviez une race remarquable de culbutants, ajouta +Wemmick, pourriez-vous dire à un de vos amis de m'en apporter une paire +si vous n'en avez plus besoin? + +--Ce sera fait, monsieur. + +--Très bien! dit Wemmick, on aura soin d'eux. Bonjour, colonel; adieu.» + +Ils se serrèrent de nouveau les mains, et, en nous éloignant, Wemmick me +dit: + +«C'est un faux monnayeur, excellent ouvrier. Le rapport du recorder sera +fait aujourd'hui. Il est sûr d'être exécuté lundi.... Une paire de +pigeons a bien son prix.» + +Là-dessus, il tourna la tête, et fit signe à cette plante morte, puis il +promena les yeux autour de lui en sortant de la cour comme s'il eût +considéré quelle autre plante il pourrait bien mettre à sa place. + +En sortant de la prison par la loge, je vis que l'importance de mon +tuteur n'était pas moins bien appréciée par les porte-clefs que par ceux +qu'ils gardaient. + +«Eh bien! monsieur Wemmick, dit l'un d'eux qui nous retenait entre deux +portes garnies de pointes de fer et de clous, en ayant soin de fermer +l'une avant d'ouvrir l'autre, qu'est-ce que va faire M. Jaggers de cet +assassin de l'autre côté de l'eau? Va-t-il en faire un meurtrier sans +préméditation ou autre chose?... Que va-t-il faire de lui? + +--Pourquoi ne le lui demandez-vous pas? répondit Wemmick. + +--Oh! oui, n'est-ce pas? dit le porte-clefs. + +--Vous voyez, monsieur Pip, voilà la manière d'en user avec ces gens-là, +observa Wemmick. Ils ne se gênent pas pour me faire des questions à moi, +le subordonné, mais vous ne les prendrez jamais à en faire à mon patron. + +--Est-ce que ce jeune homme est un des apprentis ou un des membres de +votre étude? demanda le porte-clefs en riant de l'humeur de Wemmick. + +--Tenez, le voilà encore! s'écria Wemmick, je vous l'ai dit: il fait au +subordonné une seconde question avant qu'on ait répondu à la première. +Eh bien! quand M. Pip serait l'un des deux? + +--Mais alors, dit le porte-clefs en riant de nouveau, il connaît M. +Jaggers? + +--Ya! cria Wemmick en regardant le porte-clefs d'une façon burlesque, +vous êtes aussi muet qu'une de vos clefs quand vous avez affaire à mon +patron, vous le savez bien. Faites-nous sortir, vieux renard, ou je vous +fais intenter par lui une action pour emprisonnement illégal.» + +Le porte-clefs se mit à rire et nous souhaita le bonsoir; puis il +continua de rire après nous, par-dessus les piques du guichet quand nous +descendîmes dans la rue. + +«Faites attention, monsieur Pip, me dit gravement Wemmick à l'oreille en +prenant mon bras pour se montrer plus confidentiel; je crois que ce +qu'il y a de plus fort chez M. Jaggers c'est la manière dont il se +tient. Il est toujours si fier que sa roideur constante fait partie de +ses immenses capacités. Ce faux-monnayeur n'eût pas plus osé se passer +de lui que ce porte-clefs n'eût osé lui demander ses intentions dans une +de ses causes. Alors, entre sa roideur et eux il introduit ses +subordonnés, voyez-vous; et, de cette manière, il les tient corps et +âme.» + +J'admirai fort la subtilité de mon tuteur. Mais, à vrai dire, j'eusse +désiré de tout mon coeur, et ce n'est pas la première fois, avoir un +tuteur d'une capacité moindre. + +M. Wemmick et moi nous nous séparâmes à l'étude de la Petite Bretagne, +où les clients de M. Jaggers abondaient comme de coutume, et je +retournai me mettre en faction dans la rue du bureau des voitures, ayant +encore deux ou trois heures devant moi. Je passai tout ce temps à penser +combien il était étrange pour moi de me voir poursuivi et entouré de +toute cette infection de prison et de crimes: pendant mon enfance, dans +nos marais isolés, par un soir d'hiver, je l'avais rencontrée d'abord; +elle avait ensuite déjà reparu à deux reprises différentes comme une +tache à demi effacée mais non enlevée, et je ne pouvais l'empêcher de se +mêler à ma fortune et à mes progrès dans le monde. Je pensais aussi à la +belle Estelle, si fière et si distinguée qui venait à moi, et je +songeais avec une extrême horreur au contraste qui existait entre elle +et la prison. J'aurais donné beaucoup alors pour que Wemmick ne m'eût +pas rencontré ou bien que je ne lui eusse pas cédé en allant avec lui. +Je sentais que j'allais retrouver Newgate toujours et partout, imprégné +jusque dans mes habits et dans l'air que je respirais. Je secouai la +poussière de la prison restée à mes pieds; je l'enlevai de mes habits et +l'exhalai de mes poumons. J'étais si troublé au souvenir de la personne +qui allait venir, je me trouvais tellement indigne d'elle que je n'eus +plus conscience du temps. La voiture me parut donc arriver assez +promptement après tout, et je n'étais pas encore débarrassé de la +souillure de conscience que m'avait communiquée la serre de M. Wemmick, +quand je vis Estelle passer sa tête à la portière et me faire signe en +agitant la main. + +Qu'était donc cette ombre sans nom qui passait encore dans cet instant? + + + + +CHAPITRE IV. + + +Dans ses fourrures de voyage, Estelle semblait plus délicatement belle +qu'elle n'avait encore paru, même à mes yeux. Ses manières aussi étaient +plus séduisantes qu'elle ne leur avait permis d'être jusqu'alors +vis-à-vis de moi, et je crus voir dans ce changement l'influence de miss +Havisham. + +Nous étions dans la cour de l'hôtel: elle m'indiquait ses bagages. Quand +nous les eûmes tous assemblés, je me souvins, n'ayant pensé qu'à elle +pendant tout le temps, que je ne savais pas où elle allait. + +«Je vais à Richmond, me dit-elle. Nous avons appris qu'il y a deux +Richmond: l'un dans le comté de Surrey, l'autre dans le comté d'York. Le +mien est le Richmond de Surrey. C'est à dix milles d'ici. Je dois +prendre une voiture et vous devez me conduire. Voici ma bourse, et vous +devez y puiser pour toutes mes dépenses. Oh! il faut la prendre! Nous +n'avons le choix ni vous ni moi, il faut obéir à nos instructions. Ni +vous ni moi ne sommes libres de suivre notre propre impulsion.» + +À son regard en me donnant la bourse, j'espérai qu'il y avait dans ses +paroles une intention plus intime. Elle les dit avec une nuance de +hauteur, mais cependant sans déplaisir. + +«Il va falloir envoyer chercher une voiture, Estelle. Voulez-vous vous +reposer un peu ici? + +--Oui, je dois me reposer un peu ici. Je dois prendre un peu de thé et +vous devez veiller sur moi pendant tout ce temps.» + +Elle passa son bras sous le mien, comme si on lui eût dit qu'elle devait +le faire, et je priai un garçon qui regardait la voiture de l'air d'un +homme qui n'avait jamais vu pareille chose de sa vie, de nous conduire à +une chambre particulière. Là-dessus, il tira une serviette, comme si +c'était un talisman magique sans lequel il ne trouverait jamais son +chemin dans l'escalier, et nous conduisit dans le trou le plus noir de +l'établissement, meublé d'un diminutif de miroir, article tout à fait +superflu, vu l'exiguïté du lieu, d'un ravier à anchois, d'un huilier à +sauces et des socques de quelqu'un. Sur les objections que je fis, il +nous mena dans une autre pièce, où se trouvait une table pour trente +couverts, et dans la cheminée de cette même chambre, on voyait une +feuille de papier arrachée à un cahier de copie sous un boisseau de +charbon de terre. Le garçon prit mes ordres qui ne consistaient qu'à +demander un peu de thé pour ma compagnie, et nous quitta. + +J'ai cru et je crois que l'air de cette chambre, avec sa forte +combinaison d'odeur d'étable et d'odeur de soupe, aurait pu induire à +penser que le département des transports n'allait pas très bien et que +le propriétaire de l'entreprise faisait bouillir les chevaux pour le +département des vivres; cependant cette chambre était tout pour moi, +puisque Estelle y était; je pensais qu'avec elle j'aurais pu y être +heureux pour la vie. Remarquez que je n'y étais pas du tout heureux, à +ce moment-là, et que je le savais bien. + +«Où allez-vous, à Richmond? demandai-je à Estelle. + +--Je vais demeurer, dit-elle, à grand frais, chez une dame du pays qui a +le pouvoir, ou du moins elle le dit, de me mener partout, de me +présenter, de me montrer le monde, et de me montrer au monde. + +--Je suppose que vous serez enchantée du changement et de l'admiration +qui vous sera témoignée. + +--Oui, je le suppose aussi.» + +Elle répondit avec tant d'insouciance, que je lui dis: + +«Vous parlez de vous-même comme si vous étiez une autre. + +--Où avez-vous appris comment je parle des autres? Allons! allons! dit +Estelle, avec un charmant sourire, vous ne vous attendez pas à me voir +aller à votre école; je parle à ma manière. Comment vous trouvez-vous +chez M. Pocket? + +--J'y suis tout à fait bien. Du moins...» + +Il me sembla alors que je venais de baisser dans son esprit. + +«Du moins? répéta Estelle. + +--Aussi bien que je puis être partout où vous n'êtes pas. + +--Quel niais vous faites! dit Estelle avec beaucoup de calme; comment +pouvez-vous dire de pareilles absurdités? P. Pocket est, je crois, bien +supérieur au reste de la famille? + +--Très supérieur, en vérité. Il n'est l'ennemi de personne. + +--N'ajoutez pas: que de lui-même, interrompit Estelle, car je hais ces +sortes de gens; mais il est réellement désintéressé et au-dessus des +petitesses de la jalousie et du dépit, du moins à ce que j'ai entendu +dire? + +--J'ai tout lieu de le dire, je vous assure. + +--Vous n'avez pas lieu de le dire de tous les siens, dit Estelle en me +faisant signe de la tête, avec une expression tout à la fois grave et +railleuse, car ils assomment miss Havisham de rapports et d'insinuations +qui vous sont peu favorables. Ils vous espionnent, dénaturent tout ce +que vous faites, et écrivent contre vous des lettres quelquefois +anonymes. Vous êtes enfin le tourment de leur vie. Vous pouvez à peine +vous faire une idée de la haine que ces gens-là ont pour vous. + +--J'espère qu'ils ne parviennent pas à me nuire?» dis-je. + +Au lieu de répondre, Estelle se mit à rire. Ceci me parut très singulier +et je fixai les yeux sur elle dans une grande perplexité. Quand elle +cessa, et elle n'avait pas ri du bout des lèvres, mais avec une gaieté +réelle, je dis d'un ton défiant dont je me servais avec elle: + +«J'espère que cela ne vous amuserait pas, s'ils me faisaient du mal? + +--Non, non, soyez-en sûr? dit Estelle; vous pouvez être certain que je +ris parce qu'ils échouent. Oh! quelles tortures ces gens-là éprouvent +avec miss Havisham!» + +Elle se mit à rire de nouveau, et maintenant qu'elle m'avait dit +pourquoi, son rire continuait à me paraître singulier; je ne pouvais +m'empêcher de douter qu'il fût naturel, et il me semblait trop fort pour +la circonstance. Je pensai qu'il devait y avoir là-dessous plus de +choses que je n'en savais. Elle comprit ma pensée et y répondit. + +«Il n'est pas facile, même pour vous, dit-elle, de comprendre la +satisfaction que j'éprouve à voir contrecarrer ces gens-là, et quel +sentiment délicieux je ressens quand ils se rendent ridicules. Vous +n'avez pas été élevé dans cette étrange maison depuis l'enfance; moi, je +l'ai été. Votre jeune esprit n'a pas été aigri par leurs intrigues +contre vous, on ne l'a pas étouffé sans défense, sous le masque de la +sympathie et de la compassion: moi, j'ai éprouvé cela. Vous n'avez pas, +petit à petit, ouvert vos grands yeux d'enfant sur toutes ces +impostures: moi, je l'ai fait!» + +Estelle ne riait plus; elle n'allait pas non plus chercher ses souvenirs +dans des endroits sans profondeur. Je n'aurais pas voulu être la cause +de son regard en ce moment pour toutes mes belles espérances. + +«Je puis vous dire deux choses, continua Estelle: d'abord, malgré le +proverbe qui dit: pierre qui roule finit par s'user, vous pouvez être +certain que ces gens-là ne pourront jamais, même dans cent ans, vous +pardonner sous aucun prétexte le pied sur lequel vous êtes avec miss +Havisham. Ensuite, c'est à vous que je dois de les voir si occupés et si +lâches sans nul résultat, et là-dessus, je vous tends la main.» + +Comme elle me l'offrait franchement, car son air sombre n'avait été que +momentané, je la pris et la portai à mes lèvres. + +«Que vous êtes un garçon ridicule! dit Estelle; ne voudrez-vous donc +jamais recevoir un avis? ou embrassez-vous ma main avec les pensées que +j'avais le jour où je vous laissai autrefois embrasser ma joue? + +--Quelles pensées? dis-je. + +--Il faut que je réfléchisse un moment. Des pensées de mépris pour les +vils flatteurs et les intrigants. + +--Si je dis oui, pourrai-je encore embrasser votre joue? + +--Vous auriez dû le demander avant de toucher ma main. Mais oui, si vous +voulez.» + +Je me penchai, et son visage resta calme, comme celui d'une statue. + +«Maintenant, dit Estelle en s'échappant à l'instant même où je touchai +sa joue, vous devez vous occuper de me faire donner du thé et de me +conduire à Richmond.» + +Son retour à ce ton, comme si notre réunion nous était imposée et que +nous fussions de simples marionnettes, me fit de la peine; mais tout me +fit de la peine dans cette rencontre. Quelque pût être son ton avec moi, +c'eût été folie de prendre confiance et d'y mettre toutes mes +espérances, et pourtant je continuai à me leurrer contre toute raison et +tout espoir. Pourquoi le répéter mille fois? C'est ainsi qu'il en fut +toujours. + +Je sonnai pour le thé et le garçon revint avec son fil magique; il +apporta peu à peu une cinquantaine d'accessoires à ce breuvage, mais de +thé, pas une goutte: un plateau, des tasses et des soucoupes, des +assiettes, des couteaux et des fourchettes, y compris le couteau à +découper, des cuillers de différentes dimensions, des salières, un +modeste petit muffin enfermé avec une extrême précaution sous une forte +cloche en fer: Moïse dans les roseaux, représenté par un appétissant +morceau de beurre dans une quantité de persil, un pain pâle avec une +tête poudrée, puis des tartines triangulaires recouvertes par deux +épreuves d'impression et reposant sur les barres du foyer de la cuisine, +et enfin une grosse fontaine de famille, avec laquelle le garçon entra +en chancelant, son visage exprimant la fatigue et la souffrance. Après +une absence assez prolongée à ce moment du repas, il revint enfin avec +une cassette de belle apparence, contenant des petites brindilles et des +petites feuilles. Je les plongeai dans l'eau chaude, et de tous ces +préparatifs, je parvins à extraire une tasse de je ne sais quoi pour +Estelle. + +La note payée, après avoir laissé quelque souvenir au garçon, sans +oublier le valet d'écurie et la femme de chambre; en un mot, ayant semé +des pourboires partout sans avoir contenté personne, et la bourse +d'Estelle considérablement allégée, nous montâmes dans notre voiture de +poste et nous partîmes. Tournant dans Cheapside, et montant la rue de +Newgate, nous nous trouvâmes bientôt sous les murs dont j'avais tant de +honte. + +«Quel est cet endroit?» demanda Estelle. + +D'abord, je voulais faire semblant de ne pas le connaître; ensuite, je +le lui dis. Elle regarda par la portière, puis rentra aussitôt sa tête +en murmurant: + +«Les misérables!» + +Pour rien au monde, je n'aurais pas alors avoué ma visite. + +«M. Jaggers, dis-je, pour changer la conversation, et mettre adroitement +Estelle sur une autre voie, passe pour être plus que toute autre +personne de Londres dans les secrets de cet affreux endroit. + +--Il est plus que personne dans les secrets de tous les endroits, je +pense, dit Estelle à voix basse. + +--Vous avez été habituée à le voir souvent, je suppose? + +--J'ai été habituée à le voir à des intervalles très irréguliers, +d'aussi longtemps que je m'en souvienne; mais je ne le connais pas mieux +maintenant que je ne le connaissais avant de pouvoir parler. Où en +êtes-vous avec lui? avancez-vous dans son intimité? + +--Une fois accoutumé à ses manières méfiantes, dis-je, je m'y suis assez +bien fait. + +--Êtes-vous intimes? + +--J'ai dîné avec lui, à sa maison particulière. + +--J'imagine, dit Estelle en frissonnant, que ce doit être une maison +curieuse. + +--Oui, c'est une maison très curieuse.» + +Je m'étais promis d'être circonspect et de ne pas parler trop librement +de mon tuteur avec elle; mais étant sur ce sujet, je me serais laissé +aller à décrire le dîner de Gerrard Street, si nous n'étions pas arrivés +tout à coup devant la lumière d'un bec de gaz. Il parut, tout le temps +que nous le vîmes, jeter une flamme très vive, avivée encore par cet +inexplicable sentiment que j'avais déjà éprouvé, et lorsque nous l'eûmes +dépassé, je restai pendant quelques moments tout ébloui, comme si un +éclair venait de passer devant mes yeux. + +La conversation tomba sur autre chose, et principalement sur la route +que nous suivions en voyageant, et sur les endroits remarquables de +Londres de ce côté de la ville, et ainsi de suite. La grande ville lui +était presque inconnue, me dit-elle, car elle n'avait jamais quitté les +environs de miss Havisham jusqu'à son départ pour la France, et elle +n'avait fait qu'y passer en allant et en revenant. Je lui demandai si +mon tuteur devait beaucoup s'occuper d'elle pendant qu'elle resterait à +Richmond; ce à quoi elle répondit avec feu: + +«Dieu m'en préserve!» + +Et rien de plus. + +Cependant, il m'était impossible de ne pas voir qu'elle mettait tous ses +soins à m'attirer, qu'elle se rendait très séduisante: elle n'avait pas +besoin de prendre tant de peine. Mais cela ne me rendait pas plus +heureux. Elle tenait mon coeur dans sa main, parce qu'elle avait la +volonté de s'en emparer, de le briser et de le jeter au vent, et non +parce qu'elle avait pour moi la moindre tendresse. Voilà ce que je +sentais. + +En traversant Hammersmith, je lui montrai la demeure de M. Mathieu +Pocket, en lui disant que ce n'était pas bien éloigné de Richmond, et +que j'espérais bien la voir quelquefois. + +«Oh! oui, vous me verrez.... Vous viendrez quand vous le jugerez +convenable.... On doit vous annoncer à la famille.... On vous a même +déjà annoncé.» + +Je lui demandai si c'était une famille nombreuse que celle dont elle +allait faire partie. + +«Non, il n'y a que deux personnes: la mère et la fille; la mère est une +dame d'un certain rang, je crois, mais qui ne dédaigne pas d'augmenter +son revenu. + +--Je m'étonne que miss Havisham ait pu se séparer de vous encore une +fois et si tôt. + +--Cela fait partie de ses projets sur moi, Pip, dit Estelle avec un +soupir comme si elle était fatiguée. Je dois lui écrire constamment et +la voir régulièrement, et lui dire comment je vais, moi et mes bijoux, +car ils sont presque tous à moi maintenant.» + +C'était la première fois qu'elle m'eût encore appelé par mon nom; sans +doute elle le fit avec intention, et sachant bien que je ne le +laisserais pas tomber à terre. + +Nous arrivâmes à Richmond, hélas! bien trop vite. Le lieu de notre +destination était une maison près de la prairie, une vieille et grave +maison où les paniers, la poudre et les mouches, les habits brodés, les +bas rembourrés, les manchettes et les épées avaient eu leurs beaux +jours, mais il y avait longtemps. Quelques vieux arbres devant la maison +étaient encore coupés d'une façon aussi surannée et aussi peu naturelle +que les paniers, les perruques et les anciens habits à pans roides; mais +le moment n'était pas loin où leurs places dans la grande procession des +morts allaient être désignées, et ils ne devaient pas tarder à s'y mêler +pour suivre la route silencieuse qui mène à l'oubli et au repos. + +Une sonnette à vieux timbre, qui, j'ose le dire, avait souvent dit dans +son temps à la maison:»Voici le panier vert, voici l'épée à poignée de +diamant, voici les souliers à talons rouges, et le bleu solitaire,» +résonna gravement dans le clair de lune, et deux servantes, rouges comme +des cerises, vinrent en voltigeant recevoir Estelle. + +Les malles ne tardèrent pas à disparaître sous la porte d'entrée; elle +me donna la main et un sourire, et disparut également après m'avoir dit +bonsoir. Et cependant je ne quittai pas des yeux la maison, pensant quel +bonheur ce serait de vivre près d'elle, tout en sachant que je ne serais +jamais heureux avec elle, mais toujours misérable. + +Je remontai en voiture pour retourner à Hammersmith; j'y montai avec un +coeur malade et j'en sortis avec un coeur plus malade encore. À notre +porte, je trouvai la petite Jane Pocket qui revenait d'une petite +soirée, escortée par son petit amoureux, malgré qu'il fût sujet de +Flopson. + +M. Pocket n'était pas encore rentré; il faisait une lecture au dehors, +car c'était un excellent professeur d'économie domestique, et ses +traités sur la manière d'élever les enfants et de diriger les +domestiques étaient considérés comme les meilleurs ouvrages écrits sur +ces matières. Mais Mrs Pocket était à la maison et se trouvait dans un +léger embarras, parce qu'on avait donné à son petit Baby un étui rempli +d'aiguilles pour le faire tenir tranquille pendant l'inexplicable +absence de Millers avec un de ses parents, soldat dans l'infanterie de +la garde, et il mangeait plus d'aiguilles qu'il n'était facile d'en +retrouver, soit en faisant une petite opération, soit en administrant +quelque tonique, à un enfant d'un âge aussi tendre. + +M. Pocket était aussi justement renommé pour donner d'excellents avis +pratiques et pour avoir une perception saine et nette des choses, +beaucoup de jugement; j'avais quelque idée, sentant mon coeur si malade, +de le prier de vouloir bien recevoir mes confidences; mais ayant par +hasard aperçu Mrs Pocket qui lisait son livre sur les titres et les +dignités, après avoir prescrit le lit comme remède souverain pour le +Baby, je pensai que je ferais tout aussi bien de m'abstenir. + + + + +CHAPITRE V. + + +En m'habituant à mes espérances, j'étais arrivé insensiblement à +observer l'effet qu'elles produisaient sur moi et sur ceux qui +m'entouraient; et tout en me dissimulant autant que possible leur action +sur mon caractère, je savais très bien que cette action n'était pas +bonne de tout point. Je vivais dans un état de malaise chronique en +songeant à ma conduite envers Joe, et ma conscience n'était pas plus à +l'aise à l'égard de Biddy. Souvent, quand je m'éveillais la nuit, je +pensais avec un grand abattement d'esprit que j'aurais été plus heureux +et meilleur si je n'avais jamais vu la figure de miss Havisham et si +j'étais arrivé à l'âge d'homme, content d'être le compagnon de Joe, dans +la vieille et honnête forge. Bien souvent aussi, le soir, quand j'étais +seul, assis devant le feu, je pensais qu'après tout il n'y avait pas de +feu comme celui de la forge et celui de notre cuisine. + +Cependant Estelle était si inséparable de mes insomnies et de mes +agitations d'esprit, que j'étais réellement confus en m'apercevant de +l'effet prodigieux qu'elle produisait sur moi, c'est-à-dire qu'en +supposant que je n'eusse pas eu d'autres préoccupations et d'autres +espérances, et que j'eusse simplement continué de penser à elle, je ne +pouvais parvenir à me persuader que mon état eût été beaucoup meilleur. +Quant à l'influence de ma position sur les autres, je n'étais pas dans +le même embarras, et je vis, bien qu'un peu obscurément peut-être, +qu'elle ne profitait à personne, et surtout qu'elle ne profitait pas à +Herbert. Mes habitudes coûteuses entraînaient sa nature facile à des +dépenses qu'il n'était pas en état de supporter, corrompaient la +simplicité de sa vie et mêlaient à sa tranquillité des inquiétudes et +des regrets. Je n'avais pas le moindre remords d'avoir amené sans le +savoir les autres membres de la famille Pocket aux pauvres ruses qu'ils +pratiquaient, parce que ces petitesses étaient dans leur nature et +auraient été provoquées par n'importe qui si je les avais laissés +sommeiller. Mais avec Herbert c'était bien différent. Je me reprochais +souvent de lui avoir rendu le mauvais service d'encombrer ses chambres, +modestement garnies, de meubles plus luxueux et aussi inutiles les uns +que les autres, et d'avoir mis à sa disposition le Vengeur à gilet jaune +serin. + +De sorte que, pour augmenter de plus en plus notre petit confortable, je +commençai dès ce moment à contracter une quantité de dettes. Il m'était +presque impossible de commencer sans qu'Herbert en fît autant; il suivit +donc bientôt mon exemple. D'après l'idée que nous suggéra Startop, nous +nous fîmes présenter à un club appelé les _Pinsons du Bocage_, +institution dont je n'ai jamais bien deviné le but, si ce n'est que les +membres devaient dîner à grands frais une fois tous les quinze jours +pour se quereller entre eux le plus possible après dîner et s'amuser à +griser les six garçons de service, de façon à leur faire descendre les +escaliers sur la tête. Je sais que ces remarquables fins sociales +s'accomplissaient si invariablement qu'Herbert et moi nous ne trouvâmes +rien de mieux à dire dans le premier toast de la réunion que la +magnifique phrase suivante: «Messieurs, puisse ce premier accord de bons +sentiments régner toujours parmi les _Pinsons du Bocage._» Les Pinsons +dépensaient follement leur argent. L'hôtel où nous dînions était situé +dans Covent Garden, et le premier Pinson que je vis quand j'eus +l'honneur de faire partie du Bocage fut Bentley Drummle, qui, à cette +époque, se promenait par la ville dans un cabriolet à lui, et causait un +dommage considérable aux bornes des coins de rues. Quelquefois il +s'élançait de son équipage par-dessus le tablier, la tête la première, +et je le vis dans une occasion descendre à la porte du Bocage de cette +manière imprévue exactement comme du charbon de terre. Mais ici +j'anticipe un peu, car je n'étais pas encore Pinson et ne pouvais +l'être, selon les lois jurées par la société, avant ma majorité. + +Confiant dans mes propres ressources, j'aurais volontiers pris sur moi +les dépenses d'Herbert, mais Herbert était fier, et je ne pouvais lui +faire une semblable proposition. Ainsi, il se mettait de tous côtés dans +l'embarras, et continuait à se préoccuper vivement des moyens qu'il +pourrait trouver pour tâcher d'en sortir. Quand, petit à petit, nous +arrivâmes à passer ensemble de longues heures, je remarquai qu'il +considérait sa position présente et future d'un oeil désespéré au +déjeuner; puis qu'il commençait à la considérer avec un peu plus +d'espoir vers midi, qu'il retombait dans ses inquiétudes vers l'heure du +dîner; qu'il semblait apercevoir le capital indispensable assez +nettement dans le lointain après le dîner, qu'il le réalisait vers +minuit, et que, vers dix heures du matin, le désespoir le reprenait au +point qu'il parlait d'acheter une carabine et de partir pour l'Amérique +avec l'intention bien arrêtée de forcer les buffles à faire sa fortune. + +J'étais ordinairement à Hammersmith la moitié de la semaine environ, et +quand j'étais à Hammersmith j'allais à Richmond. Herbert venait souvent +à Hammersmith quand j'y étais, et je pense que ces jours-là son père +entrevoyait vaguement que l'occasion qu'il cherchait n'avait pas encore +paru; mais que, eu égard à la manie générale de tomber, remarquable dans +cette famille, il devait nécessairement finir par tomber sur quelque +chose d'avantageux. Pendant ce temps-là, M. Pocket grisonnait et +essayait plus souvent que jamais de se tirer les cheveux pour sortir de +ses perplexités, tandis que Mrs Pocket donnait des crocs-en-jambe à +toute la famille à l'aide de son tabouret, lisait son livre de blason, +perdait son mouchoir de poche, nous parlait de son grand-papa et +enseignait au Baby à se conduire, en le faisant mettre au lit toutes les +fois qu'il attirait son attention. + +Comme je suis maintenant en train de résumer toute une époque de ma vie +dans le but de déblayer la route devant moi, je ne puis mieux faire que +de compléter la description de nos habitudes et de notre manière de +vivre à l'Hôtel Barnard. + +Nous dépensions le plus d'argent que nous pouvions, et nous obtenions en +échange aussi peu que les gens auxquels nous avions affaire se mettaient +dans la tête de nous donner. Nous étions toujours plus ou moins gênés, +et la plupart de nos connaissances se trouvaient dans la même condition. +Une heureuse fiction nous faisait croire que nous nous amusions +constamment, et une ombre de vérité nous faisait voir que nous n'y +arrivions jamais, et j'avais une entière certitude que notre cas, sous +ce dernier rapport, était assez commun. + +Chaque matin Herbert se rendait dans la Cité pour regarder autour de lui +s'il ne voyait pas quelque moyen de sortir d'embarras. Je lui rendais +souvent visite dans la sombre chambre du fond dans laquelle il vivait +avec une bouteille d'encre, une patère à chapeau, une boite à charbon, +une boite à ficelle, un almanach, un pupitre, un tabouret et une règle, +et je ne me rappelle pas l'avoir vu faire autre chose que d'attendre +l'occasion de faire la fortune si patiemment espérée. Si nous avions +fait tout ce que nous entreprenions aussi fidèlement qu'Herbert, nous +aurions pu former une république de toutes les vertus. Il n'avait rien +autre chose à faire, le pauvre garçon, si ce n'est de se rendre à une +certaine heure de l'après-midi au Lloyd pour voir son patron, je pense. +Il ne faisait jamais autre chose au Lloyd, à ma connaissance du moins, +que d'en revenir. Quand il voyait les choses très sérieusement et qu'il +fallait positivement trouver quelque expédient, il allait à la Bourse à +l'heure des affaires, il entrait, il sortait et exécutait une sorte de +contredanse lugubre au milieu des magnats de la finance. + +«Car, me disait Herbert en rentrant dîner, un jour qu'il sortait de +cette réunion, je trouve que l'occasion ne vient pas toute seule, +Haendel, et qu'il faut aller la trouver... et c'est ce que je fais.» + +Si nous avions eu moins d'attachement l'un pour l'autre, je crois que, +par mauvaise humeur, nous nous serions querellés régulièrement tous les +matins. Je détestais au-delà de toute expression cet appartement qui +m'avait fait faire tant de folies, et, dans ces moments de repentir, je +ne pouvais supporter la vue de la livrée du Vengeur, qui me paraissait +plus coûteuse alors et moins rémunératrice qu'à tout autre moment de la +journée. À mesure que mes dettes s'accumulaient, le déjeuner prenait une +forme de plus en plus creuse, et dans une certaine occasion, menacé par +lettres de poursuites légales qui n'étaient pas tout à fait étrangères à +la bijouterie, comme le disait certain papier griffonné que j'avais sous +les yeux, j'allai jusqu'à saisir le Vengeur par le collet et à l'enlever +de terre, de sorte qu'il se trouvait en l'air comme un Cupidon botté, +sous prétexte qu'il nous manquait un petit pain. + +À certains jours, ou plutôt à des jours incertains, car ils dépendaient +de notre humeur, je disais à Herbert, comme si je venais de faire une +découverte remarquable: + +«Mon cher Herbert, nous nous enfonçons. + +--Mon cher Haendel, me répondait Herbert, en toute sincérité, croyez-le +si vous le voulez, mais ces mêmes mots, par une étrange coïncidence, +étaient sur mes lèvres. + +--Alors, Herbert, répliquais-je, voyons à voir clair dans nos affaires.» + +Nous éprouvions toujours une profonde satisfaction en prenant jour dans +cette intention; je m'imaginais toujours que c'était là traiter les +affaires; que c'était le moyen de prendre l'ennemi à la gorge, et je +sais qu'Herbert pensait comme moi. + +Nous commandions quelque chose de délicat et de rare, pour dîner, avec +une bouteille de quelque chose sortant aussi de l'ordinaire, afin de +fortifier nos esprits et d'être en état de bien examiner les choses. Le +dîner fini, nous mettions sur la table un paquet de plumes, de l'encre +en abondance et une quantité raisonnable de papier blanc et de papier +buvard, car il nous avait paru convenable d'avoir une papeterie bien +montée. + +Je prenais alors une feuille de papier et j'écrivais en haut de la page, +et d'une belle main: + +ÉTAT DES DETTES DE PIP. + +Ajoutant avec soin: + +«Hôtel Barnard.» + +Et la date. + +Herbert aussi prenait une feuille de papier et écrivait la même formule: + +ÉTAT DES DETTES D'HERBERT. + +Chacun de nous se reportait alors à un monceau de papiers placé à son +côté, et qui avaient été jetés dans des tiroirs après avoir été usés et +déchirés dans les poches, ou à demi brûlés pour allumer les bougies, +plantés dans le coin des glaces pendant des semaines, ou autrement +avariés. Le bruit de nos plumes sur le papier nous calmait +considérablement, et parfois même je trouvais autant de mérite au +travail édifiant que nous entreprenions que si nous avions réellement +payé nos dettes. Au point de vue méritoire, ces deux choses me +semblaient à peu près égales. + +Quand nous avions écrit un certain temps, je demandais à Herbert où il +en était. + +«Elles montent, Haendel, disait-il, elles montent, sur ma parole!» + +Herbert se grattait préalablement la tête à la vue de ces chiffres +accumulés! + +«Soyez ferme, Herbert, répondais-je en me couchant sur ma plume avec une +nouvelle ardeur; regardez la chose en face; voyez dans vos affaires, +fixez-les jusqu'à les dévisager. + +--C'est ce que je voudrais, Haendel; seulement, ce sont elles qui me +dévisagent.» + +Mon ton résolu n'en produisait pas moins son effet, et Herbert se +remettait au travail. Un moment après, il cessait de nouveau, sous +prétexte qu'il n'avait pas la facture de Cobb ou de Lobb, ou de Nobb, +selon la circonstance. + +«Alors, Herbert, évaluez à peu près à quelle somme elle peut monter; +prenez un chiffre rond et portez-le sur votre liste. + +--Quel garçon de ressource vous faites, mon ami, répondait-il avec +admiration. Réellement, vous avez des dispositions remarquables pour les +affaires.» + +C'est ce que je pensais, et en ces occasions j'étais très convaincu que +je méritais la réputation d'un homme d'affaires de première force: +prompt, décisif, énergique, précis, et de sang-froid. Quand j'avais +porté toutes mes dettes sur ma liste, je pointais et numérotais les +factures. Chaque fois que j'inscrivais un numéro, j'éprouvais une +véritable sensation de plaisir. Quand je n'avais plus rien à numéroter, +je pliais toutes mes factures d'une manière uniforme, j'inscrivais le +montant sur le dos de chacune d'elles et les liais en un seul paquet +symétrique; puis je faisais la même opération pour les comptes +d'Herbert, qui convenait modestement qu'il n'avait pas mon génie +administratif, et qui sentait que j'avais apporté quelque lumière dans +ses affaires. + +Mon système avait encore un autre côté brillant: c'était ce que +j'appelais «laisser une marge.» Supposons, par exemple, que les dettes +d'Herbert se montassent à cent soixante-quatre livres quatre shillings +et deux pence, je disais: + +«Laissez une marge, et portez-les à deux cents livres.» + +Ou, supposons que les miennes montassent à quatre fois autant, je +laissais une marge et je les portais à sept cents livres. J'avais la +plus haute opinion de la sagesse de cette marge. Mais je suis forcé de +convenir, en regardant en arrière, que je crois que ce fut un système +coûteux, car nous recommencions aussitôt à faire de nouvelles dettes, +pour combler la marge; et quelquefois, vu les idées de liberté et de +solvabilité qu'elle comportait, nous étions promptement forcés d'avoir +recours à une nouvelle marge. + +À la suite d'un examen de ce genre, il y avait généralement un calme, un +repos, un vertueux silence, qui me donnait pour le moment une opinion +admirable de moi-même. Satisfait de mes efforts, de ma méthode et des +compliments d'Herbert, je restais assis, avec son paquet symétrique et +le mien posé devant moi sur la table, au milieu des diverses fournitures +de bureau, me figurant être une sorte de banquier plutôt qu'un simple +particulier tel que j'étais. + +En ces occasions solennelles, nous fermions notre porte d'entrée, afin +de ne pas être dérangés. Un soir, je venais de tomber dans cet état de +béatitude, quand nous entendîmes une lettre glisser dans la fente de +ladite porte, et tomber sur le plancher. + +«C'est pour vous, Haendel, dit Herbert qui était sorti et rentrait en la +tenant, et j'espère que ce n'est rien de mauvais.» + +Il faisait allusion au lourd cachet noir de l'enveloppe et à sa bordure +noire. + +La lettre était signée Trabb et Co; elle contenait simplement que +j'étais un honoré monsieur, et qu'ils prenaient la liberté de m'informer +que Mrs Gargery avait quitté ce monde le lundi dernier à six heures +vingt minutes du soir, et que ma présence était réclamée à l'enterrement +le lundi suivant, à trois heures de l'après-midi. + + + + +CHAPITRE VI. + + +C'était la première fois qu'une tombe s'ouvrait sur la route de ma vie, +et la brèche qu'elle fit sur ce terrain uni fut extraordinaire. La +figure de ma soeur dans son fauteuil, auprès du feu de la cuisine, me +poursuivit nuit et jour. Mon esprit ne pouvait se figurer que ce +fauteuil pût se passer d'elle, et quoiqu'elle n'eût tenu depuis +longtemps que peu de place dans ma pensée, je me sentis pourchassé par +les idées les plus étranges. Tantôt je croyais qu'elle courait après moi +dans la rue, tantôt qu'elle frappait à la porte. Dans ma chambre, avec +laquelle elle n'avait jamais eu le moindre rapport, je m'imaginais +perpétuellement entendre le son de sa voix, voir sa figure couverte de +la pâleur de la mort, et apercevoir la forme de son corps. + +Mon enfance avait été telle, que je pouvais à peine me souvenir de ma +soeur avec tendresse; mais je suppose qu'une certaine somme de regrets +peut exister sans beaucoup d'affection. Sous cette influence, et +peut-être pour compenser l'absence d'un sentiment plus doux, je fus +saisi d'une violente indignation contre l'assassin qui l'avait fait tant +souffrir, et je sentais qu'avec des preuves suffisantes, j'aurais été +capable de poursuivre de ma vengeance Orlick, ou tout autre, jusqu'à la +dernière extrémité. + +Ayant écrit à Joe pour lui offrir des consolations et pour l'assurer que +je me rendrais à l'enterrement, je passai les jours qui suivirent dans +le curieux état d'esprit que je viens de décrire. Au jour fixé, je +partis de grand matin, et descendis au _Cochon bleu_, assez à temps pour +aller à pied jusqu'à la forge. + +C'était un jour d'été. Tout en marchant, le temps où j'étais une pauvre +petite créature sans appui, et où ma soeur ne m'épargnait pas, me +revenait vivement à l'esprit, mais en teintes légères et adoucies. Le +souffle même des fèves et des trèfles murmurait à mon coeur qu'un jour +viendrait où il serait bon pour ma mémoire que ceux qui marcheraient +sous le soleil fussent apaisés en pensant à moi, comme je l'étais en +pensant à ma soeur. + +Enfin, j'arrivai en vue de la maison. Je vis que Trabb et Co avaient +commandé tout ce qui était nécessaire pour les funé-railles, et qu'ils +avaient pris possession de la demeure de Joe. Deux êtres sinistres et +ridicules, tenant chacun une canne recouverte d'un crêpe noir, comme si +cet instrument pouvait communiquer la plus petite consolation à qui que +ce fût, étaient postés devant la porte de la maison; je reconnus l'un +d'eux, un petit postillon renvoyé du _Cochon bleu_ pour avoir versé un +jeune couple dans un fossé le matin même du mariage, par suite de son +état d'ivresse qui l'obligeait à monter à cheval en tenant ses deux bras +croisés autour du cou de l'animal. Tous les enfants du village, et la +plupart des femmes admiraient ces noires sentinelles, et les fenêtres +closes de la maison et de la forge. Quand j'arrivai, une des deux +sentinelles, l'ancien postillon, frappa à la porte pensant que j'étais +trop épuisé par la douleur pour qu'il me restât la force de frapper +moi-même. + +L'autre, un charpentier qui avait autrefois mangé deux oies sans boire, +à la suite d'un pari, ouvrit la porte et me fit entrer dans le petit +salon. M. Trabb avait accaparé la meilleure table, à laquelle il avait +mis toutes les rallonges, et où il étalait une espèce de bazar de deuil, +à grand renfort d'épingles également noires. Au moment de mon arrivée, +il finissait d'entourer le chapeau de quelqu'un d'un long crêpe, noir +comme un négrillon d'Afrique. Il tendit la main pour prendre le mien, et +moi, me méprenant sur son mouvement, et troublé par la circonstance, je +lui serrai les mains avec toutes les marques d'une ardente affection. + +Le pauvre cher Joe, embarrassé dans un petit manteau noir, attaché par +un gros noeud sous son menton, était assis tout seul à l'autre bout de +la chambre, où, comme conducteur du deuil, il avait été placé par Trabb. +Quand je me penchai pour lui dire: + +«Cher Joe, comment vous portez-vous?» + +Il répondit: + +«Pip!... mon petit Pip, vous l'avez connue lorsqu'elle était une bien +belle...» + +Et il saisit ma main sans rien dire de plus. + +Biddy avait l'air très propre et très modeste dans ses vêtements noirs; +elle allait et venait tranquillement, et se rendait très utile. Quand +j'eus parlé à Biddy, j'allai m'asseoir auprès de Joe, et je commençai à +me demander dans quelle partie du salon... elle... ma soeur... se +trouvait. L'air du salon exhalait une odeur de gâteau; je cherchai +autour de moi la table des rafraîchissements. On ne pouvait la voir que +lorsqu'on s'était habitué à l'obscurité, mais il y avait dessus un +plum-cake coupé par morceaux, des oranges coupées aussi, et des +sandwichs, et des biscuits, et deux carafes que j'avais bien connues +comme ornement, mais que je n'avais jamais vu servir de ma vie, l'une +pleine de porto, l'autre de sherry. Devant cette table, se tenait le +servile Pumblechook, enveloppé dans un manteau noir, et ayant plusieurs +mètres de crêpe à son chapeau: tantôt il se bourrait, et tantôt il +faisait d'obséquieux mouvements pour attirer mon attention. Dès qu'il +eut réussi, il vint à moi en répandant autour de lui une odeur de sherry +et de gâteau et il me dit d'une voix émue: + +«Permettez, cher monsieur...» + +Et il exécuta ce qu'il me demandait la permission de faire. Je découvris +aussi M. et Mrs Hubble; cette dernière dans le silencieux paroxysme de +douleur commandé par la circonstance, se tenait dans un coin. Nous +devions tous suivre le convoi, bien entendu après avoir été affublés par +Trabb comme de ridicules paquets. + +«C'est-à-dire, Pip, me dit tout bas Joe, au moment où nous allions être +ce que M. Trabb appelait rangés dans le salon deux à deux,--ce qui avait +terriblement l'air de la répétition de quelque drame +burlesque,--c'est-à-dire, monsieur, que je l'aurais de préférence portée +à l'église moi-même, avec trois ou quatre amis, qui seraient venus à mon +aide de bon coeur et avec de bons bras; mais il a fallu considérer ce +que les voisins en diraient, et s'ils ne penseraient pas que c'eût été +lui manquer de respect. + +--Tous les mouchoirs dehors! cria en ce moment M. Trabb d'une voix +affairée. Les mouchoirs dehors, nous sommes prêts!» + +Nous portâmes donc nos mouchoirs à nos visages, comme si nous saignions +du nez, et nous nous mîmes deux par deux. Joe et moi. Biddy et +Pumblechook. M. et Mrs Hubble. On fit faire à la dépouille mortelle de +ma soeur le tour par la porte de la cuisine; et, comme c'est un point +important dans un convoi funèbre que les six porteurs soient étouffés et +aveuglés sous une horrible housse en velours noir à bordure blanche, le +convoi ressemblait à un monstre aveugle avec douze jambes humaines, se +traînant et avançant sous la direction des deux conducteurs--le +postillon et son camarade. + +Les voisins cependant approuvaient hautement ce cérémonial, et on nous +admira beaucoup lorsque nous traversâmes le village. La partie la plus +jeune et la plus agitée de la commune se précipitait à travers le +cortège sans s'inquiéter de le couper, ou restait à nous attendre pour +nous voir défiler aux endroits les plus avantageux. Alors les plus +intrépides criaient d'un ton exalté à notre approche des coins où ils +stationnaient: + +«Les voici!... les voilà!... + +Et nous n'étions pas du tout réjouis. Pendant cette marche je fus on ne +peut plus vexé par l'abject Pumblechook qui se trouvant derrière moi +persista tout le long du chemin--croyant avoir une attention délicate--à +arranger mon crêpe flottant et à étendre les plis de mon manteau. Plus +tard mon attention fut attirée par l'expressif orgueil de M. et de Mrs +Hubble qui se gonflaient et s'enorgueillissaient démesurément de faire +partie d'un convoi si distingué. + +Nous aperçûmes enfin la ligne des marais qui s'étendait lumineuse devant +nous, avec les voiles des vaisseaux sur la rivière, dont ils semblaient +sortir, et nous arrivâmes au cimetière, auprès des tombes de mes +parents, que je n'avais jamais connus: + + FEU PHILIP PIRRIP + de cette paroisse + et aussi + GEORGIANA + épouse du ci-dessus. + +On déposa tranquillement ma soeur dans la terre, pendant que les +alouettes chantaient dans les airs, et qu'un vent léger faisait se jouer +sur le sol les magnifiques ombres des nuages et des arbres. + +Je ne parlerai pas de la conduite toute mondaine de Pumblechook devant +la tombe. Je dirai seulement que toutes ses politesses m'étaient +adressées, et que même, lorsqu'on lut ces nobles passages des Écritures +qui rappellent à l'humanité qu'elle n'a rien apporté en ce monde, et +qu'elle n'en peut rien emporter, et comment elle passe comme une ombre, +je l'entendis grommeler je ne sais quoi sous forme de réserve mentale, +d'un jeune monsieur de sa connaissance qui venait d'arriver à une +immense fortune, d'une manière tout à fait inattendue. Quand nous +rentrâmes il eut la hardiesse de me dire qu'il aurait souhaité que ma +soeur pût connaître que je lui avais fait tant d'honneur et de me +laisser entendre qu'elle eut considéré que sa mort ne payait pas trop un +tel honneur. De retour à la maison, il but ce qui restait de sherry, et +M. Hubble but le porto, et tous deux se mirent à causer de choses et +d'autres, ce qui, je l'ai remarqué depuis, est l'habitude générale dans +ces occasions, comme si les survivants étaient d'une tout autre race que +le défunt et reconnus immortels. Enfin, Pumblechook partit avec M. et +Mrs Hubble pour passer la soirée chez eux, j'en étais convaincu, et pour +dire au _Trois jolis bateliers_ qu'il était le fondateur de ma fortune +et mon premier bienfaiteur. + +Quand ils furent tout partis, et quant Trabb et ses hommes, mais non son +garçon, eurent serré l'appareil de leurs momeries dans des sacs, et +qu'ils furent partis aussi, la maison me parut plus saine. Bientôt +après, Biddy, Joe et moi, nous nous assîmes devant un dîner froid; mais +nous dînâmes dans le salon, et non dans la vieille cuisine, et Joe était +si excessivement attentif à ce qu'il faisait avec son couteau, sa +fourchette et la salière et tout le reste, qu'il y avait une grande gêne +entre nous. Mais après dîner, quand je lui eus fait prendre sa pipe pour +aller flâner avec lui dans la forge, et que nous nous fûmes assis +ensemble sur le grand bloc de pierre dans la rue, tout alla mieux. +J'avais remarqué qu'après l'enterrement Joe avait changé ses habits, de +manière à établir un compromis entre ses vêtements du dimanche et ceux +de tous les jours: il avait ainsi l'air plus naturel et paraissait +réellement l'homme qu'il était. + +Il fut enchanté de la prière que je lui fis de me faire coucher dans mon +ancienne petite chambre, et moi je fus enchanté aussi, car je crus avoir +fait quelque chose de grand en présentant cette requête. Quand les +ombres de la nuit furent venues, je saisis une occasion d'entraîner +Biddy dans le jardin, pour avoir avec elle une petite conversation. + +«Biddy, dis-je, je pense que tu aurais bien pu m'écrire quelques mots +sur ces tristes choses. + +--Pensez-vous, monsieur Pip? dit Biddy. J'aurais écrit, si j'y avais +pensé. + +--Ne crois pas que j'ai l'intention d'être dur, quand je dis que je +crois qu tu aurais dû y avoir pensé. + +--Croyez-vous, monsieur Pip?» + +Elle était si calme et il y avait un air si gentil, si doux et si bon +dans toute sa personne, que je ne pouvais supporter l'idée de la faire +pleurer encore. Après avoir considéré un moment ses yeux baissés, +pendant qu'elle marchait à côté de moi, je changeai donc de +conversation. + +«Je suppose qu'il te sera difficile de rester ici maintenant, chère +Biddy. + +--Oh! je ne le puis, monsieur Pip, dit Biddy d'un ton de regret mais +cependant de profonde conviction. J'ai parlé à Mrs Hubble, et je dois +aller chez elle demain; j'espère qu'ensemble nous pourrons avoir soin de +M. Gargery jusqu'à ce qu'il ait pris ses arrangements. + +--Comment vas-tu vivre, Biddy? Si tu as besoin d'ar.... + +--Comment je vais vivre? répéta Biddy avec une rougeur fugitive, je vais +vous le dire, monsieur Pip. Je vais tâcher d'obtenir la place de +maîtresse dans la nouvelle école qu'on finit de bâtir ici; je puis me +faire bien recommander par tous les voisins, et j'espère être à la fois +appliquée et patiente, et m'instruire moi-même en instruisant les +autres. Vous savez, monsieur Pip, continua Biddy avec un sourire, en +levant les yeux sur moi, les nouvelles écoles ne sont pas comme les +anciennes; mais j'ai appris beaucoup, grâce à vous, depuis ce temps-là, +et j'ai eu le temps de faire des progrès. + +--Je pense que tu feras toujours des progrès, Biddy, dans n'importe +quelle circonstance. + +--Ah! pourvu que ce ne soit pas du mauvais côté de la nature humaine!» +murmura Biddy. + +C'était moins un reproche intentionnel à mon adresse, qu'une pensée +involontairement échappée. + +«Eh bien! pensai-je, je vais aussi laisser de côté ce sujet-là.» + +Je continuai à marcher à côté de Biddy, qui tenait toujours les yeux +fixés à terre. + +«Je ne connais pas les détails de la mort de ma soeur, Biddy. + +--Il y a peu de chose à en dire. La pauvre créature! Elle était dans un +de ses accès, bien qu'ils fussent plutôt moindres que plus forts dans +ces derniers temps. Il y a quatre jours, dans la soirée, elle sortit de +son apathie ordinaire, juste au moment du thé, et dit très +distinctement: «Joe!» Comme elle n'avait pas dit un seul mot depuis +longtemps, je courus chercher M. Gargery dans la forge. Elle me faisait +signe qu'elle désirait le voir assis à côté d'elle, et voulait que je +misse ses bras autour de son cou. C'est ce que je fis, et elle appuya sa +main sur son épaule, toute contente et toute satisfaite, et bientôt +après, elle dit encore une fois: «Joe,» et puis une fois: «Pardon,» et +une fois: «Pip.» Et elle ne releva plus jamais sa tête, et ce fut juste +une heure après que nous l'étendîmes sur son lit, parce que nous vîmes +qu'elle était morte.» + +Biddy pleura.... Le sombre jardin, et la rue, et les étoiles qui se +montraient, tout cela était trouble à mes yeux. + +--On n'a jamais rien découvert, Biddy? + +--Rien. + +--Sais-tu ce qu'Orlick est devenu? + +--À la couleur de ses habits, je dois penser qu'il travaille dans les +carrières. + +--Tu l'as donc revu? Pourquoi regardes-tu maintenant cet arbre sombre +dans la rue? + +--C'est là que j'ai vu Orlick le soir de la mort de votre soeur. + +--Et tu l'as encore revu depuis, Biddy? + +--Oui, je l'ai vu là depuis que nous nous promenons ici. C'est inutile, +ajouta Biddy en posant la main sur mon bras, comme j'allais m'élancer +dehors. Vous savez que je ne voudrais pas vous tromper: il n'est pas +resté une minute là, et il est parti.» + +Cela raviva mon indignation de voir Biddy poursuivie par cet individu, +et je me sentis outré contre lui. Je le dis à Biddy, et j'ajoutai que je +donnerais n'importe quelle somme, et que je prendrais toutes les peines +du monde pour le faire partir du pays. Par degrés, elle m'amena à des +paroles plus calmes; elle me dit combien Joe m'aimait, et qu'il ne +s'était jamais plaint de rien:--elle n'ajouta pas de moi, il n'en était +pas besoin; je savais ce qu'elle voulait dire,--mais qu'il remplissait +toujours les devoirs de son état; qu'il avait le bras solide, la langue +calme et bon coeur. + +«En effet, il serait impossible de dire trop de bien de lui, dis-je; +Biddy, nous parlerons souvent de ces choses; car, sans doute, je +viendrai souvent ici; maintenant, je ne vais pas laisser le pauvre Joe +seul.» + +Biddy ne répliqua pas un mot. + +«Biddy, ne m'entends-tu pas? + +--Oui, monsieur Pip. + +--Sans te demander pourquoi tu m'appelles monsieur Pip, ce qui me paraît +être de mauvais goût, fais-moi savoir ce que tu veux dire? + +--Ce que je veux dire? demanda Biddy timidement. + +--Biddy, dis-je, en appuyant avec force, je t'en prie, dis-moi ce que tu +veux dire par là? + +--Par là? dit Biddy. + +--Allons, ne répète pas comme un écho; autrefois, tu ne répétais pas +ainsi, Biddy. + +--Autrefois? dit Biddy; oh! monsieur Pip! autrefois!...» + +Je songeai que je ferais bien d'abandonner aussi ce sujet. Cependant, +après un autre tour silencieux dans le jardin, je repris: + +«Biddy, j'ai dit tout à l'heure que je reviendrais souvent voir Joe. Tu +n'as rien répondu.... Dis-moi pourquoi, Biddy? + +--Êtes-vous donc bien sûr que vous viendrez le voir souvent? demanda +Biddy, s'arrêtant dans l'étroite allée du jardin et me regardant à la +clarté des étoiles d'un oeil clair et pur. + +--Oh! mon Dieu, dis-je, comme désespérant de faire entendre raison à +Biddy, voilà qui est vraiment un très mauvais côté de la nature humaine. +N'en dis pas davantage, s'il te plaît, Biddy, cela me fait trop de +peine.» + +Par cette raison dominante, je tins Biddy à distance pendant le souper, +et, quand je montai à mon ancienne petite chambre, je pris congé d'elle +aussi froidement que le permettait le souvenir du cimetière et de +l'enterrement. Toutes les fois que je me réveillais dans la nuit, et +cela m'arriva tous les quarts d'heure, je pensais à la méchanceté, à +l'injure, à l'injustice que Biddy m'avait faites. + +Je devais partir de grand matin. De grand matin, je fus debout, et +regardant, sans être vu, par la fenêtre de la forge, je restai là +pendant plusieurs minutes, contemplant Joe, déjà au travail, et +rayonnant de santé et de force. + +«Adieu, cher Joe. Non, ne l'essuyez pas, pour l'amour de Dieu! +Donnez-moi votre main noircie; je reviendrai bientôt et souvent. + +--Jamais trop tôt, monsieur, et jamais trop souvent, Pip.» dit Joe. + +Biddy m'attendait à la porte de la cuisine avec une tasse de lait encore +chaud et du pain grillé. + +«Biddy, dis-je en lui tendant la main avant de partir, je ne suis pas +fâché, mais je suis blessé. + +--Non, ne soyez pas blessé, dit-elle avec émotion; que je sois seule +blessée, si j'ai manqué de générosité.» + +Et de nouveau comme autrefois, le brouillard se levait devant mon +chemin. Voulait-il me dire, comme je suis tenté de le croire, que je ne +reviendrais pas, et que Biddy avait raison? S'il voulait le dire, hélas! +il avait deviné juste. + + + + +CHAPITRE VII. + + +Herbert et moi, nous allions de mal en pis, dans le sens de +l'accroissement de nos dettes. Tout en regardant dans nos affaires et +laissant des marges, nous vivions comme devant, et le temps s'écoulait, +malgré cela, comme il a l'habitude de faire; et j'atteignis ma majorité, +accomplissant ainsi la prédiction d'Herbert, que j'en arriverais là +avant de savoir le secret de ma destinée. + +Herbert lui-même avait atteint sa majorité huit mois avant moi. Comme il +n'avait rien d'autre que sa majorité à attendre, l'événement ne fit pas +une grande sensation dans l'Hôtel Barnard. Mais nous avions envisagé le +vingt et unième anniversaire de ma naissance avec une multitude de +conjectures et d'espérances, pensant tous deux que mon tuteur ne pouvait +éviter de me dire quelque chose de positif en cette occasion. + +J'avais eu soin de bien faire savoir, dans la Petite Bretagne, quand +arriverait mon jour de naissance. La veille, je reçus un mot officiel de +Wemmick, m'informant que M. Jaggers serait bien aise que je prisse la +peine de passer chez lui à cinq heures, dans l'après-midi de cet heureux +jour. Ceci nous convainquit que quelque chose de décisif allait arriver, +et me jeta dans un trouble extraordinaire, au moment où je me rendais à +l'étude de mon tuteur, avec une ponctualité modèle. + +Dans la pièce d'entrée, Wemmick m'offrit ses félicitations et se frotta +incidemment le nez avec un morceau de papier de soie qu'il tenait plié +et que je me plaisais à regarder; mais il ne me dit rien de plus, et me +fit signe d'entrer dans le cabinet de mon tuteur. On était en novembre, +et mon tuteur se tenait devant le feu, le dos appuyé contre la cheminée, +les mains sous les pans de son habit. + +«Eh bien! Pip, je dois vous appeler monsieur Pip, aujourd'hui. Recevez +mes félicitations, monsieur Pip.» + +Nous échangeâmes une poignée de mains; c'était un faible donneur de +poignée de mains, et je le remerciai. + +«Asseyez-vous, monsieur Pip,» dit mon tuteur. + +Comme j'étais assis et qu'il conservait son attitude et fronçait ses +sourcils en regardant ses bottes, je me sentis dans une position peu +agréable, qui me rappela le jour d'autrefois où j'avais été mis sur la +pierre d'un tombeau. Les deux bustes sinistres de la console n'étaient +pas loin de lui, et ils avaient l'air de tenter un effort stupide et +apoplectique pour se mêler à la conversation. + +«Maintenant, mon jeune ami, débuta mon tuteur, comme si j'étais un +témoin sur la sellette, je vais avoir un mot ou deux de conversation +avec vous. + +--Tout ce qu'il vous plaira, monsieur. + +--À combien estimez-vous, dit M. Jaggers en se penchant d'abord pour +regarder à terre, puis, rejetant sa tête en arrière pour regarder au +plafond; à combien estimez-vous le montant de ce que vous dépensez pour +vivre? + +--Pour vivre, monsieur? + +--Oui, répéta M. Jaggers en regardant toujours au plafond, le montant?» + +Et alors, en regardant tout autour de la chambre, il porta le mouchoir +qu'il tenait à la main près de son nez. + +J'avais si souvent regardé dans mes affaires, que j'avais entièrement +perdu toute idée que j'avais pu avoir de ce qu'elles étaient réellement. +Je me reconnus donc avec chagrin tout à fait incapable de répondre à +cette question. Cette réplique parut agréable à M. Jaggers, qui dit: + +«Je le pensais bien!» + +Et il se moucha d'un air satisfait. + +«Maintenant que je vous ai fait une question, mon ami, avez-vous quelque +chose à me demander? + +--Ce serait sans doute un grand soulagement pour moi, de vous faire +plusieurs questions, monsieur; mais je me souviens de la défense que +vous m'avez faite. + +--Adressez-moi une question, dit M. Jaggers. + +--Dois-je connaître le nom de mon bienfaiteur aujourd'hui? + +--Non; demandez autre chose. + +--Cette confidence doit-elle m'être faite bientôt? + +--Mettez cela de côté pour le moment, dit M. Jaggers, et demandez autre +chose.» + +Je cherchai en moi-même, mais il me parut impossible d'éviter cette +question: + +«Ai...-je quelque chose à recevoir, monsieur?» + +Là-dessus M. Jaggers s'écria d'une voix triomphante: + +«Je pensais bien que nous y viendrions!» + +Et il appela Wemmick pour lui demander le morceau de papier, Wemmick +parut, le donna et disparut. + +«Maintenant, monsieur Pip, dit M. Jaggers, faites attention, s'il vous +plaît; vous n'avez pas trop mal tiré sur nous, votre nom paraît assez +souvent sur le livre de caisse de Wemmick; mais vous avez des dettes, +cela va sans dire? + +--Je crains bien qu'il ne faille dire oui, monsieur. + +--Vous savez qu'il faut dire oui, n'est-ce pas? dit M. Jaggers. + +--Oui, monsieur. + +--Je ne vous demande pas ce que vous devez, parce que vous ne le savez +pas, et que, si vous le saviez, vous ne le diriez pas.... Oui... oui... +mon ami! s'écria M. Jaggers en agitant son index, en voyant que j'allais +protester, il est assez probable que, quand même vous le voudriez, vous +ne le pourriez pas. J'en sais plus long là-dessus que vous. Maintenant, +prenez ce morceau de papier. Vous le tenez?... Très bien!... Allons, +dépliez-le et dites-moi ce que c'est. + +--C'est une banknote, dis-je, de cinq cents livres. + +--C'est une banknote de cinq cents livres, et c'est une jolie somme +d'argent! Qu'en dites-vous? + +--Comment pourrais-je dire autrement! + +--Ah! mais, répondez à ma question, dit M. Jaggers. + +--Indubitablement. + +--Vous trouvez que c'est indubitablement une jolie somme. Eh bien! cette +jolie somme, monsieur Pip, vous appartient; c'est un présent qu'on vous +fait aujourd'hui; c'est un à-compte sur vos espérances, et c'est à +raison de cette belle somme par an, et pas d'une plus grande, que vous +devez vivre, jusqu'à ce que le donateur du tout se présente. +C'est-à-dire que vous arrangerez vos affaires d'argent comme vous +l'entendrez, et vous recevrez de Wemmick cent vingt-cinq livres par +trimestre, jusqu'à ce que vous communiquiez directement avec la source +principale, et non plus avec celui qui n'est qu'un simple agent. Comme +je vous l'ai déjà dit, je ne suis qu'un simple agent, j'exécute mes +instructions et je suis payé pour cela. Je les crois imprudentes, mais +je ne suis pas payé pour donner mon opinion sur leur mérite.» + +Je commençais à exprimer ma reconnaissance pour mon bienfaiteur inconnu, +et pour la générosité grande avec laquelle il me traitait, quand M. +Jaggers m'arrêta. + +«Je ne suis pas payé, dit-il froidement, pour rapporter vos paroles à +qui que ce soit.» + +Puis il rassembla les pans de son habit, comme il avait rassemblé les +éléments de la conversation, et se mit à regarder ses bottes, les +sourcils froncés, comme s'il les eût soupçonnées de mauvaises intentions +contre lui. + +Après un silence, je lui dis: + +«Il y avait tout à l'heure, monsieur Jaggers, une question que vous avez +désiré me voir écarter un instant; j'espère ne rien faire de mal en la +faisant de nouveau. + +--Qu'est-ce que c'est?» dit-il. + +J'aurais pu prévoir qu'il ne m'aiderait jamais, mais j'étais aussi +embarrassé pour refaire cette question que si elle eût été tout à fait +neuve; je dis en hésitant: + +«Mais, mon patron... cette source principale dont vous m'avez parlé, M. +Jaggers... doit-il bientôt...?» + +Ici j'eus la délicatesse de m'arrêter. + +«Doit-il bientôt? quoi? dit M. Jaggers, ça n'est pas une question, çà, +vous le savez. + +--... Venir à Londres? dis-je, après avoir cherché une forme précise de +mots; ou m'appellera-t-il autre part? + +--Pour ceci, répliqua Jaggers, en fixant pour la première fois ses yeux +profondément enfoncés, il faut vous rappeler le soir où nous nous sommes +rencontrés dans votre village. Que vous ai-je dit alors, Pip? + +--Vous m'avez dit, monsieur Jaggers, qu'il pourrait se passer des années +avant que cette personne se fît connaître. + +--C'est cela même, dit M. Jaggers; eh bien, voilà ma réponse...» + +Comme nous nous regardions tous les deux, je sentis mon coeur battre +plus fort par le désir ardent de tirer quelque chose de lui, et en +sentant qu'il battait plus fort et que mon tuteur s'en apercevait, je +sentais aussi que j'avais moins de chance de tirer quelque chose de lui. + +«Pensez-vous que cela dure encore des années, monsieur Jaggers?» + +M. Jaggers secoua la tête, non pour répondre négativement à ma question, +mais pour indiquer qu'il ne pouvait répondre n'importe comment, et les +deux horribles bustes, aux visages grimaçants, semblaient, lorsque mes +yeux se portaient sur eux, être sous le coup d'un pénible effort, en +voyant leur attention suspendue comme s'ils allaient éternuer. + +«Allons, dit M. Jaggers en réchauffant le gras de ses jambes avec le dos +de ses mains, je vais être précis avec vous, mon ami Pip. C'est une +question qu'il ne faut pas faire; vous le comprendrez mieux quand je +vous dirai que cela pourrait me compromettre. Allons, je vais aller un +peu plus avant avec vous, je vous dirai même quelque chose de plus.» + +Il se pencha tellement, pour froncer les sourcils, du côté de ses +bottes, qu'il pouvait se frotter le gras des jambes dans la pose qu'il +avait prise. + +«Quand cette personne se fera connaître, dit M. Jaggers en se +redressant, vous et elle règlerez vos affaires ensemble; quand cette +personne se fera connaître, mon rôle dans cette affaire cessera; quand +cette personne se fera connaître, il ne sera pas nécessaire que j'en +sache davantage. Voilà tout ce que j'ai à dire.» + +Nous nous regardâmes l'un l'autre; puis je détournai les yeux, et les +portai sur le plancher, en réfléchissant. De ces dernières paroles, je +tirai la conclusion que miss Havisham, avec ou sans raison, ne l'avait +pas mis dans sa confidence au sujet de ses projets sur Estelle; qu'il en +éprouvait quelque ressentiment et même de la jalousie, ou que réellement +il s'opposait à ces projets, et ne voulait pas s'en occuper. Quand je +relevai les yeux, je vis qu'il n'avait cessé tout le temps de me +regarder malicieusement, et qu'il le faisait encore. + +«Si c'est là tout ce que vous avez à me dire, monsieur, remarquai-je, il +ne me reste plus rien à ajouter.» + +Il fit un signe d'assentiment, tira sa montre tant redoutée des voleurs, +et me demanda où j'allais dîner. Je lui répondis: + +«Chez moi avec Herbert.» + +Et, comme conséquence naturelle, je lui demandai s'il voudrait bien nous +honorer de sa compagnie. Il accepta aussitôt l'invitation, mais il +insista pour partir sur-le-champ avec moi, afin que je ne fisse pas +d'extra pour lui. Il avait d'abord une ou deux lettres à écrire et, bien +entendu, ses mains à laver. + +«Alors, dis-je, je vais aller dans le cabinet à côté, causer avec +Wemmick.» + +Le fait est que, lorsque les cinq cents livres étaient tombées dans ma +poche, une pensée m'était venue à l'esprit; elle s'y était déjà +présentée souvent, et il me semblait que Wemmick était une excellente +personne à consulter sur une pensée de cette sorte. + +Il avait déjà fermé sa caisse, et faisait ses préparatifs de départ. Il +avait quitté son pupitre, sorti les deux chandeliers de son bureau +graisseux, les avait placés en ligne avec les mouchettes sur une +tablette près de la porte, tout près d'être éteints; il avait éparpillé +son feu, apprêté son chapeau et son pardessus, et se frappait la +poitrine avec sa clef, comme si c'était un bon exercice après les +affaires. + +«Monsieur Wemmick, dis-je, j'ai besoin de votre opinion. J'ai le plus +grand désir d'être utile à un ami...» + +Wemmick pinça sa boite aux lettres et secoua la tête, comme si son +opinion était morte pour toute fatale faiblesse de cette sorte. + +«Cet ami, continuai-je, essaye d'entrer dans la vie commerciale, mais il +n'a pas d'argent et trouve les commencements difficiles et +décourageants.... Je voudrais, d'une manière ou d'une autre, l'aider à +commencer.... + +--Avec de l'argent comptant? dit Wemmick d'un ton plus sec que de la +sciure de bois. + +--Avec un peu d'argent comptant, et peut-être aussi en anticipant un peu +sur mes espérances. + +--Monsieur Pip, dit Wemmick, j'aimerais à récapituler avec vous sur mes +doigts, s'il vous plaît, les noms des divers ponts jusqu'à Chelsea. +Voyons: il y a le pont de Londres, un; Southwark, deux; Blackfriars, +trois; Waterloo, quatre; Westminster, cinq; Wauxhall, six; Chelsea, +sept.[12] + + [Note 12: Depuis l'époque vague où se passent les faits racontés par + Philip Pirrip, la Tamise s'est enrichie de trois ponts: 1° le pont de + _Charing-Cross_, entre les ponts de Waterloo et de Westminster; 2° le + pont _Victoria_, entre les ponts du Wauxhall et de Chelsea; 3° le pont + de _Battersea_ en aval du pont de Chelsea.] + +Il avait marqué chaque pont à son tour, en frappant avec la poignée de +sa clef sur la paume de sa main: + +«Il n'y en a pas moins de sept à choisir, vous voyez. + +--Je ne vous comprends pas, dis-je. + +--Choisissez votre pont, monsieur Pip, repartit Wemmick, promenez-vous +sur votre pont, et lancez votre argent dans la Tamise par-dessus l'arche +centrale de votre pont, et vous en connaîtrez la fin. Rendez service à +un ami, prêtez-lui de l'argent, et vous pourrez également en savoir la +fin; mais c'est une fin moins agréable et moins profitable.» + +J'aurais pu mettre un journal à la poste dans sa bouche, tant il +l'entrebâillait après avoir dit cela. + +«C'est bien décourageant, dis-je. + +--Je n'ai pas voulu faire autre chose. + +--Alors, votre opinion, dis-je légèrement indigné, est qu'un homme ne +devrait jamais.... + +--Placer un avoir portatif chez un ami, dit Wemmick, certainement non; à +moins qu'il ne veuille se débarrasser de l'ami; et alors, le tout est de +savoir quelle somme portative il peut falloir pour se débarrasser de +lui. + +--Et c'est là votre dernier mot, monsieur Wemmick! + +--C'est là! répondit-il, mon dernier mot... ici.... + +--Ah! dis-je en le pressant, car je croyais voir jour derrière lui. Mais +serait-ce votre dernier mot chez vous, à Walworth. + +--Monsieur Pip, répliqua-t-il avec gravité, Walworth est un endroit, et +cette étude en est un autre, de même que mon père est une personne, et +que M. Jaggers est une autre personne: il ne faut pas les confondre l'un +avec l'autre. Mes sentiments de Walworth doivent être pris à Walworth; +ici, dans cette étude, il ne faut compter que sur mes sentiments +officiels. + +--Très bien, dis-je, considérablement soulagé; alors j'irai vous trouver +à Walworth, vous pouvez y compter. + +--Monsieur Pip, répondit-il, vous y serez le bienvenu, comme +connaissance personnelle et privée.» + +Nous avions dit tout cela à voix basse, sachant bien que les oreilles de +mon tuteur étaient les plus fines parmi les plus fines. Comme il se +montrait dans l'embrasure de sa porte, en essuyant ses mains, Wemmick +mit son pardessus et se tint prêt à éteindre les chandelles. Nous +descendîmes dans la rue tous les trois ensemble, et, sur le pas de la +porte, Wemmick prit de son côté, M. Jaggers et moi de l'autre. + +Je ne pus m'empêcher de désirer plus d'une fois ce soir là que M. +Jaggers eût dans Gerrard Street, ou un vieux, ou un canon, ou quelque +chose, ou quelqu'un pour le piquer un peu et dérider son front. C'était +une considération désagréable pour un vingt-et-unième anniversaire de +naissance et cela ne valait guère la peine de songer qu'on atteignait sa +majorité pour entrer dans un monde méfiant où il fallait toujours être +sur ses gardes comme il le faisait. Il était mille fois mieux informé et +plus intelligent que Wemmick et pourtant j'aurais mille fois préféré +avoir Wemmick à dîner que lui. M. Jaggers ne me rendit pas seul +mélancolique, car lorsqu'il fut parti Herbert me dit en fixant les yeux +sur le feu, qu'il lui semblait avoir commis une mauvaise action et +l'avoir oubliée, tant il se sentait abattu et coupable. + + + + +CHAPITRE VIII. + + +Pensant que le dimanche était le jour le plus convenable pour aller +consulter M. Wemmick à Walworth, je consacrai l'après-midi du dimanche +suivant à un pèlerinage au château. En arrivant devant les créneaux, je +trouvai le pavillon flottant et le pont-levis levé; mais, sans me +laisser décourager par ces démonstrations de défiance et de résistance, +je sonnai à la porte, et fus admis de la manière la plus pacifique. + +«Mon fils, monsieur, dit le vieillard, après avoir assuré le pont-levis, +avait dans l'idée que le hasard pourrait vous amener aujourd'hui, et il +m'a chargé de vous dire qu'il serait bientôt de retour de sa promenade +de l'après-midi. Il est très réglé dans ses promenades, mon fils... très +réglé en toutes choses, mon fils.» + +Je faisais des signes de tête au vieillard, comme Wemmick lui-même +aurait pu faire, et nous entrâmes nous mettre près du feu. + +«C'est à son étude que vous avez fait la connaissance de mon fils, +monsieur?» dit le vieillard en gazouillant selon son habitude, tout en +se chauffant les mains à la flamme. + +Je fis un signe affirmatif. + +«Ah! j'ai entendu dire que mon fils était très habile dans sa partie, +monsieur.» + +Je fis plusieurs signes successifs. + +«Oui, c'est ce qu'on m'a dit. Il s'occupe de jurisprudence.» + +Je fis des signes sans interruption. + +«Ce qui me surprend beaucoup chez mon fils, dit le vieillard, car il n'a +pas été élevé dans cette partie, mais dans la tonnellerie.» + +Curieux de savoir ce que le vieillard connaissait de la réputation de M. +Jaggers, je lui hurlai ce nom à l'oreille. Il me jeta dans une grande +confusion en se mettant à rire de tout son coeur, et en répliquant d'une +manière très fine: + +«Non, à coup sûr, vous avez raison!» + +Et, à l'heure qu'il est, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il voulait +dire, ni de la plaisanterie qu'il croyait que j'avais faite. + +Comme je ne pouvais pas rester à lui faire perpétuellement des signes de +tête, je lui demandai en criant s'il avait exercé la profession de +tonnelier. À force de hurler ce mot plusieurs fois, en frappant +doucement sur le ventre du vieillard, pour mieux attirer son attention, +je réussis enfin à me faire comprendre. + +«Non, dit-il, un magasin... un magasin... d'abord, là-bas.» + +Il semblait me montrer la cheminée; mais je crois qu'il voulait dire à +Liverpool. + +«Et puis, dans la Cité de Londres, ici. Cependant, ayant une infirmité, +car j'ai l'oreille dure, monsieur...» + +J'exprimai par gestes le plus grand étonnement. + +«Oui, j'ai l'oreille dure, et voyant cette infirmité, mon fils s'est mis +dans la jurisprudence et il a pris soin de moi, et petit à petit il a +créé cette élégante et belle propriété. Mais pour en revenir à ce que +vous disiez, vous savez, poursuivit le vieillard en riant de nouveau, je +dis: non, à coup sûr; vous avez raison.» + +Je me demande modestement si mon extrême ingénuité m'aurait jamais mis à +même de dire quelque chose qui l'aurait amusé moitié autant que cette +plaisanterie imaginaire, quand j'entendis tout à coup un clic-clac dans +le mur d'un côté de la cheminée, et que je vis s'ouvrir un carré +montrant une petite planchette, sur laquelle on lisait: + +JOHN. + +Le vieillard suivait mes yeux, et s'écria d'une voix triomphante: + +«Mon fils est rentré!» + +Et tous deux nous nous rendîmes au pont-levis. + +On aurait vraiment payé pour voir Wemmick m'adressant un salut de +l'autre côté du fossé, pendant que nous aurions pu nous serrer la main +par-dessus, avec la plus grande facilité. Le vieux était si enchanté de +faire manoeuvrer le pont-levis, que je n'offris pas de l'aider; je me +tins tranquille, jusqu'au moment où Wemmick eût traversé et m'eût +présenté à miss Skiffins. C'était une jeune femme qui l'accompagnait. + +Miss Skiffins avait l'air d'être en bois, et ouvrait la bouche comme +celui qui l'escortait. Elle pouvait avoir deux ou trois ans de moins que +Wemmick, et, à juger par l'apparence, elle paraissait assez à son aise; +la coupe de ses vêtements, depuis le haut de la taille, par derrière et +par devant, la faisait ressembler beaucoup à un cerf-volant, et j'aurais +pu trouver sa robe d'un orange un peu trop décidé et ses gants d'un vert +un peu trop intense, mais elle paraissait être une excellente personne, +et montrait les plus grands égards pour le vieux. Je ne fus pas +longtemps à découvrir qu'elle rendait de fréquentes visites au château, +car lorsque nous entrâmes, et que je complimentai Wemmick sur son +ingénieux moyen de s'annoncer à son père, il me pria de fixer, pour un +instant, mon attention de l'autre côté de la cheminée, et disparut. +Bientôt on entendit un autre clic-clac, et un autre petit carré +s'ouvrit, sur lequel on lisait: + +MISS SKIFFINS. + +Alors, le carré de miss Skiffins se ferma et celui de John s'ouvrit. +Ensuite, miss Skiffins et John s'ouvrirent ensemble, et finalement ils +se fermèrent ensemble. Lorsque Wemmick revint de faire manoeuvrer ces +petites mécaniques, j'exprimai toute l'admiration qu'elles +m'inspiraient, et il me dit: + +«Vous savez, elles sont toutes deux agréables et utiles au père, et par +saint Georges, monsieur, c'est une chose digne de remarque, que de tous +les gens qui viennent à cette porte, le secret de ces ressorts n'est +connu que du vieux, de miss Skiffins et de moi! + +--Et c'est M. Wemmick qui les a faits, ajouta miss Skiffins, de son +imagination et de sa propre main.» + +Miss Skiffins ôta son chapeau, mais elle garda ses gants verts pendant +toute la soirée, comme un signe visible et extérieur qu'il y avait +compagnie. Wemmick m'invita à aller faire un tour dans la propriété pour +jouir de l'effet de l'île pendant l'hiver. Pensant qu'il agissait ainsi +pour me fournir l'occasion de prendre ses sentiments de Walworth, j'en +profitai aussitôt que nous fûmes sortis du château. + +Ayant bien réfléchi à ce sujet, je l'abordai, comme s'il n'en avait +jamais été question auparavant. J'appris à Wemmick que j'étais inquiet +sur le compte d'Herbert Pocket, et je lui dis comment nous nous étions +d'abord rencontrés, et comment nous nous étions battus. Je dis quelques +mots en passant de la famille d'Herbert, de son caractère, de son peu de +ressources personnelles, et de la pension inexacte et insuffisante qu'il +recevait de son père. Je fis allusion aux avantages que j'avais tirés de +sa société dans mon ignorance primitive et mon peu d'usage du monde, et +j'avouai que je craignais de ne l'avoir que fort mal payé de retour, et +qu'il aurait mieux réussi sans moi et mes espérances. Tenant miss +Havisham à un plan très éloigné, je laissai entrevoir que j'aurais +désiré prendre des arrangements avec lui pour son avenir, ayant la +certitude qu'il possédait une âme généreuse, et qu'il était au-dessus de +tout soupçon d'ingratitude ou de mauvais desseins. + +«Pour toutes ces raisons, dis-je à Wemmick, et parce qu'il est mon +compagnon et mon ami, et parce que j'ai une grande affection pour lui, +je souhaiterais de faire refléter sur lui quelques rayons de ma bonne +fortune, et, en conséquence, je viens demander conseil à votre +expérience et à votre connaissance des hommes et des affaires, et savoir +de vous comment, avec mes ressources, je pourrais assurer à Herbert un +revenu réel, une centaine de livres par an, par exemple, pour le tenir +en bon espoir et bon courage, et graduellement lui acheter une petite +part dans quelque association.» + +En concluant, je priai Wemmick de bien comprendre que je désirais tenir +ce service secret, sans qu'Herbert en eût connaissance ou soupçon, et +qu'il n'y avait personne autre au monde à qui je pusse demander conseil. +Je terminai en posant ma main sur son épaule, et en disant: + +«Je ne puis m'empêcher de me fier à vous, bien que je sache que cela +vous embarrasse; mais c'est votre faute, puisque vous m'avez vous-même +amené ici.» + +Wemmick garda le silence pendant un moment, puis il dit avec une sorte +d'élan: + +«Sachez-le, monsieur Pip, je dois vous dire une chose, c'est que cela +est diablement bien à vous! + +--Dites que vous m'aiderez à faire le bien alors. + +--Diable! répliqua Wemmick en secouant la tête, ça n'est pas mon +affaire. + +--Ce n'est pas non plus ici votre maison d'affaires, dis-je. + +--Vous avez raison, répondit-il; vous frappez le clou sur la tête, +monsieur Pip; je vais y réfléchir, si vous le voulez bien, et je pense +que tout ce que vous voulez faire peut être fait petit à petit. Skiffins +(c'est le frère de mademoiselle) est un comptable; je le verrai et lui +dirai votre projet. + +--Je vous remercie dix mille fois. + +--Au contraire, dit-il, c'est à moi de vous remercier; car, bien que +nous agissions strictement sous notre responsabilité privée et +personnelle, on peut dire cependant qu'il reste toujours autour de nous +quelques toiles d'araignée de Newgate, et cela les enlève.» + +Après avoir causé quelques moments de plus, nous rentrâmes au château, +où nous trouvâmes miss Skiffins en train de préparer le thé. La +responsabilité du pain rôti était laissée au vieux, et cet excellent +homme y mettait une telle ardeur, que ses yeux me semblaient être en +danger de fondre. + +Le repas que nous allions faire n'était pas seulement nominal, c'était +une vigoureuse réalité. Le vieillard avait préparé une telle pyramide de +rôties bourrées, que c'est à peine si je pouvais le voir par-dessus, +tandis qu'il accrochait le gril au sommet de la barre supérieure de la +grille à charbon de terre après les avoir enlevées et les avoir +remplacées par d'autres qui commençaient à fumer. De son côté miss +Skiffins brassait une telle quantité de thé que le cochon relégué dans +un endroit retiré en fut fortement excité et qu'il manifesta à plusieurs +reprises son désir de prendre part à la fête. + +Le pavillon avait été baissé, le canon tiré à l'heure dite et je me +sentais aussi séparé du reste du monde, qui n'était pas Walworth, que si +le fossé avait eu trente pieds de largeur et autant de profondeur. Rien +ne troublait la tranquillité du château, si ce n'est le bruit que +faisaient en s'ouvrant de temps à autre _John_ et _miss Skiffins_, ces +petites portes semblaient en proie à quelque infirmité spasmodique et +sympathique, et je me sentis mal à l'aise jusqu'à ce que j'y fusse +habitué. D'après la nature méthodique des arrangements de miss Skiffins, +je conclus qu'elle faisait le thé tous les dimanches soir, et je +soupçonnai certaine broche classique qu'elle portait, représentant le +profil d'une femme peu séduisante, avec un nez aussi mince que le +premier quartier de la lune, d'être un cadeau de Wemmick. + +Nous mangeâmes toutes les rôties et bûmes du thé en proportion, et il +était réjouissant de voir combien après le repas nous étions tous chauds +et graisseux. Le vieux surtout aurait pu passer pour un vieux chef de +tribu sauvage nouvellement huilé; après un moment de repos, miss +Skiffins, en l'absence de la petite servante, qui, à ce qu'il paraît, se +retirait dans le sein de sa famille les après-midi du dimanche, lava les +tasses à thé, comme une dame qui le fait pour s'amuser, et de manière à +ne pas se compromettre vis-à-vis d'aucun de nous; puis elle remit ses +gants verts, et nous nous groupâmes autour du feu. Alors Wemmick dit: + +«Maintenant, vieux père, lisez-nous le journal.» + +Wemmick m'expliqua, pendant que le vieux tirait ses lunettes, que +c'était une vieille habitude, et que le vieillard éprouvait une +satisfaction infinie à lire le journal à haute voix. + +«Je ne chercherai pas de prétexte pour l'en empêcher, dit Wemmick; car +il a si peu de plaisir.... Y êtes-vous, vieux père? + +--J'y suis, John, j'y suis! répondit le vieillard, en voyant qu'on lui +parlait. + +--Faites-lui seulement un signe de tête de temps en temps, quand il +quittera le journal des yeux, dit Wemmick, et il sera heureux comme un +roi. Nous écoutons, vieux père. + +--Très bien, John, très bien! repartit le joyeux vieillard, si content +et si affairé, que c'était vraiment charmant de le voir. + +Le vieillard, en lisant, me rappela la classe de la grand'tante de M. +Wopsle, avec cette plaisante particularité, que sa voix semblait sortir +par le trou de la serrure. Comme il avait besoin que les chandelles +fussent près de lui, et comme il était toujours sur le point de brûler, +soit sa tête, soit le journal, il demandait autant de surveillance qu'un +moulin à poudre. Mais Wemmick était également infatigable dans sa +douceur et dans sa vigilance, et le vieux continuait à lire, sans se +douter des nombreux dangers dont on le sauvait à tout moment. Toutes les +fois qu'il levait les yeux sur nous, nous exprimions tous le plus grand +intérêt et la plus grande attention, et nous lui faisions des signes de +tête jusqu'à ce qu'il continuât. + +Comme Wemmick et miss Skiffins étaient assis l'un à côté de l'autre, et +comme j'étais, moi, dans un coin obscur, j'observai une extension longue +et graduelle de la bouche de M. Wemmick, en même temps que son bras se +glissait lentement et graduellement autour de la taille de miss +Skiffins. Avec le temps, je vis paraître sa main de l'autre côté de miss +Skiffins; mais, à ce moment, miss Skiffins l'arrêta doucement avec son +gant vert, ôta son bras, comme si c'eût été une partie de son propre +vêtement, et, avec le plus grand sang-froid, le déposa sur la table +devant elle. Le calme de miss Skiffins, pendant cette opération, était +un des spectacles les plus remarquables que j'eusse encore vus, et on +aurait presque pu croire qu'elle le faisait machinalement. + +Bientôt je vis le bras de Wemmick qui recommençait à disparaître, et +graduellement je le perdis de vue. Un peu après, sa bouche commença à +s'élargir de nouveau. Après un intervalle d'incertitude qui, pour moi du +moins, fut tout à fait fatigant et presque pénible, je vis sa main +paraître de l'autre côté de miss Skiffins. Aussitôt miss Skiffins +l'arrêta avec le calme d'un placide boxeur, ôta cette ceinture ou ceste, +comme la première fois, et la posa sur la table. Supposant que la table +était l'image du sentier de la vertu, je dois déclarer que, pendant tout +le temps que dura la lecture du vieux, le bras de Wemmick s'éloigna +continuellement de ce sentier, et y fut non moins continuellement ramené +par miss Skiffins. + +À la fin, le vieillard tomba dans un léger assoupissement. Ce fut le +moment pour Wemmick de produire une petite bouilloire, un plateau et des +verres, ainsi qu'une bouteille noire à bouchon de porcelaine, +représentant quelque dignitaire clérical, à l'aspect rubicond et +gaillard. À l'aide de tous ces ustensiles, nous eûmes tous quelque chose +de chaud à boire, sans excepter le vieux, qui ne tarda pas à se +réveiller. Miss Skiffins composait le mélange, et je remarquai qu'elle +et Wemmick burent dans le même verre. J'étais sans doute trop bien élevé +pour offrir de reconduire miss Skiffins jusque chez elle; et dans ces +circonstances, je pensai que je ferais mieux de partir le premier. C'est +ce que je fis, après avoir pris cordialement congé du vieillard, et +passé une soirée extrêmement agréable. + +Avant qu'une semaine fût écoulée, je reçus un mot de Wemmick, daté de +Walworth, et m'informant qu'il espérait avoir avancé l'affaire dont nous +nous étions occupés, et qu'il serait bien aise de me voir à ce sujet. Je +me rendis donc de nouveau plusieurs fois à Walworth, et cependant je +l'avais souvent vu et revu dans la Cité; mais nous n'ouvrions jamais la +bouche sur ce sujet dans la Petite Bretagne ou ses environs. Le fait est +que nous trouvâmes un jeune et honorable négociant ou courtier maritime, +établi depuis peu, et qui demandait un aide intelligent, en même temps +qu'un capital, et qui, dans un temps déterminé, aurait besoin d'un +associé. Un traité secret fut signé entre lui et moi au sujet d'Herbert; +je lui versai comptant la moitié de mes cinq cents livres, et je pris +l'engagement de lui faire divers autres versements, les uns à certaines +échéances sur mon revenu, les autres à l'époque où j'entrerais en +possession de ma fortune. Le frère de miss Skiffins dirigea la +négociation; Wemmick s'en occupa tout le temps, mais ne parut jamais. + +Toute cette affaire fut si habilement conduite, que Herbert ne soupçonna +pas un instant que j'y fusse pour quelque chose. Jamais je n'oublierai +le visage radieux avec lequel il rentra à la maison, une certaine +après-midi, et me dit comme une grande nouvelle qu'il s'était abouché +avec un certain Claricker, c'était le nom du jeune marchand, et que +Claricker lui avait témoigné à première vue une sympathie +extraordinaire, et qu'il croyait que la chance de réussir était enfin +venue. À mesure que ses espérances prenaient plus de consistance et que +son visage devenait plus radieux, il dut voir en moi un ami de plus en +plus affectueux; car j'eus là la plus grande difficulté à retenir des +larmes de bonheur et de triomphe en le voyant si heureux. À la fin, la +chose se fit, et le jour qu'il entra dans la maison Claricker, il me +parla pendant toute la soirée avec l'animation du plaisir et du succès. +Je pleurai alors réellement et abondamment, en allant me coucher, et en +pensant que mes espérances avaient fait au moins un peu de bien à +quelqu'un. + +Maintenant commence à poindre un grand événement dans ma vie, et qui la +fit dévier de sa route. Mais avant que je raconte, et que je passe à +tous les changements qui s'ensuivirent, je dois consacrer un chapitre à +Estelle. C'est bien peu accorder au sujet qui, depuis si longtemps, +remplissait mon coeur. + + + + +CHAPITRE IX. + + +Si la vieille maison sombre qui se trouve près de la pelouse à Richmond +est jamais hantée après ma mort, assurément ce sera par mon esprit. Oh! +combien de fois... combien de nuits... combien de jours... mon esprit +inquiet a-t-il visité cette maison quand Estelle y demeurait! Que mon +corps fût n'importe où, mon âme errait, errait, errait sans cesse dans +cette maison. + +La dame chez laquelle on avait placé Estelle s'appelait Mrs Brandley; +elle était veuve et avait une fille de quelques années plus âgée +qu'Estelle. La mère paraissait jeune et la fille vieille. Le teint de la +mère était rosé, celui de la jeune fille était jaune. La mère donnait +dans la frivolité, la fille dans la théologie. Elles étaient dans ce +qu'on appelle une bonne position; elles faisaient fréquemment des +visites et recevaient un grand nombre de personnes. Je ne sais s'il +subsistait entre ces dames et Estelle la moindre communauté de +sentiments; mais il était convenu qu'elles lui étaient nécessaires, et +qu'elle leur était nécessaire. Mrs Brandley avait été l'amie de miss +Havisham, avant l'époque où cette dernière s'était retirée du monde. + +Dans la maison de Mrs Brandley, comme au dehors, je souffris toutes les +espèces de torture de la part d'Estelle, et à tous les degrés +inimaginables. La nature de mes relations avec elle, qui me mettait dans +des termes de familiarité sans me mettre dans ceux de la faveur, +contribuait à me rendre fou. Elle se servait de moi pour tourmenter ses +autres admirateurs; et elle usait de cette même familiarité, entre elle +et moi, pour traiter avec un mépris incessant mon dévouement pour elle. +Si j'avais été son secrétaire, son intendant, son frère de lait, un +parent pauvre; si j'avais été son plus jeune frère ou son futur mari, je +n'aurais pu me croire plus loin de mes espérances que je l'étais, si +près d'elle. Le privilège de l'appeler par son nom et de l'entendre +m'appeler par le mien, devint dans plus d'une occasion une aggravation +de mes tourments; il rendait presque fous de dépit ses autres amants, +mais je ne savais que trop qu'il me rendait presque fou moi-même. + +Elle avait des admirateurs sans nombre; sans doute ma jalousie voyait un +admirateur dans chacun de ceux qui l'approchaient; mais il y en avait +encore beaucoup trop, sans compter ceux-là. + +Je la voyais souvent à Richmond, j'entendais souvent parler d'elle en +ville, et j'avais coutume de la promener souvent sur l'eau avec les +Brandleys. Il y avait des pique-niques, des fêtes de jour, des +spectacles, des opéras, des concerts, des soirées et toutes sortes de +plaisirs, auxquels je l'accompagnais toujours, et qui étaient autant de +douleurs pour moi. Jamais je n'eus une heure de bonheur dans sa société, +et pourtant, pendant tout le temps que duraient les vingt-quatre heures, +mon esprit se réjouissait du bonheur de rester avec elle jusqu'à la +mort. + +Pendant toute cette partie de notre existence, et elle dura, comme on +le verra tout à l'heure, ce que je croyais alors être un long espace de +temps, elle ne quitta pas ce ton froid qui dénotait que notre liaison +nous était imposée; par moments seulement il y avait un soudain +adoucissement dans ses paroles, ainsi que dans mes manières, et elle +semblait me plaindre. + +«Pip!... Pip!... dit-elle un soir en s'adoucissant un peu, pendant que +nous étions retirés dans l'embrasure d'une fenêtre de la maison de +Richmond, ne voudrez-vous donc jamais vous tenir pour averti? + +--De quoi?... + +--De moi. + +--Averti de ne pas me laisser attirer par vous, est-ce là ce que vous +voulez dire, Estelle? + +--Ce que je veux dire? Si vous ne savez pas ce que je veux dire, vous +êtes aveugle.» + +J'aurais pu répliquer que l'amour avait la réputation d'être aveugle; +mais par la raison que j'avais d'être toujours retenu, et ce n'était pas +là la moindre de mes misères, par un sentiment qu'il n'était pas +généreux à elle de m'imposer quand elle savait qu'elle ne pouvait se +dispenser d'obéir à miss Havisham, je craignais toujours que cette +certitude de sa part ne me plaçât d'une façon désavantageuse vis-à-vis +de son orgueil et que je ne fusse cause d'une secrète rébellion dans son +coeur. + +«Dans tous les cas, dis-je, je n'ai reçu d'autre avertissement que +celui-ci; car vous-même m'avez écrit de me rendre près de vous. + +--C'est vrai,» dit Estelle avec ce sourire indifférent et froid qui me +glaçait toujours. + +Après avoir regardé un instant au dehors dans le crépuscule, elle +continua: + +«Miss Havisham désire m'avoir une journée à Satis House; vous pouvez m'y +conduire et me ramener si vous le voulez. Elle préfèrerait que je ne +voyageasse pas seule, et elle refuse de recevoir ma femme de chambre, +car elle a horreur de s'entendre adresser la parole par de telles gens. +Pouvez-vous me conduire? + +--Si je puis vous conduire, Estelle!... + +--Vous le pouvez?... Alors, ce sera pour après-demain, si vous le voulez +bien; vous payerez tous les frais de ma bourse. Voilà les conditions de +votre voyage avec moi. + +--Et je dois obéir?» dis-je. + +Ce fut la seule invitation que je reçus pour cette visite, de même que +pour toutes les autres. Miss Havisham ne m'écrivait jamais, et je +n'avais seulement jamais vu son écriture. Nous partîmes le surlendemain, +et nous la trouvâmes dans la chambre où je l'avais vue la première fois. +Il est inutile d'ajouter qu'il n'y avait aucun changement à Satis House. + +Miss Havisham fut encore plus terriblement affectueuse avec Estelle +qu'elle ne l'avait été la dernière fois que je les avais vues ensemble. +Je dis le mot avec intention, car il y avait positivement quelque chose +de terrible dans l'énergie de ses regards et de ses embrassements. Elle +mangeait des yeux la beauté d'Estelle, elle mangeait ses paroles, elle +mangeait ses gestes, elle mordait ses doigts tremblants, comme si elle +eût dévoré la belle créature qu'elle avait élevée. + +Puis d'Estelle, elle reportait les yeux sur moi avec un regard +inquisiteur, qui semblait fouiller dans mon coeur et sonder ses +blessures. + +«Comment agit-elle avec vous, Pip?... Comment agit-elle avec vous?...» +me demanda-t-elle encore avec son ton brusque et sec de sorcière, même +en présence d'Estelle. + +Quand, le soir, nous fûmes assis devant son feu brillant, elle fut +encore plus pressante. Alors, tenant la main d'Estelle, passive sous son +bras et serrée dans la sienne, elle lui arracha, à force de lui rappeler +le contenu de ses lettres, les noms et les conditions des hommes qu'elle +avait fascinés; et tout en s'étendant sur ce sujet, avec l'ardeur d'un +esprit malade et mortellement blessé, miss Havisham posa son autre main +sur sa canne, appuya son menton dessus, et me dévisagea avec ses yeux +pâles et brillants. C'était un véritable spectre. + +Je vis par tout cela, tout malheureux que j'en étais, et malgré le sens +amer de dépendance et même de dégradation que cela éveillait en moi, +qu'Estelle était destinée à assouvir la vengeance de miss Havisham sur +les hommes, et qu'elle ne me serait pas donnée avant qu'elle ne l'eût +satisfaite pendant un certain temps. Je voyais en cela la raison pour +laquelle elle m'avait été destinée d'avance. En l'envoyant pour séduire, +tourmenter et faire le mal, miss Havisham avait la maligne assurance +qu'elle était hors de l'atteinte de tous les admirateurs, et que tous +ceux qui parieraient sur ce coup étaient sûrs de perdre. Je vis en cela +que moi aussi j'étais tourmenté par une perversion d'ingénuité, quoique +le prix me fût réservé. Je vis en cela la raison pour laquelle on me +tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle on me tenait +à distance si longtemps, et la raison pour laquelle mon tuteur refusait +de se compromettre par la connaissance formelle d'un tel plan. En un +mot, je vis en cela miss Havisham telle que je l'avais vue la première +fois, et telle que je la voyais devant mes yeux, et je vis en tout cela +comme l'ombre de la sombre et malsaine maison dans laquelle sa vie était +cachée au soleil. + +Les bougies qui éclairaient cette chambre étaient placées dans les +branches de candélabres fixées au mur; elles étaient très élevées et +brûlaient avec cette tristesse calme d'une lumière artificielle, dans un +air rarement renouvelé. En regardant la pâle lueur qu'elles répandaient, +en voyant la pendule arrêtée et les vêtements de noces de miss Havisham +flétris, épars sur la table et à terre; en voyant l'horrible figure de +miss Havisham, avec son ombre fantastique, que le feu projetait agrandie +sur le mur et sur le plafond, je reconnus en toute chose la confirmation +de l'explication à laquelle mon esprit s'était arrêté, répétée de mille +manières et retombant sur moi. Mes pensées pénétrèrent dans la grande +chambre, de l'autre côté du palier, où la table était servie; et je vis +la même explication écrite dans les toiles d'araignée amoncelées sur +tout, dans la marche des araignées sur la nappe, dans les traces des +souris qui rentraient, leurs petits coeurs tout en émoi, derrière les +panneaux, et dans les groupes des insectes sur le plancher, aussi bien +que dans leur manière d'avancer ou de s'arrêter. + +Il arriva, à l'occasion de cette visite, que quelques mots piquants +s'élevèrent entre Estelle et miss Havisham. C'était la première fois que +je voyais une discussion entre elles. + +Nous étions assis près du feu, comme je l'ai dit tout à l'heure. Miss +Havisham tenait encore le bras d'Estelle passé sous le sien, et elle +serrait encore la main d'Estelle dans la sienne, quand Estelle essaya +peu à peu de se dégager. Elle avait montré plus d'une fois une +impatience hautaine, et avait plutôt enduré cette furieuse affection +qu'elle ne l'avait acceptée ou rendue. + +«Comment! dit miss Havisham en jetant sur elle ses yeux étincelants, +vous êtes fatiguée de moi? + +--Je ne suis qu'un peu fatiguée de moi-même, répondit Estelle en +dégageant son bras, et en s'approchant de la grande cheminée, où elle +resta les yeux fixés sur le feu. + +--Dites la vérité, ingrate que vous êtes! s'écria miss Havisham en +frappant avec colère le plancher de sa canne; vous êtes fatiguée de +moi!» + +Estelle, avec un grand calme, leva les yeux sur elle, puis elle les +rabaissa sur le feu; son corps gracieux et son charmant visage +exprimaient une froide impassibilité devant la colère de l'autre, qui +était presque cruelle. + +«Coeur de pierre! s'écria miss Havisham, coeur froid!... froid!... + +--Quoi!... dit Estelle en conservant son attitude d'indifférence pendant +qu'elle s'appuyait contre la cheminée, et en ne remuant que les yeux, +vous me reprochez d'être froide?... vous!... + +--Ne l'êtes-vous pas? repartit fièrement miss Havisham. + +--Vous devriez savoir, dit Estelle, que je suis ce que vous m'avez +faite; prenez-en toutes les louanges et tout le blâme; prenez-en tout le +succès et tout l'insuccès: en un mot, prenez-moi. + +--Oh! regardez-la! regardez-la!... s'écria miss Havisham avec amertume; +regardez-la! si dure, si ingrate, dans la maison même où elle a été +élevée... où je l'ai pressée sur cette poitrine brisée, alors qu'elle +saignait encore, et où je lui ai prodigué des années de tendresse! + +--Du moins je n'ai pas pris part au contrat, dit Estelle, car si je +savais marcher et parler quand on le fit, c'était tout ce que je pouvais +faire. Mais que voulez-vous dire? Vous avez été très bonne pour moi, et +je vous dois tout.... Que voudriez-vous? + +--Votre affection, répliqua l'autre. + +--Vous l'avez. + +--Je ne l'ai pas, dit miss Havisham. + +--Ma mère adoptive, répliqua Estelle sans perdre la grâce aisée de son +attitude, sans élever la voix comme faisait l'autre, sans céder jamais +ni à la tendresse, ni à la colère; ma mère adoptive, je vous ai dit que +je vous dois tout.... Tout ce que je possède est à vous, tout ce que +vous m'avez donné, vous pouvez le reprendre. Au delà je n'ai rien, et si +vous me demandez de vous rendre ce que vous ne m'avez jamais donné, mon +devoir et ma reconnaissance ne peuvent faire l'impossible. + +--Ne lui ai-je jamais donné d'affection? s'écria miss Havisham en se +tournant vers moi avec fureur. Ne lui ai-je jamais donné une affection +brûlante, pleine de jalousie en tout temps, et de douleur cuisante, +quand elle me parle ainsi! Qu'elle dise que je suis folle!... qu'elle +dise que je suis folle.... + +--Pourquoi vous appellerai-je folle, repartit Estelle, moi plus que les +autres? Est-il quelqu'un au monde qui sache vos projets à moitié aussi +bien que moi?... est-il quelqu'un au monde qui sache à moitié aussi bien +que moi quelle mémoire nette vous avez?... Moi qui suis restée au même +foyer, sur ce petit tabouret qui est encore à côté de vous, à apprendre +vos leçons et à lire dans vos yeux, quand votre visage m'étonnait et +m'effrayait. + +--Leçons et moments bientôt oubliés!... gémit miss Havisham, leçons et +moments bien oubliés!... + +--Non pas oubliés, repartit Estelle, non pas oubliés, mais recueillis +dans ma mémoire.... Quand m'avez-vous trouvée sourde à vos +enseignements? quand m'avez-vous trouvée inattentive à vos leçons?... +quand m'avez-vous vue laisser pénétrer ici, dit-elle, en appuyant la +main sur son coeur, quelque chose que vous en aviez exclu?... Soyez +juste envers moi. + +--Si fière!... si fière!... gémit miss Havisham en rejetant ses cheveux +gris à l'aide de ses deux mains. + +--Qui m'a appris à être fière? répondit Estelle, qui me vantait quand +j'apprenais ma leçon?... + +--Si dure!... si dure!... gémit miss Havisham avec le même mouvement. + +--Qui m'a appris à être dure? repartit Estelle; qui me comblait d'éloges +quand j'apprenais ma leçon?... + +--Mais être fière et dure envers moi!... cria miss Havisham en étendant +ses bras, Estelle!... Estelle!... Estelle!... être fière et dure envers +moi!...» + +Estelle la considéra pendant un moment avec une sorte d'étonnement +calme, mais sans être autrement troublée. Quand ce moment fut passé, +elle reporta ses yeux sur le feu. + +«Je ne puis comprendre, dit-elle en levant les yeux après un silence, +pourquoi vous êtes si peu raisonnable quand je viens vous voir après une +aussi longue séparation. Je n'ai jamais oublié vos malheurs et leurs +causes; je ne vous ai jamais été infidèle, ni à vos enseignements non +plus; je n'ai jamais montré de faiblesse dont je puisse me repentir. + +--Serait-ce donc de la faiblesse que de me rendre mon amour? s'écria +miss Havisham; mais oui... oui... elle l'appellerait ainsi! + +--Je commence à comprendre, dit Estelle comme en se parlant à elle-même, +après une seconde minute d'étonnement calme, et à deviner presque +comment cela s'est fait: si vous eussiez élevé votre fille adoptive, +dans la sombre retraite de cet appartement, sans jamais lui laisser voir +qu'il existait quelque chose comme la lumière du soleil, à laquelle elle +n'avait jamais vu une seule fois votre visage; si vous eussiez fait cela +et qu'ensuite, dans un but quelconque, vous eussiez voulu lui faire +comprendre la lumière et tout ce qui s'y rattache, vous eussiez été +désappointée et mécontente...» + +Miss Havisham, sa tête dans sa main, faisait entendre des gémissements +étouffés et se balançait sur sa chaise, mais ne faisait pas de réponse. + +«Ou, dit Estelle, ce qui eût été plus naturel, si vous lui eussiez +appris, dès que vous avez vu poindre son intelligence, avec votre +extrême énergie et votre puissance, qu'il existait quelque chose comme +la lumière, mais que cette chose devait être son ennemie, sa +destructrice, et qu'elle devait toujours se détourner d'elle, car +puisqu'elle vous avait flétrie elle ne manquerait pas de la flétrir +aussi... si vous eussiez fait cela, et qu'après, dans un but quelconque, +vous eussiez voulu l'exposer naturellement à la lumière et qu'elle n'eût +pu la supporter, vous eussiez été désappointée et mécontente?...» + +Miss Havisham écoutait ou semblait écouter, car je ne pouvais voir son +visage; mais elle ne fit pas encore de réponse. + +«Ainsi, dit Estelle, il faut me prendre telle qu'on m'a faite.... Les +qualités ne sont pas les miennes et les défauts ne sont pas davantage +les miens, mais les deux réunis font un ensemble qui est moi.» + +Miss Havisham gisait sur le plancher, je sais à peine comment, au milieu +des débris fanés de ses habits de fiancée qui le jonchaient. Je profitai +de ce moment--j'en avais cherché un dès le début--pour quitter +l'appartement, après avoir recommandé par un geste à Estelle de prendre +soin de miss Havisham. Quand je sortis, Estelle était encore debout +devant la grande cheminée, exactement comme elle était restée pendant +toute cette scène. + +Les cheveux de miss Havisham étaient épars sur le plancher, parmi les +restes de ses vêtements de mariée. C'était un spectacle navrant à +contempler. + +Aussi est-ce le coeur oppressé que je marchai pendant une heure et plus +à la lueur des étoiles, dans la cour, dans la brasserie et dans le +jardin en ruines. Quand à la fin j'eus le courage de revenir dans la +chambre, je trouvai Estelle assise aux genoux de miss Havisham, faisant +quelques points à l'un de ces vieux objets de toilette qui tombaient en +pièces, et qui m'ont souvent rappelé depuis les guenilles fanées des +vieilles bannières que j'ai vues pendues dans les cathédrales. Ensuite, +Estelle et moi nous jouâmes aux cartes comme autrefois; seulement, nous +étions forts maintenant, et nous jouions aux jeux français. La soirée se +passa ainsi, et je gagnai mon lit. + +Je couchai dans le bâtiment séparé, de l'autre côté de la cour. C'était +la première fois que je couchais à Satis Hous, et le sommeil refusa de +venir me visiter. Mille fois je vis miss Havisham. Elle était tantôt +d'un côté de mon oreiller, tantôt de l'autre, au pied du lit, à la tête, +derrière la porte entr'ouverte du cabinet de toilette, dans le cabinet +de toilette, dans la chambre au-dessus, dans la chambre au-dessous... +partout. À la fin, quand la nuit lente à passer, atteignit deux heures, +je sentis que je ne pouvais plus absolument supporter de rester couché +en ce lieu et qu'il valait mieux me lever. Je me levai donc, je +m'habillai, et, traversant la cour, je passai par le long couloir en +pierres, avec l'intention de gagner la cour extérieure et de m'y +promener pour tâcher de soulager mon esprit. Mais je ne fus pas plutôt +dans le couloir que j'éteignis ma lumière, car je vis miss Havisham s'y +promener comme un fantôme, en faisant entendre un faible cri. Je la +suivis à distance, et je la vis monter l'escalier. Elle tenait à la main +une chandelle qu'elle avait sans doute prise dans l'un des candélabres +de sa chambre. C'était vraiment fantastique à contempler à la lumière. +Étant resté au bas de l'escalier, je sentais l'air renfermé de la salle +du festin, sans pouvoir voir miss Havisham ouvrir la porte, et je +l'entendais marcher là, puis retourner à sa chambre, et revenir dans la +première pièce sans jamais cesser son petit cri. Un moment après, +j'essayai dans l'obscurité de sortir ou de retourner sur mes pas, mais +je ne pus faire ni l'un ni l'autre, jusqu'à ce que quelques rayons de +lumière pénétrant à l'intérieur me permissent de voir où je posais les +mains. Pendant tout le temps que je mis à descendre l'escalier, +j'entendais ses pas, je voyais la lumière passer au-dessus, et +j'entendais sans cesse son petit cri. + +Avant notre départ, le lendemain, il ne fut plus question du différend +qui s'était élevé entre elle et Estelle, et il n'en fut plus jamais +question dans aucune autre occasion. Il y eut cependant quatre occasions +semblables, si je m'en souviens bien. Je n'ai jamais non plus remarqué +le moindre changement dans les manières de miss Havisham vis-à-vis +d'Estelle, si ce n'est qu'il y avait quelque chose comme de la crainte +mêlée à sa tendresse emportée. + +Il m'est impossible de tourner cette première page de ma vie, sans y +mettre le nom de Bentley Drummle; sans cela, c'est avec joie que je n'en +parlerais pas. + +En une certaine occasion, le club des Pinsons était réuni en grand +nombre; les bons sentiments roulaient comme de coutume, c'est-à-dire que +personne ne s'accordait; le pinson-président rappelait le Bocage à +l'ordre. Drummle n'avait pas encore porté de toast à une dame, ainsi que +le voulait la constitution de la société, et c'était le tour de cette +brute ce jour-là. Il m'avait semblé le voir me narguer de son vilain +rire, pendant que les carafes circulaient; comme il n'y avait aucune +sympathie entre nous, cela pouvait bien être et ne m'étonnait pas: mais +quelle fut ma surprise et mon indignation quand il invita la compagnie à +porter un toast à Estelle! + +«Estelle, qui? dis-je. + +--Qu'est-ce que cela vous fait? repartit Drummle. + +--Estelle, d'où? dis-je. Vous êtes obligé de le dire.» + +Et, de fait, il était obligé de le dire, en sa qualité de Pinson. + +«De Richmond, messieurs, dit Drummle, et c'est une beauté sans égale. + +--Est-ce qu'il sait ce que c'est qu'une beauté sans égale, ce misérable +idiot? dis-je à l'oreille d'Herbert. + +--Je connais cette dame, dit Herbert par-dessus la table, quand on eut +fait honneur au toast. + +--Vraiment? dit Drummle, ô Seigneur!» + +C'était la seule réplique, à l'exception du bruit des verres et des +assiettes que cette épaisse créature était capable de faire, mais j'en +fus tout aussi irrité que si elle eût été pétrie d'esprit. Je me levai +aussitôt de ma place, et dis que je ne pouvais m'empêcher de regarder +comme une impudence de la part de l'honorable «pinson de venir devant le +Bocage,»--nous nous servions fréquemment de cette expression, «venir +devant le Bocage» comme d'une tournure parlementaire convenable;--devant +le Bocage, proposer la santé d'une dame sur le compte de laquelle il ne +savait rien du tout. Là-dessus, M. Drummle se leva et demanda ce que je +voulais dire par ces paroles. Ce à quoi je répondis, sans plus +d'explications, que sans doute il savait où l'on me trouvait. + +Si après cela il était possible, dans un pays chrétien, de se passer de +sang, était une question sur laquelle les pinsons n'étaient pas d'accord +le débat devint même si vif, qu'au moins six des plus honorables membres +dirent à six autres, pendant la discussion, que sans doute ils savaient +où on les trouvait. Cependant il fut décidé à la fin, le Bocage était +une cour d'honneur, que si M. Drummle apportait le plus léger certificat +de la dame, constatant qu'il avait l'honneur de la connaître, M. Pip +exprimerait ses regrets comme gentleman et comme pinson, de s'être +laissé emporter à une ardeur qui.... On convint que la pièce devait être +produite le lendemain, dans la crainte que notre honneur se refroidît +pendant le délai; et, le lendemain, Drummle arriva avec un petit mot +poli de la main d'Estelle, dans lequel elle avouait qu'elle avait eu +l'honneur de danser plusieurs fois avec lui. Cela ne me laissait d'autre +ressource que de regretter de m'être laissé emporter par une ardeur +qui... et surtout de répudier comme insoutenable l'idée qu'on pouvait me +trouver quelque part. Drummle et moi, nous restâmes à nous regarder l'un +l'autre, sans rien dire pendant l'heure que dura la contestation dans +laquelle le Bocage était engagé. Finalement, on déclara que la motion +tendant à la reprise du bon accord était votée à une immense majorité. + +J'en parle ici légèrement, mais ce ne fut pas une petite affaire pour +moi, car je ne puis exprimer exactement quelle peine je ressentis en +pensant qu'Estelle montrât la moindre faveur à un individu si +méprisable, si lourd, si maladroit, si stupide et si inférieur. À +l'heure qu'il est, je crois pouvoir attribuer à quelque pur sentiment de +générosité et de désintéressement, qui se mêlait à mon amour pour elle, +d'avoir pu endurer l'idée qu'elle s'appuyait sur cet animal. Sans doute, +j'aurais souffert de n'importe quelle préférence, mais un objet plus +digne m'aurait causé une autre espèce de tristesse et un degré de +chagrin différent. + +Il me fut facile de découvrir, et je découvris bientôt que Drummle avait +commencé ses assiduités auprès d'elle, et qu'elle lui avait permis +d'agir ainsi. Pendant un certain temps, il fut toujours à sa poursuite, +et lui et moi, nous nous rencontrions chaque jour, et il s'obstinait +d'une façon stupide, et Estelle le retenait, soit en l'encourageant, +soit en le décourageant, tantôt le flattant presque, tantôt le méprisant +ouvertement, quelquefois ayant l'air de le connaître très bien, d'autres +fois se souvenant à peine qui il était. + +L'araignée, comme l'appelait M. Jaggers, était accoutumée à attendre, et +elle avait la patience de sa race. Ajoutez à cela qu'il avait une +confiance stupide dans son argent et dans la haute position de sa +famille qui, quelquefois, lui était d'un grand secours, en lui tenant +lieu de concentration et de but déterminé. Ainsi l'araignée, tout en +épiant de près Estelle, épiait plusieurs insectes plus brillants, et +souvent elle se détortillait et tombait à propos sur une autre proie. + +À un certain bal, à Richmond, il y avait alors des bals presque partout, +où Estelle avait éclipsé toutes les autres beautés, cet absurde Drummle +s'attacha tellement à elle, et avec tant de tolérance de sa part, que je +résolus d'en dire quelques mots à Estelle. Je saisis la première +occasion qui se présenta. Ce fut pendant qu'elle attendait Mrs Brandley +pour s'en aller. Elle était assise seule au milieu des fleurs, prête à +partir. J'étais avec elle, car presque toujours je les conduisais dans +ces réunions, et je les ramenais jusque chez elles. + +«Êtes-vous fatiguée, Estelle? + +--Assez, Pip. + +--Vous devez l'être. + +--Dites plutôt que je ne devrais pas l'être, car j'ai à écrire ma lettre +pour Satis House avant de me coucher. + +--Pour en revenir à votre triomphe de ce soir, dis-je, c'est assurément +un très pauvre triomphe, Estelle. + +--Que voulez-vous dire?... Je ne sais pas s'il y a eu quelque triomphe +ce soir. + +--Estelle, dis-je, jetez les yeux sur cet individu qui nous regarde dans +le coin là-bas. + +--Pourquoi le regarderais-je? répondit Estelle en fixant les yeux sur +moi au lieu de le regarder. Qu'y a-t-il dans cet individu du coin +là-bas, pour me servir de vos paroles, que j'aie besoin de voir? + +--En effet, c'est justement la question que je voulais vous faire, car +il a voltigé autour de vous pendant toute la soirée. + +--Les papillons de nuit et toutes sortes de vilaines bêtes, répondit +Estelle en jetant un regard de son côté, voltigent autour d'une +chandelle allumée: la chandelle peut-elle l'empêcher? + +--Non, dis-je; mais Estelle ne peut-elle l'empêcher, elle?... + +--Eh bien, dit-elle en riant, après un moment, peut-être... oui... comme +vous voudrez.... + +--Mais, Estelle, laissez-moi parler. Cela me rend malheureux de vous +voir encourager un homme aussi généralement méprisé que Drummle.... Vous +savez qu'il est méprisé? + +--Eh bien? dit-elle. + +--Vous savez qu'il est commun au dedans comme au dehors; que c'est un +individu d'un mauvais caractère, bas et stupide. + +--Eh bien? dit-elle. + +--Vous savez qu'il n'a d'autre recommandation que son argent et une +ridicule lignée d'ancêtres insignifiants, n'est-ce pas? + +--Eh bien?» dit-elle encore. + +Et chaque fois qu'elle disait ce mot, elle ouvrait ses jolis yeux plus +grands. + +Afin de vaincre la difficulté et de me débarrasser de ce monosyllabe, je +m'en emparai et dis avec chaleur: + +«Eh bien! cela me rend malheureux.» + +En ce moment, si j'avais pu croire qu'elle favorisât Drummle avec l'idée +de me rendre malheureux, moi, j'aurais eu le coeur moins navré; mais, +selon sa manière habituelle, elle me mit si entièrement hors de la +question, que je ne pouvais rien croire de la sorte. + +«Pip, dit Estelle en promenant ses yeux autour de la chambre, ne vous +effrayez pas de cet effet sur vous, cela peut avoir le même effet sur +d'autres, et peut-être faut-il que ce soit ainsi, cela ne vaut pas la +peine de discuter. + +--Oui, dis-je, parce que je ne peux pas supporter qu'on dise: Elle +répand ses grâces et ses charmes sur un rustre, le plus vil de tous. + +--Je puis bien le supporter, moi, dit Estelle. + +--Oh! ne soyez pas si fière, Estelle et si inflexible. + +--Il m'appelle fière et inflexible, dit Estelle en ouvrant ses mains, et +il me reproche de m'abaisser pour un rustre! + +--Sans doute vous le faites! dis-je un peu vivement; car je vous ai vue +lui adresser des regards et des sourires, ce soir même, comme jamais +vous ne m'en adressez à moi. + +--Voulez-vous donc, dit Estelle, en se tournant tout à coup avec un +regard fixe et sérieux, sinon fâché, que je vous trompe et que je vous +tende des pièges! + +--Le trompez-vous et lui tendez-vous des pièges, Estelle? + +--Oui, à lui et à beaucoup d'autres, à tous, excepté à vous. Voici Mrs +Brandley, je n'en dirai pas davantage...» + + * * * * * + +Et maintenant que j'ai rempli ce chapitre du sujet qui remplissait aussi +mon coeur et le fait souffrir encore, je passe à l'événement qui me +menaçait depuis longtemps, événement qui avait commencé à se préparer +avant que je susse qu'il y avait une Estelle au monde, et dans les jours +où son intelligence de baby commençait à être faussée par les principes +destructifs de miss Havisham. + +Dans le conte oriental, la lourde dalle qui doit un jour tomber sur le +trône dans l'enivrement de la victoire, est lentement extraite de la +carrière; le souterrain que doit traverser la corde pour amener ce gros +bloc à sa place est lentement creusé à travers plusieurs lieues de roc; +la pierre est lentement soulevée et fixée à la voûte; la corde y est +passée et tirée lentement à travers la voie creusée jusqu'au grand +anneau de fer. Tout est prêt après des peines infinies, et, l'heure +arrivée, le sultan est éveillé dans le silence de la nuit, et la hache +aiguisée qui doit séparer la corde du grand anneau de fer est dans sa +main, il en frappe un coup, la corde est coupée, s'en va au loin, et la +voûte tombe. De même pour moi: tout ce qui de près ou de loin devait +concourir au dénoûment inévitable, avait été accompli. En un instant le +coup fut frappé, et le faîte de mes belles illusions s'écroula sur moi! + + + + +CHAPITRE X. + + +J'avais vingt-trois ans, et pas un seul mot n'était venu m'éclairer sur +mes espérances, et mon vingt-troisième anniversaire était passé depuis +une semaine. Il y avait plus d'un an que nous avions quitté l'Hôtel +Barnard. Nous habitions dans le quartier du Temple, nos chambres +donnaient sur la rivière. + +M. Pocket et moi nous avions depuis quelque temps cessé nos relations +primitives, bien que nous continuassions à être dans les meilleurs +termes. Malgré mon inhabileté à m'occuper de quelque chose, inhabileté +qui venait, je l'espère, de la manière incomplète et irrégulière avec +laquelle je disposais de mes ressources, j'avais du goût pour la +lecture, et je lisais régulièrement un certain nombre d'heures par jour. +L'affaire d'Herbert allait de mieux en mieux, et tout continuait à +marcher pour moi, comme je l'ai dit à la fin du dernier chapitre. + +Les affaires d'Herbert l'avaient envoyé à Marseille. J'étais seul, et je +me trouvais tout triste d'être seul. Découragé et inquiet, espérant +depuis longtemps que le lendemain ou la semaine suivante éclairerait ma +route, et depuis longtemps toujours désappointé, je ressentais avec +tristesse l'absence du joyeux visage et de la réplique toujours prête de +mon ami. + +Il faisait un temps affreux, orageux et humide, et la boue, la boue, +l'affreuse boue était épaisse dans toutes les rues. Depuis plusieurs +jours, un immense voile de plomb s'était appesanti sur Londres, venant +de l'Est, et il s'étendait sans cesse, comme si dans l'Est il y avait +une éternité de nuages et de vents. Si furieuses avaient été les +bouffées de la tempête, que les hautes constructions de la ville avaient +eu le plomb arraché de leurs toitures. Dans la campagne, des arbres +avaient été déracinés et des ailes de moulin emportées. De tristes +nouvelles arrivaient de la côte, on annonçait des naufrages et des +morts. De violentes pluies avaient accompagné ces rafales de vent. Le +jour qui finissait, au moment où je m'asseyais pour lire, avait été le +plus terrible de tous. + +Des changements ont été faits dans cette partie du Temple depuis cette +époque, et il ne présente pas aujourd'hui l'aspect isolé qu'il avait +alors, il n'est pas non plus aussi exposé à la rivière. Nous demeurions +au dernier étage, et le vent, en remontant la rivière, faisait trembler +notre maison cette nuit-là, comme des décharges de canon ou les brisants +de la mer. Quand la pluie s'en mêla et vint fouetter contre les +fenêtres, je pensai, en levant les yeux et en les voyant remuer, que +j'aurais pu facilement me figurer être dans un phare battu par l'orage. +Par moments, la fumée retombait dans la cheminée, comme si elle ne +pouvait se décider à sortir par un temps pareil, et quand j'ouvris les +portes pour regarder dans l'escalier, je vis que les lampes étaient +éteintes, et quand je reformais un abat-jour de mes mains pour regarder +à travers les fenêtres noires (il était impossible de les ouvrir si peu +que ce fût), je vis que les lampes de la cour l'étaient également, et +les réverbères, sur les ponts et sur les quais, vacillaient, et les feux +de charbon dans les bateaux, sur la rivière, étaient emportés par le +vent, comme des éclats de fer rouge dans la pluie. + +Je lisais, ayant ma montre posée devant moi sur la table, et m'étais +proposé de fermer mon livre à onze heures, comme d'habitude. J'entendis +Saint-Paul et toutes les églises de la Cité, les unes avant, les unes en +même temps, les autres après, sonner cette heure. Le son luttait contre +le vent, qui l'entrecoupait, et j'écoutais cette lutte, quand soudain +j'entendis des pas dans l'escalier. + +Je ne sais quel mouvement d'inexplicable folie me fit tressaillir, et +trouver un affreux rapport entre ces pas et celui de ma soeur morte... +mais, peu importe: cela se passa aussitôt. J'écoutai de nouveau, et +j'entendis le bruit des pas qui se rapprochait. Me souvenant alors que +les lampes de l'escalier étaient éteintes, je pris la mienne et sortis +sur le carré. Celui qui montait s'était arrêté en voyant ma lampe, car +tout était tranquille. + +«Il y a quelqu'un en bas, n'est-ce pas? criai-je en cherchant à voir. + +--Oui, répondit une voix sortant de l'obscurité. + +--À quel étage allez-vous? + +--Au dernier, chez M. Pip. + +--C'est mon nom.... Vous ne m'apportez pas de mauvaises nouvelles? + +--Non, aucune mauvaise nouvelle,» répondit la voix. + +Et l'homme continua à monter. + +Je me tenais sur l'escalier avec ma lampe au dehors de la rampe, et il +passa bientôt sous sa lumière. C'était une lampe à abat-jour, faite pour +n'éclairer que le livre, et son cercle de lumière était très restreint, +de sorte que l'homme qui montait l'escalier ne fit qu'y apparaître un +moment et rentrer aussitôt dans l'obscurité. Mais ce moment m'avait +suffi pour voir un visage qui m'était étranger, et qui me regardait d'un +air satisfait et heureux de me voir. + +Changeant la lampe de place à mesure que l'homme avançait, je vis qu'il +était chaudement, mais grossièrement vêtu, comme quelqu'un qui a +l'habitude de voyager sur mer; qu'il avait de long cheveux gris, qu'il +pouvait avoir environ soixante ans, que c'était un homme robuste et +solide sur ses jambes, et qu'il était bruni et endurci par les injures +du temps. Lorsqu'il arriva à l'avant-dernière marche, et que la lumière +de ma lampe nous éclaira tous les deux, je vis avec une sorte +d'étonnement stupide qu'il me tendait ses deux mains. + +«Que voulez-vous, je vous prie? lui demandai-je. + +--Ce que je veux, reprit-il. Ah! oui... je vais vous le dire, si vous le +permettez. + +--Voulez-vous entrer?... + +--Oui, répondit-il; je désire entrer, monsieur.» + +Je lui avais fait cette question d'une façon peu hospitalière, car +j'étais encore sous l'impression de la joie et de la satisfaction qui +brillaient sur son visage lorsqu'il m'avait reconnu, et je m'imaginais +que cela semblait impliquer qu'il s'attendait à m'y voir répondre. Je le +conduisis dans la chambre que je venais de quitter, et, ayant posé la +lampe sur la table, je lui demandai le plus poliment possible de vouloir +bien s'expliquer. + +Il regarda autour de lui d'un air vraiment étrange, d'un air de plaisir +extrême, comme s'il avait quelque raison de s'intéresser aux choses +qu'il admirait; puis il ôta son chapeau et un pardessus d'étoffe +grossière. Alors, je vis que sa tête était chauve et ridée, et que ses +longs cheveux gris poussaient seulement sur les côtés; mais je ne voyais +rien qui me l'expliquât le moins du monde, au contraire. Un moment +après, je le vis qui me tendait encore une fois ses deux mains. + +Que voulez-vous dire?» demandai-je, supposant que c'était un fou. + +Il cessa un instant de me regarder, et passa lentement sa main droite +sur sa tête. + +«C'est un grand désappointement pour un homme, dit-il d'une voix rude et +cassée, qui a désiré si longtemps ce moment et qui est venu de si +loin.... Mais il ne faut pas vous blâmer pour cela, ni blâmer personne +de nous. Je vais parler dans une demi-minute.... Donnez-moi une +demi-minute, s'il vous plaît.» + +Il s'assit dans une chaise placée devant le feu, et se couvrit le front +de sa large main calleuse. Je le regardais avec attention, et je me +reculais un peu pour le voir à distance; mais je ne le reconnaissais +pas. + +«Il n'y a personne ici, n'est-ce pas? dit-il en regardant par-dessus son +épaule, n'est-ce pas? + +--Pourquoi, vous qui m'êtes étranger et qui entrez pour la première fois +chez moi, à pareille heure, pourquoi me faites-vous cette question? lui +dis-je. + +--Vous êtes un malin, répondit-il en secouant la tête avec un ton +d'affection que je ne pouvais comprendre et qui m'exaspérait. Je suis +bien aise que vous soyez devenu malin! Mais n'essayez pas de me tromper, +vous seriez fâché de l'avoir fait.» + +J'abandonnai l'intention qu'il avait devinée, car je venais à ce moment +de le reconnaître! Je ne pouvais me rappeler aucun de ses traits, et +pourtant je le reconnaissais! Car si le vent et la pluie avaient chassé +les années qui s'étaient écoulées depuis et dispersé tous les objets qui +nous entouraient lors de notre rencontre, pour nous ramener au cimetière +où nous nous étions rencontrés, dans des situations bien différentes, je +n'aurais pas pu reconnaître mon forçat plus distinctement que je le +reconnaissais, en le voyant assis dans le fauteuil près du feu. Il +n'était pas nécessaire qu'il tirât une lime de sa poche et qu'il me la +montrât... qu'il ôtât le mouchoir de son cou pour le rouler autour de sa +tête... il n'était pas nécessaire qu'il se serrât avec ses deux bras et +qu'il fît en frissonnant le tour de la chambre, en se retournant vers +moi pour tâcher de se faire reconnaître.... Je l'avais reconnu avant +qu'il ne m'aidât par aucun de ces signes, bien qu'un instant auparavant +je n'eusse pas le moindre soupçon sur son identité. + +Il revint à l'endroit où je me trouvais, et il me tendit encore ses deux +mains. Ne sachant que faire, car dans mon étonnement j'avais perdu mon +sang-froid, je lui abandonnai mes mains avec répugnance. Il les serra +cordialement, les porta à ses lèvres, les baisa et les retint encore. + +«Vous avez noblement agi, mon cher ami, dit-il; brave Pip!... Et je ne +l'ai jamais oublié!» + +Il fit un mouvement comme s'il allait m'embrasser, mais je posai une +main sur sa poitrine et je le repoussai. + +«Arrêtez! dis-je, modérez-vous! Si vous êtes reconnaissant de ce que +j'ai fait pour vous quand je n'étais qu'un enfant, j'espère que, pour me +montrer votre reconnaissance, vous avez modifié votre genre de vie. Si +vous êtes venu ici pour me remercier, cela n'était pas nécessaire. +Cependant vous m'avez découvert, il doit y avoir quelque chose de bon +dans le sentiment qui vous a conduit ici, et je ne vous repousserai pas, +mais assurément vous devez comprendre que je...» + +Mon attention était tellement éveillée par la singularité de ses regards +fixés sur moi, que les mots moururent sur mes lèvres. + +«Vous disiez, fit-il observer quand nous nous fûmes toisés en silence, +qu'assurément je dois comprendre... que dois-je assurément comprendre? + +--Que je ne puis désirer renouveler connaissance avec vous, dans les +circonstances différentes dans lesquelles je me trouve. Je suis aise de +croire que vous vous êtes repenti, et que vous êtes devenu meilleur... +je suis aise de vous le dire... je suis aise que vous ayez pensé que je +méritais d'être remercié et que vous soyez venu me remercier; mais nos +routes dans la vie sont différentes. Cependant vous êtes mouillé et vous +paraissez fatigué, voulez-vous boire quelque chose avant de partir?» + +Il avait replacé son mouchoir à son cou, et n'avait cessé de m'observer +en en mordant un long bout. + +«Je pense, répondit-il en conservant le bout du mouchoir dans sa bouche, +et sans cesser de m'observer, que je veux bien boire, merci, avant de +m'en aller.» + +Il y avait un plateau tout prêt sur un des bouts de la table; je +l'approchai du feu et lui demandai ce qu'il voulait boire. Il toucha +l'une des bouteilles, sans regarder ni parler, et je lui fis un grog +chaud au rhum. J'essayai, en le préparant, d'empêcher ma main de +trembler; mais je ne cessais de le voir, appuyé sur le dos de sa chaise, +avec le long bout de son mouchoir évidemment oublié entre ses dents, et +son regard m'empêchait de maîtriser ma main. Quand enfin je lui tendis +le verre, je vis avec un nouvel étonnement que ses yeux étaient remplis +de larmes. + +Jusqu'à ce moment, je n'avais pas cherché à cacher mon désir de le voir +partir; mais je fus attendri pas son émotion, et j'eus un moment de +remords. + +«J'espère, dis-je en versant vivement quelque chose pour moi dans un +verre, et en approchant une chaise de la table, que vous ne pensez plus +que je vous ai parlé rudement tout à l'heure; je n'en avais pas +l'intention, et je le regrette si je l'ai fait. Je veux vous savoir +content et heureux.» + +Comme je portais le verre à mes lèvres, il regarda avec surprise le bout +de son mouchoir, qui tomba de sa bouche quand il l'ouvrit et me tendit +les mains. Je lui donnai les miennes. Alors il but et passa sa main sur +ses yeux et sur son front. + +«Comment vivez-vous? demandai-je. + +--J'ai été fermier, éleveur de moutons, et j'ai fait beaucoup d'autres +commerces dans le Nouveau-Monde, dit-il, bien loin d'ici... au delà des +mers. + +--J'espère que vous avez réussi? + +--J'ai merveilleusement réussi. Bien d'autres, de ceux qui sont partis +avec moi ont réussi également bien; mais aucun n'a réussi comme moi, je +suis connu pour cela. + +--Je suis aise de l'apprendre. + +--J'espérais vous entendre parler ainsi, mon cher ami.» + +Sans m'arrêter à chercher à comprendre le sens de ces paroles, ni le ton +avec lequel il les disait, je passai à un sujet qui venait de se +présenter à mon esprit. + +«Avez-vous revu un messager que vous m'avez envoyé? demandai-je, depuis +qu'il a rempli votre commission? + +--Jamais.... Je n'y tiens pas. + +--Il m'a fidèlement apporté les deux billets d'une livre; j'étais un +pauvre enfant alors, comme vous savez, et pour un pauvre enfant, c'était +une petite fortune. Mais, comme vous, j'ai réussi depuis ce temps-là. +Laissez-moi vous les rendre; vous pourrez les donner à quelque autre +enfant.» + +Je tirai ma bourse de ma poche. + +Il suivit mes mouvements, pendant que je mettais ma bourse sur la table +et que je tirais les deux billets d'une livre qu'elle contenait. Ils +étaient neufs et propres. Je les dépliai et les lui tendis. Tout en +continuant à me regarder, il les plaça l'un sur l'autre, les plia +pendant longtemps, les tordit, les alluma à la lampe, et en laissa +tomber les cendres sur le plateau. + +«Puis-je m'enhardir, dit-il alors, avec un sourire qui ressemblait à une +grimace, et une grimace qui ressemblait à un sourire, à vous demander +comment vous avez réussi depuis que nous nous sommes rencontrés dans les +marais glacés de là-bas. + +--Comment?... + +--Ah!» + +Il vida son verre, se leva, et se tint debout auprès du feu, avec sa +lourde main brunie, posée sur le manteau de la cheminée. Il mit un pied +sur les barres de la grille, pour le chauffer et le sécher, et le +soulier humide commença à fumer; mais il n'y fit pas plus d'attention +qu'au feu, et ne cessa pas de me regarder fixement. C'est alors +seulement que je commençais à trembler. + +Quand mes lèvres s'ouvrirent pour former quelques mots, le son ne put +sortir, et je fis un effort pour lui dire, bien que je ne pusse le faire +distinctement, que j'avais été choisi pour hériter de quelque bien. + +«Une simple vermine comme moi peut-elle demander quel genre de bien? +dit-il. + +--Je ne sais pas, balbutiai-je. + +--Une simple vermine peut-elle demander à qui est ce bien? dit-il. + +--Je ne sais pas, balbutiai-je encore. + +--Pourrais-je deviner? dit le forçat. Voyons... sur votre revenu depuis +que vous avez atteint votre majorité, mettons comme premier chiffre +cinq?» + +Mon coeur battait inégalement comme un lourd marteau. Je me levai de ma +chaise et posai ma main sur son dossier, en le regardant avec avidité. + +«Venons au tuteur, continua-t-il; il doit y avoir eu un tuteur, ou +quelque chose d'approchant, pendant votre minorité, quelque homme de loi +peut-être. La première lettre du nom de cet homme de loi ne serait-elle +pas un J?» + +Toute la vérité de ma position fondit sur moi comme la foudre; et ses +déceptions, ses dangers, ses hontes et ses conséquences de toutes +sortes, arrivèrent en si grand nombre, que j'en fus renversé, et que je +fus obligé de faire des efforts inouïs pour retrouver ma respiration. + +«Mettons, reprit-il, que celui qui emploie l'homme de loi, dont le nom +commence par un J, et pourrait bien être Jaggers, mettons, dis-je, qu'il +soit arrivé à Portsmouth, qu'il y ait débarqué, et qu'il ait voulu venir +vous voir.... Vous me demandiez tout à l'heure comment je vous avais +découvert.... Voilà comment je vous ai découvert.... J'ai écrit de +Portsmouth à une personne de Londres pour avoir votre adresse; le nom de +cette personne, disons-le, est Wemmick.» + +Je n'aurais pu prononcer un seul mot, quand il se fût agi de sauver ma +vie. Je me tenais debout, une main sur le dos de la chaise, et l'autre +sur ma poitrine; il me semblait que je suffoquais. Je le regardais avec +terreur. Bientôt je me cramponnai à la chaise, car la chambre commençait +à danser et à tourner. Il me prit, me porta sur le sofa, m'étendit sur +les coussins et plia un genou devant moi, approchant le visage que je +reconnaissais bien maintenant, et qui me faisait trembler, tout près du +mien. + +--Oui, Pip, mon cher ami, j'ai fait de vous un gentleman!... C'est moi +qui ai tout fait! J'ai juré ce jour-là que lorsque je gagnerais une +guinée, cette guinée serait à vous.... J'ai juré plus tard que si, en +spéculant, je devenais riche, vous seriez riche.... J'ai mené la vie +dure afin qu'elle soit douce pour vous.... J'ai travaillé ferme, afin +que vous n'eussiez pas besoin de travailler.... Je ne vous dis pas cela +pour que vous m'ayez de l'obligation.... Non, pas le moins du monde.... +Je le dis pour que vous sachiez que ce chien méprisable et pourchassé +qui vous doit la vie s'est élevé au point de pouvoir faire un gentleman. +Oui, un gentleman, car vous l'êtes, mon cher Pip!...» + +L'horreur que j'éprouvais pour cet homme, la terreur que j'éprouvais à +sa vue, la répugnance avec laquelle je m'éloignais de lui n'auraient pas +été plus grandes, si c'eût été une bête féroce. + +«Voyez, Pip, je suis votre second père... vous êtes mon fils... plus +qu'un fils pour moi!... Je n'ai mis de l'argent de côté que pour que +vous le dépensiez.... Quand je gardais les moutons dans une hutte +solitaire, ne voyant d'autres visages que des visages de moutons, si +bien que j'oubliais comment étaient faits les visages d'hommes ou de +femmes; je voyais le vôtre.... Souvent je laissais tomber mon couteau en +mangeant dans ma hutte, et je disais: «Voilà encore le garçon qui me +regarde pendant que je bois et mange.» Je vous ai souvent vu là, aussi +clairement que je vous ai vu jadis dans les marais brumeux. «Que Dieu me +fasse mourir!» disais-je chaque fois; et je sortais en plein air pour le +dire à ciel ouvert, «si je ne fais pas un gentleman de ce garçon, le +jour où j'aurai ma liberté et de l'argent!» Voyez, l'appartement que +vous habitez n'est-il pas meublé comme pour un lord? Ah! les lords!... +Vous pouvez parier de l'argent avec eux car vous en avez plus qu'eux!» + +Dans sa chaleur et son triomphe, malgré qu'il sût que je m'étais presque +trouvé mal, il ne remarqua pas quel accueil je faisais à ses discours. +C'était la seule consolation que j'eusse. + +«Voyez, continua-t-il en prenant ma montre dans ma poche, et examinant +une des bagues que j'avais aux doigts, pendant que je fuyais son contact +comme s'il eût été un serpent; une montre en or, et une belle encore! +Voilà qui est d'un gentleman, j'espère! Un diamant entouré de rubis; +voilà qui est d'un gentleman, j'espère!... Voyez quel linge beau et +fin!... Quels habits!... Il n'y a pas mieux!... Et des livres aussi, +dit-il en promenant ses yeux autour de la chambre, par centaines sur des +rayons!... Et vous les lisez, n'est-ce pas? J'ai vu que vous aviez lu +quand je suis entré, ha!... ha!... ha!... Vous me les lirez, cher ami, +vous me les lirez! Et s'ils sont écrits en langue étrangère que je ne +comprenne pas, j'en serai tout aussi fier que si je les comprenais.» + +Il prit encore une fois mes mains et les porta à ses lèvres pendant que +mon sang se glaçait dans mes veines. + +Est-ce que cela vous gêne que je parle, Pip? dit-il après avoir passé +encore une fois sa manche sur ses yeux et sur son front pendant qu'il se +faisait dans sa gorge ce bruit d'horloge dont je me souvenais si bien. +Et il me paraissait encore plus horrible dans cet état de surexcitation. +Vous ne pouvez mieux faire que de vous tenir tranquille, mon cher ami, +vous n'avez pas souhaité ce moment, comme moi je l'ai souhaité, vous n'y +étiez pas préparé comme j'y étais. Mais n'avez-vous jamais pensé que ce +pouvait être moi? + +--Oh! non! non! répondis-je. Jamais!... jamais!... + +--Eh bien! vous le voyez, c'est moi et moi seul qui ai tout fait; +personne ne s'en est mêlé que moi et M. Jaggers. + +--Personne autre? demandai-je. + +--Non, dit-il d'un air surpris, qui donc cela serait-il? Eh! mon cher +enfant, comme vous avez bon air! Il y a de beaux yeux quelque part.... +Eh! n'est-ce pas qu'il y a quelque part de beaux yeux auxquels vous +aimez à penser?» + +Ô Estelle!... Estelle!... + +«Ils seront à vous, mon cher enfant, si l'argent peut vous les procurer. +Non qu'un gentleman comme vous, posé comme vous, ne puisse les obtenir +par lui-même, mais l'argent vous aidera! Il faut que je finisse ce que +j'étais en train de vous dire, cher garçon. Dans cette hutte et par mon +travail, j'eus de l'argent que mon maître me laissa (il avait été comme +moi, et il mourut); j'eus ma liberté et je travaillai pour mon compte. +Tout ce que je tentai, je le tentai pour vous.... Que Dieu me détruise +si ce que je tentais n'était pas pour vous! Tout réussit +merveilleusement. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis renommé +pour cela. C'est l'argent qu'on m'avait laissé et les gains de la +première année que j'envoyais à M. Jaggers, le tout pour vous, quand, +d'après les instructions contenues dans ma lettre, il est allé vous +chercher.» + +Oh! mieux eût valu qu'il ne fût jamais venu! qu'il m'eût laissé à la +forge. J'étais loin d'être content, et pourtant, comparativement, +j'étais heureux! + +«Et alors, mon cher ami, ce fut une récompense pour moi de savoir en +secret que je faisais un gentleman. Les maudits chevaux des colons +pouvaient lancer la poussière sur moi pendant que je marchais. Que me +disais-je? Je me disais: «Je fais un gentleman meilleur que vous ne le +serez jamais!» Quand l'un d'eux disait à un autre: «C'était un forçat il +y a quelques années, et c'est aujourd'hui un individu aussi grossier et +ignorant qu'il est heureux.» Que disais-je? Je me disais: «Si je ne suis +pas un gentleman, et si je n'ai pas d'instruction, je possède quelqu'un +qui l'est et qui en a. Vous tous, vous possédez des troupeaux et de la +terre. Qui de vous possède un gentleman élevé à Londres?...» Voilà comme +je me suis soutenu, et voilà comme je me suis mis dans l'idée que je +viendrais certainement un jour voir mon cher enfant, et me faire +connaître à lui, devant son propre foyer.» + +Il appuya ses mains sur mon épaule.... Je tremblais à la pensée que +peut-être sa main était tachée de sang. + +«Cela n'était pas chose facile pour moi, Pip, de quitter ces pays +là-bas, et cela n'était pas sûr non plus, mais je tins bon; et plus +c'était difficile, plus je tins bon, car j'étais résolu, et je l'avais +dans l'esprit. Enfin j'ai réussi, mon cher enfant, j'ai réussi!» + +J'essayai de mettre de l'ordre dans mes idées, mais j'étais comme +foudroyé. Pendant toute cette scène j'avais cru entendre plutôt le vent +et la pluie que mon interlocuteur; maintenant encore je ne pouvais +séparer sa voix de leurs voix, quoique celles-ci se fissent entendre et +que la sienne gardât le silence. + +«Où allez-vous me mettre? demanda-t-il bientôt; il faut me mettre +quelque part, mon cher garçon. + +--Pour dormir? dis-je. + +--Oui, pour dormir longtemps et profondément, répondit-il, car j'ai été +trempé et secoué par la mer depuis des mois. + +--Mon ami et mon camarade, dis-je, est absent, vous prendrez sa place. + +--Il ne va pas revenir demain, n'est-ce pas? + +--Non, dis-je en répondant machinalement malgré les efforts extrêmes que +je faisais, non, pas demain. + +--Parce que, voyez-vous, mon cher enfant, dit-il en baissant la voix et +posant un long doigt sur ma poitrine pour mieux m'impressionner, il faut +de la prudence.... + +--Comment dites-vous?... de la prudence?... + +--Par Dieu! c'est la mort! + +--Comment, la mort? + +--J'ai été envoyé là-bas pour la vie, c'est la mort quand on en revient; +il en est revenu beaucoup depuis quelques années, et je serais +certainement pendu si j'étais pris.» + +Cela suffisait... le malheureux homme, après m'avoir chargé de ses +chaînes d'or et d'argent pendant des années, avait risqué sa vie pour me +venir voir, et je le tenais maintenant dans mes mains! Si je l'eusse +aimé au lieu de le haïr, si j'eusse été attiré à lui par la plus forte +admiration et par une affection sans bornes, au lieu de me reculer de +lui avec répugnance, cela n'eût pas été si malheureux, son salut eût été +la tendre et naturelle préoccupation de mon coeur. + +Mon premier soin fut de fermer les volets, de façon à ce que l'on ne vît +pas la lumière du dehors, et ensuite de fermer et de verrouiller la +porte. Pendant que j'étais occupé de cette manière, il s'était remis à +table, buvait du rhum et mangeait des biscuits. En le voyant ainsi, il +me semblait voir mon forçat des marais prendre son repas; il me semblait +presque que tout à l'heure il allait se baisser pour limer sa chaîne.... + +Après avoir été dans la chambre d'Herbert fermer toute communication +entre elle et l'escalier qui séparait la chambre où nous avions eu cette +conversation, je lui demandai s'il voulait se coucher. Il me répondit +que oui, et me pria de lui donner un peu de mon linge de gentleman pour +mettre le lendemain matin. Je lui en apportai et le lui préparai, et mon +sang se glaça encore une fois dans mes veines, quand il me prit les deux +mains pour me dire: + +«Bonsoir.» + +Je le quittai sans savoir comment. Je refis du feu dans la pièce où nous +avions causé, et je m'assis auprès, craignant de me remettre au lit. +Pendant une heure encore, je restai trop étonné pour pouvoir penser, et +ce ne fut que lorsque je commençai à penser, que je sentis combien +j'étais malheureux, et jusqu'à quel point le vaisseau sur lequel j'avais +navigué était en pièces. + +Les intentions de miss Havisham à mon égard étaient un simple rêve. +Estelle ne m'était pas destinée; on ne me souffrait à Satis House que +comme une utilité, et pour servir d'aiguillon pour les parents avides; +comme une espèce de mannequin, au coeur mécanique, sur lequel on +s'exerçait quand on n'avait pas d'autre sujet sous la main. Ce furent là +mes premières souffrances. Mais la douleur la plus aiguë et la plus +profonde de toutes, c'était que ce forçat, coupable d'un crime que +j'ignorais, était exposé à être arrêté dans cette même chambre où je me +trouvais plongé dans mes réflexions, et pendu à la porte d'Old Bailey, +et que j'avais abandonné Joe. + +Je ne serais pas retourné alors auprès de Joe, je ne serais pas retourné +alors auprès de Biddy pour aucune considération que ce fût, simplement +je suppose, parce que le sentiment de mon indigne conduite envers eux +était plus fort que toute autre considération. Aucune sagesse sur terre +n'aurait pu me donner le contentement que j'aurais trouvé dans leur +simplicité et leur constante amitié. Mais jamais... jamais... jamais je +ne pourrais revenir sur ce qui était fait. + +Dans chaque rafale de vent et à chaque redoublement de pluie, +j'entendais les agents de police. Deux fois, j'aurais juré qu'on +frappait et que l'on parlait bas à la porte. Sous l'impression de ces +craintes, je commençai à m'imaginer et à me rappeler que j'avais eu de +mystérieux avis sur l'arrivée de cet homme. Que, pendant des semaines, +j'avais rencontré dans les rues des visages que je pensais ressembler au +sien. Que ces ressemblances étaient devenues de plus en plus nombreuses +à mesure que son voyage sur mer approchait de son terme. Que son mauvais +esprit avait envoyé ces messagers au mien, et que maintenant par cette +nuit orageuse, il était aussi bon qu'il le disait, et avec moi. + +Avec cette foule de réflexions, vint celle qu'avec mes yeux d'enfant, +j'avais vu en lui un homme d'une violence désespérée; que j'avais +entendu l'autre forçat dire, à plusieurs reprises, qu'il avait essayé de +l'assassiner; que je l'avais vu dans le fossé le battre et le déchirer +comme un bête féroce. Rempli de ces souvenirs, tout me faisait peur, +jusqu'au mouvement de la flamme, et tout me semblait dire que je n'étais +pas en sûreté, enfermé là avec le déporté dans le silence de cette nuit +furieuse et solitaire. Je sentis comme une terreur palpable, qui se +dilata jusqu'à remplir la chambre, et me poussa à prendre la chandelle +pour aller voir mon terrible fardeau. + +Il avait roulé un mouchoir autour de sa tête, et son visage paraissait +abattu dans son sommeil; mais il dormait tranquillement, bien qu'il eût +un pistolet posé sur son oreiller. Assuré de son sommeil, je retirai +doucement la clef, pour la mettre en dehors, et je lui donnai un tour +avant de me rasseoir auprès du feu. Peu à peu, je glissai de la chaise +sur le plancher. Quand je m'éveillai, sans avoir perdu pendant mon +sommeil la perception de mon malheur, les horloges des églises de l'Est +de Londres sonnaient cinq heures. Les chandelles étaient usées, le feu +était mort, et le vent et la pluie rendaient plus intense encore +l'épaisse obscurité de la nuit. + +FIN DE LA DEUXIÈME PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP. + + + + +CHAPITRE XI. + + +Ce fut heureux pour moi d'avoir à prendre des précautions pour assurer +(autant que possible) la sécurité de mon terrible visiteur; car cette +pensée, en occupant mon esprit dès mon réveil, écarta toutes les autres +et les tint confusément à distance. + +L'impossibilité de le tenir caché dans l'appartement était évidente: et +en essayant de le faire, on aurait évidemment pro-voqué les soupçons. Il +est vrai que je n'avais plus mon groom à mon service; mais j'étais +espionné par une vieille femelle, assistée d'un sac à haillons vivant, +qu'elle appelait sa nièce; et vouloir les tenir éloignées d'une des +chambres c'eût été donner naissance à leur curiosité et à leurs +soupçons. Elles avaient toutes les deux la vue faible, ce que j'avais +longtemps attribué à leur manière de regarder par le trou des serrures, +et elles étaient toujours sur mon dos, quand je ne le demandais pas; +c'était même, en outre de l'habitude de voler, l'unique qualité qu'elles +possédaient. Pour ne pas avoir l'air de faire de mystère avec ces +gens-là, je résolus d'annoncer dans la matinée que mon oncle était +arrivé inopinément de la province. + +Je pris cette résolution, tout en cherchant dans l'obscurité les moyens +de me procurer de la lumière. N'en finissant pas, je fus obligé de +descendre à la loge pour prier le concierge de venir avec sa lanterne. +En descendant à tâtons l'escalier obscur, je tombai sur quelque chose, +et ce quelque chose était un homme accroupi dans un coin. + +L'homme ne répondit pas quand je lui demandai ce qu'il faisait là; il se +déroba au contact de ma main, sans prononcer une parole: je courus à la +loge du concierge du Temple et criai au portier d'accourir promptement, +lui disant ce qui venait de m'arriver. Le vent soufflant avec plus de +force que jamais, nous n'osâmes pas risquer la lumière de la lanterne +pour allumer les lampes de l'escalier, mais nous examinâmes l'escalier +du bas en haut, sans trouver personne. Il me vint alors à l'idée que cet +homme avait pu se glisser dans mon appartement. J'allumai ma chandelle à +celle du portier, et, le laissant à la porte, je visitai avec soin +toutes nos chambres, sans oublier celle où dormait mon terrible +visiteur. Tout était tranquille, et, assurément, il n'y avait personne +que lui dans l'appartement. + +Je craignais qu'il n'y eût quelque guet-apens sur l'escalier dans cette +nuit terrible, et je demandai au portier, dans l'espoir d'en tirer +quelque explication, tout en lui versant à la porte un verre +d'eau-de-vie, s'il n'avait pas ouvert à plusieurs individus ayant +visiblement bien dîné. + +«Oui, dit-il, à trois reprises différentes: l'un demeure dans la Cour de +la Fontaine, les deux autres dans la rue Basse, et je les ai vus tous +sortir.» + +Le seul homme qui habitât la maison dont mon appartement faisait partie +était à la campagne depuis plusieurs semaines, et il n'était +certainement pas rentré pendant la nuit, car nous avions vu son cadenas +à sa porte en montant. + +«La nuit est si mauvaise, monsieur, dit le portier en me rendant le +verre, qu'il est venu peu de monde à ma porte; en outre des trois +individus dont je vous ai parlé je ne me souviens pas qu'il soit entré +personne depuis environ onze heures; un étranger vous a demandé à cette +heure-là. + +--Oui, mon oncle, murmurai-je. + +--Vous l'avez vu, monsieur? + +--Oui!... oh! oui.... + +--Ainsi que la personne qui était avec lui? + +--La personne qui était avec lui? répétai-je. + +--J'ai jugé que la personne était avec lui, repartit le portier, car +elle s'est arrêtée en même temps que lui quand il m'a parlé, et l'a +suivi lorsqu'il a continué son chemin. + +--Quel genre d'homme était-ce?» + +Le portier ne l'avait pas particulièrement remarqué; il pensait que +c'était un ouvrier, autant qu'il pouvait se le rappeler: il avait une +sorte de vêtement couleur poussière et par-dessus un habit noir. Le +portier faisait moins d'attention à cette circonstance que je n'en +faisais moi-même, et cela tout naturellement, car il n'avait pas les +mêmes raisons que moi pour y attacher de l'importance. + +Quand je me fus débarrassé de lui, ce que je crus bon de faire sans +prolonger davantage ces explications, j'eus l'esprit fort troublé par +ces deux circonstances coïncidant ensemble, bien qu'on pût leur donner +séparément une innocente solution: l'inconnu de l'escalier pouvait être +quelque dîneur en ville attardé, qui s'était trompé de maison et qui +pouvait être monté jusque sur mon escalier et là s'être assoupi; +peut-être aussi mon visiteur sans nom avait-il amené quelqu'un avec lui +pour lui montrer le chemin. Cependant tout cela avait un vilain air pour +moi, porté à la méfiance et à la crainte comme je l'étais depuis les +événements survenus pendant ces dernières heures. + +J'activai mon feu, qui brûlait avec un faible éclat à cette heure +matinale, et je m'assoupis devant la cheminée. Il me semblait avoir +sommeillé toute une nuit, quand les horloges sonnèrent six heures. Comme +l'aurore ne devait paraître que dans une grande heure et demie, je +m'assoupis de nouveau, tantôt m'éveillant accablé, entendant des +conversations diffuses sur des riens, tantôt prenant pour le tonnerre le +vent qui grondait dans la cheminée, et finissant enfin par tomber dans +un profond sommeil, dont je fus réveillé en sursaut par le grand jour. + +Pendant tout ce temps, il m'avait été impossible de bien considérer ma +situation, et je ne pouvais encore le faire. Je n'avais pas encore la +faculté de fixer mon attention, ou je ne le faisais que d'une façon tout +à fait incohérente. Quant à former un plan pour l'avenir, j'aurais +plutôt formé un éléphant. En ouvrant les volets, en voyant la triste et +humide matinée, le ciel gris de plomb, en passant d'une chambre à +l'autre, en me rasseyant ensuite en grelottant devant le feu pour +attendre ma servante, je songeais bien combien j'étais malheureux, mais +je me rendais à peine compte pourquoi, ni depuis combien de temps je +l'étais, ni à quel jour de la semaine je faisais cette réflexion, ni +même qui j'étais, moi qui la faisais. + +À la fin, la vieille femme et sa nièce arrivèrent. Cette dernière avait +une tête assez difficile à distinguer du plumeau qu'elle tenait à la +main. Elles parurent surprises de me voir déjà levé et auprès du feu. Je +leur dis que mon oncle était arrivé pendant la nuit, qu'il dormait +encore, et que le menu du déjeuner devait être modifié en conséquence. +Puis je me lavai et m'habillai pendant qu'elles roulaient les meubles çà +et là en faisant de la poussière, et c'est ainsi que, dans une sorte de +rêve ou de demi-sommeil, je me retrouvai assis devant le feu, +l'attendant, lui, pour déjeuner. + +Bientôt sa porte s'ouvrit et il parut. Je ne pouvais prendre sur moi de +le regarder, et je trouvais qu'il avait encore plus mauvais air au grand +jour. + +«Je ne sais même pas, dis-je à voix basse pendant qu'il prenait place à +table, de quel nom vous appeler. J'ai dit que vous étiez mon oncle. + +--C'est cela, mon cher enfant, appelez-moi votre oncle. + +--Vous aviez sans doute pris un nom à bord du vaisseau? + +--Oui, mon cher ami, j'avais pris le nom de Provis. + +--Avez-vous l'intention de conserver ce nom? + +--Mais, oui, mon cher enfant, il est aussi bon qu'un autre, à moins que +vous n'en préfériez un plus convenable. + +--Quel est votre vrai nom? lui demandai-je à voix basse. + +--Magwitch, me répondit-il sur le même ton, et Abel est mon nom de +baptême. + +--Pour quel état avez-vous été élevé? + +--Pour l'état de vermine, mon cher enfant.» + +Il répondait tout à fait sérieusement en se servant de ce mot comme s'il +indiquait une profession. + +«En venant dans le Temple, hier soir... dis-je m'arrêtant soudain pour +me demander intérieurement si c'était bien la soirée précédente, car +cela me semblait bien éloigné. + +--Oui, mon cher enfant.... + +--Quand vous vous êtes arrêté à la porte pour demander au portier où je +restais, y avait-il quelqu'un avec vous? + +--Avec moi?... Non, mon cher ami. + +--Mais y avait-il quelqu'un à la porte?... dis-je. + +--Je ne l'ai pas remarqué, répliqua-t-il d'un air équivoque, ne +connaissant pas les êtres de la maison; mais je pense qu'il est entré +quelqu'un en même temps que moi. + +--Êtes-vous connu dans Londres? + +--J'espère que non,» dit-il en traçant sur son cou une ligne avec son +doigt. + +--Ce geste me fit éprouver une chaleur et un malaise indicibles. + +--Étiez-vous connu dans Londres autrefois? + +--Pas énormément, mon cher ami, j'étais presque toujours en province. + +--Avez-vous été... jugé... à Londres? + +--Quelle fois? dit-il avec un regard rusé. + +--La dernière fois?» + +Il fit un signe de tête affirmatif et ajouta: + +«C'est comme cela que j'ai fait connaissance avec Jaggers: Jaggers était +pour moi.» + +J'allais lui demander pour quel crime il avait été condamné; mais il +prit un couteau, lui fit faire le moulinet en disant: + +«Mais peu importe ce que j'ai pu faire; c'est réglé et payé.» + +Il se mit à déjeuner. + +Il mangeait avec une avidité tout à fait désagréable, et, dans toutes +ses actions, il se montrait grossier, bruyant et insatiable. Il avait +perdu quelques-unes de ses dents depuis que je l'avais vu manger dans +les marais; et en retournant ses aliments dans sa bouche et mettant sa +tête de côté pour les faire passer sous les dents les plus fortes, il +ressemblait terriblement en ce moment à un vieux chien affamé. Si +j'avais eu de l'appétit en me mettant à table, il me l'aurait +certainement enlevé, et je serais resté loin de lui comme je l'étais +alors, retenu par une aversion insurmontable et les yeux tristement +fixés sur la nappe. + +«Je suis un fort mangeur, mon cher ami, dit-il en manière d'excuse +polie, quand il eut fini son repas, mais je l'ai toujours été; s'il eût +été dans ma constitution d'être moins fort mangeur j'aurais éprouvé +moins d'embarras. Pareillement, il me faut ma pipe. Quand je me suis mis +à garder les moutons de l'autre côté du monde, je crois que je serais +devenu moi-même un mouton fou de tristesse si je n'avais pas eu ma +pipe.» + +En disant cela, il se leva de table, et, mettant sa main dans la poche +de côté de son vêtement, il en tira une pipe courte et noire, et une +poignée de ce tabac appelé _tête de nègre_. Ayant bourré sa pipe, il +remit le surplus du tabac dans sa poche, comme si c'eût été un tiroir. +Alors il prit avec les pincettes un charbon ardent et y alluma sa pipe, +puis il tourna le dos à la cheminée, en renouvelant son mouvement favori +de tendre ses deux mains en avant pour prendre les miennes. + +«Et voilà, dit-il, en levant et abaissant alternativement mes mains +prises dans les siennes, tout en fumant sa pipe, et voilà le gentleman +que j'ai fait! C'est bien lui-même! Cela me fait du bien de vous +regarder, Pip. Tout ce que je demande, c'est d'être près de vous et de +vous regarder, mon cher enfant!» + +Je dégageai mes mains dès que cela me fut possible, et je découvris que +je commençais tout doucement à me familiariser avec l'idée de ma +situation. Je compris à qui j'étais enchaîné, et combien fortement je +l'étais, en entendant sa voix rude, et en voyant sa tête chauve et +ridée, avec ses touffes de cheveux gris fer de chaque côté. + +«Je ne veux pas voir mon gentleman à pied dans la boue des rues, il ne +faut pas qu'il y ait de boue à ses souliers. Mon gentleman doit avoir +des chevaux, Pip, des chevaux de selle et des chevaux d'attelage, des +chevaux de tout genre pour que son domestique monte et conduise tour à +tour! Bon Dieu! des colons auraient des chevaux, et des chevaux +pur-sang, s'il vous plaît, et mon gentleman, à Londres, n'en aurait pas! +Non, non; nous leur montrerons ce que nous savons faire!... N'est-ce +pas, Pip?» + +Il sortit de sa poche un grand et épais portefeuille tout gonflé de +papiers et le jeta sur la table. + +«Il y a dans ce portefeuille quelque chose qui vaut la peine d'être +dépensé, mon cher enfant; c'est à vous; tout ce que j'ai n'est pas à +moi, mais bien à vous, usez-en sans crainte: il y en a encore au lieu +d'où vient celui-ci. Je suis venu du pays là-bas pour voir mon gentleman +dépenser son argent en véritable gentleman; ce sera mon seul plaisir; +mais il sera grand, et malheur à vous tous! continua-t-il en faisant +claquer ses doigts avec bruit. Malheur à vous tous, depuis le juge avec +sa grande perruque, jusqu'au colon faisant voler la poussière au nez des +passants; je vous ferai voir un plus parfait gentleman que vous tous +ensemble! + +--Arrêtez, dis-je, presque dans un accès de crainte et de dégoût. J'ai +besoin de vous parler; j'ai besoin de savoir ce qu'il faut faire; j'ai +besoin de savoir comment vous éviterez le danger, combien de temps vous +allez rester, et quels sont vos projets. + +--Tenez, Pip, dit-il en mettant tout à coup sa main sur mon bras d'une +manière attristée et soumise; d'abord, tenez, je me suis oublié il y a +une demi-minute. Ce que j'ai dit était petit, oui, c'était petit, très +petit. Tenez, Pip, voyez, je ne veux plus être si petit. + +--D'abord, repris-je en soupirant, quelles précautions peut-on prendre +pour vous empêcher d'être reconnu et arrêté? + +--Non, mon cher enfant, dit-il du même ton que précédemment, cela ne +peut pas passer; c'est de la petitesse; je n'ai pas mis tant d'années à +faire un gentleman sans savoir ce qui lui est dû. Tenez, Pip, j'ai été +petit; voilà ce que j'ai été, très petit, voyez-vous, mon cher enfant.» + +J'étais sur le point de céder à un rire nerveux et irrité, en +répliquant: + +«J'ai tout vu. Au nom du ciel, ne vous arrêtez pas à cela. + +--Oui; mais, tenez, continua-t-il; mon cher enfant, je ne suis pas venu +de si loin pour me montrer petit. Voyons, continuez, mon cher ami: vous +disiez.... + +--Comment vous préserver du danger qui vous menace? + +--Mais, mon cher enfant, le danger n'est pas si grand que vous le +croyez. Si l'on ne m'a pas encore reconnu, le danger est insignifiant. +Il y a Jaggers, il y a Wemmick, il y a vous: quel autre pourrait me +dénoncer? + +--Ne risquez-vous pas qu'on vous reconnaisse dans la rue? dis-je. + +--Mais, répondit-il, ce n'est pas trop à craindre. Je n'ai pas +l'intention de me faire mettre dans les journaux sous le nom de A. M..., +revenu de Botany Bay. Les années ont passé, et quel est celui qui y +gagne? Cependant, voyez-vous, Pip, quand même le danger aurait été +cinquante fois plus grand, je serais venu vous voir tout de même, +voyez-vous, Pip. + +--Et combien de temps comptez-vous rester? + +--Combien de temps? fit-il en ôtant sa pipe noire de sa bouche et en +laissant retomber sa mâchoire pendant qu'il me regardait; je ne m'en +retournerai pas, je suis venu pour toujours. + +--Où allez-vous demeurer? dis-je. Que faut-il faire de vous?... Où +serez-vous en sûreté? + +--Mon cher ami, répondit-il, il y a des perruques qu'on peut se procurer +pour de l'argent, et qui vous changent totalement; il y a la poudre, les +lunettes et les habits noirs, et mille autres choses. D'autres l'ont +fait déjà avec succès, et ce que d'autres ont fait, d'autres peuvent le +faire encore. Quant à mon logement et à ma manière de vivre, mon cher +enfant, donnez-moi votre opinion. + +--Vous voyez les choses d'une manière plus calme, aujourd'hui, dis-je; +mais vous étiez plus sérieux hier, en jurant qu'il y allait de votre +mort. + +--Et je le jure encore, dit-il en remettant sa pipe dans sa bouche; et +la mort par la corde, en pleine rue, pas bien loin d'ici, et il est +nécessaire que vous compreniez parfaitement qu'il en est ainsi. Eh! +quoi? quand on en est où j'en suis, retourner serait aussi mauvais que +de rester, pire même; sans compter, Pip, que je suis ici, parce que +depuis des années, je désire être près de vous. Quant à ce que je +risque, je suis un vieil oiseau maintenant, qui a vu en face toutes +sortes de pièges, depuis qu'il a des plumes, et qui ne craint pas de +percher sur un épouvantail. Si la mort se cache dedans, qu'elle se +montre, et je la regarderai en face, et alors seulement j'y croirai, +mais pas avant. Et maintenant, laissez-moi regarder encore une fois mon +gentleman!» + +Il me prit de nouveau par les deux mains, et m'examina de l'air +admirateur d'un propriétaire, en fumant tout le temps avec complaisance. + +Il me sembla que je n'avais rien de mieux à faire que de lui retenir +dans les environs un logement tranquille, dont il pourrait prendre +possession au retour d'Herbert, que j'attendais sous deux ou trois +jours. Je jugeai que, de toute nécessité, je devais confier ce secret à +Herbert. En laissant même de côté l'immense consolation que je devais +éprouver en le partageant avec lui, cela me paraissait tout simple. Mais +cela ne paraissait pas simple à M. Provis (j'avais résolu de lui donner +ce nom) et il ne voulut consentir à ce que j'avertisse Herbert qu'après +l'avoir vu et avoir jugé favorablement de sa physionomie. + +«Et encore, alors, mon cher enfant, dit-il en tirant de sa poche une +graisseuse petite Bible noire à fermoir, nous lui ferons prêter +serment.» + +Déclarer que mon terrible protecteur portait ce petit livre noir partout +avec lui dans le seul but de faire jurer les gens dans les circonstances +importantes, ce serait déclarer ce dont je n'ai jamais été parfaitement +sûr; mais ce que je puis dire, c'est que je ne l'en ai jamais vu en +faire un autre usage. Le livre lui-même semblait avoir été dérobé à +quelque cour de justice, et peut-être la connaissance de cette origine, +combinée avec la propre expérience de Provis en cette matière, le +faisait-il compter sur le pouvoir de sa Bible, comme sur une sorte de +charme ou de sortilège légal. En le voyant tirer ce livre de sa poche, +je me souvins comment il m'avait fait jurer fidélité dans le cimetière, +il y avait longtemps, et comment il s'était représenté lui-même, la +veille au soir, jurant sans cesse, dans sa solitude, qu'il accomplirait +ses résolutions. + +Comme il portait pour le moment une espèce de vareuse de marin, qui lui +donnait l'air d'un marchand de perroquets ou de cigares, je discutai +ensuite avec lui le vêtement qu'il pourrait mettre le plus +convenablement. Il avait une foi extraordinaire dans la vertu des +culottes courtes comme déguisement, et il avait, dans son idée, esquissé +un costume qui devait faire de lui quelque chose tenant le milieu entre +un doyen et un dentiste. Ce fut après des difficultés extrêmes que je +l'amenai à prendre des habits qui lui donnèrent l'air d'un fermier aisé; +et il fut convenu qu'il se ferait couper les cheveux courts, et qu'il se +mettrait un peu de poudre. Enfin, comme il n'avait encore été vu, ni de +ma femme de ménage ni de sa nièce, nous conclûmes qu'il devait se +dérober à leurs regards, jusqu'à ce que son changement de costume fût +complet. + +Il semblait qu'il était bien simple de prendre une décision sur ces +précautions; mais dans l'état d'éblouissement, pour ne pas dire de folie +où je me trouvais, je n'en vins à bout que vers deux ou trois heures de +l'après-midi. Il devait rester enfermé dans l'appartement pendant que je +serais sorti, et n'ouvrir la porte sous aucun prétexte. + +Il y avait à ma connaissance, dans Essex Street, une maison meublée +convenable, dont les derrières donnaient sur le Temple, et étaient +presque à portée de voix de ma fenêtre. C'est à cette maison que je me +rendis tout d'abord, et je fus assez heureux pour retenir le second +étage pour mon oncle, M. Provis. Je fus ensuite de boutique en boutique +pour les achats nécessaires à son déguisement. La chose faite, je me +rendis pour mon propre compte à la Petite Bretagne. M. Jaggers était à +son bureau; mais, en me voyant entrer, il se leva immédiatement et se +fut mettre auprès du feu. + +«Maintenant, Pip, dit-il, soyez circonspect. + +--Je le serai, monsieur, répondis-je, car j'avais bien songé pendant la +route à ce que j'allais dire. + +--Ne vous compromettez pas, dit M. Jaggers, et ne compromettez +personne.... Vous entendez... personne.... Ne me dites rien... je n'ai +besoin de rien savoir... je ne suis pas curieux...» + +Tout de suite, je m'aperçus qu'il savait que l'homme était venu. + +«J'ai simplement besoin, monsieur Jaggers, dis-je, de m'assurer que ce +qu'on m'a dit est vrai. Je n'ai pas le moindre espoir que ce ne soit pas +vrai, mais je puis au moins tâcher de le vérifier.» + +M. Jaggers fit un signe d'assentiment. + +«Mais n'avez-vous pas dit: «On m'a dit ou on m'a informé?» me +demanda-t-il en tournant la tête de l'autre côté sans me regarder, et en +fixant le plancher comme quelqu'un qui écoute. «Dit» impliquerait une +communication verbale. Vous ne pouvez pas avoir eu, vous le savez, de +communication verbale avec un homme qui se trouve dans la +Nouvelle-Galles du Sud. + +--Je dirai alors: «on m'a informé,» monsieur Jaggers. + +--Bien. + +--J'ai été informé, par un homme du nom d'Abel Magwitch, qu'il est le +bienfaiteur resté si longtemps inconnu. + +--C'est bien l'homme, dit M. Jaggers, de la Nouvelle-Galles du Sud. + +--Et lui seul? dis-je. + +--Et lui seul, dit M. Jaggers. + +--Je ne suis pas assez déraisonnable, monsieur, pour vous rendre le +moins du monde responsable de mes erreurs et de mes suppositions +erronées, mais j'ai toujours supposé que c'était miss Havisham. + +--Comme vous le dites, Pip, repartit M. Jaggers, en tournant froidement +les yeux vers moi et en mordant son index, je n'en suis pas du tout +responsable. + +--Et cependant cela paraissait si probable, dis-je, le coeur brisé. + +--Il n'y avait pas la moindre preuve, Pip, dit M. Jaggers en secouant la +tête et en rassemblant les basques de son habit, ne jugez pas sur +l'apparence, ne jugez jamais que sur des preuves. Il n'y a pas de +meilleure règle. + +--Je n'ai plus rien à dire, fis-je avec un soupir, après avoir gardé un +moment le silence. J'ai vérifié les informations que j'avais reçues, et +c'est tout. + +--Et Magwitch de la Nouvelle-Galles du Sud s'étant enfin fait connaître, +dit M. Jaggers, vous devez comprendre, Pip, avec quelle rigidité, dans +mes rapports avec vous, j'ai toujours gardé la stricte ligne du fait.... +Je n'ai jamais dévié, si peu que ce soit, de la stricte ligne du fait... +vous le savez parfaitement. + +--Parfaitement, monsieur. + +--Je communiquai à Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud... la +première fois qu'il m'écrivit... de la Nouvelle-Galles du Sud... l'avis +qu'il ne devait pas s'attendre à me voir jamais dévier de la stricte +ligne du fait. Je lui communiquai aussi un autre avis. Il me paraissait +avoir fait une vague allusion dans sa lettre à quelque espoir lointain +de venir vous visiter en Angleterre. Je le prévins que je ne voulais +plus entendre parler de cela; qu'il n'était pas probable qu'il obtînt sa +grâce, qu'il était expatrié pour le reste de sa vie, et qu'en se +présentant en ce pays il commettait un acte de félonie, qui le mettait +sous le coup du maximum de la peine prononcée par la loi. Je donnai cet +avis à Magwitch, dit M. Jaggers en me regardant sévèrement. Je lui +écrivis à la Nouvelle-Galles du Sud, et, sans doute, il aura réglé sa +conduite là-dessus. + +--Sans doute, dis-je. + +--J'ai appris par Wemmick, continua M. Jaggers, sans cesser de me +regarder sévèrement, qu'il a reçu une lettre, datée de Portsmouth, d'un +colon du nom de Parvis ou.... + +--Ou Provis, dis-je. + +--Ou Provis.... Merci, Pip... peut-être est-ce Provis... peut-être +savez-vous ce qu'est Provis? + +--Oui, dis-je. + +--Vous savez que c'est Provis; il a reçu, disais-je, une lettre datée de +Portsmouth, d'un colon du nom de Provis qui demandait quelques +renseignements sur votre adresse, pour le compte de Magwitch. Wemmick +lui a envoyé ces détails, à ce que je pense, par le retour du courrier. +C'est probablement par Provis que vous avez reçu les explications de +Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud? + +--C'est par Provis, répondis-je. + +--Adieu, Pip, dit M. Jaggers en me tendant la main; je suis bien aise de +vous avoir vu. En écrivant par la poste à Magwitch... de la +Nouvelle-Galles du Sud... ou en communiquant avec lui par le canal de +Provis, ayez la bonté de lui dire que les détails et les pièces +justificatives de notre long compte vous seront envoyés en même temps +que la balance de compte, car il existe encore une balance. Adieu, Pip!» + +Nous échangeâmes une poignée de main, et il me regarda sévèrement, aussi +longtemps qu'il put me voir. En arrivant à la porte, je tournai la tête: +il continuait à me regarder sévèrement pendant que les deux affreux +bustes de la tablette semblaient essayer d'ouvrir leurs paupières, et de +faire sortir de leur gosier ces mots: + +«Oh! quel homme!» + +Wemmick était sorti, mais eût-il été à son pupitre, il n'aurait rien pu +faire pour moi. + +Je rentrai tout droit au Temple, où je trouvai le terrible Provis en +train de boire du grog au rhum et de fumer tranquillement sa tête de +nègre. + +Le lendemain, on apporta les habits que j'avais commandés. Il me sembla +(et j'en éprouvais un grand désappointement), que tout ce qu'il mettait +lui allait moins bien que tout ce qu'il ôtait. Selon moi, il y avait en +lui quelque chose qui enlevait tout espoir de le pouvoir déguiser. Plus +je l'habillais, mieux je l'habillais, et plus il ressemblait au fugitif +à la démarche lourde que j'avais vu dans nos marais. L'effet qu'il +produisait sur mon imagination inquiète était sans doute dû à son vieux +visage et à ses manières qui me devenaient plus familières, mais je +crois aussi qu'il traînait une de ses jambes comme si le poids des fers +y eût été encore; je crois que, des pieds à la tête, il y avait du +forçat jusque dans les veines de cet homme. + +Les influences de la vie solitaire, sous la hutte, se voyaient aussi +dans tout son extérieur et lui donnaient un air sauvage qu'aucun +vêtement ne pouvait atténuer. Ajoutez-y les traces de la vie flétrie +qu'il avait menée parmi les hommes, et par-dessus tout le sentiment +intime qui le possédait d'être épié et d'être obligé de se cacher. Dans +toutes ses façons de s'asseoir et de se tenir debout, de manger et de +boire, d'aller et de venir en haussant les épaules malgré lui, de +prendre son grand coutelas à manche de corne, de l'essuyer sur ses +jambes et de couper son pain, de lever à ses lèvres des verres légers et +des tasses légères avec le même effort de la main que si c'eussent été +de grossiers gobelets, de couper un morceau de son pain et d'essuyer +avec le peu de sauce qui restait sur son assiette comme pour ne rien +perdre de sa portion, puis d'essuyer avec ce même pain le bout de ses +doigts, ensuite d'avaler le tout; dans ces manières et dans une foule +d'autres petites circonstances sans nom, qui se présentaient à toute +minute de la journée, on devinait très clairement le prisonnier, le +criminel, l'homme qui ne s'appartient pas! + +C'est lui qui avait eu l'idée de mettre un peu de poudre, et j'avais +cédé la poudre après l'avoir emporté pour les culottes courtes; mais je +n'en puis mieux comparer l'effet qu'à celui du rouge sur un mort, tant +ce qui avait le plus besoin d'être atténué reparaissait horriblement à +travers cette légère couche d'emprunt. Cela fut abandonné aussitôt +qu'essayé, et il garda ses cheveux gris et courts. Outre cette +impression, les mots ne peuvent rendre ce que me faisait ressentir, en +même temps, le terrible mystère de sa vie, encore scellé pour moi. Quand +il s'endormait, étreignant de ses mains nerveuses les bras de son +fauteuil, et que sa tête chauve, sillonnée de rides profondes, retombait +sur sa poitrine, je le regardais, je me demandais ce qu'il avait fait, +je l'accusais de tous les crimes connus jusqu'à ce que ma terreur fût au +comble; alors, je me levais pour le fuir. Chaque heure augmentait +l'horreur que j'avais de lui, et je crois que, malgré tout ce qu'il +avait fait pour moi et malgré les risques qu'il pouvait courir, j'aurais +cédé à l'impulsion qui m'éloignait de lui sans retour, si je n'avais eu +la certitude qu'Herbert devait revenir bientôt. + +Une fois, pendant la nuit, je sautai positivement à bas de mon lit, et +je commençai à mettre mes plus mauvais habits avec l'intention de +l'abandonner précipitamment, en lui laissant tout ce que je possédais, +et de m'enrôler comme simple soldat dans un des régiments partant pour +les Indes. Nul fantôme ne m'eût causé plus de terreur dans ces chambres +isolées, pendant ces longues soirées et ces nuits sans fin, avec le vent +qui soufflait et la pluie qui battait sans relâche la fenêtre. Un +fantôme d'ailleurs n'aurait pu être arrêté et pendu à cause de moi, et +la considération que cet homme pouvait l'être et la crainte qu'il le +fût, n'ajoutaient pas peu à mes terreurs. + +Quand il ne dormait pas, il jouait le plus souvent à une espèce de +Patience très compliquée avec un paquet de cartes toutes déchirées, qui +était sa propriété, jeu que je n'avais jamais vu jusqu'alors et que je +n'ai jamais revu depuis, et il marquait ses coups en fichant son +coutelas dans la table; quand il ne jouait pas, il me disait: + +«Lisez-moi quelque chose... dans une langue étrangère... mon cher +enfant!» + +Il ne comprenait pas un seul mot de ce que je lisais, mais il se tenait +devant le feu en m'examinant de l'air d'un homme qui montre un prodige, +et le suivant de l'oeil entre les doigts de la main avec laquelle je +garantissais mon visage de l'éclat de la lumière, je le voyais faire un +appel muet aux meubles et les inviter à prendre note des progrès que +j'avais faits. Le savant de la légende, poursuivi par la créature +difforme qu'il a eu l'impiété de créer, n'était pas plus malheureux que +moi, poursuivi par la créature qui m'avait fait, et je me reculais de +lui avec une répulsion d'autant plus forte qu'il m'admirait davantage et +était plus épris de moi. J'insiste sur ces détails; je le sens comme si +cela avait duré une année, et cela ne dura environ que cinq jours. + +J'attendais Herbert à tout moment, et je n'osais pas sortir, si ce n'est +pour faire prendre l'air à Provis quand la nuit était venue. Enfin, un +soir après dîner que j'étais très fatigué et que je m'étais laissé aller +à un demi-sommeil, car mes nuits avaient été agitées et mon repos +troublé par des rêves affreux, je fus réveillé par le pas tant désiré +qui montait l'escalier. Provis, qui, lui aussi, avait dormi, se leva au +bruit que je fis, et en un moment je vis son coutelas briller dans sa +main. + +«Ne craignez rien, c'est Herbert,» dis-je. + +Et Herbert entra aussitôt, portant sur lui la vive fraîcheur de deux +cents lieues de France. + +«Haendel, mon cher ami, comment allez-vous? comment allez-vous? et +encore une fois comment allez-vous? Il me semble qu'il y a douze mois +que je suis parti! Mais j'ai dû être longtemps absent, en effet, car +vous êtes devenu tout maigre et tout pâle. Haendel, mon.... Oh! je vous +demande pardon!» + +Il fut arrêté dans son babil et dans son effusion de poignées de mains +par la vue de Provis, qui le regardait fixement et qui préparait son +coutelas tout en cherchant autre chose dans une autre poche. + +«Herbert, mon ami, dis-je en fermant les portes pendant qu'Herbert +restait étonné et immobile; il est arrivé quelque chose de bien étrange, +c'est une visite pour moi. + +--C'est bien, mon cher enfant, dit Provis en s'avançant avec son petit +livre noir à fermoir. Et alors, s'adressant à Herbert: Prenez-le dans +votre main droite, et que Dieu vous frappe de mort sur place si jamais +dans aucun cas vous vous parjurez. Baisez-le! + +--Faites ce qu'il désire,» dis-je à Herbert. + +Herbert me regardait avec étonnement et paraissait très mal à l'aise; +néanmoins, il fit ce que je lui demandais, et Provis lui dit en lui +serrant aussitôt les mains: + +«Maintenant vous êtes lié par votre serment, vous savez, et ne croyez +jamais au mien si Pip ne fait pas de vous un gentleman.» + + + + +CHAPITRE XII. + + +C'est en vain que j'essayerais de décrire l'étonnement et l'inquiétude +d'Herbert quand lui, moi et Provis nous nous assîmes devant le feu et +que je lui confiai le secret tout entier. Je voyais mes propres +sentiments se refléter sur ses traits, et surtout ma répugnance envers +l'homme qui avait tant fait pour moi. + +Mais ce qui eût suffi pour creuser un abîme entre cet homme et nous, +s'il n'y avait eu rien d'autre pour nous diviser, c'eût été son triomphe +pendant mon récit. À part le regret profond qu'il avait de s'être montré +petit dans une certaine occasion, depuis son retour, point sur lequel il +se mit à fatiguer Herbert, dès que ma révélation fut terminée, il +n'avait pas la moindre idée qu'il me fût possible de trouver quelque +chose à reprendre dans ma bonne fortune. Il se vantait d'avoir fait de +moi un gentleman et d'être venu pour me voir soutenir ce rôle avec ses +grandes ressources, tout autant pour moi que pour lui-même; que c'était +une vanité fort agréable pour tous deux, et que, tous deux, nous devions +en être très fiers. Telle était la conclusion parfaitement établie dans +son esprit. + +«Car, voyez-vous, vous qui êtes l'ami de Pip, dit-il à Herbert après +avoir discouru pendant un moment, je sais très bien qu'une fois, depuis +mon retour, j'ai été petit pendant une demi-minute. J'ai dit à Pip que +je savais que j'avais été petit; mais ne vous inquiétez pas de cela, je +n'ai pas fait de Pip un gentleman, et Pip ne fera pas un gentleman de +vous, sans que je sache ce qui vous est dû à tous les deux. Vous, mon +cher enfant, et vous, l'ami de Pip; vous pouvez tous deux compter me +voir toujours gentiment muselé. À dater de cette demi-minute, où je me +suis laissé entraîner à une petitesse, je suis muselé; je suis muselé +maintenant, et je serai toujours muselé. + +--Certainement,» dit Herbert. + +Mais il paraissait ne pas trouver en cela de consolation suffisante, et +restait embarrassé et troublé. + +Nous avions hâte de voir arriver l'instant où il irait prendre +possession de son logement et de rester ensemble, mais il éprouvait +évidemment une certaine crainte à nous laisser seuls, et il ne partit +que tard. Il était plus de minuit quand je le conduisis par Essex Street +à sa sombre porte, où je le laissai sain et sauf. Quand elle se referma +sur lui, j'éprouvais le premier moment de tranquillité que j'eusse +éprouvé depuis le soir de son arrivée. + +Cependant, je n'avais pas entièrement perdu le souvenir de l'homme que +j'avais trouvé sur l'escalier; j'avais toujours regardé autour de moi, +lorsque le soir je menais mon hôte prendre l'air, et en le ramenant; et +maintenant encore, je regardais tout autour de moi. Il est difficile, +dans une grande ville, de ne pas soupçonner qu'on vous épie quand on a +conscience de courir quelque danger en étant suivi; je ne pouvais +cependant me persuader que les gens auprès desquels je passais +s'occupassent de mes mouvements. Les quelques personnes qui passaient +suivaient leurs différents chemins, et les rues étaient désertes quand +je rentrai dans le Temple. Personne n'était sorti par la porte en même +temps que nous. Personne ne rentra par la porte en même temps que moi. +En passant près de la fontaine, je vis les fenêtres de derrière +éclairées; elles paraissaient brillantes et calmes, et en restant +quelques moments sous la porte de la maison où je demeurais, avant de +monter, je pus remarquer que la cour du Jardin était aussi tranquille et +silencieuse que l'escalier, quand je le montai. + +Herbert me reçut les bras ouverts, et jamais je n'avais encore senti si +complètement la douceur d'avoir un ami. Après qu'il m'eût adressé +quelques paroles de sympathie et d'encouragement, nous nous assîmes pour +examiner la situation et voir ce qu'il fallait faire. + +La chaise que Provis avait occupée était encore à la place où elle avait +été pendant toute la soirée; car il avait une manière à lui de s'emparer +d'un endroit, de s'y établir en remuant sans cesse, et en se mouvant par +le même cercle de petits mouvements habituels, avec sa pipe, son tabac +tête de nègre, son coutelas, son paquet de cartes et je ne sais quoi +encore, comme si tout cela était inscrit d'avance sur une ardoise. Sa +chaise était, dis-je, restée où il l'avait laissée. Herbert la prit sans +y faire attention; mais un instant après, il la quitta brusquement, la +mit de côté et en prit une autre. Il n'est pas besoin de dire après +cela, qu'il avait conçu une aversion profonde pour mon protecteur, et je +n'eus pas besoin non plus d'avouer la mienne. Nous échangeâmes cette +confidence sans proférer une seule syllabe. + +«Eh! bien, dis-je à Herbert, quand je le vis établi sur une autre +chaise, que faut-il faire? + +--Mon pauvre cher Haendel, répondit-il en se tenant la tête dans les +mains, je suis trop abasourdi pour réfléchir à quoi que ce soit. + +--Et moi aussi, j'ai été abasourdi quand ce coup est venu fondre sur +moi. Cependant il faut faire quelque chose. Il veut faire de nouvelles +dépenses, avoir des chevaux, des voitures, et afficher des dehors de +prodigalité de toute espèce. Il faut l'arrêter d'une manière ou d'une +autre. + +--Vous voulez dire que vous ne pouvez accepter.... + +--Comment le pourrais-je? dis-je, comme Herbert s'arrêtait. Pensez-y +donc!... Regardez-le!» + +Un frisson involontaire nous parcourut tout le corps. + +«Cependant, Herbert, j'entrevois l'affreuse vérité. Il m'est attaché, +très fortement attaché. Vit-on jamais une destinée semblable! + +--Mon pauvre cher Haendel! répéta Herbert. + +--Et puis, dis-je en coupant court à ses bienfaits, en ne recevant pas +de lui un seul penny de plus, songez à ce que je lui dois déjà! et puis, +je suis couvert de dettes, très lourdes pour moi qui n'ai plus aucune +espérance, qui n'ai pas appris d'état et qui ne suis bon à rien. + +--Allons!... allons!... allons!... fit Herbert, ne dites pas bon à rien. + +--À quoi suis-je bon? Je ne sais qu'une chose à laquelle je sois bon, et +cette chose est de me faire soldat, et je le serais déjà, cher Herbert, +si je n'avais voulu d'abord prendre conseil de votre amitié et de votre +affection.» + +Ici je m'attendris, bien entendu, et bien entendu aussi Herbert, après +avoir saisi chaleureusement ma main, prétendit ne pas s'en apercevoir. + +«Mon cher Haendel, dit-il après un moment de réflexion, l'état de soldat +ne fera pas l'affaire.... Si vous étiez décidé à renoncer à sa +protection et à ses faveurs, je suppose que vous ne le feriez qu'avec +l'espoir vague de lui rendre un jour ce que vous en avez déjà reçu. Cet +espoir ne serait pas grand, si vous vous faisiez soldat! sans compter +que c'est absurde. Vous seriez bien mieux dans la maison de Clarricker, +toute petite qu'elle soit; je suis sur le point de m'y associer, vous +savez.» + +Pauvre garçon! il ne soupçonnait pas avec quel argent. + +«Mais il y a une autre question, dit Herbert; Provis est un homme +ignorant et résolu qui a eu longtemps une idée fixe. Plus que cela, il +me paraît (je puis me tromper sur son compte), être un homme désespéré +et d'un caractère très violent. + +--Je le sais, répondis-je; laissez-moi vous raconter quelle preuve j'en +ai eue.» + +Et je lui dis, ce que j'avais passé sous silence dans mon récit, la +rencontre avec l'autre forçat. + +«Voyez alors, dit Herbert; pensez qu'il vient ici au péril de sa vie +pour la réalisation de son idée fixe. Au moment de cette réalisation, +après toutes ses peines et son espoir, vous minez le terrain sous ses +pieds, vous détruisez ses projets, et vous lui enlevez le fruit de ses +labeurs. Ne voyez-vous rien qu'il puisse faire sous le coup d'un tel +désappointement? + +--Oui, Herbert, j'y ai songé et j'en ai rêvé; depuis la fatale soirée de +son arrivée, rien n'a été plus présent à mon esprit que la crainte de le +voir se faire arrêter lui-même. + +--Alors, vous pouvez compter, dit Herbert, qu'il y aurait grand danger à +ce qu'il s'y exposât; c'est là le pouvoir qu'il exercera sur vous tant +qu'il sera en Angleterre, et ce serait le plan qu'il adopterait +infailliblement si vous l'abandonniez.» + +Je fus tellement frappé d'horreur à cette idée, qui s'était tout d'abord +présentée à mon esprit, que je me regardais en quelque sorte déjà comme +son meurtrier. Je ne pus rester en place sur ma chaise, et je me mis à +marcher çà et là à travers la chambre, en disant à Herbert que, même si +Provis était reconnu et arrêté malgré lui, je n'en serais pas moins +malheureux, bien qu'innocent. Oui, et j'étais si malheureux, en l'ayant +loin ou près de moi, que j'eusse de beaucoup préféré travailler à la +forge tous les jours de ma vie, que d'en arriver là! Mais il n'y avait +pas à sortir de cette question: Que fallait-il faire? + +«La première et la principale chose à faire, dit Herbert, c'est de +l'obliger à quitter l'Angleterre. Dans ce cas, vous partiriez avec lui, +et alors il ne demanderait pas mieux que de s'en aller. + +--Mais en le conduisant n'importe où, pourrai-je l'empêcher de revenir? + +--Mon bon Haendel, n'est-il pas évident qu'avec Newgate dans la rue +voisine, il y a plus de chances ici que partout ailleurs à ce que vous +lui fassiez adopter votre idée et le rendiez plus docile. Si l'on +pouvait se servir de l'autre forçat ou de n'importe quel événement de sa +vie pour trouver le prétexte de le faire partir.... + +--Là, encore! dis-je en m'arrêtant devant Herbert, et tenant en avant +mes mains ouvertes, comme si elles contenaient le désespoir de la cause; +je ne connais rien de sa vie, je suis devenu presque fou l'autre soir, +lorsqu'étant assis, je l'ai vu devant moi, si lié à mon bonheur et à mon +malheur, et pourtant je le connais à peine, si ce n'est pour être +l'affreux misérable qui m'a terrifié pendant deux jours de mon enfance!» + +Herbert se leva et passa son bras sous le mien; nous marchâmes +lentement, de long en large, en paraissant étudier le tapis. + +«Haendel! dit Herbert en s'arrêtant, vous êtes bien convaincu que vous +ne pouvez plus accepter d'autres bienfaits de lui, n'est-ce pas? + +--Parfaitement.... Assurément, vous le seriez aussi, si vous étiez à ma +place. + +--Et vous êtes convaincu que vous devez rompre avec lui? + +--Herbert, pouvez-vous me le demander? + +--Et vous avez et êtes obligé d'avoir assez de tendresse pour la vie +qu'il a risquée pour vous, pour comprendre que vous devez l'empêcher, +s'il est possible, de la risquer en pure perte.... Alors, vous devez le +faire sortir d'Angleterre avant de bouger un doigt pour vous tirer +vous-même d'embarras. Une fois cela fait, au nom du ciel! tâchez de vous +tirer d'affaire, et nous verrons cela ensemble, mon cher et bon +camarade.» + +Ce fut une consolation de se serrer les mains là-dessus, et de marcher +encore de long en large n'ayant que cela de fait. + +«Maintenant, Herbert, dis-je, pour tâcher d'apprendre quelque chose de +son histoire, je ne connais qu'un moyen: c'est de la lui demander de but +en blanc. + +--Oui... demandez-la-lui, dit Herbert, quand nous serons réunis à +déjeuner demain matin.» + +En effet, il avait dit, en quittant Herbert, qu'il viendrait déjeuner +avec nous. + +Après avoir arrêté ce projet, nous allâmes nous coucher. J'eus les rêves +les plus étranges, et je m'éveillai sans m'être reposé. En m'éveillant, +je repris aussi la crainte que j'avais perdue pendant la nuit, de le +voir découvert et arrêté pour rupture de ban. Une fois éveillé, cette +crainte ne me quitta plus. + +Provis arriva à l'heure convenue, tira son coutelas et se mit à table. +Il avait fait les plus beaux projets pour que son gentleman se montrât +le plus magnifiquement et agît en véritable gentleman, et il m'excitait +à entamer promptement le portefeuille qu'il avait laissé en ma +possession. Il considérait nos chambres et son logement comme des +résidences provisoires, et me conseillait de chercher tout de suite une +maisonnette élégante, dans laquelle il pourrait avoir un «pied-à-terre,» +près de Hyde Park. Quand il eut fini de déjeuner, et pendant qu'il +essuyait son couteau sur son pantalon, je lui dis sans aucun préambule: + +«Hier soir, après que vous fûtes parti, j'ai parlé à mon ami de la lutte +dans laquelle les soldats vous avaient trouvé engagé dans les marais, au +moment où nous sommes arrivés; vous en souvenez-vous? + +--Si je m'en souviens! dit-il, je crois bien! + +--Nous désirons savoir quelque chose sur cet homme et sur vous. Il est +étrange de savoir si peu sur votre compte à tous deux, et +particulièrement sur vous, que ce que j'en ai pu dire à mon ami la nuit +dernière. Ce moment n'est-il pas aussi bien choisi qu'un autre pour en +apprendre davantage? + +--Eh bien, dit-il après avoir réfléchi, vous êtes engagé par serment, +vous savez, vous, l'ami de Pip. + +--Assurément! répondit Herbert. + +--Pour tout ce que je dis, vous savez, dit-il en insistant, le serment +s'applique à tout. + +--C'est ainsi que je le comprends. + +--Et voyez-vous, tout ce que j'ai fait est fini et payé.» + +Il insista de nouveau. + +«Comme vous voudrez.» + +Il sortit sa pipe noire et allait la remplir de tête de nègre, quand, +jetant les yeux sur le paquet de tabac qu'il tenait à la main, il parut +réfléchir que cela pourrait embrouiller le fil de son récit. Il le +rentra, ficha sa pipe dans une des boutonnières de son habit, étendit +une main sur chaque genou, et, après avoir considéré le feu d'un oeil +irrité pendant quelques moments, il se tourna vers nous et raconta ce +qui suit. + + + + +CHAPITRE XIII. + + +«Cher garçon, et vous, ami de Pip, je ne vais pas aller par quatre +chemins pour vous dire ma vie, comme une chanson ou un livre d'histoire, +mais je vais vous la dire courte et facile à saisir; je vais vous la +raconter tout de suite en deux phrases d'anglais. + +«En prison et hors de prison, en prison et hors de prison, en prison et +hors de prison. + +«Vous en savez tout ce qu'il y a à en savoir. + +«Voilà ma vie en grande partie, jusqu'au jour où l'on m'embarqua, peu +après que j'eusse fait la connaissance de Pip. + +«On a fait de moi tout ce qu'il est possible, excepté qu'on ne m'a pas +pendu. + +«J'ai été enfermé aussi soigneusement qu'une théière d'argent. + +«J'ai été transporté par-ci, transporté par-là. + +«J'ai été mis à la porte de cette ville-ci; j'ai été mis à la porte de +cette ville-là. + +«On m'a attaché à un chantier. + +«On m'a fouetté, tourmenté et réduit au désespoir. + +«Je n'ai pas plus d'idée de l'endroit où je suis né que vous, si j'en ai +autant. + +«D'aussi loin que je me souvienne, je me vois dans le comté d'Essex, +volant des navets pour me nourrir. + +«Quelqu'un m'avait abandonné, un homme, un chaudronnier. Il avait +emporté le feu avec lui, et j'avais très froid. + +«J'ai su que mon nom était Magwitch, et mon nom de baptême Abel. + +«Comment l'ai-je su? + +«De même, sans doute, que j'ai appris que les oiseaux dans les haies +s'appelaient pinsons, pierrots, grives. + +«J'aurais pu supposer que ce n'étaient que des mensonges; seulement, +comme il arriva que les noms des oiseaux étaient vrais, j'ai supposé que +le mien l'était aussi. + +«Je ne brillais ni par le dehors ni par le dedans; et, de si loin que je +puisse me souvenir, il n'y avait pas une âme qui supportât la vue du +petit Abel Magwitch, sans en être effrayée, sans le repousser ou sans le +faire prendre et arrêter. + +«Je fus pris, pris et repris, au point que j'ai grandi en prison. + +«On me fit la réputation d'être incorrigible. + +«--Voilà un incorrigible mauvais sujet,» disait-on aux visiteurs de la +prison, en me montrant du doigt. «Ce garçon-là, on peut le dire, est +fait pour les prisons.» + +«Alors ils me regardaient et je les regardais, et quelques uns d'entre +eux mesuraient ma tête: ils auraient mieux fait de mesurer mon estomac. + +«D'autres me donnaient de petits livres religieux, que je ne pouvais +lire, et me tenaient des discours que je ne pouvais comprendre. + +«Ils parlaient sans cesse du diable, mais qu'est-ce que j'avais à faire +avec le diable? + +«Il fallait bien mettre quelque chose dans mon estomac, n'est-ce pas? + +«Mais voilà que je deviens petit, et je sais ce qui vous est dû, mon +cher enfant, et à vous aussi, cher ami de Pip, n'ayez aucune crainte que +je sois petit. + +«Tout en errant, mendiant, volant, travaillant quelquefois, quand je le +pouvais, pas aussi souvent que vous pourriez le croire, à moins que vous +ne vous demandiez à vous-mêmes si vous auriez été bien disposés à me +donner de l'ouvrage. Un peu braconnier, un peu laboureur, un peu +roulier, un peu moissonneur, un peu colporteur et un peu de toutes ces +choses qui ne rapportent rien et vous mettent dans la peine, je devins +homme. + +«Un soldat déserteur, qui se tenait caché jusqu'au menton sous un tas de +pommes de terre, m'apprit à lire, et un géant ambulant qui, chaque fois +qu'il signait son nom, gagnait un sou, m'apprit à écrire. + +«Je n'étais plus enfermé aussi souvent qu'autrefois, mais j'usais encore +ma bonne part de clefs et de verrous. + +«Aux courses d'Epson, il y a quelque chose comme vingt ans, je fis la +connaissance d'un homme, auquel j'aurais fendu le crâne avec ce +coutelas, aussi facilement qu'une patte de homard, si je n'avais craint +d'en faire sortir le diable. + +«Compeyson était son vrai nom, et c'est l'homme, mon cher enfant, que +vous m'avez vu assommer dans le fossé, ainsi que vous l'avez raconté à +votre camarade hier soir quand j'ai été parti. + +«Il se posait en gentleman, ce Compeyson: il avait été au collège et +avait de l'instruction. C'était un homme au doux langage, et qui était +initié aux manières des gens comme il faut. Il avait bonne tournure et +bon air. + +«La veille de la grande course, je le trouvai sur la bruyère, dans une +baraque que je connaissais déjà. Il était, ainsi que plusieurs autres +personnes, assis autour des tables, quand j'arrivai, et le maître de la +baraque, qui me connaissait et aimait à plaisanter, l'interpella pour +lui dire en me montrant: + +«--Je crois que voilà un homme qui fera votre affaire.» + +«Compeyson m'examina avec attention, et je l'examinai aussi. + +«Il avait une montre et une chaîne, une bague, une épingle de cravate et +de beaux habits. + +«--À en juger sur les apparences, vous n'êtes pas dans une bonne passe? +me dit Compeyson. + +«--Non, monsieur, et je n'y ai jamais été beaucoup.» + +«Je sortais en effet de la prison de Kingston pour vagabondage; j'aurais +pu y être pour quelque chose de plus, mais ce n'était pas. + +«--La fortune peut changer; peut-être la vôtre va-t-elle tourner, dit +Compeyson. + +«--J'espère que cela se peut. Il y a de la place, dis-je. + +«--Que savez-vous faire? dit Compeyson. + +«--Manger et boire, dis-je, si vous voulez me trouver les choses +nécessaires.» + +«Compeyson se mit à rire, et m'examina scrupuleusement, il me donna cinq +shillings, et prit rendez-vous pour le lendemain soir au même endroit. + +«Je vins trouver Compeyson le lendemain soir au même endroit, et +Compeyson me proposa d'être son homme et son associé. + +«Et quelles étaient les affaires de Compeyson dans lesquelles nous +devions être associés? + +«Les affaires de Compeyson, c'était d'escroquer, de faire des faux, de +passer des billets de banque volés, et ainsi de suite. Tous les tours +que Compeyson pouvait trouver dans sa cervelle, sans compromettre sa +peau, et dont il pouvait tirer profit, et laisser toute la +responsabilité à un autre: telles étaient les affaires de Compeyson. + +«Il n'avait pas plus de coeur qu'une lime de fer. Il était froid comme +un mort. Et il avait la tête de diable dont j'ai parlé plus haut. Il y +avait avec Compeyson un autre homme qu'on appelait Arthur. Ce n'était +pas un nom de baptême, mais un surnom. Il était à son déclin; on aurait +cru voir une ombre. + +«Quelques années auparavant, lui et Compeyson avaient eu une mauvaise +affaire avec une dame riche, et ils en avaient tiré pas mal d'argent; +mais Compeyson jouait et pariait, et il avait tout perdu. Arthur se +mourait dans une horrible misère, et la femme de Compeyson (que +Compeyson battait constamment), prenait pitié de lui quand elle pouvait, +mais Compeyson n'avait pitié de rien, ni de personne. + +«J'aurais pu prendre conseil d'Arthur; mais je n'en fis rien, et je ne +prétends pas que ce fût par scrupule; mais à quoi cela m'aurait-il +servi, mon cher enfant, et vous, cher camarade de Pip? + +«Je commençai donc avec Compeyson, et je fus un faible outil dans ses +mains. + +«Arthur demeurait dans le grenier de la maison de Compeyson (qui était +près de Bentford), et Compeyson tenait un compte exact de son logement +et de sa pension, pour le jour où il trouverait plus d'avantages à le +trahir. + +«Mais Arthur eut bientôt réglé lui-même son compte. + +«La deuxième ou la troisième fois que je le vis, il arriva tout hors de +lui, et avec toutes les allures de la folie, dans le parloir de +Compeyson, à une heure très avancée de la soirée, n'ayant sur lui qu'une +chemise de flanelle et ses cheveux tout mouillés, il dit à la femme de +Compeyson: + +«--Sally, _Elle_ est actuellement près de moi là-haut, et je ne puis me +débarrasser d'elle; elle est tout en blanc, avec des fleurs blanches +dans les cheveux, et elle est horriblement folle, et elle tient un +linceul dans ses bras, et elle dit qu'elle le jettera sur moi à cinq +heures du matin. + +«--Mais fou que vous êtes, dit Compeyson, ne savez-vous pas que celle +dont vous voulez parler a une forme humaine? et comment pourrait-elle +être entrée là-haut sans passer par la porte, par la fenêtre ou par +l'escalier? + +«--Je ne sais pas comment elle y est venue, dit Arthur en frissonnant +d'horreur, mais elle est dans le coin au pied du lit, horriblement +folle, et à l'endroit où son coeur est brisé, où vous l'avez brisé, il y +a des gouttes de sang.» + +«Compeyson parlait haut, mais en réalité il était lâche. + +«--Monte avec ce radoteur malade, dit-il à sa femme; et, vous, Magwitch, +donnez-lui un coup de main, voulez-vous? + +«Mais, quant à lui, il ne bougea pas. + +«La femme de Compeyson et moi, nous reconduisîmes Arthur pour le +remettre au lit, et il divagua d'une manière horrible. + +«--Regardez-la donc!... criait-il, en montrant un endroit où nous +n'apercevions absolument rien, elle secoue le linceul sur moi!... Ne la +voyez-vous pas?... Voyez ses yeux!... N'est-ce pas horrible de la voir +toujours folle?» + +«Puis il s'écria: + +«--Elle va l'étendre sur moi!... Ah! c'en est fait de moi!... +Enlevez-le-lui! enlevez-le-lui!...» + +«Puis, tout en s'attachant à nous, il continuait à parler au fantôme et +à lui répondre, jusqu'à ce que je crus à moitié le voir moi-même. + +«La femme de Compeyson, qui était habituée à ces crises, lui donna un +peu de liqueur pour calmer ses visions, et bientôt il devint plus +tranquille. + +«--Oh! elle est partie, son gardien est-il venu la chercher? dit-il. + +«--Oui, répondit la femme de Compeyson. + +«--Lui avez-vous dit de l'enfermer au verrou? + +«--Oui. + +«--Et de lui enlever cette vilaine chose? + +«--Oui... oui... c'est fait. + +«--Vous êtes une bonne créature, dit-il, ne me quittez pas, et quoi que +vous fassiez, je vous remercie.» + +«Il demeura assez tranquille, jusqu'à cinq heures moins cinq minutes. + +«Alors il s'élança en criant, en criant très fort: + +«--La voilà! Elle a encore le linceul.... Elle le déploie!... Elle sort +du coin!... Elle approche du lit.... Tenez-moi tous les deux, chacun +d'un côté.... Ne la laissez pas me toucher.... Ah!... elle m'a manqué +cette fois.... Empêchez-la de me le jeter sur les épaules!... Ne la +laissez pas me soulever pour le passer autour de moi.... Elle me +soulève... tenez-moi ferme.» + +«Puis il se souleva lui-même avec effort, et nous découvrîmes qu'il +était mort. + +«Compeyson vit dans ce fait un bon débarras pour tous deux. + +«Lui et moi, nous commençâmes bientôt les affaires, et il débuta par me +faire un serment (étant toujours très rusé) sur mon livre, ce petit +livre noir, mon cher enfant, sur lequel j'ai fait jurer votre camarade. + +«Pour ne pas entrer dans le détail des choses que Compeyson conçut et +que j'exécutai, ce qui demanderait une semaine, je vous dirai +simplement, mon cher enfant, et vous, le camarade de Pip, que cet homme +m'enveloppa dans de tels filets, qu'il fit de moi son nègre et son +esclave. + +«J'étais toujours endetté vis-à-vis de lui, toujours à ses ordres, +toujours travaillant, toujours courant des dangers. + +«Il était plus jeune que moi, mais il était rusé et instruit, et il +était, sans exagération, cinq cents fois plus fort que moi. + +«Ma maîtresse, pendant ces rudes temps... mais je m'arrête, je n'en ai +pas encore parlé.» + +Il chercha autour de lui d'une manière confuse, comme s'il avait perdu +le fil de ses souvenirs, et tourna son visage vers le feu, et étendit +ses mains dans toute leur largeur sur ses genoux, les leva et les remit +en place: + +«Il n'est pas nécessaire d'aborder ce sujet,» dit-il. + +Et, regardant encore une fois autour de lui: + +«Le temps que je passai avec Compeyson fut presque aussi dur que celui +qui l'avait précédé. Cela dit, tout est dit. + +«Vous ai-je dit comment je fus jugé seul pour les méfaits que j'avais +commis pendant que j'étais avec Compeyson?» + +Je répondis négativement. + +«Eh bien! dit-il, j'ai été jugé et condamné. J'avais déjà été arrêté sur +des soupçons, deux ou trois fois pendant les trois ou quatre ans que +cela dura; mais les preuves manquaient; à la fin, Compeyson et moi, nous +fûmes tous deux mis en jugement sous l'inculpation d'avoir mis en +circulation des billets volés, et il y avait encore d'autres charges +derrière. + +«--Défendons-nous chacun de notre côté, et n'ayons aucune +communication,» me dit Compeyson. + +«Et ce fut tout. + +«J'étais si pauvre, que je vendis tout ce que je possédais, excepté ce +que j'avais sur le dos, afin d'avoir Jaggers pour moi. + +«Quand on nous amena au banc des accusés, je remarquai tout d'abord +combien Compeyson avait bonne tournure et l'air d'un gentleman, avec ses +cheveux frisés et ses habits noirs et son mouchoir blanc, et combien, +moi, j'avais l'air d'un misérable tout à fait vulgaire. + +«Quand on lut l'acte d'accusation, et qu'on chercha à prouver notre +culpabilité, je remarquai combien on pesait lourdement sur moi et +légèrement sur lui. + +«Quand les témoins furent appelés, je remarquai comment on pouvait jurer +que c'était toujours moi qui m'étais présenté--comment c'était toujours +à moi que l'argent avait été payé--comment c'était toujours moi qui +semblais avoir fait la chose et profité du gain. + +«Mais quand ce fut le tour de la défense, je vis plus distinctement +encore quel était le plan de Compeyson; car son avocat avait dit: + +«--Milord et Messieurs, vous avez devant vous, côte à côte sur le même +banc, deux individus que vous ne devez pas confondre: l'un, le plus +jeune, bien élevé, dont on parlera comme il convient; l'autre, mal +élevé, auquel on parlera comme il convient. L'un, le plus jeune, qu'on +voit rarement apparaître dans les affaires de la cause, si jamais on l'y +voit, est seulement soupçonné; l'autre, le plus âgé, qu'on voit toujours +agir dans ces mêmes affaires, mène le crime au logis. Pouvez-vous +balancer, s'il n'y a qu'un coupable dans cette affaire, à dire lequel ce +doit être? et, s'il y en a deux, lequel est pire que l'autre?» + +«Et ainsi de suite, et quand on arriva aux antécédents, il se trouva que +Compeyson avait été en pension, que ses camarades de pension étaient +dans telle ou telle position; plusieurs témoins l'avaient connu au club +et dans le monde, et n'avaient que de bons renseignements à donner sur +lui. + +«Quant à moi, j'étais en récidive et l'on m'avait vu constamment par +voies et chemins, dans les maisons de correction et sous clef. + +«Quand vint le moment de parler aux juges, qui donc, sinon Compeyson, +leur parla, en laissant retomber de temps en temps son visage dans son +mouchoir blanc, et avec des vers dans son discours encore! Moi, je pus +seulement dire: + +«--Messieurs, cet homme, qui est à côté de moi, est le plus fameux +scélérat...» + +«Quand vint le verdict, ce fut pour Compeyson qu'on réclama +l'indulgence, en conséquence de ses bons antécédents, de la mauvaise +compagnie qu'il avait fréquentée, et aussi en considération de toutes +les informations qu'il avait données contre moi. + +«Moi je n'entendis d'autre mot que le mot: _coupable!_ + +«Et quand je dis à Compeyson: + +«--Une fois sorti du tribunal, je t'écraserai le visage, misérable!» + +«Ce fut Compeyson qui demanda protection au juge et l'on mit deux +geôliers entre nous. + +«Il en eut pour sept ans, et moi pour quatorze, et encore le juge, en le +condamnant, ajouta qu'il le regrettait, parce qu'il aurait pu bien +tourner. + +«Quant à moi, le juge voyait bien que j'étais un vieux pécheur, aux +passions violentes, ayant tout ce qu'il fallait pour devenir pire...» + +Provis était petit à petit arrivé à un grand état de surexcitation; mais +il se retint, poussa deux ou trois soupirs, avala sa salive un nombre de +fois égal, et, étendant vers moi sa main comme pour me rassurer: + +«Je ne vais pas me montrer petit, cher enfant,» dit-il. + +Il s'était échauffé à tel point, qu'il tira son mouchoir et s'essuya la +figure, la tête, le cou et les mains avant de pouvoir continuer. + +«Je dis à Compeyson que je jurais de lui écraser le visage, et je +m'écriai: + +«--Que Dieu écrase le mien, si je ne le fais pas!» + +«Nous étions tous deux sur le même ponton, mais je ne pus l'approcher de +longtemps, malgré tous mes efforts. Enfin, j'arrivai derrière lui, et je +lui frappai sur l'épaule pour le faire retourner et le souffleter; on +nous aperçut et on me saisit. Le cachot noir du ponton n'était pas des +plus solides pour un habitué des cachots, qui savait nager et plonger. +Je gagnai le rivage, et me cachai au milieu des tombeaux, enviant ceux +qui y étaient couchés. C'est alors que je vous vis pour la première +fois, mon cher enfant!» + +Il me regardait d'un oeil affectueux, qui le rendait encore plus +horrible à mes yeux, quoique j'eusse ressenti une grande pitié pour lui. + +«C'est par vous, mon cher enfant, que j'appris que Compeyson se trouvait +aussi dans les marais. Sur mon âme, je crois presque qu'il s'était sauvé +par frayeur et pour s'éloigner de moi, ignorant que c'était moi qui +avais gagné le rivage. Je le poursuivis, je le souffletai. + +«--Et maintenant, lui dis-je, comme il ne peut rien m'arriver de pire, +et que je ne crains rien pour moi-même, je vais vous ramener au ponton.» + +«Et je l'aurais traîné par les cheveux, en nageant, si j'en avais eu le +temps, et certainement, je l'aurais ramené à bord sans les soldats, qui +nous arrêtèrent tous les deux. + +«Malgré tout, il finit par s'en tirer; il avait de si bons antécédents! +Il ne s'était évadé que rendu à moitié fou par moi et par mes mauvais +traitements. Il fut puni légèrement; moi, je fus mis aux fers; puis on +me ramena devant le tribunal, et je fus condamné à vie. Je n'ai pas +attendu la fin de ma peine, mon cher enfant, et vous, le camarade de +Pip, puisque me voici.» + +Il s'essuya encore, comme il l'avait fait auparavant, puis il tira +lentement de sa poche son paquet de tabac; il ôta sa pipe de sa +boutonnière, la remplit lentement, et se mit à fumer. + +«Il est mort? demandai-je après un moment de silence. + +--Qui cela, mon cher enfant? + +--Compeyson. + +--Il espère que je le suis, s'il est vivant, soyez-en sûr, dit-il avec +un regard féroce. Je n'ai plus jamais entendu parler de lui.» + +Pendant ce temps, Herbert avait écrit quelques mots au crayon sur +l'intérieur de la couverture d'un livre. + +Il me passa doucement le livre, pendant que Provis fumait sa pipe, les +yeux tournés vers le feu, et je lus: + +«LE JEUNE HAVISHAM S'APPELAIT ARTHUR; COMPEYSON EST L'HOMME QUI A +PRÉTENDU AIMER MISS HAVISHAM.» + +Je fermai le livre en faisant un léger signe de tête à Herbert, et je +mis le livre de côté; et sans rien dire, ni l'un ni l'autre, nous +regardâmes tous les deux Provis, pendant qu'il fumait sa pipe auprès du +feu. + + + + +CHAPITRE XIV. + + +Pourquoi m'arrêtais-je pour chercher combien, parmi les craintes +suscitées par Provis, il y en avait qui se rapportaient à Estelle? +Pourquoi ralentirais-je ma course pour comparer l'état d'esprit dans +lequel j'étais lorsque j'ai essayé de me débarrasser de la souillure de +la prison avant de la rencontrer au bureau des voitures, avec l'état +d'esprit dans lequel j'étais alors en réfléchissant à l'abîme qu'il y +avait entre Estelle, dans tout l'orgueil de sa beauté, et le forçat +évadé que je cachais. La route n'en serait pas plus douce, le but n'en +serait pas meilleur; il ne serait pas plus vite atteint, ni moi moins +exténué. + +Le récit de Provis avait fait naître une nouvelle crainte dans mon +esprit, ou plutôt il avait donné une forme et une direction plus +précises à la crainte qu'il y avait déjà. Si Compeyson était vivant et +découvrait que Provis était de retour, la conséquence n'était pas +douteuse pour moi. Que Compeyson eût une crainte mortelle de lui, +personne ne pouvait le savoir mieux que moi, et l'on avait peine à +s'imaginer qu'un homme comme celui qu'il nous avait dépeint hésiterait à +se débarrasser d'un ennemi redouté par le moyen le plus sûr, +c'est-à-dire en se faisant son dénonciateur. + +Je n'avais jamais soufflé ni ne voulais jamais souffler un mot d'Estelle +à Provis; du moins, j'en prenais la résolution: mais je dis à Herbert +qu'avant de partir, je croyais devoir aller voir miss Havisham et +Estelle. Cette idée me vint quand nous nous retrouvâmes seuls, le soir +du jour où Provis nous avait raconté son histoire. Je résolus d'aller à +Richmond le lendemain, et j'y allai. + +Quand j'arrivai chez Mrs Brandley, la femme de chambre d'Estelle vint me +dire qu'Estelle était allée à la campagne. + +«Où? + +--À Satis House, comme de coutume. + +--Non pas comme de coutume, dis-je, car elle n'y est jamais allée sans +moi. Quand doit-elle revenir?» + +Il y avait dans la réponse qu'on me fit un air de réserve qui augmenta +ma perplexité. Cette réponse fut que la femme de chambre croyait +qu'Estelle ne reviendrait que pour peu de temps. Je ne pouvais rien +tirer de cela, si ce n'est qu'on avait voulu que je n'en tirasse rien, +et je rentrai chez moi dans un inconcevable état de contrariété. + +J'eus une autre consultation de nuit avec Herbert, après que Provis fut +rentré chez lui (je le reconduisais toujours, et j'avais toujours soin +de bien regarder autour de moi), et nous résolûmes de ne rien dire de +mes projets de départ, jusqu'à mon retour de chez miss Havisham. En même +temps, Herbert et moi nous devions réfléchir séparément à ce qu'il +conviendrait le mieux de dire à Provis, pour le déterminer à quitter +l'Angleterre avec moi. Ferions-nous semblant de craindre qu'il ne fût +sous le coup d'une surveillance suspecte, ou moi, qui n'étais jamais +sorti de notre pays, proposerais-je un voyage sur le continent? Nous +savions tous les deux que je n'avais qu'à proposer et qu'il consentirait +à tout ce que je voudrais, et nous étions pleinement convaincus que nous +ne pouvions courir plus longtemps les chances de la situation présente. + +Le lendemain j'eus la bassesse de feindre que j'étais tenu, selon ma +promesse, d'aller voir Joe; mais j'étais capable de toutes les bassesses +envers Joe ou en son nom. Provis devait se montrer extrêmement prudent +pendant mon absence, et Herbert devait se charger de veiller sur lui à +ma place. Je ne devais rester absent qu'une seule nuit, et, à mon +retour, je promettais de donner satisfaction à son impatience de me voir +commencer sur une grande échelle la vie de gentleman. Il me vint même à +l'idée, comme à Herbert, qu'il serait aisé de le déterminer à passer sur +le continent, sous prétexte de faire des achats pour monter notre +maison. + +Ayant ainsi déblayé le chemin pour mon expédition chez miss Havisham, je +partis par la voiture du matin, avant le jour, et j'étais déjà en pleine +campagne quand le soleil se leva, boitant et grelottant, enveloppé dans +des lambeaux de nuages et des haillons de brouillard, comme un mendiant. +Quand nous arrivâmes au _Cochon bleu_, après un trajet humide, qui +rencontrai-je sous la porte, un cure-dent en main, regardant la voiture, +sinon Bentley Drummle? + +De même qu'il faisait semblant de ne pas me voir, je fis semblant, moi +aussi, de ne pas le reconnaître. C'était un bien pauvre semblant pour +tous deux, d'autant plus pauvre que nous rentrâmes tous les deux dans +l'auberge, où il venait de terminer son déjeuner et où je commandai le +mien. Ce fut comme du poison pour moi de le trouver en ville, car je +savais très bien pourquoi il était venu. + +Faisant semblant de lire un vieux journal graisseux, qui n'avait rien +d'à moitié aussi lisible dans ses nouvelles locales que les nouvelles +étrangères, sur les cafés, les conserves, les sauces à poisson, le +beurre fondu et les vins dont il était couvert, comme s'il avait gagné +la rougeole d'une manière tout à fait irrégulière, je m'assis à ma table +pendant qu'il se tenait devant le feu. Par degrés, je vis une insulte +grave dans sa persistance à rester devant le feu et je me levai, +déterminé à me chauffer à ses côtés. Il me fallut passer ma main +derrière ses jambes pour prendre le poker afin de tisonner le feu, mais +j'eus encore l'air de ne pas le connaître. + +«Est-ce exprès? dit M. Drummle. + +Oh! dis-je, le poker en main, est-ce vous... est-ce possible?... Comment +vous portez-vous? Je me demandais qui pouvait ainsi masquer le feu...» + +Sur ce, je me mis à tisonner avec ardeur. Après cela, je me plantai côte +à côte de M. Drummle, les épaules rejetées en arrière et le dos au feu. + +«Vous venez d'arriver? dit M. Drummle en me poussant un peu avec son +épaule. + +--Oui, dis-je en le poussant de la même manière. + +--Quel sale et vilain endroit! dit Drummle; n'est-ce pas votre pays? + +--Oui, répondis-je; on m'a dit qu'il ressemblait beaucoup à votre +Shrosphire. + +--Pas le moins du monde,» dit Drummle. + +Alors M. Drummle regarda ses bottes, et je regardai les miennes; puis il +regarda les miennes et je regardai les siennes. + +«Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? demandai-je, résolu à ne pas +céder un pouce du feu. + +--Assez longtemps pour en être fatigué, répondit Drummle en faisant +semblant de bâiller, mais également résolu à ne pas bouger. + +--Restez-vous longtemps ici? + +--Je ne puis vous dire, répondit Drummle. Et vous? + +--Je ne puis vous dire,» répondis-je. + +Je sentis en ce moment, au frémissement de mon sang, que si l'épaule de +M. Drummle avait empiété d'une épaisseur de cheveu de plus sur ma place, +je l'aurais jeté par la fenêtre. Je sentis en même temps que si mon +épaule montrait une semblable prétention, M. Drummle m'aurait jeté par +la première ouverture venue. Il se mit à siffler un peu, je fis comme +lui. + +«N'y a-t-il pas une grande étendue de marais par là? dit Drummle. + +--Oui. Eh bien, après?» dis-je. + +M. Drummle me regarda, puis après il regarda mes bottes, puis enfin il +dit: + +«Oh!» + +Et il se mit à rire. + +«Vous vous amusez, monsieur Drummle? + +--Non, dit-il, pas particulièrement; je vais faire une promenade à +cheval, je veux explorer ces marais pour mon plaisir. Il y a dans les +villages environnants, à ce qu'on m'a dit, de curieuses petites auberges +et de jolies petites forges. Est-ce vrai? Garçon! + +--Monsieur? + +--Mon cheval est-il prêt? + +--Il est devant la porte, monsieur. + +--Écoutez-moi bien à présent: la dame ne montera pas à cheval +aujourd'hui, le temps est trop mauvais. + +--Très bien, monsieur. + +--Et je ne rentrerai pas, parce que je dîne chez cette dame. + +--Très bien, monsieur.» + +Alors Drummle me regarda. Il y avait sur son grand visage en hure de +brochet un air de triomphe insolent qui me fendit le coeur. Triste comme +je l'étais, cela m'exaspéra au point que je me sentis porté à le prendre +dans mes bras et à l'asseoir sur le feu. + +Une chose était évidente pour tous les deux: c'est que, jusqu'à ce qu'on +vînt à notre secours, ni l'un ni l'autre ne pouvait quitter le feu. Nous +étions donc devant le feu, épaule contre épaule, pied contre-pied, avec +nos mains derrière le dos, sans bouger d'un pouce. Malgré le brouillard, +le cheval se voyait en dehors de la porte. Mon déjeuner était sur la +table; celui de Drummle était enlevé; le garçon m'invita à commencer; je +fis un signe de tête, et tous deux nous restâmes à nos places. + +«Êtes-vous allé au Bocage depuis la dernière fois? dit Drummle. + +--Non, dis-je, j'ai eu bien assez des Pinsons la dernière fois que j'y +suis allé. + +--Est-ce le jour où nous avons différé d'opinion? + +--Oui, répondis-je très sèchement. + +--Allons! allons! on vous a laissé assez tranquille, dit Drummle d'un +ton moqueur; vous n'auriez pas dû vous laisser emporter. + +--M. Drummle, dis-je, vous n'êtes pas compétent pour donner un avis sur +ce sujet. Quand je me laisse emporter (non pas que j'admette l'avoir +fait à cette occasion), je ne lance pas de verres à la tête des gens. + +--Moi, j'en lance,» dit Drummle. + +Après l'avoir regardé deux ou trois fois, en examinant son état +d'excitation et de fureur croissantes, je dis: + +«Monsieur Drummle, je n'ai pas cherché cette conversation, et je ne la +trouve pas agréable. + +--Assurément, elle ne l'est pas, dit-il avec dédain et par-dessus son +épaule, mais cela m'est absolument égal. + +--Et, en conséquence, continuai-je, avec votre permission, j'insinuerai +que nous n'ayons à l'avenir aucune espèce de rapports. + +--C'est tout à fait mon opinion, dit Drummle, et c'est ce que j'aurais +insinué moi-même ou plutôt fait sans insinuation; mais, ne perdez pas +votre calme, n'avez-vous pas assez perdu sans cela? + +--Que voulez-vous dire, monsieur? + +--Garçon!» dit Drummle, en manière de réponse. + +Le garçon reparut. + +«Par ici!... écoutez et comprenez bien: la jeune dame ne sort pas +aujourd'hui, et je dîne chez la jeune dame. + +--Parfaitement, monsieur.» + +Après que le garçon eût touché de la paume de sa main ma théière qui se +refroidissait rapidement; qu'il m'eût regardé d'un air suppliant et +qu'il eût quitté la pièce, Drummle, tout en ayant pris soin de ne pas +bouger l'épaule qui me touchait, prit un cigare de sa poche, en mordit +le bout, mais ne fit pas mine de bouger. Je bouillais, j'étouffais, je +sentais que nous ne pourrions pas dire un seul mot de plus sans faire +intervenir le nom d'Estelle, et que je ne pourrais supporter de le lui +entendre prononcer. En conséquence, je tournai froidement les yeux de +l'autre côté du mur, comme s'il n'y avait personne dans la chambre, et +je me forçai au silence. Il est impossible de dire combien de temps nous +aurions pu rester dans cette position ridicule, sans l'arrivée de trois +fermiers aisés, amenés, je pense, par le garçon; ils entrèrent dans la +salle en déboutonnant leurs paletots et en se frottant les mains, et +comme ils s'avançaient vers le feu, nous fûmes obligés de leur céder la +place. + +Je vis Drummle, par la fenêtre, saisir les rênes de son cheval et se +mettre en selle, avec sa manière maladroite et brutale, en chancelant à +droite, à gauche, en avant et en arrière. Je croyais qu'il était parti, +quand il revint demander du feu pour le cigare qu'il tenait à la bouche, +et qu'il avait oublié d'allumer. Un homme, dont les vêtements étaient +couverts de poussière, apporta ce qu'il réclamait. Je ne pourrais pas +dire d'où il sortait, était-ce de la cour intérieure, de la rue ou +d'autre part? Et comme Drummle se penchait sur sa selle en allumant son +cigare, en riant et en tournant la tête du côté des fenêtres de +l'auberge, le balancement d'épaules et le désordre des cheveux de cet +homme me fit souvenir d'Orlick. + +Trop complètement hors de moi pour m'inquiéter si c'était lui ou non ou +pour toucher au déjeuner, je lavai ma figure et mes mains salies par le +voyage, et je me rendis à la mémorable vieille maison, qu'il eût été +beaucoup plus heureux pour moi de n'avoir jamais vue, et dans laquelle +jamais je n'aurais dû entrer. + + + + +CHAPITRE XV. + + +Dans la chambre où était la table de toilette et où les bougies +brûlaient accrochées à la muraille, je trouvai miss Havisham et Estelle. +Miss Havisham, assise sur un sofa près du feu, et Estelle sur un coussin +à ses pieds. Estelle tricotait et miss Havisham la regardait. Toutes +deux levèrent les yeux quand j'entrai, et toutes deux remarquèrent du +changement en moi. Je vis cela au regard qu'elles échangèrent. + +«Et quel vent, dit miss Havisham, vous pousse ici, Pip?» + +Bien qu'elle me regardât fixement, je vis qu'elle était quelque peu +confuse. Estelle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les yeux sur +nous, puis se remit à travailler. Je m'imaginai lire dans le mouvement +de ses doigts, aussi clairement que si elle me l'eût dit dans l'alphabet +des sourds-muets, qu'elle s'apercevait que j'avais découvert mon +bienfaiteur. + +«Miss Havisham, dis-je, je suis allé à Richmond pour parler à Estelle, +et, trouvant que le vent l'avait poussée ici, je l'ai suivie.» + +Miss Havisham me faisant signe pour la troisième ou quatrième fois de +m'asseoir, je pris la chaise placée auprès de la table de toilette que +j'avais vue si souvent occupée par elle. Avec toutes ces ruines à mes +pieds et autour de moi, il me semblait que c'était bien en ce jour la +place qui me convenait. + +«Ce que j'ai à dire à miss Estelle, miss Havisham, je le dirai devant +vous dans quelques moments. Cela ne vous surprendra pas, cela ne vous +déplaira pas. Je suis aussi malheureux que vous ayez jamais pu désirer +me voir.» + +Miss Havisham continuait à me regarder fixement. Je voyais au mouvement +des doigts d'Estelle pendant qu'ils travaillaient qu'elle était +attentive à ce que je disais, mais elle ne levait pas les yeux. + +«J'ai découvert quel est mon protecteur. Ce n'est pas une heureuse +découverte, et il n'est pas probable qu'elle élève jamais ni ma +réputation, ni ma position, ni ma fortune, ou quoi que ce soit. Il y a +des raisons qui m'empêchent d'en dire davantage: ce n'est pas mon +secret, mais celui d'un autre.» + +Comme je gardais le silence pendant un moment, regardant Estelle et +cherchant comment continuer, miss Havisham répéta: + +«Ce n'est pas votre secret, mais celui d'un autre, eh bien?... + +--Quand pour la première fois vous m'avez fait venir ici, miss Havisham, +quand j'appartenais au village là-bas, que je voudrais bien n'avoir +jamais quitté, je suppose que je vins réellement ici comme tout autre +enfant aurait pu y venir, comme une espèce de domestique, pour +satisfaire vos caprices et en être payé. + +--Ah! Pip! répliqua miss Havisham en secouant la tête avec calme, vous +croyez.... + +--Est-ce que M. Jaggers?... + +--M. Jaggers, dit miss Havisham en me répondant d'une voix ferme, +n'avait rien à faire là-dedans et n'en savait rien. S'il est mon avoué +et s'il est celui de votre bienfaiteur, c'est une coïncidence. Il a de +semblables relations avec un assez grand nombre de personnes, et cela a +pu arriver naturellement; mais, n'importe comment cette coïncidence est +arrivée, soyez convaincu qu'elle n'a été amenée par personne.» + +Tout le monde aurait pu voir dans son visage hagard qu'il n'y avait +jusqu'ici ni subterfuge ni dissimulation dans ce qu'elle venait de dire. + +«Mais lorsque je suis tombé dans l'erreur où je suis resté si longtemps, +du moins vous m'y avez entretenu? dis-je. + +--Oui, répondit-elle en faisant encore un signe, je vous ai laissé +aller. + +--Était-ce de la bonté? + +--Qui suis-je? s'écria miss Havisham en frappant sa canne sur le +plancher et se laissant emporter par une colère si subite qu'Estelle +leva sur elle des yeux surpris, qui suis-je, pour l'amour de Dieu, pour +avoir de la bonté?» + +J'avais élevé une bien faible plainte et je n'avais même pas eu +l'intention de le faire. Je le lui dis lorsqu'elle se rassit plus calme +après cet éclat. + +«Eh bien!... eh bien!... eh bien!... dit-elle, après?... + +--J'ai été généreusement payé ici pour mes anciens services, dis-je pour +la calmer, en étant mis en apprentissage, et je n'ai fait ces questions +que pour me renseigner personnellement. Ce qui suit a un but différent, +et, je l'espère, plus désintéressé. En entretenant mon erreur, miss +Havisham, vous avez voulu punir et contrarier--peut-être sauriez-vous +trouver mieux que moi les termes qui pourraient exprimer votre intention +sans vous offenser--vos égoïstes parents. + +--Je l'ai fait, dit-elle, mais ils l'ont voulu, et vous aussi. Quelle a +été mon histoire pour que je me donne la peine de les avertir ou de les +supplier, eux ou vous, pour qu'il en soit autrement? Vous vous êtes +tendu vos propres pièges, et ce n'est pas moi qui les ai tendus...» + +Après avoir attendu qu'elle redevînt calme, car ses paroles éclataient +en cascades sauvages et inattendues, je continuai: + +«J'ai été jeté dans une famille de vos parents, miss Havisham, et je +suis resté constamment au milieu d'eux depuis mon arrivée à Londres. Je +sais qu'ils ont été de bonne foi et trompés sur mon compte comme je l'ai +été moi-même, et je serais faux et bas si je ne vous disais pas, que +cela vous soit agréable ou non, que vous faites sérieusement injure à M. +Mathieu Pocket et à son fils Herbert si vous supposez qu'ils sont autre +chose que généreux, droits, ouverts, et incapables de quoi que ce soit +de vil ou de lâche. + +--Ce sont vos amis? dit miss Havisham. + +--Ils se sont faits mes amis, dis-je, quand ils supposaient que j'avais +pris leur place et quand Sarah Pocket, miss Georgina et mistress Camille +n'étaient pas mes amis, je pense.» + +Le contraste de mes amis avec le reste de sa famille semblait, j'étais +bien aise de le voir, les mettre bien avec elle. Elle me regarda avec +des yeux perçants pendant un moment, puis elle dit avec calme: + +«Que demandez-vous pour eux? + +--Rien, dis-je, si ce n'est que vous ne les confondiez pas avec les +autres. Il se peut qu'ils soient du même sang, mais, croyez-moi, ils ne +sont pas de la même nature.» + +Miss Havisham répéta, en continuant à me regarder avec avidité: + +«Que demandez-vous pour eux? + +--Je ne suis pas assez rusé, vous le voyez, répondis-je sentant bien que +je rougissais un peu, pour pouvoir vous cacher, quand bien même je le +désirerais, que j'ai quelque chose à vous demander, miss Havisham: si +vous pouviez disposer de quelque argent pour rendre à mon ami Herbert un +service pour le reste de ses jours... mais ce service, par sa nature, +doit être rendu sans qu'il s'en doute, je vous dirai comment. + +--Pourquoi faut-il que cela se fasse sans qu'il s'en doute? +demanda-t-elle en appuyant sa main sur sa canne afin de me regarder plus +attentivement. + +--Parce que, dis-je, j'ai commencé moi-même à lui rendre service il y a +plus de deux ans sans qu'il le sache, et que je ne veux pas être trahi. +Par quelles raisons suis-je incapable de continuer? Je ne puis vous le +dire. C'est une partie du secret d'un autre et non pas le mien.» + +Elle détourna peu à peu les yeux de moi et les porta sur le feu. Après +l'avoir contemplé pendant un temps qui, dans le silence, à la lumière +des bougies qui brûlaient lentement, me parut bien long, elle fut +réveillée par l'écroulement de quelques charbons enflammés, et regarda +de nouveau de mon côté, d'abord d'une manière vague, puis avec une +attention graduellement concentrée. Pendant tout ce temps Estelle +tricotait toujours. Quand miss Havisham eut arrêté son attention sur +moi, elle dit, en parlant comme s'il n'y avait pas eu d'interruption +dans notre conversation: + +«Ensuite?... + +--Estelle, dis-je en me tournant vers elle en essayant de maîtriser ma +voix tremblante, vous savez que je vous aime, vous savez que je vous +aime depuis longtemps, et que je vous aime tendrement...» + +Ainsi interpellée, Estelle leva les yeux sur mon visage, et ses doigts +continuèrent leur travail, et elle me regarda sans changer de +contenance. Je vis que miss Havisham portait les yeux tantôt de moi à +elle, tantôt d'elle à moi. + +«J'aurais dit cela plus tôt sans ma longue erreur. Cette erreur m'avait +fait espérer que miss Havisham nous destinait l'un à l'autre, et, +pensant que vous ne pouviez rien y faire vous-même, quelles que fussent +vos intentions, je me suis retenu de le dire, mais je dois l'avouer +maintenant.» + +Sans rien perdre de sa contenance impassible et ses doigts allant +toujours, Estelle secoua la tête. + +«Je sais, dis-je en réponse à ce mouvement, je sais que je n'ai pas +l'espoir de pouvoir jamais vous appeler ma femme, Estelle. J'ignore ce +que je vais devenir, combien malheureux je serai, où j'irai. Cependant, +je vous aime, je vous ai aimée depuis la première fois que je vous ai +vue dans cette maison.» + +En me regardant, parfaitement impassible et les doigts toujours occupés, +elle secoua de nouveau la tête. Je repris: + +«Il eût été bien cruel, horriblement cruel à miss Havisham de jouer avec +la sensibilité et la candeur d'un pauvre garçon, de me torturer pendant +toutes ces années dans un vain espoir et pour un but inutile si elle +avait songé à la gravité de ce qu'elle faisait; mais je pense qu'elle +n'en avait pas conscience. Je crois qu'en endurant ses propres +souffrances elle a oublié les miennes, Estelle.» + +Je vis miss Havisham porter la main à son coeur et l'y retenir pendant +qu'elle continuait à me regarder, ainsi qu'Estelle, tour à tour. + +«Il me semble, dit Estelle avec un grand calme, qu'il y a des +sentiments, des fantaisies, je ne sais pas comment les appeler, que je +suis incapable de comprendre. Quand vous dites que vous m'aimez, je sais +ce que vous voulez dire quant à la formation des mots, mais rien de +plus. Vous ne dites rien à mon coeur... vous ne touchez rien là... Je +m'inquiète peu de ce que vous pouvez dire... j'ai essayé de vous en +avertir.... Dites, ne l'ai-je pas fait? + +--Oui, répondis-je d'un ton lamentable. + +--Oui, mais vous n'avez pas voulu vous tenir pour averti, car vous avez +cru que je ne le pensais pas. Ne l'avez-vous pas cru? + +--J'ai cru et espéré que vous ne le pensiez pas, vous si jeune, si peu +éprouvée et si belle, Estelle. Assurément ce n'est pas dans la nature. + +--C'est dans _ma_ nature, répondit-elle; puis elle ajouta en appuyant +sur les mots: C'est dans mon for intérieur. Je fais une grande +différence entre vous et les autres en vous en disant autant. Je ne puis +faire davantage. + +--N'est-il pas vrai, dis-je, que Bentley Drummle est ici en ville et +qu'il vous recherche? + +--C'est parfaitement vrai, répondit-elle en parlant de lui avec +l'indifférence du plus entier mépris. + +--N'est-il pas vrai que vous l'encouragez, que vous sortez à cheval avec +lui, et qu'il dîne avec vous aujourd'hui même?» + +Elle parut un peu surprise de voir que je connaissais tous ces détails, +mais elle répondit encore: + +«C'est parfaitement vrai! + +--Vous pouvez l'aimer, Estelle!» + +Ses doigts s'arrêtèrent pour la première fois quand elle répliqua avec +un peu de colère: + +«Que vous ai-je dit? Croyez-vous encore après cela que je ne sois pas +telle que je le dis? + +--Vous ne l'épouserez jamais Estelle?» + +Elle se tourna vers miss Havisham et réfléchit un instant en tenant son +ouvrage dans ses mains, puis elle dit: + +«Pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité? On va me marier avec lui.» + +Je laissai tomber ma tête dans mes mains; mais je pus me contenir mieux +que je ne pouvais l'espérer, eu égard à la douleur que j'éprouvai en lui +entendant prononcer ces paroles. Quand je relevai la tête, miss Havisham +avait un air si horrible, que j'en fus impressionné, même dans le +bouleversement extrême de ma douleur. + +«Estelle, chère, très chère Estelle, ne permettez pas à miss Havisham de +vous précipiter dans cet abîme. Mettez-moi de côté pour toujours. Vous +l'avez fait, je le sais bien, mais donnez votre main à quelque personne +plus digne que Drummle. Miss Havisham vous donne à lui comme pour +témoigner le plus profond mépris, et faire la plus grande injure qu'on +puisse faire à tous les hommes beaucoup meilleurs qui vous admirent, et +aux quelques-uns qui vous aiment vraiment. Parmi ces quelques-uns il +peut y en avoir un qui vous aime aussi tendrement, bien qu'il ne vous +ait pas aimé aussi longtemps que moi. Prenez-le et je le supporterai +avec courage pour l'amour de vous!» + +Mon ardeur éveilla en elle un étonnement qui me fit supposer qu'elle +était touchée de compassion, et que tout à coup j'étais devenu +intelligible à son esprit. + +«Je vais, dit-elle encore d'un ton plus doux, l'épouser. On s'occupe des +préparatifs de mon mariage, et je serai bientôt mariée. Pourquoi +mêlez-vous ici injustement le nom de ma mère adoptive? C'est par ma +propre volonté que tout se fait. + +--C'est par votre propre volonté, Estelle, que vous vous jetez dans les +bras d'une brute? + +--Dans les bras de qui devrais-je me jeter? repartit-elle avec un +sourire. Devrais-je me jeter dans les bras de l'homme qui sentirait le +mieux (s'il y a des gens qui sentent de pareilles choses) que je n'ai +rien pour lui?... Là!... c'en est fait, je ferai assez bien et mon mari +aussi. Quant à me précipiter dans ce que vous appelez un abîme, miss +Havisham voulait me faire attendre et ne pas me marier encore; mais je +suis fatiguée de la vie que j'ai menée; elle n'a que très peu de charmes +pour moi, et je suis d'avis d'en changer. N'en dites pas davantage. Nous +ne nous comprendrons jamais l'un l'autre. + +--Une vile brute! une telle stupide brute! criai-je désespéré. + +--Ne craignez pas que je sois un ange pour lui, dit Estelle; je ne le +serai pas. Allons, voici ma main. Séparons-nous là-dessus, enfant et +homme romanesque. + +--Ô Estelle, répondis-je, pendant que mes larmes tombaient en abondance +sur sa main, malgré tous mes efforts pour les retenir, quand même je +resterais en Angleterre et que je pourrais me tenir la tête haute devant +les autres, comment pourrais-je voir en vous la femme de Drummle! + +--Enfantillage!... enfantillage!... dit-elle, cela passera avec le +temps. + +--Jamais, Estelle! + +--Vous ne penserez plus à moi dans une semaine. + +--Ne plus penser à vous! Vous faites partie de mon existence, partie de +moi-même. Vous avez été dans chaque ligne que j'ai lue depuis la +première fois que je suis venu ici, n'étant encore qu'un pauvre enfant +bien grossier et bien vulgaire, dont, même alors, vous avez blessé le +coeur. Vous avez été dans tous les rêves d'avenir que j'ai faits depuis. +Sur la rivière, sur les voiles des vaisseaux, sur les marais, dans les +nuages, dans la lumière, dans l'obscurité, dans le vent, dans la mer, +dans les bois, dans les rues, vous avez été la personnification de +toutes les fantaisies gracieuses que mon esprit ait jamais conçues. Les +pierres avec lesquelles sont bâties les plus solides constructions de +Londres ne sont pas plus réelles ou plus impossibles à déplacer par vos +mains, que votre présence et votre influence l'ont été et le seront +toujours pour moi, ici et partout. Estelle, jusqu'à la dernière heure de +ma vie, il faut que vous restiez une partie de ma nature, une partie du +peu de bien et une partie du mal qui est en moi. Mais pendant notre +séparation, je vous associerai seulement au bien, et je vous y +maintiendrai toujours fidèlement, car vous devez m'avoir fait beaucoup +plus de bien que de mal. Quelle que soit la douleur aiguë que je +ressente maintenant... oh! Dieu vous garde! Dieu vous pardonne!» + +Dans quelle angoisse de malheur j'arrachai de mon coeur ces paroles +entrecoupées? je ne le sais. Elles montèrent à mes lèvres comme le sang +d'une blessure interne. Je tins sa main sur mes lèvres pendant un +moment, et je la quittai. Mais toujours dans la suite, je me suis +souvenu, et bientôt après à plus forte raison, que, tandis qu'Estelle me +regardait seulement avec un étonnement mêlé d'incrédulité, la figure de +spectre de miss Havisham, dont la main couvrait encore son coeur, +semblait trahir, dans un terrible regard, la pitié et le remords. + +Tout est dit, tout est fini! Tout était si bien dit et si bien fini, +que, lorsque je franchis la porte, la lumière du jour paraissait d'une +couleur plus sombre que lorsque j'étais entré. Pendant un instant, je me +cachai parmi les ruelles et les passages, et ensuite je partis pour +faire à pied toute la route jusqu'à Londres. Car j'avais à ce moment +tellement repris mes esprits, que je réfléchis que je ne pouvais pas +retourner à l'hôtel et y voir Drummle; que je ne pourrais pas supporter +d'être assis dans la voiture et m'entendre adresser la parole; que je ne +pouvais rien faire de mieux pour moi-même que de me fatiguer. + +Il était plus de minuit quand je traversai le pont de Londres. Passant +par les étroits labyrinthes des rues qui, à cette époque, longeaient à +l'ouest la rive du fleuve qui faisait partie du comté de Middlesex, mon +plus court chemin pour gagner le Temple était de suivre la rivière par +Whitefriars. On ne m'attendait que le lendemain, mais j'avais mes clefs, +et si Herbert était couché, je pouvais gagner mon lit sans le déranger. + +Comme il arrivait rarement que j'entrasse par la porte de Whitefriars, +quand le Temple était fermé, et que j'étais très crotté et très fatigué, +je ne me formalisai pas, en voyant le portier m'examiner avec beaucoup +d'attention en tenant la porte entr'ouverte pour me laisser passer. Pour +aider sa mémoire je lui dis mon nom. + +«Je n'en étais pas bien certain, monsieur, mais je le pensais. Voici une +lettre, monsieur; la personne qui l'a apportée a dit que vous soyez +assez bon pour la lire à la lanterne.» + +Très surpris de cette recommandation, je pris la lettre. Elle était +adressée à Philip Pip, Esquire, et au haut de l'enveloppe étaient ces +mots:» VEUILLEZ LIRE CETTE LETTRE ICI MÊME.» Je l'ouvris, le portier +m'éclairait, et je lus de la main de Wemmick: + +«NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS!» + +Toutes les fantaisies et les bruits de la nuit qui m'assiégeaient +disaient le même refrain: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Cette phrase +s'insinuait dans tout ce que je pensais, comme l'aurait fait une douleur +physique. Il n'y avait pas longtemps, j'avais lu dans les journaux qu'un +inconnu était venu aux Hummums dans la nuit, s'était mis au lit, s'était +suicidé, et que le lendemain matin on l'avait trouvé baigné dans son +sang. Il me vint dans l'idée que cet inconnu avait dû occuper cette même +voûte, et je me levai pour m'assurer qu'il n'y avait pas de traces +rouges. Alors j'ouvris la porte pour regarder dans les couloirs et me +ranimer un peu à la vue d'une lumière lointaine, près de laquelle je +savais que le garçon de service dormait. Mais pendant tout ce temps, je +me demandais: «Pourquoi ne dois-je pas rentrer chez moi?... Que peut-il +être arrivé à la maison?... Si j'y rentrais, y trouverais-je Provis en +sûreté?...» Ces questions occupaient à tel point mon esprit, qu'on +aurait pu supposer qu'il n'y avait plus de place pour d'autres +réflexions. Même lorsque je pensais à Estelle, et à la manière dont nous +nous étions quittés ce jour-là pour toujours, et quand je me rappelais +les circonstances de notre séparation, et tous ses regards, et toutes +ses intonations, et le mouvement de ses doigts pendant qu'elle +tricotait, même alors j'étais poursuivi ici, là et partout par cet +avertissement: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Quand à la fin je m'assoupis, à +force d'épuisement d'esprit et de corps, cela devint un immense verbe +imaginaire, qu'il me fallut conjuguer à l'impératif présent: Ne rentre +pas chez toi; qu'il ne rentre pas chez lui; ne rentrons pas chez nous; +qu'ils ne rentrent pas chez eux; et puis virtuellement: Je ne puis pas +et je ne dois pas rentrer chez moi; je ne pouvais pas, ne voulais pas et +ne devais pas rentrer chez moi, jusqu'à ce que je sentisse que j'allais +devenir fou. Je me roulai sur l'oreiller et regardai les grands ronds +fixes sur la muraille. + +J'avais recommandé que l'on m'éveillât à sept heures, car il était clair +que je devais voir Wemmick avant tout autre personne, et également clair +que c'était là une circonstance pour laquelle il ne fallait lui demander +que ses sentiments de Walmorth. Ce fut pour moi un grand soulagement de +sortir de la chambre où j'avais passé la nuit si misérablement, et il ne +fut pas nécessaire de frapper deux fois à la porte pour me faire sauter +de ce lit d'inquiétudes. + +À huit heures, j'étais en vue des murs du château. La petite servante +entrait justement dans la forteresse avec deux petits pains chauds. Je +passai la poterne et franchis le pont-levis, en même temps qu'elle. +J'arrivai ainsi sans être annoncé, pendant que Wemmick préparait le thé +pour lui et pour son père. Une porte ouverte m'offrait en perspective le +vieux au lit. + +«Tiens! monsieur Pip, dit Wemmick, vous êtes donc revenu? + +--Oui, répondis-je, mais je ne suis pas rentré chez moi. + +--C'est très bien! dit-il en se frottant les mains, j'ai laissé un mot +pour vous à chacune des portes du Temple, à tout hasard. Par quelle +porte êtes-vous entré?» + +Je le lui dis: + +«J'irai à toutes les autres dans la journée, dit Wemmick, et je +détruirai les lettres. C'est une bonne règle de ne jamais laisser de +preuves écrites, quand on peut l'éviter, parce qu'on ne sait jamais si +cela ne servira pas contre soi un jour. Je vais prendre une liberté avec +vous. Vous est-il égal de faire cuire cette saucisse pour le vieux?» + +Je répondis que je serais enchanté de le faire. + +«Alors, vous pouvez aller à votre ouvrage, Mary Anne, dit Wemmick à la +petite servante, ce qui nous laisse seuls, vous voyez, monsieur Pip,» +ajouta-t-il en clignant de l'oeil pendant qu'elle s'éloignait. + +Je le remerciai de son amitié et de sa prudence, et nous continuâmes à +causer à voix basse, pendant que je faisais griller la saucisse et qu'il +beurrait la mie du petit pain de son père. + +«Maintenant, monsieur Pip, vous savez, nous nous comprenons. Nous sommes +dans nos capacités personnelles et privées, et ce n'est pas +d'aujourd'hui que nous sommes engagés dans une transaction +confidentielle. Les sentiments officiels sont une chose; mais nous +sommes extra-officiels pour le moment.» + +Je fis un signe d'assentiment cordial. J'étais tellement surexcité, que +j'avais déjà enflammé la saucisse du vieux comme une torche et que +j'avais été obligé de l'éteindre. + +«J'ai accidentellement appris hier matin, me trouvant dans un certain +lieu, où je vous ai conduit une fois... même entre vous et moi, il vaut +mieux ne pas dire les noms, quand on peut l'éviter.... + +--Beaucoup mieux, dis-je; je vous comprends. + +--J'ai appris là, par hasard, hier matin, dit Wemmick, qu'une certaine +personne, qui n'est pas entièrement étrangère aux colonies et qui n'est +pas non plus dénuée d'un certain avoir... je ne sais pas qui cela peut +être réellement, nous ne nommerons pas cette personne.... + +--C'est inutile, dis-je. + +--...avait fait quelques petits tours dans certaine partie du monde où +vont bien des gens, pas toujours pour satisfaire leurs inclinations +personnelles, et qui n'est pas tout à fait sans rapports avec les +dépenses du gouvernement.» + +En regardant sa figure je fis un véritable feu d'artifice de la saucisse +du vieux, et cela apporta une grande distraction dans mon attention et +dans celle de Wemmick. Je lui fis mes excuses. + +«Cette personne disparaissant de cet endroit, et personne n'entendant +plus parler d'elle dans les environs, dit Wemmick, on a formé des +conjectures et soulevé des théories: j'ai aussi appris que vous aviez +été surveillé dans votre appartement de la Cour du Jardin au Temple, et +que vous pourriez l'être encore. + +--Par qui? dis-je. + +--Je ne voudrais pas entrer dans ces détails, dit Wemmick évasivement, +cela pourrait empiéter sur ma responsabilité offi-cielle. J'ai appris +cela comme j'ai appris bien d'autres choses curieuses en d'autres temps, +dans le même lieu. Je ne vous dis pas cela sur des informations reçues, +je l'ai entendu.» + +Il me prit des mains la fourchette à rôtir et la saucisse tout en +parlant, et disposa convenablement sur un petit plateau le déjeuner de +son père. Avant de le lui servir, il entra dans sa chambre avec une +serviette propre, qu'il attacha sous le menton du vieillard. Il le +souleva, mit son bonnet de nuit de côté, et lui donna un air tout à fait +crâne. Ensuite il plaça son déjeuner devant lui avec grand soin, et dit: + +«C'est bien, n'est-ce pas, vieux père?» + +Ce à quoi le joyeux vieillard répondit: + +«Très bien! John, mon garçon, très bien!» + +Comme il paraissait tacitement entendu que le vieux n'était pas dans un +état présentable, je pensais qu'en conséquence il fallait le regarder +comme invisible, et je fis semblant d'ignorer complètement tout ce qui +se passait. + +«Cette surveillance exercée sur moi dans mon appartement, surveillance +que j'avais déjà eu quelque raison de soupçonner, dis-je à Wemmick quand +il revint, est inséparable de la personne à laquelle vous avez fait +allusion, n'est-ce pas?» + +Wemmick prit un air très sérieux: + +«Je ne puis pas vous assurer cela d'après ce que j'en sais. Je veux dire +que je ne puis pas vous affirmer qu'il en a été ainsi d'abord; mais, ou +cela est, ou sera, ou est en grand danger d'être.» + +Comme je voyais que sa position à la Petite Bretagne l'empêchait d'en +dire davantage, et que je savais (et je lui en étais très reconnaissant) +combien il sortait de sa voie ordinaire, en me disant ce qu'il me +disait, je ne pus pas le presser; mais je lui dis, après un moment de +méditation, que j'aimerais bien lui faire une question, le laissant juge +d'y répondre ou de n'y pas répondre, comme il le voudrait, certain que +j'étais que ce qu'il ferait serait bien. Il posa son déjeuner et +croisant les bras et pinçant ses manches de chemise (il trouvait commode +de rester chez lui sans habit), il me fit signe aussitôt de faire ma +question. + +«Vous avez entendu parler d'un homme de mauvaise conduite, dont le vrai +nom est Compeyson?» + +Il me répondit par un autre signe. + +«Vit-il encore?» + +Un autre signe. + +«Est-il à Londres?» + +Il me fit encore un signe, comprima excessivement sa boite aux lettres, +me fit un dernier signe, et continua son déjeuner. + +«Maintenant, dit Wemmick, que les questions sont faites, ce qu'il dit +avec emphase et répéta pour ma gouverne, j'arrive à ce que je fis après +avoir entendu ce que j'avais entendu. Je me rendis à la Cour du Jardin +pour vous trouver. Ne vous trouvant pas, je fus chez Clarricker, pour +trouver M. Herbert. + +--Et vous l'avez trouvé? fis-je avec inquiétude. + +--Et je l'ai trouvé. Sans prononcer un seul nom, sans entrer dans aucun +détail, je lui ai fait entendre que s'il avait connaissance qu'il y ait +quelqu'un.... Tom, Jack, ou Richard dans votre appartement, ou dans le +voisinage immédiat, il ferait mieux d'éloigner Tom, Jack, ou Richard, +pendant que vous étiez absent. + +--Il a dû être bien embarrassé? + +--Bien embarrassé?... Pas le moins du monde, parce que je lui ai fait +entendre qu'il n'était pas prudent d'essayer de trop éloigner Tom, Jack, +ou Richard, pour le présent. Monsieur Pip, je vais vous dire quelque +chose. Dans les circonstances présentes, il n'y a rien de tel qu'une +grande ville, quand une fois l'on y est. N'ouvrez pas trop tôt la porte, +restez tranquille, laissez les choses se remettre un peu avant d'essayer +d'ouvrir, même pour laisser entrer l'air du dehors.» + +Je le remerciai de ses bons avis, et je lui demandai ce qu'avait fait +Herbert. + +«M. Herbert, dit Wemmick, après être resté immobile pendant une +demi-heure, a trouvé un moyen. Il m'a confié sous le sceau du secret, +qu'il recherchait une jeune dame, qui a, comme vous le savez sans doute, +un père alité, lequel père ayant été quelque chose comme _purser_, +couche dans un lit d'où il peut voir les vaisseaux monter et descendre +le fleuve. Vous connaissez probablement cette jeune dame?... + +--Pas personnellement,» dis-je. + +La vérité est que la jeune dame en question avait vu en moi un camarade +dépensier, qui ne pouvait que nuire à Herbert, et que, lorsque Herbert +avait proposé de me présenter à elle, elle avait accueilli sa +proposition avec un empressement si modéré, que Herbert avait été obligé +de me confier l'état des choses, en me disant qu'il fallait laisser +s'écouler quelque temps avant de faire sa connaissance. Quand j'avais +entrepris de faire la carrière d'Herbert à son insu, j'avais supporté +l'indifférence de sa fiancée avec une joyeuse philosophie. Lui et elle, +de leur côté, n'avaient pas été très désireux d'introduire une troisième +personne dans leurs entrevues, et, bien que j'eusse l'assurance de +m'être depuis élevé dans l'estime de Clara, et que la jeune dame et moi +échangions depuis quelque temps des messages et des souvenirs, par +l'entremise d'Herbert, je ne l'avais néanmoins jamais vue. Quoi qu'il en +soit, je ne fatiguais pas Wemmick avec ces détails. + +«M. Herbert me demanda, dit Wemmick, si la maison aux fenêtres cintrées +qui se trouve à côté de la rivière, dans l'espace compris entre +Limehouse et Greenwich, et qui est tenue, à ce qu'il paraît, par une +très respectable veuve, qui a un des étages supérieurs à louer, ne +pourrait pas, selon moi, servir de retraite momentanée à Tom, Jack, ou +Richard? Je trouvai cela très convenable pour trois raisons que je vais +vous donner: _primo_, c'est loin de votre quartier et loin de +l'agglomération ordinaire des rues grandes ou petites; _secundo_, sans +en approcher vous-même, vous pourriez toujours être à portée d'avoir de +nouvelles de Tom, Jack ou Richard, par M. Herbert; _tertio_, après un +certain temps, et quand cela sera prudent, si vous voulez glisser Tom, +Jack, ou Richard à bord de quelque paquebot étranger, c'est tout près.» + +Réconforté par ces considérations, je remerciai Wemmick à plusieurs +reprises, et je le priai de continuer. + +«Eh bien! monsieur, M. Herbert se jeta dans l'affaire avec une ferme +volonté, et vers neuf heures, hier soir, il installait Tom, Jack, ou +Richard, n'importe lequel, ni vous ni moi n'avons besoin de le savoir, +dans la maison avec le plus grand succès. À l'ancien logement, on laissa +entendre qu'il était appelé à Douvres; et de fait, il prit la route de +Douvres, et fit un coude pour revenir. Maintenant, un autre grand +avantage de tout cela, c'est que tout a été fait sans vous, et que si +quelqu'un a épié vos mouvements, on saura que vous étiez loin, à +plusieurs milles, et occupé de tout autre chose. Cela détournera les +soupçons et les embrouillera, et c'est pour la même raison que je vous +ai recommandé, quand même vous reviendriez hier soir, de ne pas rentrer +chez vous. Cela apportera encore plus de confusion, c'est tout ce qu'il +faut.» + +Wemmick ayant terminé son déjeuner, regarda sa montre et commença à +mette son paletot. + +«Et maintenant, monsieur Pip, dit-il, les mains encore dans ses manches, +j'ai probablement fait tout ce que je pouvais faire; mais si je puis +faire davantage au point de vue de Walworth et dans ma capacité +strictement personnelle et privée, je serai aise de le faire. Voici +l'adresse. Il ne peut y avoir d'inconvénient à ce que vous alliez ce +soir voir par vous-même que tout est bien pour Tom, Jack ou Richard, +avant de rentrer chez vous. Mais quand une fois vous serez retourné chez +vous, ce qui est une autre raison pour que vous n'y soyez pas rentré +hier soir, ne revenez pas ici. Vous y êtes le bien venu, c'est certain, +monsieur Pip...» + +Ses mains n'étaient pas encore tout à fait sorties des manches de son +habit, je les pris et les secouai. + +«Et... laissez-moi finalement appuyer sur un point important pour vous.» + +En disant cela, il mit ses mains sur mes épaules, et il ajouta d'une +voix basse et solennelle tout à la fois: + +«Tâchez ce soir de vous emparer de ses valeurs portatives; vous ne savez +pas ce qui peut lui arriver. + +Ayez soin qu'il n'arrive rien à ses valeurs portatives.» + +Désespérant tout à fait de bien faire comprendre à Wemmick mes +intentions sur ce point, je lui dis que j'essayerais. + +«Il est l'heure, dit Wemmick, et il faut que je parte. Si vous n'aviez +rien de mieux à faire jusqu'à la nuit, voilà ce que je vous +conseillerais de faire. Vous semblez très fatigué, et cela vous ferait +beaucoup de bien de passer une journée tranquille avec le vieux; il va +se lever tout à l'heure, et vous mangerez un petit morceau de... vous +vous rappelez le cochon?... + +--Sans doute, dis-je. + +--Eh bien! un petit morceau de cette pauvre petite bête. Cette saucisse +que vous avez grillée en était. C'était sous tous les rapports, un +cochon de première qualité. Goûtez-le, quand ce ne serait que parce que +c'est une vieille connaissance. Adieu, père! dit-il avec un air joyeux. + +--Adieu, John, adieu mon garçon!» cria le vieillard, de l'intérieur de +la maison. + +Je m'endormis bientôt devant le feu de Wemmick, et le vieux et moi nous +goûtâmes la société l'un de l'autre, en dormant plus ou moins pendant +toute la journée. Nous eûmes pour dîner une queue de porc et des légumes +récoltés sur la propriété, et je faisais des signes de tête au vieux, +avec une bonne intention, toutes les fois que je manquais de le faire +accidentellement. Quand il fit tout à fait nuit, je laissai le vieillard +préparer le feu pour faire rôtir le pain, et je jugeai, au nombre de +tasses à thé, aussi bien qu'aux regards qu'il lançait aux deux petites +portes de la muraille, que miss Skiffins était attendue. + + + + +CHAPITRE XVI. + + +Huit heures avaient sonné avant que je fusse arrivé à l'endroit où l'air +commence à se parfumer de l'odeur des copeaux et de la sciure de bois +provenant des chantiers de construction de bateaux, et des fabricants de +mâts, de rames et de poulies qui se trouvent au bord de l'eau. Toute +cette partie des rives du fleuve, en aval du pont, m'était inconnue, et +quand je me trouvai près de la Tamise, je vis que l'endroit que je +cherchais n'était pas où je l'avais supposé, et qu'il n'était rien moins +que facile à trouver. On l'appelait le Moulin du Bord de l'Eau, près du +Bassin aux Écus (Mill Pond Bank, Chinks's Basin), et je n'avais d'autre +indication pour arriver près du Bassin au Écus, que de savoir qu'il se +trouvait dans les environs de la Vieille Corderie de Cuivre Vert (Old +Green Copper Rope Walk). + +Il est bien inutile de dire combien je vis de vaisseaux en réparation +dans les bassins d'échouage, combien de vieilles carcasses de navires en +train d'être démolies, quel amas de limon et d'autres lies, laissées par +la marée; quels chantiers de construction et de démolition de bateaux; +quelles ancres rouillées, mordant aveuglément dans la terre, quoique +hors de service depuis des années; quel amas incommensurable de tonneaux +et de madriers accumulés, et dans combien de champs de cordes, qui +n'étaient pas la Vieille Corderie que je cherchais, je faillis maintes +fois me perdre. Après avoir plusieurs fois touché à ma destination, et +m'en être autant de fois éloigné, j'arrivai inopinément, par un détour, +au Moulin du Bord de l'Eau. C'était une sorte de lieu assez frais, tout +bien considéré, où le vent de la rivière avait assez de place pour se +retourner, et où il y avait deux ou trois arches et un tronçon de vieux +moulin en ruines; et puis il y avait la _Vieille Corderie_, dont je +pouvais distinguer l'étroite et longue perspective au clair de lune, le +long d'une série de poteaux en bois plantés en terre, qui ressemblaient +à de vieux râteaux à glaner, et qui, en vieillissant, avaient perdu +presque toutes leurs dents. + +Choisissant parmi les quelques habitations étranges qui entourent le +Moulin du Bord de l'Eau, une maison à façade en bois à trois étages de +fenêtres cintrées, pas à travées, ce qui n'est pas du tout la même +chose, j'examinai la plaque de la porte, et j'y lus: Mrs WHIMPLE. +C'était le nom que je cherchais. Je frappai, et une femme âgée, à l'air +aimable et aisé, vint m'ouvrir. Elle fut immédiatement remplacée par +Herbert, qui me conduisit en silence dans le parloir et ferma la porte. +Il me semblait étrange de voir son visage, qui m'était familier, tout à +fait chez lui dans ce quartier et dans cette chambre, qui m'étaient si +peu familiers, et je me surpris le regardant, avec autant d'étonnement +que je regardais le buffet du coin avec ses verres et ses porcelaines de +Chine, les coquillages sur la cheminée et les gravures coloriées sur la +muraille, représentant la mort du capitane Cook, le lancement d'un +vaisseau, et Sa Majesté le roi George III en perruque de cocher en +grande tenue, en culottes de peau et en bottes à revers, sur la terrasse +de Windsor. + +«Tout va bien, Haendel, dit Herbert, et il est très content, quoique +très désireux de vous voir. Ma chère Clara est avec son père; et, si +vous voulez attendre jusqu'à ce qu'elle descende, je vous la +présenterai; puis, ensuite, nous monterons là-haut.... C'est son père!» + +J'avais entendu un grognement plaintif au-dessus de ma tête, et +probablement mon visage avait exprimé une muette interrogation. + +«Je crains que ce ne soit un triste et vieux routier, dit Herbert en +souriant. Mais je ne l'ai jamais vu. Ne sentez-vous pas le rhum? Il ne +le quitte pas. + +--Le rhum? dis-je. + +--Oui, repartit Herbert, et vous pouvez vous imaginer comment il calme +sa goutte. Il persiste aussi à garder toutes les provisions là-haut dans +sa chambre et à les distribuer. Il les entasse sur des planches +au-dessus de sa tête, et il pèse tout; sa chambre doit avoir l'air de la +boutique d'un épicier.» + +Pendant qu'il parlait ainsi, le grognement de tout à l'heure était +devenu un rugissement prolongé, puis il s'éteignit. + +«Quelle autre conséquence pouvait-il en résulter, dit Herbert en manière +d'explication, s'il a voulu couper le fromage? Un homme qui a la goutte +dans la main droite, et partout ailleurs, peut-il s'attendre à trancher +un double Gloucester sans se faire mal?» + +Il paraissait s'être fait très mal, car il fit entendre un autre +rugissement, rugissement furieux cette fois-ci. + +«Avoir Provis pour locataire de l'étage supérieur est une véritable +aubaine pour Mrs Whimple, dit Herbert, car il est certain qu'en général +personne ne supporterait ce bruit. C'est une curieuse maison, Haendel, +n'est-ce pas?» + +C'était une curieuse maison, en vérité, mais elle était remarquablement +propre et bien tenue. + +«Mrs Whimple, dit Herbert, quand je lui fis cette remarque, est le +modèle des ménagères, et je ne sais réellement pas ce que ferait ma +Clara sans son aide maternelle, car Clara n'a plus sa mère, Haendel, ni +aucun parent dans le monde, après le vieux _Gruff and Grim_[13]. + + [Note 13: _Gruff_, repoussant, rude, aigre; _Grim_, affreux, cruel, + renfrogné. Plaisanterie impossible à rendre et très habituelle en + anglais, où l'on donne aux individus des surnoms en rapport avec leur + caractère.] + +--Assurément ce n'est pas son nom, Herbert? + +--Non, non, dit Herbert, c'est le nom que je lui ai donné. Son nom est +M. Barley. Mais quelle bénédiction pour le fils de mon père et de ma +mère d'aimer une fille qui n'a pas de parents, et qui ne peut jamais se +tracasser elle-même, ni tracasser les autres à propos de sa famille.» + +Herbert m'avait dit, dans une première occasion, et me rappela alors, +qu'il avait d'abord connu miss Clara Barley quand elle terminait son +éducation dans une pension d'Hammersmith, et que, lorsqu'elle avait été +rappelée à la maison pour soigner son père, lui et elle avaient confié +leur affection à la maternelle Mrs Whimple, par laquelle elle avait +toujours été protégée depuis avec une bonté et une discrétion sans +égales. Il était entendu que quoi que ce fût d'une nature tendre ne +pouvait être confié au vieux Barley, par la raison qu'il n'entendait +absolument rien aux sujets plus psychologiques que la goutte, le rhum et +les fournitures de vivres. + +Pendant que nous causions ainsi à voix basse, et que le grognement +soutenu du vieux Barley vibrait dans la poutre qui traversait le +plafond, la porte du parloir s'ouvrit, et une très jolie fille, élancée, +aux yeux bleus, âgée d'environ vingt ans, entra, tenant un panier à la +main. Herbert la débarrassa tendrement du panier, et me la présenta en +rougissant: + +«Clara,» me dit-il. + +C'était réellement une personne bien charmante, et elle aurait pu passer +pour une fée captive que cet ogre brutal de vieux Barley avait forcée à +le servir. + +«Tenez, dit Herbert, en me montrant le panier, avec un sourire tendre et +compatissant; voici le souper de la pauvre Clara, qu'on lui sert tous +les soirs. Voici sa ration de pain et sa tranche de fromage, et voici +son rhum que je bois. Voici le déjeuner de M. Barley pour demain, il est +tout prêt à cuire: deux côtelettes de mouton, trois pommes de terre, un +peu de pois cassés, un peu de farine, deux onces de beurre, une pincée +de sel et tout ce poivre noir. Tout cela est cuit ensemble et servi +chaud. Qu'on me pende, si ce n'est pas une excellente chose pour la +goutte!» + +Il y avait quelque chose de si naturel et de si charmant dans la manière +résignée avec laquelle Clara regardait ces provisions une à une, à +mesure que Herbert en faisait l'énumération, et quelque chose de si +confiant, de si aimant et de si innocent dans la manière modeste avec +laquelle elle s'abandonnait au bras d'Herbert, qui l'enlaçait, et +quelque chose de si doux en elle, qui avait tant besoin de protection au +Moulin du Bord de l'Eau, près du Bassin aux Écus et de la Vieille +Corderie de Cuivre Vert, avec le vieux Barley grognant dans la poutre, +que je n'aurais pas voulu défaire l'engagement qui existait entre elle +et Herbert pour tout l'argent contenu dans le portefeuille que je +n'avais jamais ouvert. + +Je la regardai avec plaisir et admiration, quand tout à coup le +grognement redevint un rugissement, et on entendit à l'étage au-dessus +un effroyable bruit, comme si un géant à jambe de bois essayait de +percer le plafond pour venir à nous. Sur ce, Clara dit à Herbert: + +«Papa me demande, mon ami!» + +Et elle se sauva. + +«Voilà un vieux gueux que vous aurez de la peine à comprendre, dit +Herbert. Que croyez-vous qu'il demande, Haendel? + +--Je ne sais pas, dis-je, quelque chose à boire. + +--C'est cela même! s'écria Herbert, comme si j'avais deviné quelque +chose de très difficile. Il a son grog préparé dans un petit baril, sur +sa table. Attendez un moment, et vous allez entendre Clara le soulever +pour lui en faire prendre. Là! la voilà!» + +On entendit alors un autre rugissement, avec une secousse prolongée à la +fin. + +«Maintenant, dit Herbert, le silence s'étant rétabli, il boit.... Puis +le grognement ayant encore raisonné dans la poutre, il est recouché,» +ajouta Herbert. + +Clara revint bientôt après, et Herbert m'accompagna en haut pour voir +l'objet de nos soins. En passant devant la porte de M. Barley, nous +l'entendîmes murmurer d'une voix enrouée, dans un ton qui s'élevait et +s'abaissait comme le vent, le refrain suivant, dans lequel je substitue +un bon souhait à quelque chose de tout à fait opposé. + +«Oh! soyez tous bénis!... Voici le vieux Bill Barley... le vieux Bill +Barley.... Soyez tous bénis... Voici le vieux Bill Barley à plat sur le +dos, mordieu!... couché à plat sur le dos, comme une vieille limande +blessée. Voici votre vieux Bill Barley.... Soyez tous bénis... oh! soyez +tous bénis!...» + +Herbert m'apprit que l'invisible Barley conversait avec lui-même jour et +nuit, en manière de consolation, ayant souvent, quand il faisait jour, +l'oeil sur un télescope, qui était ajusté sur son lit, pour lui +permettre de surveiller le fleuve. + +Je trouvai Provis, confortablement installé dans ses deux petites +chambres, en haut de la maison; elles étaient fraîches et bien aérées, +et on y entendait beaucoup moins M. Barley qu'au-dessous. Il n'exprima +nulle alarme, et parut n'en ressentir aucune qui valût la peine d'être +mentionnée; mais je fus frappé de son adoucissement indéfinissable; je +n'aurais pu dire alors comment ce changement s'était opéré, et dans la +suite, quand je l'ai essayé, je n'ai jamais pu me rappeler comment cela +avait pu se faire; mais c'était un fait certain. + +Les réflexions que m'avait permis de faire un jour de repos avaient eu +pour résultat ma détermination bien arrêtée de ne rien lui dire à +l'égard de Compeyson; car d'après ce que je savais, son animosité contre +cet homme pouvait le conduire à le chercher, et à précipiter ainsi sa +propre perte. En conséquence, quand Herbert et moi fûmes assis avec lui +devant le feu, je lui demandai avant tout s'il s'en rapportait au +jugement et aux sources d'information de Wemmick. + +«Ah! Ah! mon cher ami, répondit-il, avec un grave signe de tête, Jaggers +le connaît. + +--Alors j'ai causé avec Wemmick, dis-je, et je suis venu pour vous dire +quelle prudence il m'a recommandée et quels conseils il m'a donnés.» + +Je le fis exactement, avec la réserve que je viens de dire, et je lui +appris comment Wemmick avait entendu dire à Newgate (était-ce des +employés ou des prisonniers, je ne pouvais le dire) qu'il était sous le +coup de soupçons, et que mon logement avait été surveillé, comment +Wemmick avait recommandé qu'il restât caché pendant quelque temps, et +que moi je restasse éloigné de lui, et ce que Wemmick avait dit à propos +de son éloignement. J'ajoutai que, bien entendu, quand il serait temps, +je partirais avec lui, ou que je le suivrais de près, selon ce qui +paraîtrait plus prudent au jugement de Wemmick. Je ne touchai pas à ce +qui devait suivre; car, en vérité, je n'étais pas du tout tranquille, et +ce n'était pas très clair dans mon propre esprit, maintenant que je +voyais Provis dans cette condition plus douce, et cependant dans un +péril imminent, à cause de moi. Quant à changer ma manière de vivre, en +augmentant mes dépenses, je lui demandai si dans les circonstances +présentes, difficiles et peu viables, cela ne serait pas simplement +ridicule, sinon pire. + +Il ne put nier ceci et même il se montra très raisonnable. Son retour +était une entreprise très aventureuse; il l'avait toujours considérée +ainsi, disait-il. Il ne ferait rien pour la rendre désespérée et il +avait peu à craindre pour sa sûreté avec de si bons soutiens. + +Herbert, qui avait tenu les yeux fixés sur le feu en réfléchissant, dit +alors: + +«D'après les suggestions de Wemmick, il m'est venu à l'idée une chose +qui pourra être de quelque utilité. Nous sommes tous les deux bons +canotiers, Haendel, et nous pourrions lui faire descendre nous-mêmes la +rivière, quand le moment sera venu. De cette manière, il n'y aurait à +louer ni bateau, ni bateliers, et cela nous épargnerait au moins le +risque d'être soupçonnés; et tous risques sont bons à éviter. Sans nous +inquiéter de la saison, ne pensez-vous pas que ce serait une bonne chose +si vous commenciez dès à présent à avoir un bateau à l'escalier du +Temple, et si vous preniez l'habitude de monter et de descendre la +rivière de temps en temps? Une fois que vous en auriez pris l'habitude, +personne n'y fera attention et ne s'en inquiètera. Faites-le vingt fois +ou cinquante fois, et il n'y aura rien d'étonnant à ce que vous le +fassiez une vingt et unième ou une cinquante et unième fois.» + +Ce plan me plut, et Provis en fut tout à fait enthousiasmé. Nous +convînmes qu'il serait mis à exécution, et que Provis ne nous +reconnaîtrait jamais, si nous venions à descendre au delà du pont, passé +le Moulin du Bord de l'Eau. Mais nous décidâmes ensuite qu'il baisserait +le store de la partie orientale de sa fenêtre toutes les fois qu'il nous +verrait et que tout serait pour le mieux. + +Notre conférence étant alors terminée, et tout étant arrangé, je me +levai pour partir, faisant observer à Herbert que lui et moi nous +ferions mieux de ne pas rentrer ensemble, et que j'allais prendre une +demi-heure d'avance sur lui. + +«Je n'aime pas à vous laisser ici, dis-je à Provis, bien que je ne doute +pas que vous ne soyez plus en sûreté ici que près de moi. Adieu! + +--Cher enfant, répondit-il, en me serrant les mains, je ne sais pas +quand nous nous reverrons et je n'aime pas le mot: adieu! dites-moi +bonsoir! + +--Bonsoir! Herbert nous servira d'intermédiaire, et quand le moment +arrivera, soyez certain que je serai prêt. Bonsoir! bonsoir!» + +Comme nous pensions qu'il valait mieux qu'il restât dans son +appartement, nous le quittâmes sur le palier devant sa porte, tenant une +lumière par-dessus la rampe pour nous éclairer. En me retournant vers +lui, je pensais à la première nuit de son retour, où nos positions +étaient renversées, et où je supposais peu que j'aurais jamais le coeur +gros et inquiet en me séparant de lui, comme je l'avais en ce moment. + +Le vieux Barley grognait et jurait quand nous repassâmes devant sa +porte; il paraissait n'avoir pas cessé, et n'avoir pas l'intention de +cesser. Quand nous arrivâmes au pied de l'escalier, je demandai à +Herbert si Provis avait conservé son nom. Il répondit que bien +certainement non, et que le locataire était M. Campbell. Il m'expliqua +aussi que tout ce qu'on savait en ce lieu de ce M. Campbell, c'était +qu'on le lui avait recommandé, à lui Herbert, et qu'il avait un grand +intérêt personnel à ce qu'on eût bien soin de lui, et qu'il vécut d'une +vie retirée. Ainsi quand nous entrâmes dans le salon où Mrs Whimple et +Clara travaillaient, je ne dis rien de l'intérêt que je portais à M. +Campbell, mais je le gardai pour moi. + +Quand j'eus pris congé de la jolie et charmante fille aux yeux noirs, et +de la bonne femme qui avait voué une honnête sympathie à une petite +affaire d'amour véritable, je fus impressionné en remarquant combien la +Vieille Corderie de Cuivre Vert était devenue un lieu tout à fait +différent. Le vieux Barley pouvait être vieux comme les montagnes et +jurer comme un régiment tout entier. Mais il y avait compensation de +jeunesse, de foi et d'espérance dans le Bassin aux Écus, en quantité +suffisante pour déborder. Je pensai ensuite à Estelle et à notre +séparation, et je rentrai chez moi bien triste. + +Tout était aussi tranquille que jamais dans le Temple; les fenêtres des +chambres récemment occupées par Provis, étaient sombres et tranquilles, +et il n'y avait personne dans la Cour du Jardin. Je passai deux ou trois +fois devant la fontaine, avant de descendre les marches qui me +séparaient de mon appartement, mais j'étais tout à fait seul. Découragé +et fatigué comme je l'étais, je m'étais couché aussitôt arrivé. En +rentrant, Herbert vint près de mon lit et me fit le même rapport. +Ouvrant ensuite une des fenêtres, il regarda dehors à la lueur du clair +de lune, et me dit que le pavé était aussi solennellement solitaire que +celui d'une cathédrale à la même heure. + +Le lendemain, je m'occupai à la recherche du bateau, et je ne fus pas +long à trouver ce que je cherchais. J'amenai mon embarcation devant +l'escalier du Temple, et l'attachai à un endroit où je pouvais +l'atteindre en une ou deux minutes, puis je commençai à me promener +dedans comme pour m'exercer, quelquefois seul, quelquefois avec Herbert. +Je sortais souvent, malgré le froid, la pluie et le grésil, et quand je +fus sorti ainsi un certain nombre de fois, personne ne fit plus +attention à moi. Je me tins d'abord au-dessus du pont de Black-Friars, +mais, à mesure que les heures de la marée changèrent, j'avançai vers le +pont de Londres. C'était le vieux pont de Londres en ce temps-là, et à +certaines marées, il y avait là un courant de marée et un remous qui lui +donnaient une mauvaise réputation. La première fois que je passai le +Moulin du Bord de l'Eau, Herbert et moi nous tenions une paire de rames, +et, en allant comme en revenant, nous vîmes le store du côté de l'est se +baisser. Herbert allait rarement moins de trois fois par semaine au +Moulin, et jamais il ne m'apportait un mot de nouvelles qui fût le moins +du monde alarmant. Cependant je savais qu'il y avait des motifs de +s'alarmer, et je ne pouvais me débarrasser de l'idée que j'étais +surveillé. Une fois cette idée adoptée, elle ne me quitta plus, et il +serait difficile de calculer combien de personnes innocentes je +soupçonnais de m'épier. + +En un mot, j'étais toujours rempli de craintes pour l'homme hardi qui se +cachait. Herbert m'avait dit quelquefois qu'il trouvait du plaisir à se +tenir à l'une de nos fenêtres quand la nuit était venue, et, quand la +marée descendait, de penser qu'elle coulait avec tout ce qu'elle portait +vers Clara. Mais je pensais avec horreur qu'elle coulait vers Magwitch, +et que toute marque noire à sa surface pouvait être des gens à sa +poursuite, s'en allant doucement, silencieusement, et sûrement pour +l'arrêter. + + + + +CHAPITRE XVII. + + +Quelques semaines se passèrent sans apporter aucun changement. Nous +attendions Wemmick, et il ne donnait aucun signe de vie. Si je ne +l'avais pas connu hors de la Petite Bretagne, et si je n'avais jamais +joui du privilège d'être sur un pied d'intimité au château, j'aurais pu +douter de lui, mais le connaissant comme je le connaissais, je n'en +doutai pas un seul instant. + +Mes affaires positives prenaient un triste aspect, et plus d'un +créancier me pressait pour de l'argent. Je commençais, moi-même, à +connaître le besoin d'argent (je veux dire d'argent comptant dans ma +poche), et j'atténuai ce besoin en vendant quelques objets de +bijouterie, dont on se passe facilement; mais j'avais décidé que ce +serait une action lâche de continuer à prendre de l'argent de mon +bienfaiteur, dans l'état d'incertitude de pensées et de projets où +j'étais. En conséquence, je lui renvoyai, par Herbert, le portefeuille +intact, pour qu'il le gardât, et je sentis une sorte de +satisfaction--était-elle réelle ou fausse? je le sais à peine--de +n'avoir pas profité de sa générosité, depuis qu'il s'était révélé à moi. + +Comme le temps s'écoulait, l'idée qu'Estelle était mariée s'empara de +moi. Craignant de la voir confirmée, bien que ce ne fût rien moins +qu'une conviction, j'évitais de lire les journaux, et je priai Herbert +(auquel j'avais confié cette circonstance, lors de notre dernière +entrevue) de ne jamais m'en parler. Pourquoi gardais-je avec soin ce +misérable et dernier lambeau de la robe de l'Espérance, déchirée et +emportée par le vent? Pourquoi, vous qui lisez ceci, avez-vous commis la +même inconséquence, l'an dernier, le mois dernier, la semaine dernière? + +C'était une vie malheureuse que celle que je menais, et son anxiété +dominante dépassait toutes les autres anxiétés comme une haute montagne +s'élève au-dessus d'une chaîne de montagnes, et ne disparaissait jamais +de ma vue. Cependant aucune nouvelle cause de terreur ne s'élevait que +je ne sautasse à bas de mon lit avec la nouvelle crainte qu'il était +découvert, et que j'écoutasse avec anxiété les pas d'Herbert rentrant le +soir de peur qu'il fût plus léger que de coutume et chargé de mauvaises +nouvelles: malgré tout cela ou plutôt à cause de tout cela les choses +allaient leur train. Condamné à l'inaction, à une inquiétude et à un +doute continuels, je ramais çà et là dans mon bateau, et j'attendais... +j'attendais... j'attendais... du mieux que je le pouvais. + +Il y avait des marées où, après avoir descendu la rivière, je ne pouvais +remonter son remous furieux à l'endroit des arches et de l'éperon du +vieux pont de Londres. Alors je laissais mon bateau à un wharf près de +la Douane, pour qu'on l'amenât ensuite aux escaliers du Temple. Je le +faisais assez volontiers, car cela servait à me faire connaître, ainsi +que mon bateau, des gens de ce côté de l'eau. Cette circonstance +insignifiante amena deux rencontres dont je vais dire quelques mots. + +Une après-midi, vers la fin du mois de février, j'abordai au wharf à la +nuit tombante. J'étais descendu jusqu'à Greenwich avec la marée, et je +remontais avec la marée. La journée avait été superbe, mais le +brouillard s'était élevé après le coucher du soleil, et j'avais eu +beaucoup de peine à me frayer un chemin parmi les navires. En +descendant, comme en remontant, j'avais vu le signal à la fenêtre: tout +allait bien. + +Comme la soirée était âpre, et que j'avais très froid, je pensais à me +réconforter, en dînant tout de suite; et comme j'avais des heures de +tristesse et de solitude devant moi avant de rentrer au Temple, je me +promis, après le dîner d'aller au théâtre. Le théâtre où M. Wopsle avait +remporté son incontestable triomphe était de ce côté de l'eau (il +n'existe plus nulle part aujourd'hui), et c'est à ce théâtre que je +résolus d'aller. Je savais que M. Wopsle n'avait pas réussi à faire +revivre le drame, mais qu'il avait au contraire aidé à sa décadence. On +l'avait vu annoncé modestement sur les affiches comme un nègre fidèle à +côté d'une petite fille de noble naissance et d'un singe. Herbert +l'avait vu remplir le rôle d'un Tartare rapace et facétieux, avec une +tête rouge comme une brique et un chapeau impossible tout couvert de +sonnettes. + +Je dînai à l'endroit qu'Herbert et moi nous appelions la gargote +géographique, où il y avait une mappemonde sur les rebords des pots à +bière et sur chaque demi-mètre de la nappe, et des cartes tracées avec +le jus sur chaque couteau,--aujourd'hui, c'est à peine s'il y a une +seule gargote dans le domaine du Lord Maire qui ne soit pas +géographique,--et je passai le temps à faire des boulettes de mie de +pain, à regarder les becs de gaz, et à cuire dans la chaude atmosphère +des dîners. Bientôt je me levai pour me rendre au théâtre. + +Là je vis un vertueux maître d'équipage au service de Sa Majesté, +excellent homme, bien que j'eusse pu lui désirer un pantalon moins serré +dans certains endroits et plus serré dans d'autres, qui enfonçait tous +les petits chapeaux des hommes sur leurs yeux, quoiqu'il fût très +généreux et brave, et qu'il eût désiré que personne ne payât d'impôts, +et qu'il fût très patriote. Ce maître d'équipage avait un sac d'argent +dans sa poche, qui faisait l'effet d'un pudding dans son linge[14], et +avec cet avoir, il épousait une jeune personne versée dans les +fournitures de literie, au milieu de grandes réjouissances; toute la +population de Portsmouth (au nombre de neuf au dernier recensement) se +tournait vers la plage pour se frotter les mains, échanger des poignées +de mains avec les autres et chanter à tue-tête: «_Remplissez nos verres! +Remplissez nos verres!_» Un certain balayeur de navires, au teint foncé, +qui ne voulait ni boire ni rien faire de ce qu'on lui proposait, et dont +le coeur, disait ouvertement le maître d'équipage, devait être aussi +noir que la figure, proposa à deux autres de ses camarades de mettre +dans l'embarras tous ceux qui étaient là, ce qui fut si bien exécuté (la +famille du balayeur ayant une influence politique considérable), qu'il +fallut une demi-soirée pour arranger les choses, et alors tout fut mené +par l'intermédiaire d'un petit épicier avec un chapeau blanc, des +guêtres noires, un nez rouge, qui entra dans une horloge avec un gril à +la main pour écouter, sortir et frapper par derrière avec son gril ceux +qu'il ne pouvait pas convaincre de ce qu'il avait entendu. Ceci amena M. +Wopsle (dont on n'avait pas encore entendu parler); il entra portant une +étoile et une jarretière, comme grand plénipotentiaire envoyé par +l'amirauté, pour dire que les balayeurs devaient aller en prison sur le +champ, et qu'il apportait le pavillon anglais au maître d'équipage, +comme un faible témoignage des services publics qu'il avait rendus. Le +maître d'équipage, ému pour la première fois, essuya respectueusement +son oeil avec le pavillon; puis, éclatant de joie, et s'adressant à M. +Wopsle: + +«Avec la permission de Votre Honneur, dit-il, je sollicite +l'autorisation de lui offrir la main.» + + [Note 14: Les _puddings_ sérieux doivent cuire dans un torchon; une + serviette les modifie en mal, dit le _Cuisinier royal britannique_.] + +M. Wopsle le lui permit avec une dignité gracieuse et fut immédiatement +conduit dans un coin poussiéreux, pendant que tout le monde dansait une +gigue. C'est de ce coin, et en promenant sur le public un oeil mécontent +qu'il m'aperçut. + +La seconde pièce était la dernière nouvelle grande pantomime de Noël, +dans la première scène de laquelle je fus peiné de découvrir M. Wopsle. +Il entra en scène en grands bas de laine rouge, avec un visage +phosphorescent et une masse de franges écarlates en guise de cheveux. +Puis le génie de l'Amour ayant besoin d'un aide, à cause de la brutalité +paternelle d'un fermier ignorant, qui s'opposait au choix de sa fille, +évoqua un enchanteur sentencieux et arrivant des Antipodes, quelque peu +secoué, après un voyage apparemment rude. M. Wopsle parut dans ce +nouveau rôle avec un chapeau pointu et un ouvrage de nécromancie en un +volume sous le bras. Le but du voyage de cet enchanteur étant +principalement d'écouter ce qu'on lui disait, ce qu'on lui chantait, ce +qu'on lui criait, de voir ce qu'on lui dansait et lui montrait, avec des +feux de diverses couleurs, il avait pas mal de temps à lui, et je +remarquai, avec une grande surprise qu'il passait ce temps à regarder de +mon côté, comme s'il se perdait en étonnement. + +Il y avait quelque chose de si remarquable dans l'état croissant de +l'oeil de M. Wopsle, et tant de choses semblaient tourbillonner dans son +esprit et y devenir confuses, que je n'y comprenais plus rien. J'y +pensais encore en sortant du théâtre, une heure après, et en le trouvant +qui m'attendait près de la porte. + +«Comment vous portez-vous? dis-je en lui donnant une poignée de mains, +pendant que nous descendions dans la rue. Je me suis aperçu que vous me +voyiez. + +--Si je vous voyais, monsieur Pip! répondit-il; mais oui, je vous +voyais. Mais qui donc était là aussi? + +--Qui? + +--C'est étrange, dit M. Wopsle, retombant dans son regard perdu. Et +cependant je jurerais que c'est lui.» + +Prenant l'alarme, je suppliai M. Wopsle de s'expliquer. + +«Je ne sais pas si je l'aurais remarqué d'abord, si vous n'eussiez pas +été là, dit M. Wopsle, continuant du même ton vague; ce n'est pas +certain, pourtant je le crois.» + +Involontairement, je regardai autour de moi, comme j'avais l'habitude de +le faire, en rentrant au logis, car ces paroles mystérieuses me +donnaient le frisson. + +«Oh! on ne peut plus le voir, dit M. Wopsle, il est sorti avant moi; je +l'ai vu partir.» + +Avec les raisons que j'avais d'être méfiant, j'allai jusqu'à soupçonner +ce pauvre acteur. J'entrevoyais un dessein de m'arracher quelque aveu +par surprise. Je le regardai donc en marchant, mais je ne disais rien. + +«Je me figurais follement qu'il devait être avec vous, monsieur Pip, +jusqu'à ce que je m'aperçusse que vous ne saviez pas qu'il était là, +assis derrière vous comme un fantôme.» + +Mon premier frisson me reprit, mais j'étais résolu à ne pas parler +encore, car j'étais tout à fait convaincu, d'après les paroles de +Wopsle, qu'il devait avoir été choisi pour m'amener à parler de ce qui +concernait Provis. J'étais, bien entendu, parfaitement assuré que Provis +n'était pas là. + +«Je vois que je vous étonne, monsieur Pip, je le vois bien; mais c'est +bien étrange. Vous aurez peine à croire ce que je vais vous dire; je +pourrais à peine le croire moi-même, si vous me le disiez. + +--Vraiment! dis-je. + +--Non, vraiment, monsieur Pip. Vous vous souvenez d'un certain jour de +Noël, alors que vous n'étiez encore qu'un enfant; je dînais chez +Gargery, et des soldats vinrent frapper à la porte pour faire réparer +une paire de menottes. + +--Je m'en souviens très bien. + +--Et vous vous souvenez qu'ils poursuivaient deux forçats; que nous y +allâmes avec eux; que Gargery vous portait sur son dos, et que je me mis +à la tête, et que vous vous teniez aussi près de moi que possible? + +--Je me souviens très bien de tout cela.» + +Mieux qu'il ne le croit, pensai-je, excepté ce dernier détail. + +«Et vous vous souvenez que nous les trouvâmes tous les deux dans un +fossé, et qu'ils se battaient, et que l'un avait été rudement frappé et +blessé au visage par l'autre? + +--Je les vois encore. + +--Et que les soldats allumèrent des torches et mirent les deux forçats +au milieu d'eux, et que nous avons été les voir emmener au-delà des +marais; que la lumière des torches éclairait leurs visages; j'insiste +sur ce détail, que la lumière des torches éclairait leurs visages, parce +que tout était nuit noire autour de nous. + +--Oui, dis-je, je me souviens de tout cela. + +--Eh bien! monsieur Pip, un de ces deux prisonniers était derrière vous +ce soir; je le voyais par-dessus votre épaule. + +--Attention! pensai-je. Lequel des deux supposiez-vous que c'était? lui +demandai-je. + +--Celui qui a été maltraité, répondit-il aussitôt; et je jurerais que je +l'ai vu. Plus j'y pense, plus je suis certain que c'est lui. + +--C'est très curieux, dis-je en prenant le meilleur air que je pus pour +lui faire croire que cela ne me faisait rien. C'est très curieux, en +vérité!» + +Je ne puis exagérer l'inquiétude extraordinaire dans laquelle cette +conversation me jeta, ni la terreur étrange que je ressentais en +songeant que Compeyson avait été derrière moi comme un fantôme. Car s'il +était sorti un moment de ma pensée depuis que Provis était en sûreté, +c'était dans le moment même qu'il avait été le plus près de moi; et +penser que je m'en doutais si peu, que j'étais si peu sur mes gardes +après toutes les précautions que j'avais prises, c'était comme si, après +avoir fermé une enfilade de cent portes pour l'éloigner, je l'eusse +retrouvé à mon bras! Je ne pouvais pas douter non plus qu'il n'eût pas +été là, et que si légère que fût une apparence de danger autour de nous, +le danger était toujours proche et menaçant. + +Je demandai à M. Wopsle à quel moment l'homme était entré. + +«Je ne puis vous le dire. Je vous ai vu, et par-dessus votre épaule j'ai +vu l'homme. Ce n'est qu'après l'avoir vu pendant quelque temps que j'ai +commencé à le reconnaître; mais je l'ai tout de suite, vaguement, +associé à vous, et j'ai su qu'il avait, d'une manière ou d'une autre, +quelque rapport avec vous, au temps où vous habitiez notre village. + +--Comment était-il vêtu? + +--Convenablement, mais sans rien de particulier; en noir, à ce que je +pense. + +--Son visage était-il défiguré? + +--Non, je ne crois pas.» + +Je ne le croyais pas non plus, bien que dans mon état de préoccupation +je n'eusse pas fait beaucoup attention aux gens placés derrière moi; je +pensais cependant qu'il était probable qu'un visage défiguré aurait +attiré mon attention. + +Quand M. Wopsle m'eut fait part de tout ce qu'il pouvait se rappeler ou +de tout ce que je pouvais lui arracher, et quand je lui eus offert un +léger rafraîchissement, pour le remettre de ses fatigues de la soirée, +nous nous séparâmes. Il était entre minuit et une heure quand j'arrivai +au Temple, et les portes étaient fermées. Il n'y avait personne près de +moi, ni sur ma route, ni quand j'arrivai à la maison. + +Herbert était rentré, et nous tînmes un conseil très sérieux auprès du +feu. Mais il n'y avait rien à faire, si ce n'est de communiquer à +Wemmick ce que j'avais découvert ce soir-là, et de lui rappeler que nous +attendions sa décision. Comme je pensais que je pourrais le compromettre +si j'allais trop souvent à son château, je lui fis cette communication +par lettre. Je l'écrivis avant de me mettre au lit, et je sortis pour la +mettre à la poste. Personne encore n'était derrière moi. Herbert et moi +nous convînmes que nous n'avions rien à faire que d'être très prudents, +et nous fûmes réellement très prudents, plus que prudents même si c'est +possible; et pour ma part je n'approchais jamais du Bassin aux Écus, +excepté quand j'y passais en bateau, et alors je ne regardais le Moulin +du Bord de l'Eau que comme j'aurais regardé tout autre chose. + + + + +CHAPITRE XVIII. + + +La seconde des deux rencontres dont j'ai parlé dans le chapitre +précédent arriva une semaine environ après celle-ci. J'avais encore +laissé mon bateau au wharf, en aval du pont. L'après-midi n'était pas +encore avancée; je n'avais pas décidé où je dînerais; j'avais flâné dans +Cheapside et j'y flânais encore, le plus inoccupé de tous ceux qui +allaient et venaient autour de moi, quand la large main de quelqu'un qui +venait derrière moi tomba sur mon épaule. C'était la main de M. Jaggers, +et il la passa sous mon bras. + +«Puisque nous allons du même côté, Pip, nous pouvons causer ensemble. Où +allez-vous? + +--Au Temple, je crois, dis-je. + +--Vous ne le savez pas exactement? dit M. Jaggers. + +--Mais, repris-je, heureux pour une fois de pouvoir le forcer à +m'interroger, je ne crois pas, car je suis encore indécis. + +--Vous allez dîner, dit M. Jaggers, vous ne craignez pas d'admettre +cela, je suppose? + +--Non, répondis-je, je ne crains pas d'admettre cela. + +--Et vous n'êtes pas invité? + +--Je ne crains pas d'admettre non plus que je ne suis pas invité. + +--Alors, dit M. Jaggers, venez dîner avec moi.» + +J'allais m'excuser quand il ajouta: + +«Wemmick y sera.» + +Je changeai donc mon refus en acceptation, les quelques mots que j'avais +prononcés pouvant servir de commencement à l'une comme à l'autre phrase. +Nous longeâmes Cheapside et nous gagnâmes la Petite Bretagne pendant que +les lumières commençaient à jaillir brillamment des devantures des +boutiques, et que les allumeurs de réverbères, trouvant à peine assez de +place pour poser leurs échelles dans la foule qui montait et descendait +continuellement, ouvraient plus d'yeux rouges dans le brouillard qui +s'élevait que ma tour, servant de veilleuse, n'avait ouvert d'yeux +blancs sur la muraille fantastique des Hummums. + +À l'étude de la Petite Bretagne, il y eut le courrier ordinaire, le +lavage des mains, le mouchage des chandelles, et la fermeture de la +caisse qui terminait les occupations de la journée. Pendant que je me +tenais devant le feu de M. Jaggers, sa flamme, en s'élevant et en +s'abaissant, donnait aux deux bustes de la tablette la même apparence +que s'ils avaient joué avec moi un jeu diabolique et à qui baisserait +les yeux le premier. Quand à la paire de grasses et communes chandelles +du bureau, elles éclairaient tristement M. Jaggers, qui écrivait dans +son coin, et elles étaient décorées de sales feuilles de papier, qui les +entouraient comme un linceul en souvenir d'une quantité de clients +pendus. + +Nous nous rendîmes tous trois ensemble à Gerrard Street dans une voiture +de place. Dès que nous y arrivâmes, on servit le dîner. Bien que je +n'eusse pas dû songer à faire dans cette maison la moindre allusion aux +sentiments que Wemmick professait chez lui, cependant je n'aurais eu +aucune objection à rencontrer de temps en temps un coup d'oeil amical de +sa part mais il n'en devait pas être ainsi. Toutes les fois qu'il levait +les yeux de dessus la table, c'était pour les porter sur M. Jaggers, et +il était sec et froid avec moi comme s'il y eût eu deux Wemmick, et que +celui qui était devant moi eût été le mauvais. + +«Avez-vous envoyé la lettre de miss Havisham à M. Pip, Wemmick? demanda +M. Jaggers quand nous eûmes commencé à dîner. + +--Non, monsieur, répondit Wemmick; elle allait partir par la poste quand +vous êtes entré avec M. Pip dans l'étude, la voici.» + +Il la tendit à son patron au lieu de me la donner. + +«C'est une lettre de deux lignes, Pip, dit M. Jaggers en me la passant, +que m'a envoyée miss Havisham parce qu'elle n'était pas sûre de votre +adresse. Elle me dit qu'elle désire vous voir pour une petite affaire +dont vous lui aviez parlé. Irez-vous?... + +--Oui, dis-je en jetant les yeux sur la lettre qui était conçue +exactement en ces termes. + +--Quand croyez-vous pouvoir y aller? + +--J'ai une affaire urgente à terminer, dis-je en regardant Wemmick qui +mangeait du poisson, cela m'empêche de pouvoir préciser l'époque, mais +peut-être irai-je de suite. + +--Si M. Pip a l'intention d'y aller tout de suite, dit Wemmick à M. +Jaggers, il n'est pas nécessaire qu'il fasse une réponse, n'est-ce pas?» + +Recevant ceci comme un avertissement qu'il valait mieux ne pas mettre de +retard, je décidai que j'irais le lendemain, et je le dis. Wemmick but +un verre de vin et regarda M. Jaggers d'un air à la fois boudeur et +satisfait, mais il ne me regarda pas. + +«Ainsi, Pip, dit M. Jaggers, notre ami Drummle a joué ses cartes et il a +gagné la partie.» + +Tout ce que je pus faire ce fut d'ébaucher un signe d'assentiment. + +«Ah! c'est un garçon qui promet, dans son genre; mais il pourrait bien +ne pas pouvoir suivre ses inclinations. Le plus fort finira par +l'emporter; mais le plus fort est encore à trouver. S'il allait l'être, +et s'il la battait.... + +--Assurément, interrompis-je la tête et le coeur en feu, vous ne pensez +pas qu'il soit assez scélérat pour agir ainsi, monsieur Jaggers? + +--Je n'ai pas dit cela, Pip, je fais une supposition. S'il arrivait à la +battre, il se peut qu'il ait la force pour lui; si c'était une question +d'intelligence, il ne le ferait certainement pas. Il serait bien +difficile de donner une opinion sur ce qu'un individu de cette espèce +peut devenir dans telle circonstance, parce qu'il y a autant de chance +pour l'un comme pour l'autre de ces deux résultats. + +--Expliquez-moi donc cela. + +--Un garçon comme notre ami Drummle, répondit M. Jaggers, ou bat ou +rampe. Il peut ramper et se plaindre, ou ramper et ne pas se plaindre, +mais il bat ou il rampe. Demandez à Wemmick ce qu'il en pense. + +--Il bat ou il rampe, dit Wemmick sans s'adresser à moi le moins du +monde. + +--Ainsi, voici pour Mrs Bentley Drummle, dit M. Jaggers en prenant une +carafe de vin de choix sur son buffet, et remplissant nos verres et le +sien, et puisse la question de suprématie se terminer à la satisfaction +de madame! ce ne sera jamais à la satisfaction de madame et de monsieur. +Voyons donc, Molly, Molly, Molly, comme vous êtes lente aujourd'hui!» + +Molly était à côté de lui quand il lui adressa la parole, et elle +mettait un plat sur la table. Quand elle retira ses mains, elle recula +d'un pas ou deux, murmura d'un ton agité quelques mots d'excuse, et un +certain mouvement de ses doigts, pendant qu'elle parlait, attira mon +attention. + +«Qu'y a-t-il? demanda M. Jaggers. + +--Rien, seulement le sujet de votre conversation m'était quelque peu +pénible.» + +Les doigts de Molly s'agitaient comme lorsque l'on tricote; elle +regardait son maître, ne sachant pas si elle pouvait se retirer, ou s'il +avait quelque chose de plus à lui dire, et s'il n'allait pas la rappeler +si elle partait. Son regard était très perçant; bien certainement +j'avais vu de tels yeux et de telles mains tout récemment, en une +occasion mémorable! + +Il la renvoya, et elle sortit vivement de la chambre; mais elle resta +devant moi aussi distinctement que si elle eût été encore là. Je +regardais ces yeux, je regardais ces mains, je regardais ces cheveux +flottants, et je les comparais à d'autres yeux, à d'autres mains, à +d'autres cheveux que je connaissais, et je pensais à ce que tout cela +pourrait être après vingt années d'une vie orageuse avec un mari brutal. +Je regardai encore les yeux et les mains de la gouvernante, et je pensai +à l'inexplicable sentiment qui s'était emparé de moi la dernière fois +que je m'étais promené avec quelqu'un dans le jardin abandonné et à +travers la brasserie en ruines, je pensais comment le même sentiment +m'était revenu quand j'avais vu un visage me regarder et une main me +faire des signes par la portière de la voiture; et comment il était +revenu encore une fois, et m'avait traversé comme l'éclair quand j'avais +passé dans une voiture, n'étant pas seul, à travers l'éclat soudain +d'une lumière dans une rue obscure, je pensais comment un anneau +d'affinité qui manquait m'avait empêché de reconnaître cette identité au +théâtre, et comment cet anneau qui manquait auparavant, avait été rivé +par moi maintenant que je passais par hasard du nom d'Estelle aux doigts +qui remuaient comme s'ils tricotaient et aux yeux attentifs, et je fus +parfaitement convaincu que cette femme était la mère d'Estelle. + +M. Jaggers m'avait vu avec Estelle, et il n'était pas probable que des +sentiments que je ne m'étais pas donné la peine de cacher lui eussent +échappé. Il fit un signe d'assentiment quand je dis que ce sujet m'était +pénible, me frappa sur l'épaule, fit circuler le vin encore une fois, et +continua son dîner. + +Seulement deux fois encore la gouvernante reparut, et alors son séjour +dans la salle fut très court, et M. Jaggers se montra avec elle. Mais +ses mains étaient les mains d'Estelle, et ses yeux étaient les yeux +d'Estelle, et, quand elle aurait reparu cent fois je n'aurais été ni +plus ni moins certain que ma conviction était la vérité. + +Ce fut une soirée bien triste, car Wemmick buvait son vin quand la +carafe passait devant lui comme s'il eût rempli un devoir, juste comme +il aurait pu prendre son salaire, le premier du mois, et, les yeux sur +son chef, il se tenait perpétuellement prêt à subir un +contre-interrogatoire. Quand à la quantité de vin, sa bouche était aussi +indifférente et prête que toute autre boite aux lettres à recevoir sa +quantité de lettres. À mon point de vue, il fut tout le temps le mauvais +Wemmick, et du Wemmick de Walworth, il n'avait que l'enveloppe. + +Wemmick et moi nous prîmes congé de bonne heure et nous partîmes +ensemble. Même en cherchant à tâtons nos chapeaux parmi la provision de +bottes de M. Jaggers, je sentis que le vrai Wemmick était en train de +revenir; et nous n'eûmes pas parcouru douze mètres de Gerrard Street, +dans la direction de Walworth, que je me trouvai marchant bras dessus +bras dessous avec le bon Wemmick, et que le mauvais s'était évaporé dans +l'air du soir. + +«Eh bien! dit Wemmick, c'est fini. C'est un homme surprenant qui n'a pas +son pareil au monde; mais il faut se serrer quand on dîne avec lui, et +je dîne bien mieux quand je ne suis pas serré.» + +Je sentais que c'était bien là le cas, et je le lui dis. + +«Je ne le dirais pas à d'autre qu'à vous, répondit-il, mais je sais que +ce qui se dit entre vous et moi ne va pas plus loin. + +--Avez-vous jamais vu la fille adoptive de miss Havisham, Mrs Bentley +Drummle? lui demandai-je. + +--Non,» me répondit-il. + +Pour éviter de paraître trop brusque, je lui parlai de son père et de +miss Skiffins. Il prit un air fin quand je prononçai le nom de miss +Skiffins, et s'arrêta dans la rue pour se moucher, avec un mouvement de +tête et un geste qui n'étaient pas tout à fait exempts d'une secrète +fatuité. + +«Wemmick, dis-je, vous souvenez-vous de m'avoir dit, avant que j'allasse +pour la première fois au domicile privé de M. Jaggers, de faire +attention à sa gouvernante? + +--Vous l'ai-je dit, répliqua-t-il; ma foi, je crois que oui; le diable +m'emporte ajouta-t-il tout à coup, je crois que je l'ai dit! Il me +semble que je ne suis pas encore tout à fait desserré. + +--Vous l'avez appelée une bête féroce apprivoisée, dis-je. + +--Et vous, comment l'appelez-vous? dit-il. + +--La même chose. Comment M. Jaggers l'a-t-il apprivoisée, Wemmick? + +--C'est son secret; il y a de longues années qu'elle est avec lui. + +--Je voudrais que vous me disiez son histoire: j'ai un intérêt tout +particulier à la connaître. Vous savez que ce qui se dit entre nous ne +va pas plus loin. + +--Eh bien! répliqua Wemmick, je ne sais pas son histoire, c'est-à-dire +que je n'en sais pas tous les détails; mais ce que j'en sais, je vais +vous le dire. Nous sommes toujours dans nos capacités privées et +personnelles. + +--Bien entendu. + +--Il y a une vingtaine d'années, cette femme fut jugée à Old Bailey pour +meurtre et fut acquittée. C'était une très belle jeune femme, et je +crois qu'elle avait un peu de sang bohémien dans les veines. N'importe +comment, il était assez chaud quand elle était excitée. + +--Mais elle fut acquittée. + +--M. Jaggers était pour elle, continua Wemmick avec un regard plein de +signification, et il plaida sa cause d'une manière tout à fait +surprenante. C'était une cause désespérée. Il n'était alors +comparativement qu'un commençant, et sa plaidoirie fit l'admiration de +tout le monde; de fait, on peut presque dire que c'est cette affaire qui +l'a posé. Il la plaida lui-même au bureau de police, jour par jour, +pendant longtemps, luttant même contre le renvoi devant le tribunal, et +le jour du jugement, où il ne pouvait plaider lui-même, il se tint près +de l'avocat, et, chacun le sait, c'est lui qui mit tout le sel et le +poivre. La personne assassinée était une femme, une femme qui avait une +dizaine d'années de plus que la gouvernante, et qui était bien plus +grande et bien plus forte. C'était un cas de jalousie. Toutes deux +avaient mené une vie déréglée, et cette femme avait été mariée très +jeune sous le manche à balai (comme nous disons) à un coureur, et +c'était une vraie furie en matière de jalousie. La femme assassinée, +mieux assortie à l'homme, certainement par rapport à l'âge, fut trouvée +morte dans une grange, près de Hounslow Heath. Il y avait eu une lutte +violente, un combat peut-être. Elle était contusionnée, égratignée et +déchirée; elle avait été prise à la gorge, et enfin étouffée. Or, il n'y +avait aucune preuve pour faire soupçonner une autre personne que cette +femme, et c'est principalement sur l'impossibilité pour elle d'avoir +commis le meurtre, que M. Jaggers la défendait. Vous pouvez être +certain, dit Wemmick en me touchant le bras, qu'il ne fit alors aucune +allusion à la force de ses poignets, bien qu'il en fasse quelquefois +maintenant.» + +J'avais raconté à Wemmick qu'il lui avait fait nous montrer ses poignets +le jour du dîner. + +«Eh bien, monsieur, continua Wemmick, il arriva... il arriva... +devinez-vous? Que cette femme fut habillée avec tant d'artifice, depuis +le jour de son arrestation, qu'elle parut bien plus faible qu'elle ne +l'était réellement; ses manches surtout avaient été si habilement +arrangées, que ses bras avaient une apparence tout à fait délicate. Elle +avait seulement une ou deux contusions sur sa personne, et ne paraissait +pas avoir été frappée à coups de pied, mais le dessus de ses mains était +égratigné, et l'on se demandait si cela avait été fait avec les ongles. +Alors M. Jaggers démontra qu'elle avait passé au milieu d'une très +grande quantité d'épines, qui n'étaient pas aussi hautes que sa tête, +mais qu'elle ne pouvait les avoir traversées sans qu'elles eussent +déchiré ses mains, et l'on trouva des parcelles de ces épines dans sa +peau, et l'on s'en servit comme de preuves, aussi bien que du fait que +les épines en question, après examen, avaient été trouvées brisées pour +avoir été traversées, et qu'elles avaient conservé, çà et là quelques +lambeaux de vêtements et des petites tâches de sang; mais le point le +plus hardi qu'il présenta fut celui-ci. On avait essayé d'établir comme +preuve de sa jalousie, qu'elle était fortement soupçonnée d'avoir, vers +cette même époque, et pour se venger de son amant, fait périr l'enfant +qu'elle avait eu de lui, enfant âgé de trois ans. Voici de quelle +manière M. Jaggers s'en tira: «Nous disons que ce ne sont pas là des +marques d'ongles, mais des marques d'épines, et nous vous montrons les +épines. Vous dites que ce sont des marques d'ongles, et vous avancez +l'hypothèse qu'elle a fait périr son enfant. Vous devez accepter toutes +les conséquences de cette hypothèse. D'après ce que nous en savons, elle +peut avoir fait périr son enfant, et l'enfant, en saisissant ses mains, +peut les avoir égratignées. Eh bien! alors, pourquoi ne la jugez-vous +pas pour le meurtre de son enfant? Quant aux égratignures, si vous y +tenez, nous disons que, d'après ce que nous savons, vous pouvez vous en +rendre compte, prenant pour sûreté de votre argument que vous ne l'avez +pas inventé.» Pour conclure, monsieur dit Wemmick, M. Jaggers était à +lui seul beaucoup plus fort que tous les jurés ensemble, et ils se +laissèrent convaincre. + +--A-t-elle toujours été à son service depuis? + +--Oui, mais non seulement cela, dit Wemmick, elle est entrée à son +service immédiatement après son acquittement, aussi calme et aussi +docile qu'elle l'est maintenant. On lui a appris depuis une chose ou une +autre pour faire son service, mais elle fut apprivoisée dès le +commencement. + +--Vous souvenez-vous du sexe de l'enfant? + +--On a dit que c'était une fille. + +--Vous n'avez plus rien à me dire ce soir? + +--Rien; j'ai reçu votre lettre, et je l'ai détruite. Rien.» + +Nous échangeâmes un bonsoir affectueux, et je rentrai chez moi avec un +nouvel aliment pour mes pensées, mais sans soulagement des anciennes. + + + + +CHAPITRE XIX. + + +Mettant la lettre de miss Havisham dans ma poche, afin qu'elle pût me +servir de lettre de créance pour reparaître à Satis House dans le cas où +sa mauvaise humeur la conduirait à montrer de la surprise en me voyant +revenir si tôt, je repartis le lendemain par la voiture. Je mis pied à +terre à la maison de la Mi-Voie, j'y déjeunai et je fis à pied le reste +de la route; car je tenais à entrer en ville tranquillement par les +chemins peu fréquentés et en sortir de la même manière. + +Le jour commençait à baisser quand je passai dans les petites ruelles +tranquilles où l'écho seul répète le bruit de la Grande Rue. Les +enfoncements des ruines, où les vieux moines avaient autrefois leurs +réfectoires et leurs jardins, et dont les fortes murailles se prêtaient +maintenant à servir d'humbles remises et d'écuries, étaient presque +aussi silencieux que les vieux moines dans leurs tombeaux. Au moment où +je pressais le pas pour éviter d'être observé, les cloches de la +cathédrale prirent tout d'un coup pour moi un son plus triste et plus +lointain qu'elles n'avaient jamais eu auparavant; de même, les sons du +vieil orgue arrivaient à mes oreilles comme une musique funèbre, et les +oiseaux, en voltigeant autour de la tour grise, et en se balançant dans +les grands arbres dépouillés du Prieuré, semblaient me crier que la +maison était changée, et qu'Estelle en était partie pour toujours. + +Une vieille femme, que je connaissais déjà comme une des servantes qui +habitaient la maison supplémentaire, au delà de la cour de derrière, +m'ouvrit la porte. La chandelle allumée était dans le passage sombre. +Comme autrefois, je la pris et montai seul l'escalier. Miss Havisham +n'était pas dans sa chambre, mais dans l'autre grande chambre, de +l'autre côté du palier. Regardant à l'intérieur, après avoir frappé en +vain, je la vis tout près du foyer, assise sur une chaise tout usée, et +perdue dans la contemplation du feu couvert de cendres. + +Faisant comme j'avais fait souvent, j'entrai et me tins debout près de +la vieille cheminée où elle pouvait me voir lorsqu'elle lèverait les +yeux. Il y avait dans toute sa personne un air d'affaissement extrême +qui m'émut jusqu'à la compassion, quoiqu'elle m'eût fait plus de mal que +je ne pouvais dire. Comme j'étais là, la plaignant et pensant qu'avec le +temps, j'étais aussi devenu partie de la ruine de cette maison, ses yeux +se portèrent sur moi. Elle me regarda fixement et dit à voix basse: + +«Est-ce possible? + +--C'est moi, Pip. M. Jaggers m'a remis votre lettre hier, et je n'ai pas +perdu de temps. + +--Merci!... merci!...» + +Approchant du feu une des autres chaises dégarnies, et m'asseyant, je +remarquai sur son visage une expression nouvelle, comme si elle avait +peur de moi. + +«J'ai besoin, dit-elle, de continuer le sujet dont vous m'avez parlé la +dernière fois que vous êtes venu ici, et de vous montrer que je ne suis +pas de marbre.... Mais peut-être vous ne croirez jamais maintenant qu'il +y ait quelque chose d'humain dans mon coeur?» + +Quand j'eus dit quelques paroles pour la rassurer, elle étendit sa main +droite toute tremblante, comme si elle allait me toucher, mais elle la +retira avant que j'eusse compris son mouvement ou su comment +l'accueillir. + +«Vous avez dit, en parlant de votre ami, qu'il vous était possible de me +dire comment je pourrais faire quelque chose d'utile et de bon, quelque +chose que vous désirez qui soit fait, n'est-ce pas? + +--Quelque chose que j'aimerais beaucoup voir faire, oh! oui! beaucoup! +beaucoup! + +--Qu'est-ce que c'est?» + +Je commençai à lui expliquer l'histoire secrète de la position +commerciale que j'avais voulu créer à Herbert. Mais je n'étais pas +encore bien avancé quand je jugeai, à son air, qu'elle pensait à moi +d'une manière vague, plutôt qu'à ce que je disais. Cela me parut ainsi; +car lorsque je cessai de parler, il se passa bien des moments avant +qu'elle témoignât qu'elle s'en était aperçue. + +«Vous arrêtez-vous, me demanda-t-elle enfin, en ayant l'air d'avoir peur +de moi, parce que vous me haïssez trop pour supporter de me parler? + +--Non, non, répondis-je, comment pouvez-vous penser cela, miss Havisham? +Je me suis arrêté parce que j'ai supposé que vous n'écoutiez pas ce que +je disais. + +--C'est peut-être vrai, répondit-elle, en portant une main à sa tête. +Recommencez, je vais regarder autre chose, attendez! Dites maintenant.» + +Elle posa ses mains sur sa canne, de la manière résolue qu'elle prenait +quelquefois et regarda le feu; son visage exprimait fortement l'effort +qu'elle faisait pour être attentive. Je continuai mon explication, et je +lui dis comment j'avais espéré pouvoir arriver à établir Herbert avec +mes propres ressources, mais comment j'avais été désappointé. Cette +partie du sujet (je le lui rappelai) contenait des matières qui ne +pouvaient faire partie de mes explications; car elles se liaient aux +secrets importants d'une autre. + +«Ah! dit-elle en faisant un signe d'assentiment, mais sans me regarder. +Et combien d'argent faut-il pour compléter ce que vous désirez?» + +J'étais un peu effrayé de fixer le chiffre, car il sonnait assez +rondement. + +«Neuf cents livres, dis-je cependant. + +--Si je vous donne l'argent pour votre projet, garderez-vous mon secret +comme vous avez gardé le vôtre? + +--Tout aussi fidèlement. + +--Et votre esprit sera plus calme? + +--Beaucoup plus calme? + +--Êtes-vous bien malheureux maintenant?» + +Elle me fit encore cette question sans me regarder, mais avec un ton de +sympathie peu ordinaire. Il me fut impossible de répondre à ce moment, +car la voix me manquait. Elle passa son bras gauche sous la tête +recourbée de sa canne, et y appuya doucement son front. + +«Je suis loin d'être heureux, miss Havisham; mais j'ai d'autres causes +d'inquiétudes que toutes celles que vous connaissez: ce sont les secrets +dont je vous ai parlé.» + +Peu d'instants après, elle leva la tête et regarda de nouveau le feu. + +«C'est généreux à vous de me dire que vous avez d'autres causes +d'inquiétudes, mais est-ce vrai? + +--Trop vrai. + +--Pip, ne puis-je donc vous servir qu'en rendant service à votre ami? En +considérant cela comme fait, n'y a-t-il rien que je puisse faire pour +vous? + +--Rien. Je vous remercie pour cette question, et je vous remercie +davantage encore pour la manière dont vous me la faites, mais il n'y a +rien que vous puissiez faire pour moi.» + +Alors elle se leva de sa chaise et chercha, dans la chambre délabrée, ce +qu'il fallait pour écrire. Ne trouvant rien, elle tira de sa poche +plusieurs tablettes d'ivoire jaune, montées sur or terni, et écrivit +dessus avec un crayon qu'elle prit dans un étui en or terni qui pendait +à son cou. + +«Vous êtes toujours dans de bons termes avec M. Jaggers? + +--Très bons, j'ai dîné avec lui hier. + +--Ceci est une autorisation pour qu'il vous paye cet argent que vous +dépenserez pour votre ami comme vous l'entendrez, sans en être +responsable. Je ne garde pas d'argent ici; mais si vous préférez que +Jaggers ne sache rien de l'affaire, je vous l'enverrai. + +--Je vous remercie, miss Havisham, je n'ai pas la moindre objection à +recevoir cet argent des mains de M. Jaggers.» + +Elle me lut ce qu'elle avait écrit. C'était clair et précis, et +évidemment rédigé de manière à empêcher tout soupçon que je voulais +tirer profit de l'argent que je recevais. Je pris les tablettes de sa +main. Elle tremblait encore, et elle trembla encore davantage +lorsqu'elle ôta la chaîne à laquelle le crayon était attaché et la mit +dans la mienne, le tout sans me regarder. + +«Mon nom est sur la première feuille. Si vous pouvez jamais écrire sous +mon nom: «Je lui pardonne,» bien que depuis longtemps mon coeur brisé ne +soit plus que poussière, je vous en prie, faites-le. + +--Ô miss Havisham! dis-je, je le puis maintenant. Il y a eu de fatales +méprises, et ma vie a été une vie ingrate et aveugle, et j'ai trop +besoin de pardon et de conseils pour agir durement avec vous.» + +Elle leva pour la première fois la tête sur moi depuis qu'elle l'avait +détournée, et, à mon grand étonnement, je puis même ajouter à ma terreur +extrême, elle tomba à genoux à mes pieds, les mains jointes levées vers +moi, comme elle avait dû les lever vers le ciel à côté de sa mère, +lorsque son pauvre coeur était encore tout jeune et tout naïf. + +En la voyant avec ses cheveux blancs et sa figure flétrie, agenouillée à +mes pieds, je ressentis une secousse dans tout le corps. Je la suppliai +de se lever et je la pris dans mes bras pour l'aider, mais elle ne fit +que presser celle de mes mains qu'elle put saisir le plus facilement; +elle y appuya sa tête et pleura. Jamais jusqu'à ce moment je ne l'avais +vue verser une larme, et dans l'espoir que quelque consolation lui +ferait du bien, je me penchai sur elle sans parler. Elle n'était plus +agenouillée alors, mais tout affaissée sur le plancher. + +«Oh! criait-elle désespérée, qu'ai-je fait?... qu'ai-je fait?... + +--Si vous voulez parler, miss Havisham, du mal que vous m'avez fait, +laissez-moi vous répondre: très peu.... Je l'aurais aimée dans n'importe +quelle circonstance.... Est-elle mariée?... + +--Oui.» + +C'était une question inutile, car une désolation nouvelle dans cette +maison me l'avait appris. + +«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...» + +Elle se tordait les mains, elle arrachait ses cheveux blancs et elle +répétait ce cri sans cesse et toujours: + +«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...» + +Je ne savais que lui répondre ni comment la consoler. Qu'elle eût fait +une chose horrible en prenant une enfant impressionnable pour la former +dans le moule où son furieux ressentiment, son amour dédaigné et son +orgueil blessé trouvaient une vengeance, je le savais parfaitement; +qu'en repoussant la lumière du soleil, elle avait repoussé infiniment +plus; que, dans la retraite où elle s'était confinée, elle s'était +privée de mille influences naturelles et salutaires; que son esprit, +entretenu dans la solitude, fût devenu affecté comme le sont et doivent +l'être et le seront tous les esprits qui renversent l'ordre indiqué par +leur Créateur: je le savais également bien. Et cependant pouvais-je la +regarder sans compassion, en voyant son châtiment et le malheur dans +lequel elle se trouvait, et sa profonde incapacité de vivre sur cette +terre où elle était placée, dans la vanité de la douleur qui était +devenue chez elle une monomanie, comme la vanité de la pénitence, la +vanité du remords, la vanité de l'indignité et tant d'autres +monstrueuses vanités qui ont été des malédictions en ce monde? + +«Jusqu'au moment où vous lui avez parlé l'autre jour, et où j'ai vu en +vous, dans une glace qui me montrait ce que j'avais autrefois souffert +moi-même, je ne sais pas ce que j'ai fait.... Qu'ai-je fait!... Qu'ai-je +fait!...» + +Et elle répéta ces mots vingt fois, cinquante fois de suite. + +«Miss Havisham, dis-je, quand son cri s'éteignit, vous pouvez m'éloigner +de votre esprit et de votre conscience; mais pour Estelle c'est tout +différent, et si vous pouvez diminuer un peu le mal que vous lui avez +fait, en changeant une partie de sa véritable nature, il vaut mieux le +faire que de vous lamenter sur le passé pendant cent ans. + +--Oui! oui! je le sais; mais Pip... mon cher Pip!...--Il y avait un élan +de compassion toute féminine dans sa nouvelle affection pour moi--Mon +cher Pip, croyez bien que lorsqu'elle est venue à moi, je voulais la +sauver d'un malheur semblable au mien. D'abord, je ne voulais rien de +plus. + +--Bien! bien! dis-je, je l'espère. + +--Mais lorsqu'elle a grandi en promettant d'être belle, j'ai peu à peu +fait pire, et avec mes louanges, avec mes bijoux, avec mes leçons et +avec ce fantôme de moi-même, toujours devant elle pour l'avertir de bien +profiter de mes leçons, je lui dérobai son coeur et mis de la glace à sa +place. + +--Mieux eût valu, ne pus-je m'empêcher de dire, lui laisser son coeur +naturel, quand il aurait dû être meurtri et brisé.» + +Sur ce, miss Havisham me regarda d'un air distrait pendant un moment, +puis elle reprit encore: + +«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!... Si vous saviez mon histoire, +dit-elle, vous auriez un peu pitié de moi et vous me comprendriez mieux. + +Miss Havisham, répondis-je aussi délicatement que je pus le faire, je +crois pouvoir dire que je pense connaître votre histoire, et je l'ai +connue depuis la première fois que j'ai quitté ce pays. Elle m'a inspiré +une grande compassion, et je crois la comprendre, ainsi que ses +influences. Ce qui s'est passé entre nous m'autorise-t-il à vous +adresser une question relative à Estelle, non sur ce qu'elle est, mais +sur ce qu'elle était, quand elle vint ici pour la première fois? + +Miss Havisham était assise à terre, les bras sur la chaise en lambeaux, +et la tête appuyée sur ses bras; elle me regarda en plein quand je dis +ceci, puis elle répondit: + +«Continuez. + +--De qui Estelle était-elle fille?» + +Elle secoua la tête. + +«Vous ne savez pas?» + +Elle secoua de nouveau la tête. + +«Mais M. Jaggers l'a-t-il amenée ou envoyée ici? + +Il l'a amenée ici. + +Voulez-vous me dire comment cela s'est fait?» + +Elle répondit à voix basse et avec beaucoup de précaution: + +«Il y avait longtemps que j'étais renfermée dans ces chambres (je ne +sais pas combien il y avait de temps), quand je lui dis que je désirais +avoir une jeune fille que je pusse élever, aimer et sauver de mon +malheureux sort. Je l'avais vu pour la première fois lorsque je l'avais +fait demander pour rendre cette maison solitaire, ayant lu son nom dans +les journaux avant que le monde et moi ne nous fussions séparés. Il me +dit qu'il chercherait dans ses connaissances une petite orpheline. Un +soir, il l'amena ici endormie, et je l'appelai Estelle. + +--Puis-je vous demander quel âge elle avait alors? + +--Deux ou trois ans; elle-même ne sait rien, si ce n'est qu'elle était +orpheline, et que je l'adoptai.» + +J'étais si convaincu que la femme que j'avais vue était sa mère, que je +ne demandai aucune preuve pour bien établir le fait dans mon esprit. +Mais, pour tout le monde, je le pensais du moins, la parenté était +claire et évidente. + +Que pouvais-je espérer faire de plus en prolongeant cette entrevue: +j'avais réussi en ce qui concernait Herbert; miss Havisham m'avait dit +tout ce qu'elle savait d'Estelle; j'avais fait et dit tout ce que je +pouvais pour calmer son esprit: peu importe ce que nous ajoutâmes en +nous séparant; nous nous séparâmes. + +Le jour touchait à sa fin quand je descendis l'escalier et me retrouvai +à l'air naturel. Je dis à la femme qui m'avait ouvert la porte lorsque +j'étais entré, que je ne voulais pas la déranger en ce moment, mais que +j'allais faire un tour dans la maison avant de partir, car j'avais le +pressentiment que je n'y reviendrais jamais, et je sentis que le jour +qui s'éteignait convenait à ma dernière visite. + +À travers l'amas de fûts sur lesquels j'avais couru, il y avait si +longtemps, et sur lesquels la pluie de plusieurs années était tombée +depuis, les pourrissant en beaucoup d'endroits et laissant des marais et +des étangs en miniature sur ceux qui se trouvaient encore debout, je +gagnai le jardin dévasté. J'en fis le tour, je passai par le coin où +Herbert et moi nous nous étions battus; par les allées où Estelle et moi +nous avions marché. Tout était bien froid... bien solitaire... bien +triste!... + +Prenant pour revenir par la brasserie, je levai le loquet rouillé d'une +petite porte donnant sur le jardin, et je le traversai. J'allais sortir +par la porte opposée, difficile à ouvrir maintenant, car le bois humide +avait joué et gonflé; les gonds ne tenaient plus, et le seuil était +encombré par une énorme crue de champignons. Quand je tournai la tête +pour regarder derrière moi, un souvenir d'enfance revint avec une force +remarquable, au moment même de ce léger mouvement, et je m'imaginai voir +miss Havisham pendue à la poutre. Si forte fut cette impression, que je +restai sous la poutre, tremblant des pieds à la tête, avant de voir que +c'était une hallucination, quoique certainement je me trouvasse là +depuis un instant. + +La tristesse du lieu et de l'heure et la grande terreur causée par cette +illusion, bien que momentanée, me causèrent une crainte indescriptible +quand je passai entre les deux portes en bois où autrefois je m'étais +arraché les cheveux, après qu'Estelle eut déchiré mon coeur. Passant +alors dans la première cour, j'hésitai si j'appellerais la femme pour me +faire sortir par la porte fermée dont elle avait la clef, ou si je +monterais d'abord pour m'assurer si miss Havisham était aussi tranquille +que lorsque je l'avais quittée. Je pris cette dernière résolution, et je +montai. + +Je regardai dans la chambre où je l'avais laissée, et je la vis assise +dans le fauteuil déchiré, sur le foyer, tout près du feu, et me tournant +le dos. Au moment où je retirais ma tête pour m'éloigner tranquillement, +je vis une grande flamme s'élever. Au même instant, je la vis accourir +vers moi en criant, enveloppée d'un tourbillon de flammes qui s'élevait +au-dessus de sa tête au moins d'autant de pieds qu'elle était haute. + +J'avais un manteau à double collet, et sur mon bras un autre paletot +épais. Je les saisis, je l'en entourai, je la jetai à terre et eux +par-dessus; puis je tirai la grande nappe qui était sur la table dans le +même but, et avec elle tout le tas de moisissures du milieu, et toutes +les vilaines choses qui s'y abritaient. Nous étions tous deux à terre, +luttant comme des ennemis acharnés, et plus je la couvrais, plus elle +criait et essayait de se débarrasser de moi. Comment le feu avait-il +pris chez miss Havisham? Je le sais par ce qui en résulta, mais non par +ce que j'en sentis, ou pensai, ou sus, ou fis.... Je ne sus rien +jusqu'au moment où j'appris que nous étions sur le plancher, près de la +grande table, et que je vis voler dans l'air enfumé des flammèches et +des morceaux encore allumés, qui un moment auparavant, avaient été sa +robe de noce fanée. + +Alors je regardai autour de moi, et je vis les perce-oreilles et les +araignées courant en désordre sur le plancher, et les domestiques qui +arrivaient hors d'haleine en poussant des cris à la porte. Je tenais +miss Havisham de toutes mes forces, malgré elle, comme un prisonnier qui +pouvait s'échapper, et je ne suis pas certain si je savais qui elle +était, pourquoi nous luttions, qu'elle avait été en flammes et que les +flammes étaient éteintes, jusqu'au moment où je vis que les flammèches +qui avaient été sur ses vêtements n'étaient plus allumées mais tombaient +en pluie noire autour de nous. + +Elle était insensible, et je craignais de la remuer ou même de la +toucher. On envoya chercher des secours et je la tins jusqu'à ce qu'il +arrivât, comme si je m'imaginais follement (je crois que je le fis) que +si je la laissais aller le feu allait reparaître et la consumer. Quand +je me levai, à l'arrivée du médecin et de son aide, je fus surpris de +voir que j'avais les deux mains brûlées, car je n'avais senti aucune +douleur. + +L'examen montra qu'elle avait reçu des blessures sérieuses, mais qui, +par elles-mêmes, étaient loin d'ôter tout espoir. Le danger résidait +surtout dans la violence de la secousse morale. D'après l'ordre du +médecin, on établit miss Havisham sur la grande table qui justement +convenait parfaitement pour le pansement de ses blessures. Quand je la +revis, une heure après, elle était réellement couchée où je l'avais vue +frapper avec sa canne, et où je lui avais entendu dire qu'elle serait +couchée un jour. + +Bien que tous les vestiges de ses vêtements de fête fussent brûlés, à ce +qu'on me dit, elle avait encore quelque chose de son vieil air de +fiancée, car on l'avait couverte jusqu'à la gorge avec de la ouate +blanche, et couchée sous un drap blanc qui recouvrait le tout, et elle +conservait encore l'air du fantôme de quelque chose qui a été et qui +n'est plus. + +J'appris, en questionnant les domestiques, qu'Estelle était à Paris, et +je fis promettre au médecin qu'il lui écrirait par le prochain courrier. +Quand à la famille de miss Havisham, je pris sur moi, ne voulant +communiquer qu'avec M. Mathieu Pocket, de laisser celui-ci s'arranger +comme il le jugeait convenable pour informer les autres parents. Je lui +écrivis le lendemain par l'entremise d'Herbert, aussitôt que je rentrai +en ville. + +Il y eut du mieux ce soir là quand elle parla à tous de ce qui était +arrivé quoiqu'avec une certaine vivacité fébrile. Vers minuit, miss +Havisham commença à déraisonner, et après cela elle arriva graduellement +à répéter un nombre de fois indéfini, d'une voix basse et solennelle: +«Qu'ai-je fait!» Puis: «Quand elle vint près de moi, je voulais la +sauver d'un malheur semblable au mien;» ensuite: «Prenez ce crayon et +écrivez sous mon nom: Je lui pardonne!» Elle ne changeait jamais l'ordre +de ces phrases, mais quelquefois elle oubliait un mot de l'une d'elles; +elle n'ajoutait jamais un autre mot, mais elle laissait une interruption +et passait au mot suivant. + +Comme je n'avais rien à faire là, et que j'avais à Londres une raison +pressante d'inquiétude et de crainte, que ses divagations même ne +pouvaient chasser de mon esprit, je décidai pendant la nuit que je m'en +irais par la voiture du lendemain matin, mais que je marcherais un mille +ou deux, et que je serais recueilli par la voiture, en dehors de la +ville. Donc, vers six heures du matin, je me penchai sur miss Havisham, +touchai son front de mes lèvres, au moment même où elles disaient, sans +prendre garde à mon baiser: + +«Prenez le crayon, et écrivez sous mon nom: «Je lui pardonne!» + +C'était la première et la dernière fois que je l'embrassai ainsi. Et +jamais plus je ne la revis. + + + + +CHAPITRE XX. + + +Mes mains avaient été pansées deux ou trois fois pendant la nuit, et +encore dans la matinée; mon bras gauche était brûlé jusqu'au coude, et +moins fortement jusqu'à l'épaule; c'était très douloureux, mais les +flammes avaient porté dans cette direction, et je rendais grâce au ciel +que cela ne fût pas plus grave. Ma main droite n'était pas assez +sérieusement brûlée pour m'empêcher de remuer les doigts; elle était +bandée, bien entendu, mais d'une manière moins gênante que ma main et +mon bras gauches. Je portais ceux-ci en écharpe, et je ne pouvais mettre +mon paletot que comme un manteau libre sur mes épaules, et fixé au cou; +mes cheveux avaient souffert du feu, mais ma tête et mon visage étaient +saufs. + +Quand Herbert fut allé à Hammersmith et eut vu son père, il revint me +voir, et passa la journée à me soigner. C'était le plus tendre des +garde-malades; à certains moments, il m'enlevait mes bandages, les +trempait dans un liquide réfrigérant qui était tout prêt, et les +replaçait avec une tendresse patiente, dont je lui étais profondément +reconnaissant. + +D'abord en me tenant tranquillement étendu sur le sofa, je trouvai +extrêmement difficile je pourrais dire impossible de me débarrasser de +l'impression de l'éclat des flammes, de leur vivacité, de leur bruit et +de l'horrible odeur de brûlé. Si je m'assoupissais une minute, j'étais +réveillé par les cris de miss Havisham, je la voyais courir vers moi +avec ses hautes flammes au-dessus de sa tête. Cette souffrance de +l'esprit était bien plus dure à supporter que toutes les douleurs +corporelles que j'endurais, et Herbert, voyant cela, fit tout ce qu'il +put pour tenir mon attention occupée. + +Nous ne parlions ni l'un ni l'autre du bateau, mais tous deux nous y +pensions; cela se voyait à l'empressement que nous mettions à éviter ce +sujet, et par notre convention--convention tacite--de faire du +rétablissement de mes mains une question, non pas de semaines, mais +d'heures. + +Ma première question, quand je sentis qu'Herbert avait été aux +nouvelles, fut, bien entendu, de lui demander si tout allait bien en +aval du fleuve? Comme il me répondit affirmativement, avec une gaieté et +une confiance parfaites, nous ne reprîmes ce sujet que lorsque le jour +commença à baisser. Mais alors, comme Herbert changeait les bandages, +plutôt à la lueur du feu, qu'à la lueur du dehors, il y revint +spontanément. + +«Hier soir, je suis resté avec Provis, deux bonnes heures, Haendel. + +--Où était Clara? + +--Chère petite créature! dit Herbert. Elle est montée et descendue +allant et venant chez son père toute la soirée. Il frappait +perpétuellement au plancher, dès qu'il la perdait de vue un instant. Je +doute cependant qu'il puisse tenir longtemps. Que voulez-vous: avec du +rhum et du poivre, du poivre et du rhum? Je crois que bientôt il ne +frappera plus. + +--Et alors, vous vous marierez, Herbert? + +--Comment pourrai-je prendre soin de cette chère enfant autrement? +Étendez votre bras sur le dos du sofa, mon cher ami, je vais m'asseoir +là, et ôter le bandage si graduellement et si doucement, que vous ne +saurez pas quand il sera enlevé. Je parlais de Provis: savez-vous, +Haendel, qu'il gagne? + +--Je vous ai dit que je le croyais plus doux, la dernière fois que je +l'ai vu. + +--Vous me l'avez dit, et c'est la vérité. Il s'est montré très +communicatif hier soir, et il m'en a plus dit qu'il ne m'en avait dit de +sa vie. Vous vous souvenez qu'il a parlé ici d'une femme avec laquelle +il a eu bien des tracas?... Est-ce que je vous ai fait mal?» + +J'avais fait un mouvement, non à son toucher, mais à ses paroles, qui +m'avaient fait tressaillir. + +«J'avais oublié cela, Herbert, mais je m'en souviens, maintenant que +vous en parlez. + +--Eh bien! il est entré dans cette phase de sa vie, et c'est une phase +bien sombre et bien affreuse. Vous la dirai-je? Cela ne vous +fatiguera-t-il pas maintenant? + +--Dites-moi tout, quand même; répétez-moi chaque mot!» + +Herbert se pencha en avant pour regarder de plus près, comme si ma +réponse avait été plus prompte et plus vive qu'il ne s'y était attendu. + +«Votre tête est-elle calme? dit-il en la touchant. + +--Parfaitement, dis-je, racontez-moi ce qu'a dit Provis, mon cher +Herbert. + +--Il paraît... dit Herbert.--voilà ce qui s'appelle ôter délicatement un +bandage, et maintenant voici la blessure à l'air: ça vous fait +frissonner d'abord, mon cher ami, n'est-ce pas? mais cela vous fera du +bien tout à l'heure.--Il paraît que la femme était une jeune femme et +une femme jalouse, et une femme vindicative... vindicative, Herbert, au +dernier degré. + +--Quel dernier degré? + +--Jusqu'au meurtre!--Est-ce que c'est trop froid sur la partie sensible? + +--Je ne le sens pas. Comment a-t-elle tué?... Qui a-t-elle tué?... + +--Son action ne mérite peut-être pas un nom aussi terrible, dit Herbert; +mais elle a été jugée pour cela, et c'est M. Jaggers qui l'a défendue, +et le bruit de cette défense fit connaître son nom à Provis. La victime +était une autre femme, plus forte, et il y avait eu lutte dans une +grange. Qui avait commencé? Qui avait tort ou raison? Il y avait doute. +Mais comment cela avait fini, ce n'était pas douteux; car on trouva la +victime étranglée. + +--La femme fut-elle déclarée coupable? + +--Non; elle fut acquittée.--Mon pauvre Haendel, je vous fais mal? + +--Il est impossible d'être plus doux, Herbert; oui.--Et ensuite.... + +--Cette jeune femme acquittée et Provis, dit Herbert, avaient un petit +enfant, un petit enfant que Provis aimait excessivement. Le soir de la +même nuit où l'objet de sa jalousie fut étranglée, comme je vous l'ai +dit, la jeune femme se présenta devant Provis un seul moment, et jura +qu'elle ferait mourir l'enfant (lequel était en sa possession), et qu'il +ne le reverrait jamais, puis elle disparut.... Là, voici votre plus +mauvais bras confortablement arrangé dans son écharpe encore une fois; +et, maintenant, il ne reste plus que la main droite, ce qui est chose +bien plus facile. Je puis mieux faire par cette lumière que par une plus +forte, car ma main est plus sûre quand je ne vois pas trop distinctement +ces pauvres brûlures. Ne croyez-vous pas que votre respiration est +affectée, mon pauvre ami, vous semblez respirer trop vite? + +--C'est possible, Herbert.--Cette femme a-t-elle tenu son serment? + +--Voilà la partie la plus sombre de la vie de Provis. Oui. + +--C'est-à-dire que c'est lui qui dit: Oui. + +--Mais certainement, mon cher ami, répondit Herbert d'un ton surpris, et +en se penchant pour mieux voir. Il dit tout cela; je n'en sais pas +davantage. + +--Non, ce n'est pas sûr. + +--Maintenant, continua Herbert, avait-il maltraité la mère de l'enfant, +ou bien avait-il bien traité la mère de l'enfant? Provis ne le dit pas; +mais elle avait partagé quelque chose comme quatre ou cinq ans de la +malheureuse vie qu'il nous a décrite au coin de ce feu, et il semble +avoir ressenti de la pitié et de l'indulgence pour elle. Donc, craignant +d'être appelé à déposer sur la disparition de l'enfant, et peut-être sur +la cause de sa mort, il se cacha, se tint dans l'ombre, comme il dit, +éloigné de tout, éloigné de la justice. On parla vaguement d'un certain +homme du nom d'Abel, à propos duquel la jalousie s'était élevée. Après +l'acquittement elle disparut, et il perdit ainsi l'enfant et la mère de +l'enfant. + +--Je voudrais demander.... + +--Un moment, cher ami, dit Herbert, et j'ai fini. Ce mauvais génie, ce +Compeyson, le pire des scélérats parmi beaucoup de scélérats, sachant +qu'il se tenait caché à cette époque, et connaissant les raisons qui le +faisaient agir ainsi, se servit, dans la suite, de ce qu'il savait pour +le faire rester pauvre et le faire travailler plus dur. Il m'a été +démontré, hier soir, que c'est là le point de départ de la haine de +Provis. + +--J'ai besoin de savoir, dis-je, et particulièrement, Herbert, s'il vous +a dit quand cela est arrivé. + +--Particulièrement? Attendez, alors que je me souvienne de ce qu'il a +dit à ce sujet. L'expression dont il s'est servi était: «Il y a un +nombre d'années assez rond, et presque aussitôt après j'entrai en +relations avec Compeyson.» Quel âge aviez-vous, quand vous l'avez +rencontré dans le petit cimetière? + +--Je crois que j'avais sept ans. + +--Eh! cela était arrivé depuis trois ou quatre ans, alors, dit-il. Et +vous lui avez rappelé la petite fille si tragiquement perdue, qui aurait +eu à peu près votre âge. + +--Herbert, dis-je après un court silence et d'un ton précipité, me +voyez-vous mieux à la lueur de la fenêtre ou à la lueur du feu? + +--À la lueur du feu, répondit Herbert, en se rapprochant encore. + +--Regardez-moi. + +--Je vous regarde, mon cher ami. + +--Prenez-moi la main. + +--Je la tiens, mon cher ami. + +--Ne craignez-vous pas que j'aie un peu de fièvre, ou que ma tête ne +soit un peu dérangée par l'accident de la nuit dernière? + +--Non, mon cher ami, dit Herbert, après avoir pris le temps de +m'examiner. Vous êtes un peu agité, mais vous êtes tout à fait +vous-même. + +--Je sais que je suis bien moi-même, et l'homme que nous cachons près de +la rivière là-bas est le père d'Estelle. + + + + +CHAPITRE XXI. + + +Quel était mon but, en montrant tant de chaleur à chercher et à prouver +la parenté d'Estelle? Je ne saurais le dire. On verra tout à l'heure que +la question ne se présentait pas à moi sous une forme bien distincte, +jusqu'à ce qu'elle me fût formulée par une tête plus sage que la mienne. + +Mais quand Herbert et moi eûmes terminé notre conversation, je fus saisi +de la conviction fiévreuse, que je ne devais pas me reposer un instant, +mais que je devais voir M. Jaggers, et arriver à apprendre l'entière +vérité. Je ne sais réellement pas si je sentais que je faisais cela pour +Estelle, ou si j'étais bien aise de reporter sur l'homme à la +conservation duquel j'étais intéressé, quelques rayons de l'intérêt +romanesque qui l'avait si longtemps enveloppée. Peut-être cette dernière +supposition est-elle plus près de la vérité. + +Quoi qu'il en soit, j'eus bien de la peine à me retenir d'aller dans +Gerrard Street ce soir-là. Herbert me représenta que si je le faisais, +je serais probablement obligé de garder le lit, et par conséquent +incapable d'être utile lorsque la sûreté de notre fugitif dépendrait de +moi. Ces sages conseils parvinrent seuls à calmer mon impatience. En +répétant plusieurs fois que, quoi qu'il pût arriver, je devais aller +chez M. Jaggers le lendemain, je consentis enfin à rester tranquille, à +laisser panser mes blessures et à rester à la maison. De grand matin, le +lendemain, nous sortîmes ensemble, et, au coin de Giltspur Street, près +de Smithfield, je laissai Herbert prendre le chemin de la Cité, et je me +dirigeai vers la Petite Bretagne. + +Il y avait des jours périodiques où M. Jaggers et Wemmick passaient en +revue les comptes de l'étude, arrêtaient les balances et mettaient tout +en ordre. Dans ces occasions, Wemmick portait ses livres et papiers dans +le cabinet de M. Jaggers, et un des clercs du premier étage descendait +dans le premier bureau. En voyant ce clerc à la place de Wemmick, ce +matin-là, j'appris que c'était le jour des balances; mais je n'étais pas +fâché de trouver M. Jaggers et Wemmick ensemble; car Wemmick verrait +alors par lui-même que je ne disais rien qui pouvait le compromettre. + +Mon apparition, avec mon bras en écharpe et mon paletot jeté sur mes +épaules, favorisa mon projet. Quoique j'eusse adressé à M. Jaggers un +récit succinct de l'accident, aussitôt que j'étais arrivé en ville, il +me restait maintenant à lui donner tous les détails; et la singularité +de la circonstance rendit notre conversation moins sèche, moins roide, +et moins strictement judiciaire qu'elle ne l'était habituellement. +Pendant que je narrais le désastre, M. Jaggers, selon son habitude, se +tenait devant le feu. Wemmick se penchait sur le dos de sa chaise en me +regardant fixement, les mains dans les poches de son paletot, et sa +plume horizontalement placée dans la bouche. Les deux ignobles bustes, +toujours inséparables dans mon esprit des débats officiels, paraissaient +se demander en eux-mêmes s'ils ne sentaient pas le feu en ce moment. + +Mon récit terminé et les questions épuisées, je produisis l'autorisation +de miss Havisham de recevoir les neuf cents livres pour Herbert. Les +yeux de M. Jaggers rentrèrent un peu plus profondément dans sa tête +quand je lui tendis les tablettes; mais bientôt, il les fit passer à +Wemmick en lui recommandant de préparer le bon sur le banquier pour +qu'il y apposât sa signature. Pendant que cela s'exécutait, je regardais +Wemmick qui écrivait, et M. Jaggers qui me regardait, en s'appuyant et +en s'inclinant sur ses bottes bien cirées. + +«Je suis fâché, Pip, dit-il en mettant le bon dans ma poche quand il +l'eut signé, que nous n'ayons rien à faire pour vous. + +--Miss Havisham a eu la bonté de me demander, répondis-je, si elle +pouvait faire quelque chose pour moi, et je lui ai dit que non. + +--Chacun doit connaître ses affaires,» dit M. Jaggers. + +Et je vis les lèvres de Wemmick former les mots: «Valeurs portatives.» + +«Je ne lui aurais pas dit non, si j'avais été à votre place, dit M. +Jaggers; mais chacun doit connaître ses affaires. + +--Les affaires de chacun, dit Wemmick en me lançant un regard de +reproche, ce sont les valeurs portatives.» + +Croyant le moment venu de continuer le thème que j'avais à coeur, je +dis, en me tournant vers M. Jaggers: + +«J'ai cependant demandé quelque chose à miss Havisham, monsieur. Je l'ai +priée de me donner quelques renseignements sur sa fille adoptive, et +elle m'a dit tout ce qu'elle savait. + +--Vraiment, fit M. Jaggers en se penchant pour regarder ses bottes. + +Puis en se redressant: + +«Ah! je ne pense pas que j'aurais fait cela, si j'avais été à la place +de miss Havisham. Mais elle doit mieux connaître ses affaires que moi. + +--J'en sais plus sur l'histoire de l'enfant adopté par miss Havisham que +miss Havisham n'en sait elle-même. Je connais sa mère.» + +M. Jaggers m'interrogea du regard et répéta: + +«Sa mère?... + +--Il n'y a pas trois jours que j'ai vu sa mère. + +--Ah! dit M. Jaggers. + +--Et vous aussi, vous l'avez vue, monsieur, et plus récemment encore. + +--Ah! dit M. Jaggers. + +--Peut-être en sais-je plus de l'histoire d'Estelle que vous n'en savez +vous-même, dis-je: je connais aussi son père.» + +Il y eut un certain temps d'arrêt dans les manières de M. Jaggers; il +était trop maître de lui-même pour les changer; mais il ne put +s'empêcher de faire un indéfinissable mouvement d'attention; puis il +m'assura qu'il ne savait pas qui était son père. J'avais soupçonné que +Provis n'était devenu le client de M. Jaggers qu'environ quatre ans plus +tard, et qu'il n'avait plus alors aucune raison de faire valoir son +identité. Mais je n'avais pu être certain de cette ignorance de M. +Jaggers auparavant, bien que j'en fusse parfaitement certain alors. + +«Ainsi, vous connaissez le père de la jeune dame, Pip? dit M. Jaggers. + +--Oui, répondis-je, et il s'appellde la Nouvelle Galles du Sud.» + +M. Jaggers lui-même tressaillit quand je dis ces mots. C'était le plus +léger tressaillement qui pût échapper à un homme, le plus soigneusement +réprimé et le plus vite étouffé, mais il eut un tressaillement, bien +qu'il le cachât en partie en le confondant avec le mouvement qu'il fit +pour prendre son mouchoir dans sa poche. Il me serait impossible de dire +comment Wemmick reçut cette nouvelle. J'évitai de le regarder en ce +moment, de peur que la finesse de M. Jaggers ne découvrît qu'il y avait +eu entre nous quelque communication qu'il ignorerait. + +«Et les preuves, Pip? demanda M. Jaggers d'une manière calme, en +arrêtant son mouchoir à mi-chemin de son nez. Est-ce Provis qui prétend +cela? + +--Il ne le dit pas, dis-je, il ne l'a jamais dit, il ne connaît rien et +il ne croit pas à l'existence de sa fille.» + +Pour une fois, le puissant mouchoir de poche manqua son effet. Ma +réponse avait été si inattendue, que M. Jaggers remit le mouchoir dans +sa poche, sans compléter l'acte ordinaire, se croisa les bras, et me +regarda avec une froide attention, bien qu'avec un visage impassible. + +Je lui dis alors tout ce que je savais et comment je le savais, avec la +seule réserve que je lui laissai croire que je tenais de miss Havisham +ce qu'en réalité je tenais de Wemmick. J'agis même avec beaucoup de +prudence à cet égard; je ne regardai pas une seule fois du côté de +Wemmick avant d'avoir fini tout ce que j'avais à dire, et j'avais, +pendant un moment, soutenu en silence le regard de M. Jaggers. Quant à +la fin je tournai les yeux du côté de Wemmick, je vis qu'il avait retiré +sa plume de sa bouche, et qu'il était occupé au bureau. + +«Ah! dit enfin M. Jaggers en se rapprochant des papiers qui se +trouvaient sur la table, où étions-nous, Wemmick, quand M. Pip est +entré?» + +Mais je ne pouvais pas me laisser ainsi mettre de côté, et je lui +adressai un appel passionné, presque indigné, pour être plus franc et +plus généreux avec moi. Je lui rappelai les fausses espérances par +lesquelles j'avais passé, la longueur du temps qu'elles avaient duré, la +découverte que j'avais faite, et je fis allusion au danger qui pesait +sur mon esprit. Je me représentai comme étant certainement bien digne +d'un peu de confiance de sa part, en retour de la confidence que je +venais de lui faire. Je dis que je ne le blâmais pas, que je ne le +soupçonnais pas, que je ne me défiais pas de lui; mais que j'avais +besoin qu'il m'assurât de la vérité, et que s'il me demandait pourquoi +j'en avais besoin, et pourquoi je pensais y avoir des droits, je lui +dirais, quoique ces pauvres rêves lui importassent peu: que j'avais aimé +Estelle longtemps et tendrement, et que, bien que je l'eusse perdue, et +que je dusse vivre dans l'abandon, tout ce qui la concernait m'était +encore plus proche et plus cher que tout autre chose au monde. Voyant +que M. Jaggers se tenait immobile et silencieux, et apparemment +insensible à cet appel, je me tournai vers Wemmick et dis: + +«Wemmick, je vous sais un coeur tendre, j'ai vu votre charmant intérieur +et votre vieux père, et tous les plaisirs innocents dans lesquels vous +reposez votre vie affairée; je vous supplie de dire un mot à M. Jaggers, +et de lui représenter que, tout bien considéré, il doit être plus ouvert +avec moi!» + +Je n'ai jamais vu deux hommes se regarder d'une manière plus +extraordinaire que M. Jaggers et Wemmick après cette apostrophe. D'abord +l'idée que Wemmick allait être remercié de sa place me traversa +l'esprit, mais elle s'évanouit quand je vis M. Jaggers céder à quelque +chose comme un sourire, et Wemmick devenir plus hardi. + +«Qu'est-ce que tout cela? dit M. Jaggers, vous avez un vieux père et +vous vous livrez à des plaisirs innocents? + +--Eh bien! je ne les apporte pas ici. + +--Pip, dit M. Jaggers en posant sa main sur mon bras et souriant +ouvertement, cet homme doit être le menteur le plus rusé de tout +Londres. + +--Pas le moins du monde, répondit Wemmick s'enhardissant de plus en +plus, je crois que vous en êtes un autre.» + +Ils échangèrent encore une fois leurs singuliers regards, chacun +paraissant craindre que l'autre ne l'emportât sur lui. + +«Vous avez un intérieur charmant? + +--Puisque cela ne gêne pas les affaires, repartit Wemmick, qu'est-ce que +cela vous fait? Maintenant que je vous regarde, monsieur, je ne serai +pas étonné si un de ces jours vous cherchez à avoir un intérieur +agréable quand vous serez fatigué du travail.» + +M. Jaggers fit deux ou trois signes de tête rétrospectifs et poussa un +soupir. + +«Pip, dit-il, ne parlons plus de ces pauvres rêves, vous en savez sur +ces sortes de choses plus que moi, car vous avez une expérience plus +fraîche. Mais, à propos de cette autre affaire, je vais vous faire une +supposition, mais faites attention que je n'admets rien.» + +Il attendit que je déclarasse que je comprenais parfaitement qu'il avait +expressément signifié qu'il n'admettait rien. + +«Maintenant, Pip, dit M. Jaggers, supposez qu'une femme, dans des +circonstances semblables à celles que vous avez mentionnées, ait tenu +son enfant caché et ait été obligée de communiquer le fait à son conseil +légal, sur l'observation faite par celui-ci, qu'il doit tout savoir pour +régler la latitude de sa défense, tout, même ce qui concerne l'enfance; +supposez qu'à la même époque le conseil ait eu mission de trouver un +enfant qu'une dame riche et excentrique voulait adopter et élever.... + +--Je vous suis, monsieur. + +--Supposez que le conseil vécût dans une atmosphère de mal et que tous +les enfants qu'il voyait étaient destinés, en grand nombre, à une perte +certaine.... Supposez qu'il voyait souvent des enfants jugés +solennellement par une cour criminelle où il fallait les soulever pour +qu'on les aperçût.... Supposez qu'il en vît habituellement un grand +nombre emprisonnés, fouettés, transportés, négligés, repoussés, ayant +toutes les qualités requises par le bourreau, et grandissant pour la +potence... Supposez qu'il avait raison de regarder presque tous les +enfants qu'il voyait dans sa vie d'affaires comme autant de frai qui +devait éclore en poissons destinés à venir dans ses filets pour être +poursuivis et défendus: parjures, orphelins, endiablés d'une manière ou +d'une autre.... + +--Je vous écoute, monsieur. + +--Supposez, Pip, que dans le nombre il y avait une jolie petite fille +qu'on pouvait sauver, que son père croyait morte et pour laquelle il +n'osait faire aucune démarche, et à la mère de laquelle le conseil légal +avait le droit de dire: «Je sais ce que vous avez fait et comment vous +l'avez fait; vous êtes arrivée de telle ou telle manière; voilà comment +vous avez attaqué, voilà comment on s'est défendu. Vous avez été çà et +là. Vous avez fait telle et telle chose pour détourner les soupçons. Je +vous ai suivie à la piste partout, et je puis le dire à vous et à tous, +séparez-vous de l'enfant, à moins qu'il ne soit nécessaire de la +produire pour nous sauver. Si vous êtes sauvée, votre enfant est sauvée +aussi; si vous êtes perdue, votre enfant est encore sauvée.» Supposez +que tout cela fût fait et que la femme fût acquittée? + +--Mais si je n'admets rien de tout cela? + +--Si vous n'admettez rien de tout cela?» + +Et Wemmick répéta: + +«Vous n'admettez rien de tout cela? + +--Supposez, Pip, que la passion et la crainte de la mort aient un peu +ébranlé l'intelligence de cette femme, et que lorsqu'elle fut rendue à +la liberté elle se soit retirée du monde et soit venue demander un asile +à son conseil.... Supposez qu'il l'ait prise et qu'il ait su contenir +l'ancienne nature sauvage et violente de sa cliente toutes les fois +qu'elle faisait mine de reparaître, en conservant sur elle son ancien +pouvoir. Comprenez-vous ce cas imaginaire? + +--Parfaitement. + +--Supposez que l'enfant grandît et fît un mariage d'argent; que la mère +vécût encore, que le père vécût encore, que le père et la mère, inconnus +l'un à l'autre, demeurassent à des milles de stades ou de mètres, comme +vous voudrez, l'un de l'autre; que le secret fût encore un secret, +excepté pour vous qui en avez eu vent: gardez-le vous-même en ce dernier +cas avec beaucoup de soin. + +--Je le ferai. + +Et je demande à Wemmick de le garder en lui-même avec beaucoup de soin.» + +Et Wemmick dit: + +«Je le ferai. + +--En faveur de qui voudriez-vous révéler ce secret?... Pour le père?... +Je pense qu'il ne serait pas beaucoup meilleur pour lui que pour la +mère.... Pour la mère?... Je pense que si elle a commis un pareil crime, +elle ne serait plus en sûreté où elle est.... Pour la fille?... Je crois +qu'il ne lui servirait à rien d'établir sa parenté pour l'édification de +son mari, et de retomber dans la honte, après y avoir échappé pendant +vingt ans et avec la presque certitude d'y échapper pour le reste de ses +jours.... Mais ajoutez le fait que vous l'avez aimée, Pip, et que vous +avez fait de cette jeune fille le sujet de ces pauvres rêves qui, à une +époque ou une autre, ont été dans la tête de beaucoup plus d'hommes que +vous ne paraissez le penser: alors je vous dis que vous feriez mieux, et +vous le ferez au plus vite, quand vous y aurez bien songé, de couper +votre main gauche avec votre main droite, et ensuite de passer celle qui +a coupé l'autre à Wemmick, que voilà, pour qu'il la coupe aussi.» + +Je tournai les yeux vers Wemmick, dont le visage était devenu très +sérieux. Il posa gravement son index sur ses lèvres. Je fis comme lui. +M. Jaggers aussi. + +«Maintenant Wemmick, dit ce dernier en reprenant son ton habituel, où en +étions-nous quand M. Pip est entré?» + +Me retirant de côté, pendant qu'ils travaillaient, je remarquai que les +regards singuliers qu'ils avaient échangés se re-nouvelèrent plusieurs +fois, avec cette différence cependant qu'alors chacun d'eux paraissait +soupçonner, pour ne pas dire paraissait savoir, qu'il s'était laissé +voir à l'autre sous un jour faible et qui n'était pas dans l'esprit de +la profession. Pour cette raison, ils se montrèrent inflexibles l'un +envers l'autre, M. Jaggers en se posant hautement en maître, et Wemmick +en s'obstinant à se justifier, quand il trouvait la moindre occasion de +le faire. Jamais je ne les avais vu en si mauvais termes, car +généralement ils s'entendaient bien ensemble. + +Mais ils furent heureusement secourus par l'apparition opportune de +Mike, le client à casquette de loutre, qui avait l'habitude d'essuyer +son nez sur sa manche, et que j'avais vu la première fois que j'étais +entré dans ces murs. Cet individu qui, pour son propre compte, ou pour +celui de quelques membres de sa famille, semblait toujours être dans +l'embarras (l'embarras ici signifiait Newgate) venait annoncer que sa +fille aînée avait été arrêtée et était inculpée de vol dans une +boutique. Pendant qu'il faisait part de cette triste circonstance à +Wemmick, M. Jaggers se tenait magistralement devant le feu, sans prendre +part à ce qui se disait. Une larme brilla dans l'oeil de Mike. + +«Qu'avez-vous encore? demanda Wemmick avec la plus profonde indignation. +Pourquoi venez-vous pleurnicher ici? + +--Je ne suis pas venu pour cela, monsieur Wemmick. + +--Si fait, dit Wemmick, comment osez-vous?... Vous n'êtes pas dans un +état convenable pour venir ici, si vous ne pouvez venir sans cracher +comme une mauvaise plume. Qu'est-ce que cela signifie? + +--On n'est pas maître de ses sentiments, monsieur Wemmick... commença +Mike. + +--Ses quoi?... demanda Wemmick tout furieux. Dites-le encore!... + +--Voyons, tenez, mon brave homme, dit M. Jaggers en faisant un pas en +avant et en montrant la porte, sortez de mon étude, je ne veux pas de +sentiment ici. Sortez. + +--C'est bien fait, dit Wemmick, sortez!» + +Donc l'infortuné Mike se retira très humblement, et M. Jaggers et +Wemmick semblèrent avoir repris leur bonne intelligence et continuèrent +à travailler avec le même air de contentement que s'ils venaient de bien +déjeuner ensemble. + + + + +CHAPITRE XXII. + + +De la Petite Bretagne je me rendis avec son bon dans ma poche chez le +frère de miss Skiffins le comptable; et le frère de miss Skiffins le +comptable alla tout droit chez Clarriker et me ramena Clarriker. J'eus +donc la grande satisfaction de terminer à mon gré l'affaire d'Herbert. +C'était la seule bonne chose et la seule chose complète que j'avais +faite depuis le jour où j'avais conçu mes grandes espérances. + +Clarriker m'apprit en cette occasion que les affaires de sa maison +progressaient rapidement, qu'il pouvait maintenant établir une petite +succursale en Orient, ce qui était devenu très nécessaire pour +l'extension des affaires, et qu'Herbert dans sa nouvelle situation +d'associé, irait la surveiller. Je vis que je devais me préparer à me +séparer de mon ami avant même que mes propres affaires fussent en +meilleur état. Et alors je crus réellement sentir que ma dernière ancre +de salut perdait de sa solidité et que j'allais bientôt devenir le jouet +des vagues et des vents. + +Mais je trouvai une récompense dans la joie avec laquelle Herbert rentra +le soir et me fit part de son bonheur, s'imaginant peu qu'il ne +m'apprenait rien de nouveau. Il esquissait des tableaux imaginaires: il +se voyait conduisant Clara Barley dans le pays des _Mille et une Nuits_, +et j'allais les rejoindre (avec une caravane de chameaux, je crois), et +nous remontions le Nil en voyant des merveilles. Sans m'exagérer la part +que j'avais dans ces brillants projets, je sentais qu'Herbert était en +bonne voie de réussite et que le vieux Bill Barley n'avait qu'à bien +s'attacher à son poivre et à son rhum pour que sa fille ne manquât +bientôt plus de rien. + +Nous étions maintenant en mars. Mon bras gauche, quoique ne présentant +pas de mauvais symptômes, fut long à guérir; il m'était encore +impossible de mettre un habit. Ma main droite était passablement +rétablie, déformée il est vrai, mais faisant parfaitement son service. + +Un lundi matin, pendant que Herbert et moi nous déjeunions, je reçus par +la poste cette lettre de Wemmick: + +«Walworth. + +«Brûlez ceci dès que vous l'aurez lu. Au commencement de la semaine, +mercredi, par exemple, vous pourriez faire ce que vous savez, si vous +vous sentiez disposé à l'essayer. Brûlez.» + +Quand j'eus montré cette lettre à Herbert, et que je l'eus mise au feu, +pas avant pourtant de l'avoir tous deux apprise par coeur, nous +songeâmes à ce qu'il fallait faire, car, bien entendu, on ne pouvait se +dissimuler maintenant que j'étais incapable de rien faire. + +«J'y ai bien réfléchi, dit Herbert, et je pense connaître un meilleur +moyen que de prendre un batelier de la Tamise. Prenons Startop, c'est +une main habile, il nous aime beaucoup, il est honorable et dévoué. + +--J'y avais songé plus d'une fois. Mais que lui direz-vous, Herbert? + +--Il n'est pas nécessaire de lui en dire beaucoup. Laissons-le supposer +que c'est une simple fantaisie, mais une fantaisie secrète, jusqu'à ce +que le jour arrive; alors vous lui direz qu'il y a d'urgentes raisons +pour embarquer et éloigner Provis. Vous partez avec lui? + +--Sans doute. + +--Où cela?» + +Il m'avait toujours semblé, dans les différentes réflexions inquiètes +que j'avais faites sur ce point, que le port où nous devions nous +diriger importait peu; que ce fut à Hambourg, Rotterdam ou Anvers, la +ville ne signifiait presque rien, pourvu que nous fussions hors +d'Angleterre: tout steamer étranger que nous trouverions sur notre +route, qui consentirait à nous prendre, ferait l'affaire. Je m'étais +toujours proposé en moi-même de lui faire descendre en toute sûreté le +fleuve dans le bateau; et certainement au delà de Gravesend qui était un +lieu critique pour les recherches et les questions si des soupçons +s'étaient élevés. Comme les steamers étrangers quittent Londres vers +l'heure de la marée, notre plan devait être de descendre le fleuve par +un reflux antérieur et de nous tenir dans quelque endroit tranquille +jusqu'à ce que nous puissions en gagner un. L'heure où nous serions +rejoints, n'importe où cela serait, pouvait être facilement calculée en +se renseignant d'avance. + +Hubert consentit à tout cela, et nous sortîmes immédiatement après +déjeuner, pour commencer nos investigations. Nous apprîmes qu'un steamer +pour Hambourg remplirait probablement au mieux notre but, et c'est +principalement sur ce vaisseau que nous reportâmes nos pensées. Mais +nous prîmes note que d'autres steamers étrangers quitteraient Londres +par la même marée, et nous nous félicitâmes de connaître la forme et la +couleur distinctive de chacun d'eux. Nous nous séparâmes alors pour +quelques heures, moi pour me procurer de suite les passeports qui +seraient utiles; Herbert pour aller trouver Startop. Nous fîmes tous +deux ce que nous avions à faire, sans aucun empêchement, et, quand nous +nous retrouvâmes, à une heure, tout était fait. J'avais, de mon côté, +fait préparer les passeports; Herbert avait vu Startop, et celui-ci +était plus que prêt à se joindre à nous. + +Ils devaient manoeuvrer chacun avec une paire de rames, et moi je +tiendrais le gouvernail. L'objet de mes soins devait rester assis et se +tenir tranquille; comme la vitesse n'était pas notre but nous ferions +assez de chemin. Nous convînmes qu'Herbert ne rentrerait pas dîner avant +d'aller au Moulin du Bord de l'Eau, ce soir; qu'il n'irait pas du tout +le lendemain soir mardi; qu'il avertirait Provis de descendre par un +escalier, le plus près possible de la maison, mercredi, quand il nous +verrait approcher, et pas avant; que tous les arrangements avec lui +seraient terminés ce lundi soir, et qu'on ne communiquerait plus avec +lui d'aucune manière, avant de le prendre à bord. + +Ces précautions, bien convenues entre nous deux, je rentrai chez moi. + +En ouvrant la porte extérieure de nos chambres, avec ma clef, je trouvai +dans la boite une lettre à mon adresse, une lettre très sale, bien +qu'elle ne fût pas mal écrite. Elle avait été apportée (pendant mon +absence, bien entendu), et voici ce qu'elle contenait: + +«Si vous ne craignez pas de venir aux vieux Marais, ce soir ou demain +soir à neuf heures, et de venir à la maison de l'éclusier, près du four +à chaux, je vous conseille d'y venir. Si vous voulez des renseignements +sur _votre oncle Provis_, venez, ne dites rien à personne, et ne perdez +pas de temps. _Vous devez venir seul_. Apportez la présente avec vous.» + +J'avais déjà un assez grand fardeau sur l'esprit avant la réception de +cette étrange missive. Que faire après? Je ne pouvais le dire. Et, le +pire de tout, c'est qu'il fallait me décider promptement, ou je +manquerais la voiture de l'après-midi, qui me conduirait assez à temps +pour le soir. Je ne pouvais songer à y aller le lendemain soir: c'eût +été trop rapproché de l'heure de notre fuite; et puis l'information +promise pouvait avoir quelque importance pour notre fuite elle-même. + +Si j'avais eu plus de temps pour réfléchir, je crois que je serais parti +de même. Ayant à peine le temps de réfléchir, car ma montre me disait +que la voiture allait partir dans une demi-heure, je résolus de quitter +Londres. Je ne serais certainement pas parti sans les mots ayant rapport +à mon oncle Provis; mais cette lettre étant arrivée après la lettre de +Wemmick et les préparatifs du matin, je me décidai. + +Il est si difficile de comprendre clairement le contenu de n'importe +quelle lettre, quand on est fortement agité, que je dus relire la mienne +deux fois avant que la recommandation de ne rien dire à personne pût +entrer machinalement dans mon esprit. Je laissai un mot au crayon pour +Herbert, où je lui disais que devant partir bientôt, et ne sachant pas +pour combien de temps, j'avais décidé d'aller et de revenir en tout +hâte, pour m'assurer par moi-même comment miss Havisham se trouvait. +J'eus, après cela, tout juste le temps de mettre mon manteau, de fermer +notre appartement et de gagner le bureau des voitures par le plus court +chemin. Si j'avais pris une voiture de place et passé par les rues +j'aurais manqué mon but; en allant à pied j'arrivai à la voiture au +moment même où elle sortait de la cour. Quand je revins à moi je me +trouvai le seul voyageur cahoté dans l'intérieur, et j'avais de la +paille jusqu'aux genoux. + +Je n'avais pas été réellement moi-même depuis la réception de la lettre, +tant elle m'avait troublé, arrivant après la presse et les tracas du +matin qui avaient été énormes, car, après avoir désiré, et longtemps +attendu Herbert avec inquiétude, son avis était à la fin venu comme une +surprise; et maintenant je commençais à m'étonner de me trouver dans une +voiture, et à douter si j'avais des raisons suffisantes pour m'y +trouver, et à considérer si je n'allais pas descendre et m'en retourner, +et à trouver des arguments pour ne jamais céder à une lettre anonyme; en +un mot, à passer par toutes les alternatives de contradiction et +d'indécision, auxquelles, je le suppose, peu de gens agités sont +étrangers. Cependant la mention du nom de Provis l'emporta sur tout. Je +raisonnai comme j'avais déjà raisonné, si cela peut s'appeler raisonner, +que, dans le cas où il lui arriverait malheur si je manquais d'y aller, +je ne pourrais jamais me le pardonner. + +Nous arrivâmes à la nuit close; et le voyage me parut long et fatigant à +moi qui ne pouvais voir que peu de choses de l'intérieur où j'étais, et +qui, vu mon état impotent, ne pouvais monter à l'extérieur. Évitant le +_Cochon Bleu_, je descendis à une auberge de réputation moindre, en bas +de la ville, et je commandai à dîner. Pendant qu'on préparait mon repas, +je me rendis à Satis House, et m'informai de miss Havisham. Elle était +encore très malade, quoique regardée comme un peu mieux. + +Mon auberge avait autrefois fait partie d'un ancien couvent, et je dînai +dans une petite salle commune octogone, comme celle des fonts +baptismaux. Comme il m'était impossible de couper mes aliments, le vieil +aubergiste le fit pour moi. Cela engagea la conversation entre nous. Il +fut assez bon pour m'entretenir de ma propre histoire, en y ajoutant, +bien entendu, le fait, devenu populaire, que Pumblechook avait été mon +premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune. + +«Connaissez-vous ce jeune homme? dis-je. + +--Si je le connais! répéta l'aubergiste, depuis le temps où il était +tout petit. + +--Revient-il quelquefois dans le pays? + +--Oui, il revient, dit l'hôtelier, chez ses grands amis, de temps en +temps, et il est froid pour l'homme qui l'a fait ce qu'il est. + +--Pour quel homme? + +--Celui dont je veux parler, dit l'hôtelier, M. Pumblechook. + +--Est-il ingrat pour d'autres? + +--Sans doute! il le serait s'il le pouvait, répondit l'hôtelier. Mais il +ne le peut pas.... Et pourquoi? Parce que Pumblechook a tout fait pour +lui. + +--Est-ce que Pumblechook dit cela? + +--S'il dit cela! répéta l'hôtelier, il n'a pas besoin de le dire. + +--Mais le dit-il? + +--C'est à faire devenir le sang d'un homme blanc comme du vinaigre, de +l'entendre le raconter, monsieur!» dit l'aubergiste. + +Et pourtant, pensais-je en moi-même, «Joe, cher Joe, tu n'en parles +jamais, toi! Joe, affectueux et indulgent; tu ne te plains jamais, toi! +Ni toi non plus, charmante et bonne Biddy! + +--Votre appétit se ressent de votre accident, dit l'aubergiste en jetant +les yeux sur le bras qui était bandé sous mon paletot. Essayez d'un +morceau plus tendre. + +--Non, merci, répondis-je en quittant la table pour m'approcher du feu; +je ne puis manger davantage; veuillez enlever tout cela.» + +Je n'avais jamais été frappé d'une manière plus sensible de mon +ingratitude envers Joe, que par l'imposture effrontée de Pumblechook. Le +faux, c'était lui; le vrai, c'était Joe. Le plus vil, c'était lui; le +plus noble, c'était toujours Joe. + +Je me sentis profondément et très injustement humilié, quand je songeai +devant le feu, pendant une heure et plus. Le bruit de l'horloge me +réveilla, mais non de mon abattement et de mes remords. Je me levai, fis +agrafer mon manteau sous mon cou, et sortis. J'avais d'abord cherché +dans ma poche la lettre, afin de m'y reporter de nouveau, mais je ne pus +la trouver. J'étais contrarié de penser qu'elle avait dû tomber dans la +paille de la voiture; je savais cependant très bien que le lieu indiqué +était la petite maison de l'éclusier, près du four à chaux, dans les +marais, et à neuf heures. C'est donc vers les marais que je me dirigeai +directement, car je n'avais pas de temps à perdre. + + + + +CHAPITRE XXIII. + + +Il faisait nuit noire, quoique la pleine lune commençât à se lever, au +moment où je quittais les terrains cultivés pour entrer dans les marais. +Au-delà de leur ligne sombre, il y avait un ruban de ciel clair, à peine +assez large pour contenir la pleine lune rouge de feu. En quelques +minutes, la lune avait disparu de ce champ clair, derrière des montagnes +de nuages amoncelés les uns sur les autres. + +Il soufflait un vent mélancolique, et les marais étaient impossibles à +voir. Un étranger les eût trouvés horribles, et même pour moi, ils +étaient si navrants, que j'hésitai, et que je me sentis à demi disposé à +retourner sur mes pas. Mais je les connaissais bien, et j'y aurais +trouvé mon chemin par une nuit encore plus noire; d'ailleurs, étant venu +jusque là, je n'avais vis-à-vis de moi-même nulle excuse pour retourner +sur mes pas. J'étais venu contre mon gré, je continuai même presque +involontairement. + +Le chemin que je pris n'était pas celui où se trouvait notre ancienne +demeure, ni celui par lequel nous avions poursuivi les forçats. En +marchant, je tournais le dos aux pontons lointains, et bien que je pusse +voir les vieilles lumières au loin sur les bancs de sable, je les voyais +par-dessus mon épaule. Je connaissais le four à chaux, aussi bien que le +Vieille Batterie, mais ils étaient éloignés de plusieurs milles l'un de +l'autre; de sorte que, si l'on avait allumé une lumière à chacun de ces +points, il y aurait eu un long espace noir entre les deux clartés. + +D'abord j'eus à fermer quelques clôtures après moi, et, de temps à +autre, à m'arrêter, pendant que les bestiaux, couchés dans le sentier à +talus, se levaient et se jetaient tout effarés parmi les herbes et les +roseaux; mais peu après, il me sembla que j'avais toute la plaine à moi +seul. + +Il se passa encore une demi-heure avant que j'arrivasse au four à chaux. +La chaux brûlait avec une odeur lourde et étouffante, mais les feux +étaient éteints et abandonnés, et l'on ne voyait aucun ouvrier. Tout +près de là était une petite carrière. Elle se trouvait sur mon chemin; +on y avait travaillé dans la journée, ainsi que je le vis aux brouettes +et aux outils disséminés çà et là. + +En me retrouvant au niveau des marais, hors de cette excavation que le +sentier traversait, je vis une lumière dans la vieille maison de +l'éclusier. Je hâtai le pas, et frappai à la porte. En attendant une +réponse, je regardai autour de moi, et je remarquai que l'écluse avait +été abandonnée et brisée, et que la maison, qui était en bois, avec un +toit en tuiles, ne supporterait pas longtemps les injures du temps, si +même elle les supportait encore, et que la boue et la vase étaient +recouvertes de chaux, et que la vapeur étouffante du four m'arrivait +sous des formes étranges. Cependant on ne répondait pas. Je frappai de +nouveau. Pas de réponse. + +J'essayai le loquet. Il se baissa sous ma main et la porte céda. En +regardant à l'intérieur, je vis une chandelle allumée sur la table, un +banc et un matelas sur un bois de lit à roulettes. Comme il y avait un +grenier au-dessus, j'appelai et je criai: + +«Y a-t-il quelqu'un ici?» + +N'obtenant pas encore de réponse, je revins à la porte ne sachant que +faire. + +Il commençait à pleuvoir très fort. Ne voyant rien, que ce que j'avais +déjà vu, je rentrai dans la maison, et me tins à l'abri sous la porte, +regardant au dehors, dans l'obscurité. Tandis que je me disais que +quelqu'un avait dû venir ici récemment, et devait bientôt y revenir, +sans quoi la chandelle ne brûlerait pas, il me vint à l'idée de regarder +si la mèche était longue; je me tournai pour m'en assurer, et j'avais +pris la chandelle dans ma main, quand elle fut éteinte par une violente +secousse; et la première chose que je compris, c'est que j'avais été +pris dans un fort noeud coulant, jeté de derrière par-dessus ma tête. + +«Maintenant, dit en jurant une voix comprimée, je le tiens! + +--Qu'est-ce! m'écriai-je, en me débattant. Qui est-ce! Au secours!... au +secours!... au secours!...» + +Non seulement j'avais les bras serrés contre mon corps, mais la pression +sur mon bras malade me causait une douleur infinie. Parfois une forte +main d'homme, d'autre fois une forte poitrine d'homme était posée contre +ma bouche pour étouffer mes cris, et toujours une haleine chaude était +près de moi. Je luttai sans succès dans l'obscurité pendant qu'on +m'attachait au mur. + +«Et maintenant, dit la voix comprimée, avec un autre juron, appelle au +secours, et je ne serai pas long à en finir avec toi!» + +Faible et souffrant de mon bras malade, bouleversé par la surprise, et +voyant cependant avec quelle facilité cette menace pouvait être mise à +exécution, je cédai et j'essayai de dégager mon bras, si peu que ce fût, +mais il était trop serré, il me semblait qu'après avoir été brûlé +d'abord, on le faisait bouillir maintenant. + +Des ténèbres absolues ayant succédé tout à coup à l'obscurité douteuse +de la nuit, m'avertirent que l'homme avait fermé un volet. Après avoir +cherché à tâtons pendant un instant, il trouva la pierre à fusil et le +fer dont il avait besoin, et il commença à battre le briquet. Je fixai +ma vue sur les étincelles; elles tombaient sur une mèche sur laquelle il +soufflait, une allumette à la main; mais je ne pouvais voir que ses +lèvres et le point bleu de l'allumette, et encore je me les figurais +plus que je ne les voyais. La mèche était humide, ce qui n'était pas +étonnant dans cet endroit, et les étincelles s'éteignaient les unes +après les autres. + +L'homme ne semblait pas pressé, et il continuait de frapper la pierre à +fusil et le fer. Comme les étincelles tombaient en grand nombre autour +de lui, je pus voir ses mains, qui touchaient presque sa figure, et +supposer qu'il était assis et penché sur la table, mais rien de plus. +Bientôt je vis ses lèvres bleues souffler de nouveau sur la mèche, et +alors un éclat de lumière jaillit, et me montra Orlick. + +Qui m'étais-je attendu à voir? Je ne sais pas, mais ce n'était pas lui. +En le voyant, je sentis que j'étais réellement dans une passe dangereuse +et je tins mes yeux fixés sur lui. + +Il alluma résolûment la chandelle avec l'allumette enflammée, puis il la +laissa tomber et mit le pied dessus. Ensuite il mit la chandelle à une +certaine distance de lui sur la table, de sorte qu'il pouvait me voir, +et il s'assit sur la table les bras croisés et me regarda. Je découvris +que j'étais lié à une forte échelle perpendiculaire, placée à quelques +pouces de la muraille, et fixée en cet endroit pour aider à monter au +grenier. + +«Maintenant, dit-il, quand nous nous fûmes regardés pendant quelque +temps, je te tiens. + +--Déliez-moi!... Laissez-moi partir! + +--Ah! répondit-il, je te laisserai partir! Je te laisserai partir à la +lune, je te laisserai partir aux étoiles, quand il en sera temps. + +--Pourquoi m'avez-vous attiré ici? + +--Ne le sais-tu pas? dit-il avec un regard effrayant. + +--Pourquoi vous êtes-vous jeté sur moi dans l'ombre? + +--Parce que je veux faire tout par moi-même. Un seul garde mieux un +secret que deux. O mon ennemi!... mon ennemi!...» + +Sa joie, au spectacle que je lui donnais, pendant qu'il était assis sur +la table, les bras croisés, secouant la tête et se souriant à lui-même, +montrait une méchanceté qui me faisait trembler. Pendant que je +l'examinais en silence, il porta la main dans un coin à côté de lui, et +prit un fusil à monture de cuivre. + +«Connais-tu cela? dit-il, en faisant mine de me mettre en joue; sais-tu +où tu l'as déjà vu? Parle, loup! + +--Oui, répondis-je. + +--Tu m'as pris ma place, tu me l'as prise! Ose donc dire le +contraire!... + +--Pouvais-je faire autrement? + +--Tu as fait cela, et cela serait assez, sans plus. Comment as-tu osé te +mettre entre moi et la jeune femme que j'aimais? + +--Quand l'ai-je fait? + +--Quand ne l'as-tu pas fait? C'est toi qui, constamment devant elle, +donnais un vilain renom au vieil Orlick. + +--C'est vous-même, vous aviez gagné ce nom vous-même, je n'aurais pu +vous faire de mal, si vous ne vous en étiez pas fait à vous-même. + +--Tu es un menteur, et tu aurais pris n'importe quelles peines, et +dépensé n'importe quel argent, pour me faire quitter ce pays, n'est-ce +pas? dit-il en répétant les paroles que j'avais dites à Biddy la +dernière fois que je l'avais vue. Maintenant, je vais t'apprendre +quelque chose: tu n'aurais jamais pu prendre la peine de me faire +quitter ce pays plus à propos que ce soir. Ah! quand même cela t'aurait +coûté vingt fois l'argent que tu as dit, tout jusqu'au dernier liard!» + +Comme il agitait vers moi sa lourde main, et qu'il montrait ses dents en +grondant comme un tigre, je sentais qu'il avait raison. + +«Qu'allez-vous me faire? + +--Je vais, dit-il, en frappant un vigoureux coup de poing sur la table, +et se levant pendant que ce coup tombait, je vais t'ôter la vie!» + +Il se pencha en avant en me regardant fixement, desserra lentement son +poing crispé, et le passa en travers de sa bouche comme si elle écumait +pour moi, puis il se rassit. + +«Tu t'es toujours retrouvé sur le chemin du vieil Orlick depuis ton +enfance; tu vas cesser d'y être ce soir même. Il ne veut plus entendre +parler de toi: tu es mort!» + +Je sentais que j'étais sur le bord de ma tombe. Un instant, je cherchai +autour de moi une chance de salut, mais il n'y en avait aucune. + +«Plus que cela, dit-il en croisant encore une fois ses bras, et restant +assis sur la table; je ne veux pas qu'un seul morceau de ta peau, qu'un +seul de tes os reste sur la terre. Je vais mettre ton corps dans le four +à chaux, je voudrais en porter deux comme cela sur mes épaules: l'on +supposera, après tout, ce qu'on voudra de toi, on ne saura jamais ce que +tu es devenu.» + +Mon esprit suivit avec une inconcevable rapidité les conséquences d'une +pareille mort: le père d'Estelle croirait que je l'avais abandonné, +serait pris, et mourrait en m'accusant; Herbert lui-même douterait de +moi, quand il comparerait la lettre que je lui avais laissée avec le +fait que je n'étais resté qu'un moment à la porte de miss Havisham; Joe +et Biddy ignoreraient toujours quel chagrin j'avais éprouvé cette +nuit-ci. Personne ne saurait jamais ce que j'avais souffert... combien +j'avais voulu être sincère... par quelle agonie j'avais passé. La mort +qui se dressait devant moi était horrible; mais bien plus horrible que +la mort était la crainte de laisser de mauvais souvenirs après ma mort; +mes pensées faisaient tant de chemin, que je me croyais méprisé par les +générations à naître, par les enfants d'Estelle et leurs enfants: tout +cela pendant que les paroles du misérable étaient encore sur ses lèvres. + +«Eh bien! loup, dit-il, avant que je te tue comme une bête, ce que j'ai +l'intention de faire, et ce pourquoi je t'ai attaché, je veux encore te +bien regarder et bien m'exciter, ô mon ennemi!» + +Il me vint à l'idée de crier encore au secours, bien que personne ne +connût mieux que moi la solitude du lieu, et le peu d'espoir qu'il y +avait d'être entendu. Mais pendant qu'il se repaissait de ma vue, je me +sentis soutenu par une haine et un mépris de lui, qui scellèrent mes +lèvres. Tout bien considéré, je résolus de ne pas le menacer, et de +mourir sans faire une dernière et inutile résistance. Calmé par la +pensée que le reste des hommes est réduit à cette cruelle extrémité, +demandant pardon au ciel comme je le faisais, attendri comme je l'étais +par la pensée que je n'avais pas dit adieu et ne pourrais jamais, jamais +dire adieu à ceux qui m'étaient chers et que je ne pourrais jamais leur +donner d'explication ni réclamer leur compassion pour mes misérables +erreurs, et cependant si j'avais pu le tuer, même en ce moment, je +l'aurais fait. + +Il avait bu, et ses yeux étaient rouges et sanglants. À son cou pendait +une grande boite en fer-blanc, dans laquelle je l'avais souvent vu +autrefois prendre sa nourriture et sa boisson. Il porta la bouteille à +ses lèvres et but un long coup, et je sentais que la liqueur que je +voyais filtrer sous son visage. + +«Loup! dit-il, en se croisant encore les bras, le vieil Orlick va te +dire quelque chose. C'est toi qui as tué ta mégère de soeur.» + +De nouveau, mon esprit, avec son inconcevable rapidité de tout à +l'heure, avait épuisé tout ce qui se rapportait à l'attentat commis sur +ma soeur, à sa maladie et à sa mort, avant que sa parole lente et +hésitante eût formé ces mots. + +«C'est vous, scélérat! dis-je. + +--Je te dis que c'est toi... je te dis que c'est toi qui as été cause de +tout, répondit-il, en prenant le fusil et donnant un coup de crosse dans +l'espace vide qui se trouvait entre nous. Je suis arrivé sur elle par +derrière, comme je suis arrivé sur toi ce soir. Je l'ai frappée! Je l'ai +laissée pour morte, et s'il y avait eu un four à chaux tout près, comme +il y en a un près de toi, elle ne serait pas revenue à la vie. Mais ce +n'est pas le vieil Orlick qui a fait tout cela, c'est toi: on t'a +favorisé, et on l'a maltraité et battu! Ah! tu vas me le payer. Tu l'as +fait, maintenant tu vas le payer.» + +Il but encore, et devint plus furieux: je voyais à l'inclinaison qu'il +donnait à la bouteille, qu'il n'y restait presque rien. Je comprenais +distinctement qu'il s'excitait avec son contenu à en finir avec moi. Je +savais que chaque goutte qu'elle contenait était une goutte de ma vie; +je savais que lorsque je serais changé en une partie de cette vapeur, +qui arrivait peu à peu jusqu'à moi comme un dernier avertissement, il +ferait comme il avait fait pour ma soeur; puis il se rendrait en toute +hâte à la ville, où on le verrait se dandiner et boire dans les +tavernes. Ma pensée rapide le poursuivait jusqu'à la ville, et se +formait un tableau des rues où il se promenait, et comparait leurs +lumières et leur animation avec les marais solitaires, et avec la +blanche vapeur dans laquelle j'avais été dissous et qui s'étendait sur +eux. + +Non seulement j'aurais pu compter des années, des années et des années +pendant qu'il disait une douzaine de mots; mais ce qu'il me disait me +représentait des images et non de simples mots. Dans la surexcitation et +l'exaltation de mon cerveau, je ne pouvais penser à un endroit sans le +voir, ni à n'importe quelles personnes sans les voir. Il est impossible +de peindre la vivacité de ces images, et cependant je suivais Orlick des +yeux avec autant d'attention pendant tout ce temps que le tigre prêt à +s'élancer sur sa proie! Je voyais jusqu'aux plus légers mouvements de +ses doigts. + +Quand il eut bu cette seconde fois, il se leva du banc sur lequel il +était assis, et poussa la table de côté; puis il prit la chandelle, et +se formant un abat-jour avec sa main meurtrière, de manière à renvoyer +la lumière sur moi, il se tint debout devant moi, me regarda, et parut +se repaître de ma vue. + +«Loup! je vais te dire quelque chose de plus. C'est le vieil Orlick que +tu as heurté sur ton escalier, l'autre nuit, dans le Temple.» + +Je vis l'escalier avec ses lampes éteintes; je vis l'ombre de la massive +rampe projetée sur la muraille par la lanterne du veilleur de nuit; je +vis les chambres que je ne devais jamais plus revoir: ici une porte +entr'ouverte, là une porte fermée, tous les meubles çà et là. + +«Et pourquoi le vieil Orlick était-il là? Je vais te dire quelque chose +de plus, loup. Toi et elle m'avez si bien chassé de ce pays, en +m'empêchant d'y gagner ma vie, que j'ai choisi de nouveaux compagnons et +de nouveaux maîtres. Les uns écrivent mes lettres quand j'en ai besoin, +entends-tu? écrivent mes lettres, loup, écrivent cinquante écritures! Ce +n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en sait écrire qu'une. J'ai +eu la ferme intention et la ferme volonté de t'ôter la vie, depuis que +tu es venu ici à l'enterrement de ta soeur; je n'ai pas trouvé le moyen +de me saisir de toi, et je t'ai suivi pour connaître tes allées et tes +venues; car, s'est dit le vieil Orlick en lui-même, d'une manière ou +d'une autre, je l'attraperai! Eh! quoi! en te cherchant, j'ai trouvé ton +oncle Provis. Hé!...» + +Le Moulin du Bord de l'Eau, le Bassin aux Écus et la Vieille Corderie, +le tout si clair et si net! Provis dans sa chambre et le signal convenu, +la jolie Clara, la bonne femme si maternelle, le vieux Bill Barley sur +son dos, le tout passa devant moi comme le cours rapide de ma vie, en +descendant promptement vers la mer! + +«Mais je te tiens et ton oncle aussi! Quand je t'ai connu chez Gargery, +tu étais un loup si petit que j'aurais dû te prendre le cou entre ce +doigt et le pouce, et t'étrangler (comme j'ai pensé souvent à le faire), +quand je te voyais flâner parmi les joncs, le dimanche, et tu n'avais +pas encore trouvé d'oncle, toi, dans ce temps-là!... Mais pense à ce que +le vieil Orlick a éprouvé, lorsqu'il a entendu dire que ton oncle Provis +avait probablement traîné le fer que le vieil Orlick avait ramassé, limé +en deux dans ces marais, il y a tant d'années, et qu'il a gardé jusqu'au +jour où il s'en est servi pour assommer ta soeur comme un boeuf, et +comme il entend t'assommer.... Hein!... quand il a entendu cela.... +Hein?...» + +Dans sa sauvage raillerie, il approcha la chandelle si près de moi, que +je tournai la tête de côté pour me garantir de la flamme. + +«Ah! s'écria-t-il en riant, après avoir recommencé cette cruelle +plaisanterie, les enfants brûlés craignent le feu. Le vieil Orlick a su +que tu avais été brûlé. Le vieil Orlick a appris que tu voulais faire +partir ton oncle Provis en contrebande, et le vieil Orlick, qui est un +second toi-même, a su que tu viendrais ce soir! Maintenant je vais te +dire quelque chose de plus, loup! et ce sera tout. Il y a des gens qui +ont été pour ton oncle Provis ce que le vieil Orlick a été pour toi. +Qu'ils prennent donc garde à eux, quand il aura perdu son neveu, quand +personne ne pourra trouver une seule loque des vêtements de son cher +parent, ni un seul os de son corps! Il y en a qui ne veulent pas et ne +peuvent pas souffrir que Magwitch--oui, je sais son nom--vive sur la +même terre qu'eux, et qui l'ont connu quand il vivait dans un autre +pays, qu'il ne devait pas et ne pouvait pas quitter à leur insu sans les +mettre en danger. Peut-être ce sont eux qui écrivent cinquante +écritures. Ce n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en écrit +qu'une! Oui, nous connaissons Compeyson, Magwitch et les galères!» + +Il approcha encore une fois la chandelle sur moi, enfuma mon visage et +mes cheveux, et, pendant un instant, m'aveugla; puis il me tourna son +large dos, et replaça la chandelle sur la table. J'avais fait +mentalement ma prière, et j'étais avec Joe, Biddy et Herbert avant qu'il +se retournât vers moi. + +Il y avait un espace vide de quelques pieds entre la table et le mur +opposé. Dans cet espace, il allait et venait continuellement. Sa grande +force semblait redoubler pendant qu'il se mouvait ainsi, avec ses mains +pendantes, lâches et lourdes à ses côtés, et avec ses yeux furieux fixés +sur moi. Il ne me restait pas le moindre espoir. Malgré la violence de +mon agitation intérieure et la vigueur surprenante des images qui +surgissaient en moi au milieu de pensées tumultueuses, je pouvais +cependant comprendre clairement que, s'il n'avait pas été bien résolu à +me faire périr dans quelques moment, à l'insu de tout être humain, il ne +m'aurait jamais dit ce qu'il venait de me dire. + +Tout à coup, il s'arrêta, ôta le bouchon de sa bouteille et le jeta au +loin. Tout léger qu'il était, je l'entendis tomber comme un plomb; il +avala lentement, en soulevant la bouteille par degrés, et alors il ne me +regarda plus; puis il versa les quelques dernières gouttes de liqueur +dans le creux de sa main, et les absorba avec une violence saccadée et +en jurant horriblement; il jeta ensuite la bouteille loin de lui, se +baissa, et je vis dans sa main un maillet à manche long et lourd. + +La résolution que j'avais prise ne m'abandonna pas; sans lui adresser un +seul mot d'inutile prière, je me mis à crier de toutes mes forces. Je ne +pouvais remuer que ma tête et mes jambes; mais je me débattais avec +toute la force que j'avais en moi, et qui m'était jusque là inconnue. Au +même instant, j'entendis des cris répondant aux miens, je vis des +figures et un rayon de lumière se précipiter par la porte, et je vis +Orlick se dégager du milieu d'un amas d'hommes, franchir la table d'un +bond, comme une trombe, et disparaître dans l'obscurité. + +Après un certain temps, je revins à moi, et je me trouvai couché, dégagé +de mes liens, sur le plancher, la tête appuyée sur les genoux de +quelqu'un. Mes yeux étaient fixés sur l'échelle dressée contre le mur. +Ainsi en reprenant connaissance, j'appris que j'étais encore à l'endroit +où je l'avais perdue. + +Trop indifférent d'abord, même pour regarder qui me soutenait, je +restais étendu regardant l'échelle, quand une figure vint se placer +entre elle et moi. C'était la figure du garçon de Trabb. + +«Je crois qu'il est mieux, dit le garçon de Trabb d'une voix douce. Mais +comme il est encore pâle, hein!» + +À ces mots, le visage de celui qui me soutenait vint se placer devant le +mien, et je vis que celui qui me soutenait était mon ami. + +«Herbert!... bon Dieu? + +--Doucement, dit Herbert, doucement, Haendel, ne vous agitez pas. + +--Et notre vieux camarade Startop! m'écriai-je, comme lui aussi se +penchait sur moi. + +--Souvenez-vous de l'affaire pour laquelle il va nous aider, dit +Herbert, et soyez calme.» + +Cette allusion me fit redresser; mais la douleur que me causa mon bras +me fit retomber. + +«Le moment n'est pas passé, Herbert, n'est-ce pas? Quel jour +sommes-nous? Depuis combien de temps suis-je ici?» + +Car j'avais l'étrange et fatal sentiment que j'étais resté étendu là +pendant longtemps: un jour et une nuit, deux jours et deux nuits, +peut-être plus. + +«Le moment n'est pas passé, nous sommes encore à lundi soir. + +--Dieu soit béni!... + +--Et vous avez toute la journée de demain mardi pour vous reposer, dit +Herbert. Mais vous ne cessez pas de gémir, mon cher Haendel, quelle +blessure avez-vous? Pouvez-vous vous tenir debout? + +--Oui, oui, dis-je, je puis marcher, je n'ai d'autre blessure que la +douleur que me cause ce bras.» + +Ils le mirent à nu, et firent tout ce qui était en leur pouvoir pour me +soulager. Mon bras était considérablement enflé et enflammé, je pouvais +à peine supporter qu'on y touchât, mais ils déchirèrent leurs mouchoirs +pour me faire de nouveaux bandages, et le replacèrent soigneusement dans +l'écharpe, jusqu'à ce que nous puissions gagner la ville et nous +procurer une lotion calmante pour mettre dessus. En peu de temps, nous +eûmes fermé la porte de la maison de l'écluse, que nous laissions sombre +et déserte, et nous repassions par la carrière pour rentrer en ville. Le +garçon de Trabb, maintenant le commis de Trabb, marchait en avant avec +une lanterne. C'était sa lumière que j'avais vu paraître à la porte, +mais la lune était beaucoup plus haute que la dernière fois que je +l'avais vue; le ciel et la nuit, bien que pluvieuse, étaient beaucoup +plus clairs. La vapeur blanche de la chaux passait devant nous. Pendant +que nous marchions, et comme auparavant j'avais mentalement fait une +prière, je fis alors une action de grâces. + +Suppliant Herbert de me dire comment il était venu à mon secours, ce que +d'abord il avait positivement refusé de faire en me recommandant de +rester tranquille, j'appris que, dans ma précipitation, j'avais laissé +tomber la lettre anonyme dans notre appartement, où en rentrant avec +Startop, qu'il avait rencontré dans la rue, il l'avait trouvée très peu +de temps après mon départ. Le ton de la lettre l'avait inquiété, surtout +à cause du peu de rapport qu'il y avait entre ce qu'elle disait et les +quelques lignes que je lui avais laissées. Son inquiétude croissant, au +lieu de céder après un quart d'heure de réflexion, il était parti pour +le bureau des voitures avec Startop, qui n'avait pas mieux demandé que +de l'accompagner pour demander à quelle heure partait la première +voiture. Voyant que la voiture de l'après-midi était partie et trouvant +que son inquiétude se changeait positivement en alarme à mesure qu'il +rencontrait des obstacles, il avait résolu de partir en poste. Donc +Startop et lui étaient arrivés au _Cochon bleu_ comptant m'y trouver, ou +au moins avoir quelques nouvelles de moi. Mais ne trouvant rien du tout, +ils s'étaient rendus chez miss Havisham, où ils avaient perdu mes +traces. Après cela, ils étaient retournés à l'hôtel (au moment sans +doute où j'écoutais la version locale et populaire de mon histoire) pour +prendre quelques rafraîchissements, et se procurer quelqu'un qui pût les +guider dans les marais. Parmi les personnes qu'ils trouvèrent sous la +porte du _Cochon bleu_ se trouvait justement le garçon de Trabb, fidèle +à son ancienne coutume de se trouver partout où il n'avait pas besoin +d'être; et le garçon de Trabb m'avait vu partir de chez miss Havisham +dans la direction de mon auberge. Le garçon de Trabb s'était donc fait +leur guide et ils étaient partis avec lui pour la maison de l'écluse, +mais par le chemin de la ville aux marais que j'avais évité. Tout en +marchant, Herbert avait réfléchi que je pouvais, après tout, avoir été +appelé là dans un but qui importait à la sûreté de Provis, et pensant +que, dans ce cas, il ferait peut-être mal de me déranger, il avait +laissé son guide et Startop au bord de la carrière et s'était approché +seul et sans bruit de la maison, deux ou trois fois, cherchant à +s'assurer si tout se passait bien à l'intérieur. Comme il ne pouvait +rien entendre que les sons indistincts d'une voix rude (ceci se passait +pendant que mon esprit était tant occupé), il avait même fini par douter +que je fusse là, quand tout à coup il m'avait entendu crier de toutes +mes forces. Il avait alors répondu à mes cris, et s'était précipité dans +la cabane, suivi de près par les deux autres. + +Quand je dis à Herbert ce qui s'était passé dans la maison, il voulut +aller immédiatement à la ville trouver un magistrat, malgré l'heure +avancée, et obtenir un ordre d'arrestation; mais j'avais déjà songé +qu'une pareille démarche, en nous retenant et en nous empêchant de +revenir pourrait être fatale à Provis. Il n'y avait pas à contester +cette difficulté, et nous abandonnâmes toute pensée de poursuivre Orlick +pour le moment. Dans ces circonstances, nous crûmes prudent de traiter +légèrement la chose aux yeux du garçon de Trabb qui, j'en suis +convaincu, aurait été fortement désappointé s'il avait appris que son +intervention m'avait sauvé du four à chaux; non pas que le garçon de +Trabb fût d'une mauvaise nature, mais parce qu'il avait trop de vivacité +non employée, et qu'il était dans sa constitution de chercher de la +variété et de l'excitation aux dépens des autres. + +En le quittant, je lui fis présent de deux guinées (qui semblaient faire +son affaire), et je lui dis que j'étais fâché d'avoir jamais eu une +mauvaise opinion de lui (ce qui ne lui fit pas la moindre impression). + +Le mercredi était si près de nous, nous prîmes le parti de retourner à +Londres le soir même tous les trois dans la chaise de poste, afin d'être +déjà loin si l'aventure de la nuit venait à s'ébruiter. Herbert se +procura une bouteille de mixture calmante pour mon bras, et, à force +d'en verser sur ma blessure, pendant toute la nuit, il me fut possible +de supporter la douleur pendant le voyage. Il faisait jour quand nous +arrivâmes au Temple; je me mis au lit immédiatement, et j'y restai tout +le jour. + +Je tremblais de tomber malade et d'être impotent pour le lendemain, et +je m'étonne que cette crainte seule ne m'ait pas rendu incapable de rien +faire. Cela fût arrivé sûrement, avec la fatigue et la torture morale +que j'avais endurées, sans la force surnaturelle avec laquelle agissait +sur moi l'idée du lendemain de ce jour, considéré avec tant +d'inquiétudes, chargé de telles conséquences et de résultats +impénétrables quoique si proches! Aucune précaution ne pouvait être plus +utile que d'éviter de communiquer avec Provis ce jour-là; cependant cela +augmentait encore mon inquiétude. Je tressaillais à chaque pas, à chaque +bruit, croyant que Provis était découvert et arrêté, et que c'était un +messager qui arrivait pour m'en informer. Je me persuadais à moi-même +que je savais qu'il était arrêté; qu'il y avait sur mon esprit quelque +chose de plus qu'une crainte ou un pressentiment; que le fait était +arrivé, et que j'en avais une mystérieuse certitude. La journée se +passa, et aucune mauvaise nouvelle n'arriva. Comme le jour touchait à sa +fin, et que l'obscurité tombait, ma crainte vague d'être retenu par ma +maladie le lendemain, s'empara de moi tout à fait; je sentais battre mon +bras brûlant et ma tête brûlante, et il me semblait que je commençais à +divaguer. Je comptais jusqu'à des nombres élevés pour m'assurer de +moi-même, et je répétais des fragments d'ouvrages que je savais, en +prose et en vers. Il arrivait quelquefois que, pendant un court répit de +mon esprit fatigué, je m'assoupissais quelques instants et que +j'oubliais; alors je me disais en me réveillant en sursaut: + +«Allons! m'y voilà, le délire s'empare de moi.» + +On me laissa très tranquille tout le jour; on tint mon bras constamment +bandé et l'on me fit prendre des calmants. Toutes les fois que je +m'endormais, je me réveillais avec l'idée que j'avais eue dans la cabane +de l'Écluse, qu'un long espace de temps s'était écoulé, et que +l'occasion de sauver Provis était passée. Vers minuit, je me jetai en +bas de mon lit, et fus trouver Herbert avec la conviction que j'avais +dormi pendant vingt-quatre heures, et que le mercredi était passé. +C'était le dernier effort de mon excitation épuisée; après cela, je +dormis profondément. + +Le mercredi matin commençait à poindre, quand je regardai par la +fenêtre. Les lumières qui vacillaient sur les ponts avaient déjà pâli, +le soleil levant était comme un lac de feu à l'horizon; le fleuve, +encore sombre et mystérieux, était coupé par les ponts, qui prenaient +une teinte grise et froide, et çà et là, à la partie supérieure, une +touche chaude renvoyée par le ciel en feu. Comme je regardais cet amas +de toits, de tours d'églises et de flèches, s'élevant dans l'air, plus +clairs que de coutume, le soleil se leva, un voile parut tout à coup +être enlevé de dessus la rivière, et des millions d'étincelles parurent +à sa surface. De moi aussi, il me semblait qu'on avait tiré un voile, et +je me sentais vaillant et fort. + +Herbert était endormi dans son lit, et notre vieux camarade d'études +était endormi sur le sofa. Je ne pouvais pas m'habiller sans l'aide de +quelqu'un, mais je ranimai le feu qui brûlait encore et je leur préparai +du café. Bientôt mes compagnons se levèrent, vaillants et forts aussi; +et nous laissâmes entrer par les fenêtres l'air vif du matin, et nous +regardâmes la marée qui montait encore vers nous. + +«Quand l'aiguille sera sur neuf heures, dit Herbert avec entrain, +attention à nous! et tenez-vous prêts, vous, là-bas, au Moulin du Bord +de l'Eau!» + + + + +CHAPITRE XXIV. + + +C'était un des ces jours de mars, où le soleil brille chaud et où le +vent souffle froid, où l'on trouve l'été sous le soleil et l'hiver à +l'ombre. Nous avions nos paletots avec nous, et je pris un sac de +voyage. De tout ce que je possédais sur terre, je ne pris que les +quelques objets de première nécessité qui remplissaient le sac. Où +allais-je? qu'allais-je faire? et quand reviendrais-je? étaient autant +de questions auxquelles je ne pouvais répondre. Je n'en troublai pas mon +esprit, car tout cela reposait sur la sûreté de Provis. Je me demandai +seulement, au moment où je m'arrêtai à la porte pour jeter un dernier +regard dans l'appartement, dans quelles circonstances différentes je +devais revoir ces chambres, si jamais je les revoyais. + +Nous descendîmes sans nous presser l'escalier du Temple, et nous y +restâmes pendant quelque temps, comme si nous n'étions pas encore tout à +fait décidés à tenter l'aventure. J'avais, bien entendu, veillé à ce que +le bateau se trouvât prêt et tout en ordre. Après avoir montré un peu +d'indécision, dont personne ne fut témoin, que les deux ou trois +créatures amphibies appartenant à notre escalier du Temple, nous nous +embarquâmes et prîmes le large, Herbert à l'avant, moi au gouvernail. La +marée était haute, car alors il était huit heures et demie. + +Voici quel était notre plan: la marée commençant à baisser à neuf +heures, et nous emmenant jusqu'à trois heures, notre intention était de +continuer quand elle remonterait, et de ramer contre elle jusqu'à la +nuit. Nous serions bien alors arrivés dans ces grandes largeurs au-delà +de Gravesend, entre Kent et Essex, où la rivière est large et solitaire, +où les habitants riverains sont peu nombreux, et où il y a des auberges +éparses, çà et là, parmi lesquelles nous pourrions facilement en choisir +une pour nous reposer. Nous avions l'intention d'y rester toute la nuit. +Le paquebot pour Hambourg et celui pour Rotterdam devaient quitter +Londres vers neuf heures, le jeudi matin, nous savions à quelle heure +l'attendre, selon l'endroit où nous serions, et nous hélerions d'abord +le premier, de sorte que si, par hasard, on ne pouvait nous prendre à +bord, nous aurions une seconde chance. Nous connaissions les marques +distinctives de chaque vaisseau. + +Le soulagement que j'éprouvais en commençant enfin l'exécution de notre +entreprise était si grand, qu'il m'était difficile de croire à l'état +dans lequel je m'étais trouvé quelques heures auparavant. L'air vif, le +soleil, le mouvement sur la rivière et le mouvement dans la rivière +elle-même, l'eau qui courait avec nous, paraissant sympathiser avec +nous, nous animer, nous encourager, me rafraîchissaient d'un nouvel +espoir. Je me sentais intérieurement humilié d'être si peu utile dans le +bateau, mais il y avait peu de meilleurs rameurs que mes deux amis, et +ils ramaient avec une régularité qui devait durer tout le jour. + +À cette époque, la navigation à vapeur sur la Tamise était bien loin +d'être ce qu'elle est aujourd'hui, et les bateaux à rames étaient bien +plus nombreux. Il y avait peut-être autant de barques houillères à +voiles et de bateaux côtiers qu'à présent; mais les vaisseaux à voiles, +grands et petits, n'étaient pas la dixième ou la vingtième partie aussi +nombreux. De bonne heure comme il était, il y avait déjà beaucoup de +bateaux à rames allant et venant, beaucoup de barques descendant avec la +marée; la navigation sur la rivière entre les ponts, en bateaux +découverts, était chose plus commode et plus commune dans ce temps-là +qu'aujourd'hui, et nous avancions lentement, au milieu d'un grand nombre +d'esquifs et de péniches. + +Nous eûmes bientôt franchi le vieux pont de Londres et le vieux marché +de Billingsgate, et la Tour Blanche, et la Porte des Traîtres, et nous +passâmes entre les rangées de vaisseaux. Voici les bateaux à vapeur de +Leith, d'Aberdeen et de Glascow, chargeant et déchargeant des +marchandises; ils paraissent énormément élevés au-dessus de l'eau quand +nous passons le long de leurs flancs; voici les houillers par vingtaines +et vingtaines, et les déchargeurs de charbon qui épongent les planches +des ponts des navires, en compensation des mesures de charbon qu'ils +enlèvent et qu'ils versent ensuite dans des barques. Ici est amarré le +steamer qui part demain pour Rotterdam, nous en prenons bonne note; et +là, le steamer qui part demain pour Hambourg, sur le beaupré duquel nous +passons; et maintenant, assis à l'arrière, je peux voir, et mon coeur en +bat plus vite, le Moulin et les escaliers du Moulin. + +«Est-il là? dit Herbert. + +--Pas encore. + +--C'est juste, il ne devait pas descendre avant de nous voir. +Pouvez-vous voir le signal? + +--Pas bien d'ici, mais je crois le voir lui... maintenant je le vois! +Ensemble, doucement, Herbert, rentrez vos rames.» + +Pendant une seule minute, nous touchons légèrement l'escalier; Provis +saute à bord, et nous reprenons le large. Il avait un manteau de matelot +avec lui, une malle en toile noire, et il ressemblait autant à un pilote +de rivière que mon coeur pouvait le désirer. + +«Mon cher ami, dit-il, en mettant son bras sur mon épaule pendant qu'il +prenait sa place, cher et fidèle enfant, c'est bien, merci, merci!» + +Nous traversons encore une rangée de vaisseaux, nous en sortons; nous +évitons les chaînes rouillées, les câbles de chanvre, les grelins et les +bouées; nous dispersons les copeaux et les éclats de bois flottants, +nous fendons les amas de scories de charbon flottantes. Nous passons +sous la figure de la proue du _John_ de Sunderland, adressant un +discours aux vents (comme font bien des Johns), et sous la _Betzy_ de +Yarmouth, avec sa gorge ferme et ses yeux protubérants sortant de deux +pouces hors de sa tête; nous passons devant des marteaux qui +fonctionnent dans les chantiers de construction; devant des scies qui +pénètrent dans le bois; devant des machines qui frappent à grand bruit +sur des choses inconnues; des pompes jouent dans les vaisseaux qui +prennent eau, les cabestans tournent, les vaisseaux gagnent la mer, et +des créatures marines échangent des jurons impossibles par-dessus les +bords avec des débardeurs qui leur répondent; nous passons... nous +passons enfin sur une eau plus claire dans laquelle les mousses +pourraient prendre leurs ébats, sans pécher plus longtemps dans les eaux +troubles qui sont de l'autre côté, et où les voiles festonnées peuvent +se gonfler au vent. + +À l'escalier où nous avions pris Provis à bord, et, toujours depuis, +j'avais cherché vainement une preuve que nous étions soupçonnés, je n'en +avais pas vu. Certainement nous ne l'avions pas été à ce moment-là, et +certainement nous n'étions ni précédés ni suivis d'aucun bateau. Si nous +avions été surveillés par quelque bateau, j'aurais nagé vers lui et je +l'aurais obligé à continuer ou à déclarer son projet; mais nous +continuâmes notre route, sans la moindre apparence d'être molestés. + +Provis avait mis son manteau de matelot, et semblait, comme je l'ai dit, +un personnage approprié au milieu dans lequel nous nous trouvions. Il +était remarquable (mais peut-être la vie misérable qu'il avait menée +pouvait l'expliquer) qu'il n'était pas le moins du monde inquiet pour +aucun de nous. Il n'était pas indifférent, car il me disait qu'il +espérait vivre pour voir son gentleman devenir un des gentlemen les plus +parfaits en pays étranger; il n'était pas disposé à être passif ou +résigné, ainsi que je le compris, mais il ne se doutait aucunement qu'on +pût rencontrer le danger à moitié route. Quand le danger fondait sur +lui, il lui tenait tête, mais il fallait qu'il vînt avant qu'il s'en +occupât. + +«Si vous saviez, mon cher ami, me dit-il, ce que c'est que d'être ici, à +côté de mon cher enfant, et de fumer ma pipe après avoir passé des jours +entre quatre murailles, vous m'envieriez... mais vous ne savez pas ce +que c'est. + +--Je crois connaître les délices de la liberté, répondis-je. + +--Ah! dit-il en secouant gravement la tête, il faut avoir été sous clefs +et verrous, mon cher enfant, pour le savoir comme moi... mais je ne vais +pas montrer de petitesse.» + +Je ne pouvais concevoir comment, pour une idée fixe comme celle de me +voir gentleman, il avait pu risquer sa liberté et même sa vie. Mais je +réfléchis que peut-être la liberté sans danger était trop en dehors de +toutes les habitudes de sa vie pour être pour lui ce qu'elle serait pour +un autre homme. Je n'étais pas trop loin du vrai; car il dit, après +avoir fumé un peu: + +«Écoutez-moi, cher ami: quand j'étais là-bas, de l'autre côté du monde, +je regardais toujours de ce côté, et il me devint insipide d'y rester, +car je devenais riche. Tout le monde connaissait Magwitch, et Magwitch +pouvait aller et Magwitch pouvait venir, et personne ne s'occupait de +lui. Ils ne sont pas aussi coulants avec moi, ici, mon cher enfant, ou +du moins ils ne le seraient pas, s'ils savaient où je suis. + +--Si tout va bien, dis-je, vous serez, dans quelques heures, tout à fait +libre et en sûreté. + +--Eh bien! reprit-il en poussant un long soupir, je l'espère. + +--Et le croyez-vous?» + +Il trempa sa main dans l'eau, par-dessus le plat bord du bateau, et dit +en souriant de cet air doux, qui n'était pas nouveau pour moi: + +«Oui, je suppose que je le crois, cher enfant. Il serait difficile +d'être plus tranquilles et plus à notre aise que nous ne le sommes +maintenant. Mais... c'est peut-être cette brise si douce et si agréable +sur l'eau, qui me le fait croire... je songeais tout à l'heure, en +regardant la fumée de ma pipe, que nous ne pouvons pas plus voir au-delà +de ces quelques heures, que nous ne pouvons voir au fond de cette +rivière dont j'essaye de saisir l'eau; et nous ne pouvons pas retenir +davantage le cours du temps que je ne puis retenir cette eau; et +voyez... elle a passé à travers mes doigts, et est partie! dit-il en +levant sa main mouillée. + +--Mais à votre visage, j'aurais pensé que vous étiez un peu abattu, +dis-je. + +--Pas le moins du monde, mon cher enfant! Cela vient des flots qui sont +si calmes, et qui murmurent si doucement à l'avant du bateau une espèce +de psalmodie du dimanche. Sans compter que peut-être je deviens un peu +vieux.» + +Il remit sa pipe dans sa bouche avec une expression impassible et se +tint calme et content, comme si nous eussions été hors d'Angleterre. +Cependant il se soumettait aussi facilement, au moindre mot d'avis, que +s'il eût été dans une constante terreur; lorsque nous abordâmes pour +nous procurer quelques bouteilles de bière, il allait sauter à terre, +quand je lui fis comprendre que je croyais qu'il serait plus en sûreté +où il était, et il dit: + +«Vous croyez, mon cher enfant?» + +Et il se rassit tranquillement. + +L'air était froid sur la rivière, mais c'était une belle journée, et le +soleil nous envoyait des rayons joyeux. La marée descendait vite; je +prenais soin d'en profiter, et nos rames nous menaient bon train. +Imperceptiblement, avec la marée qui se retirait, nous nous éloignâmes +de plus en plus des bois et des coteaux, et nous nous approchâmes des +bancs de vase; mais la marée ne nous avait pas encore quittés quand nous +eûmes passé Gravesend. Comme l'objet de nos soins était enveloppé dans +son manteau, je passai avec intention, à une ou deux longueurs de bateau +de la douane flottante, et un peu plus loin, pour reprendre le courant, +le long de deux vaisseaux d'émigrants, et sous l'avant d'un gros navire +de transport sur le gaillard d'avant duquel il y avait des troupes qui +nous regardaient passer. Bientôt le courant se mit à faiblir et les +radeaux à l'ancre à balancer, et bientôt tout balança à l'entour; et les +vaisseaux qui voulaient profiter de la nouvelle marée pour remonter le +fleuve commencèrent à passer en flottes autour de nous, qui nous +tenions, autant que possible, près du rivage, hors du courant, évitant +avec soins les bas-fonds et les bancs de vase. + +Nos rameurs s'étaient si bien reposés, en laissant de temps à autre le +bateau suivre le courant, pendant une minute ou deux, qu'un quart +d'heure de halte leur suffit grandement. Nous nous abritâmes au milieu +de pierres limoneuses, pour manger et boire ce que nous avions avec +nous, tout en veillant avec attention. Cet endroit me rappelait mon pays +de marais, plat et monotone, avec son horizon triste et morne; la +rivière, en serpentant, tournait et tournait, et les grandes bouées +flottantes tournaient et tournaient, et tout le reste semblait calme et +arrêté. Le dernier essaim de vaisseaux avait doublé la dernière basse +pointe que nous avions franchie; la dernière barque verte, chargée de +paille, avec une voile brune, l'avait suivie; quelques bateaux de +ballast, construits comme la première imitation grossière d'un bateau, +faite par un enfant, étaient enfoncés profondément dans la vase; le +petit phare trapu construit sur pilotis se montrait désemparé sur ses +échasses et ses supports; les pieux gluants sortaient de la vase, les +bornes rouges sortaient de la vase, les signaux de marée sortaient de la +vase, et une vieille plate-forme et une vieille construction sans toit, +reposaient sur la vase; enfin, tout, autour de nous, n'était que vase et +stagnation. + +Nous reprîmes le large, et fîmes le plus de chemin qu'il nous fut +possible. C'était bien plus dur à manoeuvrer maintenant; mais Herbert et +Startop furent persévérants, et ils ramèrent, ramèrent, ramèrent, +jusqu'au coucher du soleil. À ce moment, la rivière nous soulevait un +peu, de sorte que nous pouvions planer au-delà des rives. Nous voyions +le soleil rouge au fond de l'horizon, colorant la terre d'un bleu +empourpré qui noircissait à vue d'oeil, et les marais solitaires et +plats, et au loin les montagnes, entre lesquelles et nous il ne semblait +y avoir rien de vivant, si ce n'est çà et là, sur le premier plan, une +mouette mélancolique. + +Comme la nuit tombait vite et que la pleine lune étant passée, la lune +ne devait pas se lever de bonne heure, nous tînmes un petit conseil: il +fut de courte durée, car il était clair que ce que nous avions à faire, +c'était de nous arrêter à la première taverne isolée que nous pourrions +trouver. On mit de nouveau les rames en mouvement, et je cherchai au +loin quelque chose comme une maison. Nous continuâmes ainsi, parlant +peu, pendant quatre ou cinq longs milles. Il faisait très froid, et un +bateau de charbon, venant sur nous avec son feu brillant et fumant, nous +parut un intérieur confortable. La nuit était aussi sombre à ce moment +qu'elle devait le rester jusqu'au jour, et le peu de lumière que nous +avions semblait venir plutôt de la rivière que du ciel, quand les rames, +en plongeant, reflétaient quelques étoiles. + +À ce moment lugubre, nous nous sentions tous obsédés de l'idée qu'on +nous suivait. La marée, en montant, battait lourdement, et à des +intervalles irréguliers, contre le rivage, et toutes les fois que ce +bruit nous arrivait, l'un ou l'autre d'entre nous ne manquait jamais de +faire un mouvement et de regarder dans cette direction. Çà et là, le +courant avait creusé dans la rive une petite crique. Nous redoutions ces +sortes d'endroits, et nous les observions avec anxiété. Quelquefois l'un +de nous s'écriait à voix basse: + +«Qu'est-ce que ce bruit? + +--Est-ce un bateau que l'on voit là-bas?» demandait un autre. + +Puis nous retombions dans un silence de mort, et je ne cessais de penser +avec impatience au bruit inaccoutumé que les rames faisaient dans les +anneaux où elles étaient retenues. + +À la fin, nous découvrîmes une lumière et un toit; bientôt après, nous +glissions le long d'une petite digue, faite avec des pierres qui avaient +été ramassées tout près de là. Laissant les autres dans le bateau, je +sautai à terre, et je trouvai que la lumière se voyait à travers la +fenêtre d'une taverne. C'était un endroit assez sale et, j'ose le dire, +très connu des contrebandiers, mais il y avait un bon feu dans la +cuisine, des oeufs et du jambon à manger, et diverses liqueurs à boire. +Il y avait aussi deux chambres à deux lits, telles quelles, comme le dit +le maître de l'établissement. Il n'y avait personne dans la maison que +le propriétaire, sa femme et un individu mâle, grisonnant, le +garde-pavillon du petit port, qui était aussi gluant, aussi limoneux que +s'il avait été enfoncé dans l'eau pour en marquer la hauteur. + +Avec cet aide, je revins au bateau, et nous retournâmes tous à terre, +emportant les rames, le gouvernail, la gaffe et tout ce qu'il contenait. +Nous le tirâmes de l'eau pour la nuit. Nous fîmes un très bon repas, +auprès du feu de la cuisine, et nous gagnâmes les chambres à coucher. +Herbert et Startop devaient en occuper une, moi et l'objet de nos soins +l'autre. Nous trouvâmes l'air aussi soigneusement exclu de l'une que de +l'autre, comme si l'air était fatal à la vie, et il y avait plus de +linge sale et de cartons sous les lits que je n'aurais cru la famille +capable d'en posséder; mais nous nous considérâmes cependant comme bien +partagés, car il nous eût été impossible de trouver un lieu plus +solitaire. + +Tandis que nous nous réconfortions près du feu, après notre repas, le +garde, qui se tenait blotti dans un coin et qui avait une énorme paire +de souliers qu'il avait exhibée pendant que nous mangions notre omelette +au lard, relique intéressant qu'il avait prise il y a quelques jours aux +pieds d'un matelot noyé, me demanda si j'avais vu une galiote de +douanier à quatre rames remonter avec la marée? Quand je lui eus répondu +que non, il me dit: + +«Ils doivent alors être descendus, et pourtant ils ont pris par en haut +en quittant d'ici; mais ils auront réfléchi que cela valait mieux, pour +une raison ou pour une autre, et ils seront descendus. + +--Une galiote à quatre rames, avez-vous dit? demandai-je. + +--Oui, monsieur, et il y avait dedans deux hommes assis qui ne ramaient +pas. + +--Sont-ils descendus à terre, et sont-ils venus ici? + +--Ils sont venus ici avec une cruche en grès de deux gallons, pour +chercher de la bière. J'aurais bien voulu empoisonner la bière, dit le +garde, ou y mettre quelque drogue. + +--Pourquoi? + +--Je sais bien pourquoi, dit le garde. Il y en avait un qui parlait +d'une voix sourde, comme s'il avait de la vase dans le gosier. + +--Il croit, dit l'hôtelier, homme peu méditatif, à l'oeil pâle et qui +semblait compter sur son garde, il pense qu'ils étaient ce qu'ils +n'étaient pas. + +--Je sais ce que je pense, observa le garde. + +--Vous pensez que ce sont les douaniers, Jack? dit l'aubergiste. + +--Oui, dit le garde. + +--Eh bien, vous vous trompez. + +--Vraiment!» + +Dans la signification infinie de sa réplique et sa confiance sans bornes +dans sa perspicacité, le garde ôta un de ses énormes souliers, regarda +dedans, fit tomber quelques cailloux qui s'y trouvaient sur le pavé de +la cuisine et le remit. Il fit ceci de l'air d'un homme qui voit si +juste qu'il peut tout se permettre. + +«Que croyez-vous donc qu'ils fassent de leurs boutons? demanda le maître +de la maison, en hésitant un peu. + +--Avec leurs boutons? répondit le garde; les semer par-dessus bord, les +avaler, les semer pour récolter de petites salades. Ce qu'ils font de +leurs boutons! + +--Ne vous emportez pas, dit le propriétaire d'un ton mélancolique et +pathétique à la fois. + +--Un officier de la douane sait ce qu'il doit faire de ses boutons, dit +le garde, en répétant le mot qui l'offusquait avec le plus grand mépris, +quand on passe entre lui et sa lumière. Quatre rameurs et deux hommes +assis ne montent pas avec une marée pour descendre avec une autre, avec +ou contre le courant, sans qu'il y ait de la douane au fond de tout +cela.» + +Là-dessus, il sortit avec un geste de dédain, et l'aubergiste n'ayant +plus personne pour la soutenir, trouva impossible de poursuivre cette +conversation. + +Ce dialogue nous donna à tous de l'inquiétude. À moi surtout, il m'en +donna beaucoup. Un vent lugubre sifflait autour de la maison, la marée +battait la berge, et j'avais le pressentiment que nous étions épiés et +menacés. Une galiote à quatre rames, allant et venant d'une manière +assez inusitée pour attirer l'attention, était une détestable +circonstance, et je ne pouvais me débarrasser de l'appréhension qu'elle +me causait. Quand j'eus amené Provis à se coucher, je sortis avec mes +deux compagnons (Startop, à ce moment, connaissait l'état des choses) et +nous tînmes de nouveau conseil. Resterions-nous dans la maison jusqu'à +l'approche du steamer, qui devait passer vers une heure de l'après-midi +environ, ou bien partirions-nous de grand matin? Telles étaient les +questions que nous discutâmes. Nous terminâmes, en décidant qu'il valait +mieux rester où nous étions, et qu'une heure avant le passage du steamer +seulement, nous irions nous placer sur sa route, et descendre doucement +avec la marée. Ayant pris cette résolution, nous rentrâmes dans la +maison et nous nous mîmes au lit. + +Je me couchai, en conservant la plus grande partie de mes vêtements, et +je dormis bien pendant quelques heures. Quand je m'éveillai, le vent +s'était élevé, et l'enseigne de la maison (_Le Vaisseau_) se balançait +en grinçant avec un bruit qui m'éveilla en sursaut. Me levant doucement, +car l'objet de mes soins dormait profondément, je regardai par la +fenêtre. Elle avait vue sur la digue où nous avions mis à sec notre +bateau, et quand mes yeux se furent habitués à la lumière de la lune, +perçant les nuages, je vis deux hommes qui le regardaient. Ils passèrent +sous la fenêtre sans regarder autre chose, et ne descendirent pas au +bord de l'eau, qui, je le voyais, était à sec, mais ils prirent par les +marais, dans la direction du _Nord_. + +Mon premier mouvement fut d'appeler Herbert, et de lui montrer les deux +hommes qui s'éloignaient; mais réfléchissant, avant d'entrer dans la +chambre, qui était sur le derrière de la maison et attenant à la mienne, +que lui et Startop avaient eu plus de fatigue que moi, je n'en fis rien. +Retournant à ma fenêtre, je pus encore voir les deux hommes se mouvoir +dans les marais, à la pâle clarté de la lune. Cependant je les perdis +bientôt de vue, et, sentant que j'avais très froid, je me couchai pour +penser à cet événement, et je me rendormis. + +Nous étions debout de grand matin, et pendant que nous nous promenions +çà et là, avant le déjeuner, je crus qu'il fallait faire part à mes +compagnons de ce que j'avais vu. Ce fut encore Provis qui se montra le +moins inquiet: + +«Il est très probable que ces hommes appartiennent à la douane, dit-il +tranquillement, et qu'ils ne songent pas à nous.» + +J'essayai de me persuader qu'il en était ainsi, comme en effet cela +pouvait se faire. Cependant je lui proposai de se rendre avec moi à une +pointe éloignée que nous voyions de là, et où le bateau pourrait nous +prendre à bord, vers midi. La précaution ayant paru bonne, Provis et moi +nous partîmes aussitôt après le déjeuner, sans rien dire à l'auberge. + +Il fumait sa pipe en marchant et il s'arrêtait parfois pour me toucher +l'épaule. On aurait supposé que c'était moi qui courais des dangers et +non pas lui, et qu'il cherchait à me rassurer. Nous parlions très peu; +en approchant de la pointe indiquée, je le priai de rester dans un +endroit abrité, pendant que je pousserais une reconnaissance plus avant, +car c'était de ce côté que les hommes s'étaient dirigés pendant la nuit; +il y consentit, et je continuai seul. Il n'y avait pas de bateau au-delà +de la pointe, ni sur la rive. Rien non plus n'indiquait que des hommes +se fussent embarqués là; mais la marée était haute, et il pouvait y +avoir des empreintes de pas sous l'eau. + +Quand il regarda hors de son abri et qu'il vit que j'agitais mon chapeau +pour lui faire signe de venir, il me rejoignit. Nous attendîmes, tantôt +couchés à terre, enveloppés dans nos manteaux, et tantôt marchant pour +nous réchauffer, jusqu'au moment où nous vîmes arriver notre bateau. +Nous pûmes facilement nous embarquer et nous prîmes le large dans la +voie du steamer. À ce moment, il n'y avait plus que dix minutes pour +atteindre une heure, et nous commencions à chercher si nous pouvions +apercevoir la fumée du bateau à vapeur. + +Mais il était une heure et demie avant que nous l'aperçûmes, et bientôt +après nous vîmes derrière lui la fumée d'un autre steamer. Comme ils +arrivaient à toute vapeur, nous apprêtâmes nos deux malles, et profitant +de l'occasion, nous fîmes nos adieux à Herbert et Startop. Nous avions +tous échangé de cordiales poignées de main, et ni les yeux d'Herbert ni +les miens n'étaient tout à fait secs, quand je vis une galiote à quatre +rames venir tout à coup du bord, un peu en aval de nous, et faire force +de rames dans nos eaux. + +Nous avions été jusque-là séparés de la fumée du bateau à vapeur par une +assez grande étendue de rivage, à cause de la courbe et du tournant de +la rivière; mais alors on le voyait avancer. Je criai à Herbert et à +Startop de se maintenir en avant, dans le courant, afin qu'il vît que +nous l'attendions, et je suppliai Provis de continuer à ne pas bouger, +et de rester enveloppé dans son manteau. Il répondit gaiement: + +«Fiez-vous à moi, mon cher enfant.» + +Et il resta immobile comme une statue. Pendant ce temps, la galiote, +très habilement conduite, nous avait coupés et se maintenait à côté de +nous, laissant dériver quand nous dérivions, et donnant un ou deux coups +d'avirons quand nous les donnions. Des deux hommes assis, l'un tenait le +gouvernail et nous regardait avec attention, comme le faisaient aussi +les rameurs; l'autre était enveloppé aussi bien que Provis: il semblait +trembler et donner quelques instructions à celui qui gouvernait, pendant +qu'il nous regardait. Pas un mot n'était prononcé dans l'un ni dans +l'autre bateau. + +Startop put voir, après quelques minutes, quel était le steamer qui +venait le premier; il me passa le mot Hambourg, à voix basse, car nous +étions en face l'un de l'autre. Le bateau à vapeur approchait +rapidement, et le bruit de ses roues devenait de plus en plus distinct. +Je sentais que son ombre était absolument sur nous; à ce moment, la +galiote nous héla; je répondis. + +«Vous avez là un forçat en rupture de ban, dit celui qui tenait le +gouvernail, c'est l'homme enveloppé dans son manteau. Il s'appelle Abel +Magwitch, autrement dit, Provis. J'arrête cet homme et je lui enjoins de +se rendre, et à vous de nous aider.» + +À ce moment, sans donner d'ordre à son équipage, il dirigea la galiote +sur nous. Les rameurs avaient donné un coup vigoureux en avant, rentré +leurs avirons et arrivaient sur nous en travers; ils tenaient notre +plat-bord avant que nous eussions pu nous rendre compte de ce qu'ils +voulaient faire. Cet incident produisit une grande confusion à bord du +steamer, et j'entendis l'équipage nous appeler et le capitaine donner +l'ordre d'arrêter les roues. Je les entendis s'arrêter, mais la galiote +était lancée irrésistiblement sur nous. Au même instant, je vis l'homme +qui était au gouvernail de la galiote mettre la main sur l'épaule de son +prisonnier; je vis les deux bateaux fortement secoués par la force de la +marée, et je vis que toutes les mains à bord du steamer se tendaient en +avant d'une manière tout à fait frénétique. Puis, au même instant, je +vis Provis s'élancer, renverser l'homme qui le tenait, et enlever le +manteau de l'autre homme, assis et tremblant dans la galiote. Et encore +au même instant, je vis que le visage découvert était le visage de +l'autre forçat d'autrefois. Et encore au même instant je vis ce visage +se reculer avec une expression de terreur que je n'oublierai jamais, et +j'entendis un grand cri à bord du steamer, et le bruit d'un corps lourd +tombant à l'eau, et je sentis le bateau s'enfoncer sous mes pieds. + +Pendant un instant, il me sembla lutter avec mille roues de moulin et +mille éclats de lumières; l'instant d'après j'étais pris à bord de la +galiote. Herbert y était, Startop y était; mais notre bateau était +parti, et les deux forçats étaient partis. + +Au milieu des cris poussés à bord du steamer et des furieux sifflements +de sa vapeur, et de sa dérive et de notre dérive, je ne pouvais d'abord +distinguer le ciel de l'eau, ni le rivage du rivage. Les hommes de la +galiote regardaient en silence et avec avidité sur l'eau, à l'arrière. +Bientôt un sombre objet parut, entraîné vers nous par le courant; +personne ne parlait; le timonier tenant sa main en l'air, et tous +ramaient doucement en sens contraire et dirigeaient le bateau droit +devant l'objet. Quand il se trouva plus près, je vis que c'était +Magwitch; il nageait, mais difficilement. Il fut repris à bord, et +aussitôt on lui mit les fers aux mains et aux pieds. + +La galiote resta en place, et l'on se mit à regarder sur l'eau en +silence et avec avidité. Le steamer de Rotterdam approchait, et ne +comprenant pas ce qui s'était passé, arrivait à toute vapeur; mais +lorsque les deux steamers virent que la galiote était décidément +arrêtée, ils s'éloignèrent de nous, et nous nous balançâmes dans leur +sillage agité. On continua à chercher sur l'eau longtemps après que tout +fut devenu calme et que les deux steamers eurent disparu; mais chacun +savait que c'était inutile, et qu'il n'y avait plus aucun espoir à +conserver. + +À la fin nous cessâmes nos recherches et nous gagnâmes le rivage à la +hauteur de la taverne que nous avions quittée, et où l'on nous reçut +avec assez de surprise. Là il me fut possible de procurer quelques soins +à Magwitch (ce n'était plus Provis), qui avait reçu de très fortes +contusions sur la poitrine et une profonde blessure à la tête. + +Il me dit qu'il croyait avoir passé sous la quille du steamer et s'être +heurté la tête en remontant. Quand aux coups à la poitrine, qui +rendaient sa respiration extrêmement pénible, il croyait les avoir reçus +contre le bord de la galiote. Il ajouta qu'il ne prétendait pas dire ce +qu'il pouvait avoir fait ou ne pas avoir fait à Compeyson, mais qu'au +moment où il avait posé la main sur son manteau pour le reconnaître, ce +coquin s'était reculé, et qu'ils étaient tombés tous les deux dans +l'eau, quand l'homme qui l'avait arrêté, lui Magwitch, en le saisissant +en dehors du bateau pour l'empêcher de se sauver, l'avait fait chavirer. +Il me dit tout bas qu'ils étaient tombés en se serrant furieusement dans +les bras l'un de l'autre, et qu'il y avait eu lutte sous l'eau, et qu'il +était parvenu à se dégager, était remonté sur l'eau, et avait nagé +jusqu'au moment où nous l'avions rattrapé. + +Je n'eus jamais la moindre raison de douter de l'exacte vérité de ce +qu'il me disait, l'officier qui dirigeait la galiote m'ayant fait le +même récit de leur chute dans l'eau. + +Je demandai à l'officier la permission de changer les vêtements mouillés +du prisonnier contre d'autres habits que je pourrais acheter dans +l'auberge; il me l'accorda aussitôt, observant seulement qu'il devait +saisir tout ce que le prisonnier avait sur lui. Ainsi le portefeuille +que j'avais eu quelque temps dans les mains passa dans celles de +l'officier. Celui-ci me donna plus tard la permission d'accompagner le +prisonnier à Londres, mais il refusa cette même grâce à mes deux amis. + +On désigna au garde de l'auberge du _Vaisseau_ l'endroit où l'homme noyé +avait disparu, et il entreprit de rechercher le corps aux places où il +avait le plus de chance de venir au bord. Son intérêt dans cette +recherche me parut s'accroître considérablement quand il apprit que le +noyé avait des bas aux pieds. Il aurait probablement fallu une douzaine +de noyés pour le vêtir complètement, et ce devait être la raison pour +laquelle les différents objets qui composaient son costume étaient à +divers degrés de délabrement. + +Nous demeurâmes à la taverne jusqu'à la marée montante, et alors on +porta Magwitch dans la galiote. Herbert et Startop devaient regagner +Londres par terre le plus tôt qu'ils pourraient. Notre séparation fut on +ne peut plus triste, et quand je pris place à côté de Magwitch, je +sentis que c'était là ma place pendant tout le temps qui lui restait à +vivre. + +La répugnance que j'avais éprouvée pour lui avait tout à fait disparu; +et dans l'être poursuivi, blessé et enchaîné qui tenait ma main dans la +sienne, je ne voyais plus qu'un homme qui avait voulu être mon +bienfaiteur, et qui avait été affectueux, reconnaissant et généreux +envers moi, avec une grande constance, pendant une longue suite +d'années; je ne voyais plus en lui qu'un homme meilleur pour moi que je +ne l'avais été pour Joe. + +Sa respiration devenait plus difficile et plus pénible à mesure que la +nuit avançait, et souvent il ne pouvait réprimer un gémissement. +J'essayais de le soutenir sur le bras dont je pouvais me servir dans une +position facile; mais il était horrible de penser que je ne pouvais être +fâché, au fond du coeur, de ce qu'il fût grièvement blessé, puisqu'il +était incontestable qu'il eût mieux valu qu'il mourût. Qu'il y eût +encore des gens capables et désireux de prouver son identité, je ne +pouvais en douter; qu'il fût traité avec douceur, je ne pouvais +l'espérer. Il avait en effet été présenté sous le plus mauvais jour à +son premier jugement. Depuis, il avait rompu son ban, et il avait été +jugé de nouveau; il était revenu de la déportation sous le coup d'une +sentence de mort, et enfin il avait occasionné la mort de l'homme qui +était la cause de son arrestation. + +En revenant vers le soleil couchant, que la veille nous avions laissé +derrière nous, et à mesure que le flot de nos espérances semblait +s'enfuir, je lui dis combien j'étais désolé de penser qu'il était revenu +pour moi. + +«Mon cher enfant, répondit-il, je suis très content et j'accepte mon +sort. J'ai vu mon cher enfant, et je sais qu'il peut être gentleman sans +moi.» + +Non, c'est ce qui n'était plus possible; j'avais songé à cela pendant +que j'étais assis côte à côte avec lui. Non. En dehors de mes +inclinations personnelles, je comprenais alors l'idée de Wemmick. Je +prévoyais que, condamné, ses biens seraient confisqués par la couronne. + +«Voyez-vous, mon cher enfant, dit-il, il vaut mieux qu'on ne sache pas +maintenant qu'un gentleman dépend de moi et m'appartient. Seulement, +venez me voir comme si vous accompagniez par hasard Wemmick. + +--Je ne vous quitterai pas, dis-je, si l'on me permet de rester près de +vous, et s'il plaît à Dieu, je vous serai aussi fidèle que vous l'avez +été pour moi.» + +Je sentis sa main trembler pendant qu'il tenait la mienne, et il +détourna son visage, en s'étendant au fond du bateau, et j'entendis +l'ancien bruit dans sa gorge, adouci, maintenant, comme tout était +adouci en lui. Il était heureux qu'il eût touché ce sujet, car cela +m'avertit de ce à quoi je n'aurais autrement pensé que trop tard, de +faire en sorte qu'il ne sût jamais comment avaient péri ses espérances +de m'enrichir. + + + + +CHAPITRE XXV. + + +On le conduisit au Bureau de Police, et il aurait été immédiatement +renvoyé devant la cour criminelle pour être jugé, s'il n'avait été +nécessaire de rechercher auparavant un vieil officier du ponton duquel +il s'était évadé autrefois, pour constater son identité. Personne n'en +doutait, mais Compeyson qui avait eu l'intention d'en témoigner était +mort emporté par le courant, et il se trouva qu'il n'y avait pas à cette +époque dans Londres un seul employé des prisons qui pût donner la preuve +réclamée. Dès mon arrivée, je m'étais rendu directement chez M. Jaggers, +à sa maison particulière, pour assurer son assistance à Magwitch; mais +M. Jaggers ne voulut rien admettre en faveur de l'accusé. Il me dit que +l'affaire serait terminée en cinq minutes, quand le témoin serait +arrivé, et qu'aucun pouvoir sur terre ne pourrait l'empêcher d'être +contre nous. + +Je fis part à M. Jaggers de mon dessein de laisser ignorer à Magwitch le +sort de sa fortune. M. Jaggers se fâcha contre moi, et me reprocha +d'avoir laissé glisser cette fortune entre mes doigts. Il dit qu'il nous +faudrait bien présenter une pétition, et essayer dans tous les cas d'en +tirer quelque chose; mais il ne me cacha pas que, bien qu'il pût y avoir +un certain nombre de cas où la confiscation ne serait pas prononcée, il +n'y avait dans celui-ci aucune circonstance qui permît qu'il en fût +ainsi. Je compris très bien cela. Je n'étais pas parent du condamné, ni +son allié par des liens reconnus; il n'avait rien écrit, rien prévu en +ma faveur, avant son arrestation, et le faire maintenant serait tout à +fait inutile. Je n'avais donc aucun droit, et je résolus d'abord, et je +persistai par la suite dans la résolution que mon coeur ne s'abaisserait +jamais à la tâche vaine d'essayer d'en établir un. + +Il paraît qu'on avait des raisons pour supposer que le dénonciateur noyé +avait espéré une récompense prélevée sur cette confiscation, et avait +une connaissance approfondie des affaires de Magwitch. Quand on retrouva +son corps, bien loin de l'endroit où il était tombé, il était si +horriblement défiguré qu'on ne put le reconnaître qu'au contenu de ses +poches, dans lesquelles il y avait des notes encore lisibles, pliées +dans un portefeuille qu'il portait. Parmi ces notes se trouvaient les +noms d'une certaine maison de banque de la Nouvelle Galles du Sud, où +une grosse somme était placée, et la désignation de certaines terres +d'une valeur considérable. Ces deux chefs d'information se trouvaient +sur une liste des biens dont il supposait que j'hériterais, et que +Magwitch avait donnée à M. Jaggers depuis qu'il était en prison. Son +ignorance, le pauvre homme, le servait enfin: il ne douta jamais que mon +héritage ne fût parfaitement en sûreté avec l'assistance de M. Jaggers. + +Après un délai de trois jours, pendant lequel la poursuite avait attendu +qu'on produisît le témoin du ponton, ce témoin arriva et compléta +l'instruction. Magwitch fut renvoyé pour être jugé à la prochaine +session des assises, qui devait commencer dans un mois. + +C'est à cette sombre époque de ma vie qu'Herbert rentra un soir très +abattu et dit: + +«Mon cher Haendel, je crains d'être bientôt obligé de vous quitter.» + +Son associé m'ayant préparé à cette communication, je fus moins surpris +qu'il ne l'avait pensé. + +«Nous perdrons une belle occasion si je refuse d'aller au Caire, et je +crains fort d'être forcé d'y aller, Haendel, au moment où vous aurez le +plus besoin de moi. + +--Herbert, j'aurai toujours besoin de vous, parce que je vous aimerai +toujours; mais ce besoin n'est pas plus grand aujourd'hui qu'à aucune +autre époque. + +--Vous allez être si isolé! + +--Je n'ai pas le loisir de penser à cela, dis-je; vous savez que je suis +toujours avec _lui_, tout le temps qu'on me le permet, et que je serais +avec _lui_ toute la journée, si je le pouvais; et quand je m'éloigne de +_lui_, vous le savez, mes pensées sont avec _lui_.» + +La terrible situation où se trouvait Magwitch était si effrayante pour +tous deux que nous ne pouvions en parler plus clairement. + +«Mon cher ami, dit Herbert, que la perspective de notre séparation, car +elle est très proche, soit mon excuse pour vous tourmenter sur +vous-même. Avez-vous pensé à votre avenir? + +--Non, car j'ai eu peur de penser à n'importe quel avenir. + +--Mais il ne faut pas négliger le vôtre. En vérité, mon cher Haendel, il +ne faut pas le négliger. Je désirerais vous voir y songer dès à présent, +faites-le, je vous en prie... si vous avez un peu d'amitié pour moi. + +--Je le ferai, dis-je. + +--Dans cette nouvelle succursale de notre maison, Haendel, il nous faut +un...» + +Je vis que sa délicatesse lui faisait éviter le mot propre: aussi je lui +dis: + +«Un commis? + +--Un commis, et j'espère qu'il n'est pas impossible qu'il devienne un +jour (comme l'est devenu un commis de votre connaissance), un associé. +Allons! Haendel,» comme si c'était le grave commencement d'un exorde de +mauvais augure, il avait abandonné ce ton, étendu son honnête main, et +parlé comme un écolier. + +«Clara et moi nous avons parlé et reparlé de tout cela, continua +Herbert, et la chère petite créature m'a encore prié ce soir, avec des +larmes dans les yeux, de vous dire que si vous vouliez venir avec nous, +quand nous partirons ensemble, elle ferait son possible pour vous rendre +heureux et pour convaincre l'ami de son mari qu'il est aussi son ami. +Nous serions si contents, Haendel!...» + +Je la remerciai de tout mon coeur, et lui aussi; mais je dis que je +n'étais pas encore certain de pouvoir me joindre à eux, comme il me +l'offrait si généreusement. D'abord, mon esprit était trop occupé pour +pouvoir bien examiner ce projet. En second lieu, oui, en second lieu, il +y avait quelque chose d'hésitant dans ma pensée, et qu'on verra à la fin +de ce récit. + +«Mais si vous pensez pouvoir, Herbert, sans préjudice pour vos affaires, +laisser la question pendante encore quelque temps.... + +--Tout le temps que vous voudrez, s'écria Herbert, six mois... un an! + +--Pas aussi longtemps que cela, dis-je, deux ou trois mois au plus.» + +Herbert fut très enchanté quand nous échangeâmes une poignée de mains +sur cet arrangement; il dit qu'il avait maintenant le courage de +m'apprendre qu'il croyait être obligé de partir à la fin de la semaine. + +«Et Clara? dis-je. + +--La chère petite créature, répondit Herbert, restera religieusement +près de son père tant qu'il vivra; mais il ne vivra pas longtemps; Mrs +Wimple m'a confié que certainement il est en train de s'en aller. + +--Sans vouloir dire une chose dure, dis-je, il ne peut mieux faire que +de s'en aller. + +--Je suis obligé d'en convenir, dit Herbert. Alors, je reviendrai +chercher la chère petite créature, et, la chère petite créature et moi, +nous nous rendrons tranquillement à l'église la plus proche. +Rappelez-vous que la chère petite ne vient d'aucune famille, mon cher +Haendel; qu'elle n'a jamais regardé dans le livre rouge, et n'a aucune +notion de ce qu'était son grand père. Quelle chance pour le fils de ma +mère!» + +Le samedi de cette même semaine, je dis adieu à Herbert. Il était rempli +de brillantes espérances, mais triste et chagrin de me quitter, +lorsqu'il prit place dans une des voitures du service des ports. +J'entrai dans une taverne pour écrire un petit mot à Clara, lui disant +qu'il était parti en lui envoyant son amour et toutes ses tendresses, et +je me rendis ensuite à mon logis solitaire, si je puis parler ainsi, car +ce n'était pas un chez moi, et je n'avais de chez moi nulle part. + +Sur l'escalier, je rencontrai Wemmick, qui redescendait après avoir +cogné inutilement avec le dos de son index à ma porte. Je ne l'avais pas +vu seul depuis notre désastreuse tentative de fuite, et il était venu +dans sa capacité personnelle et privée, me donner quelques mots +d'explication au sujet de cette absence prolongée. + +«Feu Compeyson, dit Wemmick, avait petit à petit deviné plus de la +moitié de la vérité de l'affaire, maintenant accomplie, et c'est d'après +les bavardages de quelques uns de ces gens dans l'embarras (il y a +toujours quelques uns de ces gens dans l'embarras) que j'ai appris ce +que je sais. Je tenais mes oreilles ouvertes, tout en faisant semblant +de les tenir fermées, jusqu'à ce que j'eusse entendu dire qu'il était +absent, et je pensais que c'était le meilleur moment pour faire votre +tentative. Je commence seulement à soupçonner maintenant que c'était une +partie de sa politique, en homme très adroit qu'il était, de tromper +habituellement ses propres agents. Vous ne me blâmez pas, j'espère, +monsieur Pip; j'ai essayé de vous servir, et de tout mon coeur. + +--Je suis aussi certain de cela, Wemmick, que vous pouvez l'être, et je +vous remercie bien vivement de tout l'intérêt et de toute l'amitié que +vous me portez. + +--Je vous remercie, je vous remercie beaucoup. C'est une mauvaise +besogne, dit Wemmick en se grattant la tête, et je vous assure que je +n'avais pas été joué ainsi depuis longtemps. Ce que je regrette surtout, +c'est le sacrifice de tant de valeurs portatives, mon Dieu! + +--Eh moi, Wemmick, je pense au pauvre possesseur de ces valeurs. + +--Oui, c'est sûr, dit Wemmick. Sans doute, rien ne peut vous empêcher de +le regretter, et je mettrais un billet de cinq livres de ma poche pour +le tirer de là. Mais ce que je vois, c'est ceci: feu Compeyson avait été +prévenu d'avance de son retour, et il était si bien résolu à le livrer, +que je ne pense pas qu'on eût pu le sauver. Cependant les valeurs +portatives auraient certainement pu être sauvées. Voilà la différence +entre les valeurs et leur possesseur, ne voyez-vous pas?» + +J'invitai Wemmick à monter et à prendre un verre de grog avant de partir +pour Walworth. Il accepta l'invitation, et, en buvant le peu que +contenait son verre, il me dit, sans aucun préambule, et après avoir +paru quelque peu embarrassé: + +«Que pensez-vous de mon intention de prendre un congé lundi, monsieur +Pip? + +--Mais je suppose que vous n'avez rien fait de semblable durant les +douze mois qui viennent de s'écouler. + +--Les douze ans plutôt, dit Wemmick. Oui, je vais prendre un jour de +congé; plus que cela, je vais faire une promenade; plus que cela, je +vais vous demander de faire une promenade avec moi.» + +J'allais m'excuser, comme n'étant qu'un bien pauvre compagnon, quand +Wemmick me prévint. + +«Je connais vos engagements, dit-il, et je sais que vous êtes rebattu de +ces sortes de choses, monsieur Pip; mais, si vous pouviez m'obliger, je +le considèrerais comme une grande bonté de votre part. Ça n'est pas une +longue promenade, et c'est une promenade matinale. Cela vous prendrait, +par exemple (en comptant le déjeuner, après la promenade), de huit +heures à midi. Ne pourriez-vous pas trouver moyen d'arranger cela?» + +Il avait tant fait pour moi à différentes reprises, que c'était en +vérité bien peu de chose à faire en échange pour lui être agréable. Je +lui dis que j'arrangerais cela, que j'irais; et il fut si enchanté de +mon consentement, que moi-même j'en fus satisfait. À sa demande, je +convins d'aller le prendre à Walworth le lundi à huit heures et demie du +matin, et nous nous séparâmes. + +Exact au rendez-vous, je sonnai à la porte du château le lundi matin, et +je fus reçu par Wemmick lui-même qui me sembla avoir l'air plus pincé +que de coutume et avoir sur la tête un chapeau plus luisant. À +l'intérieur, on avait préparé deux verres de lait au rhum et deux +biscuits. Le père devait être sorti dès le matin, car en jetant un coup +d'oeil dans sa chambre, je remarquai qu'elle était vide. + +Après nous être réconfortés avec le lait au rhum et les biscuits, et +quand nous fûmes prêts à sortir pour nous promener, avec cette +bienfaisante préparation dans l'estomac, je fus extrêmement surpris de +voir Wemmick prendre une ligne à pécher et la mettre sur son épaule. + +«Mais nous n'allons pas pécher? dis-je. + +--Non, répondit Wemmick; mais j'aime à marcher avec une ligne.» + +Je trouvai cela singulier; cependant je ne dis rien et nous partîmes +dans la direction de Camberwell Green; et, quand nous y arrivâmes, +Wemmick me dit tout à coup: + +«Ah! voici l'église.» + +Il n'y avait rien de très surprenant à cela; mais cependant je fus +quelque peu étonné quand il me dit, comme animé d'une idée lumineuse: + +«Entrons!» + +Nous entrâmes, Wemmick laissa sa ligne sous le porche et regarda autour +de lui. En même temps Wemmick plongeait dans les poches de son habit et +en tira quelque chose de plié dans du papier. + +«Ah! dit-il, voici un couple de paires de gants, mettons-les!» + +Comme les gants étaient des gants de peau blancs, et comme la bouche de +Wemmick avait atteint sa plus grande largeur, je commençai à avoir de +forts soupçons. Ils se changèrent en certitude, quand je vis son père +entrer par une porte de côté, escortant une dame. + +«Ah! dit Wemmick, voici miss Skiffins! Si nous faisions une noce?» + +Cette discrète demoiselle était vêtue comme de coutume, excepté qu'elle +était présentement occupée à substituer une paire de gants blancs à ses +gants verts. Le vieux était également occupé à faire un semblable +sacrifice devant l'autel de l'hyménée. Le vieux gentleman cependant +éprouvait tant de difficultés à mettre ses gants, que Wemmick dut lui +faire appuyer le dos contre un des piliers, puis passer lui-même +derrière le pilier et les tirer pendant que, de mon côté, je tenais le +vieux gentleman par la taille, afin qu'il présentât une résistance sûre +et égale. Au moyen de ce plan ingénieux, ses gants furent mis dans la +perfection. + +Le bedeau et le prêtre parurent. On nous rangea en ordre devant la +fatale balustrade. Fidèle à son idée de paraître faire tout cela sans +préparatifs, j'entendis Wemmick se dire à lui-même, en prenant quelque +chose dans la poche de son gilet, avant le commencement du service: + +«Ah! voici un anneau.» + +J'assistais le fiancé en qualité de témoin ou de garçon d'honneur, +tandis qu'une petite ouvreuse de bancs faisait semblant d'être l'amie de +coeur de miss Skiffins. La responsabilité de conduire la demoiselle à +l'autel était échue au vieux, ce qui amena le ministre officiant à être +involontairement scandalisé. Voici ce qui arriva quand le ministre dit: + +«Qui donne cette femme en mariage à cet homme?» + +Le vieux gentleman, ne sachant pas le moins du monde à quel point de la +cérémonie nous étions arrivés, continua à répéter d'un air aimable et +rayonnant les dix commandements, sur quoi le clergyman répéta: + +«Qui donne cette femme en mariage à cet homme?» + +Le vieux gentleman n'ayant pas la moindre idée de ce qu'on lui +demandait, le jeune marié s'écria de sa voix ordinaire: + +«Allons, vieux père, vous savez... qui donne?» + +À quoi le vieux répliqua avec une grande volubilité, avant de répondre +que c'était lui qui donnait: + +«Très bien! John, très bien! mon garçon.» + +Le ministre fit alors une pause de si mauvais augure, que je me demandai +si nous serions complètement mariés ce jour-là. + +Le mariage fut consommé cependant, et quand nous sortîmes de l'église, +Wemmick ouvrit le couvercle des fonts baptismaux, y déposa ses gants +blancs et le referma. Mrs Wemmick, plus prévoyante, mit ses gants blancs +dans sa poche et remit ses verts. + +«Maintenant, monsieur Pip, dit Wemmick en plaçant triomphalement sa +ligne à pécher sur son épaule à la sortie de l'église, dites-moi si +quelqu'un supposerait en nous voyant que c'est une noce.» + +On avait commandé à déjeuner à une jolie petite taverne, à un mille ou +deux sur le coteau, au-delà de la prairie, et il y avait une table de +jeu dans la chambre, pour le cas où nous aurions voulu nous délasser +l'esprit après la solennité. Il était amusant de voir que Mrs Wemmick ne +repoussait plus le bras de Wemmick quand il entourait sa taille; elle se +tenait sur une chaise adossée contre la muraille, comme un violoncelle +dans sa caisse, et se soumettait à se laisser embrasser comme aurait pu +le faire ce mélodieux instrument. + +Nous eûmes un excellent déjeuner, et toutes les fois que quelqu'un +refusait quelque chose à table, Wemmick disait: + +«C'est fourni par le contrat, vous savez, il ne faut pas vous effrayer.» + +Je bus au nouveau couple, au vieux, au château; je saluai la mariée, et +je me rendis en un mot aussi agréable qu'il me fût possible. + +Wemmick me conduisit jusqu'à la porte, et je lui serrai la main en lui +souhaitant beaucoup de bonheur. + +«Merci! dit Wemmick en se frottant les mains. Elle sait si bien élever +les poules! vous n'en avez pas idée. Nous vous enverrons des oeufs, et +vous en jugerez par vous-même. Dites donc, monsieur Pip, dit-il en me +rappelant et en me parlant à voix basse, ceci est tout à fait un de mes +sentiments de Walworth, je vous prie de le croire. + +«Je comprends, dis-je, il ne faut pas en parler dans la Petite +Bretagne.» + +Wemmick fit un signe de tête. + +«Après ce que vous avez laissé échapper l'autre jour, j'aime autant que +M. Jaggers ne le sache pas. Il pourrait croire que mon cerveau se +dérange, ou quelque chose de la sorte.» + + + + +CHAPITRE XXVI. + + +Magwitch resta en prison très malade, pendant tout le temps qui s'écoula +entre son arrestation et l'ouverture des assises. Il s'était brisé deux +côtes, ce qui avait endommagé un de ses poumons. Il respirait avec la +plus grande difficulté et une douleur qui augmentait chaque jour. +C'était par suite de cette blessure qu'il parlait si bas, que c'est à +peine si l'on pouvait l'entendre. Il parlait donc fort peu, mais il +était toujours prêt à m'écouter, et ma première occupation fut désormais +de lui dire et de lui lire ce que je savais qu'il devait entendre. + +Étant beaucoup trop malade pour rester dans la prison commune, il fut +transporté, après deux ou trois jours, à l'infirmerie. Cette +circonstance me permit de rester souvent près de lui, ce que je n'aurais +jamais pu faire autrement. En effet, sans sa maladie, il eût été mis aux +fers, car il était regardé comme passé maître en évasions, et je ne sais +plus quoi encore. + +Bien que je le visse chaque jour, ce n'était jamais que pour quelques +instants. Nos heures de séparation étaient assez longues pour que je +pusse m'apercevoir des légers changements survenus sur son visage et +dans son état physique. Je ne me rappelle pas y avoir vu le moindre +indice favorable; il s'usait lentement et devenait plus faible et plus +malade de jour en jour, depuis celui où la porte de la prison s'était +refermée sur lui. + +L'espèce de soumission ou de résignation qu'il montrait était celle d'un +homme épuisé. À ses manières, ou à un ou deux mots qui lui échappaient +tout bas, de temps en temps, je pus soupçonner qu'il se demandait +souvent s'il aurait pu être meilleur, placé dans de meilleures +circonstances; mais il n'essayait jamais de se justifier, et de faire du +passé autre chose que ce qu'il avait été. + +Il arriva, en deux ou trois occasions, en ma présence, qu'une des +personnes chargées de le garder parla de sa détestable réputation. Un +sourire passait alors sur son visage, et il tournait les yeux de mon +côté d'un air confiant, comme pour me prendre à témoin que j'avais +reconnu en lui quelques qualités compensatrices, même dans le temps où +je n'étais encore qu'un petit garçon. Pour tout le reste, il se montra +humble et repentant, et je ne l'entendis jamais se plaindre. + +Quand arriva l'époque de la session des assises, M. Jaggers demanda que +son jugement fût remis à la session suivante, ayant l'assurance intime +qu'il ne vivrait pas jusque là, mais on le refusa. Le jour du jugement +arriva, et quand il fut amené à la barre, on l'assit sur une chaise, et +on ne m'empêcha pas de me placer derrière lui, et de tenir la main qu'il +me tendait. + +Les débats furent très courts et très précis, tout ce qu'on put dire en +sa faveur fut dit: comment il avait pris goût aux habitudes de travail, +et comment il avait réussi légalement et honorablement. Mais rien ne +pouvait atténuer le fait qu'il avait rompu son ban, et qu'il était là +pour en répondre devant le juge et le jury. Il était impossible, une +fois le fait prouvé, de faire autrement que de le déclarer coupable. + +À cette époque, on avait coutume (ainsi que j'en fis la terrible +expérience dans cette session) de consacrer le dernier jour des assises +au prononcé des peines et de faire un dernier effort en formulant les +sentences de mort. Mais sans le spectacle ineffaçable que mon souvenir +me représente encore aujourd'hui, je croirais à peine, même en écrivant +ces lignes, avoir vu trente-deux hommes et femmes amenés devant le juge +pour s'entendre tous condamner ensemble. Magwitch était le seul, parmi +les trente-deux, qui fût assis, afin qu'il pût respirer suffisamment +pour conserver un peu de vie. + +Cette scène m'apparaît encore tout entière avec ses vives couleurs: je +vois les gouttes d'une pluie d'avril rouler sur les fenêtres de la cour +et briller aux rayons du soleil; les trente-deux hommes et femmes +entassés sur le banc des accusés, derrière lequel je me tenais, avec sa +main dans la mienne, les uns arrogants, les autres frappés de terreur, +quelques uns soupirant et pleurant, d'autres se couvrant la face de +leurs mains, la plupart regardant tristement autour d'eux. Il y avait eu +quelques cris poussés par les femmes condamnées, mais on les avait fait +taire, et un grand silence s'était établi. Les sheriffs, avec leurs +grandes chaînes et leurs bouquets et autres monstrueuses babioles +civiques, les crieurs, les huissiers et cette grande galerie toute +pleine de monde, et cette grande audience théâtrale, tous regardaient +attentivement les trente-deux accusés et le juge, mis solennellement en +présence. Alors le juge leur adressa la parole. Parmi les misérables +amenés devant lui, dit-il, auxquels il devait s'adresser spécialement, +il y en avait un qui, dès son enfance, avait bravé les lois, et qui, +après des condamnations et des emprisonnements répétés, avait enfin été +condamné à la déportation pour un nombre d'années limité, et qui, avec +des circonstances extrêmement audacieuses et coupables, s'était évadé et +avait été repris et condamné à la déportation à vie. Ce misérable avait +semblé, pendant un certain temps, être revenu de ses erreurs, tant qu'il +avait été loin du théâtre de ses anciens forfaits, et il avait vécu +d'une manière honnête et paisible; mais à un moment fatal, cédant aux +inclinations perverses et aux passions violentes qui l'avaient si +longtemps rendu redoutable à la société, il avait quitté son asile de +repos et de repentir, et était revenu dans la contrée d'où il avait été +proscrit. Dénoncé bientôt, il avait réussi, pendant un certain temps, à +dépister les agents de police; mais il avait été enfin saisi au moment +où il allait fuir; il avait opposé une vive résistance, et avait causé +la mort de son dénonciateur, auquel toute sa carrière était connue. +Mieux que personne, il savait si c'est avec dessein et préméditation ou +dans l'aveuglement de la passion. La peine prévue pour la rupture de ban +et la rentrée dans le pays d'où il avait été chassé étant la peine de +mort, et sa cause présentant des circonstances aggravantes, il devait se +préparer à mourir. + +Le soleil pénétrait par les hautes fenêtres du tribunal, à travers les +brillantes gouttes de pluie qui étaient restées sur les carreaux, et +étendait une large ligne de lumière entre les trente-deux coupables et +le juge, et semblait, en les réunissant, rappeler à ceux qui étaient à +l'audience que juges et accusés étaient absolument égaux devant celui +qui sait tout et ne peut se tromper. Se levant un instant et paraissant +comme un point noir dans ce rayon de lumière, le prisonnier dit: + +«Milord, j'ai reçu ma sentence de mort du Tout-Puissant, et je m'incline +devant la vôtre.» + +Puis il se rassit. Il y eut quelques chuts, et le juge se mit à +continuer ce qu'il avait à dire aux autres. Puis ils se trouvèrent tous +jugés avec toutes les formalités voulues; et il fallut en soutenir +quelques-uns, tandis que certains autres sortirent du tribunal en +lançant un regard hagard et méprisant. Plusieurs firent des signes à la +galerie; deux ou trois échangèrent des poignées de main; enfin +quelques-uns sortirent en mâchant des fragments d'herbe qu'ils avaient +arrachés à des plantes qui se trouvaient là. Il partit le dernier de +tous, parce qu'il fallut l'aider à se lever et le faire marcher +lentement, et il me tint la main pendant que tous les autres sortaient, +et pendant que l'auditoire se levait et mettait de l'ordre dans ses +vêtements, comme on fait à l'église ou ailleurs, et se montrait du doigt +un criminel ou un autre, et presque toujours lui et moi. + +Je souhaitais vivement et je priai qu'il mourût avant que le rapport du +recorder ne fût terminé; mais dans la crainte qu'il ne vécût, je +commençai à écrire cette nuit même une pétition au secrétaire d'État de +l'intérieur, lui déclarant ce que je savais de lui, et comment il se +faisait qu'il était revenu pour moi. Je la rédigeai aussi pathétiquement +et avec autant de ferveur qu'il me fut possible, et quand je l'eus finie +et envoyée, j'écrivis d'autres pétitions aux hommes sur l'autorité +miséricordieuse desquels je comptais. J'en rédigeai même une pour la +Couronne. Pendant plusieurs des jours et des nuits qui suivirent sa +condamnation, je ne pris aucun repos, excepté quand je m'endormais +malgré moi sur ma chaise; j'étais complètement absorbé par ces +pétitions, et quand je les eus envoyées, je ne pouvais m'éloigner des +endroits où elles étaient, et je sentais que plus j'en étais près, moins +je désespérais et plus j'avais d'espoir qu'elles réussiraient. + +Dans cette inquiétude déraisonnable et dans ce trouble d'esprit, je +rôdais dans les rues le soir, autour des bureaux et des maisons où +j'avais déposé ces pétitions. Aujourd'hui encore, les rues tumultueuses +de l'ouest de Londres, par une nuit poussiéreuse du printemps, avec +leurs rangées de sévères hôtels fermés et leurs longues files de +candélabres, me remplissent de tristesse en me rappelant ce souvenir. + +Les visites quotidiennes que je pouvais faire à Magwitch étaient +maintenant plus courtes, et on le gardait plus strictement. Voyant ou +m'imaginant qu'on me soupçonnait d'avoir l'intention de lui porter du +poison, je demandai à être fouillé avant de m'asseoir à côté de lui, et +je dis à l'officier qui était toujours présent que j'étais disposé à +faire tout ce qui pourrait le convaincre de la sincérité de mes +desseins. Personne ne se montrait dur, ni avec lui, ni avec moi. Il y +avait un devoir à remplir, et on le remplissait, mais sans dureté. +L'officier me donnait toujours l'assurance que le condamné était plus +mal, et quelques prisonniers malades qui étaient dans la chambre, et +d'autres prisonniers qui remplissaient auprès d'eux les fonctions +d'infirmiers (c'étaient des malfaiteurs, mais qui n'étaient pas pour +cela, Dieu merci! incapables de bons sentiments), me faisaient toujours +les mêmes rapports. + +Plus les jours s'écoulaient, et plus je remarquai qu'il restait couché +tranquillement, regardant le plafond blanc, avec un visage sans aucune +animation, jusqu'à ce que quelques mots prononcés par moi +l'illuminassent un instant, et alors il revenait à la vie. Quelquefois +il lui était presque tout à fait impossible de parler; alors il me +répondait en me pressant légèrement la main, et je commençais à +comprendre très bien ce langage. + +Le nombre de jours écoulés s'était élevé à dix, quand je remarquai en +lui un changement plus grand que de coutume. À mon entrée, ses yeux +étaient fixés vers la porte et brillaient. + +«Mon cher enfant, dit-il quand je fus assis à son chevet, je pensais que +vous étiez en retard, mais je savais que vous ne pouviez pas l'être. + +--Il est juste l'heure, dis-je, j'attendais à la porte. + +--Vous attendez toujours à la porte, mon cher enfant, n'est-il pas vrai? + +--Oui, pour ne pas perdre une minute. + +--Merci, mon cher enfant, merci; Dieu vous bénisse! Vous ne m'avez +jamais abandonné, mon cher enfant.» + +Je lui serrai la main en silence, car je ne pouvais oublier que j'avais +eu la pensée de l'abandonner. + +«Et ce qu'il y a de mieux, dit-il, c'est que vous avez été meilleur pour +moi depuis que je suis entouré d'un sombre nuage que lorsque le soleil +était brillant; voilà le mieux de tout.» + +Il était couché sur le dos et respirait avec beaucoup de difficulté. +Quoi qu'il pût faire et bien qu'il m'aimât tendrement, la lumière +quittait son visage de plus en plus, un voile tombait sur ses yeux fixés +tranquillement au plafond. + +«Souffrez-vous beaucoup aujourd'hui? + +--Je ne me plains pas, cher enfant! + +--Vous ne vous plaignez jamais.» + +Après avoir dit ces derniers mots, il sourit, et je compris à son +toucher qu'il voulait lever ma main et la porter à sa poitrine. Je la +lui donnai, et il sourit encore une fois et la couvrit avec les siennes. + +Le temps accordé s'écoula pendant que nous étions ainsi, mais en +regardant autour de moi, je vis le gouverneur de la prison, et il me dit +tout bas: + +«Vous pouvez rester encore.» + +Je le remerciai avec effusion et lui demandai: + +«Pourrais-je lui parler, s'il peut encore m'entendre?» + +Le gouverneur s'éloigna et renvoya l'officier. Ce changement, quoique +fait sans bruit, souleva le voile qui recouvrait ses yeux, et il me +regarda de la façon la plus affectueuse: + +«Cher Magwitch, je dois vous dire enfin... vous comprenez, n'est-ce pas, +ce que je dis?...» + +Et je sentis une douce pression sur ma main. + +«Vous avez eu une fille autrefois, que vous avez aimée et perdue?...» + +Une pression plus forte sur ma main. + +«Elle a vécu et trouvé de puissants amis; elle vit encore; c'est une +vraie dame; elle est très belle, et je l'aime!» + +Avec un dernier effort qui eût été insensible, si je ne m'y étais prêté +en l'aidant, il porta ma main à ses lèvres, puis il la laissa retomber +sur sa poitrine en y appuyant les deux siennes; le regard placide levé +au plafond reparut et disparut, et sa tête retomba doucement sur sa +poitrine. + +Me rappelant alors ce que nous avions lu ensemble, je pensais aux deux +hommes qui entrèrent dans le Temple pour prier, et je ne trouvai rien de +mieux à dire à son chevet que de répéter ces paroles: + +«Ô Seigneur, ayez pitié de lui, c'est un pauvre pécheur.» + + + + +CHAPITRE XXVII. + + +Maintenant que je restais livré tout à fait à moi-même, j'annonçai mon +intention de quitter l'appartement du Temple aussitôt que mon bail +serait terminé, et en attendant, de le sous-louer. Je mis aussitôt des +écriteaux aux fenêtres, car j'étais endetté et je n'avais que très peu +d'argent. Je commençais même sérieusement à m'alarmer de l'état de mes +affaires, je devrais dire plutôt que j'aurais dû m'alarmer, si j'avais +eu assez d'énergie et de calme dans l'esprit pour voir clairement la +vérité au-delà de l'impression du moment, et cette impression était que +je tombais sérieusement malade. La dernière secousse que j'avais +éprouvée avait retardé la maladie, mais n'avait pu la chasser +complètement. Je voyais qu'elle me revenait maintenant; en dehors de +cela, je ne savais pas grand'chose, et je ne m'en inquiétais même pas. + +Un jour ou deux je restai étendu sur le sofa ou sur le plancher, +n'importe où, selon qu'il m'arrivait de me laisser tomber, la tête +lourde, les jambes affaiblies, sans idée et sans force. Puis arriva une +nuit qui me parut éternelle et peuplée d'inquiétudes et d'horreurs; et +quand le matin j'essayai de m'asseoir sur mon lit et de penser à mes +rêves, je vis qu'il m'était impossible de le faire. + +Étais-je réellement descendu dans la Cour du Jardin, au milieu du +silence de la nuit, cherchant à tâtons le bateau que je supposais y +être? Étais-je revenu à moi deux ou trois fois sur l'escalier, avec +grande terreur, ne sachant pas comment j'étais sorti de mon lit? +M'étais-je trouvé en train d'allumer la lampe, poursuivi par l'idée que +Provis montait l'escalier et que les lumières étaient éteintes? Avais-je +été énervé d'une manière ou d'une autre, par les discours incohérents, +le rire ou les gémissements de quelqu'un, et avais-je soupçonné en +partie que ces sons venaient de moi-même? Y avait-il eu une fournaise en +fer placée dans un des coins noirs de la chambre, et une voix avait-elle +crié sans cesse que miss Havisham y brûlait? C'était là autant de choses +que je me demandais et que j'essayais de m'expliquer en mettant un peu +d'ordre dans mes idées tout en restant étendu sur mon lit. Mais il me +semblait que la vapeur d'un four à chaux arrivait entre mes idées et moi +et y mettait le désordre et la confusion; c'est à travers cette vapeur +qu'à la fin je vis deux hommes me regarder. + +--Que voulez-vous? demandai-je en tressaillant; je ne vous connais pas. + +--Mais, monsieur, répondit l'un d'eux en s'inclinant et en me touchant +l'épaule, c'est une affaire qui sans doute sera bientôt arrangée, mais +vous êtes arrêté. + +--Pour quelle dette? + +--Pour cent vingt-trois livres, quinze shillings et six pence. C'est +pour le compte du bijoutier, je crois. + +--Que faut-il faire? + +--Le mieux serait de venir chez moi, dit l'homme; je tiens une maison +très convenable.» + +J'essayai de me lever et de m'habiller; puis, quand je levai les yeux +sur eux, je vis qu'ils se tenaient à quelque distance de mon lit et me +regardaient. Je restai à ma place. + +«Vous voyez mon état, dis-je, j'irais avec vous si je le pouvais; mais, +en vérité, j'en suis tout à fait incapable. Si vous m'enlevez d'ici, je +crois que je mourrai en chemin.» + +Peut-être répondirent-ils ou discutèrent-ils sur la situation; autant +qu'il m'en souvient, ils essayèrent de m'encourager à croire que j'étais +moins mal que je ne pensais; mais je ne sais pas ce qu'ils firent, si ce +n'est qu'ils s'abstinrent de m'emmener. + +Ce qui n'était que trop certain, c'est que j'avais la fièvre, que +j'étais anéanti, que je souffrais beaucoup, que je perdais souvent la +raison, que le temps me semblait d'une longueur démesurée, que je +confondais des existences impossibles avec la mienne propre, que j'étais +une des briques de la muraille, et que je suppliais qu'on m'ôtât de la +place gênante où l'on m'avait mis, que j'étais l'arbre d'acier d'une +vaste machine, tournant avec fracas sur un abîme, et encore que +j'implorais pour mon compte personnel qu'on arrêtât la machine, et qu'à +coups de marteau on séparât la part que j'y avais. Que j'aie passé par +ces phases de la maladie, je le sais, parce que je m'en souviens et +qu'en quelque sorte je le savais au moment même. Que j'aie lutté avec +des personnes réelles, croyant avoir affaire à des assassins, et que +j'aie compris tout d'un coup qu'elles me voulaient du bien, après quoi +je tombais épuisé dans leurs bras et les laissais me remettre au lit, je +le savais aussi en revenant à la connaissance de moi-même. Mais, +par-dessus tout, je savais que chez tous ceux qui m'avaient entouré +pendant ma maladie, et que j'avais cru voir passer par toutes sortes de +transformations, se dilater dans des proportions infinies, il y avait eu +une tendance extraordinaire à prendre plus ou moins la ressemblance de +Joe. + +Après avoir passé le plus mauvais moment de ma maladie, je remarquai +que, tandis que tous ses autres signes caractéristiques changeaient, ce +seul trait ne changeait pas. Quiconque m'approchait, prenait l'apparence +de Joe. J'ouvrais les yeux dans la nuit, et qui voyais-je dans le grand +fauteuil, au chevet du lit? Joe. J'ouvrais les yeux dans le jour, et, +assis sur l'appui de la fenêtre, fumant sa pipe à l'ombre de la fenêtre +ouverte, qui voyais-je encore? Joe. Je demandais une boisson +rafraîchissante, et quelle était la main chérie qui me la donnait? Celle +de Joe. Je retombais sur mon oreiller après avoir bu, et quel était le +visage qui me regardait avec tant d'espoir et de tendresse, si ce n'est +celui de Joe! + +Enfin un jour je pris courage et je dis: + +«Est-ce vous, Joe?» + +Et la chère et ancienne voix de chez nous répondit: + +«Quel autre pourrait-ce être, mon vieux camarade? + +--Ô Joe! vous me brisez le coeur! Regardez-moi avec colère, Joe.... +Frappez-moi, Joe.... Reprochez-moi mon ingratitude... ne soyez pas si +bon pour moi...» + +Car Joe venait de poser sa tête sur l'oreiller, à côté de la mienne, et +de passer son bras autour de mon cou, dans la joie qu'il éprouvait de me +voir le reconnaître. + +«Mais, oui, mon cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe. Vous et moi, nous +avons toujours été bons amis, et quand vous serez assez bien pour sortir +faire un tour de promenade... ah! quel plaisir!...» + +Après quoi Joe se retira à la fenêtre et se tint le dos tourné vers moi, +en train de s'essuyer les yeux; et comme mon extrême faiblesse +m'empêchait de me lever et d'aller à lui, je restai là, murmurant ces +mots de repentir: + +«Ô mon Dieu! bénissez-le, bénissez cet excellent homme et ce bon +chrétien!» + +Les yeux de Joe étaient rouges quand il se retourna; mais je tenais sa +main, et nous étions heureux tous les deux. + +«Combien de temps, cher Joe? + +--Vous voulez dire, Pip, combien de temps a duré votre maladie, mon cher +camarade? + +--Oui, Joe. + +--Nous sommes à la fin de mai, demain c'est le 1er juin. + +--Êtes-vous resté ici tout le temps, cher Joe? + +--À peu près, mon vieux camarade. + +--Car comme je le dis à Biddy quand la nouvelle de votre maladie nous +fut apportée par une lettre venue par la poste; il a été longtemps seul; +il est maintenant probablement marié, quoique mal récompensé des pas et +des démarches qu'il a faites. Mais la richesse n'a jamais été un but +pour lui, et le mariage fut toujours le plus grand désir de son +coeur.... + +--Il est bien doux de vous entendre, Joe! mais je vous interromps dans +ce que vous disiez à Biddy.... + +--C'est que, voyez-vous, vous pouviez être au milieu d'étrangers, et +comme vous et moi avons toujours été amis, une visite dans un pareil +moment pouvait ne pas vous être désagréable, et voici les paroles de +Biddy: + +«Allez le trouver sans perdre de temps.» Voilà, dit Joe, en prenant un +air grave, quelles furent les paroles de Biddy. Allez le trouver, a dit +Biddy, sans perdre de temps. En un mot, je ne vous tromperais pas +beaucoup, ajouta Joe après quelques moments de réflexion, si je vous +assurais que les paroles véridiques de cette jeune femme furent: «sans +perdre une seule minute de temps.» + +Ici, Joe s'arrêta court, et m'apprit qu'il ne fallait me parler qu'avec +une grande modération, et que je devais prendre un peu de nourriture à +des intervalles fréquents, que j'y fusse ou non disposé, et que je +devais me soumettre à ses ordres. Je lui baisai donc la main, et me tins +tranquille pendant qu'il s'occupait à rédiger une lettre à Biddy, dans +laquelle il lui envoyait mes amitiés. + +Évidemment, Biddy avait appris à écrire à Joe. Dans l'état de faiblesse +où je me trouvais, couché dans mon lit et le regardant, cela me fit +encore pleurer de plaisir, de voir avec quel orgueil il se mit à écrire +sa lettre. Mon lit, privé de ses rideaux, avait été transporté, moi +dedans, dans le salon, comme la pièce la plus vaste et la mieux aérée; +on avait retiré le tapis, et la chambre était maintenue, nuit et jour, +fraîche et salubre. Joe était assis devant mon bureau, relégué dans un +coin, et encombré de petites bouteilles, et il était occupé à son grand +travail. Il commença d'abord par choisir une plume sur le porte-plume, +qu'il mania comme si c'était un coffre à gros outils; puis il releva ses +manches, comme s'il allait manoeuvrer un levier ou un marteau de forge. +Avant de commencer, il se mit en position, c'est-à-dire qu'il s'appuya +solidement sur la table avec son coude gauche, et tint sa jambe droite +bien en arrière; et quand il commença, il fit des gros jambages, en +descendant si lentement qu'on aurait pu croire qu'il leur donnait six +pieds de longueur, tandis qu'à chacun des déliés qu'il faisait en +remontant, j'entendais sa plume cracher énormément. Il avait la +singulière idée que l'encrier était du côté où il n'était pas, et +trempait constamment sa plume dans l'espace, paraissant très satisfait +du résultat. Il commit quelques lourdes fautes d'orthographe, mais, en +somme, il s'acquitta très bien de tout, et quand il eut signé son nom, +et qu'avec ses deux doigts, il eu transporté un pâté final du papier sur +le sommet de sa tête, il plana en quelque sorte sur la table pour juger +de l'effet de son oeuvre de points de vue différents, avec une +satisfaction sans bornes. + +Pour ne pas contrarier Joe en parlant trop, je me serais tu, même si +j'avais été capable de parler beaucoup. Je remis donc au lendemain pour +lui parler de miss Havisham. Il secoua la tête, quand je lui demandai si +elle était rétablie: + +«Elle est morte, Joe? + +--Mais c'est que, mon vieux camarade, dit Joe, d'un ton de reproche et +pour y arriver, par degrés, je n'aurais pas voulu dire cela; car ce +n'est pas peu de chose à dire, mais elle n'est pas.... + +--... Vivante, Joe? + +--Ça c'est plus près de la vérité, dit Joe; elle n'est pas vivante. + +--A-t-elle souffert beaucoup, Joe? + +--Après que vous êtes tombé malade, environ ce que vous pourriez appeler +une semaine. + +--Cher Joe, avez-vous entendu dire ce qu'est devenue sa fortune? + +--Mais, mon vieux camarade, dit Joe, il me semble qu'elle avait disposé +de la plus grande partie, c'est-à-dire qu'elle l'avait transmise à miss +Estelle; mais elle avait écrit de sa main un petit codicille, un jour où +deux avant l'accident, par lequel elle laissait une froide somme de +quatre mille livres à M. Mathieu Pocket. Et pourquoi supposez-vous, +par-dessus toutes les autres raisons, Pip, qu'elle lui ait laissé ces +froides quatre mille livres? À cause du rapport de Pip sur ledit +Mathieu. Biddy m'a dit que c'était écrit comme ça, dit Joe en répétant +la formule légale: «Rapport de Pip sur ledit Mathieu.» Quatre froides +mille livres, Pip!» + +Je n'ai jamais pu découvrir sur quoi Joe fondait la température qu'il +attribuait à ces quatre mille livres; mais cela lui paraissait augmenter +la somme, et il éprouvait un plaisir manifeste à répéter qu'elles +étaient froides. + +Cette nouvelle me causa une grande joie: elle mettait le sceau sur le +seul bien que j'eusse jamais fait. Je demandai à Joe s'il avait entendu +dire que quelques-uns des autres parents eussent eu des legs. + +«Miss Sarah, dit Joe, a vingt-cinq livres par an pour acheter des +pilules, parce qu'elle est bilieuse; miss Georgiana a eu vingt livres. + +--Mistress.... Comment appelez-vous ces bêtes sauvages qui ont des +bosses sur le dos, mon vieux camarade? + +--_Camels?_[15] «dis-je en me demandant à quoi il pouvait vouloir en +venir. + + [Note 15: _Camels_, veut dire chameaux, et en anglais _Camels _et + _Camille_ ayant à peu près la même consonance: il y a là un jeu de mots + absolument impossible à rendre.] + +Joe fit un signe. + +«Mistress Camels.» + +Je sus bientôt qu'il voulait parler de Camille. Elle a eu vingt livres +pour acheter des veilleuses pour ranimer ses esprits quand elle se +réveille la nuit. + +L'exactitude de ces rapports était suffisamment évidente pour me donner +une grande confiance dans les informations de Joe. + +«Et maintenant, dit Joe, vous n'êtes pas encore assez fort, mon vieux +camarade, pour ramasser plus d'une pelletée additionnelle de nouvelles +aujourd'hui. Le vieil Orlick s'est introduit avec effraction dans une +maison habitée. + +--Chez qui? dis-je. + +--Non... mais je vous avoue que ses manières sont devenues très +bruyantes, dit Joe en forme d'excuses. Cependant la maison d'un Anglais +est son château, et les châteaux ne doivent pas être forcés, excepté en +temps de guerre; et quels qu'aient été ses défauts, il était bon +marchand de blé et de graines. + +--C'est donc la maison de Pumblechook qui a été forcée? + +--C'est elle, Pip, dit Joe, et on a pris son tiroir, et on a pris sa +caisse, et on a bu son vin, et on a mangé ses provisions, et on l'a +souffleté, et on lui a tiré le nez, et on l'a attaché à son bois de lit, +et on lui a donné une douzaine de coups de poing, et on lui a rempli la +bouche de graines pour l'empêcher de crier; mais il a reconnu Orlick, et +Orlick est dans la prison du comté.» + +Peu à peu nous pûmes causer sans restriction. Je recouvrais mes forces +lentement, mais je les recouvrais, et Joe restait avec moi, et il me +semblait que j'étais encore le petit Pip. + +Car la tendresse de Joe était si admirablement proportionnée à mes +besoins, que j'étais comme un enfant entre ses mains. Il lui arrivait de +s'asseoir près de moi, et de me parler avec son ancienne confiance, son +ancienne simplicité, et son ancienne protection paternelle, de sorte que +j'étais tenté de croire que toute ma vie, depuis le temps où j'avais +vécu dans la vieille cuisine, était une invention de la fièvre qui était +partie. Il faisait tout pour moi, excepté le ménage, pour lequel il +avait pris une femme très convenable, après avoir réglé le compte de +l'autre, le jour même de son arrivée. + +«Je vous assure, Pip, disait-il souvent, pour expliquer cette liberté de +sa part, que je l'ai trouvée en train de percer, comme un tonneau de +bière, le lit de plume du lit inoccupé, et occupée à mettre les plumes +dans un panier pour aller les vendre. Elle aurait ensuite percé le +vôtre, et elle l'aurait vidé, vous dessus, et elle aurait emporté le +charbon peu à peu dans la soupière et dans le plat aux légumes, et le +vin et les liqueurs dans vos bottes à la Wellington.» + +Nous attendions avec impatience le jour où je sortirais pour faire une +promenade, comme nous avions attendu autrefois le jour où je devais +entrer en apprentissage; et quand ce jour arriva, et qu'on eût fait +venir une voiture découverte, Joe m'enveloppa, me prit dans ses bras, me +descendit et me mit dans la voiture, comme si j'étais encore la pauvre +créature débile sur laquelle il avait si abondamment répandu les +richesses de sa grande nature. + +Joe monta à côté de moi, et nous nous dirigeâmes ensemble vers la +campagne, où la végétation était déjà luxuriante, et où l'air était tout +rempli des douces senteurs du printemps. C'était un dimanche. En +contemplant la belle nature qui m'entourait, je pensais combien elle +était embellie et changée, et combien les petites fleurs des champs +avaient poussé, et combien les voix des oiseaux avaient pris de force +pendant les jours et pendant les nuits, sous le soleil et sous les +étoiles, pendant que j'étais resté fiévreux et brûlant sur mon lit et le +souvenir d'avoir été brûlant et fiévreux vint tout à coup troubler le +calme que je goûtais. Mais, quand j'entendis les cloches du dimanche, et +que je regardai avec plus d'attention les splendeurs étalées autour de +moi, je sentis que je n'étais pas assez reconnaissant, et que j'étais +encore trop faible pour éprouver même ce sentiment, et j'appuyai ma tête +sur l'épaule de Joe, comme je l'avais appuyée autrefois, quand il me +conduisait à la foire ou n'importe où, et que mes impressions étaient +trop fortes pour mes jeunes sens. + +Après un moment je devins plus calme, et nous causâmes comme nous avions +coutume de causer autrefois, couchés sur l'herbe de la vieille batterie. +Il n'y avait pas le moindre changement en Joe. Ce qu'il avait été à mes +yeux alors, il l'était exactement à mes yeux aujourd'hui: aussi +simplement fidèle et aussi simplement droit. + +Quand nous rentrâmes, et qu'il me prit et me porta si facilement à +travers la cour et l'escalier, je pensai à cette soirée de Noël, si +fertile en événements, où il m'avait porté à travers les marais. Nous +n'avions pas encore fait la moindre allusion à mon changement de +fortune, et j'ignorais aussi ce qu'il savait de ma vie dans ces derniers +temps. Je doutais tant de moi-même en ce moment, et j'avais une telle +confiance en lui, que je ne savais pas si je devais lui en parler, quand +il ne le faisait pas. + +«Avez-vous appris, Joe, lui demandai-je ce soir-là, après mûre +considération, pendant qu'il fumait sa pipe à la fenêtre, avez-vous +appris qui était mon protecteur? + +--J'ai entendu dire quelque chose, répondit Joe, comme si ce n'était pas +miss Havisham, mon vieux camarade. + +--Vous a-t-on dit qui c'était, Joe? + +--Mais j'ai entendu dire quelque chose comme si c'était la _personne_ +qui avait envoyé la _personne_ qui vous a donné les banknotes aux _Trois +jolis bateliers_, Pip. + +--C'était bien cela, en effet. + +--C'est surprenant! dit Joe du ton le plus placide du monde. + +--Avez-vous entendu dire qu'il était mort, Joe? demandai-je ensuite avec +une défiance croissante. + +--Qui?... Celui qui vous a envoyé les banknotes, Pip?... + +--Oui. + +--Je pense, dit Joe, après avoir réfléchi longtemps, et en regardant +d'une manière évasive l'appui de la fenêtre, que j'ai entendu dire d'une +manière ou d'une autre qu'il lui était arrivé quelque chose comme cela. + +--Avez-vous appris quelque chose de sa vie, Joe? + +--Rien de particulier, Pip. + +--S'il vous plaisait d'en apprendre, Joe..., commençai-je à dire, quand +Joe se leva et vint à mon sofa. + +Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit-il, nous sommes toujours les +meilleurs amis, n'est-ce pas, Pip?» + +J'étais gêné pour lui répondre. + +«Très bien, alors, dit Joe, comme si j'avais répondu, tout est pour le +mieux, c'est convenu; pourquoi entrer dans des explications qui, entre +deux personnes comme nous, sont des sujets inutiles! Dieu! pensez à +votre pauvre soeur et à ses colères, et ne vous souvenez-vous plus de +son bâton? + +--Si fait, je m'en souviens, Joe. + +--Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit Joe, je faisais tout ce que +je pouvais pour mettre une séparation entre vous et le bâton; mais mon +pouvoir n'était pas toujours égal à mes intentions, car lorsque votre +pauvre soeur avait dans la tête l'idée de tomber sur vous, il était +assez dans son habitude favorite de tomber sur moi, si je faisais de +l'opposition, et de retomber ensuite encore plus lourdement sur vous; +j'ai souvent remarqué cela. Ce n'est pas en tiraillant la barbe d'un +homme, ni en le secouant deux ou trois fois (ce dont votre soeur ne se +privait pas) qu'on empêche un homme de se mettre entre un pauvre petit +enfant et un châtiment; mais quand ce pauvre petit enfant n'en est que +plus sévèrement châtié, parce qu'on a secoué l'autre et tiré sa barbe, +alors cet homme se dit naturellement à lui-même: «Où est le bien que tu +as voulu faire? Je t'avoue, se dit l'homme, que je vois le mal, mais que +je ne vois pas le bien, je m'en rapporte à vous, monsieur, pour m'en +montrer le bien.» + +--L'homme dit cela? observai-je, en voyant que Joe attendait ma réponse. + +--Oui, l'homme dit cela, reprit Joe. Et a-t-il raison, cet homme, de +dire cela? + +Cher Joe, il a toujours raison. + +Bien, mon vieux camarade, dit Joe; alors je m'en rapporte à vos paroles. +S'il a toujours raison (quoiqu'en général il ait plutôt tort), il a +raison quand il dit ceci:--Supposant que lorsque vous gardiez quelque +petite affaire pour vous seul, alors que vous étiez petit, vous la +gardiez parce que vous saviez que le pouvoir de Gargery à tenir le bâton +à distance n'était pas égal à ses intentions. Donc, qu'il n'en soit plus +question entre gens comme nous, et ne laissons pas échapper de remarques +sur des sujets inutiles. Biddy s'est donné bien de la peine avant mon +départ (car cela a été horriblement dur à me faire comprendre) pour que +je visse clair dans tout ceci, et que, voyant clair, je lui donne un +coup d'épaule. Ces deux choses, étant convenues, un ami véritable vous +dit: N'allez à l'encontre de rien; mangez votre souper, buvez votre eau +rougie, et allez-vous mettre entre vos draps.» + +La délicatesse avec laquelle Joe débita ce discours et le tact charmant +et la bonté avec laquelle Biddy, dans sa finesse de femme, m'avait +deviné si vite et l'avait préparé à comprendre tout cela, firent une +profonde impression sur mon esprit. Mais Joe connaissait-il combien +j'étais pauvre, et comment mes grandes espérances s'étaient toutes +dissipées au soleil comme le brouillard de nos marais, c'est ce que +j'ignorais. + +Une autre chose en Joe que je ne pouvais comprendre, mais qui me peinait +beaucoup, était celle-ci: à mesure que je devenais plus fort et mieux +portant, Joe se montrait moins à l'aise avec moi. Pendant que j'étais +faible et dans son entière dépendance, le cher homme s'était laissé +aller à ses anciennes habitudes et m'avait donné tous les noms +d'autrefois: «cher petit Pip; mon vieux camarade,» qui alors étaient une +délicieuse musique à mes oreilles. Moi aussi, je m'étais laissé aller à +nos anciennes manières, heureux et reconnaissant de ce qu'il me laissait +faire; mais imperceptiblement, à mesure que j'y tenais davantage, Joe y +tenait moins, et il commença à s'en déshabituer; tout en m'en étonnant +d'abord, j'arrivai bientôt à comprendre que la cause était en moi, et +que la faute en était toute à moi. + +Ah! n'avais-je donné à Joe aucune raison de douter de ma constance et de +penser que, dans la prospérité, je deviendrais froid avec lui, et que je +le repousserais! N'avais-je donné au coeur innocent de Joe aucun motif +de sentir instinctivement, qu'à mesure que je reprenais des forces, son +pouvoir sur moi s'affaiblirait, et qu'il ferait mieux de me lâcher à +temps, et de me laisser aller avant que je ne m'affranchisse moi-même? + +C'était en allant promener dans les jardins du Temple, pour la troisième +ou quatrième fois, appuyé sur le bras de Joe, que je vis bien clairement +le changement qui s'était opéré en lui. Nous nous étions assis sous la +chaude lumière du soleil, regardant la rivière, et il m'arriva de dire +au moment où nous nous levions: + +«Voyez, Joe, je puis très bien marcher maintenant; vous allez me voir +rentrer seul. + +--Il ne faudrait pas vous forcer pour cela, Pip, dit Joe; mais je serais +heureux de vous en voir capable, monsieur.» + +Le dernier mot me choqua. Pourtant, comment me plaindre? Je n'allai pas +plus loin que la grille du jardin; alors je prétendis être plus faible +que je ne l'étais réellement, et je demandai à Joe de me donner le bras. +Joe me le donna, mais il était pensif. + +De mon côté, j'étais pensif aussi, car comment arrêter ce changement +naissant en Joe? C'était une grande perplexité pour mes pensées +déchirées de remords, que j'eusse honte de lui dire exactement dans quel +état je me trouvais et où j'en étais arrivé, je ne cherche pas à le +cacher; mais j'espère que les motifs de mon hésitation n'étaient pas +tout à fait indignes. Il aurait voulu m'aider à sortir de tous ces +petits tracas; je le savais, et je savais qu'il ne devait pas m'aider, +et que je ne devais pas souffrir qu'il m'aidât. + +Ce fut une triste soirée pour tous deux; mais, avant d'aller nous +coucher, j'avais résolu d'attendre jusqu'au lendemain. Le lendemain +était un dimanche, je commencerais une nouvelle vie avec la nouvelle +semaine. Le lundi matin, je parlerais à Joe de son changement, je +mettrais de côté ce dernier vestige de réserve, je lui dirais ce que +j'avais dans la pensée (ce second point n'était pas encore tout à fait +résolu), et pourquoi je ne m'étais pas décidé à aller retrouver Herbert, +et alors la confiance de Joe serait reconquise pour toujours. À mesure +que je me rassérénais, Joe se rassérénait aussi, et il me sembla qu'il +avait pris aussi sympathiquement une résolution. + +Nous passâmes tranquillement la journée du dimanche, et nous gagnâmes la +campagne en voiture, pour nous promener à pied dans les champs. + +«Je remercie le ciel d'avoir été malade, Joe, dis-je. + +--Cher vieux Pip, mon vieux camarade; vous en êtes maintenant presque +revenu, monsieur. + +--Ç'a été un temps mémorable pour moi, Joe. + +--Comme pour moi, monsieur, répondit Joe. + +--Nous avons passé ensemble un temps que je n'oublierai jamais, Joe. Il +y a eu des jours, je le sais, que j'ai oubliés pendant un certain temps, +mais jamais je n'oublierai ceux-ci. + +--Pip, dit Joe paraissant un peu ému et troublé, il y a eu quelques bons +moments, et, cher monsieur, ce qui a été entre nous, a été.» + +Le soir, quand je fus au lit, Joe vint dans ma chambre, comme il y était +venu pendant tout le temps de ma convalescence. Il me demanda si j'étais +sûr d'être aussi bien portant que le matin. + +«Oui, cher Joe, parfaitement. + +--Et vous vous sentez toujours plus fort, mon vieux camarade? + +--Oui, cher Joe, toujours.» + +Joe mit sur la couverture, à l'endroit de mon épaule, sa large et bonne +main, et dit d'une voix qui me sembla étouffée: + +«Bonsoir!» + +Quand je me levai le lendemain matin, reposé et plus fort, j'avais pris +la pleine résolution de tout dire à Joe sans délai. Je voulais lui +parler avant déjeuner. Je m'habillai aussitôt pour me rendre dans sa +chambre et le surprendre; car c'était le premier jour que je me levais +matin. Je fus à sa chambre. Il n'y était pas. Non seulement il n'y était +pas, mais sa malle n'y était pas non plus. + +Je gagnai aussitôt la table où le déjeuner était servi, j'y trouvai une +lettre. Voici les quelques mots qu'elle contenait: + +«Ne voulant pas être importun, je suis parti; car vous voilà bien +rétabli, mon cher Pip, et vous serez beaucoup mieux sans + + «JO.» + +«P. S. Toujours les meilleurs amis.» + +Inclus dans la lettre, je trouvai un reçu du montant de la dette et des +frais pour lesquels j'avais été arrêté. Jusqu'à ce moment, j'avais +supposé que mon créancier avait arrêté ou au moins suspendu ses +poursuites pour me permettre de me rétablir complètement. Je n'avais +jamais songé que Joe eût payé la somme; mais Joe l'avait payée, et le +reçu était à son nom. + +Que me restait-il à faire maintenant, si ce n'est de le suivre à la +chère vieille forge, et là de m'ouvrir à lui, de lui montrer mon +repentir, et de soulager mon esprit et mon coeur d'un second point +réservé, qui planait sur ma pensée? + +Mon idée était d'aller à Biddy, de lui montrer combien je revenais +humble et repentant, de lui dire comment j'avais perdu tout ce que +j'avais autrefois espéré, de lui rappeler mes anciennes confidences dans +les premiers temps où je m'étais trouvé malheureux puis de lui dire +enfin: + +«Biddy, je crois que tu m'aimais bien autrefois, alors même que mon +coeur vagabond s'écartait de toi. Si tu peux m'aimer seulement la moitié +de ce que tu m'aimais autrefois; si tu peux me prendre avec toutes mes +fautes et toutes les désillusions qui sont tombées sur ma tête, et si tu +peux me recevoir comme un enfant auquel on pardonne (et vraiment je suis +bien chagrin, Biddy, et j'ai bien besoin d'une voix douce et d'une main +consolatrice), j'espère être maintenant un peu plus digne de toi que je +ne l'étais alors, pas beaucoup: mais un peu. Biddy, c'est à toi de dire +si je travaillerais à la forge avec Joe, ou si j'essayerai une +occupation différente dans ce pays, ou si nous irons dans quelque ville +lointaine, où m'attend une situation que je n'ai point acceptée quand on +me l'a offerte, car je voulais auparavant connaître ta réponse. Et +maintenant, Biddy, si tu peux me dire que tu m'accompagneras en ce +monde, tu en feras assurément un meilleur monde pour moi, et de moi un +meilleur homme pour lui, et je ferai tous mes efforts pour en faire un +meilleur monde pour toi.» + +Tel était mon projet. Après trois jours de plus de convalescence, je +partis pour notre vieil endroit, afin de le mettre à exécution. Tout ce +qu'il me reste à dire, c'est comment j'y réussis. + + + + +CHAPITRE XXVIII. + + +La nouvelle de la lourde chute que ma haute fortune avait éprouvée, +était arrivée avant moi dans mon pays natal et dans ses environs. Je +trouvai le _Cochon bleu_ au courant de la nouvelle, et je trouvai même +qu'il en résultait un grand changement dans sa conduite à mon égard. +Autant le _Cochon_ avait recherché mon estime avec une chaleureuse +assiduité, quand j'étais en possession de mes espérances, autant le +_Cochon_ était froid, maintenant que la fortune m'abandonnait. + +Il faisait nuit quand j'arrivai très fatigué de ce voyage, que j'avais +fait si souvent et si facilement autrefois. Le _Cochon bleu_ ne put me +donner ma chambre accoutumée, laquelle était occupée (sans doute par +quelqu'un qui avait des espérances) et ne put m'assigner qu'une retraite +des plus humbles parmi les pigeons et les chaises de poste de la cour; +mais je goûtai un aussi profond sommeil dans ce logement que dans le +plus bel appartement que le _Cochon_ aurait pu me donner, et la qualité +de mes rêves fut à peu près la même qu'elle aurait été dans la meilleure +chambre à coucher. + +De grand matin, pendant qu'on préparait mon déjeuner, j'allai faire un +tour du côté de Satis House. Il y avait des affiches collées sur la +porte et des morceaux de tapis pendus hors des fenêtres, annonçant la +vente à la criée des articles de ménage, meubles et effets, pour la +semaine suivante. La maison elle-même devait être vendue comme vieux +matériaux et abattue. Lot _1er_ était écrit en grosses lettres au blanc +d'Espagne sur la brasserie. Lot _2ème_, sur cette partie du bâtiment +principal qui était restée fermée si longtemps. D'autres lots étaient +marqués sur différentes parties des constructions, et le lierre avait +été arraché pour faire place aux écriteaux, et il y en avait déjà +beaucoup traînant dans la poussière, et tout flétri. Entrant un instant +par la porte ouverte, et regardant autour de moi de l'air maussade d'un +étranger qui n'a rien à faire dans l'endroit où il se trouve, je vis le +commis du commissaire-priseur se promener sur les fûts et les désigner à +haute voix à un rédacteur du catalogue qui, plume en main, se faisait un +pupitre provisoire du fauteuil à roues que j'avais si souvent poussé en +chantant le vieux Clem. + +Quand je revins au _Cochon bleu_ pour déjeuner, je trouvai Pumblechook +causant avec l'aubergiste. M. Pumblechook (qui ne paraissait pas avoir +gagné depuis sa dernière aventure nocturne) m'attendait, et m'adressa la +parole dans les termes suivants: + +«Jeune homme, je suis fâché de vous voir tomber; mais pouvait-on +s'attendre à autre chose... pouvait-on s'attendre à autre chose... +pouvait-on s'attendre à autre chose?...» + +Comme il étendait la main avec le geste magnifique d'un homme qui +pardonne, et comme j'étais brisé et accablé par la maladie, et peu porté +à quereller, je le laissai faire. + +«William, dit M. Pumblechook au garçon, mettez un muffin sur la table. +En sommes-nous vraiment là?... en sommes-nous vraiment arrivés là?...» + +Je m'assis de mauvaise humeur devant mon déjeuner. M. Pumblechook se +tint devant moi, et, avant que je n'eusse eu le temps de toucher la +théière, il me versa du thé de l'air d'un bienfaiteur qui avait résolu +de me rester fidèle jusqu'au dernier jour. + +«William, dit M. Pumblechook avec tristesse, servez le sel; dans des +temps plus heureux, dit-il, en s'adressant à moi, je crois que vous +preniez du sucre? Preniez-vous du lait? Oui, n'est-ce pas? Du sucre et +du lait? William, apportez du cresson. + +--Merci! dis-je brièvement, mais je ne mange pas de cresson. + +--Vous ne mangez pas de cresson! répondit M. Pumblechook en soupirant et +en agitant sa tête à plusieurs reprises, comme s'il s'y fut attendu, et +comme si cette abstinence de cresson avait le moindre rapport avec ma +chute. Vraiment! les plus simples produits de la terre, vous n'en mangez +pas, décidément?... N'en apportez pas, William!...» + +Je continuai mon déjeuner, et M. Pumblechook continua à rester près de +moi avec son regard de poisson et sa respiration bruyante comme +toujours. + +«Il ne lui reste plus que la peau et les os! pensa Pumblechook à haute +voix; et cependant, quand il partait d'ici (avec ma bénédiction, je puis +le dire), quand j'étalais devant lui mon humble repas, comme l'abeille, +il était frais comme une pêche.» + +Cela me fit penser à la différence surprenante qu'il y avait entre la +manière servile avec laquelle il m'avait offert sa main dans ma nouvelle +prospérité, en disant: «Permettez... permettez...» et la clémence +fastueuse avec laquelle il venait d'exhiber ces mêmes cinq gros doigts. + +«Ah! continua-t-il, en me passant le pain et le beurre, allez-vous chez +Joseph? + +--Au nom du ciel! dis-je en éclatant malgré moi, que vous importe où je +vais? laissez la théière tranquille.» + +C'était la plus mauvaise voie que je pouvais prendre, parce que cela +donna à Pumblechook l'occasion qu'il cherchait. + +«Oui, jeune homme, dit-il en lâchant le manche de l'objet en question, +et en se reculant d'un ou deux pas de ma table, parlant de manière à +être entendu de l'aubergiste et du garçon qui étaient à la porte; je +laisserai cette théière tranquille, vous avez raison, jeune homme; une +fois par hasard, vous avez raison. Je m'oublie moi-même quand je prends +intérêt à votre déjeuner, au point de vouloir rendre des forces à votre +corps épuisé par les effets débilitants de la prodigalité, et le +stimuler par la nourriture saine de vos ancêtres.... Et pourtant, dit +Pumblechook en se tournant vers l'aubergiste et le garçon, et en +m'indiquant en allongeant le bras, voilà celui que j'ai constamment fait +jouer dans les heureux jours de son enfance. Ne me dites pas que cela ne +se peut pas; je vous assure que c'est lui!» + +Un murmure étouffé des deux individus interpellés servit de réponse. Le +garçon semblait même particulièrement affecté. + +«C'est lui, dit Pumblechook, que j'ai promené dans ma voiture; c'est lui +que j'ai vu _élever à la main_; c'est lui de la soeur duquel j'étais +l'oncle par alliance. Qu'il le nie, s'il le peut!» + +Le garçon semblait convaincu que je ne pouvais pas le nier, et que cela +donnait un mauvais air à l'affaire. + +«Jeune homme, dit Pumblechook en me jetant sa tête en avant comme +autrefois, vous allez chez Joseph.... Que m'importe, me demandez-vous, +où vous allez? Je vous dis, monsieur, que vous allez chez Joseph.» + +Le garçon toussa comme pour m'inviter modestement à passer là-dessus. + +«Maintenant, dit Pumblechook, et tout cela avec l'air exaspéré d'un +homme qui aurait défendu la cause de la vertu, et qui était parfaitement +convaincant et concluant, je vous dirai ce qu'il faut dire à Joseph. +Voici présent le propriétaire du _Cochon bleu_, qui est connu et +respecté dans cette ville, et voici William, dont le nom de famille est +Potkins, si je ne me trompe. + +--Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit William. + +En leur présence, continua Pumblechook, je vais vous dire, jeune homme, +ce que vous direz à Joseph. Vous direz: «Joseph, j'ai vu aujourd'hui mon +premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune; je ne dirai pas ses +noms, Joseph, c'est inutile; mais c'est ainsi qu'on veut bien l'appeler +dans la ville, et j'ai vu cet homme.» + +--Je jure que je ne le vois pas ici, dis-je. + +--Dites cela encore! repartit Pumblechook. Dites que vous avez dit cela, +et Joseph lui-même trahira probablement sa surprise. + +--Ici, vous vous méprenez sur son compte, dis-je; je le connais mieux +que vous. + +--Dites, continua Pumblechook, Joseph, j'ai vu cet homme; et cet homme +ne vous veut pas de mal et ne me veut pas de mal. Il connaît votre +caractère, et il sait combien vous êtes brute et ignorant, il connaît +mon caractère, et il connaît mon ingratitude. Oui, Joseph, direz-vous, +et ici Pumblechook agita sa tête et sa main. Il connaît mon manque total +de reconnaissance, il le connaît comme personne ne peut le connaître; +vous ne le connaissez pas, vous, Joseph n'étant pas appelé à le +connaître, mais cet homme le connaît.» + +Tout en le reconnaissant vain et impudent, j'étais réellement abasourdi +de voir qu'il avait l'aplomb de me parler ainsi. + +«Joseph, direz-vous, il m'a donné le petit message que je vous répète +maintenant. C'est que, dans mon abaissement, il a vu le doigt de Dieu; +il a reconnu ce doigt en le voyant, Joseph, il l'a vu distinctement. Le +doigt de Dieu a tracé ces lignes: _Il a payé d'ingratitude son premier +bienfaiteur et le fondateur de sa fortune_. Mais cet homme a dit qu'il +ne se repentait pas de ce qu'il avait fait, Joseph, pas du tout; que +c'était juste, que c'était bon, que c'était bienveillant, et que si +c'était à recommencer il le ferait encore. + +--Il est dommage, dis-je d'un ton dédaigneux en terminant mon déjeuner +interrompu, que cet homme n'ait pas énuméré ce qu'il avait fait et ce +qu'il ferait encore. + +--Propriétaire du _Cochon bleu_! s'écria Pumblechook en s'adressant au +maître de l'auberge et à William, je ne m'oppose pas à ce que vous +disiez par la ville, si tel est votre désir, qu'il était juste, bon et +bienveillant, et que je le ferais encore si c'était encore à faire.» + +Sur ces mots, l'imposteur leur serra la main à tous deux d'un air +particulier et sortit de la maison, me laissant plus étonné qu'enchanté +de cette chose indéfinie qu'il soutenait, à savoir, qu'il était juste, +bon et bienveillant, qu'il avait tout fait et qu'il était disposé à tout +faire encore. Bientôt après lui, je quittai aussi la maison, et quand je +descendis la Grand'Rue, je le vis devant sa boutique haranguer, sans +doute sur le même sujet, un groupe choisi qu'il m'honora de certains +coups d'oeil peu favorables, quand je passai de l'autre côté de la rue. + +Mais il ne fut que plus agréable pour moi de me rendre près de Biddy et +de Joe, dont j'entrevoyais la grande indulgence, qui brillerait plus +éclatante que jamais, en opposition avec la rudesse de cet imposteur +éhonté. Je me dirigeai donc vers eux lentement, car mes jambes étaient +encore bien faibles, mais avec un sentiment de contentement toujours +croissant, à mesure que je m'approchais d'eux, et j'avais la conviction +que je laissais l'arrogance et le manque de franchise de plus en plus +loin derrière moi. + +La température de juin était délicieuse, le ciel était bleu, les +alouettes planaient bien haut sur les blés verts; je trouvais ce pays +bien plus beau que je ne l'avais encore trouvé. Bien des images +agréables de la vie que j'aurais voulu y mener et l'idée du changement +avantageux qui s'opérait dans mon caractère, quand j'aurais auprès de +moi un guide dont je connaissais la foi naïve et la sagesse simple +m'accompagnaient en chemin. Elles éveillaient en moi une douce émotion, +car mon coeur était adouci par mon retour, et il était survenu de tels +changements que j'étais comme quelqu'un qui reviendrait de lointains +voyages et qui rentrerait nu-pieds dans ses foyers après avoir erré +pendant plusieurs années. + +La maison d'école où Biddy était maîtresse m'était inconnue: mais la +petite ruelle détournée par laquelle j'entrai dans le village me fit +passer devant. Je fus désappointé de trouver que c'était jour de congé: +il n'y avait pas d'enfants, et la maison de Biddy était fermée. J'avais +nourri l'espoir que je la verrais dans l'exercice de ses fonctions +journalières avant qu'elle m'aperçût, et cet espoir était déçu. + +Mais la forge n'était pas loin, et je m'y rendis en passant sous l'allée +verte des beaux tilleuls, écoutant le bruit du marteau de Joe. Longtemps +après que j'aurais dû l'entendre, et longtemps après que je m'étais +imaginé l'entendre, je vis que ce n'était qu'une idée: tout était calme, +les tilleuls étaient là comme autrefois, les aubépines et les +châtaigniers y étaient aussi, et leurs fouilles faisaient entendre un +harmonieux frémissement quand je m'arrêtais pour écouter; mais les coups +de marteau de Joe ne se mêlaient pas à la brise de l'été. Effrayé sans +savoir pourquoi d'arriver en vue de la forge, je la vis enfin, et je vis +aussi qu'elle était fermée. Pas de réverbération de feu, pas de pluie +d'étincelles, pas de ronflements des soufflets, tout était fermé et +tranquille. + +Mais la maison n'était pas déserte et le petit salon semblait être +occupé, car ses rideaux voltigeaient à la fenêtre, qui était ouverte et +égayée par les fleurs. Je m'en approchai sans bruit, avec l'intention de +regarder par-dessus les fleurs, quand je vis Joe et Biddy devant moi, +bras dessus bras dessous. + +Biddy poussa d'abord un cri comme si elle pensait que c'était mon +esprit; mais un moment après elle était dans mes bras. Je pleurais de la +voir, et elle pleurait de me voir: moi parce qu'elle avait l'air si +frais et charmant; elle parce que j'avais l'air si fatigué et si pâle. + +«Chère Biddy, comme tu es contente! + +--Oui, cher Pip. + +--Et Joe, comme vous êtes heureux! + +--Oui, cher vieux Pip, mon bon camarade!» + +Je portais mes yeux de l'un à l'autre, et puis.... + +«C'est aujourd'hui le jour de mon mariage! s'écria Biddy dans un +transport de bonheur, et je suis la femme de Joe!...» + + * * * * * + +Ils m'avaient porté dans la cuisine, et j'avais la tête posée sur la +vieille table de sapin. Biddy tenait une de mes mains sur ses lèvres, et +je sentais sur mon épaule le contact bienfaisant de Joe. + +«C'est qu'il n'était pas assez fort, ma chère, pour supporter la +surprise, dit Joe. + +--J'aurais dû y penser, cher Joe, dit Biddy, mais j'étais trop +heureuse.» + +Il étaient tous deux si transportés et si fiers de me voir, si touchés +que je fusse revenu à eux, si enchantés que je fusse arrivé par hasard +pour compléter la journée!... + +Ma première pensée fut de remercier le ciel de n'avoir pas soufflé mot à +Joe de ce dernier espoir perdu. Combien de fois, lorsqu'il était près de +moi pendant ma maladie, cet aveu était-il venu sur mes lèvres! Combien +la reconnaissance de ce fait eût été irrévocable s'il était resté une +heure de plus avec moi. + +«Chère Biddy, dis-je, vous avez le meilleur mari qui soit dans le monde +entier, et si vous aviez pu le voir auprès de mon lit, vous l'auriez... +mais non, vous ne pourriez l'aimer plus que vous ne le faites. + +--Non, je ne le pourrais point vraiment, dit Biddy. + +--Et vous, cher Joe, vous avez la meilleure femme qui soit dans le monde +entier, et elle vous rendra aussi heureux que vous méritez de l'être, +cher et noble Joe.» + +Joe me regarda les lèvres tremblantes, et tout franchement il porta sa +manche sur ses yeux. + +«Allons, Joe et Biddy, puisque vous avez été tous deux à l'église +aujourd'hui, et que vous êtes en dispositions charitables et +affectueuses envers le genre humain, recevez mes humbles remerciements +pour tout ce que vous avez fait pour moi, et que j'ai si mal reconnu! Je +vous préviens que je vais vous quitter dans une heure, car je vais +bientôt partir, et je vous promets que je ne prendrai pas de repos avant +d'avoir gagné l'argent que vous m'avez donné pour empêcher qu'on me +conduisît en prison, et avant de vous l'avoir envoyé. Ne pensez pas, mon +cher Joe, et vous, ma bonne Biddy, que si je pouvais vous le rendre +mille fois, je pourrais m'imaginer retrancher un seul liard de ce que je +vous dois, ni que je le ferais si je le pouvais.» + +Ils furent tous deux attendris par ces paroles, et me supplièrent de +n'en pas dire davantage. + +«Mais je dois en dire davantage, mon cher Joe; j'espère que vous aurez +des enfants à aimer, et qu'un jour quelque petit garçon s'assoira dans +ce coin de la cheminée pendant les soirées d'hiver, et vous fera +souvenir d'un autre petit garçon qui l'a quitté pour toujours. Ne lui +dites pas, Joe, que j'ai été ingrat; ne lui dites pas, Biddy, que j'ai +été injuste et sans générosité. Dites-lui seulement que je vous ai +honorés tous deux, parce que vous avez été tous deux bien bons et bien +sincères, et dites-lui que je souhaite qu'il soit un meilleur homme que +je ne l'ai été. + +--Je ne lui dirai, fit Joe derrière sa manche, rien de la sorte, Pip, ni +Biddy non plus, ni personne non plus. + +--Et maintenant, bien que je sache que vous l'ayez déjà fait tous deux, +du fond de vos excellents coeurs, je vous en prie, dites-moi tous les +deux que vous me pardonnez! Je vous en prie, laissez-moi entendre ces +paroles; que je puisse en emporter le son avec moi, et alors je pourrai +croire que vous pourrez avoir confiance en moi, et avoir une meilleure +opinion de moi avec le temps. + +--Ô cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe, Dieu sait si je vous +pardonne, et si j'ai quelque chose à vous pardonner! + +--Ainsi soit-il! Et Dieu sait que je vous pardonne! répéta Biddy. + +--Laissez-moi maintenant monter voir mon ancienne petite chambre et m'y +reposer seul pendant quelques minutes; puis, quand j'aurai mangé et bu +avec vous, venez avec moi jusqu'au poteau du chemin, mon cher Joe et ma +chère Biddy, et nous nous dirons adieu!» + + * * * * * + +Je vendis tout ce que j'avais, et je mis de côté, autant qu'il me fut +possible, pour faire un arrangement avec mes créanciers, qui me +donnèrent un temps convenable pour m'acquitter entièrement, et je partis +pour aller rejoindre Herbert. Avant qu'un mois fut écoulé, j'avais +quitté l'Angleterre; au bout de deux mois, j'étais commis chez +Clarricker et Co; au bout de quatre mois, je me trouvais pour la +première fois seul chargé de toute la responsabilité, car la poutre qui +traversait le plafond du salon du Moulin du Bord de l'Eau avait cessé de +trembler sous les imprécations du vieux Bill Barley et était maintenant +en paix. Herbert était parti pour épouser Clara, et je restais seul +chargé de la maison d'Orient jusqu'au jour où il revint avec elle. + +Bien des années s'écoulèrent avant que je devinsse associé de la maison, +mais je vécus heureux avec Herbert et sa femme, je vécus modestement et +je payai mes dettes, et j'entretins une correspondance suivie avec Biddy +et Joe; ce ne fut que lorsque mon nom figura en troisième ordre dans la +raison de commerce que Clarricker me trahit à Herbert; mais il déclara +alors que le secret de l'association d'Herbert était resté assez +longtemps sur sa conscience, et qu'il fallait qu'il le révélât. C'est ce +qu'il fit, et Herbert en fut aussi touché que surpris, et le cher garçon +et moi n'en restâmes pas moins amis pour cette longue dissimulation. Je +ne dois pas laisser supposer que nous fûmes jamais une grande maison, ou +que nous entassâmes des monceaux d'argent. Nos affaires n'étaient pas +sur un grand pied, mais notre nom était honorablement connu, puis nous +travaillions beaucoup, et nous réussissions très bien. Nous devions tout +à l'application et à l'habileté d'Herbert. Je m'étonnais souvent en +moi-même d'avoir pu concevoir autrefois l'idée de son inaptitude, +jusqu'au jour où je fus illuminé par cette réflexion, que peut-être +l'inaptitude n'avait jamais été en lui, mais en moi. + + + + +CHAPITRE XXIX. + + +Depuis onze ans, je n'avais vu de mes propres yeux ni Joe ni Biddy, bien +qu'ils se fussent souvent présentés à mon imagination, pendant mon +séjour en Orient, quand un soir de décembre, qu'il faisait nuit depuis +une heure ou deux, je posai doucement la main sur le loquet de la porte +de la vieille cuisine. Je le touchai si doucement, qu'on ne m'entendit +pas et je regardai à l'intérieur sans être vu. Là, fumant sa pipe à son +ancienne place, près du feu de la cuisine, aussi bien conservé et aussi +fort que jamais, bien qu'un peu gris, était assis Joe, et, dans le coin, +abrité par la jambe de Joe, et assis sur mon petit tabouret, et +regardant le feu, on voyait qui?... Moi encore! + +«Nous lui avons donné le nom de Pip en souvenir de vous, mon cher vieux +camarade, dit Joe, rempli de joie, quand il me vit prendre un autre +tabouret à côté de l'enfant, à qui je ne tirai pas les cheveux, et nous +avons espéré qu'il grandirait un petit bout comme vous, et nous croyons +que c'est ce qu'il fait.» + +Je le croyais aussi, et je lui fis faire une longue promenade le +lendemain matin; nous causâmes beaucoup, nous comprenant l'un l'autre +parfaitement. Je le conduisis au cimetière; je le menai à une certaine +tombe, et il me montra la pierre qui était consacrée à la mémoire de: + + PHILIP PIRRIP + DÉCÉDÉ DANS CETTE PAROISSE, + ET AUSSI + GEORGIANA, + ÉPOUSE DU CI-DESSUS. + +«Biddy, dis-je en causant avec elle, après le dîner, pendant que sa +petite fille jouait sur ses genoux, il faudra que vous me donniez Pip un +de ces jours, ou qu'au moins vous me le prêtiez. + +--Non, non, dit doucement Biddy, il faut vous marier. + +--C'est ce que disent Herbert et Clara; mais je crois que je n'en ferai +rien; je me suis si bien installé chez eux, que cela n'est même pas du +tout probable. Je suis tout à fait un vieux garçon.» + +Biddy baissa les yeux sur son enfant, et porta ses petites mains à ses +lèvres; puis elle mit sa bonne main maternelle, avec laquelle elle +l'avait touché, dans la mienne. Il y avait quelque chose dans cette +action et dans la légère pression de l'anneau de mariage de Biddy, qui +avait en soi une douce éloquence. + +«Cher Pip, dit Biddy, êtes-vous bien sûr que votre coeur ne bat plus +pour elle? + +--Oh! oui!... Je ne le pense pas, du moins, Biddy. + +--Dites-moi comme à une vieille... vieille amie, l'avez-vous tout à fait +oubliée? + +--Ma chère Biddy, je n'ai rien oublié de ce qui a eu dans ma vie une +grande importance, et peu de ce qui y a eu quelque importance. Mais ce +pauvre rêve, comme je l'appelais autrefois, est envolé, Biddy, tout à +fait envolé!» + +Cependant je savais, tout en disant cela, que j'avais une secrète +intention de visiter seul, ce soir-là, l'emplacement de la vieille +maison, et cela en souvenir d'elle. Oui, en souvenir d'Estelle! + +J'avais d'abord entendu dire qu'elle menait une vie des plus +malheureuses, et qu'elle était séparée de son mari, qui l'avait traitée +très brutalement, et qui avait la réputation d'être un composé +d'orgueil, d'avarice, de méchanceté et de petitesse. J'avais appris +ensuite la mort de son mari, à la suite d'un accident causé par ses +mauvais traitements sur un cheval. Il y avait quelque deux ans que ce +bonheur lui était arrivé, et je supposais qu'elle était remariée. + +On dînait de bonne heure, chez Joe, et j'avais largement le temps, sans +presser ma causerie avec Biddy, d'aller au vieil endroit avant la nuit; +mais, tout en flânant sur le chemin, pour regarder les objets +d'autrefois et pour penser au passé, le jour était tout à fait tombé +quand j'arrivai. + +Il n'y avait plus de maison, plus de brasserie, plus de bâtiments, si ce +n'est le mur du vieux jardin. L'espace vide avait été entouré d'une +grossière palissade, et, en regardant par-dessus, je vis que quelques +branches du vieux lierre avaient repris racine, et poussaient +tranquillement en couvrant de leur verdure de petits monceaux de ruines. +Une porte de la palissade se trouvant entr'ouverte, je la poussai et +j'entrai. + +Un brouillard froid et argenté avait voilé l'après-midi, et la lune ne +s'était pas encore levée pour le disperser. Mais les étoiles brillaient +au-dessus du brouillard et la lune allait paraître et la soirée n'était +pas sombre. Je pouvais me retracer l'emplacement de chaque partie de la +vieille maison, de la brasserie, des portes et des tonneaux. Je l'avais +fait, et je regardais le long d'une allée du jardin dévasté, quand j'y +aperçus une ombre solitaire. + +Cette ombre montra qu'elle m'avait vu, elle s'était avancée vers moi, +mais elle resta immobile. En approchant, je vis que c'était l'ombre +d'une femme. Quand j'approchai davantage encore, elle fut sur le point +de s'éloigner, alors elle fit un mouvement de surprise, prononça mon +nom, et je m'écriai: + +«Estelle! + +--Je suis bien changée.... Je m'étonne que vous me reconnaissiez.» + +La fraîcheur de sa beauté était en effet partie, mais sa majesté si +indescriptible et son charme indescriptible étaient restés. Ces +perfections, je les connaissais. Ce que je n'avais pas encore vu, +c'était le regard adouci, attristé de ses yeux, autrefois si fiers; ce +que je n'avais pas encore vu, c'était la pression affectueuse de sa main +autrefois insensible. + +Nous nous assîmes sur un banc près de là, et je dis: + +«Après tant d'années, il est étrange que nous nous rencontrions, +Estelle, ici même, où nous nous sommes vus pour la première fois. Y +venez-vous souvent? + +--Je ne suis jamais revenue ici depuis.... + +--Ni moi.» + +La lune commençait à se lever, et je pensai au regard placide dirigé +vers le plafond blanc par celui qui n'était plus. La lune commençait à +se lever, et je pensai à la pression de sa main sur ma main, quand je +lui eus dit les dernières paroles qu'il eût entendues sur terre. + +Estelle rompit la première le silence qui s'était établi entre nous. + +«J'ai très souvent espéré et désiré revenir, mais j'ai été empêchée par +bien des circonstances. Pauvre vieille maison!» + +Le brouillard argenté fut effleuré par les premiers rayons de la lune, +et les mêmes rayons effleurèrent les larmes qui coulaient de ses yeux. +Ignorant que je les voyais, elle dit: + +«Vous êtes-vous demandé, en marchant de long en large, comment il se +fait que ce terrain soit dans cet état? + +--Oui, Estelle. + +--Le terrain m'appartient. C'est le seul bien que je n'aie pas +abandonné; tout le reste m'a quitté petit à petit, mais j'ai gardé ce +terrain. Il a été le sujet de la seule résistance décidée que j'aie +faite pendant toutes ces années de malheur. + +--Doit-on y construire? + +--Oui, on finira par là. Je suis venue ici pour lui faire mes adieux +avant ce changement. Et vous, dit-elle du ton d'intérêt touchant avec +lequel on parle à une personne qui va s'éloigner, resterez-vous toujours +à l'étranger? + +--Toujours. + +--Et vous êtes heureux, j'en suis sûre. + +--Je travaille beaucoup pour avoir de quoi vivre. Donc, je suis heureux. + +--J'ai souvent pensé à vous, dit Estelle. + +--Vraiment? + +--Tout dernièrement, très souvent. Il y eut un temps long et pénible, où +j'éloignai de moi le souvenir de ce que j'avais repoussé quand +j'ignorais ce que cela valait. Mais depuis, mon devoir n'a plus été +incompatible avec ce souvenir, et je lui ai donné une place dans mon +coeur. + +--Vous avez toujours eu votre place dans mon coeur,» dis-je. + +Et nous gardâmes encore le silence, jusqu'au moment où elle reprit: + +«J'étais loin de penser que je prendrais congé de vous en quittant cet +endroit; je suis bien aise de le faire. + +--Vous êtes bien aise de nous séparer encore, Estelle? Pour moi, partir +est une pénible chose; pour moi, le souvenir de notre séparation a +toujours été aussi triste que pénible.... + +--Mais vous m'avez dit autrefois, repartit Estelle avec animation: «Dieu +vous bénisse, Dieu vous pardonne!» Et si vous avez pu me dire cela +alors, vous n'hésiterez pas à me le dire maintenant... maintenant que la +souffrance a été plus forte que toutes les autres leçons, et m'a appris +à comprendre ce qu'était votre coeur. J'ai été courbée et brisée, mais, +je l'espère, pour prendre une forme meilleure. Soyez aussi discret et +aussi bon pour moi que vous l'étiez, et dites-moi que nous sommes amis. + +--Nous sommes amis, dis-je en me levant et me penchant vers elle au +moment où elle se levait de son banc. + +--Et continuerons-nous à rester amis séparables?» dit Estelle. + +Je pris sa main dans la mienne et nous nous rendîmes à la maison +démolie; et, comme les vapeurs du matin s'étaient levées depuis +longtemps quand j'avais quitté la forge, de même les vapeurs du soir +s'élevaient maintenant, et dans la vaste étendue de lumière tranquille +qu'elles me laissaient voir, j'entrevis l'espérance de ne plus me +séparer d'Estelle. + +FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP. + +FIN DU DEUXIÈME VOLUME. + + + + + + +End of Project Gutenberg's Les grandes espérances, by Charles Dickens + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES ESPÉRANCES *** + +***** This file should be named 17565-8.txt or 17565-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/6/17565/ + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les grandes espérances + +Author: Charles Dickens + +Translator: Charles Bernard-Derosne + +Release Date: January 21, 2006 [EBook #17565] +[Date last updated: July 19, 2006] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES ESPÉRANCES *** + + + + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + + + + + +</pre> + + +<hr style="width: 65%;" /> + +<h1>Charles Dickens</h1> + +<h1>LES GRANDES ESPÉRANCES</h1> + +<h3>(1861)</h3> + +<h2>Traduction Charles Bernard-Derosne</h2> + +<p><a name="table" id="table"></a></p> +<table summary="table"> +<tr><td> +<p class="dent"> +<a href="#TOME_PREMIER"><b>TOME PREMIER:</b></a><br /> +</p> +<a href="#CHAPITRE_I"><b>CHAPITRE: I,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_II"><b>II,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_III"><b>III,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_IV"><b>IV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_V"><b>V,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_VI"><b>VI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_VII"><b>VII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_VIII"><b>VIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_IX"><b>IX,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_X"><b>X,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XI"><b>XI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XII"><b>XII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIII"><b>XIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIV"><b>XIV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XV"><b>XV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVI"><b>XVI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVII"><b>XVII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVIII"><b>XVIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIX"><b>XIX,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XX"><b>XX,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXI"><b>XXI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXII"><b>XXII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIII"><b>XXIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIV"><b>XXIV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXV"><b>XXV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVI"><b>XXVI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVII"><b>XXVII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVIII"><b>XXVIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIX"><b>XXIX.</b></a><br /> +<p class="dent"> +<a href="#TOME_SECOND"><b>TOME SECOND:</b></a><br /> +</p> +<a href="#CHAPITRE_Ib"><b>CHAPITRE: I,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_IIb"><b>II,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_IIIb"><b>III,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_IVb"><b>IV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_Vb"><b>V,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_VIb"><b>VI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_VIIb"><b>VII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_VIIIb"><b>VIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_IXb"><b>IX,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_Xb"><b>X,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIb"><b>XI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIIb"><b>XII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIIIb"><b>XIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIVb"><b>XIV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVb"><b>XV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVIb"><b>XVI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVIIb"><b>XVII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVIIIb"><b>XVIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIXb"><b>XIX,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXb"><b>XX,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIb"><b>XXI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIIb"><b>XXII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIIIb"><b>XXIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIVb"><b>XXIV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVb"><b>XXV,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVIb"><b>XXVI,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVIIb"><b>XXVII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVIIIb"><b>XXVIII,</b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIXb"><b>XXIX.</b></a><br /> +</td></tr> +</table> +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="TOME_PREMIER" id="TOME_PREMIER"></a>TOME PREMIER</h2> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_I" id="CHAPITRE_I"></a><a href="#table">CHAPITRE I.</a></h2> + + +<p>Le nom de famille de mon père étant Pirrip, et mon nom de baptême +Philip, ma langue enfantine ne put jamais former de ces deux mots rien +de plus long et de plus explicite que Pip. C'est ainsi que je m'appelai +moi-même Pip, et que tout le monde m'appela Pip.</p> + +<p>Si je donne Pirrip comme le nom de famille de mon père, c'est d'après +l'autorité de l'épitaphe de son tombeau, et l'attestation de ma sœur, +Mrs Joe Gargery, qui a épousé le forgeron. N'ayant jamais vu ni mon +père, ni ma mère, même en portrait puisqu'ils vivaient bien avant les +photographes, la première idée que je me formai de leur personne fut +tirée, avec assez peu de raison, du reste, de leurs pierres tumulaires. +La forme des lettres tracées sur celle de mon père me donna l'idée +bizarre que c'était un homme brun, fort, carré, ayant les cheveux noirs +et frisés. De la tournure et des caractères de cette inscription: Et +aussi Georgiana, épouse du ci-dessus, je tirai la conclusion enfantine +que ma mère avait été une femme faible et maladive. Les cinq petites +losanges de pierre, d'environ un pied et demi de longueur, qui étaient +rangées avec soin à côté de leur tombe, et dédiées à la mémoire de cinq +petits frères qui avaient quitté ce monde après y être à peine entrés, +firent naître en moi une pensée que j'ai religieusement conservée +depuis, c'est qu'ils étaient venus en ce monde couchés sur leurs dos, +les mains dans les poches de leurs pantalons, et qu'ils n'étaient jamais +sortis de cet état d'immobilité.</p> + +<p>Notre pays est une contrée marécageuse, située à vingt milles de la mer, +près de la rivière qui y conduit en serpentant. La première impression +que j'éprouvai de l'existence des choses extérieures semble m'être venue +par une mémorable après-midi, froide, tirant vers le soir. À ce moment, +je devinai que ce lieu glacé, envahi par les orties, était le cimetière; +que Philip Pirrip, décédé dans cette paroisse, et Georgiana, sa femme, y +étaient enterrés; que Alexander, Bartholomew, Abraham, Tobias et Roger, +fils desdits, y étaient également morts et enterrés; que ce grand désert +plat, au delà du cimetière, entrecoupé de murailles, de fossés, et de +portes, avec des bestiaux qui y paissaient çà et là, se composait de +marais; que cette petite ligne de plomb plus loin était la rivière, et +que cette vaste étendue, plus éloignée encore, et d'où nous venait le +vent, était la mer; et ce petit amas de chairs tremblantes effrayé de +tout cela et commençant à crier, était Pip.</p> + +<p>«Tais-toi! s'écria une voix terrible, au moment où un homme parut au +milieu des tombes, près du portail de l'église. Tiens-toi tranquille, +petit drôle, où je te coupe la gorge!»</p> + +<p>C'était un homme effrayant à voir, vêtu tout en gris, avec un anneau de +fer à la jambe; un homme sans chapeau, avec des souliers usés et troués, +et une vieille loque autour de la tête; un homme trempé par la pluie, +tout couvert de boue, estropié par les pierres, écorché par les +cailloux, déchiré par les épines, piqué par les orties, égratigné par +les ronces; un homme qui boitait, grelottait, grognait, dont les yeux +flamboyaient, et dont les dents claquaient, lorsqu'il me saisit par le +menton.</p> + +<p>«Oh! monsieur, ne me coupez pas la gorge!... m'écriai-je avec terreur. +Je vous en prie, monsieur..., ne me faites pas de mal!...</p> + +<p>—Dis-moi ton nom, fit l'homme, et vivement!</p> + +<p>—Pip, monsieur....</p> + +<p>—Encore une fois, dit l'homme en me fixant, ton nom... ton nom?...</p> + +<p>—Pip... Pip... monsieur....</p> + +<p>—Montre-nous où tu demeures, dit l'homme, montre-nous ta maison.»</p> + +<p>J'indiquai du doigt notre village, qu'on apercevait parmi les aulnes et +les peupliers, à un mille ou deux de l'église.</p> + +<p>L'homme, après m'avoir examiné pendant quelques minutes, me retourna la +tête en bas, les pieds en l'air et vida mes poches. Elles ne contenaient +qu'un morceau de pain. Quand je revins à moi, il avait agi si +brusquement, et j'avais été si effrayé, que je voyais tout sens dessus +dessous, et que le clocher de l'église semblait être à mes pieds; quand +je revins à moi, dis-je, j'étais assis sur une grosse pierre, où je +tremblais pendant qu'il dévorait mon pain avec avidité.</p> + +<p>«Mon jeune gaillard, dit l'homme, en se léchant les lèvres, tu as des +joues bien grasses.»</p> + +<p>Je crois qu'effectivement mes joues étaient grasses, bien que je fusse +resté petit et faible pour mon âge.</p> + +<p>«Du diable si je ne les mangerais pas! dit l'homme en faisant un signe +de tête menaçant, je crois même que j'en ai quelque envie.»</p> + +<p>J'exprimai l'espoir qu'il n'en ferait rien, et je me cramponnai plus +solidement à la pierre sur laquelle il m'avait placé, autant pour m'y +tenir en équilibre que pour m'empêcher de crier.</p> + +<p>«Allons, dit l'homme, parle! où est ta mère?</p> + +<p>—Là, monsieur!» répondis-je.</p> + +<p>Il fit un mouvement, puis quelques pas, et s'arrêta pour regarder +par-dessus son épaule.</p> + +<p>«Là, monsieur! repris-je timidement en montrant la tombe. Aussi +Georgiana. C'est ma mère!</p> + +<p>—Oh! dit-il en revenant, et c'est ton père qui est là étendu à côté de +ta mère?</p> + +<p>—Oui, monsieur, dis-je, c'est lui, défunt de cette paroisse.</p> + +<p>—Ah! murmura-t-il en réfléchissant, avec qui demeures-tu, en supposant +qu'on te laisse demeurer quelque part, ce dont je ne suis pas certain?</p> + +<p>—Avec ma sœur, monsieur.... Mrs Joe Gargery, la femme de Joe Gargery, +le forgeron, monsieur.</p> + +<p>—Le forgeron... hein?» dit-il en regardant le bas de sa jambe.</p> + +<p>Après avoir pendant un instant promené ses yeux alternativement sur moi +et sur sa jambe, il me prit dans ses bras, me souleva, et, me tenant de +manière à ce que ses yeux plongeassent dans les miens, de haut en bas, +et les miens dans les siens, de bas en haut, il dit:</p> + +<p>«Maintenant, écoute-moi bien, c'est toi qui vas décider si tu dois +vivre. Tu sais ce que c'est qu'une lime?</p> + +<p>—Oui, monsieur....</p> + +<p>—Tu sais aussi ce que c'est que des vivres?</p> + +<p>—Oui, monsieur...»</p> + +<p>Après chaque question, il me secouait un peu plus fort, comme pour me +donner une idée plus sensible de mon abandon et du danger que je +courais.</p> + +<p>«Tu me trouveras une lime...»</p> + +<p>Il me secouait.</p> + +<p>«Et tu me trouveras des vivres...»</p> + +<p>Il me secouait encore.</p> + +<p>«Tu m'apporteras ces deux choses...»</p> + +<p>Il me secouait plus fort.</p> + +<p>«Ou j'aurai ton cœur et ton foie...»</p> + +<p>Et il me secouait toujours.</p> + +<p>J'étais mortellement effrayé et si étourdi, que je me cramponnai à lui +en disant:</p> + +<p>«Si vous vouliez bien ne pas tant me secouer, monsieur, peut-être +n'aurais-je pas mal au cœur, et peut-être entendrais-je mieux...»</p> + +<p>Il me donna une secousse si terrible, qu'il me sembla voir danser le coq +sur son clocher. Alors il me soutint par les bras, dans une position +verticale, sur le bloc de pierre, puis il continua en ces termes +effrayants:</p> + +<p>«Tu m'apporteras demain matin, à la première heure, une lime et des +vivres. Tu m'apporteras le tout dans la vieille Batterie là-bas. Tu +auras soin de ne pas dire un mot, de ne pas faire un signe qui puisse +faire penser que tu m'as vu, ou que tu as vu quelque autre personne; à +ces conditions, on te laissera vivre. Si tu manques à cette promesse en +quelque manière que ce soit, ton cœur et ton foie te seront arrachés, +pour être rôtis et mangés. Et puis, je ne suis pas seul, ainsi que tu +peux le croire. Il y a là un jeune homme avec moi, un jeune homme auprès +duquel je suis un ange. Ce jeune homme entend ce que je te dis. Ce jeune +homme a un moyen tout particulier de se procurer le cœur et le foie des +petits gars de ton espèce. Il est impossible, à n'importe quel moucheron +comme toi, de le fuir ou de se cacher de lui. Tu auras beau fermer la +porte au verrou, te croire en sûreté dans ton lit bien chaud, te cacher +la tête sous les couvertures, et espérer que tu es à l'abri de tout +danger, ce jeune homme saura s'approcher de toi et t'ouvrir le ventre. +Ce n'est qu'avec de grandes difficultés que j'empêche en ce moment ce +jeune homme de te faire du mal. J'ai beaucoup de peine à l'empêcher de +fouiller tes entrailles. Eh bien! qu'en dis-tu?»</p> + +<p>Je lui dis que je lui procurerais la lime dont il avait besoin, et +toutes les provisions que je pourrais apporter, et que je viendrais le +trouver à la Batterie, le lendemain, à la première heure.</p> + +<p>«Répète après moi: «Que Dieu me frappe de mort, si je ne fais pas ce que +vous m'ordonnez,» fit l'homme.</p> + +<p>Je dis ce qu'il voulut, et il me posa à terre.</p> + +<p>«Maintenant, reprit-il, souviens-toi de ce que tu promets, souviens-toi +de ce jeune homme, et rentre chez toi!</p> + +<p>—Bon... bonsoir... monsieur, murmurai-je en tremblant.</p> + +<p>—C'est égal! dit-il en jetant les yeux sur le sol humide. Je voudrais +bien être grenouille ou anguille.»</p> + +<p>En même temps il entoura son corps grelottant avec ses grands bras, en +les serrant tellement qu'ils avaient l'air d'y tenir, et s'en alla en +boitant le long du mur de l'église. Comme je le regardais s'en aller à +travers les ronces et les orties qui couvraient les tertres de gazon, il +sembla à ma jeune imagination qu'il éludait, en passant, les mains que +les morts étendaient avec précaution hors de leurs tombes, pour le +saisir à la cheville et l'attirer chez eux.</p> + +<p>Lorsqu'il arriva au pied du mur qui entoure le cimetière, il l'escalada +comme un homme dont les jambes sont roides et en-gourdies, puis il se +retourna pour voir ce que je faisais. Je me tournai alors du côté de la +maison, et fis de mes jambes le meilleur usage possible. Mais bientôt, +regardant en arrière, je le vis s'avancer vers la rivière, toujours +enveloppé de ses bras, et choisissant pour ses pieds malades les grandes +pierres jetées çà et là dans les marais, pour servir de passerelles, +lorsqu'il avait beaucoup plu ou que la marée y était montée.</p> + +<p>Les marais formaient alors une longue ligne noire horizontale, la +rivière formait une autre ligne un peu moins large et moins noire, les +nuages, eux, formaient de longues lignes rouges et noires, entremêlées +et menaçantes. Sur le bord de la rivière, je distinguais à peine les +deux seuls objets noirs qui se détachaient dans toute la perspective qui +s'étendait devant moi: l'un était le fanal destiné à guider les +matelots, ressemblant assez à un casque sans houppe placé sur une +perche, et qui était fort laid vu de près; l'autre, un gibet, avec ses +chaînes pendantes, auquel on avait jadis pendu un pirate. L'homme, qui +s'avançait en boitant vers ce dernier objet, semblait être le pirate +revenu à la vie, et allant se raccrocher et se reprendre lui-même. Cette +pensée me donna un terrible moment de vertige; et, en voyant les +bestiaux lever leurs têtes vers lui, je me demandais s'ils ne pensaient +pas comme moi. Je regardais autour de moi pour voir si je n'apercevais +pas l'horrible jeune homme, je n'en vis pas la moindre trace; mais la +frayeur me reprit tellement, que je courus à la maison sans m'arrêter.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II"></a><a href="#table">CHAPITRE II.</a></h2> + + +<p>Ma sœur, Mrs Joe Gargery, n'avait pas moins de vingt ans de plus que +moi, et elle s'était fait une certaine réputation d'âme charitable +auprès des voisins, en m'élevant, comme elle disait, «à la main.» Obligé +à cette époque de trouver par moi-même la signification de ce mot, et +sachant parfaitement qu'elle avait une main dure et lourde, que +d'habitude elle laissait facilement retomber sur son mari et sur moi, je +supposai que Joe Gargery était, lui aussi, élevé à la main.</p> + +<p>Ce n'était pas une femme bien avenante que ma sœur; et j'ai toujours +conservé l'impression qu'elle avait forcé par la main Joe Gargery à +l'épouser. Joe Gargery était un bel homme; des boucles couleur filasse +encadraient sa figure douce et bonasse, et le bleu de ses yeux était si +vague et si indécis, qu'on eût eu de la peine à définir l'endroit où le +blanc lui cédait la place, car les deux nuances semblaient se fondre +l'une dans l'autre. C'était un bon garçon, doux, obligeant, une bonne +nature, un caractère facile, une sorte d'Hercule par sa force, et aussi +par sa faiblesse.</p> + +<p>Ma sœur, Mrs Joe, avec des cheveux et des yeux noirs, avait une peau +tellement rouge que je me demandais souvent si, peut-être, pour sa +toilette, elle ne remplaçait pas le savon par une râpe à muscade. +C'était une femme grande et osseuse; elle ne quittait presque jamais un +tablier de toile grossière, attaché par derrière à l'aide de deux +cordons, et une bavette imperméable, toujours parsemée d'épingles et +d'aiguilles. Ce tablier était la glorification de son mérite et un +reproche perpétuellement suspendu sur la tête de Joe. Je n'ai jamais pu +deviner pour quelle raison elle le portait, ni pourquoi, si elle voulait +absolument le porter, elle ne l'aurait pas changé, au moins une fois par +jour.</p> + +<p>La forge de Joe attenait à la maison, construite en bois, comme +l'étaient à cette époque plus que la plupart des maisons de notre pays. +Quand je rentrai du cimetière, la forge était fermée, et Joe était assis +tout seul dans la cuisine. Joe et moi, nous étions compagnons de +souffrances, et comme tels nous nous faisions des confidences; aussi, à +peine eus-je soulevé le loquet de la porte et l'eus-je aperçu dans le +coin de la cheminée, qu'il me dit:</p> + +<p>«Mrs Joe est sortie douze fois pour te chercher, mon petit Pip; et elle +est maintenant dehors une treizième fois pour compléter la douzaine de +boulanger.</p> + +<p>—Vraiment?</p> + +<p>—Oui, mon petit Pip, dit Joe; et ce qu'il y a de pire pour toi, c'est +qu'elle a pris Tickler avec elle.»</p> + +<p>À cette terrible nouvelle, je me mis à tortiller l'unique bouton de mon +gilet et, d'un air abattu, je regardai le feu. Tickler était un jonc +flexible, poli à son extrémité par de fréquentes collisions avec mon +pauvre corps.</p> + +<p>«Elle se levait sans cesse, dit Joe; elle parlait à Tickler, puis elle +s'est précipitée dehors comme une furieuse. Oui, comme une furieuse,» +ajouta Joe en tisonnant le feu entre les barreaux de la grille avec le +poker.</p> + +<p>—Y a-t-il longtemps qu'elle est sortie, Joe? dis-je, car je le traitais +toujours comme un enfant, et le considérais comme mon égal.</p> + +<p>—Hem! dit Joe en regardant le coucou hollandais, il y a bien cinq +minutes qu'elle est partie en fureur... mon petit Pip. Elle revient!... +Cache-toi derrière la porte, mon petit Pip, et rabats l'essuie-mains sur +toi.»</p> + +<p>Je suivis ce conseil. Ma sœur, Mrs Joe, entra en poussant la porte +ouverte, et trouvant une certaine résistance elle en devina aussitôt la +cause, et chargea Tickler de ses investigations. Elle finit, je lui +servais souvent de projectile conjugal, par me jeter sur Joe, qui, +heureux de cette circonstance, me fit passer sous la cheminée, et me +protégea tranquillement avec ses longues jambes.</p> + +<p>«D'où viens-tu, petit singe? dit Mrs Joe en frappant du pied. Dis-moi +bien vite ce que tu as fait pour me donner ainsi de l'inquiétude et du +tracas, sans cela je saurai bien t'attraper dans ce coin, quand vous +seriez cinquante Pips et cinq cents Gargerys.</p> + +<p>—Je suis seulement allé jusqu'au cimetière, dis-je du fond de ma +cachette en pleurant et en me grattant.</p> + +<p>—Au cimetière? répéta ma sœur. Sans moi, il y a longtemps que tu y +serais allé et que tu n'en serais pas revenu. Qui donc t'a élevé?</p> + +<p>—C'est toi, dis-je.</p> + +<p>—Et pourquoi y es-tu allé? Voilà ce que je voudrais savoir, s'écria ma +sœur.</p> + +<p>—Je ne sais pas, dis-je à voix basse.</p> + +<p>Je ne sais pas! reprit ma sœur, je ne le ferai plus jamais! Je connais +cela. Je t'abandonnerai un de ces jours, moi qui n'ai jamais quitté ce +tablier depuis que tu es au monde. C'est déjà bien assez d'être la femme +d'un forgeron, et d'un Gargery encore, sans être ta mère!»</p> + +<p>Mes pensées s'écartèrent du sujet dont il était question, car en +regardant le feu d'un air inconsolable, je vis paraître, dans les +charbons vengeurs, le fugitif des marais, avec sa jambe ferrée, le +mystérieux jeune homme, la lime, les vivres, et le terrible engagement +que j'avais pris de commettre un larcin sous ce toit hospitalier.</p> + +<p>«Ah! dit Mrs Joe en remettant Tickler à sa place. Au cimetière, c'est +bien cela! C'est bien à vous qu'il appartient de parler de cimetière. +Pas un de nous, entre parenthèses, n'avait soufflé un mot de cela. Vous +pouvez vous en vanter tous les deux, vous m'y conduirez un de ces jours, +au cimetière. Ah! quel j... o... l... i c... o... u... p... l... e vous +ferez sans moi!»</p> + +<p>Pendant qu'elle s'occupait à préparer le thé, Joe tournait sur moi des +yeux interrogateurs, comme pour me demander si je prévoyais quelle sorte +de couple nous pourrions bien faire à nous deux, si le malheur prédit +arrivait. Puis il passa sa main gauche sur ses favoris, en suivant de +ses gros yeux bleus les mouvements de Mrs Joe, comme il faisait toujours +par les temps d'orage.</p> + +<p>Ma sœur avait adopté un moyen de nous préparer nos tartines de beurre, +qui ne variait jamais. Elle appuyait d'abord vigoureusement et +longuement avec sa main gauche, le pain sur la poitrine, où il ne +manquait pas de ramasser sur la bavette, tantôt une épingle, tantôt une +aiguille, qui se retrouvait bientôt dans la bouche de l'un de nous. Elle +prenait ensuite un peu (très peu de beurre) à la pointe d'un couteau, et +l'étalait sur le pain de la même manière qu'un apothicaire prépare un +emplâtre, se servant des deux côtés du couteau avec dextérité, et ayant +soin de ramasser ce qui dépassait le bord de la croûte. Puis elle +donnait le dernier coup de couteau sur le bord de l'emplâtre, et elle +tranchait une épaisse tartine de pain que, finalement, elle séparait en +deux moitiés, l'une pour Joe, l'autre pour moi.</p> + +<p>Ce jour-là, j'avais faim, et malgré cela je n'osai pas manger ma +tartine. Je sentais que j'avais à réserver quelque chose pour ma +terrible connaissance et son allié, plus terrible encore, le jeune homme +mystérieux. Je savais que Mrs Joe dirigeait sa maison avec la plus +stricte économie, et que mes recherches dans le garde-manger pourraient +bien être infructueuses. Je me décidai donc à cacher ma tartine dans +l'une des jambes de mon pantalon.</p> + +<p>L'effort de résolution nécessaire à l'accomplissement de ce projet me +paraissait terrible. Il produisait sur mon imagination le même effet que +si j'eusse dû me précipiter d'une haute maison, ou dans une eau très +profonde, et il me devenait d'autant plus difficile de m'y résoudre +finalement, que Joe ignorait tout. Dans l'espèce de franc-maçonnerie, +déjà mentionnée par moi, qui nous unissait comme compagnons des mêmes +souffrances, et dans la camaraderie bienveillante de Joe pour moi, nous +avions coutume de comparer nos tartines, à mesure que nous y faisions +des brèches, en les exposant à notre mutuelle admiration, comme pour +stimuler notre ardeur. Ce soir-là, Joe m'invita plusieurs fois à notre +lutte amicale en me montrant les progrès que faisait la brèche ouverte +dans sa tartine; mais, chaque fois, il me trouva avec ma tasse de thé +sur un genou et ma tartine intacte sur l'autre. Enfin, je considérai que +le sacrifice était inévitable, je devais le faire de la manière la moins +extraordinaire et la plus compatible avec les circonstances. Profitant +donc d'un moment où Joe avait les yeux tournés, je fourrai ma tartine +dans une des jambes de mon pantalon.</p> + +<p>Joe paraissait évidemment mal à l'aise de ce qu'il supposait être un +manque d'appétit, et il mordait tout pensif à même sa tartine des +bouchées qu'il semblait avaler sans aucun plaisir. Il les tournait et +retournait dans sa bouche plus longtemps que de coutume, et finissait +par les avaler comme des pilules. Il allait saisir encore une fois, avec +ses dents, le pain beurré et avait déjà ouvert une bouche d'une +dimension fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il +s'aperçut que ma tartine avait disparu.</p> + +<p>L'étonnement et la consternation avec lesquels Joe avait arrêté le pain +sur le seuil de sa bouche et me regardait, étaient trop évidents pour +échapper à l'observation de ma sœur.</p> + +<p>Qu'y a-t-il encore? dit-elle en posant sa tasse sur la table.</p> + +<p>—Oh! oh! murmurait Joe, en secouant la tête d'un air de sérieuse +remontrance, mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, ça ne +passera pas, tu n'as pas pu la mâcher, mon petit Pip, mon ami!</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a encore, voyons? répéta ma sœur avec plus +d'aigreur que la première fois.</p> + +<p>—Si tu peux en faire remonter quelque parcelle, en toussant, mon petit +Pip, fais-le, mon ami! dit Joe. Certainement chacun mange comme il +l'entend, mais encore, ta santé!... ta santé!...»</p> + +<p>À ce moment, ma sœur furieuse avait attrapé Joe par ses deux favoris et +lui cognait la tête contre le mur, pendant qu'assis dans mon coin je les +considérais d'un air vraiment piteux.</p> + +<p>«Maintenant, peut-être vas-tu me dire ce qu'il y a, gros niais que tu +es!» dit ma sœur hors d'haleine.</p> + +<p>Joe promena sur elle un regard désespéré, prit une bouchée désespérée, +puis il me regarda de nouveau:</p> + +<p>«Tu sais, mon petit Pip, dit-il d'un ton solennel et confidentiel, comme +si nous eussions été seuls, et en logeant sa dernière bouchée dans sa +joue, tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le +dernier à faire aucun mauvais rapport contre toi; mais faire un pareil +coup...»</p> + +<p>Il éloigna sa chaise pour regarder le plancher entre lui et moi; puis il +reprit:</p> + +<p>«Avaler un pareil morceau d'un seul coup!</p> + +<p>—Il a avalé tout son pain, n'est-ce pas? s'écria ma sœur.</p> + +<p>—Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe, en me regardant, sans faire la +moindre attention à Mrs Joe, et ayant toujours sous la joue sa dernière +bouchée, que j'ai avalé aussi, moi qui te parle... et souvent encore... +quand j'avais ton âge, et j'ai vu bien des avaleurs, mais je n'ai jamais +vu avaler comme toi, mon petit Pip, et je m'étonne que tu n'en sois pas +mort; c'est par une permission du bon Dieu!»</p> + +<p>Ma sœur s'élança sur moi, me prit par les cheveux et m'adressa ces +paroles terribles:</p> + +<p>«Arrive, mauvais garnement, qu'on te soigne!»</p> + +<p>Quelque brute médicale avait, à cette époque, remis en vogue l'eau de +goudron, comme un remède très efficace, et Mrs Joe en avait toujours +dans son armoire une certaine provision, croyant qu'elle avait d'autant +plus de vertu qu'elle était plus dégoûtante. Dans de meilleurs temps, un +peu de cet élixir m'avait été administré comme un excellent fortifiant; +je craignis donc ce qui allait arriver, pressentant une nouvelle entrave +à mes projets de sortie. Ce soir-là, l'urgence du cas demandait au moins +une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l'introduisit dans la gorge, pour +mon plus grand bien, en me tenant la tête sous son bras, comme un +tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte pour une demi-pinte, +qu'il dut avaler, bon gré, mal gré, pendant qu'il était assis, mâchant +tranquillement et méditant devant le feu, parce qu'il avait peut-être eu +mal au cœur. Jugeant d'après moi, je puis dire qu'il y aurait eu mal +après, s'il n'y avait eu mal avant.</p> + +<p>La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme, +soit un enfant; mais quand ce secret fardeau se trouve lié à un autre +fardeau, enfoui dans les jambes d'un pantalon, c'est (je puis l'avouer) +une grande punition. La pensée que j'allais commettre un crime en volant +Mrs Joe, l'idée que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je +n'avais jamais pensé qu'il eût aucun droit sur les ustensiles du ménage; +cette pensée, jointe à la nécessité dans laquelle je me trouvais de +tenir sans relâche ma main sur ma tartine, pendant que j'étais assis ou +que j'allais à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques +petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des +marais venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me +semblait entendre au dehors la voix de l'homme à la jambe ferrée, qui +m'avait fait jurer le secret, me criant qu'il ne pouvait ni ne voulait +jeûner jusqu'au lendemain, mais qu'il lui fallait manger tout de suite. +D'autre fois, je pensais que le jeune homme, qu'il était si difficile +d'empêcher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien céder +à une impatience constitutionnelle, ou se tromper d'heure et se croire +des droits à mon cœur et à mon foie ce soir même, au lieu de demain! +S'il est jamais arrivé à quelqu'un de sentir ses cheveux se dresser sur +sa tête, ce doit être à moi. Mais peut-être cela n'est-il jamais arrivé +à personne.</p> + +<p>C'était la veille de Noël, et j'étais chargé de remuer, avec une tige en +cuivre, la pâte du pudding pour le lendemain, et cela de sept à huit +heures, au coucou hollandais. J'essayai de m'acquitter de ce devoir sans +me séparer de ma tartine, et cela me fit penser une fois de plus à +l'homme chargé de fers, et j'éprouvai alors une certaine tendance à +sortir la malheureuse tartine de mon pantalon, mais la chose était bien +difficile. Heureusement, je parvins à me glisser jusqu'à ma petite +chambre, où je déposai cette partie de ma conscience.</p> + +<p>Écoute! dis-je, quand j'eus fini avec le pudding, et que je revins +prendre encore un peu de chaleur au coin de la cheminée avant qu'on ne +m'envoyât coucher. Pourquoi tire-t-on ces grands coups de canon, Joe?</p> + +<p>—Ah! dit Joe, encore un forçat d'évadé!</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela veut dire, Joe?»</p> + +<p>Mrs Joe, qui se chargeait toujours de donner des explications, répondit +avec aigreur:</p> + +<p>«Échappé! échappé!...» administrant ainsi la définition comme elle +administrait l'eau de goudron.</p> + +<p>Tandis que Mrs Joe avait la tête penchée sur son ouvrage d'aiguille, je +tâchai par des mouvements muets de mes lèvres de faire entendre à Joe +cette question:</p> + +<p>«Qu'est-ce qu'un forçat?»</p> + +<p>Joe me fit une réponse grandement élaborée, à en juger les contorsions +de sa bouche, mais dont je ne pus former que le seul mot: «Pip!...»</p> + +<p>«Un forçat s'est évadé hier soir après le coup de canon du coucher du +soleil, reprit Joe à haute voix, et on a tiré le canon pour en avertir; +et maintenant on tire sans doute encore pour un autre.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui tire? demandai-je.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est qu'un garçon comme ça? fit ma sœur en fronçant le +sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur éternel tu fais.... Ne +fais pas de questions, et on ne te dira pas de mensonges.»</p> + +<p>Je pensais que ce n'était pas très poli pour elle-même de me laisser +entendre qu'elle me dirait des mensonges, si je lui faisais des +questions. Mais elle n'était jamais polie avec moi, excepté quand il y +avait du monde.</p> + +<p>À ce moment, Joe vint augmenter ma curiosité au plus haut degré, en +prenant beaucoup de peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui +faire prendre la forme d'un mot qui, au mouvement de ses lèvres, me +parut être:</p> + +<p>«Boudé...»</p> + +<p>Je regardai naturellement Mrs Joe et dis:</p> + +<p>«Elle?»</p> + +<p>Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il répéta le mouvement avec +plus d'énergie encore; je ne compris pas davantage.</p> + +<p>Mistress Joe, dis-je comme dernière ressource, je voudrais bien +savoir... si cela ne te fait rien... où l'on tire le canon?</p> + +<p>—Que Dieu bénisse cet enfant! s'écria ma sœur d'un ton qui faisait +croire qu'elle pensait tout le contraire de ce qu'elle disait. Aux +pontons!</p> + +<p>—Oh! dis-je en levant les yeux sur Joe, aux pontons!»</p> + +<p>Joe me lança un regard de reproche qui disait:</p> + +<p>«Je te l'avais bien dit<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<p>—Et s'il te plaît, qu'est-ce que les pontons? repris-je.</p> + +<p>—Voyez-vous, s'écria ma sœur en dirigeant sur moi son aiguille et en +secouant la tête de mon côté, répondez-lui une fois, et il vous fera de +suite une douzaine de questions. Les pontons sont des vaisseaux qui +servent de prison, et qu'on trouve en traversant tout droit les marais.</p> + +<p>—Je me demande qui on peut mettre dans ces prisons, et pourquoi on y +met quelqu'un?» dis-je d'une manière générale et avec un désespoir +calme.</p> + +<p>C'en était trop pour Mrs Joe, qui se leva immédiatement.</p> + +<p>«Je vais te le dire, méchant vaurien, fit-elle. Je ne t'ai pas élevé +pour que tu fasses mourir personne à petit feu; je serais à blâmer et +non à louer si je l'avais fait. On met sur les pontons ceux qui ont tué, +volé, fait des faux et toutes sortes de mauvaises actions, et ces +gens-là ont tous commencé comme toi par faire des questions. Maintenant, +va te coucher, et dépêchons!»</p> + +<p>On ne me donnait jamais de chandelle pour m'aller coucher, et en gagnant +cette fois ma chambre dans l'obscurité, ma tête tintait, car Mrs Joe +avait tambouriné avec son dé sur mon crâne, en disant ces derniers mots +et je sentais avec épouvante que les pontons étaient faits pour moi; +j'étais sur le chemin, c'était évident! J'avais commencé à faire des +questions, et j'étais sur le point de voler Mrs Joe.</p> + +<p>Depuis cette époque, bien reculée maintenant, j'ai souvent pensé combien +peu de gens savent à quel point on peut compter sur la discrétion des +enfants frappés de terreur. Cependant, rien n'est plus déraisonnable +que la terreur. J'éprouvais une terreur mortelle en pensant au jeune +homme qui en voulait absolument à mon cœur et à mes entrailles. +J'éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur à la +jambe ferrée. J'éprouvais une terreur mortelle de moi-même, depuis qu'on +m'avait arraché ce terrible serment; je n'avais aucun espoir d'être +délivré de cette terreur par ma toute-puissante sœur, qui me rebutait à +chaque tentative que je faisais; et je suis effrayé rien qu'en pensant à +ce qu'un ordre quelconque aurait pu m'amener à faire sous l'influence de +cette terreur.</p> + +<p>Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut pour me sentir entraîné vers +les pontons par le courant de la rivière. En passant près de la potence, +je vis un fantôme de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je +ferais mieux d'aborder et d'être pendu tout de suite que d'attendre. +J'aurais eu peur de dormir, quand même j'en aurais eu l'envie, car je +savais que c'était à la première aube que je devais piller le +garde-manger. Il ne fallait pas songer à agir la nuit, car je n'avais +aucun moyen de me procurer de la lumière, si ce n'est en battant le +briquet, ou une pierre à fusil avec un morceau de fer, ce qui aurait +produit un bruit semblable à celui du pirate agitant ses chaînes.</p> + +<p>Dès que le grand rideau noir qui recouvrait ma petite fenêtre eût pris +une légère teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le +plancher, produisait un craquement qui me semblait crier: «Au voleur!... +Réveillez-vous, mistress Joe!... Réveillez-vous!...» Arrivé au +garde-manger qui, vu la saison, était plus abondamment garni que de +coutume, j'eus un moment de frayeur indescriptible à la vue d'un lièvre +pendu par les pattes. Il me sembla même qu'il fixait sur moi un œil +beaucoup trop vif pour sa situation. Je n'avais pas le temps de rien +vérifier, ni de choisir; en un mot, je n'avais le temps de rien faire. +Je pris du pain, du fromage, une assiette de hachis, que je nouai dans +mon mouchoir avec la fameuse tartine de la veille, un peu d'eau-de-vie +dans une bouteille de grès, que je transvasai dans une bouteille de +verre que j'avais secrètement emportée dans ma chambre pour composer ce +liquide enivrant appelé «jus de réglisse», remplissant la bouteille de +grès avec de l'eau que je trouvai dans une cruche dans le buffet de la +cuisine, un os, auquel il ne restait que fort peu de viande, et un +magnifique pâté de porc. J'allais partir sans ce splendide morceau, +quand j'eus l'idée de monter sur une planche pour voir ce que pouvait +contenir ce plat de terre si soigneusement relégué dans le coin le plus +obscur de l'armoire et que je découvris le pâté, je m'en emparai avec +l'espoir qu'il n'était pas destiné à être mangé de sitôt, et qu'on ne +s'apercevrait pas de sa disparition, de quelque temps au moins.</p> + +<p>Une porte de la cuisine donnait accès dans la forge; je tirai le verrou, +j'ouvris cette porte, et je pris une lime parmi les outils de Joe. Puis, +je remis toutes les fermetures dans l'état où je les avais trouvées; +j'ouvris la porte par laquelle j'étais rentré le soir précédent; je +m'élançai dans la rue, et pris ma course vers les marais brumeux.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III"></a><a href="#table">CHAPITRE III.</a></h2> + + +<p>C'était une matinée de gelée blanche très humide. J'avais trouvé +l'extérieur de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme si +quelque lutin y avait pleuré toute la nuit, et qu'il lui eût servi de +mouchoir de poche. Je retrouvai cette même humidité sur les haies +stériles et sur l'herbe desséchée, suspendue comme de grossières toiles +d'araignée, de rameau en rameau, de brin en brin; les grilles, les murs +étaient dans le même état, et le brouillard était si épais, que je ne +vis qu'en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de +notre village, indication qui ne servait à rien car on ne passait jamais +par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience +oppressée en faisant un fantôme, me montrant la rue des Pontons.</p> + +<p>Le brouillard devenait encore plus épais, à mesure que j'approchais des +marais, de sorte qu'au lieu d'aller vers les objets, il me semblait que +c'étaient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était +extrêmement désagréable pour un esprit coupable. Les grilles et les +fossés s'élançaient à ma poursuite, à travers le brouillard, et criaient +très distinctement: «Arrêtez-le! Arrêtez-le!... Il emporte un pâté qui +n'est pas à lui!...» Les bestiaux y mettaient une ardeur égale et +écarquillaient leurs gros yeux en me lançant par leurs naseaux un +effroyable: «Holà! petit voleur!... Au voleur! Au voleur!...» Un bœuf +noir, à cravate blanche, auquel ma conscience troublée trouvait un +certain air clérical, fixait si obstinément sur moi son œil accusateur, +que je ne pus m'empêcher de lui dire en passant:</p> + +<p>«Je n'ai pas pu faire autrement, monsieur! Ce n'est pas pour moi que je +l'ai pris!»</p> + +<p>Sur ce, il baissa sa grosse tête, souffla par ses naseaux un nuage de +vapeur, et disparut après avoir lancé une ruade majestueuse avec ses +pieds de derrière et fait le moulinet avec sa queue.</p> + +<p>Je m'avançais toujours vers la rivière. J'avais beau courir, je ne +pouvais réchauffer mes pieds, auxquels l'humidité froide semblait rivée +comme la chaîne de fer était rivée à la jambe de l'homme que j'allais +retrouver. Je connaissais parfaitement bien le chemin de la Batterie, +car j'y étais allé une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais, +qu'assis sur un vieux canon, il m'avait dit que, lorsque je serais son +apprenti et directement sous sa dépendance, nous viendrions là passer de +bons quarts d'heure. Quoi qu'il en soit, le brouillard m'avait fait +prendre un peu trop à droite; en conséquence, je dus rebrousser chemin +le long de la rivière, sur le bord de laquelle il y avait de grosses +pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la marée. En me +hâtant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un fossé que je +savais n'être pas éloigné de la Batterie, quand j'aperçus l'homme assis +devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras croisés et la tête +penchée en avant, sous le poids du sommeil.</p> + +<p>Je pensais qu'il serait content de me voir arriver aussi inopinément +avec son déjeuner. Je m'approchai donc de lui et le touchai doucement à +l'épaule. Il bondit sur ses pieds, mais ce n'était pas le même homme, +c'en était un autre!</p> + +<p>Et pourtant cet homme était, comme l'autre, habillé tout en gris; comme +l'autre, il avait un fer à la jambe; comme l'autre, il boitait, il avait +froid, il était enroué; enfin c'était exactement le même homme, si ce +n'est qu'il n'avait pas le même visage et qu'il portait un chapeau bas +de forme et à larges bords. Je vis tout cela en un moment, car je n'eus +qu'un moment pour voir tout cela; il me lança un gros juron à la tête, +puis il voulut me donner un coup de poing; mais si indécis et si faible +qu'il me manqua et faillit lui-même rouler à terre car ce mouvement le +fit chanceler; alors, il s'enfonça dans le brouillard, en trébuchant +deux fois et je le perdis de vue.</p> + +<p>«C'est le jeune homme!» pensai-je en portant la main sur mon cœur.</p> + +<p>Et je crois que j'aurais aussi ressenti une douleur au foie, si j'avais +su où il était placé.</p> + +<p>J'arrivai bientôt à la Batterie. J'y trouvai mon homme, le véritable, +s'étreignant toujours et se promenant çà et là en boitant, comme s'il +n'eût pas cessé un instant, toute la nuit, de s'étreindre et de se +promener en m'attendant. À coup sûr, il avait terriblement froid, et je +m'attendais presque à le voir tombé inanimé et mourir de froid à mes +pieds. Ses yeux annonçaient aussi une faim si épouvantable que, quand je +lui tendis la lime, je crois qu'il eût essayé de la manger, s'il n'eût +aperçu mon paquet. Cette fois, il ne me mit pas la tête en bas, et me +laissa tranquillement sur mes jambes, pendant que j'ouvrais le paquet et +que je vidais mes poches.</p> + +<p>«Qu'y a-t-il dans cette bouteille? dit-il.</p> + +<p>—De l'eau-de-vie,» répondis-je.</p> + +<p>Il avait déjà englouti une grande partie du hachis de la manière la plus +singulière, plutôt comme un homme qui a une hâte extrême de mettre +quelque chose en sûreté, que comme un homme qui mange; mais il s'arrêta +un moment pour boire un peu de liqueur. Pendant tout ce temps, il +tremblait avec une telle violence, qu'il avait toute la peine du monde à +ne pas briser entre ses dents le goulot de la bouteille.</p> + +<p>«Je crois que vous avez la fièvre, dis-je.</p> + +<p>—Tu pourrais bien avoir raison, mon garçon, répondit-il.</p> + +<p>—Il ne fait pas bon ici, repris-je, vous avez dormi dans les marais, +ils donnent la fièvre et des rhumatismes.</p> + +<p>—Je vais toujours manger mon déjeuner, dit-il, avant qu'on ne me mette +à mort. J'en ferais autant, quand même je serais certain d'être repris +et ramené là-bas, aux pontons, après avoir mangé; et je te parie que +j'avalerai jusqu'au dernier morceau.»</p> + +<p>Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du pâté, tout à la fois: +jetant dans le brouillard qui nous entourait des yeux inquiets, et +souvent arrêtant, oui, arrêtant jusqu'au jeu des mâchoires pour écouter. +Le moindre bruit, réel ou imaginaire, le murmure de l'eau, ou la +respiration d'un animal le faisait soudain tressaillir, et il me disait +tout à coup:</p> + +<p>«Tu ne me trahis pas, petit diable?... Tu n'as amené personne avec toi?</p> + +<p>—Non, monsieur!... non!</p> + +<p>—Tu n'as dit à personne de te suivre?</p> + +<p>—Non!</p> + +<p>—Bien! disait-il, je te crois. Tu serais un fier limier, en vérité, si +à ton âge tu aidais déjà à faire prendre une pauvre vermine comme moi, +près de la mort, et traquée de tous côtés, comme je le suis.»</p> + +<p>Il se fit dans sa gorge un bruit assez semblable à celui d'une pendule +qui va sonner, puis il passa sa manche de toile grossière sur ses yeux.</p> + +<p>Touché de sa désolation, et voyant qu'il revenait toujours au pâté de +préférence, je m'enhardis assez pour lui dire:</p> + +<p>«Je suis bien aise que vous le trouviez bon.</p> + +<p>—Est-ce toi qui as parlé?</p> + +<p>—Je dis que je suis bien aise que vous le trouviez bon....</p> + +<p>—Merci, mon garçon, je le trouve excellent.»</p> + +<p>Je m'étais souvent amusé à regarder manger un gros chien que nous avions +à la maison, et je remarquai qu'il y avait une similitude frappante dans +la manière de manger de ce chien et celle de cet homme. Il donnait des +coups de dent secs comme le chien; il avalait, ou plutôt il happait +d'énormes bouchées, trop tôt et trop vite, et regardait de côté et +d'autres en mangeant, comme s'il eût craint que, de toutes les +directions, on ne vînt lui enlever son pâté. Il était cependant trop +préoccupé pour en bien apprécier le mérite, et je pensais que si +quelqu'un avait voulu partager son dîner, il se fût jeté sur ce +quelqu'un pour lui donner un coup de dent, tout comme aurait pu le faire +le chien, en pareille circonstance.</p> + +<p>«Je crains bien que vous ne lui laissiez rien, dis-je timidement, après +un silence pendant lequel j'avais hésité à faire cette observation: il +n'en reste plus à l'endroit où j'ai pris celui-ci.</p> + +<p>—Lui en laisser?... À qui?... dit mon ami, en s'arrêtant sur un morceau +de croûte.</p> + +<p>—Au jeune homme. À celui dont vous m'avez parlé. À celui qui se cache +avec vous.</p> + +<p>—Ah! ah! reprit-il avec quelque chose comme un éclat de rire; lui!... +oui!... oui!... Il n'a pas besoin de vivres.</p> + +<p>—Il semblait pourtant en avoir besoin,» dis-je.</p> + +<p>L'homme cessa de manger et me regarda d'un air surpris.</p> + +<p>«Il t'a semblé?... Quand?...</p> + +<p>—Tout à l'heure.</p> + +<p>—Où cela?</p> + +<p>—Là-bas!... dis-je, en indiquant du doigt; là-bas, où je l'ai trouvé +endormi; je l'avais pris pour vous.»</p> + +<p>Il me prit au collet et me regarda d'une manière telle, que je commençai +à croire qu'il était revenu à sa première idée de me couper la gorge.</p> + +<p>«Il était habillé tout comme vous, seulement, il avait un chapeau, +dis-je en tremblant, et... et... (j'étais très embarrassé pour lui dire +ceci), et... il avait les mêmes raisons que vous pour m'emprunter une +lime. N'avez-vous pas entendu le canon hier soir?</p> + +<p>—Alors on a tiré! se dit-il à lui-même.</p> + +<p>—Je m'étonne que vous ne le sachiez pas, repris-je, car nous l'avons +entendu de notre maison, qui est plus éloignée que cet endroit; et, de +plus, nous étions enfermés.</p> + +<p>—C'est que, dit-il, quand un homme est dans ma position, avec la tête +vide et l'estomac creux, à moitié mort de froid et de faim, il n'entend +pendant toute la nuit que le bruit du canon et des voix qui +l'appellent.... Écoute! Il voit des soldats avec leurs habits rouges, +éclairés par les torches, qui s'avancent et vont l'entourer; il entend +appeler son numéro, il entend résonner les mousquets, il entend le +commandement: en joue!... Il entend tout cela, et il n'y a rien. Oui... +je les ai vus me poursuivre une partie de la nuit, s'avancer en ordre, +ces damnés, en piétinant, piétinant... j'en ai vu cent... et comme ils +tiraient!... Oui, j'ai vu le brouillard se dissiper au canon, et, comme +par enchantement, faire place au jour!... Mais cet homme; il avait dit +tout le reste comme s'il eût oublié ma réponse; as-tu remarqué quelque +chose de particulier en lui?</p> + +<p>—Il avait la face meurtrie, dis-je, en me souvenant que j'avais +remarqué cette particularité.</p> + +<p>—Ici, n'est-ce pas? s'écria l'homme, en frappant sa joue gauche, sans +miséricorde, avec le plat de la main.</p> + +<p>—Oui... là!</p> + +<p>—Où est-il?»</p> + +<p>En disant ces mots, il déposa dans la poche de sa jaquette grise le peu +de nourriture qui restait.</p> + +<p>«Montre-moi le chemin qu'il a pris, je le tuerai comme un chien! Maudit +fer, qui m'empêche de marcher! Passe-moi la lime, mon garçon.»</p> + +<p>Je lui indiquai la direction que l'autre avait prise, à travers le +brouillard. Il regarda un instant, puis il s'assit sur le bord de +l'herbe mouillée et commença à limer le fer de sa jambe, comme un fou, +sans s'inquiéter de moi, ni de sa jambe, qui avait une ancienne blessure +qui saignait et qu'il traitait aussi brutalement que si elle eût été +aussi dépourvue de sensibilité qu'une lime. Je recommençais à avoir peur +de lui, maintenant que je le voyais s'animer de cette façon; de plus +j'étais effrayé de rester aussi longtemps dehors de la maison. Je lui +dis donc qu'il me fallait partir; mais il n'y fit pas attention, et je +pensai que ce que j'avais de mieux à faire était de m'éloigner. La +dernière fois que je le vis, il avait toujours la tête penchée sur son +genou, il limait toujours ses fers et murmurait de temps à autre quelque +imprécation d'impatience contre ses fers ou contre sa jambe. La dernière +fois que je l'entendis, je m'arrêtai dans le brouillard pour écouter et +j'entendis le bruit de la lime qui allait toujours.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV"></a><a href="#table">CHAPITRE IV.</a></h2> + + +<p>Je m'attendais, en rentrant, à trouver dans la cuisine un constable qui +allait m'arrêter; mais, non-seulement il n'y avait là aucun constable, +mais on n'avait encore rien découvert du vol que j'avais commis. Mrs Joe +était tout occupée des préparatifs pour la solennité du jour, et Joe +avait été posté sur le pas de la porte de la cuisine pour éviter de +recevoir la poussière, chose que malheureusement sa destinée l'obligeait +à recevoir tôt ou tard, toutes les fois qu'il prenait fantaisie à ma +sœur de balayer les planchers de la maison.</p> + +<p>«Où diable as-tu été?»</p> + +<p>Tel fut le salut de Noël de Mrs Joe, quand moi et ma conscience nous +nous présentâmes devant elle.</p> + +<p>Je lui dis que j'étais sorti pour entendre chanter les noëls.</p> + +<p>«Ah! bien, observa Mrs Joe, tu aurais pu faire plus mal.»</p> + +<p>Je pensais qu'il n'y avait aucun doute à cela.</p> + +<p>«Si je n'étais pas la femme d'un forgeron, et ce qui revient au même, +une esclave qui ne quitte jamais son tablier, j'aurais été aussi +entendre les noëls, dit Mrs Joe, je ne déteste pas les noëls, et c'est +sans doute pour cette raison que je n'en entends jamais.</p> + +<p>Joe, qui s'était aventuré dans la cuisine après moi, pensant que la +poussière était tombée, se frottait le nez avec un petit air de +conciliation pendant que sa femme avait les yeux sur lui; dès qu'elle +les eut détournés, il mit en croix ses deux index, ce qui signifiait que +Mrs Joe était en colère<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. Cet état était devenu tellement habituel, +que Joe et moi nous passions des semaines entières à nous croiser les +doigts, comme les anciens croisés croisaient leurs jambes sur leurs +tombes.</p> + +<p>Nous devions avoir un dîner splendide, consistant en un gigot de porc +mariné aux choux et une paire de volailles rôties et farcies. On avait +fait la veille au matin un magnifique mince-pie, (ce qui expliquait +qu'on n'eût pas encore découvert la disparition du hachis), et le +pudding était en train de bouillir. Ces énormes préparatifs nous +forcèrent, avec assez peu de cérémonie, à nous passer de déjeuner.</p> + +<p>«Je ne vais pas m'amuser à tout salir, après avoir tout nettoyé, tout +lavé comme je l'ai fait, dit Mrs Joe, je vous le promets!»</p> + +<p>On nous servit donc nos tartines dehors, comme si, au lieu d'être deux à +la maison, un homme et un enfant, nous eussions été deux mille hommes en +marche forcée; et nous puisâmes notre part de lait et d'eau à même un +pot sur la table de la cuisine, en ayant l'air de nous excuser +humblement de la grande peine que nous lui donnions. Cependant Mrs Joe +avait fait voir le jour à des rideaux tout blancs et accroché un volant +à fleurs tout neuf au manteau de la cheminée, pour remplacer l'ancien; +elle avait même découvert tous les ornements du petit parloir donnant +sur l'allée, qui n'étaient jamais découverts dans un autre temps, et +restaient tous les autres jours de l'année enveloppés dans une froide et +brumeuse gaze d'argent, qui s'étendait même sur les quatre petits +caniches en faïence blanche qui ornaient le manteau de la cheminée, avec +leurs nez noirs et leurs paniers de fleurs à la gueule, en face les uns +des autres et se faisant pendant. Mrs Joe était une femme d'une extrême +propreté, mais elle s'arrangeait pour rendre sa propreté moins +confortable et moins acceptable que la saleté même. La propreté est +comme la religion, bien des gens la rendent insupportable en +l'exagérant.</p> + +<p>Ma sœur avait tant à faire qu'elle n'allait jamais à l'église que par +procuration, c'est à dire quand Joe et moi nous y allions. Dans ses +habits de travail, Joe avait l'air d'un brave et digne forgeron; dans +ses habits de fête, il avait plutôt l'air d'un épouvantail dans de +bonnes conditions que de toute autre chose. Rien de ce qu'il portait ne +lui allait, ni ne semblait lui appartenir. Toutes les pièces de son +habillement étaient trop grandes pour lui, et lorsqu'à l'occasion de la +présente fête il sortit de sa chambre, au son joyeux du carillon, il +représentait la Misère revêtue des habits prétentieux du dimanche. Quant +à moi, je crois que ma sœur avait eu quelque vague idée que j'étais un +jeune pécheur, dont un policeman-accoucheur s'était emparé, et qu'il lui +avait remis pour être traité selon la majesté outragée de la loi. Je fus +donc toujours traité comme si j'eusse insisté pour venir au monde, +malgré les règles de la raison, de la religion et de la morale, et +malgré les remontrances de mes meilleurs amis. Toutes les fois que +j'allais chez le tailleur pour prendre mesure de nouveaux habits, ce +dernier avait ordre de me les faire comme ceux des maisons de correction +et de ne me laisser sous aucun prétexte, le libre usage de mes membres.</p> + +<p>Joe et moi, en nous rendant à l'église, devions nécessairement former un +tableau fort émouvant pour les âmes compatissantes. Cependant ce que je +souffrais en allant à l'église, n'était rien auprès de ce que je +souffrais en moi-même. Les terreurs qui m'assaillaient toutes les fois +que Mrs Joe se rapprochait de l'office, ou sortait de la chambre, +n'étaient égalées que par les remords que j'éprouvais de ce que mes +mains avaient fait. Je me demandais, accablé sous le poids du terrible +secret, si l'Église serait assez puissante pour me protéger contre la +vengeance de ce terrible jeune homme, au cas où je me déciderais à tout +divulguer. J'eus l'idée que je devais choisir le moment où, à la +publication des bans, le vicaire dit: «Vous êtes priés de nous en donner +connaissance,» pour me lever et demander un entretien particulier dans +la sacristie. Si, au lieu d'être le saint jour de Noël, c'eût été un +simple dimanche, je ne réponds pas que je n'eusse procuré une grande +surprise à notre petite congrégation, en ayant recours à cette mesure +extrême.</p> + +<p>M. Wopsle, le chantre, devait dîner avec nous, ainsi que M. Hubble; le +charron, et Mrs Hubble; et aussi l'oncle Pumblechook (oncle de Joe, que +Mrs Joe tâchait d'accaparer), fort grainetier de la ville voisine, qui +conduisait lui-même sa voiture. Le dîner était annoncé pour une heure et +demie. En rentrant, Joe et moi nous trouvâmes le couvert mis, Mrs Joe +habillée, le dîner dressé et la porte de la rue (ce qui n'arrivait +jamais dans d'autres temps), toute grande ouverte pour recevoir les +invités. Tout était splendide. Et pas un mot sur le larcin.</p> + +<p>La compagnie arriva, et le temps, en s'écoulant, n'apportait aucune +consolation à mes inquiétudes. M. Wopsle, avec un nez romain, un front +chauve et luisant, possédait, en outre, une voix de basse dont il +n'était pas fier à moitié. C'était un fait avéré parmi ses +connaissances, que si l'on eût pu lui donner une autre tête, il eût été +capable de devenir clergyman, et il confessait lui-même que si l'Église +eût été «ouverte à tous,» il n'aurait pas manqué d'y faire figure; mais +que l'Église n'étant pas «accessible à tout le monde,» il était +simplement, comme je l'ai dit, notre chantre. Il entonnait les réponses +d'une voix de tonnerre qui faisait trembler, et quand il annonçait le +psaume, en ayant soin de réciter le verset tout entier, il regardait la +congrégation réunie autour de lui d'une manière qui voulait dire: «Vous +avez entendu mon ami, là-bas derrière; eh bien! faites-moi maintenant +l'amitié de me dire ce que vous pensez de ma manière de répéter le +verset?»</p> + +<p>C'est moi qui ouvris la porte à la compagnie, en voulant faire croire +que c'était dans nos habitudes, je reçus d'abord M. Wopsle, puis Mrs +Hubble, et enfin l'oncle Pumblechook.—N. B. Je ne devais pas l'appeler +mon oncle, sous peine des punitions les plus sévères.</p> + +<p>«Mistress Joe, dit l'oncle Pumblechook, homme court et gros et à la +respiration difficile, ayant une bouche de poisson, des yeux ternes et +étonnés, et des cheveux roux se tenant droits sur son front, qui lui +donnaient toujours l'air effrayé, je vous apporte, avec les compliments +d'usage, madame, une bouteille de Sherry, et je vous apporte aussi, +madame, une bouteille de porto.»</p> + +<p>Chaque année, à Noël, il se présentait comme une grande nouveauté, avec +les mêmes paroles exactement, et portant ses deux bouteilles comme deux +sonnettes muettes. De même, chaque année à la Noël, Mrs Joe répliquait +comme elle le faisait ce jour-là:</p> + +<p>«Oh!... mon... on... cle... Pum... ble... chook!... c'est bien bon de +votre part!»</p> + +<p>De même aussi, chaque année à la Noël, l'oncle Pumblechook répliquait: +comme il répliqua en effet ce même jour:</p> + +<p>«Ce n'est pas plus que vous ne méritez... Êtes-vous tous bien +portants?... Comment va le petit, qui ne vaut pas le sixième d'un sou?»</p> + +<p>C'est de moi qu'il voulait parler.</p> + +<p>En ces occasions, nous dînions dans la cuisine, et l'on passait au +salon, où nous étions aussi empruntés que Joe dans ses habits du +dimanche, pour manger les noix, les oranges, et les pommes. Ma sœur +était vraiment sémillante ce jour-là, et il faut convenir qu'elle était +plus aimable pour Mrs Hubble que pour personne. Je me souviens de Mrs +Hubble comme d'une petite personne habillée en bleu de ciel des pieds à +la tête, aux contours aigus, qui se croyait toujours très jeune, parce +qu'elle avait épousé M. Hubble je ne sais à quelle époque reculée, étant +bien plus jeune que lui. Quant à M. Hubble, c'était un vieillard voûté, +haut d'épaules, qui exhalait un parfum de sciure de bois; il avait les +jambes très écartées l'une de l'autre; de sorte que, quand j'étais tout +petit, je voyais toujours entre elles quelques milles de pays, lorsque +je le rencontrais dans la rue.</p> + +<p>Au milieu de cette bonne compagnie, je ne me serais jamais senti à +l'aise, même en admettant que je n'eusse pas pillé le garde-manger. Ce +n'est donc pas parce que j'étais placé à l'angle de la table, que cet +angle m'entrait dans la poitrine et que le coude de M. Pumblechook +m'entrait dans l'œil, que je souffrais, ni parce qu'on ne me permettait +pas de parler (et je n'en avais guère envie), ni parce qu'on me régalait +avec les bouts de pattes de volaille et avec ces parties obscures du +porc dont le cochon, de son vivant, n'avait eu aucune raison de tirer +vanité. Non; je ne me serais pas formalisé de tout cela, s'ils avaient +voulu seulement me laisser tranquille; mais ils ne le voulaient pas. Ils +semblaient ne pas vouloir perdre une seule occasion d'amener la +conversation sur moi, et ce jour-là, comme toujours, chacun semblait +prendre à tâche de m'enfoncer une pointe et de me tourmenter. Je devais +avoir l'air d'un de ces infortunés petits taureaux que l'on martyrise +dans les arènes espagnoles, tant j'étais douloureusement touché par tous +ces coups d'épingle moraux.</p> + +<p>Cela commença au moment où nous nous mîmes à table. M. Wopsle dit les +Grâces d'un ton aussi théâtral et aussi déclamatoire, du moins cela me +fait cet effet-là maintenant, que s'il eût récité la scène du fantôme +d'Hamlet ou celle de Richard III, et il termina avec la même emphase que +si nous avions dû vraiment lui en être reconnaissants. Là-dessus, ma +sœur fixa ses yeux sur moi, et me dit d'un ton de reproche:</p> + +<p>«Tu entends cela?... rends grâces... sois reconnaissant!</p> + +<p>—Rends surtout grâces, dit M. Pumblechook, à ceux qui t'ont élevé, mon +garçon.»</p> + +<p>Mrs Hubble secoua la tête, en me contemplant avec le triste +pressentiment que je ne ferais pas grand'chose de bon, et demanda:</p> + +<p>«Pourquoi donc les jeunes gens sont-ils toujours ingrats?»</p> + +<p>Ce mystère moral sembla trop profond pour la compagnie, jusqu'à ce que +M. Hubble en eût, enfin, donné l'explication en disant:</p> + +<p>«Parce qu'ils sont naturellement vicieux.»</p> + +<p>Et chacun de répondre:</p> + +<p>«C'est vrai!»</p> + +<p>Et de me regarder de la manière la plus significative et la plus +désagréable.</p> + +<p>La position et l'influence de Joe étaient encore amoindries, s'il est +possible, quand il y avait du monde; mais il m'aidait et me consolait +toujours quand il le pouvait; par exemple, à dîner, il me donnait de la +sauce quand il en restait. Ce jour-là, la sauce était très abondante et +Joe en versa au moins une demi-pinte dans mon assiette.</p> + +<p>Un peu plus tard M. Wopsle fit une critique assez sévère du sermon et +insinua dans le cas hypothétique où l'Église «aurait été ouverte à tout +le monde» quel genre de sermon il aurait fait. Après avoir rappelé +quelques uns des principaux points de ce sermon, il remarqua qu'il +considérait le sujet comme mal choisi; ce qui était d'autant moins +excusable qu'il ne manquait certainement pas d'autres sujets.</p> + +<p>«C'est encore vrai, dit l'oncle Pumblechook. Vous avez mis le doigt +dessus, monsieur! Il ne manque pas de sujets en ce moment, le tout est +de savoir leur mettre un grain de sel sur la queue comme aux moineaux. +Un homme n'est pas embarrassé pour trouver un sujet, s'il a sa boîte à +sel toute prête.»</p> + +<p>M. Pumblechook ajouta, après un moment de réflexion:</p> + +<p>«Tenez, par exemple, le porc, voilà un sujet! Si vous voulez un sujet, +prenez le porc!</p> + +<p>—C'est vrai, monsieur, reprit M. Wopsle, il y a plus d'un enseignement +moral à en tirer pour la jeunesse.»</p> + +<p>Je savais bien qu'il ne manquerait pas de tourner ses yeux vers moi en +disant ces mots.</p> + +<p>«As-tu écouté cela, toi?... Puisses-tu en profiter, me dit ma sœur» +d'un ton sévère, en matière de parenthèse.</p> + +<p>Joe me donna encore un peu de sauce.</p> + +<p>«Les pourceaux, continua M. Wopsle de sa voix la plus grave, en me +désignant avec sa fourchette, comme s'il eût prononcé mon nom de +baptême, les pourceaux furent les compagnons de l'enfant prodigue. La +gloutonnerie des pourceaux n'est-elle pas un exemple pour la jeunesse? +(Je pensais en moi-même que cela était très bien pour lui qui avait loué +le porc d'être aussi gras et aussi savoureux.) Ce qui est détestable +chez un porc est bien plus détestable encore chez un garçon.</p> + +<p>—Ou chez une fille, suggéra M. Hubble.</p> + +<p>—Ou chez une fille, bien entendu, monsieur Hubble, répéta M. Wopsle, +avec un peu d'impatience; mais il n'y a pas de fille ici.</p> + +<p>—Sans compter, dit M. Pumblechook, en s'adressant à moi, que tu as à +rendre grâces de n'être pas né cochon de lait....</p> + +<p>—Mais il l'était, monsieur! s'écria ma sœur avec feu, il l'était +autant qu'un enfant peut l'être.»</p> + +<p>Joe me redonna encore de la sauce.</p> + +<p>«Bien! mais je veux parler d'un cochon à quatre pattes, dit M. +Pumblechook. Si tu étais né comme cela, serais-tu ici maintenant? Non, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Si ce n'est sous cette forme, dit M. Wopsle en montrant le plat.</p> + +<p>—Mais je ne parle pas de cette forme, monsieur, repartit M. +Pumblechook, qui n'aimait pas qu'on l'interrompît. Je veux dire qu'il ne +serait pas ici, jouissant de la vue de ses supérieurs et de ses aînés, +profitant de leur conversation et se roulant au sein des voluptés. +Aurait-il fait tout cela?... Non, certes! Et quelle eût été ta +destinée, ajouta-t-il en me regardant de nouveau; on t'aurait vendu +moyennant une certaine somme, selon le cours du marché, et Dunstable, le +boucher, serait venu te chercher sur la paille de ton étable; il +t'aurait enlevé sous son bras gauche, et, de son bras droit il t'aurait +arraché à la vie à l'aide d'un grand couteau. Tu n'aurais pas été «élevé +à la main»... Non, rien de la sorte ne te fût arrivé!»</p> + +<p>Joe m'offrit encore de la sauce, que j'avais honte d'accepter.</p> + +<p>«Cela a dû être un bien grand tracas pour vous, madame, dit Mrs Hubble, +en plaignant ma sœur.</p> + +<p>—Un enfer, madame, un véritable enfer, répéta ma sœur. Ah! si vous +saviez!...»</p> + +<p>Elle commença alors à passer en revue toutes les maladies que j'avais +eues, tous les méfaits que j'avais commis, toutes les insomnies dont +j'avais été cause, toutes les mauvaises actions dont je m'étais rendu +coupable, tous les endroits élevés desquels j'étais tombé, tous les +trous au fond desquels je m'étais enfoncé, et tous les coups que je +m'étais donné. Elle termina en disant que toutes les fois qu'elle aurait +désiré me voir dans la tombe, j'avais constamment refusé d'y aller.</p> + +<p>Je pensais alors, en regardant M. Wopsle, que les Romains avaient dû +pousser à bout les autres peuples avec leurs nez, et que c'est peut-être +pour cette raison qu'ils sont restés le peuple remuant que nous +connaissons. Quoi qu'il en soit, le nez de M. Wopsle m'impatientait si +fort que pendant le récit de mes fautes, j'aurais aimé le tirer jusqu'à +faire crier son propriétaire. Mais tout ce que j'endurais pendant ce +temps n'est rien auprès des affreux tourments qui m'assaillirent lorsque +fut rompu le silence qui avait succédé au récit de ma sœur, silence +pendant lequel chacun m'avait regardé, comme j'en avais la triste +conviction, avec horreur et indignation.</p> + +<p>«Et pourtant, dit M. Pumblechook qui ne voulait pas abandonner ce sujet +de conversation, le porc... bouilli... est un excellent manger, n'est-ce +pas?</p> + +<p>—Un peu d'eau-de-vie, mon oncle?» dit ma sœur.</p> + +<p>Ô ciel! le moment était venu! l'oncle allait trouver qu'elle était +faible; il le dirait; j'étais perdu! Je me cramponnai au pied de la +table, et j'attendis mon sort.</p> + +<p>Ma sœur alla chercher la bouteille de grès, revint avec elle, et versa +de l'eau-de-vie à mon oncle, qui était la seule personne qui en prît. Ce +malheureux homme jouait avec son verre; il le soulevait, le plaçait +entre lui et la lumière, le remettait sur la table; et tout cela ne +faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps, Mrs Joe, et Joe +lui-même faisaient table nette pour recevoir le pâté et le pudding.</p> + +<p>Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me cramponnais toujours avec une +énergie fébrile au pied de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis +enfin la misérable créature porter le verre à ses lèvres, rejeter sa +tête en arrière et avaler la liqueur d'un seul trait. L'instant d'après, +la compagnie était plongée dans une inexprimable consternation. Jeter à +ses pieds ce qu'il tenait à la main, se lever et tourner deux ou trois +fois sur lui-même, crier, tousser, danser dans un état spasmodique +épouvantable, fut pour lui l'affaire d'une seconde; puis il se précipita +dehors et nous le vîmes, par la fenêtre, en proie à de violents efforts +pour cracher et expectorer, au milieu de contorsions hideuses, et +paraissant avoir perdu l'esprit.</p> + +<p>Je tenais mon pied de table avec acharnement, pendant que Mrs Joe et Joe +s'élancèrent vers lui. Je ne savais pas comment, mais sans aucun doute +je l'avais tué. Dans ma terrible situation, ce fut un soulagement pour +moi de le voir rentrer dans la cuisine. Il en fit le tour en examinant +toutes les personnes de la compagnie, comme si elles eussent été cause +de sa mésaventure; puis il se laissa tomber sur sa chaise, en murmurant +avec une grimace significative:</p> + +<p>«De l'eau de goudron!»</p> + +<p>J'avais rempli la bouteille d'eau-de-vie avec la cruche à l'eau de +goudron, pour qu'on ne s'aperçût pas de mon larcin. Je savais ce qui +pouvait lui arriver de pire. Je secouais la table, comme un médium de +nos jours, par la force de mon influence invisible.</p> + +<p>«Du goudron!... s'écria ma sœur, étonnée au plus haut point. Comment +l'eau de goudron a-t-elle pu se trouver là?»</p> + +<p>Mais l'oncle Pumblechook, qui était tout puissant dans cette cuisine, ne +voulut plus entendre un seul mot de cette affaire: il repoussa toute +explication sur ce sujet en agitant la main, et il demanda un grog +chaud au gin. Ma sœur, qui avait commencé à réfléchir et à s'alarmer, +fut alors forcée de déployer toute son activité en cherchant du gin, de +l'eau chaude, du sucre et du citron. Pour le moment, du moins, j'étais +sauvé! Je continuai à serrer entre mes mains le pied de la table, mais +cette fois, c'était avec une affectueuse reconnaissance.</p> + +<p>Bientôt je repris assez de calme pour manger ma part de pudding. M. +Pumblechook lui-même en mangea sa part, tout le monde en mangea. Lorsque +chacun fut servi, M. Pumblechook commença à rayonner sous la +bienheureuse influence du grog. Je commençais, moi, à croire que la +journée se passerait bien, quand ma sœur dit à Joe de donner des +assiettes propres... pour manger les choses froides.</p> + +<p>Je ressaisis le pied de la table, que je serrai contre ma poitrine, +comme s'il eût été le compagnon de ma jeunesse et l'ami de mon cœur. Je +prévoyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais que j'étais +réellement perdu.</p> + +<p>«Vous allez en goûter, dit ma sœur en s'adressant à ses invités avec la +meilleure grâce possible; vous allez en goûter, pour faire honneur au +délicieux présent de l'oncle Pumblechook!»</p> + +<p>Devaient-ils vraiment y goûter! qu'ils ne l'espèrent pas!</p> + +<p>«Vous saurez, dit ma sœur en se levant, que c'est un pâté, un savoureux +pâté au jambon.»</p> + +<p>La société se confondit en compliments. L'oncle Pumblechook, enchanté +d'avoir bien mérité de ses semblables, s'écria:</p> + +<p>«Eh bien! mistress Joe, nous ferons de notre mieux; donnez-nous une +tranche dudit pâté.»</p> + +<p>Ma sœur sortit pour le chercher. J'entendais ses pas dans l'office. Je +voyais M. Pumblechook aiguiser son couteau. Je voyais l'appétit renaître +dans les narines du nez romain de M. Wopsle. J'entendais M. Hubble faire +remarquer qu'un morceau de pâté au jambon était meilleur que tout ce +qu'on pouvait s'imaginer, et n'avait jamais fait de mal à personne. +Quant à Joe, je l'entendis me dire à l'oreille:</p> + +<p>«Tu y goûteras, mon petit Pip.»</p> + +<p>Je n'ai jamais été tout à fait certain si, dans ma terreur, je proférai +un hurlement, un cri perçant, simplement en imagination, ou si les +oreilles de la société en entendirent quelque chose. Je n'y tenais plus, +il fallait me sauver; je lâchai le pied de la table et courus pour +chercher mon salut dans la fuite.</p> + +<p>Mais je ne courus pas bien loin, car, à la porte de la maison, je me +trouvai en face d'une escouade de soldats armés de mousquets. L'un d'eux +me présenta une paire de menottes en disant:</p> + +<p>«Ah! te voilà!... Enfin, nous le tenons; en route!...»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V"></a><a href="#table">CHAPITRE V.</a></h2> + + +<p>L'apparition d'une rangée de soldats faisant résonner leurs crosses de +fusils sur le pas de notre porte, causa une certaine confusion parmi les +convives. Mrs Joe reparut les mains vides, l'air effaré, en faisant +entendre ces paroles lamentables:</p> + +<p>«Bonté divine!... qu'est devenu... le pâté?»</p> + +<p>Le sergent et moi nous étions dans la cuisine quand Mrs Joe rentra. À ce +moment fatal, je recouvrai en partie l'usage de mes sens. C'était le +sergent qui m'avait parlé; il promena alors ses yeux sur les assistants, +en leur tendant d'une manière engageante les menottes de sa main droite, +et en posant sa main gauche sur mon épaule.</p> + +<p>«Pardonnez-moi, mesdames et messieurs, dit le sergent, mais comme j'en +ai prévenu ce jeune et habile fripon, avant d'entrer, je suis en chasse +au nom du Roi et j'ai besoin du forgeron.</p> + +<p>—Et peut-on savoir ce que vous lui voulez? reprit ma sœur vivement.</p> + +<p>—Madame, répondit le galant sergent, si je parlais pour moi, je dirais +que c'est pour avoir l'honneur et le plaisir de faire connaissance avec +sa charmante épouse; mais, parlant pour le Roi, je réponds que je viens +pour affaires.»</p> + +<p>Ce petit discours fut accueilli par la société comme une chose plutôt +agréable que désagréable, et M. Pumblechook murmura d'une voix +convaincue:</p> + +<p>«Bien dit, sergent.</p> + +<p>—Vous voyez, forgeron, continua le sergent qui avait fini par découvrir +Joe; nous avons eu un petit accident à ces menottes; je trouve que +celle-ci ne ferme pas très bien, et comme nous en avons besoin +immédiatement, je vous prierai d'y jeter un coup d'œil sans retard.»</p> + +<p>Joe, après y avoir jeté le coup d'œil demandé, déclara qu'il fallait +allumer le feu de la forge et qu'il y avait au moins pour deux heures +d'ouvrage.</p> + +<p>«Vraiment! alors vous allez vous y mettre de suite, dit le sergent; +comme c'est pour le service de Sa Majesté, si un de mes hommes peut vous +donner un coup de main, ne vous gênez pas.»</p> + +<p>Là-dessus, il appela ses hommes dans la cuisine. Ils y arrivèrent un à +un, posèrent d'abord leurs armes dans un coin, puis ils se promenèrent +de long en large, comme font les soldats, les mains croisées +négligemment sur leurs poitrines, s'appuyant tantôt sur une jambe, +tantôt sur une autre, jouant avec leurs ceinturons ou leurs gibernes, et +ouvrant la porte de temps à autre pour lancer dehors un jet de salive à +plusieurs pieds de distance.</p> + +<p>Je voyais toutes ces choses sans avoir conscience que je les voyais, car +j'étais dans une terrible appréhension. Mais commençant à remarquer que +les menottes n'étaient pas pour moi, et que les militaires avaient mieux +à faire que de s'occuper du pâté absent, je repris encore un peu de mes +sens évanouis.</p> + +<p>«Voudriez-vous me dire quelle heure il est? dit le sergent à M. +Pumblechook, comme à un homme dont la position, par rapport à la +société, égalait la sienne.</p> + +<p>—Deux heures viennent de sonner, répondit celui-ci.</p> + +<p>—Allons, il n'y a pas encore grand mal, fit le sergent après +réflexion; quand même je serais forcé de rester ici deux heures, ça ne +fera rien. Combien croyez-vous qu'il y ait d'ici aux marais... un quart +d'heure de marche peut-être?...</p> + +<p>—Un quart d'heure, justement, répondit Mrs Joe.</p> + +<p>—Très bien! nous serons sur eux à la brune, tels sont mes ordres; cela +sera fait: c'est on ne peut mieux.</p> + +<p>—Des forçats, sergent? demanda M. Wopsle, en manière d'entamer la +conversation.</p> + +<p>—Oui, répondit le sergent, deux forçats; nous savons bien qu'ils sont +dans les marais, et qu'ils n'essayeront pas d'en sortir avant la nuit. +Est-il ici quelqu'un qui ait vu semblable gibier?»</p> + +<p>Tout le monde, moi excepté, répondit: «Non,» avec confiance. Personne +ne pensa à moi.</p> + +<p>«Bien, dit le sergent. Nous les cernerons et nous les prendrons plus tôt +qu'ils ne le pensent. Allons, forgeron, le Roi est prêt, l'êtes-vous?»</p> + +<p>Joe avait ôté son habit, son gilet, sa cravate, et était passé dans la +forge, où il avait revêtu son tablier de cuir. Un des soldats alluma le +feu, un autre se mit au soufflet, et la forge ne tarda pas à ronfler. +Alors Joe commença à battre sur l'enclume, et nous le regardions faire.</p> + +<p>Non seulement l'intérêt de cette éminente poursuite absorbait +l'attention générale, mais il excitait la générosité de ma sœur. Elle +alla tirer au tonneau un pot de bière pour les soldats, et invita le +sergent à prendre un verre d'eau-de-vie. Mais M. Pumblechook dit avec +intention:</p> + +<p>«Donnez-lui du vin, ma nièce, je réponds qu'il n'y a pas de goudron +dedans.»</p> + +<p>Le sergent le remercia en disant qu'il ne tenait pas essentiellement au +goudron, et qu'il prendrait volontiers un verre de vin, si rien ne s'y +opposait. Quand on le lui eût versé, il but à la santé de Sa Majesté, +avec les compliments d'usage pour la solennité du jour, et vida son +verre d'un seul trait.</p> + +<p>«Pas mauvais, n'est-ce pas, sergent? dit M. Pumblechook.</p> + +<p>—Je vais vous dire quelque chose, répondit le sergent, je soupçonne que +ce vin-là sort de votre cave.»</p> + +<p>M. Pumblechook se mit à rire d'une certaine manière, en disant:</p> + +<p>«Ah!... ah!... et pourquoi cela?</p> + +<p>—Parce que, reprit le sergent en lui frappant sur l'épaule, vous êtes +un gaillard qui vous y connaissez.</p> + +<p>—Croyez-vous? dit M. Pumblechook en riant toujours. Voulez-vous un +second verre?</p> + +<p>—Avec vous, répondit le sergent, nous trinquerons. Quelle jolie musique +que le choc des verres! À votre santé.... Puissiez-vous vivre mille ans, +et ne jamais en boire de plus mauvais!»</p> + +<p>Le sergent vida son second verre et paraissait tout prêt à en vider un +troisième. Je remarquai que, dans son hospitalité généreuse, M. +Pumblechook semblait oublier qu'il avait déjà fait présent du vin à ma +sœur; il prit la bouteille des mains de Mrs Joe, et en fit les honneurs +avec beaucoup d'effusion et de gaieté. Moi-même j'en bus un peu. Il alla +jusqu'à demander une seconde bouteille, qu'il offrit avec la même +libéralité, quant on eut vidé la première.</p> + +<p>En les voyant aller et venir dans la forge, gais et contents, je pensai +à la terrible trempée qui attendait, pour son dîner, mon ami réfugié +dans les marais. Avant le repas, ils étaient beaucoup plus tranquilles +et ne s'amusaient pas le quart autant qu'ils le firent après; mais le +festin les avait animés et leur avait donné cette excitation qu'il +produit presque toujours. Et maintenant qu'ils avaient la perspective +charmante de s'emparer des deux misérables; que le soufflet semblait +ronfler pour ceux-ci, le feu briller à leur intention et la fumée +s'élancer en toute hâte, comme si elle se mettait à leur poursuite; que +je voyais Joe donner des coups de marteau et faire résonner la forge +pour eux, et les ombres fantastiques sur la muraille, qui semblaient les +atteindre et les menacer, pendant que la flamme s'élevait et +s'abaissait; que les étincelles rouges et brillantes jaillissaient, puis +se mouraient, le pâle déclin du jour semblait presqu'à ma jeune +imagination compatissante s'affaiblir à leur intention... les pauvres +malheureux....</p> + +<p>Enfin, la besogne de Joe était terminée. Les coups de marteau et la +forge s'étaient arrêtés. En remettant son habit, Joe eut le courage de +proposer à quelques uns de nous d'aller avec les soldats pour voir +comment les choses se passeraient. M. Pumblechook et M. Hubble +s'excusèrent en donnant pour raison la pipe et la société des dames; +mais M. Wopsle dit qu'il irait si Joe y allait. Joe répondit qu'il ne +demandait pas mieux, et qu'il m'emmènerait avec la permission de Mrs +Joe. C'est à la curiosité de Mrs Joe que nous dûmes la permission +qu'elle nous accorda; elle n'était pas fâchée de savoir comment tout +cela finirait, et elle se contenta de dire:</p> + +<p>«Si vous me ramenez ce garçon la tête brisée et mise en morceaux à coups +de mousquets, ne comptez pas sur moi pour la raccommoder.»</p> + +<p>Le sergent prit poliment congé des dames et quitta M. Pumblechook comme +un vieux camarade. Je crois cependant que, dans ces circonstances +difficiles, il exagérait un peu ses sentiments à l'égard de M. +Pumblechook, lorsque ses yeux se mouillèrent de larmes naissantes. Ses +hommes reprirent leurs mousquets et se remirent en rang. M. Wopsle, Joe +et moi reçûmes l'ordre de rester à l'arrière-garde, et de ne plus dire +un mot dès que nous aurions atteint les marais. Une fois en plein air, +je dis à Joe:</p> + +<p>«J'espère, Joe, que nous ne les trouverons pas.»</p> + +<p>Et Joe me répondit:</p> + +<p>«Je donnerais un shilling pour qu'ils se soient sauvés, mon petit Pip.»</p> + +<p>Aucun flâneur du village ne vint se joindre à nous; car le temps était +froid et menaçant, le chemin difficile et la nuit approchait. Il y +avait de bons feux dans l'intérieur des maisons, et les habitants +fêtaient joyeusement le jour de Noël. Quelques têtes se mettaient aux +fenêtres pour nous regarder passer; mais personne ne sortait. Nous +passâmes devant le poteau indicateur, et, sur un signe du sergent, nous +nous arrêtâmes devant le cimetière, pendant que deux ou trois de ses +hommes se dispersaient parmi les tombes ou examinaient le portail de +l'église. Ils revinrent sans avoir rien trouvé. Alors nous reprîmes +notre marche et nous nous enfonçâmes dans les marais. En passant par la +porte de côté du cimetière, un grésil glacial, poussé par le vent d'est, +nous fouetta le visage, et Joe me prit sur son dos.</p> + +<p>À présent que nous étions dans cette lugubre solitude, où l'on ne se +doutait guère que j'étais venu quelques heures auparavant, et où j'avais +vu les deux hommes se cacher, je me demandai pour la première fois, avec +une frayeur terrible, si le forçat, en supposant qu'on l'arrêtât, +n'allait pas croire que c'était moi qui amenais les soldats? Il m'avait +déjà demandé si je n'étais pas un jeune drôle capable de le trahir, et +il m'avait dit que je serais un fier limier si je le dépistais. +Croirait-il que j'étais à la fois un jeune drôle et un limier de police, +et que j'avais l'intention de le trahir?</p> + +<p>Il était inutile de me faire cette question alors; car j'étais sur le +dos de Joe, et celui-ci s'avançait au pas de course, comme un chasseur, +en recommandant à M. Wopsle de ne pas tomber sur son nez romain et de +rester avec nous. Les soldats marchaient devant nous, un à un, formant +une assez longue ligne, en laissant entre chacun d'eux un intervalle +assez grand. Nous suivions le chemin que j'avais voulu prendre le matin, +et dans lequel je m'étais égaré à cause du brouillard, qui ne s'était +pas encore dissipé complètement, ou que le vent n'avait pas encore +chassé. Aux faibles rayons du soleil couchant, le phare, le gibet, le +monticule de la Batterie et le bord opposé de la rivière, tout +paraissait plat et avoir pris la teinte grise et plombée de l'eau.</p> + +<p>Perché sur les larges épaules du forgeron, je regardais au loin si je +ne découvrirais pas quelques traces des forçats. Je ne vis rien; je +n'entendis rien. M. Wopsle m'avait plus d'une fois alarmé par son +souffle et sa respiration difficiles; mais, maintenant, je savais +parfaitement que ces sons n'avaient aucun rapport avec l'objet de notre +poursuite. Il y eut un moment où je tressaillis de frayeur. J'avais cru +entendre le bruit de la lime.... Mais c'était tout simplement la +clochette d'un mouton. Les brebis cessaient de manger pour nous regarder +timidement, et les bestiaux, détournant leurs têtes du vent et du +grésil, s'arrêtaient pour nous regarder en colère, comme s'ils nous +eussent rendus responsables de tous leurs désagréments; mais à part ces +choses et le frémissement de chaque brin d'herbe qui se fermait à la fin +du jour, on n'entendait aucun bruit dans la silencieuse solitude des +marais.</p> + +<p>Les soldats s'avançaient dans la direction de la vieille Batterie, et +nous les suivions un peu en arrière, quand soudain tout le monde +s'arrêta, car, sur leurs ailes, le vent et la pluie venaient de nous +apporter un grand cri. Ce cri se répéta; il semblait venir de l'est, à +une assez grande distance; mais il était si prolongé et si fort qu'on +aurait pu croire que c'étaient plusieurs cris partis en même temps, s'il +eût été possible à quelqu'un de juger quelque chose dans une si grande +confusion de sons.</p> + +<p>Le sergent en causait avec ceux des hommes qui étaient le plus rapproché +de lui, quand Joe et moi les rejoignîmes. Après s'être concertés un +moment, Joe (qui était bon juge) donna son avis. M. Wopsle (qui était un +mauvais juge) donna aussi le sien. Enfin, le sergent, qui avait la +décision, ordonna qu'on ne répondrait pas au cri, mais qu'on changerait +de route, et qu'on se rendrait en toute hâte du côté d'où il paraissait +venir. En conséquence, nous prîmes à droite, et Joe détala avec une +telle rapidité, que je fus obligé de me cramponner à lui pour ne pas +perdre l'équilibre.</p> + +<p>C'était une véritable chasse maintenant, ce que Joe appela aller comme +le vent, dans les quatre seuls mots qu'il prononça dans tout ce temps. +Montant et descendant les talus, franchissant les barrières, pataugeant +dans les fossés, nous nous élancions à travers tous les obstacles, sans +savoir où nous allions. À mesure que nous approchions, le bruit devenait +de plus en plus distinct, et il nous semblait produit par plusieurs +voix: quelquefois il s'arrêtait tout à coup; alors les soldats aussi +s'arrêtaient; puis, quand il reprenait, les soldats continuaient leur +course avec une nouvelle ardeur et nous les suivions. Bientôt, nous +avions couru avec une telle rapidité, que nous entendîmes une voix +crier:</p> + +<p>«Assassin!»</p> + +<p>Et une autre voix:</p> + +<p>«Forçats!... fuyards!... gardes!... soldats!... par ici!... Voici les +forçats évadés!...»</p> + +<p>Puis toutes les voix se mêlèrent comme dans une lutte, et les soldats se +mirent à courir comme des cerfs. Joe fit comme eux. Le sergent courait +en tête. Le bruit cessa tout à coup. Deux de ses hommes suivaient de +près le sergent, leurs fusils armés et prêts à tirer.</p> + +<p>«Voilà nos deux hommes! s'écria le sergent luttant déjà au fond d'un +fossé. Rendez-vous, sauvages que vous êtes, rendez-vous tous les deux!»</p> + +<p>L'eau éclaboussait... la boue volait... on jurait... on se donnait des +coups effroyables.... Quand d'autres hommes arrivèrent dans le fossé au +secours du sergent, ils s'emparèrent de mes deux forçats l'un après +l'autre, et les traînèrent sur la route; tous deux blasphémant, se +débattant et saignant. Je les reconnus du premier coup d'œil.</p> + +<p>«Vous savez, dit mon forçat, en essuyant sa figure couverte de sang avec +sa manche en loques, que c'est moi qui l'ai arrêté, et que c'est moi qui +vous l'ai livré; vous savez cela.</p> + +<p>—Cela n'a pas grande importance ici, dit le sergent, et cela vous fera +peu de bien, mon bonhomme, car vous êtes dans la même situation. Vite, +des menottes!</p> + +<p>—Je n'en attends pas de bien non plus, dit mon forçat avec un rire +singulier. C'est moi qui l'ai pris; il le sait, et cela me suffit.»</p> + +<p>L'autre forçat était effrayant à voir: il avait la figure toute +déchirée; il ne put ni remuer, ni parler, ni respirer, jusqu'à ce qu'on +lui eût mis les menottes; et il s'appuya sur un soldat pour ne pas +tomber.</p> + +<p>«Vous le voyez, soldats, il a voulu m'assassiner! furent ses premiers +mots.</p> + +<p>—Voulu l'assassiner?... dit mon forçat avec dédain, allons donc! est-ce +que je sais ce que c'est que vouloir et ne pas faire?... Je l'ai arrêté +et livré aux soldats, voilà ce que j'ai fait! Non seulement je l'ai +empêché de quitter les marais, mais je l'ai amené jusqu'ici, en le +tirant par les pieds. C'est un gentleman, s'il vous plaît, que ce +coquin. C'est moi qui rends au bagne ce gentleman... l'assassiner!... +Pourquoi?... quand je savais faire pire en le ramenant au bagne!»</p> + +<p>L'autre râlait et s'efforçait de dire:</p> + +<p>«Il a voulu me tuer... me tuer... vous en êtes témoins.</p> + +<p>—Écoutez! dit mon forçat au sergent, je me suis échappé des pontons; +j'aurais bien pu aussi m'échapper de vos pattes: voyez mes jambes, vous +n'y trouverez pas beaucoup de fer. Je serais libre, si je n'avais appris +qu'il était ici; mais le laisser profiter de mes moyens d'évasion, non +pas!... non pas!... Si j'étais mort là-dedans, et il indiquait du geste +le fossé où nous l'avions trouvé, je ne l'aurais pas lâché, et vous +pouvez être certain que vous l'auriez trouvé dans mes griffes.»</p> + +<p>L'autre fugitif, qui éprouvait évidemment une horreur extrême à la vue +de son compagnon, répétait sans cesse:</p> + +<p>«Il a voulu me tuer, et je serais un homme mort si vous n'étiez pas +arrivés....</p> + +<p>—Il ment! dit mon forçat avec une énergie féroce; il est né menteur, et +il mourra menteur. Regardez-le... n'est-ce pas écrit sur son front? +Qu'il me regarde en face, je l'en défie.»</p> + +<p>L'autre, s'efforçant de trouver un sourire dédaigneux, ne réussit +cependant pas, malgré ses efforts, à donner à sa bouche une expression +très nette; il regarda les soldats, puis les nuages et les marais, mais +il ne regarda certainement pas son interlocuteur.</p> + +<p>«Le voyez-vous, ce coquin? continua mon forçat. Voyez comme il me +regarde avec ses yeux faux et lâches. Voilà comment il me regardait +quand nous avons été jugés ensemble. Jamais il ne me regardait en face.»</p> + +<p>L'autre, après bien des efforts, parvint à fixer ses yeux sur son ennemi +en disant:</p> + +<p>«Vous n'êtes pas beau à voir.»</p> + +<p>Mon forçat était tellement exaspéré qu'il se serait précipité sur lui, +si les soldats ne se fussent interposés.</p> + +<p>«Ne vous ai-je pas dit, fit l'autre forçat, qu'il m'assassinerait s'il +le pouvait?»</p> + +<p>On voyait qu'il tremblait de peur; et il sortait de ses lèvres une +petite écume blanche comme la neige.</p> + +<p>«Assez parlé, dit le sergent, allumez des torches.»</p> + +<p>Un des soldats, qui portait un panier au lieu de fusil, se baissa et se +mit à genoux pour l'ouvrir. Alors mon forçat, promenant ses regards pour +la première fois autour de lui, m'aperçut. J'avais quitté le dos de Joe +en arrivant au fossé, et je n'avais pas bougé depuis. Je le regardais, +il me regardait; je me mis à remuer mes mains et à remuer ma tête; +j'avais attendu qu'il me vît pour l'assurer de mon innocence. Il ne me +fut pas bien prouvé qu'il comprît mon intention, car il me lança un +regard que je ne compris pas non plus; ce regard ne dura qu'un instant; +mais je m'en souviens encore, comme si je l'eusse considéré une heure +durant, et même pendant toute une journée.</p> + +<p>Le soldat qui tenait le panier se fût bientôt procuré de la lumière, et +il alluma trois ou quatre torches, qu'il distribua aux autres. +Jusqu'alors il avait fait presque noir; mais en ce moment l'obscurité +était complète. Avant de quitter l'endroit où nous étions, quatre +soldats déchargèrent leurs armes en l'air. Bientôt après, nous vîmes +d'autres torches briller dans l'obscurité derrière nous, puis d'autres +dans les marais et d'autres encore sur le bord opposé de la rivière.</p> + +<p>«Tout va bien! dit le sergent. En route!</p> + +<p>Nous marchions depuis peu, quand trois coups de canons retentirent tout +près de nous, avec tant de force que je croyais avoir quelque chose de +brisé dans l'oreille.</p> + +<p>«On vous attend à bord, dit le sergent à mon forçat; on sait que nous +vous amenons. Avancez, mon bonhomme, serrez les rangs.»</p> + +<p>Les deux hommes étaient séparés et entourés par des gardes différents. +Je tenais maintenant Joe par la main, et Joe tenait une des torches. M. +Wopsle aurait voulu retourner au logis, mais Joe était déterminé à tout +voir, et nous suivîmes le groupe des soldats et des prisonniers. Nous +marchions en ce moment sur un chemin pas trop mauvais qui longeait la +rivière, en faisant çà et là un petit détour où se trouvait un petit +fossé avec un moulin en miniature et une petite écluse pleine de vase. +En me retournant, je voyais les autres torches qui nous suivaient, +celles que nous tenions jetaient de grandes lueurs de feu sur les +chemins, et je les voyais toutes flamber, fumer et s'éteindre. Autour de +nous, tout était sombre et noir; nos lumières réchauffaient l'air qui +nous enveloppait par leurs flammes épaisses. Les prisonniers n'en +paraissaient pas fâchés, en s'avançant au milieu des mousquets. Comme +ils boitaient, nous ne pouvions aller très vite, et ils étaient si +faibles que nous fûmes obligés de nous arrêter deux ou trois fois pour +les laisser reposer.</p> + +<p>Après une heure de marche environ, nous arrivâmes à une hutte de bois et +à un petit débarcadère. Il y avait un poste dans la hutte. On questionna +le sergent. Alors nous entrâmes dans la hutte où régnait une forte odeur +de tabac et de chaux détrempée. Il y avait un bon feu, une lampe, un +faisceau de mousquets, un tambour et un grand lit de camp en bois, +capable de contenir une douzaine de soldats à la fois. Trois ou quatre +soldats, étendus tout habillés sur ce lit, ne firent guère attention à +nous; mais ils se contentèrent de lever un moment leurs têtes +appesanties par le sommeil, puis les laissèrent retomber. Le sergent fit +ensuite une espèce de rapport et écrivit quelque chose sur un livre. +Alors, seulement, le forçat que j'appelle l'autre, fut emmené entre deux +gardes pour passer à bord le premier.</p> + +<p>Mon forçat ne me regarda jamais, excepté cette fois. Tout le temps que +nous restâmes dans la hutte, il se tint devant le feu, en me regardant +d'un air rêveur; ou bien, mettant ses pieds sur le garde-feu, il se +retournait et considérait tristement ses gardiens, comme pour les +plaindre de leur récente aventure. Tout à coup, il fixa ses yeux sur le +sergent, et dit:</p> + +<p>«J'ai quelque chose à dire sur mon évasion. Cela pourra empêcher +d'autres personnes d'être soupçonnées à cause de moi.</p> + +<p>—Dites ce que vous voulez, répondit le sergent qui le regardait les +bras croisés; mais ça ne servira à rien de le dire ici. L'occasion ne +vous manquera pas d'en parler là-bas avant de... vous savez bien ce que +je veux dire....</p> + +<p>—Je sais, mais c'est une question toute différente et une tout autre +affaire; un homme ne peut pas mourir de faim, ou du moins, moi, je ne le +pouvais pas. J'ai pris quelques vivres là-bas, dans le village, près de +l'église.</p> + +<p>—Vous voulez dire que vous les avez volés, dit le sergent.</p> + +<p>—Oui, et je vais vous dire où. C'est chez le forgeron.</p> + +<p>—Holà! dit le sergent en regardant Joe.</p> + +<p>—Holà! mon petit Pip, dit Joe en me regardant.</p> + +<p>—C'étaient des restes, voilà ce que c'était, et une goutte de liqueur +et un pâté.</p> + +<p>—Dites-donc, forgeron, avez-vous remarqué qu'il vous manquât quelque +chose, comme un pâté? demanda le sergent.</p> + +<p>—Ma femme s'en est aperçue au moment même où vous êtes entré, n'est-ce +pas, mon petit Pip?</p> + +<p>—Ainsi donc, dit mon forçat en tournant sur Joe des yeux timides sans +les arrêter sur moi, ainsi donc, c'est vous qui êtes le forgeron? Alors +je suis fâché de vous dire que j'ai mangé votre pâté.</p> + +<p>—Dieu sait si vous avez bien fait, en tant que cela me concerne, +répondit Joe en pensant à Mrs Joe. Nous ne savons pas ce que vous avez +fait, mais nous ne voudrions pas vous voir mourir de faim pour cela, +pauvre infortuné!... N'est-ce pas, mon petit Pip?»</p> + +<p>Le bruit que j'avais déjà entendu dans la gorge de mon forçat se fit +entendre de nouveau, et il se détourna. Le bateau revint le prendre et +la garde qui était prête; nous le suivîmes jusqu'à l'embarcadère, formé +de pierres grossières, et nous le vîmes entrer dans la barque qui +s'éloigna aussitôt, mise en mouvement par un équipage de forçats comme +lui. Aucun d'eux ne paraissait ni surpris, ni intéressé, ni fâché, ni +bien aise de le revoir; personne ne parla, si ce n'est quelqu'un, qui +dans le bateau cria comme à des chiens:</p> + +<p>«Nagez, vous autres, et vivement!»</p> + +<p>Ce qui était le signal pour faire jouer les rames. À la lumière des +torches, nous pûmes distinguer le noir ponton, à très peu de distance de +la vase du rivage, comme une affreuse arche de Noé. Ainsi ancré et +retenu par de massives chaînes rouillées, le ponton semblait, à ma jeune +imagination, être enchaîné comme les prisonniers. Nous vîmes le bateau +arriver au ponton, le tourner, puis disparaître. Alors on jeta le bout +des torches dans l'eau. Elles s'éteignirent, et il me sembla que tout +était fini pour mon pauvre forçat.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI"></a><a href="#table">CHAPITRE VI.</a></h2> + + +<p>L'état de mon esprit, à l'égard du larcin dont j'avais été déchargé +d'une manière si imprévue, ne me poussait pas à un aveu complet, mais +j'espérais qu'il sortirait de là quelque chose de bon pour moi.</p> + +<p>Je ne me souviens pas d'avoir ressenti le moindre remords de conscience +en ce qui concernait Mrs Joe, quand la crainte d'être découvert m'eut +abandonné. Mais j'aimais Joe, sans autre raison, peut-être, dans les +premiers temps, que parce que ce cher homme se laissait aimer de moi; +et, quant à lui, ma conscience ne se tranquillisa pas si facilement. Je +sentais fort bien, (surtout quand je le vis occupé à chercher sa lime) +que j'aurais dû lui dire toute la vérité. Cependant, je n'en fis rien, +par la raison absurde que, si je le faisais, il me croirait plus +coupable que je ne l'étais réellement. La crainte de perdre la confiance +de Joe, et dès lors de m'asseoir dans le coin de la cheminée, le soir, +sans oser lever les yeux sur mon compagnon, sur mon ami perdu pour +toujours, tint ma langue clouée à mon palais. Je me figurais que si Joe +savait tout, je ne le verrais plus le soir, au coin du feu, caressant +ses beaux favoris, sans penser qu'il méditait sur ma faute. Je +m'imaginais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus me regarder, +comme il le faisait bien souvent, et comme il l'avait encore fait hier +et aujourd'hui, quand on avait apporté la viande et le pudding sur la +table, sans se demander si je n'avais pas été visiter l'office. Je me +persuadais que si Joe savait tout, il ne pourrait plus, dans nos futures +réunions domestiques, remarquer que sa bière était plate ou épaisse, +sans que je fusse convaincu qu'il s'imaginait qu'il y avait de l'eau de +goudron, et que le rouge m'en monterait à la face. En un mot, j'étais +trop lâche pour faire ce que je savais être bien, comme j'avais été trop +lâche pour éviter ce que je savais être mal. Je n'avais encore rien +appris du monde, je ne suivais donc l'exemple de personne. Tout à fait +ignorant, je suivis le plan de conduite que je me traçais moi-même.</p> + +<p>Comme j'avais envie de dormir un peu après avoir quitté le ponton, Joe +me prit encore une fois sur ses épaules pour me ramener à la maison. Il +dut être bien fatigué, car M. Wopsle n'en pouvait plus et était dans un +tel état de surexcitation que si l'Église eût été accessible à tout le +monde, il eût probablement excommunié l'expédition tout entière, en +commençant par Joe et par moi. Avec son peu de jugement, il était resté +assis sur la terre humide, pendant un temps très déraisonnable, si bien +qu'après avoir ôté sa redingote, pour la suspendre au feu de la cuisine, +l'état évident de son pantalon aurait réclamé les mêmes soins, si ce +n'eût été commettre un crime de lèse-convenances.</p> + +<p>Pendant ce temps, on m'avait remis sur mes pieds et je chancelais sur le +plancher de la cuisine comme un petit ivrogne; j'étais étourdi, sans +doute parce que j'avais dormi, et sans doute aussi à cause des lumières +et du bruit que faisaient tous ces personnages qui parlaient tous en +même temps. En revenant à moi, grâce à un grand coup de poing qui me fut +administré par ma sœur entre les deux épaules, et grâce aussi à +l'exclamation stimulante: «Allons donc!... A-t-on jamais vu un pareil +gamin!» j'entendis Joe leur raconter les aveux du forçat, et tous les +invités s'évertuer à chercher par quel moyen il avait pu pénétrer +jusqu'au garde-manger. M. Pumblechook découvrit, après une mystérieux +examen des lieux, qu'il avait dû gagner d'abord le toit de la forge, +puis le toit de la maison, et que de là il s'était laissé glisser, à +l'aide d'une corde, par la cheminée de la cuisine; et comme M. +Pumblechook était un homme influent et positif, et qu'il conduisait +lui-même sa voiture, au vu et au su de tout le monde, on admit que les +choses avaient dû se passer ainsi qu'il le disait. M. Wopsle eut beau +crier: «Mais non! Mais non!» avec la faible voix d'un homme fatigué, +comme il n'apportait aucune théorie à l'appui de sa négation et qu'il +n'avait pas d'habit sur le dos, on n'y fit aucune attention, sans +compter qu'il se dégageait une vapeur épaisse du fond de son pantalon, +qu'il tenait tourné vers le feu de la cuisine pour en faire évaporer +l'humidité. On comprendra que tout cela n'était pas fait pour inspirer +une grande confiance.</p> + +<p>C'est tout ce que j'entendis ce soir là, jusqu'au moment où ma sœur +m'empoigna comme un coupable, en me reprochant d'avoir dormi sous les +yeux de toute la société, et me mena coucher en me tirant par la main +avec une violence telle, qu'en marchant je faisais autant de bruit que +si j'eusse traîné cinquante paires de bottes sur les escaliers. Mon +esprit, tendu et agité dès le matin, ainsi que je l'ai déjà dit, resta +dans cet état longtemps encore, après qu'on eût laissé tomber dans +l'oubli ce terrible sujet, dont on ne parla plus que dans des occasions +tout à fait exceptionnelles.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII"></a><a href="#table">CHAPITRE VII.</a></h2> + + +<p>À cette époque, quand je lisais dans le cimetière les inscriptions des +tombeaux, j'étais juste assez savant pour les épeler, et encore le sens +que je formais de leur construction, n'était-il pas toujours très +correct. Par exemple, je comprenais que: «<i>Épouse du ci-dessus</i>» était +un compliment adressé à mon père dans un monde meilleur; et si, sur la +tombe d'un de mes parents défunts, j'avais lu n'importe quel titre de +parenté suivi de ces mots: «<i>du ci-dessus»</i>, je n'aurais pas manqué de +prendre l'opinion la plus triste de ce membre de la famille. Mes notions +théologiques, que je n'avais puisées que dans le catéchisme, n'étaient +pas non plus parfaitement exactes, car je me souviens que lorsqu'on +m'invitait à suivre «le droit chemin» durant toute ma vie, je supposais +que cela voulait dire qu'il me fallait toujours suivre le même chemin +pour rentrer ou sortir de chez nous, sans jamais me détourner, en +passant par la maison du charron ou bien encore par le moulin.</p> + +<p>Je devais être, dès que je serais en âge, l'apprenti de Joe; jusque là, +je n'avais pas à prétendre à aucune autre dignité, qu'à ce que Mrs Joe +appelait être dorloté, et que je traduisais, moi, par être trop bourré. +Non seulement je servais d'aide à la forge, mais si quelque voisin +avait, par hasard, besoin d'un mannequin pour effrayer les oiseaux, ou +de quelqu'un pour ramasser les pierres, ou faire n'importe quelle autre +besogne du même genre, j'étais honoré de cet emploi. Cependant, afin de +ménager la dignité de notre position élevée de ne pas la compromettre, +on avait placé sur le manteau de la cheminée de la cuisine une tirelire +dans laquelle, on le disait à tout le monde, tout ce que je gagnais +était versé. Mais j'ai une vague idée que mes épargnes ont dû contribuer +un jour à la liquidation de la Dette Nationale. Tout ce que je sais, +c'est que je n'ai jamais, pour ma part, espéré participer à ce trésor.</p> + +<p>La grande tante de M. Wopsle tenait une école du soir dans le village, +c'est-à-dire que c'était une vieille femme ridicule, d'un mérite fort +restreint, et qui avait des infirmités sans nombre; elle avait +l'habitude de dormir de six à sept heures du soir, en présence d'enfants +qui payaient chacun deux pence par semaine pour la voir se livrer à ce +repos salutaire. Elle louait un petit cottage, dont M. Wopsle occupait +l'étage supérieur, où nous autres écoliers l'entendions habituellement +lire à haute voix, et quelquefois frapper de grands coups de pied sur le +plancher. On croyait généralement que M. Wopsle inspectait l'école une +fois par semaine, mais ce n'était qu'une pure fiction.; tout ce qu'il +faisait, dans ces occasions, c'était de relever les parements de son +habit, de passer la main dans ses cheveux, et de nous débiter le +discours de Marc Antoine sur le corps de César; puis venait +invariablement l'ode de Collins sur les Passions, après laquelle je ne +pouvais m'empêcher de comparer M. Wopsle à la Vengeance rejetant son +épée teinte de sang et vociférant pour ramasser la trompette qui doit +annoncer la Guerre. Je n'étais pas alors ce que je devins plus tard: +quand j'atteignis l'âge des passions et que je les comparai à Collins et +à Wopsle, ce fut au grand désavantage de ces deux gentlemen.</p> + +<p>La grand'tante de M. Wopsle, indépendamment de cette maison d'éducation, +tenait dans la même chambre une petite boutique de toutes sortes de +petites choses. Elle n'avait elle-même aucune idée de ce qu'elle avait +en magasin, ni de la valeur de ces objets; mais il y avait dans un +tiroir un mémorandum graisseux, qui servait de catalogue et indiquait +les prix. À l'aide de cet oracle infaillible, Biddy présidait à toutes +les transactions commerciales. Biddy était la petite-fille de la +grand'tante de M. Wopsle. J'avoue que je n'ai jamais pu trouver à quel +degré elle était parente de ce dernier. Biddy était orpheline comme moi; +comme moi aussi elle avait été élevée à la main. Elle se faisait surtout +remarquer par ses extrémités, car ses cheveux n'étaient jamais peignés, +ses mains toujours sales, et ses souliers n'étant jamais entrés qu'à +moitié, laissaient sortir ses talons. Je ferai remarquer que cette +description ne doit s'appliquer qu'aux jours de la semaine; les +Dimanches elle se nettoyait à fond pour se rendre à l'église.</p> + +<p>Grâce à mon application, et bien plus avec l'aide de Biddy qu'avec celle +de la grand'tante de M. Wopsle, je m'escrimais avec l'alphabet comme +avec un buisson de ronces, et j'étais très fatigué et très égratigné par +chaque lettre. Ensuite, je tombai parmi ces neuf gredins de chiffres, +qui semblaient chaque soir prendre un nouveau déguisement pour éviter +d'être reconnus. Mais à la fin, je commençai à lire, écrire et calculer, +le tout à l'aveuglette et en tâtonnant, et sur une très petite échelle.</p> + +<p>Un soir, j'étais assis dans le coin de la cheminée, mon ardoise sur les +genoux, m'évertuant à écrire une lettre à Joe. Je pense que cela devait +être une année au moins après notre expédition dans les marais, car +c'était en hiver et il gelait très fort. J'avais devant moi, par terre, +un alphabet auquel je me reportais à tout moment; je réussis donc, après +une ou deux heures de travail, à tracer cette épître:</p> + +<p>«Mont chaiR JO j'ai ce Pair queux tU es bien PortaNt, j'aI ce Pair Osi +qUe je seré bien TO capabe dE Td JO, Alor NouseronT Contan et croy moa +ToN amI PiP.»</p> + +<p>Je dois dire qu'il n'était pas indispensable que je communiquasse avec +Joe par lettres, d'autant plus qu'il était assis à côté de moi, et que +nous étions seuls; mais je lui remis de ma propre main cette missive, +écrite sur l'ardoise avec le crayon, et il la reçut comme un miracle +d'érudition.</p> + +<p>«Ah! mon petit Pip! s'écria Joe en ouvrant ses grands yeux bleus; je +dis, mon petit Pip, que tu es un fier savant, toi!</p> + +<p>—Je voudrais bien être savant,» lui répondis-je.</p> + +<p>Et en jetant un coup d'œil sur l'ardoise, il me sembla que l'écriture +suivait une légère inclination de bas en haut.</p> + +<p>«Ah! ah! voilà un J, dit Joe, et un O, ma parole d'honneur! Oui, un J et +un O, mon petit Pip, ça fait Joe.»</p> + +<p>Jamais je n'avais entendu Joe lire à haute voix aussi longtemps, et +j'avais remarqué à l'église, le dernier Dimanche, alors que je tenais +notre livre de prières à l'envers, qu'il le trouvait tout aussi bien à +sa convenance que si je l'eusse tenu dans le bon sens. Voulant donc +saisir la présente occasion de m'assurer si, en enseignant Joe, j'aurais +affaire à un commençant, je lui dis:</p> + +<p>«Oh! mais, lis le reste, Joe.</p> + +<p>—Le reste.... Hein!... mon petit Pip?... dit Joe en promenant lentement +son regard sur l'ardoise, une... deux... trois.... Eh bien, il y a trois +J et trois O, ça fait trois Joe, Pip!»</p> + +<p>Je me penchai sur Joe, et en suivant avec mon doigt, je lui lus la +lettre tout entière.</p> + +<p>«C'est étonnant, dit Joe quand j'eus fini, tu es un fameux écolier.</p> + +<p>—Comment épelles-tu Gargery, Joe? lui demandai-je avec un petit air +d'indulgence.</p> + +<p>—Je ne l'épelle pas du tout, dit Joe.</p> + +<p>—Mais en supposant que tu l'épelles?</p> + +<p>—Il ne faut pas le supposer, mon petit Pip, dit Joe, quoique j'aime +énormément la lecture.</p> + +<p>—Vraiment, Joe?</p> + +<p>—Énormément. Mon petit Pip, dit Joe, donne-moi un bon livre ou un bon +journal, et mets-moi près d'un bon feu, et je ne demande pas mieux. +Seigneur! ajouta-t-il après s'être frotté les genoux durant un moment, +quand on arrive à un J et à un O, on se dit comme cela, j'y suis enfin, +un J et un O, ça fait Joe; c'est une fameuse lecture tout de même!»</p> + +<p>Je conclus de là, qu'ainsi que la vapeur, l'éducation de Joe était +encore en enfance. Je continuai à l'interroger:</p> + +<p>«Es-tu jamais allé à l'école, quand tu étais petit comme moi?</p> + +<p>—Non, mon petit Pip.</p> + +<p>—Pourquoi, Joe?</p> + +<p>—Parce que, mon petit Pip, dit Joe en prenant le poker, et se livrant à +son occupation habituelle quand il était rêveur, c'est-à-dire en se +mettant à tisonner le feu; je vais te dire. Mon père, mon petit Pip, +s'adonnait à la boisson, et quand il avait bu, il frappait à coups de +marteau sur ma mère, sans miséricorde, c'était presque la seule personne +qu'il eût à frapper, excepté moi, et il me frappait avec toute la +vigueur qu'il aurait dû mettre à frapper son enclume. Tu m'écoutes, +et... tu me comprends, mon petit Pip, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, Joe.</p> + +<p>—En conséquence, ma mère et moi, nous quittâmes mon père à plusieurs +reprises; alors ma mère, en s'en allant à son ouvrage, me disait: «Joe, +s'il plaît à Dieu, tu auras une bonne éducation.» Et elle me mettait à +l'école. Mais mon père avait cela de bon dans sa dureté, qu'il ne +pouvait se passer longtemps de nous: donc, il s'en venait avec un tas de +monde faire un tel tapage à la porte des maisons où nous étions, que les +habitants n'avaient qu'une chose à faire, c'était de nous livrer à lui. +Alors, il nous emmenait chez nous, et là il nous frappait de plus belle; +comme tu le penses bien, mon petit Pip, dit Joe en laissant le feu et le +poker en repos pour réfléchir; tout cela n'avançait pas mon éducation.</p> + +<p>—Certainement non, mon pauvre Joe!</p> + +<p>—Cependant, prends garde, mon petit Pip, continua Joe, en reprenant le +poker, et en donnant deux ou trois coups fort judicieux dans le foyer, +il faut rendre justice à chacun: mon père avait cela de bon, vois-tu?»</p> + +<p>Je ne voyais rien de bon dans tout cela; mais je ne le lui dis pas.</p> + +<p>«Oui, continua Joe, il fallait que quelqu'un fît bouillir la marmite; +sans cela, la marmite n'aurait pas bouilli du tout, sais-tu?...»</p> + +<p>Je le savais et je te le dis.</p> + +<p>«En conséquence, mon père ne m'empêchait pas d'aller travailler; c'est +ainsi que je me mis à apprendre mon métier actuel, qui était aussi le +sien, et je travaillais dur, je t'en réponds, mon petit Pip. Je vins à +bout de le soutenir jusqu'à sa mort et de le faire enterrer +convenablement, et j'avais l'intention de faire écrire sur sa tombe: +«<i>Souviens-toi, lecteur, que, malgré ses torts, il avait eu du bon dans +sa dureté.</i>»</p> + +<p>Joe récita cette épitaphe avec un certain orgueil, qui me fit lui +demander si par hasard il ne l'aurait pas composée lui-même.</p> + +<p>«Je l'ai composée moi-même, dit Joe, et d'un seul jet, comme qui dirait +forger un fer à cheval d'un seul coup de marteau. Je n'ai jamais été +aussi surpris de ma vie; je ne pouvais en croire mes propres yeux; à te +dire vrai, je ne pouvais croire que c'était mon ouvrage. Comme je te le +disais, mon petit Pip, j'avais eu l'intention de faire graver cela sur +sa tombe; mais la poésie ne se donne pas: qu'on la grave en creux ou en +relief, en ronde ou en gothique, ça coûte de l'argent, et je n'en fis +rien. Sans parler des croquemorts, tout l'argent que je pus épargner fut +pour ma mère. Elle était d'une pauvre santé et bien cassée, la pauvre +femme! Elle ne tarda pas à suivre mon père et à goûter à son tour la +paix éternelle.»</p> + +<p>Les gros yeux bleus de Joe se mouillèrent de larmes; il en frotta +d'abord un, puis l'autre, avec le pommeau du poker, objet peu convenable +pour cet usage, il faut l'avouer.</p> + +<p>«J'étais bien isolé, alors, dit Joe, car je vivais seul ici. Je fis +connaissance de ta sœur, tu sais, mon petit Pip...»</p> + +<p>Et il me regardait comme s'il n'ignorait pas que mon opinion différât de +la sienne; «... et ta sœur est un beau corps de femme.»</p> + +<p>Je regardai le feu pour ne pas laisser voir à Joe le doute qui se +peignait sur ma physionomie.</p> + +<p>«Quelles que soient les opinions de la famille ou du monde à cet égard, +mon petit Pip, ta sœur est, comme je te le dis... un... beau... +corps... de... femme...,» dit Joe en frappant avec le poker le charbon +de terre à chaque mot qu'il disait.</p> + +<p>Je ne trouvai rien de mieux à dire que ceci:</p> + +<p>«Je suis bien aise de te voir penser ainsi, Joe.</p> + +<p>—Et moi aussi, reprit-il en me pinçant amicalement, je suis bien aise +de le penser, mon petit Pip.... Un peu rousse et un peu osseuse, par-ci +par là; mais qu'est-ce que cela me fait, à moi?»</p> + +<p>J'observai, avec beaucoup de justesse, que si cela ne lui faisait rien à +lui, à plus forte raison, cela ne devait rien faire aux autres.</p> + +<p>«Certainement! fit Joe. Tu as raison, mon petit Pip! Quand je fis la +connaissance de ta sœur, elle me dit comment elle t'élevait «à la +main!» ce qui était très bon de sa part, comme disaient les autres, et +moi-même je finis par dire comme eux. Quant à toi, ajouta Joe qui avait +l'air de considérer quelque chose de très laid, si tu avais pu voir +combien tu étais maigre et chétif, mon pauvre garçon, tu aurais conservé +la plus triste opinion de toi-même!</p> + +<p>—Ce que tu dis là n'est pas très consolant, mais ça ne fait rien, Joe.</p> + +<p>—Mais ça me faisait quelque chose à moi, reprit-il avec tendresse et +simplicité. Aussi, quand j'offris à ta sœur de devenir ma compagne; +quand à l'église et d'autres fois, je la priais de m'accompagner à la +forge, je lui dis: «Amenez le pauvre petit avec vous.... Que Dieu bénisse +le pauvre cher petit, il y a place pour lui à la forge!»</p> + +<p>J'éclatai en sanglots et saisis Joe par le cou, en lui demandant pardon. +Il laissa tomber le poker pour m'embrasser, et me dit:</p> + +<p>«Nous serons toujours les meilleurs amis du monde, mon petit Pip, +n'est-ce pas?... Ne pleure pas, mon petit Pip...»</p> + +<p>Après cette petite interruption, Joe reprit:</p> + +<p>«Eh bien! tu vois, mon petit Pip, où nous en sommes; maintenant, en te +tenant dans mes bras et sur mon cœur, je dois te prévenir que je suis +affreusement triste, oui, tout ce qu'il y a de plus triste; mais il ne +faut pas que Mrs Joe s'en doute. Il faut que cela reste un secret, si je +puis m'exprimer ainsi. Et pourquoi un secret? Le pourquoi, je vais te le +dire, mon petit Pip.»</p> + +<p>Il avait repris le poker, sans lequel il semblait ne pouvoir mener à +bonne fin sa démonstration.</p> + +<p>«Ta sœur s'est adonnée au gouvernement.</p> + +<p>Adonnée au gouvernement, Joe? repris-je étonné; car il m'était venu la +drôle d'idée (je craignais et j'allais même jusqu'à espérer) que Joe +s'était séparé de sa femme en faveur des Lords de l'Amirauté ou des +Lords de la Trésorerie.</p> + +<p>—Adonnée au gouvernement, répéta Joe; je veux dire par là qu'elle nous +gouverne, toi et moi.</p> + +<p>—Oh!</p> + +<p>—Et elle ne tient pas à avoir chez elle des gens instruits, continua +Joe, et moi moins qu'un autre, dans la crainte que je ne secoue le joug +comme un rebelle, vois-tu.»</p> + +<p>J'allais demander pourquoi il ne le faisait pas, quand Joe m'arrêta.</p> + +<p>«Attends un peu, je sais ce que tu veux dire, mon petit Pip, attends un +peu! Je ne nie pas que Mrs Joe ne nous traite quelquefois comme des +nègres, et qu'à certaines époques elle ne nous tombe dessus avec une +violence que nous ne méritons pas: à ces époques, quand ta sœur a la +tête montée, mon petit Pip, je dois avouer que je la trouve un peu +brusque.»</p> + +<p>Joe n'avait dit ces paroles qu'après avoir regardé du côté de la porte, +et en baissant la voix.</p> + +<p>«Pourquoi je ne me révolte pas?... Voilà ce que tu allais me demander, +quand je t'ai interrompu, Pip?</p> + +<p>—Oui, Joe.</p> + +<p>—Eh bien! dit Joe en passant son poker dans sa main gauche, afin de +pouvoir caresser ses favoris de sa main droite, ta sœur est un esprit +fort, un esprit fort, un esprit fort, tu m'entends bien?</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que cela?» demandai-je, dans l'espoir de +l'empêcher d'aller plus loin.</p> + +<p>Mais Joe était mieux préparé pour sa définition que je ne m'y étais +attendu; il m'arrêta par une argumentation évasive, et me répondit en me +regardant en face:</p> + +<p>«Elle!... mais moi, je ne suis pas un esprit fort, reprit Joe en cessant +de me regarder en face, et ce que je vais te dire est parfaitement +sérieux, mon petit Pip. Je vois toujours ma pauvre mère, mourant à petit +feu et ne pouvant goûter un seul jour de tranquillité pendant sa vie; de +sorte que je crains toujours d'être dans la mauvaise voie et de ne pas +faire tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse, et je préfère +de beaucoup être un peu malmené moi-même; je voudrais qu'il n'existât +pas de Tickler pour toi, mon petit Pip; je voudrais faire tout tomber +sur moi, mais tu vois que je n'y puis absolument rien.»</p> + +<p>Malgré mon jeune âge, je crois que de ce moment j'eus une nouvelle +admiration pour Joe. Dès lors nous fûmes égaux comme nous l'avions été +auparavant; mais, à partir de ce jour, je crois que je considérai Joe +avec un nouveau sentiment, et que ce sentiment partait du fond de mon +cœur.</p> + +<p>«Quoi qu'il en soit, dit Joe, en se levant pour alimenter le feu, huit +heures vont sonner au coucou hollandais, et elle n'est pas encore +rentrée.... J'espère bien que la jument de l'oncle Pumblechook ne l'a pas +jetée à terre.»</p> + +<p>Mrs Joe allait de temps à autre faire quelques petites tournées avec +l'oncle Pumblechook. C'était surtout les jours de marché. Elle l'aidait +en ces circonstances à acheter les objets de consommation ou de ménage, +dont l'acquisition réclame les conseils d'une femme, car l'oncle +Pumblechook était célibataire et n'avait aucune confiance dans sa +domestique. Ce jour-là étant jour de marché, cela expliquait donc +l'absence de Mrs Joe.</p> + +<p>Joe arrangeait le feu, balayait devant la cheminée, puis nous allions à +la porte pour écouter si l'on n'entendait pas venir la voiture de +l'oncle Pumblechook. La nuit était froide et sèche, le vent pénétrant, +il gelait ferme, un homme serait mort en passant cette nuit-là dans les +marais. Je levais les yeux vers les étoiles, et je me figurais combien +il devait être terrible pour un homme de les regarder en se sentant +mourir de froid, sans trouver de secours ou de pitié dans cette +multitude étincelante.</p> + +<p>«Voilà la jument! dit Joe; elle sonne comme un carillon!»</p> + +<p>Effectivement, le bruit des fers de la jument se faisait entendre sur +la route durcie par la gelée; l'animal trottait même plus gaiement qu'à +son ordinaire. Nous plaçâmes dehors une chaise pour aider à descendre +Mrs Joe, après avoir avivé le foyer de façon à ce qu'elle pût apercevoir +la lumière par la fenêtre, et s'assurer que rien n'était en désordre +dans la cuisine. Quand nous eûmes terminé tous ces préparatifs, les +voyageurs étaient arrivés à la porte, enveloppés jusqu'aux yeux. Mrs Joe +descendit sans trop de peine et l'oncle Pumblechook aussi. Ce dernier +vint nous rejoindre à la cuisine, après avoir étendu une couverture sur +le dos de son cheval. Ils avaient si froid tous les deux, qu'ils +semblaient attirer toute la chaleur du foyer.</p> + +<p>«Allons, dit Mrs Joe, en ôtant à la hâte son manteau et en rejetant +vivement en arrière son chapeau, qui resta suspendu par les cordons +derrière son épaule; si ce garçon-là ne montre pas de reconnaissance ce +soir, il n'en montrera jamais!»</p> + +<p>J'avais l'air aussi reconnaissant qu'on peut l'avoir, quand on ne sait +pas pourquoi on doit exprimer sa gratitude.</p> + +<p>«Il faut seulement espérer, dit ma sœur, qu'on ne le choiera pas trop; +mais je crains bien le contraire.</p> + +<p>—Soyez sans inquiétude, ma nièce, dit M. Pumblechook, il n'y a rien à +craindre avec elle.»</p> + +<p>Elle?... Je levai les yeux sur Joe en lui faisant signe des lèvres et +des sourcils: «Elle?» Joe me répondit par un mouvement tout à fait +semblable: «Elle?» Ma sœur ayant surpris son mouvement, il passa le +revers de sa main sur son nez, en la regardant avec l'air conciliant qui +lui était habituel en ces occasions.</p> + +<p>«Eh bien! dit ma sœur de sa voix hargneuse, qu'est-ce que tu as à +regarder ainsi?... le feu est-il à la maison?</p> + +<p>—Quelqu'un, hasarda poliment Joe, a dit: Elle.</p> + +<p>—Et c'est bien Elle qu'il faut dire, je suppose, dit ma sœur, à moins +que tu ne prennes miss Havisham pour un homme; mais j'espère que tu n'es +pas encore assez bête pour cela.</p> + +<p>—Miss Havisham de la ville? dit Joe.</p> + +<p>—Y a-t-il une miss Havisham à la campagne? repartit ma sœur. Elle a +besoin que ce garçon aille là-bas et il y va, et il tâchera d'être +content, ajouta-t-elle en levant la tête, comme pour m'encourager à être +gai et content, ou bien je m'en mêlerai.»</p> + +<p>J'avais entendu parler de miss Havisham. Qui n'avait pas entendu parler +de miss Havisham à plusieurs milles à la ronde comme d'une dame +immensément riche et morose, habitant une vaste maison, à l'aspect +terrible, fortifiée contre les voleurs, et qui vivait d'une manière fort +retirée?</p> + +<p>Assurément! dit Joe étonné. Mais je me demande comment elle a connu mon +petit Pip!</p> + +<p>—Imbécile! dit ma sœur, qui t'a dit qu'elle le connût?</p> + +<p>—Quelqu'un, reprit Joe avec beaucoup d'égards, a dit qu'elle le +demandait et qu'elle avait besoin de lui.</p> + +<p>—Et n'a-t-elle pas pu demander à l'oncle Pumblechook, s'il ne +connaissait pas un garçon qui pût la distraire? Ne se peut-il pas que +l'oncle Pumblechook soit un de ses locataires et qu'il aille +quelquefois, nous ne te dirons pas si c'est tous les trois mois, ou tous +les six mois, ce qui serait t'en dire trop long, mais quelquefois, payer +son loyer? Et n'a-t-elle pas pu demander à l'oncle Pumblechook s'il +connaissait quelqu'un qui pût lui convenir, et l'oncle Pumblechook, qui +pense à nous sans cesse, quoique tu croies peut-être tout le contraire, +Joseph, ajouta-t-elle d'un ton de profond reproche, comme si Joe eût été +le plus endurci des neveux, n'a-t-il pas bien pu parler de ce garçon, +de cette mauvaise tête-là? Je déclare solennellement que moi, je ne +l'aurais pas fait!</p> + +<p>—Très bien! s'écria l'oncle Pumblechook, voilà qui est parfaitement +clair et précis, très bien! très bien! Maintenant, Joseph, tu sais tout.</p> + +<p>—Non, Joseph, reprit ma sœur, toujours d'un ton de reproche, tandis +que Joe passait et repassait le revers de sa main sous son nez, tu ne +sais pas encore tout, quoi que tu en puisses penser, et quoi que tu +puisses croire que tu le sais; mais il n'en est rien, car tu ne sais pas +que l'oncle Pumblechook, prenant à cœur tout ce qui nous concerne, et +voyant que l'entrée de ce garçon chez miss Havisham, était un premier +pas vers la fortune, m'a offert de l'emmener ce soir même dans sa +voiture; de le garder la nuit chez lui; et de le présenter lui-même à +mis Havisham demain matin. Eh! mon Dieu, qu'est-ce donc que je fais là? +s'écria ma sœur tout à coup, en rejetant son chapeau par un mouvement +de désespoir, je reste là à causer avec des imbéciles, des bêtes brutes, +pendant que l'oncle Pumblechook attend; que la jument s'enrhume à la +porte; et que ce mauvais sujet-là est encore tout couvert de crotte et +de saletés, depuis le bout des cheveux jusqu'à la semelle de ses +souliers!»</p> + +<p>Sur ce, elle fondit sur moi comme un aigle sur un agneau; elle me saisit +la tête, me la plongea à plusieurs reprises dans un baquet plein d'eau, +me savonna, m'essuya, me bourra, m'égratigna, et me ratissa jusqu'à ce +que je ne fusse plus moi-même. (Je puis remarquer ici que je m'imagine +connaître mieux qu'aucune autorité vivante, les sillons et les +cicatrices que produit une alliance, en repassant et repassant sans +pitié sur un visage humain.)</p> + +<p>Quand mes ablutions furent terminées, on me fit entrer dans du linge +neuf, de l'espèce la plus rude, comme un jeune pénitent dans son +cilice; on m'empaqueta dans mes habits les plus étroits, mes terribles +habits! puis on me remit entre les mains de M. Pumblechook, qui me reçut +officiellement comme s'il eût été le shériff, et qui débita le speech +suivant: je savais qu'il avait manqué mourir en le composant:</p> + +<p>«Mon garçon, sois toujours reconnaissant envers tes parents et tes amis, +mais surtout envers ceux qui t'ont élevé, à la main!</p> + +<p>—Adieu, Joe!</p> + +<p>—Dieu te bénisse, mon petit Pip!»</p> + +<p>Je ne l'avais jamais quitté jusqu'alors, et, grâce à mon émotion, mêlée +à mon eau de savon, je ne pus tout d'abord voir les étoiles en montant +dans la carriole; bientôt cependant, elles se détachèrent une à une sur +le velours du ciel, mais sans jeter aucune lumière sur ce que j'allais +faire chez miss Havisham.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII"></a><a href="#table">CHAPITRE VIII.</a></h2> + + +<p>La maison de M. Pumblechook, située dans la Grande Rue, était poudreuse, +comme doit l'être toute maison de blatier et de grainetier. Je pensais, +à part moi, qu'il devait être un homme bienheureux, avec une telle +quantité de petits tiroirs dans sa boutique; et je me demandais, en +regardant dans l'un des tiroirs inférieurs, et en considérant les petits +paquets de papier qui y étaient entassés, si les graines et les oignons +qu'ils contenaient étaient essentiellement désireux de sortir un jour de +leur prison pour aller germer en plein champ.</p> + +<p>C'était le lendemain matin de mon arrivée que je me livrai à ces +remarques. La veille au soir, on m'avait envoyé coucher dans un grenier +si bas de plafond, dans le coin où était le lit, que je calculai qu'une +fois dans ce lit les tuiles du toit n'étaient guère à plus d'un pied +au-dessus de ma tête. Ce même matin, je découvris qu'il existait une +grande affinité entre les graines et le velours à côtes. M. Pumblechook +portait du velours à côtes, ainsi que son garçon de boutique; de sorte +qu'il y avait une odeur générale répandue sur le velours à côtes qui +ressemblait tellement à l'odeur des graines, et dans les graines une +telle odeur de velours à côtes, qu'on n'aurait pu dire que très +difficilement laquelle des deux odeurs dominait. Je remarquai en même +temps que M. Pumblechook paraissait réussir dans son commerce en +regardant le sellier de l'autre côté de la rue, lequel sellier semblait +n'avoir autre chose à faire dans l'existence qu'à mettre ses mains dans +ses poches et à fixer le carrossier, qui, à son tour, gagnait sa vie en +contemplant, les deux bras croisés, le boulanger qui, de son côté, ne +quittait pas des yeux le mercier; celui-ci se croisait aussi les bras et +dévisageait l'épicier, qui, sur le pas de sa porte, bayait à +l'apothicaire. L'horloger, toujours penché sur une petite table avec son +verre grossissant dans l'œil, et toujours espionné par un groupe de +commères à travers le vitrage de la devanture de sa boutique, semblait +être la seule personne, dans la Grande-Rue, qui donnât vraiment quelque +attention à son travail.</p> + +<p>M. Pumblechook et moi nous déjeunâmes à huit heures dans +l'arrière-boutique, tandis que le garçon de magasin, assis sur un sac de +pois dans la boutique même, savourait une tasse de thé et un énorme +morceau de pain et de beurre. Je considérais M. Pumblechook comme une +pauvre société. Sans compter qu'ayant été prévenu par ma sœur que mes +repas devaient avoir un certain caractère de diète mortifiante et +pénitentielle, il me donna le plus de mie possible, combinée avec une +parcelle inappréciable de beurre, et mit dans mon lait une telle +quantité d'eau chaude, qu'il eût autant valu me retrancher le lait tout +à fait; de plus, sa conversation roulait toujours sur l'arithmétique. Le +matin, quand je lui dis poliment bonjour, il me répondit:</p> + +<p>«Sept fois neuf, mon garçon?»</p> + +<p>Comment aurais-je pu répondre, interrogé de cette manière, dans un +pareil lieu et l'estomac creux! J'avais faim; mais avant que j'eusse le +temps d'avaler une seule bouchée, il commença une addition qui dura +pendant tout le déjeuner.</p> + +<p>«Sept?... et quatre?... et huit?... et six?... et deux?... et dix?...»</p> + +<p>Et ainsi de suite. Après chaque nombre, j'avais à peine le temps de +mordre une bouchée, ou de boire une gorgée, pendant qu'étalé dans son +fauteuil et ne songeant à rien, il mangeait du jambon frit et un petit +pain chaud, de la manière la plus gloutonne, si j'ose me servir de cette +expression irrévérencieuse.</p> + +<p>On comprendra que je vis arriver avec bonheur le moment de nous rendre +chez miss Havisham; quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur la +manière dont j'allais être reçu sous le toit de cette dame. En moins +d'un quart d'heure, nous arrivâmes à la maison de miss Havisham qui +était construite en vieilles briques, d'un aspect lugubre, et avait une +grande grille en fer. Quelques une des fenêtres avaient été murées; le +bas de toutes celles qui restaient avait été grillé. Il y avait une cour +devant la maison, elle était également grillée, de sorte qu'après avoir +sonné, nous dûmes attendre qu'on vînt nous ouvrir. En attendant, je +jetai un coup d'œil à l'intérieur, bien que M. Pumblechook m'eût dit:</p> + +<p>«Cinq et quatorze?»</p> + +<p>Mais je fis semblant de ne pas l'entendre. Je vis que d'un côté de la +maison il y avait une brasserie; on n'y travaillait pas et elle +paraissait n'avoir pas servi depuis longtemps.</p> + +<p>On ouvrit une fenêtre, et une voix claire demanda:</p> + +<p>«Qui est là?»</p> + +<p>À quoi mon compagnon répondit:</p> + +<p>«Pumblechook.</p> + +<p>—Très bien!» répondit la voix.</p> + +<p>Puis la fenêtre se referma, et une jeune femme traversa la cour avec un +trousseau de clefs à la main.</p> + +<p>«Voici Pip, dit M. Pumblechook.</p> + +<p>—Ah! vraiment, répondit la jeune femme, qui était fort jolie et +paraissait très fière. Entre, Pip.»</p> + +<p>M. Pumblechook allait entrer aussi quand elle l'arrêta avec la porte:</p> + +<p>«Oh! dit-elle, est-ce que vous voulez voir miss Havisham?</p> + +<p>—Oui, si miss Havisham désire me voir, répondit M. Pumblechook +désappointé.</p> + +<p>—Ah! dit la jeune femme, mais vous voyez bien qu'elle ne le désire +pas.»</p> + +<p>Elle dit ces paroles d'une façon qui admettait si peu d'insistance que, +malgré sa dignité offensée, M. Pumblechook ne put protester, mais il me +lança un coup d'œil sévère, comme si je lui avais fait quelque chose! +et il partit en m'adressant ces paroles de reproche:</p> + +<p>«Mon garçon, que ta conduite ici fasse honneur à ceux qui t'ont élevé à +la main!»</p> + +<p>Je craignais qu'il ne revînt pour me crier à travers la grille:</p> + +<p>«Et seize?...»</p> + +<p>Mais il n'en fit rien.</p> + +<p>Ma jeune introductrice ferma la grille, et nous traversâmes la cour. +Elle était pavée et très propre; mais l'herbe poussait entre chaque +pavé. Un petit passage conduisait à la brasserie, dont les portes +étaient ouvertes. La brasserie était vide et hors de service. Le vent +semblait plus froid que dans la rue, et il faisait entendre en +s'engouffrant dans les ouvertures de la brasserie, un sifflement aigu, +semblable au bruit de la tempête battant les agrès d'un navire.</p> + +<p>Elle vit que je regardais du côté de la brasserie, et elle me dit:</p> + +<p>«Tu pourrais boire tout ce qui se brasse de bière là-dedans, +aujourd'hui, sans te faire de mal, mon garçon.</p> + +<p>—Je le crois bien, mademoiselle, répondis-je d'un air rusé.</p> + +<p>—Il vaut mieux ne pas essayer de brasser de la bière dans ce lieu, elle +surirait bientôt, n'est-ce pas, mon garçon?</p> + +<p>—Je le crois, mademoiselle.</p> + +<p>—Ce n'est pas que personne soit tenté de l'essayer, ajouta-t-elle, et +la brasserie ne servira plus guère. Quant à la bière, il y en a assez +dans les caves pour noyer Manor House tout entier.</p> + +<p>—Est-ce que c'est là le nom de la maison, mademoiselle?</p> + +<p>—C'est un de ses noms, mon garçon.</p> + +<p>—Elle en a donc plusieurs, mademoiselle?</p> + +<p>—Elle en avait encore un autre, l'autre nom était Satis, qui, en grec, +en latin ou en hébreu, je ne sais lequel des trois, et cela m'est égal, +veut dire: Assez.</p> + +<p>—Maison Assez? dis-je. Quel drôle de nom, mademoiselle.</p> + +<p>—Oui, répondit-elle. Cela signifie que celui qui la possédait n'avait +besoin de rien autre chose. Je trouve que, dans ce temps-là, on était +facile à contenter. Mais dépêchons, mon garçon.»</p> + +<p>Bien qu'elle m'appelât à chaque instant: «Mon garçon,» avec un sans-gêne +qui n'était pas très flatteur, elle était de mon âge, à très peu de +chose près. Elle paraissait cependant plus âgée que moi, parce qu'elle +était fille, belle et bien mise, et elle avait avec moi un petit air de +protection, comme si elle eût eu vingt et un ans et qu'elle eût été +reine.</p> + +<p>Nous entrâmes dans la maison par une porte de côté; la grande porte +d'entrée avait deux chaînes, et la première chose que je remarquai, +c'est que les corridors étaient entièrement noirs, et que ma conductrice +y avait laissé une chandelle allumée. Mon introductrice prit la +chandelle; nous passâmes à travers de nombreux corridors, nous montâmes +un escalier: tout cela était toujours tout noir, et nous n'avions que la +chandelle pour nous éclairer.</p> + +<p>Nous arrivâmes enfin à la porte d'une chambre; là, elle me dit:</p> + +<p>«Entre....</p> + +<p>—Après vous, mademoiselle,» lui répondis-je d'un ton plus moqueur que +poli.</p> + +<p>À cela elle me répliqua:</p> + +<p>«Voyons, pas de niaiseries, mon garçon; c'est ridicule, je n'entre pas.»</p> + +<p>Et elle s'éloigna avec un air de dédain; et ce qui était pire, elle +emporta la chandelle.</p> + +<p>Je n'étais pas fort rassuré; cependant je n'avais qu'une chose à faire, +c'était de frapper à la porte. Je frappai. De l'intérieur, quelqu'un me +cria d'entrer. J'entrai donc, et je me trouvai dans une chambre assez +vaste, éclairée par des bougies, car pas le moindre rayon de soleil n'y +pénétrait. C'était un cabinet de toilette, à en juger par les meubles, +quoique la forme et l'usage de la plupart d'entre eux me fussent +inconnus; mais je remarquai surtout une table drapée, surmontée d'un +miroir doré, que je pensai, à première vue devoir être la toilette d'une +grande dame.</p> + +<p>Je n'aurais peut-être pas fait cette réflexion sitôt, si dès en +entrant, je n'avais vu, en effet, une belle dame assise à cette +toilette, mais je ne saurais le dire. Dans un fauteuil, le coude appuyé +sur cette table et la tête penchée sur sa main, était assise la femme la +plus singulière que j'eusse jamais vue et que je verrai jamais.</p> + +<p>Elle portait de riches atours, dentelles, satins et soies, le tout +blanc; ses souliers mêmes étaient blancs. Un long voile blanc tombait de +ses cheveux; elle avait sur la tête une couronne de mariée; mais ses +cheveux étaient tout blancs. De beaux diamants étincelaient à ses mains +et autour de son cou et quelques autres étaient restés sur la table. Des +habits moins somptueux que ceux qu'elle portait étaient à demi sortis +d'un coffre et éparpillés alentour. Elle n'avait pas entièrement terminé +sa toilette, car elle n'avait chaussé qu'un soulier; l'autre était sur +la table près de sa main, son voile n'était posé qu'à demi; elle n'avait +encore ni sa montre ni sa chaîne, et quelques dentelles, qui devaient +orner son sein, étaient avec ses bijoux, son mouchoir, ses gants, +quelques fleurs et un livre de prières, confusément entassées autour du +miroir.</p> + +<p>Ce ne fut pas dans le premier moment que je vis toutes ces choses, +quoique j'en visse plus au premier abord qu'on ne pourrait le supposer. +Mais je vis bien vite que tout ce qui me paraissait d'une blancheur +extrême, ne l'était plus depuis longtemps; cela avait perdu tout son +lustre, et était fané et jauni. Je vis que dans sa robe nuptiale, la +fiancée était flétrie, comme ses vêtements, comme ses fleurs, et qu'elle +n'avait conservé rien de brillant que ses yeux caves. On voyait que ces +vêtements avaient autrefois recouvert les formes gracieuses d'une jeune +femme, et que le corps sur lequel ils flottaient maintenant s'était +réduit, et n'avait plus que la peau et les os. J'avais vu autrefois à la +foire une figure de cire représentant je ne sais plus quel personnage +impassible, exposé après sa mort. Dans une autre occasion, j'avais été +voir, à la vieille église de nos marais, un squelette couvert de riches +vêtements qu'on venait de découvrir sous le pavé de l'église. En ce +moment, la figure de cire et le squelette me semblaient avoir des yeux +noirs qu'ils remuaient en me regardant. J'aurais crié si j'avais pu.</p> + +<p>Qui est la? demanda la dame assise à la table de toilette.</p> + +<p>—Pip, madame.</p> + +<p>—Pip?</p> + +<p>—Le jeune homme de M. Pumblechook, madame, qui vient... pour jouer.</p> + +<p>—Approche, que je te voie... approche... plus près... plus près...»</p> + +<p>Ce fut lorsque je me trouvai devant elle et que je tâchai d'éviter son +regard, que je pris une note détaillée des objets qui l'entouraient. Je +remarquai que sa montre était arrêtée à neuf heures moins vingt minutes, +et que la pendule de la chambre était aussi arrêtée à la même heure.</p> + +<p>«Regarde-moi, dit miss Havisham, tu n'as pas peur d'une femme qui n'a +pas vu la lumière du soleil depuis que tu es au monde?»</p> + +<p>Je regrette d'être obligé de constater que je ne reculai pas devant +l'énorme mensonge, contenu dans ma réponse négative.</p> + +<p>«Sais-tu ce que je touche là, dit-elle en appuyant ses deux mains sur +son côté gauche.</p> + +<p>—Oui, madame.»</p> + +<p>Cela me fit penser au jeune homme qui avait dû me manger le cœur.</p> + +<p>«Qu'est-ce?</p> + +<p>—Votre cœur.</p> + +<p>—Oui, il est mort!»</p> + +<p>Elle murmura ces mots avec un regard étrange et en sourire de Parque, +qui renfermait une espèce de vanité. Puis, ayant tenu ses mains sur son +cœur pendant quelques moments, elle les ôta lentement, comme si elles +eussent pressé trop fortement sa poitrine.</p> + +<p>«Je suis fatiguée, dit miss Havisham; j'ai besoin de distraction... je +suis lasse des hommes et des femmes.... Joue.»</p> + +<p>Je pense que le lecteur le plus exigeant voudra bien convenir que, dans +les circonstances présentes, il eût été difficile de me donner un ordre +plus embarrassant à remplir.</p> + +<p>«J'ai de singulières idées quelquefois, continua-t-elle, et j'ai +aujourd'hui la fantaisie de voir quelqu'un jouer. Là! là!... fit-elle en +agitant avec impatience les doigts de sa main droite; joue!... joue!... +joue!...»</p> + +<p>Un moment la crainte de voir venir ma sœur m'aider, comme elle l'avait +promis, me donna l'idée de courir tout autour de la chambre, en galopant +comme la jument de M. Pumblechook, mais je sentis mon incapacité de +remplir convenablement ce rôle, et je n'en fis rien. Je continuai à +regarder miss Havisham d'une façon qu'elle trouva sans doute peu +aimable, car elle me dit:</p> + +<p>«Es-tu donc maussade et obstiné?</p> + +<p>—Non madame, je suis bien fâché de ne pouvoir jouer en ce moment. Oui, +très fâché pour vous. Si vous vous plaignez de moi, j'aurai des +désagréments avec ma sœur, et je jouerais, je vous l'assure, si je le +pouvais, mais tout ici est si nouveau, si étrange, si beau... si +triste!...»</p> + +<p>Je m'arrêtai, craignant d'en dire trop, si ce n'était déjà fait, et nous +nous regardâmes encore tous les deux.</p> + +<p>Avant de me parler, elle jeta un coup d'œil sur les habits qu'elle +portait, sur la table de toilette, et enfin sur elle-même dans la glace.</p> + +<p>«Si nouveau pour lui, murmura-t-elle; si vieux pour moi; si étrange pour +lui; si familier pour moi; si triste pour tous les deux! Appelle +Estelle.»</p> + +<p>Comme elle continuait à se regarder dans la glace, je pensai qu'elle se +parlait à elle-même et je me tins tranquille.</p> + +<p>«Appelle Estelle, répéta-t-elle en lançant sur moi un éclair de ses +yeux. Tu peux bien faire cela, j'espère? Vas à la porte et appelle +Estelle.»</p> + +<p>Aller dans le sombre et mystérieux couloir d'une maison inconnue, crier: +«Estelle!» à une jeune et méprisante petite créature que je ne pouvais +ni voir ni entendre, et avoir le sentiment de la terrible liberté que +j'allais prendre, en lui criant son nom, était presque aussi effrayant +que de jouer par ordre. Mais elle répondit enfin, une étoile brilla au +fond du long et sombre corridor... et Estelle s'avança, une chandelle à +la main.</p> + +<p>Miss Havisham la pria d'approcher, et prenant un bijou sur la table, +elle l'essaya sur son joli cou et sur ses beaux cheveux bruns.</p> + +<p>«Ce sera pour vous un jour, dit-elle, et vous en ferez bon usage. Jouez +aux cartes avec ce garçon.</p> + +<p>—Avec ce garçon! Pourquoi?... ce n'est qu'un simple ouvrier!»</p> + +<p>Il me sembla entendre miss Havisham répondre, mais cela me paraissait si +peu vraisemblable:</p> + +<p>«Eh bien! vous pouvez lui briser le cœur!</p> + +<p>—À quoi sais-tu jouer, mon garçon? me demanda Estelle avec le plus +grand dédain.</p> + +<p>Je ne joue qu'à la bataille, mademoiselle.</p> + +<p>Eh bien! battez-le,» dit miss Havisham à Estelle.</p> + +<p>Nous nous assîmes donc en face l'un de l'autre.</p> + +<p>C'est alors que je commençai à comprendre que tout, dans cette chambre, +s'était arrêté depuis longtemps, comme la montre et la pendule. Je +remarquai que miss Havisham remit le bijou exactement à la place où elle +l'avait pris. Pendant qu'Estelle battait les cartes, je regardai de +nouveau sur la table de toilette et vis que le soulier, autrefois blanc, +aujourd'hui jauni, n'avait jamais été porté. Je baissai les yeux sur le +pied non chaussé, et je vis que le bas de soie, autrefois blanc et jaune +à présent, était complètement usé. Sans cet arrêt dans toutes choses, +sans la durée de tous ces pâles objets à moitié détruits, cette toilette +nuptiale sur ce corps affaissé m'eût semblé un vêtement de mort, et ce +long voile un suaire.</p> + +<p>Miss Havisham se tenait immobile comme un cadavre pendant que nous +jouions aux cartes; et les garnitures et les dentelles de ses habits de +fiancée semblaient pétrifiées. Je n'avais encore jamais entendu parler +des découvertes qu'on fait de temps à autre de corps enterrés dans +l'antiquité, et qui tombent en poussière dès qu'on y touche, mais j'ai +souvent pensé depuis que la lumière du soleil l'eût réduite en poudre.</p> + +<p>«Il appelle les valets des Jeannots, ce garçon, dit Estelle avec dédain, +avant que nous eussions terminé notre première partie. Et quelles mains +il a!... et quels gros souliers!»</p> + +<p>Je n'avais jamais pensé à avoir honte de mes mains, mais je commençai à +les trouver assez médiocres. Son mépris de ma personne fut si violent, +qu'il devint contagieux et s'empara de moi.</p> + +<p>Elle gagna la partie, et je donnai les cartes pour la seconde. Je me +trompai, justement parce que je ne voyais qu'elle, et que la jeune +espiègle me surveillait pour me prendre en faute. Pendant que j'essayais +de faire de mon mieux, elle me traita de maladroit, de stupide et de +malotru.</p> + +<p>«Tu ne me dis rien d'elle? me fit remarquer miss Havisham; elle te dit +cependant des choses très dures, et tu ne réponds rien. Que penses-tu +d'elle?</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin de le dire.</p> + +<p>—Dis-le moi tout bas à l'oreille, continua miss Havisham, en se +penchant vers moi.</p> + +<p>—Je pense qu'elle est très fière, lui dis-je tout bas.</p> + +<p>—Après?</p> + +<p>—Je pense qu'elle est très jolie.</p> + +<p>—Après?</p> + +<p>—Je pense qu'elle a l'air très insolent.»</p> + +<p>Elle me regardait alors avec une aversion très marquée.</p> + +<p>«Après?</p> + +<p>—Je pense que je voudrais retourner chez nous.</p> + +<p>—Et ne plus jamais la voir, quoiqu'elle soit jolie?</p> + +<p>—Je ne sais pas si je voudrais ne plus jamais la voir, mais je voudrais +bien m'en aller à la maison tout de suite.</p> + +<p>—Tu iras bientôt, dit miss Havisham à haute voix. Continuez à jouer +ensemble.»</p> + +<p>Si je n'avais déjà vu une fois son sourire de Parque, je n'aurais jamais +cru que le visage de miss Havisham pût sourire. Elle paraissait plongée +dans une méditation active et incessante, comme si elle avait le pouvoir +de transpercer toutes les choses qui l'entouraient, et il semblait que +rien ne pourrait jamais l'en tirer. Sa poitrine était affaissée, de +sorte qu'elle était toute courbée; sa voix était brisée, de sorte +qu'elle parlait bas; un sommeil de mort s'appesantissait peu à peu sur +elle. Enfin, elle paraissait avoir le corps et l'âme, le dehors et le +dedans, également brisés, sous le poids d'un coup écrasant.</p> + +<p>Je continuai la partie avec Estelle, et elle me battit; elle rejeta les +cartes sur la table, après me les avoir gagnées, comme si elle les +méprisait pour avoir été touchées par moi.</p> + +<p>«Quand reviendras-tu ici? dit miss Havisham. Voyons...»</p> + +<p>J'allais lui faire observer que ce jour-là était un mercredi, quand elle +m'interrompit avec son premier mouvement d'impatience, c'est-à-dire en +agitant les doigts de sa main droite:</p> + +<p>«Là!... là!... je ne sais rien des jours de la semaine... ni des +mois... ni des années.... Viens dans six jours. Tu entends?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Estelle, conduisez-le en bas. Donnez-lui quelque chose à manger, et +laissez-le aller et venir pendant qu'il mangera. Allons, Pip, va!»</p> + +<p>Je suivis la chandelle pour descendre, comme je l'avais suivie pour +monter. Estelle la déposa à l'endroit où nous l'avions trouvée. Jusqu'au +moment où elle ouvrit la porte d'entrée, je m'étais imaginé qu'il +faisait tout à fait nuit, sans y avoir réfléchi; la clarté subite du +jour me confondit. Il me sembla que j'étais resté pendant de longues +heures dans cette étrange chambre, qui ne recevait jamais d'autre clarté +que celle des chandelles.</p> + +<p>«Tu vas attendre ici, entends-tu, mon garçon» dit Estelle.</p> + +<p>Et elle disparut en fermant la porte.</p> + +<p>Je profitai de ce que j'étais seul dans la cour pour jeter un coup +d'œil sur mes mains et sur mes souliers. Mon opinion sur ces +accessoires ne fut pas des plus favorables; jamais, jusqu'ici, je ne +m'en étais préoccupé, mais je commençais à ressentir tout le désagrément +de ces vulgarités. Je résolus de demander à Joe pourquoi il m'avait +appris à appeler Jeannots les valets des cartes. J'aurais désiré que Joe +eût été élevé plus délicatement, au moins j'y aurais gagné quelque +chose.</p> + +<p>Estelle revint avec du pain, de la viande et un pot de bière; elle +déposa la bière sur une des pierres de la cour, et me donna le pain et +la viande sans me regarder, aussi insolemment qu'on eût fait à un chien +en pénitence. J'étais si humilié, si blessé, si piqué, si offensé, si +fâché, si vexé, je ne puis trouver le vrai mot, pour exprimer cette +douleur, Dieu seul sait ce que je souffris, que les larmes me +remplirent les yeux. À leur vue, la jeune fille eut l'air d'éprouver un +vif plaisir à en être la cause. Ceci me donna la force de les rentrer et +de la regarder en face; elle fit un signe de tête méprisant, ce qui +signifiait qu'elle était bien certaine de m'avoir blessé; puis elle se +retira.</p> + +<p>Quand elle fut partie, je cherchai un endroit pour cacher mon visage et +pleurer à mon aise. En pleurant, je me donnais de grands coups contre +les murs, et je m'arrachai une poignée de cheveux. Telle était +l'amertume de mes émotions, et si cruelle était cette douleur sans nom, +qu'elles avaient besoin d'être contrecarrées.</p> + +<p>Ma sœur, en m'élevant comme elle l'avait fait, m'avait rendu +excessivement sensible. Dans le petit monde où vivent les enfants, +n'importe qui les élève, rien n'est plus délicatement perçu, rien n'est +plus délicatement senti que l'injustice. L'enfant ne peut être exposé, +il est vrai, qu'à une injustice minime, mais l'enfant est petit et son +monde est petit; son cheval à bascule ne s'élève qu'à quelques pouces de +terre pour être en proportion avec lui, de même que les chevaux +d'Irlande sont faits pour les Irlandais. Dès mon enfance, j'avais eu à +soutenir une guerre perpétuelle contre l'injustice: je m'étais aperçu, +depuis le jour où j'avais pu parler, que ma sœur, dans ses capricieuses +et violentes corrections, était injuste pour moi; j'avais acquis la +conviction profonde qu'il ne s'ensuivait pas, de ce qu'elle m'élevait à +la main, qu'elle eût le droit de m'élever à coups de fouet. Dans toutes +mes punitions, mes jeûnes, mes veilles et autres pénitences, j'avais +nourri cette idée, et, à force d'y penser dans mon enfance solitaire et +sans protection, j'avais fini par me persuader que j'étais moralement +timide et très sensible.</p> + +<p>À force de me heurter contre le mur de la brasserie et de m'arracher les +cheveux, je parvins à calmer mon émotion; je passai alors ma manche sur +mon visage et je quittai le mur où je m'étais appuyé. Le pain et la +viande étaient très acceptables, la bière forte et pétillante, et je fus +bientôt d'assez belle humeur pour regarder autour de moi.</p> + +<p>Assurément c'était un lieu abandonné. Le pigeonnier de la cour de la +brasserie était désert, la girouette avait été ébranlée et tordue par +quelque grand vent, qui aurait fait songer les pigeons à la mer, s'il y +avait eu quelques pigeons pour s'y balancer; mais il n'y avait plus de +pigeons dans le pigeonnier, plus de chevaux dans les écuries, plus de +cochons dans l'étable, plus de bière dans les tonneaux; les caves ne +sentaient ni le grain ni la bière; toutes les odeurs avaient été +évaporées par la dernière bouffée de vapeur. Dans une ancienne cour, on +voyait un désert de fûts vides, répandant une certaine odeur âcre, qui +rappelait de meilleurs jours; mais la fermentation était un peu trop +avancée pour qu'on pût accepter ces résidus comme échantillons de la +bière qui n'y était plus, et, sous ce rapport, ces abandonnés n'étaient +pas plus heureux que les autres.</p> + +<p>À l'autre bout de la brasserie, il y avait un jardin protégé par un +vieux mur qui, cependant, n'était pas assez élevé pour m'empêcher d'y +grimper, de regarder par-dessus, et de voir que ce jardin était le +jardin de la maison. Il était couvert de broussailles et d'herbes +sauvages; mais il y avait des traces de pas sur la pelouse et dans les +allées jaunes, comme si quelqu'un s'y promenait quelquefois. J'aperçus +Estelle qui s'éloignait de moi; mais elle me semblait être partout; car, +lorsque je cédai à la tentation que m'offraient les fûts, et que je +commençai à me promener sur la ligne qu'ils formaient à la suite les uns +des autres, je la vis se livrant au même exercice à l'autre bout de la +cour: elle me tournait le dos, et soutenait dans ses deux mains ses +beaux cheveux bruns; jamais elle ne se retourna et disparut au même +instant. Il en fut de même dans la brasserie; lorsque j'entrai dans une +grande pièce pavée, haute de plafond, où l'on faisait autrefois la bière +et où se trouvaient encore les ustensiles des brasseurs. Un peu oppressé +par l'obscurité, je me tins à l'entrée, et je la vis passer au milieu +des feux éteints, monter un petit escalier en fer, puis disparaître dans +une galerie supérieure, comme dans les nuages.</p> + +<p>Ce fut dans cet endroit et à ce moment, qu'une chose très étrange se +présenta à mon imagination. Si je la trouvai étrange alors, plus tard je +l'ai considérée comme bien plus étrange encore. Je portai mes yeux un +peu éblouis par la lumière du jour sur une grosse poutre placée à ma +droite, dans un coin, et j'y vis un corps pendu par le cou; ce corps +était habillé tout en blanc jauni, et n'avait qu'un seul soulier aux +pieds. Il me sembla que toutes les garnitures fanées de ses vêtements +étaient en papier, et je crus reconnaître le visage de miss Havisham, se +balançant, en faisant des efforts pour m'appeler. Dans ma terreur de +voir cette figure que j'étais certain de ne pas avoir vue un moment +auparavant, je m'en éloignai d'abord, puis je m'en approchai ensuite, et +ma terreur s'accrut au plus haut degré, quand je vis qu'il n'y avait pas +de figure du tout.</p> + +<p>Il ne fallut rien moins, pour me rappeler à moi, que l'air frais et la +lumière bienfaisante du jour, la vue des personnes passant derrière les +barreaux de la grille et l'influence fortifiante du pain, de la viande +et de la bière qui me restaient. Et encore, malgré cela, ne serais-je +peut-être pas revenu à moi aussitôt que je le fis, sans l'approche +d'Estelle, qui, ses clefs à la main, venait me faire sortir. Je pensai +qu'elle serait enchantée, si elle s'apercevait que j'avais eu peur, et +je résolus de ne pas lui procurer ce plaisir.</p> + +<p>Elle me lança un regard triomphant en passant à côté de moi, comme si +elle se fût réjouie de ce que mes mains étaient si rudes et mes +chaussures si grossières, et elle m'ouvrit la porte et se tint de façon +à ce que je devais passer devant elle. J'allais sortir sans lever les +yeux sur elle, quand elle me toucha à l'épaule.</p> + +<p>«Pourquoi ne pleures-tu pas?</p> + +<p>—Parce que je n'en ai pas envie.</p> + +<p>—Mais si, dit-elle, tu as pleuré; tu as les yeux bouffis, et tu es sur +le point de pleurer encore.»</p> + +<p>Elle se mit à rire d'une façon tout à fait méprisante, me poussa dehors +et ferma la porte sur moi. Je rendis tout droit chez M. Pumblechook. +J'éprouvai un immense soulagement en ne le trouvant pas chez lui. Après +avoir dit au garçon de boutique quel jour je reviendrais chez miss +Havisham, je me mis en route pour regagner notre forge, songeant en +marchant à tout ce que j'avais vu, et repassant dans mon esprit: que je +n'étais qu'un vulgaire ouvrier; que mes mains étaient rudes et mes +souliers épais; que j'avais contracté la déplorable habitude d'appeler +les valets des Jeannots; que j'étais bien plus ignorant que je ne +l'avais cru la veille, et qu'en général, je ne valais pas grand'chose.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX"></a><a href="#table">CHAPITRE IX.</a></h2> + + +<p>Quand j'arrivai à la maison, ma sœur se montra fort en peine de savoir +ce qui se passait chez miss Havisham, et m'accabla de questions. Je me +sentis bientôt lourdement secoué par derrière, et je reçus plus d'un +coup dans la partie inférieure du dos; puis elle frotta ignominieusement +mon visage contre le mur de la cuisine, parce que je ne répondais pas +avec assez de prestesse aux questions qu'elle m'adressait.</p> + +<p>Si la crainte de n'être pas compris existe chez les autres petits +garçons au même degré qu'elle existait chez moi, chose que je considère +comme vraisemblable, car je n'ai pas de raison pour me croire une +monstruosité, c'est la clef de bien des réserves. J'étais convaincu que +si je décrivais miss Havisham comme mes yeux l'avaient vue, je ne serais +pas compris, et bien que je ne la comprisse moi-même qu'imparfaitement, +j'avais l'idée qu'il y aurait de ma part quelque chose de méchant et de +fourbe à la présenter aux yeux de Mrs Joe telle qu'elle était en +réalité. La même suite d'idées m'amena à penser que je ne devais pas +parler de miss Estelle. En conséquence, j'en dis le moins possible, et +ma pauvre tête dut essuyer à plusieurs reprises les murs de la cuisine.</p> + +<p>Le pire de tout, c'est que cette vieille brute de Pumblechook, attiré +par une dévorante curiosité de savoir tout ce que j'avais vu et entendu, +arriva au grand trot de sa jument, au moment de prendre le thé, pour +tâcher de se faire donner toutes sortes de détails; et la simple vue de +cet imbécile, avec ses yeux de poisson, sa bouche ouverte, ses cheveux +d'un blond ardent, dressés par une attente curieuse, et son gilet, +soulevé par sa respiration mathématique, ne firent que renforcer mes +réticences.</p> + +<p>«Eh bien! mon garçon, commença l'oncle Pumblechook, dès qu'il fut assis +près du feu, dans le fauteuil d'honneur, comment t'en es-tu tiré +là-bas.</p> + +<p>—Assez bien, monsieur,» répondis-je.</p> + +<p>Ma sœur me montra son poing crispé.</p> + +<p>«Assez bien? répéta Pumblechook; assez bien n'est pas une réponse. +Dis-nous ce que tu entends par assez bien, mon garçon.»</p> + +<p>Peut-être le blanc de chaux endurcit-il le cerveau jusqu'à +l'obstination: ce qu'il y a de certain, c'est qu'avec le blanc de chaux +du mur qui était resté sur mon front, mon obstination s'était durcie à +l'égal du diamant. Je réfléchis un instant, puis je répondis, comme +frappé d'une nouvelle idée:</p> + +<p>«Je veux dire assez bien...»</p> + +<p>Ma sœur eut une exclamation d'impatience et allait s'élancer sur moi. +Je n'avais aucun moyen de défense, car Joe était occupé dans la forge, +quand M. Pumblechook intervint.</p> + +<p>«Non! calmez-vous... laissez-moi faire, ma nièce... laissez-moi faire.»</p> + +<p>Et M. Pumblechook se tourna vers moi, comme s'il eût voulu me couper les +cheveux, et dit:</p> + +<p>«D'abord, pour mettre de l'ordre dans nos idées, combien font +quarante-trois pence?»</p> + +<p>Je calculai les conséquences qui pourraient résulter, si je répondais: +«Quatre cents livres,» et les trouvant contre moi, j'en retranchai +quelque chose comme huit pence. M. Pumblechook me fit alors suivre après +lui la table de multiplication des pence et dit:</p> + +<p>«Douze pence font un shilling, donc quarante pence font trois shillings +et quatre pence.»</p> + +<p>Puis il me demanda triomphalement:</p> + +<p>«Eh bien! maintenant, combien font quarante-trois pence?»</p> + +<p>Ce à quoi je répondis après une mûre réflexion:</p> + +<p>«Je ne sais pas.»</p> + +<p>M. Pumblechook me secoua alors la tête comme un marteau pour m'enfoncer +de force le nombre dans la cervelle et dit:</p> + +<p>«Quarante-trois pence font-ils sept shillings, six pence trois liards, +par hasard?</p> + +<p>—Oui, dis-je.</p> + +<p>—Mon garçon, recommença M. Pumblechook en revenant à lui et se croisant +les bras sur la poitrine, comment est miss Havisham?</p> + +<p>—Elle est grande et noire, dis-je.</p> + +<p>—Est-ce vrai, mon oncle?» demanda ma sœur.</p> + +<p>M. Pumblechook fit un signe d'assentiment, duquel je conclus qu'il +n'avait jamais vu miss Havisham, car elle n'était ni grande ni noire.</p> + +<p>«Bien! fit M. Pumblechook, c'est le moyen de le prendre; nous allons +savoir ce que nous désirons.</p> + +<p>—Je voudrais bien, mon oncle, dit ma sœur, que vous le preniez avec +vous; vous savez si bien en faire ce que vous voulez.</p> + +<p>—Maintenant, mon garçon, que faisait-elle, quand tu es entré?</p> + +<p>—Elle était assise dans une voiture de velours noir,» répondis-je.</p> + +<p>M. Pumblechook et ma sœur se regardèrent tout étonnés, comme ils en +avaient le droit, et répétant tous deux:</p> + +<p>«Dans une voiture de velours noir?</p> + +<p>—Oui, répondis-je. Et miss Estelle, sa nièce, je pense, lui tendait des +gâteaux et du vin par la portière, sur un plateau d'or, et nous eûmes +tous du vin et des gâteaux sur des plats d'or, et je suis monté sur le +siège de derrière pour manger ma part, parce qu'elle me l'avait dit.</p> + +<p>—Y avait-il là d'autres personnes? demanda mon oncle.</p> + +<p>—Quatre chiens, dis-je.</p> + +<p>—Gros ou petits?</p> + +<p>—Énormes! m'écriai-je; et ils se sont battus pour avoir quatre +côtelettes de veau, renfermées dans un panier d'argent.</p> + +<p>Mrs Joe et M. Pumblechook se regardèrent de nouveau avec étonnement. +J'étais tout à fait monté, complètement indifférent à la torture, et je +comptais leur en dire bien d'autres.</p> + +<p>Où était cette voiture, au nom du ciel? demanda ma sœur.</p> + +<p>—Dans la chambre de miss Havisham.»</p> + +<p>Ils se regardèrent encore.</p> + +<p>«Mais il n'y avait pas de chevaux, ajoutai-je, en repoussant avec force +l'idée des quatre coursiers richement caparaçonnés, que j'avais eu +d'abord la singulière pensée d'y atteler.</p> + +<p>—Est-ce possible, mon oncle? demanda Mrs Joe; que veut dire cet enfant?</p> + +<p>—Je vais vous l'expliquer, ma nièce, dit M. Pumblechook. Mon avis est +que ce doit être une chaise à porteurs; elle est bizarre, vous le savez, +très bizarre et si extraordinaire, qu'il n'y aurait rien d'étonnant +qu'elle passât ses jours dans une chaise à porteurs.</p> + +<p>—L'avez-vous jamais vue dans cette chaise? demanda Mrs Joe.</p> + +<p>—Comment l'aurais-je pu? reprit-il, forcé par cette question, quand +jamais de ma vie je ne l'ai vue, même de loin.</p> + +<p>—Bonté divine! mon oncle, et pourtant vous lui avez parlé?</p> + +<p>—Vous savez bien, continua l'oncle, que lorsque j'y suis allé, la porte +était entr'ouverte; je me tenais d'un côté, elle de l'autre, et nous +nous causions de cette manière. Ne dites pas, ma nièce, que vous ne +saviez pas cela. Quoi qu'il en soit, ce garçon est allé chez elle pour +jouer. À quoi as-tu joué, mon garçon?</p> + +<p>—Nous avons joué avec des drapeaux,» dis-je.</p> + +<p>Je dois avouer que je suis très étonné aujourd'hui, quand je me rappelle +les mensonges que je fis en cette occasion.</p> + +<p>«Des drapeaux? répéta ma sœur.</p> + +<p>—Oui, dis-je; Estelle agitait un drapeau bleu et moi un rouge, et miss +Havisham en agitait un tout parsemé d'étoiles d'or; elle l'agitait par +la portière de sa voiture, et puis nous brandissions nos sabres en +criant: Hourra! hourra!</p> + +<p>—Des sabres?... répéta ma sœur; où les aviez-vous pris?</p> + +<p>—Dans une armoire, dis-je, où il y avait des pistolets et des +confitures et des pilules. Le jour ne pénétrait pas dans la chambre, +mais elle était éclairée par des chandelles.</p> + +<p>—Cela est vrai, ma nièce, dit M. Pumblechook avec un signe de tête +plein de gravité, je puis vous garantir cet état de choses, car j'en ai +moi-même été témoin.»</p> + +<p>Tous deux me regardèrent, et moi-même, prenant un petit air candide, je +les regardai aussi, en plissant avec ma main droite la jambe droite de +mon pantalon.</p> + +<p>S'ils m'eussent adressé d'autres questions, je me serais +indubitablement trahi, car j'étais sur le point de déclarer qu'il y +avait un ballon dans la cour, et j'aurais même hasardé cette absurde +déclaration, si mon esprit n'eût pas balancé entre ce phénomène et un +ours enfermé dans la brasserie. Cependant, ils étaient tellement +absorbés par les merveilles que j'avais déjà présentées à leur +admiration, que j'échappai à cette dangereuse alternative. Ce sujet les +occupait encore, quand Joe revint de son travail et demanda une tasse de +thé. Ma sœur lui raconta ce qui m'était arrivé, plutôt pour soulager +son esprit émerveillé que pour satisfaire la curiosité de mon bon ami +Joe.</p> + +<p>Quand je vis Joe ouvrir ses grands yeux bleus et les promener autour de +lui, en signe d'étonnement, je fus pris de remords; mais seulement en ce +qui le concernait lui, sans m'inquiéter en aucune manière des deux +autres. Envers Joe, mais envers Joe seulement, je me considérais comme +un jeune monstre, pendant qu'ils débattaient les avantages qui +pourraient résulter de la connaissance et de la faveur de miss +Havisham. Ils étaient certains que miss Havisham ferait quelque chose +pour moi, mais ils se demandaient sous quelle forme. Ma sœur +entrevoyait le don de quelque propriété rurale. M. Pumblechook +s'attendait à une récompense magnifique, qui m'aiderait à apprendre +quelque joli commerce, celui de grainetier, par exemple. Joe tomba dans +la plus profonde disgrâce pour avoir osé suggérer que j'étais, aux yeux +de miss Havisham, l'égal des chiens qui avaient combattu héroïquement +pour les côtelettes de veau.</p> + +<p>«Si ta tête folle ne peut exprimer d'idées plus raisonnables que +celles-là, dit ma sœur, et que tu aies à travailler, tu ferais mieux de +t'y mettre de suite.»</p> + +<p>Et le pauvre homme sortit sans mot dire.</p> + +<p>Quand M. Pumblechook fut parti, et que ma sœur eut gagné son lit, je me +rendis à la dérobée dans la forge, où je restai auprès de Joe jusqu'à +ce qu'il eût fini son travail, et je lui dis alors:</p> + +<p>«Joe, avant que ton feu ne soit tout à fait éteint, je voudrais te dire +quelque chose.</p> + +<p>—Vraiment, mon petit Pip! dit Joe en tirant son escabeau près de la +forge; dis-moi ce que c'est, mon petit Pip.</p> + +<p>—Joe, dis-je en prenant la manche de sa chemise et la roulant entre le +pouce et l'index, tu te souviens de tout ce que j'ai dit sur le compte +de miss Havisham.</p> + +<p>—Si je m'en souviens, dit Joe; je crois bien, c'est merveilleux!</p> + +<p>—Oui, mais c'est une terrible chose, Joe; car tout cela n'est pas vrai.</p> + +<p>—Que dis-tu, mon petit Pip? s'écria Joe frappé d'étonnement. Tu ne +veux pas dire, j'espère, que c'est un....</p> + +<p>—Oui, je dois te le dire, à toi, tout cela c'est un mensonge.</p> + +<p>—Mais pas tout ce que tu as raconté, bien sûr; tu ne prétends pas dire +qu'il n'y a pas de voiture en velours noir, hein?»</p> + +<p>Je continuai à secouer la tête.</p> + +<p>«Mais au moins, il y avait des chiens, mon petit Pip; mon cher petit +Pip, s'il n'y avait pas de côtelettes de veau, au moins il y avait des +chiens?</p> + +<p>—Non, Joe.</p> + +<p>—Un chien, dit Joe, rien qu'un tout petit chien?</p> + +<p>—Non, Joe, il n'y avait rien qui ressemblât à un chien.»</p> + +<p>Joe me considérait avec le plus profond désappointement.</p> + +<p>«Mon petit Pip, mon cher petit Pip, ça ne peut pas marcher comme ça, mon +garçon, où donc veux-tu en venir?</p> + +<p>—C'est terrible, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Terrible!... s'écria Joe; terrible!... Quel démon t'a poussé?</p> + +<p>—Je ne sais, Joe, répliquai-je en lâchant sa manche de chemise et +m'asseyant à ses pieds dans les cendres; mais je voudrais bien que tu ne +m'aies pas appris à appeler les valets des Jeannots, et je voudrais que +mes mains fussent moins rudes et mes souliers moins épais.»</p> + +<p>Alors je dis à Joe que je me trouvais bien malheureux, et que je +n'avais pu m'expliquer devant Mrs Joe et M. Pumblechook, parce qu'ils +étaient trop durs pour moi; qu'il y avait chez miss Havisham une fort +jolie demoiselle qui était très fière; qu'elle m'avait dit que j'étais +commun; que je savais bien que j'étais commun, mais que je voudrais bien +ne plus l'être; et que les mensonges m'étaient venus, je ne savais ni +comment ni pourquoi....</p> + +<p>C'était un cas de métaphysique aussi difficile à résoudre pour Joe que +pour moi. Mais Joe voulut éloigner tout ce qu'il y avait de métaphysique +dans l'espèce et en vint à bout.</p> + +<p>«Il y a une chose dont tu peux être bien certain mon petit Pip, dit Joe, +après avoir longtemps ruminé. D'abord, un mensonge est un mensonge, de +quelque manière qu'il vienne, et il ne doit pas venir; n'en dis plus, +mon petit Pip; ça n'est pas le moyen de ne plus être commun, mon garçon, +et quant à être commun, je ne vois pas cela très clairement: tu es d'une +petite taille peu commune, et ton savoir n'est pas commun non plus.</p> + +<p>—Si; je suis ignorant et emprunté, Joe.</p> + +<p>—Mais vois donc cette lettre que tu m'as écrite hier soir, c'est comme +imprimé! J'ai vu des lettres, et lettres écrites par des messieurs très +comme il faut, encore, et elles n'avaient pas l'air d'être imprimées.</p> + +<p>—Je ne sais rien, Joe; tu as une trop bonne opinion de moi, voilà tout.</p> + +<p>—Eh bien, mon petit Pip, dit Joe, que cela soit ou que cela ne soit +pas, il faut commencer par le commencement; le roi sur son trône, avec +sa couronne sur sa tête, avant d'écrire ses actes du Parlement, a +commencé par apprendre l'alphabet, alors qu'il n'était que prince +royal.... Ah! ajouta Joe avec un signe de satisfaction personnelle, il a +commencé par l'A et a été jusqu'au Z, je sais parfaitement ce que +c'est, quoique je ne puisse pas dire que j'en ai fait autant.»</p> + +<p>Il y avait de la sagesse dans ces paroles, et elles m'encouragèrent un +peu.</p> + +<p>«Ne faut-il pas mieux, continua Joe en réfléchissant, rester dans la +société des gens communs plutôt que d'aller jouer avec ceux qui ne le +sont pas? Ceci me fait penser qu'il y avait peut-être un drapeau?</p> + +<p>—Non, Joe.</p> + +<p>—Je suis vraiment fâché qu'il n'y ait pas eu au moins un drapeau, mon +petit Pip. Cela finira par arriver aux oreilles de ta sœur. Écoute, mon +petit Pip, ce que va te dire un véritable ami, si tu ne réussis pas à +n'être plus commun, en allant tout droit devant toi, il ne faut pas +songer que tu pourras le faire en allant de travers. Ainsi donc, mon +petit Pip, ne dis plus de mensonges, vis bien et meurs en paix.</p> + +<p>—Tu ne m'en veux pas, Joe?</p> + +<p>—Non, mon petit Pip, non; mais je ne puis m'empêcher de penser qu'ils +étaient joliment audacieux, ces chiens qui voulaient manger les +côtelettes de veau, et un ami qui te veut du bien te conseille d'y +penser quand tu monteras te coucher; voilà tout, mon petit Pip, et ne le +fais plus.»</p> + +<p>Quand je me trouvai dans ma petite chambre, disant mes prières, je +n'oubliai pas la recommandation de Joe; et pourtant mon jeune esprit +était dans un tel état de trouble, que longtemps après m'être couché, je +pensais encore comment miss Estelle considèrerait Joe, qui n'était qu'un +simple forgeron: et combien ses mains étaient rudes, et ses souliers +épais; je pensais aussi à Joe et à ma sœur, qui avaient l'habitude de +s'asseoir dans la cuisine, et je réfléchissais que moi-même j'avais +quitté la cuisine pour aller me coucher; que miss Havisham et Estelle ne +restaient jamais à la cuisine; et qu'elles étaient bien au-dessus de ces +habitudes communes. Je m'endormis en pensant à ce que j'avais fait chez +miss Havisham, comme si j'y étais resté des semaines et des mois au lieu +d'heures, et comme si c'eût été un vieux souvenir au lieu d'un événement +arrivé le jour même.</p> + +<p>Ce fut un jour mémorable pour moi, car il apporta de grands changements +dans ma destinée; mais c'est la même chose pour chacun. Figurez-vous un +certain jour retranché dans votre vie, et pensez combien elle aurait été +différente. Arrêtez-vous, vous qui lisez ce récit, et figurez-vous une +longue chaîne de fil ou d'or, d'épines ou de fleurs, qui ne vous eût +jamais lié, si, à un certain et mémorable jour, le premier anneau ne se +fût formé.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X"></a><a href="#table">CHAPITRE X.</a></h2> + + +<p>Un ou deux jours après, un matin en m'éveillant, il me vint l'heureuse +idée que le meilleur moyen pour n'être plus commun était de tirer de +Biddy tout ce qu'elle pouvait savoir sur ce point important. En +conséquence, je déclarai à Biddy, un soir que j'étais allé chez la +grand'tante de M. Wopsle, que j'avais des raisons particulières pour +désirer faire mon chemin en ce monde, et que je lui serais très obligé +si elle voulait bien m'enseigner tout ce qu'elle savait. Biddy, qui +était la fille la plus obligeante du monde, me répondit immédiatement +qu'elle ne demandait pas mieux, et elle mit aussitôt sa promesse à +exécution.</p> + +<p>Le système d'éducation adopté par la grand'tante de M. Wopsle, pouvait +se résoudre ainsi qu'il suit: Les élèves mangeaient des pommes et se +mettaient des brins de paille sur le dos les uns des autres, jusqu'à ce +que la grand'tante de M. Wopsle, rassemblant toute son énergie, se +précipitât indistinctement sur eux, armée d'une baguette de bouleau, en +faisant une course effrénée. Après avoir reçu le choc avec toutes les +marques de dérision possibles, les élèves se formaient en ligne, et +faisaient circuler rapidement, de main en main, un livre tout déchiré. +Le livre contenait, ou plutôt avait contenu; un alphabet, quelques +chiffres, une table de multiplication et un syllabaire. Dès que ce livre +se mettait en mouvement, la grand'tante de M. Wopsle tombait dans une +espèce de pâmoison, provenant de la fatigue ou d'un accès de rhumatisme. +Les élèves se livraient alors entre eux à l'examen de leurs souliers, +pour savoir celui qui pourrait frapper le plus fort avec son pied. Cet +examen durait jusqu'au moment où Biddy arrivait avec trois Bibles, tout +abîmées et toutes déchiquetées, comme si elles avaient été coupées avec +le manche de quelque chose de rude et d'inégal, et plus illisibles et +plus mal imprimées qu'aucune des curiosités littéraires que j'aie jamais +rencontrées depuis, elles étaient mouchetées partout, avec des taches de +rouille et avaient, écrasés entre leurs feuillets, des spécimens variés +de tous les insectes du monde. Cette partie du cours était généralement +égayée par quelques combats singuliers entre Biddy et les élèves +récalcitrants. Lorsque la bataille était terminée, Biddy nous indiquait +un certain nombre de pages, et alors nous lui lisions tous à haute voix +ce que nous pouvions, ou plutôt ce que nous ne pouvions pas. C'était un +bruit effroyable; Biddy conduisait cet orchestre infernal, en lisant +elle-même d'une voix lente et monotone. Aucun de nous n'avait la moindre +notion de ce qu'il lisait. Quand ce terrible charivari avait duré un +certain temps, il finissait généralement par réveiller la grand'tante de +M. Wopsle, et elle attrapait un des gens par les oreilles et les lui +tirait d'importance. Ceci terminait la leçon du soir, et nous nous +élancions en plein air en poussant des cris de triomphe. Je dois à la +vérité de faire observer qu'il n'était pas défendu aux élèves de +s'exercer à écrire sur l'ardoise, ou même sur du papier, quand il y en +avait; mais il n'était pas facile de se livrer à cette étude pendant +l'hiver, car la petite boutique où l'on faisait la classe, et qui +servait en même temps de chambre à coucher et de salon à la grand'tante +de M. Wopsle, n'était que faiblement éclairée, au moyen d'une chandelle +sans mouchettes.</p> + +<p>Il me sembla qu'il me faudrait bien du temps pour me dégrossir dans de +pareilles conditions. Néanmoins, je résolus d'essayer, et, ce soir-là, +Biddy commença à remplir l'engagement qu'elle avait pris envers moi, en +me faisant faire une lecture de son petit catalogue, et en me prêtant, +pour le copier à la main, un grand vieux D, qu'elle avait copié +elle-même du titre de quelque journal, et que, jusqu'à présent, j'avais +toujours pris pour une boucle.</p> + +<p>Il va sans dire qu'il y avait un cabaret dans le village, et que Joe +aimait à y aller, de temps en temps, fumer sa pipe. J'avais reçu l'ordre +le plus formel de passer le prendre aux <i>Trois jolis bateliers,</i> en +revenant de l'école, et de le ramener à la maison, à mes risques et +périls. Ce fut donc vers les <i>Trois jolis bateliers</i> que je dirigeai mes +pas.</p> + +<p>À côté du comptoir, il y avait aux <i>Trois jolis bateliers</i> une suite de +comptes d'une longueur alarmante, inscrits à la craie sur le mur près de +la porte. Ces comptes semblaient n'avoir jamais été réglés; je me +souvenais de les avoir toujours vus là, ils avaient même toujours grandi +en même temps que moi, mais il y avait une grande quantité de craie dans +notre pays, et sans doute les habitants ne voulaient négliger aucune +occasion d'en tirer parti.</p> + +<p>Comme c'était un samedi soir, je trouvai le chef de l'établissement +regardant ces comptes d'un air passablement renfrogné; mais comme +j'avais affaire à Joe et non à lui, je lui souhaitai tout simplement le +bonsoir et passai dans la salle commune, au fond du couloir, où il y +avait un bon feu, et où Joe fumait sa pipe en compagnie de M. Wopsle et +d'un étranger. Joe me reçut comme de coutume, en s'écriant:</p> + +<p>«Holà! mon petit Pip, te voilà mon garçon!»</p> + +<p>Aussitôt l'étranger tourna la tête pour me regarder. C'était un homme +que je n'avais jamais vu, et il avait l'air fort mystérieux. Sa tête +était penchée d'un côté, et l'un de ses yeux était constamment à demi +fermé, comme s'il visait quelque chose avec un fusil invisible. Il avait +une pipe à la bouche, il l'ôta; et après en avoir expulsé la fumée, sans +cesser de me regarder fixement, il me fit un signe de tête. Je répondis +par un signe semblable. Alors il continua le même jeu et me fit place à +côté de lui.</p> + +<p>Mais comme j'avais l'habitude de m'asseoir à côté de Joe toutes les fois +que je venais dans cet endroit, je dis:</p> + +<p>«Non, merci, monsieur.»</p> + +<p>Et je me laissai tomber à la place que Joe m'avait faite sur l'autre +banc. L'étranger, après avoir jeté un regard sur Joe et vu que son +attention était occupée ailleurs, me fit de nouveaux signes; puis il se +frotta la jambe d'une façon vraiment singulière, du moins ça me fit cet +effet-là.</p> + +<p>«Vous disiez, dit l'étranger en s'adressant à Joe, que vous êtes +forgeron.</p> + +<p>—Oui, répondit Joe.</p> + +<p>—Que voulez-vous boire, monsieur?... À propos, vous ne m'avez pas dit +votre nom.»</p> + +<p>Joe le lui dit, et l'étranger l'appela alors par son nom.</p> + +<p>«Que voulez-vous boire, monsieur Gargery, c'est moi qui paye pour +trinquer avec vous?</p> + +<p>—À vous dire vrai, répondit Joe, je n'ai pas l'habitude de trinquer +avec personne, et surtout de boire aux frais des autres, mais aux miens.</p> + + +<p>—L'habitude, non, reprit l'étranger; mais une fois par hasard n'est pas +coutume, et un samedi soir encore! Allons! dites ce que vous voulez, +monsieur Gargery.</p> + +<p>—Je ne voudrais pas vous refuser plus longtemps, dit Joe; du rhum.</p> + +<p>—Soit, du rhum, répéta l'étranger. Mais monsieur voudra-t-il bien, à +son tour, témoigner son désir?</p> + +<p>—Du rhum, dit M. Wopsle.</p> + +<p>—Trois rhums! cria l'étranger au propriétaire du cabaret, et trois +verres pleins!</p> + +<p>—Monsieur, observa Joe, en manière de présentation, est un homme qui +vous ferait plaisir à entendre, c'est le chantre de notre église.</p> + +<p>—Ah! ah! dit l'étranger vivement, en me regardant de côté, l'église +isolée, à droite des marais, tout entourée de tombeaux?</p> + +<p>—C'est cela même,» dit Joe.</p> + +<p>L'étranger, avec une sorte de murmure de satisfaction à travers sa pipe, +mit sa jambe sur le banc qu'il occupait à lui seul. Il portait un +chapeau de voyage à larges bords, et par-dessous un mouchoir roulé +autour de sa tête, en manière de calotte, de sorte qu'on ne voyait pas +ses cheveux. Il me sembla que sa figure prenait en ce moment une +expression rusée, suivie d'un éclat de rire étouffé.</p> + +<p>«Je ne connais pas très bien ce pays, messieurs, mais il me semble bien +désert du côté de la rivière.</p> + +<p>—Les marais ne sont pas habités ordinairement, dit Joe.</p> + +<p>—Sans doute!... sans doute!... mais ne pensez-vous pas qu'il peut y +venir quelquefois des Bohémiens, des vagabonds, ou quelque voyageur +égaré?</p> + +<p>—Non, dit Joe; seulement par-ci, par-là, un forçat évadé, et ils ne +sont pas faciles à prendre, n'est-ce pas, monsieur Wopsle?»</p> + +<p>M. Wopsle, se souvenant de sa déconvenue, fit un signe d'assentiment +dépourvu de tout enthousiasme.</p> + +<p>«Il paraît que vous en avez poursuivi? demanda l'étranger.</p> + +<p>—Une fois, répondit Joe, non pas que nous tenions beaucoup à les +prendre, comme vous pensez bien; nous y allions comme curieux, n'est-ce +pas, mon petit Pip?</p> + +<p>—Oui, Joe.»</p> + +<p>L'étranger continuait à me lancer des regards de côté, comme si c'eût +été particulièrement moi qu'il visât avec son fusil invisible, et dit:</p> + +<p>«C'est un gentil camarade que vous avez là; comment l'appelez-vous?</p> + +<p>—Pip, dit Joe.</p> + +<p>—Son nom de baptême est Pip?</p> + +<p>—Non, pas son nom de baptême.</p> + +<p>—Son surnom, alors?</p> + +<p>—Non, dit Joe, c'est une espèce de nom de famille qu'il s'est donné à +lui-même, quand il était tout enfant.</p> + +<p>—C'est votre fils?</p> + +<p>—Oh! non, dit Joe en méditant, non qu'il fût nécessaire de réfléchir +là-dessus; mais parce que c'était l'habitude, aux <i>Trois jolis +bateliers,</i> de réfléchir profondément sur tout ce qu'on disait, pendant +que l'on fumait; oh!... non. Non, il n'est pas mon fils.</p> + +<p>—Votre neveu? dit l'étranger.</p> + +<p>—Pas davantage, dit Joe, avec la même apparence de réflexion profonde. +Non... je ne veux pas vous tromper... il n'est pas mon neveu.</p> + +<p>—Que diable vous est-il donc alors?» demanda l'étranger, qui me parut +pousser bien vigoureusement ses investigations.</p> + +<p>M. Wopsle prit alors la parole, comme quelqu'un qui connaissait tout ce +qui a rapport aux parentés, sa profession lui faisant un devoir de +savoir par cœur jusqu'à quel degré de parenté il était interdit à un +homme d'épouser une femme, et il expliqua les liens qui existaient entre +Joe et moi. M. Wopsle ne termina pas sans citer avec un air terrible un +passage de <i>Richard III</i>, et il s'imagina avoir dit tout ce qu'il y +avait à dire sur ce sujet, quand il eut ajouté:</p> + +<p>«Comme dit le poète!»</p> + +<p>Ici, je dois remarquer qu'en parlant de moi, M. Wopsle trouvait +nécessaire de me caresser les cheveux et de me les ramener jusque dans +les yeux. Je ne pouvais concevoir pourquoi tous ceux qui venaient à la +maison me soumettaient toujours au même traitement désagréable, dans les +mêmes circonstances. Cependant, je ne me souviens pas d'avoir jamais +été, dans ma première enfance, le sujet des conversations de notre +cercle de famille; mais quelques personnes à large main me favorisaient +de temps en temps de cette caresse ophtalmique pour avoir l'air de me +protéger.</p> + +<p>Pendant tout ce temps, l'étranger n'avait regardé personne que moi; et; +cette fois, il me regardait comme s'il se déterminait à faire feu sur +l'objet qu'il visait depuis si longtemps. Mais il ne dit plus rien, +jusqu'au moment où l'on apporta les verres de rhum; alors son coup +partit, mais de la façon la plus singulière.</p> + +<p>Il se fit comprendre par une pantomime muette, qui s'adressait +spécialement à moi. Il mêlait son grog au rhum, et il le goûtait tout en +me regardant, non pas avec la cuiller qu'on lui avait donnée, mais avec +une lime.</p> + +<p>Il me fit cela de manière à ce que personne autre que moi ne le vît, et +quand il eût fini, il essuya la lime et la mit dans sa poche de côté. +Dès que j'aperçus l'instrument, je reconnus mon forçat et la lime de +Joe. Je le regardai sans pouvoir faire un mouvement; j'étais tout à fait +fasciné; mais il s'appuyait alors sur son banc, sans s'inquiéter +davantage de moi, et il se mit à parler de navets.</p> + +<p>Il y avait en Joe un tel besoin de se purifier et de se reposer +tranquillement avant de rentrer à la maison, qu'il osait rester une +demi-heure de plus dans la vie active le samedi que les autres jours. +C'était une délicieuse demi-heure qui venait de se passer à boire +ensemble du grog au rhum. Alors Joe se leva pour partir et me prit par +la main.</p> + +<p>«Attendez un moment, monsieur Gargery, dit l'étranger, je crois avoir +quelque part dans ma poche un beau shilling tout neuf, et, si je le +trouve, ce sera pour ce petit.»</p> + +<p>Il le dénicha au milieu d'une poignée d'autres pièces de peu de valeur, +l'enveloppa dans du papier chiffonné et me le donna.</p> + +<p>«C'est pour toi, dit-il, pour toi seul, tu entends?»</p> + +<p>Je le remerciai, en écarquillant sur lui mes yeux plus qu'il ne +convenait à un enfant bien élevé, et en me cramponnant à la main de Joe. +Il dit bonsoir à celui-ci, ainsi qu'à M. Wopsle, qui sortit en même +temps que nous, et il me fit un dernier signe de son bon œil, non pas +en me regardant, car il le ferma; mais quelles merveilles ne peut-on pas +opérer avec un clignement d'œil!</p> + +<p>En rentrant à la maison, j'aurais pu parler tout à mon aise, si j'en +avais eu l'envie, car M. Wopsle nous quitta à la porte des <i>Trois jolis +bateliers</i>, et Joe marcha tout le temps, la bouche toute grande ouverte, +pour se la rincer et faire passer l'odeur du rhum, en absorbant le plus +d'air possible. J'étais comme stupéfié par le changement qui s'était +opéré chez mon ancienne et coupable connaissance, et je ne pouvais +penser à autre chose.</p> + +<p>Ma sœur n'était pas de trop mauvaise humeur quand nous entrâmes dans la +cuisine, et Joe profita de cette circonstance extraordinaire pour lui +parler de mon shilling tout neuf.</p> + +<p>«C'est une pièce fausse, j'en mettrais ma main au feu, dit Mrs Joe d'un +air de triomphe; sans cela, il ne l'aurait pas donnée à cet enfant. +Voyons cela.»</p> + +<p>Je sortis le shilling du papier, et il se trouva qu'il était +parfaitement bon.</p> + +<p>«Mais qu'est-ce que cela? dit Mrs Joe, en rejetant le shilling et en +saisissant le papier, deux banknotes d'une livre chacune!»</p> + +<p>Ce n'était en effet rien moins que deux grasses banknotes d'une livre, +qui semblaient avoir vécu dans la plus étroite intimité avec tous les +marchands de bestiaux du comté. Joe reprit son chapeau et courut aux +<i>Trois jolis bateliers</i>, pour les restituer à leur propriétaire. Pendant +son absence, je m'assis sur mon banc ordinaire, et je regardai ma sœur +d'une manière significative, car j'étais à peu près certain que l'homme +n'y serait plus.</p> + +<p>Bientôt Joe revint dire que l'homme était parti, mais que lui Joe avait +laissé un mot à l'hôtelier des <i>Trois jolis bateliers</i>, relativement aux +banknotes. Alors ma sœur les enveloppa avec soin dans un papier, et les +mit dans une théière purement ornementale qui était placée sur une +cheminée du salon de gala. Elles restèrent là bien des nuits, bien des +jours, et ce fut un cauchemar incessant pour mon jeune esprit.</p> + +<p>Quand je fus couché, je revis l'étranger me visant toujours avec son +arme invisible, et je pensais combien il était commun, grossier et +criminel de conspirer secrètement avec des condamnés, chose à laquelle +jusque là je n'avais pas pensé. La lime aussi me tourmentait, je +craignais à tout moment de la voir reparaître. J'essayai bien de +m'endormir en pensant que je reverrais miss Havisham le mercredi +suivant; j'y réussis, mais dans mon sommeil, je vis la lime sortir d'une +porte et se diriger vers moi, sans pourtant voir celui qui la tenait, et +je m'éveillai en criant.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI"></a><a href="#table">CHAPITRE XI.</a></h2> + + +<p>Le jour indiqué, je me rendis chez miss Havisham; je sonnai avec +beaucoup d'hésitation, et Estelle parut. Elle ferma la porte après +m'avoir fait entrer, et, comme la première fois, elle me précéda dans le +sombre corridor où brûlait la chandelle. Elle ne parut faire attention à +moi que lorsqu'elle eut la lumière dans la main, alors elle me dit avec +hauteur:</p> + +<p>«Tu vas passer par ici aujourd'hui.»</p> + +<p>Et elle me conduisit dans une partie de la maison qui m'était +complètement inconnue.</p> + +<p>Le corridor était très long, et semblait faire tout le tour de Manor +House. Arrivée à une des extrémités, elle s'arrêta, déposa à terre sa +chandelle et ouvrit une porte. Ici le jour reparut, et je me trouvai +dans une petite cour pavée, dont la partie opposée était occupée par une +maison séparée, qui avait dû appartenir au directeur ou au premier +employé de la défunte brasserie. Il y avait une horloge au mur extérieur +de cette maison. Comme la pendule de la chambre de miss Havisham et +comme la montre de miss Havisham, cette horloge était arrêtée à neuf +heures moins vingt minutes.</p> + +<p>Nous entrâmes par une porte qui se trouvait ouverte dans une chambre +sombre et très basse de plafond. Il y avait quelques personnes dans +cette chambre; Estelle se joignit à elles en me disant:</p> + +<p>«Tu vas rester là, mon garçon, jusqu'à ce qu'on ait besoin de toi.»</p> + +<p>«Là,» était la fenêtre, je m'y accoudai, et je restai «là,» dans un état +d'esprit très désagréable, et regardant au dehors.</p> + +<p>La fenêtre donnait sur un coin du jardin fort misérable et très négligé, +où il y avait une rangée de vieilles tiges de choux et un grand buis +qui, autrefois, avait été taillé et arrondi comme un pudding; il avait à +son sommet de nouvelles pousses de couleur différente, qui avaient +altéré un peu sa forme, comme si cette partie du jardin avait touché à +la casserole et s'était roussie. Telle fut, du moins, ma première +impression, en contemplant cet arbre. Il était tombé un peu de neige +pendant la nuit; partout ailleurs elle avait disparu, mais là elle +n'était pas encore entièrement fondue, et, à l'ombre froide de ce bout +de jardin, le vent la soufflait en petits flocons qui venaient fouetter +contre la fenêtre, comme s'ils eussent voulu entrer pour me lapider.</p> + +<p>Je m'aperçus que mon arrivée avait arrêté la conversation, et que les +personnes qui se trouvaient réunies dans cette pièce avaient les yeux +fixés sur moi. Je ne pouvais rien voir, excepté la réverbération du feu +sur les vitres, mais je sentais dans les articulations une gêne et une +roideur qui me disaient que j'étais examiné avec une scrupuleuse +attention.</p> + +<p>Il y avait dans cette chambre trois dames et un monsieur. Je n'avais pas +été cinq minutes à la croisée, que, d'une manière ou d'une autre, ils +m'avaient tous laissé voir qu'ils n'étaient que des flatteurs et des +hâbleurs; mais chacun prétendait ne pas s'apercevoir que les autres +étaient des flatteurs et des hâbleurs, parce que celui ou celle qui +aurait admis ce soupçon aurait pu être accusé d'avoir les mêmes défauts.</p> + +<p>Tous avaient cet air inquiet et triste, de gens qui attendent le bon +plaisir de quelqu'un, et la plus bavarde des dames avait bien de la +peine à réprimer un bâillement, tout en parlant. Cette dame, qui avait +nom Camille, me rappelait ma sœur, avec cette différence qu'elle était +plus âgée, et que son visage, au premier coup d'œil, m'avait paru avoir +des traits plus grossiers. Je commençais à penser que c'était une grâce +du ciel si elle avait des traits quelconques, tant était haute et pâle +la muraille inanimée que présentait sa face.</p> + +<p>«Pauvre chère âme! dit la dame avec une vivacité de manières tout à fait +semblable à celle de ma sœur. Il n'a d'autre ennemi que lui-même.</p> + +<p>—Il serait bien plus raisonnable d'être l'ennemie de quelqu'un, dit le +monsieur; bien plus naturel!</p> + +<p>—Mon cousin John, observa une autre dame, nous devons aimer notre +prochain.</p> + +<p>—Sarah Pocket, repartit le cousin John, si un homme n'est pas son +propre prochain, qui donc l'est?»</p> + +<p>Mis Pocket se mit à rire; Camille rit aussi, et elle dit en réprimant un +bâillement:</p> + +<p>«Quelle idée!»</p> + +<p>Mais ils pensèrent, à ce que je crois, que cela était aussi une bien +bonne idée. L'autre dame, qui n'avait pas encore parlé, dit avec emphase +et gravité:</p> + +<p>«C'est vrai!... c'est bien vrai!</p> + +<p>—Pauvre âme! continua bientôt Camille (je savais qu'en même temps tout +ce monde-là me regardait). Il est si singulier! croirait-on que quand la +femme de Tom est morte, il ne pouvait pas comprendre l'importance du +deuil que doivent porter les enfants? «Bon Dieu!» disait-il, «Camille, à +quoi sert de mettre en noir les pauvres petits orphelins?... Comme +Mathew! Quelle idée!...</p> + +<p>—Il y a du bon chez lui, dit le cousin John, il y a du bon chez lui; je +ne nie pas qu'il n'y ait du bon chez lui, mais il n'a jamais eu, et +n'aura jamais le moindre sentiment des convenances.</p> + +<p>—Vous savez combien j'ai été obligée d'être ferme, dit Camille. Je lui +ai dit: «Il faut que cela soit, pour «l'honneur de la famille!» Et je +lui ai répété que si l'on ne portait pas le deuil, la famille était +déshonorée. Je discourai là-dessus, depuis le déjeuner jusqu'au dîner, +au point d'en troubler ma digestion. Alors il se mit en colère et, en +jurant, il me dit: «Eh bien! faites «comme vous voudrez!» Dieu merci, ce +sera toujours une consolation pour moi de pouvoir me rappeler que je +sortis aussitôt, malgré la pluie qui tombait à torrents, pour acheter +les objets de deuil.</p> + +<p>—C'est lui qui les a payés, n'est-ce pas? demanda Estelle.</p> + +<p>—On ne demande pas, ma chère enfant, qui les a payés, reprit Camille; +la vérité, c'est que je les ai achetées, et j'y penserai souvent avec +joie quand je serai forcée de me lever la nuit.»</p> + +<p>Le bruit d'une sonnette lointaine, mêlé à l'écho d'un bruit ou d'un +appel venant du couloir par lequel j'étais arrivé, interrompit la +conversation et fit dire à Estelle:</p> + +<p>«Allons, mon garçon!»</p> + +<p>Quand je me retournai, ils me regardèrent tous avec le plus souverain +mépris, et, en sortant, j'entendis Sarah Pocket qui disait:</p> + +<p>«J'en suis certaine. Et puis après?»</p> + +<p>Et Camille ajouta avec indignation:</p> + +<p>«A-t-on jamais vu pareille chose! Quelle i... dé... e...»</p> + +<p>Comme nous avancions dans le passage obscur, Estelle s'arrêta tout à +coup en me regardant en face, elle me dit d'un ton railleur en mettant +son visage tout près du mien:</p> + +<p>«Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien, mademoiselle?» fis-je en me reculant.</p> + +<p>Elle me regardait et moi je la regardais aussi, bien entendu.</p> + +<p>«Suis-je jolie?</p> + +<p>—Oui, je vous trouve très jolie.</p> + +<p>—Suis-je fière?</p> + +<p>—Pas autant que la dernière fois, dis-je.</p> + +<p>—Pas autant?</p> + +<p>—Non.»</p> + +<p>Elle s'animait en me faisant cette dernière question, et elle me frappa +au visage de toutes ses forces.</p> + +<p>«Maintenant, dit-elle, vilain petit monstre, que penses-tu de moi?</p> + +<p>—Je ne vous le dirai pas.</p> + +<p>—Parce que tu vas le dire là-haut.... Est-ce cela?</p> + +<p>—Non! répondis-je, ce n'est pas cela.</p> + +<p>—Pourquoi ne pleures-tu plus, petit misérable?</p> + +<p>—Parce que je ne pleurerai plus jamais pour vous,» dis-je.</p> + +<p>Ce qui était la déclaration la plus fausse qui ait jamais été faite, car +je pleurais intérieurement, et Dieu sait la peine qu'elle me fit plus +tard.</p> + +<p>Nous continuâmes notre chemin, et, en montant, nous rencontrâmes un +monsieur qui descendait à tâtons.</p> + +<p>«Qui est-là? demanda le monsieur, en s'arrêtant et en me regardant.</p> + +<p>—Un enfant, dit Estelle.</p> + +<p>C'était un gros homme, au teint excessivement brun, avec une très grosse +tête et avec de très grosses mains. Il me prit le menton et me souleva +la tête pour me voir à la lumière. Il était prématurément chauve, et +possédait une paire de sourcils noirs qui se tenaient tout droits; ses +yeux étaient enfoncés dans sa tête, et leur expression était perçante et +désagréablement soupçonneuse; il avait une grande chaîne de montre, et +sur la figure de gros points noirs où sa barbe et ses favoris eussent +été, s'il les eût laissé pousser. Il n'était rien pour moi, mais par +hasard j'eus l'occasion de le bien observer.</p> + +<p>«Tu es des environs? dit-il.</p> + +<p>—Oui, monsieur, répondis-je.</p> + +<p>—Pourquoi viens-tu ici?</p> + +<p>—C'est miss Havisham qui m'a envoyé chercher, monsieur.</p> + +<p>—Bien. Conduis-toi convenablement. J'ai quelque expérience des jeunes +gens, ils ne valent pas grand'chose à eux tous. Fais attention, +ajouta-t-il, en mordant son gros index et en fronçant ses gros sourcils, +fais attention à te bien conduire.»</p> + +<p>Là-dessus, il me lâcha, ce dont je fus bien aise, car sa main avait une +forte odeur de savon, et il continua à monter l'escalier. Je me +demandais à moi-même si ce n'était pas un docteur; mais non, pensai-je, +ce ne peut être un docteur, il aurait des manières plus douces et plus +avenantes. Du reste, je n'eus pas grand temps pour réfléchir à ce sujet, +car nous nous trouvâmes bientôt dans la chambre de miss Havisham, où +elle et tous les objets qui l'entouraient étaient exactement dans le +même état où je les avais laissés. Estelle me laissa debout près de la +porte, et j'y restai jusqu'à ce que miss Havisham jetât les yeux sur +moi.</p> + +<p>«Ainsi donc, dit-elle sans la moindre surprise, les jours convenus sont +écoulés?</p> + +<p>—Oui, madame, c'est aujourd'hui....</p> + +<p>—Là!... là!... là!... fit-elle avec son impatient mouvement de doigts, +je n'ai pas besoin de le savoir. Es-tu prêt à jouer?»</p> + +<p>Je fus obligé de répondre avec un peu de confusion.</p> + +<p>«Je ne pense pas, madame.</p> + +<p>—Pas même aux cartes? demanda-t-elle avec un regard pénétrant.</p> + +<p>—Si, madame, je puis faire cela, si c'est nécessaire.</p> + +<p>—Puisque cette maison te semble vieille et triste, dit miss Havisham +avec impatience, et puisque tu ne veux pas jouer, veux-tu travailler?»</p> + +<p>Je répondis à cette demande de meilleur cœur qu'à la première, et je +dis que je ne demandais pas mieux.</p> + +<p>«Alors, entre dans cette chambre, dit-elle en me montrant avec sa main +ridée une porte qui était derrière moi, et attends-moi là jusqu'à ce que +je vienne.»</p> + +<p>Je traversai le palier, et j'entrai dans la chambre qu'elle m'avait +indiquée. Le jour ne pénétrait pas plus dans cette chambre que dans +l'autre, et il y régnait une odeur de renfermé qui oppressait. On venait +tout récemment d'allumer du feu dans la vieille cheminée, mais il était +plus disposé à s'éteindre qu'à brûler, et la fumée qui persistait à +séjourner dans cette chambre, semblait encore plus froide que l'air, et +ressemblait au brouillard de nos marais. Quelques bouts de chandelles +placés sur la tablette de la grande cheminée éclairaient faiblement la +chambre: ou, pour mieux dire, elles n'en troublaient que faiblement +l'obscurité. Elle était vaste, et j'ose affirmer qu'elle avait été +belle; mais tous les objets qu'on pouvait apercevoir étaient couverts de +poussière, dans un état complet de vétusté, et tombaient en ruine. Ce +qui attirait d'abord l'attention, c'était une longue table couverte +d'une nappe, comme si la fête qu'on était en train de préparer dans la +maison s'était arrêtée en même temps que les pendules. Un surtout, un +plat du milieu, de je ne sais quelle espèce, occupait le centre de la +table; mais il était tellement couvert de toiles d'araignées, qu'on n'en +pouvait distinguer la forme. En regardant cette grande étendue jaunâtre, +il me sembla y voir pousser un immense champignon noir, duquel je voyais +entrer et sortir d'énormes araignées aux corps mouchetés et aux pattes +cagneuses. On eût dit que quelque événement de la plus grande +importance venait de se passer dans la communauté arachnéenne.</p> + +<p>J'entendais aussi les souris qui couraient derrière les panneaux des +boiseries, comme si elles eussent été sous le coup de quelque grand +événement; mais les perce-oreilles n'y faisaient aucune attention, et +s'avançaient en tâtonnant sur le plancher et en cherchant leur chemin, +comme des personnes âgées et réfléchies, à la vue courte et à l'oreille +dure, qui ne sont pas en bons termes les unes avec les autres.</p> + +<p>Ces créatures rampantes avaient captivé toute mon attention, et je les +examinais à distance, quand miss Havisham posa une de ses mains sur mon +épaule; de l'autre main elle tenait une canne à bec de corbin sur +laquelle elle s'appuyait, et elle me faisait l'effet de la sorcière du +logis.</p> + +<p>«C'est ici, dit-elle en indiquant la table du bout de sa canne; c'est +ici que je serai exposée après ma mort.... C'est ici qu'on viendra me +voir.»</p> + +<p>J'éprouvais une crainte vague de la voir s'étendre sur la table et y +mourir de suite, c'eût été la complète réalisation du cadavre en cire de +la foire. Je tremblai à son contact.</p> + +<p>«Que penses-tu de l'objet qui est au milieu de cette grande table... me +demanda-t-elle en l'indiquant encore avec sa canne; là, où tu vois des +toiles d'araignées?</p> + +<p>—Je ne devine pas, madame.</p> + +<p>—C'est un grand gâteau... un gâteau de noces... le mien!»</p> + +<p>Elle regarda autour de la chambre, puis se penchant sur moi, sans ôter +sa main de mon épaule:</p> + +<p>«Viens!... viens!... viens! Promène-moi... promène-moi.»</p> + +<p>Je jugeai d'après cela que l'ouvrage que j'avais à faire était de +promener miss Havisham tout autour de la chambre. En conséquence, nous +nous mîmes en mouvement d'un pas qui, certes, aurait pu passer pour une +imitation de celui de la voiture de mon oncle Pumblechook.</p> + +<p>Elle n'était pas physiquement très forte; et après un moment elle me +dit:</p> + +<p>«Plus doucement!»</p> + +<p>Cependant nous continuions à marcher d'un pas fort raisonnable; elle +avait toujours sa main appuyée sur mon épaule, et elle ouvrit la bouche +pour me dire que nous n'irions pas plus loin, parce qu'elle ne le +pourrait pas. Après un moment, elle me dit:</p> + +<p>«Appelle Estelle!»</p> + +<p>J'allai sur le palier et je criai ce nom comme j'avais fait la première +fois. Quand sa lumière parut, je revins auprès de miss Havisham, et nous +nous remîmes en marche.</p> + +<p>Si Estelle eût été la seule spectatrice de notre manière d'agir, je me +serais senti déjà suffisamment humilié; mais comme elle amena avec elle +les trois dames et le monsieur que j'avais vus en bas, je ne savais que +faire. La politesse me faisait un devoir de m'arrêter; mais miss +Havisham persistait à me tenir l'épaule, et nous continuions avec la +même ardeur notre promenade insensée. Pour ma part, j'étais navré à +l'idée qu'ils allaient croire que c'était moi qui faisais tout cela.</p> + +<p>«Chère miss Havisham, dit miss Sarah Pocket, comme vous avez bonne mine!</p> + + +<p>—Ça n'est pas vrai! dit miss Havisham, je suis jaune et n'ai que la +peau sur les os.»</p> + +<p>Camille rayonna en voyant miss Pocket recevoir cette rebuffade, et elle +murmura en contemplant miss Havisham d'une manière tout à fait triste et +compatissante:</p> + +<p>«Pauvre chère âme! certainement, elle ne doit pas s'attendre à ce qu'on +lui trouve bonne mine... la pauvre créature. Quelle idée!...</p> + +<p>—Et vous, comment vous portez-vous, vous?» demanda miss Havisham à +Camille.</p> + +<p>Nous étions alors tout près de cette dernière, et j'allais en profiter +pour m'arrêter; mais miss Havisham ne le voulait pas; nous poursuivîmes +donc, et je sentis que je déplaisais considérablement à Camille.</p> + +<p>«Merci, miss Havisham, continua-t-elle, je vais aussi bien que je puis +l'espérer.</p> + +<p>—Comment cela?... qu'avez-vous?... demanda miss Havisham, avec une +vivacité surprenante.</p> + +<p>—Rien qui vaille la peine d'être dit, répliqua Camille; je ne veux pas +faire parade de mes sentiments. Mais j'ai pensé à vous toute la nuit, et +cela plus que je ne l'aurais voulu.</p> + +<p>—Alors, ne pensez pas à moi.</p> + +<p>—C'est plus facile à dire qu'à faire, répondit tendrement Camille, en +réprimant un soupir, tandis que sa lèvre supérieure tremblait et que ses +larmes coulaient en abondance. Raymond sait de combien de gingembre et +de sels j'ai été obligée de faire usage toute la nuit, et combien de +mouvements nerveux j'ai éprouvés dans ma jambe. Mais tout cela n'est +rien quand je pense à ceux que j'aime.... Si je pouvais être moins +affectueuse et moins sensible, j'aurais une digestion plus facile et des +nerfs de fer. Je voudrais bien qu'il en fût ainsi; mais, quant à ne plus +penser à vous pendant la nuit... ô quelle idée!»</p> + +<p>Ici, elle éclata en sanglots.</p> + +<p>Je compris que le Raymond en question n'était autre que le monsieur +présent, et qu'il était en même temps M. Camille. Il vint au secours de +sa femme, et lui dit en manière de consolation:</p> + +<p>«Camille... ma chère... c'est un fait avéré que vos sentiments de +famille vous minent, au point de rendre une de vos jambes plus courte +que l'autre.</p> + +<p>—Je ne savais pas, dit la digne dame, dont je n'avais encore entendu +la voix qu'une seule fois, que penser à une personne vous donnât des +droits sur cette même personne, ma chère.»</p> + +<p>Miss Sarah Pocket, que je contemplais alors, était une petite femme, +vieille, sèche, à la peau brune et ridée; elle avait une petite tête qui +semblait faite en coquille de noix et une grande bouche, comme celle +d'un chat sans les moustaches. Elle répétait sans cesse:</p> + +<p>«Non, en vérité, ma chère.... Hem!... hem!...</p> + +<p>—Penser, ou ne pas penser, est chose assez facile, dit la grave dame.</p> + +<p>—Quoi de plus facile? appuya miss Sarah Pocket.</p> + +<p>—Oh! oui! oui! s'écria Camille, dont les sentiments en fermentation +semblaient monter de ses jambes jusqu'à son cœur. Tout cela est bien +vrai. L'affection poussée à ce point est une faiblesse, mais je n'y puis +rien.... Sans doute, ma santé serait bien meilleure s'il en était +autrement; et cependant, si je le pouvais, je ne voudrais pas changer +cette disposition de mon caractère. Elle est la cause de bien des +peines, il est vrai; mais c'est aussi une consolation de sentir qu'on la +possède.»</p> + +<p>Ici, nouvel éclat de sentiments.</p> + +<p>Miss Havisham et moi ne nous étions pas arrêtés une seule minute pendant +tout ce temps: tantôt faisant le tour de la chambre, tantôt frôlant les +vêtements des visiteurs, et tantôt encore mettant entre eux et nous +toute la longueur de la lugubre pièce.</p> + +<p>«Voyez, Mathew! dit Camille. Il ne fraye jamais avec mes parents et +s'inquiète fort peu de mes liens naturels; il ne vient jamais ici savoir +des nouvelles de miss Havisham! J'en ai été si choquée, que je me suis +accrochée au sofa avec le lacet de mon corset, et que je suis restée +étendue pendant des heures, insensible, la tête renversée, les cheveux +épars et les jambes je ne sais pas comment....</p> + +<p>—Bien plus hautes que votre tête, mon amour, dit M. Camille.</p> + +<p>—Je suis resté dans cet état des heures entières, à cause de la +conduite étrange et inexpliquable de Mathew, et personne ne m'a +remerciée.</p> + +<p>—En vérité! je dois dire que cela ne m'étonne pas, interposa la grave +dame.</p> + +<p>—Vous voyez, ma chère, ajouta miss Sarah Pocket, une doucereuse et +charmante personne, on serait tenté de vous demander de qui vous +attendiez des remercîments, mon amour.</p> + +<p>—Sans attendre ni remercîments ni autre chose, reprit Camille, je suis +restée dans cet état, pendant des heures, et Raymond est témoin de la +manière dont je suffoquais, et de l'inefficacité du gingembre, à tel +point qu'on m'entendait de chez l'accordeur d'en face, et que ses +pauvres enfants, trompés, croyaient entendre roucouler des pigeons à +distance... et, après tout cela, s'entendre dire...»</p> + +<p>Ici Camille porta la main à sa gorge comme si les nouvelles combinaisons +chimiques qui s'y formaient l'eussent suffoquée.</p> + +<p>Au moment où le nom de Mathew fut prononcé, miss Havisham m'arrêta et +s'arrêta aussi en levant les yeux sur l'interlocutrice. Ce changement +eut quelque influence sur les mouvements nerveux de Camille et les fit +cesser.</p> + +<p>«Mathew viendra me voir à la fin, dit miss Havisham avec tristesse, +quand je serai étendue sur cette table. Ici... dit-elle en frappant la +table avec sa béquille, ici sera sa place! là, à ma tête! La vôtre et +celle de votre mari, là! et celle de Sarah Pocket, là! et celle de +Georgiana, là! À présent, vous savez tous où vous vous mettrez quand +vous viendrez me voir pour la dernière fois. Et maintenant, allez!»</p> + +<p>À chaque nom, elle avait frappé la table à un nouvel endroit avec sa +canne, après quoi elle me dit:</p> + +<p>«Promène-moi!... promène-moi!...»</p> + +<p>Et nous recommençâmes notre course.</p> + +<p>«Je suppose, dit Camille, qu'il ne nous reste plus qu'à nous retirer. +C'est quelque chose d'avoir vu, même pendant si peu de temps, l'objet de +mon affection. J'y penserai, en m'éveillant la nuit, avec tendresse et +satisfaction. Je voudrais voir à Mathew cette consolation. Je suis +résolue à ne plus faire parade de mes sensations; mais il est très dur +de s'entendre dire qu'on souhaite la mort d'une de ses parentes, qu'on +s'en réjouit, comme si elle était un phénix et de se voir congédiée.... +Quelle étrange idée!»</p> + +<p>M. Camille allait intervenir au moment où Mrs Camille mettait sa main +sur son cœur oppressé et affectait une force de caractère qui n'était +pas naturelle et devait renfermer, je le prévoyais, l'intention de +tomber en pâmoison, quand elle serait dehors. Elle envoya de la main un +baiser à miss Havisham et disparut.</p> + +<p>Sarah Pocket et Georgiana se disputaient à qui sortirait la dernière; +mais Sarah était trop polie pour ne pas céder le pas; elle se glissa +avec tant d'adresse derrière Georgiana, que celle-ci fut obligée de +sortir la première. Sarah Pocket fit donc son effet séparé en disant ces +mots:</p> + +<p>«Soyez bénie, chère miss Havisham!»</p> + +<p>Et en ayant, sur sa petite figure de coquille de noix, un sourire de +pitié pour la faiblesse des autres.</p> + +<p>Pendant qu'Estelle les éclairait pour descendre, miss Havisham +continuait de marcher, en tenant toujours sa main sur mon épaule; mais +elle se ralentissait de plus en plus. À la fin, elle s'arrêta devant le +feu, et dit, après l'avoir regardé pendant quelques secondes:</p> + +<p>«C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance, Pip.»</p> + +<p>J'allais lui en souhaiter encore un grand nombre, quand elle leva sa +canne.</p> + +<p>«Je ne souffre pas qu'on en parle jamais, pas plus ceux qui étaient ici +tout à l'heure que les autres. Ils viennent me voir ce jour-là, mais ils +n'osent pas y faire allusion.»</p> + +<p>Bien entendu, je n'essayai pas, moi non plus, d'y faire allusion +davantage.</p> + +<p>«À pareil jour, bien longtemps avant ta naissance, ce monceau de ruines, +qui était alors un gâteau, dit-elle en montrant du bout de sa canne, +mais sans y toucher, l'amas de toiles d'araignées qui était sur la +table, fut apporté ici. Lui et moi, nous nous sommes usés ensemble; les +souris l'ont rongé, et moi-même j'ai été rongée par des dents plus +aiguës que celles des souris.»</p> + +<p>Elle porta la tête de sa canne à son cœur, en s'arrêtant pour regarder +la table, et contempla ses habits autrefois blancs, aujourd'hui flétris +et jaunis comme elle, la nappe autrefois blanche et aujourd'hui jaunie +et flétrie comme elle, et tous les objets qui l'entouraient et qui +semblaient devoir tomber en poussière au moindre contact.</p> + +<p>«Quand la ruine sera complète, dit-elle, avec un regard de spectre, et +lorsqu'on me déposera morte dans ma parure nuptiale, sur cette table de +repas de noces, tout sera fini... et la malédiction tombera sur lui... +et le plus tôt sera le mieux: pourquoi n'est-ce pas aujourd'hui!»</p> + +<p>Elle continuait à regarder la table comme si son propre cadavre y eût +été étendu. Je gardai le silence. Estelle revint, et elle aussi se tint +tranquille. Il me sembla que cette situation dura longtemps, et je +m'imaginai qu'au milieu de cette profonde obscurité, de cette lourde +atmosphère, Estelle et moi allions aussi commencer à nous flétrir.</p> + +<p>À la fin, sortant tout à coup et sans aucune transition de sa +contemplation, miss Havisham dit:</p> + +<p>«Allons! jouez tous deux aux cartes devant moi; pourquoi n'avez-vous pas +encore commencé?»</p> + +<p>Là-dessus nous rentrâmes dans la chambre et nous nous assîmes en face +l'un de l'autre, comme la première fois: comme la première fois je fus +battu, et comme la première fois encore, miss Havisham ne nous quitta +pas des yeux; elle appelait mon attention sur la beauté d'Estelle, et me +forçait de la remarquer en lui essayant des bijoux sur la poitrine et +dans les cheveux.</p> + +<p>Estelle, de son côté, me traita comme la première fois, à l'exception +qu'elle ne daigna pas me parler. Quand nous eûmes joué une demi-douzaine +de parties, on m'indiqua le jour où je devais revenir, et l'on me fit +descendre dans la cour, comme précédemment, pour me jeter ma nourriture +comme à un chien. Puis on me laissa seul, aller et venir, comme je le +voudrais.</p> + +<p>Il n'est pas très utile de rechercher s'il y avait une porte dans le mur +du jardin la première fois que j'y avais grimpé pour regarder dans ce +même jardin, et si elle était ouverte ou fermée. C'est assez de dire +que je n'en avais pas vu alors, et que j'en voyais une maintenant. Elle +était ouverte, et je savais qu'Estelle avait reconduit les visiteurs, +car je l'avais vue s'en revenir la clef dans la main; j'entrai dans le +jardin et je le parcourus dans tous les sens. C'était un lieu solitaire +et tranquille; il y avait des tranches de melons et de concombres, qui, +mêlées à des restes de vieux chapeaux et de vieux souliers, avaient +produit, en se décomposant, une végétation spontanée, et par-ci, par-là, +un fouillis de mauvaises herbes ressemblant à un poêlon cassé.</p> + +<p>Quand j'eus fini d'examiner le jardin et une serre, dans laquelle il n'y +avait rien qu'une vigne détachée et quelques tessons de bouteilles, je +me retrouvai dans le coin que j'avais vu par la fenêtre. Ne doutant pas +un seul instant que la maison ne fût vide, j'y jetai un coup d'œil par +une autre fenêtre, et je me trouvai, à ma grande surprise, devant un +grand jeune homme pâle, avec des cils roux et des cheveux clairs.</p> + +<p>Ce jeune homme pâle disparut pour reparaître presque aussitôt à côté de +moi. Il était occupé devant des livres au moment où je l'avais aperçu, +et alors je vis qu'il était tout tâché d'encre.</p> + +<p>«Holà! dit-il, mon garçon!»</p> + +<p>Holà! est une interpellation à laquelle, je l'ai remarqué souvent, on ne +peut mieux répondre que par elle-même. Donc, je lui dis:</p> + +<p>«Holà! en omettant, avec politesse, d'ajouter: mon garçon!</p> + +<p>—Qui t'a dit de venir ici?</p> + +<p>—Miss Estelle.</p> + +<p>—Qui t'a permis de t'y promener?</p> + +<p>—Miss Estelle.</p> + +<p>—Viens et battons-nous,» dit le jeune homme pâle.</p> + +<p>Pouvais-je faire autrement que de le suivre? Je me suis souvent fait +cette question depuis: mais pouvais-je faire autrement? Ses manières +étaient si décidées, et j'étais si surpris que je le suivis comme sous +l'influence d'un charme.</p> + +<p>«Attends une minute, dit-il, avant d'aller plus loin, il est bon que je +te donne un motif pour combattre; le voici!»</p> + +<p>Prenant aussitôt un air fort irrité, il se frotta les mains l'une contre +l'autre, jeta délicatement un coup de pied derrière lui, me tira par les +cheveux, se frotta les mains encore une fois, courba sa tête et s'élança +dans cette position sur mon estomac.</p> + +<p>Ce procédé de taureau, outre qu'il n'était pas soutenable, au point de +vue de la liberté individuelle, était manifestement désagréable pour +quelqu'un qui venait de manger. En conséquence, je me jetai sur lui une +première fois, puis j'allais me précipiter une seconde, quand il dit:</p> + +<p>«Ah!... ah!... vraiment!»</p> + +<p>Et il commença à sauter en avant et en arrière, d'une façon tout à fait +extraordinaire et sans exemple pour ma faible expérience.</p> + +<p>«Ce sont les règles du jeu, dit-il en sautant de sa jambe gauche sur sa +jambe droite; ce sont les règles reçues!»</p> + +<p>Il retomba alors sur sa jambe gauche.</p> + +<p>«Viens sur le terrain, et commençons les préliminaires!»</p> + +<p>Il sautait à droite, à gauche, en avant, en arrière, et se livrait à +toutes sortes de gambades, pendant que je le regardais dans le plus +grand étonnement.</p> + +<p>J'étais secrètement effrayé, en le voyant si adroit et si alerte; mais +je sentais, moralement et physiquement, qu'il n'avait aucun droit à +enfoncer sa tête dans mon estomac, aussi irrévérencieusement qu'il +venait de le faire. Je le suivis donc, sans mot dire, dans un +enfoncement retiré du jardin, formé par la jonction de deux murs, et +protégé par quelques broussailles. Après m'avoir demandé si le terrain +me convenait, et avoir obtenu un: Oui! fort crânement articulé par moi, +il me demanda la permission de s'absenter un moment, et revint +promptement avec une bouteille d'eau et une éponge imbibée de vinaigre.</p> + +<p>«C'est pour nous deux,» dit-il en plaçant ces objets contre le mur.</p> + +<p>Alors, il retira non seulement sa veste et son gilet, mais aussi sa +chemise, d'une façon qui prouvait tout à la fois sa légèreté de +conscience, son empressement et une certaine soif sanguinaire.</p> + +<p>Bien qu'il ne parût pas fort bien portant, et qu'il eût le visage +couvert de boutons et une échancrure à la bouche, ces effrayants +préparatifs ne laissèrent pas que de m'épouvanter. Je jugeai qu'il +devait avoir à peu près mon âge, mais il était bien plus grand et il +avait une manière de se redresser qui m'en imposait beaucoup. Du reste, +c'était un jeune homme; il était habillé tout en gris, quand il n'était +pas déshabillé pour se battre, bien entendu, et il avait des coudes, et +des genoux et des poings, et des pieds considérablement développés, +comparativement au reste de sa personne.</p> + +<p>Je sentis mon cœur faiblir en le voyant me toiser avec une certaine +affectation de plaisir, et examiner ma charpente ana-tomique comme pour +choisir un os à sa convenance. Jamais je n'ai été aussi surpris de ma +vie, que lorsqu'après lui avoir assené mon premier coup, je le vis +couché sur le dos, me regardant avec son nez tout sanglant et me +présentant son visage en raccourci.</p> + +<p>Il se releva immédiatement, et après s'être épongé avec une dextérité +vraiment remarquable, il recommença à me toiser. La seconde surprise +manifeste que j'éprouvai dans ma vie, ce fut de le voir sur le dos une +deuxième fois, me regardant avec un œil tout noir.</p> + +<p>Son courage m'inspirait un grand respect: il n'avait pas de force, ne +tapait pas bien dur, et de plus, je renversais à chaque coup; mais il se +relevait en un moment, s'épongeait ou buvait à même la bouteille, en se +soignant lui-même avec une satisfaction apparente et un air triomphant +qui me faisaient croire qu'il allait enfin me donner quelque bon coup. +Il fut bientôt tout meurtri; car, j'ai regret à le dire, plus je +frappais, et plus je frappais fort; mais il se releva, et revint sans +cesse à la charge, jusqu'au moment où il reçut un mauvais coup qui +l'envoya rouler la tête contre le mur: encore après cela, se +releva-t-il en tournant rapidement sur lui-même, sans savoir où j'étais; +puis enfin, il alla chercher à genoux son éponge et la jeta en l'air en +poussant un grand soupir et en disant:</p> + +<p>«Cela signifie que tu as gagné!»</p> + +<p>Il paraissait si brave et si loyal que, bien que je n'eusse pas cherché +la querelle, ma victoire ne me donnait qu'une médiocre satisfaction. Je +crois même me rappeler que je me regardais moi-même comme une espèce +d'ours ou quelque autre bête sauvage. Cependant, je m'habillai en +essuyant par intervalle mon visage sanglant, et je lui dis:</p> + +<p>«Puis-je vous aider?»</p> + +<p>Et il me répondit:</p> + +<p>«Non, merci!»</p> + +<p>Ensuite, je lui dis:</p> + +<p>«Je vous souhaite une bonne après-midi.»</p> + +<p>Et il me répondit:</p> + +<p>«Moi de même.»</p> + +<p>En arrivant dans la cour, je trouvai Estelle, attendant avec ses clefs; +mais elle ne me demanda ni où j'avais été, ni pourquoi je l'avais fait +attendre. Son visage rayonnait comme s'il lui était arrivé quelque chose +d'heureux. Au lieu d'aller droit à la porte, elle s'arrêta dans le +passage pour m'attendre.</p> + +<p>«Viens ici!... tu peux m'embrasser si tu veux.»</p> + +<p>Je l'embrassai sur la joue qu'elle me tendait. Je crois que je serais +passé dans le feu pour l'embrasser; mais je sentais que ce baiser +n'était accordé à un pauvre diable tel que moi que comme une menue pièce +de monnaie, et qu'il ne valait pas grand'chose.</p> + +<p>Les visiteurs, les cartes et le combat m'avaient retenu si longtemps +que, lorsque j'approchai de la maison, les dernières lueurs du soleil +disparaissaient derrière les marais, et le fourneau de Joe faisait +flamboyer une longue trace de feu au travers de la route.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII"></a><a href="#table">CHAPITRE XII.</a></h2> + + +<p>Je n'étais pas fort rassuré sur le compte du jeune homme pâle. Plus je +pensais au combat, plus je me rappelais les traits ensanglantés de ce +jeune homme, plus je sentais qu'il devait m'être fait quelque chose pour +l'avoir mis dans cet état. Le sang de ce jeune homme retomberait sur ma +tête, et la loi le vengerait. Sans avoir une idée bien positive de la +peine que j'encourais, il était évident pour moi que les jeunes gars du +village ne devaient pas aller dans les environs ravager les maisons des +gens bien posés et rosser les jeunes gens studieux de l'Angleterre sans +attirer sur eux quelque punition sévère. Pendant plusieurs jours, je +restai enfermé à la maison, et je ne sortis de la cuisine qu'après +m'être assuré que les policemen du comté n'étaient pas à mes trousses, +tout prêts à s'élancer sur moi. Le nez du jeune homme pâle avait tâché +mon pantalon, et je profitai du silence de la nuit pour laver cette +preuve de mon crime. Je m'étais écorché les doigts contre les dents du +jeune homme, et je torturais mon imagination de mille manières pour +trouver un moyen d'expliquer cette circonstance accablante quand je +serais appelé devant les juges.</p> + +<p>Quand vint le jour de retourner au lieu témoin de mes actes de violence, +me terreurs ne connurent plus de bornes. Les envoyés de la justice +venus de Londres tout exprès ne seraient-ils pas en embuscade derrière +la porte? Miss Havisham ne voudrait-elle pas elle-même tirer vengeance +d'un crime commis dans sa maison, et n'allait-elle pas se lever sur moi, +armée d'un pistolet et m'étendre mort à ses pieds? N'aurait-on pas +soudoyé une bande de mercenaires pour tomber sur moi dans la brasserie +et me frapper jusqu'à la mort? J'avais, je dois le dire, une assez haute +opinion du jeune homme pâle pour le croire étranger à toutes ces +machinations; elles se présentaient à mon esprit, ourdies par ses +parents, indignés de l'état de son visage et excités par leur grand +amour pour ses traits de famille.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, je devais aller chez miss Havisham, et j'y allai. +Chose étrange! rien de notre lutte n'avait transpiré, on n'y fit pas la +moindre allusion, et je n'aperçus pas le plus petit homme, jeune ou +pâle! Je retrouvai la même porte ouverte, j'explorai le même jardin, je +regardai par la même fenêtre, mais mon regard se trouva arrêté par des +volets fermés intérieurement. Tout était calme et inanimé. Ce fut +seulement dans le coin où avait eu lieu le combat que je pus découvrir +quelques preuves de l'existence du jeune homme; il y avait là des traces +de sang figé, et je les couvris de terre pour les dérober aux yeux des +hommes.</p> + +<p>Sur le vaste palier qui séparait la chambre de miss Havisham de l'autre +chambre où était dressée la longue table, je vis une chaise de jardin, +une de ces chaises légères montées sur des roues et qu'on pousse par +derrière. On l'avait apportée là depuis ma dernière visite, et dès ce +moment je fus chargé de pousser régulièrement miss Havisham, dans cette +chaise, autour de sa chambre et autour de l'autre, quand elle se +trouvait fatiguée de me pousser par l'épaule. Nous faisions ces voyages +d'une chambre à l'autre sans interruption, quelquefois pendant trois +heures de suite. Ces voyages ont dû être extrêmement nombreux, car il +fut décidé que je viendrais tous les deux jours à midi pour remplir ces +fonctions, et je me rappelle très bien que cela dura au moins huit ou +dix mois.</p> + +<p>À mesure que nous nous familiarisions l'une avec l'autre, miss Havisham +me parlait davantage et me faisait quelquefois des questions sur ce que +je savais et sur ce que je comptais faire. Je lui dis que j'allais être +l'apprenti de Joe; que je ne savais rien, et que j'avais besoin +d'apprendre toute chose, avec l'espoir qu'elle m'aiderait à atteindre ce +but tant désiré. Mais elle n'en fit rien; au contraire, elle semblait +préférer me voir rester ignorant. Elle ne me donnait jamais d'argent, +mais seulement mon dîner, et elle ne parla même jamais de me payer mes +services.</p> + +<p>Estelle était toujours avec nous; c'était toujours elle qui me faisait +entrer et sortir, mais elle ne m'invita plus jamais à l'embrasser. +Quelquefois elle me tolérait, d'autres fois elle me montrait une +certaine condescendance; tantôt elle était très familière avec moi, +tantôt elle me disait énergiquement qu'elle me haïssait. Miss Havisham +me demandait quelquefois tout bas et quand nous étions seuls: «Pip, +n'est-elle pas de plus en plus jolie?» Et quand je lui répondais: «Oui,» +ce qui était vrai, elle semblait s'en réjouir secrètement. Aussi, tandis +que nous jouions aux cartes, miss Havisham nous regardait avec un +bonheur d'avare, quels que pussent être les caprices d'Estelle. Et quand +ces caprices devenaient si nombreux et si contradictoires que je ne +savais plus que dire ni que faire, miss Havisham l'embrassait avec amour +et lui murmurait dans l'oreille quelque chose qui sonnait comme ceci: +«Désespérez-les tous, mon orgueil et mon espoir!... désespérez-les tous +sans remords!»</p> + +<p>Il y avait une chanson dont Joe se plaisait à fredonner des fragments +pendant son travail, elle avait pour refrain: <i>le vieux Clem</i>. C'était, +à vrai dire, une singulière manière de rendre hommage à un saint patron; +mais, je crois bien que le vieux Clem lui-même ne se gênait pas beaucoup +avec ses forgerons. C'était une chanson qui imitait le bruit du marteau +sur l'enclume; ce qui excusait jusqu'à un certain point l'introduction +du nom vénéré du vieux Clem. À la fin, on devait frapper son voisin +d'un coup de poing en criant: «Battez, battez vieux Clem!... Soufflez, +soufflez le feu, vieux Clem!... Grondez plus fort, élancez-vous plus +haut!» Un jour, miss Havisham me dit, peu après avoir pris place dans sa +chaise roulante, et en agitant ses doigts avec impatience:</p> + +<p>«Là!... là!... là!... chante...»</p> + +<p>Je me mis à chanter tout en poussant la machine. Il arriva qu'elle y +prît un certain goût, et qu'elle répétât tout en roulant autour de la +grande table et de l'autre chambre. Souvent même Estelle se joignait à +nous; mais nos accords étaient si réservés, qu'à nous trois nous +faisions moins de bruit dans la vieille maison que le plus léger souffle +du vent.</p> + +<p>Q'allais-je devenir avec un pareil entourage? Comment empêcher son +influence sur mon caractère? Faut-il s'étonner si, de même que mes yeux, +mes pensées étaient éblouies quand je sortais de ces chambres obscures +pour me retrouver dehors à la clarté du jour?</p> + +<p>Peut-être me serais-je décidé à parler à Joe du jeune homme pâle, si je +ne m'étais pas lancé d'abord dans ce dédale d'exagérations monstrueuses +que j'ai déjà avouées. Je sentais parfaitement que Joe ne manquerait pas +de voir dans ce jeune homme pâle un voyageur digne de monter dans le +carrosse en velours noir. En conséquence je gardai sur lui le silence le +plus profond. D'ailleurs, la frayeur qui m'avait saisi tout d'abord en +voyant miss Havisham et Estelle se concerter, ne faisait qu'augmenter +avec le temps. Je ne mis donc toute ma confiance qu'en Biddy, et c'est à +elle seule que j'ouvris mon cœur. Pourquoi me parut-il naturel d'agir +ainsi, et pourquoi Biddy prenait-elle un intérêt si grand à tout ce que +je lui disais? Je l'ignorais alors, bien que je pense le savoir +aujourd'hui.</p> + +<p>Pendant ce temps, les conciliabules allaient leur train dans la cuisine +du logis, et mon pauvre esprit était agité et aigri des ennuis et des +désagréments qui en résultaient toujours. Cet âne de Pumblechook avait +coutume de venir le soir pour causer de moi et de mon avenir avec ma +sœur, et je crois réellement (avec moins de repentir que je n'en +devrais éprouver) que si alors j'avais pu ôter la clavette de l'essieu +de sa voiture, je l'eusse fait avec plaisir. Ce misérable homme était si +borné et d'une faiblesse d'esprit telle qu'il ne pouvait parler de moi +et de ce que je deviendrais sans m'avoir devant lui, comme si cela eût +pu y faire quelque chose, et il m'arrachait ordinairement de mon +escabeau (en me tirant par le collet de ma veste) et me faisait quitter +le coin où j'étais si tranquille, pour me placer devant le feu comme +pour me faire rôtir. Il commençait ainsi en s'adressant à ma sœur:</p> + +<p>«Voici un garçon, ma nièce, un garçon que vous avez élevé à la main. +Tiens-toi droit, mon garçon, relève la tête et ne sois pas ingrat pour +eux, comme tu l'es toujours. Voyons, ma nièce, qu'y a-t-il à faire pour +ce garçon?»</p> + +<p>Et alors il me rebroussait les cheveux, ce dont, je l'ai déjà dit, je +n'ai jamais témoigné la moindre reconnaissance à personne, et me tenait +devant lui en me tirant par la manche: spectacle bête et stupide qui ne +pouvait être égalé en bêtise et en stupidité que par M. Pumblechook +lui-même.</p> + +<p>Ma sœur et lui se livraient alors aux supputations les plus absurdes +sur miss Havisham, et sur ce qu'elle ferait de moi et pour moi. Je +finissais toujours par pleurer de dépit, et j'avais toutes les peines du +monde à ne pas me jeter sur lui pour le battre. Pendant ces +conversations, chaque fois que ma sœur m'interpellait, cela me causait +une douleur aussi forte que si l'on m'eût arraché une dent, et +Pumblechook, qui se voyait déjà mon patron, promenait sur moi le regard +dépréciateur d'un entrepreneur qui se voit engagé dans une affaire peu +lucrative.</p> + +<p>Joe ne prenait aucune part à ces discussions; mais Mrs Joe lui +adressait assez souvent la parole, car elle voyait clairement qu'elle +n'était pas d'accord avec lui relativement à ce qu'on ferait de moi. +J'étais en âge d'être l'apprenti de Joe, et toutes les fois que ce +dernier, assis pensif auprès du feu, tenait le poker entre ses genoux, +et dégageait la cendre qui obstruait les barres inférieures du foyer, ma +sœur devinait facilement dans cette innocente action une protestation +contre ses idées. Elle ne manquait jamais alors de se jeter sur lui, de +le secouer vigoureusement, et de lui arracher le poker des mains, de +sorte que ces débats avaient toujours une fin orageuse. Tout à coup et +sans le moindre prétexte, ma sœur se retournait sur moi, me secouait +rudement et me jetait ces mots à la figure:</p> + +<p>«Allons! En voilà assez!... Va te coucher, tu nous as donné assez de +peine pour une soirée, j'espère!»</p> + +<p>Comme si c'eût été moi qui les eusse priés en grâce de tourmenter ma +pauvre existence.</p> + +<p>Cet état de chose dura longtemps, et il eût pu durer plus longtemps +encore, mais un jour que miss Havisham se promenait, comme à +l'ordinaire, en s'appuyant sur mon épaule, elle s'arrêta subitement et, +se penchant sur moi, elle me dit, avec un peu d'humeur:</p> + +<p>«Tu deviens grand garçon, Pip!»</p> + +<p>Je pensai que je devais lui faire entendre, par un regard méditatif, que +c'était sans doute le résultat de circonstances sur lesquelles je +n'avais aucun pouvoir.</p> + +<p>Elle n'en dit pas davantage pour cette fois, mais elle s'arrêta bientôt +pour me considérer encore, et un moment après elle recommença de nouveau +en fronçant les sourcils et en faisant la mine. Le jour suivant, quand +notre exercice quotidien fut fini, et que je l'eus reconduite à sa +table de toilette, elle appela mon attention au moyen du mouvement +impatient des ses doigts.</p> + +<p>«Redis-moi donc le nom de ton forgeron?</p> + +<p>—Joe Gargery, madame.</p> + +<p>—C'est chez lui que tu devais entrer en apprentissage?</p> + +<p>—Oui, miss Havisham.</p> + +<p>—Tu aurais mieux fait d'y entrer tout de suite. Crois-tu que Gargery +consente à venir ici avec toi, et à apporter ton acte de naissance?»</p> + +<p>Je répondis que Joe ne manquerait pas de se trouver très honoré de +venir.</p> + +<p>«Alors, qu'il vienne.</p> + +<p>—À quelle heure voulez-vous qu'il vienne, miss Havisham?</p> + +<p>Là!... là!... Je ne connais plus rien aux heures... mais qu'il vienne +bientôt et seul avec toi.»</p> + +<p>Lorsque le soir je rentrai à la maison et que je fis part à Joe du +message dont j'étais chargé pour lui, ma sœur monta sur ses grands +chevaux et s'exalta plus que je ne l'avais encore vue. Elle nous demanda +si nous la prenions pour un paillasson, tout au plus bon pour essuyer +mes souliers, et comment nous osions en user ainsi avec elle et pour +quelle société nous avions l'amabilité de la croire faite? Quand elle +eut épuisé ce torrent de questions et d'injures, elle éclata en sanglots +et jeta un chandelier à la tête de Joe, mit son tablier de cuisine, ce +qui était toujours un très mauvais signe, et commença à tout nettoyer +avec une ardeur sans pareille. Non contente d'un nettoyage à sec, elle +prit un seau et une brosse, et fit tant de gâchis, qu'elle nous força à +nous réfugier dans la cour de derrière. Il était dix heures du soir +quand nous nous risquâmes à rentrer. Alors, ma sœur demanda à +brûle-pourpoint à Joe pourquoi il n'avait pas épousé une négresse? Joe +ne répondit rien, le pauvre homme, mais il se mit à caresser ses favoris +de l'air le plus piteux du monde, et il me regardait, comme s'il pensait +réellement qu'il eût tout aussi bien fait.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XIII" id="CHAPITRE_XIII"></a><a href="#table">CHAPITRE XIII.</a></h2> + + +<p>J'éprouvai une vive contrariété, le lendemain matin, en voyant Joe +revêtir ses habits du dimanche, pour m'accompagner chez miss Havisham. +Cependant, je ne pouvais pas lui dire qu'il était beaucoup mieux dans +ses habits de travail, puisqu'il avait cru nécessaire de faire toilette, +car je savais que c'était uniquement pour moi qu'il avait pris toute +cette peine, et qu'il se gênait horriblement en portant un faux-col +tellement haut par derrière, qu'il lui relevait les cheveux sur le +sommet de la tête comme un plumet.</p> + +<p>Pendant le déjeuner, ma sœur annonça son intention de nous accompagner +à la ville, en disant que nous la laisserions chez l'oncle Pumblechook, +et que nous irions la reprendre «quand nous en aurions fini avec nos +belles dames.» Manière de s'exprimer, qui, soit dit en passant, était +d'un mauvais présage pour Joe. La forge fut donc fermée pour toute la +journée, et Joe écrivit à la craie sur sa porte (ainsi qu'il avait +coutume de le faire dans les rares occasions où il quittait son travail) +le mot «SORTI,» accompagné d'une flèche tracée dans la direction qu'il +avait prise.</p> + +<p>Nous partîmes pour la ville. Ma sœur ouvrait la marche avec son grand +chapeau de castor, elle portait un panier tressé en paille avec la même +solennité que si c'eût été le grand sceau d'Angleterre. De plus elle +avait une paire de socques, un châle râpé et un parapluie, bien que le +temps fût clair et beau. Je ne sais pas bien si tous ces objets étaient +emportés par pénitence ou par ostentation; mais je crois plutôt qu'ils +étaient exhibés pour faire voir qu'on les possédait. Beaucoup de dames, +imitant Cléopâtre et d'autres souveraines, aiment, lorsqu'elles +voyagent, à traîner après elles leurs richesses et à s'en faire un +cortège d'apparat.</p> + +<p>En arrivant chez M. Pumblechook, ma sœur nous quitta et entra avec +fracas. Il était alors près de midi; Joe et moi nous nous rendîmes donc +directement à la maison de miss Havisham. Comme à l'ordinaire, Estelle +vint ouvrir la porte, et dès qu'elle parut, Joe ôta son chapeau et, en +le tenant par le bord, il se mit à le balancer d'une main dans l'autre, +comme s'il eût eu d'importantes raisons d'en connaître exactement le +poids.</p> + +<p>Estelle ne fit attention ni à l'un ni à l'autre, mais elle nous +conduisit par un chemin que je connaissais très bien. Je la suivais et +Joe venait le dernier. Quand je tournai la tête pour regarder Joe, je le +vis qui continuait à peser son chapeau avec le plus grand soin. Je +remarquai en même temps qu'il marchait sur la pointe des pieds.</p> + +<p>Estelle nous invita à entrer. Je pris donc Joe par le pan de son habit, +et je l'introduisis en présence de miss Havisham. Miss Havisham était +assise devant sa table de toilette, et leva aussitôt les yeux sur nous.</p> + +<p>«Oh! dit-elle à Joe. Vous êtes le mari de la sœur de ce garçon?»</p> + +<p>Je n'aurais jamais imaginé mon cher et vieux Joe si changé. Il restait +là, immobile, sans pouvoir parler, avec sa touffe de cheveux en l'air et +la bouche toute grande ouverte, comme un oiseau extraordinaire attendant +une mouche au passage.</p> + +<p>«Vous êtes le mari de la sœur de cet enfant-là? répéta miss Havisham.</p> + +<p>—C'est-à-dire, mon petit Pip, me dit Joe d'un ton excessivement poli et +confiant, que lorsque j'ai courtisé et épousé ta sœur, j'étais, comme +on dit, si tu veux bien me permettre de le dire, un garçon...»</p> + +<p>La situation devenait fort embarrassante, car Joe persistait à +s'adresser à moi, au lieu de répondre à miss Havisham.</p> + +<p>«Bien, dit miss Havisham, vous avez élevé ce garçon avec l'intention +d'en faire votre apprenti, n'est-ce pas, monsieur Gargery?</p> + +<p>—Tu sais, mon petit Pip, répliqua Joe, que nous avons toujours été bons +amis, et que nous avons projeté de partager peines et plaisir ensemble, +à moins que tu n'aies quelque objection contre la profession; que tu ne +craignes le noir et la suie, par exemple, ou à moins que d'autres ne +t'en aient dégoûté, vois-tu, mon petit Pip....</p> + +<p>—Cet enfant-là a-t-il jamais fait la moindre objection?... A-t-il du +goût pour cet état?</p> + +<p>—Tu dois le savoir, mon petit Pip, mieux que personne, repartit Joe; +c'était jusqu'à présent le plus grand désir de ton cœur.»</p> + +<p>Et il répéta avec plus de force, de raisonnement, de confiance et de +politesse que la première fois:</p> + +<p>«N'est-ce pas, mon petit Pip, que tu ne fais aucune objection, et que +c'est bien le plus grand désir de ton cœur?»</p> + +<p>C'est en vain que je m'efforçais de lui faire comprendre que c'était à +miss Havisham qu'il devait s'adresser; plus je lui faisais des signes et +des gestes, plus il devenait expansif et poli à mon égard.</p> + +<p>«Avez-vous apporté ses papiers? demanda miss Havisham.</p> + +<p>—Tu le sais, mon petit Pip, répliqua Joe avec une petite moue de +reproche. Tu me les a vu mettre dans mon chapeau, donc tu sais bien où +ils sont...»</p> + +<p>Sur ce, il les retira du chapeau et les tendit, non pas à mis Havisham, +mais à moi. Je commençais à être un peu honteux de mon compagnon, quand +je vis Estelle, qui était debout derrière le fauteuil de miss Havisham, +rire avec malice. Je pris les papiers des mains de Joe et les tendis à +miss Havisham.</p> + +<p>«Espériez-vous quelque dédommagement pour les services que m'a rendus +cet enfant? dit-elle en le fixant.</p> + +<p>—Joe, dis-je, car il gardait le silence, pourquoi ne réponds-tu +pas?...</p> + +<p>—Mon petit Pip, repartit Joe, en m'arrêtant court, comme si on l'avait +blessé, je trouve cette question inutile de toi à moi, et tu sais bien +qu'il n'y a qu'une seule réponse à faire, et que c'est: Non! Tu sais +aussi bien que moi que c'est: Non, mon petit Pip; pourquoi alors me le +fais-tu dire?...»</p> + +<p>Miss Havisham regarda Joe d'un air qui signifiait qu'elle avait compris +ce qu'il était réellement, et elle prit un petit sac placé sur la table +à côté d'elle.</p> + +<p>«Pip a mérité une récompense en venant ici, et la voici. Ce sac contient +vingt-cinq guinées. Donne-le à ton maître, Pip.»</p> + +<p>Comme s'il eût été tout à fait dérouté par l'étonnement que faisaient +naître en lui cette étrange personne et cette chambre non moins +étrange, Joe, même en ce moment, persista à s'adresser à moi:</p> + +<p>«Ceci est fort généreux de ta part, mon petit Pip, dit-il, et c'est avec +reconnaissance que je reçois ton cadeau, bien que je ne l'aie pas plus +cherché ici qu'ailleurs. Et maintenant, mon petit Pip, continua Joe en +me faisant passer du chaud au froid instantanément, car il me semblait +que cette expression familière s'adressait à miss Havisham; et +maintenant, mon petit Pip, pouvons-nous faire notre devoir? Peut-il être +fait par tous deux, ou bien par l'un ou par l'autre, ou bien par ceux +qui nous ont offert ce généreux présent... pour être... une satisfaction +pour le cœur de ceux... qui... jamais...»</p> + +<p>Ici Joe sentit qu'il s'enfonçait dans un dédale de difficultés +inextricables, mais il reprit triomphalement par ces mots:</p> + +<p>«Et moi-même bien plus encore!»</p> + +<p>Cette dernière phrase lui parut d'un si bon effet, qu'il la répéta deux +fois.</p> + +<p>«Adieu, Pip, dit miss Havisham. Reconduisez-les, Estelle.</p> + +<p>—Dois-je revenir, miss Havisham? demandai-je.</p> + +<p>—Non, Gargery est désormais ton maître. Gargery, un mot.»</p> + +<p>En sortant, je l'entendis dire à Joe d'une voix distincte:</p> + +<p>«Ce petit s'est conduit ici en brave garçon, et c'est sa récompense. Il +va sans dire que vous ne compterez sur rien de plus.»</p> + +<p>Je ne sais comment Joe sortit de la chambre; je n'ai jamais bien pu m'en +rendre compte, mais je sais qu'au lieu de descendre, il monta +tranquillement à l'étage supérieur, qu'il resta sourd à toutes mes +observations et que je fus forcé de courir après lui pour le remettre +dans le bon chemin. Une minute après, nous étions sortis, la porte était +refermée, et Estelle était partie!</p> + +<p>Dès que nous fûmes en plein air, Joe s'appuya contre un mur et me dit:</p> + +<p>«C'est étonnant!»</p> + +<p>Et il resta longtemps sans parler, puis il répéta à plusieurs reprises:</p> + +<p>«Étonnant!... très étonnant!...»</p> + +<p>Je commençais à croire qu'il avait perdu la raison. À la fin, il +allongea sa phrase et dit:</p> + +<p>«Je t'assure, mon petit Pip, que c'est on ne peut plus étonnant!»</p> + +<p>J'ai des raisons de penser que l'intelligence de Joe s'était éclairée +par ce qu'il avait vu, et que, pendant notre trajet jusqu'à la maison de +Pumblechook, il avait ruminé et adopté un projet subtil et profond. Mes +raisons s'appuient sur ce qui se passa dans le salon de Pumblechook, où +nous trouvâmes ma sœur en grande conversation avec le grainetier +détesté.</p> + +<p>«Eh bien! s'écria ma sœur; que vous est-il arrivé? Je m'étonne vraiment +que vous daigniez revenir dans une aussi pauvre société que la nôtre. +Oui, je m'en étonne vraiment!</p> + +<p>—Miss Havisham, dit Joe en me regardant, comme s'il cherchait à faire +un effort de mémoire, nous a bien recommandé de présenter ses... +Était-ce ses compliments ou ses respects, mon petit Pip?</p> + +<p>—Ses compliments, dis-je.</p> + +<p>—C'est ce que je croyais, répondit Joe: ses compliments à Mrs Gargery.</p> + +<p>—Grand bien me fasse! observa ma sœur, quoique cependant elle fût +visiblement satisfaite.</p> + +<p>—Elle voudrait, continua Joe en me regardant de nouveau, et en faisant +un effort de mémoire, que l'état de sa santé lui eût... permis... +n'est-ce pas, mon petit Pip?</p> + +<p>—D'avoir le plaisir... ajoutai-je.</p> + +<p>—... De recevoir des dames, ajouta Joe avec un grand soupir.</p> + +<p>—C'est bien, dit ma sœur, en jetant un regard adouci à M. Pumblechook. +Elle aurait pu envoyer ses excuses un peu plus tôt, mais il vaut mieux +tard que jamais. Et qu'a-t-elle donné à ce jeune gredin-là?</p> + +<p>—Rien! dit Joe, rien!...»</p> + +<p>Mrs Joe allait éclater, mais Joe continua:</p> + +<p>«Ce qu'elle donne, elle le donne à ses parents, c'est-à-dire elle le +remet entre les mains de sa sœur mistress J. Gargery.... Telles sont ses +paroles: J. Gargery. Elle ne pouvait pas savoir, ajouta Joe avec un air +de réflexion, si J. veut dire Joe ou Jorge.»</p> + +<p>Ma sœur se tourna du côté de Pumblechook, qui polissait avec le creux +de la main, les bras de son fauteuil, et lui faisait des signes de tête, +en regardant alternativement le feu et elle, comme un homme qui savait +tout et avait tout prévu.</p> + +<p>«Et combien avez-vous reçu? demanda ma sœur en riant.</p> + +<p>—Que penserait l'honorable compagnie, de dix livres? demanda Joe.</p> + +<p>—On dirait, repartit vivement ma sœur, que c'est assez bien... ce +n'est pas trop... mais enfin, c'est assez....</p> + +<p>—Eh bien! il y a plus que cela,» dit Joe.</p> + +<p>Cet épouvantable imposteur de Pumblechook s'empressa de dire, sans +cesser toutefois de polir le bras de son fauteuil:</p> + +<p>«Plus que cela, ma nièce....</p> + +<p>—Vous plaisantez? fit ma sœur.</p> + +<p>—Non pas, ma nièce, dit Pumblechook; mais attendez un peu. Continuez, +Joseph, continuez.</p> + +<p>—Que dirait-on de vingt livres? continua Joe.</p> + +<p>—Mais on dirait que c'est très beau, continua ma sœur.</p> + +<p>—Eh! bien, dit Joe, c'est plus de vingt livres.»</p> + +<p>Cet hypocrite de Pumblechook continuait ses signes de tête, et dit en +riant.</p> + +<p>«Plus que cela, ma nièce.... Très bien! Continuez, Joseph, continuez.</p> + +<p>—Eh bien! pour en finir, dit Joe en tendant le sac à ma sœur, c'est +vingt-cinq livres que miss Havisham a données.</p> + +<p>—Vingt-cinq livres, ma nièce, répéta cette vile canaille de +Pumblechook, en prenant les mains de ma sœur. Et ce n'est pas plus que +vous ne méritez. Ne vous l'avais-je pas dit, lorsque vous m'avez demandé +mon opinion? et je souhaite que cet argent vous profite.»</p> + +<p>Si le misérable s'en était tenu là, son rôle eût été assez abject; mais +non, il parla de sa protection d'un ton qui surpassa toutes ces +hypocrisies antérieures.</p> + +<p>«Voyez-vous, Joseph, et vous, ma nièce, dit-il en me tiraillant par le +bras, je suis de ces gens qui vont jusqu'au bout et surmontent tous les +obstacles quand une fois ils ont commencé quelque chose. Ce garçon doit +être engagé comme apprenti, voilà mon système; engagez-le donc sans plus +tarder.</p> + +<p>—Nous savons, mon oncle Pumblechook, dit ma sœur en serrant le sac +dans ses mains, que nous vous devons beaucoup.</p> + +<p>—Ne vous occupez pas de moi, ma nièce, repartit le diabolique marchand +de graines, un plaisir est un plaisir; mais ce garçon doit être engagé +par tous les moyens possibles, et je m'en charge.»</p> + +<p>Il y avait un tribunal à la maison de ville, tout près de là, et nous +nous rendîmes auprès des juges pour m'engager, par contrat, à être +l'apprenti de Joe. Mais ce qui ne me sembla pas drôle du tout, c'est que +Pumblechook me poussait devant lui, comme si j'avais fouillé dans une +poche, ou incendié un meuble. Tout le monde croyait que j'avais commis +quelque mauvaise action et que j'avais été pris en flagrant délit, car +j'entendais des gens autour de moi qui disaient: «Qu'a-t-il fait?» Et +d'autres: «Il est encore tout jeune; mais il a l'air d'un mauvais drôle, +n'est-ce pas?» Un personnage, à l'aspect bienveillant, alla même jusqu'à +me donner un petit livre, orné d'une vignette sur bois, représentant un +jeune mauvais sujet, portant un attirail de chaînes, aussi complet que +celui de l'étalage d'un marchand de saucisses et intitulé: «POUR LIRE +DANS MA CELLULE.»</p> + +<p>C'était un endroit singulier, que la grande salle où nous entrâmes. Les +bancs me parurent encore plus grands que ceux de l'église. Il y avait +beaucoup de spectateurs pressés sur ces bancs, et des juges formidables, +dont l'un avait la tête poudrée. Les uns se couchaient dans leur +fauteuil, croisaient leurs bras, prenaient une prise de tabac, et +s'endormaient. Les autres écrivaient ou lisaient le journal. Il y avait +aussi plusieurs sombres portraits appendus aux murs et qui parurent à +mes yeux peu connaisseurs un composé de sucre d'orge et de taffetas +gommé. C'est là que, dans un coin, mon identité fut dûment reconnue et +attestée, le contrat passé, et que je fus engagé. M. Pumblechook me +soutint pendant tous ces petits préliminaires, comme si l'on m'eût +conduit à l'échafaud.</p> + +<p>En sortant, et après nous être débarrassés des enfants, que l'espoir de +me voir torturer publiquement avait excités au plus haut point, et qui +furent très désappointés en voyant que mes amis m'entouraient, nous +rentrâmes chez Pumblechook. Les vingt-cinq livres avaient mis ma sœur +dans une telle joie, qu'elle voulut absolument dîner au <i>Cochon bleu</i>, +pour fêter cette bonne aubaine, et Pumblechook partit avec sa voiture +pour ramener au plus vite les Hubbles et M. Wopsle.</p> + +<p>Je passai une bien triste journée, car il semblait admis d'un commun +accord que j'étais de trop dans cette fête, et, ce qu'il y a de pire, +c'est qu'ils me demandaient tous, de temps en temps, quand ils n'avaient +rien de mieux à faire, pourquoi je ne m'amusais pas.</p> + +<p>Et que pouvais-je répondre, si ce n'est que je m'amusais beaucoup, +quand, hélas! je m'ennuyais à mourir?</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, ils étaient tous grands, sensés raisonnables et +pouvaient faire ce qu'ils voulaient et ils en profitaient. Le vil +Pumblechook, à qui revenait l'honneur de tout cela, occupait le haut de +la table, et quand il entama son speech sur mon engagement, il eut soin +d'insinuer hypocritement que je serais passible d'emprisonnement si je +jouais aux cartes, si je buvais des liqueurs fortes, ou si je rentrais +tard, ou bien encore si je fréquentais de mauvaises compagnies; ce qu'il +considérait, d'après mes précédents, comme inévitable. Il me mit debout +sur une chaise, à côté de lui, pour illustrer ses suppositions et rendre +ses remarques plus palpables.</p> + +<p>Les seuls autres souvenirs qui me restent de cette grande fête de +famille, c'est qu'on ne voulut pas me laisser dormir, et que toutes les +fois que je fermais les yeux, on me réveillait pour me dire de m'amuser; +puis, que très tard dans la soirée, M. Wopsle nous récita l'ode de +Collins et il jeta à terre son sabre taché de sang avec un tel fracas, +que le garçon accourut nous dire: «Que les gens du dessous nous +présentaient leurs compliments, et nous faisaient dire que nous n'étions +pas <i>Aux armes des Bateleurs;</i>» puis que tous les convives étaient de +belle humeur, et qu'en rentrant au logis ils chantaient: <i>Viens belle +dame.</i> M. Wopsle faisait la basse avec sa voix terriblement sonore, se +vantait de connaître les affaires particulières de chacun, et affirmait +qu'il était l'homme qui, malgré ses gros yeux dont on ne voyait que le +blanc, et sa faiblesse, l'emportait encore sur tout le reste de la +société.</p> + +<p>Enfin, je me souviens qu'en rentrant dans ma petite chambre, je me +trouvai très misérable, et que j'avais la conviction profonde que je ne +prendrais jamais goût au métier de Joe. Je l'avais aimé d'abord ce +métier; mais d'abord, ce n'était plus maintenant!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XIV" id="CHAPITRE_XIV"></a><a href="#table">CHAPITRE XIV.</a></h2> + + +<p>C'est une chose bien misérable que d'avoir honte de sa famille, et sans +doute cette noire ingratitude est-elle punie comme elle le mérite; mais +ce que je puis certifier, c'est que rien n'est plus misérable.</p> + +<p>La maison n'avait jamais eu de grands charmes pour moi, à cause du +caractère de ma sœur, mais Joe l'avait sanctifiée à mes yeux, et +j'avais cru qu'on pouvait y être heureux. J'avais considéré notre +parloir comme un des plus élégants salons; j'avais vu dans la porte +d'entrée le portail d'un temple, dont on attendait l'ouverture +solennelle pour faire un sacrifice de volailles rôties; la cuisine +m'avait semblé un lieu fort convenable, si ce n'est magnifique, et +j'avais regardé la forge comme le seul chemin brillant qui devait me +conduire à la virilité et à l'indépendance. En moins d'une année, tout +cela avait changé. Tout me paraissait maintenant commun et vulgaire, et +pour un empire je n'aurais pas voulu que miss Havisham et Estelle +vissent rien qui en dépendît.</p> + +<p>Était-ce la faute du malheureux état de mon esprit? Était-ce la faute de +miss Havisham? Était-ce la faute de ma sœur? À quoi bon chercher à m'en +rendre compte? Le changement s'était opéré en moi, c'en était fait; bon +ou mauvais, avec ou sans excuse, c'était un fait!</p> + +<p>Dans le temps, il m'avait semblé qu'une fois dans la forge, en qualité +d'apprenti de Joe, avec mes manches de chemise re-troussées, je serais +distingué et heureux. J'avais alors enfin atteint ce but tant désiré, et +tout ce que je sentais, c'est que j'étais noirci par la poussière de +charbon, et que j'avais la mémoire chargée d'un poids tellement pesant +qu'auprès de lui, l'enclume n'était qu'une plume. Il m'est arrivé plus +tard dans ma vie (comme dans la plupart des existences) des moments où +j'ai cru sentir un épais rideau tomber sur tout ce qui faisait l'intérêt +et le charme de la mienne, pour ne me laisser que la vue de mes ennuis +et de mes tracas: mais jamais ce rideau n'est tombé si lourd ni si épais +que lorsque j'entrevis mon existence toute tracée devant moi dans la +nouvelle voie où j'entrais comme apprenti de Joe.</p> + +<p>Je me souviens qu'à une époque plus reculée j'avais coutume d'aller le +dimanche soir m'asseoir dans le cimetière quand la nuit était close. Là, +je comparais ma propre perspective à celle des marais que j'avais sous +les yeux et je trouvais de l'analogie entre elles en pensant combien +elles étaient plates et basses toutes les deux et combien était sombre +le brouillard qui s'étendait sur le chemin qui menait à la mer. J'étais +du reste aussi découragé le premier jour de mon apprentissage que je le +fus par la suite; mais je suis heureux de penser que jamais je n'ai +murmuré une plainte à l'oreille de Joe pendant tout le temps que dura +mon engagement. C'est même à peu près la seule chose dont je puisse +m'enorgueillir et dont je sois aise de me souvenir.</p> + +<p>Car, quoiqu'on puisse m'attribuer le mérite d'avoir persévéré, ce n'est +pas à moi qu'il appartient, mais bien à Joe. Ce n'est pas parce que +j'étais fidèle à ma parole, mais bien parce que Joe l'était, que je ne +me suis pas sauvé de chez lui pour me faire soldat ou matelot. Ce n'est +pas parce que j'avais un grand amour de la vertu et du travail, mais +parce que Joe avait ces deux amours que je travaillais avec une bonne +volonté et un zèle très suffisants. Il est impossible de savoir jusqu'à +quel point peut s'étendre dans le monde l'heureuse influence d'un cœur +honnête et bienfaisant, mais il est très facile de reconnaître combien +on a été soi-même influencé par son contact, et je sais parfaitement que +toute la joie que j'ai goûtée pendant mon apprentissage venait du simple +contentement de Joe et non pas de mes aspirations inquiètes et +mécontentes. Qui peut dire ce que je voulais? Puis-je le dire moi-même, +puisque je ne l'ai jamais bien su? Ce que je redoutais, c'était +d'apercevoir, à une heure fatale, en levant les yeux, Estelle me +regarder par la fenêtre de la forge au moment où j'étais le plus noir et +où je paraissais le plus commun. J'étais poursuivi par la crainte qu'un +jour ou l'autre elle me découvrît, les mains et le visage noircis, en +train de faire ma besogne la plus grossière, et qu'elle me mépriserait. +Souvent, le soir, quand je tirais le soufflet de la forge pour Joe et +que nous entonnions la chanson du <i>Vieux Clem</i>, le souvenir de la +manière dont je la chantais avec miss Havisham me montait l'imagination, +et je croyais voir dans le feu la belle figure d'Estelle, ses jolis +cheveux flottants au gré du vent, et ses yeux me regarder avec dédain. +Souvent, dans de tels instants, je me détournais et je portais mes +regards sur les vitres de la croisée, que la nuit détachait en noir sur +la muraille, il me semblait voir Estelle retirer vivement sa tête, et je +croyais qu'elle avait fini par me découvrir, et qu'elle était là.</p> + +<p>Quand notre journée était terminée et que nous allions souper, la +cuisine et le repas me semblaient prendre un air plus vulgaire encore +que de coutume, et mon mauvais cœur me rendait plus honteux que jamais +de la pauvreté du logis.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XV" id="CHAPITRE_XV"></a><a href="#table">CHAPITRE XV.</a></h2> + + +<p>Je devenais trop grand pour occuper plus longtemps la chambre de la +grand'tante de M. Wopsle. Mon éducation, sous la direction de cette +absurde femme, se termina, non pas cependant avant que Biddy ne m'eût +fait part de tout ce qu'elle avait appris au moyen du petit catalogue +des prix, voire même une chanson comique qu'elle avait achetée autrefois +pour un sou, et qui commençait ainsi:</p> + +<p class="noindent"> +<span style="margin-left: 5em;"><i>Quand à Londres nous irons</i></span><br /> +<span style="margin-left: 7em;"><i>Ron, ron, ron,</i></span><br /> +<span style="margin-left: 7em;"><i>Ron, ron, ron,</i></span><br /> +<span style="margin-left: 5em;"><i>Faut voir quelle figure nous ferons</i></span><br /> +<span style="margin-left: 7em;"><i>Ron, ron, ron.</i></span><br /> +</p> + +<p>Mais mon désir de bien faire était si grand, que j'appris par cœur +cette œuvre remarquable, et cela de la meilleure foi du monde. Je ne me +souviens pas, du reste, d'avoir jamais mis en doute le mérite de +l'œuvre, si ce n'est que je pensais, comme je le fais encore +aujourd'hui, qu'il y avait dans les <i>ron, ron,</i> tant de fois répétés, un +excès de poésie. Dans mon avidité de science, je priai M. Wopsle de +vouloir bien laisser tomber sur moi quelques miettes intellectuelles, ce +à quoi il consentit avec bonté. Cependant, comme il ne m'employait que +comme une espèce de figurant qui devait lui donner la réplique, et dans +le sein duquel il pouvait pleurer, et qui tour à tour devait être +embrassé, malmené, empoigné, frappé, tué selon les besoins de l'action, +je déclinai bientôt ce genre d'instruction, mais pas assez tôt cependant +pour que M. Wopsle, dans un accès de fureur dramatique, ne m'eût au +trois quarts assommé.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, j'essayais d'inculquer à Joe tout ce que +j'apprenais. Cela semblera si beau de ma part, que ma conscience me fait +un devoir de l'expliquer je voulais rendre Joe moins ignorant et moins +commun, pour qu'il fût plus digne de ma société et qu'il méritât moins +les reproches d'Estelle.</p> + +<p>La vieille Batterie des marais était le lieu choisi pour nos études; nos +accessoires consistaient en une ardoise cassée et un petit bout de +crayon. Joe y ajoutait toujours une pipe et du tabac. Je n'ai jamais vu +Joe se souvenir de quoi que ce soit d'un dimanche à l'autre, ni acquérir +sous ma direction la moindre connaissance quelconque. Cependant il +fumait sa pipe à la Batterie d'un air plus intelligent, plus savant +même, que partout ailleurs. Il était persuadé qu'il faisait d'immenses +progrès, le pauvre homme! Pour moi, j'espère toujours qu'il en faisait.</p> + +<p>J'éprouvais un grand calme et un grand plaisir à voir passer les voiles +sur la rivière et à les regarder s'enfoncer au-delà de la jetée, et +quand quelquefois la marée était très basse, elles me paraissaient +appartenir à des bateaux submergés qui continuaient leur course au fond +de l'eau. Lorsque je regardais les vaisseaux au loin en mer, avec leurs +voiles blanches déployées je finissais toujours, d'une manière ou d'une +autre, par penser à miss Havisham et à Estelle, et, lorsqu'un rayon de +lumière venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile, +sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l'eau, cela me +produisait le même effet. Miss Havisham et Estelle, l'étrange maison et +l'étrange vie qu'on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel +rapport direct ou indirect avec tout ce qui était pittoresque.</p> + +<p>Un dimanche que j'avais donné congé à Joe, parce qu'il semblait avoir +pris le parti d'être plus stupide encore que d'habitude, pendant qu'il +savourait sa pipe avec délices, et que moi, j'étais couché sur le tertre +d'une des batteries, le menton appuyé sur ma main, voyant partout en +perspective l'image de miss Havisham et celle d'Estelle, aussi bien dans +le ciel que dans l'eau, je résolus enfin d'émettre à leur propos une +pensée qui, depuis longtemps, me trottait dans la tête:</p> + +<p>«Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite à miss Havisham?</p> + +<p>—Et pourquoi, mon petit Pip? dit Joe après réflexion.</p> + +<p>—Pourquoi, Joe?... Pourquoi rend-on des visites?</p> + +<p>—Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-être qui... dit +Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite à +miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose, +ou que tu attends quelque chose d'elle.</p> + +<p>—Mais, ne pourrais-je lui dire que je n'ai besoin de rien... que je +n'attends rien d'elle.</p> + +<p>—Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe; mais elle pourrait te croire, +ou croire tout le contraire.»</p> + +<p>Joe sentit comme moi qu'il avait dit quelque chose de fin, et il se mit +à aspirer avec ardeur la fumée de sa pipe, pour n'en pas gâter les +effets par une répétition.</p> + +<p>«Tu vois, mon petit Pip, continua Joe aussitôt que ce danger fut passé, +miss Havisham t'a fait un joli présent; eh bien! après t'avoir fait ce +joli présent, elle m'a pris à part pour me dire que c'était tout.</p> + +<p>—Oui, Joe, j'ai entendu ce qu'elle t'a dit.</p> + +<p>—Tout! répéta Joe avec emphase.</p> + +<p>—Oui, Joe, je t'assure que j'ai entendu.</p> + +<p>—Ce qui voulait dire, sans doute, mon petit Pip: tout est terminé entre +nous... restons chacun chez nous... vous au nord, moi au midi.... Rompons +tout à fait.»</p> + +<p>J'avais pensé tout cela, et j'étais très désappointé de voir que Joe +avait la même opinion, car cela rendait la chose plus vraisemblable.</p> + +<p>«Mais, Joe....</p> + +<p>—Oui, mon pauvre petit Pip.</p> + +<p>—... Voilà près d'un an que je suis ton apprenti, et je n'ai pas encore +remercié miss Havisham de ce qu'elle a fait pour moi. Je n'ai pas même +été prendre de ses nouvelles, ou seulement témoigné que je me souvenais +d'elle.</p> + +<p>—C'est vrai, mon petit Pip, et à moins que tu ne lui offres une +garniture complète de fers, ce qui, je le crains bien, ne serait pas un +présent très bien choisi, vu l'absence totale de chevaux....</p> + +<p>—Je ne veux pas parler de souvenirs de ce genre-là; je ne veux pas lui +faire de présents.»</p> + +<p>Mais Joe avait dans la tête l'idée d'un présent, et il ne voulait pas en +démordre.</p> + +<p>«Voyons, dit-il, si l'on te donnait un coup de main pour forger une +chaîne toute neuve pour mettre à la porte de la rue? Ou bien encore une +grosse ou deux de pitons à vis, dont on a toujours besoin dans un +ménage? Ou quelque joli article de fantaisie, tel qu'une fourchette à +rôties pour faire griller ses muffins, ou bien un gril, si elle veut +manger un hareng saur ou quelque autre chose de semblable.</p> + +<p>—Mais Joe, je ne parle pas du tout de présent, interrompis-je.</p> + +<p>—Eh bien! continua Joe, en tenant bon comme si j'eusse insisté, à ta +place, mon petit Pip, je ne ferais rien de tout cela, non en vérité, +rien de tout cela! Car, qu'est-ce qu'elle ferait d'une chaîne de porte, +quand elle en a une qui ne lui sert pas? Et les pitons sont sujets à +s'abîmer.... Quant à la fourchette à rôties, elle se fait en laiton et ne +nous ferait aucun honneur, et l'ouvrier le plus ordinaire se fait un +gril, car un gril n'est qu'un gril, dit Joe en appuyant sur ces mots, +comme s'il eût voulu m'arracher une illusion invétérée. Tu auras beau +faire, mais un gril ne sera jamais qu'un gril, je te le répète, et tu ne +pourras rien y changer.</p> + +<p>—Mon cher Joe, dis-je en l'attrapant par son habit dans un mouvement de +désespoir; je t'en prie, ne continue pas sur ce ton: je n'ai jamais +pensé à faire à miss Havisham le moindre cadeau.</p> + +<p>—Non, mon petit Pip, fit Joe, de l'air d'un homme qui a enfin réussi à +en persuader un autre. Tout ce que je puis te dire, c'est que tu as +raison, mon petit Pip.</p> + +<p>—Oui, Joe; mais ce que j'ai à te dire, moi, c'est que nous n'avons pas +trop d'ouvrage en ce moment, et que, si tu pouvais me donner une +demi-journée de congé, demain, j'irais jusqu'à la ville pour faire une +visite à miss Est.... Havisham.</p> + +<p>—Quel nom as-tu dit là? dit gravement Joe; Esthavisham, mon petit Pip, +ce n'est pas ainsi qu'elle s'appelle, à moins qu'elle ne se soit fait +rebaptiser.</p> + +<p>—Je le sais.... Joe... je le sais..., c'est une erreur; mais que +penses-tu de tout cela?</p> + +<p>En réalité, Joe pensait que c'était très bien, si je le trouvais +moi-même ainsi; mais il stipula positivement que si je n'étais pas reçu +avec cordialité ou si je n'étais pas encouragé à renouveler une visite +qui n'avait d'autre objet que de prouver ma gratitude pour la faveur que +j'avais reçue, cet essai serait le premier et le dernier. Je promis de +me conformer à ces conditions.</p> + +<p>Joe avait pris un ouvrier à la semaine, qu'on appelait Orlick. Cet +Orlick prétendait que son nom de baptême était Dolge, chose tout à fait +impossible; mais cet individu était d'un caractère tellement obstiné, +que je crois bien qu'il savait parfaitement que ce n'était pas vrai, et +qu'il avait voulu imposer ce nom dans le village pour faire affront à +notre intelligence. C'était un gaillard aux larges épaules, doué d'une +grande force; jamais pressé et toujours lambinant. Il semblait même ne +jamais venir travailler à dessein, mais comme par hasard; et quand il se +rendait aux <i>Trois jolis bateliers</i> pour prendre ses repas, ou quand il +s'en allait le soir, il se traînait comme Caïn ou le Juif errant, sans +savoir le lieu où il allait, ni s'il reviendrait jamais. Il demeurait +chez l'éclusier, dans les marais, et tous les jours de la semaine, il +arrivait de son ermitage, les mains dans les poches, et son dîner +soigneusement renfermé dans un paquet suspendu à son cou, ou ballottant +sur son dos. Les dimanches, il se tenait toute la journée sur la +barrière de l'écluse, et se balançait continuellement, les yeux fixés à +terre; et quand on lui parlait, il les levait, à demi fâché et à demi +embarrassé, comme si c'eût été le fait le plus injurieux et le plus +bizarre qui eût pu lui arriver.</p> + +<p>Cet ouvrier morose ne m'aimait pas. Quand j'étais tout petit et encore +timide, il me disait que le diable habitait le coin le plus noir de la +forge, et qu'il connaissait bien l'esprit malin. Il disait encore qu'il +fallait tous les sept ans allumer le feu avec un jeune garçon, et que je +pouvais m'attendre à servir incessamment de fagot. Mon entrée chez Joe +comme apprenti confirma sans doute le soupçon qu'il avait conçu qu'un +jour ou l'autre je le remplacerais, de sorte qu'il m'aima encore moins, +non qu'il ait jamais rien dit ou rien fait qui témoignât la moindre +hostilité; je remarquai seulement qu'il avait toujours soin d'envoyer +ses étincelles de mon côté, et que toutes les fois que j'entonnais le +<i>Vieux Clem</i>, il partait une mesure trop tard.</p> + +<p>Le lendemain, Dolge Orlick était à son travail, quand je rappelai à Joe +le congé qu'il m'avait promis. Orlick ne dit rien sur le moment, car Joe +et lui avaient justement entre eux un morceau de fer rouge qu'ils +battaient pendant que je faisais aller la forge; mais bientôt il +s'appuya sur son marteau et dit:</p> + +<p>«Bien sûr, notre maître!... vous n'allez pas accorder des faveurs rien +qu'à l'un de nous deux.... Si vous donnez au petit Pip un demi-jour de +congé, faites-en autant pour le vieux Orlick.»</p> + +<p>Il avait environ vingt-quatre ans, mais il parlait toujours de lui comme +d'un vieillard.</p> + +<p>«Et que ferez-vous d'un demi-jour de congé si je vous l'accorde? dit +Joe.</p> + +<p>—Ce que j'en ferai?... Et lui, qu'est-ce qu'il en fera?... J'en ferai +toujours bien autant que lui, dit Orlick.</p> + +<p>—Quant à Pip, il va en ville, dit Joe.</p> + +<p>—Eh bien! le vieil Orlick ira aussi en ville, repartit le digne homme. +On peut y aller deux. Il n'y a peut-être pas que lui qui puisse aller en +ville.</p> + +<p>—Ne vous fâchez pas, dit Joe.</p> + +<p>—Je me fâcherai si c'est mon plaisir, grommela Orlick. Allons, notre +maître, pas de préférences dans cette boutique; soyez homme!»</p> + +<p>Le maître refusa de continuer à discuter sur ce sujet jusqu'à ce que +l'ouvrier se fût un peu calmé. Orlick s'élança alors sur la fournaise, +en tira une barre de fer rouge, la dirigea sur moi comme s'il allait me +la passer au travers du corps, lui fit décrire un cercle autour de ma +tête et la posa sur l'enclume, où il se mit à jouer du marteau, il +fallait voir, comme si c'eût été sur moi qu'il frappait, et que les +étincelles qui jaillissaient de tous côtés eussent été des gouttes de +mon sang. Finalement, quand il eut tant frappé qu'il se fut échauffé et +que le fer se fut refroidi, il se reposa sur son marteau et dit:</p> + +<p>«Eh bien! notre maître?</p> + +<p>—Êtes-vous raisonnable maintenant? demanda Joe.</p> + +<p>—Ah! oui, parfaitement, répondit brusquement le vieil Orlick.</p> + +<p>—Alors, comme en général vous travaillez aussi bien qu'un autre, dit +Joe, ce sera congé pour tout le monde.»</p> + +<p>Ma sœur était restée silencieuse dans la cour, d'où elle entendait tout +ce qui se disait. Par habitude, elle écoutait et espionnait sans le +moindre scrupule. Elle parut inopinément à l'une des fenêtres.</p> + +<p>«Comment! fou que tu es, tu donnes des congés à de grands chiens de +paresseux comme ça! Il faut que tu sois bien riche, par ma foi, pour +gaspiller ton argent de cette façon! Je voudrais être leur maître....</p> + +<p>—Vous seriez le maître de tout le monde si vous l'osiez, riposta Orlick +avec une grimace de mauvais présage.</p> + +<p>—Laissez-la dire, fit Joe.</p> + +<p>—Je pourrais être le maître de tous les imbéciles et de tous les +coquins, repartit ma sœur, et je ne pourrais pas être le maître de tous +les imbéciles sans être celui de votre patron, qui est le roi des buses +et des imbéciles... et je ne pourrais pas être le maître des coquins +sans être votre maître, à vous, qui êtes le plus lâche et le plus fieffé +coquin de tous les coquins d'Angleterre et de France. Et puis!...</p> + +<p>—Vous êtes une vieille folle, mère Gargery, dit l'ouvrier de Joe, et si +cela suffit pour faire un bon juge de coquins, vous en êtes un fameux!</p> + +<p>—Laissez-la tranquille, je vous en prie, dit Joe.</p> + +<p>—Qu'avez-vous dit? s'écria ma sœur en commençant à pousser des cris; +qu'avez-vous dit? Que m'a-t-il dit, Pip?... Comment a-t-il osé m'appeler +en présence de mon mari?... Oh!... oh!... oh!...»</p> + +<p>Chacune de ces exclamations était un cri perçant. Ici, je dois dire, +pour rendre hommage à la vérité, que chez ma sœur, comme chez presque +toutes les femmes violentes que j'ai connues, la passion n'était pas une +excuse, puisque je ne puis nier qu'au lieu d'être emportée malgré elle +par la colère, elle ne s'efforçât consciencieusement et de propos +délibéré de s'exciter elle-même et n'atteignit ainsi par degrés une +fureur aveugle.</p> + +<p>«Comment, reprit-elle, comment m'a-t-il appelée devant ce lâche qui a +juré de me défendre?... Oh! tenez-moi!... tenez-moi!...</p> + +<p>—Ah! murmura l'ouvrier entre ses dents, si tu étais ma femme, je te +mettrais sous la pompe et je t'arroserais convenablement.</p> + +<p>—Je vous dis de la laisser tranquille, répéta Joe.</p> + +<p>—Oh! s'entendre traiter ainsi! s'écria ma sœur arrivée à la seconde +période de sa colère, oh! s'entendre donner de tels noms par cet Orlick! +dans ma propre maison!... Moi! une femme mariée!... en présence de mon +mari!... Oh!... oh!... oh!...»</p> + +<p>Ici, ma sœur, après avoir crié et frappé du pied pendant quelques +minutes, commença à se frapper la poitrine et les genoux, puis elle jeta +son bonnet en l'air et se tira les cheveux. C'était sa dernière étape +avant d'arriver à la rage. Ma sœur était alors une véritable furie; +elle eut un succès complet. Elle se précipita sur la porte +qu'heureusement j'avais eu le soin de fermer.</p> + +<p>Que pouvait faire Joe après avoir vu ses interruptions méconnues, si ce +n'est de s'avancer vers son ouvrier et de lui demander pourquoi il +s'interposait entre lui et Mrs Joe, et ensuite s'il était homme à venir +sur le terrain. Le vieil Orlick vit bien que la situation exigeait qu'on +en vînt aux mains, et il se mit aussitôt sur la défensive. Sans prendre +seulement le temps d'ôter leurs tabliers de cuir, ils s'élancèrent l'un +sur l'autre comme deux géants, mais personne, à ma connaissance du +moins, n'aurait pu tenir longtemps contre Joe. Orlick roula bientôt dans +la poussière de charbon, ni plus ni moins que s'il eût été le jeune +homme pâle, et ne montra pas beaucoup d'empressement à sortir de cette +situation piteuse. Alors Joe alla ouvrir la porte et ramassa ma sœur, +qui était tombée sans connaissance près de la fenêtre (pas avant +toutefois d'avoir assisté au combat). On la transporta dans la maison, +on la coucha, et on fit tout ce qu'on put pour la ranimer, mais elle ne +fit que se débattre et se cramponner aux cheveux de Joe. Alors suivit ce +calme singulier et ce silence étrange qui succèdent à tous les orages, +et je montai m'habiller avec une vague sensation que j'avais déjà +assisté à une pareille scène, que c'était dimanche et que quelqu'un +était mort.</p> + +<p>Quand je descendis, je trouvai Joe et Orlick qui balayaient, sans autres +traces de leur querelle qu'une fente à l'une des narines d'Orlick, ce +qui était loin de l'embellir, et ce dont il aurait parfaitement pu se +passer. Un pot de bière avait été apporté des <i>Trois jolis bateliers</i>, +et les deux géants se la partageaient de la manière la plus paisible du +monde. Ce calme eut sur Joe une influence sédative et philosophique. Il +me suivit sur la route pour me faire, en signe d'adieu, une réflexion +qui pouvait m'être utile:</p> + +<p>«Du bruit, mon petit Pip, et de la tranquillité, mon petit Pip, voilà la +vie!»</p> + +<p>Avec quelles émotions ridicules (car nous trouvons comiques chez +l'enfant les sentiments qui sont sérieux chez l'homme fait), avec +quelles émotions, dis-je, me retrouvais-je sur le chemin qui conduisait +chez miss Havisham! Cela importe peu. Il en est de même du nombre de +fois que je passai et repassai devant la porte avant de pouvoir prendre +sur moi de sonner. Il importe également fort peu que je raconte comment +j'hésitai si je m'en retournerais sans sonner, ce que je n'aurais pas +manqué de faire si j'en avais eu le temps.</p> + +<p>Miss Sarah Pocket, et non Estelle, vint m'ouvrir.</p> + +<p>«Comment! c'est encore toi? dit miss Pocket. Que veux-tu?»</p> + +<p>Quand je lui eus dit que j'étais seulement venu pour savoir comment se +portait miss Havisham, Sarah délibéra si elle me renverrait ou non à mon +ouvrage. Mais ne voulant pas prendre sur elle une pareille +responsabilité, elle me laissa entrer, et revint bientôt me dire +sèchement que je pouvais monter.</p> + +<p>Rien n'était changé, et miss Havisham était seule.</p> + +<p>«Eh bien! dit-elle en fixant ses yeux sur moi, j'espère que tu n'as +besoin de rien, car tu n'auras rien.</p> + +<p>—Non, miss Havisham; je voulais seulement vous apprendre que j'étais +très content de mon état, et que je vous suis on ne peut plus +reconnaissant.</p> + +<p>—Là!... là!... fit-elle en agitant avec rapidité ses vieux doigts. +Viens de temps en temps, le jour de ta naissance. Ah! s'écria-t-elle +tout à coup en se tournant vers moi avec sa chaise, tu cherches Estelle, +n'est-ce pas?»</p> + +<p>J'avais en effet cherché si j'apercevais Estelle, et je balbutiai que +j'espérais qu'elle allait bien.</p> + +<p>«Elle est loin, dit miss Havisham, bien loin. Elle apprend à devenir une +dame. Elle est plus jolie que jamais, et elle est fort admirée de tous +ceux qui la voient. Sens-tu que tu l'as perdue?»</p> + +<p>Il y avait dans la manière dont elle prononça ces derniers mots tant de +malin plaisir, et elle partit d'un éclat de rire si désagréable que j'en +perdis le fil de mon discours. Miss Havisham m'évita la peine de le +reprendre en me renvoyant. Quand Sarah, la femme à la tête en coquille +de noix, eut refermé la porte sur moi, je me sentis plus mécontent que +jamais de notre intérieur, de mon état et de toutes choses. Ce fut tout +ce qui résulta de ce voyage.</p> + +<p>Comme je flânais le long de la Grande-Rue, regardant d'un air désolé les +étalages des boutiques en me demandant ce que j'achèterais si j'étais un +monsieur, qui pouvait sortir de chez le libraire, sinon M. Wopsle? M. +Wopsle avait entre les mains la tragédie de <i>George Barnwell</i><a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>, pour +laquelle il venait de débourser six pence, afin de pouvoir la lire d'un +bout à l'autre sans en passer un mot en présence de Pumblechook, chez +qui il allait prendre le thé. Aussitôt qu'il me vit, il parut persuadé +qu'un hasard providentiel avait placé tout exprès sur son chemin un +apprenti pour l'écouter, sinon pour le comprendre. Il mit la main sur +moi et insista pour que je l'accompagnasse chez M. Pumblechook. Sachant +que l'on ne serait pas très gai chez nous, que les soirées étaient très +noires et les chemins mauvais; de plus, qu'un compagnon de route, quel +qu'il fût, valait mieux que de n'avoir pas de compagnon du tout, je ne +fis pas grande résistance. En conséquence, nous entrions chez M. +Pumblechook au moment où les boutiques et les rues s'allumaient.</p> + +<p>N'ayant jamais assisté à aucune autre représentation de <i>George +Barnwell</i>, je ne sais pas combien de temps cela dure ordinairement, mais +je sais bien que ce soir là nous n'en fûmes pas quittes avant neuf +heures et demie, et que, quand M. Wopsle entra à Newgate, je pensais +qu'il n'en sortirait jamais pour aller à la potence, et qu'il était +devenu beaucoup plus lent que dans un autre moment de sa déplorable +carrière. Je pensai aussi qu'il se plaignait un peu trop, après tout, +d'être coupé dans sa fleur, comme s'il n'avait pas perdu toutes ses +feuilles les unes après les autres en s'agitant depuis le commencement +de sa vie. Ce qui me frappait surtout c'étaient les rapports qui +existaient dans toute cette affaire avec mon innocente personne. Quand +Barnwell commença à mal tourner, je déclare que je me sentis +positivement identifié avec lui. Pumblechook s'en aperçut, et il me +foudroya de son regard indigné, et Wopsle aussi prit la peine de me +présenter son héros sous le plus mauvais jour. Tour à tour féroce et +insensé, on me fait assassiner mon oncle sans aucune circonstance +atténuante; Millwood avait toujours été rempli de bontés pour moi, et +c'était pure monomanie chez la fille de mon maître d'avoir l'œil à ce +qu'il ne me manquât pas un bouton. Tout ce que je puis dire pour +expliquer ma conduite dans cette fatale journée, c'est qu'elle était le +résultat inévitable de ma faiblesse de caractère. Même après qu'on m'eut +pendu et que Wopsle eut fermé le livre, Pumblechook continua à me fixer +en secouant la tête et disant:</p> + +<p>«Profite de l'exemple, mon garçon, profite de l'exemple.»</p> + +<p>Comme si c'eût été un fait bien avéré que je n'attendais, au fond de mon +cœur, que l'occasion de trouver un de mes parents qui voulût bien avoir +la faiblesse d'être mon bienfaiteur pour préméditer de l'assassiner.</p> + +<p>Il faisait nuit noire quand je me mis en route avec M. Wopsle. Une fois +hors de la ville, nous nous trouvâmes enveloppés dans un brouillard +épais, et, je le sentis en même temps, d'une humidité pénétrante. La +lampe de la barrière de péage nous parut une grosse tache, elle ne +semblait pas être à sa place habituelle, et ses rayons avaient l'air +d'une substance solide dans la brume. Nous en faisions la remarque, en +nous étonnant que ce brouillard se fût élevé avec le changement de vent +qui s'était opéré, quand nous nous trouvâmes en face d'un homme qui se +dandinait du côté opposé à la maison du gardien de la barrière.</p> + +<p>«Tiens! nous écriâmes-nous en nous arrêtant, Orlick ici!</p> + +<p>—Ah! répondit-il en se balançant toujours, je m'étais arrêté un instant +dans l'espoir qu'il passerait de la compagnie.</p> + +<p>—Vous êtes en retard?» dis-je.</p> + +<p>Orlick répondit naturellement:</p> + +<p>«Et vous, vous n'êtes pas en avance.</p> + +<p>—Nous avons, dit M. Wopsle, exalté par sa récente représentation, nous +avons passé une soirée littéraire très agréable, M. Orlick.»</p> + +<p>Orlick grogna comme un homme qui n'a rien à dire à cela, et nous +continuâmes la route tous ensemble. Je lui demandai s'il avait passé +tout son congé en ville.</p> + +<p>«Oui, répondit-il, tout entier. Je suis arrivé un peu après vous, je ne +vous ai pas vu, mais vous ne deviez pas être loin. Tiens! voilà qu'on +tire encore le canon.</p> + +<p>—Aux pontons? dis-je.</p> + +<p>—Il y a des oiseaux qui ont quitté leur cage, les canons tirent depuis +la brune; vous allez les entendre tout à l'heure.»</p> + +<p>En effet, nous n'avions fait que quelques pas quand le <i>boum</i>! bien +connu se fit entendre, affaibli par le brouillard, et il roula pesamment +le long des bas côtés de la rivière, comme s'il eût poursuivi et atteint +les fugitifs.</p> + +<p>«Une fameuse nuit pour se donner de l'air! dit Orlick. Il faudrait être +bien malin pour attraper ces oiseaux-là cette nuit.»</p> + +<p>Cette réflexion me donnait à penser, je le fis en silence. M. Wopsle, +comme l'oncle infortuné de la tragédie, se mit à penser tout haut dans +son jardin de Camberwell. Orlick, les deux mains dans ses poches, se +dandinait lourdement à mes côtés. Il faisait très sombre, très mouillé +et très crotté, de sorte que nous nous éclaboussions en marchant. De +temps en temps le bruit du canon nous arrivait et retentissait +sourdement le long de la rivière. Je restais plongé dans mes pensées. +Orlick murmurait de temps en temps:</p> + +<p>«Battez!... battez!... vieux Clem!»</p> + +<p>Je pensais qu'il avait bu; mais il n'était pas ivre.</p> + +<p>Nous atteignîmes ainsi le village. Le chemin que nous suivions nous +faisait passer devant les <i>Trois jolis bateliers</i>; l'auberge, à notre +grande surprise (il était onze heures), était en grande agitation et la +porte toute grande ouverte. M. Wopsle entra pour demander ce qu'il y +avait, soupçonnant qu'un forçat avait été arrêté; mais il en revint tout +effaré en courant:</p> + +<p>«Il y a quelque chose qui va mal, dit-il sans s'arrêter. Courons chez +vous, Pip... vite... courons!</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demandai-je en courant avec lui, tandis qu'Orlick suivait +à côté de moi.</p> + +<p>—Je n'ai pas bien compris; il paraît qu'on est entré de force dans la +maison pendant que Joe était sorti; on suppose que ce sont des forçats; +ils ont attaqué et blessé quelqu'un.»</p> + +<p>Nous courions trop vite pour demander une plus longue explication, et +nous ne nous arrêtâmes que dans notre cuisine. Elle était encombrée de +monde, tout le village était là et dans la cour. Il y avait un médecin, +Joe et un groupe de femmes rassemblés au milieu de la cuisine. Ceux qui +étaient inoccupés me firent place en m'apercevant, et je vis ma sœur +étendue sans connaissance et sans mouvement sur le plancher, où elle +avait été renversée par un coup furieux asséné sur le derrière de la +tête, pendant qu'elle était tournée du côté du feu. Décidément, il était +écrit qu'elle ne se mettrait plus jamais en colère tant qu'elle serait +la femme de Joe.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XVI" id="CHAPITRE_XVI"></a><a href="#table">CHAPITRE XVI.</a></h2> + + +<p>La tête remplie de <i>George Barnwell</i>, je ne fus d'abord pas éloigné de +croire qu'à mon insu j'étais pour quelque chose dans l'attentat commis +sur ma sœur, ou que, dans tous les cas, étant son plus proche parent et +passant généralement pour lui avoir quelques obligations, j'étais plus +que tout autre exposé à devenir l'objet de légitimes soupçons. Mais +quand le lendemain, à la brillante clarté du jour, je raisonnai de +l'affaire en entendant discuter autour de moi, je la considérai sous un +jour tout à fait différent et en même temps plus raisonnable.</p> + +<p>Joe avait été fumer sa pipe aux <i>Trois jolis bateliers</i>, depuis huit +heures un quart jusqu'à dix heures moins un quart. Pendant son absence, +ma sœur s'était mise à la porte et avait échangé le bonsoir avec un +garçon de ferme, qui rentrait chez lui. Cet homme ne put dire +positivement à quelle heure il avait quitté ma sœur, il dit seulement +que ce devait être avant neuf heures. Quand Joe rentra à dix heures +moins cinq minutes, il la trouva étendue à terre et s'empressa d'appeler +à son secours. Le feu paraissait avoir peu brûlé et n'était pas éteint; +la mèche de la chandelle pas trop longue; il est vrai que cette dernière +avait été soufflée.</p> + +<p>Rien dans la maison n'avait disparu; rien n'avait été touché, si ce +n'est la chandelle éteinte qui était sur la table, entre la porte et ma +sœur, et qui était derrière elle, quand elle faisait face au feu et +avait été frappée. Il n'y avait aucun dérangement dans le logis, si ce +n'est celui que ma sœur avait fait elle-même en tombant et en saignant. +Il s'y trouvait en revanche une pièce de conviction qui ne manquait pas +d'une certaine importance. Ma sœur avait été frappée avec quelque chose +de dur et de lourd; puis, une fois renversée, on lui avait lancé à la +tête ce quelque chose avec beaucoup de violence. En la relevant, Joe +retrouva derrière elle un fer de forçat qui avait été limé en deux.</p> + +<p>Après avoir examiné ce fer de son œil de forgeron, Joe déclara qu'il y +avait déjà quelque temps qu'il avait été limé. Les cris et la rumeur +parvinrent bientôt aux pontons, et les personnes qui en arrivèrent pour +examiner le fer confirmèrent l'opinion de Joe; elles n'essayèrent pas de +déterminer à quelle époque ce fer avait quitté les pontons, mais elles +affirmèrent qu'il n'avait été porté par aucun des deux forçats échappés +la veille; de plus, l'un des deux forçats avait déjà été repris et il ne +s'était pas débarrassé de ses fers.</p> + +<p>Sachant ce que je savais, je ne doutais pas que ce fer ne fût celui de +mon forçat, ce même fer que je l'avais vu et entendu limer dans les +marais. Cependant, je ne l'accusais pas d'en avoir fait usage contre ma +sœur, mais je soupçonnais qu'il était tombé entre les mains d'Orlick ou +de l'étranger, celui qui m'avait montré la lime, et que l'un de ces deux +individus avait pu seul s'en servir d'une manière aussi cruelle.</p> + +<p>Quant à Orlick, exactement comme il nous l'avait dit au moment où nous +l'avions rencontré à la barrière, on l'avait vu en ville pendant toute +la soirée; il était entré dans plusieurs tavernes avec diverses +personnes, et il était revenu avec M. Wopsle et moi. Il n'y avait donc +rien contre lui, si ce n'est la querelle, et ma sœur s'était querellée +plus de mille fois avec lui, comme avec tout le monde. Quant à +l'étranger, aucune dispute ne pouvait s'être élevée entre ma sœur et +lui, s'il était venu réclamer ses deux banknotes, car elle était +parfaitement disposée à les lui restituer. Il était d'ailleurs évident +qu'il n'y avait pas eu d'altercation entre ma sœur et l'assaillant, qui +était entré avec si peu de bruit et si inopinément, qu'elle avait été +renversée avant d'avoir eu le temps de se retourner.</p> + +<p>N'était-il pas horrible de penser que, sans le vouloir, j'avais procuré +l'instrument du crime. Je souffrais l'impossible, en me demandant sans +cesse si je ne ferais pas disparaître tout le charme de mon enfance en +racontant à Joe tout ce qui s'était passé. Pendant les mois qui +suivirent, chaque jour je répondais négativement à cette question, et, +le lendemain, je recommençais à y réfléchir. Cette lutte venait, après +tout, de ce que ce secret était maintenant un vieux secret pour moi; je +l'avais nourri si longtemps, qu'il était devenu une partie de moi-même, +et que je ne pouvais plus m'en séparer. En outre, j'avais la crainte +qu'après avoir été la cause de tant de malheurs, je finirais +probablement par m'aliéner Joe s'il me croyait. Mais me croirait-il? Ces +réflexions me décidèrent à temporiser; je résolus de faire une +confession pleine et entière si j'entrevoyais une nouvelle occasion +d'aider à découvrir le coupable.</p> + +<p>Les constables et les hommes de Bow Street, de Londres, séjournèrent à +la maison pendant une semaine ou deux. Ils ne firent pas mieux en cette +circonstance que ne font d'ordinaire les agents de l'autorité en pareil +cas, du moins d'après ce que j'ai lu ou entendu dire. Ils arrêtèrent des +gens à tort et à travers, et se buttèrent la tête contre toutes sortes +d'idées fausses en persistant, comme toujours, à vouloir arranger les +circonstances d'après les probabilités, au lieu de chercher les +probabilités dans les circonstances. Aussi les voyait-on à la porte des +<i>Trois jolis bateliers</i> avec l'air réservé de gens qui en savent +beaucoup plus qu'ils ne veulent en dire, et cela remplissait tout le +village d'admiration. Ils avaient des façons aussi mystérieuses en +saisissant leurs verres que s'ils eussent saisi le coupable lui-même; +pas tout à fait, cependant, puisqu'ils n'en firent jamais rien.</p> + +<p>Longtemps après le départ de ces dignes représentants de la loi, ma +sœur était encore au lit très malade. Elle avait la vue toute troublée, +de sorte qu'elle voyait les objets doubles, et souvent elle saisissait +un verre ou une tasse à thé imaginaire au lieu d'une réalité. L'ouïe +était chez elle gravement affectée, la mémoire aussi, et ses paroles +étaient inintelligibles. Quand, plus tard, elle put descendre de sa +chambre, il me fallut tenir mon ardoise constamment à sa portée pour +qu'elle pût écrire ce qu'elle ne pouvait articuler; mais, comme elle +écrivait fort mal, qu'elle était médiocrement forte sur l'orthographe, +et que Joe n'était pas non plus un habile lecteur, il s'élevait entre +eux des complications extraordinaires, que j'étais toujours appelé à +résoudre.</p> + +<p>Cependant son caractère s'était considérablement amélioré, elle était +devenue même assez patiente. Un tremblement nerveux s'empara de tous ses +membres, et ils prirent une incertitude de mouvement qui fit partie de +son état habituel; puis, après un intervalle de trois mois, à peine +pouvait-elle porter sa main à sa tête, et elle tombait souvent pendant +plusieurs semaines dans une tristesse voisine de l'aberration d'esprit. +Nous étions très embarrassés pour lui trouver une garde convenable, +lorsqu'une circonstance fortuite nous vint en aide. La grand'tante de M. +Wopsle mourut, et celui-ci, voyant l'état dans lequel ma sœur était +tombée, laissa Biddy venir la soigner.</p> + +<p>Ce fut environ un mois après la réapparition de ma sœur dans la +cuisine, que Biddy arriva chez nous avec une petite boite contenant tous +les effets qu'elle possédait au monde. Ce fut une bénédiction pour nous +tous et surtout pour Joe, car le cher homme était bien abattu, en +contemplant continuellement la lente destruction de sa femme, et il +avait coutume, le soir, en veillant à ses côtés, de tourner sur moi de +temps à autre ses yeux bleus humides de larmes, en me disant:</p> + +<p>«C'était un si beau corps de femme! mon petit Pip.»</p> + +<p>Biddy entra de suite en fonctions et prodigua à ma sœur les soins les +plus intelligents, comme si elle n'eût fait que cela depuis son enfance. +Joe put alors jouir en quelque sorte de la plus grande tranquillité +qu'il eût jamais goûtée durant tout le cours de sa vie, et il eut le +loisir de pousser de temps en temps jusqu'aux <i>Trois jolis bateliers</i>, +ce qui lui fit un bien extrême. Une chose étonnante, c'est que les gens +de la police avaient tous plus ou moins soupçonné le pauvre Joe d'être +le coupable sans qu'il s'en doutât, et que, d'un commun accord, ils le +regardaient comme un des esprits les plus profonds qu'ils eussent jamais +rencontrés.</p> + +<p>Le premier triomphe de Biddy, dans sa nouvelle charge, fut de résoudre +une difficulté que je n'avais jamais pu surmonter, malgré tous mes +efforts. Voici ce que c'était:</p> + +<p>Toujours et sans cesse ma sœur avait tracé sur l'ardoise un chiffre qui +ressemblait à un <i>T</i>; puis elle avait appelé notre attention sur ce +chiffre, comme une chose dont elle avait particulièrement besoin. +J'avais donc passé en revue tous les mots qui commençaient par un T, +depuis Tabac jusqu'à Tyran. À la fin, il m'était venu dans l'idée que +cette lettre avait assez la forme d'un marteau, et, ayant prononcé ce +mot à l'oreille de ma sœur, elle avait commencé à frapper sur la table +en signe d'assentiment. Là-dessus, j'avais apporté tous nos marteaux les +uns après les autres, mais sans succès. Puis j'avais pensé à une +béquille. J'en empruntai une dans le village, et, plein de confiance, je +vins la mettre sous les yeux de ma sœur, mais elle se mit à secouer la +tête avec une telle rapidité, que nous eûmes une grande frayeur: faible +et brisée comme elle était, nous craignîmes qu'elle ne se disloquât le +cou.</p> + +<p>Quand ma sœur eut remarqué que Biddy la comprenait très vite, le signe +mystérieux reparut sur l'ardoise. Biddy l'examina avec attention, +entendit mes explications, regarda ma sœur, me regarda, regarda Joe, +puis elle courut à la forge, suivie par Joe et par moi.</p> + +<p>«Mais oui, c'est bien cela! s'écria Biddy, ne voyez-vous pas que c'est +lui!»</p> + +<p>C'était Orlick! Il n'y avait pas de doute, elle avait oublié son nom et +ne pouvait l'indiquer que par son marteau. Biddy le pria de venir dans +la cuisine. Orlick déposa tranquillement son marteau, essuya son front +avec son bras, puis avec son tablier, et vint en se dandinant avec cette +singulière démarche hésitante et sans-souci qui le caractérisait.</p> + +<p>Je m'attendais, je le confesse, à entendre ma sœur le dénoncer; mais +les choses tournèrent tout autrement. Elle manifesta le plus grand désir +d'être en bons termes avec lui; elle montra qu'elle était contente qu'on +le lui eût amené, et parla de lui offrir quelque chose à boire. Elle +examinait sa contenance, comme si elle eût particulièrement souhaité de +s'assurer qu'il prenait sa réception en bonne part. Elle manifestait le +plus grand désir de se le concilier, et elle avait vis-à-vis de lui cet +air d'humble soumission que j'ai souvent remarqué chez les enfants en +présence d'un maître sévère. Dans la suite, elle ne passa pas un jour +sans dessiner le marteau sur son ardoise, et sans qu'Orlick vînt en se +dandinant se placer devant elle, avec sa mine hargneuse, comme s'il ne +savait pas plus que moi ce qu'il voulait faire.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XVII" id="CHAPITRE_XVII"></a><a href="#table">CHAPITRE XVII.</a></h2> + + +<p>Je suivis le cours de mon apprentissage, qui ne fut varié, en dehors des +limites du village et des marais, par une autre circonstance +remarquable, que par le retour de l'anniversaire de ma naissance, qui me +fit rendre ma seconde visite chez miss Havisham. Je trouvai Sarah Pocket +remplissant toujours sa charge à la porte, et miss Havisham dans l'état +où je l'avais laissée. Miss Havisham me parla d'Estelle de la même +manière et dans les mêmes termes. L'entrevue ne dura que quelques +minutes. En partant, miss Havisham me donna une guinée et me dit de +revenir à mon prochain anniversaire. Disons une fois pour toutes que +cela devint une habitude annuelle. J'essayai, la première fois, de +refuser poliment la guinée, mais ce refus n'eut d'autre effet que de me +faire demander avec colère si j'avais compté sur davantage. Après cela, +je la pris sans rien dire.</p> + +<p>Tout était si peu changé, dans la vieille et triste maison, dans la +lumière jaune de cette chambre obscure, et dans ce spectre flétri, assis +devant la table de toilette, qu'il me semblait que le temps s'était +arrêté comme les pendules, dans ce mystérieux endroit où, pendant que +tout vieillissait au dehors, tout restait dans le même état. La lumière +du jour n'entrait pas plus dans la maison que mes souvenirs et mes +pensées ne pouvaient m'éclairer sur le fait actuel; et cela m'étonnait +sans que je pusse m'en rendre compte, et sous cette influence je +continuai à haïr de plus en plus mon état et à avoir honte de notre +foyer.</p> + +<p>Imperceptiblement, je commençai à m'apercevoir qu'un grand changement +s'était opéré chez Biddy. Les quartiers de ses souliers étaient relevés +maintenant jusqu'à sa cheville, ses cheveux avaient poussé, ils étaient +même brillants et lisses, et ses mains étaient toujours propres. Elle +n'était pas jolie; étant commune, elle ne pouvait ressembler à Estelle; +mais elle était agréable, pleine de santé, et d'un caractère charmant. +Il n'y avait pas plus d'un an qu'elle demeurait avec nous; je me +souviens même qu'elle venait de quitter le deuil, quand je remarquai un +soir qu'elle avait des yeux expressifs, de bons et beaux yeux.</p> + +<p>Je fis cette découverte au moment où je levais le nez d'une tâche que +j'étais en train de faire: je copiais quelques pages d'un livre que je +voulais apprendre par cœur, et je m'exerçais, par cet innocent +stratagème, à faire deux choses à la fois. En voyant Biddy qui me +regardait et m'observait, je posai ma plume sur la table, et Biddy +arrêta son aiguille, mais sans la quitter.</p> + +<p>«Biddy, dis-je, comment fais-tu donc? Ou je suis très bête, ou tu es +très intelligente.</p> + +<p>—Qu'est-ce donc que je fais?... je ne sais pas,» répondit Biddy en +souriant.</p> + +<p>C'était elle qui conduisait tout notre ménage, et étonnamment bien +encore, mais ce n'est pas de cette habileté que je voulais parler, +quoiqu'elle m'eût étonné bien souvent.</p> + +<p>«Comment peux-tu faire, Biddy, dis-je, pour apprendre tout ce que +j'apprends?»</p> + +<p>Je commençais à tirer quelque vanité de mes connaissances, car pour les +acquérir, je dépensais mes guinées d'anniversaire et tout mon argent de +poche, bien que je comprenne aujourd'hui qu'à ce prix là le peu que je +savais me revenait extrêmement cher.</p> + +<p>«Je pourrais te faire la même question, dit Biddy; comment fais-tu?</p> + +<p>—Le soir, quand je quitte la forge, chacun peut me voir me mettre à +l'ouvrage, moi; mais toi, Biddy, on ne t'y voit jamais.</p> + +<p>—Je suppose que j'attrape la science comme un rhume,» dit +tranquillement Biddy.</p> + +<p>Et elle reprit son ouvrage.</p> + +<p>Poursuivant mon idée, renversé dans mon fauteuil en bois, je regardais +Biddy coudre, avec sa tête penchée de côté. Je commençais à voir en elle +une fille vraiment extraordinaire, car je me souvins qu'elle était très +savante en tout ce qui concernait notre état, qu'elle connaissait les +noms de nos outils et les termes de notre ouvrage. En un mot, Biddy +savait théoriquement tout ce que je savais, et elle aurait fait un +forgeron tout aussi accompli que moi, si ce n'est davantage.</p> + +<p>«Biddy, dis-je, tu es une de ces personnes qui savent tirer parti de +toutes les occasions; tu n'en avais jamais eu avant de venir ici, vois +maintenant ce que tu as appris.»</p> + +<p>Biddy leva les yeux sur moi, puis se remit à coudre.</p> + +<p>«C'est moi qui ai été ton premier maître, n'est-ce pas, Pip? dit-elle.</p> + +<p>—Biddy! m'écriai-je frappé d'étonnement. Comment, tu pleures?...</p> + +<p>—Non, dit Biddy en riant, pourquoi t'imagines-tu cela?»</p> + +<p>Ce n'était pas une illusion que je me faisais, j'avais vu une larme +brillante tomber sur son ouvrage. Je me rappelai quel pauvre +souffre-douleur elle avait été jusqu'au jour où la grand'tante de M. +Wopsle avait perdu la mauvaise habitude de vivre, habitude si difficile +à perdre pour certaines personnes. Je me rappelais les misérables +circonstances au milieu desquelles elle s'était trouvée dans la pauvre +boutique et dans la bruyante école du soir. Je réfléchissais que, même +dans ces temps malheureux, il devait y avoir eu en Biddy quelque talent +caché, qui se développait maintenant, car dans mon premier +mécontentement de moi-même, c'est à elle que j'avais demandé aide et +assistance. Biddy causait tranquillement, elle ne pleurait plus, et il +me semblait, en songeant à tout cela et en la regardant, que je n'avais +peut-être pas été suffisamment reconnaissant envers elle; que j'avais +été trop réservé, et surtout que je ne l'avais pas assez honorée, ce +n'est peut-être pas précisément le mot dont je me servais dans mes +méditations, de ma confiance.</p> + +<p>«Oui, Biddy, dis-je, après avoir mûrement réfléchi, tu as été mon +premier maître, et cela à une époque où nous ne pensions guère nous +trouver un jour réunis dans cette cuisine.</p> + +<p>—Ah! la pauvre créature! s'écria Biddy, comme si cette remarque lui +eût rappelé qu'elle avait oublié pendant quelques instants d'aller voir +si ma sœur avait besoin de quelque chose, c'est malheureusement vrai!</p> + +<p>—Eh bien! dis-je, il faut causer ensemble un peu plus souvent, et pour +moi, je te consulterai aussi comme autrefois. Dimanche prochain, allons +faire une tranquille promenade dans les marais, Biddy, et nous causerons +tout à notre aise.»</p> + +<p>Ma sœur ne restait jamais seule; mais Joe voulut bien prendre soin +d'elle toute l'après-midi du dimanche, et Biddy et moi nous sortîmes +ensemble. C'était par un beau jour d'été. Quand nous eûmes traversé le +village, passé l'église et puis le cimetière, et que nous fûmes sortis +des marais, j'aperçus les voiles des vaisseaux gonflées par le vent; et +je commençai alors, comme toujours, à mêler miss Havisham et Estelle aux +objets que j'avais sous les yeux. Nous nous assîmes au bord de la +rivière, où l'eau en bouillonnant venait se briser sous nos pieds; et ce +doux murmure rendait encore le paysage plus silencieux qu'il ne l'eût +été sans lui. Je trouvai que l'heure et le lieu étaient admirablement +choisis pour faire mes plus intimes confidences à Biddy.</p> + +<p>«Biddy, dis-je, après lui avoir recommandé le secret, je veux devenir un +monsieur.</p> + +<p>—Oh! moi, à ta place, je n'y tiendrais pas! répondit-elle; ça n'est pas +la peine.</p> + +<p>—Biddy, repris-je d'un ton un peu sévère, j'ai des raisons toutes +particulières pour vouloir devenir un monsieur.</p> + +<p>—Tu dois les savoir mieux que personne, Pip; mais ne penses-tu pas être +plus heureux tel que tu es?</p> + +<p>—Biddy! m'écriai-je avec impatience, je ne suis pas heureux du tout +comme je suis. Je suis dégoûté de mon état et de la vie que je mène. Je +n'ai jamais pu y prendre goût depuis le commencement de mon +apprentissage. Voyons, Biddy, ne sois donc pas bête.</p> + +<p>—Ai-je dit quelque bêtise? dit Biddy en levant tranquillement les yeux +et les sourcils. J'en suis fâchée, je ne l'ai pas fait exprès. Tout ce +que je désire, c'est de te voir heureux et en bonne position.</p> + +<p>—Eh bien! alors, sache une fois pour toutes que jamais je ne serai +heureux; qu'au contraire, Biddy, je serai toujours misérable, tant que +je ne mènerai pas une vie autre que celle que je mène aujourd'hui.</p> + +<p>—C'est dommage!» dit Biddy en secouant la tête avec tristesse.</p> + +<p>Dans ce singulier combat que je soutenais avec moi-même, j'avais si +souvent pensé que c'était dommage de penser ainsi, qu'au moment où Biddy +avait traduit en paroles ses sensations et les miennes, je fus presque +sur le point de verser des larmes de dépit et de chagrin. Je lui +répondis qu'elle avait raison; que je sentais que cela était très +regrettable, mais que je n'y pouvais rien.</p> + +<p>«Si j'avais pu m'y habituer, dis-je en arrachant quelques brins d'herbe +pour donner le change à mes sentiments, comme le jour où, dans la +brasserie de miss Havisham, j'avais arraché mes cheveux et les avais +foulés aux pieds; si j'avais pu m'y faire, ou si seulement j'avais pu +conserver la moitié du goût que j'avais pour la forge, quand j'étais +tout petit, je sais que cela eût beaucoup mieux valu pour moi. Toi, Joe +et moi, nous n'eussions manqué de rien. Joe et moi, nous eussions été +associés après mon apprentissage, et j'aurais pu t'épouser et nous +serions venus nous asseoir ici par un beau dimanche, bien différents +l'un pour l'autre de ce que nous sommes aujourd'hui. J'aurais toujours +été assez bon pour toi, n'est-ce pas Biddy?»</p> + +<p>Biddy soupira en regardant les vaisseaux passer au loin et répondit:</p> + +<p>«Oui, je ne suis pas très difficile.»</p> + +<p>Je ne pouvais prendre cela pour une flatterie; mais je savais qu'elle +n'y mettait pas de mauvaise intention.</p> + +<p>«Au lieu de cela, dis-je en continuant à arracher quelques brins d'herbe +et à en mâcher un ou deux; vois comme je vis, mécontent et malheureux.... +Et que m'importerait d'être grossier et commun, si personne ne me +l'avait dit!»</p> + +<p>Biddy se retourna tout à coup de mon côté et me regarda avec plus +d'attention qu'elle n'avait regardé les vaisseaux.</p> + +<p>«Ce n'était pas une chose très vraie ni très polie à dire, fit-elle en +détournant les yeux aussitôt. Qui t'a dit cela?»</p> + +<p>Je fus déconcerté, car je m'étais lancé dans mes confidences sans savoir +où j'allais; il n'y avait pas à reculer maintenant, et je répondis:</p> + +<p>«La charmante jeune demoiselle qui est chez miss Havisham. Elle est plus +belle que personne ne l'a jamais été; je l'admire et je l'adore, et +c'est à cause d'elle que je veux devenir un monsieur.»</p> + +<p>Après cette folle confession, je jetai toute l'herbe que j'avais +arrachée dans la rivière, comme si j'avais eu envie de la suivre et de +me jeter après elle.</p> + +<p>«Est-ce pour lui faire éprouver du dépit, ou pour lui plaire, que tu +veux devenir un monsieur? demanda Biddy, après un moment de silence.</p> + +<p>—Je n'en sais rien, répondis-je de mauvaise humeur.</p> + +<p>—Parce que, si c'est pour lui donner du dépit, continua Biddy, je crois +que tu y parviendras plus facilement en ne tenant aucun compte de ses +paroles; et si c'est pour lui plaire, je pense qu'elle n'en vaut pas la +peine. Du reste, tu dois le savoir mieux que personne.»</p> + +<p>C'était exactement ce que j'avais pensé bien des fois, et ce que, dans +ce moment, me paraissait de la plus parfaite évidence; mais comment moi, +pauvre garçon de village, aurais-je pu éviter cette inconséquence +étonnante, dans laquelle les hommes les plus sages et les meilleurs +tombent chaque jour?</p> + +<p>«Tout cela peut être vrai, dis-je à Biddy, mais je la trouve si belle!»</p> + +<p>En disant ces mots, je détournai brusquement ma figure, je saisis une +bonne poignée de cheveux de chaque côté de ma tête, et je les arrachai +violemment, tout en ayant bien conscience, pendant tout ce temps, que la +folie de mon cœur était si absurde et si déplacée que j'aurais bien +mieux fait, au lieu de détourner ma face et de me tirer les cheveux, de +cogner ma tête contre une muraille pour la punir d'appartenir à un idiot +tel que moi.</p> + +<p>Biddy était la plus raisonnable des filles, et elle n'essaya plus de me +convaincre. Elle mit sa main, main fort agréable, quoiqu'un peu durcie +par le travail, sur les miennes; elle les détacha gentiment de mes +cheveux, puis elle me frappa doucement sur l'épaule pour tâcher de +m'apaiser, tandis que, la tête dans ma manche, je versai quelques +larmes, exactement comme j'avais fait dans la brasserie, et je sentis +vaguement au fond de mon cœur qu'il me semblait que j'étais fort +maltraité par quelqu'un ou par tout le monde, je ne sais lequel des +deux.</p> + +<p>«Je me réjouis d'une chose, dit Biddy, c'est que tu aies senti que tu +pouvais m'accorder ta confiance, Pip, et d'une autre encore, c'est que +tu sais que je la mériterai toujours, et que je ferai tout pour la +conserver. Quant à ta première institutrice, pauvre institutrice qui a +tant elle-même à apprendre! si elle était ton institutrice en ce +moment-ci, elle sait bien quelle leçon elle te donnerait, mais ce serait +une rude leçon à apprendre; et, comme maintenant tu en sais plus +qu'elle, ça ne servirait à rien.»</p> + +<p>En disant cela, Biddy soupira et eut l'air de me plaindre; puis elle se +leva, et me dit avec un changement agréable dans la voix:</p> + +<p>«Allons-nous un peu plus loin ou rentrons-nous à la maison?</p> + +<p>—Biddy! m'écriai-je en me levant, en jetant mes bras à son cou et en +l'embrassant, je te dirai toujours tout.</p> + +<p>—Jusqu'au jour où tu seras devenu un monsieur, dit Biddy.</p> + +<p>—Tu sais bien que je ne serai jamais un vrai monsieur, ce sera donc +toujours ainsi, non pas que j'aie quelque chose à te dire, car tu sais +maintenant tout ce que je pense et tout ce que je sais.</p> + +<p>—Ah! murmura Biddy, en portant ses yeux sur l'horizon; puis elle reprit +sa plus douce voix pour me dire de nouveau: allons-nous un peu plus loin +ou rentrons-nous à la maison?»</p> + +<p>Je dis à Biddy que nous irions un peu plus loin. C'est ce que nous +fîmes; et cette charmante après-midi d'été se changea en un soir d'été +magnifique. Je commençais à me demander si je n'étais pas infiniment +mieux sous tous les rapports, et plus naturellement placé dans les +conditions où je me trouvais depuis mon enfance, que de jouer à la +bataille dans une chambre éclairée par une chandelle, où les pendules +étaient arrêtées et où j'étais méprisé par Estelle. Je pensais que ce +serait un grand bonheur si je pouvais m'ôter Estelle de la tête, ainsi +que toutes mes folles imaginations et tous mes souvenirs, et si je +pouvais prendre goût au travail, m'y attacher et réussir. Je me +demandais si Estelle étant à côté de moi à la place de Biddy, elle ne +m'eût pas rendu très malheureux. J'étais obligé de convenir que cela +était très certain, et je me dis à moi-même:</p> + +<p>«Pip, quel imbécile tu fais, mon pauvre garçon!»</p> + +<p>Nous parlions beaucoup tout en marchant, et tout ce que disait Biddy me +semblait juste. Biddy n'était jamais impolie ni capricieuse; elle +n'était pas Biddy un jour et une autre personne le lendemain. Elle eût +éprouvé de la peine et non du plaisir à me faire du chagrin, et elle eût +de beaucoup préféré blesser son propre cœur que de blesser le mien. +Comment se faisait-il donc que je ne l'aimais pas mieux que l'autre?</p> + +<p>«Biddy, disais-je, tout en retournant au logis, je voudrais que tu +puisses me ramener au sens commun.</p> + +<p>—Je le voudrais aussi, répondit Biddy.</p> + +<p>—Si seulement je pouvais devenir amoureux de toi.... Ne te fâche pas si +je parle aussi franchement à une vieille connaissance....</p> + +<p>—Oh! pas du tout, mon cher Pip, dit Biddy; ne t'inquiète pas de moi.</p> + +<p>—Si je pouvais seulement le faire, c'est tout ce qu'il me faudrait.</p> + +<p>—Mais tu le vois, mon pauvre Pip, tu ne pourras jamais,» dit Biddy.</p> + +<p>À ce moment de la soirée, la chose ne me paraissait pas aussi +invraisemblable qu'elle m'eût paru si nous avions discuté cette question +quelques heures auparavant. Je dis donc que je n'en étais pas tout à +fait sûr. Biddy dit qu'elle en était bien certaine, et elle le dit d'une +manière décisive. Au fond de mon cœur, je sentais qu'elle avait raison, +et cependant j'étais peu satisfait de la voir si affirmative sur ce +point.</p> + +<p>En approchant du cimetière, nous eûmes à traverser un remblai et à +franchir une barrière près de l'écluse. Nous vîmes apparaître tout à +coup le vieil Orlick; il sortait de l'écluse, des joncs ou de la vase.</p> + +<p>«Hola! fit-il, où allez-vous donc, vous deux?</p> + +<p>—Où irions-nous, si ce n'est à la maison?</p> + +<p>—Eh bien! je veux que le diable m'emporte si je ne vais pas avec vous +pour vous voir rentrer!»</p> + +<p>C'était sa manie, à cet homme, de vouloir que le diable l'emportât. +Peut-être n'attachait-il pas d'importance à ce mot, mais il s'en servait +comme de son nom de baptême pour en imposer au pauvre monde et faire +naître l'idée de quelque chose d'épouvantablement nuisible. Lorsque +j'étais plus jeune, je me figurais généralement que si le diable +m'emportait personnellement, il ne le ferait qu'avec un croc recourbé, +bien trempé et bien pointu. Biddy n'était pas d'avis qu'il vînt avec +nous, et elle me disait tout bas:</p> + +<p>«Ne le laisse pas venir, je ne l'aime pas.»</p> + +<p>Comme moi-même je ne l'aimais pas non plus, je pris la liberté de lui +dire que nous le remerciions beaucoup, mais que nous n'avions pas besoin +qu'on nous vît rentrer. Orlick accueillit mes paroles avec un éclat de +rire et s'arrêta; mais bientôt après, il nous suivit à distance, tout en +clopinant.</p> + +<p>Voulant savoir si Biddy le soupçonnait d'avoir prêté la main à la +tentative d'assassinat contre ma sœur, dont celle-ci n'avait jamais pu +rendre compte, je lui demandai pourquoi elle ne l'aimait pas.</p> + +<p>«Oh! dit-elle en le regardant par-dessus son épaule, pendant qu'il +tâchait de nous rattraper d'un pas lourd, c'est que je crains qu'il ne +m'aime.</p> + +<p>—T'a-t-il jamais dit qu'il t'aimait? demandai-je d'un air indigné.</p> + +<p>—Non, dit Biddy, en jetant de nouveau un regard en arrière; il ne me +l'a jamais dit; mais il se met à danser devant moi toutes les fois qu'il +s'aperçoit que je le regarde.»</p> + +<p>Quelque nouveau et singulier que me parût ce témoignage d'attachement, +je ne doutais pas un seul instant de l'exactitude de l'interprétation de +Biddy. Je m'échauffais à l'idée que le vieil Orlick osât l'admirer, +comme je me serais échauffé s'il m'eût outragé moi-même.</p> + +<p>«Mais cela n'a rien qui puisse t'intéresser, ajouta Biddy avec calme.</p> + +<p>—Non, Biddy, c'est vrai; seulement je n'aime pas cela, et je ne +l'approuve pas.</p> + +<p>—Ni moi non plus, dit Biddy, bien que cela doive t'être bien égal.</p> + +<p>—Absolument, lui dis-je; mais je dois avouer que j'aurais une bien +faible opinion de toi, Biddy, s'il dansait devant toi, de ton propre +consentement.»</p> + +<p>J'eus l'œil sur Orlick par la suite, et toutes les fois qu'une +circonstance favorable se présentait pour qu'il manifestât à Biddy +l'émotion qu'elle lui causait, je me mettais entre lui et elle, pour +atténuer cette démonstration. Orlick avait pris pied dans la maison de +Joe, surtout depuis l'affection que ma sœur avait prise pour lui; sans +cela, j'aurais essayé de le faire renvoyer. Orlick comprenait +parfaitement mes bonnes intentions à son égard, et il y avait de sa part +réciprocité, ainsi que j'eus l'occasion de l'apprendre par la suite. Or, +comme si mon esprit n'eût pas été déjà assez troublé, j'en augmentai +encore la confusion en pensant, à certains jours et à certains moments, +que Biddy valait énormément mieux qu'Estelle, et que la vie de travail +simple et honnête dans laquelle j'étais né n'avait rien dont on dût +rougir, mais qu'elle offrait au contraire des ressources fort +suffisantes de considération et de bonheur. Ces jours-là, j'arrivais à +conclure que mon antipathie pour le pauvre vieux Joe et la forge s'était +dissipée, et que j'étais en bon chemin pour devenir l'associé de Joe et +le compagnon de Biddy... quand tout à coup un souvenir confus des jours +passés chez miss Havisham fondait sur moi comme un trait meurtrier, et +bouleversait de nouveau mes pauvres esprits. Une fois troublés, j'avais +de la peine à les rassembler, et souvent, avant que j'eusse pu m'en +rendre maître, ils se dispersaient dans toutes les directions, à la +seule idée que peut-être, après tout, une fois mon apprentissage +terminé, miss Havisham se chargerait de ma fortune.</p> + +<p>Si mon apprentissage eût continué, je n'ose affirmer que je serais resté +jusqu'au bout dans ces mêmes perplexités; mais il fut interrompu +prématurément, ainsi qu'on va le voir.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XVIII" id="CHAPITRE_XVIII"></a><a href="#table">CHAPITRE XVIII.</a></h2> + + +<p>C'était un samedi soir de la quatrième année de mon apprentissage chez +Joe. Un groupe entourait le feu des <i>Trois jolis Bateliers</i> et prêtait +une oreille attentive à M. Wopsle, qui lisait le journal à haute voix. +Je faisais partie de ce groupe.</p> + +<p>Un crime qui causait grande rumeur dans le public venait d'être commis, +et M. Wopsle, en le racontant, avait l'air d'être plongé dans le sang +jusqu'aux sourcils. Il appuyait sur chaque adjectif exprimant l'horreur, +et s'identifiait avec chacun des témoins de l'enquête. Nous l'entendions +gémir comme la victime: «C'en est fait de moi!» et comme l'assassin, +mugir d'un ton féroce: «Je vais régler votre compte!» Il nous fit la +déposition médicale, en imitant sans s'y tromper le praticien de notre +endroit. Il bégaya en tremblant comme le vieux gardien de la barrière +qui avait entendu les coups, avec une imitation si parfaite de cet +invalide à moitié paralysé, qu'il était permis de douter de la +compétence morale de ce témoin. Entre les mains de M. Wopsle, le coroner +devint Timon d'Athènes, et le bedeau, Coriolan. M. Wopsle était enchanté +de lui-même et nous en étions tous enchantés aussi. Dans cet agréable +état d'esprit, nous rendîmes un verdict de meurtre avec préméditation.</p> + +<p>Alors, et seulement alors, je m'aperçus de la présence d'un individu +étranger au pays qui était assis sur le banc en face de moi, et qui +regardait de mon côté. Un certain air de mépris régnait sur son visage, +et il mordait le bout de son énorme index, tout en examinant les figures +des spectateurs qui entouraient M. Wopsle.</p> + +<p>«Eh bien! dit-il à ce dernier, dès que celui-ci eut terminé sa lecture, +vous avez arrangé tout cela à votre satisfaction, je n'en doute pas?»</p> + +<p>Chacun leva les yeux et tressaillit, comme si c'eût été l'assassin. Il +nous regarda d'un air froid et tout à fait sarcastique.</p> + +<p>«Coupable, c'est évident, fit-il. Allons, voyons, dites!</p> + +<p>—Monsieur, répondit M. Wopsle, sans avoir l'air de vous connaître, je +n'hésite pas à vous répondre: coupable, en effet!»</p> + +<p>Là-dessus, nous reprîmes tous assez de courage pour faire entendre un +léger murmure d'approbation.</p> + +<p>«Je le savais, dit l'étranger, je savais ce que vous pensiez et ce que +vous disiez; mais je vais vous faire une question. Savez-vous, ou ne +savez-vous pas que la loi anglaise suppose tout homme innocent, jusqu'à +ce qu'on ait prouvé... prouvé... et encore prouvé qu'il est coupable.</p> + +<p>—Monsieur, commença M. Wopsle, en ma qualité d'Anglais, je....</p> + +<p>—Allons! dit l'étranger à M. Wopsle, en mordant son index, n'éludez pas +la question. Ou vous le savez, ou vous ne le savez pas. Lequel des +deux?»</p> + +<p>Il tenait sa tête en avant, son corps en arrière, d'une façon +interrogative, et il étendait son index vers M. Wopsle.</p> + +<p>«Allons, dit-il, le savez-vous ou ne le savez-vous pas?</p> + +<p>—Certainement, je le sais, répondit M. Wopsle.</p> + +<p>—Alors, pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de suite? Je vais vous +faire une autre question, continua l'étranger, en s'emparant de M. +Wopsle, comme s'il avait des droits sur lui: Savez-vous qu'aucun des +témoins n'a encore subi de contre-interrogatoire?»</p> + +<p>M. Wopsle commençait:</p> + +<p>«Tout ce que je puis dire, c'est que...»</p> + +<p>Quand l'étranger l'arrêta.</p> + +<p>«Comment, vous ne pouvez pas répondre: oui ou non!... Je vais vous +éprouver encore une fois.»</p> + +<p>Il étendit son doigt vers lui.</p> + +<p>«Attention! Savez-vous ou ne savez-vous pas qu'aucun des témoins n'a +encore subi de contre-interrogatoire?... Allons, je ne vous demande +qu'un mot: Oui ou non?»</p> + +<p>M. Wopsle hésita, et nous commencions à avoir de lui une assez pauvre +opinion.</p> + +<p>«Allons, dit l'étranger, je viens à votre secours; vous ne le méritez +pas, mais j'y viens. Jetez un coup d'œil sur ce papier que vous tenez à +la main. Qu'est-ce que c'est?</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est? répéta M. Wopsle interloqué.</p> + +<p>—Est-ce, continua l'étranger, d'un ton sarcastique et soupçonneux, +est-ce le papier imprimé dans lequel vous venez de lire?</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Sans doute. Maintenant, revenons à ce journal, et dites-moi s'il +constate que le prisonnier a dit positivement que ses conseils légaux +lui avaient conseillé de réserver sa défense?</p> + +<p>—J'ai lu cela tout à l'heure, commença M. Wopsle.</p> + +<p>—Qu'importe ce que vous avez lu? Vous pouvez lire le <i>Pater</i> à rebours +si cela vous fait plaisir, et cela a dû vous arriver plus d'une fois. +Cherchez dans le journal.... Non, non, non mon ami, pas en haut de la +colonne, vous devez bien le savoir; en bas, en bas.»</p> + +<p>Nous commencions tous à voir en M. Wopsle un homme rempli de +subterfuges.</p> + +<p>«Eh bien! y êtes-vous?</p> + +<p>—Voici, di M. Wopsle.</p> + +<p>—Bien. Suivez maintenant le passage et dites-moi s'il annonce +positivement que le prisonnier a dit que ses conseils légaux lui ont +conseillé de réserver sa défense. Allons! y a-t-il de cela?</p> + +<p>—Ce ne sont pas là les mots exacts, répondit M. Wopsle.</p> + +<p>—Pas les mots exacts, soit, répéta l'inconnu avec amertume, mais est-ce +bien la même substance?</p> + +<p>—Oui, dit M. Wopsle.</p> + +<p>—Oui! répéta l'étranger en promenant son regard sur la compagnie et +tenant sa main étendue vers le témoin Wopsle; et maintenant je vous +demande ce que vous pensez d'un homme qui, ayant ce passage sous les +yeux, peut s'endormir tranquillement après avoir déclaré coupable un de +ses semblables, sans même l'avoir entendu?»</p> + +<p>Nous nous mîmes tous à soupçonner que M. Wopsle n'était pas du tout +l'homme que nous avions pensé jusque-là, et que la vérité sur son compte +commençait à se faire jour.</p> + +<p>«Et souvenez-vous que ce même homme, continua l'étranger en dirigeant +lourdement son doigt vers M. Wopsle, que ce même homme pourrait être +appelé à siéger comme juré dans ce même procès, après s'être ainsi +prononcé d'avance, et qu'il retournerait au sein de sa famille et +mettrait tranquillement sa tête sur son oreiller, après avoir juré +d'écouter avec impartialité, et de juger de même, entre le roi, notre +souverain maître, et le prisonnier amené à la barre, et de rendre un +verdict basé sur l'entière évidence.... Que Dieu lui vienne en aide!»</p> + +<p>Nous étions tous persuadés maintenant que l'infortuné M. Wopsle avait +été trop loin, et qu'il ferait mieux d'abandonner cette voie dangereuse +pendant qu'il en était encore temps. L'étrange individu, avec un air +d'autorité incontestable et une manière de nous faire comprendre qu'il +savait sur chacun de nous quelque chose de secret, qu'il ne tenait qu'à +lui de dévoiler, quitta sa place et vint se placer dans l'espace laissé +libre entre les bancs, où il resta debout devant le feu, sa main gauche +dans sa poche et l'index de sa main droite dans sa bouche.</p> + +<p>«D'après les informations que j'ai reçues, dit-il, en nous passant en +revue, j'ai quelque raison de croire qu'il y a parmi vous un forgeron du +nom de Joseph ou Joe Gargery. Qui est-ce?</p> + +<p>—Le voici,» fit Joe.</p> + +<p>L'étrange individu lui fit signe de quitter sa place, ce que Joe fit +aussitôt.</p> + +<p>«Vous avez un apprenti, continua l'étranger, vulgairement connu sous le +nom de Pip. Est-il ici?</p> + +<p>—Me voici,» m'écriai-je.</p> + +<p>L'étranger ne me reconnut pas, mais moi je le reconnus pour être le même +monsieur que j'avais rencontré sur l'escalier, lors de ma seconde visite +à miss Havisham. Il était trop reconnaissable pour que j'eusse pu +l'oublier. Je l'avais reconnu dès que je l'avais aperçu sur le banc, +occupé à nous regarder, et maintenant qu'il avait la main sur mon +épaule, je pouvais l'examiner tout à mon aise. C'était bien la même tête +large, le même teint brun, les mêmes yeux, les mêmes sourcils épais, la +même grosse chaîne de montre, les mêmes gros points noirs à la place de +la barbe et des favoris, et jusqu'à l'odeur de savon que j'avais sentie +sur sa grande main.</p> + +<p>«Je désire avoir un entretien particulier avec vous deux, dit-il, après +m'avoir examiné à loisir. Cela demandera quelque temps; peut-être +ferions-nous mieux de nous rendre chez vous. Je préfère ne pas commencer +ici la communication que j'ai à vous faire. Après, vous en raconterez à +vos amis, peu ou beaucoup, comme il vous plaira, cela ne me regarde +pas.»</p> + +<p>Au milieu d'un imposant silence, nous sortîmes tous les trois des <i>Trois +jolis Bateliers</i>. Tout en marchant, l'étranger jetait de temps à autre +un regard de mon côté; et il lui arrivait aussi parfois de mordre son +doigt. En approchant de la maison, Joe, ayant un vague pressentiment que +la circonstance devait être importante et demandait une certaine +cérémonie, courut en avant pour ouvrir la grande porte. Notre conférence +eut lieu dans le salon de gala, que rehaussait fort peu l'éclat d'une +seule chandelle.</p> + +<p>L'étrange personnage commença par s'asseoir devant la table, tira à lui +la chandelle et parcourut quelques paperasses contenues dans son +portefeuille, puis il déposa ce portefeuille sur la table, mit la +chandelle un peu de côté, et après avoir cherché à découvrir dans +l'obscurité l'endroit où Joe et moi nous étions placés:</p> + +<p>«Je me nomme Jaggers, dit-il, et je suis homme de loi à Londres, où mon +nom est assez connu. J'ai une affaire singulière à traiter avec vous, et +je commence par vous dire que ce n'est pas moi personnellement qui l'ai +conçue; si l'on m'avait demandé mon avis, je ne serais pas ici.... On ne +me l'a pas demandé, c'est pourquoi vous me voyez. Je fais ce que j'ai à +faire comme agent confidentiel d'un autre, rien de plus, rien de moins.»</p> + +<p>Trouvant sans doute qu'il ne nous distinguait pas assez bien de sa +place, il se leva, jeta une de ses jambes sur le dos d'une chaise, et +resta ainsi, un pied sur la chaise et l'autre à terre.</p> + +<p>«Maintenant, Joseph Gargery, je suis porteur d'une offre pour vous +débarrasser de ce jeune homme, votre apprenti. Refuseriez-vous d'annuler +son contrat, s'il vous le demandait dans son intérêt et ne +demanderiez-vous pas de dédommagement?</p> + +<p>—Que Dieu me garde de demander quoi que ce soit, pour aider mon petit +Pip à parvenir! dit Joe tout étonné, en ouvrant de grands yeux.</p> + +<p>—Que Dieu me garde est très pieux, mais n'a absolument rien à faire +ici, répondit Jaggers. La question est: Voulez-vous quelque chose pour +cela? Demandez-vous quelque chose?</p> + +<p>—La réponse, riposta sévèrement Joe est: Non!»</p> + +<p>Il me semble qu'à ce moment M. Jaggers regarda Joe comme s'il découvrait +un fameux niais, à cause de son désintéressement; mais j'étais trop +surpris et ma curiosité trop éveillée pour en être bien certain.</p> + +<p>«Très bien, dit M. Jaggers; rappelez-vous ce que vous venez d'admettre, +et n'essayez pas de revenir là-dessus tout à l'heure.</p> + +<p>—Qui est-ce qui essaye de revenir sur quoi que ce soit? repartit Joe.</p> + +<p>—Je ne dis pas qu'on essaye. Connaissez-vous certain proverbe?</p> + +<p>—Oui, je connais les proverbes, dit Joe.</p> + +<p>—Mettez-vous alors dans la tête qu'un tiens vaut mieux que deux tu +l'auras, et que quand on peut tenir, il ne faut pas lâcher. Mettez-vous +bien cela dans la tête, n'est-ce pas? répéta M. Jaggers, en fermant les +yeux et en faisant un signe de tête à Joe, comme s'il cherchait à se +rappeler quelque chose qu'il oubliait. Maintenant, revenons à ce jeune +homme et à la communication que j'ai à vous faire. Il a de grandes +espérances.»</p> + +<p>Joe et moi nous ouvrîmes la bouche et nous nous regardâmes l'un l'autre.</p> + +<p>«Je suis chargé de lui apprendre, dit M. Jaggers en jetant son doigt de +mon côté, qu'il doit prendre immédiatement possession d'une fort belle +propriété; de plus, que c'est le désir du possesseur actuel de cette +belle propriété qu'il sorte sans retard de ses habitudes actuelles et +soit élevé en jeune homme comme il faut; en jeune homme qui a de grandes +espérances.»</p> + +<p>Mon rêve était éclos, les folles fantaisies de mon imagination étaient +dépassées par la réalité, miss Havisham se chargeait de ma fortune sur +une grande échelle.</p> + +<p>«Maintenant, monsieur Pip, poursuivit l'homme de loi, c'est à vous que +j'adresse ce qui me reste à dire. <i>Primo</i>, vous saurez que la personne +qui m'a donné mes instructions exige que vous portiez toujours le nom de +Pip. Vous n'avez nulle objection, je pense, à faire ce petit sacrifice à +vos grandes espérances. Mais si vous voyez quelques objections, c'est +maintenant qu'il faut les faire.»</p> + +<p>Mon cœur battait si vite et les oreilles me tintaient si fort, que +c'est à peine si je pus bégayer:</p> + +<p>«Je n'ai aucune objection à faire à toujours porter le nom de Pip.</p> + +<p>—Je pense bien! <i>Secundo</i>, monsieur Pip, vous saurez que le nom de la +personne... de votre généreux bienfaiteur doit rester un profond secret +pour tous et même pour vous jusqu'à ce qu'il plaise à cette personne de +le révéler. Je suis à même de vous dire que cette personne se réserve de +vous dévoiler ce mystère de sa propre bouche, à la première occasion. +Cette envie lui prendra-t-elle? je ne saurais le dire, ni personne non +plus.... Maintenant, vous devez bien comprendre qu'il vous est très +positivement défendu de faire aucune recherche sur ce sujet, ou même +aucune allusion, quelque éloignée qu'elle soit, sur la personne que vous +pourriez soupçonner. Dans toutes les communications que vous devez avoir +avec moi, si vous avez des soupçons au fond de votre cœur, gardez-les. +Il est inutile de chercher dans quel but on vous fait ces défenses; +qu'elles proviennent d'un simple caprice ou des raisons les plus graves +et les plus fortes, ce n'est pas à vous de vous en occuper. Voilà les +conditions que vous devez accepter dès à présent, et vous engager à +remplir. C'est la seule chose qui me reste à faire des instructions que +j'ai reçues de la personne qui m'envoie, et pour laquelle je ne suis pas +autrement responsable.... Cette personne est la personne sur laquelle +reposent toutes vos espérances. Ce secret est connu seulement de cette +personne et de moi. Encore une fois ces conditions ne sont pas +difficiles à observer; mais si vous avez quelques objections à faire, +c'est le moment de les produire.»</p> + +<p>Je balbutiai de nouveau avec la même difficulté:</p> + +<p>«Je n'ai aucune objection à faire à ce que vous me dites.</p> + +<p>—Je pense bien! Maintenant, monsieur Pip, j'ai fini d'énumérer mes +stipulations.»</p> + +<p>Bien qu'il m'appelât M. Pip et commençât à me traiter en homme, il ne +pouvait se débarrasser d'un certain air important et soupçonneux; il +fermait même de temps en temps les yeux et jetait son doigt de mon côté +tout en parlant, comme pour me faire comprendre qu'il savait sur mon +compte bien des choses dont il ne tenait qu'à lui de parler.</p> + +<p>«Nous arrivons, maintenant, dit-il, aux détails de l'arrangement. Vous +devez savoir que, quoique je me sois servi plus d'une fois du mot: +espérances, on ne vous donnera pas que des espérances seulement. J'ai +entre les mains une somme d'argent qui suffira amplement à votre +éducation et à votre entretien. Vous voudrez bien me considérer comme +votre tuteur. Oh! ajouta-t-il, comme j'allais le remercier, sachez une +fois pour toutes qu'on me paye mes services et que sans cela je ne les +rendrais pas. Il faut donc que vous receviez une éducation en rapport +avec votre nouvelle position, et j'espère que vous comprendrez la +nécessité de commencer dès à présent à acquérir ce qui vous manque.»</p> + +<p>Je répondis que j'en avais toujours eu grande envie.</p> + +<p>«Il importe peu que vous en ayez toujours eu l'envie, monsieur Pip, +répliqua M. Jaggers, pourvu que vous l'ayez maintenant. Me +promettez-vous que vous êtes prêt à entrer de suite sous la direction +d'un précepteur? Est-ce convenu?</p> + +<p>—Oui, répondis-je, c'est convenu.</p> + +<p>—Très bien. Maintenant, il faut consulter vos inclinations. Je ne +trouve pas que ce soit agir sagement; mais je fais ce qu'on m'a dit de +faire. Avez-vous entendu parler d'un maître que vous préfériez à un +autre?»</p> + +<p>Je n'avais jamais entendu parler d'aucun maître que de Biddy et de la +grand'tante de M. Wopsle, je répondis donc négativement.</p> + +<p>«Je connais un certain maître, qui, je crois, remplirait parfaitement le +but que l'on se propose, dit M. Jaggers, je ne vous le recommande pas, +remarquez-le bien, parce que je ne recommande jamais personne; le maître +dont je parle est un certain M. Mathieu Pocket.</p> + +<p>—Ah! fis-je tout saisi, en entendant le nom du parent de miss Havisham, +le Mathieu dont Mrs et M. Camille avaient parlé, le Mathieu qui devait +être placé à la tête de miss Havisham, quand elle serait étendue morte +sur la table.</p> + +<p>—Vous connaissez ce nom?» dit M. Jaggers, en me regardant d'un air rusé +et en clignant des yeux, en attendant ma réponse.</p> + +<p>Je répondis que j'avais déjà entendu prononcer ce nom.</p> + +<p>«Oh! dit-il, vous l'avez entendu prononcer; mais qu'en pensez-vous?»</p> + +<p>Je dis, ou plutôt j'essayai de dire, que je lui étais on ne peut plus +reconnaissant de cette recommandation.</p> + +<p>«Non, mon jeune ami! interrompit-il en secouant tout doucement sa large +tête. Recueillez-vous... cherchez...»</p> + +<p>Tout en me recueillant, mais ne trouvant rien, je répétai que je lui +étais très reconnaissant de sa recommandation.</p> + +<p>«Non, mon jeune ami, fit-il en m'interrompant de nouveau; puis, fronçant +les sourcils et souriant tout à la fois: Non... non... non... c'est très +bien, mais ce n'est pas cela. Vous êtes trop jeune pour que je me +contente de cette réponse: recommandation n'est pas le mot, monsieur +Pip; trouvez-en un autre.»</p> + +<p>Me reprenant, je lui dis alors que je lui étais fort obligé de m'avoir +indiqué M. Mathieu Pocket.</p> + +<p>«C'est mieux ainsi!» s'écria M. Jaggers.</p> + +<p>Et j'ajoutai:</p> + +<p>«Je serais bien aise d'essayer de M. Mathieu Pocket.</p> + +<p>—Bien! Vous ferez mieux de l'essayer chez lui. On le préviendra. Vous +pourrez d'abord voir son fils qui est à Londres. Quand viendrez-vous à +Londres?»</p> + +<p>Je répondis en jetant un coup d'œil du côté de Joe, qui restait +immobile et silencieux:</p> + +<p>«Je suis prêt à m'y rendre de suite.</p> + +<p>—D'abord, dit M. Jaggers, il vous faut des habits neufs, au lieu de ces +vêtements de travail. Disons donc d'aujourd'hui en huit jours.... Vous +avez besoin d'un peu d'argent... faut-il vous laisser une vingtaine de +guinées?»</p> + +<p>Il tira de sa poche une longue bourse, compta avec un grand calme vingt +guinées, qu'il mit sur la table et les poussa devant moi. C'était la +première fois qu'il retirait sa jambe de dessus la chaise. Il se rassit +les jambes écartées, et se mit à balancer sa longue bourse en lorgnant +Joe de côté.</p> + +<p>«Eh bien! Joseph Gargery, vous paraissez confondu?</p> + +<p>—Je le suis, dit Joe d'un ton très décidé.</p> + +<p>—Il a été convenu que vous ne demanderiez rien pour vous, souvenez-vous +en.</p> + +<p>—Ça a été convenu, répondit Joe, c'est bien entendu et ça ne changera +pas, et je ne vous demanderai jamais rien de semblable.</p> + +<p>—Mais, dit M. Jaggers en balançant sa bourse, si j'avais reçu les +instructions nécessaires pour vous faire un cadeau comme compensation?</p> + +<p>—Comme compensation de quoi? demanda Joe.</p> + +<p>—De la perte de ses services.»</p> + +<p>Joe appuya sa main sur mon épaule, aussi délicatement qu'une femme. J'ai +souvent pensé depuis qu'il ressemblait, avec son mélange de force et de +douceur, à un marteau à vapeur, qui peut aussi bien broyer un homme que +frapper légèrement une coquille d'œuf.</p> + +<p>«C'est avec une joie que rien ne peut exprimer, dit-il, et de tout mon +cœur, que j'accueille le bonheur de mon petit Pip. Il est libre d'aller +aux honneurs et à la fortune, et je le tiens quitte de ses services. +Mais ne croyez pas que l'argent puisse compenser pour moi la perte de +l'enfant que j'ai vu grandir dans la forge, et qui a toujours été mon +meilleur ami!...»</p> + +<p>Ô! bon et cher Joe, que j'étais si près de quitter avec tant +d'indifférence, je te vois encore passer ton robuste bras de forgeron +sur tes yeux! Je vois encore ta large poitrine se gonfler, et j'entends +ta voix expirer dans des sanglots étouffés! Ô! cher, bon, fidèle et +tendre Joe! Je sens le tremblement affectueux de ta grosse main sur mon +bras aussi solennellement aujourd'hui que si c'était le frôlement de +l'aile d'un ange.</p> + +<p>Mais, à ce moment, j'encourageais Joe. J'étais ébloui par ma fortune à +venir, et il me semblait impossible de revenir sur mes pas par les +sentiers que nous avions parcourus ensemble. Je suppliai Joe de se +consoler, puisque, comme il le disait, nous avions toujours été les +meilleurs amis du monde, et, comme je le disais, moi, que nous le +serions toujours. Joe s'essuya les yeux avec celle de ses mains qui +restait libre, et il n'ajouta pas un seul mot.</p> + +<p>M. Jaggers avait vu et entendu tout cela, comme un homme prévenu que Joe +était l'idiot du village, et moi son gardien. Quand ce fut fini, il pesa +dans sa main la bourse qu'il avait cessé de faire balancer.</p> + +<p>«Maintenant, Joseph Gargery, je vous avertis que ceci est votre dernier +recours. Je ne connais pas de demi-mesures: si vous voulez le cadeau que +je suis chargé de vous faire, parlez et vous l'aurez; si, au contraire, +comme vous le prétendez...»</p> + +<p>Ici, à mon grand étonnement, il fut interrompu par les brusques +mouvements de Joe, qui tournait autour de lui, ayant grande envie de +tomber sur lui et de lui administrer quelques vigoureux coups de poing.</p> + +<p>«Je prétends, cria Joe, que si vous venez dans ma maison pour me +harceler et m'insulter, vous allez sortir! Oui, je le dis et je vous le +répète, si vous êtes un homme, sortez! Je sais ce que je dis, ce que +j'ai dit une fois, je n'en démords jamais!»</p> + +<p>Je pris Joe à part, il se calma aussitôt, et se contenta simplement de +me répéter d'une manière fort obligeante et comme un avertissement poli +pour ceux que cela pouvait concerner, qu'il ne se laisserait ni harceler +ni insulter chez lui. M. Jaggers s'était levé pendant les démonstrations +peu pacifiques de Joe, et il avait gagné la porte sans bruit, il est +vrai, mais aussi sans témoigner la moindre disposition à rentrer. Il +m'adressa de loin les dernières recommandations que voici:</p> + +<p>«Eh bien, monsieur Pip, je pense que plus tôt vous quitterez cette +maison et mieux vous ferez, puisque vous êtes destiné à devenir un +monsieur comme il faut: que ce soit donc dans huit jours. Vous recevrez +d'ici là mon adresse; vous pourrez prendre un fiacre en arrivant à +Londres, et vous vous ferez conduire directement chez moi. Comprenez que +je n'exprime aucune opinion quelconque sur la mission toute de confiance +dont je suis chargé; je suis payé pour la remplir, et je la remplis. +Surtout, comprenez bien cela, comprenez-le bien.»</p> + +<p>En disant cela, il jetait son doigt tour à tour dans la direction de +chacun de nous; je crois même qu'il aurait continué à parler longtemps +s'il n'avait pas vu que Joe pouvait devenir dangereux; mais il partit. +Il me vint dans l'idée de courir après lui, comme il regagnait les +<i>Trois jolis Bateliers</i>, où il avait laissé une voiture de louage.</p> + +<p>«Pardon, monsieur Jaggers, m'écriai-je.</p> + +<p>—Eh bien! dit-il en se retournant, qu'est-ce qu'il y a encore?</p> + +<p>—Je désire faire tout ce qui est convenable, monsieur Jaggers, et +suivre vos conseils. J'ai donc pensé qu'il fallait vous les demander. Y +aurait-il quelque inconvénient à ce que je prisse congé de tous ceux que +je connais dans ce pays avant de partir?</p> + +<p>—Non, dit-il en me regardant comme s'il avait peine à me comprendre.</p> + +<p>—Je ne veux pas dire dans le village seulement, mais aussi dans la +ville.</p> + +<p>—Non, dit-il, il n'y a aucun inconvénient à cela.»</p> + +<p>Je le remerciai et retournai en courant à la maison. Joe avait déjà eu +le temps de fermer la grande porte, de mettre un peu d'ordre au salon de +réception, et il était assis devant le feu de la cuisine, avec une main +sur chacun de ses genoux, regardant fixement les charbons enflammés. Je +m'assis comme lui devant le feu, et, comme lui, je me mis à regarder les +charbons, et nous gardâmes ainsi le silence pendant assez longtemps.</p> + +<p>Ma sœur était dans son coin, enfoncée dans son fauteuil à coussins, et +Biddy cousait, assise près du feu. Joe était placé près de Biddy et moi +près de Joe, dans le coin qui faisait face à ma sœur. Plus je regardais +les charbons brûler, plus je devenais incapable de lever les yeux sur +Joe. Plus le silence durait, plus je me sentais incapable de parler.</p> + +<p>Enfin je parvins à articuler:</p> + +<p>«Joe, as-tu dit à Biddy?...</p> + +<p>—Non, mon petit Pip, répondit Joe sans cesser de regarder le feu et +tenant ses genoux serrés comme s'il avait été prévenu qu'ils avaient +l'intention de se séparer. J'ai voulu te laisser le plaisir de le lui +dire toi-même, mon petit Pip.</p> + +<p>—J'aime mieux que cela vienne de toi, Joe.</p> + +<p>—Alors, dit Joe, mon petit Pip devient un richard, Biddy, que la +bénédiction de Dieu l'accompagne!»</p> + +<p>Biddy laissa tomber son ouvrage et leva les yeux sur moi. Joe leva ses +deux genoux et me regarda. Quant à moi, je les regardai tous les deux. +Après un moment de silence, ils me félicitèrent de tout leur cœur, mais +je sentais qu'il y avait une certaine nuance de tristesse dans leurs +félicitations. Je pris sur moi de bien faire comprendre à Biddy, et à +Joe par Biddy, que je considérais que c'était une grave obligation pour +mes amis de ne rien savoir et de ne rien dire sur la personne qui me +protégeait et qui faisait ma fortune. Je fis observer que tout cela +viendrait en temps et lieu; mais que, jusque-là, il ne fallait rien +dire, si ce n'est que j'avais de grandes espérances, et que ces grandes +espérances venaient d'un protecteur inconnu. Biddy secoua la tête d'un +air rêveur en reprenant son ouvrage, et dit qu'en ce qui la regardait +particulièrement elle serait discrète. Joe, sans ôter ses mains de +dessus ses genoux, dit:</p> + +<p>«Et moi aussi, mon petit Pip, je serai particulièrement discret.»</p> + +<p>Ensuite, ils recommencèrent à me féliciter, et ils s'étonnèrent même à +un tel point de me voir devenir un monsieur, que cela finit par ne me +plaire qu'à moitié.</p> + +<p>Biddy prit alors toutes les peines imaginables pour donner à ma sœur +une idée de ce qui était arrivé. Mais, comme je l'avais prévu, tous ses +efforts furent inutiles. Elle rit et agita la tête à plusieurs reprises, +puis elle répéta après Biddy ces mots:</p> + +<p>«Pip... fortune.... Pip... fortune...»</p> + +<p>Mais je doute qu'ils aient eu plus de signification pour elle qu'un cri +d'élection, et je ne puis rien trouver de plus triste pour peindre +l'état de son esprit.</p> + +<p>Je ne l'aurais jamais pu croire si je ne l'eusse éprouvé, mais à mesure +que Joe et Biddy reprenaient leur gaieté habituelle je devenais plus +triste. Je ne pouvais être, bien entendu, mécontent de ma fortune, mais +il se peut cependant que, sans bien m'en rendre compte, j'aie été +mécontent de moi-même.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, je m'assis, les coudes sur mes genoux et ma tête +dans mes mains, regardant le feu, pendant que Biddy et Joe parlaient de +mon départ et de ce qu'ils feraient sans moi, et de toutes sortes de +choses analogues. Toutes les fois que je surprenais l'un d'eux me +regardant (ce qui leur arrivait souvent, surtout à Biddy), je me sentais +offensé comme s'ils m'eussent exprimé une sorte de méfiance, quoique, +Dieu le sait, tel ne fût jamais leur sentiment, soit qu'ils exprimassent +leur pensée par parole ou par action.</p> + +<p>À ce moment je me levai pour aller voir à la porte, car pour aérer la +pièce, la porte de notre cuisine restait ouverte pendant les nuits +d'été. Je regardai les étoiles et je les considérais comme de très +pauvres, très malheureuses et très humbles étoiles d'être réduites à +briller sur les objets rustiques, au milieu desquels j'avais vécu.</p> + +<p>«Samedi soir, dis-je, lorsque nous nous assîmes pour souper, de pain de +fromage et de bière, dans cinq jours nous serons à la veille de mon +départ: ce sera bientôt venu.</p> + +<p>Oui, mon petit Pip, observa Joe dont la voix résonna creux dans son +gobelet de bière, ce sera bientôt venu!</p> + +<p>—Oh! oui, bientôt, bientôt venu! fit Biddy.</p> + +<p>—J'ai pensé, Joe, qu'en allant à la ville lundi pour commander mes +nouveaux habits, je ferais bien de dire au tailleur que j'irais les +essayer chez lui, ou plutôt qu'il doit les porter chez M. Pumblechook; +il me serait on ne peut plus désagréable d'être toisé par tous les +habitants du village.</p> + +<p>—M. et Mrs Hubble seraient sans doute bien aise de te voir dans ton +nouveau joli costume, mon petit Pip, dit Joe, en coupant ingénieusement +son pain et son fromage sur la paume de sa main gauche et en lorgnant +mon souper intact, comme s'il se fût souvenu du temps où nous avions +coutume de comparer nos tartines. Et Wopsle aussi, et je ne doute pas +que les <i>Trois jolis Bateliers</i> ne regardassent ta visite comme un grand +honneur que tu leur ferais.</p> + +<p>—C'est justement ce que je ne veux pas, Joe. Ils en feraient une +affaire d'État, et ça ne m'irait guère.</p> + +<p>—Ah! alors, mon petit Pip, si ça ne te va pas...»</p> + +<p>Alors Biddy me dit tout bas, en tenant l'assiette de ma sœur:</p> + +<p>«As-tu pensé à te montrer à M. Gargery, à ta sœur et à moi? Tu nous +laisseras te voir, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Biddy, répondis-je avec un peu de ressentiment, tu es si vive, qu'il +est bien difficile de te suivre.</p> + +<p>—Elle a toujours été vive, observa Joe.</p> + +<p>—Si tu avais attendu un moment de plus, Biddy, tu m'aurais entendu dire +que j'apporterai mes habits ici dans un paquet la veille de mon départ.»</p> + +<p>Biddy ne dit plus rien. Lui pardonnant généreusement, j'échangeai avec +elle et Joe un bonsoir affectueux, et je montai me coucher. En arrivant +dans mon réduit, je m'assis et promenai un long regard sur cette +misérable petite chambre, que j'allais bientôt quitter à jamais pour +parvenir à une position plus élevée. Elle contenait, elle aussi, des +souvenirs de fraîche date, et en ce moment je ne pus m'empêcher de la +comparer avec les chambres plus confortables que j'allais habiter, et je +sentis dans mon esprit la même incertitude que j'avais si souvent +éprouvée en comparant la forge à la maison de miss Havisham, et Biddy à +Estelle.</p> + +<p>Le soleil avait dardé gaiement tout le jour sur le toit de ma mansarde, +et la chambre était chaude. J'ouvris la fenêtre et je regardai au +dehors. Je vis Joe sortir doucement par la sombre porte d'en bas pour +aller faire un tour ou deux en plein air. Puis je vis Biddy aller le +retrouver et lui apporter une pipe qu'elle lui alluma. Jamais il ne +fumait si tard, et il me sembla qu'en ce moment il devait avoir besoin +d'être consolé d'une manière ou d'une autre.</p> + +<p>Bientôt il vint se placer à la porte située immédiatement au-dessous de +ma fenêtre. Biddy y vint aussi. Ils causaient tranquillement ensemble, +et je sus bien vite qu'ils parlaient de moi, car je les entendis +prononcer mon nom à plusieurs reprises. Je n'aurais pas voulu en +entendre davantage quand même je l'aurais pu. Je quittai donc la petite +fenêtre et je m'assis sur mon unique chaise, à côté de mon lit, pensant +combien il était étrange que cette première nuit de ma brillante fortune +fût la plus triste que j'eusse encore passée.</p> + +<p>En regardant par la fenêtre ouverte, je vis les petites ondulations +lumineuses qui s'élevaient de la pipe de Joe. Je m'imaginai que +c'étaient autant de bénédictions de sa part, non pas offertes avec +importunité ou étalées devant moi, mais se répandant dans l'air que nous +partagions. J'éteignis ma lumière et me mis au lit. Ce n'était plus mon +lit calme et tranquille d'autrefois; et je n'y devais plus dormir de mon +ancien sommeil, si doux et si profond!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XIX" id="CHAPITRE_XIX"></a><a href="#table">CHAPITRE XIX.</a></h2> + + +<p>Le jour apporta une différence considérable dans ma manière d'envisager +les choses et mon avenir en général, et l'éclaircit au point qu'il ne me +semblait plus le même. Ce qui pesait surtout d'un grand poids sur mon +esprit, c'était la réflexion qu'il y avait encore six jours entre le +moment présent et celui de mon départ, car j'étais poursuivi par la +crainte que, dans cet intervalle, il pouvait subvenir quelque chose +d'extraordinaire dans Londres, et qu'à mon arrivée je trouverais +peut-être cette ville considérablement bouleversée, sinon complètement +rasée.</p> + +<p>Joe et Biddy me témoignaient beaucoup de sympathie et de contentement +quand je parlais de notre prochaine séparation, mais ils n'en parlaient +jamais les premiers. Après déjeuner, Joe alla chercher mon engagement +d'apprentissage dans le petit salon; nous le jetâmes au feu et je sentis +que j'étais libre. Tout fraîchement émancipé, je m'en allai à l'église +avec Joe, et je pensai que peut-être le ministre n'aurait pas lu ce qui +concerne le riche et le royaume des cieux s'il avait su tout ce qui se +passait.</p> + +<p>Après notre dîner, je sortis seul avec l'intention d'en finir avec les +marais et de leur faire mes adieux. En passant devant l'église je +sentis, comme je l'avais déjà senti le matin une compassion sublime pour +les pauvres créatures destinées à s'y rendre tous les dimanches de leur +vie, puis enfin à être couchées obscurément sous ces humbles tertres +verts. Je me promis de faire quelque chose pour elles, un jour ou +l'autre, et je formai le projet d'octroyer un dîner composé de +roastbeef, de plum-pudding, d'une pinte d'ale et d'un gallon de +condescendance à chaque personne du village.</p> + +<p>Si jusqu'alors j'avais souvent pensé avec un certain mélange de honte à +ma liaison avec le fugitif que j'avais autrefois rencontré au milieu de +ces tombes, quelles ne furent pas mes pensées ce jour-là, dans le lieu +même qui me rappelait le misérable grelottant et déguenillé, avec son +fer et sa marque de criminel! Ma consolation était que cela était arrivé +il y avait déjà longtemps; qu'il avait sans doute été transporté bien +loin; qu'il était mort pour moi, et qu'après tout, il pouvait être +véritablement mort pour tout le monde.</p> + +<p>Pour moi, il n'y avait plus de tertres humides, plus de fossés, plus +d'écluses, plus de bestiaux au pâturage; ceux que je rencontrais me +parurent, à leur démarche morne et triste, avoir pris un air plus +respectueux, et il me sembla qu'ils retournaient leur tête pour voir, le +plus longtemps possible, le possesseur d'aussi grandes espérances.</p> + +<p>«Adieu, compagnons monotones de mon enfance, dès à présent, je ne pense +qu'à Londres et à la grandeur, et non à la forge et à vous!»</p> + +<p>Je gagnai, en m'exaltant, la vieille Batterie; je m'y couchai et +m'endormis, en me demandant si miss Havisham me destinait à Estelle.</p> + +<p>Quand je m'éveillai, je fus très surpris de trouver Joe assis à côté de +moi, et fumant sa pipe. Joe salua mon réveil d'un joyeux sourire et me +dit:</p> + +<p>«Comme c'est la dernière fois, mon petit Pip, j'ai pris sur moi de te +suivre.</p> + +<p>—Et j'en suis bien content, Joe.</p> + +<p>—Merci, mon petit Pip.</p> + +<p>—Tu peux être certain, Joe, dis-je quand nous nous fûmes serré les +mains, que je ne t'oublierai jamais.</p> + +<p>—Non, non, mon petit Pip! dit Joe d'un air convaincu, j'en suis +certain. Ah! ah! mon petit Pip, il suffit, Dieu merci, de se le bien +fourrer dans la tête pour en être certain; mais j'ai eu assez de mal à y +arriver.... Le changement a été si brusque, n'est-ce pas?»</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, je n'étais pas des plus satisfaits de voir Joe si +sûr de moi. J'aurais aimé à lui voir montrer quelque émotion, ou à +l'entendre dire: «Cela te fait honneur, mon petit Pip,» ou bien quelque +chose de semblable. Je ne fis donc aucune remarque à la première +insinuation de Joe, me contentant de répondre à la seconde, que la +nouvelle était en effet venue très brusquement, mais que j'avais +toujours souhaité devenir un monsieur, et que j'avais souvent songé à ce +que je ferais si je le devenais.</p> + +<p>«En vérité! dit-il, tu y as pensé?</p> + +<p>—Il est bien dommage aujourd'hui, Joe, que tu n'aies pas un peu plus +profité, quand nous apprenions nos leçons ici, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Je ne sais pas trop, répondit Joe, je suis si bête. Je ne connais que +mon état, ç'a toujours été dommage que je sois si terriblement bête, +mais ça n'est pas plus dommage aujourd'hui que ça ne l'était... il y a +aujourd'hui un an.... Qu'en dis-tu?»</p> + +<p>J'avais voulu dire qu'en me trouvant en position de faire quelque chose +pour Joe, j'aurais été apte à remplir une position plus élevée. Il était +si loin de comprendre mes intentions, que je songeai à en faire part de +préférence à Biddy.</p> + +<p>En conséquence, quand nous fûmes rentrés à la maison, et que nous eûmes +pris notre thé, j'attirai Biddy dans notre petit jardin qui longe la +ruelle, et après avoir stimulé ses esprits, en lui insinuant d'une +manière générale que je ne l'oublierais jamais, je lui dis que j'avais +une faveur à lui demander.</p> + +<p>«Et cette faveur, Biddy, dis-je, c'est que tu ne laisseras jamais +échapper l'occasion de pousser Joe un tant soit peu.</p> + +<p>—Le pousser, comment et à quoi? demanda Biddy en ouvrant de grands +yeux.</p> + +<p>—Joe est un brave et digne garçon; je pense même que c'est le plus +brave et le plus digne garçon qui ait jamais vécu; mais il est un peu en +retard dans certaines choses; par exemple, Biddy, dans son instruction +et dans ses manières.»</p> + +<p>Bien que j'eusse regardé Biddy en parlant, et bien qu'elle ouvrît des +yeux énormes quand j'eus parlé, elle ne me regarda pas.</p> + +<p>«Oh! ses manières! est-ce que ses manières ne sont pas convenables? +demanda Biddy en cueillant une feuille de cassis.</p> + +<p>—Ma chère Biddy, elles conviennent parfaitement ici....</p> + +<p>—Oh! elles sont très bien ici, interrompit Biddy en regardant avec +attention la feuille qu'elle tenait à la main.</p> + +<p>—Écoute-moi jusqu'au bout: si je devais faire arriver Joe à une +position plus élevée, comme j'espère bien le faire, lorsque je serai +parvenu moi-même, on n'aurait pas pour lui les égards qu'il mérite.</p> + +<p>—Et ne penses-tu pas qu'il le sache?» demanda Biddy.</p> + +<p>C'était là une question bien embarrassante, car je n'y avais jamais +songé, et je m'écriai sèchement:</p> + +<p>«Biddy! que veux-tu dire?»</p> + +<p>Biddy mit en pièces la feuille qu'elle tenait dans sa main, et, depuis, +je me suis toujours souvenu de cette soirée, passée dans notre petit +jardin, toutes les fois que je sentais l'odeur du cassis. Puis elle dit:</p> + +<p>«N'as-tu jamais songé qu'il pourrait être fier?</p> + +<p>—Fier!... répétai-je avec une inflexion pleine de dédain.</p> + +<p>—Oh! il y a bien des sortes de fierté, dit Biddy en me regardant en +face et en secouant la tête. L'orgueil n'est pas toujours de la même +espèce.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu veux donc dire?</p> + +<p>—Non, il n'est pas toujours de la même espèce, Joe est peut-être trop +fier pour abandonner une situation qu'il est apte à remplir, et qu'il +remplit parfaitement. À dire vrai, je pense que c'est comme cela, bien +qu'il puisse paraître hardi de m'entendre parler ainsi, car tu dois le +connaître beaucoup mieux que moi.</p> + +<p>—Allons, Biddy, je ne m'attendais pas à cela de ta part, et j'en +éprouve bien du chagrin.... Tu es envieuse et jalouse, Biddy, tu es vexée +de mon changement de fortune, et tu ne peux le dissimuler.</p> + +<p>—Si tu as le cœur de penser cela, repartit Biddy, dis-le, dis-le et +redis-le, si tu as le cœur de le penser!</p> + +<p>—Si tu as le cœur d'être ainsi, Biddy, dis-je avec un ton de +supériorité, ne le rejette pas sur moi. Je suis vraiment fâché de +voir... d'être témoin de pareils sentiments... c'est un des mauvais +côtés de la nature humaine. J'avais l'intention de te prier de profiter +de toutes les occasions que tu pourrais avoir, après mon départ, de +rendre Joe plus convenable, mais après ce qui vient de se passer, je ne +te demande plus rien. Je suis extrêmement peiné de te voir ainsi, Biddy, +répétai-je, c'est... c'est un des vilains côtés de la nature humaine.</p> + +<p>—Que tu me blâmes ou que tu m'approuves, repartit Biddy, tu peux +compter que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, et, quelle que +soit l'opinion que tu emportes de moi, elle n'altèrera en rien le +souvenir que je garderai de toi. Cependant, un monsieur comme tu vas +l'être ne devrait pas être injuste,» dit Biddy en détournant la tête.</p> + +<p>Je redis encore une fois avec chaleur que c'était un des vilains côtés +de la nature humaine. Je me trompais dans l'application de mon +raisonnement, mais plus tard, les circonstances m'ont prouvé sa +justesse, et je m'éloignai de Biddy, en continuant d'avancer dans la +petite allée, et Biddy rentra dans la maison. Je sortis par la porte du +jardin, et j'errai au hasard jusqu'à l'heure du souper, songeant combien +il était étrange et malheureux que la seconde nuit de ma brillante +fortune fût aussi solitaire et triste que la première.</p> + +<p>Mais le matin éclaircit encore une fois ma vue et mes idées. J'étendis +ma clémence sur Biddy, et nous abandonnâmes ce sujet. Ayant endossé mes +meilleurs habits, je me rendis à la ville d'aussi bon matin que je +pouvais espérer trouver les boutiques ouvertes, et je me présentai chez +M. Trabb, le tailleur. Ce personnage était à déjeuner dans son +arrière-boutique; il ne jugea pas à propos de venir à moi, mais il me +fit venir à lui.</p> + +<p>«Eh bien, s'écria M. Trabb, comme quelqu'un qui fait une bonne +rencontre; comment allez-vous, et que puis-je faire pour vous?»</p> + +<p>M. Trabb avait coupé en trois tranches son petit pain chaud et avait +fait trois lits sur lesquels il avait étendu du beurre frais, puis il +les avait superposés les uns sur les autres. C'était un bienheureux +vieux garçon. Sa fenêtre donnait sur un bienheureux petit verger, et il +y avait un bienheureux coffre scellé dans le mur, à côté de la cheminée, +et je ne doutais pas qu'une grande partie de sa fortune n'y fût enfermée +dans des sacs.</p> + +<p>«M. Trabb, dis-je, c'est une chose désagréable à annoncer, parce que +cela peut paraître de la forfanterie, mais il m'est survenu une fortune +magnifique.»</p> + +<p>Un changement s'opéra dans toute la personne de M. Trabb. Il oublia ses +tartines de beurre, quitta la table et essuya ses doigts sur la nappe en +s'écriant:</p> + +<p>«Que Dieu ait pitié de mon âme!»</p> + +<p>—Je vais chez mon tuteur, à Londres, dis-je en tirant de ma poche et +comme par hasard quelques guinées sur lesquelles je jetai complaisamment +les yeux, et je désirerais me procurer un habillement fashionable. Je +vais vous payer, ajoutai-je, craignant qu'il ne voulût me faire mes +vêtements neufs que contre argent comptant.</p> + +<p>—Mon cher monsieur, dit M. Trabb en s'inclinant respectueusement et en +prenant la liberté de s'emparer de mes bras et de me faire toucher les +deux coudes l'un contre l'autre, ne me faites pas l'injure de me parler +de la sorte. Me risquerai-je à vous féliciter? Me ferez-vous l'honneur +de passer dans ma boutique?»</p> + +<p>Le garçon de M. Trabb était bien le garçon le plus effronté de tout le +pays. Quand j'étais entré, il était en train de balayer la boutique; il +avait égayé ses labeurs en balayant sur moi; il balayait encore quand +j'y revins, accompagné de M. Trabb, et il cognait le manche du balai +contre tous les coins et tous les obstacles possibles, pour exprimer, je +ne le comprenais que trop bien, que l'égalité existait entre lui et +n'importe quel forgeron, mort ou vif.</p> + +<p>«Cessez ce bruit, dit M. Trabb avec une grande sévérité, ou je vous +casse la tête! Faites-moi la faveur de vous asseoir, monsieur. Voyez +ceci, dit-il en prenant une pièce d'étoffe; et, la déployant, il la +drapa au-dessus du comptoir, en larges plis, afin de me faire admirer +son lustre, c'est un article charmant. Je crois pouvoir vous le +recommander, parce qu'il est réellement extra-supérieur! Mais je vais +vous en faire voir d'autres. Donnez-moi le numéro 4!» cria-t-il au +garçon, en lui lançant une paire d'yeux des plus sévères, car il +prévoyait que le mauvais sujet allait me heurter avec le numéro 4, ou me +faire quelque autre signe de familiarité.</p> + +<p>M. Trabb ne quitta pas des yeux le garçon, jusqu'à ce qu'il eût déposé +le numéro 4 sur la table qui se trouvait à une distance convenable. +Alors, il lui ordonna d'apporter le numéro 5 et le numéro 8.</p> + +<p>«Et surtout plus de vos farces, dit M. Trabb, ou vous vous en +repentirez, mauvais garnement, tout le restant de vos jours.»</p> + +<p>M. Trabb se pencha ensuite sur le numéro 4, et avec un ton confidentiel +et respectueux tout à la fois, il me le recommanda comme un article +d'été fort en vogue parmi la <i>Nobility</i> et la <i>Gentry</i>, article qu'il +considérait comme un honneur de pouvoir livrer à ses compatriotes, si +toutefois il lui était permis de se dire mon compatriote.</p> + +<p>«M'apporterez-vous les numéros 5 et 8, vagabond! dit alors M. Trabb; +apportez-les de suite, ou je vais vous jeter à la porte et les aller +chercher moi-même!»</p> + +<p>Avec l'assistance de M. Trabb, je choisis les étoffes nécessaires pour +confectionner un habillement complet, et je rentrai dans +l'arrière-boutique pour me faire prendre mesure; car, bien que M. Trabb +eût déjà ma mesure, et qu'il s'en fût contenté jusque là, il me dit, en +manière d'excuse, qu'elle ne pouvait plus convenir dans les +circonstances actuelles, que c'était même de toute impossibilité. Ainsi +donc, M. Trabb me mesura et calcula dans l'arrière-boutique comme si +j'eusse été une propriété et lui le plus habile des géomètres; il se +donna tant de peine, que j'emportai la conviction que la plus ample +facture ne pourrait le dédommager suffisamment. Quand il eut fini et +qu'il fut convenu qu'il enverrait le tout chez M. Pumblechook, le jeudi +soir, il dit en tenant sa main sur la serrure de l'arrière-boutique:</p> + +<p>«Je sais bien, monsieur, que les élégants de Londres ne peuvent en +général protéger le commerce local; mais si vous vouliez venir me voir +de temps en temps, en qualité de compatriote, je vous en serais on ne +peut plus reconnaissant. Je vous souhaite le bonjour, monsieur, bien +obligé!... La porte!»</p> + +<p>Ce dernier mot était à l'adresse du garçon, qui ne se doutait pas le +moins du monde de ce que cela signifiait; mais je le vis se troubler et +défaillir pendant que son maître m'époussetait avec ses mains, tout en +me reconduisant. Ma première expérience de l'immense pouvoir de +l'argent fut qu'il avait moralement renversé le garçon du tailleur +Trabb.</p> + +<p>Après de mémorable événement, je me rendis chez le chapelier, chez le +cordonnier et chez le bonnetier, tout en me disant que j'étais comme le +chien de la mère Hubbart, dont l'équipement réclamait les soins de +plusieurs genres de commerce. J'allai aussi au bureau de la diligence +retenir ma place pour le samedi matin. Il n'était pas nécessaire +d'expliquer partout qu'il m'était survenu une magnifique fortune, mais +toutes les fois que je disais quelque chose à ce sujet, les boutiquiers +cessaient aussitôt de regarder avec distraction par la fenêtre donnant +sur la Grande-Rue, et concentraient sur moi toute leur attention. Quand +j'eus commandé tout ce dont j'avais besoin, je me rendis chez +Pumblechook, et en approchant de sa maison, je l'aperçus debout sur le +pas de la porte.</p> + +<p>Il m'attendait avec une grande impatience; il était sorti de grand matin +dans sa chaise, et il était venu à la forge et avait appris la grande +nouvelle: il avait préparé une collation dans la fameuse salle de +Barnwell, et il avait ordonné à son garçon de se tenir sous les armes +dans le corridor, lorsque ma personne sacrée passerait.</p> + +<p>«Mon cher ami, dit M. Pumblechook en me prenant les deux mains, quand +nous nous trouvâmes assis devant la collation, je vous félicite de votre +bonne fortune; elle est on ne peut plus méritée... oui... bien... +méritée!...»</p> + +<p>Ceci venait à point, et je crus que c'était de sa part une manière +convenable de s'exprimer.</p> + +<p>«Penser, dit M. Pumblechook, après m'avoir considéré avec admiration +pendant quelques instants, que j'aurai été l'humble instrument de ce qui +arrive, est pour moi une belle récompense!»</p> + +<p>Je priai M. Pumblechook de se rappeler que rien ne devait jamais être +dit, ni même jamais insinué sur ce point.</p> + +<p>«Mon jeune et cher ami, dit M. Pumblechook, si toutefois vous voulez +bien me permettre de vous donner encore ce nom...»</p> + +<p>Je murmurai assez bas:</p> + +<p>«Certainement...»</p> + +<p>Là-dessus, M. Pumblechook me prit de nouveau les deux mains, et +communiqua à son gilet un mouvement qui aurait pu passer pour de +l'émotion, s'il se fût produit moins bas.</p> + +<p>«Mon jeune et cher ami, comptez que, pendant votre absence je ferai tout +mon possible pour que Joseph ne l'oublie pas; Joseph!... ajouta M. +Pumblechook d'un ton de compassion; Joseph! Joseph!...»</p> + +<p>Là-dessus il secoua la tête en se frappant le front, pour exprimer sans +doute le peu de confiance qu'il avait en Joseph.</p> + +<p>«Mais, mon jeune et cher ami, continua M. Pumblechook, vous devez avoir +faim, vous devez être épuisé; asseyez-vous. Voici un poulet que j'ai +fait venir du <i>Cochon bleu</i>. Voici une langue qui m'a été envoyée du +<i>Cochon bleu</i>, et puis une ou deux petites choses qui viennent également +du <i>Cochon bleu</i>. J'espère que vous voudrez bien y faire honneur. Mais, +reprit-il tout à coup, en se levant immédiatement après s'être assis, +est-ce bien vrai? Ai-je donc réellement devant les yeux celui que j'ai +fait jouer si souvent dans son heureuse enfance!... Permettez-moi, +permettez...»</p> + +<p>Ce «permettez» voulait dire: «Permettez-moi de vous serrer les mains.» +J'y consentis. Il me serra donc les mains avec tendresse, puis il se +rassit.</p> + +<p>«Voici du vin, dit M. Pumblechook. Buvons... rendons grâces à la +fortune. Puisse-t-elle toujours choisir ses favoris avec autant de +discernement! Et pourtant je ne puis, continua-t-il en se levant de +nouveau; non, je ne puis croire que j'aie devant les yeux celui qui... +et boire à la santé de celui que... sans lui exprimer de nouveau +combien...; mais, permettez, permettez-moi...»</p> + +<p>Je lui dis que je permettais tout ce qu'il voulait. Il me donna une +seconde poignée de main, vida son verre et le retourna sens dessus +dessous. Je fis comme lui, et si je m'étais retourné moi-même, au lieu +de retourner mon verre, le vin ne se serait pas porté plus directement à +mon cerveau.</p> + +<p>M. Pumblechook me servit l'aile gauche du poulet et la meilleure tranche +de la langue; il ne s'agissait plus ici des débris innomés du porc, et +je puis dire que, comparativement, il ne prit aucun soin de lui-même.</p> + +<p>«Ah! pauvre volaille! pauvre volaille! tu ne pensais guère, dit M. +Pumblechook en apostrophant le poulet sur son plat, quand tu n'étais +encore qu'un jeune poussin, tu ne pensais guère à l'honneur qui t'était +réservé; tu n'espérais pas être un jour servie sur cette table et sous +cet humble toit à celui qui.... Appelez cela de la faiblesse si vous +voulez, dit M. Pumblechook en se levant, mais permettez... +permettez!...»</p> + +<p>Je commençais à trouver qu'il était inutile de répéter sans cesse la +formule qui l'autorisait. Il le comprit, et agit en conséquence. Mais +comment put-il me serrer si souvent les mains sans se blesser avec mon +couteau? Je n'en sais vraiment rien.</p> + +<p>«Et votre sœur, continua-t-il, après qu'il eût mangé quelques bouchées +sans se déranger; votre sœur qui a eu l'honneur de vous élever à la +main, il est bien triste de penser qu'elle n'est plus capable de +comprendre ni d'apprécier tout l'honneur... permettez!...»</p> + +<p>Voyant qu'il allait encore s'élancer sur moi, je l'arrêtai.</p> + +<p>«Nous allons boire à sa santé! dis-je.</p> + +<p>Ah! s'écria M. Pumblechook en se laissant retomber sur sa chaise, +complètement foudroyé d'admiration, voilà comment vous savez +reconnaître, monsieur,—je ne sais pas à qui «monsieur» s'adressait, car +il n'y avait personne avec nous, et cependant ce ne pouvait être à +moi,—c'est ainsi que vous savez reconnaître les bons procédés, +monsieur... toujours bon et toujours généreux. Une personne vulgaire, +dit le servile Pumblechook en reposant son verre sans y avoir goûté et +en le reprenant en toute hâte, pourrait me reprocher de dire toujours la +même chose, mais permettez!... permettez!...»</p> + +<p>Quand il eut fini, il reprit sa place et but à la santé de ma sœur.</p> + +<p>«Ne nous aveuglons pas, dit M. Pumblechook, son caractère n'était pas +exempt de défauts, mais il faut espérer que ses intentions étaient +bonnes.»</p> + +<p>À ce moment, je commençai à remarquer que sa face devenait rouge. Quant +à moi, je sentais ma figure me cuire comme si elle eût été plongée dans +du vin.</p> + +<p>J'avertis M. Pumblechook que j'avais donné ordre qu'on apportât mes +nouveaux habits chez lui. Il s'étonna que j'eusse bien voulu le +distinguer et l'honorer à ce point. Je lui fis part de mon désir +d'éviter l'indiscrète curiosité du village. Il m'accabla alors de +louanges et me porta incontinent aux cieux. Il n'y avait, à l'entendre, +absolument que lui qui fût digne de ma confiance, et, en un mot, il me +suppliait de la lui continuer. Il me demanda tendrement si je me +souvenais des jeux de mon enfance et du temps où nous nous amusions à +compter, et comment nous étions allés ensemble pour contracter mon +engagement d'apprentissage, et combien il avait toujours été l'idéal de +mon imagination et l'ami de mon choix. Aurai-je bu dix fois autant de +verres de vin que j'en avais bu, j'aurais toujours pu comprendre qu'il +n'avait jamais été tel qu'il le disait dans ses relations avec moi, et +du fond de mon cœur j'aurais protesté contre cette idée. Cependant je +me souviens que je restai convaincu après tout cela que je m'étais +grandement trompé sur son compte, et qu'en somme, il était un bon, +jovial et sensible compagnon.</p> + +<p>Petit à petit, il prit une telle confiance en moi, qu'il en vint à me +demander avis sur ses propres affaires. Il me confia qu'il se présentait +une excellente occasion d'accaparer et de monopoliser le commerce du blé +et des grains, et que s'il pouvait agrandir son établissement, il +réaliserait toute une fortune; mais qu'une seule chose lui manquait pour +ce magnifique projet, et que cette chose était la plus importante de +toutes; qu'en un mot, c'étaient les capitaux, mais qu'il lui semblait, à +lui, Pumblechook, que si ces capitaux étaient versés dans l'affaire par +un associé anonyme, lequel associé anonyme n'aurait autre chose à faire +qu'à entrer et à examiner les livres toutes les fois que cela lui +plairait, et à venir deux fois l'an prendre sa part des bénéfices, à +raison de 50 pour 100; qu'il lui semblait donc, répéta-t-il, que c'était +là une excellente proposition à faire à un jeune homme intelligent et +possesseur d'une certaine fortune, et qu'elle devait mériter son +attention. Il voulait savoir ce que j'en pensais, car il avait la plus +grande confiance dans mon opinion. Je lui répondis:</p> + +<p>«Attendez un peu.»</p> + +<p>L'étendue et la clairvoyance contenues dans cette manière de voir le +frappèrent tellement, qu'il ne me demanda plus la permission de me +serrer les mains; mais il m'assura qu'il devait le faire autrement. Il +me les serra en effet de nouveau.</p> + +<p>Nous vidâmes la bouteille, et M. Pumblechook s'engagea à vingt reprises +différentes à avoir l'œil sur Joseph, je ne sais pas quel œil, et à me +rendre des services aussi efficaces que constants, je ne sais pas quels +services. Il m'avoua pour la première fois de sa vie, après en avoir +merveilleusement gardé le secret, qu'il avait toujours dit, en parlant +de moi:</p> + +<p>«Ce garçon n'est pas un garçon ordinaire, et croyez-moi, son avenir ne +sera pas celui de tout le monde.»</p> + +<p>Il ajouta avec des larmes dans son sourire, que c'était une chose bien +singulière à penser aujourd'hui. Et moi je dis comme lui. Enfin je me +trouvai en plein air, avec la vague persuasion qu'il y avait +certainement quelque chose de changé dans la marche du soleil, et +j'arrivai à moitié endormi à la barrière, sans seulement m'être douté +que je m'étais mis en route.</p> + +<p>Là, je fus réveillé par M. Pumblechook, qui m'appelait. Il était bien +loin dans la rue, et me faisait des signes expressifs de m'arrêter. Je +m'arrêtai donc, et il arriva tout essoufflé.</p> + +<p>«Non, mon cher ami, dit-il, quand il eût recouvré assez d'haleine pour +parler; non, je ne puis faire autrement.... Je ne laisserai pas échapper +cette occasion de recevoir encore une marque de votre amitié. Permettez +à un vieil ami qui veut votre bien... permettez...»</p> + +<p>Nous échangeâmes pour la centième fois une poignée de mains, et il +ordonna avec la plus grande indignation à un jeune charretier qui était +sur la route de me faire place et de s'ôter de mon chemin. Il me donna +alors sa bénédiction et continua à me faire signe en agitant sa main, +jusqu'à ce que j'eusse disparu au tournant de la route. Je me jetai dans +un champ, et je fis un long somme sous une haie, avant de rentrer à la +maison.</p> + +<p>Je n'avais qu'un maigre bagage à emporter avec moi à Londres; car bien +peu, du peu que je possédais, pouvait convenir à ma nouvelle position. +Je commençai néanmoins à tout empaqueter dans l'après-dînée. J'emballai +follement jusqu'aux objets dont je savais avoir besoin le lendemain +matin, me figurant qu'il n'y avait pas un moment à perdre.</p> + +<p>Le mardi, le mercredi, le jeudi passèrent, et le vendredi matin je me +rendis chez M. Pumblechook, où je devais mettre mes nouveaux habits +avant d'aller rendre visite à miss Havisham. M. Pumblechook m'abandonna +sa propre chambre pour m'habiller. On y avait mis des serviettes toutes +blanches pour la circonstance. Il va sans dire que mes habits neufs me +procurèrent du désappointement. Il est vraisemblable que depuis qu'on +porte des habits, tout vêtement neuf et impatiemment attendu n'a jamais +répondu de tout point aux espérances de celui pour lequel il a été fait. +Mais après avoir porté les miens pendant environ une demi-heure, et +avoir pris une infinité de postures devant la glace exiguë de M. +Pumblechook, en faisant d'incroyables efforts pour voir mes jambes, ils +me parurent aller mieux. Comme c'était jour de marché à la ville +voisine, située à environ dix milles, M. Pumblechook n'était pas chez +lui. Je ne lui avais pas précisé le jour de mon départ et il était +probable que je n'échangerais plus de poignées de mains avec lui avant +de partir. Tout cela était pour le mieux, et je sortis dans mon nouveau +costume, honteux d'avoir à passer devant le garçon de boutique et +soupçonnant, après tout, que je n'étais pas plus à mon avantage +personnel que Joe dans ses habits des dimanches. Je fis un grand détour +pour me rendre chez miss Havisham, et j'eus beaucoup de peine pour +sonner à la porte, à cause de la roideur de mes doigts, renfermés dans +des gants trop étroits. Sarah Pocket vint m'ouvrir. Elle recula +littéralement en me voyant si changé; son visage de coquille de noix +passa instantanément du brun au vert et du vert au jaune.</p> + +<p>«Toi!... fit-elle!... toi, bon Dieu!... que veux-tu?</p> + +<p>—Je vais partir pour Londres, miss Pocket, dis-je, et je désirerais +vivement faire mes adieux à miss Havisham.»</p> + +<p>Sans doute on ne m'attendait pas, car elle me laissa enfermé dans la +cour, pendant qu'elle allait voir si je devais être introduit. Elle +revint peu après et me fit monter, sans cesser de me regarder durant +tout le trajet.</p> + +<p>Miss Havisham prenait de l'exercice dans la chambre à la longue table. +Elle s'appuyait comme toujours sur sa béquille. La chambre était +éclairée, comme précédemment par une chandelle. Au bruit que nous fîmes +en entrant, elle s'arrêta pour se retourner. Elle se trouvait justement +en face du gâteau moisi des fiançailles.</p> + +<p>«Vous pouvez rester, Sarah, dit-elle. Eh! bien, Pip?</p> + +<p>—Je pars pour Londres demain matin, miss Havisham.»</p> + +<p>J'étais on ne peut plus circonspect sur ce que je devais dire.</p> + +<p>«Et j'ai cru bien faire en venant prendre congé de vous.</p> + +<p>—C'est très bien, Pip, dit-elle en décrivant un cercle autour de moi +avec sa canne, comme si elle était la fée bienfaisante qui avait changé +mon sort, et qui eût voulu mettre la dernière main à son œuvre.</p> + +<p>—Il m'est arrivé une bien bonne fortune depuis la dernière fois que je +vous ai vue, miss Havisham, murmurai-je, et j'en suis bien +reconnaissant, miss Havisham!</p> + +<p>—Là! là! dit-elle, en tournant les yeux avec délices vers l'envieuse et +désappointée Sarah, j'ai vu M. Jaggers, j'ai appris cela, Pip. Ainsi +donc tu pars demain?</p> + +<p>—Oui, miss Havisham.</p> + +<p>—Et tu es adopté par une personne riche?</p> + +<p>—Oui, miss Havisham.</p> + +<p>—Une personne qu'on ne nomme pas?</p> + +<p>—Non, miss Havisham.</p> + +<p>—Et M. Jaggers est ton tuteur?</p> + +<p>—Oui, miss Havisham.</p> + +<p>Elle se complaisait dans ces questions et ces réponses, tant était vive +sa joie en voyant le désappointement jaloux de Sarah Pocket.</p> + +<p>«Eh bien! continua-t-elle, tu as à présent une carrière ouverte devant +toi. Sois sage, mérite ce qu'on fait pour toi, et profite des conseils +de M. Jaggers.»</p> + +<p>Elle fixait les yeux tantôt sur moi, tantôt sur Sarah, et la figure que +faisait Sarah amenait sur son visage ridé un cruel sourire.</p> + +<p>«Adieu, Pip, tu garderas toujours le nom de Pip, tu entends bien!</p> + +<p>—Oui, miss Havisham.</p> + +<p>—Adieu, Pip.»</p> + +<p>Elle étendit la main; je tombai à genoux, je la saisis et la portai à +mes lèvres. Je n'avais pas prévu comment je devais la quitter, et l'idée +d'agir ainsi me vint tout naturellement au moment voulu. Elle lança sur +Sarah un regard de triomphe, et je laissai ma bienfaitrice les deux +mains posées sur sa canne, debout au milieu de cette chambre tristement +éclairée, à côté du gâteau moisi des fiançailles, que ses toiles +d'araignées dérobaient à la vue.</p> + +<p>Sarah Pocket me conduisit jusqu'à la porte, comme si j'eusse été un +fantôme qu'elle eût souhaité voir dehors. Elle ne pouvait revenir du +changement qui s'était opéré en moi, et elle en était tout à fait +confondue. Je lui dis:</p> + +<p>«Adieu, miss Pocket.»</p> + +<p>Elle se contenta de me regarder fixement, et paraissait trop préoccupée +pour se douter que je lui avais parlé. Une fois hors de la maison, je me +rendis, avec toute la célérité possible, chez Pumblechook. J'ôtai mes +habits neufs, j'en fis un paquet, et je revins à la maison, vêtu de mes +habits ordinaires, beaucoup plus à mon aise, à vrai dire, quoique +j'eusse un paquet à porter.</p> + +<p>Et maintenant, ces six jours qui devaient s'écouler si lentement, +étaient passés, et bien rapidement encore, et le lendemain me regardait +en face bien plus fixement que je n'osais le regarder. À mesure que les +six soirées s'étaient d'abord réduites à cinq, puis à quatre, puis à +trois, enfin à deux, je me plaisais de plus en plus dans la société de +Joe et de Biddy. Le dernier soir, je mis mes nouveaux vêtements pour +leur faire plaisir, et je restai dans ma splendeur jusqu'à l'heure du +coucher. Nous eûmes pour cette occasion un souper chaud, orné de +l'inévitable volaille rôtie, et pour terminer nous bûmes un peu de +liqueur. Nous étions tous très abattus, et nous essayions vainement de +paraître de joyeuse humeur.</p> + +<p>Je devais quitter notre village à cinq heures du matin, portant avec moi +mon petit portemanteau. J'avais dit à Joe que je voulais partir seul. +Mon but, je le crois et je le crains, était, en agissant ainsi, d'éviter +le contraste choquant qui se serait produit entre Joe et moi, si nous +avions été ensemble jusqu'à la diligence. J'avais tout fait pour me +persuader que l'égoïsme était étranger à ces arrangements, mais une fois +rentré dans ma petite chambre, où j'allais dormir pour la dernière fois, +je fus bien forcé d'admettre qu'il en était autrement. J'eus un instant +l'idée de descendre pour prier Joe de vouloir bien m'accompagner le +lendemain matin, mais je n'en fis rien.</p> + +<p>Toute la nuit, je vis des diligences qui, toutes, se rendaient en tout +autre endroit qu'à Londres; elles étaient attelées, tantôt de chiens, +tantôt de chats, tantôt de cochons, tantôt d'hommes, mais nulle part je +ne voyais la moindre trace de chevaux. Je rêvai de voyages manqués et +fantastiques, jusqu'au point du jour, moment où les oiseaux commencèrent +à chanter. Alors je me levai, et m'étant habillé à demi, je m'assis à la +croisée pour jouir une dernière fois de la vue, et là je me rendormis.</p> + +<p>Biddy s'était levée de grand matin pour me préparer à déjeuner. Bien que +je ne dormisse pas une heure à la fenêtre, je sentis la fumée du feu de +la cuisine, lorsque je m'éveillai, et j'eus l'idée terrible que +l'après-midi devait être avancée. Quand j'eus entendu pendant longtemps +le bruit des tasses, et que je pensai que tout était prêt, je me fis +violence pour descendre, et malgré tout je restais là. Je passai mon +temps à dessangler mon portemanteau, à l'ouvrir et à le fermer +alternativement, jusqu'au moment où Biddy me cria de descendre et qu'il +était déjà tard.</p> + +<p>Je déjeunai précipitamment et sans appétit, après quoi je me levais de +table, en disant avec une sorte de gaieté forcée:</p> + +<p>«Allons, je suppose qu'il est l'heure de partir.»</p> + +<p>Alors j'embrassai ma sœur, qui riait en agitant la tête dans son +fauteuil comme d'habitude; j'embrassai Biddy, et je jetai mes bras +autour du cou de Joe. Je pris ensuite mon petit portemanteau et je +partis. Bientôt j'entendis du bruit, et je regardai derrière moi: je vis +Joe qui jetait un vieux soulier<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>. Je m'arrêtai pour agiter mon +chapeau, et le bon Joe agitait son bras vigoureux au-dessus de sa tête, +en criant de toutes ses forces:</p> + +<p>«Hourra!»</p> + +<p>Quant à Biddy, elle cachait sa tête dans son tablier.</p> + +<p>Je m'éloignai d'un bon pas, pensant en moi-même qu'il était plus facile +de partir que je ne l'avais supposé, et en réfléchissant à l'effet +qu'auraient produit les vieux souliers jetés après la diligence en +présence de toute la Grande-Rue. Je me mis à siffler, comme si cela ne +me faisait rien de partir; mais le village était tranquille et +silencieux, et les légères vapeurs du matin se levaient solennellement +comme si elles eussent voulu me laisser apercevoir l'univers tout +entier. J'avais été si petit et si innocent dans ces lieux; au delà, +tout était si nouveau et si grand pour moi, que bientôt, en poussant un +gros soupir, je me mis à fondre en larmes. C'était près du poteau +indicateur qui se trouve au bout du village, et j'y appuyai ma main en +disant:</p> + +<p>«Adieu, ô mon cher, mon bien cher ami!»</p> + +<p>Nous ne devrions jamais avoir honte de nos larmes, car c'est une pluie +qui disperse la poussière, qui recouvre nos cœurs endurcis. Je me +trouvais bien mieux quand j'eus pleuré: j'étais plus chagrin, je +comprenais mieux mon ingratitude; en un mot, j'étais meilleur. Si +j'avais pleuré plus tôt, j'aurais dit à Joe de m'accompagner.</p> + +<p>Ces larmes m'émurent à un tel point, qu'elles recommencèrent à couler à +plusieurs reprises pendant mon paisible voyage, et que de la voiture, +apercevant encore au loin la ville, je délibérais, le cœur gonflé, si +je ne descendrais pas au prochain relais, et si je ne retournerais pas à +la maison pour y faire des adieux plus tendres. On changea de chevaux, +et je n'avais encore rien résolu; cependant, je me consolai en pensant +que je pourrais descendre et retourner au relais suivant, lorsque nous +repartîmes. Pendant que mon esprit était ainsi occupé, je m'imaginais +voir, dans un homme qui suivait la même route que nous, l'exacte +ressemblance de Joe, et mon cœur battait avec force, comme s'il eût été +possible que ce fût lui.</p> + +<p>Nous relayâmes encore, puis encore, enfin il fut trop tard et nous +étions trop loin pour que je continuasse à penser à retourner sur mes +pas. Le brouillard s'était entièrement et solennellement levé, et le +monde s'étendait devant moi.</p> + +<h3>FIN DE LA PREMIÈRE PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.</h3> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XX" id="CHAPITRE_XX"></a><a href="#table">CHAPITRE XX.</a></h2> + + +<p>Le voyage de notre ville à la métropole dura environ cinq heures. Il +était un peu plus de midi lorsque la diligence à quatre chevaux dans +laquelle j'étais placé s'engagea dans le labyrinthe commercial ce +Cross-Keys, de Wood-Street, de Cheapside, de Londres, en un mot.</p> + +<p>Nous autres Anglais, nous avions particulièrement, à cette époque, +décidé que c'était un crime de lèse-nation que de mettre en doute qu'il +pût y avoir au monde quelque chose de mieux que nous et tout ce que nous +possédons: autrement, pendant que j'errais dans l'immensité de Londres, +je me serais, je le crois, demandé souvent si la grande ville n'était +pas tant soit peu laide, tortueuse, étroite et sale.</p> + +<p>M. Jaggers m'avait dûment envoyé son adresse. C'était dans la +Petite-Bretagne, et il avait eu soin d'écrire sur sa carte: «En sortant +de Smithfield et près du bureau de la diligence.» Quoi qu'il en soit, un +cocher de fiacre qui semblait avoir autant de collets à son graisseux +manteau que d'années, m'emballa dans sa voiture après m'avoir hissé sur +un nombre infini de marchepieds, comme s'il allait me conduire à +cinquante milles. Il mit beaucoup de temps à monter sur un siège +recouvert d'une vielle housse vert pois, toute rongée, usée par le +temps, et déchiquetée par les vers. C'était un équipage merveilleux, +avec six grandes couronnes de comte sur les panneaux, et derrière, +quantité de choses tout en loques, pour supporter je ne sais combien de +laquais, et une flèche en bas pour empêcher les piétons amateurs de +céder à la tentation de remplacer les laquais.</p> + +<p>J'avais à peine eu le temps de goûter les douceurs de la voiture et de +penser combien elle ressemblait à une cour à fumier et à une boutique à +chiffons, tout en cherchant pourquoi les sacs où les chevaux devaient +manger se trouvaient à l'intérieur, quand je vis le cocher se préparer à +descendre, comme si nous allions nous arrêter. Effectivement, nous nous +arrêtâmes bientôt dans une rue à l'aspect sinistre, devant un certain +bureau dont la porte était ouverte, et sur laquelle on lisait: M. +JAGGERS.</p> + +<p>«Combien? demandai-je au cocher.</p> + +<p>—Un shilling, me répondit-il, à moins que vous ne vouliez donner +davantage.»</p> + +<p>Naturellement, je ne voulais pas donner davantage, et je le lui dis.</p> + +<p>«Alors, c'est un shilling, observa le cocher. Je ne tiens pas à me faire +une affaire avec <i>lui</i>, je le connais.»</p> + +<p>Il cligna de l'œil et secoua la tête en prononçant le nom de M. +Jaggers.</p> + +<p>Quand il eut pris son shilling et qu'il eut employé un certain temps à +remonter sur son siège, il se décida à partir; ce qui parut apporter un +grand soulagement à son esprit. J'entrai dans le premier bureau avec mon +portemanteau à la main, et je demandai si M. Jaggers était chez lui.</p> + +<p>«Il n'y est pas, répondit le clerc, il est à la Cour. Est-ce à M. Pip +que j'ai l'honneur de parler?»</p> + +<p>Je fis un signe affirmatif.</p> + +<p>«M. Jaggers a dit que vous l'attendiez dans son cabinet. Il n'a pu dire +combien de temps il serait absent, ayant une cause en train, mais je +suppose que son temps étant très précieux, il ne sera que le temps +strictement nécessaire.»</p> + +<p>Sur ces mots, le clerc ouvrit une porte et me fit entrer dans une pièce +retirée, donnant sur le derrière. Là, je trouvai un individu borgne, +entièrement vêtu de velours, et portant des culottes courtes. Cet +individu, se trouvant interrompu dans la lecture de son journal, +s'essuya le nez avec sa manche.</p> + +<p>«Allez attendre dehors, Mike,» dit le clerc.</p> + +<p>Je commençai à balbutier que j'espérais ne pas être importun, quand le +clerc poussa l'individu dehors avec si peu de cérémonie que j'en fus +tout étonné. Puis, lui jetant sa casquette sur les talons d'un air de +moquerie, il me laissa seul.</p> + +<p>Le cabinet de M. Jaggers recevait la lumière d'en haut. C'était un lieu +fort triste. Le vitrage était tout de pièces et de morceaux, comme une +tête cassée, et les maisons voisines, toutes déformées, semblaient se +pencher pour me regarder au travers. Il n'y avait pas autant de +paperasses que je m'attendais à en trouver; mais il y avait des objets +singuliers que je ne m'attendais pas du tout à voir. Par exemple, on +pouvait contempler dans ce lieu singulier un vieux pistolet rouillé, un +sabre dans son fourreau, plusieurs boîtes et plusieurs paquets à +l'aspect étrange, et sur une tablette deux effroyables moules en plâtre, +de figures particulièrement enflées et tirées autour du nez. Le fauteuil +à dossier de M. Jaggers était recouvert en crin noir et avait des +rangées de clous en cuivre tout autour, comme un cercueil. Il me +semblait le voir s'étaler dans ce fauteuil et mordre son index devant +ses clients. La pièce était petite, et les clients paraissaient avoir +l'habitude de s'appuyer contre le mur, car il était, surtout en face du +fauteuil de M. Jaggers, tout graisseux, sans doute par le frottement +continuel des épaules. Je me rappelais en effet que l'individu borgne +s'était glissé adroitement contre la muraille, quand j'avais été la +cause innocente de son expulsion.</p> + +<p>Je m'assis sur la chaise des clients, placée tout contre le fauteuil de +M. Jaggers, et je fus fasciné par la sombre atmosphère du lieu. Je me +souviens d'avoir remarqué que le clerc avait, comme son patron, l'air de +savoir toujours quelque chose de désavantageux sur chacun des gens qui +se présentaient devant lui. Je me demandais en moi-même combien il y +avait de clercs à l'étage supérieur, et s'ils avaient tous la même +puissance nuisible sur leurs semblables? Je m'étonnais de voir tant de +vieille paille dans la chambre, et je me demandais comment elle y était +venue? J'étais curieux de savoir si les deux figures enflées étaient de +la famille de M. Jaggers, et je me demandais pourquoi, s'il était +réellement assez infortuné pour avoir eu deux parents d'aussi mauvaise +mine, il les reléguait sur cette tablette poudreuse, exposés à être +noircis par les mouches, au lieu de leur donner une place au foyer +domestique? Je n'avais, bien entendu, aucune idée de ce que c'était +qu'un jour d'été à Londres, et mon esprit pouvait bien être oppressé par +l'air chaud et étouffant et par la poussière et le gravier qui +couvraient tous les meubles. Cependant, je continuai à rester assis et à +attendre dans l'étroit cabinet de M. Jaggers, tout étonné de ce que je +voyais, jusqu'au moment où il me devint impossible de supporter plus +longtemps la vue des deux bustes placés en face du fauteuil de M. +Jaggers. Je me levai donc, et je sortis.</p> + +<p>Quand je dis au clerc que j'allais faire un tour et prendre l'air en +attendant le retour de M. Jaggers, il me conseilla d'aller jusqu'au bout +de la rue, de tourner le coin, et m'apprit que là je tomberais dans +Smithfield. En effet, j'y fus bientôt. Cette ignoble place, toute +remplie d'ordures, de graisse, de sang et d'écume semblait m'attacher et +me retenir. J'en sortis avec toute la promptitude possible, en tournant +dans une rue où j'aperçus le grand dôme de Saint-Paul, qui se penchait +pour me voir, par-dessus une construction lugubre, qu'un passant +m'apprit être la prison de Newgate. En suivant le mur de la prison, je +trouvai le chemin couvert de paille, pour étouffer le bruit des +voitures. Je jugeai par là, et par la quantité de gens qui stationnaient +tout alentour, en exhalant une forte odeur de bière et de liqueurs, que +les jugements allaient leur train.</p> + +<p>Pendant que je regardais autour de moi, un employé de justice, +excessivement sale et à moitié ivre, me demanda si je ne désirais pas +entrer pour entendre prononcer un jugement ou deux; il m'assura qu'il +pouvait me faire avoir une place de devant, moyennant la somme d'une +demi-couronne; que pour ce prix modique je verrais tout à mon aise le +Lord Grand-Juge avec sa grande robe et sa grande perruque; il +m'annonçait ce terrible personnage comme on annonce les figures de cire, +mais bientôt il me l'offrit au prix réduit de dix-huit pence. Comme je +déclinais sa proposition, sous prétexte de rendez-vous, il eut la bonté +de me faire entrer dans une cour, et de me montrer l'endroit où on +rangeait les potences, et aussi celui où on fouettait publiquement. +Ensuite, il me montra la porte par laquelle les condamnés passent pour +se rendre au supplice; augmentant l'intérêt que devait exciter en moi +cette terrible porte, en me donnant à entendre que le surlendemain, à +huit heures du matin, quatre de ces malheureux devaient passer par là +pour être pendus sur une seule ligne. C'était horrible et cela me fit +concevoir une triste idée de Londres, d'autant plus que celui qui avait +voulu me faire voir le Lord Grand-Juge portait, des pieds à la tête, +jusqu'à son mouchoir inclusivement, des habits qui, évidemment, dans +l'origine, ne lui avaient pas appartenu, et qu'il devait avoir achetés, +du moins je l'avais en tête, à vil prix chez le bourreau. Dans ces +circonstances, je crus en être quitte à bon compte en lui donnant un +shilling.</p> + +<p>Je passai à l'étude pour demander si M. Jaggers était rentré. Là +j'appris qu'il était encore absent, et je sortis de nouveau. Cette fois +je fis le tour de la Petite-Bretagne en tournant par le clos Bartholomé. +J'appris alors que d'autres personnes que moi attendaient le retour de +M. Jaggers. Il y avait deux hommes à l'aspect mystérieux qui longeaient +le clos Bartholomé, occupés, tout en causant, à mettre le bout de leurs +souliers entre les pavés. L'un disait à l'autre, au moment où ils +passaient près de moi pour la première fois:</p> + +<p>«Jaggers le ferait si cela était à faire.»</p> + +<p>Il y avait un rassemblement de deux femmes et de trois hommes dans un +coin. Une des deux femmes versait des larmes sur son châle, et l'autre, +tout en la tirant par son châle, la consolait en disant:</p> + +<p>«Jaggers est pour lui, Mélia, que veux-tu de plus?»</p> + +<p>Or, pendant que je flânais dans le clos Bartholomé, un petit juif borgne +survint. Il était accompagné d'un autre petit juif qu'il envoya faire +une commission. En l'absence du messager, je remarquai que ce juif, qui +sans doute était d'un tempérament nerveux, se livrait à une gigue +d'impatience sous un réverbère, tout en répétant avec une sorte de +frénésie ces mots:</p> + +<p>«Oh! Zazzerz!... Zazzerz!... Zazzerz!... Tous les autres ne valent pas +le diable! C'est Zazzerz qu'il me faut.»</p> + +<p>Ces témoignages de la popularité de mon tuteur me firent une profonde +impression, et j'admirai, en m'étonnant plus que jamais.</p> + +<p>À la fin, en regardant à travers la grille de fer du clos Bartholomé, +dans la Petite Bretagne, je vis M. Jaggers qui traversait la rue et +venait de mon côté. Tous ceux qui l'attendaient le virent en même temps +que moi. Ce fut un véritable assaut. M. Jaggers mit une main sur mon +épaule, m'entraîna et me fit marcher à ses côtés sans me dire une seule +parole, puis il s'adressa à ceux qui le suivaient.</p> + +<p>Il commença par les deux hommes mystérieux:</p> + +<p>«Je n'ai rien à vous dire, fit M. Jaggers en leur montrant son index; je +n'en veux pas savoir davantage: quant au résultat, c'est une flouerie, +je vous ai toujours dit que c'était une flouerie!... Avez-vous payé +Wemmick?</p> + +<p>—Nous nous sommes procuré l'argent ce matin, monsieur, dit un des deux +hommes d'un ton soumis, tandis que l'autre interrogeait la physionomie +de M. Jaggers.</p> + +<p>—Je ne vous demande ni quand ni comment vous vous l'êtes procuré.... +Wemmick l'a-t-il?</p> + +<p>—Oui, monsieur, répondirent les deux hommes en même temps.</p> + +<p>—Très bien! Alors, vous pouvez vous en aller, je ne veux plus rien +entendre! dit M. Jaggers en agitant sa main pour les renvoyer. Si vous +me dites un mot de plus, j'abandonne l'affaire.</p> + +<p>—Nous avons pensé, monsieur Jaggers..., commença un des deux hommes en +ôtant son chapeau.</p> + +<p>—C'est ce que je vous ai dit de ne pas faire, dit M. Jaggers. Vous avez +pensé... à quoi et pourquoi faire?... je dois penser pour vous. Si j'ai +besoin de vous, je sais où vous trouver. Je n'ai pas besoin que vous +veniez me trouver. Allons, assez, pas un mot de plus!»</p> + +<p>Les deux hommes se regardèrent pendant que M. Jaggers agitait sa main +pour les renvoyer, puis ils se retirèrent humblement sans proférer une +parole.</p> + +<p>«À vous, maintenant! dit M. Jaggers, s'arrêtant tout à coup pour +s'adresser aux deux femmes qui avaient des châles, à celles que les +trois hommes venaient de quitter. Oh! Amélie, est-ce vrai?</p> + +<p>—Oui, M. Jaggers.</p> + +<p>—Et vous souvenez-vous, repartit M. Jaggers, que sans moi vous ne +seriez pas et ne pourriez pas être ici?</p> + +<p>—Oh! oui, vraiment, monsieur! répondirent simultanément les femmes, que +Dieu vous garde, monsieur, nous le savons bien!</p> + +<p>—Alors, dit M. Jaggers, pourquoi venez-vous ici?</p> + +<p>—Mon billet, monsieur, fit la femme qui pleurait.</p> + +<p>—Hein? fit M. Jaggers; une fois pour toutes, si vous ne pensez pas que +votre billet soit en bonnes mains, je le sais, moi; et si vous veniez +ici pour m'ennuyer avec votre billet, je ferai un exemple de vous et de +votre billet en le laissant glisser de mes mains. Avez-vous payé +Wemmick?</p> + +<p>—Oh! oui, monsieur, jusqu'au dernier penny.</p> + +<p>—Très bien. Alors vous avez fait tout ce que vous aviez à faire. Dites +un mot... un seul mot de plus... et Wemmick va vous rendre votre +argent.»</p> + +<p>Cette terrible menace nous débarrassa immédiatement des deux femmes. Il +ne restait plus personne que le juif irritable qui avait déjà, à +plusieurs reprises, porté à ses lèvres le pan de l'habit de M. Jaggers.</p> + +<p>«Je ne connais pas cet homme, dit M. Jaggers toujours du même ton peu +engageant. Que veut cet individu?</p> + +<p>—Mon zer monzieur Zazzerz, ze zuis frère d'Abraham Lazaruz!</p> + +<p>—Qu'est-ce? dit M. Jaggers; lâchez mon habit.»</p> + +<p>L'homme ne lâcha prise qu'après avoir encore une fois baisé le pan de +l'habit de M. Jaggers, et il répliqua:</p> + +<p>«Abraham Lazaruz, zoupzonné pour l'arzenterie.</p> + +<p>—Trop tard! dit M. Jaggers, trop tard! je suis pour l'autre partie!...</p> + +<p>—Saint père! monzieur Zazzerz... trop tard!... s'écria l'homme nerveux +en pâlissant, ne dites pas que vous êtes contre Abraham Lazaruz!</p> + +<p>—Si... dit M. Jaggers, et c'est une affaire finie.... Allez vous-en!</p> + +<p>—Monzieur Zazzerz, seulement une demi-minute. Mon couzin est en ce +moment auprès de M. Wemmick pour lui offrir ce qu'il voudra. Monzieur +Zazzerz! un quart de minute. Si vous avez reçu de l'autre partie une +somme d'argent, quelle qu'elle soit, l'argent ne fait rien! Monzieur +Zazzerz!... Monzieur!...»</p> + +<p>Mon tuteur se débarrassa de l'importun avec un geste de suprême +indifférence et le laissa se trémousser sur le pavé comme s'il eût été +chauffé à blanc. Nous gagnâmes la maison sans plus d'interruption. Là, +nous trouvâmes le clerc et l'homme en veste de velours et en casquette +garnie de fourrures.</p> + +<p>«Mike est là, dit le clerc en quittant son tabouret et s'approchant +confidentiellement de M. Jaggers.</p> + +<p>—Oh! dit M. Jaggers en se tournant vers l'homme qui ramenait une mèche +de ses cheveux sur son front comme le taureau de Cock Robin tirait le +cordon de la sonnette. Votre homme vient cette après-midi. Eh bien!</p> + +<p>—Eh bien! M. Jaggers, dit Mike avec la voix d'un homme qui a un rhume +chronique; après bien de la peine, j'en ai trouvé un qui pourra faire +l'affaire.</p> + +<p>—Qu'est-il prêt à jurer?</p> + +<p>—Monsieur Jaggers, dit Mike en essuyant cette fois son nez avec sa +casquette de fourrure; en somme je crois qu'il jurera n'importe quoi.»</p> + +<p>M. Jaggers devenait de plus en plus irrité.</p> + +<p>«Je vous avais cependant averti d'avance, dit-il en montrant son index +au client craintif, que si vous supposiez avoir le droit de parler de la +sorte ici, je ferais de vous un exemple. Comment! infernal scélérat que +vous êtes, osez-vous me parler ainsi?»</p> + +<p>Le client parut effrayé, et en même temps embarrassé comme un homme qui +n'a pas conscience de ce qu'il a fait.</p> + +<p>«Cruche! dit le clerc en le poussant du coude, tête creuse! Pourquoi lui +dites-vous cela en face?</p> + +<p>—Allons, répondez-moi vivement, mauvais garnement, dit mon tuteur d'un +ton sévère: encore une fois et pour la dernière, qu'est-ce que l'homme +que vous m'amenez est prêt à jurer?»</p> + +<p>Mike regardait mon tuteur dans le blanc des yeux, comme s'il eût cherché +à y lire sa leçon, puis il répliqua lentement:</p> + +<p>«Il donnera des renseignements d'un caractère général, ou bien il jurera +qu'il a passé avec la personne toute la nuit en question.</p> + +<p>—Allons, maintenant, faites bien attention: dans quelle position +sociale est cet homme?»</p> + +<p>Mike regardait tantôt sa casquette, tantôt le plancher, tantôt le +plafond; puis il tourna les yeux vers moi et vers le clerc, avant de +risquer sa réponse, et en faisant beaucoup de mouvements, il se prit à +dire:</p> + +<p>«Nous l'avons habillé comme...»</p> + +<p>Mon tuteur s'écria tout à coup:</p> + +<p>«Ah! vous y tenez!... vous y tenez!...»</p> + +<p>—Cruche!...» ajouta le clerc en lui donnant encore une fois un grand +coup de coude.</p> + +<p>Après de nouvelles hésitations, Mike partit et recommença:</p> + +<p>«Il est habillé en homme respectable, comme qui dirait un pâtissier.</p> + +<p>—Est-il là? demanda M. Jaggers.</p> + +<p>—Je l'ai laissé, répondit Mike, assis sur le pas d'une porte au coin de +la rue.</p> + +<p>—Faites-le passer devant cette fenêtre, que je le voie.»</p> + +<p>La fenêtre indiquée était celle de l'étude. Nous nous approchâmes tous +les trois derrière le grillage, et nous vîmes le client passer comme par +hasard en compagnie d'un grand escogriffe à l'air sinistre, vêtu de +blanc et portant un chapeau en papier. Ce marmiton était loin d'être à +jeun, il avait un certain œil poché qui était devenu vert et jaune, vu +son état de convalescence, et qu'il avait peint pour le dissimuler.</p> + +<p>«Dites-lui qu'il emmène son témoin sur-le-champ, dit mon tuteur au clerc +avec un profond dégoût, et demandez-lui ce qu'il entend que je fasse +d'un pareil individu.»</p> + +<p>Mon tuteur m'emmena ensuite dans son propre appartement, et, tout en +déjeunant avec des sandwiches et un flacon de Sherry, il m'apprit en ce +moment les dispositions qu'il avait prises pour moi. Je devais me rendre +à l'Hôtel Barnard, chez M. Pocket junior, où un lit avait été préparé +pour me recevoir; je devais rester avec M. Pocket junior jusqu'au lundi; +et, ce jour-là je devais me rendre avec lui chez M. son père afin de +pouvoir décider si je pourrais m'y plaire. J'appris aussi quelle serait +ma pension; elle était fort convenable. Mon tuteur tira de son tiroir +pour me les donner les adresses de plusieurs négociants auxquels je +devais recourir pour mes vêtements et tout ce dont je pourrais avoir +besoin.</p> + +<p>«Vous serez satisfait du crédit qu'on vous accordera, monsieur Pip, dit +mon tuteur, dont la bouteille de Sherry répandait autant d'odeur que le +fût lui-même, pendant qu'il se rafraîchissait à la hâte; mais je serai +toujours à même de suspendre votre pension, si je vous trouve jamais +ayant affaire aux policemen. Il est certain que vous tournerez mal d'une +façon ou d'une autre, mais ce n'est pas de ma faute.»</p> + +<p>Quand j'eus réfléchi pendant quelques instants sur cette opinion +encourageante, je demandai à M. Jaggers si je pouvais envoyer chercher +une voiture. Il me répondit que cela n'en valait pas la peine, que +j'étais très près de ma destination, et que Wemmick m'accompagnerai si +je le désirais.</p> + +<p>J'appris alors que Wemmick était le clerc que j'avais vu dans l'étude. +On sonna un autre clerc occupé en haut et qui vint prendre la place de +Wemmick pendant que Wemmick serait absent. Je l'accompagnai dans la rue +après avoir serré les mains de mon tuteur. Nous trouvâmes une foule de +gens qui rôdaient devant la porte; mais Wemmick sut se frayer un chemin +au milieu d'eux en leur disant doucement, mais d'un ton déterminé:</p> + +<p>«Je vous dis que c'est inutile; il n'a absolument rien à vous dire.»</p> + +<p>Nous pûmes donc bientôt nous en débarrasser, et nous poursuivîmes notre +chemin en marchant côte à côte.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXI" id="CHAPITRE_XXI"></a><a href="#table">CHAPITRE XXI.</a></h2> + + +<p>Je jetai les yeux sur M. Wemmick, tout en marchant à côté de lui, pour +voir à quoi il ressemblait en plein jour. Je trouvai que c'était un +homme sec, plutôt court que grand, ayant une figure de bois, carrée, +dont les traits semblaient avoir été dégrossis au moyen d'un ciseau +ébréché, il y avait quelques endroits qui auraient formé des fossettes +si l'instrument eût été plus fin et la matière plus délicate, mais qui, +de fait, n'étaient que des échancrures: le ciseau avait tenté trois ou +quatre de ces embellissements sur son nez, mais il les avait abandonnés +sans faire le moindre effort pour les parachever. Je jugeai qu'il devait +être célibataire, d'après l'état éraillé de son linge, et il semblait +avoir supporté bien des pertes, car il portait au moins quatre anneaux +de deuil, sans compter une broche représentant une dame et un saule +pleureur devant une tombe surmontée d'une urne. Je remarquai aussi que +plusieurs anneaux et un certain nombre de cachets pendaient à sa chaîne +de montre, comme s'il eût été surchargé de souvenirs d'amis qui +n'étaient plus. Il avait des yeux brillants, petits, perçants et noirs, +des lèvres minces et entr'ouvertes, et avec cela, selon mon estimation, +il devait avoir de quarante à cinquante ans.</p> + +<p>«Ainsi donc vous n'êtes encore jamais venu à Londres? me dit M. Wemmick.</p> + +<p>—Non, dis-je.</p> + +<p>—J'ai moi-même été autrefois aussi neuf que vous ici, dit M. Wemmick, +c'est une drôle de chose à penser aujourd'hui.</p> + +<p>—Vous connaissez bien tout Londres, maintenant?</p> + +<p>—Mais oui, dit M. Wemmick, je sais comment tout s'y passe.</p> + +<p>—C'est donc un bien mauvais lieu? demandai-je plutôt pour dire quelque +chose que pour me renseigner.</p> + +<p>—Vous pouvez être floué, volé et assassiné à Londres; mais il y a +partout des gens qui vous en feraient autant.</p> + +<p>—Il y a peut-être quelque vieille rancune entre vous et ces gens-là? +dis-je pour adoucir un peu cette dernière phrase.</p> + +<p>—Oh! je ne connais pas les vieilles rancunes, repartit M. Wemmick. Il +n'y a guère de vieille rancune quand il n'y a rien à y gagner.</p> + +<p>—C'est encore pire.</p> + +<p>—Vous croyez cela? reprit M. Wemmick.</p> + +<p>—Ma foi, je ne dis pas non.»</p> + +<p>Il portait son chapeau sur le derrière de la tête et regardait droit +devant lui, tout en marchant avec indifférence dans les rues comme s'il +n'y avait rien qui pût attirer son attention. Sa bouche était ouverte +comme le trou d'une boîte aux lettres, et il avait l'air de sourire +machinalement. Nous étions déjà en haut d'Holborn Hill, avant que +j'eusse pu me rendre compte qu'il ne souriait pas du tout, et que ce +n'était qu'un mouvement mécanique.</p> + +<p>«Savez-vous où demeure M. Mathieu Pocket? demandai-je.</p> + +<p>Oui, dit-il, à Hammersmith, à l'ouest de Londres.</p> + +<p>Est-ce loin?</p> + +<p>Assez... à peu près cinq milles.</p> + +<p>Le connaissez-vous?</p> + +<p>Mais vous êtes un véritable juge d'instruction, dit M. Wemmick en me +regardant d'un air approbateur, oui, je le connais..., je le +connais!...»</p> + +<p>Il y avait une espèce de demi-dénégation dans la manière dont il +prononça ces mots qui m'oppressa, et je jetai un regard de côté sur le +bloc de sa tête dans l'espoir d'y trouver quelque signe atténuant un peu +le texte quand il m'avertit que nous étions arrivés à l'Hôtel Barnard. +Mon oppression ne diminua pas à cette nouvelle, car j'avais supposé que +cet établissement était un hôtel tenu par M. Barnard, auprès duquel le +<i>Cochon bleu</i> de notre ville n'était qu'un simple cabaret. Cependant, je +trouvai que Barnard n'était qu'un esprit sans corps, ou; si vous +préférez, une fiction, et son hôtel le plus triste assemblage de +constructions mesquines qu'on ait jamais entassées dans un coin humide +pour y loger un club de matous.</p> + +<p>Nous entrâmes dans cet asile par une porte à guichet, et nous tombâmes, +par un passage de communication, dans un mélancolique petit jardin +carré, qui me fit l'effet d'un cimetière sans sépulture ni tombeaux. Je +crus voir qu'il y avait dans ce lieu les plus affreux arbres, les plus +affreux pierrots, les plus affreux chats et les plus affreuses maisons, +au nombre d'une demi-douzaine à peu près, que j'eusse jamais vus. Je +m'aperçus que les fenêtres de cette suite de chambres, qui divisaient +ces maisons, avaient à chaque étage des jalousies délabrées, des rideaux +déchirés, des pots à fleurs desséchés, des carreaux brisés, des amas de +poussière et de misérables haillons, pendant que les écriteaux: À +LOUER—À LOUER—À LOUER—À LOUER, se penchaient sur moi en dehors des +chambres vides, comme si de nouveaux infortunés ne pouvaient se résoudre +à les occuper, et que la vengeance de l'âme de Barnard devait être +lentement apaisée par le suicide successif des occupants actuels et par +leur enterrement non sanctifié. Un linceul, dégoûtant de suie et de +fumée, enveloppait cette création abandonnée de Barnard. Voilà tout ce +qui frappait la vue aussi loin qu'elle pouvait s'étendre, tandis que la +pourriture sèche et la pourriture humide et toutes les pourritures +muettes qui existaient de la cave au grenier, également négligés, la +mauvaise odeur des rats et des souris, des punaises et des remises qu'on +avait sous la main, s'adressaient à mon sens olfactif et semblaient +gémir à mes oreilles:</p> + +<p>«Voilà la Mixture de Barnard, essayez-en.»</p> + +<p>Cela réalisait si peu la première de mes grandes espérances, que je +jetai un regard de désappointement sur M. Wemmick.</p> + +<p>«Ah! dit-il en se méprenant, cette retraite vous rappelle la campagne; +c'est comme à moi.»</p> + +<p>Il me conduisit par un coin en haut d'un escalier qui me parut +s'effondrer lentement sous la poussière dont il était encombré; de sorte +qu'au premier jour les locataires de l'étage supérieur, en sortant de +chez eux, pouvaient se trouver dans l'impossibilité de descendre. Sur +l'une des portes, on lisait: M. POCKET JUNIOR, et écrit à la main, sur +la boîte aux lettres: <i>va bientôt rentrer.</i></p> + +<p>«Il ne pensait sans doute pas que vous seriez arrivé si matin, dit M. +Wemmick. Vous n'avez plus besoin de moi?</p> + +<p>—Non, je vous remercie, dis-je.</p> + +<p>—Comme c'est moi qui tiens la caisse, dit M. Wemmick, il est probable +que nous nous verrons assez souvent. Bonjour!</p> + +<p>—Bonjour!</p> + +<p>J'avançai la main, et M. Wemmick commença par la regarder, comme s'il +croyait que je lui demandais quelque chose, puis il me regarda, et dit +en se reprenant:</p> + +<p>«Oh! certainement oui... vous avez donc l'habitude de donner des +poignées de main?»</p> + +<p>J'étais quelque peu confus, en pensant que cela n'était plus de mode à +Londres; mais je répondis que oui.</p> + +<p>«J'en ai si peu l'habitude maintenant, dit M. Wemmick; cependant, croyez +que je suis bien aise de faire votre connaissance. Bonjour.»</p> + +<p>Quand nous nous fûmes serré les mains et qu'il fut parti, j'ouvris la +fenêtre donnant sur l'escalier, et je manquai d'avoir la tête coupée, +car les cordes de la poulie étaient pourries et la fenêtre retomba comme +une guillotine<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>. Heureusement cela fut si prompt que je n'avais pas eu +le temps de passer ma tête au dehors. Après avoir échappé à cet +accident, je me contentai de prendre une idée confuse de l'hôtel à +travers la fenêtre incrustée de poussière, regardant tristement dehors, +et me disant que décidément Londres était une ville infiniment trop +vantée.</p> + +<p>L'idée que M. Pocket junior se faisait du mot «bientôt», n'était certes +pas la mienne, car j'étais devenu presque fou, à force de regarder +dehors, et j'avais écrit, avec mon doigt, mon nom plusieurs fois sur la +poussière de chacun des carreaux de la fenêtre avant d'entendre le +moindre bruit de pas dans l'escalier. Peu à peu cependant, parut devant +moi le chapeau, puis la tête, la cravate, le gilet, le pantalon et les +bottes d'un gentleman à peu près semblable à moi. Il portait sous chacun +de ses bras un sac en papier et un pot de fraises dans une main. Il +était tout essoufflé.</p> + +<p>«Monsieur Pip? dit-il.</p> + +<p>—Monsieur Pocket? dis-je.</p> + +<p>—Mon cher! s'écria-t-il, je suis excessivement fâché, mais j'ai appris +qu'il arrivait à midi une diligence de votre pays, et j'ai pensé que +vous prendriez celle-là. La vérité, c'est que je suis sorti pour vous, +non pas que je vous donne cela pour excuse, mais j'ai pensé qu'arrivant +de la campagne, vous seriez bien aise de goûter un petit fruit après +votre dîner, et je suis allé moi-même au marché de Covent Garden pour en +avoir de bons.»</p> + +<p>Pour une raison à moi connue, j'éprouvais la même impression que si mes +yeux allaient me sortir de la tête; je le remerciai de son attention +intempestive, et je me demandais si c'était un rêve.</p> + +<p>«Mon Dieu! dit M. Pocket junior, cette porte est si dure...»</p> + +<p>Comme il allait mettre les fraises en marmelade, en se débattant avec la +porte, et laisser tomber les sacs en papier qui étaient sous son bras, +je le priai de me permettre de les tenir. Il me les confia avec un +agréable sourire; puis il se battit derechef avec la porte comme si +c'eût été une bête féroce; elle céda si subitement, qu'il fut rejeté sur +moi, et que moi, je fus rejeté sur la porte d'en face. Nous éclatâmes de +rire tous deux.</p> + +<p>Mais je sentais encore davantage mes yeux sortir de ma tête, et j'étais +de plus en plus convaincu que tout cela était un rêve.</p> + +<p>«Entrez donc, je vous prie, dit M. Pocket junior, permettez-moi de vous +montrer le chemin. C'est un peu dénudé ici, mais j'espère que vous vous +y conviendrez jusqu'à lundi. Mon père a pensé que vous préféreriez +passer la soirée de demain avec moi plutôt qu'avec lui, et si vous avez +envie de faire une petite promenade dans Londres, je serai certainement +très heureux de vous faire voir la ville. Quant à notre table, vous ne +la trouverez pas mauvaise, j'espère; car elle sera servie par le +restaurant de la maison, et (est-il nécessaire de le dire) à vos frais. +Telles sont les recommandations de M. Jaggers. Quant à notre logement, +il n'est pas splendide, parce que j'ai mon pain à gagner et mon père n'a +rien à me donner; d'ailleurs je ne serais pas disposé à rien recevoir de +lui, en admettant qu'il pût me donner quelque chose. Ceci est notre +salon, juste autant de chaises, de tables, de tapis, etc., qu'on a pu en +détourner de la maison. Vous n'avez pas à me remercier pour le linge de +table, les cuillers, les fourchettes, parce que je les fais venir pour +vous du restaurant. Ceci est ma petite chambre à coucher; c'est un peu +moisi, mais tout ce qui a appartenu à la maison Barnard est moisi. Ceci +est votre chambre, les meubles ont été loués exprès pour vous; j'espère +qu'ils vous suffiront. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous le +procurerai. Ces chambres sont retirées, et nous y serons seuls; mais +nous ne nous battrons pas, j'ose le dire. Mais, mon Dieu! pardonnez-moi, +vous tenez les fruits depuis tout ce temps; passez-moi ces paquets, je +vous prie, je suis vraiment honteux...»</p> + +<p>Pendant que j'étais placé devant M. Pocket junior, occupé à lui redonner +les paquets, une..., deux... je vis dans ses yeux le même étonnement que +je savais être dans les miens, et il dit en se reculant:</p> + +<p>«Que Dieu me bénisse! vous êtes le jeune garçon que j'ai trouvé +rôdant....</p> + +<p>—Et vous, dis-je, vous êtes le jeune homme pâle de la brasserie!»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXII" id="CHAPITRE_XXII"></a><a href="#table">CHAPITRE XXII.</a></h2> + + +<p>Le jeune homme pâle et moi, nous restâmes en contemplation l'un devant +l'autre, dans la chambre de l'Hôtel Barnard, jusqu'au moment où nous +partîmes d'un grand éclat de rire.</p> + +<p>«Est-il possible!... Est-ce bien vous? dit-il.</p> + +<p>—Est-il possible! Est-ce bien vous?» dis-je.</p> + +<p>Et puis nous nous contemplâmes de nouveau, et de nouveau nous nous +remîmes à éclater de rire.</p> + +<p>«Eh bien! dit le jeune homme pâle en avançant sa main d'un air de bonne +humeur, c'est fini, j'espère, et vous serez assez magnanime pour me +pardonner de vous avoir battu comme je l'ai fait?»</p> + +<p>Je compris à ce discours que M. Herbert Pocket (car Herbert était le +prénom du jeune homme pâle), confondait encore l'intention et +l'exécution; mais je fis une réponse modeste, et nous nous serrâmes +chaleureusement les mains.</p> + +<p>«Vous n'étiez pas encore en bonne passe de fortune à cette époque? dit +Herbert Pocket.</p> + +<p>—Non, répondis-je.</p> + +<p>—Non, répéta-t-il, j'ai appris que c'était arrivé tout dernièrement. Je +cherchais moi-même quelque bonne occasion de faire fortune à ce moment.</p> + +<p>—En vérité?</p> + +<p>—Oui, miss Havisham m'avait envoyé chercher pour voir si elle pourrait +me prendre en affection, mais elle ne l'a pas pu... ou dans tous les cas +elle ne l'a pas fait.»</p> + +<p>Je crus poli de remarquer que j'en étais très étonné.</p> + +<p>«C'est une preuve de son mauvais goût! dit Herbert en riant; mais c'est +un fait. Oui, elle m'avait envoyé chercher pour une visite d'essai, et +si j'étais sorti avec succès de cette épreuve, je suppose qu'on aurait +pourvu à mes besoins; peut-être aurais-je été le..., comme vous voudrez +l'appeler, d'Estelle.</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela?» demandai-je tout à coup avec gravité.</p> + +<p>Il était occupé à arranger ses fruits sur une assiette, tout en parlant; +c'est probablement ce qui détournait son attention, et avait été cause +que le vrai mot ne lui était pas venu.</p> + +<p>«Fiancé! reprit-il, promis... engagé... comme vous voudrez, ou tout +autre mot de cette sorte.</p> + +<p>—Comment avez-vous supporté votre désappointement? demandai-je.</p> + +<p>—Bah! dit-il, ça m'était bien égal. C'est une sauvage.</p> + +<p>—Miss Havisham? dis-je.</p> + +<p>—Je ne dis pas cela pour elle: c'est d'Estelle que je voulais parler. +Cette fille est dure, hautaine et capricieuse au dernier point; elle a +été élevée par miss Havisham pour exercer sa vengeance sur tout le sexe +masculin.</p> + +<p>—Quel est son degré de parenté avec miss Havisham?</p> + +<p>—Elle ne lui est pas parente, dit-il; mais miss Havisham l'a adoptée.</p> + +<p>—Pourquoi se vengerait-elle sur tout le sexe masculin? comment cela?...</p> + +<p>—Comment, monsieur Pip, dit-il, ne le savez-vous pas?</p> + +<p>—Non, dis-je.</p> + +<p>—Mon Dieu! mais c'est toute une histoire, nous la garderons pour le +dîner. Et maintenant, permettez-moi de vous faire une question. Comment +étiez-vous venu là le jour que vous savez?»</p> + +<p>Je le lui dis, et il m'écouta avec attention jusqu'à ce que j'eusse +fini; puis il se mit à rire de nouveau, et il me demanda si j'en avais +souffert dans la suite. Je ne lui fis pas la même question, car ma +conviction sur ce point était parfaitement établie.</p> + +<p>«M. Jaggers est votre tuteur, à ce que je vois, continua-t-il.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Vous savez qu'il est l'homme d'affaires et l'avoué de miss Havisham, +et qu'il a sa confiance quand nul autre ne l'a?»</p> + +<p>Ceci m'amenait, je le sentais, sur un terrain dangereux. Je répondis, +avec une contrainte que je n'essayai pas de déguiser, que j'avais vu M. +Jaggers chez miss Havisham le jour même de notre combat; mais que +c'était la seule fois, et que je croyais qu'il n'avait, lui, aucun +souvenir de m'avoir jamais vu.</p> + +<p>«Il a eu l'obligeance de proposer mon père pour être votre précepteur, +et il est venu le voir à ce sujet. Sans doute il avait connu mon père +par ses rapports avec miss Havisham. Mon père est le cousin de miss +Havisham, non pas que cela implique des relations très suivies entre +eux, car il n'est qu'un bien mauvais courtisan, et il ne cherche pas à +se faire bien voir d'elle.»</p> + +<p>Herbert Pocket avait des manières franches et faciles qui étaient très +séduisantes. Je n'avais jamais vu personne alors, et je n'ai jamais vu +personne depuis qui exprimât plus fortement, tant par la voix que par le +regard, une incapacité naturelle de faire quoi que ce soit de vil ou de +dissimulé. Il y avait quelque chose de merveilleusement confiant dans +tout son air, et, en même temps, quelque chose me disait tout bas qu'il +ne réussirait jamais et qu'il ne serait jamais riche. Je ne sais pas +comment cela se faisait. J'eus cette conviction absolue dès le premier +jour de notre rencontre et avant de nous mettre à table; mais je ne +saurais définir par quels moyens.</p> + +<p>C'était toujours un jeune homme pâle; il avait dans toute sa personne +une certaine langueur acquise, qu'on découvrait même au milieu de sa +belle humeur et de sa gaieté, et qui ne semblait pas indiquer une nature +vigoureuse. Son visage n'était pas beau, mais il était mieux que beau, +car il était extrêmement gai et affable. Son corps était un peu gauche, +comme dans le temps où mes poings avaient pris avec lui les libertés +qu'on connaît; mais il semblait de ceux qui doivent toujours paraître +légers et jeunes. Les confections locales de M. Trabb l'auraient-elles +habillé plus gracieusement que moi? C'est une question. Mais ce dont je +suis certain, c'est qu'il portait ses habits, quelque peu vieux, +beaucoup mieux que je ne portais les miens, qui étaient tout neufs.</p> + +<p>Comme il se montrait très expansif, je sentis que pour des gens de nos +âges la réserve de ma part serait peu convenable en retour. Je lui +racontai donc ma petite histoire, en répétant à plusieurs reprises, et +avec force, qu'il m'était interdit de rechercher quel était mon +bienfaiteur. Je lui dis un peu plus tard, qu'ayant été élevé en forgeron +de campagne, et ne connaissant que fort peu les usages de la politesse, +je considèrerais comme une grande bonté de sa part qu'il voulût bien +m'avertir à demi-mot toutes les fois qu'il me verrait sur le point de +faire quelque sottise.</p> + +<p>«Avec plaisir, dit-il, bien que je puisse prédire que vous n'aurez pas +besoin d'être averti souvent. J'aime à croire que nous serons souvent +ensemble, et je serais bien aise de bannir sur-le-champ toute espèce de +contrainte entre nous. Vous plaît-il de m'accorder la faveur de +commencer dès à présent à m'appeler par mon nom de baptême, Herbert?»</p> + +<p>Je le remerciai, en disant que je ne demandais pas mieux et, en échange, +je l'informai que mon nom de baptême était Philip.</p> + +<p>«Je ne donne pas dans Philip, dit-il en souriant, cela sonne mal et me +rappelle l'enfant de la fable du syllabaire, qui est un paresseux et +tombe dans une mare, ou bien qui est si gras qu'il ne peut ouvrir les +yeux et par conséquent rien voir, ou si avare qu'il enferme ses gâteaux +jusqu'à ce que les souris les mangent, ou si déterminé, qu'il va +dénicher des oiseaux et est mangé par des ours, qui vivent très près +dans le voisinage. Je vais vous dire ce qui me conviendrait. Nous sommes +en bonne harmonie, et vous avez été forgeron, rappelez-vous le.... Cela +vous serait-il égal?...</p> + +<p>—Tout ce que vous me proposerez me sera égal, répondis-je; mais je ne +vous comprends pas.</p> + +<p>—Vous serait-il égal que je vous appelasse Haendel? Il y a un charmant +morceau de musique de Haendel, intitulé l'<i>Harmonieux forgeron.</i></p> + +<p>—J'aimerais beaucoup ce nom.</p> + +<p>—Alors, mon cher Haendel, dit-il en se retournant comme la porte +s'ouvrait, voici le dîner, et je dois vous prier de prendre le haut de +la table, parce que c'est vous qui m'offrez à dîner.»</p> + +<p>Je ne voulus rien entendre à ce sujet. En conséquence, il prit le haut +de la table et je me mis en face de lui. C'était un excellent petit +dîner, qui alors me parut un véritable festin de Lord Maire; il avait +d'autant plus de valeur, qu'il était mangé dans des circonstances +particulières, car il n'y avait pas de vieilles gens avec nous, et nous +avions Londres tout autour de nous; mais ce plaisir était encore +augmenté par un certain laisser aller bohème qui présidait au banquet; +car, tandis que la table était, comme l'aurait pu dire M. Pumblechook, +le temple du luxe, étant entièrement fournie par le restaurant, +l'encadrement de la pièce où nous nous tenions était comparativement +mesquin, et avait une apparence peu appétissante. J'étonnais le garçon +par mes habitudes excentriques et vagabondes de mettre les couverts sur +le plancher, où il se précipitait après eux, le beurre fondu sur le +fauteuil, le pain sur les rayons des livres, le fromage dans le panier à +charbon, et la volaille bouillie dans le lit de la chambre voisine, où +je trouvai encore le soir, en me mettant au lit, beaucoup de son persil +et de son beurre, dans un état de congélation des moins gracieux: tout +cela rendit la fête délicieuse, et, quand le garçon n'était pas là pour +me surveiller, mon plaisir était sans mélange.</p> + +<p>Nous étions déjà avancés dans notre dîner, quand je rappelai à Herbert +sa promesse de me parler de miss Havisham.</p> + +<p>«C'est vrai, reprit-il, je vais m'acquitter tout de suite. Permettez-moi +de commencer, Haendel, par vous faire observer qu'à Londres, on n'a pas +l'habitude de mettre son couteau dans sa bouche, par crainte d'accident, +et que, bien que la fourchette soit réservée pour cet usage, il ne faut +pas la faire entrer plus loin qu'il est nécessaire. C'est à peine digne +d'être remarqué, mais il vaut mieux faire comme tout le monde. +J'ajouterai qu'on ne tient pas sa cuiller sur sa main, mais dessous. +Cela a un double avantage, vous arriverez plus facilement à la bouche, +ce qui, après tout, est l'objet principal, et vous épargnez, dans une +infinité de cas, à votre épaule droite, l'attitude qu'on prend en +ouvrant des huîtres.»</p> + +<p>Il me fit ces observations amicales d'une manière si enjouée, que nous +en rîmes tous les deux, et qu'à peine cela me fit-il rougir.</p> + +<p>«Maintenant, continua-t-il, parlons de miss Havisham. Miss Havisham, +vous devez le savoir, a été une enfant gâtée. Sa mère mourut qu'elle +n'était encore qu'une enfant, et son père ne sut rien lui refuser. Son +père était gentleman campagnard, et, de plus, il était brasseur. Je ne +sais pourquoi il est très bien vu d'être brasseur dans cette partie du +globe, mais il est incontestable que, tandis que vous ne pouvez +convenablement être gentleman et faire du pain, vous pouvez être aussi +gentleman que n'importe qui et faire de la bière, vous voyez cela tous +les jours.</p> + +<p>—Cependant un gentleman ne peut tenir un café, n'est-ce pas? dis-je.</p> + +<p>—Non, sous aucun prétexte, répondit Herbert; mais un café peut retenir +un gentleman. Eh bien! donc, M. Havisham était très riche et très fier, +et sa fille était de même.</p> + +<p>—Miss Havisham était fille unique? hasardai-je.</p> + +<p>—Attendez un peu, j'y arrive. Non, elle n'était pas fille unique. Elle +avait un frère consanguin. Son père s'était remarié secrètement... avec +sa cuisinière, je pense.</p> + +<p>—Je croyais qu'il était fier? dis-je.</p> + +<p>—Mon bon Haendel, certes, oui, il l'était. Il épousa sa seconde femme +secrètement, parce qu'il était fier, et peu de temps après elle mourut. +Quand elle fut morte, il avoua à sa fille, à ce que je crois, ce qu'il +avait fait; alors le fils devint membre de la famille et demeura dans la +maison que vous avez vue. En grandissant, ce fils devint turbulent, +extravagant, désobéissant; en un mot, un mauvais garnement. Enfin, son +père le déshérita; mais il se radoucit à son lit de mort, et le laissa +dans une bonne position, moins bonne cependant que celle de miss +Havisham.... Prenez un verre de vin, et excusez-moi de vous dire que la +société n'exige pas que nous vidions si stoïquement et si +consciencieusement notre verre, et que nous tournions son fond sens +dessus dessous, en appuyant ses bords sur notre nez.»</p> + +<p>Dans l'extrême attention que j'apportais à son récit, je m'étais laissé +aller à commettre cette inconvenance. Je le remerciai en m'excusant:</p> + +<p>«Pas du tout,» me dit-il.</p> + +<p>Et il continua.</p> + +<p>«Miss Havisham était donc une héritière, et, comme vous pouvez le +supposer, elle était fort recherchée comme un bon parti. Son frère +consanguin avait de nouveau une fortune suffisante; mais ses dettes d'un +côté, de nouvelles folies de l'autre, l'eurent bientôt dissipée une +seconde fois. Il y avait une plus grande différence de manière d'être, +entre lui et elle, qu'il n'y en avait entre lui et son père, et on +suppose qu'il nourrissait contre elle une haine mortelle, parce qu'elle +avait cherché à augmenter la colère du père. J'arrive maintenant à la +partie cruelle de l'histoire, m'arrêtant seulement, mon cher Haendel, +pour vous faire remarquer qu'une serviette ne peut entrer dans un +verre.»</p> + +<p>Il me serait tout à fait impossible de dire pourquoi j'essayais de faire +entrer la mienne dans mon verre: tout ce que je sais, c'est que je me +surpris faisant, avec une persévérance digne d'une meilleure cause, des +efforts inouïs pour la comprimer dans ces étroites limites. Je le +remerciai de nouveau en m'excusant, et de nouveau avec la même bonne +humeur, il me dit:</p> + +<p>«Pas du tout, je vous assure.»</p> + +<p>Et il reprit:</p> + +<p>«Alors apparut dans le monde, c'est-à-dire aux courses, dans les bals +publics, ou n'importe où il vous plaira un certain monsieur qui fit la +cour à miss Havisham. Je ne l'ai jamais vu, car il y a vingt-cinq ans +que ce que je vous raconte est arrivé, bien avant que vous et moi ne +fussions au monde, Haendel; mais j'ai entendu mon père dire que c'était +un homme élégant, et justement l'homme qu'il fallait pour plaire à miss +Havisham. Mais ce que mon père affirmait le plus fortement, c'est que +sans prévention et sans ignorance, on ne pouvait le prendre pour un +véritable gentleman; mon père avait pour principe qu'un homme qui n'est +pas vraiment gentleman par le cœur, n'a jamais été, depuis que le monde +existe, un vrai gentleman par les manières. Il disait aussi qu'aucun +vernis ne peut cacher le grain du bois, et que plus on met de vernis +dessus, plus le grain devient apparent. Très bien! Cet homme serra de +près miss Havisham, et fit semblant de lui être très dévoué. Je crois +que jusqu'à ce moment, elle n'avait pas montré beaucoup de sensibilité, +mais tout ce qu'elle en possédait se montra certainement alors. Elle +l'aima passionnément. Il n'y a pas de doute qu'elle l'idolâtrât. Il +exerçait une si forte influence sur son affection par sa conduite rusée, +qu'il en obtint de fortes sommes d'argent et l'amena à racheter à son +frère sa part de la brasserie, que son père lui avait laissé par +faiblesse, à un prix énorme, et en lui faisant prendre l'engagement, que +lorsqu'il serait son mari, il gérerait de tout. Votre tuteur ne faisait +pas partie, à cette époque, des conseils de miss Havisham, et elle était +trop hautaine et trop éprise pour se laisser conseiller par quelqu'un. +Ses parents étaient pauvres et intrigants, à l'exception de mon père. Il +était assez pauvre, mais il n'était ni avide, ni jaloux, et c'était le +seul qui fût indépendant parmi eux. Il l'avertit qu'elle faisait trop +pour cet homme, et qu'elle se mettait trop complètement à sa merci. Elle +saisit la première occasion qui se présenta d'ordonner à mon père de +sortir de sa présence et de sa maison, et mon père ne l'a jamais revue +depuis.»</p> + +<p>À ce moment du récit de mon convive je me rappelai que miss Havisham +avait dit: «Mathieu viendra me voir à la fin, quand je serai étendue +morte sur cette table,» et je demandai à Herbert si son père était +réellement si fâché contre elle.</p> + +<p>«Ce n'est pas cela, dit-il, mais elle l'a accusé, en présence de son +prétendu, d'être désappointé d'avoir perdu tout espoir de faire ses +affaires en la flattant; et s'il y allait maintenant, cela paraîtrait +vrai, à lui comme à elle. Revenons à ce prétendu pour en finir avec lui. +Le jour du mariage fut fixé, les habits de noce achetés, le voyage qui +devait suivre la noce projeté, les gens de la noce invités, le jour +arriva, mais non pas le fiancé: il lui écrivit une lettre....</p> + +<p>—Qu'elle reçut, m'écriai-je, au moment où elle s'habillait pour la +cérémonie... à neuf heures moins vingt minutes....</p> + +<p>—À cette heure et à ces minutes, dit Herbert en faisant un signe de +tête affirmatif, heures et minutes auxquelles elle arrêta ensuite toutes +les pendules. Ce qui, au fond de tout cela, fit manquer le mariage, je +ne vous le dirai pas parce que je ne le sais pas.... Quand elle se releva +d'une forte maladie qu'elle fit, elle laissa tomber toute la maison dans +l'état de délabrement où vous l'avez vue et elle n'a jamais regardé +depuis la lumière du soleil.</p> + +<p>—Est-ce là toute l'histoire? demandai-je après quelque réflexion.</p> + +<p>—C'est tout ce que j'en sais, et encore je n'en sais autant que parce +que j'ai rassemblé moi-même tous ces détails, car mon père évite +toujours d'en parler, et même lorsque miss Havisham m'invita à aller +chez elle, il ne me dit que ce qui était absolument nécessaire pour moi +de savoir. Mais il y a une chose que j'ai oubliée: on a supposé que +l'homme dans lequel elle avait si mal placé sa confiance a agi, dans +toute cette affaire, de connivence avec son frère; que c'était une +intrigue ourdie entre eux et dont ils devaient se partager les +bénéfices.</p> + +<p>—Je suis surpris alors qu'il ne l'ait pas épousée pour s'emparer de +toute la fortune, dis-je.</p> + +<p>—Peut-être était-il déjà marié, et cette cruelle mystification peut +avoir fait partie du plan de son frère, dit Herbert; mais faites +attention que je n'en suis pas sûr du tout.</p> + +<p>—Que sont devenus ces deux hommes? demandai-je après avoir réfléchi un +instant.</p> + +<p>—Ils sont tombés dans une dégradation et une honte plus profonde encore +si c'est possible; puis la ruine est venue.</p> + +<p>—Vivent-ils encore?</p> + +<p>—Je ne sais pas.</p> + +<p>—Vous disiez tout à l'heure qu'Estelle n'était pas parente de miss +Havisham, mais seulement adoptée par elle. Quand a-t-elle été adoptée?</p> + +<p>Herbert leva les épaules.</p> + +<p>«Il y a toujours eu une Estelle depuis que j'ai entendu parler de miss +Havisham. Je ne sais rien de plus. Et maintenant, Haendel, dit-il en +laissant là l'histoire, il y a entre nous une parfaite entente: vous +savez tout ce que je sais sur miss Havisham.</p> + +<p>—Et vous aussi, repartis-je, vous savez tout ce que je sais.</p> + +<p>—Je le crois. Ainsi donc il ne peut y avoir entre vous et moi ni +rivalité ni brouille, et quant à la condition attachée à votre fortune +que vous ne devez pas chercher à savoir à qui vous la devez, vous pouvez +compter que cette corde ne sera ni touchée ni même effleurée par moi, ni +par aucun des miens.»</p> + +<p>En vérité, il dit cela avec une telle délicatesse, que je sentis qu'il +n'y aurait plus à revenir sur ce sujet, bien que je dusse rester sous le +toit de son père pendant des années. Et pourtant il y avait dans ses +paroles tant d'intention, que je sentis qu'il comprenait aussi +parfaitement que je le comprenais moi-même, que miss Havisham était ma +bienfaitrice.</p> + +<p>Je n'avais pas songé tout d'abord qu'il avait amené la conversation sur +ce sujet pour en finir une fois pour toutes et rendre notre position +nette; mais après cet entretien nous fûmes si à l'aise et de si bonne +humeur, que je m'aperçus alors que telle avait été son intention. Nous +étions très gais et très accorts, et je lui demandai, tout en causant, +ce qu'il faisait. Il me répondit:</p> + +<p>«Je suis capitaliste assureur de navires.»</p> + +<p>Je suppose qu'il vit mon regard errer autour de la chambre à la +recherche de quelque chose qui rappelât la navigation ou le capital, car +il ajouta:</p> + +<p>«Dans la Cité.»</p> + +<p>J'avais une haute idée de la richesse et de l'importance des assureurs +maritimes de la Cité, et je commençai à penser avec terreur que j'avais +renversé autrefois ce jeune assureur sur le dos, que j'avais noirci son +œil entreprenant et fait une entaille à sa tête commerciale. Mais +alors, à mon grand soulagement, l'étrange impression qu'Herbert Pocket +ne réussirait jamais, et ne serait jamais riche, me revint à l'esprit. +Il continua:</p> + +<p>«Je ne me contenterai pas à l'avenir d'employer uniquement mes capitaux +dans les assurances maritimes; j'achèterai quelques bonnes actions dans +les assurances sur la vie, et je me lancerai dans quelque conseil de +direction; je ferai aussi quelques petites choses dans les mines, mais +rien de tout cela ne m'empêchera de charger quelques milliers de tonnes +pour mon propre compte. Je crois que je ferai le commerce, dit-il en se +renversant sur sa chaise, avec les Indes Orientales, j'y ferai les +soies, les châles, les épices, les teintures, les drogues et les bois +précieux. C'est un commerce intéressant.</p> + +<p>—Et les profits sont grands? dis-je.</p> + +<p>—Énormes!» dit-il.</p> + +<p>L'irrésolution me revint, et je commençai à croire qu'il avait encore de +plus grandes espérances que les miennes.</p> + +<p>«Je crois aussi que je ferai le commerce, dit-il en mettant ses pouces +dans les poches de son gilet, avec les Indes Occidentales, pour le +sucre, le tabac et le rhum, et aussi avec Ceylan, spécialement pour les +dents d'éléphants.</p> + +<p>—Il vous faudra un grand nombre de vaisseaux, dis-je.</p> + +<p>—Une vraie flotte,» dit-il.</p> + +<p>Complètement ébloui par les magnificences de ce programme, je lui +demandai dans quelle direction naviguaient le plus grand nombre des +vaisseaux qu'il avait assurés.</p> + +<p>«Je n'ai pas encore fait une seule assurance, répondit-il, je cherche à +me caser.»</p> + +<p>Cette occupation semblait en quelque manière plus en rapport avec +l'Hôtel Barnard, aussi je dis d'un ton de conviction:</p> + +<p>«Ah!... ah!...</p> + +<p>—Oui, je suis dans un bureau d'affaires, et je cherche à me retourner.</p> + +<p>—Ce bureau est-il avantageux? demandai-je.</p> + +<p>—À qui?... Voulez-vous dire au jeune homme qui y est? demanda-t-il pour +réponse.</p> + +<p>—Non, à vous?</p> + +<p>—Mais, non, pas à moi...»</p> + +<p>Il dit cela de l'air de quelqu'un qui compte avec soin avant d'arrêter +une balance.</p> + +<p>«Cela ne m'est pas directement avantageux, c'est-à-dire que cela ne me +rapporte rien et j'ai à... m'entretenir.»</p> + +<p>Certainement l'affaire n'avait pas l'air avantageuse, et je secouai la +tête comme pour dire qu'il serait difficile d'amasser un grand capital +avec une pareille source de revenu.</p> + +<p>«Mais c'est ainsi qu'il faut s'y prendre, dit Herbert Pocket. Vous êtes +posé quelque part; c'est le grand point. Vous êtes dans un bureau +d'affaires, vous n'avez plus qu'à regarder tout autour de vous ce qui +vous conviendra le mieux.»</p> + +<p>Je fus frappé d'une chose singulière: c'est que pour chercher des +affaires il fallût être dans un bureau; mais je gardai le silence, m'en +rapportant complètement à son expérience.</p> + +<p>«Alors, continua Herbert, le vrai moment arrive où vous trouvez une +occasion; vous la saisissez au passage, vous fondez dessus, vous faites +votre capital et vous êtes établi. Quand une fois votre capital est +fait, vous n'avez plus rien à faire qu'à l'employer.»</p> + +<p>Sa manière de se conduire ressemblait beaucoup à celle qu'il avait tenue +dans le jardin le jour de notre rencontre. C'était bien toujours la même +chose. Il supportait sa pauvreté comme il avait supporté sa défaite, et +il me semblait qu'il prenait maintenant toutes les luttes et tous les +coups de la fortune comme il avait pris les miens autrefois. Il était +évident qu'il n'avait autour de lui que les choses les plus nécessaires, +car tout ce que je remarquais sur la table et dans l'appartement +finissait toujours par avoir été apporté pour moi du restaurant ou +d'autre part.</p> + +<p>Cependant, malgré qu'il s'imaginât avoir fait sa fortune, il s'en +faisait si peu accroire, que je lui sus un gré infini de ne pas s'en +enorgueillir.</p> + +<p>C'était une aimable qualité à ajouter à son charmant naturel, et nous +continuâmes à être au mieux. Le soir nous sortîmes pour aller faire un +tour dans les rues, et nous entrâmes au théâtre à moitié prix. Le +lendemain nous fûmes entendre le service à l'abbaye de Westminster. Dans +l'après-midi, nous visitâmes les parcs. Je me demandais qui ferrait tous +les chevaux que je rencontrais; j'aurais voulu que ce fût Joe.</p> + +<p>Il me semblait, en supputant modérément le temps qui s'était écoulé +depuis le dimanche où j'avais quitté Joe et Biddy, qu'il y avait +plusieurs mois. L'espace qui nous séparait participa à cette extension, +et nos marais se trouvèrent à une distance impossible à évaluer. L'idée +que j'aurais pu assister ce même dimanche aux offices de notre vieille +église, revêtu de mes vieux habits des jours de fêtes, me semblait une +réunion d'impossibilités géographiques et sociales, solaires et +lunaires. Pourtant, au milieu des rues de Londres, si encombrées de +monde et si brillamment éclairées le soir, j'éprouvais une espèce de +remords intime d'avoir relégué si loin la pauvre vieille cuisine du +logis; et, dans le silence de la nuit, le pas de quelque maladroit +imposteur de portier, rôdant çà et là dans l'Hôtel Barnard sous prétexte +de surveillance, tombaient sourdement sur mon cœur.</p> + +<p>Le lundi matin, à neuf heures moins un quart, Herbert alla à son bureau +pour se faire son rapport à lui-même et prendre l'air de ce même bureau, +comme on dit, à ce que je crois toujours, et je l'accompagnai. Il devait +en sortir une heure ou deux après, pour me conduire à Hammersmith, et je +devais l'attendre dans les environs. Il me sembla que les œufs d'où +sortaient les jeunes assureurs étaient incubés dans la poussière et la +chaleur, comme les œufs d'autruche, à en juger par les endroits où ces +petits géants se rendaient le lundi matin. Le bureau où Herbert tenait +ses séances ne me fit pas l'effet d'un bon Observatoire; il était à un +second étage sur la cour, d'une apparence très sale, très maussade sous +tous les rapports, et avait vue sur un autre second étage également sur +la cour, d'où il devait être impossible d'observer bien loin autour de +soi.</p> + +<p>J'attendis jusqu'à près de midi. J'allai faire un tour à la Bourse; je +vis des hommes barbus, assis sous les affiches des vaisseaux en +partance, que je pris pour de grands marchands, bien que je ne puisse +comprendre pourquoi aucun d'eux ne paraissait avoir sa raison. Quand +Herbert vint me rejoindre, nous allâmes déjeuner dans un établissement +célèbre, que je vénérai alors beaucoup, mais que je crois aujourd'hui +avoir été la superstition la plus abjecte de l'Europe, et où je ne pus +m'empêcher de remarquer qu'il y avait beaucoup plus de sauce sur les +nappes, sur les couteaux et sur les habits des garçons que dans les +plats. Cette collation faite à un prix modéré, eu égard à la graisse +qu'on ne nous fit pas payer, nous retournâmes à l'Hôtel Barnard, pour +chercher mon petit portemanteau, et nous prîmes ensuite une voiture pour +Hammersmith, où nous arrivâmes vers trois heures de l'après-midi. Nous +n'avions que peu de chemin à faire pour gagner la maison de M. Pocket. +Soulevant le loquet d'une porte, nous entrâmes immédiatement dans un +petit jardin donnant sur la rivière, où les enfants de M. Pocket +prenaient leurs ébats, et, à moins que je ne me sois abusé sur un point +où mes préjugés ou mes intérêts n'étaient pas en jeu, je remarquai que +les enfants de M. et Mrs Pocket ne s'élevaient pas, ou n'étaient pas +élevés, mais qu'ils se roulaient.</p> + +<p>Mrs Pocket était assise sur une chaise de jardin, sous un arbre; elle +lisait, les jambes croisées sur une autre chaise de jardin; et les deux +servantes de Mrs Pocket se regardaient pendant que les enfants jouaient.</p> + +<p>«Maman, dit Herbert, c'est le jeune M. Pip.»</p> + +<p>Sur ce, Mrs Pocket me reçut avec une apparence d'aimable dignité.</p> + +<p>«Master Alick et miss Jane! cria une des bonnes à deux enfants, si vous +courez comme cela contre ces buissons, vous tomberez dans la rivière, et +vous vous noierez, et alors que dira votre papa?»</p> + +<p>En même temps, cette bonne ramassa le mouchoir de Mrs Pocket, et dit:</p> + +<p>«C'est au moins la sixième fois, madame, que vous le laissez tomber!»</p> + +<p>Sur quoi Mrs Pocket se mit à rire, et dit:</p> + +<p>«Merci, Flopson.»</p> + +<p>Puis, s'installant sur une seule chaise, elle continua sa lecture. Son +visage prit une expression sérieuse, comme si elle eût lu depuis une +semaine; mais, avant qu'elle eût pu lire une demi-douzaine de lignes, +elle leva les yeux sur moi, et dit:</p> + +<p>«J'espère que votre maman se porte bien?»</p> + +<p>Cette demande inattendue me mit dans un tel embarras, que je commençai à +dire de la façon la plus absurde du monde, qu'en vérité si une telle +personne avait existé, je ne doutais pas qu'elle ne se fût bien portée, +qu'elle ne lui en eût été bien obligée, et qu'elle ne lui eût envoyé ses +compliments, quand la bonne vint à mon aide.</p> + +<p>«Encore!... dit-elle en ramassant le mouchoir de poche; si ça n'est pas +la septième fois!... Que ferez-vous cette après-midi, madame?»</p> + +<p>Mrs Pocket regarda son mouchoir d'un air inexprimable, comme si elle ne +l'eût jamais vu; ensuite, en le reconnaissant, elle dit avec un sourire:</p> + +<p>«Merci, Flopson.»</p> + +<p>Puis elle m'oublia, et reprit sa lecture.</p> + +<p>Maintenant que j'avais le temps de les compter, je vis qu'il n'y avait +pas moins de six petits Pockets, de grandeurs variées, qui se roulaient +de différentes manières.</p> + +<p>J'arrivai à peine au total, quand un septième se fit entendre dans des +régions élevées, en pleurant d'une façon navrante.</p> + +<p>N'est-ce pas Baby<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>? dit Flopson d'un air surpris; dépêchez-vous, +Millers, d'aller voir.»</p> + +<p>Millers, qui était la seconde bonne, gagna la maison, et peu à peu +l'enfant qui pleurait se tut et resta tranquille, comme si c'eût été un +jeune ventriloque auquel on eût fermé la bouche avec quelque chose. Mrs +Pocket lut tout le temps, et j'étais très curieux de savoir quel livre +ce pouvait être.</p> + +<p>Je suppose que nous attendions là que M. Pocket vînt à nous; dans tous +les cas, nous attendions. J'eus ainsi l'occasion d'observer un +remarquable phénomène de famille. Toutes les fois que les enfants +s'approchaient par hasard de Mrs Pocket en jouant, ils se donnaient des +crocs-en-jambe et se roulaient sur elle, et cela avait toujours lieu à +son étonnement momentané et à leurs plus pénibles lamentations. Je ne +savais comment expliquer cette singulière circonstance, et je ne pouvais +m'empêcher de former des conjectures sur ce sujet, jusqu'au moment où +Millers descendit avec le Baby, lequel Baby fut remis entre les mains de +Flopson, laquelle Flopson allait le passer à Mrs Pocket, quand elle alla +donner la tête la première contre Mrs Pocket. Baby et Flopson furent +heureusement rattrapés par Herbert et moi.</p> + +<p>«Miséricorde! Flopson, dit Mrs Pocket en quittant son livre, tout le +monde tombe ici.</p> + +<p>—Miséricorde vous-même, vraiment, madame! repartit Flopson en +rougissant très fort, qu'avez-vous donc là?</p> + +<p>—Ce que j'ai là, Flopson? demanda Mrs Pocket.</p> + +<p>—Mais c'est votre tabouret! s'écria Flopson; et si vous le tenez sous +vos jupons comme cela, comment voulez-vous qu'on ne tombe pas?... Tenez, +prenez le Baby, madame, et donnez-moi votre livre.»</p> + +<p>Mrs Pocket fit ce qu'on lui conseillait et fit maladroitement danser +l'enfant sur ses genoux, pendant que les autres enfants jouaient +alentour. Cela ne durait que depuis fort peu de temps, quand Mrs Pocket +donna sommairement des ordres pour qu'on les rentrât tous dans la maison +pour leur faire faire un somme. C'est ainsi que, dans ma première +visite, je fis cette seconde découverte, que l'éducation des petits +Pockets consistait à tomber et à dormir alternativement. Dans ces +circonstances, lorsque Flopson et Millers eurent fait rentrer les +enfants dans la maison, comme un petit troupeau de moutons, et quand M. +Pocket en sortit pour faire ma connaissance, je ne fus pas très surpris +en trouvant que M. Pocket était un gentleman dont le visage avait l'air +perplexe, et qui avait sur la tête des cheveux très gris et en désordre, +comme un homme qui ne peut pas parvenir à trouver le vrai moyen +d'arriver à son but.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXIII" id="CHAPITRE_XXIII"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIII.</a></h2> + + +<p>«Je suis bien aise de vous voir, me dit M. Pocket, et j'espère que vous +n'êtes pas fâché de me voir non plus, car je ne suis pas, ajouta-t-il +avec le sourire de son fils, un personnage bien effrayant.»</p> + +<p>Il avait l'air assez jeune, malgré son désordre et ses cheveux très +gris, et ses manières semblaient tout à fait naturelles. Je veux dire +par là qu'elles étaient dépourvues de toute affectation. Il y avait +quelque chose de comique dans son air distrait, qui eût été franchement +burlesque, s'il ne s'était aperçu lui-même qu'il était bien près de +l'être. Quand il eut causé un moment avec moi, il dit, en s'adressant à +Mrs Pocket, avec une contraction un peu inquiète de ses sourcils, qui +étaient noirs et beaux:</p> + +<p>«Belinda, j'espère que vous avez bien reçu M. Pip?»</p> + +<p>Elle regarda par-dessus son livre et répondit:</p> + +<p>«Oui.»</p> + +<p>Elle me sourit alors, mais sans savoir ce qu'elle faisait, car son +esprit était ailleurs; puis elle me demanda si j'aimerais à goûter un +peu de fleur d'oranger. Comme cette question n'avait aucun rapport +éloigné ou rapproché avec aucun sujet, passé ou futur, je considérai +qu'elle l'avait lancée comme le premier pas qu'elle daignait faire dans +la conversation générale.</p> + +<p>Je découvris en quelques heures, je puis le dire ici sans plus tarder, +que Mrs Pocket était fille unique d'un certain chevalier, mort d'une +façon tout à fait accidentelle, qui s'était persuadé à lui-même que +défunt son père aurait été fait baronnet, sans l'opposition acharnée de +quelqu'un, opposition basée sur des motifs entièrement personnels. J'ai +oublié de qui, si toutefois je l'ai jamais su. Était-ce du souverain, du +premier ministre, du chancelier, de l'archevêque de Canterbury ou de +toute autre personne? Je ne sais; mais en raison de ce fait, entièrement +supposé, il s'était lié avec tous les nobles de la terre. Je crois que +lui-même avait été créé chevalier pour s'être rendu maître, à la pointe +de la plume, de la grammaire anglaise, dans une adresse désespérée, +copiée sur vélin, à l'occasion de la pose de la première pierre d'un +édifice quelconque, et pour avoir tendu à quelque personne royale, soit +la truelle, soit le mortier. Peu importe pourquoi; il avait destiné Mrs +Pocket à être élevée, dès le berceau, comme une personne qui, dans +l'ordre des choses, devait épouser un personnage titré, et de laquelle +il fallait éloigner toute espèce de connaissance plébéienne. On avait +réussi à faire si bonne garde autour de la jeune miss, d'après les +intentions de ce père judicieux, qu'elle avait toutes sortes d'agréments +acquis et brillants, mais qu'elle était du reste parfaitement incapable +et inutile. Avec ce caractère si heureusement formé, dans la première +fleur de jeunesse, il n'avait pas encore décidé s'il se destinerait aux +grandeurs administratives ou aux grandeurs cléricales. Comme pour +arriver aux unes ou autres, ce n'était qu'une question de temps, lui et +Mrs Pocket avaient pris le temps par les cheveux (qui, à en juger par +leur longueur, semblaient avoir besoin d'être coupés) et s'étaient +mariés à l'insu du père judicieux. Le père judicieux, n'ayant rien à +accorder ou à refuser que sa bénédiction, avait magnifiquement passé ce +douaire sur leurs têtes, après une courte résistance, et avait assuré à +M. Pocket que sa femme était un trésor digne d'un prince. M. Pocket +avait installé ce trésor de prince dans les voies du monde tel qu'il +est, et l'on suppose qu'il n'y prit qu'un bien faible intérêt. Cependant +Mrs Pocket était en général l'objet d'une pitié respectueuse, parce +qu'elle n'avait pas épousé un personnage titré, tandis que, de son côté, +M. Pocket était l'objet d'une espèce de reproche tacite, parce qu'il +n'avait jamais su acquérir la moindre distinction honorifique.</p> + +<p>M. Pocket me conduisit dans la maison et me montra ma chambre, qui était +une chambre agréable, et meublée de façon à ce que je pusse m'y trouver +confortablement. Il frappa ensuite aux portes de deux chambres +semblables et me présenta à leurs habitants, qui se nommaient Drummle et +Startop. Drummle, jeune homme à l'air vieux et d'une structure lourde, +était en train de siffler. Startop, plus jeune d'années et d'apparence, +lisait en tenant sa tête comme s'il eût craint qu'une très forte charge +de science ne la fît éclater.</p> + +<p>M. et Mrs Pocket avaient tellement l'air d'être chez les autres, que je +me demandais qui était réellement en possession de la maison et les +laissait y vivre, jusqu'à ce que j'eusse découvert que cette grande +autorité était dévolue aux domestiques. C'était peut-être une assez +agréable manière de mener les choses pour s'éviter de l'embarras, mais +elle paraissait coûteuse, car les domestiques sentaient qu'ils se +devaient à eux-mêmes de bien manger, de bien boire, et de recevoir +nombreuse compagnie à l'office. Ils accordaient une table très +généreusement servie à M. et Mrs Pocket; cependant il me parut toujours +que l'endroit où il était de beaucoup préférable d'avoir sa pension +était la cuisine; en supposant toutefois le pensionnaire en état de se +défendre, car moins d'une semaine après mon arrivée, une dame du +voisinage, personnellement inconnue de la famille, écrivit pour dire +qu'elle avait vu Millers battre le Baby. Ceci affligea grandement Mrs +Pocket, qui fondit en larmes à la réception de cette lettre, et s'écria +qu'il était vraiment extraordinaire que les voisins ne pussent s'occuper +de leurs affaires.</p> + +<p>J'appris peu à peu, par Herbert particulièrement, que M. Pocket avait +étudié à Harrow et à Cambridge, où il s'était distingué, et qu'ayant eu +le bonheur d'épouser Mrs Pocket à un âge peu avancé, il avait changé de +voie et avait pris l'état de rémouleur universitaire. Après avoir +repassé un certain nombre de lames émoussées, dont les possesseurs, +lorsqu'ils étaient influents, lui promettaient toujours de l'aider dans +son avancement, mais oubliaient toujours de le faire, quand une fois les +lames avaient quitté la meule, il s'était fatigué de ce pauvre travail +et était venu à Londres. Là, après avoir vu s'évanouir graduellement ses +plus belles espérances, il avait, sous le prétexte de faire des +lectures, appris à lire à diverses personnes qui n'avaient pas eu +occasion de le faire ou qui l'avaient négligé; puis il en avait refourbi +plusieurs autres; de plus, en raison de ses connaissances littéraires, +il s'était chargé de compilations et de corrections bibliographiques; et +tout cela, ajouté à des ressources particulières, très modérées, avait +finir par maintenir la maison sur le pied où je la voyais.</p> + +<p>M. et Mrs Pocket avaient un pernicieux voisinage; c'était une dame +veuve, d'une nature tellement sympathique, qu'elle s'accordait avec tout +le monde, bénissait tout le monde, et répandait des sourires ou des +larmes sur tout le monde, selon les circonstances. Cette dame s'appelait +Coiler, et j'eus l'honneur de lui offrir le bras pour la conduire à +table le jour de mon installation. Elle me donna à entendre, en +descendant l'escalier, que c'était un grand coup pour cette chère Mrs +Pocket et pour ce cher M. Pocket, de se voir dans la nécessité de +recevoir des pensionnaires chez eux.</p> + +<p>«Ceci n'est pas pour vous, me dit-elle dans un débordement d'affection +et de confidence, il y avait un peu moins de cinq minutes que je la +connaissais; s'ils étaient tous comme vous, ce serait tout autre chose. +Mais cette chère Mrs Pocket, dit Mrs Coiler, après le désappointement +qu'elle a éprouvé de si bonne heure, non qu'il faille blâmer ce cher M. +Pocket, a besoin de tant de luxe et d'élégance....</p> + +<p>—Oui, madame, dis-je pour l'arrêter, car je craignais qu'elle ne se +prît à pleurer.</p> + +<p>—Et elle est d'une nature si aristocratique!...</p> + +<p>—Oui, madame, dis-je encore dans le même but que la première fois.</p> + +<p>—Que c'est dur, continua Mrs Coiler, de voir l'attention et le temps de +ce cher M. Pocket détournés de cette chère Mrs Pocket!»</p> + +<p>Tandis que j'accordais toute mon attention à mon couteau, à ma +fourchette, à ma cuillère, à mes verres et aux autres instruments de +destruction qui se trouvaient sous ma main, il se passa quelque chose, +entre Mrs Pocket et Drummle, qui m'apprit que Drummle, dont le nom de +baptême était Bentloy, était actuellement le plus proche héritier, moins +un, d'un titre de baronnet, et plus tard, je sus que le livre que +j'avais vu dans le jardin entre les mains de Mrs Pocket, était un traité +de blason, et qu'elle connaissait la date exacte à laquelle son +grand-papa aurait figuré dans le livre, s'il avait jamais dû y figurer. +Drummle parlait peu; mais, dans ces rares moments de loquacité, il me +fit l'effet d'une espèce de garçon boudeur; il parlait comme un des élus +et reconnaissait Mrs Pocket comme femme et comme sœur. Excepté eux et +Mrs Coiler, la pernicieuse voisine, personne ne prit le moindre intérêt +à cette partie de la conversation, et il me sembla qu'elle était pénible +pour Herbert. Elle promettait de durer encore longtemps, lorsque le +groom vint annoncer un malheur domestique. En effet, la cuisinière avait +manqué son rôti. À mon indicible surprise, je vis alors pour la première +fois M. Pocket se livrer, pour soulager son esprit, à une démonstration +qui me sembla fort extraordinaire, mais qui ne parut faire aucune +impression sur les autres convives, et avec laquelle je me familiarisai +bientôt comme tout le monde. Étant en train de découper, il posa sur la +table son couteau et sa fourchette, passa ses deux mains dans ses +cheveux en désordre et parut faire un violent effort pour se soulever +avec leur aide. Après cela, voyant qu'il ne soulevait pas sa tête d'une +ligne, il continua tranquillement ce qu'il était en train de faire.</p> + +<p>Ensuite, Mrs Coiler changea de sujet et commença à me faire des +compliments. Cela me plut pendant quelques instants; mais elle me flatta +si brutalement, que le plaisir ne dura pas longtemps. Elle avait une +manière serpentine de s'approcher de moi, lorsqu'elle prétendait +s'intéresser sérieusement aux localités et aux amis que j'avais quittés, +qui ressemblait à celle de la vipère à langue fourchue, et quand, par +hasard, elle s'adressait à Startop, lequel lui parlait fort peu, ou à +Drummle, qui lui parlait moins encore, je les enviais d'être à l'autre +bout de la table.</p> + +<p>Après dîner, on amena les enfants, et Mrs Coiler se livra aux +commentaires les plus flatteurs, sur leurs yeux, leurs nez ou leurs +jambes. C'était un moyen bien trouvé pour former leur esprit. Il y avait +quatre petites filles et deux petits garçons, sans compter le baby, qui +était l'un ou l'autre, et le prochain successeur du Baby, qui n'était +encore ni l'un ni l'autre. Ils furent introduits par Flopson et Millers, +comme si ces deux sous-officiers avaient été envoyés pour recruter des +enfants, et avaient enrôlé ceux-ci. Mrs Pocket regardait ses jeunes +bambins, qui auraient dû être nobles, comme si elle avait déjà eu le +plaisir de les voir quelque part, mais ne sachant pas au juste ce +qu'elle en voulait faire.</p> + +<p>«Donnez-moi votre fourchette, madame, et prenez le Baby, dit Flopson. Ne +le prenez pas de cette manière, ou vous allez lui mettre la tête sous la +table.»</p> + +<p>Ainsi prévenue, Mrs Pocket prit le Baby de l'autre sens, et lui mit la +tête sur la table; ce qui fut annoncé, à tous ceux qui étaient présents, +par une affreuse secousse.</p> + +<p>«Mon Dieu! mon Dieu! rendez-le-moi, madame, dit Flopson, Miss Jane, +venez danser devant le Baby, oh! venez! venez!»</p> + +<p>Une des petites filles, une simple fourmi, qui semblait avoir +prématurément pris sur elle de s'occuper des autres, quitta sa place +près de moi et se mit à danser devant le Baby jusqu'à ce qu'il cessât de +crier, et se mît à rire. Alors tous les enfants éclatèrent de rire, et +M. Pocket, qui pendant tout le temps avait essayé à deux reprises +différentes de se soulever par les cheveux, se prit à rire également, et +nous rîmes tous, pour manifester notre grande satisfaction.</p> + +<p>Flopson, à force de secouer le Baby et de faire mouvoir ses +articulations, comme celles d'une poupée d'Allemagne, parvint à le +déposer, sain et sauf, dans le giron de Mrs Pocket, et lui donna le +casse-noisette pour s'amuser, recommandant en même temps à Mrs Pocket de +bien faire attention que les branches de cet instrument n'étaient pas de +nature à vivre en parfait accord avec les yeux de l'enfant, et chargea +sévèrement miss Jane d'y veiller. Les deux bonnes quittèrent ensuite +l'appartement et se disputèrent vivement sur l'escalier, avec un groom +débauché, qui avait servi à table, et qui avait perdu au jeu la moitié +des boutons de sa veste.</p> + +<p>Je me sentis l'esprit très mal à l'aise quand je vis Mrs Pocket, tout en +mangeant des quartiers d'oranges trempés dans du vin sucré, entamer une +discussion avec Drummle à propos de deux baronnies, oubliant tout à fait +le Baby qui, sur ses genoux, exécutait des choses vraiment effroyables +avec le casse-noisette. À la fin, la petite Jane, voyant le jeune +cerveau de son petit frère en danger, quitta doucement sa place, et, +employant une foule de petits artifices, elle parvint à éloigner l'arme +dangereuse. Mrs Pocket finissait au même instant son orange, et +n'approuvant pas cela, elle dit à Jane:</p> + +<p>«Oh! vilaine enfant! comment oses-tu?... Va t'asseoir de suite....</p> + +<p>—Chère maman, balbutia la petite fille, le Baby pouvait se crever les +yeux.</p> + +<p>—Comment oses-tu me répondre ainsi? reprit Mrs Pocket; va te remettre +sur ta chaise, à l'instant.»</p> + +<p>La dignité de Mrs Pocket était si écrasante, que je me sentais tout +embarrassé, comme si j'avais fait moi-même quelque chose pour la mettre +en colère.</p> + +<p>«Belinda, reprit M. Pocket, de l'autre bout de la table, comment peux-tu +être si déraisonnable? Jane ne l'a fait que pour empêcher le Baby de se +blesser.</p> + +<p>—Je ne permets à personne de se mêler du Baby, dit Mrs Pocket; je suis +surprise, Mathieu, que vous m'exposiez à un pareil affront.</p> + +<p>—Bon Dieu! s'écria M. Pocket poussé à bout, doit-on laisser les enfants +se tuer à coups de casse-noisette sans essayer de les sauver?</p> + +<p>—Je ne veux pas que Jane se mêle du Baby, dit Mrs Pocket, avec un +regard majestueux, à l'adresse de l'innocente petite coupable; je +connais, j'espère, la position de mon grand-papa. En vérité, Jane...»</p> + +<p>M. Pocket mit encore ses mains dans ses cheveux, et, cette fois, il se +souleva réellement à quelques pouces de sa chaise.</p> + +<p>«Écoutez ceci, s'écria-t-il en s'adressant aux éléments, ne sachant plus +à qui demander secours, faut-il que les Babies des pauvres gens se +tuent, à coups de casse-noisette, à cause de la position de leur +grand-papa?»</p> + +<p>Puis il se souleva encore, et garda le silence.</p> + +<p>Nous tenions tous les yeux fixés sur la nappe, avec embarras, pendant +que tout cela se passait. Une pause s'ensuivit pendant laquelle +l'honnête Baby, qu'on ne pouvait pas maintenir en repos, se livra à une +série de sauts et de mouvements pour aller avec la petite Jane, qui me +parut le seul membre de la famille, hors les domestiques, avec lequel il +eût envie de se mettre en rapport.</p> + +<p>«Monsieur Drummle, dit Mrs Pocket, voulez-vous sonner Flopson? Jane, +désobéissante petite créature, va te coucher. Et toi, Baby chéri, viens +avec maman.»</p> + +<p>Le Baby avait un noble cœur, et il protesta de toutes ses forces; il se +plia en deux et se jeta en arrière par-dessus le bras de Mrs Pocket; +puis il exhiba à la compagnie une paire de bas tricotés et de jambes à +fossettes au lieu de sa douce figure; finalement on l'emporta dans un +accès de mutinerie terrible. Après tout, il finit par gagner la partie, +car quelques minutes après, je le vis à travers la fenêtre, dans les +bras de la petite Jane.</p> + +<p>On laissa les cinq autres enfants seuls à table, parce que Flopson avait +une occupation secrète qui ne regardait personne; et je pus alors me +rendre compte des relations qui existaient entre eux et M. Pocket. On le +verra par ce qui va suivre. M. Pocket, avec l'embarras naturel à son +visage échauffé et à ses cheveux en désordre, les regarda pendant +quelques minutes comme s'il ne se rendait pas bien compte comment ils +couchaient et mangeaient dans l'établissement, et pourquoi la nature ne +les avait pas logés chez une autre personne; puis, d'une manière +détournée et jésuitique, il leur fit certaines questions:</p> + +<p>«Pourquoi le petit Joe a-t-il ce trou à son devant de chemise?»</p> + +<p>Celui-ci répondit:</p> + +<p>«Papa, Flopson devait le raccommoder quand elle aurait le temps.</p> + +<p>—Comment la petite Fanny a-t-elle ce panaris?»</p> + +<p>Celle-ci répondit:</p> + +<p>«Papa, Millers allait lui mettre un cataplasme, quand elle l'a oublié.»</p> + +<p>Puis il se laissa aller à sa tendresse paternelle, leur donna à chacun +un shilling, et leur dit d'aller jouer. Dès qu'ils furent sortis, il fit +un effort violent pour se soulever par les cheveux et ne plus penser à +ce malencontreux sujet.</p> + +<p>Dans la soirée, on fit une partie sur l'eau. Comme Drummle et Startop +avaient chacun un bateau, je résolus d'avoir aussi le mien et de les +battre tous deux.</p> + +<p>J'étais assez fort dans la plupart des exercices en usage chez les +jeunes gens de la campagne; mais, comme je sentais que je n'avais pas +assez d'élégance et de genre pour la Tamise, pour ne rien dire des +autres rivières, je résolus de me placer de suite sous la direction d'un +homme qui avait remporté le prix aux dernières régates, et à qui mes +nouveaux amis m'avaient présenté quelque temps auparavant. Cette +autorité pratique me rendit tout confus, en disant que j'avais un bras +de forgeron. S'il avait su combien son compliment avait été près de lui +faire perdre son élève, je doute qu'il l'eût fait.</p> + +<p>Un bon souper nous attendait à la maison, et je pense que nous nous +serions tous bien amusés, sans une circonstance des plus désagréables. +M. Pocket était de bonne humeur quand une servante entra et dit:</p> + +<p>«Monsieur, je voudrais vous parler, s'il vous plaît.</p> + +<p>—Parler à votre maître? dit Mrs Pocket, dont la dignité se révolta +encore. Comment! y pensez-vous? Allez parler à Flopson, ou parlez-moi... +à un autre moment.</p> + +<p>—Je vous demande pardon, madame, repartit la servante; je désire parler +tout de suite, et parler à mon maître.»</p> + +<p>Là-dessus, M. Pocket sortit de la salle, et jusqu'à son retour nous +fîmes de notre mieux pour prendre patience.</p> + +<p>«Voilà quelque chose de joli, Belinda, dit M. Pocket, en revenant, avec +une expression de chagrin et même de désespoir sur le visage; voilà la +cuisinière qui est étendue ivre-morte sur le plancher de la cuisine, et +qui a mis dans l'armoire un énorme morceau de beurre frais, tout près à +être vendu comme graisse!»</p> + +<p>Mrs Pocket montra aussitôt une aimable émotion, et dit:</p> + +<p>«C'est encore cette odieuse Sophie!</p> + +<p>—Que veux-tu dire, Belinda? demanda M. Pocket.</p> + +<p>—Oui, c'est Sophie qui vous l'a dit, fit Mrs Pocket; ne l'ai-je pas vue +de mes yeux et entendue de mes oreilles, revenir tout à l'heure ici et +demander à vous parler?</p> + +<p>—Mais ne m'a-t-elle pas emmené en bas, Belinda, répondit M. Pocket, +montré la situation dans laquelle se trouvait la cuisinière et jusqu'au +paquet de beurre?</p> + +<p>—Et vous la défendez, Mathieu, dit Mrs Pocket, quand elle fait mal?»</p> + +<p>M. Pocket fit entendre un grognement terrible.</p> + +<p>«Suis-je la petite fille de grand-papa pour n'être rien dans la maison? +dit Mrs Pocket; sans compter que la cuisinière a toujours été un très +bonne et très respectable femme, qui a dit, en venant s'offrir ici, +qu'elle sentait que j'étais née pour être duchesse.»</p> + +<p>Il y avait un sofa près duquel se trouvait M. Pocket; il se laissa +tomber dessus, dans l'attitude du Gladiateur mourant. Sans abandonner +cette posture, il dit d'une voix creuse:</p> + +<p>«Bonsoir, monsieur Pip.»</p> + +<p>Alors je pensai qu'il était temps de le quitter pour m'en aller coucher.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXIV" id="CHAPITRE_XXIV"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIV.</a></h2> + + +<p>Deux ou trois jours après, quand je me fus bien installé dans ma +chambre, que j'eus fait plusieurs courses dans Londres et commandé à mes +fournisseurs tout ce dont j'avais besoin, M. Pocket et moi nous eûmes +une longue conversation ensemble. Il en savait plus sur ma carrière +future que je n'en savais moi-même, car il m'apprit que M. Jaggers lui +avait dit que n'étant destiné à aucune profession, j'aurais une +éducation suffisante, si je pouvais m'entretenir avec la pension moyenne +que reçoivent les jeunes gens dont les familles se trouvent dans une +bonne situation de fortune. J'acquiesçai, cela va sans dire, ne sachant +rien qui allât à l'encontre.</p> + +<p>Il m'indiqua certains endroits de Londres où je trouverais les rudiments +des choses que j'avais besoin de savoir, et moi je l'investis des +fonctions de directeur et de répétiteur pour toutes mes études. Il +espérait qu'avec une direction intelligente, je ne rencontrerais que peu +de difficultés et serais bientôt en état de me dispenser de toute autre +aide que la sienne. Par le ton avec lequel il me dit cela, et par +beaucoup d'autres choses semblables, il sut admirablement gagner ma +confiance, et je puis dire dès à présent qu'il remplit toujours ses +engagements envers moi, avec tant de zèle et d'honorabilité, qu'il me +rendit zélé à remplir honorablement les miens envers lui. S'il m'avait +montré l'indifférence d'un maître, je lui aurais, en retour, montré +celle d'un écolier; il ne me donna aucun prétexte semblable, et nous +agissions tous deux avec une égale justice. Je ne le considérai jamais +comme un homme ayant quelque chose de grotesque en lui, ou quoique ce +soit qui ne fût sérieux, honnête et bon dans ses rapports de professeur +avec moi.</p> + +<p>Une fois ces points réglés, et quand j'eus commencé à travailler avec +ardeur, il me vint dans l'idée que, si je pouvais garder ma chambre dans +l'Hôtel Barnard, mon existence serait agréablement variée, et que mes +manières ne pourraient que gagner dans la société d'Herbert. M. Pocket +ne fit aucune objection à cet arrangement; mais il pensa qu'avant de +rien décider à ce sujet, il devait être soumis à mon tuteur. Je compris +que sa délicatesse venait de la considération, que ce plan épargnerait +quelques dépenses à Herbert. En conséquence, je me rendis dans la Petite +Bretagne, et je fis part à M. Jaggers de mon désir.</p> + +<p>«Si je pouvais acheter les meubles que je loue maintenant, dis-je, et +deux ou trois autres petites choses, je serais tout à fait comme chez +moi dans cet appartement.</p> + +<p>—Faites donc, dit M. Jaggers avec un petit sourire, je vous ai dit que +vous iriez bien. Allons, combien vous faut-il?»</p> + +<p>Je dis que je ne savais pas combien.</p> + +<p>«Allons, repartit M. Jaggers, combien?... cinquante livres?</p> + +<p>—Oh! pas à beaucoup près autant.</p> + +<p>—Cinq livres?» dit M. Jaggers.</p> + +<p>C'était une si grande chute, que je dis tout désappointé:</p> + +<p>«Oh! plus que cela.</p> + +<p>Plus que cela? Eh?... dit M. Jaggers, en se posant pour attendre ma +réponse, les mains dans ses poches, la tête de côté et les yeux fixés +sur le mur qui était derrière moi: combien de plus?</p> + +<p>Il est si difficile de fixer une somme, dis-je en hésitant.</p> + +<p>Allons, dit M. Jaggers, arrivons-y: deux fois cinq, est-ce assez?... +trois fois cinq, est-ce assez?... quatre fois cinq, est-ce assez?...»</p> + +<p>Je dis que je pensais que ce serait magnifique.</p> + +<p>«Quatre fois cinq feront magnifiquement votre affaire, vraiment! dit M. +Jaggers en fronçant les sourcils, et que faites-vous de quatre fois +cinq?</p> + +<p>—Ce que j'en fais?</p> + +<p>—Ah! dit M. Jaggers, combien?</p> + +<p>—Je suppose que vous en faites vingt livres, dis-je en souriant.</p> + +<p>—Ne vous inquiétez pas de ce que j'en fais, mon ami, observa M. +Jaggers, en secouant et en agitant sa tête d'une manière contradictoire; +je veux savoir ce que vous en ferez, vous?</p> + +<p>—Vingt livres naturellement!</p> + +<p>—Wemmick! dit M. Jaggers en ouvrant la porte de son cabinet, prenez le +reçu de M. Pip et comptez-lui vingt livres.»</p> + +<p>Cette manière bien accusée de traiter les affaires me fit une impression +très profonde, et qui n'était pas des plus agréables. M. Jaggers ne +riait jamais, mais il portait de grandes bottes luisantes et craquantes, +et en appuyant ses mains sur ses bottes, avec sa grosse tête penchée en +avant et ses sourcils rapprochés pour attendre ma réponse, il faisait +craquer ses bottes, comme si elles eussent ri d'un rire sec et méfiant. +Comme il sortit en ce moment, et que Wemmick était assez causeur, je dis +à Wemmick que j'avais peine à comprendre les manières de M. Jaggers.</p> + +<p>«Dites-lui cela, et il le prendra comme un compliment, répondit Wemmick. +Il ne tient pas à ce que vous le compreniez. Oh! ajouta-t-il, car je +paraissais surpris, ceci n'est pas personnel; c'est professionnel... +professionnel seulement.»</p> + +<p>Wemmick était à son pupitre; il déjeunait et grignotait un biscuit sec +et dur, dont il jetait de temps en temps de petits morceaux dans sa +bouche ouverte, comme s'il les mettait à la poste.</p> + +<p>«Il me fait toujours l'effet, dit Wemmick, de s'amuser à tendre un piège +à homme, et de le veiller de près. Tout d'un coup, clac! vous êtes +pris!»</p> + +<p>Sans remarquer que les pièges à hommes n'étaient pas au nombre des +aménités de cette vie, je dis que je le supposais très adroit.</p> + +<p>«Profond, dit Wemmick, comme l'Australie, en indiquant avec sa plume le +parquet du cabinet, pour faire comprendre que l'Australie était +l'endroit du globe le plus symétriquement opposé à l'Angleterre. S'il y +avait quelque chose de plus profond que cette contrée, ajouta Wemmick en +portant sa plume sur le papier, ce serait lui.»</p> + +<p>Je lui dis ensuite que je supposais que le cabinet de M. Jaggers était +une bonne étude. À quoi Wemmick répondit:</p> + +<p>«Excellente!»</p> + +<p>Je lui demandai encore s'ils étaient beaucoup de clercs. Il me dit:</p> + +<p>«Nous ne courons pas beaucoup après les clercs, parce qu'il n'y a qu'un +Jaggers, et que les clients n'aiment pas à l'avoir de seconde main. Nous +ne sommes que quatre. Voulez-vous voir les autres? Je puis dire que vous +êtes des nôtres.»</p> + +<p>J'acceptai l'offre. Lorsque M. Wemmick eut mis tout son biscuit à la +poste et m'eut compté mon argent, qu'il prit dans la cassette du +coffre-fort, la clef duquel coffre-fort il gardait quelque part dans son +dos, et qu'il l'eût tirée de son collet d'habit comme une queue de +cochon en fer, nous montâmes à l'étage supérieur. La maison était sombre +et poussiéreuse, et les épaules graisseuses, dont on voyait les marques +dans le cabinet de M. Jaggers semblaient s'être frottées depuis des +années contre les parois de l'escalier. Sur le devant du premier étage, +un commis qui semblait être quelque chose d'intermédiaire entre le +cabaretier et le tueur de rats, gros homme pâle et bouffi, était très +occupé avec trois ou quatre personnages de piètre apparence, qu'il +traitait avec aussi peu de cérémonie qu'on paraissait traiter +généralement toutes les personnes qui contribuaient à remplir les +coffres de M. Jaggers.</p> + +<p>«En train de trouver des preuves pour Old Bailey,» dit M. Wemmick en +sortant.</p> + +<p>Dans la chambre au-dessus de celle-ci, un mollasse petit basset de +commis, aux cheveux tombants, dont la tonte semblait avoir été oubliée +depuis sa plus tendre enfance, était également occupé avec un homme à la +vue faible, que M. Wemmick me présenta comme un fondeur qui avait son +creuset toujours brûlant, et qui me fondrait tout ce que je voudrais. Il +était dans un tel état de transpiration, qu'on eût dit qu'il essayait +son art sur lui-même. Dans une chambre du fond, un homme haut d'épaules, +à la figure souffreteuse, enveloppé d'une flanelle sale, vêtu de vieux +habits noirs, qui avaient l'air d'avoir été cirés, se tenait penché sur +son travail, qui consistait à faire de belles copies et à remettre au +net les notes des deux autres employés, pour servir à M. Jaggers.</p> + +<p>C'était là tout l'établissement quand nous regagnâmes l'étage inférieur, +Wemmick me conduisit dans le cabinet de M. Jaggers, et me dit:</p> + +<p>«Vous êtes déjà venu ici.</p> + +<p>—Dites-moi, je vous prie, lui demandai-je, en apercevant encore les +deux bustes au regard étrange, quels sont ces portraits?</p> + +<p>—Ceux-ci, dit Wemmick, en montant sur une chaise et soufflant la +poussière qui couvrait les deux horribles têtes avant de les descendre, +ce sont deux célébrités, deux fameux clients, qui nous ont valu un monde +de crédit. Ce gaillard-là...—mais tu as dû, vieux coquin, descendre de +ton armoire pendant la nuit, et mettre ton œil sur l'encrier, pour +avoir ce pâté-là sur ton sourcil,—a assassiné son maître.</p> + +<p>—Cela lui ressemble-t-il? demandai-je en reculant devant cette brute, +pendant que Wemmick crachait sur son sourcil et l'essuyait avec sa +manche.</p> + +<p>—Si cela lui ressemble!... mais c'est lui-même, le moule a été fait à +Newgate, aussitôt qu'il a été décroché.—Tu avais de l'amitié pour moi, +n'est-ce pas, mon vieux gredin?» dit Wemmick, en interpellant le buste.</p> + +<p>Il m'expliqua ensuite cette singulière apostrophe, en touchant sa +broche, et en disant:</p> + +<p>«Il l'a fait faire exprès pour moi.</p> + +<p>—Est-ce que cet autre animal a eu la même fin? dis-je. Il a le même +air.</p> + +<p>—Vous avez deviné, dit Wemmick, c'est l'air de tous ces gens-là; on +dirait qu'on leur a saisi la narine avec du crin et un petit hameçon. +Oui, il a eu la même fin. C'est, je vous assure une fin toute naturelle +ici. Il avait falsifié des testaments, et c'est cette lame, si ce n'est +pas lui, qui a envoyé dormir les testateurs supposés.—Tu étais un avide +gaillard, malgré tout, dit M. Wemmick, en commençant à apostropher le +second buste; et tu te vantais de pouvoir écrire le grec; tu étais un +fier menteur; quel menteur tu faisais! Je n'en ai jamais vu de pareil à +toi!»</p> + +<p>Avant de remettre son défunt ami sur sa tablette, Wemmick toucha la plus +grosse de ses bagues de deuil, et dit:</p> + +<p>«Il l'a envoyée acheter, la veille, tout exprès pour moi.»</p> + +<p>Tandis qu'il mettait en place l'autre buste, et qu'il descendait de la +chaise, il me vint à l'idée que tous les bijoux qu'il portait +provenaient de sources analogues. Comme il n'avait montré aucune +discrétion sur ce sujet, je pris la liberté de le lui demander, quand il +se retrouva devant moi, occupé à épousseter ses mains.</p> + +<p>«Oh! oui, dit-il, ce sont tous des cadeaux de même genre; l'un amène +l'autre. Vous voyez, voilà comment cela se joue, et je ne les refuse +jamais. Ce sont des curiosités. Elles ont toujours quelque valeur, +peut-être n'en ont-elles pas beaucoup; mais, après tout, on les a et on +les porte. Cela ne signifie pas grand'chose pour vous, avec vos +brillants dehors, mais pour moi, l'étoile qui me guide me dit: «Accepte +tout ce qui se peut porter.»</p> + +<p>Quand j'eus rendu hommage à cette théorie, il continua d'un ton affable:</p> + +<p>«Si un de ces jours vous n'aviez rien de mieux à faire, et qu'il vous +fût agréable de venir me voir à Walworth, je pourrais vous offrir un +lit, et je considèrerais cela comme un grand honneur pour moi. Je n'ai +que peu de choses à vous montrer: seulement deux ou trois curiosités, +que vous serez peut-être bien aise de voir. Je raffole de mon petit bout +de jardin et de ma maison de campagne.»</p> + +<p>Je lui dis que je serais enchanté d'accepter son hospitalité.</p> + +<p>«Merci! dit-il alors, nous considèrerons donc la chose comme tout à fait +entendue. Venez lorsque cela vous fera plaisir. Avez-vous déjà dîné avec +M. Jaggers?</p> + +<p>—Pas encore.</p> + +<p>—Eh bien! dit Wemmick, il vous donnera du vin et du bon vin. Moi, je +vous donnerai du punch et du punch qui ne sera pas mauvais. Maintenant +je vais vous dire quelque chose: Quand vous irez dîner chez M. Jaggers, +faites attention à sa gouvernante.</p> + +<p>—Verrai-je quelque chose de bien extraordinaire?</p> + +<p>—Vous verrez, dit Wemmick, une bête féroce apprivoisée. Vous allez me +dire que ça n'est pas si extraordinaire; je vous répondrai que cela +dépend de la férocité naturelle de la bête et de son degré de +soumission. Je ne veux pas amoindrir votre opinion de la puissance de M. +Jaggers, mais faites-y bien attention.»</p> + +<p>Je lui dis que je le ferais avec tout l'intérêt et toute la curiosité +que cette communication éveillait en moi; et, au moment où j'allais +partir, il me demanda si je ne pouvais pas disposer de cinq minutes pour +voir M. Jaggers à l'œuvre.</p> + +<p>Pour plusieurs raisons, et surtout parce que je ne savais pas bien +clairement à quelle œuvre nous allions voir M. Jaggers, je répondis +affirmativement. Nous plongeâmes dans la Cité, et nous entrâmes dans un +tribunal de police encombré de monde, où un individu assez semblable au +défunt qui avait du goût pour les broches, se tenait debout à la barre +et mâchait quelque chose, tandis que mon tuteur faisait subir à une +femme un interrogatoire ou contre-interrogatoire, je ne sais plus +lequel. Il la frappait de terreur, et en frappait également le tribunal +et toutes les personnes présentes. Si quelqu'un, à quelque classe qu'il +appartînt, disait un mot qu'il n'approuvait pas, il demandait aussitôt +son expulsion. Si quelqu'un ne voulait pas admettre son affirmation, il +disait:</p> + +<p>«Je saurai bien vous y forcer!»</p> + +<p>Et si, au contraire, quelqu'un l'admettait, il disait:</p> + +<p>«Maintenant, je vous tiens!»</p> + +<p>Les juges tremblaient au seul mouvement de son doigt. Le voleurs, les +policemen étaient suspendus, avec un ravissement mêlé de crainte, à ses +paroles, et tremblaient quand un des poils de ses sourcils se tournait +de leur côté. Pour qui était-il? Que faisait-il? Je ne pouvais le +deviner, car il me paraissait tenir la salle tout entière comme sous la +meule d'un moulin. Je sais seulement que quand je sortis sur la pointe +des pieds, il n'était pas du côté des juges, car par ses récriminations +il faisait trembler convulsivement sous la table les jambes du vieux +gentleman qui présidait, et qui représentait sur ce siège la loi et la +justice britanniques.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXV" id="CHAPITRE_XXV"></a><a href="#table">CHAPITRE XXV.</a></h2> + + +<p>Bentley Drummle, qui avait le caractère assez mal fait pour voir dans un +livre une injure personnelle que lui faisait l'auteur, ne reçut pas la +nouvelle connaissance qu'il faisait en moi dans une meilleure +disposition d'esprit. Lourd de tournure, de mouvements et de +compréhension, son apathie se révélait dans l'expression inerte de son +visage et dans sa grosse langue, qui semblait s'étaler maladroitement +dans sa bouche, comme il s'étalait lui-même dans la chambre. Il était +paresseux, fier, mesquin, réservé et méfiant. Il appartenait à une +famille de gens riches du comté de Sommerset, qui avaient nourri cet +amalgame de qualités jusqu'au jour où ils avaient découvert qu'il +avançait en âge et n'était qu'un idiot. Ainsi donc Bentlet Drummle était +entré chez M. Pocket quand il avait une tête de plus que ce dernier en +hauteur, et une demi-douzaine de têtes de plus que la plupart des autres +hommes en largeur.</p> + +<p>Startop avait été gâté par une mère trop faible et gardé à la maison, au +lieu d'être envoyé en pension; mais il était profondément attaché à sa +mère, et il l'admirait par-dessus toutes choses au monde; il avait les +traits délicats comme ceux d'une femme, et était,—«comme vous pouvez le +voir, bien que vous ne l'ayez jamais vu,» me disait Herbert,—tout le +portrait de sa mère. Il était donc tout naturel que je me prisse +d'amitié pour lui plus que pour Drummle.</p> + +<p>Dans les premières soirées de nos parties de canotage, nous ramions, +côte à côte, en revenant à la maison, nous parlant d'un bateau à +l'autre, tandis que Drummle suivait seul notre sillage sur les bords en +saillie, et parmi les roseaux; il s'approchait toujours des rives comme +un animal amphibie, qui se trouve mal à l'aise lorsqu'il est poussé par +la marée dans le vrai chemin. Il me semble toujours le voir nous suivre +dans l'ombre et sur les bas-fonds, pendant que nos deux bateaux +glissaient au milieu du fleuve, au soleil couchant, ou aux rayons de la +lune.</p> + +<p>Herbert était mon camarade et mon ami intime. Je lui offris la moitié de +mon bateau, ce qui fut pour lui l'occasion de fréquents voyages à +Hammersmith, et comme j'avais la moitié de son appartement, cela +m'amenait souvent à Londres. Nous avions coutume d'aller et de venir à +toute heure d'un endroit à l'autre. J'éprouve encore de l'affection pour +cette route (bien qu'elle ne soit plus ce qu'elle était alors) embellie +par les impressions d'une jeunesse pleine d'espoir et qui n'a pas été +encore éprouvée.</p> + +<p>J'avais déjà passé un ou deux mois dans la famille de M. Pocket, lorsque +M. et Mrs Camille firent leur apparition. Camille était la sœur de M. +Pocket. Georgiana, que j'avais vue chez miss Havisham, le même jour, fit +aussi son apparition. C'était une de ces cousines, vieilles filles, +difficiles à digérer, qui donnent à leur roideur le nom de religion, et +à leur gaieté le nom d'humour. Ces gens là me haïssaient avec toute la +haine de la cupidité et du désappointement. Il va sans dire qu'ils me +cajolaient dans ma prospérité avec la bassesse la plus vile. Quant à M. +Pocket, ils le regardaient comme un grand enfant n'ayant aucune notion +de ses propres intérêts, et ils lui témoignaient cependant la +complaisante déférence que je leur avais entendu exprimer à son égard. +Ils avaient un profond mépris pour Mrs Pocket, mais ils convenaient que +la pauvre âme avait éprouvé un cruel désappointement dans sa vie, parce +que cela faisait rejaillir sur eux un faible rayon de considération.</p> + +<p>Tel était le milieu dans lequel je m'étais installé, et dans lequel je +devais continuer mon éducation. Je contractai bientôt des habitudes +coûteuses, et je commençai par dépenser une quantité d'argent, qui, +quelque temps auparavant, m'aurait paru fabuleuse; mais, tant bien que +mal, je pris goût à mes livres. Je n'avais d'autre mérite que d'avoir +assez de sens pour m'apercevoir de mon insuffisance. Entre M. Pocket et +Herbert, je fis quelques progrès. J'avais sans cesse l'un ou l'autre sur +mes épaules pour me donner l'élan qui me manquait et m'aplanir toutes +les difficultés. Si j'avais moins travaillé j'aurais été infailliblement +un aussi grand niais que Drummle.</p> + +<p>Je n'avais pas revu M. Wemmick depuis quelques semaines, lorsqu'il me +vint à l'idée de lui écrire un mot pour lui proposer de l'accompagner +chez lui un soir ou l'autre. Il me répondit que cela lui ferait bien +plaisir, et qu'il m'attendrait à son étude à six heures. Je m'y rendis +et je le trouvai en train de glisser dans son dos la clef de son +coffre-fort au moment où l'horloge sonnait.</p> + +<p>«Avez-vous pensé aller à pied jusqu'à Walworth? dit-il.</p> + +<p>—Certainement, dis-je, si cela vous va.</p> + +<p>—On ne peut mieux, répondit Wemmick, car j'ai eu toute la journée les +jambes sous mon bureau, et je serai bien aise de les allonger. Je vais +maintenant vous dire ce que j'ai pour souper, M. Pip: j'ai du bœuf +bouilli préparé à la maison, une volaille froide rôtie, venue de chez le +rôtisseur; je la crois tendre, parce que le rôtisseur a été juré dans +une de nos causes l'autre jour; or, nous lui avons rendu la besogne +facile; je lui ai rappelé cette circonstance en lui achetant la +volaille, et je lui ai dit: «Choisissez-en une bonne, mon vieux brave, +parce que si vous avions voulu vous clouer à votre banc pour un jour ou +deux de plus, nous l'aurions pu facilement.» À cela il me répondit: +«Laissez-moi vous offrir la meilleure volaille de la boutique.» Je le +laissai faire, bien entendu. Jusqu'à un certain point, ça peut se +prendre et se porter. Vous ne voyez pas d'objection, je suppose, à ce +que j'aie à dîner un vieux?...»</p> + +<p>Je croyais réellement qu'il parlait encore de la volaille, jusqu'à ce +qu'il ajoutât:</p> + +<p>«Parce que j'ai chez moi un vieillard qui est mon père.»</p> + +<p>Je lui dis alors ce que la politesse réclamait.</p> + +<p>«Ainsi donc, vous n'avez pas encore dîné avec M. Jaggers? continua-t-il +tout en marchant.</p> + +<p>—Pas encore.</p> + +<p>—Il me l'a dit cet après-midi, en apprenant que vous veniez. Je pense +que vous recevrez demain une invitation qu'il doit vous envoyer, il va +aussi inviter vos camarades; ils sont trois, n'est-ce pas?»</p> + +<p>Bien que je n'eusse pas l'habitude de compter Drummle parmi mes amis +intimes, je répondis:</p> + +<p>«Oui.</p> + +<p>—Oui, il va inviter toute la bande...»</p> + +<p>J'eus peine à prendre ce mot pour un compliment.</p> + +<p>«Et quel que soit le menu, il sera bon. Ne comptez pas d'avance sur la +variété, mais vous aurez la qualité. Il y a encore quelque chose de +drôle chez lui, continua Wemmick après un moment de silence, il ne ferme +jamais ni ses portes ni ses fenêtres pendant la nuit.</p> + +<p>—Et on ne le vole jamais?</p> + +<p>—Jamais, répondit Wemmick; il dit, et il le redit à qui veut +l'entendre: «Je voudrais voir l'homme qui me volera.» Que Dieu vous +bénisse! si je ne l'ai pas entendu cent fois, je ne l'ai pas entendu +une, dire dans notre étude, aux voleurs: «Vous savez où je demeure: on +ne tire jamais de verrous chez moi. Pourquoi n'y essayeriez-vous pas +quelque bon coup? Allons, est-ce que cela ne vous tente pas?» Pas un +d'entre eux, monsieur, ne serait assez hardi pour l'essayer, pour amour +ni pour argent.</p> + +<p>—Ils le craignent donc beaucoup? dis-je.</p> + +<p>—S'ils le craignent! dit Wemmick, je crois bien qu'ils le craignent! +Malgré cela, il est rusé jusque dans la défiance qu'il a d'eux. Point +d'argenterie, monsieur, tout métal anglais jusqu'à la dernière cuiller.</p> + +<p>—De sorte qu'ils n'auraient pas grand'chose, observai-je, quand bien +même ils....</p> + +<p>—Ah! mais, il aurait beaucoup, lui, dit Wemmick en m'interrompant, et +ils le savent. Il aurait leurs têtes; les têtes de grand nombre d'entre +eux. Il aurait tout ce qu'il pourrait obtenir, et il est impossible de +dire ce qu'il n'obtiendrait pas, s'il se l'était mis dans la tête.»</p> + +<p>J'allais me laisser aller à méditer sur la grandeur de mon tuteur quand +Wemmick ajouta:</p> + +<p>«Quant à l'absence d'argenterie, ce n'est que le résultat de sa +profondeur naturelle, vous savez. Une rivière a sa profondeur naturelle, +et lui aussi, il a sa profondeur naturelle. Voyez sa chaîne de montre, +elle est vraie, je pense.</p> + +<p>—Elle est très massive, dis-je.</p> + +<p>—Massive, répéta Wemmick, je le crois, et sa montre à répétition est en +or et vaut cent livres comme un sou. Monsieur Pip, il y a quelque chose +comme sept cents voleurs dans cette ville qui savent tout ce qui +concerne cette montre; il n'y a pas un homme, une femme ou un enfant +parmi eux qui ne reconnaîtrait le plus petit anneau de cette chaîne, et +qui ne le laisserait tomber, comme s'il était chauffé à blanc, s'il se +laissait aller à y toucher.»</p> + +<p>En commençant par ce sujet, et passant ensuite à une conversation d'une +nature plus générale, M. Wemmick et moi nous sûmes tromper le temps et +la longueur de la route jusqu'au moment où il m'annonça que nous étions +entrés dans le district de Walworth.</p> + +<p>Cela me parut être un assemblage de ruelles retirées, de fossés et de +petits jardins, et présenter l'aspect d'une retraite assez triste. La +maison de Wemmick était un petit cottage en bois, élevé au milieu d'un +terrain disposé en plates bandes; le faîte de la maison était découpé et +peint de manière à simuler une batterie munie de canons.</p> + +<p>«C'est mon propre ouvrage, dit Wemmick; c'est gentil, n'est-ce pas?»</p> + +<p>J'approuvai hautement l'architecture et l'emplacement. Je crois que +c'était la plus petite maison que j'eusse jamais vue; elle avait de +petites fenêtres gothiques fort drôles, dont la plus grande partie +étaient fausses, et une porte gothique si petite qu'on pouvait à peine +entrer.</p> + +<p>«C'est un véritable mât de pavillon, dit Wemmick, et les dimanches j'y +hisse un vrai drapeau, et puis, voyez: quand j'ai passé ce pont, je le +relève ainsi, et je coupe les communications.»</p> + +<p>Le pont était une planche qui était jetée sur un fossé d'environ quatre +pieds de large et deux de profondeur.</p> + +<p>Il était vraiment plaisant de voir avec quel orgueil et quelle +promptitude il le leva, tout en souriant d'un sourire de véritable +satisfaction, et non pas simplement d'un sourire machinal.</p> + +<p>«À neuf heures, tous les soirs, heure de Greenwich, dit Wemmick, le +canon part. Tenez, le voilà! En l'entendant partir, ne croyez-vous pas +entendre une véritable couleuvrine?»</p> + +<p>La pièce d'artillerie en question était montée dans une forteresse +séparée, construite en treillage, et elle était protégée contre les +injures du temps par une ingénieuse combinaison de toile et de goudron +formant parapluie.</p> + +<p>«Plus loin, par derrière, dit Wemmick, hors de vue, comme pour empêcher +toute idée de fortifications, car j'ai pour principe quand j'ai une idée +de la suivre jusqu'au bout et de la maintenir; je ne sais pas si vous +êtes de cette opinion....</p> + +<p>—Bien certainement, dis-je.</p> + +<p>Plus loin, par derrière, reprit Wemmick, nous avons un cochon, des +volailles et des lapins. Souvent, je secoue mes pauvres petits membres +et je plante des concombres, et vous verrez à souper quelle sorte de +salade j'obtiens ainsi, monsieur, dit Wemmick en souriant de nouveau, +mais sérieusement cette fois, et en secouant la tête. Supposer, par +exemple, que la place soit assiégée, elle pourrait tenir un diable de +temps avec ses provisions.»</p> + +<p>Il me conduisit ensuite à un berceau, à une douzaine de mètres plus +loin, mais auquel on arrivait par des détours si nombreux, qu'il fallait +véritablement un certain temps pour y parvenir. Nos verres étaient déjà +préparés dans cette retraite, et notre punch rafraîchissait dans un lac +factice sur le bord duquel s'élevait le berceau. Cette pièce d'eau, avec +une île dans le milieu, qui aurait pu servir de saladier pour le souper, +était de forme circulaire et on avait construit à son centre une +fontaine qui, lorsqu'on faisait mouvoir un petit moulin en ôtant le +bouchon d'un tuyau, jouait avec assez de force pour mouiller +complètement le dos de la main.</p> + +<p>«C'est moi qui suis mon ingénieur, mon charpentier, mon jardinier, mon +plombier; c'est moi qui fais tout, dit Wemmick en réponse à mes +compliments. Eh bien, ça n'est pas mauvais; tout cela efface les toiles +d'araignées de Newgate, et ça plaît au vieux. Il vous est égal d'être +présenté de suite au vieux, n'est-ce pas? Ce serait une affaire faite.»</p> + +<p>J'exprimai la bonne disposition dans laquelle je me trouvais, et nous +entrâmes au château. Là, nous trouvâmes, assis près du feu, un homme +très âgé, vêtu d'un paletot de flanelle, propre, gai, présentable, bien +soigné, mais étonnamment sourd.</p> + +<p>«Eh bien! vieux père, dit Wemmick en serrant les mains du vieillard +d'une manière à la fois cordiale et joviale, comment allez-vous?</p> + +<p>—Ça va bien, John, ça va bien, répondit le vieillard.</p> + +<p>—Vieux père, voici M. Pip, dit Wemmick, je voudrais que vous pussiez +entendre son nom. Faites-lui des signes de tête, M. Pip, il aime ça... +faites-lui des signes de tête, s'il vous plaît, comme si vous étiez de +son avis!</p> + +<p>—C'est une jolie maison qu'a là mon fils, monsieur, dit le vieillard, +pendant que j'agitais la tête avec toute la rapidité possible; c'est un +joli jardin d'agrément, monsieur; après mon fils, ce charmant endroit et +les magnifiques travaux qu'on y a exécutés devraient être conservés +intacts par la nation pour l'agrément du peuple.</p> + +<p>—Vous en êtes aussi fier que Polichinelle, n'est-ce pas, vieux? dit +Wemmick, dont les traits durs s'adoucissaient pendant qu'il contemplait +le vieillard. Tenez, voilà un signe de tête pour vous, dit-il en lui en +faisant un énorme. Tenez, en voilà un autre.... Vous aimez cela, n'est-ce +pas?... Si vous n'êtes pas fatigué, M. Pip, bien que je sache que c'est +fatigant pour les étrangers, voulez-vous lui en faire encore un? Vous ne +vous imaginez pas combien cela lui plaît.»</p> + +<p>Je lui en fis plusieurs, ce qui le mit en charmante humeur. Nous le +laissâmes occupé à donner à manger aux poules, et nous nous assîmes pour +prendre notre punch sous le berceau, où Wemmick me dit en fumant une +pipe qu'il lui avait fallu bien des années pour amener sa propriété à +son état actuel de perfection.</p> + +<p>«Est-elle à vous, M. Wemmick?</p> + +<p>—Oh! oui, dit Wemmick, il y a pas mal de temps que je l'ai. Par +Saint-Georges! c'est une propriété dont le sol m'appartient.</p> + +<p>—Vraiment? J'espère que M. Jaggers l'admire.</p> + +<p>—Il ne l'a jamais vue, dit Wemmick; il n'en a jamais entendu parler, ni +jamais vu le vieux, ni jamais entendu parler de lui. Non, les affaires +sont une chose et la vie privée en est une autre. Quand je vais à +l'étude, je laisse le château derrière moi, de même que, quand je viens +au château, je laisse aussi l'étude derrière moi. Si cela ne vous est +pas désagréable, vous m'obligerez en faisant de même; je ne tiens pas à +ce qu'on parle de mes affaires.»</p> + +<p>D'après cela, je sentis que ma bonne foi était engagée, et que je devais +obtempérer à la demande. Le punch étant très bon, nous restâmes à boire +et à causer jusqu'à près de neuf heures.</p> + +<p>«Le moment de tirer le canon approche, dit alors Wemmick, en déposant sa +pipe, c'est le régal du vieux.»</p> + +<p>Nous rentrâmes au château et nous y trouvâmes le vieillard occupé à +rougir un pocker. C'était un de ces préliminaires indispensables à cette +grande cérémonie nocturne, et ses yeux exprimaient l'attente la plus +vive. Wemmick était là, la montre sous les yeux, attendant le moment de +prendre le fer des mains du vieillard pour se rendre à la batterie. Il +le prit, sortit, et bientôt le canon partit, en faisant un bruit qui fit +trembler la pauvre petite boite de cottage comme si elle allait tomber +en pièces, et résonner tous les verres et jusqu'aux tasses à thé. +Là-dessus le vieux, qui aurait, je crois, été lancé hors de son fauteuil +s'il ne s'était pas retenu à ses bras, s'écria d'une voix exaltée:</p> + +<p>«Il est parti!... je l'ai entendu!...»</p> + +<p>Et je lui fis des signes de tête jusqu'au moment où je pus lui dire, ce +qui n'était pas une figure de rhétorique, qu'il m'était absolument +impossible de le voir.</p> + +<p>Wemmick employa le temps qui s'écoula entre cet instant et le souper à +me faire admirer sa collection de curiosités. La plupart étaient d'une +nature criminelle. C'était la plume avec laquelle avait été commis un +faux célèbre, un ou deux rasoirs de distinction, quelques mèches de +cheveux et plusieurs confessions manuscrites formulées après la +condamnation, et auxquelles M. Wemmick attachait une valeur +particulière, comme n'étant toutes, pour me servir de ses propres +paroles, «qu'un tas de mensonges, monsieur.» Ces dernières étaient +agréablement disséminées parmi des petits spécimens de porcelaine de +Chine, des verres et diverses bagatelles sans importance, faites de la +main de l'heureux possesseur de ce muséum, et quelques pots à tabac, +ornés par le vieux. Tout cela se voyait dans cette chambre du château, +où j'avais été introduit tout d'abord, et qui servait non seulement de +salle de réception, mais aussi de cuisine, à en juger par un poêlon +accroché au mur, et certaine mécanique en cuivre qui se trouvait +au-dessus du foyer, et qui sans doute était destinée à suspendre le +tournebroche.</p> + +<p>On était servi par une petite fille très propre, qui donnait des soins +au vieillard pendant le jour. Quand elle eut mis le couvert, le pont fut +baissé pour lui donner passage, et elle se retira pour aller se coucher. +Le souper était excellent, et bien que le château fût sujet à des odeurs +de fumier; qu'il eût un arrière-goût de noix gâtées; et que le cochon +aurait pu être tenu plus à l'écart, je fus me coucher, enchanté de la +réception qui m'avait été faite. Comme il n'y avait aucune autre pièce +au-dessus de ma petite chambre-tourelle et que le plafond qui me +séparait du mât de pavillon était très mince, il me sembla, lorsque je +fus couché sur le dos dans mon lit, que ce bâton s'appuyait sur mon +front et s'y balançait toute la nuit.</p> + +<p>Wemmick était debout de très grand matin, et je crains bien de l'avoir +entendu cirer lui-même mes souliers. Après cela il se mit à jardiner et +je le voyais, de ma fenêtre gothique, faisant semblant d'occuper le +vieillard, et lui faisant des signes de tête de la manière la plus +dévouée et la plus affectueuse. Notre déjeuner fut aussi bon que le +souper, et à huit heures et demie précises, nous partîmes pour la Petite +Bretagne. À mesure que nous avancions, Wemmick devenait de plus en plus +sec et de plus en plus dur, et sa bouche reprenait la forme du trou +d'une boite aux lettres. À la fin, lorsque nous fûmes arrivés au lieu de +ses occupations et qu'il tira la clef du collet de son habit, il +paraissait ne pas plus se soucier de sa propriété de Walworth que si le +château, le pont-levis, le berceau, le lac, la fontaine et le vieux +lui-même, eussent été lancés dans l'espace par la dernière décharge du +canon.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXVI" id="CHAPITRE_XXVI"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVI.</a></h2> + + +<p>Il arriva, ainsi que Wemmick me l'avait prédit, que j'allais bientôt +avoir l'occasion de comparer l'intérieur de mon tuteur avec celui de son +clerc-caissier. Mon tuteur était dans son cabinet et se lavait les mains +avec son savon parfumé. Quand j'arrivai dans l'étude il m'appela et me +fit, pour moi et mes amis, l'invitation que Wemmick m'avait préparé à +recevoir.</p> + +<p>«Sans cérémonie! stipula-t-il: pas d'habits de gala, et mettons cela à +demain.»</p> + +<p>Je lui demandai où il faudrait aller, car je ne savais pas où il +demeurait, et je crois que c'était uniquement pour ne pas démordre de +son système de ne jamais convenir d'une chose, qu'il répliqua:</p> + +<p>«Venez me prendre ici, et je vous conduirai chez moi.»</p> + +<p>Je profite de l'occasion pour faire remarquer qu'il se lavait en +quittant ses clients comme fait un dentiste ou un médecin. Il avait +près de sa chambre un cabinet préparé pour cet usage, et qui sentait le +savon parfumé comme une boutique de parfumeur. Là, il avait derrière la +porte une serviette d'une dimension peu commune, et il se lavait les +mains, les essuyait et les séchait sur cette serviette toutes les fois +qu'il rentrait du tribunal, ou qu'un client quittait sa chambre. Quand +mes amis et moi nous vînmes le prendre le lendemain à six heures, il +paraissait avoir eu à s'occuper d'une affaire plus compliquée et plus +noire qu'à l'ordinaire, car nous le trouvâmes la tête enfoncée dans son +cabinet, lavant non seulement ses mains, mais se baignant la figure dans +sa cuvette en se gargarisant le gosier. Et même, quand il eut fait tout +cela et qu'il eut employé toute la serviette à se bien essuyer, il prit +son canif et gratta ses ongles avant de mettre son habit, pour en +effacer toute trace de sa nouvelle affaire. Il y avait comme de coutume, +lorsque nous sortîmes de la rue, quelques personnes qui rôdaient à +l'entour de la maison et qui désiraient évidemment lui parler; mais il y +avait quelque chose de si concluant dans l'auréole de savon parfumé qui +entourait sa personne, qu'elles en restèrent là pour cette fois. En +s'avançant vers l'ouest, il fut reconnu à chaque instant par quelqu'un +des visages qui encombraient les rues.</p> + +<p>Dans ces occasions, il ne manqua jamais de me parler un peu plus haut, +mais il ne reconnut personne et ne sembla pas remarquer que quelqu'un le +reconnût.</p> + +<p>Il nous conduisit dans Gerrard Street, au quartier de Soho, à une maison +située au sud de cette rue. C'était une maison assez belle dans son +genre, mais qui avait grand besoin d'être repeinte, et dont les fenêtres +étaient fort sales. Il prit la clef, ouvrit la porte, et nous entrâmes +tous dans un vestibule en pierre, nu, triste et paraissant peu habité. +En haut d'un escalier, sombre et noir, était une enfilade de trois +pièces, également sombres et noires, qui formaient le premier étage. Les +panneaux des murs étaient entourés de guirlandes sculptées, et pendant +que mon tuteur était au milieu de ces sculptures, nous priant d'entrer, +je pensais que je savais bien à quelles guirlandes elles ressemblaient.</p> + +<p>Le dîner était servi dans la plus confortable de ces pièces; la seconde +était le cabinet de toilette, la troisième la chambre à coucher. Il nous +dit qu'il occupait toute la maison, mais qu'il ne se servait guère que +de l'appartement dans lequel nous nous trouvions. La table était +convenablement servie, sans argenterie véritable bien entendu. Près de +sa chaise se trouvait un grand dressoir qui supportait une quantité de +carafes et de bouteilles, et quatre assiettes de fruits pour le dessert. +Je remarquai que chaque chose était posée à sa portée, et qu'il +distribuait chaque objet lui-même.</p> + +<p>Il y avait une bibliothèque dans la chambre. Je vis, d'après le dos des +livres, qu'ils traitaient généralement de lois criminelles, de +biographies criminelles, de procès criminels, de jugements criminels, +d'actes du Parlement et d'autres choses semblables. Tout le mobilier +était bon et solide, comme sa chaîne et sa montre; mais il avait un air +officiel, et l'on n'y voyait aucun ornement de fantaisie. Dans un coin +était une petite table couverte de papiers, avec une lampe à abat-jour; +Jaggers semblait ainsi apporter avec lui au logis l'étude et ses +travaux, et les voiturer le soir pour se mettre au travail.</p> + +<p>Comme il avait à peine vu, jusqu'à ce moment, mes trois compagnons; car, +lui et moi, nous avions marché ensemble, il se tint appuyé contre la +cheminée après avoir sonné, et les examina avec attention. À ma grande +surprise, il parut aussitôt s'intéresser principalement, sinon +exclusivement au jeune Drummle.</p> + +<p>«Pip, dit-il en posant sa large main sur mon épaule et en m'attirant +vers la fenêtre, je ne les distingue pas l'un de l'autre; lequel est +l'araignée?</p> + +<p>—L'araignée? dis-je.</p> + +<p>—Le pustuleux, le paresseux, le sournois..., quel est celui qui est +couperosé?</p> + +<p>—C'est Bentley Drummle, répliquai-je; celui au visage délicat est +Startop.»</p> + +<p>Sans faire la moindre attention au visage délicat, il répondit:</p> + +<p>«Bentley Drummle est son nom?... Vraiment!... J'ai du plaisir à regarder +ce gaillard-là...»</p> + +<p>Il commença immédiatement à parler à Drummle, ne se laissant pas rebuter +par sa lourde manière de répondre et ses réticences; mais apparemment +incité au contraire à lui arracher des paroles. Je les regardais tous +les deux, quand survint entre eux et moi la gouvernante, qui apportait +le premier plat du dîner.</p> + +<p>C'était une femme d'environ quarante ans, je suppose; mais j'ai pu la +croire plus vieille qu'elle n'était réellement, comme la jeunesse a +l'habitude de faire. Plutôt grande que petite, elle avait une figure +vive et mobile, extrêmement pâle, de grands yeux bleus flétris, et une +quantité de cheveux flottants. Je ne saurais dire si c'était une +affection du cœur qui tenait ses lèvres entr'ouvertes, comme si elle +avait des palpitations, et qui donnait à son visage une expression +curieuse d'étonnement et d'agitation; mais je sais que j'avais été au +théâtre voir jouer <i>Macbeth</i> un ou deux soirs auparavant, et que son +visage me paraissait animé d'un air féroce, comme les visages que +j'avais vu sortir du chaudron des sorcières.</p> + +<p>Elle mit le plat sur la table, toucha tranquillement du doigt mon tuteur +au bras, pour lui notifier que le dîner était prêt, et disparut. Nous +prîmes place autour de la table ronde, et mon tuteur garda Drummle d'un +côté, tandis que Startop s'asseyait de l'autre. C'était un fort beau +plat de poisson que la gouvernante avait mis sur la table. Nous eûmes +ensuite un gigot de mouton des meilleurs; et puis après une volaille +également bien choisie. Les sauces, les vins et tous les accessoires +étaient d'excellente qualité et nous furent servies de la main même de +notre hôte, qui les prenait sur son dressoir; quand ils avaient fait le +tour de la table, il les replaçait sur le même dressoir. De même il nous +passait des assiettes propres, des couteaux et des fourchettes propres +pour chaque plat, et déposait ensuite ceux que nous lui rendions dans +deux paniers placés à terre près de sa chaise. Aucun autre domestique +que la femme de ménage ne parut. Elle apportait tous les plats, et je +continuais à trouver sa figure toute semblable à celles que j'avais vues +sortir du chaudron. Des années après, je fis apparaître la terrible +image de cette femme en faisant passer un visage qui n'avait d'autre +ressemblance naturelle avec le sien que celle qui provenait de cheveux +flottants derrière un bol d'esprit de vin enflammé dans une chambre +obscure.</p> + +<p>Poussé à observer tout particulièrement la gouvernante, tant pour son +extérieur extraordinaire que pour ce que m'en avait dit Wemmick, je +remarquai que toutes les fois qu'elle se trouvait dans la salle, elle +tenait les yeux attentivement fixés sur mon tuteur, et qu'elle retirait +promptement ses mains des plats qu'elle mettait avec hésitation devant +lui, comme si elle eût craint qu'il ne la rappelât et n'essayât de lui +parler pendant qu'elle était proche, s'il avait eu quelque chose à lui +dire. Je crus apercevoir dans ses manières le sentiment intime de ceci, +et d'un autre côté l'intention de toujours le tenir caché.</p> + +<p>Le dîner se passa gaiement; et, bien que mon tuteur semblât suivre +plutôt que conduire la conversation, je voyais bien qu'il cherchait à +deviner le côté faible de nos caractères. Pour ma part, j'étais en train +d'exprimer mes tendances à la prodigalité et aux dépenses, et mon désir +de protéger Herbert, et je me vantais de mes grandes espérances, avant +d'avoir l'idée que j'avais ouvert la bouche. C'était la même chose pour +chacun de nous, mais pour Drummle encore plus que pour tout autre; ses +dispositions à railler les autres avec envie et soupçon se firent jour +avant qu'on n'eût enlevé le poisson.</p> + +<p>Ce n'est pas alors, mais seulement quand on fut au fromage, que notre +conversation tomba sur nos plaisirs nautiques, et qu'on railla Drummle +de sa manière amphibie de ramer, le soir, derrière nous. Là-dessus, +Drummle informa notre hôte qu'il préférait de beaucoup jouir à lui seul +de notre place sur l'eau à notre compagnie, et que, sous le rapport de +l'adresse, il était plus que notre maître, et que, quant à la force, il +pourrait nous hacher comme paille. Par une influence invisible, mon +tuteur sut l'animer, le faire arriver à un degré qui n'était pas éloigné +de la fureur, à propos de cette plaisanterie, et il se prit à mettre son +bras à nu et à le mesurer, pour montrer combien il était musculeux; et +nous nous mîmes tous à mettre nos bras à nu, et à les mesurer de la +façon la plus ridicule.</p> + +<p>À ce moment, la gouvernante desservait la table: mon tuteur ne faisait +pas attention à elle; mais, le profil tourné de côté, il s'appuyait sur +le dos de sa chaise en mordant le bout de son index, et témoignait à +Drummle un intérêt que je ne m'expliquais pas le moins du monde. Tout à +coup il laissa tomber comme une trappe sa large main sur celle de la +gouvernante, qu'elle étendait par-dessus la table. Il fit ce mouvement +si subitement et si subtilement, que nous en laissâmes là notre folle +dispute.</p> + +<p>«Si vous parlez de force, dit M. Jaggers, je vais vous faire voir un +poignet. Molly, faites voir votre poignet.»</p> + +<p>La main de Molly, prise au piège, était sur la table; mais elle avait +déjà mis son autre main derrière son dos.</p> + +<p>«Maître, dit-elle à voix basse, les yeux fixés sur lui, attentifs et +suppliants, je vous en prie!...</p> + +<p>—Je vais vous faire voir un poignet, répéta M. Jaggers avec une +immuable détermination de le montrer. Molly, faites-leur voir votre +poignet.</p> + +<p>—Maître, fit-elle de nouveau, je vous en prie!...</p> + +<p>—Molly, dit M. Jaggers sans la regarder, mais regardant au contraire +obstinément de l'autre côté de la salle, faites-leur voir vos deux +poignets, faites-les voir, allons!»</p> + +<p>Il lui prit la main, et tourna et retourna son poignet sur la table. +Elle avança son autre main et tint ses deux poignets l'un à côté de +l'autre.</p> + +<p>Ce dernier poignet était complètement défiguré et couvert de cicatrices +profondes dans tous les sens. En tenant ses mains étendues en avant, +elle quitta des yeux M. Jaggers, et les tourna d'un air d'interrogation +sur chacun de nous successivement.</p> + +<p>«Voilà de la force, dit M. Jaggers en traçant tranquillement avec son +index les nerfs du poignet; très peu d'hommes ont la force de poignet +qu'a cette femme. Ces mains ont une force d'étreinte vraiment +remarquable. J'ai eu occasion de voir bien des mains, mais je n'en ai +jamais vu de plus fortes sous ce rapport, soit d'hommes, soit de femmes, +que celles-ci.»</p> + +<p>Pendant qu'il disait ces mots d'une façon légèrement moqueuse, elle +continuait à regarder chacun d'entre nous, l'un après l'autre, en +suivant l'ordre dans lequel nous étions placés. Dès qu'il cessa de +parler, elle reporta ses yeux sur lui.</p> + +<p>«C'est bien, Molly, dit M. Jaggers en lui faisant un léger signe de +tête; on vous a admirée, et vous pouvez vous en aller.»</p> + +<p>Elle retira ses mains et sortit de la chambre. M. Jaggers, prenant alors +les carafons sur son dressoir, remplit son verre et fit circuler le vin.</p> + +<p>«Il va être neuf heures et demie, messieurs, dit-il, et il faudra tout à +l'heure nous séparer. Je vous engage à faire le meilleur usage possible +de votre temps. Je suis aise de vous avoir vus tous. M. Drummle, je bois +à votre santé!»</p> + +<p>Si son but, en distinguant Drummle, était de l'embarrasser encore +davantage, il réussit parfaitement. Dans son triomphe stupide, Drummle +montra le mépris morose qu'il faisait de nous, d'une manière de plus en +plus offensante, jusqu'à ce qu'il devînt positivement intolérable. À +travers toutes ces phases, M. Jaggers le suivit avec le même intérêt +étrange. Drummle semblait en ce moment trouver du bouquet au vin de M. +Jaggers.</p> + +<p>Dans notre peu de discrétion juvénile, je crois que nous bûmes trop et +je sais que nous parlâmes aussi beaucoup trop. Nous nous échauffâmes +particulièrement à quelque grossière raillerie de Drummle, sur notre +penchant à être trop généreux et à dépenser notre argent. Cela me +conduisit à faire remarquer, avec plus de zèle que de tact, qu'il avait +mauvaise grâce à parler ainsi, lui à qui Startop avait prêté de l'argent +en ma présence, il y avait à peine une semaine.</p> + +<p>«Eh bien! repartit Drummle, il sera payé.</p> + +<p>—Je ne veux pas dire qu'il ne le sera pas, répliquai-je; mais cela +devrait vous faire retenir votre langue sur nous et notre argent, je +pense.</p> + +<p>—Vous pensez! repartit Drummle. Ah! Seigneur!</p> + +<p>—J'ose dire, continuai-je avec l'intention d'être très mordant, que +vous ne prêteriez d'argent à aucun de nous, si nous en avions besoin.</p> + +<p>—Vous dites vrai, répondit Drummle; je ne vous prêterais pas une pièce +de six pence. D'ailleurs, je ne la prêterais à personne.</p> + +<p>—Vous préfèreriez la demander dans les mêmes circonstances, je crois?</p> + +<p>—Vous croyez? répliqua Drummle. Ah! Seigneur!»</p> + +<p>Cela devenait d'autant plus maladroit, qu'il était évident que je +n'obtiendrais rien de sa stupidité sordide. Je dis donc, sans avoir +égard aux efforts d'Herbert pour me retenir:</p> + +<p>«Allons, M. Drummle, puisque nous sommes sur ce sujet, je vais vous dire +ce qui s'est passé, entre Herbert que voici et moi, quand vous lui avez +emprunté de l'argent.</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin de savoir ce qui s'est passé entre Herbert que +voici et vous, grommela Drummle, et je pense, ajouta-t-il en grommelant +plus bas, que nous pourrions aller tous deux au diable pour en finir.</p> + +<p>—Je vous le dirai cependant, fis-je, que vous ayez ou non besoin de le +savoir. Nous avons dit qu'en le mettant dans votre poche, bien content +de l'avoir, vous paraissiez vous amuser beaucoup de ce qu'il avait été +assez faible pour vous le prêter.»</p> + +<p>Drummle éclata de rire; et il nous riait à la face, avec ses mains dans +ses poches et ses épaules rondes jetées en arrière: ce qui voulait dire +que c'était parfaitement vrai, et qu'il nous tenait tous pour des ânes.</p> + +<p>Là-dessus Startop l'entreprit, bien qu'avec plus de grâce que je n'en +avais montrée, et l'exhorta à être un peu plus aimable.</p> + +<p>Startop était un garçon vif et plein de gaieté, et Drummle était +exactement l'opposé. Ce dernier était toujours disposé à voir en lui un +affront direct et personnel. Ce dernier répondit d'une façon lourde et +grossière, et Startop essaya d'apaiser la discussion, en faisant +quelques légères plaisanteries qui nous firent tous rire. Piqué de ce +petit succès, plus que de toute autre chose, Drummle, sans menacer, sans +prévenir, tira ses mains de ses poches, laissa tomber ses épaules, jura, +s'empara d'un grand verre et l'aurait lancé à la tête de son adversaire, +sans la présence d'esprit de notre amphitryon, qui le saisit au moment +où il s'était levé dans cette intention.</p> + +<p>«Messieurs, dit M. Jaggers, posant résolument le verre sur la table et +tirant sa montre à répétition en or, par sa chaîne massive, je suis +excessivement fâché de vous annoncer qu'il est neuf heures et demie.»</p> + +<p>Sur cet avis, nous nous levâmes tous pour partir. Startop appelait +gaiement Drummle: «Mon vieux,» comme si rien ne s'était passé; mais le +vieux était si peu disposé à répondre, qu'il ne voulut même pas regagner +Hammersmith en suivant le même côté du chemin; de sorte qu'Herbert et +moi, qui restions en ville, nous les vîmes s'avancer chacun d'un côté +différent de la rue, Startop marchant le premier, et Drummle se traînant +derrière, rasant les maisons, comme il avait coutume de nous suivre dans +son bateau.</p> + +<p>Comme la porte n'était pas encore fermée, j'eus l'idée de laisser +Herbert seul un instant, et de retourner dire un mot à mon tuteur. Je le +trouvai dans son cabinet de toilette, entouré de sa provision de bottes; +il y allait déjà de tout cœur et se lavait les mains, comme pour ne +rien garder de nous.</p> + +<p>Je lui dis que j'étais remonté pour lui exprimer combien j'étais fâché +qu'il se fût passé quelque chose de désagréable, et que j'espérais qu'il +ne m'en voudrait pas beaucoup.</p> + +<p>«Peuh!... dit-il en baignant sa tête et parlant à travers les gouttes +d'eau. Ce n'est rien, Pip; cependant je ne déteste pas cette araignée.»</p> + +<p>Il s'était tourné vers moi, en secouant la tête, en soufflant et en +s'essuyant.</p> + +<p>«Je suis bien aise que vous l'aimiez, monsieur; mais je ne l'aime pas, +moi.</p> + +<p>—Non, non, dit mon tuteur avec un signe d'assentiment; n'ayez pas trop +de choses à démêler avec lui.... Tenez-vous aussi éloigné de lui que +possible.... Mais j'aime cet individu, Pip; c'est un garçon de la bonne +espèce. Ah! si j'étais un diseur de bonne aventure!»</p> + +<p>Regardant par-dessus sa serviette, son œil rencontra le mien; puis il +dit, en laissant retomber sa tête dans les plis de la serviette et en +s'essuyant les deux oreilles:</p> + +<p>«Vous savez ce que je suis?... Bonsoir, Pip.</p> + +<p>—Bonsoir, monsieur.»</p> + +<p>Environ un mois après cela, le temps que l'Araignée devait passer chez +M. Pocket était écoulé, et au grand contentement de toute la maison, à +l'exception de Mrs Pocket, Drummle rentra dans sa famille, et regagna +son trou.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXVII" id="CHAPITRE_XXVII"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVII.</a></h2> + + +<p>«Mon cher monsieur Pip,</p> + +<p>«Je vous écris la présente, à la demande de M. Gargery, pour vous faire +savoir qu'il va se rendre à Londres, en compagnie de M. Wopsle. Il +serait bien content s'il lui était permis d'aller vous voir. Il compte +passer à l'Hôtel Barnard, mardi, à neuf heures du matin. Si cela vous +gênait, veuillez y laisser un mot. Votre pauvre sœur est toujours dans +le même état où vous l'avez laissée. Nous parlons de vous tous les soirs +dans la cuisine, et nous nous demandons ce que vous faites et ce que +vous dites pendant ce temps-là. Si vous trouvez que je prends ici des +libertés, excusez-les pour l'amour des jours passés. Rien de plus, cher +monsieur Pip, de</p> + +<p>«Votre reconnaissante et à jamais affectionnée servante,</p> + +<p class="noindent"> +<span style="margin-left: 5em;">«Biddy.</span><br /> +</p> + +<p>«P. S. Il désire très particulièrement que je vous écrive ces deux mots: +<i>What larks</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>. Il dit que vous comprendrez. J'espère et je ne doute +pas que vous serez charmé de le voir, quoique vous soyez maintenant un +beau monsieur, car vous avez toujours eu bon cœur, et lui, c'est un +digne, bien digne homme. Je lui ai tout lu, excepté seulement la +dernière petite phrase, et il désire très particulièrement que je vous +répète encore: <i>What larks.</i>»</p> + +<p>Je reçus cette lettre par la poste, le lundi matin. Le rendez-vous était +donc pour le lendemain. Qu'il me soit permis de confesser exactement +avec quels sentiments j'attendis l'arrivée de Joe.</p> + +<p>Ce n'était pas avec plaisir, bien que je tinsse à lui par tant de +liens. Non; c'était avec un trouble considérable, un peu de +mortification et un vif sentiment de mauvaise humeur en pensant à son +manque de manières. Si j'avais pu l'empêcher de venir, en donnant de +l'argent, j'en aurais certainement donné. Ce qui me rassurait le plus, +c'est qu'il venait à l'Hôtel Barnard et non pas à Hammersmith, et que +conséquemment il ne tomberait pas sous la griffe de Drummle. Je n'avais +pas d'objection à laisser voir Joe à Herbert ou à son père, car je les +estimais tous les deux; mais j'aurais été très vexé de le laisser voir +par Drummle, pour lequel je n'avais que du mépris. C'est ainsi que, dans +la vie, nous commettons généralement nos plus grandes bassesses et nos +plus grandes faiblesses pour des gens que nous méprisons.</p> + +<p>J'avais commencé à décorer nos chambres, tantôt d'une manière tout à +fait inutile, tantôt d'une manière mal appropriée, et ces luttes avec le +délabrement de l'Hôtel Barnard ne laissaient pas que d'être fort +coûteuses. À cette époque, nos chambres étaient bien différentes de ce +que je les avais trouvées, et je jouissais de l'honneur d'occuper une +des premières pages dans les registres des tapissiers voisins. J'avais +été bon train dans les derniers temps, et j'avais même poussé les choses +jusqu'à m'imaginer de faire mettre des bottes à un jeune garçon; c'était +même des bottes à revers. On aurait pu dire que c'était moi qui étais le +domestique, car lorsque j'eus pris ce monstre dans le rebut de la +famille de ma blanchisseuse, et que je l'eus affublé d'un habit bleu, +d'un gilet canari, d'une cravate blanche, de culottes beurre frais et +des bottes susdites, je dus lui trouver peu de travail à faire, mais +beaucoup de choses à manger, et, avec ces deux terribles exigences, il +troublait ma vie.</p> + +<p>Ce fantôme vengeur reçut l'ordre de se trouver à son poste, dès huit +heures du matin, le mardi suivant, dans le vestibule; c'étaient deux +pieds carrés, garnis de tapis; et Herbert me suggéra l'idée de certains +mets pour le déjeuner, qu'il supposait devoir être du goût de Joe. Bien +que je lui fusse sincèrement obligé de l'intérêt et de la considération +qu'il témoignait pour mon ami, j'avais en même temps un vague soupçon +que si Joe fût venu pour le voir, lui, il n'aurait pas été à beaucoup +près aussi empressé.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, je vins en ville le lundi soir pour être prêt à +recevoir Joe. Je me levai de grand matin pour faire donner à la salle à +manger et au déjeuner leur plus splendide apparence. Malheureusement, la +matinée était pluvieuse, et un ange n'aurait pu s'empêcher de voir que +Barnard répandait des larmes de suie en dehors des fenêtres, comme si +quelque ramoneur gigantesque avait pleuré au-dessus des toits.</p> + +<p>À mesure que le moment approchait, j'aurais voulu fuir, mais le Vengeur, +suivant les ordres reçus, était dans le vestibule, et bientôt j'entendis +Joe dans l'escalier. Je devinais que c'était Joe, à sa manière bruyante +de monter les marches, se souliers de grande tenue étant toujours trop +larges, et au temps qu'il mit à lire les noms inscrits sur les portes +des autres étages pendant son ascension. Lorsqu'enfin il s'arrêta à +notre porte, j'entendis ses doigts suivre les lettres de mon nom, et +ensuite j'entendis distinctement respirer, à travers le trou de la +serrure; finalement, il donna un unique petit coup sur la porte, et +Pepper, tel était le nom compromettant du Vengeur, annonça:</p> + +<p>«M. Gargery!»</p> + +<p>Je crus que Joe ne finirait jamais de s'essuyer les pieds, et que +j'allais être obligé de sortir pour l'enlever du paillasson; mais à la +fin, il entra.</p> + +<p>«Joe, comment allez-vous, Joe?</p> + +<p>—Pip, comment allez-vous, Pip?»</p> + +<p>Avec son bon et honnête visage, ruisselant et tout luisant d'eau et de +sueur, il posa son chapeau entre nous sur le plancher, et me prit les +deux mains et les fit manœuvrer de haut en bas, comme si j'eusse été la +dernière pompe brevetée.</p> + +<p>«Je suis aise de vous voir, Joe.... Donnez-moi votre chapeau.»</p> + +<p>Mais Joe, prenant avec soin son chapeau dans ses deux mains, comme si +c'eût été un nid garni de ses œufs, ne voulait pas se séparer de cette +partie de sa propriété, et s'obstinait à parler par-dessus de la manière +la plus incommode du monde.</p> + +<p>«Comme vous avez grandi! dit Joe, comme vous avez gagné!... Vous êtes +devenu tout à fait un homme de bonne compagnie.»</p> + +<p>Joe réfléchit pendant quelques instants avant de trouver ces mots:</p> + +<p>«... À coup sûr, vous ferez honneur à votre roi et à votre pays.</p> + +<p>—Et vous, Joe, vous avez l'air tout à fait bien.</p> + +<p>—Dieu merci! dit Joe, je suis également bien; et votre sœur ne va pas +plus mal, et Biddy est toujours bonne et obligeante, et tous nos amis ne +vont pas plus mal, s'ils ne vont pas mieux; excepté Wopsle qui a fait +une chute.»</p> + +<p>Et pendant tout ce temps, prenant toujours grand soin du nid d'oiseaux +qu'il tenait dans ses mains, Joe roulait ses yeux tout autour de la +chambre et suivait les dessins à fleur de ma robe de chambre.</p> + +<p>«Il a fait une chute, Joe?</p> + +<p>—Mais oui, dit Joe en baissant la voix; il a quitté l'église pour se +mettre au théâtre; le théâtre l'a donc amené à Londres avec moi, et il a +désiré, dit Joe en plaçant le nid d'oiseaux sous son bras gauche et en +se penchant comme s'il y prenait un œuf avec sa main droite, vous +offrir ceci comme je voudrais le faire moi-même.»</p> + +<p>Je pris ce que Joe me tendait. C'était l'affiche toute chiffonnée d'un +petit théâtre de la capitale, annonçant, pour cette semaine même, les +premiers débuts du célèbre et renommé Roscius, amateur de province, dont +le jeu sans pareil, dans les pièces les plus tragiques de notre poète +national, venait de produire dernièrement une si grande sensation dans +les cercles dramatiques de la localité.</p> + +<p>«Étiez-vous à cette représentation, Joe? demandai-je.</p> + +<p>—J'y étais, dit Joe avec emphase et solennité.</p> + +<p>—A-t-il fait une grande sensation?</p> + +<p>—Mais oui, dit Joe; on lui a jeté certainement beaucoup de pelures +d'oranges: particulièrement au moment où il voit le fantôme. Mais je +m'en rapporte à vous, monsieur, est-ce fait pour encourager un homme et +lui donner du cœur à l'ouvrage, que d'intervenir à tout moment entre +lui et le fantôme, en disant: <i>Amen</i>. Un homme peut avoir eu des malheurs +et avoir été à l'église, dit Joe en baissant la voix et en prenant le +ton de l'étonnement et de la persuasion, mais ce n'est pas une raison +pour qu'on le pousse à bout dans un pareil moment. C'est à dire que si +l'ombre du propre père de cet homme ne peut attirer son attention, +qu'est-ce donc qui le pourra, monsieur? Encore bien plus quand son +affliction est malheureusement si légère, que le poids des plumes noires +la chasse. Essayez de la fixer comme vous pourrez.»</p> + +<p>À ce moment, l'air effrayé de Joe, qui paraissait aussi terrifié que +s'il eût vu un fantôme, m'annonça qu'Herbert venait d'entrer dans la +chambre. Je présentai donc Joe à Herbert, qui avança la main, mais Joe +se recula et continua à tenir le nid d'oiseaux.</p> + +<p>«Votre serviteur, monsieur, dit-il, j'espère que vous et Pip...»</p> + +<p>Ici ses yeux tombèrent sur le groom qui déposait des rôties sur la +table, et son regard semblait indiquer si clairement qu'il considérait +ce jeune gentleman comme un membre de la famille, que je le regardai en +fronçant les sourcils, ce qui l'embarrassa encore davantage.</p> + +<p>«Je parle de vous deux, messieurs; j'espère que vous vous portez bien, +dans ce lieu renfermé? Car l'endroit où nous sommes peut être une +excellente auberge, selon les goûts et les opinions que l'on a à +Londres, dit Joe confidentiellement; mais quant à moi, je n'y garderais +pas un cochon, surtout si je voulais l'engraisser sainement et le manger +de bon appétit.»</p> + +<p>Après avoir émis ce jugement flatteur sur les mérites de notre logement, +et avoir montré incidemment sa tendance à m'appeler monsieur, Joe, +invité à se mettre à table, chercha autour de la chambre un endroit +convenable où il pût déposer son chapeau, comme s'il ne pouvait trouver +une place pour un objet si rare: il finit par le poser sur l'extrême +bord de la cheminée, d'où ce malheureux chapeau ne tarda pas à tomber à +plusieurs reprises.</p> + +<p>«Prenez-vous du thé ou du café, monsieur Gargery? demanda Herbert, qui +faisait toujours les honneurs du déjeuner.</p> + +<p>—Je vous remercie, monsieur répondit Joe en se roidissant des pieds à +la tête; je prendrai ce qui vous sera la plus agréable à vous-même.</p> + +<p>—Préférez-vous le café?</p> + +<p>—Merci, monsieur, répondit Joe, évidemment embarrassé par cette +question, puisque vous êtes assez bon pour choisir le café, je ne vous +contredirai pas; mais ne trouvez-vous pas que c'est un peu échauffant?</p> + +<p>—Du thé, alors?» dit Herbert en lui en versant.</p> + +<p>Ici, le chapeau de Joe tomba de la cheminée; il se précipita pour le +ramasser et le posa exactement au même endroit, comme s'il eût fallu +absolument, selon les règles de la bienséance, qu'il retombât presque +aussitôt.</p> + +<p>«Quand êtes-vous arrivé ici, monsieur Gargery?</p> + +<p>—Était-ce hier dans l'après-midi? répondit Joe après avoir toussé dans +sa main, comme s'il avait eu le temps d'attraper un rhume depuis qu'il +était arrivé. Non, non.... Oui, oui..., c'était hier dans l'après-midi, +dit-il avec une apparence de sagesse mêlée de soulagement et de stricte +impartialité.</p> + +<p>—Avez-vous déjà vu quelque chose à Londres?</p> + +<p>—Mais oui, monsieur, fit Joe. M. Wopsle et moi, nous sommes allés tout +droit au grand magasin de cirage, mais nous n'avons pas trouvé que cela +répondît aux belles affiches rouges posées sur les murs. Je veux dire, +ajouta Joe en matière d'explication, quand à ce qui est de +l'<i>archi-tec-ta-to-ture</i>...»</p> + +<p>Je crois réellement que Joe aurait encore prolongé ce mot, qui exprimait +pour moi un genre d'architecture de ma connaissance, si son attention +n'eût été providentiellement détournée par son chapeau qui roulait de +nouveau à terre. En effet, ce chapeau exigeait de lui une attention +constante et une vivacité d'œil et de main assez semblable à celle d'un +joueur de cricket<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> + +<p>Il joua avec ce couvre-chef d'une manière surprenante, et déploya une +grande adresse, tantôt se précipitant sur lui et le rattrapant au moment +où il glissait à terre, tantôt l'arrêtant à moitié chemin, le heurtant +partout, et le faisant rebondir comme un volant à tous les coins de la +chambre, et contre toutes les fleurs du papier qui garnissait le mur, +avant de pouvoir s'en emparer et le sentir en sûreté; puis, finalement, +le laissant tomber dans le bol à rincer les tasses, où je pris la +liberté de mettre la main dessus.</p> + +<p>Quant à son col de chemise et à son col d'habit, c'étaient deux +problèmes à étudier, mais également insolubles. Pourquoi faut-il qu'un +homme se gêne à ce point, pour se croire complètement habillé! Pourquoi +faut-il qu'il croie nécessaire de faire pénitence en souffrant dans ses +habits de fête. Alors Joe tomba dans une si inexplicable rêverie, que sa +fourchette en resta suspendue, entre son assiette et sa bouche. Ses yeux +se portaient dans de si étranges directions; il était affligé d'une toux +si extraordinaire et se tenait si éloigné de la table, qu'il laissa +tomber plus de morceaux qu'il n'en mangeait, prétendant ensuite qu'il +n'avait rien laissé échapper; et je fus très content, au fond du cœur, +quand Herbert nous quitta pour se rendre dans la Cité.</p> + +<p>Je n'avais ni assez de sens ni assez de sentiment pour reconnaître que +tout cela était de ma faute, et que si j'avais été plus sans cérémonie +avec Joe, Joe aurait été plus à l'aise avec moi. Je me sentais gêné et à +bout de patience avec lui; il avait ainsi amoncelé des charbons ardents +sur ma tête.</p> + +<p>«Puisque nous sommes seuls maintenant, monsieur... commença Joe.</p> + +<p>—Joe, interrompis-je d'un ton chagrin, comment pouvez-vous m'appeler +monsieur?»</p> + +<p>Joe me regarda un instant avec quelque chose d'indécis dans le regard +qui ressemblait à un reproche. En voyant sa cravate de travers, ainsi +que son col, j'eus conscience qu'il avait une sorte de dignité qui +sommeillait en lui.</p> + +<p>«Nous sommes seuls, maintenant, reprit Joe, et comme je n'ai ni +l'intention ni le loisir de rester ici bien longtemps, je vais conclure +dès à présent, en commençant par vous apprendre ce qui m'a procuré le +plaisir que vous me faites en ce moment. Car si ce n'était pas, dit Joe +avec son ancien air de bonne franchise, que mon seul désir est de vous +être utile, je n'aurais pas eu l'honneur de rompre le pain en compagnie +de gentlemen tels que vous deux, et dans leur propre demeure.»</p> + +<p>Je désirais si peu revoir le regard qu'il m'avait déjà jeté, que je ne +lui fis aucun reproche sur le ton qu'il prenait.</p> + +<p>«Eh bien! monsieur, continua Joe, voilà ce qui s'est passé; je me +trouvais aux <i>Trois jolis Bateliers</i>, l'autre soir, Pip...»</p> + +<p>Toutes les fois qu'il revenait à son ancienne affection, il m'appelait +Pip, et quand il retombait dans ses ambitions de politesse, il +m'appelait monsieur.</p> + +<p>«Alors, dit Joe en reprenant son ton cérémonieux, Pumblechook arriva +dans sa charrette; il était toujours le même... iden-tique... et me +faisant quelquefois l'effet d'un peigne qui m'aurait peigné à rebrousse +poil, en se donnant par toute la ville comme si c'était lui qui eût été +votre camarade d'enfance, et comme si vous le regardiez comme le +compagnon de vos jeux.</p> + +<p>—Allons donc! mais c'était vous, Joe.</p> + +<p>—Je l'avais toujours cru, Pip, dit Joe en branlant doucement la tête, +bien que cela ne signifie pas grand'chose maintenant, monsieur. Eh bien! +Pip, ce même Pumblechook, ce faiseur d'embarras, vint me trouver aux +<i>Trois jolis Bateliers</i> (où l'ouvrier vient boire tranquillement une +pinte de bière et fumer une pipe sans faire d'abus), et il me dit: +«Joseph, miss Havisham désire vous parler.</p> + +<p>—Miss Havisham, Joe?</p> + +<p>—Elle désire vous parler; ce sont les paroles de Pumblechook.»</p> + +<p>Joe s'assit et leva les yeux au plafond.</p> + +<p>«Oui, Joe; continuez, je vous prie.</p> + +<p>—Le lendemain, monsieur, dit Joe en me regardant comme si j'étais à une +grande distance de lui, après m'être fait propre, je fus voir miss A.</p> + +<p>—Miss A, Joe, miss Havisham?</p> + +<p>—Je dis, monsieur, répliqua Joe avec un air de formalité légale, comme +s'il faisait son testament, miss A ou autrement miss Havisham. Elle +s'exprima ainsi qu'il suit: «Monsieur Gargery, vous êtes en +correspondance avec M. Pip?» Ayant en effet reçu une lettre de vous, +j'ai pu répondre que je l'étais. Quand j'ai épousé votre sœur, +monsieur, j'ai dit: «Je le serai;» et, interrogé par votre amie, Pip, +j'ai dit: «Je le suis.»—Voudrez-vous lui dire alors, dit-elle, +qu'Estelle est ici, et qu'elle serait bien aise de le voir?»</p> + +<p>Je sentais mon visage en feu, en levant les yeux sur Joe. J'espère +qu'une des causes lointaines de cette douleur devait venir de ce que je +sentais que si j'avais connu le but de sa visite, je lui aurais donné +plus d'encouragement.</p> + +<p>«Biddy, continua Joe, quand j'arrivai à la maison et la priai de vous +écrire un petit mot, Biddy hésita un moment: «Je sais, dit-elle, qu'il +sera plus content d'entendre ce mot de votre bouche; c'est jour de fête, +si vous avez besoin de le voir, allez-y.» J'ai fini, monsieur, dit Joe +en se levant, et, Pip, je souhaite que vous prospériez et réussissiez de +plus en plus.</p> + +<p>—Mais vous ne vous en allez pas tout de suite, Joe?</p> + +<p>—Si fait, je m'en vais, dit Joe.</p> + +<p>—Mais vous reviendrez pour dîner, Joe?</p> + +<p>—Non, je ne reviendrai pas,» dit Joe.</p> + +<p>Nos yeux se rencontrèrent, et tous les «monsieur» furent bannis du cœur +de cet excellent homme, quand il me tendit la main.</p> + +<p>«Pip! mon cher Pip, mon vieux camarade, la vie est composée d'une suite +de séparations de gens qui ont été liés ensemble, s'il m'est permis de +le dire: l'un est forgeron, un autre orfèvre, celui-ci bijoutier, +celui-là chaudronnier; les uns réussissent, les autres ne réussissent +pas. La séparation entre ces gens-là doit venir un jour ou l'autre, et +il faut bien l'accepter quand elle vient. Si quelqu'un a commis +aujourd'hui une faute, c'est moi. Vous et moi ne sommes pas deux +personnages à paraître ensemble dans Londres, ni même ailleurs, si ce +n'est quand nous sommes dans l'intimité et entre gens de connaissance. +Je veux dire entre amis. Ce n'est pas que je sois fier, mais je n'ai pas +ce qu'il faut, et vous ne me verrez plus dans ces habits. Je suis gêné +dans ces habits, je suis gêné hors de la forge, de notre cuisine et de +nos marais. Vous ne me trouveriez pas la moitié autant de défauts, si +vous pensiez à moi et si vous vous figuriez me voir dans mes habits de +la forge, avec mon marteau à la main, voire même avec ma pipe. Vous ne +me trouveriez pas la moitié autant de défauts si, en supposant que vous +ayez eu envie de me voir, vous soyez venu mettre la tête à la fenêtre de +la forge et regarder Joe, le forgeron, là, devant sa vieille enclume, +avec son vieux tablier brûlé, et attaché à son vieux travail. Je suis +terriblement triste aujourd'hui; mais je crois que, malgré tout, j'ai +dit quelque chose qui a le sens commun. Ainsi donc, Dieu te bénisse, mon +cher petit Pip, mon vieux camarade, Dieu te bénisse!»</p> + +<p>Je ne m'étais pas trompé, en m'imaginant qu'il y avait en lui une +véritable dignité. La coupe de ses habits m'était aussi indifférente, +quand il eut dit ces quelques mots, qu'elle eût pu l'être dans le ciel. +Il me toucha doucement le front avec ses lèvres et partit. Aussitôt que +je fus revenu suffisamment à moi, je me précipitai sur ses pas, et je le +cherchai dans les rues voisines, mais il avait disparu.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXVIII" id="CHAPITRE_XXVIII"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVIII.</a></h2> + + +<p>Il était clair que je devais me rendre à notre ville dès le lendemain, +et dans les premières effusions de mon repentir, il me semblait +également clair que je devais descendre chez Joe. Mais quand j'eus +retenu ma place à la voiture pour le lendemain, quand je fus allé chez +M. Pocket, et quand je fus revenu, je n'étais en aucune façon convaincu +de la nécessité de ce dernier point, et je commençai à chercher quelque +prétexte et à trouver de bonnes raisons pour descendre au <i>Cochon bleu</i>:</p> + +<p>«Je serais un embarras chez Joe, pensai-je; je ne suis pas attendu, et +mon lit ne sera pas prêt. Je serai trop loin de miss Havisham. Elle est +exigeante et pourrait ne pas le trouver bon.»</p> + +<p>On n'est jamais mieux trompé sur terre que par soi-même, et c'est avec +de tels prétextes que je me donnai le change. Que je reçoive innocemment +et sans m'en douter une mauvaise demi-couronne fabriquée par un autre, +c'est assez déraisonnable, mais qu'en connaissance de cause je compte +pour bon argent des pièces fausses de ma façon, c'est assurément chose +curieuse! Un étranger complaisant, sous prétexte de mettre en sûreté et +de serrer avec soin mes banknotes pour moi s'en empare, et me donne des +coquilles de noix; qu'est-ce que ce tour de passe-passe auprès du mien, +si je serre moi-même mes coquilles de noix, et si je les fais passer à +mes propres yeux pour des banknotes.</p> + +<p>Après avoir décidé que je devais descendre au <i>Cochon bleu</i>, mon esprit +resta dans une grande indécision. Emmènerais-je mon groom avec moi ou ne +l'emmènerais-je pas? C'était bien tentant de se représenter ce coûteux +mercenaire avec ses bottes, prenant publiquement l'air sous la grande +porte du <i>Cochon bleu</i>. Il y avait quelque chose de presque solennel à +se l'imaginer introduit comme par hasard dans la boutique du tailleur, +et confondant de surprise admiratrice l'irrespectueux garçon de Trabb. +D'un autre côté, le garçon de Trabb pouvait se glisser dans son intimité +et lui dire beaucoup de choses; ou bien, hardi et méchant comme je le +connaissais, il le poursuivrait peut-être de ses huées jusque dans la +Grande Rue. Ma protectrice pourrait aussi entendre parler de lui, et ne +pas m'approuver. D'après tout cela, je résolus de laisser le Vengeur à +la maison.</p> + +<p>C'était pour la voiture de l'après-midi que j'avais retenu ma place; et +comme l'hiver était revenu, je ne devais arriver à destination que deux +ou trois heures après le coucher du soleil. Notre heure de départ de +Cross Keys était fixée à deux heures. J'arrivai un quart d'heure en +avance, suivi du Vengeur, si je puis parler ainsi d'un individu qui ne +me suivait jamais, quand il lui était possible de faire autrement.</p> + +<p>À cette époque, on avait l'habitude de conduire les condamnés au dépôt +par la voiture publique, et comme j'avais souvent entendu dire qu'ils +voyageaient sur l'impériale, et que je les avais vus plus d'une fois sur +la grande route balancer leurs jambes enchaînées au-dessus de la +voiture, je ne fus pas très surpris quand Herbert, en m'apercevant dans +la cour, vint me dire que deux forçats allaient faire route avec moi; +mais j'avais une raison, qui commençait à être une vieille raison, pour +trembler malgré moi des pieds à la tête quand j'entendais prononcer le +mot forçat.</p> + +<p>«Cela ne vous inquiète pas, Haendel? dit Herbert.</p> + +<p>—Oh! non!</p> + +<p>—Je croyais que vous paraissiez ne pas les aimer.</p> + +<p>—Je ne prétends pas que je les aime, et je suppose que vous ne les +aimez pas particulièrement non plus; mais ils me sont indifférents.</p> + +<p>—Tenez! les voilà, dit Herbert, ils sortent du cabaret; quel misérable +et honteux spectacle!»</p> + +<p>Les deux forçats venaient de régaler leur gardien, je suppose, car ils +avaient avec eux un geôlier, et tous les trois s'essuyaient encore la +bouche avec leurs mains. Les deux malheureux étaient attachés ensemble +et avaient des fers aux jambes, des fers dont j'avais déjà vu un +échantillon, et ils portaient un habillement que je ne connaissais que +trop bien aussi. Leur gardien avait une paire de pistolets et portait +sous son bras un gros bâton noueux, mais il paraissait dans de bons +termes avec eux et se tenait à leur côté, occupé à voir mettre les +chevaux à la voiture. Ils avaient vraiment l'air de faire partie de +quelque exhibition intéressante, non encore ouverte, et lui, d'être leur +directeur. L'un était plus grand et plus fort que l'autre, et on eût dit +que, selon les règles mystérieuses du monde des forçats, comme des gens +libres, on lui avait alloué l'habillement le plus court. Ses bras et ses +jambes étaient comme de grosses pelotes de cette forme et son +accoutrement le déguisait d'une façon complète. Cependant, je reconnus +du premier coup son clignotement d'œil. J'avais devant moi l'homme que +j'avais vu sur le banc, aux <i>Trois jolis Bateliers</i>, certain samedi +soir, et qui m'avait mis en joue avec son fusil invisible!</p> + +<p>Il était facile de voir que jusqu'à présent il ne me reconnaissait pas +plus que s'il ne m'eût jamais vu de sa vie. Il me regarda de côté, et +ses yeux rencontrèrent ma chaîne de montre; alors il se mit à cracher +comme par hasard, puis il dit quelques mots à l'autre forçat, et ils se +mirent à rire; ils pivotèrent ensuite sur eux-mêmes en faisant résonner +leurs chaînes entremêlées, et finirent par s'occuper d'autre chose. Les +grands numéros qu'ils avaient sur le dos, leur enveloppe sale et +grossière comme celle de vils animaux; leurs jambes enchaînées et +modestement entourées de mouchoirs de poche, et la manière dont tous +ceux qui étaient présents les regardaient et s'en tenaient éloignés, en +faisaient, comme l'avait dit Herbert, un spectacle des plus désagréables +et des plus honteux.</p> + +<p>Mais ce n'était pas encore tout. Il arriva que toute la rotonde de la +voiture avait été retenue par une famille quittant Londres, et qu'il n'y +avait pas d'autre place pour les deux prisonniers que sur la banquette +de devant, derrière le cocher. Là-dessus, un monsieur de mauvaise +humeur, qui avait pris la quatrième place sur cette banquette, se mit +dans une violente colère, et dit que c'était violer tous les traités que +de le mêler à une si atroce compagnie; que c'était pernicieux, infâme, +honteux, et je ne sais plus combien d'autres choses. À ce moment les +chevaux étaient attelés et le cocher impatient de partir. Nous nous +préparâmes tous à monter, et les prisonniers s'approchèrent avec leur +gardien, apportant avec eux cette singulière odeur de mie de pain, +d'étoupe, de fil de caret, de pierre enfumée qui accompagne la présence +des forçats.</p> + +<p>—Ne prenez pas la chose si mal, monsieur, dit le gardien au voyageur en +colère, je me mettrai moi-même auprès de vous, et je les placerai tout +au bout de la banquette. Ils ne vous adresseront pas la parole, +monsieur, vous ne vous apercevrez pas qu'ils sont là.</p> + +<p>—Et il ne faut pas m'en vouloir, grommela le forçat que j'avais +reconnu; je ne tiens pas à partir, je suis tout disposé à rester, en ce +qui me concerne; la première personne venue peut prendre ma place.</p> + +<p>—Ou la mienne, dit l'autre d'un ton rude, je ne vous aurais gêné ni les +uns ni les autres si l'on m'eût laissé faire.»</p> + +<p>Puis ils se mirent tous deux à rire, à casser des noix, en crachant les +coquilles tout autour d'eux, comme je crois réellement que je l'aurais +fait moi-même à leur place si j'avais été aussi méprisé.</p> + +<p>À la fin, on décida qu'on ne pouvait rien faire pour le monsieur en +colère, et qu'il devait ou rester, ou se contenter de la compagnie que +le hasard lui avait donnée; de sorte qu'il prit sa place sans cesser +cependant de grogner et de se plaindre, puis le gardien se mit à côté de +lui. Les forçats s'installèrent du mieux qu'ils purent, et celui des +deux que j'avais reconnu s'assit si près derrière moi que je sentais son +souffle dans mes cheveux.</p> + +<p>«Adieu, Haendel!» cria Herbert quand nous nous mîmes en mouvement.</p> + +<p>Et je songeai combien il était heureux qu'il m'eût trouvé un autre nom +que celui de Pip.</p> + +<p>Il est impossible d'exprimer avec quelle douleur je sentais la +respiration du forçat me parcourir, non-seulement derrière la tête, mais +encore toute l'épine dorsale; c'était comme si l'on m'eût touché la +moelle au moyen de quelque acide mordant et pénétrant au point de me +faire grincer des dents. Il semblait avoir un bien plus grand besoin de +respirer qu'un autre homme et faire plus de bruit en respirant; je +sentais qu'une de mes épaules remontait et s'allongeait par les efforts +que je faisais pour m'en préserver.</p> + +<p>Le temps était horriblement dur, et les deux forçats maudissaient le +froid. Avant d'avoir fait beaucoup de chemin, nous étions tous tombés +dans une immobilité léthargique, et quand nous eûmes passé la maison qui +se trouve à mi-route, nous ne fîmes autre chose que de somnoler, de +trembler et de garder le silence. Je m'assoupis moi-même en me demandant +si je ne devais pas restituer une couple de livres sterling à ce pauvre +misérable avant de le perdre de vue, et quel était le meilleur moyen à +employer pour y parvenir. Tout en réfléchissant ainsi, je sentis ma tête +se pencher en avant comme si j'allais tomber sur les chevaux. Je +m'éveillai tout effrayé et repris la question que je m'adressais à +moi-même.</p> + +<p>Mais je devais l'avoir abandonnée depuis plus longtemps que je ne le +pensais, puisque, bien que je ne pusse rien reconnaître dans +l'obscurité, aux lueurs et aux ombres capricieuses de nos lanternes, je +devinais les marais de notre pays, au vent froid et humide qui soufflait +sur nous. Les forçats, en se repliant sur eux-mêmes pour avoir plus +chaud et pour que je pusse leur servir de paravent, se trouvaient encore +plus près de moi. Les premiers mots que je leur entendis échanger quand +je m'éveillai répondaient à ceux de ma propre pensée.</p> + +<p>«Deux banknotes d'une livre.</p> + +<p>—Comment les a-t-il eues? dit le forçat que je ne connaissais pas.</p> + +<p>—Comment le saurais-je? repartit l'autre. Quelqu'un les lui aura +données, des amis, je pense.</p> + +<p>—Je voudrais, dit l'autre avec une terrible imprécation contre le +froid, les avoir ici.</p> + +<p>—Les deux billets d'une livre, ou les amis?</p> + +<p>—Les deux billets d'une livre. Je vendrais tous les amis que j'ai et +que j'ai eus pour un seul, et je trouverais que c'est un fameux marché. +Eh bien! il disait donc?...</p> + +<p>—Il disait donc, reprit le forçat que j'avais reconnu: tout fut dit et +fait en une demi-minute derrière une pile de bois, à l'arsenal de la +Marine. Vous allez être acquitté? Je le fus. Trouverai-je le garçon qui +l'a nourri, qui a gardé son secret, et lui donnerai-je les deux billets +d'une livre? Oui, je le trouverai. Et c'est ce que j'ai fait.</p> + +<p>—Vous êtes fou! grommela l'autre. Moi je les aurais dépensés à boire et +à manger. Il était sans doute bien naïf. Vous dites qu'il ne savait rien +sur votre compte?</p> + +<p>—Non, pas la moindre chose. Autres bandes, autres vaisseaux. Il avait +été jugé pour rupture de ban et condamné.</p> + +<p>—Est-ce là sur l'honneur, la seule fois que vous ayez travaillé dans +cette partie du pays?</p> + +<p>—C'est la seule fois.</p> + +<p>—Quelle est votre opinion sur l'endroit?</p> + +<p>—Un très vilain endroit; de la vase, du brouillard, des marais et du +travail. Du travail, des marais, du brouillard et de la vase.»</p> + +<p>Ils témoignèrent tous deux de leur aversion pour le pays avec une grande +énergie de langage, et après avoir épuisé ce sujet il ne leur resta plus +rien à dire.</p> + +<p>Après avoir entendu ce dialogue j'aurais assurément dû descendre et me +cacher dans la solitude et dans l'ombre de la route, si je n'avais pas +tenu pour certain que cet homme ne pouvait avoir aucun soupçon de mon +identité. En vérité, non seulement ma personne était si changée, mais +j'avais des habits si différents et j'étais dans des circonstances si +opposées qu'il n'était pas probable qu'il pût me reconnaître sans +quelque secours accidentel. Pourtant ce fait seul d'être avec lui sur la +voiture était assez étrange pour me remplir de crainte et me faire +penser qu'à l'aide de la moindre coïncidence il pourrait à tout moment +me reconnaître, soit en entendant prononcer mon nom, soit en m'entendant +parler. Pour cette raison, je résolus de descendre aussitôt que nous +toucherions à la ville et de me mettre ainsi hors de sa portée. +J'exécutai ce projet avec succès. Mon petit portemanteau se trouvait +dans le coffre, sous mes pieds; je n'avais qu'à tourner un ressort pour +m'en emparer; je le jetai avant moi, puis je descendis devant le premier +réverbère et posai les pieds sur les premiers pavés de la ville. Quant +aux forçats, ils continuèrent leur chemin avec la voiture, et, comme je +savais vers quel endroit de la rivière ils devaient être dirigés, je +voyais dans mon imagination le bateau des forçats les attendant devant +l'escalier vaseux. J'entendis encore une voix rude s'écrier: «Au large, +vous autres!» comme à des chiens. Je voyais de nouveau cette maudite +arche de Noé, ancrée au loin, dans l'eau noire et bourbeuse.</p> + +<p>Je n'aurais pu dire de quoi j'avais peur, car mes craintes étaient +vagues et indéfinies, mais j'avais une grande frayeur. En gagnant +l'hôtel je sentais qu'une terreur épouvantable, surpassant de beaucoup +la simple appréhension d'une reconnaissance pénible ou désagréable, me +faisait trembler; je crois même qu'elle ne prit aucune forme distincte, +et qu'elle ne fut même pendant quelques minutes qu'un souvenir des +terreurs de mon enfance.</p> + +<p>La salle à manger du <i>Cochon bleu</i> était vide, je n'avais pas encore +commandé mon dîner, et j'étais à peine assis quand le garçon me +reconnut. Il s'excusa de son peu de mémoire et me demanda s'il fallait +envoyer Boots chez M. Pumblechook.</p> + +<p>«Non, dis-je, certainement non!»</p> + +<p>Le garçon, c'était lui qui avait apporté le Code de commerce le jour de +mon contrat, parut surpris et profita de la première occasion qui se +présenta pour placer à ma portée un vieil extrait crasseux d'un journal +de la localité avec tant d'empressement que je le pris et lus ce +paragraphe:</p> + +<p>«Nos lecteurs n'apprendront pas sans intérêt, à propos de l'élévation +récente et romanesque à «la fortune d'un jeune ouvrier serrurier de nos +environs (quel thème, disons-le en passant, pour la «plume magique de +notre compatriote Toby, le poète de nos colonnes, bien qu'il ne soit pas +encore «universellement connu), que le premier patron du jeune homme, +son compagnon et son ami, est «un personnage très respecté, qui n'est +pas étranger au commerce des grains, et dont les magasins, «éminemment +commodes et confortables, sont situés à moins d'une centaine de milles +de la «Grande Rue. Ce n'est pas sans éprouver un certain plaisir +personnel que nous le citons comme le «Mentor de notre jeune Télémaque, +car il est bon de savoir que notre ville a également produit le +«fondateur de la fortune de ce dernier. De la fortune de qui? +demanderont les sages aux sourcils «contractés et les beautés aux yeux +brillants de la localité. Nous croyons que Quentin Metsys fut «forgeron +à Anvers.»—VERB. SAP.</p> + +<p>J'ai l'intime conviction, basée sur une grande expérience, que si, dans +les jours de ma prospérité, j'avais été au pôle nord, j'y aurais trouvé +quelqu'un, Esquimau errant ou homme civilisé, pour me dire que +Pumblechook avait été mon premier protecteur et le fondateur de ma +fortune.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXIX" id="CHAPITRE_XXIX"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIX.</a></h2> + + +<p>De bonne heure j'étais debout et dehors. Il était encore trop tôt pour +aller chez miss Havisham; j'allai donc flâner dans la campagne, du côté +de la ville qu'habitait miss Havisham, qui n'était pas du même côté que +Joe: remettant au lendemain à aller chez ce dernier. En pensant à ma +patronne, je me peignais en couleurs brillantes les projets qu'elle +formait pour moi.</p> + +<p>Elle avait adopté Estelle, elle m'avait en quelque sorte adopté aussi; +il ne pouvait donc manquer d'être dans ses intentions de nous unir. Elle +me réservait de restaurer la maison délabrée, de faire entrer le soleil +dans les chambres obscures, de mettre les horloges en mouvement et le +feu aux foyers refroidis, d'arracher les toiles d'araignées, de détruire +la vermine; en un mot d'exécuter tous les brillants haut faits d'un +jeune chevalier de roman et d'épouser la princesse. Je m'étais arrêté +pour voir la maison en passant, et ses murs de briques rouges calcinées, +ses fenêtres murées, le lierre vert et vigoureux embrassant jusqu'au +chambranle des cheminées, avec ses tendons et ses ramilles, comme si ses +vieux bras sinueux eussent caché quelque mystère précieux et attrayant +dont je fusse le héros. Estelle en était l'inspiration, cela va sans +dire, comme elle en était l'âme; mais quoiqu'elle eût pris un très grand +empire sur moi et que ma fantaisie et mon espoir reposassent sur elle, +bien que son influence sur mon enfance et sur mon caractère eût été +toute puissante, je ne l'investis pas, même en cette matinée romantique, +d'autres attributs que ceux qu'elle possédait. C'est avec intention que +je mentionne cela maintenant parce que c'est le fil conducteur au moyen +duquel on pourra me suivre dans mon pauvre labyrinthe. Selon mon +expérience, les sentiments de convention d'un amant ne peuvent pas +toujours être vrais. La vérité pure est que, lorsque j'aimai Estelle +d'un amour d'homme, je l'aimai parce que je la trouvais irrésistible. +Une fois pour toutes j'ai senti, à mon grand regret, très souvent pour +ne pas dire toujours, que je l'aimais malgré la raison, malgré les +promesses, malgré la tranquillité, malgré l'espoir, malgré le bonheur, +malgré enfin tous les découragements qui pouvaient m'assaillir. Une fois +pour toutes, je ne l'en aimais pas moins, tout en le sachant +parfaitement, et cela n'eut pas plus d'influence pour me retenir, que si +je m'étais imaginé très sérieusement qu'elle eût toutes les perfections +humaines.</p> + +<p>Je calculai ma promenade de façon à arriver à la porte comme dans +l'ancien temps. Quand j'eus sonné d'une main tremblante, je tournai le +dos à la porte, en essayant de reprendre haleine et d'arrêter les +battements de mon cœur. J'entendis la porte de côté s'ouvrir, puis des +pas traverser la cour; mais je fis semblant de ne rien entendre, même +quand la porte tourna sur ses gonds rouillés.</p> + +<p>Enfin, me sentant touché à l'épaule, je tressaillis et me retournai. Je +tressaillis bien davantage alors, en me trouvant face à face avec un +homme vêtu de vêtements sombres. C'était le dernier homme que je me +serais attendu à voir occuper le poste de portier chez miss Havisham.</p> + +<p>«Orlick!</p> + +<p>—Ah! c'est que voyez-vous, il y a des changements de position encore +plus grand que le vôtre. Mais entrez, entrez! j'ai reçu l'ordre de ne +pas laisser la porte ouverte.»</p> + +<p>J'entrai; il la laissa retomber, la ferma et retira la clef.</p> + +<p>«Oui, dit-il en se tournant, après m'avoir assez malhonnêtement précédé +de quelques pas dans la maison, c'est bien moi!</p> + +<p>—Comment êtes-vous venu ici?</p> + +<p>—Je suis venu ici sur mes jambes, répondit-il, et j'ai apporté ma malle +avec moi sur une brouette.</p> + +<p>—Êtes-vous ici pour le bien?</p> + +<p>—Je n'y suis pas pour le mal, au moins, d'après ce que je suppose?»</p> + +<p>Je n'en étais pas bien certain; j'eus le loisir de songer en moi-même à +sa réponse, pendant qu'il levait lentement un regard inquisiteur du pavé +à mes jambes, et de mes bras à ma tête.</p> + +<p>«Alors vous avez quitté la forge? dis-je.</p> + +<p>—Est-ce que ça a l'air d'une forge, ici? répliqua Orlick, en jetant un +coup d'œil méprisant autour de lui; maintenant prenez-le pour une forge +si cela vous fait plaisir.»</p> + +<p>Je lui demandai depuis combien de temps il avait quitté la forge de +Gargery.</p> + +<p>«Un jour est ici tellement semblable à l'autre, répliqua-t-il, que je ne +saurais le dire sans en faire le calcul. Cependant, je suis venu ici +quelque temps après votre départ.</p> + +<p>—J'aurais pu vous le dire, Orlick.</p> + +<p>—Ah! fit-il sèchement, je croyais que vous étiez pour être étudiant.»</p> + +<p>En ce moment, nous étions arrivés à la maison, où je vis que sa chambre +était placée juste à côté de la porte, et qu'elle avait une petite +fenêtre donnant sur la cour. Dans de petites proportions, elle +ressemblait assez au genre de pièces appelées loges, généralement +habitées par les portiers à Paris; une certaine quantité de clefs +étaient accrochées au mur; il y ajouta celle de la rue. Son lit, à +couvertures rapiécées, se trouvait derrière, dans un petit compartiment +ou renfoncement. Le tout avait un air malpropre, renfermé et endormi +comme une cage à marmotte humaine, tandis que lui, Orlick, apparaissait +sombre et lourd dans l'ombre d'un coin près de la fenêtre, et semblait +être la marmotte humaine pour laquelle cette cage avait été faite. Et +cela était réellement.</p> + +<p>«Je n'ai jamais vu cette chambre, dis-je, et autrefois il n'y avait pas +de portier ici.</p> + +<p>—Non, dit-il, jusqu'au jour où il n'y eut plus aucune porte pour +défendre l'habitation, et que les habitants considérassent cela comme +dangereux à cause des forçats et d'un tas de canailles et de va-nu-pieds +qui passent par ici. Alors on m'a recommandé pour remplir cette place +comme un homme en état de tenir tête à un autre homme, et je l'ai prise. +C'est plus facile que de souffler et de jouer du marteau.—Il est +chargé; il l'est!»</p> + +<p>Mes yeux avaient rencontré, au-dessus de la cheminée, un fusil à monture +en cuivre, et ses yeux avaient suivi les miens.</p> + +<p>«Eh bien, dis-je, ne désirant pas prolonger davantage la conversation, +faut-il monter chez miss Havisham?</p> + +<p>—Que je sois brûlé si je le sais! répondit-il en s'étendant et en se +secouant. Mes ordres ne vont pas plus loin. Je vais frapper un coup sur +cette cloche avec le marteau, et vous suivrez le couloir jusqu'à ce que +vous rencontriez quelqu'un.</p> + +<p>—Je suis attendu, je pense.</p> + +<p>—Qu'on me brûle deux fois, si je puis le dire!» répondit-il.</p> + +<p>Là-dessus, je descendis dans le long couloir qu'autrefois j'avais si +souvent foulé de mes gros souliers, et il fit résonner sa cloche. Au +bout du passage, pendant que la cloche vibrait encore, je trouvai Sarah +Pocket, qui me parut avoir verdi et jauni à cause de moi.</p> + +<p>«Oh! dit-elle, est-ce vous, monsieur Pip?</p> + +<p>—Moi-même, miss Pocket. Je suis aise de vous dire que M. Pocket et sa +famille se portent bien.</p> + +<p>—Sont-ils un peu plus sages? dit Sarah, en secouant tristement la tête. +Il vaudrait mieux qu'ils fussent sages que bien portants. Ah! Mathieu! +Mathieu!... vous savez le chemin, monsieur?</p> + +<p>—Passablement, car j'ai monté cet escalier bien souvent dans +l'obscurité.»</p> + +<p>Je le gravis alors avec des bottes bien plus légères qu'autrefois et je +frappai, de la même manière que j'avais coutume de le faire, à la porte +de la chambre de miss Havisham.</p> + +<p>«C'est le coup de Pip, dit-elle immédiatement; entrez, Pip.»</p> + +<p>Elle était dans sa chaise, auprès de la vieille table, toujours avec ses +vieux habits, les deux mains croisées sur sa canne, le menton appuyé +dessus, et les yeux tournés du côté du feu. À côté d'elle était le +soulier blanc qui n'avait jamais été porté, et une dame élégante que je +n'avais jamais vue, était assise, la tête penchée sur le soulier, comme +si elle le regardait.</p> + +<p>«Entrez, Pip, continua miss Havisham, sans détourner les yeux. Entrez, +Pip. Comment allez-vous, Pip? Ainsi donc, vous me baisez la main comme +si j'étais une reine? Eh! eh bien?...»</p> + +<p>Elle me regarda tout à coup sans lever les yeux, et répéta d'un air +moitié riant, moitié de mauvaise humeur:</p> + +<p>«Eh bien?</p> + +<p>—J'ai appris, mis Havisham, dis-je un peu embarrassé, que vous étiez +assez bonne pour désirer que je vinsse vous voir: je suis venu aussitôt.</p> + +<p>—Eh bien?»</p> + +<p>La dame qu'il me semblait n'avoir jamais vue avant, leva les yeux sur +moi et me regarda durement. Alors je vis que ses yeux étaient les yeux +d'Estelle. Mais elle était tellement changée, tellement embellie; elle +était devenue si complètement femme, elle avait fait tant de progrès +dans tout ce qui excite l'admiration, qu'il me semblait n'en avoir fait +aucun. Je m'imaginais, en la regardant, que je redevenais un garçon +commun et grossier. C'est alors que je sentis toute la distance et +l'inégalité qui nous séparaient, et l'impossibilité d'arriver jusqu'à +elle.</p> + +<p>Elle me tendit la main. Je bégayai quelque chose sur le plaisir que +j'avais à la revoir, et sur ce que je l'avais longtemps, bien longtemps +espéré.</p> + +<p>«La trouvez-vous très changée, Pip? demanda miss Havisham avec son +regard avide et en frappant avec sa canne sur une chaise qui se trouvait +entre elles deux, et pour me faire signe de m'asseoir.</p> + +<p>—Quand je suis entré, miss Havisham, je n'ai absolument rien reconnu +d'Estelle, ni son visage, ni sa tournure, mais maintenant je reconnais +bien que tout cela appartient bien à l'ancienne....</p> + +<p>—Comment! vous n'allez pas dire à l'ancienne Estelle? interrompit miss +Havisham. Elle était fière et insolente, et vous avez voulu vous +éloigner d'elle, ne vous en souvenez-vous pas?»</p> + +<p>Je répondis avec confusion qu'il y avait très longtemps de tout cela, +qu'alors je ne m'y connaissais pas... et ainsi de suite. Estelle +souriait avec un calme parfait, et dit qu'elle avait conscience que +j'avais parfaitement raison, et qu'elle avait été désagréable.</p> + +<p>«Et lui!... est-il changé? demanda miss Havisham.</p> + +<p>—Énormément! dit Estelle en m'examinant.</p> + +<p>—Moins grossier et moins commun,» dit miss Havisham en jouant avec les +cheveux d'Estelle.</p> + +<p>Et elle se mit à rire, puis elle regarda le soulier qu'elle tenait à la +main, et elle se mit à rire de nouveau et me regarda. Elle posa le +soulier à terre. Elle me traitait encore en enfant; mais elle cherchait +à m'attirer.</p> + +<p>Nous étions dans la chambre fantastique, au milieu des vieilles et +étranges influences qui m'avaient tant frappé, et j'appris qu'elle +arrivait de France, et qu'elle allait se rendre à Londres. Hautaine et +volontaire comme autrefois, ces défauts étaient presque effacés par sa +beauté, qui était quelque chose d'extraordinaire et de surnaturel; je le +pensais, du moins, désireux que j'étais de séparer ses défauts de sa +beauté. Mais il était impossible de séparer sa présence de ces +malheureux et vifs désirs de fortune et d'élégance qui avaient tourmenté +mon enfance, de toutes ces mauvaises aspirations qui avaient commencé +par me rendre honteux de notre pauvre logis et de Joe, de toutes ces +visions qui m'avaient fait voir son visage dans le foyer ardent, dans +les éclats du fer, jusque sur l'enclume, qui l'avaient fait sortir de +l'obscurité de la nuit, pour me regarder à travers la fenêtre de la +forge et disparaître ensuite.... En un mot, il m'était impossible de la +séparer, dans le passé ou dans le présent, des moments les plus intimes +de mon existence.</p> + +<p>Il fut convenu que je passerais tout le reste de la journée chez miss +Havisham; que je retournerais à l'hôtel le soir, et le lendemain à +Londres. Quand nous eûmes causé pendant quelque temps, miss Havisham +nous envoya promener dans le jardin abandonné. En y entrant, Estelle me +dit que je devais bien la rouler un peu comme autrefois.</p> + +<p>Estelle et moi entrâmes donc dans le jardin, par la porte près de +laquelle j'avais rencontré le jeune homme pâle, aujourd'hui Herbert; +moi, le cœur tremblant et adorant jusqu'aux ourlets de sa robe; elle, +entièrement calme et bien certainement n'adorant pas les ourlets de mon +habit. En approchant du lieu du combat, elle s'arrêta et dit:</p> + +<p>«Il faut que j'aie été une singulière petite créature, pour me cacher et +vous regarder combattre ce jour-là, mais je l'ai fait, et cela m'a +beaucoup amusée.</p> + +<p>—Vous m'en avez bien récompensé.</p> + +<p>—Vraiment! répliqua-t-elle naturellement, comme si elle se souvenait à +peine. Je me rappelle que je n'étais pas du tout favorable à votre +adversaire, parce que j'avais vu de fort mauvais œil qu'on l'eût fait +venir ici pour m'ennuyer de sa compagnie.</p> + +<p>—Lui et moi, nous sommes bons amis maintenant, lui dis-je.</p> + +<p>—Vraiment! Je crois me souvenir que vous faites vos études chez son +père?</p> + +<p>—Oui.»</p> + +<p>C'est avec répugnance que je répondis affirmativement, car cela me +donnait l'air d'un enfant, et elle me traitait déjà suffisamment comme +tel.</p> + +<p>«En changeant de position pour le présent et l'avenir, vous avez changé +de camarades? dit Estelle.</p> + +<p>—Naturellement, dis-je.</p> + +<p>—Et nécessairement, ajouta-t-elle d'un ton fier, ceux qui vous +convenaient autrefois comme société ne vous conviendraient plus +aujourd'hui?»</p> + +<p>En conscience, je doute fort qu'il me restât en ce moment la plus légère +intention d'aller voir Joe; mais s'il m'en restait une ombre, cette +observation la fit évanouir.</p> + +<p>«Vous n'aviez en ce temps-là aucune idée de la fortune qui vous était +destinée? dit Estelle.</p> + +<p>—Pas la moindre.»</p> + +<p>Son air de complète supériorité en marchant à côté de moi, et mon air de +soumission et de naïveté en marchant à côté d'elle formaient un +contraste que je sentais parfaitement: il m'eût encore fait souffrir +davantage, si je ne l'avais considéré comme venant absolument de moi, +qui étais si éloigné d'elle par mes manières, et en même temps si +rapproché d'elle par ma passion.</p> + +<p>Le jardin était trop encombré de végétation pour qu'on y pût marcher à +l'aise, et quand nous en eûmes fait deux ou trois fois le tour, nous +rentrâmes dans la cour de la brasserie. Je lui montrai avec finesse +l'endroit où je l'avais vue marcher sur les tonneaux le premier jour des +temps passés, et elle me dit en accompagnant ses paroles d'un regard +froid et indifférent:</p> + +<p>«Vraiment!... ai-je fait cela?»</p> + +<p>Je lui rappelai l'endroit où elle était sortie de la maison pour me +donner à manger et à boire, et elle me répondit:</p> + +<p>«Je ne m'en souviens pas.</p> + +<p>—Vous ne vous souvenez pas de m'avoir fait pleurer? dis-je.</p> + +<p>—Non,» fit-elle en secouant la tête et en regardant autour d'elle.</p> + +<p>Je crois vraiment que son peu de mémoire, et surtout son indifférence me +firent pleurer de nouveau en moi-même, et ce sont ces larmes-là qui sont +les larmes les plus cuisantes de toutes celles que l'on puisse verser.</p> + +<p>«Vous savez, dit Estelle, d'un air de condescendance qu'une belle et +ravissante femme peut seule prendre, que je n'ai pas de cœur... si cela +peut avoir quelque rapport avec ma mémoire.»</p> + +<p>Je me mis à balbutier quelque chose qui indiquait assez que je prenais +la liberté d'en douter... que je savais le contraire... qu'il était +impossible qu'une telle beauté n'ait pas de cœur....</p> + +<p>«Oh! j'ai un cœur qu'on peut poignarder ou percer de balles, sans +doute, dit Estelle, et il va sans dire que s'il cessait de battre, je +cesserais de vivre, mais vous savez ce que je veux dire: je n'ai pas la +moindre douceur à cet endroit-là. Non; la sympathie, le sentiment, +autant d'absurdités selon moi.»</p> + +<p>Qu'était-ce donc qui me frappait chez elle pendant qu'elle se tenait +immobile à côté de moi et qu'elle me regardait avec attention? Était-ce +quelque chose qui m'avait frappé chez miss Havisham? Dans quelques uns +de ses regards, dans quelques uns de ses gestes, il y avait une légère +ressemblance avec miss Havisham; c'était cette ressemblance qu'on +remarque souvent entre les enfants et les personnes avec lesquelles ils +ont vécu longtemps dans la retraite, ressemblance de mouvements, +d'expression entre des visages qui, sous d'autres rapports, sont tout à +fait différents. Et pourtant je ne pouvais lui trouver aucune similitude +de traits avec miss Havisham. Je regardai de nouveau, et bien qu'elle me +regardât encore, la ressemblance avait disparu.</p> + +<p>Qu'était-ce donc?...</p> + +<p>«Je parle sérieusement, dit Estelle, sans froncer les sourcils (car son +front était uni) autant que son visage s'assombrissait. Si nous étions +destinés à vivre longtemps ensemble, vous feriez bien de vous pénétrer +de cette idée, une fois pour toutes. Non, fit-elle en m'arrêtant d'un +geste impérieux, comme j'entrouvrais les lèvres, je n'ai accordé ma +tendresse à personne, et je n'ai même jamais su ce que c'était.»</p> + +<p>Un moment après, nous étions dans la brasserie abandonnée, elle +m'indiquait du doigt la galerie élevée d'où je l'avais vue sortir le +premier jour, et me dit qu'elle se souvenait d'y être montée, et de +m'avoir vu tout effarouché. En suivant des yeux sa blanche main, cette +même ressemblance vague, que je ne pouvais définir, me traversa de +nouveau l'esprit. Mon tressaillement involontaire lui fit poser sa main +sur mon bras, et immédiatement le fantôme s'évanouit encore et disparut.</p> + +<p>Qu'était-ce donc?...</p> + +<p>«Qu'avez-vous? demanda Estelle. Êtes-vous effrayé?</p> + +<p>—Je le serais, si je croyais ce que vous venez de dire, répondis-je +pour finir.</p> + +<p>—Alors vous ne le croyez pas? N'importe, je vous l'ai dit, miss +Havisham va bientôt vous le rappeler. Faisons encore un tour de jardin, +puis vous rentrerez. Allons! il ne faut pas pleurer sur ma cruauté: +aujourd'hui, vous serez mon page; donnez-moi votre épaule.»</p> + +<p>Sa belle robe avait traîné à terre, elle la relevait alors d'une main et +de l'autre me touchait légèrement l'épaule en marchant. Nous fîmes +encore deux ou trois tours dans ce jardin abandonné, qui pour moi +paraissait tout en fleurs. Les végétations jaunes et vertes qui +sortaient des fentes du vieux mur eussent-elles été les fleurs les plus +belles et les plus précieuses, qu'elles ne m'eussent pas laissé un plus +charmant souvenir.</p> + +<p>Il n'y avait pas entre nous assez de différence d'années pour l'éloigner +de moi: nous étions presque du même âge, quoi que bien entendu elle +parût plus âgée que moi; mais l'air d'inaccessibilité que lui donnaient +sa beauté et ses manières me tourmentait au milieu de mon bonheur; +cependant, j'avais l'assurance intime que notre protectrice nous avait +choisis l'un pour l'autre. Malheureux garçon!</p> + +<p>Enfin, nous rentrâmes dans la maison et j'appris avec surprise que mon +tuteur était venu voir miss Havisham pour affaires, et qu'il reviendrait +dîner. Les vieilles branches des candélabres de la chambre avaient été +allumées pendant notre absence, et miss Havisham m'attendait dans son +fauteuil.</p> + +<p>Je dus pousser le fauteuil comme par le passé, et nous commençâmes notre +lente promenade habituelle autour des cendres du festin nuptial. Mais +dans cette chambre funèbre, avec cette image de la mort, couchée dans ce +fauteuil et fixant ses yeux sur elle, Estelle paraissait plus belle, +plus brillante que jamais, et je tombai sous un charme encore plus +puissant.</p> + +<p>Le temps s'écoula ainsi, l'heure du dîner approchait, et Estelle nous +quitta pour aller à sa toilette. Nous nous étions arrêtés près du centre +de la longue table et miss Havisham, un de ses bras flétris hors du +fauteuil, reposait sa main crispée sur la nappe jaunie.</p> + +<p>Estelle ayant retourné la tête et jeté un coup d'œil par-dessus son +épaule, avant de sortir, miss Havisham lui envoya de la main un baiser; +elle imprima à ce mouvement une ardeur dévorante, vraiment terrible dans +son genre. Puis Estelle étant partie, et nous restant seuls, elle se +tourna vers moi, et me dit à voix basse:</p> + +<p>«N'est-elle pas belle... gracieuse... bien élevée? Ne l'admirez-vous +pas?</p> + +<p>—Tous ceux qui la voient doivent l'admirer, miss Havisham.»</p> + +<p>Elle passa son bras autour de mon cou et attira ma tête contre la +sienne, toujours appuyée sur le dos de son fauteuil.</p> + +<p>«Aimez-la.... Aimez-la!... Aimez-la.... Comment est-elle avec vous?»</p> + +<p>Avant que j'eusse eu le temps de répondre, si toutefois j'avais pu +répondre à une question si délicate, elle répéta:</p> + +<p>«Aimez-la!... Aimez-la!... Si elle vous traite avec faveur, aimez-la!... +Si elle vous accable, aimez-la!... Si elle déchire votre cœur en +morceaux, et à mesure qu'il deviendra plus vieux et plus fort, il +saignera davantage, aimez-la!... aimez-la!... aimez-la!...»</p> + +<p>Jamais je n'avais vu une ardeur aussi passionnée que celle avec laquelle +elle prononçait ces mots. Je sentais autour de mon cou les muscles de +son bras amaigri se gonfler sous l'influence de la passion qui la +possédait.</p> + +<p>«Écoutez-moi, Pip, je l'ai adoptée pour qu'on l'aime, je l'ai élevée +pour qu'on l'aime, je lui ai donné de l'éducation pour qu'on l'aime, +j'en ai fait ce qu'elle est afin qu'elle pût être aimée, aimez-la!...»</p> + +<p>Elle répétait le mot assez souvent pour ne laisser aucun doute sur ce +qu'elle voulait dire; mais si le mot souvent répété eût été un mot de +haine, au lieu d'être un mot d'amour, tels que désespoir, vengeance, +mort cruelle, il n'aurait pu résonner davantage à mes oreilles comme une +malédiction.</p> + +<p>«Je vais vous dire, fit-elle dans le même murmure passionné et +précipité, ce que c'est que l'amour vrai: c'est le dévouement aveugle, +l'abnégation entière, la soumission absolue, la confiance et la foi +contre vous-même et contre le monde entier, l'abandon de votre âme et de +votre cœur tout entier à la personne aimée. C'est ce que j'ai fait!»</p> + +<p>Lorsqu'elle arriva à ces paroles et à un cri sauvage qui les suivit, je +la retins par la taille, car elle se soulevait sur son fauteuil, +enveloppée dans sa robe qui lui servait de suaire, et s'élançait dans +l'espace comme si elle eût voulu se briser contre la muraille et tomber +morte.</p> + +<p>Tout ceci se passa en quelques secondes. En la remettant dans son +fauteuil, je crus sentir une odeur qui ne m'était pas inconnue; en me +tournant, j'aperçus mon tuteur dans la chambre.</p> + +<p>Il portait toujours, je crois ne pas l'avoir dit encore, un riche +foulard, de proportions imposantes, qui lui était d'un grand secours +dans sa profession. Je l'ai vu remplir de terreur un client ou un +témoin, en déployant avec cérémonie ce foulard, comme s'il allait se +moucher immédiatement, puis s'arrêtant, comme s'il voyait bien qu'il +n'aurait pas le temps de le faire avant que le client ou le témoin ne se +fussent compromis; le client ou le témoin, à demi compromis, imitant son +exemple, s'arrêtait immédiatement, comme cela devait être. Quand je le +vis dans la chambre, il tenait cet expressif mouchoir de poche des deux +mains et nous regardait. En rencontrant mon œil, il dit clairement, par +une pause momentanée et silencieuse, tout en conservant son attitude: +«En vérité! C'est singulier!» Puis il se servit de son mouchoir comme on +doit s'en servir, avec un effet formidable.</p> + +<p>Miss Havisham l'avait vu en même temps que moi. Comme tout le monde, +elle avait peur de lui. Elle fit de violents efforts pour se remettre, +et balbutia qu'il était aussi exact que toujours.</p> + +<p>«Toujours exact, répéta-t-il en venant à moi; comment ça va-t-il, Pip? +Vous ferai-je faire un tour, miss Havisham? Ainsi donc, vous voilà ici, +Pip?»</p> + +<p>Je lui dis depuis quand j'étais arrivé, et comment miss Havisham avait +désiré que je vinsse voir Estelle. Ce à quoi il répliqua:</p> + +<p>«Ah! c'est une très jolie personne!»</p> + +<p>Puis il poussa devant lui miss Havisham dans son fauteuil avec une de +ses grosses mains, et mit l'autre dans la poche de son pantalon, comme +si ladite poche était pleine de secrets.</p> + +<p>«Eh! Pip! combien de fois aviez-vous déjà vu miss Estelle, dit-il en +s'arrêtant.</p> + +<p>—Combien!...</p> + +<p>—Ah! combien de fois? Dix mille fois?</p> + +<p>—Oh! non, pas aussi souvent.</p> + +<p>—Deux fois?</p> + +<p>—Jaggers, interrompit miss Havisham, à mon grand soulagement, laissez +donc mon Pip tranquille, et descendez dîner avec lui.»</p> + +<p>Il s'exécuta, et nous descendîmes ensemble l'escalier. Pendant que nous +nous rendions aux appartements séparés en traversant la cour du fond, il +me demanda combien de fois j'avais vu miss Havisham manger et boire, me +donnant comme de coutume à choisir entre cent fois et une fois.</p> + +<p>Je réfléchis et je répondis:</p> + +<p>«Jamais!</p> + +<p>—Et jamais vous ne la verrez, Pip, reprit-il avec un singulier sourire; +elle n'a jamais souffert qu'on la voie faire l'un ou l'autre depuis +qu'elle a adopté ce genre de vie. La nuit elle erre au hasard dans la +maison et prend la nourriture qu'il lui faut.</p> + +<p>—Permettez, monsieur, dis-je, puis-je vous faire une question?</p> + +<p>—Vous le pouvez, dit-il, mais je suis libre de refuser d'y répondre. +Voyons votre question.</p> + +<p>—Le nom d'Estelle est-il Havisham, ou bien...»</p> + +<p>Je n'avais rien à ajouter.</p> + +<p>«Ou qui? dit-il.</p> + +<p>—Est-ce Havisham?</p> + +<p>—C'est Havisham.</p> + +<p>Cela nous mena jusqu'à la table où elle et Sarah Pocket nous +attendaient. M. Jaggers présidait. Estelle s'assit en face de lui. Nous +dînâmes fort bien, et nous fûmes servis par une servante que je n'avais +jamais vue pendant mes allées et venues, mais qui, je le sais, avait +toujours été employée dans cette mystérieuse maison. Après dîner, on +plaça devant mon tuteur une bouteille de vieux porto; il était évident +qu'il se connaissait en vins, et les deux dames nous laissèrent. Je n'ai +jamais vu autre part, même chez M. Jaggers, rien de pareil à la réserve +que M. Jaggers affectait dans cette maison. Il tenait ses regards +baissés sur son assiette, et c'est à peine si pendant le dîner il les +dirigea une seule fois sur Estelle. Quand elle lui parlait, il écoutait +et répondait, mais ne la regardait jamais, du moins je ne m'en aperçus +pas. De son côté, elle le regardait souvent avec intérêt et curiosité, +sinon avec méfiance; mais il n'avait jamais l'air de se douter de +l'attention dont il était l'objet. Pendant tout le temps que dura le +dîner, il semblait prendre un malin plaisir à rendre Sarah Pocket plus +jaune et plus verte, en revenant souvent dans la conversation à mes +espérances; mais là encore il semblait ne se douter de rien, il allait +jusqu'à paraître arracher, et il arrachait en effet, bien que je ne +susse pas comment, des renseignements sur mon innocent individu.</p> + +<p>Quand lui et moi restâmes seuls, il se posa et il se répandit sur toute +sa personne un air de tranquillité parfaite, conséquence probable des +informations qu'il possédait sur tout le monde en général. C'en était +réellement trop pour moi. Il contre-examinait jusqu'à son vin quand il +n'avait rien d'autre sous la main; il le plaçait entre la lumière et +lui, le goûtait, le retournait dans sa bouche, puis l'avalait, posait le +verre, le reprenait, regardait de nouveau le vin, le sentait, +l'essayait, le buvait, remplissait de nouveau son verre, le +contre-examinait encore jusqu'à ce que je fusse aussi inquiet que si +j'avais su que le vin lui disait quelque chose de désagréable sur mon +compte. Trois ou quatre fois, je crus faiblement que j'allais entamer la +conversation; mais toutes les fois qu'il me voyait sur le point de lui +demander quelque chose, il me regardait, son verre à la main, en +tournant et retournant son vin dans sa bouche, comme pour me faire +remarquer que c'était inutile de lui parler puisqu'il ne pourrait pas me +répondre.</p> + +<p>Je crois que miss Pocket sentait que ma présence la mettait en danger de +devenir folle et d'aller peut-être jusqu'à déchirer son bonnet, lequel +était un affreux bonnet, une espèce de loque en mousseline, et à semer +le plancher de ses cheveux, lesquels n'avaient assurément jamais poussé +sur sa tête. Elle ne reparut que plus tard lorsque nous remontâmes chez +miss Havisham pour faire un whist. Pendant notre absence, miss Havisham +avait, d'une manière vraiment fantastique, placé quelques uns de ses +plus beaux bijoux de sa table de toilette dans les cheveux d'Estelle, +sur son sein et sur ses bras, et je vis jusqu'à mon tuteur qui la +regardait par-dessous ses épais sourcils, et levait un peu les yeux +quand cette beauté merveilleuse se trouvait devant lui avec son brillant +éclat de lumière et de couleur.</p> + +<p>Je ne dirai rien de la manière étonnante avec laquelle il gardait tous +ses atouts au whist, et parvenait, au moyen de basses cartes qu'il avait +dans la main, à rabaisser complètement la gloire de nos rois et de nos +reines, ni de la conviction que j'avais qu'il nous regardait comme trois +innocentes et pauvres énigmes qu'il avait devinées depuis longtemps. Ce +dont je souffrais le plus, c'était l'incompatibilité qui existait entre +sa froide personne et mes sentiments pour Estelle; ce n'était pas parce +que je savais que je ne pourrais jamais me décider à lui parler d'elle, +ni parce que je savais que je ne pourrais jamais supporter de l'entendre +faire craquer ses bottes devant elle, ni parce que je savais que je ne +pourrais jamais me résigner à le voir se laver les mains près d'elle: +c'était parce que je savais que mon admiration serait toujours à un ou +deux pieds au-dessus de lui, et que mes sentiments seraient regardés par +lui comme une circonstance aggravante.</p> + +<p>On joua jusqu'à neuf heures, et alors il fut convenu que, lorsque +Estelle viendrait à Londres j'en serais averti, et que j'irais +l'attendre à la voiture. Puis je lui dis bonsoir, je lui serrai la main +et je la quittai.</p> + +<p>Mon tuteur occupait au <i>Cochon bleu</i> la chambre voisine de la mienne. +Jusqu'au milieu de la nuit les paroles de miss Havisham: «Aimez-la! +aimez-la! aimez-la!» résonnèrent à mon oreille. Je les adaptai à mon +usage, et je répétais à mon oreille: «Je l'aime!... je l'aime!... je +l'aime!...» plus de cent fois. Alors un transport de gratitude envers +miss Havisham s'empara de moi en songeant qu'Estelle m'était destinée, à +moi, autrefois le pauvre garçon de forge. Puis je pensais avec crainte +qu'elle n'entrevoyait pas encore cette destinée sous le même jour que +moi. Quand commencerait-elle à s'y intéresser? Quand me serait-il donné +d'éveiller son cœur muet et endormi?</p> + +<p>Mon Dieu! je croyais ces émotions grandes et nobles, et je ne pensais +pas qu'il y avait quelque chose de bas et de petit à rester éloigné de +Joe parce que je savais qu'elle avait et qu'elle devait avoir un profond +dédain pour lui. Il n'y avait qu'un jour que Joe avait fait couler mes +larmes, mais elles avaient bien vite séché!... Dieu me pardonne! elles +avaient bien vite séché!...</p> + +<h3>FIN DU PREMIER VOLUME.</h3> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="TOME_SECOND" id="TOME_SECOND"></a>TOME SECOND.</h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_Ib" id="CHAPITRE_Ib"></a><a href="#table">CHAPITRE I.</a></h2> + + +<p>Le matin, après avoir bien considéré la chose, tout en m'habillant au +<i>Cochon bleu</i>, je résolus de dire à mon tuteur que je ne savais pas trop +si Orlick était bien le genre d'homme qui convenait pour remplir un +poste de confiance chez miss Havisham.</p> + +<p>«Sans doute, il n'est pas tout à fait le genre d'homme qu'il faut, Pip, +dit mon tuteur, sachant d'avance à quoi s'en tenir sur son compte; parce +que l'homme qui remplit un poste de confiance n'est jamais le genre +d'homme qu'il faut.»</p> + +<p>Et il sembla ravi de trouver que ce poste en particulier n'était pas +tenu exceptionnellement par quelqu'un du genre qu'il fallait, et il +m'écouta d'un air satisfait pendant que je lui racontais ce que je +savais d'Orlick.</p> + +<p>«Très bien, Pip, dit-il quand j'eus fini, je passerai tout à l'heure +pour remercier notre ami.»</p> + +<p>Un peu alarmé par cette promptitude d'action, j'opinai pour un peu de +délai, et je ne lui cachai même pas que notre ami lui-même serait +peut-être assez difficile à manier.</p> + +<p>«Oh! allons donc! dit mon tuteur en laissant passer le bout de son +mouchoir de poche avec une entière confiance, je voudrais bien le voir +discuter la chose avec moi!»</p> + +<p>Comme nous devions retourner ensemble à Londres par la voiture de midi, +et que j'avais déjeuné avec une si grande appréhension de voir paraître +Pumblechook, que je pouvais à peine tenir ma tasse, cela me fournit +l'occasion de dire que j'avais besoin de marcher et que j'irais en avant +sur la route de Londres, pendant que M. Jaggers irait à ses affaires, +s'il voulait bien prévenir le cocher que je reprendrais ma place quand +la voiture me rejoindrait. Je pus ainsi fuir le <i>Cochon bleu</i> aussitôt +après déjeuner. En faisant un détour d'un couple de milles, en pleine +campagne, derrière la propriété de Pumblechook, je retombai dans la +grande rue, un peu au-delà de ce traquenard, et je me sentis +comparativement en sûreté.</p> + +<p>Ce me fut un grand plaisir de me retrouver dans la vieille et +silencieuse ville, et il ne m'était pas trop désagréable de me voir, +par-ci par-là, reconnu et lorgné. Un ou deux boutiquiers sortirent même +de leurs boutiques, et marchèrent un peu en avant de moi, dans la rue, +afin de pouvoir se retourner, comme s'ils avaient oublié quelque chose, +et se trouver face à face avec moi pour me contempler. Dans ces +occasions, je ne sais pas qui d'eux ou de moi faisait le pire semblant: +eux de ne pas me regarder, moi de ne pas les voir; toujours est-il que +ma position me semblait une position distinguée, et que je n'en étais +pas du tout mécontent, quand le sort jeta sur mon chemin ce mécréant +sans nom, le garçon du tailleur Trabb.</p> + +<p>En portant les yeux à une certaine distance en avant, j'aperçus ce +garçon, qui approchait en se battant les flancs avec un grand sac bleu +qui était vide. Jugeant qu'un regard tranquille et indifférent, jeté sur +lui comme par hasard, était ce qui me convenait le mieux et ce qui +parviendrait probablement à conjurer son mauvais esprit, je m'avançai +avec une grande placidité de visage, et je me félicitais déjà de mon +succès, quand tout à coup les genoux du garçon de Trabb +s'entre-choquèrent, ses cheveux se dressèrent, sa casquette tomba, tous +ses membres tremblèrent avec violence, il chancela enfin sur la route, +en criant à la populace:</p> + +<p>«Au secours!... soutenez-moi!... j'ai peur!...»</p> + +<p>Il feignait d'être au comble de la terreur et de la prostration, par +l'effet de la dignité de ma démarche et de toute ma personne. Quand je +passai à côté de lui, ses dents claquèrent à grand bruit dans sa bouche, +et il se prosterna dans la poussière, avec tous les signes d'une +humiliation profonde.</p> + +<p>C'était une chose bien dure à supporter, mais ça n'était encore rien que +cela. Je n'avais pas fait deux cents pas, quand, à mon inexprimable +terreur, à mon juste étonnement et à ma profonde indignation, je vis de +nouveau le garçon Trabb qui approchait. Il venait de tourner le coin +d'une rue; son sac bleu était passé sur son épaule, ses yeux reflétaient +un honnête empressement, et la détermination de gagner au plus vite la +maison de Trabb se lisait dans sa démarche. Cette fois, ce fut avec une +espèce d'épouvante qu'il eut l'air de me découvrir. Il éprouva les mêmes +effets que la première fois, mais avec un mouvement de rotation; il +courut autour de moi tout en chancelant, les genoux faibles et +tremblants, et les mains levées comme pour demander miséricorde. Ses +prétendues souffrances furent une grande jubilation pour les +spectateurs; quant à moi, j'étais littéralement confondu.</p> + +<p>Je n'avais pas dépassé de beaucoup la poste aux lettres, quand de +nouveau j'aperçus le garçon de Trabb, débusquant par un chemin détourné. +Cette fois, il était entièrement changé; il portait le sac bleu de la +manière dégagée dont je portais mon pardessus et se carrait en face de +moi, de l'autre côté de la rue, suivi d'une foule joyeuse de jeunes +amis, auxquels il criait de temps en temps, en agitant la main et en +prenant un air superbe:</p> + +<p>«Je ne vous connais pas! je ne vous connais pas!»</p> + +<p>Les mots ne pourraient donner une idée de l'outrage et du ridicule +lancés sur moi par le garçon de Trabb, quand, passant à côté de moi, il +tirait son col de chemise, frisait ses cheveux, appuyait son poing sur +la hanche, tout en se carrant d'une manière extravagante, en balançant +ses coudes et son corps, et en criant à ceux qui le suivaient:</p> + +<p>«Connais pas!... connais pas!... Sur mon âme, je ne vous connais +pas!...»</p> + +<p>Son ignominieux cortège se mit immédiatement à pousser des cris et à me +poursuivre sur le pont. Ces cris ressemblaient à ceux d'une basse-cour +extrêmement effrayée, dont les volatiles m'auraient connu quand j'étais +forgeron; ils mirent le comble à ma honte lorsque je quittai la ville, +et me poursuivirent jusqu'en plein champ.</p> + +<p>Mais, à moins d'avoir, en cette occasion, ôté la vie au garçon de Trabb, +je ne sais réellement pas aujourd'hui ce que j'aurais pu faire, sinon de +me résigner à endurer ce supplice. Lui chercher querelle dans la rue ou +tirer de lui une autre réparation que le meilleur sang de son cœur, eût +été futile et dégradant. C'était d'ailleurs un garçon que personne ne +pouvait atteindre, un serpent invulnérable et astucieux, qui, traqué +dans un coin, s'échappait entre les jambes de celui qui le poursuivait, +en sifflant dédaigneusement. J'écrivis cependant, par le courrier du +lendemain, à M. Trabb pour lui dire que M. Pip se devait à lui-même de +cesser à l'avenir tout rapport avec un homme qui pouvait oublier ce +qu'il devait aux intérêts de la société, au point d'employer un garçon +qui excitait le dégoût et le mépris de tous les gens respectables.</p> + +<p>La voiture, portant dans ses flancs M. Jaggers, arriva en temps +opportun. Je repris donc ma place sur l'impériale et j'arrivai à +Londres, sauf, mais non sain, car mon cœur était déchiré. Dès mon +arrivée, j'envoyai à Joe une morue et une bourriche d'huîtres, comme +offrande expiatoire, en réparation de ce que je n'étais pas allé +moi-même lui faire une visite; puis je me rendis à l'hôtel Barnard.</p> + +<p>Je trouvai Herbert en train de dîner avec des viandes froides, et +enchanté de me revoir. Ayant envoyé le Vengeur au restaurant pour +demander une addition au dîner, je sentis que je devais ce soir-là même +ouvrir mon cœur à mon camarade et ami. Cette confidence ne regardant +aucunement le Vengeur qui était dans le vestibule, et cette pièce, vue +par le trou de la serrure, ne paraissait guère qu'une antichambre, je +l'envoyai au spectacle. Je ne pourrais donner une meilleure preuve de la +dureté de mon esclavage, vis-à-vis de ce maître, que les dégradantes +subtilités auxquelles j'étais forcé d'avoir recours pour lui trouver de +l'emploi. J'avais si peu de ressources, que souvent je l'envoyais au +coin de Hyde Park pour voir quelle heure il était.</p> + +<p>Quand nous eûmes fini de dîner, les pieds posés sur les chenets, je lui +dis:</p> + +<p>«Mon cher Herbert, j'ai quelque chose de très particulier à vous +communiquer.</p> + +<p>—Mon cher Haendel, répondit-il, j'écouterai avec attention et déférence +ce que vous voudrez bien me confier.</p> + +<p>—Cela me concerne, Herbert, dis-je, ainsi qu'une autre personne.»</p> + +<p>Herbert se croisa les pieds, regarda le feu, la tête penchée de côté, +et, l'ayant vainement regardé pendant un moment, il me regarda de +nouveau, parce que je ne continuais pas.</p> + +<p>«Herbert, dis-je en mettant ma main sur son genou, j'aime... j'adore +Estelle.»</p> + +<p>Au lieu d'être abasourdi, Herbert répliqua comme si de rien n'était:</p> + +<p>«C'est juste! Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien! Herbert, est-ce là tout ce que vous me dites: Eh bien?</p> + +<p>—Après? voulais-je dire, fit Herbert; il va sans dire que je sais cela.</p> + +<p>—Comment savez-vous cela? dis-je.</p> + +<p>—Comment je le sais, Haendel?... Mais par vous.</p> + +<p>—Je ne vous l'ai jamais dit.</p> + +<p>—Vous ne me l'avez jamais dit?... Vous ne m'avez jamais dit non plus +quand vous vous êtes fait couper les cheveux, mais j'ai eu assez +d'intelligence pour m'en apercevoir. Vous l'avez toujours adorée, depuis +que je vous connais. Vous êtes arrivé ici avec votre adoration et votre +portemanteau! Jamais dit!... mais vous ne m'avez dit que cela du matin +au soir. En me racontant votre propre histoire, vous m'avez dit +clairement que vous aviez commencé à l'adorer la première fois que vous +l'aviez vue, quand vous étiez tout jeune, tout jeune.</p> + +<p>—Très bien, alors, dis-je, nullement fâché de cette nouvelle lumière +jetée sur mon cœur. Je n'ai jamais cessé de l'adorer, et elle est +devenue la plus belle et la plus adorable des créatures. Je l'ai vue +hier, et si je l'adorais déjà, je l'adore doublement maintenant.</p> + +<p>—Il est heureux pour vous alors, Haendel, dit Herbert, que vous ayez +été choisi pour elle, et que vous lui soyez destiné. Sans nous occuper +de ce qu'il nous est défendu de rechercher, nous pouvons nous risquer à +dire qu'il ne peut y avoir de doute entre nous sur ce point. Mais +savez-vous ce qu'Estelle pense de cette adoration?</p> + +<p>Je secouai tristement la tête.</p> + +<p>«Oh! elle en est à mille lieues.</p> + +<p>—Patience, mon cher Haendel; vous avez le temps, vous avez le temps! +Mais vous avez encore quelque chose à me dire?</p> + +<p>—Je suis honteux de le dire, répondis-je, et pourtant il n'y a pas plus +de mal à le dire qu'à le penser: vous m'appelez un heureux mortel... +sans doute je le suis. Hier je n'étais encore qu'un pauvre garçon de +forge; aujourd'hui, je suis... quoi?...</p> + +<p>—Dites un bon garçon, si vous voulez finir votre phrase, répondit +Herbert en souriant et en pressant mes mains dans les siennes, un bon +garçon, un curieux mélange d'impétuosité et d'hésitation, de hardiesse +et de défiance, d'animation et de rêverie.»</p> + +<p>Je m'arrêtai un instant pour considérer si mon caractère contenait +réellement un pareil mélange. Je n'en retrouvai pas les éléments; mais +je pensais que cela ne valait pas la peine d'être discuté.</p> + +<p>«Quand je demande ce que je suis aujourd'hui, Herbert, continuai-je, je +traduis en parole la pensée qui me préoccupe le plus; vous dites que je +suis heureux! Je sais que je n'ai rien fait pour m'élever, et que c'est +la fortune seule qui a tout fait. C'est avoir eu bien de la chance, et +pourtant quand je pense à Estelle....</p> + +<p>—Et quand vous n'y pensez pas, êtes-vous plus tranquille? interjeta +Herbert, les yeux fixés sur le feu, ce qui me parut très bon et très +sympathique de sa part.</p> + +<p>—... Alors, mon cher Herbert, je ne puis vous dire combien je me sens +dépendant de tout et incertain de l'avenir, et à combien de centaines de +hasards je m'en sens exposé. Tout en évitant le terrain défendu, comme +vous l'avez fait si judicieusement tout à l'heure, je puis encore dire +que toutes mes espérances dépendent de la constance d'une +personne,—sans nommer personne,—et m'affliger de voir ces espérances +encore si vagues et si indéfinies.»</p> + +<p>En disant cela, je soulageai mon esprit de tout ce qui l'avait toujours +tourmenté plus ou moins; mais, sans nul doute, depuis la veille plus que +jamais.</p> + +<p>«Maintenant, Haendel, répliqua Herbert de son ton gai et encourageant, +il me semble que les angoisses d'une tendre passion nous font regarder +le défaut de notre cheval avec un verre grossissant, et détournent notre +attention de ses qualités. Ne m'avez-vous pas raconté que votre tuteur, +M. Jaggers, vous avait dit, dès le début, que vous n'aviez pas que des +espérances? Et même, s'il ne vous l'avait pas dit, bien que ce soit là +un très grand <i>si</i>, j'en conviens, ne pensez-vous pas que de tous les +hommes de Londres, M. Jaggers serait le dernier à continuer ses +relations actuelles avec vous, s'il n'était pas sûr de son terrain?»</p> + +<p>Je répondis que je ne pouvais nier que ce fût là un grand point, et, +comme il arrive souvent en pareil cas, je le dis en ayant l'air de faire +avec répugnance une concession à la vérité et à la justice, et comme si +j'avais réprimé le besoin de le nier!</p> + +<p>«Je crois bien que c'est un grand point, dit Herbert, et je crois aussi +que vous seriez bien embarrassé d'en trouver un plus grand. Du reste, +vous devez attendre le bon plaisir de votre tuteur comme il doit +attendre le bon plaisir de ses clients. Vous aurez vingt et un ans avant +de savoir où vous en êtes; peut-être alors recevrez-vous quelque nouvel +éclaircissement. Dans tous les cas, vous serez plus près de le recevoir, +car il faut bien que cela vienne à la fin.</p> + +<p>—Quel charmant caractère vous avez, dis-je en admirant avec +reconnaissance l'entrain de ses manières.</p> + +<p>—Ce doit être, dit Herbert, car je n'ai guère que cela. Je dois +reconnaître que le bon sens de ce que je viens de dire n'est pas de moi, +mais de mon père. La seule remarque que je lui ai jamais entendu faire +sur votre situation, c'est cette conclusion: «La chose est faite et +arrangée, ou sans cela M. Jaggers ne s'en mêlerait pas.» Et maintenant, +avant d'en dire davantage sur mon père, ou le fils de mon père, et de +vous rendre confidence pour confidence, j'éprouve le besoin de me rendre +sérieusement désagréable à vos yeux, positivement repoussant.</p> + +<p>—Vous n'y réussirez pas, dis-je.</p> + +<p>—Oh! si! dit-il. Une... deux... trois... et je commence, Haendel, mon +bon ami...»</p> + +<p>Quoi qu'il parlât d'un ton fort léger, il était très ému.</p> + +<p>«J'ai pensé, depuis que nous causons ici, les pieds sur les barreaux de +la grille, que votre mariage avec Estelle ne peut être assurément une +condition de votre héritage, si votre tuteur ne vous en a jamais parlé. +Ai-je raison de comprendre ainsi ce que vous m'avez dit, qu'il n'a +jamais fait allusion à elle, en aucune manière, directement ou +indirectement; que votre protecteur pouvait avoir des vues quant à votre +mariage futur?</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p>—Maintenant, Haendel, je ne veux pas vous faire de peine, sur mon âme +et sur mon honneur! Ne lui étant pas engagé, ne pouvez-vous vous +détacher d'elle? Je vous ai dit que j'allais être désagréable.»</p> + +<p>Je détournai la tête, car quelque chose de glacial et d'inattendu +fondait sur moi, comme le vent des vieux marais venant de la mer; un +sensation pénible comme celle qui m'avait subjugué le matin où j'avais +quitté la forge, quand le brouillard se levait solennellement, et quand +j'avais mis la main sur le poteau indicateur de notre village, fit de +nouveau battre mon cœur. Il y eut entre nous un silence de quelques +instants.</p> + +<p>«Oui, mais mon cher Haendel, continua Herbert, comme si nous avions +parlé au lieu de garder le silence, ce qui rend la chose très sérieuse, +c'est qu'elle a pris d'aussi fortes racines dans la poitrine d'un garçon +que la nature et les circonstances ont fait si romanesque! Songez à la +manière dont elle a été élevée, et songez à miss Havisham. Songez à ce +qu'elle est par elle-même. Mais voilà que je deviens repoussant et que +vous me haïssez: cela peut amener des événements malheureux.</p> + +<p>—Je sais tout ce que vous pouvez me dire, Herbert, repris-je en +continuant de tenir ma tête tournée, mais je ne puis m'empêcher de +l'aimer.</p> + +<p>—Vous ne pouvez vous en détacher?</p> + +<p>—Non, cela m'est impossible!</p> + +<p>—Vous ne pouvez pas essayer, Haendel?</p> + +<p>—Non, cela m'est impossible!</p> + +<p>—Eh bien! dit Herbert en se levant et se secouant vivement, comme s'il +avait dormi, et se mettant vivement à remuer le feu, maintenant, je vais +essayer de devenir agréable!»</p> + +<p>Il fit le tour de la chambre, secoua les rideaux, mit les chaises à leur +place, rangea les livres et tout ce qui traînait, regarda dans le +vestibule, jeta un coup d'œil dans la boite aux lettres, ferma la porte +et revint prendre sa chaise au coin du feu, où il s'assit, en berçant sa +jambe gauche entre ses deux bras.</p> + +<p>«Je vais vous dire un ou deux mots, Haendel, touchant mon père et le +fils de mon père. Je crains qu'il soit à peine nécessaire, pour le fils +de mon père, de vous faire remarquer que l'établissement de mon père +n'est pas tenu d'une façon bien brillante.</p> + +<p>—Il y a toujours plus qu'il ne faut, Herbert, dis-je, pour dire quelque +chose d'encourageant.</p> + +<p>—Oh! oui; c'est aussi ce que dit le balayeur et aussi la marchande de +poisson, qui demeure dans la rue qui se trouve derrière. Sérieusement, +Haendel, car le sujet est assez sérieux, vous savez ce qui en est aussi +bien que moi. Je crois qu'il fut un temps où mon père s'occupait encore +de quelque chose; mais si ce temps a jamais existé, il n'est plus. +Puis-je vous demander si vous avez déjà eu l'occasion de remarquer dans +votre pays que les enfants, qui ne sont pas positivement de bons partis, +sont toujours très particulièrement pressés de se marier?»</p> + +<p>Cette question était si singulière, que je lui demandai en retour:</p> + +<p>«En est-il ainsi?</p> + +<p>—Je ne sais pas, dit Herbert, et c'est ce que j'ai besoin de savoir, +parce que c'est positivement le cas avec nous. Ma pauvre sœur +Charlotte, qui venait après moi et qui est morte avant sa quatorzième +année, en est un exemple frappant. La petite Jane est de même; son désir +d'être maritalement établie pourrait vous faire croire qu'elle a passé +sa courte existence dans la contemplation perpétuelle du bonheur +domestique. Le petit Alick, qui est encore en robe, a déjà pris des +arrangements pour son union avec une jeune personne très convenable de +Kew, et, en vérité, je pense qu'à l'exception du Baby, nous sommes tous +fiancés.</p> + +<p>—Alors, vous aussi, vous l'êtes? dis-je.</p> + +<p>—Je le suis, dit Herbert, mais c'est un secret.»</p> + +<p>Je l'assurai de ma discrétion, et je le priai de me faire la faveur de +me donner de plus longs détails. Il avait parlé avec tant de délicatesse +et de sympathie de ma faiblesse, que j'avais besoin de savoir quelque +chose de sa force.</p> + +<p>«Puis-je demander le nom de la personne? dis-je.</p> + +<p>—Clara, dit Herbert.</p> + +<p>—Habite-t-elle Londres?</p> + +<p>—Oui. Peut-être dois-je dire, fit Herbert, qui était devenu très abattu +et très faible depuis que nous avions abordé cet intéressant sujet, +qu'elle est un peu au-dessous des absurdes notions de famille de ma +mère. Son père était employé aux vivres dans la marine; je crois que +c'était une espèce de <i>purser</i><a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>.</p> + +<p>—Qu'est-il maintenant?</p> + +<p>—Maintenant, il est invalide, répondit Herbert.</p> + +<p>—Vivant... sur?...</p> + +<p>—À un premier étage, dit Herbert, qui n'y était pas du tout, car +j'avais voulu parler de ses moyens d'existence. Je ne l'ai jamais vu +depuis que je connais Clara, car il ne quitte pas sa chambre, qui est +au-dessus, mais je l'ai entendu constamment aller et venir et faire un +vacarme effroyable en roulant quelque terrible instrument sur le +plancher.»</p> + +<p>Herbert me regarda et se mit à rire de tout son cœur, et recouvra en un +moment ses manières enjouées ordinaires.</p> + +<p>«Ne vous attendez-vous pas à le voir?</p> + +<p>—Oh! oui, je m'attends toujours à le voir, répondit Herbert, parce que +je ne l'entends jamais sans m'attendre à le voir passer à travers le +plancher, mais je ne sais pas combien de temps les solives pourront y +tenir.»</p> + +<p>Quand il eut encore ri de tout son cœur, il redevint inquiet, et me dit +que dès qu'il aurait réalisé un capital, il avait l'intention d'épouser +cette jeune personne. Puis il ajouta comme une chose fort mélancolique, +mais allant de soi:</p> + +<p>«Mais on ne peut se marier, vous le savez, tant qu'on ne s'est pas +encore tiré d'affaire.»</p> + +<p>Comme nous étions à contempler le feu, et que je pensais combien le +capital était quelquefois un rêve difficile à réaliser, je mis mes mains +dans mes poches. Un morceau de papier plié, qui se trouvait dans l'une +d'elles, attira mon attention. Je l'ouvris, et je vis que c'était le +programme de théâtre que j'avais reçu de Joe, et qui annonçait le +célèbre amateur de province, le Roscius en renom.</p> + +<p>«Dieu me bénisse! m'écriai-je involontairement; c'est pour ce soir!»</p> + +<p>Ceci changea notre sujet de conversation en un moment, et nous résolûmes +immédiatement de nous rendre au théâtre. Donc, lorsque j'eus pris +l'engagement de consoler et d'aider Herbert dans son affaire de cœur, +par tous les moyens praticables et impraticables, quand Herbert m'eut +dit que sa fiancée me connaissait déjà de réputation, et que je lui +serais présenté, et quand nous eûmes scellé d'une chaude poignée de main +notre mutuelle confidence, nous soufflâmes nos bougies, nous arrangeâmes +notre feu, et après avoir fermé notre porte, nous nous mîmes en quête de +M. Wopsle et d'Hamlet, prince de Danemark.</p> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_IIb" id="CHAPITRE_IIb"></a><a href="#table">CHAPITRE II.</a> +</h2> + +<p>À<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a> +<a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a> notre arrivée en Danemark<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>, nous trouvâmes le roi et la reine de ce +pays dans deux fauteuils élevés sur une table de cuisine, et tenant leur +cour. Toute la noblesse danoise était là; elle se composait d'un jeune +gentilhomme enfoui dans des bottes en peau de chamois, qu'il avait +probablement héritées d'un ancêtre géant; d'un vénérable pair à figure +sale, qui paraissait n'être sorti des rangs du peuple que dans un âge +très avancé; et d'une personne avec un peigne dans les cheveux, les deux +jambes recouvertes de soie blanche, et présentant une apparence toute +féminine. Mon éminent compatriote, M. Wopsle, chargé du rôle d'Hamlet, +se tenait sournoisement à part, les bras croisés, et j'aurais pu désirer +que ses boucles de cheveux et son front eussent été plus vraisemblables.</p> + +<p>Plusieurs petites circonstances curieuses transpiraient à mesure que +l'action se déroulait. Le défunt roi paraissait non seulement avoir été +atteint d'un rhume au moment de sa mort, mais l'avoir emporté avec lui +dans la tombe, et l'avoir rapporté en sortant. Le royal fantôme portait +aussi un fantôme de manuscrit autour de son bâton de commandement, qu'il +avait l'air de consulter de temps en temps, et cela avec une tendance +évidente à perdre l'endroit où il en était resté, ce qui résultait sans +doute de son état de mortalité. C'est ce qui, je pense, amena la galerie +à conseiller à l'ombre de tourner la page, recommandation qu'elle prit +extrêmement mal. Il faut aussi faire remarquer que cet esprit +majestueux, qui avait l'air, en faisant son apparition, d'avoir marché +longtemps et d'avoir parcouru une distance énorme, sortait d'un mur, +immédiatement contigu. Cela fut cause que les terreurs qu'il inspirait +furent reçues avec dérision. La reine de Danemark, dame très gaillarde, +fut considérée par le public comme ayant trop de cuivre sur sa personne. +Son menton se réunissait à son diadème par une large bande de ce métal, +comme si elle eût eu un mal de dents formidable. Sa taille était ceinte +d'une autre bande, et chacun de ses bras également, de sorte qu'on lui +donnait tout haut le nom de grosse caisse. Le jeune gentilhomme, dans +les bottes de son ancêtre, était très insuffisant pour représenter tout +d'une baleine à lui seul, un marin habile, un acteur ambulant, un +fossoyeur, un prêtre et un personnage de la plus haute importance, +assistant à l'assaut d'armes devant la cour, et qui par son œil habile +et son jugement sain, était appelé à juger les plus beaux coups. Cela +amena graduellement le public à manquer graduellement d'indulgence pour +lui, et lorsque enfin on le reconnut dans les saints ordres, se refusant +à célébrer le service funèbre, l'indignation générale ne connut plus de +bornes et le poursuivit sous la forme de coquilles de noix. En dernier +lieu, Ophélia fut en proie à une folie si lente et si musicale, que, +lorsque au moment voulu, elle eut ôté son écharpe de mousseline blanche, +qu'elle l'eut pliée et entourée, un mauvais plaisant du parterre, qui +depuis longtemps rafraîchissait son nez impatient contre une barre de +fer du premier rang, s'écria:</p> + +<p>«Maintenant que le moutard est couché, qu'on nous donne à souper.»</p> + +<p>Ce qui, pour ne pas dire davantage, était tout à fait hors de propos.</p> + +<p>Tous ces incidents s'accumulaient d'une manière folâtre sur mon +infortuné compatriote. Toutes les fois que le prince indécis avait à +faire une question ou à éclairer un doute, le public l'y aidait. Comme +par exemple, à la question: s'il était plus noble à l'esprit de +souffrir, quelques uns crièrent:</p> + +<p>«Oui!»</p> + +<p>Quelques uns:</p> + +<p>«Non»</p> + +<p>Et d'autres, penchant pour les deux opinions, dirent:</p> + +<p>«Voyons, à pile ou face!»</p> + +<p>C'était tout à fait une conférence d'avocats. Quand il demanda pourquoi +un être comme lui ramperait entre le ciel et la terre, il fut encouragé +par les cris:</p> + +<p>«Écoutez! Écoutez!»</p> + +<p>Lorsqu'il parut avec son bas en désordre (ce désordre exprimé, selon +l'usage, par un pli très propre à la partie supérieure, pli que l'on +obtient, je crois, à l'aide d'un fer à repasser), une discussion s'éleva +dans la galerie, à propos de la pâleur de sa jambe, et le public demanda +si elle était occasionnée par la peur que lui avait faite le fantôme. +Lorsqu'il saisit le flageolet qui ressemblait énormément à une petite +flûte dont on avait joué dans l'orchestre, et qu'on venait de mettre +dehors, on lui demanda, à l'unanimité, le <i>Rule Britannia.</i> Quand il +recommanda à l'accompagnateur de ne pas massacrer l'air, le mauvais +plaisant dit:</p> + +<p>«Et vous non plus, vous êtes bien plus mauvais que lui.»</p> + +<p>Et j'éprouve de la peine à ajouter que des éclats de rire accueillirent +M. Wopsle dans chacune de ces occasions.</p> + +<p>Mais ses plus rudes épreuves furent dans le cimetière, qui avait +l'apparence d'une forêt vierge, avec une sorte de petit vestiaire d'un +côté, et une porte à tourniquet de l'autre. Quand M. Wopsle, en manteau +noir, fut aperçu passant au tourniquet, on avertit amicalement le +fossoyeur, en criant:</p> + +<p>«Attention! voilà l'entrepreneur des pompes funèbres qui vient voir +comment vous travaillez!»</p> + +<p>Je crois qu'il est bien connu, que dans un pays constitutionnel, M. +Wopsle ne pouvait décemment pas rendre le crâne après avoir moralisé +dessus, sans s'essuyer les doigts avec une serviette blanche, qu'il tira +de son sein; mais même cette action, innocente et indispensable, ne +passa pas sans le commentaire:</p> + +<p>«Garçon!...»</p> + +<p>L'arrivée du corps pour l'enterrement, dans une grande boite noire, +vide, avec le couvercle ouvert et retombant en dehors, fut le signal +d'une joie générale, qui s'accrut encore par la découverte, parmi les +porteurs, d'un individu, sujet à l'identification. La joie suivit M. +Wopsle, dans sa lutte avec Laërte sur le bord de la tombe de l'orchestre +et ne se ralentit pas jusqu'au moment où il renversa le Roi de dessus la +table de cuisine et qu'il fut mort à force de se tenir les pieds en +l'air.</p> + +<p>Nous avions fait au commencement quelques timides efforts pour applaudir +M. Wopsle, mais avec trop d'insuccès pour persister. Nous étions donc +restés tranquilles, tout en souffrant pour lui, mais riant tout bas, +néanmoins, de l'un à l'autre. Je riais tout le temps, malgré moi, tant +cela était comique, et pourtant j'avais une espèce d'impression qu'il y +avait quelque chose de positivement beau dans l'élocution de M. Wopsle: +non pas que j'en aie peur à cause de mes anciennes relations, mais parce +qu'elle était très lente, terrible, montante et descendante, et qu'elle +ne ressemblait en aucune manière à la façon dont un homme, dans les +circonstances naturelles de la vie ou de la mort, s'est jamais exprimé +sur quoi que ce soit. Quand la tragédie fut finie, et qu'on eût rappelé +et hué notre ami, je dis à Herbert:</p> + +<p>«Partons sur-le-champ de peur de le rencontrer.»</p> + +<p>Nous descendîmes en toute hâte, mais pas assez vite cependant. À la +porte se trouvait une espèce de juif, avec des sourcils extrêmement +épais et crasseux. Il m'aperçut comme nous avancions, et me dit quand +nous passâmes à côté de lui:</p> + +<p>«M. Pip et son ami?</p> + +<p>L'identité de M. Pip et de son ami ayant été avouée, il continua:</p> + +<p>«M. Waldengarver, serait bien aise d'avoir l'honneur....</p> + +<p>—Waldengarver?» répétai-je.</p> + +<p>Immédiatement Herbert me dit à l'oreille:</p> + +<p>«C'est Wopsle, sans doute.</p> + +<p>—Oh! bien, dis-je, faut-il vous suivre?</p> + +<p>—Quelques pas, s'il vous plaît.»</p> + +<p>Quand nous fûmes dans un couloir retiré, il se retourna pour me +demander:</p> + +<p>«Quel air lui avez-vous trouvé? c'est moi qui l'ai habillé.»</p> + +<p>Je ne savais pas de quoi il avait l'air, si ce n'est d'un conducteur +d'enterrement avec l'addition d'un grand soleil ou d'une étoile danoise +pendue à son cou, par un ruban bleu—ce qui lui avait donné l'air d'être +assuré par quelque compagnie extraordinaire d'assurance contre +l'incendie. Mais je répondis qu'il m'avait paru très convenable.</p> + +<p>«Quand il arrive à la tombe, il fait admirablement valoir son manteau; +mais, de la coulisse, il m'a semblé que quand il voit le fantôme dans +l'appartement de la reine, il aurait pu tirer meilleur parti de ses +bas.»</p> + +<p>Je fis un signe d'assentiment, et nous tombâmes, en passant par une sale +petite porte volante, dans une sorte de caisse d'emballage où il faisait +très chaud et où M. Wopsle se débarrassait de ses vêtements danois. Il y +avait juste assez de place pour nous permettre de regarder par-dessus +nos épaules, en tenant ouverte la porte ou le couvercle de la caisse.</p> + +<p>«Messieurs, dit M. Wopsle, je suis fier de vous voir. J'espère, monsieur +Pip, que vous m'excuserez de vous avoir fait prier de venir. J'ai eu le +bonheur de vous connaître autrefois, et le drame a toujours eu des +droits particuliers à l'estime des nobles et des riches.»</p> + +<p>En même temps, M. Waldengarver, dans une effroyable transpiration, +cherchait à se débarrasser de son deuil princier.</p> + +<p>«Retournez les bas! monsieur Waldengarver, dit le possesseur de cette +partie du costume, ou vous les crèverez, vous les crèverez, et vous +crèverez trente-cinq shillings. Shakespeare n'a jamais été interprété +avec une plus belle paire de bas. Tenez-vous tranquille sur votre +chaise, et laissez-moi faire.»</p> + +<p>Sur ce, il se mit à genoux et commença à dépouiller sa victime qui, le +premier bas ôté, serait infailliblement tombée à la renverse avec sa +chaise, s'il y avait eu de la place pour tomber n'importe comment.</p> + +<p>Je n'avais pas osé dire jusqu'alors un seul mot sur la représentation; +mais en ce moment M. Waldengarver nous regarda avec satisfaction, et +dit:</p> + +<p>«Messieurs, comment vous a-t-il semblé que cela marchait, vu de face?»</p> + +<p>Herbert répondit derrière moi, me poussant en même temps:</p> + +<p>«Supérieurement!»</p> + +<p>Comment avez-vous trouvé que j'ai rendu le personnage, messieurs?» dit +M. Waldengarver, presque avec un ton de protection, si ce n'est tout à +fait.</p> + +<p>Herbert répondit de derrière, en me poussant de nouveau:</p> + +<p>«Merveilleux! complet!»</p> + +<p>Et je répétai hardiment, comme si je l'avais inventé et comme si je +devais appuyer sur ces mots:</p> + +<p>«Merveilleux! complet!</p> + +<p>—Je suis aise d'avoir votre approbation, messieurs, dit M. +Waldengarver, avec un air de dignité, tout en se cognant en même temps +contre la muraille et en se retenant au siège du fauteuil.</p> + +<p>—Mais je vais vous dire une chose, monsieur Waldengarver, dit l'homme +qui lui retirait ses bas, que vous ne comprenez pas, maintenant faites +attention, je ne crains pas qu'on dise le contraire, je vous dis donc +que vous vous trompez quand vous placez vos jambes de profil. Le dernier +Hamlet que j'ai habillé faisait la même faute aux répétitions, jusqu'au +jour où je lui fis mettre un grand pain à cacheter rouge sur chaque +genou; puis, à la dernière répétition, j'allai me mettre de face, +monsieur, au fond du parterre, et toutes les fois que son rôle le +plaçait de profil, je criais: «Je ne «vois pas les pains à cacheter!» À +la représentation, tout marcha le mieux du monde.»</p> + +<p>M. Waldengarver me sourit, comme pour me dire:</p> + +<p>«Un fidèle serviteur, je flatte sa manie.»</p> + +<p>Puis il dit très haut:</p> + +<p>«Mes vues sont un peu classiques et abstraites pour eux; mais ils +progresseront, ils progresseront.»</p> + +<p>Herbert et moi nous répétâmes ensemble:</p> + +<p>«Oh! sans doute ils progresseront.</p> + +<p>—Avez-vous remarqué, messieurs, dit M. Waldengarver, qu'il y avait un +homme à la galerie qui voulait jeter du ridicule sur le service... je +veux dire la représentation?»</p> + +<p>Nous répondîmes lâchement que nous croyions avoir remarqué quelque chose +de semblable, et j'ajoutai que, sans doute, cet homme était ivre.</p> + +<p>«Oh! non pas! non pas, monsieur! Il n'était pas ivre; celui qui +l'emploie veille à cela, monsieur: il ne lui permettrait pas de +s'enivrer.</p> + +<p>—Vous connaissez celui qui l'emploie» dis-je.</p> + +<p>M. Wopsle ferma les yeux et les rouvrit, exécutant ces mouvements avec +une grande lenteur.</p> + +<p>«Vous avez dû remarquer, messieurs, dit-il, un âne ignorant et beuglant, +à la gorge pelée, qui a une expression de basse malignité sur le visage; +il a essayé, je ne dirai pas joué, le rôle de Claudius, roi de Danemark. +C'est celui qui l'emploie, messieurs, voilà sa profession!»</p> + +<p>Sans savoir exactement si j'aurais été plus fâché pour M. Wopsle, s'il +eût été au désespoir, j'étais, quoi qu'il en soit, si fâché pour lui, et +je compatissais tellement à son sort, que je profitai de l'instant où il +se retournait pour faire mettre ses bretelles, ce qui nous forçait à +rester en dehors de la porte, pour demander à Herbert ce qu'il pensait +de l'avoir à souper. Herbert dit qu'il pensait qu'il serait bien de +l'inviter. En conséquence je lui fis mon invitation et il vint avec nous +à l'hôtel <i>Barnard</i>, enveloppé jusqu'aux yeux. Nous le traitâmes de +notre mieux, et il resta jusqu'à deux heures du matin, en passant en +revue son succès et en développant ses plans. J'ai oublié ce qu'ils +étaient en détail, mais j'ai un souvenir général qu'il voulait commencer +par ressusciter le théâtre pour finir par l'anéantir, d'autant plus que +sa mort le laisserait dans un abandon complet, et sans aucune chance +d'espoir.</p> + +<p>Après tout cela, je gagnai mon lit dans un état piteux; je pensai à +Estelle, je rêvai que toutes mes espérances étaient évanouies, et que je +devais donner ma main en légitime mariage à la Clara d'Herbert, ou jouer +<i>Hamlet</i> avec le fantôme de miss Havisham, devant vingt mille personnes, +sans en savoir les vingt premiers mots.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_IIIb" id="CHAPITRE_IIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE III.</a></h2> + + +<p>Un des jours suivants, tandis que j'étais occupé avec mes livres et M. +Pocket, je reçus par la poste une lettre, dont la seule enveloppe me +jeta dans un grand émoi, car bien que je n'eusse jamais vu l'écriture de +l'adresse, je devinai sur-le-champ de qui elle venait. Elle ne +commençait pas par «Cher monsieur Pip,» ni par «Cher Pip,» ni par «Cher +monsieur,» ni par Cher n'importe qui, mais ainsi:</p> + +<p>«Je dois venir à Londres après-demain, par la voiture de midi; je crois +qu'il a été convenu que vous deviez venir à ma rencontre. C'est dans +tous les cas le désir de miss Havisham, et je vous écris pour m'y +conformer. Elle vous envoie ses souvenirs.</p> + +<p>«Toute à vous,</p> + +<p>«ESTELLE.»</p> + +<p>Si j'en avais eu le temps, j'aurais probablement commandé plusieurs +habillements complets pour cette occasion; mais comme je ne l'avais pas, +je dus me contenter de ceux que j'avais. Mon appétit me quitta +instantanément, et je ne goûtai ni paix ni repos que le jour indiqué ne +fût arrivé; non cependant que sa venue m'apportât l'un ou l'autre, car +alors ce fut pire que jamais. Je commençai par rôder autour du bureau +des voitures, bien avant que la voiture eût seulement quitté le <i>Cochon +bleu</i> de notre ville. Je le savais parfaitement, et pourtant il me +semblait qu'il n'y avait pas de sécurité à quitter de vue le bureau +pendant plus de cinq minutes de suite. J'avais déjà passé la première +demi-heure d'une garde de quatre ou cinq heures dans cet état +d'excitation, quand M. Wemmick se heurta contre moi.</p> + +<p>«Holà! ah! monsieur Pip! dit-il, comment ça va-t-il? Je ne pensais pas +que ce fût ici que vous dussiez faire votre faction.»</p> + +<p>Je lui expliquai que je venais attendre quelqu'un qui devait arriver par +la voiture, et je lui demandai des nouvelles de son père et du château.</p> + +<p>«Tous les deux sont florissants. Merci! dit-il, le vieux surtout, c'est +un fameux père, il aura quatre-vingt-deux ans à son prochain +anniversaire; j'ai envie de tirer quatre-vingt-deux coups de canon, si +toutefois les voisins ne se plaignent pas, et si mon canon peut +supporter un pareil service. Mais on ne parle pas de cela à Londres. Où +pensez-vous que j'aille?</p> + +<p>—À l'étude, dis-je, car il était tourné dans cette direction.</p> + +<p>—Tout près, répondit Wemmick, car je vais à Newgate. Nous sommes en ce +moment dans l'affaire d'un banquier qui a été volé. Je suis allé jusque +sur la route, pour avoir une idée de la scène où l'action s'est passée, +et là-dessus je dois avoir un mot ou deux d'entretien avec notre client.</p> + +<p>—Est-ce que votre client a commis le vol? demandai-je.</p> + +<p>—Que Dieu ait pitié de votre âme et de votre corps, non! répondit +Wemmick sèchement; mais il en est accusé comme vous ou moi pourrions +l'être. L'un de nous, vous le savez, pourrait aussi bien en être accusé.</p> + +<p>—Seulement nous ne le sommes ni l'un ni l'autre, répondis-je.</p> + +<p>—En vérité, dit Wemmick en me touchant la poitrine du bout du doigt, +vous êtes un profond gaillard, monsieur Pip. Vous serait-il agréable de +jeter un coup d'œil sur Newgate?... Avez-vous le temps?»</p> + +<p>J'avais tant de temps à perdre que la proposition m'agréa comme un +soulagement malgré ce qu'elle avait d'inconciliable avec mon ardent +désir de ne pas perdre de vue le bureau des voitures. Je murmurais donc +que j'allais m'informer si j'avais le temps d'aller avec lui. J'entrai +dans le bureau et demandai au commis, avec la plus stricte précision, le +moment le plus rapproché auquel on attendait la voiture, ce que je +savais d'avance tout aussi bien que lui. Je rejoignis alors M. Wemmick, +et, faisant semblant de consulter ma montre, et d'être surpris du +renseignement que j'avais reçu, j'acceptai son offre.</p> + +<p>En quelques minutes, nous arrivâmes à Newgate et nous traversâmes la +loge où quelques fers étaient suspendus aux murailles nues, à côté des +règlements de l'intérieur de la prison. À cette époque, les prisons +étaient fort négligées, et la période de réaction exagérée, suite +inévitable de toutes les erreurs publiques qui en est toujours la +punition la plus lourde et la plus longue, était encore loin. Alors les +criminels n'étaient pas mieux logés et mieux nourris que les soldats +(pour ne point parler des pauvres), et ils mettaient rarement le feu à +leur prison, dans le but excusable d'ajouter à la saveur de leur soupe. +Quand Wemmick me fit entrer, c'était l'heure des visites. Un cabaretier +circulait avec de la bière, et les prisonniers, derrière les barreaux +des grilles, en achetaient et causaient à des amis: c'était, à vrai +dire, une scène repoussante, laide, sale et affligeante.</p> + +<p>Je remarquai que Wemmick marchait au milieu des prisonniers comme un +jardinier marcherait au milieu de ses plantes. Cette idée me vint quand +je le vis aborder un grand gaillard qui était arrivé la nuit, et qu'il +lui dit:</p> + +<p>«Eh bien! capitaine Tom, nous voilà donc ici? Ah! vraiment!... Eh! +n'est-ce pas Black Bill qui est là-bas derrière la fontaine?... Mais je +ne vous ai pas vu depuis deux mois. Comment vous trouvez-vous ici?»</p> + +<p>S'arrêtant devant les barreaux, il écoutait les paroles inquiètes et +précipitées des prisonniers, mais ne parlait jamais à plus d'un à la +fois. Wemmick, avec sa bouche en forme de boite aux lettres, dans une +parfaite immobilité, les regardait pendant qu'ils parlaient comme s'il +voulait prendre tout particulièrement note des pas qu'ils avaient fait +depuis sa dernière visite vers l'avenir qui les attendait après leur +jugement.</p> + +<p>Il était très populaire, et je vis qu'il jouait le rôle familier et bon +enfant dans les affaires de M. Jaggers; bien qu'il y eût dans toute sa +personne un peu de la dignité de M. Jaggers, qui empêchait qu'on +l'approchât au-delà de certaines limites. En reconnaissant +successivement chaque client, il leur faisait un signe de tête, +arrangeait son chapeau de ses deux mains sur sa tête, pinçait davantage +sa bouche, et finissait par remettre ses mains dans ses poches. Une ou +deux fois il eut des difficultés à propos des à-comptes sur les +honoraires. Alors, s'éloignant le plus possible de l'argent offert en +quantité insuffisante, il disait:</p> + +<p>«C'est inutile, mon garçon, je ne suis qu'un subordonné; je ne puis +prendre cela. N'agissez pas ainsi avec un subordonné. Si vous ne pouvez +pas fournir le montant, mon garçon, vous feriez mieux de vous adresser à +un autre patron. Ils sont nombreux dans la profession, vous savez, et ce +qui ne vaut pas la peine pour l'un est suffisant pour l'autre. C'est ce +que je vous recommande en ma qualité de subordonné. Ne prenez pas une +peine inutile, à quoi bon? À qui le tour?»</p> + +<p>C'est ainsi que nous nous promenâmes dans la serre de Wemmick jusqu'à ce +qu'il se tournât vers moi, et me dît:</p> + +<p>«Faites attention à l'homme auquel je vais donner une poignée de main.»</p> + +<p>Je n'aurais pas manqué de le faire sans y être engagé, car il n'avait +encore donné de poignée de main à personne.</p> + +<p>Presque aussitôt qu'il eut fini de parler, un gros homme roide, que je +vois encore en écrivant, dans un habit olive à la mode, avec une +certaine pâleur s'étendant sur son teint naturellement rouge, et des +yeux qui allaient et venaient de tous côtés quand il essayait de les +fixer, arriva à un des coins de la grille, et porta la main à son +chapeau, qui avait une surface graisseuse et épaisse comme celle d'un +bouillon froid, en faisant un salut militaire demi-sérieux, +demi-plaisant.</p> + +<p>«Bien à vous, colonel! dit Wemmick. Comment allez-vous, colonel?</p> + +<p>—Très bien, monsieur Wemmick.</p> + +<p>—On a fait tout ce qu'il était possible de faire, mais les preuves +étaient trop fortes contre nous, colonel.</p> + +<p>—Oui, elles étaient trop fortes, monsieur, mais ça m'est égal.</p> + +<p>—Non, non, dit Wemmick froidement, ça ne vous est pas égal. Puis se +tournant vers moi: Il a servi Sa Majesté cet homme, il a été soldat dans +la ligne, il s'est fait remplacer.</p> + +<p>—En vérité?» dis-je.</p> + +<p>Et les yeux de l'homme me regardèrent, puis ils regardèrent par-dessus +ma tête, puis tout autour de moi, et enfin il passa ses mains sur ses +lèvres et se mit à rire.</p> + +<p>«Je crois que je sortirai d'ici lundi, monsieur, dit-il à Wemmick.</p> + +<p>—Peut-être! répondit mon ami, mais on ne sait pas.</p> + +<p>—Je suis aise d'avoir eu la chance de vous dire adieu, monsieur +Wemmick, dit l'homme en passant sa main entre les barreaux.</p> + +<p>—Merci! dit Wemmick en lui donnant une poignée de main, moi de même +colonel.</p> + +<p>—Si ce que j'avais sur moi quand j'ai été pris avait été du vrai, +monsieur Wemmick, dit l'homme sans vouloir retirer sa main, je vous +aurais demandé la faveur de porter une autre bague en reconnaissance de +vos attentions.</p> + +<p>—Je prends votre bonne volonté pour le fait, dit Wemmick. À propos, +vous étiez un grand amateur de pigeons?»</p> + +<p>L'homme leva les yeux en l'air.</p> + +<p>«On m'a dit que vous aviez une race remarquable de culbutants, ajouta +Wemmick, pourriez-vous dire à un de vos amis de m'en apporter une paire +si vous n'en avez plus besoin?</p> + +<p>—Ce sera fait, monsieur.</p> + +<p>—Très bien! dit Wemmick, on aura soin d'eux. Bonjour, colonel; adieu.»</p> + +<p>Ils se serrèrent de nouveau les mains, et, en nous éloignant, Wemmick me +dit:</p> + +<p>«C'est un faux monnayeur, excellent ouvrier. Le rapport du recorder sera +fait aujourd'hui. Il est sûr d'être exécuté lundi.... Une paire de +pigeons a bien son prix.»</p> + +<p>Là-dessus, il tourna la tête, et fit signe à cette plante morte, puis il +promena les yeux autour de lui en sortant de la cour comme s'il eût +considéré quelle autre plante il pourrait bien mettre à sa place.</p> + +<p>En sortant de la prison par la loge, je vis que l'importance de mon +tuteur n'était pas moins bien appréciée par les porte-clefs que par ceux +qu'ils gardaient.</p> + +<p>«Eh bien! monsieur Wemmick, dit l'un d'eux qui nous retenait entre deux +portes garnies de pointes de fer et de clous, en ayant soin de fermer +l'une avant d'ouvrir l'autre, qu'est-ce que va faire M. Jaggers de cet +assassin de l'autre côté de l'eau? Va-t-il en faire un meurtrier sans +préméditation ou autre chose?... Que va-t-il faire de lui?</p> + +<p>—Pourquoi ne le lui demandez-vous pas? répondit Wemmick.</p> + +<p>—Oh! oui, n'est-ce pas? dit le porte-clefs.</p> + +<p>—Vous voyez, monsieur Pip, voilà la manière d'en user avec ces gens-là, +observa Wemmick. Ils ne se gênent pas pour me faire des questions à moi, +le subordonné, mais vous ne les prendrez jamais à en faire à mon patron.</p> + +<p>—Est-ce que ce jeune homme est un des apprentis ou un des membres de +votre étude? demanda le porte-clefs en riant de l'humeur de Wemmick.</p> + +<p>—Tenez, le voilà encore! s'écria Wemmick, je vous l'ai dit: il fait au +subordonné une seconde question avant qu'on ait répondu à la première. +Eh bien! quand M. Pip serait l'un des deux?</p> + +<p>—Mais alors, dit le porte-clefs en riant de nouveau, il connaît M. +Jaggers?</p> + +<p>—Ya! cria Wemmick en regardant le porte-clefs d'une façon burlesque, +vous êtes aussi muet qu'une de vos clefs quand vous avez affaire à mon +patron, vous le savez bien. Faites-nous sortir, vieux renard, ou je vous +fais intenter par lui une action pour emprisonnement illégal.»</p> + +<p>Le porte-clefs se mit à rire et nous souhaita le bonsoir; puis il +continua de rire après nous, par-dessus les piques du guichet quand nous +descendîmes dans la rue.</p> + +<p>«Faites attention, monsieur Pip, me dit gravement Wemmick à l'oreille en +prenant mon bras pour se montrer plus confidentiel; je crois que ce +qu'il y a de plus fort chez M. Jaggers c'est la manière dont il se +tient. Il est toujours si fier que sa roideur constante fait partie de +ses immenses capacités. Ce faux-monnayeur n'eût pas plus osé se passer +de lui que ce porte-clefs n'eût osé lui demander ses intentions dans une +de ses causes. Alors, entre sa roideur et eux il introduit ses +subordonnés, voyez-vous; et, de cette manière, il les tient corps et +âme.»</p> + +<p>J'admirai fort la subtilité de mon tuteur. Mais, à vrai dire, j'eusse +désiré de tout mon cœur, et ce n'est pas la première fois, avoir un +tuteur d'une capacité moindre.</p> + +<p>M. Wemmick et moi nous nous séparâmes à l'étude de la Petite Bretagne, +où les clients de M. Jaggers abondaient comme de coutume, et je +retournai me mettre en faction dans la rue du bureau des voitures, ayant +encore deux ou trois heures devant moi. Je passai tout ce temps à penser +combien il était étrange pour moi de me voir poursuivi et entouré de +toute cette infection de prison et de crimes: pendant mon enfance, dans +nos marais isolés, par un soir d'hiver, je l'avais rencontrée d'abord; +elle avait ensuite déjà reparu à deux reprises différentes comme une +tache à demi effacée mais non enlevée, et je ne pouvais l'empêcher de se +mêler à ma fortune et à mes progrès dans le monde. Je pensais aussi à la +belle Estelle, si fière et si distinguée qui venait à moi, et je +songeais avec une extrême horreur au contraste qui existait entre elle +et la prison. J'aurais donné beaucoup alors pour que Wemmick ne m'eût +pas rencontré ou bien que je ne lui eusse pas cédé en allant avec lui. +Je sentais que j'allais retrouver Newgate toujours et partout, imprégné +jusque dans mes habits et dans l'air que je respirais. Je secouai la +poussière de la prison restée à mes pieds; je l'enlevai de mes habits et +l'exhalai de mes poumons. J'étais si troublé au souvenir de la personne +qui allait venir, je me trouvais tellement indigne d'elle que je n'eus +plus conscience du temps. La voiture me parut donc arriver assez +promptement après tout, et je n'étais pas encore débarrassé de la +souillure de conscience que m'avait communiquée la serre de M. Wemmick, +quand je vis Estelle passer sa tête à la portière et me faire signe en +agitant la main.</p> + +<p>Qu'était donc cette ombre sans nom qui passait encore dans cet instant?</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_IVb" id="CHAPITRE_IVb"></a><a href="#table">CHAPITRE IV.</a></h2> + + +<p>Dans ses fourrures de voyage, Estelle semblait plus délicatement belle +qu'elle n'avait encore paru, même à mes yeux. Ses manières aussi étaient +plus séduisantes qu'elle ne leur avait permis d'être jusqu'alors +vis-à-vis de moi, et je crus voir dans ce changement l'influence de miss +Havisham.</p> + +<p>Nous étions dans la cour de l'hôtel: elle m'indiquait ses bagages. Quand +nous les eûmes tous assemblés, je me souvins, n'ayant pensé qu'à elle +pendant tout le temps, que je ne savais pas où elle allait.</p> + +<p>«Je vais à Richmond, me dit-elle. Nous avons appris qu'il y a deux +Richmond: l'un dans le comté de Surrey, l'autre dans le comté d'York. Le +mien est le Richmond de Surrey. C'est à dix milles d'ici. Je dois +prendre une voiture et vous devez me conduire. Voici ma bourse, et vous +devez y puiser pour toutes mes dépenses. Oh! il faut la prendre! Nous +n'avons le choix ni vous ni moi, il faut obéir à nos instructions. Ni +vous ni moi ne sommes libres de suivre notre propre impulsion.»</p> + +<p>À son regard en me donnant la bourse, j'espérai qu'il y avait dans ses +paroles une intention plus intime. Elle les dit avec une nuance de +hauteur, mais cependant sans déplaisir.</p> + +<p>«Il va falloir envoyer chercher une voiture, Estelle. Voulez-vous vous +reposer un peu ici?</p> + +<p>—Oui, je dois me reposer un peu ici. Je dois prendre un peu de thé et +vous devez veiller sur moi pendant tout ce temps.»</p> + +<p>Elle passa son bras sous le mien, comme si on lui eût dit qu'elle devait +le faire, et je priai un garçon qui regardait la voiture de l'air d'un +homme qui n'avait jamais vu pareille chose de sa vie, de nous conduire à +une chambre particulière. Là-dessus, il tira une serviette, comme si +c'était un talisman magique sans lequel il ne trouverait jamais son +chemin dans l'escalier, et nous conduisit dans le trou le plus noir de +l'établissement, meublé d'un diminutif de miroir, article tout à fait +superflu, vu l'exiguïté du lieu, d'un ravier à anchois, d'un huilier à +sauces et des socques de quelqu'un. Sur les objections que je fis, il +nous mena dans une autre pièce, où se trouvait une table pour trente +couverts, et dans la cheminée de cette même chambre, on voyait une +feuille de papier arrachée à un cahier de copie sous un boisseau de +charbon de terre. Le garçon prit mes ordres qui ne consistaient qu'à +demander un peu de thé pour ma compagnie, et nous quitta.</p> + +<p>J'ai cru et je crois que l'air de cette chambre, avec sa forte +combinaison d'odeur d'étable et d'odeur de soupe, aurait pu induire à +penser que le département des transports n'allait pas très bien et que +le propriétaire de l'entreprise faisait bouillir les chevaux pour le +département des vivres; cependant cette chambre était tout pour moi, +puisque Estelle y était; je pensais qu'avec elle j'aurais pu y être +heureux pour la vie. Remarquez que je n'y étais pas du tout heureux, à +ce moment-là, et que je le savais bien.</p> + +<p>«Où allez-vous, à Richmond? demandai-je à Estelle.</p> + +<p>—Je vais demeurer, dit-elle, à grand frais, chez une dame du pays qui a +le pouvoir, ou du moins elle le dit, de me mener partout, de me +présenter, de me montrer le monde, et de me montrer au monde.</p> + +<p>—Je suppose que vous serez enchantée du changement et de l'admiration +qui vous sera témoignée.</p> + +<p>—Oui, je le suppose aussi.»</p> + +<p>Elle répondit avec tant d'insouciance, que je lui dis:</p> + +<p>«Vous parlez de vous-même comme si vous étiez une autre.</p> + +<p>—Où avez-vous appris comment je parle des autres? Allons! allons! dit +Estelle, avec un charmant sourire, vous ne vous attendez pas à me voir +aller à votre école; je parle à ma manière. Comment vous trouvez-vous +chez M. Pocket?</p> + +<p>—J'y suis tout à fait bien. Du moins...»</p> + +<p>Il me sembla alors que je venais de baisser dans son esprit.</p> + +<p>«Du moins? répéta Estelle.</p> + +<p>—Aussi bien que je puis être partout où vous n'êtes pas.</p> + +<p>—Quel niais vous faites! dit Estelle avec beaucoup de calme; comment +pouvez-vous dire de pareilles absurdités? P. Pocket est, je crois, bien +supérieur au reste de la famille?</p> + +<p>—Très supérieur, en vérité. Il n'est l'ennemi de personne.</p> + +<p>—N'ajoutez pas: que de lui-même, interrompit Estelle, car je hais ces +sortes de gens; mais il est réellement désintéressé et au-dessus des +petitesses de la jalousie et du dépit, du moins à ce que j'ai entendu +dire?</p> + +<p>—J'ai tout lieu de le dire, je vous assure.</p> + +<p>—Vous n'avez pas lieu de le dire de tous les siens, dit Estelle en me +faisant signe de la tête, avec une expression tout à la fois grave et +railleuse, car ils assomment miss Havisham de rapports et d'insinuations +qui vous sont peu favorables. Ils vous espionnent, dénaturent tout ce +que vous faites, et écrivent contre vous des lettres quelquefois +anonymes. Vous êtes enfin le tourment de leur vie. Vous pouvez à peine +vous faire une idée de la haine que ces gens-là ont pour vous.</p> + +<p>—J'espère qu'ils ne parviennent pas à me nuire?» dis-je.</p> + +<p>Au lieu de répondre, Estelle se mit à rire. Ceci me parut très singulier +et je fixai les yeux sur elle dans une grande perplexité. Quand elle +cessa, et elle n'avait pas ri du bout des lèvres, mais avec une gaieté +réelle, je dis d'un ton défiant dont je me servais avec elle:</p> + +<p>«J'espère que cela ne vous amuserait pas, s'ils me faisaient du mal?</p> + +<p>—Non, non, soyez-en sûr? dit Estelle; vous pouvez être certain que je +ris parce qu'ils échouent. Oh! quelles tortures ces gens-là éprouvent +avec miss Havisham!»</p> + +<p>Elle se mit à rire de nouveau, et maintenant qu'elle m'avait dit +pourquoi, son rire continuait à me paraître singulier; je ne pouvais +m'empêcher de douter qu'il fût naturel, et il me semblait trop fort pour +la circonstance. Je pensai qu'il devait y avoir là-dessous plus de +choses que je n'en savais. Elle comprit ma pensée et y répondit.</p> + +<p>«Il n'est pas facile, même pour vous, dit-elle, de comprendre la +satisfaction que j'éprouve à voir contrecarrer ces gens-là, et quel +sentiment délicieux je ressens quand ils se rendent ridicules. Vous +n'avez pas été élevé dans cette étrange maison depuis l'enfance; moi, je +l'ai été. Votre jeune esprit n'a pas été aigri par leurs intrigues +contre vous, on ne l'a pas étouffé sans défense, sous le masque de la +sympathie et de la compassion: moi, j'ai éprouvé cela. Vous n'avez pas, +petit à petit, ouvert vos grands yeux d'enfant sur toutes ces +impostures: moi, je l'ai fait!»</p> + +<p>Estelle ne riait plus; elle n'allait pas non plus chercher ses souvenirs +dans des endroits sans profondeur. Je n'aurais pas voulu être la cause +de son regard en ce moment pour toutes mes belles espérances.</p> + +<p>«Je puis vous dire deux choses, continua Estelle: d'abord, malgré le +proverbe qui dit: pierre qui roule finit par s'user, vous pouvez être +certain que ces gens-là ne pourront jamais, même dans cent ans, vous +pardonner sous aucun prétexte le pied sur lequel vous êtes avec miss +Havisham. Ensuite, c'est à vous que je dois de les voir si occupés et si +lâches sans nul résultat, et là-dessus, je vous tends la main.»</p> + +<p>Comme elle me l'offrait franchement, car son air sombre n'avait été que +momentané, je la pris et la portai à mes lèvres.</p> + +<p>«Que vous êtes un garçon ridicule! dit Estelle; ne voudrez-vous donc +jamais recevoir un avis? ou embrassez-vous ma main avec les pensées que +j'avais le jour où je vous laissai autrefois embrasser ma joue?</p> + +<p>—Quelles pensées? dis-je.</p> + +<p>—Il faut que je réfléchisse un moment. Des pensées de mépris pour les +vils flatteurs et les intrigants.</p> + +<p>—Si je dis oui, pourrai-je encore embrasser votre joue?</p> + +<p>—Vous auriez dû le demander avant de toucher ma main. Mais oui, si vous +voulez.»</p> + +<p>Je me penchai, et son visage resta calme, comme celui d'une statue.</p> + +<p>«Maintenant, dit Estelle en s'échappant à l'instant même où je touchai +sa joue, vous devez vous occuper de me faire donner du thé et de me +conduire à Richmond.»</p> + +<p>Son retour à ce ton, comme si notre réunion nous était imposée et que +nous fussions de simples marionnettes, me fit de la peine; mais tout me +fit de la peine dans cette rencontre. Quelque pût être son ton avec moi, +c'eût été folie de prendre confiance et d'y mettre toutes mes +espérances, et pourtant je continuai à me leurrer contre toute raison et +tout espoir. Pourquoi le répéter mille fois? C'est ainsi qu'il en fut +toujours.</p> + +<p>Je sonnai pour le thé et le garçon revint avec son fil magique; il +apporta peu à peu une cinquantaine d'accessoires à ce breuvage, mais de +thé, pas une goutte: un plateau, des tasses et des soucoupes, des +assiettes, des couteaux et des fourchettes, y compris le couteau à +découper, des cuillers de différentes dimensions, des salières, un +modeste petit muffin enfermé avec une extrême précaution sous une forte +cloche en fer: Moïse dans les roseaux, représenté par un appétissant +morceau de beurre dans une quantité de persil, un pain pâle avec une +tête poudrée, puis des tartines triangulaires recouvertes par deux +épreuves d'impression et reposant sur les barres du foyer de la cuisine, +et enfin une grosse fontaine de famille, avec laquelle le garçon entra +en chancelant, son visage exprimant la fatigue et la souffrance. Après +une absence assez prolongée à ce moment du repas, il revint enfin avec +une cassette de belle apparence, contenant des petites brindilles et des +petites feuilles. Je les plongeai dans l'eau chaude, et de tous ces +préparatifs, je parvins à extraire une tasse de je ne sais quoi pour +Estelle.</p> + +<p>La note payée, après avoir laissé quelque souvenir au garçon, sans +oublier le valet d'écurie et la femme de chambre; en un mot, ayant semé +des pourboires partout sans avoir contenté personne, et la bourse +d'Estelle considérablement allégée, nous montâmes dans notre voiture de +poste et nous partîmes. Tournant dans Cheapside, et montant la rue de +Newgate, nous nous trouvâmes bientôt sous les murs dont j'avais tant de +honte.</p> + +<p>«Quel est cet endroit?» demanda Estelle.</p> + +<p>D'abord, je voulais faire semblant de ne pas le connaître; ensuite, je +le lui dis. Elle regarda par la portière, puis rentra aussitôt sa tête +en murmurant:</p> + +<p>«Les misérables!»</p> + +<p>Pour rien au monde, je n'aurais pas alors avoué ma visite.</p> + +<p>«M. Jaggers, dis-je, pour changer la conversation, et mettre adroitement +Estelle sur une autre voie, passe pour être plus que toute autre +personne de Londres dans les secrets de cet affreux endroit.</p> + +<p>—Il est plus que personne dans les secrets de tous les endroits, je +pense, dit Estelle à voix basse.</p> + +<p>—Vous avez été habituée à le voir souvent, je suppose?</p> + +<p>—J'ai été habituée à le voir à des intervalles très irréguliers, +d'aussi longtemps que je m'en souvienne; mais je ne le connais pas mieux +maintenant que je ne le connaissais avant de pouvoir parler. Où en +êtes-vous avec lui? avancez-vous dans son intimité?</p> + +<p>—Une fois accoutumé à ses manières méfiantes, dis-je, je m'y suis assez +bien fait.</p> + +<p>—Êtes-vous intimes?</p> + +<p>—J'ai dîné avec lui, à sa maison particulière.</p> + +<p>—J'imagine, dit Estelle en frissonnant, que ce doit être une maison +curieuse.</p> + +<p>—Oui, c'est une maison très curieuse.»</p> + +<p>Je m'étais promis d'être circonspect et de ne pas parler trop librement +de mon tuteur avec elle; mais étant sur ce sujet, je me serais laissé +aller à décrire le dîner de Gerrard Street, si nous n'étions pas arrivés +tout à coup devant la lumière d'un bec de gaz. Il parut, tout le temps +que nous le vîmes, jeter une flamme très vive, avivée encore par cet +inexplicable sentiment que j'avais déjà éprouvé, et lorsque nous l'eûmes +dépassé, je restai pendant quelques moments tout ébloui, comme si un +éclair venait de passer devant mes yeux.</p> + +<p>La conversation tomba sur autre chose, et principalement sur la route +que nous suivions en voyageant, et sur les endroits remarquables de +Londres de ce côté de la ville, et ainsi de suite. La grande ville lui +était presque inconnue, me dit-elle, car elle n'avait jamais quitté les +environs de miss Havisham jusqu'à son départ pour la France, et elle +n'avait fait qu'y passer en allant et en revenant. Je lui demandai si +mon tuteur devait beaucoup s'occuper d'elle pendant qu'elle resterait à +Richmond; ce à quoi elle répondit avec feu:</p> + +<p>«Dieu m'en préserve!»</p> + +<p>Et rien de plus.</p> + +<p>Cependant, il m'était impossible de ne pas voir qu'elle mettait tous ses +soins à m'attirer, qu'elle se rendait très séduisante: elle n'avait pas +besoin de prendre tant de peine. Mais cela ne me rendait pas plus +heureux. Elle tenait mon cœur dans sa main, parce qu'elle avait la +volonté de s'en emparer, de le briser et de le jeter au vent, et non +parce qu'elle avait pour moi la moindre tendresse. Voilà ce que je +sentais.</p> + +<p>En traversant Hammersmith, je lui montrai la demeure de M. Mathieu +Pocket, en lui disant que ce n'était pas bien éloigné de Richmond, et +que j'espérais bien la voir quelquefois.</p> + +<p>«Oh! oui, vous me verrez.... Vous viendrez quand vous le jugerez +convenable.... On doit vous annoncer à la famille.... On vous a même déjà +annoncé.»</p> + +<p>Je lui demandai si c'était une famille nombreuse que celle dont elle +allait faire partie.</p> + +<p>«Non, il n'y a que deux personnes: la mère et la fille; la mère est une +dame d'un certain rang, je crois, mais qui ne dédaigne pas d'augmenter +son revenu.</p> + +<p>—Je m'étonne que miss Havisham ait pu se séparer de vous encore une +fois et si tôt.</p> + +<p>—Cela fait partie de ses projets sur moi, Pip, dit Estelle avec un +soupir comme si elle était fatiguée. Je dois lui écrire constamment et +la voir régulièrement, et lui dire comment je vais, moi et mes bijoux, +car ils sont presque tous à moi maintenant.»</p> + +<p>C'était la première fois qu'elle m'eût encore appelé par mon nom; sans +doute elle le fit avec intention, et sachant bien que je ne le +laisserais pas tomber à terre.</p> + +<p>Nous arrivâmes à Richmond, hélas! bien trop vite. Le lieu de notre +destination était une maison près de la prairie, une vieille et grave +maison où les paniers, la poudre et les mouches, les habits brodés, les +bas rembourrés, les manchettes et les épées avaient eu leurs beaux +jours, mais il y avait longtemps. Quelques vieux arbres devant la maison +étaient encore coupés d'une façon aussi surannée et aussi peu naturelle +que les paniers, les perruques et les anciens habits à pans roides; mais +le moment n'était pas loin où leurs places dans la grande procession des +morts allaient être désignées, et ils ne devaient pas tarder à s'y mêler +pour suivre la route silencieuse qui mène à l'oubli et au repos.</p> + +<p>Une sonnette à vieux timbre, qui, j'ose le dire, avait souvent dit dans +son temps à la maison:»Voici le panier vert, voici l'épée à poignée de +diamant, voici les souliers à talons rouges, et le bleu solitaire,» +résonna gravement dans le clair de lune, et deux servantes, rouges comme +des cerises, vinrent en voltigeant recevoir Estelle.</p> + +<p>Les malles ne tardèrent pas à disparaître sous la porte d'entrée; elle +me donna la main et un sourire, et disparut également après m'avoir dit +bonsoir. Et cependant je ne quittai pas des yeux la maison, pensant quel +bonheur ce serait de vivre près d'elle, tout en sachant que je ne serais +jamais heureux avec elle, mais toujours misérable.</p> + +<p>Je remontai en voiture pour retourner à Hammersmith; j'y montai avec un +cœur malade et j'en sortis avec un cœur plus malade encore. À notre +porte, je trouvai la petite Jane Pocket qui revenait d'une petite +soirée, escortée par son petit amoureux, malgré qu'il fût sujet de +Flopson.</p> + +<p>M. Pocket n'était pas encore rentré; il faisait une lecture au dehors, +car c'était un excellent professeur d'économie domestique, et ses +traités sur la manière d'élever les enfants et de diriger les +domestiques étaient considérés comme les meilleurs ouvrages écrits sur +ces matières. Mais Mrs Pocket était à la maison et se trouvait dans un +léger embarras, parce qu'on avait donné à son petit Baby un étui rempli +d'aiguilles pour le faire tenir tranquille pendant l'inexplicable +absence de Millers avec un de ses parents, soldat dans l'infanterie de +la garde, et il mangeait plus d'aiguilles qu'il n'était facile d'en +retrouver, soit en faisant une petite opération, soit en administrant +quelque tonique, à un enfant d'un âge aussi tendre.</p> + +<p>M. Pocket était aussi justement renommé pour donner d'excellents avis +pratiques et pour avoir une perception saine et nette des choses, +beaucoup de jugement; j'avais quelque idée, sentant mon cœur si malade, +de le prier de vouloir bien recevoir mes confidences; mais ayant par +hasard aperçu Mrs Pocket qui lisait son livre sur les titres et les +dignités, après avoir prescrit le lit comme remède souverain pour le +Baby, je pensai que je ferais tout aussi bien de m'abstenir.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_Vb" id="CHAPITRE_Vb"></a><a href="#table">CHAPITRE V.</a></h2> + + +<p>En m'habituant à mes espérances, j'étais arrivé insensiblement à +observer l'effet qu'elles produisaient sur moi et sur ceux qui +m'entouraient; et tout en me dissimulant autant que possible leur action +sur mon caractère, je savais très bien que cette action n'était pas +bonne de tout point. Je vivais dans un état de malaise chronique en +songeant à ma conduite envers Joe, et ma conscience n'était pas plus à +l'aise à l'égard de Biddy. Souvent, quand je m'éveillais la nuit, je +pensais avec un grand abattement d'esprit que j'aurais été plus heureux +et meilleur si je n'avais jamais vu la figure de miss Havisham et si +j'étais arrivé à l'âge d'homme, content d'être le compagnon de Joe, dans +la vieille et honnête forge. Bien souvent aussi, le soir, quand j'étais +seul, assis devant le feu, je pensais qu'après tout il n'y avait pas de +feu comme celui de la forge et celui de notre cuisine.</p> + +<p>Cependant Estelle était si inséparable de mes insomnies et de mes +agitations d'esprit, que j'étais réellement confus en m'apercevant de +l'effet prodigieux qu'elle produisait sur moi, c'est-à-dire qu'en +supposant que je n'eusse pas eu d'autres préoccupations et d'autres +espérances, et que j'eusse simplement continué de penser à elle, je ne +pouvais parvenir à me persuader que mon état eût été beaucoup meilleur. +Quant à l'influence de ma position sur les autres, je n'étais pas dans +le même embarras, et je vis, bien qu'un peu obscurément peut-être, +qu'elle ne profitait à personne, et surtout qu'elle ne profitait pas à +Herbert. Mes habitudes coûteuses entraînaient sa nature facile à des +dépenses qu'il n'était pas en état de supporter, corrompaient la +simplicité de sa vie et mêlaient à sa tranquillité des inquiétudes et +des regrets. Je n'avais pas le moindre remords d'avoir amené sans le +savoir les autres membres de la famille Pocket aux pauvres ruses qu'ils +pratiquaient, parce que ces petitesses étaient dans leur nature et +auraient été provoquées par n'importe qui si je les avais laissés +sommeiller. Mais avec Herbert c'était bien différent. Je me reprochais +souvent de lui avoir rendu le mauvais service d'encombrer ses chambres, +modestement garnies, de meubles plus luxueux et aussi inutiles les uns +que les autres, et d'avoir mis à sa disposition le Vengeur à gilet jaune +serin.</p> + +<p>De sorte que, pour augmenter de plus en plus notre petit confortable, je +commençai dès ce moment à contracter une quantité de dettes. Il m'était +presque impossible de commencer sans qu'Herbert en fît autant; il suivit +donc bientôt mon exemple. D'après l'idée que nous suggéra Startop, nous +nous fîmes présenter à un club appelé les <i>Pinsons du Bocage</i>, +institution dont je n'ai jamais bien deviné le but, si ce n'est que les +membres devaient dîner à grands frais une fois tous les quinze jours +pour se quereller entre eux le plus possible après dîner et s'amuser à +griser les six garçons de service, de façon à leur faire descendre les +escaliers sur la tête. Je sais que ces remarquables fins sociales +s'accomplissaient si invariablement qu'Herbert et moi nous ne trouvâmes +rien de mieux à dire dans le premier toast de la réunion que la +magnifique phrase suivante: «Messieurs, puisse ce premier accord de bons +sentiments régner toujours parmi les <i>Pinsons du Bocage.</i>» Les Pinsons +dépensaient follement leur argent. L'hôtel où nous dînions était situé +dans Covent Garden, et le premier Pinson que je vis quand j'eus +l'honneur de faire partie du Bocage fut Bentley Drummle, qui, à cette +époque, se promenait par la ville dans un cabriolet à lui, et causait un +dommage considérable aux bornes des coins de rues. Quelquefois il +s'élançait de son équipage par-dessus le tablier, la tête la première, +et je le vis dans une occasion descendre à la porte du Bocage de cette +manière imprévue exactement comme du charbon de terre. Mais ici +j'anticipe un peu, car je n'étais pas encore Pinson et ne pouvais +l'être, selon les lois jurées par la société, avant ma majorité.</p> + +<p>Confiant dans mes propres ressources, j'aurais volontiers pris sur moi +les dépenses d'Herbert, mais Herbert était fier, et je ne pouvais lui +faire une semblable proposition. Ainsi, il se mettait de tous côtés dans +l'embarras, et continuait à se préoccuper vivement des moyens qu'il +pourrait trouver pour tâcher d'en sortir. Quand, petit à petit, nous +arrivâmes à passer ensemble de longues heures, je remarquai qu'il +considérait sa position présente et future d'un œil désespéré au +déjeuner; puis qu'il commençait à la considérer avec un peu plus +d'espoir vers midi, qu'il retombait dans ses inquiétudes vers l'heure du +dîner; qu'il semblait apercevoir le capital indispensable assez +nettement dans le lointain après le dîner, qu'il le réalisait vers +minuit, et que, vers dix heures du matin, le désespoir le reprenait au +point qu'il parlait d'acheter une carabine et de partir pour l'Amérique +avec l'intention bien arrêtée de forcer les buffles à faire sa fortune.</p> + +<p>J'étais ordinairement à Hammersmith la moitié de la semaine environ, et +quand j'étais à Hammersmith j'allais à Richmond. Herbert venait souvent +à Hammersmith quand j'y étais, et je pense que ces jours-là son père +entrevoyait vaguement que l'occasion qu'il cherchait n'avait pas encore +paru; mais que, eu égard à la manie générale de tomber, remarquable dans +cette famille, il devait nécessairement finir par tomber sur quelque +chose d'avantageux. Pendant ce temps-là, M. Pocket grisonnait et +essayait plus souvent que jamais de se tirer les cheveux pour sortir de +ses perplexités, tandis que Mrs Pocket donnait des crocs-en-jambe à +toute la famille à l'aide de son tabouret, lisait son livre de blason, +perdait son mouchoir de poche, nous parlait de son grand-papa et +enseignait au Baby à se conduire, en le faisant mettre au lit toutes les +fois qu'il attirait son attention.</p> + +<p>Comme je suis maintenant en train de résumer toute une époque de ma vie +dans le but de déblayer la route devant moi, je ne puis mieux faire que +de compléter la description de nos habitudes et de notre manière de +vivre à l'Hôtel Barnard.</p> + +<p>Nous dépensions le plus d'argent que nous pouvions, et nous obtenions en +échange aussi peu que les gens auxquels nous avions affaire se mettaient +dans la tête de nous donner. Nous étions toujours plus ou moins gênés, +et la plupart de nos connaissances se trouvaient dans la même condition. +Une heureuse fiction nous faisait croire que nous nous amusions +constamment, et une ombre de vérité nous faisait voir que nous n'y +arrivions jamais, et j'avais une entière certitude que notre cas, sous +ce dernier rapport, était assez commun.</p> + +<p>Chaque matin Herbert se rendait dans la Cité pour regarder autour de lui +s'il ne voyait pas quelque moyen de sortir d'embarras. Je lui rendais +souvent visite dans la sombre chambre du fond dans laquelle il vivait +avec une bouteille d'encre, une patère à chapeau, une boite à charbon, +une boite à ficelle, un almanach, un pupitre, un tabouret et une règle, +et je ne me rappelle pas l'avoir vu faire autre chose que d'attendre +l'occasion de faire la fortune si patiemment espérée. Si nous avions +fait tout ce que nous entreprenions aussi fidèlement qu'Herbert, nous +aurions pu former une république de toutes les vertus. Il n'avait rien +autre chose à faire, le pauvre garçon, si ce n'est de se rendre à une +certaine heure de l'après-midi au Lloyd pour voir son patron, je pense. +Il ne faisait jamais autre chose au Lloyd, à ma connaissance du moins, +que d'en revenir. Quand il voyait les choses très sérieusement et qu'il +fallait positivement trouver quelque expédient, il allait à la Bourse à +l'heure des affaires, il entrait, il sortait et exécutait une sorte de +contredanse lugubre au milieu des magnats de la finance.</p> + +<p>«Car, me disait Herbert en rentrant dîner, un jour qu'il sortait de +cette réunion, je trouve que l'occasion ne vient pas toute seule, +Haendel, et qu'il faut aller la trouver... et c'est ce que je fais.»</p> + +<p>Si nous avions eu moins d'attachement l'un pour l'autre, je crois que, +par mauvaise humeur, nous nous serions querellés régulièrement tous les +matins. Je détestais au-delà de toute expression cet appartement qui +m'avait fait faire tant de folies, et, dans ces moments de repentir, je +ne pouvais supporter la vue de la livrée du Vengeur, qui me paraissait +plus coûteuse alors et moins rémunératrice qu'à tout autre moment de la +journée. À mesure que mes dettes s'accumulaient, le déjeuner prenait une +forme de plus en plus creuse, et dans une certaine occasion, menacé par +lettres de poursuites légales qui n'étaient pas tout à fait étrangères à +la bijouterie, comme le disait certain papier griffonné que j'avais sous +les yeux, j'allai jusqu'à saisir le Vengeur par le collet et à l'enlever +de terre, de sorte qu'il se trouvait en l'air comme un Cupidon botté, +sous prétexte qu'il nous manquait un petit pain.</p> + +<p>À certains jours, ou plutôt à des jours incertains, car ils dépendaient +de notre humeur, je disais à Herbert, comme si je venais de faire une +découverte remarquable:</p> + +<p>«Mon cher Herbert, nous nous enfonçons.</p> + +<p>—Mon cher Haendel, me répondait Herbert, en toute sincérité, croyez-le +si vous le voulez, mais ces mêmes mots, par une étrange coïncidence, +étaient sur mes lèvres.</p> + +<p>—Alors, Herbert, répliquais-je, voyons à voir clair dans nos affaires.»</p> + +<p>Nous éprouvions toujours une profonde satisfaction en prenant jour dans +cette intention; je m'imaginais toujours que c'était là traiter les +affaires; que c'était le moyen de prendre l'ennemi à la gorge, et je +sais qu'Herbert pensait comme moi.</p> + +<p>Nous commandions quelque chose de délicat et de rare, pour dîner, avec +une bouteille de quelque chose sortant aussi de l'ordinaire, afin de +fortifier nos esprits et d'être en état de bien examiner les choses. Le +dîner fini, nous mettions sur la table un paquet de plumes, de l'encre +en abondance et une quantité raisonnable de papier blanc et de papier +buvard, car il nous avait paru convenable d'avoir une papeterie bien +montée.</p> + +<p>Je prenais alors une feuille de papier et j'écrivais en haut de la page, +et d'une belle main:</p> + +<p>ÉTAT DES DETTES DE PIP.</p> + +<p>Ajoutant avec soin:</p> + +<p>«Hôtel Barnard.»</p> + +<p>Et la date.</p> + +<p>Herbert aussi prenait une feuille de papier et écrivait la même formule:</p> + +<p>ÉTAT DES DETTES D'HERBERT.</p> + +<p>Chacun de nous se reportait alors à un monceau de papiers placé à son +côté, et qui avaient été jetés dans des tiroirs après avoir été usés et +déchirés dans les poches, ou à demi brûlés pour allumer les bougies, +plantés dans le coin des glaces pendant des semaines, ou autrement +avariés. Le bruit de nos plumes sur le papier nous calmait +considérablement, et parfois même je trouvais autant de mérite au +travail édifiant que nous entreprenions que si nous avions réellement +payé nos dettes. Au point de vue méritoire, ces deux choses me +semblaient à peu près égales.</p> + +<p>Quand nous avions écrit un certain temps, je demandais à Herbert où il +en était.</p> + +<p>«Elles montent, Haendel, disait-il, elles montent, sur ma parole!»</p> + +<p>Herbert se grattait préalablement la tête à la vue de ces chiffres +accumulés!</p> + +<p>«Soyez ferme, Herbert, répondais-je en me couchant sur ma plume avec une +nouvelle ardeur; regardez la chose en face; voyez dans vos affaires, +fixez-les jusqu'à les dévisager.</p> + +<p>—C'est ce que je voudrais, Haendel; seulement, ce sont elles qui me +dévisagent.»</p> + +<p>Mon ton résolu n'en produisait pas moins son effet, et Herbert se +remettait au travail. Un moment après, il cessait de nouveau, sous +prétexte qu'il n'avait pas la facture de Cobb ou de Lobb, ou de Nobb, +selon la circonstance.</p> + +<p>«Alors, Herbert, évaluez à peu près à quelle somme elle peut monter; +prenez un chiffre rond et portez-le sur votre liste.</p> + +<p>—Quel garçon de ressource vous faites, mon ami, répondait-il avec +admiration. Réellement, vous avez des dispositions remarquables pour les +affaires.»</p> + +<p>C'est ce que je pensais, et en ces occasions j'étais très convaincu que +je méritais la réputation d'un homme d'affaires de première force: +prompt, décisif, énergique, précis, et de sang-froid. Quand j'avais +porté toutes mes dettes sur ma liste, je pointais et numérotais les +factures. Chaque fois que j'inscrivais un numéro, j'éprouvais une +véritable sensation de plaisir. Quand je n'avais plus rien à numéroter, +je pliais toutes mes factures d'une manière uniforme, j'inscrivais le +montant sur le dos de chacune d'elles et les liais en un seul paquet +symétrique; puis je faisais la même opération pour les comptes +d'Herbert, qui convenait modestement qu'il n'avait pas mon génie +administratif, et qui sentait que j'avais apporté quelque lumière dans +ses affaires.</p> + +<p>Mon système avait encore un autre côté brillant: c'était ce que +j'appelais «laisser une marge.» Supposons, par exemple, que les dettes +d'Herbert se montassent à cent soixante-quatre livres quatre shillings +et deux pence, je disais:</p> + +<p>«Laissez une marge, et portez-les à deux cents livres.»</p> + +<p>Ou, supposons que les miennes montassent à quatre fois autant, je +laissais une marge et je les portais à sept cents livres. J'avais la +plus haute opinion de la sagesse de cette marge. Mais je suis forcé de +convenir, en regardant en arrière, que je crois que ce fut un système +coûteux, car nous recommencions aussitôt à faire de nouvelles dettes, +pour combler la marge; et quelquefois, vu les idées de liberté et de +solvabilité qu'elle comportait, nous étions promptement forcés d'avoir +recours à une nouvelle marge.</p> + +<p>À la suite d'un examen de ce genre, il y avait généralement un calme, un +repos, un vertueux silence, qui me donnait pour le moment une opinion +admirable de moi-même. Satisfait de mes efforts, de ma méthode et des +compliments d'Herbert, je restais assis, avec son paquet symétrique et +le mien posé devant moi sur la table, au milieu des diverses fournitures +de bureau, me figurant être une sorte de banquier plutôt qu'un simple +particulier tel que j'étais.</p> + +<p>En ces occasions solennelles, nous fermions notre porte d'entrée, afin +de ne pas être dérangés. Un soir, je venais de tomber dans cet état de +béatitude, quand nous entendîmes une lettre glisser dans la fente de +ladite porte, et tomber sur le plancher.</p> + +<p>«C'est pour vous, Haendel, dit Herbert qui était sorti et rentrait en la +tenant, et j'espère que ce n'est rien de mauvais.»</p> + +<p>Il faisait allusion au lourd cachet noir de l'enveloppe et à sa bordure +noire.</p> + +<p>La lettre était signée Trabb et Co; elle contenait simplement que +j'étais un honoré monsieur, et qu'ils prenaient la liberté de m'informer +que Mrs Gargery avait quitté ce monde le lundi dernier à six heures +vingt minutes du soir, et que ma présence était réclamée à l'enterrement +le lundi suivant, à trois heures de l'après-midi.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_VIb" id="CHAPITRE_VIb"></a><a href="#table">CHAPITRE VI.</a></h2> + + +<p>C'était la première fois qu'une tombe s'ouvrait sur la route de ma vie, +et la brèche qu'elle fit sur ce terrain uni fut extraordinaire. La +figure de ma sœur dans son fauteuil, auprès du feu de la cuisine, me +poursuivit nuit et jour. Mon esprit ne pouvait se figurer que ce +fauteuil pût se passer d'elle, et quoiqu'elle n'eût tenu depuis +longtemps que peu de place dans ma pensée, je me sentis pourchassé par +les idées les plus étranges. Tantôt je croyais qu'elle courait après moi +dans la rue, tantôt qu'elle frappait à la porte. Dans ma chambre, avec +laquelle elle n'avait jamais eu le moindre rapport, je m'imaginais +perpétuellement entendre le son de sa voix, voir sa figure couverte de +la pâleur de la mort, et apercevoir la forme de son corps.</p> + +<p>Mon enfance avait été telle, que je pouvais à peine me souvenir de ma +sœur avec tendresse; mais je suppose qu'une certaine somme de regrets +peut exister sans beaucoup d'affection. Sous cette influence, et +peut-être pour compenser l'absence d'un sentiment plus doux, je fus +saisi d'une violente indignation contre l'assassin qui l'avait fait tant +souffrir, et je sentais qu'avec des preuves suffisantes, j'aurais été +capable de poursuivre de ma vengeance Orlick, ou tout autre, jusqu'à la +dernière extrémité.</p> + +<p>Ayant écrit à Joe pour lui offrir des consolations et pour l'assurer que +je me rendrais à l'enterrement, je passai les jours qui suivirent dans +le curieux état d'esprit que je viens de décrire. Au jour fixé, je +partis de grand matin, et descendis au <i>Cochon bleu</i>, assez à temps pour +aller à pied jusqu'à la forge.</p> + +<p>C'était un jour d'été. Tout en marchant, le temps où j'étais une pauvre +petite créature sans appui, et où ma sœur ne m'épargnait pas, me +revenait vivement à l'esprit, mais en teintes légères et adoucies. Le +souffle même des fèves et des trèfles murmurait à mon cœur qu'un jour +viendrait où il serait bon pour ma mémoire que ceux qui marcheraient +sous le soleil fussent apaisés en pensant à moi, comme je l'étais en +pensant à ma sœur.</p> + +<p>Enfin, j'arrivai en vue de la maison. Je vis que Trabb et Co avaient +commandé tout ce qui était nécessaire pour les funé-railles, et qu'ils +avaient pris possession de la demeure de Joe. Deux êtres sinistres et +ridicules, tenant chacun une canne recouverte d'un crêpe noir, comme si +cet instrument pouvait communiquer la plus petite consolation à qui que +ce fût, étaient postés devant la porte de la maison; je reconnus l'un +d'eux, un petit postillon renvoyé du <i>Cochon bleu</i> pour avoir versé un +jeune couple dans un fossé le matin même du mariage, par suite de son +état d'ivresse qui l'obligeait à monter à cheval en tenant ses deux bras +croisés autour du cou de l'animal. Tous les enfants du village, et la +plupart des femmes admiraient ces noires sentinelles, et les fenêtres +closes de la maison et de la forge. Quand j'arrivai, une des deux +sentinelles, l'ancien postillon, frappa à la porte pensant que j'étais +trop épuisé par la douleur pour qu'il me restât la force de frapper +moi-même.</p> + +<p>L'autre, un charpentier qui avait autrefois mangé deux oies sans boire, +à la suite d'un pari, ouvrit la porte et me fit entrer dans le petit +salon. M. Trabb avait accaparé la meilleure table, à laquelle il avait +mis toutes les rallonges, et où il étalait une espèce de bazar de deuil, +à grand renfort d'épingles également noires. Au moment de mon arrivée, +il finissait d'entourer le chapeau de quelqu'un d'un long crêpe, noir +comme un négrillon d'Afrique. Il tendit la main pour prendre le mien, et +moi, me méprenant sur son mouvement, et troublé par la circonstance, je +lui serrai les mains avec toutes les marques d'une ardente affection.</p> + +<p>Le pauvre cher Joe, embarrassé dans un petit manteau noir, attaché par +un gros nœud sous son menton, était assis tout seul à l'autre bout de +la chambre, où, comme conducteur du deuil, il avait été placé par Trabb. +Quand je me penchai pour lui dire:</p> + +<p>«Cher Joe, comment vous portez-vous?»</p> + +<p>Il répondit:</p> + +<p>«Pip!... mon petit Pip, vous l'avez connue lorsqu'elle était une bien +belle...»</p> + +<p>Et il saisit ma main sans rien dire de plus.</p> + +<p>Biddy avait l'air très propre et très modeste dans ses vêtements noirs; +elle allait et venait tranquillement, et se rendait très utile. Quand +j'eus parlé à Biddy, j'allai m'asseoir auprès de Joe, et je commençai à +me demander dans quelle partie du salon... elle... ma sœur... se +trouvait. L'air du salon exhalait une odeur de gâteau; je cherchai +autour de moi la table des rafraîchissements. On ne pouvait la voir que +lorsqu'on s'était habitué à l'obscurité, mais il y avait dessus un +plum-cake coupé par morceaux, des oranges coupées aussi, et des +sandwichs, et des biscuits, et deux carafes que j'avais bien connues +comme ornement, mais que je n'avais jamais vu servir de ma vie, l'une +pleine de porto, l'autre de sherry. Devant cette table, se tenait le +servile Pumblechook, enveloppé dans un manteau noir, et ayant plusieurs +mètres de crêpe à son chapeau: tantôt il se bourrait, et tantôt il +faisait d'obséquieux mouvements pour attirer mon attention. Dès qu'il +eut réussi, il vint à moi en répandant autour de lui une odeur de sherry +et de gâteau et il me dit d'une voix émue:</p> + +<p>«Permettez, cher monsieur...»</p> + +<p>Et il exécuta ce qu'il me demandait la permission de faire. Je découvris +aussi M. et Mrs Hubble; cette dernière dans le silencieux paroxysme de +douleur commandé par la circonstance, se tenait dans un coin. Nous +devions tous suivre le convoi, bien entendu après avoir été affublés par +Trabb comme de ridicules paquets.</p> + +<p>«C'est-à-dire, Pip, me dit tout bas Joe, au moment où nous allions être +ce que M. Trabb appelait rangés dans le salon deux à deux,—ce qui avait +terriblement l'air de la répétition de quelque drame +burlesque,—c'est-à-dire, monsieur, que je l'aurais de préférence portée +à l'église moi-même, avec trois ou quatre amis, qui seraient venus à mon +aide de bon cœur et avec de bons bras; mais il a fallu considérer ce +que les voisins en diraient, et s'ils ne penseraient pas que c'eût été +lui manquer de respect.</p> + +<p>—Tous les mouchoirs dehors! cria en ce moment M. Trabb d'une voix +affairée. Les mouchoirs dehors, nous sommes prêts!»</p> + +<p>Nous portâmes donc nos mouchoirs à nos visages, comme si nous saignions +du nez, et nous nous mîmes deux par deux. Joe et moi. Biddy et +Pumblechook. M. et Mrs Hubble. On fit faire à la dépouille mortelle de +ma sœur le tour par la porte de la cuisine; et, comme c'est un point +important dans un convoi funèbre que les six porteurs soient étouffés et +aveuglés sous une horrible housse en velours noir à bordure blanche, le +convoi ressemblait à un monstre aveugle avec douze jambes humaines, se +traînant et avançant sous la direction des deux conducteurs—le +postillon et son camarade.</p> + +<p>Les voisins cependant approuvaient hautement ce cérémonial, et on nous +admira beaucoup lorsque nous traversâmes le village. La partie la plus +jeune et la plus agitée de la commune se précipitait à travers le +cortège sans s'inquiéter de le couper, ou restait à nous attendre pour +nous voir défiler aux endroits les plus avantageux. Alors les plus +intrépides criaient d'un ton exalté à notre approche des coins où ils +stationnaient:</p> + +<p>«Les voici!... les voilà!...</p> + +<p>Et nous n'étions pas du tout réjouis. Pendant cette marche je fus on ne +peut plus vexé par l'abject Pumblechook qui se trouvant derrière moi +persista tout le long du chemin—croyant avoir une attention délicate—à +arranger mon crêpe flottant et à étendre les plis de mon manteau. Plus +tard mon attention fut attirée par l'expressif orgueil de M. et de Mrs +Hubble qui se gonflaient et s'enorgueillissaient démesurément de faire +partie d'un convoi si distingué.</p> + +<p>Nous aperçûmes enfin la ligne des marais qui s'étendait lumineuse devant +nous, avec les voiles des vaisseaux sur la rivière, dont ils semblaient +sortir, et nous arrivâmes au cimetière, auprès des tombes de mes +parents, que je n'avais jamais connus:</p> + +<p class="noindent"> +<span style="margin-left: 5em;">FEU PHILIP PIRRIP</span><br /> +<span style="margin-left: 6em;">de cette paroisse</span><br /> +<span style="margin-left: 7.5em;">et aussi</span><br /> +<span style="margin-left: 6em;">GEORGIANA</span><br /> +<span style="margin-left: 5.5em;">épouse du ci-dessus.</span><br /> +</p> + +<p>On déposa tranquillement ma sœur dans la terre, pendant que les +alouettes chantaient dans les airs, et qu'un vent léger faisait se jouer +sur le sol les magnifiques ombres des nuages et des arbres.</p> + +<p>Je ne parlerai pas de la conduite toute mondaine de Pumblechook devant +la tombe. Je dirai seulement que toutes ses politesses m'étaient +adressées, et que même, lorsqu'on lut ces nobles passages des Écritures +qui rappellent à l'humanité qu'elle n'a rien apporté en ce monde, et +qu'elle n'en peut rien emporter, et comment elle passe comme une ombre, +je l'entendis grommeler je ne sais quoi sous forme de réserve mentale, +d'un jeune monsieur de sa connaissance qui venait d'arriver à une +immense fortune, d'une manière tout à fait inattendue. Quand nous +rentrâmes il eut la hardiesse de me dire qu'il aurait souhaité que ma +sœur pût connaître que je lui avais fait tant d'honneur et de me +laisser entendre qu'elle eut considéré que sa mort ne payait pas trop un +tel honneur. De retour à la maison, il but ce qui restait de sherry, et +M. Hubble but le porto, et tous deux se mirent à causer de choses et +d'autres, ce qui, je l'ai remarqué depuis, est l'habitude générale dans +ces occasions, comme si les survivants étaient d'une tout autre race que +le défunt et reconnus immortels. Enfin, Pumblechook partit avec M. et +Mrs Hubble pour passer la soirée chez eux, j'en étais convaincu, et pour +dire au <i>Trois jolis bateliers</i> qu'il était le fondateur de ma fortune +et mon premier bienfaiteur.</p> + +<p>Quand ils furent tout partis, et quant Trabb et ses hommes, mais non son +garçon, eurent serré l'appareil de leurs momeries dans des sacs, et +qu'ils furent partis aussi, la maison me parut plus saine. Bientôt +après, Biddy, Joe et moi, nous nous assîmes devant un dîner froid; mais +nous dînâmes dans le salon, et non dans la vieille cuisine, et Joe était +si excessivement attentif à ce qu'il faisait avec son couteau, sa +fourchette et la salière et tout le reste, qu'il y avait une grande gêne +entre nous. Mais après dîner, quand je lui eus fait prendre sa pipe pour +aller flâner avec lui dans la forge, et que nous nous fûmes assis +ensemble sur le grand bloc de pierre dans la rue, tout alla mieux. +J'avais remarqué qu'après l'enterrement Joe avait changé ses habits, de +manière à établir un compromis entre ses vêtements du dimanche et ceux +de tous les jours: il avait ainsi l'air plus naturel et paraissait +réellement l'homme qu'il était.</p> + +<p>Il fut enchanté de la prière que je lui fis de me faire coucher dans mon +ancienne petite chambre, et moi je fus enchanté aussi, car je crus avoir +fait quelque chose de grand en présentant cette requête. Quand les +ombres de la nuit furent venues, je saisis une occasion d'entraîner +Biddy dans le jardin, pour avoir avec elle une petite conversation.</p> + +<p>«Biddy, dis-je, je pense que tu aurais bien pu m'écrire quelques mots +sur ces tristes choses.</p> + +<p>—Pensez-vous, monsieur Pip? dit Biddy. J'aurais écrit, si j'y avais +pensé.</p> + +<p>—Ne crois pas que j'ai l'intention d'être dur, quand je dis que je +crois qu tu aurais dû y avoir pensé.</p> + +<p>—Croyez-vous, monsieur Pip?»</p> + +<p>Elle était si calme et il y avait un air si gentil, si doux et si bon +dans toute sa personne, que je ne pouvais supporter l'idée de la faire +pleurer encore. Après avoir considéré un moment ses yeux baissés, +pendant qu'elle marchait à côté de moi, je changeai donc de +conversation.</p> + +<p>«Je suppose qu'il te sera difficile de rester ici maintenant, chère +Biddy.</p> + +<p>—Oh! je ne le puis, monsieur Pip, dit Biddy d'un ton de regret mais +cependant de profonde conviction. J'ai parlé à Mrs Hubble, et je dois +aller chez elle demain; j'espère qu'ensemble nous pourrons avoir soin de +M. Gargery jusqu'à ce qu'il ait pris ses arrangements.</p> + +<p>—Comment vas-tu vivre, Biddy? Si tu as besoin d'ar....</p> + +<p>—Comment je vais vivre? répéta Biddy avec une rougeur fugitive, je vais +vous le dire, monsieur Pip. Je vais tâcher d'obtenir la place de +maîtresse dans la nouvelle école qu'on finit de bâtir ici; je puis me +faire bien recommander par tous les voisins, et j'espère être à la fois +appliquée et patiente, et m'instruire moi-même en instruisant les +autres. Vous savez, monsieur Pip, continua Biddy avec un sourire, en +levant les yeux sur moi, les nouvelles écoles ne sont pas comme les +anciennes; mais j'ai appris beaucoup, grâce à vous, depuis ce temps-là, +et j'ai eu le temps de faire des progrès.</p> + +<p>—Je pense que tu feras toujours des progrès, Biddy, dans n'importe +quelle circonstance.</p> + +<p>—Ah! pourvu que ce ne soit pas du mauvais côté de la nature humaine!» +murmura Biddy.</p> + +<p>C'était moins un reproche intentionnel à mon adresse, qu'une pensée +involontairement échappée.</p> + +<p>«Eh bien! pensai-je, je vais aussi laisser de côté ce sujet-là.»</p> + +<p>Je continuai à marcher à côté de Biddy, qui tenait toujours les yeux +fixés à terre.</p> + +<p>«Je ne connais pas les détails de la mort de ma sœur, Biddy.</p> + +<p>—Il y a peu de chose à en dire. La pauvre créature! Elle était dans un +de ses accès, bien qu'ils fussent plutôt moindres que plus forts dans +ces derniers temps. Il y a quatre jours, dans la soirée, elle sortit de +son apathie ordinaire, juste au moment du thé, et dit très +distinctement: «Joe!» Comme elle n'avait pas dit un seul mot depuis +longtemps, je courus chercher M. Gargery dans la forge. Elle me faisait +signe qu'elle désirait le voir assis à côté d'elle, et voulait que je +misse ses bras autour de son cou. C'est ce que je fis, et elle appuya sa +main sur son épaule, toute contente et toute satisfaite, et bientôt +après, elle dit encore une fois: «Joe,» et puis une fois: «Pardon,» et +une fois: «Pip.» Et elle ne releva plus jamais sa tête, et ce fut juste +une heure après que nous l'étendîmes sur son lit, parce que nous vîmes +qu'elle était morte.»</p> + +<p>Biddy pleura.... Le sombre jardin, et la rue, et les étoiles qui se +montraient, tout cela était trouble à mes yeux.</p> + +<p>—On n'a jamais rien découvert, Biddy?</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Sais-tu ce qu'Orlick est devenu?</p> + +<p>—À la couleur de ses habits, je dois penser qu'il travaille dans les +carrières.</p> + +<p>—Tu l'as donc revu? Pourquoi regardes-tu maintenant cet arbre sombre +dans la rue?</p> + +<p>—C'est là que j'ai vu Orlick le soir de la mort de votre sœur.</p> + +<p>—Et tu l'as encore revu depuis, Biddy?</p> + +<p>—Oui, je l'ai vu là depuis que nous nous promenons ici. C'est inutile, +ajouta Biddy en posant la main sur mon bras, comme j'allais m'élancer +dehors. Vous savez que je ne voudrais pas vous tromper: il n'est pas +resté une minute là, et il est parti.»</p> + +<p>Cela raviva mon indignation de voir Biddy poursuivie par cet individu, +et je me sentis outré contre lui. Je le dis à Biddy, et j'ajoutai que je +donnerais n'importe quelle somme, et que je prendrais toutes les peines +du monde pour le faire partir du pays. Par degrés, elle m'amena à des +paroles plus calmes; elle me dit combien Joe m'aimait, et qu'il ne +s'était jamais plaint de rien:—elle n'ajouta pas de moi, il n'en était +pas besoin; je savais ce qu'elle voulait dire,—mais qu'il remplissait +toujours les devoirs de son état; qu'il avait le bras solide, la langue +calme et bon cœur.</p> + +<p>«En effet, il serait impossible de dire trop de bien de lui, dis-je; +Biddy, nous parlerons souvent de ces choses; car, sans doute, je +viendrai souvent ici; maintenant, je ne vais pas laisser le pauvre Joe +seul.»</p> + +<p>Biddy ne répliqua pas un mot.</p> + +<p>«Biddy, ne m'entends-tu pas?</p> + +<p>—Oui, monsieur Pip.</p> + +<p>—Sans te demander pourquoi tu m'appelles monsieur Pip, ce qui me paraît +être de mauvais goût, fais-moi savoir ce que tu veux dire?</p> + +<p>—Ce que je veux dire? demanda Biddy timidement.</p> + +<p>—Biddy, dis-je, en appuyant avec force, je t'en prie, dis-moi ce que tu +veux dire par là?</p> + +<p>—Par là? dit Biddy.</p> + +<p>—Allons, ne répète pas comme un écho; autrefois, tu ne répétais pas +ainsi, Biddy.</p> + +<p>—Autrefois? dit Biddy; oh! monsieur Pip! autrefois!...»</p> + +<p>Je songeai que je ferais bien d'abandonner aussi ce sujet. Cependant, +après un autre tour silencieux dans le jardin, je repris:</p> + +<p>«Biddy, j'ai dit tout à l'heure que je reviendrais souvent voir Joe. Tu +n'as rien répondu.... Dis-moi pourquoi, Biddy?</p> + +<p>—Êtes-vous donc bien sûr que vous viendrez le voir souvent? demanda +Biddy, s'arrêtant dans l'étroite allée du jardin et me regardant à la +clarté des étoiles d'un œil clair et pur.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu, dis-je, comme désespérant de faire entendre raison à +Biddy, voilà qui est vraiment un très mauvais côté de la nature humaine. +N'en dis pas davantage, s'il te plaît, Biddy, cela me fait trop de +peine.»</p> + +<p>Par cette raison dominante, je tins Biddy à distance pendant le souper, +et, quand je montai à mon ancienne petite chambre, je pris congé d'elle +aussi froidement que le permettait le souvenir du cimetière et de +l'enterrement. Toutes les fois que je me réveillais dans la nuit, et +cela m'arriva tous les quarts d'heure, je pensais à la méchanceté, à +l'injure, à l'injustice que Biddy m'avait faites.</p> + +<p>Je devais partir de grand matin. De grand matin, je fus debout, et +regardant, sans être vu, par la fenêtre de la forge, je restai là +pendant plusieurs minutes, contemplant Joe, déjà au travail, et +rayonnant de santé et de force.</p> + +<p>«Adieu, cher Joe. Non, ne l'essuyez pas, pour l'amour de Dieu! +Donnez-moi votre main noircie; je reviendrai bientôt et souvent.</p> + +<p>—Jamais trop tôt, monsieur, et jamais trop souvent, Pip.» dit Joe.</p> + +<p>Biddy m'attendait à la porte de la cuisine avec une tasse de lait encore +chaud et du pain grillé.</p> + +<p>«Biddy, dis-je en lui tendant la main avant de partir, je ne suis pas +fâché, mais je suis blessé.</p> + +<p>—Non, ne soyez pas blessé, dit-elle avec émotion; que je sois seule +blessée, si j'ai manqué de générosité.»</p> + +<p>Et de nouveau comme autrefois, le brouillard se levait devant mon +chemin. Voulait-il me dire, comme je suis tenté de le croire, que je ne +reviendrais pas, et que Biddy avait raison? S'il voulait le dire, hélas! +il avait deviné juste.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_VIIb" id="CHAPITRE_VIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE VII.</a></h2> + + +<p>Herbert et moi, nous allions de mal en pis, dans le sens de +l'accroissement de nos dettes. Tout en regardant dans nos affaires et +laissant des marges, nous vivions comme devant, et le temps s'écoulait, +malgré cela, comme il a l'habitude de faire; et j'atteignis ma majorité, +accomplissant ainsi la prédiction d'Herbert, que j'en arriverais là +avant de savoir le secret de ma destinée.</p> + +<p>Herbert lui-même avait atteint sa majorité huit mois avant moi. Comme il +n'avait rien d'autre que sa majorité à attendre, l'événement ne fit pas +une grande sensation dans l'Hôtel Barnard. Mais nous avions envisagé le +vingt et unième anniversaire de ma naissance avec une multitude de +conjectures et d'espérances, pensant tous deux que mon tuteur ne pouvait +éviter de me dire quelque chose de positif en cette occasion.</p> + +<p>J'avais eu soin de bien faire savoir, dans la Petite Bretagne, quand +arriverait mon jour de naissance. La veille, je reçus un mot officiel de +Wemmick, m'informant que M. Jaggers serait bien aise que je prisse la +peine de passer chez lui à cinq heures, dans l'après-midi de cet heureux +jour. Ceci nous convainquit que quelque chose de décisif allait arriver, +et me jeta dans un trouble extraordinaire, au moment où je me rendais à +l'étude de mon tuteur, avec une ponctualité modèle.</p> + +<p>Dans la pièce d'entrée, Wemmick m'offrit ses félicitations et se frotta +incidemment le nez avec un morceau de papier de soie qu'il tenait plié +et que je me plaisais à regarder; mais il ne me dit rien de plus, et me +fit signe d'entrer dans le cabinet de mon tuteur. On était en novembre, +et mon tuteur se tenait devant le feu, le dos appuyé contre la cheminée, +les mains sous les pans de son habit.</p> + +<p>«Eh bien! Pip, je dois vous appeler monsieur Pip, aujourd'hui. Recevez +mes félicitations, monsieur Pip.»</p> + +<p>Nous échangeâmes une poignée de mains; c'était un faible donneur de +poignée de mains, et je le remerciai.</p> + +<p>«Asseyez-vous, monsieur Pip,» dit mon tuteur.</p> + +<p>Comme j'étais assis et qu'il conservait son attitude et fronçait ses +sourcils en regardant ses bottes, je me sentis dans une position peu +agréable, qui me rappela le jour d'autrefois où j'avais été mis sur la +pierre d'un tombeau. Les deux bustes sinistres de la console n'étaient +pas loin de lui, et ils avaient l'air de tenter un effort stupide et +apoplectique pour se mêler à la conversation.</p> + +<p>«Maintenant, mon jeune ami, débuta mon tuteur, comme si j'étais un +témoin sur la sellette, je vais avoir un mot ou deux de conversation +avec vous.</p> + +<p>—Tout ce qu'il vous plaira, monsieur.</p> + +<p>—À combien estimez-vous, dit M. Jaggers en se penchant d'abord pour +regarder à terre, puis, rejetant sa tête en arrière pour regarder au +plafond; à combien estimez-vous le montant de ce que vous dépensez pour +vivre?</p> + +<p>—Pour vivre, monsieur?</p> + +<p>—Oui, répéta M. Jaggers en regardant toujours au plafond, le montant?»</p> + +<p>Et alors, en regardant tout autour de la chambre, il porta le mouchoir +qu'il tenait à la main près de son nez.</p> + +<p>J'avais si souvent regardé dans mes affaires, que j'avais entièrement +perdu toute idée que j'avais pu avoir de ce qu'elles étaient réellement. +Je me reconnus donc avec chagrin tout à fait incapable de répondre à +cette question. Cette réplique parut agréable à M. Jaggers, qui dit:</p> + +<p>«Je le pensais bien!»</p> + +<p>Et il se moucha d'un air satisfait.</p> + +<p>«Maintenant que je vous ai fait une question, mon ami, avez-vous quelque +chose à me demander?</p> + +<p>—Ce serait sans doute un grand soulagement pour moi, de vous faire +plusieurs questions, monsieur; mais je me souviens de la défense que +vous m'avez faite.</p> + +<p>—Adressez-moi une question, dit M. Jaggers.</p> + +<p>—Dois-je connaître le nom de mon bienfaiteur aujourd'hui?</p> + +<p>—Non; demandez autre chose.</p> + +<p>—Cette confidence doit-elle m'être faite bientôt?</p> + +<p>—Mettez cela de côté pour le moment, dit M. Jaggers, et demandez autre +chose.»</p> + +<p>Je cherchai en moi-même, mais il me parut impossible d'éviter cette +question:</p> + +<p>«Ai...-je quelque chose à recevoir, monsieur?»</p> + +<p>Là-dessus M. Jaggers s'écria d'une voix triomphante:</p> + +<p>«Je pensais bien que nous y viendrions!»</p> + +<p>Et il appela Wemmick pour lui demander le morceau de papier, Wemmick +parut, le donna et disparut.</p> + +<p>«Maintenant, monsieur Pip, dit M. Jaggers, faites attention, s'il vous +plaît; vous n'avez pas trop mal tiré sur nous, votre nom paraît assez +souvent sur le livre de caisse de Wemmick; mais vous avez des dettes, +cela va sans dire?</p> + +<p>—Je crains bien qu'il ne faille dire oui, monsieur.</p> + +<p>—Vous savez qu'il faut dire oui, n'est-ce pas? dit M. Jaggers.</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Je ne vous demande pas ce que vous devez, parce que vous ne le savez +pas, et que, si vous le saviez, vous ne le diriez pas.... Oui... oui... +mon ami! s'écria M. Jaggers en agitant son index, en voyant que j'allais +protester, il est assez probable que, quand même vous le voudriez, vous +ne le pourriez pas. J'en sais plus long là-dessus que vous. Maintenant, +prenez ce morceau de papier. Vous le tenez?... Très bien!... Allons, +dépliez-le et dites-moi ce que c'est.</p> + +<p>—C'est une banknote, dis-je, de cinq cents livres.</p> + +<p>—C'est une banknote de cinq cents livres, et c'est une jolie somme +d'argent! Qu'en dites-vous?</p> + +<p>—Comment pourrais-je dire autrement!</p> + +<p>—Ah! mais, répondez à ma question, dit M. Jaggers.</p> + +<p>—Indubitablement.</p> + +<p>—Vous trouvez que c'est indubitablement une jolie somme. Eh bien! cette +jolie somme, monsieur Pip, vous appartient; c'est un présent qu'on vous +fait aujourd'hui; c'est un à-compte sur vos espérances, et c'est à +raison de cette belle somme par an, et pas d'une plus grande, que vous +devez vivre, jusqu'à ce que le donateur du tout se présente. +C'est-à-dire que vous arrangerez vos affaires d'argent comme vous +l'entendrez, et vous recevrez de Wemmick cent vingt-cinq livres par +trimestre, jusqu'à ce que vous communiquiez directement avec la source +principale, et non plus avec celui qui n'est qu'un simple agent. Comme +je vous l'ai déjà dit, je ne suis qu'un simple agent, j'exécute mes +instructions et je suis payé pour cela. Je les crois imprudentes, mais +je ne suis pas payé pour donner mon opinion sur leur mérite.»</p> + +<p>Je commençais à exprimer ma reconnaissance pour mon bienfaiteur inconnu, +et pour la générosité grande avec laquelle il me traitait, quand M. +Jaggers m'arrêta.</p> + +<p>«Je ne suis pas payé, dit-il froidement, pour rapporter vos paroles à +qui que ce soit.»</p> + +<p>Puis il rassembla les pans de son habit, comme il avait rassemblé les +éléments de la conversation, et se mit à regarder ses bottes, les +sourcils froncés, comme s'il les eût soupçonnées de mauvaises intentions +contre lui.</p> + +<p>Après un silence, je lui dis:</p> + +<p>«Il y avait tout à l'heure, monsieur Jaggers, une question que vous avez +désiré me voir écarter un instant; j'espère ne rien faire de mal en la +faisant de nouveau.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est?» dit-il.</p> + +<p>J'aurais pu prévoir qu'il ne m'aiderait jamais, mais j'étais aussi +embarrassé pour refaire cette question que si elle eût été tout à fait +neuve; je dis en hésitant:</p> + +<p>«Mais, mon patron... cette source principale dont vous m'avez parlé, M. +Jaggers... doit-il bientôt...?»</p> + +<p>Ici j'eus la délicatesse de m'arrêter.</p> + +<p>«Doit-il bientôt? quoi? dit M. Jaggers, ça n'est pas une question, çà, +vous le savez.</p> + +<p>—... Venir à Londres? dis-je, après avoir cherché une forme précise de +mots; ou m'appellera-t-il autre part?</p> + +<p>—Pour ceci, répliqua Jaggers, en fixant pour la première fois ses yeux +profondément enfoncés, il faut vous rappeler le soir où nous nous sommes +rencontrés dans votre village. Que vous ai-je dit alors, Pip?</p> + +<p>—Vous m'avez dit, monsieur Jaggers, qu'il pourrait se passer des années +avant que cette personne se fît connaître.</p> + +<p>—C'est cela même, dit M. Jaggers; eh bien, voilà ma réponse...»</p> + +<p>Comme nous nous regardions tous les deux, je sentis mon cœur battre +plus fort par le désir ardent de tirer quelque chose de lui, et en +sentant qu'il battait plus fort et que mon tuteur s'en apercevait, je +sentais aussi que j'avais moins de chance de tirer quelque chose de lui.</p> + +<p>«Pensez-vous que cela dure encore des années, monsieur Jaggers?»</p> + +<p>M. Jaggers secoua la tête, non pour répondre négativement à ma question, +mais pour indiquer qu'il ne pouvait répondre n'importe comment, et les +deux horribles bustes, aux visages grimaçants, semblaient, lorsque mes +yeux se portaient sur eux, être sous le coup d'un pénible effort, en +voyant leur attention suspendue comme s'ils allaient éternuer.</p> + +<p>«Allons, dit M. Jaggers en réchauffant le gras de ses jambes avec le dos +de ses mains, je vais être précis avec vous, mon ami Pip. C'est une +question qu'il ne faut pas faire; vous le comprendrez mieux quand je +vous dirai que cela pourrait me compromettre. Allons, je vais aller un +peu plus avant avec vous, je vous dirai même quelque chose de plus.»</p> + +<p>Il se pencha tellement, pour froncer les sourcils, du côté de ses +bottes, qu'il pouvait se frotter le gras des jambes dans la pose qu'il +avait prise.</p> + +<p>«Quand cette personne se fera connaître, dit M. Jaggers en se +redressant, vous et elle règlerez vos affaires ensemble; quand cette +personne se fera connaître, mon rôle dans cette affaire cessera; quand +cette personne se fera connaître, il ne sera pas nécessaire que j'en +sache davantage. Voilà tout ce que j'ai à dire.»</p> + +<p>Nous nous regardâmes l'un l'autre; puis je détournai les yeux, et les +portai sur le plancher, en réfléchissant. De ces dernières paroles, je +tirai la conclusion que miss Havisham, avec ou sans raison, ne l'avait +pas mis dans sa confidence au sujet de ses projets sur Estelle; qu'il en +éprouvait quelque ressentiment et même de la jalousie, ou que réellement +il s'opposait à ces projets, et ne voulait pas s'en occuper. Quand je +relevai les yeux, je vis qu'il n'avait cessé tout le temps de me +regarder malicieusement, et qu'il le faisait encore.</p> + +<p>«Si c'est là tout ce que vous avez à me dire, monsieur, remarquai-je, il +ne me reste plus rien à ajouter.»</p> + +<p>Il fit un signe d'assentiment, tira sa montre tant redoutée des voleurs, +et me demanda où j'allais dîner. Je lui répondis:</p> + +<p>«Chez moi avec Herbert.»</p> + +<p>Et, comme conséquence naturelle, je lui demandai s'il voudrait bien nous +honorer de sa compagnie. Il accepta aussitôt l'invitation, mais il +insista pour partir sur-le-champ avec moi, afin que je ne fisse pas +d'extra pour lui. Il avait d'abord une ou deux lettres à écrire et, bien +entendu, ses mains à laver.</p> + +<p>«Alors, dis-je, je vais aller dans le cabinet à côté, causer avec +Wemmick.»</p> + +<p>Le fait est que, lorsque les cinq cents livres étaient tombées dans ma +poche, une pensée m'était venue à l'esprit; elle s'y était déjà +présentée souvent, et il me semblait que Wemmick était une excellente +personne à consulter sur une pensée de cette sorte.</p> + +<p>Il avait déjà fermé sa caisse, et faisait ses préparatifs de départ. Il +avait quitté son pupitre, sorti les deux chandeliers de son bureau +graisseux, les avait placés en ligne avec les mouchettes sur une +tablette près de la porte, tout près d'être éteints; il avait éparpillé +son feu, apprêté son chapeau et son pardessus, et se frappait la +poitrine avec sa clef, comme si c'était un bon exercice après les +affaires.</p> + +<p>«Monsieur Wemmick, dis-je, j'ai besoin de votre opinion. J'ai le plus +grand désir d'être utile à un ami...»</p> + +<p>Wemmick pinça sa boite aux lettres et secoua la tête, comme si son +opinion était morte pour toute fatale faiblesse de cette sorte.</p> + +<p>«Cet ami, continuai-je, essaye d'entrer dans la vie commerciale, mais il +n'a pas d'argent et trouve les commencements difficiles et +décourageants.... Je voudrais, d'une manière ou d'une autre, l'aider à +commencer....</p> + +<p>—Avec de l'argent comptant? dit Wemmick d'un ton plus sec que de la +sciure de bois.</p> + +<p>—Avec un peu d'argent comptant, et peut-être aussi en anticipant un peu +sur mes espérances.</p> + +<p>—Monsieur Pip, dit Wemmick, j'aimerais à récapituler avec vous sur mes +doigts, s'il vous plaît, les noms des divers ponts jusqu'à Chelsea. +Voyons: il y a le pont de Londres, un; Southwark, deux; Blackfriars, +trois; Waterloo, quatre; Westminster, cinq; Wauxhall, six; Chelsea, +sept.<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a></p> + +<p>Il avait marqué chaque pont à son tour, en frappant avec la poignée de +sa clef sur la paume de sa main:</p> + +<p>«Il n'y en a pas moins de sept à choisir, vous voyez.</p> + +<p>—Je ne vous comprends pas, dis-je.</p> + +<p>—Choisissez votre pont, monsieur Pip, repartit Wemmick, promenez-vous +sur votre pont, et lancez votre argent dans la Tamise par-dessus l'arche +centrale de votre pont, et vous en connaîtrez la fin. Rendez service à +un ami, prêtez-lui de l'argent, et vous pourrez également en savoir la +fin; mais c'est une fin moins agréable et moins profitable.»</p> + +<p>J'aurais pu mettre un journal à la poste dans sa bouche, tant il +l'entrebâillait après avoir dit cela.</p> + +<p>«C'est bien décourageant, dis-je.</p> + +<p>—Je n'ai pas voulu faire autre chose.</p> + +<p>—Alors, votre opinion, dis-je légèrement indigné, est qu'un homme ne +devrait jamais....</p> + +<p>—Placer un avoir portatif chez un ami, dit Wemmick, certainement non; à +moins qu'il ne veuille se débarrasser de l'ami; et alors, le tout est de +savoir quelle somme portative il peut falloir pour se débarrasser de +lui.</p> + +<p>—Et c'est là votre dernier mot, monsieur Wemmick!</p> + +<p>—C'est là! répondit-il, mon dernier mot... ici....</p> + +<p>—Ah! dis-je en le pressant, car je croyais voir jour derrière lui. Mais +serait-ce votre dernier mot chez vous, à Walworth.</p> + +<p>—Monsieur Pip, répliqua-t-il avec gravité, Walworth est un endroit, et +cette étude en est un autre, de même que mon père est une personne, et +que M. Jaggers est une autre personne: il ne faut pas les confondre l'un +avec l'autre. Mes sentiments de Walworth doivent être pris à Walworth; +ici, dans cette étude, il ne faut compter que sur mes sentiments +officiels.</p> + +<p>—Très bien, dis-je, considérablement soulagé; alors j'irai vous trouver +à Walworth, vous pouvez y compter.</p> + +<p>—Monsieur Pip, répondit-il, vous y serez le bienvenu, comme +connaissance personnelle et privée.»</p> + +<p>Nous avions dit tout cela à voix basse, sachant bien que les oreilles de +mon tuteur étaient les plus fines parmi les plus fines. Comme il se +montrait dans l'embrasure de sa porte, en essuyant ses mains, Wemmick +mit son pardessus et se tint prêt à éteindre les chandelles. Nous +descendîmes dans la rue tous les trois ensemble, et, sur le pas de la +porte, Wemmick prit de son côté, M. Jaggers et moi de l'autre.</p> + +<p>Je ne pus m'empêcher de désirer plus d'une fois ce soir là que M. +Jaggers eût dans Gerrard Street, ou un vieux, ou un canon, ou quelque +chose, ou quelqu'un pour le piquer un peu et dérider son front. C'était +une considération désagréable pour un vingt-et-unième anniversaire de +naissance et cela ne valait guère la peine de songer qu'on atteignait sa +majorité pour entrer dans un monde méfiant où il fallait toujours être +sur ses gardes comme il le faisait. Il était mille fois mieux informé et +plus intelligent que Wemmick et pourtant j'aurais mille fois préféré +avoir Wemmick à dîner que lui. M. Jaggers ne me rendit pas seul +mélancolique, car lorsqu'il fut parti Herbert me dit en fixant les yeux +sur le feu, qu'il lui semblait avoir commis une mauvaise action et +l'avoir oubliée, tant il se sentait abattu et coupable.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_VIIIb" id="CHAPITRE_VIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE VIII.</a></h2> + + +<p>Pensant que le dimanche était le jour le plus convenable pour aller +consulter M. Wemmick à Walworth, je consacrai l'après-midi du dimanche +suivant à un pèlerinage au château. En arrivant devant les créneaux, je +trouvai le pavillon flottant et le pont-levis levé; mais, sans me +laisser décourager par ces démonstrations de défiance et de résistance, +je sonnai à la porte, et fus admis de la manière la plus pacifique.</p> + +<p>«Mon fils, monsieur, dit le vieillard, après avoir assuré le pont-levis, +avait dans l'idée que le hasard pourrait vous amener aujourd'hui, et il +m'a chargé de vous dire qu'il serait bientôt de retour de sa promenade +de l'après-midi. Il est très réglé dans ses promenades, mon fils... très +réglé en toutes choses, mon fils.»</p> + +<p>Je faisais des signes de tête au vieillard, comme Wemmick lui-même +aurait pu faire, et nous entrâmes nous mettre près du feu.</p> + +<p>«C'est à son étude que vous avez fait la connaissance de mon fils, +monsieur?» dit le vieillard en gazouillant selon son habitude, tout en +se chauffant les mains à la flamme.</p> + +<p>Je fis un signe affirmatif.</p> + +<p>«Ah! j'ai entendu dire que mon fils était très habile dans sa partie, +monsieur.»</p> + +<p>Je fis plusieurs signes successifs.</p> + +<p>«Oui, c'est ce qu'on m'a dit. Il s'occupe de jurisprudence.»</p> + +<p>Je fis des signes sans interruption.</p> + +<p>«Ce qui me surprend beaucoup chez mon fils, dit le vieillard, car il n'a +pas été élevé dans cette partie, mais dans la tonnellerie.»</p> + +<p>Curieux de savoir ce que le vieillard connaissait de la réputation de M. +Jaggers, je lui hurlai ce nom à l'oreille. Il me jeta dans une grande +confusion en se mettant à rire de tout son cœur, et en répliquant d'une +manière très fine:</p> + +<p>«Non, à coup sûr, vous avez raison!»</p> + +<p>Et, à l'heure qu'il est, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il voulait +dire, ni de la plaisanterie qu'il croyait que j'avais faite.</p> + +<p>Comme je ne pouvais pas rester à lui faire perpétuellement des signes de +tête, je lui demandai en criant s'il avait exercé la profession de +tonnelier. À force de hurler ce mot plusieurs fois, en frappant +doucement sur le ventre du vieillard, pour mieux attirer son attention, +je réussis enfin à me faire comprendre.</p> + +<p>«Non, dit-il, un magasin... un magasin... d'abord, là-bas.»</p> + +<p>Il semblait me montrer la cheminée; mais je crois qu'il voulait dire à +Liverpool.</p> + +<p>«Et puis, dans la Cité de Londres, ici. Cependant, ayant une infirmité, +car j'ai l'oreille dure, monsieur...»</p> + +<p>J'exprimai par gestes le plus grand étonnement.</p> + +<p>«Oui, j'ai l'oreille dure, et voyant cette infirmité, mon fils s'est mis +dans la jurisprudence et il a pris soin de moi, et petit à petit il a +créé cette élégante et belle propriété. Mais pour en revenir à ce que +vous disiez, vous savez, poursuivit le vieillard en riant de nouveau, je +dis: non, à coup sûr; vous avez raison.»</p> + +<p>Je me demande modestement si mon extrême ingénuité m'aurait jamais mis à +même de dire quelque chose qui l'aurait amusé moitié autant que cette +plaisanterie imaginaire, quand j'entendis tout à coup un clic-clac dans +le mur d'un côté de la cheminée, et que je vis s'ouvrir un carré +montrant une petite planchette, sur laquelle on lisait:</p> + +<p>JOHN.</p> + +<p>Le vieillard suivait mes yeux, et s'écria d'une voix triomphante:</p> + +<p>«Mon fils est rentré!»</p> + +<p>Et tous deux nous nous rendîmes au pont-levis.</p> + +<p>On aurait vraiment payé pour voir Wemmick m'adressant un salut de +l'autre côté du fossé, pendant que nous aurions pu nous serrer la main +par-dessus, avec la plus grande facilité. Le vieux était si enchanté de +faire manœuvrer le pont-levis, que je n'offris pas de l'aider; je me +tins tranquille, jusqu'au moment où Wemmick eût traversé et m'eût +présenté à miss Skiffins. C'était une jeune femme qui l'accompagnait.</p> + +<p>Miss Skiffins avait l'air d'être en bois, et ouvrait la bouche comme +celui qui l'escortait. Elle pouvait avoir deux ou trois ans de moins que +Wemmick, et, à juger par l'apparence, elle paraissait assez à son aise; +la coupe de ses vêtements, depuis le haut de la taille, par derrière et +par devant, la faisait ressembler beaucoup à un cerf-volant, et j'aurais +pu trouver sa robe d'un orange un peu trop décidé et ses gants d'un vert +un peu trop intense, mais elle paraissait être une excellente personne, +et montrait les plus grands égards pour le vieux. Je ne fus pas +longtemps à découvrir qu'elle rendait de fréquentes visites au château, +car lorsque nous entrâmes, et que je complimentai Wemmick sur son +ingénieux moyen de s'annoncer à son père, il me pria de fixer, pour un +instant, mon attention de l'autre côté de la cheminée, et disparut. +Bientôt on entendit un autre clic-clac, et un autre petit carré +s'ouvrit, sur lequel on lisait:</p> + +<p>MISS SKIFFINS.</p> + +<p>Alors, le carré de miss Skiffins se ferma et celui de John s'ouvrit. +Ensuite, miss Skiffins et John s'ouvrirent ensemble, et finalement ils +se fermèrent ensemble. Lorsque Wemmick revint de faire manœuvrer ces +petites mécaniques, j'exprimai toute l'admiration qu'elles +m'inspiraient, et il me dit:</p> + +<p>«Vous savez, elles sont toutes deux agréables et utiles au père, et par +saint Georges, monsieur, c'est une chose digne de remarque, que de tous +les gens qui viennent à cette porte, le secret de ces ressorts n'est +connu que du vieux, de miss Skiffins et de moi!</p> + +<p>—Et c'est M. Wemmick qui les a faits, ajouta miss Skiffins, de son +imagination et de sa propre main.»</p> + +<p>Miss Skiffins ôta son chapeau, mais elle garda ses gants verts pendant +toute la soirée, comme un signe visible et extérieur qu'il y avait +compagnie. Wemmick m'invita à aller faire un tour dans la propriété pour +jouir de l'effet de l'île pendant l'hiver. Pensant qu'il agissait ainsi +pour me fournir l'occasion de prendre ses sentiments de Walworth, j'en +profitai aussitôt que nous fûmes sortis du château.</p> + +<p>Ayant bien réfléchi à ce sujet, je l'abordai, comme s'il n'en avait +jamais été question auparavant. J'appris à Wemmick que j'étais inquiet +sur le compte d'Herbert Pocket, et je lui dis comment nous nous étions +d'abord rencontrés, et comment nous nous étions battus. Je dis quelques +mots en passant de la famille d'Herbert, de son caractère, de son peu de +ressources personnelles, et de la pension inexacte et insuffisante qu'il +recevait de son père. Je fis allusion aux avantages que j'avais tirés de +sa société dans mon ignorance primitive et mon peu d'usage du monde, et +j'avouai que je craignais de ne l'avoir que fort mal payé de retour, et +qu'il aurait mieux réussi sans moi et mes espérances. Tenant miss +Havisham à un plan très éloigné, je laissai entrevoir que j'aurais +désiré prendre des arrangements avec lui pour son avenir, ayant la +certitude qu'il possédait une âme généreuse, et qu'il était au-dessus de +tout soupçon d'ingratitude ou de mauvais desseins.</p> + +<p>«Pour toutes ces raisons, dis-je à Wemmick, et parce qu'il est mon +compagnon et mon ami, et parce que j'ai une grande affection pour lui, +je souhaiterais de faire refléter sur lui quelques rayons de ma bonne +fortune, et, en conséquence, je viens demander conseil à votre +expérience et à votre connaissance des hommes et des affaires, et savoir +de vous comment, avec mes ressources, je pourrais assurer à Herbert un +revenu réel, une centaine de livres par an, par exemple, pour le tenir +en bon espoir et bon courage, et graduellement lui acheter une petite +part dans quelque association.»</p> + +<p>En concluant, je priai Wemmick de bien comprendre que je désirais tenir +ce service secret, sans qu'Herbert en eût connaissance ou soupçon, et +qu'il n'y avait personne autre au monde à qui je pusse demander conseil. +Je terminai en posant ma main sur son épaule, et en disant:</p> + +<p>«Je ne puis m'empêcher de me fier à vous, bien que je sache que cela +vous embarrasse; mais c'est votre faute, puisque vous m'avez vous-même +amené ici.»</p> + +<p>Wemmick garda le silence pendant un moment, puis il dit avec une sorte +d'élan:</p> + +<p>«Sachez-le, monsieur Pip, je dois vous dire une chose, c'est que cela +est diablement bien à vous!</p> + +<p>—Dites que vous m'aiderez à faire le bien alors.</p> + +<p>—Diable! répliqua Wemmick en secouant la tête, ça n'est pas mon +affaire.</p> + +<p>—Ce n'est pas non plus ici votre maison d'affaires, dis-je.</p> + +<p>—Vous avez raison, répondit-il; vous frappez le clou sur la tête, +monsieur Pip; je vais y réfléchir, si vous le voulez bien, et je pense +que tout ce que vous voulez faire peut être fait petit à petit. Skiffins +(c'est le frère de mademoiselle) est un comptable; je le verrai et lui +dirai votre projet.</p> + +<p>—Je vous remercie dix mille fois.</p> + +<p>—Au contraire, dit-il, c'est à moi de vous remercier; car, bien que +nous agissions strictement sous notre responsabilité privée et +personnelle, on peut dire cependant qu'il reste toujours autour de nous +quelques toiles d'araignée de Newgate, et cela les enlève.»</p> + +<p>Après avoir causé quelques moments de plus, nous rentrâmes au château, +où nous trouvâmes miss Skiffins en train de préparer le thé. La +responsabilité du pain rôti était laissée au vieux, et cet excellent +homme y mettait une telle ardeur, que ses yeux me semblaient être en +danger de fondre.</p> + +<p>Le repas que nous allions faire n'était pas seulement nominal, c'était +une vigoureuse réalité. Le vieillard avait préparé une telle pyramide de +rôties bourrées, que c'est à peine si je pouvais le voir par-dessus, +tandis qu'il accrochait le gril au sommet de la barre supérieure de la +grille à charbon de terre après les avoir enlevées et les avoir +remplacées par d'autres qui commençaient à fumer. De son côté miss +Skiffins brassait une telle quantité de thé que le cochon relégué dans +un endroit retiré en fut fortement excité et qu'il manifesta à plusieurs +reprises son désir de prendre part à la fête.</p> + +<p>Le pavillon avait été baissé, le canon tiré à l'heure dite et je me +sentais aussi séparé du reste du monde, qui n'était pas Walworth, que si +le fossé avait eu trente pieds de largeur et autant de profondeur. Rien +ne troublait la tranquillité du château, si ce n'est le bruit que +faisaient en s'ouvrant de temps à autre <i>John</i> et <i>miss Skiffins</i>, ces +petites portes semblaient en proie à quelque infirmité spasmodique et +sympathique, et je me sentis mal à l'aise jusqu'à ce que j'y fusse +habitué. D'après la nature méthodique des arrangements de miss Skiffins, +je conclus qu'elle faisait le thé tous les dimanches soir, et je +soupçonnai certaine broche classique qu'elle portait, représentant le +profil d'une femme peu séduisante, avec un nez aussi mince que le +premier quartier de la lune, d'être un cadeau de Wemmick.</p> + +<p>Nous mangeâmes toutes les rôties et bûmes du thé en proportion, et il +était réjouissant de voir combien après le repas nous étions tous chauds +et graisseux. Le vieux surtout aurait pu passer pour un vieux chef de +tribu sauvage nouvellement huilé; après un moment de repos, miss +Skiffins, en l'absence de la petite servante, qui, à ce qu'il paraît, se +retirait dans le sein de sa famille les après-midi du dimanche, lava les +tasses à thé, comme une dame qui le fait pour s'amuser, et de manière à +ne pas se compromettre vis-à-vis d'aucun de nous; puis elle remit ses +gants verts, et nous nous groupâmes autour du feu. Alors Wemmick dit:</p> + +<p>«Maintenant, vieux père, lisez-nous le journal.»</p> + +<p>Wemmick m'expliqua, pendant que le vieux tirait ses lunettes, que +c'était une vieille habitude, et que le vieillard éprouvait une +satisfaction infinie à lire le journal à haute voix.</p> + +<p>«Je ne chercherai pas de prétexte pour l'en empêcher, dit Wemmick; car +il a si peu de plaisir.... Y êtes-vous, vieux père?</p> + +<p>—J'y suis, John, j'y suis! répondit le vieillard, en voyant qu'on lui +parlait.</p> + +<p>—Faites-lui seulement un signe de tête de temps en temps, quand il +quittera le journal des yeux, dit Wemmick, et il sera heureux comme un +roi. Nous écoutons, vieux père.</p> + +<p>—Très bien, John, très bien! repartit le joyeux vieillard, si content +et si affairé, que c'était vraiment charmant de le voir.</p> + +<p>Le vieillard, en lisant, me rappela la classe de la grand'tante de M. +Wopsle, avec cette plaisante particularité, que sa voix semblait sortir +par le trou de la serrure. Comme il avait besoin que les chandelles +fussent près de lui, et comme il était toujours sur le point de brûler, +soit sa tête, soit le journal, il demandait autant de surveillance qu'un +moulin à poudre. Mais Wemmick était également infatigable dans sa +douceur et dans sa vigilance, et le vieux continuait à lire, sans se +douter des nombreux dangers dont on le sauvait à tout moment. Toutes les +fois qu'il levait les yeux sur nous, nous exprimions tous le plus grand +intérêt et la plus grande attention, et nous lui faisions des signes de +tête jusqu'à ce qu'il continuât.</p> + +<p>Comme Wemmick et miss Skiffins étaient assis l'un à côté de l'autre, et +comme j'étais, moi, dans un coin obscur, j'observai une extension longue +et graduelle de la bouche de M. Wemmick, en même temps que son bras se +glissait lentement et graduellement autour de la taille de miss +Skiffins. Avec le temps, je vis paraître sa main de l'autre côté de miss +Skiffins; mais, à ce moment, miss Skiffins l'arrêta doucement avec son +gant vert, ôta son bras, comme si c'eût été une partie de son propre +vêtement, et, avec le plus grand sang-froid, le déposa sur la table +devant elle. Le calme de miss Skiffins, pendant cette opération, était +un des spectacles les plus remarquables que j'eusse encore vus, et on +aurait presque pu croire qu'elle le faisait machinalement.</p> + +<p>Bientôt je vis le bras de Wemmick qui recommençait à disparaître, et +graduellement je le perdis de vue. Un peu après, sa bouche commença à +s'élargir de nouveau. Après un intervalle d'incertitude qui, pour moi du +moins, fut tout à fait fatigant et presque pénible, je vis sa main +paraître de l'autre côté de miss Skiffins. Aussitôt miss Skiffins +l'arrêta avec le calme d'un placide boxeur, ôta cette ceinture ou ceste, +comme la première fois, et la posa sur la table. Supposant que la table +était l'image du sentier de la vertu, je dois déclarer que, pendant tout +le temps que dura la lecture du vieux, le bras de Wemmick s'éloigna +continuellement de ce sentier, et y fut non moins continuellement ramené +par miss Skiffins.</p> + +<p>À la fin, le vieillard tomba dans un léger assoupissement. Ce fut le +moment pour Wemmick de produire une petite bouilloire, un plateau et des +verres, ainsi qu'une bouteille noire à bouchon de porcelaine, +représentant quelque dignitaire clérical, à l'aspect rubicond et +gaillard. À l'aide de tous ces ustensiles, nous eûmes tous quelque chose +de chaud à boire, sans excepter le vieux, qui ne tarda pas à se +réveiller. Miss Skiffins composait le mélange, et je remarquai qu'elle +et Wemmick burent dans le même verre. J'étais sans doute trop bien élevé +pour offrir de reconduire miss Skiffins jusque chez elle; et dans ces +circonstances, je pensai que je ferais mieux de partir le premier. C'est +ce que je fis, après avoir pris cordialement congé du vieillard, et +passé une soirée extrêmement agréable.</p> + +<p>Avant qu'une semaine fût écoulée, je reçus un mot de Wemmick, daté de +Walworth, et m'informant qu'il espérait avoir avancé l'affaire dont nous +nous étions occupés, et qu'il serait bien aise de me voir à ce sujet. Je +me rendis donc de nouveau plusieurs fois à Walworth, et cependant je +l'avais souvent vu et revu dans la Cité; mais nous n'ouvrions jamais la +bouche sur ce sujet dans la Petite Bretagne ou ses environs. Le fait est +que nous trouvâmes un jeune et honorable négociant ou courtier maritime, +établi depuis peu, et qui demandait un aide intelligent, en même temps +qu'un capital, et qui, dans un temps déterminé, aurait besoin d'un +associé. Un traité secret fut signé entre lui et moi au sujet d'Herbert; +je lui versai comptant la moitié de mes cinq cents livres, et je pris +l'engagement de lui faire divers autres versements, les uns à certaines +échéances sur mon revenu, les autres à l'époque où j'entrerais en +possession de ma fortune. Le frère de miss Skiffins dirigea la +négociation; Wemmick s'en occupa tout le temps, mais ne parut jamais.</p> + +<p>Toute cette affaire fut si habilement conduite, que Herbert ne soupçonna +pas un instant que j'y fusse pour quelque chose. Jamais je n'oublierai +le visage radieux avec lequel il rentra à la maison, une certaine +après-midi, et me dit comme une grande nouvelle qu'il s'était abouché +avec un certain Claricker, c'était le nom du jeune marchand, et que +Claricker lui avait témoigné à première vue une sympathie +extraordinaire, et qu'il croyait que la chance de réussir était enfin +venue. À mesure que ses espérances prenaient plus de consistance et que +son visage devenait plus radieux, il dut voir en moi un ami de plus en +plus affectueux; car j'eus là la plus grande difficulté à retenir des +larmes de bonheur et de triomphe en le voyant si heureux. À la fin, la +chose se fit, et le jour qu'il entra dans la maison Claricker, il me +parla pendant toute la soirée avec l'animation du plaisir et du succès. +Je pleurai alors réellement et abondamment, en allant me coucher, et en +pensant que mes espérances avaient fait au moins un peu de bien à +quelqu'un.</p> + +<p>Maintenant commence à poindre un grand événement dans ma vie, et qui la +fit dévier de sa route. Mais avant que je raconte, et que je passe à +tous les changements qui s'ensuivirent, je dois consacrer un chapitre à +Estelle. C'est bien peu accorder au sujet qui, depuis si longtemps, +remplissait mon cœur.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_IXb" id="CHAPITRE_IXb"></a><a href="#table">CHAPITRE IX.</a></h2> + + +<p>Si la vieille maison sombre qui se trouve près de la pelouse à Richmond +est jamais hantée après ma mort, assurément ce sera par mon esprit. Oh! +combien de fois... combien de nuits... combien de jours... mon esprit +inquiet a-t-il visité cette maison quand Estelle y demeurait! Que mon +corps fût n'importe où, mon âme errait, errait, errait sans cesse dans +cette maison.</p> + +<p>La dame chez laquelle on avait placé Estelle s'appelait Mrs Brandley; +elle était veuve et avait une fille de quelques années plus âgée +qu'Estelle. La mère paraissait jeune et la fille vieille. Le teint de la +mère était rosé, celui de la jeune fille était jaune. La mère donnait +dans la frivolité, la fille dans la théologie. Elles étaient dans ce +qu'on appelle une bonne position; elles faisaient fréquemment des +visites et recevaient un grand nombre de personnes. Je ne sais s'il +subsistait entre ces dames et Estelle la moindre communauté de +sentiments; mais il était convenu qu'elles lui étaient nécessaires, et +qu'elle leur était nécessaire. Mrs Brandley avait été l'amie de miss +Havisham, avant l'époque où cette dernière s'était retirée du monde.</p> + +<p>Dans la maison de Mrs Brandley, comme au dehors, je souffris toutes les +espèces de torture de la part d'Estelle, et à tous les degrés +inimaginables. La nature de mes relations avec elle, qui me mettait dans +des termes de familiarité sans me mettre dans ceux de la faveur, +contribuait à me rendre fou. Elle se servait de moi pour tourmenter ses +autres admirateurs; et elle usait de cette même familiarité, entre elle +et moi, pour traiter avec un mépris incessant mon dévouement pour elle. +Si j'avais été son secrétaire, son intendant, son frère de lait, un +parent pauvre; si j'avais été son plus jeune frère ou son futur mari, je +n'aurais pu me croire plus loin de mes espérances que je l'étais, si +près d'elle. Le privilège de l'appeler par son nom et de l'entendre +m'appeler par le mien, devint dans plus d'une occasion une aggravation +de mes tourments; il rendait presque fous de dépit ses autres amants, +mais je ne savais que trop qu'il me rendait presque fou moi-même.</p> + +<p>Elle avait des admirateurs sans nombre; sans doute ma jalousie voyait un +admirateur dans chacun de ceux qui l'approchaient; mais il y en avait +encore beaucoup trop, sans compter ceux-là.</p> + +<p>Je la voyais souvent à Richmond, j'entendais souvent parler d'elle en +ville, et j'avais coutume de la promener souvent sur l'eau avec les +Brandleys. Il y avait des pique-niques, des fêtes de jour, des +spectacles, des opéras, des concerts, des soirées et toutes sortes de +plaisirs, auxquels je l'accompagnais toujours, et qui étaient autant de +douleurs pour moi. Jamais je n'eus une heure de bonheur dans sa société, +et pourtant, pendant tout le temps que duraient les vingt-quatre heures, +mon esprit se réjouissait du bonheur de rester avec elle jusqu'à la +mort.</p> + +<p>Pendant toute cette partie de notre existence, et elle dura, comme on +le verra tout à l'heure, ce que je croyais alors être un long espace de +temps, elle ne quitta pas ce ton froid qui dénotait que notre liaison +nous était imposée; par moments seulement il y avait un soudain +adoucissement dans ses paroles, ainsi que dans mes manières, et elle +semblait me plaindre.</p> + +<p>«Pip!... Pip!... dit-elle un soir en s'adoucissant un peu, pendant que +nous étions retirés dans l'embrasure d'une fenêtre de la maison de +Richmond, ne voudrez-vous donc jamais vous tenir pour averti?</p> + +<p>—De quoi?...</p> + +<p>—De moi.</p> + +<p>—Averti de ne pas me laisser attirer par vous, est-ce là ce que vous +voulez dire, Estelle?</p> + +<p>—Ce que je veux dire? Si vous ne savez pas ce que je veux dire, vous +êtes aveugle.»</p> + +<p>J'aurais pu répliquer que l'amour avait la réputation d'être aveugle; +mais par la raison que j'avais d'être toujours retenu, et ce n'était pas +là la moindre de mes misères, par un sentiment qu'il n'était pas +généreux à elle de m'imposer quand elle savait qu'elle ne pouvait se +dispenser d'obéir à miss Havisham, je craignais toujours que cette +certitude de sa part ne me plaçât d'une façon désavantageuse vis-à-vis +de son orgueil et que je ne fusse cause d'une secrète rébellion dans son +cœur.</p> + +<p>«Dans tous les cas, dis-je, je n'ai reçu d'autre avertissement que +celui-ci; car vous-même m'avez écrit de me rendre près de vous.</p> + +<p>—C'est vrai,» dit Estelle avec ce sourire indifférent et froid qui me +glaçait toujours.</p> + +<p>Après avoir regardé un instant au dehors dans le crépuscule, elle +continua:</p> + +<p>«Miss Havisham désire m'avoir une journée à Satis House; vous pouvez m'y +conduire et me ramener si vous le voulez. Elle préfèrerait que je ne +voyageasse pas seule, et elle refuse de recevoir ma femme de chambre, +car elle a horreur de s'entendre adresser la parole par de telles gens. +Pouvez-vous me conduire?</p> + +<p>—Si je puis vous conduire, Estelle!...</p> + +<p>—Vous le pouvez?... Alors, ce sera pour après-demain, si vous le voulez +bien; vous payerez tous les frais de ma bourse. Voilà les conditions de +votre voyage avec moi.</p> + +<p>—Et je dois obéir?» dis-je.</p> + +<p>Ce fut la seule invitation que je reçus pour cette visite, de même que +pour toutes les autres. Miss Havisham ne m'écrivait jamais, et je +n'avais seulement jamais vu son écriture. Nous partîmes le surlendemain, +et nous la trouvâmes dans la chambre où je l'avais vue la première fois. +Il est inutile d'ajouter qu'il n'y avait aucun changement à Satis House.</p> + +<p>Miss Havisham fut encore plus terriblement affectueuse avec Estelle +qu'elle ne l'avait été la dernière fois que je les avais vues ensemble. +Je dis le mot avec intention, car il y avait positivement quelque chose +de terrible dans l'énergie de ses regards et de ses embrassements. Elle +mangeait des yeux la beauté d'Estelle, elle mangeait ses paroles, elle +mangeait ses gestes, elle mordait ses doigts tremblants, comme si elle +eût dévoré la belle créature qu'elle avait élevée.</p> + +<p>Puis d'Estelle, elle reportait les yeux sur moi avec un regard +inquisiteur, qui semblait fouiller dans mon cœur et sonder ses +blessures.</p> + +<p>«Comment agit-elle avec vous, Pip?... Comment agit-elle avec vous?...» +me demanda-t-elle encore avec son ton brusque et sec de sorcière, même +en présence d'Estelle.</p> + +<p>Quand, le soir, nous fûmes assis devant son feu brillant, elle fut +encore plus pressante. Alors, tenant la main d'Estelle, passive sous son +bras et serrée dans la sienne, elle lui arracha, à force de lui rappeler +le contenu de ses lettres, les noms et les conditions des hommes qu'elle +avait fascinés; et tout en s'étendant sur ce sujet, avec l'ardeur d'un +esprit malade et mortellement blessé, miss Havisham posa son autre main +sur sa canne, appuya son menton dessus, et me dévisagea avec ses yeux +pâles et brillants. C'était un véritable spectre.</p> + +<p>Je vis par tout cela, tout malheureux que j'en étais, et malgré le sens +amer de dépendance et même de dégradation que cela éveillait en moi, +qu'Estelle était destinée à assouvir la vengeance de miss Havisham sur +les hommes, et qu'elle ne me serait pas donnée avant qu'elle ne l'eût +satisfaite pendant un certain temps. Je voyais en cela la raison pour +laquelle elle m'avait été destinée d'avance. En l'envoyant pour séduire, +tourmenter et faire le mal, miss Havisham avait la maligne assurance +qu'elle était hors de l'atteinte de tous les admirateurs, et que tous +ceux qui parieraient sur ce coup étaient sûrs de perdre. Je vis en cela +que moi aussi j'étais tourmenté par une perversion d'ingénuité, quoique +le prix me fût réservé. Je vis en cela la raison pour laquelle on me +tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle on me tenait +à distance si longtemps, et la raison pour laquelle mon tuteur refusait +de se compromettre par la connaissance formelle d'un tel plan. En un +mot, je vis en cela miss Havisham telle que je l'avais vue la première +fois, et telle que je la voyais devant mes yeux, et je vis en tout cela +comme l'ombre de la sombre et malsaine maison dans laquelle sa vie était +cachée au soleil.</p> + +<p>Les bougies qui éclairaient cette chambre étaient placées dans les +branches de candélabres fixées au mur; elles étaient très élevées et +brûlaient avec cette tristesse calme d'une lumière artificielle, dans un +air rarement renouvelé. En regardant la pâle lueur qu'elles répandaient, +en voyant la pendule arrêtée et les vêtements de noces de miss Havisham +flétris, épars sur la table et à terre; en voyant l'horrible figure de +miss Havisham, avec son ombre fantastique, que le feu projetait agrandie +sur le mur et sur le plafond, je reconnus en toute chose la confirmation +de l'explication à laquelle mon esprit s'était arrêté, répétée de mille +manières et retombant sur moi. Mes pensées pénétrèrent dans la grande +chambre, de l'autre côté du palier, où la table était servie; et je vis +la même explication écrite dans les toiles d'araignée amoncelées sur +tout, dans la marche des araignées sur la nappe, dans les traces des +souris qui rentraient, leurs petits cœurs tout en émoi, derrière les +panneaux, et dans les groupes des insectes sur le plancher, aussi bien +que dans leur manière d'avancer ou de s'arrêter.</p> + +<p>Il arriva, à l'occasion de cette visite, que quelques mots piquants +s'élevèrent entre Estelle et miss Havisham. C'était la première fois que +je voyais une discussion entre elles.</p> + +<p>Nous étions assis près du feu, comme je l'ai dit tout à l'heure. Miss +Havisham tenait encore le bras d'Estelle passé sous le sien, et elle +serrait encore la main d'Estelle dans la sienne, quand Estelle essaya +peu à peu de se dégager. Elle avait montré plus d'une fois une +impatience hautaine, et avait plutôt enduré cette furieuse affection +qu'elle ne l'avait acceptée ou rendue.</p> + +<p>«Comment! dit miss Havisham en jetant sur elle ses yeux étincelants, +vous êtes fatiguée de moi?</p> + +<p>—Je ne suis qu'un peu fatiguée de moi-même, répondit Estelle en +dégageant son bras, et en s'approchant de la grande cheminée, où elle +resta les yeux fixés sur le feu.</p> + +<p>—Dites la vérité, ingrate que vous êtes! s'écria miss Havisham en +frappant avec colère le plancher de sa canne; vous êtes fatiguée de +moi!»</p> + +<p>Estelle, avec un grand calme, leva les yeux sur elle, puis elle les +rabaissa sur le feu; son corps gracieux et son charmant visage +exprimaient une froide impassibilité devant la colère de l'autre, qui +était presque cruelle.</p> + +<p>«Cœur de pierre! s'écria miss Havisham, cœur froid!... froid!...</p> + +<p>—Quoi!... dit Estelle en conservant son attitude d'indifférence pendant +qu'elle s'appuyait contre la cheminée, et en ne remuant que les yeux, +vous me reprochez d'être froide?... vous!...</p> + +<p>—Ne l'êtes-vous pas? repartit fièrement miss Havisham.</p> + +<p>—Vous devriez savoir, dit Estelle, que je suis ce que vous m'avez +faite; prenez-en toutes les louanges et tout le blâme; prenez-en tout le +succès et tout l'insuccès: en un mot, prenez-moi.</p> + +<p>—Oh! regardez-la! regardez-la!... s'écria miss Havisham avec amertume; +regardez-la! si dure, si ingrate, dans la maison même où elle a été +élevée... où je l'ai pressée sur cette poitrine brisée, alors qu'elle +saignait encore, et où je lui ai prodigué des années de tendresse!</p> + +<p>—Du moins je n'ai pas pris part au contrat, dit Estelle, car si je +savais marcher et parler quand on le fit, c'était tout ce que je pouvais +faire. Mais que voulez-vous dire? Vous avez été très bonne pour moi, et +je vous dois tout.... Que voudriez-vous?</p> + +<p>—Votre affection, répliqua l'autre.</p> + +<p>—Vous l'avez.</p> + +<p>—Je ne l'ai pas, dit miss Havisham.</p> + +<p>—Ma mère adoptive, répliqua Estelle sans perdre la grâce aisée de son +attitude, sans élever la voix comme faisait l'autre, sans céder jamais +ni à la tendresse, ni à la colère; ma mère adoptive, je vous ai dit que +je vous dois tout.... Tout ce que je possède est à vous, tout ce que vous +m'avez donné, vous pouvez le reprendre. Au delà je n'ai rien, et si vous +me demandez de vous rendre ce que vous ne m'avez jamais donné, mon +devoir et ma reconnaissance ne peuvent faire l'impossible.</p> + +<p>—Ne lui ai-je jamais donné d'affection? s'écria miss Havisham en se +tournant vers moi avec fureur. Ne lui ai-je jamais donné une affection +brûlante, pleine de jalousie en tout temps, et de douleur cuisante, +quand elle me parle ainsi! Qu'elle dise que je suis folle!... qu'elle +dise que je suis folle....</p> + +<p>—Pourquoi vous appellerai-je folle, repartit Estelle, moi plus que les +autres? Est-il quelqu'un au monde qui sache vos projets à moitié aussi +bien que moi?... est-il quelqu'un au monde qui sache à moitié aussi bien +que moi quelle mémoire nette vous avez?... Moi qui suis restée au même +foyer, sur ce petit tabouret qui est encore à côté de vous, à apprendre +vos leçons et à lire dans vos yeux, quand votre visage m'étonnait et +m'effrayait.</p> + +<p>—Leçons et moments bientôt oubliés!... gémit miss Havisham, leçons et +moments bien oubliés!...</p> + +<p>—Non pas oubliés, repartit Estelle, non pas oubliés, mais recueillis +dans ma mémoire.... Quand m'avez-vous trouvée sourde à vos enseignements? +quand m'avez-vous trouvée inattentive à vos leçons?... quand m'avez-vous +vue laisser pénétrer ici, dit-elle, en appuyant la main sur son cœur, +quelque chose que vous en aviez exclu?... Soyez juste envers moi.</p> + +<p>—Si fière!... si fière!... gémit miss Havisham en rejetant ses cheveux +gris à l'aide de ses deux mains.</p> + +<p>—Qui m'a appris à être fière? répondit Estelle, qui me vantait quand +j'apprenais ma leçon?...</p> + +<p>—Si dure!... si dure!... gémit miss Havisham avec le même mouvement.</p> + +<p>—Qui m'a appris à être dure? repartit Estelle; qui me comblait d'éloges +quand j'apprenais ma leçon?...</p> + +<p>—Mais être fière et dure envers moi!... cria miss Havisham en étendant +ses bras, Estelle!... Estelle!... Estelle!... être fière et dure envers +moi!...»</p> + +<p>Estelle la considéra pendant un moment avec une sorte d'étonnement +calme, mais sans être autrement troublée. Quand ce moment fut passé, +elle reporta ses yeux sur le feu.</p> + +<p>«Je ne puis comprendre, dit-elle en levant les yeux après un silence, +pourquoi vous êtes si peu raisonnable quand je viens vous voir après une +aussi longue séparation. Je n'ai jamais oublié vos malheurs et leurs +causes; je ne vous ai jamais été infidèle, ni à vos enseignements non +plus; je n'ai jamais montré de faiblesse dont je puisse me repentir.</p> + +<p>—Serait-ce donc de la faiblesse que de me rendre mon amour? s'écria +miss Havisham; mais oui... oui... elle l'appellerait ainsi!</p> + +<p>—Je commence à comprendre, dit Estelle comme en se parlant à elle-même, +après une seconde minute d'étonnement calme, et à deviner presque +comment cela s'est fait: si vous eussiez élevé votre fille adoptive, +dans la sombre retraite de cet appartement, sans jamais lui laisser voir +qu'il existait quelque chose comme la lumière du soleil, à laquelle elle +n'avait jamais vu une seule fois votre visage; si vous eussiez fait cela +et qu'ensuite, dans un but quelconque, vous eussiez voulu lui faire +comprendre la lumière et tout ce qui s'y rattache, vous eussiez été +désappointée et mécontente...»</p> + +<p>Miss Havisham, sa tête dans sa main, faisait entendre des gémissements +étouffés et se balançait sur sa chaise, mais ne faisait pas de réponse.</p> + +<p>«Ou, dit Estelle, ce qui eût été plus naturel, si vous lui eussiez +appris, dès que vous avez vu poindre son intelligence, avec votre +extrême énergie et votre puissance, qu'il existait quelque chose comme +la lumière, mais que cette chose devait être son ennemie, sa +destructrice, et qu'elle devait toujours se détourner d'elle, car +puisqu'elle vous avait flétrie elle ne manquerait pas de la flétrir +aussi... si vous eussiez fait cela, et qu'après, dans un but quelconque, +vous eussiez voulu l'exposer naturellement à la lumière et qu'elle n'eût +pu la supporter, vous eussiez été désappointée et mécontente?...»</p> + +<p>Miss Havisham écoutait ou semblait écouter, car je ne pouvais voir son +visage; mais elle ne fit pas encore de réponse.</p> + +<p>«Ainsi, dit Estelle, il faut me prendre telle qu'on m'a faite.... Les +qualités ne sont pas les miennes et les défauts ne sont pas davantage +les miens, mais les deux réunis font un ensemble qui est moi.»</p> + +<p>Miss Havisham gisait sur le plancher, je sais à peine comment, au milieu +des débris fanés de ses habits de fiancée qui le jonchaient. Je profitai +de ce moment—j'en avais cherché un dès le début—pour quitter +l'appartement, après avoir recommandé par un geste à Estelle de prendre +soin de miss Havisham. Quand je sortis, Estelle était encore debout +devant la grande cheminée, exactement comme elle était restée pendant +toute cette scène.</p> + +<p>Les cheveux de miss Havisham étaient épars sur le plancher, parmi les +restes de ses vêtements de mariée. C'était un spectacle navrant à +contempler.</p> + +<p>Aussi est-ce le cœur oppressé que je marchai pendant une heure et plus +à la lueur des étoiles, dans la cour, dans la brasserie et dans le +jardin en ruines. Quand à la fin j'eus le courage de revenir dans la +chambre, je trouvai Estelle assise aux genoux de miss Havisham, faisant +quelques points à l'un de ces vieux objets de toilette qui tombaient en +pièces, et qui m'ont souvent rappelé depuis les guenilles fanées des +vieilles bannières que j'ai vues pendues dans les cathédrales. Ensuite, +Estelle et moi nous jouâmes aux cartes comme autrefois; seulement, nous +étions forts maintenant, et nous jouions aux jeux français. La soirée se +passa ainsi, et je gagnai mon lit.</p> + +<p>Je couchai dans le bâtiment séparé, de l'autre côté de la cour. C'était +la première fois que je couchais à Satis Hous, et le sommeil refusa de +venir me visiter. Mille fois je vis miss Havisham. Elle était tantôt +d'un côté de mon oreiller, tantôt de l'autre, au pied du lit, à la tête, +derrière la porte entr'ouverte du cabinet de toilette, dans le cabinet +de toilette, dans la chambre au-dessus, dans la chambre au-dessous... +partout. À la fin, quand la nuit lente à passer, atteignit deux heures, +je sentis que je ne pouvais plus absolument supporter de rester couché +en ce lieu et qu'il valait mieux me lever. Je me levai donc, je +m'habillai, et, traversant la cour, je passai par le long couloir en +pierres, avec l'intention de gagner la cour extérieure et de m'y +promener pour tâcher de soulager mon esprit. Mais je ne fus pas plutôt +dans le couloir que j'éteignis ma lumière, car je vis miss Havisham s'y +promener comme un fantôme, en faisant entendre un faible cri. Je la +suivis à distance, et je la vis monter l'escalier. Elle tenait à la main +une chandelle qu'elle avait sans doute prise dans l'un des candélabres +de sa chambre. C'était vraiment fantastique à contempler à la lumière. +Étant resté au bas de l'escalier, je sentais l'air renfermé de la salle +du festin, sans pouvoir voir miss Havisham ouvrir la porte, et je +l'entendais marcher là, puis retourner à sa chambre, et revenir dans la +première pièce sans jamais cesser son petit cri. Un moment après, +j'essayai dans l'obscurité de sortir ou de retourner sur mes pas, mais +je ne pus faire ni l'un ni l'autre, jusqu'à ce que quelques rayons de +lumière pénétrant à l'intérieur me permissent de voir où je posais les +mains. Pendant tout le temps que je mis à descendre l'escalier, +j'entendais ses pas, je voyais la lumière passer au-dessus, et +j'entendais sans cesse son petit cri.</p> + +<p>Avant notre départ, le lendemain, il ne fut plus question du différend +qui s'était élevé entre elle et Estelle, et il n'en fut plus jamais +question dans aucune autre occasion. Il y eut cependant quatre occasions +semblables, si je m'en souviens bien. Je n'ai jamais non plus remarqué +le moindre changement dans les manières de miss Havisham vis-à-vis +d'Estelle, si ce n'est qu'il y avait quelque chose comme de la crainte +mêlée à sa tendresse emportée.</p> + +<p>Il m'est impossible de tourner cette première page de ma vie, sans y +mettre le nom de Bentley Drummle; sans cela, c'est avec joie que je n'en +parlerais pas.</p> + +<p>En une certaine occasion, le club des Pinsons était réuni en grand +nombre; les bons sentiments roulaient comme de coutume, c'est-à-dire que +personne ne s'accordait; le pinson-président rappelait le Bocage à +l'ordre. Drummle n'avait pas encore porté de toast à une dame, ainsi que +le voulait la constitution de la société, et c'était le tour de cette +brute ce jour-là. Il m'avait semblé le voir me narguer de son vilain +rire, pendant que les carafes circulaient; comme il n'y avait aucune +sympathie entre nous, cela pouvait bien être et ne m'étonnait pas: mais +quelle fut ma surprise et mon indignation quand il invita la compagnie à +porter un toast à Estelle!</p> + +<p>«Estelle, qui? dis-je.</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela vous fait? repartit Drummle.</p> + +<p>—Estelle, d'où? dis-je. Vous êtes obligé de le dire.»</p> + +<p>Et, de fait, il était obligé de le dire, en sa qualité de Pinson.</p> + +<p>«De Richmond, messieurs, dit Drummle, et c'est une beauté sans égale.</p> + +<p>—Est-ce qu'il sait ce que c'est qu'une beauté sans égale, ce misérable +idiot? dis-je à l'oreille d'Herbert.</p> + +<p>—Je connais cette dame, dit Herbert par-dessus la table, quand on eut +fait honneur au toast.</p> + +<p>—Vraiment? dit Drummle, ô Seigneur!»</p> + +<p>C'était la seule réplique, à l'exception du bruit des verres et des +assiettes que cette épaisse créature était capable de faire, mais j'en +fus tout aussi irrité que si elle eût été pétrie d'esprit. Je me levai +aussitôt de ma place, et dis que je ne pouvais m'empêcher de regarder +comme une impudence de la part de l'honorable «pinson de venir devant le +Bocage,»—nous nous servions fréquemment de cette expression, «venir +devant le Bocage» comme d'une tournure parlementaire convenable;—devant +le Bocage, proposer la santé d'une dame sur le compte de laquelle il ne +savait rien du tout. Là-dessus, M. Drummle se leva et demanda ce que je +voulais dire par ces paroles. Ce à quoi je répondis, sans plus +d'explications, que sans doute il savait où l'on me trouvait.</p> + +<p>Si après cela il était possible, dans un pays chrétien, de se passer de +sang, était une question sur laquelle les pinsons n'étaient pas d'accord +le débat devint même si vif, qu'au moins six des plus honorables membres +dirent à six autres, pendant la discussion, que sans doute ils savaient +où on les trouvait. Cependant il fut décidé à la fin, le Bocage était +une cour d'honneur, que si M. Drummle apportait le plus léger certificat +de la dame, constatant qu'il avait l'honneur de la connaître, M. Pip +exprimerait ses regrets comme gentleman et comme pinson, de s'être +laissé emporter à une ardeur qui.... On convint que la pièce devait être +produite le lendemain, dans la crainte que notre honneur se refroidît +pendant le délai; et, le lendemain, Drummle arriva avec un petit mot +poli de la main d'Estelle, dans lequel elle avouait qu'elle avait eu +l'honneur de danser plusieurs fois avec lui. Cela ne me laissait d'autre +ressource que de regretter de m'être laissé emporter par une ardeur +qui... et surtout de répudier comme insoutenable l'idée qu'on pouvait me +trouver quelque part. Drummle et moi, nous restâmes à nous regarder l'un +l'autre, sans rien dire pendant l'heure que dura la contestation dans +laquelle le Bocage était engagé. Finalement, on déclara que la motion +tendant à la reprise du bon accord était votée à une immense majorité.</p> + +<p>J'en parle ici légèrement, mais ce ne fut pas une petite affaire pour +moi, car je ne puis exprimer exactement quelle peine je ressentis en +pensant qu'Estelle montrât la moindre faveur à un individu si +méprisable, si lourd, si maladroit, si stupide et si inférieur. À +l'heure qu'il est, je crois pouvoir attribuer à quelque pur sentiment de +générosité et de désintéressement, qui se mêlait à mon amour pour elle, +d'avoir pu endurer l'idée qu'elle s'appuyait sur cet animal. Sans doute, +j'aurais souffert de n'importe quelle préférence, mais un objet plus +digne m'aurait causé une autre espèce de tristesse et un degré de +chagrin différent.</p> + +<p>Il me fut facile de découvrir, et je découvris bientôt que Drummle avait +commencé ses assiduités auprès d'elle, et qu'elle lui avait permis +d'agir ainsi. Pendant un certain temps, il fut toujours à sa poursuite, +et lui et moi, nous nous rencontrions chaque jour, et il s'obstinait +d'une façon stupide, et Estelle le retenait, soit en l'encourageant, +soit en le décourageant, tantôt le flattant presque, tantôt le méprisant +ouvertement, quelquefois ayant l'air de le connaître très bien, d'autres +fois se souvenant à peine qui il était.</p> + +<p>L'araignée, comme l'appelait M. Jaggers, était accoutumée à attendre, et +elle avait la patience de sa race. Ajoutez à cela qu'il avait une +confiance stupide dans son argent et dans la haute position de sa +famille qui, quelquefois, lui était d'un grand secours, en lui tenant +lieu de concentration et de but déterminé. Ainsi l'araignée, tout en +épiant de près Estelle, épiait plusieurs insectes plus brillants, et +souvent elle se détortillait et tombait à propos sur une autre proie.</p> + +<p>À un certain bal, à Richmond, il y avait alors des bals presque partout, +où Estelle avait éclipsé toutes les autres beautés, cet absurde Drummle +s'attacha tellement à elle, et avec tant de tolérance de sa part, que je +résolus d'en dire quelques mots à Estelle. Je saisis la première +occasion qui se présenta. Ce fut pendant qu'elle attendait Mrs Brandley +pour s'en aller. Elle était assise seule au milieu des fleurs, prête à +partir. J'étais avec elle, car presque toujours je les conduisais dans +ces réunions, et je les ramenais jusque chez elles.</p> + +<p>«Êtes-vous fatiguée, Estelle?</p> + +<p>—Assez, Pip.</p> + +<p>—Vous devez l'être.</p> + +<p>—Dites plutôt que je ne devrais pas l'être, car j'ai à écrire ma lettre +pour Satis House avant de me coucher.</p> + +<p>—Pour en revenir à votre triomphe de ce soir, dis-je, c'est assurément +un très pauvre triomphe, Estelle.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?... Je ne sais pas s'il y a eu quelque triomphe +ce soir.</p> + +<p>—Estelle, dis-je, jetez les yeux sur cet individu qui nous regarde dans +le coin là-bas.</p> + +<p>—Pourquoi le regarderais-je? répondit Estelle en fixant les yeux sur +moi au lieu de le regarder. Qu'y a-t-il dans cet individu du coin +là-bas, pour me servir de vos paroles, que j'aie besoin de voir?</p> + +<p>—En effet, c'est justement la question que je voulais vous faire, car +il a voltigé autour de vous pendant toute la soirée.</p> + +<p>—Les papillons de nuit et toutes sortes de vilaines bêtes, répondit +Estelle en jetant un regard de son côté, voltigent autour d'une +chandelle allumée: la chandelle peut-elle l'empêcher?</p> + +<p>—Non, dis-je; mais Estelle ne peut-elle l'empêcher, elle?...</p> + +<p>—Eh bien, dit-elle en riant, après un moment, peut-être... oui... comme +vous voudrez....</p> + +<p>—Mais, Estelle, laissez-moi parler. Cela me rend malheureux de vous +voir encourager un homme aussi généralement méprisé que Drummle.... Vous +savez qu'il est méprisé?</p> + +<p>—Eh bien? dit-elle.</p> + +<p>—Vous savez qu'il est commun au dedans comme au dehors; que c'est un +individu d'un mauvais caractère, bas et stupide.</p> + +<p>—Eh bien? dit-elle.</p> + +<p>—Vous savez qu'il n'a d'autre recommandation que son argent et une +ridicule lignée d'ancêtres insignifiants, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Eh bien?» dit-elle encore.</p> + +<p>Et chaque fois qu'elle disait ce mot, elle ouvrait ses jolis yeux plus +grands.</p> + +<p>Afin de vaincre la difficulté et de me débarrasser de ce monosyllabe, je +m'en emparai et dis avec chaleur:</p> + +<p>«Eh bien! cela me rend malheureux.»</p> + +<p>En ce moment, si j'avais pu croire qu'elle favorisât Drummle avec l'idée +de me rendre malheureux, moi, j'aurais eu le cœur moins navré; mais, +selon sa manière habituelle, elle me mit si entièrement hors de la +question, que je ne pouvais rien croire de la sorte.</p> + +<p>«Pip, dit Estelle en promenant ses yeux autour de la chambre, ne vous +effrayez pas de cet effet sur vous, cela peut avoir le même effet sur +d'autres, et peut-être faut-il que ce soit ainsi, cela ne vaut pas la +peine de discuter.</p> + +<p>—Oui, dis-je, parce que je ne peux pas supporter qu'on dise: Elle +répand ses grâces et ses charmes sur un rustre, le plus vil de tous.</p> + +<p>—Je puis bien le supporter, moi, dit Estelle.</p> + +<p>—Oh! ne soyez pas si fière, Estelle et si inflexible.</p> + +<p>—Il m'appelle fière et inflexible, dit Estelle en ouvrant ses mains, et +il me reproche de m'abaisser pour un rustre!</p> + +<p>—Sans doute vous le faites! dis-je un peu vivement; car je vous ai vue +lui adresser des regards et des sourires, ce soir même, comme jamais +vous ne m'en adressez à moi.</p> + +<p>—Voulez-vous donc, dit Estelle, en se tournant tout à coup avec un +regard fixe et sérieux, sinon fâché, que je vous trompe et que je vous +tende des pièges!</p> + +<p>—Le trompez-vous et lui tendez-vous des pièges, Estelle?</p> + +<p>—Oui, à lui et à beaucoup d'autres, à tous, excepté à vous. Voici Mrs +Brandley, je n'en dirai pas davantage...»</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Et maintenant que j'ai rempli ce chapitre du sujet qui remplissait aussi +mon cœur et le fait souffrir encore, je passe à l'événement qui me +menaçait depuis longtemps, événement qui avait commencé à se préparer +avant que je susse qu'il y avait une Estelle au monde, et dans les jours +où son intelligence de baby commençait à être faussée par les principes +destructifs de miss Havisham.</p> + +<p>Dans le conte oriental, la lourde dalle qui doit un jour tomber sur le +trône dans l'enivrement de la victoire, est lentement extraite de la +carrière; le souterrain que doit traverser la corde pour amener ce gros +bloc à sa place est lentement creusé à travers plusieurs lieues de roc; +la pierre est lentement soulevée et fixée à la voûte; la corde y est +passée et tirée lentement à travers la voie creusée jusqu'au grand +anneau de fer. Tout est prêt après des peines infinies, et, l'heure +arrivée, le sultan est éveillé dans le silence de la nuit, et la hache +aiguisée qui doit séparer la corde du grand anneau de fer est dans sa +main, il en frappe un coup, la corde est coupée, s'en va au loin, et la +voûte tombe. De même pour moi: tout ce qui de près ou de loin devait +concourir au dénoûment inévitable, avait été accompli. En un instant le +coup fut frappé, et le faîte de mes belles illusions s'écroula sur moi!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_Xb" id="CHAPITRE_Xb"></a><a href="#table">CHAPITRE X.</a></h2> + + +<p>J'avais vingt-trois ans, et pas un seul mot n'était venu m'éclairer sur +mes espérances, et mon vingt-troisième anniversaire était passé depuis +une semaine. Il y avait plus d'un an que nous avions quitté l'Hôtel +Barnard. Nous habitions dans le quartier du Temple, nos chambres +donnaient sur la rivière.</p> + +<p>M. Pocket et moi nous avions depuis quelque temps cessé nos relations +primitives, bien que nous continuassions à être dans les meilleurs +termes. Malgré mon inhabileté à m'occuper de quelque chose, inhabileté +qui venait, je l'espère, de la manière incomplète et irrégulière avec +laquelle je disposais de mes ressources, j'avais du goût pour la +lecture, et je lisais régulièrement un certain nombre d'heures par jour. +L'affaire d'Herbert allait de mieux en mieux, et tout continuait à +marcher pour moi, comme je l'ai dit à la fin du dernier chapitre.</p> + +<p>Les affaires d'Herbert l'avaient envoyé à Marseille. J'étais seul, et je +me trouvais tout triste d'être seul. Découragé et inquiet, espérant +depuis longtemps que le lendemain ou la semaine suivante éclairerait ma +route, et depuis longtemps toujours désappointé, je ressentais avec +tristesse l'absence du joyeux visage et de la réplique toujours prête de +mon ami.</p> + +<p>Il faisait un temps affreux, orageux et humide, et la boue, la boue, +l'affreuse boue était épaisse dans toutes les rues. Depuis plusieurs +jours, un immense voile de plomb s'était appesanti sur Londres, venant +de l'Est, et il s'étendait sans cesse, comme si dans l'Est il y avait +une éternité de nuages et de vents. Si furieuses avaient été les +bouffées de la tempête, que les hautes constructions de la ville avaient +eu le plomb arraché de leurs toitures. Dans la campagne, des arbres +avaient été déracinés et des ailes de moulin emportées. De tristes +nouvelles arrivaient de la côte, on annonçait des naufrages et des +morts. De violentes pluies avaient accompagné ces rafales de vent. Le +jour qui finissait, au moment où je m'asseyais pour lire, avait été le +plus terrible de tous.</p> + +<p>Des changements ont été faits dans cette partie du Temple depuis cette +époque, et il ne présente pas aujourd'hui l'aspect isolé qu'il avait +alors, il n'est pas non plus aussi exposé à la rivière. Nous demeurions +au dernier étage, et le vent, en remontant la rivière, faisait trembler +notre maison cette nuit-là, comme des décharges de canon ou les brisants +de la mer. Quand la pluie s'en mêla et vint fouetter contre les +fenêtres, je pensai, en levant les yeux et en les voyant remuer, que +j'aurais pu facilement me figurer être dans un phare battu par l'orage. +Par moments, la fumée retombait dans la cheminée, comme si elle ne +pouvait se décider à sortir par un temps pareil, et quand j'ouvris les +portes pour regarder dans l'escalier, je vis que les lampes étaient +éteintes, et quand je reformais un abat-jour de mes mains pour regarder +à travers les fenêtres noires (il était impossible de les ouvrir si peu +que ce fût), je vis que les lampes de la cour l'étaient également, et +les réverbères, sur les ponts et sur les quais, vacillaient, et les feux +de charbon dans les bateaux, sur la rivière, étaient emportés par le +vent, comme des éclats de fer rouge dans la pluie.</p> + +<p>Je lisais, ayant ma montre posée devant moi sur la table, et m'étais +proposé de fermer mon livre à onze heures, comme d'habitude. J'entendis +Saint-Paul et toutes les églises de la Cité, les unes avant, les unes en +même temps, les autres après, sonner cette heure. Le son luttait contre +le vent, qui l'entrecoupait, et j'écoutais cette lutte, quand soudain +j'entendis des pas dans l'escalier.</p> + +<p>Je ne sais quel mouvement d'inexplicable folie me fit tressaillir, et +trouver un affreux rapport entre ces pas et celui de ma sœur morte... +mais, peu importe: cela se passa aussitôt. J'écoutai de nouveau, et +j'entendis le bruit des pas qui se rapprochait. Me souvenant alors que +les lampes de l'escalier étaient éteintes, je pris la mienne et sortis +sur le carré. Celui qui montait s'était arrêté en voyant ma lampe, car +tout était tranquille.</p> + +<p>«Il y a quelqu'un en bas, n'est-ce pas? criai-je en cherchant à voir.</p> + +<p>—Oui, répondit une voix sortant de l'obscurité.</p> + +<p>—À quel étage allez-vous?</p> + +<p>—Au dernier, chez M. Pip.</p> + +<p>—C'est mon nom.... Vous ne m'apportez pas de mauvaises nouvelles?</p> + +<p>—Non, aucune mauvaise nouvelle,» répondit la voix.</p> + +<p>Et l'homme continua à monter.</p> + +<p>Je me tenais sur l'escalier avec ma lampe au dehors de la rampe, et il +passa bientôt sous sa lumière. C'était une lampe à abat-jour, faite pour +n'éclairer que le livre, et son cercle de lumière était très restreint, +de sorte que l'homme qui montait l'escalier ne fit qu'y apparaître un +moment et rentrer aussitôt dans l'obscurité. Mais ce moment m'avait +suffi pour voir un visage qui m'était étranger, et qui me regardait d'un +air satisfait et heureux de me voir.</p> + +<p>Changeant la lampe de place à mesure que l'homme avançait, je vis qu'il +était chaudement, mais grossièrement vêtu, comme quelqu'un qui a +l'habitude de voyager sur mer; qu'il avait de long cheveux gris, qu'il +pouvait avoir environ soixante ans, que c'était un homme robuste et +solide sur ses jambes, et qu'il était bruni et endurci par les injures +du temps. Lorsqu'il arriva à l'avant-dernière marche, et que la lumière +de ma lampe nous éclaira tous les deux, je vis avec une sorte +d'étonnement stupide qu'il me tendait ses deux mains.</p> + +<p>«Que voulez-vous, je vous prie? lui demandai-je.</p> + +<p>—Ce que je veux, reprit-il. Ah! oui... je vais vous le dire, si vous le +permettez.</p> + +<p>—Voulez-vous entrer?...</p> + +<p>—Oui, répondit-il; je désire entrer, monsieur.»</p> + +<p>Je lui avais fait cette question d'une façon peu hospitalière, car +j'étais encore sous l'impression de la joie et de la satisfaction qui +brillaient sur son visage lorsqu'il m'avait reconnu, et je m'imaginais +que cela semblait impliquer qu'il s'attendait à m'y voir répondre. Je le +conduisis dans la chambre que je venais de quitter, et, ayant posé la +lampe sur la table, je lui demandai le plus poliment possible de vouloir +bien s'expliquer.</p> + +<p>Il regarda autour de lui d'un air vraiment étrange, d'un air de plaisir +extrême, comme s'il avait quelque raison de s'intéresser aux choses +qu'il admirait; puis il ôta son chapeau et un pardessus d'étoffe +grossière. Alors, je vis que sa tête était chauve et ridée, et que ses +longs cheveux gris poussaient seulement sur les côtés; mais je ne voyais +rien qui me l'expliquât le moins du monde, au contraire. Un moment +après, je le vis qui me tendait encore une fois ses deux mains.</p> + +<p>Que voulez-vous dire?» demandai-je, supposant que c'était un fou.</p> + +<p>Il cessa un instant de me regarder, et passa lentement sa main droite +sur sa tête.</p> + +<p>«C'est un grand désappointement pour un homme, dit-il d'une voix rude et +cassée, qui a désiré si longtemps ce moment et qui est venu de si +loin.... Mais il ne faut pas vous blâmer pour cela, ni blâmer personne de +nous. Je vais parler dans une demi-minute.... Donnez-moi une demi-minute, +s'il vous plaît.»</p> + +<p>Il s'assit dans une chaise placée devant le feu, et se couvrit le front +de sa large main calleuse. Je le regardais avec attention, et je me +reculais un peu pour le voir à distance; mais je ne le reconnaissais +pas.</p> + +<p>«Il n'y a personne ici, n'est-ce pas? dit-il en regardant par-dessus son +épaule, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Pourquoi, vous qui m'êtes étranger et qui entrez pour la première fois +chez moi, à pareille heure, pourquoi me faites-vous cette question? lui +dis-je.</p> + +<p>—Vous êtes un malin, répondit-il en secouant la tête avec un ton +d'affection que je ne pouvais comprendre et qui m'exaspérait. Je suis +bien aise que vous soyez devenu malin! Mais n'essayez pas de me tromper, +vous seriez fâché de l'avoir fait.»</p> + +<p>J'abandonnai l'intention qu'il avait devinée, car je venais à ce moment +de le reconnaître! Je ne pouvais me rappeler aucun de ses traits, et +pourtant je le reconnaissais! Car si le vent et la pluie avaient chassé +les années qui s'étaient écoulées depuis et dispersé tous les objets qui +nous entouraient lors de notre rencontre, pour nous ramener au cimetière +où nous nous étions rencontrés, dans des situations bien différentes, je +n'aurais pas pu reconnaître mon forçat plus distinctement que je le +reconnaissais, en le voyant assis dans le fauteuil près du feu. Il +n'était pas nécessaire qu'il tirât une lime de sa poche et qu'il me la +montrât... qu'il ôtât le mouchoir de son cou pour le rouler autour de sa +tête... il n'était pas nécessaire qu'il se serrât avec ses deux bras et +qu'il fît en frissonnant le tour de la chambre, en se retournant vers +moi pour tâcher de se faire reconnaître.... Je l'avais reconnu avant +qu'il ne m'aidât par aucun de ces signes, bien qu'un instant auparavant +je n'eusse pas le moindre soupçon sur son identité.</p> + +<p>Il revint à l'endroit où je me trouvais, et il me tendit encore ses deux +mains. Ne sachant que faire, car dans mon étonnement j'avais perdu mon +sang-froid, je lui abandonnai mes mains avec répugnance. Il les serra +cordialement, les porta à ses lèvres, les baisa et les retint encore.</p> + +<p>«Vous avez noblement agi, mon cher ami, dit-il; brave Pip!... Et je ne +l'ai jamais oublié!»</p> + +<p>Il fit un mouvement comme s'il allait m'embrasser, mais je posai une +main sur sa poitrine et je le repoussai.</p> + +<p>«Arrêtez! dis-je, modérez-vous! Si vous êtes reconnaissant de ce que +j'ai fait pour vous quand je n'étais qu'un enfant, j'espère que, pour me +montrer votre reconnaissance, vous avez modifié votre genre de vie. Si +vous êtes venu ici pour me remercier, cela n'était pas nécessaire. +Cependant vous m'avez découvert, il doit y avoir quelque chose de bon +dans le sentiment qui vous a conduit ici, et je ne vous repousserai pas, +mais assurément vous devez comprendre que je...»</p> + +<p>Mon attention était tellement éveillée par la singularité de ses regards +fixés sur moi, que les mots moururent sur mes lèvres.</p> + +<p>«Vous disiez, fit-il observer quand nous nous fûmes toisés en silence, +qu'assurément je dois comprendre... que dois-je assurément comprendre?</p> + +<p>—Que je ne puis désirer renouveler connaissance avec vous, dans les +circonstances différentes dans lesquelles je me trouve. Je suis aise de +croire que vous vous êtes repenti, et que vous êtes devenu meilleur... +je suis aise de vous le dire... je suis aise que vous ayez pensé que je +méritais d'être remercié et que vous soyez venu me remercier; mais nos +routes dans la vie sont différentes. Cependant vous êtes mouillé et vous +paraissez fatigué, voulez-vous boire quelque chose avant de partir?»</p> + +<p>Il avait replacé son mouchoir à son cou, et n'avait cessé de m'observer +en en mordant un long bout.</p> + +<p>«Je pense, répondit-il en conservant le bout du mouchoir dans sa bouche, +et sans cesser de m'observer, que je veux bien boire, merci, avant de +m'en aller.»</p> + +<p>Il y avait un plateau tout prêt sur un des bouts de la table; je +l'approchai du feu et lui demandai ce qu'il voulait boire. Il toucha +l'une des bouteilles, sans regarder ni parler, et je lui fis un grog +chaud au rhum. J'essayai, en le préparant, d'empêcher ma main de +trembler; mais je ne cessais de le voir, appuyé sur le dos de sa chaise, +avec le long bout de son mouchoir évidemment oublié entre ses dents, et +son regard m'empêchait de maîtriser ma main. Quand enfin je lui tendis +le verre, je vis avec un nouvel étonnement que ses yeux étaient remplis +de larmes.</p> + +<p>Jusqu'à ce moment, je n'avais pas cherché à cacher mon désir de le voir +partir; mais je fus attendri pas son émotion, et j'eus un moment de +remords.</p> + +<p>«J'espère, dis-je en versant vivement quelque chose pour moi dans un +verre, et en approchant une chaise de la table, que vous ne pensez plus +que je vous ai parlé rudement tout à l'heure; je n'en avais pas +l'intention, et je le regrette si je l'ai fait. Je veux vous savoir +content et heureux.»</p> + +<p>Comme je portais le verre à mes lèvres, il regarda avec surprise le bout +de son mouchoir, qui tomba de sa bouche quand il l'ouvrit et me tendit +les mains. Je lui donnai les miennes. Alors il but et passa sa main sur +ses yeux et sur son front.</p> + +<p>«Comment vivez-vous? demandai-je.</p> + +<p>—J'ai été fermier, éleveur de moutons, et j'ai fait beaucoup d'autres +commerces dans le Nouveau-Monde, dit-il, bien loin d'ici... au delà des +mers.</p> + +<p>—J'espère que vous avez réussi?</p> + +<p>—J'ai merveilleusement réussi. Bien d'autres, de ceux qui sont partis +avec moi ont réussi également bien; mais aucun n'a réussi comme moi, je +suis connu pour cela.</p> + +<p>—Je suis aise de l'apprendre.</p> + +<p>—J'espérais vous entendre parler ainsi, mon cher ami.»</p> + +<p>Sans m'arrêter à chercher à comprendre le sens de ces paroles, ni le ton +avec lequel il les disait, je passai à un sujet qui venait de se +présenter à mon esprit.</p> + +<p>«Avez-vous revu un messager que vous m'avez envoyé? demandai-je, depuis +qu'il a rempli votre commission?</p> + +<p>—Jamais.... Je n'y tiens pas.</p> + +<p>—Il m'a fidèlement apporté les deux billets d'une livre; j'étais un +pauvre enfant alors, comme vous savez, et pour un pauvre enfant, c'était +une petite fortune. Mais, comme vous, j'ai réussi depuis ce temps-là. +Laissez-moi vous les rendre; vous pourrez les donner à quelque autre +enfant.»</p> + +<p>Je tirai ma bourse de ma poche.</p> + +<p>Il suivit mes mouvements, pendant que je mettais ma bourse sur la table +et que je tirais les deux billets d'une livre qu'elle contenait. Ils +étaient neufs et propres. Je les dépliai et les lui tendis. Tout en +continuant à me regarder, il les plaça l'un sur l'autre, les plia +pendant longtemps, les tordit, les alluma à la lampe, et en laissa +tomber les cendres sur le plateau.</p> + +<p>«Puis-je m'enhardir, dit-il alors, avec un sourire qui ressemblait à une +grimace, et une grimace qui ressemblait à un sourire, à vous demander +comment vous avez réussi depuis que nous nous sommes rencontrés dans les +marais glacés de là-bas.</p> + +<p>—Comment?...</p> + +<p>—Ah!»</p> + +<p>Il vida son verre, se leva, et se tint debout auprès du feu, avec sa +lourde main brunie, posée sur le manteau de la cheminée. Il mit un pied +sur les barres de la grille, pour le chauffer et le sécher, et le +soulier humide commença à fumer; mais il n'y fit pas plus d'attention +qu'au feu, et ne cessa pas de me regarder fixement. C'est alors +seulement que je commençais à trembler.</p> + +<p>Quand mes lèvres s'ouvrirent pour former quelques mots, le son ne put +sortir, et je fis un effort pour lui dire, bien que je ne pusse le faire +distinctement, que j'avais été choisi pour hériter de quelque bien.</p> + +<p>«Une simple vermine comme moi peut-elle demander quel genre de bien? +dit-il.</p> + +<p>—Je ne sais pas, balbutiai-je.</p> + +<p>—Une simple vermine peut-elle demander à qui est ce bien? dit-il.</p> + +<p>—Je ne sais pas, balbutiai-je encore.</p> + +<p>—Pourrais-je deviner? dit le forçat. Voyons... sur votre revenu depuis +que vous avez atteint votre majorité, mettons comme premier chiffre +cinq?»</p> + +<p>Mon cœur battait inégalement comme un lourd marteau. Je me levai de ma +chaise et posai ma main sur son dossier, en le regardant avec avidité.</p> + +<p>«Venons au tuteur, continua-t-il; il doit y avoir eu un tuteur, ou +quelque chose d'approchant, pendant votre minorité, quelque homme de loi +peut-être. La première lettre du nom de cet homme de loi ne serait-elle +pas un J?»</p> + +<p>Toute la vérité de ma position fondit sur moi comme la foudre; et ses +déceptions, ses dangers, ses hontes et ses conséquences de toutes +sortes, arrivèrent en si grand nombre, que j'en fus renversé, et que je +fus obligé de faire des efforts inouïs pour retrouver ma respiration.</p> + +<p>«Mettons, reprit-il, que celui qui emploie l'homme de loi, dont le nom +commence par un J, et pourrait bien être Jaggers, mettons, dis-je, qu'il +soit arrivé à Portsmouth, qu'il y ait débarqué, et qu'il ait voulu venir +vous voir.... Vous me demandiez tout à l'heure comment je vous avais +découvert.... Voilà comment je vous ai découvert.... J'ai écrit de +Portsmouth à une personne de Londres pour avoir votre adresse; le nom de +cette personne, disons-le, est Wemmick.»</p> + +<p>Je n'aurais pu prononcer un seul mot, quand il se fût agi de sauver ma +vie. Je me tenais debout, une main sur le dos de la chaise, et l'autre +sur ma poitrine; il me semblait que je suffoquais. Je le regardais avec +terreur. Bientôt je me cramponnai à la chaise, car la chambre commençait +à danser et à tourner. Il me prit, me porta sur le sofa, m'étendit sur +les coussins et plia un genou devant moi, approchant le visage que je +reconnaissais bien maintenant, et qui me faisait trembler, tout près du +mien.</p> + +<p>—Oui, Pip, mon cher ami, j'ai fait de vous un gentleman!... C'est moi +qui ai tout fait! J'ai juré ce jour-là que lorsque je gagnerais une +guinée, cette guinée serait à vous.... J'ai juré plus tard que si, en +spéculant, je devenais riche, vous seriez riche.... J'ai mené la vie dure +afin qu'elle soit douce pour vous.... J'ai travaillé ferme, afin que vous +n'eussiez pas besoin de travailler.... Je ne vous dis pas cela pour que +vous m'ayez de l'obligation.... Non, pas le moins du monde.... Je le dis +pour que vous sachiez que ce chien méprisable et pourchassé qui vous +doit la vie s'est élevé au point de pouvoir faire un gentleman. Oui, un +gentleman, car vous l'êtes, mon cher Pip!...»</p> + +<p>L'horreur que j'éprouvais pour cet homme, la terreur que j'éprouvais à +sa vue, la répugnance avec laquelle je m'éloignais de lui n'auraient pas +été plus grandes, si c'eût été une bête féroce.</p> + +<p>«Voyez, Pip, je suis votre second père... vous êtes mon fils... plus +qu'un fils pour moi!... Je n'ai mis de l'argent de côté que pour que +vous le dépensiez.... Quand je gardais les moutons dans une hutte +solitaire, ne voyant d'autres visages que des visages de moutons, si +bien que j'oubliais comment étaient faits les visages d'hommes ou de +femmes; je voyais le vôtre.... Souvent je laissais tomber mon couteau en +mangeant dans ma hutte, et je disais: «Voilà encore le garçon qui me +regarde pendant que je bois et mange.» Je vous ai souvent vu là, aussi +clairement que je vous ai vu jadis dans les marais brumeux. «Que Dieu me +fasse mourir!» disais-je chaque fois; et je sortais en plein air pour le +dire à ciel ouvert, «si je ne fais pas un gentleman de ce garçon, le +jour où j'aurai ma liberté et de l'argent!» Voyez, l'appartement que +vous habitez n'est-il pas meublé comme pour un lord? Ah! les lords!... +Vous pouvez parier de l'argent avec eux car vous en avez plus qu'eux!»</p> + +<p>Dans sa chaleur et son triomphe, malgré qu'il sût que je m'étais presque +trouvé mal, il ne remarqua pas quel accueil je faisais à ses discours. +C'était la seule consolation que j'eusse.</p> + +<p>«Voyez, continua-t-il en prenant ma montre dans ma poche, et examinant +une des bagues que j'avais aux doigts, pendant que je fuyais son contact +comme s'il eût été un serpent; une montre en or, et une belle encore! +Voilà qui est d'un gentleman, j'espère! Un diamant entouré de rubis; +voilà qui est d'un gentleman, j'espère!... Voyez quel linge beau et +fin!... Quels habits!... Il n'y a pas mieux!... Et des livres aussi, +dit-il en promenant ses yeux autour de la chambre, par centaines sur des +rayons!... Et vous les lisez, n'est-ce pas? J'ai vu que vous aviez lu +quand je suis entré, ha!... ha!... ha!... Vous me les lirez, cher ami, +vous me les lirez! Et s'ils sont écrits en langue étrangère que je ne +comprenne pas, j'en serai tout aussi fier que si je les comprenais.»</p> + +<p>Il prit encore une fois mes mains et les porta à ses lèvres pendant que +mon sang se glaçait dans mes veines.</p> + +<p>Est-ce que cela vous gêne que je parle, Pip? dit-il après avoir passé +encore une fois sa manche sur ses yeux et sur son front pendant qu'il se +faisait dans sa gorge ce bruit d'horloge dont je me souvenais si bien. +Et il me paraissait encore plus horrible dans cet état de surexcitation. +Vous ne pouvez mieux faire que de vous tenir tranquille, mon cher ami, +vous n'avez pas souhaité ce moment, comme moi je l'ai souhaité, vous n'y +étiez pas préparé comme j'y étais. Mais n'avez-vous jamais pensé que ce +pouvait être moi?</p> + +<p>—Oh! non! non! répondis-je. Jamais!... jamais!...</p> + +<p>—Eh bien! vous le voyez, c'est moi et moi seul qui ai tout fait; +personne ne s'en est mêlé que moi et M. Jaggers.</p> + +<p>—Personne autre? demandai-je.</p> + +<p>—Non, dit-il d'un air surpris, qui donc cela serait-il? Eh! mon cher +enfant, comme vous avez bon air! Il y a de beaux yeux quelque part.... +Eh! n'est-ce pas qu'il y a quelque part de beaux yeux auxquels vous +aimez à penser?»</p> + +<p>Ô Estelle!... Estelle!...</p> + +<p>«Ils seront à vous, mon cher enfant, si l'argent peut vous les procurer. +Non qu'un gentleman comme vous, posé comme vous, ne puisse les obtenir +par lui-même, mais l'argent vous aidera! Il faut que je finisse ce que +j'étais en train de vous dire, cher garçon. Dans cette hutte et par mon +travail, j'eus de l'argent que mon maître me laissa (il avait été comme +moi, et il mourut); j'eus ma liberté et je travaillai pour mon compte. +Tout ce que je tentai, je le tentai pour vous.... Que Dieu me détruise si +ce que je tentais n'était pas pour vous! Tout réussit merveilleusement. +Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis renommé pour cela. C'est +l'argent qu'on m'avait laissé et les gains de la première année que +j'envoyais à M. Jaggers, le tout pour vous, quand, d'après les +instructions contenues dans ma lettre, il est allé vous chercher.»</p> + +<p>Oh! mieux eût valu qu'il ne fût jamais venu! qu'il m'eût laissé à la +forge. J'étais loin d'être content, et pourtant, comparativement, +j'étais heureux!</p> + +<p>«Et alors, mon cher ami, ce fut une récompense pour moi de savoir en +secret que je faisais un gentleman. Les maudits chevaux des colons +pouvaient lancer la poussière sur moi pendant que je marchais. Que me +disais-je? Je me disais: «Je fais un gentleman meilleur que vous ne le +serez jamais!» Quand l'un d'eux disait à un autre: «C'était un forçat il +y a quelques années, et c'est aujourd'hui un individu aussi grossier et +ignorant qu'il est heureux.» Que disais-je? Je me disais: «Si je ne suis +pas un gentleman, et si je n'ai pas d'instruction, je possède quelqu'un +qui l'est et qui en a. Vous tous, vous possédez des troupeaux et de la +terre. Qui de vous possède un gentleman élevé à Londres?...» Voilà comme +je me suis soutenu, et voilà comme je me suis mis dans l'idée que je +viendrais certainement un jour voir mon cher enfant, et me faire +connaître à lui, devant son propre foyer.»</p> + +<p>Il appuya ses mains sur mon épaule.... Je tremblais à la pensée que +peut-être sa main était tachée de sang.</p> + +<p>«Cela n'était pas chose facile pour moi, Pip, de quitter ces pays +là-bas, et cela n'était pas sûr non plus, mais je tins bon; et plus +c'était difficile, plus je tins bon, car j'étais résolu, et je l'avais +dans l'esprit. Enfin j'ai réussi, mon cher enfant, j'ai réussi!»</p> + +<p>J'essayai de mettre de l'ordre dans mes idées, mais j'étais comme +foudroyé. Pendant toute cette scène j'avais cru entendre plutôt le vent +et la pluie que mon interlocuteur; maintenant encore je ne pouvais +séparer sa voix de leurs voix, quoique celles-ci se fissent entendre et +que la sienne gardât le silence.</p> + +<p>«Où allez-vous me mettre? demanda-t-il bientôt; il faut me mettre +quelque part, mon cher garçon.</p> + +<p>—Pour dormir? dis-je.</p> + +<p>—Oui, pour dormir longtemps et profondément, répondit-il, car j'ai été +trempé et secoué par la mer depuis des mois.</p> + +<p>—Mon ami et mon camarade, dis-je, est absent, vous prendrez sa place.</p> + +<p>—Il ne va pas revenir demain, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Non, dis-je en répondant machinalement malgré les efforts extrêmes que +je faisais, non, pas demain.</p> + +<p>—Parce que, voyez-vous, mon cher enfant, dit-il en baissant la voix et +posant un long doigt sur ma poitrine pour mieux m'impressionner, il faut +de la prudence....</p> + +<p>—Comment dites-vous?... de la prudence?...</p> + +<p>—Par Dieu! c'est la mort!</p> + +<p>—Comment, la mort?</p> + +<p>—J'ai été envoyé là-bas pour la vie, c'est la mort quand on en revient; +il en est revenu beaucoup depuis quelques années, et je serais +certainement pendu si j'étais pris.»</p> + +<p>Cela suffisait... le malheureux homme, après m'avoir chargé de ses +chaînes d'or et d'argent pendant des années, avait risqué sa vie pour me +venir voir, et je le tenais maintenant dans mes mains! Si je l'eusse +aimé au lieu de le haïr, si j'eusse été attiré à lui par la plus forte +admiration et par une affection sans bornes, au lieu de me reculer de +lui avec répugnance, cela n'eût pas été si malheureux, son salut eût été +la tendre et naturelle préoccupation de mon cœur.</p> + +<p>Mon premier soin fut de fermer les volets, de façon à ce que l'on ne vît +pas la lumière du dehors, et ensuite de fermer et de verrouiller la +porte. Pendant que j'étais occupé de cette manière, il s'était remis à +table, buvait du rhum et mangeait des biscuits. En le voyant ainsi, il +me semblait voir mon forçat des marais prendre son repas; il me semblait +presque que tout à l'heure il allait se baisser pour limer sa chaîne....</p> + +<p>Après avoir été dans la chambre d'Herbert fermer toute communication +entre elle et l'escalier qui séparait la chambre où nous avions eu cette +conversation, je lui demandai s'il voulait se coucher. Il me répondit +que oui, et me pria de lui donner un peu de mon linge de gentleman pour +mettre le lendemain matin. Je lui en apportai et le lui préparai, et mon +sang se glaça encore une fois dans mes veines, quand il me prit les deux +mains pour me dire:</p> + +<p>«Bonsoir.»</p> + +<p>Je le quittai sans savoir comment. Je refis du feu dans la pièce où nous +avions causé, et je m'assis auprès, craignant de me remettre au lit. +Pendant une heure encore, je restai trop étonné pour pouvoir penser, et +ce ne fut que lorsque je commençai à penser, que je sentis combien +j'étais malheureux, et jusqu'à quel point le vaisseau sur lequel j'avais +navigué était en pièces.</p> + +<p>Les intentions de miss Havisham à mon égard étaient un simple rêve. +Estelle ne m'était pas destinée; on ne me souffrait à Satis House que +comme une utilité, et pour servir d'aiguillon pour les parents avides; +comme une espèce de mannequin, au cœur mécanique, sur lequel on +s'exerçait quand on n'avait pas d'autre sujet sous la main. Ce furent là +mes premières souffrances. Mais la douleur la plus aiguë et la plus +profonde de toutes, c'était que ce forçat, coupable d'un crime que +j'ignorais, était exposé à être arrêté dans cette même chambre où je me +trouvais plongé dans mes réflexions, et pendu à la porte d'Old Bailey, +et que j'avais abandonné Joe.</p> + +<p>Je ne serais pas retourné alors auprès de Joe, je ne serais pas retourné +alors auprès de Biddy pour aucune considération que ce fût, simplement +je suppose, parce que le sentiment de mon indigne conduite envers eux +était plus fort que toute autre considération. Aucune sagesse sur terre +n'aurait pu me donner le contentement que j'aurais trouvé dans leur +simplicité et leur constante amitié. Mais jamais... jamais... jamais je +ne pourrais revenir sur ce qui était fait.</p> + +<p>Dans chaque rafale de vent et à chaque redoublement de pluie, +j'entendais les agents de police. Deux fois, j'aurais juré qu'on +frappait et que l'on parlait bas à la porte. Sous l'impression de ces +craintes, je commençai à m'imaginer et à me rappeler que j'avais eu de +mystérieux avis sur l'arrivée de cet homme. Que, pendant des semaines, +j'avais rencontré dans les rues des visages que je pensais ressembler au +sien. Que ces ressemblances étaient devenues de plus en plus nombreuses +à mesure que son voyage sur mer approchait de son terme. Que son mauvais +esprit avait envoyé ces messagers au mien, et que maintenant par cette +nuit orageuse, il était aussi bon qu'il le disait, et avec moi.</p> + +<p>Avec cette foule de réflexions, vint celle qu'avec mes yeux d'enfant, +j'avais vu en lui un homme d'une violence désespérée; que j'avais +entendu l'autre forçat dire, à plusieurs reprises, qu'il avait essayé de +l'assassiner; que je l'avais vu dans le fossé le battre et le déchirer +comme un bête féroce. Rempli de ces souvenirs, tout me faisait peur, +jusqu'au mouvement de la flamme, et tout me semblait dire que je n'étais +pas en sûreté, enfermé là avec le déporté dans le silence de cette nuit +furieuse et solitaire. Je sentis comme une terreur palpable, qui se +dilata jusqu'à remplir la chambre, et me poussa à prendre la chandelle +pour aller voir mon terrible fardeau.</p> + +<p>Il avait roulé un mouchoir autour de sa tête, et son visage paraissait +abattu dans son sommeil; mais il dormait tranquillement, bien qu'il eût +un pistolet posé sur son oreiller. Assuré de son sommeil, je retirai +doucement la clef, pour la mettre en dehors, et je lui donnai un tour +avant de me rasseoir auprès du feu. Peu à peu, je glissai de la chaise +sur le plancher. Quand je m'éveillai, sans avoir perdu pendant mon +sommeil la perception de mon malheur, les horloges des églises de l'Est +de Londres sonnaient cinq heures. Les chandelles étaient usées, le feu +était mort, et le vent et la pluie rendaient plus intense encore +l'épaisse obscurité de la nuit.</p> + +<h3>FIN DE LA DEUXIÈME PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.</h3> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XIb" id="CHAPITRE_XIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XI.</a></h2> + + +<p>Ce fut heureux pour moi d'avoir à prendre des précautions pour assurer +(autant que possible) la sécurité de mon terrible visiteur; car cette +pensée, en occupant mon esprit dès mon réveil, écarta toutes les autres +et les tint confusément à distance.</p> + +<p>L'impossibilité de le tenir caché dans l'appartement était évidente: et +en essayant de le faire, on aurait évidemment pro-voqué les soupçons. Il +est vrai que je n'avais plus mon groom à mon service; mais j'étais +espionné par une vieille femelle, assistée d'un sac à haillons vivant, +qu'elle appelait sa nièce; et vouloir les tenir éloignées d'une des +chambres c'eût été donner naissance à leur curiosité et à leurs +soupçons. Elles avaient toutes les deux la vue faible, ce que j'avais +longtemps attribué à leur manière de regarder par le trou des serrures, +et elles étaient toujours sur mon dos, quand je ne le demandais pas; +c'était même, en outre de l'habitude de voler, l'unique qualité qu'elles +possédaient. Pour ne pas avoir l'air de faire de mystère avec ces +gens-là, je résolus d'annoncer dans la matinée que mon oncle était +arrivé inopinément de la province.</p> + +<p>Je pris cette résolution, tout en cherchant dans l'obscurité les moyens +de me procurer de la lumière. N'en finissant pas, je fus obligé de +descendre à la loge pour prier le concierge de venir avec sa lanterne. +En descendant à tâtons l'escalier obscur, je tombai sur quelque chose, +et ce quelque chose était un homme accroupi dans un coin.</p> + +<p>L'homme ne répondit pas quand je lui demandai ce qu'il faisait là; il se +déroba au contact de ma main, sans prononcer une parole: je courus à la +loge du concierge du Temple et criai au portier d'accourir promptement, +lui disant ce qui venait de m'arriver. Le vent soufflant avec plus de +force que jamais, nous n'osâmes pas risquer la lumière de la lanterne +pour allumer les lampes de l'escalier, mais nous examinâmes l'escalier +du bas en haut, sans trouver personne. Il me vint alors à l'idée que cet +homme avait pu se glisser dans mon appartement. J'allumai ma chandelle à +celle du portier, et, le laissant à la porte, je visitai avec soin +toutes nos chambres, sans oublier celle où dormait mon terrible +visiteur. Tout était tranquille, et, assurément, il n'y avait personne +que lui dans l'appartement.</p> + +<p>Je craignais qu'il n'y eût quelque guet-apens sur l'escalier dans cette +nuit terrible, et je demandai au portier, dans l'espoir d'en tirer +quelque explication, tout en lui versant à la porte un verre +d'eau-de-vie, s'il n'avait pas ouvert à plusieurs individus ayant +visiblement bien dîné.</p> + +<p>«Oui, dit-il, à trois reprises différentes: l'un demeure dans la Cour de +la Fontaine, les deux autres dans la rue Basse, et je les ai vus tous +sortir.»</p> + +<p>Le seul homme qui habitât la maison dont mon appartement faisait partie +était à la campagne depuis plusieurs semaines, et il n'était +certainement pas rentré pendant la nuit, car nous avions vu son cadenas +à sa porte en montant.</p> + +<p>«La nuit est si mauvaise, monsieur, dit le portier en me rendant le +verre, qu'il est venu peu de monde à ma porte; en outre des trois +individus dont je vous ai parlé je ne me souviens pas qu'il soit entré +personne depuis environ onze heures; un étranger vous a demandé à cette +heure-là.</p> + +<p>—Oui, mon oncle, murmurai-je.</p> + +<p>—Vous l'avez vu, monsieur?</p> + +<p>—Oui!... oh! oui....</p> + +<p>—Ainsi que la personne qui était avec lui?</p> + +<p>—La personne qui était avec lui? répétai-je.</p> + +<p>—J'ai jugé que la personne était avec lui, repartit le portier, car +elle s'est arrêtée en même temps que lui quand il m'a parlé, et l'a +suivi lorsqu'il a continué son chemin.</p> + +<p>—Quel genre d'homme était-ce?»</p> + +<p>Le portier ne l'avait pas particulièrement remarqué; il pensait que +c'était un ouvrier, autant qu'il pouvait se le rappeler: il avait une +sorte de vêtement couleur poussière et par-dessus un habit noir. Le +portier faisait moins d'attention à cette circonstance que je n'en +faisais moi-même, et cela tout naturellement, car il n'avait pas les +mêmes raisons que moi pour y attacher de l'importance.</p> + +<p>Quand je me fus débarrassé de lui, ce que je crus bon de faire sans +prolonger davantage ces explications, j'eus l'esprit fort troublé par +ces deux circonstances coïncidant ensemble, bien qu'on pût leur donner +séparément une innocente solution: l'inconnu de l'escalier pouvait être +quelque dîneur en ville attardé, qui s'était trompé de maison et qui +pouvait être monté jusque sur mon escalier et là s'être assoupi; +peut-être aussi mon visiteur sans nom avait-il amené quelqu'un avec lui +pour lui montrer le chemin. Cependant tout cela avait un vilain air pour +moi, porté à la méfiance et à la crainte comme je l'étais depuis les +événements survenus pendant ces dernières heures.</p> + +<p>J'activai mon feu, qui brûlait avec un faible éclat à cette heure +matinale, et je m'assoupis devant la cheminée. Il me semblait avoir +sommeillé toute une nuit, quand les horloges sonnèrent six heures. Comme +l'aurore ne devait paraître que dans une grande heure et demie, je +m'assoupis de nouveau, tantôt m'éveillant accablé, entendant des +conversations diffuses sur des riens, tantôt prenant pour le tonnerre le +vent qui grondait dans la cheminée, et finissant enfin par tomber dans +un profond sommeil, dont je fus réveillé en sursaut par le grand jour.</p> + +<p>Pendant tout ce temps, il m'avait été impossible de bien considérer ma +situation, et je ne pouvais encore le faire. Je n'avais pas encore la +faculté de fixer mon attention, ou je ne le faisais que d'une façon tout +à fait incohérente. Quant à former un plan pour l'avenir, j'aurais +plutôt formé un éléphant. En ouvrant les volets, en voyant la triste et +humide matinée, le ciel gris de plomb, en passant d'une chambre à +l'autre, en me rasseyant ensuite en grelottant devant le feu pour +attendre ma servante, je songeais bien combien j'étais malheureux, mais +je me rendais à peine compte pourquoi, ni depuis combien de temps je +l'étais, ni à quel jour de la semaine je faisais cette réflexion, ni +même qui j'étais, moi qui la faisais.</p> + +<p>À la fin, la vieille femme et sa nièce arrivèrent. Cette dernière avait +une tête assez difficile à distinguer du plumeau qu'elle tenait à la +main. Elles parurent surprises de me voir déjà levé et auprès du feu. Je +leur dis que mon oncle était arrivé pendant la nuit, qu'il dormait +encore, et que le menu du déjeuner devait être modifié en conséquence. +Puis je me lavai et m'habillai pendant qu'elles roulaient les meubles çà +et là en faisant de la poussière, et c'est ainsi que, dans une sorte de +rêve ou de demi-sommeil, je me retrouvai assis devant le feu, +l'attendant, lui, pour déjeuner.</p> + +<p>Bientôt sa porte s'ouvrit et il parut. Je ne pouvais prendre sur moi de +le regarder, et je trouvais qu'il avait encore plus mauvais air au grand +jour.</p> + +<p>«Je ne sais même pas, dis-je à voix basse pendant qu'il prenait place à +table, de quel nom vous appeler. J'ai dit que vous étiez mon oncle.</p> + +<p>—C'est cela, mon cher enfant, appelez-moi votre oncle.</p> + +<p>—Vous aviez sans doute pris un nom à bord du vaisseau?</p> + +<p>—Oui, mon cher ami, j'avais pris le nom de Provis.</p> + +<p>—Avez-vous l'intention de conserver ce nom?</p> + +<p>—Mais, oui, mon cher enfant, il est aussi bon qu'un autre, à moins que +vous n'en préfériez un plus convenable.</p> + +<p>—Quel est votre vrai nom? lui demandai-je à voix basse.</p> + +<p>—Magwitch, me répondit-il sur le même ton, et Abel est mon nom de +baptême.</p> + +<p>—Pour quel état avez-vous été élevé?</p> + +<p>—Pour l'état de vermine, mon cher enfant.»</p> + +<p>Il répondait tout à fait sérieusement en se servant de ce mot comme s'il +indiquait une profession.</p> + +<p>«En venant dans le Temple, hier soir... dis-je m'arrêtant soudain pour +me demander intérieurement si c'était bien la soirée précédente, car +cela me semblait bien éloigné.</p> + +<p>—Oui, mon cher enfant....</p> + +<p>—Quand vous vous êtes arrêté à la porte pour demander au portier où je +restais, y avait-il quelqu'un avec vous?</p> + +<p>—Avec moi?... Non, mon cher ami.</p> + +<p>—Mais y avait-il quelqu'un à la porte?... dis-je.</p> + +<p>—Je ne l'ai pas remarqué, répliqua-t-il d'un air équivoque, ne +connaissant pas les êtres de la maison; mais je pense qu'il est entré +quelqu'un en même temps que moi.</p> + +<p>—Êtes-vous connu dans Londres?</p> + +<p>—J'espère que non,» dit-il en traçant sur son cou une ligne avec son +doigt.</p> + +<p>—Ce geste me fit éprouver une chaleur et un malaise indicibles.</p> + +<p>—Étiez-vous connu dans Londres autrefois?</p> + +<p>—Pas énormément, mon cher ami, j'étais presque toujours en province.</p> + +<p>—Avez-vous été... jugé... à Londres?</p> + +<p>—Quelle fois? dit-il avec un regard rusé.</p> + +<p>—La dernière fois?»</p> + +<p>Il fit un signe de tête affirmatif et ajouta:</p> + +<p>«C'est comme cela que j'ai fait connaissance avec Jaggers: Jaggers était +pour moi.»</p> + +<p>J'allais lui demander pour quel crime il avait été condamné; mais il +prit un couteau, lui fit faire le moulinet en disant:</p> + +<p>«Mais peu importe ce que j'ai pu faire; c'est réglé et payé.»</p> + +<p>Il se mit à déjeuner.</p> + +<p>Il mangeait avec une avidité tout à fait désagréable, et, dans toutes +ses actions, il se montrait grossier, bruyant et insatiable. Il avait +perdu quelques-unes de ses dents depuis que je l'avais vu manger dans +les marais; et en retournant ses aliments dans sa bouche et mettant sa +tête de côté pour les faire passer sous les dents les plus fortes, il +ressemblait terriblement en ce moment à un vieux chien affamé. Si +j'avais eu de l'appétit en me mettant à table, il me l'aurait +certainement enlevé, et je serais resté loin de lui comme je l'étais +alors, retenu par une aversion insurmontable et les yeux tristement +fixés sur la nappe.</p> + +<p>«Je suis un fort mangeur, mon cher ami, dit-il en manière d'excuse +polie, quand il eut fini son repas, mais je l'ai toujours été; s'il eût +été dans ma constitution d'être moins fort mangeur j'aurais éprouvé +moins d'embarras. Pareillement, il me faut ma pipe. Quand je me suis mis +à garder les moutons de l'autre côté du monde, je crois que je serais +devenu moi-même un mouton fou de tristesse si je n'avais pas eu ma +pipe.»</p> + +<p>En disant cela, il se leva de table, et, mettant sa main dans la poche +de côté de son vêtement, il en tira une pipe courte et noire, et une +poignée de ce tabac appelé <i>tête de nègre</i>. Ayant bourré sa pipe, il +remit le surplus du tabac dans sa poche, comme si c'eût été un tiroir. +Alors il prit avec les pincettes un charbon ardent et y alluma sa pipe, +puis il tourna le dos à la cheminée, en renouvelant son mouvement favori +de tendre ses deux mains en avant pour prendre les miennes.</p> + +<p>«Et voilà, dit-il, en levant et abaissant alternativement mes mains +prises dans les siennes, tout en fumant sa pipe, et voilà le gentleman +que j'ai fait! C'est bien lui-même! Cela me fait du bien de vous +regarder, Pip. Tout ce que je demande, c'est d'être près de vous et de +vous regarder, mon cher enfant!»</p> + +<p>Je dégageai mes mains dès que cela me fut possible, et je découvris que +je commençais tout doucement à me familiariser avec l'idée de ma +situation. Je compris à qui j'étais enchaîné, et combien fortement je +l'étais, en entendant sa voix rude, et en voyant sa tête chauve et +ridée, avec ses touffes de cheveux gris fer de chaque côté.</p> + +<p>«Je ne veux pas voir mon gentleman à pied dans la boue des rues, il ne +faut pas qu'il y ait de boue à ses souliers. Mon gentleman doit avoir +des chevaux, Pip, des chevaux de selle et des chevaux d'attelage, des +chevaux de tout genre pour que son domestique monte et conduise tour à +tour! Bon Dieu! des colons auraient des chevaux, et des chevaux +pur-sang, s'il vous plaît, et mon gentleman, à Londres, n'en aurait pas! +Non, non; nous leur montrerons ce que nous savons faire!... N'est-ce +pas, Pip?»</p> + +<p>Il sortit de sa poche un grand et épais portefeuille tout gonflé de +papiers et le jeta sur la table.</p> + +<p>«Il y a dans ce portefeuille quelque chose qui vaut la peine d'être +dépensé, mon cher enfant; c'est à vous; tout ce que j'ai n'est pas à +moi, mais bien à vous, usez-en sans crainte: il y en a encore au lieu +d'où vient celui-ci. Je suis venu du pays là-bas pour voir mon gentleman +dépenser son argent en véritable gentleman; ce sera mon seul plaisir; +mais il sera grand, et malheur à vous tous! continua-t-il en faisant +claquer ses doigts avec bruit. Malheur à vous tous, depuis le juge avec +sa grande perruque, jusqu'au colon faisant voler la poussière au nez des +passants; je vous ferai voir un plus parfait gentleman que vous tous +ensemble!</p> + +<p>—Arrêtez, dis-je, presque dans un accès de crainte et de dégoût. J'ai +besoin de vous parler; j'ai besoin de savoir ce qu'il faut faire; j'ai +besoin de savoir comment vous éviterez le danger, combien de temps vous +allez rester, et quels sont vos projets.</p> + +<p>—Tenez, Pip, dit-il en mettant tout à coup sa main sur mon bras d'une +manière attristée et soumise; d'abord, tenez, je me suis oublié il y a +une demi-minute. Ce que j'ai dit était petit, oui, c'était petit, très +petit. Tenez, Pip, voyez, je ne veux plus être si petit.</p> + +<p>—D'abord, repris-je en soupirant, quelles précautions peut-on prendre +pour vous empêcher d'être reconnu et arrêté?</p> + +<p>—Non, mon cher enfant, dit-il du même ton que précédemment, cela ne +peut pas passer; c'est de la petitesse; je n'ai pas mis tant d'années à +faire un gentleman sans savoir ce qui lui est dû. Tenez, Pip, j'ai été +petit; voilà ce que j'ai été, très petit, voyez-vous, mon cher enfant.»</p> + +<p>J'étais sur le point de céder à un rire nerveux et irrité, en +répliquant:</p> + +<p>«J'ai tout vu. Au nom du ciel, ne vous arrêtez pas à cela.</p> + +<p>—Oui; mais, tenez, continua-t-il; mon cher enfant, je ne suis pas venu +de si loin pour me montrer petit. Voyons, continuez, mon cher ami: vous +disiez....</p> + +<p>—Comment vous préserver du danger qui vous menace?</p> + +<p>—Mais, mon cher enfant, le danger n'est pas si grand que vous le +croyez. Si l'on ne m'a pas encore reconnu, le danger est insignifiant. +Il y a Jaggers, il y a Wemmick, il y a vous: quel autre pourrait me +dénoncer?</p> + +<p>—Ne risquez-vous pas qu'on vous reconnaisse dans la rue? dis-je.</p> + +<p>—Mais, répondit-il, ce n'est pas trop à craindre. Je n'ai pas +l'intention de me faire mettre dans les journaux sous le nom de A. M..., +revenu de Botany Bay. Les années ont passé, et quel est celui qui y +gagne? Cependant, voyez-vous, Pip, quand même le danger aurait été +cinquante fois plus grand, je serais venu vous voir tout de même, +voyez-vous, Pip.</p> + +<p>—Et combien de temps comptez-vous rester?</p> + +<p>—Combien de temps? fit-il en ôtant sa pipe noire de sa bouche et en +laissant retomber sa mâchoire pendant qu'il me regardait; je ne m'en +retournerai pas, je suis venu pour toujours.</p> + +<p>—Où allez-vous demeurer? dis-je. Que faut-il faire de vous?... Où +serez-vous en sûreté?</p> + +<p>—Mon cher ami, répondit-il, il y a des perruques qu'on peut se procurer +pour de l'argent, et qui vous changent totalement; il y a la poudre, les +lunettes et les habits noirs, et mille autres choses. D'autres l'ont +fait déjà avec succès, et ce que d'autres ont fait, d'autres peuvent le +faire encore. Quant à mon logement et à ma manière de vivre, mon cher +enfant, donnez-moi votre opinion.</p> + +<p>—Vous voyez les choses d'une manière plus calme, aujourd'hui, dis-je; +mais vous étiez plus sérieux hier, en jurant qu'il y allait de votre +mort.</p> + +<p>—Et je le jure encore, dit-il en remettant sa pipe dans sa bouche; et +la mort par la corde, en pleine rue, pas bien loin d'ici, et il est +nécessaire que vous compreniez parfaitement qu'il en est ainsi. Eh! +quoi? quand on en est où j'en suis, retourner serait aussi mauvais que +de rester, pire même; sans compter, Pip, que je suis ici, parce que +depuis des années, je désire être près de vous. Quant à ce que je +risque, je suis un vieil oiseau maintenant, qui a vu en face toutes +sortes de pièges, depuis qu'il a des plumes, et qui ne craint pas de +percher sur un épouvantail. Si la mort se cache dedans, qu'elle se +montre, et je la regarderai en face, et alors seulement j'y croirai, +mais pas avant. Et maintenant, laissez-moi regarder encore une fois mon +gentleman!»</p> + +<p>Il me prit de nouveau par les deux mains, et m'examina de l'air +admirateur d'un propriétaire, en fumant tout le temps avec complaisance.</p> + +<p>Il me sembla que je n'avais rien de mieux à faire que de lui retenir +dans les environs un logement tranquille, dont il pourrait prendre +possession au retour d'Herbert, que j'attendais sous deux ou trois +jours. Je jugeai que, de toute nécessité, je devais confier ce secret à +Herbert. En laissant même de côté l'immense consolation que je devais +éprouver en le partageant avec lui, cela me paraissait tout simple. Mais +cela ne paraissait pas simple à M. Provis (j'avais résolu de lui donner +ce nom) et il ne voulut consentir à ce que j'avertisse Herbert qu'après +l'avoir vu et avoir jugé favorablement de sa physionomie.</p> + +<p>«Et encore, alors, mon cher enfant, dit-il en tirant de sa poche une +graisseuse petite Bible noire à fermoir, nous lui ferons prêter +serment.»</p> + +<p>Déclarer que mon terrible protecteur portait ce petit livre noir partout +avec lui dans le seul but de faire jurer les gens dans les circonstances +importantes, ce serait déclarer ce dont je n'ai jamais été parfaitement +sûr; mais ce que je puis dire, c'est que je ne l'en ai jamais vu en +faire un autre usage. Le livre lui-même semblait avoir été dérobé à +quelque cour de justice, et peut-être la connaissance de cette origine, +combinée avec la propre expérience de Provis en cette matière, le +faisait-il compter sur le pouvoir de sa Bible, comme sur une sorte de +charme ou de sortilège légal. En le voyant tirer ce livre de sa poche, +je me souvins comment il m'avait fait jurer fidélité dans le cimetière, +il y avait longtemps, et comment il s'était représenté lui-même, la +veille au soir, jurant sans cesse, dans sa solitude, qu'il accomplirait +ses résolutions.</p> + +<p>Comme il portait pour le moment une espèce de vareuse de marin, qui lui +donnait l'air d'un marchand de perroquets ou de cigares, je discutai +ensuite avec lui le vêtement qu'il pourrait mettre le plus +convenablement. Il avait une foi extraordinaire dans la vertu des +culottes courtes comme déguisement, et il avait, dans son idée, esquissé +un costume qui devait faire de lui quelque chose tenant le milieu entre +un doyen et un dentiste. Ce fut après des difficultés extrêmes que je +l'amenai à prendre des habits qui lui donnèrent l'air d'un fermier aisé; +et il fut convenu qu'il se ferait couper les cheveux courts, et qu'il se +mettrait un peu de poudre. Enfin, comme il n'avait encore été vu, ni de +ma femme de ménage ni de sa nièce, nous conclûmes qu'il devait se +dérober à leurs regards, jusqu'à ce que son changement de costume fût +complet.</p> + +<p>Il semblait qu'il était bien simple de prendre une décision sur ces +précautions; mais dans l'état d'éblouissement, pour ne pas dire de folie +où je me trouvais, je n'en vins à bout que vers deux ou trois heures de +l'après-midi. Il devait rester enfermé dans l'appartement pendant que je +serais sorti, et n'ouvrir la porte sous aucun prétexte.</p> + +<p>Il y avait à ma connaissance, dans Essex Street, une maison meublée +convenable, dont les derrières donnaient sur le Temple, et étaient +presque à portée de voix de ma fenêtre. C'est à cette maison que je me +rendis tout d'abord, et je fus assez heureux pour retenir le second +étage pour mon oncle, M. Provis. Je fus ensuite de boutique en boutique +pour les achats nécessaires à son déguisement. La chose faite, je me +rendis pour mon propre compte à la Petite Bretagne. M. Jaggers était à +son bureau; mais, en me voyant entrer, il se leva immédiatement et se +fut mettre auprès du feu.</p> + +<p>«Maintenant, Pip, dit-il, soyez circonspect.</p> + +<p>—Je le serai, monsieur, répondis-je, car j'avais bien songé pendant la +route à ce que j'allais dire.</p> + +<p>—Ne vous compromettez pas, dit M. Jaggers, et ne compromettez +personne.... Vous entendez... personne.... Ne me dites rien... je n'ai +besoin de rien savoir... je ne suis pas curieux...»</p> + +<p>Tout de suite, je m'aperçus qu'il savait que l'homme était venu.</p> + +<p>«J'ai simplement besoin, monsieur Jaggers, dis-je, de m'assurer que ce +qu'on m'a dit est vrai. Je n'ai pas le moindre espoir que ce ne soit pas +vrai, mais je puis au moins tâcher de le vérifier.»</p> + +<p>M. Jaggers fit un signe d'assentiment.</p> + +<p>«Mais n'avez-vous pas dit: «On m'a dit ou on m'a informé?» me +demanda-t-il en tournant la tête de l'autre côté sans me regarder, et en +fixant le plancher comme quelqu'un qui écoute. «Dit» impliquerait une +communication verbale. Vous ne pouvez pas avoir eu, vous le savez, de +communication verbale avec un homme qui se trouve dans la +Nouvelle-Galles du Sud.</p> + +<p>—Je dirai alors: «on m'a informé,» monsieur Jaggers.</p> + +<p>—Bien.</p> + +<p>—J'ai été informé, par un homme du nom d'Abel Magwitch, qu'il est le +bienfaiteur resté si longtemps inconnu.</p> + +<p>—C'est bien l'homme, dit M. Jaggers, de la Nouvelle-Galles du Sud.</p> + +<p>—Et lui seul? dis-je.</p> + +<p>—Et lui seul, dit M. Jaggers.</p> + +<p>—Je ne suis pas assez déraisonnable, monsieur, pour vous rendre le +moins du monde responsable de mes erreurs et de mes suppositions +erronées, mais j'ai toujours supposé que c'était miss Havisham.</p> + +<p>—Comme vous le dites, Pip, repartit M. Jaggers, en tournant froidement +les yeux vers moi et en mordant son index, je n'en suis pas du tout +responsable.</p> + +<p>—Et cependant cela paraissait si probable, dis-je, le cœur brisé.</p> + +<p>—Il n'y avait pas la moindre preuve, Pip, dit M. Jaggers en secouant la +tête et en rassemblant les basques de son habit, ne jugez pas sur +l'apparence, ne jugez jamais que sur des preuves. Il n'y a pas de +meilleure règle.</p> + +<p>—Je n'ai plus rien à dire, fis-je avec un soupir, après avoir gardé un +moment le silence. J'ai vérifié les informations que j'avais reçues, et +c'est tout.</p> + +<p>—Et Magwitch de la Nouvelle-Galles du Sud s'étant enfin fait connaître, +dit M. Jaggers, vous devez comprendre, Pip, avec quelle rigidité, dans +mes rapports avec vous, j'ai toujours gardé la stricte ligne du fait.... +Je n'ai jamais dévié, si peu que ce soit, de la stricte ligne du fait... +vous le savez parfaitement.</p> + +<p>—Parfaitement, monsieur.</p> + +<p>—Je communiquai à Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud... la +première fois qu'il m'écrivit... de la Nouvelle-Galles du Sud... l'avis +qu'il ne devait pas s'attendre à me voir jamais dévier de la stricte +ligne du fait. Je lui communiquai aussi un autre avis. Il me paraissait +avoir fait une vague allusion dans sa lettre à quelque espoir lointain +de venir vous visiter en Angleterre. Je le prévins que je ne voulais +plus entendre parler de cela; qu'il n'était pas probable qu'il obtînt sa +grâce, qu'il était expatrié pour le reste de sa vie, et qu'en se +présentant en ce pays il commettait un acte de félonie, qui le mettait +sous le coup du maximum de la peine prononcée par la loi. Je donnai cet +avis à Magwitch, dit M. Jaggers en me regardant sévèrement. Je lui +écrivis à la Nouvelle-Galles du Sud, et, sans doute, il aura réglé sa +conduite là-dessus.</p> + +<p>—Sans doute, dis-je.</p> + +<p>—J'ai appris par Wemmick, continua M. Jaggers, sans cesser de me +regarder sévèrement, qu'il a reçu une lettre, datée de Portsmouth, d'un +colon du nom de Parvis ou....</p> + +<p>—Ou Provis, dis-je.</p> + +<p>—Ou Provis.... Merci, Pip... peut-être est-ce Provis... peut-être +savez-vous ce qu'est Provis?</p> + +<p>—Oui, dis-je.</p> + +<p>—Vous savez que c'est Provis; il a reçu, disais-je, une lettre datée de +Portsmouth, d'un colon du nom de Provis qui demandait quelques +renseignements sur votre adresse, pour le compte de Magwitch. Wemmick +lui a envoyé ces détails, à ce que je pense, par le retour du courrier. +C'est probablement par Provis que vous avez reçu les explications de +Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud?</p> + +<p>—C'est par Provis, répondis-je.</p> + +<p>—Adieu, Pip, dit M. Jaggers en me tendant la main; je suis bien aise de +vous avoir vu. En écrivant par la poste à Magwitch... de la +Nouvelle-Galles du Sud... ou en communiquant avec lui par le canal de +Provis, ayez la bonté de lui dire que les détails et les pièces +justificatives de notre long compte vous seront envoyés en même temps +que la balance de compte, car il existe encore une balance. Adieu, Pip!»</p> + +<p>Nous échangeâmes une poignée de main, et il me regarda sévèrement, aussi +longtemps qu'il put me voir. En arrivant à la porte, je tournai la tête: +il continuait à me regarder sévèrement pendant que les deux affreux +bustes de la tablette semblaient essayer d'ouvrir leurs paupières, et de +faire sortir de leur gosier ces mots:</p> + +<p>«Oh! quel homme!»</p> + +<p>Wemmick était sorti, mais eût-il été à son pupitre, il n'aurait rien pu +faire pour moi.</p> + +<p>Je rentrai tout droit au Temple, où je trouvai le terrible Provis en +train de boire du grog au rhum et de fumer tranquillement sa tête de +nègre.</p> + +<p>Le lendemain, on apporta les habits que j'avais commandés. Il me sembla +(et j'en éprouvais un grand désappointement), que tout ce qu'il mettait +lui allait moins bien que tout ce qu'il ôtait. Selon moi, il y avait en +lui quelque chose qui enlevait tout espoir de le pouvoir déguiser. Plus +je l'habillais, mieux je l'habillais, et plus il ressemblait au fugitif +à la démarche lourde que j'avais vu dans nos marais. L'effet qu'il +produisait sur mon imagination inquiète était sans doute dû à son vieux +visage et à ses manières qui me devenaient plus familières, mais je +crois aussi qu'il traînait une de ses jambes comme si le poids des fers +y eût été encore; je crois que, des pieds à la tête, il y avait du +forçat jusque dans les veines de cet homme.</p> + +<p>Les influences de la vie solitaire, sous la hutte, se voyaient aussi +dans tout son extérieur et lui donnaient un air sauvage qu'aucun +vêtement ne pouvait atténuer. Ajoutez-y les traces de la vie flétrie +qu'il avait menée parmi les hommes, et par-dessus tout le sentiment +intime qui le possédait d'être épié et d'être obligé de se cacher. Dans +toutes ses façons de s'asseoir et de se tenir debout, de manger et de +boire, d'aller et de venir en haussant les épaules malgré lui, de +prendre son grand coutelas à manche de corne, de l'essuyer sur ses +jambes et de couper son pain, de lever à ses lèvres des verres légers et +des tasses légères avec le même effort de la main que si c'eussent été +de grossiers gobelets, de couper un morceau de son pain et d'essuyer +avec le peu de sauce qui restait sur son assiette comme pour ne rien +perdre de sa portion, puis d'essuyer avec ce même pain le bout de ses +doigts, ensuite d'avaler le tout; dans ces manières et dans une foule +d'autres petites circonstances sans nom, qui se présentaient à toute +minute de la journée, on devinait très clairement le prisonnier, le +criminel, l'homme qui ne s'appartient pas!</p> + +<p>C'est lui qui avait eu l'idée de mettre un peu de poudre, et j'avais +cédé la poudre après l'avoir emporté pour les culottes courtes; mais je +n'en puis mieux comparer l'effet qu'à celui du rouge sur un mort, tant +ce qui avait le plus besoin d'être atténué reparaissait horriblement à +travers cette légère couche d'emprunt. Cela fut abandonné aussitôt +qu'essayé, et il garda ses cheveux gris et courts. Outre cette +impression, les mots ne peuvent rendre ce que me faisait ressentir, en +même temps, le terrible mystère de sa vie, encore scellé pour moi. Quand +il s'endormait, étreignant de ses mains nerveuses les bras de son +fauteuil, et que sa tête chauve, sillonnée de rides profondes, retombait +sur sa poitrine, je le regardais, je me demandais ce qu'il avait fait, +je l'accusais de tous les crimes connus jusqu'à ce que ma terreur fût au +comble; alors, je me levais pour le fuir. Chaque heure augmentait +l'horreur que j'avais de lui, et je crois que, malgré tout ce qu'il +avait fait pour moi et malgré les risques qu'il pouvait courir, j'aurais +cédé à l'impulsion qui m'éloignait de lui sans retour, si je n'avais eu +la certitude qu'Herbert devait revenir bientôt.</p> + +<p>Une fois, pendant la nuit, je sautai positivement à bas de mon lit, et +je commençai à mettre mes plus mauvais habits avec l'intention de +l'abandonner précipitamment, en lui laissant tout ce que je possédais, +et de m'enrôler comme simple soldat dans un des régiments partant pour +les Indes. Nul fantôme ne m'eût causé plus de terreur dans ces chambres +isolées, pendant ces longues soirées et ces nuits sans fin, avec le vent +qui soufflait et la pluie qui battait sans relâche la fenêtre. Un +fantôme d'ailleurs n'aurait pu être arrêté et pendu à cause de moi, et +la considération que cet homme pouvait l'être et la crainte qu'il le +fût, n'ajoutaient pas peu à mes terreurs.</p> + +<p>Quand il ne dormait pas, il jouait le plus souvent à une espèce de +Patience très compliquée avec un paquet de cartes toutes déchirées, qui +était sa propriété, jeu que je n'avais jamais vu jusqu'alors et que je +n'ai jamais revu depuis, et il marquait ses coups en fichant son +coutelas dans la table; quand il ne jouait pas, il me disait:</p> + +<p>«Lisez-moi quelque chose... dans une langue étrangère... mon cher +enfant!»</p> + +<p>Il ne comprenait pas un seul mot de ce que je lisais, mais il se tenait +devant le feu en m'examinant de l'air d'un homme qui montre un prodige, +et le suivant de l'œil entre les doigts de la main avec laquelle je +garantissais mon visage de l'éclat de la lumière, je le voyais faire un +appel muet aux meubles et les inviter à prendre note des progrès que +j'avais faits. Le savant de la légende, poursuivi par la créature +difforme qu'il a eu l'impiété de créer, n'était pas plus malheureux que +moi, poursuivi par la créature qui m'avait fait, et je me reculais de +lui avec une répulsion d'autant plus forte qu'il m'admirait davantage et +était plus épris de moi. J'insiste sur ces détails; je le sens comme si +cela avait duré une année, et cela ne dura environ que cinq jours.</p> + +<p>J'attendais Herbert à tout moment, et je n'osais pas sortir, si ce n'est +pour faire prendre l'air à Provis quand la nuit était venue. Enfin, un +soir après dîner que j'étais très fatigué et que je m'étais laissé aller +à un demi-sommeil, car mes nuits avaient été agitées et mon repos +troublé par des rêves affreux, je fus réveillé par le pas tant désiré +qui montait l'escalier. Provis, qui, lui aussi, avait dormi, se leva au +bruit que je fis, et en un moment je vis son coutelas briller dans sa +main.</p> + +<p>«Ne craignez rien, c'est Herbert,» dis-je.</p> + +<p>Et Herbert entra aussitôt, portant sur lui la vive fraîcheur de deux +cents lieues de France.</p> + +<p>«Haendel, mon cher ami, comment allez-vous? comment allez-vous? et +encore une fois comment allez-vous? Il me semble qu'il y a douze mois +que je suis parti! Mais j'ai dû être longtemps absent, en effet, car +vous êtes devenu tout maigre et tout pâle. Haendel, mon.... Oh! je vous +demande pardon!»</p> + +<p>Il fut arrêté dans son babil et dans son effusion de poignées de mains +par la vue de Provis, qui le regardait fixement et qui préparait son +coutelas tout en cherchant autre chose dans une autre poche.</p> + +<p>«Herbert, mon ami, dis-je en fermant les portes pendant qu'Herbert +restait étonné et immobile; il est arrivé quelque chose de bien étrange, +c'est une visite pour moi.</p> + +<p>—C'est bien, mon cher enfant, dit Provis en s'avançant avec son petit +livre noir à fermoir. Et alors, s'adressant à Herbert: Prenez-le dans +votre main droite, et que Dieu vous frappe de mort sur place si jamais +dans aucun cas vous vous parjurez. Baisez-le!</p> + +<p>—Faites ce qu'il désire,» dis-je à Herbert.</p> + +<p>Herbert me regardait avec étonnement et paraissait très mal à l'aise; +néanmoins, il fit ce que je lui demandais, et Provis lui dit en lui +serrant aussitôt les mains:</p> + +<p>«Maintenant vous êtes lié par votre serment, vous savez, et ne croyez +jamais au mien si Pip ne fait pas de vous un gentleman.»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XIIb" id="CHAPITRE_XIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XII.</a></h2> + + +<p>C'est en vain que j'essayerais de décrire l'étonnement et l'inquiétude +d'Herbert quand lui, moi et Provis nous nous assîmes devant le feu et +que je lui confiai le secret tout entier. Je voyais mes propres +sentiments se refléter sur ses traits, et surtout ma répugnance envers +l'homme qui avait tant fait pour moi.</p> + +<p>Mais ce qui eût suffi pour creuser un abîme entre cet homme et nous, +s'il n'y avait eu rien d'autre pour nous diviser, c'eût été son triomphe +pendant mon récit. À part le regret profond qu'il avait de s'être montré +petit dans une certaine occasion, depuis son retour, point sur lequel il +se mit à fatiguer Herbert, dès que ma révélation fut terminée, il +n'avait pas la moindre idée qu'il me fût possible de trouver quelque +chose à reprendre dans ma bonne fortune. Il se vantait d'avoir fait de +moi un gentleman et d'être venu pour me voir soutenir ce rôle avec ses +grandes ressources, tout autant pour moi que pour lui-même; que c'était +une vanité fort agréable pour tous deux, et que, tous deux, nous devions +en être très fiers. Telle était la conclusion parfaitement établie dans +son esprit.</p> + +<p>«Car, voyez-vous, vous qui êtes l'ami de Pip, dit-il à Herbert après +avoir discouru pendant un moment, je sais très bien qu'une fois, depuis +mon retour, j'ai été petit pendant une demi-minute. J'ai dit à Pip que +je savais que j'avais été petit; mais ne vous inquiétez pas de cela, je +n'ai pas fait de Pip un gentleman, et Pip ne fera pas un gentleman de +vous, sans que je sache ce qui vous est dû à tous les deux. Vous, mon +cher enfant, et vous, l'ami de Pip; vous pouvez tous deux compter me +voir toujours gentiment muselé. À dater de cette demi-minute, où je me +suis laissé entraîner à une petitesse, je suis muselé; je suis muselé +maintenant, et je serai toujours muselé.</p> + +<p>—Certainement,» dit Herbert.</p> + +<p>Mais il paraissait ne pas trouver en cela de consolation suffisante, et +restait embarrassé et troublé.</p> + +<p>Nous avions hâte de voir arriver l'instant où il irait prendre +possession de son logement et de rester ensemble, mais il éprouvait +évidemment une certaine crainte à nous laisser seuls, et il ne partit +que tard. Il était plus de minuit quand je le conduisis par Essex Street +à sa sombre porte, où je le laissai sain et sauf. Quand elle se referma +sur lui, j'éprouvais le premier moment de tranquillité que j'eusse +éprouvé depuis le soir de son arrivée.</p> + +<p>Cependant, je n'avais pas entièrement perdu le souvenir de l'homme que +j'avais trouvé sur l'escalier; j'avais toujours regardé autour de moi, +lorsque le soir je menais mon hôte prendre l'air, et en le ramenant; et +maintenant encore, je regardais tout autour de moi. Il est difficile, +dans une grande ville, de ne pas soupçonner qu'on vous épie quand on a +conscience de courir quelque danger en étant suivi; je ne pouvais +cependant me persuader que les gens auprès desquels je passais +s'occupassent de mes mouvements. Les quelques personnes qui passaient +suivaient leurs différents chemins, et les rues étaient désertes quand +je rentrai dans le Temple. Personne n'était sorti par la porte en même +temps que nous. Personne ne rentra par la porte en même temps que moi. +En passant près de la fontaine, je vis les fenêtres de derrière +éclairées; elles paraissaient brillantes et calmes, et en restant +quelques moments sous la porte de la maison où je demeurais, avant de +monter, je pus remarquer que la cour du Jardin était aussi tranquille et +silencieuse que l'escalier, quand je le montai.</p> + +<p>Herbert me reçut les bras ouverts, et jamais je n'avais encore senti si +complètement la douceur d'avoir un ami. Après qu'il m'eût adressé +quelques paroles de sympathie et d'encouragement, nous nous assîmes pour +examiner la situation et voir ce qu'il fallait faire.</p> + +<p>La chaise que Provis avait occupée était encore à la place où elle avait +été pendant toute la soirée; car il avait une manière à lui de s'emparer +d'un endroit, de s'y établir en remuant sans cesse, et en se mouvant par +le même cercle de petits mouvements habituels, avec sa pipe, son tabac +tête de nègre, son coutelas, son paquet de cartes et je ne sais quoi +encore, comme si tout cela était inscrit d'avance sur une ardoise. Sa +chaise était, dis-je, restée où il l'avait laissée. Herbert la prit sans +y faire attention; mais un instant après, il la quitta brusquement, la +mit de côté et en prit une autre. Il n'est pas besoin de dire après +cela, qu'il avait conçu une aversion profonde pour mon protecteur, et je +n'eus pas besoin non plus d'avouer la mienne. Nous échangeâmes cette +confidence sans proférer une seule syllabe.</p> + +<p>«Eh! bien, dis-je à Herbert, quand je le vis établi sur une autre +chaise, que faut-il faire?</p> + +<p>—Mon pauvre cher Haendel, répondit-il en se tenant la tête dans les +mains, je suis trop abasourdi pour réfléchir à quoi que ce soit.</p> + +<p>—Et moi aussi, j'ai été abasourdi quand ce coup est venu fondre sur +moi. Cependant il faut faire quelque chose. Il veut faire de nouvelles +dépenses, avoir des chevaux, des voitures, et afficher des dehors de +prodigalité de toute espèce. Il faut l'arrêter d'une manière ou d'une +autre.</p> + +<p>—Vous voulez dire que vous ne pouvez accepter....</p> + +<p>—Comment le pourrais-je? dis-je, comme Herbert s'arrêtait. Pensez-y +donc!... Regardez-le!»</p> + +<p>Un frisson involontaire nous parcourut tout le corps.</p> + +<p>«Cependant, Herbert, j'entrevois l'affreuse vérité. Il m'est attaché, +très fortement attaché. Vit-on jamais une destinée semblable!</p> + +<p>—Mon pauvre cher Haendel! répéta Herbert.</p> + +<p>—Et puis, dis-je en coupant court à ses bienfaits, en ne recevant pas +de lui un seul penny de plus, songez à ce que je lui dois déjà! et puis, +je suis couvert de dettes, très lourdes pour moi qui n'ai plus aucune +espérance, qui n'ai pas appris d'état et qui ne suis bon à rien.</p> + +<p>—Allons!... allons!... allons!... fit Herbert, ne dites pas bon à rien.</p> + +<p>—À quoi suis-je bon? Je ne sais qu'une chose à laquelle je sois bon, et +cette chose est de me faire soldat, et je le serais déjà, cher Herbert, +si je n'avais voulu d'abord prendre conseil de votre amitié et de votre +affection.»</p> + +<p>Ici je m'attendris, bien entendu, et bien entendu aussi Herbert, après +avoir saisi chaleureusement ma main, prétendit ne pas s'en apercevoir.</p> + +<p>«Mon cher Haendel, dit-il après un moment de réflexion, l'état de soldat +ne fera pas l'affaire.... Si vous étiez décidé à renoncer à sa protection +et à ses faveurs, je suppose que vous ne le feriez qu'avec l'espoir +vague de lui rendre un jour ce que vous en avez déjà reçu. Cet espoir ne +serait pas grand, si vous vous faisiez soldat! sans compter que c'est +absurde. Vous seriez bien mieux dans la maison de Clarricker, toute +petite qu'elle soit; je suis sur le point de m'y associer, vous savez.»</p> + +<p>Pauvre garçon! il ne soupçonnait pas avec quel argent.</p> + +<p>«Mais il y a une autre question, dit Herbert; Provis est un homme +ignorant et résolu qui a eu longtemps une idée fixe. Plus que cela, il +me paraît (je puis me tromper sur son compte), être un homme désespéré +et d'un caractère très violent.</p> + +<p>—Je le sais, répondis-je; laissez-moi vous raconter quelle preuve j'en +ai eue.»</p> + +<p>Et je lui dis, ce que j'avais passé sous silence dans mon récit, la +rencontre avec l'autre forçat.</p> + +<p>«Voyez alors, dit Herbert; pensez qu'il vient ici au péril de sa vie +pour la réalisation de son idée fixe. Au moment de cette réalisation, +après toutes ses peines et son espoir, vous minez le terrain sous ses +pieds, vous détruisez ses projets, et vous lui enlevez le fruit de ses +labeurs. Ne voyez-vous rien qu'il puisse faire sous le coup d'un tel +désappointement?</p> + +<p>—Oui, Herbert, j'y ai songé et j'en ai rêvé; depuis la fatale soirée de +son arrivée, rien n'a été plus présent à mon esprit que la crainte de le +voir se faire arrêter lui-même.</p> + +<p>—Alors, vous pouvez compter, dit Herbert, qu'il y aurait grand danger à +ce qu'il s'y exposât; c'est là le pouvoir qu'il exercera sur vous tant +qu'il sera en Angleterre, et ce serait le plan qu'il adopterait +infailliblement si vous l'abandonniez.»</p> + +<p>Je fus tellement frappé d'horreur à cette idée, qui s'était tout d'abord +présentée à mon esprit, que je me regardais en quelque sorte déjà comme +son meurtrier. Je ne pus rester en place sur ma chaise, et je me mis à +marcher çà et là à travers la chambre, en disant à Herbert que, même si +Provis était reconnu et arrêté malgré lui, je n'en serais pas moins +malheureux, bien qu'innocent. Oui, et j'étais si malheureux, en l'ayant +loin ou près de moi, que j'eusse de beaucoup préféré travailler à la +forge tous les jours de ma vie, que d'en arriver là! Mais il n'y avait +pas à sortir de cette question: Que fallait-il faire?</p> + +<p>«La première et la principale chose à faire, dit Herbert, c'est de +l'obliger à quitter l'Angleterre. Dans ce cas, vous partiriez avec lui, +et alors il ne demanderait pas mieux que de s'en aller.</p> + +<p>—Mais en le conduisant n'importe où, pourrai-je l'empêcher de revenir?</p> + +<p>—Mon bon Haendel, n'est-il pas évident qu'avec Newgate dans la rue +voisine, il y a plus de chances ici que partout ailleurs à ce que vous +lui fassiez adopter votre idée et le rendiez plus docile. Si l'on +pouvait se servir de l'autre forçat ou de n'importe quel événement de sa +vie pour trouver le prétexte de le faire partir....</p> + +<p>—Là, encore! dis-je en m'arrêtant devant Herbert, et tenant en avant +mes mains ouvertes, comme si elles contenaient le désespoir de la cause; +je ne connais rien de sa vie, je suis devenu presque fou l'autre soir, +lorsqu'étant assis, je l'ai vu devant moi, si lié à mon bonheur et à mon +malheur, et pourtant je le connais à peine, si ce n'est pour être +l'affreux misérable qui m'a terrifié pendant deux jours de mon enfance!»</p> + +<p>Herbert se leva et passa son bras sous le mien; nous marchâmes +lentement, de long en large, en paraissant étudier le tapis.</p> + +<p>«Haendel! dit Herbert en s'arrêtant, vous êtes bien convaincu que vous +ne pouvez plus accepter d'autres bienfaits de lui, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Parfaitement.... Assurément, vous le seriez aussi, si vous étiez à ma +place.</p> + +<p>—Et vous êtes convaincu que vous devez rompre avec lui?</p> + +<p>—Herbert, pouvez-vous me le demander?</p> + +<p>—Et vous avez et êtes obligé d'avoir assez de tendresse pour la vie +qu'il a risquée pour vous, pour comprendre que vous devez l'empêcher, +s'il est possible, de la risquer en pure perte.... Alors, vous devez le +faire sortir d'Angleterre avant de bouger un doigt pour vous tirer +vous-même d'embarras. Une fois cela fait, au nom du ciel! tâchez de vous +tirer d'affaire, et nous verrons cela ensemble, mon cher et bon +camarade.»</p> + +<p>Ce fut une consolation de se serrer les mains là-dessus, et de marcher +encore de long en large n'ayant que cela de fait.</p> + +<p>«Maintenant, Herbert, dis-je, pour tâcher d'apprendre quelque chose de +son histoire, je ne connais qu'un moyen: c'est de la lui demander de but +en blanc.</p> + +<p>—Oui... demandez-la-lui, dit Herbert, quand nous serons réunis à +déjeuner demain matin.»</p> + +<p>En effet, il avait dit, en quittant Herbert, qu'il viendrait déjeuner +avec nous.</p> + +<p>Après avoir arrêté ce projet, nous allâmes nous coucher. J'eus les rêves +les plus étranges, et je m'éveillai sans m'être reposé. En m'éveillant, +je repris aussi la crainte que j'avais perdue pendant la nuit, de le +voir découvert et arrêté pour rupture de ban. Une fois éveillé, cette +crainte ne me quitta plus.</p> + +<p>Provis arriva à l'heure convenue, tira son coutelas et se mit à table. +Il avait fait les plus beaux projets pour que son gentleman se montrât +le plus magnifiquement et agît en véritable gentleman, et il m'excitait +à entamer promptement le portefeuille qu'il avait laissé en ma +possession. Il considérait nos chambres et son logement comme des +résidences provisoires, et me conseillait de chercher tout de suite une +maisonnette élégante, dans laquelle il pourrait avoir un «pied-à-terre,» +près de Hyde Park. Quand il eut fini de déjeuner, et pendant qu'il +essuyait son couteau sur son pantalon, je lui dis sans aucun préambule:</p> + +<p>«Hier soir, après que vous fûtes parti, j'ai parlé à mon ami de la lutte +dans laquelle les soldats vous avaient trouvé engagé dans les marais, au +moment où nous sommes arrivés; vous en souvenez-vous?</p> + +<p>—Si je m'en souviens! dit-il, je crois bien!</p> + +<p>—Nous désirons savoir quelque chose sur cet homme et sur vous. Il est +étrange de savoir si peu sur votre compte à tous deux, et +particulièrement sur vous, que ce que j'en ai pu dire à mon ami la nuit +dernière. Ce moment n'est-il pas aussi bien choisi qu'un autre pour en +apprendre davantage?</p> + +<p>—Eh bien, dit-il après avoir réfléchi, vous êtes engagé par serment, +vous savez, vous, l'ami de Pip.</p> + +<p>—Assurément! répondit Herbert.</p> + +<p>—Pour tout ce que je dis, vous savez, dit-il en insistant, le serment +s'applique à tout.</p> + +<p>—C'est ainsi que je le comprends.</p> + +<p>—Et voyez-vous, tout ce que j'ai fait est fini et payé.»</p> + +<p>Il insista de nouveau.</p> + +<p>«Comme vous voudrez.»</p> + +<p>Il sortit sa pipe noire et allait la remplir de tête de nègre, quand, +jetant les yeux sur le paquet de tabac qu'il tenait à la main, il parut +réfléchir que cela pourrait embrouiller le fil de son récit. Il le +rentra, ficha sa pipe dans une des boutonnières de son habit, étendit +une main sur chaque genou, et, après avoir considéré le feu d'un œil +irrité pendant quelques moments, il se tourna vers nous et raconta ce +qui suit.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XIIIb" id="CHAPITRE_XIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XIII.</a></h2> + + +<p>«Cher garçon, et vous, ami de Pip, je ne vais pas aller par quatre +chemins pour vous dire ma vie, comme une chanson ou un livre d'histoire, +mais je vais vous la dire courte et facile à saisir; je vais vous la +raconter tout de suite en deux phrases d'anglais.</p> + +<p>«En prison et hors de prison, en prison et hors de prison, en prison et +hors de prison.</p> + +<p>«Vous en savez tout ce qu'il y a à en savoir.</p> + +<p>«Voilà ma vie en grande partie, jusqu'au jour où l'on m'embarqua, peu +après que j'eusse fait la connaissance de Pip.</p> + +<p>«On a fait de moi tout ce qu'il est possible, excepté qu'on ne m'a pas +pendu.</p> + +<p>«J'ai été enfermé aussi soigneusement qu'une théière d'argent.</p> + +<p>«J'ai été transporté par-ci, transporté par-là.</p> + +<p>«J'ai été mis à la porte de cette ville-ci; j'ai été mis à la porte de +cette ville-là.</p> + +<p>«On m'a attaché à un chantier.</p> + +<p>«On m'a fouetté, tourmenté et réduit au désespoir.</p> + +<p>«Je n'ai pas plus d'idée de l'endroit où je suis né que vous, si j'en ai +autant.</p> + +<p>«D'aussi loin que je me souvienne, je me vois dans le comté d'Essex, +volant des navets pour me nourrir.</p> + +<p>«Quelqu'un m'avait abandonné, un homme, un chaudronnier. Il avait +emporté le feu avec lui, et j'avais très froid.</p> + +<p>«J'ai su que mon nom était Magwitch, et mon nom de baptême Abel.</p> + +<p>«Comment l'ai-je su?</p> + +<p>«De même, sans doute, que j'ai appris que les oiseaux dans les haies +s'appelaient pinsons, pierrots, grives.</p> + +<p>«J'aurais pu supposer que ce n'étaient que des mensonges; seulement, +comme il arriva que les noms des oiseaux étaient vrais, j'ai supposé que +le mien l'était aussi.</p> + +<p>«Je ne brillais ni par le dehors ni par le dedans; et, de si loin que je +puisse me souvenir, il n'y avait pas une âme qui supportât la vue du +petit Abel Magwitch, sans en être effrayée, sans le repousser ou sans le +faire prendre et arrêter.</p> + +<p>«Je fus pris, pris et repris, au point que j'ai grandi en prison.</p> + +<p>«On me fit la réputation d'être incorrigible.</p> + +<p>«—Voilà un incorrigible mauvais sujet,» disait-on aux visiteurs de la +prison, en me montrant du doigt. «Ce garçon-là, on peut le dire, est +fait pour les prisons.»</p> + +<p>«Alors ils me regardaient et je les regardais, et quelques uns d'entre +eux mesuraient ma tête: ils auraient mieux fait de mesurer mon estomac.</p> + +<p>«D'autres me donnaient de petits livres religieux, que je ne pouvais +lire, et me tenaient des discours que je ne pouvais comprendre.</p> + +<p>«Ils parlaient sans cesse du diable, mais qu'est-ce que j'avais à faire +avec le diable?</p> + +<p>«Il fallait bien mettre quelque chose dans mon estomac, n'est-ce pas?</p> + +<p>«Mais voilà que je deviens petit, et je sais ce qui vous est dû, mon +cher enfant, et à vous aussi, cher ami de Pip, n'ayez aucune crainte que +je sois petit.</p> + +<p>«Tout en errant, mendiant, volant, travaillant quelquefois, quand je le +pouvais, pas aussi souvent que vous pourriez le croire, à moins que vous +ne vous demandiez à vous-mêmes si vous auriez été bien disposés à me +donner de l'ouvrage. Un peu braconnier, un peu laboureur, un peu +roulier, un peu moissonneur, un peu colporteur et un peu de toutes ces +choses qui ne rapportent rien et vous mettent dans la peine, je devins +homme.</p> + +<p>«Un soldat déserteur, qui se tenait caché jusqu'au menton sous un tas de +pommes de terre, m'apprit à lire, et un géant ambulant qui, chaque fois +qu'il signait son nom, gagnait un sou, m'apprit à écrire.</p> + +<p>«Je n'étais plus enfermé aussi souvent qu'autrefois, mais j'usais encore +ma bonne part de clefs et de verrous.</p> + +<p>«Aux courses d'Epson, il y a quelque chose comme vingt ans, je fis la +connaissance d'un homme, auquel j'aurais fendu le crâne avec ce +coutelas, aussi facilement qu'une patte de homard, si je n'avais craint +d'en faire sortir le diable.</p> + +<p>«Compeyson était son vrai nom, et c'est l'homme, mon cher enfant, que +vous m'avez vu assommer dans le fossé, ainsi que vous l'avez raconté à +votre camarade hier soir quand j'ai été parti.</p> + +<p>«Il se posait en gentleman, ce Compeyson: il avait été au collège et +avait de l'instruction. C'était un homme au doux langage, et qui était +initié aux manières des gens comme il faut. Il avait bonne tournure et +bon air.</p> + +<p>«La veille de la grande course, je le trouvai sur la bruyère, dans une +baraque que je connaissais déjà. Il était, ainsi que plusieurs autres +personnes, assis autour des tables, quand j'arrivai, et le maître de la +baraque, qui me connaissait et aimait à plaisanter, l'interpella pour +lui dire en me montrant:</p> + +<p>«—Je crois que voilà un homme qui fera votre affaire.»</p> + +<p>«Compeyson m'examina avec attention, et je l'examinai aussi.</p> + +<p>«Il avait une montre et une chaîne, une bague, une épingle de cravate et +de beaux habits.</p> + +<p>«—À en juger sur les apparences, vous n'êtes pas dans une bonne passe? +me dit Compeyson.</p> + +<p>«—Non, monsieur, et je n'y ai jamais été beaucoup.»</p> + +<p>«Je sortais en effet de la prison de Kingston pour vagabondage; j'aurais +pu y être pour quelque chose de plus, mais ce n'était pas.</p> + +<p>«—La fortune peut changer; peut-être la vôtre va-t-elle tourner, dit +Compeyson.</p> + +<p>«—J'espère que cela se peut. Il y a de la place, dis-je.</p> + +<p>«—Que savez-vous faire? dit Compeyson.</p> + +<p>«—Manger et boire, dis-je, si vous voulez me trouver les choses +nécessaires.»</p> + +<p>«Compeyson se mit à rire, et m'examina scrupuleusement, il me donna cinq +shillings, et prit rendez-vous pour le lendemain soir au même endroit.</p> + +<p>«Je vins trouver Compeyson le lendemain soir au même endroit, et +Compeyson me proposa d'être son homme et son associé.</p> + +<p>«Et quelles étaient les affaires de Compeyson dans lesquelles nous +devions être associés?</p> + +<p>«Les affaires de Compeyson, c'était d'escroquer, de faire des faux, de +passer des billets de banque volés, et ainsi de suite. Tous les tours +que Compeyson pouvait trouver dans sa cervelle, sans compromettre sa +peau, et dont il pouvait tirer profit, et laisser toute la +responsabilité à un autre: telles étaient les affaires de Compeyson.</p> + +<p>«Il n'avait pas plus de cœur qu'une lime de fer. Il était froid comme +un mort. Et il avait la tête de diable dont j'ai parlé plus haut. Il y +avait avec Compeyson un autre homme qu'on appelait Arthur. Ce n'était +pas un nom de baptême, mais un surnom. Il était à son déclin; on aurait +cru voir une ombre.</p> + +<p>«Quelques années auparavant, lui et Compeyson avaient eu une mauvaise +affaire avec une dame riche, et ils en avaient tiré pas mal d'argent; +mais Compeyson jouait et pariait, et il avait tout perdu. Arthur se +mourait dans une horrible misère, et la femme de Compeyson (que +Compeyson battait constamment), prenait pitié de lui quand elle pouvait, +mais Compeyson n'avait pitié de rien, ni de personne.</p> + +<p>«J'aurais pu prendre conseil d'Arthur; mais je n'en fis rien, et je ne +prétends pas que ce fût par scrupule; mais à quoi cela m'aurait-il +servi, mon cher enfant, et vous, cher camarade de Pip?</p> + +<p>«Je commençai donc avec Compeyson, et je fus un faible outil dans ses +mains.</p> + +<p>«Arthur demeurait dans le grenier de la maison de Compeyson (qui était +près de Bentford), et Compeyson tenait un compte exact de son logement +et de sa pension, pour le jour où il trouverait plus d'avantages à le +trahir.</p> + +<p>«Mais Arthur eut bientôt réglé lui-même son compte.</p> + +<p>«La deuxième ou la troisième fois que je le vis, il arriva tout hors de +lui, et avec toutes les allures de la folie, dans le parloir de +Compeyson, à une heure très avancée de la soirée, n'ayant sur lui qu'une +chemise de flanelle et ses cheveux tout mouillés, il dit à la femme de +Compeyson:</p> + +<p>«—Sally, <i>Elle</i> est actuellement près de moi là-haut, et je ne puis me +débarrasser d'elle; elle est tout en blanc, avec des fleurs blanches +dans les cheveux, et elle est horriblement folle, et elle tient un +linceul dans ses bras, et elle dit qu'elle le jettera sur moi à cinq +heures du matin.</p> + +<p>«—Mais fou que vous êtes, dit Compeyson, ne savez-vous pas que celle +dont vous voulez parler a une forme humaine? et comment pourrait-elle +être entrée là-haut sans passer par la porte, par la fenêtre ou par +l'escalier?</p> + +<p>«—Je ne sais pas comment elle y est venue, dit Arthur en frissonnant +d'horreur, mais elle est dans le coin au pied du lit, horriblement +folle, et à l'endroit où son cœur est brisé, où vous l'avez brisé, il y +a des gouttes de sang.»</p> + +<p>«Compeyson parlait haut, mais en réalité il était lâche.</p> + +<p>«—Monte avec ce radoteur malade, dit-il à sa femme; et, vous, Magwitch, +donnez-lui un coup de main, voulez-vous?</p> + +<p>«Mais, quant à lui, il ne bougea pas.</p> + +<p>«La femme de Compeyson et moi, nous reconduisîmes Arthur pour le +remettre au lit, et il divagua d'une manière horrible.</p> + +<p>«—Regardez-la donc!... criait-il, en montrant un endroit où nous +n'apercevions absolument rien, elle secoue le linceul sur moi!... Ne la +voyez-vous pas?... Voyez ses yeux!... N'est-ce pas horrible de la voir +toujours folle?»</p> + +<p>«Puis il s'écria:</p> + +<p>«—Elle va l'étendre sur moi!... Ah! c'en est fait de moi!... +Enlevez-le-lui! enlevez-le-lui!...»</p> + +<p>«Puis, tout en s'attachant à nous, il continuait à parler au fantôme et +à lui répondre, jusqu'à ce que je crus à moitié le voir moi-même.</p> + +<p>«La femme de Compeyson, qui était habituée à ces crises, lui donna un +peu de liqueur pour calmer ses visions, et bientôt il devint plus +tranquille.</p> + +<p>«—Oh! elle est partie, son gardien est-il venu la chercher? dit-il.</p> + +<p>«—Oui, répondit la femme de Compeyson.</p> + +<p>«—Lui avez-vous dit de l'enfermer au verrou?</p> + +<p>«—Oui.</p> + +<p>«—Et de lui enlever cette vilaine chose?</p> + +<p>«—Oui... oui... c'est fait.</p> + +<p>«—Vous êtes une bonne créature, dit-il, ne me quittez pas, et quoi que +vous fassiez, je vous remercie.»</p> + +<p>«Il demeura assez tranquille, jusqu'à cinq heures moins cinq minutes.</p> + +<p>«Alors il s'élança en criant, en criant très fort:</p> + +<p>«—La voilà! Elle a encore le linceul.... Elle le déploie!... Elle sort +du coin!... Elle approche du lit.... Tenez-moi tous les deux, chacun d'un +côté.... Ne la laissez pas me toucher.... Ah!... elle m'a manqué cette +fois.... Empêchez-la de me le jeter sur les épaules!... Ne la laissez pas +me soulever pour le passer autour de moi.... Elle me soulève... tenez-moi +ferme.»</p> + +<p>«Puis il se souleva lui-même avec effort, et nous découvrîmes qu'il +était mort.</p> + +<p>«Compeyson vit dans ce fait un bon débarras pour tous deux.</p> + +<p>«Lui et moi, nous commençâmes bientôt les affaires, et il débuta par me +faire un serment (étant toujours très rusé) sur mon livre, ce petit +livre noir, mon cher enfant, sur lequel j'ai fait jurer votre camarade.</p> + +<p>«Pour ne pas entrer dans le détail des choses que Compeyson conçut et +que j'exécutai, ce qui demanderait une semaine, je vous dirai +simplement, mon cher enfant, et vous, le camarade de Pip, que cet homme +m'enveloppa dans de tels filets, qu'il fit de moi son nègre et son +esclave.</p> + +<p>«J'étais toujours endetté vis-à-vis de lui, toujours à ses ordres, +toujours travaillant, toujours courant des dangers.</p> + +<p>«Il était plus jeune que moi, mais il était rusé et instruit, et il +était, sans exagération, cinq cents fois plus fort que moi.</p> + +<p>«Ma maîtresse, pendant ces rudes temps... mais je m'arrête, je n'en ai +pas encore parlé.»</p> + +<p>Il chercha autour de lui d'une manière confuse, comme s'il avait perdu +le fil de ses souvenirs, et tourna son visage vers le feu, et étendit +ses mains dans toute leur largeur sur ses genoux, les leva et les remit +en place:</p> + +<p>«Il n'est pas nécessaire d'aborder ce sujet,» dit-il.</p> + +<p>Et, regardant encore une fois autour de lui:</p> + +<p>«Le temps que je passai avec Compeyson fut presque aussi dur que celui +qui l'avait précédé. Cela dit, tout est dit.</p> + +<p>«Vous ai-je dit comment je fus jugé seul pour les méfaits que j'avais +commis pendant que j'étais avec Compeyson?»</p> + +<p>Je répondis négativement.</p> + +<p>«Eh bien! dit-il, j'ai été jugé et condamné. J'avais déjà été arrêté sur +des soupçons, deux ou trois fois pendant les trois ou quatre ans que +cela dura; mais les preuves manquaient; à la fin, Compeyson et moi, nous +fûmes tous deux mis en jugement sous l'inculpation d'avoir mis en +circulation des billets volés, et il y avait encore d'autres charges +derrière.</p> + +<p>«—Défendons-nous chacun de notre côté, et n'ayons aucune +communication,» me dit Compeyson.</p> + +<p>«Et ce fut tout.</p> + +<p>«J'étais si pauvre, que je vendis tout ce que je possédais, excepté ce +que j'avais sur le dos, afin d'avoir Jaggers pour moi.</p> + +<p>«Quand on nous amena au banc des accusés, je remarquai tout d'abord +combien Compeyson avait bonne tournure et l'air d'un gentleman, avec ses +cheveux frisés et ses habits noirs et son mouchoir blanc, et combien, +moi, j'avais l'air d'un misérable tout à fait vulgaire.</p> + +<p>«Quand on lut l'acte d'accusation, et qu'on chercha à prouver notre +culpabilité, je remarquai combien on pesait lourdement sur moi et +légèrement sur lui.</p> + +<p>«Quand les témoins furent appelés, je remarquai comment on pouvait jurer +que c'était toujours moi qui m'étais présenté—comment c'était toujours +à moi que l'argent avait été payé—comment c'était toujours moi qui +semblais avoir fait la chose et profité du gain.</p> + +<p>«Mais quand ce fut le tour de la défense, je vis plus distinctement +encore quel était le plan de Compeyson; car son avocat avait dit:</p> + +<p>«—Milord et Messieurs, vous avez devant vous, côte à côte sur le même +banc, deux individus que vous ne devez pas confondre: l'un, le plus +jeune, bien élevé, dont on parlera comme il convient; l'autre, mal +élevé, auquel on parlera comme il convient. L'un, le plus jeune, qu'on +voit rarement apparaître dans les affaires de la cause, si jamais on l'y +voit, est seulement soupçonné; l'autre, le plus âgé, qu'on voit toujours +agir dans ces mêmes affaires, mène le crime au logis. Pouvez-vous +balancer, s'il n'y a qu'un coupable dans cette affaire, à dire lequel ce +doit être? et, s'il y en a deux, lequel est pire que l'autre?»</p> + +<p>«Et ainsi de suite, et quand on arriva aux antécédents, il se trouva que +Compeyson avait été en pension, que ses camarades de pension étaient +dans telle ou telle position; plusieurs témoins l'avaient connu au club +et dans le monde, et n'avaient que de bons renseignements à donner sur +lui.</p> + +<p>«Quant à moi, j'étais en récidive et l'on m'avait vu constamment par +voies et chemins, dans les maisons de correction et sous clef.</p> + +<p>«Quand vint le moment de parler aux juges, qui donc, sinon Compeyson, +leur parla, en laissant retomber de temps en temps son visage dans son +mouchoir blanc, et avec des vers dans son discours encore! Moi, je pus +seulement dire:</p> + +<p>«—Messieurs, cet homme, qui est à côté de moi, est le plus fameux +scélérat...»</p> + +<p>«Quand vint le verdict, ce fut pour Compeyson qu'on réclama +l'indulgence, en conséquence de ses bons antécédents, de la mauvaise +compagnie qu'il avait fréquentée, et aussi en considération de toutes +les informations qu'il avait données contre moi.</p> + +<p>«Moi je n'entendis d'autre mot que le mot: <i>coupable!</i></p> + +<p>«Et quand je dis à Compeyson:</p> + +<p>«—Une fois sorti du tribunal, je t'écraserai le visage, misérable!»</p> + +<p>«Ce fut Compeyson qui demanda protection au juge et l'on mit deux +geôliers entre nous.</p> + +<p>«Il en eut pour sept ans, et moi pour quatorze, et encore le juge, en le +condamnant, ajouta qu'il le regrettait, parce qu'il aurait pu bien +tourner.</p> + +<p>«Quant à moi, le juge voyait bien que j'étais un vieux pécheur, aux +passions violentes, ayant tout ce qu'il fallait pour devenir pire...»</p> + +<p>Provis était petit à petit arrivé à un grand état de surexcitation; mais +il se retint, poussa deux ou trois soupirs, avala sa salive un nombre de +fois égal, et, étendant vers moi sa main comme pour me rassurer:</p> + +<p>«Je ne vais pas me montrer petit, cher enfant,» dit-il.</p> + +<p>Il s'était échauffé à tel point, qu'il tira son mouchoir et s'essuya la +figure, la tête, le cou et les mains avant de pouvoir continuer.</p> + +<p>«Je dis à Compeyson que je jurais de lui écraser le visage, et je +m'écriai:</p> + +<p>«—Que Dieu écrase le mien, si je ne le fais pas!»</p> + +<p>«Nous étions tous deux sur le même ponton, mais je ne pus l'approcher de +longtemps, malgré tous mes efforts. Enfin, j'arrivai derrière lui, et je +lui frappai sur l'épaule pour le faire retourner et le souffleter; on +nous aperçut et on me saisit. Le cachot noir du ponton n'était pas des +plus solides pour un habitué des cachots, qui savait nager et plonger. +Je gagnai le rivage, et me cachai au milieu des tombeaux, enviant ceux +qui y étaient couchés. C'est alors que je vous vis pour la première +fois, mon cher enfant!»</p> + +<p>Il me regardait d'un œil affectueux, qui le rendait encore plus +horrible à mes yeux, quoique j'eusse ressenti une grande pitié pour lui.</p> + +<p>«C'est par vous, mon cher enfant, que j'appris que Compeyson se trouvait +aussi dans les marais. Sur mon âme, je crois presque qu'il s'était sauvé +par frayeur et pour s'éloigner de moi, ignorant que c'était moi qui +avais gagné le rivage. Je le poursuivis, je le souffletai.</p> + +<p>«—Et maintenant, lui dis-je, comme il ne peut rien m'arriver de pire, +et que je ne crains rien pour moi-même, je vais vous ramener au ponton.»</p> + +<p>«Et je l'aurais traîné par les cheveux, en nageant, si j'en avais eu le +temps, et certainement, je l'aurais ramené à bord sans les soldats, qui +nous arrêtèrent tous les deux.</p> + +<p>«Malgré tout, il finit par s'en tirer; il avait de si bons antécédents! +Il ne s'était évadé que rendu à moitié fou par moi et par mes mauvais +traitements. Il fut puni légèrement; moi, je fus mis aux fers; puis on +me ramena devant le tribunal, et je fus condamné à vie. Je n'ai pas +attendu la fin de ma peine, mon cher enfant, et vous, le camarade de +Pip, puisque me voici.»</p> + +<p>Il s'essuya encore, comme il l'avait fait auparavant, puis il tira +lentement de sa poche son paquet de tabac; il ôta sa pipe de sa +boutonnière, la remplit lentement, et se mit à fumer.</p> + +<p>«Il est mort? demandai-je après un moment de silence.</p> + +<p>—Qui cela, mon cher enfant?</p> + +<p>—Compeyson.</p> + +<p>—Il espère que je le suis, s'il est vivant, soyez-en sûr, dit-il avec +un regard féroce. Je n'ai plus jamais entendu parler de lui.»</p> + +<p>Pendant ce temps, Herbert avait écrit quelques mots au crayon sur +l'intérieur de la couverture d'un livre.</p> + +<p>Il me passa doucement le livre, pendant que Provis fumait sa pipe, les +yeux tournés vers le feu, et je lus:</p> + +<p>«LE JEUNE HAVISHAM S'APPELAIT ARTHUR; COMPEYSON EST L'HOMME QUI A +PRÉTENDU AIMER MISS HAVISHAM.»</p> + +<p>Je fermai le livre en faisant un léger signe de tête à Herbert, et je +mis le livre de côté; et sans rien dire, ni l'un ni l'autre, nous +regardâmes tous les deux Provis, pendant qu'il fumait sa pipe auprès du +feu.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XIVb" id="CHAPITRE_XIVb"></a><a href="#table">CHAPITRE XIV.</a></h2> + + +<p>Pourquoi m'arrêtais-je pour chercher combien, parmi les craintes +suscitées par Provis, il y en avait qui se rapportaient à Estelle? +Pourquoi ralentirais-je ma course pour comparer l'état d'esprit dans +lequel j'étais lorsque j'ai essayé de me débarrasser de la souillure de +la prison avant de la rencontrer au bureau des voitures, avec l'état +d'esprit dans lequel j'étais alors en réfléchissant à l'abîme qu'il y +avait entre Estelle, dans tout l'orgueil de sa beauté, et le forçat +évadé que je cachais. La route n'en serait pas plus douce, le but n'en +serait pas meilleur; il ne serait pas plus vite atteint, ni moi moins +exténué.</p> + +<p>Le récit de Provis avait fait naître une nouvelle crainte dans mon +esprit, ou plutôt il avait donné une forme et une direction plus +précises à la crainte qu'il y avait déjà. Si Compeyson était vivant et +découvrait que Provis était de retour, la conséquence n'était pas +douteuse pour moi. Que Compeyson eût une crainte mortelle de lui, +personne ne pouvait le savoir mieux que moi, et l'on avait peine à +s'imaginer qu'un homme comme celui qu'il nous avait dépeint hésiterait à +se débarrasser d'un ennemi redouté par le moyen le plus sûr, +c'est-à-dire en se faisant son dénonciateur.</p> + +<p>Je n'avais jamais soufflé ni ne voulais jamais souffler un mot d'Estelle +à Provis; du moins, j'en prenais la résolution: mais je dis à Herbert +qu'avant de partir, je croyais devoir aller voir miss Havisham et +Estelle. Cette idée me vint quand nous nous retrouvâmes seuls, le soir +du jour où Provis nous avait raconté son histoire. Je résolus d'aller à +Richmond le lendemain, et j'y allai.</p> + +<p>Quand j'arrivai chez Mrs Brandley, la femme de chambre d'Estelle vint me +dire qu'Estelle était allée à la campagne.</p> + +<p>«Où?</p> + +<p>—À Satis House, comme de coutume.</p> + +<p>—Non pas comme de coutume, dis-je, car elle n'y est jamais allée sans +moi. Quand doit-elle revenir?»</p> + +<p>Il y avait dans la réponse qu'on me fit un air de réserve qui augmenta +ma perplexité. Cette réponse fut que la femme de chambre croyait +qu'Estelle ne reviendrait que pour peu de temps. Je ne pouvais rien +tirer de cela, si ce n'est qu'on avait voulu que je n'en tirasse rien, +et je rentrai chez moi dans un inconcevable état de contrariété.</p> + +<p>J'eus une autre consultation de nuit avec Herbert, après que Provis fut +rentré chez lui (je le reconduisais toujours, et j'avais toujours soin +de bien regarder autour de moi), et nous résolûmes de ne rien dire de +mes projets de départ, jusqu'à mon retour de chez miss Havisham. En même +temps, Herbert et moi nous devions réfléchir séparément à ce qu'il +conviendrait le mieux de dire à Provis, pour le déterminer à quitter +l'Angleterre avec moi. Ferions-nous semblant de craindre qu'il ne fût +sous le coup d'une surveillance suspecte, ou moi, qui n'étais jamais +sorti de notre pays, proposerais-je un voyage sur le continent? Nous +savions tous les deux que je n'avais qu'à proposer et qu'il consentirait +à tout ce que je voudrais, et nous étions pleinement convaincus que nous +ne pouvions courir plus longtemps les chances de la situation présente.</p> + +<p>Le lendemain j'eus la bassesse de feindre que j'étais tenu, selon ma +promesse, d'aller voir Joe; mais j'étais capable de toutes les bassesses +envers Joe ou en son nom. Provis devait se montrer extrêmement prudent +pendant mon absence, et Herbert devait se charger de veiller sur lui à +ma place. Je ne devais rester absent qu'une seule nuit, et, à mon +retour, je promettais de donner satisfaction à son impatience de me voir +commencer sur une grande échelle la vie de gentleman. Il me vint même à +l'idée, comme à Herbert, qu'il serait aisé de le déterminer à passer sur +le continent, sous prétexte de faire des achats pour monter notre +maison.</p> + +<p>Ayant ainsi déblayé le chemin pour mon expédition chez miss Havisham, je +partis par la voiture du matin, avant le jour, et j'étais déjà en pleine +campagne quand le soleil se leva, boitant et grelottant, enveloppé dans +des lambeaux de nuages et des haillons de brouillard, comme un mendiant. +Quand nous arrivâmes au <i>Cochon bleu</i>, après un trajet humide, qui +rencontrai-je sous la porte, un cure-dent en main, regardant la voiture, +sinon Bentley Drummle?</p> + +<p>De même qu'il faisait semblant de ne pas me voir, je fis semblant, moi +aussi, de ne pas le reconnaître. C'était un bien pauvre semblant pour +tous deux, d'autant plus pauvre que nous rentrâmes tous les deux dans +l'auberge, où il venait de terminer son déjeuner et où je commandai le +mien. Ce fut comme du poison pour moi de le trouver en ville, car je +savais très bien pourquoi il était venu.</p> + +<p>Faisant semblant de lire un vieux journal graisseux, qui n'avait rien +d'à moitié aussi lisible dans ses nouvelles locales que les nouvelles +étrangères, sur les cafés, les conserves, les sauces à poisson, le +beurre fondu et les vins dont il était couvert, comme s'il avait gagné +la rougeole d'une manière tout à fait irrégulière, je m'assis à ma table +pendant qu'il se tenait devant le feu. Par degrés, je vis une insulte +grave dans sa persistance à rester devant le feu et je me levai, +déterminé à me chauffer à ses côtés. Il me fallut passer ma main +derrière ses jambes pour prendre le poker afin de tisonner le feu, mais +j'eus encore l'air de ne pas le connaître.</p> + +<p>«Est-ce exprès? dit M. Drummle.</p> + +<p>Oh! dis-je, le poker en main, est-ce vous... est-ce possible?... Comment +vous portez-vous? Je me demandais qui pouvait ainsi masquer le feu...»</p> + +<p>Sur ce, je me mis à tisonner avec ardeur. Après cela, je me plantai côte +à côte de M. Drummle, les épaules rejetées en arrière et le dos au feu.</p> + +<p>«Vous venez d'arriver? dit M. Drummle en me poussant un peu avec son +épaule.</p> + +<p>—Oui, dis-je en le poussant de la même manière.</p> + +<p>—Quel sale et vilain endroit! dit Drummle; n'est-ce pas votre pays?</p> + +<p>—Oui, répondis-je; on m'a dit qu'il ressemblait beaucoup à votre +Shrosphire.</p> + +<p>—Pas le moins du monde,» dit Drummle.</p> + +<p>Alors M. Drummle regarda ses bottes, et je regardai les miennes; puis il +regarda les miennes et je regardai les siennes.</p> + +<p>«Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? demandai-je, résolu à ne pas +céder un pouce du feu.</p> + +<p>—Assez longtemps pour en être fatigué, répondit Drummle en faisant +semblant de bâiller, mais également résolu à ne pas bouger.</p> + +<p>—Restez-vous longtemps ici?</p> + +<p>—Je ne puis vous dire, répondit Drummle. Et vous?</p> + +<p>—Je ne puis vous dire,» répondis-je.</p> + +<p>Je sentis en ce moment, au frémissement de mon sang, que si l'épaule de +M. Drummle avait empiété d'une épaisseur de cheveu de plus sur ma place, +je l'aurais jeté par la fenêtre. Je sentis en même temps que si mon +épaule montrait une semblable prétention, M. Drummle m'aurait jeté par +la première ouverture venue. Il se mit à siffler un peu, je fis comme +lui.</p> + +<p>«N'y a-t-il pas une grande étendue de marais par là? dit Drummle.</p> + +<p>—Oui. Eh bien, après?» dis-je.</p> + +<p>M. Drummle me regarda, puis après il regarda mes bottes, puis enfin il +dit:</p> + +<p>«Oh!»</p> + +<p>Et il se mit à rire.</p> + +<p>«Vous vous amusez, monsieur Drummle?</p> + +<p>—Non, dit-il, pas particulièrement; je vais faire une promenade à +cheval, je veux explorer ces marais pour mon plaisir. Il y a dans les +villages environnants, à ce qu'on m'a dit, de curieuses petites auberges +et de jolies petites forges. Est-ce vrai? Garçon!</p> + +<p>—Monsieur?</p> + +<p>—Mon cheval est-il prêt?</p> + +<p>—Il est devant la porte, monsieur.</p> + +<p>—Écoutez-moi bien à présent: la dame ne montera pas à cheval +aujourd'hui, le temps est trop mauvais.</p> + +<p>—Très bien, monsieur.</p> + +<p>—Et je ne rentrerai pas, parce que je dîne chez cette dame.</p> + +<p>—Très bien, monsieur.»</p> + +<p>Alors Drummle me regarda. Il y avait sur son grand visage en hure de +brochet un air de triomphe insolent qui me fendit le cœur. Triste comme +je l'étais, cela m'exaspéra au point que je me sentis porté à le prendre +dans mes bras et à l'asseoir sur le feu.</p> + +<p>Une chose était évidente pour tous les deux: c'est que, jusqu'à ce qu'on +vînt à notre secours, ni l'un ni l'autre ne pouvait quitter le feu. Nous +étions donc devant le feu, épaule contre épaule, pied contre-pied, avec +nos mains derrière le dos, sans bouger d'un pouce. Malgré le brouillard, +le cheval se voyait en dehors de la porte. Mon déjeuner était sur la +table; celui de Drummle était enlevé; le garçon m'invita à commencer; je +fis un signe de tête, et tous deux nous restâmes à nos places.</p> + +<p>«Êtes-vous allé au Bocage depuis la dernière fois? dit Drummle.</p> + +<p>—Non, dis-je, j'ai eu bien assez des Pinsons la dernière fois que j'y +suis allé.</p> + +<p>—Est-ce le jour où nous avons différé d'opinion?</p> + +<p>—Oui, répondis-je très sèchement.</p> + +<p>—Allons! allons! on vous a laissé assez tranquille, dit Drummle d'un +ton moqueur; vous n'auriez pas dû vous laisser emporter.</p> + +<p>—M. Drummle, dis-je, vous n'êtes pas compétent pour donner un avis sur +ce sujet. Quand je me laisse emporter (non pas que j'admette l'avoir +fait à cette occasion), je ne lance pas de verres à la tête des gens.</p> + +<p>—Moi, j'en lance,» dit Drummle.</p> + +<p>Après l'avoir regardé deux ou trois fois, en examinant son état +d'excitation et de fureur croissantes, je dis:</p> + +<p>«Monsieur Drummle, je n'ai pas cherché cette conversation, et je ne la +trouve pas agréable.</p> + +<p>—Assurément, elle ne l'est pas, dit-il avec dédain et par-dessus son +épaule, mais cela m'est absolument égal.</p> + +<p>—Et, en conséquence, continuai-je, avec votre permission, j'insinuerai +que nous n'ayons à l'avenir aucune espèce de rapports.</p> + +<p>—C'est tout à fait mon opinion, dit Drummle, et c'est ce que j'aurais +insinué moi-même ou plutôt fait sans insinuation; mais, ne perdez pas +votre calme, n'avez-vous pas assez perdu sans cela?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire, monsieur?</p> + +<p>—Garçon!» dit Drummle, en manière de réponse.</p> + +<p>Le garçon reparut.</p> + +<p>«Par ici!... écoutez et comprenez bien: la jeune dame ne sort pas +aujourd'hui, et je dîne chez la jeune dame.</p> + +<p>—Parfaitement, monsieur.»</p> + +<p>Après que le garçon eût touché de la paume de sa main ma théière qui se +refroidissait rapidement; qu'il m'eût regardé d'un air suppliant et +qu'il eût quitté la pièce, Drummle, tout en ayant pris soin de ne pas +bouger l'épaule qui me touchait, prit un cigare de sa poche, en mordit +le bout, mais ne fit pas mine de bouger. Je bouillais, j'étouffais, je +sentais que nous ne pourrions pas dire un seul mot de plus sans faire +intervenir le nom d'Estelle, et que je ne pourrais supporter de le lui +entendre prononcer. En conséquence, je tournai froidement les yeux de +l'autre côté du mur, comme s'il n'y avait personne dans la chambre, et +je me forçai au silence. Il est impossible de dire combien de temps nous +aurions pu rester dans cette position ridicule, sans l'arrivée de trois +fermiers aisés, amenés, je pense, par le garçon; ils entrèrent dans la +salle en déboutonnant leurs paletots et en se frottant les mains, et +comme ils s'avançaient vers le feu, nous fûmes obligés de leur céder la +place.</p> + +<p>Je vis Drummle, par la fenêtre, saisir les rênes de son cheval et se +mettre en selle, avec sa manière maladroite et brutale, en chancelant à +droite, à gauche, en avant et en arrière. Je croyais qu'il était parti, +quand il revint demander du feu pour le cigare qu'il tenait à la bouche, +et qu'il avait oublié d'allumer. Un homme, dont les vêtements étaient +couverts de poussière, apporta ce qu'il réclamait. Je ne pourrais pas +dire d'où il sortait, était-ce de la cour intérieure, de la rue ou +d'autre part? Et comme Drummle se penchait sur sa selle en allumant son +cigare, en riant et en tournant la tête du côté des fenêtres de +l'auberge, le balancement d'épaules et le désordre des cheveux de cet +homme me fit souvenir d'Orlick.</p> + +<p>Trop complètement hors de moi pour m'inquiéter si c'était lui ou non ou +pour toucher au déjeuner, je lavai ma figure et mes mains salies par le +voyage, et je me rendis à la mémorable vieille maison, qu'il eût été +beaucoup plus heureux pour moi de n'avoir jamais vue, et dans laquelle +jamais je n'aurais dû entrer.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XVb" id="CHAPITRE_XVb"></a><a href="#table">CHAPITRE XV.</a></h2> + + +<p>Dans la chambre où était la table de toilette et où les bougies +brûlaient accrochées à la muraille, je trouvai miss Havisham et Estelle. +Miss Havisham, assise sur un sofa près du feu, et Estelle sur un coussin +à ses pieds. Estelle tricotait et miss Havisham la regardait. Toutes +deux levèrent les yeux quand j'entrai, et toutes deux remarquèrent du +changement en moi. Je vis cela au regard qu'elles échangèrent.</p> + +<p>«Et quel vent, dit miss Havisham, vous pousse ici, Pip?»</p> + +<p>Bien qu'elle me regardât fixement, je vis qu'elle était quelque peu +confuse. Estelle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les yeux sur +nous, puis se remit à travailler. Je m'imaginai lire dans le mouvement +de ses doigts, aussi clairement que si elle me l'eût dit dans l'alphabet +des sourds-muets, qu'elle s'apercevait que j'avais découvert mon +bienfaiteur.</p> + +<p>«Miss Havisham, dis-je, je suis allé à Richmond pour parler à Estelle, +et, trouvant que le vent l'avait poussée ici, je l'ai suivie.»</p> + +<p>Miss Havisham me faisant signe pour la troisième ou quatrième fois de +m'asseoir, je pris la chaise placée auprès de la table de toilette que +j'avais vue si souvent occupée par elle. Avec toutes ces ruines à mes +pieds et autour de moi, il me semblait que c'était bien en ce jour la +place qui me convenait.</p> + +<p>«Ce que j'ai à dire à miss Estelle, miss Havisham, je le dirai devant +vous dans quelques moments. Cela ne vous surprendra pas, cela ne vous +déplaira pas. Je suis aussi malheureux que vous ayez jamais pu désirer +me voir.»</p> + +<p>Miss Havisham continuait à me regarder fixement. Je voyais au mouvement +des doigts d'Estelle pendant qu'ils travaillaient qu'elle était +attentive à ce que je disais, mais elle ne levait pas les yeux.</p> + +<p>«J'ai découvert quel est mon protecteur. Ce n'est pas une heureuse +découverte, et il n'est pas probable qu'elle élève jamais ni ma +réputation, ni ma position, ni ma fortune, ou quoi que ce soit. Il y a +des raisons qui m'empêchent d'en dire davantage: ce n'est pas mon +secret, mais celui d'un autre.»</p> + +<p>Comme je gardais le silence pendant un moment, regardant Estelle et +cherchant comment continuer, miss Havisham répéta:</p> + +<p>«Ce n'est pas votre secret, mais celui d'un autre, eh bien?...</p> + +<p>—Quand pour la première fois vous m'avez fait venir ici, miss Havisham, +quand j'appartenais au village là-bas, que je voudrais bien n'avoir +jamais quitté, je suppose que je vins réellement ici comme tout autre +enfant aurait pu y venir, comme une espèce de domestique, pour +satisfaire vos caprices et en être payé.</p> + +<p>—Ah! Pip! répliqua miss Havisham en secouant la tête avec calme, vous +croyez....</p> + +<p>—Est-ce que M. Jaggers?...</p> + +<p>—M. Jaggers, dit miss Havisham en me répondant d'une voix ferme, +n'avait rien à faire là-dedans et n'en savait rien. S'il est mon avoué +et s'il est celui de votre bienfaiteur, c'est une coïncidence. Il a de +semblables relations avec un assez grand nombre de personnes, et cela a +pu arriver naturellement; mais, n'importe comment cette coïncidence est +arrivée, soyez convaincu qu'elle n'a été amenée par personne.»</p> + +<p>Tout le monde aurait pu voir dans son visage hagard qu'il n'y avait +jusqu'ici ni subterfuge ni dissimulation dans ce qu'elle venait de dire.</p> + +<p>«Mais lorsque je suis tombé dans l'erreur où je suis resté si longtemps, +du moins vous m'y avez entretenu? dis-je.</p> + +<p>—Oui, répondit-elle en faisant encore un signe, je vous ai laissé +aller.</p> + +<p>—Était-ce de la bonté?</p> + +<p>—Qui suis-je? s'écria miss Havisham en frappant sa canne sur le +plancher et se laissant emporter par une colère si subite qu'Estelle +leva sur elle des yeux surpris, qui suis-je, pour l'amour de Dieu, pour +avoir de la bonté?»</p> + +<p>J'avais élevé une bien faible plainte et je n'avais même pas eu +l'intention de le faire. Je le lui dis lorsqu'elle se rassit plus calme +après cet éclat.</p> + +<p>«Eh bien!... eh bien!... eh bien!... dit-elle, après?...</p> + +<p>—J'ai été généreusement payé ici pour mes anciens services, dis-je pour +la calmer, en étant mis en apprentissage, et je n'ai fait ces questions +que pour me renseigner personnellement. Ce qui suit a un but différent, +et, je l'espère, plus désintéressé. En entretenant mon erreur, miss +Havisham, vous avez voulu punir et contrarier—peut-être sauriez-vous +trouver mieux que moi les termes qui pourraient exprimer votre intention +sans vous offenser—vos égoïstes parents.</p> + +<p>—Je l'ai fait, dit-elle, mais ils l'ont voulu, et vous aussi. Quelle a +été mon histoire pour que je me donne la peine de les avertir ou de les +supplier, eux ou vous, pour qu'il en soit autrement? Vous vous êtes +tendu vos propres pièges, et ce n'est pas moi qui les ai tendus...»</p> + +<p>Après avoir attendu qu'elle redevînt calme, car ses paroles éclataient +en cascades sauvages et inattendues, je continuai:</p> + +<p>«J'ai été jeté dans une famille de vos parents, miss Havisham, et je +suis resté constamment au milieu d'eux depuis mon arrivée à Londres. Je +sais qu'ils ont été de bonne foi et trompés sur mon compte comme je l'ai +été moi-même, et je serais faux et bas si je ne vous disais pas, que +cela vous soit agréable ou non, que vous faites sérieusement injure à M. +Mathieu Pocket et à son fils Herbert si vous supposez qu'ils sont autre +chose que généreux, droits, ouverts, et incapables de quoi que ce soit +de vil ou de lâche.</p> + +<p>—Ce sont vos amis? dit miss Havisham.</p> + +<p>—Ils se sont faits mes amis, dis-je, quand ils supposaient que j'avais +pris leur place et quand Sarah Pocket, miss Georgina et mistress Camille +n'étaient pas mes amis, je pense.»</p> + +<p>Le contraste de mes amis avec le reste de sa famille semblait, j'étais +bien aise de le voir, les mettre bien avec elle. Elle me regarda avec +des yeux perçants pendant un moment, puis elle dit avec calme:</p> + +<p>«Que demandez-vous pour eux?</p> + +<p>—Rien, dis-je, si ce n'est que vous ne les confondiez pas avec les +autres. Il se peut qu'ils soient du même sang, mais, croyez-moi, ils ne +sont pas de la même nature.»</p> + +<p>Miss Havisham répéta, en continuant à me regarder avec avidité:</p> + +<p>«Que demandez-vous pour eux?</p> + +<p>—Je ne suis pas assez rusé, vous le voyez, répondis-je sentant bien que +je rougissais un peu, pour pouvoir vous cacher, quand bien même je le +désirerais, que j'ai quelque chose à vous demander, miss Havisham: si +vous pouviez disposer de quelque argent pour rendre à mon ami Herbert un +service pour le reste de ses jours... mais ce service, par sa nature, +doit être rendu sans qu'il s'en doute, je vous dirai comment.</p> + +<p>—Pourquoi faut-il que cela se fasse sans qu'il s'en doute? +demanda-t-elle en appuyant sa main sur sa canne afin de me regarder plus +attentivement.</p> + +<p>—Parce que, dis-je, j'ai commencé moi-même à lui rendre service il y a +plus de deux ans sans qu'il le sache, et que je ne veux pas être trahi. +Par quelles raisons suis-je incapable de continuer? Je ne puis vous le +dire. C'est une partie du secret d'un autre et non pas le mien.»</p> + +<p>Elle détourna peu à peu les yeux de moi et les porta sur le feu. Après +l'avoir contemplé pendant un temps qui, dans le silence, à la lumière +des bougies qui brûlaient lentement, me parut bien long, elle fut +réveillée par l'écroulement de quelques charbons enflammés, et regarda +de nouveau de mon côté, d'abord d'une manière vague, puis avec une +attention graduellement concentrée. Pendant tout ce temps Estelle +tricotait toujours. Quand miss Havisham eut arrêté son attention sur +moi, elle dit, en parlant comme s'il n'y avait pas eu d'interruption +dans notre conversation:</p> + +<p>«Ensuite?...</p> + +<p>—Estelle, dis-je en me tournant vers elle en essayant de maîtriser ma +voix tremblante, vous savez que je vous aime, vous savez que je vous +aime depuis longtemps, et que je vous aime tendrement...»</p> + +<p>Ainsi interpellée, Estelle leva les yeux sur mon visage, et ses doigts +continuèrent leur travail, et elle me regarda sans changer de +contenance. Je vis que miss Havisham portait les yeux tantôt de moi à +elle, tantôt d'elle à moi.</p> + +<p>«J'aurais dit cela plus tôt sans ma longue erreur. Cette erreur m'avait +fait espérer que miss Havisham nous destinait l'un à l'autre, et, +pensant que vous ne pouviez rien y faire vous-même, quelles que fussent +vos intentions, je me suis retenu de le dire, mais je dois l'avouer +maintenant.»</p> + +<p>Sans rien perdre de sa contenance impassible et ses doigts allant +toujours, Estelle secoua la tête.</p> + +<p>«Je sais, dis-je en réponse à ce mouvement, je sais que je n'ai pas +l'espoir de pouvoir jamais vous appeler ma femme, Estelle. J'ignore ce +que je vais devenir, combien malheureux je serai, où j'irai. Cependant, +je vous aime, je vous ai aimée depuis la première fois que je vous ai +vue dans cette maison.»</p> + +<p>En me regardant, parfaitement impassible et les doigts toujours occupés, +elle secoua de nouveau la tête. Je repris:</p> + +<p>«Il eût été bien cruel, horriblement cruel à miss Havisham de jouer avec +la sensibilité et la candeur d'un pauvre garçon, de me torturer pendant +toutes ces années dans un vain espoir et pour un but inutile si elle +avait songé à la gravité de ce qu'elle faisait; mais je pense qu'elle +n'en avait pas conscience. Je crois qu'en endurant ses propres +souffrances elle a oublié les miennes, Estelle.»</p> + +<p>Je vis miss Havisham porter la main à son cœur et l'y retenir pendant +qu'elle continuait à me regarder, ainsi qu'Estelle, tour à tour.</p> + +<p>«Il me semble, dit Estelle avec un grand calme, qu'il y a des +sentiments, des fantaisies, je ne sais pas comment les appeler, que je +suis incapable de comprendre. Quand vous dites que vous m'aimez, je sais +ce que vous voulez dire quant à la formation des mots, mais rien de +plus. Vous ne dites rien à mon cœur... vous ne touchez rien là... Je +m'inquiète peu de ce que vous pouvez dire... j'ai essayé de vous en +avertir.... Dites, ne l'ai-je pas fait?</p> + +<p>—Oui, répondis-je d'un ton lamentable.</p> + +<p>—Oui, mais vous n'avez pas voulu vous tenir pour averti, car vous avez +cru que je ne le pensais pas. Ne l'avez-vous pas cru?</p> + +<p>—J'ai cru et espéré que vous ne le pensiez pas, vous si jeune, si peu +éprouvée et si belle, Estelle. Assurément ce n'est pas dans la nature.</p> + +<p>—C'est dans <i>ma</i> nature, répondit-elle; puis elle ajouta en appuyant +sur les mots: C'est dans mon for intérieur. Je fais une grande +différence entre vous et les autres en vous en disant autant. Je ne puis +faire davantage.</p> + +<p>—N'est-il pas vrai, dis-je, que Bentley Drummle est ici en ville et +qu'il vous recherche?</p> + +<p>—C'est parfaitement vrai, répondit-elle en parlant de lui avec +l'indifférence du plus entier mépris.</p> + +<p>—N'est-il pas vrai que vous l'encouragez, que vous sortez à cheval avec +lui, et qu'il dîne avec vous aujourd'hui même?»</p> + +<p>Elle parut un peu surprise de voir que je connaissais tous ces détails, +mais elle répondit encore:</p> + +<p>«C'est parfaitement vrai!</p> + +<p>—Vous pouvez l'aimer, Estelle!»</p> + +<p>Ses doigts s'arrêtèrent pour la première fois quand elle répliqua avec +un peu de colère:</p> + +<p>«Que vous ai-je dit? Croyez-vous encore après cela que je ne sois pas +telle que je le dis?</p> + +<p>—Vous ne l'épouserez jamais Estelle?»</p> + +<p>Elle se tourna vers miss Havisham et réfléchit un instant en tenant son +ouvrage dans ses mains, puis elle dit:</p> + +<p>«Pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité? On va me marier avec lui.»</p> + +<p>Je laissai tomber ma tête dans mes mains; mais je pus me contenir mieux +que je ne pouvais l'espérer, eu égard à la douleur que j'éprouvai en lui +entendant prononcer ces paroles. Quand je relevai la tête, miss Havisham +avait un air si horrible, que j'en fus impressionné, même dans le +bouleversement extrême de ma douleur.</p> + +<p>«Estelle, chère, très chère Estelle, ne permettez pas à miss Havisham de +vous précipiter dans cet abîme. Mettez-moi de côté pour toujours. Vous +l'avez fait, je le sais bien, mais donnez votre main à quelque personne +plus digne que Drummle. Miss Havisham vous donne à lui comme pour +témoigner le plus profond mépris, et faire la plus grande injure qu'on +puisse faire à tous les hommes beaucoup meilleurs qui vous admirent, et +aux quelques-uns qui vous aiment vraiment. Parmi ces quelques-uns il +peut y en avoir un qui vous aime aussi tendrement, bien qu'il ne vous +ait pas aimé aussi longtemps que moi. Prenez-le et je le supporterai +avec courage pour l'amour de vous!»</p> + +<p>Mon ardeur éveilla en elle un étonnement qui me fit supposer qu'elle +était touchée de compassion, et que tout à coup j'étais devenu +intelligible à son esprit.</p> + +<p>«Je vais, dit-elle encore d'un ton plus doux, l'épouser. On s'occupe des +préparatifs de mon mariage, et je serai bientôt mariée. Pourquoi +mêlez-vous ici injustement le nom de ma mère adoptive? C'est par ma +propre volonté que tout se fait.</p> + +<p>—C'est par votre propre volonté, Estelle, que vous vous jetez dans les +bras d'une brute?</p> + +<p>—Dans les bras de qui devrais-je me jeter? repartit-elle avec un +sourire. Devrais-je me jeter dans les bras de l'homme qui sentirait le +mieux (s'il y a des gens qui sentent de pareilles choses) que je n'ai +rien pour lui?... Là!... c'en est fait, je ferai assez bien et mon mari +aussi. Quant à me précipiter dans ce que vous appelez un abîme, miss +Havisham voulait me faire attendre et ne pas me marier encore; mais je +suis fatiguée de la vie que j'ai menée; elle n'a que très peu de charmes +pour moi, et je suis d'avis d'en changer. N'en dites pas davantage. Nous +ne nous comprendrons jamais l'un l'autre.</p> + +<p>—Une vile brute! une telle stupide brute! criai-je désespéré.</p> + +<p>—Ne craignez pas que je sois un ange pour lui, dit Estelle; je ne le +serai pas. Allons, voici ma main. Séparons-nous là-dessus, enfant et +homme romanesque.</p> + +<p>—Ô Estelle, répondis-je, pendant que mes larmes tombaient en abondance +sur sa main, malgré tous mes efforts pour les retenir, quand même je +resterais en Angleterre et que je pourrais me tenir la tête haute devant +les autres, comment pourrais-je voir en vous la femme de Drummle!</p> + +<p>—Enfantillage!... enfantillage!... dit-elle, cela passera avec le +temps.</p> + +<p>—Jamais, Estelle!</p> + +<p>—Vous ne penserez plus à moi dans une semaine.</p> + +<p>—Ne plus penser à vous! Vous faites partie de mon existence, partie de +moi-même. Vous avez été dans chaque ligne que j'ai lue depuis la +première fois que je suis venu ici, n'étant encore qu'un pauvre enfant +bien grossier et bien vulgaire, dont, même alors, vous avez blessé le +cœur. Vous avez été dans tous les rêves d'avenir que j'ai faits depuis. +Sur la rivière, sur les voiles des vaisseaux, sur les marais, dans les +nuages, dans la lumière, dans l'obscurité, dans le vent, dans la mer, +dans les bois, dans les rues, vous avez été la personnification de +toutes les fantaisies gracieuses que mon esprit ait jamais conçues. Les +pierres avec lesquelles sont bâties les plus solides constructions de +Londres ne sont pas plus réelles ou plus impossibles à déplacer par vos +mains, que votre présence et votre influence l'ont été et le seront +toujours pour moi, ici et partout. Estelle, jusqu'à la dernière heure de +ma vie, il faut que vous restiez une partie de ma nature, une partie du +peu de bien et une partie du mal qui est en moi. Mais pendant notre +séparation, je vous associerai seulement au bien, et je vous y +maintiendrai toujours fidèlement, car vous devez m'avoir fait beaucoup +plus de bien que de mal. Quelle que soit la douleur aiguë que je +ressente maintenant... oh! Dieu vous garde! Dieu vous pardonne!»</p> + +<p>Dans quelle angoisse de malheur j'arrachai de mon cœur ces paroles +entrecoupées? je ne le sais. Elles montèrent à mes lèvres comme le sang +d'une blessure interne. Je tins sa main sur mes lèvres pendant un +moment, et je la quittai. Mais toujours dans la suite, je me suis +souvenu, et bientôt après à plus forte raison, que, tandis qu'Estelle me +regardait seulement avec un étonnement mêlé d'incrédulité, la figure de +spectre de miss Havisham, dont la main couvrait encore son cœur, +semblait trahir, dans un terrible regard, la pitié et le remords.</p> + +<p>Tout est dit, tout est fini! Tout était si bien dit et si bien fini, +que, lorsque je franchis la porte, la lumière du jour paraissait d'une +couleur plus sombre que lorsque j'étais entré. Pendant un instant, je me +cachai parmi les ruelles et les passages, et ensuite je partis pour +faire à pied toute la route jusqu'à Londres. Car j'avais à ce moment +tellement repris mes esprits, que je réfléchis que je ne pouvais pas +retourner à l'hôtel et y voir Drummle; que je ne pourrais pas supporter +d'être assis dans la voiture et m'entendre adresser la parole; que je ne +pouvais rien faire de mieux pour moi-même que de me fatiguer.</p> + +<p>Il était plus de minuit quand je traversai le pont de Londres. Passant +par les étroits labyrinthes des rues qui, à cette époque, longeaient à +l'ouest la rive du fleuve qui faisait partie du comté de Middlesex, mon +plus court chemin pour gagner le Temple était de suivre la rivière par +Whitefriars. On ne m'attendait que le lendemain, mais j'avais mes clefs, +et si Herbert était couché, je pouvais gagner mon lit sans le déranger.</p> + +<p>Comme il arrivait rarement que j'entrasse par la porte de Whitefriars, +quand le Temple était fermé, et que j'étais très crotté et très fatigué, +je ne me formalisai pas, en voyant le portier m'examiner avec beaucoup +d'attention en tenant la porte entr'ouverte pour me laisser passer. Pour +aider sa mémoire je lui dis mon nom.</p> + +<p>«Je n'en étais pas bien certain, monsieur, mais je le pensais. Voici une +lettre, monsieur; la personne qui l'a apportée a dit que vous soyez +assez bon pour la lire à la lanterne.»</p> + +<p>Très surpris de cette recommandation, je pris la lettre. Elle était +adressée à Philip Pip, Esquire, et au haut de l'enveloppe étaient ces +mots:» VEUILLEZ LIRE CETTE LETTRE ICI MÊME.» Je l'ouvris, le portier +m'éclairait, et je lus de la main de Wemmick:</p> + +<p>«NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS!»</p> + +<p>Toutes les fantaisies et les bruits de la nuit qui m'assiégeaient +disaient le même refrain: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Cette phrase +s'insinuait dans tout ce que je pensais, comme l'aurait fait une douleur +physique. Il n'y avait pas longtemps, j'avais lu dans les journaux qu'un +inconnu était venu aux Hummums dans la nuit, s'était mis au lit, s'était +suicidé, et que le lendemain matin on l'avait trouvé baigné dans son +sang. Il me vint dans l'idée que cet inconnu avait dû occuper cette même +voûte, et je me levai pour m'assurer qu'il n'y avait pas de traces +rouges. Alors j'ouvris la porte pour regarder dans les couloirs et me +ranimer un peu à la vue d'une lumière lointaine, près de laquelle je +savais que le garçon de service dormait. Mais pendant tout ce temps, je +me demandais: «Pourquoi ne dois-je pas rentrer chez moi?... Que peut-il +être arrivé à la maison?... Si j'y rentrais, y trouverais-je Provis en +sûreté?...» Ces questions occupaient à tel point mon esprit, qu'on +aurait pu supposer qu'il n'y avait plus de place pour d'autres +réflexions. Même lorsque je pensais à Estelle, et à la manière dont nous +nous étions quittés ce jour-là pour toujours, et quand je me rappelais +les circonstances de notre séparation, et tous ses regards, et toutes +ses intonations, et le mouvement de ses doigts pendant qu'elle +tricotait, même alors j'étais poursuivi ici, là et partout par cet +avertissement: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Quand à la fin je m'assoupis, à +force d'épuisement d'esprit et de corps, cela devint un immense verbe +imaginaire, qu'il me fallut conjuguer à l'impératif présent: Ne rentre +pas chez toi; qu'il ne rentre pas chez lui; ne rentrons pas chez nous; +qu'ils ne rentrent pas chez eux; et puis virtuellement: Je ne puis pas +et je ne dois pas rentrer chez moi; je ne pouvais pas, ne voulais pas et +ne devais pas rentrer chez moi, jusqu'à ce que je sentisse que j'allais +devenir fou. Je me roulai sur l'oreiller et regardai les grands ronds +fixes sur la muraille.</p> + +<p>J'avais recommandé que l'on m'éveillât à sept heures, car il était clair +que je devais voir Wemmick avant tout autre personne, et également clair +que c'était là une circonstance pour laquelle il ne fallait lui demander +que ses sentiments de Walmorth. Ce fut pour moi un grand soulagement de +sortir de la chambre où j'avais passé la nuit si misérablement, et il ne +fut pas nécessaire de frapper deux fois à la porte pour me faire sauter +de ce lit d'inquiétudes.</p> + +<p>À huit heures, j'étais en vue des murs du château. La petite servante +entrait justement dans la forteresse avec deux petits pains chauds. Je +passai la poterne et franchis le pont-levis, en même temps qu'elle. +J'arrivai ainsi sans être annoncé, pendant que Wemmick préparait le thé +pour lui et pour son père. Une porte ouverte m'offrait en perspective le +vieux au lit.</p> + +<p>«Tiens! monsieur Pip, dit Wemmick, vous êtes donc revenu?</p> + +<p>—Oui, répondis-je, mais je ne suis pas rentré chez moi.</p> + +<p>—C'est très bien! dit-il en se frottant les mains, j'ai laissé un mot +pour vous à chacune des portes du Temple, à tout hasard. Par quelle +porte êtes-vous entré?»</p> + +<p>Je le lui dis:</p> + +<p>«J'irai à toutes les autres dans la journée, dit Wemmick, et je +détruirai les lettres. C'est une bonne règle de ne jamais laisser de +preuves écrites, quand on peut l'éviter, parce qu'on ne sait jamais si +cela ne servira pas contre soi un jour. Je vais prendre une liberté avec +vous. Vous est-il égal de faire cuire cette saucisse pour le vieux?»</p> + +<p>Je répondis que je serais enchanté de le faire.</p> + +<p>«Alors, vous pouvez aller à votre ouvrage, Mary Anne, dit Wemmick à la +petite servante, ce qui nous laisse seuls, vous voyez, monsieur Pip,» +ajouta-t-il en clignant de l'œil pendant qu'elle s'éloignait.</p> + +<p>Je le remerciai de son amitié et de sa prudence, et nous continuâmes à +causer à voix basse, pendant que je faisais griller la saucisse et qu'il +beurrait la mie du petit pain de son père.</p> + +<p>«Maintenant, monsieur Pip, vous savez, nous nous comprenons. Nous sommes +dans nos capacités personnelles et privées, et ce n'est pas +d'aujourd'hui que nous sommes engagés dans une transaction +confidentielle. Les sentiments officiels sont une chose; mais nous +sommes extra-officiels pour le moment.»</p> + +<p>Je fis un signe d'assentiment cordial. J'étais tellement surexcité, que +j'avais déjà enflammé la saucisse du vieux comme une torche et que +j'avais été obligé de l'éteindre.</p> + +<p>«J'ai accidentellement appris hier matin, me trouvant dans un certain +lieu, où je vous ai conduit une fois... même entre vous et moi, il vaut +mieux ne pas dire les noms, quand on peut l'éviter....</p> + +<p>—Beaucoup mieux, dis-je; je vous comprends.</p> + +<p>—J'ai appris là, par hasard, hier matin, dit Wemmick, qu'une certaine +personne, qui n'est pas entièrement étrangère aux colonies et qui n'est +pas non plus dénuée d'un certain avoir... je ne sais pas qui cela peut +être réellement, nous ne nommerons pas cette personne....</p> + +<p>—C'est inutile, dis-je.</p> + +<p>—...avait fait quelques petits tours dans certaine partie du monde où +vont bien des gens, pas toujours pour satisfaire leurs inclinations +personnelles, et qui n'est pas tout à fait sans rapports avec les +dépenses du gouvernement.»</p> + +<p>En regardant sa figure je fis un véritable feu d'artifice de la saucisse +du vieux, et cela apporta une grande distraction dans mon attention et +dans celle de Wemmick. Je lui fis mes excuses.</p> + +<p>«Cette personne disparaissant de cet endroit, et personne n'entendant +plus parler d'elle dans les environs, dit Wemmick, on a formé des +conjectures et soulevé des théories: j'ai aussi appris que vous aviez +été surveillé dans votre appartement de la Cour du Jardin au Temple, et +que vous pourriez l'être encore.</p> + +<p>—Par qui? dis-je.</p> + +<p>—Je ne voudrais pas entrer dans ces détails, dit Wemmick évasivement, +cela pourrait empiéter sur ma responsabilité offi-cielle. J'ai appris +cela comme j'ai appris bien d'autres choses curieuses en d'autres temps, +dans le même lieu. Je ne vous dis pas cela sur des informations reçues, +je l'ai entendu.»</p> + +<p>Il me prit des mains la fourchette à rôtir et la saucisse tout en +parlant, et disposa convenablement sur un petit plateau le déjeuner de +son père. Avant de le lui servir, il entra dans sa chambre avec une +serviette propre, qu'il attacha sous le menton du vieillard. Il le +souleva, mit son bonnet de nuit de côté, et lui donna un air tout à fait +crâne. Ensuite il plaça son déjeuner devant lui avec grand soin, et dit:</p> + +<p>«C'est bien, n'est-ce pas, vieux père?»</p> + +<p>Ce à quoi le joyeux vieillard répondit:</p> + +<p>«Très bien! John, mon garçon, très bien!»</p> + +<p>Comme il paraissait tacitement entendu que le vieux n'était pas dans un +état présentable, je pensais qu'en conséquence il fallait le regarder +comme invisible, et je fis semblant d'ignorer complètement tout ce qui +se passait.</p> + +<p>«Cette surveillance exercée sur moi dans mon appartement, surveillance +que j'avais déjà eu quelque raison de soupçonner, dis-je à Wemmick quand +il revint, est inséparable de la personne à laquelle vous avez fait +allusion, n'est-ce pas?»</p> + +<p>Wemmick prit un air très sérieux:</p> + +<p>«Je ne puis pas vous assurer cela d'après ce que j'en sais. Je veux dire +que je ne puis pas vous affirmer qu'il en a été ainsi d'abord; mais, ou +cela est, ou sera, ou est en grand danger d'être.»</p> + +<p>Comme je voyais que sa position à la Petite Bretagne l'empêchait d'en +dire davantage, et que je savais (et je lui en étais très reconnaissant) +combien il sortait de sa voie ordinaire, en me disant ce qu'il me +disait, je ne pus pas le presser; mais je lui dis, après un moment de +méditation, que j'aimerais bien lui faire une question, le laissant juge +d'y répondre ou de n'y pas répondre, comme il le voudrait, certain que +j'étais que ce qu'il ferait serait bien. Il posa son déjeuner et +croisant les bras et pinçant ses manches de chemise (il trouvait commode +de rester chez lui sans habit), il me fit signe aussitôt de faire ma +question.</p> + +<p>«Vous avez entendu parler d'un homme de mauvaise conduite, dont le vrai +nom est Compeyson?»</p> + +<p>Il me répondit par un autre signe.</p> + +<p>«Vit-il encore?»</p> + +<p>Un autre signe.</p> + +<p>«Est-il à Londres?»</p> + +<p>Il me fit encore un signe, comprima excessivement sa boite aux lettres, +me fit un dernier signe, et continua son déjeuner.</p> + +<p>«Maintenant, dit Wemmick, que les questions sont faites, ce qu'il dit +avec emphase et répéta pour ma gouverne, j'arrive à ce que je fis après +avoir entendu ce que j'avais entendu. Je me rendis à la Cour du Jardin +pour vous trouver. Ne vous trouvant pas, je fus chez Clarricker, pour +trouver M. Herbert.</p> + +<p>—Et vous l'avez trouvé? fis-je avec inquiétude.</p> + +<p>—Et je l'ai trouvé. Sans prononcer un seul nom, sans entrer dans aucun +détail, je lui ai fait entendre que s'il avait connaissance qu'il y ait +quelqu'un.... Tom, Jack, ou Richard dans votre appartement, ou dans le +voisinage immédiat, il ferait mieux d'éloigner Tom, Jack, ou Richard, +pendant que vous étiez absent.</p> + +<p>—Il a dû être bien embarrassé?</p> + +<p>—Bien embarrassé?... Pas le moins du monde, parce que je lui ai fait +entendre qu'il n'était pas prudent d'essayer de trop éloigner Tom, Jack, +ou Richard, pour le présent. Monsieur Pip, je vais vous dire quelque +chose. Dans les circonstances présentes, il n'y a rien de tel qu'une +grande ville, quand une fois l'on y est. N'ouvrez pas trop tôt la porte, +restez tranquille, laissez les choses se remettre un peu avant d'essayer +d'ouvrir, même pour laisser entrer l'air du dehors.»</p> + +<p>Je le remerciai de ses bons avis, et je lui demandai ce qu'avait fait +Herbert.</p> + +<p>«M. Herbert, dit Wemmick, après être resté immobile pendant une +demi-heure, a trouvé un moyen. Il m'a confié sous le sceau du secret, +qu'il recherchait une jeune dame, qui a, comme vous le savez sans doute, +un père alité, lequel père ayant été quelque chose comme <i>purser</i>, +couche dans un lit d'où il peut voir les vaisseaux monter et descendre +le fleuve. Vous connaissez probablement cette jeune dame?...</p> + +<p>—Pas personnellement,» dis-je.</p> + +<p>La vérité est que la jeune dame en question avait vu en moi un camarade +dépensier, qui ne pouvait que nuire à Herbert, et que, lorsque Herbert +avait proposé de me présenter à elle, elle avait accueilli sa +proposition avec un empressement si modéré, que Herbert avait été obligé +de me confier l'état des choses, en me disant qu'il fallait laisser +s'écouler quelque temps avant de faire sa connaissance. Quand j'avais +entrepris de faire la carrière d'Herbert à son insu, j'avais supporté +l'indifférence de sa fiancée avec une joyeuse philosophie. Lui et elle, +de leur côté, n'avaient pas été très désireux d'introduire une troisième +personne dans leurs entrevues, et, bien que j'eusse l'assurance de +m'être depuis élevé dans l'estime de Clara, et que la jeune dame et moi +échangions depuis quelque temps des messages et des souvenirs, par +l'entremise d'Herbert, je ne l'avais néanmoins jamais vue. Quoi qu'il en +soit, je ne fatiguais pas Wemmick avec ces détails.</p> + +<p>«M. Herbert me demanda, dit Wemmick, si la maison aux fenêtres cintrées +qui se trouve à côté de la rivière, dans l'espace compris entre +Limehouse et Greenwich, et qui est tenue, à ce qu'il paraît, par une +très respectable veuve, qui a un des étages supérieurs à louer, ne +pourrait pas, selon moi, servir de retraite momentanée à Tom, Jack, ou +Richard? Je trouvai cela très convenable pour trois raisons que je vais +vous donner: <i>primo</i>, c'est loin de votre quartier et loin de +l'agglomération ordinaire des rues grandes ou petites; <i>secundo</i>, sans +en approcher vous-même, vous pourriez toujours être à portée d'avoir de +nouvelles de Tom, Jack ou Richard, par M. Herbert; <i>tertio</i>, après un +certain temps, et quand cela sera prudent, si vous voulez glisser Tom, +Jack, ou Richard à bord de quelque paquebot étranger, c'est tout près.»</p> + +<p>Réconforté par ces considérations, je remerciai Wemmick à plusieurs +reprises, et je le priai de continuer.</p> + +<p>«Eh bien! monsieur, M. Herbert se jeta dans l'affaire avec une ferme +volonté, et vers neuf heures, hier soir, il installait Tom, Jack, ou +Richard, n'importe lequel, ni vous ni moi n'avons besoin de le savoir, +dans la maison avec le plus grand succès. À l'ancien logement, on laissa +entendre qu'il était appelé à Douvres; et de fait, il prit la route de +Douvres, et fit un coude pour revenir. Maintenant, un autre grand +avantage de tout cela, c'est que tout a été fait sans vous, et que si +quelqu'un a épié vos mouvements, on saura que vous étiez loin, à +plusieurs milles, et occupé de tout autre chose. Cela détournera les +soupçons et les embrouillera, et c'est pour la même raison que je vous +ai recommandé, quand même vous reviendriez hier soir, de ne pas rentrer +chez vous. Cela apportera encore plus de confusion, c'est tout ce qu'il +faut.»</p> + +<p>Wemmick ayant terminé son déjeuner, regarda sa montre et commença à +mette son paletot.</p> + +<p>«Et maintenant, monsieur Pip, dit-il, les mains encore dans ses manches, +j'ai probablement fait tout ce que je pouvais faire; mais si je puis +faire davantage au point de vue de Walworth et dans ma capacité +strictement personnelle et privée, je serai aise de le faire. Voici +l'adresse. Il ne peut y avoir d'inconvénient à ce que vous alliez ce +soir voir par vous-même que tout est bien pour Tom, Jack ou Richard, +avant de rentrer chez vous. Mais quand une fois vous serez retourné chez +vous, ce qui est une autre raison pour que vous n'y soyez pas rentré +hier soir, ne revenez pas ici. Vous y êtes le bien venu, c'est certain, +monsieur Pip...»</p> + +<p>Ses mains n'étaient pas encore tout à fait sorties des manches de son +habit, je les pris et les secouai.</p> + +<p>«Et... laissez-moi finalement appuyer sur un point important pour vous.»</p> + +<p>En disant cela, il mit ses mains sur mes épaules, et il ajouta d'une +voix basse et solennelle tout à la fois:</p> + +<p>«Tâchez ce soir de vous emparer de ses valeurs portatives; vous ne savez +pas ce qui peut lui arriver.</p> + +<p>Ayez soin qu'il n'arrive rien à ses valeurs portatives.»</p> + +<p>Désespérant tout à fait de bien faire comprendre à Wemmick mes +intentions sur ce point, je lui dis que j'essayerais.</p> + +<p>«Il est l'heure, dit Wemmick, et il faut que je parte. Si vous n'aviez +rien de mieux à faire jusqu'à la nuit, voilà ce que je vous +conseillerais de faire. Vous semblez très fatigué, et cela vous ferait +beaucoup de bien de passer une journée tranquille avec le vieux; il va +se lever tout à l'heure, et vous mangerez un petit morceau de... vous +vous rappelez le cochon?...</p> + +<p>—Sans doute, dis-je.</p> + +<p>—Eh bien! un petit morceau de cette pauvre petite bête. Cette saucisse +que vous avez grillée en était. C'était sous tous les rapports, un +cochon de première qualité. Goûtez-le, quand ce ne serait que parce que +c'est une vieille connaissance. Adieu, père! dit-il avec un air joyeux.</p> + +<p>—Adieu, John, adieu mon garçon!» cria le vieillard, de l'intérieur de +la maison.</p> + +<p>Je m'endormis bientôt devant le feu de Wemmick, et le vieux et moi nous +goûtâmes la société l'un de l'autre, en dormant plus ou moins pendant +toute la journée. Nous eûmes pour dîner une queue de porc et des légumes +récoltés sur la propriété, et je faisais des signes de tête au vieux, +avec une bonne intention, toutes les fois que je manquais de le faire +accidentellement. Quand il fit tout à fait nuit, je laissai le vieillard +préparer le feu pour faire rôtir le pain, et je jugeai, au nombre de +tasses à thé, aussi bien qu'aux regards qu'il lançait aux deux petites +portes de la muraille, que miss Skiffins était attendue.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XVIb" id="CHAPITRE_XVIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XVI.</a></h2> + + +<p>Huit heures avaient sonné avant que je fusse arrivé à l'endroit où l'air +commence à se parfumer de l'odeur des copeaux et de la sciure de bois +provenant des chantiers de construction de bateaux, et des fabricants de +mâts, de rames et de poulies qui se trouvent au bord de l'eau. Toute +cette partie des rives du fleuve, en aval du pont, m'était inconnue, et +quand je me trouvai près de la Tamise, je vis que l'endroit que je +cherchais n'était pas où je l'avais supposé, et qu'il n'était rien moins +que facile à trouver. On l'appelait le Moulin du Bord de l'Eau, près du +Bassin aux Écus (Mill Pond Bank, Chinks's Basin), et je n'avais d'autre +indication pour arriver près du Bassin au Écus, que de savoir qu'il se +trouvait dans les environs de la Vieille Corderie de Cuivre Vert (Old +Green Copper Rope Walk).</p> + +<p>Il est bien inutile de dire combien je vis de vaisseaux en réparation +dans les bassins d'échouage, combien de vieilles carcasses de navires en +train d'être démolies, quel amas de limon et d'autres lies, laissées par +la marée; quels chantiers de construction et de démolition de bateaux; +quelles ancres rouillées, mordant aveuglément dans la terre, quoique +hors de service depuis des années; quel amas incommensurable de tonneaux +et de madriers accumulés, et dans combien de champs de cordes, qui +n'étaient pas la Vieille Corderie que je cherchais, je faillis maintes +fois me perdre. Après avoir plusieurs fois touché à ma destination, et +m'en être autant de fois éloigné, j'arrivai inopinément, par un détour, +au Moulin du Bord de l'Eau. C'était une sorte de lieu assez frais, tout +bien considéré, où le vent de la rivière avait assez de place pour se +retourner, et où il y avait deux ou trois arches et un tronçon de vieux +moulin en ruines; et puis il y avait la <i>Vieille Corderie</i>, dont je +pouvais distinguer l'étroite et longue perspective au clair de lune, le +long d'une série de poteaux en bois plantés en terre, qui ressemblaient +à de vieux râteaux à glaner, et qui, en vieillissant, avaient perdu +presque toutes leurs dents.</p> + +<p>Choisissant parmi les quelques habitations étranges qui entourent le +Moulin du Bord de l'Eau, une maison à façade en bois à trois étages de +fenêtres cintrées, pas à travées, ce qui n'est pas du tout la même +chose, j'examinai la plaque de la porte, et j'y lus: Mrs WHIMPLE. +C'était le nom que je cherchais. Je frappai, et une femme âgée, à l'air +aimable et aisé, vint m'ouvrir. Elle fut immédiatement remplacée par +Herbert, qui me conduisit en silence dans le parloir et ferma la porte. +Il me semblait étrange de voir son visage, qui m'était familier, tout à +fait chez lui dans ce quartier et dans cette chambre, qui m'étaient si +peu familiers, et je me surpris le regardant, avec autant d'étonnement +que je regardais le buffet du coin avec ses verres et ses porcelaines de +Chine, les coquillages sur la cheminée et les gravures coloriées sur la +muraille, représentant la mort du capitane Cook, le lancement d'un +vaisseau, et Sa Majesté le roi George III en perruque de cocher en +grande tenue, en culottes de peau et en bottes à revers, sur la terrasse +de Windsor.</p> + +<p>«Tout va bien, Haendel, dit Herbert, et il est très content, quoique +très désireux de vous voir. Ma chère Clara est avec son père; et, si +vous voulez attendre jusqu'à ce qu'elle descende, je vous la +présenterai; puis, ensuite, nous monterons là-haut.... C'est son père!»</p> + +<p>J'avais entendu un grognement plaintif au-dessus de ma tête, et +probablement mon visage avait exprimé une muette interrogation.</p> + +<p>«Je crains que ce ne soit un triste et vieux routier, dit Herbert en +souriant. Mais je ne l'ai jamais vu. Ne sentez-vous pas le rhum? Il ne +le quitte pas.</p> + +<p>—Le rhum? dis-je.</p> + +<p>—Oui, repartit Herbert, et vous pouvez vous imaginer comment il calme +sa goutte. Il persiste aussi à garder toutes les provisions là-haut dans +sa chambre et à les distribuer. Il les entasse sur des planches +au-dessus de sa tête, et il pèse tout; sa chambre doit avoir l'air de la +boutique d'un épicier.»</p> + +<p>Pendant qu'il parlait ainsi, le grognement de tout à l'heure était +devenu un rugissement prolongé, puis il s'éteignit.</p> + +<p>«Quelle autre conséquence pouvait-il en résulter, dit Herbert en manière +d'explication, s'il a voulu couper le fromage? Un homme qui a la goutte +dans la main droite, et partout ailleurs, peut-il s'attendre à trancher +un double Gloucester sans se faire mal?»</p> + +<p>Il paraissait s'être fait très mal, car il fit entendre un autre +rugissement, rugissement furieux cette fois-ci.</p> + +<p>«Avoir Provis pour locataire de l'étage supérieur est une véritable +aubaine pour Mrs Whimple, dit Herbert, car il est certain qu'en général +personne ne supporterait ce bruit. C'est une curieuse maison, Haendel, +n'est-ce pas?»</p> + +<p>C'était une curieuse maison, en vérité, mais elle était remarquablement +propre et bien tenue.</p> + +<p>«Mrs Whimple, dit Herbert, quand je lui fis cette remarque, est le +modèle des ménagères, et je ne sais réellement pas ce que ferait ma +Clara sans son aide maternelle, car Clara n'a plus sa mère, Haendel, ni +aucun parent dans le monde, après le vieux <i>Gruff and Grim</i><a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>.</p> + +<p>—Assurément ce n'est pas son nom, Herbert?</p> + +<p>—Non, non, dit Herbert, c'est le nom que je lui ai donné. Son nom est +M. Barley. Mais quelle bénédiction pour le fils de mon père et de ma +mère d'aimer une fille qui n'a pas de parents, et qui ne peut jamais se +tracasser elle-même, ni tracasser les autres à propos de sa famille.»</p> + +<p>Herbert m'avait dit, dans une première occasion, et me rappela alors, +qu'il avait d'abord connu miss Clara Barley quand elle terminait son +éducation dans une pension d'Hammersmith, et que, lorsqu'elle avait été +rappelée à la maison pour soigner son père, lui et elle avaient confié +leur affection à la maternelle Mrs Whimple, par laquelle elle avait +toujours été protégée depuis avec une bonté et une discrétion sans +égales. Il était entendu que quoi que ce fût d'une nature tendre ne +pouvait être confié au vieux Barley, par la raison qu'il n'entendait +absolument rien aux sujets plus psychologiques que la goutte, le rhum et +les fournitures de vivres.</p> + +<p>Pendant que nous causions ainsi à voix basse, et que le grognement +soutenu du vieux Barley vibrait dans la poutre qui traversait le +plafond, la porte du parloir s'ouvrit, et une très jolie fille, élancée, +aux yeux bleus, âgée d'environ vingt ans, entra, tenant un panier à la +main. Herbert la débarrassa tendrement du panier, et me la présenta en +rougissant:</p> + +<p>«Clara,» me dit-il.</p> + +<p>C'était réellement une personne bien charmante, et elle aurait pu passer +pour une fée captive que cet ogre brutal de vieux Barley avait forcée à +le servir.</p> + +<p>«Tenez, dit Herbert, en me montrant le panier, avec un sourire tendre et +compatissant; voici le souper de la pauvre Clara, qu'on lui sert tous +les soirs. Voici sa ration de pain et sa tranche de fromage, et voici +son rhum que je bois. Voici le déjeuner de M. Barley pour demain, il est +tout prêt à cuire: deux côtelettes de mouton, trois pommes de terre, un +peu de pois cassés, un peu de farine, deux onces de beurre, une pincée +de sel et tout ce poivre noir. Tout cela est cuit ensemble et servi +chaud. Qu'on me pende, si ce n'est pas une excellente chose pour la +goutte!»</p> + +<p>Il y avait quelque chose de si naturel et de si charmant dans la manière +résignée avec laquelle Clara regardait ces provisions une à une, à +mesure que Herbert en faisait l'énumération, et quelque chose de si +confiant, de si aimant et de si innocent dans la manière modeste avec +laquelle elle s'abandonnait au bras d'Herbert, qui l'enlaçait, et +quelque chose de si doux en elle, qui avait tant besoin de protection au +Moulin du Bord de l'Eau, près du Bassin aux Écus et de la Vieille +Corderie de Cuivre Vert, avec le vieux Barley grognant dans la poutre, +que je n'aurais pas voulu défaire l'engagement qui existait entre elle +et Herbert pour tout l'argent contenu dans le portefeuille que je +n'avais jamais ouvert.</p> + +<p>Je la regardai avec plaisir et admiration, quand tout à coup le +grognement redevint un rugissement, et on entendit à l'étage au-dessus +un effroyable bruit, comme si un géant à jambe de bois essayait de +percer le plafond pour venir à nous. Sur ce, Clara dit à Herbert:</p> + +<p>«Papa me demande, mon ami!»</p> + +<p>Et elle se sauva.</p> + +<p>«Voilà un vieux gueux que vous aurez de la peine à comprendre, dit +Herbert. Que croyez-vous qu'il demande, Haendel?</p> + +<p>—Je ne sais pas, dis-je, quelque chose à boire.</p> + +<p>—C'est cela même! s'écria Herbert, comme si j'avais deviné quelque +chose de très difficile. Il a son grog préparé dans un petit baril, sur +sa table. Attendez un moment, et vous allez entendre Clara le soulever +pour lui en faire prendre. Là! la voilà!»</p> + +<p>On entendit alors un autre rugissement, avec une secousse prolongée à la +fin.</p> + +<p>«Maintenant, dit Herbert, le silence s'étant rétabli, il boit.... Puis le +grognement ayant encore raisonné dans la poutre, il est recouché,» +ajouta Herbert.</p> + +<p>Clara revint bientôt après, et Herbert m'accompagna en haut pour voir +l'objet de nos soins. En passant devant la porte de M. Barley, nous +l'entendîmes murmurer d'une voix enrouée, dans un ton qui s'élevait et +s'abaissait comme le vent, le refrain suivant, dans lequel je substitue +un bon souhait à quelque chose de tout à fait opposé.</p> + +<p>«Oh! soyez tous bénis!... Voici le vieux Bill Barley... le vieux Bill +Barley.... Soyez tous bénis... Voici le vieux Bill Barley à plat sur le +dos, mordieu!... couché à plat sur le dos, comme une vieille limande +blessée. Voici votre vieux Bill Barley.... Soyez tous bénis... oh! soyez +tous bénis!...»</p> + +<p>Herbert m'apprit que l'invisible Barley conversait avec lui-même jour et +nuit, en manière de consolation, ayant souvent, quand il faisait jour, +l'œil sur un télescope, qui était ajusté sur son lit, pour lui +permettre de surveiller le fleuve.</p> + +<p>Je trouvai Provis, confortablement installé dans ses deux petites +chambres, en haut de la maison; elles étaient fraîches et bien aérées, +et on y entendait beaucoup moins M. Barley qu'au-dessous. Il n'exprima +nulle alarme, et parut n'en ressentir aucune qui valût la peine d'être +mentionnée; mais je fus frappé de son adoucissement indéfinissable; je +n'aurais pu dire alors comment ce changement s'était opéré, et dans la +suite, quand je l'ai essayé, je n'ai jamais pu me rappeler comment cela +avait pu se faire; mais c'était un fait certain.</p> + +<p>Les réflexions que m'avait permis de faire un jour de repos avaient eu +pour résultat ma détermination bien arrêtée de ne rien lui dire à +l'égard de Compeyson; car d'après ce que je savais, son animosité contre +cet homme pouvait le conduire à le chercher, et à précipiter ainsi sa +propre perte. En conséquence, quand Herbert et moi fûmes assis avec lui +devant le feu, je lui demandai avant tout s'il s'en rapportait au +jugement et aux sources d'information de Wemmick.</p> + +<p>«Ah! Ah! mon cher ami, répondit-il, avec un grave signe de tête, Jaggers +le connaît.</p> + +<p>—Alors j'ai causé avec Wemmick, dis-je, et je suis venu pour vous dire +quelle prudence il m'a recommandée et quels conseils il m'a donnés.»</p> + +<p>Je le fis exactement, avec la réserve que je viens de dire, et je lui +appris comment Wemmick avait entendu dire à Newgate (était-ce des +employés ou des prisonniers, je ne pouvais le dire) qu'il était sous le +coup de soupçons, et que mon logement avait été surveillé, comment +Wemmick avait recommandé qu'il restât caché pendant quelque temps, et +que moi je restasse éloigné de lui, et ce que Wemmick avait dit à propos +de son éloignement. J'ajoutai que, bien entendu, quand il serait temps, +je partirais avec lui, ou que je le suivrais de près, selon ce qui +paraîtrait plus prudent au jugement de Wemmick. Je ne touchai pas à ce +qui devait suivre; car, en vérité, je n'étais pas du tout tranquille, et +ce n'était pas très clair dans mon propre esprit, maintenant que je +voyais Provis dans cette condition plus douce, et cependant dans un +péril imminent, à cause de moi. Quant à changer ma manière de vivre, en +augmentant mes dépenses, je lui demandai si dans les circonstances +présentes, difficiles et peu viables, cela ne serait pas simplement +ridicule, sinon pire.</p> + +<p>Il ne put nier ceci et même il se montra très raisonnable. Son retour +était une entreprise très aventureuse; il l'avait toujours considérée +ainsi, disait-il. Il ne ferait rien pour la rendre désespérée et il +avait peu à craindre pour sa sûreté avec de si bons soutiens.</p> + +<p>Herbert, qui avait tenu les yeux fixés sur le feu en réfléchissant, dit +alors:</p> + +<p>«D'après les suggestions de Wemmick, il m'est venu à l'idée une chose +qui pourra être de quelque utilité. Nous sommes tous les deux bons +canotiers, Haendel, et nous pourrions lui faire descendre nous-mêmes la +rivière, quand le moment sera venu. De cette manière, il n'y aurait à +louer ni bateau, ni bateliers, et cela nous épargnerait au moins le +risque d'être soupçonnés; et tous risques sont bons à éviter. Sans nous +inquiéter de la saison, ne pensez-vous pas que ce serait une bonne chose +si vous commenciez dès à présent à avoir un bateau à l'escalier du +Temple, et si vous preniez l'habitude de monter et de descendre la +rivière de temps en temps? Une fois que vous en auriez pris l'habitude, +personne n'y fera attention et ne s'en inquiètera. Faites-le vingt fois +ou cinquante fois, et il n'y aura rien d'étonnant à ce que vous le +fassiez une vingt et unième ou une cinquante et unième fois.»</p> + +<p>Ce plan me plut, et Provis en fut tout à fait enthousiasmé. Nous +convînmes qu'il serait mis à exécution, et que Provis ne nous +reconnaîtrait jamais, si nous venions à descendre au delà du pont, passé +le Moulin du Bord de l'Eau. Mais nous décidâmes ensuite qu'il baisserait +le store de la partie orientale de sa fenêtre toutes les fois qu'il nous +verrait et que tout serait pour le mieux.</p> + +<p>Notre conférence étant alors terminée, et tout étant arrangé, je me +levai pour partir, faisant observer à Herbert que lui et moi nous +ferions mieux de ne pas rentrer ensemble, et que j'allais prendre une +demi-heure d'avance sur lui.</p> + +<p>«Je n'aime pas à vous laisser ici, dis-je à Provis, bien que je ne doute +pas que vous ne soyez plus en sûreté ici que près de moi. Adieu!</p> + +<p>—Cher enfant, répondit-il, en me serrant les mains, je ne sais pas +quand nous nous reverrons et je n'aime pas le mot: adieu! dites-moi +bonsoir!</p> + +<p>—Bonsoir! Herbert nous servira d'intermédiaire, et quand le moment +arrivera, soyez certain que je serai prêt. Bonsoir! bonsoir!»</p> + +<p>Comme nous pensions qu'il valait mieux qu'il restât dans son +appartement, nous le quittâmes sur le palier devant sa porte, tenant une +lumière par-dessus la rampe pour nous éclairer. En me retournant vers +lui, je pensais à la première nuit de son retour, où nos positions +étaient renversées, et où je supposais peu que j'aurais jamais le cœur +gros et inquiet en me séparant de lui, comme je l'avais en ce moment.</p> + +<p>Le vieux Barley grognait et jurait quand nous repassâmes devant sa +porte; il paraissait n'avoir pas cessé, et n'avoir pas l'intention de +cesser. Quand nous arrivâmes au pied de l'escalier, je demandai à +Herbert si Provis avait conservé son nom. Il répondit que bien +certainement non, et que le locataire était M. Campbell. Il m'expliqua +aussi que tout ce qu'on savait en ce lieu de ce M. Campbell, c'était +qu'on le lui avait recommandé, à lui Herbert, et qu'il avait un grand +intérêt personnel à ce qu'on eût bien soin de lui, et qu'il vécut d'une +vie retirée. Ainsi quand nous entrâmes dans le salon où Mrs Whimple et +Clara travaillaient, je ne dis rien de l'intérêt que je portais à M. +Campbell, mais je le gardai pour moi.</p> + +<p>Quand j'eus pris congé de la jolie et charmante fille aux yeux noirs, et +de la bonne femme qui avait voué une honnête sympathie à une petite +affaire d'amour véritable, je fus impressionné en remarquant combien la +Vieille Corderie de Cuivre Vert était devenue un lieu tout à fait +différent. Le vieux Barley pouvait être vieux comme les montagnes et +jurer comme un régiment tout entier. Mais il y avait compensation de +jeunesse, de foi et d'espérance dans le Bassin aux Écus, en quantité +suffisante pour déborder. Je pensai ensuite à Estelle et à notre +séparation, et je rentrai chez moi bien triste.</p> + +<p>Tout était aussi tranquille que jamais dans le Temple; les fenêtres des +chambres récemment occupées par Provis, étaient sombres et tranquilles, +et il n'y avait personne dans la Cour du Jardin. Je passai deux ou trois +fois devant la fontaine, avant de descendre les marches qui me +séparaient de mon appartement, mais j'étais tout à fait seul. Découragé +et fatigué comme je l'étais, je m'étais couché aussitôt arrivé. En +rentrant, Herbert vint près de mon lit et me fit le même rapport. +Ouvrant ensuite une des fenêtres, il regarda dehors à la lueur du clair +de lune, et me dit que le pavé était aussi solennellement solitaire que +celui d'une cathédrale à la même heure.</p> + +<p>Le lendemain, je m'occupai à la recherche du bateau, et je ne fus pas +long à trouver ce que je cherchais. J'amenai mon embarcation devant +l'escalier du Temple, et l'attachai à un endroit où je pouvais +l'atteindre en une ou deux minutes, puis je commençai à me promener +dedans comme pour m'exercer, quelquefois seul, quelquefois avec Herbert. +Je sortais souvent, malgré le froid, la pluie et le grésil, et quand je +fus sorti ainsi un certain nombre de fois, personne ne fit plus +attention à moi. Je me tins d'abord au-dessus du pont de Black-Friars, +mais, à mesure que les heures de la marée changèrent, j'avançai vers le +pont de Londres. C'était le vieux pont de Londres en ce temps-là, et à +certaines marées, il y avait là un courant de marée et un remous qui lui +donnaient une mauvaise réputation. La première fois que je passai le +Moulin du Bord de l'Eau, Herbert et moi nous tenions une paire de rames, +et, en allant comme en revenant, nous vîmes le store du côté de l'est se +baisser. Herbert allait rarement moins de trois fois par semaine au +Moulin, et jamais il ne m'apportait un mot de nouvelles qui fût le moins +du monde alarmant. Cependant je savais qu'il y avait des motifs de +s'alarmer, et je ne pouvais me débarrasser de l'idée que j'étais +surveillé. Une fois cette idée adoptée, elle ne me quitta plus, et il +serait difficile de calculer combien de personnes innocentes je +soupçonnais de m'épier.</p> + +<p>En un mot, j'étais toujours rempli de craintes pour l'homme hardi qui se +cachait. Herbert m'avait dit quelquefois qu'il trouvait du plaisir à se +tenir à l'une de nos fenêtres quand la nuit était venue, et, quand la +marée descendait, de penser qu'elle coulait avec tout ce qu'elle portait +vers Clara. Mais je pensais avec horreur qu'elle coulait vers Magwitch, +et que toute marque noire à sa surface pouvait être des gens à sa +poursuite, s'en allant doucement, silencieusement, et sûrement pour +l'arrêter.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XVIIb" id="CHAPITRE_XVIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XVII.</a></h2> + + +<p>Quelques semaines se passèrent sans apporter aucun changement. Nous +attendions Wemmick, et il ne donnait aucun signe de vie. Si je ne +l'avais pas connu hors de la Petite Bretagne, et si je n'avais jamais +joui du privilège d'être sur un pied d'intimité au château, j'aurais pu +douter de lui, mais le connaissant comme je le connaissais, je n'en +doutai pas un seul instant.</p> + +<p>Mes affaires positives prenaient un triste aspect, et plus d'un +créancier me pressait pour de l'argent. Je commençais, moi-même, à +connaître le besoin d'argent (je veux dire d'argent comptant dans ma +poche), et j'atténuai ce besoin en vendant quelques objets de +bijouterie, dont on se passe facilement; mais j'avais décidé que ce +serait une action lâche de continuer à prendre de l'argent de mon +bienfaiteur, dans l'état d'incertitude de pensées et de projets où +j'étais. En conséquence, je lui renvoyai, par Herbert, le portefeuille +intact, pour qu'il le gardât, et je sentis une sorte de +satisfaction—était-elle réelle ou fausse? je le sais à peine—de +n'avoir pas profité de sa générosité, depuis qu'il s'était révélé à moi.</p> + +<p>Comme le temps s'écoulait, l'idée qu'Estelle était mariée s'empara de +moi. Craignant de la voir confirmée, bien que ce ne fût rien moins +qu'une conviction, j'évitais de lire les journaux, et je priai Herbert +(auquel j'avais confié cette circonstance, lors de notre dernière +entrevue) de ne jamais m'en parler. Pourquoi gardais-je avec soin ce +misérable et dernier lambeau de la robe de l'Espérance, déchirée et +emportée par le vent? Pourquoi, vous qui lisez ceci, avez-vous commis la +même inconséquence, l'an dernier, le mois dernier, la semaine dernière?</p> + +<p>C'était une vie malheureuse que celle que je menais, et son anxiété +dominante dépassait toutes les autres anxiétés comme une haute montagne +s'élève au-dessus d'une chaîne de montagnes, et ne disparaissait jamais +de ma vue. Cependant aucune nouvelle cause de terreur ne s'élevait que +je ne sautasse à bas de mon lit avec la nouvelle crainte qu'il était +découvert, et que j'écoutasse avec anxiété les pas d'Herbert rentrant le +soir de peur qu'il fût plus léger que de coutume et chargé de mauvaises +nouvelles: malgré tout cela ou plutôt à cause de tout cela les choses +allaient leur train. Condamné à l'inaction, à une inquiétude et à un +doute continuels, je ramais çà et là dans mon bateau, et j'attendais... +j'attendais... j'attendais... du mieux que je le pouvais.</p> + +<p>Il y avait des marées où, après avoir descendu la rivière, je ne pouvais +remonter son remous furieux à l'endroit des arches et de l'éperon du +vieux pont de Londres. Alors je laissais mon bateau à un wharf près de +la Douane, pour qu'on l'amenât ensuite aux escaliers du Temple. Je le +faisais assez volontiers, car cela servait à me faire connaître, ainsi +que mon bateau, des gens de ce côté de l'eau. Cette circonstance +insignifiante amena deux rencontres dont je vais dire quelques mots.</p> + +<p>Une après-midi, vers la fin du mois de février, j'abordai au wharf à la +nuit tombante. J'étais descendu jusqu'à Greenwich avec la marée, et je +remontais avec la marée. La journée avait été superbe, mais le +brouillard s'était élevé après le coucher du soleil, et j'avais eu +beaucoup de peine à me frayer un chemin parmi les navires. En +descendant, comme en remontant, j'avais vu le signal à la fenêtre: tout +allait bien.</p> + +<p>Comme la soirée était âpre, et que j'avais très froid, je pensais à me +réconforter, en dînant tout de suite; et comme j'avais des heures de +tristesse et de solitude devant moi avant de rentrer au Temple, je me +promis, après le dîner d'aller au théâtre. Le théâtre où M. Wopsle avait +remporté son incontestable triomphe était de ce côté de l'eau (il +n'existe plus nulle part aujourd'hui), et c'est à ce théâtre que je +résolus d'aller. Je savais que M. Wopsle n'avait pas réussi à faire +revivre le drame, mais qu'il avait au contraire aidé à sa décadence. On +l'avait vu annoncé modestement sur les affiches comme un nègre fidèle à +côté d'une petite fille de noble naissance et d'un singe. Herbert +l'avait vu remplir le rôle d'un Tartare rapace et facétieux, avec une +tête rouge comme une brique et un chapeau impossible tout couvert de +sonnettes.</p> + +<p>Je dînai à l'endroit qu'Herbert et moi nous appelions la gargote +géographique, où il y avait une mappemonde sur les rebords des pots à +bière et sur chaque demi-mètre de la nappe, et des cartes tracées avec +le jus sur chaque couteau,—aujourd'hui, c'est à peine s'il y a une +seule gargote dans le domaine du Lord Maire qui ne soit pas +géographique,—et je passai le temps à faire des boulettes de mie de +pain, à regarder les becs de gaz, et à cuire dans la chaude atmosphère +des dîners. Bientôt je me levai pour me rendre au théâtre.</p> + +<p>Là je vis un vertueux maître d'équipage au service de Sa Majesté, +excellent homme, bien que j'eusse pu lui désirer un pantalon moins serré +dans certains endroits et plus serré dans d'autres, qui enfonçait tous +les petits chapeaux des hommes sur leurs yeux, quoiqu'il fût très +généreux et brave, et qu'il eût désiré que personne ne payât d'impôts, +et qu'il fût très patriote. Ce maître d'équipage avait un sac d'argent +dans sa poche, qui faisait l'effet d'un pudding dans son linge<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>, et +avec cet avoir, il épousait une jeune personne versée dans les +fournitures de literie, au milieu de grandes réjouissances; toute la +population de Portsmouth (au nombre de neuf au dernier recensement) se +tournait vers la plage pour se frotter les mains, échanger des poignées +de mains avec les autres et chanter à tue-tête: «<i>Remplissez nos verres! +Remplissez nos verres!</i>» Un certain balayeur de navires, au teint foncé, +qui ne voulait ni boire ni rien faire de ce qu'on lui proposait, et dont +le cœur, disait ouvertement le maître d'équipage, devait être aussi +noir que la figure, proposa à deux autres de ses camarades de mettre +dans l'embarras tous ceux qui étaient là, ce qui fut si bien exécuté (la +famille du balayeur ayant une influence politique considérable), qu'il +fallut une demi-soirée pour arranger les choses, et alors tout fut mené +par l'intermédiaire d'un petit épicier avec un chapeau blanc, des +guêtres noires, un nez rouge, qui entra dans une horloge avec un gril à +la main pour écouter, sortir et frapper par derrière avec son gril ceux +qu'il ne pouvait pas convaincre de ce qu'il avait entendu. Ceci amena M. +Wopsle (dont on n'avait pas encore entendu parler); il entra portant une +étoile et une jarretière, comme grand plénipotentiaire envoyé par +l'amirauté, pour dire que les balayeurs devaient aller en prison sur le +champ, et qu'il apportait le pavillon anglais au maître d'équipage, +comme un faible témoignage des services publics qu'il avait rendus. Le +maître d'équipage, ému pour la première fois, essuya respectueusement +son œil avec le pavillon; puis, éclatant de joie, et s'adressant à M. +Wopsle:</p> + +<p>«Avec la permission de Votre Honneur, dit-il, je sollicite +l'autorisation de lui offrir la main.»</p> + +<p>M. Wopsle le lui permit avec une dignité gracieuse et fut immédiatement +conduit dans un coin poussiéreux, pendant que tout le monde dansait une +gigue. C'est de ce coin, et en promenant sur le public un œil mécontent +qu'il m'aperçut.</p> + +<p>La seconde pièce était la dernière nouvelle grande pantomime de Noël, +dans la première scène de laquelle je fus peiné de découvrir M. Wopsle. +Il entra en scène en grands bas de laine rouge, avec un visage +phosphorescent et une masse de franges écarlates en guise de cheveux. +Puis le génie de l'Amour ayant besoin d'un aide, à cause de la brutalité +paternelle d'un fermier ignorant, qui s'opposait au choix de sa fille, +évoqua un enchanteur sentencieux et arrivant des Antipodes, quelque peu +secoué, après un voyage apparemment rude. M. Wopsle parut dans ce +nouveau rôle avec un chapeau pointu et un ouvrage de nécromancie en un +volume sous le bras. Le but du voyage de cet enchanteur étant +principalement d'écouter ce qu'on lui disait, ce qu'on lui chantait, ce +qu'on lui criait, de voir ce qu'on lui dansait et lui montrait, avec des +feux de diverses couleurs, il avait pas mal de temps à lui, et je +remarquai, avec une grande surprise qu'il passait ce temps à regarder de +mon côté, comme s'il se perdait en étonnement.</p> + +<p>Il y avait quelque chose de si remarquable dans l'état croissant de +l'œil de M. Wopsle, et tant de choses semblaient tourbillonner dans son +esprit et y devenir confuses, que je n'y comprenais plus rien. J'y +pensais encore en sortant du théâtre, une heure après, et en le trouvant +qui m'attendait près de la porte.</p> + +<p>«Comment vous portez-vous? dis-je en lui donnant une poignée de mains, +pendant que nous descendions dans la rue. Je me suis aperçu que vous me +voyiez.</p> + +<p>—Si je vous voyais, monsieur Pip! répondit-il; mais oui, je vous +voyais. Mais qui donc était là aussi?</p> + +<p>—Qui?</p> + +<p>—C'est étrange, dit M. Wopsle, retombant dans son regard perdu. Et +cependant je jurerais que c'est lui.»</p> + +<p>Prenant l'alarme, je suppliai M. Wopsle de s'expliquer.</p> + +<p>«Je ne sais pas si je l'aurais remarqué d'abord, si vous n'eussiez pas +été là, dit M. Wopsle, continuant du même ton vague; ce n'est pas +certain, pourtant je le crois.»</p> + +<p>Involontairement, je regardai autour de moi, comme j'avais l'habitude de +le faire, en rentrant au logis, car ces paroles mystérieuses me +donnaient le frisson.</p> + +<p>«Oh! on ne peut plus le voir, dit M. Wopsle, il est sorti avant moi; je +l'ai vu partir.»</p> + +<p>Avec les raisons que j'avais d'être méfiant, j'allai jusqu'à soupçonner +ce pauvre acteur. J'entrevoyais un dessein de m'arracher quelque aveu +par surprise. Je le regardai donc en marchant, mais je ne disais rien.</p> + +<p>«Je me figurais follement qu'il devait être avec vous, monsieur Pip, +jusqu'à ce que je m'aperçusse que vous ne saviez pas qu'il était là, +assis derrière vous comme un fantôme.»</p> + +<p>Mon premier frisson me reprit, mais j'étais résolu à ne pas parler +encore, car j'étais tout à fait convaincu, d'après les paroles de +Wopsle, qu'il devait avoir été choisi pour m'amener à parler de ce qui +concernait Provis. J'étais, bien entendu, parfaitement assuré que Provis +n'était pas là.</p> + +<p>«Je vois que je vous étonne, monsieur Pip, je le vois bien; mais c'est +bien étrange. Vous aurez peine à croire ce que je vais vous dire; je +pourrais à peine le croire moi-même, si vous me le disiez.</p> + +<p>—Vraiment! dis-je.</p> + +<p>—Non, vraiment, monsieur Pip. Vous vous souvenez d'un certain jour de +Noël, alors que vous n'étiez encore qu'un enfant; je dînais chez +Gargery, et des soldats vinrent frapper à la porte pour faire réparer +une paire de menottes.</p> + +<p>—Je m'en souviens très bien.</p> + +<p>—Et vous vous souvenez qu'ils poursuivaient deux forçats; que nous y +allâmes avec eux; que Gargery vous portait sur son dos, et que je me mis +à la tête, et que vous vous teniez aussi près de moi que possible?</p> + +<p>—Je me souviens très bien de tout cela.»</p> + +<p>Mieux qu'il ne le croit, pensai-je, excepté ce dernier détail.</p> + +<p>«Et vous vous souvenez que nous les trouvâmes tous les deux dans un +fossé, et qu'ils se battaient, et que l'un avait été rudement frappé et +blessé au visage par l'autre?</p> + +<p>—Je les vois encore.</p> + +<p>—Et que les soldats allumèrent des torches et mirent les deux forçats +au milieu d'eux, et que nous avons été les voir emmener au-delà des +marais; que la lumière des torches éclairait leurs visages; j'insiste +sur ce détail, que la lumière des torches éclairait leurs visages, parce +que tout était nuit noire autour de nous.</p> + +<p>—Oui, dis-je, je me souviens de tout cela.</p> + +<p>—Eh bien! monsieur Pip, un de ces deux prisonniers était derrière vous +ce soir; je le voyais par-dessus votre épaule.</p> + +<p>—Attention! pensai-je. Lequel des deux supposiez-vous que c'était? lui +demandai-je.</p> + +<p>—Celui qui a été maltraité, répondit-il aussitôt; et je jurerais que je +l'ai vu. Plus j'y pense, plus je suis certain que c'est lui.</p> + +<p>—C'est très curieux, dis-je en prenant le meilleur air que je pus pour +lui faire croire que cela ne me faisait rien. C'est très curieux, en +vérité!»</p> + +<p>Je ne puis exagérer l'inquiétude extraordinaire dans laquelle cette +conversation me jeta, ni la terreur étrange que je ressentais en +songeant que Compeyson avait été derrière moi comme un fantôme. Car s'il +était sorti un moment de ma pensée depuis que Provis était en sûreté, +c'était dans le moment même qu'il avait été le plus près de moi; et +penser que je m'en doutais si peu, que j'étais si peu sur mes gardes +après toutes les précautions que j'avais prises, c'était comme si, après +avoir fermé une enfilade de cent portes pour l'éloigner, je l'eusse +retrouvé à mon bras! Je ne pouvais pas douter non plus qu'il n'eût pas +été là, et que si légère que fût une apparence de danger autour de nous, +le danger était toujours proche et menaçant.</p> + +<p>Je demandai à M. Wopsle à quel moment l'homme était entré.</p> + +<p>«Je ne puis vous le dire. Je vous ai vu, et par-dessus votre épaule j'ai +vu l'homme. Ce n'est qu'après l'avoir vu pendant quelque temps que j'ai +commencé à le reconnaître; mais je l'ai tout de suite, vaguement, +associé à vous, et j'ai su qu'il avait, d'une manière ou d'une autre, +quelque rapport avec vous, au temps où vous habitiez notre village.</p> + +<p>—Comment était-il vêtu?</p> + +<p>—Convenablement, mais sans rien de particulier; en noir, à ce que je +pense.</p> + +<p>—Son visage était-il défiguré?</p> + +<p>—Non, je ne crois pas.»</p> + +<p>Je ne le croyais pas non plus, bien que dans mon état de préoccupation +je n'eusse pas fait beaucoup attention aux gens placés derrière moi; je +pensais cependant qu'il était probable qu'un visage défiguré aurait +attiré mon attention.</p> + +<p>Quand M. Wopsle m'eut fait part de tout ce qu'il pouvait se rappeler ou +de tout ce que je pouvais lui arracher, et quand je lui eus offert un +léger rafraîchissement, pour le remettre de ses fatigues de la soirée, +nous nous séparâmes. Il était entre minuit et une heure quand j'arrivai +au Temple, et les portes étaient fermées. Il n'y avait personne près de +moi, ni sur ma route, ni quand j'arrivai à la maison.</p> + +<p>Herbert était rentré, et nous tînmes un conseil très sérieux auprès du +feu. Mais il n'y avait rien à faire, si ce n'est de communiquer à +Wemmick ce que j'avais découvert ce soir-là, et de lui rappeler que nous +attendions sa décision. Comme je pensais que je pourrais le compromettre +si j'allais trop souvent à son château, je lui fis cette communication +par lettre. Je l'écrivis avant de me mettre au lit, et je sortis pour la +mettre à la poste. Personne encore n'était derrière moi. Herbert et moi +nous convînmes que nous n'avions rien à faire que d'être très prudents, +et nous fûmes réellement très prudents, plus que prudents même si c'est +possible; et pour ma part je n'approchais jamais du Bassin aux Écus, +excepté quand j'y passais en bateau, et alors je ne regardais le Moulin +du Bord de l'Eau que comme j'aurais regardé tout autre chose.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XVIIIb" id="CHAPITRE_XVIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XVIII.</a></h2> + + +<p>La seconde des deux rencontres dont j'ai parlé dans le chapitre +précédent arriva une semaine environ après celle-ci. J'avais encore +laissé mon bateau au wharf, en aval du pont. L'après-midi n'était pas +encore avancée; je n'avais pas décidé où je dînerais; j'avais flâné dans +Cheapside et j'y flânais encore, le plus inoccupé de tous ceux qui +allaient et venaient autour de moi, quand la large main de quelqu'un qui +venait derrière moi tomba sur mon épaule. C'était la main de M. Jaggers, +et il la passa sous mon bras.</p> + +<p>«Puisque nous allons du même côté, Pip, nous pouvons causer ensemble. Où +allez-vous?</p> + +<p>—Au Temple, je crois, dis-je.</p> + +<p>—Vous ne le savez pas exactement? dit M. Jaggers.</p> + +<p>—Mais, repris-je, heureux pour une fois de pouvoir le forcer à +m'interroger, je ne crois pas, car je suis encore indécis.</p> + +<p>—Vous allez dîner, dit M. Jaggers, vous ne craignez pas d'admettre +cela, je suppose?</p> + +<p>—Non, répondis-je, je ne crains pas d'admettre cela.</p> + +<p>—Et vous n'êtes pas invité?</p> + +<p>—Je ne crains pas d'admettre non plus que je ne suis pas invité.</p> + +<p>—Alors, dit M. Jaggers, venez dîner avec moi.»</p> + +<p>J'allais m'excuser quand il ajouta:</p> + +<p>«Wemmick y sera.»</p> + +<p>Je changeai donc mon refus en acceptation, les quelques mots que j'avais +prononcés pouvant servir de commencement à l'une comme à l'autre phrase. +Nous longeâmes Cheapside et nous gagnâmes la Petite Bretagne pendant que +les lumières commençaient à jaillir brillamment des devantures des +boutiques, et que les allumeurs de réverbères, trouvant à peine assez de +place pour poser leurs échelles dans la foule qui montait et descendait +continuellement, ouvraient plus d'yeux rouges dans le brouillard qui +s'élevait que ma tour, servant de veilleuse, n'avait ouvert d'yeux +blancs sur la muraille fantastique des Hummums.</p> + +<p>À l'étude de la Petite Bretagne, il y eut le courrier ordinaire, le +lavage des mains, le mouchage des chandelles, et la fermeture de la +caisse qui terminait les occupations de la journée. Pendant que je me +tenais devant le feu de M. Jaggers, sa flamme, en s'élevant et en +s'abaissant, donnait aux deux bustes de la tablette la même apparence +que s'ils avaient joué avec moi un jeu diabolique et à qui baisserait +les yeux le premier. Quand à la paire de grasses et communes chandelles +du bureau, elles éclairaient tristement M. Jaggers, qui écrivait dans +son coin, et elles étaient décorées de sales feuilles de papier, qui les +entouraient comme un linceul en souvenir d'une quantité de clients +pendus.</p> + +<p>Nous nous rendîmes tous trois ensemble à Gerrard Street dans une voiture +de place. Dès que nous y arrivâmes, on servit le dîner. Bien que je +n'eusse pas dû songer à faire dans cette maison la moindre allusion aux +sentiments que Wemmick professait chez lui, cependant je n'aurais eu +aucune objection à rencontrer de temps en temps un coup d'œil amical de +sa part mais il n'en devait pas être ainsi. Toutes les fois qu'il levait +les yeux de dessus la table, c'était pour les porter sur M. Jaggers, et +il était sec et froid avec moi comme s'il y eût eu deux Wemmick, et que +celui qui était devant moi eût été le mauvais.</p> + +<p>«Avez-vous envoyé la lettre de miss Havisham à M. Pip, Wemmick? demanda +M. Jaggers quand nous eûmes commencé à dîner.</p> + +<p>—Non, monsieur, répondit Wemmick; elle allait partir par la poste quand +vous êtes entré avec M. Pip dans l'étude, la voici.»</p> + +<p>Il la tendit à son patron au lieu de me la donner.</p> + +<p>«C'est une lettre de deux lignes, Pip, dit M. Jaggers en me la passant, +que m'a envoyée miss Havisham parce qu'elle n'était pas sûre de votre +adresse. Elle me dit qu'elle désire vous voir pour une petite affaire +dont vous lui aviez parlé. Irez-vous?...</p> + +<p>—Oui, dis-je en jetant les yeux sur la lettre qui était conçue +exactement en ces termes.</p> + +<p>—Quand croyez-vous pouvoir y aller?</p> + +<p>—J'ai une affaire urgente à terminer, dis-je en regardant Wemmick qui +mangeait du poisson, cela m'empêche de pouvoir préciser l'époque, mais +peut-être irai-je de suite.</p> + +<p>—Si M. Pip a l'intention d'y aller tout de suite, dit Wemmick à M. +Jaggers, il n'est pas nécessaire qu'il fasse une réponse, n'est-ce pas?»</p> + +<p>Recevant ceci comme un avertissement qu'il valait mieux ne pas mettre de +retard, je décidai que j'irais le lendemain, et je le dis. Wemmick but +un verre de vin et regarda M. Jaggers d'un air à la fois boudeur et +satisfait, mais il ne me regarda pas.</p> + +<p>«Ainsi, Pip, dit M. Jaggers, notre ami Drummle a joué ses cartes et il a +gagné la partie.»</p> + +<p>Tout ce que je pus faire ce fut d'ébaucher un signe d'assentiment.</p> + +<p>«Ah! c'est un garçon qui promet, dans son genre; mais il pourrait bien +ne pas pouvoir suivre ses inclinations. Le plus fort finira par +l'emporter; mais le plus fort est encore à trouver. S'il allait l'être, +et s'il la battait....</p> + +<p>—Assurément, interrompis-je la tête et le cœur en feu, vous ne pensez +pas qu'il soit assez scélérat pour agir ainsi, monsieur Jaggers?</p> + +<p>—Je n'ai pas dit cela, Pip, je fais une supposition. S'il arrivait à la +battre, il se peut qu'il ait la force pour lui; si c'était une question +d'intelligence, il ne le ferait certainement pas. Il serait bien +difficile de donner une opinion sur ce qu'un individu de cette espèce +peut devenir dans telle circonstance, parce qu'il y a autant de chance +pour l'un comme pour l'autre de ces deux résultats.</p> + +<p>—Expliquez-moi donc cela.</p> + +<p>—Un garçon comme notre ami Drummle, répondit M. Jaggers, ou bat ou +rampe. Il peut ramper et se plaindre, ou ramper et ne pas se plaindre, +mais il bat ou il rampe. Demandez à Wemmick ce qu'il en pense.</p> + +<p>—Il bat ou il rampe, dit Wemmick sans s'adresser à moi le moins du +monde.</p> + +<p>—Ainsi, voici pour Mrs Bentley Drummle, dit M. Jaggers en prenant une +carafe de vin de choix sur son buffet, et remplissant nos verres et le +sien, et puisse la question de suprématie se terminer à la satisfaction +de madame! ce ne sera jamais à la satisfaction de madame et de monsieur. +Voyons donc, Molly, Molly, Molly, comme vous êtes lente aujourd'hui!»</p> + +<p>Molly était à côté de lui quand il lui adressa la parole, et elle +mettait un plat sur la table. Quand elle retira ses mains, elle recula +d'un pas ou deux, murmura d'un ton agité quelques mots d'excuse, et un +certain mouvement de ses doigts, pendant qu'elle parlait, attira mon +attention.</p> + +<p>«Qu'y a-t-il? demanda M. Jaggers.</p> + +<p>—Rien, seulement le sujet de votre conversation m'était quelque peu +pénible.»</p> + +<p>Les doigts de Molly s'agitaient comme lorsque l'on tricote; elle +regardait son maître, ne sachant pas si elle pouvait se retirer, ou s'il +avait quelque chose de plus à lui dire, et s'il n'allait pas la rappeler +si elle partait. Son regard était très perçant; bien certainement +j'avais vu de tels yeux et de telles mains tout récemment, en une +occasion mémorable!</p> + +<p>Il la renvoya, et elle sortit vivement de la chambre; mais elle resta +devant moi aussi distinctement que si elle eût été encore là. Je +regardais ces yeux, je regardais ces mains, je regardais ces cheveux +flottants, et je les comparais à d'autres yeux, à d'autres mains, à +d'autres cheveux que je connaissais, et je pensais à ce que tout cela +pourrait être après vingt années d'une vie orageuse avec un mari brutal. +Je regardai encore les yeux et les mains de la gouvernante, et je pensai +à l'inexplicable sentiment qui s'était emparé de moi la dernière fois +que je m'étais promené avec quelqu'un dans le jardin abandonné et à +travers la brasserie en ruines, je pensais comment le même sentiment +m'était revenu quand j'avais vu un visage me regarder et une main me +faire des signes par la portière de la voiture; et comment il était +revenu encore une fois, et m'avait traversé comme l'éclair quand j'avais +passé dans une voiture, n'étant pas seul, à travers l'éclat soudain +d'une lumière dans une rue obscure, je pensais comment un anneau +d'affinité qui manquait m'avait empêché de reconnaître cette identité au +théâtre, et comment cet anneau qui manquait auparavant, avait été rivé +par moi maintenant que je passais par hasard du nom d'Estelle aux doigts +qui remuaient comme s'ils tricotaient et aux yeux attentifs, et je fus +parfaitement convaincu que cette femme était la mère d'Estelle.</p> + +<p>M. Jaggers m'avait vu avec Estelle, et il n'était pas probable que des +sentiments que je ne m'étais pas donné la peine de cacher lui eussent +échappé. Il fit un signe d'assentiment quand je dis que ce sujet m'était +pénible, me frappa sur l'épaule, fit circuler le vin encore une fois, et +continua son dîner.</p> + +<p>Seulement deux fois encore la gouvernante reparut, et alors son séjour +dans la salle fut très court, et M. Jaggers se montra avec elle. Mais +ses mains étaient les mains d'Estelle, et ses yeux étaient les yeux +d'Estelle, et, quand elle aurait reparu cent fois je n'aurais été ni +plus ni moins certain que ma conviction était la vérité.</p> + +<p>Ce fut une soirée bien triste, car Wemmick buvait son vin quand la +carafe passait devant lui comme s'il eût rempli un devoir, juste comme +il aurait pu prendre son salaire, le premier du mois, et, les yeux sur +son chef, il se tenait perpétuellement prêt à subir un +contre-interrogatoire. Quand à la quantité de vin, sa bouche était aussi +indifférente et prête que toute autre boite aux lettres à recevoir sa +quantité de lettres. À mon point de vue, il fut tout le temps le mauvais +Wemmick, et du Wemmick de Walworth, il n'avait que l'enveloppe.</p> + +<p>Wemmick et moi nous prîmes congé de bonne heure et nous partîmes +ensemble. Même en cherchant à tâtons nos chapeaux parmi la provision de +bottes de M. Jaggers, je sentis que le vrai Wemmick était en train de +revenir; et nous n'eûmes pas parcouru douze mètres de Gerrard Street, +dans la direction de Walworth, que je me trouvai marchant bras dessus +bras dessous avec le bon Wemmick, et que le mauvais s'était évaporé dans +l'air du soir.</p> + +<p>«Eh bien! dit Wemmick, c'est fini. C'est un homme surprenant qui n'a pas +son pareil au monde; mais il faut se serrer quand on dîne avec lui, et +je dîne bien mieux quand je ne suis pas serré.»</p> + +<p>Je sentais que c'était bien là le cas, et je le lui dis.</p> + +<p>«Je ne le dirais pas à d'autre qu'à vous, répondit-il, mais je sais que +ce qui se dit entre vous et moi ne va pas plus loin.</p> + +<p>—Avez-vous jamais vu la fille adoptive de miss Havisham, Mrs Bentley +Drummle? lui demandai-je.</p> + +<p>—Non,» me répondit-il.</p> + +<p>Pour éviter de paraître trop brusque, je lui parlai de son père et de +miss Skiffins. Il prit un air fin quand je prononçai le nom de miss +Skiffins, et s'arrêta dans la rue pour se moucher, avec un mouvement de +tête et un geste qui n'étaient pas tout à fait exempts d'une secrète +fatuité.</p> + +<p>«Wemmick, dis-je, vous souvenez-vous de m'avoir dit, avant que j'allasse +pour la première fois au domicile privé de M. Jaggers, de faire +attention à sa gouvernante?</p> + +<p>—Vous l'ai-je dit, répliqua-t-il; ma foi, je crois que oui; le diable +m'emporte ajouta-t-il tout à coup, je crois que je l'ai dit! Il me +semble que je ne suis pas encore tout à fait desserré.</p> + +<p>—Vous l'avez appelée une bête féroce apprivoisée, dis-je.</p> + +<p>—Et vous, comment l'appelez-vous? dit-il.</p> + +<p>—La même chose. Comment M. Jaggers l'a-t-il apprivoisée, Wemmick?</p> + +<p>—C'est son secret; il y a de longues années qu'elle est avec lui.</p> + +<p>—Je voudrais que vous me disiez son histoire: j'ai un intérêt tout +particulier à la connaître. Vous savez que ce qui se dit entre nous ne +va pas plus loin.</p> + +<p>—Eh bien! répliqua Wemmick, je ne sais pas son histoire, c'est-à-dire +que je n'en sais pas tous les détails; mais ce que j'en sais, je vais +vous le dire. Nous sommes toujours dans nos capacités privées et +personnelles.</p> + +<p>—Bien entendu.</p> + +<p>—Il y a une vingtaine d'années, cette femme fut jugée à Old Bailey pour +meurtre et fut acquittée. C'était une très belle jeune femme, et je +crois qu'elle avait un peu de sang bohémien dans les veines. N'importe +comment, il était assez chaud quand elle était excitée.</p> + +<p>—Mais elle fut acquittée.</p> + +<p>—M. Jaggers était pour elle, continua Wemmick avec un regard plein de +signification, et il plaida sa cause d'une manière tout à fait +surprenante. C'était une cause désespérée. Il n'était alors +comparativement qu'un commençant, et sa plaidoirie fit l'admiration de +tout le monde; de fait, on peut presque dire que c'est cette affaire qui +l'a posé. Il la plaida lui-même au bureau de police, jour par jour, +pendant longtemps, luttant même contre le renvoi devant le tribunal, et +le jour du jugement, où il ne pouvait plaider lui-même, il se tint près +de l'avocat, et, chacun le sait, c'est lui qui mit tout le sel et le +poivre. La personne assassinée était une femme, une femme qui avait une +dizaine d'années de plus que la gouvernante, et qui était bien plus +grande et bien plus forte. C'était un cas de jalousie. Toutes deux +avaient mené une vie déréglée, et cette femme avait été mariée très +jeune sous le manche à balai (comme nous disons) à un coureur, et +c'était une vraie furie en matière de jalousie. La femme assassinée, +mieux assortie à l'homme, certainement par rapport à l'âge, fut trouvée +morte dans une grange, près de Hounslow Heath. Il y avait eu une lutte +violente, un combat peut-être. Elle était contusionnée, égratignée et +déchirée; elle avait été prise à la gorge, et enfin étouffée. Or, il n'y +avait aucune preuve pour faire soupçonner une autre personne que cette +femme, et c'est principalement sur l'impossibilité pour elle d'avoir +commis le meurtre, que M. Jaggers la défendait. Vous pouvez être +certain, dit Wemmick en me touchant le bras, qu'il ne fit alors aucune +allusion à la force de ses poignets, bien qu'il en fasse quelquefois +maintenant.»</p> + +<p>J'avais raconté à Wemmick qu'il lui avait fait nous montrer ses poignets +le jour du dîner.</p> + +<p>«Eh bien, monsieur, continua Wemmick, il arriva... il arriva... +devinez-vous? Que cette femme fut habillée avec tant d'artifice, depuis +le jour de son arrestation, qu'elle parut bien plus faible qu'elle ne +l'était réellement; ses manches surtout avaient été si habilement +arrangées, que ses bras avaient une apparence tout à fait délicate. Elle +avait seulement une ou deux contusions sur sa personne, et ne paraissait +pas avoir été frappée à coups de pied, mais le dessus de ses mains était +égratigné, et l'on se demandait si cela avait été fait avec les ongles. +Alors M. Jaggers démontra qu'elle avait passé au milieu d'une très +grande quantité d'épines, qui n'étaient pas aussi hautes que sa tête, +mais qu'elle ne pouvait les avoir traversées sans qu'elles eussent +déchiré ses mains, et l'on trouva des parcelles de ces épines dans sa +peau, et l'on s'en servit comme de preuves, aussi bien que du fait que +les épines en question, après examen, avaient été trouvées brisées pour +avoir été traversées, et qu'elles avaient conservé, çà et là quelques +lambeaux de vêtements et des petites tâches de sang; mais le point le +plus hardi qu'il présenta fut celui-ci. On avait essayé d'établir comme +preuve de sa jalousie, qu'elle était fortement soupçonnée d'avoir, vers +cette même époque, et pour se venger de son amant, fait périr l'enfant +qu'elle avait eu de lui, enfant âgé de trois ans. Voici de quelle +manière M. Jaggers s'en tira: «Nous disons que ce ne sont pas là des +marques d'ongles, mais des marques d'épines, et nous vous montrons les +épines. Vous dites que ce sont des marques d'ongles, et vous avancez +l'hypothèse qu'elle a fait périr son enfant. Vous devez accepter toutes +les conséquences de cette hypothèse. D'après ce que nous en savons, elle +peut avoir fait périr son enfant, et l'enfant, en saisissant ses mains, +peut les avoir égratignées. Eh bien! alors, pourquoi ne la jugez-vous +pas pour le meurtre de son enfant? Quant aux égratignures, si vous y +tenez, nous disons que, d'après ce que nous savons, vous pouvez vous en +rendre compte, prenant pour sûreté de votre argument que vous ne l'avez +pas inventé.» Pour conclure, monsieur dit Wemmick, M. Jaggers était à +lui seul beaucoup plus fort que tous les jurés ensemble, et ils se +laissèrent convaincre.</p> + +<p>—A-t-elle toujours été à son service depuis?</p> + +<p>—Oui, mais non seulement cela, dit Wemmick, elle est entrée à son +service immédiatement après son acquittement, aussi calme et aussi +docile qu'elle l'est maintenant. On lui a appris depuis une chose ou une +autre pour faire son service, mais elle fut apprivoisée dès le +commencement.</p> + +<p>—Vous souvenez-vous du sexe de l'enfant?</p> + +<p>—On a dit que c'était une fille.</p> + +<p>—Vous n'avez plus rien à me dire ce soir?</p> + +<p>—Rien; j'ai reçu votre lettre, et je l'ai détruite. Rien.»</p> + +<p>Nous échangeâmes un bonsoir affectueux, et je rentrai chez moi avec un +nouvel aliment pour mes pensées, mais sans soulagement des anciennes.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XIXb" id="CHAPITRE_XIXb"></a><a href="#table">CHAPITRE XIX.</a></h2> + + +<p>Mettant la lettre de miss Havisham dans ma poche, afin qu'elle pût me +servir de lettre de créance pour reparaître à Satis House dans le cas où +sa mauvaise humeur la conduirait à montrer de la surprise en me voyant +revenir si tôt, je repartis le lendemain par la voiture. Je mis pied à +terre à la maison de la Mi-Voie, j'y déjeunai et je fis à pied le reste +de la route; car je tenais à entrer en ville tranquillement par les +chemins peu fréquentés et en sortir de la même manière.</p> + +<p>Le jour commençait à baisser quand je passai dans les petites ruelles +tranquilles où l'écho seul répète le bruit de la Grande Rue. Les +enfoncements des ruines, où les vieux moines avaient autrefois leurs +réfectoires et leurs jardins, et dont les fortes murailles se prêtaient +maintenant à servir d'humbles remises et d'écuries, étaient presque +aussi silencieux que les vieux moines dans leurs tombeaux. Au moment où +je pressais le pas pour éviter d'être observé, les cloches de la +cathédrale prirent tout d'un coup pour moi un son plus triste et plus +lointain qu'elles n'avaient jamais eu auparavant; de même, les sons du +vieil orgue arrivaient à mes oreilles comme une musique funèbre, et les +oiseaux, en voltigeant autour de la tour grise, et en se balançant dans +les grands arbres dépouillés du Prieuré, semblaient me crier que la +maison était changée, et qu'Estelle en était partie pour toujours.</p> + +<p>Une vieille femme, que je connaissais déjà comme une des servantes qui +habitaient la maison supplémentaire, au delà de la cour de derrière, +m'ouvrit la porte. La chandelle allumée était dans le passage sombre. +Comme autrefois, je la pris et montai seul l'escalier. Miss Havisham +n'était pas dans sa chambre, mais dans l'autre grande chambre, de +l'autre côté du palier. Regardant à l'intérieur, après avoir frappé en +vain, je la vis tout près du foyer, assise sur une chaise tout usée, et +perdue dans la contemplation du feu couvert de cendres.</p> + +<p>Faisant comme j'avais fait souvent, j'entrai et me tins debout près de +la vieille cheminée où elle pouvait me voir lorsqu'elle lèverait les +yeux. Il y avait dans toute sa personne un air d'affaissement extrême +qui m'émut jusqu'à la compassion, quoiqu'elle m'eût fait plus de mal que +je ne pouvais dire. Comme j'étais là, la plaignant et pensant qu'avec le +temps, j'étais aussi devenu partie de la ruine de cette maison, ses yeux +se portèrent sur moi. Elle me regarda fixement et dit à voix basse:</p> + +<p>«Est-ce possible?</p> + +<p>—C'est moi, Pip. M. Jaggers m'a remis votre lettre hier, et je n'ai pas +perdu de temps.</p> + +<p>—Merci!... merci!...»</p> + +<p>Approchant du feu une des autres chaises dégarnies, et m'asseyant, je +remarquai sur son visage une expression nouvelle, comme si elle avait +peur de moi.</p> + +<p>«J'ai besoin, dit-elle, de continuer le sujet dont vous m'avez parlé la +dernière fois que vous êtes venu ici, et de vous montrer que je ne suis +pas de marbre.... Mais peut-être vous ne croirez jamais maintenant qu'il +y ait quelque chose d'humain dans mon cœur?»</p> + +<p>Quand j'eus dit quelques paroles pour la rassurer, elle étendit sa main +droite toute tremblante, comme si elle allait me toucher, mais elle la +retira avant que j'eusse compris son mouvement ou su comment +l'accueillir.</p> + +<p>«Vous avez dit, en parlant de votre ami, qu'il vous était possible de me +dire comment je pourrais faire quelque chose d'utile et de bon, quelque +chose que vous désirez qui soit fait, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Quelque chose que j'aimerais beaucoup voir faire, oh! oui! beaucoup! +beaucoup!</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est?»</p> + +<p>Je commençai à lui expliquer l'histoire secrète de la position +commerciale que j'avais voulu créer à Herbert. Mais je n'étais pas +encore bien avancé quand je jugeai, à son air, qu'elle pensait à moi +d'une manière vague, plutôt qu'à ce que je disais. Cela me parut ainsi; +car lorsque je cessai de parler, il se passa bien des moments avant +qu'elle témoignât qu'elle s'en était aperçue.</p> + +<p>«Vous arrêtez-vous, me demanda-t-elle enfin, en ayant l'air d'avoir peur +de moi, parce que vous me haïssez trop pour supporter de me parler?</p> + +<p>—Non, non, répondis-je, comment pouvez-vous penser cela, miss Havisham? +Je me suis arrêté parce que j'ai supposé que vous n'écoutiez pas ce que +je disais.</p> + +<p>—C'est peut-être vrai, répondit-elle, en portant une main à sa tête. +Recommencez, je vais regarder autre chose, attendez! Dites maintenant.»</p> + +<p>Elle posa ses mains sur sa canne, de la manière résolue qu'elle prenait +quelquefois et regarda le feu; son visage exprimait fortement l'effort +qu'elle faisait pour être attentive. Je continuai mon explication, et je +lui dis comment j'avais espéré pouvoir arriver à établir Herbert avec +mes propres ressources, mais comment j'avais été désappointé. Cette +partie du sujet (je le lui rappelai) contenait des matières qui ne +pouvaient faire partie de mes explications; car elles se liaient aux +secrets importants d'une autre.</p> + +<p>«Ah! dit-elle en faisant un signe d'assentiment, mais sans me regarder. +Et combien d'argent faut-il pour compléter ce que vous désirez?»</p> + +<p>J'étais un peu effrayé de fixer le chiffre, car il sonnait assez +rondement.</p> + +<p>«Neuf cents livres, dis-je cependant.</p> + +<p>—Si je vous donne l'argent pour votre projet, garderez-vous mon secret +comme vous avez gardé le vôtre?</p> + +<p>—Tout aussi fidèlement.</p> + +<p>—Et votre esprit sera plus calme?</p> + +<p>—Beaucoup plus calme?</p> + +<p>—Êtes-vous bien malheureux maintenant?»</p> + +<p>Elle me fit encore cette question sans me regarder, mais avec un ton de +sympathie peu ordinaire. Il me fut impossible de répondre à ce moment, +car la voix me manquait. Elle passa son bras gauche sous la tête +recourbée de sa canne, et y appuya doucement son front.</p> + +<p>«Je suis loin d'être heureux, miss Havisham; mais j'ai d'autres causes +d'inquiétudes que toutes celles que vous connaissez: ce sont les secrets +dont je vous ai parlé.»</p> + +<p>Peu d'instants après, elle leva la tête et regarda de nouveau le feu.</p> + +<p>«C'est généreux à vous de me dire que vous avez d'autres causes +d'inquiétudes, mais est-ce vrai?</p> + +<p>—Trop vrai.</p> + +<p>—Pip, ne puis-je donc vous servir qu'en rendant service à votre ami? En +considérant cela comme fait, n'y a-t-il rien que je puisse faire pour +vous?</p> + +<p>—Rien. Je vous remercie pour cette question, et je vous remercie +davantage encore pour la manière dont vous me la faites, mais il n'y a +rien que vous puissiez faire pour moi.»</p> + +<p>Alors elle se leva de sa chaise et chercha, dans la chambre délabrée, ce +qu'il fallait pour écrire. Ne trouvant rien, elle tira de sa poche +plusieurs tablettes d'ivoire jaune, montées sur or terni, et écrivit +dessus avec un crayon qu'elle prit dans un étui en or terni qui pendait +à son cou.</p> + +<p>«Vous êtes toujours dans de bons termes avec M. Jaggers?</p> + +<p>—Très bons, j'ai dîné avec lui hier.</p> + +<p>—Ceci est une autorisation pour qu'il vous paye cet argent que vous +dépenserez pour votre ami comme vous l'entendrez, sans en être +responsable. Je ne garde pas d'argent ici; mais si vous préférez que +Jaggers ne sache rien de l'affaire, je vous l'enverrai.</p> + +<p>—Je vous remercie, miss Havisham, je n'ai pas la moindre objection à +recevoir cet argent des mains de M. Jaggers.»</p> + +<p>Elle me lut ce qu'elle avait écrit. C'était clair et précis, et +évidemment rédigé de manière à empêcher tout soupçon que je voulais +tirer profit de l'argent que je recevais. Je pris les tablettes de sa +main. Elle tremblait encore, et elle trembla encore davantage +lorsqu'elle ôta la chaîne à laquelle le crayon était attaché et la mit +dans la mienne, le tout sans me regarder.</p> + +<p>«Mon nom est sur la première feuille. Si vous pouvez jamais écrire sous +mon nom: «Je lui pardonne,» bien que depuis longtemps mon cœur brisé ne +soit plus que poussière, je vous en prie, faites-le.</p> + +<p>—Ô miss Havisham! dis-je, je le puis maintenant. Il y a eu de fatales +méprises, et ma vie a été une vie ingrate et aveugle, et j'ai trop +besoin de pardon et de conseils pour agir durement avec vous.»</p> + +<p>Elle leva pour la première fois la tête sur moi depuis qu'elle l'avait +détournée, et, à mon grand étonnement, je puis même ajouter à ma terreur +extrême, elle tomba à genoux à mes pieds, les mains jointes levées vers +moi, comme elle avait dû les lever vers le ciel à côté de sa mère, +lorsque son pauvre cœur était encore tout jeune et tout naïf.</p> + +<p>En la voyant avec ses cheveux blancs et sa figure flétrie, agenouillée à +mes pieds, je ressentis une secousse dans tout le corps. Je la suppliai +de se lever et je la pris dans mes bras pour l'aider, mais elle ne fit +que presser celle de mes mains qu'elle put saisir le plus facilement; +elle y appuya sa tête et pleura. Jamais jusqu'à ce moment je ne l'avais +vue verser une larme, et dans l'espoir que quelque consolation lui +ferait du bien, je me penchai sur elle sans parler. Elle n'était plus +agenouillée alors, mais tout affaissée sur le plancher.</p> + +<p>«Oh! criait-elle désespérée, qu'ai-je fait?... qu'ai-je fait?...</p> + +<p>—Si vous voulez parler, miss Havisham, du mal que vous m'avez fait, +laissez-moi vous répondre: très peu.... Je l'aurais aimée dans n'importe +quelle circonstance.... Est-elle mariée?...</p> + +<p>—Oui.»</p> + +<p>C'était une question inutile, car une désolation nouvelle dans cette +maison me l'avait appris.</p> + +<p>«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...»</p> + +<p>Elle se tordait les mains, elle arrachait ses cheveux blancs et elle +répétait ce cri sans cesse et toujours:</p> + +<p>«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...»</p> + +<p>Je ne savais que lui répondre ni comment la consoler. Qu'elle eût fait +une chose horrible en prenant une enfant impressionnable pour la former +dans le moule où son furieux ressentiment, son amour dédaigné et son +orgueil blessé trouvaient une vengeance, je le savais parfaitement; +qu'en repoussant la lumière du soleil, elle avait repoussé infiniment +plus; que, dans la retraite où elle s'était confinée, elle s'était +privée de mille influences naturelles et salutaires; que son esprit, +entretenu dans la solitude, fût devenu affecté comme le sont et doivent +l'être et le seront tous les esprits qui renversent l'ordre indiqué par +leur Créateur: je le savais également bien. Et cependant pouvais-je la +regarder sans compassion, en voyant son châtiment et le malheur dans +lequel elle se trouvait, et sa profonde incapacité de vivre sur cette +terre où elle était placée, dans la vanité de la douleur qui était +devenue chez elle une monomanie, comme la vanité de la pénitence, la +vanité du remords, la vanité de l'indignité et tant d'autres +monstrueuses vanités qui ont été des malédictions en ce monde?</p> + +<p>«Jusqu'au moment où vous lui avez parlé l'autre jour, et où j'ai vu en +vous, dans une glace qui me montrait ce que j'avais autrefois souffert +moi-même, je ne sais pas ce que j'ai fait.... Qu'ai-je fait!... Qu'ai-je +fait!...»</p> + +<p>Et elle répéta ces mots vingt fois, cinquante fois de suite.</p> + +<p>«Miss Havisham, dis-je, quand son cri s'éteignit, vous pouvez m'éloigner +de votre esprit et de votre conscience; mais pour Estelle c'est tout +différent, et si vous pouvez diminuer un peu le mal que vous lui avez +fait, en changeant une partie de sa véritable nature, il vaut mieux le +faire que de vous lamenter sur le passé pendant cent ans.</p> + +<p>—Oui! oui! je le sais; mais Pip... mon cher Pip!...—Il y avait un élan +de compassion toute féminine dans sa nouvelle affection pour moi—Mon +cher Pip, croyez bien que lorsqu'elle est venue à moi, je voulais la +sauver d'un malheur semblable au mien. D'abord, je ne voulais rien de +plus.</p> + +<p>—Bien! bien! dis-je, je l'espère.</p> + +<p>—Mais lorsqu'elle a grandi en promettant d'être belle, j'ai peu à peu +fait pire, et avec mes louanges, avec mes bijoux, avec mes leçons et +avec ce fantôme de moi-même, toujours devant elle pour l'avertir de bien +profiter de mes leçons, je lui dérobai son cœur et mis de la glace à sa +place.</p> + +<p>—Mieux eût valu, ne pus-je m'empêcher de dire, lui laisser son cœur +naturel, quand il aurait dû être meurtri et brisé.»</p> + +<p>Sur ce, miss Havisham me regarda d'un air distrait pendant un moment, +puis elle reprit encore:</p> + +<p>«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!... Si vous saviez mon histoire, +dit-elle, vous auriez un peu pitié de moi et vous me comprendriez mieux.</p> + +<p>Miss Havisham, répondis-je aussi délicatement que je pus le faire, je +crois pouvoir dire que je pense connaître votre histoire, et je l'ai +connue depuis la première fois que j'ai quitté ce pays. Elle m'a inspiré +une grande compassion, et je crois la comprendre, ainsi que ses +influences. Ce qui s'est passé entre nous m'autorise-t-il à vous +adresser une question relative à Estelle, non sur ce qu'elle est, mais +sur ce qu'elle était, quand elle vint ici pour la première fois?</p> + +<p>Miss Havisham était assise à terre, les bras sur la chaise en lambeaux, +et la tête appuyée sur ses bras; elle me regarda en plein quand je dis +ceci, puis elle répondit:</p> + +<p>«Continuez.</p> + +<p>—De qui Estelle était-elle fille?»</p> + +<p>Elle secoua la tête.</p> + +<p>«Vous ne savez pas?»</p> + +<p>Elle secoua de nouveau la tête.</p> + +<p>«Mais M. Jaggers l'a-t-il amenée ou envoyée ici?</p> + +<p>Il l'a amenée ici.</p> + +<p>Voulez-vous me dire comment cela s'est fait?»</p> + +<p>Elle répondit à voix basse et avec beaucoup de précaution:</p> + +<p>«Il y avait longtemps que j'étais renfermée dans ces chambres (je ne +sais pas combien il y avait de temps), quand je lui dis que je désirais +avoir une jeune fille que je pusse élever, aimer et sauver de mon +malheureux sort. Je l'avais vu pour la première fois lorsque je l'avais +fait demander pour rendre cette maison solitaire, ayant lu son nom dans +les journaux avant que le monde et moi ne nous fussions séparés. Il me +dit qu'il chercherait dans ses connaissances une petite orpheline. Un +soir, il l'amena ici endormie, et je l'appelai Estelle.</p> + +<p>—Puis-je vous demander quel âge elle avait alors?</p> + +<p>—Deux ou trois ans; elle-même ne sait rien, si ce n'est qu'elle était +orpheline, et que je l'adoptai.»</p> + +<p>J'étais si convaincu que la femme que j'avais vue était sa mère, que je +ne demandai aucune preuve pour bien établir le fait dans mon esprit. +Mais, pour tout le monde, je le pensais du moins, la parenté était +claire et évidente.</p> + +<p>Que pouvais-je espérer faire de plus en prolongeant cette entrevue: +j'avais réussi en ce qui concernait Herbert; miss Havisham m'avait dit +tout ce qu'elle savait d'Estelle; j'avais fait et dit tout ce que je +pouvais pour calmer son esprit: peu importe ce que nous ajoutâmes en +nous séparant; nous nous séparâmes.</p> + +<p>Le jour touchait à sa fin quand je descendis l'escalier et me retrouvai +à l'air naturel. Je dis à la femme qui m'avait ouvert la porte lorsque +j'étais entré, que je ne voulais pas la déranger en ce moment, mais que +j'allais faire un tour dans la maison avant de partir, car j'avais le +pressentiment que je n'y reviendrais jamais, et je sentis que le jour +qui s'éteignait convenait à ma dernière visite.</p> + +<p>À travers l'amas de fûts sur lesquels j'avais couru, il y avait si +longtemps, et sur lesquels la pluie de plusieurs années était tombée +depuis, les pourrissant en beaucoup d'endroits et laissant des marais et +des étangs en miniature sur ceux qui se trouvaient encore debout, je +gagnai le jardin dévasté. J'en fis le tour, je passai par le coin où +Herbert et moi nous nous étions battus; par les allées où Estelle et moi +nous avions marché. Tout était bien froid... bien solitaire... bien +triste!...</p> + +<p>Prenant pour revenir par la brasserie, je levai le loquet rouillé d'une +petite porte donnant sur le jardin, et je le traversai. J'allais sortir +par la porte opposée, difficile à ouvrir maintenant, car le bois humide +avait joué et gonflé; les gonds ne tenaient plus, et le seuil était +encombré par une énorme crue de champignons. Quand je tournai la tête +pour regarder derrière moi, un souvenir d'enfance revint avec une force +remarquable, au moment même de ce léger mouvement, et je m'imaginai voir +miss Havisham pendue à la poutre. Si forte fut cette impression, que je +restai sous la poutre, tremblant des pieds à la tête, avant de voir que +c'était une hallucination, quoique certainement je me trouvasse là +depuis un instant.</p> + +<p>La tristesse du lieu et de l'heure et la grande terreur causée par cette +illusion, bien que momentanée, me causèrent une crainte indescriptible +quand je passai entre les deux portes en bois où autrefois je m'étais +arraché les cheveux, après qu'Estelle eut déchiré mon cœur. Passant +alors dans la première cour, j'hésitai si j'appellerais la femme pour me +faire sortir par la porte fermée dont elle avait la clef, ou si je +monterais d'abord pour m'assurer si miss Havisham était aussi tranquille +que lorsque je l'avais quittée. Je pris cette dernière résolution, et je +montai.</p> + +<p>Je regardai dans la chambre où je l'avais laissée, et je la vis assise +dans le fauteuil déchiré, sur le foyer, tout près du feu, et me tournant +le dos. Au moment où je retirais ma tête pour m'éloigner tranquillement, +je vis une grande flamme s'élever. Au même instant, je la vis accourir +vers moi en criant, enveloppée d'un tourbillon de flammes qui s'élevait +au-dessus de sa tête au moins d'autant de pieds qu'elle était haute.</p> + +<p>J'avais un manteau à double collet, et sur mon bras un autre paletot +épais. Je les saisis, je l'en entourai, je la jetai à terre et eux +par-dessus; puis je tirai la grande nappe qui était sur la table dans le +même but, et avec elle tout le tas de moisissures du milieu, et toutes +les vilaines choses qui s'y abritaient. Nous étions tous deux à terre, +luttant comme des ennemis acharnés, et plus je la couvrais, plus elle +criait et essayait de se débarrasser de moi. Comment le feu avait-il +pris chez miss Havisham? Je le sais par ce qui en résulta, mais non par +ce que j'en sentis, ou pensai, ou sus, ou fis.... Je ne sus rien jusqu'au +moment où j'appris que nous étions sur le plancher, près de la grande +table, et que je vis voler dans l'air enfumé des flammèches et des +morceaux encore allumés, qui un moment auparavant, avaient été sa robe +de noce fanée.</p> + +<p>Alors je regardai autour de moi, et je vis les perce-oreilles et les +araignées courant en désordre sur le plancher, et les domestiques qui +arrivaient hors d'haleine en poussant des cris à la porte. Je tenais +miss Havisham de toutes mes forces, malgré elle, comme un prisonnier qui +pouvait s'échapper, et je ne suis pas certain si je savais qui elle +était, pourquoi nous luttions, qu'elle avait été en flammes et que les +flammes étaient éteintes, jusqu'au moment où je vis que les flammèches +qui avaient été sur ses vêtements n'étaient plus allumées mais tombaient +en pluie noire autour de nous.</p> + +<p>Elle était insensible, et je craignais de la remuer ou même de la +toucher. On envoya chercher des secours et je la tins jusqu'à ce qu'il +arrivât, comme si je m'imaginais follement (je crois que je le fis) que +si je la laissais aller le feu allait reparaître et la consumer. Quand +je me levai, à l'arrivée du médecin et de son aide, je fus surpris de +voir que j'avais les deux mains brûlées, car je n'avais senti aucune +douleur.</p> + +<p>L'examen montra qu'elle avait reçu des blessures sérieuses, mais qui, +par elles-mêmes, étaient loin d'ôter tout espoir. Le danger résidait +surtout dans la violence de la secousse morale. D'après l'ordre du +médecin, on établit miss Havisham sur la grande table qui justement +convenait parfaitement pour le pansement de ses blessures. Quand je la +revis, une heure après, elle était réellement couchée où je l'avais vue +frapper avec sa canne, et où je lui avais entendu dire qu'elle serait +couchée un jour.</p> + +<p>Bien que tous les vestiges de ses vêtements de fête fussent brûlés, à ce +qu'on me dit, elle avait encore quelque chose de son vieil air de +fiancée, car on l'avait couverte jusqu'à la gorge avec de la ouate +blanche, et couchée sous un drap blanc qui recouvrait le tout, et elle +conservait encore l'air du fantôme de quelque chose qui a été et qui +n'est plus.</p> + +<p>J'appris, en questionnant les domestiques, qu'Estelle était à Paris, et +je fis promettre au médecin qu'il lui écrirait par le prochain courrier. +Quand à la famille de miss Havisham, je pris sur moi, ne voulant +communiquer qu'avec M. Mathieu Pocket, de laisser celui-ci s'arranger +comme il le jugeait convenable pour informer les autres parents. Je lui +écrivis le lendemain par l'entremise d'Herbert, aussitôt que je rentrai +en ville.</p> + +<p>Il y eut du mieux ce soir là quand elle parla à tous de ce qui était +arrivé quoiqu'avec une certaine vivacité fébrile. Vers minuit, miss +Havisham commença à déraisonner, et après cela elle arriva graduellement +à répéter un nombre de fois indéfini, d'une voix basse et solennelle: +«Qu'ai-je fait!» Puis: «Quand elle vint près de moi, je voulais la +sauver d'un malheur semblable au mien;» ensuite: «Prenez ce crayon et +écrivez sous mon nom: Je lui pardonne!» Elle ne changeait jamais l'ordre +de ces phrases, mais quelquefois elle oubliait un mot de l'une d'elles; +elle n'ajoutait jamais un autre mot, mais elle laissait une interruption +et passait au mot suivant.</p> + +<p>Comme je n'avais rien à faire là, et que j'avais à Londres une raison +pressante d'inquiétude et de crainte, que ses divagations même ne +pouvaient chasser de mon esprit, je décidai pendant la nuit que je m'en +irais par la voiture du lendemain matin, mais que je marcherais un mille +ou deux, et que je serais recueilli par la voiture, en dehors de la +ville. Donc, vers six heures du matin, je me penchai sur miss Havisham, +touchai son front de mes lèvres, au moment même où elles disaient, sans +prendre garde à mon baiser:</p> + +<p>«Prenez le crayon, et écrivez sous mon nom: «Je lui pardonne!»</p> + +<p>C'était la première et la dernière fois que je l'embrassai ainsi. Et +jamais plus je ne la revis.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXb" id="CHAPITRE_XXb"></a><a href="#table">CHAPITRE XX.</a></h2> + + +<p>Mes mains avaient été pansées deux ou trois fois pendant la nuit, et +encore dans la matinée; mon bras gauche était brûlé jusqu'au coude, et +moins fortement jusqu'à l'épaule; c'était très douloureux, mais les +flammes avaient porté dans cette direction, et je rendais grâce au ciel +que cela ne fût pas plus grave. Ma main droite n'était pas assez +sérieusement brûlée pour m'empêcher de remuer les doigts; elle était +bandée, bien entendu, mais d'une manière moins gênante que ma main et +mon bras gauches. Je portais ceux-ci en écharpe, et je ne pouvais mettre +mon paletot que comme un manteau libre sur mes épaules, et fixé au cou; +mes cheveux avaient souffert du feu, mais ma tête et mon visage étaient +saufs.</p> + +<p>Quand Herbert fut allé à Hammersmith et eut vu son père, il revint me +voir, et passa la journée à me soigner. C'était le plus tendre des +garde-malades; à certains moments, il m'enlevait mes bandages, les +trempait dans un liquide réfrigérant qui était tout prêt, et les +replaçait avec une tendresse patiente, dont je lui étais profondément +reconnaissant.</p> + +<p>D'abord en me tenant tranquillement étendu sur le sofa, je trouvai +extrêmement difficile je pourrais dire impossible de me débarrasser de +l'impression de l'éclat des flammes, de leur vivacité, de leur bruit et +de l'horrible odeur de brûlé. Si je m'assoupissais une minute, j'étais +réveillé par les cris de miss Havisham, je la voyais courir vers moi +avec ses hautes flammes au-dessus de sa tête. Cette souffrance de +l'esprit était bien plus dure à supporter que toutes les douleurs +corporelles que j'endurais, et Herbert, voyant cela, fit tout ce qu'il +put pour tenir mon attention occupée.</p> + +<p>Nous ne parlions ni l'un ni l'autre du bateau, mais tous deux nous y +pensions; cela se voyait à l'empressement que nous mettions à éviter ce +sujet, et par notre convention—convention tacite—de faire du +rétablissement de mes mains une question, non pas de semaines, mais +d'heures.</p> + +<p>Ma première question, quand je sentis qu'Herbert avait été aux +nouvelles, fut, bien entendu, de lui demander si tout allait bien en +aval du fleuve? Comme il me répondit affirmativement, avec une gaieté et +une confiance parfaites, nous ne reprîmes ce sujet que lorsque le jour +commença à baisser. Mais alors, comme Herbert changeait les bandages, +plutôt à la lueur du feu, qu'à la lueur du dehors, il y revint +spontanément.</p> + +<p>«Hier soir, je suis resté avec Provis, deux bonnes heures, Haendel.</p> + +<p>—Où était Clara?</p> + +<p>—Chère petite créature! dit Herbert. Elle est montée et descendue +allant et venant chez son père toute la soirée. Il frappait +perpétuellement au plancher, dès qu'il la perdait de vue un instant. Je +doute cependant qu'il puisse tenir longtemps. Que voulez-vous: avec du +rhum et du poivre, du poivre et du rhum? Je crois que bientôt il ne +frappera plus.</p> + +<p>—Et alors, vous vous marierez, Herbert?</p> + +<p>—Comment pourrai-je prendre soin de cette chère enfant autrement? +Étendez votre bras sur le dos du sofa, mon cher ami, je vais m'asseoir +là, et ôter le bandage si graduellement et si doucement, que vous ne +saurez pas quand il sera enlevé. Je parlais de Provis: savez-vous, +Haendel, qu'il gagne?</p> + +<p>—Je vous ai dit que je le croyais plus doux, la dernière fois que je +l'ai vu.</p> + +<p>—Vous me l'avez dit, et c'est la vérité. Il s'est montré très +communicatif hier soir, et il m'en a plus dit qu'il ne m'en avait dit de +sa vie. Vous vous souvenez qu'il a parlé ici d'une femme avec laquelle +il a eu bien des tracas?... Est-ce que je vous ai fait mal?»</p> + +<p>J'avais fait un mouvement, non à son toucher, mais à ses paroles, qui +m'avaient fait tressaillir.</p> + +<p>«J'avais oublié cela, Herbert, mais je m'en souviens, maintenant que +vous en parlez.</p> + +<p>—Eh bien! il est entré dans cette phase de sa vie, et c'est une phase +bien sombre et bien affreuse. Vous la dirai-je? Cela ne vous +fatiguera-t-il pas maintenant?</p> + +<p>—Dites-moi tout, quand même; répétez-moi chaque mot!»</p> + +<p>Herbert se pencha en avant pour regarder de plus près, comme si ma +réponse avait été plus prompte et plus vive qu'il ne s'y était attendu.</p> + +<p>«Votre tête est-elle calme? dit-il en la touchant.</p> + +<p>—Parfaitement, dis-je, racontez-moi ce qu'a dit Provis, mon cher +Herbert.</p> + +<p>—Il paraît... dit Herbert.—voilà ce qui s'appelle ôter délicatement un +bandage, et maintenant voici la blessure à l'air: ça vous fait +frissonner d'abord, mon cher ami, n'est-ce pas? mais cela vous fera du +bien tout à l'heure.—Il paraît que la femme était une jeune femme et +une femme jalouse, et une femme vindicative... vindicative, Herbert, au +dernier degré.</p> + +<p>—Quel dernier degré?</p> + +<p>—Jusqu'au meurtre!—Est-ce que c'est trop froid sur la partie sensible?</p> + +<p>—Je ne le sens pas. Comment a-t-elle tué?... Qui a-t-elle tué?...</p> + +<p>—Son action ne mérite peut-être pas un nom aussi terrible, dit Herbert; +mais elle a été jugée pour cela, et c'est M. Jaggers qui l'a défendue, +et le bruit de cette défense fit connaître son nom à Provis. La victime +était une autre femme, plus forte, et il y avait eu lutte dans une +grange. Qui avait commencé? Qui avait tort ou raison? Il y avait doute. +Mais comment cela avait fini, ce n'était pas douteux; car on trouva la +victime étranglée.</p> + +<p>—La femme fut-elle déclarée coupable?</p> + +<p>—Non; elle fut acquittée.—Mon pauvre Haendel, je vous fais mal?</p> + +<p>—Il est impossible d'être plus doux, Herbert; oui.—Et ensuite....</p> + +<p>—Cette jeune femme acquittée et Provis, dit Herbert, avaient un petit +enfant, un petit enfant que Provis aimait excessivement. Le soir de la +même nuit où l'objet de sa jalousie fut étranglée, comme je vous l'ai +dit, la jeune femme se présenta devant Provis un seul moment, et jura +qu'elle ferait mourir l'enfant (lequel était en sa possession), et qu'il +ne le reverrait jamais, puis elle disparut.... Là, voici votre plus +mauvais bras confortablement arrangé dans son écharpe encore une fois; +et, maintenant, il ne reste plus que la main droite, ce qui est chose +bien plus facile. Je puis mieux faire par cette lumière que par une plus +forte, car ma main est plus sûre quand je ne vois pas trop distinctement +ces pauvres brûlures. Ne croyez-vous pas que votre respiration est +affectée, mon pauvre ami, vous semblez respirer trop vite?</p> + +<p>—C'est possible, Herbert.—Cette femme a-t-elle tenu son serment?</p> + +<p>—Voilà la partie la plus sombre de la vie de Provis. Oui.</p> + +<p>—C'est-à-dire que c'est lui qui dit: Oui.</p> + +<p>—Mais certainement, mon cher ami, répondit Herbert d'un ton surpris, et +en se penchant pour mieux voir. Il dit tout cela; je n'en sais pas +davantage.</p> + +<p>—Non, ce n'est pas sûr.</p> + +<p>—Maintenant, continua Herbert, avait-il maltraité la mère de l'enfant, +ou bien avait-il bien traité la mère de l'enfant? Provis ne le dit pas; +mais elle avait partagé quelque chose comme quatre ou cinq ans de la +malheureuse vie qu'il nous a décrite au coin de ce feu, et il semble +avoir ressenti de la pitié et de l'indulgence pour elle. Donc, craignant +d'être appelé à déposer sur la disparition de l'enfant, et peut-être sur +la cause de sa mort, il se cacha, se tint dans l'ombre, comme il dit, +éloigné de tout, éloigné de la justice. On parla vaguement d'un certain +homme du nom d'Abel, à propos duquel la jalousie s'était élevée. Après +l'acquittement elle disparut, et il perdit ainsi l'enfant et la mère de +l'enfant.</p> + +<p>—Je voudrais demander....</p> + +<p>—Un moment, cher ami, dit Herbert, et j'ai fini. Ce mauvais génie, ce +Compeyson, le pire des scélérats parmi beaucoup de scélérats, sachant +qu'il se tenait caché à cette époque, et connaissant les raisons qui le +faisaient agir ainsi, se servit, dans la suite, de ce qu'il savait pour +le faire rester pauvre et le faire travailler plus dur. Il m'a été +démontré, hier soir, que c'est là le point de départ de la haine de +Provis.</p> + +<p>—J'ai besoin de savoir, dis-je, et particulièrement, Herbert, s'il vous +a dit quand cela est arrivé.</p> + +<p>—Particulièrement? Attendez, alors que je me souvienne de ce qu'il a +dit à ce sujet. L'expression dont il s'est servi était: «Il y a un +nombre d'années assez rond, et presque aussitôt après j'entrai en +relations avec Compeyson.» Quel âge aviez-vous, quand vous l'avez +rencontré dans le petit cimetière?</p> + +<p>—Je crois que j'avais sept ans.</p> + +<p>—Eh! cela était arrivé depuis trois ou quatre ans, alors, dit-il. Et +vous lui avez rappelé la petite fille si tragiquement perdue, qui aurait +eu à peu près votre âge.</p> + +<p>—Herbert, dis-je après un court silence et d'un ton précipité, me +voyez-vous mieux à la lueur de la fenêtre ou à la lueur du feu?</p> + +<p>—À la lueur du feu, répondit Herbert, en se rapprochant encore.</p> + +<p>—Regardez-moi.</p> + +<p>—Je vous regarde, mon cher ami.</p> + +<p>—Prenez-moi la main.</p> + +<p>—Je la tiens, mon cher ami.</p> + +<p>—Ne craignez-vous pas que j'aie un peu de fièvre, ou que ma tête ne +soit un peu dérangée par l'accident de la nuit dernière?</p> + +<p>—Non, mon cher ami, dit Herbert, après avoir pris le temps de +m'examiner. Vous êtes un peu agité, mais vous êtes tout à fait +vous-même.</p> + +<p>—Je sais que je suis bien moi-même, et l'homme que nous cachons près de +la rivière là-bas est le père d'Estelle.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXIb" id="CHAPITRE_XXIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXI.</a></h2> + + +<p>Quel était mon but, en montrant tant de chaleur à chercher et à prouver +la parenté d'Estelle? Je ne saurais le dire. On verra tout à l'heure que +la question ne se présentait pas à moi sous une forme bien distincte, +jusqu'à ce qu'elle me fût formulée par une tête plus sage que la mienne.</p> + +<p>Mais quand Herbert et moi eûmes terminé notre conversation, je fus saisi +de la conviction fiévreuse, que je ne devais pas me reposer un instant, +mais que je devais voir M. Jaggers, et arriver à apprendre l'entière +vérité. Je ne sais réellement pas si je sentais que je faisais cela pour +Estelle, ou si j'étais bien aise de reporter sur l'homme à la +conservation duquel j'étais intéressé, quelques rayons de l'intérêt +romanesque qui l'avait si longtemps enveloppée. Peut-être cette dernière +supposition est-elle plus près de la vérité.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, j'eus bien de la peine à me retenir d'aller dans +Gerrard Street ce soir-là. Herbert me représenta que si je le faisais, +je serais probablement obligé de garder le lit, et par conséquent +incapable d'être utile lorsque la sûreté de notre fugitif dépendrait de +moi. Ces sages conseils parvinrent seuls à calmer mon impatience. En +répétant plusieurs fois que, quoi qu'il pût arriver, je devais aller +chez M. Jaggers le lendemain, je consentis enfin à rester tranquille, à +laisser panser mes blessures et à rester à la maison. De grand matin, le +lendemain, nous sortîmes ensemble, et, au coin de Giltspur Street, près +de Smithfield, je laissai Herbert prendre le chemin de la Cité, et je me +dirigeai vers la Petite Bretagne.</p> + +<p>Il y avait des jours périodiques où M. Jaggers et Wemmick passaient en +revue les comptes de l'étude, arrêtaient les balances et mettaient tout +en ordre. Dans ces occasions, Wemmick portait ses livres et papiers dans +le cabinet de M. Jaggers, et un des clercs du premier étage descendait +dans le premier bureau. En voyant ce clerc à la place de Wemmick, ce +matin-là, j'appris que c'était le jour des balances; mais je n'étais pas +fâché de trouver M. Jaggers et Wemmick ensemble; car Wemmick verrait +alors par lui-même que je ne disais rien qui pouvait le compromettre.</p> + +<p>Mon apparition, avec mon bras en écharpe et mon paletot jeté sur mes +épaules, favorisa mon projet. Quoique j'eusse adressé à M. Jaggers un +récit succinct de l'accident, aussitôt que j'étais arrivé en ville, il +me restait maintenant à lui donner tous les détails; et la singularité +de la circonstance rendit notre conversation moins sèche, moins roide, +et moins strictement judiciaire qu'elle ne l'était habituellement. +Pendant que je narrais le désastre, M. Jaggers, selon son habitude, se +tenait devant le feu. Wemmick se penchait sur le dos de sa chaise en me +regardant fixement, les mains dans les poches de son paletot, et sa +plume horizontalement placée dans la bouche. Les deux ignobles bustes, +toujours inséparables dans mon esprit des débats officiels, paraissaient +se demander en eux-mêmes s'ils ne sentaient pas le feu en ce moment.</p> + +<p>Mon récit terminé et les questions épuisées, je produisis l'autorisation +de miss Havisham de recevoir les neuf cents livres pour Herbert. Les +yeux de M. Jaggers rentrèrent un peu plus profondément dans sa tête +quand je lui tendis les tablettes; mais bientôt, il les fit passer à +Wemmick en lui recommandant de préparer le bon sur le banquier pour +qu'il y apposât sa signature. Pendant que cela s'exécutait, je regardais +Wemmick qui écrivait, et M. Jaggers qui me regardait, en s'appuyant et +en s'inclinant sur ses bottes bien cirées.</p> + +<p>«Je suis fâché, Pip, dit-il en mettant le bon dans ma poche quand il +l'eut signé, que nous n'ayons rien à faire pour vous.</p> + +<p>—Miss Havisham a eu la bonté de me demander, répondis-je, si elle +pouvait faire quelque chose pour moi, et je lui ai dit que non.</p> + +<p>—Chacun doit connaître ses affaires,» dit M. Jaggers.</p> + +<p>Et je vis les lèvres de Wemmick former les mots: «Valeurs portatives.»</p> + +<p>«Je ne lui aurais pas dit non, si j'avais été à votre place, dit M. +Jaggers; mais chacun doit connaître ses affaires.</p> + +<p>—Les affaires de chacun, dit Wemmick en me lançant un regard de +reproche, ce sont les valeurs portatives.»</p> + +<p>Croyant le moment venu de continuer le thème que j'avais à cœur, je +dis, en me tournant vers M. Jaggers:</p> + +<p>«J'ai cependant demandé quelque chose à miss Havisham, monsieur. Je l'ai +priée de me donner quelques renseignements sur sa fille adoptive, et +elle m'a dit tout ce qu'elle savait.</p> + +<p>—Vraiment, fit M. Jaggers en se penchant pour regarder ses bottes.</p> + +<p>Puis en se redressant:</p> + +<p>«Ah! je ne pense pas que j'aurais fait cela, si j'avais été à la place +de miss Havisham. Mais elle doit mieux connaître ses affaires que moi.</p> + +<p>—J'en sais plus sur l'histoire de l'enfant adopté par miss Havisham que +miss Havisham n'en sait elle-même. Je connais sa mère.»</p> + +<p>M. Jaggers m'interrogea du regard et répéta:</p> + +<p>«Sa mère?...</p> + +<p>—Il n'y a pas trois jours que j'ai vu sa mère.</p> + +<p>—Ah! dit M. Jaggers.</p> + +<p>—Et vous aussi, vous l'avez vue, monsieur, et plus récemment encore.</p> + +<p>—Ah! dit M. Jaggers.</p> + +<p>—Peut-être en sais-je plus de l'histoire d'Estelle que vous n'en savez +vous-même, dis-je: je connais aussi son père.»</p> + +<p>Il y eut un certain temps d'arrêt dans les manières de M. Jaggers; il +était trop maître de lui-même pour les changer; mais il ne put +s'empêcher de faire un indéfinissable mouvement d'attention; puis il +m'assura qu'il ne savait pas qui était son père. J'avais soupçonné que +Provis n'était devenu le client de M. Jaggers qu'environ quatre ans plus +tard, et qu'il n'avait plus alors aucune raison de faire valoir son +identité. Mais je n'avais pu être certain de cette ignorance de M. +Jaggers auparavant, bien que j'en fusse parfaitement certain alors.</p> + +<p>«Ainsi, vous connaissez le père de la jeune dame, Pip? dit M. Jaggers.</p> + +<p>—Oui, répondis-je, et il s'appellde la Nouvelle Galles du +Sud.»</p> + +<p>M. Jaggers lui-même tressaillit quand je dis ces mots. C'était le plus +léger tressaillement qui pût échapper à un homme, le plus soigneusement +réprimé et le plus vite étouffé, mais il eut un tressaillement, bien +qu'il le cachât en partie en le confondant avec le mouvement qu'il fit +pour prendre son mouchoir dans sa poche. Il me serait impossible de dire +comment Wemmick reçut cette nouvelle. J'évitai de le regarder en ce +moment, de peur que la finesse de M. Jaggers ne découvrît qu'il y avait +eu entre nous quelque communication qu'il ignorerait.</p> + +<p>«Et les preuves, Pip? demanda M. Jaggers d'une manière calme, en +arrêtant son mouchoir à mi-chemin de son nez. Est-ce Provis qui prétend +cela?</p> + +<p>—Il ne le dit pas, dis-je, il ne l'a jamais dit, il ne connaît rien et +il ne croit pas à l'existence de sa fille.»</p> + +<p>Pour une fois, le puissant mouchoir de poche manqua son effet. Ma +réponse avait été si inattendue, que M. Jaggers remit le mouchoir dans +sa poche, sans compléter l'acte ordinaire, se croisa les bras, et me +regarda avec une froide attention, bien qu'avec un visage impassible.</p> + +<p>Je lui dis alors tout ce que je savais et comment je le savais, avec la +seule réserve que je lui laissai croire que je tenais de miss Havisham +ce qu'en réalité je tenais de Wemmick. J'agis même avec beaucoup de +prudence à cet égard; je ne regardai pas une seule fois du côté de +Wemmick avant d'avoir fini tout ce que j'avais à dire, et j'avais, +pendant un moment, soutenu en silence le regard de M. Jaggers. Quant à +la fin je tournai les yeux du côté de Wemmick, je vis qu'il avait retiré +sa plume de sa bouche, et qu'il était occupé au bureau.</p> + +<p>«Ah! dit enfin M. Jaggers en se rapprochant des papiers qui se +trouvaient sur la table, où étions-nous, Wemmick, quand M. Pip est +entré?»</p> + +<p>Mais je ne pouvais pas me laisser ainsi mettre de côté, et je lui +adressai un appel passionné, presque indigné, pour être plus franc et +plus généreux avec moi. Je lui rappelai les fausses espérances par +lesquelles j'avais passé, la longueur du temps qu'elles avaient duré, la +découverte que j'avais faite, et je fis allusion au danger qui pesait +sur mon esprit. Je me représentai comme étant certainement bien digne +d'un peu de confiance de sa part, en retour de la confidence que je +venais de lui faire. Je dis que je ne le blâmais pas, que je ne le +soupçonnais pas, que je ne me défiais pas de lui; mais que j'avais +besoin qu'il m'assurât de la vérité, et que s'il me demandait pourquoi +j'en avais besoin, et pourquoi je pensais y avoir des droits, je lui +dirais, quoique ces pauvres rêves lui importassent peu: que j'avais aimé +Estelle longtemps et tendrement, et que, bien que je l'eusse perdue, et +que je dusse vivre dans l'abandon, tout ce qui la concernait m'était +encore plus proche et plus cher que tout autre chose au monde. Voyant +que M. Jaggers se tenait immobile et silencieux, et apparemment +insensible à cet appel, je me tournai vers Wemmick et dis:</p> + +<p>«Wemmick, je vous sais un cœur tendre, j'ai vu votre charmant intérieur +et votre vieux père, et tous les plaisirs innocents dans lesquels vous +reposez votre vie affairée; je vous supplie de dire un mot à M. Jaggers, +et de lui représenter que, tout bien considéré, il doit être plus ouvert +avec moi!»</p> + +<p>Je n'ai jamais vu deux hommes se regarder d'une manière plus +extraordinaire que M. Jaggers et Wemmick après cette apostrophe. D'abord +l'idée que Wemmick allait être remercié de sa place me traversa +l'esprit, mais elle s'évanouit quand je vis M. Jaggers céder à quelque +chose comme un sourire, et Wemmick devenir plus hardi.</p> + +<p>«Qu'est-ce que tout cela? dit M. Jaggers, vous avez un vieux père et +vous vous livrez à des plaisirs innocents?</p> + +<p>—Eh bien! je ne les apporte pas ici.</p> + +<p>—Pip, dit M. Jaggers en posant sa main sur mon bras et souriant +ouvertement, cet homme doit être le menteur le plus rusé de tout +Londres.</p> + +<p>—Pas le moins du monde, répondit Wemmick s'enhardissant de plus en +plus, je crois que vous en êtes un autre.»</p> + +<p>Ils échangèrent encore une fois leurs singuliers regards, chacun +paraissant craindre que l'autre ne l'emportât sur lui.</p> + +<p>«Vous avez un intérieur charmant?</p> + +<p>—Puisque cela ne gêne pas les affaires, repartit Wemmick, qu'est-ce que +cela vous fait? Maintenant que je vous regarde, monsieur, je ne serai +pas étonné si un de ces jours vous cherchez à avoir un intérieur +agréable quand vous serez fatigué du travail.»</p> + +<p>M. Jaggers fit deux ou trois signes de tête rétrospectifs et poussa un +soupir.</p> + +<p>«Pip, dit-il, ne parlons plus de ces pauvres rêves, vous en savez sur +ces sortes de choses plus que moi, car vous avez une expérience plus +fraîche. Mais, à propos de cette autre affaire, je vais vous faire une +supposition, mais faites attention que je n'admets rien.»</p> + +<p>Il attendit que je déclarasse que je comprenais parfaitement qu'il avait +expressément signifié qu'il n'admettait rien.</p> + +<p>«Maintenant, Pip, dit M. Jaggers, supposez qu'une femme, dans des +circonstances semblables à celles que vous avez mentionnées, ait tenu +son enfant caché et ait été obligée de communiquer le fait à son conseil +légal, sur l'observation faite par celui-ci, qu'il doit tout savoir pour +régler la latitude de sa défense, tout, même ce qui concerne l'enfance; +supposez qu'à la même époque le conseil ait eu mission de trouver un +enfant qu'une dame riche et excentrique voulait adopter et élever....</p> + +<p>—Je vous suis, monsieur.</p> + +<p>—Supposez que le conseil vécût dans une atmosphère de mal et que tous +les enfants qu'il voyait étaient destinés, en grand nombre, à une perte +certaine.... Supposez qu'il voyait souvent des enfants jugés +solennellement par une cour criminelle où il fallait les soulever pour +qu'on les aperçût.... Supposez qu'il en vît habituellement un grand +nombre emprisonnés, fouettés, transportés, négligés, repoussés, ayant +toutes les qualités requises par le bourreau, et grandissant pour la +potence... Supposez qu'il avait raison de regarder presque tous les +enfants qu'il voyait dans sa vie d'affaires comme autant de frai qui +devait éclore en poissons destinés à venir dans ses filets pour être +poursuivis et défendus: parjures, orphelins, endiablés d'une manière ou +d'une autre....</p> + +<p>—Je vous écoute, monsieur.</p> + +<p>—Supposez, Pip, que dans le nombre il y avait une jolie petite fille +qu'on pouvait sauver, que son père croyait morte et pour laquelle il +n'osait faire aucune démarche, et à la mère de laquelle le conseil légal +avait le droit de dire: «Je sais ce que vous avez fait et comment vous +l'avez fait; vous êtes arrivée de telle ou telle manière; voilà comment +vous avez attaqué, voilà comment on s'est défendu. Vous avez été çà et +là. Vous avez fait telle et telle chose pour détourner les soupçons. Je +vous ai suivie à la piste partout, et je puis le dire à vous et à tous, +séparez-vous de l'enfant, à moins qu'il ne soit nécessaire de la +produire pour nous sauver. Si vous êtes sauvée, votre enfant est sauvée +aussi; si vous êtes perdue, votre enfant est encore sauvée.» Supposez +que tout cela fût fait et que la femme fût acquittée?</p> + +<p>—Mais si je n'admets rien de tout cela?</p> + +<p>—Si vous n'admettez rien de tout cela?»</p> + +<p>Et Wemmick répéta:</p> + +<p>«Vous n'admettez rien de tout cela?</p> + +<p>—Supposez, Pip, que la passion et la crainte de la mort aient un peu +ébranlé l'intelligence de cette femme, et que lorsqu'elle fut rendue à +la liberté elle se soit retirée du monde et soit venue demander un asile +à son conseil.... Supposez qu'il l'ait prise et qu'il ait su contenir +l'ancienne nature sauvage et violente de sa cliente toutes les fois +qu'elle faisait mine de reparaître, en conservant sur elle son ancien +pouvoir. Comprenez-vous ce cas imaginaire?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Supposez que l'enfant grandît et fît un mariage d'argent; que la mère +vécût encore, que le père vécût encore, que le père et la mère, inconnus +l'un à l'autre, demeurassent à des milles de stades ou de mètres, comme +vous voudrez, l'un de l'autre; que le secret fût encore un secret, +excepté pour vous qui en avez eu vent: gardez-le vous-même en ce dernier +cas avec beaucoup de soin.</p> + +<p>—Je le ferai.</p> + +<p>Et je demande à Wemmick de le garder en lui-même avec beaucoup de soin.»</p> + +<p>Et Wemmick dit:</p> + +<p>«Je le ferai.</p> + +<p>—En faveur de qui voudriez-vous révéler ce secret?... Pour le père?... +Je pense qu'il ne serait pas beaucoup meilleur pour lui que pour la +mère.... Pour la mère?... Je pense que si elle a commis un pareil crime, +elle ne serait plus en sûreté où elle est.... Pour la fille?... Je crois +qu'il ne lui servirait à rien d'établir sa parenté pour l'édification de +son mari, et de retomber dans la honte, après y avoir échappé pendant +vingt ans et avec la presque certitude d'y échapper pour le reste de ses +jours.... Mais ajoutez le fait que vous l'avez aimée, Pip, et que vous +avez fait de cette jeune fille le sujet de ces pauvres rêves qui, à une +époque ou une autre, ont été dans la tête de beaucoup plus d'hommes que +vous ne paraissez le penser: alors je vous dis que vous feriez mieux, et +vous le ferez au plus vite, quand vous y aurez bien songé, de couper +votre main gauche avec votre main droite, et ensuite de passer celle qui +a coupé l'autre à Wemmick, que voilà, pour qu'il la coupe aussi.»</p> + +<p>Je tournai les yeux vers Wemmick, dont le visage était devenu très +sérieux. Il posa gravement son index sur ses lèvres. Je fis comme lui. +M. Jaggers aussi.</p> + +<p>«Maintenant Wemmick, dit ce dernier en reprenant son ton habituel, où en +étions-nous quand M. Pip est entré?»</p> + +<p>Me retirant de côté, pendant qu'ils travaillaient, je remarquai que les +regards singuliers qu'ils avaient échangés se re-nouvelèrent plusieurs +fois, avec cette différence cependant qu'alors chacun d'eux paraissait +soupçonner, pour ne pas dire paraissait savoir, qu'il s'était laissé +voir à l'autre sous un jour faible et qui n'était pas dans l'esprit de +la profession. Pour cette raison, ils se montrèrent inflexibles l'un +envers l'autre, M. Jaggers en se posant hautement en maître, et Wemmick +en s'obstinant à se justifier, quand il trouvait la moindre occasion de +le faire. Jamais je ne les avais vu en si mauvais termes, car +généralement ils s'entendaient bien ensemble.</p> + +<p>Mais ils furent heureusement secourus par l'apparition opportune de +Mike, le client à casquette de loutre, qui avait l'habitude d'essuyer +son nez sur sa manche, et que j'avais vu la première fois que j'étais +entré dans ces murs. Cet individu qui, pour son propre compte, ou pour +celui de quelques membres de sa famille, semblait toujours être dans +l'embarras (l'embarras ici signifiait Newgate) venait annoncer que sa +fille aînée avait été arrêtée et était inculpée de vol dans une +boutique. Pendant qu'il faisait part de cette triste circonstance à +Wemmick, M. Jaggers se tenait magistralement devant le feu, sans prendre +part à ce qui se disait. Une larme brilla dans l'œil de Mike.</p> + +<p>«Qu'avez-vous encore? demanda Wemmick avec la plus profonde indignation. +Pourquoi venez-vous pleurnicher ici?</p> + +<p>—Je ne suis pas venu pour cela, monsieur Wemmick.</p> + +<p>—Si fait, dit Wemmick, comment osez-vous?... Vous n'êtes pas dans un +état convenable pour venir ici, si vous ne pouvez venir sans cracher +comme une mauvaise plume. Qu'est-ce que cela signifie?</p> + +<p>—On n'est pas maître de ses sentiments, monsieur Wemmick... commença +Mike.</p> + +<p>—Ses quoi?... demanda Wemmick tout furieux. Dites-le encore!...</p> + +<p>—Voyons, tenez, mon brave homme, dit M. Jaggers en faisant un pas en +avant et en montrant la porte, sortez de mon étude, je ne veux pas de +sentiment ici. Sortez.</p> + +<p>—C'est bien fait, dit Wemmick, sortez!»</p> + +<p>Donc l'infortuné Mike se retira très humblement, et M. Jaggers et +Wemmick semblèrent avoir repris leur bonne intelligence et continuèrent +à travailler avec le même air de contentement que s'ils venaient de bien +déjeuner ensemble.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXIIb" id="CHAPITRE_XXIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXII.</a></h2> + + +<p>De la Petite Bretagne je me rendis avec son bon dans ma poche chez le +frère de miss Skiffins le comptable; et le frère de miss Skiffins le +comptable alla tout droit chez Clarriker et me ramena Clarriker. J'eus +donc la grande satisfaction de terminer à mon gré l'affaire d'Herbert. +C'était la seule bonne chose et la seule chose complète que j'avais +faite depuis le jour où j'avais conçu mes grandes espérances.</p> + +<p>Clarriker m'apprit en cette occasion que les affaires de sa maison +progressaient rapidement, qu'il pouvait maintenant établir une petite +succursale en Orient, ce qui était devenu très nécessaire pour +l'extension des affaires, et qu'Herbert dans sa nouvelle situation +d'associé, irait la surveiller. Je vis que je devais me préparer à me +séparer de mon ami avant même que mes propres affaires fussent en +meilleur état. Et alors je crus réellement sentir que ma dernière ancre +de salut perdait de sa solidité et que j'allais bientôt devenir le jouet +des vagues et des vents.</p> + +<p>Mais je trouvai une récompense dans la joie avec laquelle Herbert rentra +le soir et me fit part de son bonheur, s'imaginant peu qu'il ne +m'apprenait rien de nouveau. Il esquissait des tableaux imaginaires: il +se voyait conduisant Clara Barley dans le pays des <i>Mille et une Nuits</i>, +et j'allais les rejoindre (avec une caravane de chameaux, je crois), et +nous remontions le Nil en voyant des merveilles. Sans m'exagérer la part +que j'avais dans ces brillants projets, je sentais qu'Herbert était en +bonne voie de réussite et que le vieux Bill Barley n'avait qu'à bien +s'attacher à son poivre et à son rhum pour que sa fille ne manquât +bientôt plus de rien.</p> + +<p>Nous étions maintenant en mars. Mon bras gauche, quoique ne présentant +pas de mauvais symptômes, fut long à guérir; il m'était encore +impossible de mettre un habit. Ma main droite était passablement +rétablie, déformée il est vrai, mais faisant parfaitement son service.</p> + +<p>Un lundi matin, pendant que Herbert et moi nous déjeunions, je reçus par +la poste cette lettre de Wemmick:</p> + +<p>«Walworth.</p> + +<p>«Brûlez ceci dès que vous l'aurez lu. Au commencement de la semaine, +mercredi, par exemple, vous pourriez faire ce que vous savez, si vous +vous sentiez disposé à l'essayer. Brûlez.»</p> + +<p>Quand j'eus montré cette lettre à Herbert, et que je l'eus mise au feu, +pas avant pourtant de l'avoir tous deux apprise par cœur, nous +songeâmes à ce qu'il fallait faire, car, bien entendu, on ne pouvait se +dissimuler maintenant que j'étais incapable de rien faire.</p> + +<p>«J'y ai bien réfléchi, dit Herbert, et je pense connaître un meilleur +moyen que de prendre un batelier de la Tamise. Prenons Startop, c'est +une main habile, il nous aime beaucoup, il est honorable et dévoué.</p> + +<p>—J'y avais songé plus d'une fois. Mais que lui direz-vous, Herbert?</p> + +<p>—Il n'est pas nécessaire de lui en dire beaucoup. Laissons-le supposer +que c'est une simple fantaisie, mais une fantaisie secrète, jusqu'à ce +que le jour arrive; alors vous lui direz qu'il y a d'urgentes raisons +pour embarquer et éloigner Provis. Vous partez avec lui?</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Où cela?»</p> + +<p>Il m'avait toujours semblé, dans les différentes réflexions inquiètes +que j'avais faites sur ce point, que le port où nous devions nous +diriger importait peu; que ce fut à Hambourg, Rotterdam ou Anvers, la +ville ne signifiait presque rien, pourvu que nous fussions hors +d'Angleterre: tout steamer étranger que nous trouverions sur notre +route, qui consentirait à nous prendre, ferait l'affaire. Je m'étais +toujours proposé en moi-même de lui faire descendre en toute sûreté le +fleuve dans le bateau; et certainement au delà de Gravesend qui était un +lieu critique pour les recherches et les questions si des soupçons +s'étaient élevés. Comme les steamers étrangers quittent Londres vers +l'heure de la marée, notre plan devait être de descendre le fleuve par +un reflux antérieur et de nous tenir dans quelque endroit tranquille +jusqu'à ce que nous puissions en gagner un. L'heure où nous serions +rejoints, n'importe où cela serait, pouvait être facilement calculée en +se renseignant d'avance.</p> + +<p>Hubert consentit à tout cela, et nous sortîmes immédiatement après +déjeuner, pour commencer nos investigations. Nous apprîmes qu'un steamer +pour Hambourg remplirait probablement au mieux notre but, et c'est +principalement sur ce vaisseau que nous reportâmes nos pensées. Mais +nous prîmes note que d'autres steamers étrangers quitteraient Londres +par la même marée, et nous nous félicitâmes de connaître la forme et la +couleur distinctive de chacun d'eux. Nous nous séparâmes alors pour +quelques heures, moi pour me procurer de suite les passeports qui +seraient utiles; Herbert pour aller trouver Startop. Nous fîmes tous +deux ce que nous avions à faire, sans aucun empêchement, et, quand nous +nous retrouvâmes, à une heure, tout était fait. J'avais, de mon côté, +fait préparer les passeports; Herbert avait vu Startop, et celui-ci +était plus que prêt à se joindre à nous.</p> + +<p>Ils devaient manœuvrer chacun avec une paire de rames, et moi je +tiendrais le gouvernail. L'objet de mes soins devait rester assis et se +tenir tranquille; comme la vitesse n'était pas notre but nous ferions +assez de chemin. Nous convînmes qu'Herbert ne rentrerait pas dîner avant +d'aller au Moulin du Bord de l'Eau, ce soir; qu'il n'irait pas du tout +le lendemain soir mardi; qu'il avertirait Provis de descendre par un +escalier, le plus près possible de la maison, mercredi, quand il nous +verrait approcher, et pas avant; que tous les arrangements avec lui +seraient terminés ce lundi soir, et qu'on ne communiquerait plus avec +lui d'aucune manière, avant de le prendre à bord.</p> + +<p>Ces précautions, bien convenues entre nous deux, je rentrai chez moi.</p> + +<p>En ouvrant la porte extérieure de nos chambres, avec ma clef, je trouvai +dans la boite une lettre à mon adresse, une lettre très sale, bien +qu'elle ne fût pas mal écrite. Elle avait été apportée (pendant mon +absence, bien entendu), et voici ce qu'elle contenait:</p> + +<p>«Si vous ne craignez pas de venir aux vieux Marais, ce soir ou demain +soir à neuf heures, et de venir à la maison de l'éclusier, près du four +à chaux, je vous conseille d'y venir. Si vous voulez des renseignements +sur <i>votre oncle Provis</i>, venez, ne dites rien à personne, et ne perdez +pas de temps. <i>Vous devez venir seul</i>. Apportez la présente avec vous.»</p> + +<p>J'avais déjà un assez grand fardeau sur l'esprit avant la réception de +cette étrange missive. Que faire après? Je ne pouvais le dire. Et, le +pire de tout, c'est qu'il fallait me décider promptement, ou je +manquerais la voiture de l'après-midi, qui me conduirait assez à temps +pour le soir. Je ne pouvais songer à y aller le lendemain soir: c'eût +été trop rapproché de l'heure de notre fuite; et puis l'information +promise pouvait avoir quelque importance pour notre fuite elle-même.</p> + +<p>Si j'avais eu plus de temps pour réfléchir, je crois que je serais parti +de même. Ayant à peine le temps de réfléchir, car ma montre me disait +que la voiture allait partir dans une demi-heure, je résolus de quitter +Londres. Je ne serais certainement pas parti sans les mots ayant rapport +à mon oncle Provis; mais cette lettre étant arrivée après la lettre de +Wemmick et les préparatifs du matin, je me décidai.</p> + +<p>Il est si difficile de comprendre clairement le contenu de n'importe +quelle lettre, quand on est fortement agité, que je dus relire la mienne +deux fois avant que la recommandation de ne rien dire à personne pût +entrer machinalement dans mon esprit. Je laissai un mot au crayon pour +Herbert, où je lui disais que devant partir bientôt, et ne sachant pas +pour combien de temps, j'avais décidé d'aller et de revenir en tout +hâte, pour m'assurer par moi-même comment miss Havisham se trouvait. +J'eus, après cela, tout juste le temps de mettre mon manteau, de fermer +notre appartement et de gagner le bureau des voitures par le plus court +chemin. Si j'avais pris une voiture de place et passé par les rues +j'aurais manqué mon but; en allant à pied j'arrivai à la voiture au +moment même où elle sortait de la cour. Quand je revins à moi je me +trouvai le seul voyageur cahoté dans l'intérieur, et j'avais de la +paille jusqu'aux genoux.</p> + +<p>Je n'avais pas été réellement moi-même depuis la réception de la lettre, +tant elle m'avait troublé, arrivant après la presse et les tracas du +matin qui avaient été énormes, car, après avoir désiré, et longtemps +attendu Herbert avec inquiétude, son avis était à la fin venu comme une +surprise; et maintenant je commençais à m'étonner de me trouver dans une +voiture, et à douter si j'avais des raisons suffisantes pour m'y +trouver, et à considérer si je n'allais pas descendre et m'en retourner, +et à trouver des arguments pour ne jamais céder à une lettre anonyme; en +un mot, à passer par toutes les alternatives de contradiction et +d'indécision, auxquelles, je le suppose, peu de gens agités sont +étrangers. Cependant la mention du nom de Provis l'emporta sur tout. Je +raisonnai comme j'avais déjà raisonné, si cela peut s'appeler raisonner, +que, dans le cas où il lui arriverait malheur si je manquais d'y aller, +je ne pourrais jamais me le pardonner.</p> + +<p>Nous arrivâmes à la nuit close; et le voyage me parut long et fatigant à +moi qui ne pouvais voir que peu de choses de l'intérieur où j'étais, et +qui, vu mon état impotent, ne pouvais monter à l'extérieur. Évitant le +<i>Cochon Bleu</i>, je descendis à une auberge de réputation moindre, en bas +de la ville, et je commandai à dîner. Pendant qu'on préparait mon repas, +je me rendis à Satis House, et m'informai de miss Havisham. Elle était +encore très malade, quoique regardée comme un peu mieux.</p> + +<p>Mon auberge avait autrefois fait partie d'un ancien couvent, et je dînai +dans une petite salle commune octogone, comme celle des fonts +baptismaux. Comme il m'était impossible de couper mes aliments, le vieil +aubergiste le fit pour moi. Cela engagea la conversation entre nous. Il +fut assez bon pour m'entretenir de ma propre histoire, en y ajoutant, +bien entendu, le fait, devenu populaire, que Pumblechook avait été mon +premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune.</p> + +<p>«Connaissez-vous ce jeune homme? dis-je.</p> + +<p>—Si je le connais! répéta l'aubergiste, depuis le temps où il était +tout petit.</p> + +<p>—Revient-il quelquefois dans le pays?</p> + +<p>—Oui, il revient, dit l'hôtelier, chez ses grands amis, de temps en +temps, et il est froid pour l'homme qui l'a fait ce qu'il est.</p> + +<p>—Pour quel homme?</p> + +<p>—Celui dont je veux parler, dit l'hôtelier, M. Pumblechook.</p> + +<p>—Est-il ingrat pour d'autres?</p> + +<p>—Sans doute! il le serait s'il le pouvait, répondit l'hôtelier. Mais il +ne le peut pas.... Et pourquoi? Parce que Pumblechook a tout fait pour +lui.</p> + +<p>—Est-ce que Pumblechook dit cela?</p> + +<p>—S'il dit cela! répéta l'hôtelier, il n'a pas besoin de le dire.</p> + +<p>—Mais le dit-il?</p> + +<p>—C'est à faire devenir le sang d'un homme blanc comme du vinaigre, de +l'entendre le raconter, monsieur!» dit l'aubergiste.</p> + +<p>Et pourtant, pensais-je en moi-même, «Joe, cher Joe, tu n'en parles +jamais, toi! Joe, affectueux et indulgent; tu ne te plains jamais, toi! +Ni toi non plus, charmante et bonne Biddy!</p> + +<p>—Votre appétit se ressent de votre accident, dit l'aubergiste en jetant +les yeux sur le bras qui était bandé sous mon paletot. Essayez d'un +morceau plus tendre.</p> + +<p>—Non, merci, répondis-je en quittant la table pour m'approcher du feu; +je ne puis manger davantage; veuillez enlever tout cela.»</p> + +<p>Je n'avais jamais été frappé d'une manière plus sensible de mon +ingratitude envers Joe, que par l'imposture effrontée de Pumblechook. Le +faux, c'était lui; le vrai, c'était Joe. Le plus vil, c'était lui; le +plus noble, c'était toujours Joe.</p> + +<p>Je me sentis profondément et très injustement humilié, quand je songeai +devant le feu, pendant une heure et plus. Le bruit de l'horloge me +réveilla, mais non de mon abattement et de mes remords. Je me levai, fis +agrafer mon manteau sous mon cou, et sortis. J'avais d'abord cherché +dans ma poche la lettre, afin de m'y reporter de nouveau, mais je ne pus +la trouver. J'étais contrarié de penser qu'elle avait dû tomber dans la +paille de la voiture; je savais cependant très bien que le lieu indiqué +était la petite maison de l'éclusier, près du four à chaux, dans les +marais, et à neuf heures. C'est donc vers les marais que je me dirigeai +directement, car je n'avais pas de temps à perdre.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXIIIb" id="CHAPITRE_XXIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIII.</a></h2> + + +<p>Il faisait nuit noire, quoique la pleine lune commençât à se lever, au +moment où je quittais les terrains cultivés pour entrer dans les marais. +Au-delà de leur ligne sombre, il y avait un ruban de ciel clair, à peine +assez large pour contenir la pleine lune rouge de feu. En quelques +minutes, la lune avait disparu de ce champ clair, derrière des montagnes +de nuages amoncelés les uns sur les autres.</p> + +<p>Il soufflait un vent mélancolique, et les marais étaient impossibles à +voir. Un étranger les eût trouvés horribles, et même pour moi, ils +étaient si navrants, que j'hésitai, et que je me sentis à demi disposé à +retourner sur mes pas. Mais je les connaissais bien, et j'y aurais +trouvé mon chemin par une nuit encore plus noire; d'ailleurs, étant venu +jusque là, je n'avais vis-à-vis de moi-même nulle excuse pour retourner +sur mes pas. J'étais venu contre mon gré, je continuai même presque +involontairement.</p> + +<p>Le chemin que je pris n'était pas celui où se trouvait notre ancienne +demeure, ni celui par lequel nous avions poursuivi les forçats. En +marchant, je tournais le dos aux pontons lointains, et bien que je pusse +voir les vieilles lumières au loin sur les bancs de sable, je les voyais +par-dessus mon épaule. Je connaissais le four à chaux, aussi bien que le +Vieille Batterie, mais ils étaient éloignés de plusieurs milles l'un de +l'autre; de sorte que, si l'on avait allumé une lumière à chacun de ces +points, il y aurait eu un long espace noir entre les deux clartés.</p> + +<p>D'abord j'eus à fermer quelques clôtures après moi, et, de temps à +autre, à m'arrêter, pendant que les bestiaux, couchés dans le sentier à +talus, se levaient et se jetaient tout effarés parmi les herbes et les +roseaux; mais peu après, il me sembla que j'avais toute la plaine à moi +seul.</p> + +<p>Il se passa encore une demi-heure avant que j'arrivasse au four à chaux. +La chaux brûlait avec une odeur lourde et étouffante, mais les feux +étaient éteints et abandonnés, et l'on ne voyait aucun ouvrier. Tout +près de là était une petite carrière. Elle se trouvait sur mon chemin; +on y avait travaillé dans la journée, ainsi que je le vis aux brouettes +et aux outils disséminés çà et là.</p> + +<p>En me retrouvant au niveau des marais, hors de cette excavation que le +sentier traversait, je vis une lumière dans la vieille maison de +l'éclusier. Je hâtai le pas, et frappai à la porte. En attendant une +réponse, je regardai autour de moi, et je remarquai que l'écluse avait +été abandonnée et brisée, et que la maison, qui était en bois, avec un +toit en tuiles, ne supporterait pas longtemps les injures du temps, si +même elle les supportait encore, et que la boue et la vase étaient +recouvertes de chaux, et que la vapeur étouffante du four m'arrivait +sous des formes étranges. Cependant on ne répondait pas. Je frappai de +nouveau. Pas de réponse.</p> + +<p>J'essayai le loquet. Il se baissa sous ma main et la porte céda. En +regardant à l'intérieur, je vis une chandelle allumée sur la table, un +banc et un matelas sur un bois de lit à roulettes. Comme il y avait un +grenier au-dessus, j'appelai et je criai:</p> + +<p>«Y a-t-il quelqu'un ici?»</p> + +<p>N'obtenant pas encore de réponse, je revins à la porte ne sachant que +faire.</p> + +<p>Il commençait à pleuvoir très fort. Ne voyant rien, que ce que j'avais +déjà vu, je rentrai dans la maison, et me tins à l'abri sous la porte, +regardant au dehors, dans l'obscurité. Tandis que je me disais que +quelqu'un avait dû venir ici récemment, et devait bientôt y revenir, +sans quoi la chandelle ne brûlerait pas, il me vint à l'idée de regarder +si la mèche était longue; je me tournai pour m'en assurer, et j'avais +pris la chandelle dans ma main, quand elle fut éteinte par une violente +secousse; et la première chose que je compris, c'est que j'avais été +pris dans un fort nœud coulant, jeté de derrière par-dessus ma tête.</p> + +<p>«Maintenant, dit en jurant une voix comprimée, je le tiens!</p> + +<p>—Qu'est-ce! m'écriai-je, en me débattant. Qui est-ce! Au secours!... au +secours!... au secours!...»</p> + +<p>Non seulement j'avais les bras serrés contre mon corps, mais la pression +sur mon bras malade me causait une douleur infinie. Parfois une forte +main d'homme, d'autre fois une forte poitrine d'homme était posée contre +ma bouche pour étouffer mes cris, et toujours une haleine chaude était +près de moi. Je luttai sans succès dans l'obscurité pendant qu'on +m'attachait au mur.</p> + +<p>«Et maintenant, dit la voix comprimée, avec un autre juron, appelle au +secours, et je ne serai pas long à en finir avec toi!»</p> + +<p>Faible et souffrant de mon bras malade, bouleversé par la surprise, et +voyant cependant avec quelle facilité cette menace pouvait être mise à +exécution, je cédai et j'essayai de dégager mon bras, si peu que ce fût, +mais il était trop serré, il me semblait qu'après avoir été brûlé +d'abord, on le faisait bouillir maintenant.</p> + +<p>Des ténèbres absolues ayant succédé tout à coup à l'obscurité douteuse +de la nuit, m'avertirent que l'homme avait fermé un volet. Après avoir +cherché à tâtons pendant un instant, il trouva la pierre à fusil et le +fer dont il avait besoin, et il commença à battre le briquet. Je fixai +ma vue sur les étincelles; elles tombaient sur une mèche sur laquelle il +soufflait, une allumette à la main; mais je ne pouvais voir que ses +lèvres et le point bleu de l'allumette, et encore je me les figurais +plus que je ne les voyais. La mèche était humide, ce qui n'était pas +étonnant dans cet endroit, et les étincelles s'éteignaient les unes +après les autres.</p> + +<p>L'homme ne semblait pas pressé, et il continuait de frapper la pierre à +fusil et le fer. Comme les étincelles tombaient en grand nombre autour +de lui, je pus voir ses mains, qui touchaient presque sa figure, et +supposer qu'il était assis et penché sur la table, mais rien de plus. +Bientôt je vis ses lèvres bleues souffler de nouveau sur la mèche, et +alors un éclat de lumière jaillit, et me montra Orlick.</p> + +<p>Qui m'étais-je attendu à voir? Je ne sais pas, mais ce n'était pas lui. +En le voyant, je sentis que j'étais réellement dans une passe dangereuse +et je tins mes yeux fixés sur lui.</p> + +<p>Il alluma résolûment la chandelle avec l'allumette enflammée, puis il la +laissa tomber et mit le pied dessus. Ensuite il mit la chandelle à une +certaine distance de lui sur la table, de sorte qu'il pouvait me voir, +et il s'assit sur la table les bras croisés et me regarda. Je découvris +que j'étais lié à une forte échelle perpendiculaire, placée à quelques +pouces de la muraille, et fixée en cet endroit pour aider à monter au +grenier.</p> + +<p>«Maintenant, dit-il, quand nous nous fûmes regardés pendant quelque +temps, je te tiens.</p> + +<p>—Déliez-moi!... Laissez-moi partir!</p> + +<p>—Ah! répondit-il, je te laisserai partir! Je te laisserai partir à la +lune, je te laisserai partir aux étoiles, quand il en sera temps.</p> + +<p>—Pourquoi m'avez-vous attiré ici?</p> + +<p>—Ne le sais-tu pas? dit-il avec un regard effrayant.</p> + +<p>—Pourquoi vous êtes-vous jeté sur moi dans l'ombre?</p> + +<p>—Parce que je veux faire tout par moi-même. Un seul garde mieux un +secret que deux. O mon ennemi!... mon ennemi!...»</p> + +<p>Sa joie, au spectacle que je lui donnais, pendant qu'il était assis sur +la table, les bras croisés, secouant la tête et se souriant à lui-même, +montrait une méchanceté qui me faisait trembler. Pendant que je +l'examinais en silence, il porta la main dans un coin à côté de lui, et +prit un fusil à monture de cuivre.</p> + +<p>«Connais-tu cela? dit-il, en faisant mine de me mettre en joue; sais-tu +où tu l'as déjà vu? Parle, loup!</p> + +<p>—Oui, répondis-je.</p> + +<p>—Tu m'as pris ma place, tu me l'as prise! Ose donc dire le +contraire!...</p> + +<p>—Pouvais-je faire autrement?</p> + +<p>—Tu as fait cela, et cela serait assez, sans plus. Comment as-tu osé te +mettre entre moi et la jeune femme que j'aimais?</p> + +<p>—Quand l'ai-je fait?</p> + +<p>—Quand ne l'as-tu pas fait? C'est toi qui, constamment devant elle, +donnais un vilain renom au vieil Orlick.</p> + +<p>—C'est vous-même, vous aviez gagné ce nom vous-même, je n'aurais pu +vous faire de mal, si vous ne vous en étiez pas fait à vous-même.</p> + +<p>—Tu es un menteur, et tu aurais pris n'importe quelles peines, et +dépensé n'importe quel argent, pour me faire quitter ce pays, n'est-ce +pas? dit-il en répétant les paroles que j'avais dites à Biddy la +dernière fois que je l'avais vue. Maintenant, je vais t'apprendre +quelque chose: tu n'aurais jamais pu prendre la peine de me faire +quitter ce pays plus à propos que ce soir. Ah! quand même cela t'aurait +coûté vingt fois l'argent que tu as dit, tout jusqu'au dernier liard!»</p> + +<p>Comme il agitait vers moi sa lourde main, et qu'il montrait ses dents en +grondant comme un tigre, je sentais qu'il avait raison.</p> + +<p>«Qu'allez-vous me faire?</p> + +<p>—Je vais, dit-il, en frappant un vigoureux coup de poing sur la table, +et se levant pendant que ce coup tombait, je vais t'ôter la vie!»</p> + +<p>Il se pencha en avant en me regardant fixement, desserra lentement son +poing crispé, et le passa en travers de sa bouche comme si elle écumait +pour moi, puis il se rassit.</p> + +<p>«Tu t'es toujours retrouvé sur le chemin du vieil Orlick depuis ton +enfance; tu vas cesser d'y être ce soir même. Il ne veut plus entendre +parler de toi: tu es mort!»</p> + +<p>Je sentais que j'étais sur le bord de ma tombe. Un instant, je cherchai +autour de moi une chance de salut, mais il n'y en avait aucune.</p> + +<p>«Plus que cela, dit-il en croisant encore une fois ses bras, et restant +assis sur la table; je ne veux pas qu'un seul morceau de ta peau, qu'un +seul de tes os reste sur la terre. Je vais mettre ton corps dans le four +à chaux, je voudrais en porter deux comme cela sur mes épaules: l'on +supposera, après tout, ce qu'on voudra de toi, on ne saura jamais ce que +tu es devenu.»</p> + +<p>Mon esprit suivit avec une inconcevable rapidité les conséquences d'une +pareille mort: le père d'Estelle croirait que je l'avais abandonné, +serait pris, et mourrait en m'accusant; Herbert lui-même douterait de +moi, quand il comparerait la lettre que je lui avais laissée avec le +fait que je n'étais resté qu'un moment à la porte de miss Havisham; Joe +et Biddy ignoreraient toujours quel chagrin j'avais éprouvé cette +nuit-ci. Personne ne saurait jamais ce que j'avais souffert... combien +j'avais voulu être sincère... par quelle agonie j'avais passé. La mort +qui se dressait devant moi était horrible; mais bien plus horrible que +la mort était la crainte de laisser de mauvais souvenirs après ma mort; +mes pensées faisaient tant de chemin, que je me croyais méprisé par les +générations à naître, par les enfants d'Estelle et leurs enfants: tout +cela pendant que les paroles du misérable étaient encore sur ses lèvres.</p> + +<p>«Eh bien! loup, dit-il, avant que je te tue comme une bête, ce que j'ai +l'intention de faire, et ce pourquoi je t'ai attaché, je veux encore te +bien regarder et bien m'exciter, ô mon ennemi!»</p> + +<p>Il me vint à l'idée de crier encore au secours, bien que personne ne +connût mieux que moi la solitude du lieu, et le peu d'espoir qu'il y +avait d'être entendu. Mais pendant qu'il se repaissait de ma vue, je me +sentis soutenu par une haine et un mépris de lui, qui scellèrent mes +lèvres. Tout bien considéré, je résolus de ne pas le menacer, et de +mourir sans faire une dernière et inutile résistance. Calmé par la +pensée que le reste des hommes est réduit à cette cruelle extrémité, +demandant pardon au ciel comme je le faisais, attendri comme je l'étais +par la pensée que je n'avais pas dit adieu et ne pourrais jamais, jamais +dire adieu à ceux qui m'étaient chers et que je ne pourrais jamais leur +donner d'explication ni réclamer leur compassion pour mes misérables +erreurs, et cependant si j'avais pu le tuer, même en ce moment, je +l'aurais fait.</p> + +<p>Il avait bu, et ses yeux étaient rouges et sanglants. À son cou pendait +une grande boite en fer-blanc, dans laquelle je l'avais souvent vu +autrefois prendre sa nourriture et sa boisson. Il porta la bouteille à +ses lèvres et but un long coup, et je sentais que la liqueur que je +voyais filtrer sous son visage.</p> + +<p>«Loup! dit-il, en se croisant encore les bras, le vieil Orlick va te +dire quelque chose. C'est toi qui as tué ta mégère de sœur.»</p> + +<p>De nouveau, mon esprit, avec son inconcevable rapidité de tout à +l'heure, avait épuisé tout ce qui se rapportait à l'attentat commis sur +ma sœur, à sa maladie et à sa mort, avant que sa parole lente et +hésitante eût formé ces mots.</p> + +<p>«C'est vous, scélérat! dis-je.</p> + +<p>—Je te dis que c'est toi... je te dis que c'est toi qui as été cause de +tout, répondit-il, en prenant le fusil et donnant un coup de crosse dans +l'espace vide qui se trouvait entre nous. Je suis arrivé sur elle par +derrière, comme je suis arrivé sur toi ce soir. Je l'ai frappée! Je l'ai +laissée pour morte, et s'il y avait eu un four à chaux tout près, comme +il y en a un près de toi, elle ne serait pas revenue à la vie. Mais ce +n'est pas le vieil Orlick qui a fait tout cela, c'est toi: on t'a +favorisé, et on l'a maltraité et battu! Ah! tu vas me le payer. Tu l'as +fait, maintenant tu vas le payer.»</p> + +<p>Il but encore, et devint plus furieux: je voyais à l'inclinaison qu'il +donnait à la bouteille, qu'il n'y restait presque rien. Je comprenais +distinctement qu'il s'excitait avec son contenu à en finir avec moi. Je +savais que chaque goutte qu'elle contenait était une goutte de ma vie; +je savais que lorsque je serais changé en une partie de cette vapeur, +qui arrivait peu à peu jusqu'à moi comme un dernier avertissement, il +ferait comme il avait fait pour ma sœur; puis il se rendrait en toute +hâte à la ville, où on le verrait se dandiner et boire dans les +tavernes. Ma pensée rapide le poursuivait jusqu'à la ville, et se +formait un tableau des rues où il se promenait, et comparait leurs +lumières et leur animation avec les marais solitaires, et avec la +blanche vapeur dans laquelle j'avais été dissous et qui s'étendait sur +eux.</p> + +<p>Non seulement j'aurais pu compter des années, des années et des années +pendant qu'il disait une douzaine de mots; mais ce qu'il me disait me +représentait des images et non de simples mots. Dans la surexcitation et +l'exaltation de mon cerveau, je ne pouvais penser à un endroit sans le +voir, ni à n'importe quelles personnes sans les voir. Il est impossible +de peindre la vivacité de ces images, et cependant je suivais Orlick des +yeux avec autant d'attention pendant tout ce temps que le tigre prêt à +s'élancer sur sa proie! Je voyais jusqu'aux plus légers mouvements de +ses doigts.</p> + +<p>Quand il eut bu cette seconde fois, il se leva du banc sur lequel il +était assis, et poussa la table de côté; puis il prit la chandelle, et +se formant un abat-jour avec sa main meurtrière, de manière à renvoyer +la lumière sur moi, il se tint debout devant moi, me regarda, et parut +se repaître de ma vue.</p> + +<p>«Loup! je vais te dire quelque chose de plus. C'est le vieil Orlick que +tu as heurté sur ton escalier, l'autre nuit, dans le Temple.»</p> + +<p>Je vis l'escalier avec ses lampes éteintes; je vis l'ombre de la massive +rampe projetée sur la muraille par la lanterne du veilleur de nuit; je +vis les chambres que je ne devais jamais plus revoir: ici une porte +entr'ouverte, là une porte fermée, tous les meubles çà et là.</p> + +<p>«Et pourquoi le vieil Orlick était-il là? Je vais te dire quelque chose +de plus, loup. Toi et elle m'avez si bien chassé de ce pays, en +m'empêchant d'y gagner ma vie, que j'ai choisi de nouveaux compagnons et +de nouveaux maîtres. Les uns écrivent mes lettres quand j'en ai besoin, +entends-tu? écrivent mes lettres, loup, écrivent cinquante écritures! Ce +n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en sait écrire qu'une. J'ai +eu la ferme intention et la ferme volonté de t'ôter la vie, depuis que +tu es venu ici à l'enterrement de ta sœur; je n'ai pas trouvé le moyen +de me saisir de toi, et je t'ai suivi pour connaître tes allées et tes +venues; car, s'est dit le vieil Orlick en lui-même, d'une manière ou +d'une autre, je l'attraperai! Eh! quoi! en te cherchant, j'ai trouvé ton +oncle Provis. Hé!...»</p> + +<p>Le Moulin du Bord de l'Eau, le Bassin aux Écus et la Vieille Corderie, +le tout si clair et si net! Provis dans sa chambre et le signal convenu, +la jolie Clara, la bonne femme si maternelle, le vieux Bill Barley sur +son dos, le tout passa devant moi comme le cours rapide de ma vie, en +descendant promptement vers la mer!</p> + +<p>«Mais je te tiens et ton oncle aussi! Quand je t'ai connu chez Gargery, +tu étais un loup si petit que j'aurais dû te prendre le cou entre ce +doigt et le pouce, et t'étrangler (comme j'ai pensé souvent à le faire), +quand je te voyais flâner parmi les joncs, le dimanche, et tu n'avais +pas encore trouvé d'oncle, toi, dans ce temps-là!... Mais pense à ce que +le vieil Orlick a éprouvé, lorsqu'il a entendu dire que ton oncle Provis +avait probablement traîné le fer que le vieil Orlick avait ramassé, limé +en deux dans ces marais, il y a tant d'années, et qu'il a gardé jusqu'au +jour où il s'en est servi pour assommer ta sœur comme un bœuf, et +comme il entend t'assommer.... Hein!... quand il a entendu cela.... +Hein?...»</p> + +<p>Dans sa sauvage raillerie, il approcha la chandelle si près de moi, que +je tournai la tête de côté pour me garantir de la flamme.</p> + +<p>«Ah! s'écria-t-il en riant, après avoir recommencé cette cruelle +plaisanterie, les enfants brûlés craignent le feu. Le vieil Orlick a su +que tu avais été brûlé. Le vieil Orlick a appris que tu voulais faire +partir ton oncle Provis en contrebande, et le vieil Orlick, qui est un +second toi-même, a su que tu viendrais ce soir! Maintenant je vais te +dire quelque chose de plus, loup! et ce sera tout. Il y a des gens qui +ont été pour ton oncle Provis ce que le vieil Orlick a été pour toi. +Qu'ils prennent donc garde à eux, quand il aura perdu son neveu, quand +personne ne pourra trouver une seule loque des vêtements de son cher +parent, ni un seul os de son corps! Il y en a qui ne veulent pas et ne +peuvent pas souffrir que Magwitch—oui, je sais son nom—vive sur la +même terre qu'eux, et qui l'ont connu quand il vivait dans un autre +pays, qu'il ne devait pas et ne pouvait pas quitter à leur insu sans les +mettre en danger. Peut-être ce sont eux qui écrivent cinquante +écritures. Ce n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en écrit +qu'une! Oui, nous connaissons Compeyson, Magwitch et les galères!»</p> + +<p>Il approcha encore une fois la chandelle sur moi, enfuma mon visage et +mes cheveux, et, pendant un instant, m'aveugla; puis il me tourna son +large dos, et replaça la chandelle sur la table. J'avais fait +mentalement ma prière, et j'étais avec Joe, Biddy et Herbert avant qu'il +se retournât vers moi.</p> + +<p>Il y avait un espace vide de quelques pieds entre la table et le mur +opposé. Dans cet espace, il allait et venait continuellement. Sa grande +force semblait redoubler pendant qu'il se mouvait ainsi, avec ses mains +pendantes, lâches et lourdes à ses côtés, et avec ses yeux furieux fixés +sur moi. Il ne me restait pas le moindre espoir. Malgré la violence de +mon agitation intérieure et la vigueur surprenante des images qui +surgissaient en moi au milieu de pensées tumultueuses, je pouvais +cependant comprendre clairement que, s'il n'avait pas été bien résolu à +me faire périr dans quelques moment, à l'insu de tout être humain, il ne +m'aurait jamais dit ce qu'il venait de me dire.</p> + +<p>Tout à coup, il s'arrêta, ôta le bouchon de sa bouteille et le jeta au +loin. Tout léger qu'il était, je l'entendis tomber comme un plomb; il +avala lentement, en soulevant la bouteille par degrés, et alors il ne me +regarda plus; puis il versa les quelques dernières gouttes de liqueur +dans le creux de sa main, et les absorba avec une violence saccadée et +en jurant horriblement; il jeta ensuite la bouteille loin de lui, se +baissa, et je vis dans sa main un maillet à manche long et lourd.</p> + +<p>La résolution que j'avais prise ne m'abandonna pas; sans lui adresser un +seul mot d'inutile prière, je me mis à crier de toutes mes forces. Je ne +pouvais remuer que ma tête et mes jambes; mais je me débattais avec +toute la force que j'avais en moi, et qui m'était jusque là inconnue. Au +même instant, j'entendis des cris répondant aux miens, je vis des +figures et un rayon de lumière se précipiter par la porte, et je vis +Orlick se dégager du milieu d'un amas d'hommes, franchir la table d'un +bond, comme une trombe, et disparaître dans l'obscurité.</p> + +<p>Après un certain temps, je revins à moi, et je me trouvai couché, dégagé +de mes liens, sur le plancher, la tête appuyée sur les genoux de +quelqu'un. Mes yeux étaient fixés sur l'échelle dressée contre le mur. +Ainsi en reprenant connaissance, j'appris que j'étais encore à l'endroit +où je l'avais perdue.</p> + +<p>Trop indifférent d'abord, même pour regarder qui me soutenait, je +restais étendu regardant l'échelle, quand une figure vint se placer +entre elle et moi. C'était la figure du garçon de Trabb.</p> + +<p>«Je crois qu'il est mieux, dit le garçon de Trabb d'une voix douce. Mais +comme il est encore pâle, hein!»</p> + +<p>À ces mots, le visage de celui qui me soutenait vint se placer devant le +mien, et je vis que celui qui me soutenait était mon ami.</p> + +<p>«Herbert!... bon Dieu?</p> + +<p>—Doucement, dit Herbert, doucement, Haendel, ne vous agitez pas.</p> + +<p>—Et notre vieux camarade Startop! m'écriai-je, comme lui aussi se +penchait sur moi.</p> + +<p>—Souvenez-vous de l'affaire pour laquelle il va nous aider, dit +Herbert, et soyez calme.»</p> + +<p>Cette allusion me fit redresser; mais la douleur que me causa mon bras +me fit retomber.</p> + +<p>«Le moment n'est pas passé, Herbert, n'est-ce pas? Quel jour +sommes-nous? Depuis combien de temps suis-je ici?»</p> + +<p>Car j'avais l'étrange et fatal sentiment que j'étais resté étendu là +pendant longtemps: un jour et une nuit, deux jours et deux nuits, +peut-être plus.</p> + +<p>«Le moment n'est pas passé, nous sommes encore à lundi soir.</p> + +<p>—Dieu soit béni!...</p> + +<p>—Et vous avez toute la journée de demain mardi pour vous reposer, dit +Herbert. Mais vous ne cessez pas de gémir, mon cher Haendel, quelle +blessure avez-vous? Pouvez-vous vous tenir debout?</p> + +<p>—Oui, oui, dis-je, je puis marcher, je n'ai d'autre blessure que la +douleur que me cause ce bras.»</p> + +<p>Ils le mirent à nu, et firent tout ce qui était en leur pouvoir pour me +soulager. Mon bras était considérablement enflé et enflammé, je pouvais +à peine supporter qu'on y touchât, mais ils déchirèrent leurs mouchoirs +pour me faire de nouveaux bandages, et le replacèrent soigneusement dans +l'écharpe, jusqu'à ce que nous puissions gagner la ville et nous +procurer une lotion calmante pour mettre dessus. En peu de temps, nous +eûmes fermé la porte de la maison de l'écluse, que nous laissions sombre +et déserte, et nous repassions par la carrière pour rentrer en ville. Le +garçon de Trabb, maintenant le commis de Trabb, marchait en avant avec +une lanterne. C'était sa lumière que j'avais vu paraître à la porte, +mais la lune était beaucoup plus haute que la dernière fois que je +l'avais vue; le ciel et la nuit, bien que pluvieuse, étaient beaucoup +plus clairs. La vapeur blanche de la chaux passait devant nous. Pendant +que nous marchions, et comme auparavant j'avais mentalement fait une +prière, je fis alors une action de grâces.</p> + +<p>Suppliant Herbert de me dire comment il était venu à mon secours, ce que +d'abord il avait positivement refusé de faire en me recommandant de +rester tranquille, j'appris que, dans ma précipitation, j'avais laissé +tomber la lettre anonyme dans notre appartement, où en rentrant avec +Startop, qu'il avait rencontré dans la rue, il l'avait trouvée très peu +de temps après mon départ. Le ton de la lettre l'avait inquiété, surtout +à cause du peu de rapport qu'il y avait entre ce qu'elle disait et les +quelques lignes que je lui avais laissées. Son inquiétude croissant, au +lieu de céder après un quart d'heure de réflexion, il était parti pour +le bureau des voitures avec Startop, qui n'avait pas mieux demandé que +de l'accompagner pour demander à quelle heure partait la première +voiture. Voyant que la voiture de l'après-midi était partie et trouvant +que son inquiétude se changeait positivement en alarme à mesure qu'il +rencontrait des obstacles, il avait résolu de partir en poste. Donc +Startop et lui étaient arrivés au <i>Cochon bleu</i> comptant m'y trouver, ou +au moins avoir quelques nouvelles de moi. Mais ne trouvant rien du tout, +ils s'étaient rendus chez miss Havisham, où ils avaient perdu mes +traces. Après cela, ils étaient retournés à l'hôtel (au moment sans +doute où j'écoutais la version locale et populaire de mon histoire) pour +prendre quelques rafraîchissements, et se procurer quelqu'un qui pût les +guider dans les marais. Parmi les personnes qu'ils trouvèrent sous la +porte du <i>Cochon bleu</i> se trouvait justement le garçon de Trabb, fidèle +à son ancienne coutume de se trouver partout où il n'avait pas besoin +d'être; et le garçon de Trabb m'avait vu partir de chez miss Havisham +dans la direction de mon auberge. Le garçon de Trabb s'était donc fait +leur guide et ils étaient partis avec lui pour la maison de l'écluse, +mais par le chemin de la ville aux marais que j'avais évité. Tout en +marchant, Herbert avait réfléchi que je pouvais, après tout, avoir été +appelé là dans un but qui importait à la sûreté de Provis, et pensant +que, dans ce cas, il ferait peut-être mal de me déranger, il avait +laissé son guide et Startop au bord de la carrière et s'était approché +seul et sans bruit de la maison, deux ou trois fois, cherchant à +s'assurer si tout se passait bien à l'intérieur. Comme il ne pouvait +rien entendre que les sons indistincts d'une voix rude (ceci se passait +pendant que mon esprit était tant occupé), il avait même fini par douter +que je fusse là, quand tout à coup il m'avait entendu crier de toutes +mes forces. Il avait alors répondu à mes cris, et s'était précipité dans +la cabane, suivi de près par les deux autres.</p> + +<p>Quand je dis à Herbert ce qui s'était passé dans la maison, il voulut +aller immédiatement à la ville trouver un magistrat, malgré l'heure +avancée, et obtenir un ordre d'arrestation; mais j'avais déjà songé +qu'une pareille démarche, en nous retenant et en nous empêchant de +revenir pourrait être fatale à Provis. Il n'y avait pas à contester +cette difficulté, et nous abandonnâmes toute pensée de poursuivre Orlick +pour le moment. Dans ces circonstances, nous crûmes prudent de traiter +légèrement la chose aux yeux du garçon de Trabb qui, j'en suis +convaincu, aurait été fortement désappointé s'il avait appris que son +intervention m'avait sauvé du four à chaux; non pas que le garçon de +Trabb fût d'une mauvaise nature, mais parce qu'il avait trop de vivacité +non employée, et qu'il était dans sa constitution de chercher de la +variété et de l'excitation aux dépens des autres.</p> + +<p>En le quittant, je lui fis présent de deux guinées (qui semblaient faire +son affaire), et je lui dis que j'étais fâché d'avoir jamais eu une +mauvaise opinion de lui (ce qui ne lui fit pas la moindre impression).</p> + +<p>Le mercredi était si près de nous, nous prîmes le parti de retourner à +Londres le soir même tous les trois dans la chaise de poste, afin d'être +déjà loin si l'aventure de la nuit venait à s'ébruiter. Herbert se +procura une bouteille de mixture calmante pour mon bras, et, à force +d'en verser sur ma blessure, pendant toute la nuit, il me fut possible +de supporter la douleur pendant le voyage. Il faisait jour quand nous +arrivâmes au Temple; je me mis au lit immédiatement, et j'y restai tout +le jour.</p> + +<p>Je tremblais de tomber malade et d'être impotent pour le lendemain, et +je m'étonne que cette crainte seule ne m'ait pas rendu incapable de rien +faire. Cela fût arrivé sûrement, avec la fatigue et la torture morale +que j'avais endurées, sans la force surnaturelle avec laquelle agissait +sur moi l'idée du lendemain de ce jour, considéré avec tant +d'inquiétudes, chargé de telles conséquences et de résultats +impénétrables quoique si proches! Aucune précaution ne pouvait être plus +utile que d'éviter de communiquer avec Provis ce jour-là; cependant cela +augmentait encore mon inquiétude. Je tressaillais à chaque pas, à chaque +bruit, croyant que Provis était découvert et arrêté, et que c'était un +messager qui arrivait pour m'en informer. Je me persuadais à moi-même +que je savais qu'il était arrêté; qu'il y avait sur mon esprit quelque +chose de plus qu'une crainte ou un pressentiment; que le fait était +arrivé, et que j'en avais une mystérieuse certitude. La journée se +passa, et aucune mauvaise nouvelle n'arriva. Comme le jour touchait à sa +fin, et que l'obscurité tombait, ma crainte vague d'être retenu par ma +maladie le lendemain, s'empara de moi tout à fait; je sentais battre mon +bras brûlant et ma tête brûlante, et il me semblait que je commençais à +divaguer. Je comptais jusqu'à des nombres élevés pour m'assurer de +moi-même, et je répétais des fragments d'ouvrages que je savais, en +prose et en vers. Il arrivait quelquefois que, pendant un court répit de +mon esprit fatigué, je m'assoupissais quelques instants et que +j'oubliais; alors je me disais en me réveillant en sursaut:</p> + +<p>«Allons! m'y voilà, le délire s'empare de moi.»</p> + +<p>On me laissa très tranquille tout le jour; on tint mon bras constamment +bandé et l'on me fit prendre des calmants. Toutes les fois que je +m'endormais, je me réveillais avec l'idée que j'avais eue dans la cabane +de l'Écluse, qu'un long espace de temps s'était écoulé, et que +l'occasion de sauver Provis était passée. Vers minuit, je me jetai en +bas de mon lit, et fus trouver Herbert avec la conviction que j'avais +dormi pendant vingt-quatre heures, et que le mercredi était passé. +C'était le dernier effort de mon excitation épuisée; après cela, je +dormis profondément.</p> + +<p>Le mercredi matin commençait à poindre, quand je regardai par la +fenêtre. Les lumières qui vacillaient sur les ponts avaient déjà pâli, +le soleil levant était comme un lac de feu à l'horizon; le fleuve, +encore sombre et mystérieux, était coupé par les ponts, qui prenaient +une teinte grise et froide, et çà et là, à la partie supérieure, une +touche chaude renvoyée par le ciel en feu. Comme je regardais cet amas +de toits, de tours d'églises et de flèches, s'élevant dans l'air, plus +clairs que de coutume, le soleil se leva, un voile parut tout à coup +être enlevé de dessus la rivière, et des millions d'étincelles parurent +à sa surface. De moi aussi, il me semblait qu'on avait tiré un voile, et +je me sentais vaillant et fort.</p> + +<p>Herbert était endormi dans son lit, et notre vieux camarade d'études +était endormi sur le sofa. Je ne pouvais pas m'habiller sans l'aide de +quelqu'un, mais je ranimai le feu qui brûlait encore et je leur préparai +du café. Bientôt mes compagnons se levèrent, vaillants et forts aussi; +et nous laissâmes entrer par les fenêtres l'air vif du matin, et nous +regardâmes la marée qui montait encore vers nous.</p> + +<p>«Quand l'aiguille sera sur neuf heures, dit Herbert avec entrain, +attention à nous! et tenez-vous prêts, vous, là-bas, au Moulin du Bord +de l'Eau!»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXIVb" id="CHAPITRE_XXIVb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIV.</a></h2> + + +<p>C'était un des ces jours de mars, où le soleil brille chaud et où le +vent souffle froid, où l'on trouve l'été sous le soleil et l'hiver à +l'ombre. Nous avions nos paletots avec nous, et je pris un sac de +voyage. De tout ce que je possédais sur terre, je ne pris que les +quelques objets de première nécessité qui remplissaient le sac. Où +allais-je? qu'allais-je faire? et quand reviendrais-je? étaient autant +de questions auxquelles je ne pouvais répondre. Je n'en troublai pas mon +esprit, car tout cela reposait sur la sûreté de Provis. Je me demandai +seulement, au moment où je m'arrêtai à la porte pour jeter un dernier +regard dans l'appartement, dans quelles circonstances différentes je +devais revoir ces chambres, si jamais je les revoyais.</p> + +<p>Nous descendîmes sans nous presser l'escalier du Temple, et nous y +restâmes pendant quelque temps, comme si nous n'étions pas encore tout à +fait décidés à tenter l'aventure. J'avais, bien entendu, veillé à ce que +le bateau se trouvât prêt et tout en ordre. Après avoir montré un peu +d'indécision, dont personne ne fut témoin, que les deux ou trois +créatures amphibies appartenant à notre escalier du Temple, nous nous +embarquâmes et prîmes le large, Herbert à l'avant, moi au gouvernail. La +marée était haute, car alors il était huit heures et demie.</p> + +<p>Voici quel était notre plan: la marée commençant à baisser à neuf +heures, et nous emmenant jusqu'à trois heures, notre intention était de +continuer quand elle remonterait, et de ramer contre elle jusqu'à la +nuit. Nous serions bien alors arrivés dans ces grandes largeurs au-delà +de Gravesend, entre Kent et Essex, où la rivière est large et solitaire, +où les habitants riverains sont peu nombreux, et où il y a des auberges +éparses, çà et là, parmi lesquelles nous pourrions facilement en choisir +une pour nous reposer. Nous avions l'intention d'y rester toute la nuit. +Le paquebot pour Hambourg et celui pour Rotterdam devaient quitter +Londres vers neuf heures, le jeudi matin, nous savions à quelle heure +l'attendre, selon l'endroit où nous serions, et nous hélerions d'abord +le premier, de sorte que si, par hasard, on ne pouvait nous prendre à +bord, nous aurions une seconde chance. Nous connaissions les marques +distinctives de chaque vaisseau.</p> + +<p>Le soulagement que j'éprouvais en commençant enfin l'exécution de notre +entreprise était si grand, qu'il m'était difficile de croire à l'état +dans lequel je m'étais trouvé quelques heures auparavant. L'air vif, le +soleil, le mouvement sur la rivière et le mouvement dans la rivière +elle-même, l'eau qui courait avec nous, paraissant sympathiser avec +nous, nous animer, nous encourager, me rafraîchissaient d'un nouvel +espoir. Je me sentais intérieurement humilié d'être si peu utile dans le +bateau, mais il y avait peu de meilleurs rameurs que mes deux amis, et +ils ramaient avec une régularité qui devait durer tout le jour.</p> + +<p>À cette époque, la navigation à vapeur sur la Tamise était bien loin +d'être ce qu'elle est aujourd'hui, et les bateaux à rames étaient bien +plus nombreux. Il y avait peut-être autant de barques houillères à +voiles et de bateaux côtiers qu'à présent; mais les vaisseaux à voiles, +grands et petits, n'étaient pas la dixième ou la vingtième partie aussi +nombreux. De bonne heure comme il était, il y avait déjà beaucoup de +bateaux à rames allant et venant, beaucoup de barques descendant avec la +marée; la navigation sur la rivière entre les ponts, en bateaux +découverts, était chose plus commode et plus commune dans ce temps-là +qu'aujourd'hui, et nous avancions lentement, au milieu d'un grand nombre +d'esquifs et de péniches.</p> + +<p>Nous eûmes bientôt franchi le vieux pont de Londres et le vieux marché +de Billingsgate, et la Tour Blanche, et la Porte des Traîtres, et nous +passâmes entre les rangées de vaisseaux. Voici les bateaux à vapeur de +Leith, d'Aberdeen et de Glascow, chargeant et déchargeant des +marchandises; ils paraissent énormément élevés au-dessus de l'eau quand +nous passons le long de leurs flancs; voici les houillers par vingtaines +et vingtaines, et les déchargeurs de charbon qui épongent les planches +des ponts des navires, en compensation des mesures de charbon qu'ils +enlèvent et qu'ils versent ensuite dans des barques. Ici est amarré le +steamer qui part demain pour Rotterdam, nous en prenons bonne note; et +là, le steamer qui part demain pour Hambourg, sur le beaupré duquel nous +passons; et maintenant, assis à l'arrière, je peux voir, et mon cœur en +bat plus vite, le Moulin et les escaliers du Moulin.</p> + +<p>«Est-il là? dit Herbert.</p> + +<p>—Pas encore.</p> + +<p>—C'est juste, il ne devait pas descendre avant de nous voir. +Pouvez-vous voir le signal?</p> + +<p>—Pas bien d'ici, mais je crois le voir lui... maintenant je le vois! +Ensemble, doucement, Herbert, rentrez vos rames.»</p> + +<p>Pendant une seule minute, nous touchons légèrement l'escalier; Provis +saute à bord, et nous reprenons le large. Il avait un manteau de matelot +avec lui, une malle en toile noire, et il ressemblait autant à un pilote +de rivière que mon cœur pouvait le désirer.</p> + +<p>«Mon cher ami, dit-il, en mettant son bras sur mon épaule pendant qu'il +prenait sa place, cher et fidèle enfant, c'est bien, merci, merci!»</p> + +<p>Nous traversons encore une rangée de vaisseaux, nous en sortons; nous +évitons les chaînes rouillées, les câbles de chanvre, les grelins et les +bouées; nous dispersons les copeaux et les éclats de bois flottants, +nous fendons les amas de scories de charbon flottantes. Nous passons +sous la figure de la proue du <i>John</i> de Sunderland, adressant un +discours aux vents (comme font bien des Johns), et sous la <i>Betzy</i> de +Yarmouth, avec sa gorge ferme et ses yeux protubérants sortant de deux +pouces hors de sa tête; nous passons devant des marteaux qui +fonctionnent dans les chantiers de construction; devant des scies qui +pénètrent dans le bois; devant des machines qui frappent à grand bruit +sur des choses inconnues; des pompes jouent dans les vaisseaux qui +prennent eau, les cabestans tournent, les vaisseaux gagnent la mer, et +des créatures marines échangent des jurons impossibles par-dessus les +bords avec des débardeurs qui leur répondent; nous passons... nous +passons enfin sur une eau plus claire dans laquelle les mousses +pourraient prendre leurs ébats, sans pécher plus longtemps dans les eaux +troubles qui sont de l'autre côté, et où les voiles festonnées peuvent +se gonfler au vent.</p> + +<p>À l'escalier où nous avions pris Provis à bord, et, toujours depuis, +j'avais cherché vainement une preuve que nous étions soupçonnés, je n'en +avais pas vu. Certainement nous ne l'avions pas été à ce moment-là, et +certainement nous n'étions ni précédés ni suivis d'aucun bateau. Si nous +avions été surveillés par quelque bateau, j'aurais nagé vers lui et je +l'aurais obligé à continuer ou à déclarer son projet; mais nous +continuâmes notre route, sans la moindre apparence d'être molestés.</p> + +<p>Provis avait mis son manteau de matelot, et semblait, comme je l'ai dit, +un personnage approprié au milieu dans lequel nous nous trouvions. Il +était remarquable (mais peut-être la vie misérable qu'il avait menée +pouvait l'expliquer) qu'il n'était pas le moins du monde inquiet pour +aucun de nous. Il n'était pas indifférent, car il me disait qu'il +espérait vivre pour voir son gentleman devenir un des gentlemen les plus +parfaits en pays étranger; il n'était pas disposé à être passif ou +résigné, ainsi que je le compris, mais il ne se doutait aucunement qu'on +pût rencontrer le danger à moitié route. Quand le danger fondait sur +lui, il lui tenait tête, mais il fallait qu'il vînt avant qu'il s'en +occupât.</p> + +<p>«Si vous saviez, mon cher ami, me dit-il, ce que c'est que d'être ici, à +côté de mon cher enfant, et de fumer ma pipe après avoir passé des jours +entre quatre murailles, vous m'envieriez... mais vous ne savez pas ce +que c'est.</p> + +<p>—Je crois connaître les délices de la liberté, répondis-je.</p> + +<p>—Ah! dit-il en secouant gravement la tête, il faut avoir été sous clefs +et verrous, mon cher enfant, pour le savoir comme moi... mais je ne vais +pas montrer de petitesse.»</p> + +<p>Je ne pouvais concevoir comment, pour une idée fixe comme celle de me +voir gentleman, il avait pu risquer sa liberté et même sa vie. Mais je +réfléchis que peut-être la liberté sans danger était trop en dehors de +toutes les habitudes de sa vie pour être pour lui ce qu'elle serait pour +un autre homme. Je n'étais pas trop loin du vrai; car il dit, après +avoir fumé un peu:</p> + +<p>«Écoutez-moi, cher ami: quand j'étais là-bas, de l'autre côté du monde, +je regardais toujours de ce côté, et il me devint insipide d'y rester, +car je devenais riche. Tout le monde connaissait Magwitch, et Magwitch +pouvait aller et Magwitch pouvait venir, et personne ne s'occupait de +lui. Ils ne sont pas aussi coulants avec moi, ici, mon cher enfant, ou +du moins ils ne le seraient pas, s'ils savaient où je suis.</p> + +<p>—Si tout va bien, dis-je, vous serez, dans quelques heures, tout à fait +libre et en sûreté.</p> + +<p>—Eh bien! reprit-il en poussant un long soupir, je l'espère.</p> + +<p>—Et le croyez-vous?»</p> + +<p>Il trempa sa main dans l'eau, par-dessus le plat bord du bateau, et dit +en souriant de cet air doux, qui n'était pas nouveau pour moi:</p> + +<p>«Oui, je suppose que je le crois, cher enfant. Il serait difficile +d'être plus tranquilles et plus à notre aise que nous ne le sommes +maintenant. Mais... c'est peut-être cette brise si douce et si agréable +sur l'eau, qui me le fait croire... je songeais tout à l'heure, en +regardant la fumée de ma pipe, que nous ne pouvons pas plus voir au-delà +de ces quelques heures, que nous ne pouvons voir au fond de cette +rivière dont j'essaye de saisir l'eau; et nous ne pouvons pas retenir +davantage le cours du temps que je ne puis retenir cette eau; et +voyez... elle a passé à travers mes doigts, et est partie! dit-il en +levant sa main mouillée.</p> + +<p>—Mais à votre visage, j'aurais pensé que vous étiez un peu abattu, +dis-je.</p> + +<p>—Pas le moins du monde, mon cher enfant! Cela vient des flots qui sont +si calmes, et qui murmurent si doucement à l'avant du bateau une espèce +de psalmodie du dimanche. Sans compter que peut-être je deviens un peu +vieux.»</p> + +<p>Il remit sa pipe dans sa bouche avec une expression impassible et se +tint calme et content, comme si nous eussions été hors d'Angleterre. +Cependant il se soumettait aussi facilement, au moindre mot d'avis, que +s'il eût été dans une constante terreur; lorsque nous abordâmes pour +nous procurer quelques bouteilles de bière, il allait sauter à terre, +quand je lui fis comprendre que je croyais qu'il serait plus en sûreté +où il était, et il dit:</p> + +<p>«Vous croyez, mon cher enfant?»</p> + +<p>Et il se rassit tranquillement.</p> + +<p>L'air était froid sur la rivière, mais c'était une belle journée, et le +soleil nous envoyait des rayons joyeux. La marée descendait vite; je +prenais soin d'en profiter, et nos rames nous menaient bon train. +Imperceptiblement, avec la marée qui se retirait, nous nous éloignâmes +de plus en plus des bois et des coteaux, et nous nous approchâmes des +bancs de vase; mais la marée ne nous avait pas encore quittés quand nous +eûmes passé Gravesend. Comme l'objet de nos soins était enveloppé dans +son manteau, je passai avec intention, à une ou deux longueurs de bateau +de la douane flottante, et un peu plus loin, pour reprendre le courant, +le long de deux vaisseaux d'émigrants, et sous l'avant d'un gros navire +de transport sur le gaillard d'avant duquel il y avait des troupes qui +nous regardaient passer. Bientôt le courant se mit à faiblir et les +radeaux à l'ancre à balancer, et bientôt tout balança à l'entour; et les +vaisseaux qui voulaient profiter de la nouvelle marée pour remonter le +fleuve commencèrent à passer en flottes autour de nous, qui nous +tenions, autant que possible, près du rivage, hors du courant, évitant +avec soins les bas-fonds et les bancs de vase.</p> + +<p>Nos rameurs s'étaient si bien reposés, en laissant de temps à autre le +bateau suivre le courant, pendant une minute ou deux, qu'un quart +d'heure de halte leur suffit grandement. Nous nous abritâmes au milieu +de pierres limoneuses, pour manger et boire ce que nous avions avec +nous, tout en veillant avec attention. Cet endroit me rappelait mon pays +de marais, plat et monotone, avec son horizon triste et morne; la +rivière, en serpentant, tournait et tournait, et les grandes bouées +flottantes tournaient et tournaient, et tout le reste semblait calme et +arrêté. Le dernier essaim de vaisseaux avait doublé la dernière basse +pointe que nous avions franchie; la dernière barque verte, chargée de +paille, avec une voile brune, l'avait suivie; quelques bateaux de +ballast, construits comme la première imitation grossière d'un bateau, +faite par un enfant, étaient enfoncés profondément dans la vase; le +petit phare trapu construit sur pilotis se montrait désemparé sur ses +échasses et ses supports; les pieux gluants sortaient de la vase, les +bornes rouges sortaient de la vase, les signaux de marée sortaient de la +vase, et une vieille plate-forme et une vieille construction sans toit, +reposaient sur la vase; enfin, tout, autour de nous, n'était que vase et +stagnation.</p> + +<p>Nous reprîmes le large, et fîmes le plus de chemin qu'il nous fut +possible. C'était bien plus dur à manœuvrer maintenant; mais Herbert et +Startop furent persévérants, et ils ramèrent, ramèrent, ramèrent, +jusqu'au coucher du soleil. À ce moment, la rivière nous soulevait un +peu, de sorte que nous pouvions planer au-delà des rives. Nous voyions +le soleil rouge au fond de l'horizon, colorant la terre d'un bleu +empourpré qui noircissait à vue d'œil, et les marais solitaires et +plats, et au loin les montagnes, entre lesquelles et nous il ne semblait +y avoir rien de vivant, si ce n'est çà et là, sur le premier plan, une +mouette mélancolique.</p> + +<p>Comme la nuit tombait vite et que la pleine lune étant passée, la lune +ne devait pas se lever de bonne heure, nous tînmes un petit conseil: il +fut de courte durée, car il était clair que ce que nous avions à faire, +c'était de nous arrêter à la première taverne isolée que nous pourrions +trouver. On mit de nouveau les rames en mouvement, et je cherchai au +loin quelque chose comme une maison. Nous continuâmes ainsi, parlant +peu, pendant quatre ou cinq longs milles. Il faisait très froid, et un +bateau de charbon, venant sur nous avec son feu brillant et fumant, nous +parut un intérieur confortable. La nuit était aussi sombre à ce moment +qu'elle devait le rester jusqu'au jour, et le peu de lumière que nous +avions semblait venir plutôt de la rivière que du ciel, quand les rames, +en plongeant, reflétaient quelques étoiles.</p> + +<p>À ce moment lugubre, nous nous sentions tous obsédés de l'idée qu'on +nous suivait. La marée, en montant, battait lourdement, et à des +intervalles irréguliers, contre le rivage, et toutes les fois que ce +bruit nous arrivait, l'un ou l'autre d'entre nous ne manquait jamais de +faire un mouvement et de regarder dans cette direction. Çà et là, le +courant avait creusé dans la rive une petite crique. Nous redoutions ces +sortes d'endroits, et nous les observions avec anxiété. Quelquefois l'un +de nous s'écriait à voix basse:</p> + +<p>«Qu'est-ce que ce bruit?</p> + +<p>—Est-ce un bateau que l'on voit là-bas?» demandait un autre.</p> + +<p>Puis nous retombions dans un silence de mort, et je ne cessais de penser +avec impatience au bruit inaccoutumé que les rames faisaient dans les +anneaux où elles étaient retenues.</p> + +<p>À la fin, nous découvrîmes une lumière et un toit; bientôt après, nous +glissions le long d'une petite digue, faite avec des pierres qui avaient +été ramassées tout près de là. Laissant les autres dans le bateau, je +sautai à terre, et je trouvai que la lumière se voyait à travers la +fenêtre d'une taverne. C'était un endroit assez sale et, j'ose le dire, +très connu des contrebandiers, mais il y avait un bon feu dans la +cuisine, des œufs et du jambon à manger, et diverses liqueurs à boire. +Il y avait aussi deux chambres à deux lits, telles quelles, comme le dit +le maître de l'établissement. Il n'y avait personne dans la maison que +le propriétaire, sa femme et un individu mâle, grisonnant, le +garde-pavillon du petit port, qui était aussi gluant, aussi limoneux que +s'il avait été enfoncé dans l'eau pour en marquer la hauteur.</p> + +<p>Avec cet aide, je revins au bateau, et nous retournâmes tous à terre, +emportant les rames, le gouvernail, la gaffe et tout ce qu'il contenait. +Nous le tirâmes de l'eau pour la nuit. Nous fîmes un très bon repas, +auprès du feu de la cuisine, et nous gagnâmes les chambres à coucher. +Herbert et Startop devaient en occuper une, moi et l'objet de nos soins +l'autre. Nous trouvâmes l'air aussi soigneusement exclu de l'une que de +l'autre, comme si l'air était fatal à la vie, et il y avait plus de +linge sale et de cartons sous les lits que je n'aurais cru la famille +capable d'en posséder; mais nous nous considérâmes cependant comme bien +partagés, car il nous eût été impossible de trouver un lieu plus +solitaire.</p> + +<p>Tandis que nous nous réconfortions près du feu, après notre repas, le +garde, qui se tenait blotti dans un coin et qui avait une énorme paire +de souliers qu'il avait exhibée pendant que nous mangions notre omelette +au lard, relique intéressant qu'il avait prise il y a quelques jours aux +pieds d'un matelot noyé, me demanda si j'avais vu une galiote de +douanier à quatre rames remonter avec la marée? Quand je lui eus répondu +que non, il me dit:</p> + +<p>«Ils doivent alors être descendus, et pourtant ils ont pris par en haut +en quittant d'ici; mais ils auront réfléchi que cela valait mieux, pour +une raison ou pour une autre, et ils seront descendus.</p> + +<p>—Une galiote à quatre rames, avez-vous dit? demandai-je.</p> + +<p>—Oui, monsieur, et il y avait dedans deux hommes assis qui ne ramaient +pas.</p> + +<p>—Sont-ils descendus à terre, et sont-ils venus ici?</p> + +<p>—Ils sont venus ici avec une cruche en grès de deux gallons, pour +chercher de la bière. J'aurais bien voulu empoisonner la bière, dit le +garde, ou y mettre quelque drogue.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Je sais bien pourquoi, dit le garde. Il y en avait un qui parlait +d'une voix sourde, comme s'il avait de la vase dans le gosier.</p> + +<p>—Il croit, dit l'hôtelier, homme peu méditatif, à l'œil pâle et qui +semblait compter sur son garde, il pense qu'ils étaient ce qu'ils +n'étaient pas.</p> + +<p>—Je sais ce que je pense, observa le garde.</p> + +<p>—Vous pensez que ce sont les douaniers, Jack? dit l'aubergiste.</p> + +<p>—Oui, dit le garde.</p> + +<p>—Eh bien, vous vous trompez.</p> + +<p>—Vraiment!»</p> + +<p>Dans la signification infinie de sa réplique et sa confiance sans bornes +dans sa perspicacité, le garde ôta un de ses énormes souliers, regarda +dedans, fit tomber quelques cailloux qui s'y trouvaient sur le pavé de +la cuisine et le remit. Il fit ceci de l'air d'un homme qui voit si +juste qu'il peut tout se permettre.</p> + +<p>«Que croyez-vous donc qu'ils fassent de leurs boutons? demanda le maître +de la maison, en hésitant un peu.</p> + +<p>—Avec leurs boutons? répondit le garde; les semer par-dessus bord, les +avaler, les semer pour récolter de petites salades. Ce qu'ils font de +leurs boutons!</p> + +<p>—Ne vous emportez pas, dit le propriétaire d'un ton mélancolique et +pathétique à la fois.</p> + +<p>—Un officier de la douane sait ce qu'il doit faire de ses boutons, dit +le garde, en répétant le mot qui l'offusquait avec le plus grand mépris, +quand on passe entre lui et sa lumière. Quatre rameurs et deux hommes +assis ne montent pas avec une marée pour descendre avec une autre, avec +ou contre le courant, sans qu'il y ait de la douane au fond de tout +cela.»</p> + +<p>Là-dessus, il sortit avec un geste de dédain, et l'aubergiste n'ayant +plus personne pour la soutenir, trouva impossible de poursuivre cette +conversation.</p> + +<p>Ce dialogue nous donna à tous de l'inquiétude. À moi surtout, il m'en +donna beaucoup. Un vent lugubre sifflait autour de la maison, la marée +battait la berge, et j'avais le pressentiment que nous étions épiés et +menacés. Une galiote à quatre rames, allant et venant d'une manière +assez inusitée pour attirer l'attention, était une détestable +circonstance, et je ne pouvais me débarrasser de l'appréhension qu'elle +me causait. Quand j'eus amené Provis à se coucher, je sortis avec mes +deux compagnons (Startop, à ce moment, connaissait l'état des choses) et +nous tînmes de nouveau conseil. Resterions-nous dans la maison jusqu'à +l'approche du steamer, qui devait passer vers une heure de l'après-midi +environ, ou bien partirions-nous de grand matin? Telles étaient les +questions que nous discutâmes. Nous terminâmes, en décidant qu'il valait +mieux rester où nous étions, et qu'une heure avant le passage du steamer +seulement, nous irions nous placer sur sa route, et descendre doucement +avec la marée. Ayant pris cette résolution, nous rentrâmes dans la +maison et nous nous mîmes au lit.</p> + +<p>Je me couchai, en conservant la plus grande partie de mes vêtements, et +je dormis bien pendant quelques heures. Quand je m'éveillai, le vent +s'était élevé, et l'enseigne de la maison (<i>Le Vaisseau</i>) se balançait +en grinçant avec un bruit qui m'éveilla en sursaut. Me levant doucement, +car l'objet de mes soins dormait profondément, je regardai par la +fenêtre. Elle avait vue sur la digue où nous avions mis à sec notre +bateau, et quand mes yeux se furent habitués à la lumière de la lune, +perçant les nuages, je vis deux hommes qui le regardaient. Ils passèrent +sous la fenêtre sans regarder autre chose, et ne descendirent pas au +bord de l'eau, qui, je le voyais, était à sec, mais ils prirent par les +marais, dans la direction du <i>Nord</i>.</p> + +<p>Mon premier mouvement fut d'appeler Herbert, et de lui montrer les deux +hommes qui s'éloignaient; mais réfléchissant, avant d'entrer dans la +chambre, qui était sur le derrière de la maison et attenant à la mienne, +que lui et Startop avaient eu plus de fatigue que moi, je n'en fis rien. +Retournant à ma fenêtre, je pus encore voir les deux hommes se mouvoir +dans les marais, à la pâle clarté de la lune. Cependant je les perdis +bientôt de vue, et, sentant que j'avais très froid, je me couchai pour +penser à cet événement, et je me rendormis.</p> + +<p>Nous étions debout de grand matin, et pendant que nous nous promenions +çà et là, avant le déjeuner, je crus qu'il fallait faire part à mes +compagnons de ce que j'avais vu. Ce fut encore Provis qui se montra le +moins inquiet:</p> + +<p>«Il est très probable que ces hommes appartiennent à la douane, dit-il +tranquillement, et qu'ils ne songent pas à nous.»</p> + +<p>J'essayai de me persuader qu'il en était ainsi, comme en effet cela +pouvait se faire. Cependant je lui proposai de se rendre avec moi à une +pointe éloignée que nous voyions de là, et où le bateau pourrait nous +prendre à bord, vers midi. La précaution ayant paru bonne, Provis et moi +nous partîmes aussitôt après le déjeuner, sans rien dire à l'auberge.</p> + +<p>Il fumait sa pipe en marchant et il s'arrêtait parfois pour me toucher +l'épaule. On aurait supposé que c'était moi qui courais des dangers et +non pas lui, et qu'il cherchait à me rassurer. Nous parlions très peu; +en approchant de la pointe indiquée, je le priai de rester dans un +endroit abrité, pendant que je pousserais une reconnaissance plus avant, +car c'était de ce côté que les hommes s'étaient dirigés pendant la nuit; +il y consentit, et je continuai seul. Il n'y avait pas de bateau au-delà +de la pointe, ni sur la rive. Rien non plus n'indiquait que des hommes +se fussent embarqués là; mais la marée était haute, et il pouvait y +avoir des empreintes de pas sous l'eau.</p> + +<p>Quand il regarda hors de son abri et qu'il vit que j'agitais mon chapeau +pour lui faire signe de venir, il me rejoignit. Nous attendîmes, tantôt +couchés à terre, enveloppés dans nos manteaux, et tantôt marchant pour +nous réchauffer, jusqu'au moment où nous vîmes arriver notre bateau. +Nous pûmes facilement nous embarquer et nous prîmes le large dans la +voie du steamer. À ce moment, il n'y avait plus que dix minutes pour +atteindre une heure, et nous commencions à chercher si nous pouvions +apercevoir la fumée du bateau à vapeur.</p> + +<p>Mais il était une heure et demie avant que nous l'aperçûmes, et bientôt +après nous vîmes derrière lui la fumée d'un autre steamer. Comme ils +arrivaient à toute vapeur, nous apprêtâmes nos deux malles, et profitant +de l'occasion, nous fîmes nos adieux à Herbert et Startop. Nous avions +tous échangé de cordiales poignées de main, et ni les yeux d'Herbert ni +les miens n'étaient tout à fait secs, quand je vis une galiote à quatre +rames venir tout à coup du bord, un peu en aval de nous, et faire force +de rames dans nos eaux.</p> + +<p>Nous avions été jusque-là séparés de la fumée du bateau à vapeur par une +assez grande étendue de rivage, à cause de la courbe et du tournant de +la rivière; mais alors on le voyait avancer. Je criai à Herbert et à +Startop de se maintenir en avant, dans le courant, afin qu'il vît que +nous l'attendions, et je suppliai Provis de continuer à ne pas bouger, +et de rester enveloppé dans son manteau. Il répondit gaiement:</p> + +<p>«Fiez-vous à moi, mon cher enfant.»</p> + +<p>Et il resta immobile comme une statue. Pendant ce temps, la galiote, +très habilement conduite, nous avait coupés et se maintenait à côté de +nous, laissant dériver quand nous dérivions, et donnant un ou deux coups +d'avirons quand nous les donnions. Des deux hommes assis, l'un tenait le +gouvernail et nous regardait avec attention, comme le faisaient aussi +les rameurs; l'autre était enveloppé aussi bien que Provis: il semblait +trembler et donner quelques instructions à celui qui gouvernait, pendant +qu'il nous regardait. Pas un mot n'était prononcé dans l'un ni dans +l'autre bateau.</p> + +<p>Startop put voir, après quelques minutes, quel était le steamer qui +venait le premier; il me passa le mot Hambourg, à voix basse, car nous +étions en face l'un de l'autre. Le bateau à vapeur approchait +rapidement, et le bruit de ses roues devenait de plus en plus distinct. +Je sentais que son ombre était absolument sur nous; à ce moment, la +galiote nous héla; je répondis.</p> + +<p>«Vous avez là un forçat en rupture de ban, dit celui qui tenait le +gouvernail, c'est l'homme enveloppé dans son manteau. Il s'appelle Abel +Magwitch, autrement dit, Provis. J'arrête cet homme et je lui enjoins de +se rendre, et à vous de nous aider.»</p> + +<p>À ce moment, sans donner d'ordre à son équipage, il dirigea la galiote +sur nous. Les rameurs avaient donné un coup vigoureux en avant, rentré +leurs avirons et arrivaient sur nous en travers; ils tenaient notre +plat-bord avant que nous eussions pu nous rendre compte de ce qu'ils +voulaient faire. Cet incident produisit une grande confusion à bord du +steamer, et j'entendis l'équipage nous appeler et le capitaine donner +l'ordre d'arrêter les roues. Je les entendis s'arrêter, mais la galiote +était lancée irrésistiblement sur nous. Au même instant, je vis l'homme +qui était au gouvernail de la galiote mettre la main sur l'épaule de son +prisonnier; je vis les deux bateaux fortement secoués par la force de la +marée, et je vis que toutes les mains à bord du steamer se tendaient en +avant d'une manière tout à fait frénétique. Puis, au même instant, je +vis Provis s'élancer, renverser l'homme qui le tenait, et enlever le +manteau de l'autre homme, assis et tremblant dans la galiote. Et encore +au même instant, je vis que le visage découvert était le visage de +l'autre forçat d'autrefois. Et encore au même instant je vis ce visage +se reculer avec une expression de terreur que je n'oublierai jamais, et +j'entendis un grand cri à bord du steamer, et le bruit d'un corps lourd +tombant à l'eau, et je sentis le bateau s'enfoncer sous mes pieds.</p> + +<p>Pendant un instant, il me sembla lutter avec mille roues de moulin et +mille éclats de lumières; l'instant d'après j'étais pris à bord de la +galiote. Herbert y était, Startop y était; mais notre bateau était +parti, et les deux forçats étaient partis.</p> + +<p>Au milieu des cris poussés à bord du steamer et des furieux sifflements +de sa vapeur, et de sa dérive et de notre dérive, je ne pouvais d'abord +distinguer le ciel de l'eau, ni le rivage du rivage. Les hommes de la +galiote regardaient en silence et avec avidité sur l'eau, à l'arrière. +Bientôt un sombre objet parut, entraîné vers nous par le courant; +personne ne parlait; le timonier tenant sa main en l'air, et tous +ramaient doucement en sens contraire et dirigeaient le bateau droit +devant l'objet. Quand il se trouva plus près, je vis que c'était +Magwitch; il nageait, mais difficilement. Il fut repris à bord, et +aussitôt on lui mit les fers aux mains et aux pieds.</p> + +<p>La galiote resta en place, et l'on se mit à regarder sur l'eau en +silence et avec avidité. Le steamer de Rotterdam approchait, et ne +comprenant pas ce qui s'était passé, arrivait à toute vapeur; mais +lorsque les deux steamers virent que la galiote était décidément +arrêtée, ils s'éloignèrent de nous, et nous nous balançâmes dans leur +sillage agité. On continua à chercher sur l'eau longtemps après que tout +fut devenu calme et que les deux steamers eurent disparu; mais chacun +savait que c'était inutile, et qu'il n'y avait plus aucun espoir à +conserver.</p> + +<p>À la fin nous cessâmes nos recherches et nous gagnâmes le rivage à la +hauteur de la taverne que nous avions quittée, et où l'on nous reçut +avec assez de surprise. Là il me fut possible de procurer quelques soins +à Magwitch (ce n'était plus Provis), qui avait reçu de très fortes +contusions sur la poitrine et une profonde blessure à la tête.</p> + +<p>Il me dit qu'il croyait avoir passé sous la quille du steamer et s'être +heurté la tête en remontant. Quand aux coups à la poitrine, qui +rendaient sa respiration extrêmement pénible, il croyait les avoir reçus +contre le bord de la galiote. Il ajouta qu'il ne prétendait pas dire ce +qu'il pouvait avoir fait ou ne pas avoir fait à Compeyson, mais qu'au +moment où il avait posé la main sur son manteau pour le reconnaître, ce +coquin s'était reculé, et qu'ils étaient tombés tous les deux dans +l'eau, quand l'homme qui l'avait arrêté, lui Magwitch, en le saisissant +en dehors du bateau pour l'empêcher de se sauver, l'avait fait chavirer. +Il me dit tout bas qu'ils étaient tombés en se serrant furieusement dans +les bras l'un de l'autre, et qu'il y avait eu lutte sous l'eau, et qu'il +était parvenu à se dégager, était remonté sur l'eau, et avait nagé +jusqu'au moment où nous l'avions rattrapé.</p> + +<p>Je n'eus jamais la moindre raison de douter de l'exacte vérité de ce +qu'il me disait, l'officier qui dirigeait la galiote m'ayant fait le +même récit de leur chute dans l'eau.</p> + +<p>Je demandai à l'officier la permission de changer les vêtements mouillés +du prisonnier contre d'autres habits que je pourrais acheter dans +l'auberge; il me l'accorda aussitôt, observant seulement qu'il devait +saisir tout ce que le prisonnier avait sur lui. Ainsi le portefeuille +que j'avais eu quelque temps dans les mains passa dans celles de +l'officier. Celui-ci me donna plus tard la permission d'accompagner le +prisonnier à Londres, mais il refusa cette même grâce à mes deux amis.</p> + +<p>On désigna au garde de l'auberge du <i>Vaisseau</i> l'endroit où l'homme noyé +avait disparu, et il entreprit de rechercher le corps aux places où il +avait le plus de chance de venir au bord. Son intérêt dans cette +recherche me parut s'accroître considérablement quand il apprit que le +noyé avait des bas aux pieds. Il aurait probablement fallu une douzaine +de noyés pour le vêtir complètement, et ce devait être la raison pour +laquelle les différents objets qui composaient son costume étaient à +divers degrés de délabrement.</p> + +<p>Nous demeurâmes à la taverne jusqu'à la marée montante, et alors on +porta Magwitch dans la galiote. Herbert et Startop devaient regagner +Londres par terre le plus tôt qu'ils pourraient. Notre séparation fut on +ne peut plus triste, et quand je pris place à côté de Magwitch, je +sentis que c'était là ma place pendant tout le temps qui lui restait à +vivre.</p> + +<p>La répugnance que j'avais éprouvée pour lui avait tout à fait disparu; +et dans l'être poursuivi, blessé et enchaîné qui tenait ma main dans la +sienne, je ne voyais plus qu'un homme qui avait voulu être mon +bienfaiteur, et qui avait été affectueux, reconnaissant et généreux +envers moi, avec une grande constance, pendant une longue suite +d'années; je ne voyais plus en lui qu'un homme meilleur pour moi que je +ne l'avais été pour Joe.</p> + +<p>Sa respiration devenait plus difficile et plus pénible à mesure que la +nuit avançait, et souvent il ne pouvait réprimer un gémissement. +J'essayais de le soutenir sur le bras dont je pouvais me servir dans une +position facile; mais il était horrible de penser que je ne pouvais être +fâché, au fond du cœur, de ce qu'il fût grièvement blessé, puisqu'il +était incontestable qu'il eût mieux valu qu'il mourût. Qu'il y eût +encore des gens capables et désireux de prouver son identité, je ne +pouvais en douter; qu'il fût traité avec douceur, je ne pouvais +l'espérer. Il avait en effet été présenté sous le plus mauvais jour à +son premier jugement. Depuis, il avait rompu son ban, et il avait été +jugé de nouveau; il était revenu de la déportation sous le coup d'une +sentence de mort, et enfin il avait occasionné la mort de l'homme qui +était la cause de son arrestation.</p> + +<p>En revenant vers le soleil couchant, que la veille nous avions laissé +derrière nous, et à mesure que le flot de nos espérances semblait +s'enfuir, je lui dis combien j'étais désolé de penser qu'il était revenu +pour moi.</p> + +<p>«Mon cher enfant, répondit-il, je suis très content et j'accepte mon +sort. J'ai vu mon cher enfant, et je sais qu'il peut être gentleman sans +moi.»</p> + +<p>Non, c'est ce qui n'était plus possible; j'avais songé à cela pendant +que j'étais assis côte à côte avec lui. Non. En dehors de mes +inclinations personnelles, je comprenais alors l'idée de Wemmick. Je +prévoyais que, condamné, ses biens seraient confisqués par la couronne.</p> + +<p>«Voyez-vous, mon cher enfant, dit-il, il vaut mieux qu'on ne sache pas +maintenant qu'un gentleman dépend de moi et m'appartient. Seulement, +venez me voir comme si vous accompagniez par hasard Wemmick.</p> + +<p>—Je ne vous quitterai pas, dis-je, si l'on me permet de rester près de +vous, et s'il plaît à Dieu, je vous serai aussi fidèle que vous l'avez +été pour moi.»</p> + +<p>Je sentis sa main trembler pendant qu'il tenait la mienne, et il +détourna son visage, en s'étendant au fond du bateau, et j'entendis +l'ancien bruit dans sa gorge, adouci, maintenant, comme tout était +adouci en lui. Il était heureux qu'il eût touché ce sujet, car cela +m'avertit de ce à quoi je n'aurais autrement pensé que trop tard, de +faire en sorte qu'il ne sût jamais comment avaient péri ses espérances +de m'enrichir.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXVb" id="CHAPITRE_XXVb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXV.</a></h2> + + +<p>On le conduisit au Bureau de Police, et il aurait été immédiatement +renvoyé devant la cour criminelle pour être jugé, s'il n'avait été +nécessaire de rechercher auparavant un vieil officier du ponton duquel +il s'était évadé autrefois, pour constater son identité. Personne n'en +doutait, mais Compeyson qui avait eu l'intention d'en témoigner était +mort emporté par le courant, et il se trouva qu'il n'y avait pas à cette +époque dans Londres un seul employé des prisons qui pût donner la preuve +réclamée. Dès mon arrivée, je m'étais rendu directement chez M. Jaggers, +à sa maison particulière, pour assurer son assistance à Magwitch; mais +M. Jaggers ne voulut rien admettre en faveur de l'accusé. Il me dit que +l'affaire serait terminée en cinq minutes, quand le témoin serait +arrivé, et qu'aucun pouvoir sur terre ne pourrait l'empêcher d'être +contre nous.</p> + +<p>Je fis part à M. Jaggers de mon dessein de laisser ignorer à Magwitch le +sort de sa fortune. M. Jaggers se fâcha contre moi, et me reprocha +d'avoir laissé glisser cette fortune entre mes doigts. Il dit qu'il nous +faudrait bien présenter une pétition, et essayer dans tous les cas d'en +tirer quelque chose; mais il ne me cacha pas que, bien qu'il pût y avoir +un certain nombre de cas où la confiscation ne serait pas prononcée, il +n'y avait dans celui-ci aucune circonstance qui permît qu'il en fût +ainsi. Je compris très bien cela. Je n'étais pas parent du condamné, ni +son allié par des liens reconnus; il n'avait rien écrit, rien prévu en +ma faveur, avant son arrestation, et le faire maintenant serait tout à +fait inutile. Je n'avais donc aucun droit, et je résolus d'abord, et je +persistai par la suite dans la résolution que mon cœur ne s'abaisserait +jamais à la tâche vaine d'essayer d'en établir un.</p> + +<p>Il paraît qu'on avait des raisons pour supposer que le dénonciateur noyé +avait espéré une récompense prélevée sur cette confiscation, et avait +une connaissance approfondie des affaires de Magwitch. Quand on retrouva +son corps, bien loin de l'endroit où il était tombé, il était si +horriblement défiguré qu'on ne put le reconnaître qu'au contenu de ses +poches, dans lesquelles il y avait des notes encore lisibles, pliées +dans un portefeuille qu'il portait. Parmi ces notes se trouvaient les +noms d'une certaine maison de banque de la Nouvelle Galles du Sud, où +une grosse somme était placée, et la désignation de certaines terres +d'une valeur considérable. Ces deux chefs d'information se trouvaient +sur une liste des biens dont il supposait que j'hériterais, et que +Magwitch avait donnée à M. Jaggers depuis qu'il était en prison. Son +ignorance, le pauvre homme, le servait enfin: il ne douta jamais que mon +héritage ne fût parfaitement en sûreté avec l'assistance de M. Jaggers.</p> + +<p>Après un délai de trois jours, pendant lequel la poursuite avait attendu +qu'on produisît le témoin du ponton, ce témoin arriva et compléta +l'instruction. Magwitch fut renvoyé pour être jugé à la prochaine +session des assises, qui devait commencer dans un mois.</p> + +<p>C'est à cette sombre époque de ma vie qu'Herbert rentra un soir très +abattu et dit:</p> + +<p>«Mon cher Haendel, je crains d'être bientôt obligé de vous quitter.»</p> + +<p>Son associé m'ayant préparé à cette communication, je fus moins surpris +qu'il ne l'avait pensé.</p> + +<p>«Nous perdrons une belle occasion si je refuse d'aller au Caire, et je +crains fort d'être forcé d'y aller, Haendel, au moment où vous aurez le +plus besoin de moi.</p> + +<p>—Herbert, j'aurai toujours besoin de vous, parce que je vous aimerai +toujours; mais ce besoin n'est pas plus grand aujourd'hui qu'à aucune +autre époque.</p> + +<p>—Vous allez être si isolé!</p> + +<p>—Je n'ai pas le loisir de penser à cela, dis-je; vous savez que je suis +toujours avec <i>lui</i>, tout le temps qu'on me le permet, et que je serais +avec <i>lui</i> toute la journée, si je le pouvais; et quand je m'éloigne de +<i>lui</i>, vous le savez, mes pensées sont avec <i>lui</i>.»</p> + +<p>La terrible situation où se trouvait Magwitch était si effrayante pour +tous deux que nous ne pouvions en parler plus clairement.</p> + +<p>«Mon cher ami, dit Herbert, que la perspective de notre séparation, car +elle est très proche, soit mon excuse pour vous tourmenter sur +vous-même. Avez-vous pensé à votre avenir?</p> + +<p>—Non, car j'ai eu peur de penser à n'importe quel avenir.</p> + +<p>—Mais il ne faut pas négliger le vôtre. En vérité, mon cher Haendel, il +ne faut pas le négliger. Je désirerais vous voir y songer dès à présent, +faites-le, je vous en prie... si vous avez un peu d'amitié pour moi.</p> + +<p>—Je le ferai, dis-je.</p> + +<p>—Dans cette nouvelle succursale de notre maison, Haendel, il nous faut +un...»</p> + +<p>Je vis que sa délicatesse lui faisait éviter le mot propre: aussi je lui +dis:</p> + +<p>«Un commis?</p> + +<p>—Un commis, et j'espère qu'il n'est pas impossible qu'il devienne un +jour (comme l'est devenu un commis de votre connaissance), un associé. +Allons! Haendel,» comme si c'était le grave commencement d'un exorde de +mauvais augure, il avait abandonné ce ton, étendu son honnête main, et +parlé comme un écolier.</p> + +<p>«Clara et moi nous avons parlé et reparlé de tout cela, continua +Herbert, et la chère petite créature m'a encore prié ce soir, avec des +larmes dans les yeux, de vous dire que si vous vouliez venir avec nous, +quand nous partirons ensemble, elle ferait son possible pour vous rendre +heureux et pour convaincre l'ami de son mari qu'il est aussi son ami. +Nous serions si contents, Haendel!...»</p> + +<p>Je la remerciai de tout mon cœur, et lui aussi; mais je dis que je +n'étais pas encore certain de pouvoir me joindre à eux, comme il me +l'offrait si généreusement. D'abord, mon esprit était trop occupé pour +pouvoir bien examiner ce projet. En second lieu, oui, en second lieu, il +y avait quelque chose d'hésitant dans ma pensée, et qu'on verra à la fin +de ce récit.</p> + +<p>«Mais si vous pensez pouvoir, Herbert, sans préjudice pour vos affaires, +laisser la question pendante encore quelque temps....</p> + +<p>—Tout le temps que vous voudrez, s'écria Herbert, six mois... un an!</p> + +<p>—Pas aussi longtemps que cela, dis-je, deux ou trois mois au plus.»</p> + +<p>Herbert fut très enchanté quand nous échangeâmes une poignée de mains +sur cet arrangement; il dit qu'il avait maintenant le courage de +m'apprendre qu'il croyait être obligé de partir à la fin de la semaine.</p> + +<p>«Et Clara? dis-je.</p> + +<p>—La chère petite créature, répondit Herbert, restera religieusement +près de son père tant qu'il vivra; mais il ne vivra pas longtemps; Mrs +Wimple m'a confié que certainement il est en train de s'en aller.</p> + +<p>—Sans vouloir dire une chose dure, dis-je, il ne peut mieux faire que +de s'en aller.</p> + +<p>—Je suis obligé d'en convenir, dit Herbert. Alors, je reviendrai +chercher la chère petite créature, et, la chère petite créature et moi, +nous nous rendrons tranquillement à l'église la plus proche. +Rappelez-vous que la chère petite ne vient d'aucune famille, mon cher +Haendel; qu'elle n'a jamais regardé dans le livre rouge, et n'a aucune +notion de ce qu'était son grand père. Quelle chance pour le fils de ma +mère!»</p> + +<p>Le samedi de cette même semaine, je dis adieu à Herbert. Il était rempli +de brillantes espérances, mais triste et chagrin de me quitter, +lorsqu'il prit place dans une des voitures du service des ports. +J'entrai dans une taverne pour écrire un petit mot à Clara, lui disant +qu'il était parti en lui envoyant son amour et toutes ses tendresses, et +je me rendis ensuite à mon logis solitaire, si je puis parler ainsi, car +ce n'était pas un chez moi, et je n'avais de chez moi nulle part.</p> + +<p>Sur l'escalier, je rencontrai Wemmick, qui redescendait après avoir +cogné inutilement avec le dos de son index à ma porte. Je ne l'avais pas +vu seul depuis notre désastreuse tentative de fuite, et il était venu +dans sa capacité personnelle et privée, me donner quelques mots +d'explication au sujet de cette absence prolongée.</p> + +<p>«Feu Compeyson, dit Wemmick, avait petit à petit deviné plus de la +moitié de la vérité de l'affaire, maintenant accomplie, et c'est d'après +les bavardages de quelques uns de ces gens dans l'embarras (il y a +toujours quelques uns de ces gens dans l'embarras) que j'ai appris ce +que je sais. Je tenais mes oreilles ouvertes, tout en faisant semblant +de les tenir fermées, jusqu'à ce que j'eusse entendu dire qu'il était +absent, et je pensais que c'était le meilleur moment pour faire votre +tentative. Je commence seulement à soupçonner maintenant que c'était une +partie de sa politique, en homme très adroit qu'il était, de tromper +habituellement ses propres agents. Vous ne me blâmez pas, j'espère, +monsieur Pip; j'ai essayé de vous servir, et de tout mon cœur.</p> + +<p>—Je suis aussi certain de cela, Wemmick, que vous pouvez l'être, et je +vous remercie bien vivement de tout l'intérêt et de toute l'amitié que +vous me portez.</p> + +<p>—Je vous remercie, je vous remercie beaucoup. C'est une mauvaise +besogne, dit Wemmick en se grattant la tête, et je vous assure que je +n'avais pas été joué ainsi depuis longtemps. Ce que je regrette surtout, +c'est le sacrifice de tant de valeurs portatives, mon Dieu!</p> + +<p>—Eh moi, Wemmick, je pense au pauvre possesseur de ces valeurs.</p> + +<p>—Oui, c'est sûr, dit Wemmick. Sans doute, rien ne peut vous empêcher de +le regretter, et je mettrais un billet de cinq livres de ma poche pour +le tirer de là. Mais ce que je vois, c'est ceci: feu Compeyson avait été +prévenu d'avance de son retour, et il était si bien résolu à le livrer, +que je ne pense pas qu'on eût pu le sauver. Cependant les valeurs +portatives auraient certainement pu être sauvées. Voilà la différence +entre les valeurs et leur possesseur, ne voyez-vous pas?»</p> + +<p>J'invitai Wemmick à monter et à prendre un verre de grog avant de partir +pour Walworth. Il accepta l'invitation, et, en buvant le peu que +contenait son verre, il me dit, sans aucun préambule, et après avoir +paru quelque peu embarrassé:</p> + +<p>«Que pensez-vous de mon intention de prendre un congé lundi, monsieur +Pip?</p> + +<p>—Mais je suppose que vous n'avez rien fait de semblable durant les +douze mois qui viennent de s'écouler.</p> + +<p>—Les douze ans plutôt, dit Wemmick. Oui, je vais prendre un jour de +congé; plus que cela, je vais faire une promenade; plus que cela, je +vais vous demander de faire une promenade avec moi.»</p> + +<p>J'allais m'excuser, comme n'étant qu'un bien pauvre compagnon, quand +Wemmick me prévint.</p> + +<p>«Je connais vos engagements, dit-il, et je sais que vous êtes rebattu de +ces sortes de choses, monsieur Pip; mais, si vous pouviez m'obliger, je +le considèrerais comme une grande bonté de votre part. Ça n'est pas une +longue promenade, et c'est une promenade matinale. Cela vous prendrait, +par exemple (en comptant le déjeuner, après la promenade), de huit +heures à midi. Ne pourriez-vous pas trouver moyen d'arranger cela?»</p> + +<p>Il avait tant fait pour moi à différentes reprises, que c'était en +vérité bien peu de chose à faire en échange pour lui être agréable. Je +lui dis que j'arrangerais cela, que j'irais; et il fut si enchanté de +mon consentement, que moi-même j'en fus satisfait. À sa demande, je +convins d'aller le prendre à Walworth le lundi à huit heures et demie du +matin, et nous nous séparâmes.</p> + +<p>Exact au rendez-vous, je sonnai à la porte du château le lundi matin, et +je fus reçu par Wemmick lui-même qui me sembla avoir l'air plus pincé +que de coutume et avoir sur la tête un chapeau plus luisant. À +l'intérieur, on avait préparé deux verres de lait au rhum et deux +biscuits. Le père devait être sorti dès le matin, car en jetant un coup +d'œil dans sa chambre, je remarquai qu'elle était vide.</p> + +<p>Après nous être réconfortés avec le lait au rhum et les biscuits, et +quand nous fûmes prêts à sortir pour nous promener, avec cette +bienfaisante préparation dans l'estomac, je fus extrêmement surpris de +voir Wemmick prendre une ligne à pécher et la mettre sur son épaule.</p> + +<p>«Mais nous n'allons pas pécher? dis-je.</p> + +<p>—Non, répondit Wemmick; mais j'aime à marcher avec une ligne.»</p> + +<p>Je trouvai cela singulier; cependant je ne dis rien et nous partîmes +dans la direction de Camberwell Green; et, quand nous y arrivâmes, +Wemmick me dit tout à coup:</p> + +<p>«Ah! voici l'église.»</p> + +<p>Il n'y avait rien de très surprenant à cela; mais cependant je fus +quelque peu étonné quand il me dit, comme animé d'une idée lumineuse:</p> + +<p>«Entrons!»</p> + +<p>Nous entrâmes, Wemmick laissa sa ligne sous le porche et regarda autour +de lui. En même temps Wemmick plongeait dans les poches de son habit et +en tira quelque chose de plié dans du papier.</p> + +<p>«Ah! dit-il, voici un couple de paires de gants, mettons-les!»</p> + +<p>Comme les gants étaient des gants de peau blancs, et comme la bouche de +Wemmick avait atteint sa plus grande largeur, je commençai à avoir de +forts soupçons. Ils se changèrent en certitude, quand je vis son père +entrer par une porte de côté, escortant une dame.</p> + +<p>«Ah! dit Wemmick, voici miss Skiffins! Si nous faisions une noce?»</p> + +<p>Cette discrète demoiselle était vêtue comme de coutume, excepté qu'elle +était présentement occupée à substituer une paire de gants blancs à ses +gants verts. Le vieux était également occupé à faire un semblable +sacrifice devant l'autel de l'hyménée. Le vieux gentleman cependant +éprouvait tant de difficultés à mettre ses gants, que Wemmick dut lui +faire appuyer le dos contre un des piliers, puis passer lui-même +derrière le pilier et les tirer pendant que, de mon côté, je tenais le +vieux gentleman par la taille, afin qu'il présentât une résistance sûre +et égale. Au moyen de ce plan ingénieux, ses gants furent mis dans la +perfection.</p> + +<p>Le bedeau et le prêtre parurent. On nous rangea en ordre devant la +fatale balustrade. Fidèle à son idée de paraître faire tout cela sans +préparatifs, j'entendis Wemmick se dire à lui-même, en prenant quelque +chose dans la poche de son gilet, avant le commencement du service:</p> + +<p>«Ah! voici un anneau.»</p> + +<p>J'assistais le fiancé en qualité de témoin ou de garçon d'honneur, +tandis qu'une petite ouvreuse de bancs faisait semblant d'être l'amie de +cœur de miss Skiffins. La responsabilité de conduire la demoiselle à +l'autel était échue au vieux, ce qui amena le ministre officiant à être +involontairement scandalisé. Voici ce qui arriva quand le ministre dit:</p> + +<p>«Qui donne cette femme en mariage à cet homme?»</p> + +<p>Le vieux gentleman, ne sachant pas le moins du monde à quel point de la +cérémonie nous étions arrivés, continua à répéter d'un air aimable et +rayonnant les dix commandements, sur quoi le clergyman répéta:</p> + +<p>«Qui donne cette femme en mariage à cet homme?»</p> + +<p>Le vieux gentleman n'ayant pas la moindre idée de ce qu'on lui +demandait, le jeune marié s'écria de sa voix ordinaire:</p> + +<p>«Allons, vieux père, vous savez... qui donne?»</p> + +<p>À quoi le vieux répliqua avec une grande volubilité, avant de répondre +que c'était lui qui donnait:</p> + +<p>«Très bien! John, très bien! mon garçon.»</p> + +<p>Le ministre fit alors une pause de si mauvais augure, que je me demandai +si nous serions complètement mariés ce jour-là.</p> + +<p>Le mariage fut consommé cependant, et quand nous sortîmes de l'église, +Wemmick ouvrit le couvercle des fonts baptismaux, y déposa ses gants +blancs et le referma. Mrs Wemmick, plus prévoyante, mit ses gants blancs +dans sa poche et remit ses verts.</p> + +<p>«Maintenant, monsieur Pip, dit Wemmick en plaçant triomphalement sa +ligne à pécher sur son épaule à la sortie de l'église, dites-moi si +quelqu'un supposerait en nous voyant que c'est une noce.»</p> + +<p>On avait commandé à déjeuner à une jolie petite taverne, à un mille ou +deux sur le coteau, au-delà de la prairie, et il y avait une table de +jeu dans la chambre, pour le cas où nous aurions voulu nous délasser +l'esprit après la solennité. Il était amusant de voir que Mrs Wemmick ne +repoussait plus le bras de Wemmick quand il entourait sa taille; elle se +tenait sur une chaise adossée contre la muraille, comme un violoncelle +dans sa caisse, et se soumettait à se laisser embrasser comme aurait pu +le faire ce mélodieux instrument.</p> + +<p>Nous eûmes un excellent déjeuner, et toutes les fois que quelqu'un +refusait quelque chose à table, Wemmick disait:</p> + +<p>«C'est fourni par le contrat, vous savez, il ne faut pas vous effrayer.»</p> + +<p>Je bus au nouveau couple, au vieux, au château; je saluai la mariée, et +je me rendis en un mot aussi agréable qu'il me fût possible.</p> + +<p>Wemmick me conduisit jusqu'à la porte, et je lui serrai la main en lui +souhaitant beaucoup de bonheur.</p> + +<p>«Merci! dit Wemmick en se frottant les mains. Elle sait si bien élever +les poules! vous n'en avez pas idée. Nous vous enverrons des œufs, et +vous en jugerez par vous-même. Dites donc, monsieur Pip, dit-il en me +rappelant et en me parlant à voix basse, ceci est tout à fait un de mes +sentiments de Walworth, je vous prie de le croire.</p> + +<p>«Je comprends, dis-je, il ne faut pas en parler dans la Petite +Bretagne.»</p> + +<p>Wemmick fit un signe de tête.</p> + +<p>«Après ce que vous avez laissé échapper l'autre jour, j'aime autant que +M. Jaggers ne le sache pas. Il pourrait croire que mon cerveau se +dérange, ou quelque chose de la sorte.»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXVIb" id="CHAPITRE_XXVIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVI.</a></h2> + + +<p>Magwitch resta en prison très malade, pendant tout le temps qui s'écoula +entre son arrestation et l'ouverture des assises. Il s'était brisé deux +côtes, ce qui avait endommagé un de ses poumons. Il respirait avec la +plus grande difficulté et une douleur qui augmentait chaque jour. +C'était par suite de cette blessure qu'il parlait si bas, que c'est à +peine si l'on pouvait l'entendre. Il parlait donc fort peu, mais il +était toujours prêt à m'écouter, et ma première occupation fut désormais +de lui dire et de lui lire ce que je savais qu'il devait entendre.</p> + +<p>Étant beaucoup trop malade pour rester dans la prison commune, il fut +transporté, après deux ou trois jours, à l'infirmerie. Cette +circonstance me permit de rester souvent près de lui, ce que je n'aurais +jamais pu faire autrement. En effet, sans sa maladie, il eût été mis aux +fers, car il était regardé comme passé maître en évasions, et je ne sais +plus quoi encore.</p> + +<p>Bien que je le visse chaque jour, ce n'était jamais que pour quelques +instants. Nos heures de séparation étaient assez longues pour que je +pusse m'apercevoir des légers changements survenus sur son visage et +dans son état physique. Je ne me rappelle pas y avoir vu le moindre +indice favorable; il s'usait lentement et devenait plus faible et plus +malade de jour en jour, depuis celui où la porte de la prison s'était +refermée sur lui.</p> + +<p>L'espèce de soumission ou de résignation qu'il montrait était celle d'un +homme épuisé. À ses manières, ou à un ou deux mots qui lui échappaient +tout bas, de temps en temps, je pus soupçonner qu'il se demandait +souvent s'il aurait pu être meilleur, placé dans de meilleures +circonstances; mais il n'essayait jamais de se justifier, et de faire du +passé autre chose que ce qu'il avait été.</p> + +<p>Il arriva, en deux ou trois occasions, en ma présence, qu'une des +personnes chargées de le garder parla de sa détestable réputation. Un +sourire passait alors sur son visage, et il tournait les yeux de mon +côté d'un air confiant, comme pour me prendre à témoin que j'avais +reconnu en lui quelques qualités compensatrices, même dans le temps où +je n'étais encore qu'un petit garçon. Pour tout le reste, il se montra +humble et repentant, et je ne l'entendis jamais se plaindre.</p> + +<p>Quand arriva l'époque de la session des assises, M. Jaggers demanda que +son jugement fût remis à la session suivante, ayant l'assurance intime +qu'il ne vivrait pas jusque là, mais on le refusa. Le jour du jugement +arriva, et quand il fut amené à la barre, on l'assit sur une chaise, et +on ne m'empêcha pas de me placer derrière lui, et de tenir la main qu'il +me tendait.</p> + +<p>Les débats furent très courts et très précis, tout ce qu'on put dire en +sa faveur fut dit: comment il avait pris goût aux habitudes de travail, +et comment il avait réussi légalement et honorablement. Mais rien ne +pouvait atténuer le fait qu'il avait rompu son ban, et qu'il était là +pour en répondre devant le juge et le jury. Il était impossible, une +fois le fait prouvé, de faire autrement que de le déclarer coupable.</p> + +<p>À cette époque, on avait coutume (ainsi que j'en fis la terrible +expérience dans cette session) de consacrer le dernier jour des assises +au prononcé des peines et de faire un dernier effort en formulant les +sentences de mort. Mais sans le spectacle ineffaçable que mon souvenir +me représente encore aujourd'hui, je croirais à peine, même en écrivant +ces lignes, avoir vu trente-deux hommes et femmes amenés devant le juge +pour s'entendre tous condamner ensemble. Magwitch était le seul, parmi +les trente-deux, qui fût assis, afin qu'il pût respirer suffisamment +pour conserver un peu de vie.</p> + +<p>Cette scène m'apparaît encore tout entière avec ses vives couleurs: je +vois les gouttes d'une pluie d'avril rouler sur les fenêtres de la cour +et briller aux rayons du soleil; les trente-deux hommes et femmes +entassés sur le banc des accusés, derrière lequel je me tenais, avec sa +main dans la mienne, les uns arrogants, les autres frappés de terreur, +quelques uns soupirant et pleurant, d'autres se couvrant la face de +leurs mains, la plupart regardant tristement autour d'eux. Il y avait eu +quelques cris poussés par les femmes condamnées, mais on les avait fait +taire, et un grand silence s'était établi. Les sheriffs, avec leurs +grandes chaînes et leurs bouquets et autres monstrueuses babioles +civiques, les crieurs, les huissiers et cette grande galerie toute +pleine de monde, et cette grande audience théâtrale, tous regardaient +attentivement les trente-deux accusés et le juge, mis solennellement en +présence. Alors le juge leur adressa la parole. Parmi les misérables +amenés devant lui, dit-il, auxquels il devait s'adresser spécialement, +il y en avait un qui, dès son enfance, avait bravé les lois, et qui, +après des condamnations et des emprisonnements répétés, avait enfin été +condamné à la déportation pour un nombre d'années limité, et qui, avec +des circonstances extrêmement audacieuses et coupables, s'était évadé et +avait été repris et condamné à la déportation à vie. Ce misérable avait +semblé, pendant un certain temps, être revenu de ses erreurs, tant qu'il +avait été loin du théâtre de ses anciens forfaits, et il avait vécu +d'une manière honnête et paisible; mais à un moment fatal, cédant aux +inclinations perverses et aux passions violentes qui l'avaient si +longtemps rendu redoutable à la société, il avait quitté son asile de +repos et de repentir, et était revenu dans la contrée d'où il avait été +proscrit. Dénoncé bientôt, il avait réussi, pendant un certain temps, à +dépister les agents de police; mais il avait été enfin saisi au moment +où il allait fuir; il avait opposé une vive résistance, et avait causé +la mort de son dénonciateur, auquel toute sa carrière était connue. +Mieux que personne, il savait si c'est avec dessein et préméditation ou +dans l'aveuglement de la passion. La peine prévue pour la rupture de ban +et la rentrée dans le pays d'où il avait été chassé étant la peine de +mort, et sa cause présentant des circonstances aggravantes, il devait se +préparer à mourir.</p> + +<p>Le soleil pénétrait par les hautes fenêtres du tribunal, à travers les +brillantes gouttes de pluie qui étaient restées sur les carreaux, et +étendait une large ligne de lumière entre les trente-deux coupables et +le juge, et semblait, en les réunissant, rappeler à ceux qui étaient à +l'audience que juges et accusés étaient absolument égaux devant celui +qui sait tout et ne peut se tromper. Se levant un instant et paraissant +comme un point noir dans ce rayon de lumière, le prisonnier dit:</p> + +<p>«Milord, j'ai reçu ma sentence de mort du Tout-Puissant, et je m'incline +devant la vôtre.»</p> + +<p>Puis il se rassit. Il y eut quelques chuts, et le juge se mit à +continuer ce qu'il avait à dire aux autres. Puis ils se trouvèrent tous +jugés avec toutes les formalités voulues; et il fallut en soutenir +quelques-uns, tandis que certains autres sortirent du tribunal en +lançant un regard hagard et méprisant. Plusieurs firent des signes à la +galerie; deux ou trois échangèrent des poignées de main; enfin +quelques-uns sortirent en mâchant des fragments d'herbe qu'ils avaient +arrachés à des plantes qui se trouvaient là. Il partit le dernier de +tous, parce qu'il fallut l'aider à se lever et le faire marcher +lentement, et il me tint la main pendant que tous les autres sortaient, +et pendant que l'auditoire se levait et mettait de l'ordre dans ses +vêtements, comme on fait à l'église ou ailleurs, et se montrait du doigt +un criminel ou un autre, et presque toujours lui et moi.</p> + +<p>Je souhaitais vivement et je priai qu'il mourût avant que le rapport du +recorder ne fût terminé; mais dans la crainte qu'il ne vécût, je +commençai à écrire cette nuit même une pétition au secrétaire d'État de +l'intérieur, lui déclarant ce que je savais de lui, et comment il se +faisait qu'il était revenu pour moi. Je la rédigeai aussi pathétiquement +et avec autant de ferveur qu'il me fut possible, et quand je l'eus finie +et envoyée, j'écrivis d'autres pétitions aux hommes sur l'autorité +miséricordieuse desquels je comptais. J'en rédigeai même une pour la +Couronne. Pendant plusieurs des jours et des nuits qui suivirent sa +condamnation, je ne pris aucun repos, excepté quand je m'endormais +malgré moi sur ma chaise; j'étais complètement absorbé par ces +pétitions, et quand je les eus envoyées, je ne pouvais m'éloigner des +endroits où elles étaient, et je sentais que plus j'en étais près, moins +je désespérais et plus j'avais d'espoir qu'elles réussiraient.</p> + +<p>Dans cette inquiétude déraisonnable et dans ce trouble d'esprit, je +rôdais dans les rues le soir, autour des bureaux et des maisons où +j'avais déposé ces pétitions. Aujourd'hui encore, les rues tumultueuses +de l'ouest de Londres, par une nuit poussiéreuse du printemps, avec +leurs rangées de sévères hôtels fermés et leurs longues files de +candélabres, me remplissent de tristesse en me rappelant ce souvenir.</p> + +<p>Les visites quotidiennes que je pouvais faire à Magwitch étaient +maintenant plus courtes, et on le gardait plus strictement. Voyant ou +m'imaginant qu'on me soupçonnait d'avoir l'intention de lui porter du +poison, je demandai à être fouillé avant de m'asseoir à côté de lui, et +je dis à l'officier qui était toujours présent que j'étais disposé à +faire tout ce qui pourrait le convaincre de la sincérité de mes +desseins. Personne ne se montrait dur, ni avec lui, ni avec moi. Il y +avait un devoir à remplir, et on le remplissait, mais sans dureté. +L'officier me donnait toujours l'assurance que le condamné était plus +mal, et quelques prisonniers malades qui étaient dans la chambre, et +d'autres prisonniers qui remplissaient auprès d'eux les fonctions +d'infirmiers (c'étaient des malfaiteurs, mais qui n'étaient pas pour +cela, Dieu merci! incapables de bons sentiments), me faisaient toujours +les mêmes rapports.</p> + +<p>Plus les jours s'écoulaient, et plus je remarquai qu'il restait couché +tranquillement, regardant le plafond blanc, avec un visage sans aucune +animation, jusqu'à ce que quelques mots prononcés par moi +l'illuminassent un instant, et alors il revenait à la vie. Quelquefois +il lui était presque tout à fait impossible de parler; alors il me +répondait en me pressant légèrement la main, et je commençais à +comprendre très bien ce langage.</p> + +<p>Le nombre de jours écoulés s'était élevé à dix, quand je remarquai en +lui un changement plus grand que de coutume. À mon entrée, ses yeux +étaient fixés vers la porte et brillaient.</p> + +<p>«Mon cher enfant, dit-il quand je fus assis à son chevet, je pensais que +vous étiez en retard, mais je savais que vous ne pouviez pas l'être.</p> + +<p>—Il est juste l'heure, dis-je, j'attendais à la porte.</p> + +<p>—Vous attendez toujours à la porte, mon cher enfant, n'est-il pas vrai?</p> + +<p>—Oui, pour ne pas perdre une minute.</p> + +<p>—Merci, mon cher enfant, merci; Dieu vous bénisse! Vous ne m'avez +jamais abandonné, mon cher enfant.»</p> + +<p>Je lui serrai la main en silence, car je ne pouvais oublier que j'avais +eu la pensée de l'abandonner.</p> + +<p>«Et ce qu'il y a de mieux, dit-il, c'est que vous avez été meilleur pour +moi depuis que je suis entouré d'un sombre nuage que lorsque le soleil +était brillant; voilà le mieux de tout.»</p> + +<p>Il était couché sur le dos et respirait avec beaucoup de difficulté. +Quoi qu'il pût faire et bien qu'il m'aimât tendrement, la lumière +quittait son visage de plus en plus, un voile tombait sur ses yeux fixés +tranquillement au plafond.</p> + +<p>«Souffrez-vous beaucoup aujourd'hui?</p> + +<p>—Je ne me plains pas, cher enfant!</p> + +<p>—Vous ne vous plaignez jamais.»</p> + +<p>Après avoir dit ces derniers mots, il sourit, et je compris à son +toucher qu'il voulait lever ma main et la porter à sa poitrine. Je la +lui donnai, et il sourit encore une fois et la couvrit avec les siennes.</p> + +<p>Le temps accordé s'écoula pendant que nous étions ainsi, mais en +regardant autour de moi, je vis le gouverneur de la prison, et il me dit +tout bas:</p> + +<p>«Vous pouvez rester encore.»</p> + +<p>Je le remerciai avec effusion et lui demandai:</p> + +<p>«Pourrais-je lui parler, s'il peut encore m'entendre?»</p> + +<p>Le gouverneur s'éloigna et renvoya l'officier. Ce changement, quoique +fait sans bruit, souleva le voile qui recouvrait ses yeux, et il me +regarda de la façon la plus affectueuse:</p> + +<p>«Cher Magwitch, je dois vous dire enfin... vous comprenez, n'est-ce pas, +ce que je dis?...»</p> + +<p>Et je sentis une douce pression sur ma main.</p> + +<p>«Vous avez eu une fille autrefois, que vous avez aimée et perdue?...»</p> + +<p>Une pression plus forte sur ma main.</p> + +<p>«Elle a vécu et trouvé de puissants amis; elle vit encore; c'est une +vraie dame; elle est très belle, et je l'aime!»</p> + +<p>Avec un dernier effort qui eût été insensible, si je ne m'y étais prêté +en l'aidant, il porta ma main à ses lèvres, puis il la laissa retomber +sur sa poitrine en y appuyant les deux siennes; le regard placide levé +au plafond reparut et disparut, et sa tête retomba doucement sur sa +poitrine.</p> + +<p>Me rappelant alors ce que nous avions lu ensemble, je pensais aux deux +hommes qui entrèrent dans le Temple pour prier, et je ne trouvai rien de +mieux à dire à son chevet que de répéter ces paroles:</p> + +<p>«Ô Seigneur, ayez pitié de lui, c'est un pauvre pécheur.»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXVIIb" id="CHAPITRE_XXVIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVII.</a></h2> + + +<p>Maintenant que je restais livré tout à fait à moi-même, j'annonçai mon +intention de quitter l'appartement du Temple aussitôt que mon bail +serait terminé, et en attendant, de le sous-louer. Je mis aussitôt des +écriteaux aux fenêtres, car j'étais endetté et je n'avais que très peu +d'argent. Je commençais même sérieusement à m'alarmer de l'état de mes +affaires, je devrais dire plutôt que j'aurais dû m'alarmer, si j'avais +eu assez d'énergie et de calme dans l'esprit pour voir clairement la +vérité au-delà de l'impression du moment, et cette impression était que +je tombais sérieusement malade. La dernière secousse que j'avais +éprouvée avait retardé la maladie, mais n'avait pu la chasser +complètement. Je voyais qu'elle me revenait maintenant; en dehors de +cela, je ne savais pas grand'chose, et je ne m'en inquiétais même pas.</p> + +<p>Un jour ou deux je restai étendu sur le sofa ou sur le plancher, +n'importe où, selon qu'il m'arrivait de me laisser tomber, la tête +lourde, les jambes affaiblies, sans idée et sans force. Puis arriva une +nuit qui me parut éternelle et peuplée d'inquiétudes et d'horreurs; et +quand le matin j'essayai de m'asseoir sur mon lit et de penser à mes +rêves, je vis qu'il m'était impossible de le faire.</p> + +<p>Étais-je réellement descendu dans la Cour du Jardin, au milieu du +silence de la nuit, cherchant à tâtons le bateau que je supposais y +être? Étais-je revenu à moi deux ou trois fois sur l'escalier, avec +grande terreur, ne sachant pas comment j'étais sorti de mon lit? +M'étais-je trouvé en train d'allumer la lampe, poursuivi par l'idée que +Provis montait l'escalier et que les lumières étaient éteintes? Avais-je +été énervé d'une manière ou d'une autre, par les discours incohérents, +le rire ou les gémissements de quelqu'un, et avais-je soupçonné en +partie que ces sons venaient de moi-même? Y avait-il eu une fournaise en +fer placée dans un des coins noirs de la chambre, et une voix avait-elle +crié sans cesse que miss Havisham y brûlait? C'était là autant de choses +que je me demandais et que j'essayais de m'expliquer en mettant un peu +d'ordre dans mes idées tout en restant étendu sur mon lit. Mais il me +semblait que la vapeur d'un four à chaux arrivait entre mes idées et moi +et y mettait le désordre et la confusion; c'est à travers cette vapeur +qu'à la fin je vis deux hommes me regarder.</p> + +<p>—Que voulez-vous? demandai-je en tressaillant; je ne vous connais pas.</p> + +<p>—Mais, monsieur, répondit l'un d'eux en s'inclinant et en me touchant +l'épaule, c'est une affaire qui sans doute sera bientôt arrangée, mais +vous êtes arrêté.</p> + +<p>—Pour quelle dette?</p> + +<p>—Pour cent vingt-trois livres, quinze shillings et six pence. C'est +pour le compte du bijoutier, je crois.</p> + +<p>—Que faut-il faire?</p> + +<p>—Le mieux serait de venir chez moi, dit l'homme; je tiens une maison +très convenable.»</p> + +<p>J'essayai de me lever et de m'habiller; puis, quand je levai les yeux +sur eux, je vis qu'ils se tenaient à quelque distance de mon lit et me +regardaient. Je restai à ma place.</p> + +<p>«Vous voyez mon état, dis-je, j'irais avec vous si je le pouvais; mais, +en vérité, j'en suis tout à fait incapable. Si vous m'enlevez d'ici, je +crois que je mourrai en chemin.»</p> + +<p>Peut-être répondirent-ils ou discutèrent-ils sur la situation; autant +qu'il m'en souvient, ils essayèrent de m'encourager à croire que j'étais +moins mal que je ne pensais; mais je ne sais pas ce qu'ils firent, si ce +n'est qu'ils s'abstinrent de m'emmener.</p> + +<p>Ce qui n'était que trop certain, c'est que j'avais la fièvre, que +j'étais anéanti, que je souffrais beaucoup, que je perdais souvent la +raison, que le temps me semblait d'une longueur démesurée, que je +confondais des existences impossibles avec la mienne propre, que j'étais +une des briques de la muraille, et que je suppliais qu'on m'ôtât de la +place gênante où l'on m'avait mis, que j'étais l'arbre d'acier d'une +vaste machine, tournant avec fracas sur un abîme, et encore que +j'implorais pour mon compte personnel qu'on arrêtât la machine, et qu'à +coups de marteau on séparât la part que j'y avais. Que j'aie passé par +ces phases de la maladie, je le sais, parce que je m'en souviens et +qu'en quelque sorte je le savais au moment même. Que j'aie lutté avec +des personnes réelles, croyant avoir affaire à des assassins, et que +j'aie compris tout d'un coup qu'elles me voulaient du bien, après quoi +je tombais épuisé dans leurs bras et les laissais me remettre au lit, je +le savais aussi en revenant à la connaissance de moi-même. Mais, +par-dessus tout, je savais que chez tous ceux qui m'avaient entouré +pendant ma maladie, et que j'avais cru voir passer par toutes sortes de +transformations, se dilater dans des proportions infinies, il y avait eu +une tendance extraordinaire à prendre plus ou moins la ressemblance de +Joe.</p> + +<p>Après avoir passé le plus mauvais moment de ma maladie, je remarquai +que, tandis que tous ses autres signes caractéristiques changeaient, ce +seul trait ne changeait pas. Quiconque m'approchait, prenait l'apparence +de Joe. J'ouvrais les yeux dans la nuit, et qui voyais-je dans le grand +fauteuil, au chevet du lit? Joe. J'ouvrais les yeux dans le jour, et, +assis sur l'appui de la fenêtre, fumant sa pipe à l'ombre de la fenêtre +ouverte, qui voyais-je encore? Joe. Je demandais une boisson +rafraîchissante, et quelle était la main chérie qui me la donnait? Celle +de Joe. Je retombais sur mon oreiller après avoir bu, et quel était le +visage qui me regardait avec tant d'espoir et de tendresse, si ce n'est +celui de Joe!</p> + +<p>Enfin un jour je pris courage et je dis:</p> + +<p>«Est-ce vous, Joe?»</p> + +<p>Et la chère et ancienne voix de chez nous répondit:</p> + +<p>«Quel autre pourrait-ce être, mon vieux camarade?</p> + +<p>—Ô Joe! vous me brisez le cœur! Regardez-moi avec colère, Joe.... +Frappez-moi, Joe.... Reprochez-moi mon ingratitude... ne soyez pas si bon +pour moi...»</p> + +<p>Car Joe venait de poser sa tête sur l'oreiller, à côté de la mienne, et +de passer son bras autour de mon cou, dans la joie qu'il éprouvait de me +voir le reconnaître.</p> + +<p>«Mais, oui, mon cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe. Vous et moi, nous +avons toujours été bons amis, et quand vous serez assez bien pour sortir +faire un tour de promenade... ah! quel plaisir!...»</p> + +<p>Après quoi Joe se retira à la fenêtre et se tint le dos tourné vers moi, +en train de s'essuyer les yeux; et comme mon extrême faiblesse +m'empêchait de me lever et d'aller à lui, je restai là, murmurant ces +mots de repentir:</p> + +<p>«Ô mon Dieu! bénissez-le, bénissez cet excellent homme et ce bon +chrétien!»</p> + +<p>Les yeux de Joe étaient rouges quand il se retourna; mais je tenais sa +main, et nous étions heureux tous les deux.</p> + +<p>«Combien de temps, cher Joe?</p> + +<p>—Vous voulez dire, Pip, combien de temps a duré votre maladie, mon cher +camarade?</p> + +<p>—Oui, Joe.</p> + +<p>—Nous sommes à la fin de mai, demain c'est le 1<sup>er</sup> juin.</p> + +<p>—Êtes-vous resté ici tout le temps, cher Joe?</p> + +<p>—À peu près, mon vieux camarade.</p> + +<p>—Car comme je le dis à Biddy quand la nouvelle de votre maladie nous +fut apportée par une lettre venue par la poste; il a été longtemps seul; +il est maintenant probablement marié, quoique mal récompensé des pas et +des démarches qu'il a faites. Mais la richesse n'a jamais été un but +pour lui, et le mariage fut toujours le plus grand désir de son cœur....</p> + +<p>—Il est bien doux de vous entendre, Joe! mais je vous interromps dans +ce que vous disiez à Biddy....</p> + +<p>—C'est que, voyez-vous, vous pouviez être au milieu d'étrangers, et +comme vous et moi avons toujours été amis, une visite dans un pareil +moment pouvait ne pas vous être désagréable, et voici les paroles de +Biddy:</p> + +<p>«Allez le trouver sans perdre de temps.» Voilà, dit Joe, en prenant un +air grave, quelles furent les paroles de Biddy. Allez le trouver, a dit +Biddy, sans perdre de temps. En un mot, je ne vous tromperais pas +beaucoup, ajouta Joe après quelques moments de réflexion, si je vous +assurais que les paroles véridiques de cette jeune femme furent: «sans +perdre une seule minute de temps.»</p> + +<p>Ici, Joe s'arrêta court, et m'apprit qu'il ne fallait me parler qu'avec +une grande modération, et que je devais prendre un peu de nourriture à +des intervalles fréquents, que j'y fusse ou non disposé, et que je +devais me soumettre à ses ordres. Je lui baisai donc la main, et me tins +tranquille pendant qu'il s'occupait à rédiger une lettre à Biddy, dans +laquelle il lui envoyait mes amitiés.</p> + +<p>Évidemment, Biddy avait appris à écrire à Joe. Dans l'état de faiblesse +où je me trouvais, couché dans mon lit et le regardant, cela me fit +encore pleurer de plaisir, de voir avec quel orgueil il se mit à écrire +sa lettre. Mon lit, privé de ses rideaux, avait été transporté, moi +dedans, dans le salon, comme la pièce la plus vaste et la mieux aérée; +on avait retiré le tapis, et la chambre était maintenue, nuit et jour, +fraîche et salubre. Joe était assis devant mon bureau, relégué dans un +coin, et encombré de petites bouteilles, et il était occupé à son grand +travail. Il commença d'abord par choisir une plume sur le porte-plume, +qu'il mania comme si c'était un coffre à gros outils; puis il releva ses +manches, comme s'il allait manœuvrer un levier ou un marteau de forge. +Avant de commencer, il se mit en position, c'est-à-dire qu'il s'appuya +solidement sur la table avec son coude gauche, et tint sa jambe droite +bien en arrière; et quand il commença, il fit des gros jambages, en +descendant si lentement qu'on aurait pu croire qu'il leur donnait six +pieds de longueur, tandis qu'à chacun des déliés qu'il faisait en +remontant, j'entendais sa plume cracher énormément. Il avait la +singulière idée que l'encrier était du côté où il n'était pas, et +trempait constamment sa plume dans l'espace, paraissant très satisfait +du résultat. Il commit quelques lourdes fautes d'orthographe, mais, en +somme, il s'acquitta très bien de tout, et quand il eut signé son nom, +et qu'avec ses deux doigts, il eu transporté un pâté final du papier sur +le sommet de sa tête, il plana en quelque sorte sur la table pour juger +de l'effet de son œuvre de points de vue différents, avec une +satisfaction sans bornes.</p> + +<p>Pour ne pas contrarier Joe en parlant trop, je me serais tu, même si +j'avais été capable de parler beaucoup. Je remis donc au lendemain pour +lui parler de miss Havisham. Il secoua la tête, quand je lui demandai si +elle était rétablie:</p> + +<p>«Elle est morte, Joe?</p> + +<p>—Mais c'est que, mon vieux camarade, dit Joe, d'un ton de reproche et +pour y arriver, par degrés, je n'aurais pas voulu dire cela; car ce +n'est pas peu de chose à dire, mais elle n'est pas....</p> + +<p>—... Vivante, Joe?</p> + +<p>—Ça c'est plus près de la vérité, dit Joe; elle n'est pas vivante.</p> + +<p>—A-t-elle souffert beaucoup, Joe?</p> + +<p>—Après que vous êtes tombé malade, environ ce que vous pourriez appeler +une semaine.</p> + +<p>—Cher Joe, avez-vous entendu dire ce qu'est devenue sa fortune?</p> + +<p>—Mais, mon vieux camarade, dit Joe, il me semble qu'elle avait disposé +de la plus grande partie, c'est-à-dire qu'elle l'avait transmise à miss +Estelle; mais elle avait écrit de sa main un petit codicille, un jour où +deux avant l'accident, par lequel elle laissait une froide somme de +quatre mille livres à M. Mathieu Pocket. Et pourquoi supposez-vous, +par-dessus toutes les autres raisons, Pip, qu'elle lui ait laissé ces +froides quatre mille livres? À cause du rapport de Pip sur ledit +Mathieu. Biddy m'a dit que c'était écrit comme ça, dit Joe en répétant +la formule légale: «Rapport de Pip sur ledit Mathieu.» Quatre froides +mille livres, Pip!»</p> + +<p>Je n'ai jamais pu découvrir sur quoi Joe fondait la température qu'il +attribuait à ces quatre mille livres; mais cela lui paraissait augmenter +la somme, et il éprouvait un plaisir manifeste à répéter qu'elles +étaient froides.</p> + +<p>Cette nouvelle me causa une grande joie: elle mettait le sceau sur le +seul bien que j'eusse jamais fait. Je demandai à Joe s'il avait entendu +dire que quelques-uns des autres parents eussent eu des legs.</p> + +<p>«Miss Sarah, dit Joe, a vingt-cinq livres par an pour acheter des +pilules, parce qu'elle est bilieuse; miss Georgiana a eu vingt livres.</p> + +<p>—Mistress.... Comment appelez-vous ces bêtes sauvages qui ont des bosses +sur le dos, mon vieux camarade?</p> + +<p>—<i>Camels?</i><a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a> «dis-je en me demandant à quoi il pouvait vouloir en +venir.</p> + +<p>Joe fit un signe.</p> + +<p>«Mistress Camels.»</p> + +<p>Je sus bientôt qu'il voulait parler de Camille. Elle a eu vingt livres +pour acheter des veilleuses pour ranimer ses esprits quand elle se +réveille la nuit.</p> + +<p>L'exactitude de ces rapports était suffisamment évidente pour me donner +une grande confiance dans les informations de Joe.</p> + +<p>«Et maintenant, dit Joe, vous n'êtes pas encore assez fort, mon vieux +camarade, pour ramasser plus d'une pelletée additionnelle de nouvelles +aujourd'hui. Le vieil Orlick s'est introduit avec effraction dans une +maison habitée.</p> + +<p>—Chez qui? dis-je.</p> + +<p>—Non... mais je vous avoue que ses manières sont devenues très +bruyantes, dit Joe en forme d'excuses. Cependant la maison d'un Anglais +est son château, et les châteaux ne doivent pas être forcés, excepté en +temps de guerre; et quels qu'aient été ses défauts, il était bon +marchand de blé et de graines.</p> + +<p>—C'est donc la maison de Pumblechook qui a été forcée?</p> + +<p>—C'est elle, Pip, dit Joe, et on a pris son tiroir, et on a pris sa +caisse, et on a bu son vin, et on a mangé ses provisions, et on l'a +souffleté, et on lui a tiré le nez, et on l'a attaché à son bois de lit, +et on lui a donné une douzaine de coups de poing, et on lui a rempli la +bouche de graines pour l'empêcher de crier; mais il a reconnu Orlick, et +Orlick est dans la prison du comté.»</p> + +<p>Peu à peu nous pûmes causer sans restriction. Je recouvrais mes forces +lentement, mais je les recouvrais, et Joe restait avec moi, et il me +semblait que j'étais encore le petit Pip.</p> + +<p>Car la tendresse de Joe était si admirablement proportionnée à mes +besoins, que j'étais comme un enfant entre ses mains. Il lui arrivait de +s'asseoir près de moi, et de me parler avec son ancienne confiance, son +ancienne simplicité, et son ancienne protection paternelle, de sorte que +j'étais tenté de croire que toute ma vie, depuis le temps où j'avais +vécu dans la vieille cuisine, était une invention de la fièvre qui était +partie. Il faisait tout pour moi, excepté le ménage, pour lequel il +avait pris une femme très convenable, après avoir réglé le compte de +l'autre, le jour même de son arrivée.</p> + +<p>«Je vous assure, Pip, disait-il souvent, pour expliquer cette liberté de +sa part, que je l'ai trouvée en train de percer, comme un tonneau de +bière, le lit de plume du lit inoccupé, et occupée à mettre les plumes +dans un panier pour aller les vendre. Elle aurait ensuite percé le +vôtre, et elle l'aurait vidé, vous dessus, et elle aurait emporté le +charbon peu à peu dans la soupière et dans le plat aux légumes, et le +vin et les liqueurs dans vos bottes à la Wellington.»</p> + +<p>Nous attendions avec impatience le jour où je sortirais pour faire une +promenade, comme nous avions attendu autrefois le jour où je devais +entrer en apprentissage; et quand ce jour arriva, et qu'on eût fait +venir une voiture découverte, Joe m'enveloppa, me prit dans ses bras, me +descendit et me mit dans la voiture, comme si j'étais encore la pauvre +créature débile sur laquelle il avait si abondamment répandu les +richesses de sa grande nature.</p> + +<p>Joe monta à côté de moi, et nous nous dirigeâmes ensemble vers la +campagne, où la végétation était déjà luxuriante, et où l'air était tout +rempli des douces senteurs du printemps. C'était un dimanche. En +contemplant la belle nature qui m'entourait, je pensais combien elle +était embellie et changée, et combien les petites fleurs des champs +avaient poussé, et combien les voix des oiseaux avaient pris de force +pendant les jours et pendant les nuits, sous le soleil et sous les +étoiles, pendant que j'étais resté fiévreux et brûlant sur mon lit et le +souvenir d'avoir été brûlant et fiévreux vint tout à coup troubler le +calme que je goûtais. Mais, quand j'entendis les cloches du dimanche, et +que je regardai avec plus d'attention les splendeurs étalées autour de +moi, je sentis que je n'étais pas assez reconnaissant, et que j'étais +encore trop faible pour éprouver même ce sentiment, et j'appuyai ma tête +sur l'épaule de Joe, comme je l'avais appuyée autrefois, quand il me +conduisait à la foire ou n'importe où, et que mes impressions étaient +trop fortes pour mes jeunes sens.</p> + +<p>Après un moment je devins plus calme, et nous causâmes comme nous avions +coutume de causer autrefois, couchés sur l'herbe de la vieille batterie. +Il n'y avait pas le moindre changement en Joe. Ce qu'il avait été à mes +yeux alors, il l'était exactement à mes yeux aujourd'hui: aussi +simplement fidèle et aussi simplement droit.</p> + +<p>Quand nous rentrâmes, et qu'il me prit et me porta si facilement à +travers la cour et l'escalier, je pensai à cette soirée de Noël, si +fertile en événements, où il m'avait porté à travers les marais. Nous +n'avions pas encore fait la moindre allusion à mon changement de +fortune, et j'ignorais aussi ce qu'il savait de ma vie dans ces derniers +temps. Je doutais tant de moi-même en ce moment, et j'avais une telle +confiance en lui, que je ne savais pas si je devais lui en parler, quand +il ne le faisait pas.</p> + +<p>«Avez-vous appris, Joe, lui demandai-je ce soir-là, après mûre +considération, pendant qu'il fumait sa pipe à la fenêtre, avez-vous +appris qui était mon protecteur?</p> + +<p>—J'ai entendu dire quelque chose, répondit Joe, comme si ce n'était pas +miss Havisham, mon vieux camarade.</p> + +<p>—Vous a-t-on dit qui c'était, Joe?</p> + +<p>—Mais j'ai entendu dire quelque chose comme si c'était la <i>personne</i> +qui avait envoyé la <i>personne</i> qui vous a donné les banknotes aux <i>Trois +jolis bateliers</i>, Pip.</p> + +<p>—C'était bien cela, en effet.</p> + +<p>—C'est surprenant! dit Joe du ton le plus placide du monde.</p> + +<p>—Avez-vous entendu dire qu'il était mort, Joe? demandai-je ensuite avec +une défiance croissante.</p> + +<p>—Qui?... Celui qui vous a envoyé les banknotes, Pip?...</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Je pense, dit Joe, après avoir réfléchi longtemps, et en regardant +d'une manière évasive l'appui de la fenêtre, que j'ai entendu dire d'une +manière ou d'une autre qu'il lui était arrivé quelque chose comme cela.</p> + +<p>—Avez-vous appris quelque chose de sa vie, Joe?</p> + +<p>—Rien de particulier, Pip.</p> + +<p>—S'il vous plaisait d'en apprendre, Joe..., commençai-je à dire, quand +Joe se leva et vint à mon sofa.</p> + +<p>Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit-il, nous sommes toujours les +meilleurs amis, n'est-ce pas, Pip?»</p> + +<p>J'étais gêné pour lui répondre.</p> + +<p>«Très bien, alors, dit Joe, comme si j'avais répondu, tout est pour le +mieux, c'est convenu; pourquoi entrer dans des explications qui, entre +deux personnes comme nous, sont des sujets inutiles! Dieu! pensez à +votre pauvre sœur et à ses colères, et ne vous souvenez-vous plus de +son bâton?</p> + +<p>—Si fait, je m'en souviens, Joe.</p> + +<p>—Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit Joe, je faisais tout ce que +je pouvais pour mettre une séparation entre vous et le bâton; mais mon +pouvoir n'était pas toujours égal à mes intentions, car lorsque votre +pauvre sœur avait dans la tête l'idée de tomber sur vous, il était +assez dans son habitude favorite de tomber sur moi, si je faisais de +l'opposition, et de retomber ensuite encore plus lourdement sur vous; +j'ai souvent remarqué cela. Ce n'est pas en tiraillant la barbe d'un +homme, ni en le secouant deux ou trois fois (ce dont votre sœur ne se +privait pas) qu'on empêche un homme de se mettre entre un pauvre petit +enfant et un châtiment; mais quand ce pauvre petit enfant n'en est que +plus sévèrement châtié, parce qu'on a secoué l'autre et tiré sa barbe, +alors cet homme se dit naturellement à lui-même: «Où est le bien que tu +as voulu faire? Je t'avoue, se dit l'homme, que je vois le mal, mais que +je ne vois pas le bien, je m'en rapporte à vous, monsieur, pour m'en +montrer le bien.»</p> + +<p>—L'homme dit cela? observai-je, en voyant que Joe attendait ma réponse.</p> + +<p>—Oui, l'homme dit cela, reprit Joe. Et a-t-il raison, cet homme, de +dire cela?</p> + +<p>Cher Joe, il a toujours raison.</p> + +<p>Bien, mon vieux camarade, dit Joe; alors je m'en rapporte à vos paroles. +S'il a toujours raison (quoiqu'en général il ait plutôt tort), il a +raison quand il dit ceci:—Supposant que lorsque vous gardiez quelque +petite affaire pour vous seul, alors que vous étiez petit, vous la +gardiez parce que vous saviez que le pouvoir de Gargery à tenir le bâton +à distance n'était pas égal à ses intentions. Donc, qu'il n'en soit plus +question entre gens comme nous, et ne laissons pas échapper de remarques +sur des sujets inutiles. Biddy s'est donné bien de la peine avant mon +départ (car cela a été horriblement dur à me faire comprendre) pour que +je visse clair dans tout ceci, et que, voyant clair, je lui donne un +coup d'épaule. Ces deux choses, étant convenues, un ami véritable vous +dit: N'allez à l'encontre de rien; mangez votre souper, buvez votre eau +rougie, et allez-vous mettre entre vos draps.»</p> + +<p>La délicatesse avec laquelle Joe débita ce discours et le tact charmant +et la bonté avec laquelle Biddy, dans sa finesse de femme, m'avait +deviné si vite et l'avait préparé à comprendre tout cela, firent une +profonde impression sur mon esprit. Mais Joe connaissait-il combien +j'étais pauvre, et comment mes grandes espérances s'étaient toutes +dissipées au soleil comme le brouillard de nos marais, c'est ce que +j'ignorais.</p> + +<p>Une autre chose en Joe que je ne pouvais comprendre, mais qui me peinait +beaucoup, était celle-ci: à mesure que je devenais plus fort et mieux +portant, Joe se montrait moins à l'aise avec moi. Pendant que j'étais +faible et dans son entière dépendance, le cher homme s'était laissé +aller à ses anciennes habitudes et m'avait donné tous les noms +d'autrefois: «cher petit Pip; mon vieux camarade,» qui alors étaient une +délicieuse musique à mes oreilles. Moi aussi, je m'étais laissé aller à +nos anciennes manières, heureux et reconnaissant de ce qu'il me laissait +faire; mais imperceptiblement, à mesure que j'y tenais davantage, Joe y +tenait moins, et il commença à s'en déshabituer; tout en m'en étonnant +d'abord, j'arrivai bientôt à comprendre que la cause était en moi, et +que la faute en était toute à moi.</p> + +<p>Ah! n'avais-je donné à Joe aucune raison de douter de ma constance et de +penser que, dans la prospérité, je deviendrais froid avec lui, et que je +le repousserais! N'avais-je donné au cœur innocent de Joe aucun motif +de sentir instinctivement, qu'à mesure que je reprenais des forces, son +pouvoir sur moi s'affaiblirait, et qu'il ferait mieux de me lâcher à +temps, et de me laisser aller avant que je ne m'affranchisse moi-même?</p> + +<p>C'était en allant promener dans les jardins du Temple, pour la troisième +ou quatrième fois, appuyé sur le bras de Joe, que je vis bien clairement +le changement qui s'était opéré en lui. Nous nous étions assis sous la +chaude lumière du soleil, regardant la rivière, et il m'arriva de dire +au moment où nous nous levions:</p> + +<p>«Voyez, Joe, je puis très bien marcher maintenant; vous allez me voir +rentrer seul.</p> + +<p>—Il ne faudrait pas vous forcer pour cela, Pip, dit Joe; mais je serais +heureux de vous en voir capable, monsieur.»</p> + +<p>Le dernier mot me choqua. Pourtant, comment me plaindre? Je n'allai pas +plus loin que la grille du jardin; alors je prétendis être plus faible +que je ne l'étais réellement, et je demandai à Joe de me donner le bras. +Joe me le donna, mais il était pensif.</p> + +<p>De mon côté, j'étais pensif aussi, car comment arrêter ce changement +naissant en Joe? C'était une grande perplexité pour mes pensées +déchirées de remords, que j'eusse honte de lui dire exactement dans quel +état je me trouvais et où j'en étais arrivé, je ne cherche pas à le +cacher; mais j'espère que les motifs de mon hésitation n'étaient pas +tout à fait indignes. Il aurait voulu m'aider à sortir de tous ces +petits tracas; je le savais, et je savais qu'il ne devait pas m'aider, +et que je ne devais pas souffrir qu'il m'aidât.</p> + +<p>Ce fut une triste soirée pour tous deux; mais, avant d'aller nous +coucher, j'avais résolu d'attendre jusqu'au lendemain. Le lendemain +était un dimanche, je commencerais une nouvelle vie avec la nouvelle +semaine. Le lundi matin, je parlerais à Joe de son changement, je +mettrais de côté ce dernier vestige de réserve, je lui dirais ce que +j'avais dans la pensée (ce second point n'était pas encore tout à fait +résolu), et pourquoi je ne m'étais pas décidé à aller retrouver Herbert, +et alors la confiance de Joe serait reconquise pour toujours. À mesure +que je me rassérénais, Joe se rassérénait aussi, et il me sembla qu'il +avait pris aussi sympathiquement une résolution.</p> + +<p>Nous passâmes tranquillement la journée du dimanche, et nous gagnâmes la +campagne en voiture, pour nous promener à pied dans les champs.</p> + +<p>«Je remercie le ciel d'avoir été malade, Joe, dis-je.</p> + +<p>—Cher vieux Pip, mon vieux camarade; vous en êtes maintenant presque +revenu, monsieur.</p> + +<p>—Ç'a été un temps mémorable pour moi, Joe.</p> + +<p>—Comme pour moi, monsieur, répondit Joe.</p> + +<p>—Nous avons passé ensemble un temps que je n'oublierai jamais, Joe. Il +y a eu des jours, je le sais, que j'ai oubliés pendant un certain temps, +mais jamais je n'oublierai ceux-ci.</p> + +<p>—Pip, dit Joe paraissant un peu ému et troublé, il y a eu quelques bons +moments, et, cher monsieur, ce qui a été entre nous, a été.»</p> + +<p>Le soir, quand je fus au lit, Joe vint dans ma chambre, comme il y était +venu pendant tout le temps de ma convalescence. Il me demanda si j'étais +sûr d'être aussi bien portant que le matin.</p> + +<p>«Oui, cher Joe, parfaitement.</p> + +<p>—Et vous vous sentez toujours plus fort, mon vieux camarade?</p> + +<p>—Oui, cher Joe, toujours.»</p> + +<p>Joe mit sur la couverture, à l'endroit de mon épaule, sa large et bonne +main, et dit d'une voix qui me sembla étouffée:</p> + +<p>«Bonsoir!»</p> + +<p>Quand je me levai le lendemain matin, reposé et plus fort, j'avais pris +la pleine résolution de tout dire à Joe sans délai. Je voulais lui +parler avant déjeuner. Je m'habillai aussitôt pour me rendre dans sa +chambre et le surprendre; car c'était le premier jour que je me levais +matin. Je fus à sa chambre. Il n'y était pas. Non seulement il n'y était +pas, mais sa malle n'y était pas non plus.</p> + +<p>Je gagnai aussitôt la table où le déjeuner était servi, j'y trouvai une +lettre. Voici les quelques mots qu'elle contenait:</p> + +<p>«Ne voulant pas être importun, je suis parti; car vous voilà bien +rétabli, mon cher Pip, et vous serez beaucoup mieux sans</p> + +<p> +«JO.»<br /> +</p> + +<p>«P. S. Toujours les meilleurs amis.»</p> + +<p>Inclus dans la lettre, je trouvai un reçu du montant de la dette et des +frais pour lesquels j'avais été arrêté. Jusqu'à ce moment, j'avais +supposé que mon créancier avait arrêté ou au moins suspendu ses +poursuites pour me permettre de me rétablir complètement. Je n'avais +jamais songé que Joe eût payé la somme; mais Joe l'avait payée, et le +reçu était à son nom.</p> + +<p>Que me restait-il à faire maintenant, si ce n'est de le suivre à la +chère vieille forge, et là de m'ouvrir à lui, de lui montrer mon +repentir, et de soulager mon esprit et mon cœur d'un second point +réservé, qui planait sur ma pensée?</p> + +<p>Mon idée était d'aller à Biddy, de lui montrer combien je revenais +humble et repentant, de lui dire comment j'avais perdu tout ce que +j'avais autrefois espéré, de lui rappeler mes anciennes confidences dans +les premiers temps où je m'étais trouvé malheureux puis de lui dire +enfin:</p> + +<p>«Biddy, je crois que tu m'aimais bien autrefois, alors même que mon +cœur vagabond s'écartait de toi. Si tu peux m'aimer seulement la moitié +de ce que tu m'aimais autrefois; si tu peux me prendre avec toutes mes +fautes et toutes les désillusions qui sont tombées sur ma tête, et si tu +peux me recevoir comme un enfant auquel on pardonne (et vraiment je suis +bien chagrin, Biddy, et j'ai bien besoin d'une voix douce et d'une main +consolatrice), j'espère être maintenant un peu plus digne de toi que je +ne l'étais alors, pas beaucoup: mais un peu. Biddy, c'est à toi de dire +si je travaillerais à la forge avec Joe, ou si j'essayerai une +occupation différente dans ce pays, ou si nous irons dans quelque ville +lointaine, où m'attend une situation que je n'ai point acceptée quand on +me l'a offerte, car je voulais auparavant connaître ta réponse. Et +maintenant, Biddy, si tu peux me dire que tu m'accompagneras en ce +monde, tu en feras assurément un meilleur monde pour moi, et de moi un +meilleur homme pour lui, et je ferai tous mes efforts pour en faire un +meilleur monde pour toi.»</p> + +<p>Tel était mon projet. Après trois jours de plus de convalescence, je +partis pour notre vieil endroit, afin de le mettre à exécution. Tout ce +qu'il me reste à dire, c'est comment j'y réussis.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXVIIIb" id="CHAPITRE_XXVIIIb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXVIII.</a></h2> + + +<p>La nouvelle de la lourde chute que ma haute fortune avait éprouvée, +était arrivée avant moi dans mon pays natal et dans ses environs. Je +trouvai le <i>Cochon bleu</i> au courant de la nouvelle, et je trouvai même +qu'il en résultait un grand changement dans sa conduite à mon égard. +Autant le <i>Cochon</i> avait recherché mon estime avec une chaleureuse +assiduité, quand j'étais en possession de mes espérances, autant le +<i>Cochon</i> était froid, maintenant que la fortune m'abandonnait.</p> + +<p>Il faisait nuit quand j'arrivai très fatigué de ce voyage, que j'avais +fait si souvent et si facilement autrefois. Le <i>Cochon bleu</i> ne put me +donner ma chambre accoutumée, laquelle était occupée (sans doute par +quelqu'un qui avait des espérances) et ne put m'assigner qu'une retraite +des plus humbles parmi les pigeons et les chaises de poste de la cour; +mais je goûtai un aussi profond sommeil dans ce logement que dans le +plus bel appartement que le <i>Cochon</i> aurait pu me donner, et la qualité +de mes rêves fut à peu près la même qu'elle aurait été dans la meilleure +chambre à coucher.</p> + +<p>De grand matin, pendant qu'on préparait mon déjeuner, j'allai faire un +tour du côté de Satis House. Il y avait des affiches collées sur la +porte et des morceaux de tapis pendus hors des fenêtres, annonçant la +vente à la criée des articles de ménage, meubles et effets, pour la +semaine suivante. La maison elle-même devait être vendue comme vieux +matériaux et abattue. Lot <i>1<sup>er</sup></i> était écrit en grosses lettres au blanc +d'Espagne sur la brasserie. Lot <i>2<sup>ème</sup></i>, sur cette partie du bâtiment +principal qui était restée fermée si longtemps. D'autres lots étaient +marqués sur différentes parties des constructions, et le lierre avait +été arraché pour faire place aux écriteaux, et il y en avait déjà +beaucoup traînant dans la poussière, et tout flétri. Entrant un instant +par la porte ouverte, et regardant autour de moi de l'air maussade d'un +étranger qui n'a rien à faire dans l'endroit où il se trouve, je vis le +commis du commissaire-priseur se promener sur les fûts et les désigner à +haute voix à un rédacteur du catalogue qui, plume en main, se faisait un +pupitre provisoire du fauteuil à roues que j'avais si souvent poussé en +chantant le vieux Clem.</p> + +<p>Quand je revins au <i>Cochon bleu</i> pour déjeuner, je trouvai Pumblechook +causant avec l'aubergiste. M. Pumblechook (qui ne paraissait pas avoir +gagné depuis sa dernière aventure nocturne) m'attendait, et m'adressa la +parole dans les termes suivants:</p> + +<p>«Jeune homme, je suis fâché de vous voir tomber; mais pouvait-on +s'attendre à autre chose... pouvait-on s'attendre à autre chose... +pouvait-on s'attendre à autre chose?...»</p> + +<p>Comme il étendait la main avec le geste magnifique d'un homme qui +pardonne, et comme j'étais brisé et accablé par la maladie, et peu porté +à quereller, je le laissai faire.</p> + +<p>«William, dit M. Pumblechook au garçon, mettez un muffin sur la table. +En sommes-nous vraiment là?... en sommes-nous vraiment arrivés là?...»</p> + +<p>Je m'assis de mauvaise humeur devant mon déjeuner. M. Pumblechook se +tint devant moi, et, avant que je n'eusse eu le temps de toucher la +théière, il me versa du thé de l'air d'un bienfaiteur qui avait résolu +de me rester fidèle jusqu'au dernier jour.</p> + +<p>«William, dit M. Pumblechook avec tristesse, servez le sel; dans des +temps plus heureux, dit-il, en s'adressant à moi, je crois que vous +preniez du sucre? Preniez-vous du lait? Oui, n'est-ce pas? Du sucre et +du lait? William, apportez du cresson.</p> + +<p>—Merci! dis-je brièvement, mais je ne mange pas de cresson.</p> + +<p>—Vous ne mangez pas de cresson! répondit M. Pumblechook en soupirant et +en agitant sa tête à plusieurs reprises, comme s'il s'y fut attendu, et +comme si cette abstinence de cresson avait le moindre rapport avec ma +chute. Vraiment! les plus simples produits de la terre, vous n'en mangez +pas, décidément?... N'en apportez pas, William!...»</p> + +<p>Je continuai mon déjeuner, et M. Pumblechook continua à rester près de +moi avec son regard de poisson et sa respiration bruyante comme +toujours.</p> + +<p>«Il ne lui reste plus que la peau et les os! pensa Pumblechook à haute +voix; et cependant, quand il partait d'ici (avec ma bénédiction, je puis +le dire), quand j'étalais devant lui mon humble repas, comme l'abeille, +il était frais comme une pêche.»</p> + +<p>Cela me fit penser à la différence surprenante qu'il y avait entre la +manière servile avec laquelle il m'avait offert sa main dans ma nouvelle +prospérité, en disant: «Permettez... permettez...» et la clémence +fastueuse avec laquelle il venait d'exhiber ces mêmes cinq gros doigts.</p> + +<p>«Ah! continua-t-il, en me passant le pain et le beurre, allez-vous chez +Joseph?</p> + +<p>—Au nom du ciel! dis-je en éclatant malgré moi, que vous importe où je +vais? laissez la théière tranquille.»</p> + +<p>C'était la plus mauvaise voie que je pouvais prendre, parce que cela +donna à Pumblechook l'occasion qu'il cherchait.</p> + +<p>«Oui, jeune homme, dit-il en lâchant le manche de l'objet en question, +et en se reculant d'un ou deux pas de ma table, parlant de manière à +être entendu de l'aubergiste et du garçon qui étaient à la porte; je +laisserai cette théière tranquille, vous avez raison, jeune homme; une +fois par hasard, vous avez raison. Je m'oublie moi-même quand je prends +intérêt à votre déjeuner, au point de vouloir rendre des forces à votre +corps épuisé par les effets débilitants de la prodigalité, et le +stimuler par la nourriture saine de vos ancêtres.... Et pourtant, dit +Pumblechook en se tournant vers l'aubergiste et le garçon, et en +m'indiquant en allongeant le bras, voilà celui que j'ai constamment fait +jouer dans les heureux jours de son enfance. Ne me dites pas que cela ne +se peut pas; je vous assure que c'est lui!»</p> + +<p>Un murmure étouffé des deux individus interpellés servit de réponse. Le +garçon semblait même particulièrement affecté.</p> + +<p>«C'est lui, dit Pumblechook, que j'ai promené dans ma voiture; c'est lui +que j'ai vu <i>élever à la main</i>; c'est lui de la sœur duquel j'étais +l'oncle par alliance. Qu'il le nie, s'il le peut!»</p> + +<p>Le garçon semblait convaincu que je ne pouvais pas le nier, et que cela +donnait un mauvais air à l'affaire.</p> + +<p>«Jeune homme, dit Pumblechook en me jetant sa tête en avant comme +autrefois, vous allez chez Joseph.... Que m'importe, me demandez-vous, où +vous allez? Je vous dis, monsieur, que vous allez chez Joseph.»</p> + +<p>Le garçon toussa comme pour m'inviter modestement à passer là-dessus.</p> + +<p>«Maintenant, dit Pumblechook, et tout cela avec l'air exaspéré d'un +homme qui aurait défendu la cause de la vertu, et qui était parfaitement +convaincant et concluant, je vous dirai ce qu'il faut dire à Joseph. +Voici présent le propriétaire du <i>Cochon bleu</i>, qui est connu et +respecté dans cette ville, et voici William, dont le nom de famille est +Potkins, si je ne me trompe.</p> + +<p>—Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit William.</p> + +<p>En leur présence, continua Pumblechook, je vais vous dire, jeune homme, +ce que vous direz à Joseph. Vous direz: «Joseph, j'ai vu aujourd'hui mon +premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune; je ne dirai pas ses +noms, Joseph, c'est inutile; mais c'est ainsi qu'on veut bien l'appeler +dans la ville, et j'ai vu cet homme.»</p> + +<p>—Je jure que je ne le vois pas ici, dis-je.</p> + +<p>—Dites cela encore! repartit Pumblechook. Dites que vous avez dit cela, +et Joseph lui-même trahira probablement sa surprise.</p> + +<p>—Ici, vous vous méprenez sur son compte, dis-je; je le connais mieux +que vous.</p> + +<p>—Dites, continua Pumblechook, Joseph, j'ai vu cet homme; et cet homme +ne vous veut pas de mal et ne me veut pas de mal. Il connaît votre +caractère, et il sait combien vous êtes brute et ignorant, il connaît +mon caractère, et il connaît mon ingratitude. Oui, Joseph, direz-vous, +et ici Pumblechook agita sa tête et sa main. Il connaît mon manque total +de reconnaissance, il le connaît comme personne ne peut le connaître; +vous ne le connaissez pas, vous, Joseph n'étant pas appelé à le +connaître, mais cet homme le connaît.»</p> + +<p>Tout en le reconnaissant vain et impudent, j'étais réellement abasourdi +de voir qu'il avait l'aplomb de me parler ainsi.</p> + +<p>«Joseph, direz-vous, il m'a donné le petit message que je vous répète +maintenant. C'est que, dans mon abaissement, il a vu le doigt de Dieu; +il a reconnu ce doigt en le voyant, Joseph, il l'a vu distinctement. Le +doigt de Dieu a tracé ces lignes: <i>Il a payé d'ingratitude son premier +bienfaiteur et le fondateur de sa fortune</i>. Mais cet homme a dit qu'il +ne se repentait pas de ce qu'il avait fait, Joseph, pas du tout; que +c'était juste, que c'était bon, que c'était bienveillant, et que si +c'était à recommencer il le ferait encore.</p> + +<p>—Il est dommage, dis-je d'un ton dédaigneux en terminant mon déjeuner +interrompu, que cet homme n'ait pas énuméré ce qu'il avait fait et ce +qu'il ferait encore.</p> + +<p>—Propriétaire du <i>Cochon bleu</i>! s'écria Pumblechook en s'adressant au +maître de l'auberge et à William, je ne m'oppose pas à ce que vous +disiez par la ville, si tel est votre désir, qu'il était juste, bon et +bienveillant, et que je le ferais encore si c'était encore à faire.»</p> + +<p>Sur ces mots, l'imposteur leur serra la main à tous deux d'un air +particulier et sortit de la maison, me laissant plus étonné qu'enchanté +de cette chose indéfinie qu'il soutenait, à savoir, qu'il était juste, +bon et bienveillant, qu'il avait tout fait et qu'il était disposé à tout +faire encore. Bientôt après lui, je quittai aussi la maison, et quand je +descendis la Grand'Rue, je le vis devant sa boutique haranguer, sans +doute sur le même sujet, un groupe choisi qu'il m'honora de certains +coups d'œil peu favorables, quand je passai de l'autre côté de la rue.</p> + +<p>Mais il ne fut que plus agréable pour moi de me rendre près de Biddy et +de Joe, dont j'entrevoyais la grande indulgence, qui brillerait plus +éclatante que jamais, en opposition avec la rudesse de cet imposteur +éhonté. Je me dirigeai donc vers eux lentement, car mes jambes étaient +encore bien faibles, mais avec un sentiment de contentement toujours +croissant, à mesure que je m'approchais d'eux, et j'avais la conviction +que je laissais l'arrogance et le manque de franchise de plus en plus +loin derrière moi.</p> + +<p>La température de juin était délicieuse, le ciel était bleu, les +alouettes planaient bien haut sur les blés verts; je trouvais ce pays +bien plus beau que je ne l'avais encore trouvé. Bien des images +agréables de la vie que j'aurais voulu y mener et l'idée du changement +avantageux qui s'opérait dans mon caractère, quand j'aurais auprès de +moi un guide dont je connaissais la foi naïve et la sagesse simple +m'accompagnaient en chemin. Elles éveillaient en moi une douce émotion, +car mon cœur était adouci par mon retour, et il était survenu de tels +changements que j'étais comme quelqu'un qui reviendrait de lointains +voyages et qui rentrerait nu-pieds dans ses foyers après avoir erré +pendant plusieurs années.</p> + +<p>La maison d'école où Biddy était maîtresse m'était inconnue: mais la +petite ruelle détournée par laquelle j'entrai dans le village me fit +passer devant. Je fus désappointé de trouver que c'était jour de congé: +il n'y avait pas d'enfants, et la maison de Biddy était fermée. J'avais +nourri l'espoir que je la verrais dans l'exercice de ses fonctions +journalières avant qu'elle m'aperçût, et cet espoir était déçu.</p> + +<p>Mais la forge n'était pas loin, et je m'y rendis en passant sous l'allée +verte des beaux tilleuls, écoutant le bruit du marteau de Joe. Longtemps +après que j'aurais dû l'entendre, et longtemps après que je m'étais +imaginé l'entendre, je vis que ce n'était qu'une idée: tout était calme, +les tilleuls étaient là comme autrefois, les aubépines et les +châtaigniers y étaient aussi, et leurs fouilles faisaient entendre un +harmonieux frémissement quand je m'arrêtais pour écouter; mais les coups +de marteau de Joe ne se mêlaient pas à la brise de l'été. Effrayé sans +savoir pourquoi d'arriver en vue de la forge, je la vis enfin, et je vis +aussi qu'elle était fermée. Pas de réverbération de feu, pas de pluie +d'étincelles, pas de ronflements des soufflets, tout était fermé et +tranquille.</p> + +<p>Mais la maison n'était pas déserte et le petit salon semblait être +occupé, car ses rideaux voltigeaient à la fenêtre, qui était ouverte et +égayée par les fleurs. Je m'en approchai sans bruit, avec l'intention de +regarder par-dessus les fleurs, quand je vis Joe et Biddy devant moi, +bras dessus bras dessous.</p> + +<p>Biddy poussa d'abord un cri comme si elle pensait que c'était mon +esprit; mais un moment après elle était dans mes bras. Je pleurais de la +voir, et elle pleurait de me voir: moi parce qu'elle avait l'air si +frais et charmant; elle parce que j'avais l'air si fatigué et si pâle.</p> + +<p>«Chère Biddy, comme tu es contente!</p> + +<p>—Oui, cher Pip.</p> + +<p>—Et Joe, comme vous êtes heureux!</p> + +<p>—Oui, cher vieux Pip, mon bon camarade!»</p> + +<p>Je portais mes yeux de l'un à l'autre, et puis....</p> + +<p>«C'est aujourd'hui le jour de mon mariage! s'écria Biddy dans un +transport de bonheur, et je suis la femme de Joe!...»</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Ils m'avaient porté dans la cuisine, et j'avais la tête posée sur la +vieille table de sapin. Biddy tenait une de mes mains sur ses lèvres, et +je sentais sur mon épaule le contact bienfaisant de Joe.</p> + +<p>«C'est qu'il n'était pas assez fort, ma chère, pour supporter la +surprise, dit Joe.</p> + +<p>—J'aurais dû y penser, cher Joe, dit Biddy, mais j'étais trop +heureuse.»</p> + +<p>Il étaient tous deux si transportés et si fiers de me voir, si touchés +que je fusse revenu à eux, si enchantés que je fusse arrivé par hasard +pour compléter la journée!...</p> + +<p>Ma première pensée fut de remercier le ciel de n'avoir pas soufflé mot à +Joe de ce dernier espoir perdu. Combien de fois, lorsqu'il était près de +moi pendant ma maladie, cet aveu était-il venu sur mes lèvres! Combien +la reconnaissance de ce fait eût été irrévocable s'il était resté une +heure de plus avec moi.</p> + +<p>«Chère Biddy, dis-je, vous avez le meilleur mari qui soit dans le monde +entier, et si vous aviez pu le voir auprès de mon lit, vous l'auriez... +mais non, vous ne pourriez l'aimer plus que vous ne le faites.</p> + +<p>—Non, je ne le pourrais point vraiment, dit Biddy.</p> + +<p>—Et vous, cher Joe, vous avez la meilleure femme qui soit dans le monde +entier, et elle vous rendra aussi heureux que vous méritez de l'être, +cher et noble Joe.»</p> + +<p>Joe me regarda les lèvres tremblantes, et tout franchement il porta sa +manche sur ses yeux.</p> + +<p>«Allons, Joe et Biddy, puisque vous avez été tous deux à l'église +aujourd'hui, et que vous êtes en dispositions charitables et +affectueuses envers le genre humain, recevez mes humbles remerciements +pour tout ce que vous avez fait pour moi, et que j'ai si mal reconnu! Je +vous préviens que je vais vous quitter dans une heure, car je vais +bientôt partir, et je vous promets que je ne prendrai pas de repos avant +d'avoir gagné l'argent que vous m'avez donné pour empêcher qu'on me +conduisît en prison, et avant de vous l'avoir envoyé. Ne pensez pas, mon +cher Joe, et vous, ma bonne Biddy, que si je pouvais vous le rendre +mille fois, je pourrais m'imaginer retrancher un seul liard de ce que je +vous dois, ni que je le ferais si je le pouvais.»</p> + +<p>Ils furent tous deux attendris par ces paroles, et me supplièrent de +n'en pas dire davantage.</p> + +<p>«Mais je dois en dire davantage, mon cher Joe; j'espère que vous aurez +des enfants à aimer, et qu'un jour quelque petit garçon s'assoira dans +ce coin de la cheminée pendant les soirées d'hiver, et vous fera +souvenir d'un autre petit garçon qui l'a quitté pour toujours. Ne lui +dites pas, Joe, que j'ai été ingrat; ne lui dites pas, Biddy, que j'ai +été injuste et sans générosité. Dites-lui seulement que je vous ai +honorés tous deux, parce que vous avez été tous deux bien bons et bien +sincères, et dites-lui que je souhaite qu'il soit un meilleur homme que +je ne l'ai été.</p> + +<p>—Je ne lui dirai, fit Joe derrière sa manche, rien de la sorte, Pip, ni +Biddy non plus, ni personne non plus.</p> + +<p>—Et maintenant, bien que je sache que vous l'ayez déjà fait tous deux, +du fond de vos excellents cœurs, je vous en prie, dites-moi tous les +deux que vous me pardonnez! Je vous en prie, laissez-moi entendre ces +paroles; que je puisse en emporter le son avec moi, et alors je pourrai +croire que vous pourrez avoir confiance en moi, et avoir une meilleure +opinion de moi avec le temps.</p> + +<p>—Ô cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe, Dieu sait si je vous +pardonne, et si j'ai quelque chose à vous pardonner!</p> + +<p>—Ainsi soit-il! Et Dieu sait que je vous pardonne! répéta Biddy.</p> + +<p>—Laissez-moi maintenant monter voir mon ancienne petite chambre et m'y +reposer seul pendant quelques minutes; puis, quand j'aurai mangé et bu +avec vous, venez avec moi jusqu'au poteau du chemin, mon cher Joe et ma +chère Biddy, et nous nous dirons adieu!»</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Je vendis tout ce que j'avais, et je mis de côté, autant qu'il me fut +possible, pour faire un arrangement avec mes créanciers, qui me +donnèrent un temps convenable pour m'acquitter entièrement, et je partis +pour aller rejoindre Herbert. Avant qu'un mois fut écoulé, j'avais +quitté l'Angleterre; au bout de deux mois, j'étais commis chez +Clarricker et Co; au bout de quatre mois, je me trouvais pour la +première fois seul chargé de toute la responsabilité, car la poutre qui +traversait le plafond du salon du Moulin du Bord de l'Eau avait cessé de +trembler sous les imprécations du vieux Bill Barley et était maintenant +en paix. Herbert était parti pour épouser Clara, et je restais seul +chargé de la maison d'Orient jusqu'au jour où il revint avec elle.</p> + +<p>Bien des années s'écoulèrent avant que je devinsse associé de la maison, +mais je vécus heureux avec Herbert et sa femme, je vécus modestement et +je payai mes dettes, et j'entretins une correspondance suivie avec Biddy +et Joe; ce ne fut que lorsque mon nom figura en troisième ordre dans la +raison de commerce que Clarricker me trahit à Herbert; mais il déclara +alors que le secret de l'association d'Herbert était resté assez +longtemps sur sa conscience, et qu'il fallait qu'il le révélât. C'est ce +qu'il fit, et Herbert en fut aussi touché que surpris, et le cher garçon +et moi n'en restâmes pas moins amis pour cette longue dissimulation. Je +ne dois pas laisser supposer que nous fûmes jamais une grande maison, ou +que nous entassâmes des monceaux d'argent. Nos affaires n'étaient pas +sur un grand pied, mais notre nom était honorablement connu, puis nous +travaillions beaucoup, et nous réussissions très bien. Nous devions tout +à l'application et à l'habileté d'Herbert. Je m'étonnais souvent en +moi-même d'avoir pu concevoir autrefois l'idée de son inaptitude, +jusqu'au jour où je fus illuminé par cette réflexion, que peut-être +l'inaptitude n'avait jamais été en lui, mais en moi.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XXIXb" id="CHAPITRE_XXIXb"></a><a href="#table">CHAPITRE XXIX.</a></h2> + + +<p>Depuis onze ans, je n'avais vu de mes propres yeux ni Joe ni Biddy, bien +qu'ils se fussent souvent présentés à mon imagination, pendant mon +séjour en Orient, quand un soir de décembre, qu'il faisait nuit depuis +une heure ou deux, je posai doucement la main sur le loquet de la porte +de la vieille cuisine. Je le touchai si doucement, qu'on ne m'entendit +pas et je regardai à l'intérieur sans être vu. Là, fumant sa pipe à son +ancienne place, près du feu de la cuisine, aussi bien conservé et aussi +fort que jamais, bien qu'un peu gris, était assis Joe, et, dans le coin, +abrité par la jambe de Joe, et assis sur mon petit tabouret, et +regardant le feu, on voyait qui?... Moi encore!</p> + +<p>«Nous lui avons donné le nom de Pip en souvenir de vous, mon cher vieux +camarade, dit Joe, rempli de joie, quand il me vit prendre un autre +tabouret à côté de l'enfant, à qui je ne tirai pas les cheveux, et nous +avons espéré qu'il grandirait un petit bout comme vous, et nous croyons +que c'est ce qu'il fait.»</p> + +<p>Je le croyais aussi, et je lui fis faire une longue promenade le +lendemain matin; nous causâmes beaucoup, nous comprenant l'un l'autre +parfaitement. Je le conduisis au cimetière; je le menai à une certaine +tombe, et il me montra la pierre qui était consacrée à la mémoire de:</p> + +<p class="noindent"> +<span style="margin-left: 7.5em;">PHILIP PIRRIP</span><br /> +<span style="margin-left: 5em;">DÉCÉDÉ DANS CETTE PAROISSE,</span><br /> +<span style="margin-left: 8.5em;">ET AUSSI</span><br /> +<span style="margin-left: 8em;">GEORGIANA,</span><br /> +<span style="margin-left: 6em;">ÉPOUSE DU CI-DESSUS.</span><br /> +</p> + +<p>«Biddy, dis-je en causant avec elle, après le dîner, pendant que sa +petite fille jouait sur ses genoux, il faudra que vous me donniez Pip un +de ces jours, ou qu'au moins vous me le prêtiez.</p> + +<p>—Non, non, dit doucement Biddy, il faut vous marier.</p> + +<p>—C'est ce que disent Herbert et Clara; mais je crois que je n'en ferai +rien; je me suis si bien installé chez eux, que cela n'est même pas du +tout probable. Je suis tout à fait un vieux garçon.»</p> + +<p>Biddy baissa les yeux sur son enfant, et porta ses petites mains à ses +lèvres; puis elle mit sa bonne main maternelle, avec laquelle elle +l'avait touché, dans la mienne. Il y avait quelque chose dans cette +action et dans la légère pression de l'anneau de mariage de Biddy, qui +avait en soi une douce éloquence.</p> + +<p>«Cher Pip, dit Biddy, êtes-vous bien sûr que votre cœur ne bat plus +pour elle?</p> + +<p>—Oh! oui!... Je ne le pense pas, du moins, Biddy.</p> + +<p>—Dites-moi comme à une vieille... vieille amie, l'avez-vous tout à fait +oubliée?</p> + +<p>—Ma chère Biddy, je n'ai rien oublié de ce qui a eu dans ma vie une +grande importance, et peu de ce qui y a eu quelque importance. Mais ce +pauvre rêve, comme je l'appelais autrefois, est envolé, Biddy, tout à +fait envolé!»</p> + +<p>Cependant je savais, tout en disant cela, que j'avais une secrète +intention de visiter seul, ce soir-là, l'emplacement de la vieille +maison, et cela en souvenir d'elle. Oui, en souvenir d'Estelle!</p> + +<p>J'avais d'abord entendu dire qu'elle menait une vie des plus +malheureuses, et qu'elle était séparée de son mari, qui l'avait traitée +très brutalement, et qui avait la réputation d'être un composé +d'orgueil, d'avarice, de méchanceté et de petitesse. J'avais appris +ensuite la mort de son mari, à la suite d'un accident causé par ses +mauvais traitements sur un cheval. Il y avait quelque deux ans que ce +bonheur lui était arrivé, et je supposais qu'elle était remariée.</p> + +<p>On dînait de bonne heure, chez Joe, et j'avais largement le temps, sans +presser ma causerie avec Biddy, d'aller au vieil endroit avant la nuit; +mais, tout en flânant sur le chemin, pour regarder les objets +d'autrefois et pour penser au passé, le jour était tout à fait tombé +quand j'arrivai.</p> + +<p>Il n'y avait plus de maison, plus de brasserie, plus de bâtiments, si ce +n'est le mur du vieux jardin. L'espace vide avait été entouré d'une +grossière palissade, et, en regardant par-dessus, je vis que quelques +branches du vieux lierre avaient repris racine, et poussaient +tranquillement en couvrant de leur verdure de petits monceaux de ruines. +Une porte de la palissade se trouvant entr'ouverte, je la poussai et +j'entrai.</p> + +<p>Un brouillard froid et argenté avait voilé l'après-midi, et la lune ne +s'était pas encore levée pour le disperser. Mais les étoiles brillaient +au-dessus du brouillard et la lune allait paraître et la soirée n'était +pas sombre. Je pouvais me retracer l'emplacement de chaque partie de la +vieille maison, de la brasserie, des portes et des tonneaux. Je l'avais +fait, et je regardais le long d'une allée du jardin dévasté, quand j'y +aperçus une ombre solitaire.</p> + +<p>Cette ombre montra qu'elle m'avait vu, elle s'était avancée vers moi, +mais elle resta immobile. En approchant, je vis que c'était l'ombre +d'une femme. Quand j'approchai davantage encore, elle fut sur le point +de s'éloigner, alors elle fit un mouvement de surprise, prononça mon +nom, et je m'écriai:</p> + +<p>«Estelle!</p> + +<p>—Je suis bien changée.... Je m'étonne que vous me reconnaissiez.»</p> + +<p>La fraîcheur de sa beauté était en effet partie, mais sa majesté si +indescriptible et son charme indescriptible étaient restés. Ces +perfections, je les connaissais. Ce que je n'avais pas encore vu, +c'était le regard adouci, attristé de ses yeux, autrefois si fiers; ce +que je n'avais pas encore vu, c'était la pression affectueuse de sa main +autrefois insensible.</p> + +<p>Nous nous assîmes sur un banc près de là, et je dis:</p> + +<p>«Après tant d'années, il est étrange que nous nous rencontrions, +Estelle, ici même, où nous nous sommes vus pour la première fois. Y +venez-vous souvent?</p> + +<p>—Je ne suis jamais revenue ici depuis....</p> + +<p>—Ni moi.»</p> + +<p>La lune commençait à se lever, et je pensai au regard placide dirigé +vers le plafond blanc par celui qui n'était plus. La lune commençait à +se lever, et je pensai à la pression de sa main sur ma main, quand je +lui eus dit les dernières paroles qu'il eût entendues sur terre.</p> + +<p>Estelle rompit la première le silence qui s'était établi entre nous.</p> + +<p>«J'ai très souvent espéré et désiré revenir, mais j'ai été empêchée par +bien des circonstances. Pauvre vieille maison!»</p> + +<p>Le brouillard argenté fut effleuré par les premiers rayons de la lune, +et les mêmes rayons effleurèrent les larmes qui coulaient de ses yeux. +Ignorant que je les voyais, elle dit:</p> + +<p>«Vous êtes-vous demandé, en marchant de long en large, comment il se +fait que ce terrain soit dans cet état?</p> + +<p>—Oui, Estelle.</p> + +<p>—Le terrain m'appartient. C'est le seul bien que je n'aie pas +abandonné; tout le reste m'a quitté petit à petit, mais j'ai gardé ce +terrain. Il a été le sujet de la seule résistance décidée que j'aie +faite pendant toutes ces années de malheur.</p> + +<p>—Doit-on y construire?</p> + +<p>—Oui, on finira par là. Je suis venue ici pour lui faire mes adieux +avant ce changement. Et vous, dit-elle du ton d'intérêt touchant avec +lequel on parle à une personne qui va s'éloigner, resterez-vous toujours +à l'étranger?</p> + +<p>—Toujours.</p> + +<p>—Et vous êtes heureux, j'en suis sûre.</p> + +<p>—Je travaille beaucoup pour avoir de quoi vivre. Donc, je suis heureux.</p> + +<p>—J'ai souvent pensé à vous, dit Estelle.</p> + +<p>—Vraiment?</p> + +<p>—Tout dernièrement, très souvent. Il y eut un temps long et pénible, où +j'éloignai de moi le souvenir de ce que j'avais repoussé quand +j'ignorais ce que cela valait. Mais depuis, mon devoir n'a plus été +incompatible avec ce souvenir, et je lui ai donné une place dans mon +cœur.</p> + +<p>—Vous avez toujours eu votre place dans mon cœur,» dis-je.</p> + +<p>Et nous gardâmes encore le silence, jusqu'au moment où elle reprit:</p> + +<p>«J'étais loin de penser que je prendrais congé de vous en quittant cet +endroit; je suis bien aise de le faire.</p> + +<p>—Vous êtes bien aise de nous séparer encore, Estelle? Pour moi, partir +est une pénible chose; pour moi, le souvenir de notre séparation a +toujours été aussi triste que pénible....</p> + +<p>—Mais vous m'avez dit autrefois, repartit Estelle avec animation: «Dieu +vous bénisse, Dieu vous pardonne!» Et si vous avez pu me dire cela +alors, vous n'hésiterez pas à me le dire maintenant... maintenant que la +souffrance a été plus forte que toutes les autres leçons, et m'a appris +à comprendre ce qu'était votre cœur. J'ai été courbée et brisée, mais, +je l'espère, pour prendre une forme meilleure. Soyez aussi discret et +aussi bon pour moi que vous l'étiez, et dites-moi que nous sommes amis.</p> + +<p>—Nous sommes amis, dis-je en me levant et me penchant vers elle au +moment où elle se levait de son banc.</p> + +<p>—Et continuerons-nous à rester amis séparables?» dit Estelle.</p> + +<p>Je pris sa main dans la mienne et nous nous rendîmes à la maison +démolie; et, comme les vapeurs du matin s'étaient levées depuis +longtemps quand j'avais quitté la forge, de même les vapeurs du soir +s'élevaient maintenant, et dans la vaste étendue de lumière tranquille +qu'elles me laissaient voir, j'entrevis l'espérance de ne plus me +séparer d'Estelle.</p> + +<h3>FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.</h3> + +<h3>FIN DU DEUXIÈME VOLUME.</h3> +<p class="footnotes"></p> +<h3>NOTES:</h3> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> En anglais: «<i>Sulks</i>»—bouder—ayant la même terminaison +que «<i>hulks</i>»—pontons—la méprise de Pip est tout expliquée.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Jeu de mot impossible à rendre exactement «<i>Cross</i>» +—signifie: «<i>croix»</i> et aussi «<i>contrariant, hostile, furieux, de +mauvaise humeur</i>.» En mettant ses doigts en croix, Joe indiquait à Pip +l'humeur de Mrs Joe.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>George Barnwell</i>, tragédie bourgeoise de George Lillo, +joaillier et auteur dramatique anglais, né à Londres en 1693 et mort en +1739. Fielding était un de ses amis intimes. Lillo est le créateur de la +tragédie bourgeoise, genre dans lequel il a précédé Diderot. George +Barnwell <i>ou L'apprenti de Londres</i>, qui fut représenté pour la première +fois en 1731, est un drame remarquable; il a été traduit en français par +Clément de Genève, en 1748, et imité par Saurin, membre de l'Académie +française.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Habitude anglaise. Au moment du départ d'une personne +aimée, on jette un vieux soulier en l'air, dans la direction que va +prendre cette personne, comme souhait de bon voyage et d'heureux +retour.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> On ne connaît à Londres que les fenêtres à guillotine, mais +dans les maisons convenablement tenues, elles sont très bien agencées et +fonctionnent très régulièrement.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> <i>Baby</i>, nom générique du dernier enfant d'une famille riche +ou pauvre; on appelle <i>baby</i> le dernier-né jusqu'à quatre ou cinq ans.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> «<i>What larks,</i>» intraduisible; manière de demander à Pip +des nouvelles de sa vie de garçon.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> <i>Cricket</i>, jeu de paume ressemblant assez à notre jeu de +barres.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> <i>Purser</i> est le titre qui, sur les vaisseaux de la marine +royale et de la marine marchande, est donné à l'officier ou à l'employé +chargé de toutes les questions relatives aux approvisionnements et au +service de la table. Cet emploi correspond à peu près à celui de nos +comptables.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Ce chapitre est, comme on le verra, consacré au récit +d'une représentation d'<i>Hamlet</i> sur un théâtre de trente-sixième ordre. +Le chef-d'œuvre de Shakespeare est trop généralement connu en France +pour que les excentricités de cette représentation aient besoin de +commentaires. Nous dirons seulement que les représentations de +Shakespeare sur des théâtres borgnes son en effet un des côtés +caractéristiques de la liberté des théâtres en Angleterre, et ce sont +justement elles qui donnent la mesure de l'immense popularité de cette +grande illustration nationale.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> C'est-à-dire au théâtre, la scène se passant en Danemark.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Depuis l'époque vague où se passent les faits racontés par +Philip Pirrip, la Tamise s'est enrichie de trois ponts: 1° le pont de +<i>Charing-Cross</i>, entre les ponts de Waterloo et de Westminster; 2° le +pont <i>Victoria</i>, entre les ponts du Wauxhall et de Chelsea; 3° le pont +de <i>Battersea</i> en aval du pont de Chelsea.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> <i>Gruff</i>, repoussant, rude, aigre; <i>Grim</i>, affreux, cruel, +renfrogné. Plaisanterie impossible à rendre et très habituelle en +anglais, où l'on donne aux individus des surnoms en rapport avec leur +caractère.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> Les <i>puddings</i> sérieux doivent cuire dans un torchon; une +serviette les modifie en mal, dit le <i>Cuisinier royal britannique</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> <i>Camels</i>, veut dire chameaux, et en anglais <i>Camels </i>et +<i>Camille</i> ayant à peu près la même consonance: il y a là un jeu de mots +absolument impossible à rendre.</p></div> +<hr style="width: 65%;" /> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Les grandes espérances, by Charles Dickens + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES ESPÉRANCES *** + +***** This file should be named 17565-h.htm or 17565-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/6/17565/ + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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