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+The Project Gutenberg EBook of Morphine, by Jean-Louis Dubut de Laforest
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Morphine
+
+Author: Jean-Louis Dubut de Laforest
+
+Release Date: February 6, 2006 [EBook #17688]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MORPHINE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+DUBUT DE LAFOREST
+
+
+MORPHINE
+
+
+
+PARIS
+E. DENTU, ÉDITEUR
+
+1891
+
+
+AU PROFESSEUR CESARE LOMBROSO,
+
+_A l'illustre auteur de _l'Uomo delinquente_ et de _Genio e Follia_.
+
+Au maître qui m'a donné la plus grande fortune que puisse souhaiter un
+écrivain, en commentant mes livres dans ses admirables leçons sur
+l'anthropologie criminelle,
+
+Je dédie ce roman._
+
+DUBUT DE LAFOREST.
+
+
+
+
+I
+
+
+Une nuit de novembre 1889.--Au café de la Paix, dans l'une des petites
+salles chaudes et moelleuses dont les portes ouvrent sur la place de
+l'Opéra, la pendule marquait onze heures, lorsque Jean de Fayolle posa
+le dé de la victoire, en disant: «Domino!»
+
+Fayolle, capitaine du 15e cuirassiers, un jeune et vert gaillard,
+moustachu de roux, occupait un coin de la banquette de rouge velours, et
+à sa droite et devant lui se tenaient ses deux adversaires: le major
+Edgard Lapouge, grand blondin, aux blondeurs flavescentes, avec de gros
+yeux bleus très expressifs, derrière un binocle
+d'or;--Arnould-Castellier, directeur de la _Revue militaire_, une
+ancienne et honorable culotte de peau, vieille tête blanchie dans les
+grades inférieurs, toujours à l'ordonnance, et malgré la bedaine et les
+joues rubicondes, essayant de lutter contre l'empâtement civil et se
+donnant des allures d'activité par ses gestes brusques, sa voix
+impérative, ses rudes moustaches neigeuses et coupées en brosse.
+
+--Et Pontaillac, viendra-t-il, oui ou non? demanda le major.
+
+--Il viendra, répondit Fayolle.
+
+--Jamais!... Pas de Pontaillac! intervint de la table voisine, le
+lieutenant Léon Darcy, brun et gentil cuirassier, également du 15e qui
+humait un sherry-gobler, en écoutant les histoires drôles de deux
+horizontales assises à ses côtés.
+
+--Qu'en savez-vous, Darcy? fit le capitaine.
+
+--Pontaillac est à l'Opéra, et il ne s'ennuie pas, dans une loge
+d'entre-colonnes, avec une charmante femme.
+
+--La marquise de Montreu? interrogea Arnould-Castellier.
+
+--Précisément.
+
+Le capitaine de Fayolle alluma un cigare:
+
+--Vous êtes fou, Darcy! Notre brave Pontaillac n'a d'yeux et d'oreilles
+que pour la Stradowska, et il a bien raison: la grande artiste russe est
+un morceau de rois, je veux dire de capitaines de cuirassiers.
+
+--Pontaillac est de taille à mener deux amours! insista le lieutenant.
+
+--Trois! gronda le major Lapouge.
+
+--Comment, trois?
+
+--Vous oubliez, messieurs, la plus chère de ses maîtresses, la plus
+perfide et la plus dangereuse.
+
+--C'est?
+
+--La morphine.
+
+A ce mot de «morphine», les deux femmes qui amusaient Léon Darcy
+s'approchèrent curieusement des joueurs, mais le major ne voulut donner
+aucune explication.
+
+Bientôt, la bataille recommença, et on n'entendit plus que des voix
+grêles et potinières, avec le refrain des joueurs et le cliquetis des
+dominos, sur la table de marbre.
+
+--A vous, la pose.
+
+--J'ai le patard.
+
+--Du quatre.
+
+--Et du re-quatre.
+
+Entre les deux horizontales de haute marque, Léon Darcy luttait de
+propos galants pour la joie de la brune Thérèse de Roselmont et de la
+blonde Luce Molday, très gentilles et capiteuses, la première en rouge,
+la seconde en bleu, toutes deux étincelantes de diamants.
+
+Le jeune officier et les dames parlèrent de la Stradowska dont tous les
+journaux affirmaient le succès de femme et d'artiste. Elle arrivait de
+Pétersbourg, son pays: là-bas, elle venait d'ensorceler boïards et
+princes, de ruiner un des grands-ducs, et elle possédait des trésors
+inestimables, en son hôtel de la Villa Saïd: telle était la légende
+parisienne.
+
+--Et le capitaine de Pontaillac est l'amant de cette femme? minauda
+Thérèse à l'oreille de Léon.
+
+--Mais oui!
+
+--Il est donc bien riche? dit Luce.
+
+--Assez... Deux cent mille livres de rentes.
+
+--Joli garçon?
+
+--Regarde, chère, conclut Darcy, en désignant l'homme qui entrait.
+
+--Ah! voilà Pontaillac! s'écrièrent Fayolle et Arnould-Castellier.
+
+Et tandis que le comte Raymond de Pontaillac serrait les mains des amis,
+les deux horizontales le regardèrent, prises d'une sensation inédite qui
+les secouait de leur torpeur de commerçantes blasées, les piquait d'un
+désir luxurieux, les jetait hors d'elles-mêmes.
+
+Il avait trente ans; il était de haute taille, avec de larges épaules,
+une poitrine solide, un visage bronzé, des cheveux bruns et courts, de
+noires et voluptueuses moustaches, un nez évoquant le souvenir des
+Valois, des lèvres de chair rose, de jolies dents et des extrémités fort
+délicates pour une académie si robuste: sous des sourcils épais, ses
+grands yeux châtains, frangés de longs cils, brillaient tantôt de doux
+éclats et tantôt ils s'immobilisaient en ce rayon ardent et fixe, en
+cette presque surnaturelle lumière que l'on observe chez les hypnotisés.
+Par la pelisse entrebâillée, par la riche fourrure, l'habit, le gilet à
+cœur et le pantalon noir révélaient des formes d'athlète, et le blanc
+plastron de la chemise--la fine cuirasse mondaine--faisait songer les
+dames guerrières à l'autre cuirasse de métal aux éblouissantes
+blancheurs.
+
+Tout en lui disait la peau et l'âme d'un mâle, et cependant la
+musculature merveilleuse s'agitait et tremblait, sous un tic nerveux
+imperceptible, non point comme un jeune rameau, à l'effort de la sève,
+mais comme un arbre jadis bien planté, bien fleuri, et que dévorent les
+vers, en son printemps.
+
+Assis près du camarade Fayolle, Raymond de Pontaillac demeurait grave,
+indifférent au jeu de dominos et à toutes les propositions de joyeusetés
+nocturnes.
+
+--Voulez-vous un tour à quatre? lui dit le major; je gagne tout ce que
+je veux.
+
+--Qu'est-ce que cela me fait? Si vous croyez que je m'intéresse à votre
+sacrée partie!...
+
+Un garçon s'approcha, demandant ce qu'il fallait servir.
+
+--Rien!... Ah! si... un verre d'eau!... Je meurs de soif!
+
+Quand le capitaine de Pontaillac eut avalé un verre d'eau frappée, il
+s'absorba dans la lecture du _Soir_, et les deux horizontales ne purent
+s'empêcher de dire au lieutenant:
+
+--Il n'est pas drôle, ton ami.
+
+--Ma foi, non!
+
+La partie terminée, Jean de Fayolle voulut amuser Pontaillac. Il
+indiquait dans la salle voisine et derrière une glace dépolie le vieux
+monsieur, bien connu des officiers, et en train, selon son habitude, de
+mettre au jour l'_Annuaire militaire_.
+
+--Quelle patience, hein?
+
+--J'ai envie de l'étrangler!
+
+--Oh! Raymond?...
+
+--Une vilaine histoire que nous bâtirions là! fit Thérèse, en riant. Mon
+capitaine, vous le croqueriez d'un seul morceau, ce brave homme!
+
+--Et vous auriez tort, Pontaillac, déclara Arnould-Castellier. Le
+correcteur est un de nos meilleurs amis.
+
+--Que voulez-vous? Je souffre et j'ai des humeurs noires que je ne puis
+vaincre et dont j'ignore la cause.
+
+--Je la connais, moi, affirma le major qui érigeait des dominos en tour
+Eiffel.
+
+--Des bêtises!... La morphine, n'est-ce pas?
+
+--Eh bien, oui, la morphine!... Vous vous tuez, Pontaillac!
+
+--Me tuer? Allons donc! Dès que ça me fera mal, je cesserai.
+
+--Il sera trop tard; vous ne pourrez plus enrayer!
+
+--C'est possible, car ce qui fait souffrir, ce n'est pas de prendre,
+mais de ne pas prendre de la morphine.
+
+--Vous voyez bien!
+
+Jean de Fayolle commanda une marquise au champagne, et malgré les
+invitations des camarades et les sourires de Thérèse et de Luce, Raymond
+se mit à sabler des verres d'eau.
+
+Brusquement, la tour d'ébène et d'ivoire du major Lapouge s'effondra, et
+les dés roulèrent avec fracas sur le marbre.
+
+--Vous êtes stupide! cria Pontaillac.
+
+--Merci, capitaine... Fort aimable, en vérité!
+
+--Pardon, major, pardon, mon ami, je suis tellement énervé que le
+moindre bruit m'exaspère.
+
+--Ah! cette gueuse de morphine! C'est elle qui vous bouleverse!...
+Pontaillac, vous arriverez à être très malade!
+
+--Vous vous trompez, major. J'ai besoin de ma piqûre, voilà tout.
+
+--Prends un verre de champagne, cela vaudra mieux, dit Fayolle.
+
+--Mais oui! mais oui! continuèrent les autres.
+
+--A nos amours, capitaine! soupira Thérèse.
+
+D'un geste, Raymond éloigna la main de Luce qui lui tendait une coupe
+mousseuse, et il parut s'intéresser à une réussite du directeur de la
+_Revue militaire_.
+
+Thérèse avait pris machinalement des journaux illustrés et contemplait
+un portrait de Christine Stradowska, la diva illustre, la belle
+maîtresse de Pontaillac. Celui-ci, fatigué de lutter contre une
+obsession, s'était baissé, et ayant relevé son pantalon et un caleçon de
+soie, venait de se faire à la jambe une piqûre de morphine.
+
+Comme il se dressait, Luce Molday vit un objet briller dans sa main, et
+elle s'en empara, très rieuse.
+
+--Eh! la jolie seringuette!
+
+--Donnez-moi ça?
+
+--Non! non!
+
+Et elle passa au docteur la petite seringue de Pravaz à laquelle
+l'aiguille perforée adhérait encore.
+
+--Je ne vous la rendrai pas, capitaine! Je vais l'écraser sous mon
+talon! vociféra Lapouge, debout.
+
+--Ne vous gênez pas, major; la piqûre est faite. Il y a une autre Pravaz
+dans ma poche et j'en ai quatorze à la maison.
+
+Alors, Lapouge observa Pontaillac. Il lui semblait métamorphosé, car si
+pour les autres regards, le capitaine avait conservé, sous les dehors
+d'un chagrin amoureux, les apparences d'une verdeur
+extraordinaire,--seul, l'œil du major venait de noter les tremblements
+furtifs du morphinomane. En même temps que les yeux perdaient leur
+inquiétante fixité, la voix tout à l'heure très rauque, sonnait en des
+vibrations de pur cristal; le geste, tout à l'heure incertain, comme
+incertaine la démarche, le geste retrouvait sa mesure, sa force, son
+charme.
+
+--Merveilleux! balbutia le major qui n'osait plus détruire la Pravaz.
+
+Raymond fit les honneurs d'une nouvelle marquise au champagne; il but en
+vrai gentilhomme. Puis, sur la prière de Thérèse de Roselmont, il dit
+comment il était devenu morphinomane.
+
+Lors des guerres du Tonkin, nos chirurgiens calmaient les douleurs des
+blessés avec des piqûres de morphine, ainsi que jadis les docteurs
+allemands à Sadowa et à Gravelotte.
+
+Un des camarades de Pontaillac, un officier d'artillerie, horriblement
+mutilé, avait été soulagé par la Pravaz, et quand Pontaillac, blessé en
+duel, reçut la visite de l'officier d'artillerie, celui-ci lui vanta la
+méthode stupéfiante, les injections hypodermiques de Wood, médecin
+anglais: Raymond en usa; il s'en trouva bien, et maintenant il employait
+la morphine contre toute sensation anormale.
+
+--Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, je ne buvais plus: Une
+piqûre! Je mange, dors et bois. J'étais triste; je suis joyeux!
+
+--Et... l'amour? interrogea timidement Luce Molday.
+
+--Oh! ma chère, l'amour, en cela comme pour le reste, on a calomnié la
+morphine!
+
+Il expliqua la manière de se servir de la morphine, tira de sa poche un
+petit écrin où sur un lit de velours noir dormait la Pravaz, une sœur de
+l'amie confisquée par le major Lapouge: à côté d'elle, parallèlement,
+scintillaient deux aiguilles d'acier percées dans leur longueur, et au
+fond de la boîte s'enroulait un peloton de fil d'argent aussi ténu qu'un
+cheveu; ensuite, il montra le petit flacon gardien de l'incomparable
+trésor.
+
+Lucy demanda:
+
+--L'aiguille doit faire bien du mal?
+
+--Non, répondit le capitaine.
+
+Et comme il se trouvait seul avec ses amis et que dans les autres salles
+les garçons rangeaient sur des tables de marbre, en un amoncellement de
+bois noir et de rouge velours, les chaises désertées, Pontaillac obéit à
+cette belle ardeur d'apologiste qui caractérise tous les morphinomanes:
+
+--Vous allez voir!
+
+Le jeune homme mit à nu son bras d'hercule, çà et là marqué d'arabesques
+bizarres, et d'un coup sec, il enfonça l'aiguille en pleine chair. Elle
+glissa dans les tissus; elle fut retirée sans qu'il s'échappât une
+goutte de sang et que le visage du capitaine manifestât la moindre
+inquiétude.
+
+Cette expérience eut le pouvoir d'arracher des cris d'admiration aux
+deux horizontales.
+
+--Vous le voyez, mesdames, j'opère moi-même, et sans douleur, tel un
+dentiste de la foire!
+
+Il allait remplir la Pravaz.
+
+--Qui en veut?
+
+--Pas pour cent louis! hurla Thérèse.
+
+--Folle, c'est le Paradis!
+
+--Eh bien, puisqu'avant ça ne fait pas de mal et qu'après ça fait tant
+de plaisir, j'essaierai! déclara Luce Molday.
+
+Sur le boulevard des Italiens, on se sépara. Le major Lapouge et
+Arnould-Castellier marchaient à pied vers leur domicile respectif; Jean
+de Fayolle et Léon Darcy insistèrent pour entraîner Raymond dans un
+restaurant de nuit où ils soupaient avec les dames. Mais l'amant de la
+Pravaz héla une voiture de cercle, et donna l'ordre de le conduire chez
+son autre maîtresse, la Stradowska.
+
+ * * * * *
+
+Avait-il tort ou raison, le major Lapouge? Est-ce que vraiment
+Pontaillac, ce mâle superbe, était dominé, violenté, à jamais brisé par
+la morphine? Qui l'emporterait de la belle Stradowska ou de la Pravaz?
+Ni l'une, ni l'autre, peut-être, ou bien une troisième idole, car déjà,
+tout brûlant du souvenir de la marquise Blanche de Montreu--de la grande
+dame qu'il venait de saluer à l'Opéra, de la patricienne désirée--le
+comte de Pontaillac oubliait ses deux autres maîtresses charmées et
+vaincues, pour s'en aller rêver d'une nouvelle et plus difficile
+conquête, en son hôtel, rue Boissy-d'Anglas.
+
+
+
+
+II
+
+
+Depuis quinze mois que Pontaillac était sous l'influence du poison
+mondain, ses idées tenaient à la fois du songe et du réel.
+
+Il se faisait en lui un dédoublement spécial de la personnalité. A
+l'encontre des hystériques de première grandeur chez lesquels les
+phénomènes de condition seconde excluent le libre arbitre, Raymond
+vivait et raisonnait dans les deux états: loin d'abolir le sens
+intellectuel, la morphine le surexcitait, et l'on se trouvait en
+présence d'un homme libre, et non pas devant un fou qui échappe à
+l'historien de mœurs et relève seulement de l'art médical.
+
+Gentilhomme limousin, ancien élève de Saint-Cyr, capitaine breveté de
+l'École de guerre, le comte de Pontaillac aimait son métier. Il avait
+l'estime des chefs et des camarades, et les soldats eux-mêmes, les
+pauvres surtout, appréciaient l'officier brillant et au cœur généreux.
+
+Mais, dans le magnifique hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, comme au
+cercle voisin: _L'Épatant_, comme au quartier de cavalerie, comme chez
+sa maîtresse la Stradowska et chez les Montreu, ses nobles amis du
+boulevard Malesherbes, partout enfin, on pouvait remarquer les brusques
+changements du jouet de la Pravaz, ses multiples états et les symptômes
+d'une intoxication progressive.
+
+Lui ne voyait rien et s'enorgueillissait de vaincre la douleur. De même
+qu'après un duel sans motif grave, il s'était piqué pour endormir une
+blessure légère, ainsi il recourait à la morphine, dès le moindre bobo,
+toujours aiguillonné par le besoin, en dehors de toute souffrance
+caractérisée.
+
+A l'entendre, s'il dormait mal, les insomnies venaient d'un mauvais
+estomac ou d'une irrégularité du cœur. Il se découvrait des lésions
+morbides et justifiait le diagnostic en confondant la torture des
+privations avec des maladies imaginaires, si vite disparues, au
+renouveau de l'enchanteresse.
+
+D'abord, ce furent des sentiments de bien-être et de béatitude, une
+ivresse délicieuse, un Nirvâna boudhique, des extases, tout un horizon
+de voluptés, un réveil de l'esprit, une accélération de la pensée, une
+double vie.
+
+Quand l'habitude amoindrit les effets du poison, le morphinomane eut une
+personnalité, non pas entièrement dédoublée comme celle de quelques
+névropathes, mais diverse et toujours consciente, en pleine identité du
+_moi_, aussi bien dans le rire succédant aux doses multipliées que dans
+les larmes des jours de jeûne. Il n'aliénait pas sa personnalité pour en
+revêtir une autre; il ne subissait aucun _moi_ extérieur, et demeurait
+lui-même, triste ou gai.
+
+Si la valeur d'amour semblait diminuer, en raison directe des doses
+morphiniques, il attribuait ce decrescendo à sa trop longue
+fréquentation de la Stradowska, jurant de reverdir près de la marquise
+de Montreu. Oui, la Pravaz avait toutes les vertus, et on l'accusait
+injustement d'altérer les facultés génitales.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain de la modeste fête, au café de la Paix, Raymond se leva,
+dès huit heures, et en petite tenue, monta à cheval pour se rendre au
+quartier de cavalerie.
+
+Dans le froid vif, il trottait, le képi sur les yeux, les bottes
+éperonnées et luisantes, la tunique moulant sa taille, sous le grand
+manteau de drap bleu foncé, le sabre cliquetant--et le cavalier était
+alerte et joyeux, le long des rues, grâce à l'aiguille ensorceleuse.
+
+Sur le pont de l'Alma, il contempla la Seine, toute noire, au milieu de
+ses rives blanchies de neige, et plus loin les remorqueurs traînant des
+voitures de bois ou de charbon, les bateaux-mouche désertés, les
+mariniers grondant contre le brouillard.
+
+Quai d'Orsay, il vit une armée de balayeuses, presque toutes de vieilles
+femmes dont les jupes suintaient l'horrible détresse, venues là, comme
+en un Sabbat, occupées à chasser de leurs balais de sorcières des tas
+neigeux; et défilèrent ensuite de maigres employés avec des visages de
+pauvres et de longs nez que le froid rougissait et faisait pareils;
+puis, des ouvriers, puis, des voyous, puis, des filles en cheveux
+raccrochant les redingotes matinales de leurs doigts crevés d'engelures;
+puis, des oiseaux ébouriffés à la cime des arbres nus, et piaillant la
+misère.
+
+Tous ces êtres glacés, toutes ces choses mortes, il aurait voulu les
+réchauffer, les ressusciter de sa miséricordieuse tendresse, leur donner
+un peu de joie. Des mendiants le comprirent; ils entourèrent le
+cavalier--et Raymond plus heureux fit sa distribution quotidienne plus
+large.
+
+Un factionnaire lui porta les armes; il salua et passant près du corps
+de garde, se dirigea vers la cour du quartier.
+
+--Le capitaine est dans un de ses bons jours, dit le sous-officier qui
+commandait le poste.
+
+--Ne vous y fiez pas, maréchal des logis, répliqua le brigadier. Avec ce
+sacré Pontaillac, on ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon!
+
+--Moi, je sais le pourquoi, hasarda un simple cuirassier, fils de
+famille, et tête brûlée.
+
+--Il est cocu?
+
+--Non.
+
+--Il se saoûle?
+
+--Non.
+
+Le maréchal des logis et ses hommes, la pipe à la bouche, se groupèrent
+autour du poêle, et le cuirassier instruit leur expliqua les phénomènes
+de la morphine.
+
+On s'écria:
+
+--Il ferait mieux de boire des bocks!
+
+--Et même des champoreaux!
+
+--Et même de la verte!
+
+Après avoir écouté le rapport, le capitaine rejoignit le major Lapouge,
+à la salle de visite.
+
+--Veuillez donc, cher ami, me donner un mot. J'ai besoin d'une solution
+à soixante pour cent?
+
+--Jamais, capitaine!
+
+--J'irai chez un docteur civil.
+
+--Allez-y! Moi, je ne suis pas un assassin!
+
+Et il lui tourna les talons.
+
+ * * * * *
+
+Rentré à son hôtel, Pontaillac fit sa toilette, et il déjeuna de bon
+appétit.
+
+Clément, l'ordonnance qui le servait, un énorme rougeaud de Normandie,
+reçut l'ordre de faire atteler le coupé.
+
+Mais, Raymond jugea qu'il avait encore quelques minutes, et, le cigare
+aux dents, il visita l'hôtel, animé du désir de le meubler à neuf pour
+une heure bénie, celle où la marquise de Montreu daignerait y
+apparaître.
+
+Oh! ce jour-là, il voulait une restauration complète, depuis les sièges
+et les tentures jusqu'aux boiseries, aux glaces et aux litées, et tout
+serait bouleversé, en cette demeure bâtie au siècle dernier par un
+financier amant d'une danseuse de l'Opéra: tout rayonnerait d'une
+virginité nouvelle, les salons, les chambres, le fumoir, la
+bibliothèque, l'office, les remises, les écuries, les jardins--et
+seules, puisqu'elles avaient droit à l'immortalité, vivraient toujours
+jeunes, les admirables peintures de Boucher.
+
+A deux heures, le capitaine montait en voiture, et ordonnait, tremblant
+d'amour:
+
+--A l'hôtel de Montreu!
+
+ * * * * *
+
+Lorsque Pontaillac entra dans la bibliothèque du marquis Olivier,
+celui-ci était debout et pâle devant le foyer qui allumait de ses ors
+les marbres, les bronzes, les cuirs de Cordoue, les reliures précieuses
+et le double blason des Montreu et des La Croze.
+
+--Qu'as-tu donc, Olivier? demanda Raymond, avant même d'avoir serré la
+main du marquis.
+
+--Je suis inquiet; ma femme est souffrante.
+
+--Rien de grave, n'est-ce pas? balbutia le visiteur qu'une angoisse
+envahissait.
+
+--Je l'espère. Aubertot est auprès d'elle; il m'a renvoyé, et j'attends.
+
+Raymond n'osait plus regarder l'ami qu'il voulait trahir, le gracieux
+gentilhomme aux cheveux blonds, à l'œil doux et rêveur, à la barbe
+mousseuse taillée en pointe, dont la fragile et élégante silhouette
+enveloppée d'une robe de chambre en velours noir très simple contrastait
+si fort avec la puissance du beau soldat.
+
+--Hier encore, à l'Opéra, la marquise était gaie, souriante.
+
+--Oui, mais, ce matin, en déjeunant, Blanche a été prise d'un violent
+mal de tête, et depuis les douleurs sont devenues intolérables.
+
+--Je te laisse, mon ami.
+
+--Non, reste. Le docteur va descendre dans un instant, et je suis bien
+aise de t'avoir auprès de moi.
+
+Une porte s'ouvrit, et le docteur Étienne Aubertot, professeur à la
+Faculté et membre de l'Académie de médecine, parut avec sa bonne figure
+de chanoine entièrement rasée et que surmontait au-dessus d'un front
+très haut, vrai front de penseur et d'artiste, une chevelure grise aux
+boucles soyeuses.
+
+--Eh bien? dit Olivier.
+
+--Eh bien? répéta Pontaillac, malgré lui, sous le visible effort d'une
+inquiétude grandissante.
+
+--La marquise n'est pas en danger, mais elle souffre atrocement d'une
+névralgie susorbitaire que je vais combattre avec de l'antipyrine.
+François est parti en chercher.
+
+--Vous croyez, docteur, que l'antipyrine la guérira?
+
+--Nous aurons au moins un soulagement, mon cher marquis.
+
+--Hâtez-vous, de grâce?... Blanche est martyrisée.
+
+--C'est vrai. La névralgie susorbitaire a sa place au nombre des maux
+humains les plus douloureux; mais dans une demi-heure...
+
+--Et vous la laisserez souffrir une demi-heure encore? C'est impossible!
+
+--Que voulez-vous? J'espère que l'antipyrine agira, et, du reste, il n'y
+a pas de meilleur remède.
+
+--Je vous demande pardon, monsieur le docteur, fit Pontaillac. Il y en a
+un puissant, radical, infaillible.
+
+--Et pourrais-je connaître cette belle panacée?
+
+--La morphine, cher maître, la morphine!
+
+Le professeur Aubertot réfléchit un instant et observa le capitaine de
+son œil bleu très clair:
+
+--Ma foi, vous avez raison, et je vous remercie de m'y avoir fait
+songer.
+
+Il se tourna vers M. de Montreu:
+
+--Je vais écrire une ordonnance.
+
+--Inutile, docteur, continua Raymond. J'ai là sur moi tout ce qu'il faut
+pour guérir.
+
+Pontaillac tendit au médecin un minuscule flacon et un écrin des plus
+élégants.
+
+--Non, non! Pas ça! pas ça! dit Aubertot: Je n'en connais pas la dose,
+et je veux une solution très faible; mais j'accepte l'instrument. Vous
+êtes notre Providence, mon cher capitaine.
+
+L'officier prit congé de M. de Montreu et du docteur Aubertot, et
+quelques minutes plus tard, le mari et le médecin pénétrèrent dans la
+chambre de la malade.
+
+Sur une haute et vaste litée, en un fouillis de dentelles, la marquise
+Blanche de Montreu, née de La Croze, étreignait nerveusement sa tête de
+ses deux mains aux doigts légers, et le long des épaules un peu maigres
+et des bras nus, les beaux cheveux roux s'épandaient avec des lueurs
+métalliques. On devinait, au travers de la chemise de surah et l'on
+voyait par l'échancrure de la gorge, une peau rosée d'un sang vermeil;
+le corps était jeune et chaud, et les formes juvéniles, dans leur chaste
+enveloppement, étaient pleines de grâce et de suggestions voluptueuses.
+
+Elle retomba sur l'oreiller, en étouffant un cri de douleur; ses beaux
+yeux de velours brun s'emperlaient de larmes, le petit nez aux narines
+délicates, les lèvres qui laissaient voir une rangée de dents mignonnes,
+le cou svelte, tout ce charmant visage, enfin toute cette adorable
+jeunesse luttait, vaillante, pour ne pas affliger l'époux adoré.
+
+Aubertot s'avança, tête nue, et dit:
+
+--Madame, nous vous apportons le soulagement.
+
+Le docteur emplissait la Pravaz d'une solution de morphine au trentième,
+et Olivier se sentait trembler à l'idée que l'aiguille blesserait les
+chairs roses et douces.
+
+Pontaillac, l'ami Pontaillac, le cuirassier-hercule, pouvait supporter
+une opération même terrible--mais elle, sa dame si fluette, sa Blanche
+si impressionnable, aurait-elle la force?
+
+Et, dans son ignorance du remède, comme s'il devinait les choses à
+venir, Olivier arrêta brusquement le bras du docteur.
+
+--Non... Je vous en prie?
+
+--Pourquoi?
+
+--J'ai peur... pour elle.
+
+--Aucun mal, aucun danger, monsieur.
+
+--Vous me le jurez?
+
+--Marquis, je vous le jure.
+
+Il y eut un silence.
+
+--Moi, je n'ai pas peur, Olivier, fit la marquise, en présentant son
+bras.
+
+La piqûre faite, Aubertot questionna la dame.
+
+--Vous ai-je fait du mal?
+
+--Pas du tout; mais je souffre toujours.
+
+--Attendez.
+
+Les deux hommes s'éloignèrent au fond de la chambre, et Blanche commença
+bientôt à subir la domination du stupéfiant.
+
+Immobile, d'un œil déjà voilé, elle regardait le christ d'argent cloué
+sur un sombre velours, le bénitier d'ivoire, le prie-Dieu, la glace de
+Venise, les bibelots, les portraits, le vitrail des hautes fenêtres, et
+ces objets s'animaient et vivaient.
+
+Le docteur et le mari se rapprochèrent, observant la femme. A un moment,
+sa respiration très calme sembla s'arrêter tout à fait: le médecin
+secoua doucement madame de Montreu, et la respiration reprit aussitôt,
+franche, régulière.
+
+Blanche ne dormait pas; elle ne souffrait plus; elle ne répondait pas
+aux paroles qu'Olivier lui adressait; mais elle les entendait pour ainsi
+dire inachevées, sans précision humaine, telles que ces voix qui, dans
+le rêve, bruissent à nos oreilles leurs harmonies confuses. Elle ne
+remuait pas; mais ses lèvres entr'ouvertes souriaient d'un sourire de
+béatitude--et toute la femme se transportait vers un au-delà où elle
+jouissait de secrètes et incomparables extases.
+
+Au bout d'une heure de calme persistant, le médecin se retira.
+
+--Vous veillerez, dit-il au mari, car il faut secouer madame la
+marquise, si la respiration s'arrête encore.
+
+Il s'en tint là, ne voulant pas ajouter que souvent, après une piqûre,
+il se produit chez certaines personnes un état comateux dont les suites
+peuvent être graves.
+
+ * * * * *
+
+Le soir était venu, et Olivier demeurait seul auprès de madame,
+lorsqu'un appel se fit entendre à la porte.
+
+--Entre, ma bonne Catissou, autorisa le marquis.
+
+Une femme s'avança très droite, malgré son grand âge, en robe de
+popeline noire, coiffée d'un fichu de soie rouge, à la manière des
+Bordelaises; elle marchait, recueillie et non pas servile: deux bandeaux
+de cheveux blancs ornaient son front sillonné de rides profondes, et sa
+bouche démeublée gardait un sourire de bonté infinie.
+
+Cette vieille servante avait vu naître et grandir Olivier, là-bas, en
+Limousin, dans le manoir ancestral de Montreu; elle l'avait élevé,
+dorloté, à la mort des parents, et sous la tutelle d'un oncle
+aujourd'hui disparu. Et quand le gentilhomme, marié à l'unique héritière
+d'une noble maison, quitta la Haute-Vienne pour Paris, elle voulut le
+suivre, le servir encore, de tout son dévouement de chienne maternelle
+aimée et respectée.
+
+En cet hôtel du boulevard Malesherbes, au milieu des larbins qu'elle
+commandait, de toute la valetaille fin-de-siècle, elle aimait à tricoter
+des bas, le soir, près des fourneaux de la cuisine, en gémissant des
+vastes cheminées seigneuriales et des flambées énormes.
+
+Olivier voyait en elle une amie, presque une parente, et sur son ordre,
+elle le tutoyait comme autrefois du temps où elle déshabillait le petit
+gentilhomme, bordait le lit, s'enorgueillissait d'être l'humble maman de
+son «monsieur».
+
+Elle dit, en patois limousin:
+
+--Olivier, je viens de coucher la petite Jeanne. Comment se trouve notre
+dame?
+
+--Beaucoup mieux, sourit le gentilhomme.
+
+L'ancienne ajouta:
+
+--Tu ne peux pas rester ici toute la nuit... Ta vieille est là...
+Voyons, il faut aller te coucher... Ne fais pas l'entêté...
+
+M. de Montreu, assez hautain avec les autres serviteurs, riait des
+familiarités de Catherine, et loin de les combattre, il les encourageait
+par ses réponses patoises et l'évocation du lieu natal.
+
+--Je veillerai tout seul.
+
+--Non... Non...
+
+Sans la brusquer, il poussa la femme vers la porte, courut embrasser
+dans la chambre voisine, Jeanne, sa fille, une blondinette de quatre
+ans; puis il s'installa dans un grand fauteuil.
+
+Mais, avant l'aurore, Blanche l'invita des yeux à se glisser près
+d'elle, et ils s'aimèrent.
+
+La jeune marquise oubliait sa maudite névralgie, et jamais elle ne fut
+plus amoureuse, ni plus désirable. Elle conservait le souvenir de la
+douleur, mais sous le charme de la morphine, dans l'apaisement de tout
+son être, cette douleur la désertait pour s'acharner contre une autre
+femme, et elle plaignait la remplaçante immatérielle de tant souffrir.
+
+D'autres phénomènes, au réveil de l'esprit, se manifestèrent avec les
+couleurs exactes des tableaux: sa chambre de malade se transforma en un
+parc magnifique, et la marquise revit le château paternel, les
+Tuilières, à la belle saison des vacances. Jeune fille, elle y fêtait
+ses deux meilleures amies du Sacré-Cœur, de Limoges: une cousine pauvre,
+Mathilde de Chastenet, aujourd'hui Mme Gouilléras, la femme d'un riche
+marchand de bois, toujours exilée dans leur trou de province; Geneviève
+Saint-Phar, oh! celle-ci, une demoiselle du dernier train, du dernier
+bateau, de la dernière périssoire, une doctoresse parisienne que Blanche
+eût appelée à son lit de douleur, sans la crainte de blesser l'illustre
+maître Aubertot.
+
+Puis, la dame charmée se reportait aux jours où M. de Montreu engagea sa
+campagne amoureuse. Tous deux s'adoraient; l'union des La Croze et des
+Montreu assortissait les avantages de la naissance et la fortune. Mais,
+il y avait un rival, un jeune homme également bien né et plus
+millionnaire qu'Olivier--un voisin, le seigneur du château des Ormes, le
+comte Raymond de Pontaillac, alors lieutenant de cuirassiers.
+
+Mlle de La Croze n'hésita pas: le grand Raymond l'effrayait, et elle
+choisit Olivier, malgré peut-être les désirs de son père.
+
+Les relations se firent très rares entre les Montreu-La Croze et
+Pontaillac. Cependant, après la naissance de Jeanne, l'officier en congé
+se présenta aux Tuilières. Désormais, tout nuage s'évanouit; Raymond
+traitait Blanche en camarade, parlait à Olivier de ses maîtresses.
+
+A Paris, le feu s'était réveillé, embrasant le cœur et les sens du
+capitaine, et l'homme dut abriter sa passion irrésistible, sous les
+dehors d'un violent amour, d'un amour de parade pour la Stradowska.
+
+
+
+
+III
+
+
+Villa Saïd, dans une vaste pièce au plafond de cristal et aux murailles
+tapissées de satin rouge et piquées d'objets étranges, de trophées, de
+faïences, de poignards, de fusils, de lances, de haches, de fouets de
+chasse, de têtes d'animaux, de cornes, de flamberges, de spontons, de
+hallebardes, d'ombrelles chinoises, de masques, de chapeaux mexicains,
+de sabres russes, Christine, allongée sur une montagne de peaux de
+bêtes, caressait tendrement ses deux grands lévriers noirs, Bog et
+Tolgo.
+
+Elle était drapée d'un peignoir cachemire chaudron ouvert à partir de la
+taille sur un panneau de satin soufre brodé de chrysanthèmes, le fond
+travaillé en petits plis à la lingère; elle se souleva, prit un miroir,
+et devant son visage d'une irrégulière et fraîche beauté, devant sa
+blonde et magnifique chevelure, ses yeux bleus, d'un bleu saphir, son
+nez gracieux, ses lèvres vermeilles et d'une chair neuve, ses jolies
+dents, elle sourit d'un sourire qui disait à la fois l'orgueil de se
+trouver belle et le chagrin d'être seule à aimer.
+
+Au-dessus d'elle, un dais de soie vieux rose brochée de blanches
+marguerites, avec des hampes d'étendards que terminaient des gueules de
+dragons en bronze, lui faisait une lumière douce, dans la fantasmagorie
+des étoffes, l'éclat des ors, des plumes et des fleurs. Çà et là, des
+palmiers, des dracœnas, des gynériums, des corbeilles de lilas blanc,
+des éventails de plumes d'autruche, des paons et des aigles empaillés,
+des mimosas, des jasmins d'Espagne, des camélias, des primevères, des
+rhododendrons, une orgie de roses, une sardanapale de verdure, et tout
+le long du temple, des peaux de bêtes jetées, gardant des apparences
+vivantes de lions, de tigres, de jaguars, de buffles, de castors, de
+renards, de loups, d'ours, d'hyènes et de crocodiles.
+
+Les dressoirs d'ébène supportaient un nombre infini d'artistiques
+richesses, des curiosités de tous les âges et de tous les peuples:
+émaux, saxes, ivoires, laques, bibelots de marbre, de serpentine, de
+bronze, d'argent et d'or.
+
+En face de la monumentale cheminée de granit, une immense volière aux
+barreaux dorés et aux cascades versicolores, comme les fontaines
+lumineuses de l'Exposition, donnait asile à un monde d'oiseaux, et sous
+le ruissellement des gerbes liquides et des plumages, une cassolette
+odorante exaltait un millier de chanteurs.
+
+Si les panoplies variées remontaient au fanon de pourpre des rois francs
+pour se terminer au javelot des Howas, les tableaux, les marbres et les
+bronzes, tous les chefs-d'œuvre des maîtres anciens et modernes,
+offraient un pittoresque assemblage: les Rubens, les Benvenuto Cellini,
+touchaient les Carpeaux, les Falguière et les Meissonier; une tête de
+Ribot avait à sa droite un paysage de Guillemet; une étude de Puvis de
+Chavannes avait à sa gauche une aquarelle de Forain, et là-bas, sur son
+estrade de velours blanc, trônait un piano à queue, le dernier cri
+d'Erard. Enfin une châsse étincelait de joyaux, lyres, colliers,
+bracelets, vases, rivières, ciboires, hanaps, miniatures, camées, palmes
+d'argent, fleurs de rubis, couronnes d'or,--des souvenirs de princes, de
+rois, d'empereurs, autant d'hommages, autant de lyriques victoires.
+
+Maintenant, la Stradowska allait et venait, fiévreuse, en relisant une
+lettre de Pontaillac, une lettre de banales excuses où Raymond cherchait
+à justifier son absence.
+
+--Il ment! grondait-elle... Il ment!... Il ment!...
+
+Sa taille imposante se dressait dans un vent de colère, et ses petits
+doigts claquaient, rageurs. Elle s'arrêta près d'un guéridon encombré de
+livres, de journaux, de partitions, de feuilles illustrées. On voyait là
+des dédicaces de musiciens et d'auteurs illustres, des articles
+élogieux, des portraits du dernier rôle, des lettres de Gounod, de
+Massenet, de Saint-Saëns, les félicitations enthousiastes des grands
+compositeurs russes, Cui, Rimsky-Korsakoff, Glazounow, Liadow, Lavroff,
+Beleff, une véritable moisson de gloire--et Christine, désolée, envoya
+d'un coup d'escarpin, toute la moisson au diable-vauvert.
+
+Fille d'un officier russe, orpheline élevée à Moscou, dans
+l'Institut-Catherine qui est pour les grandes demoiselles de là-bas ce
+que sont nos maisons de la Légion d'honneur pour les filles des
+légionnaires, Christine avait une âme d'artiste. Elle charmait
+directrices et compagnes de sa voix chaude et vibrante, et au sortir de
+l'Institut, elle courut l'Europe. Les succès de Pétersbourg, de Milan,
+de Vienne et de Londres l'appelaient en France, et ce fut après un
+mémorable triomphe à l'Opéra, que le brillant capitaine lui dit les
+premiers mots d'amour.
+
+Elle aimait Raymond: elle l'aimait de toute sa jeunesse, de tout son
+sang; elle s'était livrée tout entière, et elle le voulait tout entier.
+Ses autres amants--les amours de passage--elle les oubliait, rajeunie
+d'une foi nouvelle.
+
+Pourquoi l'abandonnait-il? D'abord, elle attribua la cause des
+nervosités du jeune officier à la sinistre liqueur dont elle cherchait
+vainement à interdire l'usage, mais, l'autre soir, en voyant Raymond
+dans la loge de Mme de Montreu, la Stradowska eut la pensée d'une
+rivale. Tandis que sur la scène, elle jouait pour lui, indifférente aux
+bravos et au feu des jumelles, Pontaillac se tenait à la droite de la
+marquise Blanche, et il ne regardait Christine que lorsque le marquis
+Olivier regardait Madame. Lui, si élégant, il prenait là-haut des
+allures de collégien, et la diva le vit trembler et rougir, quand le
+marquis aida sa femme à mettre une sortie de bal.
+
+La trahison était-elle accomplie ou seulement en voie d'espérance?
+Christine l'ignorait encore. Que pouvait-il reprocher à sa fidèle
+maîtresse? Est-ce qu'elle lui coûtait trop d'argent? Non, car outre que
+l'engagement à l'Opéra et les honoraires des soirées mondaines
+assuraient le train de l'hôtel, la diva possédait quelques rentes.
+Pontaillac la comblait de fleurs et de bijoux, et si elle faisait mine
+de refuser, il se fâchait. Elle l'aimait, l'adorait, millionnaire, comme
+elle l'aimerait, l'adorerait demain, si les millions venaient à
+s'évanouir.
+
+Et ce qui prouvait le désintéressement absolu de Christine, c'est
+qu'elle ne songeait point à épouser Raymond: femme, elle le préférait à
+un rang social; artiste, elle le préférait à son art.
+
+--Monsieur Rajileff est là, madame, vint annoncer une des servantes.
+
+--Qu'il entre!
+
+De nouveau, couchée sur l'amas de fourrures, Christine éloigna ses
+lévriers et tendit la main au visiteur.
+
+--Je m'ennuie, Loris.
+
+Très respectueusement, l'homme, un grand et maigre vieillard à favoris
+grisâtres, parla de la répétition quotidienne.
+
+--Non, je ne chanterai pas aujourd'hui, et je ne chanterai peut-être
+plus jamais, déclara Christine qui allumait une cigarette.
+
+--Par les Saintes-Images! C'est impossible! fit l'accompagnateur
+habituel de la diva.
+
+--Loris?
+
+--Madame?
+
+--Est-ce que je suis aussi jolie que les Parisiennes?
+
+--Bien plus belle! Et le Tout-Paris est unanime à célébrer votre talent
+et votre beauté!... Vous avez lu les journaux?
+
+--Je m'en moque!
+
+--Les illustrés donnent votre portrait, et je vous signale un article du
+_Rabelais_.
+
+--Ça m'est égal!
+
+--Il faut vous distraire, madame; il faut travailler. Allons, donnez-moi
+la joie de vous entendre.
+
+--Pas encore, mon bon Rajileff.
+
+Ils évoquèrent leur pays, les steppes immenses, les fleuves, les
+merveilles du Kremlin, et comme au souvenir des choses lointaines et
+bénies, le calme renaissait sur le visage de la jeune Russe, on entendit
+vibrer le timbre de l'antichambre.
+
+Christine écouta et ne put réprimer l'effet d'une désillusion.
+
+--Madame, dit la camériste en entrant, il y a là un monsieur qui insiste
+pour voir Madame. Voici sa carte.
+
+La Stradowska lut sur le bristol: «César Houdrequin, rédacteur au
+_Rabelais_.»
+
+--Je ne connais pas ce monsieur; je ne reçois pas. Sais-tu ce qu'il
+veut?
+
+--Il a parlé d'une interview.
+
+--Les interviews, j'en ai assez!
+
+Mais la diva réfléchit, et animée de cette idée qu'à force d'éclat, elle
+arriverait à reconquérir son amant, elle pria Loris Rajileff de passer
+dans un salon voisin et reçut le journaliste.
+
+César Houdrequin, jeune gommeux à monocle, tête brune et frisée, avec un
+nez en lame de sabre et une barbiche de chasseur à pied, s'inclinait en
+homme du monde.
+
+--Madame, je vous apporte d'abord les compliments du _Rabelais_.
+
+--Votre journal, monsieur, répondit la diva, est toujours aimable, et
+j'en suis bien reconnaissante... Veuillez vous asseoir.
+
+Et pleine de bienveillance, elle offrit une cigarette orientale à
+l'interviewer, qui commença, entre deux bouffées:
+
+--Chère madame, on a déjà beaucoup écrit sur vous, sur votre talent, sur
+vos charmes, sur votre génie d'artiste; on sait les propositions qui
+vous sont faites chaque jour par les plus grands impressarii de
+l'Amérique; on n'ignore pas votre refus hautain d'aller chanter en
+Allemagne: vous Russe, vous vous êtes montrée plus Française que bien
+des Français. Mais, ce n'est pas là le motif de notre interview.
+Aujourd'hui, le public a des exigences considérables, et je dirais que
+le _Rabelais_ peut les satisfaire, si ma modestie n'y était intéressée.
+Un journal bien informé doit à ses lecteurs... presque des
+indiscrétions. Pardonnez-moi donc, madame, et daignez me répondre.
+Est-il vrai qu'un des grands-ducs de Russie a déjeuné chez vous, ce
+matin, et que...
+
+La Stradowska l'interrompit vivement:
+
+--Je n'ai reçu la visite d'aucun duc, monsieur, et je ne comprends pas
+votre interrogation tout au moins bizarre. Je vis ici comme il me plaît,
+et mon existence privée ne regarde personne.
+
+--Ah! madame, ne vous fâchez pas! Je vous le répète, et vous le savez,
+le _Rabelais_ est obligé par ses lecteurs...
+
+--Tant pis pour vos lecteurs!
+
+--Mais la visite d'un grand-duc n'a rien de blessant, au contraire, et
+votre célébrité va y gagner.
+
+--Assez, monsieur.
+
+Houdrequin murmura des paroles courtoises. Oh! il n'entendait pas
+abuser! Il soumettrait à Christine son interview, avant de la livrer au
+journal. Vraiment, il n'y serait point glissé de choses galantes, et le
+public verrait là un simple hommage rendu par une impériale altesse à
+une illustre compatriote.
+
+--Vous m'ennuyez, monsieur! Je n'ai jamais eu de relations avec les
+grands-ducs.
+
+--Même... platoniques?
+
+--Même platoniques.
+
+--Et le prince de Galles?
+
+--Eh bien, quoi, le prince de Galles?
+
+--Est-ce que vous n'avez pas soupé vendredi avec Son Altesse au Pavillon
+Chinois?
+
+--Jamais de la vie!
+
+--Alors, le directeur du _Rabelais_ va me flanquer à la porte.
+
+--Et pourquoi ça?
+
+--Parce que, sur le ragot d'un confrère, je lui ai promis des
+révélations russes et anglaises.
+
+--Votre confrère s'est amusé de vous!
+
+--Et il me le payera! Au revoir, madame.
+
+--Adieu, monsieur.
+
+Demeurée seule, Christine appela Rajileff et furieuse de la visite du
+reporter, se détendit les nerfs, aux accords du piano, avec des
+roulades.
+
+ * * * * *
+
+Vers les quatre heures, un landau, attelé d'une magnifique paire
+d'orloffs, s'arrêta devant l'hôtel de la villa Saïd, et le capitaine de
+Pontaillac en descendit.
+
+--Ah! te voilà enfin! gémit la Stradowska, toute éplorée entre les bras
+de Raymond.
+
+Ils restèrent un moment serrés l'un contre l'autre. L'officier inventait
+des excuses, mais Christine lui ferma la bouche d'un baiser.
+
+--Ne mens pas?... Tu ne m'aimes plus... Tu aimes une autre femme?...
+
+--Je te jure...
+
+--Ne mens pas!
+
+Le souvenir de la marquise de Montreu lui brûlait le cœur et les lèvres,
+mais elle se sentit le courage de se dominer, prête à tous les pardons,
+à toutes les grandeurs.
+
+--Aime-moi un peu?
+
+--Je t'adore!
+
+Cette fin de journée, ils la passèrent au Bois, dans la voiture du
+comte, et le soir, après un souper en tête-à-tête, Raymond voulut bien
+faire à Christine l'aumône d'un semblant d'amour.
+
+Qu'ils la connaissaient mal ceux qui la soupçonnaient de trahir son
+amant, son idole!
+
+--Veux-tu, chéri, que je quitte le théâtre?
+
+--A quoi bon!
+
+--Je n'aime que toi...
+
+--Et la gloire, ô Christine?
+
+--La gloire, le bonheur, c'est toi, toi, rien que toi!
+
+Elle l'entourait de ses beaux bras, le chauffait de toute l'ardente
+chaleur de sa jeunesse, et lui, l'esprit en déroute, rêvait de la grande
+dame.
+
+--Laisse-moi...
+
+--Raymond?
+
+--Tu m'agaces!
+
+--Mon bien-aimé?
+
+--Tu m'embêtes! J'ai besoin de ma piqûre.
+
+--La morphine te tue!
+
+--Elle me fait vivre.
+
+--Demain, Raymond...
+
+--Non... Vite, ma Pravaz!
+
+ * * * * *
+
+Au matin, de retour chez lui, le capitaine trouva un billet aimable du
+marquis de Montreu et un petit paquet renfermant une de ses Pravaz si
+gracieusement offerte au docteur Aubertot pour l'usage de la marquise
+Blanche.
+
+Le billet disait:
+
+«Mon vieux Pontaillac,
+
+Grâce à la morphine, ma chère femme a vu disparaître sa névralgie
+rebelle. Nous te proclamons le premier médecin de France, et te
+fêterons, si tu veux bien, lundi soir, sept heures.
+
+Il y aura des perdreaux, des bécassines et un lièvre du Limousin, une
+chasse superbe de bon papa La Croze.
+
+Ton ami,
+
+OLIVIER.»
+
+Raymond vint dîner à l'hôtel du boulevard Malesherbes, et il n'osa point
+encore affirmer la passion qui le dévorait.
+
+Les jours, les semaines s'égrenaient, pareils.
+
+En février, en mars, en avril, la marquise de Montreu souffrit de ses
+crises névralgiques. On rappela le professeur Aubertot, mais celui-ci,
+malgré les prières de sa cliente, s'opposa à de nouvelles piqûres de
+morphine. Il signalait le danger, et à l'insu du docteur et du mari,
+Blanche acheta une Pravaz et se fit délivrer des ordonnances par un
+autre médecin.
+
+Secrètement, elle recourait aux injections hypodermiques; elle en arriva
+à faire fabriquer des seringues d'argent, de vermeil et d'or, gravées de
+son chiffre et incrustées de pierres précieuses.
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Monsieur le docteur Aubertot?
+
+--Veuillez entrer là, madame, répondit à la visiteuse un domestique en
+habit noir et cravate blanche, droit et rigide, solennel.
+
+Et il ouvrit à l'horizontale Luce Molday la porte d'un grand salon où
+quelques personnes étaient assises, les unes près de la table et
+feuilletant des livres et des albums, les autres, isolées en de vastes
+fauteuils, sous les ombres crépusculaires.
+
+La consultation allait bientôt finir, mais le timbre du vestibule
+retentit encore, et parut un jeune homme, un habitué.
+
+--Il est bien tard, monsieur Lagneau, observa le valet de chambre.
+
+--Je tiens à passer, Baptiste.
+
+Déjà, le monsieur avait glissé une pièce de deux francs au larbin;
+celui-ci le fit pénétrer dans un petit salon, et comme le docteur
+reconduisait une dame, le tour de Lagneau arriva tout de suite, malgré
+les longues heures d'attente des autres clients.
+
+--Je vous salue, monsieur le professeur.
+
+--Asseyez-vous, monsieur Lagneau.
+
+Aux clartés des lampes, Aubertot examina son malade, lui tâta le pouls,
+recommanda la continuation de la précédente ordonnance: bromure de
+potassium, bains électriques, et termina en ces termes:
+
+--Pas de fatigue, pas d'émotion--et revenez dans huit jours.
+
+Lagneau posa deux louis sur la table et sortit.
+
+Des dames, des messieurs, tous affligés de maladies nerveuses, entrèrent
+et disparurent avec la même rapidité, lestés d'ordonnances presque
+pareilles.
+
+Luce Molday, en robe de drap gris rat, manches de peluche, avec un gilet
+rayé de lacet blanc et or, toque en passementerie dorée, torsade de
+voile blanc et panache aigrette gris rat, les menottes gantées et
+chaudes dans un manchon à la dernière mode, un oiseau ailes
+déployées--Luce baissait les yeux. Elle se recueillait, domptée par le
+luxe sévère de la grande salle dont les huit fenêtres donnaient sur
+l'avenue de l'Opéra; elle imitait les attitudes graves des autres
+personnes et n'imaginait guère que Baptiste, en ce lieu de science,
+échangeait des faveurs contre des pièces de quarante sous.
+
+On remuait des chaises à travers les salons voisins, et quelqu'un dit:
+
+--Ce soir, il y a bal chez le docteur.
+
+Restaient au salon Luce, deux messieurs et trois dames.
+
+Baptiste les informa que la consultation était terminée et leur remit
+des numéros d'ordre pour la prochaine du grand médecin des névroses.
+
+--C'est assommant! Je suis très malade, murmura l'horizontale qui
+sortait la dernière.
+
+Elle tira de sa bourse en filigrane d'or une pièce de cinq francs.
+
+--Est-ce qu'on pourrait passer avec ça?
+
+--Venez vite, madame, fit le valet, en empochant le métal.
+
+Comme tous ses illustres confrères, le docteur Aubertot ignorait les
+bonnes aubaines du domestique, ou bien il fermait les yeux.
+
+--Vous ne recevrez plus personne aujourd'hui, ordonna le médecin à
+Baptiste.
+
+Et indiquant un siège à sa nouvelle et agréable cliente:
+
+--Je vous écoute, madame.
+
+--Figurez-vous, monsieur le docteur, que depuis un mois je prends de la
+morphine en injections.
+
+--Et pourquoi prenez-vous de la morphine?
+
+--D'abord, je me suis piquée, histoire de m'amuser, et ensuite...
+
+--Parce que vous aviez besoin des piqûres?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Étienne Aubertot, en redingote noire ornée de la rosette de la Légion
+d'honneur, appuya sur son poing sa belle tête pensive:
+
+--C'est un médecin qui vous a conseillé des injections de morphine?
+
+--Non, monsieur le docteur, c'est un capitaine.
+
+--De quoi se mêle-t-il celui-là?
+
+--Un capitaine de cuirassiers, un de mes bons amis, le comte de
+Pontaillac.
+
+--Le malheureux!
+
+--J'ai acheté la petite seringue et les solutions chez un pharmacien de
+la rue de Gomorrhe, un nommé Hornuch.
+
+--Et le pharmacien vous livre à volonté de la morphine?
+
+--Dame!--en payant.
+
+--Depuis combien de jours avez-vous cessé les injections?
+
+--Depuis trois jours.
+
+--Et vous éprouvez?
+
+--Un abattement et l'envie de me piquer encore. C'était délicieux, mais
+je crois que ça ne me réussit pas.
+
+--J'en suis sûr, moi. Voulez-vous guérir?
+
+--Oh! oui!
+
+--Eh bien, plus de morphine. Car, chez vous, la suppression radicale
+n'offre aucun danger: vous n'êtes pas encore une morphinomane; vous êtes
+tout au plus une morphinisée, et il va dépendre de vous, de vous seule,
+de retrouver l'énergie et la santé.
+
+--Merci, monsieur le docteur. Je vous dois?
+
+
+--Vingt francs, madame.
+
+Le soir, de nombreux équipages stationnaient devant la maison du
+docteur.
+
+Par l'escalier de marbre blanc, les habits noirs et les robes de bal
+affluaient au premier étage, et tout un monde d'illustrations
+parisiennes, de savants, de clubmen, d'officiers, d'écrivains et
+d'artistes, s'en venaient saluer M. et Mme Aubertot, lui très aimable,
+elle très gracieuse dans sa robe lilas, avec son profil de médaille
+grecque et ses cheveux poudrés à la maréchale.
+
+Trois salons en enfilade resplendissaient de lumières; un buffet était
+dressé dans la salle à manger, et là-bas, tout au fond, à gauche du
+cabinet du docteur, on apercevait un dôme de cristal protégeant le
+jardin d'hiver.
+
+Dans le salon du milieu, contre la muraille, s'élevait une estrade où
+déjà Coquelin cadet disait le monologue du _Cheval_. Sur des rangées de
+chaises, les dames assises maniaient leurs éventails de dentelles ou de
+plumes; les feux du lustre avivaient leurs épaules nues, les pierreries
+de leurs colliers et de leurs bracelets, les étoffes des robes
+éclatantes, les diamants des oreilles et des chevelures, et derrière
+elles, la ligne sombre des habits noirs, çà et là égayée de quelques
+uniformes, se massait, pleine d'un houhou flatteur.
+
+En un groupe, M. Arnould-Castellier, le major Lapouge, Jean de Fayolle
+et Léon Darcy, les camarades de Pontaillac; au premier rang des dames,
+la marquise Blanche de Montreu et son amie, la doctoresse Geneviève
+Saint-Phar, une maigre brune, point jolie, mais rayonnante
+d'intelligence; à droite et debout: le capitaine de Pontaillac, le
+marquis de Montreu; à gauche, César Houdrequin, du _Rabelais_,
+interviewant le professeur Émile Pascal sur la lymphe du docteur Koch.
+
+On applaudit le monologue; on écouta diverses chansons d'artistes de
+l'Opéra-Comique et des Bouffes, une poésie d'Alfred de Musset par Sarah
+Bernhardt, un solo de violoncelle par Mlle Galitzin, et vers onze
+heures, on vit paraître la Stradowska, en robe de satin blanc,
+longuement gantée de noir, les épaules nues, et sans autre parure qu'un
+collier de saphirs.
+
+Au piano, Loris Rajileff préluda, et la voix de Christine s'étendit,
+emplissant la salle de ses vibrations d'une grande tendresse ou d'une
+extrême puissance. Elle chantait un hymne russe, et dans la chaleur
+lyrique, à l'écho lointain de la Patrie, l'artiste avait des
+trémoussements, des voluptés radieuses qui semblaient l'enlever toute.
+
+La Stradowska dominait la foule attentive, et apaisant pour un seul
+homme le feu de son regard d'aigle, elle implorait un sourire de l'être
+adoré. Mais Raymond avait vu s'éloigner Blanche de Montreu, et tandis
+que Christine vocalisait encore, il suivait la dame, malgré lui.
+
+Jean de Fayolle, Léon Darcy, le major Lapouge et Arnould-Castellier
+l'arrêtèrent au passage:
+
+--Un vrai succès!
+
+--Admirable, la Stradowska!
+
+--On se ferait hacher!
+
+--Vous devez être fier, mon gaillard!
+
+--Eh bien, répondit Pontaillac en se dégageant, prenez-la et laissez-moi
+tranquille!
+
+Il passa, et les autres dirent:
+
+--La morphine l'énerve!
+
+--Elle l'empoisonne!
+
+--Elle le rend fou!
+
+--Elle le tue!
+
+--Un si bon garçon!... Quel dommage!
+
+Le directeur de la _Revue militaire_ conclut:
+
+--Cet animal-là est un apologiste. Ne s'est-il pas avisé, un soir, de me
+piquer pour une rage de dents?... J'ai eu mal au cœur--et ça me dégoûte,
+la morphine!
+
+Sous le brouhaha des applaudissements, Mme Aubertot et son mari
+obtinrent de la diva un chant français, et tout le monde fit silence. On
+ne remarqua pas la disparition de Mme de Montreu et du comte de
+Pontaillac.
+
+Blanche s'était dirigée vers le «buen retiro» des dames; mais trouvant
+la porte close, elle arriva dans le petit jardin d'hiver où des
+feuillages grimpaient le long d'un treillis d'or. En ce lieu charmant,
+elle fut ravie de ne rencontrer personne. Tout près d'elle, une grotte
+que fleurissaient des mimosas et qu'entouraient des plantes géantes
+attira son attention. Justement, une torchère de cuivre à dix becs
+électriques laissait la grotte dans une ombre relative, et les bruits
+harmonieux du salon faisaient évanouir la crainte des dangers.
+
+Alors, derrière les verdures, Blanche leva brusquement ses jupes, et au
+milieu des trésors de luxe intime, en rabattant son bas de soie
+gris-perle, découvrit un mollet de chair rose. Pour garnir la Pravaz,
+elle fit tourner le chaton de diamant d'un de ses bracelets, dévissa un
+minuscule flacon, y plongea l'aiguille--et sans hésiter, meurtrit une
+fois encore sa jambe de marquise.
+
+Une ombre s'interposa entre elle et la lumière, et Mme de Montreu vit
+debout devant elle Raymond de Pontaillac qui la regardait.
+
+Indignée, blessée dans sa pudeur de femme, elle se dressa pâle et si
+hautaine que l'officier en tressaillit.
+
+--Monsieur, de quel droit m'avez-vous espionnée?... C'est le fait
+d'un...
+
+Mais l'insulte expira sur ses lèvres.
+
+--Madame, dit Raymond, je vous ai vu sortir; vous paraissiez
+souffrante...
+
+--Eh! que vous importe, monsieur!
+
+Il lui saisit les mains, l'effleura d'un baiser:
+
+--Blanche, Blanche, je vous aime...
+
+Eperdue, la marquise voulait fuir, et sous l'ardeur du poison, une force
+mystérieuse la retenait là, et de violents désirs lui montaient au
+cerveau. L'éclair de ses yeux se mêlait à la flambée du regard de
+l'homme, et il y avait en elle deux créatures: la chaste épouse, mère
+immaculée, et l'autre, la nouvelle, une morphinomane dont le corps
+frémissait d'amour.
+
+--Monsieur... Monsieur...
+
+--Blanche, je vous aime... Blanche, depuis votre mariage, depuis votre
+refus de m'épouser, je lutte contre ma passion... Où sommes-nous?... Je
+l'ignore... Je ne vois que tes yeux!
+
+Raymond l'entraînait, et elle jetait autour d'elle ces regards
+douloureux du voyageur qu'enchante et terrifie l'abîme.
+
+Enfin, reconquise, elle arrêta l'homme et sa disparition éveilla le
+morphinomane à la réalité.
+
+Maintenant, on dansait partout, et le marquis Olivier interrogeait
+doucement sa femme:
+
+--Tu es souffrante?
+
+--J'ai un peu de migraine.
+
+--Partons?
+
+--Non... pas encore... Je veux danser...
+
+Les valseurs tourbillonnaient, au son d'un orchestre roumain; la
+Stradowska acceptait le bras de Léon Darcy, en étudiant la marquise;
+Jean de Fayolle invita Blanche.
+
+Mme de Montreu se leva, et dès les premières mesures, sentit le parquet
+flotter sous elle.
+
+--Qu'avez-vous, madame?
+
+--Rien, monsieur... Ne me serrez pas trop, je vous prie?
+
+Des groupes valsaient, légers. Blanche, les yeux grands ouverts,
+trébucha, et Fayolle crut qu'elle allait défaillir.
+
+--Vous me serrez trop, monsieur! reprit-elle, irritée.
+
+--Marquise, je...
+
+--Votre main est dure comme une main de fer...
+
+Sur un ordre impérieux, le cavalier dut abandonner la main et la
+taille--et Blanche tomba à la renverse, entre les bras de son mari qui
+accourait.
+
+Au milieu du tumulte des invités et des domestiques, le marquis Olivier,
+aidé de Mme Aubertot, de Jean de Fayolle et du major Lapouge, transporta
+sa femme dans le cabinet du docteur.
+
+Pendant quarante minutes, Mme de Montreu resta sans notion exacte de ce
+qui se passait autour d'elle: des gens circulaient, blancs et noirs,
+autant de rouges fantômes. La malade, étendue sur un divan, ne pouvait
+dire un mot, ni faire un geste.
+
+Déjà, la plupart des invités venaient de se retirer, et demeuraient
+seulement près de son amie de pension, la doctoresse Geneviève
+Saint-Phar, le major Lapouge, les docteurs Aubertot et Pascal, l'un et
+l'autre professeurs à la Faculté de Paris.
+
+Les quatre médecins examinèrent les différentes fonctions: le cœur très
+lent battait cinquante; les mouvements respiratoires descendaient bien
+au-dessous de la normale. Des soubresauts agitaient le corps.
+
+M. Émile Pascal, un homme de haute taille, vert encore, aux moustaches
+épaisses et grisâtres, rajusta son lorgnon et dit à Olivier:
+
+--Est-ce la première fois que Madame éprouve de ces troubles nerveux?
+
+--Oui, docteur, la première fois.
+
+--Habituellement, ces sortes de spasmes ne persistent pas.
+
+Et s'adressant à son collègue Aubertot:
+
+--N'êtes-vous pas frappé, comme moi, de la dilatation des pupilles?
+
+--Sans doute.
+
+Bien que médecin des Montreu, Aubertot voulut s'effacer devant son
+illustre confrère, et celui-ci demanda au gentilhomme:
+
+--Qu'a-t-elle mangé ce soir?
+
+--Aucun plat que je n'aie goûté moi-même.
+
+--Voyons les bras, les jambes, continua Pascal, en priant Mme Aubertot
+d'emmener le marquis.
+
+Il aperçut aux cuisses et aux mollets de nombreuses piqûres, et déclara:
+
+--Nous sommes en présence d'une intoxication aiguë, d'un empoisonnement
+grave par la morphine.
+
+--Je m'en doutais! affirma le major.
+
+Et il gronda en lui-même:
+
+--Il y a du Pontaillac là-dessous!
+
+--Je dois avouer, dit Aubertot, qu'en décembre dernier, j'ai fait une
+piqûre à Mme de Montreu, mais une seule piqûre destinée à combattre des
+douleurs névralgiques. Tout récemment, la marquise, pour les mêmes
+causes, sollicita de moi de nouvelles piqûres; j'ai craint
+l'accoutumance, et j'ai refusé.
+
+--D'autres médecins auront été moins scrupuleux, hasarda la doctoresse.
+
+--Ce n'est pas le moment d'agiter cette question, reprit Pascal. Il faut
+déshabiller la malade.
+
+On n'avait ni le temps, ni le loisir de placer le thermomètre dans
+l'aisselle; la femme nue demeurait en résolution complète; la
+sensibilité sensitivo-sensorielle était abolie; le réflexe patellaire,
+le réflexe plantaire n'existaient plus, et une épingle, enfoncée à
+travers la peau, ne provoqua aucune réaction.
+
+Les docteurs se trouvaient devant un état caractérisé par le coma et le
+collapsus. Il y eut chez la malade des efforts de vomissements, et les
+mouvements respiratoires descendirent à dix par minute. D'autres
+particularités intéressantes se montrèrent du côté de la pupille et de
+la cornée, et il s'y joignit une abolition absolue du réflexe
+pupillaire; l'ouverture et l'occlusion alternative des paupières ne
+faisaient point mouvoir l'iris excité, et l'approche d'une bougie ne lui
+permit pas de réagir davantage.
+
+Enfin, sous l'influence du tannin et surtout du café à haute dose, la
+respiration commença à devenir plus ample; les battements du cœur
+devinrent également peu à peu plus nets et plus accélérés, et avec des
+frictions et des massages, la température remonta.
+
+Tout danger était conjuré.
+
+Mme de Montreu, n'acceptant pas les offres gracieuses de Mme Aubertot,
+voulut s'en retourner chez elle. Des femmes l'aidèrent à se vêtir,
+pendant que les quatre médecins rejoignaient, au jardin d'hiver, le
+marquis Olivier.
+
+Une discussion s'éleva entre le major, les professeurs et la doctoresse.
+
+Fallait-il, en présence de ce cas d'intoxication chronique par la
+morphine, employer la suppression brusque?
+
+Pascal, Aubertot et Mlle Saint-Phar tenaient pour la méthode des
+docteurs Ball, Zambacco, Lancereaux, etc., qui consiste dans la
+diminution progressive des injections; le chirurgien militaire, quoique
+bon Français, se déclarait partisan de la suppression immédiate et
+radicale, dont le docteur allemand Levinstein est l'apôtre.
+
+--Mais, ma femme ne prend pas de morphine! clamait Olivier.
+
+--Elle en prend, elle se cache de vous, répondit Pascal.
+
+Mlle Saint-Phar ajouta:
+
+--Tous les morphinomanes, les dames surtout, savent dissimuler.
+
+Devant l'autorité des professeurs, Lapouge s'inclina, et les médecins
+adoptèrent la méthode Erlenmeyer, progressive décroissante, dont ils
+expliquaient la marche, en exhortant le mari à surveiller sa femme.
+
+Blanche, prise de peur, écouta les conseils de Mlle Saint-Phar; elle lui
+fit l'aveu de sa passion morphinique; elle lui montra le bracelet
+renfermant la liqueur, jura de suivre les ordres des médecins et d'obéir
+à l'époux aimé.
+
+ * * * * *
+
+A quelques jours de là, M. et Mme de Montreu partirent pour le château
+des Tuilières--et Raymond de Pontaillac endormit son chagrin d'amour.
+
+
+
+
+V
+
+
+C'était le printemps, et tout verdoyait dans la vallée de
+Saint-Martin-l'Église que domine le château des Tuilières.
+
+M. et Mme de La Croze, le père et la mère de Blanche de Montreu, y
+vivent, bénis des pauvres, aimés et respectés de leurs domestiques, de
+leurs métayers et de leurs voisins.
+
+Si le vieux castel des ancêtres a été remplacé par une habitation
+moderne, si l'herbe pousse au-dessus des anciens fossés et si là-bas,
+une tour démantelée évoque l'histoire, les descendants n'ont rien perdu
+de la valeur des aïeux, et ils ont même gagné en charité sociale.
+
+La façade du château donne sur une cour d'honneur, au milieu de laquelle
+s'épanouit un marronnier célèbre; à droite, les écuries et les remises,
+puis, les jardins, le parc, et vers la gauche, un vaste étang qui baigne
+les murailles.
+
+De la terrasse resplendissante de fleurs, on aperçoit les vingt domaines
+de la propriété, les maisons blanches, les prairies, les taillis
+ajourés, les masses profondes, le château des Ormes, la demeure
+seigneuriale de Pontaillac, et plus bas encore, le village de
+Saint-Martin-l'Église et son clocher pointu aux tuiles rouges.
+
+Un ruisseau vagabonde, le long des prés, et en haut du chemin, çà et là,
+dans les landes immenses, des blocs grisâtres, des dolmen, des tumuli,
+intéressent les membres des sociétés savantes, comme l'ameublement du
+château aurait pu intéresser et passionner un antiquaire: tapisseries
+anciennes, vieux bahuts aux fantastiques sculptures, grands lits à
+baldaquins avec leurs rideaux d'indienne à personnages, faïences
+limousines, horloges, et le billard lui-même aux primitifs filets en
+guise de blouses, toutes ces choses avaient leur histoire et
+témoignaient du respect et des soins de la noble famille.
+
+Oui, tout est joie par ce soleil; les oiseaux chantent l'éternité de la
+création; une brise chargée du parfum des thyms et des lavandes court
+sur la terre et s'en va rider les eaux de l'étang des Falettes, où
+dorment les fleurs nageuses; tout est joie! Mais, à la saison hivernale,
+lorsque, sous un ciel gris, les arbres dépouillés gémissent au vent et
+que les loups viennent hurler jusque dans le parc, il faut bénir sa
+terre natale ou rechercher les vives émotions, pour ne pas déserter. Et
+les beaux-parents du marquis ne désertent pas, et regimbent aux hivers
+mondains, tant vantés par leur gendre et leur fille.
+
+Au château des Tuilières, pendant le séjour des Montreu, on reçoit les
+châtelains du voisinage, et notamment Pontaillac, lors des congés de
+l'officier; mais l'intimité habituelle des La Croze est restreinte à
+l'abbé Boussarie, curé de Saint-Martin-l'Église, et aux Gouilléras--M.
+Adolphe Gouilléras, riche propriétaire et grand marchand de bois, ayant
+épousé Mathilde de Chastenet, la cousine pauvre de Blanche.
+
+ * * * * *
+
+Ce jour-là, après déjeuner, le marquis Olivier, sa femme et leur fille
+Jeanne, se promenaient dans les jardins avec les La Croze.
+
+L'enfant marchait entre le parrain Pierre, un beau vieillard à la barbe
+de neige, et la marraine Amélie, une douce vieille en papillotes grises.
+
+Pour juger les La Croze, ne suffisait-il pas de rappeler la guerre de
+70, les batailles où le gentilhomme commandait une compagnie de mobiles,
+tandis que la dame des Tuilières distribuait du pain aux humbles femmes
+des paysans-soldats?
+
+Conseiller général du canton, lieutenant de louveterie de
+l'arrondissement, M. de La Croze aurait voulu céder la première place à
+Olivier. Le gendre ne s'en souciait guère: il aimait mieux sa femme--et
+Paris.
+
+Dès l'arrivée aux Tuilières, M. de Montreu avait imposé--il le croyait,
+du moins--la diminution morphinique progressive. Les premiers jours,
+Blanche se révolta, dévoilant les artifices d'eau intercalaire, d'éther
+sulfurique, de chloroforme ou d'alcool. Il lui fallait de la morphine,
+et rien que de la morphine! Elle pleurait, se lamentait, injuriait,
+menaçait, puis elle se calma, parut renoncer au stupéfiant et à toutes
+les substitutions graduées, bien avant l'heure fixée par les médecins.
+
+Madame se prétendait sevrée, absolument guérie; elle parlait avec dégoût
+de son ancienne et ridicule passion; elle jouait du piano, pinçait de la
+harpe, chantait, riait, montait à cheval--et le marquis écrivait des
+lettres enthousiastes au docteur Aubertot. Celui-ci répondait: «Très
+bien! Mais, prenez garde! Veillez toujours!»
+
+Et il lui signalait des cas étranges de dissimulation chez les
+morphinomanes.
+
+Dans l'allée de tilleuls, M. de La Croze et le marquis allumaient leurs
+cigares; Blanche, maman jalouse, enleva la petite Jeanne des bras de
+grand'mère, et la couvrit de fous baisers.
+
+--Tu lui fais du mal, cria Mme Amélie. Regarde: elle pleure!
+
+Jeanne dit, en versant des larmes:
+
+--Méchante petite mère!
+
+La marquise éclata en sanglots, et se mit à marcher très vite. Olivier
+demanda, inquiet:
+
+--Blanche, où vas-tu?
+
+--Je rentre dans ma chambre; j'ai besoin de pleurer.
+
+Elle courait si fort que les La Croze et le marquis eurent peur et
+s'élancèrent.
+
+--Mais, laissez-moi donc! Vous m'ennuyez!
+
+Sur son chemin, elle rencontra la vieille Catherine qui voulut
+l'arrêter:
+
+--Madame?...
+
+--Laisse-moi!... Laisse-moi!...
+
+Devant ce spectacle, M. de Montreu fut saisi d'une angoisse... Est-ce
+que la terrible passion renaîtrait?
+
+Et bravant la consigne, il frappa à la porte de madame.
+
+Blanche vint ouvrir:
+
+--Je vais mieux.
+
+Il parla timidement de la morphine, et sa femme lui sauta au cou, toute
+joyeuse:
+
+--De la morphine?... oh! non, Olivier!... Tu crois donc que je veux
+mourir?... J'ai trop souffert, va... N'avons-nous pas brisé toutes les
+sinistres Pravaz?
+
+La jeune femme, entièrement calmée, avait repris sa gaieté.
+
+ * * * * *
+
+Chaque jour, la marquise allait faire ses dévotions dans une petite
+chapelle située à l'extrémité des jardins, au milieu d'un fouillis de
+verdure.
+
+Par la porte grillée, on voyait sur l'autel une vierge de marbre blanc,
+des chandeliers d'or et des vases aux fleurs nouvelles; quatre prie-Dieu
+de velours s'alignaient, entre les deux fenêtres ogivales, dont le
+sombre et artistique vitrail flambait, à la lueur d'une lampe d'église.
+
+Un matin, le marquis et la petite Jeanne accompagnèrent madame jusqu'à
+la chapelle. La maman et la fillette s'étaient agenouillées, et Olivier,
+debout, remarqua les yeux de Blanche qui, depuis quelques minutes,
+exploraient le tapis, en une recherche infructueuse.
+
+Mme de Montreu s'absorbait dans la prière. Olivier emmena l'enfant,
+heureux de la voir sauter et rire. A un moment, Jeanne se baissa pour
+cueillir des violettes.
+
+--Oh! papa, vois donc le joli bijou!
+
+Ses doigts faisaient miroiter au soleil une Pravaz d'or.
+
+Le marquis saisit l'objet, vivement:
+
+--Jeanne, il ne faut pas dire à ta mère que tu as trouvé cela!
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que tu me ferais beaucoup, beaucoup de peine.
+
+--Mais, je ne veux pas que tu aies du chagrin, petit père... Chut!...
+Voici maman!...
+
+Blanche venait à eux, le regard fouillant les herbes, les ronces, et
+tout son visage disait une inquiétude profonde.
+
+Olivier crut généreux et prudent de ne risquer aucune allusion.
+
+Dans la journée, le mari et la femme se rendirent à
+Saint-Martin-l'Église, chez leurs parents, les Gouilléras, et M. de
+Montreu laissant Madame auprès de la cousine Mathilde, se dirigea vers
+la pharmacie.
+
+Près de la porte, M. Teissier, le pharmacien, un noiraud réjoui,
+grillait une cigarette.
+
+--Monsieur, fit Olivier, je vous serais obligé de m'accorder quelques
+minutes.
+
+--Volontiers, monsieur le marquis.
+
+Ils s'assirent en un petit salon, derrière l'officine.
+
+Le gentilhomme exposa:
+
+--Le Dr Vaussanges est en courses; j'attends son retour pour
+l'interroger, si cela est utile, ce que je ne crois pas. Lui-même m'a
+affirmé depuis longtemps que Mme de Montreu n'avait plus besoin de
+morphine; d'un autre côté, je suis sûr que ma femme n'a reçu aucun envoi
+de Paris. C'est donc vous, monsieur, qui, sans ordonnance, délivrez de
+la morphine à Mme de Montreu.
+
+--Accusation injuste, monsieur le marquis! Je n'ai jamais délivré de
+morphine que sur ordonnance.
+
+--Votre parole d'honneur?
+
+--Ma parole d'honneur! Et je veux me justifier.
+
+--Inutile!
+
+--Si; j'y tiens.
+
+Il courut à l'officine et revint, portant un livre et un flacon.
+
+--Monsieur le marquis, on consomme très peu de morphine, dans notre
+«localité». J'en ai reçu de Paris cinquante grammes, et, lors du
+traitement suivi par Mme la marquise, sur diverses ordonnances du Dr
+Vaussanges, il en a été enlevé cinq grammes, puis deux grammes,
+ordonnance d'un autre médecin, M. Thavet, de Labrousse. Il doit m'en
+rester quarante-trois grammes. Nous allons voir!
+
+Teissier plaça le flacon sur une balance, fit un calcul mental, et
+s'écria:
+
+--Quatorze grammes seulement!... Nom de Dieu! on m'a volé!
+
+Aussitôt il appela: «Victor! Victor!»
+
+Un tout jeune homme aux cheveux rouges qui, dans le laboratoire, pilait
+du quinquina, entra et recula, effrayé, devant les témoins de son
+incorrection.
+
+--C'est toi qui as pris de la morphine, ici? gronda le pharmacien. Ne
+mens pas, ou je t'étrangle!
+
+--Oui, monsieur, c'est moi. J'ai l'argent.
+
+--Je me moque de l'argent!... A qui l'as-tu vendue?
+
+--A ma tante.
+
+--Madame Gouilléras?
+
+--Oui, patron. J'ai vendu en plusieurs fois, et je vais chercher
+l'argent là-haut.
+
+--Gredin! Canaille!... F...-moi le camp!
+
+Mais, sur la prière de M. de Montreu, le pharmacien se résigna à
+entendre les raisons de Victor.
+
+Lui, fils de M. Abel, le frère ruiné de M. Adolphe Gouilléras, que
+serait-il devenu, sans l'assistance de l'oncle riche? Cette assistance,
+il la devait surtout à la tante Mathilde, car l'oncle Adolphe ne
+l'aimait guère. Quoi de plus naturel que d'exprimer sa gratitude à Mme
+Mathilde, en lui fournissant des grammes de morphine qu'elle payait?
+
+--Mon seul tort, ajouta-t-il, c'est de ne pas avoir mis l'argent dans la
+caisse, mais on se serait aperçu de la vente, et Mme Mathilde tenait à
+garder le secret.
+
+--Triple idiot! Triple brute! reprit le pharmacien, tu as peut-être
+empoisonné ta bienfaitrice!
+
+--Non, car la morphine ne lui était pas destinée, répliqua le
+gentilhomme. Est-ce vrai, Victor?
+
+--Je n'en sais rien, monsieur le marquis.
+
+Dès qu'il eut obtenu de M. Teissier la grâce de Victor et recommandé le
+silence au patron et à l'élève, M. de Montreu retourna chez les cousins,
+chez les Gouilléras. Il ne voulait pas une explication immédiate avec
+Blanche, en présence de Mathilde; il craignait de se heurter aux
+mensonges des deux femmes.
+
+Au moment de partir, Blanche dit à sa cousine:
+
+--N'oublie pas?
+
+--Sois sans crainte. Je remettrai au facteur.
+
+Dans la calèche, le long du chemin, Mme de Montreu souriait à l'époux.
+Elle demanda:
+
+--N'est-ce pas, Olivier, que Mathilde embellit, tous les jours?
+
+--Ce n'est pas mon opinion. Elle est trop blonde, trop pâle, trop
+maigre, trop grande.
+
+--Peut-être, mais elle est très distinguée.
+
+--L'important, c'est qu'elle soit heureuse, et si M. Gouilléras n'est
+pas la distinction même, il a toutes les qualités d'un brave homme.
+
+La nuit fut calme. Au matin, sur la route, Olivier guetta le passage du
+facteur.
+
+--Avez-vous quelque chose pour moi?
+
+--Oui, monsieur le marquis, répondit le facteur. J'ai des lettres et les
+journaux.
+
+--Rien de plus?
+
+--Un paquet pour Mme la marquise, de la part de Mme Gouilléras.
+
+--Donnez-moi le paquet.
+
+M. de Montreu rentra dans sa chambre, et obligé par son amour même à un
+rôle de surveillant conjugal si en dehors de ses habitudes et de ses
+goûts, le mari défit l'envoi. Il s'y trouvait deux pelotons de laine
+bleue, et les pelotons enroulaient une lettre, une petite bouteille et
+une Pravaz.
+
+C'était un devoir de lire, et Olivier brisa le cachet:
+
+«Ma chère Blanche, à Limoges, au Sacré-Cœur, toi riche, tu partageais
+avec la pauvre cousine Mathilde les friandises du château des Tuilières.
+
+Et, aujourd'hui, j'ai le bonheur de t'envoyer la moitié des richesses
+que je possède et dont tu m'as enseigné le mystérieux et souverain
+pouvoir.
+
+Ménage la liqueur divine, car, hélas! la source va en tarir! Hier, en
+effet, mon neveu Victor m'a annoncé qu'il ne pourrait plus m'être
+agréable, son patron lui interdisant la vente et pour des raisons
+ignorées. Ces raisons, je les attribue à une visite de ton mari chez le
+pharmacien, visite que j'ai apprise de la bouche même de Mme Teissier.
+
+O ma chérie, il faut veiller! Il faut cacher ce suprême trésor! Blanche,
+il n'est pas de tiroirs assez discrets, de cassettes assez fidèles,
+contre les yeux d'un mari semblable au tien, d'un gentilhomme qui
+t'adore et ne voit pas que la privation est mortelle!
+
+Mon mari à moi--ce bon et simple campagnard--me laisse libre, et du
+reste, je domine le parvenu de toute la hauteur de ma pauvre noblesse.
+
+Voici une Pravaz, moins élégante que celle que tu as perdue, mais aussi
+généreuse. La Pravaz et la solution, continue de les mettre sous la
+sauvegarde de ta mignonne Jeanne: Monsieur n'ira pas les dérober; un
+ange les protège!
+
+Mille baisers de ta:
+
+MATHILDE GOUILLÉRAS,
+
+NÉE DE CHASTENET.
+
+_P.-S._--Je rouvre ce billet. Il me vient une idée. Pourquoi
+n'écrirais-tu pas à notre amie Geneviève Saint-Phar? La doctoresse nous
+enverrait peut-être de la morphine. Si elle refuse, j'irai à Limoges et
+j'obtiendrai des ordonnances d'un docteur et peut-être des solutions,
+directement, de MM. les pharmaciens.»
+
+* * *
+
+M. de Montreu cherchait le mystère de ces mots: «La Pravaz et la
+solution, continue de les mettre sous la sauvegarde de ta mignonne
+Jeanne...»
+
+Était-ce une idée symbolique ou la claire énonciation d'un fait?
+
+Pendant que la servante habillait Jeanne, Olivier inspecta la couche de
+l'enfant et dénicha, au fond du sommier, un flacon de morphine à trois
+quart vidé. Il ne voulut point se donner le dégoût d'une hypocrisie
+nouvelle, et le soir, à l'heure du repos, il dit à Blanche:
+
+--Malgré tes serments, tu recommences les mêmes folies, et tu
+t'empoisonnes avec l'horrible morphine.
+
+--Ce n'est pas vrai!
+
+--Blanche!
+
+--Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai! Non, ce n'est pas vrai!
+
+Il lui présenta les deux flacons et la Pravaz:
+
+--A quoi bon mentir?
+
+--Où avez-vous pris ça?
+
+--J'ai dû fouiller le lit de Jeanne et inspecter l'envoi de Mathilde.
+
+--Vous avez ouvert une lettre adressée à votre femme; vous avez brisé un
+cachet, vous?
+
+--Oui, moi.
+
+--Vous êtes un vilain!
+
+--Mon amour...
+
+--Taisez-vous, monsieur! Vous devriez rougir!... Allons, rendez-moi ces
+objets?
+
+--Non.
+
+--Je le veux!
+
+--Non.
+
+--Monsieur, rendez-moi ça?
+
+--Jamais!
+
+Nerveuse, elle l'enlaçait, essayant d'arracher la Pravaz et les petits
+flacons; il résistait; elle se cramponnait à lui, mêlant des sanglots à
+des promesses d'amour, à d'ardentes prières, et il lui fallait beaucoup
+de courage pour résister.
+
+--Olivier, la Pravaz, c'est ma vie!
+
+--Ce serait ta mort!
+
+Désireux de mettre un terme à la lutte douloureuse, il jeta la Pravaz et
+les flacons par la fenêtre ouverte, dans l'étang des Falettes.
+
+Ils entendirent le clapotis de l'eau qui se refermait, et Blanche cria:
+
+--Tu m'as tuée!... Tu m'as tuée!
+
+ * * * * *
+
+Olivier s'agenouille devant elle, implorant le pardon du sacrifice. Elle
+le repousse, veut être seule.
+
+Si elle se précipitait? Il est là; il observe; ses bras tiennent les
+jupes.
+
+Et, penchée, à la fenêtre, Blanche regarde le ciel d'un bleu lapis et
+les constellations. Elle voit les étoiles trembler sur les eaux, et
+parmi elles, deux plus brillantes, dont l'éclat illumine les profondeurs
+qui s'ouvrent. Ce sont les flacons de morphine: ils reposent en un lit
+de glaïeuls et de nénuphars, un écrin de gerbes vertes et de roses
+diamantées. Les flacons se brisent, la liqueur ruisselle, abondante,
+toujours plus abondante, infinie. Et voilà que Madame, au paroxysme du
+délire, a la vision d'une mer de morphine. Elle se souvient d'un joli
+spectacle de voyage--de son voyage de noces!--et pour elle la morphine
+circule dans la vase, comme le Rhône, à Genève, traverse le Léman, sans
+confondre ses eaux.
+
+Tout le reste est bourbeux, et seule la liqueur triomphe et rayonne
+lumineuse, immaculée.
+
+Blanche entend des voix célestes qui la convient au Paradis des amours
+immortelles.
+
+Elle va tomber; elle va mourir; il est là, il la presse contre sa
+poitrine:
+
+--Blanche, mon adorée?
+
+--Je ne vous connais plus! Allez-vous-en! Allez-vous-en!... Vous me
+faites horreur!
+
+
+
+
+VI
+
+
+Le capitaine de Pontaillac se trouvait dans un état physique
+relativement satisfaisant, et il menait encore près de la Stradowska une
+étrange comédie amoureuse.
+
+En cette rude musculature, le poison entrait, glissait, et de même que
+la foudre brûle l'épée d'acier, sans endommager le fourreau de velours,
+consume les os du corps, sans entamer la chair qui les couvre--ainsi, la
+morphine tuait l'esprit, la résistante flamme, sans presque toucher
+l'enveloppe organique.
+
+Chose remarquable, il n'y avait pour Raymond aucun élément coexistant
+d'un état de dégénérescence mentale héréditaire, aucune appétence
+morbide, aucun entraînement maladif qui fût l'acte d'une nature déjà
+affaiblie et incapable de résister aux sollicitations.
+
+Dès l'origine, le cerveau était indemne de tare: au point de vue
+médico-légal, l'hérédité n'exerçait pas son rôle habituel de facteur
+étiologique, et on ne pouvait davantage noter les phénomènes du
+morphinisme et de l'alcoolisme associés.
+
+Blanche disparue, le jeune officier chercha l'oubli dans les labeurs
+militaires et les petites noces avec ses camarades, Jean de Fayolle,
+Léon Darcy et Arnould-Castellier; quant au major Lapouge, il fut dupe
+des repentirs du morphinomane.
+
+Mais, depuis trois semaines, en dehors des heures où le service
+l'appelait au quartier, Pontaillac était invisible. On ne le rencontrait
+ni à l'_Épatant_, ni au café de la Paix, ni au foyer de l'Opéra, ni au
+Cirque, ni au Bois, et les lettres, les télégrammes bleus de Christine
+demeuraient sans réponse.
+
+Une vie bizarre commença.
+
+Quelquefois, chez lui, son revolver au poing, il s'arrêtait devant une
+glace, avec l'idée de se brûler la cervelle, et puis, régénéré par une
+piqûre, tout embrasé du désir de Blanche, il marchait vers un petit
+salon.
+
+Il admirait un portrait en pied de Mme de Montreu, un chef-d'œuvre dont
+il venait de surveiller l'exécution et de dicter les moindres détails,
+d'après une photographie et la religion du souvenir--ainsi que l'on fait
+pour les images des morts.
+
+Çà et là, partout, des choses d'elle: un éventail brisé, un soulier de
+bal, un corset, des gants, des bouquets; tous ces objets sans valeur, il
+les avait achetés à Angèle, la femme de chambre de la marquise, et le
+corset fleuri de dentelles exhalait encore le délicieux parfum de la
+dame rousse.
+
+Le regard suppliant, il tendait les mains vers le portrait, et Blanche
+semblait s'animer et descendre du cadre; il la couvrait de baisers, la
+dorlotait, l'emportait, la possédait toute. Et, l'hallucination finie,
+soudainement, il se retrouvait près d'une glace et maniant la gâchette
+d'un pistolet.
+
+Or, un jour, comme tous les jours, Raymond évoquait sa bien-aimée. La
+porte s'ouvrit, et Christine qui entrait, s'arrêta, frappée de stupeur.
+
+--Raymond!
+
+--Que me voulez-vous, madame? Que venez-vous faire ici? Sortez!
+
+--Tu ne m'aimes donc plus?
+
+--Je ne vous ai jamais aimée!
+
+--Oh! gémit-elle, accablée de douleur.
+
+--Celle que j'aime, que j'adore, s'écria-t-il, en désignant le portrait
+de Blanche, la voici! C'est pour cacher à tous les yeux un criminel
+amour que je t'ai prise! Regarde-la!... Mon Dieu, qu'elle est belle!...
+Laisse-nous seuls!...
+
+De ses doigts trembleurs, il cherchait les formes merveilleuses, dans un
+espace géométrique indéfini, resserrait ses bras, et soupirait:
+
+--Blanche! O Blanche!... O femme!... Tiens! sur tes lèvres!
+
+Mais, tout à coup, il chancela, éveillé:
+
+--Je suis fou, ma bonne Christine!
+
+--Et moi, je viens te consoler; je viens te guérir--te parler d'elle.
+
+Il y avait tant de simplicité et d'héroïsme en cette immolation de la
+femme outragée que Raymond s'agenouilla devant sa maîtresse.
+
+Elle le releva, et le baisant au front:
+
+--Veux-tu que désormais je sois ta sœur?
+
+--Alors, dit-il, sans entrevoir la grandeur du sacrifice, alors, plus de
+jalousie?
+
+--Non... plus de jalousie.
+
+--Bien vrai?
+
+--Bien vrai.
+
+Et ils parlèrent de l'absente toute la journée, toute la nuit.
+
+--Pourquoi ne demandes-tu pas un congé? Tu irais en Limousin; tu la
+verrais... là-bas.
+
+--J'ai peur...
+
+--Grand enfant!
+
+Un soir, Christine conduisit Raymond à la gare d'Orléans, et la
+vaillante revint chez elle, pleine d'angoisses.
+
+ * * * * *
+
+Aux Tuilières, la marquise Blanche entrait dans la période ultime de
+«l'état de besoin».
+
+Le docteur Vaussanges, une barbe grise des plus honorables, essayait de
+tromper sa noble cliente:
+
+--Madame, Je vous apporte de la morphine.
+
+--Non, docteur, c'est de l'eau!
+
+--De la morphine et de l'eau.
+
+--Je n'en veux pas!
+
+Dans l'impossibilité de se procurer des doses de stupéfiant, Mme de
+Montreu, qui ne recevait plus de lettres de Mme Gouilléras, s'adressa
+aux domestiques. Tous refusèrent obéissance à leur dame, sur l'ordre du
+marquis.
+
+Rien à attendre de la doctoresse Geneviève Saint-Phar.
+
+Affolée de haine, Blanche refusa au mari le conjugal amour; elle évita
+les moindres tendresses, les moindres baisers.
+
+Lui, dominant ses scrupules de gentilhomme et voulant par-dessus tout la
+guérison de sa femme, avait fait fabriquer des clefs: il inspectait le
+secrétaire, le chiffonnier, les armoires de madame, les coffrets, les
+sachets, les boîtes à gants, les objets les plus délicats, les plus
+intimes, et si la marquise le surprenait en ses perquisitions barbares,
+elle lui jetait dédaigneusement:
+
+--Ne vous gênez pas! Vérifiez mes chemises, mes bas!
+
+Et elle frémissait d'une envie de lui cracher au visage.
+
+Chez la marquise Blanche, le système nerveux tout entier, cérébro-spinal
+et ganglionnaire, était profondément ébranlé par la disparition de la
+morphine de l'organisme: la jeune femme incriminait moralement Olivier,
+son farouche gardien; le système nerveux se révoltait physiquement
+contre l'acte de violence qui lui dérobait l'indispensable, et chaque
+nerf manifestait son trouble, dans sa sphère propre.
+
+En vertu de lois encore ignorées, la force du désir physiologique
+développait le champ intellectuel et permettait à Mme de Montreu
+d'analyser toutes ses sensations. Elle avait faim de morphine; elle
+avait non pas des impulsions de gourmandise, mais un véritable besoin de
+nourriture: il lui manquait un élément vital.
+
+Assise ou couchée, elle éprouvait une vive agitation des jambes, et se
+voyait obligée d'exécuter avec elles des mouvements réguliers; cette
+agitation s'exagérait à un tel point qu'on eût dit d'un roulement de
+tambour. Les légers abcès des cuisses produits par les piqûres, se
+cicatrisaient; le visage gardait toute sa fraîcheur; la peau demeurait
+indemne de cette coloration pourprée habituelle aux morphinomanes
+sanguins; les yeux ne subissaient aucun trouble de l'accommodation, et
+seules, des douleurs de la région cardiaque, une toux nerveuse et une
+soif inextinguible constituaient les principaux phénomènes d'abstinence.
+
+--Olivier, je meurs!... Olivier, ayez pitié de moi?
+
+M. de Montreu détournait le regard, craignant de succomber:
+
+--Blanche, ma chère femme, encore un peu de courage... Tu vas guérir; tu
+ne songeras plus à l'horrible liqueur, et nous nous aimerons...
+
+--Jamais, monsieur, jamais!
+
+Afin de distraire la malade, Olivier se servait de Jeanne pour lui
+envoyer des cadeaux charmants.
+
+--Mère, c'est de papa... Oh! le joli bracelet! Oh! le beau collier! Et
+ces fleurs, ces verveines, ces roses...
+
+Blanche embrassait la tête blonde et l'éloignait--sans un sourire.
+
+M. et Mme de La Croze encourageaient leur gendre à sauver la maman de
+Jeanne: on citait à Mme de Montreu les exemples de quelques
+morphinomanes repentis; on lui citait le cas de Mathilde Gouilléras, qui
+après avoir été très souffrante, lançait l'anathème sur la morphine,
+regrettait ses magnifiques élans épistolaires, et suppliait sa cousine
+de renoncer à la Pravaz.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Ce jour-là, Raymond de Pontaillac, arrivé de la veille en son castel des
+Ormes, monta à cheval pour se rendre aux Tuilières.
+
+Il mit d'abord sa bête au galop, puis au trot, puis au pas, sous les
+grands châtaigniers qui le couvraient de leurs ombres verdissantes: à
+son désir de revoir Blanche se mêlait une crainte, comme si vraiment il
+n'était pas bien sûr de rencontrer là-bas tout le bonheur qu'il allait y
+chercher.
+
+Devant la grille du château, le capitaine fut sur le point de tourner
+bride, mais il avait été vu de M. de La Croze qui lui dit, en avançant:
+
+--Té! la bonne surprise, mon gaillard!... Et depuis quand sommes-nous
+aux Ormes?
+
+--Depuis hier, monsieur Pierre. Je me suis arrêté à Limoges pour saluer
+mon oncle.
+
+--Tu pourrais dire: «Monseigneur»... Il va bien notre cher évêque?
+
+--Pontificalement.
+
+Un domestique mena le cheval du capitaine à l'écurie, et M. de La Croze
+et Pontaillac marchèrent bras dessus bras dessous vers la maison.
+
+--Capitaine, tu as bien fait de nous revenir. On s'ennuie mortellement
+ici. Combien de mois de congé?
+
+--Il n'y a pas de mois; il y a des jours... quinze.
+
+--Diable, c'est peu!
+
+Le vieux gentilhomme introduisit Raymond au grand salon, appela Mme de
+La Croze et envoya Catherine prévenir la marquise.
+
+Olivier, lui, était dans le parc, en train de surveiller l'installation
+de conduites d'eau. On le héla; il accourut, et les deux amis
+s'embrassèrent, tandis que Madame faisait son entrée.
+
+En évoquant la scène du jardin d'hiver, chez le docteur Aubertot,
+Raymond se disait: «A-t-elle pardonné?» Blanche, elle, frémissait à
+cette idée: «Il a de la morphine; il m'en donnera!»
+
+Tous deux parlaient maintenant d'une façon indifférente des choses
+parisiennes et mondaines, des derniers bals, des derniers ragots, des
+derniers scandales, et rien, dans leur voix, ni dans leurs gestes ne
+trahissait leurs émotions profondes.
+
+On reçut la visite de l'abbé Boussarie, le curé de
+Saint-Martin-l'Église, un aimable et paternel vieillard aux longs
+cheveux blancs, l'ancien précepteur de M. de Pontaillac. Il rappela que
+Blanche, Olivier et Raymond avaient été tous trois baptisés par lui et
+que tous trois avaient fait leur première communion à Saint-Martin.
+Seul, le capitaine restait à marier. Y songeait-il? Allons, allons, le
+neveu de Monseigneur Aymar de Pontaillac, l'héritier d'une race
+illustre, prêcherait bientôt d'exemple.
+
+Et, de sa canne à pomme d'argent, le vieux prêtre menaçait tendrement
+Raymond.
+
+Une espérance animait toujours Mme de Montreu. C'était à Pontaillac
+qu'elle devait la première piqûre, et dans sa détresse horrible
+d'affamée, le grand initiateur lui viendrait encore en aide. Comment
+adresser la demande, et en quel endroit, et avec quelles ruses? Ici,
+rien à tenter, sous l'œil du mari. Écrire au capitaine, envoyer la
+lettre par un domestique? Personne, au château, n'accepterait la
+commission. D'un autre côté, Blanche n'oubliait pas la déclaration
+d'amour du jeune officier, et elle se sentait tenue à la plus grande
+réserve. Et cependant, il lui fallait de la morphine, il lui fallait une
+Pravaz--et seul, Raymond pouvait l'empêcher de mourir!
+
+Tout de suite, l'idée naquit en M. de Montreu que sa femme aurait
+recours à Pontaillac, et comme il cherchait un moyen d'affirmer son rôle
+de surveillant, ce fut Raymond lui-même qui le tira d'embarras.
+
+--Tu sais, Olivier, j'ai enfin renoncé à ma stupide passion pour la
+morphine.
+
+--Plus d'espoir; je me tuerai! gronda la marquise.
+
+Mais elle leva les yeux et crut lire un mensonge et une promesse dans le
+regard de l'homme.
+
+--Vraiment, interrogea le marquis, tu es brouillé avec l'odieuse Pravaz?
+
+--Brouillé, et définitivement.
+
+Un nouveau regard démentit l'affirmation nouvelle, et cette fois Madame
+eut un sourire pour le beau comédien. Est-ce que, du reste, on pouvait
+oublier l'ensorceleuse? Si Pontaillac venait de trahir la vérité, c'est
+qu'il comprenait les douleurs de l'abstinence et qu'il se garait de
+l'époux, afin de mieux secourir la malheureuse femme!
+
+Après le départ du curé et de Raymond, la marquise monta dans ses
+appartements et redescendit à l'heure du dîner. Elle avait changé de
+toilette, et en robe printanière, ses beaux cheveux roux ornés d'une
+grappe de lilas, elle paraissait tranquille, presque joyeuse.
+
+Le mari allait accuser la morphine de cette agréable métamorphose, mais
+Blanche devina sa pensée, et avec un grand talent de dissimulation:
+
+--Olivier, tu me soupçonnes de m'être fait une piqûre. Eh bien, tu as
+tort. M. de Pontaillac s'est guéri; pourquoi ne guérirais-je pas?
+
+Elle créait «l'état d'espérance» qui aide à supporter «l'état de
+besoin».
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain, Raymond sortit des Ormes pour une matinale promenade. Il
+marchait, la joie au cœur, et grâce à de spécieux raisonnements que les
+bienfaisantes solutions lui inspiraient, il arrivait à se convaincre
+qu'il était urgent de procurer de la morphine à la grande dame et
+excusable de faire sa maîtresse de la femme d'un ami, de son meilleur
+ami.
+
+Pontaillac longeait un chemin ombreux, et au travers des ramures, le
+soleil lui baisait le visage, l'illuminait de ses ors; une brise tiède
+et douce l'imprégnait des vivifiantes senteurs des bois.
+
+Il s'arrêta devant le parc des Tuilières, près d'une brèche récente et
+faite par les ouvriers employés aux conduites d'eau. La grille de la
+chapelle était ouverte, et dans la femme agenouillée, l'homme reconnut
+Mme de Montreu.
+
+La marquise sortait de la chapelle, et les deux victimes de la Pravaz se
+regardèrent.
+
+--Madame, commença Raymond, le hasard m'a mené vers vous, et je bénis le
+hasard... Comme vous êtes pâle et tremblante!... Vous avez pleuré...
+
+--J'ai pleuré, parce que je souffre, parce que je meurs!
+
+Résolument, elle dit ses douleurs, le supplice que lui imposait M. de
+Montreu, en la privant de la liqueur vitale; elle dit la scène nocturne
+où le gentilhomme jeta dans l'étang des Falettes les solutions et la
+Pravaz. Tout le monde l'abandonnait, oui, tout le monde, même Mathilde,
+son ancienne prosélyte!
+
+--Je le savais, répliqua l'officier avec aplomb; je le savais, et je
+suis venu. Hier, j'ai dû abriter sous le mensonge mon désir de vous être
+utile, car, madame, mieux que personne, je connais votre mal. J'en ai
+souffert, j'en ai pleuré. Il n'y a pas de tortures comparables à celles
+du besoin de morphine! Des médecins prétendent que la liqueur nous tue.
+Les imbéciles! Mais, la mort hideuse, terrifiante, c'est la privation!
+
+Il tira de sa poche un nécessaire de voyage en soie bleue contenant à la
+fois de la solution et une aristocratique Pravaz:
+
+--Tenez, madame... Ne pleurez plus... Essuyez vos beaux yeux... L'enfer
+va disparaître--pour vous.
+
+--Merci, oh! merci, monsieur de Pontaillac! Vous me sauvez!
+
+Le capitaine salua Mme de Montreu et reprit le chemin des Ormes.
+
+ * * * * *
+
+Sous l'énergie de la piqûre, Blanche éprouva un malaise bizarre: la
+solution de Pontaillac était dosée à un degré que la jeune dame n'avait
+pas encore atteint.
+
+Il se fit un trouble effroyable dans les organes, en même temps qu'une
+surexcitation du cerveau. Tout le sang reflua au cœur, et des
+images--pour les yeux et pour la pensée--remplacèrent à la fois les
+idées exactes et les tableaux de la réalité: ainsi, la chambre de madame
+se transformait en un vaste étang, l'étang des Falettes; une barque se
+balançait sur les eaux; M. de Montreu incarnait M. de Pontaillac, et
+Blanche adorait l'incarnation nouvelle. Dans une lutte de la lumière et
+des ténèbres, l'esprit établissait un contraste fâcheux entre les
+gentilshommes, entre l'époux sévère, tel un geôlier, et l'amoureux
+superbe, tel un prince charmant. Blanche exagérait la petite taille du
+mari, son air efféminé, alors qu'Olivier conduisait son panier attelé de
+deux landais; elle diminuait Olivier, lui enlevait de sa beauté, de sa
+distinction pour en parer le grand Raymond qu'elle voyait courir à
+cheval, tout resplendissant de casque et de cuirasse, en un flamboiement
+d'astre.
+
+A son réveil, l'honnête femme chassa la mauvaise idée et elle fut prise
+d'une terreur comme si vraiment elle avait été responsable des velléités
+de luxure suggérées par l'âme du poison.
+
+Les jours suivants, elle se montra froide envers M. de Pontaillac,
+affectant devant lui pour Olivier, une grande tendresse conjugale; mais,
+certain soir, le capitaine dîna aux Tuilières avec l'abbé Boussarie, les
+Gouilléras, et pendant que le mari de Mathilde, un bon et gros limousin
+à la barbe rougeâtre, ennuyait l'invité de ses interrogations sur la
+poudre sans fumée et la Triple Alliance, Blanche, en passant, frôla
+Raymond, d'un frôlement voluptueux.
+
+M. de Pontaillac tressaillit d'allégresse; Mme de Montreu balbutia,
+avant de se réfugier près de l'ange gardien, sa fille.
+
+Ces ardeurs inconscientes de la chaste épouse justifiaient l'un des plus
+curieux phénomènes de l'intoxication morphinique et de ses résultats
+absolument contraires pour les deux sexes. En effet, tandis que l'homme
+subissait quelquefois un état de dépression de la vie génésique, le
+système arrivait chez la femme à un haut degré de nymphomanie. La force
+morale de Blanche, quoique très affaiblie par l'abus de la morphine, la
+préservait encore de l'adultère, mais elle ne l'empêchait pas de se
+livrer à des mouvements désordonnés et d'origine purement mécanique où
+s'éteignait son regard lascif, où se calmait sa surexcitation excessive.
+
+Mme de Montreu gémissait de ce triste état; elle ne voulait plus de
+rapports avec son mari; mais elle se révoltait contre les tendances
+bestiales, et se sentait profondément malheureuse.
+
+ * * * * *
+
+Une après-midi, le marquis Olivier, M. de La Croze et le curé Boussarie
+faisaient une partie de billard, et en haut, dans sa chambre, la jeune
+dame s'injectait une nouvelle solution,--un cadeau de Pontaillac.
+
+Le soleil de juin jetait sur la glèbe une poussière d'or et de feu. On
+entendait le cri-cri des faux qu'on aiguise, le roulement des chariots,
+les appels à la guillade et parfois le beuglement des bœufs. Un peuple
+de travailleurs, hommes et femmes, coupait ou amoncelait des herbes, les
+mâles noirâtres et velus, le torse maigre, des vieilles encore plus
+noires; et çà et là, un râteau à la main, quelques jolies filles en jupe
+sombre et chemisette claire, s'étiraient, avec des poses amoureuses,
+sous l'incendie du ciel.
+
+Par un phénomène de double conscience et de double vue, la marquise
+restait Mme de Montreu, et en elle vivait une autre femme dominant la
+première et s'imaginant attendre Raymond, lui avoir donné rendez-vous
+dans sa chambre même. Elle l'apercevait, là-bas, aux Ormes; il montait à
+cheval; elle le suivait, sur la route poudreuse, le long des peupliers
+d'Italie. Déjà, il s'arrêtait devant la grille du château. Il n'y avait
+personne pour le recevoir, et la voyante distinguait nettement les
+domestiques occupés à divers ouvrages: ceux-ci aidaient les faucheurs;
+d'autres frottaient le parquet du grand salon; un des palefreniers
+dormait en un coin de la grange; Catissou saignait des volailles.
+
+--Monsieur de Pontaillac entre dans le vestibule, et le voici dans la
+salle à manger! rêvait tout haut la morphinomane... Il ne trouve pas ces
+messieurs qui jouent au billard... Pourquoi Olivier et mon père ne
+l'entendent-ils pas marcher?... Pourquoi ne l'appellent-ils pas?... Je
+l'entends, moi!... Je le vois!... Raymond! O Raymond!...
+
+Cette fois, le jeune gentilhomme entrait réellement; il ouvrait la porte
+du couloir; il gravissait l'escalier, et Blanche, éperdue, lui tendait
+les bras. Il l'embrassa, plein d'amour, mais quand il la sentit
+résister, lutter contre elle-même, contre l'autre femme, «l'étrangère»,
+il s'éloigna:
+
+--Madame, je vous aime, je vous adore! je vous désire de toute mon âme,
+et pourtant je ne veux pas vous prendre comme cela!... Blanche, ô mon
+adorée, je te veux libre, et tu ne l'es pas!
+
+ * * * * *
+
+Huit jours plus tard, Mme de Montreu, en pleine conscience, en pleine
+liberté, se livra à Raymond.
+
+Elle soupirait:
+
+--Tu ne m'as pas odieusement conquise, sous l'action de la morphine, et
+je te remercie de m'avoir attendue, après m'avoir charmée. O mon amour,
+aimons-nous!
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Olivier de Montreu s'était départi de sa rigoureuse surveillance, et la
+marquise en abusait, donnant à ses promenades journalières de
+charitables prétextes: visites aux malheureux du voisinage, aux enfants
+malades, aux accouchées.
+
+Blanche et Raymond se voyaient dans une cabane perdue en un taillis ou
+bien dans un kiosque isolé que M. de La Croze fit meubler pour la saison
+de la pêche. Ces deux endroits, si différents l'un de l'autre,
+exaltaient leurs désirs: autant la cabane semblait rustique avec sa
+litée de feuilles; autant le kiosque rappelait, par ses vastes causeuses
+et ses moelleux divans, le luxe et le bon goût des châtelains.
+
+Les amants avaient toujours une pareille et séduisante maîtresse, la
+Pravaz, mais ils s'injectaient le poison mondain, sans y ajouter
+d'importance, comme si lui eût grillé un royal-havane, comme si elle se
+fût poudrerizée ou embaumée d'une eau de toilette astringente.
+
+Elle le trouvait ravissant dans son complet bleu marin, sous un chapeau
+de voyage; il la jugeait adorable en robe de toile écrue et souliers
+jaunes, gantée de Suède et coiffée d'une paille éblouissante de fleurs
+des champs.
+
+Ils étaient jeunes; ils étaient beaux; ils s'aimaient--et c'est tout
+dire.
+
+Vers deux heures, Mme de Montreu descendit de sa chambre; Jeanne la
+suivit:
+
+--Petite mère, emmène-moi.
+
+--Non, mignonne.
+
+--Je serai bien sage?
+
+--Écoute. Je vais visiter les pauvres de monsieur le curé, tu sais,
+cette grande femme, La Gire et ce grand vieux, Le Guillout... Tu aurais
+peur... Allons, laisse-moi!
+
+Mais, la petite s'accrochait aux jupes maternelles:
+
+--Ah! mémère, tu n'es plus si gentille qu'autrefois!
+
+--Je suis pressée. Va-t'en!
+
+Blanche hâtait le pas. Un cri de Jeanne la rappela soudain, et elle
+entoura de ses bras la douce enfant qui venait de se heurter contre un
+arbre du parc et versait des larmes, le visage tout ensanglanté.
+
+--O ma chérie!
+
+Infidèle maîtresse et sainte maman, Blanche oublia le rendez-vous.
+
+Une lettre de Raymond, apportée aux Tuilières par une servante des
+Ormes, sollicita une réparation amoureuse, et le lendemain, les amants
+se rencontrèrent dans la cabane.
+
+--Te voilà! Te voilà enfin! s'écria l'officier, allumé d'un désir.
+
+--Mon ami, j'ai à vous parler de choses graves.
+
+Mais, il ne l'écoutait pas, et ses baisers ardents étouffaient la voix
+de sa maîtresse.
+
+--Raymond...
+
+--Tes lèvres?... Je veux tes lèvres!
+
+--Je vous en supplie?
+
+--Je te veux toute... là, un baiser sur tes yeux, sur ta bouche,
+toujours, toujours, toujours!...
+
+--Raymond... Raymond... Raymond...
+
+Après la bataille d'amour, Blanche s'en revint vite, coupant à travers
+les prairies et les landes. Une angoisse l'agitait, la bouleversait, et
+des métayers l'entendirent gémir: «Ma fille est morte!»
+
+Elle la savait guérie, et rien ne chassait l'idée de «l'autre», en cette
+double personne.
+
+--Oui, oui, elle est morte!
+
+Sous le péristyle du château, Jeanne jouait à la balle, et il fallut une
+vision nette et précise pour dissiper les chimères de l'esprit
+incertain.
+
+--Ma Jeanne, ô mon trésor, je ne te quitterai plus!
+
+C'est en vain que Pontaillac attendit sa maîtresse dans le kiosque et
+dans la cabane; en vain, il adressa des lettres, en vain, il rôda près
+de la chapelle, jamais il n'eut l'orgueil de trembler au froufrou des
+jupes légères et adorées.
+
+Il obtint une prolongation de congé; il lui restait deux semaines
+d'espoir--de plaisir ou de douleur--et il accepta une dernière fois à
+dîner au château.
+
+--Qu'êtes-vous devenue? demanda-t-il à Blanche.
+
+Elle leva les yeux, et dit:
+
+--Une honnête femme.
+
+La parole hautaine et glaciale indiquait une rupture définitive, et
+Raymond partit pour Paris où la Stradowska le pleurait en la villa Saïd.
+
+ * * * * *
+
+Toujours énervée par la morphine dont elle devait une abondante
+provision à son ancien amant, Blanche de Montreu voulut retourner au
+mari. Un scrupule l'arrêta. Il lui semblait misérable de se jeter entre
+les bras d'Olivier, toute chaude encore de ses équipées galantes, et
+elle jura de vivre quelques jours de repentir et de purification. A la
+fin du mois, elle éprouva un étrange malaise, d'irrésistibles dégoûts et
+d'irrésistibles envies; puis survinrent de matinales nausées.
+
+--Alors, Blanche, dit, un jour, Mathilde Gouilléras, je vais broder une
+belle layette?
+
+--Tu crois?... Oh!...
+
+--Eh bien, où est le mal? Tu n'as qu'une petite, et j'ai trois bébés.
+
+--Tais-toi!... Tais-toi!...
+
+--Ce sera un garçon, marquise; je lis ça dans tes jolis yeux!
+
+Une horrible pensée traversa le cerveau de Blanche. Si elle était
+enceinte, elle ne l'était que d'un mois, et depuis six semaines, le
+marquis demeurait exclu du lit conjugal. L'œuvre appartenait donc à
+Pontaillac!
+
+Brave devant le danger, Mme de Montreu affirma en riant:--Chère cousine,
+tu t'amuses! Il n'y a pas d'héritier en perspective; j'en suis sûre;
+j'en ai la preuve. Voyons, Mathilde, cesse tes plaisanteries un peu...
+bourgeoises.
+
+Point de rosée sanglante et mensuelle! Et voici l'effroyable vérité!
+
+Enceinte, oui, Mme de Montreu était enceinte, et d'un autre homme que de
+son mari! La patricienne, l'épouse vénérée d'un loyal gentilhomme, la
+maman de Jeanne, portait dans ses entrailles le fruit de l'adultère, le
+crime vivant de la trahison! Quelle tristesse! Quelle honte!
+
+Malgré l'intoxication progressive de la morphine, Blanche mesurait toute
+l'étendue de son malheur. Comment se tirer de là? Parbleu, il y avait un
+moyen bien naturel: faire risette au mari, l'autoriser à entrer en
+grâces et lui ouvrir les draps légitimes. Allons, Madame la marquise, un
+peu de courage!
+
+--Mon exil est-il fini? demanda Olivier, en pénétrant, un soir, dans la
+chambre nuptiale.
+
+--Oui, répondit tendrement Madame.
+
+Leurs lèvres s'unirent, et un rayon de lune qui traversait les vitres de
+la fenêtre, les givra tous deux d'une éblouissante pâleur.
+
+O Blanche! O noble victime d'un poison délicieux! Encore quelques
+minutes, quelques secondes, et bénie soit la nature, le sacrifice va
+s'accomplir! Ton mari ignorera toujours l'adultère, et, femme, tu vivras
+en paix, attendant l'heure de la délivrance!
+
+Et, brusquement, la marquise s'échappa des bras du gentilhomme. Révoltée
+contre l'ignoble mensonge que sa faute lui imposait, elle cria, tout en
+pleurs:
+
+--Jamais! non, jamais!
+
+--Tu me hais donc bien? gémit Olivier. Que t'ai-je fait? Pourquoi
+m'accables-tu de tes dégoûts?
+
+Elle dit, à travers ses sanglots:
+
+--Vous êtes le meilleur des hommes!
+
+Il s'emporta:
+
+--Assez, madame! Je suis votre mari, et j'ai des droits!
+
+--Plus tard, Olivier... plus tard... Regardez... je n'ai plus de
+force... Vous me tueriez!
+
+ * * * * *
+
+Douze nuits de suite, la femme adultère opposa les mêmes résistances:
+elle voulait, elle ne voulait pas, abîmée et vaincue dans le souvenir du
+péché.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Jamais femme ne fut plus malheureuse que Mme de Montreu, en présence du
+terrible dilemme, car jamais plus noble femme ne comprit si clairement
+la situation.
+
+Ou bien, elle devait encore berner l'époux, l'attirer, souffrir une vie
+de mensonges, enfanter hypocritement l'œuvre frauduleuse, souiller la
+maison d'honneur de l'être maudit de ses entrailles--ou bien, elle
+devait se tuer.
+
+Des idées criminelles grondaient dans le cerveau, rayonnaient au souffle
+exaspéré de la morphine qui décuple l'entendement, et l'empoisonnée du
+corps et de l'esprit traversait des alternatives d'allégresse et de
+désespoir.
+
+Blanche aurait voulu se confier à une amie, à une sœur; elle jugeait sa
+cousine, Mme Gouilléras, trop bavarde et sa mère, Mme de La Croze, trop
+pieuse.
+
+Et l'œuvre grandissait! Et le ventre allait bientôt s'épanouir, à la
+gloire de la création!
+
+L'ex-maîtresse de Pontaillac avait beau cacher son linge intime à l'œil
+des servantes, regimber devant la lessive générale; elle avait beau se
+donner des allures légères, son secret l'endolorissait toute. Elle se
+croyait devinée, et les regards du mari, toujours si doux, la
+pénétraient, comme autant de glaives.
+
+Un matin, devant la glace de sa chambre, elle exhala un cri de terreur:
+
+--J'ai le masque!
+
+Vite, elle saisit un flacon de morphine, le porta à ses lèvres,
+embrassant des yeux les choses familières et aimées, les portraits
+d'Olivier et de Jeanne, les photographies des La Croze et de Mathilde.
+
+Puis, elle regarda, par la fenêtre ouverte, l'étang des Falettes,
+illuminé de soleil et couvert de nénuphars. Elle hésitait entre le
+poison et l'eau toute fleurie; mais là-bas, sur la route, elle vit
+paraître le curé de Saint-Martin-l'Église. Il marchait, le tricorne sous
+le bras, et la grande dame, éveillée aux croyances religieuses,
+descendit et rencontra le vieil homme.
+
+--Votre humble serviteur, madame la marquise? fit l'abbé Boussarie, en
+saluant. Allez-vous un peu mieux?
+
+Très pâle, très agitée, la jeune femme cherchait ses phrases et gardait
+le silence.
+
+--Mais, continua le curé, je suis sur la route qui dépend du château, et
+cela gêne peut-être que j'y lise mon bréviaire?
+
+--Non, monsieur le curé! Nous sommes heureux, toujours heureux de vous
+voir... Écoutez-moi... Je désire vous parler... secrètement.
+
+Elle tremblait; il ne s'en aperçut pas, et demanda, plein de sa belle
+naïveté de campagnard:
+
+--C'est une confession?
+
+--Oui, mon père.
+
+--Je puis vous entendre au château, si vous êtes trop souffrante pour
+venir à l'église.
+
+--Je voudrais vous parler ici, mon père.
+
+--Bien... Bien...
+
+Vraiment, il ne l'encourageait pas avec sa grosse soutane, son énorme
+visage, son gros nez de priseur, ses doigts velus, ses pauvres yeux
+bordés de rouge et sa voix chevrotante. Était-il à la hauteur de la
+mission qu'un aveu terrible allait lui imposer? N'invoquerait-il pas les
+seules lois de Dieu et de l'Église? Aurait-il le sacerdoce flexible? Mme
+de Montreu en doutait, effrayée à l'idée que tous les jours, elle
+verrait le confesseur de son adultère.
+
+--Ma fille, dites votre acte de contrition.
+
+--Mais, monsieur le curé, il s'agit d'une aumône...
+
+--Ah!...
+
+--Veuillez m'accompagner au château, et je vous remettrai l'offrande
+d'un vœu...
+
+--A la sainte Vierge?
+
+--Non. A sainte Madeleine.
+
+ * * * * *
+
+La dame résolut de tout dire à sa mère, et l'épouvante des afflictions
+qu'elle causerait la paralysa.
+
+--Blanche, interrogeait Mme de La Croze, Blanche, tu as du chagrin?
+
+Elle hochait la tête, surprise de dérober encore le secret aux regards
+maternels. Comment la mère ne voyait-elle pas le masque de la grossesse?
+A la moindre allusion, Blanche se fût agenouillée, et Mme de La Croze
+s'égarait en de douces et inutiles paroles.
+
+--Tu t'ennuies aux Tuilières?
+
+--Mais non!
+
+--Un désir de toilette qu'Olivier te marchande?
+
+--Pas du tout. Olivier est très généreux, tu le sais bien.
+
+--Il faut te distraire, ma fille. Si nous allions passer quelques jours
+à Limoges?
+
+--Volontiers.
+
+Madame avait réfléchi que là-bas elle pourrait solliciter les conseils
+d'un homme digne de l'entendre et peut-être assez humain pour la
+protéger en son infortune: elle songeait à l'oncle de Raymond, à Sa
+Grandeur Aymard de Pontaillac.
+
+ * * * * *
+
+Deux jours plus tard, une voiture s'arrêta à la porte de l'évêché de
+Limoges: Blanche descendit, laissant Mme de La Croze dans le coupé.
+
+--Ne t'inquiète pas, maman. Il s'agit d'une bonne œuvre, et la
+discrétion est l'honneur des âmes charitables.
+
+Monseigneur Aymard de Pontaillac travaillait avec son grand vicaire,
+lorsqu'on lui annonça la visite de Mme de Montreu.
+
+Elle n'était pas une inconnue au palais épiscopal, la jeune châtelaine
+des Tuilières: lors de ses tournées évangéliques, le prélat avait
+accepté des invitations de la famille de La Croze et reçu de belles
+aumônes. Il n'hésita point à interrompre la dictée d'un mandement et à
+congédier le subordonné.
+
+Blanche entra dans le cabinet de travail, moins en pénitente qu'en
+mondaine, et au milieu du décor austère, devant le vieillard à la tête
+grise, devant la soutane violette, elle se jeta à genoux:
+
+--Monseigneur... Monseigneur, ayez pitié de moi! Je viens m'accuser
+d'une faute... d'un crime!
+
+Elle pleurait, le front entre ses mains et bégayait des prières.
+
+L'évêque dit:
+
+--Parlez, parlez sans crainte. La miséricorde de Dieu est infinie!
+
+--Monseigneur... mon père, j'ai péché... j'ai péché...
+
+Crevée de sanglots, haletante, elle invoquait la Vierge, les saints;
+mais avec les encouragements du grand meneur d'âmes, elle parut
+retrouver un peu d'espoir en Dieu:
+
+--Quand j'enfantais ma petite Jeanne, une allégresse emplissait mon
+être, me faisant oublier toutes les douleurs; et aujourd'hui, l'œuvre
+sacrilège est pour moi un sujet de malédictions. Si j'étais seule en
+cause, j'attendrais, je me cacherais et m'en irais, aussitôt après la
+délivrance, expier au fond d'un cloître les horribles amours. Mais,
+Monseigneur, vous ne l'ignorez pas, j'ai un mari qui a droit à mon
+respect!... Voyez, je suis lasse de mentir, lasse de sourire, lasse de
+vivre!... J'ai cherché à ramener mon époux vers la chambre conjugale,
+d'où je le tenais éloigné bien avant l'adultère, et, lui présent, mes
+forces épuisées ont trahi mon courage... Le bâtard que je porte dans mes
+flancs, je ne l'aimerai jamais, entendez-vous, Monseigneur, jamais! Il
+me fait déjà souffrir plus que je n'ai souffert à la naissance de ma
+Jeanne chérie! Il me brûle, il me déchire, il a en lui du venin!... Il
+souillerait notre maison!... Qu'ordonnez-vous, mon père? Dois-je
+emporter le secret dans le tombeau?... Ah! je suis prête à mourir, à
+écraser la preuve vivante et déjà si douloureuse du forfait!... Quel que
+soit le châtiment que vous m'infligiez, quelles que soient les ténèbres
+où vous jetiez ma pauvre raison, j'obéirai!... Monseigneur, mon père,
+m'est-il permis de détruire le germe de la honte? Puis-je provoquer un
+accident, au péril de ma vie? Je vous le jure: sous le germe abhorré,
+sous le fardeau du malheur, je succombe!
+
+Monseigneur s'enfonçait en de graves réflexions, et la conscience du
+prêtre luttait contre les idées de l'homme. Cette loi nouvelle du
+divorce, que réprouve l'Église, donnait une solution logique. Oui, mais
+il y avait une autre enfant. Du reste, à quoi bon s'attarder? Les dogmes
+ne se discutent pas! Et, d'un autre côté, inviter l'épouse au
+rapprochement sexuel avec le mari, n'était-ce pas endeuillir d'un
+mensonge nouveau la trahison commise?
+
+--Relevez-vous, madame. Il faut implorer la miséricorde divine, user de
+ménagements, et, peu à peu, dire toute la vérité à votre mari.
+
+Debout, effrayée, elle demanda:
+
+--Tout dire?
+
+--Oui.
+
+--Même le nom de mon amant?
+
+--Ce nom est inutile. L'aveu du crime suffit.
+
+--J'aime mieux cela, et je pardonne au coupable, à l'un des vôtres, à
+monsieur de Pontaillac.
+
+--Mon neveu... Raymond...
+
+--Oui, mon père.
+
+Une vive agitation s'empara de l'évêque, et Monseigneur se mit à
+marcher, très ennuyé, très irrité, très humilié.
+
+--Madame, conclut-il, les amitiés s'effacent devant le devoir. Je le
+répète: Il faut déclarer l'adultère à votre mari, et si les soupçons de
+celui que vous avez outragé, se portent sur un autre, vous nommerez mon
+neveu lui-même.
+
+--Ce serait une lâcheté, monseigneur!
+
+--Non, madame. Vous n'avez pas le droit de laisser punir ou se battre un
+innocent!
+
+--Mais je ferai en sorte d'être seule châtiée.
+
+--Ne l'oubliez pas: vos angoisses sont les miennes, et si Dieu nous juge
+indignes de sa clémence, il me frappera non seulement dans l'amitié de
+mon neveu, de mon unique parent, mais encore dans ma personne, car
+j'abandonnerai, s'il le faut, une charge sacrée.
+
+--Monseigneur...
+
+--Adressez-vous à Dieu, madame.
+
+Les yeux mouillés de grosses larmes, il fit un signe de croix, et,
+imposant ses vieilles mains tremblantes sur la femme inclinée:
+
+--Que la paix soit avec vous!
+
+
+
+
+X
+
+
+De retour en son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, Raymond de Pontaillac
+passa ses derniers jours de congé dans l'isolement et la souffrance;
+puis il revit Christine, et la maîtresse dévouée se contenta de
+murmurer, en lui ouvrant ses bras: «Je t'attendais...»
+
+Cette exquise créature ne cherchait point à pénétrer les secrets
+amoureux; elle n'interrogeait pas le voyageur sur les mystères du
+château des Ormes et du manoir de Montreu: l'absent revenait, froid,
+brisé, lugubre, et la diva l'entourait de soins, mettant autour de lui
+un peu de sa jeunesse, de sa chaleur et de sa lumière.
+
+Mais que peuvent faire les sourires et les joies d'une amie contre les
+désordres de la passion?
+
+Le jeune officier tolérait Christine et il aimait Blanche; il l'aimait
+de toute une fureur de malade.
+
+D'abord, il voila d'un crêpe le portrait de la marquise; il fit
+disparaître de la chambre d'amour les reliques de l'adorée, et bientôt,
+il s'agenouilla devant ces mêmes objets d'une idole lointaine et
+toujours présente. Au sortir des évocations passionnelles, entre les
+labeurs militaires et malgré ces labeurs, Raymond doublait, triplait,
+quadruplait la dose de morphine: il avait commencé avec la moyenne de
+vingt-cinq, trente, quarante, soixante centigrammes, et déjà il
+s'injectait un gramme et demi, et quelquefois deux grammes par jour.
+
+Un matin d'août, Pontaillac recevait à déjeuner chez la Stradowska ses
+amis Jean de Fayolle, Edgard Lapouge, Léon Darcy et Arnould-Castellier.
+
+On était au dessert. Le domestique s'approcha de Raymond, l'informant
+que son ordonnance le demandait à l'antichambre.
+
+--Qu'y a-t-il, Clément? interrogea l'officier, de mauvaise humeur. Je
+t'ai défendu de me relancer ici.
+
+--Mon capitaine, c'est une dame... Elle paraissait très émue; elle m'a
+commandé de vous prévenir, en ajoutant que vous vous fâcheriez si je
+n'obéissais pas.
+
+--A-t-elle donné son nom, laissé une carte?
+
+--Non, mon capitaine; mais c'est une dame du grand monde; ça se voit
+tout de suite.
+
+Bien qu'il eût entendu dire aux Tuilières que le retour des châtelains
+aurait lieu seulement en novembre, Raymond frissonnait à l'idée de
+Blanche, et il vint prendre congé de sa maîtresse et des invités.
+
+--Tu ne m'embrasses pas? implora Christine.
+
+Et, tremblante, sous le baiser:
+
+--Un duel, peut-être?
+
+--Mais non!
+
+--Si c'est un duel, nous sommes là! grondèrent les camarades.
+
+--Il ne s'agit pas de duel, messieurs... ou du moins... pas encore.
+
+--Ah! ah! cria Darcy... Et quel est le citoyen?
+
+--Guillaume II, ou Bismarck, ou Crispi, mon cher!
+
+--J'en serai?
+
+--Nous verrons.
+
+Il éclata de rire et disparut.
+
+Mme de Montreu attendait dans un salon de l'hôtel, et comme Pontaillac
+soupirait amoureusement: «Quel orgueil! quel bonheur!» elle recula d'un
+pas.
+
+--Monsieur, vous vous méprenez sur le but de ma visite. Ce n'est plus
+une maîtresse affolée, c'est une épouse indigne, une mère pleine de
+honte et de remords, qui est devant vous; c'est la plus malheureuse des
+femmes!
+
+Elle défaillait; il la soutint.
+
+--Madame, je devine la cause de votre désespoir. On vous prive de notre
+liqueur; on vous laisse mourir; mais encore une fois je vous sauverai!
+
+--Monsieur...
+
+--O Blanche, puisque la privation dont tu es obsédée t'a inspiré le
+courage de venir à moi, sois bénie! Pour toi, pour tes yeux, pour tes
+lèvres, je marche à tous les sacrifices, à toutes les vaillances... à
+toutes les forfaitures!... Pour toi, je volerais; pour toi, je
+tuerais!... Fais de moi ce que tu voudras?
+
+Ils s'assirent, et Mme de Montreu déclara en un gémissement d'opprobre
+et de terreur:
+
+--Raymond, je suis enceinte!
+
+L'officier ne vit pas d'abord la portée de cette révélation, mais dès
+que Blanche lui eut affirmé qu'il était le père de l'enfant et qu'aucun
+doute ne pouvait subsister sur l'origine de l'être en germe, il donna
+libre cours à ses rêves, à sa joie délirante:
+
+--Nous l'aimerons, nous l'adorerons notre cher bébé!
+
+--Taisez-vous, monsieur; vos paroles me font du mal...
+
+Alors, elle dit son existence horrible, depuis le jour où elle s'aperçut
+de sa grossesse; elle dit la visite à l'évêque de Limoges, et le
+conseil--l'ordre religieux--de tout avouer au mari, même s'il le fallait
+le nom de l'amant.
+
+--Eh bien, soit! répondit hautement Pontaillac, nommez-moi, mais à la
+condition que vous serez ma femme, si je tue Olivier.
+
+--Je n'aurai pas tant de lâcheté, monsieur, et seule, j'affronterai la
+colère de mon mari.
+
+--Je ne veux pas! Je vous le défends!
+
+Il s'emportait, menaçait de veiller lui-même au salut de sa chère
+maîtresse, et Blanche pleurait, inquiète de la bravoure du gentilhomme.
+
+Plus calme, Raymond exhorta Mme de Montreu à partir avec lui; il allait
+envoyer sa démission d'officier... On s'adorerait en quelque thébaïde
+lointaine, dans l'espérance du fruit des amours.
+
+--Et Jeanne, et ma petite Jeanne, y songez-vous?
+
+--Je l'aimerai aussi!
+
+--Mais lui... Olivier...
+
+--Eh! que nous importe! S'il te fait peur, je l'insulte... Il y a un
+duel à mort et, si les armes me sont favorables, ô ma chérie! Nous nous
+marions en Autriche, en Égypte, en Italie, devant le Pape, où tu
+voudras... Je suis assez riche pour que ma femme n'aie rien à envier à
+une reine.
+
+--Croyez-vous donc que j'épouserais jamais le meurtrier du père de
+Jeanne?
+
+Sur ces mots, la marquise se dirigea vers la porte.
+
+Il courut à elle.
+
+--Blanche?
+
+--Adieu!
+
+Un fiacre mena la pauvre grande dame chez Mlle Geneviève de Saint-Phar,
+place de la Madeleine.
+
+C'était l'heure de la consultation, et Geneviève recevait son habituelle
+clientèle de femmes en un cabinet artistique et sévère.
+
+Allures de bourgeoise. Pas de col masculin, pas de monocle, rien
+d'audacieusement viril. De la robe noire montante émergeait la tête
+brune et distinguée avec son front pâle et ses grands yeux brillants
+d'intelligence.
+
+Parvenue à la fortune et à la célébrité, Mlle Saint-Phar demeurait douce
+et simple, et ses anciens maîtres, les professeurs Aubertot et Pascal,
+s'enorgueillissaient de leur élève. Mais que de courage! que de travail,
+avant d'obtenir le diplôme! Que d'efforts pour vaincre les préjugés!
+
+Orpheline à huit ans, elle avait été élevée au Sacré-Cœur de Limoges, où
+sa tante, une des religieuses, la destinait à prendre le voile et à la
+seconder dans l'enseignement: Geneviève grandissait pour d'autres
+ambitions.
+
+Jeune fille, elle devint, pendant les vacances, le professeur de ses
+camarades riches; elle commença à étudier la médecine à l'École de la
+ville, et après deux ans, se fit inscrire à la Faculté de Paris. Lors
+d'un concours de l'internat, il y eut des discussions entre les
+professeurs et des articles de journaux pour savoir si l'on admettrait
+une jeune femme à concourir, au même titre que les jeunes hommes. Un
+vacarme d'ironie se déchaîna contre l'étudiante. «Raccommodez les bas!
+Faites le pot-au-feu!» vociféraient quelques journalistes; d'autres
+soutenaient Geneviève, et malgré l'appui de MM. Pascal et Aubertot, Mlle
+Saint-Phar se trouva écartée de la bataille.
+
+Dès l'année suivante, les mêmes polémiques fulminèrent. «Comment,
+disait-on, à la Faculté, ne voyez-vous pas la contradiction de vos
+actes? Vous autorisez les femmes à s'inscrire, à suivre les cours, à
+passer des examens, et vous leur barrez les portes du triomphe!» A quoi,
+les professeurs répondaient: «Nous craignons des promiscuités fâcheuses
+dans les hôpitaux, entre étudiants et étudiantes.»--«Allons donc!
+tonnaient les avocats de la dame, celles qui travaillent savent se faire
+respecter!»
+
+La Faculté admit Mlle Saint-Phar, et lauréat du concours, elle obtint
+rapidement le grade de docteur.
+
+Elle s'installa rue de Miromesnil. Autrefois comme aujourd'hui, elle ne
+soignait que les dames, mais l'envie la guettait, et un jour, sur les
+boulevards, des camelots distribuèrent de petits papiers: «MADEMOISELLE
+SAINT-PHAR: MALADIES SECRÈTES DES DEUX SEXES.»
+
+On l'outrageait, on la salissait; elle demeura hautaine, courageuse, et
+devant la renommée grandissante, les aboyeurs se turent, et une riche
+clientèle célébra la doctoresse.
+
+L'amant? Y avait-il un amant? Peut-être. Geneviève était jeune; elle
+était femme; mais, si elle brûlait du désir de toutes les jeunes
+personnes, elle évitait le scandale, et en France, le péché non
+scandaleux n'est plus un péché.
+
+Mlle Saint-Phar reçut cordialement Mme de Montreu.
+
+--Bonjour, ma belle marquise. C'est une halte agréable dans ma
+consultation, n'est-ce pas? Tu viens voir l'amie et non la doctoresse?
+
+--Les deux, ma bonne Geneviève.
+
+--Tant pis!
+
+Et indiquant un fauteuil à sa visiteuse, la doctoresse affirma:
+
+--La coupable, c'est la morphine!
+
+--Non...
+
+--Si.
+
+--Eh bien! oui, énervée par la liqueur, j'ai perdu le sens moral...
+j'ai... et je suis enceinte, et...
+
+--Mes compliments! interrompit Geneviève. Monsieur de Montreu doit être
+enchanté.
+
+--Il l'ignore.
+
+--Tu vas t'empresser de lui dire l'heureuse nouvelle?
+
+--Geneviève tu ne m'écoutes pas... Je suis enceinte d'un autre homme que
+de mon mari!
+
+--Aïe!... Toi?
+
+--Moi. Je viens réclamer de ton amitié un grand service... Il faut que
+tu me sauves! Il faut que tu me délivres!
+
+--Je t'assisterai volontiers le jour de tes couches; mais nous avons le
+temps d'y penser.
+
+--Je veux... tout de suite!
+
+--Es-tu folle? A combien de semaines remonte ta grossesse?
+
+--A deux mois.
+
+--Et tu veux?
+
+--Et je te supplie de m'aider à anéantir la preuve de mon adultère?
+
+--Sais-tu, Blanche, quel crime tu me proposes là?
+
+--Crime ou non, j'exige la délivrance.
+
+Mlle Saint-Phar déclara d'une voix indignée:
+
+--Je refuse.
+
+--Même... pour vingt mille francs?
+
+--Vous m'insultez chez moi, madame!
+
+Mais, la voyant si pâle et si accablée, Geneviève la baisa au front, et
+Blanche reprit:
+
+--L'être qui déshonore mon corps serait une source d'angoisses, et je ne
+lui donnerai pas le jour. Si, de par les lois, c'est un crime de le
+détruire, c'est, de par ma conscience, une haute justice.
+
+--Tu as perdu la tête!
+
+--Geneviève, au nom de notre amitié?
+
+--Non! non!
+
+--Geneviève?
+
+--Non!
+
+--Vous voulez donc que je meure
+
+--Madame, vous vivrez... Blanche, tu vivras, et tu aimeras ton enfant!
+
+Toutes les prières, toutes les menaces de la marquise furent
+impuissantes à déterminer Geneviève aux manœuvres abortives, et Mme de
+Montreu descendit.
+
+--Où allons-nous, madame? interrogea le cocher, très surpris de voir que
+sa cliente oubliait le renseignement d'usage.
+
+Elle balbutia une adresse quelconque.
+
+--C'est à Montmartre?
+
+--C'est à Montmartre.
+
+Place d'Anvers, la marquise abandonna sa voiture, et marchant au hasard,
+elle arriva rue des Trois-Frères où elle aperçut une plaque de tôle
+peinturlurée, avec ces mots: «_Madame Xavier, sage-femme_»--et
+au-dessous le gros chou traditionnel, fleuri d'un nouveau-né.
+
+Elle allait entrer; elle hésita et se perdit dans les ombres du soir qui
+commençait.
+
+Des idées de mort l'envahirent. Elle courait, s'arrêtait brusquement,
+et, rue de Maubeuge, des gens lui crièrent: «Attention! Vous êtes donc
+aveugle ou imbécile! Voici trois ou quatre voitures qui vous frôlent au
+passage!» Elle remerciait d'un triste sourire et continuait sa
+promenade, en étouffant des plaintes.
+
+Le lendemain matin, une jeune servante en tarlatane à carreaux noirs et
+violets, tablier blanc et bonnet de linge, gravit l'escalier de la
+sage-femme.
+
+A l'entresol, elle demanda humblement:
+
+--Madame Xavier, s'il vous plaît?
+
+--C'est moi, mademoiselle, répondit une grosse gaillarde à l'œil
+rigolard et à la lèvre supérieure un peu moustachue. Qu'y a-t-il pour
+votre service?
+
+--Je désirerais... vous parler.
+
+--Très bien, ma fille, très bien!... Donnez-vous donc la peine...
+
+Toutes deux se dirigèrent vers un petit salon tapissé d'andrinople et
+meublé d'acajou, et un sourire de la matrone vint engager la jeune
+personne aux confidences.
+
+--Enceinte de deux mois! Fichtre, vous vous y prenez de bonne heure!...
+Vous avez raison, et si toutes les autres vous imitaient, on aurait à
+déplorer beaucoup moins d'accidents!
+
+La visiteuse exposa les motifs de sa précipitation. Elle servait comme
+femme de chambre dans une honnête famille bourgeoise, et tout le monde
+ignorait son état intéressant, tout le monde, excepté le maître.
+
+--Alors, c'est le bourgeois qui vous a fait ce petit cadeau?
+
+--Oui, madame.
+
+--Le cochon!... Et il vous lâche?
+
+--Non, madame... Il me donne de l'argent.
+
+--Très bien! très bien! Je vous recevrai ici, et puisque vous avez de la
+galette, nous trouverons une bonne nourrice pour le gosse.
+
+--C'est que, madame...
+
+--Quoi?
+
+--Si ma maîtresse, la femme de monsieur, venait à s'apercevoir...
+
+--Très bien! très bien! Je vais vous louer une chambre: nous vivrons
+ensemble; nous irons au théâtre; je vous ferai les cartes... Voulez-vous
+la chambre bleue... trois cents francs par mois?
+
+--Madame... je... je... désire... cacher ma faute.
+
+--Parfaitement. Dans quelques mois, vous vous bouclerez ici...
+
+--J'avais pensé... J'espérais...
+
+--Accouche donc, mâtine!
+
+Et la devinant presque toute, Mme Xavier lui glissa à l'oreille:
+
+--Très bien! très bien!... Ayez pas peur... mais, faut casquer ferme!
+
+De ses doigts elle menait un jeu bizarre, comme si elle eût pénétré le
+ventre de la malheureuse, pour anéantir l'œuvre de la nature.
+
+--Avec le pouce et l'index... Pfff... ut!... Passez muscade! Ni vu, ni
+touché, je t'embrouille!... Pffffff...ut!
+
+--Qu'exigez-vous, madame?
+
+--Votre patron est riche?
+
+--Oui.
+
+--Trois mille francs?
+
+--Je vous en donnerai cinq, dix, mais..., le secret, n'est-ce pas?
+
+--Vous parlez rudement bien pour une femme de chambre?
+
+--J'ai été en pension.
+
+--Chez les sœurs?
+
+--Oui... chez les sœurs.
+
+--Votre nom, mademoiselle?
+
+--Antoinette Mathieu.
+
+--Ta! ta! ta! N'empêche que vous avez aux oreilles des dormeuses de
+vingt mille francs.
+
+--Oh! non! c'est du strass.
+
+Mme Xavier toucha l'épaule de son interlocutrice.
+
+--Petite masque, on ne me le met pas, à moi! Si je vous délivre avant
+terme, je risque la cour d'assises, et je veux savoir avec qui
+j'opère... Faites-vous connaître--ou bien, fichez-moi la paix!
+
+--Je suis la marquise de Montreu.
+
+Obséquieusement, la matrone suivit jusqu'à la porte sa noble visiteuse:
+
+--Vingt mille francs?
+
+--Oui, madame, vingt mille... Demain?
+
+--Demain... votre servante, madame la marquise.
+
+--Chut!...
+
+
+
+
+XI
+
+
+--Mettez-vous là, madame la marquise; étendez-vous sur ce divan, et ne
+bougez pas.
+
+--Tuez-moi, si vous voulez!
+
+Pâle comme une morte, Blanche abandonna son être aux doigts profanateurs
+de la Xavier; mais elle fut prise d'un dégoût, et se leva:
+
+--Gardez l'argent!
+
+--Vous avez peur! Vous manquez d'estomac! dit la sage-femme qui venait
+de toucher cinq billets de mille et devait en recevoir quinze, l'œuvre
+accomplie.
+
+--Non... Non... je n'ai pas peur!
+
+--Soyez calme, alors.
+
+--Oui... oui, madame.
+
+--Ça me connaît, madame la marquise... J'ai débarrassé plus de deux
+cents femmes, et je n'ai assassiné personne... que les marmots.
+
+--Vous êtes un monstre!
+
+--Merci.
+
+--Ah! ne me regardez pas!... Ne me parlez pas!... Vous me faites
+horreur!
+
+Et, livrée sans défense au terrible examen, la marquise de Montreu
+gémissait toujours: «Tuez-moi! Mais tuez-moi donc!» Et ses pauvres yeux
+papillonnaient, s'égaraient, allant des manches retroussées de la
+bouchère humaine à la fenêtre close, et des rideaux jaunâtres à la table
+du sacrifice où l'on voyait de longues aiguilles étincelantes, des
+charpies et des éponges, des flacons de phénol et de chloroforme, tout
+l'appareil moderne et barbare d'une criminelle obstétrique.
+
+--Ne bougez plus!
+
+ * * * * *
+
+Mme de Montreu descendit de voiture dans la cour de son hôtel, et toute
+livide, elle dut s'appuyer au bras d'une femme de chambre pour se rendre
+à ses appartements.
+
+--Vous informerez monsieur que je ne dînerai pas.
+
+--Bien, madame.
+
+Le marquis trouva sa femme en prières.
+
+--Vous êtes souffrante, Blanche?
+
+--Non, mon ami.
+
+--Pourquoi refusez-vous de paraître au dîner?
+
+--Je jeûne.
+
+--Les médecins vous interdisent ces mortifications dangereuses.
+
+--Les médecins ne sont pas les directeurs de mon âme.
+
+--Vous m'inquiétez, Blanche?
+
+--Olivier, je désire être seule.
+
+Avec les doses de morphine qu'elle tenait de Raymond et qu'elle cachait
+en des boîtes à poudre, en des épingles creuses et en des bobines de
+soie, Blanche put narguer toutes les crises de son être déchiré. Ses
+journées, elle les passait sur une chaise-longue, au milieu des fleurs;
+elle lisait des romans, jouait de l'éventail, mais l'éventail et le
+livre tombaient des mains inertes, et le sommeil épandait les voiles de
+la béatitude; ses nuits, elle les vivait toujours seule, heureuse que
+l'isolement empêchât le mari de trahir le mystère des manœuvres.
+
+Dès qu'elle eut retrouvé un peu de sang et d'énergie, elle exhorta
+Olivier à un grand voyage. Elle voulait fuir Pontaillac, le père du
+mort; elle voulait fuir Mme Xavier, la tueuse; elle voulait fuir Mlle
+Saint-Phar, sa confidente; elle voulait fuir les visages amis ou
+ennemis, le témoin et les devinateurs possibles de son crime.
+
+--Où irons-nous, Blanche?
+
+--Loin... bien loin!
+
+Catissou, la vieille servante, accompagna la petite Jeanne au château
+des Tuilières, et les Montreu se mirent en route pour la Suède et la
+Norvège.
+
+A Stockholm, à Christiania, à Drontheim, le long des glaciers et des
+fjords, le marquis se réjouissait des belles couleurs de sa dame; mais
+Blanche gardait une forte provision de morphine, et elle se piqua
+hypocritement, sous le soleil de Minuit, comme Raymond se piquait, en
+toute liberté, sous le soleil parisien.
+
+Éloignés l'un de l'autre, les deux morphinomanes marchèrent vers la
+ruine cérébrale et physique, avec les différences de sexe et de vigueur,
+dans l'action parallèle de leur anéantissement.
+
+Le capitaine, dont le corps était plein d'abcès très douloureux, avait
+des défaillances de mémoire. Un nuage lui enveloppait le cerveau, et
+quelquefois il voyait des ronds et des triangles lumineux et flambants à
+la place des êtres et des choses. Il lui arriva d'ignorer le nom de son
+cercle, de sa rue, de ses amis, de ses domestiques et d'appeler sa
+maîtresse: «Louise, Thérèse ou Andrée», et non plus «Christine». Au
+quartier, il donnait des ordres étranges, punissait durement les hommes,
+ou les complimentait sans raison.
+
+Soldat, artiste, lettré, il s'intéressait aux découvertes de la science
+militaire et aux manifestations de la littérature et des arts; mais un
+paysage lui révélait une bataille, les stratégies prenaient à ses yeux
+les formes de tableaux, et la carte d'état-major s'idéalisait en des
+poses de dames voluptueuses. Il admirait l'école des symbolistes, la
+musique et la couleur des mots traduisant l'_a_ en noir, l'_e_ en blanc,
+l'_i_ en bleu, l'_o_ en rouge et l'_u_ en jaune; il savait que le noir,
+c'est l'orgue; le blanc, la harpe; le bleu, le violon; le rouge, la
+trompette; le jaune, la flûte;--et loin de se contenter du langage
+établi, il cherchait une orchestration générale de la harpe qui est la
+sérénité, de l'orgue qui est le doute, du violon qui est la prière, de
+la flûte qui est le sourire, de la trompette--l'instrument divin--qui
+est la gloire.
+
+Et toutes ces musiques l'emplissaient d'une harmonie bizarre et funeste.
+Il chantait un article de journal, habillant les consonnes de couleurs
+nouvelles et leur imposant des tons pleins ou moyens. Il créait ça, et
+il en était ravi: «la lettre _H_ est violette; c'est un dièze; le _M_
+est gris; c'est un bémol.» Ainsi, pour les mouvements: la tête en
+arrière incarnait un _O_; le bras droit plié un _K_, et suivaient des
+calculs, des chiffres: le _W_ un _8"_; le _L_, un _3'_, etc.
+
+Mais bientôt il dédaignait ces exercices dignes d'un pensionnaire de
+Bicêtre. Afin d'oublier Mme de Montreu et la confidence de
+maternité--pour lui si incertaine--il voltigea de Christine à d'autres
+étoiles, eut une récolte de dames variées, et l'affaiblissement de son
+état sexuel le désespéra jusqu'à l'heure où de nouveaux horizons le
+grisèrent.
+
+Pontaillac cherchait «l'euphorie» du début: il augmentait les doses de
+liqueur--et par la ligature des membres--par le massage--par l'injection
+pratiquée dans la veine médiane, il se refit une virginité morphinique.
+
+--Ma bonne amie, disait-il à sa maîtresse... Je vois tout en _rose_! Je
+vois des merveilles!
+
+Fixant une fleur placée sur la cheminée, il voyait cette fleur se
+changer en un petit bouquet; ce bouquet se développait, atteignait des
+proportions colossales; ensuite, apparaissaient des jardins immenses. Et
+la sensation ne se bornait pas à un seul objet, et, en d'autres points,
+le même phénomène se présentait avec les mêmes caractères. Un papillon
+artificiel piqué en haut d'une glace, lui parut animé de mouvements
+réels; ce papillon non seulement passait par des couleurs diverses, mais
+tournoyait sans cesse d'un meuble à l'autre, avant de regagner son point
+de départ où l'homme désabusé le considérait enfin tel qu'il était en
+réalité, c'est-à-dire fait de papier et d'une armature de fer.
+
+Aux illusions vinrent se joindre de véritables hallucinations de la vue:
+des personnages imaginaires entouraient le lit de Pontaillac, et l'un
+d'eux, qu'il reconnaissait, s'approcha de lui à plusieurs reprises. Il
+s'avança vers Raymond lentement, lui prit les mains et s'éloigna, dans
+une onde lumineuse. Pour obtenir les mêmes apparitions, les mêmes
+attitudes, il suffisait au morphinomane de _désirer fortement_ et, en
+terme de science occulte, d'_évoquer_.
+
+Raymond était violent, jaloux; il devint apathique. Une torpeur
+invincible le terrassait, dès qu'il n'était plus sous le charme immédiat
+de la Pravaz;--et, à son lever, il bégayait: «J'ai la tête en plomb et
+les bras en caoutchouc.»
+
+Volontairement consigné dans son hôtel et ne s'échappant que pour se
+rendre au quartier de l'École-Militaire, il fermait sa porte à tout le
+monde. Quand par hasard ou plutôt par surprise, Jean de Fayolle, Léon
+Darcy et Arnould-Castellier franchissaient le seuil de l'appartement,
+ils restaient ébahis de la quantité de flacons disposés autour d'une
+balance: le capitaine aimait peser sa morphine, et faire lui-même ses
+solutions.
+
+Désireux de guérir ou peut-être d'éprouver de nouvelles ivresses, il
+compliqua le morphinisme du cocaïnisme; mais il abusait toujours et
+surtout de la morphine, et l'affection hybride ouvrit un champ illimité
+aux troubles psycho-sensoriels et aux hallucinations terrifiantes.
+
+Certain soir, le major Lapouge et les autres amis emmenèrent dîner le
+malade au Cercle militaire.
+
+Sur la demande de l'invité, et malgré la grimace de M.
+Arnould-Castellier qui aimait les petits coins, on s'assit à une des
+grandes tables. Raymond se trouva placé entre Jean de Fayolle et le
+major: en face d'eux, Léon Darcy et le directeur de la _Revue militaire_
+occupaient la droite et la gauche d'un capitaine d'infanterie de marine
+en tenue et portant la croix de la Légion d'honneur. Les douze convives
+avaient des habits bourgeois, à l'exception du capitaine décoré et d'un
+jeune lieutenant de spahis.
+
+--Regarde, dit Pontaillac à l'oreille de Fayolle, en désignant un jeune
+homme aux moustaches blondes, regarde: ce malheureux n'a qu'un bras.
+
+--C'est un sous-lieutenant du IIIe qui a été abîmé au Tonkin.
+
+--Le pauvre bougre!
+
+Et Raymond fit un salut doux et triste au blessé.
+
+Par les portes grandes ouvertes sur le salon central, on distinguait
+dans les autres pièces deux ou trois cents dîneurs installés à de
+petites tables.
+
+Des soldats en habit noir et cravate blanche menaient le service; un
+monsieur à barbe grise, le gérant, les commandait, et sous l'incendie
+bleuâtre des lumières électriques, Pontaillac admirait, vantait toutes
+choses:
+
+--Voilà un séjour d'honneur! On ne joue pas, on ne vole pas: cela repose
+des tripots!
+
+Lui, officier millionnaire, il ne fréquentait jamais le cercle; il ne
+dînait jamais à trois francs, et il était seulement apparu dans les
+vastes salons, une nuit de gala. Mais, loin de blâmer, comme
+quelques-uns de ses collègues, la réunion des officiers de réserve et de
+la territoriale aux gradés de l'armée active, il la jugeait excellente
+et toute fraternelle, avec l'idée de venir s'y retremper.
+
+Le capitaine d'infanterie de marine se leva de table et aida un autre
+jeune homme à se mettre sur ses béquilles; Raymond tressaillit. Encore
+un blessé, encore un mutilé: l'autre avait un bras amputé, et celui-ci
+une jambe de bois!
+
+--La guerre est infâme! déclara-t-il tout haut.
+
+On le regarda; il continuait:
+
+--Oui, la guerre est infâme; et pourtant, je me ferais volontiers casser
+la gueule!
+
+Il s'emballait contre l'Allemagne et les malheurs de l'Alsace-Lorraine.
+Jean de Fayolle l'accompagna à la bibliothèque; puis ils visitèrent les
+chambres du cercle, et Pontaillac, émerveillé, dit à la dame chargée de
+la location:
+
+--Je descendrai ici un jour.
+
+Raymond s'arrêta et se fit une piqûre.
+
+Ensuite, les officiers ayant exploré la magnifique salle d'armes,
+rejoignirent leurs amis au café du premier étage.
+
+Pontaillac parlait, riait, faisait des mots.
+
+Les uns et les autres s'égayèrent de voir le malade en si belle humeur,
+mais le comte demanda du champagne.
+
+--Non... pas ce soir? intervint doucement le major Lapouge.
+
+--J'ai soif!... Nous allons sabler quelques bouteilles!
+
+Il but effroyablement, obligea Darcy, Castellier et Fayolle à lui tenir
+tête, et comme Lapouge l'exhortait à la sobriété, il lui répondit:
+
+--J'ai vu à Cologne et à Berlin les officiers allemands siffler notre
+champagne, et je voudrais qu'il n'en restât plus une goutte!...
+
+Debout, il cria: «Du champagne! du champagne!»--et il invita à boire
+tous ses collègues de l'active et un groupe d'officiers du 129e régiment
+territorial d'infanterie.
+
+Sous les fumées du vin, et dans l'ivresse du poison, le
+morphino-cocaïnomane examinait des armes pendues aux murailles et
+surtout une gigantesque panoplie faite de sabres et de divisions de
+fusils. Ce rond de métal l'intéressa, en lui rappelant certaines
+théories; mais déjà le cerveau de l'homme s'endeuillait de brouillards,
+et l'intelligence n'était plus que la caricature d'elle-même.
+
+A ses phrases incohérentes, à ses gestes bizarres, personne ne riait. Il
+se laissa conduire en un petit salon désert, attenant à la grande salle,
+et s'effondra sur un canapé.
+
+--Tâchez de dormir, mon ami, lui dit Lapouge. Nous reviendrons vous
+prendre.
+
+Et le major sortit, après avoir tourné la clef des globes électriques.
+
+Pontaillac ne dormait pas, et tout d'un coup, au milieu du silence et de
+l'obscurité, il eut une horrible vision.
+
+--Où suis-je?... J'entends les clairons de la défaite!... Mon cheval,
+mon sabre!... Ah! nom de Dieu! me voilà prisonnier!...
+
+Toutes ses paroles se voilaient, affaiblies; il croyait hurler; il
+balbutiait moins fort qu'un enfant prêt à s'éteindre. Machinalement, il
+trouva et remonta le système de la lumière, et sous la nappe
+éblouissante, il vit son ombre qui, projetée en pleine muraille, se
+tenait immobile et noire.
+
+Le revolver au poing, il marcha vers elle, et l'ombre grandit
+démesurément, au fur et à mesure qu'il avançait. Étrange délire! Il
+jugeait normale la reproduction de son image, mais il estimait
+surnaturel et dangereux que la silhouette changeât de forme et répétât
+ses gestes. Et puisque--à l'encontre de l'homme de Gœthe--il n'avait pas
+vendu son ombre au diable, il voulait châtier l'invisible amuseur. Il
+menaçait--l'ombre menaça; il ajustait--l'ombre ajusta, et le pauvre
+capitaine se mit à crier: «Tiens, misérable!» en déchargeant trois fois
+son revolver.
+
+Mais avant que les amis et les officiers du 129e territorial eussent le
+temps d'accourir, il se suggestionnait une véritable idée de fou:
+
+--L'ombre, c'est moi-même, et pour la voir disparaître, c'est sur moi
+qu'il faut tirer!
+
+Dix bras le saisirent au moment où il portait l'arme contre sa poitrine;
+et quelques minutes plus tard Lapouge, Darcy, Fayolle et
+Arnould-Castellier le ramenèrent en voiture rue Boissy-d'Anglas.
+
+On prévint Christine, qui, toute éplorée, trouva le docteur Aubertot et
+le major au chevet de Raymond.
+
+Il avait la face vultueuse, des vertiges, de l'hébétude, les pupilles
+excessivement rétrécies et de fortes pulsations dans les carotides, un
+pouls à 92, une respiration à 24. Aubertot lui fit une injection de un
+milligramme et demi d'atropine et renouvela cette dose deux fois à de
+courts intervalles. Les pupilles commençaient à se dilater, mais il y
+eut une augmentation d'hébétude et de somnolence; la parole était lente,
+difficile, hésitante, le visage excessivement rouge, et les yeux
+brillaient d'un vif éclat.
+
+Les docteurs placèrent sur la tête du malade une vessie remplie de
+glace, une sangsue à l'apophyse mastoïde et une sur la muqueuse nasale,
+mais sans résultat notable. Il fallait à tout prix rompre la somnolence.
+On plongea Raymond dans un bain avec des affusions froides, et on lui
+imposa de se promener, en le faisant soutenir par ses amis Darcy et
+Fayolle.
+
+Alors, les respirations étant tombées à 4 par minute, Aubertot pratiqua,
+suivant la méthode de Levinstein, la faradisation du phrénique. Le
+malade ne semblait percevoir ni les appels, ni les excitations, et ses
+camarades le remirent dans son lit, où il demeura en un profond sommeil.
+Au bout d'une demi-heure, la respiration descendit à 3 par minute, et
+Aubertot pratiqua de nouveau la faradisation. Sous l'effet de
+l'électricité, Raymond s'éveilla en souriant, avec un visage plus pâle,
+des pupilles plus dilatées, et il se rendormit aussitôt. Des
+vomissements arrivèrent, dès le second et rapide éveil, et après un
+délire gai, l'homme reprit son entière connaissance.
+
+Pendant quinze jours, le capitaine conserva de la faiblesse, des
+vertiges, de la paresse intellectuelle et de la difficulté pour marcher;
+ensuite, il se livra de nouveau et plus furieusement que jamais à sa
+terrible et hybride passion.
+
+--Laisse-moi, laisse-moi, ma belle, ordonnait-il à la Stradowska, je ne
+suis plus un homme, je ne suis plus un officier, je ne suis qu'un
+esclave!
+
+
+
+
+XII
+
+
+Certes, il avait fallu beaucoup d'énergie à Mme de Montreu pour courir
+les risques d'un long voyage, alors que, brisée par la matrone de la rue
+des Trois-Frères, elle dissimulait ses affreuses douleurs sous une
+hypocrite gaieté de rédemption.
+
+Grâce à un arsenal de mensonges, Olivier était toujours la dupe de
+madame.
+
+--Je vais me remettre, et nous nous aimerons!
+
+--Je t'adore!
+
+--Sois sage.
+
+Naturellement, c'est la morphine que le gentilhomme accusait d'avoir
+produit cette grande froideur, la morphine sacrilège, la morphine,
+éteignoir des amours. Il ignorait, comme la plupart des gens, que le
+poison a des effets contraires sur le système de l'homme et de la femme,
+et que chez le beau sexe--dans l'état d'abstinence--les voluptés
+augmentent au lieu de s'amoindrir.
+
+Si la voyageuse ne connut pas les affres de la privation en Suède et
+Norvège, elle se vit, en Danemark, dans l'impossibilité de renouveler sa
+nourriture, et hâta le retour à Paris.
+
+Le désir la harcelait au point de lui faire oublier son crime
+d'avortement.
+
+Et dès le jour de son arrivée--le 15 octobre--Mme de Montreu sortit de
+l'hôtel et se présenta à une pharmacie du boulevard Malesherbes. Le
+pharmacien ne voulut pas délivrer de la solution sans ordonnance, et ses
+collègues des rues voisines et des boulevards refusèrent également,
+malgré les offres et les colères de la riche cliente.
+
+Plusieurs heures, la marquise erra, incertaine.
+
+Au dîner, le marquis lui dit:
+
+--Ce pauvre de Pontaillac a failli se tuer.
+
+--Un accident? demanda-t-elle, très pâle.
+
+--Non, une tentative de suicide.
+
+Il conta les phénomènes de l'ombre au Cercle militaire.
+
+Blanche l'écoutait d'une oreille distraite; il pensait la terrifier;
+elle se mit à rire.
+
+--Vous croyez me faire peur avec vos histoires de morphine?
+
+--Ma foi, c'est un exemple!
+
+--Je suis guérie.
+
+Cinq jours de suite, la jeune femme essaya d'attendrir ou de corrompre
+les pharmaciens. Elle rôdait à travers la ville, pleine d'angoisses,
+indifférente aux nouvelles de sa petite Jeanne. Elle dut s'aliter, et,
+un matin, le marquis vint à son chevet:
+
+--Blanche, dit-il, votre amie Geneviève désire vous voir.
+
+Épouvantée par le souvenir des pratiques abortives, Mme de Montreu se
+dressa:
+
+--Je ne la recevrai pas! Je ne recevrai personne!
+
+Les yeux hagards, elle tenait une feuille de papier blanc dans sa main
+et la portait alternativement sous la couverture et hors du lit. Elle
+avait des troubles de la parole, et n'ayant rien mangé depuis
+quarante-huit heures, exhalait une odeur douceâtre; elle délirait,
+parlait d'elle-même à la troisième personne, s'imaginait être morte et
+assister à son enterrement.
+
+--Oh! le caveau est froid!... Il est noir!...
+
+Geneviève s'avança, et les deux amies restèrent seules.
+
+Entre des intervalles de démence et de raison, la marquise bégayait
+comme une femme ivre, et balbutiait:
+
+--Tu sais, la fai... fai... fai... seuse d'anges, madame Xa... xa...
+xa... Xavier, à Montmartre, la pr... pr... pr... providence des épouses
+cou... cou... cou... coupables m'a dé... dé... délivrée...
+
+--Malheureuse, tais-toi!
+
+La doctoresse lui fit comprendre qu'elle garderait le secret, et Mme de
+Montreu réclama violemment de la morphine. Son cœur, gémissait-elle,
+était perforé; elle se plaignait d'avoir les cuisses gelées, le sexe
+brûlant; elle sentait une eau glaciale remplacer les draps ou une flamme
+incendier ses lèvres et toujours son trésor intime; elle voyait des
+images menaçantes, et un vampire, une chauve-souris dont l'envergure des
+ailes noires mesurait plus de deux mètres, se posait sur elle et lui
+suçait tout le sang.
+
+--Par pitié, Geneviève, de la morphine! de la morphine! de la morphine!
+
+Dans l'après-midi, Mlle Saint-Phar lui injecta une dose de quarante-cinq
+centigrammes, et Blanche consentit à prendre du bouillon et un verre de
+porto. Les spasmes musculaires s'aggravèrent, dégénérant en convulsions
+cloniques du tronc et des extrémités.
+
+Alors, Geneviève envoya chercher les docteurs Aubertot et Pascal, se
+réservant de leur demander le secret professionnel, s'ils découvraient
+l'avortement et les troubles nés de la frauduleuse obstétrique.
+
+On attendait les deux professeurs. Ils arrivèrent à la nuit, au moment
+où la malade, pâle et jaunâtre, s'agitait et en proie au _delirium
+tremens_ morphinique. Elle se levait toute droite, sur son lit,
+retombait, criait, essayait de se dégager des mains de ses gardiennes,
+blasphémait, et tout pour elle, même une grappe de raisin, même une
+orange, même l'air, avait l'odeur du musc.
+
+--Blanche, soupirait Olivier, songe à notre enfant, à notre belle
+Jeanne?
+
+Devant les docteurs, elle trembla, ne répondant pas aux questions et
+hurlant: «Je ne veux pas être examinée! Laissez-moi; je vais prier
+Dieu!» Elle parla de chats qui la griffaient, de son estomac divisé en
+mille morceaux, de serpents et de vautours qui lui mangeaient la tête et
+les entrailles; elle se figurait être assise dans le jardin des
+Tuileries; elle suivait le vol des moineaux; ensuite, des Lapons
+l'embrassaient; elle devenait Italienne, puis chanteuse à la Scala, puis
+reine d'Angleterre et impératrice des Indes.
+
+La tête penchée sur sa poitrine, la face cyanosée, une écume à ses
+lèvres, elle éprouvait la même sensation que si elle avait eu une corde
+enroulée autour du corps, à la hauteur de l'ombilic; elle suppliait
+qu'on enlevât la garde-robe du lit, et observant le docteur Aubertot,
+elle se tournait un peu vers Geneviève: «Quel est cet homme? Il est si
+grand que son front monte jusqu'aux étoiles!... Eh! bonjour, chère
+princesse, je me réjouis de votre auguste visite...»
+
+Vers minuit, elle se souleva, regarda autour d'elle, étendit les mains
+pour se défendre, et cria d'une voix anxieuse: «Que voulez-vous?...
+Voici le revenant!»
+
+Sur l'ordre des professeurs qui avaient éloigné M. de Montreu, Catissou,
+la vieille servante et les femmes de chambre transportèrent leur dame à
+la salle de bains.
+
+Calmée par les affusions froides et vingt-cinq centigrammes de morphine,
+elle dormit trois heures. Au matin, elle eut des vomissements et
+d'abondantes selles diarrhéiques; une nouvelle dose de vingt-cinq
+centigrammes, des sinapismes, des injections d'éther sulfurique, des
+compresses glacées sur la tête, lui rendirent le libre arbitre, et le
+septième jour, elle mangea de bon appétit.
+
+--«Il faut veiller!»
+
+Telle était la seule ordonnance de Geneviève et des maîtres.
+
+Le marquis Olivier montait la garde. Blanche l'embrassait, jurait encore
+d'être soumise, cherchait à étouffer les remords de l'adultère, honteuse
+de ses flancs doublement criminels.
+
+Il la veillait, assis en un fauteuil, mais une nuit de novembre, le
+sommeil le terrassa, et quand ses yeux affolés contemplèrent le lit
+désert, le peignoir et même les mules roses de l'absente, il exhala des
+cris déchirants: «Ma femme! ma femme! ma femme!»
+
+M. de Montreu longeait les couloirs, les chambres, et il implorait:
+«Blanche, es-tu là? Blanche, réponds-moi?» Il descendait, remontait, et
+il disait toujours, et toujours avec plus d'inquiétude et de douleur:
+«Ma femme! ma femme! ma femme!»
+
+Au bruit de ses sanglots, toute la domesticité parut: maîtres et
+serviteurs allaient et venaient, les gens portant des flambeaux, et le
+spectacle des angoisses de Monsieur était si cruel que les plus mauvais
+des larbins n'osaient pas en rire.
+
+--Cherchons!... Ah! elle est morte!... Ma femme! ma femme! ma femme!
+
+Boulevard Malesherbes, la marquise de Montreu, en chemise, les pieds
+nus, courait sous le vent glacial, et blanc fantôme, rasait les
+trottoirs. Elle s'arrêta devant une pharmacie et tira à la briser la
+sonnette de nuit:
+
+--Levez-vous! Levez-vous! Je meurs!
+
+Ses beaux cheveux roux dénoués sur les épaules frissonnantes, ses petits
+pieds meurtris, tout son être agité, convulsé, la batiste fine à la
+dérive, superbe d'impudeur, elle murmurait, à genoux, les bras au ciel:
+
+--Mon Dieu, ayez pitié de moi!
+
+Deux gardiens de la paix, qui sortaient des ombres, se précipitèrent
+brutalement vers elle et l'empoignèrent.
+
+L'un dit:
+
+--Oh! la belle p...!
+
+Et l'autre:
+
+--Foutre, oui!
+
+Et tous deux, comme la foule se massait:
+
+--Au poste, cochonne!
+
+Les agents arrêtèrent un fiacre pour y placer Mme de Montreu, évanouie,
+et tout un monde de voyous et de filles galopa, en beuglant, derrière la
+voiture.
+
+On barrait l'entrée du poste de la rue d'Astorg; on insultait la
+mourante.
+
+--C'est un pari!
+
+--Elle a gagné!
+
+--D'où vient-elle?
+
+--D'une maison de prostitution.
+
+--Mais non, la dame a été surprise chez son amant; elle se sauvait.
+
+--Moi, je la connais. C'est Tulipa, une pensionnaire de la maison
+Clarisse, savez, la nouvelle maison... là-bas...
+
+--Très chic!
+
+--Très fin de siècle!
+
+--Je vous affirme que c'est une horizontale, une débutante; elle
+n'arrivait pas; demain, elle sera célèbre et cotée à vingt louis.
+
+--Que voulez-vous, le commerce de ces dames va si mal, depuis la
+fermeture de l'Exposition.
+
+--Ohé, Tulipa! ohé!
+
+Déjà un homme avait couvert la marquise de son manteau, et la pauvre
+femme effondrée sur un banc, regardait autour d'elle.
+
+--Qui êtes-vous? demanda le brigadier Il n'y eut pas de réponse.
+
+--Elle est folle! observa le chef.
+
+Quelqu'un frappait à la porte.
+
+--Voici, dit un mouchard en bourgeois, voici le mari de madame.
+
+--Son mari! son mari! grondèrent les voix du dehors.
+
+--Il a une bonne tête!
+
+--Une tête de cocu!
+
+Olivier de Montreu se nomma; puis entrèrent le commissaire de police et
+un médecin,--et la vieille Catherine ayant apporté des vêtements, madame
+fut reconduite à l'hôtel, avec pour escorte l'ignoble tumulte des
+badauds.
+
+ * * * * *
+
+Un état de calme apparent succéda chez Blanche à la crise terrible
+qu'elle venait de traverser; mais ses rages morphiniques s'exaspéraient.
+
+Les docteurs Pascal et Aubertot durent inviter le gentilhomme à enfermer
+sa femme dans une maison de santé où la surveillance offrirait de
+sérieuses garanties. Ils regrettaient toutefois qu'il n'existât pas chez
+nous des établissements spéciaux, comme on en voit à Londres et en
+Amérique (_the morphinès accustamed_) et en Allemagne (_Heilanstaltflur
+morphiumsuchtige_).
+
+Outre la discipline, ces établissements ont le double avantage de ne pas
+permettre que l'on confonde, à leur sortie, les malades avec les
+aliénés, et de rendre moins arbitraire la violation de la liberté
+individuelle.
+
+Aujourd'hui, il n'est plus permis de traiter la morphinomanie de
+quantité négligeable. Il y a en France cinquante mille victimes, et ce
+nombre est infiniment supérieur en Angleterre, en Allemagne et dans les
+Amériques. Tout d'abord cantonnée parmi les gens de la
+profession--médecins, pharmaciens, étudiants, garçons de laboratoire et
+infirmiers--la maladie se répand à travers les diverses classes, depuis
+les mondaines jusqu'aux filles galantes, depuis les magistrats, les
+avocats et les artistes jusqu'aux religieux, aux prêtres, aux
+industriels, aux ouvriers et aux simples cultivateurs.
+
+C'est le sommeil et l'ivresse des brutes succédant à toutes les
+hallucinations des fous du moyen âge! On ne veut plus travailler, ni
+souffrir, ni enfanter, ni vivre; on veut rêver; on veut s'engourdir,
+tomber et dormir à la manière des pourceaux--et «Madame Pravaz» est la
+Circé de notre Décadence.
+
+Sans doute, la contagion n'est pas la même dans tous les milieux, et
+d'après les statistiques des docteurs Irka, à Washington; Levinstein, à
+Berlin, et G. Pichon, à Paris, on ne trouve que douze négociants contre
+soixante-quinze médecins et pharmaciens, trois rentiers contre
+trente-deux médecins et deux employés contre treize femmes du
+demi-monde.
+
+Le docteur Pichon, qui s'adresse particulièrement à la clientèle
+bourgeoise, signale un seul officier de l'armée de terre et un seul
+marin dans les soixante-six cas observés chez les hommes; le docteur
+Levinstein note dix-huit gradés de l'armée allemande, sur
+quatre-vingt-deux types. Notre armée cependant n'est pas indemne, et les
+rapports des médecins militaires constatent une aggravation profonde du
+mal-Wood.
+
+C'est donc un devoir de jeter le cri d'alarme et de réclamer
+énergiquement des «maisons pour les morphinomanes».
+
+Aux conseils et aux ordres des médecins, M. de Montreu répondit:
+
+--Je garde ma femme.
+
+Et il appela Mme de La Croze auprès de Blanche. Mère et gendre
+veillaient sur l'infortunée, accablés l'un et l'autre du pitoyable
+désordre de leur chère malade; ils s'imposaient le courage d'interdire
+le poison, et Blanche les suivait, râlante et menaçante:
+
+--Mère, j'ai besoin... Je souffre!... Tu n'as pas de cœur!
+
+--Olivier, de la morphine, de la morphine, ou je te tue!
+
+Geneviève Saint-Phar les aidait vaillamment, et dans l'espérance que la
+petite Jeanne serait d'un grand secours, on la fit venir des Tuilières,
+et on présenta son jeune front aux maternels baisers; mais l'empoisonnée
+repoussait sa créature, et rien--ni les tableaux des horribles dangers
+évoqués par la doctoresse, ni les larmes de la mère, ni les sourires du
+mari, ni les mignardises plaintives de Jeanne--rien ne faisait descendre
+une aurore en ce cerveau de damnée vivante.
+
+Brisée, anéantie, Mme de Montreu fuyait la lumière du jour, et elle
+voulait tantôt l'obscurité profonde et tantôt des bougies et des lampes.
+Elle se rappelait sa grossesse, mais elle oubliait le tragique moyen
+qu'elle employa pour la détruire; elle se croyait toujours enceinte, et
+la suppression du rouge flot mensuel (une des résultantes de l'abus
+morphinique) la fortifiait dans cette hallucination. Ensuite, elle
+ignora ses adultères avec M. de Pontaillac et attribua la paternité
+illusoire à son mari--une paternité de six mois--bien que le mari,
+depuis huit mois, n'eût point sacrifié à l'amour conjugal.
+
+Ce soir-là, elle dit à Mme de La Croze:
+
+--Je désire faire mes couches aux Tuilières.
+
+La doctoresse intervint:
+
+--Blanche, tu rêves; tu n'es pas enceinte!
+
+Et plus bas, toute fraternelle:
+
+--Silence, malheureuse!
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Silence!
+
+Mme de Montreu continua devant son mari:
+
+--Est-elle drôle, Geneviève! Elle ne veut pas que j'aie un bébé...
+Vilaine jalouse!... Olivier, je sens le petit être qui s'agite en moi...
+Ce sera un garçon... Je le nourrirai... Comment le nommerons-nous?
+
+Mlle Saint-Phar entraînait le marquis, en lui jurant que madame était la
+victime d'une obsession, et le gentilhomme répliqua:
+
+--Parbleu! je le sais bien!
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Raymond de Pontaillac, en congé de convalescence, vivait, tel un
+prisonnier, dans son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, et seule,
+Christine se hasardait à troubler le délire du morphinomane.
+
+Pauvre Christine! Elle subissait toutes les folies de l'homme, sans
+entrevoir une lueur; elle avait résilié son engagement à l'Opéra; elle
+refusait les hommages du monde, et sa verte jeunesse s'étiolait, ainsi
+qu'une fleur privée d'eau et de soleil.
+
+Jamais un dégoût, jamais un murmure.
+
+Et lui, autrefois si charmant, il la menait comme un bourgeois ne mène
+pas sa bonne, quand la femme vieillie en est réduite aux uniques
+ouvrages de la domesticité; il l'outrageait du souvenir immortel de ses
+amours avec Mme de Montreu et il établissait des contrastes et des
+parallèles insulteurs pour la grande artiste, pour la dévouée.
+
+--Allons, Christine, que signifient ces manières?... Vous vous croyez
+toujours à l'Opéra, sur la scène... Vous manquez de goût... Votre
+toilette est ridicule!... Ah! si vous aviez vu Mme de Montreu au bal de
+l'ambassade anglaise!... Quelle élégance! Quelle distinction!...
+
+Il s'habillait en clown, se couronnait de roses, forçait la diva à
+revêtir une robe de clownesse, essayait des galanteries, et désolé de
+son impuissance, terrifiait la jeune et vaillante artiste:
+
+--Qui diable t'a enseigné l'amour? Mais, ma chère, tu glacerais un
+taureau!... Va chercher une horizontale, Roselmont ou Luce Molday!... En
+route, ou je te fends la tête avec mon sabre!
+
+La Stradowska jurait de ne plus aller chez le possédé de la morphine, et
+elle y retournait, et Loris Rajileff s'étonnait de la voir descendre si
+bas, elle si hautaine.
+
+A l'hôtel de la villa Saïd, elle pleurait en gémissant:
+
+--Il me fait souffrir; et je l'aime, et je l'adore!... Je veux le
+sauver!
+
+Un vendredi, en plein jour, les fenêtres closes, il exigea que Christine
+se mît toute nue devant lui tout nu.
+
+--Je suis Adam, criait-il, et toi, tu es Eve! Commençons le monde, un
+monde nouveau!
+
+Mégalomane, il s'imaginait créer une espèce: au lieu de bras, les hommes
+avaient des ailes, et les femmes, des cornes à la place des yeux; puis
+les sexes divers se confondaient, et d'un millier d'êtres jaillissait un
+seul type avec une poitrine de vierge, une queue de serpent, des pattes
+de chien et un œil servant de bouche, d'oreilles humaines, de langue et
+de mains;--et, le monstre disparu, naquirent des variétés infinies de
+bêtes épouvantables, toutes les horreurs de l'Apocalypse, tous les rêves
+obscènes d'un vieillard érotique.
+
+Des paradis artificiels, de ces idéales auberges où, selon le mot de
+Baudelaire, «on verse les mortels enivrements», Raymond dégringolait
+dans l'enfer des luxures; mais si la Pravaz--à deux et trois grammes par
+jour--ne lui rendit pas ses forces épuisées, elle l'illumina d'une
+cérébralité étrange, presque géniale.
+
+Il retrouvait la conscience du _moi_, la conscience absolue; il sentait
+sa raison grandir et sa mémoire se développer; il établissait de
+curieuses stratégies, abordait de difficiles problèmes sur les cartes
+d'état-major; il écrivait des livres de batailles, annotant, composant
+et déchirant son œuvre, tour à tour plein d'éclairs et de ténèbres.
+
+L'idée de Mme de Montreu le dominait encore; mais il était arrêté par
+l'aventure nocturne de Blanche, la course folle chez le pharmacien que
+les journaux annoncèrent sous les initiales de la marquise--des
+initiales transparentes comme des cartes. Vraiment, il n'osait plus
+reparaître à l'hôtel du boulevard Malesherbes; il craignait les
+légitimes reproches d'Olivier. Ne demeurait-il pas, aux yeux du mari et
+de la femme, aux yeux mêmes du docteur Aubertot, l'apologiste de la
+morphine, l'incitateur de la piqûre initiale? Olivier ne serait-il pas
+en droit de lui dire: «Tu as apporté le désordre et le malheur dans
+notre maison!» D'un autre côté, Pontaillac s'alarmait de ne rien savoir
+sur l'état de grossesse de son ancienne amante. Est-ce que Blanche avait
+menti, en se disant mère? Pourquoi l'aurait-elle trompé?
+
+Une des servantes de l'officier questionna très habilement Angèle, la
+femme de chambre de la marquise, et celle-ci répondit: «Madame s'imagine
+être enceinte; elle ne l'est pas; elle ne l'a jamais été depuis la
+naissance de mademoiselle Jeanne».
+
+Tout d'abord, indigné de la comédie, il eut un blasphème; ensuite,
+attribuant le mensonge au délire morphinique, il s'écria: «Tant mieux!
+c'est une honte de moins!» L'amour et le respect dont il entourait
+Blanche éloignèrent un soupçon criminel, et il pleura sur les angoisses
+de sa bien-aimée.
+
+De temps à autre, Pontaillac envoyait son domestique prendre une grosse
+provision de morphine chez un pharmacien de la rue Boissy-d'Anglas.
+
+Or, un jour, Clément rentra les mains vides.
+
+--Mon capitaine, dit-il, le pharmacien ne veut plus donner de morphine
+sans ordonnance.
+
+Pontaillac répondit:
+
+--Le pharmacien est un imbécile! Va ailleurs!... Non. J'y vais, moi.
+
+Le capitaine s'habilla, sortit, et bientôt exaspéré des refus de
+nombreux pharmaciens et droguistes, il demanda des explications au
+directeur d'une officine du boulevard Haussmann.
+
+--Monsieur, lui répondit l'interpellé, aux termes de la loi du 19
+juillet 1845, et d'après l'ordonnance royale du 29 octobre 1846, les
+pharmaciens sont tenus de transcrire les prescriptions médicales sur un
+registre et sans aucun blanc et de ne les rendre que revêtues de leur
+cachet et après avoir indiqué le jour auquel les substances ont été
+remises;--les pharmaciens, monsieur, ne doivent délivrer «les substances
+vénéneuses, qu'en vertu d'une prescription spéciale et particulière du
+médecin indiquant les quantités et la dose à fournir». Il leur est
+interdit d'apporter la moindre modification dans l'exécution de
+l'ordonnance et de renouveler une ordonnance de morphine.
+
+Raymond sourit d'un sourire de millionnaire spirituel:
+
+--Je vous ai écouté avec un grand intérêt, monsieur, mais il y a des
+accommodements, je l'espère. Je suis le comte de Pontaillac, capitaine
+au 15e cuirassiers, et vous me trouverez disposé à payer un prix de
+nabab.
+
+--Inutile, monsieur, répondit le pharmacien. Vous m'offensez, en
+insistant!
+
+--Que risquez-vous?
+
+--L'amende, la prison peut-être, l'interdiction d'exploiter mon diplôme.
+Un pharmacien a été condamné, l'année dernière, et quand même je ne
+risquerais rien, je ne veux pas déshonorer ma profession, à l'avantage
+de ma caisse et au détriment de votre santé et de votre raison.
+
+--Phraseur, va!
+
+Alors, le capitaine prit la liste des médecins, et il enleva des
+ordonnances que les pharmaciens exécutèrent naturellement, les uns à
+l'insu des autres. Que pouvaient les docteurs contre ce client de
+passage? Au premier et au dernier, il affirmait ne recevoir d'ordonnance
+que d'un seul, et de celui-là même auquel il s'adressait, à l'heure
+présente. Des docteurs s'imaginaient traiter le morphinomane, selon la
+méthode progressive décroissante d'Erlenmeyer; quelques-uns refusaient;
+mais, il y a trois mille médecins à Paris, et Pontaillac possédait douze
+chevaux!
+
+Si, grâce aux pièces de monnaie distribuées aux valets de chambre, il ne
+languissait pas dans les salons d'attente, les questions pareilles,
+l'ennui de gravir les escaliers, l'obligation des mensonges, tout cela
+l'énervait,--et il cherchait le pharmacien à tout faire.
+
+ * * * * *
+
+Quelle ne fut pas sa surprise, une nuit, à l'Américain, de voir, en
+Thérèse de Roselmont et en Luce Molday, deux prosélytes ardentes! Il ne
+les avait pas rencontrées depuis la scène du café de la Paix; elles lui
+parurent assez laides, les visages plâtrés, vermillonnés, les yeux
+louches, et il aurait passé outre, sans les aveux immédiats des
+horizontales.
+
+--Tu sais, dit Luce, je me repique.
+
+--Et moi aussi, je me _pravazine_, murmura Thérèse. Et il y en a bien
+d'autres!
+
+--Vous allez me conter ça.
+
+Ils s'assirent à une table isolée, très loin des groupes jaseurs et du
+marché des amours.
+
+On servit un souper--des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, un
+rocher de glace, des fruits,--mais Raymond et les dames grignotèrent
+seulement des mandarines et des oranges, en buvant du thé.
+
+Les horizontales demandèrent des nouvelles de leurs anciens amoureux,
+Darcy et Fayolle, dont elles gardaient un bon souvenir.
+
+--Je n'ai pas de nouvelles; je suis en congé; je ne vais plus au
+quartier; je vis comme un ours.
+
+--Et ta belle marquise? interrogea Roselmont.
+
+--Et la Stradowska? fit Molday.
+
+--Plus... rien!
+
+--Tu es à nous, cette nuit?
+
+--Peut-être.
+
+--Nous t'emmenons! Nous serons bien gentilles!
+
+--Gentilles?... Mais... le pourrez-vous?... La morphine me vide, moi.
+
+Thérèse affirma voluptueusement:
+
+--Et elle nous excite!
+
+--Toujours?
+
+--Non, pas toujours, déclara Luce. Écoute: A la suite d'un malaise
+général, j'ai consulté le grand Aubertot. J'en ai eu pour un louis et
+cent sous au larbin. Le docteur me dit: «Supprimez la morphine!» C'était
+très simple. Donc, je me privais une semaine, et je recommençais. Mon
+amant, un gros monsieur de la Bourse--ne te désole pas, chéri; il est en
+voyage--mon amant souffrait d'un rhumatisme articulaire: je le piquais;
+il se pique et il ne souffre plus. Thérèse avait des migraines atroces;
+elle s'injecte quatre-vingts centigrammes par jour, et les migraines ont
+filé aussi vite que le rhumatisme de monsieur. Est-ce vrai, Thérèse?
+
+--C'est vrai.
+
+--Félix, notre coiffeur, absorbe un gramme.
+
+--Et toi? reprit le capitaine.
+
+--Moi, deux.
+
+--Quel est votre pharmacien?
+
+--Un sale type, un nommé Hornuch, 11, rue de Gomorrhe, tout près de chez
+nous, au quartier de l'Europe. Ah! il faut le payer tout de suite, et il
+en gagne de la galette avec la morphine!
+
+Raymond écrivit l'adresse.
+
+--Ma petite Luce, tu parlais de vos fringales d'amour... je n'en crois
+pas un mot!
+
+--Voici: Thérèse et moi avons besoin d'aimer, pendant l'abstinence.
+
+--Vous vous abstenez?
+
+--Quelquefois... Jamais plus de vingt-quatre heures...
+
+--Et qu'éprouvez-vous?
+
+Elles révélèrent que toutes deux elles éprouvaient, au sortir de
+l'ivrognerie morphinique et durant l'abstinence, un irrésistible désir
+de l'homme. Mais il fallait se hâter, car bientôt la soif du poison les
+tenaillait.
+
+--Pour moi, dit Luce Molday, la rage d'amour calmée ou non, je sens un
+vide de l'estomac; j'ai des frissons, des chaleurs, des sueurs. Étendue
+sur ma chaise longue, je touche l'étoffe qui est de velours grenat, et
+le velours me semble être du bronze ou du cuivre. Il me vient des
+fourmillements à la plante des pieds et dans les doigts. Je danse, je
+saute mieux qu'une femme-torpille. Si ça t'amuse, bébé, je ne prendrai
+pas de morphine, ce soir, et tu verras, demain matin!
+
+A son tour, Thérèse fit sa confession, en allumant une cigarette:
+
+--L'abstinence me rend folle: je mange du charbon, du verre pilé; je
+brûle! J'éreinterais vingt hommes, mais comme une mécanique, sans le
+moindre plaisir. Dès mon compte de Pravaz, je dors, je dormirais
+toujours. Un soir, aux Montagnes-Russes, je lève un monsieur. Nous
+arrivons dans ma chambre, et, les ablutions terminées, je me pique. Il
+demande: «Qu'est-ce que ça te fait, la morphine?» Je réponds: «Ça me
+fait dormir!» Il interroge: «Mais... avant le sommeil?» Je l'embrasse:
+«Oh! avant!... ça me fait... hum! Et ce que je marche!» Ce n'était pas
+vrai. Nous sacrifions à l'amour, ou plus exactement il sacrifie. Il me
+parle, me secoue: «Tu dors, Bruta?» Je le vois, je l'entends, et je ne
+puis préciser l'endroit où il est, ni ce qu'il veut. Il descend du lit,
+s'habille, rigole, et, le haut-de-forme sur la tête, il met la main sur
+ma montre, l'argent, tous mes bijoux... et il file! J'ai envie de crier:
+«Au voleur!» Je jurerais que je l'ai crié, mais d'une voix de
+mourante... Aussi, mes enfants, quand j'amène un étranger, un inconnu
+chez moi, je me prive, je jeûne... Oh! c'est très dur!
+
+Le capitaine, que les confidences de ses prosélytes intéressait, les
+suivit au quartier de l'Europe.
+
+Rue de Moscou, on s'installa dans l'appartement de la Molday.
+
+En vain Luce et Thérèse s'ingénièrent à détruire et à ranimer
+Pontaillac; le morphinomane épuisé les quitta en leur jetant de l'or et
+des billets bleus:
+
+--Mes pauvres belles, vous êtes absurdes, idiotes! Oubliez votre
+instructeur, oubliez la Pravaz!
+
+Il songeait, éperdu:
+
+--J'ai fait naître la douleur et la folie chez ces étrangères comme chez
+Blanche, mon adorée; mais j'irai trouver le marchand de poison, le
+Hornuch de la rue de Gomorrhe et c'est assez pour mourir!
+
+
+
+
+XIV
+
+Mme Gouilléras, de Saint-Martin-l'Église, la morphinomane désabusée et
+naguère si enthousiaste, écrivait des lettres affectueuses pour exhorter
+Blanche à vaincre sa passion: d'un autre côté, Mme de La Croze et M. de
+Montreu surveillaient le pauvre jouet de la Pravaz.
+
+--Nous la sauverons! déclara Geneviève Saint-Phar.
+
+Tout semblait concourir à la paix de la noble famille.
+
+Le capitaine vivait loin de sa victime; la matrone de la rue
+Trois-Frères n'essayait point un chantage dangereux et banal, et la
+forte somme versée lui ayant permis d'étendre le cercle de ses
+manœuvres, Mme Xavier travaillait aux délivrances et aux avortements.
+
+Seule, une femme de chambre, la domestique même qui avait prêté des
+habits à Mme de Montreu, lors de l'opération abortive, seule, Angèle
+demeurait l'esclave docile et intéressée de sa maîtresse.
+
+--Angèle, dit, un soir, la marquise, tu vas porter cette lettre à M. de
+Pontaillac; tu ne la remettras qu'à Monsieur, et tu attendras la
+réponse.
+
+Et elle ajouta mentalement:
+
+--Il trouve bien de la morphine, lui!
+
+Angèle, une longue et blonde maigre, fit la commission et revint,
+porteuse de ce billet:
+
+«Madame,
+
+Il m'est douloureux de vous refuser--mais je meurs du poison, et après
+avoir été la cause de vos souffrances, je ne veux pas être le meurtrier
+de celle que j'adore.
+
+Pardonnez-moi, Blanche, et si votre amour est à ce prix, j'aime mieux
+souffrir et pleurer.
+
+RAYMOND.»
+
+Mme de Montreu, furieuse, ordonna:
+
+--Va chez la Xavier, rue des Trois-Frères, à Montmartre!
+
+Une lueur naissait en ce cerveau, et accablée par le souvenir du crime,
+Blanche rougit et baissa les yeux.
+
+--Non! non!
+
+--Pourquoi, madame?
+
+--Assez!
+
+La servante disparut, en grommelant:
+
+--Rue des Trois-Frères... La Xavier... Qu'est-ce que ça peut bien
+être?... Une procureuse?... Eh! oui... Là-bas, madame allait rigoler
+avec son capitaine! Mais, rue des Trois-Frères, mais à Montmartre?...
+Enfin, les grandes dames ont de si drôles de goûts, aujourd'hui!...
+Faudra voir!
+
+Il y avait des inimitiés, des querelles entre Catherine, la vieille
+servante, et la femme de chambre: Madame tenait à Angèle, et on
+s'inclinait.
+
+Dès le lendemain, la domestique ennemie se rendit à la maison de la rue
+des Trois-Frères, et devant l'enseigne, elle eut agréable surprise.
+
+--Oh! c'était donc bien avancé!
+
+Angèle monta, sonna, se donnant des airs effarouchés, et Mme Xavier, en
+robe neuve, étincelante de bijoux, la reçut en ces termes:
+
+--Bonjour, mademoiselle... veuillez vous asseoir... De combien
+l'êtes-vous?
+
+--Hein?
+
+--De combien?
+
+--Plaît-il?
+
+--De combien de mois?
+
+--Quoi?
+
+Mme Xavier sourit et indiqua le ventre de la visiteuse:
+
+-Ça?
+
+--Voulez rire!
+
+--Alors, que venez-vous foutre ici?
+
+La bonne lui demanda brutalement, sous le nez:
+
+--Vous connaissez la marquise de Montreu?
+
+--Pas du tout.
+
+--Bien vrai?
+
+--Bien vrai.
+
+--Moi, je suis sa femme de chambre.
+
+--Ah!
+
+--Et c'est moi qui ai prêté des vêtements à Madame, le jour où Madame
+est venue se faire...
+
+--Chut! interrompit la matrone qui serrait le bras d'Angèle.
+
+--Lâchez-moi!... Vous me faites mal!... Vous avez avor...
+
+--Chut! continua Mme Xavier, dont la main robuste tenaillait les os de
+la blonde maigre.
+
+--Lâchez-moi, ou je vous gifle!
+
+Et, la servante dégagée, les deux créatures se toisèrent du regard,
+pendant que l'avorteuse grondait d'une voix basse:
+
+--Ou tu es une moucharde, et j'aurai l'œil sur toi, ou tu es une
+imbécile, et je t'ordonne...
+
+--Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous!
+
+--Mademoiselle!
+
+--Madame!
+
+--Serine!
+
+--Vieille taupe!
+
+--Outil!
+
+Mme Xavier écumait; Angèle lui jeta:
+
+--Mes félicitations!... Une jolie besogne!... Madame est très malade...
+On l'a brisée trop vite, sans doute...
+
+--Qui es-tu?
+
+--Je vous le répète: Je suis au service de Mme de Montreu.
+
+--Connais pas.
+
+--Vous mentez!
+
+--Et toi, tu m'embêtes avec tes questions! Prends garde, ma petite: j'ai
+de la patience, mais lorsqu'on me rase, je vois rouge!
+
+D'un geste elle indiqua la porte:
+
+--File!
+
+--C'est bon, je sors... J'irai à la Préfecture.
+
+--Essaie!... Demain, tu seras éventrée dans ton lit de gueuse!
+
+--Je n'ai pas peur! Ce soir, vous coucherez au Dépôt!
+
+Toutes deux s'arrêtaient, animées d'un désir de réconciliation.
+
+--Madame, on pourrait s'entendre.
+
+--Je ne demande pas mieux, mademoiselle.
+
+Gentiment, la matrone offrit un fauteuil à Angèle et s'installa sur une
+chaise.
+
+--Parlez.
+
+--Vous excuserez ma vivacité, chère dame. Si j'étais entrée là pour
+minauder, en bécasse: «Avez-vous délivré la marquise de Montreu?» vous
+m'eussiez flanquée dehors avec votre pied quelque part; mais on est du
+dernier bateau quoique servante, et j'ai employé le système intimidant.
+Vous vous êtes emballée, et ceux qui s'emballent, coupent toujours dans
+le pont.
+
+--Diablesse, va!
+
+--Que voulez-vous! J'ai besoin de faire ma pelote.
+
+--En exerçant un chantage?
+
+--Oui.
+
+--Vous êtes franche, au moins, vous!
+
+--Très franche.
+
+--Ton petit nom?
+
+--Angèle.
+
+--Moi, Ravida... Ravida Xavier... Elle est bien riche, Mme de Montreu?
+
+--Archimillionnaire.
+
+--J'aurais pu exiger davantage.
+
+--Certainement! Elle a versé?
+
+--Une misère!
+
+--Dix mille?
+
+--Un peu plus, curieuse!
+
+--Vingt?
+
+--Elle me tire les poils du nez, cette mâtine!
+
+Mais la Xavier éclata de rire:
+
+--A fine mouche, fine mouche et demie! Ta maîtresse n'est pas malade?
+
+--Si, elle est malade.
+
+--L'opération a été superbe.
+
+--Il ne s'agit pas de l'opération.
+
+--Bravo! Je m'y entends, moi, et si tu te laisses pincer, Angèle,
+viens!... Je souffle dessus... une... deux... Ffff...ut! et le moutard a
+des ailes!
+
+--Merci. Rien ne presse.
+
+--Un verre de chartreuse?
+
+--Volontiers.
+
+La sage-femme plaça sur un guéridon une bouteille de liqueur médiocre et
+deux verres qu'elle emplit jusqu'aux bords.
+
+--A la tienne, Angèle.
+
+--A la tienne, Ravida.
+
+Elles burent.
+
+--Une cigarette, un cigare? dit l'amphitryonne.
+
+--Je ne fume pas.
+
+--Moi, je fume la pipe.
+
+Une pipe Gambier au bec, Ravida se recueillait, exhalant des vapeurs
+noirâtres.
+
+--Quel est le bobo de madame?
+
+--Elle souffre de l'abstinence de morphine.
+
+--Tiens, une morphinomane! J'aurais dû m'en douter... Qui la soigne?
+
+--Les docteurs Aubertot et Pascal.
+
+--Mazette!
+
+--Et une doctoresse, une amie, Mlle Saint-Phar.
+
+--Saint-Phar, place de la Madeleine?
+
+--Oui.
+
+--Et les médecins interdisent la morphine à madame?
+
+--Parbleu! Elle en crève. Une nuit, elle s'est levée...
+
+--...Toute nue, pour courir chez un pharmacien du boulevard
+Malesherbes...
+
+--Comment le savez-vous?
+
+--J'ai lu cette histoire dans les journaux, sous les initiales B. de
+M... Le B?
+
+--Blanche.
+
+--Blanche de Montreu... Pauvre dame!... Mais, pourquoi désirait-elle
+avorter?
+
+--L'enfant n'était pas de monsieur.
+
+--Très bien! très bien!... Et de qui?
+
+--Mystère.
+
+--Tu le sais, Angèle!
+
+--Non. Du reste, brisons là. J'ai appris tout ce qu'il me fallait.
+
+--Pas moi.
+
+--Tant pis!... Voulez-vous me procurer de la morphine?
+
+--Seuls, les pharmaciens et les droguistes...
+
+--Impossible! J'ai couru Paris, la banlieue... De la morphine, Ravida,
+et je vous donnerai le poids en or!
+
+--Afin de revendre au poids du diamant?... Tu me dis «vous»...
+Tutoyons-nous, ma chérie... Tu me bottes!... Je t'aurai de la
+morphine... Bénef à deux, hein?
+
+--J'accepte.
+
+--Et tu me tromperas?
+
+--Non.
+
+Quelqu'un sonnait.
+
+--Je vais ouvrir, fit la Xavier.
+
+Et comme Ravida bavardait sur le seuil de l'antichambre, Angèle tendit
+l'oreille aux voix d'une ouvrière et de la matrone.
+
+--Je veux être débarrassée; j'ai déjà quatre mioches.
+
+--C'est deux cents francs.
+
+--Oh! madame!... L'an passé, vous vous êtes contentée de vingt francs
+d'une modiste.
+
+--Les prix doux me gâtent la main. Cinq louis, ou nisco?
+
+--Je me tuerai!
+
+--Tuez-vous!
+
+Puis l'avorteuse appela sa cliente qui descendait:
+
+--Cinquante balles?
+
+--Quarante, madame; je mettrai du linge et mon alliance, au
+Mont-de-Piété.
+
+--Quarante, soit! Venez, ce soir, onze heures.
+
+Au retour de Mme Xavier, la femme de chambre s'esbaudit:
+
+--On se gâte la main... Deux louis, un ange!
+
+--Tu m'espionnes, vilaine!
+
+--Je t'admire.
+
+--Bah! tu es ma complice _in partibus_.
+
+--Vraiment?
+
+--Faut-il, oui ou non, empoisonner Mme de Montreu?
+
+--L'empoisonner?
+
+--A la longue, ma chère; car la morphine, tu ne l'ignores pas, est un
+poison.
+
+Angèle hésita. Le secret des manœuvres abortives lui livrait les deux
+coupables, mais un chantage brusque et une dénonciation valaient-ils
+l'amitié de sa maîtresse? Elle entrevoyait une moisson d'or, une récolte
+quotidienne--la dame charmée par la morphine et terrorisée par la
+crainte des lois.
+
+--C'est faux, madame! Je ne deviens pas ta complice: j'ai l'ordre
+d'acheter un médicament; je l'achète. Où est le mal? Ravida, je te
+tiens, et tu ne me tiens pas encore!
+
+--Ah! si tu me dénonces, je...
+
+--Aucun danger. Tu fais tes affaires: je fais les miennes. On est
+sérieuse!
+
+ * * * * *
+
+Ce même jour, grâce à la Xavier, Angèle rapportait une Pravaz et une
+solution de morphine, et tandis que la mère de Blanche, M. de Montreu et
+la petite Jeanne dînaient, elle entra dans la chambre de madame.
+
+Après la piqûre, Blanche fut illuminée d'une joie si vive qu'elle attira
+la jeune servante entre ses bras et la couvrit de baisers.
+
+Mme de Montreu murmura avec des soupirs de jouissance:
+
+--Merci! merci! Tu me sauves!
+
+--C'est une des bonnes amies de madame qui est allée chez le
+pharmacien... La Xavier... rue des Trois-Frères...
+
+La marquise pâlissait, d'une pâleur de morte:
+
+--Tu connais cette femme?
+
+--Beaucoup, madame la marquise.
+
+--Et...
+
+--Voyons, ne vous désolez pas... Je suis un tombeau... Vous ai-je trahie
+pour le capitaine?
+
+--Le capitaine?
+
+--Oui, monsieur le comte de Pontaillac.
+
+--Explique-toi!
+
+--Mon Dieu que vous avez souffert le jour de l'avortement!
+
+--Silence, et ta fortune, j'en réponds!
+
+--On ne sait ni qui vit, ni qui meurt.
+
+Madame se traîna vers un chiffonnier et y prit une liasse de billets
+bleus:
+
+--Tiens!
+
+--Que ça?
+
+Blanche restait sans force, devant le tiroir:
+
+--Prends toi-même!
+
+De nouvelles ivresses et de nouvelles tortures vinrent élargir le cercle
+des évolutions.
+
+Angèle--la servante de l'Enfer et du Paradis des Artifices--allait et
+venait, et sous mille prétextes, glissait à madame la seringue de mort.
+Quelquefois, elle pratiquait elle-même les piqûres, se baissait,
+fouillait les voiles intimes de ses doigts criminels, exaltait les
+charmes mystérieux et se relevait, joyeuse:
+
+--Vrai, c'est un plaisir!
+
+--Encore? Encore? soupirait la dame ravie.
+
+--Tant que vous voudrez, madame, mais il serait bien de pas oublier
+votre petite Angèle?
+
+Mme de Montreu la comblait d'argent, de bijoux, et elle tendait les
+mains au marquis:
+
+--Pour mes pauvres!
+
+Lui, il était heureux des demandes charitables, et la bonne, jamais
+satisfaite, infiltrait avec le poison des allusions perfides: «Est-ce
+que Monsieur de Pontaillac savait la grossesse de Madame?... Est-ce que
+le capitaine a aidé Madame, lors de la délivrance?...»
+
+--Tais-toi, Angèle, tais-toi!
+
+--Il faut que je graisse la mère Xavier... Madame n'est pas généreuse!
+
+La maîtresse donnait, donnait, et, à l'heure des voluptés artificielles,
+l'autre la secouait de sa léthargie, en minaudant des phrases de vendue:
+«On a condamné une avortée... Deux ans, madame!... Vous avez un fil à la
+patte!... Soyez gentille ou nous vous enverrons à Saint-Lazare!...»
+
+Au souvenir des adultères et du crime de l'obstétrique, dont les images
+flamboyaient, vivantes, Blanche sentait tout son sang tourner--son
+pauvre sang vicié, décoloré. Elle avait besoin de se refaire un peu de
+cœur; mais le bourreau ne lui laissait pas une trêve dans les angoisses,
+dans les larmes, dans la nuit toujours plus noire, toujours plus
+horrible.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Rue de Gomorrhe, au quartier de l'Europe, M. Sosthène Hornuch,
+pharmacien de seconde classe, attirait une clientèle nombreuse.
+
+Long et maigre, les yeux bleus, les lèvres rasées, des favoris jaunâtres
+en éventail, un ruban violet à la boutonnière, il offrait toutes les
+apparences d'un grand imbécile--et il était un grand misérable. Il se
+disait membre de plusieurs sociétés philanthropiques et même fondateur
+d'une œuvre: cela lui coûtait quelques louis, chaque année, et lui
+valait, outre l'estime du voisinage, une réclame générale et productive.
+
+A la devanture d'Hornuch, rien de spécial. On voyait là, comme chez tous
+les pharmaciens, d'énormes bocaux rouges et verts, des peaux de chat
+contre les douleurs, des colliers, des bagues et des médailles contre la
+migraine, et puis des boîtes, des flacons; mais Hornuch possédait deux
+laboratoires, l'un destiné à l'exécution des ordonnances, l'autre
+réservé aux mystères de l'établissement.
+
+Parisien de Paris, à cinquante ans, M. Hornuch demeurait veuf, chargé de
+trois filles, Annette, Irma et Zélie, trois blondes grasses en état de
+se marier. D'abord, il avait inventé des sirops et des pastilles-rhume,
+des onguents-hygiène, mais soit que le nerf des publicités lui manquât
+ou que ses découvertes ne fussent pas bien sérieuses, il entendait
+gronder la faillite.
+
+--O papa, nous coifferons sainte Catherine! s'écriaient les jeunesses.
+
+--Peut-être que non, mesdemoiselles!
+
+Et Sosthène lança au ciel son «eureka» de potard: il venait de trouver
+non pas la lumière, ni la gravitation universelle, ni la poudre sans
+fumée; il venait de trouver le moyen d'amener de l'or, en jetant par
+terre ses scrupules d'honnête homme.
+
+--Mes enfants, dit-il, je vais renvoyer mes commis, et on travaillera en
+famille!
+
+Le pharmacien et ses trois créatures se mirent à fabriquer de la
+morphine, selon les procédés de Robertson, de Robiquet et Grégory.
+
+Dans le laboratoire, la nuit, les demoiselles Hornuch gagnaient leur
+dot, sous le gaz, et à la clarté sinistre des fourneaux: Annette
+installait les alambics et les cornues, faisait macérer l'opium en un
+vase d'eau à 38º, de manière à en extraire tous les principes solubles;
+Irma évaporait la solution au bain-marie, après y avoir ajouté du
+carbonate de calcium en poudre pour neutraliser les acides libres;
+Zélie, le liquide étant concentré, y mêlait du chlorure de calcium--et
+le papa terminait les autres précipités, les autres concentrations, les
+diverses métamorphoses du plus important des alcaloïdes de l'opium.
+
+Ces chimistes blondes, suèrent et peinèrent, étranges en leur immense
+tablier noir;--mais quelle richesse! quelle joie!
+
+Presque tous les collègues, épouvantés des suicides, des assassinats
+commis par les adeptes de la morphine, dédaignaient les bénéfices du
+poison, et une clientèle afflua rue de Gomorrhe. Sans la moindre
+ordonnance, on délivrait des doses considérables aux malades: on ne
+s'inquiétait ni de la personnalité du visiteur, ni de sa situation, ni
+des causes qui l'entraînaient à l'emploi excessif de la terrible
+substance; on vendait des Pravaz; on distribuait mystérieusement des
+brochures élogieuses sur le Nirvâna. Zélie en mourut; son père et ses
+sœurs continuèrent d'en vivre.
+
+Aujourd'hui, Annette et Irma étaient très bien mariées, et Hornuch
+fabriquait et vendait le poison, à l'aide de quelques élèves. Certes, il
+n'ignorait pas que l'an passé, le tribunal de la Seine avait condamné un
+marchand de morphine à deux mille francs d'amende. Deux mille francs! La
+belle affaire pour un homme qui gagne trois, quatre, cinq cents francs
+par jour!
+
+Une franc-maçonnerie s'établit entre Luce Molday, Thérèse de Roselmont
+et d'autres morphinomanes galantes. Celles-ci payaient en nature
+l'empoisonneur; celles-là bazardaient bijoux, mobilier, volaient les
+hommes pour satisfaire l'irrésistible besoin. Et la contagion gagna les
+couturières et les modistes de ces dames, les amies, vieilles et laides,
+comme les plus jeunes et les plus aimables.
+
+Hornuch venait d'inaugurer dans son arrière-boutique un véritable
+institut de piqûres, avec un salon pour les hommes et un autre pour les
+femmes. On entrait là, les yeux sombres, la face livide; on en sortait
+les yeux brillants, les lèvres empourprées--et tous ces êtres
+charriaient le poison, menaçaient de vicier le sang généreux de la
+France.
+
+Thérèse et Luce obtinrent une vogue parmi les gommeux et les rastas: on
+les suivait au Bois, au Cirque, au théâtre, à l'Elysée, au Moulin-Rouge,
+et des amateurs les distinguaient, espérant des sensations inédites.
+
+--Voici les Pravaz!
+
+Réclames vivantes d'Hornuch, elle s'enorgueillissaient de montrer la
+petite seringue; elles se piquaient, exagéraient les ivresses du mal
+Wood; mais un soir elles disparurent, et le capitaine lut dans le
+_Rabelais_ l'histoire de leur internement à Sainte-Anne.
+
+Effrayé des tableaux, il voulait s'arrêter; il ne le pouvait plus, et il
+devint le superbe client de l'alchimiste.
+
+C'est alors que, tantôt sous la domination absolue du stupéfiant et
+tantôt sous le délire de l'abstinence, au milieu des rages de sa défaite
+morale et physique, le comte de Pontaillac écrivit un journal intime:
+
+_Paris, le 4 décembre 1890_.
+
+Hier, je me suis présenté à l'hôtel du boulevard Malesherbes. Angèle, la
+femme de chambre, allait m'introduire chez sa maîtresse, quand Olivier
+est entré au salon: «Ma femme est malade, a-t-il dit, les yeux rouges.
+Excuse-nous, Raymond; nous sommes bien malheureux...» J'avais envie de
+l'égorger!...
+
+_Le 5 décembre_.
+
+Christine est pleine de grandes intentions voluptueuses; mais, le
+pot-au-feu de la Villa Saïd ne m'exalte plus. Il faut que j'abandonne la
+Pravaz, car j'aurais trop de honte, à la renaissance des amours de ma
+bien-aimée... Blanche va guérir, s'embellir, et je la posséderai de
+nouveau, de par le diable!
+
+_Le 16 décembre_.
+
+Onze jours de jeûne... Il me monte des sueurs froides, et mes dents se
+serrent convulsivement... Impossible d'écri...
+
+_Le 17 décembre_.
+
+Je lutte... Je lutte... Oh! quel supplice!... Tanner, Merlatti, tous les
+jeûneurs s'amusaient!...
+
+_Le soir du même jour_.
+
+Une idée de suicide m'envahit... Sortons!...
+
+_La nuit, quatre heures_.
+
+Je rentre d'un cercle où j'ai taillé une banque rasoir... Le
+portefeuille est bourré; l'or fait craquer mes poches!... Ah! l'ignoble
+bataille!... J'envoie tout cet argent à l'Assistance publique...
+
+_Le 18 décembre._
+
+Non! Non! Plus de poison!... Je vivrai, j'aimerai!
+
+_Le 19 décembre._
+
+Il ment, Hornuch; il ment, lorsqu'il déclare que des êtres supérieurs
+prennent de la morphine comme nervin, afin de se tirer d'un état
+d'équilibre instable... Il ment, je le jure! La morphinomanie est une
+ivrognerie--et pas autre chose.
+
+_Le 20 décembre._
+
+Au cercle, j'ai perdu tout ce que j'avais gagné, tout ce que j'ai donné
+aux pauvres--et mille louis de plus. Tant mieux!
+
+_Le 21 décembre._
+
+Quelle est donc la nature de mes rêves, dans ma folie passionnelle? Quel
+est pour moi l'idéal du bonheur? Je m'interroge, et démêlant le sens
+caché, l'idée mère de ma poésie, le mystère qui obsède ma pensée, je
+veux, si je me décide à me tuer, que Blanche succombe avec moi, de telle
+sorte que de nos corps amoureux se dégagent en même temps les flammes de
+nos esprits et que ces lueurs jumelles vivent ensemble, dans les Limbes
+sans fin de l'éternité. C'est la vie unitive! C'est le beau rêve de
+Platon, le dogme immuable des déshérités de l'amour, ici-bas!
+
+_Le 22 décembre._
+
+Je voudrais l'avoir tuée--et mourir...
+
+_Le 23 décembre._
+
+Est-ce que ce n'est pas ainsi que l'on devient fou? Il me semble que ma
+tête se rétrécit et que mon cerveau se dilate...
+
+_Le 24 décembre._
+
+Mes yeux se cavent, ma figure est livide... Je regarde avec effroi ce
+qui m'entoure... Je crains la mort; je pense à la mort, et je ne puis
+comprendre ces idées qui me suivent partout, au milieu de mes camarades,
+et près de Christine, et dans la solitude de la nuit. Je sais que cela
+est folie, et je ne saurais éloigner cette folie, tout en la jugeant
+telle.
+
+_Le 25 décembre._
+
+J'entends siffler des balles--et j'ai peur, moi, un soldat!
+
+_Le 26 décembre._
+
+Les accès de frayeur sont moins intenses; j'arrive à en rire... Qu'on me
+mène sur un champ de bataille, et l'on verra si M. de Pontaillac est un
+lâche!
+
+_Le 27 décembre._
+
+Mon ordonnance m'a relevé... J'étais tout mouillé...
+
+_La nuit._
+
+Je pleure de honte...
+
+_Le 28 décembre._
+
+J'ai visité les catacombes; j'ai touché des têtes de mort, et depuis je
+n'ai plus rêvé que fosses et cimetières...
+
+_Le 29 décembre._
+
+Sous une impulsion irrésistible dont je me rendais compte, sans pouvoir
+la vaincre, je suis allé me jeter dans une fosse nouvellement ouverte du
+cimetière de Saint-Ouen. Au fond du trou, je m'écriai: «Mon Dieu, prenez
+pitié de moi!»... Interpellé sur ma position, j'ai dit que j'étais tombé
+par accident, et un gardien a observé: «Ce monsieur doit être un
+Anglais, un fantaisiste...»
+
+_Le 30 décembre._
+
+Des voix m'ordonnent de tuer Blanche et de me tuer ensuite, et comme je
+résiste, les voix répètent dans un ouragan épouvantable: «Tue! tue!...
+Il nous faut des cœurs; nous avons absolument besoin de cœurs:
+procure-nous-en!» A table, ces voix sortent de mon assiette; au lit, de
+mon oreiller: «Tue! tue!... Il nous faut des cœurs!...»
+
+_Le 31 décembre._
+
+Elle m'intéresse, la psychologie de ma folie. Je prends pour des
+réalités, soit des produits de mon imagination, soit des souvenirs
+revêtus d'une forme matérielle, et j'accorde à certaines réalités des
+apparences absolument différentes de ce qu'elles sont.
+
+D'après le philosophe Despine, je vérifie l'exactitude remarquable de
+cette synthèse du Dr Lasègue: «L'illusion est à l'hallucination ce que
+la médisance est à la calomnie. L'illusion s'appuie sur la réalité;
+l'hallucination invente de toutes pièces: elle ne dit pas un mot de
+vrai.»
+
+J'ai des illusions «extérieures»: le bruit du vent est la voix de
+Christine; les nuages sont des fantômes; les arbres, des spectres; mon
+chien, un montagnard, se transforme en bœuf, en lion, en éléphant; puis,
+le chien disparu, l'hallucination me montre là-bas un hibou aux ailes
+larges de quinze mètres. Je n'ignore point que jamais hibou n'atteignit
+cette envergure, et cependant, je regarde l'animal et je l'entends
+hurler...
+
+Suis-je donc plus fou que ces mille personnes réunies en un bal
+parisien, le soir de l'exécution du maréchal Ney? Un monsieur est là; il
+se nomme Maréchal _aîné;_ le domestique annonce: «Le maréchal Ney!»
+Alors, toute l'assemblée tressaille, et Daniel Tuke rapporte ces mots du
+Dr Wigan, l'un des invités: «_Malgré nous,_ la ressemblance de ce
+monsieur avec le Prince demeurait parfaite!»
+
+Influence de l'imagination sur les sensations ou folie, quelle est la
+limite? Où est la vérité?
+
+_Le 1er janvier 1891._
+
+Je subis un trouble de l'accommodation, et la diplopie est à un très
+haut degré. Lorsque je place un verre rouge devant l'un de mes yeux, la
+diplopie semble varier en sa nature et son intensité.
+
+A quoi attribuer ce phénomène? A-t-il pour cause mon état de faiblesse?
+Est-il une des résultantes forcées de l'abstinence morphinique?
+
+J'éprouve une vive douleur dans tout le système amoureux; mais si j'en
+crois les pathologistes, c'est le signe précurseur du réveil!
+
+_Le 3 janvier._
+
+Mon estomac est frappé d'une paralysie intermittente. En arriverai-je à
+ne plus pouvoir digérer? Claude Bernard a vu la sécrétion de la glande
+sous-maxillaire s'arrêter chez un chien morphinisé.
+
+_Le 4 janvier._
+
+A propos de chiens, essayons des expériences _in anima vili_... des
+animaux. Jouons au petit Pasteur, au petit Levinstein.
+
+_Le 21 janvier._
+
+EXPÉRIENCES: 1° J'ai injecté trois fois par jour sous la peau d'un
+pigeon 5 centigrammes de morphine pendant dix jours--et le dixième jour,
+il est mort, quatorze minutes après la dernière injection.
+
+2° J'ai fait pendant sept jours, à ma chienne Myrrha, une injection de
+20 centigrammes de morphine par jour; le troisième jour, elle a
+frissonné, et le septième, elle est morte.
+
+3° Je prends un gros lapin; je lui fais une injection de 45
+centigrammes, et, juste en quarante-cinq minutes, il roule des yeux
+fous--et il expire...
+
+_Le 22 janvier._
+
+Dans mon _état passionné_, il m'arrive de me croire condamné à mort, et
+je souffre autant que Celui de la Grande-Roquette qui voit venir l'heure
+de la guillotine.
+
+Ma souffrance n'est pas imaginaire, et je me compare à un métal ballotté
+entre le pôle «positif et véritable» de la douleur et le pôle «négatif
+et faux» de la cause.
+
+_Le 23 janvier._
+
+Toute la journée, j'ai rôdé près de l'hôtel Montreu... L'idée de Blanche
+est une torture. Je revois la marquise, telle qu'elle m'apparut, le soir
+du bal, chez le Dr Aubertot, dans le jardin d'hiver... Elle se baissait,
+relevait ses jupes brodées... Ah! le bas de soie gris-perle!... Ah! la
+jarretière aux boucles diamantées!...
+
+_Le 24 janvier_.
+
+La faim de morphine me tenaille... Il y a en moi quelque chose qui
+parfois me cloue sur place et me déchire, comme si de longues pointes
+rougies surgissaient de mon corps et tourbillonnaient, au-dessus de mes
+yeux, en gerbes d'éclairs.
+
+_Le 25 janvier_.
+
+Blanche m'a trompé, en affirmant qu'elle était enceinte, et je souffre
+de ce mensonge.
+
+Pour m'étourdir, pour oublier, j'ai joué trois nuits entières à
+l'_Épatant_, aux _Deux-Mondes_, et même dans les tripots... J'ai pris de
+nombreuses culottes, un total de quatre cent mille... Je souhaite ma
+ruine...
+
+_Le 26 janvier_.
+
+Cette nuit, à un bal, j'errais seul et lamentable, avec un faux nez; et
+des pierrots, des arlequins, des almées, des colombines et des
+polichinelles passaient et disaient: «Le drôle de type!... Il a des yeux
+de voleur!...» On surveillait mes doigts...
+
+_Le 27 janvier_.
+
+Gueuse de morphine! J'admets que Blanche soit là vivante et amoureuse.
+Aurais-je la force de lui témoigner mon amour? Non, je suis vidé,
+nettoyé, f...u!... Demandez à Christine.
+
+_Le 28 janvier_.
+
+Une voiture aux stores baissés m'a promené deux heures sur la route de
+Versailles. J'avais une fille magnifique, experte... Pas de résultat!
+
+_Onze heures, la nuit_.
+
+Une autre voiture m'a conduit du Helder à une maison de prostitution--et
+là, rien encore!
+
+_Le 2 février_.
+
+Combien de temps faut-il s'abstenir pour ressusciter? Trois ou quatre
+mois, disent les auteurs... Je ne pourrai pas...
+
+_Le 3 février_.
+
+Si!
+
+_Le 4 février_.
+
+Je viens de remplir une Pravaz, j'hésite...
+
+_Ce même jour, trois heures_.
+
+Fayolle, Darcy et Arnould-Castellier me supplient de leur ouvrir ma
+porte; le major Lapouge se joint à eux. Je refuse. Le colonel du 15e, un
+chef intelligent et doux, m'a envoyé un mot des plus aimables. Je ne
+recevrai personne; je n'écrirai à personne!... Ah! que la vie est
+banale!
+
+_Le 7 février_.
+
+Je hais les physiologistes qui ramènent l'amour à un jeu d'étamines et
+de pistils, et la pensée à un simple mouvement de molécules... Je trouve
+ridicules les amours platoniques... Or donc, réveillons-nous!...
+Cantharides ou sulfure de carbone, lequel des deux?... Tous deux!
+
+_Le 8 février_.
+
+Bravo!... Une belle nuictée chez la danseuse Weg!... O Blanche! O ma
+chérie! O mon trésor!
+
+_Le 9 février_.
+
+«Raymond, où vas-tu?» m'a demandé Christine. Et j'ai répondu: «Vers
+elle!»
+
+Boulevard Malesherbes, le concierge affirme que ses maîtres sont à Nice.
+Je partirai ce soir.
+
+_Minuit_.
+
+Mme de Montreu est à Paris, et c'est sur l'ordre du maître que le
+concierge ose me chasser, comme un larbin!
+
+_Le 10 février_.
+
+Olivier, je te tuerai!
+
+_Le 11 février_.
+
+Mais, à quoi bon souffrir toutes les horreurs de l'abstinence, puisque
+ma guérison ne sera pas bénie par les amours de l'adorée? Je m'injecte
+un gramme de morphine.
+
+_Le 12 février_.
+
+Un gramme et demi.
+
+_Le 14 février_.
+
+Deux grammes.
+
+_Le 15 février_.
+
+Deux grammes et demi... Je laisse l'aiguille fixée au mamelon droit...
+
+_Le 16 février_.
+
+Tout est rouge et jaune; tout est sang et or--les couleurs de
+l'Espagne... Depuis une heure, je n'ai pas cessé de rire...
+
+_Le 17 février_.
+
+Je vis dans une atmosphère de lumière et de feu... J'absorbe des
+cantharides et du sulfure de carbone... Oh! le singulier duel!... Qui
+sera vainqueur, des aphrodisiaques ou de l'empêcheuse d'aimer?
+
+_Le 18 février_.
+
+Fiasco avec Christine; fiasco avec Weg; fiasco avec douze
+horizontales... La morphine triomphe, et l'assassin Hornuch est le roi
+du monde!
+
+_Le 19 février_.
+
+Je voulais continuer les expériences sur mes chevaux. Je m'arrête. La
+mort du pigeon et la mort du lapin m'ont laissé insensible; l'agonie de
+ma chienne m'a été douloureuse; la mort de mes chevaux me serait bien
+dure.
+
+J'explique mes idées diverses: J'aimais ma chienne et j'aime mes
+chevaux; je ne connaissais guère le lapin et le pigeon. Mais, pourquoi
+des hommes vivant en dehors des troubles morphiniques, pourquoi ces
+hommes s'indignent-ils de voir frapper un cheval ou immoler un taureau,
+alors qu'ils tuent un lièvre, un chevreuil, un sanglier, un loup,
+blessent une perdrix, égorgent des volailles et des moutons, assomment
+des bœufs? Tous les animaux, tous les insectes, tous les êtres
+organisés, ont des sensations de joie et de douleur. Pourquoi une mouche
+n'est-elle pas sacrée?... Pourquoi?
+
+_Le 20 février_.
+
+Au diable, la science! Au diable! la philosophie, et vive la haute noce!
+
+_Le 21 février_.
+
+Rentré vanné.--Au tableau, huit dames, et huit fiascos. C'est à en
+devenir chèvre!
+
+_Le 22 février_.
+
+Je rougis d'avoir tué ma chienne, le lapin et le pigeon. Ces expériences
+ne servent à rien, puisque je demeure incapable de pratiquer une
+autopsie et d'étudier une intoxication animale ou humaine.
+
+_Le 23 février_.
+
+L'autopsie? Tiens, une idée!
+
+Et ayant abandonné les cantharides et le sulfure de carbone, et ayant
+retrouvé son énergie intellectuelle, grâce à la morphine,--Pontaillac
+termina son journal par une lettre, un pli scellé à ses armes.
+
+«POUR ÊTRE OUVERT LE JOUR DE MA MORT.
+
+_A Messieurs les professeurs Étienne Aubertot et Émile Pascal_,
+
+Membres de l'Académie de médecine.
+
+Messieurs,
+
+La Faculté dont vous êtes deux illustres maîtres, est obligée par ses
+travaux de rechercher des cadavres humains--et l'on voit, à chaque
+exécution, ce spectacle bizarre d'un aumônier de la Grande-Roquette qui
+vous dispute, au nom du supplicié, le double lot d'une tête, d'un tronc
+et des membres.
+
+Ainsi, l'aumônier prive la science et il diminue son apostolat.
+
+Généralement, Messieurs, vous opérez sur des dépouilles d'hôpital, et
+quelquefois sur des noyés ou sur des victimes du revolver et des
+nombreux modes d'exil terrestre. Mais il est assez rare, je crois, qu'un
+vivant vous fasse hommage de son cadavre: veuillez accepter le mien en
+souvenir de notre amitié, de votre haute bienveillance.
+
+Je désire que l'autopsie ait lieu dans le grand amphithéâtre, en
+présence de vos collègues, du major Lapouge et de tous les autres
+docteurs militaires ou civils, internes et étudiants, que vous jugerez
+utiles à ce labeur suprême.
+
+Messieurs, puissent vos études éclairer les adeptes de la morphine!
+Puissent mon exemple et vos leçons détruire à jamais cette source
+d'horreurs--ce fléau pire que les batailles!
+
+Votre admirateur et ami,
+
+Comte Raymond DE PONTAILLAC, capitaine au 15° cuirassiers.
+
+Fait à Paris, le 23 février 1891.»
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Les pharmaciens ne voulaient plus livrer de morphine, sans ordonnance, à
+la matrone de la rue des Trois-Frères, et comme Mme Xavier et Angèle
+ignoraient la pharmacie Hornuch, Mme de Montreu--en privation de
+l'élément vital--traversa de nouvelles crises.
+
+Elle hurlait, tempêtait, descendait de son lit, se roulait sur les tapis
+de la chambre, se soulevait, marchait, courait, faisait voler en éclats
+les verres, les bols, les assiettes, les vases, les pendules, les
+glaces--et trois servantes vigoureuses avaient du mal à l'empêcher de se
+briser la tête contre les murailles.
+
+Des oppressions, des battements de cœur l'agitaient, la bouleversaient;
+des sensations de brûlure dans le pharynx lui arrachaient des sanglots
+et des larmes, et les douleurs du bas-ventre, devenues excessives,
+prenaient le caractère de douleurs utérines.
+
+Blanche était bien pâle, mais jolie et désirable encore avec son visage
+irrité, ses mignonnes dents grinçantes, ses paupières bistrées, ses yeux
+étincelants et la voluptueuse flambée de ses cheveux roux. Quand elle se
+traînait, presque nue, mordant les dentelles de sa chemise ou les
+pompons des sièges, il s'exhalait d'elle, et malgré la fatigue, une
+luxure; quand elle s'arrêtait, accroupie, tirant un peu sa langue rose
+et avide, comme font les toutous, on eût dit que de ses bras nerveux
+elle enserrait un homme, l'abattait, le possédait, dans la
+toute-puissance d'une ardeur de bacchante.
+
+A peine endormie, elle se réveillait avec de la dyspnée qui allait
+jusqu'à de l'étouffement; elle sentait ses membres se déchirer, la peau
+craquer, le sang ruisseler, son ventre s'élargir, et--phénomène produit
+par la morphine et non par les manœuvres abortives--elle vivait une
+horrible hallucination: elle croyait enfanter toujours, toujours,
+toujours.
+
+Insensible au martyr de sa dame, la femme de chambre roucoulait:
+
+--On oublie sa petite Angèle?
+
+Bientôt la servante ne se gêna plus, et un matin, elle dit:
+
+--Il faut que madame la marquise _éclaire_! La Xavier me tracasse, et
+j'ai besoin d'argent; j'ai besoin de la grosse galette... Je me marie...
+Cinquante mille, madame, où je vous dénonce au procureur de la
+République?
+
+--Je n'ai pas la somme, répondit la marquise: je la demanderai ce soir à
+ma mère ou à M. de Montreu, sous le prétexte d'une œuvre charitable.
+
+--Demandez-la tout de suite; vous êtes très exaltée, et vous pouvez...
+
+--... Mourir?
+
+--Ma foi!
+
+--Que Dieu t'entende!
+
+--L'argent?... L'argent, s'il vous plaît?
+
+--Je vendrai mes bijoux, et je te ferai une belle dot, mais à une
+condition...
+
+--Voyons ça?
+
+--Tu iras chez M. de Pontaillac.
+
+--Vous m'ennuyez! Je puis me compromettre dans vos sales histoires!
+
+--Je voudrais... Je veux de la morphine.
+
+--Il n'y en a plus.
+
+--M. de Pontaillac en a, j'en suis sûre!
+
+Après avoir touché l'argent des bijoux, la servante remit au capitaine
+ce billet mouillé de larmes et imprégné d'un parfum luxurieux:
+
+«Je vous aimais, je vous adorais: vous me laissez souffrir; vous me
+laissez mourir... O Raymond, aie pitié du triste état où l'on m'a
+réduite! Aie pitié de ta malheureuse, bien malheureuse!... Donne-lui la
+liqueur divine... Elle t'aimera, elle t'adorera, elle t'aime, elle
+t'adore!...
+
+BLANCHE.»
+
+Il n'y eut pas de réponse.
+
+ * * * * *
+
+Un dimanche, Mme de La Croze, qui sortait de Saint-Augustin, où elle
+avait entendu la messe avec sa fille, demeura épouvantée de ne plus voir
+Blanche auprès d'elle. Vainement, elle interrogea le cocher et le valet
+de pied de l'hôtel, et, rentrant à l'église, explora le temple presque
+désert, les confessionnaux, la sacristie.
+
+Des abbés, des religieuses aidèrent la pauvre dame en ses recherches
+bien inutiles, car déjà une voiture emportait Mme de Montreu vers
+l'hôtel de la rue Boissy-d'Anglas.
+
+--Monsieur de Pontaillac? gémit la visiteuse.
+
+--Monsieur est à table, répondit l'ordonnance Clément.
+
+--Seul?
+
+--Non, madame.
+
+--Annoncez la marquise de Montreu.
+
+La Stradowska déjeunait chez Raymond. Le capitaine se leva; elle le
+suivit au salon, et devant la rivale, elle ne se contint plus:
+
+--Vous êtes une fille!
+
+--Et toi, une insolente! hurla Pontaillac. Je te chasse!
+
+Christine allait souffleter la marquise; mais en les voyant, lui si
+troublé, elle si affolée, l'un et l'autre si horriblement perdus, la
+jeune femme s'éloigna de la maison du malheur.
+
+Blanche et Raymond échangèrent un baiser d'amour.
+
+--De la morphine, ami? Je deviens folle!... De la morphine?
+
+--Non.
+
+--Par pitié?
+
+--Non! non!
+
+--Une piqûre?
+
+--Jamais!... Regarde: le poison me dévore!...
+
+Mme de Montreu ne l'écoutait pas: les cheveux en désordre, les yeux
+fous, elle se cramponnait à l'homme, entrait ses doigts dans la poche de
+la vareuse, du gilet, du pantalon. Insouciante de toute pudeur, elle se
+faufilait partout, énervant l'amoureux, l'émoustillant d'une luxure de
+courtisane:
+
+--Ah! voici une Pravaz!
+
+Il lui arracha l'aiguille d'or, l'écrasa, et bientôt vaincu par les
+larmes de la maîtresse, par les soupirs menteurs, il dut trouver une
+autre aiguille et préparer lui-même la solution.
+
+Allongée sur un divan, dégrafée, comme offerte aux joies de la chair,
+Blanche murmurait:
+
+--Pique-moi?... Pique-moi?... Pique-moi?...
+
+Raymond obéit. Elle lui souriait voluptueusement:
+
+--Je me réveille!... Oh! c'est bon!... Encore?... Encore?...
+Grise-moi... Encore?... Encore?... Je t'aime!... Je t'aime!... C'est le
+Paradis!... O mon sauveur, je t'aime!
+
+ * * * * *
+
+Où fuir? Où se cacher?
+
+Mme de Montreu n'aurait pu supporter les fatigues d'un grand voyage;
+mais le capitaine avait une villa, à Fontainebleau, et le soir même, les
+amants s'y rendirent.
+
+Depuis trois jours, ils menaient une véritable existence de possédés,
+fuyant le soleil, tous deux hâves et flétris, tous deux vieux, lui à
+trente et un ans, elle à vingt-quatre!
+
+En cette villa située sur les bords de la Seine, ils vivaient dans une
+chambre qu'éclairaient, la nuit et le jour, des bougies--une chambre de
+deuil, une chambre de mort,--et toutes les démarches de M. de Montreu,
+pour retrouver sa femme, étaient infructueuses.
+
+Grâce à Hornuch, le pharmacien de la rue de Gomorrhe, ils s'infiltraient
+le poison à hautes doses, bien décidés à mourir ensemble. Leur
+corps--les bras, la poitrine, le ventre, les jambes--toute la peau
+disparaissait sous des arabesques étranges, rouges comme des rubis,
+jaunes comme des topazes--et, nus, ils s'admiraient, illuminés de
+surnaturelles visions, et ils s'aimaient, se glorifiant de ne pas être
+semblables aux humains.
+
+L'ordonnance qui les servait, Clément, seul domestique là-bas, n'osait
+plus les regarder, tant leurs yeux s'animaient de flammes bizarres, tant
+leurs lèvres balbutiaient de folies et de menaces.
+
+Un matin, le capitaine donna l'ordre à son serviteur de ramener de Paris
+un de ses chevaux et de lui apporter une de ses grandes tenues
+d'officier. Le soir, il dit au valet:
+
+--Tu me réveilleras à cinq heures, pour la revue.
+
+--Quelle revue, mon capitaine?
+
+--La revue de demain, imbécile!
+
+ * * * * *
+
+La nuit.--Trois heures.
+
+Dans le salon, les amants s'embrassaient, lorsque Pontaillac, désolé de
+son impuissance absolue, vociféra:
+
+--Si je suis mort pour l'amour, je ne suis pas mort pour la Patrie!
+
+Alors, sur la prière de l'homme, Blanche se mit au piano, et le
+capitaine entonna l'hymne des batailles:
+
+_Voyez là-bas comme un éclair d'acier,
+Ces régiments passer dans la fumée!
+Ils vont mourir--et pour sauver l'armée,
+Donner le sang du dernier cuirassier_!
+
+Ivre de morphine, l'œil en feu, il sabrait des mains à droite et à
+gauche, et prise de peur, la dame s'éloignait.
+
+--Qui vive? gronda-t-il en la saisissant à la chevelure. Qui vive?...
+Nom de Dieu qui vive?
+
+--Raymond... J'ai tué notre... petit... Pardonne-moi? suppliait Blanche.
+
+--Qui vive?
+
+Il la secouait effroyablement:
+
+--Qui vive? Qui vive? Qui vive?
+
+Tout à coup il s'arrêta pour recevoir entre ses bras sa maîtresse
+expirante et la coucher sur le tapis.
+
+--Je l'ai tuée... Oh!... oh!...
+
+Raymond voulut crier, les mots s'étranglèrent dans sa gorge; il voulut
+sonner; ses doigts rigides ne purent se mouvoir.
+
+A genoux, il invoquait la morte.--Il chancela et dormit.
+
+Éveillé, il pleura d'horreur, et s'élançant vers la chambre voisine, il
+se dit: «Je rêve!»
+
+Devant la porte du salon qu'il refermait, l'image de Blanche et toutes
+les funèbres réalités s'évanouirent. Et de même qu'au milieu des songes,
+nous déchirons certains voiles, à la lueur plus éclatante d'autres
+mystères--ainsi le morphinomane subissait de nouvelles hallucinations.
+
+ * * * * *
+
+Cinq heures.
+
+L'ordonnance entra:
+
+--Mon capitaine, la bête est sellée.
+
+--Bien... Je vais m'habiller... Aide-moi.
+
+ * * * * *
+
+Six heures.
+
+M. de Pontaillac, en grande tenue, monta à cheval. Il galopait sur la
+route. Une poussière se souleva; des clairons retentirent, et
+l'officier, en saluant du sabre un régiment de chasseurs, eut le tableau
+de la guerre, des canons, de la mitraille, des étendards éployés au vent
+de la victoire. A la tête des troupes, il cria:
+
+--En avant, et vive la France!
+
+Au commandement de: «Halte!» officiers, sous-officiers et cavaliers,
+immobiles, regardèrent un cheval furieux emporter une ombre d'homme: la
+tête amincie valsait sous le casque blanc et or à la noire crinière; la
+poitrine flottait sous la cuirasse de blanc métal; les jambes pendaient,
+bottées et extraordinairement maigres et molles, et Pontaillac, avec son
+visage anguleux, son long nez, ses yeux caves, ses moustaches effilées,
+son armure cliquetante,--lui si brave, autrefois si robuste, si beau, si
+intelligent--Pontaillac avait l'air d'un Don Quichotte sinistre et
+moderne.
+
+On accourait. Il tomba, dans la rougeur de l'aube printanière; il tomba
+épuisé et non pas vaincu; il tomba mort, le sabre au poing, en râlant un
+appel à la charge glorieuse:
+
+--Là-bas... comme un éclair d'acier!
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Morphine, by Jean-Louis Dubut de Laforest
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MORPHINE ***
+
+***** This file should be named 17688-0.txt or 17688-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/1/7/6/8/17688/
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+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+works. See paragraph 1.E below.
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+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
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+ License. You must require such a user to return or
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+++ b/17688-8.txt
@@ -0,0 +1,6100 @@
+The Project Gutenberg EBook of Morphine, by Jean-Louis Dubut de Laforest
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Morphine
+
+Author: Jean-Louis Dubut de Laforest
+
+Release Date: February 6, 2006 [EBook #17688]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MORPHINE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+DUBUT DE LAFOREST
+
+
+MORPHINE
+
+
+
+PARIS
+E. DENTU, ÉDITEUR
+
+1891
+
+
+AU PROFESSEUR CESARE LOMBROSO,
+
+_A l'illustre auteur de _l'Uomo delinquente_ et de _Genio e Follia_.
+
+Au maître qui m'a donné la plus grande fortune que puisse souhaiter un
+écrivain, en commentant mes livres dans ses admirables leçons sur
+l'anthropologie criminelle,
+
+Je dédie ce roman._
+
+DUBUT DE LAFOREST.
+
+
+
+
+I
+
+
+Une nuit de novembre 1889.--Au café de la Paix, dans l'une des petites
+salles chaudes et moelleuses dont les portes ouvrent sur la place de
+l'Opéra, la pendule marquait onze heures, lorsque Jean de Fayolle posa
+le dé de la victoire, en disant: «Domino!»
+
+Fayolle, capitaine du 15e cuirassiers, un jeune et vert gaillard,
+moustachu de roux, occupait un coin de la banquette de rouge velours, et
+à sa droite et devant lui se tenaient ses deux adversaires: le major
+Edgard Lapouge, grand blondin, aux blondeurs flavescentes, avec de gros
+yeux bleus très expressifs, derrière un binocle
+d'or;--Arnould-Castellier, directeur de la _Revue militaire_, une
+ancienne et honorable culotte de peau, vieille tête blanchie dans les
+grades inférieurs, toujours à l'ordonnance, et malgré la bedaine et les
+joues rubicondes, essayant de lutter contre l'empâtement civil et se
+donnant des allures d'activité par ses gestes brusques, sa voix
+impérative, ses rudes moustaches neigeuses et coupées en brosse.
+
+--Et Pontaillac, viendra-t-il, oui ou non? demanda le major.
+
+--Il viendra, répondit Fayolle.
+
+--Jamais!... Pas de Pontaillac! intervint de la table voisine, le
+lieutenant Léon Darcy, brun et gentil cuirassier, également du 15e qui
+humait un sherry-gobler, en écoutant les histoires drôles de deux
+horizontales assises à ses côtés.
+
+--Qu'en savez-vous, Darcy? fit le capitaine.
+
+--Pontaillac est à l'Opéra, et il ne s'ennuie pas, dans une loge
+d'entre-colonnes, avec une charmante femme.
+
+--La marquise de Montreu? interrogea Arnould-Castellier.
+
+--Précisément.
+
+Le capitaine de Fayolle alluma un cigare:
+
+--Vous êtes fou, Darcy! Notre brave Pontaillac n'a d'yeux et d'oreilles
+que pour la Stradowska, et il a bien raison: la grande artiste russe est
+un morceau de rois, je veux dire de capitaines de cuirassiers.
+
+--Pontaillac est de taille à mener deux amours! insista le lieutenant.
+
+--Trois! gronda le major Lapouge.
+
+--Comment, trois?
+
+--Vous oubliez, messieurs, la plus chère de ses maîtresses, la plus
+perfide et la plus dangereuse.
+
+--C'est?
+
+--La morphine.
+
+A ce mot de «morphine», les deux femmes qui amusaient Léon Darcy
+s'approchèrent curieusement des joueurs, mais le major ne voulut donner
+aucune explication.
+
+Bientôt, la bataille recommença, et on n'entendit plus que des voix
+grêles et potinières, avec le refrain des joueurs et le cliquetis des
+dominos, sur la table de marbre.
+
+--A vous, la pose.
+
+--J'ai le patard.
+
+--Du quatre.
+
+--Et du re-quatre.
+
+Entre les deux horizontales de haute marque, Léon Darcy luttait de
+propos galants pour la joie de la brune Thérèse de Roselmont et de la
+blonde Luce Molday, très gentilles et capiteuses, la première en rouge,
+la seconde en bleu, toutes deux étincelantes de diamants.
+
+Le jeune officier et les dames parlèrent de la Stradowska dont tous les
+journaux affirmaient le succès de femme et d'artiste. Elle arrivait de
+Pétersbourg, son pays: là-bas, elle venait d'ensorceler boïards et
+princes, de ruiner un des grands-ducs, et elle possédait des trésors
+inestimables, en son hôtel de la Villa Saïd: telle était la légende
+parisienne.
+
+--Et le capitaine de Pontaillac est l'amant de cette femme? minauda
+Thérèse à l'oreille de Léon.
+
+--Mais oui!
+
+--Il est donc bien riche? dit Luce.
+
+--Assez... Deux cent mille livres de rentes.
+
+--Joli garçon?
+
+--Regarde, chère, conclut Darcy, en désignant l'homme qui entrait.
+
+--Ah! voilà Pontaillac! s'écrièrent Fayolle et Arnould-Castellier.
+
+Et tandis que le comte Raymond de Pontaillac serrait les mains des amis,
+les deux horizontales le regardèrent, prises d'une sensation inédite qui
+les secouait de leur torpeur de commerçantes blasées, les piquait d'un
+désir luxurieux, les jetait hors d'elles-mêmes.
+
+Il avait trente ans; il était de haute taille, avec de larges épaules,
+une poitrine solide, un visage bronzé, des cheveux bruns et courts, de
+noires et voluptueuses moustaches, un nez évoquant le souvenir des
+Valois, des lèvres de chair rose, de jolies dents et des extrémités fort
+délicates pour une académie si robuste: sous des sourcils épais, ses
+grands yeux châtains, frangés de longs cils, brillaient tantôt de doux
+éclats et tantôt ils s'immobilisaient en ce rayon ardent et fixe, en
+cette presque surnaturelle lumière que l'on observe chez les hypnotisés.
+Par la pelisse entrebâillée, par la riche fourrure, l'habit, le gilet à
+coeur et le pantalon noir révélaient des formes d'athlète, et le blanc
+plastron de la chemise--la fine cuirasse mondaine--faisait songer les
+dames guerrières à l'autre cuirasse de métal aux éblouissantes
+blancheurs.
+
+Tout en lui disait la peau et l'âme d'un mâle, et cependant la
+musculature merveilleuse s'agitait et tremblait, sous un tic nerveux
+imperceptible, non point comme un jeune rameau, à l'effort de la sève,
+mais comme un arbre jadis bien planté, bien fleuri, et que dévorent les
+vers, en son printemps.
+
+Assis près du camarade Fayolle, Raymond de Pontaillac demeurait grave,
+indifférent au jeu de dominos et à toutes les propositions de joyeusetés
+nocturnes.
+
+--Voulez-vous un tour à quatre? lui dit le major; je gagne tout ce que
+je veux.
+
+--Qu'est-ce que cela me fait? Si vous croyez que je m'intéresse à votre
+sacrée partie!...
+
+Un garçon s'approcha, demandant ce qu'il fallait servir.
+
+--Rien!... Ah! si... un verre d'eau!... Je meurs de soif!
+
+Quand le capitaine de Pontaillac eut avalé un verre d'eau frappée, il
+s'absorba dans la lecture du _Soir_, et les deux horizontales ne purent
+s'empêcher de dire au lieutenant:
+
+--Il n'est pas drôle, ton ami.
+
+--Ma foi, non!
+
+La partie terminée, Jean de Fayolle voulut amuser Pontaillac. Il
+indiquait dans la salle voisine et derrière une glace dépolie le vieux
+monsieur, bien connu des officiers, et en train, selon son habitude, de
+mettre au jour l'_Annuaire militaire_.
+
+--Quelle patience, hein?
+
+--J'ai envie de l'étrangler!
+
+--Oh! Raymond?...
+
+--Une vilaine histoire que nous bâtirions là! fit Thérèse, en riant. Mon
+capitaine, vous le croqueriez d'un seul morceau, ce brave homme!
+
+--Et vous auriez tort, Pontaillac, déclara Arnould-Castellier. Le
+correcteur est un de nos meilleurs amis.
+
+--Que voulez-vous? Je souffre et j'ai des humeurs noires que je ne puis
+vaincre et dont j'ignore la cause.
+
+--Je la connais, moi, affirma le major qui érigeait des dominos en tour
+Eiffel.
+
+--Des bêtises!... La morphine, n'est-ce pas?
+
+--Eh bien, oui, la morphine!... Vous vous tuez, Pontaillac!
+
+--Me tuer? Allons donc! Dès que ça me fera mal, je cesserai.
+
+--Il sera trop tard; vous ne pourrez plus enrayer!
+
+--C'est possible, car ce qui fait souffrir, ce n'est pas de prendre,
+mais de ne pas prendre de la morphine.
+
+--Vous voyez bien!
+
+Jean de Fayolle commanda une marquise au champagne, et malgré les
+invitations des camarades et les sourires de Thérèse et de Luce, Raymond
+se mit à sabler des verres d'eau.
+
+Brusquement, la tour d'ébène et d'ivoire du major Lapouge s'effondra, et
+les dés roulèrent avec fracas sur le marbre.
+
+--Vous êtes stupide! cria Pontaillac.
+
+--Merci, capitaine... Fort aimable, en vérité!
+
+--Pardon, major, pardon, mon ami, je suis tellement énervé que le
+moindre bruit m'exaspère.
+
+--Ah! cette gueuse de morphine! C'est elle qui vous bouleverse!...
+Pontaillac, vous arriverez à être très malade!
+
+--Vous vous trompez, major. J'ai besoin de ma piqûre, voilà tout.
+
+--Prends un verre de champagne, cela vaudra mieux, dit Fayolle.
+
+--Mais oui! mais oui! continuèrent les autres.
+
+--A nos amours, capitaine! soupira Thérèse.
+
+D'un geste, Raymond éloigna la main de Luce qui lui tendait une coupe
+mousseuse, et il parut s'intéresser à une réussite du directeur de la
+_Revue militaire_.
+
+Thérèse avait pris machinalement des journaux illustrés et contemplait
+un portrait de Christine Stradowska, la diva illustre, la belle
+maîtresse de Pontaillac. Celui-ci, fatigué de lutter contre une
+obsession, s'était baissé, et ayant relevé son pantalon et un caleçon de
+soie, venait de se faire à la jambe une piqûre de morphine.
+
+Comme il se dressait, Luce Molday vit un objet briller dans sa main, et
+elle s'en empara, très rieuse.
+
+--Eh! la jolie seringuette!
+
+--Donnez-moi ça?
+
+--Non! non!
+
+Et elle passa au docteur la petite seringue de Pravaz à laquelle
+l'aiguille perforée adhérait encore.
+
+--Je ne vous la rendrai pas, capitaine! Je vais l'écraser sous mon
+talon! vociféra Lapouge, debout.
+
+--Ne vous gênez pas, major; la piqûre est faite. Il y a une autre Pravaz
+dans ma poche et j'en ai quatorze à la maison.
+
+Alors, Lapouge observa Pontaillac. Il lui semblait métamorphosé, car si
+pour les autres regards, le capitaine avait conservé, sous les dehors
+d'un chagrin amoureux, les apparences d'une verdeur
+extraordinaire,--seul, l'oeil du major venait de noter les tremblements
+furtifs du morphinomane. En même temps que les yeux perdaient leur
+inquiétante fixité, la voix tout à l'heure très rauque, sonnait en des
+vibrations de pur cristal; le geste, tout à l'heure incertain, comme
+incertaine la démarche, le geste retrouvait sa mesure, sa force, son
+charme.
+
+--Merveilleux! balbutia le major qui n'osait plus détruire la Pravaz.
+
+Raymond fit les honneurs d'une nouvelle marquise au champagne; il but en
+vrai gentilhomme. Puis, sur la prière de Thérèse de Roselmont, il dit
+comment il était devenu morphinomane.
+
+Lors des guerres du Tonkin, nos chirurgiens calmaient les douleurs des
+blessés avec des piqûres de morphine, ainsi que jadis les docteurs
+allemands à Sadowa et à Gravelotte.
+
+Un des camarades de Pontaillac, un officier d'artillerie, horriblement
+mutilé, avait été soulagé par la Pravaz, et quand Pontaillac, blessé en
+duel, reçut la visite de l'officier d'artillerie, celui-ci lui vanta la
+méthode stupéfiante, les injections hypodermiques de Wood, médecin
+anglais: Raymond en usa; il s'en trouva bien, et maintenant il employait
+la morphine contre toute sensation anormale.
+
+--Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, je ne buvais plus: Une
+piqûre! Je mange, dors et bois. J'étais triste; je suis joyeux!
+
+--Et... l'amour? interrogea timidement Luce Molday.
+
+--Oh! ma chère, l'amour, en cela comme pour le reste, on a calomnié la
+morphine!
+
+Il expliqua la manière de se servir de la morphine, tira de sa poche un
+petit écrin où sur un lit de velours noir dormait la Pravaz, une soeur de
+l'amie confisquée par le major Lapouge: à côté d'elle, parallèlement,
+scintillaient deux aiguilles d'acier percées dans leur longueur, et au
+fond de la boîte s'enroulait un peloton de fil d'argent aussi ténu qu'un
+cheveu; ensuite, il montra le petit flacon gardien de l'incomparable
+trésor.
+
+Lucy demanda:
+
+--L'aiguille doit faire bien du mal?
+
+--Non, répondit le capitaine.
+
+Et comme il se trouvait seul avec ses amis et que dans les autres salles
+les garçons rangeaient sur des tables de marbre, en un amoncellement de
+bois noir et de rouge velours, les chaises désertées, Pontaillac obéit à
+cette belle ardeur d'apologiste qui caractérise tous les morphinomanes:
+
+--Vous allez voir!
+
+Le jeune homme mit à nu son bras d'hercule, çà et là marqué d'arabesques
+bizarres, et d'un coup sec, il enfonça l'aiguille en pleine chair. Elle
+glissa dans les tissus; elle fut retirée sans qu'il s'échappât une
+goutte de sang et que le visage du capitaine manifestât la moindre
+inquiétude.
+
+Cette expérience eut le pouvoir d'arracher des cris d'admiration aux
+deux horizontales.
+
+--Vous le voyez, mesdames, j'opère moi-même, et sans douleur, tel un
+dentiste de la foire!
+
+Il allait remplir la Pravaz.
+
+--Qui en veut?
+
+--Pas pour cent louis! hurla Thérèse.
+
+--Folle, c'est le Paradis!
+
+--Eh bien, puisqu'avant ça ne fait pas de mal et qu'après ça fait tant
+de plaisir, j'essaierai! déclara Luce Molday.
+
+Sur le boulevard des Italiens, on se sépara. Le major Lapouge et
+Arnould-Castellier marchaient à pied vers leur domicile respectif; Jean
+de Fayolle et Léon Darcy insistèrent pour entraîner Raymond dans un
+restaurant de nuit où ils soupaient avec les dames. Mais l'amant de la
+Pravaz héla une voiture de cercle, et donna l'ordre de le conduire chez
+son autre maîtresse, la Stradowska.
+
+ * * * * *
+
+Avait-il tort ou raison, le major Lapouge? Est-ce que vraiment
+Pontaillac, ce mâle superbe, était dominé, violenté, à jamais brisé par
+la morphine? Qui l'emporterait de la belle Stradowska ou de la Pravaz?
+Ni l'une, ni l'autre, peut-être, ou bien une troisième idole, car déjà,
+tout brûlant du souvenir de la marquise Blanche de Montreu--de la grande
+dame qu'il venait de saluer à l'Opéra, de la patricienne désirée--le
+comte de Pontaillac oubliait ses deux autres maîtresses charmées et
+vaincues, pour s'en aller rêver d'une nouvelle et plus difficile
+conquête, en son hôtel, rue Boissy-d'Anglas.
+
+
+
+
+II
+
+
+Depuis quinze mois que Pontaillac était sous l'influence du poison
+mondain, ses idées tenaient à la fois du songe et du réel.
+
+Il se faisait en lui un dédoublement spécial de la personnalité. A
+l'encontre des hystériques de première grandeur chez lesquels les
+phénomènes de condition seconde excluent le libre arbitre, Raymond
+vivait et raisonnait dans les deux états: loin d'abolir le sens
+intellectuel, la morphine le surexcitait, et l'on se trouvait en
+présence d'un homme libre, et non pas devant un fou qui échappe à
+l'historien de moeurs et relève seulement de l'art médical.
+
+Gentilhomme limousin, ancien élève de Saint-Cyr, capitaine breveté de
+l'École de guerre, le comte de Pontaillac aimait son métier. Il avait
+l'estime des chefs et des camarades, et les soldats eux-mêmes, les
+pauvres surtout, appréciaient l'officier brillant et au coeur généreux.
+
+Mais, dans le magnifique hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, comme au
+cercle voisin: _L'Épatant_, comme au quartier de cavalerie, comme chez
+sa maîtresse la Stradowska et chez les Montreu, ses nobles amis du
+boulevard Malesherbes, partout enfin, on pouvait remarquer les brusques
+changements du jouet de la Pravaz, ses multiples états et les symptômes
+d'une intoxication progressive.
+
+Lui ne voyait rien et s'enorgueillissait de vaincre la douleur. De même
+qu'après un duel sans motif grave, il s'était piqué pour endormir une
+blessure légère, ainsi il recourait à la morphine, dès le moindre bobo,
+toujours aiguillonné par le besoin, en dehors de toute souffrance
+caractérisée.
+
+A l'entendre, s'il dormait mal, les insomnies venaient d'un mauvais
+estomac ou d'une irrégularité du coeur. Il se découvrait des lésions
+morbides et justifiait le diagnostic en confondant la torture des
+privations avec des maladies imaginaires, si vite disparues, au
+renouveau de l'enchanteresse.
+
+D'abord, ce furent des sentiments de bien-être et de béatitude, une
+ivresse délicieuse, un Nirvâna boudhique, des extases, tout un horizon
+de voluptés, un réveil de l'esprit, une accélération de la pensée, une
+double vie.
+
+Quand l'habitude amoindrit les effets du poison, le morphinomane eut une
+personnalité, non pas entièrement dédoublée comme celle de quelques
+névropathes, mais diverse et toujours consciente, en pleine identité du
+_moi_, aussi bien dans le rire succédant aux doses multipliées que dans
+les larmes des jours de jeûne. Il n'aliénait pas sa personnalité pour en
+revêtir une autre; il ne subissait aucun _moi_ extérieur, et demeurait
+lui-même, triste ou gai.
+
+Si la valeur d'amour semblait diminuer, en raison directe des doses
+morphiniques, il attribuait ce decrescendo à sa trop longue
+fréquentation de la Stradowska, jurant de reverdir près de la marquise
+de Montreu. Oui, la Pravaz avait toutes les vertus, et on l'accusait
+injustement d'altérer les facultés génitales.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain de la modeste fête, au café de la Paix, Raymond se leva,
+dès huit heures, et en petite tenue, monta à cheval pour se rendre au
+quartier de cavalerie.
+
+Dans le froid vif, il trottait, le képi sur les yeux, les bottes
+éperonnées et luisantes, la tunique moulant sa taille, sous le grand
+manteau de drap bleu foncé, le sabre cliquetant--et le cavalier était
+alerte et joyeux, le long des rues, grâce à l'aiguille ensorceleuse.
+
+Sur le pont de l'Alma, il contempla la Seine, toute noire, au milieu de
+ses rives blanchies de neige, et plus loin les remorqueurs traînant des
+voitures de bois ou de charbon, les bateaux-mouche désertés, les
+mariniers grondant contre le brouillard.
+
+Quai d'Orsay, il vit une armée de balayeuses, presque toutes de vieilles
+femmes dont les jupes suintaient l'horrible détresse, venues là, comme
+en un Sabbat, occupées à chasser de leurs balais de sorcières des tas
+neigeux; et défilèrent ensuite de maigres employés avec des visages de
+pauvres et de longs nez que le froid rougissait et faisait pareils;
+puis, des ouvriers, puis, des voyous, puis, des filles en cheveux
+raccrochant les redingotes matinales de leurs doigts crevés d'engelures;
+puis, des oiseaux ébouriffés à la cime des arbres nus, et piaillant la
+misère.
+
+Tous ces êtres glacés, toutes ces choses mortes, il aurait voulu les
+réchauffer, les ressusciter de sa miséricordieuse tendresse, leur donner
+un peu de joie. Des mendiants le comprirent; ils entourèrent le
+cavalier--et Raymond plus heureux fit sa distribution quotidienne plus
+large.
+
+Un factionnaire lui porta les armes; il salua et passant près du corps
+de garde, se dirigea vers la cour du quartier.
+
+--Le capitaine est dans un de ses bons jours, dit le sous-officier qui
+commandait le poste.
+
+--Ne vous y fiez pas, maréchal des logis, répliqua le brigadier. Avec ce
+sacré Pontaillac, on ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon!
+
+--Moi, je sais le pourquoi, hasarda un simple cuirassier, fils de
+famille, et tête brûlée.
+
+--Il est cocu?
+
+--Non.
+
+--Il se saoûle?
+
+--Non.
+
+Le maréchal des logis et ses hommes, la pipe à la bouche, se groupèrent
+autour du poêle, et le cuirassier instruit leur expliqua les phénomènes
+de la morphine.
+
+On s'écria:
+
+--Il ferait mieux de boire des bocks!
+
+--Et même des champoreaux!
+
+--Et même de la verte!
+
+Après avoir écouté le rapport, le capitaine rejoignit le major Lapouge,
+à la salle de visite.
+
+--Veuillez donc, cher ami, me donner un mot. J'ai besoin d'une solution
+à soixante pour cent?
+
+--Jamais, capitaine!
+
+--J'irai chez un docteur civil.
+
+--Allez-y! Moi, je ne suis pas un assassin!
+
+Et il lui tourna les talons.
+
+ * * * * *
+
+Rentré à son hôtel, Pontaillac fit sa toilette, et il déjeuna de bon
+appétit.
+
+Clément, l'ordonnance qui le servait, un énorme rougeaud de Normandie,
+reçut l'ordre de faire atteler le coupé.
+
+Mais, Raymond jugea qu'il avait encore quelques minutes, et, le cigare
+aux dents, il visita l'hôtel, animé du désir de le meubler à neuf pour
+une heure bénie, celle où la marquise de Montreu daignerait y
+apparaître.
+
+Oh! ce jour-là, il voulait une restauration complète, depuis les sièges
+et les tentures jusqu'aux boiseries, aux glaces et aux litées, et tout
+serait bouleversé, en cette demeure bâtie au siècle dernier par un
+financier amant d'une danseuse de l'Opéra: tout rayonnerait d'une
+virginité nouvelle, les salons, les chambres, le fumoir, la
+bibliothèque, l'office, les remises, les écuries, les jardins--et
+seules, puisqu'elles avaient droit à l'immortalité, vivraient toujours
+jeunes, les admirables peintures de Boucher.
+
+A deux heures, le capitaine montait en voiture, et ordonnait, tremblant
+d'amour:
+
+--A l'hôtel de Montreu!
+
+ * * * * *
+
+Lorsque Pontaillac entra dans la bibliothèque du marquis Olivier,
+celui-ci était debout et pâle devant le foyer qui allumait de ses ors
+les marbres, les bronzes, les cuirs de Cordoue, les reliures précieuses
+et le double blason des Montreu et des La Croze.
+
+--Qu'as-tu donc, Olivier? demanda Raymond, avant même d'avoir serré la
+main du marquis.
+
+--Je suis inquiet; ma femme est souffrante.
+
+--Rien de grave, n'est-ce pas? balbutia le visiteur qu'une angoisse
+envahissait.
+
+--Je l'espère. Aubertot est auprès d'elle; il m'a renvoyé, et j'attends.
+
+Raymond n'osait plus regarder l'ami qu'il voulait trahir, le gracieux
+gentilhomme aux cheveux blonds, à l'oeil doux et rêveur, à la barbe
+mousseuse taillée en pointe, dont la fragile et élégante silhouette
+enveloppée d'une robe de chambre en velours noir très simple contrastait
+si fort avec la puissance du beau soldat.
+
+--Hier encore, à l'Opéra, la marquise était gaie, souriante.
+
+--Oui, mais, ce matin, en déjeunant, Blanche a été prise d'un violent
+mal de tête, et depuis les douleurs sont devenues intolérables.
+
+--Je te laisse, mon ami.
+
+--Non, reste. Le docteur va descendre dans un instant, et je suis bien
+aise de t'avoir auprès de moi.
+
+Une porte s'ouvrit, et le docteur Étienne Aubertot, professeur à la
+Faculté et membre de l'Académie de médecine, parut avec sa bonne figure
+de chanoine entièrement rasée et que surmontait au-dessus d'un front
+très haut, vrai front de penseur et d'artiste, une chevelure grise aux
+boucles soyeuses.
+
+--Eh bien? dit Olivier.
+
+--Eh bien? répéta Pontaillac, malgré lui, sous le visible effort d'une
+inquiétude grandissante.
+
+--La marquise n'est pas en danger, mais elle souffre atrocement d'une
+névralgie susorbitaire que je vais combattre avec de l'antipyrine.
+François est parti en chercher.
+
+--Vous croyez, docteur, que l'antipyrine la guérira?
+
+--Nous aurons au moins un soulagement, mon cher marquis.
+
+--Hâtez-vous, de grâce?... Blanche est martyrisée.
+
+--C'est vrai. La névralgie susorbitaire a sa place au nombre des maux
+humains les plus douloureux; mais dans une demi-heure...
+
+--Et vous la laisserez souffrir une demi-heure encore? C'est impossible!
+
+--Que voulez-vous? J'espère que l'antipyrine agira, et, du reste, il n'y
+a pas de meilleur remède.
+
+--Je vous demande pardon, monsieur le docteur, fit Pontaillac. Il y en a
+un puissant, radical, infaillible.
+
+--Et pourrais-je connaître cette belle panacée?
+
+--La morphine, cher maître, la morphine!
+
+Le professeur Aubertot réfléchit un instant et observa le capitaine de
+son oeil bleu très clair:
+
+--Ma foi, vous avez raison, et je vous remercie de m'y avoir fait
+songer.
+
+Il se tourna vers M. de Montreu:
+
+--Je vais écrire une ordonnance.
+
+--Inutile, docteur, continua Raymond. J'ai là sur moi tout ce qu'il faut
+pour guérir.
+
+Pontaillac tendit au médecin un minuscule flacon et un écrin des plus
+élégants.
+
+--Non, non! Pas ça! pas ça! dit Aubertot: Je n'en connais pas la dose,
+et je veux une solution très faible; mais j'accepte l'instrument. Vous
+êtes notre Providence, mon cher capitaine.
+
+L'officier prit congé de M. de Montreu et du docteur Aubertot, et
+quelques minutes plus tard, le mari et le médecin pénétrèrent dans la
+chambre de la malade.
+
+Sur une haute et vaste litée, en un fouillis de dentelles, la marquise
+Blanche de Montreu, née de La Croze, étreignait nerveusement sa tête de
+ses deux mains aux doigts légers, et le long des épaules un peu maigres
+et des bras nus, les beaux cheveux roux s'épandaient avec des lueurs
+métalliques. On devinait, au travers de la chemise de surah et l'on
+voyait par l'échancrure de la gorge, une peau rosée d'un sang vermeil;
+le corps était jeune et chaud, et les formes juvéniles, dans leur chaste
+enveloppement, étaient pleines de grâce et de suggestions voluptueuses.
+
+Elle retomba sur l'oreiller, en étouffant un cri de douleur; ses beaux
+yeux de velours brun s'emperlaient de larmes, le petit nez aux narines
+délicates, les lèvres qui laissaient voir une rangée de dents mignonnes,
+le cou svelte, tout ce charmant visage, enfin toute cette adorable
+jeunesse luttait, vaillante, pour ne pas affliger l'époux adoré.
+
+Aubertot s'avança, tête nue, et dit:
+
+--Madame, nous vous apportons le soulagement.
+
+Le docteur emplissait la Pravaz d'une solution de morphine au trentième,
+et Olivier se sentait trembler à l'idée que l'aiguille blesserait les
+chairs roses et douces.
+
+Pontaillac, l'ami Pontaillac, le cuirassier-hercule, pouvait supporter
+une opération même terrible--mais elle, sa dame si fluette, sa Blanche
+si impressionnable, aurait-elle la force?
+
+Et, dans son ignorance du remède, comme s'il devinait les choses à
+venir, Olivier arrêta brusquement le bras du docteur.
+
+--Non... Je vous en prie?
+
+--Pourquoi?
+
+--J'ai peur... pour elle.
+
+--Aucun mal, aucun danger, monsieur.
+
+--Vous me le jurez?
+
+--Marquis, je vous le jure.
+
+Il y eut un silence.
+
+--Moi, je n'ai pas peur, Olivier, fit la marquise, en présentant son
+bras.
+
+La piqûre faite, Aubertot questionna la dame.
+
+--Vous ai-je fait du mal?
+
+--Pas du tout; mais je souffre toujours.
+
+--Attendez.
+
+Les deux hommes s'éloignèrent au fond de la chambre, et Blanche commença
+bientôt à subir la domination du stupéfiant.
+
+Immobile, d'un oeil déjà voilé, elle regardait le christ d'argent cloué
+sur un sombre velours, le bénitier d'ivoire, le prie-Dieu, la glace de
+Venise, les bibelots, les portraits, le vitrail des hautes fenêtres, et
+ces objets s'animaient et vivaient.
+
+Le docteur et le mari se rapprochèrent, observant la femme. A un moment,
+sa respiration très calme sembla s'arrêter tout à fait: le médecin
+secoua doucement madame de Montreu, et la respiration reprit aussitôt,
+franche, régulière.
+
+Blanche ne dormait pas; elle ne souffrait plus; elle ne répondait pas
+aux paroles qu'Olivier lui adressait; mais elle les entendait pour ainsi
+dire inachevées, sans précision humaine, telles que ces voix qui, dans
+le rêve, bruissent à nos oreilles leurs harmonies confuses. Elle ne
+remuait pas; mais ses lèvres entr'ouvertes souriaient d'un sourire de
+béatitude--et toute la femme se transportait vers un au-delà où elle
+jouissait de secrètes et incomparables extases.
+
+Au bout d'une heure de calme persistant, le médecin se retira.
+
+--Vous veillerez, dit-il au mari, car il faut secouer madame la
+marquise, si la respiration s'arrête encore.
+
+Il s'en tint là, ne voulant pas ajouter que souvent, après une piqûre,
+il se produit chez certaines personnes un état comateux dont les suites
+peuvent être graves.
+
+ * * * * *
+
+Le soir était venu, et Olivier demeurait seul auprès de madame,
+lorsqu'un appel se fit entendre à la porte.
+
+--Entre, ma bonne Catissou, autorisa le marquis.
+
+Une femme s'avança très droite, malgré son grand âge, en robe de
+popeline noire, coiffée d'un fichu de soie rouge, à la manière des
+Bordelaises; elle marchait, recueillie et non pas servile: deux bandeaux
+de cheveux blancs ornaient son front sillonné de rides profondes, et sa
+bouche démeublée gardait un sourire de bonté infinie.
+
+Cette vieille servante avait vu naître et grandir Olivier, là-bas, en
+Limousin, dans le manoir ancestral de Montreu; elle l'avait élevé,
+dorloté, à la mort des parents, et sous la tutelle d'un oncle
+aujourd'hui disparu. Et quand le gentilhomme, marié à l'unique héritière
+d'une noble maison, quitta la Haute-Vienne pour Paris, elle voulut le
+suivre, le servir encore, de tout son dévouement de chienne maternelle
+aimée et respectée.
+
+En cet hôtel du boulevard Malesherbes, au milieu des larbins qu'elle
+commandait, de toute la valetaille fin-de-siècle, elle aimait à tricoter
+des bas, le soir, près des fourneaux de la cuisine, en gémissant des
+vastes cheminées seigneuriales et des flambées énormes.
+
+Olivier voyait en elle une amie, presque une parente, et sur son ordre,
+elle le tutoyait comme autrefois du temps où elle déshabillait le petit
+gentilhomme, bordait le lit, s'enorgueillissait d'être l'humble maman de
+son «monsieur».
+
+Elle dit, en patois limousin:
+
+--Olivier, je viens de coucher la petite Jeanne. Comment se trouve notre
+dame?
+
+--Beaucoup mieux, sourit le gentilhomme.
+
+L'ancienne ajouta:
+
+--Tu ne peux pas rester ici toute la nuit... Ta vieille est là...
+Voyons, il faut aller te coucher... Ne fais pas l'entêté...
+
+M. de Montreu, assez hautain avec les autres serviteurs, riait des
+familiarités de Catherine, et loin de les combattre, il les encourageait
+par ses réponses patoises et l'évocation du lieu natal.
+
+--Je veillerai tout seul.
+
+--Non... Non...
+
+Sans la brusquer, il poussa la femme vers la porte, courut embrasser
+dans la chambre voisine, Jeanne, sa fille, une blondinette de quatre
+ans; puis il s'installa dans un grand fauteuil.
+
+Mais, avant l'aurore, Blanche l'invita des yeux à se glisser près
+d'elle, et ils s'aimèrent.
+
+La jeune marquise oubliait sa maudite névralgie, et jamais elle ne fut
+plus amoureuse, ni plus désirable. Elle conservait le souvenir de la
+douleur, mais sous le charme de la morphine, dans l'apaisement de tout
+son être, cette douleur la désertait pour s'acharner contre une autre
+femme, et elle plaignait la remplaçante immatérielle de tant souffrir.
+
+D'autres phénomènes, au réveil de l'esprit, se manifestèrent avec les
+couleurs exactes des tableaux: sa chambre de malade se transforma en un
+parc magnifique, et la marquise revit le château paternel, les
+Tuilières, à la belle saison des vacances. Jeune fille, elle y fêtait
+ses deux meilleures amies du Sacré-Coeur, de Limoges: une cousine pauvre,
+Mathilde de Chastenet, aujourd'hui Mme Gouilléras, la femme d'un riche
+marchand de bois, toujours exilée dans leur trou de province; Geneviève
+Saint-Phar, oh! celle-ci, une demoiselle du dernier train, du dernier
+bateau, de la dernière périssoire, une doctoresse parisienne que Blanche
+eût appelée à son lit de douleur, sans la crainte de blesser l'illustre
+maître Aubertot.
+
+Puis, la dame charmée se reportait aux jours où M. de Montreu engagea sa
+campagne amoureuse. Tous deux s'adoraient; l'union des La Croze et des
+Montreu assortissait les avantages de la naissance et la fortune. Mais,
+il y avait un rival, un jeune homme également bien né et plus
+millionnaire qu'Olivier--un voisin, le seigneur du château des Ormes, le
+comte Raymond de Pontaillac, alors lieutenant de cuirassiers.
+
+Mlle de La Croze n'hésita pas: le grand Raymond l'effrayait, et elle
+choisit Olivier, malgré peut-être les désirs de son père.
+
+Les relations se firent très rares entre les Montreu-La Croze et
+Pontaillac. Cependant, après la naissance de Jeanne, l'officier en congé
+se présenta aux Tuilières. Désormais, tout nuage s'évanouit; Raymond
+traitait Blanche en camarade, parlait à Olivier de ses maîtresses.
+
+A Paris, le feu s'était réveillé, embrasant le coeur et les sens du
+capitaine, et l'homme dut abriter sa passion irrésistible, sous les
+dehors d'un violent amour, d'un amour de parade pour la Stradowska.
+
+
+
+
+III
+
+
+Villa Saïd, dans une vaste pièce au plafond de cristal et aux murailles
+tapissées de satin rouge et piquées d'objets étranges, de trophées, de
+faïences, de poignards, de fusils, de lances, de haches, de fouets de
+chasse, de têtes d'animaux, de cornes, de flamberges, de spontons, de
+hallebardes, d'ombrelles chinoises, de masques, de chapeaux mexicains,
+de sabres russes, Christine, allongée sur une montagne de peaux de
+bêtes, caressait tendrement ses deux grands lévriers noirs, Bog et
+Tolgo.
+
+Elle était drapée d'un peignoir cachemire chaudron ouvert à partir de la
+taille sur un panneau de satin soufre brodé de chrysanthèmes, le fond
+travaillé en petits plis à la lingère; elle se souleva, prit un miroir,
+et devant son visage d'une irrégulière et fraîche beauté, devant sa
+blonde et magnifique chevelure, ses yeux bleus, d'un bleu saphir, son
+nez gracieux, ses lèvres vermeilles et d'une chair neuve, ses jolies
+dents, elle sourit d'un sourire qui disait à la fois l'orgueil de se
+trouver belle et le chagrin d'être seule à aimer.
+
+Au-dessus d'elle, un dais de soie vieux rose brochée de blanches
+marguerites, avec des hampes d'étendards que terminaient des gueules de
+dragons en bronze, lui faisait une lumière douce, dans la fantasmagorie
+des étoffes, l'éclat des ors, des plumes et des fleurs. Çà et là, des
+palmiers, des dracoenas, des gynériums, des corbeilles de lilas blanc,
+des éventails de plumes d'autruche, des paons et des aigles empaillés,
+des mimosas, des jasmins d'Espagne, des camélias, des primevères, des
+rhododendrons, une orgie de roses, une sardanapale de verdure, et tout
+le long du temple, des peaux de bêtes jetées, gardant des apparences
+vivantes de lions, de tigres, de jaguars, de buffles, de castors, de
+renards, de loups, d'ours, d'hyènes et de crocodiles.
+
+Les dressoirs d'ébène supportaient un nombre infini d'artistiques
+richesses, des curiosités de tous les âges et de tous les peuples:
+émaux, saxes, ivoires, laques, bibelots de marbre, de serpentine, de
+bronze, d'argent et d'or.
+
+En face de la monumentale cheminée de granit, une immense volière aux
+barreaux dorés et aux cascades versicolores, comme les fontaines
+lumineuses de l'Exposition, donnait asile à un monde d'oiseaux, et sous
+le ruissellement des gerbes liquides et des plumages, une cassolette
+odorante exaltait un millier de chanteurs.
+
+Si les panoplies variées remontaient au fanon de pourpre des rois francs
+pour se terminer au javelot des Howas, les tableaux, les marbres et les
+bronzes, tous les chefs-d'oeuvre des maîtres anciens et modernes,
+offraient un pittoresque assemblage: les Rubens, les Benvenuto Cellini,
+touchaient les Carpeaux, les Falguière et les Meissonier; une tête de
+Ribot avait à sa droite un paysage de Guillemet; une étude de Puvis de
+Chavannes avait à sa gauche une aquarelle de Forain, et là-bas, sur son
+estrade de velours blanc, trônait un piano à queue, le dernier cri
+d'Erard. Enfin une châsse étincelait de joyaux, lyres, colliers,
+bracelets, vases, rivières, ciboires, hanaps, miniatures, camées, palmes
+d'argent, fleurs de rubis, couronnes d'or,--des souvenirs de princes, de
+rois, d'empereurs, autant d'hommages, autant de lyriques victoires.
+
+Maintenant, la Stradowska allait et venait, fiévreuse, en relisant une
+lettre de Pontaillac, une lettre de banales excuses où Raymond cherchait
+à justifier son absence.
+
+--Il ment! grondait-elle... Il ment!... Il ment!...
+
+Sa taille imposante se dressait dans un vent de colère, et ses petits
+doigts claquaient, rageurs. Elle s'arrêta près d'un guéridon encombré de
+livres, de journaux, de partitions, de feuilles illustrées. On voyait là
+des dédicaces de musiciens et d'auteurs illustres, des articles
+élogieux, des portraits du dernier rôle, des lettres de Gounod, de
+Massenet, de Saint-Saëns, les félicitations enthousiastes des grands
+compositeurs russes, Cui, Rimsky-Korsakoff, Glazounow, Liadow, Lavroff,
+Beleff, une véritable moisson de gloire--et Christine, désolée, envoya
+d'un coup d'escarpin, toute la moisson au diable-vauvert.
+
+Fille d'un officier russe, orpheline élevée à Moscou, dans
+l'Institut-Catherine qui est pour les grandes demoiselles de là-bas ce
+que sont nos maisons de la Légion d'honneur pour les filles des
+légionnaires, Christine avait une âme d'artiste. Elle charmait
+directrices et compagnes de sa voix chaude et vibrante, et au sortir de
+l'Institut, elle courut l'Europe. Les succès de Pétersbourg, de Milan,
+de Vienne et de Londres l'appelaient en France, et ce fut après un
+mémorable triomphe à l'Opéra, que le brillant capitaine lui dit les
+premiers mots d'amour.
+
+Elle aimait Raymond: elle l'aimait de toute sa jeunesse, de tout son
+sang; elle s'était livrée tout entière, et elle le voulait tout entier.
+Ses autres amants--les amours de passage--elle les oubliait, rajeunie
+d'une foi nouvelle.
+
+Pourquoi l'abandonnait-il? D'abord, elle attribua la cause des
+nervosités du jeune officier à la sinistre liqueur dont elle cherchait
+vainement à interdire l'usage, mais, l'autre soir, en voyant Raymond
+dans la loge de Mme de Montreu, la Stradowska eut la pensée d'une
+rivale. Tandis que sur la scène, elle jouait pour lui, indifférente aux
+bravos et au feu des jumelles, Pontaillac se tenait à la droite de la
+marquise Blanche, et il ne regardait Christine que lorsque le marquis
+Olivier regardait Madame. Lui, si élégant, il prenait là-haut des
+allures de collégien, et la diva le vit trembler et rougir, quand le
+marquis aida sa femme à mettre une sortie de bal.
+
+La trahison était-elle accomplie ou seulement en voie d'espérance?
+Christine l'ignorait encore. Que pouvait-il reprocher à sa fidèle
+maîtresse? Est-ce qu'elle lui coûtait trop d'argent? Non, car outre que
+l'engagement à l'Opéra et les honoraires des soirées mondaines
+assuraient le train de l'hôtel, la diva possédait quelques rentes.
+Pontaillac la comblait de fleurs et de bijoux, et si elle faisait mine
+de refuser, il se fâchait. Elle l'aimait, l'adorait, millionnaire, comme
+elle l'aimerait, l'adorerait demain, si les millions venaient à
+s'évanouir.
+
+Et ce qui prouvait le désintéressement absolu de Christine, c'est
+qu'elle ne songeait point à épouser Raymond: femme, elle le préférait à
+un rang social; artiste, elle le préférait à son art.
+
+--Monsieur Rajileff est là, madame, vint annoncer une des servantes.
+
+--Qu'il entre!
+
+De nouveau, couchée sur l'amas de fourrures, Christine éloigna ses
+lévriers et tendit la main au visiteur.
+
+--Je m'ennuie, Loris.
+
+Très respectueusement, l'homme, un grand et maigre vieillard à favoris
+grisâtres, parla de la répétition quotidienne.
+
+--Non, je ne chanterai pas aujourd'hui, et je ne chanterai peut-être
+plus jamais, déclara Christine qui allumait une cigarette.
+
+--Par les Saintes-Images! C'est impossible! fit l'accompagnateur
+habituel de la diva.
+
+--Loris?
+
+--Madame?
+
+--Est-ce que je suis aussi jolie que les Parisiennes?
+
+--Bien plus belle! Et le Tout-Paris est unanime à célébrer votre talent
+et votre beauté!... Vous avez lu les journaux?
+
+--Je m'en moque!
+
+--Les illustrés donnent votre portrait, et je vous signale un article du
+_Rabelais_.
+
+--Ça m'est égal!
+
+--Il faut vous distraire, madame; il faut travailler. Allons, donnez-moi
+la joie de vous entendre.
+
+--Pas encore, mon bon Rajileff.
+
+Ils évoquèrent leur pays, les steppes immenses, les fleuves, les
+merveilles du Kremlin, et comme au souvenir des choses lointaines et
+bénies, le calme renaissait sur le visage de la jeune Russe, on entendit
+vibrer le timbre de l'antichambre.
+
+Christine écouta et ne put réprimer l'effet d'une désillusion.
+
+--Madame, dit la camériste en entrant, il y a là un monsieur qui insiste
+pour voir Madame. Voici sa carte.
+
+La Stradowska lut sur le bristol: «César Houdrequin, rédacteur au
+_Rabelais_.»
+
+--Je ne connais pas ce monsieur; je ne reçois pas. Sais-tu ce qu'il
+veut?
+
+--Il a parlé d'une interview.
+
+--Les interviews, j'en ai assez!
+
+Mais la diva réfléchit, et animée de cette idée qu'à force d'éclat, elle
+arriverait à reconquérir son amant, elle pria Loris Rajileff de passer
+dans un salon voisin et reçut le journaliste.
+
+César Houdrequin, jeune gommeux à monocle, tête brune et frisée, avec un
+nez en lame de sabre et une barbiche de chasseur à pied, s'inclinait en
+homme du monde.
+
+--Madame, je vous apporte d'abord les compliments du _Rabelais_.
+
+--Votre journal, monsieur, répondit la diva, est toujours aimable, et
+j'en suis bien reconnaissante... Veuillez vous asseoir.
+
+Et pleine de bienveillance, elle offrit une cigarette orientale à
+l'interviewer, qui commença, entre deux bouffées:
+
+--Chère madame, on a déjà beaucoup écrit sur vous, sur votre talent, sur
+vos charmes, sur votre génie d'artiste; on sait les propositions qui
+vous sont faites chaque jour par les plus grands impressarii de
+l'Amérique; on n'ignore pas votre refus hautain d'aller chanter en
+Allemagne: vous Russe, vous vous êtes montrée plus Française que bien
+des Français. Mais, ce n'est pas là le motif de notre interview.
+Aujourd'hui, le public a des exigences considérables, et je dirais que
+le _Rabelais_ peut les satisfaire, si ma modestie n'y était intéressée.
+Un journal bien informé doit à ses lecteurs... presque des
+indiscrétions. Pardonnez-moi donc, madame, et daignez me répondre.
+Est-il vrai qu'un des grands-ducs de Russie a déjeuné chez vous, ce
+matin, et que...
+
+La Stradowska l'interrompit vivement:
+
+--Je n'ai reçu la visite d'aucun duc, monsieur, et je ne comprends pas
+votre interrogation tout au moins bizarre. Je vis ici comme il me plaît,
+et mon existence privée ne regarde personne.
+
+--Ah! madame, ne vous fâchez pas! Je vous le répète, et vous le savez,
+le _Rabelais_ est obligé par ses lecteurs...
+
+--Tant pis pour vos lecteurs!
+
+--Mais la visite d'un grand-duc n'a rien de blessant, au contraire, et
+votre célébrité va y gagner.
+
+--Assez, monsieur.
+
+Houdrequin murmura des paroles courtoises. Oh! il n'entendait pas
+abuser! Il soumettrait à Christine son interview, avant de la livrer au
+journal. Vraiment, il n'y serait point glissé de choses galantes, et le
+public verrait là un simple hommage rendu par une impériale altesse à
+une illustre compatriote.
+
+--Vous m'ennuyez, monsieur! Je n'ai jamais eu de relations avec les
+grands-ducs.
+
+--Même... platoniques?
+
+--Même platoniques.
+
+--Et le prince de Galles?
+
+--Eh bien, quoi, le prince de Galles?
+
+--Est-ce que vous n'avez pas soupé vendredi avec Son Altesse au Pavillon
+Chinois?
+
+--Jamais de la vie!
+
+--Alors, le directeur du _Rabelais_ va me flanquer à la porte.
+
+--Et pourquoi ça?
+
+--Parce que, sur le ragot d'un confrère, je lui ai promis des
+révélations russes et anglaises.
+
+--Votre confrère s'est amusé de vous!
+
+--Et il me le payera! Au revoir, madame.
+
+--Adieu, monsieur.
+
+Demeurée seule, Christine appela Rajileff et furieuse de la visite du
+reporter, se détendit les nerfs, aux accords du piano, avec des
+roulades.
+
+ * * * * *
+
+Vers les quatre heures, un landau, attelé d'une magnifique paire
+d'orloffs, s'arrêta devant l'hôtel de la villa Saïd, et le capitaine de
+Pontaillac en descendit.
+
+--Ah! te voilà enfin! gémit la Stradowska, toute éplorée entre les bras
+de Raymond.
+
+Ils restèrent un moment serrés l'un contre l'autre. L'officier inventait
+des excuses, mais Christine lui ferma la bouche d'un baiser.
+
+--Ne mens pas?... Tu ne m'aimes plus... Tu aimes une autre femme?...
+
+--Je te jure...
+
+--Ne mens pas!
+
+Le souvenir de la marquise de Montreu lui brûlait le coeur et les lèvres,
+mais elle se sentit le courage de se dominer, prête à tous les pardons,
+à toutes les grandeurs.
+
+--Aime-moi un peu?
+
+--Je t'adore!
+
+Cette fin de journée, ils la passèrent au Bois, dans la voiture du
+comte, et le soir, après un souper en tête-à-tête, Raymond voulut bien
+faire à Christine l'aumône d'un semblant d'amour.
+
+Qu'ils la connaissaient mal ceux qui la soupçonnaient de trahir son
+amant, son idole!
+
+--Veux-tu, chéri, que je quitte le théâtre?
+
+--A quoi bon!
+
+--Je n'aime que toi...
+
+--Et la gloire, ô Christine?
+
+--La gloire, le bonheur, c'est toi, toi, rien que toi!
+
+Elle l'entourait de ses beaux bras, le chauffait de toute l'ardente
+chaleur de sa jeunesse, et lui, l'esprit en déroute, rêvait de la grande
+dame.
+
+--Laisse-moi...
+
+--Raymond?
+
+--Tu m'agaces!
+
+--Mon bien-aimé?
+
+--Tu m'embêtes! J'ai besoin de ma piqûre.
+
+--La morphine te tue!
+
+--Elle me fait vivre.
+
+--Demain, Raymond...
+
+--Non... Vite, ma Pravaz!
+
+ * * * * *
+
+Au matin, de retour chez lui, le capitaine trouva un billet aimable du
+marquis de Montreu et un petit paquet renfermant une de ses Pravaz si
+gracieusement offerte au docteur Aubertot pour l'usage de la marquise
+Blanche.
+
+Le billet disait:
+
+«Mon vieux Pontaillac,
+
+Grâce à la morphine, ma chère femme a vu disparaître sa névralgie
+rebelle. Nous te proclamons le premier médecin de France, et te
+fêterons, si tu veux bien, lundi soir, sept heures.
+
+Il y aura des perdreaux, des bécassines et un lièvre du Limousin, une
+chasse superbe de bon papa La Croze.
+
+Ton ami,
+
+OLIVIER.»
+
+Raymond vint dîner à l'hôtel du boulevard Malesherbes, et il n'osa point
+encore affirmer la passion qui le dévorait.
+
+Les jours, les semaines s'égrenaient, pareils.
+
+En février, en mars, en avril, la marquise de Montreu souffrit de ses
+crises névralgiques. On rappela le professeur Aubertot, mais celui-ci,
+malgré les prières de sa cliente, s'opposa à de nouvelles piqûres de
+morphine. Il signalait le danger, et à l'insu du docteur et du mari,
+Blanche acheta une Pravaz et se fit délivrer des ordonnances par un
+autre médecin.
+
+Secrètement, elle recourait aux injections hypodermiques; elle en arriva
+à faire fabriquer des seringues d'argent, de vermeil et d'or, gravées de
+son chiffre et incrustées de pierres précieuses.
+
+
+
+
+IV
+
+
+--Monsieur le docteur Aubertot?
+
+--Veuillez entrer là, madame, répondit à la visiteuse un domestique en
+habit noir et cravate blanche, droit et rigide, solennel.
+
+Et il ouvrit à l'horizontale Luce Molday la porte d'un grand salon où
+quelques personnes étaient assises, les unes près de la table et
+feuilletant des livres et des albums, les autres, isolées en de vastes
+fauteuils, sous les ombres crépusculaires.
+
+La consultation allait bientôt finir, mais le timbre du vestibule
+retentit encore, et parut un jeune homme, un habitué.
+
+--Il est bien tard, monsieur Lagneau, observa le valet de chambre.
+
+--Je tiens à passer, Baptiste.
+
+Déjà, le monsieur avait glissé une pièce de deux francs au larbin;
+celui-ci le fit pénétrer dans un petit salon, et comme le docteur
+reconduisait une dame, le tour de Lagneau arriva tout de suite, malgré
+les longues heures d'attente des autres clients.
+
+--Je vous salue, monsieur le professeur.
+
+--Asseyez-vous, monsieur Lagneau.
+
+Aux clartés des lampes, Aubertot examina son malade, lui tâta le pouls,
+recommanda la continuation de la précédente ordonnance: bromure de
+potassium, bains électriques, et termina en ces termes:
+
+--Pas de fatigue, pas d'émotion--et revenez dans huit jours.
+
+Lagneau posa deux louis sur la table et sortit.
+
+Des dames, des messieurs, tous affligés de maladies nerveuses, entrèrent
+et disparurent avec la même rapidité, lestés d'ordonnances presque
+pareilles.
+
+Luce Molday, en robe de drap gris rat, manches de peluche, avec un gilet
+rayé de lacet blanc et or, toque en passementerie dorée, torsade de
+voile blanc et panache aigrette gris rat, les menottes gantées et
+chaudes dans un manchon à la dernière mode, un oiseau ailes
+déployées--Luce baissait les yeux. Elle se recueillait, domptée par le
+luxe sévère de la grande salle dont les huit fenêtres donnaient sur
+l'avenue de l'Opéra; elle imitait les attitudes graves des autres
+personnes et n'imaginait guère que Baptiste, en ce lieu de science,
+échangeait des faveurs contre des pièces de quarante sous.
+
+On remuait des chaises à travers les salons voisins, et quelqu'un dit:
+
+--Ce soir, il y a bal chez le docteur.
+
+Restaient au salon Luce, deux messieurs et trois dames.
+
+Baptiste les informa que la consultation était terminée et leur remit
+des numéros d'ordre pour la prochaine du grand médecin des névroses.
+
+--C'est assommant! Je suis très malade, murmura l'horizontale qui
+sortait la dernière.
+
+Elle tira de sa bourse en filigrane d'or une pièce de cinq francs.
+
+--Est-ce qu'on pourrait passer avec ça?
+
+--Venez vite, madame, fit le valet, en empochant le métal.
+
+Comme tous ses illustres confrères, le docteur Aubertot ignorait les
+bonnes aubaines du domestique, ou bien il fermait les yeux.
+
+--Vous ne recevrez plus personne aujourd'hui, ordonna le médecin à
+Baptiste.
+
+Et indiquant un siège à sa nouvelle et agréable cliente:
+
+--Je vous écoute, madame.
+
+--Figurez-vous, monsieur le docteur, que depuis un mois je prends de la
+morphine en injections.
+
+--Et pourquoi prenez-vous de la morphine?
+
+--D'abord, je me suis piquée, histoire de m'amuser, et ensuite...
+
+--Parce que vous aviez besoin des piqûres?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Étienne Aubertot, en redingote noire ornée de la rosette de la Légion
+d'honneur, appuya sur son poing sa belle tête pensive:
+
+--C'est un médecin qui vous a conseillé des injections de morphine?
+
+--Non, monsieur le docteur, c'est un capitaine.
+
+--De quoi se mêle-t-il celui-là?
+
+--Un capitaine de cuirassiers, un de mes bons amis, le comte de
+Pontaillac.
+
+--Le malheureux!
+
+--J'ai acheté la petite seringue et les solutions chez un pharmacien de
+la rue de Gomorrhe, un nommé Hornuch.
+
+--Et le pharmacien vous livre à volonté de la morphine?
+
+--Dame!--en payant.
+
+--Depuis combien de jours avez-vous cessé les injections?
+
+--Depuis trois jours.
+
+--Et vous éprouvez?
+
+--Un abattement et l'envie de me piquer encore. C'était délicieux, mais
+je crois que ça ne me réussit pas.
+
+--J'en suis sûr, moi. Voulez-vous guérir?
+
+--Oh! oui!
+
+--Eh bien, plus de morphine. Car, chez vous, la suppression radicale
+n'offre aucun danger: vous n'êtes pas encore une morphinomane; vous êtes
+tout au plus une morphinisée, et il va dépendre de vous, de vous seule,
+de retrouver l'énergie et la santé.
+
+--Merci, monsieur le docteur. Je vous dois?
+
+
+--Vingt francs, madame.
+
+Le soir, de nombreux équipages stationnaient devant la maison du
+docteur.
+
+Par l'escalier de marbre blanc, les habits noirs et les robes de bal
+affluaient au premier étage, et tout un monde d'illustrations
+parisiennes, de savants, de clubmen, d'officiers, d'écrivains et
+d'artistes, s'en venaient saluer M. et Mme Aubertot, lui très aimable,
+elle très gracieuse dans sa robe lilas, avec son profil de médaille
+grecque et ses cheveux poudrés à la maréchale.
+
+Trois salons en enfilade resplendissaient de lumières; un buffet était
+dressé dans la salle à manger, et là-bas, tout au fond, à gauche du
+cabinet du docteur, on apercevait un dôme de cristal protégeant le
+jardin d'hiver.
+
+Dans le salon du milieu, contre la muraille, s'élevait une estrade où
+déjà Coquelin cadet disait le monologue du _Cheval_. Sur des rangées de
+chaises, les dames assises maniaient leurs éventails de dentelles ou de
+plumes; les feux du lustre avivaient leurs épaules nues, les pierreries
+de leurs colliers et de leurs bracelets, les étoffes des robes
+éclatantes, les diamants des oreilles et des chevelures, et derrière
+elles, la ligne sombre des habits noirs, çà et là égayée de quelques
+uniformes, se massait, pleine d'un houhou flatteur.
+
+En un groupe, M. Arnould-Castellier, le major Lapouge, Jean de Fayolle
+et Léon Darcy, les camarades de Pontaillac; au premier rang des dames,
+la marquise Blanche de Montreu et son amie, la doctoresse Geneviève
+Saint-Phar, une maigre brune, point jolie, mais rayonnante
+d'intelligence; à droite et debout: le capitaine de Pontaillac, le
+marquis de Montreu; à gauche, César Houdrequin, du _Rabelais_,
+interviewant le professeur Émile Pascal sur la lymphe du docteur Koch.
+
+On applaudit le monologue; on écouta diverses chansons d'artistes de
+l'Opéra-Comique et des Bouffes, une poésie d'Alfred de Musset par Sarah
+Bernhardt, un solo de violoncelle par Mlle Galitzin, et vers onze
+heures, on vit paraître la Stradowska, en robe de satin blanc,
+longuement gantée de noir, les épaules nues, et sans autre parure qu'un
+collier de saphirs.
+
+Au piano, Loris Rajileff préluda, et la voix de Christine s'étendit,
+emplissant la salle de ses vibrations d'une grande tendresse ou d'une
+extrême puissance. Elle chantait un hymne russe, et dans la chaleur
+lyrique, à l'écho lointain de la Patrie, l'artiste avait des
+trémoussements, des voluptés radieuses qui semblaient l'enlever toute.
+
+La Stradowska dominait la foule attentive, et apaisant pour un seul
+homme le feu de son regard d'aigle, elle implorait un sourire de l'être
+adoré. Mais Raymond avait vu s'éloigner Blanche de Montreu, et tandis
+que Christine vocalisait encore, il suivait la dame, malgré lui.
+
+Jean de Fayolle, Léon Darcy, le major Lapouge et Arnould-Castellier
+l'arrêtèrent au passage:
+
+--Un vrai succès!
+
+--Admirable, la Stradowska!
+
+--On se ferait hacher!
+
+--Vous devez être fier, mon gaillard!
+
+--Eh bien, répondit Pontaillac en se dégageant, prenez-la et laissez-moi
+tranquille!
+
+Il passa, et les autres dirent:
+
+--La morphine l'énerve!
+
+--Elle l'empoisonne!
+
+--Elle le rend fou!
+
+--Elle le tue!
+
+--Un si bon garçon!... Quel dommage!
+
+Le directeur de la _Revue militaire_ conclut:
+
+--Cet animal-là est un apologiste. Ne s'est-il pas avisé, un soir, de me
+piquer pour une rage de dents?... J'ai eu mal au coeur--et ça me dégoûte,
+la morphine!
+
+Sous le brouhaha des applaudissements, Mme Aubertot et son mari
+obtinrent de la diva un chant français, et tout le monde fit silence. On
+ne remarqua pas la disparition de Mme de Montreu et du comte de
+Pontaillac.
+
+Blanche s'était dirigée vers le «buen retiro» des dames; mais trouvant
+la porte close, elle arriva dans le petit jardin d'hiver où des
+feuillages grimpaient le long d'un treillis d'or. En ce lieu charmant,
+elle fut ravie de ne rencontrer personne. Tout près d'elle, une grotte
+que fleurissaient des mimosas et qu'entouraient des plantes géantes
+attira son attention. Justement, une torchère de cuivre à dix becs
+électriques laissait la grotte dans une ombre relative, et les bruits
+harmonieux du salon faisaient évanouir la crainte des dangers.
+
+Alors, derrière les verdures, Blanche leva brusquement ses jupes, et au
+milieu des trésors de luxe intime, en rabattant son bas de soie
+gris-perle, découvrit un mollet de chair rose. Pour garnir la Pravaz,
+elle fit tourner le chaton de diamant d'un de ses bracelets, dévissa un
+minuscule flacon, y plongea l'aiguille--et sans hésiter, meurtrit une
+fois encore sa jambe de marquise.
+
+Une ombre s'interposa entre elle et la lumière, et Mme de Montreu vit
+debout devant elle Raymond de Pontaillac qui la regardait.
+
+Indignée, blessée dans sa pudeur de femme, elle se dressa pâle et si
+hautaine que l'officier en tressaillit.
+
+--Monsieur, de quel droit m'avez-vous espionnée?... C'est le fait
+d'un...
+
+Mais l'insulte expira sur ses lèvres.
+
+--Madame, dit Raymond, je vous ai vu sortir; vous paraissiez
+souffrante...
+
+--Eh! que vous importe, monsieur!
+
+Il lui saisit les mains, l'effleura d'un baiser:
+
+--Blanche, Blanche, je vous aime...
+
+Eperdue, la marquise voulait fuir, et sous l'ardeur du poison, une force
+mystérieuse la retenait là, et de violents désirs lui montaient au
+cerveau. L'éclair de ses yeux se mêlait à la flambée du regard de
+l'homme, et il y avait en elle deux créatures: la chaste épouse, mère
+immaculée, et l'autre, la nouvelle, une morphinomane dont le corps
+frémissait d'amour.
+
+--Monsieur... Monsieur...
+
+--Blanche, je vous aime... Blanche, depuis votre mariage, depuis votre
+refus de m'épouser, je lutte contre ma passion... Où sommes-nous?... Je
+l'ignore... Je ne vois que tes yeux!
+
+Raymond l'entraînait, et elle jetait autour d'elle ces regards
+douloureux du voyageur qu'enchante et terrifie l'abîme.
+
+Enfin, reconquise, elle arrêta l'homme et sa disparition éveilla le
+morphinomane à la réalité.
+
+Maintenant, on dansait partout, et le marquis Olivier interrogeait
+doucement sa femme:
+
+--Tu es souffrante?
+
+--J'ai un peu de migraine.
+
+--Partons?
+
+--Non... pas encore... Je veux danser...
+
+Les valseurs tourbillonnaient, au son d'un orchestre roumain; la
+Stradowska acceptait le bras de Léon Darcy, en étudiant la marquise;
+Jean de Fayolle invita Blanche.
+
+Mme de Montreu se leva, et dès les premières mesures, sentit le parquet
+flotter sous elle.
+
+--Qu'avez-vous, madame?
+
+--Rien, monsieur... Ne me serrez pas trop, je vous prie?
+
+Des groupes valsaient, légers. Blanche, les yeux grands ouverts,
+trébucha, et Fayolle crut qu'elle allait défaillir.
+
+--Vous me serrez trop, monsieur! reprit-elle, irritée.
+
+--Marquise, je...
+
+--Votre main est dure comme une main de fer...
+
+Sur un ordre impérieux, le cavalier dut abandonner la main et la
+taille--et Blanche tomba à la renverse, entre les bras de son mari qui
+accourait.
+
+Au milieu du tumulte des invités et des domestiques, le marquis Olivier,
+aidé de Mme Aubertot, de Jean de Fayolle et du major Lapouge, transporta
+sa femme dans le cabinet du docteur.
+
+Pendant quarante minutes, Mme de Montreu resta sans notion exacte de ce
+qui se passait autour d'elle: des gens circulaient, blancs et noirs,
+autant de rouges fantômes. La malade, étendue sur un divan, ne pouvait
+dire un mot, ni faire un geste.
+
+Déjà, la plupart des invités venaient de se retirer, et demeuraient
+seulement près de son amie de pension, la doctoresse Geneviève
+Saint-Phar, le major Lapouge, les docteurs Aubertot et Pascal, l'un et
+l'autre professeurs à la Faculté de Paris.
+
+Les quatre médecins examinèrent les différentes fonctions: le coeur très
+lent battait cinquante; les mouvements respiratoires descendaient bien
+au-dessous de la normale. Des soubresauts agitaient le corps.
+
+M. Émile Pascal, un homme de haute taille, vert encore, aux moustaches
+épaisses et grisâtres, rajusta son lorgnon et dit à Olivier:
+
+--Est-ce la première fois que Madame éprouve de ces troubles nerveux?
+
+--Oui, docteur, la première fois.
+
+--Habituellement, ces sortes de spasmes ne persistent pas.
+
+Et s'adressant à son collègue Aubertot:
+
+--N'êtes-vous pas frappé, comme moi, de la dilatation des pupilles?
+
+--Sans doute.
+
+Bien que médecin des Montreu, Aubertot voulut s'effacer devant son
+illustre confrère, et celui-ci demanda au gentilhomme:
+
+--Qu'a-t-elle mangé ce soir?
+
+--Aucun plat que je n'aie goûté moi-même.
+
+--Voyons les bras, les jambes, continua Pascal, en priant Mme Aubertot
+d'emmener le marquis.
+
+Il aperçut aux cuisses et aux mollets de nombreuses piqûres, et déclara:
+
+--Nous sommes en présence d'une intoxication aiguë, d'un empoisonnement
+grave par la morphine.
+
+--Je m'en doutais! affirma le major.
+
+Et il gronda en lui-même:
+
+--Il y a du Pontaillac là-dessous!
+
+--Je dois avouer, dit Aubertot, qu'en décembre dernier, j'ai fait une
+piqûre à Mme de Montreu, mais une seule piqûre destinée à combattre des
+douleurs névralgiques. Tout récemment, la marquise, pour les mêmes
+causes, sollicita de moi de nouvelles piqûres; j'ai craint
+l'accoutumance, et j'ai refusé.
+
+--D'autres médecins auront été moins scrupuleux, hasarda la doctoresse.
+
+--Ce n'est pas le moment d'agiter cette question, reprit Pascal. Il faut
+déshabiller la malade.
+
+On n'avait ni le temps, ni le loisir de placer le thermomètre dans
+l'aisselle; la femme nue demeurait en résolution complète; la
+sensibilité sensitivo-sensorielle était abolie; le réflexe patellaire,
+le réflexe plantaire n'existaient plus, et une épingle, enfoncée à
+travers la peau, ne provoqua aucune réaction.
+
+Les docteurs se trouvaient devant un état caractérisé par le coma et le
+collapsus. Il y eut chez la malade des efforts de vomissements, et les
+mouvements respiratoires descendirent à dix par minute. D'autres
+particularités intéressantes se montrèrent du côté de la pupille et de
+la cornée, et il s'y joignit une abolition absolue du réflexe
+pupillaire; l'ouverture et l'occlusion alternative des paupières ne
+faisaient point mouvoir l'iris excité, et l'approche d'une bougie ne lui
+permit pas de réagir davantage.
+
+Enfin, sous l'influence du tannin et surtout du café à haute dose, la
+respiration commença à devenir plus ample; les battements du coeur
+devinrent également peu à peu plus nets et plus accélérés, et avec des
+frictions et des massages, la température remonta.
+
+Tout danger était conjuré.
+
+Mme de Montreu, n'acceptant pas les offres gracieuses de Mme Aubertot,
+voulut s'en retourner chez elle. Des femmes l'aidèrent à se vêtir,
+pendant que les quatre médecins rejoignaient, au jardin d'hiver, le
+marquis Olivier.
+
+Une discussion s'éleva entre le major, les professeurs et la doctoresse.
+
+Fallait-il, en présence de ce cas d'intoxication chronique par la
+morphine, employer la suppression brusque?
+
+Pascal, Aubertot et Mlle Saint-Phar tenaient pour la méthode des
+docteurs Ball, Zambacco, Lancereaux, etc., qui consiste dans la
+diminution progressive des injections; le chirurgien militaire, quoique
+bon Français, se déclarait partisan de la suppression immédiate et
+radicale, dont le docteur allemand Levinstein est l'apôtre.
+
+--Mais, ma femme ne prend pas de morphine! clamait Olivier.
+
+--Elle en prend, elle se cache de vous, répondit Pascal.
+
+Mlle Saint-Phar ajouta:
+
+--Tous les morphinomanes, les dames surtout, savent dissimuler.
+
+Devant l'autorité des professeurs, Lapouge s'inclina, et les médecins
+adoptèrent la méthode Erlenmeyer, progressive décroissante, dont ils
+expliquaient la marche, en exhortant le mari à surveiller sa femme.
+
+Blanche, prise de peur, écouta les conseils de Mlle Saint-Phar; elle lui
+fit l'aveu de sa passion morphinique; elle lui montra le bracelet
+renfermant la liqueur, jura de suivre les ordres des médecins et d'obéir
+à l'époux aimé.
+
+ * * * * *
+
+A quelques jours de là, M. et Mme de Montreu partirent pour le château
+des Tuilières--et Raymond de Pontaillac endormit son chagrin d'amour.
+
+
+
+
+V
+
+
+C'était le printemps, et tout verdoyait dans la vallée de
+Saint-Martin-l'Église que domine le château des Tuilières.
+
+M. et Mme de La Croze, le père et la mère de Blanche de Montreu, y
+vivent, bénis des pauvres, aimés et respectés de leurs domestiques, de
+leurs métayers et de leurs voisins.
+
+Si le vieux castel des ancêtres a été remplacé par une habitation
+moderne, si l'herbe pousse au-dessus des anciens fossés et si là-bas,
+une tour démantelée évoque l'histoire, les descendants n'ont rien perdu
+de la valeur des aïeux, et ils ont même gagné en charité sociale.
+
+La façade du château donne sur une cour d'honneur, au milieu de laquelle
+s'épanouit un marronnier célèbre; à droite, les écuries et les remises,
+puis, les jardins, le parc, et vers la gauche, un vaste étang qui baigne
+les murailles.
+
+De la terrasse resplendissante de fleurs, on aperçoit les vingt domaines
+de la propriété, les maisons blanches, les prairies, les taillis
+ajourés, les masses profondes, le château des Ormes, la demeure
+seigneuriale de Pontaillac, et plus bas encore, le village de
+Saint-Martin-l'Église et son clocher pointu aux tuiles rouges.
+
+Un ruisseau vagabonde, le long des prés, et en haut du chemin, çà et là,
+dans les landes immenses, des blocs grisâtres, des dolmen, des tumuli,
+intéressent les membres des sociétés savantes, comme l'ameublement du
+château aurait pu intéresser et passionner un antiquaire: tapisseries
+anciennes, vieux bahuts aux fantastiques sculptures, grands lits à
+baldaquins avec leurs rideaux d'indienne à personnages, faïences
+limousines, horloges, et le billard lui-même aux primitifs filets en
+guise de blouses, toutes ces choses avaient leur histoire et
+témoignaient du respect et des soins de la noble famille.
+
+Oui, tout est joie par ce soleil; les oiseaux chantent l'éternité de la
+création; une brise chargée du parfum des thyms et des lavandes court
+sur la terre et s'en va rider les eaux de l'étang des Falettes, où
+dorment les fleurs nageuses; tout est joie! Mais, à la saison hivernale,
+lorsque, sous un ciel gris, les arbres dépouillés gémissent au vent et
+que les loups viennent hurler jusque dans le parc, il faut bénir sa
+terre natale ou rechercher les vives émotions, pour ne pas déserter. Et
+les beaux-parents du marquis ne désertent pas, et regimbent aux hivers
+mondains, tant vantés par leur gendre et leur fille.
+
+Au château des Tuilières, pendant le séjour des Montreu, on reçoit les
+châtelains du voisinage, et notamment Pontaillac, lors des congés de
+l'officier; mais l'intimité habituelle des La Croze est restreinte à
+l'abbé Boussarie, curé de Saint-Martin-l'Église, et aux Gouilléras--M.
+Adolphe Gouilléras, riche propriétaire et grand marchand de bois, ayant
+épousé Mathilde de Chastenet, la cousine pauvre de Blanche.
+
+ * * * * *
+
+Ce jour-là, après déjeuner, le marquis Olivier, sa femme et leur fille
+Jeanne, se promenaient dans les jardins avec les La Croze.
+
+L'enfant marchait entre le parrain Pierre, un beau vieillard à la barbe
+de neige, et la marraine Amélie, une douce vieille en papillotes grises.
+
+Pour juger les La Croze, ne suffisait-il pas de rappeler la guerre de
+70, les batailles où le gentilhomme commandait une compagnie de mobiles,
+tandis que la dame des Tuilières distribuait du pain aux humbles femmes
+des paysans-soldats?
+
+Conseiller général du canton, lieutenant de louveterie de
+l'arrondissement, M. de La Croze aurait voulu céder la première place à
+Olivier. Le gendre ne s'en souciait guère: il aimait mieux sa femme--et
+Paris.
+
+Dès l'arrivée aux Tuilières, M. de Montreu avait imposé--il le croyait,
+du moins--la diminution morphinique progressive. Les premiers jours,
+Blanche se révolta, dévoilant les artifices d'eau intercalaire, d'éther
+sulfurique, de chloroforme ou d'alcool. Il lui fallait de la morphine,
+et rien que de la morphine! Elle pleurait, se lamentait, injuriait,
+menaçait, puis elle se calma, parut renoncer au stupéfiant et à toutes
+les substitutions graduées, bien avant l'heure fixée par les médecins.
+
+Madame se prétendait sevrée, absolument guérie; elle parlait avec dégoût
+de son ancienne et ridicule passion; elle jouait du piano, pinçait de la
+harpe, chantait, riait, montait à cheval--et le marquis écrivait des
+lettres enthousiastes au docteur Aubertot. Celui-ci répondait: «Très
+bien! Mais, prenez garde! Veillez toujours!»
+
+Et il lui signalait des cas étranges de dissimulation chez les
+morphinomanes.
+
+Dans l'allée de tilleuls, M. de La Croze et le marquis allumaient leurs
+cigares; Blanche, maman jalouse, enleva la petite Jeanne des bras de
+grand'mère, et la couvrit de fous baisers.
+
+--Tu lui fais du mal, cria Mme Amélie. Regarde: elle pleure!
+
+Jeanne dit, en versant des larmes:
+
+--Méchante petite mère!
+
+La marquise éclata en sanglots, et se mit à marcher très vite. Olivier
+demanda, inquiet:
+
+--Blanche, où vas-tu?
+
+--Je rentre dans ma chambre; j'ai besoin de pleurer.
+
+Elle courait si fort que les La Croze et le marquis eurent peur et
+s'élancèrent.
+
+--Mais, laissez-moi donc! Vous m'ennuyez!
+
+Sur son chemin, elle rencontra la vieille Catherine qui voulut
+l'arrêter:
+
+--Madame?...
+
+--Laisse-moi!... Laisse-moi!...
+
+Devant ce spectacle, M. de Montreu fut saisi d'une angoisse... Est-ce
+que la terrible passion renaîtrait?
+
+Et bravant la consigne, il frappa à la porte de madame.
+
+Blanche vint ouvrir:
+
+--Je vais mieux.
+
+Il parla timidement de la morphine, et sa femme lui sauta au cou, toute
+joyeuse:
+
+--De la morphine?... oh! non, Olivier!... Tu crois donc que je veux
+mourir?... J'ai trop souffert, va... N'avons-nous pas brisé toutes les
+sinistres Pravaz?
+
+La jeune femme, entièrement calmée, avait repris sa gaieté.
+
+ * * * * *
+
+Chaque jour, la marquise allait faire ses dévotions dans une petite
+chapelle située à l'extrémité des jardins, au milieu d'un fouillis de
+verdure.
+
+Par la porte grillée, on voyait sur l'autel une vierge de marbre blanc,
+des chandeliers d'or et des vases aux fleurs nouvelles; quatre prie-Dieu
+de velours s'alignaient, entre les deux fenêtres ogivales, dont le
+sombre et artistique vitrail flambait, à la lueur d'une lampe d'église.
+
+Un matin, le marquis et la petite Jeanne accompagnèrent madame jusqu'à
+la chapelle. La maman et la fillette s'étaient agenouillées, et Olivier,
+debout, remarqua les yeux de Blanche qui, depuis quelques minutes,
+exploraient le tapis, en une recherche infructueuse.
+
+Mme de Montreu s'absorbait dans la prière. Olivier emmena l'enfant,
+heureux de la voir sauter et rire. A un moment, Jeanne se baissa pour
+cueillir des violettes.
+
+--Oh! papa, vois donc le joli bijou!
+
+Ses doigts faisaient miroiter au soleil une Pravaz d'or.
+
+Le marquis saisit l'objet, vivement:
+
+--Jeanne, il ne faut pas dire à ta mère que tu as trouvé cela!
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que tu me ferais beaucoup, beaucoup de peine.
+
+--Mais, je ne veux pas que tu aies du chagrin, petit père... Chut!...
+Voici maman!...
+
+Blanche venait à eux, le regard fouillant les herbes, les ronces, et
+tout son visage disait une inquiétude profonde.
+
+Olivier crut généreux et prudent de ne risquer aucune allusion.
+
+Dans la journée, le mari et la femme se rendirent à
+Saint-Martin-l'Église, chez leurs parents, les Gouilléras, et M. de
+Montreu laissant Madame auprès de la cousine Mathilde, se dirigea vers
+la pharmacie.
+
+Près de la porte, M. Teissier, le pharmacien, un noiraud réjoui,
+grillait une cigarette.
+
+--Monsieur, fit Olivier, je vous serais obligé de m'accorder quelques
+minutes.
+
+--Volontiers, monsieur le marquis.
+
+Ils s'assirent en un petit salon, derrière l'officine.
+
+Le gentilhomme exposa:
+
+--Le Dr Vaussanges est en courses; j'attends son retour pour
+l'interroger, si cela est utile, ce que je ne crois pas. Lui-même m'a
+affirmé depuis longtemps que Mme de Montreu n'avait plus besoin de
+morphine; d'un autre côté, je suis sûr que ma femme n'a reçu aucun envoi
+de Paris. C'est donc vous, monsieur, qui, sans ordonnance, délivrez de
+la morphine à Mme de Montreu.
+
+--Accusation injuste, monsieur le marquis! Je n'ai jamais délivré de
+morphine que sur ordonnance.
+
+--Votre parole d'honneur?
+
+--Ma parole d'honneur! Et je veux me justifier.
+
+--Inutile!
+
+--Si; j'y tiens.
+
+Il courut à l'officine et revint, portant un livre et un flacon.
+
+--Monsieur le marquis, on consomme très peu de morphine, dans notre
+«localité». J'en ai reçu de Paris cinquante grammes, et, lors du
+traitement suivi par Mme la marquise, sur diverses ordonnances du Dr
+Vaussanges, il en a été enlevé cinq grammes, puis deux grammes,
+ordonnance d'un autre médecin, M. Thavet, de Labrousse. Il doit m'en
+rester quarante-trois grammes. Nous allons voir!
+
+Teissier plaça le flacon sur une balance, fit un calcul mental, et
+s'écria:
+
+--Quatorze grammes seulement!... Nom de Dieu! on m'a volé!
+
+Aussitôt il appela: «Victor! Victor!»
+
+Un tout jeune homme aux cheveux rouges qui, dans le laboratoire, pilait
+du quinquina, entra et recula, effrayé, devant les témoins de son
+incorrection.
+
+--C'est toi qui as pris de la morphine, ici? gronda le pharmacien. Ne
+mens pas, ou je t'étrangle!
+
+--Oui, monsieur, c'est moi. J'ai l'argent.
+
+--Je me moque de l'argent!... A qui l'as-tu vendue?
+
+--A ma tante.
+
+--Madame Gouilléras?
+
+--Oui, patron. J'ai vendu en plusieurs fois, et je vais chercher
+l'argent là-haut.
+
+--Gredin! Canaille!... F...-moi le camp!
+
+Mais, sur la prière de M. de Montreu, le pharmacien se résigna à
+entendre les raisons de Victor.
+
+Lui, fils de M. Abel, le frère ruiné de M. Adolphe Gouilléras, que
+serait-il devenu, sans l'assistance de l'oncle riche? Cette assistance,
+il la devait surtout à la tante Mathilde, car l'oncle Adolphe ne
+l'aimait guère. Quoi de plus naturel que d'exprimer sa gratitude à Mme
+Mathilde, en lui fournissant des grammes de morphine qu'elle payait?
+
+--Mon seul tort, ajouta-t-il, c'est de ne pas avoir mis l'argent dans la
+caisse, mais on se serait aperçu de la vente, et Mme Mathilde tenait à
+garder le secret.
+
+--Triple idiot! Triple brute! reprit le pharmacien, tu as peut-être
+empoisonné ta bienfaitrice!
+
+--Non, car la morphine ne lui était pas destinée, répliqua le
+gentilhomme. Est-ce vrai, Victor?
+
+--Je n'en sais rien, monsieur le marquis.
+
+Dès qu'il eut obtenu de M. Teissier la grâce de Victor et recommandé le
+silence au patron et à l'élève, M. de Montreu retourna chez les cousins,
+chez les Gouilléras. Il ne voulait pas une explication immédiate avec
+Blanche, en présence de Mathilde; il craignait de se heurter aux
+mensonges des deux femmes.
+
+Au moment de partir, Blanche dit à sa cousine:
+
+--N'oublie pas?
+
+--Sois sans crainte. Je remettrai au facteur.
+
+Dans la calèche, le long du chemin, Mme de Montreu souriait à l'époux.
+Elle demanda:
+
+--N'est-ce pas, Olivier, que Mathilde embellit, tous les jours?
+
+--Ce n'est pas mon opinion. Elle est trop blonde, trop pâle, trop
+maigre, trop grande.
+
+--Peut-être, mais elle est très distinguée.
+
+--L'important, c'est qu'elle soit heureuse, et si M. Gouilléras n'est
+pas la distinction même, il a toutes les qualités d'un brave homme.
+
+La nuit fut calme. Au matin, sur la route, Olivier guetta le passage du
+facteur.
+
+--Avez-vous quelque chose pour moi?
+
+--Oui, monsieur le marquis, répondit le facteur. J'ai des lettres et les
+journaux.
+
+--Rien de plus?
+
+--Un paquet pour Mme la marquise, de la part de Mme Gouilléras.
+
+--Donnez-moi le paquet.
+
+M. de Montreu rentra dans sa chambre, et obligé par son amour même à un
+rôle de surveillant conjugal si en dehors de ses habitudes et de ses
+goûts, le mari défit l'envoi. Il s'y trouvait deux pelotons de laine
+bleue, et les pelotons enroulaient une lettre, une petite bouteille et
+une Pravaz.
+
+C'était un devoir de lire, et Olivier brisa le cachet:
+
+«Ma chère Blanche, à Limoges, au Sacré-Coeur, toi riche, tu partageais
+avec la pauvre cousine Mathilde les friandises du château des Tuilières.
+
+Et, aujourd'hui, j'ai le bonheur de t'envoyer la moitié des richesses
+que je possède et dont tu m'as enseigné le mystérieux et souverain
+pouvoir.
+
+Ménage la liqueur divine, car, hélas! la source va en tarir! Hier, en
+effet, mon neveu Victor m'a annoncé qu'il ne pourrait plus m'être
+agréable, son patron lui interdisant la vente et pour des raisons
+ignorées. Ces raisons, je les attribue à une visite de ton mari chez le
+pharmacien, visite que j'ai apprise de la bouche même de Mme Teissier.
+
+O ma chérie, il faut veiller! Il faut cacher ce suprême trésor! Blanche,
+il n'est pas de tiroirs assez discrets, de cassettes assez fidèles,
+contre les yeux d'un mari semblable au tien, d'un gentilhomme qui
+t'adore et ne voit pas que la privation est mortelle!
+
+Mon mari à moi--ce bon et simple campagnard--me laisse libre, et du
+reste, je domine le parvenu de toute la hauteur de ma pauvre noblesse.
+
+Voici une Pravaz, moins élégante que celle que tu as perdue, mais aussi
+généreuse. La Pravaz et la solution, continue de les mettre sous la
+sauvegarde de ta mignonne Jeanne: Monsieur n'ira pas les dérober; un
+ange les protège!
+
+Mille baisers de ta:
+
+MATHILDE GOUILLÉRAS,
+
+NÉE DE CHASTENET.
+
+_P.-S._--Je rouvre ce billet. Il me vient une idée. Pourquoi
+n'écrirais-tu pas à notre amie Geneviève Saint-Phar? La doctoresse nous
+enverrait peut-être de la morphine. Si elle refuse, j'irai à Limoges et
+j'obtiendrai des ordonnances d'un docteur et peut-être des solutions,
+directement, de MM. les pharmaciens.»
+
+* * *
+
+M. de Montreu cherchait le mystère de ces mots: «La Pravaz et la
+solution, continue de les mettre sous la sauvegarde de ta mignonne
+Jeanne...»
+
+Était-ce une idée symbolique ou la claire énonciation d'un fait?
+
+Pendant que la servante habillait Jeanne, Olivier inspecta la couche de
+l'enfant et dénicha, au fond du sommier, un flacon de morphine à trois
+quart vidé. Il ne voulut point se donner le dégoût d'une hypocrisie
+nouvelle, et le soir, à l'heure du repos, il dit à Blanche:
+
+--Malgré tes serments, tu recommences les mêmes folies, et tu
+t'empoisonnes avec l'horrible morphine.
+
+--Ce n'est pas vrai!
+
+--Blanche!
+
+--Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai! Non, ce n'est pas vrai!
+
+Il lui présenta les deux flacons et la Pravaz:
+
+--A quoi bon mentir?
+
+--Où avez-vous pris ça?
+
+--J'ai dû fouiller le lit de Jeanne et inspecter l'envoi de Mathilde.
+
+--Vous avez ouvert une lettre adressée à votre femme; vous avez brisé un
+cachet, vous?
+
+--Oui, moi.
+
+--Vous êtes un vilain!
+
+--Mon amour...
+
+--Taisez-vous, monsieur! Vous devriez rougir!... Allons, rendez-moi ces
+objets?
+
+--Non.
+
+--Je le veux!
+
+--Non.
+
+--Monsieur, rendez-moi ça?
+
+--Jamais!
+
+Nerveuse, elle l'enlaçait, essayant d'arracher la Pravaz et les petits
+flacons; il résistait; elle se cramponnait à lui, mêlant des sanglots à
+des promesses d'amour, à d'ardentes prières, et il lui fallait beaucoup
+de courage pour résister.
+
+--Olivier, la Pravaz, c'est ma vie!
+
+--Ce serait ta mort!
+
+Désireux de mettre un terme à la lutte douloureuse, il jeta la Pravaz et
+les flacons par la fenêtre ouverte, dans l'étang des Falettes.
+
+Ils entendirent le clapotis de l'eau qui se refermait, et Blanche cria:
+
+--Tu m'as tuée!... Tu m'as tuée!
+
+ * * * * *
+
+Olivier s'agenouille devant elle, implorant le pardon du sacrifice. Elle
+le repousse, veut être seule.
+
+Si elle se précipitait? Il est là; il observe; ses bras tiennent les
+jupes.
+
+Et, penchée, à la fenêtre, Blanche regarde le ciel d'un bleu lapis et
+les constellations. Elle voit les étoiles trembler sur les eaux, et
+parmi elles, deux plus brillantes, dont l'éclat illumine les profondeurs
+qui s'ouvrent. Ce sont les flacons de morphine: ils reposent en un lit
+de glaïeuls et de nénuphars, un écrin de gerbes vertes et de roses
+diamantées. Les flacons se brisent, la liqueur ruisselle, abondante,
+toujours plus abondante, infinie. Et voilà que Madame, au paroxysme du
+délire, a la vision d'une mer de morphine. Elle se souvient d'un joli
+spectacle de voyage--de son voyage de noces!--et pour elle la morphine
+circule dans la vase, comme le Rhône, à Genève, traverse le Léman, sans
+confondre ses eaux.
+
+Tout le reste est bourbeux, et seule la liqueur triomphe et rayonne
+lumineuse, immaculée.
+
+Blanche entend des voix célestes qui la convient au Paradis des amours
+immortelles.
+
+Elle va tomber; elle va mourir; il est là, il la presse contre sa
+poitrine:
+
+--Blanche, mon adorée?
+
+--Je ne vous connais plus! Allez-vous-en! Allez-vous-en!... Vous me
+faites horreur!
+
+
+
+
+VI
+
+
+Le capitaine de Pontaillac se trouvait dans un état physique
+relativement satisfaisant, et il menait encore près de la Stradowska une
+étrange comédie amoureuse.
+
+En cette rude musculature, le poison entrait, glissait, et de même que
+la foudre brûle l'épée d'acier, sans endommager le fourreau de velours,
+consume les os du corps, sans entamer la chair qui les couvre--ainsi, la
+morphine tuait l'esprit, la résistante flamme, sans presque toucher
+l'enveloppe organique.
+
+Chose remarquable, il n'y avait pour Raymond aucun élément coexistant
+d'un état de dégénérescence mentale héréditaire, aucune appétence
+morbide, aucun entraînement maladif qui fût l'acte d'une nature déjà
+affaiblie et incapable de résister aux sollicitations.
+
+Dès l'origine, le cerveau était indemne de tare: au point de vue
+médico-légal, l'hérédité n'exerçait pas son rôle habituel de facteur
+étiologique, et on ne pouvait davantage noter les phénomènes du
+morphinisme et de l'alcoolisme associés.
+
+Blanche disparue, le jeune officier chercha l'oubli dans les labeurs
+militaires et les petites noces avec ses camarades, Jean de Fayolle,
+Léon Darcy et Arnould-Castellier; quant au major Lapouge, il fut dupe
+des repentirs du morphinomane.
+
+Mais, depuis trois semaines, en dehors des heures où le service
+l'appelait au quartier, Pontaillac était invisible. On ne le rencontrait
+ni à l'_Épatant_, ni au café de la Paix, ni au foyer de l'Opéra, ni au
+Cirque, ni au Bois, et les lettres, les télégrammes bleus de Christine
+demeuraient sans réponse.
+
+Une vie bizarre commença.
+
+Quelquefois, chez lui, son revolver au poing, il s'arrêtait devant une
+glace, avec l'idée de se brûler la cervelle, et puis, régénéré par une
+piqûre, tout embrasé du désir de Blanche, il marchait vers un petit
+salon.
+
+Il admirait un portrait en pied de Mme de Montreu, un chef-d'oeuvre dont
+il venait de surveiller l'exécution et de dicter les moindres détails,
+d'après une photographie et la religion du souvenir--ainsi que l'on fait
+pour les images des morts.
+
+Çà et là, partout, des choses d'elle: un éventail brisé, un soulier de
+bal, un corset, des gants, des bouquets; tous ces objets sans valeur, il
+les avait achetés à Angèle, la femme de chambre de la marquise, et le
+corset fleuri de dentelles exhalait encore le délicieux parfum de la
+dame rousse.
+
+Le regard suppliant, il tendait les mains vers le portrait, et Blanche
+semblait s'animer et descendre du cadre; il la couvrait de baisers, la
+dorlotait, l'emportait, la possédait toute. Et, l'hallucination finie,
+soudainement, il se retrouvait près d'une glace et maniant la gâchette
+d'un pistolet.
+
+Or, un jour, comme tous les jours, Raymond évoquait sa bien-aimée. La
+porte s'ouvrit, et Christine qui entrait, s'arrêta, frappée de stupeur.
+
+--Raymond!
+
+--Que me voulez-vous, madame? Que venez-vous faire ici? Sortez!
+
+--Tu ne m'aimes donc plus?
+
+--Je ne vous ai jamais aimée!
+
+--Oh! gémit-elle, accablée de douleur.
+
+--Celle que j'aime, que j'adore, s'écria-t-il, en désignant le portrait
+de Blanche, la voici! C'est pour cacher à tous les yeux un criminel
+amour que je t'ai prise! Regarde-la!... Mon Dieu, qu'elle est belle!...
+Laisse-nous seuls!...
+
+De ses doigts trembleurs, il cherchait les formes merveilleuses, dans un
+espace géométrique indéfini, resserrait ses bras, et soupirait:
+
+--Blanche! O Blanche!... O femme!... Tiens! sur tes lèvres!
+
+Mais, tout à coup, il chancela, éveillé:
+
+--Je suis fou, ma bonne Christine!
+
+--Et moi, je viens te consoler; je viens te guérir--te parler d'elle.
+
+Il y avait tant de simplicité et d'héroïsme en cette immolation de la
+femme outragée que Raymond s'agenouilla devant sa maîtresse.
+
+Elle le releva, et le baisant au front:
+
+--Veux-tu que désormais je sois ta soeur?
+
+--Alors, dit-il, sans entrevoir la grandeur du sacrifice, alors, plus de
+jalousie?
+
+--Non... plus de jalousie.
+
+--Bien vrai?
+
+--Bien vrai.
+
+Et ils parlèrent de l'absente toute la journée, toute la nuit.
+
+--Pourquoi ne demandes-tu pas un congé? Tu irais en Limousin; tu la
+verrais... là-bas.
+
+--J'ai peur...
+
+--Grand enfant!
+
+Un soir, Christine conduisit Raymond à la gare d'Orléans, et la
+vaillante revint chez elle, pleine d'angoisses.
+
+ * * * * *
+
+Aux Tuilières, la marquise Blanche entrait dans la période ultime de
+«l'état de besoin».
+
+Le docteur Vaussanges, une barbe grise des plus honorables, essayait de
+tromper sa noble cliente:
+
+--Madame, Je vous apporte de la morphine.
+
+--Non, docteur, c'est de l'eau!
+
+--De la morphine et de l'eau.
+
+--Je n'en veux pas!
+
+Dans l'impossibilité de se procurer des doses de stupéfiant, Mme de
+Montreu, qui ne recevait plus de lettres de Mme Gouilléras, s'adressa
+aux domestiques. Tous refusèrent obéissance à leur dame, sur l'ordre du
+marquis.
+
+Rien à attendre de la doctoresse Geneviève Saint-Phar.
+
+Affolée de haine, Blanche refusa au mari le conjugal amour; elle évita
+les moindres tendresses, les moindres baisers.
+
+Lui, dominant ses scrupules de gentilhomme et voulant par-dessus tout la
+guérison de sa femme, avait fait fabriquer des clefs: il inspectait le
+secrétaire, le chiffonnier, les armoires de madame, les coffrets, les
+sachets, les boîtes à gants, les objets les plus délicats, les plus
+intimes, et si la marquise le surprenait en ses perquisitions barbares,
+elle lui jetait dédaigneusement:
+
+--Ne vous gênez pas! Vérifiez mes chemises, mes bas!
+
+Et elle frémissait d'une envie de lui cracher au visage.
+
+Chez la marquise Blanche, le système nerveux tout entier, cérébro-spinal
+et ganglionnaire, était profondément ébranlé par la disparition de la
+morphine de l'organisme: la jeune femme incriminait moralement Olivier,
+son farouche gardien; le système nerveux se révoltait physiquement
+contre l'acte de violence qui lui dérobait l'indispensable, et chaque
+nerf manifestait son trouble, dans sa sphère propre.
+
+En vertu de lois encore ignorées, la force du désir physiologique
+développait le champ intellectuel et permettait à Mme de Montreu
+d'analyser toutes ses sensations. Elle avait faim de morphine; elle
+avait non pas des impulsions de gourmandise, mais un véritable besoin de
+nourriture: il lui manquait un élément vital.
+
+Assise ou couchée, elle éprouvait une vive agitation des jambes, et se
+voyait obligée d'exécuter avec elles des mouvements réguliers; cette
+agitation s'exagérait à un tel point qu'on eût dit d'un roulement de
+tambour. Les légers abcès des cuisses produits par les piqûres, se
+cicatrisaient; le visage gardait toute sa fraîcheur; la peau demeurait
+indemne de cette coloration pourprée habituelle aux morphinomanes
+sanguins; les yeux ne subissaient aucun trouble de l'accommodation, et
+seules, des douleurs de la région cardiaque, une toux nerveuse et une
+soif inextinguible constituaient les principaux phénomènes d'abstinence.
+
+--Olivier, je meurs!... Olivier, ayez pitié de moi?
+
+M. de Montreu détournait le regard, craignant de succomber:
+
+--Blanche, ma chère femme, encore un peu de courage... Tu vas guérir; tu
+ne songeras plus à l'horrible liqueur, et nous nous aimerons...
+
+--Jamais, monsieur, jamais!
+
+Afin de distraire la malade, Olivier se servait de Jeanne pour lui
+envoyer des cadeaux charmants.
+
+--Mère, c'est de papa... Oh! le joli bracelet! Oh! le beau collier! Et
+ces fleurs, ces verveines, ces roses...
+
+Blanche embrassait la tête blonde et l'éloignait--sans un sourire.
+
+M. et Mme de La Croze encourageaient leur gendre à sauver la maman de
+Jeanne: on citait à Mme de Montreu les exemples de quelques
+morphinomanes repentis; on lui citait le cas de Mathilde Gouilléras, qui
+après avoir été très souffrante, lançait l'anathème sur la morphine,
+regrettait ses magnifiques élans épistolaires, et suppliait sa cousine
+de renoncer à la Pravaz.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Ce jour-là, Raymond de Pontaillac, arrivé de la veille en son castel des
+Ormes, monta à cheval pour se rendre aux Tuilières.
+
+Il mit d'abord sa bête au galop, puis au trot, puis au pas, sous les
+grands châtaigniers qui le couvraient de leurs ombres verdissantes: à
+son désir de revoir Blanche se mêlait une crainte, comme si vraiment il
+n'était pas bien sûr de rencontrer là-bas tout le bonheur qu'il allait y
+chercher.
+
+Devant la grille du château, le capitaine fut sur le point de tourner
+bride, mais il avait été vu de M. de La Croze qui lui dit, en avançant:
+
+--Té! la bonne surprise, mon gaillard!... Et depuis quand sommes-nous
+aux Ormes?
+
+--Depuis hier, monsieur Pierre. Je me suis arrêté à Limoges pour saluer
+mon oncle.
+
+--Tu pourrais dire: «Monseigneur»... Il va bien notre cher évêque?
+
+--Pontificalement.
+
+Un domestique mena le cheval du capitaine à l'écurie, et M. de La Croze
+et Pontaillac marchèrent bras dessus bras dessous vers la maison.
+
+--Capitaine, tu as bien fait de nous revenir. On s'ennuie mortellement
+ici. Combien de mois de congé?
+
+--Il n'y a pas de mois; il y a des jours... quinze.
+
+--Diable, c'est peu!
+
+Le vieux gentilhomme introduisit Raymond au grand salon, appela Mme de
+La Croze et envoya Catherine prévenir la marquise.
+
+Olivier, lui, était dans le parc, en train de surveiller l'installation
+de conduites d'eau. On le héla; il accourut, et les deux amis
+s'embrassèrent, tandis que Madame faisait son entrée.
+
+En évoquant la scène du jardin d'hiver, chez le docteur Aubertot,
+Raymond se disait: «A-t-elle pardonné?» Blanche, elle, frémissait à
+cette idée: «Il a de la morphine; il m'en donnera!»
+
+Tous deux parlaient maintenant d'une façon indifférente des choses
+parisiennes et mondaines, des derniers bals, des derniers ragots, des
+derniers scandales, et rien, dans leur voix, ni dans leurs gestes ne
+trahissait leurs émotions profondes.
+
+On reçut la visite de l'abbé Boussarie, le curé de
+Saint-Martin-l'Église, un aimable et paternel vieillard aux longs
+cheveux blancs, l'ancien précepteur de M. de Pontaillac. Il rappela que
+Blanche, Olivier et Raymond avaient été tous trois baptisés par lui et
+que tous trois avaient fait leur première communion à Saint-Martin.
+Seul, le capitaine restait à marier. Y songeait-il? Allons, allons, le
+neveu de Monseigneur Aymar de Pontaillac, l'héritier d'une race
+illustre, prêcherait bientôt d'exemple.
+
+Et, de sa canne à pomme d'argent, le vieux prêtre menaçait tendrement
+Raymond.
+
+Une espérance animait toujours Mme de Montreu. C'était à Pontaillac
+qu'elle devait la première piqûre, et dans sa détresse horrible
+d'affamée, le grand initiateur lui viendrait encore en aide. Comment
+adresser la demande, et en quel endroit, et avec quelles ruses? Ici,
+rien à tenter, sous l'oeil du mari. Écrire au capitaine, envoyer la
+lettre par un domestique? Personne, au château, n'accepterait la
+commission. D'un autre côté, Blanche n'oubliait pas la déclaration
+d'amour du jeune officier, et elle se sentait tenue à la plus grande
+réserve. Et cependant, il lui fallait de la morphine, il lui fallait une
+Pravaz--et seul, Raymond pouvait l'empêcher de mourir!
+
+Tout de suite, l'idée naquit en M. de Montreu que sa femme aurait
+recours à Pontaillac, et comme il cherchait un moyen d'affirmer son rôle
+de surveillant, ce fut Raymond lui-même qui le tira d'embarras.
+
+--Tu sais, Olivier, j'ai enfin renoncé à ma stupide passion pour la
+morphine.
+
+--Plus d'espoir; je me tuerai! gronda la marquise.
+
+Mais elle leva les yeux et crut lire un mensonge et une promesse dans le
+regard de l'homme.
+
+--Vraiment, interrogea le marquis, tu es brouillé avec l'odieuse Pravaz?
+
+--Brouillé, et définitivement.
+
+Un nouveau regard démentit l'affirmation nouvelle, et cette fois Madame
+eut un sourire pour le beau comédien. Est-ce que, du reste, on pouvait
+oublier l'ensorceleuse? Si Pontaillac venait de trahir la vérité, c'est
+qu'il comprenait les douleurs de l'abstinence et qu'il se garait de
+l'époux, afin de mieux secourir la malheureuse femme!
+
+Après le départ du curé et de Raymond, la marquise monta dans ses
+appartements et redescendit à l'heure du dîner. Elle avait changé de
+toilette, et en robe printanière, ses beaux cheveux roux ornés d'une
+grappe de lilas, elle paraissait tranquille, presque joyeuse.
+
+Le mari allait accuser la morphine de cette agréable métamorphose, mais
+Blanche devina sa pensée, et avec un grand talent de dissimulation:
+
+--Olivier, tu me soupçonnes de m'être fait une piqûre. Eh bien, tu as
+tort. M. de Pontaillac s'est guéri; pourquoi ne guérirais-je pas?
+
+Elle créait «l'état d'espérance» qui aide à supporter «l'état de
+besoin».
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain, Raymond sortit des Ormes pour une matinale promenade. Il
+marchait, la joie au coeur, et grâce à de spécieux raisonnements que les
+bienfaisantes solutions lui inspiraient, il arrivait à se convaincre
+qu'il était urgent de procurer de la morphine à la grande dame et
+excusable de faire sa maîtresse de la femme d'un ami, de son meilleur
+ami.
+
+Pontaillac longeait un chemin ombreux, et au travers des ramures, le
+soleil lui baisait le visage, l'illuminait de ses ors; une brise tiède
+et douce l'imprégnait des vivifiantes senteurs des bois.
+
+Il s'arrêta devant le parc des Tuilières, près d'une brèche récente et
+faite par les ouvriers employés aux conduites d'eau. La grille de la
+chapelle était ouverte, et dans la femme agenouillée, l'homme reconnut
+Mme de Montreu.
+
+La marquise sortait de la chapelle, et les deux victimes de la Pravaz se
+regardèrent.
+
+--Madame, commença Raymond, le hasard m'a mené vers vous, et je bénis le
+hasard... Comme vous êtes pâle et tremblante!... Vous avez pleuré...
+
+--J'ai pleuré, parce que je souffre, parce que je meurs!
+
+Résolument, elle dit ses douleurs, le supplice que lui imposait M. de
+Montreu, en la privant de la liqueur vitale; elle dit la scène nocturne
+où le gentilhomme jeta dans l'étang des Falettes les solutions et la
+Pravaz. Tout le monde l'abandonnait, oui, tout le monde, même Mathilde,
+son ancienne prosélyte!
+
+--Je le savais, répliqua l'officier avec aplomb; je le savais, et je
+suis venu. Hier, j'ai dû abriter sous le mensonge mon désir de vous être
+utile, car, madame, mieux que personne, je connais votre mal. J'en ai
+souffert, j'en ai pleuré. Il n'y a pas de tortures comparables à celles
+du besoin de morphine! Des médecins prétendent que la liqueur nous tue.
+Les imbéciles! Mais, la mort hideuse, terrifiante, c'est la privation!
+
+Il tira de sa poche un nécessaire de voyage en soie bleue contenant à la
+fois de la solution et une aristocratique Pravaz:
+
+--Tenez, madame... Ne pleurez plus... Essuyez vos beaux yeux... L'enfer
+va disparaître--pour vous.
+
+--Merci, oh! merci, monsieur de Pontaillac! Vous me sauvez!
+
+Le capitaine salua Mme de Montreu et reprit le chemin des Ormes.
+
+ * * * * *
+
+Sous l'énergie de la piqûre, Blanche éprouva un malaise bizarre: la
+solution de Pontaillac était dosée à un degré que la jeune dame n'avait
+pas encore atteint.
+
+Il se fit un trouble effroyable dans les organes, en même temps qu'une
+surexcitation du cerveau. Tout le sang reflua au coeur, et des
+images--pour les yeux et pour la pensée--remplacèrent à la fois les
+idées exactes et les tableaux de la réalité: ainsi, la chambre de madame
+se transformait en un vaste étang, l'étang des Falettes; une barque se
+balançait sur les eaux; M. de Montreu incarnait M. de Pontaillac, et
+Blanche adorait l'incarnation nouvelle. Dans une lutte de la lumière et
+des ténèbres, l'esprit établissait un contraste fâcheux entre les
+gentilshommes, entre l'époux sévère, tel un geôlier, et l'amoureux
+superbe, tel un prince charmant. Blanche exagérait la petite taille du
+mari, son air efféminé, alors qu'Olivier conduisait son panier attelé de
+deux landais; elle diminuait Olivier, lui enlevait de sa beauté, de sa
+distinction pour en parer le grand Raymond qu'elle voyait courir à
+cheval, tout resplendissant de casque et de cuirasse, en un flamboiement
+d'astre.
+
+A son réveil, l'honnête femme chassa la mauvaise idée et elle fut prise
+d'une terreur comme si vraiment elle avait été responsable des velléités
+de luxure suggérées par l'âme du poison.
+
+Les jours suivants, elle se montra froide envers M. de Pontaillac,
+affectant devant lui pour Olivier, une grande tendresse conjugale; mais,
+certain soir, le capitaine dîna aux Tuilières avec l'abbé Boussarie, les
+Gouilléras, et pendant que le mari de Mathilde, un bon et gros limousin
+à la barbe rougeâtre, ennuyait l'invité de ses interrogations sur la
+poudre sans fumée et la Triple Alliance, Blanche, en passant, frôla
+Raymond, d'un frôlement voluptueux.
+
+M. de Pontaillac tressaillit d'allégresse; Mme de Montreu balbutia,
+avant de se réfugier près de l'ange gardien, sa fille.
+
+Ces ardeurs inconscientes de la chaste épouse justifiaient l'un des plus
+curieux phénomènes de l'intoxication morphinique et de ses résultats
+absolument contraires pour les deux sexes. En effet, tandis que l'homme
+subissait quelquefois un état de dépression de la vie génésique, le
+système arrivait chez la femme à un haut degré de nymphomanie. La force
+morale de Blanche, quoique très affaiblie par l'abus de la morphine, la
+préservait encore de l'adultère, mais elle ne l'empêchait pas de se
+livrer à des mouvements désordonnés et d'origine purement mécanique où
+s'éteignait son regard lascif, où se calmait sa surexcitation excessive.
+
+Mme de Montreu gémissait de ce triste état; elle ne voulait plus de
+rapports avec son mari; mais elle se révoltait contre les tendances
+bestiales, et se sentait profondément malheureuse.
+
+ * * * * *
+
+Une après-midi, le marquis Olivier, M. de La Croze et le curé Boussarie
+faisaient une partie de billard, et en haut, dans sa chambre, la jeune
+dame s'injectait une nouvelle solution,--un cadeau de Pontaillac.
+
+Le soleil de juin jetait sur la glèbe une poussière d'or et de feu. On
+entendait le cri-cri des faux qu'on aiguise, le roulement des chariots,
+les appels à la guillade et parfois le beuglement des boeufs. Un peuple
+de travailleurs, hommes et femmes, coupait ou amoncelait des herbes, les
+mâles noirâtres et velus, le torse maigre, des vieilles encore plus
+noires; et çà et là, un râteau à la main, quelques jolies filles en jupe
+sombre et chemisette claire, s'étiraient, avec des poses amoureuses,
+sous l'incendie du ciel.
+
+Par un phénomène de double conscience et de double vue, la marquise
+restait Mme de Montreu, et en elle vivait une autre femme dominant la
+première et s'imaginant attendre Raymond, lui avoir donné rendez-vous
+dans sa chambre même. Elle l'apercevait, là-bas, aux Ormes; il montait à
+cheval; elle le suivait, sur la route poudreuse, le long des peupliers
+d'Italie. Déjà, il s'arrêtait devant la grille du château. Il n'y avait
+personne pour le recevoir, et la voyante distinguait nettement les
+domestiques occupés à divers ouvrages: ceux-ci aidaient les faucheurs;
+d'autres frottaient le parquet du grand salon; un des palefreniers
+dormait en un coin de la grange; Catissou saignait des volailles.
+
+--Monsieur de Pontaillac entre dans le vestibule, et le voici dans la
+salle à manger! rêvait tout haut la morphinomane... Il ne trouve pas ces
+messieurs qui jouent au billard... Pourquoi Olivier et mon père ne
+l'entendent-ils pas marcher?... Pourquoi ne l'appellent-ils pas?... Je
+l'entends, moi!... Je le vois!... Raymond! O Raymond!...
+
+Cette fois, le jeune gentilhomme entrait réellement; il ouvrait la porte
+du couloir; il gravissait l'escalier, et Blanche, éperdue, lui tendait
+les bras. Il l'embrassa, plein d'amour, mais quand il la sentit
+résister, lutter contre elle-même, contre l'autre femme, «l'étrangère»,
+il s'éloigna:
+
+--Madame, je vous aime, je vous adore! je vous désire de toute mon âme,
+et pourtant je ne veux pas vous prendre comme cela!... Blanche, ô mon
+adorée, je te veux libre, et tu ne l'es pas!
+
+ * * * * *
+
+Huit jours plus tard, Mme de Montreu, en pleine conscience, en pleine
+liberté, se livra à Raymond.
+
+Elle soupirait:
+
+--Tu ne m'as pas odieusement conquise, sous l'action de la morphine, et
+je te remercie de m'avoir attendue, après m'avoir charmée. O mon amour,
+aimons-nous!
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Olivier de Montreu s'était départi de sa rigoureuse surveillance, et la
+marquise en abusait, donnant à ses promenades journalières de
+charitables prétextes: visites aux malheureux du voisinage, aux enfants
+malades, aux accouchées.
+
+Blanche et Raymond se voyaient dans une cabane perdue en un taillis ou
+bien dans un kiosque isolé que M. de La Croze fit meubler pour la saison
+de la pêche. Ces deux endroits, si différents l'un de l'autre,
+exaltaient leurs désirs: autant la cabane semblait rustique avec sa
+litée de feuilles; autant le kiosque rappelait, par ses vastes causeuses
+et ses moelleux divans, le luxe et le bon goût des châtelains.
+
+Les amants avaient toujours une pareille et séduisante maîtresse, la
+Pravaz, mais ils s'injectaient le poison mondain, sans y ajouter
+d'importance, comme si lui eût grillé un royal-havane, comme si elle se
+fût poudrerizée ou embaumée d'une eau de toilette astringente.
+
+Elle le trouvait ravissant dans son complet bleu marin, sous un chapeau
+de voyage; il la jugeait adorable en robe de toile écrue et souliers
+jaunes, gantée de Suède et coiffée d'une paille éblouissante de fleurs
+des champs.
+
+Ils étaient jeunes; ils étaient beaux; ils s'aimaient--et c'est tout
+dire.
+
+Vers deux heures, Mme de Montreu descendit de sa chambre; Jeanne la
+suivit:
+
+--Petite mère, emmène-moi.
+
+--Non, mignonne.
+
+--Je serai bien sage?
+
+--Écoute. Je vais visiter les pauvres de monsieur le curé, tu sais,
+cette grande femme, La Gire et ce grand vieux, Le Guillout... Tu aurais
+peur... Allons, laisse-moi!
+
+Mais, la petite s'accrochait aux jupes maternelles:
+
+--Ah! mémère, tu n'es plus si gentille qu'autrefois!
+
+--Je suis pressée. Va-t'en!
+
+Blanche hâtait le pas. Un cri de Jeanne la rappela soudain, et elle
+entoura de ses bras la douce enfant qui venait de se heurter contre un
+arbre du parc et versait des larmes, le visage tout ensanglanté.
+
+--O ma chérie!
+
+Infidèle maîtresse et sainte maman, Blanche oublia le rendez-vous.
+
+Une lettre de Raymond, apportée aux Tuilières par une servante des
+Ormes, sollicita une réparation amoureuse, et le lendemain, les amants
+se rencontrèrent dans la cabane.
+
+--Te voilà! Te voilà enfin! s'écria l'officier, allumé d'un désir.
+
+--Mon ami, j'ai à vous parler de choses graves.
+
+Mais, il ne l'écoutait pas, et ses baisers ardents étouffaient la voix
+de sa maîtresse.
+
+--Raymond...
+
+--Tes lèvres?... Je veux tes lèvres!
+
+--Je vous en supplie?
+
+--Je te veux toute... là, un baiser sur tes yeux, sur ta bouche,
+toujours, toujours, toujours!...
+
+--Raymond... Raymond... Raymond...
+
+Après la bataille d'amour, Blanche s'en revint vite, coupant à travers
+les prairies et les landes. Une angoisse l'agitait, la bouleversait, et
+des métayers l'entendirent gémir: «Ma fille est morte!»
+
+Elle la savait guérie, et rien ne chassait l'idée de «l'autre», en cette
+double personne.
+
+--Oui, oui, elle est morte!
+
+Sous le péristyle du château, Jeanne jouait à la balle, et il fallut une
+vision nette et précise pour dissiper les chimères de l'esprit
+incertain.
+
+--Ma Jeanne, ô mon trésor, je ne te quitterai plus!
+
+C'est en vain que Pontaillac attendit sa maîtresse dans le kiosque et
+dans la cabane; en vain, il adressa des lettres, en vain, il rôda près
+de la chapelle, jamais il n'eut l'orgueil de trembler au froufrou des
+jupes légères et adorées.
+
+Il obtint une prolongation de congé; il lui restait deux semaines
+d'espoir--de plaisir ou de douleur--et il accepta une dernière fois à
+dîner au château.
+
+--Qu'êtes-vous devenue? demanda-t-il à Blanche.
+
+Elle leva les yeux, et dit:
+
+--Une honnête femme.
+
+La parole hautaine et glaciale indiquait une rupture définitive, et
+Raymond partit pour Paris où la Stradowska le pleurait en la villa Saïd.
+
+ * * * * *
+
+Toujours énervée par la morphine dont elle devait une abondante
+provision à son ancien amant, Blanche de Montreu voulut retourner au
+mari. Un scrupule l'arrêta. Il lui semblait misérable de se jeter entre
+les bras d'Olivier, toute chaude encore de ses équipées galantes, et
+elle jura de vivre quelques jours de repentir et de purification. A la
+fin du mois, elle éprouva un étrange malaise, d'irrésistibles dégoûts et
+d'irrésistibles envies; puis survinrent de matinales nausées.
+
+--Alors, Blanche, dit, un jour, Mathilde Gouilléras, je vais broder une
+belle layette?
+
+--Tu crois?... Oh!...
+
+--Eh bien, où est le mal? Tu n'as qu'une petite, et j'ai trois bébés.
+
+--Tais-toi!... Tais-toi!...
+
+--Ce sera un garçon, marquise; je lis ça dans tes jolis yeux!
+
+Une horrible pensée traversa le cerveau de Blanche. Si elle était
+enceinte, elle ne l'était que d'un mois, et depuis six semaines, le
+marquis demeurait exclu du lit conjugal. L'oeuvre appartenait donc à
+Pontaillac!
+
+Brave devant le danger, Mme de Montreu affirma en riant:--Chère cousine,
+tu t'amuses! Il n'y a pas d'héritier en perspective; j'en suis sûre;
+j'en ai la preuve. Voyons, Mathilde, cesse tes plaisanteries un peu...
+bourgeoises.
+
+Point de rosée sanglante et mensuelle! Et voici l'effroyable vérité!
+
+Enceinte, oui, Mme de Montreu était enceinte, et d'un autre homme que de
+son mari! La patricienne, l'épouse vénérée d'un loyal gentilhomme, la
+maman de Jeanne, portait dans ses entrailles le fruit de l'adultère, le
+crime vivant de la trahison! Quelle tristesse! Quelle honte!
+
+Malgré l'intoxication progressive de la morphine, Blanche mesurait toute
+l'étendue de son malheur. Comment se tirer de là? Parbleu, il y avait un
+moyen bien naturel: faire risette au mari, l'autoriser à entrer en
+grâces et lui ouvrir les draps légitimes. Allons, Madame la marquise, un
+peu de courage!
+
+--Mon exil est-il fini? demanda Olivier, en pénétrant, un soir, dans la
+chambre nuptiale.
+
+--Oui, répondit tendrement Madame.
+
+Leurs lèvres s'unirent, et un rayon de lune qui traversait les vitres de
+la fenêtre, les givra tous deux d'une éblouissante pâleur.
+
+O Blanche! O noble victime d'un poison délicieux! Encore quelques
+minutes, quelques secondes, et bénie soit la nature, le sacrifice va
+s'accomplir! Ton mari ignorera toujours l'adultère, et, femme, tu vivras
+en paix, attendant l'heure de la délivrance!
+
+Et, brusquement, la marquise s'échappa des bras du gentilhomme. Révoltée
+contre l'ignoble mensonge que sa faute lui imposait, elle cria, tout en
+pleurs:
+
+--Jamais! non, jamais!
+
+--Tu me hais donc bien? gémit Olivier. Que t'ai-je fait? Pourquoi
+m'accables-tu de tes dégoûts?
+
+Elle dit, à travers ses sanglots:
+
+--Vous êtes le meilleur des hommes!
+
+Il s'emporta:
+
+--Assez, madame! Je suis votre mari, et j'ai des droits!
+
+--Plus tard, Olivier... plus tard... Regardez... je n'ai plus de
+force... Vous me tueriez!
+
+ * * * * *
+
+Douze nuits de suite, la femme adultère opposa les mêmes résistances:
+elle voulait, elle ne voulait pas, abîmée et vaincue dans le souvenir du
+péché.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Jamais femme ne fut plus malheureuse que Mme de Montreu, en présence du
+terrible dilemme, car jamais plus noble femme ne comprit si clairement
+la situation.
+
+Ou bien, elle devait encore berner l'époux, l'attirer, souffrir une vie
+de mensonges, enfanter hypocritement l'oeuvre frauduleuse, souiller la
+maison d'honneur de l'être maudit de ses entrailles--ou bien, elle
+devait se tuer.
+
+Des idées criminelles grondaient dans le cerveau, rayonnaient au souffle
+exaspéré de la morphine qui décuple l'entendement, et l'empoisonnée du
+corps et de l'esprit traversait des alternatives d'allégresse et de
+désespoir.
+
+Blanche aurait voulu se confier à une amie, à une soeur; elle jugeait sa
+cousine, Mme Gouilléras, trop bavarde et sa mère, Mme de La Croze, trop
+pieuse.
+
+Et l'oeuvre grandissait! Et le ventre allait bientôt s'épanouir, à la
+gloire de la création!
+
+L'ex-maîtresse de Pontaillac avait beau cacher son linge intime à l'oeil
+des servantes, regimber devant la lessive générale; elle avait beau se
+donner des allures légères, son secret l'endolorissait toute. Elle se
+croyait devinée, et les regards du mari, toujours si doux, la
+pénétraient, comme autant de glaives.
+
+Un matin, devant la glace de sa chambre, elle exhala un cri de terreur:
+
+--J'ai le masque!
+
+Vite, elle saisit un flacon de morphine, le porta à ses lèvres,
+embrassant des yeux les choses familières et aimées, les portraits
+d'Olivier et de Jeanne, les photographies des La Croze et de Mathilde.
+
+Puis, elle regarda, par la fenêtre ouverte, l'étang des Falettes,
+illuminé de soleil et couvert de nénuphars. Elle hésitait entre le
+poison et l'eau toute fleurie; mais là-bas, sur la route, elle vit
+paraître le curé de Saint-Martin-l'Église. Il marchait, le tricorne sous
+le bras, et la grande dame, éveillée aux croyances religieuses,
+descendit et rencontra le vieil homme.
+
+--Votre humble serviteur, madame la marquise? fit l'abbé Boussarie, en
+saluant. Allez-vous un peu mieux?
+
+Très pâle, très agitée, la jeune femme cherchait ses phrases et gardait
+le silence.
+
+--Mais, continua le curé, je suis sur la route qui dépend du château, et
+cela gêne peut-être que j'y lise mon bréviaire?
+
+--Non, monsieur le curé! Nous sommes heureux, toujours heureux de vous
+voir... Écoutez-moi... Je désire vous parler... secrètement.
+
+Elle tremblait; il ne s'en aperçut pas, et demanda, plein de sa belle
+naïveté de campagnard:
+
+--C'est une confession?
+
+--Oui, mon père.
+
+--Je puis vous entendre au château, si vous êtes trop souffrante pour
+venir à l'église.
+
+--Je voudrais vous parler ici, mon père.
+
+--Bien... Bien...
+
+Vraiment, il ne l'encourageait pas avec sa grosse soutane, son énorme
+visage, son gros nez de priseur, ses doigts velus, ses pauvres yeux
+bordés de rouge et sa voix chevrotante. Était-il à la hauteur de la
+mission qu'un aveu terrible allait lui imposer? N'invoquerait-il pas les
+seules lois de Dieu et de l'Église? Aurait-il le sacerdoce flexible? Mme
+de Montreu en doutait, effrayée à l'idée que tous les jours, elle
+verrait le confesseur de son adultère.
+
+--Ma fille, dites votre acte de contrition.
+
+--Mais, monsieur le curé, il s'agit d'une aumône...
+
+--Ah!...
+
+--Veuillez m'accompagner au château, et je vous remettrai l'offrande
+d'un voeu...
+
+--A la sainte Vierge?
+
+--Non. A sainte Madeleine.
+
+ * * * * *
+
+La dame résolut de tout dire à sa mère, et l'épouvante des afflictions
+qu'elle causerait la paralysa.
+
+--Blanche, interrogeait Mme de La Croze, Blanche, tu as du chagrin?
+
+Elle hochait la tête, surprise de dérober encore le secret aux regards
+maternels. Comment la mère ne voyait-elle pas le masque de la grossesse?
+A la moindre allusion, Blanche se fût agenouillée, et Mme de La Croze
+s'égarait en de douces et inutiles paroles.
+
+--Tu t'ennuies aux Tuilières?
+
+--Mais non!
+
+--Un désir de toilette qu'Olivier te marchande?
+
+--Pas du tout. Olivier est très généreux, tu le sais bien.
+
+--Il faut te distraire, ma fille. Si nous allions passer quelques jours
+à Limoges?
+
+--Volontiers.
+
+Madame avait réfléchi que là-bas elle pourrait solliciter les conseils
+d'un homme digne de l'entendre et peut-être assez humain pour la
+protéger en son infortune: elle songeait à l'oncle de Raymond, à Sa
+Grandeur Aymard de Pontaillac.
+
+ * * * * *
+
+Deux jours plus tard, une voiture s'arrêta à la porte de l'évêché de
+Limoges: Blanche descendit, laissant Mme de La Croze dans le coupé.
+
+--Ne t'inquiète pas, maman. Il s'agit d'une bonne oeuvre, et la
+discrétion est l'honneur des âmes charitables.
+
+Monseigneur Aymard de Pontaillac travaillait avec son grand vicaire,
+lorsqu'on lui annonça la visite de Mme de Montreu.
+
+Elle n'était pas une inconnue au palais épiscopal, la jeune châtelaine
+des Tuilières: lors de ses tournées évangéliques, le prélat avait
+accepté des invitations de la famille de La Croze et reçu de belles
+aumônes. Il n'hésita point à interrompre la dictée d'un mandement et à
+congédier le subordonné.
+
+Blanche entra dans le cabinet de travail, moins en pénitente qu'en
+mondaine, et au milieu du décor austère, devant le vieillard à la tête
+grise, devant la soutane violette, elle se jeta à genoux:
+
+--Monseigneur... Monseigneur, ayez pitié de moi! Je viens m'accuser
+d'une faute... d'un crime!
+
+Elle pleurait, le front entre ses mains et bégayait des prières.
+
+L'évêque dit:
+
+--Parlez, parlez sans crainte. La miséricorde de Dieu est infinie!
+
+--Monseigneur... mon père, j'ai péché... j'ai péché...
+
+Crevée de sanglots, haletante, elle invoquait la Vierge, les saints;
+mais avec les encouragements du grand meneur d'âmes, elle parut
+retrouver un peu d'espoir en Dieu:
+
+--Quand j'enfantais ma petite Jeanne, une allégresse emplissait mon
+être, me faisant oublier toutes les douleurs; et aujourd'hui, l'oeuvre
+sacrilège est pour moi un sujet de malédictions. Si j'étais seule en
+cause, j'attendrais, je me cacherais et m'en irais, aussitôt après la
+délivrance, expier au fond d'un cloître les horribles amours. Mais,
+Monseigneur, vous ne l'ignorez pas, j'ai un mari qui a droit à mon
+respect!... Voyez, je suis lasse de mentir, lasse de sourire, lasse de
+vivre!... J'ai cherché à ramener mon époux vers la chambre conjugale,
+d'où je le tenais éloigné bien avant l'adultère, et, lui présent, mes
+forces épuisées ont trahi mon courage... Le bâtard que je porte dans mes
+flancs, je ne l'aimerai jamais, entendez-vous, Monseigneur, jamais! Il
+me fait déjà souffrir plus que je n'ai souffert à la naissance de ma
+Jeanne chérie! Il me brûle, il me déchire, il a en lui du venin!... Il
+souillerait notre maison!... Qu'ordonnez-vous, mon père? Dois-je
+emporter le secret dans le tombeau?... Ah! je suis prête à mourir, à
+écraser la preuve vivante et déjà si douloureuse du forfait!... Quel que
+soit le châtiment que vous m'infligiez, quelles que soient les ténèbres
+où vous jetiez ma pauvre raison, j'obéirai!... Monseigneur, mon père,
+m'est-il permis de détruire le germe de la honte? Puis-je provoquer un
+accident, au péril de ma vie? Je vous le jure: sous le germe abhorré,
+sous le fardeau du malheur, je succombe!
+
+Monseigneur s'enfonçait en de graves réflexions, et la conscience du
+prêtre luttait contre les idées de l'homme. Cette loi nouvelle du
+divorce, que réprouve l'Église, donnait une solution logique. Oui, mais
+il y avait une autre enfant. Du reste, à quoi bon s'attarder? Les dogmes
+ne se discutent pas! Et, d'un autre côté, inviter l'épouse au
+rapprochement sexuel avec le mari, n'était-ce pas endeuillir d'un
+mensonge nouveau la trahison commise?
+
+--Relevez-vous, madame. Il faut implorer la miséricorde divine, user de
+ménagements, et, peu à peu, dire toute la vérité à votre mari.
+
+Debout, effrayée, elle demanda:
+
+--Tout dire?
+
+--Oui.
+
+--Même le nom de mon amant?
+
+--Ce nom est inutile. L'aveu du crime suffit.
+
+--J'aime mieux cela, et je pardonne au coupable, à l'un des vôtres, à
+monsieur de Pontaillac.
+
+--Mon neveu... Raymond...
+
+--Oui, mon père.
+
+Une vive agitation s'empara de l'évêque, et Monseigneur se mit à
+marcher, très ennuyé, très irrité, très humilié.
+
+--Madame, conclut-il, les amitiés s'effacent devant le devoir. Je le
+répète: Il faut déclarer l'adultère à votre mari, et si les soupçons de
+celui que vous avez outragé, se portent sur un autre, vous nommerez mon
+neveu lui-même.
+
+--Ce serait une lâcheté, monseigneur!
+
+--Non, madame. Vous n'avez pas le droit de laisser punir ou se battre un
+innocent!
+
+--Mais je ferai en sorte d'être seule châtiée.
+
+--Ne l'oubliez pas: vos angoisses sont les miennes, et si Dieu nous juge
+indignes de sa clémence, il me frappera non seulement dans l'amitié de
+mon neveu, de mon unique parent, mais encore dans ma personne, car
+j'abandonnerai, s'il le faut, une charge sacrée.
+
+--Monseigneur...
+
+--Adressez-vous à Dieu, madame.
+
+Les yeux mouillés de grosses larmes, il fit un signe de croix, et,
+imposant ses vieilles mains tremblantes sur la femme inclinée:
+
+--Que la paix soit avec vous!
+
+
+
+
+X
+
+
+De retour en son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, Raymond de Pontaillac
+passa ses derniers jours de congé dans l'isolement et la souffrance;
+puis il revit Christine, et la maîtresse dévouée se contenta de
+murmurer, en lui ouvrant ses bras: «Je t'attendais...»
+
+Cette exquise créature ne cherchait point à pénétrer les secrets
+amoureux; elle n'interrogeait pas le voyageur sur les mystères du
+château des Ormes et du manoir de Montreu: l'absent revenait, froid,
+brisé, lugubre, et la diva l'entourait de soins, mettant autour de lui
+un peu de sa jeunesse, de sa chaleur et de sa lumière.
+
+Mais que peuvent faire les sourires et les joies d'une amie contre les
+désordres de la passion?
+
+Le jeune officier tolérait Christine et il aimait Blanche; il l'aimait
+de toute une fureur de malade.
+
+D'abord, il voila d'un crêpe le portrait de la marquise; il fit
+disparaître de la chambre d'amour les reliques de l'adorée, et bientôt,
+il s'agenouilla devant ces mêmes objets d'une idole lointaine et
+toujours présente. Au sortir des évocations passionnelles, entre les
+labeurs militaires et malgré ces labeurs, Raymond doublait, triplait,
+quadruplait la dose de morphine: il avait commencé avec la moyenne de
+vingt-cinq, trente, quarante, soixante centigrammes, et déjà il
+s'injectait un gramme et demi, et quelquefois deux grammes par jour.
+
+Un matin d'août, Pontaillac recevait à déjeuner chez la Stradowska ses
+amis Jean de Fayolle, Edgard Lapouge, Léon Darcy et Arnould-Castellier.
+
+On était au dessert. Le domestique s'approcha de Raymond, l'informant
+que son ordonnance le demandait à l'antichambre.
+
+--Qu'y a-t-il, Clément? interrogea l'officier, de mauvaise humeur. Je
+t'ai défendu de me relancer ici.
+
+--Mon capitaine, c'est une dame... Elle paraissait très émue; elle m'a
+commandé de vous prévenir, en ajoutant que vous vous fâcheriez si je
+n'obéissais pas.
+
+--A-t-elle donné son nom, laissé une carte?
+
+--Non, mon capitaine; mais c'est une dame du grand monde; ça se voit
+tout de suite.
+
+Bien qu'il eût entendu dire aux Tuilières que le retour des châtelains
+aurait lieu seulement en novembre, Raymond frissonnait à l'idée de
+Blanche, et il vint prendre congé de sa maîtresse et des invités.
+
+--Tu ne m'embrasses pas? implora Christine.
+
+Et, tremblante, sous le baiser:
+
+--Un duel, peut-être?
+
+--Mais non!
+
+--Si c'est un duel, nous sommes là! grondèrent les camarades.
+
+--Il ne s'agit pas de duel, messieurs... ou du moins... pas encore.
+
+--Ah! ah! cria Darcy... Et quel est le citoyen?
+
+--Guillaume II, ou Bismarck, ou Crispi, mon cher!
+
+--J'en serai?
+
+--Nous verrons.
+
+Il éclata de rire et disparut.
+
+Mme de Montreu attendait dans un salon de l'hôtel, et comme Pontaillac
+soupirait amoureusement: «Quel orgueil! quel bonheur!» elle recula d'un
+pas.
+
+--Monsieur, vous vous méprenez sur le but de ma visite. Ce n'est plus
+une maîtresse affolée, c'est une épouse indigne, une mère pleine de
+honte et de remords, qui est devant vous; c'est la plus malheureuse des
+femmes!
+
+Elle défaillait; il la soutint.
+
+--Madame, je devine la cause de votre désespoir. On vous prive de notre
+liqueur; on vous laisse mourir; mais encore une fois je vous sauverai!
+
+--Monsieur...
+
+--O Blanche, puisque la privation dont tu es obsédée t'a inspiré le
+courage de venir à moi, sois bénie! Pour toi, pour tes yeux, pour tes
+lèvres, je marche à tous les sacrifices, à toutes les vaillances... à
+toutes les forfaitures!... Pour toi, je volerais; pour toi, je
+tuerais!... Fais de moi ce que tu voudras?
+
+Ils s'assirent, et Mme de Montreu déclara en un gémissement d'opprobre
+et de terreur:
+
+--Raymond, je suis enceinte!
+
+L'officier ne vit pas d'abord la portée de cette révélation, mais dès
+que Blanche lui eut affirmé qu'il était le père de l'enfant et qu'aucun
+doute ne pouvait subsister sur l'origine de l'être en germe, il donna
+libre cours à ses rêves, à sa joie délirante:
+
+--Nous l'aimerons, nous l'adorerons notre cher bébé!
+
+--Taisez-vous, monsieur; vos paroles me font du mal...
+
+Alors, elle dit son existence horrible, depuis le jour où elle s'aperçut
+de sa grossesse; elle dit la visite à l'évêque de Limoges, et le
+conseil--l'ordre religieux--de tout avouer au mari, même s'il le fallait
+le nom de l'amant.
+
+--Eh bien, soit! répondit hautement Pontaillac, nommez-moi, mais à la
+condition que vous serez ma femme, si je tue Olivier.
+
+--Je n'aurai pas tant de lâcheté, monsieur, et seule, j'affronterai la
+colère de mon mari.
+
+--Je ne veux pas! Je vous le défends!
+
+Il s'emportait, menaçait de veiller lui-même au salut de sa chère
+maîtresse, et Blanche pleurait, inquiète de la bravoure du gentilhomme.
+
+Plus calme, Raymond exhorta Mme de Montreu à partir avec lui; il allait
+envoyer sa démission d'officier... On s'adorerait en quelque thébaïde
+lointaine, dans l'espérance du fruit des amours.
+
+--Et Jeanne, et ma petite Jeanne, y songez-vous?
+
+--Je l'aimerai aussi!
+
+--Mais lui... Olivier...
+
+--Eh! que nous importe! S'il te fait peur, je l'insulte... Il y a un
+duel à mort et, si les armes me sont favorables, ô ma chérie! Nous nous
+marions en Autriche, en Égypte, en Italie, devant le Pape, où tu
+voudras... Je suis assez riche pour que ma femme n'aie rien à envier à
+une reine.
+
+--Croyez-vous donc que j'épouserais jamais le meurtrier du père de
+Jeanne?
+
+Sur ces mots, la marquise se dirigea vers la porte.
+
+Il courut à elle.
+
+--Blanche?
+
+--Adieu!
+
+Un fiacre mena la pauvre grande dame chez Mlle Geneviève de Saint-Phar,
+place de la Madeleine.
+
+C'était l'heure de la consultation, et Geneviève recevait son habituelle
+clientèle de femmes en un cabinet artistique et sévère.
+
+Allures de bourgeoise. Pas de col masculin, pas de monocle, rien
+d'audacieusement viril. De la robe noire montante émergeait la tête
+brune et distinguée avec son front pâle et ses grands yeux brillants
+d'intelligence.
+
+Parvenue à la fortune et à la célébrité, Mlle Saint-Phar demeurait douce
+et simple, et ses anciens maîtres, les professeurs Aubertot et Pascal,
+s'enorgueillissaient de leur élève. Mais que de courage! que de travail,
+avant d'obtenir le diplôme! Que d'efforts pour vaincre les préjugés!
+
+Orpheline à huit ans, elle avait été élevée au Sacré-Coeur de Limoges, où
+sa tante, une des religieuses, la destinait à prendre le voile et à la
+seconder dans l'enseignement: Geneviève grandissait pour d'autres
+ambitions.
+
+Jeune fille, elle devint, pendant les vacances, le professeur de ses
+camarades riches; elle commença à étudier la médecine à l'École de la
+ville, et après deux ans, se fit inscrire à la Faculté de Paris. Lors
+d'un concours de l'internat, il y eut des discussions entre les
+professeurs et des articles de journaux pour savoir si l'on admettrait
+une jeune femme à concourir, au même titre que les jeunes hommes. Un
+vacarme d'ironie se déchaîna contre l'étudiante. «Raccommodez les bas!
+Faites le pot-au-feu!» vociféraient quelques journalistes; d'autres
+soutenaient Geneviève, et malgré l'appui de MM. Pascal et Aubertot, Mlle
+Saint-Phar se trouva écartée de la bataille.
+
+Dès l'année suivante, les mêmes polémiques fulminèrent. «Comment,
+disait-on, à la Faculté, ne voyez-vous pas la contradiction de vos
+actes? Vous autorisez les femmes à s'inscrire, à suivre les cours, à
+passer des examens, et vous leur barrez les portes du triomphe!» A quoi,
+les professeurs répondaient: «Nous craignons des promiscuités fâcheuses
+dans les hôpitaux, entre étudiants et étudiantes.»--«Allons donc!
+tonnaient les avocats de la dame, celles qui travaillent savent se faire
+respecter!»
+
+La Faculté admit Mlle Saint-Phar, et lauréat du concours, elle obtint
+rapidement le grade de docteur.
+
+Elle s'installa rue de Miromesnil. Autrefois comme aujourd'hui, elle ne
+soignait que les dames, mais l'envie la guettait, et un jour, sur les
+boulevards, des camelots distribuèrent de petits papiers: «MADEMOISELLE
+SAINT-PHAR: MALADIES SECRÈTES DES DEUX SEXES.»
+
+On l'outrageait, on la salissait; elle demeura hautaine, courageuse, et
+devant la renommée grandissante, les aboyeurs se turent, et une riche
+clientèle célébra la doctoresse.
+
+L'amant? Y avait-il un amant? Peut-être. Geneviève était jeune; elle
+était femme; mais, si elle brûlait du désir de toutes les jeunes
+personnes, elle évitait le scandale, et en France, le péché non
+scandaleux n'est plus un péché.
+
+Mlle Saint-Phar reçut cordialement Mme de Montreu.
+
+--Bonjour, ma belle marquise. C'est une halte agréable dans ma
+consultation, n'est-ce pas? Tu viens voir l'amie et non la doctoresse?
+
+--Les deux, ma bonne Geneviève.
+
+--Tant pis!
+
+Et indiquant un fauteuil à sa visiteuse, la doctoresse affirma:
+
+--La coupable, c'est la morphine!
+
+--Non...
+
+--Si.
+
+--Eh bien! oui, énervée par la liqueur, j'ai perdu le sens moral...
+j'ai... et je suis enceinte, et...
+
+--Mes compliments! interrompit Geneviève. Monsieur de Montreu doit être
+enchanté.
+
+--Il l'ignore.
+
+--Tu vas t'empresser de lui dire l'heureuse nouvelle?
+
+--Geneviève tu ne m'écoutes pas... Je suis enceinte d'un autre homme que
+de mon mari!
+
+--Aïe!... Toi?
+
+--Moi. Je viens réclamer de ton amitié un grand service... Il faut que
+tu me sauves! Il faut que tu me délivres!
+
+--Je t'assisterai volontiers le jour de tes couches; mais nous avons le
+temps d'y penser.
+
+--Je veux... tout de suite!
+
+--Es-tu folle? A combien de semaines remonte ta grossesse?
+
+--A deux mois.
+
+--Et tu veux?
+
+--Et je te supplie de m'aider à anéantir la preuve de mon adultère?
+
+--Sais-tu, Blanche, quel crime tu me proposes là?
+
+--Crime ou non, j'exige la délivrance.
+
+Mlle Saint-Phar déclara d'une voix indignée:
+
+--Je refuse.
+
+--Même... pour vingt mille francs?
+
+--Vous m'insultez chez moi, madame!
+
+Mais, la voyant si pâle et si accablée, Geneviève la baisa au front, et
+Blanche reprit:
+
+--L'être qui déshonore mon corps serait une source d'angoisses, et je ne
+lui donnerai pas le jour. Si, de par les lois, c'est un crime de le
+détruire, c'est, de par ma conscience, une haute justice.
+
+--Tu as perdu la tête!
+
+--Geneviève, au nom de notre amitié?
+
+--Non! non!
+
+--Geneviève?
+
+--Non!
+
+--Vous voulez donc que je meure
+
+--Madame, vous vivrez... Blanche, tu vivras, et tu aimeras ton enfant!
+
+Toutes les prières, toutes les menaces de la marquise furent
+impuissantes à déterminer Geneviève aux manoeuvres abortives, et Mme de
+Montreu descendit.
+
+--Où allons-nous, madame? interrogea le cocher, très surpris de voir que
+sa cliente oubliait le renseignement d'usage.
+
+Elle balbutia une adresse quelconque.
+
+--C'est à Montmartre?
+
+--C'est à Montmartre.
+
+Place d'Anvers, la marquise abandonna sa voiture, et marchant au hasard,
+elle arriva rue des Trois-Frères où elle aperçut une plaque de tôle
+peinturlurée, avec ces mots: «_Madame Xavier, sage-femme_»--et
+au-dessous le gros chou traditionnel, fleuri d'un nouveau-né.
+
+Elle allait entrer; elle hésita et se perdit dans les ombres du soir qui
+commençait.
+
+Des idées de mort l'envahirent. Elle courait, s'arrêtait brusquement,
+et, rue de Maubeuge, des gens lui crièrent: «Attention! Vous êtes donc
+aveugle ou imbécile! Voici trois ou quatre voitures qui vous frôlent au
+passage!» Elle remerciait d'un triste sourire et continuait sa
+promenade, en étouffant des plaintes.
+
+Le lendemain matin, une jeune servante en tarlatane à carreaux noirs et
+violets, tablier blanc et bonnet de linge, gravit l'escalier de la
+sage-femme.
+
+A l'entresol, elle demanda humblement:
+
+--Madame Xavier, s'il vous plaît?
+
+--C'est moi, mademoiselle, répondit une grosse gaillarde à l'oeil
+rigolard et à la lèvre supérieure un peu moustachue. Qu'y a-t-il pour
+votre service?
+
+--Je désirerais... vous parler.
+
+--Très bien, ma fille, très bien!... Donnez-vous donc la peine...
+
+Toutes deux se dirigèrent vers un petit salon tapissé d'andrinople et
+meublé d'acajou, et un sourire de la matrone vint engager la jeune
+personne aux confidences.
+
+--Enceinte de deux mois! Fichtre, vous vous y prenez de bonne heure!...
+Vous avez raison, et si toutes les autres vous imitaient, on aurait à
+déplorer beaucoup moins d'accidents!
+
+La visiteuse exposa les motifs de sa précipitation. Elle servait comme
+femme de chambre dans une honnête famille bourgeoise, et tout le monde
+ignorait son état intéressant, tout le monde, excepté le maître.
+
+--Alors, c'est le bourgeois qui vous a fait ce petit cadeau?
+
+--Oui, madame.
+
+--Le cochon!... Et il vous lâche?
+
+--Non, madame... Il me donne de l'argent.
+
+--Très bien! très bien! Je vous recevrai ici, et puisque vous avez de la
+galette, nous trouverons une bonne nourrice pour le gosse.
+
+--C'est que, madame...
+
+--Quoi?
+
+--Si ma maîtresse, la femme de monsieur, venait à s'apercevoir...
+
+--Très bien! très bien! Je vais vous louer une chambre: nous vivrons
+ensemble; nous irons au théâtre; je vous ferai les cartes... Voulez-vous
+la chambre bleue... trois cents francs par mois?
+
+--Madame... je... je... désire... cacher ma faute.
+
+--Parfaitement. Dans quelques mois, vous vous bouclerez ici...
+
+--J'avais pensé... J'espérais...
+
+--Accouche donc, mâtine!
+
+Et la devinant presque toute, Mme Xavier lui glissa à l'oreille:
+
+--Très bien! très bien!... Ayez pas peur... mais, faut casquer ferme!
+
+De ses doigts elle menait un jeu bizarre, comme si elle eût pénétré le
+ventre de la malheureuse, pour anéantir l'oeuvre de la nature.
+
+--Avec le pouce et l'index... Pfff... ut!... Passez muscade! Ni vu, ni
+touché, je t'embrouille!... Pffffff...ut!
+
+--Qu'exigez-vous, madame?
+
+--Votre patron est riche?
+
+--Oui.
+
+--Trois mille francs?
+
+--Je vous en donnerai cinq, dix, mais..., le secret, n'est-ce pas?
+
+--Vous parlez rudement bien pour une femme de chambre?
+
+--J'ai été en pension.
+
+--Chez les soeurs?
+
+--Oui... chez les soeurs.
+
+--Votre nom, mademoiselle?
+
+--Antoinette Mathieu.
+
+--Ta! ta! ta! N'empêche que vous avez aux oreilles des dormeuses de
+vingt mille francs.
+
+--Oh! non! c'est du strass.
+
+Mme Xavier toucha l'épaule de son interlocutrice.
+
+--Petite masque, on ne me le met pas, à moi! Si je vous délivre avant
+terme, je risque la cour d'assises, et je veux savoir avec qui
+j'opère... Faites-vous connaître--ou bien, fichez-moi la paix!
+
+--Je suis la marquise de Montreu.
+
+Obséquieusement, la matrone suivit jusqu'à la porte sa noble visiteuse:
+
+--Vingt mille francs?
+
+--Oui, madame, vingt mille... Demain?
+
+--Demain... votre servante, madame la marquise.
+
+--Chut!...
+
+
+
+
+XI
+
+
+--Mettez-vous là, madame la marquise; étendez-vous sur ce divan, et ne
+bougez pas.
+
+--Tuez-moi, si vous voulez!
+
+Pâle comme une morte, Blanche abandonna son être aux doigts profanateurs
+de la Xavier; mais elle fut prise d'un dégoût, et se leva:
+
+--Gardez l'argent!
+
+--Vous avez peur! Vous manquez d'estomac! dit la sage-femme qui venait
+de toucher cinq billets de mille et devait en recevoir quinze, l'oeuvre
+accomplie.
+
+--Non... Non... je n'ai pas peur!
+
+--Soyez calme, alors.
+
+--Oui... oui, madame.
+
+--Ça me connaît, madame la marquise... J'ai débarrassé plus de deux
+cents femmes, et je n'ai assassiné personne... que les marmots.
+
+--Vous êtes un monstre!
+
+--Merci.
+
+--Ah! ne me regardez pas!... Ne me parlez pas!... Vous me faites
+horreur!
+
+Et, livrée sans défense au terrible examen, la marquise de Montreu
+gémissait toujours: «Tuez-moi! Mais tuez-moi donc!» Et ses pauvres yeux
+papillonnaient, s'égaraient, allant des manches retroussées de la
+bouchère humaine à la fenêtre close, et des rideaux jaunâtres à la table
+du sacrifice où l'on voyait de longues aiguilles étincelantes, des
+charpies et des éponges, des flacons de phénol et de chloroforme, tout
+l'appareil moderne et barbare d'une criminelle obstétrique.
+
+--Ne bougez plus!
+
+ * * * * *
+
+Mme de Montreu descendit de voiture dans la cour de son hôtel, et toute
+livide, elle dut s'appuyer au bras d'une femme de chambre pour se rendre
+à ses appartements.
+
+--Vous informerez monsieur que je ne dînerai pas.
+
+--Bien, madame.
+
+Le marquis trouva sa femme en prières.
+
+--Vous êtes souffrante, Blanche?
+
+--Non, mon ami.
+
+--Pourquoi refusez-vous de paraître au dîner?
+
+--Je jeûne.
+
+--Les médecins vous interdisent ces mortifications dangereuses.
+
+--Les médecins ne sont pas les directeurs de mon âme.
+
+--Vous m'inquiétez, Blanche?
+
+--Olivier, je désire être seule.
+
+Avec les doses de morphine qu'elle tenait de Raymond et qu'elle cachait
+en des boîtes à poudre, en des épingles creuses et en des bobines de
+soie, Blanche put narguer toutes les crises de son être déchiré. Ses
+journées, elle les passait sur une chaise-longue, au milieu des fleurs;
+elle lisait des romans, jouait de l'éventail, mais l'éventail et le
+livre tombaient des mains inertes, et le sommeil épandait les voiles de
+la béatitude; ses nuits, elle les vivait toujours seule, heureuse que
+l'isolement empêchât le mari de trahir le mystère des manoeuvres.
+
+Dès qu'elle eut retrouvé un peu de sang et d'énergie, elle exhorta
+Olivier à un grand voyage. Elle voulait fuir Pontaillac, le père du
+mort; elle voulait fuir Mme Xavier, la tueuse; elle voulait fuir Mlle
+Saint-Phar, sa confidente; elle voulait fuir les visages amis ou
+ennemis, le témoin et les devinateurs possibles de son crime.
+
+--Où irons-nous, Blanche?
+
+--Loin... bien loin!
+
+Catissou, la vieille servante, accompagna la petite Jeanne au château
+des Tuilières, et les Montreu se mirent en route pour la Suède et la
+Norvège.
+
+A Stockholm, à Christiania, à Drontheim, le long des glaciers et des
+fjords, le marquis se réjouissait des belles couleurs de sa dame; mais
+Blanche gardait une forte provision de morphine, et elle se piqua
+hypocritement, sous le soleil de Minuit, comme Raymond se piquait, en
+toute liberté, sous le soleil parisien.
+
+Éloignés l'un de l'autre, les deux morphinomanes marchèrent vers la
+ruine cérébrale et physique, avec les différences de sexe et de vigueur,
+dans l'action parallèle de leur anéantissement.
+
+Le capitaine, dont le corps était plein d'abcès très douloureux, avait
+des défaillances de mémoire. Un nuage lui enveloppait le cerveau, et
+quelquefois il voyait des ronds et des triangles lumineux et flambants à
+la place des êtres et des choses. Il lui arriva d'ignorer le nom de son
+cercle, de sa rue, de ses amis, de ses domestiques et d'appeler sa
+maîtresse: «Louise, Thérèse ou Andrée», et non plus «Christine». Au
+quartier, il donnait des ordres étranges, punissait durement les hommes,
+ou les complimentait sans raison.
+
+Soldat, artiste, lettré, il s'intéressait aux découvertes de la science
+militaire et aux manifestations de la littérature et des arts; mais un
+paysage lui révélait une bataille, les stratégies prenaient à ses yeux
+les formes de tableaux, et la carte d'état-major s'idéalisait en des
+poses de dames voluptueuses. Il admirait l'école des symbolistes, la
+musique et la couleur des mots traduisant l'_a_ en noir, l'_e_ en blanc,
+l'_i_ en bleu, l'_o_ en rouge et l'_u_ en jaune; il savait que le noir,
+c'est l'orgue; le blanc, la harpe; le bleu, le violon; le rouge, la
+trompette; le jaune, la flûte;--et loin de se contenter du langage
+établi, il cherchait une orchestration générale de la harpe qui est la
+sérénité, de l'orgue qui est le doute, du violon qui est la prière, de
+la flûte qui est le sourire, de la trompette--l'instrument divin--qui
+est la gloire.
+
+Et toutes ces musiques l'emplissaient d'une harmonie bizarre et funeste.
+Il chantait un article de journal, habillant les consonnes de couleurs
+nouvelles et leur imposant des tons pleins ou moyens. Il créait ça, et
+il en était ravi: «la lettre _H_ est violette; c'est un dièze; le _M_
+est gris; c'est un bémol.» Ainsi, pour les mouvements: la tête en
+arrière incarnait un _O_; le bras droit plié un _K_, et suivaient des
+calculs, des chiffres: le _W_ un _8"_; le _L_, un _3'_, etc.
+
+Mais bientôt il dédaignait ces exercices dignes d'un pensionnaire de
+Bicêtre. Afin d'oublier Mme de Montreu et la confidence de
+maternité--pour lui si incertaine--il voltigea de Christine à d'autres
+étoiles, eut une récolte de dames variées, et l'affaiblissement de son
+état sexuel le désespéra jusqu'à l'heure où de nouveaux horizons le
+grisèrent.
+
+Pontaillac cherchait «l'euphorie» du début: il augmentait les doses de
+liqueur--et par la ligature des membres--par le massage--par l'injection
+pratiquée dans la veine médiane, il se refit une virginité morphinique.
+
+--Ma bonne amie, disait-il à sa maîtresse... Je vois tout en _rose_! Je
+vois des merveilles!
+
+Fixant une fleur placée sur la cheminée, il voyait cette fleur se
+changer en un petit bouquet; ce bouquet se développait, atteignait des
+proportions colossales; ensuite, apparaissaient des jardins immenses. Et
+la sensation ne se bornait pas à un seul objet, et, en d'autres points,
+le même phénomène se présentait avec les mêmes caractères. Un papillon
+artificiel piqué en haut d'une glace, lui parut animé de mouvements
+réels; ce papillon non seulement passait par des couleurs diverses, mais
+tournoyait sans cesse d'un meuble à l'autre, avant de regagner son point
+de départ où l'homme désabusé le considérait enfin tel qu'il était en
+réalité, c'est-à-dire fait de papier et d'une armature de fer.
+
+Aux illusions vinrent se joindre de véritables hallucinations de la vue:
+des personnages imaginaires entouraient le lit de Pontaillac, et l'un
+d'eux, qu'il reconnaissait, s'approcha de lui à plusieurs reprises. Il
+s'avança vers Raymond lentement, lui prit les mains et s'éloigna, dans
+une onde lumineuse. Pour obtenir les mêmes apparitions, les mêmes
+attitudes, il suffisait au morphinomane de _désirer fortement_ et, en
+terme de science occulte, d'_évoquer_.
+
+Raymond était violent, jaloux; il devint apathique. Une torpeur
+invincible le terrassait, dès qu'il n'était plus sous le charme immédiat
+de la Pravaz;--et, à son lever, il bégayait: «J'ai la tête en plomb et
+les bras en caoutchouc.»
+
+Volontairement consigné dans son hôtel et ne s'échappant que pour se
+rendre au quartier de l'École-Militaire, il fermait sa porte à tout le
+monde. Quand par hasard ou plutôt par surprise, Jean de Fayolle, Léon
+Darcy et Arnould-Castellier franchissaient le seuil de l'appartement,
+ils restaient ébahis de la quantité de flacons disposés autour d'une
+balance: le capitaine aimait peser sa morphine, et faire lui-même ses
+solutions.
+
+Désireux de guérir ou peut-être d'éprouver de nouvelles ivresses, il
+compliqua le morphinisme du cocaïnisme; mais il abusait toujours et
+surtout de la morphine, et l'affection hybride ouvrit un champ illimité
+aux troubles psycho-sensoriels et aux hallucinations terrifiantes.
+
+Certain soir, le major Lapouge et les autres amis emmenèrent dîner le
+malade au Cercle militaire.
+
+Sur la demande de l'invité, et malgré la grimace de M.
+Arnould-Castellier qui aimait les petits coins, on s'assit à une des
+grandes tables. Raymond se trouva placé entre Jean de Fayolle et le
+major: en face d'eux, Léon Darcy et le directeur de la _Revue militaire_
+occupaient la droite et la gauche d'un capitaine d'infanterie de marine
+en tenue et portant la croix de la Légion d'honneur. Les douze convives
+avaient des habits bourgeois, à l'exception du capitaine décoré et d'un
+jeune lieutenant de spahis.
+
+--Regarde, dit Pontaillac à l'oreille de Fayolle, en désignant un jeune
+homme aux moustaches blondes, regarde: ce malheureux n'a qu'un bras.
+
+--C'est un sous-lieutenant du IIIe qui a été abîmé au Tonkin.
+
+--Le pauvre bougre!
+
+Et Raymond fit un salut doux et triste au blessé.
+
+Par les portes grandes ouvertes sur le salon central, on distinguait
+dans les autres pièces deux ou trois cents dîneurs installés à de
+petites tables.
+
+Des soldats en habit noir et cravate blanche menaient le service; un
+monsieur à barbe grise, le gérant, les commandait, et sous l'incendie
+bleuâtre des lumières électriques, Pontaillac admirait, vantait toutes
+choses:
+
+--Voilà un séjour d'honneur! On ne joue pas, on ne vole pas: cela repose
+des tripots!
+
+Lui, officier millionnaire, il ne fréquentait jamais le cercle; il ne
+dînait jamais à trois francs, et il était seulement apparu dans les
+vastes salons, une nuit de gala. Mais, loin de blâmer, comme
+quelques-uns de ses collègues, la réunion des officiers de réserve et de
+la territoriale aux gradés de l'armée active, il la jugeait excellente
+et toute fraternelle, avec l'idée de venir s'y retremper.
+
+Le capitaine d'infanterie de marine se leva de table et aida un autre
+jeune homme à se mettre sur ses béquilles; Raymond tressaillit. Encore
+un blessé, encore un mutilé: l'autre avait un bras amputé, et celui-ci
+une jambe de bois!
+
+--La guerre est infâme! déclara-t-il tout haut.
+
+On le regarda; il continuait:
+
+--Oui, la guerre est infâme; et pourtant, je me ferais volontiers casser
+la gueule!
+
+Il s'emballait contre l'Allemagne et les malheurs de l'Alsace-Lorraine.
+Jean de Fayolle l'accompagna à la bibliothèque; puis ils visitèrent les
+chambres du cercle, et Pontaillac, émerveillé, dit à la dame chargée de
+la location:
+
+--Je descendrai ici un jour.
+
+Raymond s'arrêta et se fit une piqûre.
+
+Ensuite, les officiers ayant exploré la magnifique salle d'armes,
+rejoignirent leurs amis au café du premier étage.
+
+Pontaillac parlait, riait, faisait des mots.
+
+Les uns et les autres s'égayèrent de voir le malade en si belle humeur,
+mais le comte demanda du champagne.
+
+--Non... pas ce soir? intervint doucement le major Lapouge.
+
+--J'ai soif!... Nous allons sabler quelques bouteilles!
+
+Il but effroyablement, obligea Darcy, Castellier et Fayolle à lui tenir
+tête, et comme Lapouge l'exhortait à la sobriété, il lui répondit:
+
+--J'ai vu à Cologne et à Berlin les officiers allemands siffler notre
+champagne, et je voudrais qu'il n'en restât plus une goutte!...
+
+Debout, il cria: «Du champagne! du champagne!»--et il invita à boire
+tous ses collègues de l'active et un groupe d'officiers du 129e régiment
+territorial d'infanterie.
+
+Sous les fumées du vin, et dans l'ivresse du poison, le
+morphino-cocaïnomane examinait des armes pendues aux murailles et
+surtout une gigantesque panoplie faite de sabres et de divisions de
+fusils. Ce rond de métal l'intéressa, en lui rappelant certaines
+théories; mais déjà le cerveau de l'homme s'endeuillait de brouillards,
+et l'intelligence n'était plus que la caricature d'elle-même.
+
+A ses phrases incohérentes, à ses gestes bizarres, personne ne riait. Il
+se laissa conduire en un petit salon désert, attenant à la grande salle,
+et s'effondra sur un canapé.
+
+--Tâchez de dormir, mon ami, lui dit Lapouge. Nous reviendrons vous
+prendre.
+
+Et le major sortit, après avoir tourné la clef des globes électriques.
+
+Pontaillac ne dormait pas, et tout d'un coup, au milieu du silence et de
+l'obscurité, il eut une horrible vision.
+
+--Où suis-je?... J'entends les clairons de la défaite!... Mon cheval,
+mon sabre!... Ah! nom de Dieu! me voilà prisonnier!...
+
+Toutes ses paroles se voilaient, affaiblies; il croyait hurler; il
+balbutiait moins fort qu'un enfant prêt à s'éteindre. Machinalement, il
+trouva et remonta le système de la lumière, et sous la nappe
+éblouissante, il vit son ombre qui, projetée en pleine muraille, se
+tenait immobile et noire.
+
+Le revolver au poing, il marcha vers elle, et l'ombre grandit
+démesurément, au fur et à mesure qu'il avançait. Étrange délire! Il
+jugeait normale la reproduction de son image, mais il estimait
+surnaturel et dangereux que la silhouette changeât de forme et répétât
+ses gestes. Et puisque--à l'encontre de l'homme de Goethe--il n'avait pas
+vendu son ombre au diable, il voulait châtier l'invisible amuseur. Il
+menaçait--l'ombre menaça; il ajustait--l'ombre ajusta, et le pauvre
+capitaine se mit à crier: «Tiens, misérable!» en déchargeant trois fois
+son revolver.
+
+Mais avant que les amis et les officiers du 129e territorial eussent le
+temps d'accourir, il se suggestionnait une véritable idée de fou:
+
+--L'ombre, c'est moi-même, et pour la voir disparaître, c'est sur moi
+qu'il faut tirer!
+
+Dix bras le saisirent au moment où il portait l'arme contre sa poitrine;
+et quelques minutes plus tard Lapouge, Darcy, Fayolle et
+Arnould-Castellier le ramenèrent en voiture rue Boissy-d'Anglas.
+
+On prévint Christine, qui, toute éplorée, trouva le docteur Aubertot et
+le major au chevet de Raymond.
+
+Il avait la face vultueuse, des vertiges, de l'hébétude, les pupilles
+excessivement rétrécies et de fortes pulsations dans les carotides, un
+pouls à 92, une respiration à 24. Aubertot lui fit une injection de un
+milligramme et demi d'atropine et renouvela cette dose deux fois à de
+courts intervalles. Les pupilles commençaient à se dilater, mais il y
+eut une augmentation d'hébétude et de somnolence; la parole était lente,
+difficile, hésitante, le visage excessivement rouge, et les yeux
+brillaient d'un vif éclat.
+
+Les docteurs placèrent sur la tête du malade une vessie remplie de
+glace, une sangsue à l'apophyse mastoïde et une sur la muqueuse nasale,
+mais sans résultat notable. Il fallait à tout prix rompre la somnolence.
+On plongea Raymond dans un bain avec des affusions froides, et on lui
+imposa de se promener, en le faisant soutenir par ses amis Darcy et
+Fayolle.
+
+Alors, les respirations étant tombées à 4 par minute, Aubertot pratiqua,
+suivant la méthode de Levinstein, la faradisation du phrénique. Le
+malade ne semblait percevoir ni les appels, ni les excitations, et ses
+camarades le remirent dans son lit, où il demeura en un profond sommeil.
+Au bout d'une demi-heure, la respiration descendit à 3 par minute, et
+Aubertot pratiqua de nouveau la faradisation. Sous l'effet de
+l'électricité, Raymond s'éveilla en souriant, avec un visage plus pâle,
+des pupilles plus dilatées, et il se rendormit aussitôt. Des
+vomissements arrivèrent, dès le second et rapide éveil, et après un
+délire gai, l'homme reprit son entière connaissance.
+
+Pendant quinze jours, le capitaine conserva de la faiblesse, des
+vertiges, de la paresse intellectuelle et de la difficulté pour marcher;
+ensuite, il se livra de nouveau et plus furieusement que jamais à sa
+terrible et hybride passion.
+
+--Laisse-moi, laisse-moi, ma belle, ordonnait-il à la Stradowska, je ne
+suis plus un homme, je ne suis plus un officier, je ne suis qu'un
+esclave!
+
+
+
+
+XII
+
+
+Certes, il avait fallu beaucoup d'énergie à Mme de Montreu pour courir
+les risques d'un long voyage, alors que, brisée par la matrone de la rue
+des Trois-Frères, elle dissimulait ses affreuses douleurs sous une
+hypocrite gaieté de rédemption.
+
+Grâce à un arsenal de mensonges, Olivier était toujours la dupe de
+madame.
+
+--Je vais me remettre, et nous nous aimerons!
+
+--Je t'adore!
+
+--Sois sage.
+
+Naturellement, c'est la morphine que le gentilhomme accusait d'avoir
+produit cette grande froideur, la morphine sacrilège, la morphine,
+éteignoir des amours. Il ignorait, comme la plupart des gens, que le
+poison a des effets contraires sur le système de l'homme et de la femme,
+et que chez le beau sexe--dans l'état d'abstinence--les voluptés
+augmentent au lieu de s'amoindrir.
+
+Si la voyageuse ne connut pas les affres de la privation en Suède et
+Norvège, elle se vit, en Danemark, dans l'impossibilité de renouveler sa
+nourriture, et hâta le retour à Paris.
+
+Le désir la harcelait au point de lui faire oublier son crime
+d'avortement.
+
+Et dès le jour de son arrivée--le 15 octobre--Mme de Montreu sortit de
+l'hôtel et se présenta à une pharmacie du boulevard Malesherbes. Le
+pharmacien ne voulut pas délivrer de la solution sans ordonnance, et ses
+collègues des rues voisines et des boulevards refusèrent également,
+malgré les offres et les colères de la riche cliente.
+
+Plusieurs heures, la marquise erra, incertaine.
+
+Au dîner, le marquis lui dit:
+
+--Ce pauvre de Pontaillac a failli se tuer.
+
+--Un accident? demanda-t-elle, très pâle.
+
+--Non, une tentative de suicide.
+
+Il conta les phénomènes de l'ombre au Cercle militaire.
+
+Blanche l'écoutait d'une oreille distraite; il pensait la terrifier;
+elle se mit à rire.
+
+--Vous croyez me faire peur avec vos histoires de morphine?
+
+--Ma foi, c'est un exemple!
+
+--Je suis guérie.
+
+Cinq jours de suite, la jeune femme essaya d'attendrir ou de corrompre
+les pharmaciens. Elle rôdait à travers la ville, pleine d'angoisses,
+indifférente aux nouvelles de sa petite Jeanne. Elle dut s'aliter, et,
+un matin, le marquis vint à son chevet:
+
+--Blanche, dit-il, votre amie Geneviève désire vous voir.
+
+Épouvantée par le souvenir des pratiques abortives, Mme de Montreu se
+dressa:
+
+--Je ne la recevrai pas! Je ne recevrai personne!
+
+Les yeux hagards, elle tenait une feuille de papier blanc dans sa main
+et la portait alternativement sous la couverture et hors du lit. Elle
+avait des troubles de la parole, et n'ayant rien mangé depuis
+quarante-huit heures, exhalait une odeur douceâtre; elle délirait,
+parlait d'elle-même à la troisième personne, s'imaginait être morte et
+assister à son enterrement.
+
+--Oh! le caveau est froid!... Il est noir!...
+
+Geneviève s'avança, et les deux amies restèrent seules.
+
+Entre des intervalles de démence et de raison, la marquise bégayait
+comme une femme ivre, et balbutiait:
+
+--Tu sais, la fai... fai... fai... seuse d'anges, madame Xa... xa...
+xa... Xavier, à Montmartre, la pr... pr... pr... providence des épouses
+cou... cou... cou... coupables m'a dé... dé... délivrée...
+
+--Malheureuse, tais-toi!
+
+La doctoresse lui fit comprendre qu'elle garderait le secret, et Mme de
+Montreu réclama violemment de la morphine. Son coeur, gémissait-elle,
+était perforé; elle se plaignait d'avoir les cuisses gelées, le sexe
+brûlant; elle sentait une eau glaciale remplacer les draps ou une flamme
+incendier ses lèvres et toujours son trésor intime; elle voyait des
+images menaçantes, et un vampire, une chauve-souris dont l'envergure des
+ailes noires mesurait plus de deux mètres, se posait sur elle et lui
+suçait tout le sang.
+
+--Par pitié, Geneviève, de la morphine! de la morphine! de la morphine!
+
+Dans l'après-midi, Mlle Saint-Phar lui injecta une dose de quarante-cinq
+centigrammes, et Blanche consentit à prendre du bouillon et un verre de
+porto. Les spasmes musculaires s'aggravèrent, dégénérant en convulsions
+cloniques du tronc et des extrémités.
+
+Alors, Geneviève envoya chercher les docteurs Aubertot et Pascal, se
+réservant de leur demander le secret professionnel, s'ils découvraient
+l'avortement et les troubles nés de la frauduleuse obstétrique.
+
+On attendait les deux professeurs. Ils arrivèrent à la nuit, au moment
+où la malade, pâle et jaunâtre, s'agitait et en proie au _delirium
+tremens_ morphinique. Elle se levait toute droite, sur son lit,
+retombait, criait, essayait de se dégager des mains de ses gardiennes,
+blasphémait, et tout pour elle, même une grappe de raisin, même une
+orange, même l'air, avait l'odeur du musc.
+
+--Blanche, soupirait Olivier, songe à notre enfant, à notre belle
+Jeanne?
+
+Devant les docteurs, elle trembla, ne répondant pas aux questions et
+hurlant: «Je ne veux pas être examinée! Laissez-moi; je vais prier
+Dieu!» Elle parla de chats qui la griffaient, de son estomac divisé en
+mille morceaux, de serpents et de vautours qui lui mangeaient la tête et
+les entrailles; elle se figurait être assise dans le jardin des
+Tuileries; elle suivait le vol des moineaux; ensuite, des Lapons
+l'embrassaient; elle devenait Italienne, puis chanteuse à la Scala, puis
+reine d'Angleterre et impératrice des Indes.
+
+La tête penchée sur sa poitrine, la face cyanosée, une écume à ses
+lèvres, elle éprouvait la même sensation que si elle avait eu une corde
+enroulée autour du corps, à la hauteur de l'ombilic; elle suppliait
+qu'on enlevât la garde-robe du lit, et observant le docteur Aubertot,
+elle se tournait un peu vers Geneviève: «Quel est cet homme? Il est si
+grand que son front monte jusqu'aux étoiles!... Eh! bonjour, chère
+princesse, je me réjouis de votre auguste visite...»
+
+Vers minuit, elle se souleva, regarda autour d'elle, étendit les mains
+pour se défendre, et cria d'une voix anxieuse: «Que voulez-vous?...
+Voici le revenant!»
+
+Sur l'ordre des professeurs qui avaient éloigné M. de Montreu, Catissou,
+la vieille servante et les femmes de chambre transportèrent leur dame à
+la salle de bains.
+
+Calmée par les affusions froides et vingt-cinq centigrammes de morphine,
+elle dormit trois heures. Au matin, elle eut des vomissements et
+d'abondantes selles diarrhéiques; une nouvelle dose de vingt-cinq
+centigrammes, des sinapismes, des injections d'éther sulfurique, des
+compresses glacées sur la tête, lui rendirent le libre arbitre, et le
+septième jour, elle mangea de bon appétit.
+
+--«Il faut veiller!»
+
+Telle était la seule ordonnance de Geneviève et des maîtres.
+
+Le marquis Olivier montait la garde. Blanche l'embrassait, jurait encore
+d'être soumise, cherchait à étouffer les remords de l'adultère, honteuse
+de ses flancs doublement criminels.
+
+Il la veillait, assis en un fauteuil, mais une nuit de novembre, le
+sommeil le terrassa, et quand ses yeux affolés contemplèrent le lit
+désert, le peignoir et même les mules roses de l'absente, il exhala des
+cris déchirants: «Ma femme! ma femme! ma femme!»
+
+M. de Montreu longeait les couloirs, les chambres, et il implorait:
+«Blanche, es-tu là? Blanche, réponds-moi?» Il descendait, remontait, et
+il disait toujours, et toujours avec plus d'inquiétude et de douleur:
+«Ma femme! ma femme! ma femme!»
+
+Au bruit de ses sanglots, toute la domesticité parut: maîtres et
+serviteurs allaient et venaient, les gens portant des flambeaux, et le
+spectacle des angoisses de Monsieur était si cruel que les plus mauvais
+des larbins n'osaient pas en rire.
+
+--Cherchons!... Ah! elle est morte!... Ma femme! ma femme! ma femme!
+
+Boulevard Malesherbes, la marquise de Montreu, en chemise, les pieds
+nus, courait sous le vent glacial, et blanc fantôme, rasait les
+trottoirs. Elle s'arrêta devant une pharmacie et tira à la briser la
+sonnette de nuit:
+
+--Levez-vous! Levez-vous! Je meurs!
+
+Ses beaux cheveux roux dénoués sur les épaules frissonnantes, ses petits
+pieds meurtris, tout son être agité, convulsé, la batiste fine à la
+dérive, superbe d'impudeur, elle murmurait, à genoux, les bras au ciel:
+
+--Mon Dieu, ayez pitié de moi!
+
+Deux gardiens de la paix, qui sortaient des ombres, se précipitèrent
+brutalement vers elle et l'empoignèrent.
+
+L'un dit:
+
+--Oh! la belle p...!
+
+Et l'autre:
+
+--Foutre, oui!
+
+Et tous deux, comme la foule se massait:
+
+--Au poste, cochonne!
+
+Les agents arrêtèrent un fiacre pour y placer Mme de Montreu, évanouie,
+et tout un monde de voyous et de filles galopa, en beuglant, derrière la
+voiture.
+
+On barrait l'entrée du poste de la rue d'Astorg; on insultait la
+mourante.
+
+--C'est un pari!
+
+--Elle a gagné!
+
+--D'où vient-elle?
+
+--D'une maison de prostitution.
+
+--Mais non, la dame a été surprise chez son amant; elle se sauvait.
+
+--Moi, je la connais. C'est Tulipa, une pensionnaire de la maison
+Clarisse, savez, la nouvelle maison... là-bas...
+
+--Très chic!
+
+--Très fin de siècle!
+
+--Je vous affirme que c'est une horizontale, une débutante; elle
+n'arrivait pas; demain, elle sera célèbre et cotée à vingt louis.
+
+--Que voulez-vous, le commerce de ces dames va si mal, depuis la
+fermeture de l'Exposition.
+
+--Ohé, Tulipa! ohé!
+
+Déjà un homme avait couvert la marquise de son manteau, et la pauvre
+femme effondrée sur un banc, regardait autour d'elle.
+
+--Qui êtes-vous? demanda le brigadier Il n'y eut pas de réponse.
+
+--Elle est folle! observa le chef.
+
+Quelqu'un frappait à la porte.
+
+--Voici, dit un mouchard en bourgeois, voici le mari de madame.
+
+--Son mari! son mari! grondèrent les voix du dehors.
+
+--Il a une bonne tête!
+
+--Une tête de cocu!
+
+Olivier de Montreu se nomma; puis entrèrent le commissaire de police et
+un médecin,--et la vieille Catherine ayant apporté des vêtements, madame
+fut reconduite à l'hôtel, avec pour escorte l'ignoble tumulte des
+badauds.
+
+ * * * * *
+
+Un état de calme apparent succéda chez Blanche à la crise terrible
+qu'elle venait de traverser; mais ses rages morphiniques s'exaspéraient.
+
+Les docteurs Pascal et Aubertot durent inviter le gentilhomme à enfermer
+sa femme dans une maison de santé où la surveillance offrirait de
+sérieuses garanties. Ils regrettaient toutefois qu'il n'existât pas chez
+nous des établissements spéciaux, comme on en voit à Londres et en
+Amérique (_the morphinès accustamed_) et en Allemagne (_Heilanstaltflur
+morphiumsuchtige_).
+
+Outre la discipline, ces établissements ont le double avantage de ne pas
+permettre que l'on confonde, à leur sortie, les malades avec les
+aliénés, et de rendre moins arbitraire la violation de la liberté
+individuelle.
+
+Aujourd'hui, il n'est plus permis de traiter la morphinomanie de
+quantité négligeable. Il y a en France cinquante mille victimes, et ce
+nombre est infiniment supérieur en Angleterre, en Allemagne et dans les
+Amériques. Tout d'abord cantonnée parmi les gens de la
+profession--médecins, pharmaciens, étudiants, garçons de laboratoire et
+infirmiers--la maladie se répand à travers les diverses classes, depuis
+les mondaines jusqu'aux filles galantes, depuis les magistrats, les
+avocats et les artistes jusqu'aux religieux, aux prêtres, aux
+industriels, aux ouvriers et aux simples cultivateurs.
+
+C'est le sommeil et l'ivresse des brutes succédant à toutes les
+hallucinations des fous du moyen âge! On ne veut plus travailler, ni
+souffrir, ni enfanter, ni vivre; on veut rêver; on veut s'engourdir,
+tomber et dormir à la manière des pourceaux--et «Madame Pravaz» est la
+Circé de notre Décadence.
+
+Sans doute, la contagion n'est pas la même dans tous les milieux, et
+d'après les statistiques des docteurs Irka, à Washington; Levinstein, à
+Berlin, et G. Pichon, à Paris, on ne trouve que douze négociants contre
+soixante-quinze médecins et pharmaciens, trois rentiers contre
+trente-deux médecins et deux employés contre treize femmes du
+demi-monde.
+
+Le docteur Pichon, qui s'adresse particulièrement à la clientèle
+bourgeoise, signale un seul officier de l'armée de terre et un seul
+marin dans les soixante-six cas observés chez les hommes; le docteur
+Levinstein note dix-huit gradés de l'armée allemande, sur
+quatre-vingt-deux types. Notre armée cependant n'est pas indemne, et les
+rapports des médecins militaires constatent une aggravation profonde du
+mal-Wood.
+
+C'est donc un devoir de jeter le cri d'alarme et de réclamer
+énergiquement des «maisons pour les morphinomanes».
+
+Aux conseils et aux ordres des médecins, M. de Montreu répondit:
+
+--Je garde ma femme.
+
+Et il appela Mme de La Croze auprès de Blanche. Mère et gendre
+veillaient sur l'infortunée, accablés l'un et l'autre du pitoyable
+désordre de leur chère malade; ils s'imposaient le courage d'interdire
+le poison, et Blanche les suivait, râlante et menaçante:
+
+--Mère, j'ai besoin... Je souffre!... Tu n'as pas de coeur!
+
+--Olivier, de la morphine, de la morphine, ou je te tue!
+
+Geneviève Saint-Phar les aidait vaillamment, et dans l'espérance que la
+petite Jeanne serait d'un grand secours, on la fit venir des Tuilières,
+et on présenta son jeune front aux maternels baisers; mais l'empoisonnée
+repoussait sa créature, et rien--ni les tableaux des horribles dangers
+évoqués par la doctoresse, ni les larmes de la mère, ni les sourires du
+mari, ni les mignardises plaintives de Jeanne--rien ne faisait descendre
+une aurore en ce cerveau de damnée vivante.
+
+Brisée, anéantie, Mme de Montreu fuyait la lumière du jour, et elle
+voulait tantôt l'obscurité profonde et tantôt des bougies et des lampes.
+Elle se rappelait sa grossesse, mais elle oubliait le tragique moyen
+qu'elle employa pour la détruire; elle se croyait toujours enceinte, et
+la suppression du rouge flot mensuel (une des résultantes de l'abus
+morphinique) la fortifiait dans cette hallucination. Ensuite, elle
+ignora ses adultères avec M. de Pontaillac et attribua la paternité
+illusoire à son mari--une paternité de six mois--bien que le mari,
+depuis huit mois, n'eût point sacrifié à l'amour conjugal.
+
+Ce soir-là, elle dit à Mme de La Croze:
+
+--Je désire faire mes couches aux Tuilières.
+
+La doctoresse intervint:
+
+--Blanche, tu rêves; tu n'es pas enceinte!
+
+Et plus bas, toute fraternelle:
+
+--Silence, malheureuse!
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Silence!
+
+Mme de Montreu continua devant son mari:
+
+--Est-elle drôle, Geneviève! Elle ne veut pas que j'aie un bébé...
+Vilaine jalouse!... Olivier, je sens le petit être qui s'agite en moi...
+Ce sera un garçon... Je le nourrirai... Comment le nommerons-nous?
+
+Mlle Saint-Phar entraînait le marquis, en lui jurant que madame était la
+victime d'une obsession, et le gentilhomme répliqua:
+
+--Parbleu! je le sais bien!
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Raymond de Pontaillac, en congé de convalescence, vivait, tel un
+prisonnier, dans son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, et seule,
+Christine se hasardait à troubler le délire du morphinomane.
+
+Pauvre Christine! Elle subissait toutes les folies de l'homme, sans
+entrevoir une lueur; elle avait résilié son engagement à l'Opéra; elle
+refusait les hommages du monde, et sa verte jeunesse s'étiolait, ainsi
+qu'une fleur privée d'eau et de soleil.
+
+Jamais un dégoût, jamais un murmure.
+
+Et lui, autrefois si charmant, il la menait comme un bourgeois ne mène
+pas sa bonne, quand la femme vieillie en est réduite aux uniques
+ouvrages de la domesticité; il l'outrageait du souvenir immortel de ses
+amours avec Mme de Montreu et il établissait des contrastes et des
+parallèles insulteurs pour la grande artiste, pour la dévouée.
+
+--Allons, Christine, que signifient ces manières?... Vous vous croyez
+toujours à l'Opéra, sur la scène... Vous manquez de goût... Votre
+toilette est ridicule!... Ah! si vous aviez vu Mme de Montreu au bal de
+l'ambassade anglaise!... Quelle élégance! Quelle distinction!...
+
+Il s'habillait en clown, se couronnait de roses, forçait la diva à
+revêtir une robe de clownesse, essayait des galanteries, et désolé de
+son impuissance, terrifiait la jeune et vaillante artiste:
+
+--Qui diable t'a enseigné l'amour? Mais, ma chère, tu glacerais un
+taureau!... Va chercher une horizontale, Roselmont ou Luce Molday!... En
+route, ou je te fends la tête avec mon sabre!
+
+La Stradowska jurait de ne plus aller chez le possédé de la morphine, et
+elle y retournait, et Loris Rajileff s'étonnait de la voir descendre si
+bas, elle si hautaine.
+
+A l'hôtel de la villa Saïd, elle pleurait en gémissant:
+
+--Il me fait souffrir; et je l'aime, et je l'adore!... Je veux le
+sauver!
+
+Un vendredi, en plein jour, les fenêtres closes, il exigea que Christine
+se mît toute nue devant lui tout nu.
+
+--Je suis Adam, criait-il, et toi, tu es Eve! Commençons le monde, un
+monde nouveau!
+
+Mégalomane, il s'imaginait créer une espèce: au lieu de bras, les hommes
+avaient des ailes, et les femmes, des cornes à la place des yeux; puis
+les sexes divers se confondaient, et d'un millier d'êtres jaillissait un
+seul type avec une poitrine de vierge, une queue de serpent, des pattes
+de chien et un oeil servant de bouche, d'oreilles humaines, de langue et
+de mains;--et, le monstre disparu, naquirent des variétés infinies de
+bêtes épouvantables, toutes les horreurs de l'Apocalypse, tous les rêves
+obscènes d'un vieillard érotique.
+
+Des paradis artificiels, de ces idéales auberges où, selon le mot de
+Baudelaire, «on verse les mortels enivrements», Raymond dégringolait
+dans l'enfer des luxures; mais si la Pravaz--à deux et trois grammes par
+jour--ne lui rendit pas ses forces épuisées, elle l'illumina d'une
+cérébralité étrange, presque géniale.
+
+Il retrouvait la conscience du _moi_, la conscience absolue; il sentait
+sa raison grandir et sa mémoire se développer; il établissait de
+curieuses stratégies, abordait de difficiles problèmes sur les cartes
+d'état-major; il écrivait des livres de batailles, annotant, composant
+et déchirant son oeuvre, tour à tour plein d'éclairs et de ténèbres.
+
+L'idée de Mme de Montreu le dominait encore; mais il était arrêté par
+l'aventure nocturne de Blanche, la course folle chez le pharmacien que
+les journaux annoncèrent sous les initiales de la marquise--des
+initiales transparentes comme des cartes. Vraiment, il n'osait plus
+reparaître à l'hôtel du boulevard Malesherbes; il craignait les
+légitimes reproches d'Olivier. Ne demeurait-il pas, aux yeux du mari et
+de la femme, aux yeux mêmes du docteur Aubertot, l'apologiste de la
+morphine, l'incitateur de la piqûre initiale? Olivier ne serait-il pas
+en droit de lui dire: «Tu as apporté le désordre et le malheur dans
+notre maison!» D'un autre côté, Pontaillac s'alarmait de ne rien savoir
+sur l'état de grossesse de son ancienne amante. Est-ce que Blanche avait
+menti, en se disant mère? Pourquoi l'aurait-elle trompé?
+
+Une des servantes de l'officier questionna très habilement Angèle, la
+femme de chambre de la marquise, et celle-ci répondit: «Madame s'imagine
+être enceinte; elle ne l'est pas; elle ne l'a jamais été depuis la
+naissance de mademoiselle Jeanne».
+
+Tout d'abord, indigné de la comédie, il eut un blasphème; ensuite,
+attribuant le mensonge au délire morphinique, il s'écria: «Tant mieux!
+c'est une honte de moins!» L'amour et le respect dont il entourait
+Blanche éloignèrent un soupçon criminel, et il pleura sur les angoisses
+de sa bien-aimée.
+
+De temps à autre, Pontaillac envoyait son domestique prendre une grosse
+provision de morphine chez un pharmacien de la rue Boissy-d'Anglas.
+
+Or, un jour, Clément rentra les mains vides.
+
+--Mon capitaine, dit-il, le pharmacien ne veut plus donner de morphine
+sans ordonnance.
+
+Pontaillac répondit:
+
+--Le pharmacien est un imbécile! Va ailleurs!... Non. J'y vais, moi.
+
+Le capitaine s'habilla, sortit, et bientôt exaspéré des refus de
+nombreux pharmaciens et droguistes, il demanda des explications au
+directeur d'une officine du boulevard Haussmann.
+
+--Monsieur, lui répondit l'interpellé, aux termes de la loi du 19
+juillet 1845, et d'après l'ordonnance royale du 29 octobre 1846, les
+pharmaciens sont tenus de transcrire les prescriptions médicales sur un
+registre et sans aucun blanc et de ne les rendre que revêtues de leur
+cachet et après avoir indiqué le jour auquel les substances ont été
+remises;--les pharmaciens, monsieur, ne doivent délivrer «les substances
+vénéneuses, qu'en vertu d'une prescription spéciale et particulière du
+médecin indiquant les quantités et la dose à fournir». Il leur est
+interdit d'apporter la moindre modification dans l'exécution de
+l'ordonnance et de renouveler une ordonnance de morphine.
+
+Raymond sourit d'un sourire de millionnaire spirituel:
+
+--Je vous ai écouté avec un grand intérêt, monsieur, mais il y a des
+accommodements, je l'espère. Je suis le comte de Pontaillac, capitaine
+au 15e cuirassiers, et vous me trouverez disposé à payer un prix de
+nabab.
+
+--Inutile, monsieur, répondit le pharmacien. Vous m'offensez, en
+insistant!
+
+--Que risquez-vous?
+
+--L'amende, la prison peut-être, l'interdiction d'exploiter mon diplôme.
+Un pharmacien a été condamné, l'année dernière, et quand même je ne
+risquerais rien, je ne veux pas déshonorer ma profession, à l'avantage
+de ma caisse et au détriment de votre santé et de votre raison.
+
+--Phraseur, va!
+
+Alors, le capitaine prit la liste des médecins, et il enleva des
+ordonnances que les pharmaciens exécutèrent naturellement, les uns à
+l'insu des autres. Que pouvaient les docteurs contre ce client de
+passage? Au premier et au dernier, il affirmait ne recevoir d'ordonnance
+que d'un seul, et de celui-là même auquel il s'adressait, à l'heure
+présente. Des docteurs s'imaginaient traiter le morphinomane, selon la
+méthode progressive décroissante d'Erlenmeyer; quelques-uns refusaient;
+mais, il y a trois mille médecins à Paris, et Pontaillac possédait douze
+chevaux!
+
+Si, grâce aux pièces de monnaie distribuées aux valets de chambre, il ne
+languissait pas dans les salons d'attente, les questions pareilles,
+l'ennui de gravir les escaliers, l'obligation des mensonges, tout cela
+l'énervait,--et il cherchait le pharmacien à tout faire.
+
+ * * * * *
+
+Quelle ne fut pas sa surprise, une nuit, à l'Américain, de voir, en
+Thérèse de Roselmont et en Luce Molday, deux prosélytes ardentes! Il ne
+les avait pas rencontrées depuis la scène du café de la Paix; elles lui
+parurent assez laides, les visages plâtrés, vermillonnés, les yeux
+louches, et il aurait passé outre, sans les aveux immédiats des
+horizontales.
+
+--Tu sais, dit Luce, je me repique.
+
+--Et moi aussi, je me _pravazine_, murmura Thérèse. Et il y en a bien
+d'autres!
+
+--Vous allez me conter ça.
+
+Ils s'assirent à une table isolée, très loin des groupes jaseurs et du
+marché des amours.
+
+On servit un souper--des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, un
+rocher de glace, des fruits,--mais Raymond et les dames grignotèrent
+seulement des mandarines et des oranges, en buvant du thé.
+
+Les horizontales demandèrent des nouvelles de leurs anciens amoureux,
+Darcy et Fayolle, dont elles gardaient un bon souvenir.
+
+--Je n'ai pas de nouvelles; je suis en congé; je ne vais plus au
+quartier; je vis comme un ours.
+
+--Et ta belle marquise? interrogea Roselmont.
+
+--Et la Stradowska? fit Molday.
+
+--Plus... rien!
+
+--Tu es à nous, cette nuit?
+
+--Peut-être.
+
+--Nous t'emmenons! Nous serons bien gentilles!
+
+--Gentilles?... Mais... le pourrez-vous?... La morphine me vide, moi.
+
+Thérèse affirma voluptueusement:
+
+--Et elle nous excite!
+
+--Toujours?
+
+--Non, pas toujours, déclara Luce. Écoute: A la suite d'un malaise
+général, j'ai consulté le grand Aubertot. J'en ai eu pour un louis et
+cent sous au larbin. Le docteur me dit: «Supprimez la morphine!» C'était
+très simple. Donc, je me privais une semaine, et je recommençais. Mon
+amant, un gros monsieur de la Bourse--ne te désole pas, chéri; il est en
+voyage--mon amant souffrait d'un rhumatisme articulaire: je le piquais;
+il se pique et il ne souffre plus. Thérèse avait des migraines atroces;
+elle s'injecte quatre-vingts centigrammes par jour, et les migraines ont
+filé aussi vite que le rhumatisme de monsieur. Est-ce vrai, Thérèse?
+
+--C'est vrai.
+
+--Félix, notre coiffeur, absorbe un gramme.
+
+--Et toi? reprit le capitaine.
+
+--Moi, deux.
+
+--Quel est votre pharmacien?
+
+--Un sale type, un nommé Hornuch, 11, rue de Gomorrhe, tout près de chez
+nous, au quartier de l'Europe. Ah! il faut le payer tout de suite, et il
+en gagne de la galette avec la morphine!
+
+Raymond écrivit l'adresse.
+
+--Ma petite Luce, tu parlais de vos fringales d'amour... je n'en crois
+pas un mot!
+
+--Voici: Thérèse et moi avons besoin d'aimer, pendant l'abstinence.
+
+--Vous vous abstenez?
+
+--Quelquefois... Jamais plus de vingt-quatre heures...
+
+--Et qu'éprouvez-vous?
+
+Elles révélèrent que toutes deux elles éprouvaient, au sortir de
+l'ivrognerie morphinique et durant l'abstinence, un irrésistible désir
+de l'homme. Mais il fallait se hâter, car bientôt la soif du poison les
+tenaillait.
+
+--Pour moi, dit Luce Molday, la rage d'amour calmée ou non, je sens un
+vide de l'estomac; j'ai des frissons, des chaleurs, des sueurs. Étendue
+sur ma chaise longue, je touche l'étoffe qui est de velours grenat, et
+le velours me semble être du bronze ou du cuivre. Il me vient des
+fourmillements à la plante des pieds et dans les doigts. Je danse, je
+saute mieux qu'une femme-torpille. Si ça t'amuse, bébé, je ne prendrai
+pas de morphine, ce soir, et tu verras, demain matin!
+
+A son tour, Thérèse fit sa confession, en allumant une cigarette:
+
+--L'abstinence me rend folle: je mange du charbon, du verre pilé; je
+brûle! J'éreinterais vingt hommes, mais comme une mécanique, sans le
+moindre plaisir. Dès mon compte de Pravaz, je dors, je dormirais
+toujours. Un soir, aux Montagnes-Russes, je lève un monsieur. Nous
+arrivons dans ma chambre, et, les ablutions terminées, je me pique. Il
+demande: «Qu'est-ce que ça te fait, la morphine?» Je réponds: «Ça me
+fait dormir!» Il interroge: «Mais... avant le sommeil?» Je l'embrasse:
+«Oh! avant!... ça me fait... hum! Et ce que je marche!» Ce n'était pas
+vrai. Nous sacrifions à l'amour, ou plus exactement il sacrifie. Il me
+parle, me secoue: «Tu dors, Bruta?» Je le vois, je l'entends, et je ne
+puis préciser l'endroit où il est, ni ce qu'il veut. Il descend du lit,
+s'habille, rigole, et, le haut-de-forme sur la tête, il met la main sur
+ma montre, l'argent, tous mes bijoux... et il file! J'ai envie de crier:
+«Au voleur!» Je jurerais que je l'ai crié, mais d'une voix de
+mourante... Aussi, mes enfants, quand j'amène un étranger, un inconnu
+chez moi, je me prive, je jeûne... Oh! c'est très dur!
+
+Le capitaine, que les confidences de ses prosélytes intéressait, les
+suivit au quartier de l'Europe.
+
+Rue de Moscou, on s'installa dans l'appartement de la Molday.
+
+En vain Luce et Thérèse s'ingénièrent à détruire et à ranimer
+Pontaillac; le morphinomane épuisé les quitta en leur jetant de l'or et
+des billets bleus:
+
+--Mes pauvres belles, vous êtes absurdes, idiotes! Oubliez votre
+instructeur, oubliez la Pravaz!
+
+Il songeait, éperdu:
+
+--J'ai fait naître la douleur et la folie chez ces étrangères comme chez
+Blanche, mon adorée; mais j'irai trouver le marchand de poison, le
+Hornuch de la rue de Gomorrhe et c'est assez pour mourir!
+
+
+
+
+XIV
+
+Mme Gouilléras, de Saint-Martin-l'Église, la morphinomane désabusée et
+naguère si enthousiaste, écrivait des lettres affectueuses pour exhorter
+Blanche à vaincre sa passion: d'un autre côté, Mme de La Croze et M. de
+Montreu surveillaient le pauvre jouet de la Pravaz.
+
+--Nous la sauverons! déclara Geneviève Saint-Phar.
+
+Tout semblait concourir à la paix de la noble famille.
+
+Le capitaine vivait loin de sa victime; la matrone de la rue
+Trois-Frères n'essayait point un chantage dangereux et banal, et la
+forte somme versée lui ayant permis d'étendre le cercle de ses
+manoeuvres, Mme Xavier travaillait aux délivrances et aux avortements.
+
+Seule, une femme de chambre, la domestique même qui avait prêté des
+habits à Mme de Montreu, lors de l'opération abortive, seule, Angèle
+demeurait l'esclave docile et intéressée de sa maîtresse.
+
+--Angèle, dit, un soir, la marquise, tu vas porter cette lettre à M. de
+Pontaillac; tu ne la remettras qu'à Monsieur, et tu attendras la
+réponse.
+
+Et elle ajouta mentalement:
+
+--Il trouve bien de la morphine, lui!
+
+Angèle, une longue et blonde maigre, fit la commission et revint,
+porteuse de ce billet:
+
+«Madame,
+
+Il m'est douloureux de vous refuser--mais je meurs du poison, et après
+avoir été la cause de vos souffrances, je ne veux pas être le meurtrier
+de celle que j'adore.
+
+Pardonnez-moi, Blanche, et si votre amour est à ce prix, j'aime mieux
+souffrir et pleurer.
+
+RAYMOND.»
+
+Mme de Montreu, furieuse, ordonna:
+
+--Va chez la Xavier, rue des Trois-Frères, à Montmartre!
+
+Une lueur naissait en ce cerveau, et accablée par le souvenir du crime,
+Blanche rougit et baissa les yeux.
+
+--Non! non!
+
+--Pourquoi, madame?
+
+--Assez!
+
+La servante disparut, en grommelant:
+
+--Rue des Trois-Frères... La Xavier... Qu'est-ce que ça peut bien
+être?... Une procureuse?... Eh! oui... Là-bas, madame allait rigoler
+avec son capitaine! Mais, rue des Trois-Frères, mais à Montmartre?...
+Enfin, les grandes dames ont de si drôles de goûts, aujourd'hui!...
+Faudra voir!
+
+Il y avait des inimitiés, des querelles entre Catherine, la vieille
+servante, et la femme de chambre: Madame tenait à Angèle, et on
+s'inclinait.
+
+Dès le lendemain, la domestique ennemie se rendit à la maison de la rue
+des Trois-Frères, et devant l'enseigne, elle eut agréable surprise.
+
+--Oh! c'était donc bien avancé!
+
+Angèle monta, sonna, se donnant des airs effarouchés, et Mme Xavier, en
+robe neuve, étincelante de bijoux, la reçut en ces termes:
+
+--Bonjour, mademoiselle... veuillez vous asseoir... De combien
+l'êtes-vous?
+
+--Hein?
+
+--De combien?
+
+--Plaît-il?
+
+--De combien de mois?
+
+--Quoi?
+
+Mme Xavier sourit et indiqua le ventre de la visiteuse:
+
+-Ça?
+
+--Voulez rire!
+
+--Alors, que venez-vous foutre ici?
+
+La bonne lui demanda brutalement, sous le nez:
+
+--Vous connaissez la marquise de Montreu?
+
+--Pas du tout.
+
+--Bien vrai?
+
+--Bien vrai.
+
+--Moi, je suis sa femme de chambre.
+
+--Ah!
+
+--Et c'est moi qui ai prêté des vêtements à Madame, le jour où Madame
+est venue se faire...
+
+--Chut! interrompit la matrone qui serrait le bras d'Angèle.
+
+--Lâchez-moi!... Vous me faites mal!... Vous avez avor...
+
+--Chut! continua Mme Xavier, dont la main robuste tenaillait les os de
+la blonde maigre.
+
+--Lâchez-moi, ou je vous gifle!
+
+Et, la servante dégagée, les deux créatures se toisèrent du regard,
+pendant que l'avorteuse grondait d'une voix basse:
+
+--Ou tu es une moucharde, et j'aurai l'oeil sur toi, ou tu es une
+imbécile, et je t'ordonne...
+
+--Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous!
+
+--Mademoiselle!
+
+--Madame!
+
+--Serine!
+
+--Vieille taupe!
+
+--Outil!
+
+Mme Xavier écumait; Angèle lui jeta:
+
+--Mes félicitations!... Une jolie besogne!... Madame est très malade...
+On l'a brisée trop vite, sans doute...
+
+--Qui es-tu?
+
+--Je vous le répète: Je suis au service de Mme de Montreu.
+
+--Connais pas.
+
+--Vous mentez!
+
+--Et toi, tu m'embêtes avec tes questions! Prends garde, ma petite: j'ai
+de la patience, mais lorsqu'on me rase, je vois rouge!
+
+D'un geste elle indiqua la porte:
+
+--File!
+
+--C'est bon, je sors... J'irai à la Préfecture.
+
+--Essaie!... Demain, tu seras éventrée dans ton lit de gueuse!
+
+--Je n'ai pas peur! Ce soir, vous coucherez au Dépôt!
+
+Toutes deux s'arrêtaient, animées d'un désir de réconciliation.
+
+--Madame, on pourrait s'entendre.
+
+--Je ne demande pas mieux, mademoiselle.
+
+Gentiment, la matrone offrit un fauteuil à Angèle et s'installa sur une
+chaise.
+
+--Parlez.
+
+--Vous excuserez ma vivacité, chère dame. Si j'étais entrée là pour
+minauder, en bécasse: «Avez-vous délivré la marquise de Montreu?» vous
+m'eussiez flanquée dehors avec votre pied quelque part; mais on est du
+dernier bateau quoique servante, et j'ai employé le système intimidant.
+Vous vous êtes emballée, et ceux qui s'emballent, coupent toujours dans
+le pont.
+
+--Diablesse, va!
+
+--Que voulez-vous! J'ai besoin de faire ma pelote.
+
+--En exerçant un chantage?
+
+--Oui.
+
+--Vous êtes franche, au moins, vous!
+
+--Très franche.
+
+--Ton petit nom?
+
+--Angèle.
+
+--Moi, Ravida... Ravida Xavier... Elle est bien riche, Mme de Montreu?
+
+--Archimillionnaire.
+
+--J'aurais pu exiger davantage.
+
+--Certainement! Elle a versé?
+
+--Une misère!
+
+--Dix mille?
+
+--Un peu plus, curieuse!
+
+--Vingt?
+
+--Elle me tire les poils du nez, cette mâtine!
+
+Mais la Xavier éclata de rire:
+
+--A fine mouche, fine mouche et demie! Ta maîtresse n'est pas malade?
+
+--Si, elle est malade.
+
+--L'opération a été superbe.
+
+--Il ne s'agit pas de l'opération.
+
+--Bravo! Je m'y entends, moi, et si tu te laisses pincer, Angèle,
+viens!... Je souffle dessus... une... deux... Ffff...ut! et le moutard a
+des ailes!
+
+--Merci. Rien ne presse.
+
+--Un verre de chartreuse?
+
+--Volontiers.
+
+La sage-femme plaça sur un guéridon une bouteille de liqueur médiocre et
+deux verres qu'elle emplit jusqu'aux bords.
+
+--A la tienne, Angèle.
+
+--A la tienne, Ravida.
+
+Elles burent.
+
+--Une cigarette, un cigare? dit l'amphitryonne.
+
+--Je ne fume pas.
+
+--Moi, je fume la pipe.
+
+Une pipe Gambier au bec, Ravida se recueillait, exhalant des vapeurs
+noirâtres.
+
+--Quel est le bobo de madame?
+
+--Elle souffre de l'abstinence de morphine.
+
+--Tiens, une morphinomane! J'aurais dû m'en douter... Qui la soigne?
+
+--Les docteurs Aubertot et Pascal.
+
+--Mazette!
+
+--Et une doctoresse, une amie, Mlle Saint-Phar.
+
+--Saint-Phar, place de la Madeleine?
+
+--Oui.
+
+--Et les médecins interdisent la morphine à madame?
+
+--Parbleu! Elle en crève. Une nuit, elle s'est levée...
+
+--...Toute nue, pour courir chez un pharmacien du boulevard
+Malesherbes...
+
+--Comment le savez-vous?
+
+--J'ai lu cette histoire dans les journaux, sous les initiales B. de
+M... Le B?
+
+--Blanche.
+
+--Blanche de Montreu... Pauvre dame!... Mais, pourquoi désirait-elle
+avorter?
+
+--L'enfant n'était pas de monsieur.
+
+--Très bien! très bien!... Et de qui?
+
+--Mystère.
+
+--Tu le sais, Angèle!
+
+--Non. Du reste, brisons là. J'ai appris tout ce qu'il me fallait.
+
+--Pas moi.
+
+--Tant pis!... Voulez-vous me procurer de la morphine?
+
+--Seuls, les pharmaciens et les droguistes...
+
+--Impossible! J'ai couru Paris, la banlieue... De la morphine, Ravida,
+et je vous donnerai le poids en or!
+
+--Afin de revendre au poids du diamant?... Tu me dis «vous»...
+Tutoyons-nous, ma chérie... Tu me bottes!... Je t'aurai de la
+morphine... Bénef à deux, hein?
+
+--J'accepte.
+
+--Et tu me tromperas?
+
+--Non.
+
+Quelqu'un sonnait.
+
+--Je vais ouvrir, fit la Xavier.
+
+Et comme Ravida bavardait sur le seuil de l'antichambre, Angèle tendit
+l'oreille aux voix d'une ouvrière et de la matrone.
+
+--Je veux être débarrassée; j'ai déjà quatre mioches.
+
+--C'est deux cents francs.
+
+--Oh! madame!... L'an passé, vous vous êtes contentée de vingt francs
+d'une modiste.
+
+--Les prix doux me gâtent la main. Cinq louis, ou nisco?
+
+--Je me tuerai!
+
+--Tuez-vous!
+
+Puis l'avorteuse appela sa cliente qui descendait:
+
+--Cinquante balles?
+
+--Quarante, madame; je mettrai du linge et mon alliance, au
+Mont-de-Piété.
+
+--Quarante, soit! Venez, ce soir, onze heures.
+
+Au retour de Mme Xavier, la femme de chambre s'esbaudit:
+
+--On se gâte la main... Deux louis, un ange!
+
+--Tu m'espionnes, vilaine!
+
+--Je t'admire.
+
+--Bah! tu es ma complice _in partibus_.
+
+--Vraiment?
+
+--Faut-il, oui ou non, empoisonner Mme de Montreu?
+
+--L'empoisonner?
+
+--A la longue, ma chère; car la morphine, tu ne l'ignores pas, est un
+poison.
+
+Angèle hésita. Le secret des manoeuvres abortives lui livrait les deux
+coupables, mais un chantage brusque et une dénonciation valaient-ils
+l'amitié de sa maîtresse? Elle entrevoyait une moisson d'or, une récolte
+quotidienne--la dame charmée par la morphine et terrorisée par la
+crainte des lois.
+
+--C'est faux, madame! Je ne deviens pas ta complice: j'ai l'ordre
+d'acheter un médicament; je l'achète. Où est le mal? Ravida, je te
+tiens, et tu ne me tiens pas encore!
+
+--Ah! si tu me dénonces, je...
+
+--Aucun danger. Tu fais tes affaires: je fais les miennes. On est
+sérieuse!
+
+ * * * * *
+
+Ce même jour, grâce à la Xavier, Angèle rapportait une Pravaz et une
+solution de morphine, et tandis que la mère de Blanche, M. de Montreu et
+la petite Jeanne dînaient, elle entra dans la chambre de madame.
+
+Après la piqûre, Blanche fut illuminée d'une joie si vive qu'elle attira
+la jeune servante entre ses bras et la couvrit de baisers.
+
+Mme de Montreu murmura avec des soupirs de jouissance:
+
+--Merci! merci! Tu me sauves!
+
+--C'est une des bonnes amies de madame qui est allée chez le
+pharmacien... La Xavier... rue des Trois-Frères...
+
+La marquise pâlissait, d'une pâleur de morte:
+
+--Tu connais cette femme?
+
+--Beaucoup, madame la marquise.
+
+--Et...
+
+--Voyons, ne vous désolez pas... Je suis un tombeau... Vous ai-je trahie
+pour le capitaine?
+
+--Le capitaine?
+
+--Oui, monsieur le comte de Pontaillac.
+
+--Explique-toi!
+
+--Mon Dieu que vous avez souffert le jour de l'avortement!
+
+--Silence, et ta fortune, j'en réponds!
+
+--On ne sait ni qui vit, ni qui meurt.
+
+Madame se traîna vers un chiffonnier et y prit une liasse de billets
+bleus:
+
+--Tiens!
+
+--Que ça?
+
+Blanche restait sans force, devant le tiroir:
+
+--Prends toi-même!
+
+De nouvelles ivresses et de nouvelles tortures vinrent élargir le cercle
+des évolutions.
+
+Angèle--la servante de l'Enfer et du Paradis des Artifices--allait et
+venait, et sous mille prétextes, glissait à madame la seringue de mort.
+Quelquefois, elle pratiquait elle-même les piqûres, se baissait,
+fouillait les voiles intimes de ses doigts criminels, exaltait les
+charmes mystérieux et se relevait, joyeuse:
+
+--Vrai, c'est un plaisir!
+
+--Encore? Encore? soupirait la dame ravie.
+
+--Tant que vous voudrez, madame, mais il serait bien de pas oublier
+votre petite Angèle?
+
+Mme de Montreu la comblait d'argent, de bijoux, et elle tendait les
+mains au marquis:
+
+--Pour mes pauvres!
+
+Lui, il était heureux des demandes charitables, et la bonne, jamais
+satisfaite, infiltrait avec le poison des allusions perfides: «Est-ce
+que Monsieur de Pontaillac savait la grossesse de Madame?... Est-ce que
+le capitaine a aidé Madame, lors de la délivrance?...»
+
+--Tais-toi, Angèle, tais-toi!
+
+--Il faut que je graisse la mère Xavier... Madame n'est pas généreuse!
+
+La maîtresse donnait, donnait, et, à l'heure des voluptés artificielles,
+l'autre la secouait de sa léthargie, en minaudant des phrases de vendue:
+«On a condamné une avortée... Deux ans, madame!... Vous avez un fil à la
+patte!... Soyez gentille ou nous vous enverrons à Saint-Lazare!...»
+
+Au souvenir des adultères et du crime de l'obstétrique, dont les images
+flamboyaient, vivantes, Blanche sentait tout son sang tourner--son
+pauvre sang vicié, décoloré. Elle avait besoin de se refaire un peu de
+coeur; mais le bourreau ne lui laissait pas une trêve dans les angoisses,
+dans les larmes, dans la nuit toujours plus noire, toujours plus
+horrible.
+
+
+
+
+XV
+
+
+Rue de Gomorrhe, au quartier de l'Europe, M. Sosthène Hornuch,
+pharmacien de seconde classe, attirait une clientèle nombreuse.
+
+Long et maigre, les yeux bleus, les lèvres rasées, des favoris jaunâtres
+en éventail, un ruban violet à la boutonnière, il offrait toutes les
+apparences d'un grand imbécile--et il était un grand misérable. Il se
+disait membre de plusieurs sociétés philanthropiques et même fondateur
+d'une oeuvre: cela lui coûtait quelques louis, chaque année, et lui
+valait, outre l'estime du voisinage, une réclame générale et productive.
+
+A la devanture d'Hornuch, rien de spécial. On voyait là, comme chez tous
+les pharmaciens, d'énormes bocaux rouges et verts, des peaux de chat
+contre les douleurs, des colliers, des bagues et des médailles contre la
+migraine, et puis des boîtes, des flacons; mais Hornuch possédait deux
+laboratoires, l'un destiné à l'exécution des ordonnances, l'autre
+réservé aux mystères de l'établissement.
+
+Parisien de Paris, à cinquante ans, M. Hornuch demeurait veuf, chargé de
+trois filles, Annette, Irma et Zélie, trois blondes grasses en état de
+se marier. D'abord, il avait inventé des sirops et des pastilles-rhume,
+des onguents-hygiène, mais soit que le nerf des publicités lui manquât
+ou que ses découvertes ne fussent pas bien sérieuses, il entendait
+gronder la faillite.
+
+--O papa, nous coifferons sainte Catherine! s'écriaient les jeunesses.
+
+--Peut-être que non, mesdemoiselles!
+
+Et Sosthène lança au ciel son «eureka» de potard: il venait de trouver
+non pas la lumière, ni la gravitation universelle, ni la poudre sans
+fumée; il venait de trouver le moyen d'amener de l'or, en jetant par
+terre ses scrupules d'honnête homme.
+
+--Mes enfants, dit-il, je vais renvoyer mes commis, et on travaillera en
+famille!
+
+Le pharmacien et ses trois créatures se mirent à fabriquer de la
+morphine, selon les procédés de Robertson, de Robiquet et Grégory.
+
+Dans le laboratoire, la nuit, les demoiselles Hornuch gagnaient leur
+dot, sous le gaz, et à la clarté sinistre des fourneaux: Annette
+installait les alambics et les cornues, faisait macérer l'opium en un
+vase d'eau à 38º, de manière à en extraire tous les principes solubles;
+Irma évaporait la solution au bain-marie, après y avoir ajouté du
+carbonate de calcium en poudre pour neutraliser les acides libres;
+Zélie, le liquide étant concentré, y mêlait du chlorure de calcium--et
+le papa terminait les autres précipités, les autres concentrations, les
+diverses métamorphoses du plus important des alcaloïdes de l'opium.
+
+Ces chimistes blondes, suèrent et peinèrent, étranges en leur immense
+tablier noir;--mais quelle richesse! quelle joie!
+
+Presque tous les collègues, épouvantés des suicides, des assassinats
+commis par les adeptes de la morphine, dédaignaient les bénéfices du
+poison, et une clientèle afflua rue de Gomorrhe. Sans la moindre
+ordonnance, on délivrait des doses considérables aux malades: on ne
+s'inquiétait ni de la personnalité du visiteur, ni de sa situation, ni
+des causes qui l'entraînaient à l'emploi excessif de la terrible
+substance; on vendait des Pravaz; on distribuait mystérieusement des
+brochures élogieuses sur le Nirvâna. Zélie en mourut; son père et ses
+soeurs continuèrent d'en vivre.
+
+Aujourd'hui, Annette et Irma étaient très bien mariées, et Hornuch
+fabriquait et vendait le poison, à l'aide de quelques élèves. Certes, il
+n'ignorait pas que l'an passé, le tribunal de la Seine avait condamné un
+marchand de morphine à deux mille francs d'amende. Deux mille francs! La
+belle affaire pour un homme qui gagne trois, quatre, cinq cents francs
+par jour!
+
+Une franc-maçonnerie s'établit entre Luce Molday, Thérèse de Roselmont
+et d'autres morphinomanes galantes. Celles-ci payaient en nature
+l'empoisonneur; celles-là bazardaient bijoux, mobilier, volaient les
+hommes pour satisfaire l'irrésistible besoin. Et la contagion gagna les
+couturières et les modistes de ces dames, les amies, vieilles et laides,
+comme les plus jeunes et les plus aimables.
+
+Hornuch venait d'inaugurer dans son arrière-boutique un véritable
+institut de piqûres, avec un salon pour les hommes et un autre pour les
+femmes. On entrait là, les yeux sombres, la face livide; on en sortait
+les yeux brillants, les lèvres empourprées--et tous ces êtres
+charriaient le poison, menaçaient de vicier le sang généreux de la
+France.
+
+Thérèse et Luce obtinrent une vogue parmi les gommeux et les rastas: on
+les suivait au Bois, au Cirque, au théâtre, à l'Elysée, au Moulin-Rouge,
+et des amateurs les distinguaient, espérant des sensations inédites.
+
+--Voici les Pravaz!
+
+Réclames vivantes d'Hornuch, elle s'enorgueillissaient de montrer la
+petite seringue; elles se piquaient, exagéraient les ivresses du mal
+Wood; mais un soir elles disparurent, et le capitaine lut dans le
+_Rabelais_ l'histoire de leur internement à Sainte-Anne.
+
+Effrayé des tableaux, il voulait s'arrêter; il ne le pouvait plus, et il
+devint le superbe client de l'alchimiste.
+
+C'est alors que, tantôt sous la domination absolue du stupéfiant et
+tantôt sous le délire de l'abstinence, au milieu des rages de sa défaite
+morale et physique, le comte de Pontaillac écrivit un journal intime:
+
+_Paris, le 4 décembre 1890_.
+
+Hier, je me suis présenté à l'hôtel du boulevard Malesherbes. Angèle, la
+femme de chambre, allait m'introduire chez sa maîtresse, quand Olivier
+est entré au salon: «Ma femme est malade, a-t-il dit, les yeux rouges.
+Excuse-nous, Raymond; nous sommes bien malheureux...» J'avais envie de
+l'égorger!...
+
+_Le 5 décembre_.
+
+Christine est pleine de grandes intentions voluptueuses; mais, le
+pot-au-feu de la Villa Saïd ne m'exalte plus. Il faut que j'abandonne la
+Pravaz, car j'aurais trop de honte, à la renaissance des amours de ma
+bien-aimée... Blanche va guérir, s'embellir, et je la posséderai de
+nouveau, de par le diable!
+
+_Le 16 décembre_.
+
+Onze jours de jeûne... Il me monte des sueurs froides, et mes dents se
+serrent convulsivement... Impossible d'écri...
+
+_Le 17 décembre_.
+
+Je lutte... Je lutte... Oh! quel supplice!... Tanner, Merlatti, tous les
+jeûneurs s'amusaient!...
+
+_Le soir du même jour_.
+
+Une idée de suicide m'envahit... Sortons!...
+
+_La nuit, quatre heures_.
+
+Je rentre d'un cercle où j'ai taillé une banque rasoir... Le
+portefeuille est bourré; l'or fait craquer mes poches!... Ah! l'ignoble
+bataille!... J'envoie tout cet argent à l'Assistance publique...
+
+_Le 18 décembre._
+
+Non! Non! Plus de poison!... Je vivrai, j'aimerai!
+
+_Le 19 décembre._
+
+Il ment, Hornuch; il ment, lorsqu'il déclare que des êtres supérieurs
+prennent de la morphine comme nervin, afin de se tirer d'un état
+d'équilibre instable... Il ment, je le jure! La morphinomanie est une
+ivrognerie--et pas autre chose.
+
+_Le 20 décembre._
+
+Au cercle, j'ai perdu tout ce que j'avais gagné, tout ce que j'ai donné
+aux pauvres--et mille louis de plus. Tant mieux!
+
+_Le 21 décembre._
+
+Quelle est donc la nature de mes rêves, dans ma folie passionnelle? Quel
+est pour moi l'idéal du bonheur? Je m'interroge, et démêlant le sens
+caché, l'idée mère de ma poésie, le mystère qui obsède ma pensée, je
+veux, si je me décide à me tuer, que Blanche succombe avec moi, de telle
+sorte que de nos corps amoureux se dégagent en même temps les flammes de
+nos esprits et que ces lueurs jumelles vivent ensemble, dans les Limbes
+sans fin de l'éternité. C'est la vie unitive! C'est le beau rêve de
+Platon, le dogme immuable des déshérités de l'amour, ici-bas!
+
+_Le 22 décembre._
+
+Je voudrais l'avoir tuée--et mourir...
+
+_Le 23 décembre._
+
+Est-ce que ce n'est pas ainsi que l'on devient fou? Il me semble que ma
+tête se rétrécit et que mon cerveau se dilate...
+
+_Le 24 décembre._
+
+Mes yeux se cavent, ma figure est livide... Je regarde avec effroi ce
+qui m'entoure... Je crains la mort; je pense à la mort, et je ne puis
+comprendre ces idées qui me suivent partout, au milieu de mes camarades,
+et près de Christine, et dans la solitude de la nuit. Je sais que cela
+est folie, et je ne saurais éloigner cette folie, tout en la jugeant
+telle.
+
+_Le 25 décembre._
+
+J'entends siffler des balles--et j'ai peur, moi, un soldat!
+
+_Le 26 décembre._
+
+Les accès de frayeur sont moins intenses; j'arrive à en rire... Qu'on me
+mène sur un champ de bataille, et l'on verra si M. de Pontaillac est un
+lâche!
+
+_Le 27 décembre._
+
+Mon ordonnance m'a relevé... J'étais tout mouillé...
+
+_La nuit._
+
+Je pleure de honte...
+
+_Le 28 décembre._
+
+J'ai visité les catacombes; j'ai touché des têtes de mort, et depuis je
+n'ai plus rêvé que fosses et cimetières...
+
+_Le 29 décembre._
+
+Sous une impulsion irrésistible dont je me rendais compte, sans pouvoir
+la vaincre, je suis allé me jeter dans une fosse nouvellement ouverte du
+cimetière de Saint-Ouen. Au fond du trou, je m'écriai: «Mon Dieu, prenez
+pitié de moi!»... Interpellé sur ma position, j'ai dit que j'étais tombé
+par accident, et un gardien a observé: «Ce monsieur doit être un
+Anglais, un fantaisiste...»
+
+_Le 30 décembre._
+
+Des voix m'ordonnent de tuer Blanche et de me tuer ensuite, et comme je
+résiste, les voix répètent dans un ouragan épouvantable: «Tue! tue!...
+Il nous faut des coeurs; nous avons absolument besoin de coeurs:
+procure-nous-en!» A table, ces voix sortent de mon assiette; au lit, de
+mon oreiller: «Tue! tue!... Il nous faut des coeurs!...»
+
+_Le 31 décembre._
+
+Elle m'intéresse, la psychologie de ma folie. Je prends pour des
+réalités, soit des produits de mon imagination, soit des souvenirs
+revêtus d'une forme matérielle, et j'accorde à certaines réalités des
+apparences absolument différentes de ce qu'elles sont.
+
+D'après le philosophe Despine, je vérifie l'exactitude remarquable de
+cette synthèse du Dr Lasègue: «L'illusion est à l'hallucination ce que
+la médisance est à la calomnie. L'illusion s'appuie sur la réalité;
+l'hallucination invente de toutes pièces: elle ne dit pas un mot de
+vrai.»
+
+J'ai des illusions «extérieures»: le bruit du vent est la voix de
+Christine; les nuages sont des fantômes; les arbres, des spectres; mon
+chien, un montagnard, se transforme en boeuf, en lion, en éléphant; puis,
+le chien disparu, l'hallucination me montre là-bas un hibou aux ailes
+larges de quinze mètres. Je n'ignore point que jamais hibou n'atteignit
+cette envergure, et cependant, je regarde l'animal et je l'entends
+hurler...
+
+Suis-je donc plus fou que ces mille personnes réunies en un bal
+parisien, le soir de l'exécution du maréchal Ney? Un monsieur est là; il
+se nomme Maréchal _aîné;_ le domestique annonce: «Le maréchal Ney!»
+Alors, toute l'assemblée tressaille, et Daniel Tuke rapporte ces mots du
+Dr Wigan, l'un des invités: «_Malgré nous,_ la ressemblance de ce
+monsieur avec le Prince demeurait parfaite!»
+
+Influence de l'imagination sur les sensations ou folie, quelle est la
+limite? Où est la vérité?
+
+_Le 1er janvier 1891._
+
+Je subis un trouble de l'accommodation, et la diplopie est à un très
+haut degré. Lorsque je place un verre rouge devant l'un de mes yeux, la
+diplopie semble varier en sa nature et son intensité.
+
+A quoi attribuer ce phénomène? A-t-il pour cause mon état de faiblesse?
+Est-il une des résultantes forcées de l'abstinence morphinique?
+
+J'éprouve une vive douleur dans tout le système amoureux; mais si j'en
+crois les pathologistes, c'est le signe précurseur du réveil!
+
+_Le 3 janvier._
+
+Mon estomac est frappé d'une paralysie intermittente. En arriverai-je à
+ne plus pouvoir digérer? Claude Bernard a vu la sécrétion de la glande
+sous-maxillaire s'arrêter chez un chien morphinisé.
+
+_Le 4 janvier._
+
+A propos de chiens, essayons des expériences _in anima vili_... des
+animaux. Jouons au petit Pasteur, au petit Levinstein.
+
+_Le 21 janvier._
+
+EXPÉRIENCES: 1° J'ai injecté trois fois par jour sous la peau d'un
+pigeon 5 centigrammes de morphine pendant dix jours--et le dixième jour,
+il est mort, quatorze minutes après la dernière injection.
+
+2° J'ai fait pendant sept jours, à ma chienne Myrrha, une injection de
+20 centigrammes de morphine par jour; le troisième jour, elle a
+frissonné, et le septième, elle est morte.
+
+3° Je prends un gros lapin; je lui fais une injection de 45
+centigrammes, et, juste en quarante-cinq minutes, il roule des yeux
+fous--et il expire...
+
+_Le 22 janvier._
+
+Dans mon _état passionné_, il m'arrive de me croire condamné à mort, et
+je souffre autant que Celui de la Grande-Roquette qui voit venir l'heure
+de la guillotine.
+
+Ma souffrance n'est pas imaginaire, et je me compare à un métal ballotté
+entre le pôle «positif et véritable» de la douleur et le pôle «négatif
+et faux» de la cause.
+
+_Le 23 janvier._
+
+Toute la journée, j'ai rôdé près de l'hôtel Montreu... L'idée de Blanche
+est une torture. Je revois la marquise, telle qu'elle m'apparut, le soir
+du bal, chez le Dr Aubertot, dans le jardin d'hiver... Elle se baissait,
+relevait ses jupes brodées... Ah! le bas de soie gris-perle!... Ah! la
+jarretière aux boucles diamantées!...
+
+_Le 24 janvier_.
+
+La faim de morphine me tenaille... Il y a en moi quelque chose qui
+parfois me cloue sur place et me déchire, comme si de longues pointes
+rougies surgissaient de mon corps et tourbillonnaient, au-dessus de mes
+yeux, en gerbes d'éclairs.
+
+_Le 25 janvier_.
+
+Blanche m'a trompé, en affirmant qu'elle était enceinte, et je souffre
+de ce mensonge.
+
+Pour m'étourdir, pour oublier, j'ai joué trois nuits entières à
+l'_Épatant_, aux _Deux-Mondes_, et même dans les tripots... J'ai pris de
+nombreuses culottes, un total de quatre cent mille... Je souhaite ma
+ruine...
+
+_Le 26 janvier_.
+
+Cette nuit, à un bal, j'errais seul et lamentable, avec un faux nez; et
+des pierrots, des arlequins, des almées, des colombines et des
+polichinelles passaient et disaient: «Le drôle de type!... Il a des yeux
+de voleur!...» On surveillait mes doigts...
+
+_Le 27 janvier_.
+
+Gueuse de morphine! J'admets que Blanche soit là vivante et amoureuse.
+Aurais-je la force de lui témoigner mon amour? Non, je suis vidé,
+nettoyé, f...u!... Demandez à Christine.
+
+_Le 28 janvier_.
+
+Une voiture aux stores baissés m'a promené deux heures sur la route de
+Versailles. J'avais une fille magnifique, experte... Pas de résultat!
+
+_Onze heures, la nuit_.
+
+Une autre voiture m'a conduit du Helder à une maison de prostitution--et
+là, rien encore!
+
+_Le 2 février_.
+
+Combien de temps faut-il s'abstenir pour ressusciter? Trois ou quatre
+mois, disent les auteurs... Je ne pourrai pas...
+
+_Le 3 février_.
+
+Si!
+
+_Le 4 février_.
+
+Je viens de remplir une Pravaz, j'hésite...
+
+_Ce même jour, trois heures_.
+
+Fayolle, Darcy et Arnould-Castellier me supplient de leur ouvrir ma
+porte; le major Lapouge se joint à eux. Je refuse. Le colonel du 15e, un
+chef intelligent et doux, m'a envoyé un mot des plus aimables. Je ne
+recevrai personne; je n'écrirai à personne!... Ah! que la vie est
+banale!
+
+_Le 7 février_.
+
+Je hais les physiologistes qui ramènent l'amour à un jeu d'étamines et
+de pistils, et la pensée à un simple mouvement de molécules... Je trouve
+ridicules les amours platoniques... Or donc, réveillons-nous!...
+Cantharides ou sulfure de carbone, lequel des deux?... Tous deux!
+
+_Le 8 février_.
+
+Bravo!... Une belle nuictée chez la danseuse Weg!... O Blanche! O ma
+chérie! O mon trésor!
+
+_Le 9 février_.
+
+«Raymond, où vas-tu?» m'a demandé Christine. Et j'ai répondu: «Vers
+elle!»
+
+Boulevard Malesherbes, le concierge affirme que ses maîtres sont à Nice.
+Je partirai ce soir.
+
+_Minuit_.
+
+Mme de Montreu est à Paris, et c'est sur l'ordre du maître que le
+concierge ose me chasser, comme un larbin!
+
+_Le 10 février_.
+
+Olivier, je te tuerai!
+
+_Le 11 février_.
+
+Mais, à quoi bon souffrir toutes les horreurs de l'abstinence, puisque
+ma guérison ne sera pas bénie par les amours de l'adorée? Je m'injecte
+un gramme de morphine.
+
+_Le 12 février_.
+
+Un gramme et demi.
+
+_Le 14 février_.
+
+Deux grammes.
+
+_Le 15 février_.
+
+Deux grammes et demi... Je laisse l'aiguille fixée au mamelon droit...
+
+_Le 16 février_.
+
+Tout est rouge et jaune; tout est sang et or--les couleurs de
+l'Espagne... Depuis une heure, je n'ai pas cessé de rire...
+
+_Le 17 février_.
+
+Je vis dans une atmosphère de lumière et de feu... J'absorbe des
+cantharides et du sulfure de carbone... Oh! le singulier duel!... Qui
+sera vainqueur, des aphrodisiaques ou de l'empêcheuse d'aimer?
+
+_Le 18 février_.
+
+Fiasco avec Christine; fiasco avec Weg; fiasco avec douze
+horizontales... La morphine triomphe, et l'assassin Hornuch est le roi
+du monde!
+
+_Le 19 février_.
+
+Je voulais continuer les expériences sur mes chevaux. Je m'arrête. La
+mort du pigeon et la mort du lapin m'ont laissé insensible; l'agonie de
+ma chienne m'a été douloureuse; la mort de mes chevaux me serait bien
+dure.
+
+J'explique mes idées diverses: J'aimais ma chienne et j'aime mes
+chevaux; je ne connaissais guère le lapin et le pigeon. Mais, pourquoi
+des hommes vivant en dehors des troubles morphiniques, pourquoi ces
+hommes s'indignent-ils de voir frapper un cheval ou immoler un taureau,
+alors qu'ils tuent un lièvre, un chevreuil, un sanglier, un loup,
+blessent une perdrix, égorgent des volailles et des moutons, assomment
+des boeufs? Tous les animaux, tous les insectes, tous les êtres
+organisés, ont des sensations de joie et de douleur. Pourquoi une mouche
+n'est-elle pas sacrée?... Pourquoi?
+
+_Le 20 février_.
+
+Au diable, la science! Au diable! la philosophie, et vive la haute noce!
+
+_Le 21 février_.
+
+Rentré vanné.--Au tableau, huit dames, et huit fiascos. C'est à en
+devenir chèvre!
+
+_Le 22 février_.
+
+Je rougis d'avoir tué ma chienne, le lapin et le pigeon. Ces expériences
+ne servent à rien, puisque je demeure incapable de pratiquer une
+autopsie et d'étudier une intoxication animale ou humaine.
+
+_Le 23 février_.
+
+L'autopsie? Tiens, une idée!
+
+Et ayant abandonné les cantharides et le sulfure de carbone, et ayant
+retrouvé son énergie intellectuelle, grâce à la morphine,--Pontaillac
+termina son journal par une lettre, un pli scellé à ses armes.
+
+«POUR ÊTRE OUVERT LE JOUR DE MA MORT.
+
+_A Messieurs les professeurs Étienne Aubertot et Émile Pascal_,
+
+Membres de l'Académie de médecine.
+
+Messieurs,
+
+La Faculté dont vous êtes deux illustres maîtres, est obligée par ses
+travaux de rechercher des cadavres humains--et l'on voit, à chaque
+exécution, ce spectacle bizarre d'un aumônier de la Grande-Roquette qui
+vous dispute, au nom du supplicié, le double lot d'une tête, d'un tronc
+et des membres.
+
+Ainsi, l'aumônier prive la science et il diminue son apostolat.
+
+Généralement, Messieurs, vous opérez sur des dépouilles d'hôpital, et
+quelquefois sur des noyés ou sur des victimes du revolver et des
+nombreux modes d'exil terrestre. Mais il est assez rare, je crois, qu'un
+vivant vous fasse hommage de son cadavre: veuillez accepter le mien en
+souvenir de notre amitié, de votre haute bienveillance.
+
+Je désire que l'autopsie ait lieu dans le grand amphithéâtre, en
+présence de vos collègues, du major Lapouge et de tous les autres
+docteurs militaires ou civils, internes et étudiants, que vous jugerez
+utiles à ce labeur suprême.
+
+Messieurs, puissent vos études éclairer les adeptes de la morphine!
+Puissent mon exemple et vos leçons détruire à jamais cette source
+d'horreurs--ce fléau pire que les batailles!
+
+Votre admirateur et ami,
+
+Comte Raymond DE PONTAILLAC, capitaine au 15° cuirassiers.
+
+Fait à Paris, le 23 février 1891.»
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Les pharmaciens ne voulaient plus livrer de morphine, sans ordonnance, à
+la matrone de la rue des Trois-Frères, et comme Mme Xavier et Angèle
+ignoraient la pharmacie Hornuch, Mme de Montreu--en privation de
+l'élément vital--traversa de nouvelles crises.
+
+Elle hurlait, tempêtait, descendait de son lit, se roulait sur les tapis
+de la chambre, se soulevait, marchait, courait, faisait voler en éclats
+les verres, les bols, les assiettes, les vases, les pendules, les
+glaces--et trois servantes vigoureuses avaient du mal à l'empêcher de se
+briser la tête contre les murailles.
+
+Des oppressions, des battements de coeur l'agitaient, la bouleversaient;
+des sensations de brûlure dans le pharynx lui arrachaient des sanglots
+et des larmes, et les douleurs du bas-ventre, devenues excessives,
+prenaient le caractère de douleurs utérines.
+
+Blanche était bien pâle, mais jolie et désirable encore avec son visage
+irrité, ses mignonnes dents grinçantes, ses paupières bistrées, ses yeux
+étincelants et la voluptueuse flambée de ses cheveux roux. Quand elle se
+traînait, presque nue, mordant les dentelles de sa chemise ou les
+pompons des sièges, il s'exhalait d'elle, et malgré la fatigue, une
+luxure; quand elle s'arrêtait, accroupie, tirant un peu sa langue rose
+et avide, comme font les toutous, on eût dit que de ses bras nerveux
+elle enserrait un homme, l'abattait, le possédait, dans la
+toute-puissance d'une ardeur de bacchante.
+
+A peine endormie, elle se réveillait avec de la dyspnée qui allait
+jusqu'à de l'étouffement; elle sentait ses membres se déchirer, la peau
+craquer, le sang ruisseler, son ventre s'élargir, et--phénomène produit
+par la morphine et non par les manoeuvres abortives--elle vivait une
+horrible hallucination: elle croyait enfanter toujours, toujours,
+toujours.
+
+Insensible au martyr de sa dame, la femme de chambre roucoulait:
+
+--On oublie sa petite Angèle?
+
+Bientôt la servante ne se gêna plus, et un matin, elle dit:
+
+--Il faut que madame la marquise _éclaire_! La Xavier me tracasse, et
+j'ai besoin d'argent; j'ai besoin de la grosse galette... Je me marie...
+Cinquante mille, madame, où je vous dénonce au procureur de la
+République?
+
+--Je n'ai pas la somme, répondit la marquise: je la demanderai ce soir à
+ma mère ou à M. de Montreu, sous le prétexte d'une oeuvre charitable.
+
+--Demandez-la tout de suite; vous êtes très exaltée, et vous pouvez...
+
+--... Mourir?
+
+--Ma foi!
+
+--Que Dieu t'entende!
+
+--L'argent?... L'argent, s'il vous plaît?
+
+--Je vendrai mes bijoux, et je te ferai une belle dot, mais à une
+condition...
+
+--Voyons ça?
+
+--Tu iras chez M. de Pontaillac.
+
+--Vous m'ennuyez! Je puis me compromettre dans vos sales histoires!
+
+--Je voudrais... Je veux de la morphine.
+
+--Il n'y en a plus.
+
+--M. de Pontaillac en a, j'en suis sûre!
+
+Après avoir touché l'argent des bijoux, la servante remit au capitaine
+ce billet mouillé de larmes et imprégné d'un parfum luxurieux:
+
+«Je vous aimais, je vous adorais: vous me laissez souffrir; vous me
+laissez mourir... O Raymond, aie pitié du triste état où l'on m'a
+réduite! Aie pitié de ta malheureuse, bien malheureuse!... Donne-lui la
+liqueur divine... Elle t'aimera, elle t'adorera, elle t'aime, elle
+t'adore!...
+
+BLANCHE.»
+
+Il n'y eut pas de réponse.
+
+ * * * * *
+
+Un dimanche, Mme de La Croze, qui sortait de Saint-Augustin, où elle
+avait entendu la messe avec sa fille, demeura épouvantée de ne plus voir
+Blanche auprès d'elle. Vainement, elle interrogea le cocher et le valet
+de pied de l'hôtel, et, rentrant à l'église, explora le temple presque
+désert, les confessionnaux, la sacristie.
+
+Des abbés, des religieuses aidèrent la pauvre dame en ses recherches
+bien inutiles, car déjà une voiture emportait Mme de Montreu vers
+l'hôtel de la rue Boissy-d'Anglas.
+
+--Monsieur de Pontaillac? gémit la visiteuse.
+
+--Monsieur est à table, répondit l'ordonnance Clément.
+
+--Seul?
+
+--Non, madame.
+
+--Annoncez la marquise de Montreu.
+
+La Stradowska déjeunait chez Raymond. Le capitaine se leva; elle le
+suivit au salon, et devant la rivale, elle ne se contint plus:
+
+--Vous êtes une fille!
+
+--Et toi, une insolente! hurla Pontaillac. Je te chasse!
+
+Christine allait souffleter la marquise; mais en les voyant, lui si
+troublé, elle si affolée, l'un et l'autre si horriblement perdus, la
+jeune femme s'éloigna de la maison du malheur.
+
+Blanche et Raymond échangèrent un baiser d'amour.
+
+--De la morphine, ami? Je deviens folle!... De la morphine?
+
+--Non.
+
+--Par pitié?
+
+--Non! non!
+
+--Une piqûre?
+
+--Jamais!... Regarde: le poison me dévore!...
+
+Mme de Montreu ne l'écoutait pas: les cheveux en désordre, les yeux
+fous, elle se cramponnait à l'homme, entrait ses doigts dans la poche de
+la vareuse, du gilet, du pantalon. Insouciante de toute pudeur, elle se
+faufilait partout, énervant l'amoureux, l'émoustillant d'une luxure de
+courtisane:
+
+--Ah! voici une Pravaz!
+
+Il lui arracha l'aiguille d'or, l'écrasa, et bientôt vaincu par les
+larmes de la maîtresse, par les soupirs menteurs, il dut trouver une
+autre aiguille et préparer lui-même la solution.
+
+Allongée sur un divan, dégrafée, comme offerte aux joies de la chair,
+Blanche murmurait:
+
+--Pique-moi?... Pique-moi?... Pique-moi?...
+
+Raymond obéit. Elle lui souriait voluptueusement:
+
+--Je me réveille!... Oh! c'est bon!... Encore?... Encore?...
+Grise-moi... Encore?... Encore?... Je t'aime!... Je t'aime!... C'est le
+Paradis!... O mon sauveur, je t'aime!
+
+ * * * * *
+
+Où fuir? Où se cacher?
+
+Mme de Montreu n'aurait pu supporter les fatigues d'un grand voyage;
+mais le capitaine avait une villa, à Fontainebleau, et le soir même, les
+amants s'y rendirent.
+
+Depuis trois jours, ils menaient une véritable existence de possédés,
+fuyant le soleil, tous deux hâves et flétris, tous deux vieux, lui à
+trente et un ans, elle à vingt-quatre!
+
+En cette villa située sur les bords de la Seine, ils vivaient dans une
+chambre qu'éclairaient, la nuit et le jour, des bougies--une chambre de
+deuil, une chambre de mort,--et toutes les démarches de M. de Montreu,
+pour retrouver sa femme, étaient infructueuses.
+
+Grâce à Hornuch, le pharmacien de la rue de Gomorrhe, ils s'infiltraient
+le poison à hautes doses, bien décidés à mourir ensemble. Leur
+corps--les bras, la poitrine, le ventre, les jambes--toute la peau
+disparaissait sous des arabesques étranges, rouges comme des rubis,
+jaunes comme des topazes--et, nus, ils s'admiraient, illuminés de
+surnaturelles visions, et ils s'aimaient, se glorifiant de ne pas être
+semblables aux humains.
+
+L'ordonnance qui les servait, Clément, seul domestique là-bas, n'osait
+plus les regarder, tant leurs yeux s'animaient de flammes bizarres, tant
+leurs lèvres balbutiaient de folies et de menaces.
+
+Un matin, le capitaine donna l'ordre à son serviteur de ramener de Paris
+un de ses chevaux et de lui apporter une de ses grandes tenues
+d'officier. Le soir, il dit au valet:
+
+--Tu me réveilleras à cinq heures, pour la revue.
+
+--Quelle revue, mon capitaine?
+
+--La revue de demain, imbécile!
+
+ * * * * *
+
+La nuit.--Trois heures.
+
+Dans le salon, les amants s'embrassaient, lorsque Pontaillac, désolé de
+son impuissance absolue, vociféra:
+
+--Si je suis mort pour l'amour, je ne suis pas mort pour la Patrie!
+
+Alors, sur la prière de l'homme, Blanche se mit au piano, et le
+capitaine entonna l'hymne des batailles:
+
+_Voyez là-bas comme un éclair d'acier,
+Ces régiments passer dans la fumée!
+Ils vont mourir--et pour sauver l'armée,
+Donner le sang du dernier cuirassier_!
+
+Ivre de morphine, l'oeil en feu, il sabrait des mains à droite et à
+gauche, et prise de peur, la dame s'éloignait.
+
+--Qui vive? gronda-t-il en la saisissant à la chevelure. Qui vive?...
+Nom de Dieu qui vive?
+
+--Raymond... J'ai tué notre... petit... Pardonne-moi? suppliait Blanche.
+
+--Qui vive?
+
+Il la secouait effroyablement:
+
+--Qui vive? Qui vive? Qui vive?
+
+Tout à coup il s'arrêta pour recevoir entre ses bras sa maîtresse
+expirante et la coucher sur le tapis.
+
+--Je l'ai tuée... Oh!... oh!...
+
+Raymond voulut crier, les mots s'étranglèrent dans sa gorge; il voulut
+sonner; ses doigts rigides ne purent se mouvoir.
+
+A genoux, il invoquait la morte.--Il chancela et dormit.
+
+Éveillé, il pleura d'horreur, et s'élançant vers la chambre voisine, il
+se dit: «Je rêve!»
+
+Devant la porte du salon qu'il refermait, l'image de Blanche et toutes
+les funèbres réalités s'évanouirent. Et de même qu'au milieu des songes,
+nous déchirons certains voiles, à la lueur plus éclatante d'autres
+mystères--ainsi le morphinomane subissait de nouvelles hallucinations.
+
+ * * * * *
+
+Cinq heures.
+
+L'ordonnance entra:
+
+--Mon capitaine, la bête est sellée.
+
+--Bien... Je vais m'habiller... Aide-moi.
+
+ * * * * *
+
+Six heures.
+
+M. de Pontaillac, en grande tenue, monta à cheval. Il galopait sur la
+route. Une poussière se souleva; des clairons retentirent, et
+l'officier, en saluant du sabre un régiment de chasseurs, eut le tableau
+de la guerre, des canons, de la mitraille, des étendards éployés au vent
+de la victoire. A la tête des troupes, il cria:
+
+--En avant, et vive la France!
+
+Au commandement de: «Halte!» officiers, sous-officiers et cavaliers,
+immobiles, regardèrent un cheval furieux emporter une ombre d'homme: la
+tête amincie valsait sous le casque blanc et or à la noire crinière; la
+poitrine flottait sous la cuirasse de blanc métal; les jambes pendaient,
+bottées et extraordinairement maigres et molles, et Pontaillac, avec son
+visage anguleux, son long nez, ses yeux caves, ses moustaches effilées,
+son armure cliquetante,--lui si brave, autrefois si robuste, si beau, si
+intelligent--Pontaillac avait l'air d'un Don Quichotte sinistre et
+moderne.
+
+On accourait. Il tomba, dans la rougeur de l'aube printanière; il tomba
+épuisé et non pas vaincu; il tomba mort, le sabre au poing, en râlant un
+appel à la charge glorieuse:
+
+--Là-bas... comme un éclair d'acier!
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Morphine, by Jean-Louis Dubut de Laforest
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MORPHINE ***
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+License as specified in paragraph 1.E.1.
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
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+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
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+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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