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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17688-0.txt b/17688-0.txt new file mode 100644 index 0000000..f8d3453 --- /dev/null +++ b/17688-0.txt @@ -0,0 +1,6100 @@ +The Project Gutenberg EBook of Morphine, by Jean-Louis Dubut de Laforest + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Morphine + +Author: Jean-Louis Dubut de Laforest + +Release Date: February 6, 2006 [EBook #17688] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MORPHINE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + +DUBUT DE LAFOREST + + +MORPHINE + + + +PARIS +E. DENTU, ÉDITEUR + +1891 + + +AU PROFESSEUR CESARE LOMBROSO, + +_A l'illustre auteur de _l'Uomo delinquente_ et de _Genio e Follia_. + +Au maître qui m'a donné la plus grande fortune que puisse souhaiter un +écrivain, en commentant mes livres dans ses admirables leçons sur +l'anthropologie criminelle, + +Je dédie ce roman._ + +DUBUT DE LAFOREST. + + + + +I + + +Une nuit de novembre 1889.--Au café de la Paix, dans l'une des petites +salles chaudes et moelleuses dont les portes ouvrent sur la place de +l'Opéra, la pendule marquait onze heures, lorsque Jean de Fayolle posa +le dé de la victoire, en disant: «Domino!» + +Fayolle, capitaine du 15e cuirassiers, un jeune et vert gaillard, +moustachu de roux, occupait un coin de la banquette de rouge velours, et +à sa droite et devant lui se tenaient ses deux adversaires: le major +Edgard Lapouge, grand blondin, aux blondeurs flavescentes, avec de gros +yeux bleus très expressifs, derrière un binocle +d'or;--Arnould-Castellier, directeur de la _Revue militaire_, une +ancienne et honorable culotte de peau, vieille tête blanchie dans les +grades inférieurs, toujours à l'ordonnance, et malgré la bedaine et les +joues rubicondes, essayant de lutter contre l'empâtement civil et se +donnant des allures d'activité par ses gestes brusques, sa voix +impérative, ses rudes moustaches neigeuses et coupées en brosse. + +--Et Pontaillac, viendra-t-il, oui ou non? demanda le major. + +--Il viendra, répondit Fayolle. + +--Jamais!... Pas de Pontaillac! intervint de la table voisine, le +lieutenant Léon Darcy, brun et gentil cuirassier, également du 15e qui +humait un sherry-gobler, en écoutant les histoires drôles de deux +horizontales assises à ses côtés. + +--Qu'en savez-vous, Darcy? fit le capitaine. + +--Pontaillac est à l'Opéra, et il ne s'ennuie pas, dans une loge +d'entre-colonnes, avec une charmante femme. + +--La marquise de Montreu? interrogea Arnould-Castellier. + +--Précisément. + +Le capitaine de Fayolle alluma un cigare: + +--Vous êtes fou, Darcy! Notre brave Pontaillac n'a d'yeux et d'oreilles +que pour la Stradowska, et il a bien raison: la grande artiste russe est +un morceau de rois, je veux dire de capitaines de cuirassiers. + +--Pontaillac est de taille à mener deux amours! insista le lieutenant. + +--Trois! gronda le major Lapouge. + +--Comment, trois? + +--Vous oubliez, messieurs, la plus chère de ses maîtresses, la plus +perfide et la plus dangereuse. + +--C'est? + +--La morphine. + +A ce mot de «morphine», les deux femmes qui amusaient Léon Darcy +s'approchèrent curieusement des joueurs, mais le major ne voulut donner +aucune explication. + +Bientôt, la bataille recommença, et on n'entendit plus que des voix +grêles et potinières, avec le refrain des joueurs et le cliquetis des +dominos, sur la table de marbre. + +--A vous, la pose. + +--J'ai le patard. + +--Du quatre. + +--Et du re-quatre. + +Entre les deux horizontales de haute marque, Léon Darcy luttait de +propos galants pour la joie de la brune Thérèse de Roselmont et de la +blonde Luce Molday, très gentilles et capiteuses, la première en rouge, +la seconde en bleu, toutes deux étincelantes de diamants. + +Le jeune officier et les dames parlèrent de la Stradowska dont tous les +journaux affirmaient le succès de femme et d'artiste. Elle arrivait de +Pétersbourg, son pays: là -bas, elle venait d'ensorceler boïards et +princes, de ruiner un des grands-ducs, et elle possédait des trésors +inestimables, en son hôtel de la Villa Saïd: telle était la légende +parisienne. + +--Et le capitaine de Pontaillac est l'amant de cette femme? minauda +Thérèse à l'oreille de Léon. + +--Mais oui! + +--Il est donc bien riche? dit Luce. + +--Assez... Deux cent mille livres de rentes. + +--Joli garçon? + +--Regarde, chère, conclut Darcy, en désignant l'homme qui entrait. + +--Ah! voilà Pontaillac! s'écrièrent Fayolle et Arnould-Castellier. + +Et tandis que le comte Raymond de Pontaillac serrait les mains des amis, +les deux horizontales le regardèrent, prises d'une sensation inédite qui +les secouait de leur torpeur de commerçantes blasées, les piquait d'un +désir luxurieux, les jetait hors d'elles-mêmes. + +Il avait trente ans; il était de haute taille, avec de larges épaules, +une poitrine solide, un visage bronzé, des cheveux bruns et courts, de +noires et voluptueuses moustaches, un nez évoquant le souvenir des +Valois, des lèvres de chair rose, de jolies dents et des extrémités fort +délicates pour une académie si robuste: sous des sourcils épais, ses +grands yeux châtains, frangés de longs cils, brillaient tantôt de doux +éclats et tantôt ils s'immobilisaient en ce rayon ardent et fixe, en +cette presque surnaturelle lumière que l'on observe chez les hypnotisés. +Par la pelisse entrebâillée, par la riche fourrure, l'habit, le gilet à +cÅ“ur et le pantalon noir révélaient des formes d'athlète, et le blanc +plastron de la chemise--la fine cuirasse mondaine--faisait songer les +dames guerrières à l'autre cuirasse de métal aux éblouissantes +blancheurs. + +Tout en lui disait la peau et l'âme d'un mâle, et cependant la +musculature merveilleuse s'agitait et tremblait, sous un tic nerveux +imperceptible, non point comme un jeune rameau, à l'effort de la sève, +mais comme un arbre jadis bien planté, bien fleuri, et que dévorent les +vers, en son printemps. + +Assis près du camarade Fayolle, Raymond de Pontaillac demeurait grave, +indifférent au jeu de dominos et à toutes les propositions de joyeusetés +nocturnes. + +--Voulez-vous un tour à quatre? lui dit le major; je gagne tout ce que +je veux. + +--Qu'est-ce que cela me fait? Si vous croyez que je m'intéresse à votre +sacrée partie!... + +Un garçon s'approcha, demandant ce qu'il fallait servir. + +--Rien!... Ah! si... un verre d'eau!... Je meurs de soif! + +Quand le capitaine de Pontaillac eut avalé un verre d'eau frappée, il +s'absorba dans la lecture du _Soir_, et les deux horizontales ne purent +s'empêcher de dire au lieutenant: + +--Il n'est pas drôle, ton ami. + +--Ma foi, non! + +La partie terminée, Jean de Fayolle voulut amuser Pontaillac. Il +indiquait dans la salle voisine et derrière une glace dépolie le vieux +monsieur, bien connu des officiers, et en train, selon son habitude, de +mettre au jour l'_Annuaire militaire_. + +--Quelle patience, hein? + +--J'ai envie de l'étrangler! + +--Oh! Raymond?... + +--Une vilaine histoire que nous bâtirions là ! fit Thérèse, en riant. Mon +capitaine, vous le croqueriez d'un seul morceau, ce brave homme! + +--Et vous auriez tort, Pontaillac, déclara Arnould-Castellier. Le +correcteur est un de nos meilleurs amis. + +--Que voulez-vous? Je souffre et j'ai des humeurs noires que je ne puis +vaincre et dont j'ignore la cause. + +--Je la connais, moi, affirma le major qui érigeait des dominos en tour +Eiffel. + +--Des bêtises!... La morphine, n'est-ce pas? + +--Eh bien, oui, la morphine!... Vous vous tuez, Pontaillac! + +--Me tuer? Allons donc! Dès que ça me fera mal, je cesserai. + +--Il sera trop tard; vous ne pourrez plus enrayer! + +--C'est possible, car ce qui fait souffrir, ce n'est pas de prendre, +mais de ne pas prendre de la morphine. + +--Vous voyez bien! + +Jean de Fayolle commanda une marquise au champagne, et malgré les +invitations des camarades et les sourires de Thérèse et de Luce, Raymond +se mit à sabler des verres d'eau. + +Brusquement, la tour d'ébène et d'ivoire du major Lapouge s'effondra, et +les dés roulèrent avec fracas sur le marbre. + +--Vous êtes stupide! cria Pontaillac. + +--Merci, capitaine... Fort aimable, en vérité! + +--Pardon, major, pardon, mon ami, je suis tellement énervé que le +moindre bruit m'exaspère. + +--Ah! cette gueuse de morphine! C'est elle qui vous bouleverse!... +Pontaillac, vous arriverez à être très malade! + +--Vous vous trompez, major. J'ai besoin de ma piqûre, voilà tout. + +--Prends un verre de champagne, cela vaudra mieux, dit Fayolle. + +--Mais oui! mais oui! continuèrent les autres. + +--A nos amours, capitaine! soupira Thérèse. + +D'un geste, Raymond éloigna la main de Luce qui lui tendait une coupe +mousseuse, et il parut s'intéresser à une réussite du directeur de la +_Revue militaire_. + +Thérèse avait pris machinalement des journaux illustrés et contemplait +un portrait de Christine Stradowska, la diva illustre, la belle +maîtresse de Pontaillac. Celui-ci, fatigué de lutter contre une +obsession, s'était baissé, et ayant relevé son pantalon et un caleçon de +soie, venait de se faire à la jambe une piqûre de morphine. + +Comme il se dressait, Luce Molday vit un objet briller dans sa main, et +elle s'en empara, très rieuse. + +--Eh! la jolie seringuette! + +--Donnez-moi ça? + +--Non! non! + +Et elle passa au docteur la petite seringue de Pravaz à laquelle +l'aiguille perforée adhérait encore. + +--Je ne vous la rendrai pas, capitaine! Je vais l'écraser sous mon +talon! vociféra Lapouge, debout. + +--Ne vous gênez pas, major; la piqûre est faite. Il y a une autre Pravaz +dans ma poche et j'en ai quatorze à la maison. + +Alors, Lapouge observa Pontaillac. Il lui semblait métamorphosé, car si +pour les autres regards, le capitaine avait conservé, sous les dehors +d'un chagrin amoureux, les apparences d'une verdeur +extraordinaire,--seul, l'Å“il du major venait de noter les tremblements +furtifs du morphinomane. En même temps que les yeux perdaient leur +inquiétante fixité, la voix tout à l'heure très rauque, sonnait en des +vibrations de pur cristal; le geste, tout à l'heure incertain, comme +incertaine la démarche, le geste retrouvait sa mesure, sa force, son +charme. + +--Merveilleux! balbutia le major qui n'osait plus détruire la Pravaz. + +Raymond fit les honneurs d'une nouvelle marquise au champagne; il but en +vrai gentilhomme. Puis, sur la prière de Thérèse de Roselmont, il dit +comment il était devenu morphinomane. + +Lors des guerres du Tonkin, nos chirurgiens calmaient les douleurs des +blessés avec des piqûres de morphine, ainsi que jadis les docteurs +allemands à Sadowa et à Gravelotte. + +Un des camarades de Pontaillac, un officier d'artillerie, horriblement +mutilé, avait été soulagé par la Pravaz, et quand Pontaillac, blessé en +duel, reçut la visite de l'officier d'artillerie, celui-ci lui vanta la +méthode stupéfiante, les injections hypodermiques de Wood, médecin +anglais: Raymond en usa; il s'en trouva bien, et maintenant il employait +la morphine contre toute sensation anormale. + +--Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, je ne buvais plus: Une +piqûre! Je mange, dors et bois. J'étais triste; je suis joyeux! + +--Et... l'amour? interrogea timidement Luce Molday. + +--Oh! ma chère, l'amour, en cela comme pour le reste, on a calomnié la +morphine! + +Il expliqua la manière de se servir de la morphine, tira de sa poche un +petit écrin où sur un lit de velours noir dormait la Pravaz, une sÅ“ur de +l'amie confisquée par le major Lapouge: à côté d'elle, parallèlement, +scintillaient deux aiguilles d'acier percées dans leur longueur, et au +fond de la boîte s'enroulait un peloton de fil d'argent aussi ténu qu'un +cheveu; ensuite, il montra le petit flacon gardien de l'incomparable +trésor. + +Lucy demanda: + +--L'aiguille doit faire bien du mal? + +--Non, répondit le capitaine. + +Et comme il se trouvait seul avec ses amis et que dans les autres salles +les garçons rangeaient sur des tables de marbre, en un amoncellement de +bois noir et de rouge velours, les chaises désertées, Pontaillac obéit à +cette belle ardeur d'apologiste qui caractérise tous les morphinomanes: + +--Vous allez voir! + +Le jeune homme mit à nu son bras d'hercule, çà et là marqué d'arabesques +bizarres, et d'un coup sec, il enfonça l'aiguille en pleine chair. Elle +glissa dans les tissus; elle fut retirée sans qu'il s'échappât une +goutte de sang et que le visage du capitaine manifestât la moindre +inquiétude. + +Cette expérience eut le pouvoir d'arracher des cris d'admiration aux +deux horizontales. + +--Vous le voyez, mesdames, j'opère moi-même, et sans douleur, tel un +dentiste de la foire! + +Il allait remplir la Pravaz. + +--Qui en veut? + +--Pas pour cent louis! hurla Thérèse. + +--Folle, c'est le Paradis! + +--Eh bien, puisqu'avant ça ne fait pas de mal et qu'après ça fait tant +de plaisir, j'essaierai! déclara Luce Molday. + +Sur le boulevard des Italiens, on se sépara. Le major Lapouge et +Arnould-Castellier marchaient à pied vers leur domicile respectif; Jean +de Fayolle et Léon Darcy insistèrent pour entraîner Raymond dans un +restaurant de nuit où ils soupaient avec les dames. Mais l'amant de la +Pravaz héla une voiture de cercle, et donna l'ordre de le conduire chez +son autre maîtresse, la Stradowska. + + * * * * * + +Avait-il tort ou raison, le major Lapouge? Est-ce que vraiment +Pontaillac, ce mâle superbe, était dominé, violenté, à jamais brisé par +la morphine? Qui l'emporterait de la belle Stradowska ou de la Pravaz? +Ni l'une, ni l'autre, peut-être, ou bien une troisième idole, car déjà , +tout brûlant du souvenir de la marquise Blanche de Montreu--de la grande +dame qu'il venait de saluer à l'Opéra, de la patricienne désirée--le +comte de Pontaillac oubliait ses deux autres maîtresses charmées et +vaincues, pour s'en aller rêver d'une nouvelle et plus difficile +conquête, en son hôtel, rue Boissy-d'Anglas. + + + + +II + + +Depuis quinze mois que Pontaillac était sous l'influence du poison +mondain, ses idées tenaient à la fois du songe et du réel. + +Il se faisait en lui un dédoublement spécial de la personnalité. A +l'encontre des hystériques de première grandeur chez lesquels les +phénomènes de condition seconde excluent le libre arbitre, Raymond +vivait et raisonnait dans les deux états: loin d'abolir le sens +intellectuel, la morphine le surexcitait, et l'on se trouvait en +présence d'un homme libre, et non pas devant un fou qui échappe à +l'historien de mÅ“urs et relève seulement de l'art médical. + +Gentilhomme limousin, ancien élève de Saint-Cyr, capitaine breveté de +l'École de guerre, le comte de Pontaillac aimait son métier. Il avait +l'estime des chefs et des camarades, et les soldats eux-mêmes, les +pauvres surtout, appréciaient l'officier brillant et au cÅ“ur généreux. + +Mais, dans le magnifique hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, comme au +cercle voisin: _L'Épatant_, comme au quartier de cavalerie, comme chez +sa maîtresse la Stradowska et chez les Montreu, ses nobles amis du +boulevard Malesherbes, partout enfin, on pouvait remarquer les brusques +changements du jouet de la Pravaz, ses multiples états et les symptômes +d'une intoxication progressive. + +Lui ne voyait rien et s'enorgueillissait de vaincre la douleur. De même +qu'après un duel sans motif grave, il s'était piqué pour endormir une +blessure légère, ainsi il recourait à la morphine, dès le moindre bobo, +toujours aiguillonné par le besoin, en dehors de toute souffrance +caractérisée. + +A l'entendre, s'il dormait mal, les insomnies venaient d'un mauvais +estomac ou d'une irrégularité du cÅ“ur. Il se découvrait des lésions +morbides et justifiait le diagnostic en confondant la torture des +privations avec des maladies imaginaires, si vite disparues, au +renouveau de l'enchanteresse. + +D'abord, ce furent des sentiments de bien-être et de béatitude, une +ivresse délicieuse, un Nirvâna boudhique, des extases, tout un horizon +de voluptés, un réveil de l'esprit, une accélération de la pensée, une +double vie. + +Quand l'habitude amoindrit les effets du poison, le morphinomane eut une +personnalité, non pas entièrement dédoublée comme celle de quelques +névropathes, mais diverse et toujours consciente, en pleine identité du +_moi_, aussi bien dans le rire succédant aux doses multipliées que dans +les larmes des jours de jeûne. Il n'aliénait pas sa personnalité pour en +revêtir une autre; il ne subissait aucun _moi_ extérieur, et demeurait +lui-même, triste ou gai. + +Si la valeur d'amour semblait diminuer, en raison directe des doses +morphiniques, il attribuait ce decrescendo à sa trop longue +fréquentation de la Stradowska, jurant de reverdir près de la marquise +de Montreu. Oui, la Pravaz avait toutes les vertus, et on l'accusait +injustement d'altérer les facultés génitales. + + * * * * * + +Le lendemain de la modeste fête, au café de la Paix, Raymond se leva, +dès huit heures, et en petite tenue, monta à cheval pour se rendre au +quartier de cavalerie. + +Dans le froid vif, il trottait, le képi sur les yeux, les bottes +éperonnées et luisantes, la tunique moulant sa taille, sous le grand +manteau de drap bleu foncé, le sabre cliquetant--et le cavalier était +alerte et joyeux, le long des rues, grâce à l'aiguille ensorceleuse. + +Sur le pont de l'Alma, il contempla la Seine, toute noire, au milieu de +ses rives blanchies de neige, et plus loin les remorqueurs traînant des +voitures de bois ou de charbon, les bateaux-mouche désertés, les +mariniers grondant contre le brouillard. + +Quai d'Orsay, il vit une armée de balayeuses, presque toutes de vieilles +femmes dont les jupes suintaient l'horrible détresse, venues là , comme +en un Sabbat, occupées à chasser de leurs balais de sorcières des tas +neigeux; et défilèrent ensuite de maigres employés avec des visages de +pauvres et de longs nez que le froid rougissait et faisait pareils; +puis, des ouvriers, puis, des voyous, puis, des filles en cheveux +raccrochant les redingotes matinales de leurs doigts crevés d'engelures; +puis, des oiseaux ébouriffés à la cime des arbres nus, et piaillant la +misère. + +Tous ces êtres glacés, toutes ces choses mortes, il aurait voulu les +réchauffer, les ressusciter de sa miséricordieuse tendresse, leur donner +un peu de joie. Des mendiants le comprirent; ils entourèrent le +cavalier--et Raymond plus heureux fit sa distribution quotidienne plus +large. + +Un factionnaire lui porta les armes; il salua et passant près du corps +de garde, se dirigea vers la cour du quartier. + +--Le capitaine est dans un de ses bons jours, dit le sous-officier qui +commandait le poste. + +--Ne vous y fiez pas, maréchal des logis, répliqua le brigadier. Avec ce +sacré Pontaillac, on ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon! + +--Moi, je sais le pourquoi, hasarda un simple cuirassier, fils de +famille, et tête brûlée. + +--Il est cocu? + +--Non. + +--Il se saoûle? + +--Non. + +Le maréchal des logis et ses hommes, la pipe à la bouche, se groupèrent +autour du poêle, et le cuirassier instruit leur expliqua les phénomènes +de la morphine. + +On s'écria: + +--Il ferait mieux de boire des bocks! + +--Et même des champoreaux! + +--Et même de la verte! + +Après avoir écouté le rapport, le capitaine rejoignit le major Lapouge, +à la salle de visite. + +--Veuillez donc, cher ami, me donner un mot. J'ai besoin d'une solution +à soixante pour cent? + +--Jamais, capitaine! + +--J'irai chez un docteur civil. + +--Allez-y! Moi, je ne suis pas un assassin! + +Et il lui tourna les talons. + + * * * * * + +Rentré à son hôtel, Pontaillac fit sa toilette, et il déjeuna de bon +appétit. + +Clément, l'ordonnance qui le servait, un énorme rougeaud de Normandie, +reçut l'ordre de faire atteler le coupé. + +Mais, Raymond jugea qu'il avait encore quelques minutes, et, le cigare +aux dents, il visita l'hôtel, animé du désir de le meubler à neuf pour +une heure bénie, celle où la marquise de Montreu daignerait y +apparaître. + +Oh! ce jour-là , il voulait une restauration complète, depuis les sièges +et les tentures jusqu'aux boiseries, aux glaces et aux litées, et tout +serait bouleversé, en cette demeure bâtie au siècle dernier par un +financier amant d'une danseuse de l'Opéra: tout rayonnerait d'une +virginité nouvelle, les salons, les chambres, le fumoir, la +bibliothèque, l'office, les remises, les écuries, les jardins--et +seules, puisqu'elles avaient droit à l'immortalité, vivraient toujours +jeunes, les admirables peintures de Boucher. + +A deux heures, le capitaine montait en voiture, et ordonnait, tremblant +d'amour: + +--A l'hôtel de Montreu! + + * * * * * + +Lorsque Pontaillac entra dans la bibliothèque du marquis Olivier, +celui-ci était debout et pâle devant le foyer qui allumait de ses ors +les marbres, les bronzes, les cuirs de Cordoue, les reliures précieuses +et le double blason des Montreu et des La Croze. + +--Qu'as-tu donc, Olivier? demanda Raymond, avant même d'avoir serré la +main du marquis. + +--Je suis inquiet; ma femme est souffrante. + +--Rien de grave, n'est-ce pas? balbutia le visiteur qu'une angoisse +envahissait. + +--Je l'espère. Aubertot est auprès d'elle; il m'a renvoyé, et j'attends. + +Raymond n'osait plus regarder l'ami qu'il voulait trahir, le gracieux +gentilhomme aux cheveux blonds, à l'Å“il doux et rêveur, à la barbe +mousseuse taillée en pointe, dont la fragile et élégante silhouette +enveloppée d'une robe de chambre en velours noir très simple contrastait +si fort avec la puissance du beau soldat. + +--Hier encore, à l'Opéra, la marquise était gaie, souriante. + +--Oui, mais, ce matin, en déjeunant, Blanche a été prise d'un violent +mal de tête, et depuis les douleurs sont devenues intolérables. + +--Je te laisse, mon ami. + +--Non, reste. Le docteur va descendre dans un instant, et je suis bien +aise de t'avoir auprès de moi. + +Une porte s'ouvrit, et le docteur Étienne Aubertot, professeur à la +Faculté et membre de l'Académie de médecine, parut avec sa bonne figure +de chanoine entièrement rasée et que surmontait au-dessus d'un front +très haut, vrai front de penseur et d'artiste, une chevelure grise aux +boucles soyeuses. + +--Eh bien? dit Olivier. + +--Eh bien? répéta Pontaillac, malgré lui, sous le visible effort d'une +inquiétude grandissante. + +--La marquise n'est pas en danger, mais elle souffre atrocement d'une +névralgie susorbitaire que je vais combattre avec de l'antipyrine. +François est parti en chercher. + +--Vous croyez, docteur, que l'antipyrine la guérira? + +--Nous aurons au moins un soulagement, mon cher marquis. + +--Hâtez-vous, de grâce?... Blanche est martyrisée. + +--C'est vrai. La névralgie susorbitaire a sa place au nombre des maux +humains les plus douloureux; mais dans une demi-heure... + +--Et vous la laisserez souffrir une demi-heure encore? C'est impossible! + +--Que voulez-vous? J'espère que l'antipyrine agira, et, du reste, il n'y +a pas de meilleur remède. + +--Je vous demande pardon, monsieur le docteur, fit Pontaillac. Il y en a +un puissant, radical, infaillible. + +--Et pourrais-je connaître cette belle panacée? + +--La morphine, cher maître, la morphine! + +Le professeur Aubertot réfléchit un instant et observa le capitaine de +son Å“il bleu très clair: + +--Ma foi, vous avez raison, et je vous remercie de m'y avoir fait +songer. + +Il se tourna vers M. de Montreu: + +--Je vais écrire une ordonnance. + +--Inutile, docteur, continua Raymond. J'ai là sur moi tout ce qu'il faut +pour guérir. + +Pontaillac tendit au médecin un minuscule flacon et un écrin des plus +élégants. + +--Non, non! Pas ça! pas ça! dit Aubertot: Je n'en connais pas la dose, +et je veux une solution très faible; mais j'accepte l'instrument. Vous +êtes notre Providence, mon cher capitaine. + +L'officier prit congé de M. de Montreu et du docteur Aubertot, et +quelques minutes plus tard, le mari et le médecin pénétrèrent dans la +chambre de la malade. + +Sur une haute et vaste litée, en un fouillis de dentelles, la marquise +Blanche de Montreu, née de La Croze, étreignait nerveusement sa tête de +ses deux mains aux doigts légers, et le long des épaules un peu maigres +et des bras nus, les beaux cheveux roux s'épandaient avec des lueurs +métalliques. On devinait, au travers de la chemise de surah et l'on +voyait par l'échancrure de la gorge, une peau rosée d'un sang vermeil; +le corps était jeune et chaud, et les formes juvéniles, dans leur chaste +enveloppement, étaient pleines de grâce et de suggestions voluptueuses. + +Elle retomba sur l'oreiller, en étouffant un cri de douleur; ses beaux +yeux de velours brun s'emperlaient de larmes, le petit nez aux narines +délicates, les lèvres qui laissaient voir une rangée de dents mignonnes, +le cou svelte, tout ce charmant visage, enfin toute cette adorable +jeunesse luttait, vaillante, pour ne pas affliger l'époux adoré. + +Aubertot s'avança, tête nue, et dit: + +--Madame, nous vous apportons le soulagement. + +Le docteur emplissait la Pravaz d'une solution de morphine au trentième, +et Olivier se sentait trembler à l'idée que l'aiguille blesserait les +chairs roses et douces. + +Pontaillac, l'ami Pontaillac, le cuirassier-hercule, pouvait supporter +une opération même terrible--mais elle, sa dame si fluette, sa Blanche +si impressionnable, aurait-elle la force? + +Et, dans son ignorance du remède, comme s'il devinait les choses à +venir, Olivier arrêta brusquement le bras du docteur. + +--Non... Je vous en prie? + +--Pourquoi? + +--J'ai peur... pour elle. + +--Aucun mal, aucun danger, monsieur. + +--Vous me le jurez? + +--Marquis, je vous le jure. + +Il y eut un silence. + +--Moi, je n'ai pas peur, Olivier, fit la marquise, en présentant son +bras. + +La piqûre faite, Aubertot questionna la dame. + +--Vous ai-je fait du mal? + +--Pas du tout; mais je souffre toujours. + +--Attendez. + +Les deux hommes s'éloignèrent au fond de la chambre, et Blanche commença +bientôt à subir la domination du stupéfiant. + +Immobile, d'un Å“il déjà voilé, elle regardait le christ d'argent cloué +sur un sombre velours, le bénitier d'ivoire, le prie-Dieu, la glace de +Venise, les bibelots, les portraits, le vitrail des hautes fenêtres, et +ces objets s'animaient et vivaient. + +Le docteur et le mari se rapprochèrent, observant la femme. A un moment, +sa respiration très calme sembla s'arrêter tout à fait: le médecin +secoua doucement madame de Montreu, et la respiration reprit aussitôt, +franche, régulière. + +Blanche ne dormait pas; elle ne souffrait plus; elle ne répondait pas +aux paroles qu'Olivier lui adressait; mais elle les entendait pour ainsi +dire inachevées, sans précision humaine, telles que ces voix qui, dans +le rêve, bruissent à nos oreilles leurs harmonies confuses. Elle ne +remuait pas; mais ses lèvres entr'ouvertes souriaient d'un sourire de +béatitude--et toute la femme se transportait vers un au-delà où elle +jouissait de secrètes et incomparables extases. + +Au bout d'une heure de calme persistant, le médecin se retira. + +--Vous veillerez, dit-il au mari, car il faut secouer madame la +marquise, si la respiration s'arrête encore. + +Il s'en tint là , ne voulant pas ajouter que souvent, après une piqûre, +il se produit chez certaines personnes un état comateux dont les suites +peuvent être graves. + + * * * * * + +Le soir était venu, et Olivier demeurait seul auprès de madame, +lorsqu'un appel se fit entendre à la porte. + +--Entre, ma bonne Catissou, autorisa le marquis. + +Une femme s'avança très droite, malgré son grand âge, en robe de +popeline noire, coiffée d'un fichu de soie rouge, à la manière des +Bordelaises; elle marchait, recueillie et non pas servile: deux bandeaux +de cheveux blancs ornaient son front sillonné de rides profondes, et sa +bouche démeublée gardait un sourire de bonté infinie. + +Cette vieille servante avait vu naître et grandir Olivier, là -bas, en +Limousin, dans le manoir ancestral de Montreu; elle l'avait élevé, +dorloté, à la mort des parents, et sous la tutelle d'un oncle +aujourd'hui disparu. Et quand le gentilhomme, marié à l'unique héritière +d'une noble maison, quitta la Haute-Vienne pour Paris, elle voulut le +suivre, le servir encore, de tout son dévouement de chienne maternelle +aimée et respectée. + +En cet hôtel du boulevard Malesherbes, au milieu des larbins qu'elle +commandait, de toute la valetaille fin-de-siècle, elle aimait à tricoter +des bas, le soir, près des fourneaux de la cuisine, en gémissant des +vastes cheminées seigneuriales et des flambées énormes. + +Olivier voyait en elle une amie, presque une parente, et sur son ordre, +elle le tutoyait comme autrefois du temps où elle déshabillait le petit +gentilhomme, bordait le lit, s'enorgueillissait d'être l'humble maman de +son «monsieur». + +Elle dit, en patois limousin: + +--Olivier, je viens de coucher la petite Jeanne. Comment se trouve notre +dame? + +--Beaucoup mieux, sourit le gentilhomme. + +L'ancienne ajouta: + +--Tu ne peux pas rester ici toute la nuit... Ta vieille est là ... +Voyons, il faut aller te coucher... Ne fais pas l'entêté... + +M. de Montreu, assez hautain avec les autres serviteurs, riait des +familiarités de Catherine, et loin de les combattre, il les encourageait +par ses réponses patoises et l'évocation du lieu natal. + +--Je veillerai tout seul. + +--Non... Non... + +Sans la brusquer, il poussa la femme vers la porte, courut embrasser +dans la chambre voisine, Jeanne, sa fille, une blondinette de quatre +ans; puis il s'installa dans un grand fauteuil. + +Mais, avant l'aurore, Blanche l'invita des yeux à se glisser près +d'elle, et ils s'aimèrent. + +La jeune marquise oubliait sa maudite névralgie, et jamais elle ne fut +plus amoureuse, ni plus désirable. Elle conservait le souvenir de la +douleur, mais sous le charme de la morphine, dans l'apaisement de tout +son être, cette douleur la désertait pour s'acharner contre une autre +femme, et elle plaignait la remplaçante immatérielle de tant souffrir. + +D'autres phénomènes, au réveil de l'esprit, se manifestèrent avec les +couleurs exactes des tableaux: sa chambre de malade se transforma en un +parc magnifique, et la marquise revit le château paternel, les +Tuilières, à la belle saison des vacances. Jeune fille, elle y fêtait +ses deux meilleures amies du Sacré-CÅ“ur, de Limoges: une cousine pauvre, +Mathilde de Chastenet, aujourd'hui Mme Gouilléras, la femme d'un riche +marchand de bois, toujours exilée dans leur trou de province; Geneviève +Saint-Phar, oh! celle-ci, une demoiselle du dernier train, du dernier +bateau, de la dernière périssoire, une doctoresse parisienne que Blanche +eût appelée à son lit de douleur, sans la crainte de blesser l'illustre +maître Aubertot. + +Puis, la dame charmée se reportait aux jours où M. de Montreu engagea sa +campagne amoureuse. Tous deux s'adoraient; l'union des La Croze et des +Montreu assortissait les avantages de la naissance et la fortune. Mais, +il y avait un rival, un jeune homme également bien né et plus +millionnaire qu'Olivier--un voisin, le seigneur du château des Ormes, le +comte Raymond de Pontaillac, alors lieutenant de cuirassiers. + +Mlle de La Croze n'hésita pas: le grand Raymond l'effrayait, et elle +choisit Olivier, malgré peut-être les désirs de son père. + +Les relations se firent très rares entre les Montreu-La Croze et +Pontaillac. Cependant, après la naissance de Jeanne, l'officier en congé +se présenta aux Tuilières. Désormais, tout nuage s'évanouit; Raymond +traitait Blanche en camarade, parlait à Olivier de ses maîtresses. + +A Paris, le feu s'était réveillé, embrasant le cÅ“ur et les sens du +capitaine, et l'homme dut abriter sa passion irrésistible, sous les +dehors d'un violent amour, d'un amour de parade pour la Stradowska. + + + + +III + + +Villa Saïd, dans une vaste pièce au plafond de cristal et aux murailles +tapissées de satin rouge et piquées d'objets étranges, de trophées, de +faïences, de poignards, de fusils, de lances, de haches, de fouets de +chasse, de têtes d'animaux, de cornes, de flamberges, de spontons, de +hallebardes, d'ombrelles chinoises, de masques, de chapeaux mexicains, +de sabres russes, Christine, allongée sur une montagne de peaux de +bêtes, caressait tendrement ses deux grands lévriers noirs, Bog et +Tolgo. + +Elle était drapée d'un peignoir cachemire chaudron ouvert à partir de la +taille sur un panneau de satin soufre brodé de chrysanthèmes, le fond +travaillé en petits plis à la lingère; elle se souleva, prit un miroir, +et devant son visage d'une irrégulière et fraîche beauté, devant sa +blonde et magnifique chevelure, ses yeux bleus, d'un bleu saphir, son +nez gracieux, ses lèvres vermeilles et d'une chair neuve, ses jolies +dents, elle sourit d'un sourire qui disait à la fois l'orgueil de se +trouver belle et le chagrin d'être seule à aimer. + +Au-dessus d'elle, un dais de soie vieux rose brochée de blanches +marguerites, avec des hampes d'étendards que terminaient des gueules de +dragons en bronze, lui faisait une lumière douce, dans la fantasmagorie +des étoffes, l'éclat des ors, des plumes et des fleurs. Çà et là , des +palmiers, des dracÅ“nas, des gynériums, des corbeilles de lilas blanc, +des éventails de plumes d'autruche, des paons et des aigles empaillés, +des mimosas, des jasmins d'Espagne, des camélias, des primevères, des +rhododendrons, une orgie de roses, une sardanapale de verdure, et tout +le long du temple, des peaux de bêtes jetées, gardant des apparences +vivantes de lions, de tigres, de jaguars, de buffles, de castors, de +renards, de loups, d'ours, d'hyènes et de crocodiles. + +Les dressoirs d'ébène supportaient un nombre infini d'artistiques +richesses, des curiosités de tous les âges et de tous les peuples: +émaux, saxes, ivoires, laques, bibelots de marbre, de serpentine, de +bronze, d'argent et d'or. + +En face de la monumentale cheminée de granit, une immense volière aux +barreaux dorés et aux cascades versicolores, comme les fontaines +lumineuses de l'Exposition, donnait asile à un monde d'oiseaux, et sous +le ruissellement des gerbes liquides et des plumages, une cassolette +odorante exaltait un millier de chanteurs. + +Si les panoplies variées remontaient au fanon de pourpre des rois francs +pour se terminer au javelot des Howas, les tableaux, les marbres et les +bronzes, tous les chefs-d'Å“uvre des maîtres anciens et modernes, +offraient un pittoresque assemblage: les Rubens, les Benvenuto Cellini, +touchaient les Carpeaux, les Falguière et les Meissonier; une tête de +Ribot avait à sa droite un paysage de Guillemet; une étude de Puvis de +Chavannes avait à sa gauche une aquarelle de Forain, et là -bas, sur son +estrade de velours blanc, trônait un piano à queue, le dernier cri +d'Erard. Enfin une châsse étincelait de joyaux, lyres, colliers, +bracelets, vases, rivières, ciboires, hanaps, miniatures, camées, palmes +d'argent, fleurs de rubis, couronnes d'or,--des souvenirs de princes, de +rois, d'empereurs, autant d'hommages, autant de lyriques victoires. + +Maintenant, la Stradowska allait et venait, fiévreuse, en relisant une +lettre de Pontaillac, une lettre de banales excuses où Raymond cherchait +à justifier son absence. + +--Il ment! grondait-elle... Il ment!... Il ment!... + +Sa taille imposante se dressait dans un vent de colère, et ses petits +doigts claquaient, rageurs. Elle s'arrêta près d'un guéridon encombré de +livres, de journaux, de partitions, de feuilles illustrées. On voyait là +des dédicaces de musiciens et d'auteurs illustres, des articles +élogieux, des portraits du dernier rôle, des lettres de Gounod, de +Massenet, de Saint-Saëns, les félicitations enthousiastes des grands +compositeurs russes, Cui, Rimsky-Korsakoff, Glazounow, Liadow, Lavroff, +Beleff, une véritable moisson de gloire--et Christine, désolée, envoya +d'un coup d'escarpin, toute la moisson au diable-vauvert. + +Fille d'un officier russe, orpheline élevée à Moscou, dans +l'Institut-Catherine qui est pour les grandes demoiselles de là -bas ce +que sont nos maisons de la Légion d'honneur pour les filles des +légionnaires, Christine avait une âme d'artiste. Elle charmait +directrices et compagnes de sa voix chaude et vibrante, et au sortir de +l'Institut, elle courut l'Europe. Les succès de Pétersbourg, de Milan, +de Vienne et de Londres l'appelaient en France, et ce fut après un +mémorable triomphe à l'Opéra, que le brillant capitaine lui dit les +premiers mots d'amour. + +Elle aimait Raymond: elle l'aimait de toute sa jeunesse, de tout son +sang; elle s'était livrée tout entière, et elle le voulait tout entier. +Ses autres amants--les amours de passage--elle les oubliait, rajeunie +d'une foi nouvelle. + +Pourquoi l'abandonnait-il? D'abord, elle attribua la cause des +nervosités du jeune officier à la sinistre liqueur dont elle cherchait +vainement à interdire l'usage, mais, l'autre soir, en voyant Raymond +dans la loge de Mme de Montreu, la Stradowska eut la pensée d'une +rivale. Tandis que sur la scène, elle jouait pour lui, indifférente aux +bravos et au feu des jumelles, Pontaillac se tenait à la droite de la +marquise Blanche, et il ne regardait Christine que lorsque le marquis +Olivier regardait Madame. Lui, si élégant, il prenait là -haut des +allures de collégien, et la diva le vit trembler et rougir, quand le +marquis aida sa femme à mettre une sortie de bal. + +La trahison était-elle accomplie ou seulement en voie d'espérance? +Christine l'ignorait encore. Que pouvait-il reprocher à sa fidèle +maîtresse? Est-ce qu'elle lui coûtait trop d'argent? Non, car outre que +l'engagement à l'Opéra et les honoraires des soirées mondaines +assuraient le train de l'hôtel, la diva possédait quelques rentes. +Pontaillac la comblait de fleurs et de bijoux, et si elle faisait mine +de refuser, il se fâchait. Elle l'aimait, l'adorait, millionnaire, comme +elle l'aimerait, l'adorerait demain, si les millions venaient à +s'évanouir. + +Et ce qui prouvait le désintéressement absolu de Christine, c'est +qu'elle ne songeait point à épouser Raymond: femme, elle le préférait à +un rang social; artiste, elle le préférait à son art. + +--Monsieur Rajileff est là , madame, vint annoncer une des servantes. + +--Qu'il entre! + +De nouveau, couchée sur l'amas de fourrures, Christine éloigna ses +lévriers et tendit la main au visiteur. + +--Je m'ennuie, Loris. + +Très respectueusement, l'homme, un grand et maigre vieillard à favoris +grisâtres, parla de la répétition quotidienne. + +--Non, je ne chanterai pas aujourd'hui, et je ne chanterai peut-être +plus jamais, déclara Christine qui allumait une cigarette. + +--Par les Saintes-Images! C'est impossible! fit l'accompagnateur +habituel de la diva. + +--Loris? + +--Madame? + +--Est-ce que je suis aussi jolie que les Parisiennes? + +--Bien plus belle! Et le Tout-Paris est unanime à célébrer votre talent +et votre beauté!... Vous avez lu les journaux? + +--Je m'en moque! + +--Les illustrés donnent votre portrait, et je vous signale un article du +_Rabelais_. + +--Ça m'est égal! + +--Il faut vous distraire, madame; il faut travailler. Allons, donnez-moi +la joie de vous entendre. + +--Pas encore, mon bon Rajileff. + +Ils évoquèrent leur pays, les steppes immenses, les fleuves, les +merveilles du Kremlin, et comme au souvenir des choses lointaines et +bénies, le calme renaissait sur le visage de la jeune Russe, on entendit +vibrer le timbre de l'antichambre. + +Christine écouta et ne put réprimer l'effet d'une désillusion. + +--Madame, dit la camériste en entrant, il y a là un monsieur qui insiste +pour voir Madame. Voici sa carte. + +La Stradowska lut sur le bristol: «César Houdrequin, rédacteur au +_Rabelais_.» + +--Je ne connais pas ce monsieur; je ne reçois pas. Sais-tu ce qu'il +veut? + +--Il a parlé d'une interview. + +--Les interviews, j'en ai assez! + +Mais la diva réfléchit, et animée de cette idée qu'à force d'éclat, elle +arriverait à reconquérir son amant, elle pria Loris Rajileff de passer +dans un salon voisin et reçut le journaliste. + +César Houdrequin, jeune gommeux à monocle, tête brune et frisée, avec un +nez en lame de sabre et une barbiche de chasseur à pied, s'inclinait en +homme du monde. + +--Madame, je vous apporte d'abord les compliments du _Rabelais_. + +--Votre journal, monsieur, répondit la diva, est toujours aimable, et +j'en suis bien reconnaissante... Veuillez vous asseoir. + +Et pleine de bienveillance, elle offrit une cigarette orientale à +l'interviewer, qui commença, entre deux bouffées: + +--Chère madame, on a déjà beaucoup écrit sur vous, sur votre talent, sur +vos charmes, sur votre génie d'artiste; on sait les propositions qui +vous sont faites chaque jour par les plus grands impressarii de +l'Amérique; on n'ignore pas votre refus hautain d'aller chanter en +Allemagne: vous Russe, vous vous êtes montrée plus Française que bien +des Français. Mais, ce n'est pas là le motif de notre interview. +Aujourd'hui, le public a des exigences considérables, et je dirais que +le _Rabelais_ peut les satisfaire, si ma modestie n'y était intéressée. +Un journal bien informé doit à ses lecteurs... presque des +indiscrétions. Pardonnez-moi donc, madame, et daignez me répondre. +Est-il vrai qu'un des grands-ducs de Russie a déjeuné chez vous, ce +matin, et que... + +La Stradowska l'interrompit vivement: + +--Je n'ai reçu la visite d'aucun duc, monsieur, et je ne comprends pas +votre interrogation tout au moins bizarre. Je vis ici comme il me plaît, +et mon existence privée ne regarde personne. + +--Ah! madame, ne vous fâchez pas! Je vous le répète, et vous le savez, +le _Rabelais_ est obligé par ses lecteurs... + +--Tant pis pour vos lecteurs! + +--Mais la visite d'un grand-duc n'a rien de blessant, au contraire, et +votre célébrité va y gagner. + +--Assez, monsieur. + +Houdrequin murmura des paroles courtoises. Oh! il n'entendait pas +abuser! Il soumettrait à Christine son interview, avant de la livrer au +journal. Vraiment, il n'y serait point glissé de choses galantes, et le +public verrait là un simple hommage rendu par une impériale altesse à +une illustre compatriote. + +--Vous m'ennuyez, monsieur! Je n'ai jamais eu de relations avec les +grands-ducs. + +--Même... platoniques? + +--Même platoniques. + +--Et le prince de Galles? + +--Eh bien, quoi, le prince de Galles? + +--Est-ce que vous n'avez pas soupé vendredi avec Son Altesse au Pavillon +Chinois? + +--Jamais de la vie! + +--Alors, le directeur du _Rabelais_ va me flanquer à la porte. + +--Et pourquoi ça? + +--Parce que, sur le ragot d'un confrère, je lui ai promis des +révélations russes et anglaises. + +--Votre confrère s'est amusé de vous! + +--Et il me le payera! Au revoir, madame. + +--Adieu, monsieur. + +Demeurée seule, Christine appela Rajileff et furieuse de la visite du +reporter, se détendit les nerfs, aux accords du piano, avec des +roulades. + + * * * * * + +Vers les quatre heures, un landau, attelé d'une magnifique paire +d'orloffs, s'arrêta devant l'hôtel de la villa Saïd, et le capitaine de +Pontaillac en descendit. + +--Ah! te voilà enfin! gémit la Stradowska, toute éplorée entre les bras +de Raymond. + +Ils restèrent un moment serrés l'un contre l'autre. L'officier inventait +des excuses, mais Christine lui ferma la bouche d'un baiser. + +--Ne mens pas?... Tu ne m'aimes plus... Tu aimes une autre femme?... + +--Je te jure... + +--Ne mens pas! + +Le souvenir de la marquise de Montreu lui brûlait le cÅ“ur et les lèvres, +mais elle se sentit le courage de se dominer, prête à tous les pardons, +à toutes les grandeurs. + +--Aime-moi un peu? + +--Je t'adore! + +Cette fin de journée, ils la passèrent au Bois, dans la voiture du +comte, et le soir, après un souper en tête-à -tête, Raymond voulut bien +faire à Christine l'aumône d'un semblant d'amour. + +Qu'ils la connaissaient mal ceux qui la soupçonnaient de trahir son +amant, son idole! + +--Veux-tu, chéri, que je quitte le théâtre? + +--A quoi bon! + +--Je n'aime que toi... + +--Et la gloire, ô Christine? + +--La gloire, le bonheur, c'est toi, toi, rien que toi! + +Elle l'entourait de ses beaux bras, le chauffait de toute l'ardente +chaleur de sa jeunesse, et lui, l'esprit en déroute, rêvait de la grande +dame. + +--Laisse-moi... + +--Raymond? + +--Tu m'agaces! + +--Mon bien-aimé? + +--Tu m'embêtes! J'ai besoin de ma piqûre. + +--La morphine te tue! + +--Elle me fait vivre. + +--Demain, Raymond... + +--Non... Vite, ma Pravaz! + + * * * * * + +Au matin, de retour chez lui, le capitaine trouva un billet aimable du +marquis de Montreu et un petit paquet renfermant une de ses Pravaz si +gracieusement offerte au docteur Aubertot pour l'usage de la marquise +Blanche. + +Le billet disait: + +«Mon vieux Pontaillac, + +Grâce à la morphine, ma chère femme a vu disparaître sa névralgie +rebelle. Nous te proclamons le premier médecin de France, et te +fêterons, si tu veux bien, lundi soir, sept heures. + +Il y aura des perdreaux, des bécassines et un lièvre du Limousin, une +chasse superbe de bon papa La Croze. + +Ton ami, + +OLIVIER.» + +Raymond vint dîner à l'hôtel du boulevard Malesherbes, et il n'osa point +encore affirmer la passion qui le dévorait. + +Les jours, les semaines s'égrenaient, pareils. + +En février, en mars, en avril, la marquise de Montreu souffrit de ses +crises névralgiques. On rappela le professeur Aubertot, mais celui-ci, +malgré les prières de sa cliente, s'opposa à de nouvelles piqûres de +morphine. Il signalait le danger, et à l'insu du docteur et du mari, +Blanche acheta une Pravaz et se fit délivrer des ordonnances par un +autre médecin. + +Secrètement, elle recourait aux injections hypodermiques; elle en arriva +à faire fabriquer des seringues d'argent, de vermeil et d'or, gravées de +son chiffre et incrustées de pierres précieuses. + + + + +IV + + +--Monsieur le docteur Aubertot? + +--Veuillez entrer là , madame, répondit à la visiteuse un domestique en +habit noir et cravate blanche, droit et rigide, solennel. + +Et il ouvrit à l'horizontale Luce Molday la porte d'un grand salon où +quelques personnes étaient assises, les unes près de la table et +feuilletant des livres et des albums, les autres, isolées en de vastes +fauteuils, sous les ombres crépusculaires. + +La consultation allait bientôt finir, mais le timbre du vestibule +retentit encore, et parut un jeune homme, un habitué. + +--Il est bien tard, monsieur Lagneau, observa le valet de chambre. + +--Je tiens à passer, Baptiste. + +Déjà , le monsieur avait glissé une pièce de deux francs au larbin; +celui-ci le fit pénétrer dans un petit salon, et comme le docteur +reconduisait une dame, le tour de Lagneau arriva tout de suite, malgré +les longues heures d'attente des autres clients. + +--Je vous salue, monsieur le professeur. + +--Asseyez-vous, monsieur Lagneau. + +Aux clartés des lampes, Aubertot examina son malade, lui tâta le pouls, +recommanda la continuation de la précédente ordonnance: bromure de +potassium, bains électriques, et termina en ces termes: + +--Pas de fatigue, pas d'émotion--et revenez dans huit jours. + +Lagneau posa deux louis sur la table et sortit. + +Des dames, des messieurs, tous affligés de maladies nerveuses, entrèrent +et disparurent avec la même rapidité, lestés d'ordonnances presque +pareilles. + +Luce Molday, en robe de drap gris rat, manches de peluche, avec un gilet +rayé de lacet blanc et or, toque en passementerie dorée, torsade de +voile blanc et panache aigrette gris rat, les menottes gantées et +chaudes dans un manchon à la dernière mode, un oiseau ailes +déployées--Luce baissait les yeux. Elle se recueillait, domptée par le +luxe sévère de la grande salle dont les huit fenêtres donnaient sur +l'avenue de l'Opéra; elle imitait les attitudes graves des autres +personnes et n'imaginait guère que Baptiste, en ce lieu de science, +échangeait des faveurs contre des pièces de quarante sous. + +On remuait des chaises à travers les salons voisins, et quelqu'un dit: + +--Ce soir, il y a bal chez le docteur. + +Restaient au salon Luce, deux messieurs et trois dames. + +Baptiste les informa que la consultation était terminée et leur remit +des numéros d'ordre pour la prochaine du grand médecin des névroses. + +--C'est assommant! Je suis très malade, murmura l'horizontale qui +sortait la dernière. + +Elle tira de sa bourse en filigrane d'or une pièce de cinq francs. + +--Est-ce qu'on pourrait passer avec ça? + +--Venez vite, madame, fit le valet, en empochant le métal. + +Comme tous ses illustres confrères, le docteur Aubertot ignorait les +bonnes aubaines du domestique, ou bien il fermait les yeux. + +--Vous ne recevrez plus personne aujourd'hui, ordonna le médecin à +Baptiste. + +Et indiquant un siège à sa nouvelle et agréable cliente: + +--Je vous écoute, madame. + +--Figurez-vous, monsieur le docteur, que depuis un mois je prends de la +morphine en injections. + +--Et pourquoi prenez-vous de la morphine? + +--D'abord, je me suis piquée, histoire de m'amuser, et ensuite... + +--Parce que vous aviez besoin des piqûres? + +--Oui, monsieur. + +Étienne Aubertot, en redingote noire ornée de la rosette de la Légion +d'honneur, appuya sur son poing sa belle tête pensive: + +--C'est un médecin qui vous a conseillé des injections de morphine? + +--Non, monsieur le docteur, c'est un capitaine. + +--De quoi se mêle-t-il celui-là ? + +--Un capitaine de cuirassiers, un de mes bons amis, le comte de +Pontaillac. + +--Le malheureux! + +--J'ai acheté la petite seringue et les solutions chez un pharmacien de +la rue de Gomorrhe, un nommé Hornuch. + +--Et le pharmacien vous livre à volonté de la morphine? + +--Dame!--en payant. + +--Depuis combien de jours avez-vous cessé les injections? + +--Depuis trois jours. + +--Et vous éprouvez? + +--Un abattement et l'envie de me piquer encore. C'était délicieux, mais +je crois que ça ne me réussit pas. + +--J'en suis sûr, moi. Voulez-vous guérir? + +--Oh! oui! + +--Eh bien, plus de morphine. Car, chez vous, la suppression radicale +n'offre aucun danger: vous n'êtes pas encore une morphinomane; vous êtes +tout au plus une morphinisée, et il va dépendre de vous, de vous seule, +de retrouver l'énergie et la santé. + +--Merci, monsieur le docteur. Je vous dois? + + +--Vingt francs, madame. + +Le soir, de nombreux équipages stationnaient devant la maison du +docteur. + +Par l'escalier de marbre blanc, les habits noirs et les robes de bal +affluaient au premier étage, et tout un monde d'illustrations +parisiennes, de savants, de clubmen, d'officiers, d'écrivains et +d'artistes, s'en venaient saluer M. et Mme Aubertot, lui très aimable, +elle très gracieuse dans sa robe lilas, avec son profil de médaille +grecque et ses cheveux poudrés à la maréchale. + +Trois salons en enfilade resplendissaient de lumières; un buffet était +dressé dans la salle à manger, et là -bas, tout au fond, à gauche du +cabinet du docteur, on apercevait un dôme de cristal protégeant le +jardin d'hiver. + +Dans le salon du milieu, contre la muraille, s'élevait une estrade où +déjà Coquelin cadet disait le monologue du _Cheval_. Sur des rangées de +chaises, les dames assises maniaient leurs éventails de dentelles ou de +plumes; les feux du lustre avivaient leurs épaules nues, les pierreries +de leurs colliers et de leurs bracelets, les étoffes des robes +éclatantes, les diamants des oreilles et des chevelures, et derrière +elles, la ligne sombre des habits noirs, çà et là égayée de quelques +uniformes, se massait, pleine d'un houhou flatteur. + +En un groupe, M. Arnould-Castellier, le major Lapouge, Jean de Fayolle +et Léon Darcy, les camarades de Pontaillac; au premier rang des dames, +la marquise Blanche de Montreu et son amie, la doctoresse Geneviève +Saint-Phar, une maigre brune, point jolie, mais rayonnante +d'intelligence; à droite et debout: le capitaine de Pontaillac, le +marquis de Montreu; à gauche, César Houdrequin, du _Rabelais_, +interviewant le professeur Émile Pascal sur la lymphe du docteur Koch. + +On applaudit le monologue; on écouta diverses chansons d'artistes de +l'Opéra-Comique et des Bouffes, une poésie d'Alfred de Musset par Sarah +Bernhardt, un solo de violoncelle par Mlle Galitzin, et vers onze +heures, on vit paraître la Stradowska, en robe de satin blanc, +longuement gantée de noir, les épaules nues, et sans autre parure qu'un +collier de saphirs. + +Au piano, Loris Rajileff préluda, et la voix de Christine s'étendit, +emplissant la salle de ses vibrations d'une grande tendresse ou d'une +extrême puissance. Elle chantait un hymne russe, et dans la chaleur +lyrique, à l'écho lointain de la Patrie, l'artiste avait des +trémoussements, des voluptés radieuses qui semblaient l'enlever toute. + +La Stradowska dominait la foule attentive, et apaisant pour un seul +homme le feu de son regard d'aigle, elle implorait un sourire de l'être +adoré. Mais Raymond avait vu s'éloigner Blanche de Montreu, et tandis +que Christine vocalisait encore, il suivait la dame, malgré lui. + +Jean de Fayolle, Léon Darcy, le major Lapouge et Arnould-Castellier +l'arrêtèrent au passage: + +--Un vrai succès! + +--Admirable, la Stradowska! + +--On se ferait hacher! + +--Vous devez être fier, mon gaillard! + +--Eh bien, répondit Pontaillac en se dégageant, prenez-la et laissez-moi +tranquille! + +Il passa, et les autres dirent: + +--La morphine l'énerve! + +--Elle l'empoisonne! + +--Elle le rend fou! + +--Elle le tue! + +--Un si bon garçon!... Quel dommage! + +Le directeur de la _Revue militaire_ conclut: + +--Cet animal-là est un apologiste. Ne s'est-il pas avisé, un soir, de me +piquer pour une rage de dents?... J'ai eu mal au cÅ“ur--et ça me dégoûte, +la morphine! + +Sous le brouhaha des applaudissements, Mme Aubertot et son mari +obtinrent de la diva un chant français, et tout le monde fit silence. On +ne remarqua pas la disparition de Mme de Montreu et du comte de +Pontaillac. + +Blanche s'était dirigée vers le «buen retiro» des dames; mais trouvant +la porte close, elle arriva dans le petit jardin d'hiver où des +feuillages grimpaient le long d'un treillis d'or. En ce lieu charmant, +elle fut ravie de ne rencontrer personne. Tout près d'elle, une grotte +que fleurissaient des mimosas et qu'entouraient des plantes géantes +attira son attention. Justement, une torchère de cuivre à dix becs +électriques laissait la grotte dans une ombre relative, et les bruits +harmonieux du salon faisaient évanouir la crainte des dangers. + +Alors, derrière les verdures, Blanche leva brusquement ses jupes, et au +milieu des trésors de luxe intime, en rabattant son bas de soie +gris-perle, découvrit un mollet de chair rose. Pour garnir la Pravaz, +elle fit tourner le chaton de diamant d'un de ses bracelets, dévissa un +minuscule flacon, y plongea l'aiguille--et sans hésiter, meurtrit une +fois encore sa jambe de marquise. + +Une ombre s'interposa entre elle et la lumière, et Mme de Montreu vit +debout devant elle Raymond de Pontaillac qui la regardait. + +Indignée, blessée dans sa pudeur de femme, elle se dressa pâle et si +hautaine que l'officier en tressaillit. + +--Monsieur, de quel droit m'avez-vous espionnée?... C'est le fait +d'un... + +Mais l'insulte expira sur ses lèvres. + +--Madame, dit Raymond, je vous ai vu sortir; vous paraissiez +souffrante... + +--Eh! que vous importe, monsieur! + +Il lui saisit les mains, l'effleura d'un baiser: + +--Blanche, Blanche, je vous aime... + +Eperdue, la marquise voulait fuir, et sous l'ardeur du poison, une force +mystérieuse la retenait là , et de violents désirs lui montaient au +cerveau. L'éclair de ses yeux se mêlait à la flambée du regard de +l'homme, et il y avait en elle deux créatures: la chaste épouse, mère +immaculée, et l'autre, la nouvelle, une morphinomane dont le corps +frémissait d'amour. + +--Monsieur... Monsieur... + +--Blanche, je vous aime... Blanche, depuis votre mariage, depuis votre +refus de m'épouser, je lutte contre ma passion... Où sommes-nous?... Je +l'ignore... Je ne vois que tes yeux! + +Raymond l'entraînait, et elle jetait autour d'elle ces regards +douloureux du voyageur qu'enchante et terrifie l'abîme. + +Enfin, reconquise, elle arrêta l'homme et sa disparition éveilla le +morphinomane à la réalité. + +Maintenant, on dansait partout, et le marquis Olivier interrogeait +doucement sa femme: + +--Tu es souffrante? + +--J'ai un peu de migraine. + +--Partons? + +--Non... pas encore... Je veux danser... + +Les valseurs tourbillonnaient, au son d'un orchestre roumain; la +Stradowska acceptait le bras de Léon Darcy, en étudiant la marquise; +Jean de Fayolle invita Blanche. + +Mme de Montreu se leva, et dès les premières mesures, sentit le parquet +flotter sous elle. + +--Qu'avez-vous, madame? + +--Rien, monsieur... Ne me serrez pas trop, je vous prie? + +Des groupes valsaient, légers. Blanche, les yeux grands ouverts, +trébucha, et Fayolle crut qu'elle allait défaillir. + +--Vous me serrez trop, monsieur! reprit-elle, irritée. + +--Marquise, je... + +--Votre main est dure comme une main de fer... + +Sur un ordre impérieux, le cavalier dut abandonner la main et la +taille--et Blanche tomba à la renverse, entre les bras de son mari qui +accourait. + +Au milieu du tumulte des invités et des domestiques, le marquis Olivier, +aidé de Mme Aubertot, de Jean de Fayolle et du major Lapouge, transporta +sa femme dans le cabinet du docteur. + +Pendant quarante minutes, Mme de Montreu resta sans notion exacte de ce +qui se passait autour d'elle: des gens circulaient, blancs et noirs, +autant de rouges fantômes. La malade, étendue sur un divan, ne pouvait +dire un mot, ni faire un geste. + +Déjà , la plupart des invités venaient de se retirer, et demeuraient +seulement près de son amie de pension, la doctoresse Geneviève +Saint-Phar, le major Lapouge, les docteurs Aubertot et Pascal, l'un et +l'autre professeurs à la Faculté de Paris. + +Les quatre médecins examinèrent les différentes fonctions: le cÅ“ur très +lent battait cinquante; les mouvements respiratoires descendaient bien +au-dessous de la normale. Des soubresauts agitaient le corps. + +M. Émile Pascal, un homme de haute taille, vert encore, aux moustaches +épaisses et grisâtres, rajusta son lorgnon et dit à Olivier: + +--Est-ce la première fois que Madame éprouve de ces troubles nerveux? + +--Oui, docteur, la première fois. + +--Habituellement, ces sortes de spasmes ne persistent pas. + +Et s'adressant à son collègue Aubertot: + +--N'êtes-vous pas frappé, comme moi, de la dilatation des pupilles? + +--Sans doute. + +Bien que médecin des Montreu, Aubertot voulut s'effacer devant son +illustre confrère, et celui-ci demanda au gentilhomme: + +--Qu'a-t-elle mangé ce soir? + +--Aucun plat que je n'aie goûté moi-même. + +--Voyons les bras, les jambes, continua Pascal, en priant Mme Aubertot +d'emmener le marquis. + +Il aperçut aux cuisses et aux mollets de nombreuses piqûres, et déclara: + +--Nous sommes en présence d'une intoxication aiguë, d'un empoisonnement +grave par la morphine. + +--Je m'en doutais! affirma le major. + +Et il gronda en lui-même: + +--Il y a du Pontaillac là -dessous! + +--Je dois avouer, dit Aubertot, qu'en décembre dernier, j'ai fait une +piqûre à Mme de Montreu, mais une seule piqûre destinée à combattre des +douleurs névralgiques. Tout récemment, la marquise, pour les mêmes +causes, sollicita de moi de nouvelles piqûres; j'ai craint +l'accoutumance, et j'ai refusé. + +--D'autres médecins auront été moins scrupuleux, hasarda la doctoresse. + +--Ce n'est pas le moment d'agiter cette question, reprit Pascal. Il faut +déshabiller la malade. + +On n'avait ni le temps, ni le loisir de placer le thermomètre dans +l'aisselle; la femme nue demeurait en résolution complète; la +sensibilité sensitivo-sensorielle était abolie; le réflexe patellaire, +le réflexe plantaire n'existaient plus, et une épingle, enfoncée à +travers la peau, ne provoqua aucune réaction. + +Les docteurs se trouvaient devant un état caractérisé par le coma et le +collapsus. Il y eut chez la malade des efforts de vomissements, et les +mouvements respiratoires descendirent à dix par minute. D'autres +particularités intéressantes se montrèrent du côté de la pupille et de +la cornée, et il s'y joignit une abolition absolue du réflexe +pupillaire; l'ouverture et l'occlusion alternative des paupières ne +faisaient point mouvoir l'iris excité, et l'approche d'une bougie ne lui +permit pas de réagir davantage. + +Enfin, sous l'influence du tannin et surtout du café à haute dose, la +respiration commença à devenir plus ample; les battements du cÅ“ur +devinrent également peu à peu plus nets et plus accélérés, et avec des +frictions et des massages, la température remonta. + +Tout danger était conjuré. + +Mme de Montreu, n'acceptant pas les offres gracieuses de Mme Aubertot, +voulut s'en retourner chez elle. Des femmes l'aidèrent à se vêtir, +pendant que les quatre médecins rejoignaient, au jardin d'hiver, le +marquis Olivier. + +Une discussion s'éleva entre le major, les professeurs et la doctoresse. + +Fallait-il, en présence de ce cas d'intoxication chronique par la +morphine, employer la suppression brusque? + +Pascal, Aubertot et Mlle Saint-Phar tenaient pour la méthode des +docteurs Ball, Zambacco, Lancereaux, etc., qui consiste dans la +diminution progressive des injections; le chirurgien militaire, quoique +bon Français, se déclarait partisan de la suppression immédiate et +radicale, dont le docteur allemand Levinstein est l'apôtre. + +--Mais, ma femme ne prend pas de morphine! clamait Olivier. + +--Elle en prend, elle se cache de vous, répondit Pascal. + +Mlle Saint-Phar ajouta: + +--Tous les morphinomanes, les dames surtout, savent dissimuler. + +Devant l'autorité des professeurs, Lapouge s'inclina, et les médecins +adoptèrent la méthode Erlenmeyer, progressive décroissante, dont ils +expliquaient la marche, en exhortant le mari à surveiller sa femme. + +Blanche, prise de peur, écouta les conseils de Mlle Saint-Phar; elle lui +fit l'aveu de sa passion morphinique; elle lui montra le bracelet +renfermant la liqueur, jura de suivre les ordres des médecins et d'obéir +à l'époux aimé. + + * * * * * + +A quelques jours de là , M. et Mme de Montreu partirent pour le château +des Tuilières--et Raymond de Pontaillac endormit son chagrin d'amour. + + + + +V + + +C'était le printemps, et tout verdoyait dans la vallée de +Saint-Martin-l'Église que domine le château des Tuilières. + +M. et Mme de La Croze, le père et la mère de Blanche de Montreu, y +vivent, bénis des pauvres, aimés et respectés de leurs domestiques, de +leurs métayers et de leurs voisins. + +Si le vieux castel des ancêtres a été remplacé par une habitation +moderne, si l'herbe pousse au-dessus des anciens fossés et si là -bas, +une tour démantelée évoque l'histoire, les descendants n'ont rien perdu +de la valeur des aïeux, et ils ont même gagné en charité sociale. + +La façade du château donne sur une cour d'honneur, au milieu de laquelle +s'épanouit un marronnier célèbre; à droite, les écuries et les remises, +puis, les jardins, le parc, et vers la gauche, un vaste étang qui baigne +les murailles. + +De la terrasse resplendissante de fleurs, on aperçoit les vingt domaines +de la propriété, les maisons blanches, les prairies, les taillis +ajourés, les masses profondes, le château des Ormes, la demeure +seigneuriale de Pontaillac, et plus bas encore, le village de +Saint-Martin-l'Église et son clocher pointu aux tuiles rouges. + +Un ruisseau vagabonde, le long des prés, et en haut du chemin, çà et là , +dans les landes immenses, des blocs grisâtres, des dolmen, des tumuli, +intéressent les membres des sociétés savantes, comme l'ameublement du +château aurait pu intéresser et passionner un antiquaire: tapisseries +anciennes, vieux bahuts aux fantastiques sculptures, grands lits à +baldaquins avec leurs rideaux d'indienne à personnages, faïences +limousines, horloges, et le billard lui-même aux primitifs filets en +guise de blouses, toutes ces choses avaient leur histoire et +témoignaient du respect et des soins de la noble famille. + +Oui, tout est joie par ce soleil; les oiseaux chantent l'éternité de la +création; une brise chargée du parfum des thyms et des lavandes court +sur la terre et s'en va rider les eaux de l'étang des Falettes, où +dorment les fleurs nageuses; tout est joie! Mais, à la saison hivernale, +lorsque, sous un ciel gris, les arbres dépouillés gémissent au vent et +que les loups viennent hurler jusque dans le parc, il faut bénir sa +terre natale ou rechercher les vives émotions, pour ne pas déserter. Et +les beaux-parents du marquis ne désertent pas, et regimbent aux hivers +mondains, tant vantés par leur gendre et leur fille. + +Au château des Tuilières, pendant le séjour des Montreu, on reçoit les +châtelains du voisinage, et notamment Pontaillac, lors des congés de +l'officier; mais l'intimité habituelle des La Croze est restreinte à +l'abbé Boussarie, curé de Saint-Martin-l'Église, et aux Gouilléras--M. +Adolphe Gouilléras, riche propriétaire et grand marchand de bois, ayant +épousé Mathilde de Chastenet, la cousine pauvre de Blanche. + + * * * * * + +Ce jour-là , après déjeuner, le marquis Olivier, sa femme et leur fille +Jeanne, se promenaient dans les jardins avec les La Croze. + +L'enfant marchait entre le parrain Pierre, un beau vieillard à la barbe +de neige, et la marraine Amélie, une douce vieille en papillotes grises. + +Pour juger les La Croze, ne suffisait-il pas de rappeler la guerre de +70, les batailles où le gentilhomme commandait une compagnie de mobiles, +tandis que la dame des Tuilières distribuait du pain aux humbles femmes +des paysans-soldats? + +Conseiller général du canton, lieutenant de louveterie de +l'arrondissement, M. de La Croze aurait voulu céder la première place à +Olivier. Le gendre ne s'en souciait guère: il aimait mieux sa femme--et +Paris. + +Dès l'arrivée aux Tuilières, M. de Montreu avait imposé--il le croyait, +du moins--la diminution morphinique progressive. Les premiers jours, +Blanche se révolta, dévoilant les artifices d'eau intercalaire, d'éther +sulfurique, de chloroforme ou d'alcool. Il lui fallait de la morphine, +et rien que de la morphine! Elle pleurait, se lamentait, injuriait, +menaçait, puis elle se calma, parut renoncer au stupéfiant et à toutes +les substitutions graduées, bien avant l'heure fixée par les médecins. + +Madame se prétendait sevrée, absolument guérie; elle parlait avec dégoût +de son ancienne et ridicule passion; elle jouait du piano, pinçait de la +harpe, chantait, riait, montait à cheval--et le marquis écrivait des +lettres enthousiastes au docteur Aubertot. Celui-ci répondait: «Très +bien! Mais, prenez garde! Veillez toujours!» + +Et il lui signalait des cas étranges de dissimulation chez les +morphinomanes. + +Dans l'allée de tilleuls, M. de La Croze et le marquis allumaient leurs +cigares; Blanche, maman jalouse, enleva la petite Jeanne des bras de +grand'mère, et la couvrit de fous baisers. + +--Tu lui fais du mal, cria Mme Amélie. Regarde: elle pleure! + +Jeanne dit, en versant des larmes: + +--Méchante petite mère! + +La marquise éclata en sanglots, et se mit à marcher très vite. Olivier +demanda, inquiet: + +--Blanche, où vas-tu? + +--Je rentre dans ma chambre; j'ai besoin de pleurer. + +Elle courait si fort que les La Croze et le marquis eurent peur et +s'élancèrent. + +--Mais, laissez-moi donc! Vous m'ennuyez! + +Sur son chemin, elle rencontra la vieille Catherine qui voulut +l'arrêter: + +--Madame?... + +--Laisse-moi!... Laisse-moi!... + +Devant ce spectacle, M. de Montreu fut saisi d'une angoisse... Est-ce +que la terrible passion renaîtrait? + +Et bravant la consigne, il frappa à la porte de madame. + +Blanche vint ouvrir: + +--Je vais mieux. + +Il parla timidement de la morphine, et sa femme lui sauta au cou, toute +joyeuse: + +--De la morphine?... oh! non, Olivier!... Tu crois donc que je veux +mourir?... J'ai trop souffert, va... N'avons-nous pas brisé toutes les +sinistres Pravaz? + +La jeune femme, entièrement calmée, avait repris sa gaieté. + + * * * * * + +Chaque jour, la marquise allait faire ses dévotions dans une petite +chapelle située à l'extrémité des jardins, au milieu d'un fouillis de +verdure. + +Par la porte grillée, on voyait sur l'autel une vierge de marbre blanc, +des chandeliers d'or et des vases aux fleurs nouvelles; quatre prie-Dieu +de velours s'alignaient, entre les deux fenêtres ogivales, dont le +sombre et artistique vitrail flambait, à la lueur d'une lampe d'église. + +Un matin, le marquis et la petite Jeanne accompagnèrent madame jusqu'à +la chapelle. La maman et la fillette s'étaient agenouillées, et Olivier, +debout, remarqua les yeux de Blanche qui, depuis quelques minutes, +exploraient le tapis, en une recherche infructueuse. + +Mme de Montreu s'absorbait dans la prière. Olivier emmena l'enfant, +heureux de la voir sauter et rire. A un moment, Jeanne se baissa pour +cueillir des violettes. + +--Oh! papa, vois donc le joli bijou! + +Ses doigts faisaient miroiter au soleil une Pravaz d'or. + +Le marquis saisit l'objet, vivement: + +--Jeanne, il ne faut pas dire à ta mère que tu as trouvé cela! + +--Pourquoi? + +--Parce que tu me ferais beaucoup, beaucoup de peine. + +--Mais, je ne veux pas que tu aies du chagrin, petit père... Chut!... +Voici maman!... + +Blanche venait à eux, le regard fouillant les herbes, les ronces, et +tout son visage disait une inquiétude profonde. + +Olivier crut généreux et prudent de ne risquer aucune allusion. + +Dans la journée, le mari et la femme se rendirent à +Saint-Martin-l'Église, chez leurs parents, les Gouilléras, et M. de +Montreu laissant Madame auprès de la cousine Mathilde, se dirigea vers +la pharmacie. + +Près de la porte, M. Teissier, le pharmacien, un noiraud réjoui, +grillait une cigarette. + +--Monsieur, fit Olivier, je vous serais obligé de m'accorder quelques +minutes. + +--Volontiers, monsieur le marquis. + +Ils s'assirent en un petit salon, derrière l'officine. + +Le gentilhomme exposa: + +--Le Dr Vaussanges est en courses; j'attends son retour pour +l'interroger, si cela est utile, ce que je ne crois pas. Lui-même m'a +affirmé depuis longtemps que Mme de Montreu n'avait plus besoin de +morphine; d'un autre côté, je suis sûr que ma femme n'a reçu aucun envoi +de Paris. C'est donc vous, monsieur, qui, sans ordonnance, délivrez de +la morphine à Mme de Montreu. + +--Accusation injuste, monsieur le marquis! Je n'ai jamais délivré de +morphine que sur ordonnance. + +--Votre parole d'honneur? + +--Ma parole d'honneur! Et je veux me justifier. + +--Inutile! + +--Si; j'y tiens. + +Il courut à l'officine et revint, portant un livre et un flacon. + +--Monsieur le marquis, on consomme très peu de morphine, dans notre +«localité». J'en ai reçu de Paris cinquante grammes, et, lors du +traitement suivi par Mme la marquise, sur diverses ordonnances du Dr +Vaussanges, il en a été enlevé cinq grammes, puis deux grammes, +ordonnance d'un autre médecin, M. Thavet, de Labrousse. Il doit m'en +rester quarante-trois grammes. Nous allons voir! + +Teissier plaça le flacon sur une balance, fit un calcul mental, et +s'écria: + +--Quatorze grammes seulement!... Nom de Dieu! on m'a volé! + +Aussitôt il appela: «Victor! Victor!» + +Un tout jeune homme aux cheveux rouges qui, dans le laboratoire, pilait +du quinquina, entra et recula, effrayé, devant les témoins de son +incorrection. + +--C'est toi qui as pris de la morphine, ici? gronda le pharmacien. Ne +mens pas, ou je t'étrangle! + +--Oui, monsieur, c'est moi. J'ai l'argent. + +--Je me moque de l'argent!... A qui l'as-tu vendue? + +--A ma tante. + +--Madame Gouilléras? + +--Oui, patron. J'ai vendu en plusieurs fois, et je vais chercher +l'argent là -haut. + +--Gredin! Canaille!... F...-moi le camp! + +Mais, sur la prière de M. de Montreu, le pharmacien se résigna à +entendre les raisons de Victor. + +Lui, fils de M. Abel, le frère ruiné de M. Adolphe Gouilléras, que +serait-il devenu, sans l'assistance de l'oncle riche? Cette assistance, +il la devait surtout à la tante Mathilde, car l'oncle Adolphe ne +l'aimait guère. Quoi de plus naturel que d'exprimer sa gratitude à Mme +Mathilde, en lui fournissant des grammes de morphine qu'elle payait? + +--Mon seul tort, ajouta-t-il, c'est de ne pas avoir mis l'argent dans la +caisse, mais on se serait aperçu de la vente, et Mme Mathilde tenait à +garder le secret. + +--Triple idiot! Triple brute! reprit le pharmacien, tu as peut-être +empoisonné ta bienfaitrice! + +--Non, car la morphine ne lui était pas destinée, répliqua le +gentilhomme. Est-ce vrai, Victor? + +--Je n'en sais rien, monsieur le marquis. + +Dès qu'il eut obtenu de M. Teissier la grâce de Victor et recommandé le +silence au patron et à l'élève, M. de Montreu retourna chez les cousins, +chez les Gouilléras. Il ne voulait pas une explication immédiate avec +Blanche, en présence de Mathilde; il craignait de se heurter aux +mensonges des deux femmes. + +Au moment de partir, Blanche dit à sa cousine: + +--N'oublie pas? + +--Sois sans crainte. Je remettrai au facteur. + +Dans la calèche, le long du chemin, Mme de Montreu souriait à l'époux. +Elle demanda: + +--N'est-ce pas, Olivier, que Mathilde embellit, tous les jours? + +--Ce n'est pas mon opinion. Elle est trop blonde, trop pâle, trop +maigre, trop grande. + +--Peut-être, mais elle est très distinguée. + +--L'important, c'est qu'elle soit heureuse, et si M. Gouilléras n'est +pas la distinction même, il a toutes les qualités d'un brave homme. + +La nuit fut calme. Au matin, sur la route, Olivier guetta le passage du +facteur. + +--Avez-vous quelque chose pour moi? + +--Oui, monsieur le marquis, répondit le facteur. J'ai des lettres et les +journaux. + +--Rien de plus? + +--Un paquet pour Mme la marquise, de la part de Mme Gouilléras. + +--Donnez-moi le paquet. + +M. de Montreu rentra dans sa chambre, et obligé par son amour même à un +rôle de surveillant conjugal si en dehors de ses habitudes et de ses +goûts, le mari défit l'envoi. Il s'y trouvait deux pelotons de laine +bleue, et les pelotons enroulaient une lettre, une petite bouteille et +une Pravaz. + +C'était un devoir de lire, et Olivier brisa le cachet: + +«Ma chère Blanche, à Limoges, au Sacré-CÅ“ur, toi riche, tu partageais +avec la pauvre cousine Mathilde les friandises du château des Tuilières. + +Et, aujourd'hui, j'ai le bonheur de t'envoyer la moitié des richesses +que je possède et dont tu m'as enseigné le mystérieux et souverain +pouvoir. + +Ménage la liqueur divine, car, hélas! la source va en tarir! Hier, en +effet, mon neveu Victor m'a annoncé qu'il ne pourrait plus m'être +agréable, son patron lui interdisant la vente et pour des raisons +ignorées. Ces raisons, je les attribue à une visite de ton mari chez le +pharmacien, visite que j'ai apprise de la bouche même de Mme Teissier. + +O ma chérie, il faut veiller! Il faut cacher ce suprême trésor! Blanche, +il n'est pas de tiroirs assez discrets, de cassettes assez fidèles, +contre les yeux d'un mari semblable au tien, d'un gentilhomme qui +t'adore et ne voit pas que la privation est mortelle! + +Mon mari à moi--ce bon et simple campagnard--me laisse libre, et du +reste, je domine le parvenu de toute la hauteur de ma pauvre noblesse. + +Voici une Pravaz, moins élégante que celle que tu as perdue, mais aussi +généreuse. La Pravaz et la solution, continue de les mettre sous la +sauvegarde de ta mignonne Jeanne: Monsieur n'ira pas les dérober; un +ange les protège! + +Mille baisers de ta: + +MATHILDE GOUILLÉRAS, + +NÉE DE CHASTENET. + +_P.-S._--Je rouvre ce billet. Il me vient une idée. Pourquoi +n'écrirais-tu pas à notre amie Geneviève Saint-Phar? La doctoresse nous +enverrait peut-être de la morphine. Si elle refuse, j'irai à Limoges et +j'obtiendrai des ordonnances d'un docteur et peut-être des solutions, +directement, de MM. les pharmaciens.» + +* * * + +M. de Montreu cherchait le mystère de ces mots: «La Pravaz et la +solution, continue de les mettre sous la sauvegarde de ta mignonne +Jeanne...» + +Était-ce une idée symbolique ou la claire énonciation d'un fait? + +Pendant que la servante habillait Jeanne, Olivier inspecta la couche de +l'enfant et dénicha, au fond du sommier, un flacon de morphine à trois +quart vidé. Il ne voulut point se donner le dégoût d'une hypocrisie +nouvelle, et le soir, à l'heure du repos, il dit à Blanche: + +--Malgré tes serments, tu recommences les mêmes folies, et tu +t'empoisonnes avec l'horrible morphine. + +--Ce n'est pas vrai! + +--Blanche! + +--Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai! Non, ce n'est pas vrai! + +Il lui présenta les deux flacons et la Pravaz: + +--A quoi bon mentir? + +--Où avez-vous pris ça? + +--J'ai dû fouiller le lit de Jeanne et inspecter l'envoi de Mathilde. + +--Vous avez ouvert une lettre adressée à votre femme; vous avez brisé un +cachet, vous? + +--Oui, moi. + +--Vous êtes un vilain! + +--Mon amour... + +--Taisez-vous, monsieur! Vous devriez rougir!... Allons, rendez-moi ces +objets? + +--Non. + +--Je le veux! + +--Non. + +--Monsieur, rendez-moi ça? + +--Jamais! + +Nerveuse, elle l'enlaçait, essayant d'arracher la Pravaz et les petits +flacons; il résistait; elle se cramponnait à lui, mêlant des sanglots à +des promesses d'amour, à d'ardentes prières, et il lui fallait beaucoup +de courage pour résister. + +--Olivier, la Pravaz, c'est ma vie! + +--Ce serait ta mort! + +Désireux de mettre un terme à la lutte douloureuse, il jeta la Pravaz et +les flacons par la fenêtre ouverte, dans l'étang des Falettes. + +Ils entendirent le clapotis de l'eau qui se refermait, et Blanche cria: + +--Tu m'as tuée!... Tu m'as tuée! + + * * * * * + +Olivier s'agenouille devant elle, implorant le pardon du sacrifice. Elle +le repousse, veut être seule. + +Si elle se précipitait? Il est là ; il observe; ses bras tiennent les +jupes. + +Et, penchée, à la fenêtre, Blanche regarde le ciel d'un bleu lapis et +les constellations. Elle voit les étoiles trembler sur les eaux, et +parmi elles, deux plus brillantes, dont l'éclat illumine les profondeurs +qui s'ouvrent. Ce sont les flacons de morphine: ils reposent en un lit +de glaïeuls et de nénuphars, un écrin de gerbes vertes et de roses +diamantées. Les flacons se brisent, la liqueur ruisselle, abondante, +toujours plus abondante, infinie. Et voilà que Madame, au paroxysme du +délire, a la vision d'une mer de morphine. Elle se souvient d'un joli +spectacle de voyage--de son voyage de noces!--et pour elle la morphine +circule dans la vase, comme le Rhône, à Genève, traverse le Léman, sans +confondre ses eaux. + +Tout le reste est bourbeux, et seule la liqueur triomphe et rayonne +lumineuse, immaculée. + +Blanche entend des voix célestes qui la convient au Paradis des amours +immortelles. + +Elle va tomber; elle va mourir; il est là , il la presse contre sa +poitrine: + +--Blanche, mon adorée? + +--Je ne vous connais plus! Allez-vous-en! Allez-vous-en!... Vous me +faites horreur! + + + + +VI + + +Le capitaine de Pontaillac se trouvait dans un état physique +relativement satisfaisant, et il menait encore près de la Stradowska une +étrange comédie amoureuse. + +En cette rude musculature, le poison entrait, glissait, et de même que +la foudre brûle l'épée d'acier, sans endommager le fourreau de velours, +consume les os du corps, sans entamer la chair qui les couvre--ainsi, la +morphine tuait l'esprit, la résistante flamme, sans presque toucher +l'enveloppe organique. + +Chose remarquable, il n'y avait pour Raymond aucun élément coexistant +d'un état de dégénérescence mentale héréditaire, aucune appétence +morbide, aucun entraînement maladif qui fût l'acte d'une nature déjà +affaiblie et incapable de résister aux sollicitations. + +Dès l'origine, le cerveau était indemne de tare: au point de vue +médico-légal, l'hérédité n'exerçait pas son rôle habituel de facteur +étiologique, et on ne pouvait davantage noter les phénomènes du +morphinisme et de l'alcoolisme associés. + +Blanche disparue, le jeune officier chercha l'oubli dans les labeurs +militaires et les petites noces avec ses camarades, Jean de Fayolle, +Léon Darcy et Arnould-Castellier; quant au major Lapouge, il fut dupe +des repentirs du morphinomane. + +Mais, depuis trois semaines, en dehors des heures où le service +l'appelait au quartier, Pontaillac était invisible. On ne le rencontrait +ni à l'_Épatant_, ni au café de la Paix, ni au foyer de l'Opéra, ni au +Cirque, ni au Bois, et les lettres, les télégrammes bleus de Christine +demeuraient sans réponse. + +Une vie bizarre commença. + +Quelquefois, chez lui, son revolver au poing, il s'arrêtait devant une +glace, avec l'idée de se brûler la cervelle, et puis, régénéré par une +piqûre, tout embrasé du désir de Blanche, il marchait vers un petit +salon. + +Il admirait un portrait en pied de Mme de Montreu, un chef-d'Å“uvre dont +il venait de surveiller l'exécution et de dicter les moindres détails, +d'après une photographie et la religion du souvenir--ainsi que l'on fait +pour les images des morts. + +Çà et là , partout, des choses d'elle: un éventail brisé, un soulier de +bal, un corset, des gants, des bouquets; tous ces objets sans valeur, il +les avait achetés à Angèle, la femme de chambre de la marquise, et le +corset fleuri de dentelles exhalait encore le délicieux parfum de la +dame rousse. + +Le regard suppliant, il tendait les mains vers le portrait, et Blanche +semblait s'animer et descendre du cadre; il la couvrait de baisers, la +dorlotait, l'emportait, la possédait toute. Et, l'hallucination finie, +soudainement, il se retrouvait près d'une glace et maniant la gâchette +d'un pistolet. + +Or, un jour, comme tous les jours, Raymond évoquait sa bien-aimée. La +porte s'ouvrit, et Christine qui entrait, s'arrêta, frappée de stupeur. + +--Raymond! + +--Que me voulez-vous, madame? Que venez-vous faire ici? Sortez! + +--Tu ne m'aimes donc plus? + +--Je ne vous ai jamais aimée! + +--Oh! gémit-elle, accablée de douleur. + +--Celle que j'aime, que j'adore, s'écria-t-il, en désignant le portrait +de Blanche, la voici! C'est pour cacher à tous les yeux un criminel +amour que je t'ai prise! Regarde-la!... Mon Dieu, qu'elle est belle!... +Laisse-nous seuls!... + +De ses doigts trembleurs, il cherchait les formes merveilleuses, dans un +espace géométrique indéfini, resserrait ses bras, et soupirait: + +--Blanche! O Blanche!... O femme!... Tiens! sur tes lèvres! + +Mais, tout à coup, il chancela, éveillé: + +--Je suis fou, ma bonne Christine! + +--Et moi, je viens te consoler; je viens te guérir--te parler d'elle. + +Il y avait tant de simplicité et d'héroïsme en cette immolation de la +femme outragée que Raymond s'agenouilla devant sa maîtresse. + +Elle le releva, et le baisant au front: + +--Veux-tu que désormais je sois ta sÅ“ur? + +--Alors, dit-il, sans entrevoir la grandeur du sacrifice, alors, plus de +jalousie? + +--Non... plus de jalousie. + +--Bien vrai? + +--Bien vrai. + +Et ils parlèrent de l'absente toute la journée, toute la nuit. + +--Pourquoi ne demandes-tu pas un congé? Tu irais en Limousin; tu la +verrais... là -bas. + +--J'ai peur... + +--Grand enfant! + +Un soir, Christine conduisit Raymond à la gare d'Orléans, et la +vaillante revint chez elle, pleine d'angoisses. + + * * * * * + +Aux Tuilières, la marquise Blanche entrait dans la période ultime de +«l'état de besoin». + +Le docteur Vaussanges, une barbe grise des plus honorables, essayait de +tromper sa noble cliente: + +--Madame, Je vous apporte de la morphine. + +--Non, docteur, c'est de l'eau! + +--De la morphine et de l'eau. + +--Je n'en veux pas! + +Dans l'impossibilité de se procurer des doses de stupéfiant, Mme de +Montreu, qui ne recevait plus de lettres de Mme Gouilléras, s'adressa +aux domestiques. Tous refusèrent obéissance à leur dame, sur l'ordre du +marquis. + +Rien à attendre de la doctoresse Geneviève Saint-Phar. + +Affolée de haine, Blanche refusa au mari le conjugal amour; elle évita +les moindres tendresses, les moindres baisers. + +Lui, dominant ses scrupules de gentilhomme et voulant par-dessus tout la +guérison de sa femme, avait fait fabriquer des clefs: il inspectait le +secrétaire, le chiffonnier, les armoires de madame, les coffrets, les +sachets, les boîtes à gants, les objets les plus délicats, les plus +intimes, et si la marquise le surprenait en ses perquisitions barbares, +elle lui jetait dédaigneusement: + +--Ne vous gênez pas! Vérifiez mes chemises, mes bas! + +Et elle frémissait d'une envie de lui cracher au visage. + +Chez la marquise Blanche, le système nerveux tout entier, cérébro-spinal +et ganglionnaire, était profondément ébranlé par la disparition de la +morphine de l'organisme: la jeune femme incriminait moralement Olivier, +son farouche gardien; le système nerveux se révoltait physiquement +contre l'acte de violence qui lui dérobait l'indispensable, et chaque +nerf manifestait son trouble, dans sa sphère propre. + +En vertu de lois encore ignorées, la force du désir physiologique +développait le champ intellectuel et permettait à Mme de Montreu +d'analyser toutes ses sensations. Elle avait faim de morphine; elle +avait non pas des impulsions de gourmandise, mais un véritable besoin de +nourriture: il lui manquait un élément vital. + +Assise ou couchée, elle éprouvait une vive agitation des jambes, et se +voyait obligée d'exécuter avec elles des mouvements réguliers; cette +agitation s'exagérait à un tel point qu'on eût dit d'un roulement de +tambour. Les légers abcès des cuisses produits par les piqûres, se +cicatrisaient; le visage gardait toute sa fraîcheur; la peau demeurait +indemne de cette coloration pourprée habituelle aux morphinomanes +sanguins; les yeux ne subissaient aucun trouble de l'accommodation, et +seules, des douleurs de la région cardiaque, une toux nerveuse et une +soif inextinguible constituaient les principaux phénomènes d'abstinence. + +--Olivier, je meurs!... Olivier, ayez pitié de moi? + +M. de Montreu détournait le regard, craignant de succomber: + +--Blanche, ma chère femme, encore un peu de courage... Tu vas guérir; tu +ne songeras plus à l'horrible liqueur, et nous nous aimerons... + +--Jamais, monsieur, jamais! + +Afin de distraire la malade, Olivier se servait de Jeanne pour lui +envoyer des cadeaux charmants. + +--Mère, c'est de papa... Oh! le joli bracelet! Oh! le beau collier! Et +ces fleurs, ces verveines, ces roses... + +Blanche embrassait la tête blonde et l'éloignait--sans un sourire. + +M. et Mme de La Croze encourageaient leur gendre à sauver la maman de +Jeanne: on citait à Mme de Montreu les exemples de quelques +morphinomanes repentis; on lui citait le cas de Mathilde Gouilléras, qui +après avoir été très souffrante, lançait l'anathème sur la morphine, +regrettait ses magnifiques élans épistolaires, et suppliait sa cousine +de renoncer à la Pravaz. + + + + +VII + + +Ce jour-là , Raymond de Pontaillac, arrivé de la veille en son castel des +Ormes, monta à cheval pour se rendre aux Tuilières. + +Il mit d'abord sa bête au galop, puis au trot, puis au pas, sous les +grands châtaigniers qui le couvraient de leurs ombres verdissantes: à +son désir de revoir Blanche se mêlait une crainte, comme si vraiment il +n'était pas bien sûr de rencontrer là -bas tout le bonheur qu'il allait y +chercher. + +Devant la grille du château, le capitaine fut sur le point de tourner +bride, mais il avait été vu de M. de La Croze qui lui dit, en avançant: + +--Té! la bonne surprise, mon gaillard!... Et depuis quand sommes-nous +aux Ormes? + +--Depuis hier, monsieur Pierre. Je me suis arrêté à Limoges pour saluer +mon oncle. + +--Tu pourrais dire: «Monseigneur»... Il va bien notre cher évêque? + +--Pontificalement. + +Un domestique mena le cheval du capitaine à l'écurie, et M. de La Croze +et Pontaillac marchèrent bras dessus bras dessous vers la maison. + +--Capitaine, tu as bien fait de nous revenir. On s'ennuie mortellement +ici. Combien de mois de congé? + +--Il n'y a pas de mois; il y a des jours... quinze. + +--Diable, c'est peu! + +Le vieux gentilhomme introduisit Raymond au grand salon, appela Mme de +La Croze et envoya Catherine prévenir la marquise. + +Olivier, lui, était dans le parc, en train de surveiller l'installation +de conduites d'eau. On le héla; il accourut, et les deux amis +s'embrassèrent, tandis que Madame faisait son entrée. + +En évoquant la scène du jardin d'hiver, chez le docteur Aubertot, +Raymond se disait: «A-t-elle pardonné?» Blanche, elle, frémissait à +cette idée: «Il a de la morphine; il m'en donnera!» + +Tous deux parlaient maintenant d'une façon indifférente des choses +parisiennes et mondaines, des derniers bals, des derniers ragots, des +derniers scandales, et rien, dans leur voix, ni dans leurs gestes ne +trahissait leurs émotions profondes. + +On reçut la visite de l'abbé Boussarie, le curé de +Saint-Martin-l'Église, un aimable et paternel vieillard aux longs +cheveux blancs, l'ancien précepteur de M. de Pontaillac. Il rappela que +Blanche, Olivier et Raymond avaient été tous trois baptisés par lui et +que tous trois avaient fait leur première communion à Saint-Martin. +Seul, le capitaine restait à marier. Y songeait-il? Allons, allons, le +neveu de Monseigneur Aymar de Pontaillac, l'héritier d'une race +illustre, prêcherait bientôt d'exemple. + +Et, de sa canne à pomme d'argent, le vieux prêtre menaçait tendrement +Raymond. + +Une espérance animait toujours Mme de Montreu. C'était à Pontaillac +qu'elle devait la première piqûre, et dans sa détresse horrible +d'affamée, le grand initiateur lui viendrait encore en aide. Comment +adresser la demande, et en quel endroit, et avec quelles ruses? Ici, +rien à tenter, sous l'Å“il du mari. Écrire au capitaine, envoyer la +lettre par un domestique? Personne, au château, n'accepterait la +commission. D'un autre côté, Blanche n'oubliait pas la déclaration +d'amour du jeune officier, et elle se sentait tenue à la plus grande +réserve. Et cependant, il lui fallait de la morphine, il lui fallait une +Pravaz--et seul, Raymond pouvait l'empêcher de mourir! + +Tout de suite, l'idée naquit en M. de Montreu que sa femme aurait +recours à Pontaillac, et comme il cherchait un moyen d'affirmer son rôle +de surveillant, ce fut Raymond lui-même qui le tira d'embarras. + +--Tu sais, Olivier, j'ai enfin renoncé à ma stupide passion pour la +morphine. + +--Plus d'espoir; je me tuerai! gronda la marquise. + +Mais elle leva les yeux et crut lire un mensonge et une promesse dans le +regard de l'homme. + +--Vraiment, interrogea le marquis, tu es brouillé avec l'odieuse Pravaz? + +--Brouillé, et définitivement. + +Un nouveau regard démentit l'affirmation nouvelle, et cette fois Madame +eut un sourire pour le beau comédien. Est-ce que, du reste, on pouvait +oublier l'ensorceleuse? Si Pontaillac venait de trahir la vérité, c'est +qu'il comprenait les douleurs de l'abstinence et qu'il se garait de +l'époux, afin de mieux secourir la malheureuse femme! + +Après le départ du curé et de Raymond, la marquise monta dans ses +appartements et redescendit à l'heure du dîner. Elle avait changé de +toilette, et en robe printanière, ses beaux cheveux roux ornés d'une +grappe de lilas, elle paraissait tranquille, presque joyeuse. + +Le mari allait accuser la morphine de cette agréable métamorphose, mais +Blanche devina sa pensée, et avec un grand talent de dissimulation: + +--Olivier, tu me soupçonnes de m'être fait une piqûre. Eh bien, tu as +tort. M. de Pontaillac s'est guéri; pourquoi ne guérirais-je pas? + +Elle créait «l'état d'espérance» qui aide à supporter «l'état de +besoin». + + * * * * * + +Le lendemain, Raymond sortit des Ormes pour une matinale promenade. Il +marchait, la joie au cÅ“ur, et grâce à de spécieux raisonnements que les +bienfaisantes solutions lui inspiraient, il arrivait à se convaincre +qu'il était urgent de procurer de la morphine à la grande dame et +excusable de faire sa maîtresse de la femme d'un ami, de son meilleur +ami. + +Pontaillac longeait un chemin ombreux, et au travers des ramures, le +soleil lui baisait le visage, l'illuminait de ses ors; une brise tiède +et douce l'imprégnait des vivifiantes senteurs des bois. + +Il s'arrêta devant le parc des Tuilières, près d'une brèche récente et +faite par les ouvriers employés aux conduites d'eau. La grille de la +chapelle était ouverte, et dans la femme agenouillée, l'homme reconnut +Mme de Montreu. + +La marquise sortait de la chapelle, et les deux victimes de la Pravaz se +regardèrent. + +--Madame, commença Raymond, le hasard m'a mené vers vous, et je bénis le +hasard... Comme vous êtes pâle et tremblante!... Vous avez pleuré... + +--J'ai pleuré, parce que je souffre, parce que je meurs! + +Résolument, elle dit ses douleurs, le supplice que lui imposait M. de +Montreu, en la privant de la liqueur vitale; elle dit la scène nocturne +où le gentilhomme jeta dans l'étang des Falettes les solutions et la +Pravaz. Tout le monde l'abandonnait, oui, tout le monde, même Mathilde, +son ancienne prosélyte! + +--Je le savais, répliqua l'officier avec aplomb; je le savais, et je +suis venu. Hier, j'ai dû abriter sous le mensonge mon désir de vous être +utile, car, madame, mieux que personne, je connais votre mal. J'en ai +souffert, j'en ai pleuré. Il n'y a pas de tortures comparables à celles +du besoin de morphine! Des médecins prétendent que la liqueur nous tue. +Les imbéciles! Mais, la mort hideuse, terrifiante, c'est la privation! + +Il tira de sa poche un nécessaire de voyage en soie bleue contenant à la +fois de la solution et une aristocratique Pravaz: + +--Tenez, madame... Ne pleurez plus... Essuyez vos beaux yeux... L'enfer +va disparaître--pour vous. + +--Merci, oh! merci, monsieur de Pontaillac! Vous me sauvez! + +Le capitaine salua Mme de Montreu et reprit le chemin des Ormes. + + * * * * * + +Sous l'énergie de la piqûre, Blanche éprouva un malaise bizarre: la +solution de Pontaillac était dosée à un degré que la jeune dame n'avait +pas encore atteint. + +Il se fit un trouble effroyable dans les organes, en même temps qu'une +surexcitation du cerveau. Tout le sang reflua au cÅ“ur, et des +images--pour les yeux et pour la pensée--remplacèrent à la fois les +idées exactes et les tableaux de la réalité: ainsi, la chambre de madame +se transformait en un vaste étang, l'étang des Falettes; une barque se +balançait sur les eaux; M. de Montreu incarnait M. de Pontaillac, et +Blanche adorait l'incarnation nouvelle. Dans une lutte de la lumière et +des ténèbres, l'esprit établissait un contraste fâcheux entre les +gentilshommes, entre l'époux sévère, tel un geôlier, et l'amoureux +superbe, tel un prince charmant. Blanche exagérait la petite taille du +mari, son air efféminé, alors qu'Olivier conduisait son panier attelé de +deux landais; elle diminuait Olivier, lui enlevait de sa beauté, de sa +distinction pour en parer le grand Raymond qu'elle voyait courir à +cheval, tout resplendissant de casque et de cuirasse, en un flamboiement +d'astre. + +A son réveil, l'honnête femme chassa la mauvaise idée et elle fut prise +d'une terreur comme si vraiment elle avait été responsable des velléités +de luxure suggérées par l'âme du poison. + +Les jours suivants, elle se montra froide envers M. de Pontaillac, +affectant devant lui pour Olivier, une grande tendresse conjugale; mais, +certain soir, le capitaine dîna aux Tuilières avec l'abbé Boussarie, les +Gouilléras, et pendant que le mari de Mathilde, un bon et gros limousin +à la barbe rougeâtre, ennuyait l'invité de ses interrogations sur la +poudre sans fumée et la Triple Alliance, Blanche, en passant, frôla +Raymond, d'un frôlement voluptueux. + +M. de Pontaillac tressaillit d'allégresse; Mme de Montreu balbutia, +avant de se réfugier près de l'ange gardien, sa fille. + +Ces ardeurs inconscientes de la chaste épouse justifiaient l'un des plus +curieux phénomènes de l'intoxication morphinique et de ses résultats +absolument contraires pour les deux sexes. En effet, tandis que l'homme +subissait quelquefois un état de dépression de la vie génésique, le +système arrivait chez la femme à un haut degré de nymphomanie. La force +morale de Blanche, quoique très affaiblie par l'abus de la morphine, la +préservait encore de l'adultère, mais elle ne l'empêchait pas de se +livrer à des mouvements désordonnés et d'origine purement mécanique où +s'éteignait son regard lascif, où se calmait sa surexcitation excessive. + +Mme de Montreu gémissait de ce triste état; elle ne voulait plus de +rapports avec son mari; mais elle se révoltait contre les tendances +bestiales, et se sentait profondément malheureuse. + + * * * * * + +Une après-midi, le marquis Olivier, M. de La Croze et le curé Boussarie +faisaient une partie de billard, et en haut, dans sa chambre, la jeune +dame s'injectait une nouvelle solution,--un cadeau de Pontaillac. + +Le soleil de juin jetait sur la glèbe une poussière d'or et de feu. On +entendait le cri-cri des faux qu'on aiguise, le roulement des chariots, +les appels à la guillade et parfois le beuglement des bÅ“ufs. Un peuple +de travailleurs, hommes et femmes, coupait ou amoncelait des herbes, les +mâles noirâtres et velus, le torse maigre, des vieilles encore plus +noires; et çà et là , un râteau à la main, quelques jolies filles en jupe +sombre et chemisette claire, s'étiraient, avec des poses amoureuses, +sous l'incendie du ciel. + +Par un phénomène de double conscience et de double vue, la marquise +restait Mme de Montreu, et en elle vivait une autre femme dominant la +première et s'imaginant attendre Raymond, lui avoir donné rendez-vous +dans sa chambre même. Elle l'apercevait, là -bas, aux Ormes; il montait à +cheval; elle le suivait, sur la route poudreuse, le long des peupliers +d'Italie. Déjà , il s'arrêtait devant la grille du château. Il n'y avait +personne pour le recevoir, et la voyante distinguait nettement les +domestiques occupés à divers ouvrages: ceux-ci aidaient les faucheurs; +d'autres frottaient le parquet du grand salon; un des palefreniers +dormait en un coin de la grange; Catissou saignait des volailles. + +--Monsieur de Pontaillac entre dans le vestibule, et le voici dans la +salle à manger! rêvait tout haut la morphinomane... Il ne trouve pas ces +messieurs qui jouent au billard... Pourquoi Olivier et mon père ne +l'entendent-ils pas marcher?... Pourquoi ne l'appellent-ils pas?... Je +l'entends, moi!... Je le vois!... Raymond! O Raymond!... + +Cette fois, le jeune gentilhomme entrait réellement; il ouvrait la porte +du couloir; il gravissait l'escalier, et Blanche, éperdue, lui tendait +les bras. Il l'embrassa, plein d'amour, mais quand il la sentit +résister, lutter contre elle-même, contre l'autre femme, «l'étrangère», +il s'éloigna: + +--Madame, je vous aime, je vous adore! je vous désire de toute mon âme, +et pourtant je ne veux pas vous prendre comme cela!... Blanche, ô mon +adorée, je te veux libre, et tu ne l'es pas! + + * * * * * + +Huit jours plus tard, Mme de Montreu, en pleine conscience, en pleine +liberté, se livra à Raymond. + +Elle soupirait: + +--Tu ne m'as pas odieusement conquise, sous l'action de la morphine, et +je te remercie de m'avoir attendue, après m'avoir charmée. O mon amour, +aimons-nous! + + + + +VIII + + +Olivier de Montreu s'était départi de sa rigoureuse surveillance, et la +marquise en abusait, donnant à ses promenades journalières de +charitables prétextes: visites aux malheureux du voisinage, aux enfants +malades, aux accouchées. + +Blanche et Raymond se voyaient dans une cabane perdue en un taillis ou +bien dans un kiosque isolé que M. de La Croze fit meubler pour la saison +de la pêche. Ces deux endroits, si différents l'un de l'autre, +exaltaient leurs désirs: autant la cabane semblait rustique avec sa +litée de feuilles; autant le kiosque rappelait, par ses vastes causeuses +et ses moelleux divans, le luxe et le bon goût des châtelains. + +Les amants avaient toujours une pareille et séduisante maîtresse, la +Pravaz, mais ils s'injectaient le poison mondain, sans y ajouter +d'importance, comme si lui eût grillé un royal-havane, comme si elle se +fût poudrerizée ou embaumée d'une eau de toilette astringente. + +Elle le trouvait ravissant dans son complet bleu marin, sous un chapeau +de voyage; il la jugeait adorable en robe de toile écrue et souliers +jaunes, gantée de Suède et coiffée d'une paille éblouissante de fleurs +des champs. + +Ils étaient jeunes; ils étaient beaux; ils s'aimaient--et c'est tout +dire. + +Vers deux heures, Mme de Montreu descendit de sa chambre; Jeanne la +suivit: + +--Petite mère, emmène-moi. + +--Non, mignonne. + +--Je serai bien sage? + +--Écoute. Je vais visiter les pauvres de monsieur le curé, tu sais, +cette grande femme, La Gire et ce grand vieux, Le Guillout... Tu aurais +peur... Allons, laisse-moi! + +Mais, la petite s'accrochait aux jupes maternelles: + +--Ah! mémère, tu n'es plus si gentille qu'autrefois! + +--Je suis pressée. Va-t'en! + +Blanche hâtait le pas. Un cri de Jeanne la rappela soudain, et elle +entoura de ses bras la douce enfant qui venait de se heurter contre un +arbre du parc et versait des larmes, le visage tout ensanglanté. + +--O ma chérie! + +Infidèle maîtresse et sainte maman, Blanche oublia le rendez-vous. + +Une lettre de Raymond, apportée aux Tuilières par une servante des +Ormes, sollicita une réparation amoureuse, et le lendemain, les amants +se rencontrèrent dans la cabane. + +--Te voilà ! Te voilà enfin! s'écria l'officier, allumé d'un désir. + +--Mon ami, j'ai à vous parler de choses graves. + +Mais, il ne l'écoutait pas, et ses baisers ardents étouffaient la voix +de sa maîtresse. + +--Raymond... + +--Tes lèvres?... Je veux tes lèvres! + +--Je vous en supplie? + +--Je te veux toute... là , un baiser sur tes yeux, sur ta bouche, +toujours, toujours, toujours!... + +--Raymond... Raymond... Raymond... + +Après la bataille d'amour, Blanche s'en revint vite, coupant à travers +les prairies et les landes. Une angoisse l'agitait, la bouleversait, et +des métayers l'entendirent gémir: «Ma fille est morte!» + +Elle la savait guérie, et rien ne chassait l'idée de «l'autre», en cette +double personne. + +--Oui, oui, elle est morte! + +Sous le péristyle du château, Jeanne jouait à la balle, et il fallut une +vision nette et précise pour dissiper les chimères de l'esprit +incertain. + +--Ma Jeanne, ô mon trésor, je ne te quitterai plus! + +C'est en vain que Pontaillac attendit sa maîtresse dans le kiosque et +dans la cabane; en vain, il adressa des lettres, en vain, il rôda près +de la chapelle, jamais il n'eut l'orgueil de trembler au froufrou des +jupes légères et adorées. + +Il obtint une prolongation de congé; il lui restait deux semaines +d'espoir--de plaisir ou de douleur--et il accepta une dernière fois à +dîner au château. + +--Qu'êtes-vous devenue? demanda-t-il à Blanche. + +Elle leva les yeux, et dit: + +--Une honnête femme. + +La parole hautaine et glaciale indiquait une rupture définitive, et +Raymond partit pour Paris où la Stradowska le pleurait en la villa Saïd. + + * * * * * + +Toujours énervée par la morphine dont elle devait une abondante +provision à son ancien amant, Blanche de Montreu voulut retourner au +mari. Un scrupule l'arrêta. Il lui semblait misérable de se jeter entre +les bras d'Olivier, toute chaude encore de ses équipées galantes, et +elle jura de vivre quelques jours de repentir et de purification. A la +fin du mois, elle éprouva un étrange malaise, d'irrésistibles dégoûts et +d'irrésistibles envies; puis survinrent de matinales nausées. + +--Alors, Blanche, dit, un jour, Mathilde Gouilléras, je vais broder une +belle layette? + +--Tu crois?... Oh!... + +--Eh bien, où est le mal? Tu n'as qu'une petite, et j'ai trois bébés. + +--Tais-toi!... Tais-toi!... + +--Ce sera un garçon, marquise; je lis ça dans tes jolis yeux! + +Une horrible pensée traversa le cerveau de Blanche. Si elle était +enceinte, elle ne l'était que d'un mois, et depuis six semaines, le +marquis demeurait exclu du lit conjugal. L'Å“uvre appartenait donc à +Pontaillac! + +Brave devant le danger, Mme de Montreu affirma en riant:--Chère cousine, +tu t'amuses! Il n'y a pas d'héritier en perspective; j'en suis sûre; +j'en ai la preuve. Voyons, Mathilde, cesse tes plaisanteries un peu... +bourgeoises. + +Point de rosée sanglante et mensuelle! Et voici l'effroyable vérité! + +Enceinte, oui, Mme de Montreu était enceinte, et d'un autre homme que de +son mari! La patricienne, l'épouse vénérée d'un loyal gentilhomme, la +maman de Jeanne, portait dans ses entrailles le fruit de l'adultère, le +crime vivant de la trahison! Quelle tristesse! Quelle honte! + +Malgré l'intoxication progressive de la morphine, Blanche mesurait toute +l'étendue de son malheur. Comment se tirer de là ? Parbleu, il y avait un +moyen bien naturel: faire risette au mari, l'autoriser à entrer en +grâces et lui ouvrir les draps légitimes. Allons, Madame la marquise, un +peu de courage! + +--Mon exil est-il fini? demanda Olivier, en pénétrant, un soir, dans la +chambre nuptiale. + +--Oui, répondit tendrement Madame. + +Leurs lèvres s'unirent, et un rayon de lune qui traversait les vitres de +la fenêtre, les givra tous deux d'une éblouissante pâleur. + +O Blanche! O noble victime d'un poison délicieux! Encore quelques +minutes, quelques secondes, et bénie soit la nature, le sacrifice va +s'accomplir! Ton mari ignorera toujours l'adultère, et, femme, tu vivras +en paix, attendant l'heure de la délivrance! + +Et, brusquement, la marquise s'échappa des bras du gentilhomme. Révoltée +contre l'ignoble mensonge que sa faute lui imposait, elle cria, tout en +pleurs: + +--Jamais! non, jamais! + +--Tu me hais donc bien? gémit Olivier. Que t'ai-je fait? Pourquoi +m'accables-tu de tes dégoûts? + +Elle dit, à travers ses sanglots: + +--Vous êtes le meilleur des hommes! + +Il s'emporta: + +--Assez, madame! Je suis votre mari, et j'ai des droits! + +--Plus tard, Olivier... plus tard... Regardez... je n'ai plus de +force... Vous me tueriez! + + * * * * * + +Douze nuits de suite, la femme adultère opposa les mêmes résistances: +elle voulait, elle ne voulait pas, abîmée et vaincue dans le souvenir du +péché. + + + + +IX + + +Jamais femme ne fut plus malheureuse que Mme de Montreu, en présence du +terrible dilemme, car jamais plus noble femme ne comprit si clairement +la situation. + +Ou bien, elle devait encore berner l'époux, l'attirer, souffrir une vie +de mensonges, enfanter hypocritement l'Å“uvre frauduleuse, souiller la +maison d'honneur de l'être maudit de ses entrailles--ou bien, elle +devait se tuer. + +Des idées criminelles grondaient dans le cerveau, rayonnaient au souffle +exaspéré de la morphine qui décuple l'entendement, et l'empoisonnée du +corps et de l'esprit traversait des alternatives d'allégresse et de +désespoir. + +Blanche aurait voulu se confier à une amie, à une sÅ“ur; elle jugeait sa +cousine, Mme Gouilléras, trop bavarde et sa mère, Mme de La Croze, trop +pieuse. + +Et l'Å“uvre grandissait! Et le ventre allait bientôt s'épanouir, à la +gloire de la création! + +L'ex-maîtresse de Pontaillac avait beau cacher son linge intime à l'Å“il +des servantes, regimber devant la lessive générale; elle avait beau se +donner des allures légères, son secret l'endolorissait toute. Elle se +croyait devinée, et les regards du mari, toujours si doux, la +pénétraient, comme autant de glaives. + +Un matin, devant la glace de sa chambre, elle exhala un cri de terreur: + +--J'ai le masque! + +Vite, elle saisit un flacon de morphine, le porta à ses lèvres, +embrassant des yeux les choses familières et aimées, les portraits +d'Olivier et de Jeanne, les photographies des La Croze et de Mathilde. + +Puis, elle regarda, par la fenêtre ouverte, l'étang des Falettes, +illuminé de soleil et couvert de nénuphars. Elle hésitait entre le +poison et l'eau toute fleurie; mais là -bas, sur la route, elle vit +paraître le curé de Saint-Martin-l'Église. Il marchait, le tricorne sous +le bras, et la grande dame, éveillée aux croyances religieuses, +descendit et rencontra le vieil homme. + +--Votre humble serviteur, madame la marquise? fit l'abbé Boussarie, en +saluant. Allez-vous un peu mieux? + +Très pâle, très agitée, la jeune femme cherchait ses phrases et gardait +le silence. + +--Mais, continua le curé, je suis sur la route qui dépend du château, et +cela gêne peut-être que j'y lise mon bréviaire? + +--Non, monsieur le curé! Nous sommes heureux, toujours heureux de vous +voir... Écoutez-moi... Je désire vous parler... secrètement. + +Elle tremblait; il ne s'en aperçut pas, et demanda, plein de sa belle +naïveté de campagnard: + +--C'est une confession? + +--Oui, mon père. + +--Je puis vous entendre au château, si vous êtes trop souffrante pour +venir à l'église. + +--Je voudrais vous parler ici, mon père. + +--Bien... Bien... + +Vraiment, il ne l'encourageait pas avec sa grosse soutane, son énorme +visage, son gros nez de priseur, ses doigts velus, ses pauvres yeux +bordés de rouge et sa voix chevrotante. Était-il à la hauteur de la +mission qu'un aveu terrible allait lui imposer? N'invoquerait-il pas les +seules lois de Dieu et de l'Église? Aurait-il le sacerdoce flexible? Mme +de Montreu en doutait, effrayée à l'idée que tous les jours, elle +verrait le confesseur de son adultère. + +--Ma fille, dites votre acte de contrition. + +--Mais, monsieur le curé, il s'agit d'une aumône... + +--Ah!... + +--Veuillez m'accompagner au château, et je vous remettrai l'offrande +d'un vÅ“u... + +--A la sainte Vierge? + +--Non. A sainte Madeleine. + + * * * * * + +La dame résolut de tout dire à sa mère, et l'épouvante des afflictions +qu'elle causerait la paralysa. + +--Blanche, interrogeait Mme de La Croze, Blanche, tu as du chagrin? + +Elle hochait la tête, surprise de dérober encore le secret aux regards +maternels. Comment la mère ne voyait-elle pas le masque de la grossesse? +A la moindre allusion, Blanche se fût agenouillée, et Mme de La Croze +s'égarait en de douces et inutiles paroles. + +--Tu t'ennuies aux Tuilières? + +--Mais non! + +--Un désir de toilette qu'Olivier te marchande? + +--Pas du tout. Olivier est très généreux, tu le sais bien. + +--Il faut te distraire, ma fille. Si nous allions passer quelques jours +à Limoges? + +--Volontiers. + +Madame avait réfléchi que là -bas elle pourrait solliciter les conseils +d'un homme digne de l'entendre et peut-être assez humain pour la +protéger en son infortune: elle songeait à l'oncle de Raymond, à Sa +Grandeur Aymard de Pontaillac. + + * * * * * + +Deux jours plus tard, une voiture s'arrêta à la porte de l'évêché de +Limoges: Blanche descendit, laissant Mme de La Croze dans le coupé. + +--Ne t'inquiète pas, maman. Il s'agit d'une bonne Å“uvre, et la +discrétion est l'honneur des âmes charitables. + +Monseigneur Aymard de Pontaillac travaillait avec son grand vicaire, +lorsqu'on lui annonça la visite de Mme de Montreu. + +Elle n'était pas une inconnue au palais épiscopal, la jeune châtelaine +des Tuilières: lors de ses tournées évangéliques, le prélat avait +accepté des invitations de la famille de La Croze et reçu de belles +aumônes. Il n'hésita point à interrompre la dictée d'un mandement et à +congédier le subordonné. + +Blanche entra dans le cabinet de travail, moins en pénitente qu'en +mondaine, et au milieu du décor austère, devant le vieillard à la tête +grise, devant la soutane violette, elle se jeta à genoux: + +--Monseigneur... Monseigneur, ayez pitié de moi! Je viens m'accuser +d'une faute... d'un crime! + +Elle pleurait, le front entre ses mains et bégayait des prières. + +L'évêque dit: + +--Parlez, parlez sans crainte. La miséricorde de Dieu est infinie! + +--Monseigneur... mon père, j'ai péché... j'ai péché... + +Crevée de sanglots, haletante, elle invoquait la Vierge, les saints; +mais avec les encouragements du grand meneur d'âmes, elle parut +retrouver un peu d'espoir en Dieu: + +--Quand j'enfantais ma petite Jeanne, une allégresse emplissait mon +être, me faisant oublier toutes les douleurs; et aujourd'hui, l'Å“uvre +sacrilège est pour moi un sujet de malédictions. Si j'étais seule en +cause, j'attendrais, je me cacherais et m'en irais, aussitôt après la +délivrance, expier au fond d'un cloître les horribles amours. Mais, +Monseigneur, vous ne l'ignorez pas, j'ai un mari qui a droit à mon +respect!... Voyez, je suis lasse de mentir, lasse de sourire, lasse de +vivre!... J'ai cherché à ramener mon époux vers la chambre conjugale, +d'où je le tenais éloigné bien avant l'adultère, et, lui présent, mes +forces épuisées ont trahi mon courage... Le bâtard que je porte dans mes +flancs, je ne l'aimerai jamais, entendez-vous, Monseigneur, jamais! Il +me fait déjà souffrir plus que je n'ai souffert à la naissance de ma +Jeanne chérie! Il me brûle, il me déchire, il a en lui du venin!... Il +souillerait notre maison!... Qu'ordonnez-vous, mon père? Dois-je +emporter le secret dans le tombeau?... Ah! je suis prête à mourir, à +écraser la preuve vivante et déjà si douloureuse du forfait!... Quel que +soit le châtiment que vous m'infligiez, quelles que soient les ténèbres +où vous jetiez ma pauvre raison, j'obéirai!... Monseigneur, mon père, +m'est-il permis de détruire le germe de la honte? Puis-je provoquer un +accident, au péril de ma vie? Je vous le jure: sous le germe abhorré, +sous le fardeau du malheur, je succombe! + +Monseigneur s'enfonçait en de graves réflexions, et la conscience du +prêtre luttait contre les idées de l'homme. Cette loi nouvelle du +divorce, que réprouve l'Église, donnait une solution logique. Oui, mais +il y avait une autre enfant. Du reste, à quoi bon s'attarder? Les dogmes +ne se discutent pas! Et, d'un autre côté, inviter l'épouse au +rapprochement sexuel avec le mari, n'était-ce pas endeuillir d'un +mensonge nouveau la trahison commise? + +--Relevez-vous, madame. Il faut implorer la miséricorde divine, user de +ménagements, et, peu à peu, dire toute la vérité à votre mari. + +Debout, effrayée, elle demanda: + +--Tout dire? + +--Oui. + +--Même le nom de mon amant? + +--Ce nom est inutile. L'aveu du crime suffit. + +--J'aime mieux cela, et je pardonne au coupable, à l'un des vôtres, à +monsieur de Pontaillac. + +--Mon neveu... Raymond... + +--Oui, mon père. + +Une vive agitation s'empara de l'évêque, et Monseigneur se mit à +marcher, très ennuyé, très irrité, très humilié. + +--Madame, conclut-il, les amitiés s'effacent devant le devoir. Je le +répète: Il faut déclarer l'adultère à votre mari, et si les soupçons de +celui que vous avez outragé, se portent sur un autre, vous nommerez mon +neveu lui-même. + +--Ce serait une lâcheté, monseigneur! + +--Non, madame. Vous n'avez pas le droit de laisser punir ou se battre un +innocent! + +--Mais je ferai en sorte d'être seule châtiée. + +--Ne l'oubliez pas: vos angoisses sont les miennes, et si Dieu nous juge +indignes de sa clémence, il me frappera non seulement dans l'amitié de +mon neveu, de mon unique parent, mais encore dans ma personne, car +j'abandonnerai, s'il le faut, une charge sacrée. + +--Monseigneur... + +--Adressez-vous à Dieu, madame. + +Les yeux mouillés de grosses larmes, il fit un signe de croix, et, +imposant ses vieilles mains tremblantes sur la femme inclinée: + +--Que la paix soit avec vous! + + + + +X + + +De retour en son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, Raymond de Pontaillac +passa ses derniers jours de congé dans l'isolement et la souffrance; +puis il revit Christine, et la maîtresse dévouée se contenta de +murmurer, en lui ouvrant ses bras: «Je t'attendais...» + +Cette exquise créature ne cherchait point à pénétrer les secrets +amoureux; elle n'interrogeait pas le voyageur sur les mystères du +château des Ormes et du manoir de Montreu: l'absent revenait, froid, +brisé, lugubre, et la diva l'entourait de soins, mettant autour de lui +un peu de sa jeunesse, de sa chaleur et de sa lumière. + +Mais que peuvent faire les sourires et les joies d'une amie contre les +désordres de la passion? + +Le jeune officier tolérait Christine et il aimait Blanche; il l'aimait +de toute une fureur de malade. + +D'abord, il voila d'un crêpe le portrait de la marquise; il fit +disparaître de la chambre d'amour les reliques de l'adorée, et bientôt, +il s'agenouilla devant ces mêmes objets d'une idole lointaine et +toujours présente. Au sortir des évocations passionnelles, entre les +labeurs militaires et malgré ces labeurs, Raymond doublait, triplait, +quadruplait la dose de morphine: il avait commencé avec la moyenne de +vingt-cinq, trente, quarante, soixante centigrammes, et déjà il +s'injectait un gramme et demi, et quelquefois deux grammes par jour. + +Un matin d'août, Pontaillac recevait à déjeuner chez la Stradowska ses +amis Jean de Fayolle, Edgard Lapouge, Léon Darcy et Arnould-Castellier. + +On était au dessert. Le domestique s'approcha de Raymond, l'informant +que son ordonnance le demandait à l'antichambre. + +--Qu'y a-t-il, Clément? interrogea l'officier, de mauvaise humeur. Je +t'ai défendu de me relancer ici. + +--Mon capitaine, c'est une dame... Elle paraissait très émue; elle m'a +commandé de vous prévenir, en ajoutant que vous vous fâcheriez si je +n'obéissais pas. + +--A-t-elle donné son nom, laissé une carte? + +--Non, mon capitaine; mais c'est une dame du grand monde; ça se voit +tout de suite. + +Bien qu'il eût entendu dire aux Tuilières que le retour des châtelains +aurait lieu seulement en novembre, Raymond frissonnait à l'idée de +Blanche, et il vint prendre congé de sa maîtresse et des invités. + +--Tu ne m'embrasses pas? implora Christine. + +Et, tremblante, sous le baiser: + +--Un duel, peut-être? + +--Mais non! + +--Si c'est un duel, nous sommes là ! grondèrent les camarades. + +--Il ne s'agit pas de duel, messieurs... ou du moins... pas encore. + +--Ah! ah! cria Darcy... Et quel est le citoyen? + +--Guillaume II, ou Bismarck, ou Crispi, mon cher! + +--J'en serai? + +--Nous verrons. + +Il éclata de rire et disparut. + +Mme de Montreu attendait dans un salon de l'hôtel, et comme Pontaillac +soupirait amoureusement: «Quel orgueil! quel bonheur!» elle recula d'un +pas. + +--Monsieur, vous vous méprenez sur le but de ma visite. Ce n'est plus +une maîtresse affolée, c'est une épouse indigne, une mère pleine de +honte et de remords, qui est devant vous; c'est la plus malheureuse des +femmes! + +Elle défaillait; il la soutint. + +--Madame, je devine la cause de votre désespoir. On vous prive de notre +liqueur; on vous laisse mourir; mais encore une fois je vous sauverai! + +--Monsieur... + +--O Blanche, puisque la privation dont tu es obsédée t'a inspiré le +courage de venir à moi, sois bénie! Pour toi, pour tes yeux, pour tes +lèvres, je marche à tous les sacrifices, à toutes les vaillances... à +toutes les forfaitures!... Pour toi, je volerais; pour toi, je +tuerais!... Fais de moi ce que tu voudras? + +Ils s'assirent, et Mme de Montreu déclara en un gémissement d'opprobre +et de terreur: + +--Raymond, je suis enceinte! + +L'officier ne vit pas d'abord la portée de cette révélation, mais dès +que Blanche lui eut affirmé qu'il était le père de l'enfant et qu'aucun +doute ne pouvait subsister sur l'origine de l'être en germe, il donna +libre cours à ses rêves, à sa joie délirante: + +--Nous l'aimerons, nous l'adorerons notre cher bébé! + +--Taisez-vous, monsieur; vos paroles me font du mal... + +Alors, elle dit son existence horrible, depuis le jour où elle s'aperçut +de sa grossesse; elle dit la visite à l'évêque de Limoges, et le +conseil--l'ordre religieux--de tout avouer au mari, même s'il le fallait +le nom de l'amant. + +--Eh bien, soit! répondit hautement Pontaillac, nommez-moi, mais à la +condition que vous serez ma femme, si je tue Olivier. + +--Je n'aurai pas tant de lâcheté, monsieur, et seule, j'affronterai la +colère de mon mari. + +--Je ne veux pas! Je vous le défends! + +Il s'emportait, menaçait de veiller lui-même au salut de sa chère +maîtresse, et Blanche pleurait, inquiète de la bravoure du gentilhomme. + +Plus calme, Raymond exhorta Mme de Montreu à partir avec lui; il allait +envoyer sa démission d'officier... On s'adorerait en quelque thébaïde +lointaine, dans l'espérance du fruit des amours. + +--Et Jeanne, et ma petite Jeanne, y songez-vous? + +--Je l'aimerai aussi! + +--Mais lui... Olivier... + +--Eh! que nous importe! S'il te fait peur, je l'insulte... Il y a un +duel à mort et, si les armes me sont favorables, ô ma chérie! Nous nous +marions en Autriche, en Égypte, en Italie, devant le Pape, où tu +voudras... Je suis assez riche pour que ma femme n'aie rien à envier à +une reine. + +--Croyez-vous donc que j'épouserais jamais le meurtrier du père de +Jeanne? + +Sur ces mots, la marquise se dirigea vers la porte. + +Il courut à elle. + +--Blanche? + +--Adieu! + +Un fiacre mena la pauvre grande dame chez Mlle Geneviève de Saint-Phar, +place de la Madeleine. + +C'était l'heure de la consultation, et Geneviève recevait son habituelle +clientèle de femmes en un cabinet artistique et sévère. + +Allures de bourgeoise. Pas de col masculin, pas de monocle, rien +d'audacieusement viril. De la robe noire montante émergeait la tête +brune et distinguée avec son front pâle et ses grands yeux brillants +d'intelligence. + +Parvenue à la fortune et à la célébrité, Mlle Saint-Phar demeurait douce +et simple, et ses anciens maîtres, les professeurs Aubertot et Pascal, +s'enorgueillissaient de leur élève. Mais que de courage! que de travail, +avant d'obtenir le diplôme! Que d'efforts pour vaincre les préjugés! + +Orpheline à huit ans, elle avait été élevée au Sacré-CÅ“ur de Limoges, où +sa tante, une des religieuses, la destinait à prendre le voile et à la +seconder dans l'enseignement: Geneviève grandissait pour d'autres +ambitions. + +Jeune fille, elle devint, pendant les vacances, le professeur de ses +camarades riches; elle commença à étudier la médecine à l'École de la +ville, et après deux ans, se fit inscrire à la Faculté de Paris. Lors +d'un concours de l'internat, il y eut des discussions entre les +professeurs et des articles de journaux pour savoir si l'on admettrait +une jeune femme à concourir, au même titre que les jeunes hommes. Un +vacarme d'ironie se déchaîna contre l'étudiante. «Raccommodez les bas! +Faites le pot-au-feu!» vociféraient quelques journalistes; d'autres +soutenaient Geneviève, et malgré l'appui de MM. Pascal et Aubertot, Mlle +Saint-Phar se trouva écartée de la bataille. + +Dès l'année suivante, les mêmes polémiques fulminèrent. «Comment, +disait-on, à la Faculté, ne voyez-vous pas la contradiction de vos +actes? Vous autorisez les femmes à s'inscrire, à suivre les cours, à +passer des examens, et vous leur barrez les portes du triomphe!» A quoi, +les professeurs répondaient: «Nous craignons des promiscuités fâcheuses +dans les hôpitaux, entre étudiants et étudiantes.»--«Allons donc! +tonnaient les avocats de la dame, celles qui travaillent savent se faire +respecter!» + +La Faculté admit Mlle Saint-Phar, et lauréat du concours, elle obtint +rapidement le grade de docteur. + +Elle s'installa rue de Miromesnil. Autrefois comme aujourd'hui, elle ne +soignait que les dames, mais l'envie la guettait, et un jour, sur les +boulevards, des camelots distribuèrent de petits papiers: «MADEMOISELLE +SAINT-PHAR: MALADIES SECRÈTES DES DEUX SEXES.» + +On l'outrageait, on la salissait; elle demeura hautaine, courageuse, et +devant la renommée grandissante, les aboyeurs se turent, et une riche +clientèle célébra la doctoresse. + +L'amant? Y avait-il un amant? Peut-être. Geneviève était jeune; elle +était femme; mais, si elle brûlait du désir de toutes les jeunes +personnes, elle évitait le scandale, et en France, le péché non +scandaleux n'est plus un péché. + +Mlle Saint-Phar reçut cordialement Mme de Montreu. + +--Bonjour, ma belle marquise. C'est une halte agréable dans ma +consultation, n'est-ce pas? Tu viens voir l'amie et non la doctoresse? + +--Les deux, ma bonne Geneviève. + +--Tant pis! + +Et indiquant un fauteuil à sa visiteuse, la doctoresse affirma: + +--La coupable, c'est la morphine! + +--Non... + +--Si. + +--Eh bien! oui, énervée par la liqueur, j'ai perdu le sens moral... +j'ai... et je suis enceinte, et... + +--Mes compliments! interrompit Geneviève. Monsieur de Montreu doit être +enchanté. + +--Il l'ignore. + +--Tu vas t'empresser de lui dire l'heureuse nouvelle? + +--Geneviève tu ne m'écoutes pas... Je suis enceinte d'un autre homme que +de mon mari! + +--Aïe!... Toi? + +--Moi. Je viens réclamer de ton amitié un grand service... Il faut que +tu me sauves! Il faut que tu me délivres! + +--Je t'assisterai volontiers le jour de tes couches; mais nous avons le +temps d'y penser. + +--Je veux... tout de suite! + +--Es-tu folle? A combien de semaines remonte ta grossesse? + +--A deux mois. + +--Et tu veux? + +--Et je te supplie de m'aider à anéantir la preuve de mon adultère? + +--Sais-tu, Blanche, quel crime tu me proposes là ? + +--Crime ou non, j'exige la délivrance. + +Mlle Saint-Phar déclara d'une voix indignée: + +--Je refuse. + +--Même... pour vingt mille francs? + +--Vous m'insultez chez moi, madame! + +Mais, la voyant si pâle et si accablée, Geneviève la baisa au front, et +Blanche reprit: + +--L'être qui déshonore mon corps serait une source d'angoisses, et je ne +lui donnerai pas le jour. Si, de par les lois, c'est un crime de le +détruire, c'est, de par ma conscience, une haute justice. + +--Tu as perdu la tête! + +--Geneviève, au nom de notre amitié? + +--Non! non! + +--Geneviève? + +--Non! + +--Vous voulez donc que je meure + +--Madame, vous vivrez... Blanche, tu vivras, et tu aimeras ton enfant! + +Toutes les prières, toutes les menaces de la marquise furent +impuissantes à déterminer Geneviève aux manÅ“uvres abortives, et Mme de +Montreu descendit. + +--Où allons-nous, madame? interrogea le cocher, très surpris de voir que +sa cliente oubliait le renseignement d'usage. + +Elle balbutia une adresse quelconque. + +--C'est à Montmartre? + +--C'est à Montmartre. + +Place d'Anvers, la marquise abandonna sa voiture, et marchant au hasard, +elle arriva rue des Trois-Frères où elle aperçut une plaque de tôle +peinturlurée, avec ces mots: «_Madame Xavier, sage-femme_»--et +au-dessous le gros chou traditionnel, fleuri d'un nouveau-né. + +Elle allait entrer; elle hésita et se perdit dans les ombres du soir qui +commençait. + +Des idées de mort l'envahirent. Elle courait, s'arrêtait brusquement, +et, rue de Maubeuge, des gens lui crièrent: «Attention! Vous êtes donc +aveugle ou imbécile! Voici trois ou quatre voitures qui vous frôlent au +passage!» Elle remerciait d'un triste sourire et continuait sa +promenade, en étouffant des plaintes. + +Le lendemain matin, une jeune servante en tarlatane à carreaux noirs et +violets, tablier blanc et bonnet de linge, gravit l'escalier de la +sage-femme. + +A l'entresol, elle demanda humblement: + +--Madame Xavier, s'il vous plaît? + +--C'est moi, mademoiselle, répondit une grosse gaillarde à l'Å“il +rigolard et à la lèvre supérieure un peu moustachue. Qu'y a-t-il pour +votre service? + +--Je désirerais... vous parler. + +--Très bien, ma fille, très bien!... Donnez-vous donc la peine... + +Toutes deux se dirigèrent vers un petit salon tapissé d'andrinople et +meublé d'acajou, et un sourire de la matrone vint engager la jeune +personne aux confidences. + +--Enceinte de deux mois! Fichtre, vous vous y prenez de bonne heure!... +Vous avez raison, et si toutes les autres vous imitaient, on aurait à +déplorer beaucoup moins d'accidents! + +La visiteuse exposa les motifs de sa précipitation. Elle servait comme +femme de chambre dans une honnête famille bourgeoise, et tout le monde +ignorait son état intéressant, tout le monde, excepté le maître. + +--Alors, c'est le bourgeois qui vous a fait ce petit cadeau? + +--Oui, madame. + +--Le cochon!... Et il vous lâche? + +--Non, madame... Il me donne de l'argent. + +--Très bien! très bien! Je vous recevrai ici, et puisque vous avez de la +galette, nous trouverons une bonne nourrice pour le gosse. + +--C'est que, madame... + +--Quoi? + +--Si ma maîtresse, la femme de monsieur, venait à s'apercevoir... + +--Très bien! très bien! Je vais vous louer une chambre: nous vivrons +ensemble; nous irons au théâtre; je vous ferai les cartes... Voulez-vous +la chambre bleue... trois cents francs par mois? + +--Madame... je... je... désire... cacher ma faute. + +--Parfaitement. Dans quelques mois, vous vous bouclerez ici... + +--J'avais pensé... J'espérais... + +--Accouche donc, mâtine! + +Et la devinant presque toute, Mme Xavier lui glissa à l'oreille: + +--Très bien! très bien!... Ayez pas peur... mais, faut casquer ferme! + +De ses doigts elle menait un jeu bizarre, comme si elle eût pénétré le +ventre de la malheureuse, pour anéantir l'Å“uvre de la nature. + +--Avec le pouce et l'index... Pfff... ut!... Passez muscade! Ni vu, ni +touché, je t'embrouille!... Pffffff...ut! + +--Qu'exigez-vous, madame? + +--Votre patron est riche? + +--Oui. + +--Trois mille francs? + +--Je vous en donnerai cinq, dix, mais..., le secret, n'est-ce pas? + +--Vous parlez rudement bien pour une femme de chambre? + +--J'ai été en pension. + +--Chez les sÅ“urs? + +--Oui... chez les sÅ“urs. + +--Votre nom, mademoiselle? + +--Antoinette Mathieu. + +--Ta! ta! ta! N'empêche que vous avez aux oreilles des dormeuses de +vingt mille francs. + +--Oh! non! c'est du strass. + +Mme Xavier toucha l'épaule de son interlocutrice. + +--Petite masque, on ne me le met pas, à moi! Si je vous délivre avant +terme, je risque la cour d'assises, et je veux savoir avec qui +j'opère... Faites-vous connaître--ou bien, fichez-moi la paix! + +--Je suis la marquise de Montreu. + +Obséquieusement, la matrone suivit jusqu'à la porte sa noble visiteuse: + +--Vingt mille francs? + +--Oui, madame, vingt mille... Demain? + +--Demain... votre servante, madame la marquise. + +--Chut!... + + + + +XI + + +--Mettez-vous là , madame la marquise; étendez-vous sur ce divan, et ne +bougez pas. + +--Tuez-moi, si vous voulez! + +Pâle comme une morte, Blanche abandonna son être aux doigts profanateurs +de la Xavier; mais elle fut prise d'un dégoût, et se leva: + +--Gardez l'argent! + +--Vous avez peur! Vous manquez d'estomac! dit la sage-femme qui venait +de toucher cinq billets de mille et devait en recevoir quinze, l'Å“uvre +accomplie. + +--Non... Non... je n'ai pas peur! + +--Soyez calme, alors. + +--Oui... oui, madame. + +--Ça me connaît, madame la marquise... J'ai débarrassé plus de deux +cents femmes, et je n'ai assassiné personne... que les marmots. + +--Vous êtes un monstre! + +--Merci. + +--Ah! ne me regardez pas!... Ne me parlez pas!... Vous me faites +horreur! + +Et, livrée sans défense au terrible examen, la marquise de Montreu +gémissait toujours: «Tuez-moi! Mais tuez-moi donc!» Et ses pauvres yeux +papillonnaient, s'égaraient, allant des manches retroussées de la +bouchère humaine à la fenêtre close, et des rideaux jaunâtres à la table +du sacrifice où l'on voyait de longues aiguilles étincelantes, des +charpies et des éponges, des flacons de phénol et de chloroforme, tout +l'appareil moderne et barbare d'une criminelle obstétrique. + +--Ne bougez plus! + + * * * * * + +Mme de Montreu descendit de voiture dans la cour de son hôtel, et toute +livide, elle dut s'appuyer au bras d'une femme de chambre pour se rendre +à ses appartements. + +--Vous informerez monsieur que je ne dînerai pas. + +--Bien, madame. + +Le marquis trouva sa femme en prières. + +--Vous êtes souffrante, Blanche? + +--Non, mon ami. + +--Pourquoi refusez-vous de paraître au dîner? + +--Je jeûne. + +--Les médecins vous interdisent ces mortifications dangereuses. + +--Les médecins ne sont pas les directeurs de mon âme. + +--Vous m'inquiétez, Blanche? + +--Olivier, je désire être seule. + +Avec les doses de morphine qu'elle tenait de Raymond et qu'elle cachait +en des boîtes à poudre, en des épingles creuses et en des bobines de +soie, Blanche put narguer toutes les crises de son être déchiré. Ses +journées, elle les passait sur une chaise-longue, au milieu des fleurs; +elle lisait des romans, jouait de l'éventail, mais l'éventail et le +livre tombaient des mains inertes, et le sommeil épandait les voiles de +la béatitude; ses nuits, elle les vivait toujours seule, heureuse que +l'isolement empêchât le mari de trahir le mystère des manÅ“uvres. + +Dès qu'elle eut retrouvé un peu de sang et d'énergie, elle exhorta +Olivier à un grand voyage. Elle voulait fuir Pontaillac, le père du +mort; elle voulait fuir Mme Xavier, la tueuse; elle voulait fuir Mlle +Saint-Phar, sa confidente; elle voulait fuir les visages amis ou +ennemis, le témoin et les devinateurs possibles de son crime. + +--Où irons-nous, Blanche? + +--Loin... bien loin! + +Catissou, la vieille servante, accompagna la petite Jeanne au château +des Tuilières, et les Montreu se mirent en route pour la Suède et la +Norvège. + +A Stockholm, à Christiania, à Drontheim, le long des glaciers et des +fjords, le marquis se réjouissait des belles couleurs de sa dame; mais +Blanche gardait une forte provision de morphine, et elle se piqua +hypocritement, sous le soleil de Minuit, comme Raymond se piquait, en +toute liberté, sous le soleil parisien. + +Éloignés l'un de l'autre, les deux morphinomanes marchèrent vers la +ruine cérébrale et physique, avec les différences de sexe et de vigueur, +dans l'action parallèle de leur anéantissement. + +Le capitaine, dont le corps était plein d'abcès très douloureux, avait +des défaillances de mémoire. Un nuage lui enveloppait le cerveau, et +quelquefois il voyait des ronds et des triangles lumineux et flambants à +la place des êtres et des choses. Il lui arriva d'ignorer le nom de son +cercle, de sa rue, de ses amis, de ses domestiques et d'appeler sa +maîtresse: «Louise, Thérèse ou Andrée», et non plus «Christine». Au +quartier, il donnait des ordres étranges, punissait durement les hommes, +ou les complimentait sans raison. + +Soldat, artiste, lettré, il s'intéressait aux découvertes de la science +militaire et aux manifestations de la littérature et des arts; mais un +paysage lui révélait une bataille, les stratégies prenaient à ses yeux +les formes de tableaux, et la carte d'état-major s'idéalisait en des +poses de dames voluptueuses. Il admirait l'école des symbolistes, la +musique et la couleur des mots traduisant l'_a_ en noir, l'_e_ en blanc, +l'_i_ en bleu, l'_o_ en rouge et l'_u_ en jaune; il savait que le noir, +c'est l'orgue; le blanc, la harpe; le bleu, le violon; le rouge, la +trompette; le jaune, la flûte;--et loin de se contenter du langage +établi, il cherchait une orchestration générale de la harpe qui est la +sérénité, de l'orgue qui est le doute, du violon qui est la prière, de +la flûte qui est le sourire, de la trompette--l'instrument divin--qui +est la gloire. + +Et toutes ces musiques l'emplissaient d'une harmonie bizarre et funeste. +Il chantait un article de journal, habillant les consonnes de couleurs +nouvelles et leur imposant des tons pleins ou moyens. Il créait ça, et +il en était ravi: «la lettre _H_ est violette; c'est un dièze; le _M_ +est gris; c'est un bémol.» Ainsi, pour les mouvements: la tête en +arrière incarnait un _O_; le bras droit plié un _K_, et suivaient des +calculs, des chiffres: le _W_ un _8"_; le _L_, un _3'_, etc. + +Mais bientôt il dédaignait ces exercices dignes d'un pensionnaire de +Bicêtre. Afin d'oublier Mme de Montreu et la confidence de +maternité--pour lui si incertaine--il voltigea de Christine à d'autres +étoiles, eut une récolte de dames variées, et l'affaiblissement de son +état sexuel le désespéra jusqu'à l'heure où de nouveaux horizons le +grisèrent. + +Pontaillac cherchait «l'euphorie» du début: il augmentait les doses de +liqueur--et par la ligature des membres--par le massage--par l'injection +pratiquée dans la veine médiane, il se refit une virginité morphinique. + +--Ma bonne amie, disait-il à sa maîtresse... Je vois tout en _rose_! Je +vois des merveilles! + +Fixant une fleur placée sur la cheminée, il voyait cette fleur se +changer en un petit bouquet; ce bouquet se développait, atteignait des +proportions colossales; ensuite, apparaissaient des jardins immenses. Et +la sensation ne se bornait pas à un seul objet, et, en d'autres points, +le même phénomène se présentait avec les mêmes caractères. Un papillon +artificiel piqué en haut d'une glace, lui parut animé de mouvements +réels; ce papillon non seulement passait par des couleurs diverses, mais +tournoyait sans cesse d'un meuble à l'autre, avant de regagner son point +de départ où l'homme désabusé le considérait enfin tel qu'il était en +réalité, c'est-à -dire fait de papier et d'une armature de fer. + +Aux illusions vinrent se joindre de véritables hallucinations de la vue: +des personnages imaginaires entouraient le lit de Pontaillac, et l'un +d'eux, qu'il reconnaissait, s'approcha de lui à plusieurs reprises. Il +s'avança vers Raymond lentement, lui prit les mains et s'éloigna, dans +une onde lumineuse. Pour obtenir les mêmes apparitions, les mêmes +attitudes, il suffisait au morphinomane de _désirer fortement_ et, en +terme de science occulte, d'_évoquer_. + +Raymond était violent, jaloux; il devint apathique. Une torpeur +invincible le terrassait, dès qu'il n'était plus sous le charme immédiat +de la Pravaz;--et, à son lever, il bégayait: «J'ai la tête en plomb et +les bras en caoutchouc.» + +Volontairement consigné dans son hôtel et ne s'échappant que pour se +rendre au quartier de l'École-Militaire, il fermait sa porte à tout le +monde. Quand par hasard ou plutôt par surprise, Jean de Fayolle, Léon +Darcy et Arnould-Castellier franchissaient le seuil de l'appartement, +ils restaient ébahis de la quantité de flacons disposés autour d'une +balance: le capitaine aimait peser sa morphine, et faire lui-même ses +solutions. + +Désireux de guérir ou peut-être d'éprouver de nouvelles ivresses, il +compliqua le morphinisme du cocaïnisme; mais il abusait toujours et +surtout de la morphine, et l'affection hybride ouvrit un champ illimité +aux troubles psycho-sensoriels et aux hallucinations terrifiantes. + +Certain soir, le major Lapouge et les autres amis emmenèrent dîner le +malade au Cercle militaire. + +Sur la demande de l'invité, et malgré la grimace de M. +Arnould-Castellier qui aimait les petits coins, on s'assit à une des +grandes tables. Raymond se trouva placé entre Jean de Fayolle et le +major: en face d'eux, Léon Darcy et le directeur de la _Revue militaire_ +occupaient la droite et la gauche d'un capitaine d'infanterie de marine +en tenue et portant la croix de la Légion d'honneur. Les douze convives +avaient des habits bourgeois, à l'exception du capitaine décoré et d'un +jeune lieutenant de spahis. + +--Regarde, dit Pontaillac à l'oreille de Fayolle, en désignant un jeune +homme aux moustaches blondes, regarde: ce malheureux n'a qu'un bras. + +--C'est un sous-lieutenant du IIIe qui a été abîmé au Tonkin. + +--Le pauvre bougre! + +Et Raymond fit un salut doux et triste au blessé. + +Par les portes grandes ouvertes sur le salon central, on distinguait +dans les autres pièces deux ou trois cents dîneurs installés à de +petites tables. + +Des soldats en habit noir et cravate blanche menaient le service; un +monsieur à barbe grise, le gérant, les commandait, et sous l'incendie +bleuâtre des lumières électriques, Pontaillac admirait, vantait toutes +choses: + +--Voilà un séjour d'honneur! On ne joue pas, on ne vole pas: cela repose +des tripots! + +Lui, officier millionnaire, il ne fréquentait jamais le cercle; il ne +dînait jamais à trois francs, et il était seulement apparu dans les +vastes salons, une nuit de gala. Mais, loin de blâmer, comme +quelques-uns de ses collègues, la réunion des officiers de réserve et de +la territoriale aux gradés de l'armée active, il la jugeait excellente +et toute fraternelle, avec l'idée de venir s'y retremper. + +Le capitaine d'infanterie de marine se leva de table et aida un autre +jeune homme à se mettre sur ses béquilles; Raymond tressaillit. Encore +un blessé, encore un mutilé: l'autre avait un bras amputé, et celui-ci +une jambe de bois! + +--La guerre est infâme! déclara-t-il tout haut. + +On le regarda; il continuait: + +--Oui, la guerre est infâme; et pourtant, je me ferais volontiers casser +la gueule! + +Il s'emballait contre l'Allemagne et les malheurs de l'Alsace-Lorraine. +Jean de Fayolle l'accompagna à la bibliothèque; puis ils visitèrent les +chambres du cercle, et Pontaillac, émerveillé, dit à la dame chargée de +la location: + +--Je descendrai ici un jour. + +Raymond s'arrêta et se fit une piqûre. + +Ensuite, les officiers ayant exploré la magnifique salle d'armes, +rejoignirent leurs amis au café du premier étage. + +Pontaillac parlait, riait, faisait des mots. + +Les uns et les autres s'égayèrent de voir le malade en si belle humeur, +mais le comte demanda du champagne. + +--Non... pas ce soir? intervint doucement le major Lapouge. + +--J'ai soif!... Nous allons sabler quelques bouteilles! + +Il but effroyablement, obligea Darcy, Castellier et Fayolle à lui tenir +tête, et comme Lapouge l'exhortait à la sobriété, il lui répondit: + +--J'ai vu à Cologne et à Berlin les officiers allemands siffler notre +champagne, et je voudrais qu'il n'en restât plus une goutte!... + +Debout, il cria: «Du champagne! du champagne!»--et il invita à boire +tous ses collègues de l'active et un groupe d'officiers du 129e régiment +territorial d'infanterie. + +Sous les fumées du vin, et dans l'ivresse du poison, le +morphino-cocaïnomane examinait des armes pendues aux murailles et +surtout une gigantesque panoplie faite de sabres et de divisions de +fusils. Ce rond de métal l'intéressa, en lui rappelant certaines +théories; mais déjà le cerveau de l'homme s'endeuillait de brouillards, +et l'intelligence n'était plus que la caricature d'elle-même. + +A ses phrases incohérentes, à ses gestes bizarres, personne ne riait. Il +se laissa conduire en un petit salon désert, attenant à la grande salle, +et s'effondra sur un canapé. + +--Tâchez de dormir, mon ami, lui dit Lapouge. Nous reviendrons vous +prendre. + +Et le major sortit, après avoir tourné la clef des globes électriques. + +Pontaillac ne dormait pas, et tout d'un coup, au milieu du silence et de +l'obscurité, il eut une horrible vision. + +--Où suis-je?... J'entends les clairons de la défaite!... Mon cheval, +mon sabre!... Ah! nom de Dieu! me voilà prisonnier!... + +Toutes ses paroles se voilaient, affaiblies; il croyait hurler; il +balbutiait moins fort qu'un enfant prêt à s'éteindre. Machinalement, il +trouva et remonta le système de la lumière, et sous la nappe +éblouissante, il vit son ombre qui, projetée en pleine muraille, se +tenait immobile et noire. + +Le revolver au poing, il marcha vers elle, et l'ombre grandit +démesurément, au fur et à mesure qu'il avançait. Étrange délire! Il +jugeait normale la reproduction de son image, mais il estimait +surnaturel et dangereux que la silhouette changeât de forme et répétât +ses gestes. Et puisque--à l'encontre de l'homme de GÅ“the--il n'avait pas +vendu son ombre au diable, il voulait châtier l'invisible amuseur. Il +menaçait--l'ombre menaça; il ajustait--l'ombre ajusta, et le pauvre +capitaine se mit à crier: «Tiens, misérable!» en déchargeant trois fois +son revolver. + +Mais avant que les amis et les officiers du 129e territorial eussent le +temps d'accourir, il se suggestionnait une véritable idée de fou: + +--L'ombre, c'est moi-même, et pour la voir disparaître, c'est sur moi +qu'il faut tirer! + +Dix bras le saisirent au moment où il portait l'arme contre sa poitrine; +et quelques minutes plus tard Lapouge, Darcy, Fayolle et +Arnould-Castellier le ramenèrent en voiture rue Boissy-d'Anglas. + +On prévint Christine, qui, toute éplorée, trouva le docteur Aubertot et +le major au chevet de Raymond. + +Il avait la face vultueuse, des vertiges, de l'hébétude, les pupilles +excessivement rétrécies et de fortes pulsations dans les carotides, un +pouls à 92, une respiration à 24. Aubertot lui fit une injection de un +milligramme et demi d'atropine et renouvela cette dose deux fois à de +courts intervalles. Les pupilles commençaient à se dilater, mais il y +eut une augmentation d'hébétude et de somnolence; la parole était lente, +difficile, hésitante, le visage excessivement rouge, et les yeux +brillaient d'un vif éclat. + +Les docteurs placèrent sur la tête du malade une vessie remplie de +glace, une sangsue à l'apophyse mastoïde et une sur la muqueuse nasale, +mais sans résultat notable. Il fallait à tout prix rompre la somnolence. +On plongea Raymond dans un bain avec des affusions froides, et on lui +imposa de se promener, en le faisant soutenir par ses amis Darcy et +Fayolle. + +Alors, les respirations étant tombées à 4 par minute, Aubertot pratiqua, +suivant la méthode de Levinstein, la faradisation du phrénique. Le +malade ne semblait percevoir ni les appels, ni les excitations, et ses +camarades le remirent dans son lit, où il demeura en un profond sommeil. +Au bout d'une demi-heure, la respiration descendit à 3 par minute, et +Aubertot pratiqua de nouveau la faradisation. Sous l'effet de +l'électricité, Raymond s'éveilla en souriant, avec un visage plus pâle, +des pupilles plus dilatées, et il se rendormit aussitôt. Des +vomissements arrivèrent, dès le second et rapide éveil, et après un +délire gai, l'homme reprit son entière connaissance. + +Pendant quinze jours, le capitaine conserva de la faiblesse, des +vertiges, de la paresse intellectuelle et de la difficulté pour marcher; +ensuite, il se livra de nouveau et plus furieusement que jamais à sa +terrible et hybride passion. + +--Laisse-moi, laisse-moi, ma belle, ordonnait-il à la Stradowska, je ne +suis plus un homme, je ne suis plus un officier, je ne suis qu'un +esclave! + + + + +XII + + +Certes, il avait fallu beaucoup d'énergie à Mme de Montreu pour courir +les risques d'un long voyage, alors que, brisée par la matrone de la rue +des Trois-Frères, elle dissimulait ses affreuses douleurs sous une +hypocrite gaieté de rédemption. + +Grâce à un arsenal de mensonges, Olivier était toujours la dupe de +madame. + +--Je vais me remettre, et nous nous aimerons! + +--Je t'adore! + +--Sois sage. + +Naturellement, c'est la morphine que le gentilhomme accusait d'avoir +produit cette grande froideur, la morphine sacrilège, la morphine, +éteignoir des amours. Il ignorait, comme la plupart des gens, que le +poison a des effets contraires sur le système de l'homme et de la femme, +et que chez le beau sexe--dans l'état d'abstinence--les voluptés +augmentent au lieu de s'amoindrir. + +Si la voyageuse ne connut pas les affres de la privation en Suède et +Norvège, elle se vit, en Danemark, dans l'impossibilité de renouveler sa +nourriture, et hâta le retour à Paris. + +Le désir la harcelait au point de lui faire oublier son crime +d'avortement. + +Et dès le jour de son arrivée--le 15 octobre--Mme de Montreu sortit de +l'hôtel et se présenta à une pharmacie du boulevard Malesherbes. Le +pharmacien ne voulut pas délivrer de la solution sans ordonnance, et ses +collègues des rues voisines et des boulevards refusèrent également, +malgré les offres et les colères de la riche cliente. + +Plusieurs heures, la marquise erra, incertaine. + +Au dîner, le marquis lui dit: + +--Ce pauvre de Pontaillac a failli se tuer. + +--Un accident? demanda-t-elle, très pâle. + +--Non, une tentative de suicide. + +Il conta les phénomènes de l'ombre au Cercle militaire. + +Blanche l'écoutait d'une oreille distraite; il pensait la terrifier; +elle se mit à rire. + +--Vous croyez me faire peur avec vos histoires de morphine? + +--Ma foi, c'est un exemple! + +--Je suis guérie. + +Cinq jours de suite, la jeune femme essaya d'attendrir ou de corrompre +les pharmaciens. Elle rôdait à travers la ville, pleine d'angoisses, +indifférente aux nouvelles de sa petite Jeanne. Elle dut s'aliter, et, +un matin, le marquis vint à son chevet: + +--Blanche, dit-il, votre amie Geneviève désire vous voir. + +Épouvantée par le souvenir des pratiques abortives, Mme de Montreu se +dressa: + +--Je ne la recevrai pas! Je ne recevrai personne! + +Les yeux hagards, elle tenait une feuille de papier blanc dans sa main +et la portait alternativement sous la couverture et hors du lit. Elle +avait des troubles de la parole, et n'ayant rien mangé depuis +quarante-huit heures, exhalait une odeur douceâtre; elle délirait, +parlait d'elle-même à la troisième personne, s'imaginait être morte et +assister à son enterrement. + +--Oh! le caveau est froid!... Il est noir!... + +Geneviève s'avança, et les deux amies restèrent seules. + +Entre des intervalles de démence et de raison, la marquise bégayait +comme une femme ivre, et balbutiait: + +--Tu sais, la fai... fai... fai... seuse d'anges, madame Xa... xa... +xa... Xavier, à Montmartre, la pr... pr... pr... providence des épouses +cou... cou... cou... coupables m'a dé... dé... délivrée... + +--Malheureuse, tais-toi! + +La doctoresse lui fit comprendre qu'elle garderait le secret, et Mme de +Montreu réclama violemment de la morphine. Son cÅ“ur, gémissait-elle, +était perforé; elle se plaignait d'avoir les cuisses gelées, le sexe +brûlant; elle sentait une eau glaciale remplacer les draps ou une flamme +incendier ses lèvres et toujours son trésor intime; elle voyait des +images menaçantes, et un vampire, une chauve-souris dont l'envergure des +ailes noires mesurait plus de deux mètres, se posait sur elle et lui +suçait tout le sang. + +--Par pitié, Geneviève, de la morphine! de la morphine! de la morphine! + +Dans l'après-midi, Mlle Saint-Phar lui injecta une dose de quarante-cinq +centigrammes, et Blanche consentit à prendre du bouillon et un verre de +porto. Les spasmes musculaires s'aggravèrent, dégénérant en convulsions +cloniques du tronc et des extrémités. + +Alors, Geneviève envoya chercher les docteurs Aubertot et Pascal, se +réservant de leur demander le secret professionnel, s'ils découvraient +l'avortement et les troubles nés de la frauduleuse obstétrique. + +On attendait les deux professeurs. Ils arrivèrent à la nuit, au moment +où la malade, pâle et jaunâtre, s'agitait et en proie au _delirium +tremens_ morphinique. Elle se levait toute droite, sur son lit, +retombait, criait, essayait de se dégager des mains de ses gardiennes, +blasphémait, et tout pour elle, même une grappe de raisin, même une +orange, même l'air, avait l'odeur du musc. + +--Blanche, soupirait Olivier, songe à notre enfant, à notre belle +Jeanne? + +Devant les docteurs, elle trembla, ne répondant pas aux questions et +hurlant: «Je ne veux pas être examinée! Laissez-moi; je vais prier +Dieu!» Elle parla de chats qui la griffaient, de son estomac divisé en +mille morceaux, de serpents et de vautours qui lui mangeaient la tête et +les entrailles; elle se figurait être assise dans le jardin des +Tuileries; elle suivait le vol des moineaux; ensuite, des Lapons +l'embrassaient; elle devenait Italienne, puis chanteuse à la Scala, puis +reine d'Angleterre et impératrice des Indes. + +La tête penchée sur sa poitrine, la face cyanosée, une écume à ses +lèvres, elle éprouvait la même sensation que si elle avait eu une corde +enroulée autour du corps, à la hauteur de l'ombilic; elle suppliait +qu'on enlevât la garde-robe du lit, et observant le docteur Aubertot, +elle se tournait un peu vers Geneviève: «Quel est cet homme? Il est si +grand que son front monte jusqu'aux étoiles!... Eh! bonjour, chère +princesse, je me réjouis de votre auguste visite...» + +Vers minuit, elle se souleva, regarda autour d'elle, étendit les mains +pour se défendre, et cria d'une voix anxieuse: «Que voulez-vous?... +Voici le revenant!» + +Sur l'ordre des professeurs qui avaient éloigné M. de Montreu, Catissou, +la vieille servante et les femmes de chambre transportèrent leur dame à +la salle de bains. + +Calmée par les affusions froides et vingt-cinq centigrammes de morphine, +elle dormit trois heures. Au matin, elle eut des vomissements et +d'abondantes selles diarrhéiques; une nouvelle dose de vingt-cinq +centigrammes, des sinapismes, des injections d'éther sulfurique, des +compresses glacées sur la tête, lui rendirent le libre arbitre, et le +septième jour, elle mangea de bon appétit. + +--«Il faut veiller!» + +Telle était la seule ordonnance de Geneviève et des maîtres. + +Le marquis Olivier montait la garde. Blanche l'embrassait, jurait encore +d'être soumise, cherchait à étouffer les remords de l'adultère, honteuse +de ses flancs doublement criminels. + +Il la veillait, assis en un fauteuil, mais une nuit de novembre, le +sommeil le terrassa, et quand ses yeux affolés contemplèrent le lit +désert, le peignoir et même les mules roses de l'absente, il exhala des +cris déchirants: «Ma femme! ma femme! ma femme!» + +M. de Montreu longeait les couloirs, les chambres, et il implorait: +«Blanche, es-tu là ? Blanche, réponds-moi?» Il descendait, remontait, et +il disait toujours, et toujours avec plus d'inquiétude et de douleur: +«Ma femme! ma femme! ma femme!» + +Au bruit de ses sanglots, toute la domesticité parut: maîtres et +serviteurs allaient et venaient, les gens portant des flambeaux, et le +spectacle des angoisses de Monsieur était si cruel que les plus mauvais +des larbins n'osaient pas en rire. + +--Cherchons!... Ah! elle est morte!... Ma femme! ma femme! ma femme! + +Boulevard Malesherbes, la marquise de Montreu, en chemise, les pieds +nus, courait sous le vent glacial, et blanc fantôme, rasait les +trottoirs. Elle s'arrêta devant une pharmacie et tira à la briser la +sonnette de nuit: + +--Levez-vous! Levez-vous! Je meurs! + +Ses beaux cheveux roux dénoués sur les épaules frissonnantes, ses petits +pieds meurtris, tout son être agité, convulsé, la batiste fine à la +dérive, superbe d'impudeur, elle murmurait, à genoux, les bras au ciel: + +--Mon Dieu, ayez pitié de moi! + +Deux gardiens de la paix, qui sortaient des ombres, se précipitèrent +brutalement vers elle et l'empoignèrent. + +L'un dit: + +--Oh! la belle p...! + +Et l'autre: + +--Foutre, oui! + +Et tous deux, comme la foule se massait: + +--Au poste, cochonne! + +Les agents arrêtèrent un fiacre pour y placer Mme de Montreu, évanouie, +et tout un monde de voyous et de filles galopa, en beuglant, derrière la +voiture. + +On barrait l'entrée du poste de la rue d'Astorg; on insultait la +mourante. + +--C'est un pari! + +--Elle a gagné! + +--D'où vient-elle? + +--D'une maison de prostitution. + +--Mais non, la dame a été surprise chez son amant; elle se sauvait. + +--Moi, je la connais. C'est Tulipa, une pensionnaire de la maison +Clarisse, savez, la nouvelle maison... là -bas... + +--Très chic! + +--Très fin de siècle! + +--Je vous affirme que c'est une horizontale, une débutante; elle +n'arrivait pas; demain, elle sera célèbre et cotée à vingt louis. + +--Que voulez-vous, le commerce de ces dames va si mal, depuis la +fermeture de l'Exposition. + +--Ohé, Tulipa! ohé! + +Déjà un homme avait couvert la marquise de son manteau, et la pauvre +femme effondrée sur un banc, regardait autour d'elle. + +--Qui êtes-vous? demanda le brigadier Il n'y eut pas de réponse. + +--Elle est folle! observa le chef. + +Quelqu'un frappait à la porte. + +--Voici, dit un mouchard en bourgeois, voici le mari de madame. + +--Son mari! son mari! grondèrent les voix du dehors. + +--Il a une bonne tête! + +--Une tête de cocu! + +Olivier de Montreu se nomma; puis entrèrent le commissaire de police et +un médecin,--et la vieille Catherine ayant apporté des vêtements, madame +fut reconduite à l'hôtel, avec pour escorte l'ignoble tumulte des +badauds. + + * * * * * + +Un état de calme apparent succéda chez Blanche à la crise terrible +qu'elle venait de traverser; mais ses rages morphiniques s'exaspéraient. + +Les docteurs Pascal et Aubertot durent inviter le gentilhomme à enfermer +sa femme dans une maison de santé où la surveillance offrirait de +sérieuses garanties. Ils regrettaient toutefois qu'il n'existât pas chez +nous des établissements spéciaux, comme on en voit à Londres et en +Amérique (_the morphinès accustamed_) et en Allemagne (_Heilanstaltflur +morphiumsuchtige_). + +Outre la discipline, ces établissements ont le double avantage de ne pas +permettre que l'on confonde, à leur sortie, les malades avec les +aliénés, et de rendre moins arbitraire la violation de la liberté +individuelle. + +Aujourd'hui, il n'est plus permis de traiter la morphinomanie de +quantité négligeable. Il y a en France cinquante mille victimes, et ce +nombre est infiniment supérieur en Angleterre, en Allemagne et dans les +Amériques. Tout d'abord cantonnée parmi les gens de la +profession--médecins, pharmaciens, étudiants, garçons de laboratoire et +infirmiers--la maladie se répand à travers les diverses classes, depuis +les mondaines jusqu'aux filles galantes, depuis les magistrats, les +avocats et les artistes jusqu'aux religieux, aux prêtres, aux +industriels, aux ouvriers et aux simples cultivateurs. + +C'est le sommeil et l'ivresse des brutes succédant à toutes les +hallucinations des fous du moyen âge! On ne veut plus travailler, ni +souffrir, ni enfanter, ni vivre; on veut rêver; on veut s'engourdir, +tomber et dormir à la manière des pourceaux--et «Madame Pravaz» est la +Circé de notre Décadence. + +Sans doute, la contagion n'est pas la même dans tous les milieux, et +d'après les statistiques des docteurs Irka, à Washington; Levinstein, à +Berlin, et G. Pichon, à Paris, on ne trouve que douze négociants contre +soixante-quinze médecins et pharmaciens, trois rentiers contre +trente-deux médecins et deux employés contre treize femmes du +demi-monde. + +Le docteur Pichon, qui s'adresse particulièrement à la clientèle +bourgeoise, signale un seul officier de l'armée de terre et un seul +marin dans les soixante-six cas observés chez les hommes; le docteur +Levinstein note dix-huit gradés de l'armée allemande, sur +quatre-vingt-deux types. Notre armée cependant n'est pas indemne, et les +rapports des médecins militaires constatent une aggravation profonde du +mal-Wood. + +C'est donc un devoir de jeter le cri d'alarme et de réclamer +énergiquement des «maisons pour les morphinomanes». + +Aux conseils et aux ordres des médecins, M. de Montreu répondit: + +--Je garde ma femme. + +Et il appela Mme de La Croze auprès de Blanche. Mère et gendre +veillaient sur l'infortunée, accablés l'un et l'autre du pitoyable +désordre de leur chère malade; ils s'imposaient le courage d'interdire +le poison, et Blanche les suivait, râlante et menaçante: + +--Mère, j'ai besoin... Je souffre!... Tu n'as pas de cÅ“ur! + +--Olivier, de la morphine, de la morphine, ou je te tue! + +Geneviève Saint-Phar les aidait vaillamment, et dans l'espérance que la +petite Jeanne serait d'un grand secours, on la fit venir des Tuilières, +et on présenta son jeune front aux maternels baisers; mais l'empoisonnée +repoussait sa créature, et rien--ni les tableaux des horribles dangers +évoqués par la doctoresse, ni les larmes de la mère, ni les sourires du +mari, ni les mignardises plaintives de Jeanne--rien ne faisait descendre +une aurore en ce cerveau de damnée vivante. + +Brisée, anéantie, Mme de Montreu fuyait la lumière du jour, et elle +voulait tantôt l'obscurité profonde et tantôt des bougies et des lampes. +Elle se rappelait sa grossesse, mais elle oubliait le tragique moyen +qu'elle employa pour la détruire; elle se croyait toujours enceinte, et +la suppression du rouge flot mensuel (une des résultantes de l'abus +morphinique) la fortifiait dans cette hallucination. Ensuite, elle +ignora ses adultères avec M. de Pontaillac et attribua la paternité +illusoire à son mari--une paternité de six mois--bien que le mari, +depuis huit mois, n'eût point sacrifié à l'amour conjugal. + +Ce soir-là , elle dit à Mme de La Croze: + +--Je désire faire mes couches aux Tuilières. + +La doctoresse intervint: + +--Blanche, tu rêves; tu n'es pas enceinte! + +Et plus bas, toute fraternelle: + +--Silence, malheureuse! + +--Pourquoi donc? + +--Silence! + +Mme de Montreu continua devant son mari: + +--Est-elle drôle, Geneviève! Elle ne veut pas que j'aie un bébé... +Vilaine jalouse!... Olivier, je sens le petit être qui s'agite en moi... +Ce sera un garçon... Je le nourrirai... Comment le nommerons-nous? + +Mlle Saint-Phar entraînait le marquis, en lui jurant que madame était la +victime d'une obsession, et le gentilhomme répliqua: + +--Parbleu! je le sais bien! + + + + +XIII + + +Raymond de Pontaillac, en congé de convalescence, vivait, tel un +prisonnier, dans son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, et seule, +Christine se hasardait à troubler le délire du morphinomane. + +Pauvre Christine! Elle subissait toutes les folies de l'homme, sans +entrevoir une lueur; elle avait résilié son engagement à l'Opéra; elle +refusait les hommages du monde, et sa verte jeunesse s'étiolait, ainsi +qu'une fleur privée d'eau et de soleil. + +Jamais un dégoût, jamais un murmure. + +Et lui, autrefois si charmant, il la menait comme un bourgeois ne mène +pas sa bonne, quand la femme vieillie en est réduite aux uniques +ouvrages de la domesticité; il l'outrageait du souvenir immortel de ses +amours avec Mme de Montreu et il établissait des contrastes et des +parallèles insulteurs pour la grande artiste, pour la dévouée. + +--Allons, Christine, que signifient ces manières?... Vous vous croyez +toujours à l'Opéra, sur la scène... Vous manquez de goût... Votre +toilette est ridicule!... Ah! si vous aviez vu Mme de Montreu au bal de +l'ambassade anglaise!... Quelle élégance! Quelle distinction!... + +Il s'habillait en clown, se couronnait de roses, forçait la diva à +revêtir une robe de clownesse, essayait des galanteries, et désolé de +son impuissance, terrifiait la jeune et vaillante artiste: + +--Qui diable t'a enseigné l'amour? Mais, ma chère, tu glacerais un +taureau!... Va chercher une horizontale, Roselmont ou Luce Molday!... En +route, ou je te fends la tête avec mon sabre! + +La Stradowska jurait de ne plus aller chez le possédé de la morphine, et +elle y retournait, et Loris Rajileff s'étonnait de la voir descendre si +bas, elle si hautaine. + +A l'hôtel de la villa Saïd, elle pleurait en gémissant: + +--Il me fait souffrir; et je l'aime, et je l'adore!... Je veux le +sauver! + +Un vendredi, en plein jour, les fenêtres closes, il exigea que Christine +se mît toute nue devant lui tout nu. + +--Je suis Adam, criait-il, et toi, tu es Eve! Commençons le monde, un +monde nouveau! + +Mégalomane, il s'imaginait créer une espèce: au lieu de bras, les hommes +avaient des ailes, et les femmes, des cornes à la place des yeux; puis +les sexes divers se confondaient, et d'un millier d'êtres jaillissait un +seul type avec une poitrine de vierge, une queue de serpent, des pattes +de chien et un Å“il servant de bouche, d'oreilles humaines, de langue et +de mains;--et, le monstre disparu, naquirent des variétés infinies de +bêtes épouvantables, toutes les horreurs de l'Apocalypse, tous les rêves +obscènes d'un vieillard érotique. + +Des paradis artificiels, de ces idéales auberges où, selon le mot de +Baudelaire, «on verse les mortels enivrements», Raymond dégringolait +dans l'enfer des luxures; mais si la Pravaz--à deux et trois grammes par +jour--ne lui rendit pas ses forces épuisées, elle l'illumina d'une +cérébralité étrange, presque géniale. + +Il retrouvait la conscience du _moi_, la conscience absolue; il sentait +sa raison grandir et sa mémoire se développer; il établissait de +curieuses stratégies, abordait de difficiles problèmes sur les cartes +d'état-major; il écrivait des livres de batailles, annotant, composant +et déchirant son Å“uvre, tour à tour plein d'éclairs et de ténèbres. + +L'idée de Mme de Montreu le dominait encore; mais il était arrêté par +l'aventure nocturne de Blanche, la course folle chez le pharmacien que +les journaux annoncèrent sous les initiales de la marquise--des +initiales transparentes comme des cartes. Vraiment, il n'osait plus +reparaître à l'hôtel du boulevard Malesherbes; il craignait les +légitimes reproches d'Olivier. Ne demeurait-il pas, aux yeux du mari et +de la femme, aux yeux mêmes du docteur Aubertot, l'apologiste de la +morphine, l'incitateur de la piqûre initiale? Olivier ne serait-il pas +en droit de lui dire: «Tu as apporté le désordre et le malheur dans +notre maison!» D'un autre côté, Pontaillac s'alarmait de ne rien savoir +sur l'état de grossesse de son ancienne amante. Est-ce que Blanche avait +menti, en se disant mère? Pourquoi l'aurait-elle trompé? + +Une des servantes de l'officier questionna très habilement Angèle, la +femme de chambre de la marquise, et celle-ci répondit: «Madame s'imagine +être enceinte; elle ne l'est pas; elle ne l'a jamais été depuis la +naissance de mademoiselle Jeanne». + +Tout d'abord, indigné de la comédie, il eut un blasphème; ensuite, +attribuant le mensonge au délire morphinique, il s'écria: «Tant mieux! +c'est une honte de moins!» L'amour et le respect dont il entourait +Blanche éloignèrent un soupçon criminel, et il pleura sur les angoisses +de sa bien-aimée. + +De temps à autre, Pontaillac envoyait son domestique prendre une grosse +provision de morphine chez un pharmacien de la rue Boissy-d'Anglas. + +Or, un jour, Clément rentra les mains vides. + +--Mon capitaine, dit-il, le pharmacien ne veut plus donner de morphine +sans ordonnance. + +Pontaillac répondit: + +--Le pharmacien est un imbécile! Va ailleurs!... Non. J'y vais, moi. + +Le capitaine s'habilla, sortit, et bientôt exaspéré des refus de +nombreux pharmaciens et droguistes, il demanda des explications au +directeur d'une officine du boulevard Haussmann. + +--Monsieur, lui répondit l'interpellé, aux termes de la loi du 19 +juillet 1845, et d'après l'ordonnance royale du 29 octobre 1846, les +pharmaciens sont tenus de transcrire les prescriptions médicales sur un +registre et sans aucun blanc et de ne les rendre que revêtues de leur +cachet et après avoir indiqué le jour auquel les substances ont été +remises;--les pharmaciens, monsieur, ne doivent délivrer «les substances +vénéneuses, qu'en vertu d'une prescription spéciale et particulière du +médecin indiquant les quantités et la dose à fournir». Il leur est +interdit d'apporter la moindre modification dans l'exécution de +l'ordonnance et de renouveler une ordonnance de morphine. + +Raymond sourit d'un sourire de millionnaire spirituel: + +--Je vous ai écouté avec un grand intérêt, monsieur, mais il y a des +accommodements, je l'espère. Je suis le comte de Pontaillac, capitaine +au 15e cuirassiers, et vous me trouverez disposé à payer un prix de +nabab. + +--Inutile, monsieur, répondit le pharmacien. Vous m'offensez, en +insistant! + +--Que risquez-vous? + +--L'amende, la prison peut-être, l'interdiction d'exploiter mon diplôme. +Un pharmacien a été condamné, l'année dernière, et quand même je ne +risquerais rien, je ne veux pas déshonorer ma profession, à l'avantage +de ma caisse et au détriment de votre santé et de votre raison. + +--Phraseur, va! + +Alors, le capitaine prit la liste des médecins, et il enleva des +ordonnances que les pharmaciens exécutèrent naturellement, les uns à +l'insu des autres. Que pouvaient les docteurs contre ce client de +passage? Au premier et au dernier, il affirmait ne recevoir d'ordonnance +que d'un seul, et de celui-là même auquel il s'adressait, à l'heure +présente. Des docteurs s'imaginaient traiter le morphinomane, selon la +méthode progressive décroissante d'Erlenmeyer; quelques-uns refusaient; +mais, il y a trois mille médecins à Paris, et Pontaillac possédait douze +chevaux! + +Si, grâce aux pièces de monnaie distribuées aux valets de chambre, il ne +languissait pas dans les salons d'attente, les questions pareilles, +l'ennui de gravir les escaliers, l'obligation des mensonges, tout cela +l'énervait,--et il cherchait le pharmacien à tout faire. + + * * * * * + +Quelle ne fut pas sa surprise, une nuit, à l'Américain, de voir, en +Thérèse de Roselmont et en Luce Molday, deux prosélytes ardentes! Il ne +les avait pas rencontrées depuis la scène du café de la Paix; elles lui +parurent assez laides, les visages plâtrés, vermillonnés, les yeux +louches, et il aurait passé outre, sans les aveux immédiats des +horizontales. + +--Tu sais, dit Luce, je me repique. + +--Et moi aussi, je me _pravazine_, murmura Thérèse. Et il y en a bien +d'autres! + +--Vous allez me conter ça. + +Ils s'assirent à une table isolée, très loin des groupes jaseurs et du +marché des amours. + +On servit un souper--des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, un +rocher de glace, des fruits,--mais Raymond et les dames grignotèrent +seulement des mandarines et des oranges, en buvant du thé. + +Les horizontales demandèrent des nouvelles de leurs anciens amoureux, +Darcy et Fayolle, dont elles gardaient un bon souvenir. + +--Je n'ai pas de nouvelles; je suis en congé; je ne vais plus au +quartier; je vis comme un ours. + +--Et ta belle marquise? interrogea Roselmont. + +--Et la Stradowska? fit Molday. + +--Plus... rien! + +--Tu es à nous, cette nuit? + +--Peut-être. + +--Nous t'emmenons! Nous serons bien gentilles! + +--Gentilles?... Mais... le pourrez-vous?... La morphine me vide, moi. + +Thérèse affirma voluptueusement: + +--Et elle nous excite! + +--Toujours? + +--Non, pas toujours, déclara Luce. Écoute: A la suite d'un malaise +général, j'ai consulté le grand Aubertot. J'en ai eu pour un louis et +cent sous au larbin. Le docteur me dit: «Supprimez la morphine!» C'était +très simple. Donc, je me privais une semaine, et je recommençais. Mon +amant, un gros monsieur de la Bourse--ne te désole pas, chéri; il est en +voyage--mon amant souffrait d'un rhumatisme articulaire: je le piquais; +il se pique et il ne souffre plus. Thérèse avait des migraines atroces; +elle s'injecte quatre-vingts centigrammes par jour, et les migraines ont +filé aussi vite que le rhumatisme de monsieur. Est-ce vrai, Thérèse? + +--C'est vrai. + +--Félix, notre coiffeur, absorbe un gramme. + +--Et toi? reprit le capitaine. + +--Moi, deux. + +--Quel est votre pharmacien? + +--Un sale type, un nommé Hornuch, 11, rue de Gomorrhe, tout près de chez +nous, au quartier de l'Europe. Ah! il faut le payer tout de suite, et il +en gagne de la galette avec la morphine! + +Raymond écrivit l'adresse. + +--Ma petite Luce, tu parlais de vos fringales d'amour... je n'en crois +pas un mot! + +--Voici: Thérèse et moi avons besoin d'aimer, pendant l'abstinence. + +--Vous vous abstenez? + +--Quelquefois... Jamais plus de vingt-quatre heures... + +--Et qu'éprouvez-vous? + +Elles révélèrent que toutes deux elles éprouvaient, au sortir de +l'ivrognerie morphinique et durant l'abstinence, un irrésistible désir +de l'homme. Mais il fallait se hâter, car bientôt la soif du poison les +tenaillait. + +--Pour moi, dit Luce Molday, la rage d'amour calmée ou non, je sens un +vide de l'estomac; j'ai des frissons, des chaleurs, des sueurs. Étendue +sur ma chaise longue, je touche l'étoffe qui est de velours grenat, et +le velours me semble être du bronze ou du cuivre. Il me vient des +fourmillements à la plante des pieds et dans les doigts. Je danse, je +saute mieux qu'une femme-torpille. Si ça t'amuse, bébé, je ne prendrai +pas de morphine, ce soir, et tu verras, demain matin! + +A son tour, Thérèse fit sa confession, en allumant une cigarette: + +--L'abstinence me rend folle: je mange du charbon, du verre pilé; je +brûle! J'éreinterais vingt hommes, mais comme une mécanique, sans le +moindre plaisir. Dès mon compte de Pravaz, je dors, je dormirais +toujours. Un soir, aux Montagnes-Russes, je lève un monsieur. Nous +arrivons dans ma chambre, et, les ablutions terminées, je me pique. Il +demande: «Qu'est-ce que ça te fait, la morphine?» Je réponds: «Ça me +fait dormir!» Il interroge: «Mais... avant le sommeil?» Je l'embrasse: +«Oh! avant!... ça me fait... hum! Et ce que je marche!» Ce n'était pas +vrai. Nous sacrifions à l'amour, ou plus exactement il sacrifie. Il me +parle, me secoue: «Tu dors, Bruta?» Je le vois, je l'entends, et je ne +puis préciser l'endroit où il est, ni ce qu'il veut. Il descend du lit, +s'habille, rigole, et, le haut-de-forme sur la tête, il met la main sur +ma montre, l'argent, tous mes bijoux... et il file! J'ai envie de crier: +«Au voleur!» Je jurerais que je l'ai crié, mais d'une voix de +mourante... Aussi, mes enfants, quand j'amène un étranger, un inconnu +chez moi, je me prive, je jeûne... Oh! c'est très dur! + +Le capitaine, que les confidences de ses prosélytes intéressait, les +suivit au quartier de l'Europe. + +Rue de Moscou, on s'installa dans l'appartement de la Molday. + +En vain Luce et Thérèse s'ingénièrent à détruire et à ranimer +Pontaillac; le morphinomane épuisé les quitta en leur jetant de l'or et +des billets bleus: + +--Mes pauvres belles, vous êtes absurdes, idiotes! Oubliez votre +instructeur, oubliez la Pravaz! + +Il songeait, éperdu: + +--J'ai fait naître la douleur et la folie chez ces étrangères comme chez +Blanche, mon adorée; mais j'irai trouver le marchand de poison, le +Hornuch de la rue de Gomorrhe et c'est assez pour mourir! + + + + +XIV + +Mme Gouilléras, de Saint-Martin-l'Église, la morphinomane désabusée et +naguère si enthousiaste, écrivait des lettres affectueuses pour exhorter +Blanche à vaincre sa passion: d'un autre côté, Mme de La Croze et M. de +Montreu surveillaient le pauvre jouet de la Pravaz. + +--Nous la sauverons! déclara Geneviève Saint-Phar. + +Tout semblait concourir à la paix de la noble famille. + +Le capitaine vivait loin de sa victime; la matrone de la rue +Trois-Frères n'essayait point un chantage dangereux et banal, et la +forte somme versée lui ayant permis d'étendre le cercle de ses +manÅ“uvres, Mme Xavier travaillait aux délivrances et aux avortements. + +Seule, une femme de chambre, la domestique même qui avait prêté des +habits à Mme de Montreu, lors de l'opération abortive, seule, Angèle +demeurait l'esclave docile et intéressée de sa maîtresse. + +--Angèle, dit, un soir, la marquise, tu vas porter cette lettre à M. de +Pontaillac; tu ne la remettras qu'à Monsieur, et tu attendras la +réponse. + +Et elle ajouta mentalement: + +--Il trouve bien de la morphine, lui! + +Angèle, une longue et blonde maigre, fit la commission et revint, +porteuse de ce billet: + +«Madame, + +Il m'est douloureux de vous refuser--mais je meurs du poison, et après +avoir été la cause de vos souffrances, je ne veux pas être le meurtrier +de celle que j'adore. + +Pardonnez-moi, Blanche, et si votre amour est à ce prix, j'aime mieux +souffrir et pleurer. + +RAYMOND.» + +Mme de Montreu, furieuse, ordonna: + +--Va chez la Xavier, rue des Trois-Frères, à Montmartre! + +Une lueur naissait en ce cerveau, et accablée par le souvenir du crime, +Blanche rougit et baissa les yeux. + +--Non! non! + +--Pourquoi, madame? + +--Assez! + +La servante disparut, en grommelant: + +--Rue des Trois-Frères... La Xavier... Qu'est-ce que ça peut bien +être?... Une procureuse?... Eh! oui... Là -bas, madame allait rigoler +avec son capitaine! Mais, rue des Trois-Frères, mais à Montmartre?... +Enfin, les grandes dames ont de si drôles de goûts, aujourd'hui!... +Faudra voir! + +Il y avait des inimitiés, des querelles entre Catherine, la vieille +servante, et la femme de chambre: Madame tenait à Angèle, et on +s'inclinait. + +Dès le lendemain, la domestique ennemie se rendit à la maison de la rue +des Trois-Frères, et devant l'enseigne, elle eut agréable surprise. + +--Oh! c'était donc bien avancé! + +Angèle monta, sonna, se donnant des airs effarouchés, et Mme Xavier, en +robe neuve, étincelante de bijoux, la reçut en ces termes: + +--Bonjour, mademoiselle... veuillez vous asseoir... De combien +l'êtes-vous? + +--Hein? + +--De combien? + +--Plaît-il? + +--De combien de mois? + +--Quoi? + +Mme Xavier sourit et indiqua le ventre de la visiteuse: + +-Ça? + +--Voulez rire! + +--Alors, que venez-vous foutre ici? + +La bonne lui demanda brutalement, sous le nez: + +--Vous connaissez la marquise de Montreu? + +--Pas du tout. + +--Bien vrai? + +--Bien vrai. + +--Moi, je suis sa femme de chambre. + +--Ah! + +--Et c'est moi qui ai prêté des vêtements à Madame, le jour où Madame +est venue se faire... + +--Chut! interrompit la matrone qui serrait le bras d'Angèle. + +--Lâchez-moi!... Vous me faites mal!... Vous avez avor... + +--Chut! continua Mme Xavier, dont la main robuste tenaillait les os de +la blonde maigre. + +--Lâchez-moi, ou je vous gifle! + +Et, la servante dégagée, les deux créatures se toisèrent du regard, +pendant que l'avorteuse grondait d'une voix basse: + +--Ou tu es une moucharde, et j'aurai l'Å“il sur toi, ou tu es une +imbécile, et je t'ordonne... + +--Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous! + +--Mademoiselle! + +--Madame! + +--Serine! + +--Vieille taupe! + +--Outil! + +Mme Xavier écumait; Angèle lui jeta: + +--Mes félicitations!... Une jolie besogne!... Madame est très malade... +On l'a brisée trop vite, sans doute... + +--Qui es-tu? + +--Je vous le répète: Je suis au service de Mme de Montreu. + +--Connais pas. + +--Vous mentez! + +--Et toi, tu m'embêtes avec tes questions! Prends garde, ma petite: j'ai +de la patience, mais lorsqu'on me rase, je vois rouge! + +D'un geste elle indiqua la porte: + +--File! + +--C'est bon, je sors... J'irai à la Préfecture. + +--Essaie!... Demain, tu seras éventrée dans ton lit de gueuse! + +--Je n'ai pas peur! Ce soir, vous coucherez au Dépôt! + +Toutes deux s'arrêtaient, animées d'un désir de réconciliation. + +--Madame, on pourrait s'entendre. + +--Je ne demande pas mieux, mademoiselle. + +Gentiment, la matrone offrit un fauteuil à Angèle et s'installa sur une +chaise. + +--Parlez. + +--Vous excuserez ma vivacité, chère dame. Si j'étais entrée là pour +minauder, en bécasse: «Avez-vous délivré la marquise de Montreu?» vous +m'eussiez flanquée dehors avec votre pied quelque part; mais on est du +dernier bateau quoique servante, et j'ai employé le système intimidant. +Vous vous êtes emballée, et ceux qui s'emballent, coupent toujours dans +le pont. + +--Diablesse, va! + +--Que voulez-vous! J'ai besoin de faire ma pelote. + +--En exerçant un chantage? + +--Oui. + +--Vous êtes franche, au moins, vous! + +--Très franche. + +--Ton petit nom? + +--Angèle. + +--Moi, Ravida... Ravida Xavier... Elle est bien riche, Mme de Montreu? + +--Archimillionnaire. + +--J'aurais pu exiger davantage. + +--Certainement! Elle a versé? + +--Une misère! + +--Dix mille? + +--Un peu plus, curieuse! + +--Vingt? + +--Elle me tire les poils du nez, cette mâtine! + +Mais la Xavier éclata de rire: + +--A fine mouche, fine mouche et demie! Ta maîtresse n'est pas malade? + +--Si, elle est malade. + +--L'opération a été superbe. + +--Il ne s'agit pas de l'opération. + +--Bravo! Je m'y entends, moi, et si tu te laisses pincer, Angèle, +viens!... Je souffle dessus... une... deux... Ffff...ut! et le moutard a +des ailes! + +--Merci. Rien ne presse. + +--Un verre de chartreuse? + +--Volontiers. + +La sage-femme plaça sur un guéridon une bouteille de liqueur médiocre et +deux verres qu'elle emplit jusqu'aux bords. + +--A la tienne, Angèle. + +--A la tienne, Ravida. + +Elles burent. + +--Une cigarette, un cigare? dit l'amphitryonne. + +--Je ne fume pas. + +--Moi, je fume la pipe. + +Une pipe Gambier au bec, Ravida se recueillait, exhalant des vapeurs +noirâtres. + +--Quel est le bobo de madame? + +--Elle souffre de l'abstinence de morphine. + +--Tiens, une morphinomane! J'aurais dû m'en douter... Qui la soigne? + +--Les docteurs Aubertot et Pascal. + +--Mazette! + +--Et une doctoresse, une amie, Mlle Saint-Phar. + +--Saint-Phar, place de la Madeleine? + +--Oui. + +--Et les médecins interdisent la morphine à madame? + +--Parbleu! Elle en crève. Une nuit, elle s'est levée... + +--...Toute nue, pour courir chez un pharmacien du boulevard +Malesherbes... + +--Comment le savez-vous? + +--J'ai lu cette histoire dans les journaux, sous les initiales B. de +M... Le B? + +--Blanche. + +--Blanche de Montreu... Pauvre dame!... Mais, pourquoi désirait-elle +avorter? + +--L'enfant n'était pas de monsieur. + +--Très bien! très bien!... Et de qui? + +--Mystère. + +--Tu le sais, Angèle! + +--Non. Du reste, brisons là . J'ai appris tout ce qu'il me fallait. + +--Pas moi. + +--Tant pis!... Voulez-vous me procurer de la morphine? + +--Seuls, les pharmaciens et les droguistes... + +--Impossible! J'ai couru Paris, la banlieue... De la morphine, Ravida, +et je vous donnerai le poids en or! + +--Afin de revendre au poids du diamant?... Tu me dis «vous»... +Tutoyons-nous, ma chérie... Tu me bottes!... Je t'aurai de la +morphine... Bénef à deux, hein? + +--J'accepte. + +--Et tu me tromperas? + +--Non. + +Quelqu'un sonnait. + +--Je vais ouvrir, fit la Xavier. + +Et comme Ravida bavardait sur le seuil de l'antichambre, Angèle tendit +l'oreille aux voix d'une ouvrière et de la matrone. + +--Je veux être débarrassée; j'ai déjà quatre mioches. + +--C'est deux cents francs. + +--Oh! madame!... L'an passé, vous vous êtes contentée de vingt francs +d'une modiste. + +--Les prix doux me gâtent la main. Cinq louis, ou nisco? + +--Je me tuerai! + +--Tuez-vous! + +Puis l'avorteuse appela sa cliente qui descendait: + +--Cinquante balles? + +--Quarante, madame; je mettrai du linge et mon alliance, au +Mont-de-Piété. + +--Quarante, soit! Venez, ce soir, onze heures. + +Au retour de Mme Xavier, la femme de chambre s'esbaudit: + +--On se gâte la main... Deux louis, un ange! + +--Tu m'espionnes, vilaine! + +--Je t'admire. + +--Bah! tu es ma complice _in partibus_. + +--Vraiment? + +--Faut-il, oui ou non, empoisonner Mme de Montreu? + +--L'empoisonner? + +--A la longue, ma chère; car la morphine, tu ne l'ignores pas, est un +poison. + +Angèle hésita. Le secret des manÅ“uvres abortives lui livrait les deux +coupables, mais un chantage brusque et une dénonciation valaient-ils +l'amitié de sa maîtresse? Elle entrevoyait une moisson d'or, une récolte +quotidienne--la dame charmée par la morphine et terrorisée par la +crainte des lois. + +--C'est faux, madame! Je ne deviens pas ta complice: j'ai l'ordre +d'acheter un médicament; je l'achète. Où est le mal? Ravida, je te +tiens, et tu ne me tiens pas encore! + +--Ah! si tu me dénonces, je... + +--Aucun danger. Tu fais tes affaires: je fais les miennes. On est +sérieuse! + + * * * * * + +Ce même jour, grâce à la Xavier, Angèle rapportait une Pravaz et une +solution de morphine, et tandis que la mère de Blanche, M. de Montreu et +la petite Jeanne dînaient, elle entra dans la chambre de madame. + +Après la piqûre, Blanche fut illuminée d'une joie si vive qu'elle attira +la jeune servante entre ses bras et la couvrit de baisers. + +Mme de Montreu murmura avec des soupirs de jouissance: + +--Merci! merci! Tu me sauves! + +--C'est une des bonnes amies de madame qui est allée chez le +pharmacien... La Xavier... rue des Trois-Frères... + +La marquise pâlissait, d'une pâleur de morte: + +--Tu connais cette femme? + +--Beaucoup, madame la marquise. + +--Et... + +--Voyons, ne vous désolez pas... Je suis un tombeau... Vous ai-je trahie +pour le capitaine? + +--Le capitaine? + +--Oui, monsieur le comte de Pontaillac. + +--Explique-toi! + +--Mon Dieu que vous avez souffert le jour de l'avortement! + +--Silence, et ta fortune, j'en réponds! + +--On ne sait ni qui vit, ni qui meurt. + +Madame se traîna vers un chiffonnier et y prit une liasse de billets +bleus: + +--Tiens! + +--Que ça? + +Blanche restait sans force, devant le tiroir: + +--Prends toi-même! + +De nouvelles ivresses et de nouvelles tortures vinrent élargir le cercle +des évolutions. + +Angèle--la servante de l'Enfer et du Paradis des Artifices--allait et +venait, et sous mille prétextes, glissait à madame la seringue de mort. +Quelquefois, elle pratiquait elle-même les piqûres, se baissait, +fouillait les voiles intimes de ses doigts criminels, exaltait les +charmes mystérieux et se relevait, joyeuse: + +--Vrai, c'est un plaisir! + +--Encore? Encore? soupirait la dame ravie. + +--Tant que vous voudrez, madame, mais il serait bien de pas oublier +votre petite Angèle? + +Mme de Montreu la comblait d'argent, de bijoux, et elle tendait les +mains au marquis: + +--Pour mes pauvres! + +Lui, il était heureux des demandes charitables, et la bonne, jamais +satisfaite, infiltrait avec le poison des allusions perfides: «Est-ce +que Monsieur de Pontaillac savait la grossesse de Madame?... Est-ce que +le capitaine a aidé Madame, lors de la délivrance?...» + +--Tais-toi, Angèle, tais-toi! + +--Il faut que je graisse la mère Xavier... Madame n'est pas généreuse! + +La maîtresse donnait, donnait, et, à l'heure des voluptés artificielles, +l'autre la secouait de sa léthargie, en minaudant des phrases de vendue: +«On a condamné une avortée... Deux ans, madame!... Vous avez un fil à la +patte!... Soyez gentille ou nous vous enverrons à Saint-Lazare!...» + +Au souvenir des adultères et du crime de l'obstétrique, dont les images +flamboyaient, vivantes, Blanche sentait tout son sang tourner--son +pauvre sang vicié, décoloré. Elle avait besoin de se refaire un peu de +cÅ“ur; mais le bourreau ne lui laissait pas une trêve dans les angoisses, +dans les larmes, dans la nuit toujours plus noire, toujours plus +horrible. + + + + +XV + + +Rue de Gomorrhe, au quartier de l'Europe, M. Sosthène Hornuch, +pharmacien de seconde classe, attirait une clientèle nombreuse. + +Long et maigre, les yeux bleus, les lèvres rasées, des favoris jaunâtres +en éventail, un ruban violet à la boutonnière, il offrait toutes les +apparences d'un grand imbécile--et il était un grand misérable. Il se +disait membre de plusieurs sociétés philanthropiques et même fondateur +d'une Å“uvre: cela lui coûtait quelques louis, chaque année, et lui +valait, outre l'estime du voisinage, une réclame générale et productive. + +A la devanture d'Hornuch, rien de spécial. On voyait là , comme chez tous +les pharmaciens, d'énormes bocaux rouges et verts, des peaux de chat +contre les douleurs, des colliers, des bagues et des médailles contre la +migraine, et puis des boîtes, des flacons; mais Hornuch possédait deux +laboratoires, l'un destiné à l'exécution des ordonnances, l'autre +réservé aux mystères de l'établissement. + +Parisien de Paris, à cinquante ans, M. Hornuch demeurait veuf, chargé de +trois filles, Annette, Irma et Zélie, trois blondes grasses en état de +se marier. D'abord, il avait inventé des sirops et des pastilles-rhume, +des onguents-hygiène, mais soit que le nerf des publicités lui manquât +ou que ses découvertes ne fussent pas bien sérieuses, il entendait +gronder la faillite. + +--O papa, nous coifferons sainte Catherine! s'écriaient les jeunesses. + +--Peut-être que non, mesdemoiselles! + +Et Sosthène lança au ciel son «eureka» de potard: il venait de trouver +non pas la lumière, ni la gravitation universelle, ni la poudre sans +fumée; il venait de trouver le moyen d'amener de l'or, en jetant par +terre ses scrupules d'honnête homme. + +--Mes enfants, dit-il, je vais renvoyer mes commis, et on travaillera en +famille! + +Le pharmacien et ses trois créatures se mirent à fabriquer de la +morphine, selon les procédés de Robertson, de Robiquet et Grégory. + +Dans le laboratoire, la nuit, les demoiselles Hornuch gagnaient leur +dot, sous le gaz, et à la clarté sinistre des fourneaux: Annette +installait les alambics et les cornues, faisait macérer l'opium en un +vase d'eau à 38º, de manière à en extraire tous les principes solubles; +Irma évaporait la solution au bain-marie, après y avoir ajouté du +carbonate de calcium en poudre pour neutraliser les acides libres; +Zélie, le liquide étant concentré, y mêlait du chlorure de calcium--et +le papa terminait les autres précipités, les autres concentrations, les +diverses métamorphoses du plus important des alcaloïdes de l'opium. + +Ces chimistes blondes, suèrent et peinèrent, étranges en leur immense +tablier noir;--mais quelle richesse! quelle joie! + +Presque tous les collègues, épouvantés des suicides, des assassinats +commis par les adeptes de la morphine, dédaignaient les bénéfices du +poison, et une clientèle afflua rue de Gomorrhe. Sans la moindre +ordonnance, on délivrait des doses considérables aux malades: on ne +s'inquiétait ni de la personnalité du visiteur, ni de sa situation, ni +des causes qui l'entraînaient à l'emploi excessif de la terrible +substance; on vendait des Pravaz; on distribuait mystérieusement des +brochures élogieuses sur le Nirvâna. Zélie en mourut; son père et ses +sÅ“urs continuèrent d'en vivre. + +Aujourd'hui, Annette et Irma étaient très bien mariées, et Hornuch +fabriquait et vendait le poison, à l'aide de quelques élèves. Certes, il +n'ignorait pas que l'an passé, le tribunal de la Seine avait condamné un +marchand de morphine à deux mille francs d'amende. Deux mille francs! La +belle affaire pour un homme qui gagne trois, quatre, cinq cents francs +par jour! + +Une franc-maçonnerie s'établit entre Luce Molday, Thérèse de Roselmont +et d'autres morphinomanes galantes. Celles-ci payaient en nature +l'empoisonneur; celles-là bazardaient bijoux, mobilier, volaient les +hommes pour satisfaire l'irrésistible besoin. Et la contagion gagna les +couturières et les modistes de ces dames, les amies, vieilles et laides, +comme les plus jeunes et les plus aimables. + +Hornuch venait d'inaugurer dans son arrière-boutique un véritable +institut de piqûres, avec un salon pour les hommes et un autre pour les +femmes. On entrait là , les yeux sombres, la face livide; on en sortait +les yeux brillants, les lèvres empourprées--et tous ces êtres +charriaient le poison, menaçaient de vicier le sang généreux de la +France. + +Thérèse et Luce obtinrent une vogue parmi les gommeux et les rastas: on +les suivait au Bois, au Cirque, au théâtre, à l'Elysée, au Moulin-Rouge, +et des amateurs les distinguaient, espérant des sensations inédites. + +--Voici les Pravaz! + +Réclames vivantes d'Hornuch, elle s'enorgueillissaient de montrer la +petite seringue; elles se piquaient, exagéraient les ivresses du mal +Wood; mais un soir elles disparurent, et le capitaine lut dans le +_Rabelais_ l'histoire de leur internement à Sainte-Anne. + +Effrayé des tableaux, il voulait s'arrêter; il ne le pouvait plus, et il +devint le superbe client de l'alchimiste. + +C'est alors que, tantôt sous la domination absolue du stupéfiant et +tantôt sous le délire de l'abstinence, au milieu des rages de sa défaite +morale et physique, le comte de Pontaillac écrivit un journal intime: + +_Paris, le 4 décembre 1890_. + +Hier, je me suis présenté à l'hôtel du boulevard Malesherbes. Angèle, la +femme de chambre, allait m'introduire chez sa maîtresse, quand Olivier +est entré au salon: «Ma femme est malade, a-t-il dit, les yeux rouges. +Excuse-nous, Raymond; nous sommes bien malheureux...» J'avais envie de +l'égorger!... + +_Le 5 décembre_. + +Christine est pleine de grandes intentions voluptueuses; mais, le +pot-au-feu de la Villa Saïd ne m'exalte plus. Il faut que j'abandonne la +Pravaz, car j'aurais trop de honte, à la renaissance des amours de ma +bien-aimée... Blanche va guérir, s'embellir, et je la posséderai de +nouveau, de par le diable! + +_Le 16 décembre_. + +Onze jours de jeûne... Il me monte des sueurs froides, et mes dents se +serrent convulsivement... Impossible d'écri... + +_Le 17 décembre_. + +Je lutte... Je lutte... Oh! quel supplice!... Tanner, Merlatti, tous les +jeûneurs s'amusaient!... + +_Le soir du même jour_. + +Une idée de suicide m'envahit... Sortons!... + +_La nuit, quatre heures_. + +Je rentre d'un cercle où j'ai taillé une banque rasoir... Le +portefeuille est bourré; l'or fait craquer mes poches!... Ah! l'ignoble +bataille!... J'envoie tout cet argent à l'Assistance publique... + +_Le 18 décembre._ + +Non! Non! Plus de poison!... Je vivrai, j'aimerai! + +_Le 19 décembre._ + +Il ment, Hornuch; il ment, lorsqu'il déclare que des êtres supérieurs +prennent de la morphine comme nervin, afin de se tirer d'un état +d'équilibre instable... Il ment, je le jure! La morphinomanie est une +ivrognerie--et pas autre chose. + +_Le 20 décembre._ + +Au cercle, j'ai perdu tout ce que j'avais gagné, tout ce que j'ai donné +aux pauvres--et mille louis de plus. Tant mieux! + +_Le 21 décembre._ + +Quelle est donc la nature de mes rêves, dans ma folie passionnelle? Quel +est pour moi l'idéal du bonheur? Je m'interroge, et démêlant le sens +caché, l'idée mère de ma poésie, le mystère qui obsède ma pensée, je +veux, si je me décide à me tuer, que Blanche succombe avec moi, de telle +sorte que de nos corps amoureux se dégagent en même temps les flammes de +nos esprits et que ces lueurs jumelles vivent ensemble, dans les Limbes +sans fin de l'éternité. C'est la vie unitive! C'est le beau rêve de +Platon, le dogme immuable des déshérités de l'amour, ici-bas! + +_Le 22 décembre._ + +Je voudrais l'avoir tuée--et mourir... + +_Le 23 décembre._ + +Est-ce que ce n'est pas ainsi que l'on devient fou? Il me semble que ma +tête se rétrécit et que mon cerveau se dilate... + +_Le 24 décembre._ + +Mes yeux se cavent, ma figure est livide... Je regarde avec effroi ce +qui m'entoure... Je crains la mort; je pense à la mort, et je ne puis +comprendre ces idées qui me suivent partout, au milieu de mes camarades, +et près de Christine, et dans la solitude de la nuit. Je sais que cela +est folie, et je ne saurais éloigner cette folie, tout en la jugeant +telle. + +_Le 25 décembre._ + +J'entends siffler des balles--et j'ai peur, moi, un soldat! + +_Le 26 décembre._ + +Les accès de frayeur sont moins intenses; j'arrive à en rire... Qu'on me +mène sur un champ de bataille, et l'on verra si M. de Pontaillac est un +lâche! + +_Le 27 décembre._ + +Mon ordonnance m'a relevé... J'étais tout mouillé... + +_La nuit._ + +Je pleure de honte... + +_Le 28 décembre._ + +J'ai visité les catacombes; j'ai touché des têtes de mort, et depuis je +n'ai plus rêvé que fosses et cimetières... + +_Le 29 décembre._ + +Sous une impulsion irrésistible dont je me rendais compte, sans pouvoir +la vaincre, je suis allé me jeter dans une fosse nouvellement ouverte du +cimetière de Saint-Ouen. Au fond du trou, je m'écriai: «Mon Dieu, prenez +pitié de moi!»... Interpellé sur ma position, j'ai dit que j'étais tombé +par accident, et un gardien a observé: «Ce monsieur doit être un +Anglais, un fantaisiste...» + +_Le 30 décembre._ + +Des voix m'ordonnent de tuer Blanche et de me tuer ensuite, et comme je +résiste, les voix répètent dans un ouragan épouvantable: «Tue! tue!... +Il nous faut des cÅ“urs; nous avons absolument besoin de cÅ“urs: +procure-nous-en!» A table, ces voix sortent de mon assiette; au lit, de +mon oreiller: «Tue! tue!... Il nous faut des cÅ“urs!...» + +_Le 31 décembre._ + +Elle m'intéresse, la psychologie de ma folie. Je prends pour des +réalités, soit des produits de mon imagination, soit des souvenirs +revêtus d'une forme matérielle, et j'accorde à certaines réalités des +apparences absolument différentes de ce qu'elles sont. + +D'après le philosophe Despine, je vérifie l'exactitude remarquable de +cette synthèse du Dr Lasègue: «L'illusion est à l'hallucination ce que +la médisance est à la calomnie. L'illusion s'appuie sur la réalité; +l'hallucination invente de toutes pièces: elle ne dit pas un mot de +vrai.» + +J'ai des illusions «extérieures»: le bruit du vent est la voix de +Christine; les nuages sont des fantômes; les arbres, des spectres; mon +chien, un montagnard, se transforme en bÅ“uf, en lion, en éléphant; puis, +le chien disparu, l'hallucination me montre là -bas un hibou aux ailes +larges de quinze mètres. Je n'ignore point que jamais hibou n'atteignit +cette envergure, et cependant, je regarde l'animal et je l'entends +hurler... + +Suis-je donc plus fou que ces mille personnes réunies en un bal +parisien, le soir de l'exécution du maréchal Ney? Un monsieur est là ; il +se nomme Maréchal _aîné;_ le domestique annonce: «Le maréchal Ney!» +Alors, toute l'assemblée tressaille, et Daniel Tuke rapporte ces mots du +Dr Wigan, l'un des invités: «_Malgré nous,_ la ressemblance de ce +monsieur avec le Prince demeurait parfaite!» + +Influence de l'imagination sur les sensations ou folie, quelle est la +limite? Où est la vérité? + +_Le 1er janvier 1891._ + +Je subis un trouble de l'accommodation, et la diplopie est à un très +haut degré. Lorsque je place un verre rouge devant l'un de mes yeux, la +diplopie semble varier en sa nature et son intensité. + +A quoi attribuer ce phénomène? A-t-il pour cause mon état de faiblesse? +Est-il une des résultantes forcées de l'abstinence morphinique? + +J'éprouve une vive douleur dans tout le système amoureux; mais si j'en +crois les pathologistes, c'est le signe précurseur du réveil! + +_Le 3 janvier._ + +Mon estomac est frappé d'une paralysie intermittente. En arriverai-je à +ne plus pouvoir digérer? Claude Bernard a vu la sécrétion de la glande +sous-maxillaire s'arrêter chez un chien morphinisé. + +_Le 4 janvier._ + +A propos de chiens, essayons des expériences _in anima vili_... des +animaux. Jouons au petit Pasteur, au petit Levinstein. + +_Le 21 janvier._ + +EXPÉRIENCES: 1° J'ai injecté trois fois par jour sous la peau d'un +pigeon 5 centigrammes de morphine pendant dix jours--et le dixième jour, +il est mort, quatorze minutes après la dernière injection. + +2° J'ai fait pendant sept jours, à ma chienne Myrrha, une injection de +20 centigrammes de morphine par jour; le troisième jour, elle a +frissonné, et le septième, elle est morte. + +3° Je prends un gros lapin; je lui fais une injection de 45 +centigrammes, et, juste en quarante-cinq minutes, il roule des yeux +fous--et il expire... + +_Le 22 janvier._ + +Dans mon _état passionné_, il m'arrive de me croire condamné à mort, et +je souffre autant que Celui de la Grande-Roquette qui voit venir l'heure +de la guillotine. + +Ma souffrance n'est pas imaginaire, et je me compare à un métal ballotté +entre le pôle «positif et véritable» de la douleur et le pôle «négatif +et faux» de la cause. + +_Le 23 janvier._ + +Toute la journée, j'ai rôdé près de l'hôtel Montreu... L'idée de Blanche +est une torture. Je revois la marquise, telle qu'elle m'apparut, le soir +du bal, chez le Dr Aubertot, dans le jardin d'hiver... Elle se baissait, +relevait ses jupes brodées... Ah! le bas de soie gris-perle!... Ah! la +jarretière aux boucles diamantées!... + +_Le 24 janvier_. + +La faim de morphine me tenaille... Il y a en moi quelque chose qui +parfois me cloue sur place et me déchire, comme si de longues pointes +rougies surgissaient de mon corps et tourbillonnaient, au-dessus de mes +yeux, en gerbes d'éclairs. + +_Le 25 janvier_. + +Blanche m'a trompé, en affirmant qu'elle était enceinte, et je souffre +de ce mensonge. + +Pour m'étourdir, pour oublier, j'ai joué trois nuits entières à +l'_Épatant_, aux _Deux-Mondes_, et même dans les tripots... J'ai pris de +nombreuses culottes, un total de quatre cent mille... Je souhaite ma +ruine... + +_Le 26 janvier_. + +Cette nuit, à un bal, j'errais seul et lamentable, avec un faux nez; et +des pierrots, des arlequins, des almées, des colombines et des +polichinelles passaient et disaient: «Le drôle de type!... Il a des yeux +de voleur!...» On surveillait mes doigts... + +_Le 27 janvier_. + +Gueuse de morphine! J'admets que Blanche soit là vivante et amoureuse. +Aurais-je la force de lui témoigner mon amour? Non, je suis vidé, +nettoyé, f...u!... Demandez à Christine. + +_Le 28 janvier_. + +Une voiture aux stores baissés m'a promené deux heures sur la route de +Versailles. J'avais une fille magnifique, experte... Pas de résultat! + +_Onze heures, la nuit_. + +Une autre voiture m'a conduit du Helder à une maison de prostitution--et +là , rien encore! + +_Le 2 février_. + +Combien de temps faut-il s'abstenir pour ressusciter? Trois ou quatre +mois, disent les auteurs... Je ne pourrai pas... + +_Le 3 février_. + +Si! + +_Le 4 février_. + +Je viens de remplir une Pravaz, j'hésite... + +_Ce même jour, trois heures_. + +Fayolle, Darcy et Arnould-Castellier me supplient de leur ouvrir ma +porte; le major Lapouge se joint à eux. Je refuse. Le colonel du 15e, un +chef intelligent et doux, m'a envoyé un mot des plus aimables. Je ne +recevrai personne; je n'écrirai à personne!... Ah! que la vie est +banale! + +_Le 7 février_. + +Je hais les physiologistes qui ramènent l'amour à un jeu d'étamines et +de pistils, et la pensée à un simple mouvement de molécules... Je trouve +ridicules les amours platoniques... Or donc, réveillons-nous!... +Cantharides ou sulfure de carbone, lequel des deux?... Tous deux! + +_Le 8 février_. + +Bravo!... Une belle nuictée chez la danseuse Weg!... O Blanche! O ma +chérie! O mon trésor! + +_Le 9 février_. + +«Raymond, où vas-tu?» m'a demandé Christine. Et j'ai répondu: «Vers +elle!» + +Boulevard Malesherbes, le concierge affirme que ses maîtres sont à Nice. +Je partirai ce soir. + +_Minuit_. + +Mme de Montreu est à Paris, et c'est sur l'ordre du maître que le +concierge ose me chasser, comme un larbin! + +_Le 10 février_. + +Olivier, je te tuerai! + +_Le 11 février_. + +Mais, à quoi bon souffrir toutes les horreurs de l'abstinence, puisque +ma guérison ne sera pas bénie par les amours de l'adorée? Je m'injecte +un gramme de morphine. + +_Le 12 février_. + +Un gramme et demi. + +_Le 14 février_. + +Deux grammes. + +_Le 15 février_. + +Deux grammes et demi... Je laisse l'aiguille fixée au mamelon droit... + +_Le 16 février_. + +Tout est rouge et jaune; tout est sang et or--les couleurs de +l'Espagne... Depuis une heure, je n'ai pas cessé de rire... + +_Le 17 février_. + +Je vis dans une atmosphère de lumière et de feu... J'absorbe des +cantharides et du sulfure de carbone... Oh! le singulier duel!... Qui +sera vainqueur, des aphrodisiaques ou de l'empêcheuse d'aimer? + +_Le 18 février_. + +Fiasco avec Christine; fiasco avec Weg; fiasco avec douze +horizontales... La morphine triomphe, et l'assassin Hornuch est le roi +du monde! + +_Le 19 février_. + +Je voulais continuer les expériences sur mes chevaux. Je m'arrête. La +mort du pigeon et la mort du lapin m'ont laissé insensible; l'agonie de +ma chienne m'a été douloureuse; la mort de mes chevaux me serait bien +dure. + +J'explique mes idées diverses: J'aimais ma chienne et j'aime mes +chevaux; je ne connaissais guère le lapin et le pigeon. Mais, pourquoi +des hommes vivant en dehors des troubles morphiniques, pourquoi ces +hommes s'indignent-ils de voir frapper un cheval ou immoler un taureau, +alors qu'ils tuent un lièvre, un chevreuil, un sanglier, un loup, +blessent une perdrix, égorgent des volailles et des moutons, assomment +des bÅ“ufs? Tous les animaux, tous les insectes, tous les êtres +organisés, ont des sensations de joie et de douleur. Pourquoi une mouche +n'est-elle pas sacrée?... Pourquoi? + +_Le 20 février_. + +Au diable, la science! Au diable! la philosophie, et vive la haute noce! + +_Le 21 février_. + +Rentré vanné.--Au tableau, huit dames, et huit fiascos. C'est à en +devenir chèvre! + +_Le 22 février_. + +Je rougis d'avoir tué ma chienne, le lapin et le pigeon. Ces expériences +ne servent à rien, puisque je demeure incapable de pratiquer une +autopsie et d'étudier une intoxication animale ou humaine. + +_Le 23 février_. + +L'autopsie? Tiens, une idée! + +Et ayant abandonné les cantharides et le sulfure de carbone, et ayant +retrouvé son énergie intellectuelle, grâce à la morphine,--Pontaillac +termina son journal par une lettre, un pli scellé à ses armes. + +«POUR ÊTRE OUVERT LE JOUR DE MA MORT. + +_A Messieurs les professeurs Étienne Aubertot et Émile Pascal_, + +Membres de l'Académie de médecine. + +Messieurs, + +La Faculté dont vous êtes deux illustres maîtres, est obligée par ses +travaux de rechercher des cadavres humains--et l'on voit, à chaque +exécution, ce spectacle bizarre d'un aumônier de la Grande-Roquette qui +vous dispute, au nom du supplicié, le double lot d'une tête, d'un tronc +et des membres. + +Ainsi, l'aumônier prive la science et il diminue son apostolat. + +Généralement, Messieurs, vous opérez sur des dépouilles d'hôpital, et +quelquefois sur des noyés ou sur des victimes du revolver et des +nombreux modes d'exil terrestre. Mais il est assez rare, je crois, qu'un +vivant vous fasse hommage de son cadavre: veuillez accepter le mien en +souvenir de notre amitié, de votre haute bienveillance. + +Je désire que l'autopsie ait lieu dans le grand amphithéâtre, en +présence de vos collègues, du major Lapouge et de tous les autres +docteurs militaires ou civils, internes et étudiants, que vous jugerez +utiles à ce labeur suprême. + +Messieurs, puissent vos études éclairer les adeptes de la morphine! +Puissent mon exemple et vos leçons détruire à jamais cette source +d'horreurs--ce fléau pire que les batailles! + +Votre admirateur et ami, + +Comte Raymond DE PONTAILLAC, capitaine au 15° cuirassiers. + +Fait à Paris, le 23 février 1891.» + + + + +XVI + + +Les pharmaciens ne voulaient plus livrer de morphine, sans ordonnance, à +la matrone de la rue des Trois-Frères, et comme Mme Xavier et Angèle +ignoraient la pharmacie Hornuch, Mme de Montreu--en privation de +l'élément vital--traversa de nouvelles crises. + +Elle hurlait, tempêtait, descendait de son lit, se roulait sur les tapis +de la chambre, se soulevait, marchait, courait, faisait voler en éclats +les verres, les bols, les assiettes, les vases, les pendules, les +glaces--et trois servantes vigoureuses avaient du mal à l'empêcher de se +briser la tête contre les murailles. + +Des oppressions, des battements de cÅ“ur l'agitaient, la bouleversaient; +des sensations de brûlure dans le pharynx lui arrachaient des sanglots +et des larmes, et les douleurs du bas-ventre, devenues excessives, +prenaient le caractère de douleurs utérines. + +Blanche était bien pâle, mais jolie et désirable encore avec son visage +irrité, ses mignonnes dents grinçantes, ses paupières bistrées, ses yeux +étincelants et la voluptueuse flambée de ses cheveux roux. Quand elle se +traînait, presque nue, mordant les dentelles de sa chemise ou les +pompons des sièges, il s'exhalait d'elle, et malgré la fatigue, une +luxure; quand elle s'arrêtait, accroupie, tirant un peu sa langue rose +et avide, comme font les toutous, on eût dit que de ses bras nerveux +elle enserrait un homme, l'abattait, le possédait, dans la +toute-puissance d'une ardeur de bacchante. + +A peine endormie, elle se réveillait avec de la dyspnée qui allait +jusqu'à de l'étouffement; elle sentait ses membres se déchirer, la peau +craquer, le sang ruisseler, son ventre s'élargir, et--phénomène produit +par la morphine et non par les manÅ“uvres abortives--elle vivait une +horrible hallucination: elle croyait enfanter toujours, toujours, +toujours. + +Insensible au martyr de sa dame, la femme de chambre roucoulait: + +--On oublie sa petite Angèle? + +Bientôt la servante ne se gêna plus, et un matin, elle dit: + +--Il faut que madame la marquise _éclaire_! La Xavier me tracasse, et +j'ai besoin d'argent; j'ai besoin de la grosse galette... Je me marie... +Cinquante mille, madame, où je vous dénonce au procureur de la +République? + +--Je n'ai pas la somme, répondit la marquise: je la demanderai ce soir à +ma mère ou à M. de Montreu, sous le prétexte d'une Å“uvre charitable. + +--Demandez-la tout de suite; vous êtes très exaltée, et vous pouvez... + +--... Mourir? + +--Ma foi! + +--Que Dieu t'entende! + +--L'argent?... L'argent, s'il vous plaît? + +--Je vendrai mes bijoux, et je te ferai une belle dot, mais à une +condition... + +--Voyons ça? + +--Tu iras chez M. de Pontaillac. + +--Vous m'ennuyez! Je puis me compromettre dans vos sales histoires! + +--Je voudrais... Je veux de la morphine. + +--Il n'y en a plus. + +--M. de Pontaillac en a, j'en suis sûre! + +Après avoir touché l'argent des bijoux, la servante remit au capitaine +ce billet mouillé de larmes et imprégné d'un parfum luxurieux: + +«Je vous aimais, je vous adorais: vous me laissez souffrir; vous me +laissez mourir... O Raymond, aie pitié du triste état où l'on m'a +réduite! Aie pitié de ta malheureuse, bien malheureuse!... Donne-lui la +liqueur divine... Elle t'aimera, elle t'adorera, elle t'aime, elle +t'adore!... + +BLANCHE.» + +Il n'y eut pas de réponse. + + * * * * * + +Un dimanche, Mme de La Croze, qui sortait de Saint-Augustin, où elle +avait entendu la messe avec sa fille, demeura épouvantée de ne plus voir +Blanche auprès d'elle. Vainement, elle interrogea le cocher et le valet +de pied de l'hôtel, et, rentrant à l'église, explora le temple presque +désert, les confessionnaux, la sacristie. + +Des abbés, des religieuses aidèrent la pauvre dame en ses recherches +bien inutiles, car déjà une voiture emportait Mme de Montreu vers +l'hôtel de la rue Boissy-d'Anglas. + +--Monsieur de Pontaillac? gémit la visiteuse. + +--Monsieur est à table, répondit l'ordonnance Clément. + +--Seul? + +--Non, madame. + +--Annoncez la marquise de Montreu. + +La Stradowska déjeunait chez Raymond. Le capitaine se leva; elle le +suivit au salon, et devant la rivale, elle ne se contint plus: + +--Vous êtes une fille! + +--Et toi, une insolente! hurla Pontaillac. Je te chasse! + +Christine allait souffleter la marquise; mais en les voyant, lui si +troublé, elle si affolée, l'un et l'autre si horriblement perdus, la +jeune femme s'éloigna de la maison du malheur. + +Blanche et Raymond échangèrent un baiser d'amour. + +--De la morphine, ami? Je deviens folle!... De la morphine? + +--Non. + +--Par pitié? + +--Non! non! + +--Une piqûre? + +--Jamais!... Regarde: le poison me dévore!... + +Mme de Montreu ne l'écoutait pas: les cheveux en désordre, les yeux +fous, elle se cramponnait à l'homme, entrait ses doigts dans la poche de +la vareuse, du gilet, du pantalon. Insouciante de toute pudeur, elle se +faufilait partout, énervant l'amoureux, l'émoustillant d'une luxure de +courtisane: + +--Ah! voici une Pravaz! + +Il lui arracha l'aiguille d'or, l'écrasa, et bientôt vaincu par les +larmes de la maîtresse, par les soupirs menteurs, il dut trouver une +autre aiguille et préparer lui-même la solution. + +Allongée sur un divan, dégrafée, comme offerte aux joies de la chair, +Blanche murmurait: + +--Pique-moi?... Pique-moi?... Pique-moi?... + +Raymond obéit. Elle lui souriait voluptueusement: + +--Je me réveille!... Oh! c'est bon!... Encore?... Encore?... +Grise-moi... Encore?... Encore?... Je t'aime!... Je t'aime!... C'est le +Paradis!... O mon sauveur, je t'aime! + + * * * * * + +Où fuir? Où se cacher? + +Mme de Montreu n'aurait pu supporter les fatigues d'un grand voyage; +mais le capitaine avait une villa, à Fontainebleau, et le soir même, les +amants s'y rendirent. + +Depuis trois jours, ils menaient une véritable existence de possédés, +fuyant le soleil, tous deux hâves et flétris, tous deux vieux, lui à +trente et un ans, elle à vingt-quatre! + +En cette villa située sur les bords de la Seine, ils vivaient dans une +chambre qu'éclairaient, la nuit et le jour, des bougies--une chambre de +deuil, une chambre de mort,--et toutes les démarches de M. de Montreu, +pour retrouver sa femme, étaient infructueuses. + +Grâce à Hornuch, le pharmacien de la rue de Gomorrhe, ils s'infiltraient +le poison à hautes doses, bien décidés à mourir ensemble. Leur +corps--les bras, la poitrine, le ventre, les jambes--toute la peau +disparaissait sous des arabesques étranges, rouges comme des rubis, +jaunes comme des topazes--et, nus, ils s'admiraient, illuminés de +surnaturelles visions, et ils s'aimaient, se glorifiant de ne pas être +semblables aux humains. + +L'ordonnance qui les servait, Clément, seul domestique là -bas, n'osait +plus les regarder, tant leurs yeux s'animaient de flammes bizarres, tant +leurs lèvres balbutiaient de folies et de menaces. + +Un matin, le capitaine donna l'ordre à son serviteur de ramener de Paris +un de ses chevaux et de lui apporter une de ses grandes tenues +d'officier. Le soir, il dit au valet: + +--Tu me réveilleras à cinq heures, pour la revue. + +--Quelle revue, mon capitaine? + +--La revue de demain, imbécile! + + * * * * * + +La nuit.--Trois heures. + +Dans le salon, les amants s'embrassaient, lorsque Pontaillac, désolé de +son impuissance absolue, vociféra: + +--Si je suis mort pour l'amour, je ne suis pas mort pour la Patrie! + +Alors, sur la prière de l'homme, Blanche se mit au piano, et le +capitaine entonna l'hymne des batailles: + +_Voyez là -bas comme un éclair d'acier, +Ces régiments passer dans la fumée! +Ils vont mourir--et pour sauver l'armée, +Donner le sang du dernier cuirassier_! + +Ivre de morphine, l'Å“il en feu, il sabrait des mains à droite et à +gauche, et prise de peur, la dame s'éloignait. + +--Qui vive? gronda-t-il en la saisissant à la chevelure. Qui vive?... +Nom de Dieu qui vive? + +--Raymond... J'ai tué notre... petit... Pardonne-moi? suppliait Blanche. + +--Qui vive? + +Il la secouait effroyablement: + +--Qui vive? Qui vive? Qui vive? + +Tout à coup il s'arrêta pour recevoir entre ses bras sa maîtresse +expirante et la coucher sur le tapis. + +--Je l'ai tuée... Oh!... oh!... + +Raymond voulut crier, les mots s'étranglèrent dans sa gorge; il voulut +sonner; ses doigts rigides ne purent se mouvoir. + +A genoux, il invoquait la morte.--Il chancela et dormit. + +Éveillé, il pleura d'horreur, et s'élançant vers la chambre voisine, il +se dit: «Je rêve!» + +Devant la porte du salon qu'il refermait, l'image de Blanche et toutes +les funèbres réalités s'évanouirent. Et de même qu'au milieu des songes, +nous déchirons certains voiles, à la lueur plus éclatante d'autres +mystères--ainsi le morphinomane subissait de nouvelles hallucinations. + + * * * * * + +Cinq heures. + +L'ordonnance entra: + +--Mon capitaine, la bête est sellée. + +--Bien... Je vais m'habiller... Aide-moi. + + * * * * * + +Six heures. + +M. de Pontaillac, en grande tenue, monta à cheval. Il galopait sur la +route. Une poussière se souleva; des clairons retentirent, et +l'officier, en saluant du sabre un régiment de chasseurs, eut le tableau +de la guerre, des canons, de la mitraille, des étendards éployés au vent +de la victoire. A la tête des troupes, il cria: + +--En avant, et vive la France! + +Au commandement de: «Halte!» officiers, sous-officiers et cavaliers, +immobiles, regardèrent un cheval furieux emporter une ombre d'homme: la +tête amincie valsait sous le casque blanc et or à la noire crinière; la +poitrine flottait sous la cuirasse de blanc métal; les jambes pendaient, +bottées et extraordinairement maigres et molles, et Pontaillac, avec son +visage anguleux, son long nez, ses yeux caves, ses moustaches effilées, +son armure cliquetante,--lui si brave, autrefois si robuste, si beau, si +intelligent--Pontaillac avait l'air d'un Don Quichotte sinistre et +moderne. + +On accourait. Il tomba, dans la rougeur de l'aube printanière; il tomba +épuisé et non pas vaincu; il tomba mort, le sabre au poing, en râlant un +appel à la charge glorieuse: + +--Là -bas... comme un éclair d'acier! + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Morphine, by Jean-Louis Dubut de Laforest + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MORPHINE *** + +***** This file should be named 17688-0.txt or 17688-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/6/8/17688/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/17688-0.zip b/17688-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..85418e5 --- /dev/null +++ b/17688-0.zip diff --git a/17688-8.txt b/17688-8.txt new file mode 100644 index 0000000..5b4b39f --- /dev/null +++ b/17688-8.txt @@ -0,0 +1,6100 @@ +The Project Gutenberg EBook of Morphine, by Jean-Louis Dubut de Laforest + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Morphine + +Author: Jean-Louis Dubut de Laforest + +Release Date: February 6, 2006 [EBook #17688] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MORPHINE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + +DUBUT DE LAFOREST + + +MORPHINE + + + +PARIS +E. DENTU, ÉDITEUR + +1891 + + +AU PROFESSEUR CESARE LOMBROSO, + +_A l'illustre auteur de _l'Uomo delinquente_ et de _Genio e Follia_. + +Au maître qui m'a donné la plus grande fortune que puisse souhaiter un +écrivain, en commentant mes livres dans ses admirables leçons sur +l'anthropologie criminelle, + +Je dédie ce roman._ + +DUBUT DE LAFOREST. + + + + +I + + +Une nuit de novembre 1889.--Au café de la Paix, dans l'une des petites +salles chaudes et moelleuses dont les portes ouvrent sur la place de +l'Opéra, la pendule marquait onze heures, lorsque Jean de Fayolle posa +le dé de la victoire, en disant: «Domino!» + +Fayolle, capitaine du 15e cuirassiers, un jeune et vert gaillard, +moustachu de roux, occupait un coin de la banquette de rouge velours, et +à sa droite et devant lui se tenaient ses deux adversaires: le major +Edgard Lapouge, grand blondin, aux blondeurs flavescentes, avec de gros +yeux bleus très expressifs, derrière un binocle +d'or;--Arnould-Castellier, directeur de la _Revue militaire_, une +ancienne et honorable culotte de peau, vieille tête blanchie dans les +grades inférieurs, toujours à l'ordonnance, et malgré la bedaine et les +joues rubicondes, essayant de lutter contre l'empâtement civil et se +donnant des allures d'activité par ses gestes brusques, sa voix +impérative, ses rudes moustaches neigeuses et coupées en brosse. + +--Et Pontaillac, viendra-t-il, oui ou non? demanda le major. + +--Il viendra, répondit Fayolle. + +--Jamais!... Pas de Pontaillac! intervint de la table voisine, le +lieutenant Léon Darcy, brun et gentil cuirassier, également du 15e qui +humait un sherry-gobler, en écoutant les histoires drôles de deux +horizontales assises à ses côtés. + +--Qu'en savez-vous, Darcy? fit le capitaine. + +--Pontaillac est à l'Opéra, et il ne s'ennuie pas, dans une loge +d'entre-colonnes, avec une charmante femme. + +--La marquise de Montreu? interrogea Arnould-Castellier. + +--Précisément. + +Le capitaine de Fayolle alluma un cigare: + +--Vous êtes fou, Darcy! Notre brave Pontaillac n'a d'yeux et d'oreilles +que pour la Stradowska, et il a bien raison: la grande artiste russe est +un morceau de rois, je veux dire de capitaines de cuirassiers. + +--Pontaillac est de taille à mener deux amours! insista le lieutenant. + +--Trois! gronda le major Lapouge. + +--Comment, trois? + +--Vous oubliez, messieurs, la plus chère de ses maîtresses, la plus +perfide et la plus dangereuse. + +--C'est? + +--La morphine. + +A ce mot de «morphine», les deux femmes qui amusaient Léon Darcy +s'approchèrent curieusement des joueurs, mais le major ne voulut donner +aucune explication. + +Bientôt, la bataille recommença, et on n'entendit plus que des voix +grêles et potinières, avec le refrain des joueurs et le cliquetis des +dominos, sur la table de marbre. + +--A vous, la pose. + +--J'ai le patard. + +--Du quatre. + +--Et du re-quatre. + +Entre les deux horizontales de haute marque, Léon Darcy luttait de +propos galants pour la joie de la brune Thérèse de Roselmont et de la +blonde Luce Molday, très gentilles et capiteuses, la première en rouge, +la seconde en bleu, toutes deux étincelantes de diamants. + +Le jeune officier et les dames parlèrent de la Stradowska dont tous les +journaux affirmaient le succès de femme et d'artiste. Elle arrivait de +Pétersbourg, son pays: là-bas, elle venait d'ensorceler boïards et +princes, de ruiner un des grands-ducs, et elle possédait des trésors +inestimables, en son hôtel de la Villa Saïd: telle était la légende +parisienne. + +--Et le capitaine de Pontaillac est l'amant de cette femme? minauda +Thérèse à l'oreille de Léon. + +--Mais oui! + +--Il est donc bien riche? dit Luce. + +--Assez... Deux cent mille livres de rentes. + +--Joli garçon? + +--Regarde, chère, conclut Darcy, en désignant l'homme qui entrait. + +--Ah! voilà Pontaillac! s'écrièrent Fayolle et Arnould-Castellier. + +Et tandis que le comte Raymond de Pontaillac serrait les mains des amis, +les deux horizontales le regardèrent, prises d'une sensation inédite qui +les secouait de leur torpeur de commerçantes blasées, les piquait d'un +désir luxurieux, les jetait hors d'elles-mêmes. + +Il avait trente ans; il était de haute taille, avec de larges épaules, +une poitrine solide, un visage bronzé, des cheveux bruns et courts, de +noires et voluptueuses moustaches, un nez évoquant le souvenir des +Valois, des lèvres de chair rose, de jolies dents et des extrémités fort +délicates pour une académie si robuste: sous des sourcils épais, ses +grands yeux châtains, frangés de longs cils, brillaient tantôt de doux +éclats et tantôt ils s'immobilisaient en ce rayon ardent et fixe, en +cette presque surnaturelle lumière que l'on observe chez les hypnotisés. +Par la pelisse entrebâillée, par la riche fourrure, l'habit, le gilet à +coeur et le pantalon noir révélaient des formes d'athlète, et le blanc +plastron de la chemise--la fine cuirasse mondaine--faisait songer les +dames guerrières à l'autre cuirasse de métal aux éblouissantes +blancheurs. + +Tout en lui disait la peau et l'âme d'un mâle, et cependant la +musculature merveilleuse s'agitait et tremblait, sous un tic nerveux +imperceptible, non point comme un jeune rameau, à l'effort de la sève, +mais comme un arbre jadis bien planté, bien fleuri, et que dévorent les +vers, en son printemps. + +Assis près du camarade Fayolle, Raymond de Pontaillac demeurait grave, +indifférent au jeu de dominos et à toutes les propositions de joyeusetés +nocturnes. + +--Voulez-vous un tour à quatre? lui dit le major; je gagne tout ce que +je veux. + +--Qu'est-ce que cela me fait? Si vous croyez que je m'intéresse à votre +sacrée partie!... + +Un garçon s'approcha, demandant ce qu'il fallait servir. + +--Rien!... Ah! si... un verre d'eau!... Je meurs de soif! + +Quand le capitaine de Pontaillac eut avalé un verre d'eau frappée, il +s'absorba dans la lecture du _Soir_, et les deux horizontales ne purent +s'empêcher de dire au lieutenant: + +--Il n'est pas drôle, ton ami. + +--Ma foi, non! + +La partie terminée, Jean de Fayolle voulut amuser Pontaillac. Il +indiquait dans la salle voisine et derrière une glace dépolie le vieux +monsieur, bien connu des officiers, et en train, selon son habitude, de +mettre au jour l'_Annuaire militaire_. + +--Quelle patience, hein? + +--J'ai envie de l'étrangler! + +--Oh! Raymond?... + +--Une vilaine histoire que nous bâtirions là! fit Thérèse, en riant. Mon +capitaine, vous le croqueriez d'un seul morceau, ce brave homme! + +--Et vous auriez tort, Pontaillac, déclara Arnould-Castellier. Le +correcteur est un de nos meilleurs amis. + +--Que voulez-vous? Je souffre et j'ai des humeurs noires que je ne puis +vaincre et dont j'ignore la cause. + +--Je la connais, moi, affirma le major qui érigeait des dominos en tour +Eiffel. + +--Des bêtises!... La morphine, n'est-ce pas? + +--Eh bien, oui, la morphine!... Vous vous tuez, Pontaillac! + +--Me tuer? Allons donc! Dès que ça me fera mal, je cesserai. + +--Il sera trop tard; vous ne pourrez plus enrayer! + +--C'est possible, car ce qui fait souffrir, ce n'est pas de prendre, +mais de ne pas prendre de la morphine. + +--Vous voyez bien! + +Jean de Fayolle commanda une marquise au champagne, et malgré les +invitations des camarades et les sourires de Thérèse et de Luce, Raymond +se mit à sabler des verres d'eau. + +Brusquement, la tour d'ébène et d'ivoire du major Lapouge s'effondra, et +les dés roulèrent avec fracas sur le marbre. + +--Vous êtes stupide! cria Pontaillac. + +--Merci, capitaine... Fort aimable, en vérité! + +--Pardon, major, pardon, mon ami, je suis tellement énervé que le +moindre bruit m'exaspère. + +--Ah! cette gueuse de morphine! C'est elle qui vous bouleverse!... +Pontaillac, vous arriverez à être très malade! + +--Vous vous trompez, major. J'ai besoin de ma piqûre, voilà tout. + +--Prends un verre de champagne, cela vaudra mieux, dit Fayolle. + +--Mais oui! mais oui! continuèrent les autres. + +--A nos amours, capitaine! soupira Thérèse. + +D'un geste, Raymond éloigna la main de Luce qui lui tendait une coupe +mousseuse, et il parut s'intéresser à une réussite du directeur de la +_Revue militaire_. + +Thérèse avait pris machinalement des journaux illustrés et contemplait +un portrait de Christine Stradowska, la diva illustre, la belle +maîtresse de Pontaillac. Celui-ci, fatigué de lutter contre une +obsession, s'était baissé, et ayant relevé son pantalon et un caleçon de +soie, venait de se faire à la jambe une piqûre de morphine. + +Comme il se dressait, Luce Molday vit un objet briller dans sa main, et +elle s'en empara, très rieuse. + +--Eh! la jolie seringuette! + +--Donnez-moi ça? + +--Non! non! + +Et elle passa au docteur la petite seringue de Pravaz à laquelle +l'aiguille perforée adhérait encore. + +--Je ne vous la rendrai pas, capitaine! Je vais l'écraser sous mon +talon! vociféra Lapouge, debout. + +--Ne vous gênez pas, major; la piqûre est faite. Il y a une autre Pravaz +dans ma poche et j'en ai quatorze à la maison. + +Alors, Lapouge observa Pontaillac. Il lui semblait métamorphosé, car si +pour les autres regards, le capitaine avait conservé, sous les dehors +d'un chagrin amoureux, les apparences d'une verdeur +extraordinaire,--seul, l'oeil du major venait de noter les tremblements +furtifs du morphinomane. En même temps que les yeux perdaient leur +inquiétante fixité, la voix tout à l'heure très rauque, sonnait en des +vibrations de pur cristal; le geste, tout à l'heure incertain, comme +incertaine la démarche, le geste retrouvait sa mesure, sa force, son +charme. + +--Merveilleux! balbutia le major qui n'osait plus détruire la Pravaz. + +Raymond fit les honneurs d'une nouvelle marquise au champagne; il but en +vrai gentilhomme. Puis, sur la prière de Thérèse de Roselmont, il dit +comment il était devenu morphinomane. + +Lors des guerres du Tonkin, nos chirurgiens calmaient les douleurs des +blessés avec des piqûres de morphine, ainsi que jadis les docteurs +allemands à Sadowa et à Gravelotte. + +Un des camarades de Pontaillac, un officier d'artillerie, horriblement +mutilé, avait été soulagé par la Pravaz, et quand Pontaillac, blessé en +duel, reçut la visite de l'officier d'artillerie, celui-ci lui vanta la +méthode stupéfiante, les injections hypodermiques de Wood, médecin +anglais: Raymond en usa; il s'en trouva bien, et maintenant il employait +la morphine contre toute sensation anormale. + +--Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, je ne buvais plus: Une +piqûre! Je mange, dors et bois. J'étais triste; je suis joyeux! + +--Et... l'amour? interrogea timidement Luce Molday. + +--Oh! ma chère, l'amour, en cela comme pour le reste, on a calomnié la +morphine! + +Il expliqua la manière de se servir de la morphine, tira de sa poche un +petit écrin où sur un lit de velours noir dormait la Pravaz, une soeur de +l'amie confisquée par le major Lapouge: à côté d'elle, parallèlement, +scintillaient deux aiguilles d'acier percées dans leur longueur, et au +fond de la boîte s'enroulait un peloton de fil d'argent aussi ténu qu'un +cheveu; ensuite, il montra le petit flacon gardien de l'incomparable +trésor. + +Lucy demanda: + +--L'aiguille doit faire bien du mal? + +--Non, répondit le capitaine. + +Et comme il se trouvait seul avec ses amis et que dans les autres salles +les garçons rangeaient sur des tables de marbre, en un amoncellement de +bois noir et de rouge velours, les chaises désertées, Pontaillac obéit à +cette belle ardeur d'apologiste qui caractérise tous les morphinomanes: + +--Vous allez voir! + +Le jeune homme mit à nu son bras d'hercule, çà et là marqué d'arabesques +bizarres, et d'un coup sec, il enfonça l'aiguille en pleine chair. Elle +glissa dans les tissus; elle fut retirée sans qu'il s'échappât une +goutte de sang et que le visage du capitaine manifestât la moindre +inquiétude. + +Cette expérience eut le pouvoir d'arracher des cris d'admiration aux +deux horizontales. + +--Vous le voyez, mesdames, j'opère moi-même, et sans douleur, tel un +dentiste de la foire! + +Il allait remplir la Pravaz. + +--Qui en veut? + +--Pas pour cent louis! hurla Thérèse. + +--Folle, c'est le Paradis! + +--Eh bien, puisqu'avant ça ne fait pas de mal et qu'après ça fait tant +de plaisir, j'essaierai! déclara Luce Molday. + +Sur le boulevard des Italiens, on se sépara. Le major Lapouge et +Arnould-Castellier marchaient à pied vers leur domicile respectif; Jean +de Fayolle et Léon Darcy insistèrent pour entraîner Raymond dans un +restaurant de nuit où ils soupaient avec les dames. Mais l'amant de la +Pravaz héla une voiture de cercle, et donna l'ordre de le conduire chez +son autre maîtresse, la Stradowska. + + * * * * * + +Avait-il tort ou raison, le major Lapouge? Est-ce que vraiment +Pontaillac, ce mâle superbe, était dominé, violenté, à jamais brisé par +la morphine? Qui l'emporterait de la belle Stradowska ou de la Pravaz? +Ni l'une, ni l'autre, peut-être, ou bien une troisième idole, car déjà, +tout brûlant du souvenir de la marquise Blanche de Montreu--de la grande +dame qu'il venait de saluer à l'Opéra, de la patricienne désirée--le +comte de Pontaillac oubliait ses deux autres maîtresses charmées et +vaincues, pour s'en aller rêver d'une nouvelle et plus difficile +conquête, en son hôtel, rue Boissy-d'Anglas. + + + + +II + + +Depuis quinze mois que Pontaillac était sous l'influence du poison +mondain, ses idées tenaient à la fois du songe et du réel. + +Il se faisait en lui un dédoublement spécial de la personnalité. A +l'encontre des hystériques de première grandeur chez lesquels les +phénomènes de condition seconde excluent le libre arbitre, Raymond +vivait et raisonnait dans les deux états: loin d'abolir le sens +intellectuel, la morphine le surexcitait, et l'on se trouvait en +présence d'un homme libre, et non pas devant un fou qui échappe à +l'historien de moeurs et relève seulement de l'art médical. + +Gentilhomme limousin, ancien élève de Saint-Cyr, capitaine breveté de +l'École de guerre, le comte de Pontaillac aimait son métier. Il avait +l'estime des chefs et des camarades, et les soldats eux-mêmes, les +pauvres surtout, appréciaient l'officier brillant et au coeur généreux. + +Mais, dans le magnifique hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, comme au +cercle voisin: _L'Épatant_, comme au quartier de cavalerie, comme chez +sa maîtresse la Stradowska et chez les Montreu, ses nobles amis du +boulevard Malesherbes, partout enfin, on pouvait remarquer les brusques +changements du jouet de la Pravaz, ses multiples états et les symptômes +d'une intoxication progressive. + +Lui ne voyait rien et s'enorgueillissait de vaincre la douleur. De même +qu'après un duel sans motif grave, il s'était piqué pour endormir une +blessure légère, ainsi il recourait à la morphine, dès le moindre bobo, +toujours aiguillonné par le besoin, en dehors de toute souffrance +caractérisée. + +A l'entendre, s'il dormait mal, les insomnies venaient d'un mauvais +estomac ou d'une irrégularité du coeur. Il se découvrait des lésions +morbides et justifiait le diagnostic en confondant la torture des +privations avec des maladies imaginaires, si vite disparues, au +renouveau de l'enchanteresse. + +D'abord, ce furent des sentiments de bien-être et de béatitude, une +ivresse délicieuse, un Nirvâna boudhique, des extases, tout un horizon +de voluptés, un réveil de l'esprit, une accélération de la pensée, une +double vie. + +Quand l'habitude amoindrit les effets du poison, le morphinomane eut une +personnalité, non pas entièrement dédoublée comme celle de quelques +névropathes, mais diverse et toujours consciente, en pleine identité du +_moi_, aussi bien dans le rire succédant aux doses multipliées que dans +les larmes des jours de jeûne. Il n'aliénait pas sa personnalité pour en +revêtir une autre; il ne subissait aucun _moi_ extérieur, et demeurait +lui-même, triste ou gai. + +Si la valeur d'amour semblait diminuer, en raison directe des doses +morphiniques, il attribuait ce decrescendo à sa trop longue +fréquentation de la Stradowska, jurant de reverdir près de la marquise +de Montreu. Oui, la Pravaz avait toutes les vertus, et on l'accusait +injustement d'altérer les facultés génitales. + + * * * * * + +Le lendemain de la modeste fête, au café de la Paix, Raymond se leva, +dès huit heures, et en petite tenue, monta à cheval pour se rendre au +quartier de cavalerie. + +Dans le froid vif, il trottait, le képi sur les yeux, les bottes +éperonnées et luisantes, la tunique moulant sa taille, sous le grand +manteau de drap bleu foncé, le sabre cliquetant--et le cavalier était +alerte et joyeux, le long des rues, grâce à l'aiguille ensorceleuse. + +Sur le pont de l'Alma, il contempla la Seine, toute noire, au milieu de +ses rives blanchies de neige, et plus loin les remorqueurs traînant des +voitures de bois ou de charbon, les bateaux-mouche désertés, les +mariniers grondant contre le brouillard. + +Quai d'Orsay, il vit une armée de balayeuses, presque toutes de vieilles +femmes dont les jupes suintaient l'horrible détresse, venues là, comme +en un Sabbat, occupées à chasser de leurs balais de sorcières des tas +neigeux; et défilèrent ensuite de maigres employés avec des visages de +pauvres et de longs nez que le froid rougissait et faisait pareils; +puis, des ouvriers, puis, des voyous, puis, des filles en cheveux +raccrochant les redingotes matinales de leurs doigts crevés d'engelures; +puis, des oiseaux ébouriffés à la cime des arbres nus, et piaillant la +misère. + +Tous ces êtres glacés, toutes ces choses mortes, il aurait voulu les +réchauffer, les ressusciter de sa miséricordieuse tendresse, leur donner +un peu de joie. Des mendiants le comprirent; ils entourèrent le +cavalier--et Raymond plus heureux fit sa distribution quotidienne plus +large. + +Un factionnaire lui porta les armes; il salua et passant près du corps +de garde, se dirigea vers la cour du quartier. + +--Le capitaine est dans un de ses bons jours, dit le sous-officier qui +commandait le poste. + +--Ne vous y fiez pas, maréchal des logis, répliqua le brigadier. Avec ce +sacré Pontaillac, on ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon! + +--Moi, je sais le pourquoi, hasarda un simple cuirassier, fils de +famille, et tête brûlée. + +--Il est cocu? + +--Non. + +--Il se saoûle? + +--Non. + +Le maréchal des logis et ses hommes, la pipe à la bouche, se groupèrent +autour du poêle, et le cuirassier instruit leur expliqua les phénomènes +de la morphine. + +On s'écria: + +--Il ferait mieux de boire des bocks! + +--Et même des champoreaux! + +--Et même de la verte! + +Après avoir écouté le rapport, le capitaine rejoignit le major Lapouge, +à la salle de visite. + +--Veuillez donc, cher ami, me donner un mot. J'ai besoin d'une solution +à soixante pour cent? + +--Jamais, capitaine! + +--J'irai chez un docteur civil. + +--Allez-y! Moi, je ne suis pas un assassin! + +Et il lui tourna les talons. + + * * * * * + +Rentré à son hôtel, Pontaillac fit sa toilette, et il déjeuna de bon +appétit. + +Clément, l'ordonnance qui le servait, un énorme rougeaud de Normandie, +reçut l'ordre de faire atteler le coupé. + +Mais, Raymond jugea qu'il avait encore quelques minutes, et, le cigare +aux dents, il visita l'hôtel, animé du désir de le meubler à neuf pour +une heure bénie, celle où la marquise de Montreu daignerait y +apparaître. + +Oh! ce jour-là, il voulait une restauration complète, depuis les sièges +et les tentures jusqu'aux boiseries, aux glaces et aux litées, et tout +serait bouleversé, en cette demeure bâtie au siècle dernier par un +financier amant d'une danseuse de l'Opéra: tout rayonnerait d'une +virginité nouvelle, les salons, les chambres, le fumoir, la +bibliothèque, l'office, les remises, les écuries, les jardins--et +seules, puisqu'elles avaient droit à l'immortalité, vivraient toujours +jeunes, les admirables peintures de Boucher. + +A deux heures, le capitaine montait en voiture, et ordonnait, tremblant +d'amour: + +--A l'hôtel de Montreu! + + * * * * * + +Lorsque Pontaillac entra dans la bibliothèque du marquis Olivier, +celui-ci était debout et pâle devant le foyer qui allumait de ses ors +les marbres, les bronzes, les cuirs de Cordoue, les reliures précieuses +et le double blason des Montreu et des La Croze. + +--Qu'as-tu donc, Olivier? demanda Raymond, avant même d'avoir serré la +main du marquis. + +--Je suis inquiet; ma femme est souffrante. + +--Rien de grave, n'est-ce pas? balbutia le visiteur qu'une angoisse +envahissait. + +--Je l'espère. Aubertot est auprès d'elle; il m'a renvoyé, et j'attends. + +Raymond n'osait plus regarder l'ami qu'il voulait trahir, le gracieux +gentilhomme aux cheveux blonds, à l'oeil doux et rêveur, à la barbe +mousseuse taillée en pointe, dont la fragile et élégante silhouette +enveloppée d'une robe de chambre en velours noir très simple contrastait +si fort avec la puissance du beau soldat. + +--Hier encore, à l'Opéra, la marquise était gaie, souriante. + +--Oui, mais, ce matin, en déjeunant, Blanche a été prise d'un violent +mal de tête, et depuis les douleurs sont devenues intolérables. + +--Je te laisse, mon ami. + +--Non, reste. Le docteur va descendre dans un instant, et je suis bien +aise de t'avoir auprès de moi. + +Une porte s'ouvrit, et le docteur Étienne Aubertot, professeur à la +Faculté et membre de l'Académie de médecine, parut avec sa bonne figure +de chanoine entièrement rasée et que surmontait au-dessus d'un front +très haut, vrai front de penseur et d'artiste, une chevelure grise aux +boucles soyeuses. + +--Eh bien? dit Olivier. + +--Eh bien? répéta Pontaillac, malgré lui, sous le visible effort d'une +inquiétude grandissante. + +--La marquise n'est pas en danger, mais elle souffre atrocement d'une +névralgie susorbitaire que je vais combattre avec de l'antipyrine. +François est parti en chercher. + +--Vous croyez, docteur, que l'antipyrine la guérira? + +--Nous aurons au moins un soulagement, mon cher marquis. + +--Hâtez-vous, de grâce?... Blanche est martyrisée. + +--C'est vrai. La névralgie susorbitaire a sa place au nombre des maux +humains les plus douloureux; mais dans une demi-heure... + +--Et vous la laisserez souffrir une demi-heure encore? C'est impossible! + +--Que voulez-vous? J'espère que l'antipyrine agira, et, du reste, il n'y +a pas de meilleur remède. + +--Je vous demande pardon, monsieur le docteur, fit Pontaillac. Il y en a +un puissant, radical, infaillible. + +--Et pourrais-je connaître cette belle panacée? + +--La morphine, cher maître, la morphine! + +Le professeur Aubertot réfléchit un instant et observa le capitaine de +son oeil bleu très clair: + +--Ma foi, vous avez raison, et je vous remercie de m'y avoir fait +songer. + +Il se tourna vers M. de Montreu: + +--Je vais écrire une ordonnance. + +--Inutile, docteur, continua Raymond. J'ai là sur moi tout ce qu'il faut +pour guérir. + +Pontaillac tendit au médecin un minuscule flacon et un écrin des plus +élégants. + +--Non, non! Pas ça! pas ça! dit Aubertot: Je n'en connais pas la dose, +et je veux une solution très faible; mais j'accepte l'instrument. Vous +êtes notre Providence, mon cher capitaine. + +L'officier prit congé de M. de Montreu et du docteur Aubertot, et +quelques minutes plus tard, le mari et le médecin pénétrèrent dans la +chambre de la malade. + +Sur une haute et vaste litée, en un fouillis de dentelles, la marquise +Blanche de Montreu, née de La Croze, étreignait nerveusement sa tête de +ses deux mains aux doigts légers, et le long des épaules un peu maigres +et des bras nus, les beaux cheveux roux s'épandaient avec des lueurs +métalliques. On devinait, au travers de la chemise de surah et l'on +voyait par l'échancrure de la gorge, une peau rosée d'un sang vermeil; +le corps était jeune et chaud, et les formes juvéniles, dans leur chaste +enveloppement, étaient pleines de grâce et de suggestions voluptueuses. + +Elle retomba sur l'oreiller, en étouffant un cri de douleur; ses beaux +yeux de velours brun s'emperlaient de larmes, le petit nez aux narines +délicates, les lèvres qui laissaient voir une rangée de dents mignonnes, +le cou svelte, tout ce charmant visage, enfin toute cette adorable +jeunesse luttait, vaillante, pour ne pas affliger l'époux adoré. + +Aubertot s'avança, tête nue, et dit: + +--Madame, nous vous apportons le soulagement. + +Le docteur emplissait la Pravaz d'une solution de morphine au trentième, +et Olivier se sentait trembler à l'idée que l'aiguille blesserait les +chairs roses et douces. + +Pontaillac, l'ami Pontaillac, le cuirassier-hercule, pouvait supporter +une opération même terrible--mais elle, sa dame si fluette, sa Blanche +si impressionnable, aurait-elle la force? + +Et, dans son ignorance du remède, comme s'il devinait les choses à +venir, Olivier arrêta brusquement le bras du docteur. + +--Non... Je vous en prie? + +--Pourquoi? + +--J'ai peur... pour elle. + +--Aucun mal, aucun danger, monsieur. + +--Vous me le jurez? + +--Marquis, je vous le jure. + +Il y eut un silence. + +--Moi, je n'ai pas peur, Olivier, fit la marquise, en présentant son +bras. + +La piqûre faite, Aubertot questionna la dame. + +--Vous ai-je fait du mal? + +--Pas du tout; mais je souffre toujours. + +--Attendez. + +Les deux hommes s'éloignèrent au fond de la chambre, et Blanche commença +bientôt à subir la domination du stupéfiant. + +Immobile, d'un oeil déjà voilé, elle regardait le christ d'argent cloué +sur un sombre velours, le bénitier d'ivoire, le prie-Dieu, la glace de +Venise, les bibelots, les portraits, le vitrail des hautes fenêtres, et +ces objets s'animaient et vivaient. + +Le docteur et le mari se rapprochèrent, observant la femme. A un moment, +sa respiration très calme sembla s'arrêter tout à fait: le médecin +secoua doucement madame de Montreu, et la respiration reprit aussitôt, +franche, régulière. + +Blanche ne dormait pas; elle ne souffrait plus; elle ne répondait pas +aux paroles qu'Olivier lui adressait; mais elle les entendait pour ainsi +dire inachevées, sans précision humaine, telles que ces voix qui, dans +le rêve, bruissent à nos oreilles leurs harmonies confuses. Elle ne +remuait pas; mais ses lèvres entr'ouvertes souriaient d'un sourire de +béatitude--et toute la femme se transportait vers un au-delà où elle +jouissait de secrètes et incomparables extases. + +Au bout d'une heure de calme persistant, le médecin se retira. + +--Vous veillerez, dit-il au mari, car il faut secouer madame la +marquise, si la respiration s'arrête encore. + +Il s'en tint là, ne voulant pas ajouter que souvent, après une piqûre, +il se produit chez certaines personnes un état comateux dont les suites +peuvent être graves. + + * * * * * + +Le soir était venu, et Olivier demeurait seul auprès de madame, +lorsqu'un appel se fit entendre à la porte. + +--Entre, ma bonne Catissou, autorisa le marquis. + +Une femme s'avança très droite, malgré son grand âge, en robe de +popeline noire, coiffée d'un fichu de soie rouge, à la manière des +Bordelaises; elle marchait, recueillie et non pas servile: deux bandeaux +de cheveux blancs ornaient son front sillonné de rides profondes, et sa +bouche démeublée gardait un sourire de bonté infinie. + +Cette vieille servante avait vu naître et grandir Olivier, là-bas, en +Limousin, dans le manoir ancestral de Montreu; elle l'avait élevé, +dorloté, à la mort des parents, et sous la tutelle d'un oncle +aujourd'hui disparu. Et quand le gentilhomme, marié à l'unique héritière +d'une noble maison, quitta la Haute-Vienne pour Paris, elle voulut le +suivre, le servir encore, de tout son dévouement de chienne maternelle +aimée et respectée. + +En cet hôtel du boulevard Malesherbes, au milieu des larbins qu'elle +commandait, de toute la valetaille fin-de-siècle, elle aimait à tricoter +des bas, le soir, près des fourneaux de la cuisine, en gémissant des +vastes cheminées seigneuriales et des flambées énormes. + +Olivier voyait en elle une amie, presque une parente, et sur son ordre, +elle le tutoyait comme autrefois du temps où elle déshabillait le petit +gentilhomme, bordait le lit, s'enorgueillissait d'être l'humble maman de +son «monsieur». + +Elle dit, en patois limousin: + +--Olivier, je viens de coucher la petite Jeanne. Comment se trouve notre +dame? + +--Beaucoup mieux, sourit le gentilhomme. + +L'ancienne ajouta: + +--Tu ne peux pas rester ici toute la nuit... Ta vieille est là... +Voyons, il faut aller te coucher... Ne fais pas l'entêté... + +M. de Montreu, assez hautain avec les autres serviteurs, riait des +familiarités de Catherine, et loin de les combattre, il les encourageait +par ses réponses patoises et l'évocation du lieu natal. + +--Je veillerai tout seul. + +--Non... Non... + +Sans la brusquer, il poussa la femme vers la porte, courut embrasser +dans la chambre voisine, Jeanne, sa fille, une blondinette de quatre +ans; puis il s'installa dans un grand fauteuil. + +Mais, avant l'aurore, Blanche l'invita des yeux à se glisser près +d'elle, et ils s'aimèrent. + +La jeune marquise oubliait sa maudite névralgie, et jamais elle ne fut +plus amoureuse, ni plus désirable. Elle conservait le souvenir de la +douleur, mais sous le charme de la morphine, dans l'apaisement de tout +son être, cette douleur la désertait pour s'acharner contre une autre +femme, et elle plaignait la remplaçante immatérielle de tant souffrir. + +D'autres phénomènes, au réveil de l'esprit, se manifestèrent avec les +couleurs exactes des tableaux: sa chambre de malade se transforma en un +parc magnifique, et la marquise revit le château paternel, les +Tuilières, à la belle saison des vacances. Jeune fille, elle y fêtait +ses deux meilleures amies du Sacré-Coeur, de Limoges: une cousine pauvre, +Mathilde de Chastenet, aujourd'hui Mme Gouilléras, la femme d'un riche +marchand de bois, toujours exilée dans leur trou de province; Geneviève +Saint-Phar, oh! celle-ci, une demoiselle du dernier train, du dernier +bateau, de la dernière périssoire, une doctoresse parisienne que Blanche +eût appelée à son lit de douleur, sans la crainte de blesser l'illustre +maître Aubertot. + +Puis, la dame charmée se reportait aux jours où M. de Montreu engagea sa +campagne amoureuse. Tous deux s'adoraient; l'union des La Croze et des +Montreu assortissait les avantages de la naissance et la fortune. Mais, +il y avait un rival, un jeune homme également bien né et plus +millionnaire qu'Olivier--un voisin, le seigneur du château des Ormes, le +comte Raymond de Pontaillac, alors lieutenant de cuirassiers. + +Mlle de La Croze n'hésita pas: le grand Raymond l'effrayait, et elle +choisit Olivier, malgré peut-être les désirs de son père. + +Les relations se firent très rares entre les Montreu-La Croze et +Pontaillac. Cependant, après la naissance de Jeanne, l'officier en congé +se présenta aux Tuilières. Désormais, tout nuage s'évanouit; Raymond +traitait Blanche en camarade, parlait à Olivier de ses maîtresses. + +A Paris, le feu s'était réveillé, embrasant le coeur et les sens du +capitaine, et l'homme dut abriter sa passion irrésistible, sous les +dehors d'un violent amour, d'un amour de parade pour la Stradowska. + + + + +III + + +Villa Saïd, dans une vaste pièce au plafond de cristal et aux murailles +tapissées de satin rouge et piquées d'objets étranges, de trophées, de +faïences, de poignards, de fusils, de lances, de haches, de fouets de +chasse, de têtes d'animaux, de cornes, de flamberges, de spontons, de +hallebardes, d'ombrelles chinoises, de masques, de chapeaux mexicains, +de sabres russes, Christine, allongée sur une montagne de peaux de +bêtes, caressait tendrement ses deux grands lévriers noirs, Bog et +Tolgo. + +Elle était drapée d'un peignoir cachemire chaudron ouvert à partir de la +taille sur un panneau de satin soufre brodé de chrysanthèmes, le fond +travaillé en petits plis à la lingère; elle se souleva, prit un miroir, +et devant son visage d'une irrégulière et fraîche beauté, devant sa +blonde et magnifique chevelure, ses yeux bleus, d'un bleu saphir, son +nez gracieux, ses lèvres vermeilles et d'une chair neuve, ses jolies +dents, elle sourit d'un sourire qui disait à la fois l'orgueil de se +trouver belle et le chagrin d'être seule à aimer. + +Au-dessus d'elle, un dais de soie vieux rose brochée de blanches +marguerites, avec des hampes d'étendards que terminaient des gueules de +dragons en bronze, lui faisait une lumière douce, dans la fantasmagorie +des étoffes, l'éclat des ors, des plumes et des fleurs. Çà et là, des +palmiers, des dracoenas, des gynériums, des corbeilles de lilas blanc, +des éventails de plumes d'autruche, des paons et des aigles empaillés, +des mimosas, des jasmins d'Espagne, des camélias, des primevères, des +rhododendrons, une orgie de roses, une sardanapale de verdure, et tout +le long du temple, des peaux de bêtes jetées, gardant des apparences +vivantes de lions, de tigres, de jaguars, de buffles, de castors, de +renards, de loups, d'ours, d'hyènes et de crocodiles. + +Les dressoirs d'ébène supportaient un nombre infini d'artistiques +richesses, des curiosités de tous les âges et de tous les peuples: +émaux, saxes, ivoires, laques, bibelots de marbre, de serpentine, de +bronze, d'argent et d'or. + +En face de la monumentale cheminée de granit, une immense volière aux +barreaux dorés et aux cascades versicolores, comme les fontaines +lumineuses de l'Exposition, donnait asile à un monde d'oiseaux, et sous +le ruissellement des gerbes liquides et des plumages, une cassolette +odorante exaltait un millier de chanteurs. + +Si les panoplies variées remontaient au fanon de pourpre des rois francs +pour se terminer au javelot des Howas, les tableaux, les marbres et les +bronzes, tous les chefs-d'oeuvre des maîtres anciens et modernes, +offraient un pittoresque assemblage: les Rubens, les Benvenuto Cellini, +touchaient les Carpeaux, les Falguière et les Meissonier; une tête de +Ribot avait à sa droite un paysage de Guillemet; une étude de Puvis de +Chavannes avait à sa gauche une aquarelle de Forain, et là-bas, sur son +estrade de velours blanc, trônait un piano à queue, le dernier cri +d'Erard. Enfin une châsse étincelait de joyaux, lyres, colliers, +bracelets, vases, rivières, ciboires, hanaps, miniatures, camées, palmes +d'argent, fleurs de rubis, couronnes d'or,--des souvenirs de princes, de +rois, d'empereurs, autant d'hommages, autant de lyriques victoires. + +Maintenant, la Stradowska allait et venait, fiévreuse, en relisant une +lettre de Pontaillac, une lettre de banales excuses où Raymond cherchait +à justifier son absence. + +--Il ment! grondait-elle... Il ment!... Il ment!... + +Sa taille imposante se dressait dans un vent de colère, et ses petits +doigts claquaient, rageurs. Elle s'arrêta près d'un guéridon encombré de +livres, de journaux, de partitions, de feuilles illustrées. On voyait là +des dédicaces de musiciens et d'auteurs illustres, des articles +élogieux, des portraits du dernier rôle, des lettres de Gounod, de +Massenet, de Saint-Saëns, les félicitations enthousiastes des grands +compositeurs russes, Cui, Rimsky-Korsakoff, Glazounow, Liadow, Lavroff, +Beleff, une véritable moisson de gloire--et Christine, désolée, envoya +d'un coup d'escarpin, toute la moisson au diable-vauvert. + +Fille d'un officier russe, orpheline élevée à Moscou, dans +l'Institut-Catherine qui est pour les grandes demoiselles de là-bas ce +que sont nos maisons de la Légion d'honneur pour les filles des +légionnaires, Christine avait une âme d'artiste. Elle charmait +directrices et compagnes de sa voix chaude et vibrante, et au sortir de +l'Institut, elle courut l'Europe. Les succès de Pétersbourg, de Milan, +de Vienne et de Londres l'appelaient en France, et ce fut après un +mémorable triomphe à l'Opéra, que le brillant capitaine lui dit les +premiers mots d'amour. + +Elle aimait Raymond: elle l'aimait de toute sa jeunesse, de tout son +sang; elle s'était livrée tout entière, et elle le voulait tout entier. +Ses autres amants--les amours de passage--elle les oubliait, rajeunie +d'une foi nouvelle. + +Pourquoi l'abandonnait-il? D'abord, elle attribua la cause des +nervosités du jeune officier à la sinistre liqueur dont elle cherchait +vainement à interdire l'usage, mais, l'autre soir, en voyant Raymond +dans la loge de Mme de Montreu, la Stradowska eut la pensée d'une +rivale. Tandis que sur la scène, elle jouait pour lui, indifférente aux +bravos et au feu des jumelles, Pontaillac se tenait à la droite de la +marquise Blanche, et il ne regardait Christine que lorsque le marquis +Olivier regardait Madame. Lui, si élégant, il prenait là-haut des +allures de collégien, et la diva le vit trembler et rougir, quand le +marquis aida sa femme à mettre une sortie de bal. + +La trahison était-elle accomplie ou seulement en voie d'espérance? +Christine l'ignorait encore. Que pouvait-il reprocher à sa fidèle +maîtresse? Est-ce qu'elle lui coûtait trop d'argent? Non, car outre que +l'engagement à l'Opéra et les honoraires des soirées mondaines +assuraient le train de l'hôtel, la diva possédait quelques rentes. +Pontaillac la comblait de fleurs et de bijoux, et si elle faisait mine +de refuser, il se fâchait. Elle l'aimait, l'adorait, millionnaire, comme +elle l'aimerait, l'adorerait demain, si les millions venaient à +s'évanouir. + +Et ce qui prouvait le désintéressement absolu de Christine, c'est +qu'elle ne songeait point à épouser Raymond: femme, elle le préférait à +un rang social; artiste, elle le préférait à son art. + +--Monsieur Rajileff est là, madame, vint annoncer une des servantes. + +--Qu'il entre! + +De nouveau, couchée sur l'amas de fourrures, Christine éloigna ses +lévriers et tendit la main au visiteur. + +--Je m'ennuie, Loris. + +Très respectueusement, l'homme, un grand et maigre vieillard à favoris +grisâtres, parla de la répétition quotidienne. + +--Non, je ne chanterai pas aujourd'hui, et je ne chanterai peut-être +plus jamais, déclara Christine qui allumait une cigarette. + +--Par les Saintes-Images! C'est impossible! fit l'accompagnateur +habituel de la diva. + +--Loris? + +--Madame? + +--Est-ce que je suis aussi jolie que les Parisiennes? + +--Bien plus belle! Et le Tout-Paris est unanime à célébrer votre talent +et votre beauté!... Vous avez lu les journaux? + +--Je m'en moque! + +--Les illustrés donnent votre portrait, et je vous signale un article du +_Rabelais_. + +--Ça m'est égal! + +--Il faut vous distraire, madame; il faut travailler. Allons, donnez-moi +la joie de vous entendre. + +--Pas encore, mon bon Rajileff. + +Ils évoquèrent leur pays, les steppes immenses, les fleuves, les +merveilles du Kremlin, et comme au souvenir des choses lointaines et +bénies, le calme renaissait sur le visage de la jeune Russe, on entendit +vibrer le timbre de l'antichambre. + +Christine écouta et ne put réprimer l'effet d'une désillusion. + +--Madame, dit la camériste en entrant, il y a là un monsieur qui insiste +pour voir Madame. Voici sa carte. + +La Stradowska lut sur le bristol: «César Houdrequin, rédacteur au +_Rabelais_.» + +--Je ne connais pas ce monsieur; je ne reçois pas. Sais-tu ce qu'il +veut? + +--Il a parlé d'une interview. + +--Les interviews, j'en ai assez! + +Mais la diva réfléchit, et animée de cette idée qu'à force d'éclat, elle +arriverait à reconquérir son amant, elle pria Loris Rajileff de passer +dans un salon voisin et reçut le journaliste. + +César Houdrequin, jeune gommeux à monocle, tête brune et frisée, avec un +nez en lame de sabre et une barbiche de chasseur à pied, s'inclinait en +homme du monde. + +--Madame, je vous apporte d'abord les compliments du _Rabelais_. + +--Votre journal, monsieur, répondit la diva, est toujours aimable, et +j'en suis bien reconnaissante... Veuillez vous asseoir. + +Et pleine de bienveillance, elle offrit une cigarette orientale à +l'interviewer, qui commença, entre deux bouffées: + +--Chère madame, on a déjà beaucoup écrit sur vous, sur votre talent, sur +vos charmes, sur votre génie d'artiste; on sait les propositions qui +vous sont faites chaque jour par les plus grands impressarii de +l'Amérique; on n'ignore pas votre refus hautain d'aller chanter en +Allemagne: vous Russe, vous vous êtes montrée plus Française que bien +des Français. Mais, ce n'est pas là le motif de notre interview. +Aujourd'hui, le public a des exigences considérables, et je dirais que +le _Rabelais_ peut les satisfaire, si ma modestie n'y était intéressée. +Un journal bien informé doit à ses lecteurs... presque des +indiscrétions. Pardonnez-moi donc, madame, et daignez me répondre. +Est-il vrai qu'un des grands-ducs de Russie a déjeuné chez vous, ce +matin, et que... + +La Stradowska l'interrompit vivement: + +--Je n'ai reçu la visite d'aucun duc, monsieur, et je ne comprends pas +votre interrogation tout au moins bizarre. Je vis ici comme il me plaît, +et mon existence privée ne regarde personne. + +--Ah! madame, ne vous fâchez pas! Je vous le répète, et vous le savez, +le _Rabelais_ est obligé par ses lecteurs... + +--Tant pis pour vos lecteurs! + +--Mais la visite d'un grand-duc n'a rien de blessant, au contraire, et +votre célébrité va y gagner. + +--Assez, monsieur. + +Houdrequin murmura des paroles courtoises. Oh! il n'entendait pas +abuser! Il soumettrait à Christine son interview, avant de la livrer au +journal. Vraiment, il n'y serait point glissé de choses galantes, et le +public verrait là un simple hommage rendu par une impériale altesse à +une illustre compatriote. + +--Vous m'ennuyez, monsieur! Je n'ai jamais eu de relations avec les +grands-ducs. + +--Même... platoniques? + +--Même platoniques. + +--Et le prince de Galles? + +--Eh bien, quoi, le prince de Galles? + +--Est-ce que vous n'avez pas soupé vendredi avec Son Altesse au Pavillon +Chinois? + +--Jamais de la vie! + +--Alors, le directeur du _Rabelais_ va me flanquer à la porte. + +--Et pourquoi ça? + +--Parce que, sur le ragot d'un confrère, je lui ai promis des +révélations russes et anglaises. + +--Votre confrère s'est amusé de vous! + +--Et il me le payera! Au revoir, madame. + +--Adieu, monsieur. + +Demeurée seule, Christine appela Rajileff et furieuse de la visite du +reporter, se détendit les nerfs, aux accords du piano, avec des +roulades. + + * * * * * + +Vers les quatre heures, un landau, attelé d'une magnifique paire +d'orloffs, s'arrêta devant l'hôtel de la villa Saïd, et le capitaine de +Pontaillac en descendit. + +--Ah! te voilà enfin! gémit la Stradowska, toute éplorée entre les bras +de Raymond. + +Ils restèrent un moment serrés l'un contre l'autre. L'officier inventait +des excuses, mais Christine lui ferma la bouche d'un baiser. + +--Ne mens pas?... Tu ne m'aimes plus... Tu aimes une autre femme?... + +--Je te jure... + +--Ne mens pas! + +Le souvenir de la marquise de Montreu lui brûlait le coeur et les lèvres, +mais elle se sentit le courage de se dominer, prête à tous les pardons, +à toutes les grandeurs. + +--Aime-moi un peu? + +--Je t'adore! + +Cette fin de journée, ils la passèrent au Bois, dans la voiture du +comte, et le soir, après un souper en tête-à-tête, Raymond voulut bien +faire à Christine l'aumône d'un semblant d'amour. + +Qu'ils la connaissaient mal ceux qui la soupçonnaient de trahir son +amant, son idole! + +--Veux-tu, chéri, que je quitte le théâtre? + +--A quoi bon! + +--Je n'aime que toi... + +--Et la gloire, ô Christine? + +--La gloire, le bonheur, c'est toi, toi, rien que toi! + +Elle l'entourait de ses beaux bras, le chauffait de toute l'ardente +chaleur de sa jeunesse, et lui, l'esprit en déroute, rêvait de la grande +dame. + +--Laisse-moi... + +--Raymond? + +--Tu m'agaces! + +--Mon bien-aimé? + +--Tu m'embêtes! J'ai besoin de ma piqûre. + +--La morphine te tue! + +--Elle me fait vivre. + +--Demain, Raymond... + +--Non... Vite, ma Pravaz! + + * * * * * + +Au matin, de retour chez lui, le capitaine trouva un billet aimable du +marquis de Montreu et un petit paquet renfermant une de ses Pravaz si +gracieusement offerte au docteur Aubertot pour l'usage de la marquise +Blanche. + +Le billet disait: + +«Mon vieux Pontaillac, + +Grâce à la morphine, ma chère femme a vu disparaître sa névralgie +rebelle. Nous te proclamons le premier médecin de France, et te +fêterons, si tu veux bien, lundi soir, sept heures. + +Il y aura des perdreaux, des bécassines et un lièvre du Limousin, une +chasse superbe de bon papa La Croze. + +Ton ami, + +OLIVIER.» + +Raymond vint dîner à l'hôtel du boulevard Malesherbes, et il n'osa point +encore affirmer la passion qui le dévorait. + +Les jours, les semaines s'égrenaient, pareils. + +En février, en mars, en avril, la marquise de Montreu souffrit de ses +crises névralgiques. On rappela le professeur Aubertot, mais celui-ci, +malgré les prières de sa cliente, s'opposa à de nouvelles piqûres de +morphine. Il signalait le danger, et à l'insu du docteur et du mari, +Blanche acheta une Pravaz et se fit délivrer des ordonnances par un +autre médecin. + +Secrètement, elle recourait aux injections hypodermiques; elle en arriva +à faire fabriquer des seringues d'argent, de vermeil et d'or, gravées de +son chiffre et incrustées de pierres précieuses. + + + + +IV + + +--Monsieur le docteur Aubertot? + +--Veuillez entrer là, madame, répondit à la visiteuse un domestique en +habit noir et cravate blanche, droit et rigide, solennel. + +Et il ouvrit à l'horizontale Luce Molday la porte d'un grand salon où +quelques personnes étaient assises, les unes près de la table et +feuilletant des livres et des albums, les autres, isolées en de vastes +fauteuils, sous les ombres crépusculaires. + +La consultation allait bientôt finir, mais le timbre du vestibule +retentit encore, et parut un jeune homme, un habitué. + +--Il est bien tard, monsieur Lagneau, observa le valet de chambre. + +--Je tiens à passer, Baptiste. + +Déjà, le monsieur avait glissé une pièce de deux francs au larbin; +celui-ci le fit pénétrer dans un petit salon, et comme le docteur +reconduisait une dame, le tour de Lagneau arriva tout de suite, malgré +les longues heures d'attente des autres clients. + +--Je vous salue, monsieur le professeur. + +--Asseyez-vous, monsieur Lagneau. + +Aux clartés des lampes, Aubertot examina son malade, lui tâta le pouls, +recommanda la continuation de la précédente ordonnance: bromure de +potassium, bains électriques, et termina en ces termes: + +--Pas de fatigue, pas d'émotion--et revenez dans huit jours. + +Lagneau posa deux louis sur la table et sortit. + +Des dames, des messieurs, tous affligés de maladies nerveuses, entrèrent +et disparurent avec la même rapidité, lestés d'ordonnances presque +pareilles. + +Luce Molday, en robe de drap gris rat, manches de peluche, avec un gilet +rayé de lacet blanc et or, toque en passementerie dorée, torsade de +voile blanc et panache aigrette gris rat, les menottes gantées et +chaudes dans un manchon à la dernière mode, un oiseau ailes +déployées--Luce baissait les yeux. Elle se recueillait, domptée par le +luxe sévère de la grande salle dont les huit fenêtres donnaient sur +l'avenue de l'Opéra; elle imitait les attitudes graves des autres +personnes et n'imaginait guère que Baptiste, en ce lieu de science, +échangeait des faveurs contre des pièces de quarante sous. + +On remuait des chaises à travers les salons voisins, et quelqu'un dit: + +--Ce soir, il y a bal chez le docteur. + +Restaient au salon Luce, deux messieurs et trois dames. + +Baptiste les informa que la consultation était terminée et leur remit +des numéros d'ordre pour la prochaine du grand médecin des névroses. + +--C'est assommant! Je suis très malade, murmura l'horizontale qui +sortait la dernière. + +Elle tira de sa bourse en filigrane d'or une pièce de cinq francs. + +--Est-ce qu'on pourrait passer avec ça? + +--Venez vite, madame, fit le valet, en empochant le métal. + +Comme tous ses illustres confrères, le docteur Aubertot ignorait les +bonnes aubaines du domestique, ou bien il fermait les yeux. + +--Vous ne recevrez plus personne aujourd'hui, ordonna le médecin à +Baptiste. + +Et indiquant un siège à sa nouvelle et agréable cliente: + +--Je vous écoute, madame. + +--Figurez-vous, monsieur le docteur, que depuis un mois je prends de la +morphine en injections. + +--Et pourquoi prenez-vous de la morphine? + +--D'abord, je me suis piquée, histoire de m'amuser, et ensuite... + +--Parce que vous aviez besoin des piqûres? + +--Oui, monsieur. + +Étienne Aubertot, en redingote noire ornée de la rosette de la Légion +d'honneur, appuya sur son poing sa belle tête pensive: + +--C'est un médecin qui vous a conseillé des injections de morphine? + +--Non, monsieur le docteur, c'est un capitaine. + +--De quoi se mêle-t-il celui-là? + +--Un capitaine de cuirassiers, un de mes bons amis, le comte de +Pontaillac. + +--Le malheureux! + +--J'ai acheté la petite seringue et les solutions chez un pharmacien de +la rue de Gomorrhe, un nommé Hornuch. + +--Et le pharmacien vous livre à volonté de la morphine? + +--Dame!--en payant. + +--Depuis combien de jours avez-vous cessé les injections? + +--Depuis trois jours. + +--Et vous éprouvez? + +--Un abattement et l'envie de me piquer encore. C'était délicieux, mais +je crois que ça ne me réussit pas. + +--J'en suis sûr, moi. Voulez-vous guérir? + +--Oh! oui! + +--Eh bien, plus de morphine. Car, chez vous, la suppression radicale +n'offre aucun danger: vous n'êtes pas encore une morphinomane; vous êtes +tout au plus une morphinisée, et il va dépendre de vous, de vous seule, +de retrouver l'énergie et la santé. + +--Merci, monsieur le docteur. Je vous dois? + + +--Vingt francs, madame. + +Le soir, de nombreux équipages stationnaient devant la maison du +docteur. + +Par l'escalier de marbre blanc, les habits noirs et les robes de bal +affluaient au premier étage, et tout un monde d'illustrations +parisiennes, de savants, de clubmen, d'officiers, d'écrivains et +d'artistes, s'en venaient saluer M. et Mme Aubertot, lui très aimable, +elle très gracieuse dans sa robe lilas, avec son profil de médaille +grecque et ses cheveux poudrés à la maréchale. + +Trois salons en enfilade resplendissaient de lumières; un buffet était +dressé dans la salle à manger, et là-bas, tout au fond, à gauche du +cabinet du docteur, on apercevait un dôme de cristal protégeant le +jardin d'hiver. + +Dans le salon du milieu, contre la muraille, s'élevait une estrade où +déjà Coquelin cadet disait le monologue du _Cheval_. Sur des rangées de +chaises, les dames assises maniaient leurs éventails de dentelles ou de +plumes; les feux du lustre avivaient leurs épaules nues, les pierreries +de leurs colliers et de leurs bracelets, les étoffes des robes +éclatantes, les diamants des oreilles et des chevelures, et derrière +elles, la ligne sombre des habits noirs, çà et là égayée de quelques +uniformes, se massait, pleine d'un houhou flatteur. + +En un groupe, M. Arnould-Castellier, le major Lapouge, Jean de Fayolle +et Léon Darcy, les camarades de Pontaillac; au premier rang des dames, +la marquise Blanche de Montreu et son amie, la doctoresse Geneviève +Saint-Phar, une maigre brune, point jolie, mais rayonnante +d'intelligence; à droite et debout: le capitaine de Pontaillac, le +marquis de Montreu; à gauche, César Houdrequin, du _Rabelais_, +interviewant le professeur Émile Pascal sur la lymphe du docteur Koch. + +On applaudit le monologue; on écouta diverses chansons d'artistes de +l'Opéra-Comique et des Bouffes, une poésie d'Alfred de Musset par Sarah +Bernhardt, un solo de violoncelle par Mlle Galitzin, et vers onze +heures, on vit paraître la Stradowska, en robe de satin blanc, +longuement gantée de noir, les épaules nues, et sans autre parure qu'un +collier de saphirs. + +Au piano, Loris Rajileff préluda, et la voix de Christine s'étendit, +emplissant la salle de ses vibrations d'une grande tendresse ou d'une +extrême puissance. Elle chantait un hymne russe, et dans la chaleur +lyrique, à l'écho lointain de la Patrie, l'artiste avait des +trémoussements, des voluptés radieuses qui semblaient l'enlever toute. + +La Stradowska dominait la foule attentive, et apaisant pour un seul +homme le feu de son regard d'aigle, elle implorait un sourire de l'être +adoré. Mais Raymond avait vu s'éloigner Blanche de Montreu, et tandis +que Christine vocalisait encore, il suivait la dame, malgré lui. + +Jean de Fayolle, Léon Darcy, le major Lapouge et Arnould-Castellier +l'arrêtèrent au passage: + +--Un vrai succès! + +--Admirable, la Stradowska! + +--On se ferait hacher! + +--Vous devez être fier, mon gaillard! + +--Eh bien, répondit Pontaillac en se dégageant, prenez-la et laissez-moi +tranquille! + +Il passa, et les autres dirent: + +--La morphine l'énerve! + +--Elle l'empoisonne! + +--Elle le rend fou! + +--Elle le tue! + +--Un si bon garçon!... Quel dommage! + +Le directeur de la _Revue militaire_ conclut: + +--Cet animal-là est un apologiste. Ne s'est-il pas avisé, un soir, de me +piquer pour une rage de dents?... J'ai eu mal au coeur--et ça me dégoûte, +la morphine! + +Sous le brouhaha des applaudissements, Mme Aubertot et son mari +obtinrent de la diva un chant français, et tout le monde fit silence. On +ne remarqua pas la disparition de Mme de Montreu et du comte de +Pontaillac. + +Blanche s'était dirigée vers le «buen retiro» des dames; mais trouvant +la porte close, elle arriva dans le petit jardin d'hiver où des +feuillages grimpaient le long d'un treillis d'or. En ce lieu charmant, +elle fut ravie de ne rencontrer personne. Tout près d'elle, une grotte +que fleurissaient des mimosas et qu'entouraient des plantes géantes +attira son attention. Justement, une torchère de cuivre à dix becs +électriques laissait la grotte dans une ombre relative, et les bruits +harmonieux du salon faisaient évanouir la crainte des dangers. + +Alors, derrière les verdures, Blanche leva brusquement ses jupes, et au +milieu des trésors de luxe intime, en rabattant son bas de soie +gris-perle, découvrit un mollet de chair rose. Pour garnir la Pravaz, +elle fit tourner le chaton de diamant d'un de ses bracelets, dévissa un +minuscule flacon, y plongea l'aiguille--et sans hésiter, meurtrit une +fois encore sa jambe de marquise. + +Une ombre s'interposa entre elle et la lumière, et Mme de Montreu vit +debout devant elle Raymond de Pontaillac qui la regardait. + +Indignée, blessée dans sa pudeur de femme, elle se dressa pâle et si +hautaine que l'officier en tressaillit. + +--Monsieur, de quel droit m'avez-vous espionnée?... C'est le fait +d'un... + +Mais l'insulte expira sur ses lèvres. + +--Madame, dit Raymond, je vous ai vu sortir; vous paraissiez +souffrante... + +--Eh! que vous importe, monsieur! + +Il lui saisit les mains, l'effleura d'un baiser: + +--Blanche, Blanche, je vous aime... + +Eperdue, la marquise voulait fuir, et sous l'ardeur du poison, une force +mystérieuse la retenait là, et de violents désirs lui montaient au +cerveau. L'éclair de ses yeux se mêlait à la flambée du regard de +l'homme, et il y avait en elle deux créatures: la chaste épouse, mère +immaculée, et l'autre, la nouvelle, une morphinomane dont le corps +frémissait d'amour. + +--Monsieur... Monsieur... + +--Blanche, je vous aime... Blanche, depuis votre mariage, depuis votre +refus de m'épouser, je lutte contre ma passion... Où sommes-nous?... Je +l'ignore... Je ne vois que tes yeux! + +Raymond l'entraînait, et elle jetait autour d'elle ces regards +douloureux du voyageur qu'enchante et terrifie l'abîme. + +Enfin, reconquise, elle arrêta l'homme et sa disparition éveilla le +morphinomane à la réalité. + +Maintenant, on dansait partout, et le marquis Olivier interrogeait +doucement sa femme: + +--Tu es souffrante? + +--J'ai un peu de migraine. + +--Partons? + +--Non... pas encore... Je veux danser... + +Les valseurs tourbillonnaient, au son d'un orchestre roumain; la +Stradowska acceptait le bras de Léon Darcy, en étudiant la marquise; +Jean de Fayolle invita Blanche. + +Mme de Montreu se leva, et dès les premières mesures, sentit le parquet +flotter sous elle. + +--Qu'avez-vous, madame? + +--Rien, monsieur... Ne me serrez pas trop, je vous prie? + +Des groupes valsaient, légers. Blanche, les yeux grands ouverts, +trébucha, et Fayolle crut qu'elle allait défaillir. + +--Vous me serrez trop, monsieur! reprit-elle, irritée. + +--Marquise, je... + +--Votre main est dure comme une main de fer... + +Sur un ordre impérieux, le cavalier dut abandonner la main et la +taille--et Blanche tomba à la renverse, entre les bras de son mari qui +accourait. + +Au milieu du tumulte des invités et des domestiques, le marquis Olivier, +aidé de Mme Aubertot, de Jean de Fayolle et du major Lapouge, transporta +sa femme dans le cabinet du docteur. + +Pendant quarante minutes, Mme de Montreu resta sans notion exacte de ce +qui se passait autour d'elle: des gens circulaient, blancs et noirs, +autant de rouges fantômes. La malade, étendue sur un divan, ne pouvait +dire un mot, ni faire un geste. + +Déjà, la plupart des invités venaient de se retirer, et demeuraient +seulement près de son amie de pension, la doctoresse Geneviève +Saint-Phar, le major Lapouge, les docteurs Aubertot et Pascal, l'un et +l'autre professeurs à la Faculté de Paris. + +Les quatre médecins examinèrent les différentes fonctions: le coeur très +lent battait cinquante; les mouvements respiratoires descendaient bien +au-dessous de la normale. Des soubresauts agitaient le corps. + +M. Émile Pascal, un homme de haute taille, vert encore, aux moustaches +épaisses et grisâtres, rajusta son lorgnon et dit à Olivier: + +--Est-ce la première fois que Madame éprouve de ces troubles nerveux? + +--Oui, docteur, la première fois. + +--Habituellement, ces sortes de spasmes ne persistent pas. + +Et s'adressant à son collègue Aubertot: + +--N'êtes-vous pas frappé, comme moi, de la dilatation des pupilles? + +--Sans doute. + +Bien que médecin des Montreu, Aubertot voulut s'effacer devant son +illustre confrère, et celui-ci demanda au gentilhomme: + +--Qu'a-t-elle mangé ce soir? + +--Aucun plat que je n'aie goûté moi-même. + +--Voyons les bras, les jambes, continua Pascal, en priant Mme Aubertot +d'emmener le marquis. + +Il aperçut aux cuisses et aux mollets de nombreuses piqûres, et déclara: + +--Nous sommes en présence d'une intoxication aiguë, d'un empoisonnement +grave par la morphine. + +--Je m'en doutais! affirma le major. + +Et il gronda en lui-même: + +--Il y a du Pontaillac là-dessous! + +--Je dois avouer, dit Aubertot, qu'en décembre dernier, j'ai fait une +piqûre à Mme de Montreu, mais une seule piqûre destinée à combattre des +douleurs névralgiques. Tout récemment, la marquise, pour les mêmes +causes, sollicita de moi de nouvelles piqûres; j'ai craint +l'accoutumance, et j'ai refusé. + +--D'autres médecins auront été moins scrupuleux, hasarda la doctoresse. + +--Ce n'est pas le moment d'agiter cette question, reprit Pascal. Il faut +déshabiller la malade. + +On n'avait ni le temps, ni le loisir de placer le thermomètre dans +l'aisselle; la femme nue demeurait en résolution complète; la +sensibilité sensitivo-sensorielle était abolie; le réflexe patellaire, +le réflexe plantaire n'existaient plus, et une épingle, enfoncée à +travers la peau, ne provoqua aucune réaction. + +Les docteurs se trouvaient devant un état caractérisé par le coma et le +collapsus. Il y eut chez la malade des efforts de vomissements, et les +mouvements respiratoires descendirent à dix par minute. D'autres +particularités intéressantes se montrèrent du côté de la pupille et de +la cornée, et il s'y joignit une abolition absolue du réflexe +pupillaire; l'ouverture et l'occlusion alternative des paupières ne +faisaient point mouvoir l'iris excité, et l'approche d'une bougie ne lui +permit pas de réagir davantage. + +Enfin, sous l'influence du tannin et surtout du café à haute dose, la +respiration commença à devenir plus ample; les battements du coeur +devinrent également peu à peu plus nets et plus accélérés, et avec des +frictions et des massages, la température remonta. + +Tout danger était conjuré. + +Mme de Montreu, n'acceptant pas les offres gracieuses de Mme Aubertot, +voulut s'en retourner chez elle. Des femmes l'aidèrent à se vêtir, +pendant que les quatre médecins rejoignaient, au jardin d'hiver, le +marquis Olivier. + +Une discussion s'éleva entre le major, les professeurs et la doctoresse. + +Fallait-il, en présence de ce cas d'intoxication chronique par la +morphine, employer la suppression brusque? + +Pascal, Aubertot et Mlle Saint-Phar tenaient pour la méthode des +docteurs Ball, Zambacco, Lancereaux, etc., qui consiste dans la +diminution progressive des injections; le chirurgien militaire, quoique +bon Français, se déclarait partisan de la suppression immédiate et +radicale, dont le docteur allemand Levinstein est l'apôtre. + +--Mais, ma femme ne prend pas de morphine! clamait Olivier. + +--Elle en prend, elle se cache de vous, répondit Pascal. + +Mlle Saint-Phar ajouta: + +--Tous les morphinomanes, les dames surtout, savent dissimuler. + +Devant l'autorité des professeurs, Lapouge s'inclina, et les médecins +adoptèrent la méthode Erlenmeyer, progressive décroissante, dont ils +expliquaient la marche, en exhortant le mari à surveiller sa femme. + +Blanche, prise de peur, écouta les conseils de Mlle Saint-Phar; elle lui +fit l'aveu de sa passion morphinique; elle lui montra le bracelet +renfermant la liqueur, jura de suivre les ordres des médecins et d'obéir +à l'époux aimé. + + * * * * * + +A quelques jours de là, M. et Mme de Montreu partirent pour le château +des Tuilières--et Raymond de Pontaillac endormit son chagrin d'amour. + + + + +V + + +C'était le printemps, et tout verdoyait dans la vallée de +Saint-Martin-l'Église que domine le château des Tuilières. + +M. et Mme de La Croze, le père et la mère de Blanche de Montreu, y +vivent, bénis des pauvres, aimés et respectés de leurs domestiques, de +leurs métayers et de leurs voisins. + +Si le vieux castel des ancêtres a été remplacé par une habitation +moderne, si l'herbe pousse au-dessus des anciens fossés et si là-bas, +une tour démantelée évoque l'histoire, les descendants n'ont rien perdu +de la valeur des aïeux, et ils ont même gagné en charité sociale. + +La façade du château donne sur une cour d'honneur, au milieu de laquelle +s'épanouit un marronnier célèbre; à droite, les écuries et les remises, +puis, les jardins, le parc, et vers la gauche, un vaste étang qui baigne +les murailles. + +De la terrasse resplendissante de fleurs, on aperçoit les vingt domaines +de la propriété, les maisons blanches, les prairies, les taillis +ajourés, les masses profondes, le château des Ormes, la demeure +seigneuriale de Pontaillac, et plus bas encore, le village de +Saint-Martin-l'Église et son clocher pointu aux tuiles rouges. + +Un ruisseau vagabonde, le long des prés, et en haut du chemin, çà et là, +dans les landes immenses, des blocs grisâtres, des dolmen, des tumuli, +intéressent les membres des sociétés savantes, comme l'ameublement du +château aurait pu intéresser et passionner un antiquaire: tapisseries +anciennes, vieux bahuts aux fantastiques sculptures, grands lits à +baldaquins avec leurs rideaux d'indienne à personnages, faïences +limousines, horloges, et le billard lui-même aux primitifs filets en +guise de blouses, toutes ces choses avaient leur histoire et +témoignaient du respect et des soins de la noble famille. + +Oui, tout est joie par ce soleil; les oiseaux chantent l'éternité de la +création; une brise chargée du parfum des thyms et des lavandes court +sur la terre et s'en va rider les eaux de l'étang des Falettes, où +dorment les fleurs nageuses; tout est joie! Mais, à la saison hivernale, +lorsque, sous un ciel gris, les arbres dépouillés gémissent au vent et +que les loups viennent hurler jusque dans le parc, il faut bénir sa +terre natale ou rechercher les vives émotions, pour ne pas déserter. Et +les beaux-parents du marquis ne désertent pas, et regimbent aux hivers +mondains, tant vantés par leur gendre et leur fille. + +Au château des Tuilières, pendant le séjour des Montreu, on reçoit les +châtelains du voisinage, et notamment Pontaillac, lors des congés de +l'officier; mais l'intimité habituelle des La Croze est restreinte à +l'abbé Boussarie, curé de Saint-Martin-l'Église, et aux Gouilléras--M. +Adolphe Gouilléras, riche propriétaire et grand marchand de bois, ayant +épousé Mathilde de Chastenet, la cousine pauvre de Blanche. + + * * * * * + +Ce jour-là, après déjeuner, le marquis Olivier, sa femme et leur fille +Jeanne, se promenaient dans les jardins avec les La Croze. + +L'enfant marchait entre le parrain Pierre, un beau vieillard à la barbe +de neige, et la marraine Amélie, une douce vieille en papillotes grises. + +Pour juger les La Croze, ne suffisait-il pas de rappeler la guerre de +70, les batailles où le gentilhomme commandait une compagnie de mobiles, +tandis que la dame des Tuilières distribuait du pain aux humbles femmes +des paysans-soldats? + +Conseiller général du canton, lieutenant de louveterie de +l'arrondissement, M. de La Croze aurait voulu céder la première place à +Olivier. Le gendre ne s'en souciait guère: il aimait mieux sa femme--et +Paris. + +Dès l'arrivée aux Tuilières, M. de Montreu avait imposé--il le croyait, +du moins--la diminution morphinique progressive. Les premiers jours, +Blanche se révolta, dévoilant les artifices d'eau intercalaire, d'éther +sulfurique, de chloroforme ou d'alcool. Il lui fallait de la morphine, +et rien que de la morphine! Elle pleurait, se lamentait, injuriait, +menaçait, puis elle se calma, parut renoncer au stupéfiant et à toutes +les substitutions graduées, bien avant l'heure fixée par les médecins. + +Madame se prétendait sevrée, absolument guérie; elle parlait avec dégoût +de son ancienne et ridicule passion; elle jouait du piano, pinçait de la +harpe, chantait, riait, montait à cheval--et le marquis écrivait des +lettres enthousiastes au docteur Aubertot. Celui-ci répondait: «Très +bien! Mais, prenez garde! Veillez toujours!» + +Et il lui signalait des cas étranges de dissimulation chez les +morphinomanes. + +Dans l'allée de tilleuls, M. de La Croze et le marquis allumaient leurs +cigares; Blanche, maman jalouse, enleva la petite Jeanne des bras de +grand'mère, et la couvrit de fous baisers. + +--Tu lui fais du mal, cria Mme Amélie. Regarde: elle pleure! + +Jeanne dit, en versant des larmes: + +--Méchante petite mère! + +La marquise éclata en sanglots, et se mit à marcher très vite. Olivier +demanda, inquiet: + +--Blanche, où vas-tu? + +--Je rentre dans ma chambre; j'ai besoin de pleurer. + +Elle courait si fort que les La Croze et le marquis eurent peur et +s'élancèrent. + +--Mais, laissez-moi donc! Vous m'ennuyez! + +Sur son chemin, elle rencontra la vieille Catherine qui voulut +l'arrêter: + +--Madame?... + +--Laisse-moi!... Laisse-moi!... + +Devant ce spectacle, M. de Montreu fut saisi d'une angoisse... Est-ce +que la terrible passion renaîtrait? + +Et bravant la consigne, il frappa à la porte de madame. + +Blanche vint ouvrir: + +--Je vais mieux. + +Il parla timidement de la morphine, et sa femme lui sauta au cou, toute +joyeuse: + +--De la morphine?... oh! non, Olivier!... Tu crois donc que je veux +mourir?... J'ai trop souffert, va... N'avons-nous pas brisé toutes les +sinistres Pravaz? + +La jeune femme, entièrement calmée, avait repris sa gaieté. + + * * * * * + +Chaque jour, la marquise allait faire ses dévotions dans une petite +chapelle située à l'extrémité des jardins, au milieu d'un fouillis de +verdure. + +Par la porte grillée, on voyait sur l'autel une vierge de marbre blanc, +des chandeliers d'or et des vases aux fleurs nouvelles; quatre prie-Dieu +de velours s'alignaient, entre les deux fenêtres ogivales, dont le +sombre et artistique vitrail flambait, à la lueur d'une lampe d'église. + +Un matin, le marquis et la petite Jeanne accompagnèrent madame jusqu'à +la chapelle. La maman et la fillette s'étaient agenouillées, et Olivier, +debout, remarqua les yeux de Blanche qui, depuis quelques minutes, +exploraient le tapis, en une recherche infructueuse. + +Mme de Montreu s'absorbait dans la prière. Olivier emmena l'enfant, +heureux de la voir sauter et rire. A un moment, Jeanne se baissa pour +cueillir des violettes. + +--Oh! papa, vois donc le joli bijou! + +Ses doigts faisaient miroiter au soleil une Pravaz d'or. + +Le marquis saisit l'objet, vivement: + +--Jeanne, il ne faut pas dire à ta mère que tu as trouvé cela! + +--Pourquoi? + +--Parce que tu me ferais beaucoup, beaucoup de peine. + +--Mais, je ne veux pas que tu aies du chagrin, petit père... Chut!... +Voici maman!... + +Blanche venait à eux, le regard fouillant les herbes, les ronces, et +tout son visage disait une inquiétude profonde. + +Olivier crut généreux et prudent de ne risquer aucune allusion. + +Dans la journée, le mari et la femme se rendirent à +Saint-Martin-l'Église, chez leurs parents, les Gouilléras, et M. de +Montreu laissant Madame auprès de la cousine Mathilde, se dirigea vers +la pharmacie. + +Près de la porte, M. Teissier, le pharmacien, un noiraud réjoui, +grillait une cigarette. + +--Monsieur, fit Olivier, je vous serais obligé de m'accorder quelques +minutes. + +--Volontiers, monsieur le marquis. + +Ils s'assirent en un petit salon, derrière l'officine. + +Le gentilhomme exposa: + +--Le Dr Vaussanges est en courses; j'attends son retour pour +l'interroger, si cela est utile, ce que je ne crois pas. Lui-même m'a +affirmé depuis longtemps que Mme de Montreu n'avait plus besoin de +morphine; d'un autre côté, je suis sûr que ma femme n'a reçu aucun envoi +de Paris. C'est donc vous, monsieur, qui, sans ordonnance, délivrez de +la morphine à Mme de Montreu. + +--Accusation injuste, monsieur le marquis! Je n'ai jamais délivré de +morphine que sur ordonnance. + +--Votre parole d'honneur? + +--Ma parole d'honneur! Et je veux me justifier. + +--Inutile! + +--Si; j'y tiens. + +Il courut à l'officine et revint, portant un livre et un flacon. + +--Monsieur le marquis, on consomme très peu de morphine, dans notre +«localité». J'en ai reçu de Paris cinquante grammes, et, lors du +traitement suivi par Mme la marquise, sur diverses ordonnances du Dr +Vaussanges, il en a été enlevé cinq grammes, puis deux grammes, +ordonnance d'un autre médecin, M. Thavet, de Labrousse. Il doit m'en +rester quarante-trois grammes. Nous allons voir! + +Teissier plaça le flacon sur une balance, fit un calcul mental, et +s'écria: + +--Quatorze grammes seulement!... Nom de Dieu! on m'a volé! + +Aussitôt il appela: «Victor! Victor!» + +Un tout jeune homme aux cheveux rouges qui, dans le laboratoire, pilait +du quinquina, entra et recula, effrayé, devant les témoins de son +incorrection. + +--C'est toi qui as pris de la morphine, ici? gronda le pharmacien. Ne +mens pas, ou je t'étrangle! + +--Oui, monsieur, c'est moi. J'ai l'argent. + +--Je me moque de l'argent!... A qui l'as-tu vendue? + +--A ma tante. + +--Madame Gouilléras? + +--Oui, patron. J'ai vendu en plusieurs fois, et je vais chercher +l'argent là-haut. + +--Gredin! Canaille!... F...-moi le camp! + +Mais, sur la prière de M. de Montreu, le pharmacien se résigna à +entendre les raisons de Victor. + +Lui, fils de M. Abel, le frère ruiné de M. Adolphe Gouilléras, que +serait-il devenu, sans l'assistance de l'oncle riche? Cette assistance, +il la devait surtout à la tante Mathilde, car l'oncle Adolphe ne +l'aimait guère. Quoi de plus naturel que d'exprimer sa gratitude à Mme +Mathilde, en lui fournissant des grammes de morphine qu'elle payait? + +--Mon seul tort, ajouta-t-il, c'est de ne pas avoir mis l'argent dans la +caisse, mais on se serait aperçu de la vente, et Mme Mathilde tenait à +garder le secret. + +--Triple idiot! Triple brute! reprit le pharmacien, tu as peut-être +empoisonné ta bienfaitrice! + +--Non, car la morphine ne lui était pas destinée, répliqua le +gentilhomme. Est-ce vrai, Victor? + +--Je n'en sais rien, monsieur le marquis. + +Dès qu'il eut obtenu de M. Teissier la grâce de Victor et recommandé le +silence au patron et à l'élève, M. de Montreu retourna chez les cousins, +chez les Gouilléras. Il ne voulait pas une explication immédiate avec +Blanche, en présence de Mathilde; il craignait de se heurter aux +mensonges des deux femmes. + +Au moment de partir, Blanche dit à sa cousine: + +--N'oublie pas? + +--Sois sans crainte. Je remettrai au facteur. + +Dans la calèche, le long du chemin, Mme de Montreu souriait à l'époux. +Elle demanda: + +--N'est-ce pas, Olivier, que Mathilde embellit, tous les jours? + +--Ce n'est pas mon opinion. Elle est trop blonde, trop pâle, trop +maigre, trop grande. + +--Peut-être, mais elle est très distinguée. + +--L'important, c'est qu'elle soit heureuse, et si M. Gouilléras n'est +pas la distinction même, il a toutes les qualités d'un brave homme. + +La nuit fut calme. Au matin, sur la route, Olivier guetta le passage du +facteur. + +--Avez-vous quelque chose pour moi? + +--Oui, monsieur le marquis, répondit le facteur. J'ai des lettres et les +journaux. + +--Rien de plus? + +--Un paquet pour Mme la marquise, de la part de Mme Gouilléras. + +--Donnez-moi le paquet. + +M. de Montreu rentra dans sa chambre, et obligé par son amour même à un +rôle de surveillant conjugal si en dehors de ses habitudes et de ses +goûts, le mari défit l'envoi. Il s'y trouvait deux pelotons de laine +bleue, et les pelotons enroulaient une lettre, une petite bouteille et +une Pravaz. + +C'était un devoir de lire, et Olivier brisa le cachet: + +«Ma chère Blanche, à Limoges, au Sacré-Coeur, toi riche, tu partageais +avec la pauvre cousine Mathilde les friandises du château des Tuilières. + +Et, aujourd'hui, j'ai le bonheur de t'envoyer la moitié des richesses +que je possède et dont tu m'as enseigné le mystérieux et souverain +pouvoir. + +Ménage la liqueur divine, car, hélas! la source va en tarir! Hier, en +effet, mon neveu Victor m'a annoncé qu'il ne pourrait plus m'être +agréable, son patron lui interdisant la vente et pour des raisons +ignorées. Ces raisons, je les attribue à une visite de ton mari chez le +pharmacien, visite que j'ai apprise de la bouche même de Mme Teissier. + +O ma chérie, il faut veiller! Il faut cacher ce suprême trésor! Blanche, +il n'est pas de tiroirs assez discrets, de cassettes assez fidèles, +contre les yeux d'un mari semblable au tien, d'un gentilhomme qui +t'adore et ne voit pas que la privation est mortelle! + +Mon mari à moi--ce bon et simple campagnard--me laisse libre, et du +reste, je domine le parvenu de toute la hauteur de ma pauvre noblesse. + +Voici une Pravaz, moins élégante que celle que tu as perdue, mais aussi +généreuse. La Pravaz et la solution, continue de les mettre sous la +sauvegarde de ta mignonne Jeanne: Monsieur n'ira pas les dérober; un +ange les protège! + +Mille baisers de ta: + +MATHILDE GOUILLÉRAS, + +NÉE DE CHASTENET. + +_P.-S._--Je rouvre ce billet. Il me vient une idée. Pourquoi +n'écrirais-tu pas à notre amie Geneviève Saint-Phar? La doctoresse nous +enverrait peut-être de la morphine. Si elle refuse, j'irai à Limoges et +j'obtiendrai des ordonnances d'un docteur et peut-être des solutions, +directement, de MM. les pharmaciens.» + +* * * + +M. de Montreu cherchait le mystère de ces mots: «La Pravaz et la +solution, continue de les mettre sous la sauvegarde de ta mignonne +Jeanne...» + +Était-ce une idée symbolique ou la claire énonciation d'un fait? + +Pendant que la servante habillait Jeanne, Olivier inspecta la couche de +l'enfant et dénicha, au fond du sommier, un flacon de morphine à trois +quart vidé. Il ne voulut point se donner le dégoût d'une hypocrisie +nouvelle, et le soir, à l'heure du repos, il dit à Blanche: + +--Malgré tes serments, tu recommences les mêmes folies, et tu +t'empoisonnes avec l'horrible morphine. + +--Ce n'est pas vrai! + +--Blanche! + +--Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai! Non, ce n'est pas vrai! + +Il lui présenta les deux flacons et la Pravaz: + +--A quoi bon mentir? + +--Où avez-vous pris ça? + +--J'ai dû fouiller le lit de Jeanne et inspecter l'envoi de Mathilde. + +--Vous avez ouvert une lettre adressée à votre femme; vous avez brisé un +cachet, vous? + +--Oui, moi. + +--Vous êtes un vilain! + +--Mon amour... + +--Taisez-vous, monsieur! Vous devriez rougir!... Allons, rendez-moi ces +objets? + +--Non. + +--Je le veux! + +--Non. + +--Monsieur, rendez-moi ça? + +--Jamais! + +Nerveuse, elle l'enlaçait, essayant d'arracher la Pravaz et les petits +flacons; il résistait; elle se cramponnait à lui, mêlant des sanglots à +des promesses d'amour, à d'ardentes prières, et il lui fallait beaucoup +de courage pour résister. + +--Olivier, la Pravaz, c'est ma vie! + +--Ce serait ta mort! + +Désireux de mettre un terme à la lutte douloureuse, il jeta la Pravaz et +les flacons par la fenêtre ouverte, dans l'étang des Falettes. + +Ils entendirent le clapotis de l'eau qui se refermait, et Blanche cria: + +--Tu m'as tuée!... Tu m'as tuée! + + * * * * * + +Olivier s'agenouille devant elle, implorant le pardon du sacrifice. Elle +le repousse, veut être seule. + +Si elle se précipitait? Il est là; il observe; ses bras tiennent les +jupes. + +Et, penchée, à la fenêtre, Blanche regarde le ciel d'un bleu lapis et +les constellations. Elle voit les étoiles trembler sur les eaux, et +parmi elles, deux plus brillantes, dont l'éclat illumine les profondeurs +qui s'ouvrent. Ce sont les flacons de morphine: ils reposent en un lit +de glaïeuls et de nénuphars, un écrin de gerbes vertes et de roses +diamantées. Les flacons se brisent, la liqueur ruisselle, abondante, +toujours plus abondante, infinie. Et voilà que Madame, au paroxysme du +délire, a la vision d'une mer de morphine. Elle se souvient d'un joli +spectacle de voyage--de son voyage de noces!--et pour elle la morphine +circule dans la vase, comme le Rhône, à Genève, traverse le Léman, sans +confondre ses eaux. + +Tout le reste est bourbeux, et seule la liqueur triomphe et rayonne +lumineuse, immaculée. + +Blanche entend des voix célestes qui la convient au Paradis des amours +immortelles. + +Elle va tomber; elle va mourir; il est là, il la presse contre sa +poitrine: + +--Blanche, mon adorée? + +--Je ne vous connais plus! Allez-vous-en! Allez-vous-en!... Vous me +faites horreur! + + + + +VI + + +Le capitaine de Pontaillac se trouvait dans un état physique +relativement satisfaisant, et il menait encore près de la Stradowska une +étrange comédie amoureuse. + +En cette rude musculature, le poison entrait, glissait, et de même que +la foudre brûle l'épée d'acier, sans endommager le fourreau de velours, +consume les os du corps, sans entamer la chair qui les couvre--ainsi, la +morphine tuait l'esprit, la résistante flamme, sans presque toucher +l'enveloppe organique. + +Chose remarquable, il n'y avait pour Raymond aucun élément coexistant +d'un état de dégénérescence mentale héréditaire, aucune appétence +morbide, aucun entraînement maladif qui fût l'acte d'une nature déjà +affaiblie et incapable de résister aux sollicitations. + +Dès l'origine, le cerveau était indemne de tare: au point de vue +médico-légal, l'hérédité n'exerçait pas son rôle habituel de facteur +étiologique, et on ne pouvait davantage noter les phénomènes du +morphinisme et de l'alcoolisme associés. + +Blanche disparue, le jeune officier chercha l'oubli dans les labeurs +militaires et les petites noces avec ses camarades, Jean de Fayolle, +Léon Darcy et Arnould-Castellier; quant au major Lapouge, il fut dupe +des repentirs du morphinomane. + +Mais, depuis trois semaines, en dehors des heures où le service +l'appelait au quartier, Pontaillac était invisible. On ne le rencontrait +ni à l'_Épatant_, ni au café de la Paix, ni au foyer de l'Opéra, ni au +Cirque, ni au Bois, et les lettres, les télégrammes bleus de Christine +demeuraient sans réponse. + +Une vie bizarre commença. + +Quelquefois, chez lui, son revolver au poing, il s'arrêtait devant une +glace, avec l'idée de se brûler la cervelle, et puis, régénéré par une +piqûre, tout embrasé du désir de Blanche, il marchait vers un petit +salon. + +Il admirait un portrait en pied de Mme de Montreu, un chef-d'oeuvre dont +il venait de surveiller l'exécution et de dicter les moindres détails, +d'après une photographie et la religion du souvenir--ainsi que l'on fait +pour les images des morts. + +Çà et là, partout, des choses d'elle: un éventail brisé, un soulier de +bal, un corset, des gants, des bouquets; tous ces objets sans valeur, il +les avait achetés à Angèle, la femme de chambre de la marquise, et le +corset fleuri de dentelles exhalait encore le délicieux parfum de la +dame rousse. + +Le regard suppliant, il tendait les mains vers le portrait, et Blanche +semblait s'animer et descendre du cadre; il la couvrait de baisers, la +dorlotait, l'emportait, la possédait toute. Et, l'hallucination finie, +soudainement, il se retrouvait près d'une glace et maniant la gâchette +d'un pistolet. + +Or, un jour, comme tous les jours, Raymond évoquait sa bien-aimée. La +porte s'ouvrit, et Christine qui entrait, s'arrêta, frappée de stupeur. + +--Raymond! + +--Que me voulez-vous, madame? Que venez-vous faire ici? Sortez! + +--Tu ne m'aimes donc plus? + +--Je ne vous ai jamais aimée! + +--Oh! gémit-elle, accablée de douleur. + +--Celle que j'aime, que j'adore, s'écria-t-il, en désignant le portrait +de Blanche, la voici! C'est pour cacher à tous les yeux un criminel +amour que je t'ai prise! Regarde-la!... Mon Dieu, qu'elle est belle!... +Laisse-nous seuls!... + +De ses doigts trembleurs, il cherchait les formes merveilleuses, dans un +espace géométrique indéfini, resserrait ses bras, et soupirait: + +--Blanche! O Blanche!... O femme!... Tiens! sur tes lèvres! + +Mais, tout à coup, il chancela, éveillé: + +--Je suis fou, ma bonne Christine! + +--Et moi, je viens te consoler; je viens te guérir--te parler d'elle. + +Il y avait tant de simplicité et d'héroïsme en cette immolation de la +femme outragée que Raymond s'agenouilla devant sa maîtresse. + +Elle le releva, et le baisant au front: + +--Veux-tu que désormais je sois ta soeur? + +--Alors, dit-il, sans entrevoir la grandeur du sacrifice, alors, plus de +jalousie? + +--Non... plus de jalousie. + +--Bien vrai? + +--Bien vrai. + +Et ils parlèrent de l'absente toute la journée, toute la nuit. + +--Pourquoi ne demandes-tu pas un congé? Tu irais en Limousin; tu la +verrais... là-bas. + +--J'ai peur... + +--Grand enfant! + +Un soir, Christine conduisit Raymond à la gare d'Orléans, et la +vaillante revint chez elle, pleine d'angoisses. + + * * * * * + +Aux Tuilières, la marquise Blanche entrait dans la période ultime de +«l'état de besoin». + +Le docteur Vaussanges, une barbe grise des plus honorables, essayait de +tromper sa noble cliente: + +--Madame, Je vous apporte de la morphine. + +--Non, docteur, c'est de l'eau! + +--De la morphine et de l'eau. + +--Je n'en veux pas! + +Dans l'impossibilité de se procurer des doses de stupéfiant, Mme de +Montreu, qui ne recevait plus de lettres de Mme Gouilléras, s'adressa +aux domestiques. Tous refusèrent obéissance à leur dame, sur l'ordre du +marquis. + +Rien à attendre de la doctoresse Geneviève Saint-Phar. + +Affolée de haine, Blanche refusa au mari le conjugal amour; elle évita +les moindres tendresses, les moindres baisers. + +Lui, dominant ses scrupules de gentilhomme et voulant par-dessus tout la +guérison de sa femme, avait fait fabriquer des clefs: il inspectait le +secrétaire, le chiffonnier, les armoires de madame, les coffrets, les +sachets, les boîtes à gants, les objets les plus délicats, les plus +intimes, et si la marquise le surprenait en ses perquisitions barbares, +elle lui jetait dédaigneusement: + +--Ne vous gênez pas! Vérifiez mes chemises, mes bas! + +Et elle frémissait d'une envie de lui cracher au visage. + +Chez la marquise Blanche, le système nerveux tout entier, cérébro-spinal +et ganglionnaire, était profondément ébranlé par la disparition de la +morphine de l'organisme: la jeune femme incriminait moralement Olivier, +son farouche gardien; le système nerveux se révoltait physiquement +contre l'acte de violence qui lui dérobait l'indispensable, et chaque +nerf manifestait son trouble, dans sa sphère propre. + +En vertu de lois encore ignorées, la force du désir physiologique +développait le champ intellectuel et permettait à Mme de Montreu +d'analyser toutes ses sensations. Elle avait faim de morphine; elle +avait non pas des impulsions de gourmandise, mais un véritable besoin de +nourriture: il lui manquait un élément vital. + +Assise ou couchée, elle éprouvait une vive agitation des jambes, et se +voyait obligée d'exécuter avec elles des mouvements réguliers; cette +agitation s'exagérait à un tel point qu'on eût dit d'un roulement de +tambour. Les légers abcès des cuisses produits par les piqûres, se +cicatrisaient; le visage gardait toute sa fraîcheur; la peau demeurait +indemne de cette coloration pourprée habituelle aux morphinomanes +sanguins; les yeux ne subissaient aucun trouble de l'accommodation, et +seules, des douleurs de la région cardiaque, une toux nerveuse et une +soif inextinguible constituaient les principaux phénomènes d'abstinence. + +--Olivier, je meurs!... Olivier, ayez pitié de moi? + +M. de Montreu détournait le regard, craignant de succomber: + +--Blanche, ma chère femme, encore un peu de courage... Tu vas guérir; tu +ne songeras plus à l'horrible liqueur, et nous nous aimerons... + +--Jamais, monsieur, jamais! + +Afin de distraire la malade, Olivier se servait de Jeanne pour lui +envoyer des cadeaux charmants. + +--Mère, c'est de papa... Oh! le joli bracelet! Oh! le beau collier! Et +ces fleurs, ces verveines, ces roses... + +Blanche embrassait la tête blonde et l'éloignait--sans un sourire. + +M. et Mme de La Croze encourageaient leur gendre à sauver la maman de +Jeanne: on citait à Mme de Montreu les exemples de quelques +morphinomanes repentis; on lui citait le cas de Mathilde Gouilléras, qui +après avoir été très souffrante, lançait l'anathème sur la morphine, +regrettait ses magnifiques élans épistolaires, et suppliait sa cousine +de renoncer à la Pravaz. + + + + +VII + + +Ce jour-là, Raymond de Pontaillac, arrivé de la veille en son castel des +Ormes, monta à cheval pour se rendre aux Tuilières. + +Il mit d'abord sa bête au galop, puis au trot, puis au pas, sous les +grands châtaigniers qui le couvraient de leurs ombres verdissantes: à +son désir de revoir Blanche se mêlait une crainte, comme si vraiment il +n'était pas bien sûr de rencontrer là-bas tout le bonheur qu'il allait y +chercher. + +Devant la grille du château, le capitaine fut sur le point de tourner +bride, mais il avait été vu de M. de La Croze qui lui dit, en avançant: + +--Té! la bonne surprise, mon gaillard!... Et depuis quand sommes-nous +aux Ormes? + +--Depuis hier, monsieur Pierre. Je me suis arrêté à Limoges pour saluer +mon oncle. + +--Tu pourrais dire: «Monseigneur»... Il va bien notre cher évêque? + +--Pontificalement. + +Un domestique mena le cheval du capitaine à l'écurie, et M. de La Croze +et Pontaillac marchèrent bras dessus bras dessous vers la maison. + +--Capitaine, tu as bien fait de nous revenir. On s'ennuie mortellement +ici. Combien de mois de congé? + +--Il n'y a pas de mois; il y a des jours... quinze. + +--Diable, c'est peu! + +Le vieux gentilhomme introduisit Raymond au grand salon, appela Mme de +La Croze et envoya Catherine prévenir la marquise. + +Olivier, lui, était dans le parc, en train de surveiller l'installation +de conduites d'eau. On le héla; il accourut, et les deux amis +s'embrassèrent, tandis que Madame faisait son entrée. + +En évoquant la scène du jardin d'hiver, chez le docteur Aubertot, +Raymond se disait: «A-t-elle pardonné?» Blanche, elle, frémissait à +cette idée: «Il a de la morphine; il m'en donnera!» + +Tous deux parlaient maintenant d'une façon indifférente des choses +parisiennes et mondaines, des derniers bals, des derniers ragots, des +derniers scandales, et rien, dans leur voix, ni dans leurs gestes ne +trahissait leurs émotions profondes. + +On reçut la visite de l'abbé Boussarie, le curé de +Saint-Martin-l'Église, un aimable et paternel vieillard aux longs +cheveux blancs, l'ancien précepteur de M. de Pontaillac. Il rappela que +Blanche, Olivier et Raymond avaient été tous trois baptisés par lui et +que tous trois avaient fait leur première communion à Saint-Martin. +Seul, le capitaine restait à marier. Y songeait-il? Allons, allons, le +neveu de Monseigneur Aymar de Pontaillac, l'héritier d'une race +illustre, prêcherait bientôt d'exemple. + +Et, de sa canne à pomme d'argent, le vieux prêtre menaçait tendrement +Raymond. + +Une espérance animait toujours Mme de Montreu. C'était à Pontaillac +qu'elle devait la première piqûre, et dans sa détresse horrible +d'affamée, le grand initiateur lui viendrait encore en aide. Comment +adresser la demande, et en quel endroit, et avec quelles ruses? Ici, +rien à tenter, sous l'oeil du mari. Écrire au capitaine, envoyer la +lettre par un domestique? Personne, au château, n'accepterait la +commission. D'un autre côté, Blanche n'oubliait pas la déclaration +d'amour du jeune officier, et elle se sentait tenue à la plus grande +réserve. Et cependant, il lui fallait de la morphine, il lui fallait une +Pravaz--et seul, Raymond pouvait l'empêcher de mourir! + +Tout de suite, l'idée naquit en M. de Montreu que sa femme aurait +recours à Pontaillac, et comme il cherchait un moyen d'affirmer son rôle +de surveillant, ce fut Raymond lui-même qui le tira d'embarras. + +--Tu sais, Olivier, j'ai enfin renoncé à ma stupide passion pour la +morphine. + +--Plus d'espoir; je me tuerai! gronda la marquise. + +Mais elle leva les yeux et crut lire un mensonge et une promesse dans le +regard de l'homme. + +--Vraiment, interrogea le marquis, tu es brouillé avec l'odieuse Pravaz? + +--Brouillé, et définitivement. + +Un nouveau regard démentit l'affirmation nouvelle, et cette fois Madame +eut un sourire pour le beau comédien. Est-ce que, du reste, on pouvait +oublier l'ensorceleuse? Si Pontaillac venait de trahir la vérité, c'est +qu'il comprenait les douleurs de l'abstinence et qu'il se garait de +l'époux, afin de mieux secourir la malheureuse femme! + +Après le départ du curé et de Raymond, la marquise monta dans ses +appartements et redescendit à l'heure du dîner. Elle avait changé de +toilette, et en robe printanière, ses beaux cheveux roux ornés d'une +grappe de lilas, elle paraissait tranquille, presque joyeuse. + +Le mari allait accuser la morphine de cette agréable métamorphose, mais +Blanche devina sa pensée, et avec un grand talent de dissimulation: + +--Olivier, tu me soupçonnes de m'être fait une piqûre. Eh bien, tu as +tort. M. de Pontaillac s'est guéri; pourquoi ne guérirais-je pas? + +Elle créait «l'état d'espérance» qui aide à supporter «l'état de +besoin». + + * * * * * + +Le lendemain, Raymond sortit des Ormes pour une matinale promenade. Il +marchait, la joie au coeur, et grâce à de spécieux raisonnements que les +bienfaisantes solutions lui inspiraient, il arrivait à se convaincre +qu'il était urgent de procurer de la morphine à la grande dame et +excusable de faire sa maîtresse de la femme d'un ami, de son meilleur +ami. + +Pontaillac longeait un chemin ombreux, et au travers des ramures, le +soleil lui baisait le visage, l'illuminait de ses ors; une brise tiède +et douce l'imprégnait des vivifiantes senteurs des bois. + +Il s'arrêta devant le parc des Tuilières, près d'une brèche récente et +faite par les ouvriers employés aux conduites d'eau. La grille de la +chapelle était ouverte, et dans la femme agenouillée, l'homme reconnut +Mme de Montreu. + +La marquise sortait de la chapelle, et les deux victimes de la Pravaz se +regardèrent. + +--Madame, commença Raymond, le hasard m'a mené vers vous, et je bénis le +hasard... Comme vous êtes pâle et tremblante!... Vous avez pleuré... + +--J'ai pleuré, parce que je souffre, parce que je meurs! + +Résolument, elle dit ses douleurs, le supplice que lui imposait M. de +Montreu, en la privant de la liqueur vitale; elle dit la scène nocturne +où le gentilhomme jeta dans l'étang des Falettes les solutions et la +Pravaz. Tout le monde l'abandonnait, oui, tout le monde, même Mathilde, +son ancienne prosélyte! + +--Je le savais, répliqua l'officier avec aplomb; je le savais, et je +suis venu. Hier, j'ai dû abriter sous le mensonge mon désir de vous être +utile, car, madame, mieux que personne, je connais votre mal. J'en ai +souffert, j'en ai pleuré. Il n'y a pas de tortures comparables à celles +du besoin de morphine! Des médecins prétendent que la liqueur nous tue. +Les imbéciles! Mais, la mort hideuse, terrifiante, c'est la privation! + +Il tira de sa poche un nécessaire de voyage en soie bleue contenant à la +fois de la solution et une aristocratique Pravaz: + +--Tenez, madame... Ne pleurez plus... Essuyez vos beaux yeux... L'enfer +va disparaître--pour vous. + +--Merci, oh! merci, monsieur de Pontaillac! Vous me sauvez! + +Le capitaine salua Mme de Montreu et reprit le chemin des Ormes. + + * * * * * + +Sous l'énergie de la piqûre, Blanche éprouva un malaise bizarre: la +solution de Pontaillac était dosée à un degré que la jeune dame n'avait +pas encore atteint. + +Il se fit un trouble effroyable dans les organes, en même temps qu'une +surexcitation du cerveau. Tout le sang reflua au coeur, et des +images--pour les yeux et pour la pensée--remplacèrent à la fois les +idées exactes et les tableaux de la réalité: ainsi, la chambre de madame +se transformait en un vaste étang, l'étang des Falettes; une barque se +balançait sur les eaux; M. de Montreu incarnait M. de Pontaillac, et +Blanche adorait l'incarnation nouvelle. Dans une lutte de la lumière et +des ténèbres, l'esprit établissait un contraste fâcheux entre les +gentilshommes, entre l'époux sévère, tel un geôlier, et l'amoureux +superbe, tel un prince charmant. Blanche exagérait la petite taille du +mari, son air efféminé, alors qu'Olivier conduisait son panier attelé de +deux landais; elle diminuait Olivier, lui enlevait de sa beauté, de sa +distinction pour en parer le grand Raymond qu'elle voyait courir à +cheval, tout resplendissant de casque et de cuirasse, en un flamboiement +d'astre. + +A son réveil, l'honnête femme chassa la mauvaise idée et elle fut prise +d'une terreur comme si vraiment elle avait été responsable des velléités +de luxure suggérées par l'âme du poison. + +Les jours suivants, elle se montra froide envers M. de Pontaillac, +affectant devant lui pour Olivier, une grande tendresse conjugale; mais, +certain soir, le capitaine dîna aux Tuilières avec l'abbé Boussarie, les +Gouilléras, et pendant que le mari de Mathilde, un bon et gros limousin +à la barbe rougeâtre, ennuyait l'invité de ses interrogations sur la +poudre sans fumée et la Triple Alliance, Blanche, en passant, frôla +Raymond, d'un frôlement voluptueux. + +M. de Pontaillac tressaillit d'allégresse; Mme de Montreu balbutia, +avant de se réfugier près de l'ange gardien, sa fille. + +Ces ardeurs inconscientes de la chaste épouse justifiaient l'un des plus +curieux phénomènes de l'intoxication morphinique et de ses résultats +absolument contraires pour les deux sexes. En effet, tandis que l'homme +subissait quelquefois un état de dépression de la vie génésique, le +système arrivait chez la femme à un haut degré de nymphomanie. La force +morale de Blanche, quoique très affaiblie par l'abus de la morphine, la +préservait encore de l'adultère, mais elle ne l'empêchait pas de se +livrer à des mouvements désordonnés et d'origine purement mécanique où +s'éteignait son regard lascif, où se calmait sa surexcitation excessive. + +Mme de Montreu gémissait de ce triste état; elle ne voulait plus de +rapports avec son mari; mais elle se révoltait contre les tendances +bestiales, et se sentait profondément malheureuse. + + * * * * * + +Une après-midi, le marquis Olivier, M. de La Croze et le curé Boussarie +faisaient une partie de billard, et en haut, dans sa chambre, la jeune +dame s'injectait une nouvelle solution,--un cadeau de Pontaillac. + +Le soleil de juin jetait sur la glèbe une poussière d'or et de feu. On +entendait le cri-cri des faux qu'on aiguise, le roulement des chariots, +les appels à la guillade et parfois le beuglement des boeufs. Un peuple +de travailleurs, hommes et femmes, coupait ou amoncelait des herbes, les +mâles noirâtres et velus, le torse maigre, des vieilles encore plus +noires; et çà et là, un râteau à la main, quelques jolies filles en jupe +sombre et chemisette claire, s'étiraient, avec des poses amoureuses, +sous l'incendie du ciel. + +Par un phénomène de double conscience et de double vue, la marquise +restait Mme de Montreu, et en elle vivait une autre femme dominant la +première et s'imaginant attendre Raymond, lui avoir donné rendez-vous +dans sa chambre même. Elle l'apercevait, là-bas, aux Ormes; il montait à +cheval; elle le suivait, sur la route poudreuse, le long des peupliers +d'Italie. Déjà, il s'arrêtait devant la grille du château. Il n'y avait +personne pour le recevoir, et la voyante distinguait nettement les +domestiques occupés à divers ouvrages: ceux-ci aidaient les faucheurs; +d'autres frottaient le parquet du grand salon; un des palefreniers +dormait en un coin de la grange; Catissou saignait des volailles. + +--Monsieur de Pontaillac entre dans le vestibule, et le voici dans la +salle à manger! rêvait tout haut la morphinomane... Il ne trouve pas ces +messieurs qui jouent au billard... Pourquoi Olivier et mon père ne +l'entendent-ils pas marcher?... Pourquoi ne l'appellent-ils pas?... Je +l'entends, moi!... Je le vois!... Raymond! O Raymond!... + +Cette fois, le jeune gentilhomme entrait réellement; il ouvrait la porte +du couloir; il gravissait l'escalier, et Blanche, éperdue, lui tendait +les bras. Il l'embrassa, plein d'amour, mais quand il la sentit +résister, lutter contre elle-même, contre l'autre femme, «l'étrangère», +il s'éloigna: + +--Madame, je vous aime, je vous adore! je vous désire de toute mon âme, +et pourtant je ne veux pas vous prendre comme cela!... Blanche, ô mon +adorée, je te veux libre, et tu ne l'es pas! + + * * * * * + +Huit jours plus tard, Mme de Montreu, en pleine conscience, en pleine +liberté, se livra à Raymond. + +Elle soupirait: + +--Tu ne m'as pas odieusement conquise, sous l'action de la morphine, et +je te remercie de m'avoir attendue, après m'avoir charmée. O mon amour, +aimons-nous! + + + + +VIII + + +Olivier de Montreu s'était départi de sa rigoureuse surveillance, et la +marquise en abusait, donnant à ses promenades journalières de +charitables prétextes: visites aux malheureux du voisinage, aux enfants +malades, aux accouchées. + +Blanche et Raymond se voyaient dans une cabane perdue en un taillis ou +bien dans un kiosque isolé que M. de La Croze fit meubler pour la saison +de la pêche. Ces deux endroits, si différents l'un de l'autre, +exaltaient leurs désirs: autant la cabane semblait rustique avec sa +litée de feuilles; autant le kiosque rappelait, par ses vastes causeuses +et ses moelleux divans, le luxe et le bon goût des châtelains. + +Les amants avaient toujours une pareille et séduisante maîtresse, la +Pravaz, mais ils s'injectaient le poison mondain, sans y ajouter +d'importance, comme si lui eût grillé un royal-havane, comme si elle se +fût poudrerizée ou embaumée d'une eau de toilette astringente. + +Elle le trouvait ravissant dans son complet bleu marin, sous un chapeau +de voyage; il la jugeait adorable en robe de toile écrue et souliers +jaunes, gantée de Suède et coiffée d'une paille éblouissante de fleurs +des champs. + +Ils étaient jeunes; ils étaient beaux; ils s'aimaient--et c'est tout +dire. + +Vers deux heures, Mme de Montreu descendit de sa chambre; Jeanne la +suivit: + +--Petite mère, emmène-moi. + +--Non, mignonne. + +--Je serai bien sage? + +--Écoute. Je vais visiter les pauvres de monsieur le curé, tu sais, +cette grande femme, La Gire et ce grand vieux, Le Guillout... Tu aurais +peur... Allons, laisse-moi! + +Mais, la petite s'accrochait aux jupes maternelles: + +--Ah! mémère, tu n'es plus si gentille qu'autrefois! + +--Je suis pressée. Va-t'en! + +Blanche hâtait le pas. Un cri de Jeanne la rappela soudain, et elle +entoura de ses bras la douce enfant qui venait de se heurter contre un +arbre du parc et versait des larmes, le visage tout ensanglanté. + +--O ma chérie! + +Infidèle maîtresse et sainte maman, Blanche oublia le rendez-vous. + +Une lettre de Raymond, apportée aux Tuilières par une servante des +Ormes, sollicita une réparation amoureuse, et le lendemain, les amants +se rencontrèrent dans la cabane. + +--Te voilà! Te voilà enfin! s'écria l'officier, allumé d'un désir. + +--Mon ami, j'ai à vous parler de choses graves. + +Mais, il ne l'écoutait pas, et ses baisers ardents étouffaient la voix +de sa maîtresse. + +--Raymond... + +--Tes lèvres?... Je veux tes lèvres! + +--Je vous en supplie? + +--Je te veux toute... là, un baiser sur tes yeux, sur ta bouche, +toujours, toujours, toujours!... + +--Raymond... Raymond... Raymond... + +Après la bataille d'amour, Blanche s'en revint vite, coupant à travers +les prairies et les landes. Une angoisse l'agitait, la bouleversait, et +des métayers l'entendirent gémir: «Ma fille est morte!» + +Elle la savait guérie, et rien ne chassait l'idée de «l'autre», en cette +double personne. + +--Oui, oui, elle est morte! + +Sous le péristyle du château, Jeanne jouait à la balle, et il fallut une +vision nette et précise pour dissiper les chimères de l'esprit +incertain. + +--Ma Jeanne, ô mon trésor, je ne te quitterai plus! + +C'est en vain que Pontaillac attendit sa maîtresse dans le kiosque et +dans la cabane; en vain, il adressa des lettres, en vain, il rôda près +de la chapelle, jamais il n'eut l'orgueil de trembler au froufrou des +jupes légères et adorées. + +Il obtint une prolongation de congé; il lui restait deux semaines +d'espoir--de plaisir ou de douleur--et il accepta une dernière fois à +dîner au château. + +--Qu'êtes-vous devenue? demanda-t-il à Blanche. + +Elle leva les yeux, et dit: + +--Une honnête femme. + +La parole hautaine et glaciale indiquait une rupture définitive, et +Raymond partit pour Paris où la Stradowska le pleurait en la villa Saïd. + + * * * * * + +Toujours énervée par la morphine dont elle devait une abondante +provision à son ancien amant, Blanche de Montreu voulut retourner au +mari. Un scrupule l'arrêta. Il lui semblait misérable de se jeter entre +les bras d'Olivier, toute chaude encore de ses équipées galantes, et +elle jura de vivre quelques jours de repentir et de purification. A la +fin du mois, elle éprouva un étrange malaise, d'irrésistibles dégoûts et +d'irrésistibles envies; puis survinrent de matinales nausées. + +--Alors, Blanche, dit, un jour, Mathilde Gouilléras, je vais broder une +belle layette? + +--Tu crois?... Oh!... + +--Eh bien, où est le mal? Tu n'as qu'une petite, et j'ai trois bébés. + +--Tais-toi!... Tais-toi!... + +--Ce sera un garçon, marquise; je lis ça dans tes jolis yeux! + +Une horrible pensée traversa le cerveau de Blanche. Si elle était +enceinte, elle ne l'était que d'un mois, et depuis six semaines, le +marquis demeurait exclu du lit conjugal. L'oeuvre appartenait donc à +Pontaillac! + +Brave devant le danger, Mme de Montreu affirma en riant:--Chère cousine, +tu t'amuses! Il n'y a pas d'héritier en perspective; j'en suis sûre; +j'en ai la preuve. Voyons, Mathilde, cesse tes plaisanteries un peu... +bourgeoises. + +Point de rosée sanglante et mensuelle! Et voici l'effroyable vérité! + +Enceinte, oui, Mme de Montreu était enceinte, et d'un autre homme que de +son mari! La patricienne, l'épouse vénérée d'un loyal gentilhomme, la +maman de Jeanne, portait dans ses entrailles le fruit de l'adultère, le +crime vivant de la trahison! Quelle tristesse! Quelle honte! + +Malgré l'intoxication progressive de la morphine, Blanche mesurait toute +l'étendue de son malheur. Comment se tirer de là? Parbleu, il y avait un +moyen bien naturel: faire risette au mari, l'autoriser à entrer en +grâces et lui ouvrir les draps légitimes. Allons, Madame la marquise, un +peu de courage! + +--Mon exil est-il fini? demanda Olivier, en pénétrant, un soir, dans la +chambre nuptiale. + +--Oui, répondit tendrement Madame. + +Leurs lèvres s'unirent, et un rayon de lune qui traversait les vitres de +la fenêtre, les givra tous deux d'une éblouissante pâleur. + +O Blanche! O noble victime d'un poison délicieux! Encore quelques +minutes, quelques secondes, et bénie soit la nature, le sacrifice va +s'accomplir! Ton mari ignorera toujours l'adultère, et, femme, tu vivras +en paix, attendant l'heure de la délivrance! + +Et, brusquement, la marquise s'échappa des bras du gentilhomme. Révoltée +contre l'ignoble mensonge que sa faute lui imposait, elle cria, tout en +pleurs: + +--Jamais! non, jamais! + +--Tu me hais donc bien? gémit Olivier. Que t'ai-je fait? Pourquoi +m'accables-tu de tes dégoûts? + +Elle dit, à travers ses sanglots: + +--Vous êtes le meilleur des hommes! + +Il s'emporta: + +--Assez, madame! Je suis votre mari, et j'ai des droits! + +--Plus tard, Olivier... plus tard... Regardez... je n'ai plus de +force... Vous me tueriez! + + * * * * * + +Douze nuits de suite, la femme adultère opposa les mêmes résistances: +elle voulait, elle ne voulait pas, abîmée et vaincue dans le souvenir du +péché. + + + + +IX + + +Jamais femme ne fut plus malheureuse que Mme de Montreu, en présence du +terrible dilemme, car jamais plus noble femme ne comprit si clairement +la situation. + +Ou bien, elle devait encore berner l'époux, l'attirer, souffrir une vie +de mensonges, enfanter hypocritement l'oeuvre frauduleuse, souiller la +maison d'honneur de l'être maudit de ses entrailles--ou bien, elle +devait se tuer. + +Des idées criminelles grondaient dans le cerveau, rayonnaient au souffle +exaspéré de la morphine qui décuple l'entendement, et l'empoisonnée du +corps et de l'esprit traversait des alternatives d'allégresse et de +désespoir. + +Blanche aurait voulu se confier à une amie, à une soeur; elle jugeait sa +cousine, Mme Gouilléras, trop bavarde et sa mère, Mme de La Croze, trop +pieuse. + +Et l'oeuvre grandissait! Et le ventre allait bientôt s'épanouir, à la +gloire de la création! + +L'ex-maîtresse de Pontaillac avait beau cacher son linge intime à l'oeil +des servantes, regimber devant la lessive générale; elle avait beau se +donner des allures légères, son secret l'endolorissait toute. Elle se +croyait devinée, et les regards du mari, toujours si doux, la +pénétraient, comme autant de glaives. + +Un matin, devant la glace de sa chambre, elle exhala un cri de terreur: + +--J'ai le masque! + +Vite, elle saisit un flacon de morphine, le porta à ses lèvres, +embrassant des yeux les choses familières et aimées, les portraits +d'Olivier et de Jeanne, les photographies des La Croze et de Mathilde. + +Puis, elle regarda, par la fenêtre ouverte, l'étang des Falettes, +illuminé de soleil et couvert de nénuphars. Elle hésitait entre le +poison et l'eau toute fleurie; mais là-bas, sur la route, elle vit +paraître le curé de Saint-Martin-l'Église. Il marchait, le tricorne sous +le bras, et la grande dame, éveillée aux croyances religieuses, +descendit et rencontra le vieil homme. + +--Votre humble serviteur, madame la marquise? fit l'abbé Boussarie, en +saluant. Allez-vous un peu mieux? + +Très pâle, très agitée, la jeune femme cherchait ses phrases et gardait +le silence. + +--Mais, continua le curé, je suis sur la route qui dépend du château, et +cela gêne peut-être que j'y lise mon bréviaire? + +--Non, monsieur le curé! Nous sommes heureux, toujours heureux de vous +voir... Écoutez-moi... Je désire vous parler... secrètement. + +Elle tremblait; il ne s'en aperçut pas, et demanda, plein de sa belle +naïveté de campagnard: + +--C'est une confession? + +--Oui, mon père. + +--Je puis vous entendre au château, si vous êtes trop souffrante pour +venir à l'église. + +--Je voudrais vous parler ici, mon père. + +--Bien... Bien... + +Vraiment, il ne l'encourageait pas avec sa grosse soutane, son énorme +visage, son gros nez de priseur, ses doigts velus, ses pauvres yeux +bordés de rouge et sa voix chevrotante. Était-il à la hauteur de la +mission qu'un aveu terrible allait lui imposer? N'invoquerait-il pas les +seules lois de Dieu et de l'Église? Aurait-il le sacerdoce flexible? Mme +de Montreu en doutait, effrayée à l'idée que tous les jours, elle +verrait le confesseur de son adultère. + +--Ma fille, dites votre acte de contrition. + +--Mais, monsieur le curé, il s'agit d'une aumône... + +--Ah!... + +--Veuillez m'accompagner au château, et je vous remettrai l'offrande +d'un voeu... + +--A la sainte Vierge? + +--Non. A sainte Madeleine. + + * * * * * + +La dame résolut de tout dire à sa mère, et l'épouvante des afflictions +qu'elle causerait la paralysa. + +--Blanche, interrogeait Mme de La Croze, Blanche, tu as du chagrin? + +Elle hochait la tête, surprise de dérober encore le secret aux regards +maternels. Comment la mère ne voyait-elle pas le masque de la grossesse? +A la moindre allusion, Blanche se fût agenouillée, et Mme de La Croze +s'égarait en de douces et inutiles paroles. + +--Tu t'ennuies aux Tuilières? + +--Mais non! + +--Un désir de toilette qu'Olivier te marchande? + +--Pas du tout. Olivier est très généreux, tu le sais bien. + +--Il faut te distraire, ma fille. Si nous allions passer quelques jours +à Limoges? + +--Volontiers. + +Madame avait réfléchi que là-bas elle pourrait solliciter les conseils +d'un homme digne de l'entendre et peut-être assez humain pour la +protéger en son infortune: elle songeait à l'oncle de Raymond, à Sa +Grandeur Aymard de Pontaillac. + + * * * * * + +Deux jours plus tard, une voiture s'arrêta à la porte de l'évêché de +Limoges: Blanche descendit, laissant Mme de La Croze dans le coupé. + +--Ne t'inquiète pas, maman. Il s'agit d'une bonne oeuvre, et la +discrétion est l'honneur des âmes charitables. + +Monseigneur Aymard de Pontaillac travaillait avec son grand vicaire, +lorsqu'on lui annonça la visite de Mme de Montreu. + +Elle n'était pas une inconnue au palais épiscopal, la jeune châtelaine +des Tuilières: lors de ses tournées évangéliques, le prélat avait +accepté des invitations de la famille de La Croze et reçu de belles +aumônes. Il n'hésita point à interrompre la dictée d'un mandement et à +congédier le subordonné. + +Blanche entra dans le cabinet de travail, moins en pénitente qu'en +mondaine, et au milieu du décor austère, devant le vieillard à la tête +grise, devant la soutane violette, elle se jeta à genoux: + +--Monseigneur... Monseigneur, ayez pitié de moi! Je viens m'accuser +d'une faute... d'un crime! + +Elle pleurait, le front entre ses mains et bégayait des prières. + +L'évêque dit: + +--Parlez, parlez sans crainte. La miséricorde de Dieu est infinie! + +--Monseigneur... mon père, j'ai péché... j'ai péché... + +Crevée de sanglots, haletante, elle invoquait la Vierge, les saints; +mais avec les encouragements du grand meneur d'âmes, elle parut +retrouver un peu d'espoir en Dieu: + +--Quand j'enfantais ma petite Jeanne, une allégresse emplissait mon +être, me faisant oublier toutes les douleurs; et aujourd'hui, l'oeuvre +sacrilège est pour moi un sujet de malédictions. Si j'étais seule en +cause, j'attendrais, je me cacherais et m'en irais, aussitôt après la +délivrance, expier au fond d'un cloître les horribles amours. Mais, +Monseigneur, vous ne l'ignorez pas, j'ai un mari qui a droit à mon +respect!... Voyez, je suis lasse de mentir, lasse de sourire, lasse de +vivre!... J'ai cherché à ramener mon époux vers la chambre conjugale, +d'où je le tenais éloigné bien avant l'adultère, et, lui présent, mes +forces épuisées ont trahi mon courage... Le bâtard que je porte dans mes +flancs, je ne l'aimerai jamais, entendez-vous, Monseigneur, jamais! Il +me fait déjà souffrir plus que je n'ai souffert à la naissance de ma +Jeanne chérie! Il me brûle, il me déchire, il a en lui du venin!... Il +souillerait notre maison!... Qu'ordonnez-vous, mon père? Dois-je +emporter le secret dans le tombeau?... Ah! je suis prête à mourir, à +écraser la preuve vivante et déjà si douloureuse du forfait!... Quel que +soit le châtiment que vous m'infligiez, quelles que soient les ténèbres +où vous jetiez ma pauvre raison, j'obéirai!... Monseigneur, mon père, +m'est-il permis de détruire le germe de la honte? Puis-je provoquer un +accident, au péril de ma vie? Je vous le jure: sous le germe abhorré, +sous le fardeau du malheur, je succombe! + +Monseigneur s'enfonçait en de graves réflexions, et la conscience du +prêtre luttait contre les idées de l'homme. Cette loi nouvelle du +divorce, que réprouve l'Église, donnait une solution logique. Oui, mais +il y avait une autre enfant. Du reste, à quoi bon s'attarder? Les dogmes +ne se discutent pas! Et, d'un autre côté, inviter l'épouse au +rapprochement sexuel avec le mari, n'était-ce pas endeuillir d'un +mensonge nouveau la trahison commise? + +--Relevez-vous, madame. Il faut implorer la miséricorde divine, user de +ménagements, et, peu à peu, dire toute la vérité à votre mari. + +Debout, effrayée, elle demanda: + +--Tout dire? + +--Oui. + +--Même le nom de mon amant? + +--Ce nom est inutile. L'aveu du crime suffit. + +--J'aime mieux cela, et je pardonne au coupable, à l'un des vôtres, à +monsieur de Pontaillac. + +--Mon neveu... Raymond... + +--Oui, mon père. + +Une vive agitation s'empara de l'évêque, et Monseigneur se mit à +marcher, très ennuyé, très irrité, très humilié. + +--Madame, conclut-il, les amitiés s'effacent devant le devoir. Je le +répète: Il faut déclarer l'adultère à votre mari, et si les soupçons de +celui que vous avez outragé, se portent sur un autre, vous nommerez mon +neveu lui-même. + +--Ce serait une lâcheté, monseigneur! + +--Non, madame. Vous n'avez pas le droit de laisser punir ou se battre un +innocent! + +--Mais je ferai en sorte d'être seule châtiée. + +--Ne l'oubliez pas: vos angoisses sont les miennes, et si Dieu nous juge +indignes de sa clémence, il me frappera non seulement dans l'amitié de +mon neveu, de mon unique parent, mais encore dans ma personne, car +j'abandonnerai, s'il le faut, une charge sacrée. + +--Monseigneur... + +--Adressez-vous à Dieu, madame. + +Les yeux mouillés de grosses larmes, il fit un signe de croix, et, +imposant ses vieilles mains tremblantes sur la femme inclinée: + +--Que la paix soit avec vous! + + + + +X + + +De retour en son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, Raymond de Pontaillac +passa ses derniers jours de congé dans l'isolement et la souffrance; +puis il revit Christine, et la maîtresse dévouée se contenta de +murmurer, en lui ouvrant ses bras: «Je t'attendais...» + +Cette exquise créature ne cherchait point à pénétrer les secrets +amoureux; elle n'interrogeait pas le voyageur sur les mystères du +château des Ormes et du manoir de Montreu: l'absent revenait, froid, +brisé, lugubre, et la diva l'entourait de soins, mettant autour de lui +un peu de sa jeunesse, de sa chaleur et de sa lumière. + +Mais que peuvent faire les sourires et les joies d'une amie contre les +désordres de la passion? + +Le jeune officier tolérait Christine et il aimait Blanche; il l'aimait +de toute une fureur de malade. + +D'abord, il voila d'un crêpe le portrait de la marquise; il fit +disparaître de la chambre d'amour les reliques de l'adorée, et bientôt, +il s'agenouilla devant ces mêmes objets d'une idole lointaine et +toujours présente. Au sortir des évocations passionnelles, entre les +labeurs militaires et malgré ces labeurs, Raymond doublait, triplait, +quadruplait la dose de morphine: il avait commencé avec la moyenne de +vingt-cinq, trente, quarante, soixante centigrammes, et déjà il +s'injectait un gramme et demi, et quelquefois deux grammes par jour. + +Un matin d'août, Pontaillac recevait à déjeuner chez la Stradowska ses +amis Jean de Fayolle, Edgard Lapouge, Léon Darcy et Arnould-Castellier. + +On était au dessert. Le domestique s'approcha de Raymond, l'informant +que son ordonnance le demandait à l'antichambre. + +--Qu'y a-t-il, Clément? interrogea l'officier, de mauvaise humeur. Je +t'ai défendu de me relancer ici. + +--Mon capitaine, c'est une dame... Elle paraissait très émue; elle m'a +commandé de vous prévenir, en ajoutant que vous vous fâcheriez si je +n'obéissais pas. + +--A-t-elle donné son nom, laissé une carte? + +--Non, mon capitaine; mais c'est une dame du grand monde; ça se voit +tout de suite. + +Bien qu'il eût entendu dire aux Tuilières que le retour des châtelains +aurait lieu seulement en novembre, Raymond frissonnait à l'idée de +Blanche, et il vint prendre congé de sa maîtresse et des invités. + +--Tu ne m'embrasses pas? implora Christine. + +Et, tremblante, sous le baiser: + +--Un duel, peut-être? + +--Mais non! + +--Si c'est un duel, nous sommes là! grondèrent les camarades. + +--Il ne s'agit pas de duel, messieurs... ou du moins... pas encore. + +--Ah! ah! cria Darcy... Et quel est le citoyen? + +--Guillaume II, ou Bismarck, ou Crispi, mon cher! + +--J'en serai? + +--Nous verrons. + +Il éclata de rire et disparut. + +Mme de Montreu attendait dans un salon de l'hôtel, et comme Pontaillac +soupirait amoureusement: «Quel orgueil! quel bonheur!» elle recula d'un +pas. + +--Monsieur, vous vous méprenez sur le but de ma visite. Ce n'est plus +une maîtresse affolée, c'est une épouse indigne, une mère pleine de +honte et de remords, qui est devant vous; c'est la plus malheureuse des +femmes! + +Elle défaillait; il la soutint. + +--Madame, je devine la cause de votre désespoir. On vous prive de notre +liqueur; on vous laisse mourir; mais encore une fois je vous sauverai! + +--Monsieur... + +--O Blanche, puisque la privation dont tu es obsédée t'a inspiré le +courage de venir à moi, sois bénie! Pour toi, pour tes yeux, pour tes +lèvres, je marche à tous les sacrifices, à toutes les vaillances... à +toutes les forfaitures!... Pour toi, je volerais; pour toi, je +tuerais!... Fais de moi ce que tu voudras? + +Ils s'assirent, et Mme de Montreu déclara en un gémissement d'opprobre +et de terreur: + +--Raymond, je suis enceinte! + +L'officier ne vit pas d'abord la portée de cette révélation, mais dès +que Blanche lui eut affirmé qu'il était le père de l'enfant et qu'aucun +doute ne pouvait subsister sur l'origine de l'être en germe, il donna +libre cours à ses rêves, à sa joie délirante: + +--Nous l'aimerons, nous l'adorerons notre cher bébé! + +--Taisez-vous, monsieur; vos paroles me font du mal... + +Alors, elle dit son existence horrible, depuis le jour où elle s'aperçut +de sa grossesse; elle dit la visite à l'évêque de Limoges, et le +conseil--l'ordre religieux--de tout avouer au mari, même s'il le fallait +le nom de l'amant. + +--Eh bien, soit! répondit hautement Pontaillac, nommez-moi, mais à la +condition que vous serez ma femme, si je tue Olivier. + +--Je n'aurai pas tant de lâcheté, monsieur, et seule, j'affronterai la +colère de mon mari. + +--Je ne veux pas! Je vous le défends! + +Il s'emportait, menaçait de veiller lui-même au salut de sa chère +maîtresse, et Blanche pleurait, inquiète de la bravoure du gentilhomme. + +Plus calme, Raymond exhorta Mme de Montreu à partir avec lui; il allait +envoyer sa démission d'officier... On s'adorerait en quelque thébaïde +lointaine, dans l'espérance du fruit des amours. + +--Et Jeanne, et ma petite Jeanne, y songez-vous? + +--Je l'aimerai aussi! + +--Mais lui... Olivier... + +--Eh! que nous importe! S'il te fait peur, je l'insulte... Il y a un +duel à mort et, si les armes me sont favorables, ô ma chérie! Nous nous +marions en Autriche, en Égypte, en Italie, devant le Pape, où tu +voudras... Je suis assez riche pour que ma femme n'aie rien à envier à +une reine. + +--Croyez-vous donc que j'épouserais jamais le meurtrier du père de +Jeanne? + +Sur ces mots, la marquise se dirigea vers la porte. + +Il courut à elle. + +--Blanche? + +--Adieu! + +Un fiacre mena la pauvre grande dame chez Mlle Geneviève de Saint-Phar, +place de la Madeleine. + +C'était l'heure de la consultation, et Geneviève recevait son habituelle +clientèle de femmes en un cabinet artistique et sévère. + +Allures de bourgeoise. Pas de col masculin, pas de monocle, rien +d'audacieusement viril. De la robe noire montante émergeait la tête +brune et distinguée avec son front pâle et ses grands yeux brillants +d'intelligence. + +Parvenue à la fortune et à la célébrité, Mlle Saint-Phar demeurait douce +et simple, et ses anciens maîtres, les professeurs Aubertot et Pascal, +s'enorgueillissaient de leur élève. Mais que de courage! que de travail, +avant d'obtenir le diplôme! Que d'efforts pour vaincre les préjugés! + +Orpheline à huit ans, elle avait été élevée au Sacré-Coeur de Limoges, où +sa tante, une des religieuses, la destinait à prendre le voile et à la +seconder dans l'enseignement: Geneviève grandissait pour d'autres +ambitions. + +Jeune fille, elle devint, pendant les vacances, le professeur de ses +camarades riches; elle commença à étudier la médecine à l'École de la +ville, et après deux ans, se fit inscrire à la Faculté de Paris. Lors +d'un concours de l'internat, il y eut des discussions entre les +professeurs et des articles de journaux pour savoir si l'on admettrait +une jeune femme à concourir, au même titre que les jeunes hommes. Un +vacarme d'ironie se déchaîna contre l'étudiante. «Raccommodez les bas! +Faites le pot-au-feu!» vociféraient quelques journalistes; d'autres +soutenaient Geneviève, et malgré l'appui de MM. Pascal et Aubertot, Mlle +Saint-Phar se trouva écartée de la bataille. + +Dès l'année suivante, les mêmes polémiques fulminèrent. «Comment, +disait-on, à la Faculté, ne voyez-vous pas la contradiction de vos +actes? Vous autorisez les femmes à s'inscrire, à suivre les cours, à +passer des examens, et vous leur barrez les portes du triomphe!» A quoi, +les professeurs répondaient: «Nous craignons des promiscuités fâcheuses +dans les hôpitaux, entre étudiants et étudiantes.»--«Allons donc! +tonnaient les avocats de la dame, celles qui travaillent savent se faire +respecter!» + +La Faculté admit Mlle Saint-Phar, et lauréat du concours, elle obtint +rapidement le grade de docteur. + +Elle s'installa rue de Miromesnil. Autrefois comme aujourd'hui, elle ne +soignait que les dames, mais l'envie la guettait, et un jour, sur les +boulevards, des camelots distribuèrent de petits papiers: «MADEMOISELLE +SAINT-PHAR: MALADIES SECRÈTES DES DEUX SEXES.» + +On l'outrageait, on la salissait; elle demeura hautaine, courageuse, et +devant la renommée grandissante, les aboyeurs se turent, et une riche +clientèle célébra la doctoresse. + +L'amant? Y avait-il un amant? Peut-être. Geneviève était jeune; elle +était femme; mais, si elle brûlait du désir de toutes les jeunes +personnes, elle évitait le scandale, et en France, le péché non +scandaleux n'est plus un péché. + +Mlle Saint-Phar reçut cordialement Mme de Montreu. + +--Bonjour, ma belle marquise. C'est une halte agréable dans ma +consultation, n'est-ce pas? Tu viens voir l'amie et non la doctoresse? + +--Les deux, ma bonne Geneviève. + +--Tant pis! + +Et indiquant un fauteuil à sa visiteuse, la doctoresse affirma: + +--La coupable, c'est la morphine! + +--Non... + +--Si. + +--Eh bien! oui, énervée par la liqueur, j'ai perdu le sens moral... +j'ai... et je suis enceinte, et... + +--Mes compliments! interrompit Geneviève. Monsieur de Montreu doit être +enchanté. + +--Il l'ignore. + +--Tu vas t'empresser de lui dire l'heureuse nouvelle? + +--Geneviève tu ne m'écoutes pas... Je suis enceinte d'un autre homme que +de mon mari! + +--Aïe!... Toi? + +--Moi. Je viens réclamer de ton amitié un grand service... Il faut que +tu me sauves! Il faut que tu me délivres! + +--Je t'assisterai volontiers le jour de tes couches; mais nous avons le +temps d'y penser. + +--Je veux... tout de suite! + +--Es-tu folle? A combien de semaines remonte ta grossesse? + +--A deux mois. + +--Et tu veux? + +--Et je te supplie de m'aider à anéantir la preuve de mon adultère? + +--Sais-tu, Blanche, quel crime tu me proposes là? + +--Crime ou non, j'exige la délivrance. + +Mlle Saint-Phar déclara d'une voix indignée: + +--Je refuse. + +--Même... pour vingt mille francs? + +--Vous m'insultez chez moi, madame! + +Mais, la voyant si pâle et si accablée, Geneviève la baisa au front, et +Blanche reprit: + +--L'être qui déshonore mon corps serait une source d'angoisses, et je ne +lui donnerai pas le jour. Si, de par les lois, c'est un crime de le +détruire, c'est, de par ma conscience, une haute justice. + +--Tu as perdu la tête! + +--Geneviève, au nom de notre amitié? + +--Non! non! + +--Geneviève? + +--Non! + +--Vous voulez donc que je meure + +--Madame, vous vivrez... Blanche, tu vivras, et tu aimeras ton enfant! + +Toutes les prières, toutes les menaces de la marquise furent +impuissantes à déterminer Geneviève aux manoeuvres abortives, et Mme de +Montreu descendit. + +--Où allons-nous, madame? interrogea le cocher, très surpris de voir que +sa cliente oubliait le renseignement d'usage. + +Elle balbutia une adresse quelconque. + +--C'est à Montmartre? + +--C'est à Montmartre. + +Place d'Anvers, la marquise abandonna sa voiture, et marchant au hasard, +elle arriva rue des Trois-Frères où elle aperçut une plaque de tôle +peinturlurée, avec ces mots: «_Madame Xavier, sage-femme_»--et +au-dessous le gros chou traditionnel, fleuri d'un nouveau-né. + +Elle allait entrer; elle hésita et se perdit dans les ombres du soir qui +commençait. + +Des idées de mort l'envahirent. Elle courait, s'arrêtait brusquement, +et, rue de Maubeuge, des gens lui crièrent: «Attention! Vous êtes donc +aveugle ou imbécile! Voici trois ou quatre voitures qui vous frôlent au +passage!» Elle remerciait d'un triste sourire et continuait sa +promenade, en étouffant des plaintes. + +Le lendemain matin, une jeune servante en tarlatane à carreaux noirs et +violets, tablier blanc et bonnet de linge, gravit l'escalier de la +sage-femme. + +A l'entresol, elle demanda humblement: + +--Madame Xavier, s'il vous plaît? + +--C'est moi, mademoiselle, répondit une grosse gaillarde à l'oeil +rigolard et à la lèvre supérieure un peu moustachue. Qu'y a-t-il pour +votre service? + +--Je désirerais... vous parler. + +--Très bien, ma fille, très bien!... Donnez-vous donc la peine... + +Toutes deux se dirigèrent vers un petit salon tapissé d'andrinople et +meublé d'acajou, et un sourire de la matrone vint engager la jeune +personne aux confidences. + +--Enceinte de deux mois! Fichtre, vous vous y prenez de bonne heure!... +Vous avez raison, et si toutes les autres vous imitaient, on aurait à +déplorer beaucoup moins d'accidents! + +La visiteuse exposa les motifs de sa précipitation. Elle servait comme +femme de chambre dans une honnête famille bourgeoise, et tout le monde +ignorait son état intéressant, tout le monde, excepté le maître. + +--Alors, c'est le bourgeois qui vous a fait ce petit cadeau? + +--Oui, madame. + +--Le cochon!... Et il vous lâche? + +--Non, madame... Il me donne de l'argent. + +--Très bien! très bien! Je vous recevrai ici, et puisque vous avez de la +galette, nous trouverons une bonne nourrice pour le gosse. + +--C'est que, madame... + +--Quoi? + +--Si ma maîtresse, la femme de monsieur, venait à s'apercevoir... + +--Très bien! très bien! Je vais vous louer une chambre: nous vivrons +ensemble; nous irons au théâtre; je vous ferai les cartes... Voulez-vous +la chambre bleue... trois cents francs par mois? + +--Madame... je... je... désire... cacher ma faute. + +--Parfaitement. Dans quelques mois, vous vous bouclerez ici... + +--J'avais pensé... J'espérais... + +--Accouche donc, mâtine! + +Et la devinant presque toute, Mme Xavier lui glissa à l'oreille: + +--Très bien! très bien!... Ayez pas peur... mais, faut casquer ferme! + +De ses doigts elle menait un jeu bizarre, comme si elle eût pénétré le +ventre de la malheureuse, pour anéantir l'oeuvre de la nature. + +--Avec le pouce et l'index... Pfff... ut!... Passez muscade! Ni vu, ni +touché, je t'embrouille!... Pffffff...ut! + +--Qu'exigez-vous, madame? + +--Votre patron est riche? + +--Oui. + +--Trois mille francs? + +--Je vous en donnerai cinq, dix, mais..., le secret, n'est-ce pas? + +--Vous parlez rudement bien pour une femme de chambre? + +--J'ai été en pension. + +--Chez les soeurs? + +--Oui... chez les soeurs. + +--Votre nom, mademoiselle? + +--Antoinette Mathieu. + +--Ta! ta! ta! N'empêche que vous avez aux oreilles des dormeuses de +vingt mille francs. + +--Oh! non! c'est du strass. + +Mme Xavier toucha l'épaule de son interlocutrice. + +--Petite masque, on ne me le met pas, à moi! Si je vous délivre avant +terme, je risque la cour d'assises, et je veux savoir avec qui +j'opère... Faites-vous connaître--ou bien, fichez-moi la paix! + +--Je suis la marquise de Montreu. + +Obséquieusement, la matrone suivit jusqu'à la porte sa noble visiteuse: + +--Vingt mille francs? + +--Oui, madame, vingt mille... Demain? + +--Demain... votre servante, madame la marquise. + +--Chut!... + + + + +XI + + +--Mettez-vous là, madame la marquise; étendez-vous sur ce divan, et ne +bougez pas. + +--Tuez-moi, si vous voulez! + +Pâle comme une morte, Blanche abandonna son être aux doigts profanateurs +de la Xavier; mais elle fut prise d'un dégoût, et se leva: + +--Gardez l'argent! + +--Vous avez peur! Vous manquez d'estomac! dit la sage-femme qui venait +de toucher cinq billets de mille et devait en recevoir quinze, l'oeuvre +accomplie. + +--Non... Non... je n'ai pas peur! + +--Soyez calme, alors. + +--Oui... oui, madame. + +--Ça me connaît, madame la marquise... J'ai débarrassé plus de deux +cents femmes, et je n'ai assassiné personne... que les marmots. + +--Vous êtes un monstre! + +--Merci. + +--Ah! ne me regardez pas!... Ne me parlez pas!... Vous me faites +horreur! + +Et, livrée sans défense au terrible examen, la marquise de Montreu +gémissait toujours: «Tuez-moi! Mais tuez-moi donc!» Et ses pauvres yeux +papillonnaient, s'égaraient, allant des manches retroussées de la +bouchère humaine à la fenêtre close, et des rideaux jaunâtres à la table +du sacrifice où l'on voyait de longues aiguilles étincelantes, des +charpies et des éponges, des flacons de phénol et de chloroforme, tout +l'appareil moderne et barbare d'une criminelle obstétrique. + +--Ne bougez plus! + + * * * * * + +Mme de Montreu descendit de voiture dans la cour de son hôtel, et toute +livide, elle dut s'appuyer au bras d'une femme de chambre pour se rendre +à ses appartements. + +--Vous informerez monsieur que je ne dînerai pas. + +--Bien, madame. + +Le marquis trouva sa femme en prières. + +--Vous êtes souffrante, Blanche? + +--Non, mon ami. + +--Pourquoi refusez-vous de paraître au dîner? + +--Je jeûne. + +--Les médecins vous interdisent ces mortifications dangereuses. + +--Les médecins ne sont pas les directeurs de mon âme. + +--Vous m'inquiétez, Blanche? + +--Olivier, je désire être seule. + +Avec les doses de morphine qu'elle tenait de Raymond et qu'elle cachait +en des boîtes à poudre, en des épingles creuses et en des bobines de +soie, Blanche put narguer toutes les crises de son être déchiré. Ses +journées, elle les passait sur une chaise-longue, au milieu des fleurs; +elle lisait des romans, jouait de l'éventail, mais l'éventail et le +livre tombaient des mains inertes, et le sommeil épandait les voiles de +la béatitude; ses nuits, elle les vivait toujours seule, heureuse que +l'isolement empêchât le mari de trahir le mystère des manoeuvres. + +Dès qu'elle eut retrouvé un peu de sang et d'énergie, elle exhorta +Olivier à un grand voyage. Elle voulait fuir Pontaillac, le père du +mort; elle voulait fuir Mme Xavier, la tueuse; elle voulait fuir Mlle +Saint-Phar, sa confidente; elle voulait fuir les visages amis ou +ennemis, le témoin et les devinateurs possibles de son crime. + +--Où irons-nous, Blanche? + +--Loin... bien loin! + +Catissou, la vieille servante, accompagna la petite Jeanne au château +des Tuilières, et les Montreu se mirent en route pour la Suède et la +Norvège. + +A Stockholm, à Christiania, à Drontheim, le long des glaciers et des +fjords, le marquis se réjouissait des belles couleurs de sa dame; mais +Blanche gardait une forte provision de morphine, et elle se piqua +hypocritement, sous le soleil de Minuit, comme Raymond se piquait, en +toute liberté, sous le soleil parisien. + +Éloignés l'un de l'autre, les deux morphinomanes marchèrent vers la +ruine cérébrale et physique, avec les différences de sexe et de vigueur, +dans l'action parallèle de leur anéantissement. + +Le capitaine, dont le corps était plein d'abcès très douloureux, avait +des défaillances de mémoire. Un nuage lui enveloppait le cerveau, et +quelquefois il voyait des ronds et des triangles lumineux et flambants à +la place des êtres et des choses. Il lui arriva d'ignorer le nom de son +cercle, de sa rue, de ses amis, de ses domestiques et d'appeler sa +maîtresse: «Louise, Thérèse ou Andrée», et non plus «Christine». Au +quartier, il donnait des ordres étranges, punissait durement les hommes, +ou les complimentait sans raison. + +Soldat, artiste, lettré, il s'intéressait aux découvertes de la science +militaire et aux manifestations de la littérature et des arts; mais un +paysage lui révélait une bataille, les stratégies prenaient à ses yeux +les formes de tableaux, et la carte d'état-major s'idéalisait en des +poses de dames voluptueuses. Il admirait l'école des symbolistes, la +musique et la couleur des mots traduisant l'_a_ en noir, l'_e_ en blanc, +l'_i_ en bleu, l'_o_ en rouge et l'_u_ en jaune; il savait que le noir, +c'est l'orgue; le blanc, la harpe; le bleu, le violon; le rouge, la +trompette; le jaune, la flûte;--et loin de se contenter du langage +établi, il cherchait une orchestration générale de la harpe qui est la +sérénité, de l'orgue qui est le doute, du violon qui est la prière, de +la flûte qui est le sourire, de la trompette--l'instrument divin--qui +est la gloire. + +Et toutes ces musiques l'emplissaient d'une harmonie bizarre et funeste. +Il chantait un article de journal, habillant les consonnes de couleurs +nouvelles et leur imposant des tons pleins ou moyens. Il créait ça, et +il en était ravi: «la lettre _H_ est violette; c'est un dièze; le _M_ +est gris; c'est un bémol.» Ainsi, pour les mouvements: la tête en +arrière incarnait un _O_; le bras droit plié un _K_, et suivaient des +calculs, des chiffres: le _W_ un _8"_; le _L_, un _3'_, etc. + +Mais bientôt il dédaignait ces exercices dignes d'un pensionnaire de +Bicêtre. Afin d'oublier Mme de Montreu et la confidence de +maternité--pour lui si incertaine--il voltigea de Christine à d'autres +étoiles, eut une récolte de dames variées, et l'affaiblissement de son +état sexuel le désespéra jusqu'à l'heure où de nouveaux horizons le +grisèrent. + +Pontaillac cherchait «l'euphorie» du début: il augmentait les doses de +liqueur--et par la ligature des membres--par le massage--par l'injection +pratiquée dans la veine médiane, il se refit une virginité morphinique. + +--Ma bonne amie, disait-il à sa maîtresse... Je vois tout en _rose_! Je +vois des merveilles! + +Fixant une fleur placée sur la cheminée, il voyait cette fleur se +changer en un petit bouquet; ce bouquet se développait, atteignait des +proportions colossales; ensuite, apparaissaient des jardins immenses. Et +la sensation ne se bornait pas à un seul objet, et, en d'autres points, +le même phénomène se présentait avec les mêmes caractères. Un papillon +artificiel piqué en haut d'une glace, lui parut animé de mouvements +réels; ce papillon non seulement passait par des couleurs diverses, mais +tournoyait sans cesse d'un meuble à l'autre, avant de regagner son point +de départ où l'homme désabusé le considérait enfin tel qu'il était en +réalité, c'est-à-dire fait de papier et d'une armature de fer. + +Aux illusions vinrent se joindre de véritables hallucinations de la vue: +des personnages imaginaires entouraient le lit de Pontaillac, et l'un +d'eux, qu'il reconnaissait, s'approcha de lui à plusieurs reprises. Il +s'avança vers Raymond lentement, lui prit les mains et s'éloigna, dans +une onde lumineuse. Pour obtenir les mêmes apparitions, les mêmes +attitudes, il suffisait au morphinomane de _désirer fortement_ et, en +terme de science occulte, d'_évoquer_. + +Raymond était violent, jaloux; il devint apathique. Une torpeur +invincible le terrassait, dès qu'il n'était plus sous le charme immédiat +de la Pravaz;--et, à son lever, il bégayait: «J'ai la tête en plomb et +les bras en caoutchouc.» + +Volontairement consigné dans son hôtel et ne s'échappant que pour se +rendre au quartier de l'École-Militaire, il fermait sa porte à tout le +monde. Quand par hasard ou plutôt par surprise, Jean de Fayolle, Léon +Darcy et Arnould-Castellier franchissaient le seuil de l'appartement, +ils restaient ébahis de la quantité de flacons disposés autour d'une +balance: le capitaine aimait peser sa morphine, et faire lui-même ses +solutions. + +Désireux de guérir ou peut-être d'éprouver de nouvelles ivresses, il +compliqua le morphinisme du cocaïnisme; mais il abusait toujours et +surtout de la morphine, et l'affection hybride ouvrit un champ illimité +aux troubles psycho-sensoriels et aux hallucinations terrifiantes. + +Certain soir, le major Lapouge et les autres amis emmenèrent dîner le +malade au Cercle militaire. + +Sur la demande de l'invité, et malgré la grimace de M. +Arnould-Castellier qui aimait les petits coins, on s'assit à une des +grandes tables. Raymond se trouva placé entre Jean de Fayolle et le +major: en face d'eux, Léon Darcy et le directeur de la _Revue militaire_ +occupaient la droite et la gauche d'un capitaine d'infanterie de marine +en tenue et portant la croix de la Légion d'honneur. Les douze convives +avaient des habits bourgeois, à l'exception du capitaine décoré et d'un +jeune lieutenant de spahis. + +--Regarde, dit Pontaillac à l'oreille de Fayolle, en désignant un jeune +homme aux moustaches blondes, regarde: ce malheureux n'a qu'un bras. + +--C'est un sous-lieutenant du IIIe qui a été abîmé au Tonkin. + +--Le pauvre bougre! + +Et Raymond fit un salut doux et triste au blessé. + +Par les portes grandes ouvertes sur le salon central, on distinguait +dans les autres pièces deux ou trois cents dîneurs installés à de +petites tables. + +Des soldats en habit noir et cravate blanche menaient le service; un +monsieur à barbe grise, le gérant, les commandait, et sous l'incendie +bleuâtre des lumières électriques, Pontaillac admirait, vantait toutes +choses: + +--Voilà un séjour d'honneur! On ne joue pas, on ne vole pas: cela repose +des tripots! + +Lui, officier millionnaire, il ne fréquentait jamais le cercle; il ne +dînait jamais à trois francs, et il était seulement apparu dans les +vastes salons, une nuit de gala. Mais, loin de blâmer, comme +quelques-uns de ses collègues, la réunion des officiers de réserve et de +la territoriale aux gradés de l'armée active, il la jugeait excellente +et toute fraternelle, avec l'idée de venir s'y retremper. + +Le capitaine d'infanterie de marine se leva de table et aida un autre +jeune homme à se mettre sur ses béquilles; Raymond tressaillit. Encore +un blessé, encore un mutilé: l'autre avait un bras amputé, et celui-ci +une jambe de bois! + +--La guerre est infâme! déclara-t-il tout haut. + +On le regarda; il continuait: + +--Oui, la guerre est infâme; et pourtant, je me ferais volontiers casser +la gueule! + +Il s'emballait contre l'Allemagne et les malheurs de l'Alsace-Lorraine. +Jean de Fayolle l'accompagna à la bibliothèque; puis ils visitèrent les +chambres du cercle, et Pontaillac, émerveillé, dit à la dame chargée de +la location: + +--Je descendrai ici un jour. + +Raymond s'arrêta et se fit une piqûre. + +Ensuite, les officiers ayant exploré la magnifique salle d'armes, +rejoignirent leurs amis au café du premier étage. + +Pontaillac parlait, riait, faisait des mots. + +Les uns et les autres s'égayèrent de voir le malade en si belle humeur, +mais le comte demanda du champagne. + +--Non... pas ce soir? intervint doucement le major Lapouge. + +--J'ai soif!... Nous allons sabler quelques bouteilles! + +Il but effroyablement, obligea Darcy, Castellier et Fayolle à lui tenir +tête, et comme Lapouge l'exhortait à la sobriété, il lui répondit: + +--J'ai vu à Cologne et à Berlin les officiers allemands siffler notre +champagne, et je voudrais qu'il n'en restât plus une goutte!... + +Debout, il cria: «Du champagne! du champagne!»--et il invita à boire +tous ses collègues de l'active et un groupe d'officiers du 129e régiment +territorial d'infanterie. + +Sous les fumées du vin, et dans l'ivresse du poison, le +morphino-cocaïnomane examinait des armes pendues aux murailles et +surtout une gigantesque panoplie faite de sabres et de divisions de +fusils. Ce rond de métal l'intéressa, en lui rappelant certaines +théories; mais déjà le cerveau de l'homme s'endeuillait de brouillards, +et l'intelligence n'était plus que la caricature d'elle-même. + +A ses phrases incohérentes, à ses gestes bizarres, personne ne riait. Il +se laissa conduire en un petit salon désert, attenant à la grande salle, +et s'effondra sur un canapé. + +--Tâchez de dormir, mon ami, lui dit Lapouge. Nous reviendrons vous +prendre. + +Et le major sortit, après avoir tourné la clef des globes électriques. + +Pontaillac ne dormait pas, et tout d'un coup, au milieu du silence et de +l'obscurité, il eut une horrible vision. + +--Où suis-je?... J'entends les clairons de la défaite!... Mon cheval, +mon sabre!... Ah! nom de Dieu! me voilà prisonnier!... + +Toutes ses paroles se voilaient, affaiblies; il croyait hurler; il +balbutiait moins fort qu'un enfant prêt à s'éteindre. Machinalement, il +trouva et remonta le système de la lumière, et sous la nappe +éblouissante, il vit son ombre qui, projetée en pleine muraille, se +tenait immobile et noire. + +Le revolver au poing, il marcha vers elle, et l'ombre grandit +démesurément, au fur et à mesure qu'il avançait. Étrange délire! Il +jugeait normale la reproduction de son image, mais il estimait +surnaturel et dangereux que la silhouette changeât de forme et répétât +ses gestes. Et puisque--à l'encontre de l'homme de Goethe--il n'avait pas +vendu son ombre au diable, il voulait châtier l'invisible amuseur. Il +menaçait--l'ombre menaça; il ajustait--l'ombre ajusta, et le pauvre +capitaine se mit à crier: «Tiens, misérable!» en déchargeant trois fois +son revolver. + +Mais avant que les amis et les officiers du 129e territorial eussent le +temps d'accourir, il se suggestionnait une véritable idée de fou: + +--L'ombre, c'est moi-même, et pour la voir disparaître, c'est sur moi +qu'il faut tirer! + +Dix bras le saisirent au moment où il portait l'arme contre sa poitrine; +et quelques minutes plus tard Lapouge, Darcy, Fayolle et +Arnould-Castellier le ramenèrent en voiture rue Boissy-d'Anglas. + +On prévint Christine, qui, toute éplorée, trouva le docteur Aubertot et +le major au chevet de Raymond. + +Il avait la face vultueuse, des vertiges, de l'hébétude, les pupilles +excessivement rétrécies et de fortes pulsations dans les carotides, un +pouls à 92, une respiration à 24. Aubertot lui fit une injection de un +milligramme et demi d'atropine et renouvela cette dose deux fois à de +courts intervalles. Les pupilles commençaient à se dilater, mais il y +eut une augmentation d'hébétude et de somnolence; la parole était lente, +difficile, hésitante, le visage excessivement rouge, et les yeux +brillaient d'un vif éclat. + +Les docteurs placèrent sur la tête du malade une vessie remplie de +glace, une sangsue à l'apophyse mastoïde et une sur la muqueuse nasale, +mais sans résultat notable. Il fallait à tout prix rompre la somnolence. +On plongea Raymond dans un bain avec des affusions froides, et on lui +imposa de se promener, en le faisant soutenir par ses amis Darcy et +Fayolle. + +Alors, les respirations étant tombées à 4 par minute, Aubertot pratiqua, +suivant la méthode de Levinstein, la faradisation du phrénique. Le +malade ne semblait percevoir ni les appels, ni les excitations, et ses +camarades le remirent dans son lit, où il demeura en un profond sommeil. +Au bout d'une demi-heure, la respiration descendit à 3 par minute, et +Aubertot pratiqua de nouveau la faradisation. Sous l'effet de +l'électricité, Raymond s'éveilla en souriant, avec un visage plus pâle, +des pupilles plus dilatées, et il se rendormit aussitôt. Des +vomissements arrivèrent, dès le second et rapide éveil, et après un +délire gai, l'homme reprit son entière connaissance. + +Pendant quinze jours, le capitaine conserva de la faiblesse, des +vertiges, de la paresse intellectuelle et de la difficulté pour marcher; +ensuite, il se livra de nouveau et plus furieusement que jamais à sa +terrible et hybride passion. + +--Laisse-moi, laisse-moi, ma belle, ordonnait-il à la Stradowska, je ne +suis plus un homme, je ne suis plus un officier, je ne suis qu'un +esclave! + + + + +XII + + +Certes, il avait fallu beaucoup d'énergie à Mme de Montreu pour courir +les risques d'un long voyage, alors que, brisée par la matrone de la rue +des Trois-Frères, elle dissimulait ses affreuses douleurs sous une +hypocrite gaieté de rédemption. + +Grâce à un arsenal de mensonges, Olivier était toujours la dupe de +madame. + +--Je vais me remettre, et nous nous aimerons! + +--Je t'adore! + +--Sois sage. + +Naturellement, c'est la morphine que le gentilhomme accusait d'avoir +produit cette grande froideur, la morphine sacrilège, la morphine, +éteignoir des amours. Il ignorait, comme la plupart des gens, que le +poison a des effets contraires sur le système de l'homme et de la femme, +et que chez le beau sexe--dans l'état d'abstinence--les voluptés +augmentent au lieu de s'amoindrir. + +Si la voyageuse ne connut pas les affres de la privation en Suède et +Norvège, elle se vit, en Danemark, dans l'impossibilité de renouveler sa +nourriture, et hâta le retour à Paris. + +Le désir la harcelait au point de lui faire oublier son crime +d'avortement. + +Et dès le jour de son arrivée--le 15 octobre--Mme de Montreu sortit de +l'hôtel et se présenta à une pharmacie du boulevard Malesherbes. Le +pharmacien ne voulut pas délivrer de la solution sans ordonnance, et ses +collègues des rues voisines et des boulevards refusèrent également, +malgré les offres et les colères de la riche cliente. + +Plusieurs heures, la marquise erra, incertaine. + +Au dîner, le marquis lui dit: + +--Ce pauvre de Pontaillac a failli se tuer. + +--Un accident? demanda-t-elle, très pâle. + +--Non, une tentative de suicide. + +Il conta les phénomènes de l'ombre au Cercle militaire. + +Blanche l'écoutait d'une oreille distraite; il pensait la terrifier; +elle se mit à rire. + +--Vous croyez me faire peur avec vos histoires de morphine? + +--Ma foi, c'est un exemple! + +--Je suis guérie. + +Cinq jours de suite, la jeune femme essaya d'attendrir ou de corrompre +les pharmaciens. Elle rôdait à travers la ville, pleine d'angoisses, +indifférente aux nouvelles de sa petite Jeanne. Elle dut s'aliter, et, +un matin, le marquis vint à son chevet: + +--Blanche, dit-il, votre amie Geneviève désire vous voir. + +Épouvantée par le souvenir des pratiques abortives, Mme de Montreu se +dressa: + +--Je ne la recevrai pas! Je ne recevrai personne! + +Les yeux hagards, elle tenait une feuille de papier blanc dans sa main +et la portait alternativement sous la couverture et hors du lit. Elle +avait des troubles de la parole, et n'ayant rien mangé depuis +quarante-huit heures, exhalait une odeur douceâtre; elle délirait, +parlait d'elle-même à la troisième personne, s'imaginait être morte et +assister à son enterrement. + +--Oh! le caveau est froid!... Il est noir!... + +Geneviève s'avança, et les deux amies restèrent seules. + +Entre des intervalles de démence et de raison, la marquise bégayait +comme une femme ivre, et balbutiait: + +--Tu sais, la fai... fai... fai... seuse d'anges, madame Xa... xa... +xa... Xavier, à Montmartre, la pr... pr... pr... providence des épouses +cou... cou... cou... coupables m'a dé... dé... délivrée... + +--Malheureuse, tais-toi! + +La doctoresse lui fit comprendre qu'elle garderait le secret, et Mme de +Montreu réclama violemment de la morphine. Son coeur, gémissait-elle, +était perforé; elle se plaignait d'avoir les cuisses gelées, le sexe +brûlant; elle sentait une eau glaciale remplacer les draps ou une flamme +incendier ses lèvres et toujours son trésor intime; elle voyait des +images menaçantes, et un vampire, une chauve-souris dont l'envergure des +ailes noires mesurait plus de deux mètres, se posait sur elle et lui +suçait tout le sang. + +--Par pitié, Geneviève, de la morphine! de la morphine! de la morphine! + +Dans l'après-midi, Mlle Saint-Phar lui injecta une dose de quarante-cinq +centigrammes, et Blanche consentit à prendre du bouillon et un verre de +porto. Les spasmes musculaires s'aggravèrent, dégénérant en convulsions +cloniques du tronc et des extrémités. + +Alors, Geneviève envoya chercher les docteurs Aubertot et Pascal, se +réservant de leur demander le secret professionnel, s'ils découvraient +l'avortement et les troubles nés de la frauduleuse obstétrique. + +On attendait les deux professeurs. Ils arrivèrent à la nuit, au moment +où la malade, pâle et jaunâtre, s'agitait et en proie au _delirium +tremens_ morphinique. Elle se levait toute droite, sur son lit, +retombait, criait, essayait de se dégager des mains de ses gardiennes, +blasphémait, et tout pour elle, même une grappe de raisin, même une +orange, même l'air, avait l'odeur du musc. + +--Blanche, soupirait Olivier, songe à notre enfant, à notre belle +Jeanne? + +Devant les docteurs, elle trembla, ne répondant pas aux questions et +hurlant: «Je ne veux pas être examinée! Laissez-moi; je vais prier +Dieu!» Elle parla de chats qui la griffaient, de son estomac divisé en +mille morceaux, de serpents et de vautours qui lui mangeaient la tête et +les entrailles; elle se figurait être assise dans le jardin des +Tuileries; elle suivait le vol des moineaux; ensuite, des Lapons +l'embrassaient; elle devenait Italienne, puis chanteuse à la Scala, puis +reine d'Angleterre et impératrice des Indes. + +La tête penchée sur sa poitrine, la face cyanosée, une écume à ses +lèvres, elle éprouvait la même sensation que si elle avait eu une corde +enroulée autour du corps, à la hauteur de l'ombilic; elle suppliait +qu'on enlevât la garde-robe du lit, et observant le docteur Aubertot, +elle se tournait un peu vers Geneviève: «Quel est cet homme? Il est si +grand que son front monte jusqu'aux étoiles!... Eh! bonjour, chère +princesse, je me réjouis de votre auguste visite...» + +Vers minuit, elle se souleva, regarda autour d'elle, étendit les mains +pour se défendre, et cria d'une voix anxieuse: «Que voulez-vous?... +Voici le revenant!» + +Sur l'ordre des professeurs qui avaient éloigné M. de Montreu, Catissou, +la vieille servante et les femmes de chambre transportèrent leur dame à +la salle de bains. + +Calmée par les affusions froides et vingt-cinq centigrammes de morphine, +elle dormit trois heures. Au matin, elle eut des vomissements et +d'abondantes selles diarrhéiques; une nouvelle dose de vingt-cinq +centigrammes, des sinapismes, des injections d'éther sulfurique, des +compresses glacées sur la tête, lui rendirent le libre arbitre, et le +septième jour, elle mangea de bon appétit. + +--«Il faut veiller!» + +Telle était la seule ordonnance de Geneviève et des maîtres. + +Le marquis Olivier montait la garde. Blanche l'embrassait, jurait encore +d'être soumise, cherchait à étouffer les remords de l'adultère, honteuse +de ses flancs doublement criminels. + +Il la veillait, assis en un fauteuil, mais une nuit de novembre, le +sommeil le terrassa, et quand ses yeux affolés contemplèrent le lit +désert, le peignoir et même les mules roses de l'absente, il exhala des +cris déchirants: «Ma femme! ma femme! ma femme!» + +M. de Montreu longeait les couloirs, les chambres, et il implorait: +«Blanche, es-tu là? Blanche, réponds-moi?» Il descendait, remontait, et +il disait toujours, et toujours avec plus d'inquiétude et de douleur: +«Ma femme! ma femme! ma femme!» + +Au bruit de ses sanglots, toute la domesticité parut: maîtres et +serviteurs allaient et venaient, les gens portant des flambeaux, et le +spectacle des angoisses de Monsieur était si cruel que les plus mauvais +des larbins n'osaient pas en rire. + +--Cherchons!... Ah! elle est morte!... Ma femme! ma femme! ma femme! + +Boulevard Malesherbes, la marquise de Montreu, en chemise, les pieds +nus, courait sous le vent glacial, et blanc fantôme, rasait les +trottoirs. Elle s'arrêta devant une pharmacie et tira à la briser la +sonnette de nuit: + +--Levez-vous! Levez-vous! Je meurs! + +Ses beaux cheveux roux dénoués sur les épaules frissonnantes, ses petits +pieds meurtris, tout son être agité, convulsé, la batiste fine à la +dérive, superbe d'impudeur, elle murmurait, à genoux, les bras au ciel: + +--Mon Dieu, ayez pitié de moi! + +Deux gardiens de la paix, qui sortaient des ombres, se précipitèrent +brutalement vers elle et l'empoignèrent. + +L'un dit: + +--Oh! la belle p...! + +Et l'autre: + +--Foutre, oui! + +Et tous deux, comme la foule se massait: + +--Au poste, cochonne! + +Les agents arrêtèrent un fiacre pour y placer Mme de Montreu, évanouie, +et tout un monde de voyous et de filles galopa, en beuglant, derrière la +voiture. + +On barrait l'entrée du poste de la rue d'Astorg; on insultait la +mourante. + +--C'est un pari! + +--Elle a gagné! + +--D'où vient-elle? + +--D'une maison de prostitution. + +--Mais non, la dame a été surprise chez son amant; elle se sauvait. + +--Moi, je la connais. C'est Tulipa, une pensionnaire de la maison +Clarisse, savez, la nouvelle maison... là-bas... + +--Très chic! + +--Très fin de siècle! + +--Je vous affirme que c'est une horizontale, une débutante; elle +n'arrivait pas; demain, elle sera célèbre et cotée à vingt louis. + +--Que voulez-vous, le commerce de ces dames va si mal, depuis la +fermeture de l'Exposition. + +--Ohé, Tulipa! ohé! + +Déjà un homme avait couvert la marquise de son manteau, et la pauvre +femme effondrée sur un banc, regardait autour d'elle. + +--Qui êtes-vous? demanda le brigadier Il n'y eut pas de réponse. + +--Elle est folle! observa le chef. + +Quelqu'un frappait à la porte. + +--Voici, dit un mouchard en bourgeois, voici le mari de madame. + +--Son mari! son mari! grondèrent les voix du dehors. + +--Il a une bonne tête! + +--Une tête de cocu! + +Olivier de Montreu se nomma; puis entrèrent le commissaire de police et +un médecin,--et la vieille Catherine ayant apporté des vêtements, madame +fut reconduite à l'hôtel, avec pour escorte l'ignoble tumulte des +badauds. + + * * * * * + +Un état de calme apparent succéda chez Blanche à la crise terrible +qu'elle venait de traverser; mais ses rages morphiniques s'exaspéraient. + +Les docteurs Pascal et Aubertot durent inviter le gentilhomme à enfermer +sa femme dans une maison de santé où la surveillance offrirait de +sérieuses garanties. Ils regrettaient toutefois qu'il n'existât pas chez +nous des établissements spéciaux, comme on en voit à Londres et en +Amérique (_the morphinès accustamed_) et en Allemagne (_Heilanstaltflur +morphiumsuchtige_). + +Outre la discipline, ces établissements ont le double avantage de ne pas +permettre que l'on confonde, à leur sortie, les malades avec les +aliénés, et de rendre moins arbitraire la violation de la liberté +individuelle. + +Aujourd'hui, il n'est plus permis de traiter la morphinomanie de +quantité négligeable. Il y a en France cinquante mille victimes, et ce +nombre est infiniment supérieur en Angleterre, en Allemagne et dans les +Amériques. Tout d'abord cantonnée parmi les gens de la +profession--médecins, pharmaciens, étudiants, garçons de laboratoire et +infirmiers--la maladie se répand à travers les diverses classes, depuis +les mondaines jusqu'aux filles galantes, depuis les magistrats, les +avocats et les artistes jusqu'aux religieux, aux prêtres, aux +industriels, aux ouvriers et aux simples cultivateurs. + +C'est le sommeil et l'ivresse des brutes succédant à toutes les +hallucinations des fous du moyen âge! On ne veut plus travailler, ni +souffrir, ni enfanter, ni vivre; on veut rêver; on veut s'engourdir, +tomber et dormir à la manière des pourceaux--et «Madame Pravaz» est la +Circé de notre Décadence. + +Sans doute, la contagion n'est pas la même dans tous les milieux, et +d'après les statistiques des docteurs Irka, à Washington; Levinstein, à +Berlin, et G. Pichon, à Paris, on ne trouve que douze négociants contre +soixante-quinze médecins et pharmaciens, trois rentiers contre +trente-deux médecins et deux employés contre treize femmes du +demi-monde. + +Le docteur Pichon, qui s'adresse particulièrement à la clientèle +bourgeoise, signale un seul officier de l'armée de terre et un seul +marin dans les soixante-six cas observés chez les hommes; le docteur +Levinstein note dix-huit gradés de l'armée allemande, sur +quatre-vingt-deux types. Notre armée cependant n'est pas indemne, et les +rapports des médecins militaires constatent une aggravation profonde du +mal-Wood. + +C'est donc un devoir de jeter le cri d'alarme et de réclamer +énergiquement des «maisons pour les morphinomanes». + +Aux conseils et aux ordres des médecins, M. de Montreu répondit: + +--Je garde ma femme. + +Et il appela Mme de La Croze auprès de Blanche. Mère et gendre +veillaient sur l'infortunée, accablés l'un et l'autre du pitoyable +désordre de leur chère malade; ils s'imposaient le courage d'interdire +le poison, et Blanche les suivait, râlante et menaçante: + +--Mère, j'ai besoin... Je souffre!... Tu n'as pas de coeur! + +--Olivier, de la morphine, de la morphine, ou je te tue! + +Geneviève Saint-Phar les aidait vaillamment, et dans l'espérance que la +petite Jeanne serait d'un grand secours, on la fit venir des Tuilières, +et on présenta son jeune front aux maternels baisers; mais l'empoisonnée +repoussait sa créature, et rien--ni les tableaux des horribles dangers +évoqués par la doctoresse, ni les larmes de la mère, ni les sourires du +mari, ni les mignardises plaintives de Jeanne--rien ne faisait descendre +une aurore en ce cerveau de damnée vivante. + +Brisée, anéantie, Mme de Montreu fuyait la lumière du jour, et elle +voulait tantôt l'obscurité profonde et tantôt des bougies et des lampes. +Elle se rappelait sa grossesse, mais elle oubliait le tragique moyen +qu'elle employa pour la détruire; elle se croyait toujours enceinte, et +la suppression du rouge flot mensuel (une des résultantes de l'abus +morphinique) la fortifiait dans cette hallucination. Ensuite, elle +ignora ses adultères avec M. de Pontaillac et attribua la paternité +illusoire à son mari--une paternité de six mois--bien que le mari, +depuis huit mois, n'eût point sacrifié à l'amour conjugal. + +Ce soir-là, elle dit à Mme de La Croze: + +--Je désire faire mes couches aux Tuilières. + +La doctoresse intervint: + +--Blanche, tu rêves; tu n'es pas enceinte! + +Et plus bas, toute fraternelle: + +--Silence, malheureuse! + +--Pourquoi donc? + +--Silence! + +Mme de Montreu continua devant son mari: + +--Est-elle drôle, Geneviève! Elle ne veut pas que j'aie un bébé... +Vilaine jalouse!... Olivier, je sens le petit être qui s'agite en moi... +Ce sera un garçon... Je le nourrirai... Comment le nommerons-nous? + +Mlle Saint-Phar entraînait le marquis, en lui jurant que madame était la +victime d'une obsession, et le gentilhomme répliqua: + +--Parbleu! je le sais bien! + + + + +XIII + + +Raymond de Pontaillac, en congé de convalescence, vivait, tel un +prisonnier, dans son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, et seule, +Christine se hasardait à troubler le délire du morphinomane. + +Pauvre Christine! Elle subissait toutes les folies de l'homme, sans +entrevoir une lueur; elle avait résilié son engagement à l'Opéra; elle +refusait les hommages du monde, et sa verte jeunesse s'étiolait, ainsi +qu'une fleur privée d'eau et de soleil. + +Jamais un dégoût, jamais un murmure. + +Et lui, autrefois si charmant, il la menait comme un bourgeois ne mène +pas sa bonne, quand la femme vieillie en est réduite aux uniques +ouvrages de la domesticité; il l'outrageait du souvenir immortel de ses +amours avec Mme de Montreu et il établissait des contrastes et des +parallèles insulteurs pour la grande artiste, pour la dévouée. + +--Allons, Christine, que signifient ces manières?... Vous vous croyez +toujours à l'Opéra, sur la scène... Vous manquez de goût... Votre +toilette est ridicule!... Ah! si vous aviez vu Mme de Montreu au bal de +l'ambassade anglaise!... Quelle élégance! Quelle distinction!... + +Il s'habillait en clown, se couronnait de roses, forçait la diva à +revêtir une robe de clownesse, essayait des galanteries, et désolé de +son impuissance, terrifiait la jeune et vaillante artiste: + +--Qui diable t'a enseigné l'amour? Mais, ma chère, tu glacerais un +taureau!... Va chercher une horizontale, Roselmont ou Luce Molday!... En +route, ou je te fends la tête avec mon sabre! + +La Stradowska jurait de ne plus aller chez le possédé de la morphine, et +elle y retournait, et Loris Rajileff s'étonnait de la voir descendre si +bas, elle si hautaine. + +A l'hôtel de la villa Saïd, elle pleurait en gémissant: + +--Il me fait souffrir; et je l'aime, et je l'adore!... Je veux le +sauver! + +Un vendredi, en plein jour, les fenêtres closes, il exigea que Christine +se mît toute nue devant lui tout nu. + +--Je suis Adam, criait-il, et toi, tu es Eve! Commençons le monde, un +monde nouveau! + +Mégalomane, il s'imaginait créer une espèce: au lieu de bras, les hommes +avaient des ailes, et les femmes, des cornes à la place des yeux; puis +les sexes divers se confondaient, et d'un millier d'êtres jaillissait un +seul type avec une poitrine de vierge, une queue de serpent, des pattes +de chien et un oeil servant de bouche, d'oreilles humaines, de langue et +de mains;--et, le monstre disparu, naquirent des variétés infinies de +bêtes épouvantables, toutes les horreurs de l'Apocalypse, tous les rêves +obscènes d'un vieillard érotique. + +Des paradis artificiels, de ces idéales auberges où, selon le mot de +Baudelaire, «on verse les mortels enivrements», Raymond dégringolait +dans l'enfer des luxures; mais si la Pravaz--à deux et trois grammes par +jour--ne lui rendit pas ses forces épuisées, elle l'illumina d'une +cérébralité étrange, presque géniale. + +Il retrouvait la conscience du _moi_, la conscience absolue; il sentait +sa raison grandir et sa mémoire se développer; il établissait de +curieuses stratégies, abordait de difficiles problèmes sur les cartes +d'état-major; il écrivait des livres de batailles, annotant, composant +et déchirant son oeuvre, tour à tour plein d'éclairs et de ténèbres. + +L'idée de Mme de Montreu le dominait encore; mais il était arrêté par +l'aventure nocturne de Blanche, la course folle chez le pharmacien que +les journaux annoncèrent sous les initiales de la marquise--des +initiales transparentes comme des cartes. Vraiment, il n'osait plus +reparaître à l'hôtel du boulevard Malesherbes; il craignait les +légitimes reproches d'Olivier. Ne demeurait-il pas, aux yeux du mari et +de la femme, aux yeux mêmes du docteur Aubertot, l'apologiste de la +morphine, l'incitateur de la piqûre initiale? Olivier ne serait-il pas +en droit de lui dire: «Tu as apporté le désordre et le malheur dans +notre maison!» D'un autre côté, Pontaillac s'alarmait de ne rien savoir +sur l'état de grossesse de son ancienne amante. Est-ce que Blanche avait +menti, en se disant mère? Pourquoi l'aurait-elle trompé? + +Une des servantes de l'officier questionna très habilement Angèle, la +femme de chambre de la marquise, et celle-ci répondit: «Madame s'imagine +être enceinte; elle ne l'est pas; elle ne l'a jamais été depuis la +naissance de mademoiselle Jeanne». + +Tout d'abord, indigné de la comédie, il eut un blasphème; ensuite, +attribuant le mensonge au délire morphinique, il s'écria: «Tant mieux! +c'est une honte de moins!» L'amour et le respect dont il entourait +Blanche éloignèrent un soupçon criminel, et il pleura sur les angoisses +de sa bien-aimée. + +De temps à autre, Pontaillac envoyait son domestique prendre une grosse +provision de morphine chez un pharmacien de la rue Boissy-d'Anglas. + +Or, un jour, Clément rentra les mains vides. + +--Mon capitaine, dit-il, le pharmacien ne veut plus donner de morphine +sans ordonnance. + +Pontaillac répondit: + +--Le pharmacien est un imbécile! Va ailleurs!... Non. J'y vais, moi. + +Le capitaine s'habilla, sortit, et bientôt exaspéré des refus de +nombreux pharmaciens et droguistes, il demanda des explications au +directeur d'une officine du boulevard Haussmann. + +--Monsieur, lui répondit l'interpellé, aux termes de la loi du 19 +juillet 1845, et d'après l'ordonnance royale du 29 octobre 1846, les +pharmaciens sont tenus de transcrire les prescriptions médicales sur un +registre et sans aucun blanc et de ne les rendre que revêtues de leur +cachet et après avoir indiqué le jour auquel les substances ont été +remises;--les pharmaciens, monsieur, ne doivent délivrer «les substances +vénéneuses, qu'en vertu d'une prescription spéciale et particulière du +médecin indiquant les quantités et la dose à fournir». Il leur est +interdit d'apporter la moindre modification dans l'exécution de +l'ordonnance et de renouveler une ordonnance de morphine. + +Raymond sourit d'un sourire de millionnaire spirituel: + +--Je vous ai écouté avec un grand intérêt, monsieur, mais il y a des +accommodements, je l'espère. Je suis le comte de Pontaillac, capitaine +au 15e cuirassiers, et vous me trouverez disposé à payer un prix de +nabab. + +--Inutile, monsieur, répondit le pharmacien. Vous m'offensez, en +insistant! + +--Que risquez-vous? + +--L'amende, la prison peut-être, l'interdiction d'exploiter mon diplôme. +Un pharmacien a été condamné, l'année dernière, et quand même je ne +risquerais rien, je ne veux pas déshonorer ma profession, à l'avantage +de ma caisse et au détriment de votre santé et de votre raison. + +--Phraseur, va! + +Alors, le capitaine prit la liste des médecins, et il enleva des +ordonnances que les pharmaciens exécutèrent naturellement, les uns à +l'insu des autres. Que pouvaient les docteurs contre ce client de +passage? Au premier et au dernier, il affirmait ne recevoir d'ordonnance +que d'un seul, et de celui-là même auquel il s'adressait, à l'heure +présente. Des docteurs s'imaginaient traiter le morphinomane, selon la +méthode progressive décroissante d'Erlenmeyer; quelques-uns refusaient; +mais, il y a trois mille médecins à Paris, et Pontaillac possédait douze +chevaux! + +Si, grâce aux pièces de monnaie distribuées aux valets de chambre, il ne +languissait pas dans les salons d'attente, les questions pareilles, +l'ennui de gravir les escaliers, l'obligation des mensonges, tout cela +l'énervait,--et il cherchait le pharmacien à tout faire. + + * * * * * + +Quelle ne fut pas sa surprise, une nuit, à l'Américain, de voir, en +Thérèse de Roselmont et en Luce Molday, deux prosélytes ardentes! Il ne +les avait pas rencontrées depuis la scène du café de la Paix; elles lui +parurent assez laides, les visages plâtrés, vermillonnés, les yeux +louches, et il aurait passé outre, sans les aveux immédiats des +horizontales. + +--Tu sais, dit Luce, je me repique. + +--Et moi aussi, je me _pravazine_, murmura Thérèse. Et il y en a bien +d'autres! + +--Vous allez me conter ça. + +Ils s'assirent à une table isolée, très loin des groupes jaseurs et du +marché des amours. + +On servit un souper--des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, un +rocher de glace, des fruits,--mais Raymond et les dames grignotèrent +seulement des mandarines et des oranges, en buvant du thé. + +Les horizontales demandèrent des nouvelles de leurs anciens amoureux, +Darcy et Fayolle, dont elles gardaient un bon souvenir. + +--Je n'ai pas de nouvelles; je suis en congé; je ne vais plus au +quartier; je vis comme un ours. + +--Et ta belle marquise? interrogea Roselmont. + +--Et la Stradowska? fit Molday. + +--Plus... rien! + +--Tu es à nous, cette nuit? + +--Peut-être. + +--Nous t'emmenons! Nous serons bien gentilles! + +--Gentilles?... Mais... le pourrez-vous?... La morphine me vide, moi. + +Thérèse affirma voluptueusement: + +--Et elle nous excite! + +--Toujours? + +--Non, pas toujours, déclara Luce. Écoute: A la suite d'un malaise +général, j'ai consulté le grand Aubertot. J'en ai eu pour un louis et +cent sous au larbin. Le docteur me dit: «Supprimez la morphine!» C'était +très simple. Donc, je me privais une semaine, et je recommençais. Mon +amant, un gros monsieur de la Bourse--ne te désole pas, chéri; il est en +voyage--mon amant souffrait d'un rhumatisme articulaire: je le piquais; +il se pique et il ne souffre plus. Thérèse avait des migraines atroces; +elle s'injecte quatre-vingts centigrammes par jour, et les migraines ont +filé aussi vite que le rhumatisme de monsieur. Est-ce vrai, Thérèse? + +--C'est vrai. + +--Félix, notre coiffeur, absorbe un gramme. + +--Et toi? reprit le capitaine. + +--Moi, deux. + +--Quel est votre pharmacien? + +--Un sale type, un nommé Hornuch, 11, rue de Gomorrhe, tout près de chez +nous, au quartier de l'Europe. Ah! il faut le payer tout de suite, et il +en gagne de la galette avec la morphine! + +Raymond écrivit l'adresse. + +--Ma petite Luce, tu parlais de vos fringales d'amour... je n'en crois +pas un mot! + +--Voici: Thérèse et moi avons besoin d'aimer, pendant l'abstinence. + +--Vous vous abstenez? + +--Quelquefois... Jamais plus de vingt-quatre heures... + +--Et qu'éprouvez-vous? + +Elles révélèrent que toutes deux elles éprouvaient, au sortir de +l'ivrognerie morphinique et durant l'abstinence, un irrésistible désir +de l'homme. Mais il fallait se hâter, car bientôt la soif du poison les +tenaillait. + +--Pour moi, dit Luce Molday, la rage d'amour calmée ou non, je sens un +vide de l'estomac; j'ai des frissons, des chaleurs, des sueurs. Étendue +sur ma chaise longue, je touche l'étoffe qui est de velours grenat, et +le velours me semble être du bronze ou du cuivre. Il me vient des +fourmillements à la plante des pieds et dans les doigts. Je danse, je +saute mieux qu'une femme-torpille. Si ça t'amuse, bébé, je ne prendrai +pas de morphine, ce soir, et tu verras, demain matin! + +A son tour, Thérèse fit sa confession, en allumant une cigarette: + +--L'abstinence me rend folle: je mange du charbon, du verre pilé; je +brûle! J'éreinterais vingt hommes, mais comme une mécanique, sans le +moindre plaisir. Dès mon compte de Pravaz, je dors, je dormirais +toujours. Un soir, aux Montagnes-Russes, je lève un monsieur. Nous +arrivons dans ma chambre, et, les ablutions terminées, je me pique. Il +demande: «Qu'est-ce que ça te fait, la morphine?» Je réponds: «Ça me +fait dormir!» Il interroge: «Mais... avant le sommeil?» Je l'embrasse: +«Oh! avant!... ça me fait... hum! Et ce que je marche!» Ce n'était pas +vrai. Nous sacrifions à l'amour, ou plus exactement il sacrifie. Il me +parle, me secoue: «Tu dors, Bruta?» Je le vois, je l'entends, et je ne +puis préciser l'endroit où il est, ni ce qu'il veut. Il descend du lit, +s'habille, rigole, et, le haut-de-forme sur la tête, il met la main sur +ma montre, l'argent, tous mes bijoux... et il file! J'ai envie de crier: +«Au voleur!» Je jurerais que je l'ai crié, mais d'une voix de +mourante... Aussi, mes enfants, quand j'amène un étranger, un inconnu +chez moi, je me prive, je jeûne... Oh! c'est très dur! + +Le capitaine, que les confidences de ses prosélytes intéressait, les +suivit au quartier de l'Europe. + +Rue de Moscou, on s'installa dans l'appartement de la Molday. + +En vain Luce et Thérèse s'ingénièrent à détruire et à ranimer +Pontaillac; le morphinomane épuisé les quitta en leur jetant de l'or et +des billets bleus: + +--Mes pauvres belles, vous êtes absurdes, idiotes! Oubliez votre +instructeur, oubliez la Pravaz! + +Il songeait, éperdu: + +--J'ai fait naître la douleur et la folie chez ces étrangères comme chez +Blanche, mon adorée; mais j'irai trouver le marchand de poison, le +Hornuch de la rue de Gomorrhe et c'est assez pour mourir! + + + + +XIV + +Mme Gouilléras, de Saint-Martin-l'Église, la morphinomane désabusée et +naguère si enthousiaste, écrivait des lettres affectueuses pour exhorter +Blanche à vaincre sa passion: d'un autre côté, Mme de La Croze et M. de +Montreu surveillaient le pauvre jouet de la Pravaz. + +--Nous la sauverons! déclara Geneviève Saint-Phar. + +Tout semblait concourir à la paix de la noble famille. + +Le capitaine vivait loin de sa victime; la matrone de la rue +Trois-Frères n'essayait point un chantage dangereux et banal, et la +forte somme versée lui ayant permis d'étendre le cercle de ses +manoeuvres, Mme Xavier travaillait aux délivrances et aux avortements. + +Seule, une femme de chambre, la domestique même qui avait prêté des +habits à Mme de Montreu, lors de l'opération abortive, seule, Angèle +demeurait l'esclave docile et intéressée de sa maîtresse. + +--Angèle, dit, un soir, la marquise, tu vas porter cette lettre à M. de +Pontaillac; tu ne la remettras qu'à Monsieur, et tu attendras la +réponse. + +Et elle ajouta mentalement: + +--Il trouve bien de la morphine, lui! + +Angèle, une longue et blonde maigre, fit la commission et revint, +porteuse de ce billet: + +«Madame, + +Il m'est douloureux de vous refuser--mais je meurs du poison, et après +avoir été la cause de vos souffrances, je ne veux pas être le meurtrier +de celle que j'adore. + +Pardonnez-moi, Blanche, et si votre amour est à ce prix, j'aime mieux +souffrir et pleurer. + +RAYMOND.» + +Mme de Montreu, furieuse, ordonna: + +--Va chez la Xavier, rue des Trois-Frères, à Montmartre! + +Une lueur naissait en ce cerveau, et accablée par le souvenir du crime, +Blanche rougit et baissa les yeux. + +--Non! non! + +--Pourquoi, madame? + +--Assez! + +La servante disparut, en grommelant: + +--Rue des Trois-Frères... La Xavier... Qu'est-ce que ça peut bien +être?... Une procureuse?... Eh! oui... Là-bas, madame allait rigoler +avec son capitaine! Mais, rue des Trois-Frères, mais à Montmartre?... +Enfin, les grandes dames ont de si drôles de goûts, aujourd'hui!... +Faudra voir! + +Il y avait des inimitiés, des querelles entre Catherine, la vieille +servante, et la femme de chambre: Madame tenait à Angèle, et on +s'inclinait. + +Dès le lendemain, la domestique ennemie se rendit à la maison de la rue +des Trois-Frères, et devant l'enseigne, elle eut agréable surprise. + +--Oh! c'était donc bien avancé! + +Angèle monta, sonna, se donnant des airs effarouchés, et Mme Xavier, en +robe neuve, étincelante de bijoux, la reçut en ces termes: + +--Bonjour, mademoiselle... veuillez vous asseoir... De combien +l'êtes-vous? + +--Hein? + +--De combien? + +--Plaît-il? + +--De combien de mois? + +--Quoi? + +Mme Xavier sourit et indiqua le ventre de la visiteuse: + +-Ça? + +--Voulez rire! + +--Alors, que venez-vous foutre ici? + +La bonne lui demanda brutalement, sous le nez: + +--Vous connaissez la marquise de Montreu? + +--Pas du tout. + +--Bien vrai? + +--Bien vrai. + +--Moi, je suis sa femme de chambre. + +--Ah! + +--Et c'est moi qui ai prêté des vêtements à Madame, le jour où Madame +est venue se faire... + +--Chut! interrompit la matrone qui serrait le bras d'Angèle. + +--Lâchez-moi!... Vous me faites mal!... Vous avez avor... + +--Chut! continua Mme Xavier, dont la main robuste tenaillait les os de +la blonde maigre. + +--Lâchez-moi, ou je vous gifle! + +Et, la servante dégagée, les deux créatures se toisèrent du regard, +pendant que l'avorteuse grondait d'une voix basse: + +--Ou tu es une moucharde, et j'aurai l'oeil sur toi, ou tu es une +imbécile, et je t'ordonne... + +--Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous! + +--Mademoiselle! + +--Madame! + +--Serine! + +--Vieille taupe! + +--Outil! + +Mme Xavier écumait; Angèle lui jeta: + +--Mes félicitations!... Une jolie besogne!... Madame est très malade... +On l'a brisée trop vite, sans doute... + +--Qui es-tu? + +--Je vous le répète: Je suis au service de Mme de Montreu. + +--Connais pas. + +--Vous mentez! + +--Et toi, tu m'embêtes avec tes questions! Prends garde, ma petite: j'ai +de la patience, mais lorsqu'on me rase, je vois rouge! + +D'un geste elle indiqua la porte: + +--File! + +--C'est bon, je sors... J'irai à la Préfecture. + +--Essaie!... Demain, tu seras éventrée dans ton lit de gueuse! + +--Je n'ai pas peur! Ce soir, vous coucherez au Dépôt! + +Toutes deux s'arrêtaient, animées d'un désir de réconciliation. + +--Madame, on pourrait s'entendre. + +--Je ne demande pas mieux, mademoiselle. + +Gentiment, la matrone offrit un fauteuil à Angèle et s'installa sur une +chaise. + +--Parlez. + +--Vous excuserez ma vivacité, chère dame. Si j'étais entrée là pour +minauder, en bécasse: «Avez-vous délivré la marquise de Montreu?» vous +m'eussiez flanquée dehors avec votre pied quelque part; mais on est du +dernier bateau quoique servante, et j'ai employé le système intimidant. +Vous vous êtes emballée, et ceux qui s'emballent, coupent toujours dans +le pont. + +--Diablesse, va! + +--Que voulez-vous! J'ai besoin de faire ma pelote. + +--En exerçant un chantage? + +--Oui. + +--Vous êtes franche, au moins, vous! + +--Très franche. + +--Ton petit nom? + +--Angèle. + +--Moi, Ravida... Ravida Xavier... Elle est bien riche, Mme de Montreu? + +--Archimillionnaire. + +--J'aurais pu exiger davantage. + +--Certainement! Elle a versé? + +--Une misère! + +--Dix mille? + +--Un peu plus, curieuse! + +--Vingt? + +--Elle me tire les poils du nez, cette mâtine! + +Mais la Xavier éclata de rire: + +--A fine mouche, fine mouche et demie! Ta maîtresse n'est pas malade? + +--Si, elle est malade. + +--L'opération a été superbe. + +--Il ne s'agit pas de l'opération. + +--Bravo! Je m'y entends, moi, et si tu te laisses pincer, Angèle, +viens!... Je souffle dessus... une... deux... Ffff...ut! et le moutard a +des ailes! + +--Merci. Rien ne presse. + +--Un verre de chartreuse? + +--Volontiers. + +La sage-femme plaça sur un guéridon une bouteille de liqueur médiocre et +deux verres qu'elle emplit jusqu'aux bords. + +--A la tienne, Angèle. + +--A la tienne, Ravida. + +Elles burent. + +--Une cigarette, un cigare? dit l'amphitryonne. + +--Je ne fume pas. + +--Moi, je fume la pipe. + +Une pipe Gambier au bec, Ravida se recueillait, exhalant des vapeurs +noirâtres. + +--Quel est le bobo de madame? + +--Elle souffre de l'abstinence de morphine. + +--Tiens, une morphinomane! J'aurais dû m'en douter... Qui la soigne? + +--Les docteurs Aubertot et Pascal. + +--Mazette! + +--Et une doctoresse, une amie, Mlle Saint-Phar. + +--Saint-Phar, place de la Madeleine? + +--Oui. + +--Et les médecins interdisent la morphine à madame? + +--Parbleu! Elle en crève. Une nuit, elle s'est levée... + +--...Toute nue, pour courir chez un pharmacien du boulevard +Malesherbes... + +--Comment le savez-vous? + +--J'ai lu cette histoire dans les journaux, sous les initiales B. de +M... Le B? + +--Blanche. + +--Blanche de Montreu... Pauvre dame!... Mais, pourquoi désirait-elle +avorter? + +--L'enfant n'était pas de monsieur. + +--Très bien! très bien!... Et de qui? + +--Mystère. + +--Tu le sais, Angèle! + +--Non. Du reste, brisons là. J'ai appris tout ce qu'il me fallait. + +--Pas moi. + +--Tant pis!... Voulez-vous me procurer de la morphine? + +--Seuls, les pharmaciens et les droguistes... + +--Impossible! J'ai couru Paris, la banlieue... De la morphine, Ravida, +et je vous donnerai le poids en or! + +--Afin de revendre au poids du diamant?... Tu me dis «vous»... +Tutoyons-nous, ma chérie... Tu me bottes!... Je t'aurai de la +morphine... Bénef à deux, hein? + +--J'accepte. + +--Et tu me tromperas? + +--Non. + +Quelqu'un sonnait. + +--Je vais ouvrir, fit la Xavier. + +Et comme Ravida bavardait sur le seuil de l'antichambre, Angèle tendit +l'oreille aux voix d'une ouvrière et de la matrone. + +--Je veux être débarrassée; j'ai déjà quatre mioches. + +--C'est deux cents francs. + +--Oh! madame!... L'an passé, vous vous êtes contentée de vingt francs +d'une modiste. + +--Les prix doux me gâtent la main. Cinq louis, ou nisco? + +--Je me tuerai! + +--Tuez-vous! + +Puis l'avorteuse appela sa cliente qui descendait: + +--Cinquante balles? + +--Quarante, madame; je mettrai du linge et mon alliance, au +Mont-de-Piété. + +--Quarante, soit! Venez, ce soir, onze heures. + +Au retour de Mme Xavier, la femme de chambre s'esbaudit: + +--On se gâte la main... Deux louis, un ange! + +--Tu m'espionnes, vilaine! + +--Je t'admire. + +--Bah! tu es ma complice _in partibus_. + +--Vraiment? + +--Faut-il, oui ou non, empoisonner Mme de Montreu? + +--L'empoisonner? + +--A la longue, ma chère; car la morphine, tu ne l'ignores pas, est un +poison. + +Angèle hésita. Le secret des manoeuvres abortives lui livrait les deux +coupables, mais un chantage brusque et une dénonciation valaient-ils +l'amitié de sa maîtresse? Elle entrevoyait une moisson d'or, une récolte +quotidienne--la dame charmée par la morphine et terrorisée par la +crainte des lois. + +--C'est faux, madame! Je ne deviens pas ta complice: j'ai l'ordre +d'acheter un médicament; je l'achète. Où est le mal? Ravida, je te +tiens, et tu ne me tiens pas encore! + +--Ah! si tu me dénonces, je... + +--Aucun danger. Tu fais tes affaires: je fais les miennes. On est +sérieuse! + + * * * * * + +Ce même jour, grâce à la Xavier, Angèle rapportait une Pravaz et une +solution de morphine, et tandis que la mère de Blanche, M. de Montreu et +la petite Jeanne dînaient, elle entra dans la chambre de madame. + +Après la piqûre, Blanche fut illuminée d'une joie si vive qu'elle attira +la jeune servante entre ses bras et la couvrit de baisers. + +Mme de Montreu murmura avec des soupirs de jouissance: + +--Merci! merci! Tu me sauves! + +--C'est une des bonnes amies de madame qui est allée chez le +pharmacien... La Xavier... rue des Trois-Frères... + +La marquise pâlissait, d'une pâleur de morte: + +--Tu connais cette femme? + +--Beaucoup, madame la marquise. + +--Et... + +--Voyons, ne vous désolez pas... Je suis un tombeau... Vous ai-je trahie +pour le capitaine? + +--Le capitaine? + +--Oui, monsieur le comte de Pontaillac. + +--Explique-toi! + +--Mon Dieu que vous avez souffert le jour de l'avortement! + +--Silence, et ta fortune, j'en réponds! + +--On ne sait ni qui vit, ni qui meurt. + +Madame se traîna vers un chiffonnier et y prit une liasse de billets +bleus: + +--Tiens! + +--Que ça? + +Blanche restait sans force, devant le tiroir: + +--Prends toi-même! + +De nouvelles ivresses et de nouvelles tortures vinrent élargir le cercle +des évolutions. + +Angèle--la servante de l'Enfer et du Paradis des Artifices--allait et +venait, et sous mille prétextes, glissait à madame la seringue de mort. +Quelquefois, elle pratiquait elle-même les piqûres, se baissait, +fouillait les voiles intimes de ses doigts criminels, exaltait les +charmes mystérieux et se relevait, joyeuse: + +--Vrai, c'est un plaisir! + +--Encore? Encore? soupirait la dame ravie. + +--Tant que vous voudrez, madame, mais il serait bien de pas oublier +votre petite Angèle? + +Mme de Montreu la comblait d'argent, de bijoux, et elle tendait les +mains au marquis: + +--Pour mes pauvres! + +Lui, il était heureux des demandes charitables, et la bonne, jamais +satisfaite, infiltrait avec le poison des allusions perfides: «Est-ce +que Monsieur de Pontaillac savait la grossesse de Madame?... Est-ce que +le capitaine a aidé Madame, lors de la délivrance?...» + +--Tais-toi, Angèle, tais-toi! + +--Il faut que je graisse la mère Xavier... Madame n'est pas généreuse! + +La maîtresse donnait, donnait, et, à l'heure des voluptés artificielles, +l'autre la secouait de sa léthargie, en minaudant des phrases de vendue: +«On a condamné une avortée... Deux ans, madame!... Vous avez un fil à la +patte!... Soyez gentille ou nous vous enverrons à Saint-Lazare!...» + +Au souvenir des adultères et du crime de l'obstétrique, dont les images +flamboyaient, vivantes, Blanche sentait tout son sang tourner--son +pauvre sang vicié, décoloré. Elle avait besoin de se refaire un peu de +coeur; mais le bourreau ne lui laissait pas une trêve dans les angoisses, +dans les larmes, dans la nuit toujours plus noire, toujours plus +horrible. + + + + +XV + + +Rue de Gomorrhe, au quartier de l'Europe, M. Sosthène Hornuch, +pharmacien de seconde classe, attirait une clientèle nombreuse. + +Long et maigre, les yeux bleus, les lèvres rasées, des favoris jaunâtres +en éventail, un ruban violet à la boutonnière, il offrait toutes les +apparences d'un grand imbécile--et il était un grand misérable. Il se +disait membre de plusieurs sociétés philanthropiques et même fondateur +d'une oeuvre: cela lui coûtait quelques louis, chaque année, et lui +valait, outre l'estime du voisinage, une réclame générale et productive. + +A la devanture d'Hornuch, rien de spécial. On voyait là, comme chez tous +les pharmaciens, d'énormes bocaux rouges et verts, des peaux de chat +contre les douleurs, des colliers, des bagues et des médailles contre la +migraine, et puis des boîtes, des flacons; mais Hornuch possédait deux +laboratoires, l'un destiné à l'exécution des ordonnances, l'autre +réservé aux mystères de l'établissement. + +Parisien de Paris, à cinquante ans, M. Hornuch demeurait veuf, chargé de +trois filles, Annette, Irma et Zélie, trois blondes grasses en état de +se marier. D'abord, il avait inventé des sirops et des pastilles-rhume, +des onguents-hygiène, mais soit que le nerf des publicités lui manquât +ou que ses découvertes ne fussent pas bien sérieuses, il entendait +gronder la faillite. + +--O papa, nous coifferons sainte Catherine! s'écriaient les jeunesses. + +--Peut-être que non, mesdemoiselles! + +Et Sosthène lança au ciel son «eureka» de potard: il venait de trouver +non pas la lumière, ni la gravitation universelle, ni la poudre sans +fumée; il venait de trouver le moyen d'amener de l'or, en jetant par +terre ses scrupules d'honnête homme. + +--Mes enfants, dit-il, je vais renvoyer mes commis, et on travaillera en +famille! + +Le pharmacien et ses trois créatures se mirent à fabriquer de la +morphine, selon les procédés de Robertson, de Robiquet et Grégory. + +Dans le laboratoire, la nuit, les demoiselles Hornuch gagnaient leur +dot, sous le gaz, et à la clarté sinistre des fourneaux: Annette +installait les alambics et les cornues, faisait macérer l'opium en un +vase d'eau à 38º, de manière à en extraire tous les principes solubles; +Irma évaporait la solution au bain-marie, après y avoir ajouté du +carbonate de calcium en poudre pour neutraliser les acides libres; +Zélie, le liquide étant concentré, y mêlait du chlorure de calcium--et +le papa terminait les autres précipités, les autres concentrations, les +diverses métamorphoses du plus important des alcaloïdes de l'opium. + +Ces chimistes blondes, suèrent et peinèrent, étranges en leur immense +tablier noir;--mais quelle richesse! quelle joie! + +Presque tous les collègues, épouvantés des suicides, des assassinats +commis par les adeptes de la morphine, dédaignaient les bénéfices du +poison, et une clientèle afflua rue de Gomorrhe. Sans la moindre +ordonnance, on délivrait des doses considérables aux malades: on ne +s'inquiétait ni de la personnalité du visiteur, ni de sa situation, ni +des causes qui l'entraînaient à l'emploi excessif de la terrible +substance; on vendait des Pravaz; on distribuait mystérieusement des +brochures élogieuses sur le Nirvâna. Zélie en mourut; son père et ses +soeurs continuèrent d'en vivre. + +Aujourd'hui, Annette et Irma étaient très bien mariées, et Hornuch +fabriquait et vendait le poison, à l'aide de quelques élèves. Certes, il +n'ignorait pas que l'an passé, le tribunal de la Seine avait condamné un +marchand de morphine à deux mille francs d'amende. Deux mille francs! La +belle affaire pour un homme qui gagne trois, quatre, cinq cents francs +par jour! + +Une franc-maçonnerie s'établit entre Luce Molday, Thérèse de Roselmont +et d'autres morphinomanes galantes. Celles-ci payaient en nature +l'empoisonneur; celles-là bazardaient bijoux, mobilier, volaient les +hommes pour satisfaire l'irrésistible besoin. Et la contagion gagna les +couturières et les modistes de ces dames, les amies, vieilles et laides, +comme les plus jeunes et les plus aimables. + +Hornuch venait d'inaugurer dans son arrière-boutique un véritable +institut de piqûres, avec un salon pour les hommes et un autre pour les +femmes. On entrait là, les yeux sombres, la face livide; on en sortait +les yeux brillants, les lèvres empourprées--et tous ces êtres +charriaient le poison, menaçaient de vicier le sang généreux de la +France. + +Thérèse et Luce obtinrent une vogue parmi les gommeux et les rastas: on +les suivait au Bois, au Cirque, au théâtre, à l'Elysée, au Moulin-Rouge, +et des amateurs les distinguaient, espérant des sensations inédites. + +--Voici les Pravaz! + +Réclames vivantes d'Hornuch, elle s'enorgueillissaient de montrer la +petite seringue; elles se piquaient, exagéraient les ivresses du mal +Wood; mais un soir elles disparurent, et le capitaine lut dans le +_Rabelais_ l'histoire de leur internement à Sainte-Anne. + +Effrayé des tableaux, il voulait s'arrêter; il ne le pouvait plus, et il +devint le superbe client de l'alchimiste. + +C'est alors que, tantôt sous la domination absolue du stupéfiant et +tantôt sous le délire de l'abstinence, au milieu des rages de sa défaite +morale et physique, le comte de Pontaillac écrivit un journal intime: + +_Paris, le 4 décembre 1890_. + +Hier, je me suis présenté à l'hôtel du boulevard Malesherbes. Angèle, la +femme de chambre, allait m'introduire chez sa maîtresse, quand Olivier +est entré au salon: «Ma femme est malade, a-t-il dit, les yeux rouges. +Excuse-nous, Raymond; nous sommes bien malheureux...» J'avais envie de +l'égorger!... + +_Le 5 décembre_. + +Christine est pleine de grandes intentions voluptueuses; mais, le +pot-au-feu de la Villa Saïd ne m'exalte plus. Il faut que j'abandonne la +Pravaz, car j'aurais trop de honte, à la renaissance des amours de ma +bien-aimée... Blanche va guérir, s'embellir, et je la posséderai de +nouveau, de par le diable! + +_Le 16 décembre_. + +Onze jours de jeûne... Il me monte des sueurs froides, et mes dents se +serrent convulsivement... Impossible d'écri... + +_Le 17 décembre_. + +Je lutte... Je lutte... Oh! quel supplice!... Tanner, Merlatti, tous les +jeûneurs s'amusaient!... + +_Le soir du même jour_. + +Une idée de suicide m'envahit... Sortons!... + +_La nuit, quatre heures_. + +Je rentre d'un cercle où j'ai taillé une banque rasoir... Le +portefeuille est bourré; l'or fait craquer mes poches!... Ah! l'ignoble +bataille!... J'envoie tout cet argent à l'Assistance publique... + +_Le 18 décembre._ + +Non! Non! Plus de poison!... Je vivrai, j'aimerai! + +_Le 19 décembre._ + +Il ment, Hornuch; il ment, lorsqu'il déclare que des êtres supérieurs +prennent de la morphine comme nervin, afin de se tirer d'un état +d'équilibre instable... Il ment, je le jure! La morphinomanie est une +ivrognerie--et pas autre chose. + +_Le 20 décembre._ + +Au cercle, j'ai perdu tout ce que j'avais gagné, tout ce que j'ai donné +aux pauvres--et mille louis de plus. Tant mieux! + +_Le 21 décembre._ + +Quelle est donc la nature de mes rêves, dans ma folie passionnelle? Quel +est pour moi l'idéal du bonheur? Je m'interroge, et démêlant le sens +caché, l'idée mère de ma poésie, le mystère qui obsède ma pensée, je +veux, si je me décide à me tuer, que Blanche succombe avec moi, de telle +sorte que de nos corps amoureux se dégagent en même temps les flammes de +nos esprits et que ces lueurs jumelles vivent ensemble, dans les Limbes +sans fin de l'éternité. C'est la vie unitive! C'est le beau rêve de +Platon, le dogme immuable des déshérités de l'amour, ici-bas! + +_Le 22 décembre._ + +Je voudrais l'avoir tuée--et mourir... + +_Le 23 décembre._ + +Est-ce que ce n'est pas ainsi que l'on devient fou? Il me semble que ma +tête se rétrécit et que mon cerveau se dilate... + +_Le 24 décembre._ + +Mes yeux se cavent, ma figure est livide... Je regarde avec effroi ce +qui m'entoure... Je crains la mort; je pense à la mort, et je ne puis +comprendre ces idées qui me suivent partout, au milieu de mes camarades, +et près de Christine, et dans la solitude de la nuit. Je sais que cela +est folie, et je ne saurais éloigner cette folie, tout en la jugeant +telle. + +_Le 25 décembre._ + +J'entends siffler des balles--et j'ai peur, moi, un soldat! + +_Le 26 décembre._ + +Les accès de frayeur sont moins intenses; j'arrive à en rire... Qu'on me +mène sur un champ de bataille, et l'on verra si M. de Pontaillac est un +lâche! + +_Le 27 décembre._ + +Mon ordonnance m'a relevé... J'étais tout mouillé... + +_La nuit._ + +Je pleure de honte... + +_Le 28 décembre._ + +J'ai visité les catacombes; j'ai touché des têtes de mort, et depuis je +n'ai plus rêvé que fosses et cimetières... + +_Le 29 décembre._ + +Sous une impulsion irrésistible dont je me rendais compte, sans pouvoir +la vaincre, je suis allé me jeter dans une fosse nouvellement ouverte du +cimetière de Saint-Ouen. Au fond du trou, je m'écriai: «Mon Dieu, prenez +pitié de moi!»... Interpellé sur ma position, j'ai dit que j'étais tombé +par accident, et un gardien a observé: «Ce monsieur doit être un +Anglais, un fantaisiste...» + +_Le 30 décembre._ + +Des voix m'ordonnent de tuer Blanche et de me tuer ensuite, et comme je +résiste, les voix répètent dans un ouragan épouvantable: «Tue! tue!... +Il nous faut des coeurs; nous avons absolument besoin de coeurs: +procure-nous-en!» A table, ces voix sortent de mon assiette; au lit, de +mon oreiller: «Tue! tue!... Il nous faut des coeurs!...» + +_Le 31 décembre._ + +Elle m'intéresse, la psychologie de ma folie. Je prends pour des +réalités, soit des produits de mon imagination, soit des souvenirs +revêtus d'une forme matérielle, et j'accorde à certaines réalités des +apparences absolument différentes de ce qu'elles sont. + +D'après le philosophe Despine, je vérifie l'exactitude remarquable de +cette synthèse du Dr Lasègue: «L'illusion est à l'hallucination ce que +la médisance est à la calomnie. L'illusion s'appuie sur la réalité; +l'hallucination invente de toutes pièces: elle ne dit pas un mot de +vrai.» + +J'ai des illusions «extérieures»: le bruit du vent est la voix de +Christine; les nuages sont des fantômes; les arbres, des spectres; mon +chien, un montagnard, se transforme en boeuf, en lion, en éléphant; puis, +le chien disparu, l'hallucination me montre là-bas un hibou aux ailes +larges de quinze mètres. Je n'ignore point que jamais hibou n'atteignit +cette envergure, et cependant, je regarde l'animal et je l'entends +hurler... + +Suis-je donc plus fou que ces mille personnes réunies en un bal +parisien, le soir de l'exécution du maréchal Ney? Un monsieur est là; il +se nomme Maréchal _aîné;_ le domestique annonce: «Le maréchal Ney!» +Alors, toute l'assemblée tressaille, et Daniel Tuke rapporte ces mots du +Dr Wigan, l'un des invités: «_Malgré nous,_ la ressemblance de ce +monsieur avec le Prince demeurait parfaite!» + +Influence de l'imagination sur les sensations ou folie, quelle est la +limite? Où est la vérité? + +_Le 1er janvier 1891._ + +Je subis un trouble de l'accommodation, et la diplopie est à un très +haut degré. Lorsque je place un verre rouge devant l'un de mes yeux, la +diplopie semble varier en sa nature et son intensité. + +A quoi attribuer ce phénomène? A-t-il pour cause mon état de faiblesse? +Est-il une des résultantes forcées de l'abstinence morphinique? + +J'éprouve une vive douleur dans tout le système amoureux; mais si j'en +crois les pathologistes, c'est le signe précurseur du réveil! + +_Le 3 janvier._ + +Mon estomac est frappé d'une paralysie intermittente. En arriverai-je à +ne plus pouvoir digérer? Claude Bernard a vu la sécrétion de la glande +sous-maxillaire s'arrêter chez un chien morphinisé. + +_Le 4 janvier._ + +A propos de chiens, essayons des expériences _in anima vili_... des +animaux. Jouons au petit Pasteur, au petit Levinstein. + +_Le 21 janvier._ + +EXPÉRIENCES: 1° J'ai injecté trois fois par jour sous la peau d'un +pigeon 5 centigrammes de morphine pendant dix jours--et le dixième jour, +il est mort, quatorze minutes après la dernière injection. + +2° J'ai fait pendant sept jours, à ma chienne Myrrha, une injection de +20 centigrammes de morphine par jour; le troisième jour, elle a +frissonné, et le septième, elle est morte. + +3° Je prends un gros lapin; je lui fais une injection de 45 +centigrammes, et, juste en quarante-cinq minutes, il roule des yeux +fous--et il expire... + +_Le 22 janvier._ + +Dans mon _état passionné_, il m'arrive de me croire condamné à mort, et +je souffre autant que Celui de la Grande-Roquette qui voit venir l'heure +de la guillotine. + +Ma souffrance n'est pas imaginaire, et je me compare à un métal ballotté +entre le pôle «positif et véritable» de la douleur et le pôle «négatif +et faux» de la cause. + +_Le 23 janvier._ + +Toute la journée, j'ai rôdé près de l'hôtel Montreu... L'idée de Blanche +est une torture. Je revois la marquise, telle qu'elle m'apparut, le soir +du bal, chez le Dr Aubertot, dans le jardin d'hiver... Elle se baissait, +relevait ses jupes brodées... Ah! le bas de soie gris-perle!... Ah! la +jarretière aux boucles diamantées!... + +_Le 24 janvier_. + +La faim de morphine me tenaille... Il y a en moi quelque chose qui +parfois me cloue sur place et me déchire, comme si de longues pointes +rougies surgissaient de mon corps et tourbillonnaient, au-dessus de mes +yeux, en gerbes d'éclairs. + +_Le 25 janvier_. + +Blanche m'a trompé, en affirmant qu'elle était enceinte, et je souffre +de ce mensonge. + +Pour m'étourdir, pour oublier, j'ai joué trois nuits entières à +l'_Épatant_, aux _Deux-Mondes_, et même dans les tripots... J'ai pris de +nombreuses culottes, un total de quatre cent mille... Je souhaite ma +ruine... + +_Le 26 janvier_. + +Cette nuit, à un bal, j'errais seul et lamentable, avec un faux nez; et +des pierrots, des arlequins, des almées, des colombines et des +polichinelles passaient et disaient: «Le drôle de type!... Il a des yeux +de voleur!...» On surveillait mes doigts... + +_Le 27 janvier_. + +Gueuse de morphine! J'admets que Blanche soit là vivante et amoureuse. +Aurais-je la force de lui témoigner mon amour? Non, je suis vidé, +nettoyé, f...u!... Demandez à Christine. + +_Le 28 janvier_. + +Une voiture aux stores baissés m'a promené deux heures sur la route de +Versailles. J'avais une fille magnifique, experte... Pas de résultat! + +_Onze heures, la nuit_. + +Une autre voiture m'a conduit du Helder à une maison de prostitution--et +là, rien encore! + +_Le 2 février_. + +Combien de temps faut-il s'abstenir pour ressusciter? Trois ou quatre +mois, disent les auteurs... Je ne pourrai pas... + +_Le 3 février_. + +Si! + +_Le 4 février_. + +Je viens de remplir une Pravaz, j'hésite... + +_Ce même jour, trois heures_. + +Fayolle, Darcy et Arnould-Castellier me supplient de leur ouvrir ma +porte; le major Lapouge se joint à eux. Je refuse. Le colonel du 15e, un +chef intelligent et doux, m'a envoyé un mot des plus aimables. Je ne +recevrai personne; je n'écrirai à personne!... Ah! que la vie est +banale! + +_Le 7 février_. + +Je hais les physiologistes qui ramènent l'amour à un jeu d'étamines et +de pistils, et la pensée à un simple mouvement de molécules... Je trouve +ridicules les amours platoniques... Or donc, réveillons-nous!... +Cantharides ou sulfure de carbone, lequel des deux?... Tous deux! + +_Le 8 février_. + +Bravo!... Une belle nuictée chez la danseuse Weg!... O Blanche! O ma +chérie! O mon trésor! + +_Le 9 février_. + +«Raymond, où vas-tu?» m'a demandé Christine. Et j'ai répondu: «Vers +elle!» + +Boulevard Malesherbes, le concierge affirme que ses maîtres sont à Nice. +Je partirai ce soir. + +_Minuit_. + +Mme de Montreu est à Paris, et c'est sur l'ordre du maître que le +concierge ose me chasser, comme un larbin! + +_Le 10 février_. + +Olivier, je te tuerai! + +_Le 11 février_. + +Mais, à quoi bon souffrir toutes les horreurs de l'abstinence, puisque +ma guérison ne sera pas bénie par les amours de l'adorée? Je m'injecte +un gramme de morphine. + +_Le 12 février_. + +Un gramme et demi. + +_Le 14 février_. + +Deux grammes. + +_Le 15 février_. + +Deux grammes et demi... Je laisse l'aiguille fixée au mamelon droit... + +_Le 16 février_. + +Tout est rouge et jaune; tout est sang et or--les couleurs de +l'Espagne... Depuis une heure, je n'ai pas cessé de rire... + +_Le 17 février_. + +Je vis dans une atmosphère de lumière et de feu... J'absorbe des +cantharides et du sulfure de carbone... Oh! le singulier duel!... Qui +sera vainqueur, des aphrodisiaques ou de l'empêcheuse d'aimer? + +_Le 18 février_. + +Fiasco avec Christine; fiasco avec Weg; fiasco avec douze +horizontales... La morphine triomphe, et l'assassin Hornuch est le roi +du monde! + +_Le 19 février_. + +Je voulais continuer les expériences sur mes chevaux. Je m'arrête. La +mort du pigeon et la mort du lapin m'ont laissé insensible; l'agonie de +ma chienne m'a été douloureuse; la mort de mes chevaux me serait bien +dure. + +J'explique mes idées diverses: J'aimais ma chienne et j'aime mes +chevaux; je ne connaissais guère le lapin et le pigeon. Mais, pourquoi +des hommes vivant en dehors des troubles morphiniques, pourquoi ces +hommes s'indignent-ils de voir frapper un cheval ou immoler un taureau, +alors qu'ils tuent un lièvre, un chevreuil, un sanglier, un loup, +blessent une perdrix, égorgent des volailles et des moutons, assomment +des boeufs? Tous les animaux, tous les insectes, tous les êtres +organisés, ont des sensations de joie et de douleur. Pourquoi une mouche +n'est-elle pas sacrée?... Pourquoi? + +_Le 20 février_. + +Au diable, la science! Au diable! la philosophie, et vive la haute noce! + +_Le 21 février_. + +Rentré vanné.--Au tableau, huit dames, et huit fiascos. C'est à en +devenir chèvre! + +_Le 22 février_. + +Je rougis d'avoir tué ma chienne, le lapin et le pigeon. Ces expériences +ne servent à rien, puisque je demeure incapable de pratiquer une +autopsie et d'étudier une intoxication animale ou humaine. + +_Le 23 février_. + +L'autopsie? Tiens, une idée! + +Et ayant abandonné les cantharides et le sulfure de carbone, et ayant +retrouvé son énergie intellectuelle, grâce à la morphine,--Pontaillac +termina son journal par une lettre, un pli scellé à ses armes. + +«POUR ÊTRE OUVERT LE JOUR DE MA MORT. + +_A Messieurs les professeurs Étienne Aubertot et Émile Pascal_, + +Membres de l'Académie de médecine. + +Messieurs, + +La Faculté dont vous êtes deux illustres maîtres, est obligée par ses +travaux de rechercher des cadavres humains--et l'on voit, à chaque +exécution, ce spectacle bizarre d'un aumônier de la Grande-Roquette qui +vous dispute, au nom du supplicié, le double lot d'une tête, d'un tronc +et des membres. + +Ainsi, l'aumônier prive la science et il diminue son apostolat. + +Généralement, Messieurs, vous opérez sur des dépouilles d'hôpital, et +quelquefois sur des noyés ou sur des victimes du revolver et des +nombreux modes d'exil terrestre. Mais il est assez rare, je crois, qu'un +vivant vous fasse hommage de son cadavre: veuillez accepter le mien en +souvenir de notre amitié, de votre haute bienveillance. + +Je désire que l'autopsie ait lieu dans le grand amphithéâtre, en +présence de vos collègues, du major Lapouge et de tous les autres +docteurs militaires ou civils, internes et étudiants, que vous jugerez +utiles à ce labeur suprême. + +Messieurs, puissent vos études éclairer les adeptes de la morphine! +Puissent mon exemple et vos leçons détruire à jamais cette source +d'horreurs--ce fléau pire que les batailles! + +Votre admirateur et ami, + +Comte Raymond DE PONTAILLAC, capitaine au 15° cuirassiers. + +Fait à Paris, le 23 février 1891.» + + + + +XVI + + +Les pharmaciens ne voulaient plus livrer de morphine, sans ordonnance, à +la matrone de la rue des Trois-Frères, et comme Mme Xavier et Angèle +ignoraient la pharmacie Hornuch, Mme de Montreu--en privation de +l'élément vital--traversa de nouvelles crises. + +Elle hurlait, tempêtait, descendait de son lit, se roulait sur les tapis +de la chambre, se soulevait, marchait, courait, faisait voler en éclats +les verres, les bols, les assiettes, les vases, les pendules, les +glaces--et trois servantes vigoureuses avaient du mal à l'empêcher de se +briser la tête contre les murailles. + +Des oppressions, des battements de coeur l'agitaient, la bouleversaient; +des sensations de brûlure dans le pharynx lui arrachaient des sanglots +et des larmes, et les douleurs du bas-ventre, devenues excessives, +prenaient le caractère de douleurs utérines. + +Blanche était bien pâle, mais jolie et désirable encore avec son visage +irrité, ses mignonnes dents grinçantes, ses paupières bistrées, ses yeux +étincelants et la voluptueuse flambée de ses cheveux roux. Quand elle se +traînait, presque nue, mordant les dentelles de sa chemise ou les +pompons des sièges, il s'exhalait d'elle, et malgré la fatigue, une +luxure; quand elle s'arrêtait, accroupie, tirant un peu sa langue rose +et avide, comme font les toutous, on eût dit que de ses bras nerveux +elle enserrait un homme, l'abattait, le possédait, dans la +toute-puissance d'une ardeur de bacchante. + +A peine endormie, elle se réveillait avec de la dyspnée qui allait +jusqu'à de l'étouffement; elle sentait ses membres se déchirer, la peau +craquer, le sang ruisseler, son ventre s'élargir, et--phénomène produit +par la morphine et non par les manoeuvres abortives--elle vivait une +horrible hallucination: elle croyait enfanter toujours, toujours, +toujours. + +Insensible au martyr de sa dame, la femme de chambre roucoulait: + +--On oublie sa petite Angèle? + +Bientôt la servante ne se gêna plus, et un matin, elle dit: + +--Il faut que madame la marquise _éclaire_! La Xavier me tracasse, et +j'ai besoin d'argent; j'ai besoin de la grosse galette... Je me marie... +Cinquante mille, madame, où je vous dénonce au procureur de la +République? + +--Je n'ai pas la somme, répondit la marquise: je la demanderai ce soir à +ma mère ou à M. de Montreu, sous le prétexte d'une oeuvre charitable. + +--Demandez-la tout de suite; vous êtes très exaltée, et vous pouvez... + +--... Mourir? + +--Ma foi! + +--Que Dieu t'entende! + +--L'argent?... L'argent, s'il vous plaît? + +--Je vendrai mes bijoux, et je te ferai une belle dot, mais à une +condition... + +--Voyons ça? + +--Tu iras chez M. de Pontaillac. + +--Vous m'ennuyez! Je puis me compromettre dans vos sales histoires! + +--Je voudrais... Je veux de la morphine. + +--Il n'y en a plus. + +--M. de Pontaillac en a, j'en suis sûre! + +Après avoir touché l'argent des bijoux, la servante remit au capitaine +ce billet mouillé de larmes et imprégné d'un parfum luxurieux: + +«Je vous aimais, je vous adorais: vous me laissez souffrir; vous me +laissez mourir... O Raymond, aie pitié du triste état où l'on m'a +réduite! Aie pitié de ta malheureuse, bien malheureuse!... Donne-lui la +liqueur divine... Elle t'aimera, elle t'adorera, elle t'aime, elle +t'adore!... + +BLANCHE.» + +Il n'y eut pas de réponse. + + * * * * * + +Un dimanche, Mme de La Croze, qui sortait de Saint-Augustin, où elle +avait entendu la messe avec sa fille, demeura épouvantée de ne plus voir +Blanche auprès d'elle. Vainement, elle interrogea le cocher et le valet +de pied de l'hôtel, et, rentrant à l'église, explora le temple presque +désert, les confessionnaux, la sacristie. + +Des abbés, des religieuses aidèrent la pauvre dame en ses recherches +bien inutiles, car déjà une voiture emportait Mme de Montreu vers +l'hôtel de la rue Boissy-d'Anglas. + +--Monsieur de Pontaillac? gémit la visiteuse. + +--Monsieur est à table, répondit l'ordonnance Clément. + +--Seul? + +--Non, madame. + +--Annoncez la marquise de Montreu. + +La Stradowska déjeunait chez Raymond. Le capitaine se leva; elle le +suivit au salon, et devant la rivale, elle ne se contint plus: + +--Vous êtes une fille! + +--Et toi, une insolente! hurla Pontaillac. Je te chasse! + +Christine allait souffleter la marquise; mais en les voyant, lui si +troublé, elle si affolée, l'un et l'autre si horriblement perdus, la +jeune femme s'éloigna de la maison du malheur. + +Blanche et Raymond échangèrent un baiser d'amour. + +--De la morphine, ami? Je deviens folle!... De la morphine? + +--Non. + +--Par pitié? + +--Non! non! + +--Une piqûre? + +--Jamais!... Regarde: le poison me dévore!... + +Mme de Montreu ne l'écoutait pas: les cheveux en désordre, les yeux +fous, elle se cramponnait à l'homme, entrait ses doigts dans la poche de +la vareuse, du gilet, du pantalon. Insouciante de toute pudeur, elle se +faufilait partout, énervant l'amoureux, l'émoustillant d'une luxure de +courtisane: + +--Ah! voici une Pravaz! + +Il lui arracha l'aiguille d'or, l'écrasa, et bientôt vaincu par les +larmes de la maîtresse, par les soupirs menteurs, il dut trouver une +autre aiguille et préparer lui-même la solution. + +Allongée sur un divan, dégrafée, comme offerte aux joies de la chair, +Blanche murmurait: + +--Pique-moi?... Pique-moi?... Pique-moi?... + +Raymond obéit. Elle lui souriait voluptueusement: + +--Je me réveille!... Oh! c'est bon!... Encore?... Encore?... +Grise-moi... Encore?... Encore?... Je t'aime!... Je t'aime!... C'est le +Paradis!... O mon sauveur, je t'aime! + + * * * * * + +Où fuir? Où se cacher? + +Mme de Montreu n'aurait pu supporter les fatigues d'un grand voyage; +mais le capitaine avait une villa, à Fontainebleau, et le soir même, les +amants s'y rendirent. + +Depuis trois jours, ils menaient une véritable existence de possédés, +fuyant le soleil, tous deux hâves et flétris, tous deux vieux, lui à +trente et un ans, elle à vingt-quatre! + +En cette villa située sur les bords de la Seine, ils vivaient dans une +chambre qu'éclairaient, la nuit et le jour, des bougies--une chambre de +deuil, une chambre de mort,--et toutes les démarches de M. de Montreu, +pour retrouver sa femme, étaient infructueuses. + +Grâce à Hornuch, le pharmacien de la rue de Gomorrhe, ils s'infiltraient +le poison à hautes doses, bien décidés à mourir ensemble. Leur +corps--les bras, la poitrine, le ventre, les jambes--toute la peau +disparaissait sous des arabesques étranges, rouges comme des rubis, +jaunes comme des topazes--et, nus, ils s'admiraient, illuminés de +surnaturelles visions, et ils s'aimaient, se glorifiant de ne pas être +semblables aux humains. + +L'ordonnance qui les servait, Clément, seul domestique là-bas, n'osait +plus les regarder, tant leurs yeux s'animaient de flammes bizarres, tant +leurs lèvres balbutiaient de folies et de menaces. + +Un matin, le capitaine donna l'ordre à son serviteur de ramener de Paris +un de ses chevaux et de lui apporter une de ses grandes tenues +d'officier. Le soir, il dit au valet: + +--Tu me réveilleras à cinq heures, pour la revue. + +--Quelle revue, mon capitaine? + +--La revue de demain, imbécile! + + * * * * * + +La nuit.--Trois heures. + +Dans le salon, les amants s'embrassaient, lorsque Pontaillac, désolé de +son impuissance absolue, vociféra: + +--Si je suis mort pour l'amour, je ne suis pas mort pour la Patrie! + +Alors, sur la prière de l'homme, Blanche se mit au piano, et le +capitaine entonna l'hymne des batailles: + +_Voyez là-bas comme un éclair d'acier, +Ces régiments passer dans la fumée! +Ils vont mourir--et pour sauver l'armée, +Donner le sang du dernier cuirassier_! + +Ivre de morphine, l'oeil en feu, il sabrait des mains à droite et à +gauche, et prise de peur, la dame s'éloignait. + +--Qui vive? gronda-t-il en la saisissant à la chevelure. Qui vive?... +Nom de Dieu qui vive? + +--Raymond... J'ai tué notre... petit... Pardonne-moi? suppliait Blanche. + +--Qui vive? + +Il la secouait effroyablement: + +--Qui vive? Qui vive? Qui vive? + +Tout à coup il s'arrêta pour recevoir entre ses bras sa maîtresse +expirante et la coucher sur le tapis. + +--Je l'ai tuée... Oh!... oh!... + +Raymond voulut crier, les mots s'étranglèrent dans sa gorge; il voulut +sonner; ses doigts rigides ne purent se mouvoir. + +A genoux, il invoquait la morte.--Il chancela et dormit. + +Éveillé, il pleura d'horreur, et s'élançant vers la chambre voisine, il +se dit: «Je rêve!» + +Devant la porte du salon qu'il refermait, l'image de Blanche et toutes +les funèbres réalités s'évanouirent. Et de même qu'au milieu des songes, +nous déchirons certains voiles, à la lueur plus éclatante d'autres +mystères--ainsi le morphinomane subissait de nouvelles hallucinations. + + * * * * * + +Cinq heures. + +L'ordonnance entra: + +--Mon capitaine, la bête est sellée. + +--Bien... Je vais m'habiller... Aide-moi. + + * * * * * + +Six heures. + +M. de Pontaillac, en grande tenue, monta à cheval. Il galopait sur la +route. Une poussière se souleva; des clairons retentirent, et +l'officier, en saluant du sabre un régiment de chasseurs, eut le tableau +de la guerre, des canons, de la mitraille, des étendards éployés au vent +de la victoire. A la tête des troupes, il cria: + +--En avant, et vive la France! + +Au commandement de: «Halte!» officiers, sous-officiers et cavaliers, +immobiles, regardèrent un cheval furieux emporter une ombre d'homme: la +tête amincie valsait sous le casque blanc et or à la noire crinière; la +poitrine flottait sous la cuirasse de blanc métal; les jambes pendaient, +bottées et extraordinairement maigres et molles, et Pontaillac, avec son +visage anguleux, son long nez, ses yeux caves, ses moustaches effilées, +son armure cliquetante,--lui si brave, autrefois si robuste, si beau, si +intelligent--Pontaillac avait l'air d'un Don Quichotte sinistre et +moderne. + +On accourait. Il tomba, dans la rougeur de l'aube printanière; il tomba +épuisé et non pas vaincu; il tomba mort, le sabre au poing, en râlant un +appel à la charge glorieuse: + +--Là-bas... comme un éclair d'acier! + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Morphine, by Jean-Louis Dubut de Laforest + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MORPHINE *** + +***** This file should be named 17688-8.txt or 17688-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/6/8/17688/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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